Alicja
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Alicja Rychlewska-Delimat
Université Pédagogique de Cracovie, Pologne
Résumé : Le conte philosophique s’avère, pour Voltaire, le moyen le plus efficace pour présenter
ses idées. Le conte voltairien incarne tous les traits du récit parabolique : brièveté, simplicité,
schématisme de la narration et des personnages, but moral ou didactique. Aux interrogations
qu’il formule, Voltaire ne donne pas de réponses directes, mais il propose un enseignement par la
parabole qui s’adresse à l’intelligence du lecteur et lui laisse la liberté de découvrir et d’interpréter
le sens des récits. L’objectif de cet article sera de dégager les messages philosophiques que Voltaire
fait passer à travers le récit de ses contes, à l’exemple de « La Petite digression ».
L’œuvre de Voltaire est marquée par la double vocation de l’auteur : celle de l’écrivain
et celle du philosophe. Au Siècle des Lumières d’ailleurs, rares sont les littéraires qui ne
soient en même temps philosophes, quelque large et ambiguë que cette notion paraisse.
Certes, l’œuvre de Voltaire est une œuvre militante, engagée – toutes les grandes
questions qui préoccupaient l’homme du Siècle des Lumières y trouvent leur écho. Auteur
des Lettres philosophiques, du Traité sur la tolérance, du Traité de métaphysique et de
tant d’autres écrits essentiellement philosophiques, Voltaire atteint les sommets de son
talent avec le conte philosophique, forme que lui-même considérait comme mineure,
mais qui s’est avérée être particulièrement efficace pour communiquer sa pensée. Le
conte, dont Voltaire est réputé l’inventeur, est ainsi une sorte d’apologue dans lequel
le message philosophique ou moral apparaît sous les traits d’un récit parabolique.
L’apologue étant un court récit à visée didactique et argumentative, il est une forme
prochement apparentée, et souvent même identifiée à la parabole (Sławiński, 1988 :
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37). Selon Littré, la parabole est un apologue contenu dans l’Écriture sainte1. Aussi,
dans les ouvrages critiques consacrés au conte voltairien, les notions de « parabole »
et d’« apologue » sont employées synonymiquement2. En tant que parabole, le conte
voltairien illustre sous une forme romancée une idée ou une thèse qui n’apparaît qu’au
« second degré » et qui attend d’être interprétée, « déchiffrée » par le lecteur averti.
Celui-ci doit faire abstraction de la situation du récit, particulière et individuelle, et
se former une idée de caractère général, souvent allégorique, qui vient « de haut »
(Durand, 1964). Et le récit prend alors les dimensions d’un genre. Le sens allégorique
de la parabole est souligné surtout par les poétiques traditionnelles (Sławiński, 1988 :
412). Selon la conception de la poétique cognitive, la parabole, qui est la projection
de l’histoire, devient une représentation de la signification de l’œuvre. La poétique
cognitive conçoit les personnages et la narration parabolique comme emblèmes d’une
réalité extérieure à l’univers de l’œuvre (Stockwell, 2006 : 180). Les personnages de
Voltaire, tels Candide, Memnon, Zadig ou l’Ingénu, réduits à une qualité, se prêtent
bien à une telle lecture – chacun serait l’emblème d’une idée. La parabole relève d’un
discours métaphorique. Porteuse d’un sens nouveau, elle évoque, au-delà du récit, une
réalité et un sens supérieurs, renvoie aux idées et aux vérités morales de caractère
universel. L’enseignement par la parabole, utilisé largement dans l’écriture biblique,
est ainsi la « traduction » de cet ordre supérieur en termes communs, familiers et
accessibles à l’esprit.
L’analyse du langage dont se sert la parabole exige des instruments spécifiques, car
l’étude des paraboles est une herméneutique qui doit tenir compte du caractère du texte
(biblique, philosophique, etc.). Selon les règles de l’herméneutique, on doit en premier
lieu comprendre le texte, ensuite l’expliquer, pour pouvoir enfin l’interpréter (Ricœur,
1965). Le conte voltairien est beaucoup plus qu’un conte tout court ; le qualificatif
« philosophique » qui l’accompagne le situe dans le domaine de la science philosophique.
En décrivant les aventures les plus burlesques de ses personnages fantoches, Voltaire
dirige l’attention du lecteur vers les territoires de la philosophie et fait appel à son
intelligence. Ainsi, le conte voltairien présente-t-il à la fois un intérêt littéraire et un
enjeu philosophique – la littérature et la philosophie se rejoignent sur le terrain du
conte et demeurent en étroite communion. C’est particulièrement pertinent pour le
XVIIIe siècle, mais ce lien semble être légitime en toute époque. Les postmodernistes ne
voient même pas de différence entre les deux disciplines, estimant que la philosophie
est un art et la littérature – une philosophie (par exemple : Derrida, 1967). En fait, il
n’y a pas de science plus proche de la littérature que la philosophie. Car la philosophie
conserve toujours son aspect littéraire, la littérature est souvent porteuse de vérités
philosophiques et nous permet, au même titre que la philosophie, de comprendre le
monde. La fonction cognitive du discours littéraire n’est pour autant qu’implicite car la
description de l’univers fictif n’est pas importante en elle-même – dans l’intention de
l’auteur, cet univers représente et communique les vérités sur le monde réel qui doivent
être interprétées dans le cadre du processus de généralisation. L’écrivain se comporte
ainsi comme un philosophe qui ne fait que choisir la forme littéraire pour véhiculer la
substance philosophique.
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Le conte philosophique voltairien comme apologue
La parabole est le récit métaphorique par excellence, elle ne supporte pas l’explicite et
la littéralité. Ricœur considère la parabole comme un mode de discours qui applique à
sa forme narrative un processus de métaphorisation. Mais dans la parabole le transfert
de sens s’effectue non pas au niveau des termes, mais au niveau de l’ensemble de la
narration. Il s’agit pour le lecteur-exégète d’accéder au sens profond et caché du récit
et à l’enseignement proposé par l’auteur. Les procédés purement artistiques servent à
traduire une réalité et à communiquer une vérité. Ainsi, les contes voltairiens peuvent-
ils être considérés comme la transposition métaphorique des sens philosophiques et
c’est dans ce sens que nous voudrions conduire nos analyses.
Voltaire – écrivain et philosophe, Voltaire – prédicateur met tout son art au service de
l’idée : « les contes voltairiens représentent par excellence le lieu de son engagement
littéraire » – écrit Benoît Denis (2000 : 142).
Voltaire est considéré comme le père du conte philosophique, même s’il n’a jamais
utilisé ce terme pour désigner ses œuvres. Il compose ses premiers contes tardivement,
pour amuser la société mondaine qu’il fréquente, et bientôt il s’avère qu’il a trouvé la
forme la plus appropriée pour exprimer ses idées. L’écriture voltairienne possède tous
les traits du discours parabolique : brièveté, simplicité, schématisme de la narration
et des personnages3, but didactique, sens caché. Par le biais des histoires plaisantes,
voire même comiques, souvent sous le voile oriental, Voltaire apporte un enseignement
sur la condition de l’homme. « Le conte voltairien est né d’une expérience et d’une
inquiétude » – écrit Jean Ehrard, (1974 : 259) invitant à analyser l’évolution de la
pensée de Voltaire et à situer son œuvre dans le contexte de sa biographie. Ayant fait
l’expérience du mal, Voltaire n’a jamais cessé d’être sensible à son omniprésence
et à son absurdité. De Zadig à l’Ingénu, le thème du mal revient ainsi que celui du
bonheur. Dans ses contes, le philosophe traite des problèmes sociaux et politiques
tels que l’intolérance, l’injustice, l’inégalité, il pose en outre des questions d’ordre
métaphysique, questions fondamentales sur le sens de la vie de l’homme, la nature
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du bien et du mal, l’existence de Dieu, l’ordre de l’univers, etc. On peut voir dans les
contes voltairiens deux dimensions – l’une, négative et « destructrice », celle de la
critique et la dénonciation, et l’autre – positive et « éducatrice » qui veut enseigner et
proposer une morale. Il semble que Voltaire est conscient du pouvoir didactique de ses
contes. Il les traite comme des œuvres militantes, au point d’en refuser quelquefois la
paternité par crainte de la censure et pour éviter d’éventuelles persécutions. Et il fait dire
à ses personnages : « s’il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l’emblème de
la vérité ! » (L’Ingénu, chap.11). « Je veux qu’un conte soit fondé sur la vraisemblance, et
qu’il ne ressemble pas toujours à un rêve. (...) Je voudrais surtout que, sous le voile de la
fable, il laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au vulgaire. »
(Le Taureau blanc, chap.9). On a l’impression que Voltaire évoque ici les traits spécifiques
de la parabole soulignés par la poétique cognitive (l’emblème, la fable, etc.).
Dans cette communication, nous nous sommes proposé de présenter, à titre d’exemple,
un texte de Voltaire qui non seulement relève, comme presque tous ses contes, du
récit parabolique, mais qui peut être perçu comme une parabole par excellence. Le
conte intitulé La Petite digression (1766) dans l’édition de Kehl portait le titre moins
énigmatique Les Aveugles juges des couleurs. De dimensions très brèves, le conte met
en scène une histoire simple : les Quinze-Vingts4, qui « dans les commencements (...)
étaient tous égaux »5, menaient une vie tranquille et heureuse, jusqu’au jour où l’un de
leurs professeurs, prétendant « avoir des notions claires sur le sens de la vue », s’est
mis à « juger souverainement des couleurs ». Décidant arbitrairement de la couleur
des habits des Quinze-Vingts, le dictateur-fanatique provoque le désordre dans cette
communauté jusqu’alors raisonnable et vivant dans l’harmonie, et l’expose au ridicule.
Enfin, « la concorde ne fut rétablie que lorsqu’il fut permis à tous les Quinze-Vingts de
suspendre leur jugement sur la couleur de leurs habits ».
Arrêtons-nous tout d’abord sur la construction de cet apologue, avant d’en interpréter
le message. Ce conte n’est pas typique pour le genre et se distingue plutôt par son
originalité. A la différence des autres contes de Voltaire, celui-ci ne raconte pas
les aventures d’un héros, mais présente l’histoire d’une petite société. Il n’y a pas
d’intrigue à proprement parler, pas de dialogue – au lieu d’un récit d’aventures
mouvementées, l’auteur nous fournit une petite anecdote. Il ne met pas en scène un
personnage individualisé, comme le voudrait la poétique de la parabole6 – son héros est,
pour ainsi dire, « collectif ». Très sobre en images par rapport aux autres contes, simple
dans son organisation narrative, La Petite digression n’en reste pas moins suggestive
et convaincante dans l’illustration d’un concept philosophique. L’ironie, ce procédé
majeur cher à Voltaire, s’avère ici une arme particulièrement efficace pour dénoncer
l’absurdité du monde : « les esprits forts (...) se laissaient séduire par les opinions
erronées de ceux qui avaient des yeux » ; ou : « le dictateur, pour les apaiser, rendit un
arrêt par lequel tous leurs habits étaient rouges » – l’apparente objectivité et neutralité
de ces constats ne fait que souligner le non-sens du décret du dictateur. Le discours
ironique est un procédé polémique. L’ironie voltairienne a toujours une visée satirique
et elle est révélatrice d’une idée. Elle n’est donc pas uniquement une affaire de style,
plus qu’un simple procédé rhétorique, elle participe du message didactique et devient
en quelque sorte « instrument de propagande philosophique ». Même si elle ne s’inscrit
pas dans la poétique de la parabole, l’ironie sert ici à mettre en relief le sens général
du conte : ce monde « à rebours » est gouverné par des intrigants et des ignorants et les
valeurs humaines sont imposées par des gens sans valeurs.
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Le conte philosophique voltairien comme apologue
Ce court apologue se termine cependant sur une note désabusée : « un sourd, en lisant
cette petite histoire, avoua que les aveugles avaient eu tort de juger des couleurs; mais
il resta ferme dans l’opinion qu’il n’appartient qu’aux sourds de juger de la musique » –
cette pointe ironique apporte une réflexion sur la nature humaine : l’homme ne cessera
jamais de chercher à explorer les régions qui, par définition, lui sont entièrement
inaccessibles et à expliquer ce qui échappe à son entendement.
A la différence des autres contes dont les héros discutent du « mal physique et du mal
moral », de la « sagesse » ou du « destin », dans La Petite digression aucun terme ne
renvoie explicitement au vocabulaire philosophique. Aucun personnage n’incarne une
position philosophique quelconque. La parabole est pure – l’extrême « condensation »
d’une vérité métaphysique. Le procédé parabolique consiste ici en la métaphorisation :
la vue symbolise la compréhension, la connaissance et la raison humaine. Le message
métaphorique du conte est clair : nous sommes tous « aveugles » s’il s’agit des grandes
questions métaphysiques et notre entendement ne peut dépasser les étroites bornes de
notre perception sensuelle. Toute notre intelligence se réduit ainsi à céder à nos sens.
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Synergies Pologne n° 8 - 2011 pp. 63-68
Pour conclure nos considérations, citons des paroles de Voltaire qui soulignent cet échec
de la métaphysique et qui peuvent être un commentaire au conte. Dans le chapitre III
du Traité de métaphysique, Voltaire dit : « Les égarements de tous ceux qui ont voulu
approfondir ce qui est impénétrable pour nous doivent nous apprendre à ne vouloir pas
franchir les limites de notre nature. La vraie philosophie est de savoir s’arrêter où il
faut, et de ne jamais marcher qu’avec un guide sûr. Il reste assez de terrain à parcourir
sans voyager dans les espaces imaginaires8 ».
Notes
1
Cité d’après: http://francois.gannaz.free.fr/Littre (consulté le 22.05.2010).
2
L’article n’ayant pas un caractère théorique, nous nous dispensons de développer une réflexion théorique.
3
Qui pourtant prennent souvent des traits individuels.
4
Il s’agit de l’hospice parisien des Quinze-Vingts pour les aveugles.
5
Toutes les citations viennent de: Voltaire, 1972. Candide et autres contes. Tome I., Paris: Librairie Générale
Française.
6
Bien sûr si l’on ne traite pas l’habit blanc comme un élément de l’individualisation.
7
Travaillons sans raisonner, (...) c’est le seul moyen de rendre la vie supportable. (chap.XXX).
8
Cité d’après: http://www.voltaire-integral.com/Html/22/12_Metaphysique.html (consulté le 22.05.2010).
Bibliographie
Denis, B., 2000. Littérature et engagement, de Pascal à Sartre. Paris : Seuil.
Głowiński, M., Sławiński, J. (red.), 1982. Wypowiedź literacka a wypowiedź filozoficzna. Wrocław :
Zakład Narodowy im Ossolińskich.
Goulemot, J.-M., 1989. La littérature des Lumières en toutes lettres. Paris: Bordas.
Goulemot, J.-M., 2008. « Seul le XXe siècle le prit en contes ». Le Magazine Littéraire, no 478, pp. 72–73.
Ricœur, P., 1965. Le conflit des interprétations. Essai d’herméneutique. Paris : Seuil
Sławiński, J. (red.), 1988. Słownik terminów literackich. Wrocław : Zakład Narodowy im. Ossolińskich.
Voltaire, 1972. Candide et autres contes. Tome I., Zadig et autres contes. Tome II. Paris: Librairie
Générale Française.
http://francois.gannaz.free.fr/Littre
http://www.voltaire–integral.com/Html
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