Mythe Des Banu Hilal
Mythe Des Banu Hilal
Mythe Des Banu Hilal
Poncet Jean. Le mythe de la « catastrophe» hilalienne [H. R. Idris, La Berbérie orientale sous les Zîrides, Xe-XIIIe siècles.]. In:
Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 22e année, N. 5, 1967. pp. 1099-1120.
doi : 10.3406/ahess.1967.421605
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1967_num_22_5_421605
LE MYTHE DE LA
« CATASTROPHE » HILALIENNE
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Annales (22e année, septembre-octobre 1967, n° 5) il
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férence dans les montagnes, et les autres dans les centres capables de
résister à l'envahisseur... » (p. 829).
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C'est avec Al Mansour et Bâdis que les émirs zîrides peuvent être
considérés comme remplissant le mieux ce qu'on pourrait appeler leur
mission ifriqiyenne. Ils ont alors anéanti toute opposition intérieure ;
ils rassemblent entre leurs mains, dans leur capitale résidentielle de
Sabra-Mansouriya, de puissants moyens économiques, financiers, mili
taires, politiques ; ils s'efforcent de dresser entre la riche Ifriqiya clas
sique et la menace Omeyyade-Maghraoua-Zenata, à l'Ouest, la bar
rière d'une marche militaire en voie d'urbanisation qui sera confiée à
leur dangereux oncle Hammâd.
Et pourtant, cette politique même reflète la double contradiction
dont périra en fait l'empire kairouanais : les charges de plus en plus
lourdes imposées à une économie stagnante par l'entretien des princes
et des forces armées qui sont censées en assurer l'expansion et la conti
nuité ; la concession de grands fiefs à des vassaux ambitieux : en ce
qui regarde Hammâd, Tiaret-Achîr, dès 997, puis Msila et le Maghreb
central et toutes les provinces occidentales « libérées » des Omeyyades
et des Zenata-Maghraoua, en 1005.
L'édification du seul palais d'Al Mansour à Sabra (en 985-86)
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aurait coûté 800 000 dinars d'or ; chaque année, le « cadeau » envoyé
au calife fâtimide sur les recettes kairouanaises aurait représenté l'équi
valent d'un million de dinars.
Sans doute paraît-il avoir été mis un terme, d'ordre même du Caire,
aux exactions des maîtres des finances, de ce « vice-roi » laissé à la tête
du fisc et de l'administration par le calife. Ces exactions allaient jus
qu'à frapper de contributions supplémentaires énormes la totalité des
notables et des commerçants — à la seule exception des juristes, des
dévots, des lettrés, dont on redoutait l'influence, et des gens du sultan,
c'est-à-dire en somme des hauts fonctionnaires fâtimides. En 977,
400 000 dinars d'or auraient été ainsi tirés des seuls Kairouanais, et
la taxation s'étendit à toutes les provinces. En 983, de même, une taxa
tion d'office fut imposée aux contribuables pour permettre au vice-roi
de Kairouan de s'acheter des milliers de gardes-esclaves soudanais et
de les installer à Mansouriya. A la suite de ces derniers abus le calife
intervint pour les faire cesser.
L'émir Bâdis est encore un grand souverain : il se voit attribuer par
le calife du Caire le gouvernement de Barca et de ses dépendances
(Cyrénaïque) menacées déjà par la poussée des tribus du désert. Pourt
ant, et même si, seul ou de concert avec Hammâd, il parvient à refoul
er pendant un certain temps les entreprises des peuples occidentaux
ou méridionaux, ce n'en est pas moins lui qui, à partir de 1005-1010,
doit renoncer, en fait, à la défense de toutes les provinces excentriques.
Il les concède en fief soit à Hammâd, soit à des seigneuries militaires
plus ou moins indépendantes : seigneuries zenata de Tripoli, à partir
de 1010, puis concession des « cités de l'eau » (oasis) du Nefzaoua, du
Djerid, du Zab... Bâdis semble, dès cette époque, pratiquer une poli
tique non plus de puissance assurée sur ses bases, mais de division et
de bascule entre ses principaux adversaires ; il vise à empêcher que ne
se produise cette conjonction des périls intérieurs et extérieurs qui,
un demi-siècle plus tard, entraînera l'effondrement de l'état kairouan
ais. Dans l'immédiat, le plus grand danger, c'est la naissance au
Maghreb Central d'un véritable État centralisé, militaire, urbanisé,
indépendant, appuyé sur les populations berbères qui avaient servi
l'expansion zîride, celui de la branche rivale des Zîrides-Hammâdides,
qui entre 1007-08 (fondation de la Qala) et 1014-15 (massacre des
Chiites et rejet de l'obédience fâtimide) se révèlent prêts à reprendre
pour leur compte la direction d'un second empire berbère oriental.
La réaction des Zîrides kairouanais est révélatrice : ils mobilisent
leurs forces militaires pour abattre Hammâd et, dans le même temps,
obligent marchands et artisans kairouanais à fermer boutiques, souks
et fondouks et à venir s'installer dans l'enceinte de Mansouriya, place
forte muraillée dont les issues et les avenues sont aisément contrôlables
par les troupes de l'émir. Cette mesure, écrit H. R. Idris, fut « la pre-
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Mais Bâdis meurt le 9 mai 1016, âgé de trente-trois ans, assez curieu
sement, en pleine nuit, sous sa tente, devant La Qala qu'il assiège
depuis six mois et qui va tomber entre ses mains d'un moment à l'autre.
Cette mort, suivie de l'avènement d'un enfant de huit ans, qui sera le
dernier Zîride kairouanais, son fils Al Moizz, ouvre une période semi-
révolutionnaire. Les historiens et H. R. Idris lui-même ne paraissent
pas en avoir saisi toute la signification. Ils n'ont vu que le côté rel
igieux de cette Saint-Barthélémy des Chiites, de l'inexpiable massacre
d'une aristocratie détestée liée aux « Orientaux », de cette revanche
prise par les bourgeois et les citadins pressurés contre les très riches,
les notables, les hauts fonctionnaires, profiteurs du fisc et de l'adminis
tration(héritée des Fâtimides), contre ces castes privilégiées, prolifé
rantà l'abri du sabre sanhadgien d'autant plus impunément qu'elles
n'endossent ni la responsabilité, ni les frais, ni les périls des campagnes
militaires ou répressives menées par l'émir.
Ici, les faits parlent d'eux-mêmes. C'est une effroyable tuerie sociale,
un massacre, un pillage systématique des quartiers riches : magasins
et boutiques sont saccagés ou brûlés avec leurs propriétaires, ceux-ci
par familles entières. L'asile des mosquées n'est pas respecté, ce qui
donne la mesure du caractère « religieux » du mouvement ; à Mahdia,
les Chiites réfugiés dans la mosquée- cathédrale y sont exterminés.
Révélateurs également, le pillage d'Al Mansouriya, le massacre de mil
liers de Chiites dans les palais princiers eux-mêmes, sans le moindre
respect de la « protection » accordée par le jeune émir aux victimes.
Massacres et pillages se généralisent dans l'Ifriqiya entière : on les signale
en 1015-16 à Tripoli, à Tunis, à Mahdia comme à Kairouan. L'année
suivante, comme des Chiites ont tué un des juristes malékites qui avaient
appelé à cette extermination, le peuple de Kairouan en prend prétexte
pour se jeter sur Sabra-Mansouriya : la cité princière est entièrement
pillée, les biens des marchands, détruits ou emportés... On parle de
20 000 Chiites massacrés en Ifriqiya et ce n'est qu'après le sac syst
ématique de Mansouriya, réponse manifeste à la politique pratiquée par
Al Mansour et Bâdis, que les choses paraissent se calmer. Mais en est-il
vraiment ainsi ? H. R. Idris note l'état troublé des campagnes — famine
et brigandages — . En 1019 encore, les routes du Sahel sont si peu sûres
qu'un groupe de voyageurs « chiites » (200 personnes, avec femmes et
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... Et à l'intérieur.
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source de leur droit à régner ? Ils s'attribuent une noble origine arabe ;
leur ancêtre portait une marque divine x.
Une anecdote significative citée par R. H. Idris montre à quelle
contradiction se heurtait l'ambition des derniers émirs kairouanais.
Al Moizz ben Bâdis n'aurait pas demandé mieux que de revendiquer le
califat, mais un juriste lui aurait sagement fait comprendre qu'il valait
mieux pour lui ne pas se lancer dans une telle aventure : « Tu vises à la
scission et à l'abrogation de toute dépendance, mais... si tu ouvres cette
porte, tous ceux que tu entends dominer, voisins et autres, prendront
aussi le titre de calife, si bien que le privilège que tu te seras arrogé sera
aboli, et ton pouvoir avili, sans que tu en aies recueilli le moindre prof
it. »
L'existence de profondes tensions sociales et politiques à l'intérieur
de l'État kairouanais est attestée par divers épisodes de politique inté
rieure qui se situent dans la période troublée et inquiète précédant la
ruine de Kairouan (1025 à 1045). Au sujet de la désignation du cadi de
cette ville s'affrontent, par exemple, les tenants de la désignation tra
ditionnelle (qui se fait parmi les grandes notabilités bourgeoises kairoua-
naises, cette haute fonction restant d'ailleurs dans la même famille)
— et ceux de l'autorité souveraine, qui cherchent à maintenir une
barrière devant les prétentions croissantes de cette citadinité. L'émir
Al Moizz manœuvre en des eaux de plus en plus dangereuses ; il s'efforce
d'utiliser lettrés et juristes de sa propre cour — dans ce cas particulier,
le poète Ibn Charaf — pour empêcher la nomination d'un cadi entièr
ementdévoué à la grande bourgeoisie kairouanaise ; il veut en même
temps conserver l'aspect d'un arbitre impartial et paraître se maintenir
en dehors du conflit. Le souverain n'en devra pas moins céder final
ement à la « populace » prête à se révolter (1045-46) contre le nouveau
cadi qu'il a cru pouvoir désigner... Même impuissance du souverain dans
la grave affaire du juriste Al Tunisi, coupable d'avoir distingué entre
la masse des Chiites de bonne foi — avec lesquels on peut discuter et
contracter des liens — et ceux qui « insultent les Compagnons du Pro
phète » et sont des impies dignes de mort. Là encore, en effet, l'émir
échoue à concilier des oppositions qui ébranlent d'ailleurs tout l'empire
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1. Il serait nécessaire d'analyser également de près les problèmes ruraux, fort mal
connus il est vrai, mais dont l'importance a été, une fois de plus, décisive.
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ainsi la résistance, doivent être expliquées. Et elles s'expliquent fort
bien.
Parmi les villageois ifriqiyens, les uns « pactisent plus ou moins
avec l'envahisseur » et les autres cherchent refuge derrière les murailles
relevées de Kairouan — relevées à partir de 1053. Mais la bourgeois
ie citadine ne se sent plus en sécurité devant ce déchaînement général
des pillages et de la violence, dans une atmosphère semi-révolution
naire rappelant celle d'époques qui ont laissé de brûlants souvenirs :
le temps de l'Homme à l'Ane précisément est encore dans toutes les
mémoires, à moins d'un siècle de distance...
Sousse en particulier avait alors beaucoup souffert, alors que l'i
nsurrection paysanne-kharidjite battait son plein et que le souverain
fâtimide restait terré derrière les puissants remparts de Mahdia. Pour
les Soussiens, n'était-ce pas la même histoire qui recommençait ? En
1053-54, ils se révoltent contre Al Moizz et refusent de lui payer tribut,
disant qu'ils ont besoin de garder tout leur argent pour la défense de
leur ville... (Idris, p. 223).
A Kairouan, ceux qui peuvent équiper une caravane, payer des
gardes et s'armer eux-mêmes assez solidement pour se risquer sur les
routes ont commencé à émigrer vers Sousse, Mahdia, Gabés, Tunis ou
la Qala, craignant moins les Hilaliens — à Gabès, c'est une seigneurie
hilalienne qui s'installera bientôt — que les « gens sans aveu » qui
infestent le pays. Cette bourgeoisie s'enfuit de Kairouan surtout à pa-
tir du moment où elle voit que le prince, bien à l'abri dans Mansouriya
avec ses gardes, est prêt à ouvrir Kairouan aux « nomades ». Dès 1052-53,
une première tentative du souverain dans ce sens provoque une émeute.
Et pourtant, le vrai danger encore une fois, ne paraît pas venir des
tribus hilaliennes organisées ; ce sont elles qui concourront le plus sou
vent à rétablir l'ordre et la sécurité contre les bandes, qui serviront
d'escorte pour le sultan et pour sa famille lors de leurs déplacements :
par exemple à l'occasion de son repli sur Mahdia. La grande tribu
des Riyah constituera toujours l'un des plus sûrs appuis de toute
la dynastie zîride. Tout se passe bien, en somme, comme si les ten
dances contradictoires qui affaiblissaient déjà le royaume zîride avant
Hayderan —- et qui expliquent aussi Hayderan — avaient été libé
rées par la défaite et par la ruine du prince : un pouvoir qui se dis
sout parce que ses bases économiques et sociales se sont désunies et
rétrécies à l'extrême, une classe possédante — citadine et rurale —
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âpres, dirigés le plus souvent par les Kairouanais, pour que ses envi
rons immédiats n'aient pas été dix fois ravagés — et par d'autres que
les Hilaliens. Pour Tobna, Idris note que « l'invasion hilalienne ne
semble pas avoir compromis la prospérité de la capitale du Zab, qu'El
Idrisi qualifie de belle ». Il en va de même pour Msila, qui n'est null
ement détruite après Sbiba et qui servira encore de base et de place forte
aux ennemis du prince hammâdide bien des années après cette bataille.
A Constantine comme à Béja, les bourgeois et les citadins s'e
ntendent très bien avec les fractions « hilaliennes » qui font paître leurs
troupeaux aux environs et qui assurent la sécurité des routes et des
transports à destination de ces grands marchés...
La ruine de l'état kairouanais ou, plus exactement, l'abandon de
Kairouan et par sa bourgeoisie et par ce qui reste de la monarchie
zîride et de sa fortune, ne fait que traduire un effondrement économique,
politique et social lié à des causes profondes et multiples. Pour s'en
assurer, il suffit de suivre les grandes lignes du nouvel état de choses
qui s'institue, comme nous venons de le voir, au sortir d'une explosion
anarchique de tendances contradictoires. Ici surgissent de véritables
républiques bourgeoises, dirigées par un conseil de notables comme à
Tunis, à Sousse, à Tripoli. Ailleurs, ce sont des aristocraties locales et
des principautés difficilement maintenues dans l'obédience du souve
rainde Kairouan, autrefois astreintes à tributs, à « cadeaux » plus ou
moins spontanément versés, qui achèvent de s'affranchir, comme à
Tozeur, à Gafsa. D'autres principautés indépendantes se créent, à
Sfax, à Gabès, à Bizerte par exemple. Souvent se tissent de nouveaux
liens féodaux au profit de tribus guerrières ou de grandes compagnies,
commandées par quelque « condottiere », qui s'engagent, moyennant
l'imposition de redevances importantes, à mettre un terme aux dépré
dations dont sont victimes villageois et propriétaires terriens, ainsi
qu'à protéger les trafics, les voyageurs et les marchandises circulant
sur les routes. Il n'y a là en fait rien de nouveau, dans la mesure où
l'on en revient plus ou moins à une situation relativement régulière,
permettant la reprise des activités locales, durant une période plus ou
moins longue pendant laquelle nulle autorité centrale n'a pu s'imposer.
Ce qui a changé, par rapport aux siècles antérieurs, c'est le contexte
général maghrébin, méditerranéen ; il faudra plus d'un siècle à la vieille
Ifriqiya pour retrouver une certaine unité.
L'expansion des nouveaux centres urbains de l'ouest et du sud-
ouest maghrébin, leur enrichissement, la pénétration des influences
commerciales, des activités agricoles différenciées, des échanges et du
progrès technique, la création d'une économie monétarisée, les relations
nouvelles unissant à l'extérieur des populations autrefois repliées sur
elles-mêmes, jusque dans les grands massifs inviolés, puissantes réserves
de forces neuves, jusque dans les cités sahariennes, les oasis-ports du
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