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Le Vendeur

et le Millionnaire
Du même auteur
chez Québec Amérique

Miami, roman, Montréal, 2001.


Conseils à un jeune romancier, roman, Montréal, 2000.
Le Cadeau du millionnaire, roman, Montréal, 1998.
Les Hommes du zoo, roman, Montréal, 1998.
Le Millionnaire, roman, Montréal, 1997.
Le Livre de ma femme, roman, Montréal, 1997.
Le Golfeur et le Millionnaire, roman, Montréal, 1996.
Le Psychiatre, roman, Montréal, 1995.
Le Vendeur
et le Millionnaire
Un conte sur le Jeu de la Vie

MARC FISHER

QUÉBEC AMÉRIQUE
Données de catalogage avant publication (Canada)

Fisher, Marc
Le Vendeur et le Millionnaire
(Tous continents)
ISBN 978-2-7644-0221-4 (Version imprimée)
ISBN 978-2-7644-2111-6 (PDF)
ISBN 978-2-7644-2112-3 (EPUB)

I. Titre. II. Collection.


PS8581.O24V46 2003 C843’.54 C2003-940136-7
PS9581.O24V46 2003
PQ3919.2.P64V46 2003

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Dépôt légal : 1er trimestre 2003


Bibliothèque nationale du Québec
Bibliothèque nationale du Canada

Mise en pages : André Vallée


Révision linguistique : Diane Martin

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés

© 2003 Éditions Québec Amérique inc.


www.quebec-amerique.com
1

Il y a de ces jours où mieux vaudrait ne s’être


jamais levé. On dirait que les circonstances, les êtres
que l’on rencontre se sont secrètement ligués pour
empoisonner notre existence. Le bouclier invisible de
notre chance semble s’être abaissé tout à coup, et
alors n’importe quoi peut arriver : un accident de
voiture, une mauvaise nouvelle, une maladie...
C’est un de ces matins apparemment néfastes – en
supposant bien entendu qu’il y ait des jours fastes et
des jours néfastes – que vécut Simon Martin en ce
lundi pluvieux du mois de mai.
Son réveil ne sonna pas – ou à tout le moins
Simon ne l’entendit pas. Ce fut son chien Max, un
mignon petit lhassa apso, qui l’arracha à la torpeur de
son sommeil. L’animal ne se souciait pas tant que son
maître fût en retard pour son travail : il lui réclamait
tout simplement sa pitance. D’ailleurs en vain, car
lorsque Simon vit enfin l’heure, il ne se laissa pas
attendrir par son chien, ne prit même pas le temps de
se doucher, endossa le premier costume qui lui tomba
sous la main, fourra dans sa serviette les dossiers dans
lesquels il s’était absorbé jusque tard la veille et sortit
sans vérifier le temps qu’il faisait : or il pleuvait.
Il n’avait pas le temps de remonter passer un imper-
méable ou prendre un parapluie. De toute manière, il
n’était pas garé très loin. Il se couvrit la tête avec sa
serviette, courut vers sa voiture. Au moment où il
l’atteignait avec soulagement, il perdit quelques
secondes à trouver ses clés et un conducteur distrait
l’éclaboussa copieusement. Simon laissa échapper un
juron. Un costume qu’il venait de faire presser et des
chaussures toutes neuves !
Il monta dans sa voiture, une belle Audi A4 grise
qui, lui semblait-il, convenait bien à un homme de
son âge, un homme de quarante-deux ans qui en parais-
sait à peine trente-cinq, avec son absence presque
complète de cheveux gris, un visage pratiquement
dépourvu de rides, et une taille, une énergie de jeune
homme.
Décidément, la journée commençait mal. Il aurait
dû rester au lit, d’autant qu’il avait éprouvé une
légère lassitude au réveil. Il est vrai qu’il avait dormi
médiocrement. Un cauchemar dont il n’aurait pas
gardé le souvenir avait-il gâché son sommeil ? Ou
était-ce l’absence de sa femme ? Elle avait passé la nuit
chez une amie de Saint-Sauveur – il habitait Montréal
– et comme il n’était pas accoutumé de dormir seul...
Il voulut se raser – il gardait son rasoir Braun dans
sa voiture parce qu’il considérait que c’était une perte
de temps de se raser comme tout le monde dans la
salle de bains ! Mais au bout de trois passages sur sa
joue gauche, le rasoir se tut : la pile était à plat !
Il arriva bientôt chez Magisoft, une compagnie de
logiciels d’une soixantaine d’employés, sise rue de la
Commune dans le Vieux-Montréal, où il travaillait
depuis cinq ans à titre d’adjoint du directeur des
ventes. Quelques employés le regardèrent avec une
certaine insistance, comme si son retard – il était
arrivé à dix heures au lieu de neuf heures – avait
quelque chose de vraiment répréhensible.
À moins que ce ne fussent tout simplement ses
joues mal rasées, ses paupières encore un peu lourdes,
son costume froissé par la pluie : les gens attachent
tellement d’importance aux apparences...
Lorsqu’il entra dans son bureau, sa secrétaire, Alice
Granger, brillait par son absence. Elle était peut-être
partie à la salle de photocopie ou à la cafétéria.
Le bureau de Simon était une petite pièce décorée
sobrement. Sur sa table de travail toute lisse, peu de
choses : son ordinateur, une lampe halogène, quelques
tablettes, et un très beau portrait de sa rayonnante
femme, Stéphanie, avec ses grands yeux verts lumi-
neux et sa longue chevelure noire bouclée. Et au
bord de sa fenêtre, une plante, unique, une violette
africaine que lui avait donnée sa secrétaire quelques
années plus tôt.
Tout de suite, comme il le faisait machinalement
chaque matin, il ouvrit son ordinateur pour vérifier
s’il avait reçu du courrier pendant le week-end.
Il tapa son mot de passe mais sans succès. C’était
pourtant facile à retenir puisqu’il s’agissait des quatre
premières lettres du nom de sa femme : step. Il le com-
posa à nouveau, plus lentement, avec l’application
d’un écolier mais, curieusement, l’accès à son menu
principal lui fut une fois de plus refusé. Son front tout
à coup se couvrit de fines gouttelettes de sueur.
Perdait-il précocement la mémoire, comme il arrive à
certaines personnes atteintes d’alzheimer ? Ou
devenait-il carrément fou ?
Il faisait une troisième tentative lorsque son patron,
Henri Zeller, sexagénaire presque complètement
chauve, au regard rendu encore plus sévère par de
grosses lunettes noires, entra dans son bureau en com-
pagnie d’un gardien de sécurité.
— Simon, je n’ai pas de bonnes nouvelles. Il y a eu
une réunion de la nouvelle direction ce week-end et...
— Je suis congédié ?
— Oui, malheureusement. Ils ne m’ont pas laissé
le choix. Ils veulent rationaliser les opérations. Ça n’a
rien à voir avec toi. Il ne faut pas que tu le prennes per-
sonnellement.
— Ils ne peuvent pas faire ça ! protesta-t-il. Lorsque
je suis arrivé ici, le service des ventes était en chute
libre, je me suis défoncé pendant cinq ans pour le
remonter...
— Je sais, Simon, je sais...
— Alors, si tu le sais, pourquoi n’as-tu rien fait ?
— J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour
les convaincre de te garder, mais ils n’ont rien voulu
entendre. Ils veulent du sang neuf.
Du sang neuf, comme de bons petits vampires
bien cachés derrière leur cravate de soie et leurs larges
sourires d’administrateurs. Simon se tut. Il n’en reve-
nait pas. Il était viré, comme ça, du jour au lendemain,
après cinq ans de loyaux services.
Roger Boyer, le garde de sécurité de la compagnie,
un homme de petite taille plutôt grassouillet, parais-
sait embarrassé au plus haut point par la situation,
gardait les paupières baissées, n’osait affronter le regard
indigné de Simon, avec qui il avait souvent bavardé
amicalement.
— Je vais te demander de me remettre immédiate-
ment la carte de crédit de la compagnie.
Simon la retira de son portefeuille, la jeta sur son
bureau avec dédain.
— Et ton cellulaire...
Il obtempéra.
— J’ai besoin aussi des clés de ta voiture...
Il défit les clés de son trousseau, les jeta par terre.
— Autre chose avec ça ? Ma cravate, mes sous-
vêtements ?
— Tu ne devrais pas réagir ainsi, Martin, lui re-
procha Zeller, qui se pencha pour récupérer les clés.
Ne t’imagine pas que c’est agréable pour moi.
Simon préféra se taire. Zeller esquissa un demi-
sourire puis remit les clés de la voiture au gardien
en expliquant :
— Vous accompagnerez monsieur Martin à sa voi-
ture pour qu’il puisse récupérer ses effets personnels
lorsqu’il aura terminé ici.
Et, se tournant vers Simon :
— Je te demanderais d’avoir quitté ton bureau
d’ici quinze minutes...
— Quinze minutes, c’est trop, rétorqua Simon. Je
n’aurai pas besoin de tant de temps pour vider ce
foutoir. Regarde, c’est facile.
Et il arracha violemment les deux premiers tiroirs
de son bureau et en fit voler le contenu sur le plancher.
Le gardien, étonné par la violence de Simon, eut un
mouvement de recul.
Zeller intervint :
— J’espérais que nous n’en viendrions pas là, Simon.
Et il regarda en direction du garde de sécurité,
que la situation ennuyait. Simon s’interrompit, eut un
sourire suave.
— Oh, je cherchais simplement à être aussi efficace
que la nouvelle direction.
Zeller le considéra avec scepticisme.
— Je... j’aimerais simplement que tu restes calme,
Simon, sinon je vais être obligé de demander à mon-
sieur Boyer d’intervenir.
Simon se contenta de tourner les paumes vers le
plafond et de sourire avec l’air de dire : « Tu vois, je
suis calme, il n’y a rien à craindre... »
— Quand tu auras terminé ici, reprit Zeller, tu
pourras passer prendre ton chèque de séparation au
bureau des ressources humaines.
Les ressources humaines... Quelle épithète déri-
soire ! pensa Simon.
Zeller lui tendit la main, et Simon eut un petit
geste enfantin. Il fit mine de la lui serrer puis la retira
au dernier moment.
— Nouvelle politique de la haute direction, plaisanta-
t-il pour commenter son geste.
Le gardien de sécurité eut un sourire vite réprimé
par le regard réprobateur de Zeller.
— Comme tu veux, laissa tomber Zeller, qui tourna
les talons et sortit.
Simon se retrouva seul avec le garde silencieux. Il
jeta un regard circulaire dans son bureau. Ça faisait
drôle tout de même. Il y avait passé cinq ans de sa
vie, avait vécu une foule d’émotions, des défaites, des
triomphes, et dans quelques minutes ce serait fini...
C’était curieux, la vie. Aurait-il pensé, le vendredi
précédent, alors qu’il quittait avec soulagement le
bureau après une de ses plus difficiles semaines que, le
lundi matin suivant, il serait remercié de ses services ?
Quinze minutes...
Zeller lui avait généreusement alloué quinze
minutes...
Pour faire un trait sur cinq ans de sa vie, dont de
nombreuses photos accrochées aux murs rappelaient
les hauts faits : le tournoi de golf d’une fondation, un
souper bien arrosé pour célébrer un gros contrat, une
brillante partie de bureau de Noël avec ses collègues.
Qu’il ne reverrait plus...
Il achevait de récupérer – ou de jeter – ses dossiers
personnels sous la supervision attentive du garde,
lorsqu’il vit apparaître à sa porte Louis Berger, un des
meilleurs vendeurs de l’équipe qu’il avait lui-même
embauché quelques années plus tôt.
— Oh, Simon, tu es... je suis content que tu sois
encore là... je voulais en profiter pour te saluer et te
souhaiter bonne chance... dit Berger.
C’était un dynamique jeune homme de trente
ans, aux dents étincelantes et aux cheveux noirs, bien
gominés. Il portait une boîte de carton remplie d’effets
personnels, comme s’il avait lui aussi été congédié.
Mais sa mine resplendissante annonçait tout autre
chose, que Simon ne mit qu’une fraction de seconde
à comprendre. C’était Louis Berger qui le remplaçait,
et il était si impatient d’occuper son nouveau bureau
qu’il n’avait même pas eu la décence d’attendre un
peu. Cruelle chaise musicale corporative ! Oui, Louis
Berger, qui accourait alors que ses propres cendres
étaient encore chaudes. Louis Berger, à qui il avait
donné une chance quelques années plus tôt même si
sa feuille de route était tout sauf reluisante : il avait
en effet un passé d’alcoolique qui avait soulevé de
sérieux doutes auprès de l’administration. Simon jeta
un regard désabusé vers la boîte de carton que son
successeur transportait.
— Tu le savais depuis quand ? demanda-t-il.
— Je... je voulais t’en parler, bafouilla Louis Berger
d’une voix coupable.
— Depuis quand ? insista Simon.
— Seulement deux semaines...
— Seulement deux semaines, laissa tomber Simon
en souriant et en jetant un regard méprisant à son
collègue. Et toutes les fois que nous avons parlé
ensemble depuis, tu n’as pas cru bon de me prévenir ?
— Ils me l’ont interdit.
— Ils te l’ont interdit.
Et dire qu’il croyait avoir en Louis un ami sincère,
qu’il l’avait reçu des dizaines de fois à la maison ! Et
voilà qu’à la première occasion l’autre le trahissait.
— Ce n’est pas aussi simple que tu penses, protesta
Louis. Ils m’ont donné le choix : c’était ça ou la porte.
Évidemment, les choses n’étaient jamais aussi
simples.
Ils n’étaient que des humains.
Pris dans une course de rats.
— Bon, je... je te laisse le temps de faire ce que tu
as à faire... Je... je te souhaite bonne chance... ajouta
Berger.
Simon ne parlait pas, se contentait de l’écouter en
le dévisageant.
— De toute manière, avec le talent que tu as et ta
réputation dans le milieu, je suis certain que tu n’auras
pas de difficultés à te replacer...
— Va te faire foutre !
Berger s’en retourna avec sa boîte. Il reviendrait
plus tard. Quand le champ serait libre. Et l’odeur du
sang moins fraîche.
Il venait à peine de sortir que la secrétaire de Simon
entra dans le bureau, le visage décomposé. Elle
revenait des toilettes où elle avait tenté de refaire son
maquillage. Blonde, bien en chair sans être
véritablement grasse, Alice Granger était, à quarante-
cinq ans, une femme appétissante. Elle remarqua le
désordre dans le bureau, les papiers épars sur le plan-
cher, les tiroirs renversés.
— Que s’est-il passé... je...
— Ce n’est rien, la rassura Simon. Juste une nou-
velle décoration. J’avais besoin de changement.
Elle ne le croyait pas évidemment, mais il ne lui
laissa pas le temps de l’interroger.
— Mais vous, ça ne va pas, si je ne m’abuse, madame
Granger ?
Il l’appelait toujours ainsi, « madame Granger »,
jamais simplement Alice, comme elle l’aurait souhaité,
et cette déférence la vieillissait, lui semblait-il, d’au-
tant qu’il se montrait volontiers familier avec les
secrétaires plus jeunes. Elle émit une réponse imper-
ceptible.
— C’est Paul ? demanda Simon.
— Paul m’a quittée la semaine dernière.
— Ah oui, c’est vrai, j’oubliais...
Elle ne se formalisa pas de cet oubli. Elle savait
que son patron avait toujours la tête pleine de mille
idées, et surtout qu’il ne pouvait s’intéresser à elle
comme elle s’intéressait à lui.
— Madame Granger, je... je ne sais pas si vous
êtes au courant à mon sujet...
— Oui, je viens juste de l’apprendre...
Et, en disant ces mots, elle fondit en larmes.
— Il ne faut pas pleurer pour si peu, s’empressa de
protester Simon, je me serai retrouvé quelque chose
dans un mois.
— Moi aussi j’ai été virée.
— Oh, je ne savais pas, je... je suis vraiment désolé.
Simon s’avança vers sa secrétaire et la serra dans
ses bras. Émue par cette étreinte inattendue, elle res-
pira son eau de toilette. Une eau dont elle avait
secrètement acheté un flacon pour pouvoir en humer
le parfum le week-end et avoir le sentiment, même
illusoire, que Simon était près d’elle, dans son petit
appartement solitaire que Paul, son ancien ami, n’avait
jamais voulu partager : il voyait d’autres femmes,
c’était plus fort que lui.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? lui demanda
Simon, qui venait de la repousser délicatement.
— Je vais sauter dans mon jet personnel, aller réflé-
chir quelques jours dans mon condo de Palm Beach,
puis je vais... m’inscrire à l’assurance-emploi, dit-elle à
travers ses larmes.
Ils passsèrent encore quelques minutes ensemble,
puis, au moment où Simon allait partir, escorté par le
garde de sécurité, Alice Granger lui dit :
— Si jamais vous avez besoin de quelqu’un dans
votre nouvel emploi, j’ai beaucoup aimé être votre
secrétaire.
— Moi, j’ai beaucoup aimé être votre patron, enfin
je veux dire... vous êtes une secrétaire hors pair.
Et il sortit.
Lorsqu’elle se retrouva seule dans le bureau,
quelques minutes plus tard, Alice Granger se rendit
compte que Simon, qui avait pour ainsi dire tout
laissé derrière lui – sauf le portrait de sa femme – avait
oublié la chose la plus précieuse : la violette africaine
qu’elle lui avait offerte.
Avec un serrement au cœur, elle s’empressa de la
récupérer.
2

Dans le terrain de stationnement, Simon, les


larmes au yeux, restait immobile, comme figé,
somnambule, à côté de son ancienne Audi, qu’il avait
tant adoré conduire. Il tenait son porte-documents
dans une main, son rasoir dans l’autre. Il lui semblait
que ce vieux Braun était tout ce qui lui restait.
Mais non, c’était faux : il avait dans son porte-
documents son chèque de séparation !
C’était moins que ce qu’il avait anticipé – n’est-ce
pas toujours le cas ? – mais on lui avait tout de même
remis, se basant sur un calcul qu’il n’avait guère
compris, un chèque d’un peu plus de vingt mille
dollars. C’était mieux que rien, même si la somme
représentait beaucoup moins que six mois de salaire
et qu’après cinq années il aurait été en droit de
s’attendre... En droit : expression dérisoire lorsque
vous faites face à plus fort que vous...
Une voiture s’immobilisa juste derrière lui, le fit
sursauter. Elle était conduite par un homme d’une
cinquantaine d’années au visage bouffi. Lorsqu’il
aperçut Simon, qui semblait fixer bizarrement son
rasoir, les joues mal rasées et mouillées de larmes, il
fronça les sourcils.
— Vous arrivez ou vous partez ? demanda-t-il à
Simon.
— Je pars, répliqua-t-il.
Et il serra le Braun dans sa poche, mais au même
moment il fut pris d’une inquiétude soudaine : il était
si secoué par son congédiement que, dans un
mouvement de distraction, il avait bien pu laisser son
chèque de séparation sur le bureau du directeur des
ressources humaines.
Il posa son porte-documents sur le sol, l’ouvrit
largement, le fouilla avec fébrilité devant le regard de
plus en plus impatient du quinquagénaire qui
attendait pour prendre sa place.
Au bout de quelques secondes, il trouva l’en-
veloppe, l’ouvrit, y vit avec soulagement le chèque. Il
le contempla un instant. Vingt mille dollars... Ce
n’était pas le Pérou, mais cela lui donnerait tout de
même le temps de voir venir. Et puis dans quelques
semaines, quelques mois tout au plus, il aurait trouvé
un autre emploi, c’était certain. D’ailleurs ce congé-
diement inattendu avait peut-être du bon : il en pro-
fiterait pour prendre avec sa femme des vacances
méritées. Ils en avaient tous les deux grandement
besoin.
Il préféra placer le chèque dans la poche intérieure
de sa veste, ce qui était évidemment plus sûr que de
le laisser dans son porte-documents qu’il pouvait fort
bien oublier quelque part, surtout en une pareille
journée où il était si mal luné. Et, contrairement à ce
Quelques minutes plus tard, au volant de sa nou-
velle Audi, Simon passa devant une agence de voyages
qui annonçait sur un immense placard publicitaire
une croisière aux Bahamas.
Voilà les vacances dont il avait besoin !
Et tout à coup, en une sorte d’illumination, il
trouva la réponse à la devinette philosophique du
millionnaire. Il savait avec qui il avait envie de les
prendre, ces vacances bien méritées. Il s’empressa de
composer le numéro de l’agence de voyages sur son
cellulaire.
— Nous faisons les billets à quel nom ? lui demanda
quelques secondes plus tard l’agent de voyages.
— À monsieur et madame Martin, ou plutôt,
excusez-moi, je voulais dire...
Le jour même, un messager frappait à la porte
d’Alice Granger pour lui remettre une rose rouge et
un billet pour une croisière aux Bahamas.

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