Moncef Marzouki L Invention D Une Democratie 2
Moncef Marzouki L Invention D Une Democratie 2
Moncef Marzouki L Invention D Une Democratie 2
Marzouki
L'invention
d'une démocratie
Les leçons
de l'expérience
tunisienne
Avril 2013
LA DÉCOUVERTE
Anonymous
Cahiers libres
Du même auteur (en langue française)
L'invention
d'une démocratie
Les leçons
de l'expérience tunisienne
l . a Découverte
9 bis, rue Abel-Hovelacque
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ISBN 978-2-7071-7586-1
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teur.
tous mes autres frères et sœurs ont fait leur vie sans jamais
s'en mêler. Mohamed Ali a été le souffre-douleur de Ben Ali :
le régime l'accusait à tort d'être membre d'Ennahda et le
mettait en prison chaque fois qu'ils avaient quelque chose
à me reprocher et qu'ils ne pouvaient m'atteindre. La façon
dont il a été traité à cause de mon activisme politique a
constitué mon plus lourd problème de conscience pendant
toutes ces années.
]'avais- et je garde encore un peu aujourd'hui -la
vision très désabusée de la politique que mon père m'avait
inculquée. Mais, en même temps, je voyais bien qu'il s'était
engagé et qu'il ne regrettait pas cet engagement pour l'indé-
pendance et une Tunisie libre.
Espionné en permanence
Ils l'ont soulevée et secouée: j'ai cru que nous allions tous y
passer, avec tous ces enragés en train de casser les vitres, de
m'accuser d'être un traître, «vendu à Israël». Brusque-
ment, il y a eu un coup de sifflet et toute cette foule enragée
s'est évaporée d'un seul coup. Je suis rentré à Tunis en pen-
sant que je n'allais plus pouvoir faire un geste sans risquer
la violence physique. Je réalisais que ce régime n'avait plus
aucune retenue, qu'il était capable de me tuer. C'est ce qu'ils
ont essayé de faire au moins à deux reprises.
La première fois, c'était sur la route de Douz. j'étais
bizarrement obligé de remettre sans cesse de l'essence dans
le réservoir. Je m'arrête alors à un garage. L'employé ouvre
le capot et me montre une espèce de durite en caoutchouc,
sciée de telle sorte que l'essence giclait sur le moteur. Il m'a
dit:« Vous avez eu beaucoup de chance que le moteur ne
prenne pas immédiatement feu et de ne pas être mort dans
l'incendie de votre voiture.» La seconde tentative s'est pro-
duite lorsque j'ai laissé ma voiture à un garagiste de Tunis,
pour une énième réparation. Lorsque je suis revenu la cher-
cher, le garagiste, blême, me dit : « Faites très attention. Des
flics sont venus et m'ont demandé de desserrer les écrous.
j'ai dû leur affirmer que je le ferais, mais je vous préviens. »
La seule chose qu'ils avaient négligée, c'est que cet homme
était un parent de ma tante et qu'il avait donc refusé d'obéir
aux ordres, au risque de se mettre en danger lui~même.
Après cela, j'ai renoncé à prendre ma voiture et j'ai cir-
culé exclusivement en train. Je ne sais pas s'il n'y a pas eu
d'autres tentatives d'assassinat. Les deux dont je suis certain
ont échoué à la fois parce que les organisateurs étaient stu-
pides et parce que le régime a voulu maquiller une tentative
de meurtre en accident. Contrairement aux dictatures
syrienne ou birmane, la Tunisie était une dictature très hypo-
crite qui prétendait être un État de droit, une démocratie.
28 1 L'invention d'une démocratie
Un moment historique
L'importance de réconcilier
les Tunisiens avec leur histoire
La difficile réforme
de l'institution judiciaire
Le fondement essentiel
des droits économiques et sociaux
Est-il alors possible de bâtir, en Tunisie, une
démocratie avec des mécanismes de lutte contre la corrup-
tion plus efficaces ? Pouvons-nous inventer une démocratie
dans laquelle les politiques ne seraient plus tributaires de la
puissance de l'argent? Peut-on imaginer un système poli-
tique respectueux des volontés du peuple, qui ne se réduise
pas aux élections et ne soit pas tributaire d'un vote démago-
gique et populiste? Peut-on construire une démocratie où
les droits politiques et les droits socioéconomiques seraient
inséparables? Peut-on réduire l'écart entre démocratie for-
melle et démocratie réelle ?
Il n'est pas facile de répondre à ces questions, mais il
n'est pas inconcevable que les Arabes, qui arrivent tardive-
ment dans le processus démocratique, soient ceux qui par-
viendront à porter plus loin les expérimentations en la
matière. Nous n'appliquerons pas, en Tunisie, une formule
toute faite : notre Constitution ne sera pas un décalque des
Créer une démocratie du xxr siècle 1 57
Protéger la démocratie
contre ses failles et ses excès
la tête dans les épaules, mais, depuis qu'ils ont vu que cette
révolution ne dresserait pas de gibets, ils ont ressorti leurs
griffes. Reste que cette liberté totale de la presse, même si elle
est utilisée par des gens véreux qui se mobilisent pour faire
échouer la révolution, vaut mieux que la situation anté-
rieure. C'est pour cela que le processus démocratique doit
allier doigté et patience, afin que ces réseaux ne puissent pas
déstabiliser les institutions de transition.
1 Voir <WWW.opengov.tn>.
Créer une démocratie du xxr siècle 1 65
Le rôle fondateur
de la « Déclaration de Tunis » de 2003
1er mai. La nuit d'avant, je n'ai pas fermé l'œil, parce que je
craignais que les agents tirent sur la foule et qu'il y ait des
morts. Je savais que si l'inacceptable se produisait, il fau-
drait démissionner et tout recommencer à zéro. Nous avions
eu beau rappeler que la plupart des gens qui lançaient ces
appels au renversement de la troïka étaient des ennemis de
la révolution, désirant précipiter le pays dans le chaos, le
risque de dérapage n'en était pas moins réel. Mais le 1er mai
a été, finalement, une formidable fête de fraternité, un
moment magnifique et tous ceux qui voulaient mettre le
pays à feu et à sang en ont été pour leurs frais.
La deuxième fois où j'ai pensé que notre fragile édifice
pouvait s'effondrer, ce fut le 14 septembre 2012, lorsque
l'ambassade américaine à Tunis a été attaquée. J'ai reçu deux
appels d'Hillary Clinton, qui me demandait d'intervenir de
toute urgence. Un vrai cauchemar. Je craignais qu'on se
retrouve dans la même situation qu'en Libye, où l'ambassa-
deur américain avait été assassiné trois jours plus tôt. Les
Tunisiens sont un peuple hospitalier et ces gens, qui se trou-
vaient sous notre protection, étaient menacés de mort par
des extrémistes fanatisés. La réaction de ces derniers contre
la diffusion sur Internet d'un extrait du film islamophobe
Innocence of Muslims était aussi stupide qu'absurde,
puisqu'ils s'en prenaient aux représentants d'un gouverne-
ment qui avait lui-même protesté contre le pyromane à
l'origine de cette offense au Prophète. Mais elle était très
dangereuse, et nous sommes passés tout près du gouffre. Les
forces de l'ordre ont été dépassées et ont laissé les manifes-
tants s'approcher de l'ambassade. Elles ont perdu le contrôle
et c'est alors que j'ai dû prendre la décision d'envoyer la
Garde républicaine cantonnée à la présidence. Heureuse-
ment, ces hommes sont parvenus à dégager l'ambassade et
à arrêter les agitateurs. Je ne sais pas comment les choses
La révolution tunisienne ne sera pas<< confisquée» 109
L'égalité hommes-femmes:
un enjeu fondamental
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Une économie pour tous
Énergie et tourisme :
les ressources du soleil
jouer son rôle, cet État ne doit pas être trop bureaucratique
et ne doit pas non plus se limiter à l'administration des
affaires publiques. Il faut un État de droit puissant qui soit
un acteur du développement économique, en investissant
dans les infrastructures nécessaires et en orientant les flux
d'investissements par des aides ou des exonérations de
taxes. Je ne crois pas à la« main invisible» du marché, mais
à l'action visible, transparente et efficace de l'État. Nous
avons connu l'incompétence et le détournement de la puis-
sance publique, mais ce n'est pas une raison pour nous rési-
gner à l'impuissance publique.
Cela suppose que l'État n'hésite pas à percevoir des
taxes et des impôts repensés, pour permettre à la fois l'initia-
tive individuelle et entrepreneuriale et la redistribution
sociale. Cela suppose aussi d'engager de grands investisse-
ments d'avenir, que ce soit dans les infrastructures maté-
rielles, comme l'énergie, ou immatérielles, comme
l'éducation. Cela exige enfin de mettre en place les institu-
tions judiciaires, administratives ou sécuritaires qui permet-
tront de faire exister un véritable État de droit, jouant son
rôle stabilisateur entre les appétits féroces des uns et des
autres. Je ne demande pas pour autant aux entreprises de
devenir « sociales ». Leur objectif est certes de faire des
profits, mais elles ont aussi le devoir de s'intéresser aux
conditions d'existence de la société au sein de laquelle elles
se développent : elles doivent introduire dans leurs objectifs
une dimension de responsabilité sociale. De nombreux
entrepreneurs et patrons partagent d'ailleurs cette idée
qu'ils vivent dans un pays auquel ils doivent d'exister.
Une société et une économie postrévolutionnaires ne
doivent certainement pas être entièrement étatisées: on a
vu les dégâts que cela peut provoquer. Mais leurs acteurs
doivent être conscients que leur but unique ne peut être de
Une économie pour tous 1 139
faire de l'argent sur le dos des uns ou des autres. Notre pays
a besoin d'un État fort, ni autoritaire ni absent ou docile,
tirant sa force du fait d'être au service de la population. C'est
seulement ainsi qu'il sera possible d'orienter l'économie
pour qu'elle profite à tous, et pas seulement à une minorité.
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Une organisation sociale
au service de tous
Au-delà du panarabisme,
réinventer l'union des peuples arabes
Partout dans le monde, les ensembles régio-
naux tendent à se fédérer, à accélérer leur développement
social et économique en commun, alors que nous restons
complètement à l'écart de ce processus. Pourtant, l'intégra-
tion régionale est une condition fondamentale du dévelop-
pement. Le monde entier l'a compris, sauf le Maghreb et le
monde arabe, encore une fois pour cause de dictatures.
Chaque dictateur considérait son pays comme sa propriété
privée et se comportait comme un propriétaire terrien. Les
dictateurs étaient donc incapables de tisser des liens solides
entre voisins. Quand le Baas a pris le pouvoir à la fois en Irak
et en Syrie dans les années 1960, alors qu'il s'agissait du
même parti et de surcroît panarabe, cela n'a en rien accé-
léré l'intégration, comme en attestera la haine entre Hafez
El-Assad et Saddam Hussein.
Aujourd'hui, avec la fin des dictatures en Libye, en
Égypte et en Tunisie, et les transformations du Maroc et de
l'Algérie, les barrières sont tombées. La Tunisie n'a d'avenir
que dans l'union du Maghreb, d'autant que ses régions les
plus pauvres, à l'ouest et au sud, sont limitrophes avec
l'Algérie et avec la Libye. Pour ces régions, les frontières
constituent un obstacle physique au développement. Les
Tunisiens du Sud ont besoin de l'espace libyen, ceux de
l'Ouest de l'espace algérien, et cela vaut également de l'autre
côté de la frontière. Les dictatures ont empêché des pro-
cessus quasiment physiologiques de rapprochement et il
s'agit maintenant de relancer une machine qui réponde aux
impératifs de la géographie et de l'économie.
La réalisation de cette union maghrébine, on le sait, se
heurte au conflit entre l'Algérie et le Maroc à propos du
La géopolitique des printemps arabes 153
Le défi africain
Le défi européen :
le Maghreb comme une chance
Le 6 février 2013, j'ai prononcé un discours
devant le Parlement européen à Strasbourg. C'était un
moment important, à la fois personnellement et politique-
ment. Strasbourg incarne l'image d'une construction euro-
péenne qui pourrait servir de modèle pour le Maghreb et le
monde arabe, et c'est aussi une ville chère à mon cœur, où
j'ai passé les plus belles années de ma vie- mes filles y sont
nées.
Construire une Méditerranée démocratique 1 171
1. Un parcours politique 13
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