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000 personnes ont réussi ce type de passage en 2021,


tentent maintenant la traversée principalement via ces
Passeurs : comment les clans du nord de la
réseaux.
France se jouent des autorités
PAR ELISA PERRIGUEUR
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 15 DÉCEMBRE 2021

Une quarantaine de migrants s'apprêtent à traverser la Manche vers l'Angleterre sur un


canot pneumatique près de Wimereux, le 16 octobre 2021. © Photo Marc Sanye / AFP

Départ vers l'Angleterre sur un canot pneumatique,


Stratégie de la « saturation »
le 16 octobre 2021. © Photo Marc Sanye / AFP Leurs « clients », dans leur jargon, ont peu d’autres
Après le naufrage qui a fait 27 morts fin novembre, choix. Ils errent dans des conditions inhumaines
le ministre de l’intérieur a déclaré vouloir intensifier dans diverses « jungles », ces mini-camps du
la lutte contre les passeurs. Depuis deux décennies, littoral, quotidiennement détruits par les autorités. Les
ces réseaux ne cessent de déjouer les stratégies de migrants les plus pauvres tentent encore la traversée
surveillance. seuls, mais leur périple s’arrête vite. Côté français,
Dunkerque (Nord), Calais (Pas-de-Calais).– Les au moins un patrouilleur de la marine nationale et
lumières des navires brillent au loin sur le détroit deux vedettes de la gendarmerie maritime sillonnent
du Pas-de-Calais, où se rejoignent la Manche et la au large du détroit.
mer du Nord. Ce 11 décembre, c’est un temps clair Les trafiquants, eux, le savent et s’en accommodent.
à « small boats », surnom des bateaux semi-rigides Ils font partir plusieurs esquifs, au même moment,
surchargés d’exilés qui franchissent, depuis 2018, de différents points de la côte. Le 24 novembre, en
cette frontière de 40 kilomètres, malgré des courants parallèle d’un naufrage tragique au cours duquel 27
dangereux. Derrière ces départs se cachent différents réfugiés au moins sont morts en mer du Nord, 106
réseaux de passeurs concurrents, appâtés par le gain. exilés ont été secourus côté français, confirme la
Aujourd’hui, les groupes facturent les trajets entre préfecture de la Manche et de la mer du Nord. Cette
2000 et 3000 euros par personne (lire notre entretien technique dite de la « saturation » vise à faire diversion
avec le patron de l’Office central pour la répression pour qu’au moins une des embarcations file vers le
de l’immigration irrégulière). large.
Les petits groupes les plus puissants sont souvent « Les membres des réseaux s’adaptent à nos
d’origine kurde irakienne. Ils embarquent les surveillances policières qu’ils découvrent lorsqu’ils
exilés sur des « semi-rigides de mauvaise qualité sont en garde à vue, détaille une source policière
qui sont importés de Chine ou obtenus aux qui connaît bien ce terrain. La plupart sont des
enchères[des bateaux déclarés “épaves maritimes”– récidivistes, ils diffusent les informations à leur
ndlr]»,explique Alain Ledaguenel, président de la sortie de prison. » Depuis des années, la brigade
Société nationale de sauvetage en mer de Dunkerque, mobile de recherche (BMR) de Coquelles, une unité
marqué par ses nombreuses opérations de secours. «Il d’investigation de la police aux frontières (PAF),
y a deux ans, les exilés volaient des bateaux dans les traque ces réseaux. En filature, ses enquêteurs tentent
ports et tentaient eux-mêmes de traverser à 10-15 sans de prouver leurs trafics en localisant leurs téléphones,
payer. Mais les trafiquants ont flairé le juteux marché en identifiant les membres, leurs fourgons, etc.
et chargent les bateaux. » Les exilés, qui savent que 26

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Dans les cellules, chacun a un rôle : rabatteur, accommodant : on met tout le monde dans le même
transporteur de clients, livreur de bateaux, etc., sac »,s’indignel’avocat Me Kamel Abbas, qui a plaidé
révèlent les investigations. Les exilés ne connaissent dans ces affaires.
que leurs surnoms. Ils les rémunèrent généralement
par le paiement informel de la hawala. Des complices
des bandes, surnommés les « banquiers », souvent
postés à l’étranger, reçoivent par avance le montant
du trajet en liquide. Ils se portent garants auprès des
passeurs, le temps du périple. Les fortunes accumulées
sont ainsi loin du littoral français.
« Beaucoup sont d’anciens peshmergas qui ont Au fil des ans, la station-service de Total à Calais est devenue une forteresse. Elle
est aujourd'hui cernée de murs de béton pour empêcher l'entrée de candidats à l'exil,
des connexions, des jeunes qui viennent se faire qui veulent monter dans les camions. © Photo Elisa Perrigueur pour Mediapart
de l’argent. Il y en a certains qui ont plus de Les arrestations sont régulièrement mises en avant
responsabilités que d’autres, des intermédiaires qui par les différents ministères de l’intérieur, comme
font venir les Zodiac par exemple, mais on est loin symboles de la lutte contre les mafias. Au 30 novembre
des grands chefs à la Pablo Escobar, nuance une 2021, « 46 filières liées à l’immigration irrégulière
source anonyme, proche de ces milieux. Désormais, vers la Grande-Bretagne ont été démantelées »,
leurs gains flambent, car les bateaux partent chargés indique le service de communication de la police
de migrants, il y a bien plus de passages que par nationale. Le démantèlement consiste en l’arrestation
camions. » de membres d’un groupe, mais les chefs restent libres
En France, les peines encourues vont de cinq ans ferme la plupart du temps.
pour une aide à l’entrée et au séjour irréguliers en « Nous coupons les branches, mais le tronc reste,
bande organisée à dix, si le délit est effectué dans des l’arbre repousse tout le temps,compare la source
conditions dangereuses. Mais les passeurs interpellés policière. Ces réseaux se reforment en permanence. Ils
sont souvent ceuxqui rabattent ou transportent les savent que nos enquêtes démarrent en France, alors
exilés, et vivent souvent au sein des « jungles ». Ils ils ont maintenant des bases arrière, en Allemagne,
défilent dans les tribunaux du coin, racontant leurs aux Pays-Bas, en Belgique... Ils gagnent ainsi du
parcours, en comparution immédiate pour la plupart. temps sur les investigations. » De fait, les réseaux
Ces jeunes hommes se défendent en disant être eux- se professionnalisent et s’élargissent après deux
mêmes des migrants payant leur passage aux mafias, décennies dans le nord de la France.
comme le relatait un prévenu syrien le 6 décembre De la « guerre des parkings » au contrôle du
dernier, à la barre du tribunal de Boulogne-sur-Mer. littoral
Celui-ci disait aussi sa « peur des trafiquants ». Aux
Ce système a en effet émergé dans les années 1990,
yeux de la justice, ils sont passeurs. Pour leurs avocats,
après l’ouverture du Tunnel sous la Manche. Les
ce sont des petites mains des mafias. « Cette notion
pionniers sont des groupes de passeurs d’origine
de passeur ne veut plus rien dire, c’est un terme
albanaise, qui organisent les traversées de réfugiés
venus du Kosovo en guerre. Les réseaux kurdes
irakiens ne tardent pas à les imiter.
À cette période, ils maîtrisent les routes plus que
les littoraux. C’est l’ère du « passage camion ».
L’Eurotunnel et le port de Calais sont les principales
portes d’entrée de l’Angleterre. Contre des milliers
d’euros, les réseaux dissimulent les exilés dans les

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poids lourds, à l’insu des routiers. Les groupes forteresses entourées de pas moins de 70 kilomètres de
s’arrachent les parkings le long des autoroutes A16, grillages anti-intrusion et de clôtures, calcule La Voix
A26, A28 qui mènent à Calais… Contrôler une aire du Nord.
d’autoroute, c’est en effet s’assurer des fortunes en La préfecture ferme les parkings des stations
ayant le choix des camions pour cacher les migrants. d’autoroute à la chaîne, autour de Calais. Mais
Dans les années 2000, les affrontements entre groupes les groupes s’adaptent. Ils conduisent les exilés
albanais, kurdes, vietnamiens sont légion. La carte de jusque dans le département de la Somme ou en
ces territoires se redessine en permanence. Belgique voisine. Les tarifs flambent en fonction de
En 2017, ce sont des clans rivaux venus de la complexité du « service ». Le passage est estimé
villes du Kurdistan irakien comme Chamchamal, aujourd’hui entre 4000 et 6000 euros par tête, ou à
Souleimaniye, Halabja, Ranya, Erbil… qui règnent 10 000 euros pour le forfait dit « garanti », avec la
alternativement sur ces parkings, rappelait la PAF dans complicité du chauffeur routier.
notre précédente enquête. Ces verrouillages progressifs semblent avoir poussé
les migrants à tenter le passage clandestin vers
l’Angleterre par la mer. « Partout en Europe, cette
politique de fermeture des frontières alimente le
business de ces réseaux. La seule solution est d’ouvrir
des voies légales pour les demandeurs d’asile »,
martèle Damien Carême, ancien maire écologiste de
la ville de Grande-Synthe, où un camp avait été érigé
Le port de Calais est devenu au fil des ans une forteresse cernée de grillages et
barbelés "anti-intrusion". La "Voix Du Nord" affirme qu'il y
en 2016.
a aujourd'hui 70 kilomètres de grillages autour du port et de l'Eurotunnel, principales
portes d'entrée de la Grande-Bretagne. © Photo Elisa Perrigueur pour Mediapart
Dans les discours des gouvernements français et
britannique, la lutte contre les réseaux de passeurs
Au fil du temps, les nouveaux réseaux sociaux leur
est vendue comme solution au phénomène migratoire,
donnent l’occasion de faire davantage de marketing.
sans qu’il ne soit réellement question de l’asile. Le
«Ils s’offrent des chanteurs au Kurdistan irakien pour
traité de Sandhurst, ratifié par Londres et Paris en
faire de la promotion auprès de leurs futurs clients et
2018, confirme la tendance sécuritaire, en misant sur
les diffusent sur Facebook », dit la source policière, à
la surveillance, à coups de millions d’euros.
l’instar des narcocorridos, ces chansons qui vantent les
faits d’armes des barons de la drogue. Plus récemment, « L’argent va à la répression plus qu’à l’accueil,
un Kurde irakien, jugé le 6 décembre à Boulogne-sur- cela ne fonctionne pas,renchérit Me Marie-Hélène
Mer, se filmait face à la Manche, louant ses traversées Calonne, avocate à Boulogne-sur-Mer. On imagine
sur le réseau TikTok. que les points de départs se déplaceront au gré
Ces passages n’ont jamais été sans danger pour les des surveillances, comme cela a déjà été le cas. »
exilés. En mai 2019, Mawda, une fillette kurde, avait Après avoir démarré autour de Calais en 2018, les
ainsi été tuée d’une balle par la police belge lors tentatives de départ en bateau s’étaient déportées au
d’une course poursuite, lors d’un de ces trajets depuis large de Dunkerque, lieu du naufrage du 24 novembre.
la France. Pour tenter d’endiguer le trafic, le Tunnel En octobre, plusieurs réfugiés avaient également été
sous la Manche et le port de Calais sont devenus des secourus au large de Zeebruges, bien plus loin au
large de la Belgique.

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