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PATRIMOINE ET

POTENTIALITÉS DE TRIPOLI

Joumana CHAHAL TADMOURY Présidente et fondatrice de l’association


« Patrimoine Tripoli Liban » Co-fondatrice
et Directrice générale de l’ESUIP.

Joumana Chahal Tadmoury emmène le lecteur en promenade


à travers les trésors du patrimoine urbain, architectural et
culturel de sa ville natale. Son périple englobe les principales
époques historiques de la ville, en tout cas depuis les Croisades
et la célèbre Princesse Aliénor de Tripoli, surnommée la Princesse
Lointaine par le poète Jaufré Rudel qui en tomba amoureux à
cause de la réputation de sa grande beauté. Puis, des Mamelouks
aux Ottomans pour aboutir à l’époque moderne, elle souhaite
nous montrer toutes les potentialités que conserve la ville
et qui pourraient être exploitées pour son développement
futur – NDLR.

Certes, cette ville remonte beaucoup plus haut dans le temps que ses vestiges :
son nom à lui seul déjà est un poème, une page écrite par la fable. Trablos, la deuxième
ville du Liban par l’importance,
a l’orgueil de sa propre histoire : elle ne veut nullement être une Beyrouth bis et tient à
sa personnalité fortement marquée dans la pierre.
Salah Stétié

T ripoli plusieurs fois millénaire… Triple-cité au passé glorieux : ancien


comptoir phénicien, macédonien, grec, hellénistique, romain,
byzantin, arabo-musulman, place forte des croisés, cité mamelouke et
ottomane, ville-synthèse des hommes et des cultures qui gardera, en
elle, les legs de toutes ses époques. Si les Grecs l’ont appelée « Tripolis »
(trois villes), c’est en effet parce qu’elle a regroupé en elle les cités de
Sidon, Tyr et Arwad. Avec les conquêtes arabes, elle prend le nom de
« Trablos ». Sa vieille ville, encore vivante de nos jours, est celle que le
sultan mamelouk Qalaoun, fait construire, au pied du château de Saint-
Gilles, en 1289 et en son cœur, une Médina, unique dit-on au Liban.
Elle se développe ensuite à l’époque ottomane. Une ville trépidante où
63
Joumana CHAHAL TADMOURY

les cinq sens s’entremêlent dans le tourbillon de son derviche tourneur


qui enivre le passant de mille et une sensations. Une cité qui pullule de
monde, se remplit et se désemplit au gré des heures. Une fourmilière
assourdissante où les klaxons des chauffeurs indélicats se mêlent aux
voix envoutantes des muezzins. Tripoli-la-parfumée, c’est se délecter
de l’arôme des mets et des pâtisseries qui embaument les narines des
badauds de menues épices et de senteur de fleur d’oranger ; ici et là la
vue s’émerveille des formes et des couleurs d’un patrimoine millénaire,
bel et bien vivant. Un musée vivant qui renferme les monuments, les
stèles, les menhirs romains et byzantins, ainsi que les ruines fatimides
et croisées, et l’architecture mamelouke ottomane. Son histoire est
encore marquée dans la pierre : plus de 164 monuments, la plupart
datant du XIIIe siècle, ont été classés monuments historiques. À Tripoli,
on erre dans les méandres des ruelles, on respire l’arôme de l’histoire,
on saisit l’essence de l’Orient, on se frotte à ses arts et artisanats locaux
vendus sur des étals de fortune, on se fait griller sur le vieux braséro
rouillé, une kaaké1 au fromage et on flâne, et on contemple les traces
et détails de l’architecture islamique. On rêve, oubliant le temps de
l’insouciance, le temps qui s’est arrêté là, il y a bien longtemps, figeant
les lieux, figeant les hommes.

QUIPROQUO CONTEMPORAIN
Et pourtant, depuis trois décennies la cité parfumée est au centre de
toutes les controverses. Chanter ses louanges requiert de l’audace tant
elle a été pointée des doigts. Ville maudite, hantée par son mauvais
sort dont elle n’arrive pas à se défaire. On l’accrédite de banditisme,
l’accuse d’islamisme et la préjuge de médiocrité. On lui assujettit
des querelles et des conflits sporadiques déchirant sa population,
déplaçant ses habitants l’isolant petit à petit du reste du pays.
Les résultats ne se font pas attendre. Il faut reconnaître que Tripoli
aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était. Aussitôt la guerre finie, la ville
devient incontrôlable : crise économique, pauvreté, conflits armés,
radicalisation, corruption, dégradation du patrimoine et changement
démographique. En quelques années seulement, elle atteint le record
de la ville la plus pauvre de la côte-est de la Méditerranée, proclame le
rapport des Nations-Unis. De toutes les villes libanaises, elle est celle
qui a le moins succombé à l’acculturation. Par le biais d’un rapide tracé

1
L a kaaké est une miche de pain au sésame que des marchands ambulants vendent comme
petit en-cas – NDLR.
64
Patrimoine et potentialités de Tripoli

historico-littéraire nous mettrons en lumière le riche potentiel culturel


de cette cité archipel, joyau de la Méditerranée, ville emblématique
où modernisme rime avec tradition, afin de montrer comment Tripoli,
en comptant sur son patrimoine peut, comme toujours, tel un Phœnix
renaître de ses cendres.

TRIPOLI OU LES TROIS-VILLES


C’est une ville côtière, une péninsule qui enfonce son cap, qui
est son assise, dans la plus féérique des mers, la Méditerranée.
Ville côtière et triple, avec son antique port Al-Askalé, ancienne escale
des fantômes des vieilles barques et son large archipel, puis à l’arrière,
ville longtemps peuplée de vergers d’orangers qui lui confèrent le nom
bien mérité de la ville parfumée d’Al-Fayha’. Elle est aussi, une fois sa
colline (qui constitue sa troisième ramification, dominée par la chaîne
de la montagne libanaise et qui, sur ses hauteurs promises l’hiver à la
neige, se parent du plus vieux bouquet de cèdres du pays) dépassée, si
disputée qu’elle fût dans l’Histoire, qu’elle peut se permettre d’affirmer
définitivement haut et fort sa libanité tout à la fois réelle et symbolique.
Ville enracinée dans les profondeurs du passé reculé de plus de quatre
millénaires, après sa traversée du temps, elle dépose un précieux
héritage, les strates de toutes ses époques. Ville qui répand ses ailes
dans la lumière du temps comme une qasida classique ses vers majeurs,
ou un échiquier dont la cadence de ses cases sont l’image même du
peuple, fait de diversité et de richesse et un florilège d’édifices abritant
des châteaux forts, et des églises, des mosquées, des madrassas
(écoles coraniques), des hammams (bains), des bazars et des khans
(caravansérails), des fontaines aux épigraphes, gravures, et blasons, et
ses monuments artistiques.

LA CITÉ CHANTÉE PAR LES POÈTES

Tripoli des Croisades et de Jaufré Rudel


Tripoli, a été, sous les Croisés, le fief de Raymond de Saint-Gilles, comte
de Toulouse, marquis de Provence et duc de Narbonne, bâtisseur de
la Citadelle Saint-Gilles, toujours présente et rayonnante, forteresse
que la cité garde jalousement dans son cœur et dans les méandres de
sa mémoire. Tripoli, tient aussi au souvenir de l’épouse de Raymond
entrée dans la légende sous le surnom de la « princesse lointaine2 », celle
2
I l s’agit du titre d’une pièce de théâtre composée par Edmond Rostand au XIXe siècle et créée
à Paris le 5 avril 1895. La trame est celle de l’histoire du trouvère d’Aquitaine Jaufré Rudel
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Joumana CHAHAL TADMOURY

qui a été célébrée par l’un des premiers grands troubadours, chantre
de l’amour courtois3 dans son expression la plus poétique –, chant
d’amour inspiré des mouwashahât4 arabo-andalouses. Que savons-
nous exactement de Jaufré Rudel, victime de l’amour impossible ?
Selon la légende, Jaufré Rudel5, prince de Blaye, s’éprend d’Hodierne6
de Jérusalem, la comtesse de Tripoli, sans l’avoir jamais vue, il avait
juste entendu parler de sa beauté par des pèlerins d’Antioche. Dès lors,
il se mit à lui composer des vers qu’il chantait lui-même. Ayant appris
cela, la princesse tombe à son tour amoureuse du poète. Il se rend à
Tripoli pour échanger avec elle le « baiser courtois » tel que l’exigeait
la tradition des troubadours, élément essentiel à l’accomplissement de
l’acte d’amour selon le sacro-saint usage de la « fin amor ». Or il tombe
malade à son arrivée et est amené agonisant dans une maison de la cité.
On avertit la comtesse (qui était déjà veuve), elle accourt au chevet
du poète et le prend dans ses bras. Il la reconnaît aussitôt. « Et il loua
Dieu », dit son biographe, « le remerciant de l’avoir laissé vivre jusqu’à
ce qu’il l’eût vue ». Et aussitôt il meurt dans les bras de sa bien-aimée
lointaine qui le fait ensevelir dans la maison du Temple. Puis, ce même
jour, elle se fit nonne à cause de la douleur qu’elle eut de la mort de
Jaufré ».
Il serait difficile de supposer que le thème de la « mort d’amour », du
« fin amor » ou « amour odhrite », commun chez les troubadours, ait
pu naître au Château de Saint-Gilles à Tripoli. On connaît cependant la
filiation de ce genre poétique depuis la poésie préislamique, en passant
par les mouwashahat arabo-andalouses et la littérature en langue d’oc7

qui s’éprit de la comtesse de Tripoli rien que sur sa réputation. Avant Rostand, Pétrarque
lui-même avait évoqué la figure de Jaufré Rudel « avec la voile et la rame à la recherche de
sa mort » – NDLR.
3
L ’amour courtois dit encore « odhrite » s’inspire du genre poétique arabo-andalou connu
sous le nom de « odhri » ou « amour interdit » qui s’oppose à « l’amour licencieux » ou ibahi
et dont le genre remonte à la poésie préislamique. (Mu’allaqat, Majnun Layla…) – NDLR.
4
Mouwashahât : poèmes d’amour composés par les poètes arabo-andalous. Ils étaient mis
en musique et chantés dans les cours seigneuriales. Ils ont profondément influencé la
poésie lyrique de langue d’oc du Moyen-Âge. Les troubadours premiers poètes d’amour en
occident, sont nés suite à cette rencontre des cultures. Une similitude frappante dans la
forme poétique des vers des poètes d’oc avec celle de la poésie mozarabe. Ce rapprochement
entre les deux poésies est connu sou le nom de l’hypothèse arabe. Cf : Henri Pérès, la poésie
andalouse en arabe, classique au XIe siècle, Ménendez Pidal, Les Troubadours.
5
Ou Joffroy Rudel – NDLR.
6
Dans le drame de Rostand, la Comtesse de Tripoli est appelée Mélissinde – NDLR.
7
 f. Éric Brogniet, L’influence des poètes arabes préislamiques sur la naissance de l’amour
C
courtois chez les troubadours de langue d’oc [en ligne], Bruxelles, Académie royale de
langue et de littérature françaises de Belgique, 2017. https ://www.arllfb.be/ebibliotheque/
communications/brogniet09042011.pdf (consulté le 23/03/2019)
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Patrimoine et potentialités de Tripoli

jusqu’au poète florentin Guido Cavalcanti (1255-1300), contemporain et


proche ami de Dante Alighieri.
En définitive tout cela importe peu, mais une chose est sûre, c’est
qu’à une certaine période l’on parlait la langue d’oc à Tripoli, et que
l’évocation de la poésie lyrique des troubadours nous renvoie à Jaufré
Rudel et à son emblématique histoire d’amour dont nous reproduisons
deux strophes8 :
En Mai, par les longues journées,
Il m’est bien doux le chant des oiseaux lointain.
Mais quand je me suis égaré,
Me souvenant de mon amour de loin
Je vais plein de désir, morne, tête baissée,
Et ni chant d’oiseau, ni fleur d’aubépine
Me plaisent plus que l’hivernale gelée.
Jamais d’amour je ne jouirai
Si ne jouis de cet amour de loin.
Car mieux ni meilleur ne connais
Et ne vais nulle part ni près ni loin
Pour elle être captif je voudrais.
Triste et joyeux m’en partirai
Quand je verrai cet amour de loin.
Mais ne sais quand la reverrai
Car nos terrains sont vraiment loin.
Il y a tant cols et chemins
Et pour ceci ne suis devin
Mais que tout soit comme à Dieu plaît.
À moi – car j’en ai le courage –

Donne de voir l’amour lointain,


En vrai dans de pareils parages
De sorte que chambre et jardin
Me semblent toujours un palais9

8
 ttp://www.joel-jegouzo.com/article-amor-de-lonh-l-amour-de-loin-jaufre-rudel-
h
vers-1145-118564000.html
9
J aufré Rudel : Chansons pour un amour lointain, adaptation d’Yves Leclair, Federop, Gardonne,
2011.L’Académicien Amin Maalouf écrivit une pièce d’Opéra en cinq actes, « l’Amour de
Loin » qui a été interprétée par Kaija Saariaho au Festival de Salzburg le 15 août 2000, a été
jouée par le SWR Symphonie orchester sous la direction de Kent Nagano. L’œuvre a reçu le
Grawemeyer Award en 2003.
67
Joumana CHAHAL TADMOURY

Tripoli des soufis et des poètes arabes


Trois siècles plus tôt, vers le VIIIe siècle, un autre prince, originaire du
Khorassan en Asie centrale, vivait dans les environs de Tripoli. Il s’agit
d’Ibrahim Ibn el-Adham, l’un des plus grands mystiques soufis de l’Islam.
Est-il venu là attiré par la réputation de sainteté de Dzoû-al-Noûn al-
Masri, autre grand soufi, qui lui aussi vivait dans une grotte de la région,
à la manière qui sera un peu plus tard celle des moines maronites de
la vallée sainte de la Kadisha ? Coïncidence mystérieuse des relations
spirituelles et des connexions des uns avec les autres. Mystère de cette
ville qui fut une ville combattante et militante et qui accueillit en elle tant
d’ascètes et de spirituels de toutes les confessions, dont notamment,
jusqu’à nos jours, une ancienne confrérie de Derviches tourneurs,
chanteurs et danseurs mystiques, parmi les derniers disciples de
Mawlana Jalâl-el-Dine al-Roumi, mystique et poète du XIIIe siècle, l’un
des plus célèbres de l’Islam.
Abou al-Tayeb al-Mutanabbî, poète arabe du Xe siècle membre de la tribu
des Kinda, avait également relaté sa visite à Tripoli dans de beaux vers
décrivant ses vergers et le parfum des orangers en fleurs. S’attardant
sur l’essor économique et culturel de la ville à cette époque, il compose
une longue tirade qui se termine ainsi : Un peuple noble envié même du
ciel / L’Égypte entière est à court de Tripoli.

TRIPOLI DES VOYAGEURS ET GÉOGRAPHES ARABES


Ibn Battûta10 (1304-1369), le grand voyageur arabe, visite Tripoli vers
1440. Venant de Beyrouth qu’il qualifie de petite bourgade, il note
succinctement :
J’arrivai ensuite à la ville d’Athrâbolos (Tripoli). C’est une des capitales
de la Syrie, et une de ses grandes villes ; elle est traversée par des canaux
et entourée de jardins et d’arbres ; la mer l’environne de ses avantages
copieux, et la terre, de ses biens durables ; elle possède des places
admirables et des prairies fertiles. La mer est à deux milles de distance
de Tripoli, et cette ville est de construction récente. Quant à l’ancienne
Tripoli, elle est située au bord de la mer et les Francs l’ont possédée
un certain espace de temps. Mais lorsque Azzhâhir l’eut reprise, elle
fut détruite, et la ville nouvelle fut commencée. Il y a à Tripoli environ
quarante commandants des Turcs (mamelouks). Son gouverneur est
Thaïlân, le chambellan, qu’on nomme le roi des émirs. Sa demeure dans
10
Ibn Battûta, Voyages, Paris, La Découverte (Poche / Littérature et voyages no 20),
janvier 1997.
68
Patrimoine et potentialités de Tripoli

cette ville est la maison connue sous le nom de « Dâr el sa’sada » (hôtel
de la félicité).
Nous pourrions multiplier à l’infini les citations sur cette ville
emblématique du passé mais tel n’est pas le but. Ces anecdotes, ces
histoires ne sont là que pour ajouter au décor monumental de la ville
auquel nous allons ajuster notre regard. En dépit de la distance qui nous
sépare de tout ce legs passé, ce dernier demeure cependant toujours
vivace dans nos mémoires11.

PARAMÈTRES DU DÉVELOPPEMENT ACTUEL


Malheureusement, – prétextant que la culture serait un luxe qu’un
pays sortant de décennies de guerre ne peut pas se permettre –, l’État
libanais n’accorde pas l’attention nécessaire à la mise en valeur du
précieux patrimoine du pays en dépit de quelques initiatives timides
qui tentent modestement de mettre en relief son rôle de pivot dans
une vision cohérente de politique générale. Et pourtant, nul n’ignore
l’impact d’une politique patrimoniale tant sur le plan du développement
économique que sur celui de la consolidation de l’identité nationale.
Il est donc fondamental, que l’État libanais pense à réviser sa politique
culturelle générale et veille à exploiter cette richesse nationale
exactement comme il tente de le faire pour d’autres richesses comme
le gaz naturel, l’eau des montagnes libanaises, sans oublier le secteur
des services en perte de vitesse face aux nouveaux pays émergents.
Le patrimoine n’est-il pas l’équivalent du pétrole dans certains pays ?
Prenons l’exemple de l’Égypte où le seul secteur du tourisme rapporte à
l’État une rente de sept milliards de dollars environ, du moins jusqu’aux
récents attentats terroristes.
Nous demandons à l’État libanais de se pencher sur la ville de Tripoli qui,
rappelons-le se place en tête des villes du littoral de la Méditerranée
orientale pour son patrimoine. Elle occupe le deuxième rang après le
Caire dans le legs mamelouk dans son intégralité et qui a l’avantage
d’abriter encore un tissu social vivant et dynamique. Forte des multiples
atouts que nous présentons ci-après, la ville de Tripoli pourrait à

11
Le patrimoine culturel est en perpétuel changement, et a subi de grands

changements ces dernières années, en partie du fait des instruments élaborés
par l’Unesco. Il ne s’arrête plus aux monuments et aux collections d’objets. Il
comprend aussi les traditions, le culinaire, les proverbes, les expressions vivantes
héritées de nos ancêtres, comme les traditions orales, les rituels et événements
festifs, le savoir-faire et l’artisanat traditionnel.
69
Joumana CHAHAL TADMOURY

plusieurs égards égaler Beyrouth qui, malheureusement, a perdu la


grande majorité de son patrimoine bâti.

UNE VILLE-MUSÉE
En effet, une promenade dans Al-Fayha’a (la ville parfumée) permet, en
trois heures, de parcourir mille ans d’histoire12, « une ville transparente
qui découvre les strates de son histoire devant le grand passionné » dit
Hind Adib : depuis les Phéniciens13 à el-Mina jusqu’à la modernité avec la
fameuse Foire Internationale Rachid Karamé, œuvre inégalée du célèbre
architecte Oscar Niemeyer ; en passant par les périodes hellénistique,
romaine, byzantine, omeyyade, croisée, mamelouke, ottomane ainsi
que celle du protectorat français14. Le regard découvre une mosaïque
de détails architecturaux et de motifs d’ornements tellement différents,
selon les quartiers, qu’il est impossible de définir une typologie15
précise. De plus, la ville est au centre d’une région riche en couvents,
monastères et églises, depuis les petites villes côtières, les différentes
localités des basses plaines au pied du Mont-Liban, jusqu’aux gorges de
la Kadisha (la vallée sainte).
Mais il n’y a pas que les monuments de jadis et les lieux de pèlerinage, il y a
aussi tout un patrimoine vivant et actif. Il s’agit de ces métiers artisanaux
qui résistent aux changements et au modernisme. Tripoli est une ville
traditionnelle jalouse de son passé et qui tient à ses métiers artisanaux
qui le perpétuent dans son authenticité. Face à la mondialisation et au
consumérisme ambiant, les métiers artisanaux sont très prisés, au Liban.
Ils demeurent d’un prix abordable, notamment dans les ruelles des
quartiers défavorisés qui grouillent d’un sous-prolétariat de démunis et
de sans-le-sou. Une bonne politique de développement, s’appuyant sur
le patrimoine, pourrait valoriser cette main d’œuvre et profiter de ces
atouts pour faire de Tripoli une ville touristique à l’instar d’autres villes
12
Hind Adib, Tripoli, City of all Eras, (texte arabe), Mario Saba (photographie),
Université de Balamand, 253 p.
13
Des vestiges phéniciens et romains se trouvent sur l’île des Lapins, à visiter à
l’occasion d’un tour à Tripoli.
14
Plusieurs artères et rues de Tripoli ont été construites au début du XXe siècle
s’inspirant du style des arts décoratifs alors en vogue en Occident, présente
des caractéristiques architecturales très intéressantes avec des Bow window
scupltés, des logias arrondis et menus décorations dessinés avec soin par les
premiers architectes. Je citerai les rues Azmi et ses environs, Moutran, Ezzdine,
les quartiers Zahrieh et Kobbé etc.
15
Une typologie en architecture est une démarche méthodique de classification
d’un ensemble de types. Elle aide à déterminer le style architectural d’un lieu.
70
Patrimoine et potentialités de Tripoli

de la Méditerranée qui partagent avec elle un air de famille, comme


Damas, Alep, Bagdad, Le Caire, Marrakech, voire encore Naples.
À Tripoli, le constat est désolant et parfois inacceptable. Dans certains
quartiers le revenu moyen ne dépasse pas les 4 dollars par habitant, le
taux de chômage a atteint 60 % de la population active. Les 30 ans de
guerre et de despotisme ont vidé Tripoli de toutes ses richesses. Vers
les années soixante, la ville de Tripoli jouait le rôle de capitale du nord.
Des centaines de milliers de personnes s’y rendaient le matin pour le
travail, l’administration et autres. Ce rôle a été perdu durant la guerre.
Tripoli a été désertée par les habitants des villages environnants,
chrétiens pour la plupart, qui y travaillaient et y résidaient, du moins
en hiver. Ce mouvement d’abandon de la ville par une bonne partie de
sa classe moyenne s’explique par l’émergence croissante de groupes
religieux radicaux. C’est ainsi que plus d’une bourgade des environs a
cherché à devenir autosuffisante suite au retour de ses résidents qui
avaient choisi
Tripoli comme lieu de résidence et de travail
Malgré toutes ces difficultés, sans compter l’incendie qui a ravagé la
bibliothèque de Tripoli, ou encore la démolition du théâtre Inja16, on
assiste depuis les débuts des années 80, à l’essor d’un nouvel élan
culturel avec la création de nombreuses universités pour répondre
aux besoins des étudiants du Liban Nord. Par ailleurs, de nombreuses
associations culturelles ont vu le jour et encouragent les artistes locaux
et nationaux : la Rabitah al-Saqafiya (Ligue Culturelle), des clubs, tel le
club des universitaires ou le club des échanges culturels. De même, des
espaces de rencontre et de débat autour de problèmes d’actualité ont
vu le jour. Le Salon du Livre de Tripoli est un rendez-vous attendu par les
intellectuels et les éditeurs. Des concerts, des spectacles sont présentés
sur la scène de la Rabitah al-Saqafiya. Le Centre Culturel Français attire
16
Ce théâtre a été construit en 1886 par le Commissaire Hassan el Inja dont on
raconte qu’il était un des hommes les plus puissants de la ville et qu’il avait réussi
à discipliner tous les habitants. Beaucoup de narration sur ce personnage qui a
marqué la mémoire collective de la ville. On raconte qu’il envoyait son âne faire
la tournée des commerçants qui glissaient leur dû de la dîme dans les attelages
de l’âne. L’animal revenait vers son maître avec les sommes au centime près.
Malheureusement, ce théâtre, – où les plus grands artistes arabes ont chanté
et joué, dont Oum Kalthoum – a été volontairement démoli le 11 décembre 2011,
et avec lui la mémoire collective du beau patrimoine de style vénitien. Un gros
projet immobilier devait le remplacer mais il a été empêché par un mouvement
populaire. Même si le beau théâtre n’est plus qu’un tas de pierre sur un terrain
vague en plein milieu du centre historique de Tall.
71
Joumana CHAHAL TADMOURY

un public francophone, plus récemment quelques fondations aux


noms bien connus appartenant à des groupes politiques, confirment
à nouveau l’engouement toujours grandissant de la population pour la
culture locale et internationale.

DÉMOGRAPHIE COMMUNAUTAIRE ET CONVIVIALITÉ


À cause des bouleversements de ces dernières décennies, Tripoli est
devenue à majorité musulmane. Un changement démographique
qui bouleverse la vie de la cité qui jusque-là était peuplée, à 50 %,
de chrétiens orthodoxes. Si certains d’entre eux sont autochtones
arabophones, un grand nombre appartient à la diaspora hellénophone
qui n’a cessé de se répandre durant la période ottomane.
Certains se sont établis dans ce verger au bord de la Méditerranée avec
les premières conquêtes hellénistiques, et s’y sont enracinés. Leurs
descendants y demeurent encore comme les familles Papadopoulos,
Simoniidis, Apostolidis, Constantino, Cozmo, Georgyadis, Angelina,
Theodossiou etc. Ils ont été rejoints, durant les conquêtes arabes par
des musulmans puis, à la fin de la première guerre mondiale, par les
habitants de la montagne environnante : orthodoxes du Koura et du
Akkar, maronites de Zghorta-Zawiyé et Bécharré mais aussi du Akkar.
Il ne faut point oublier la présence d’une importante communauté juive
dont les familles sont toujours inscrites dans les registres de l’état-civil
de la ville où ils sont demeurés en permanence jusqu’aux premières
années de la guerre civile. La communauté juive constituait un des
éléments indissociables du tissu urbain. La plupart sont partis, en 1967
en une seule vague, laissant derrière eux du linge étendu sur les balcons
des maisons abandonnées du quartier Zéhriyeh. Ce fut une déchirure
irréparable. Actuellement, une infime minorité demeure.
Une certaine douceur de vivre de jadis
L’évocation de la vie à Tripoli avant l’atroce guerre civile libanaise, est
une véritable torture pour la génération de l’avant-guerre. Les souvenirs
rejaillissent avec une ineffable amertume, une « Dolce Vita » perdue.
On évoque une « Andalousie » insouciante, une vie paisible, tranquille,
joyeuse. Les gens emploient une pléthore de synonymes pour décrire
un état d’esprit que l’on a du mal à imaginer. Cet « âge d’or » pourrait-on
dire, a laissé des valeurs, chères au cœur des tripolitains, qui rythment
une vie sociale qui demeure attachée à un certain art de vivre de jadis
non dénué de conformisme traditionnel et de bonhomie. Les anciens
racontent que le vendredi, jour de prière, durant le prêche qui dure au
72
Patrimoine et potentialités de Tripoli

moins une heure, les échoppes dans les souks, restaient ouvertes sans
surveillance. On se contentait de baisser des rideaux de fortune, ou bien
il suffisait de tendre une corde ou une canne pour signifier au public que
la boutique était momentanément fermée. De nos jours, cette tradition
est respectée malgré tous les changements subis pendant les années
de guerre et de chaos. Les tripolitains attribuent leur conduite à un acte
de foi, toute religion confondue, magnifiée par l’éducation religieuse
inculquée, dès le plus jeune âge aux enfants, dans les écoles religieuses
très nombreuses dans la ville, catholiques, orthodoxes ou musulmanes.
Urbanité et sociabilité de partage
Aux grandes occasions religieuses, les tripolitains ont le souci de
souder la convivialité urbaine de leur vivre-ensemble17. La procession
de la Vierge est un moment très attendu où chrétiens et musulmans
sillonnent côte à côte les rues de la ville, suivant le cortège et finissant
chez un hôte pour déguster ensemble les pâtisseries offertes, comme
le maamoul préparé selon la tradition à l’eau de fleur d’oranger
distillée avec soin par la maîtresse de maison dans la karaké18 qu’on
sort pour l’occasion quelques jours auparavant, en mars, avant le
mois de mai consacré à la Vierge Marie. Dans la littérature consacrée
à la vie quotidienne tripolitaine, on raconte même que les visiteurs,
venus souhaiter la bonne fête, repartaient toujours avec leur sakbé,
une assiette de pâtisseries fabriquées par la maîtresse de maison. Ces
obligations de courtoisies étaient toujours réciproques. C’est ainsi que
les chrétiens observaient avec leurs voisins musulmans les rituels du
Ramadan. Ce vivre-ensemble est également visible sur les noms donnés
à certaines rues comme la Rue des Bonnes sœurs, Rue des Églises, Rue
de l’Évêque, Rue Saint-Élie, Rue Saint-Maron etc. Entre travail, études et
loisirs, les tripolitains ont appris à se connaître et à établir des relations
qui dépassent le cadre étroit de leurs appartenances communautaires et
régionales. Les écoles chrétiennes ont certes joué un rôle très important
dans ce travail de connaissance de l’autre et d’initiation à la diversité
religieuse et culturelle. On y trouve inscrits autant d’élèves musulmans
17
Plusieurs chercheurs et romanciers tripolitains se sont penchés sur le mode de vie
à Tripoli durant les XIXe et XXe siècle. Je citerai Dr Maha Kayal, anthropologue qui
a écrit plusieurs ouvrages, en langue arabe, sur les us et coutumes de l’époque,
SE l’ambassadeur Khaled Zyadé, Dr Fadl Zyadé, MM. Mohamad Sinjikdar, Riad
Dabliz, Mohamad Nour el-dine Mikati, Dr Nazih Kabbara, Dr Lameh Mikati, Dr Saba
Zreik et d’autres. Tous décrivent un mode de vie ancré dans les traditions et les
valeurs, toujours dans le souci de la transmission d’un patrimoine riche et très
apprécié.
18
La karaké est un alambic de distillation – NDLR.
73
Joumana CHAHAL TADMOURY

que de chrétiens. On note cependant, un recul, ces dernières années,


de ces écoles en faveur de nouveaux établissements séculiers ou
musulmans.

SOCIÉTÉ CIVILE ET RENAISSANCE POSSIBLE


Petit à petit un regain de confiance se fait sentir. On voit émerger une
société civile ouverte, lucide et responsable. Elle se soulève, elle appelle
au changement, elle refuse de se résigner. Elle revendique le droit à la
vie, à être reconnue, à faire valoir les richesses de la cité parfumée au
même titre que toutes les autres villes du pays. Je me contenterai ici
de citer la foire internationale d’Oscar Niemeyer, qui sera probablement
classée19 au patrimoine mondial de l’Unesco, ainsi que le port – le plus
grand du pays – et l’aéroport20 qui doivent reprendre leurs activités.
Je n’oublie pas la gare21 du chemin de fer, aujourd’hui abandonnée mais
qui était jadis un des terminus latéraux de L’Orient-Express22 et la plus
grande du Liban, avec ses beaux bâtiments de style colonial, construits
à la fin du XIXe siècle grâce aux deniers personnels des habitants, ayant
à cœur de développer leur ville. Ne pourrait-elle pas être réhabilitée ?
Si l’on admet que l’heure n’est pas encore arrivée pour que le Liban

19
Une demande émanant de la Délégation permanente de l’Unesco, suite au travail
assidu de l’architecte Jad Tabet et son équipe, de l’Ambassadrice Mme Sahar
Baassiri de l’association Patrimoine Tripoli Liban (PTL) et des très nombreux
militants, la foire a enfin été proposée sur la liste indicative de l’Unesco.
20
Il s’agit de l’aéroport de Koleyat, anciennement baptisé aéroport René Mouawad,
est une nécessité absolue pour le développement du nord du Liban, et à la
reconstruction de la Syrie. Aussi, le Liban est l’un des rares pays au monde qui n’a
qu’un seul aéroport, l’aéroport Rafic Hariri, insuffisant pour le pays notamment
après la crise syrienne.
21
Il s’agit de la Gare de Tripoli. Cela fait plus de 50 ans qu’elle a été abandonnée. Elle
abrite de très belles locomotives datant de 1902 à 1945. Une d’elles, de fabrication
allemande, a été offerte au Liban en compensation de la guerre. Plusieurs trains à
vapeurs gisent au milieu de ces bâtiments en ruine. Elle a été récemment rouverte
à la population en juin 2018, grâce à quelques travaux d’aménagements réalisés
par l’Association Patrimoine Tripoli Liban (PTL) pour devenir depuis, un lieu de
promenade où grands et petits s’inclinent face aux majestueux trains rouillés de
la belle époque, et qui en disent long sur la société anonyme crée par quelques
familles tripolitaines ayant reconnu l’importance du transport ferroviaire dans le
développement des villes. Ce sont eux-mêmes qui ont posé la première pierre
en 1989 avec l’accord des autorités ottomanes qui avaient équipé la capitale
Beyrouth d’une gare, celle de Mar Mikhaïl.
22
L’Orient-Express avait pour terminus la Gare de Sirkeci à Constantinople. Les
voyageurs étaient transbordés sur le Bosphore jusqu’à la Gare de Haydar Pasha
sur la côte aisatique d’Istanbul où ils prenaient le Taurus-Express jusqu’à Ankara
d’où ils pouvaient rejoindre Alep, Tripoli, Bagdad – NDLR.
74
Patrimoine et potentialités de Tripoli

puisse s’équiper de transports ferroviaires, qu’est ce qui empêche le


vieux matériel du XIXe siècle de constituer un musée ferroviaire, le
plus riche du Moyen-Orient ? Ce sera l’occasion au moins de faire peau
neuve et d’égayer la face de la cité ternie par tant de misère. La société
civile tripolitaine loin de capituler, continue tant bien que mal à résister
avec force et détermination. La radicalisation religieuse, en dépit de
sa visibilité, ne prendra jamais le dessus sur l’esprit d’ouverture. La
pauvreté n’est certes pas une fatalité, l’éducation et la culture sont
les dénominateurs communs à toute la population tripolitaine. Les
changements ont mis 50 ans à se faire, l’inverse sera certes aussi long.
Ce qui compte aujourd’hui c’est la confiance dans la volonté de tous les
acteurs.

PATRIMOINE ET DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE


Historiquement, Tripoli, grâce à une importante industrie, a toujours
été un pôle économique important. Depuis les croisés, on y dénombre
près de 4 000 métiers d’art. Que s’est-il passé depuis ? À en croire les
indicateurs désastreux des dernières années, près de la moitié des
tripolitains vivent en dessous du seuil de la pauvreté. L’analyse de
Michel Seurat de la guerre entre Bab el Tebbaneh et Jabal Mohsen, reste
aujourd’hui, 28 ans après sa mort en détention, d’actualité. Les clivages
confessionnels n’expliquent pas tout. Les conditions économiques
et sociales particulièrement déplorables y sont pour beaucoup. Et
pourtant, Tripoli demeure potentiellement la ville la plus importante du
pays. C’est ce que rappelle le projet élaboré par la Chambre du Commerce
et de l’Industrie et présenté, en 2016 au gouvernement libanais.
« Tripoli capitale économique du Liban23 » dans son étude énumère les
cinq établissements stratégiques de la ville qu’ils désignent par les cinq
« m », qui sont : l’aéroport (matar), le port (marfaa), la gare (mahatta),
la raffinerie (masfat), la Foire internationale (maarad) qui seraient
capables de lui assurer un développement durable. Le projet met avant
l’importance des établissements remarquables cités ci-dessus ainsi
que les entreprises industrielles nombreuses dans la capitale du Nord.
23
Il s’agit d’un projet de mise en valeur de la ville et de ses institutions remarquables
pour qu’elle redevienne un pôle économique comme dans le passé. Ce projet
a été initié par Monsieur Toufic Dabboussi Président de la chambre et l’ancien
Maire de la ville Dr Nader Ghazal. L’étude a été faite par la chambre et proposée
au Premier Ministre Saad Hariri et au Conseil des Ministres en 2016. Dans le cadre
des projets de reconstruction de la Syrie, l’étude montre le potentiel stratégique
et économique de la ville de Tripoli qui pourrait aussi venir en aide à l’économie
du pays.
75
Joumana CHAHAL TADMOURY

À Tripoli on fabrique et on transforme à bas prix, tout ou presque : le


laminage du fer, les industries du bois et de l’ébénisterie, du textile,
les salines, les huileries, les savonneries, les pâtisseries, le cuivre et ses
dinanderies, ainsi que d’autres industries de transformation.

ACTIVITÉ INDUSTRIELLE
Tripoli était jusqu’aux années 1970, la ville la plus industrialisée
du pays. Elle a connu une période de prospérité favorisée par la
construction d’usines, qui ont fermé pendant la guerre civile, ayant
subi de plein fouet la concurrence asiatique. Malgré tout, les souks y
constituent pour leur part, un pôle d’attraction pour les habitants des
régions avoisinantes ce qui se répercute positivement sur le secteur
commercial. En effet, la ville regorge de souks spécialisés disparates
et dont chacun s’enorgueillit d’une spécialité. Construite par les
mamelouks, la situation géographique et stratégique de la ville, l’avait
de fait vouée, au commerce. Et comme le veut la coutume chaque
souk était indépendant24, on y dénombre ainsi une dizaine de souks
différents qui s’enchevêtrent et se rejoignent selon une construction
en labyrinthe dont le rôle était d’empêcher un éventuel conquérant de
rentrer facilement dans la ville. Avec l’industrialisation, certains métiers
artisanaux qui avaient fait pourtant sa réputation ont disparu. Parmi
eux citons les affûteurs (de couteaux), les étameurs (du cuivre), ou
encore les matelassiers. D’autres métiers, comme celui des ciseleurs du
cuivre ou dinandiers, dont les sons de leurs marteaux frappant le métal
résonnaient à travers toute la médina, ont été transférés hors de la ville
dans le cadre du projet CHUD25. Le Khan el Khayatin, (le caravansérail
24
Jadis, la coutume voulait qu’on ne mélange pas les produits « sales », (poisson,
viande etc.) avec les denrées « propres » tels que le savon, les textiles et autres.
C’est la raison pour laquelle chaque bazar est séparé de l’autre et on y accédait
par différentes portes qui n’existent plus de nos jours, sauf par le nom. On
distingue la porte rouge, la porte du fer, la porte du sable, la porte de l’or, la porte
des tanneurs etc. Ces portes ont disparu mais les entrées sont encore là, comme
celle du Khan El-Khayatin, le caravansérail des tailleurs. Une seule porte subsiste
toujours, celle du caravansérail du savon. Elle est fermée à la tombée de la nuit.
On compte aussi plusieurs souks, dont les plus connus sont les Souk-el-Attarine
(marché aux épices), Souk-el-Samak (aux poissons), Souk-el-Bazerken (le Bazar),
Souk-el-Sagha (marché des orfèvres) etc.
25
Le projet CHUD désigne City Heritage Urban And Development est initié par le
Centre de Développement et de Reconstruction du Liban de Beyrouth. Un projet
financé en grande partie par la Banque centrale et l’Agence française pour le
Développement pour sauver les centres historiques des trois villes libanaises Tripoli
Saida et Tyr. Il est nécessaire de rappeler un des événements les plus tristes que la
ville de Tripoli ait connu, il s’agit de la crue du fleuve Abou Ali de 1956, emportant
76
Patrimoine et potentialités de Tripoli

des tailleurs), ce joyau architectural datant du XIVe siècle avec sa


perspective étonnamment moderne, facilement reconnaissable à ses
hauts arcs pleins, blancs portant des auvents de bois qui le distingue de
tous les autres caravansérails, est l’un des plus anciens souks de Tripoli.
On y fabrique aujourd’hui des vêtements traditionnels libanais, dont les
costumes de la troupe de danse Caracalla. Avant sa restauration, on y
voyait encore des hommes assis en tailleur sur leur estrade scrutant
le passage des badauds cherchant des yeux un éventuel client tout en
piquant d’une aiguille l’ouvrage inachevé. Depuis peu, des commerçants
vendant des costumes folkloriques de fabrication chinoise, ont remplacé
les vieux tailleurs à la retraite. Le khan reste néanmoins exceptionnel
comme lieu de la mémoire d’une ville au caractère indélébile mais dont
le potentiel indéniable demeure négligé.

CITÉ DES CARAVANSÉRAILS ET DES ENTREPRISES FAMILIALES


Tripoli comptait cinq khans (caravansérails) différents, tous datant du
XIIIe siècle : Khan el Masryyin (des Égyptiens), Khan el Khayatin (des
Tailleurs), Khan el Saboun (du Savon), Khan el Kameh (des Céréales)
sans oublier le plus beau, nouvellement restauré, appelé Khan el Askar
(de l’Armée). Ce dernier est composé de bâtiments de deux étages qui
encadrent une cour carrée, au centre de laquelle trône une fontaine à
vasque. Il faisait office d’auberge pour voyageurs.
Mahmoud Sharkass
À part le Khan el Khayatin, aucun autre n’a été réhabilité dans la
ville oubliée. Et pourtant, un des commerces ancestraux qui a fait la
réputation de Tripoli est celui du savon à base d’huile d’olive, est plus
que jamais florissant dans l’un des lieux les plus recherchés des visiteurs,
le « Khan el Saboun ». On n’y fabrique plus le savon sur place, certains
commerçants s’y sont installés pour le vendre. Plusieurs savonneries
en ville fabriquent le savon, comme celle de Mahmoud Sharkass, un
des plus célèbres artisans de la ville, qui tient une entreprise familiale
et qui a hérité son savoir-faire de son arrière-grand-père. Il a choisi le

nombre de monuments construits au bord de l’eau. Là aussi l’humain a joué un rôle


dans l’anéantissement de nombreux bâtiments de toute beauté. Une décision avait
été prise à l’époque, par Rachid Karamé alors Premier Ministre et député de la ville,
de raser tous les bâtis pour agrandir l’effluve. Les plus belles maisons, mosquées et
ponts de la ville ont ainsi été rasés. Le projet CHUD concerne également les bords
du fleuve qui a séché depuis. Ce projet a été, à son tour, catastrophique. Cette belle
zone historique a doublement été dénaturée par ces deux actions, (par ignorance
peut être ou par déni ?) la question reste ouverte.
77
Joumana CHAHAL TADMOURY

Khan el Masryyin pour y installer ses machines centenaires. C’est lui


qu’évoque Azza Malek26 dans ces vers :

Dans la transparence de la gloire !


Sous les arcades vétustes enrichies par le temps
Et chargées d’existences
L’artisan, en bon vétéran, prolonge le passé
D’un siècle oblique
Lui ! Prince du savon… de l’univers aromatique !
Le Père reçoit
Sous son morceau de ciel bleu
Des visites nostalgiques
De parfums nostalgiques, de couleurs qui s’épousent

Dans son atelier de fortune, les visiteurs se trouvent emmenés dans


un voyage dans le temps grâce aux fragrances du musc, de l’ambre, de
la rose et du jasmin. Il explique à ses hôtes la technique de fabrication
du savon traditionnel que la mariée emporte dans son trousseau.
Il leur fait découvrir les vestiges du Khan el Masriyin qu’il occupe depuis
toujours ; et sur les murs duquel sont gravées des étoiles de David, que
des ouvriers ont laissées là comme empreintes de leur passage en ces
lieux. L’exemple de Mahmoud Sharkass rappelle combien l’industrie de
savon est importante à Tripoli et se place, en réputation, juste derrière
celle d’Alep. « Le reproche est le savon des cœurs » dit un proverbe
typique de Tripoli.
Une palette de métiers multiples
D’autres métiers sont aussi très prisés et font la réputation de la ville
Tripoli et non des moindres. Une échappée dans la vieille ville permet à
chaque tournant du labyrinthe qui constitue l’itinéraire du promeneur,
de découvrir un métier différent.
Ciseleurs, dinandiers, étameurs du cuivre
Le cuivre et le bois sont des matériaux très connus à Tripoli. On y
fabrique de tout. Des ustensiles de cuisine, des moules, des meubles de
la décoration et le tout avec un savoir-faire ancestral27 et à des prix bas,
citons par exemple le métier de matelassier qui continue d’émerveiller
la vue et la curiosité des visiteurs.
26
Azza Agha Malek, Poésie tripolitaine francophone, Légende personnelle d’une
ville (Extraits de « Modes Inconditionnels des Aubes mensongères »).
27
Mohamad Sinjikdar, Il était une fois Tripoli d’antan, Jarrous Press Publishers.
Ouvrage en langue arabe.
78
Patrimoine et potentialités de Tripoli

Bijoutiers et orfèvres
Les bijoux aussi sont fabriqués et vendus dans le souk des bijoutiers
dans le quartier Nouri, le district des nobles dit-on encore aujourd’hui.
C’est ainsi que les bâtisseurs de la cité mamelouke avaient pensé la
ville. Les portes de la ville correspondaient au métier qu’on y exerçait.
Elles étaient sont donc hiérarchisées. La porte principale est celle de la
« Sagha » (Porte des Orfèvres). Elle est adossée à la grande mosquée, le
visiteur avait son itinéraire bien tracé. Il arrive en ville, fait ses ablutions
et ses prières, passe par le souk pour y découvrir sa marchandise, avant
d’atteindre, chemin faisant, le caravansérail pour y passer la nuit.
Gastronomie traditionnelle
De nombreux restaurants de cuisine traditionnelle28 sont nichés dans
les ruelles. Les pâtisseries de Tripoli ont acquis une réputation quasi
internationale. Leur particularité est dans la fraîcheur de la « croûte de
lait » ou ashta. On dit que les champs de canne à sucre29 à profusion
permettaient un surplus de production de sucre dont une partie
était employée dans la fabrication de desserts et sucreries. Certaines
spécialités ne sont connues qu’à Tripoli. Je cite rapidement la jazarié, à
base de potiron, et aussi la halawet el rez à base de pâte de riz en forme
d’œuf qu’on farcit de crème tripolitaine et qu’on s’amuse à appeler
aussi « testicules des anges ». C’est un régal pour le palais. Mais c’est
sans doute la halawet el jibn un mélange de fromage, de semoule fine
et de fleur de maïs qui détrône toutes les autres spécialités orientales.
Actuellement cette industrie, tout comme tout le patrimoine culinaire
tripolitain dont on fait les louanges d’ailleurs, se porte très bien grâce à
des entreprises familiales et ancestrales très connues à l’international.
Jusque-là, ils ne participent pas à la promotion de la ville, alors qu’ils
devraient en être les principaux acteurs. Ils devraient participer d’une
façon plus sérieuse à l’économie du pays.
Souffleurs de verre
En outre, il est un métier d’art très important qui commence à se perdre
complètement, c’est celui de souffleur de verre. Le dernier survivant
de la famille, usé par la pénibilité du métier, et sans aucune aide, a pris
28
Les principaux ingrédients sont le pois chiche avec lequel on prépare le homous
et la fameuse tess’eyeh (panade à bas de pois chiche de yaourt, d’ail et de pain
grillé) pour le petit déjeuner traditionnel le plus commun, les fèves du foul ou la
moghrabieh de chez Dabboussi. Ces petits restaurants se multiplient et sont dans
l’ensemble propres et de bonne qualité..
29
Cf. Omar Abdessalam Tadmouri, L’histoire politique et civilisationnelle de Tripoli,
Dar el Iman, t. 1, Liban – ouvrage en langue arabe.
79
Joumana CHAHAL TADMOURY

la décision d’arrêter ce métier sans en assurer sa transmission. Des


tentatives de notre part ont été vouées à l’échec. Il aurait fallu que
des investisseurs lui assurent la modernisation de son usine, de ses
modèles, de leurs emballages, l’aider à commercialiser sa production.
Il est fort regrettable que ce dernier souffleur de verre d’une longue
lignée, se trouve obligé de mettre fin à un métier qui existe depuis les
phéniciens et dont les monuments de la ville patrimoniale témoignent
encore d’un âge d’or de production colorée, belle et prisée.

LA CITÉ AUX MULTIPLES LIEUX DE CULTE


La ville regorge d’édifices religieux et civils qui constituent un bel
ensemble. On raconte que les pierres des mosquées ont servi, à un
certain moment, à restaurer une église ou que des épaves d’églises ont
pu compléter la construction d’une mosquée. Ces strates de l’histoire
renforcent à l’extrême le jeu de la convivialité. À Tripoli, les lieux de culte
sont les maisons multiples du Dieu unique. On dénombre, cependant,
une centaine de mosquées et seulement une dizaine d’églises.
Mosquée Taynal
Une des plus belles mosquées est celle de Taynal (du nom du prince
Seif el-Dine Taynal, ancien gouverneur de Tripoli) que surmonte un
splendide minaret et des coupoles vertes. La mosquée Taynal, similaire
aux autres mosquées de la ville, a été construite en 1336 au milieu
de vergers d’agrumes. Elle recouvre les vestiges d’une église des
carmélites qui l’avaient érigée sur les ruines d’un temple romain dédié
à Zeus comme le montre les colonnes visibles dans la première salle de
prière. Les salles qui entourent le patio en marbre étaient utilisées pour
le conseil des magistrats de Tripoli aux temps des Mamelouks. 
Mosquée al-Mansouri
Elle témoigne d’une architecture aussi riche que complexe. Ses façades
reflètent les strates du temps. Cette mosquée a été construite en 1294
par le Sultan al Achraf Kalawoun. L’architecture de cette mosquée
retient l’attention : peut-être est-ce la tour du minaret, ancien clocher
d’église reconverti, dont le style lombard peut surprendre au sein d’une
mosquée ? Ou le portail nord qui rappelle un portail d’église ?
Sainte-Marie de la Tour, la Grande Mosquée
Il est en effet probable que la Grande Mosquée ait été construite vers
la fin du XIIIe siècle sur l’emplacement de la cathédrale Sainte-Marie
de la Tour, monument croisé– dont la porte et le minaret sont datés
80
Patrimoine et potentialités de Tripoli

de l’époque des croisades –, elle est considérée comme une des plus
vieilles mosquées du Liban. On y présente chaque année, le 27e jour
du Ramadan, durant la nuit du destin, sur un présentoir en or, un poil
supposé avoir appartenu à la barbe du prophète Mohamad, un cadeau
offert à Tripoli par le Sultan Abdulhamid. Tout le long de l’année cet
objet est précieusement gardé à la Direction des Wakfs30.
Oratoires et Mausolées
On citera la présence de plusieurs oratoires et mausolées de « saints »
musulmans ou « wali » dont le plus connu est celui de Sidi Abdel
Wahid (1305-1306). On ne peut pas ne pas évoquer une curiosité qu’on
ne trouve dans aucune autre ville, à savoir la mosquée ottomane al-
Moallaq (suspendue) qui se dresse au-dessus d’une rangée de magasins.
Elle a l’originalité d’avoir été construite au-dessus d’un passage voûté.
À côté, se trouve un jardin où l’on peut voir la tombe de son créateur,
Mahmoud Lutfi al-Za’im.
Monuments chrétiens
Il n’existe plus beaucoup de monuments chrétiens. La plupart ont en
effet été détruits en 1279 quand le sultan mamelouk a conquis la ville
des Croisés, on en trouve quand même quelques-uns dans le quartier
Zahriyah, comme la très belle cathédrale Saint-Georges des orthodoxes
(1873) avec son somptueux iconostase de marbre finement sculpté et sa
prestigieuse collection d’icônes royales réalisées à l’école de Jérusalem
par Mikhaël Hanna el-Qudsi, en 1874. À al-Mina, à l’emplacement d’une
église croisée, une autre cathédrale Saint-Georges, édifiée au cours de
la première moitié du XVIIIe siècle, présente de splendides boiseries et
un iconostase rare, dans le « style mosaïque syro-mamelouk ». D’autres
églises chrétiennes se trouvent dans la rue des Églises. Celles-ci ont
été construites au XIXe siècle. La plus ancienne des églises de la rue
est Saint-Nicolas, d’obédience grecque orthodoxe. Transformée en
église au début du XIXe siècle, il s’agissait à la base d’une savonnerie.
L’église Saint-Georges, également grecque orthodoxe, a été construite
dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Il s’agit de l’une des églises
les plus belles et les plus imposantes au Liban. Plus loin, vous pourrez
voir l’église Saint-Michel, la plus ancienne église maronite de Tripoli,
construite en 1889. Elle fait face à une petite église latine qui appartient
aujourd’hui à l’école italienne de Tripoli. Mais, la plus ancienne église
de Tripoli, est l’église Saydet al-Hara ou Notre-Dame du Quartier, qui
se trouve dans un des quartiers de Tabbaneh, au cœur de la vieille ville.
30
Le Wakf, en droit musulman, est un bien de mainmorte – NDLR.
81
Joumana CHAHAL TADMOURY

Elle est datée du XIIIe siècle. Elle a été récemment restaurée après avoir
été lourdement endommagée durant les années de guerre civile.
Les madrassas ou écoles coraniques
Les madrassas31 ou écoles coraniques, bien qu’incontournables dans
toute cité arabe, se font rares de nos jours, sauf à Tripoli où elles
sont nombreuses. Leurs élégantes façades caractérisées par une
succession de pierre noire et blanche et rehaussées de stalactites et
d’un linteau retiennent le souffle des promeneurs avisés. La plus belle
est la Madrassa Bortassiya, qui comme ses petites sœurs, Al-Madrassa
Al-Saqraqiya et Al-Madrassa Al-Khatouniya, se trouvent à l’entrée des
souks des bijoutiers. A l’entrée de la Khatouniya on trouve gravé, sur
deux panneaux de marbre, le décret religieux (wakef) de sa fondation.
Quant à la Saqraqiya, une bande d’inscription parcourt sa façade.
Quasiment tous les monuments de la vieille ville, sont gravés en
calligraphie koufi, de versets coraniques. De l’intérieur, on distingue
un plafond à alvéoles et des corniches colorées qui rappellent
l’architecture islamique de l’époque. Toutes possèdent le tombeau
de leur fondateur, exceptée la Madrassa al-Nasiriya, dont le fondateur
n’était autre que le sultan mamelouke lui-même, al-Nasser Hassan ibn-
Qalawun32 (1334-1361). Partout ailleurs dans la vieille ville de Tripoli, les
petites rues recèlent de bonnes adresses. Au détour d’une promenade,
on peut croiser des colonnes à chapiteau datant de l’époque byzantine,
dont celles qui se trouvent à El Mina ou à l’entrée du Souk des Tailleurs.
Les Hammams
Par ailleurs, la ville possède de nombreux établissements de bains
publics, ou hammams, qui se distinguent eux aussi par leurs coupoles
repérables de loin. Leurs voûtes sont quasi aériennes. Filtrée par les
couleurs vénitiennes de leurs vitraux, la lumière pénètre en demi-
teinte grâce à ces sphères en verre soufflé, donnant à ces lieux
une atmosphère au charme exquis et pittoresque. Des hammams
nombreux de la ville il n’en reste que six, dont seul le Hammam Al-

31
Les « Madrassas » ce sont les écoles coraniques construites par les Mamelouks.
Nombreuses sont les écoles coraniques dans la vieille ville. On en dénombre 23
dans l’ouvrage sur les Écoles et mosquées de la « Fayha’ » paru en 2003 par « la
Direction des Awkaf de Tripoli, édition bilingue anglais, dont les plus connues sont
Al-Shamsiya, Al-Nouriya, Al-Mardaniya, Al-Homsiya, Al-Quartawiya, Al-Nasiriya,
Al-Khatouniya, Al-Towashiya etc.
32
Al-Nasser Badr ad-Din ibn Muhamad ibn Qalawun régna comme sultan mamelouk
d’Égypte. Il régna une première fois de 1347 à 1351. Il fut déposé puis restauré sur
son trône en 1355 – NDLR.
82
Patrimoine et potentialités de Tripoli

Abed demeure fonctionnel. Les autres sont en cours ou en attente de


travaux de réhabilitation. Un des plus grands hammams de Tripoli et
du Liban, le Hammam ‘Ezz-Eddine a été récemment restauré, avec un
enduit qui assure la conservation de la pierre. Construit sur les restes
d’un hospice des Croisés, ce dont témoignent les inscriptions latines sur
ses portes, le hammam a été offert à la ville de Tripoli par le gouverneur
mamelouk ‘Ezz-Eddine Aybak au XIVe siècle. Il est appelé à devenir un
musée. Achevé en 1333, le Hammam al-Nouri est sans doute le plus
impressionnant de tous. Son bassin central, ses dômes et ses pavés
multicolores laissent entrevoir au visiteur contemporain le faste de son
passé. Aujourd’hui, ses grandes pièces sont complètement délaissées.
Le Hammam al Jadid (ou Nouveau Hammam), a été construit par le
Wali (gouverneur) ottoman de Tripoli Ibrahim Pacha al-Azem vers 1720.
Il est considéré comme l’un des plus majestueux hammams du Liban. Sa
porte monumentale est surmontée d’une chaîne rocheuse constituée
de cercles entrelacés qui ornent la pierre monolithe de son entrée.

La pension Al-Khankah
Niché dans l’une des vieilles bâtisses du quartier résidentiel de la place
Deftardar, ce monument unique au Liban est une pension pour veuves
et femmes déshéritées. À l’origine destiné à accueillir les soufis, Al-
Khanqah a été construit pendant la deuxième moitié du XVe siècle.
À l’intérieur du bâtiment, se trouve un patio avec, en son milieu, une
fontaine. De part et d’autre une enfilade de chambres et tout au bout
un tombeau qui serait celui de la fondatrice.

UN AVENIR PROMETTEUR ?

Une ville moderne


Mais la capitale du Nord est aussi une ville moderne, progressivement
construite, et qui ne cesse de s’étendre diminuant d’autant les vergers
et orangeraies qui la caractérisent. En quittant le centre économique
et historique, mieux connu sous le nom de Tall, on arrive sur l’axe
principal de la rue Azmi Bey, le « Haussman » tripolitain, éponyme du
gouverneur ottoman qui traça, en 1910, les axes de la ville nouvelle des
débuts du XXe siècle. Cette rue, à la pointe de la modernité de l’époque,
abrite les plus remarquables réalisations architecturales. Les belles
façades des immeubles qui la bordent ; mélangent harmonieusement
le style ottoman aux procédés de l’architecture européenne des
débuts du XXe siècle. Les styles qui se mélangent, dégagent un charme
83
Joumana CHAHAL TADMOURY

indiscutable qui reflète le raffinement de la tradition tripolitaine. La


Rue Azmi Bey pourrait devenir une rue à caractère patrimonial si ses
immeubles peuvent être sauvegardés.
Foire de Tripoli Maarad
Un des monuments les plus remarquables de la métropole nordique est
sans aucun doute l’œuvre du grand architecte brésilien Oscar Niemeyer,
qui a conçu, à l’image de la ville de Brazilia, la structure futuriste de
la foire internationale Rachid Karamé, à l’instar de celle de Damas.
Il est désolant de constater que rien ne se passe plus en ces lieux
depuis presque trente ans. Au pays de l’inachevé, la foire de Tripoli est
laissée à l’abandon tout comme sa gare et son aéroport. Les travaux
ont été inaugurés en 1962 et interrompus en 1975 du fait de la guerre,
durant laquelle les lieux ont servi de base militaire. Cette réalisation
s’inscrit dans la vision du président Fouad Chehab qui, dans les années
soixante, avait opté pour une politique de décentralisation. Symbole
d’un patrimoine en perdition, ce lieu nécessite un financement urgent
pour être réhabilité ; faute de quoi, un des plus beaux monuments du
patrimoine architectural du XXe siècle au Moyen-Orient, risque de ne
pas être retenu au sein du patrimoine mondial de l’Unesco.
Rien ne manque finalement à Tripoli pour qu’elle récupère sa splendeur
de jadis. Comment toutefois concrétiser ce désir et renouer avec ce
même passé ? Comment exploiter de manière créative tout un potentiel
enfoui sous le boisseau ? Pour relever le défi de la revalorisation du
patrimoine, divers acteurs de la société civile et des milieux académiques
s’attèlent sans relâche. Ainsi, Tripoli retrouvera sa place éminente
d’une ville sur la mare nostrum, la Méditerranée du vivre-ensemble. Par
une politique de développement durable, centrée sur la revalorisation
du patrimoine, l’éducation, une nouvelle dynamique économique, ainsi
que la bonne gouvernance, le gouvernement libanais sera à même de
pouvoir endiguer la précarité socio-économique qui constitue le terrain
privilégié de l’émergence de tous les extrémismes.

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