Formation Esprit Scientifique
Formation Esprit Scientifique
Formation Esprit Scientifique
LA FORMATION
de l’esprit scientifique
Contribution à une psychanalyse
de la connaissance objective
Un document produit en version numérique par JeanMarie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: [email protected]
Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 2
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
PaulÉmileBoulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 3
Cette édition électronique a été réalisée par JeanMarie Tremblay,
professeur de sociologie à partir de :
Gaston Bachelard (1934),
La formation de l’esprit scientifique.
Contribution à une psychanalyse de la
connaissance objective.
Paris : Librairie philosophique J. VRIN, 5e édition, 1967.
Collection : Bibliothèque des textes philosophiques, 257 pages
Polices de caractères utilisée :
Pour le texte: Times, 12 points.
Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.
Les formules ont été réalisées avec l’Éditeur d’équations d’Office
2001.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 4
Table des matières
DISCOURS PRÉLIMINAIRE
CHAPITRE I. La notion d'obstacle épistémologique. Plan de l'ouvrage
CHAPITRE II. Le premier obstacle: l'expérience première
CHAPITRE III. La connaissance générale comme obstacle à la
connaissance scientifique
CHAPITRE IV. Un exemple d'obstacle verbal : l'éponge. Extension
abusive des images familières
CHAPITRE V. La connaissance unitaire et pragmatique comme obstacle
à la connaissance scientifique
CHAPITRE VI. L'obstacle substantialiste
CHAPITRE VII Psychanalyse du Réaliste
CHAPITRE VIII. L'obstacle animiste
CHAPITRE IX. Le mythe de la digestion
CHAPITRE X. Libido et connaissance objective
CHAPITRE XI. Les obstacles de la connaissance quantitative
CHAPITRE XII. Objectivité scientifique et Psychanalyse
Index des noms cités
Retour à la table des matières
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 5
Discours Préliminaire
Retour à la table des matières
immédiatement apparentes, bref des liens essentiels plus profonds que les liens de la
représentation géométrique familière. On sent peu à peu le besoin de travailler pour
ainsi dire sous l'espace, au niveau des relations essentielles qui soutiennent et l'espace
et les phénomènes. La pensée scientifique est alors entraînée vers des « construc
tions » plus métaphoriques que réelles, vers des « espaces de configuration » dont
l'espace sensible n'est, après tout, qu'un pauvre exemple. Le rôle des mathématiques
dans la Physique contemporaine dépasse donc singulièrement la simple description
géométrique, Le mathématisme est non plus descriptif mais formateur. La science de
la réalité ne se contente plus du comment phénoménologique ; elle cherche le pour
quoi mathématique.
Aussi bien, puisque le concret accepte déjà l'information géométrique, puisque le
concret est correctement analysé par l'abstrait, pourquoi n'accepterionsnous pas de
poser l'abstraction comme la démarche normale et féconde de l'esprit scientifique. En
fait, si l'on médite sur l'évolution de, l'esprit scientifique on décèle bien vite un élan
qui va du géométrique plus ou moins visuel à l'abstraction complète. Dès qu'on
accède à une loi géométrique, on réalise une inversion spirituelle très étonnante, vive
et douce comme une génération ; à la curiosité fait place l'espérance de créer. Puisque
la première représentation géométrique des phénomènes est essentiellement une mise
en ordre, cette première mise en ordre ouvre devant nous les perspectives d'une
abstraction alerte et conquérante qui doit nous conduire à organiser rationnellement la
phénoménologie comme une théorie de l'ordre pur. Alors ni le désordre ne saurait être
appelé un ordre méconnu, ni l'ordre une simple concordance de nos schémas et des
objets comme cela pouvait être le cas dans le règne des données immédiates de la
conscience. Quand il s'agit des expériences conseillées ou construites par la raison,
l'ordre est une vérité, et le désordre une erreur. L'ordre abstrait est donc un ordre
prouvé qui ne tombe pas sous les critiques bergsoniennes de l'ordre trouvé.
Nous nous proposons, dans ce livre, de montrer ce destin grandiose de la pensée
scientifique abstraite. Pour cela, nous devrons prouver que pensée abstraite n'est pas
synonyme de mauvaise conscience scientifique, comme semble l'impliquer l'accusa
tion banale. Il nous faudra prouver que l'abstraction débarrasse l'esprit, qu'elle allège
l'esprit, qu'elle le dynamise. Nous fournirons ces preuves en étudiant plus particuliè
rement les difficultés des abstractions correctes, en marquant l'insuffisance des pre
mières ébauches, la lourdeur des premiers schémas, en soulignant aussi le caractère
discursif de la cohérence abstraite et essentielle qui ne peut pas aller au but d'un seul
trait. Et pour mieux montrer que la démarche de l'abstraction n'est pas uniforme, nous
n'hésiterons pas à employer parfois un ton polémique en insistant sur le caractère
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 7
d'obstacle présenté par l'expérience soidisant concrète et réelle, soidisant naturelle et
immédiate.
Pour bien décrire le trajet qui va de la perception réputée exacte à l'abstraction
heureusement inspirée par les objections de la raison, nous étudierons de nombreux
rameaux de l'évolution scientifique. Comme les solutions scientifiques ne sont jamais,
sur des problèmes différents, au même stade de maturation, nous ne présenterons pas
une suite de tableaux d'ensemble ; nous ne craindrons pas d'émietter nos arguments
pour rester au contact de faits aussi précis que possible. Cependant, en vue d'une
clarté de premier aspect, si l'on nous forçait de mettre de grossières étiquettes histori
ques sur les différents âges de la pensée scientifique, nous distinguerions assez bien
trois grandes périodes :
La deuxième période représentant l'état scientifique, en préparation à la fin du
XVIIIe siècle, s'étendrait sur tout le XIXe siècle et sur le début du XXe.
En troisième lieu, nous fixerions très exactement l'ère du nouvel esprit scientifique
en 1905, au moment où la Relativité einsteinienne vient déformer des concepts
primordiaux que l'on croyait à jamais immobiles. A partir de cette date, la raison
multiplie ses objections, elle dissocie et réapparente les notions fondamentales, elle
essaie les abstractions les plus audacieuses. Des pensées, dont une seule suffirait à
illustrer un siècle, apparaissent en vingtcinq ans, signes d'une maturité spirituelle
étonnante. Telles sont la mécanique quantique, la mécanique ondulatoire de Louis de
Broglie, la physique des matrices de Heisenberg, la mécanique de Dirac, les méca
niques abstraites et bientôt sans doute les Physiques abstraites qui ordonneront toutes
les possibilités de l'expérience.
Mais nous ne nous astreindrons pas à inscrire nos remarques particulières dans ce
triptyque qui ne nous permettrait pas de dessiner avec assez de précision les détails de
l'évolution psychologique que nous voulons caractériser. Encore une fois, les forces
psychiques en action dans la connaissance scientifique sont plus confuses, plus
essoufflées, plus hésitantes, qu'on ne l'imagine quand on les mesure du dehors, dans
les livres où elles attendent le lecteur. Il y a si loin du livre imprimé au livre lu, si loin
du livre lu au livre compris, assimilé, retenu ! Même chez un esprit clair, il y a des
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 8
zones obscures, des cavernes où continuent à vivre des ombres. Même chez l'homme
nouveau, il reste des vestiges du vieil homme. En nous, le XVIIIe siècle continue sa
vie sourde ; il peut hélas réapparaître. Nous n'y voyons pas, comme Meyerson, une
preuve de la permanence et de la fixité de la raison humaine, mais bien plutôt une
preuve de la somnolence du savoir, une preuve de cette avarice de l'homme cultivé
ruminant sans cesse le même acquis, la même culture et devenant, comme tous les
avares, victime de l'or caressé. Nous montrerons, en effet, l'endosmose abusive de
l'assertorique dans l'apodictique, de la mémoire dans la raison. Nous insisterons sur ce
fait qu'on ne peut se prévaloir d'un esprit scientifique tant qu'on n'est pas assuré, à
tous les moments de la vie pensive, de reconstruire tout son savoir. Seuls les axes
rationnels permettent ces reconstructions. Le reste est basse mnémotechnie. La
patience de l'érudition n'a rien à voir avec la patience scientifique.
Puisque tout savoir scientifique doit être à tout moment reconstruit, nos démons
trations épistémologiques auront tout à gagner à se développer au niveau des problè
mes particuliers, sans souci de garder l'ordre historique. Nous ne devrons pas non plus
hésiter à multiplier les exemples si nous voulons donner l'impression que, sur toutes
les questions, pour tous les phénomènes, il faut passer d'abord de l'image à la forme
géométrique, puis de la forme géométrique à la forme abstraite, poursuivre la vole
psychologique normale de la pensée scientifique. Nous partirons donc, presque tou
jours, des images, souvent très pittoresques, de la phénoménologie première ; nous
'verrons comment, et avec quelles difficultés, se substituent à ces images les formes
géométriques adéquates. Cette géométrisation si difficile et si lente, on ne s'étonnera
guère qu'elle s'offre longtemps comme une conquête définitive et qu'elle suffise à
constituer le solide esprit scientifique tel qu'il apparaît au XIXe siècle. On tient beau
coup à ce qu'on a péniblement acquis. Il nous faudra pourtant prouver que cette géo
métrisation est un stade intermédiaire.
Mais ce développement suivi au niveau de questions particulières, dans le morcel
lement des problèmes et des expériences, ne sera clair que si l'on nous permet, cette
fois en dehors de toute correspondance historique, de parler d'une sorte de loi des
trois états pour l'esprit scientifique. Dans sa formation individuelle, un esprit scien
tifique passerait donc nécessairement par les trois états suivants, beaucoup plus précis
et particuliers que les formes comtiennes.
2º L'état concretabstrait où l'esprit adjoint à l'expérience physique des schémas
géométriques et s'appuie sur une philosophie de la simplicité. L'esprit est encore dans
une situation paradoxale : il est d'autant plus sûr de son abstraction que cette abstrac
tion est plus clairement représentée par une intuition sensible.
3º L'état abstrait où l'esprit entreprend des informations volontairement soustrai
tes à l'intuition de l'espace réel, volontairement détachées de l'expérience immédiate
et même en polémique ouverte avec la réalité première, toujours impure, toujours
informe.
Enfin, pour achever de caractériser ces trois stades de la pensée scientifique, nous
devrons nous préoccuper des intérêts différents qui en constituent en quelque sorte la
base affective. Précisément, la Psychanalyse que nous proposons de faire intervenir
dans une culture objective doit déplacer les intérêts. Sur ce point, dussionsnous
forcer la note, nous voudrions du moins donner l'impression que nous entrevoyons,
avec le caractère affectif de la culture intellectuelle, un élément de solidité et de con
fiance qu'on n'a pas assez étudié. Donner et surtout garder un intérêt vital à la
recherche désintéressée, tel n'estil pas le premier devoir de l'éducateur, à quelque
stade de la formation que ce soit ? Mais cet intérêt a aussi son histoire et Il nous
faudra tenter, au risque d'être accusé de facile enthousiasme, d'en bien marquer la
force tout au long de la patience scientifique. Sans cet intérêt, cette patience serait
souffrance. Avec cet. Intérêt, cette patience est une vie spirituelle. Faire la psychologie
de la patience scientifique reviendra à adjoindre à la loi des trois états de l'esprit
scientifique, une sorte de loi des trois états d'âme, caractérisés par des Intérêts :
Âme puérile, ou mondaine, animée par la curiosité naïve, frappée d'étonnement
devant le moindre phénomène instrumenté, jouant à la Physique pour se distraire,
pour avoir un prétexte à une attitude sérieuse, accueillant les occasions du collection
neur, passive jusque dans le bonheur de penser.
commode de l'autorité, enseignant son domestique comme fait Descartes ou le tout
venant de la bourgeoisie comme fait l'Agrégé de l'Université . 1
Enfin, l'âme en mal d'abstraire et de quintessencier, conscience scientifique dou
loureuse, livrée aux intérêts inductifs toujours imparfaits, jouant le jeu périlleux de la
pensée sans support expérimental stable ; à tout moment dérangée par les objections
de la raison, mettant sans cesse en doute un droit particulier à l'abstraction, mais si
sûre que l'abstraction est un devoir, le devoir scientifique, la possession enfin épurée
de la pensée du monde !
Pourronsnous ramener à la convergence des intérêts si contraires ? En tout cas, la
tâche de la philosophie scientifique est très nette : psychanalyser l'intérêt, ruiner tout
utilitarisme si déguisé qu'il soit, si élevé qu'il se prétende, tourner l'esprit du réel vers
l'artificiel, du naturel vers l'humain, de la représentation vers l'abstraction. Jamais
peutêtre plus qu'à notre époque, l'esprit scientifique n'a eu plus besoin d'être défendu,
d'être illustré au sens même où du Bellay travaillait à la Défense et Illustration de la
langue française. Mais cette illustration ne peut se borner à une sublimation des aspi
rations communes les plus diverses. Elle doit être normative et cohérente. Elle doit
rendre clairement conscient et actif le plaisir de l'excitation spirituelle dans la décou
verte du vrai. Elle doit faire du cerveau avec de la vérité. L'amour de la science doit
être un dynamisme psychique autogène. Dans l'état de pureté réalisée par une Psycha
nalyse de la connaissance objective, la science est l'esthétique de l'intelligence.
Un mot maintenant sur le ton de ce livre. Comme nous nous donnons en somme
pour tâche de retracer la lutte contre quelques préjugés, les arguments polémiques
passent souvent au premier rang. Il est d'ailleurs bien plus difficile qu'on ne croit de
séparer la raison architectonique de la raison polémique, car la critique rationnelle de
l'expérience fait vraiment corps avec l'organisation théorique de l'expérience : toutes
les objections de la raison sont des prétextes à expériences. On a dit souvent qu'une
hypothèse scientifique qui ne peut se heurter à aucune contradiction n'est pas loin
d'être une hypothèse inutile. De même, une expérience qui ne rectifie aucune erreur,
qui est platement vraie, sans débat, à quoi sertelle ? Une expérience scientifique est
1
Cf. H.G. WELLS. La Conspiration au grand jour, trad., pp. 85, 86, 87.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 11
Mais si hostile que nous soyons aux prétentions des esprits « concrets » qui
croient saisir immédiatement le donné, nous ne chercherons pas à incriminer systé
matiquement toute intuition isolée. La meilleure preuve, c'est que nous donnerons des
exemples où des vérités de fait arrivent à s'intégrer immédiatement dans la science.
Cependant il nous semble que l'épistémologue différent en cela de l'historien doit
souligner, entre toutes les connaissances d'une époque, les idées fécondes. Pour lui,
l'idée doit avoir plus qu'une preuve d'existence, elle doit avoir un destin spirituel. Nous
n'hésiterons donc pas à inscrire au compte de l'erreur ou de l'inutilité spirituelle, ce
qui n'est pas loin d'être la même chose toute vérité qui n'est pas la pièce d'un système
général, toute expérience, même juste, dont l'affirmation reste sans lien avec une
méthode d'expérimentation générale, toute observation qui, pour réelle et positive
qu'elle soit, est annoncée dans une fausse perspective de vérification. Une telle
méthode de critiquer réclame une attitude expectante presque aussi prudente visàvis
du connu que de l'inconnu, toujours en garde contre les connaissances familières, sans
grand respect pour la vérité scolaire. On comprend donc qu'un philosophe qui suit
l'évolution des idées scientifiques chez les mauvais auteurs comme chez les bons,
chez les naturalistes comme chez les mathématiciens, se défende mal contre une
impression d'incrédulité systématique et qu'il adopte un ton sceptique en faible accord
avec sa foi, si solide par ailleurs, dans les progrès de la pensée humaine.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 12
LA
FORMATION
DE L'ESPRIT
SCIENTIFIQUE
Retour à la table des matières
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 13
CHAPITRE I
La notion d'obstacle épistémologique
Plan de l'Ouvrage
Retour à la table des matières
Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on
arrive bientôt à cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le
problème de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obsta
cles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la
faiblesse des sens et de l'esprit humain : c'est dans l'acte même de connaître, intime
ment, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des
troubles. C'est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régres
sion, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obs
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 14
tacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours
quelque part des ombres. Elle n'est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel
sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais « ce qu'on pourrait croire » mais il est
toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand
l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve
la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connais
sance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui,
dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation.
L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans
des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse.
Mais devant le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors
impossible de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel,
ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente
à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge
de ses préjugés. Accéder à la science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter une
mutation brusque qui doit contredire un passé.
La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose
absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion,
c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en
droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins
en connaissances! En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les
connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le
premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des
points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une con
naissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion
sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons
pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on
dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'euxmêmes. C'est
précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique.
Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y
a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi.
Rien n'est donné. Tout est construit.
Une connaissance acquise par un effort scientifique peut ellemême décliner. La
question abstraite et franche s'use: la réponse concrète reste. Dès lors, l'activité spiri
tuelle s'invertit et se bloque. Un obstacle épistémologique s'incruste sur la connaissan
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 15
ce non questionnée. Des habitudes intellectuelles qui furent utiles et saines peuvent, à
la longue, entraver la recherche. « Notre esprit, dit justement M. Bergson a une irré 1
sistible tendance à considérer comme plus claire l'idée qui lui sert le plus souvent ».
L'idée gagne ainsi une clarté intrinsèque abusive. A l'usage, les idées se valorisent
indûment. Une valeur en soi s'oppose à la circulation des valeurs. C'est un facteur
d'inertie pour l'esprit. Parfois une idée dominante polarise un esprit dans sa totalité.
Un épistémologue irrévérencieux disait, il y a quelque vingt ans, que les grands
hommes sont utiles à la science dans la première moitié de leur vie, nuisibles dans la
seconde moitié. L'instinct formatif est si persistant chez certains hommes de pensée
qu'on ne doit pas s'alarmer de cette boutade. Mais enfin l'instinct formatif finit par
céder devant l'instinct conservatif. Il vient un temps où l'esprit aime mieux ce qui
confirme son savoir que ce qui le contredit, où il aime mieux les réponses que les
questions. Alors l'instinct conservatif domine, la croissance spirituelle s'arrête.
Comme on le voit, nous n'hésitons pas à invoquer les instincts pour marquer la
juste résistance de certains obstacles épistémologiques. C'est une vue que nos déve
loppements essaieront de justifier. Mais, dès maintenant, il faut se rendre compte que
la connaissance empirique, qui est celle que nous étudions presque uniquement dans
cet ouvrage, engage l'homme sensible par tous les caractères de sa sensibilité. Quand
la connaissance empirique se rationalise, on n'est jamais sûr que des valeurs sensibles
primitives ne coefficientent pas les raisons. D'une manière bien visible, on peut
reconnaître que l'idée scientifique trop familière se charge d'un concret psychologique
trop lourd, qu'elle amasse trop d'analogies, d'images, de métaphores, et qu'elle perd
peu à peu son vecteur d'abstraction, sa fine pointe abstraite. En particulier, c'est verser
dans un vain optimisme que de penser que savoir sert automatiquement à savoir, que
la culture devient d'autant plus facile qu'elle est plus étendue, que l'intelligence enfin,
sanctionnée par des succès précoces, par de simples concours universitaires, se capi
talise comme une richesse matérielle. En admettant même qu'une tête bien faite
échappe au narcissisme intellectuel si fréquent dans la culture littéraire, dans l'adhé
sion passionnée aux jugements du goût, on peut sûrement dire qu'une tête bien faite
est malheureusement une tête fermée. C'est un produit d'école.
1
BERGSON, La Pensée et le Mouvant, Paris, 1934, p. 231.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 16
pour mieux dire encore, une espèce qui a besoin de muter, qui souffre de ne pas chan
ger. Spirituellement, l'homme a des besoins de besoins. Si l'on voulait bien considérer
par exemple la modification psychique qui se trouve réalisée par la compréhension
d'une doctrine comme la Relativité ou la Mécanique ondulatoire, on ne trouverait
peutêtre pas ces expressions exagérées, surtout si l'on réfléchissait à la réelle solidité
de la science antérelativiste. Mais nous reviendrons sur ces aperçus dans notre
dernier chapitre quand nous aurons apporté de nombreux exemples de révolutions
spirituelles.
On répète souvent aussi que la science est avide d'unité, qu'elle tend à identifier
des phénomènes d'aspects divers, qu'elle cherche la simplicité ou l'économie dans les
principes et dans les méthodes. Cette unité, elle la trouverait bien vite, si elle pouvait
s'y complaire. Tout à l'opposé, le progrès scientifique marque ses plus nettes étapes en
abandonnant les facteurs philosophiques d'unification facile tels que l'unité d'action
du Créateur, l'unité de plan de la Nature, l'unité logique. En effet, ces facteurs d'unité,
encore agissants dans la pensée préscientifique du XVIIIe siècle, ne sont plus jamais
invoqués. On trouverait bien prétentieux le savant contemporain qui voudrait réunir la
cosmologie et la théologie.
Et dans le détail même de la recherche scientifique, devant une expérience bien
déterminée qui pourrait être enregistrée comme telle, comme vraiment une et com
plète, l'esprit scientifique n'est jamais à court pour en varier les conditions, bref pour
sortir de la contemplation du même et chercher l'autre, pour dialectiser l'expérience.
C'est ainsi que la Chimie multiplie et complète ses séries homologues, jusqu'à sortir
de la Nature pour matérialiser les corps plus ou moins hypothétiques suggérés par la
pensée inventive. C'est ainsi que dans toutes les sciences rigoureuses, une pensée
anxieuse se méfie des identités plus ou moins apparentes, et réclame sans cesse plus
de précision, ipso facto plus d'occasions de distinguer. Préciser, rectifier, diversifier,
ce sont là des types de pensées dynamiques qui s'évadent de la certitude et de l'unité
et qui trouvent dans les systèmes homogènes plus d'obstacles que d'impulsions, En
résumé, l'homme animé par l'esprit scientifique désire sans doute savoir, mais c'est
aussitôt pour mieux interroger.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 17
II
C'est surtout en approfondissant la notion d'obstacle épistémologique qu'on don
nera sa pleine valeur spirituelle à l'histoire de la pensée scientifique. Trop souvent le
souci d'objectivité qui amène l'historien des sciences à répertorier tous les textes ne va
pas jusqu'à mesurer les variations psychologiques dans l'interprétation d'un même
texte. A une même époque, sous un même mot, il y a des concepts si différents ! Ce
qui nous trompe, c'est que le même mot à la fois désigne et explique. La désignation
est la même ; l'explication est différente. Par exemple, au téléphone correspondent des
concepts qui diffèrent totalement pour l'abonné.. pour la téléphoniste, pour l'ingénieur,
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 18
pour le mathématicien préoccupé des équations différentielles du courant télépho
nique. L'épistémologue doit donc s'efforcer de. saisir les concepts scientifiques dans
des synthèses psychologiques effectives, c'estàdire dans des synthèses psycholo
giques progressives, en établissant, à propos de chaque notion, une échelle de con
cepts, en montrant comment un concept en a produit un autre, s'est lié avec un autre.
Alors il aura quelque chance de mesure rune efficacité épistémologique. Aussitôt, la
pensée scientifique apparaîtra comme une difficulté vaincue, comme un obstacle
surmonté.
Dans l'éducation, la notion d'obstacle pédagogique est également méconnue. J'ai
souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si
c'est possible, ne comprennent pas qu'on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux
qui ont creusé la psychologie de l'erreur, de l'ignorance et de l'irréflexion. Le livre de
M. GérardVaret est resté sans écho . Les professeurs de sciences imaginent que
1
l'esprit commence comme une leçon, qu'on peut toujours refaire une culture nonch
alante en redoublant une classe, qu'on peut faire comprendre une démonstration en la
répétant point pour point. Ils n'ont pas réfléchi au fait que l'adolescent arrive dans la
classe de Physique avec des connaissances empiriques déjà constituées : il s'agit alors,
non pas d'acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expé
rimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne. Un seul
exemple : l'équilibre des corps flottants fait l'objet d'une intuition familière qui est un
tissu d'erreurs. D'une manière plus ou moins nette, on attribue une activité au corps
qui flotte, mieux au corps qui nage. Si l'on essaie avec la main d'enfoncer un morceau
de bois dans l'eau, il résiste. On n'attribue pas facilement la résistance à l'eau. Il est
dès lors assez difficile de faire comprendre le principe d'Archimède dans son éton
nante simplicité mathématique si l'on n'a pas d'abord critiqué et désorganisé le com
plexe impur des intuitions premières. En particulier sans cette psychanalyse des
erreurs Initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui émerge et le corps
complètement immergé obéissent à la même loi.
Ainsi toute culture scientifique doit commencer, comme nous l'expliquerons lon
guement, par une catharsis intellectuelle et affective. Reste ensuite la tâche la plus
difficile : mettre la culture scientifique en état de mobilisation permanente, remplacer
le savoir fermé et statique par une connaissance ouverte et dynamique, dialectiser
toutes les variables expérimentales, donner enfin à la raison des raisons d'évoluer.
1
Gérard VARET, Essai de Psychologie objective. L'Ignorance et l'Irréflexion, Paris, 1898.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 19
Ces remarques pourraient d'ailleurs être généralisées : elles sont plus visibles dans
l'enseignement scientifique, mais elles trouvent place à propos de tout effort éducatif.
Au cours d'une carrière déjà longue et diverse, je n'ai jamais vu un éducateur changer
de méthode d'éducation. Un éducateur n'a pas le sens de l'échec précisément parce
qu'il se croit un maître. Qui enseigne commande. D'où une coulée d'instincts. MM.
von Monakow et Mourgue ont justement noté cette difficulté de réforme dans les
méthodes d'éducation en invoquant le poids des instincts chez les éducateurs . « Il y a 1
des individus auxquels tout conseil relatif aux erreurs d'éducation qu'ils commettent
est absolument inutile parce que ces soidisant erreurs ne sont que l'expression d'un
comportement instinctif. » A vrai dire, MM. von Monakow et Mourgue visent « des
individus psychopathes » mais la relation psychologique de maître à élève est une
relation facilement pathogène, L'éducateur et l'éduqué relèvent d'une psychanalyse
spéciale. En tout cas, l'examen des formes inférieures du psychisme ne doit pas être
négligé si l'on veut caractériser tous les éléments de l'énergie spirituelle et préparer
une régulation cognitoaffective indispensable au progrès de l'esprit scientifique.
D'une manière plus précise, déceler les obstacles épistémologiques, c'est contribuer à
fonder les rudiments d'une psychanalyse de la raison.
III
Mais le sens de ces remarques générales ressortira mieux quand nous aurons
étudié des obstacles épistémologiques très particuliers et des difficultés bien définies.
Voici alors le plan que nous allons suivre dans cette étude :
La première expérience ou, pour parier plus exactement, l'observation première
est toujours un premier obstacle pour la culture scientifique. En effet, cette observa
tion première se présente avec un luxe d'images ; elle est pittoresque, concrète,
1
VON MONAKOV et MOURGUE... [Introduction biologique à l'étude de la neurologie et
de la psychopathologie, p. 89].
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 20
naturelle, facile. Il n'y a qu'à la décrire et à s'émerveiller. On croit alors la comprendre.
Nous commencerons notre enquête en caractérisant cet obstacle et en montrant qu'il y
a rupture et non pas continuité entre l'observation et l'expérimentation.
Il est d'ailleurs très remarquable que, d'une manière générale, les obstacles à la
culture scientifique se présentent toujours par paires. C'est au point qu'on pourrait
parler d'une loi psychologique de la bipolarité des erreurs. Dès qu'une difficulté se
révèle importante, on peut être sûr qu'en la tournant, on butera sur un obstacle opposé.
Une telle régularité dans la dialectique des erreurs ne peut venir naturellement du
monde objectif. A notre avis, elle provient de l'attitude polémique de la pensée scien
tifique devant la cité savante. Comme dans une activité scientifique, nous devons
inventer, nous devons prendre le phénomène d'un nouveau point de vue. Mais il nous
faut légitimer notre invention : nous pensons alors notre phénomène en critiquant le
phénomène des autres. Peu à peu, nous sommes amenés à réaliser nos objections en
objets, à transformer nos critiques en lois. Nous nous acharnons à varier le phéno
mène dans le sens de notre opposition au savoir d'autrui. C'est naturellement surtout
dans une science jeune qu'on pourra reconnaître cette originalité de mauvais aloi qui
ne fait que renforcer les obstacles contraires.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 21
Quand nous aurons ainsi bordé notre problème par l'examen de l'esprit concret et
de l'esprit systématique, nous en viendrons à des obstacles un peu plus particuliers.
Alors notre plan sera nécessairement flottant et nous n'éviterons guère les redites car
il est de la nature d'un obstacle épistémologique d'être confus et polymorphe. Il est
bien difficile aussi d'établir une hiérarchie de l'erreur et de suivre un ordre pour
décrire les désordres de la pensée. Nous exposerons donc en vrac notre musée d'hor
reurs, laissant au lecteur le soin de passer les exemples fastidieux dès qu'il aura com
pris le sens de nos thèses. Nous examinerons successivement le danger de l'explica
tion par l'unité de la nature, par l'utilité des phénomènes naturels. Nous ferons un
chapitre spécial pour marquer l'obstacle verbal, c'estàdire la fausse explication
obtenue à l'aide d'un mot explicatif, par cet étrange renversement qui prétend dévelop
per la pensée en analysant un concept au lieu d'impliquer un concept particulier dans
une synthèse rationnelle.
Assez naturellement l'obstacle verbal nous conduira à examiner un des obstacles
les plus difficiles à surmonter parce qu'il est soutenu par une philosophie facile. Nous
voulons parler du substantialisme, de l'explication monotone des propriétés par la
substance. Nous aurons alors à montrer que le réalisme est, pour le Physicien et sans
préjuger de sa valeur pour le Philosophe, une métaphysique sans fécondité, puisqu'il
arrête la recherche au lieu de la provoquer.
Nous terminerons cette première partie de notre livre par l'examen d'un obstacle
très spécial que nous pourrons délimiter très précisément et qui, en conséquence,
donnera une illustration aussi nette que possible de la notion d'obstacle épistémolo
gique. Nous l'appellerons dans son titre complet : l'obstacle animiste dans les sciences
physiques. Il a été presque entièrement surmonté par la Physique du XIXe siècle ;
mais comme il est bien apparent au XVIIe et au XVIIIe siècles au point d'être, d'après
nous, un des traits caractéristiques de l'esprit préscientifique, nous nous ferons une
règle presque absolue de le caractériser en suivant les physiciens du XVIIe et du
XVIIIe siècles. Cette limitation rendra peutêtre la démonstration plus pertinente
puisqu'on verra la puissance d'un obstacle dans le temps même où il va être surmonté.
Cet obstacle animiste n'a d'ailleurs que de lointains rapports avec la mentalité animis
te que tous les ethnologues ont longuement examinée. Nous donnerons une grande
extension à ce chapitre précisément parce qu'on pourrait croire qu'il n'y a là qu'un trait
particulier et pauvre.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 22
Avec l'idée de substance et avec l'idée de vie, conçues l'une et l'autre sur le mode
ingénu, s'introduisent dans les sciences physiques d'innombrables valorisations qui
viennent faire tort aux véritables valeurs de la pensée scientifique. Nous proposerons
donc des psychanalyses spéciales pour débarrasser l'esprit scientifiques de ces fausses
valeurs.
Après les obstacles que doit surmonter la connaissance empirique, nous en vien
drons, dans l'avantdernier chapitre, à montrer les difficultés de l'information géomé
trique et mathématique, les difficultés de fonder une Physique mathématique sus
ceptible de provoquer des découvertes. Là encore, nous amasserons des exemples pris
dans les systèmes maladroits, dans les géométrisations malheureuses. On verra
comment la fausse rigueur bloque la pensée, comment un premier système mathéma
tique empêche parfois la compréhension d'un système nouveau. Nous nous bornerons
d'ailleurs à des remarques assez élémentaires pour laisser à notre livre son aspect
facile. D'ailleurs pour achever notre tâche dans cette direction, il nous faudrait étudier,
du même point de vue critique, la formation de l'esprit mathématique. Nous avons
réservé cette tâche pour un autre ouvrage. A notre avis, cette division est possible
parce que la croissance de l'esprit mathématique est bien différente de la croissance de
l'esprit scientifique dans son effort pour comprendre les phénomènes physiques. En
fait, l'histoire des mathématiques est une merveille de régularité. Elle connaît des
périodes d'arrêt. Elle ne connaît pas des périodes d'erreurs. Aucune des thèses que
nous soutenons dans ce livre ne vise donc la connaissance mathématique. Elles ne
traitent que de la connaissance du monde objectif.
C'est cette connaissance de l'objet que, dans notre dernier chapitre, nous examine
rons dans toute sa généralité, en signalant tout ce qui peut en troubler la pureté, tout
ce qui peut en diminuer la valeur éducative. Nous croyons travailler ainsi à la mora
lisation de la science, car nous sommes intimement convaincu que l'homme qui suit
les lois du monde obéit déjà à un grand destin.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 23
CHAPITRE II
Le premier obstacle :
l'expérience première.
Retour à la table des matières
Dans la formation d'un esprit scientifique, le premier obstacle, c'est l'expérience
première, c'est l'expérience placée avant et audessus de la critique qui, elle, est néces
sairement un élément intégrant de l'esprit scientifique. Puisque la critique n'a pas
opéré explicitement, l'expérience première ne peut, en aucun cas, être un appui sûr.
Nous donnerons de nombreuses preuves de la fragilité des connaissances premières,
mais nous tenons tout de suite à nous opposer nettement à cette philosophie facile qui
s'appuie sur un sensualisme plus ou moins franc, plus ou moins romancé, et qui
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 24
prétend recevoir directement ses leçons d'un donné clair, net, sûr, constant, toujours
offert à un esprit toujours ouvert.
Voici alors la thèse philosophique que nous allons soutenir l'esprit scientifique
doit se former contre la Nature, contre ce qui est, en nous et hors du nous, l'impulsion
et l'instruction de la Nature, contre l'entraînement naturel, contre le fait coloré et
divers. L'esprit scientifique doit se former en se réformant. Il ne peut s'instruire devant
la Nature qu'en purifiant les substances naturelles et qu'en ordonnant les phénomènes
brouillés. La Psychologie ellemême deviendrait scientifique si elle devenait
discursive comme la Physique, si elle se rendait compte qu'en nousmêmes, comme
hors de nousmêmes, nous comprenons la Nature en lui résistant. A notre point de
vue, la seule intuition légitime en Psychologie est l'intuition d'une inhibition. Mais ce
n'est pas le lieu de développer cette psychologie essentiellement réactionnelle. Nous
voulons simplement faire remarquer que la psychologie de l'esprit scientifique que
nous exposons ici correspond à un type de psychologie qu'on pourrait généraliser.
Il est assez difficile de saisir de prime abord le sens de cette thèse, car l'éducation
scientifique élémentaire a, de nos jours, glissé entre la nature et l'observateur un livre
assez correct, assez corrigé. Les livres de Physique, patiemment recopiés les uns sur
les autres depuis un demisiècle, fournissent à nos enfants une science bien socialisée,
bien immobilisée et qui, grâce à la permanence très curieuse du programme des
concours universitaires, arrive à passer pour naturelle ; mais elle ne l'est point ; elle ne
l'est plus. Ce n'est plus la science de la rue et des champs. C'est une science élaborée
dans un mauvais laboratoire mais qui porte quand même l'heureux signe du labora
toire. Parfois c'est le secteur de la ville qui fournit le courant électrique et qui vient
apporter ainsi les phénomènes de cette antiphysis où Berthelot reconnaissait la mar
que des temps nouveaux (Cinquantenaire scientifique, p. 77); les expériences et les
livres sont donc maintenant en quelque partie détachés des observations premières.
Il n'en allait pas de même durant la période préscientifique, au XVIIIe siècle.
Alors le livre de sciences pouvait être un bon ou un mauvais livre. Il n'était pas
contrôlé par un enseignement officiel. Quand il portait la marque d'un contrôle, c'était
souvent celui d'une de ces Académies de province recrutées parmi les esprits les plus
brouillons et les plus mondains. Alors le livre parlait de la nature, il s'intéressait à la
vie quotidienne. C'était un livre de vulgarisation pour la connaissance vulgaire, sans
l'arrièreplan spirituel qui fait parfois de nos livres de vulgarisation des livres de haute
tenue. Auteur et lecteur pensaient au même niveau. La culture scientifique était
comme écrasée par la masse et la variété des livres secondaires, beaucoup plus
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 25
nombreux que les livres de valeur. Il est au contraire très frappant qu'à notre époque
les livres de vulgarisation scientifique soient des livres relativement rares.
Ouvrez un livre de l'enseignement scientifique moderne : la science y est présen
tée en rapport avec une théorie d'ensemble. Le caractère organique y est si évident
qu'il serait bien difficile de sauter des chapitres. A peine les premières pages sont
elles franchies, qu'on ne laisse plus parler le sens commun ; jamais non plus on
n'écoute les questions du lecteur. Ami lecteur y serait assez volontiers remplacé par un
avertissement sévère : fais attention, élève ! Le livre pose ses propres questions. Le
livre commande.
Ouvrez un livre scientifique du XVIIIe siècle, vous vous rendrez compte qu'il est
enraciné dans la vie quotidienne. L'auteur converse avec son lecteur comme un
conférencier de salon. Il épouse les intérêts et les soucis naturels. Par exemple, s'agit
il de trouver la cause du Tonnerre ? On en viendra à parler au lecteur de la crainte du
Tonnerre, on tentera de lui montrer que cette crainte est vaine, on éprouvera le besoin
de lui répéter la vieille remarque : quand le tonnerre éclate, le danger est passé,
puisque l'éclair seul peut tuer. Ainsi le livre de l'abbé Poncelet porte à la première
1
page de l'Avertissement : « En écrivant sur le Tonnerre, mon intention principale, a
toujours été de modérer, s'il était possible, les impressions incommodes que ce
météore a coutume de faire sur une infinité de Personnes de tout âge, de tout sexe, de
toute condition. Combien n'en aije pas vu passer les jours dans des agitations
violentes, et les nuits dans des inquiétudes mortelles ? » L'abbé Poncelet consacre tout
un chapitre, qui se trouve être le plus long du livre (p. 133 à 155) à des Réflexions sur
la frayeur que cause le tonnerre. Il distingue quatre types de craintes qu'il analyse dans
le détail. Un lecteur quelconque a donc quelques chances de trouver dans le livre les
éléments de son diagnostic. Ce diagnostic était utile, car l'hostilité de la nature
paraissait alors en quelque manière plus directe. Nos causes d'anxiété dominantes sont
actuellement des causes humaines. C'est de l'homme aujourd'hui que l'homme peut
recevoir ses plus grandes souffrances. Les phénomènes naturels sont désarmés parce
qu'ils sont expliqués. Pour faire saisir la différence des esprits à un siècle et demi
d'intervalle, demandonsnous si la page suivante prise dans le Werther de Goethe
correspond encore à une réalité psychologique : « Avant la fin de la danse, les éclairs,
que nous voyions depuis longtemps briller à l'horizon, mais que j'avais jusquelà fait
1
Abbé PONCELET, La Nature dans la formation du Tonnerre et la reproduction des Êtres
vivants 1769.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 26
passer pour des éclairs de chaleur, augmentèrent considérablement ; et le bruit du
tonnerre couvrit la musique. Trois dames sortirent précipitamment des rangs, leurs
cavaliers les suivirent, le désordre devint général, et les musiciens se turent... C'est à
ces causes que j'attribue les grimaces étranges auxquelles je vis se livrer plusieurs de
ces dames. La plus raisonnable s'assit dans un coin, tournant le dos à la fenêtre et se
bouchant les oreilles. Une autre, agenouillée devant la première, se cachait la tête sur
les genoux de celleci. Une troisième s'était glissée entre ses deux sœurs, qu'elle
embrassait en versant des torrents de larmes. Quelquesunes voulaient retourner chez
elles ; d'autres, encore plus égarées, n'avaient même pas assez de présence d'esprit
pour se défendre contre la témérité de quelques jeunes audacieux, qui semblaient fort
affairés à recueillir sur les lèvres de ces belles affligées les prières que, dans leur
frayeur, elles adressaient au ciel... » Je crois qu'il semblerait impossible d'inclure un
tel récit dans un roman contemporain. Tant de puérilité accumulée paraîtrait irréelle.
De nos jours, la peur du tonnerre est dominée. Elle n'agit guère que dans la solitude.
Elle ne peut troubler une société car, socialement, la doctrine du tonnerre est
entièrement rationalisée ; les vésanies individuelles ne sont plus que des singularités
qui se cachent. On rirait de l'hôtesse de Goethe qui ferme les volets et tire les rideaux
pour protéger un bal.
Le rang social des lecteurs entraîne parfois un ton particulier au livre préscien
tifique. L'astronomie pour les gens du monde doit incorporer les plaisanteries des
grands. Un érudit d'une très grande patience, Claude Comiers, commence en ces ter
mes son ouvrage sur les Comètes, ouvrage souvent cité au cours du siècle : « Puisqu'à
la Cour, on a agité avec chaleur, si Comète était mâle ou femelle, et qu'un des
maréchaux de France pour terminer le différent des Doctes, a prononcé, qu'il était
besoin de lever la queue à cette étoile, pour reconnaître s'il la faut traiter de la, ou de
le... » Un savant moderne ne citerait sans doute pas l'opinion d'un maréchal de
1
France. Il ne continuerait pas, sans fin,* des plaisanteries sur la queue ou la barbe des
Comètes : « Comme la queue, suivant le proverbe, est toujours le plus difficile de la
bête à écorcher, celle des Comètes a toujours donné autant de peine à expliquer que le
nœud Gordien à défaire ».
Au XVIIe siècle, les dédicaces des livres scientifiques sont, s'il est possible, d'une
flatterie plus pesante que celles des livres littéraires. En tout cas, elles choquent
davantage un esprit scientifique moderne indifférent aux autorités politiques. Don
1
Claude COMIERS, La Nature et présage des Comètes. Ouvrage mathématique, physique,
chimique et historique, enrichi des prophéties des derniers siècles, et de la fabrique des grandes
lunettes, Lyon, 1665. [pp. 774.]
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 27
nons un exemple de ces dédicaces inconcevables. Le sieur de La Chambre dédié à
Richelieu son livre sur la Digestion : « Quoi qu'il en soit Monseigneur c'est une chose
bien certaine que je vous dois les Connaissances que j'ai eues en cette matière » (sur
l'estomac). Et en voici tout de suite la preuve : « Si je n'eusse vu ce que vous avez fait
de la France, je ne me fusse jamais imaginé qu'il y eût en dans nos corps un esprit qui
pût amollir les choses dures, adoucir les amères, et unir les dissemblables, qui pût
enfin faire Couler la vigueur et la force en toutes les parties, et leur dispenser si
justement tout ce qui leur est nécessaire ». Ainsi l'estomac est une sorte de Richelieu,
le premier ministre du corps humain.
Souvent il y a échange de vues entre l'auteur et ses lecteurs, entre les curieux et les
savants. Par exemple, on a publié en 1787 toute une correspondance sous le titre
suivant : « Expériences faites sur les propriétés des lézards tant en chair qu'en
liqueurs, dans le traitement des maladies vénériennes et dartreuses ». Un voyageur
retiré à Pontarlier a vu bien des nègres de la Louisiane se guérir du mal vénérien « en
mangeant des anolis ». Il prône cette cure. Le régime de trois lézards par jour amène
des résultats merveilleux qui sont signalés à Vicq d'Azyr. Dans plusieurs lettres Vicq
d'Azyr remercie son correspondant.
La masse d'érudition que devait charrier un livre scientifique au XVIIIe siècle fait
obstacle au caractère organique du livre. Un seul exemple suffira pour marquer ce trait
bien connu. Lé Baron de Marivetz et Goussier, ayant à traiter du feu dans leur célèbre
Physique du Monde (Paris, 1780) se font un devoir et une gloire d'examiner 46
théories différentes avant d'en proposer une bonne, la leur. La réduction de l'érudition
peut, à juste titre, passer pour la marque d'un bon livre scientifique moderne. Elle peut
donner une mesure de la différence psychologique des époques savantes. Les auteurs
du XVIIe et du XVIIIe siècles citent davantage Pline que nousmêmes nous ne citons
ces auteurs. La distance est moins grande de Pline à Bacon que de Bacon aux savants
contemporains. L'esprit scientifique suit une progression géométrique et non pas une
progression arithmétique.
La science moderne, dans son enseignement régulier, s'écarte de toute référence à
l'érudition. Et même elle ne fait place que de mauvais gré à l'histoire des Idées scien
tifiques. Des organismes sociaux comme les Bibliothèques universitaires, qui accueil
lent sans grande critique des ouvrages littéraires ou historiques de maigre valeur,
écartent les livres scientifiques du type hermétique ou platement utilitaire. J'ai cherché
vainement des livres de cuisine à la Bibliothèque de Dijon. Au contraire les arts du
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 28
distillateur, du parfumeur, du cuisinier donnaient lieu au XVIIIe siècle à des ouvrages
nombreux soigneusement conservés dans les Bibliothèques publiques.
La cité savante contemporaine est si homogène et si bien gardée que les œuvres
d'aliénés ou d'esprits dérangés trouventdifficilement un éditeur. Il n'en allait pas de
même il y a cent cinquante ans., J'ai sous les yeux un livre intitulé : « Le Microscope
moderne, pour débrouiller la nature par le filtre d'un nouvel alambic chymique. »
L'auteur en est Charles Rabiqueau, avocat en Parlement, ingénieuropticien du Roi. Le
livre a été publié à Paris en 1781. On y voit l'Univers entouré des flammes infernales
qui produisent les distillations. Le soleil est au centre, il a seulement cinq lieues de
diamètre. « La Lune n'est point un corps, mais un simple reflet du feu solaire dans la
voûte aérienne. » L'opticien du Roi a ainsi généralisé l'expérience réalisée par un
miroir concave. « Les étoiles ne sont que le brisement glapissant de nos rayons visuels
sur différentes bulles aériennes. » On reconnaît là une accentuation symptomatique de
la puissance du regard. C'est le type d'une expérience subjective prédominante qu'il
faudrait rectifier pour atteindre au concept de l'étoile objective, de l'étoile indifférente
au regard qui la contemple. Plusieurs fois, j'ai pu observer, à l'Asile, des malades qui
défiaient du regard le Soleil comme le fait Rabiqueau. Leurs vésanies trouveraient
difficilement un éditeur. Elles ne trouveraient pas un abbé de la Chapelle qui, après
avoir lu par ordre du Chancelier une élucubration comme cellelà, la jugerait en ces
termes, en lui donnant l'estampille officielle : on avait toujours pensé « que les objets
venaient en quelque sorte trouver les yeux ; M. Rabiqueau renverse la perspective,
c'est la faculté de voir qui va trouver l'objet... l'ouvrage de M. Rgbiqueau annonce une
Métaphysique corrigée, des préjugés vaincus et des mœurs plus épurées, qui mettent
le comble à son travail ».
1
Ces remarques générales sur les livres de première instruction suffisent peutêtre
pour indiquer la différence du premier contact avec la pensée scientifique dans les
deux périodes que nous voulons caractériser. Si l'on nous accusait d'utiliser bien des
mauvais auteurs et d'oublier les bons, nous répondrions que les bons auteurs ne sont
pas nécessairement ceux qui ont du succès et puisqu'il nous faut étudier comment
l'esprit scientifique prend naissance sous la forme libre et quasi anarchique en tout
cas non scolarisée comme ce fut le cas au XVIIIe siècle, nous sommes bien obligé
de considérer toute la fausse science qui écrase la vraie, toute la fausse science contre
1
Charles RABIQUEAU, Le microscope moderne pour débrouiller la nature par le filtre
d'un nouvel alambic chymique, où l'on voit un nouveau méchanisme physique universel, Paris,
1781, p. 228.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 29
laquelle précisément, le véritable esprit scientifique doit se constituer. En résumé, la
pensée préscientifique est « dans le siècle ». Elle n'est pas régulière comme la pensée
scientifique instruite dans les laboratoires officiels et codifiée dans des livres scolai
res. Nous allons voir s'imposer la même conclusion d'un point de vue légèrement
différent.
II
M. Mornet a en effet bien montré, dans un livre alerte, le caractère mondain de la
science du XVIIIe siècle. Si nous revenons sur la question, c'est simplement pour
ajouter quelques nuances relatives à l'intérêt, en quelque manière puéril, que, soulè
vent alors les sciences expérimentales, et pour proposer une interprétation particulière
de cet intérêt. Notre thèse à cet égard est la suivante : En donnant une satisfaction
immédiate à la curiosité, en multipliant les occasions de la curiosité, loin de favoriser
la culture scientifique, on l'entrave. On remplace la connaissance par l'admiration, les
idées par les images.
En essayant de revivre la psychologie des observateurs amusés, nous allons voir
s'installer une ère de facilité qui enlèvera à la pensée scientifique le sens du problème,
donc le nerf du progrès. Nous prendrons de nombreux exemples dans la science
électrique et nous verrons combien furent tardives et exceptionnelles les tentatives de
géométrisation dans les doctrines de l'électricité statique puisqu'il faut attendre la
science ennuyeuse de Coulomb pour trouver les premières lois scientifiques de
l'électricité. En d'autres termes, en lisant les nombreux livres consacrés à la science
électrique au XVIIIe siècle, le lecteur moderne se rendra compte, selon nous, de la
difficulté qu'on a eue à abandonner le pittoresque de l'observation première, à décolo
rer le phénomène électrique, à débarrasser l'expérience de ses traits parasites, de ses
aspects irréguliers. Il apparaîtra alors nettement que la première emprise empirique ne
donne même pas le juste dessin des phénomènes, même pas une description bien
ordonnée, bien hiérarchique des phénomènes.
Le mystère de l'électricité une fois agréé et il est toujours très vite fait d'agréer un
mystère comme tel l'électricité donnait lieu à une « science » facile, toute proche de
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 30
l'Histoire naturelle, éloignée des calculs et des théorèmes qui, depuis les Huyghens,
les Newton, envahissaient peu à peu la mécanique, l'optique, l'astronomie. Priestley
écrit encore dans un livre traduit en 1771, « Les expériences électriques sont les plus
claires et les plus agréables de toutes celles qu'offre la Physique. » Ainsi ces doctrines
primitives, qui touchaient des phénomènes si complexes, se présentaient comme des
doctrines faciles, condition indispensable pour qu'elles soient amusantes, pour qu'elles
intéressent un public mondain. Ou encore, pour parler en philosophe, ces doctrines se
présentaient avec la marque d'un empirisme évident et foncier. Il est si doux à la
paresse intellectuelle d'être cantonnée dans l'empirisme, d'appeler un fait un fait et
d'interdire la recherche d'une loi ! Actuellement encore tous les mauvais élèves de la
classe de Physique « comprennent. » les formules empiriques. Ils croient facilement
que toutes les formules, même celles qui découlent d'une théorie fortement organisée,
sont des formules empiriques. Ils imaginent qu'une formule n'est qu'un ensemble de
nombres en attente qu'il suffit d'appliquer à chaque cas particulier. Au surplus
combien l'empirisme de la première Électricité est séduisant ! C'est un empirisme non
seulement évident, c'est un empirisme coloré. Il n'y a pas à le comprendre, il faut
seulement le voir. Pour les phénomènes électriques, le livre du Monde est un livre
d'images. Il faut le feuilleter sans essayer de préparer sa surprise. Dans ce domaine il
paraît si sûr qu'on n'aurait jamais pu prévoir ce que l'on voit ! Priestley dit justement :
« Quiconque aurait été conduit (à prédire la commotion électrique) par quelque
raisonnement, aurait été regardé comme un très grand génie. Mais les découvertes
électriques sont tellement dues au hasard, que c'est moins l'effet du génie que les
forces de la Nature, qui excitent. l'admiration que nous leur accordons » ; sans doute,
c'est une idée fixe chez Priestley que de rapporter toutes les découvertes scientifiques
au hasard. Même lorsqu'il s'agit de ses découvertes personnelles, patiemment poursui
vies avec une science de l'expérimentation chimique très remarquable, Priestley se
donne l'élégance d'effacer les liaisons théoriques qui l'ont conduit à monter des
expériences fécondes. Il a une telle volonté de philosophie empirique que la pensée
n'est plus guère qu'une sorte de cause occasionnelle de l'expérience. A entendre
Priestley, le hasard a tout fait. Pour lui, chance prime raison. Soyons donc tout au
spectacle. Ne nous occupons pas du Physicien qui n'est qu'un metteur en scène. Il n'en
va plus de même de nos jours où l'astuce de l'expérimentateur, le trait de génie du
théoricien soulèvent l'admiration. Et pour bien montrer que l'origine du phénomène
provoqué est humaine, c'est le nom de l'expérimentateur qui est attaché sans doute
pour l'éternité à l'effet qu'il a construit. C'est le cas pour l'effet Zeeman, l'effet Stark,
l'effet Raman, l'effet Compton, ou encore pour l'effet CabannesDaure qui pourrait
servir d'exemple d'un effet en quelque manière social, produit par la collaboration des
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 31
esprits.
La pensée préscientifique ne s'acharne pas à l'étude d'un phénomène bien circons
crit. Elle cherche non pas la variation, mais la variété. Et c'est là un trait particu
lièrement caractéristique : la recherche de la variété entraîne l'esprit d'un objet à un
autre, sans méthode ; l'esprit ne vise alors que l'extension des concepts ; la recherche
de la variation s'attache à un phénomène particulier, elle essaie d'en objectiver toutes,
les variables, d'éprouver la sensibilité des variables. Elle enrichit la compréhension du
concept et prépare la mathématisation de l'expérience. Mais voyons l'esprit préscien
tifique en quête de variété. Il suffit de parcourir les premiers livres sur l'électricité
pour être frappé du caractère hétéroclite des objets où l'on recherche les propriétés
électriques. Non pas qu'on fasse de l'électricité une propriété générale : d'une manière
paradoxale, on la tient à la fois pour une propriété exceptionnelle mais attachée aux
substances les plus diverses. Au premier rang naturellement les pierres précieuses ;
puis le soufre, les résidus de calcination et de distillation, les bélemnites, les fumées,
la flamme. On cherche à mettre en liaison la propriété électrique et les propriétés de
premier aspect. Ayant fait le catalogue des substances susceptibles d'être électrisées,
Boulanger en tire la conclusion que « les substances les plus cassantes et les plus
transparentes sont. toujours les plus électriques ». On donne toujours une grande
1
« donna la commotion en présence du Roi, à cent quatrevingts de ses gardes ; et dans
le couvent des Chartreux de Paris, toute la communauté forma une ligne de 900
toises, au moyen d'un fil de fer entre chaque personne... et toute la compagnie,
lorsqu'on déchargea la bouteille, fit un tressaillement subit dans le même, instant, et
tous sentirent le coup également ». L'expérience, cette fois, reçoit son nom du publie
qui la contemple « si plusieurs personnes en cercle reçoivent le choc, on appelle
l'expérience, les. Conjurés » (p. 184). Quand on en vint à volatiliser des diamants, le
fait parut étonnant et même dramatique pour les personnes de qualité. Macquer fit
1
PRIESTLEY, Histoire de l'électricité, trad., 3 vol., 1771, tome I, p. 231.
2
Loc. cit., tome I, p. 181.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 32
l'expérience devant 17 personnes. Quand Darcet et Rouelle la reprirent, 150 personnes
y assistèrent (Encyclopédie, Art. Diamant).
même année où elle fut découverte, il y eut nombre de personnes, dans presque tous
les pays de l'Europe, qui gagnèrent leur vie à aller de tous côtés pour la montrer. Le
vulgaire de tout âge, de tout sexe, et de tous rangs considérait ce prodige de la nature,
avec surprise et étonnement « Un Empereur pourrait se contenter, pour revenu, des
2
sommes qui ont été données en schellings et cri menue monnaie pour voir faire
l'expérience de Leyde. » Au cours du développement scientifique, on verra sans doute
une utilisation foraine de quelques découvertes. Mais cette utilisation est maintenant
insignifiante. Les démonstrateurs de rayons X qui, il y a trente ans, se présentaient
aux directeurs d'école pour offrir un peu de nouveauté dans l'enseignement ne fai
saient certes pas d'impériales fortunes. Ils paraissent avoir complètement disparu de
nos jours. Un abîme sépare désormais, du moins dans les sciences physiques, le
charlatan et le savant.
Au XVIIIe siècle, la science intéresse tout homme cultivé. On croit d'instinct
qu'un cabinet d'histoire naturelle et un laboratoire se montent comme une bibliothè
que, au gré des occasions ; on a confiance : on attend que les hasards de la trouvaille
individuelle se coordonnent d'euxmêmes. La Nature n'estelle pas cohérente et
homogène ? Un auteur anonyme, vraisemblablement l'abbé de Mangin, présente son
Histoire générale et particulière de l'électricité avec ce soustitre bien symptomatique :
« Ou ce qu'en ont dit de curieux et d'amusant, d'utile et d'intéressant, de réjouissant et
de badin, quelques physiciens de l'Europe ». Il souligne l'intérêt tout mondain de son
ouvrage, car si l'on étudie ses théories, on pourra « dire quelque chose de net et de
précis sur les différentes contestations qui s'élèvent tous les jours dans le monde, et au
sujet desquelles les Dames mêmes sont les premières à proposer des questions... Tel
cavalier à qui jadis un filet de voix et une belle taille eût pu suffire pour se faire un
nom dans les cercles, est obligé à l'heure qu'il est de savoir au moins un peu son
Réaumur, son Newton, son Descartes ». 3
1
Loc. cit., tome I, p. 156.
2
Loc. cit., tome III, p. 122.
3
Sans nom d'auteur, Histoire générale et particulière de l'électricité, 3 parties, Paris, 1752,
2e partie, pp. 2 et 3.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 33
Dans son Tableau annuel des progrès de la Physique, de l'Histoire naturelle et des
Arts, année 1772, Dubois dit à propos de l'électricité (p. 154... 170). « Chaque Physi
cien répéta les expériences, chacun voulut s'étonner soimême... M. le Marquis de X.,
a, vous le savez, un très joli cabinet de Physique, mais l'Électricité est sa folle, et si le
paganisme régnait encore, il élèverait sans doute des autels électriques. Il connaissait
mon goût, et n'ignorait pas que j'étais aussi travaillé d'Electromanie. Il m'invita donc à
un souper où devaient se trouver, disaitil, les gros bonnets de l'ordre des électrisants
et électrisantes. » On voudrait connaître cette électricité parlée qui révèlerait sans
doute plus de choses sur la psychologie de l'époque que sur sa science.
Nous avons des renseignements plus détaillés sur le dîner électrique de Franklin
(voir Letters, p. 35), Priestley le raconte en ces termes . En 1748, Franklin et ses amis
1
« tuèrent un dindon par la commotion électrique, le firent rôtir avec un tournebroche
électrique, devant un feu allumé par la bouteille électrique ensuite ils burent à la
santé de tous les électriciens célèbres d'Angleterre, de Hollande, de France et d'Alle
magne, dans des verres électrisés, et au bruit d'une décharge d'une batterie électrique
». L'abbé de Mangin raconte, comme tant d'autres, ce prestigieux dîner. il ajoute (1re
partie, p. 185) : « Je pense que si M. Franklin faisait jamais un voyage à Paris, il ne
tarderait pas à couronner son magnifique repas par de bon café, bien et fortement
'électrisé ». En 1936, un ministre inaugure un village électrifié. Lui aussi, il absorbe
un dîner électrique et ne s'en trouve pas plus mal. La presse relate le fait en bonne
page, à pleines colonnes, faisant ainsi la preuve que les intérêts puérils sont de tous les
temps.
On sent du resté que cette science dispersée sur toute une société cultivée ne
constitue pas vraiment une cité savante. Le laboratoire de Mme la Marquise du Châte
let à CireysurBlaise, vanté dans des lettres si nombreuses, n'a absolument rien de
commun, ni de près ni de loin, avec le laboratoire moderne où travaille toute une
école sur un programme de recherches précis, tels que les laboratoires de Liebig ou
d'Ostwald, le laboratoire du froid de Kammerling Onnes, on le laboratoire de la
Radioactivité de Mme Curie. Le théâtre de CireysurBlaise est un théâtre ; le labora
toire de CireysurBlaise n'est pas un laboratoire. Rien ne lui donne cohérence, ni le
maître, ni l'expérience. Il n'a pas d'autre cohésion que le bon gîte et la bonne table
voisine. C'est un prétexte à conversation pour la veillée ou le salon.
1
PRIESTLEY, loc. cit., tome III, p. 167.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 34
D'une manière plus générale, la science au XVIIIe siècle n'est pas une vie, pas
même un métier. A la fin du siècle, Condorcet oppose encore à ce propos les occupa
tions du jurisconsulte et celles du mathématicien. Les premières nourrissent leur
homme et reçoivent ainsi une consécration qui manque aux secondes. D'un autre côté,
la ligne scolaire est, pour les mathématiques, une ligne d'accès bien échelonnée qui
permet au moins de distinguer entre élève et maître, de donner à l'élève l'impression
de la tâche ingrate et longue qu'il a à fournir. Il suffit de lire les lettres de Mme du
Châtelet pour avoir mille occasions de sourire de ses prétentions à la culture mathé
matique. A Maupertuis, elle pose, en faisant des grâces, des questions qu'un jeune
élève de quatrième résout de nos jours sans difficulté. Ces mathématiques minaudées
vont tout à l'inverse d'une saine formation scientifique.
III
Un tel publie reste frivole dans le moment même où il croit se livrer à des
occupations sérieuses. Il faut l'attacher en illustrant le phénomène. Loin d'aller à
l'essentiel, on augmente le pittoresque : on plante des fils dans la boule de moelle de
sureau pour obtenir une araignée électrique. C'est dans un mouvement épistémo
logique inverse, en retournant vers l'abstrait, en arrachant les pattes de l'araignée élec
trique, que Coulomb trouvera les lois fondamentales de l'électrostatique.
Cette imagerie de la science naissante amuse les meilleurs esprits. C'est par
centaines de pages que Volta décrit à ses correspondants les merveilles de son pistolet
électrique. Le nom complexe qu'il lui donne est, à lui seul, un signe bien clair du
besoin de surcharger le phénomène essentiel. Il l'appelle souvent : « le pistolet
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 35
Pour intéresser, on cherche systématiquement l'étonnement. On amasse les contra
dictions empiriques. Un type de belle expérience, style XVIIIe siècle, est celle de
Gordon « qui mit le feu à des liqueurs spiritueuses, par le moyen d'un jet d'eau
» (Philo. Trans., Abridged, vol. 10, p. 276). De même le Dr Watson, dit Priestley 2
« alluma de l'esprit de vin... par le moyen d'une goutte d'eau froide, épaissie par un
mucilage fait de graine d'herbe aux puces, et même par le moyen de la glace ».
Par de telles contradictions empiriques du feu allumé par l'eau froide ou la glace,
on croit déceler le caractère mystérieux de la Nature. Pas un livre, au XVIIIe siècle,
qui ne se croit obligé de faire trembler la raison devant ce mystérieux abîme de
l'inconnaissable, qui ne joue avec le vertige qui nous prend devant les profondeurs de
l'inconnu ! C'est l'attrait premier qui doit nous fasciner. « Avec le naturel et l'utile de
l'histoire, dit l'abbé de Mangin, l'électricité paraît rassembler en elle tous les agré
ments de la fable, du conte, de la féerie, du roman, du comique ou du tragique. » Pour
expliquer l'origine de l'intérêt prodigieux que l'électricité a tout de suite rencontré,
Priestley écrit « Ici nous voyons le cours de la Nature, en apparence, entièrement
3
renversé dans ses lois fondamentales, et par des causes qui paraissent les plus légères.
Et non seulement les plus grands effets sont produits par des causes qui paraissent peu
considérables, mais encore par celles avec lesquelles ils semblent n'avoir aucune
liaison. Ici, contre les principes de la gravitation, on voit des corps attirés, repoussés
et tenus suspendus par d'autres, que l'on voit n'avoir acquis cette puissance que par un
très léger frottement tandis qu'un autre corps par le même frottement, produit des
effets tout opposés. Ici l'on voit un morceau de métal froid, ou même l'eau ou la glace
lancer de fortes étincelles de feu, au point d'allumer plusieurs substances inflamma
bles... » Cette dernière observation prouve bien l'inertie de l'intuition substantialiste
que nous étudierons par la suite. Elle la désigne assez clairement comme un obstacle à
1
Lettres d'Alexandre VOLTA sur l'air inflammable des marais, trad. Osorbier, 1778, p. 168.
2
PRIESTLEY, loc. cit., tome I, p. 142.
3
PRIESTLEY, loc. cit., tome III, p. 123.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 36
la compréhension d'un phénomène nouveau : quelle stupeur, en effet, de voir la glace
qui ne « contient » pas de feu dans sa substance, lancer quand même des étincelles !
Retenons donc cet exemple où la surcharge concrète vient masquer la forme correcte,
la forme abstraite du phénomène.
Une fois partie pour le règne des images contradictoires, la rêverie condense
facilement les merveilles. Elle fait converger les possibilités les plus inattendues.
Quand on eut utilisé l'amiante incombustible pour faire des mèches de lampes inusa
bles, on espéra trouver des « lampes éternelles ». Il suffisait pour cela, pensaiton,
d'isoler l'huile d'amiante qui ne se consumerait sans doute pas davantage que la mèche
d'amiante. On trouverait de nombreux exemples de convergences aussi rapides et aussi
inconsistantes à l'origine de certains projets d'adolescents. Les anticipations
scientifiques, si en faveur près d'un publie littéraire qui croit y trouver des oeuvres de
vulgarisation positive, procèdent suivant les mêmes artifices, en juxtaposant des
possibilités plus ou moins disparates. Tous ces mondes augmentés ou diminués par
simple variation d'échelle s'attachent, comme le dit Régis Messac dans sa jolie étude
sur Micromégas à des « lieux communs qui, pourtant, correspondent à des pentes si
1
naturelles de l'esprit humain qu'il sera permis de les ressasser à plaisir, et qu'on pourra
toujours les répéter avec succès à un publie complaisant, pour peu que l'on y mette
quelque habileté, ou que l'on apporte une apparence de nouveauté dans la présentation
». Ces anticipations, ces voyages dans la Lune, ces fabrications dé géants et de
monstres sont, pour l'esprit scientifique, de véritables régressions infantiles. Elles
amusent quelquefois, mais elles n'instruisent jamais.
Parfois on peut voir l'explication se fonder tout entière sur les traits parasites mis
en surcharge. Ainsi se préparent de véritables aberrations. Le pittoresque de l'image
entraîne l'adhésion à une hypothèse non vérifiée. Par exemple, le mélange de limaille
de fer et de fleur de soufre est recouvert de terre sur laquelle on plante du gazon :
alors vraiment il saute aux yeux qu'on a affaire à un volcan ! Sans cette garniture, sans
cette végétation, l'imagination serait, sembletil, déroutée. La voilà guidée ; elle
n'aura plus qu'à dilater les dimensions et elle « comprendra » le Vésuve projetant lave
et fumée. Un esprit sain devra confesser qu'on ne lui a montré qu'une réaction
exothermique, la simple synthèse du sulfure de fer. Tout cela et rien que cela. La
physique du globe n'a rien à voir à ce problème de chimie.
1
Régis MESSAC, Micromégas. Nimes, 1935, p. 20.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 37
Voici encore un autre exemple où le détail pittoresque vient donner l'occasion
d'une explication intempestive. On trouve en note (p. 200) du livre de Cavallo, qui
relate des expériences souvent ingénieuses, la remarque suivante : Après avoir étudié
1
a l'effet du coup électrique lorsqu'il passe sur une carte ou sur un autre corps », il
ajoute : « Si on charge le carreau de glace de petits modèles en relief, de maison
nettes, ou autres édifices, l'ébranlement que le choc électrique y occasionnera,
représentera assez naturellement un tremblement de terre. » On trouve la même
imagerie apportée cette fois comme une preuve de l'efficacité des paratremblements
de terre et des paravolcans à l'article de l'Encyclopédie : tremblements de terre « J'ai
imaginé, dit l'abbé Bertholon, et fait exécuter une petite machine qui représente une
ville qu'un tremblement de terre agite, et qui en est préservée dès que le para
tremblement de terre, ou le préservateur est placé ». On voit de reste comment chez
Cavallo et chez l'abbé Bertholon le phénomène, trop illustré, d'une simple vibration
physique produite par une décharge électrique conduit à des explications aven
tureuses.
On arrive par des images aussi simplistes à d'étranges synthèses. Carra est l'auteur
d'une explication générale qui rattache l'apparition des végétaux et des animaux à la
force centrifuge qui a, d'après lui, une parenté avec la force électrique. C'est ainsi que
les quadrupèdes primitivement confinés dans une chrysalide « furent soulevés sur
leurs pieds par la même force électrique qui les sollicitait depuis longtemps et
commencèrent à marcher sur le sol desséché ». Carra ne va pas loin pour légitimer
2
cette théorie. « L'expérience du petit homme de carte redressé et balancé dans l'air
ambiant par les vibrations de la machine électrique, explique assez clairement com
ment les animaux à pieds et à pattes ont été soulevés sur leurs jambes, et pourquoi ils
continuent, les uns de marcher, ou de courir, et les autres de voler. Ainsi la force
électrique de l'atmosphère, continuée par la rotation de la terre sur ellemême est la
véritable cause de la faculté que les animaux ont de se tenir sur les pieds. » On
imagine assez facilement qu'un enfant de huit ans, à la seule condition d'avoir à sa
disposition un vocabulaire pédant, pourrait développer de telles billevesées. C'est plus
étonnant chez un auteur qui a retenu parfois l'attention des sociétés savantes et qui est
cité par les meilleurs auteurs . 3
1
Tibère CAVALLO, Traité complet d'électricité, trad., Paris, 1785.
2
CARRA, Nouveaux Principes de Physique, dédiés ait Prince Royal de Prusse. 4 vol., 1781
(2 premiers), 3 e vol. 1782, 4e 1783, tome IV, p. 258.
3
Baron DE MARIVETZ et GOUSSIER, Physique du Monde, Paris, 1780, 9 vol., tome V,
p. 56.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 38
En réalité nous imaginons mal l'importance que le XVIIIe siècle attribuait aux
automates. Des figurines de carton qui « dansent » dans un champ électrique sem
blaient, par leur mouvement sans cause mécanique évidente, se rapprocher de la vie.
Voltaire va jusqu'à dire que le flûteur de Vaucanson est plus près de l'homme que le
polype ne l'est de l'animal. Pour Voltaire luimême, la représentation extérieure, ima
gée, pittoresque prime des ressemblances intimes et cachées.
Un auteur important, de Marivetz, dont l’œuvre a exercé une grande influence au
XVIIIe siècle développe de grandioses théories en s'appuyant sur des images aussi
inconsistantes. Il propose une cosmogonie fondée sur la rotation du soleil sur lui
même. C'est cette rotation qui détermine le mouvement des planètes. De Marivetz
considère les mouvements planétaires comme des mouvements en spirale « d'autant
moins courbes que les planètes s'éloignent davantage du Soleil ». Il n'hésite donc pas,
à la fin du XVIIIe siècle, à s'opposer à la science newtonienne. Là encore, on ne
cherche pas bien loin les preuves qu'on estime suffisantes. « Les soleils que font les
artificiers offrent une image sensible des précessions et des lignes spirales dont nous
parlons. Pour produire ces effets, il faut que les fusées dont les circonférences de ces
soleils sont garnies ne soient pas dirigées vers leur centre ; car dans ce cas le soleil ne
pourrait tourner sur son axe, et les jets de chaque fusée formeraient des rayons
rectilignes : mais lorsque les fusées sont obliques à la circonférence, le mouvement de
rotation se joint à celui de l'explosion des fusées, le jet devient une spirale qui est
d'autant moins courbe qu'elle plonge plus loin du centre. »
Quel curieux vaetvient des images ! Le soleil des artificiers a reçu son nom de
l'astre solaire. Et voici, par une étrange récurrence, qu'il fournit une image pour
illustrer une théorie du soleil ! De tels chasséscroisés entre les images sont fréquents
quand on ne psychanalyse pas l'imagination. Une science qui accepte les images est,
plus que toute autre, victime des métaphores. Aussi l'esprit scientifique doitil sans
cesse lutter contre les images, contre les analogies, contre les métaphores.
IV
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 39
Dans nos classes élémentaires, le pittoresque et les images exercent les mêmes
ravages. Dès qu'une expérience se présente avec un appareil bizarre, en particulier, si
elle vient, sous un nom inattendu, des lointaines origines de la science, comme par
exemple l'harmonica chimique, la classe est attentive aux événements : elle omet
seulement de regarder les phénomènes essentiels. Elle entend les beuglements de la
flamme, elle n'en voit pas les stries. S'il se produit quelque accident triomphe du
singulier l'intérêt est à son comble. Par exemple, pour illustrer la théorie des
radicaux en Chimie minérale, le professeur a fait de l'iodure d'ammonium en passant
plusieurs fois de l'ammoniaque sur un filtre couvert de paillettes d'iode. Le papier
filtre séché avec précaution explose ensuite au moindre froissement tandis que
s'écarquillent les yeux des jeunes élèves. Un professeur de chimie psychologue pourra
alors se rendre compte du caractère impur de l'intérêt des élèves pour l'explosion,
surtout quand la matière explosive est obtenue si facilement. Il semble que toute
explosion suggère chez l'adolescent la vague intention de nuire, d'effrayer, de détruire.
J'ai interrogé bien des personnes sur leurs souvenirs de classe. A peu près une fois sur
deux, j'ai retrouvé le souvenir de l'explosion en Chimie. La plupart du temps les
causes objectives étaient oubliées mais l'on se rappelait la « tête » du Professeur, la
frayeur d'un voisin timide ; jamais la frayeur du narrateur n'était évoquée. Tous ces
souvenirs, par leur alacrité, désignaient assez la volonté de puissance refoulée, les
tendances anarchiques et sataniques, le besoin d'être maître des choses pour opprimer
les gens. Quant à la formule de l'iodure d'ammonium et à la théorie si importante des
radicaux que cet explosif illustre, elles n'entrent point, estil besoin de le dire, dans le
bagage d'un homme cultivé, fûtce par le moyen de l'intérêt très spécial que suscite
son explosion.
Il n'est d'ailleurs pas rare de voir les jeunes gens s'attacher aux expériences dange
reuses. Dans leurs récits à leur famille, un grand nombre d'élèves exagèrent les
dangers qu'ils ont couru au laboratoire. Bien des doigts sont jaunis avec une savante
maladresse. Les blouses sont percées par l'acide sulfurique avec une étrange fréquen
ce. Il faut bien, en pensée, vivre le roman de la victime de la science.
Bien des vocations de chimistes commencent par un accident. Le jeune Liebig mis
en apprentissage, à quinze ans, chez un pharmacien, est bientôt renvoyé : au lieu de
pilules, il fabriquait du fulminate de mercure. Les fulminates firent d'ailleurs l'objet
d'un de ses premiers travaux scientifiques. Fautil voir dans ce choix, un intérêt
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 40
purement objectif ? La patience dans la recherche estelle suffisamment expliquée
1
par une cause psychologique occasionnelle ? Dans le Fils de la Servante qui est, par
bien des côtés, une autobiographie, Auguste Strindberg nous donne ce souvenir d'ado
lescent. « Pour avoir sa revanche dans la maison où on le raillait de sa malheureuse
expérience, il prépara des gaz fulminants. » Strinberg fut d'ailleurs longtemps obsédé
par le problème chimique. Dans l'interview d'un professeur contemporain, Pierre
Devaux écrit : « Il eut, comme tous les chimistes en herbe, la passion des explosifs,
des poudres chloratées, des mèches de bombe fabriquées avec un lacet de soulier ».
Parfois de telles impulsions déterminent de belles vocations. On le voit du reste dans
les exemples précédents. Mais le plus souvent l'expérience violente se suffit à elle
même et donne des souvenirs indûment valorisés.
En résumé, dans l'enseignement élémentaire, les expériences trop vives, trop ima
gées, sont des centres de faux intérêt. On ne saurait trop conseiller au professeur
d'aller sans cesse de la table d'expériences au tableau noir pour extraire aussi vite que
possible l'abstrait du concret. Il reviendra à l'expérience mieux outillé pour dégager
les caractères organiques du phénomène. L'expérience est faite pour illustrer un
théorème. Les réformes de l'enseignement secondaire en France, dans ces dix derniè
res années, en diminuant la difficulté des problèmes de Physique, en instaurant même,
dans certains cas, un enseignement de la Physique sans problèmes, tout en questions
orales, méconnaissent le sens réel de l'esprit scientifique. Mieux vaudrait une igno
rance complète qu'une connaissance privée de son principe fondamental.
Sans la mise en forme rationnelle de l'expérience que détermine la position d'un
problème, sans ce recours constant à une construction rationnelle bien explicite, on
laissera se constituer une sorte d'inconscient de l'esprit scientifique qui demandera
ensuite une lente et pénible psychanalyse pour être exorcisé. Comme le note M.
Édouard Le Roy en une belle et dense formule : « La connaissance commune est
2
1
Cf. OSTWALD, Les grands Hommes, trad., p. 102, Paris.
2
M. Edouard LE Roy, Art.: « Science et Philosophie, in Revue de Métaphysique et Morale,
1899, p. 505
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 41
inconscience de soi ». Mais cette inconscience peut saisir aussi des pensées scienti
fiques. Il faut alors réanimer la critique et ramener la connaissance au contact des
conditions qui lui ont donné naissance, revenir sans cesse à cet « état naissant » qui
est l'état de vigueur psychique, au moment même où la réponse est sortit du problème.
Pour qu'on puisse vraiment parler de rationalisation de l'expérience, il ne suffit pas
qu'on trouve une raison pour un fait. La raison est une activité psychologique
essentiellement polytrope : elle veut retourner les problèmes, les varier, les greffer les
uns sur les autres, les faire proliférer. Une expérience, pour être vraiment rationalisée,
doit donc être insérée dans un jeu de raisons multiples.
Une telle théorie de la rationalisation discursive et complexe a, contre elle, les
convictions premières, le besoin d'immédiate certitude, le besoin de partir du certain
et la douce croyance en la réciproque que la connaissance d'où l'on est parti était
certaine. Aussi, quelle n'est pas notre mauvaise humeur quand on vient contredire nos
connaissances élémentaires, quand on vient toucher ce trésor puéril gagné par nos
efforts scolaires ! Et quelle prompte accusation d'irrespect et de fatuité atteint celui
qui porte le doute sur le don d'observation des anciens ! Dès lors, comment une
affectivité si mal placée n'éveilleraitelle pas l'attention du psychanalyste ? Aussi
Jones nous paraît bien inspiré dans son examen psychanalytique des convictions
premières indurées. Il faut examiner ces « rationalisations » prématurées qui jouent,
dans la formation de l'esprit préscientifique, le rôle joué par les sublimations de la
libido dans la formation artistique. Elles sont la marque d'une volonté d'avoir raison
en dehors de toute preuve explicite, d'échapper à la discussion en se référant à un fait
qu'on croit ne pas Interpréter alors même qu'on lui donne une valeur déclarative
primordiale. Le P. Louis Castel disait fort bien : « La méthode des faits, pleine
1
d'autorité et d'empire, s'arroge un air de divinité qui tyrannise notre créance, et impose
à notre raison. Un homme qui raisonne, qui démontre même, me prend pour un
homme : je raisonne avec lui ; il me laisse la liberté du jugement ; et ne me force que
par ma propre raison. Celui qui crie voilà un fait, me prend pour un esclave. »
Contre l'adhésion au « fait » primitif, la psychanalyse de la connaissance objective
est particulièrement difficile. Il semble qu'aucune expérience nouvelle, qu'aucune
critique ne puissent dissoudre certaines affirmations premières. On concède tout au
plus que les expériences premières peuvent être rectifiées et précisées par des expé
riences nouvelles. Comme si l'observation première pouvait livrer autre chose qu'une
1
R. P. CASTEL, Jésuite, L'Optique des couleurs, fondée sur les simples observations, et
tournée surtout à la pratique de la Peinture, de la Teinture et des autres Arts coloristes, Paris, 1740,
p. 411.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 42
occasion de recherche ! Jones donne un exemple très pertinent de cette rationalisation
trop rapide et mal faite qui construit sur une base expérimentale sans solidité .
1
« L'usage courant de la valériane, à titre (le médicament spécifique contre l'hystérie
nous fournit un exemple de mise en oeuvre du mécanisme de rationalisation. Il con
vient de rappeler que l'assa fœtida et la valériane ont été administrées pendant des
siècles, parce qu'on croyait que l'hystérie résultait des migrations de l'utérus à travers
le corps, et on attribuait à ces remèdes malodorants la vertu de pouvoir remettre l'or
gane dans sa position normale, ce qui devait avoir pour effet la disparition des
symptômes hystériques. Bien que l'expérience n'ait pas confirmé cette manière de
voir, on n'en continue pas moins de nos jours de traiter de la même manière la plupart
des maladies hystériques. Il est évident que la persistance de l'emploi de ces remèdes
résulte d'une acceptation aveugle d'une tradition profondément enracinée et dont les
origines sont aujourd'hui complètement oubliées. Mais la nécessité d'expliquer aux
étudiants les raisons de l'emploi des substances en question a conduit les neurologistes
à les décorer du nom d'antispasmodiques et à expliquer leur action d'une façon
quelque peu raffinée, qui est la suivante : un des éléments constitutifs de la valériane,
l'acide valérianique a reçu le nom de principe actif et est administré, généralement,
sous la forme d'un sel de zinc et enrobé dans du sucre destiné à masquer son goût
désagréable. Quelques autorités modernes, au courant des origines de ce traitement,
proclament leur admiration devant le fait que les anciens, malgré leur fausse concep
tion de l'hystérie, avaient pu découvrir une méthode de traitement aussi précieuse, tout
en donnant de son action une explication absurde. Cette rationalisation persistante
d'un processus dont on sait cependant qu'il a été autrefois irrationnel s'observe
fréquemment... »
De cette page scientifique, il nous paraît très instructif de rapprocher une page
littéraire, née de la rêverie d'un auteur étrange et profond. Dans Axel Borg, Auguste
Strindberg prétend, lui aussi, guérir l'hystérie. Il est conduit à utiliser l'assa fœtida par
une suite de réflexions qui n'ont évidemment aucun sens objectif et qui doivent être
interprétées du seul point de vue subjectif (trad., p. 163). « Cette femme se sentait
malade de corps, sans l'être directement. Il se composa donc une série de médica
ments dont le premier devait susciter un réel malaise physique, ce qui forcerait la
patiente à quitter l'état d'âme maladif et localiserait simplement le mal dans le corps.
Dans ce but, Il prit dans sa pharmacie domestique la plus repoussante de toutes les
drogues, l'assa foetida, et la jugeant plus apte qu'aucune autre à faire naître un état de
malaise général, il en prit une dose assez forte pour pouvoir produire de véritables
1
JONES, Traité théorique et pratique de Psychanalyse, trad., 1925, p. 25.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 43
convulsions. C'estàdire que tout l'être physique devait se soulever, se révolter contre
cette substance étrangère, et que toutes les fonctions de l'âme concentreraient leurs
forces pour la repousser. Par suite, les souffrances imaginaires seraient oubliées.
Ensuite, il ne s'agirait plus que de provoquer des transitions, de l'unique sensation
rebutante à travers d'autres plus faibles, jusqu'à parfaite libération, en remontant par
degrés une gamme de remèdes rafraîchissants, balsamiques, amollissants, apaisants ;
de réveiller un complet sentiment de bienêtre, comme après des peines et des dangers
subis qu'il est doux de se rappeler. Il s'habilla d'une jaquette de cachemire blanc... »
Nous voudrions avoir le loisir de psychanalyser tout le long récit de Strindberg qui
nous permettrait d'étudier un curieux mélange d'a priori subjectif de valeurs soidisant
objectives. Mais dans cette page les valeurs affectives apparaissent avec une telle
évidence que nous n'avons pas besoin de les souligner. Nous saisissons donc bien, soit
chez les savants, soit chez les rêveurs, les mêmes procédés de démonstration impure.
Nous ne saurions trop engager nos lecteurs à rechercher systématiquement des
convergences scientifiques, psychologiques, littéraires. Qu'on arrive au même résultat
par des rêves ou par des expériences c'est, pour nous, la preuve que l'expérience n'est
qu'un rêve. Le simple apport d'un exercice littéraire parallèle réalise déjà une
psychanalyse d'une connaissance objective.
Cependant la rationalisation immédiate et fautive d'un phénomène incertain serait
peutêtre plus visible sur des exemples plus simples. Estil vrai que les feux follets
disparaissent vers minuit ? Avant qu'on authentifie le fait, on l'explique. Un auteur
sérieux, Saury, écrit en 1780 : cette disparition « vient peutêtre de ce que le froid
1
étant alors plus grand, les exhalaisons qui produisent (les feux follets) sont alors trop
condensées pour se soutenir dans l'air; et peutêtre sontelles aussi dépouillées d'élec
tricité, ce qui les empêche de fermenter, de produire de la lumière, et les fait retomber
sur la terre ». Les feux follets poursuiventils la personne qui tente de les fuir ? « C'est
qu'ils sont poussés par l'air qui vient remplir l'espace que cette personne laisse
derrière elle. » On voit clairement que dans toutes ces rationalisations imprudentes, la
réponse est beaucoup plus nette que la question, mieux, la réponse a été donnée avant
qu'on éclaircisse la question. Cela nous justifie peutêtre de dire que le sens du pro
blème est caractéristique de l'esprit scientifique.
Enfin, si nous parvenions à prendre, à propos de toute connaissance objective, une
juste mesure de l'empirisme d'une part et du rationalisme d'autre part, nous serions
étonnés de l'immobilisation de la connaissance produite par une adhésion immédiate à
1
SAURY, Docteur en Médecine, Précis de Physique, 2 vol., Paris, 1780, tome II, p. 37.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 44
des observations particulières. Nous verrions que, dans la connaissance vulgaire, les
faits sont trop tôt impliqués dans des raisons. Du fait à l'idée, le circuit est trop court.
On croit pouvoir s'en tenir au fait. On dit volontiers que les anciens ont pu se tromper
sur l'interprétation des faits, mais que, du moins, ils ont vu et bien vu les faits. Or il
faut, pour qu'un fait soit défini et précisé, un minimum d'interprétation. Si cette inter
prétation minima correspond à une erreur fondamentale, que restetil du fait ? Évi
demment, quand il s'agit d'un fait défini en quelque sorte extrinsèquement, dans un
domaine manifestement étranger à son essence, cette pauvre définition qui n'engage
à rien pourra ne pas être fautive (Elle n'est pas assez organique pour cela !) Par
exemple, s'il s'agit de voir, de dire et de répéter que l'ambre frotté attire les corps
légers, cette action mécanique, tout extrinsèque à l'égard des lois électriques cachées,
donnera sans doute l'occasion d'une observation exacte, à condition encore qu'on ne
mette aucune valeur sous le vocable attraction. Mais cette observation exacte sera une
expérience fermée. On ne devra guère s'étonner qu'elle traverse de longs siècles sans
fructifier, sans susciter des expériences de variation.
VI
On commettrait d'ailleurs une grave erreur si l'on pensait que la connaissance
empirique peut demeurer dans le plan de la connaissance rigoureusement assertorique
en se cantonnant dans la simple affirmation des faits. Jamais la description ne respec
te les règles de la saine platitude. Buffon luimême a désiré cette expression prudem
ment plate dans les livres scientifiques. Il s'est fait gloire d'écrire avec uniformité, sans
éclat, en laissant aux objets leurs aspects directs. Mais cette volonté si constante de
simplicité a des accidents. Soudain. un mot retentit en nous et trouve un écho trop
prolongé dans des idées anciennes et chères ; une image s'illumine et nous convainc,
avec brusquerie, d'un seul coup, en bloc. En réalité le mot grave, le mot clef n'entraîne
que la conviction commune, conviction qui relève du passé linguistique ou de la
naïveté des images premières plus que de la vérité objective, comme nous le montre
rons dans un chapitre ultérieur. Toute description est aussi noyautée autour de centres
trop lumineux. La pensée inconsciente s'agglomère autour de ces noyaux et ainsi
l'esprit s'introvertit et s'immobilise. Buffon a bien reconnu la nécessité de maintenir
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 45
les esprits en suspens, pour une adhésion future à une connaissance réflexive .
1
« L'essentiel est de leur meubler la tête d'idées et de faits, de les empêcher, s'il est
possible, d'en tirer trop tôt des raisonnements et des rapports. » Mais Buffon vise
surtout un déficit d'information, il ne voit pas la déformation quasi immédiate que
reçoit une connaissance objective interprétée par l'inconscient, agglomérée autour des
noyaux d'inconscience. Il croit que sur une base empirique trop étroite, l'esprit
s'épuise « en fausses combinaisons ». En réalité la puissance de rapprochement n'a
pas sa source à la surface, sur le terrain même de l'observation, elle jaillit de réactions
plus intimes. Les tables baconiennes ne désignent pas directement une réalité ma
jorée. Il ne faut pas oublier que les instances, avant d'être cataloguées, sont cherchées.
Elles sont donc les résultats d'idées de recherche plus ou moins sourdes, plus ou
moins valorisées. Avant d'enseigner à décrire objectivement, il aurait donc fallu
psychanalyser l'observateur, mettre soigneusement au jour les explications irration
nelles refoulées. Il suffira de lire les parties de l'œuvre de Buffon où l'objet ne se
désigne pas naturellement à l'observateur pour reconnaître l'influence des concepts
préscientifiques à noyaux inconscients. C'est dans ses recherches sur les minéraux que
cette remarque pourra le plus nettement s'illustrer. On y verra en particulier une sorte
de hiérarchie des minéraux, en contradiction flagrante avec les prétentions de plat
empirisme. On pourra alors relire l'Histoire naturelle de Buffon d'un oeil plus perspi
cace, en observant l'observateur, en adoptant l'attitude d'un psychanalyste à l'affût des
raisons irraisonnées. On comprendra que les portraits des animaux, marqués au signe
d'une fausse hiérarchie biologique, sont chargés des traits imposés par la rêverie
inconsciente du narrateur. Le lion est le roi des animaux parce qu'il convient à un
partisan de l'ordre que tous les êtres, fussent les bêtes, aient un roi. Le cheval reste
noble dans sa servitude parce que Buffon, dans ses fonctions sociales, veut rester un
grand seigneur.
VII
Mais pour bien prouver que ce qu'il y a de plus immédiat dans l'expérience pre
mière, c'est encore nousmêmes, nos sourdes passions, nos désirs inconscients, nous
allons étudier un peu longuement certaines rêveries touchant la matière. Nous
1
BUFFON, Oeuvres complètes, An VII, Premier discours, tome I, p. 4.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 46
essaierons d'en montrer les bases affectives et le dynamisme tout subjectif. Pour faire
cette démonstration, nous étudierons ce que nous appellerons le caractère psychologi
quement concret de l'Alchimie. L'expérience alchimique, plus que toute autre, est
double : elle est objective ; elle est subjective. C'est sur les vérifications subjectives,
immédiates et directes, que nous allons ici attirer l'attention. Nous aurons ainsi donné
un exemple un peu développé des problèmes que devrait se poser une psychanalyse de
la connaissance objective. Dans d'autres chapitres de cet ouvrage, nous aurons
d'ailleurs l'occasion de revenir sur la question pour dégager l'influence de passions
particulières sur le développement de l'Alchimie.
La condamnation de l'Alchimie a été portée par des chimistes et par des écrivains.
Au XIXe siècle, tous les historiens de la Chimie se sont plu à reconnaître la fureur
expérimentale des alchimistes ; ils ont rendu hommage à quelquesunes de leurs
découvertes positives ; enfin ils ont montré que la Chimie moderne était sortie lente
ment du laboratoire des alchimistes. Mais, à lire les historiens, il semble que les faits
se soient péniblement imposés malgré les idées, sans qu'on donne jamais une raison et
une mesure de cette résistance. Les chimistes du XIXe siècle, animés par l'esprit posi
tif, ont été entraînés à un jugement sur la valeur objective, jugement qui ne tient aucun
compte de la cohésion psychologique remarquable de la culture alchimiste.
Du côté des littérateurs, de Rabelais à Montesquieu, le jugement est encore plus
superficiel. L'alchimiste est représenté comme un esprit dérangé au service d'un cœur
avide.
Finalement, l'histoire savante et le récit pittoresque nous dépeignent une expéri
ence fatalement malheureuse. Nous imaginons l'alchimiste ridicule comme un vaincu.
Il est, pour nous, l'amant, jamais comblé, d'une Chimère.
Une interprétation aussi négative devrait cependant éveiller nos scrupules. Nous
devrions au moins nous étonner que des doctrines si vaines pussent avoir une si
longue histoire, qu'elles pussent continuer à se propager, au cours même du progrès
scientifique, jusqu'à nos jours. En fait, leur persistance au XVIIIe siècle n'a pas
échappé à la perspicacité de M. Mornet. M. Constantin Bila a consacré sa thèse à en
suivre aussi l'action dans la vie littéraire du XVIIIe siècle ; mais il n'y voit qu'une
mesure de la crédulité des adeptes et de la rouerie des maîtres. On pourrait cependant
poursuivre cet examen tout le long du XIXe siècle. On verrait l'attrait de l'Alchimie
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 47
sur des âmes nombreuses, à la source d’œuvres psychologiquement profondes comme
l’œuvre de Villiers de l'IsleAdam. Le centre de résistance doit donc être plus caché
que ne l'imagine le rationalisme naïf. L'Alchimie doit avoir, dans l'inconscient, des
sources plus profondes.
Pour expliquer la persistance des doctrines alchimiques, certains historiens de la
FrancMaçonnerie, tout férus de mystères, ont dépeint l'Alchimie comme un système
d'initiation politique, d'autant plus caché, d'autant plus obscur, qu'il paraissait avoir,
dans l'oeuvre chimique, un sens plus manifeste. Ainsi M. G. Kolpaktchy, dans un
intéressant article sur l'Alchimie et la. FrancMaçonnerie écrit : « Il y avait donc
derrière une façade purement alchimique (ou chimique) très réelle, un système initia
tique non moins réel... ce système initiatique se retrouve à la base de tout ésotérisme
européen, à partir du XIe siècle, par conséquent à la base de l'initiation rosicrucienne
et à la base de la francmaçonnerie ».
Mais cette interprétation, encore que M. Kolpaktchy reconnaisse que l'Alchimie
n'est pas simplement « une immense mystification destinée à tromper les autorités
ecclésiastiques » reste trop intellectualiste. Elle ne peut nous donner une vraie mesure
de la résistance psychologique de l'obstacle alchimique devant les attaques de la pen
sée scientifique objective.
Après toutes ces tentatives d'explication qui ne tiennent pas compte de l'opposi
tion radicale de la Chimie à l'Alchimie, il faut donc en venir à examiner des condi
tions psychologiques plus intimes pour expliquer un symbolisme aussi puissant, aussi
complet, aussi durable. Ce symbolisme ne pouvait se transmettre comme de simples
formes allégoriques, sans recouvrir une réalité psychologique incontestable. Précisé
ment, d'une manière générale, le Psychnalyste Jones a montré que le symbolisme ne
s'enseigne pas comme une simple vérité objective. Pour être enseigné, il faut qu'un
symbolisme s'attache à des forces symbolisantes qui préexistent dans l'inconscient. On
peut dire avec Jones que « chacun recrée... le symbolisme avec les matériaux dont il
dispose et que la stéréotypie tient à l'uniformité de l'esprit humain quant aux tendan
ces particulières qui forment la source dusymbolisme, c'estàdire à l'uniformité des
intérêts fondamentaux et permanents de l'humanité ». C'est contre cette stéréotypie
1
d'origine affective et non pas perceptive que l'esprit scientifique doit agir.
1
JONES, loc. cit., p. 218.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 48
Examinée au foyer de la conviction personnelle, la culture de l'alchimiste se révèle
alors comme une pensée clairement achevée qui reçoit, tout le long du cycle expéri
mental, des confirmations psychologiques bien révélatrices de l'intimité et de la
solidité de ses symboles. En vérité, l'amour d'une Chimère est le plus fidèle des
amours. Pour bien juger du caractère complet de la conviction de l'alchimiste, nous ne
devons pas perdre de vue que la doctrine philosophique qui affirme la science comme
essentiellement inachevée est d'inspiration moderne. Il est moderne aussi, ce type de
pensée en attente, de pensée se développant en partant d'hypothèses longtemps tenues
en suspicion et qui restent toujours révocables. Au contraire, dans les âges préscien
tifiques, une hypothèse s'appuie sur une conviction profonde : elle illustre un état
d'âme. Ainsi, avec son échelle de symboles, l'alchimie est un memento pour un ordre
de méditations intimes. Ce ne sont pas les choses et les substances qui sont mises à
l'essai, ce sont des symboles psychologiques correspondant aux choses, ou mieux
encore, les différents degrés de la symbolisation intime dont on veut éprouver la
hiérarchie. Il semble en effet que l'alchimiste « symbolise » de tout son être, de toute
son âme, avec son expérience du monde des objets. Par exemple, après avoir rappelé
que les cendres gardent toujours la marque de leur origine substantielle, Becker fait ce
souhait singulier (qui est d'ailleurs encore enregistré par l'Encyclopédie à l'article :
Cendre). « Plût à Dieu... que j'eusse des amis qui me rendissent ce dernier devoir ;
qui, disje, convertissent un jour mes os secs et épuisés par de longs travaux, en une
substance diaphane, que la plus longue suite de siècles ne saurait altérer, et qui con
serve sa couleur générique, non la verdure des végétaux, mais cependant la couleur de
l'air du tremblant narcisse ; ce qui pourrait être exécuté en peu d'heures. » Libre à un
historien de la Chimie positive de voir là surtout une expérience de Chimie plus ou
moins claire sur le phosphate de calcium ou, comme le disait un auteur du XVIIIe
siècle, sur le « verre animal ». Nous croyons que le souhait de Becker a une autre
tonalité. C'est plus que les biens terrestres que poursuivent ces rêveurs, c'est le bien de
l'âme. Sans cette inversion de l'intérêt, on juge mal le sens et la profondeur de la
mentalité alchimique.
Dès lors, si l'action matérielle attendue venait à manquer, cet accident opératoire
ne ruinerait pas la valeur psychologique de la tension qu'est cette attente. On n'hésite
rait guère à négliger cette expérience matérielle malheureuse : les forces de l'espé
rance resteraient intactes car la vive conscience de l'espérance est déjà une réussite. Il
n'en va naturellement plus de même pour l'esprit scientifique : pour lui, un échec
matériel est aussitôt un échec intellectuel puisque l'empirisme scientifique, même le
plus modeste, se présente comme impliqué dans une contexture d'hypothèses ration
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 49
nelles. L'expérience de Physique de la science moderne est un cas particulier d'une
pensée générale, le moment particulier d'une méthode générale. Elle est libérée du
besoin de la réussite personnelle dans la mesure, précisément, où elle a été vérifiée
par la cité savante. Toute la science dans son intégralité n'a pas besoin d'être éprouvée
par le savant. Mais qu'arrivetil quand l'expérience dément la théorie ? On peut alors
s'acharner à refaire l'expérience négative, on peut croire qu'elle n'est qu'une expérien
ce manquée. Ce fut le cas pour Michelson qui reprit si souvent l'expérience qui devait,
selon lui, montrer l'immobilité de l'éther. Mais enfin quand l'échec de Michelson est
devenu indéniable, la science a dû modifier ses principes fondamentaux. Ainsi prit
naissance la science relativiste.
Qu'une expérience d'Alchimie ne réussisse pas, on en conclut tout simplement
qu'on n'a pas mis en expérience la juste matière, les germes requis, ou même que les
temps de la production ne sont pas encore arrivés. On pourrait presque dire que
l'expérience alchimique se développe dans une durée bergsonienne, dans une durée
biologique et psychologique. Un oeuf qui n'a pas été fécondé n'éclôt pas ; un œuf mal
couvé ou couvé, sans continuité se corrompt ; une teinture éventée perd son mordant
et sa force générante. Il faut à chaque être, pour qu'il croisse, pour qu'il produise, son
juste temps, sa durée concrète, sa durée individuelle. Dès lors, quand on peut accuser
le temps qui languit, la vague ambiance qui manque à mûrir, la molle poussée intime
qui paresse, on a tout ce qu'il faut pour expliquer, par l'interne, les accidents de
l'expérience.
Mais il y a une façon encore plus intime d'interpréter J'échec matériel d'une expé
rience alchimique. C'est de mettre en doute la pureté morale de l'expérimentateur.
Manquer à produire le phénomène attendu en s'appuyant sur les justes symboles, ce
n'est pas un simple échec, c'est un déficit psychologique, c'est une faute morale. C'est
le signe d'une méditation moins profonde, d'une lâche détente psychologique, d'une
prière moins attentive et moins fervente. Comme l'a très bien dit Hitchcock, en des
ouvrages trop ignorés, dans les travaux des alchimistes, il s'agit bien moins de
manipulations que de complication.
raison cette idolâtrie de l'or .et de l'argent ». Et (p. 115) « J'ai même de l'aversion
1
pour l'or, l'argent et les pierres précieuses, non pas comme créatures de Dieu, je les
respecte à ce titre, mais parce qu'elles servaient à l'idolâtrie des Israélites, aussi bien
que du reste du monde ». Souvent, l'alchimiste devra, pour réussir son expérience,
pratiquer de longues austérités. Un Faust, hérétique et pervers, a besoin de l'aide du
démon pour assouvir ses passions. Au contraire, un cœur honnête, une âme blanche,
animée de forces saines, réconciliant sa nature particulière et la nature universelle
trouvera naturellement la vérité. Il la trouvera dans la nature parce qu'il la sent en lui
même. La vérité du cœur est la vérité du Monde. Jamais les qualités d'abnégation, de
probité, de patience, de méthode scrupuleuse, de travail acharné, n'ont été si intime
ment intégrées au métier que dans l'ère alchimique. Il semble que, de nos jours,
l'homme de laboratoire puisse plus facilement se détacher de sa fonction. Il ne mêle
plus sa vie sentimentale à sa vie scientifique. Son laboratoire n'est plus dans sa
maison, dans son grenier, dans sa cave. Il le quitte le soir comme on quitte un bureau
et il retourne à la table de famille où l'attendent d'autres soucis, d'autres joies.
Selon nous, en passant en revue tous les conseils qui abondent dans la pratique
alchimique, en les interprétant, comme il semble qu'on puisse toujours le faire, dans
leur ambivalence objective et subjective, on arriverait à constituer une pédagogie plus
proprement humaine, par certains côtés, que la pédagogie purement intellectualiste de
la science positive. En effet, l'Alchimie, tout bien considéré, n'est pas tant une
initiation intellectuelle qu'une initiation morale. Aussi, avant de la juger du point de
vue objectif, sur les résultats expérimentaux, il faut la juger, du point de vue subjectif,
sur les résultats moraux. Cet aspect n'a pas échappé à Mme Hélène Metzger qui écrit
à propos de Van Helmont : « Cette interprétation de la pensée de Van Helmont
2
n'apparaîtra pas comme étrange si l'on se souvient que notre philosophe ne considérait
le travail de laboratoire, aussi bien que les prières et les jeûnes, que comme une prépa
ration à l'illumination de notre esprit ! » Ainsi, audessus de l'interprétation maté
rialiste de l'Alchimie doit trouver place une psychanalyse anagogique de l'Alchimiste.
Cette illumination spirituelle et cette initiation morale ne constituent pas une sim
ple propédeutique qui doit aider à des progrès positifs futurs. C'est au travail même,
dans les lentes et douces manœuvres des matières, dans les dissolutions et les cristal
lisations alternatives comme le rythme des jours et des nuits, que se trouvent les
1
Sans nom d'auteur, Histoire de la philosophie hermétique, avec le véritable Philalethe,
Paris, 1742, 3 vol., tome III, p. 113.
2
Mme Hélène METZGER, Les Doctrines chimiques en France, du début du XVIIe à la fin
du XVIIIe siècle, Paris, 1923, p. 174.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 51
meilleurs thèmes de la contemplation morale, les plus clairs symboles d'une échelle
de perfection intime. La nature peut être admirée en extension, dans le Ciel et la terre.
La nature peut être admirée en compréhension, dans sa profondeur, dans le jeu de ses
mutations substantielles. Mais cette admiration en profondeur, comme elle est, de
toute évidence, solidaire d'une intimité méditée ! Tous les symboles de l'expérience
objective se traduisent immédiatement en symboles de la culture subjective. Infinie
simplicité d'une intuition pure ! Le soleil joue et rit sur la surface d'un vase d'étain. Le
jovial étain, coordonné à Jupiter, est contradictoire comme un dieu : il absorbe et
réfléchit la lumière, sa surface est opaque et polie, claire et sombre. L'étain est une
matière terne qui jette soudain un bel éclat. Il ne faut pour cela qu'un rayon bien placé,
qu'une sympathie de la lumière, alors il se révèle. N'estce pas là pour un Jacob
Boehme, comme le dit si bien M. Koyré en un livre auquel il faut toujours revenir
pour comprendre le caractère intuitif et prenant de la pensée symbolique, n'estce pas
là « le vrai symbole de Dieu, de la lumière divine qui, pour se révéler et se manifester,
avait besoin d'un autre, d'une résistance, d'une opposition ; qui, pour tout dire, avait
besoin du monde pour s'y réfléchir, S'y exprimer, s'y opposer, s'en séparer ».
Si la contemplation d'un simple objet, d'un vase oublié aux rayons du couchant,
nous procure tant de lumière sur Dieu et sur notre âme, combien plus détaillée et plus
évocatrice sera la contemplation des phénomènes successifs dans les expériences
précises de la transmutation alchimique 1 Ainsi comprise, la déduction des symboles
ne se déroule plus sur un plan logique ou expérimental, mais bien sur le plan de
l'intimité toute personnelle. Il s'agit bien moins de prouver que d'éprouver. Qui saura
jamais ce qu'est une renaissance spirituelle et quelle valeur de purification a toute
renaissance, s'il n'a dissout un sel grossier dans son juste mercure et s'il ne l'a rénové
en une cristallisation patiente et méthodique, en épiant la première moire cristalline
avec un cœur anxieux ? Alors retrouver l'objet c'est vraiment retrouver le sujet : c'est
se retrouver à l'occasion d'une renaissance matérielle. On avait la matière dans le
creux de la main. Pour qu'elle soit plus pure et plus belle, on l'a plongée dans le sein
perfide des acides ; on a risqué son bien. Un jour l'acide adouci a rendu le cristal.
Toute l'âme est en fête pour le retour du fils prodigue. Le psychanalyste Herbert
Silberer a montré ainsi, en mille remarques d'une singulière pénétration, la valeur
morale des différents symboles alchimiques. Il est frappant que toutes les expériences
alchimiques se laissent interpréter de deux manières, chimiquement et moralement.
Mais alors une question surgit : Où est l'or ? Dans la matière ou dans le cœur ? Aussi
tôt, comment hésiter sur la valeur dominante de la culture alchimique ? L'interpréta
tion des écrivains qui dépeignent l'alchimiste à la recherche de la fortune est un non
sens psychologique. L'Alchimie est une culture intime. C'est dans l'intimité du sujet,
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 52
dans l'expérience psychologiquement concrète qu'elle trouve la première leçon magi
que. Comprendre ensuite que la nature opère magiquement, c'est appliquer au monde
l'expérience intime. Il faut passer par l'intermédiaire de la magie spirituelle où l'être
intime éprouve s'a propre ascension pour comprendre la valorisation active des subs
tances primitivement impures et souillées. Un alchimiste, cité par Silberer, rappelle
qu'il. ne fit de progrès importants dans son art que le jour où il s'aperçut que la Nature
agit magiquement. Mais c'est là une découverte tardive ; il faut la mériter moralement
pour qu'elle éblouisse, après l'esprit, l'expérience.
Cette magie n'est pas une thaumaturgie. La lettre ne commande pas l'esprit. Il faut
une adhésion du cœur, non des lèvres. Et toutes les plaisanteries faciles sur les mots
cabalistiques que murmurait l'expérimentateur méconnaissent précisément l'expérien
ce psychologique qui accompagnait l'expérience matérielle. L'expérimentateur se
donne tout entier, et lui d'abord. Silberer remarque encore « que ce qui doit. être semé
dans la terre nouvelle, est appelé habituellement Amour ». L'Alchimie règne dans un
temps où l'homme aime plus la nature qu'il ne l'utilise. Ce mot Amour entraîne tout. Il
est le mot de passe entre l'ouvrage et l'ouvrier. On ne peut, sans douceur et sans
amour, étudier la psychologie des enfants. Exactement dans le même sens, on ne peut,
Sans douceur et sans amour, étudier la naissance et le comportement des substances
chimiques. Brûler d'un tendre amour est à peine une image pour qui sait chauffer un
mercure à feu doux. Lenteur, douceur, espoir, voilà la secrète force de la perfection
morale et de la transmutation matérielle. Comme le dit Hitchcock : « Le grand effet
1
de l'Amour est de tourner toute chose en sa propre nature, qui est toute bonté, toute
douceur et toute perfection. C'est cette puissance divine qui change l'eau en vin ; le
chagrin et l'angoisse en joie exultante et triomphante ». Si l'on accepte ces images
d'un amour plus sacré que profane, on ne s'étonnera plus que la Bible ait été un
ouvrage de pratique constante dans les laboratoires des alchimistes. On pourrait sans
peine trouver, dans les paroles des Prophètes, des milliers d'exemples où le plomb, la
terre, l'or, le sel disent les vertus et les vices des hommes. L'Alchimie n'a fait souvent
que codifier cette homologie. En effet tous les degrés de la transmutation magique et
matérielle apparaissent à certains comme homologues aux degrés de la contemplation
mystique : « Dans le Rosarium de Johannes Daustenius, les sept degrés sont l'objet de
la description suivante : ... Et de la sorte le corps (1) est cause que l'eau se conserve.
L'eau (2) est cause que l'huile se conserve, et qu'elle ne s'allume pas audessus du feu.
Et l'huile (3) est cause que la teinture est fixée, et la teinture (4) est cause que les cou
leurs apparaissent, et la couleur (5) est cause que la blancheur se montre ; et la blan
1
HITCHCOCK, Remarks upon Alchemy and the Alchemists, p. 133.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 53
cheur (6) est cause que tout ce, qui est fugace (7) est fixé et cesse d'être fugace. Il en
est absolument de même quand Bonaventure décrit septem gradus contemplationis, et
David d'Augsbourg les 7 échelons de la prière. Boehme connaît 7 Quellgeister... » Ces
échelles homologues nous indiquent assez clairement qu'une idée de valeur est
associée aux produits successifs des manipulations alchimiques. Par la suite, nous
aurons bien des occasions de montrer que toute valorisation dans l'ordre de la con
naissance objective doit donner lieu à une psychanalyse. Ce sera un des thèmes
principaux de cet ouvrage. Pour l'instant, nous n'avons à retenir que le caractère direct
et immédiat de cette valorisation. Elle est faite de l'adhésion passionnée à des idées
premières qui ne trouvent dans le monde objectif que des prétextes.
Dans ce long paragraphe, nous avons tenu à totaliser les caractères psychologiques
et les prétextes plus ou moins objectifs de là culture alchimique. Cette masse totalisée
nous permet en effet de bien comprendre ce qu'il y a de trop concret, de trop intuitif,
de trop personnel dans une mentalité préscientifique. Un éducateur devra donc
toujours penser à détacher l'observateur de son objet, à défendre l'élève contre la
masse d'affectivité qui se concentre sur certains phénomènes trop rapidement symbo
lisés et, en quelque manière, trop intéressants. De tels conseils ne sont peutêtre pas
aussi dépourvus d'actualité qu'il semblerait à première vue. Quelquefois, en ensei
gnant la Chimie, j'ai eu l'occasion de suivre les traînées d'Alchimie qui cheminent
encore dans de jeunes esprits. Par exemple, tandis que je faisais, durant une matinée
d'hiver, de l'amalgame d'ammonium, du beurre d'ammonium comme disait encore
mon vieux maître, tandis que je pétrissais le mercure foisonnant, je lisais des passions
dans les yeux attentifs.' Devant cet intérêt pour tout ce qui foisonne et grandit, pour
tout ce qu'on pétrit, je me souvenais de ces anciennes paroles d'Eyrénée Philalèthe . 1
« Réjouissezvous donc si vous voyez votre matière s'enfler comme de la pâte ; parce
que l'esprit de vie y est enfermé et dans son temps, par la permission de Dieu, il
rendra la vie aux cadavres. » Il m'a semblé aussi que la classe était d'autant plus
heureuse de ce petit roman de la Nature qu'il finit bien, en restituant au mercure, si
sympathique aux élèves, son aspect naturel, son mystère primitif.
1
Sans nom d'auteur, Histoire de la philosophie hermétique, avec le véritable Philalèthe,
loc. cit., tome II, p. 230.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 54
ment avec tous ses désirs, avec toutes ses passions, avec toute son âme. On ne doit
donc pas s'étonner que la première connaissance objective soit une première erreur.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 55
CHAPITRE III
La connaissance générale
comme obstacle à la connaissance
scientifique
Retour à la table des matières
Nous dirions plus volontiers encore : la philosophie a une science qui n'est qu'à elle, la
science de la généralité. Nous allons nous efforcer de montrer que cette science du
général est toujours un arrêt de l'expérience, un échec de l'empirisme inventif.
Connaître le phénomène général, s'en prévaloir pour tout comprendre, n'estce point, à
la mode d'une autre décadence, « jouir comme la foule du mythe inclus dans toute
banalité ? » (MALLARMÉ, Divagations, p. 21.) Il y a en effet une jouissance intellec
tuelle dangereuse dans une généralisation hâtive et facile. Une psychanalyse de la
connaissance objective doit examiner soigneusement toutes les séductions de la
facilité. C'est à cette condition qu'on aboutira à une théorie de l'abstraction scienti
fique vraiment saine, vraiment dynamique.
Pour bien montrer l'immobilité des résumés trop généraux, prenons tout de suite
un exemple. Bien souvent, afin d'indiquer d'une manière simple comment le raisonne
ment inductif, fondé sur une collection de faits particuliers, conduit à la loi scien
tifique générale, les professeurs de philosophie décrivent rapidement la chute de
divers corps et concluent : tous les corps tombent. Pour s'excuser de cette banalité, ils
prétendent montrer qu'avec un tel exemple, ils ont tout ce qu'il faut pour marquer un
progrès décisif de la pensée scientifique. En effet, sur ce point, la pensée moderne se
présente visàvis de la pensée aristotélicienne comme une généralité rectifiée, com
me une généralité amplifiée. Aristote enseignait que les corps légers, fumées et va
peurs, feu et flamme, rejoignaient à l'empyrée leur lieu naturel, tandis que les graves
cherchaient naturellement la terre. Au contraire, nos professeurs de philosophie
enseignent que tous les corps tombent sans exception. Et voilà fondée, croientils, la
saine doctrine de la gravitation.
En effet, sur ce point, on tient une généralité bien placée et c'est pourquoi nous
commençons par cet exemple pour donner à notre polémique toute sa loyauté. Nous
aurons par la suite un combat beaucoup plus facile quand nous pourrons montrer que
la recherche hâtive du général conduit le plus souvent à des généralités mal placées,
sans lien avec les fonctions mathématiques essentielles du phénomène. Commençons
donc par le débat le plus dur.
Au gré de nos adversaires, au gré des philosophes, nous devrions mettre à la base
de la culture scientifique, les généralités les plus grandes. A la base de la mécanique :
tous les corps tombent. A la base de l'optique : tous les rayons lumineux se propagent
en ligne droite. A la base de la biologie : tous les êtres vivants sont mortels. On met
trait ainsi, au seuil de chaque science, de grandes vérités premières, des définitions
intangibles qui éclairent toute une doctrine. En fait, le début des livres préscientifi
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 57
Si l'on prend la mesure de la valeur épistémologique de ces grandes vérités en les
comparant aux connaissances fautives qu'elles ont remplacées, il ne fait pas de doute
que ces lois générales ont été agissantes. Mais elles ne le sont plus. Et c'est en cela
que les stades pédagogiques ne sont pas entièrement homologues aux stades histo
riques. L'on peut en effet voir que de telles lois générales bloquent actuellement la
pensée. Elles répondent en bloc, ou mieux, elles répondent sans qu'on questionne,
puisque la question aristotélicienne, depuis longtemps, s'est tue. Et voici la séduction
de cette réponse trop prompte : pour l'esprit préscientifique, le verbe tomber est suffi
samment descriptif ; il donne l'essence du phénomène de chute. Au fond, comme on
l'a dit souvent, ces lois générales définissent des mots plus que les choses ; la loi
générale de la chute des graves définit le mot grave ; la loi générale de la rectitude du
rayon lumineux définit à la fois, le mot droite et le mot rayon, dans une telle ambi
guïté de l'a priori et de l'a posteriori qu'elle nous donne personnellement une sorte de
vertige logique ; la loi générale de la croissance et de la mort des êtres vivants définit
le mot vie en une sorte de pléonasme. Alors tout est clair ; tout est identifié. Mais, à
notre avis, plus court est le procédé d'identification, plus pauvre est la pensée expé
rimentale.
La pédagogie est là pour prouver l'inertie de la pensée qui vient d'avoir une
satisfaction dans l'accord verbal des définitions. Pour le montrer, suivons un instant la
leçon de mécanique élémentaire qui étudie la chute des corps. On vient donc de dire
que tous les corps tombent, sans exception. En faisant l'expérience dans le vide, avec
l'aide du tube de Newton, on arrive à une loi plus riche : dans le vide, tous les corps
tombent avec la même vitesse. On tient cette fois un énoncé utile, base réelle d'un em
pirisme exact. Toutefois, cette forme générale bien constituée peut arrêter la pensée.
En fait, dans l'enseignement élémentaire, cette loi est le stade où s'arrêtent les esprits
essoufflés. Cette loi est si claire, si complète, si bien fermée sur soi, qu'on ne sent pas
le besoin d'étudier la chute de plus près. Avec cette satisfaction de la pensée géné
ralisante, l'expérience a perdu son aiguillon. Fautil étudier seulement le jet d'une
pierre sur la verticale ? On a tout de suite l'impression que les éléments de l'analyse
font défaut. On ne sait pas distinguer entre la force de pesanteur agissant positivement
dans le mouvement de haut en bas et la force de pesanteur agissant négativement dans
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 58
En résumé, même en suivant un cycle d'idées exactes, on peut se rendre compte
que la généralité immobilise la pensée, que les variables relatant l'aspect général por
tent ombre sur les variables mathématiques essentielles. En gros, ici, la notion de
vitesse cache la notion d'accélération. C'est pourtant la notion d'accélération qui
correspond à la réalité dominante. Ainsi, la mathématique des phénomènes est elle
même, hiérarchisée et ce n'est pas toujours la première forme mathématique qui est la
bonne, ce n'est pas toujours la première forme qui est réellement formative.
II
Mais nos remarques paraîtront peutêtre plus démonstratives si nous étudions les
cas nombreux où la généralité est de toute évidence mal placée. C'est presque
toujours le cas pour les généralités de premier aspect, pour les généralités désignées
par les tables de l'observation naturelle, dressées par une sorte d'enregistrement auto
matique en s'appuyant sur les données des sens. Au fond, l'idée de table, qui paraît
bien être une idée constitutive de l'empirisme classique, fonde une connaissance toute
statique qui entrave tôt ou tard la recherche scientifique. Quoi qu'on pense sur la
valeur, de toute évidence plus grande, de la table de degrés ou de la méthode des
variations concomitantes, il ne faut pas oublier que ces méthodes, sans doute enri
chies d'un certain dynamisme, restent solidaires de la table de présence. On a d'ail
leurs toujours tendance à revenir à la table de présence, en évinçant les perturbations,
les variations, les anomalies. Or, un des aspects les plus frappants de la Physique con
temporaine, c'est qu'elle travaille presque uniquement dans la zone des perturbations.
Ce sont les perturbations qui posent actuellement les problèmes les plus intéressants.
Bref il arrive toujours un instant où il faut briser les premières tables de la loi
empirique.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 59
Il serait trop facile de montrer que tous les faits généraux isolés par Bacon se sont
révélés, dès les premiers progrès de la pensée empirique, sans consistance. Liebig a
apporté contre le baconisme un jugement qui, pour être passionné, n'en est pas moins
foncièrement juste. Du petit livre de Liebig nous n'invoquerons qu'une page, celle où
Liebig donne une interprétation de la méthode baconienne en fonction des préoccu
pations dominantes de Bacon. L'inversion de valeurs d'explication que Liebig signale
nous paraît en effet relever d'une véritable psychanalyse. « La méthode de Bacon
cesse d'être incompréhensible quand on se rappelle qu'il est jurisconsulte et juge, et
que, parsuite, il applique à la nature les procédés d'une enquête civile et criminelle.
« Se plaçant à ce point de vue, on comprend immédiatement sa division en Instan
ces et les valeurs relatives qu'il leur attribue ; ce sont des témoins qu'il entend et sur
les dispositions desquels il fonde son jugement... Relativement à la chaleur, voici donc
à peu près la manière dont raisonne Bacon, selon ses habitudes de juriste :
« Il n'y a rien à faire avec la chaleur du soleil à cause de la présence des neiges
perpétuelles sur les montagnes élevées, bien qu'elles soient rapprochées du soleil... La
chaleur des plumes, de la laine, de la fiente de cheval, sont en relation avec la chaleur
animale, très mystérieuse quant à son origine (Bacon ne perdra donc pas son temps à
chercher dans cette voie)... Comme le fer ne se dilate point sous l'action d'une
température très élevée (c'est, paraîtil, une des affirmations de Bacon ) et comme 1
l'eau bouillante est très chaude sans être lumineuse, cela permet de lancer contre les
phénomènes de la dilatation et de la lumière un jugement d'alibi. Les sens peuvent
tromper à l'égard de la chaleur, puisqu'il une main froide l'eau tiède paraît chaude, et
que la main chaude peut trouver froide la même eau. Le goût est encore moins
concluant. Le vitriol brûle les étoffes, mais étendu d'eau il a le goût acide et ne fait
pas éprouver à la langue une sensation de chaleur ; le spiritus origani a une saveur
brûlante, mais il ne brûle pas la main. Il ne reste donc plus que ce que les yeux
peuvent voir et les oreilles entendre, c'estàdire la trépidation ainsi que le mouvement
intérieur de la flamme et le murmure de l'eau bouillante. Voilà des aveux qu'on peut
renforcer par l'application de la torture, et cette torture c'est le soufflet, à l'aide duquel
l'agitation et le mouvement de la flamme deviennent si violents qu'on entend celleci
bruire exactement comme le fait l'eau qui bout. Qu'on y ajoute enfin la pression du
pied qui expulse tout ce qui reste de calorique, et la malheureuse chaleur, serrée ainsi
par le juge, est forcée de se laisser arracher l'aveu qu'elle est un être inquiet, tumul
tueux et fatal à l'existence civile de tous les corps. » Finalement, la constitution d'une
1
JUSTUS DE LIEBIG, Lord Bacon, trad., p. 58, Paris, 1866.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 60
table ne fait que généraliser une intuition particulière, majorée par une enquête ten
dancieuse.
Sans nous attarder davantage à Bacon, et pour bien montrer l'influence néfaste du
baconisme, à 150 ans d'intervalle, donnons un seul exemple où l'usage des tables de
présence et d'absence a conduit à des affirmations insensées. Un auteur important,
l'abbé Bertholon, professeur de physique expérimentale des ÉtatsGénéraux du
Languedoc, membre d'une dizaine d'Académies royales de province et de plusieurs
Académies étrangères écrit en 1786. « Le génie de Milton brillait du mois de septem
bre jusqu'à l'équinoxe du printemps, temps où l'électricité de l'air est plus abondante et
plus continuelle, et pendant le reste de l'année, on ne trouvait plus Milton dans Milton
même ». On voit de suite comment, en s'appuyant sur une telle table, on développera
1
une théorie électrique du génie. Bien entendu, Montesquieu aidant, l'abbé Bertholon
n'hésite pas à mettre la diversité des caractères nationaux sous la dépendance des
variations de l'électricité atmosphérique. Ce qu'il faut bien souligner, c'est que les
physiciens du XVIIIe siècle, en usant d'une telle méthode, se croient prudents. L'abbé
Bertholon dit incidemment : « En physique comme en trigonométrie il faut établir une
base certaine de toutes ses opérations. » L'usage des tables baconiennes donnetil
vraiment une triangulation initiale qui puisse servir de base à la description du réel ?
Il ne le semble guère quand on lit dans le détail les livres de l'abbé Bertholon.
Mais plutôt que de disperser nos remarques, nous allons étudier quelques faux
concepts scientifiques, formés dans l'examen naturel et empirique des phénomènes.
Nous verrons l'action de ces faux concepts dans la culture du XVIIe et du XVIIIe
siècles. Nous saisirons aussi toutes les occasions que nous rencontrerons pour montrer
la formation quasi naturelle des fausses tables. Notre condamnation du baconisme
sera donc cette fois toute psychologique, bien dégagée des conditions historiques.
III
1
Abbé BERTHOLON, De l'électricité du corps humain dans l'état de santé et de maladie, 2
vol., Paris, 1786, tome 1, p. 107.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 61
Avant d'exposer nos exemples, il serait peutêtre bon que nous indiquions, d'une
page rapide, quelle est, d'après nous, la véritable attitude de la pensée scientifique
moderne dans la formation des concepts. Alors l'état sclérosé des concepts formés par
la méthode baconienne serait plus apparent.
Comme nous le disions dans notre premier chapitre, l'esprit scientifique peut se
fourvoyer en suivant deux tendances contraires l'attrait du singulier et l'attrait de
l'universel. Au niveau de la conceptualisation, nous définirons ces deux tendances
comme caractéristiques d'une connaissance en compréhension et d'une connaissance
en extension. Mais. si la compréhension et l'extension d'un concept sont, l'une et
l'autre, des occasions d'arrêt épistémologique, où se trouvent les sources du mouve
ment spirituel ? Par quel redressement la pensée scientifique peutelle trouver une
issue ?
Il faudraitici créer un mot nouveau, entre compréhension et extension, pour dési
gner cette activité de la pensée empirique inventive. Il faudrait que ce mot pût recevoir
une acception dynamique particulière. En effet, d'après nous, la richesse d'un concept
scientifique se mesure à sa puissance de déformation. Cette richesse ne peut s'attacher
à un phénomène isolé qui serait reconnu de plus en plus riche en caractères, de plus
en plus riche en compréhension. Cette richesse ne peut s'attacher davantage à une
collection qui réunirait les phénomènes les plus hétéroclites, qui s'étendrait, d'une
manière contingente, à des cas nouveaux. La nuance intermédiaire sera réalisée si
l'enrichissement en extension devient nécessaire, aussi coordonné que la richesse en
compréhension. Pour englober des preuves expérimentales nouvelles, il faudra alors
déformer les concepts primitifs, étudier les conditions d'application de ces concepts
et surtout incorporer les conditions d'application d'un concept dans le sens même du
concept. C'est dans cette dernière nécessité que réside, d'après nous, le caractère
dominant du nouveau rationalisme, correspondant à une forte union de l'expérience et
de la raison. La division classique qui séparait la théorie de son application ignorait
cette nécessité d'incorporer les conditions d'application dans l'essence même de la
théorie.
Comme l'application est soumise à des approximations successives, on peut dire
que le concept scientifique correspondant à un phénomène particulier est le groupe
ment des approximations successives bien ordonnées. La conceptualisation scientifi
que a besoin d'une série de concepts en voie de perfectionnement pour recevoir le
dynamisme que nous visons, pour former un axe de pensées inventives.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 62
Cette conceptualisation totalise et actualise l'histoire du concept. Audelà de l'his
toire, poussée par l'histoire, elle suscite des expériences pour déformer un stade
historique du concept. Dans l'expérience, elle cherche des occasions pour compliquer
le concept, pour l'appliquer en dépit de la résistance du concept, pour réaliser les con
ditions d'application que la réalité ne réunissait pas. C'est alors qu'on s'aperçoit que la
science réalise ses objets, sans jamais les trouver tout faits. La phénoménotechnique
étend la phénoménologie. Un concept est devenu scientifique dans la proportion où il
est devenu technique, où il est accompagné d'une technique de réalisation. On sent
donc bien que le problème de la pensée scientifique moderne est, de nouveau, un pro
blème philosophiquement intermédiaire. Comme aux temps d'Abélard, nous vou
drions nous fixer nousmême dans une position moyenne, entre les réalistes et les
nominalistes, entre les positivistes et les formalistes, entre les partisans des faits et les
partisans des signes. C'est donc de tous côtés que nous nous offrons à la critique.
IV
En opposition avec ce léger dessin d'une théorie des concepts proliférants, don
nons maintenant deux exemples de concepts sclérosés, formés dans une adhésion trop
prompte à une connaissance générale. Ces deux exemples sont relatifs à la coagula
tion et à la fermentation.
Le phénomène si spécial de la coagulation va nous montrer comment se constitue
un mauvais thème de généralité. En 1669, l'Académie propose en ces termes une
étude du fait général de la coagulation : « Il n'appartient pas à tout le monde d'être
1
étonné de ce que le lait se caille. Ce n'est point une expérience curieuse... c'est une
chose si peu extraordinaire qu'elle en en est presque méprisable. Cependant un Philo
sophe y peut trouver beaucoup de matière de réflexion ; plus la chose est examinée,
plus elle devient merveilleuse, et c'est la science qui est alors la mère de l'admiration.
L'Académie ne jugea donc pas indigne d'elle d'étudier comment la coagulation se fait
; mais elle en voulut embrasser toutes les différentes espèces pour tirer plus de
lumières de la comparaison des unes aux autres. » L'idéal baconien est ici assez net
pour nous dispenser d'insister. Nous allons donc voir les phénomènes les plus divers,
1
Histoire de l'Académie des sciences, tome I, p. 87.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 63
les plus hétéroclites s'incorporer sous la rubrique : coagulation. Parmi ces phénomè
nes, les produits complexes tirés de l'économie animale joueront, comme c'est souvent
le cas, le rôle de premiers instructeurs. C'est là un des caractères de l'obstacle
animiste, que nous signalons au passage, mais sur lequel nous reviendrons par la suite.
L'Académie étudie donc la coagulation sur le lait, le sang, le fiel, les graisses. Pour les
graisses, qui figent dans nos assiettes, le refroidissement est une cause assez visible.
L'Académie va alors s'occuper de la solidification des métaux fondus. La congélation
de l'eau est ensuite mise au rang d'une coagulation. Le passage est si naturel, il
soulève si peu d'embarras, qu'on ne peut méconnaître l'action persuasive du langage.
On glisse insensiblement de la coagulation à la congélation.
Pour mieux connaître les congélations naturelles, on trouve « bon d'en considérer
quelquesunes qui se font par art ». Du Clos rappelle, sans toutefois s'en porter garant,
que « Glauber... parle, d'un certain sel, qui a la vertu de congeler en forme de glace,
non seulement l'eau commune, mais les aquosités des huiles, du vin, de la bière, de
l'eaudevie, du vinaigre, etc... Il réduit même le bois en pierre » (pp. 8889). Cette
référence à des expériences non précisées est très caractéristique de l'esprit pré
scientifique. Elle marque précisément la solidarité détestable de l'érudition et de la
science, de l'opinion et de l'expérience.
Mais voici maintenant la généralité extrême, la généralité pédante, type évident
d'une pensée qui s'admire (p. 88). « Quand la sève des arbres devient bois, et que le
chyle prend dans les animaux la solidité de leurs membres, c'est par une espèce de
coagulation. Elle est la plus étendue de toutes, et peut, selon M. du Clos, s'appeler
transmutative. » On le voit, c'est dans la région de l'extension maxima que se pro
duisent les erreurs les plus grossières.
Ainsi l'on est parti des liquides organiques. Après un détour dans le monde inani
mé, on revient à des phénomènes organiques, bonne preuve que le problème n'a pas
avancé, qu'il ne s'est pas précisé et qu'on n'a pas trouvé une ordination des formes
conceptuelles. On peut d'ailleurs juger, sur cet exemple, des ravages produits par une
application trop rapide du principe d'identité. Il est loisible de dire que l'Académie, en
appliquant si aisément le principe d'identité à des faits disparates plus ou moins bien
précisés, comprenait le phénomène de la coagulation. Mais il faut ajouter tout de suite
que cette manière de comprendre est antiscientifique.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 64
Inversement, l'unité phénoménale de la coagulation une fois constituée de si libre
façon, on n'éprouvera que méfiance devant toute question qui proposerait des diversi
fications subséquentes. Cette méfiance des variations, cette paresse de la distinction,
voilà précisément des marques du concept sclérosé ! Par exemple, on partira désor
mais de cette proposition bien typique d'une identification par l'aspect général :
« Qu'y atil de plus semblable que le lait et le sang ? » et quand, à propos de la coa
gulation on trouvera une légère différence entre ces deux liquides, on n'estimera pas
nécessaire de s'y arrêter. « De déterminer quelle est cette qualité, c'est un détail et une
précision où l'on ne peut guère entrer. » Un tel dédain pour le détail, un tel mépris de
la précision disent assez clairement que la pensée préscientifique s'est enfermée dans
la connaissance générale et qu'elle veut y demeurer. Ainsi, par ses « expériences » sur
la coagulation, l'Académie arrêtait les recherches fécondes. Elle ne suscitait aucun
problème scientifique bien défini.
La coagulation, par la suite, sera souvent prise comme un thème d'explication
universelle, pour des problèmes cosmogoniques. On pourrait étudier ici une tendance
très curieuse qui conduit insensiblement de l'explication par le général à l'explication
par le grand. C'est une tendance que M. Albert Rivaud a signalée avec une grande
finesse en montrant que dans l'explication mythologique c'est l'Océan qui joue le rôle
de principe et non pas l'eau comme on le prétend le plus souvent . Voici comme 1
Wallerius, dans un livre traduit en 1780, fait de la coagulation un motif d'explication
cosmogonique : « Les eaux (sont) assez portées à se coaguler avec d'autres matières
2
et à se réunir en un corps solide... Cette disposition de l'eau à la solidité, nous l'obser
vons encore dans l'écume excitée par le mouvement seul. L'écume est beaucoup moins
fluide que l'eau, puisqu'on peut la prendre avec la main... Le mouvement seul change
donc l'eau en corps solide. » Suivent de longues pages pour décrire divers processus
de la coagulation de l'eau. Aux dires du célèbre géologue, la coagulation est suffisante
pour expliquer la formation de l'animal (p. 111). « Tout le monde sait d'ailleurs que les
animaux proviennent d'une matière liquide, qui devient solide par une sorte de coagu
lation. » Nous retrouvons ainsi l'intuition première du siècle précédent. Enfin, pour
parfaire la conviction sur l'action générique du principe coagulant, Wallerius cite Job :
« Instar lactis me mulxisti, et instar casei coagulari permisisti. »
1
Albert RIVAUD, Le problème du devenir et la notion de la matière dans la philosophie
grecque depuis les origines jusqu'à Théophraste, Paris, 1905, p. 24.
2
WALLERIUS, De l'origine du Monde et de la Terre en particulier, trad., Varsovie, 1780,
pp. 83, 85.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 65
Les Alchimistes sont aussi très nombreux qui ont rêvé devant une coagulation.
Crosset de la Haumerie écrit en 1722 : « Il n'est pas plus difficile à un Philosophe
1
hermétique de fixer le vif argent, qu'à une simple bergère de coaguler le lait pour en
faire du fromage... Pour changer le vifargent en vrai argent, par la semence de
l'argent, il n'est pas plus difficile que d'épaissir le lait en fromage par la présure, qui
est du lait digéré. »
Que ce soit chez le géologue ou chez l'alchimiste, on voit le symbole de la coagu
lation s'enrichir de thèmes animistes plus ou moins purs : l'idée de semence et de
levain sont en action dans l'inconscient. Avec ces idées de croissance animée et vivan
te apparaît une valeur nouvelle. Comme nous aurons bien souvent l'occasion de le
faire remarquer, toute trace de valorisation est un mauvais signe pour une
connaissance qui vise l'objectivité. Une valeur, dans ce domaine, est la marque d'une
préférence inconsciente.
Bien entendu, comme nous en ferons aussi souvent la remarque, dès qu'une valeur
intervient, on peut être sûr de trouver des oppositions à cette valeur. La valeur produit
automatiquement attraction ou répulsion. A l'intuition qui imagine que la coagulation
est l'action d'un germe et d'un levain qui va produire la vie, affermir la vie, s'oppose
celle qui y voit, sans plus de preuve, le signe de la mort. Ainsi dans son Traité du feu
et du sel, Blaise Vigenere écrit, en 1622 : « Toute coagulation est une espèce de mort,
et la liquorosité de vie. » Naturellement, cette valorisation ne vaut pas mieux que
l'autre. Une psychanalyse de la connaissance objective doit résister à toute valori
sation. Elle doit non seulement transmuter toutes les valeurs ; elle doit dévaloriser
radicalement la culture scientifique.
Pour illustrer la différence entre l'esprit préscientifique, plus ou moins valorisa
teur, et l'esprit scientifique, il suffirait, à propos du concept examiné, de considérer
quelques travaux contemporains sur les colloïdes et sur les gels. Comme on l'a dit , un 2
savant moderne cherche plutôt à limiter son domaine expérimental qu'à multiplier les
instances. En possession d'un phénomène bien défini, il cherche à en déterminer les
1
CROSSET DE LA HEAUMERIE, Les Secrets les plus cachés de la philosophe des
Anciens, découverts et expliqués, à la suite d'une histoire des plus curieuses, Paris, 1722, pp. 97,
90.
2
LIEBIG, loc. cit., p. 119.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 66
variations. Ces variations phénoménologiques désignent les variables mathématiques
du phénomène. Les variables mathématiques sont solidarisées intuitivement dans des
courbes, solidarisées en fonctions. Dans cette coordination mathématique, il peut
apparaître. des raisons de variation qui sont restées paresseuses, éteintes ou dégé
nérées dans le phénomène mesuré. Le physicien essaiera de les provoquer. Il essaiera
de compléter le phénomène, de réaliser certaines possibilités que l'étude mathémati
que a décelées. Bref, le savant contemporain se fonde sur une compréhension mathé
matique du concept phénoménal et il s'efforce d'égaler, sur ce point, raison et expéri
ence. Ce qui retient son attention, ce n'est plus le phénomène général, c'est le phéno
mène organique, hiérarchique portant la marque d'une essence et d'une forme, et, en
tant que tel, perméable à la pensée mathématique.
Mais nous voulons encore étudier, du même point de vue, un concept mieux
défini, plus important, en nous rapprochant encore des temps modernes. En effet,
pour atteindre le but de notre critique, il nous faut prendre des concepts corrects et
utiles et montrer qu'ils peuvent constituer un obstacle en offrant à la pensée une forme
générale prématurée. Nous étudierons ainsi le concept de fermentation en nous adres
sant à un auteur important, voué à l'esprit nouveau. C'est le cas de David Maebride
dont le livre, traduit de l'anglais par Abbadie en 1766, porte en exergue la phrase de
Newton : « La Philosophie naturelle doit surtout s'attacher à raisonner des phénomè
nes, sans avoir recours aux hypothèses. » On va voir cependant avec quelle tranquillité
on désigne sous le nom de vues expérimentales des intuitions tout hypothétiques.
Au départ, Maebride retient cette définition de Macquer qu'il juge précise et claire
: la fermentation est « un mouvement intestin qui s'excite de luimême entre les
parties insensibles d'un corps, duquel résulte un nouvel arrangement, et une nouvelle
combinaison de ces mêmes parties ».
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 67
Suivant cette définition, la fermentation touche le règne animal et le règne végé
tal ; la digestion en est un des cas privilégiés. Et voici notre auteur devant les premiè
res expériences, devant lés expériences qui précèdent, soidisant, les hypothèses :
Mélange de pain et d'eau Mélange de pain, de mouton et d'eau. Un tel mélange don
ne sans doute, pour l'esprit préscientifique, un phénomène complet qui unit dans le
même vase les trois règnes de la nature. Estil besoin de souligner combien ce carac
tère complet, dans le sens de somme extensive, diffère du caractère complet, dans le
sens de cohérence compréhensive que nous évoquions un peu plus haut comme un des
traits distinctifs de la pensée physicomathématique contemporaine ?
A ce dernier mélange, pour varier l'expérience, on ajoutera du citron, ou des épi
nards, ou du cresson, ou de la salive, ou du miel, ou de l'eaudevie. Et l'on tiendra
registre des mouvements intestins. On notera aussi les odeurs, en désignant souvent
les phénomènes produits en les référant à l'odeur du fromage ou du fenugrec. Le lien
de là connaissance préscientifique et de la connaissance vulgaire est donc court et
fort. On n'oubliera pas d'ailleurs de rapprocher, de cette enquête objective, les expéri
ences tout intimes de la digestion, expliquant vraiment la fermentation par une
digestion. Le mouvement intestin dans l'estomac n'estil pas « suscité par la chaleur
douce du lieu, par les restes du dernier repas, et par la vertu fermentative de la salive
et du sue gastrique » ? Notons au passage l'influence attribuée aux restes du dernier
repas. Ces restes font office d'un véritable levain, jouant le même rôle, d'une digestion
à une autre, que la réserve de pâte gardée par la ménagère au coin du pétrin pour
porter, d'une cuisson à une autre, les vertus de la panification.
La comparaison entre la fermentation et la digestion n'est pas occasionnelle ; elle
est fondamentale et elle continue à guider la recherche, ce qui nous montre bien la
gravité de l'inversion réalisée par l'esprit préscientifique qui place les phénomènes de
la vie à la base de certains phénomènes chimiques. Ainsi, Macbride notera qu'après
un bon repas, ce sont les aliments végétaux qui donnent des renvois, de la même
façon que le citron ou l'oignon dans les mixtures précédemment étudiées in vitro. On
voit du reste combien est étroit le contact entre les différents districts de la phéno
ménologie. La pensée préscientifique ne limite pas son objet : à peine atelle achevé
une expérience particulière qu'elle cherche à la généraliser dans les domaines les plus
variés.
On pourra aussi retenir, comme un caractère très distinctif du prépositivisme utili
taire, des remarques comme celleci : Étant donnée la fermentation acide du lait dans
l'estomac, il y a intérêt à en accélérer la digestion et comme la digestion est essentiel
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 68
lement un mouvement, le docteur Maebride en arrive à conseiller « de faire prendre
de I'exercice aux enfants à la mamelle ». Effectivement, en agitant un flacon
1
n'activeton. pas les mélanges et les fermentations ? Secouez donc les nourrissons
après chaque têtée.
A bien suivre, sur cet exemple, le parcours de la pensée préscientifique depuis les
définitions préalables trop générales jusqu'au conclusions utilitaires de l'expérience,
on peut voir que ce parcours est un véritable cercle : Si Maebride n'avait pas défini
arbitrairement la fermentation comme un mouvement intestin, il ne serait pas arrivé à
cet étrange conseil de secouer les enfants à la mamelle pour qu'ils digèrent mieux le
lait maternel. L'intuition première n'a pas bougé, l'expérience n'a pas rectifié l'hypo
thèse première, l'aspect général, saisi de prime abord, est resté l'attribut unique du
concept immobile.
Le livre de Maebride est d'ailleurs très symptomatique par son plan d'ensemble
qui manifeste un besoin de généralité illimitée. Maebride entreprend en effet de
prouver, par des études sur les substances animales et végétales, que l'air fixe est le
principe de leur cohésion, de leur unité substantielle. Cet air fixe est le « vinculum »
ou le « gluten verum ». Quand Maebride a longuement étudié la viande et les légu
mes, quand il a constaté que toutes ces matières organiques devenaient molles après la
fermentation, perdant ainsi, croitil, leur air fixe qui faisait leur cohésion, il en vient à
étudier le règne minéral. Cette étude du règne minéral, d'ailleurs succincte, est ainsi
entreprise en s'appuyant sur des intuitions très vagues, très générales, prises dans les
règnes végétaux et animaux. Il y a là encore une inversion bien caractéristique que
nous étudierons systématiquement dans notre chapitre sur l'obstacle animiste. Cette
inversion montre que la classification des pensées objectives par vole de complexité
croissante est bien difficile à constituer.
Maebride, confiant dans ses intuitions générales, commente l'action chimique de
l'anhydride carbonique (air fixe) sur la chaux éteinte dans le sens d'une « cohésion ».
Il s'agit cette fois d'une simple perte de mouvement, d'un phénomène inverse de la
fermentation. Tout le jeu de l'explication des phénomènes oseille donc du pôle :
mouvement et liberté, au pôle : repos et cohésion, en restant toujours sur le plan des
données Immédiates de l'intuition. Ce qui est la qualité saillante : cohésion ou divi
sion est alors la généralité qui suffit à tout expliquer. C'est elle qu'on explique et c'est
1
MACBRIDE, Essais d'expériences, trad. de l'anglais par Abbadie, Paris, 1766, p. 30.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 69
par elle qu'on explique, suivant le cercle sans fin de l'empirisme primitif. Et cette
explication naïve s'émerveille à bon compte (p. 304). « Il était très agréable de voir les
particules de la chaux, qui deux ou trois minutes auparavant étaient invisibles, et
dissoutes dans l'eau, courir ensemble, se précipiter au fond, et revenir à leur premier
état d'insolubilité, au moment, qu'elles furent saturées d'air fixe. » La chaux avait
retrouvé « son principe cimentant ». Ce que Maebride trouve d'agréable dans ce
simple précipité, n'estce pas simplement là confirmation facile de ses hypothèses ?
Dans une autre expérience, on nous fera assister à la « dissolution » inverse de la
viande, les gaz produits par cette putréfaction seront dirigés dans la solution d'eau de
chaux. La conclusion est alors nette (p. 318) « Il y a ici un surcroît de preuve que l'air
fixe est le principe cimentant des substances animales ; puisqu'on voit que pendant
que la dissolution s'empare de la viande, et qu'elle tombe en morceaux par la perte de
l'air fixe, la chaux redevient solide lorsqu'il est rétabli ». C'est vraiment l'idée générale
et si pauvre de solidité qui forme le motif dominant de l'explication.
Ainsi, nous venons de trouver un exemple d'une suite d'observations exactes et
précieuses qui permettent de résoudre le faux problème de la cohésion et de la disso
lution des viandes et qui ne font que déplacer des idées fausses. Précisément, le thème
intuitif de cohésion, de solidité est un thème de trop grande généralité. Il appartient
entièrement à l'intuition naïve. C'est un thème dominant de l'explication pré
scientifique.
Le rapport du mot et du concept est d'ailleurs ici bien remarquable. Dans le mot
air fixe, il y a déjà la supposition d'un air qui est, comme le dit Hales, « privé de son
ressort, et réduit à un état de fixité et d'attraction ». On ne doit donc pas s'étonner que
l'air fixe fixe. On pourra trouver de nombreux cas où l'esprit préscientifique assemble
les expériences sur un plan véritablement étymologique, en réunissant simplement
des mots de même famille. L'air fixe trouve un nom trop général dans l'expérience
particulière de l'action de l'anhydride carbonique sur l'eau de chaux. Sa fonction est
alors généralisée avec l'excès qu'on vient de voir.
Nous devons insister sur le fait que Maebride n'est pas un de ces auteurs sans
valeur qui se bornent à copier des expériences faites par d'autres. C'est un bon obser
vateur, souvent ingénieux et perspicace. Magdeleine de SaintAgy continuant au XIXe
siècle l'Histoire des sciences naturelles de Cuvier rend compte (tome V, p. 17) des
recherches de Maebride. Il ajoute même : « Les expériences de Maebride contri
buèrent plus que celles de Black à diriger l'attention des physiciens et des chimistes
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 70
vers l'étude des gaz » (Cf. aussi l'Éloge de Maebride par VICQ D'Azyn, suite des
Éloges, 1780).
Une fois bien compris que la fermentation est un phénomène premier pour une
intuition générale, on s'explique qu'il suffise d'y ajouter un luxe d'adjectifs pour rendre
compte des phénomènes chimiques les plus variés. Ainsi sera satisfaite la pensée
préscientifique qui estime que classer les phénomènes, c'est déjà les connaître. Par
exemple, l'abbé Poncelet qui croit, lui aussi, que la fermentation est essentiellement un
mouvement, écrit : « Comme il y a plusieurs degrés de mouvement, il peut y avoir
1
plusieurs degrés de fermentation : on les désigne communément par leur rapport avec
les sens du goût et de l'odorat. Ainsi, l'on peut dire : une fermentation acerbe, austère,
acescente, alcaline, vineuse, acéteuse, aromatique, fétide, styptique, etc. ». L'abbé
Poncelet ne manque pas de dénoncer par ailleurs (p. 103) « l'abus des termes (qui) a
répandu d'étranges ténèbres sur les notions que l'on croit avoir des êtres abstraits ou
métaphysiques » (comme le mouvement). C'est un trait assez curieux de l'esprit
scientifique de ne pouvoir diriger ses critiques contre soimême. L'esprit scientifique
a une tout autre puissance d'autocritique.
Ainsi que nous en avons fait la remarque pour la coagulation, nous pouvons aussi
donner des exemples où le concept trop général de fermentation reçoit une extension
manifestement abusive. Pour Geoffroy : « La Végétation est une sorte de fermenta
2
tion qui unit quelquesuns de ces mêmes principes dans les Plantes, tandis qu'elle en
écarte les autres ». La fermentation est ici un processus si général qu'il totalise les
contraires. Un auteur inconnu, écrivant comme Geoffroy en 1742, s'exprime ainsi : « 3
Dans la grappe de raisin, le sue vineux ne fermente pas autrement que dans le ton
neau... Mêmes ferments, mêmes actions, fins égales ; auxquelles vous pouvez compa
rer généralement tout ce qui se passe dans l'histoire des végétaux. Ainsi la fermenta
tion est établie sur un système général (qui ne fait) que varier dans les sujets ». De
cette généralisation excessive et sans preuve on peut rapprocher l'opinion de
Boerhaave qui affirme que tous les végétaux, préparés par une fermentation convena
ble, donnent des Esprits vineux qui s'exhalent: « Ainsi on peut regarder l'Air comme
une nuée d'Esprits de Vin » 4
1
PONCELET, loc. cit., p. 94.
2
Histoire de l'Académie des Sciences, p. 43.
3
Sans nom d'auteur, Nouveau traité de Physique sur toute la nature ou méditations, et
songes sur tous les corps dont la Médecine tire les plus grands avantages pour guérir le corps
humain ; et où l'on verra plusieurs curiosités qui n'ont point paru, 2 vol., Paris, 1742, tome I, p. 181.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 71
production du métal les parties terrestres et grossières... Il faut un degré de fermenta
tion pour la production des métaux qui ne se trouve pas dans toutes les terres... Com
me le métal est un ouvrage de la fermentation, il faut nécessairement que le Soleil ou
la chaleur des feux souterrains y coopèrent, ». « La fermentation fait souvent élever
jusqu'au haut de la montagne... des filets de mine pesante ou quelque marcassite » (p.
76). Ici encore, comme nous l'avons déjà vu pour la coagulation, l'explication par le
général glisse à l'explication par le grand et devient un principe cosmogonique.
Lémery qui est pourtant un démonstrateur de talent est ainsi emporté, comme tant
d'autres, par sa rêverie savante. Ce qui bouillonne dans sa cornue lui suffit pour for
mer une image de ce qui se passe au centre de la Terre.
Dans le domaine même des phénomènes matériels, le thème général de la fermen
tation pourra réunir les phénomènes les plus hétéroclites : il ne faudra pour cela qu'un
jeu d'adjectifs. Par exemple, le Comte de Tressan explique les phénomènes électriques
par des fermentations. Il définit des fermentations chaudes qui produisent une
expansion et des fermentations froides qui donnent un « coagulum ». Avec une telle
généralisation qui englobe les deux contraires, il peut défier la contradiction.
A propos du thème de la fermentation que nous venons de caractériser dans son
aspect préscientifique, il serait bien facile de montrer que la pensée scientifique mo
derne est vraiment un seuil différentiel de la culture. En particulier, on pourrait
montrer qu'aucune observation du XVIIIe siècle n'a donné naissance à une technique
du XIXe siècle. Il n'y a aucune comparaison possible entre une observation de
Maebride et une technique pastorienne. La pensée scientifique moderne s'acharne à
préciser, à limiter, à purifier les substances et leurs phénomènes. Elle cherche le fer
ment spécifique, objectif, et non la fermentation universelle. Comme le dit très bien
Marcel Boll (Mercure de France, 1er mai 1929) ce qui caractérise le savant moderne «
c'est l'objectivité et non pas l'universalisme : la pensée doit être objective, elle ne sera
universelle que si elle le peut, que si la réalité l'y autorise ». Or l'objectivité se
détermine dans la précision et dans la cohérence des attributs, non pas dans la
collection des objets plus ou moins analogues. Cela est si vrai que ce qui limite une
connaissance est souvent plus important, pour les progrès de la pensée, que ce qui
4
Herman BOERHAAVE, Éléments de Chymie, traduits du latin par J. N. S. Allamand,
membre de la Soc. Roy. de Londres, 2 vol., Leide, 1752, tome I, p. 494.
5
Nicolas LÉMERY, Cours de Chymie, 7e éd., Paris, 1680, p. 75.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 72
étend vaguement la connaissance. En tout cas, à tout concept scientifique doit s'asso
cier son anticoncept. Si tout fermente, la fermentation est bien près d'être un
phénomène sans intérêt. Il est donc bon de définir ce qui ne fermente pas, ce qui peut
arrêter la fermentation. En fait, dans Père pastorienne, les conditions de stérilisation
ont été intégrées, comme essentielles, à la connaissance des conditions de fermenta
tion. Même sous la simple distinction du grand et du petit, on peut voir, dans la
science moderne, la tendance à réduire plutôt qu'à augmenter les quantités observées.
La chimie de précision opère sur des quantités de matière très petites. L'erreur relative
diminuerait pourtant si l'on prenait des quantités plus grandes. Mais les techniques
sont plus sûres avec les appareils délicats. L'idéal de limitation prime tout. Une
connaissance qui manque de précision ou, pour mieux dire, une connaissance qui n'est
pas donnée avec ses conditions de détermination précise n'est pas une connaissance
scientifique. Une connaissance générale est presque fatalement une connaissance
vague.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 73
CHAPITRE IV
Un exemple d'obstacle verbal : L'éponge
Extension abusive des images familières
Retour à la table des matières
Nous venons d'étudier, à titre d'exemples, deux thèmes généraux de la connais
sance préscientifique pour montrer avec quelle facilité l'esprit préscientifique se laisse
emporter à des généralisations indéfinies. Nous voulons, dans ce court chapitre, être
encore plus précis et considérer un cas où une seule image, ou même un seul mot,
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 74
constitue toute l'explication. Nous prétendons caractériser ainsi, comme obstacles de
la pensée scientifique, des habitudes toutes verbales. Nous aurons d'ailleurs l'occasion
de développer les mêmes idées à la suite de notre chapitre sur l'obstacle substan
tialiste. Alors. il s'agira d'une explication verbale par référence à un substantif chargé
d'épithètes, substitut d'une substance aux riches puissances. Ici, nous allons prendre le
pauvre mot d'éponge et nous allons voir qu'il permet d'exprimer les phénomènes les
plus variés. Ces phénomènes, on les exprime : on croit donc les expliquer. On les
reconnaît : on croit donc les connaître. Dans les phénomènes désignés par le mot
éponge, l'esprit n'est cependant pas la dupe d'une puissance substantielle. La fonction
de l'éponge est d'une évidence claire et distincte, à tel point qu'on ne sent pas le besoin
de l'expliquer. En expliquant des phénomènes par le mot éponge, on n'aura donc pas
l'impression de verser dans un substantialisme obscur ; on n'aura pas davantage
l'impression qu'on fait des théories puisque cette fonction est tout expérimentale. A
l'éponge correspond donc un « denkmittel » de l'empirisme naïf.
II
Adressonsnous tout de suite à un auteur important en nous reportant à un article
de Réaumur paru dans les Mémoires de l'Académie royale des Sciences en 1731 (p.
281) : « Une idée assez ordinaire est de regarder l'air comme du coton, comme de la
laine, comme de l'éponge, et beaucoup plus spongieux encore que ne sont tous les
autres corps ou assemblages de corps auxquels on peut les comparer. Cette idée est
très propre pour expliquer pourquoi il se laisse comprimer considérablement par les
poids, pourquoi aussi il peut être extrêmement raréfié, et paraître sous un volume qui
surpasse considérablement celui sous lequel nous l'avions vu auparavant ». Pourvu de
cet attirail métaphorique, Réaumur va répondre à Mariotte qui avait pourtant apporté
quelque lumière en assimilant le phénomène de la dissolution de l'air dans l'eau à la
dissolution d'un sel. Je pense, dit Réaumur (p. 382) « que M. Mariotte a poussé sa
supposition plus loin qu'il n'en avait besoin ; il me paraît qu'au lieu de supposer que
l'eau peut dissoudre l'air, dissolution d'ailleurs assez difficile à concevoir, si on se
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 75
contente de supposer qu'elle peut le pénétrer, le mouiller, on a tout ce qu'il faut pour
rendre raison des phénomènes qu'on a à expliquer ici ». En suivant dans le détail
l'explication de Réaumur, nous allons bien saisir ce qu'est une image généralisée,
exprimée par un seul mot, leitmotiv d'une intuition sans valeur. « Continuons de
regarder l'air comme ressemblant par sa structure aux corps spongieux, et qu'il soit de
ceux que l'eau peut pénétrer, qui en peuvent être imbibés, et nous cesserons d'être
surpris de ce que l'air, qui est contenu dans l'eau, n'y est plus compressible, et de ce
qu'il y occupe peu de place. Si j'enveloppe une éponge de quelque membrane que
l'eau ne puisse pénétrer, et que le tienne cette éponge suspendue dans l'eau, par le
moyen de quelque fil arrêté au fond du vase, l'éponge, sera alors aussi compressible
qu'elle l'était au milieu de l'air. Si avec un piston, ou autrement, je, presse l'eau, l'eau
descendra, l'éponge sera forcée d'occuper beaucoup moins de volume, ses parties
seront contraintes d'aller se loger dans les vides qu'elles tendent à se conserver entre
elles, l'eau occupera la place que les parties de l'éponge auront abandonnée. Cessons
de presser l'eau, l'éponge se rétablira dans son premier état... Si ensuite nous ôtons à
notre éponge l'enveloppe dont nous l'avions recouverte, il sera permis à l'eau de
s'insinuer dans son intérieur ; donnons lui le temps d'aller remplir tous les vides qui
sont entre les fils spongieux, après quoi si nous avons encore recours au piston pour
presser l'eau, nous trouverons qu'elle ne cédera point, comme elle a fait la première
fois, ou qu'elle cédera très peu. L'éponge alors est devenue incompressible, ou presque
incompressible ; ses parties pressées ne trouvent plus de places vides où elles puissent
se loger, l'eau les a remplies ; celle qui s'est logée arrête l'effort de celle qui tend à l'en
chasser. Si l'air peut donc, comme l'éponge, être pénétré par l'eau, si elle peut aller
remplir les vides qui sont entre ses parties, le voilà qui cesse d'être compressible. »
Nous sentons le besoin de nous excuser auprès du lecteur d'avoir cité cette page
interminable, cette page si mal écrite, d'un auteur célèbre. Mais nous lui en avons
épargné bien d'autres, du même style, où Réaumur explique sans fin les phénomènes
par le caractère spongieux. Il nous fallait cependant apporter un exemple un peu long
où l'accumulation des images fait évidemment tort à la raison, où le concret amassé
sans prudence fait obstacle à la vue abstraite et nette des problèmes réels.
Par la suite, Réaumur affirme bien que le dessin proposé n'est qu'une esquisse,
qu'on peut naturellement donner aux « éponges de l'air » des formes extrêmement
différentes de l'éponge ordinaire. Mais toute sa pensée est instruite sur cette image,
elle ne peut sortir de son intuition première. Quand il veut effacer l'image, la fonction
de l'image subsiste. Ainsi Réaumur se défend de décider sur la forme « des grains de
l'air ». Il ne réclame, pour son explication, qu'une chose (p. 286) « c'est que l'eau puis
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 76
se pénétrer les grains de l'air ». Autrement dit, il veut bien, en fin de compte, sacrifier
l'éponge, mais il veut garder la spongiosité. Voilà la preuve d'un mouvement purement
et simplement linguistique qui, en associant, à un mot concret, un, mot abstrait, croit
avoir fait avancer la pensée. Une doctrine de l'abstraction cohérente a besoin d'un plus
grand détachement des. images primitives.
Mais nous verrons peutêtre mieux le caractère métaphorique déficient de l'expli
cation par l'éponge si nous nous adressons à des cas où cette explication est proposée
pour des phénomènes moins immédiats. Ainsi Franklin écrit : « La matière commu
1
ne est une espèce d'épongé pour le fluide électrique ; une éponge ne recevrait pas
l'eau, si les parties de l'eau n'étaient plus petites que les pores de l'éponge ; elle ne la
recevrait que bien lentement, s'il n'y avait pas une attraction mutuelle entre ses parties,
et les parties de l'éponge ; celleci s'en imbiberait plus promptement, si l'attraction
réciproque entre les parties de l'eau n'y mettait pas obstacle, en ce qu'il doit y avoir
quelque force employée pour les séparer ; enfin l'imbibition serait très rapide, si au
lieu d'attraction, il y avait entre les parties de l'eau une répulsion mutuelle qui
concourût avec l'attraction de l'éponge. C'est précisément le cas où se trouvent la
matière électrique et la matière commune ». Tous ces détails, toutes ces suppositions,
tous ces dessins pleins de repentirs, nous montrent assez clairement que Franklin
essaie d'appliquer les expériences électriques sur l'expérience primitive de l'éponge.
Mais Franklin ne pense que sur le plan de l'éponge. L'éponge est pour lui une véri
table catégorie empirique. Peutêtre; en sa jeunesse, s'étaitil émerveillé devant ce
simple objet. C'est assez fréquent. J'ai souvent surpris des enfants très Intéressés par
un buvard qui « boit » une tache.
Naturellement, si l'on s'adresse à des auteurs subalternes, l'application sera plus
rapide, plus directe, si possible, moins surveillée. Alors l'image expliquera automati
quement. Dans une dissertation du P. Béraut, on trouve condensée cette double expli
cation : Les verres et matières vitrifiables sont « des éponges de lumière, parce qu'ils
(sont) tous pénétrés de la matière qui fait la lumière ; par la même raison on peut dire
qu'ils sont tous des éponges de matière électrique ». Lémery appelait la pierre de
Bologne une « éponge de lumière » avec un peu plus de précision car cette pierre
phosphorescente garde, après exposition au soleil, une certaine quantité « de matière
lumineuse » qu'elle laisse ensuite s'écouler. Aussi rapidement, en trois lignes, Marat
1
Benjamin FRANKLIN, Expériences et observations sur l'électricité, communiquées dans
plusieurs Lettres à P. Collinson de la Soc. Roy. de Londres, trad., Paris, 1752, p .135.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 77
explique le refroidissement d'un corps chaud plongé dans l'air ou dans l'eau : « Ici 1
l'air et l'eau n'agissent que comme éponges ; car un corps n'en refroidit un autre qu'il
touche, qu'en absorbant le fluide igné qui s'en échappe ».
par la retraite du feu, elle a une aptitude à recevoir aisément tout celui qui se présente
». Il semble que, dans ce dernier cas, on assiste à l'intériorisation du caractère
spongieux. Ce caractère est ici une aptitude à recevoir, à absorber. On trouverait
facilement des exemples où l'on rejoindrait ainsi insensiblement les intuitions
substantialistes. L'éponge a alors une puissance secrète, une puissance primordiale.
Pour le Cosmopolite : « La Terre est une éponge et le réceptacle des autres Élé
3
ments ». Un accoucheur du nom de David juge utile cette image « le sang est une
4
espèce d'éponge imprégnée de feu ».
III
On mesurera peutêtre mieux le caractère d'obstacle épistémologique présenté par
l'image de l'éponge, en voyant les difficultés qu'un expérimentateur patient et ingé
nieux a eues pour s'en débarrasser.
1
MARAT, Docteur en Médecine et Médecin des Gardes du Corps de Monseigneur le
Comte d'Artois, Découvertes sur le Feu, l'Électricité et la Lumière, constatées par une suite
d'expériences nouvelles, Paris, 1779, p. 31.
2
Abbé DE MANGIN, Question nouvelle et intéressante sur l'électricité, Paris. 1749, p. 38.
3
Cosmopolite ou nouvelle lumière chymique. Pour servir d'éclaircissement aux 3 Principes
de la Nature, Paris, 1723, p. 142.
4
JeanPierre DAVID, Docteur et Médecin, Maître èsArts et en Chirurgie de Paris,
Professeur Royal de Chirurgie et d'Anatomie à Rouen, LithotomistePensionnaire, Chirurgien en
Chef de l'Hôtel Dieu, et membre de l'Académie des Sciences, BellesLettres et Arts de la même
ville. Traité de la nutrition et de l'accroissement, précédé d'une dissertation sur l'usage des eaux de
l'Amnios, Paris, 1771, p. 304.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 78
Le Recueil de Mémoires publié sous le titre d'Analogie de l'électricité et du ma
gnétisme en 1785 par J.H. van Swinden est une longue série d'objections contre les
multiples analogies par lesquelles on prétendait réunir, dans une même théorie, l'élec
tricité et le magnétisme. Van Swinden donne à plusieurs reprises la préférence à une
expérience touchée déjà par la lumière mathématique. Mais avant d'être un construc
teur de pensée mathématique, il faut être iconoclaste. Voici alors le programme de
Van Swinden : « J'examinerai en second lieu les expériences par lesquelles M. Cigna
1
a cru démontrer que le fer est un conducteur du fluide magnétique, ou qu'il en est
l'éponge comme le pense M. Brugmans. » L'intuition de Brugmans est reproduite
dans toute sa naïveté (p. 87). « De même qu'une éponge transporte l'eau par toute sa
masse et en quantité d'autant plus considérable que son volume est plus grand, de
même le fer, qui a le plus de masse ou de volume, paraît attirer et soutirer (abducere)
une plus grande quantité de Fluide que le Fer d'un moindre volume. » La fonction du
fer qu'on vient d'aimanter, c'est de « transporter ce Fluide dans un lieu où il n'était pas,
comme une éponge plongée dans l'eau la suce et la transporte ».
Ce n'est qu'après des expériences très nombreuses et variées que Van Swinden se
croit en droit de rejeter cette intuition. Il écrit alors (I, p. 120) : « Cette expression : le
fer est une éponge du Fluide magnétique est donc une métaphore qui s'écarte du vrai:
et cependant toutes les explications sont fondées sur cette expression employée dans
le sens propre. Mais, quant à moi, je pense qu'il n'est pas de l'exactitude de dire, que
tous les Phénomènes se réduisent à ceci, que le Fer est une éponge du fluide magné
tique, et d'établir cependant que c'est là une apparence trompeuse : de penser que la
raison indique que ces expressions sont erronées, et de les employer néanmoins à
l'explication des Expériences. » Sous une forme un peu embarrassée, la pensée de Van
Swinden est très nette : On ne peut confiner aussi facilement qu'on le prétend les
métaphores dans le seul règne de l'expression. Qu'on le veuille ou non, les métaphores
séduisent la raison. Ce sont des images particulières et lointaines qui deviennent
insensiblement des schémas généraux. Une psychanalyse de la connaissance objective
doit donc s'appliquer à décolorer, sinon à effacer, ces images naïves. Quand l'abstract
ion aura passé par là, il sera temps d'illustrer les schémas rationnels. En résumé,
l'intuition première est un obstacle à la pensée scientifique; seule une illustration
travaillant au delà du concept, en rapportant un peu de couleur sur les traits essentiels,
peut aider la pensée scientifique.
1
J.H. VAN SWINDEN, Analogie de l'électricité et du magnétisme, 3 vol., La Haye, 1785,
tome I, p. 74.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 79
IV
On peut d'ailleurs trouver des exemples où de très grands esprits sont pour ainsi
dire bloqués dans l'imagerie première. Mettre en doute la clarté et la distinction de
l'image que nous offre l'éponge, c'est, pour Descartes, subtiliser sans raison les
explications (Principes, II, § 7). « Je ne sais pourquoi, lorsqu'on a voulu expliquer
comment un corps est raréfié, on a mieux aimé dire que c'était par l'augmentation de
sa quantité que de se servir de l'exemple de cette éponge. » Autrement dit, l'image de
l'éponge est suffisante dans une explication particulière, donc on peut l'employer pour
organiser des expériences diverses. Pourquoi aller chercher plus loin ? Pourquoi ne
pas penser en suivant ce thème général ? Pourquoi ne pas généraliser ce qui est clair
et simple ? Expliquons donc les phénomènes compliqués avec un matériel de phéno
mènes simples, exactement comme on éclaire une idée complexe en la décomposant
en idées simples.
Que les détails de l'image viennent à se voiler, cela ne devra pas nous amener à
abandonner cette image. Nous la tenons par un aspect, cela suffit. La confiance dé
Descartes dans la clarté de l'image de l'éponge est très symptomatique de cette im
puissance à installer le doute au niveau des détails de la connaissance objective, à
développer un doute discursif qui désarticulerait toutes les liaisons du réel, tous les
angles des Images. Le douté général est plus facile que le doute particulier. « Et nous
ne devons pas faire difficulté de croire que la raréfaction ne se fasse ainsi que je dis,
bien que nous n'apercevions par aucun de nos sens le corps qui remplit (les pores d'un
corps raréfié), parce qu'il n'y a point de raison qui nous oblige à croire que nous
devions apercevoir par nos sens tous les corps qui sont autour de nous, et que nous
voyons qu'il est très aisé de l'expliquer en cette sorte, et qu'il est impossible de la
concevoir autrement. » En d'autres termes : une éponge nous montre la spongiosité.
Elle nous montre comment une matière particulière « s'emplit » d'une autre matière.
Cette leçon de la plénitude hétérogène suffit à tout expliquer. La métaphysique de
l'espace chez Descartes est la métaphysique de l'éponge.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 80
En corrélation avec l'intuition d'éponge, on pourrait étudier la notion de pore qui
est pour l'explication préscientifique, un leitmotiv si persistant qu'il faudrait tout un
ouvrage pour en suivre toutes les ramifications. Par cette notion, particulièrement
spécieuse, on arrive sans peine à concilier les contraires. Il faut qu'une porte soit
ouverte ou fermée. Mais un pore est ouvert aux uns dans le même temps qu'il est
fermé aux autres. Il y a des pores spécifiques pour des matières spécifiques. L'image
est prête à fonctionner dans les deux sens, comme l'image de l'éponge, pour absorber
ou pour filtrer. On ne s'étonnera guère qu'on ait pu mettre cette image au compte d'une
propriété fondamentale de la matière. « Tous les corps de la nature, dit le Comte de
La Cépède en 1782, sont remplis de pores ; la porosité est donc une propriété générale
des corps ».
1
VI
Il ne serait pas difficile de multiplier des études similaires à celle que nous venons
d'esquisser dans ce chapitre. On s'apercevrait, assez rapidement que les connaissances
objectives se concentrent, souvent autour d'objets privilégiés, autour d'instruments
simples qui portent le signe de l'homo faber. On pourrait étudier, dans cet ordre
d'idées, le levier, le miroir, le tamis, la pompe... L'on constaterait l'existence de physi
ques particulières bien rapidement généralisées. On pourrait aussi étudier, toujours
1
Comte DE LA CÉPÈDE, des Acad. et Soc. Roy. de Dijon, Toulouse, Rome, Stockholm,
HesseHombourg, Munich, Physique générale et particulière, 2 vol., Paris, 1782, tome I, p. 191.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 81
dans le même esprit, des phénomènes particuliers comme le choc, si peu important
dans la phénoménologie naturelle, et qui joue cependant un si grand rôle dans
l'explication intuitive, dans certaines cultures philosophiques. On pourrait accumuler
sans fin des images simplistes qu'on ose proposer comme explicatives. Donnons
quelques exemples: Franklin enregistre, en électricité, le pouvoir des pointes sous le
couvert de cette rapide image « comme en arrachant les crins de la queue d'un
1
cheval, un degré de force insuffisant pour en arracher une poignée à la fois, suffirait
pour la dépouiller crin à crin, de même un corps émoussé que l'on présente né saurait
tirer plusieurs parties à la fois, mais un corps pointu, sans une plus grande force, les
enlève aisément partie par partie. »
En 1782, Marat explique la machine électrique en la comparant à une pompe : 2
« On la compare avec raison à une pompe : la roue en représente le piston, les cous
sins sont la source immédiate d'où la roue tire le fluide, et le conducteur isolé forme le
réservoir où elle le dépose. » Ainsi pas de mystère, pas de problème. On se demande
comment l'extension d'une image comme cellelà pourrait servir à améliorer la
technique, à penser l'expérience. Mettraton des coussins plus gros pour avoir une
source plus abondante ? Donneraton à la roue un mouvement de vaetvient pour
imiter le piston ? Précisément, la science moderne se sert de l'analogie de la pompe
pour illustrer certains caractères des générateurs électriques ; mais c'est pour tâcher
d'éclaircir les idées abstraites de différence de potentiels, d'intensité de courant. On
voit ici un vif contraste des deux mentalités : dans la mentalité scientifique, l'analogie
hydraulique joue après la théorie. Elle joue avant dans la mentalité préscientifique. Si
l'on nous objectait une fois de plus que Marat est un auteur scientifique de second
ordre, nous répondrions que ses oeuvres furent abondamment citées à la fin du
XVIIIe siècle et nous retournerions l'objection en répétant que ce qui caractérise
précisément la période préscientifique, c'est que les auteurs de second ordre y ont une
grande influence. Ils sont des ouvriers actifs de la cité savante. Il n'en est plus de
même de nos jours. Le nombre des expériences faites par Marat est prodigieux, il a
fait quelque cinq mille expériences sur la lumière, ditil. Parmi ces cinq mille
expériences, pas une seule n'est retenue par la Physique. Un étudiant contemporain
qui fait son diplôme dans un laboratoire de recherches sous la direction d'un maître
peut espérer au contraire faire oeuvre utile.
1
FRANKLIN, loc. cit., p. 18.
2
MARAT, Recherches physiques sur l'électricité, Paris, 1782, p. 112.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 82
Le danger des métaphores immédiates pour la formation de l'esprit scientifique,
c'est qu'elles ne sont pas toujours des images qui passent ; elles poussent à une pensée
autonome ; elles tendent à se compléter, à s'achever dans le règne de l'image. Donnons
un exemple de cet achèvement. Pour expliquer le Tonnerre, le P. de Lozeran du Fesc
en assimile la matière à la poudre à canon. Chimiquement, il prétend retrouver dans
les exhalaisons sensibles en temps d'orage l'équivalent du nitre, du charbon et du
soufre dont le mélange, comme on sait, constitue la poudre. Historiquement, on peut
trouver assez plausible une telle affirmation, surtout si l'on considère les idées forte
ment valorisées qu'on se faisait, depuis des siècles, sur les exhalaisons. Il n'y avait là,
en somme, qu'une simple idée fausse, entre bien d'autres, sur la nature chimique de la
Foudre. Mais voyons comment s'achève cette image naïve de l'explosion du Tonnerre.
Pour expliquer l'inflammation de la poudre de Tonnerre, l'auteur utilise une théorie
des tourbillons, infidèle d'ailleurs à la théorie cartésienne, et il conclut : « Comme il 1
n'y a point d'air le long de l'axe de ces tournants (les tourbillons), et que leurs côtés
résistent extrêmement, ce qui se prouve tant parce qu'ils soutiennent tout le poids de
l'atmosphère, que par la force surprenante des colonnes de nuées qui arrachent les
plus grands arbres et renversent les maisons, ils forment comme un long Canon. La
matière du Tonnerre venant alors à éclater, elle doit couler pour la plus grande partie
le long de ce Canon avec une extrême rapidité... » Ainsi la poudre à Canon ne suffi
sait pas, il fallait le Canon pour que la théorie fût complète. La dissertation du P. de
Lozeran du Fesc a été primée par l'Académie en 1726 ; l'Académie qui n'avait pu
discerner le prix l'année précédente se félicite d'avoir attendu un si beau mémoire.
Mais toutes ces puériles images, saisies, en quelque sorte, par leurs traits exté
rieurs, sont loin d'être les plus agissantes. Dans cet ordre d'idées, les obstacles les plus
puissants correspondent aux intuitions de la philosophie réaliste. Ces obstacles forte
ment matérialisés mettent en jeu, non pas des propriétés générales, mais des qualités
substantives. C'est là, dans une expérience plus sourde, plus subjective, plus intime,
que réside la véritable inertie spirituelle. C'est là que nous trouverons les véritables
mots obstacles. Nous remettrons donc à la fin du chapitre sur l'obstacle substantialiste,
l'étude de quelques substances abusivement privilégiées qui nous permettront de
mieux saisir l'idée de privilège épistémologique, l'idée de valorisation épistémo
logique. C'est aussi à la fin de ce chapitre que nous donnerons son plein développe
ment à la psychanalyse de la connaissance objective.
1
R. P. DE LOZERAN Du FESC, de la Compagnie de Jésus, Prof. royal de Math. à
l'université de Perpignan. Dissertation sur la cause et la nature du tonnerre et des éclairs, Paris,
1727, p. 34.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 83
CHAPITRE V
La connaissance unitaire et
pragmatique comme obstacle
à la connaissance scientifique
Retour à la table des matières
Nous avons étudié la fonction généralisante et ses dangers à propos d'expériences
ou d'intuitions aussi bien définies que, possible, comme la coagulation, la fermen
tation, la fonction toute mécanique de l'éponge. Mais on peut saisir la séduction de
généralités bien plus vastes. Alors il s'agit, non plus de pensée empirique, mais vrai
ment de pensée philosophique. Alors une douce léthargie immobilise l'expérience ;
toutes les questions s'apaisent dans une vaste Weltanschauung ; toutes les difficultés
se résolvent devant une vision générale du monde, par simple référence à un principe
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 84
général de la Nature. C'est ainsi qu'au XVIIIe siècle, l'idée d'une Nature homogène,
harmonique, tutélaire efface toutes les singularités, toutes les contradictions, toutes les
hostilités de l'expérience. Nous allons montrer qu'une telle généralité et des
généralités connexes sont, en fait, des obstacles à la pensée scientifique. Nous n'y
consacrerons que quelques pages car la preuve est facile. En particulier, pou, ne pas
allonger excessivement notre ouvrage, nous renoncerons à citer les écrivains et les
philosophes. Par exemple, une étude un peu fouillée pourrait montrer que l’œuvre de
Bernardin de SaintPierre est une longue parodie de la pensée scientifique. Il y aurait
aussi beaucoup à reprendre à une physique comme celle sur laquelle s'appuie la
philosophie de Schelling. Mais de tels auteurs, en deçà ou au delà de la pensée
scientifique ont peu d'influence sur l'évolution de la connaissance objective.
L'aspect littéraire est cependant un signe important, souvent un mauvais signe, des
livres préscientifiques. A une harmonie à grands traits s'associe une grandiloquence
que nous devons caractériser et qui doit attirer l'attention du psychanalyste. C'est en
effet la marque indéniable d'une valorisation abusive. Nous n'en donnerons toutefois
que quelques exemples, car les pages qu'elle touche sont parmi les plus ennuyeuses et
les plus inutiles que les « Physiciens » aient écrites.
Dans un livre écrit sous forme de lettres familières, un auteur inconnu commence
en ces termes son Planétaire ou abrégé de l'histoire du Ciel: « Estce prendre un vol
trop hardi que d'oser s'élever jusqu'au plafond céleste ? Et m'accuseraton de
témérité, de vouloir entreprendre l'examen de ces flambeaux qui paraissent attachés à
la voûte du firmament ? » Le même auteur, dans sa 29e lettre, aborde ainsi l'étude de
la Lumière. « Quelle sublimité dans les paroles dont Moyse s'est servi pour nous
transmettre la volonté de Dieu : Fiat lux, et jacta est, nul intervalle entre la pensée et
l'action... Cette Expression est si merveilleuse, et si divine, qu'elle élève l'âme autant
qu'elle la saisit de respect et d'admiration... C'est de ce fluide si précieux, de cet Astre
lumineux, de cet élément qui éclaire l'univers, de la lumière enfin, qu'il faut traiter, en
chercher les causes, et en démontrer les effets. »
Même admiration religieuse dans le Discours de 105 pages qui sert d'introduction
à la Physique générale et particulière du Comte de La Cépède . « Nous avons
1
considéré la lumière, cet être qui chaque jour paraît produire de nouveau l'univers à
nos yeux, et nous retrace l'image de la création. » On peut d'ailleurs saisir ce qu'il y a
de peu objectif dans cette admiration. En effet, si l'on écartait les valeurs inconscien
1
DE LA CÉPÈDE, loc. cit., p. 12
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 85
tes qui viennent chaque matin réconforter le cœur de l'homme abîmé. dans la nuit, on
trouverait bien pauvre, bien peu suggestive, cette « image de la création» qu'offre une
aurore radieuse. Après un effort d'analyse, le Comte de la Cépède nous promet une
synthèse émouvante (p. 17), « Nous avons assez examiné séparément les diverses par
ties qui forment le squelette de la nature; réunissons ces parties, revêtonsles de leur
brillante parure, et composonsen ce corps immense, animé, parfait, qui constitue
proprement cette nature puissante. Quel spectacle magnifique s'étale à nos yeux !
Nous voyons l'univers se déployer et s'étendre ; une foule innombrable de globes
lumineux par euxmêmes y rayonnent avec splendeur... » Quand une admiration simi
laire anime une plume vraiment littéraire, on en reçoit tout de même une confidence à
la fois plus intime et plus discrète. Alors c'est moins le spectacle admirable que
l'homme admirant qu'on admire et qu'on aime. Au seuil d'une étude psychologique,
avant que s'engage le roman, avant la confidence du cœur, il se peut qu'un paysage
prépare un état d'âme, serve à établir un lien symbolique de l’œuvre au lecteur. Au
seuil d'une Physique, de tels élans admiratifs, s'ils étaient efficaces, ne pourraient que
préparer des valorisations nuisibles. Toutes ces parades littéraires ne peuvent conduire
qu'à des, désillusions.
Sans doute, tout auteur est animé par le désir de valoriser le sujet qu'il a choisi. Il
veut montrer, dès sa préface, qu'il tient un sujet. Mais les procédés de valorisation
actuelle, pour répréhensibles qu'ils soient, sont plus discrets ; ils sont reliés étroite
ment au contenu de l'ouvrage. On n'oserait plus dire, comme C. de la Chambre, que le
sujet traité La Lumière va trouver son application dans la lumière de l'esprit, celle de
l'honneur, du mérite, de la vertu. On écarterait des arguments comme ceuxci 1
(AvantPropos, III) : « La lumière anime et réjouit toute la Nature, et où elle n'est pas,
il n'y a point. de joie, de force, ni de vie, ce n'est qu'horreur, que faiblesse, que néant.
La lumière est donc la seule de toutes les créatures sensibles qui est la plus semblable
et la plus conforme à la Divinité. »
Ce besoin d'élever les sujets est en rapport avec un Idéal de perfection accordé
aux phénomènes. Nos remarques sont donc moins superficielles qu'elles ne le parais
sent, car la perfection va servir d'indice et de preuve pour l'étude des phénomènes
physiques. Par exemple, pour trouver l'essence de la lumière, C. de la Chambre pose
la question suivante (p. 99) : « Voyons donc si nous pourrons découvrir une chose qui
éblouit l'esprit autant que les yeux ». Ainsi, il s'agit de placer la lumière sur une
1
DE LA CHAMBRE, Conseiller du Roi en ses cor cils et son 11 médecin ordinaire, La
lumière, Paris. 1662.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 86
échelle de perfection qui va de la matière à Dieu, de l'ouvrage à l'ouvrier. Parfois, il
est bien sensible que la valeur trouble la table de présence : ainsi notre auteur se
refuse à établir un rapport quelconque entre les bois pourris qui brillent (par phos
phorescence) et les « substances si pures et si nobles comme sont les Étoiles ». Par
contre, C. de la Chambre parle « des anges... dont l'extension a tant de rapport avec
celle de la Lumière » (p. 301). L'idée de perfection sera souvent assez puissante pour
contredire des intuitions familières et pour former obstacle à des recherches utiles (p.
230). « Si nous suivions les opinions communes, il nous faudrait ajouter ici que la
Lumière s'affaiblit d'ellemême en s'éloignant du corps lumineux ; qu'à l'exemple de
toutes les autres qualités, elle perd peu à peu sa vertu dans les progrès qu'elle fait ; et
que c'est là la véritable raison pour laquelle elle s'affaiblit et que même à la fin elle
devient insensible. Mais, quoi qu'il en soit des autres qualités, .nous tenons pour
certain que la Lumière est d'une nature et d'un ordre si relevé audessus d'elles, qu'elle
n'est sujette à aucune de leurs infirmités... (son) affaiblissement n'est qu'extérieur, et
ne va pas jusqu'à l'essence et à la vertu intérieure de la Lumière. » On voit ici bien
clairement l'influence stérilisante d'une valorisation irrégulière. Un fait physique aussi
net que la décroissance de l'éclairement en raison inverse du carré des distances à la
source lumineuse est obscurci pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la pensée
objective. On voit aussi que la perfection des phénomènes physiques est, pour l'esprit
préscientifique, un principe fondamental de l'explication. Bien entendu, on rattache
souvent le principe de cette perfection à l'acte créateur (p. 105). « Nous pouvons
conclure que cette première et toute puissante Parole ,qui créa (la lumière) à la
naissance du monde, fait encore à tous moments le même effet, et tire du néant cette
Forme admirable pour l'introduire dans les corps 'qui sont disposés à la recevoir. »
Certaines doctrines sont tout entières solidaires d'une vole de perfection. Ainsi
Mme Hélène Metzger a montré. d'une manière lumineuse que l'Alchimie n'est conce
vable que si l'évolution des substances n'a lieu que dans un sens, dans le sens d'un
achèvement, d'une purification, de la conquête d'une valeur . 1
Dans toutes ces œuvres, l'idée de perfection n'est donc pas une valeur qui vient
s'ajouter, après coup, comme une considération philosophique élevée, à des conclu
sions tirées de l'expérience, elle est à la base de la pensée empirique, elle la dirige et
elle la résume.
1
Mme Hélène METZGER, Les Concepts scientifiques, pp. 97118.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 87
II
Pour l'esprit préscientifique, l'unité est un principe toujours désiré, toujours réalisé
à bon marché. Il n'y faut qu'une majuscule. Les diverses activités naturelles devien
nent ainsi des manifestations variées d'une seule et même Nature. On ne peut conce
voir que l'expérience se contredise ou même qu'elle se compartimente. Ce qui est vrai
du grand doit être vrai du petit et viceversa. A la moindre dualité, on soupçonne une
erreur. Ce besoin d'unité pose une foule de faux problèmes. Par exemple, de Marivetz
et Goussier s'inquiètent d'une dualité toute mécanique qu'on pourrait soupçonner à la
base de leur cosmogonie. Comme ils réalisent en Dieu le premier mouvement de
l'Univers, une objection se présente à leur esprit : L'impulsion première ne viendrait
elle pas s'ajouter, comme une sorte de création dynamique, audessus d'une création
matérielle, de sorte qu'on aurait une création en deux temps : les choses d'abord, le
mouvement ensuite, dualité qui, sans doute, est, à leurs yeux, une énormité. Ils
prennent alors la peine de répondre « qu'ils n'ont point supposé que cet Ouvrier ait été
obligé de frapper physiquement et mécaniquement ce ressort, c'estàdire le Soleil, par
un choc imprimé, ou au centre de la masse, ou à tout autre point de cette masse, ou au
centre et à tout autre point à la fois. Ils ont écrit, Dieu dit à ces corps de tourner sur
leurs centres. Or il n'y a ici rien d'inconcevable. Ils déduisent de cet ordre, dont
l'exécution devient la loi unique de la Nature, tous les phénomènes des mouvements
célestes ». L'unité a été bien vite réalisée, la dualité bien vite subtilisée ! Ce qui était
inconcevable mécaniquement, par une action physique, devient ainsi concevable
quand on le rattache à une action divine. Qui ne voit que la concevabilité a changé de
domaine ? Un esprit moderne a rompu avec ce mythe de l'unité du concevable. En
particulier, il pense le problème théologique sur un plan différent du problème
cosmologique.
On pourrait d'ailleurs écrire tout un livre en étudiant les oeuvres, encore nom
breuses au XVIIIe siècle, où la Physique est associée à une Théologie, où la Genèse
est considérée comme une Cosmogonie scientifique, où l'Histoire du Ciel est consi
dérée « selon les idée des Poètes, des Philosophes et de Moïse ». Des livres comme
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 88
celui de l'abbé Pluche, qui travaille sous cette inspiration, sont, au XVIIIe siècle, entre
toutes les mains. Ils connaissent des rééditions jusqu'à la fin du siècle.
Sans nous étendre sur l'imprudence de telles pensées, essayons, d'un mot, de ca
ractériser l'état d'âme de leurs auteurs. Ils ont à peine avancé une de ces hypothèses
d'unification grandiose qu'ils font acte d'humilité intellectuelle, rappelant que les
desseins de Dieu sont cachés. Mais cette humilité, qui s'exprime d'une manière si
diserte et si tardive, voile mal une immodestie primitive. On retrouve toujours un
orgueil à la base d'un savoir qui s'affirme général en dépassant l'expérience, en sortant
du domaine d'expériences où il pourrait subir la contradiction.
III
Mais revenons à des principes d'harmonie, en apparence plus près du ni onde
objectif. Les historiens de la Chimie ont longuement étudié les théories qui, au moyen
âge et à la Renaissance, ont été fondées sur de vastes analogies. En particulier Mme
Metzger a réuni, dans dès livres pleins de documents, tout ce qui a égard aux
analogies paracelsistes. Elle a montré qu'on posait une analogie entre les astres et les
métaux, entre les métaux et les parties du corps. D'où une sorte de triangle universel
qui unit le Ciel, la Terre et l'Homme. Sur ce triangle jouent des « correspondances »
ultrabaudelairiennes où les rêveries préscientifiques se transposent sans fin. Cette
trilogie est si convaincante qu'on ose s'y fier pour le traitement des maladies . « Pour 1
chaque maladie de l'homme, chaque désharmonie accidentelle d'un organe, le remède
approprié se trouve être le métal en rapport avec la planète analogue à l'organe souf
frant. » Estil besoin d'ajouter que ces analogies ne favorisent aucune recherche ? Au
contraire elles entraînent à des fuites de pensée ; elle empêche cette curiosité homo
gène qui donne la patience de suivre un ordre de faits bien défini. A tout moment les
preuves sont transposées. On croyait faire de la Chimie dans le creux d'un flacon ;
1
Mme METZGER, Les Doctrines chimiques..., loc. cit., p. 104.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 89
c'est le foie qui répond. On croyait ausculter un malade ; c'est la conjonction d'un astre
qui influe sur le diagnostic.
Il est facile de trouver des exemples où la croyance à cette unité harmonique du
Monde conduit à poser une surdétermination bien caractéristique de la mentalité
préscientifique. L'Astrologie est un cas particulier de cette surdétermination. Fayol
écrit en 1672 dans l'Harmonie Céleste : « Sans déroger à la sainte Providence, on dit
1
que les changements des Royaumes, et des Religions ne viennent que du changement
des Planètes d'un lieu dans un autre, et que leur excentricité est la roue de fortune qui
établit, augmente, ou diminue les États selon l'endroit du monde où elle commence ou
finit... De sorte que par un calcul du mouvement du petit cercle qui emporte le centre
de l'excentrique à l'entour de la circonférence, l'on pourrait connaître le temps précis
de la ruine des Monarchies présentes. » La surdétermination de l'Astrologie est telle
que certains auteurs vont jusqu'à se servir d'une véritable réciproque pour inférer, en
partant de données humaines, des renseignements sur les corps célestes. Et il ne s'agit
pas alors de signes, comme on le croit trop souvent quand on parle maintenant
d'Astrologie ; il s'agit d'action réelle, d'action matérielle. Claude Comiers rappelle 2
On pourrait donner des milliers d'exemples où intervient, comme pensée dirigean
te, une incroyable surdétermination. Cette tendance est si nette qu'on pourrait dire :
toute pensée nonscientifique est une pensée surdéterminée. Donnons un seul
exemple . « Le chat se sent de Saturne et de la Lune, il aime si fort l'herbe valériane
3
que lorsqu'elle est cueillie sous la conjonction de ces deux Astres, elle assemble tous
les chats à l'endroit où elle est. Il y a des gens qui soutiennent que cet animal est
venimeux, et que son venin est au poil et à la tête : mais je ne le crois qu'à la tête,
parce que ses esprits animaux qui croissent en pleine Lune, et diminuent en nouvelle,
offensent en pleine Lune seulement, en sortant de ses yeux pont communiquer leur
venin. Trois gouttes de sang d'un chat mâle, tiré d'une petite veine qui est sous la
1
JeanBaptiste FAYOL, Prieur commendataire de NotreDame de Donges, L'harmonie
céleste, Paris, 1672, pp. 81, 82.
2
COMIERS, loc. cit., p. 31.
3
FAYOL, loc. cit., p. 292.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 90
queue sont bonnes contre le mal caduc, sa chair ouvre les hémorroïdes et purge le
sang mélancolique, son foie cuit et bu dans du vin avant l'accès, est utile à la fièvre
quarte, et à la goutte, la graisse d'un chat châtré ramollit, échauffe et dissipe les
humeurs de la goutte, sa peau est fort bonne sur l'estomac, sur les articles, et sur les
jointures, elle échauffe les parties affaiblies par les humeurs froides, son excrément
fait croître les cheveux. Celui qui porte l'herbe valériane sur soi peut emporter tel chat
qu'il voudra sans appréhension. Cet animal se guérit les yeux par l'usage de la
valériane. » Nous avons rapporté cette longue et ridicule page dans la Seule vue de
montrer avec quel laisser aller l'on juxtapose les propriétés les plus hétéroclites, l'une
déterminant l'autre. Alors tout est cause de tout. On nous accusera sans doute de
triompher bien facilement en étalant une telle vésanie. En fait, .toutes les fois que
nous avons cité des pages comme cellelà à des médecins à des historiens de la scien
ce, on nous a répondu, avec quelque mauvaise humeur, que de telles pages n'enta
chaient nullement des doctrines purement cliniques et que tel grand médecin des
siècles passés était évidemment libéré de semblables préjugés. Mais la médecine,
répondionsnous, estelle pratiquée par les « grands médecins » ? Et si l'on veut juger
des difficultés de la formation de l'esprit scientifique, ne doiton pas scruter d'abord
les esprits troubles en essayant de dessiner les limites de l'erreur et de la vérité ? Or il
nous sembletrès caractéristique qu'à l'époque préscientifique la surdétermination
vienne masquer la détermination. Alors le vague en impose au précis.
Nous allons d'ailleurs plus loin, et nous croyons que c'est la surdétermination qui a
enseigné une détermination purement et simplement affirmée, sans qu'on se soit
référé à des expériences. Ainsi, la détermination quantitative, si importante dans cer
taines philosophies, par exemple dans. la philosophie leibnizienne, estelle mieux
fondée que la détermination qualitative dont nous venons de voir les vagues articula
tions ? On nous répète qu'en soulevant un doigt, nous dérangeons le centre de gravité
de la Terre, et que cette faible action détermine une réaction aux antipodes. Comme si
le centre de gravité de la Terre, quand on la considère justement comme l'ensemble
des atomes tout vibrants qui la constituent, était autre chose qu'un point statistique !
L'esprit philosophique est ainsi le jouet de l'absolu de la quantité comme l'esprit
préscientifique est le jouet de l'absolu de la qualité. En fait, la science contemporaine
s'instruit sur des systèmes isolés, sur des unités parcellaires. Elle sait, maintenir des
systèmes isolés. En ce qui concerne les principes épistémologiques, la science con
temporaine affirme que les quantités négligeables doivent être négligées. Il ne suffit
pas de dire qu'elles peuvent être négligées. On coupe donc court à des déterminations
purement plausibles, jamais prouvées. Enfin, la science quantique nous familiarise
avec la notion de seuil quantitatif. Il y a des énergies insuffisantes pour franchir un
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 91
seuil. Ces énergies ne peuvent perturber des phénomènes bien définis, bien isolés. On
voit donc que la doctrine de la détermination doit être révisée et que la solidarité
quantitative de l'Univers n'est pas un caractère dont on puisse arguer sans précaution.
IV
Un des obstacles épistémologiques en rapport avec l'unité et la puissance attri
buées à la Nature, c'est le coefficient de réalité que l'esprit préscientifique attribue à
tout ce qui est naturel. Il y a là une valorisation indiscutée, sans cesse invoquée dans
la vie courante et qui, finalement, est une cause de trouble pour l'expérience et la pen
sée scientifique.
Ainsi Réaumur attribue aux liquides naturels une aptitude particulière à résister au
froid . « Nous ne sommes pas surpris que les liqueurs inflammables, telles que
1
l'esprit de Vin, et peutêtre ne le devonsnous pas être encore, que les puissants esprits
acides, que les eaux mêmes chargées de beaucoup de sels conservent leur liquidité
contre les froids excessifs. Mais la Nature sait composer des liqueurs qui ne sont
nullement inflammables, qui n'ont pas d'acidité sensible pour nous, qui cependant
sont en état de résister à de très grands froids. Je veux parler de l'espèce de sang qui
circule dans des insectes de tant d'espèces ; par sa couleur, par son goût, nos sens
grossiers le jureraient de l'eau, ou du moins une liqueur extrêmement aqueuse. »
Certaines chenilles cependant ont résisté aux plus grands froids ; à moins 17 degrés
Réaumur, elles restaient souples. « Le sang et les principales liqueurs qui se trouvent
dans le corps de ces insectes, tout aqueuses qu'elles semblent, sont donc d'une nature
à soutenir un froid excessif sans se geler. » On sent assez nettement que Réaumur
préjuge de l'expérience et que son intuition animiste le prépare mal à étudier in vitro,
comme il y a lieu de le faire, les phénomènes de la congélation des solutions salines.
1
Mémoires de l'Académie des Sciences, 1734, p. 186.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 92
L'utilité donne ellemême une sorte d'induction très spéciale qu'on pourrait appe
ler l'induction utilitaire. Elle conduit à des généralisations exagérées. On peut partir
alors d'un fait avéré, on peut même en trouver une extension heureuse. Mais la pous
sée utilitaire conduira presque infailliblement trop loin. Tout pragmatisme, par le seul
fait qu'il est une pensée, mutilée, s'exagère fatalement. L'homme ne sait pas limiter
l'utile. L'utile, par sa valorisation, se capitalise sans mesure. Voici un exemple où
l'induction utilitaire joue malheureusement.
Pour Réaumur, les chrysalides de chenille « transpirent ». C'est cette communica
tion avec l'extérieur qui maintient la vie sourde de la chrysalide et la fait évoluer. Il
suffit de recouvrir une chrysalide de vernis pour que le développement en soit ralenti
ou arrêté. Or les oeufs, pense Réaumur par une induction hardie, sont des « espèces
de chrysalides ». Il propose donc de garnir de suif ou de vernis les oeufs à conserver.
Toutes les ménagères emploient de nos jours ce bon procédé fondé sur une généra
lisation douteuse. Mais l'induction utilitaire vatelle s'arrêter là ? vatelle se borner à
ce premier succès ? L'historien de l'Académie ose aller plus loin. Peutêtre aton le
droit de conclure « que les hommes pourraient aussi se conserver plus longtemps, en
1
Dans tous les phénomènes, on cherche l'utilité tout humaine, non seulement pour
l'avantage positif qu'elle peut procurer, mais comme principe d'explication. Trouver
une utilité, c'est trouver une raison. Pour convaincre de l'action médicatrice de l'ai
1
Mémoires de l'Académie des Sciences, 1736, p. 19.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 93
mant, van Swinden, pourtant très prudemment attaché à l'expérience, écrit : « Je 1
demande encore à tout Physicien sincère, s'il est intérieurement convaincu que cette
Force magnétique, si universel le, si variée, si étonnante, et si admirable, a été pro
duite par le Créateur uniquement pour diriger les Aiguilles aimantées, qui cependant
ont été si longtemps inconnues au Genre humain... »
Les phénomènes les plus hostiles à l'homme font souvent l'objet d'une valorisation
dont le caractère antithétique devrait retenir l'attention du Psychanalyste. Ainsi, pour
l'abbé Bertholon , le tonnerre porte « en même temps l'effroi dans les âmes les plus
2
Intrépides et la fertilité dans les terres les plus ingrates ». C'est le Tonnerre aussi qui
répand « ce feu producteur, qui est regardé, avec raison, comme un cinquième élément
». « Il en est de même de la grêle, qui rend aussi les terres très fertiles ; on a remarqué
généralement qu'après sa chute tout reverdit, et que le blé surtout, semé après la grêle,
donne une récolte infiniment plus abondante que dans les années pendant lesquelles
elle n'est pas tombée. » Il n'est pas jusqu'aux tremblements de terre qui n'agissent
favorablement sur les récoltes.
C'est à tous les détails d'un phénomène qu'on cherche à attribuer une utilité
caractéristique. Si une utilité ne caractérise pas un trait particulier, il semble que ce
caractère ne soit pas expliqué. Pour le rationalisme pragmatique, un caractère sans
utilité est un irrationnel. Ainsi Voltaire voit bien clairement l'utilité du mouvement
annuel de la Terre et de son mouvement diurne. Il n'y a que la période « de 25.920
années » correspondant au phénomène de la précession des équinoxes à laquelle il ne
« découvre aucun usage sensible ». Il s'efforce de faire admettre cette inutilité, preuve
que, pour l'esprit de son siècle, la justification par l'utile était la justification la plus
naturelle. Malgré un léger scepticisme, on sent que pour Voltaire, le Ciel est utile à la
Terre . « Loin que les comètes soient dangereuses…, elles sont, selon (Newton) de
3
nouveaux bienfaits du Créateur... (Newton) soupçonne que les vapeurs qui sortent
d'elles sont attirées dans les orbites des planètes, et servent à renouveler l'humidité de
ces globes terrestres qui diminue toujours. Il pense encore que la partie la plus
élastique et la plus subtile de l'air que nous respirons nous vient des comètes... Il me
semble que c'est deviner en sage, et que si c'est se tromper, c'est se tromper en grand
homme. »
1
VAN SWINDEN, loc. cit., II, p. 194.
2
Abbé BERTHOLON, De l'électricité des végétaux, Paris, 1783, pp. 27, 46, 61.
3
VOLTAIRE, Physique, Œuvres complètes. Éd. 1828, tome 41, Paris, p. 381.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 94
(BUFFON) « ne veut plus juger des objets que par les rapports d'utilité ou de
familiarité qu'ils ont avec nous ; et sa grande raison pour cela, c'est qu'il nous est plus
facile, plus agréable et plus utile de considérer les choses par rapport à nous que sous
aucun autre point de vue ». On voit de reste que l'examen empirique pratiqué suivant
les conseils de Buffon, en partant du point de vue familier et utilitaire, risque d'être
offusqué par un intérêt qui n'est pas spécifiquement intellectuel. Une psychanalyse de
la connaissance objective doit rompre avec les considérations pragmatiques.
Des systèmes entiers sont fondés sur les considérations utilitaires. Seule l'utilité
est claire. Seule l'utilité explique. Les oeuvres de Robinet sont très caractéristiques à
cet égard . « Je ne crains point d'avancer ici que, s'il y avait une seule inutilité réelle
2
dans la Nature, il serait plus probable que le hasard eût présidé à sa formation, qu'il ne
le serait qu'elle eût pour auteur une intelligence. Car il est plus singulier qu'une
intelligence infinie agisse. sans dessein, qu'il ne serait étonnant qu'un principe aveugle
se conformât à l'ordre par pur accident. » Ainsi le vrai doit se doubler de l'utile. Le
vrai sans fonction est un vrai mutilé. Et lorsqu'on a décelé l'utilité, on a trouvé la
fonction réelle du vrai. Ces vues utilitaires sont cependant dès aberrations. On a si
souvent. montré les dangers des explications finalistes que nous n'avons pas à souli
gner davantage l'importance de cet obstacle à une culture vraiment objective. Nous
avons cru simplement devoir faire remarquer que cet obstacle était, au XVIIIe siècle,
particulièrement dangereux, car l'exploitation littéraire et philosophique de la science
était encore à cette époque très facile et les excès de Bernardin de SaintPierre ne font
qu'exagérer une tendance dont nous avons vu la force chez les écrivains scientifiques
secondaires.
VI
1
FLOURENS, Histoire des travaux et des idées de Buffon, p. 15.
2
J.B. ROBINET, De la nature, 3e éd., 4 vol., Amsterdam, 1766, tome 1, p. 18.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 95
Le besoin de généraliser à l'extrême, par un seul concept parfois, pousse à des
idées synthétiques qui ne sont pas près de perdre leur pouvoir de séduction. Néan
moins, de nos jours, une certaine prudence retient l'esprit scientifique. Il n'y a plus
guère que des philosophes pour chercher, sinon la pierre philosophale, du moins l'idée
philosophale qui expliquerait le monde. Pour l'esprit préscientifique, la séduction de
l'unité d'explication par un seul caractère est toutepuissante. Donnons des exemples.
En 1786, paraît le livre du Comte de Tressan, livre, à vrai dire, écrit en 1747. Ce livre
prétend expliquer tous les phénomènes de l'Univers par l'action du fluide électrique.
En particulier, pour de Tressan, la loi de gravitation est une loi d'équilibre électrique.
Mieux, tout équilibre est d'essence électrique. La propriété essentielle du fluide élec
trique, à laquelle les deux gros tomes se réfèrent sans cesse, « c'est de tendre toujours
à l'équilibre avec luimême ». Dès lors, où Il y a équilibre, il y a présence électrique.
C'est là le seul théorème, d'une déconcertante inanité, d'où l'on tirera les conclusions
les plus Invraisemblables. Puisque la Terre tourne autour du Soleil sans s'en rappro
cher, c'est qu'il y a équilibre entre l'électricité des deux astres. D'une manière plus
précise, les végétaux marqueront l'équilibre de l'électricité qui irradie du sol et de
l'électricité des rayons solaires . « Tous les corps possibles qui touchent à la terre,
1
ainsi que ceux qui y sont implantés, sont autant de conducteurs qui reçoivent et qui
transmettent l'Électricité terrestre en rapport de la force jaillissante qu'elle peut avoir
alors, selon l'obliquité ou la verticalité des rayons solaires. »
Un autre auteur, le Chevalier de la Perrière, occupe un livre de 604 pages à une
synthèse aussi accueillante (Préface, X) : « L'empire de l'Électricité est si étendu
2
qu'il n'a de bornes et de limites que celles de l'Univers qu'il embrasse ; la suspension
et le cours des Planètes ; les éruptions des foudres célestes, terrestres et militaires ; les
météores ; les Phosphores naturels et artificiels ; les sensations corporelles ; l'ascen
sion des liqueurs dans les tuyaux capillaires ; les réfractions, les antipathies, sympa
thies, goûts et répugnances naturelles ; la guérison musicale de la piqûre de la taren
tule, et des maladies mélancoliques, le vampirisme, ou succion que les personnes qui
couchent ensemble exercent réciproquement les unes sur les autres, sont de son
ressort et de sa dépendance, comme les mécanismes électriques que nous en donnons
le justifient ».
1
Comte DE TRESSAN, un des quarante de l'Ac. fr., membre des Ac. royales des Sciences
de Paris, Londres, Edimbourg, Berlin, Nancy, Rouen, Caen, Montpellier, etcEssai sur le fluide
électrique considéré comme agent universel, 2 vol., Paris, 1786, p. 131.
2
J.C.F. DE LA PERRIÈRE, Chevalier, Seigneur de Roiffé, Mécanismes de l'électricité et
de l'Univers, Paris, 1765, 2 vol.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 96
Estil besoin de dire que le livre du Chevalier de la Perrière et celui du Comte de
Tressan ne tiennent pas leurs promesses. On trouverait, au XVIIIe siècle, d'innom
brables exemples de ces livres qui promettent un système et qui ne donnent qu'un
amas de faits mal liés, donc mal vus. Ces oeuvres sont aussi inutiles du point de vue
philosophique que du point de vue scientifique. Elles ne vont pas au fond d'une gran
de intuition métaphysique comme les oeuvres de Schelling ou de Schopenhauer. Elles
n'accumulent pas les documents empiriques comme le font les oeuvres des chimistes
et des botanistes de l'époque. Finalement, elles encombrent la culture scientifique. Le
XIXe siècle, au contraire, a vu presque complètement disparaître ces lettres familières
et prétentieuses de maîtres improvisés. Le plan de culture scientifique en est singu
lièrement éclairci. Les livres élémentaires ne sont plus des livres faux. Cette mise en
ordre ne doit pas nous faire oublier la confusion qui régnait durant l'ère préscien
tifique. C'est en prenant conscience de cette révolution de la cité savante qu'on peut
comprendre vraiment la puissance de formation psychologique de la pensée scienti
fique et qu'on appréciera la distance de l'empirisme passif et enregistré à l'empirisme
actif et pensé.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 97
CHAPITRE VI
L'Obstacle substantialiste
Retour à la table des matières
L'obstacle substantialiste, comme tous les obstacles épistémologiques, est poly
morphe. Il est fait de l'assemblage des intuitions les plus dispersées et même les plus
opposées. Par une tendance quasi naturelle, l'esprit préscientifique bloque sur un objet
toutes les connaissances où cet objet a un rôle, sans s'occuper de la hiérarchie des
rôles empiriques. Il unit directement à la substance les qualités diverses, aussi bien
une qualité superficielle qu'une qualité profonde, aussi bien une qualité manifeste
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 98
qu'une qualité occulte. On pourrait cependant distinguer un substantialisme de l'occul
te, un substantialisme de l'intime, un substantialisme de la qualité évidente. Mais,
encore une fois, de telles distinctions conduiraient à oublier le caractère vague et infi
niment tolérant de la substantialisation ; elles conduiraient à négliger ce mouvement
épistémologique qui va alternativement de l'intérieur à l'extérieur des substances, en
se prévalant de l'expérience extérieure évidente, mais en fuyant la critique dans les
profondeurs de l'intimité.
Pour ce qui est d'une explication par les qualités occultes, on répète que, depuis
Molière, on en connaissait le caractère à la fois pédant et décevant. Cependant, d'une
manière plus ou moins dissimulée sous les artifices du langage, c'est là un type
d'explication qui menace toujours la culture. Il semble qu'il suffirait d'un mot grec
pour que la vertu dormitive de l'opium qui fait dormir cesse d'être un, pléonasme. Le
rapprochement de deux étymologies de génies différents produit un mouvement psy
chique qui peut passer pour l'acquisition d'une connaissance. Toute désignation d'un
phénomène connu par un nom savant apporte une satisfaction à une pensée pares
seuse. Certains diagnostics médicaux, certaines finesses psychologiques jouant avec
des synonymes donneraient facilement des exemples de ces satisfactions verbales. Des
finesses non coordonnées ou simplement solidaires de nuances de langage ne peuvent
prétendre à déterminer une structure psychologique. A fortiori, quand ces finesses
visent l'expérience, quand elles touchent des détails empiriques, leur liaison à une
substance, ou à un substantif, ne peut déterminer une pensée scientifique.
II
Ce qui est occulte est enfermé. En analysant la référence à l'occulte, il est possible
de caractériser ce que nous appellerons le mythe de l'intérieur, puis le mythe plus
profond de l'intime.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 99
Il serait naturellement facile de montrer que la psychologie littéraire repose sur ces
mythes : il suffit de parler avec gravité. et lenteur d'un sentiment profond pour passer
pour un psychologue profond de la vie intime. On peut se demander si la psychologie
traditionnelle des sentiments serait possible si on lui interdisait l'emploi du seul mot
profond qu'elle accole partout et qui ne correspond, après tout, qu'à une pauvre image.
En fait, l'impression de profondeur reste une impression superficielle : cela est si vrai
qu'elle s'attache surtout à des sentiments naïfs, mal travaillés, livrés aux monotones
impulsions de la nature.
Pour nous, dont la tâche n'est pas d'étudier présentement la psychologie du moi,
mais bien de suivre les errements de la pensée qui cherche l'objet, nous devons saisir
la rêverie sur la pente de l'intimité attribuée aux objets. Le but est différent, mais les
processus sont homologues le psychologue de l'intimité et le réaliste naïf obéissent à
la même séduction. L'homologie est si nette qu'on pourrait, croiser les caractères : le
réalisme est essentiellement une référence à une intimité et la psychologie de
l'intimité une référence à une réalité.
Pour fonder cette affirmation, nous n'avons besoin que de rappeler diverses intui
tions valorisées : toute enveloppe paraît moins précieuse, moins substantielle que la
matière enveloppée l'écorce, si indispensable fonctionnellement, est prisée comme
une simple protection du bois. Ces enveloppes passent pour nécessaires, même dans
la nature inanimée. Paracelse disait qu'en toute chose le, noyau ne peut être sans
écailles, et l'écaille sans écorce. L'idée substantialiste est souvent illustrée par une
simple
L'OBSTACLE SUBSTANTIALISTE 99
contenance. Il faut que quelque chose enferme, que la qualité profonde soit
enfermée. Ainsi Nicolas de Locques, « médecin spargyrique de Sa Majesté » affirme,
en 1665 , le besoin d'une Froideur pour combattre la violence de la Chaleur « cette
1
Froideur volatile se jette en la superficie pour empêcher la dissipation de la chaleur et
lui servir de vase ». Ainsi la qualité chaleur est bien gardée au sein de la substance
par une enveloppe de froid, bien gardée par son contraire. Cette valorisation intuitive
de l'intérieur conduit à des affirmations curieuses. Pour Zimmermann (Encyclopédie.
1
Nicolas DE LOCQUES, Médecin spargyrique de Sa Majesté, Les Rudiments de la
philosophie naturelle touchant le système du corps mixte. Cours théorique, 1er tome. Cours
pratique, 2e tome, Paris, 1665, tome Il, p. 19.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 100
Art. Caillou) « les cailloux sont toujours plus durs et plus transparents vers le milieu
ou centre », vers ce qu'il appelle le grain intérieur, qu'à l'enveloppe. En analysant de
telles intuitions, on se rendra vite compte que, pour l'esprit préscientifique, la
substance a un intérieur; mieux, la substance est un intérieur.
les mercures des métaux sont trop bien fermés, que les soufres sont « renfermés trop
étroitement pour être ouverts et développés par l'Archée de notre estomac ». On est
toujours à la recherche d'une « clé » pour ouvrir les substances. Un lecteur moderne a
trop tendance à prendre le mot clé au figuré comme le simple moyen de comprendre
un grimoire secret. En fait, chez bien des auteurs, la clé est une matière qui ouvre une
substance. Il n'est pas jusqu'à la signification psychanalytique de la clé qui n'apparais
se alors intuitivement agissante. Ainsi pour ouvrir une substance un auteur propose de
la frapper avec une verge de feu.
L'idée de retourner les substances est aussi symptomatique. Joachim Poleman se 2
demande pourquoi il n'y a « que la seule huile qui ait le pouvoir de dissoudre douce
ment et naturellement le soufre, et de renverser son dedans en dehors... » Poleman
affirme encore (p. 62) que « le double corrosif a entièrement renversé le cuivre, et
tourné son dedans au dehors, et l'a rendu propre, non seulement à laisser aller son
âme, mais encore... par la vertu de ce corrosif, l'âme douce du cuivre est devenue
luisante, comme par un milieu ressuscitatif et vivifiant ». Comment mieux dire que
l'âme du cuivre, que la substance précieuse du cuivre est à son intérieur ! Il faut donc
trouver le moyen « d'ôter peu à peu et comme insensiblement ce corrosif du cuivre,
afin que (le cuivre) puisse demeurer dans son renversement et sa douceur, aussi bien
que dans sa propriété lumineuse et luisante ». Ainsi la notation psychologique : on le
retourne comme un gant est fortement ancrée dans l'inconscient. Elle a donné lieu, on
le voit, à une fausse conception de la substance. Il est à penser que ce n'est Pas le gant
qui a donné la leçon initiale. La clarté consciente de l'image cache, comme souvent, le
principe de la conviction inconsciente.
1
Jean LE PELLETIER, L'Alkaest ou le dissolvant universel de Van Helmont. Révélé dans
plusieurs traités qui en découvrent le secret. 2 vol., Rouen, 1704, II, p. 89.
2
Joachim POLEMAN, Nouvelle lumière de Médecine du mistère du souffre, des
philosophes, trad. du latin, Rouen, 1721, p. 5.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 101
Des esprits plus proches de la pensée scientifique acceptent cette étrange image du
retournement des substances et en font même un thème directeur. Boerhaave relatant,
il est vrai, la pensée des Alchimistes , médite sur les symboles de l'or (un cercle) et de
1
l'argent (un croissant formé de deux arcs de cercle, l'un concave, l'autre convexe). Il
dit que le croissant dénote « ce qui est un demior : ce qui deviendra de l'or parfait
sans aucun mélange de matière hétérogène ou corrosive, si l'on peut le renverser en
mettant dehors ce qui est dedans ». On voit du reste, dans cet exemple, que la pensée
préscientifique est fortement engagée dans la pensée symbolique. Pour elle, le
symbole est une synthèse active de la pensée et de l'expérience. Dans une lettre
philosophique très célèbre imprimée à la suite du Cosmopolite en 1723 on lit . 2
« Celui qui sait réduire les vertus centrales de l'or à sa circonférence, acquiert les
vertus de tout l'Univers dans une 'seule Médecine. » Comment mieux dire qu'une
vertu matérielle est l'homologue d'une puissance psychologique intime ?
Il peut naturellement y avoir contradiction entre « l'extérieur et l'intérieur » d'une
substance (p. 53). « L'or parait et est extérieurement fixe, mais intérieurement il est
volatil. » Expression très curieuse, chargée sans doute d'une songerie personnelle, car
on ne voit guère à quelle qualité correspond cette volatilité intime. ,A la même date,
en 1722, Crosset de la Heaumerie écrit : « Le vifargent, quoique blanc à l'extérieur...
3
est rouge audedans... La teinture rouge... paraît lorsqu'on le précipite et le calcine au,
feu ». Ici, un chimiste reconnaîtra l'oxydation du mercure et il en profitera pour
indiquer une rationalisation de la pensée alchimique. Mais il reste vrai que cette
rationalisation ne correspond aucunement à la pensée rêveuse de l'Alchimiste qui
prétendait voir la matière d'un point de vue intime.
Si la substance a un intérieur, on doit chercher à la fouiller. Cette opération est
appelée « l'extraction ou l'excentricité de l'âme ». Le Cosmopolite (p. 109) dit au
mercure longtemps « flagellé et fouillé » : « Dismoi quel tu es en ton centre, et je ne
te tourmenterai plus ». Dans cet intérieur « au centre du moindre atome des métaux se
trouvent les vertus cachées, leur couleur, leur teinture ». On voit assez nettement que
les qualités substantielles sont pensées comme des qualités intimes. De l'expérience,
l'Alchimiste reçoit plutôt des confidences que des enseignements.
1
BOERHAAVE, loc. cit., tome I, p. 37.
2
Lettre philosophique. Très estimée de ceux qui se plaisent aux Vérités hermétiques, trad.
de l'allemand en français par Antoine Duval, Paris, 1723, p.
3
CROSSET DE LA HEAUMERIE, loc. cit., pp. 82, 106.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 102
En effet, de ce centre, on ne peut avoir aucune espèce d'expérience directe et un
esprit positif se rend compte tout de suite que toutes les propriétés actives se «
superficialisent » nécessairement. Mais le mythe de l'intérieur est un des processus
fondamentaux de la pensée inconsciente les plus difficiles à exorciser. A notre avis,
l'intériorisation est du règne des songes. On la retrouve particulièrement agissante
dans les contes fabuleux. Alors l'esprit prend les plus grandes libertés avec la
géométrie. Le grand entre dans le petit. Ainsi, dans un conte de Nodier, Trésor des
fèves, portant trois litres de haricots sur son épaule, entre dans un seul pois chiche. Il
est vrai que ce pois chiche est le carrosse de la petite fée Fleur des pois. De même,
dans un autre conte, quand Michel le Charpentier doit entrer dans la maison de la Fée
aux Miettes, il s'écrie : « Par le Ciel ! Fée aux Miettes... vous êtesvous jamais mis
dans l'esprit que nous puissions entrer làdedans ? » Il vient en effet de dépeindre
cette maison comme un joli jouet de carton verni. Mais, en se baissant un peu,
gentiment poussé par la main de la fée, le gros Michel finit par s'installer dans la
petite demeure. Il s'y trouve soudain bien au large, bien au chaud... L'Alchimiste ne
rêve pas autrement à la puissance de son or dissout dans le mercure. L'enfant qui joue
avec la petite maison de carton verni l'habite aussi avec les joies solides du pro
priétaire. Conteurs, enfants, alchimistes vont au centre des choses ; ils prennent
possession des choses ; ils croient aux lumières de l'intuition qui nous installe au cœur
du réel. En effaçant ce qu'il y a, à la fois, de puéril et de précis dans cette Einfühlung,
en oubliant la faute géométrique originelle du grand qui tient dans le petit, le
philosophe réaliste croit pouvoir suivre la même vole et réaliser les mêmes conquêtes.
Le réaliste accumule alors dans la substance, comme un homme prévoyant dans son
grenier, les puissances, les vertus, les forces, sans se rendre compte que toute force est
relation. En peuplant ainsi la substance, il entre, lui aussi, dans la maison des fées.
III
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 103
Pour bien faire voir le caractère tout à fait insuffisant de l'attribution directe sui
vant la méthode du réalisme immédiat, nous allons en donner plusieurs exemples.
Nous montrerons ainsi comment se constituent les fausses explications substan
tialistes.
Que les corps légers s'attachent à un corps électrisé, c'est là une image immédiate
d'ailleurs bien incomplète de certaines attractions. De cette image isolée, qui ne
représente qu'un moment du phénomène total et qui ne devrait être agréée dans une
description correcte qu'en en fixant bien la place, l'esprit préscientifique va faire un
moyen d'explication absolu, et par conséquent immédiat. Autrement dit, le phénomène
immédiat va être pris comme le signe d'une propriété substantielle : aussitôt toute
enquête scientifique sera arrêtée ; la réponse substantialiste étouffe toutes les
questions. C'est ainsi qu'on attribue au fluide électrique la qualité « glutineuse, onctu
euse, tenace ». « La théorie de M. Boyle sur l'attraction électrique, dit Priestley était 1
que le corps Électrique lançait une émanation glutineuse, qui se saisissait des petits
corps dans sa route et les rapportait avec elle dans son retour au corps d'où elle
partait. » Comme ces rayons qui vont chercher les objets, ces rayons parcourus en
aller et retour, sont, de toute évidence, des adjonctions parasites, on voit que l'image
initiale revient à considérer le bâton d'ambre électrisé comme un doigt enduit de colle.
Si l'on n'intériorisait pas cette métaphore, il n'y aurait que demi mal ; on pourrait
toujours se sauver en disant qu'il ne s'agit là que d'un moyen de traduire, d'exprimer le
phénomène. Mais, en fait, on ne se borne pas à décrire par un mot, on explique par
une pensée. On pense comme on voit, on pense ce qu'on voit : Une poussière colle à
la paroi électrisée, donc l'électricité est une colle, une glu. On est alors engagé dans
1
PRIESTLEY, loc. cit., tome I, p. 13.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 104
une mauvaise voie où les faux problèmes vont susciter des expériences sans valeur,
dont le résultat négatif manquera même de rôle avertisseur, tant est aveuglante l'image
première, l'image naïve, tant est décisive son attribution à une substance. Devant un
échec de la vérification, on aura toujours l'arrièrepensée qu'une qualité substantielle
qui manque à apparaître reste masquée, reste occulte. L'esprit continuant à la penser
comme telle deviendra peu à peu imperméable aux démentis de l'expérience. La
manière dont s'exprime Priestley montre assez clairement qu'il ne met jamais en
question la qualité glutineuse du fluide électrique : « Jacques Hartmann a prétendu
prouver par expérience que l'attraction électrique était effectivement produite par
l'émission de particules glutineuses. Il prit deux substances électriques : savoir deux
morceaux de colophane, dont il en réduisit un, par distillation, à la consistance d'un
onguent noir, et le priva, par là, de son pouvoir attractif. Il dit que celui qui ne fut pas
distillé retint sa substance onctueuse, au lieu que l'autre fut réduit, par distillation, à
un vrai Caput mortuum, et ne retint pas la moindre chose de la substance bitumineuse.
En conséquence de cette hypothèse, il pense que l'ambre attire les corps légers plus
puissamment que ne le font les autres substances, parce qu'il fournit plus abondam
ment qu'elles des émanations onctueuses et tenaces. » En fait, une telle expéri
mentation est mutilée ; il lui manque précisément la partie .positive. Il eût fallu
examiner le produit résultant de la réfrigération des parties empyreumatiques de la
colophane et constater que la substance électrique glutineuse, onctueuse et tenace, s'y
était concentrée. C'est ce qu'on n'a pas fait, et pour cause ! On a détruit la qualité pour
prouver qu'elle existait, en appliquant tout simplement une table d'absence. C'est que
la conviction substantialiste est si forte qu'elle se satisfait à bon marché. Cela montre
aussi bien clairement que la conviction substantialiste rend impropre à varier l'expé
rience. Trouveraitelle des différences dans les manifestations de la qualité intime
qu'elle les expliquerait tout de suite par une intensité variable : l'ambre est plus élec
trique que les autres substances parce qu'il est plus riche en matière glutineuse, parce
que sa colle est plus concentrée.
Voici un deuxième exemple particulièrement net où l'on va bien saisir les ravages
de l'attribution directe à la substance, des données immédiates de l'expérience
sensible. Dans un livre relativement récent (floréal an XI) Aldini, neveu de Galvani,
rapporte une lettre de Vassalli : « Rossi m'a assuré que le fluide galvanique prend
1
différentes propriétés des animaux vivants et des cadavres par lesquels il passe ».
Autrement dit, la substance de l'électricité s'imprègne des substances qu'elle traverse.
D'une manière plus précise, continue Aldini (p. 210) « j'ai obtenu les résultats suivants
1
ALDINI, Essai théorique et expérimental sur le galvanisme, 2 vol., 1804, tome II, p. 206.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 105
des décharges successives de la même pile à travers l'urine, 5 de force, goût très âcre,
éclair blanc ; à travers le lait, 4 de force, goût doux, acidulé, éclair rouge ; à travers le
vin, 1/2 de force, goût acidulé ; à travers le vinaigre, 2 de force, goût piquant, éclair
rouge ; à travers la bière, 1/2 de force, goût piquant, éclair blanchâtre... à travers la
solution de muriate de soude, 10 de force ; dans cette expérience et les suivantes, on
ne pouvait pas souffrir la sensation à la langue... » On le croit aisément puisque le «
muriate de soude », bon conducteur, devait donner un courant d'une intensité
beaucoup plus grande que les liquides précédents moins bons conducteurs de
l'électricité. Mais cette dernière remarque exacte étant laissée de côté, essayons de
pénétrer par quel entraînement on arriva à trouver un goût au courant électrique. Cela
ne pouvait être qu'en suivant les suggestions substantialistes. Le fluide électrique était
considéré comme un véritable esprit matériel, une émanation, un gaz. Si cette matière
subtile traverse un tube contenant de l'urine, ou du lait, ou du vinaigre, elle doit s'im
prégner directement de la saveur de ces substances ; en rapprochant deux électrodes
sur le bout de la langue, on goûtera ce courant électrique matériel modifié par son
passage dans des matières diverses : il sera donc âcre comme l'urine, ou doux comme
le lait, ou piquant comme le vinaigre.
Si l'on s'adresse au toucher, dans les mêmes conditions expérimentales, on sera
moins affirmatif, car le toucher est plus émoussé que le goût. Comme le singe de la
fable, on ne sait pour quelle cause on ne distingue pas très bien, mais on distingue tout
de même (p. 211) : « Dans toutes ces expériences on avait une sensation très différente
dans les doigts... la sensation que présenta le fluide en passant par l'acide sulfurique
était aiguë ; celle qu'il donna en passant par le muriate d'ammoniac... était d'un corps
gras ; par le lait il paraissait acquérir une douceur». Ainsi, comme le lait est doux au
goût et onctueux au toucher, il porte cette douceur et cette onctuosité jusque dans le
phénomène du courant électrique qui vient de le traverser. Ces fausses qualités
attribuées par une intuition naïve au courant électrique nous paraissent illustrer
complètement l'influence de l'obstacle substantialiste.
Pour mieux voir le défaut de cette orientation sensualiste de la science, il suffirait
de mettre en regard, sur ce problème précis, l'orientation abstraite et mathématique
que nous croyons décisive et juste. Le concept abstrait qu'Ohm mit en usage quelques
années plus tard pour désigner les différents conducteurs est le concept de résistance.
Ce concept débarrasse la science de toute référence à des qualités sensibles directes.
Peutêtre pourraiton objecter ce qu'il y a encore de trop imagé dans le concept d'une
résistance ? Mais, en liaison avec les concepts d'intensité et de force électromotrice, le
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 106
concept de résistance perd peu à peu sa valeur étymologique pour devenir métapho
rique. Ce concept est désormais l'élément d'une loi complexe, loi au fond très
abstraite, loi uniquement mathématique, qui forme une sorte de nœud de concepts.
Alors on conçoit que l'urine, le vinaigre, le lait puissent avoir des effets spécifiques,
mais ces effets ne sont enregistrés que par l'intermédiaire d'une notion véritablement
abstraite, c'estàdire sans signification immédiate dan$ la connaissance concrète,
sans référence directe à la sensation première. La résistance électrique est une résis
tance épurée par une définition précise ; elle est incorporée dans une théorie
mathématique qui en limite toute extension abusive. L'empirisme est alors en quelque
manière déchargé ; il n'a plus à rendre compte à la fois de tous les caractères sensibles
des substances mises en expérience.
Il nous semble que nous venons de dessiner, en une demipage, une opposition
assez nette entre l'esprit préscientifique représenté par Aldini et l'esprit scientifique
représenté par Ohm à quelques années d'intervalle. Sur un exemple précis, nous
venons ainsi de développer une des thèses principales de notre livre qui est la supré
matie de la connaissance abstraite et scientifique sur la connaissance première et
intuitive.
L'intuition substantialiste d'Aldini à l'égard du fluide galvanique n'est pas une
exception. C'est la pensée normale du XVIIIe siècle. On la trouve moins développée,
mais peut être plus instructive par sa brièveté dans bien des textes. Par exemple, le feu
électrique est un feu substantiel. Mais ce qu'il faut souligner, c'est qu'on croit tout
naturellement qu'il participe à la substance d'où on lé tire. L'origine substantielle est
toujours très difficile à exorciser. Le Monnier écrit dans l'Encyclopédie (Art. : Feu
électrique) : la lumière qui sort des corps frottés « est plus ou moins vive, suivant la
nature de ces corps ; celle du diamant, des pierres précieuses, du verre, etc., est plus
blanche, plus vive, et a bien plus d'éclat que celle qui sort de l'ambre, du soufre, de la
cire d'Espagne, des matières résineuses, ou de la soie ». Nous avons souligné le petit
mot etc. parce qu'il mériterait, à lui seul, un long commentaire. Il est, à lui seul, la.
marque de tout un type de pensée. Si nous étions devant un empirisme correct, accu
mulant et enregistrant fidèlement les expériences vraiment faites, il faudrait bien
achever l'énumération. Mais l'auteur est illuminé par une évidence première : ces
corps brillants et blancs dès leur premier aspect, dans leur éclat de nature, ne projet
terontils pas, quand on les aura électrisés, un feu électrique plus brillant et plus blanc
que celui qui est produit par les corps opaques et ternes ! Par conséquent, inutile de
poursuivre l'expérience ! Inutile même de bien regarder l'expérience, de recenser
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 107
foutes les variables de l'expérience ! Inutile d'achever l'énumération ; le lecteur, de lui
même, suppléera à l'etc. En effet, l'on croit tenir la racine substantielle du phénomène
observé. On ne sent donc pas la nécessité de faire varier des circonstances qu'on
estime plus ou moins accidentelles, plus ou moins superficielles. Une fois de plus, la
réponse substantialiste a tari les questions scientifiques.
L'origine substantielle décide de tout, surtout si elle s'enrichit d'une puissance
vitale. Dans une lettre à Zanotti, Pivatti prétend que les étincelles qu'il tire des plan
1
tes électrisées « sont colorées diversement suivant la nature de la plante et qu'elles
tirent presque toujours sur la couleur de la fleur qu'elle doit produire ». Un même
principe de coloration est inscrit dans l'essor végétal d'une plante particulière. De
même que la fleur est une éclaboussure de l'élan vital, la bluette de feu qu'on tire du
végétal, comme une fleur électrique, dessine à nos yeux toutes les tensions intimes de
l'être qu'elle exprime.
IV
Suivant notre méthode constante, examinons maintenant un cas où l'obstacle subs
tantialiste est surmonté, où par conséquent la pensée se corrige et voyons le caractère
insuffisant de cette première correction.
Au XVIIIe siècle, on a cru remarquer « qu'en enduisant la surface intérieure des
verres destinés aux expériences de l'électricité, de substances douées de qualités
médicales, les parties les plus subtiles de ces substances traversaient le verre avec la
matière de l'électricité, et s'insinuaient ensemble dans le corps pour y produire les
effets les plus salutaires». Joseph Veratti qui rapporte les théories de Pivati et de
Zanotti à cet égard entreprit des expériences précises. Il purge son domestique en lui
2
1
Sans nom d'auteur, Recueil sur l'électricité médicale, dans lequel ou a rassemblé les
principales pièces publiées par divers savants sur les moyens de guérir en électrisant les malades. 2
vol., Paris, 2e éd., 1761, tome I, p, 14.
2
Joseph VERATTI, Professeur publie de l'Université, et de l'Académie de l'Institut de
Bologne. Observations physico médicales sur l'Électricité, La Haye, 1750, p. XII.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 108
mettant de la scammonée dans le creux de la main pendant qu'il l'électrise. Comme
une deuxième expérience sur une dame a donné un résultat moins rapide et moins net,
il se demande si la vertu de la scammonée n'a pas été diminuée par la première
électrisation. Il recommande donc de remplacer chaque fois le morceau de scammo
née éventé par l'électrisation. Des purgations aussi indirectes réussissent, aux dires de
Veratti, avec l'aloès, avec la gommegutte. Veratti voit dans ces expériences la confir
mation d'une opinion de Hoffmann qui attribue J'effet des purgatifs « aux particules
les plus subtiles et les plus volatiles, la subtilité étant presque toujours, pour l'esprit
préscientifique, un signe de puissance. Pivatti prône les expériences dont il est l'auteur
comme une médication « tout à fait douce ». « Quelle commodité ne seraitce pas en
1
effet, si en laissant le dégoût et l’amertume dans le cylindre, On était sûr de s'en
appliquer toute la vertu en y touchant du bout du doigt ? » Ce souhait marque assez
nettement le besoin de valoriser. Naturellement cette médication si douce ne se borne
pas à des purgations. La rêverie savante l'étend à toutes les maladies et Pivatti a tout
un assortiment de «cylindres diurétiques, hystériques, antiapoplectiques, sudori
fiques, cordiaux, balsamiques » (tome I, p. 28). Pour voir de telles merveilles, l'abbé
2
Nollet fait un voyage en Italie. Malheureusement, devant le Physicien français, aucune
de ces purgations « par participation » ne réussit.
Mais qu'on ne triomphe pas trop tôt de cette réduction de l'erreur 1 Même après la
critique de l'abbé Nollet, la théorie de Pivatti trouve des adeptes. La séduction
substantialiste ne peut être arrêtée si facilement . L'abbé de Mangin allonge même la
3
liste des remèdes qu'on peut employer dans les cylindres électriques. Il recommandera
« cette technique » pour l'esprit volatil de vipère contre les morsures des bêtes veni
meuses, pour l'esprit de corne de cerf contre les convulsions, pour l'eau de fleur
d'oranger contre les maladies de nerfs, etc... Les objection& que se fait l'abbé de
Mangin sont relatives à la défense en médicaments, au nombre de machines électri
ques « puisque chaque drogue demanderait son cylindre particulier ». Il suggère
d'ailleurs une autre technique : imbiber un linge avec le médicament, appliquer ce
linge sur la partie malade, « y porter la vertu électrique de manière que cette vertu ne
pénétrant dans le corps qu'à travers le linge, elle emporterait nécessairement avec elle
le plus fin et le plus spiritueux du remède ». Nous soulignons le mot nécessairement
qui désigne une valorisation indépendante de l'expérience effective. Mais pourquoi ne
1
Sans nom d'auteur, Recueil sur l'électricité médicale, loc. cit., tome I, p. 21.
2
Sans nom d'auteur, Histoire générale et particulière de l'électricité, loc. cit., 3e partie, p.
205.
3
CARRA, de la Bibliothèque du Roi, Dissertation élémentaire sur la nature de la lumière,
de la chaleur, du leu et de l'électricité, Londres, se trouve à Paris, 1787, p. 23.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 109
pas avaler tout simplement le remède ? C'est que dans l'estomac, il change de nature
« au lieu qu'en s'introduisant dans le corps par le moyen de l'électricité, c'est une
manière tout à fait douce et commode de les administrer avec toute leur activité, et
d'une façon, pour ainsi dire, insensible » (p. 221). Comment des substances qu'on ima
gine si spiritualisées, si insinuantes, si valorisées par la vertu électrique, n'auraient
elles pas la grâce infuse ? Leur action effective a beau avoir été démentie. Leur action
affective demeure. L'imagination travaille en dépit des oppositions de l'expérience. On
ne se détache pas du merveilleux quand une fois on lui a donné sa créance, et pendant
longtemps on s'acharne à rationaliser la merveille plutôt qu'à la réduire.
Toute qualité appelle sa substance. A la fin du XVIIIe siècle, Carra cherche
1
Des propriétés manifestement indirectes pour un esprit scientifique sont immédia
tement substantifiées par la mentalité préscientifique. Sydenham ayant à rendre comp
te de la malignité de certaines fièvres « la faisait consister dans le développement de
particules très chaudes et très spiritueuses », en se référant en somme à une sorte
d'atome de fièvre chargé de feu. Et Chambon de Montaux cite Sydenham : « Je 2
pense que ces particules chaudes et spiritueuses acquièrent une grande action par leur
réunion ; car par les lois de la nature, tout principe actif tend à créer des substances
qui lui ressemblent : c'est ainsi que le feu crée le feu, et qu'un liquide corrompu par
une dépravation maligne, porte l'infection dans le reste des fluides ». Cette curieuse
1
CHAMBON DE MONTAUX, de la Fac. de Méd. de Paris, de la Soc. Roy. de Méd., Méd.
de l'Hôpital de la Salpètrière. Traité de la fièvre maligne simple et des fièvres compliquées de
malignité, 4 vol., Paris, 1787, 1, p. 68.
2
BOERHAAVE, loc. cit., tome II, p. 586.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 110
pensée qui veut que tout principe actif crée de la substance est très symptomatique.
Elle nous semble désigner nettement la tendance à la réalisation directe, tendance que
nous prétendons caractériser comme une déviation de l'esprit scientifique. Peutêtre
nous feraton remarquer qu'une telle théorie de la malignité spécifique des fièvres
prélude aux découvertes de la microbiologie. Mais une telle « rationalisation » de
l'histoire scientifique nous paraît méconnaître la différence fondamentale de deux
mentalités. Pour l'esprit préscientifique, la malignité est substantifiée directement,
avec tous ses caractères phénoménologiques : il y a courtcircuit de la substance à ses
modes et la substantification clôt les recherches. La microbiologie se développe, au
contraire, par différenciation, en isolant en quelque sorte les modes du principe caché.
C'est par une longue technique que la microbiologie trouve le microbe spécifique qui
permet de perfectionner le diagnostic spécifique. Il y a, dans la microbiologie moder
ne, une précision discursive, une précision corrélative des symptômes et des causes,
qui s'oppose absolument au substantialisme intuitif que nous essayons de caractériser.
Le besoin de substantifier les qualités est si grand que des qualités toutes méta
phoriques peuvent être posées comme essentielles. C'est ainsi que Boerhaave n'hésite
pas à attribuer à l'eau, comme qualité première, la douceur (2) : « l'eau est si douce...
qu'appliquée sur les parties du corps, où le sentiment est le plus délicat.., elle n'y
excite aucune douleur... Si l'on applique quelque peu d'Eau sur la cornée de l’œil, qui
est une partie de notre corps la plus propre à distinguer toute âcreté par le sentiment
douloureux ou incommode, qui s'y excite... l'on ne ressent cependant pas la moindre
incommodité. L'Eau ne produit non plus aucune sensation désagréable, ou aucune
nouvelle odeur dans la membrane du nez, qui n'est qu'un tissu de nerfs presque
découverts » (p. 587). « Enfin on a une preuve de sa grande douceur, en ce que toutes
sortes de corps âcres, détrempés dans une suffisante quantité d'eau, perdent leur
âcreté naturelle qui les rend si nuisibles au corps humain ». En conséquence de cette
propriété essentielle « on met l'Eau chaude au nombre des principaux remèdes
anodins et parégoriques ». On voit du reste que la qualité de douceur a glissé de méta
phore en métaphore, mais qu'elle n'en désigne pas moins, pour Boerhaave, une qualité
profondément substantifiée. Inutile d'ailleurs de montrer l'inanité bien évidente d'une
telle pensée.
Naturellement, le jeu des substantifications directes peut. conduire à dés attribu
tions qui, d'un auteur à l'autre, se contredisent. Pour Pott, ce n'est pas la douceur, c'est
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 111
la dureté, qui est la qualité essentielle de l'eau. La preuve en est d'ailleurs aussi
rapide . « Il faut que les particules de l'eau soient fort dures, puisqu'elle creuse les
1
pierres et les rochers exposés à son mouvement continuel. On sait aussi qu'on ressent
une douleur, si l'on frappe fortement la surface de l'eau avec la paume de la main. »
On multiplierait sans difficulté des exemples d'attributions aussi ridicules. Des quali
tés aussi externes que la sonorité peuvent être incluses dans l'intimité de la substance.
Pour F. Meyer la preuve que l'air fixe est un élément intégrant de la chaux c'est que,
2
fondue avec du soufre et refroidie, elle est sonnante ; c'est l'acidum pingue qui est la
cause du son : « tout ce qui vient du feu comme corps solide, sonne aussi. La chaux,
les charbons de bois frais et d'os, quelques sels fondus, métaux, verre commun et
métallique, porcelaine, vaisseaux de verre, tuiles et pierresponces sonnent. »
VI
Dès que l'esprit accepte le caractère substantiel d'un phénomène particulier, il n'a
plus aucun scrupule pour se défendre contre les métaphores. Il charge l'expérience
particulière souvent précise par une foule d'images puisées dans les phénomènes les
plus divers. Carra explique ainsi le magnétisme : « Le flegme qui suinte de l'aimant
3
est un effet de la pression ou gravitation continuelle que ce minéral exerce sur lui
même ; c'est une espèce de mercure qui, obstruant les surfaces du fer et le rendant
imperméable à l'air ambiant, laisse au fluide élémentaire seul la faculté de le percuter
dans (une) direction (privilégiée)... le flegme laiteux qui sort du fer battu après la
fusion, est très certainement une preuve que celui qui suinte de l'aimant n'est point
une chimère. » Ainsi toutes les images substantialistes symbolisent entre elles.
L'incandescence du fer travaillé par le forgeron est substantifiée en un flegme laiteux
qu'expulse un marteau diligent. Ce flegme laiteux suggère un flegme magnétique
invisible, Ces flegmes, un pour l'incandescence, l'autre pour le magnétisme, ont
1
JulesHenri POTT, Des cléments, ou Essai sur la nature, les propriétés, les effets et les
utilités de l'air, de l'eau, du leu et de la terre. 2 vol., Lausanne, 1782, tome II, p. Il.
2
Frederich MEYER, Apothicaire à Osnabrück. Essais de Chymie sur la chaux vive, la
matière élastique et électrique, le leu, et l'acide universel primitif, avec un supplément sur les
Éléments, trad., 2 vol., Paris, 1766, p. 199.
3
CARRA, Nouveaux Principes de Physique, loc. cit., tome II, p. 38.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 112
permis de transcender la contradiction du visible à l'invisible. La substantialisation
pallie cette contradiction phénoménologique. Ici, comme souvent, la substance est
pensée pour réaliser des contradictions.
Devonsnous une fois de plus faire observer que l'auteur que nous citons est très
souvent cité à la fin du XVIIIe siècle ? Il est d'ailleurs vivement attaqué par Lalande.
Il suffit de lire un avis au lecteur publié à la fin du tome IV pour voir que Carra sait
manier la plume de polémiste. Dans ses rapports avec Lalande, il se montre assez fin
psychologue, ce qui prouve que la maturité scientifique ne va pas de pair avec la
maturité psychologique.
VII
Un des plus clairs symptômes de la séduction substantialiste, c'est l'accumulation
des adjectifs sur un même substantif : les qualités tiennent à la substance par un lien si
direct qu'on peut les juxtaposer sans trop se soucier de leurs relations mutuelles. Il y a
là un empirisme tranquille qui est bien éloigné de susciter des expériences. Il s'affine
à bon compte en multipliant les synonymes. Nous en avons vu un exemple avec le
caractère glutineux, onctueux et tenace du fluide électrique. C'est là une tendance
générale, dont on trouverait d'ailleurs la trace dans des domaines bien éloignés de la
pensée scientifique, comme la psychologie et la littérature : moins une idée est précise
et plus on trouvé de mots pour l'exprimer. Au fond, le progrès de la pensée scientifi
que revient à diminuer le nombre des adjectifs qui conviennent à un substantif et non
point à l'augmenter. On pense scientifiquement des attributs en les hiérarchisant et
non pas en les juxtaposant.
Naturellement, c'est dans les sciences retardées, comme la médecine, que cet
empirisme prolixe est le plus apparent. Un médicament, au XVIIIe siècle, est littéra
lement couvert d'adjectifs. En voici quelques exemples entre mille : « Le soufre doré
est donc emménagogue, hépatique, mésentérique, béchique, fébrifuge, céphalique,
diaphorétique et alexipharmaque. » (Encyclopédie. Art. Antimoine.) L'eaudevie de
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 113
Genièvre est « sudorifique, cordiale, hystérique, stomachique, carminaline, apéritive,
béchique . » Les « simples » sont particulièrement complexes. D'après l'Encyclopé
1
die, la seule racine de chardonbénit est vomitive, purgative, diurétique, sudorifique,
expectorante, emménagogue, alexitère, cordiale, stomachique, hépatique, antiapoplec
tique, antiépileptique, antipleurétique, fébrifuge, vermifuge, vulnéraire et aphrodi
siaque, soit 17 propriétés pharmaceutiques. Le fumeterre en a 7, l'huile d'amandes
douces en a 9, le citron 8, la betoine 7, le camphre 8, etc,
Si les attributs les plus divers se trouvent ainsi accolés à une même substance,
vice versa, il ne faut pas s'étonner de voir des substances multiples coopérer pour
donner un remède particulier. Les apothicaires du XVIIIe siècle utilisent encore les
mélanges les plus compliqués. L'emplâtre diabotanum amasse une grande quantité de
plantes. Si l'on se souvient que chacune de ces plantes est ellemême riche de nom
breux caractères, on voit quelle somme substantielle réalise le diabotanum. L'onguent
des apôtres est naturellement composé de 12 drogues. L'électuaire antiscorbutique de
Malouin contient 22 simples. Le baume tranquille de l'abbé Rousseau en contient 19.
Le fameux sel polychreste que les frères Seignette donnent comme un composé de
trois sels paraît trop simple aux « doctrinaires polypharmaques ». Les thériaques
obéissent aussi à un substantialisme éclectique qui pourrait servir à symboliser une
mentalité toute spéciale. Dans une thériaque qui réunit 150 substances, on ne s'occupe
pas des proportions ; on se confie à l'efficacité de la seule présence des ingrédients.
La thériaque est une somme de substances jamais trop accueillante . « D'après les 2
statuts rochelais, la fabrication de la thériaque, comme celle des grandes confections,
où se combinaient une infinité de drogues, devait être faite par tous les maîtres et le
produit obtenu partagé entre eux. » La constitution de cette somme des sommes
substantielles nous paraît très curieuse. Elle désigne bien l'idéal du thériacleur qu'on
pourrait rapprocher du complexe du petit profit étudié par la Psychanalyse. Cet idéal
est plus persistant qu'on ne croit. Raspail écrit encore en 1843 : « Que de bestiaux
3
malades, quand on les sèvre de foin, cette thériaque composée de mille baumes
d'espèces différentes ! » Pour l'inconscient, les mélanges les plus composés sont
toujours valorisés. La locution « tout fait ventre » n'est qu'une traduction, sur le mode
alimentaire, de l'attachement aux sommes polypharmaques pour la préservation des
maladies.
1
Sans nom d'auteur. Chimie du Goût et de l'Odorat ou Principes pour composer facilement
et à peu de frais les liqueurs à boire et les eaux de senteurs. Paris, 1755, p. 115.
2
Maurice SOENEN, La Pharmacie à La Rochelle avant 1803, La Rochelle, 1910, p. 67.
3
RASPAIL, Histoire naturelle de la Santé et de la Maladie, 2 vol., Paris, 1843, tome I, p.
240.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 114
Mais, pour bien caractériser ce mythe de la substance médicale surchargée d'attri
buts par l'esprit préscientifique soit que cet amas se présente comme naturel dans les
simples, ou comme artificiel dans les thériaques, voyons, par opposition, comment
se présente un médicament moderne, fabriqué par l'industrie comme un objet en série,
dans un idéal d'unité et de précision. Rapprochons, par exemple, l'antipyrine d'un
sédatif ancien.
Pour bien développer ce parallèle, il nous faut faire abstraction du prospectus de
réclame commerciale. Précisément, ce prospectus s'appuie, hélas, sur la certitude de
trouver, dans le public, une adhésion d'un caractère préscientifique. Le commerce
n'hésite pas à faire glisser l'emploi des comprimés sur les malaises les plus variés. Il
n'est d'ailleurs que trop bien écouté. Et l'on serait bien étonné si l'on connaissait tous
les usages individuels singulièrement variés d'un médicament moderne chimique
ment bien défini. Si donc nous faisons abstraction, comme il se doit, de cet usage
antiscientifique d'un produit scientifique, si nous nous référons à un usage savant et
honnête, alors nous comprendrons qu'il y a un essai de correspondance précise entre
l'entité nosologique à soulager et l'entité chimique du remède. La science pharmaceu
tique moderne vise, dans la substance, une qualité et une seule. L'idéal, c'est le remè
de monofonctionnel, le substantif pourvu d'un seul adjectif. Autant dire que, par le
moyen de la substance, on tend à réaliser un attribut bien défini. La science pharma
ceutique moderne fabrique plutôt une qualité qu'une substance, plutôt un adjectif
qu'un substantif. Elle est réaliste d'une manière discursive parce qu'elle réalise, dans
un mouvement strictement inverse du réalisme classique par lequel on a cru pouvoir
caractériser philosophiquement la science moderne.
Cette précision qualitative, cet état d'absolue distinction de la qualité, apparaîtront
très clairement si l'on veut bien considérer certains vaccins ou sérums précis,
soigneusement numérotés, désignés par des jeux de lettres bien nettement fixés. C'est
alors qu'on comprendra bien que le produit scientifique est un moment particulier
bien défini d'une technique objective. Pour le déterminer, on ne se confie pas à une
activité substantielle plus ou moins sourde, plus ou moins mûrie. On veut un instant
d'évolution bien choisi, et c'est cet instant qu'on fixe et immobilise dans la substance.
Vue dans cette perspective de réalisations, on peut bien dire que la substance n'est que
la concrétisation d'idées théoriques abstraites. Sans ces idées théoriques, on ne
pourrait pas créer la substance, car c'est vraiment créer une substance que d'établir
d'une manière permanente une propriété dans un état bien défini. Nous reviendrons
sur cet aspect de la réalisation scientifique moderne, mais il nous a paru qu'en
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 115
confrontant ici, sur un point très précis, les doctrines scientifiques et préscientifiques,
nous ferions mieux sentir l'état de confusion du substantialisme préscientifique et
quelle révolution de pensée il faut opérer pour surmonter l'obstacle réaliste.
VIII
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 116
En contradiction avec ce réalisme inversé qu'est le réalisme instruit, nous pouvons
souligner le rôle privilégié que jouent certaines sensations grossières dans la
conviction substantialiste. En particulier, la saveur et l'odeur, par leur aspect direct et
intime, paraissent nous apporter un sûr message d'une réalité matérielle. Le réalisme
du nez est bien plus fort que le réalisme de la vue. A la vue, les fumées et les rêves !
Au nez et à la bouche, les fumets et les viandes ! L'idée de vertu substantielle est liée
à l'odeur par un lieu étroit. Macquer l'affirme sans discussion « Une grande partie de
1
la vertu des plantes réside dans ce principe de leur odeur, et c'est à lui qu'on doit les
effets les plus singuliers et les plus merveilleux que nous leur voyons produire tous les
jours. » Sans doute possible, il faut prendre bien garde que les produits pharma
ceutiques ne s'éventent. De cette précaution, qui devrait être particulière et relative à
certains produits volatils, on fait un principe fondamental. On croit que la puissance
de la matière, comme la puissance florale, se perd et se disperse. Maintenir l'odeur,
c'est garder la vertu. On voit avec quelle simplicité s'étale le substantialisme des
odeurs.
L'odeur est alors une qualité valorisée. Le fait qu'une substance est, en quelque
manière, signée par une odeur spécifique va contribuer à affermir la croyance en
l'efficacité de cette substance. Aussi Charas s'opposetil à ceux qui veulent enlever
2
l'odeur désagréable du sel de Vipère. Ces délicats ne comprennent pas « que cette
odeur ne se pouvait pas toute séparer de ce sel, qu'on ne lui otât sa vertu ». Fixer le sel
volatil par la chaux, c'est aussi lui faire perdre sa puissance, son « essence spirituelle »
puisque la chaux le « pétrifie ». Charas n'apporte naturellement aucune preuve de ces
affirmations, laisser aller logique qui est toujours la marque de valorisations a priori.
Il a donc purement et simplement substantialisé l'odeur. Pour lui, la sensation
première ne doit pas, un seul instant, être séparée de la substance dont elle est le
signe.
La force insinuante des odeurs, le fait qu'elles s'imposent, qu'on le veuille ou non,
les marquent comme des réalités actives. En fait, les odeurs ont été souvent données
comme des preuves de réalités individualisées. Boerhaave n'a jamais pu se dégager
entièrement de cette idée que chaque être a un principe individualisateur, principe
concret qu'une chimie subtile peut espérer isoler . « Enfin la Chymie est la seule qui
3
nous apprenne qu'il y a dans chaque animal, dans chaque plante, une espèce de vapeur
1
MACQUER, de l'Ac, roy. de Sc., Éléments de Chymie pratique, 3 vol., Paris, 1751, II, p.
54.
2
CHARAS, Nouvelles expériences sur la vipère, Paris, 1669, p. 168.
3
BOERHAAVE, loc. cit., tome 1, p. 97.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 117
propre uniquement à ce Corps, et qui est si subtile qu'elle ne se manifeste que par son
odeur, ou par sa saveur, ou par quelques effets qui lui sont particuliers. Cette vapeur
est imprégnée de ce qui constitue la nature propre du Corps où elle réside, et de ce qui
le distingue exactement de tout autre. La prodigieuse subtilité fait qu'elle échappe à la
vue, aidée même des meilleurs microscopes, et sa grande volatilité empêche qu'elle ne
soit sensible à l'attouchement ; dès qu'elle est pure et dégagée de toute autre chose,
elle est trop mobile pour rester tranquille, elle s'envole, se mêle avec l'air, et rentre
dans le chaos commun de tous les corps volatiles. Cependant elle y conserve sa
propre nature, et elle y voltige jusqu'à ce qu'elle retombe avec la neige, la grêle, la
pluie ou la* rosée ; alors elle retourne dans le sein de la Terre, elle la féconde par sa
semence prolifique, elle se mèle avec ses fluides, pour redevenir Sue de quel
qu'Animal ou de quelque Plante... » Ce texte nous montre bien clairement le fort
réalisme de l'odeur. L'odeur est pour Boerhaave la réalité la plus indépendante qui soit
de toutes nos manoeuvres. Exhalée par les roses en un soir de printemps, l'odeur
revient au rosier avec la rosée du matin. Elle est une réalité qui transmigre mais qui
jamais ne se détruit ni ne se transfigure. Bien entendu, nous ne pouvons pas la créer . 1
« Nous ne connaissons rien que l'Art puisse moins imiter que ces Esprits odoriférants,
particuliers à chaque plante, et auxquels nous avons donné le nom d'Esprits Recteurs :
s'ils se font remarquer partout, c'est parce qu'ils se dispersent d'euxmêmes dans
l'atmosphère... Que d'effets surprenants ne doitil pas résulter de là ! Que de choses
étonnantes ne doit pas opérer cette merveilleuse Métempsychose universelle ! » Faut
il souligner, en passant, que la technique moderne, sur des bases abstraites, a su
multiplier les odeurs au point que le laboratoire soit plus riche que le jardin ? Mais
l'essentiel pour notre objet est de faire remarquer l'intense valorisation d'une sensation
particulière, valorisation qui est déjà sensible dans le ton enthousiaste de Boerhaave.
L'idée qu'une petite matière dirige une grande est aussi bien remarquable et mo
ntre une valorisation facile. L'esprit recteur d'une huile est « agile ». « Il est le fils du
feu. Inné, retenu et comme lié dans les huiles, il leur communique une vertu singu
lière, et assez efficace, qu'on ne retrouve pas ailleurs ; mais dès qu'il en est chassé tout
à fait, il les laisse presque sans forces, et telles qu'à peine peuton les distinguer entre
elles ». Cela prouve bien la puissance individualisante et par suite fortement réelle
2
des esprits matériels. Réciproquement, on comprend qu'on tienne l'huile. privée de
son esprit recteur pour une matière éventée, sans vertu, bref, pour une matière
dévalorisée.
1
BOERHAAVE, loc. cit., tome I, p. 494.
2
BOERHAAVE, loc. cit., tome II, p. 767.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 118
Si l'on médite sur cette matière coefficientée qu'est un Esprit Recteur, on ne
s'étonnera plus de l'importance attribuée à la distillation par l'esprit préscientifique.
Cette opération a fourni pendant des siècles, à l'inconscient des chercheurs une image
vraiment technique de leurs rêves de transmigration. On a cru, pendant longtemps,
que la distillation gardait les qualités spécifiques, les qualités essentielles des matiè
res. Le réalisme de la quintessence n'était naturellement pas l'objet du moindre doute.
L'alambic, dont le mécanisme nous semble clairement factice, était assez souvent
considéré comme un appareil en quelque sorte naturel. Au milieu même du XVIIIe
siècle, un auteur peut encore écrire : « Le cerveau contenu dans notre tête, posé sur
1
le tronc de notre corps, à peu près comme le chapiteau d'un alambic sur sa cucurbite,
ne recevra pas également ces esprits par forme de distillation, et alors les nerfs
adaptés au cerveau ne feront pas à cet égard les fonctions du bec du chapiteau qui se
répand dans ces récipients ». D'autres auteurs, à la fin du siècle, forment des cosmo
gonies sur le plan de la distillation en expliquant l'univers comme un vaste alambic.
On sait du reste le rôle important qu'a joué l'alambic dans les expériences de
l'Académie, qui distillait des paniers de crapauds, de la chair d'éléphant et les matières
les plus diverses. Nous n'insisterons pas sur ce point, car voici longtemps qu'on a
dénoncé le caractère vain des distillations préscientifiques. Il y aurait cependant une
longue étude à faire sur l'alambic. On serait étonné du nombre de rêveries qui
accompagnent l'usage de cet appareil. On comprendrait alors la puissante valorisation
des produits lentement distillés. Il ne serait pas difficile d'opposer, sur ce point, la
technique des distillations fractionnées aux anciennes pratiques des distillateurs. On
verrait qu'il y a plutôt rupture que continuité entre l'usage vulgaire et l'usage savant de
l'alambic.
IX
1
Sans nom d'auteur. Nouveau Traité de Physique sur toute la nature ou méditations et
songes sur tous les corps dont la médecine tire les plus grands avantages pour guérir le corps
humain, 2 vol., Paris, 1749, tome II, p. 152.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 119
Pour l'instant, notons simplement qu'une réunion des contradictions sensibles fait
souvent office de réalité. Sur cet exemple simple au possible, matériel à souhait, on
pourrait peutêtre comprendre et juger les thèses philosophiques qui veulent que la
réalité soit foncièrement irrationnelle. On pourrait même saisir ces philosophies dans
une réciproque où il suffit d'accumuler l'irrationnel pour donner l'illusion de la réalité.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 120
Une substance précieuse doit être cherchée, pour ainsi dire, en profondeur. Elle
est cachée sous des enveloppes. Elle est noyée dans des matières grossières et des
gangues. On l'obtient dans des distillations répétées, dans des macérations prolongées,
en de longues « digestions ». Ainsi extraite, réduite et épurée, elle est une quintes
sence ; elle est un suc. Tenir sous un faible volume les principes de la nourriture ou de
la guérison, tel est l'idéal usuel qui séduit sans peine la pensée substantialiste. Ce
mythe de la concentration substantielle est accepté sans discussion. Mme L. Randoin
et M. H. Simonnet l'ont souligné dans leur livre sur les Vitamines (p. 7) comme une «
tendance de l'esprit humain depuis les débuts de la Civilisation : arriver à concentrer
les principes dits nourrissants, à les débarrasser de ce qui ne paraît pas utile, et qui
doit même, imagineton, troubler les actes digestifs. » Nous retrouverons par la suite
l'occasion de psychanalyser cette volonté de puissance digestive. Il est peutêtre
intéressant de rappeler simplement ici qu'on a pu proposer comme un idéal humain la
nourriture par comprimés. Cela montre assez clairement la valorisation du comprimé.
A ce point de vue, le sel est lié à une concentration qui sert de type. Par évapo
ration du superflu apparaît bientôt, dans une dissolution de sel, la matière essentielle
et précieuse. Le mythe est naturellement poussé à sa limite par l'intuition de l'intério
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 121
risation. Comme le dit Nicolas de Locques « le sel est toujours l'intime de l'intime ».
1
Autrement dit, le sel est l'essence de l'essence, la substance de la substance. D'où une
raison de valeur substantielle non discutée. Parfois, se priver de sel, c'est se priver
d'aliment. « La superstition d'abstinence du sel, quel qu'en puisse être le motif origi
naire, se rencontre un peu partout », d'après Oldenberg , qui donne quelques cas de
2
jeûne du sel dans l'antiquité védique.
La surpuissance du sel est si grande qu'on la met à l'origine de la vie. Dans un
autre opuscule, Nicolas de Locques n'hésite pas à écrire : « Comme la terre au grand
3
Monde est l'Aimant, l'attrait de toutes les influences célestes... de même le sel qui est
cette terre virginale, au centre de toute chose, est l'Aimant de tout ce qui peut
entretenir la vie du microcosme. » Cette substance virginale cachée au centre de toute
chose nous donne un clair exemple d'une matière privilégiée a priori qui fait obstacle
à une pensée empirique fidèle.
Une des raisons qui fait du sel une substance privilégiée c'est, sans doute, qu'on en
emploie une petite quantité pour déterminer de grands effets. L'homo faber est
quelquefois charcutier, Il prend ses intuitions dans son saloir. Il pense comme il sale.
Un auteur, un peu ancien, Blaise Vigenère, écrivant en 1622, s'exprime ainsi (p. 25) : 4
« Toutes les humeurs du corps animal, sang, pituite, urine et le reste sont salées ; sans
cela tout se corromprait d'un instant à l'autre. » Bernard Palissy fait la même
remarque, sous une forme beaucoup plus générale et, bien entendu, toujours sans
preuve (Des sels divers, p. 203) : « Si le sel était extrait des poutres, solives et che
vrons, le tout tomberait en poudre. Autant en disje du fer, de l'acier, de l'or et de
l'argent, et de tous les métaux. » Une fois qu'on attribue une puissance secrète à une
substance, on peut être sûr que l'induction valorisante ne connaîtra plus de bornes. En
réunissant tous ces exemples dans leur filiation inconsciente, on peut voir comment la
conservation du lard par le sel conduit à inférer la conservation de l'or par un produit
similaire adéquat.
Ce qui conserve peut produire. Pour Vigenère (p. 265), le sel n'est pas « infertile
», au contraire il cause la fertilité. En voici des « preuves » : Il provoque l'appétit
1
Nicolas DE LOCQUES, loc. cit., p. 156.
2
H. OLDENBERG, La Religion du Veda, trad., Paris, 1903, p. 352
3
Nicolas DE LOCQUES, Les Vertus magnétiques du sang. De son usage interne et externe
pour la guérison des maladies, Paris, 1664, p. 20.
4
BlAISEVIGENÈRE, Troicté du feu et du sel, Paris, 1622, p. 25.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 122
vénérien « dont Vénus aurait été dite engendrée de la mer », aussi donneton « du sel
aux ammaux pour les exciter davantage... On voit encore par expérience que dans les
bateaux chargés de sel s'engendrent plus de rats et de souris que dans les autres ». Le
sel empêche aussi la terre de se figer et de se constiper, « laquelle constipation empê
cherait les herbes de poindre » (p. 266). Et enfin, après une accumulation d'opinions
aussi absurdes, Vigenère ose en déduire comme suprême conseil : « ce qui devrait
d'autant décrier le sel pour le regard des choses saintes, dont toute lubricité doit être
bannie. » Nous n'hésitons pas à transcrire un texte aussi surchargé de vésanies,
précisément parce qu'il montre le glissement entre les valeurs les plus hétéroclites, le
besoin d'accéder à des valeurs dominantes qui n'ont pourtant rien à voir avec les
valeurs empiriques.
Bien entendu, le sel marin n'est qu'un aspect du sel fondamental qui se trouve à la
base de toutes les substances. Si l'on voulait étudier la conviction que donnent ces
valorisations essentielles, il suffirait de prendre des textes alchimiques. La maxime
Cum sale et sole omnia revient dans la plupart des ouvrages. Nicolas de Locques écrit
encore en 1665 : « Celui qui travaille sans sel, est comme celui qui veut tirer de l'arc
sans corde, ou sans flèche. »
Le sel intervient aussi comme substance particulièrement active dans les théories
de la palingénésie qui eurent un si grand et si étrange succès au XVIIIe siècle. On
imagine que les cendres des végétaux et des animaux peuvent reproduire les êtres
dont elles sont les restes. Par exemple l'abbé de Vallemont écrit des pages et des pages
pour prouver l'action de ces sels essentiels « Les sels contiennent les idées, la figure
1
et le fantôme des plantes dont ils sont extraits. » Puis (p. 284) « la vertu séminale de
chaque mixte est concentrée dans ses sels. »
« Ce secret nous apprend qu'encore que le corps meure,
« Les formes font pourtant aux cendres leur demeure. »
D'où cette conséquence (p. 294) : « Les Ombres des Trépassés, qu'on voit souvent
paraître aux cimetières sont naturelles, étant la forme des corps enterrés en ces lieux :
ou leur figure extérieure, non pas l'âme... Il est certain que ces apparitions peuvent
1
Abbé DE VALLEMONT, Curiosités de la Nature et de l'Art sur la végétation ou
l'Agriculture et le Jardinage dans leur perfection, Paris, 1709, p. 279.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 123
être fréquentes aux lieux où il s'est donné des batailles. Et ces Ombres ne sont que les
figures des corps morts, que la chaleur, ou un petit vent doux excitent et élèvent dans
l'air. » La vision de l'Aiglon sur le champ de bataille d'Austerlitz eût donc été
facilement rationalisée par l'intuition substantialiste de l'abbé de Vallemont.
Enfin comme c'est un des traits fondamentaux d'une pensée valorisante que toute
valeur peut être niée, on pourrait trouver des textes où les propriétés du sel et des
cendres sont jugées d'une manière péjorative. Par exemple, pour Pierre Fabre , le seul 1
nom que mérite le sel est « graisse du monde et épaisseur des éléments ». C'est un
excrément. Le sel est, pour ainsi dire, la réalisation de l'impureté.
XI
Tout travail patient et rythmique, qui réclame une longue suite d'opérations mono
tones, entraîne l'homo faber à la rêverie. Alors il incorpore sa rêverie et ses chants à la
matière élaborée ; il coefficiente la substance longuement travaillée. L'effort partiel, le
geste élémentaire ne dessinent plus les limites géométriques de l'objet ; c'est le
groupement des gestes dans le temps, c'est la cadence qui est connaissance claire et
joyeuse. L'alacrité d'un potard tournant son pilon dans son mortier nous dit déjà le
prix que, sincèrement, il attache à ses pilules. Toute cette énorme surcharge du rêve,
toute cette valorisation des substances par le temps passé à les préparer, il faudra en
débarrasser la pensée scientifique. Il faudra dévaloriser le produit d'un travail patient
si l'on veut pyschanalyser la connaissance objective. A propos de ce thème, on peut
montrer assez clairement la différence d'un esprit scientifique et d'un esprit préscien
tifique sur un exemple très simple.
Pour nous, la trituration est un moyen mécanique dont nous comprenons tout de
suite le caractère. Il n'en va pas de même au XVIIIe siècle et a fortiori dans les siècles
antérieurs. Alors c'est une opération vraiment polymorphe qui s'apparente aux opéra
tions chimiques profondes. L'Encyclopédie rappelle que, pour Boerhaave, « la
1
PierreJean FABRE, Docteur en la Faculté de Médecine de l'Université de Montpellier,
L'Abrégé des secrets chymiques, Paris, 1636, p. 83.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 124
trituration a une force merveilleuse pour dissoudre certains corps, et qu'elle les rend
aussi fluides que s'ils étaient fondus par le feu. » Le docteur Langelotte peut de même,
par trituration, rendre l'or « aussi fluide que par le moyen du feu, et faire un or potable
par le seul mouvement d'un moulin. » Il importe peu, comme le fait observer finement
M. Brunschvicg, que Langelotte ait découvert ainsi l'or colloïdal. Il l'a découvert pour
nous, non pas Pour lui et M. Brunschvicg s'interdit, comme nous le faisons nous
même systématiquement, cet optimisme récurrent des historiens des sciences qui
veulent souvent plaquer sur les découvertes anciennes les valeurs nouvelles . « Il n'est 1
pas permis de dire qu'on sait une chose alors même qu'on la fait tant qu'on ne sait pas
qu'on la fait. » Ici le système de valorisation est différent de notre plan de jugement. Il
dépend d'une mystique du broiement. Alors que, pour nous, le broiement n'est qu'une
préparation accessoire à des opérations plus essentielles, il est pris, au XVIIIe siècle,
comme une opération qui fournit, dans les domaines les plus variés, un motif
d'explication suffisante. On pourra s'en rendre compte en suivant les polémiques sur
la digestion stomacale. Une longue lutte divise les partisans de la fermentation et ceux
de la trituration. La théorie de la trituration, proposée par le docteur Pitcairn, eut une
longue carrière. Un médecin aussi renommé que Boerhaave n'hésite pas à écrire : « 2
D'une opération qui ne demande que de la patience comme la trituration, on peut
rapprocher les opérations qui ne demandent que du temps, comme les lentes et douces
cuissons. Les bouillons, si variés, si spéciaux, dont l'usage était si fréquent dans la
diététique du XVIIIe siècle, devaient sans doute en partie la faveur dont ils jouissaient
à cette idée que le temps prolongé des cuissons est une condition indispensable aux
concentrations substantielles.
Mais où le temps prend toute sa puissance valorisante, c'est dans les expériences
en quelque manière temporellement structurées. De là, la valeur des produits obtenus
dans des opérations répétées sept fois, ce qui prouve assez le caractère mystique de
1
Léon BRUNSCHVICG, La Connaissance de soi, Paris, p. 68.
2
BOERHAAVE, loc. cit., tome I, p. 101.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 125
cette valorisation substantialiste. Boerhaave dit encore : « Il faut fondre le cuivre
3
A cet égard, une opération comme la cohobation doit paraître actuellement de tout
point incompréhensible. On sait en quoi elle consiste : quand on s'est donné bien du
mal pour séparer, dans une distillation, la matière volatile de la matière fixe, on
reconstitue le mélange pour recommencer la distillation, ou, comme on dit dans un
langage assez clairement valorisant, « on remet l'esprit sur ses fèces ». La patience et
le courage des recommencements répétés sont un gage de valeur pour le produit final.
Macquer met la cohobation au rang des « opérations que les anciens Chymistes
pratiquaient avec beaucoup de patience et de zèle et qui sont aujourd'hui trop négli
gées ». Ainsi, le fait que la cohobation soit tombée en désuétude n'est pas suffisant
pour lui enlever, aux yeux de Macquer, sa valeur.
XI
3
BOERHAAVE, loc. cit., tome I, p. 10.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 126
longue maladie « est souvent peu propre à digérer le sue des animaux, et s'accom
mode mieux de celui de carpe, de tanche, de grenouille, etc... qui d'ailleurs porte une
fraîcheur dans le sang qu'on ne doit pas attendre de celui des animaux terrestres ou
volatiles ». Cette énumération, promptement suivie d'un etc., montre, comme nous en
avons déjà fait la remarque, que l'induction substantialiste a précédé, et non pas suivi,
les expériences particulières. Cette induction est fondée sur l'explication toute subs
tantielle des sucs qui peuvent « porter leur fraîcheur dans le sang », fraîcheur évidente
quand on songe à la longue vie des poissons et des batraciens dans l'eau froide.
En 1669, l'Académie disséqua une civette pour la comparer au castor précédem
ment étudié. Voici les conclusions : « Le Castoreum est d'une odeur forte et peu agré
able et celle de la liqueur qui vient de la civette est entièrement douce, et l'on jugea
que cette différence peut venir de l'humidité froide du castor qui est un demipoisson,
au lieu que la civette est d'un tempérament chaud et sec, boit peu, et habite ordinaire
ment les sables de l'Afrique. »
On mesurera peutêtre mieux encore cette fausse signature du lieu dans les
phénomènes en s'adressant à des expériences qui relèvent de la Physique. A la fin du
XVIIIe siècle, on a longuement discuté pour savoir si les grenouilles du Piémont
étaient plus ou moins aptes à manifester l'électricité que les grenouilles de Provence:
plaisante objectivité qu'une montagne borne 1 électricité en deçà des Alpes, neutralité
audelà.
XII
D'une manière générale, toute valeur substantielle est intériorisée par la vie,
surtout par la vie animale. La vie assimile profondément les qualités; elle les attache
fortement à la substance. Le rapprochement entre la nature d'un animal et la qualité
naturelle est si direct qu'on peut, sous le couvert d'une idiosyncrasie, entériner les
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 127
affirmations les plus saugrenues. En 1772, Dubois, dans son Tableau annuel de la
Physique, raconte ses observations sur Mignon, le Perroquet de Mme de X, élec
trisante zélée (p. 157). « Tous les animaux ont en partage une portion plus ou moins
grande de cette vertu d'attraction et si elle est plus sensible dans les plumes de
perroquet, c'est qu'il est d'une constitution plus sèche et plus convenable que les autres
oiseaux. Une preuve bien sensible de cette proposition, c'est leur aversion naturelle
pour boire. Souvent elle est si forte, qu'il ne leur faut que quelques gouttes d'eau pour
les faire mourir. M. Hartmann explique ce phénomène de la manière la plus
ingénieuse. Le perroquet, ditil, qui conserve toujours la quantité d'électricité qui lui
est propre, ne peut manquer de se trouver mal, lorsqu'il boit de l'eau, parce qu'alors il
éprouve, par la combinaison de ces deux choses, une commotion qui a beaucoup de
rapport à l'expérience de Leyde. » Ce n'est pas là une vésanie isolée. Dans un énorme
livre sur la Baguette divinatoire, un auteur anonyme, qui est sans doute Thouvenel,
redit en 1781 la même chose et en tire des conséquences . « On connaît des oiseaux,
1
dans la classe des perroquets, par exemple, qui sont éminemment électriques, et qui
ont une aversion naturelle pour l'eau, surtout pour la boire... Il est à présumer qu'il y a
beaucoup d'autres animaux qui cherchent ou qui fuient l'eau et ses émanations, d'après
cette espèce de sens exquis pour le fluide électrique. Les hydrophobes ne sont peut
être. tels, que parce qu'ils sont en effet dans l'état de la plus vive électricité animale
spontanée, reconnaissable par plusieurs symptômes. » Et l'auteur y voit une explica
tion des phénomènes présentés par le fameux sourcier Bleton. Les fausses sciences
s'agglomèrent d'ellesmêmes. Bleton, docile à la physique du jour, cessait de réagir
aux sources cachées dès qu'on mettait sous ses pieds des isoloirs de verre.
De telles billevesées ne pourraient évidemment s'introduire dans un livre scien
tifique contemporain, fûtil d'une vulgarisation de très mauvais aloi. Mais, au XVIIIe
siècle, elles encombrent et entravent la culture. Il n'y a aucune hiérarchie dans la cité
savante. Tous les observateurs se déclarent égaux devant l'expérience. Tous les faits
peuvent être cités comme autant « d'anecdotes de la nature ». Cet empirisme pulvé
risé, cette expérience concrète sans effort d'abstraction accueillent toutes les fantaisies
individuelles. Il suffit de trouver une nature particulière, une activité substantielle
pour expliquer toutes les particularités de l'expérience, puis, de proche en proche, tous
les préjugés, tous les ondit, toutes les folies de la Sagesse des Nations.
1
T*** D. M. M., Mémoire physique et médical, montrant des rapports évidents entre les
phénomènes de la Baguette divinatoire, du Magnétisme et de l'Électricité, Londres, 1er tome,
1781, 2e tome, 1784, tome I, p. 94.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 128
XIII
L'être humain est naturellement un facteur d'intériorisation privilégié. Il semble
que l'homme puisse sentir et connaître directement les propriétés intimes de son être
physique. L'obscurité du je sens prime la clarté du je vois. L'homme a conscience
d'être, par son corps saisi dans un vague sentiment, une substance. On va voir à quel
niveau d'intimité substantielle l'Abbé Bertholon, dont nous avons déjà noté la
célébrité, explique l'action de l'électricité sur l'être humain, en 1786 . « Il n'est point
1
de vérité mieux établie que celle de l'influence des passions sur la santé ; le désordre
qu'elles portent dans l'économie animale est si connu par tant d'exemples, que per
sonne ne peut être tenté d'en douter. Ce ne serait donc point être déraisonnable, pour
diminuer l'effervescence du sang et le ton des ressorts de la machine entière, que de
recommander l'usage de l'électricité négative à ceux qui sont les victimes des passions
violentes, qui agitent et déchirent le cœur de la plupart des hommes, au moins de ceux
qui composent quelques classes brillantes de la société. Ce moyen, directement
opposé à l'effet pernicieux des passions, serait bien propre à procurer le calme et la
tranquillité, en diminuant cette tension nuisible que les agitations de l'âme n'occasion
nent que trop souvent ; et, eu égard à la dépendance réciproque qui se trouve entre
l'esprit et le corps, on affaiblirait le genre moral, en attaquant le genre physique. Tous
ces moyens de conserver la santé suivent nécessairement des principes les plus cer
tains, et on ne peut, sans l'inconséquence la. plus marquée, en contester l'efficacité. »
Une telle page nous semble très caractéristique de cet arrêt d'une pensée préscien
tifique qui s'accroche à des convergences verbales, renforcées d'impressions subjec
tives. Si l'on n'avait pas employé le mot agitations pour dépeindre les effets de la
passion, on n'aurait pas proposé de les calmer par l'électricité. Si l'on n'avait pas
employé le mot négatif pour désigner un aspect des phénomènes électriques, on n'au
rait pas proposé l'électricité négative pour diminuer la tension trop grande de l'âme.
De toute évidence, dans cette page, la pensée de l'abbé Bertholon se déplace sur le
plan linguistique. Les noms donnés à des phénomènes partiels, à des aspects tout
1
BERTHOLON, De l'électricité du corps humain.... loc. cit., tome I, p. 205.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 129
particuliers de l'expérience, par convention ou par métaphore, deviennent des subs
tantifs pleins, des substantifs chargés de substance.
L'abbé Bertholon n'hésite pas à désigner électriquement les individus, à donner
ainsi à la marque électrique un caractère foncier, vraiment substantiel (p. 206). «
Lorsqu'il s'agit de former ces liens de la nature, sans lesquels la société ne pourrait se
perpétuer, on doit faire une attention toute particulière aux qualités électriques des
tempéraments. Deux individus, en qui le fluide électrique abonde, jouiront d'une santé
moins parfaite que si la constitution électrique de l'un des deux était faible. Il en est de
même de deux tempéraments trop peu électriques, comparés à deux autres qui ont une
vertu électrique inégale ; parce qu'il est nécessaire que le défaut de l'un soit détruit par
l'excès de l'autre : la juste compensation qui se fait dans ce dernier cas, même par la
simple cohabitation, combat sans cesse le vice dominant du tempérament.
Indépendamment de la santé que les individus acquièrent réciproquement par ce
croisement électrique des races, l'État y gagne une population plus nombreuse et plus
vigoureuse ; ainsi que l'observation le confirme tous les jours aux yeux du philosophe
qui épie la nature, toujours admirable, jusque dans ses œuvres les pluscommunes. »
L'idée de richesse électrique est donc prise ici comme une idée claire en soi qui a une
valeur explicative suffisante dans les domaines les plus variés. On retrouve presque
mot pour mot, sous la plume de cet électricien, les banalités psychologiques qui ont
encore cours sur l'utilité d'un contraste de caractères entre les époux. Fautil en
conclure une fois de plus que la psychologie littéraire de notre temps en est exacte
ment au stade de la « science » électrique du XVIIIe siècle ? Elle aussi s'occupe plus
volontiers des passions « de ceux qui composent quelques classes brillantes de la
société. » Alors l'intimité est sans doute plus profonde. La riche personnalité reçoit les
caractères les plus divers. On voit du reste que des intuitions substantialistes si faciles
ne résolvent que de faux problèmes, aussi bien dans le domaine scientifique que dans
le domaine de la psychologie littéraire.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 130
CHAPITRE VII
Psychanalyse du Réaliste
Retour à la table des matières
Si nous voulons essayer de bien caractériser la séduction de l'idée de substance,
nous ne devons pas craindre d'en chercher le principe jusque dans l'inconscient où se
forment les préférences indestructibles. L'idée de substance est une idée si claire, si
simple, si peu discutée, qu'elle doit reposer sur une expérience beaucoup plus Intime
qu'aucune autre.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 131
Nous partirons donc de quelques remarques qui paraîtront tout de suite outrées.
Elles nous ont choqué nousmême au début de nos réflexions. Puis, les interminables
lectures que nous avons faites des livres alchimiques, les enquêtes psychologiques
auxquelles nous avons pu nous livrer au cours d'un enseignement déjà long et divers,
nous ont mis en présence de convictions substantialistes tellement ingénues que nous
n'hésitons plus guère à faire du réalisme un instinct et à en proposer une psychanalyse
spéciale. En effet, non seulement la conviction première du réalisme n'est pas discu
tée, elle n'est même pas enseignée. De sorte que le réalisme peut à juste titre, ce qui
n'est pas pour nous une raison de faveur, être dit la seule philosophie innée. Pour en
bien juger, il faut même dépasser le plan intellectuel et comprendre que la substance
d'un objet est agréée comme un bien personnel. On en prend possession spirituelle
ment comme on prend possession d'un avantage évident. Entendez argumenter un
réaliste : il a immédiatement barre sur son adversaire, parce qu'il a, croitil, le réel
pour lui, parce qu'il possède la richesse du réel tandis que son adversaire, fils
prodigue de l'esprit, court après de vains songes. Dans sa forme naïve, dans sa forme
affective, la certitude du réaliste procède d'une joie d'avare. Pour bien préciser notre
thèse, disons donc sur un ton polémique : Du point de vue psychanalytique et dans les
excès de la naïveté, tous les réalistes sont des avares. Réciproquement, et cette fois
sans réserve, tous les avares sont réalistes.
Le complexe du petit profit a déjà fait l'objet d'études nombreuses dans la
Psychanalyse classique. Nous ne l'aborderons qu'en tant qu'il forme obstacle à la
culture scientifique, qu'en tant qu'il majore un type de connaissance particulier, qu'il
valorise des matières et des qualités. Nous sommes d'ailleurs obligé d'engager le
débat très obliquement, en insistant d'abord sur des valorisations en apparence objec
tives. Ainsi, il est bien sûr que les pierres précieuses sont, dans nos sociétés, des
valeurs matérielles indiscutables. Mais en acceptant comme fondée cette valorisation
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 132
sociale, il est déjà intéressant, nous sembletil, de la voir se glisser dans des domai
nes étrangers à la valorisation initiale comme dans la pharmacie. Ce glissement a été
souvent signalé, mais on n'a peutêtre pas montré les nuances affectives de cette
valorisation secondaire. Nous allons, dans un premier paragraphe, caractériser briève
ment cette première mutation de valeurs pour préparer l'examen de valorisations plus
nettement subjectives. Nous remettons donc à quelques pages plus loin l'apport de
textes beaucoup moins remarqués où transparaît, cette fois, l'affectivité lourde et
obscure des auteurs. D'ailleurs, dans nos démonstrations, nous ne pouvons pas être
complet car, étant donnée la nature de notre livre, nous ne pouvons pas faire de
psychologie directe ; nous n'avons droit qu'à une psychologie de reflet, telle qu'elle
résulte de réflexions sur la théorie de la connaissance. C'est donc dans l'acte même de
connaître qu'il nous faut déceler le trouble produit par le sentiment prévalent de
l'avoir. C'est là seulement et non pas dans la vie usuelle qui pourrait pourtant nous
apporter tant de preuves ! qu'il nous faut montrer cette avarice directe et incon
sciente, cette avarice qui, sans savoir compter, trouble tous les calculs. Nous en
retrouverons d'ailleurs une forme peutêtre encore plus primitive dans le mythe de la
digestion quand nous traiterons de l'obstacle animiste. Pour un examen plus complet
du problème, le lecteur pourra se reporter, par exemple, au curieux ouvrage de MM.
R. et Y. Allendy : Capitalisme et Sexualité.
II
D'abord il est frappant de voir que « les matières précieuses » gardent longtemps
dans les recherches préscientifiques une place privilégiée. Même au moment où
l'esprit critique se fait jour, il respecte la valeur qu'il attaque. Il suffit de parcourir les
nombreuses pages consacrées aux pierres précieuses dans les traités de Matière
médicale du XVIIIe siècle pour se convaincre de cette induration des croyances
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 133
anciennes. Nos démonstrations seraient plus faciles, mais elles auraient moins de
sens, si nous remontions à des époques plus anciennes. Voyons donc la gêne de
l'esprit préscientifique devant des préjugés grossiers. Même lorsque les croyances
sont taxées de superstition, il faut y regarder à deux fois pour être sûr que l'auteur en
est débarrassé. D'abord il éprouve le besoin de les noter ; les passer sous silence serait
sans doute décevoir le publie, manquer à la continuité de la culture. Mais ensuite, ce
qui est plus grave, l'auteur se donne très souvent pour tâche de les rectifier Partiel
lement, effectuant ainsi la rationalisation sur une base absurde, comme nous l'avons
déjà signalé en nous inspirant du psychanalyste Jones. Cette rationalisation partielle
est à la connaissance empirique ce qu'est la sublimation des instincts à la production
esthétique. Mais ici, la rationalisation nuit à la recherche purement rationnelle. Le
mélange de pensée érudite et de pensée expérimentale est en effet un des plus grands
obstacles à l'esprit scientifique. On ne peut pas compléter une expérience qu'on n'a
pas soimême recommencée dans son intégrité. On ne possède pas un bien spirituel
qu'on n'a pas acquis entièrement par un effort personnel. Le signe premier de la
certitude scientifique, c'est qu'elle peut être revécue aussi bien dans son analyse que
dans sa synthèse.
Mais donnons quelques exemples où, malgré des critiques très vives, l'expérience
plus ou moins exacte vient s'adjoindre à la tradition complètement erronée. Dans le
traité de la Matière médicale de Geoffroy, traité qui représente une énorme culture et
qui fut extraordinairement répandu au XVIIIe siècle, on peut lire « Outre les vertus
1
superstitieuses qu'on attribue (à l'émeraude), et que nous passons sous silence, on
croit communément qu'elle arrête les hémorragies, les dyssenteries, le flux hémor
roïdal. On l'emploie avec les autres fragments des pierres précieuses dans l'Électuaire
que l'on en fait, et dans la Confection d'Hyacinthe, avec l'hyacinthe et les saphirs ».
On ne peut mieux dire que la superstition est une ancienne sagesse qu'il suffit de
moderniser et d'émonder pour en dégager la véritable valeur.
Puisqu'il y a au fond quelque chose de vrai dans cette tradition, on va faire des
objections et y répondre, sans plus s'occuper d'expériences positives. « On peut
objecter, dit Geoffroy (p. 158), que ces fragments (d'émeraude) sont si durs, qu'ils
résistent le plus souvent à l'eauforte, et que, par conséquent, le levain de l'estomac ne
peut les dissoudre, et qu'on les rend tels qu'on les a pris. Mais cette objection n'est
d'aucun poids. Car l'émeraude mise sur les charbons ardents s'allume comme le soufre
1
GEOFFROY, Traité de la Matière médicale ou de l'histoire des vertus, du choix et de
l'usage des remèdes simples, Paris, 1743, tome I, p. 157.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 134
; et sa couleur verte s'exhalant avec la flamme, cette pierre reste diaphane et sans
couleur comme le crystal... Certainement ce qui se fait par le moyen du feu... se peut
faire par la chaleur naturelle et la lymphe stomacale. Quoique la substance cristalline
de ces pierres ne se dissolve pas, cependant la partie sulfureuse et métallique peut se
séparer de la partie cristalline et étant ainsi dégagée, elle peut exercer ses vertus sur
les liqueurs du corps humain. » Ainsi l'action médicale envisagée se fait par
l'intermédiaire d'une quintessence, d'une teinture qui substantifie en quelque sorte la
partie la plus précieuse de la pierre précieuse. Cette vertu, présentée on le voit sous le
couvert d'une simple possibilité, puisqu'on n'a jamais pu constater la « décoloration »
des émeraudes par les actions stomacales, n'est, d'après nous, que le substitut de la
valeur immédiate, le substitut du plaisir qu'on a de contempler l'éclat vert et doux de
l'émeraude. Elle est aussi valorisée par la science pharmaceutique que par la poésie.
Les métaphores de l'apothicaire n'ont pas plus de réalité que les métaphores de Remy
Belleau quand il chantait la couleur et la vertu de l'émeraude,
Couleur qui rassemble et rallie
La force des yeux affaiblie
Par trop longs et soudains regards,
Et qui repaît de flammes douces Les rayons mornes, las ou mousses
De notre oeil, quand ils sont épars.
Ainsi les possibilités et les rêves qui travaillent l'inconscient suffisent pour que
Geoffroy demande le respect de la sagesse ancienne (p. 159) : « Il ne faut donc pas
proscrire sans sujet les pierres précieuses des compositions de Pharmacie, reçues
depuis longtemps et approuvées par une longue et heureuse patience. » Respecter une
science qu'on ne comprend pas ! C'est bien là substituer des valeurs subjectives aux
valeurs objectives de la connaissance expérimentale. C'est jouer sur deux évaluations
différentes. Le médecin qui impose au malade une préparation d'émeraude a déjà la
garantie de savoir que le malade connaît une valeur, la valeur commerciale du produit.
Son autorité médicale n'a donc qu'à renforcer une valeur existante. On ne saurait trop
exagérer l'importance psychologique de l'accord de la mentalité du malade et celle du
médecin, accord facile dans l'âge préscientifique. Cet accord donne une évidence
spéciale, et par conséquent une valeur accrue à certaines pratiques médicales.
Il est aussi. très intéressant d'étudier l'appareil doctrinal des donc et des c'est
pourquoi par lesquels les gens d'autorité relient les préjugés anciens et les coutumes
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 135
usuelles. Par exemple, à propos de la topaze, Geoffroy écrit (p. 160) : «Les Anciens
lui ont attribué la nature du Soleil : c'est pourquoi on croit qu'elle diminue les peurs
nocturnes et la mélancolie, qu'elle fortifie le cœur et l'esprit, qu'elle est contraire aux
songes fâcheux, et qu'elle arrête les hémorragies. On l'emploie dans la confection
d'hyacinthe. » On n'a pas assez étudié cette bivalence psychologique et physique.
Nous connaissons des médicaments qui, par l'intermédiaire d'une action somatique,
apaisent certaines mélancolies. Nous connaissons aussi une médecine psychologique.
Du moins nous ne donnons plus notre créance à des remèdes bivalents. Cette
ambivalence est toujours le signe d'une valorisation impure.
Il faut en effet souligner que, pour la plupart des pierres précieuses, l'esprit pré
scientifique admet une action conjointe sur le cœur et sur l'esprit. C'est là un indice de
la convergence des joies de la richesse et des joies de la santé. Dès qu'un médicament
a la réputation d'arrêter une hémorragie, c'estàdire quand on croit qu'il contribue à
entraver la perte du plus précieux des biens : le sang, il devient un cordial dans toute
l'acception du terme. Geoffroy rappelle (p. 153) les vertus de la Cornaline qui est,
comme dit Belleau, d'incarnate couleur. « Les Anciens croyaient que la Cornaline
rendait l'esprit joyeux ; qu'elle dissipait la crainte, donnait de l'audace, empêchait les
enchantements, et défendait le corps contre toute sorte de poisons. La Cornaline
pulvérisée se prend intérieurement pour arrêter toute sorte de flux de sang : mais on
en fait rarement usage à présent, car on a d'autres remèdes bien plus excellents. » On
voit que cette restriction n'est point totale. On s'en tient à un compromis qui donne la
mesure de la résistance aux saines méthodes scientifiques.
excitent la joie dans le cœur ». On sent assez nettement quelle joie est ainsi substan
tiflée. Nicolas Papin, vraisemblablement le père de Denis Papin, ajoute, ce qui est
moins clair, « le saphir, l'émeraude, les perles et autres portent à la chasteté ». Une
fois de plus le médecin retrouve les chants du poète: Remy Belleau vantait lui aussi la
chasteté de l'émeraude :
Bref, elle est si chaste et si sainte
1
Chevalier DIGBY. Discours fait en une célèbre assemblée touchant la guérison des plaies
par la poudre de sympathie. Comme suite, Il y a une Dissertation touchant la poudre de sympathie,
trad. du latin du sieur Papin, Dr en Méd. de la ville de Blois par Rault. Paris, 1681, p. 169.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 136
Que si tôt qu'elle sent l'atteinte
De quelque amoureuse action,
Elle se froisse, elle se brise
Vergongneuse de se voir prise
De quelque sale affection.
La science des Arabes mérite, bien entendu, le même respect que la science des
Anciens. Il est d'ailleurs assez curieux que, même de nos jours, la science arabe qui
nous apporte la méditation du désert profite toujours d'un préjugé favorable. A propos
de l'or, Geoffroy écrit : « Autrefois les Grecs ne connaissaient pas l'usage de l'Or
1
dans la médecine. Les Arabes sont les premiers qui en ont recommandé la vertu ; ils
l'ont mêlé dans leurs compositions réduit en feuilles. Ils croient que l'Or fortifie le
cœur, ranime les esprits et réjouit l'âme ; c'est pourquoi ils assurent qu'il est utile pour
la mélancolie, les tremblements et la palpitation du cœur. » Dans des siècles plus
matérialistes, cette croyance a besoin d'être soutenue par des arguments plus maté
riels. Aussi « les Chimistes ajoutent de plus que l'or contient un soufre fixe le plus
puissant ; lequel étant incorruptible, si on le prend intérieurement, et s'il est mêlé avec
le sang, il le préserve de toute corruption, et il rétablit et ranime la nature humaine de
la même manière que le Soleil, qui est la source intarissable de ce soufre, fait revivre
toute la nature. » Peuton donner un plus bel exemple d'un raisonnement par
participation qui vient ici fondre dans une même valeur l'or, le soleil et le sang !
Geoffroy hésite sans doute à accepter de telles convergences ; mais cette hésitation est
précisément caractéristique de l'esprit préscientifique. C'est cette hésitation qui nous
fait dire que la pensée préscientifique est ici devant un obstacle non encore surmonté,
mais en voie de l'être. C'est cette hésitation qui appelle une psychanalyse. Dans les
siècles précédents on accepte les yeux fermés. Dans les siècles qui suivront, on ne lira
plus ces élucubrations. Mais les faits sont là : Geoffroy, écrivant en plein XVIIIe
siècle, affirme son respect pour l'École Arabe ; il ne se résout pas, comme il dit, « à
exiler l'or de toutes les préparations cordiales ».
Exiler l'or ! Dire tranquillement que l'or ne donne pas la santé, que l'or ne donne
pas du courage, que l'or n'arrête pas le sang qui coule, que l'or ne dissipe pas les
fantômes de la nuit, les souvenirs pesants venus du passé et de la faute, que l'or n'est
pas la richesse ambivalente qui défend le cœur et l'âme ! Cela demande un véritable
1
GEOFFROY, loc. cit., tome I, p. 54.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 137
héroïsme intellectuel ; cela demande un inconscient psychanalysé, c'estàdire une
culture scientifique bien isolée de toute valorisation inconsciente. L'esprit pré
scientifique du XVIIIe siècle n'a pas réalisé cette liberté d'appréciation.
Nous pourrions facilement multiplier les exemples de ces médications précieuses
telles que la Confection Royale d'Alkermès de Charas, la poudre Panonique de
Charas, la Confection d'Hyacinthe, la Poudre de joie, la Poudre de Perles rafraîchis
sante. Nous verrions qu'il y a une matière médicale de la richesse en opposition à la
matière médicale des simples. Nous comprendrions la juste importance du conseil
donné comme fondamental par certains apothicaires de conserver les remèdes pré
cieux dans des bottes d'or ou d'argent, d'ivoire ou d'albâtre, ou le conseil plus modeste
de faire peindre et dorer les boîtes . Ce n'est pas tant pour bien les conserver que pour
1
bien les exposer, pour que tout le monde s'entende bien, marchands et clients, sur la
valeur précieuse du remède.
Il ne serait d'ailleurs pas difficile de montrer que la poudre de perles rafraîchis
sante a d'autant plus &'activité inconsciente qu'elle représente un sacrifice plus con
scient. Sa valorisation est ambiguë et joue à la limite de l'inconscient et du conscient.
La poudre de perles est plus efficace sur le bourgeois avare que sur le prince
prodigue. On tient tant aux perles et aux pierres précieuses qu'on a quelque mérite à
les broyer dans le mortier d'or et à les dissoudre dans une potion. On fait un tel
sacrifice d'un bien objectif qu'on en espère fermement un bien subjectif. La valeur de
la pierre précieuse pour l'inconscient se transmute en une valeur scientifique dans
l'évaluation de la conscience instruite. C'est là une confusion qui est encore bien fré
quente. On fait souvent bon marché d'un remède bon marché. Mais l'inconscient qui
sait compter, qui sait troquer, n'est pas l'inconscient primitif. L'homme inconscient,
qui, rêve, une perle dans sa main, un diamant au doigt, est une âme plus lourdement
chargée. En sacrifiant son bijou, c'est une partie de sa substance, une partie de ses
rêves les plus chers, qu'il offre en holocauste.
III
1
SOENEN, loc. cit., p. 79
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 138
Mais il est temps de marquer plus fortement, plus directement, les joies du posses
seur et les sécurités objectives qu'apporte le maniement de certaines substances. La
pierre précieuse est petite et elle est d'un grand prix. Elle concentre la richesse. Elle
est donc propre à concentrer la douce méditation du propriétaire. Elle donne la clarté
de l'évidence au complexe du petit profit. D'habitude, le complexe du petit profit se
développe à partir d'objets insignifiants : c'est le complexe de Laffitte ramassant une
épingle. Mais cette déviation ne doit pas nous tromper sur le principe de l'avarisme
intelligent: Posséder beaucoup sous un moindre volume. Nous rejoignons le besoin de
la concentration des biens. Malouin donne comme « un des grands avantages de la
chimie, de réduire quelquefois les médicaments à un moindre volume, sans en
affaiblir la vertu ». De nos jours encore, un radiologue sur deux ne peut s'empêcher de
dire à son client qu'un petit tube de radium contient cent mille francs. Jadis les
Alchimistes tenaient leur poudre de projection dans un petit étui. Ils pensaient l'or
comme une concentration de vertus . « L'or... possède les vertus dilatées du Soleil
1
resserrées dans son corps. » De Locques dit aussi : dans l'or, là nature « a ramassé les
vertus comme » à l'infini ». Par cette dernière expression, on sent bien que c'est
2
l'inconscient qui trouve dans l'or la cause occasionnelle de tous ses rêves.
La contradiction Intime du faible volume et du grand prix se double d'une autre :
la pierre précieuse brille et elle se cache. Elle est aussi bien la fortune ostensible que
la fortune dissimulée,, la fortune du prodigue aussi bien que la fortune de l'avare. Le
mythe du trésor caché est impossible sans cette condensation des biens. ce mythe
anime des générations successives. Le père de Villiers de l'IsleAdam a cherché toute
sa vie l'or enfoui par ses ancêtres. Villiers de l'IsleAdam a réalisé le souhait de son
père en écrivant Axel. Toute rareté se localise en « cachette ». L'or se cache autant
qu'on cache l'or. Le meilleur est le plus caché. Certains alchimistes attribuent ainsi à
la nature un comportement d'avare. Thomas Sonnet dit, sans preuve : « La nature fait 3
élection et choix pour la génération de l'or d'une mine et carrière particulièrement
enclose et cachée dans le sein de la terre ».
1
Lettre philosophique. Très estimée de ceux qui se plaisent aux Vérités hermétiques, trad.
de l'allemand par Antoine Duval, Paris, 1723, p. 47.
2
Nicolas DE LOCQUES, Éléments philosophiques des arcanes et du dissolvant général: de
leurs vertus, propriétés et effets, Paris, 1668, p. 49.
3
Thomas SONNET, Satyre contre les charlatans et pseudo médecins empyriques, Paris,
1610, p. 194.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 139
Ainsi l'or éblouit et attire. Mais cette attraction et cet éblouissement sontils des
métaphores ? On lit dans la Chimie médicinale de Malouin, imprimée en 1755 (tome
II, p. 5) : « J'ai remarqué au Jardin Royal une certaine joie peinte sur le visage des
auditeurs, à la vue de l'or qu'on leur mettait sous les yeux, avant que d'en faire la
dissolution ». J'ai moimême fait souvent la même observation : quand les temps
scolaires revenaient de dissoudre la feuille d'or dans l'eau de chlore, je me heurtais à
des questions, à des scrupules : la feuille d'or seraitelle perdue ? Cette mort d'une
richesse parfaite, d'une richesse indiscutée donnait à la classe un instant dramatique.
Devant cet intérêt, passionné, on s'explique plus facilement que Malouin continue en
affirmant en toute tranquillité que (p. 6) : «L'or (dit Mathiole sur Dioscoride) a une
certaine vertu attractive, par laquelle il allège les cœurs de ceux qui le regardent ». Ce
n'est pas là un simple recours à l'érudition car Malouin dit pour son compte : « l'or
fortifie merveilleusement le cœur ». Ainsi ce bon chimiste du XVIIIe siècle passe
insensiblement de la joie peinte sur le visage, signe d'un réconfort ambigu, à une
action tonique positive sur le plus noble des viscères. Un pas, de plus et, si l'on ose
dire, Il digérera sa joie pour bien nous rappeler que la digestion est le signe de la plus
douce et de la plus sûre des possessions. Malouin écrit en effet : l'or est « un bon
remède pour la dysenterie ».
Le Chancelier Bacon, qui ne dédaigne pas les richesses, remarque dans sa Sylva
Sylvarum « ce qu'il y a de certain, c'est que les pierres précieuses contiennent des
esprits subtils, ainsi que le démontre leur éclat, esprits qui, par voie de sympathie,
agissent sur l'homme d'une manière vivifiante et délectante. Celles qui se prêtent le
plus à produire un semblable effet sont le diamant, l'émeraude, le rubis et la topaze ».
Pour bien comprendre tout le sens de telles affirmations, il faut réunir toutes les
raisons de la conviction. La joie de posséder se substantifie. Elle donne lieu à une
expérience intime, à un réconfort qui rend bien inutile une vérification objective.
L'ordre d'efficacité est purement et simplement un ordre de préférence personnelle
Dans de telles opinions, on assiste à la réunion d'une expérience psychologique et
d'une légende médicale, autrement dit, à la fusion d'une passion vraie et d'une idée
fausse. C'est alors la passion vraie qui forme obstacle à la rectification de l'idée
fausse. Pour légitimer de telles sommes impures, si l'on invoque des lectures et des
leçons qui font passer de générations en générations de si incroyables préjugés, il
reste à rendre compte de leur transmission facile et fidèle. En fait, de tels préjugés
sont confirmés par l'adhésion immédiate de l'inconscient.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 140
L'attrait pour l'or devient naturellement, chez certains auteurs, une attraction maté
rielle. Un auteur anonyme écrivant en 1640 s'exprime ainsi : « L'or a de soimême
1
une force aimantine qui attire les cœurs par le lustre brillant de son étincelante et pure
teinture, en laquelle Nature a installé tout ce qu'elle pouvait de mieux. »
Comme on le sait, les influences astrales sont pour l'astrologue et l'alchimiste,
dont il faut réunir les deux mentalités pour bien comprendre la psychologie de l'esprit
préscientifique, des influences vraiment matérielles, des attractions de matière. En
particulier on commettrait une profonde erreur si l'on pensait que ces influences ne
sont que des signes, des symboles. Ainsi, pour ne donner qu'un seul exemple, un
auteur du nom de R. Decartes dont nous avons étudié l'œuvre dans un récent article
s'exprime ainsi : « La Lune pleine renvoie sur la Mer certaine substance, qui lui sert
2
de levain pour la fermenter comme de la pâte, et par son élévation causer les flux et
reflux ». C'est dans cet esprit que la correspondance du Soleil et de l'Or est réifiée.
Ainsi Basile Valentin accumule les « preuves » de cette interaction physique : « Le 3
Soleil et l'Or ont aussi une particulière correspondance et certaine vertu attractive
mutuellement entre eux, parce que le Soleil a travaillé dans l'Or ayant servi comme
d'un puissant médiateur pour unir et lier inséparablement ces trois principes qui ont
leur Aymant à l'entour de ce Soleil supérieur, et ce Métal a obtenu un si grand degré
de perfection qu'on y trouve les trois principes être en très grande vertu d'où résulte la
forme corporelle de l'Or, parce qu'elle a été composée dans une parfaite union de ces
trois principes ; ainsi l'Or a son origine de l'Aymant doré et céleste ». Si nous trans
crivons un passage aussi informe, c'est précisément parce que s'y accumulent les
impressions les plus vagues, les plus impures. Loin de rationaliser et de classer les
preuves, l'auteur totalise les valeurs.
Un autre auteur est en apparence plus clair mais le même mélange d'arguments
manifeste encore l'endosmose des valeurs. Pour Nicolas de Locques , l'or est « com 4
me un Globe plein de toutes les vertus célestes, qui influe à tous les métaux comme le
cœur fait la vie à toutes les parties du corps. Il est estimé de la Médecine Universelle
par la sympathie qu'il a avec l'homme et le Soleil, et par le mutuel amour et vertu
attractive qui se trouvent entre eux, si bien que l'Or est un puissant médiateur qui lie
1
Oeuvre de la Physique contenant les trois principes des philosophes, La Haye, 1640, p.
90.
2
R. DECARTES, Les véritables connaissances des influences célestes et sublunaires,
Paris, 1667, p. 430.
3
Basile VALENTIN. Voir titre, trad. Israël, Parts, 1648, p. 51.
4
Dr LOCQUES, Rudiments de la philo. nat., loc. cit., tome II, p. 127.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 141
la vertu du Soleil à l'homme... L'or guérit les maladies vénériennes, la lèpre, fortifie le
Cœur, le Cerveau, la Mémoire et excite à la génération ». L'action sur le cœur, lé
cerveau, la mémoire dit assez clairement le caractère psychologique de la médication
par l'or. Enfin l'action sur la génération qui est relatée dans des textes innombrables
est assez symptomatique de l'audace du personnage au gousset gonflé d'or.
Un autre auteur encore trouve évidente cette comparaisons : « Comme l'âme rend
1
chaud l'animal, tandis qu'elle est dans le corps : de même l'or chasse le froid de l'ar
gent vif et le tempère, tandis qu'il sera vraiment uni avec lui ». Qui n'a pas été récon
forté par une poignée d'or comme par un verre d'alcool ? Fautil rappeler le père
Grandet ? Dans l'Argent, Zola, dit Sombart , nous montre avec beaucoup de finesse «
2
Saccard revenant sans cesse vers l'endroit où s'effectue le poinçonnage de l'or et où
plusieurs millions de pièces d'or sont transformées journellement en or en barres, et
écoutant avec délices le mystérieux tintement qui réconfortait son âme de grand spé
culateur : c'est la musique de l'or qui plane sur toutes les affaires, semblable aux voix
der. fées dans les contes ». A notre avis ce retour à la richesse concrète, bien plus
douce à l'inconscient que les abstractions de lettre de change, marque profondément
une âme. Ce retour est une régression.
Pas de sympathie sans réciproque. J.B. Robinet en vient à écrire : « M'accusera
3
ton encore de trop de raffinement, si je conjecture que l'or, l'argent et... les pierres
précieuses... peuvent jouir, dans un certaine mesure, de la considération que nous leur
'accordons ? » Et encore (p. 195) : « L'or ignoretil tout à fait les honneurs dont il
jouit ? ».Robinet compare aussi (tome IV, pp. 190191) l'escarboucle lumineuse et
l'oeil qui voit la lumière et conclut : « La faculté d'être lumineux est sûrement quelque
chose de plus parfait que celle de voir la lumière P. En effet donner est plus difficile
que recevoir, l'action de l'escarboucle a donc plus de valeur que la réception de l'œil.
Ici s'étale aussi le principe fondamental du substantialisme, qui est en même temps un
axiome de l'avarice « nullum potest dare quod non habet ». Robinet continue : (la
faculté d'être lumineux) suppose « plus de pureté dans la substance, plus
d'homogénéité dans les parties, plus de délicatesse dans la structure. On a appelé
l'âme une lumière invisible, on a appelé la lumière une âme visible»; on voit donc que
les valeurs de l'objet et du sujet peuvent s'inverser. Et voici toujours la même
1
Gaston LE Doux, dit de Claves. Traité philosophique de la triple préparation de l'Or et
de l'Argent, Paris, 1695, p. 81.
2
Werner SOMBART, Le Bourgeois, trad., Paris, 1926, p. 378.
3
ROBINET, loc. cit., tome IV, p. 192.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 142
conclusion (ces pierres qui jettent de la lumière) : « ne jouissentelles donc pas à leur
manière de l'exercice d'une telle propriété ? N'en ontelles aucune sorte de con
science ? L'exercentelles sans le moindre sentiment de satisfaction?» Inversez ces
images pour les traduire du mode optimiste au mode pessimiste et vous aurez, avec
l'intuition de Schopenhauer, une métaphysique qu'on ne traitera plus de stupide
comme cet optimisme envahissant de Robinet. Au lieu d'un réalisme de la joie de
donner, vous aurez un réalisme de la volonté de garder, un vouloirvivre et un vouloir
posséder inscrits comme un pouvoir absorbant au fond même de la matière. C'est ce
sentiment âpre qui passe pour profond car c'est ce sentiment qui mène l'inconscient.
Soyez triste et vous serez philosophe. Au contraire, les oeuvres de Robinet défient
actuellement la lecture de l'épistémologue le plus intrépide. Mais le jugement que
nous portons actuellement sur des oeuvres aussi ridicules méconnaît leur importance
réelle et effective. Nous citons Robinet d'après la troisième édition. Ce fut un auteur
très célèbre et très répandu au XVIIIe siècle.
IV
Sur l'or, on peut facilement saisir le mythe de l'intimité substantielle qui est un
mythe dominant de la philosophie substantialiste.
Le Cosmopolite écrit : « On voit aussi par l'exacte anatomie des métaux qu'ils
1
participent en leur Intérieur de l'or, et que leur extérieur est entouré de mort et de
malédiction. Car premièrement l'on observe en ces métaux, qu'ils contiennent une
matière corruptible, dure et grossière, d'une terre maudite ; savoir, une substance
crasse, pierreuse, impure et terrestre, qu'ils apportent dès leur minière. Secondement,
une eau puante, et capable de donner la mort. En troisième lieu, une terre mortifiée
qui se rencontre dans cette eau puante ; et enfin une qualité vénéneuse, mortelle et
furibonde. Mais quand les métaux sont délivrés de toutes ces impuretés maudites, et
de leur hétérogénéité, alors on y trouve la noble essence de l'Or ». Comme on le voit,
il s'agit bien d'une sorte de valorisation en noyau, qui doit traverser des couches et des
1
Cosmopolite, loc. cit., p. 278.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 143
couches d'impuretés et de poisons, payer son tribut de peines et d'affres pour trouver
la valeur suprême. Ainsi médite l'inconscient par possession intime.
tuel, le plus incorruptible, et le plus tempéré de tous les sujets ; vu que la nature l'a
enrichi de tous les dons du Ciel, et de la Terre, et que les Déments reposent dans l'or
comme dans le centre de leur perfection ; enfin l'or étant le trône de l'âme générale,
lequel renferme les propriétés, vertus, et facultés de toutes choses, il est avec raison
estimé un remède universel, lequel contient les vertus des Élixirs, et des quintessences
merveilleuses ». Comme aucune de ces puissances n'est prouvée, il faut bien conclure
que ces puissances ne font que manifester la valeur inconsciente. Si cette valeur venait
à être dévalorisée par une psychanalyse adéquate, toute une nuée de faux problèmes
posés à la connaissance objective serait dissipée.
Parfois l'on voit très bien le motif valorisé en partant de l'expérience. C'est ce qui
est manifeste pour. le diamant. Son éclat et sa « pureté » toute phénoménologique
sont immédiatement magnifiés. Pivatti dit ainsi que le diamant électrisé « jette un
2
éclat qui éblouit, et (que) ses étincelles représentent, en petit, la foudre et les éclairs ».
Il est à présumer que si l'on n'attribuait pas un grand prix au diamant, on ne lui
attacherait pas des images aussi exagérées. Pour Bonnet, la pureté va de pair avec la
valeur substantielle . « La Terre qui fait la base du Crystal de roche, et surtout celle
3
du Diamant, est regardée comme des plus pures, et qui approche le plus de la Terre
primitive. » Bien entendu, cette affirmation de pureté ne s'appuie pas sur une analyse
objective ; elle est née plutôt dans une analyse psychologique où l'on a été frappé de
l'ingénuité de la joie de regarder. Voilà ce qui mène à dire que la terre primitive est
sans doute un pur cristal, un brillant diamant.
1
DE LOCQUES, Éléments philosophiques des arcanes.... loc. cit., p. 48.
2
Sans nom d'auteur. Recueil sur l'électricité médicale..., loc. cit., p. 17.
3
Ch. BONNET, Contemplation de la nature, tome VII des Œuvres complètes, Neuchâtel,
1781, p. 65.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 144
Les matières précieuses s'apparentent aisément. Elles donnent lieu à des transmu
tations de valeurs plutôt qu'à des transmutations de substances, ce qui prouve finale
ment la valorisation des substances par la mentalité préscientifique.
En expliquant le mystère des lampes sépulcrales perpétuelles, lampes qui brûlent
sans usure et qu'on a trouvées, diton, dans certains tombeaux, en particulier dans
celui de Tullia, fille de Cicéron, Gosset fait cette « anticipation ». « Quoique je
1
regarde les pierres précieuses comme matières prochaines à pouvoir être élaborées,
pour en extraire une substance lumineuse perpétuelle ; attendu néanmoins qu'elles
empruntent leur feu et leur éclat de la teinture des métaux, je ne doute nullement que
de ces mêmes métaux, on ne puisse extraire également des esprits lumineux, princi
palement de ceux que nous appelons parfaits, tels que l'or et l'argent. » Puisque l'or est
incombustible et cependant capable d'ignition, pourquoi ne pourraiton pas en tirer
une liqueur qui ne se consumerait pas en dispensant lumière et feu ? Cette « huile
d'or » qu'on ne tardera sans doute pas à Isoler, pense Gosset, donnera la lampe éter
nelle. Les sustantialisations les plus hétérogènes viennent ici converger : la lumière
perpétuelle des pierres précieuses s'associe à l'inaltérabilité de l'or. Rien ne peut
arrêter le réaliste qui accumule sur une réalité des perfections. La valeur est la qualité
occulte la plus insidieuse. C'est elle qu'on exorcise la dernière. car c'est elle à laquelle
l'inconscient s'attache le plus longtemps, le plus énergiquement.
VI
1
GOSSET, Docteur, Révélations cabalistiques d'une médecine universelle tirée du vin avec
une manière d'extraire le sel de rosit et une dissertation sur les lampes sépulcrales, Amiens, 1735,
p. 106.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 145
On a fait souvent remarquer que l'alchimiste était soutenu dans son long travail par
des ambitions de fortune. Nous avons développé dans un chapitre antérieur une autre
interprétation où l'attitude formelle, éducative, morale est présentée comme un motif
d'explication psychologique. A vrai dire, les mentalités primitives sont ambivalentes
et, pour être complet, il faudrait pouvoir réunir les thèses contradictoires. Autrement
dit, la permanence de l'expérience alchimique peut être prise aussi bien comme une
lutte contre les passions que comme une lutte pour les passions. Mme Metzger écrit
très justement : « Les passions n'agiraient pas longtemps dans le même sens si elles
1
ne rencontraient quelque complice dans l'esprit de ceux qui se laissent séduire par
elles ». On peut, en d'autres occasions, inverser très exactement le rapport et dire « la
pensée n'agirait pas longtemps dans le même sens si elle ne rencontrait quelque
complice dans les passions de ceux qui se laissent guider par les lumières de la
pensée ». A défendre exclusivement l'une ou l'autre thèse, on perd la possibilité de
saisir la pensée dans sa dynamique exacte, je veux dire dans sa discorde essentielle.
En fait, la dialectique de l'amour du réel et de la connaissance du réel, qui sont
presque contraires, oseille sans fin. Le pasteur Oscar Pfister a bien noté la cohabi
tation des deux tendances contraires dans un seul et même inconscient . « Tout
2
homme a en soi une tendance qui le pousse à s'emparer du monde extérieur, à l'attirer
à lui en quelque sorte et à l'assujettir à ses fins et une tendance opposée qui voudrait
qu'il s'abandonne au monde du dehors. »
Il y a un thème, sur lequel reviennent d'innombrables alchimistes, qui peut nous
montrer la superposition des deux tendances opposées : c'est l'affirmation que l'or
cherché n'est pas l'or vulgaire. Par exemple, Nicolas de Locques s'exprime ainsi : 3
« Vous voyez bien que je n'entends pas ici parler de l'Or commun, mais de l'or préparé
en un sel clarifié, dans une âme glorieuse, et dans un esprit céleste sous forme d'une
liqueur potable ». La sublimation qui se dessine ainsi permet toutes les contradictions,
elle joue sur le thème de l'apparent et du réel : j'ai l'air de désirer la fortune, d'être un
homme avide d'or ; détrompezvous, je cherche un autre or, un or idéalisé. La
sublimation se fait donc ici, en quelque manière, au niveau même de l'objet. C'est
1
Mme METZGER, Les Doctrines chimiques en France.... loc. cit., p. 102.
2
Oscar PFISTER, La Psychanalyse au service des éducateurs, trad., Berne, 1921 p. 109.
3
DE LOCQUES, Les Rudiments.... loc. cit., tome II, p. 127.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 146
VII
Il nous semble aussi que le raisonnement par participation relève également d'une
psychanalyse du sentiment de J'avoir. La participation permet en effet d'accumuler sur
un objet particulier les puissances les plus variées. Alors le simple signe est pourvu
de valeurs substantielles nombreuses.
Il n'y aurait naturellement aucun intérêt à signaler ici l'influence du raisonnement
par participation si nous ne pouvions faire constater qu'il est actif dans des esprits
qu'on classe bien rapidement parmi les esprits scientifiques. Nous allons en relater
des exemples pris dans les livres de Bacon où ils foisonnent littéralement.
Van Swinden sent encore le besoin en 1785 de s'opposer à ce lait suivant enre
1
gistré par Bacon, ce qui prouve le rôle d'obstacles des préjugés gardés sous le couvert
d'un grand nom. Après avoir dit qu'il est bien connu qu'on guérit des verrues, si on
laisse pourrir les matières dont on les a frottées, Bacon ne craint pas de se porter
personnellement garant du fait. Il ajoute « qu'il en a fait sur luimême l'expérience :
qu'il avait depuis son enfance une verrue au doigt, et qu'étant à Paris, il lui en vint
encore un grand nombre ; que l'épouse de l'Ambassadeur d'Angleterre entreprit de les
guérir en les frottant avec de la graisse de lard : qu'ensuite elle suspendit ce lard hors
de ses fenêtres au soleil, pour l'y laisser pourrir, et que le succès de l'opération fut
qu'en sept mois de temps toutes les verrues disparurent ». Comment ne guériraiton
pas quand l'épouse de l'Ambassadeur d'Angleterre vous soigne avec une telle sollici
tude ! Il suffira de rapprocher ce « raisonnement » de certaines « pensées » de la
mentalité primitive pour faire le diagnostic du « créateur de l'empirisme moderne ».
1
VAN SWINDEN, loc. cit., tome II, pp. 369370.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 147
Voici par exemple une coutume rapportée par M. LévyBruhl . Pour combattre l'ac
2
tion d'une flèche empoisonnée, la mentalité primitive pense à traiter la flèche et non
pas la blessure, de même que Bacon traite le lard et non pas la verrue. Si la pointe de
la flèche est restée dans la plaie, on la retire et on la porte dans un endroit humide ou
on l'enveloppe de feuilles fraîches. .Alors on peut s'attendre à ce que l'inflammation
soit légère et tombe vite. Comme on le voit, dans l'un et l'autre cas, on charge la
substance objective de qualités qui ne lui appartiennent pas. En particulier, le bien et
le mal sont reçus très facilement par les substances. Bacon conseille de porter, dans
les temps de l'épidémie de peste, des sachets remplis de mercure ou de tablettes
d'arsenic « non que ces substances aient la propriété de fortifier les esprits, mais parce
qu'étant ellesmêmes des poisons, elles attirent celui de la peste, qui s'est mêlé à ces
esprits, et les purifient par ce moyen ».
La primauté des qualités dans l'explication directe conduit à une réalisation exces
sive de la puissance qualitative. On lit dans la Sylva Sylvarum, § 704 : « Si l'on
pouvait supprimer tout à coup (la) force de gravité, l'on verrait le plomb attiré par le
plomb ; l'or par l'or ; le fer par le fer, même sans le secours de l'aimant. Mais ce même
mouvement de pesanteur et de gravité, qui est inhérent et commun à la matière en
général, tue, pour ainsi dire, l'autre, à moins qu'il ne soit luimême détruit par quelque
mouvement violent. » Il serait dès lors avantageux de se servir d'une flèche en bois
pour percer le bois. Pour faire suer une personne au lit, on emploiera des « bouteilles
remplies d'eau chaude » ce qui est assez clairement explicable; mais ce qui ne l'est
pas, c'est ce qu'ajoute Bacon : le résultat sera meilleur si l'on a mis dans le cruchon «
une décoction d'herbes sudorifiques ».
On voit d'ailleurs que cette exagération de la puissance substantielle est presque
irréductible par l'expérience. Un esprit qui se prévaut d'une connaissance directe de
l'influence d'une qualité trouve toujours dans les nuances de la qualité le moyen de
fuir la vérification. L'esprit de finesse n'est pas loin alors de l'esprit de finasserie.
Si, comme nous le croyons, la Psychanalyse généralisée revient à établir une pré
valence de la démonstration objective sur les convictions purement individuelles, elle
doit considérer de très près les mentalités qui posent des preuves échappant à la
discussion et au contrôle., Or, le meilleur moyen de fuir les discussions objectives,
c'est de se retrancher derrière les substances, c'est de charger les substances des
nuances les plus diverses, d'en faire les miroirs de nos impressions subjectives. Les
2
LÉVYBRUHL, La mentalité primitive, 9e éd., Paris, 1922, p. 385.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 148
images virtuelles que le réaliste forme ainsi, en admirant les mille nuances de ses
impressions personnelles, sont parmi les plus difficiles à disperser.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 149
CHAPITRE VIII
L'Obstacle animiste
Retour à la table des matières
Le problème précis que nous voulons traiter dans ce chapitre est le suivant : Com
ment l'intuition de la vie, dont nous montrerons le caractère envahissant, atelle pu
être resserrée sur son domaine propre ? En particulier, comment les sciences physi
ques se sontelles débarrassées des leçons animistes ? Comment la hiérarchie du
savoir atelle été redressée en écartant la considération primitive de cet objet
privilégié qu'est notre corps ?
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 150
Pour que notre examen soit utile, il faut qu'il soit très restreint. Nous n'avons pas
l'intention, en particulier, d'étudier la vie dans son véritable domaine ; nous nous
tiendrons à l'écart de toute critique sur la légitimité d'une intuition proprement vita
liste quand cette intuition s'adresse aux phénomènes de la vie ellemême. C'est en tant
qu'obstacles à l'objectivité de la phénoménologie physique que les connaissances
biologiques doivent retenir notre attention. Les phénomènes biologiques ne nous
intéresseront donc que dans les domaines où leur science porte à faux, où cette
science, plus ou moins bien assurée, vient répondre à des questions qu'on ne lui pose
pas. En somme, aux entraves quasi normales que rencontre l'objectivité dans les
sciences purement matérielles vient s'ajouter une intuition aveuglante qui prend la vie
comme une donnée claire et générale. Sur cette intuition se fonde ensuite une science
générale, confiante en l'unité de son objet ; cette science appelle soutien ruineux la
biologie naissante au secours d'une chimie et d'une physique qui ont déjà obtenu, par
ailleurs, des résultats positifs. On voit alors se constituer un véritable fétichisme de la
vie, d'allure toute scientifique, qui persiste dans des époques et dans des domaines où
l'on s'étonne qu'il n'ait pas fait scandale. Ainsi nous prendrons la plupart de nos
exemples dans la science du XVIIIe siècle, comme nous nous en sommes fait une
règle presque absolue dans tout cet ouvrage. Il serait évidemment bien trop facile de
déceler une confusion du vital et du matériel en s'adressant à la science antique ou à
la science du moyen âge. Notre travail ne peut être utile que s'il se place à l'instant où
l'intuition se divise, où la pensée objective se rétracte et se précise, où l'esprit
scientifique fait son effort d'analyse et de distinction et où il détermine l'exacte portée
de ses méthodes.
II
Ce qui peut sans doute montrer le plus clairement le caractère mal placé du phé
nomène biologique, c'est l'importance donnée à la notion des trois règnes de la Nature
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 151
et la place prépondérante qu'on donne aux règnes végétal et animal à l'égard du règne
minéral.
Il n'est pas rare de voir des chimistes prétendre que les matières vivantes sont plus
simples que les matières inertes. En 1738, Geoffroy dirige ainsi ses recherches à
l'envers de ce qui sera l'ordre de complexité positiviste. « Les substances métalliques,
ditil, étant d'un tissu plus serré, plus lié, plus tenace que les Végétaux et les Ani
maux, exigent un travail beaucoup plus long et plus obstiné, si l'on veut en séparer les
principes et en reconnaître les différences. »
A la fin du XVIIIe siècle et même au début du XIXe siècle, les chimistes ont une
tendance à étudier directement les matières organiques. En 1788, Lavoisier distille
encore la cire, l'huile, l'ivoire, l'amidon, la viande, concurremment au sulfate de fer
calciné. Dans la chimie de Fourcroy, la place faite à une étude directe des matières
organiques est importante. De même dans la Chimie de Berzélius.
Tout ce qui est fondé sur l'analogie des trois règnes l'est toujours au préjudice du
règne minéral ; et, dans le passage d'un règne à l'autre, c'est le but et non la cause qui
est le thème directeur, en suivant, par conséquent, une intuition valorisante. Lavoisier
est préoccupé de la correspondance des règnes. Il écrit : « Par quels procédés la
1
nature opèretelle cette merveilleuse circulation entre les trois règnes ? Comment
parvientelle à former des substances combustibles, fermentescibles et putrescibles,
avec des matériaux qui n'avaient aucune de ces propriétés ? Ce sont là jusqu'ici des
mystères impénétrables. On entrevoit cependant que la végétation et l'animalisation
doivent être des phénomènes inverses de la combustion et de la putréfaction ».
Notons; en passant, que le même texte que nous prenons dans l'ouvrage de Berthelot
est cité par Claude Bernard dans ses Leçons sur les phénomènes de la vie (tome I, p.
128). De telles vues montrent bien à quel niveau de généralité mal définie se déplace
la pensée d'un expérimentateur célèbre, dès qu'il suit les thèmes caractéristiques de la
philosophie purement biologique. Sur le solide terrain de l'étude de la matière inerte,
le phénomène inverse de la combustion n'est pas la végétation, c'est la réduction : à
l'union du carbone et de l'oxygène réalisée dans une combustion s'oppose la sépara
tion du carbone et de l'oxygène réalisée par une réduction. Mais, pour un esprit du
XVIIIe siècle, la végétation est une entité si primordiale qu'elle doit être placée à la
base d'un processus chimique fondamental. De même, la fausse dialectique de l'ani
1
BERTHELOT, La Révolution chimique, Lavoisier 2e éd., Paris, 1902, p. 168.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 152
malisation et de la putréfaction ne s'explique pas sans la valorisation de la vie et de la
mort.
On ne cesse de passer d'un règne à un autre, même pour les fonctions de détail.
L'abbé Poncelet écrit : « la putréfaction est aux plantes ce que la mastication est aux
1
animaux ». On voit de reste que de telles analogies ne résument aucune connaissance
solide et ne préparent aucune expérience utile.
On a aussi le souci constant de comparer les trois règnes de la Nature, parfois à
propos de phénomènes très spéciaux. Il n'y a pas là simplement un jeu d'analogies,
mais un réel besoin de penser suivant le plan qu'on imagine le plan naturel. Sans cette
référence aux règnes animal et végétal, on aurait l'impression de travailler sur des
abstractions. Ainsi en 1786, Sage croit encore nécessaire de distinguer entre le verre
igné et le verre animal . Parmi les verres ignés, il comprend le verre végétal, le verre
2
minéral, le verre métallique, le verre mixte. On voit tout de suite comme cette divi
sion est mal engagée. Sage convient luimême (p. 291) que «le verre animal ne diffère
en rien à l'extérieur du verre igné ». Cependant distillé « avec de la poudre de char
bon, il se décompose et il en résulte du phosphore ». Sage note encore que « le sque
lette d'un pendu a produit vingtsept onces de verre animal ». Il distingue de même
(tome II, p. 206) les argiles en argile végétale, argile animale, argile minérale. Les
trois règnes sont manifestement des principes de classification trop fortement valo
risés. Tout ce qui a été élaboré par la vie porte sa marque initiale comme une valeur
indiscutable.
Le besoin d'unité est tel, qu'entre les trois règnes, on pose des analogies et des
passages, une échelle de perfection, qui ne tardent pas à amener les pires confusions.
Ainsi de Bruno, un bon observateur qui a décrit avec soin d'innombrables expériences
sur les spectres magnétiques, écrit en 1785 : « L'aimant nous offre cette nuance qui
3
rapproche la nature vivante de la nature inanimée ; elle se fait connaître dans la
réunion de la pierre et du métal, et dans celuici, ce principe de vie se déploie encore
avec plus d'énergie. Cette étonnante pierre nous présente les prodiges qu'on admire
dans le polype d'eau douce, cette plante, ou plutôt cet animal extraordinaire qui sert à
lier le genre des végétaux à celui des animaux. L'aimant est, comme lui, susceptible
d'être coupé parallèlement ou transversalement à son axe, et chaque nouvelle partie
1
PONCELET, loc. cit., p. 68.
2
SAGE, de l'Académie des Sciences, Analyse chimique et concordance des trois règnes, 3
vol., Paris, 1786, tome I, p. 286.
3
DE BRUNO, Recherches sur la direction du fluide magnétique, Amsterdam, 1785, p. 15.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 153
devient un aimant... C'est la nature active qui travaille dans le silence et d'une manière
invisible. » Pour Bonnet, les amiantes forment le passage des solides bruts aux solides
organisés. Il dit qu'il n'y a pas loin de l'amiante à la truffe, Ce souci d'établir des
correspondances montre bien clairement qu'on pense très souvent les phénomènes
physiques en les appliquant sur les phénomènes plus saillants, mieux illustrés, de la
vie.
III
La nature, dans tous ses phénomènes, est impliquée dans une théorie générale de
la croissance et de la vie. En 1722, Henckel publie, à Leipzig, un ouvrage intitulé
Flora saturnisans où il développe l'analogie du règne végétal et du règne minéral. De
tels livres ne sont pas rares. Ils ont d'ailleurs l'immobilité des livres de philosophie
générale. En 1760, le livre est encore traduit par le baron d'Holbach. Ce sont les
végétaux qui donnent les leçons de classification et, partant, les idées directrices.
Auguste Comte dira encore qu'on ne peut bien comprendre les principes d'une bonne
classification, si l'on n'a pas la pratique des sciences de la vie. Il demandera au
chimiste philosophe de se mettre à l'école de la science de la vie . Cette inversion de
1
l'ordre de complexité croissante montre assez clairement la persistance d'un privilège
plus ou moins conscient au profit des phénomènes de la vie.
Tout ce qui pousse insensiblement est mis au compte d'une végétation. Bordeu,
qui en était venu à retrouver, dans le corps humain, les différents règnes de la nature,
attribuait au règne végétal « les ongles, les cheveux, les poils » (1768).
Il semble que la végétation soit un objet vénéré par l'inconscient. Elle illustre le
thème d'un devenir tranquille et fatal. Si l'on voulait étudier systématiquement cette
image privilégiée du devenir, on verrait mieux la juste perspective d'une philosophie
tout animiste, toute végétale, comme nous paraît être la philosophie de Schopenhauer.
1
Auguste COMTE, Cours de Philosophie positive. Ed. Schleicher, Paris, 1908, tome III, p.
50.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 154
Des animismes généralisés qui passent pour des philosophies géniales prennent
sous la plume de médecins une allure de pauvreté insigne. Ainsi, en 1787, un médecin
de Bordeaux, Desèze, inscrit sans précaution les phénomènes les plus divers au
compte d'une « substance propre qu'il nomme substance vivante (et qui) circule dans
toute la nature, à peu près comme la substance ignée dont Buffon avait déjà parlé.
Mais ce dernier supposait seulement à sa substance ignée une capacité essentielle
pour donner la vie ; il ne lui attribuait pas la vie proprement dite. Desèze, au con
traire, prétend formellement qu'une substance vivante par ellemême, exerçant plus ou
moins sa propriété, selon les organisations dans lesquelles elle est employée, circule
dans toute la nature, comme la substance du feu, comme le calorique . » 1
Cette croyance au caractère universel de la vie peut présenter des excès incroya
bles dès qu'il en vient à se préciser. Pour GaspardFrédéric Wolf, reçu docteur à Halle
en 1759, « le fœtus n'est pas le produit de ses parents ; il est le produit du monde
entier, ce sont toutes les forces de la nature qui concourent à sa formation ». Alberti,
2
né à Nuremberg en 1682, prétend que « le père maigrit quand le fœtus prend son plus
grand accroissement, ce qu'il fixe au huitième mois, et qu'à partir de ce temps, c'est
toujours aux dépens du père qu'il se développe. » Ainsi la vie ne s'enferme pas dans
l'être qu'elle anime. Elle se propage, non seulement de générations en générations, le
long de l'axe du temps, mais aussi dans l'espace, comme une puissance physique,
comme une chaleur matérielle.
Le caractère physique de la vie est attesté par certaines intuitions tirées des phéno
mènes physiques. L'auteur de la lettre à Watson regrette qu'on ait donné, à partir d'une
substance bien particulière (Electron = ambre), « le nom d'Électricité à un phénomène
aussi merveilleux qu'on doit regarder proprement comme le premier principe de la
nature. Peutêtre n'auraiton pas mal fait de l'appeler Vivacité. » Ce n'est pas là un
simple mot ; il prétend traduire fidèlement l'intuition du, feu et de la vie qui explique
les phénomènes électriques. D'où cette page très caractéristique de l'influence du
langage sur la pensée : « Nous voyons généralement que la jeunesse a beaucoup plus
de ce que nous appelons feu et vivacité que la vieillesse... Or, si la vie animale doit
être rapportée à la même cause que le feu d'électricité, il ne sera plus difficile à
1
CUVIER G., Histoire des Sciences naturelles depuis leurs origines jusqu'à nos jours, 5
vol., Paris, 18441845, tome IV, p. 321.
2
CUVIER, loc. cit., tome IV, p. 277.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 155
concevoir la raison du danger qu'il y a de faire coucher de vieilles gens avec les
enfants: car comme un vieux corps contient beaucoup moins de ce feu qu'un jeune, il
n'est pas étonnant qu'il en attire de celuici, qui par là perd sa force naturelle et tombe
dans un état de langueur, comme l'expérience l'a prouvé de tout temps dans les
enfants. » Et l'auteur continue en découvrant, avec la même facilité, en s'appuyant sur
une théorie de la « vivacité », comment les rhumatismes viennent aux hommes et la
nielle aux arbres.
Le mot vie est un mot magique. C'est un mot valorisé. Tout autre principe pâlit
quand on peut invoquer un principe vital. Le livre du Comte de Tressan (2 tomes de
400 pages chacun) établit une synthèse qui réunit tous les phénomènes sur la seule
intuition d'une matière vive qui commande à une matière morte. C'est parce que le
fluide électrique est cette matière vive qu'il anime et meut tout l'univers, les astres et
les plantes, les cœurs et les germes. Il est la source de tout essor, de toute
fermentation, de toute croissance, car il est « répulsif à luimême ». Dans une telle
oeuvre, on peut facilement surprendre l'intuition d'une intensité en quelque sorte.
indéfinie, inépuisable, par laquelle l'auteur condense une valeur vitale sur un infini
ment petit matériel. Sans aucune preuve, par la simple séduction d'une affirmation
valorisante, l'auteur attribue une puissance sans limite à des éléments. C'est même un
signe de puissance que d'échapper à l'expérience. « La matière morte est inerte et sans
forme organique, la matière vive un million de fois plus ténue que la plus petite
molécule de matière morte, que le meilleur microscope puisse nous faire. apercevoir...
» On peut chercher dans l'énorme traité du Comte de Tressan, on ne verra rien qui
puisse prouver cette ténuité, rien non plus qui puisse légitimer cette substantialisation
d'un essor vital. Il n'y a là, une fois de plus, que les métaphores séduisantes de la vie.
Ce n'est pas là l'intuition d'un seul auteur. Le Comte de La Cépède écrit comme un
axiome, en 1781 : « l'expansibilité ne peut convenir en aucune manière à la matière
morte ». Tout élan est vital.
1
La vie marque les substances qu'elle anime d'une valeur indiscutée. Quand une
substance cesse d'être animée, elle perd quelque chose d'essentiel. Une matière qui
quitte un être vivant perd des propriétés importantes. « La cire et la soie sont dans ce
cas : aussi sontelles l'une et l'autre nonélectricables. Pour pousser ce raisonnement
plus loin, la cire et la soie ne sont en effet que des excréments des corps qui ont été en
vie » (p. 13).
1
Comte DE LA CÉPÈDE. Essai sur l'électricité naturelle et artificielle, 2 vol., Paris, 1781,
tome II, p. 32.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 156
IV
La vie conçue comme propriété généralisée conduit à une thèse philosophique qui
reste séduisante, à condition toutefois de ne pas la préciser et de lui laisserl'appui
d'une sympathie obscure unissant tous les êtres de l'Univers. Dès lors,. rappeler les
applications précises de cette thèse, c'est presque sûrement soulever une réprobation
dans le inonde des philosophes. Il semble qu'on tourne en dérision une conviction
profonde, une conviction respectable. Combien donc étaient différents les temps où la
thèse de la vie universelle pouvait se préciser sans gêne ! Nous allons étaler quelques
unes de ces précisions intempestives pour bien désigner un état d'esprit révolu. Dans
ce paragraphe nous réunirons diverses citations attribuant la vie aux minéraux. Mme
Metzger n'a pas manqué de signaler cette attribution. Elle a bien vu qu'au XVIIe et au
XVIIIe siècle, la Chimie et la Minéralogie étaient, comme elle le dit si bien, « de
l'inorganique plaqué sur du vivant », ce qui est proprement la thèse que nous expo
sons en caractérisant comme obstacle l'intuition animiste dans les phénomènes de la
matière. Si nous revenons sur ce problème, c'est pour bien montrer son extension. A
notre avis, l'intuition de la vie a un caractère affectif qu'il nous faut souligner. Elle est
moins intellectualiste que ne le pense Mme Metzger. Elle est aussi plus durable ; on la
trouve dans des textes plus récents que ceux qui ont retenu l'attention de Mme
Metzger. Dans le domaine de la culture intellectuelle, plus la faute est récente, et plus
le péché est grave...
Dans une époque à vrai dire un peu lointaine, en 1640, Guillaume Granger mar 1
que une différence entre les métaux que nous manions et les métaux dans leur gîte
naturel. En examinant leurs propriétés, il faut, ditil, bien prendre garde qu'ils sont
1
Guillaume GRANGER, Dijonnais, Médecin du Roy et de Monsieur, Paradoxe que les
métaux ont vie, Paris, 1640, p. 18.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 157
viennent encore de leur forme et des Vertus qui y sont attachées, lesquelles leur
arrivent des Astres et du vice de leur Matrice ». Suit une longue énumération de ces
maladies congénitales. Toujours vers la même date, on peut voir un chimiste aussi
célèbre que Glauber dans les mêmes opinions. Le métal, tiré de la terre « de laquelle
il ne reçoit (plus) de nourriture, peut fort bien être comparé en cet état à l'homme
vieux, décrépit.. la nature garde la même circulation de naissance et de mort dans les
métaux comme dans les végétaux et dans les animaux ». 2
Plus près de nous, et chez un auteur célèbre entre tous, on peut trouver des affir
mations aussi incroyables. Boerhaave affirme que l'air des Bermudes est tel que « les
3
Métaux mêmes périssent bientôt ».
Des valorisations évidentes donnent lieu à des aperçus moraux bien curieux.
Ainsi, nombreux sont les auteurs pour lesquels la rouille est une imperfection. Aussi
un auteur écrivant en 1735 affirme qu'avant la faute d'Adam, « les minéraux et métaux
étaient sans rouille dans les entrailles de la terre ».
Le concept de maladie, considérée comme une entité claire et absolue, est appli
qué aux objets du monde matériel. Tard dans le XVIIIe siècle, en 1785, de Bruno,
dans un livre d'expériences souvent très exactes, écrit : « La rouille est une maladie à
4
laquelle le fer est sujet... L'aimant perd sa vertu magnétique lorsqu'il est rongé par la
rouille. On en voit qui reprennent une partie de leurs forces, lorsqu'on en a enlevé la
surface attaquée par cette maladie ».
En 1737, un auteur anonyme qui, par ailleurs, montre assez d'esprit critique, écrit 5
: « Il y a des mines où les métaux encore imparfaits se perfectionnent ; enfin, souvent
on ferme les creux où l'on avait trouvé des matières métalliques qui n'étaient pas
formées entièrement ; dans la suite des temps on y a trouvé des mines très riches. »
1
Nicolas DE LOCQUES, Les Rudiments de la Philosophie naturelle touchant le système
du corps mixte. De la Fermentation, Paris, 1665, p. 58.
2
Mme METZGER, Les Doctrines chimiques.... loc. cit., p. 124.
3
BOERHAAVE, loc. cit., tome I, p. 504.
4
DE BRUNO, loc. cit., p. 123.
5
Sans nom d'auteur, Nouveau Cours de Chymie suivant les principes de Newton et de
Sthall. Nouvelle édition, Paris, 1737, tome II, p. 4.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 158
L'idée de production est si prédominante que la relation simple qui veut que le
contenu soit plus petit que le contenant est contredite sans gêne. R. Decartes, cet
homonyme du grand philosophe, affirme qu'on a plus tiré de fer des mines de l'île
d'Elbe qu'il n'en faudrait pour doubler ou tripler la montagne. Un autre auteur,
écrivant en 1682, Dedu, parle des « mines qui ne diminuent pas, quelque quantité de
matière qu'on en tire ; parce que l'air voisin va prendre la place du minéral, et en
acquiert la nature. Nous avons plusieurs de ces mines : on en voit une de nitre dans
l'État de Venise, une de fer dans l'Ile d'Elbe ».
Aussi, il faut laisser à la reproduction métallique son mystère et se garder d'ouvrir
trop tôt les mines . « Si une Mine était éventée, l'on y pourrait trouver des métaux
1
non encore achevés ; et parce que l'ouverture de la mine interromprait l'action de la
Nature, ces Métaux resteraient imparfaits, et ne s'accompliraient jamais, et toute la
semence métallique contenue dans cette mine perdrait sa force et sa vertu ; en sorte
qu'elle deviendrait ingrate et stérile. »
Un auteur important, dont l'œuvre a été étudiée par de nombreux maîtres de forges
et qui a été traduite en 1751 de l'espagnol en français, rappelle, lui aussi, la fécondité
des mines de fer de l'Ile d'Elbe et ajoute qu'à Potosi, on tire des Mines « des pierres
chargées d'Argent qu'on y avait laissées quelques années auparavant, parce qu'elles
n'en étaient point chargées. Ce fait arrive tous les jours et l'abondance est si conti
nuelle qu'on ne peut l'attribuer qu'à l'action de la semence végétative de l'Argent ».
Parfois, l'on trouve des tentatives de rationalisation qui s'appuient sur des compa
raisons faciles . D'après Hecquet, « les minéraux croissent et renaissent à la manière
2
des plantes, car si les boutures de cellesci prennent racines, les débris des pierres ou
des diamants qu'on a taillés, étant enfouis en terre, reproduisent d'autres diamants et
d'autres pierres au bout de quelques années ».
1
Sans nom d'auteur, Le Texte d'Alchymie et le Songe verd, Paris, 1695, p. 52.
2
Sans nom d'auteur, De la digestion et des maladies de l'estomac suivant le système de la
trituration et du broyement, sans l'aide des levains ou de la fermentation, dont on fait voir
l'impossibilité en santé et en maladie, Paris, 1712. (Cet ouvrage est de HECQUET.), p. 136.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 159
A la fin du XVIIIe siècle, les mêmes affirmations sont encore possibles. En 1782,
Pott relate plusieurs cas de fécondité minérale : « Tous ces faits, ditil, prouvent la
1
reproduction successive des métaux, en sorte que les filons qui ont été exploités
anciennement peuvent, au bout d'un certain temps, se trouver remplis de nouveau de
matières métalliques ». Crosset de la Heaumerie rapporte que, dans certains pays, on
2
répand dans la mine usée « des cassures et des limures de fer », bref, on sème du fer.
Après cette semaille, on attend quinze ans puis a à la fin de ce temps on en tire une
très grande quantité de fer... Il n'y a point de doute que cette multiplication si
abondante de fer provient de ce. que le vieux fer qu'on met dans la terre se pourrit et
se mêle avec le ferment séminal de la même minière étant délayé par les pluies ; de
sorte que l'essence séminale du vieux fer étant dissoute et déliée des liens qui la
tenaient enfermée, agit à peu près de même que les autres semences, attirant à soi
comme un aimant, et changeant en sa propre nature l'air, l'eau et le sel de terre, qui se
convertissent en fer Par la suite des temps ».æ
Malgré d'assez nombreuses recherches, nous n'avons pas trouvé dans des livres du
XIXe siècle des affirmations similaires. Le mythe de la fécondité des mines est de
toute évidence incompatible avec l'esprit scientifique. Il marque au contraire d'un trait
profond la mentalité préscientifique. Nous aurons d'ailleurs l'occasion, après avoir
étudié la notion de germe, de revenir sur le problème. Nous pourrons alors prouver
que l'intuition de fécondité des mines relève de la psychanalyse. Pour l'instant, nous
n'avions qu'à provoquer l'étonnement d'un lecteur moderne devant cette introduction
précise du concept de vie dans un domaine qui lui est manifestement étranger.
Indépendamment de ces vues philosophiques générales, certains progrès techni
ques se sont faits en majorant encore le privilège d'explication des phénomènes biolo
1
POTT, loc. cit., tome II, p. 372.
2
CROSSET DE HEAUMERIE, loc. cit., p. 119.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 160
giques. Ainsi le microscope a été, de prime abord, appliqué à l'examen des végétaux
et des animaux. Son objet primitif, c'est la vie. Ce n'est que par accident et rarement
qu'il sert à l'examen des minéraux. Mais alors, on peut saisir sur le vif le rôle
d'obstacle épistémologique d'une occupation habituelle : le microscope révèletil une
structure intime inconnue des êtres vivants ? aussitôt s'établit une curieuse récipro
que: Si le microscope décèle une structure dans un minéral, cette structure est l'indice,
pour un esprit préscientifique, d'une vie plus ou moins obscure, plus ou moins ralen
tie, en sommeil ou en attente. Parfois cet indice ne trompe pas : Quand on découvrira
l'origine animale des coraux, on trouvera cette découverte toute naturelle. Mais
parfois l'indice provoque une déviation totale. Par exemple, voyons Robinet en train
de lier. les conjectures . « J'ai vu sur plusieurs astroïtes des vaisseaux fibreux, tournés
1
en forme de petits arcs, comme sur la tunique du ventricule de l'estomac. Je ferais voir
une foule de tuyaux, de poils, de fils, de mamelons, de touffes glanduleuses, dans les
corps les plus compacts, les plus roides, dits tout à fait bruts... Puis donc que
l'organisation des solides du corps animal n'est que le tissu des fibres capillaires
parsemées de glandules dont ils sont composés. qui s'y trouvent en paquet, en réseau,
en cordon, en lame, en houppe, en arc, en vis, avec divers degrés de tension, de roi
deur, d'élasticité, n'eston pas forcé d'admettre pour des corps véritablement orga
nisés, tous ceux où l'on rencontre une telle structure ? » On voit bien ici s'étaler dans
toute son ingénuité la réciproque dont nous parlions plus haut.
En s'appuyant sur cette intuition fine et savante des structures microscopiques, la
rêverie pédante de Robinet ne connaît plus de borne ; elle accumule les valorisations 2
« Les minéraux ont tous les organes et toutes les facultés nécessaires à la conservation
de leur être, c'estàdire à leur nutrition. Ils n'ont point la faculté locomotrice non
plus que les plantes, et quelques animaux à coquille comme l'huître et le lépas. C'est
qu'ils n'en ont pas besoin pour aller chercher leur nourriture qui vient les trouver.
Cette faculté, loin d'être essentielle à l'animalité, n'est dans les animaux qui la
possèdent qu'un moyen de pourvoir à leur conservation... de façon que l'on peut
regarder ceux qui en sont privés comme des Êtres privilégiés, puisqu'avec un moyen
de moins ils remplissent la même fin... Aije tort, après cela, de regarder les minéraux
comme privilégiés à cet égard, en ce que sans changer de place, ils trouvent leur
nourriture à la portée de leurs suçoirs ? Si elle leur manque, ils souffrent et languis
1
ROBINET, De la Nature., loc. cit., tome I, p. 202.
2
Loc. cit., tome IV, p. 184.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 161
sent et l'on ne peut douter qu'ils n'éprouvent le sentiment douloureux de la faim et le
plaisir de la satisfaire... Si (la nourriture) est mélangée, ils savent en extraire ce qui
leur convient et rejeter les parties viciées autrement il ne se formerait jamais ou
presque jamais d'or parfait, ni de diamant de belle eau. Du reste, ils ont, comme les
autres animaux, les organes intérieurs requis pour la filtrer, la distiller, la préparer et
la porter dans tous les points de leur substance. »
La valorisation essentielle du microscope est la découverte du caché sous le mani
feste, du riche sous le pauvre, de l'extraordinaire sous l'usuel. Il entraîne à des passa
ges à la limite. En fait, l'hypothèse de Buffon sur les molécules de vie était presque
fatale. Un dualisme pourra subsister entre la matière et la vie dans les formes élevées ;
mais ce dualisme sera à son minimum dans l'infiniment petit. Un disciple de Buffon,
l'abbé Poncelet, indique clairement comment l'invention du microscope a permis
d'établir les rapports, qu'il estime exacts, entre le vivant et l'inerte. On va voir que les
rêveries animistes se poursuivent encore quand l’œil est placé derrière le micros
cope . « Avant l'invention du microscope, on ne jugeait de la matière que d'après
1
quelques rapports très vagues, très palpables, très grossiers, comme son étendue, sa
divisibilité, son impénétrabilité, sa forme extérieure, etc. Mais, depuis l'invention de
cet instrument admirable, on a découvert des rapports nouveaux et jusqu'alors
inconnus, qui ont ouvert à la Philosophie une carrière bien intéressante. A force de
varier, de répéter, de tourner les observations en tous sens, on est parvenu à analyser
la matière presque à l'infini. On y a réellement aperçu des particules répandues
partout, toujours en mouvement, toujours vivantes, et des particules pour ainsi dire
mortes, et dans un état d'inertie. De là on a conclu que la matière était essentiellement
douée de deux puissances, l'une active, l'autre résistante, que l'on peut regarder
comme deux des principaux agents de la Nature. » On pose ainsi une équivalence
gratuite de l'activité à la vie ; un mouvement vif est un signe de vivacité, donc de vie
(p. 19). « J'ai reconnu, chose surprenante, que le mouvement de ces particules paraît
être indestructible, puisque dans le cas où ces particules vivantes semblent perdre leur
mouvement, comme il arrive lorsque le fluide dans lequel il faut qu'elles nagent pour
être aperçues, vient à se dessécher, en leur rendant un fluide nouveau tel que l'eau
commune... on les fait pour ainsi dire sortir de leurs cendres, on les rappelle à la vie,
et on lés voit distinctement s'agiter avec la même vivacité qu'elles avaient avant que
leur mouvement eût été suspendu, et cela six mois, un an, deux ans après leur
destruction apparente. » Grâce à cette valorisation animiste d'expériences microscopi
ques, l'abbé Poncelet peut dire (p. 59) : Il règne « une grande affinité entre les parti
1
PONCELET, loc. cit., p. 17.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 162
cules vivantes et brutes de la matière : cette affinité, cette inclination, cette tendance,
ne peuvent avoir pour objet que la conservation de l'individu : or, cette tendance res
semble fort au désir... » Comme on le voit, c'est l'intuition du vouloirvivre présentée
plus d'un demi siècle avant Schopenhauer. Elle apparaît ici sur le plan des études
préscientifiques, ce qui lui donne un caractère superficiel. En fait, chez le physicien
comme chez le métaphysicien, une telle intuition a une source commune: cette source
est dans l'inconscient. C'est l'inconscient qui interprète toute continuité comme une
durée intime, comme un vouloirvivre, comme un désir... Tant que l'intuition animiste
reste générale, elle nous émeut et elle nous convainc. A l'échelle des particules, sous
la plume de l'abbé Poncelet, elle manifeste son insuffisance. C'est là pourtant qu'elle
devrait se vérifier s'il s'agissait de vérification objective. Mais en réalité il ne s'agit
que de poursuivre, avec les images nouvelles livrées par le microscope, les ancestrales
rêveries. Qu'on s'émerveille si longuement, si littérairement de ces images, c'est la
meilleure preuve qu'on en rêve.
VI
Mais nous allons essayer d'augmenter la précision de nos remarques en mettant en
lumière un renversement total des moyens d'explication. Nous allons montrer en effet
qu'à un certain stade du développement préscientifique, ce sont les phénomènes
biologiques qui servent de moyens d'explication pour les phénomènes physiques. Et
cette explication n'est pas une simple référence à l'obscure intuition de la vie, à la
sourde émotion des satisfactions vitales ; elle est un développement détaillé qui appli
que, le phénomène physique sur le phénomène physiologique. Plus que le mécanisme
objectif, c'est le mécanisme corporel qui sert d'instructeur. Parfois, comme nous en
donnerons de nombreux exemples, le corps humain est, dans toute l'acception du
terme, un appareil de physique, un détecteur chimique, un modèle de phénomène
objectif.
Donnons d'abord un exemple d'une image anatomique privilégiée. Tel nous paraît
le cas des veines et des poils. Un expérimentateur d'une grande habileté comme Fuss
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 163
garde, à la fin du XVIIIe siècle, des intuitions aussi naïves que les intuitions de
Descartes sur l'aimant. Tandis qu'avec patience, en multipliant et diversifiant les
touches, Fuss fabrique les meilleurs aimants de l'époque, il explique tous les « jeux
différents du magnétisme » par les mouvements d'un fluide « dans les pores de
l'aimant... qu'on conçoit unanimement formés de tuyaux contigus, parallèles et héris
sés ; comme les veines et les vaisseaux lymphatiques et d'autres conduits destinés
pour la circulation des humeurs dans l'Économie animale, de petits poils ou soupapes,
qui, couchées dans le même sens, donnent un libre passage au fluide, qui s'insinue
dans les pores suivant la même direction et se refusent au contraire à tout mouvement
en direction opposée ». Ainsi, il frotte ses aimants comme il caresse son chat. Sa
1
théorie ne va pas plus avant que son geste., Si le geste est plus pénible, Fuss renforce
l'image. « L'acier plus dur se refuse plus longtemps à la disposition régulière de ces
conduits, et il y faut bien plus de peine pour y exciter des tourbillons semblables à
ceux qui environnent les aimants naturels » (p. 9). Pour l'abbé Jadelot, le cheveu est
un type objectif très clair : « Le fil de fer, comme on sait, sert pour les tons les plus
2
aigus des instruments à corde de métal. Or, cette forte tension qu'il peut supporter,
semble indiquer que ce métal est fait de cheveux qui peuvent se filer et se cordeler
comme notre chanvre. »
En 1785, de Bruno rappelle que Huyghens et Hartsoeker ont cru que l'aimant était
composé d'une infinité de prismes creux livrant passage à la matière magnétique. Il
ajoute : « M. Euler, qui a adopté, leur sentiment, compare ces prismes creux aux
3
veines et aux vaisseaux lymphatiques qui sont dans le corps des animaux. » Un esprit
scientifique' se demande en quoi la comparaison d'Euler éclaire la première image de
Huyghens. Pour l'esprit préscientifique, l'image animiste est en somme plus naturelle,
donc plus convaincante. C'est pourtant, de toute évidence, une fausse lumière.
Voici maintenant un exemple d'un phénomène biologique privilégié pris comme
principe de mesure. On a si grande confiance dans l'extrême régularité des lois vitales
qu'on prend le pouls comme chronomètre pour certaines expériences. Bacon apporte
à cette référence imprécise un luxe de précisions très caractéristiques de l'esprit
préscientifique. On lit dans la Sylva Sylvarum : « La durée d'une flamme placée dans
les diverses conditions mérite d'être étudiée. Nous allons d'abord parler des corps qui
1
Nicolas Fuss, Observations et expériences sur les aimants artificiels, principa. lement sur
la meilleure manière de les faire, SaintPétersbourg, 1778, p. 6.
2
Abbé JADELOT, mécanisme de la Nature ou système du inonde, fondé sur les forces du
Feu, précédé d'un examen du système de Newton, Londres, 1787, p. 201.
3
DE BRUNO, loc. cit., p. 22.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 164
brûlent directement et sans l'intermédiaire d'une mèche quelconque. Une cuillerée
d'esprit de vin chaud brûla pendant 116 battements de pouls ; la même cuillerée, avec
l'addition de 1/6 de salpêtre brûla pendant 94 pulsations, et avec 1/6 de sel, pendant
83 pulsations ; avec 1/6 de poudre à tirer, pendant 110 pulsations ; un morceau de cire,
placé au milieu de l'esprit de vin, brûla pendant 87 pulsations ; un morceau de silex
(!) pendant, 94 pulsations ; avec 1/6e d'eau, pendant 86 pulsations, et avec la même
quantité d'eau, seulement pendant 4 pulsations. » Fautil souligner au passage
qu'aucune de ces expériences ne correspond, ni dans son principe ni dans sa mesure, à
un problème scientifique bien défini ?
Un livre entier serait nécessaire pour démêler le débat entre les partisans de
Galvani et ceux de Volta, entre l'électricité biologique et l'électricité physique. Mais à
quelque école que les expérimentateurs appartiennent, ils multiplient les expériences
physiologiques. C'est à ces expériences que va de prime abord l'intérêt. Reinhold a
étudié l'action sur le goût. Sur l'odorat, Cavallo (rapporté par Sue,) « dit qu'ayant uni
1
ensemble un fil d'argent, introduit le plus avant possible dans les narines, et un
morceau de zinc appliqué sur la langue, il a senti une odeur putride ». Le problème se
pose ainsi plutôt du nez à la langue que de l'argent au zinc.
Reinhold cite un grand nombre d'expériences sur la vue: « L'argent sur l’œil droit,
le zinc sur l'œil gauche, on voit une lueur très vive. »
Parfois, l'expérience est conçue sous une forme à peine vraisemblable, et cepen
dant l'expérience à laquelle nous faisons allusion est répétée par beaucoup d'auteurs et
variée dans des conditions vraiment incroyables. Ne donnons que quelques
exemples . « Humboldt établit même... quatre manières de produire cette lumière (il
2
1
P. SUE, Histoire du Galvanisme, 4 vol., Paris, 1805, tome I, p. 159.
2
SUE, loc. cit., tome I, p. 158.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 165
s'agit seulement de l'impression lumineuse). La plus remarquable est celle qui la fait
voir très évidemment, lorsqu'après avoir mis sur la langue un morceau de zinc, il a
introduit profondément dans l'intestin rectum un morceau d'argent. Fowler dit avoir vu
sur luimême et sur d'autres, outre la lueur, qui était très évidente, la pupille se
contracter ; ce qui lui paraît prouver le pouvoir du fluide galvanique sur l'iris. » On
conviendra que ce pouvoir est bien indirect et qu'il nous est assez difficile d'imaginer
l'importance donnée à une telle expérience. Nous n'avons pu davantage découvrir par
quels détours on était arrivé à imaginer cette expérience qui met en jeu tout le tube
digestif. Peutêtre estce en vertu du mythe d'intériorisation si bien illustré par les
phénomènes de la digestion. Achard, qui a repris cette expérience, note en plus de la
lumière « l'envie d'aller à la selle ». Humboldt l'a recommencée sur une linotte, sur
des grenouilles, sur deux serins. L'action est si forte que Humboldt conclut tran
quillement : « Si l'on trouvait un moyen commode de couvrir d'une armature une
1
grande surface du rectum dans l'homme, son effet serait certainement plus efficace
pour rappeler les noyés à la vie que l'usage de la fumée de tabac. »
Humboldt se mit luimême en expérience pour attester la spécificité des fluides
galvaniques, unissant ainsi l'intuition animiste et l'intuition substantialiste. La ques
tion précise qu'il se propose de résoudre est la suivante : le fluide galvanique de cer
tains animaux diffèretil essentiellement de celui d'autres animaux ? Voici la
réponse : (p. 476) « Un fil de fer qui servait à établir communication entre des parties
de mon dos où la peau était mise à nu et munie d'armatures, produisit une irritation
très sensible dans l'organe du goût sur plusieurs personnes qui assistaient à mes
expériences. Il n'y eut jamais d'irritation de cette espèce lorsqu'on répéta le même
essai avec des cuisses de grenouille. Cette différence ne dépendraitelle pas de ce que
les organes de l'homme sont plus aisément affectés par un fluide émané d'un animal à
sang chaud, que par celui qui émane d'un animal à sang froid ? Ne doiton pas
imaginer, que de même que tous les fluides du corps vivant diffèrent selon les espè
ces d'animaux, le fluide très ténu, accumulé dans les nerfs et dans les muscles, peut
aussi différer non seulement dans les diverses espèces, mais encore selon le sexe,
l'âge et le genre de vie des individus ? » Comme on le voit, loin de se diriger vers
l'étude objective des phénomènes, ou est plutôt incliné, par les intuitions animistes, à
individualiser les phénomènes, à accentuer le caractère individuel des substances
marquées par la vie.
Comme on le répète souvent au XVIIIe siècle, « le corps humain est un des plus
amples magasins de matières électriques. » Aldini regarde « tous les êtres vivants
comme autant de piles animales » et il croit que le fluide électrique « a sur tous nos
liquides et sur les organes sécréteurs une action dont les effets nous sont encore
inconnus. On pourrait aller plus loin, et considérer toutes nos glandes comme autant
de réservoirs du galvanisme, qui, accumulé dans une partie plus que dans l'autre,
rendu plus ou moins libre, et modifié en différentes manières, donne au sang qui
parcourt la totalité du système glanduleux, le moyen de subir tous les changements
qu'il éprouve par différentes sécrétions ». Guidé par ces vues animistes, Aldini
n'hésite pas à affirmer une action électrique de différentes substances qui agissent sur
le corps humain. Ainsi « l'opium, le quinquina, et autres stimulants analogues, qui ont
beau coup d'action sur le système animal, augmentent aussi l'effet de la pile... J'ai fait
des solutions de divers stimulants proposés par Brown ; j'en ai humecté les cartons
que je plaçais entre les disques de la pile ordinaire, et j'ai vu que ces substances en
augmentaient l'intensité ». C'est donc bien le corps humain qui est le détecteur chimi
que primitif.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 167
plus loin « Les os me paraissent idioélectriques, surtout dans les animaux qui ont
passé l'âge de la verte jeunesse, et dans lesquels ils ne sont plus aussi tendres et
commencent à se durcir ». Galvani écrit à Spallanzani « que l'électricité animale n'est
pas absolument une électricité commune, telle qu'on la rencontre dans tous les corps,
mais une électricité modifiée et combinée avec les principes de la vie, par lesquels
elle acquiert des caractères exclusivement». On voit de reste que toute l'école de
Galvani a été troublée dans ses recherches par la spécificité des détecteurs
biologiques employés. Elle n'a pu aborder la perspective objective.
Tandis que le mouvement de l'aiguille dans la balance de Coulomb était un mou
vement aux maigres caractéristiques mécaniques, la contraction musculaire a été pour
l'école de Galvani un mouvement privilégié, chargé de caractères et de sens, en quel
que sorte un mouvement vécu. Par réciproque, on a cru que ce mouvement biologico
électrique était plus propre que tout autre à expliquer les phénomènes de la vie. Aldini
s'est demandé si les expériences de contraction électrique « ne pourraient pas
conduire à une connaissance plus précise sur l'organisation des insectes ? Peutêtre
nous indiquerontelles quelles sont les parties de ces animaux qui sont spécialement
douées de contractilité ». En particulier, Aldini rappelle les expériences de Zanotti de
Bologne : sur la cigale tuée on obtient immédiatement le mouvement et le son, sur un
petit ver luisant « les anneaux phosphoriques deviennent plus brillants, et répandent
une lumière plus vive que celle qui leur est naturelle... Les gros vers luisants brillent
aussi davantage, et l'on découvre en outre une petite étoile très lumineuse à l'extrémité
de chacun des poils qui couvrent la superficie de leur corps ». Ainsi, ce n'est pas du
côté de la saine abstraction que se dirige l'esprit préscientifique. Il cherche le concret,
l'expérience fortement individualisée.
Mais les problèmes électriques se sont formés de prime abord sur une base biolo
gique et l'on peut excuser le biologiste Galvani d'avoir continué la pratique de son
propre métier tandis qu'il rencontrait des phénomènes d'un ordre nouveau et inconnu.
Nous allons donc essayer de caractériser l'obstacle animiste sur un thème plus naturel.
Nous allons étudier, dans un chapitre spécial, la fausse clarté apportée dans la
connaissance objective par le thème de la digestion.
1
SUE, loc. cit., tome I, p. 3.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 168
CHAPITRE IX
Le Mythe de la Digestion
Retour à la table des matières
La digestion est une fonction privilégiée qui est un poème ou un drame, qui est
source d'extase ou de sacrifice. Elle devient donc pour l'inconscient un thème
explicatif dont la valorisation est immédiate et solide. On a coutume de répéter que
l'optimisme et le pessimisme sont questions d'estomac. Mais on vise la bonne humeur
ou la mauvaise humeur dans les relations sociales : C'est près des hommes que
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 169
Schopenhauer cherchait des raisons pour soutenir son système, ou, comme il le disait
d'une manière si clairement symptomatique, des aliments de misanthropie. En réalité,
la connaissance des objets et la connaissance des hommes relèvent du même diagnos
tic et, par certains de ses traits, le réel est de prime abord un aliment. L'enfant porte à
la bouche les objets avant de les connaître, pour les connaître. Le signe du bienêtre
ou du malaise peut être effacé par un signe plus décisif : le signe de la possession
réaliste. La digestion correspond en effet à une prise de possession d'une évidence
sans pareille, d'une sûreté inattaquable. Elle est l'origine du plus fort des réalismes, de
la plus âpre des avarices. Elle est vraiment la fonction de l'avarice animiste. Toute sa
cénesthésie est à l'origine du mythe de l'intimité. Cette « intériorisation » aide à
postuler une « intériorité ». Le réaliste est un mangeur.
Cette fonction de possession, qu'il suffit de désigner pour en faire saisir l'évi
dence, est bien apparente dans certains textes préscientifiques. Par exemple, C. de la
Chambre majore l'appétit dans le sens même d'une possession : « le goût est dans la
1
bouche et à la porte... mais l'appétit est dans le lieu qui reçoit ce qui est entré, d'autant
que la possession étant la fin et le but de l'appétit, et que celui doit désirer qui doit
posséder, l'estomac devant recevoir l'aliment a dû avoir aussi l'appétit ».
Cette possession fait l'objet de tout un système de valorisation. L'aliment solide et
consistant a une prime immédiate. Le boire n'est rien devant le manger. Si l'intelli
gence se développe en suivant la main qui caresse un solide, l'inconscient s'invétère
en mâchant, à pleine bouche, des pâtes. On peut saisir facilement, dans la vie
quotidienne, ce privilège du solide et de la pâte. On peut aussi en voir la trace dans
bien des livres préscientifiques. Pour Hecquet, publiant, sans nom d'auteur, un Traité
des dispenses du Carême la faim n'a rien que de naturel, la soif, au contraire, est
2
1
DE LA CHAMBRE, Nouvelles conjectures sur la digestion, Paris, 1636, p. 24.
2
Sans nom d'auteur, Traité des dispenses du Carême, Paris, 1710, tome II, p. 224.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 170
Bien entendu, quand on pense sur un plan valorisé, la contradiction des valeurs
n'est pas loin. Mais cette contradiction ne vise qu'en apparence les éléments ration
nels. En réalité, elle s'anime dans la simple dialectique du goût et du dégoût. La
longue polémique sur les pâtées au XVIIIe siècle est très instructive à cet égard.
Diderot, digne émule de Rousseau, va nous donner quelques conseils d'hygiène,
curieux mélange de verbiage scientifique et de valorisation inconsciente (Encyclo
pédie. Art. Bouillie). « Il est d'un usage presque général, d'empâter les enfants dans
les deux ou trois premières années de leur vie, avec un mélange de farine délayée
dans du lait que l'on fait cuire, auquel on donne le nom de bouillie. Rien de plus
pernicieux que cette méthode. » En voici la preuve pédante : « En effet, cette nourri
ture est extrêmement grossière et indigeste pour les viscères de ces petits êtres. C'est
une vraie colle, une espèce de mastic capable d'engorger les routes étroites que le
chyle prend pour se vider dans le sang, et elle n'est propre le plus souvent qu'à
obstruer les glandes du mésentère, parce que la farine dont elle est composée, n'ayant
point encore fermenté, est sujette à s'aigrir dans l'estomac des enfants, et de là le
tapisse de glaires, et y engendre des vers qui leur causent diverses maladies qui met
tent leur vie en danger. » Que de raisons, de déductions et d'inférences pour nous dire
que Diderot n'aime pas les bouillies ! Bien n'est tant raisonné que l'alimentation chez
les bourgeois. Rien n'est davantage sous le signe du substantiel. Ce qui est substantiel
est nourrissant. Ce qui est nourrissant est substantiel. Durade, dans un ouvrage qui a
remporté le prix de Physique de l'Académie de Berlin en 1766, commentait simple
ment cet axiome de la digestion substantielle « une seule substance nourrit ; tout le
reste n'est, qu'assaisonnement », 1
Un des mythes les plus persistants qu'on peut suivre à travers les périodes
scientifiques, accommodé à la science du jour, c'est l'assimilation des semblables par
la digestion. Pour en montrer le caractère préconçu, le mieux est de prendre un auteur
assez ancien. Le docteur Fabre de Montpellier dit en son langage philosophique : 2
« Que si l'aliment est en son commencement différent de son alimenté, il faut qu'il se
dépouille de cette différence, et par diverses altérations, qu'il se rende semblable à son
alimenté, avant qu'il puisse être son dernier aliment ». Mais l'idéal de l'alimentation
moderne n'est guère en avance sur ce texte. Elle reste aussi matérialiste. On gorge les
enfants de phosphates pour leur faire des os sans méditer le problème de l'assi
milation. Même quand une expérience est réelle, on la pense sur un plan philo
1
DURADE, Traité physiologique et chymique sur la nutrition, Paris, 1767, p. 73.
2
FABRE, loc. cit., p. 15.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 171
sophique faux. On veut toujours que le semblable attire le semblable, que le sembla
ble ait besoin du semblable pour s'accroître. Telles sont les leçons de cette assimi
lation digestive. On transporte bien entendu ces leçons dans l'explication des phéno
mènes inorganiques. C'est précisément ce que fait le docteur Fabre qui développe tout
un cours de chimie et de médecine générale en s'appuyant sur le thème fondamental
de l'assimilation digestive.
II
La valorisation conduit à donner à l'estomac un rôle primordial. L'antiquité le
nommait le roi des viscères. Hecquet en parle avec admiration. L'estomac n'est pour
tant, dans sa théorie, qu'un organe chargé de triturer les aliments. Mais, tout de même,
quelle merveille 1 « Cette meule philosophique et animée qui broie sans bruit, qui
fond sans feu, qui dissout sans corrosion ; et tout cela par une force aussi surprenante
qu'elle est simple et douce ; car si elle surpasse la puissance d'une prodigieuse meule,
elle agit sans éclat, elle opère sans violence, elle remue sans douleur. » En 1788, Roy
Desjoncades se contente d'admirer le site de l'estomac, mais quel élan ! « La
1
situation de l'estomac, ce vase de digestion, sa forme, son diamètre, l'épaisseur de ses
parois, les assistants qui sont placés autour de lui, tout est arrangé avec une symétrie
des plus régulières, pour favoriser l'entretien de cette chaleur vitale... Les viscères, les
muscles et les troncs d'artères et de veines qui l'environnent, sont comme autant de
braises allumées qui entretiennent ce feu. Le foie le couvre et l'échauffe du côté droit.
La rate en fait autant du côté opposé. Le cœur et le diaphragme font le même office
par en haut. Les muscles abdominaux, l'épiploon et le péritoine lui portent la chaleur
par devant, et enfin les troncs de la grosse artère et ceux de la veine cave avec les
muscles de l'épine dorsale, lui rendent un égal service par derrière. »
1
A. Roy DESJONCADES, Docteur médecin, Les loix de la nature, applicables aux loix
physiques de la Médecine, et au bien général de l'humanité, 2 vol., Paris, 1788. tome I, p. 97.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 172
Cette valorisation de la chaleur stomacale est aussi, à elle seule, très instructive.
Elle est très fréquente dans les textes de la période préscientifique. On lit dans
l'Histoire de l'Académie des Sciences pour 1673 la page suivante (I, p. 167) « Notre
estomac fait des extraits des Plantes comme le feu, et il ne les altère pas moins. Il tire
du vin, par exemple, un esprit qui monte à la tête, et la suite de la digestion donne des
parties combustibles, et des substances sulfurées volatiles. Mais ce qui est le plus
remarquable, et le plus heureux pour le rapport des opérations de l'estomac à celles de
la Chimie, on voit dans plusieurs exemples qu'il forme, ou qu'il dégage par sa seule
chaleur douce et humide les mêmes substances que la Chimie ne peut avoir que par
un grand feu. Ce n'est que par ce moyen que l'on tire de la Poudre Emétique, insipide
en apparence, des substances aérées ; et l'estomac en tire doucement et facilement ces
mêmes substances, qui sont les seules qui puissent l'irriter et le soulever ». Bien en
tendu, quand il y a des différences entre la Chimie de l'estomac et la « chimie artifi
cielle », c'est toujours la première, in vivo, qu'on estime la plus naturelle et partant la
plus adroite.
Nous touchons ici à la propriété pivot autour de laquelle va tourner sans fin l'esprit
préscientifique : la digestion est une lente et douce cuisson, donc toute cuisson
prolongée est une digestion. On ne méditera jamais trop cette réciproque si l'on veut
comprendre l'orientation de la pensée animiste. Il n'y a pas là un simple tour
métaphorique. En fait, dans l'esprit préscientifique, la chimie prétend s'instruire en
scrutant les phénomènes de la digestion.
D'abord la forme du corps humain ne dessinetelle pas un four bien compris ?
Dans un texte un peu ancien, à la fin du XVIe siècle, Alexandre de la Tourette nous
dit ingénûment sa rêverie : « Nous voyons aussi, comme ce très excellent alchymiste,
notre bon Dieu, a bâti son four (qui est le corps de l'homme) d'une si belle et propre
structure, qu'il n'y a rien à redire : avec ses soupiraux et registres nécessaires comme
sont la bouche, le nez, les oreilles, les yeux.; afin de conserver en ce four une chaleur
tempérée, et son feu continuel, aéré, clair, et bien réglé, pour y faire toutes ses opéra
tions alchimistiques ».
La digestion dit un auteur du XVIIIe siècle est « un petit incendie... les aliments
doivent être autant proportionnés à la capacité de l'estomac, que le fagot à la dispo
sition du foyer ». Il n'est pas sûr que la traduction actuelle de la valeur des aliments en
calories soit plus adaptée à la réalité que ces images simples.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 173
lait et le chyle... il n'y a de différence que par les degrés d'une cuite ou digestion plus
ou moins avancée ».
Ce n'est pas pour rien que la marmite de Papin, qui était au fond une véritable
marmite norvégienne, a été appelée le digesteur de Papin. On en explique les phéno
mènes en pensant au travail de l'estomac. En effet ce qui a frappé surtout c'est que la
viande, en six ou huit minutes, sur petit feu « se trouve réduite en pulpe, ou plutôt en
une liqueur parfaite : en poussant un peu le feu, ou seulement en le laissant agir tel
qu'il est quelques minutes de plus, les os les plus durs se transforment en pulpe ou en
gelée. On attribue cet effet à l'exactitude avec laquelle cette machine est fermée ;
comme elle ne permet ni l'entrée ni la sortie de l'air, les secousses occasionnées par la
dilatation et les oscillations de l'air renfermé dans la chair, sont uniformes et très
vigoureuses. » On reconnaît là la théorie de la trituration stomacale. D'ailleurs, l'arti
cle reprend : « Cette expérience paraît avoir une parfaite analogie avec l'opération de
l'estomac ; car quoique la dissolution de ce viscère ne soit pas ordinairement si vive et
si pénétrante, néanmoins à proportion de sa chaleur et de sa construction M. Drake
pense que l'effet est tout à fait semblable » (Encyclopédie, Art. Digesteur).
Pour défendre la théorie de la trituration stomacale, Hecquet rappelle que ce qui
fait la bonté, la délicatesse et la sûreté du chocolat, c'est qu'il est bien broyé. « La
pâtisserie en fournirait un million d'autres (preuves), car d'une même farine également
assaisonnée, mais différemment tournée et pétrie, elle en tire différents mets. Peut
être faudraitil omettre ce détail, ordinairement peu satisfaisant pour des esprits
philosophiques, que rien ne touche, que le sublime ou le merveilleux. » Une telle ma
nière d'argumenter montre bien la continuité de la cuisine à la digestion. On a dit bien
souvent que la digestion commence à la cuisine ; la théorie savante aussi. L'homo
faber qui correspond à l'intelligence biologique est cuisinier.
Des opérations vraiment insignifiantes pour nous étaient jadis marquées du mythe
de la digestion. L'Encyclopédie relate encore au mot buccellation une « opération par
laquelle on divise en morceaux, comme par bouchées, différentes substances pour les
travailler ». Dès le mortier, l'histoire animiste d'une opération chimique est ainsi com
mencée. Tout le long des manœuvres, les métaphores de la digestion soutiendront la
1
Sans nom d'auteur. Nouveau traite de Physique sur toute la nature.... loc. cit., tome II, p.
40.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 174
pensée objective : l'expérience physique travaillera sur le plan de l'expérience biolo
gique. Certains Alchimistes donnent même à l'idée de nourriture toute sa force, tout
son sens précis, alors même qu'ils travaillent sur la matière. Sous le nom de cibation,
ils prétendent aider une réaction en la nourrissant de pain et de lait. Crosset de la
Heaumerie en 1722, parle, encore « de nourrir et allaiter le composé ». Parfois c'est 1
une image. Parfois c'est une réalité et l'on verse du lait dans la cornue. A vrai dire,
l'intuition animiste est tellement trouble que toute poudre blanche peut faire office de
farine. Un auteur écrivant en 1742 reconnaît ainsi formellement, dans certains miné
raux, les propriétés de la farine. Certes « toutes ces farines ne sont pas également
nourrissantes » mais avec de l'eau, une telle farine « devient une sorte de lait. Le lait
même qu'on trait des vaches... n'est pas une liqueur différente ». On voit donc bien
que le concept d'aliment nourrissant, si clair et si fortement valorisé dans l'incon
scient, s'introduit, d'une manière plus ou moins obscure, dans les raisonnements de la
chimie préscientifique.
Les anciennes méthodes de cémentation de l'acier sont de toute évidence sous la
dépendance d'une cibation plus ou moins mystique. On lit dans l'Encyclopédie à
J'article Trempe cette page où la rationalisation n'empêche pas de reconnaître la trace
de l'idée primitive de nourriture : « Faire de l'acier c'est charger le fer d'autant de
phlogistique, ou de parties inflammables qu'il en peut contenir. Pour produire cet
effet, on joint au fer que l'on veut convertir en acier, toutes sortes de matières, grasses,
qui contiennent une grande quantité de principe inflammable qu'elles communiquent
au fer... C'est sur ce principe que l'on emploie des substances du règne animal, telles
que des os, de la carne, des pattes d'oiseaux, du cuir, des poils, etc. ». Certains
primitifs approchent du foyer où l'on travaille le minerai de fer, pour des fins
magiques, un coffret plein de plumes et de poils. Le métallurgiste préscientifique,
plus matérialiste, jette les plumes et les poils dans le creuset. La technique de la
trempe au jus d'ail correspond de même, sinon à un mythe digestif, du moins à un
mythe de l'assaisonnement qui joue comme une causalité de l'infinie. On peut lire
dans l'Encyclopédie cette méthode de trempe pour les aciers fins. « On coupe l'ail en
petits morceaux ; on verse de l'eaudevie par dessus, on les laisse en digestion pen
dant 24 heures dans un lieu chaud ; au bout de ce temps, on presse le tout au travers
d'un linge, et on conserve cette liqueur dans une bouteille bien bouchée, afin de s'en
servir au besoin pour tremper les outils les plus délicats. » Diderot, le fils du
1
CROSSET DE LA HEAUMERIE, loc. cit., p. 21.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 175
coutelier, n'a pas réagi contre cette méthode ; il a laissé passer l'article. On ne critique
pas la technique de ses pères.
Mais naturellement, c'est surtout dans la pratique alchimiste que le mythe de la
digestion est prodigué. On ne devra donc pas s'étonner des métaphores nombreuses
qui relèvent de la digestion dans les organes alchimistes. Ainsi « Les corrosifs
1
ordinaires, affamés comme ils sont, cherchent à dévorer les métaux, pour assouvir
leur faim, ils les attaquent avec furie. » L'antimoine est « un loup dévorant ». Nom
breuses sont les gravures qui le représentent ainsi . « Ce sel cristallin, comme un
2
enfant affamé, mangera et transformera en peu de temps en sa propre nature, telle
huile essentielle que vous voudrez lui donner. » Et toute l'opération est décrite comme
une nutrition : « De même les alcalis et les esprits rectifiés se doivent joindre
ensemble de telle sorte, que l'un semble avoir mangé l'autre. » Le nombre de ces
images, qu'un esprit. scientifique estime pour le moins inutiles, dit assez clairement
qu'elles jouent un rôle explicatif suffisant pour l'esprit préscientifique.
III
Puisqu'on a lié l'estomac et la cornue, puis l'ensemble des phénomènes biologi
ques et l'ensemble des phénomènes chimiques en une même unité, on va pousser
l'analogie à l'extrême. Dans certaines cosmogonies préscientifiques, la terre est prise
comme un vaste appareil digestif. Précédemment, nous avions évoqué une vie un peu
vague de la terre. C'est maintenant d'une vie précise qu'il s'agit. De la Chambre dit
simplement : Pour les végétaux, l'aliment n'a « Point d'autre organe de sa coction que
3
1
POLEMAN, loc. cit., p. 22.
2
LE PELLETIER, loc. cit., tome Il, p. 156.
3
DE LA CHAMBRE, Nouvelles conjectures sur la digestion..., loc. cit., p. 15.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 176
la terre qui lui sert d'estomac » (p. 18). « Les zoophytes... n'ont point d'autre estomac
que la terre. » Ainsi tous les animaux ont un estomac « il est interne aux uns et fait
partie de leur corps, et aux autres non. » Mais d'autres auteurs sont plus prolixes. Un
auteur met sur la même ligne les trois digestions qui se développent dans la terre, la
cuisine ou l'estomac. « La matière minérale dont les plantes et les fruits sont produits,
est donc premièrement préparée dans la terre, qui comme un estomac aidé de la
chaleur du soleil, la cuit et la digère ; les cuisiniers lui succèdent, et se placent, pour
ainsi parler, entre elle et notre estomac ; y ajoutant par l'artifice de leurs industrieuses
digestions, triturations, macérations, fermentations, élixations, fritures, torréfactions,
et le reste de leurs assaisonnements ce qui manque à la maturité des fruits...
L'estomac est ensuite placé entre les cuisiniers et les veines pour exalter par son
levain la quintessence de ces matières, je veux dire ce mercure alimentaire, ou cet
humide radical, dont se fait la nourriture des parties : enfin la fermentation des veines
tient le milieu entre la digestion de l'estomac, et l'assimilation des humeurs, ou leur
conversion en la substance des parties ». Voilà certes une Weltanschauung qui se
1
disperserait immédiatement si le mythe de la digestion perdait sa clarté.
C'est un même dépassement qu'on peut saisir chez Hecquet. Il ne lui suffit pas que
la digestion stomacale se fasse, par la trituration. Il veut montrer que tout l'univers
triture et digère (p. 126). Tout un chapitre de son livre est consacré à démontrer que «
le broyement a beaucoup de part dans les digestions qui se font dans les végétaux et
dans les minéraux ». Les nœuds de la tige sont « autant de pressoirs ou de petits
cœurs ». « L'air bat et agite tout ce qu'il touche... les chimistes le nomment la toison
de la terre. » Mais rien n'arrête la rêverie pédante : « La lune surtout et les astres, ces
masses énormes qui roulent sur leur centre, pèsent toutes à la fois sur l'air, le foulent
et l'agitent, l'affinent et le broyent. » La lune pousse l'air ; l'air pousse l'eau ; l'eau,
étant incompressible, détermine des pressions dans les entrailles de la terre et facilite
les digestions minérales. « L'action de broyement paraîtra peutêtre plus malaisée à
concevoir dans les digestions qui se font dans les minéraux, mais ces digestions sont
des végétations, et l'on vient de voir que les végétations se font par le moyen du
broyement. Pourquoi d'ailleurs chercher des différences dans les manières que la
nature employe dans les productions du même genre ? ». Hecquet rappelle la théorie
2
des veines terrestres et ajoute : (p. 136) « La nature paraîtrait donc presque avoir copié
1
HUNAULT, Discours physique sur les fièvres qui ont régné les années dernières, Paris,
1696, p. 16.
2
Sans nom d'auteur. De la digestion et des maladies de l'estomac.... loc. cit., p. 135.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 177
la terre d'après le corps humain ». Ainsi, la cité savante, il y a à peine deux siècles,
tolérait des inversions aussi scandaleuses.
On peut d'ailleurs remarquer, en lisant certains textes, la liaison des images très
précises et des inspirations animistes les plus sourdes. Pour un auteur écrivant en 1742
dans un mémoire lu à l'Académie (tome I, p. 73) « la terre (a) comme ses entrailles, et
ses viscères, ses philtres, ses colatoires. Je dirais même quasi comme son foie, sa rate,
ses poumons, et les autres parties destinées à la préparation des sucs alimentaires.
Elle a aussi ses os, comme un squelette très régulièrement formé ». Si l'on ne prend
pas, devant un tel texte, l'attitude ironique, si l'on en accepte un instant la séduction
puérile, en suivant une inspiration sympathique, on sent bientôt l'idée vague se
reformer derrière les précisions intempestives. Cette idée vague et puissante, c'est
celle de la Terre nourricière, de la Terre maternelle, premier et dernier refuge de
l'homme abandonné. Alors on comprend mieux les thèmes psychanalytiques que
développe Rank dans le Traumatisme de la naissance ; on arrive à donner un sens tout
nouveau au besoin qu'un être douloureux et craintif éprouve de retrouver partout la
vie, sa vie, de se fondre, comme disent les philosophes éloquents, dans le grand Tout.
C'est au centre qu'est le mystère et la vie ; tout ce qui est caché est profond, tout ce qui
est profond est vital, vivant ; l'esprit formateur est « souterrain ». « Dans la Terre
comme dans nos corps... pendant qu'au dehors tout se passe en décoration, ou tout au
plus en opérations peu embarrassantes, le dedans est occupé aux ouvrages les plus
difficiles, et les plus importants. »
Robinet écrit encore en 1766 : « Un liquide circule dans l'intérieur du globe. Il se
charge de parties terreuses, huileuses, sulfureuses, qu'il porte aux mines et aux
carrières pour les alimenter, et hâter leur accroissement. Ces substances en effet sont
converties en marbre, en plomb, en argent, comme la nourriture dans l'estomac de
l'animal se change en sa propre chair ». On pourrait trouver les éléments d'une théorie
inconsciente de l'Univers fondée sur les solides convictions de la boulimie. La glou
tonnerie est une application du principe d'identité. Tout se mange. Réciproquement,
tout est mangé. « Les choses, continue Robinet , se servent mutuellement de nourri
1
ture... La conservation de la Nature se fait à ses propres dépens. Une moitié du tout
absorbe l'autre, et en est absorbée à son tour ». Cette absorption réciproque est diffici
le à rationaliser, difficile même à imaginer. Pour un digérant, elle est au contraire très
facile à rêver.
1
ROBINET, De la Nature.... loc. cit., tome I, p. 45.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 178
Mais nous retrouverons bientôt l'occasion d'accentuer toutes ces remarques, en
leur donnant leur véritable interprétation psychanalytique, quand nous examinerons le
mythe de la génération tellurique beaucoup plus puissant et séducteur que le mythe de
la simple digestion.
IV
Au mythe de la digestion se rattache, de toute évidence, l'importance donnée aux
excréments. Nombreux sont les psychanalystes qui ont caractérisé la phase anale dans
le développement psychique de l'enfant. R. et Y. Allendy rappellent que « Freud en
1908, Jones en 1921 et Abraham en 1921 ont longuement étudié ce que devient chez
l'adulte, sous forme de caractère anal, l'accentuation prévalente de cette phase
digestive ». On en trouvera une étude très claire dans leur, livre Capitalisme et
1
Sexualité. En lisant cet ouvrage, on sentira la nécessité de doubler la psychanalyse
classique par une psychanalyse du sentiment de l'avoir qui est, comme nous l'avons
marqué, d'essence primitivement digestive. Nous ne pouvons nous étendre sur ce
sujet. Nous voulons simplement noter que la connaissance objective à prétentions
scientifiques est embarrassée, elle aussi, par des valorisations aussi absurdes.
Il est à peine croyable que le XVIIIe siècle ait gardé dans son Codex des remèdes
comme l'eau de Millefleurs et l'album graecum. L'eau de Millefleurs n'est autre que le
produit de la distillation de la bouse de vaches. Malouin y consacre un petit chapitre.
2
Qu'on ne croie pas que la distillation, en nettoyant le médicament, excuse le médecin.
On donne aussi, sous le nom d'eau de millefleurs, l'urine ellemême. « On choisit
celle d'une génisse, ou d'une jeune vache saine et brune, nourrie dans un bon herbage,
1
R. et Y. ALLENDY, Capitalisme et Sexualité, Paris, p. 47.
2
MALOUIN, Chimie médicinale, 2 vol., 2e éd., Paris, 1755, tome I, p. 112.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 179
dans le mois de mai, ou dans celui de septembre, et le matin... on la porte toute
chaude au malade qui doit être à jeun... c'est une liqueur savonneuse qui dissout
efficacement les obstructions formées par l'épaisseur de la bile, ou par la viscosité des
autres humeurs ; elle purge abondamment, et même fait quelquefois vomir... »
Malouin la recommande pour l'asthme, l'hydropisie, la migraine. « La fiente fraîche
de vache nourrie d'herbes, a la qualité d'apaiser les inflammations des plaies et
tumeurs... Le tempérament du mâle étant différent de celui de la femelle, on ne peut
disconvenir que la fiente de bœuf ne soit en quelque chose différente de celle de la
vache... Celle du bœuf sert particulièrement à retenir en son lieu la matrice relâ
chée. » Notons au passage la surdétermination sexuelle présentée comme un principe
évident. Notons aussi, dans la fixation de la matrice par une matière malodorante le
même moyen de rationalisation que nous avons déjà signalé en suivant le psycha
nalyste Jones. Il est à remarquer qu'aucune critique n'est indiquée par Malouin. Même
absence de critique dans la Matière médicale de Geoffroy qui recommande les crottes
de rat Stercus nigrum contre les constipations. A l'extérieur, elles guérissent la
gratelle, mêlées au miel et au jus d'oignon, elles font croître et revenir les cheveux.
L'album graecum est de la crotte de chien. L'Encyclopédie en parle en ces termes :
« Plusieurs auteurs, et entr'autres Ettmuller ont donné beaucoup de propriétés à
l'album graecum ; ils l'ont célébré comme étant sudorifique, atténuant, fébrifuge,
vulnéraire, émollient, hydragogue, spécifique dans les écrouelles, l'angine, et toutes
les maladies du gosier ». On reconnaît là une valorisation polyvalente d'autant plus
poussée que la matière peut sembler plus méprisable. L'auteur de l'article manifeste
une certaine désaffection de cette pratique. « On ne s'en sert guère parmi nous que
dans (les maladies du gosier) à la dose d'un demigros ou d'un gros, dans un garga
risme approprié. » Cette restriction dans l'usage, jadis si étendu, de l'album graecum,
prépare une rationalisation qui doit nous donner une mesure de la résistance d'un
obstacle épistémologique. On ne croit pas avoir d'autres moyens de triompher de
l'obstacle qu'en l'amoindrissant, qu'en le tournant. On ne sent pas que l'obstacle est
dans l'esprit même. Un reste de valeur traîne longtemps sur des idées fausses valoir
sées par l'inconscient. Ainsi l'auteur développe la « rationalisation » suivante : « L'al
bum graecum n'est proprement qu'une terre animale, et par conséquent absorbante,
analogue à l'ivoire préparé, à la corne de cerf philosophiquement préparée, etc. Les
humeurs digestives du chien et l'eau employée aux lotions de cet excrément dans sa
préparation, ont épuisé les, os mâchés et avalés par le chien, ou en ont dissout la
substance lymphatique à peu près de la même façon que l'eau bouillante a épuisé la
corne de cerf dans sa préparation philosophique. On ne voit donc pas quel avantage il
pourrait avoir audessus des autres substances absorbantes de la même classe. » Enco
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 180
re une fois, cette dévalorisation, timide et inachevée, dit assez clairement la primitive
valeur de cet étrange médicament.
Les matières fécales ont fait l'objet de nombreuses distillations. « Le procédé par
lequel M. Homberg est parvenu à retirer de la matière fécale une huile blanche et sans
odeur est curieux, et mérite de trouver place ici, à cause des vues et des sujets de
réflexions qu'il peut fournir ». Macquer ne nous dit guère quelles sont ces vues et ces
1
réflexions, mais on les devine si l'on veut bien mettre en scène le besoin de
valorisation. En effet, la distillation a fait perdre « la mauvaise odeur qui est changée
en simple odeur fade... M. Homberg a reconnu une valeur cosmétique à cette eau : il
en a donné à quelques personnes dont le teint du visage, du col et des bras était tout à
fait gâté, étant devenu gris, sec, grenu et rude : elles s'en sont débarbouillées une fois
par jour. L'usage continue de cette eau leur a adouci et blanchi la peau considérable
ment ». On trouve dans la Suite de la Matière médicale de Geoffroy (tome VI, p. 474)
un récit encore plus circonstancié et partant plus incroyable. Ce récit nécessiterait une
psychanalyse détaillée, d'ailleurs très facile. Geoffroy ne nie pas plus l'efficacité que
la répugnance. « Nous sommes persuadés que cette liqueur, qui est douce et onctu
euse, peut en effet adoucir et embellir la peau. Mais n'y atil pas de l'extravagance à
être assez esclave de sa beauté pour vouloir la conserver par l'usage d'une chose aussi
sale et aussi dégoûtante. »
Un inconscient très troublé peut seul conseiller de tels usages. Pour juger du trou
ble, il ne faut pas seulement s'occuper du lecteur de telles vésanies ; il faut s'adresser
à celui qui le premier en a fait l'essai. Comment l'idée peutelle venir de chercher le
cosmétique, comme le fait Hombert ou la dame citée par Geoffroy ? Ce ne peut être
que par valorisation antithétique. On ne veut pas croire que la mauvaise odeur d'un
produit naturel soit fondamentale. On veut donner une valeur objective au fait qu'on a
vaincu une répugnance personnelle. On veut admirer et être admirable. Tout joue pour
donner une valeur même aux antivaleurs. Déjà Hecquet répondait aux auteurs qui
voulaient expliquer la digestion par une sorte de putréfaction : « C'est se former une
2
étrange idée d'une opération si belle, si pleine d'art et de merveille ». Les sucs
produits par la digestion sont en effet « parfaits, doux et bienfaisants ». « Il convien
drait mal aux sucs nourriciers qu'ils vinssent à s'empuantir. » La digestion est difficile
à expliquer « preuve certaine de la majesté de la nature » mais pour l'esprit préscien
tifique elle ne s'explique que dans le règne des valeurs. Une telle explication cesse de
1
MACQUER, loc. cit., tome II, p. 406.
2
Sans nom d'auteur. De la digestion.... loc. cit., p. 38.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 181
donner prise à la contradiction. C'est aimer profondément que d'aimer des qualités
contradictoires.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 182
CHAPITRE X
Libido et connaissance objective
Retour à la table des matières
Le mythe de la digestion est bien terne quand on le compare au mythe de la géné
ration ; l'avoir et l'être ne sont rien devant le devenir. Les âmes énergiques veulent
avoir pour devenir. C'est donc avec raison que la Psychanalyse classique a marqué la
suprématie de la libido sur l'appétit. L'appétit est plus brutal, mais la libido est plus
puissante. L'appétit est immédiat ; à la libido, au contraire, les longues pensées, les
projets à longue échéance, la patience. Un amant peut être patient comme un savant.
L'appétit s'éteint dans un estomac repu. La libido, à peine estelle apaisée, qu'elle
renaît. Elle veut la durée. Elle est la durée. A tout ce qui dure en nous, directement ou
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 183
En effet, la psychanalyse classique, préoccupée surtout d'interpsychologie, c'està
dire des réactions psychologiques individuelles déterminées par la vie sociale et la vie
familiale, n'a pas dirigé son attention sur la connaissance objective. Elle n'a pas vu ce
qu'il y avait de spécial chez l'être humain qui quitte les hommes pour les objets, chez
le surnietzschéen qui, vers une plus haute montagne, quittant aussi son aigle et son
serpent, s'en va vivre parmi les pierres. Et pourtant, quel curieux destin, plus curieux
encore dans le siècle où nous sommes ! En ces heures où toute la culture se « psycho
logise », où l'intérêt pour l'humain s'étale dans la presse et les romans, sans plus
d'exigences que celle d'un récit original, sûr de trouver des lecteurs quotidiens et
assidus, voici qu'on trouve encore des âmes qui pensent à un sulfate ! Ce retour à la
pensée de la pierre, c'est, sans doute, aux yeux des psychologues la régression d'une
vie qui se minéralise. A eux l'être et le devenir, à eux l'humain tout gonflé d'avenir et
de mystère ! Il y aurait une longue étude à faire sur cette dévalorisation de la vie
objective et rationnelle qui proclame la faillite de la science, du dehors, sans jamais
participer à la pensée scientifique. Mais notre besogne est plus modeste. C'est dans le
détail de la recherche objective qu'il nous faut faire sentir la résistance des obstacles
épistémologiques. C'est là que nous allons voir l'influence de la libido, libido d'autant
plus insidieuse qu'elle a été plus tôt écartée, que le refoulement est, dans les tâches
scientifiques, à la fois plus facile et plus nécessaire. Naturellement, dans ce domaine
de l'aridité voulue qu'est un domaine scientifique, les affleurements de la libido sont
souvent Peu apparents. Nous réclamons donc l'indulgence du lecteur qui doit mesurer
la difficulté d'une tâche qui se propose, en somme, d'analyser la sensibilité d'un cœur
de pierre.
Voici alors le plan que nous allons suivre dans ce chapitre complexe. Dans cette
psychologie d'un inconscient scientifique, nous procéderons du vague au précis. En
effet, dans le règne de la libido, le plus vague est le plus puissant. Le précis est déjà
un exorcisme. Toute intellectualisation, alors même que cette intellectualisation porte
encore la marque indéniable de l'affectivité, est déjà une décharge de cette affectivité.
Nous trouverons de bons terrains d'étude, pour la sexualité vague, dans l'Alchimie,
pour la sexualité énorme, dans la génération tellurique. En ce qui concerne la
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 184
II
On ne peut penser longtemps à un mystère, à une énigme, à une entreprise chim
érique, sans en sexualiser, d'une manière plus ou moins sourde, le principe et les péri
péties. Cela tient sans doute à ce que le problème de la naissance a été pour l'enfant le
premier mystère. Le secret de la génération que les parents savent et qu'ils cachent
sans adresse, avec ironie ou malveillance, en souriant ou en grondant les consacre
comme des autorités intellectuelles arbitraires. De ce fait, les parents sont dès lors,
aux yeux des enfants, des éducateurs qui ne disent pas tout. L'enfant doit donc cher
cher seul. Il reconnaît, seul, l'absurdité des premières explications. Il a rapidement
conscience que cette absurdité est une malveillance intellectuelle, une preuve qu'on
veut, intellectuellement, le tenir en tutelle; d'où un éveil de l'esprit dans les voies
mêmes qu'on voulait interdire. Bientôt une réciproque s'installe dans l'esprit en forma
tion. Puisque la libido est mystérieuse, tout ce qui est mystérieux éveille la libido.
Aussitôt, on aime le mystère, on a besoin du mystère. Bien des cultures s'en trouvent
puérilisées ; elles perdent le besoin de comprendre. Pour longtemps, sinon pour
toujours, la lecture réclame des thèmes mystérieux ; il faut qu'elle pousse devant elle
une masse d'inconnu. Il faut aussi que le mystère soit humain. Finalement toute la
culture se «romance ». L'esprit préscientifique luimême en est touché. Une vulgari
sation de mauvais aloi tend à remettre sans cesse une frange de possibilités indéfinies
et mystérieuses autour des lois précises. Elle va audevant de ce besoin de mystère
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 185
dont nous voyons la source impure. Elle forme, en fin de compte, obstacle à l'essor de
la pensée abstraite.
L'alchimiste traite le nouvel adepte comme nous traitons nos enfants. Des absur
dités provisoires et fragmentaires font office de raisons au début de l'initiation. Ces
absurdités procèdent par symboles. Les symboles alchimiques pris enfin dans leur
système ne sont que des absurdités cohérentes. Ils aident alors à déplacer le mystère,
autant dire à jouer du mystère. Finalement, le secret alchimique est une convergence
de mystères : l'or et la vie, l'avoir et le devenir, sont réunis dans une même cornue.
Mais, comme nous l'avons marqué plus haut, les longues manœuvres pour attein
dre la pierre philosophale viennent valoriser la recherche. Souvent la longueur des
chauffes est présentée comme un sacrifice pour mériter le succès. C'est de la patience
valorisée, une espèce de broderie aux mille points, inutile et charmante, la tapisserie
de Pénélope. Le temps doit être inscrit dans l'œuvre : d'où les délais et les répétitions
réglées. Si l'adepte qu'on initie se souvient de son passé, il doit se dire que parmi tous
les mystères de la vie, seul le premier mystère de la naissance a été aussi résistant que
le mystère, de l'œuvre.
Et voici la solitude qui devient mauvaise conseillère. Une solitude aussi opiniâtre
que celle du veilleur de fourneaux alchimiques se défend mal des tentations sexuelles.
Par certains côtés, on pourrait dire que l'alchimie est le Vice secret. Un psychanalyste
reconnaîtra facilement l'onanisme dans certaines pages du traité « Le triomphe
hermétique ou la pierre philosophale victorieuse ». La Pierre vante en effet sa supé
riorité sur la simple union de l'or mâle et du mercure femelle en ces termes : « Elle
s'épouse ellemême; elle s'engrosse ellemême ; elle naît d'ellemême ; elle se résout
d'ellemême dans son propre sang, elle se coagule de nouveau avec lui, et prend une
consistance dure ; elle se fait blanche ; elle se fait rouge d'ellemême ». Il importe
1
peu à notre diagnostic qu'un chimiste moderne trouve un sens objectif, un sens
expérimental aux noces de la pierre avec ellemême. Le symbolisme luimême n'en
reste pas moins symptomatique.
Au cours des siècles, certains alchimistes répètent souvent que le sperme d'un
animal ne peut servir à former un métal. Cette affirmation est d'autant plus étrange
que la mentalité primitive admet facilement qu'une plante devienne un homme qu'une
1
Sans nom d'auteur, Le triomphe hermétique ou la pierre philosophale victorieuse, traité
plus complet et plus intelligible qu'il y ait eu jusques ici, touchant le magistère hermétique, sec.
éd., Amsterdam, 1710, p. 17.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 186
statue s'anime, qu'un homme soit changé en un bloc de sel, Un auteur anonyme 1
déconseille pour la grande oeuvre le sang et le sperme humain. Pourquoi donc étaitil
nécessaire de le déconseiller ?
La Pierre manifeste, dans certains livres, un véritable complexe de puissance. « Si
les artistes avaient porté leurs recherches audelà, et qu'ils eussent bien examiné
quelle est la femme qui m'est propre ; qu'ils l'eussent cherchée et qu'ils m'eussent uni à
elle ; c'est alors que j'aurais pu teindre mille fois davantage : mais au lieu de cela ils
ont entièrement détruit ma propre nature, en me mêlant avec des choses étran
gères... » C'est, comme on le voit, la complainte du mal marié. On l'imagine assez
bien dans la bouche d'un savant qui quitte son foyer pour son laboratoire, qui Vient
chercher près des « beautés de la science » des extases que lui interdit son épouse
disgraciée. C'est là, d'ailleurs, une explication valable pour la Recherche de l'Absolu
de Balzac.
Quand Eudoxe explique ce passage (p. 89), toutes les métaphores de la femme
qu'on a rêvée s'accumulent : la femme qui est propre à la Pierre, c'est « cette fontaine
d'eau vive, dont la source toute céleste, qui a particulièrement son centre dans le soleil
et dans la lune, produit ce clair et précieux ruisseau des sages... C'est une Nymphe
céleste... la chaste Diane, dont la pureté et la virginité n'est point souillée par le lien
spirituel qui l'unit à la pierre. » Ce mariage du ciel et de la terre revient sans cesse
sous des formes tantôt vagues, tantôt précises.
Bien des opérations alchimiques sont désignées sous le nom de divers incestes. De
toute évidence, le mercure des alchimistes souffre du complexe d'Oedipe . « Il est 2
plus vieux que sa mère qui est l'eau, à cause qu'il est plus avancé en l'âge de la
perfection. C'est ce qui a donné sujet de le feindre en Hercule, parce qu'il tue les
monstres, étant vainqueur des choses étrangères et éloignées du métal. C'est lui qui
réconcilie son père et sa mère bannissant leur ancienne inimitié; c'est lui qui coupe la
tête au Roi... pour avoir son royaume. »
Ailleurs, on peut voir plus nettement encore, le même complexe :
1
Sans nom d'auteur, La lumière sortant de soimême des Ténèbres ou Véritable théorie de
la Pierre des philosophes, trad. de l'Italien, 2e éd., Paris, 1693, p. 30.
2
D***, Rares expériences sur l'esprit minéral pour la préparation et la fransmutation des
corps métalliques, Paris, 1701, 2e partie, p. 61.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 187
« Père devant que fils j'ai ma mère engendré,
Et ma mère sans père en ses flancs m'a porté
Sans avoir nul besoin d'aucune nourriture.
Hermaphrodite suis d'une et d'autre nature,
Du plus fort le vainqueur, du moindre surmonté
Et ne se trouve rien dessous le Ciel voûté
De si beau, de si bon, et parfaite figure.
Le thème de la castration est visible dans d'autres textes (p. 112). « Le mercure
1
est stérile. Les Anciens l'ont accusé de stérilité à cause de sa froideur et humidité ;
mais lorsqu'il est purgé et préparé comme il faut, et échauffé par son soufre, il perd sa
stérilité... Le mercure d'Abraham la Juif, à qui le Vieillard veut couper les pieds avec
sa faux : c'est la fixation du mercure des Sages (qui de sa nature est volatil) par l'élixir
parfait au blanc ou au rouge ; ainsi couper les pieds à Mercure, c'estàdire lui ôter la
volatilité ; lequel élixir ne se peut faire que par un grand temps, qui nous est représen
té par ce Vieillard. » Si l'on étudie les gravures qui accompagnent souvent un texte
comme celuilà, on ne peut guère avoir de doute sur l'interprétation psychanalytique
que nous proposons. La mentalité alchimique est en rapport direct avec la rêverie et
les rêves : elle fond les images objectives et les désirs subjectifs.
A bien des indices, on pourrait aussi attribuer au mercure des mœurs inavouables.
Le dialogue de l'Alchimiste et du Mercure dans le Cosmopolite pourrait être écrit par
Plaute, comme la semonce d'un maître à son esclave malhonnête « Méchant coquin,
Pendard, traître, vilain, malotru, diable démon ! » Il le conjure comme on ferait pour
un serpent : Ux, Ux, Os, Tas ! Il suffit de se reporter à la première scène du premier
acte de l'Amphytrion de Plaute pour mesurer la portée de l'animisme des Alchimistes.
Parfois le Mercure se plaint : « Mon corps est tellement flagellé, fouillé, et chargé de
crachat, que même une pierre aurait pitié de moi ». De l'Alchimiste au Mercure, on
dirait souvent d'un jaloux qui bat et questionne sa femme. D'ailleurs, quand une expé
rience manque, l'Alchimiste « bat son épouse ». C'est là une expression assez fré
quente. Elle est bien ambiguë : la scène se passetelle à l'atelier ou dans l'alcôve ?
1
Dictionnaire hermétique, Paris, 1695, p. 112.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 188
Assez fréquemment aussi, ou revendique, comme une supériorité, le caractère
hermaphrodite . La Pierre se vante de posséder une semence masculine et féminine .
1 2
« Ce feu sulfureux est la semence spirituelle que notre Vierge, même en conservant sa
virginité, n'a pas laissé de recevoir... c'est ce soufre qui rend notre mercure Herma
phrodite. »
est une substance « qui ne mouille pas les mains, très froide au toucher, quoique très
chaude au dedans, une eau de vie et de mort, une eau coulante et congelée, très humi
de et très sèche, blanche et très noire et de toute couleur, qui n'a point d'odeur, et qui a
néanmoins toutes les odeurs du monde... très pesante et très volage, métallique et
fulgide comme le talc et les perles ; verte comme une émeraude, qui contient sous
cette verdeur, la blancheur de la neige, et a la rougeur des pavots. » Bref un être on
doyant et divers, un cœur humain chargé de passions.
Pour un psychanalyste, ces textes, qu'on pourrait aisément multiplier, indiquent
clairement des turpitudes. On s'étonnera peutêtre que nous les réunissions systémati
quement. En particulier, on nous rappellera que nous avons développé, dans un
chapitre ultérieur, une interprétation analogique de l'Alchimie où nous entreprenions
de prouver que l'Alchimie peut être une culture morale élevée. On pourra donc nous
accuser de contradiction. Mais cette accusation reviendrait à oublier que l'Alchimie se
développe dans un règne de valeurs. Et c'est parce que les tendances impures sont
manifestes que le besoin de pureté ou de purification est prôné dans de si nombreux
textes. L'invective à l'alchimiste impur donne la mesure des tentations qu'il subit. Le
livre alchimique est aussi bien un livre de morale qu'un livre de science. Il faut qu'il
préserve aussi bien de la faute que de l'erreur. On ne trouverait dans aucun livre
scientifique moderne des pages comme celleci écrite contre l'alchimiste impur : 4
« Comment estce donc que la sagesse divine pourrait demeurer dans une telle étable
à pourceau, remplie de fange et d'ordure, l'orner de ses dons, et y imprimer ses ima
ges. Leur intérieur et extérieur ne représentent partout que les images abominables de
la superbe de Paon, l'avarice du porc et autres vices des chiens et des bœufs, dont ils
1
Sans nom d'auteur. Le triomphe hermétique..., loc. cit., p. 21.
2
Sans nom d'auteur, Histoire de la philosophie hermétique, avec le Véritable Philalethe, 3
vol., Paris, 1742, p. 53.
3
DE LOCQUES, Les Rudiments..., loc. cit., p. 26.
4
POLEMAN, loc. cit., p. 161.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 189
sont peints et incrustés ». Notons au passage que si le porc est dit avare, c'est parce
qu'il est gourmand : la gourmandise est donc bien, comme nous le soutenions dans le
Mythe de la digestion, la forme animiste de la prise de possession.
La leçon de morale est souvent plus calme, mais elle figure dans la plupart des
ouvrages. Elle est profondément influencée par les conceptions du bien naturel, du
bien attaché à la nature. Par exemple, le Cosmopolite écrit : « Les Scrutateurs de la
1
Nature doivent être tels qu'est la Nature même ; c'estàdire vrais, simples, patients,
constants, etc., mais ce qui est le principal point, pieux, craignant Dieu, et ne nuisant
aucunement à leur prochain ». Ainsi l'Alchimie est, plus que la science moderne,
impliquée dans un système de valeurs morales. L'âme de l'alchimiste est engagée dans
son oeuvre, l'objet de ses méditations reçoit toutes les valeurs. Pour manier
l'écumoire, il faut vraiment un idéal moral. L'art de l'alchimiste doit séparer : « les 2
taches et les ordures des trois principes généraux ; leur. fournissant une matière, un
lieu, ou un vaisseau plus convenable que n'est celui où la nature opère qui est rempli
de crasses et de mille sortes d'immondices ». L'art retranche « les crasses et les
parties plus grossières du sel, les aquosités superflues du mercure, et les parties
adustibles du soufre ». On le voit, cette purification est faite dans un idéal plus moral
qu'objectif. Elle n'a pas le ton de la purification des substances de la Chimie moderne.
On y méprise ce qu'on rejette. On manie l'écumoire avec une mine de dégoût.
III
Bien entendu, la sexualité normale est l'objet de références sans nombre dans les
livres d'Alchimie. Pour s'en rendre compte, il suffirait de lire dans le Cosmopolite le
chapitre VI intitulé « Du mariage du serviteur rouge avec la femme blanche ». Mais
1
Cosmopolite.... loc. cit., p. 7.
2
Abbé D. B., Apologie du Grand Œuvre ou Elixir des philosophes dit vulgairement pierre
philosophale, Paris, 1659, p. 49.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 190
comme cet aspect a fait l'objet de nombreux exposés, nous nous bornerons à en
donner quelques exemples.
Les opérations alchimiques sont souvent décrites comme des copulations plus ou
moins soigneusement observées : « Quand vous aurez vu dans le vaisseau de verre
1
les natures se mêler et devenir comme un sang coagulé et brûlé, soyez sûr que la
femelle a souffert les embrassements du mâle... donc que l'Enfant Royal est conçu.
» (p. 9). « C'est là cet or, qui dans notre œuvre tient lieu du mâle, et que l'on joint avec
un autre or blanc et cru, qui tient lieu de semence féminine, dans lequel le mâle
dépose son sperme : ils s'unissent ensemble d'un lien indissoluble... » A propos du
mot mariage, Dom Pernety, dans son Dictionnaire mythohermétique, écrit en 1758
« Bien n'est plus usité dans les écrits des Philosophes que ce terme. Ils disent qu'il
faut marier le Soleil avec la Lune, Gabertin avec Beya, la mère avec le fils, le frère
avec la soeur ; et tout cela n'est autre chose que l'union du fixe avec le volatil, qui doit
se faire dans le vase par le moyen du feu. » Le Cosmopolite veut « que nous sachions
marier les choses ensemble, selon la Nature, de peur de conjoindre le bois à l'homme,
ou le bœuf ou quelqu'autre bête avec le métal ; mais, au contraire, qu'un semblable
agisse sur son semblable, car alors la Nature ne manquera pas de faire son devoir ». 2
Le Cosmopolite prétend, lui aussi, commander à la Nature en lui obéissant, mais son
obéissance est quasi féminine, c'est une séduction. « Regarde en quoi et par quoi elle
s'améliore... Si tu veux, par exemple, étendre la Vertu intrinsèque de quelque métal...
il te faut prendre la Nature métallique, et ce encore au mâle et en la femelle, autre
ment tu ne feras rien. » (p. 8). Bref, ne brusque rien, mais surveille les affinités
sexuelles. Un auteur qui est plutôt médecin qu'alchimiste écrit aussi . « Les maladies
3
des métaux qui viennent de leurs formes ou esprits métalliques sont doubles, ou elles
arrivent de la diversité de leurs sexes, ou par la contrariété de leurs formes. » Pour lui,
les métaux vitrioliques sont masculins, les métaux mercuriels féminins. Pour un autre
auteur, il y a deux sortes de rubis : les mâles et les femelles. Naturellement « les mâ
les sont les plus beaux, et sont ceux qui jettent plus de feux ; les femelles sont ceux
qui reluisent. moins ». A une époque beaucoup plus récente, Robinet, après un instant
d'hésitation, espère encore découvrir la sexualité minérale . « Quant à la distinction
4
des sexes qu'on n'a pas encore reconnue dans les métaux, nous avons assez d'exem
ples qui prouvent qu'elle n'est point absolument nécessaire pour la génération ; et en
1
Sans nom d'auteur. Histoire de la Philosophie hermétique..., loc. cit., p. 199.
2
Cosmopolite.... loc. cit., p. 7.
3
DE LOCQUES, Les Rudiments..., loc. cit., p. 60.
4
ROBINET, loc. cit., tome IV, p. 189.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 191
particulier les fossiles pourraient se régénérer par leurs parties cassées, brisées et
détachées, toutefois il ne faut pas désespérer qu'on ne parvienne à distinguer un jour
de l'or mâle et de l'or femelle, des diamants mâles et des diamants femelles. » Ainsi la
sexualisation, en action dans l'inconscient, veut distinguer dans le même métal, dans
un corps amorphe comme l'or, sinon des organes sexuels, du moins des puissances
sexuelles différentes. Naturellement, quand le minéral présente des figures, alors
l'inconscient qui rêve projette clairement ses désirs. C'est là une habitude bien connue
chez certains obsédés. Robinet nous donne ingénuement la couleur de sa rêverie . « 1
En considérant de près des pierres figurées, cannelées, hérissées, pointillées, je me
suis senti porté à croire les petites éminences des unes et les cavités des autres, autant
de gousses spermatiques... On trouvera beaucoup de capsules vides ; dans ce cas
j'invite les curieux à examiner à la loupe les petits éclats pierreux qui formaient la
gousse ; ils les verront percés de petits trous par lesquels la semence a été éjaculée.»
On le voit, la connaissance objective de Robinet aurait gagné à une psychanalyse
préalable.
IV
Mais la libido n'a pas toujours besoin d'images aussi précises et elle peut se
contenter d'intérioriser des puissances plus ou moins mystérieuses. Dans cette
intériorisation, les intuitions substantielles et animistes se renforcent. La substance
enrichie d'un germe s'assure d'un devenir. « Quoique ce soit un corps extrêmement
parfait et digéré, cependant notre or se réincrude dans notre Mercure, où il trouve une
semence multiplicative, qui fortifie moins son poids, que sa vertu et sa puissance. »
D'une manière plus frappante, pour l'alchimiste, tout intérieur est un ventre, un
ventre qu'il faut ouvrir. Un auteur écrit « Ouvre le sein de ta mère avec la lame
2
d'acier, fouille jusques dans ses entrailles, et pénètre jusques dans sa matrice ; c'est là
1
ROBINET, loc. cit., tome I, p. 214.
2
Sans nom d'auteur. Le traité d'Alchymie et le Songe verd, loc. cit., p. 64.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 192
que tu trouveras notre matière pure, n'ayant encore pris aucune teinture du mauvais
tempérament de sa nourrice ». L'anatomie de ce minéral mystérieux (p. 60) qui « a le
même volume que l'or » s'accompagne parfois d'un discours de séducteur. « Ouvrelui
donc les entrailles avec une lame d'acier, et serstoi d'une langue douce, insinuante,
flatteuse, caressante, humide et ardente. Par cet artifice tu rendras manifeste ce qui est
caché et occulte. » On le voit, l'alchimiste, comme tous les philosophes valoirsateurs,
cherche la synthèse des contraires : par l'acier et la langue, par J'eau et le feu, par la
violence et la persuasion, il atteindra son but. PierreJean Fabre dit que l'Alchimie
n'étudie pas seulement les métaux mais « même ces quatre corps vastes que nous
1
appelons les quatre Éléments, qui sont les colonnes du monde, ne peuvent empêcher,
par leur grandeur et vaste solidité, que J'Alchimie ne les pénètre d'outre en outre, et ne
vole par ces opérations ce qu'ils ont dans leur ventre, et ce qu'ils ont de caché dans le
plus reculé de leur centre inconnu ». Avant l'expérience, pour l'inconscient qui rêve, il
n'y a pas d'intérieur placide, tranquille, froid. Tout ce qui est caché germine . « La 2
source de la liqueur des sages... est cachée sous la pierre ; frappez dessus avec la
verge du feu magique, et il en sortira une claire fontaine. » Le contraire sort de
l'intérieur. L'intérieur doit magnifier l'extérieur. Du moins tel le voudraient les rêves.
Aussi. quand le conscient dément l'inconscient, quand toutes les expériences sont
faites, quand tous les livres sont lus, combien la chair est triste 1 La désillusion de
l'enfant toujours déçu par l'intérieur du polichinelle n'a d'égale que la désillusion de
l'amoureux quand il connaît sa maîtresse.
Certains livres alchimiques ont un caractère très symptomatique qu'il nous faut
noter : c'est la fréquence de la forme dialoguée. Cette forme dialoguée est la preuve
que la pensée se développe plutôt sur l'axe du jetu que sur l'axe du jecela, pour
1
FABRE, loc. cit., p. 9.
2
Sans nom d'auteur. Triomphe hermétique, loc. cit., p. 144.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 193
parler comme Martin Buber. Elle ne va pas à l'objectivité, elle va à la personne. Sur
l'axe du jetu se dessinent les mille nuances de la personnalité ; l'interlocuteur est
alors la projection de convictions moins sûres, il concrétise un doute, une prière, un
désir sourd. Mais le dialogue prépare souvent mal les dialectiques objectives. La
personnalisation des tendances marque trop profondément les différenciations du réel.
En d'autres termes, deux interlocuteurs, qui s'entretiennent en apparence d'un objet
précis, nous renseignent plus sur euxmêmes que sur cet objet.
Portant le même signe de pensée parlée, de pensée confiée, de pensée chuchotée,
il faut noter la véritable logorrhée de certains alchimistes. On a souvent fait remar
quer en effet que les alchimistes donnaient à un même principe des noms très nom
breux et très différents. Toutefois on ne semble pas avoir vu le sens psychologique de
ces multiplications verbales. On les a interprétées Comme de simples moyens pour
réserver les mystères et les secrets. Mais le mystère eût été suffisamment gardé par
des noms cabalistiques qui abondent : A notre avis, c'est plus qu'un mystère, c'est une
pudeur. D'où le besoin de compenser un genre par un autre. Ainsi la matière mytho
hermétique s'appelle tantôt femme, tantôt homme. Elle est Adam et elle est Eve. Un
esprit moderne prend mal la mesure de ces variations. On reste confondu, par
exemple, quand on parcourt la liste des noms que les philosophes hermétiques ont
donnés à leur matière. Pour cette « matière des matières », pour cette « pierre non
pierre », pour « cette mère de l'or », pour « ce sperme non pierre », j'ai compté 602
noms, et j'en ai vraisemblablement oublié. 602 noms pour un seul et même objet,
voilà ce qui suffit à montrer que cet « objet » est une illusion ! Il faut du temps, et il
faut de la tendresse, pour couvrir un seul être d'une adoration si éloquente. C'est la
nuit, quand l'alchimiste rêve auprès du fourneau, quand l'objet n'est encore que désir
et espoir, que s'assemblent les métaphores. Ainsi la mère, en berçant son enfant,
l'accable de mille noms. L'amant seul peut donner six cents noms à l'être aimé. De
même un amant seul peut apporter autant de narcissisme dans les protestations de son
amour. Sans cesse l'alchimiste répète : mon or est plus que l'or, mon mercure est plus
que le vif argent, ma pierre est plus que la pierre, de même que l'amoureux qui pré
tend que son amour est le plus grand qui ait jamais habité un cœur humain.
On nous objectera peutêtre que cette logorrhée coule sur l'objet sans le définir et
l'on nous rappellera à quelques expériences précises qu'on peut reconnaître sous les
parures verbales. Ainsi procèdent systématiquement les historiens de, la Chimie.
L'interprétation réaliste, positive, empirique leur paraît donner une solidité indéniable
à certaines connaissances alchimiques. D'un autre côté, il semble que l'effort littéraire
nous a habitués aux images gratuites, aux images d'une heure, aux images qui, sans
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 194
s'attacher aux choses, se bornent à en traduire des nuances fugitives. Personnellement,
nous nous plaçons dans une position intermédiaire, entre les historiens et les poètes :
nous sommes moins certain que les historiens de la base réaliste des expériences
alchimiques ; nous sommes plus réaliste que les poètes à condition de chercher la
réalité du côté d'un concret psychologique.
En effet, d'après notre point de vue, les métaphores portent toujours le, signe de
l'inconscient ; elles sont des rêves dont la cause occasionnelle est un objet. Aussi,
quand le signe métaphorique est le signe même des désirs sexuels, nous croyons qu'il
faut interpréter les mots dans le sens fort, dans le sens plein, comme une décharge de
la libido. D'après nous, si l'on va au fond des âmes, si l'on revit l'homme dans son
long travail, dans son travail facile dès qu'il est maîtrisé, dans le geste même d'un
effort bien conduit, il faut nous souvenir que sa pensée rêvait et que sa voix traduisait
sa caresse par des chants. Dans un travail monotone et tout travail instruit est
monotone l'homo faber ne fait pas de géométrie, il fait des vers. A notre avis, jadis,
quand le vigneron mariait la Vigne à l'Ormeau, il recevait les félicitations du Satyre.
Et c'est d'Annunzio qui chante :
Viva dell' olmo
E della vite
L'almo fecondo
Sostenitor !
(Le Feu, trad. p. 85.)
VI
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 195
On dira encore que toutes les métaphores sont usées et que l'esprit moderne, par la
mobilité même des métaphores, a triomphé des séductions affectives qui n'entravent
plus la connaissance des objets. Pourtant, si l'on voulait bien examiner ce qui se passe
dans un esprit en formation, placé devant une expérience nouvelle, on serait surpris
de trouver de prime abord des pensées sexuelles. Ainsi il est très symptomatique
qu'une réaction chimique où entrent en jeu deux corps différents soit immédiatement
sexualisée, d'une manière à peine atténuée parfois, par la détermination d'un des corps
comme actif et de l'autre comme passif. En enseignant la chimie, j'ai pu constater que,
dans la réaction de l'acide et de la base, la presque totalité des élèves attribuaient le
rôle actif à l'acide et le rôle passif à la base. En creusant un peu dans l'inconscient, on
ne tarde pas à s'apercevoir que la base est féminine et l'acide masculin. Le fait que le
produit soit un sel neutre ne va pas sans quelque retentissement psychanalytique.
Boerhaave parle encore de sels hermaphrodites. De telles vues sont de véritables
obstacles. Ainsi la notion de sels basiques est une notion plus difficile à faire
admettre, dans l'enseignement élémentaire, que la notion de sels acides. L'acide a reçu
un privilège d'explication du seul fait qu'il a été posé comme actif à l'égard de la base.
Voici un texte du XVIIe siècle qui peut conduire aux mêmes conclusions.
« L'acide se fermente avec l'alcali, parce qu'ayant une fois engagé sa petite pointe,
dans quelqu'un de ses pores, et n'ayant pas encore perdu son mouvement, il fait effort
pour pousser plus avant. Par ce moyen, il élargit les parties, de sorte que le peu
d'acide, qui est dans l'alcali, ne se trouvant plus si serré, se joint avec son libérateur,
pour secouer de concert le joug que la nature lui avait imposé. » Un esprit scien
tifique, qu'il soit de formation rationaliste ou de formation expérimentale, qu'il soit
géomètre ou chimiste, ne trouvera dans une telle page aucun élément de réflexion,
aucune question sensée, aucun schéma descriptif. Il ne peut même pas en faire la
critique, tant il y a loin entre l'explication figurée et l'expérience chimique. Au con
traire un psychanalyste n'aura pas de peine à déceler le foyer exact de la conviction.
Si l'on savait provoquer des confidences sur l'état d'âme qui accompagne les
efforts de connaissance objective, on trouverait bien des traces de cette sympathie
toute sexuelle pour certains phénomènes chimiques. Ainsi Jules Renard transcrit,
dans son Journal, (I, p. 66) la rêverie suivante, liée de toute évidence à des souvenirs
d'écolier : « Faire une idylle avec l'amour de deux métaux. D'abord on les vit inertes
et froids entre les doigts du professeur entremetteur, puis, sous l'action du feu, se
mêler, s'imprégner l'un de l'autre et s'identifier en une fusion absolue, telle que n'en
réaliseront jamais les plus farouches amours. L'un d'eux cédait déjà, se liquéfiait par
un bout, se résolvait en gouttes blanchâtres et crépitantes... » De telles pages sont bien
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 196
claires pour un psychanalyste. Elles le sont moins pour une interprétation réaliste. Il
est en effet bien difficile de déterminer la réalité que Jules Renard a vue. On ne fait
guère d'alliages de métaux dans l'enseignement élémentaire, et les métaux ne cèdent
pas si facilement, en se liquéfiant par un bout. Ici donc, c'est la voie de l'interprétation
objective qui est fermée et c'est la voie de l'interprétation psychanalytique qui est
grande ouverte, Il est d'autant plus piquant de voir un ironiste si malhabile à cacher
ses désirs et ses habitudes de collégien.
VII
Mais l'Alchimiste n'est pas un écolier. Ce n'est même pas un Jeune homme.
D'habitude, l'Alchimiste c'est le Vieil homme, c'est le Vieillard. Aussi le thème du
rajeunissement est un des thèmes dominants de l'Alchimie. Les théories mercantiles
de l'Alchimie préparent, là comme ailleurs, de fausses interprétations. Sans doute, on
trouvera des Alchimistes pour vendre de l'eau de jouvence, on trouvera des princes
riches et vieux pour l'acheter. Mais qu'est ce que l'argent au prix de la jeunesse ! Et
ce qui soutient la patience durant les longues veilles, durant les longues chauffes, ce
qui rend légère la perte de fortune, c'est l'espoir de rajeunir, l'espoir de se retrouver
soimême au matin avec la grâce au front et des flammes dans le regard. Le centre de
perspective pour comprendre l'Alchimie, c'est la psychologie de la cinquantaine, c'est
la psychologie de l'homme qui, pour la première fois, vient de sentir une valeur
sexuelle menacée. Pour faire reculer cette ombre, pour effacer ce mauvais signe, pour
défendre la valeur suprême, qui marchandera ses peines ? C'est en interprétant les
occupations en fonction des préoccupations qu'on pourra vraiment mesurer leur sens
intime et réel. Dès qu'on est bien convaincu que l'alchimiste est toujours un homme de
cinquante ans, les interprétations subjectives et psychanalytiques que nous proposons
deviennent bien claires.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 197
Les substances alchimiques, qui doivent ainsi faire reculer le temps, sont de ce fait
très fortement temporalisées. Quand il s'agit de savoir quelle est la meilleure époque
pour les « noces alchimiques », on hésite entre le printemps et l'automne, entre le
germe et le fruit. On voudrait pouvoir totaliser les deux saison,, additionner, sur le
même élixir, le printemps et l'automne, la jeunesse et l'âge mûr ! C'est précisément ce
que réalise l'émeraude des philosophes. Cette eau de jouvence, « c'est la rosée des
mois de mars et de septembre, qui est verte et étincelante ; celle de l'automne est plus
cuite que celle du printemps, d'autant qu'elle participe plus à la chaleur de l'été qu'au
froid de l'hiver : c'est pourquoi ceux qui s'en servent appellent mâle celle de
l'automne, et femelle celle du printemps ». 1
Qu'il faut peu de choses et peu de raisons pour soutenir le principe de rajeunisse
ment ! La moindre cause occasionnelle réveille en nous la volonté de rajeunir ; forts
de cette sourde volonté, nous faisons, du prétexte objectif, une cause efficiente.
Charas écrit en 1669 dans son Traité sur la Vipère, traité qui fait, par ailleurs, preuve
de réelles qualités d'observateur (p. 7): « Les Vipères quittent une peau tous les
printemps, et même parfois en automne ; ce qui fait qu'on a cru avec raison, qu'elles
possèdent une vertu qui est propre à renouveler et à conserver les forces de ceux qui
s'en servent pour préservatif ou pour remède. » Et plus loin (p. 135) « On attribue
encore, avec raison, à la Vipère une vertu rénovative... capable de rajeunir, qu'elle
démontre tacitement, en ce qu'elle se dépouille deux fois l'année de sa peau, et se
renouvelle ellemême, se trouvant couverte d'une peau nouvelle. Cela joint aux
parties subtiles dont la Vipère est composée, et à son regard vif et intrépide, témoigne
que c'est fort à propos que les Anciens lui ont attribué la vertu d'éclaircir et de
fortifier la vue ». On voit ici clairement que tout le raisonnement revient à
intérioriser et à multiplier le phénomène de la mue, à en faire une vertu substantielle
et vivante, attachée non pas seulement à l'être entier, mais à toutes ses fibres, à toute
sa matière. L'inconscient qui veut rajeunir n'en demande pas plus.
VIII
1
Dictionnaire hermétique, loc. cit., p. 53.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 198
Pour Fabre « Tout travaille pour la terre, et la terre pour ses enfants, comme mère
1
qu'elle est de toutes choses ; il semble même que l'esprit général du monde aime plus
la terre que tout autre élément ; d'autant qu'il descend du plus haut des Cieux où est
son siège et son trône royal, parmi ses palais azurés, dorés, émaillés d'une infinité de
diamants et escarboucles pour habiter dans les plus creux cachots, obscurs et humides
cavernes de la terre ; et y prendre le corps le plus vil et le plus méprisé de tous les
corps qu'il sache produire dans l'Univers, qui est le sel de la plus crasse partie, duquel
la Terre a été formée ». La génération est ainsi une conciliation des hautes et des
basses valeurs, du bien et du mal, de l'amour et du péché. Autrement dit encore, la
génération est une valorisation des matières inférieures. Fabre ne voit pas là des
métaphores. Ce qui vient d'en haut, c'est vraiment une matière qu'il suffirait de
colliger pour avoir la médecine universelle. Il faut la prendre dans son jaillissement,
dans sa naissance, à son origine, en suivant des conseils qu'on 'pourrait retrouver sous
la plume des psychologues modernes, quand ils développent leurs dithyrambes sur
l'intuition fraîche, sur l'intuition naissante. Mais chez le médecin du XVIIe siècle, ce
qui commence, c'est ce qui engendre ; ce qui engendre c'est la matière réalisant la
puissance. Cette matière céleste, (p. 120) « il la faut prendre à l'instant qu'elle descend
du Ciel, et qu'elle ne fait que baiser doucement et amoureusement les lèvres des
mixtes et composés naturels, et que son amour maternel envers ses enfants lui fait
jeter des larmes plus claires et luisantes que perles et topazes, qui ne sont que
lumières revêtues et couvertes d'une nuit humide ». On voit de reste la portée de ce
matérialisme sexuel qui concrétise les émois printaniers, qui collige la rosée du matin
comme l'essence des Noces du Ciel et de la Terre.
1
FABRE, loc. cit., p. 80.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 199
La Mer est, elle aussi, souvent considérée comme une matrice universelle. Nicolas
de Locques dit qu'elle forme « une humidité aqueuse nourricière et une substance
2
salée spermatique engendrante » et, dans une image plus précise et plus symptôme
tique encore (p. 39) : « Tout de même que la femme dans le temps de sa conception,
ou de la corruption de la semence, voit et sent sa couleur s'altérer, son appétit se
perdre, son tempérament se troubler, etc. De même la Mer devient orageuse, trouble,
dans les Tempêtes, quand elle produit ce sel au dehors pour la conception de ce
qu'elle enfante. »
L'acte générateur est une idée aussi explicative qu'obsédante, autrement dit, bien
qu'elle soit chargée de toutes les vésanies de l'inconscient, l'idée fixe est une idée
claire. Le Cosmopolite s'exprime ainsi (p. 10) : « Tout ainsi que le sperme de l'hom
me a son centre ou réceptacle convenable dans les reins ; de même les quatre
Éléments, par un mouvement infatigable et perpétuel_, jettent leur sperme au centre
de la Terre où il est digéré, et par le mouvement poussé dehors... » (p. 11). « Comme
l'homme jette sa semence dans la matrice de la femme, dans laquelle il ne demeure
rien de la semence : mais après que la matrice en a pris une due portion, elle jette le
reste dehors. De même arrivetil au centre de la Terre, que la force magnétique ou
aymantine de la partie de quelque lieu, attire à soi ce qui lui est propre pour engendrer
quelque chose et le reste, elle le pousse dehors pour en faire des pierres et autres
excréments. »
Dans tous ces exemples, on peut voir aussi l'influence de la valorisation par le fait
que les valeurs opposées, le bon et le mauvais, le pur et l'impur, le suave et le pourri
sont en lutte. Alors l'idée directrice est que la génération est issue de la corruption.
L'alchimiste, suivant son dire, va chercher sa matière précieuse dans le « ventre de la
corruption » comme le mineur va la chercher dans le ventre impur de la Terre. Il faut
que les germes pourrissent, se putréfient pour que l'action formative dans le sein
d'une mère ou dans le sein de la Terre se produise. Cette valorisation antithétique est
très symptomatique. Elle peut se reconnaître sur d'autres motifs que la génération.
Ainsi la puanteur prépare le parfum. Le passage par la couleur noire et l'odeur puante
prouve à l'Artiste qu'il est en bon chemin ; les mauvaises odeurs souterraines prouvent
au mineur qu'il atteint les régions à la fois putréfiantes et générantes de la Terre.
2
DE. LOCQUES, Les Rudiments..., loc. cit., tome II, p. 17.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 200
Les remèdes qui ont mauvais goût et mauvaise odeur passent pour meilleurs. Ce
qui est amer à la bouche est bon au corps. On peut dire que toute la pensée pré
scientifique se développe dans la dialectique fondamentale du manichéisme.
IX
Mais tout ce sexualisme vague, plus ou moins bien enrobé de poésie tradition
nelle, va se préciser si nous prenons des textes un peu plus récents. Il sera très
instructif, croyonsnous, de considérer en particulier des textes relatifs à la science
électrique au XVIIIe siècle. On aura alors une confirmation de cette idée que toute
science objective naissante passe par la phase sexualiste. Comme l'électricité est un
principe mystérieux, on doit se demander si c'est un principe sexuel. D'où les expé
riences sur les Eunuques. Sublata causa, tollitur effectus. Voici l'avis du prudent Van
Swinden : « Quelques personnes affirment qu'on ne saurait faire passer le coup
1
foudroyant par un Eunuque, et que le cercle de commotion est interrompu si quelque
Eunuque en fait partie : je puis affirmer que cela n'a pas lieu pour les chiens et les
chapons (Van Swinden renvoie à un avis semblable de Herbert) mais je n'ai pas
encore eu occasion de faire de pareilles expériences sur les hommes ». Il rappelle
ensuite que ces expériences ont été faites par Sigaud de la Fond, un expérimentateur
important, dont les livres ont eu une grande célébrité. « Sigaud de la Fond a fait cette
expérience sur trois Musiciens de la chapelle du Roi de France, dont l'état n'était
nullement douteux. Ces personnes ressentirent la commotion, et ne l'interceptèrent
dans aucun endroit de la chaîne qui était composées de vingt personnes. Ils y parurent
même plus sensibles qu'aucune des autres personnes qui l'éprouvèrent avec eux : mais
il est très vraisemblable que cet excès de sensibilité ne provenait que de leur sur
prise... » Ainsi, même lorsque l'hypothèse oiseuse est détruite, on veut encore légiti
mer l'influence de la sexualité sur les principes électriques. Les Eunuques ne sont pas
insensibles à la commotion comme le postulait l'inconscient sexualisé. La conclusion
est immédiatement basculée : ils sont donc plus sensibles que les autres. En vain
1
Van SWINDEN, loc. cit., tome II, p. 128.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 201
Sigaud de la Fond cherchera des raisons psychologiques à cette sensibilité majorée :
Les eunuques sont sujets à la surprise, plus réfractaires sans doute à l'avertissement
qu'ils ne courent aucun danger à se laisser électriser. D'ailleurs le climat de cette belle
séance d'expérimentation est facile à imaginer. Les spectateurs abordaient le labora
toire avec des questions suggérées par l'inconscient. Ils y renouvelaient le baiser élec
trique : deux « expérimentateurs » montés sur le tabouret isolé fermaient la chaîne
1
avec les lèvres. Au moment de la décharge de la bouteille de Leyde, l'électricité
valorisait le baiser en lui donnant piquant et flamme. Réciproquement, le baiser
valorisait la science électrique.
d'enfants depuis plus de dix ans, l'électricité ranima leurs espérances. Aussitôt qu'elles
eurent connaissance de l'efficacité du moyen que je propose, elles firent isoler leur lit.
Un fil de fer de communication, mais isolé, traversait la cloison qui séparait leur
appartement d'une pièce voisine, dans laquelle était placée la machine électrique... Au
bout de douze ou quinze jours d'électrisation, la femme conçut et mit ensuite au jour
un enfant qui jouit actuellement d'une bonne santé : c'est un fait qui est de la dernière
notoriété... M. Le Camus, de l'Académie de Lyon, a connu un jeune voluptueux . qui,
dans des vues relatives à ses desseins, se fit électriser par étincelles, d'une manière
particulière, et qui, le soir, eut lieu d'être très satisfait de ses tentatives. M. Bonnefoi
rapporte que M. Boze, professeur de Wittemberg, n'ayant pu avoir d'enfants au bout
de vingt ans de mariage, se fit électriser avec sa femme, ce qui fut suivi d'un heureux
succès. M. Mazars a observé plusieurs fois que l'électricité avait triomphé du défaut
de virilité. » Naturellement, on pourrait citer des exemples sans nombre où l'électri
cité est employée pour la guérison des maladies vénériennes, sans que, bien entendu,
des statistiques précises aient d'abord légitimé cette méthode. L'électricité jouit d'un
préjugé de faveur. Elle est d'autant plus sexualisée qu'elle est plus mystérieuse. C'est
par son mystère qu'elle peut être sexuellement efficace.
Un expérimentateur très souvent cité, Jallabert, associe les intuitions substantia
listes et sexualistes . Pour lui, si l'on tire de vives étincelles des corps animés, c'est
3
1
WHEWELL, History of the inductive sciences, 3 vol., Londres, 1857, tome III, p. 11.
2
BERTHOLON, De l'électricité, du corps humain…, loc. cit., tome I, p. 514.
3
JALLABERT, Professeur en Philosophie expérimentale et en Mathématiques, des
Sociétés royales de Londres et de Montpellier, et de l'Académie de l'Institut de Bologne,
Expériences sur l'électricité avec quelques conjectures sur la cause de ses effets, Paris, 1749, p.
288.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 202
« qu'ils abondent en parties huileuses, sulfureuses et par conséquent inflammables ».
Il rappelle que « l'omentum et le sang, la bile, etc., en renferment une assez grande
quantité... l'urine distillée après avoir fermenté, et diverses autres matières animales
fournissent des phosphores très actifs... » Jallabert y trouve alors une explication
facile du fait que « les personnes de différents âges et tempéraments ne produisent pas
des étincelles également fortes » (p. 290) et poussant plus loin ses conjectures en
réalisant dans toute la force du terme les métaphores de l'ardeur, il rattache au
phénomène électrique « la différence de la vigueur des personnes chastes et de celles
qui s'abandonnent immodérément au plaisir ».
Pour La Cépède « le fluide électrique est pour les végétaux ce que l'amour est
1
pour les êtres sensibles ; avec cette différence néanmoins qu'il n'est pour les plantes
que la cause d'une existence tranquille et paisible ». Dans ce livre d'électricité, suit
une page pour montrer que l'amour est, chez l'homme, « une source de malheurs et de
peines ». Puis on revient aux végétaux qui « croissent et se multiplient sans jalousie et
sans peine ». Le fluide électrique est si sain, si vivifiant pour les végétaux qu'ils « ne
sont pas troublés par la crainte des orages : la nature tonnante n'est pour eux qu'une
mère tendre qui vient pourvoir à leur besoin ; et si quelquefois les arbres les plus
élevés trouvent leur perte dans ce qui n'est que le plus grand des biens pour des
végétaux plus humbles, exemples, en quelque sorte, d'un dévouement bien rare parmi
nous, on dirait qu'ils présentent leur cîme à la foudre qui doit les frapper, et qu'ils
cherchent par là à garantir de ses coups les plantes tendres, les jeunes arbrisseaux qui
croissent à l'ombre de leurs branches ». Des pages nombreuses expliquent « rationnel
lement » cette intuition grandiose et cette tendre sympathie. « Par quels ressorts
secrets le fluide électrique donnetil aux végétaux la force de s'élever et de s'étendre,
et estil, en quelque sorte, nécessaire à leur reproduction ? » Ce ressort, c'est la sève.
C'est la pluie printanière chargée de foudre. Pourquoi alors l'homme n'arroseraitil pas
son jardin avec de l'eau électrisée ? Et voici l'expérience, sans cesse rappelée au
XVIIIe siècle, des deux myrtes d'Edimbourg qui, électrisés au mois d'octobre 1746, se
sont couverts de boutons.
On passerait peutêtre de telles « harmonies » à un Bernardin de SaintPierre. On
les excuserait par leur jeu littéraire. Elles sont plus difficiles à accepter sous la plume
d'un auteur qui n'a que des prétentions scientifiques. Elles nous confirment dans cette
idée qu'une philosophie animiste est plus aisément admissible dans son inspiration
générale que dans ses preuves particulières, dans ses vues d'ensemble que dans ses
1
LACÉPÈDE, Essai sur l'électrieité..., loc. cit., tome II, p. 160.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 203
vues précises, à son sommet qu'à sa base. Mais alors, que penser d'une telle philoso
phie et où trouver les raisons de son succès ? Une philosophie n'est pas cohérente par
son objet ; elle n'a comme cohésion que la communauté des valeurs affectives de
l'auteur et du lecteur.
Nous allons essayer maintenant de condenser toutes nos remarques qui tendent à
engager une psychanalyse de la connaissance objective, en montrant l'énorme valeur
qui vient se condenser sur la notion de germe, de semence, de graine, notion qu'on
emploie comme synonyme de substance majorée en dehors du strict domaine de la
vie, en suivant toujours l'inspiration animiste.
Voyons d'abord les valorisations gratuites, sans preuves, les valorisations nette
ment à priori.
Au germe sont attribués l'intensité, la concentration, la pureté . Charas dit, com
1
me allant de soi, sans le moindre commentaire, « la semence est la partie la plus pure,
et la plus élaborée, que l'animal puisse produire, elle est aussi accompagnée de beau
coup d'esprits ».
Plus d'un siècle plus tard , même valorisation impliquée dans une véritable trans
2
mutation générale de valeurs substantielles. « La semence de l'homme n'estelle pas
composée de la partie la plus subtile des aliments, qui, digérés et perfectionnés par la
dernière coction qui s'en est faite, sont répandus dans toutes les parties du corps ? Or,
l'aliment qui fournit cette semence n'estil pas tiré de la semence universelle, répan
due dans les régions supérieures, pour être ensuite jetée dans le sein de la terre, où
elle est cuite et digérée, et de là distribuée à tous les mixtes pour leur entretien ? Ainsi
1
CHARAS, Suite des nouvelles expériences sur la Vipère, Paris, 1672, p. 233.
2
Roy DESJONCADES, loc. cit., tome I, p. 121.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 204
cette semence se trouvant donc dans tous les minéraux, végétaux et animaux, dont
l'homme tire sa nourriture et ses médicaments, pour le soutien de sa vie, la semence
de l'homme émane donc de la semence universelle. » On reconnaît là une panspermie
très substantielle qui valorise la vie humaine, en faisant de la semence humaine une
quintessence de la semence universelle. Précisément, Guy de Chauliac dit que la se
mence « perfectionnée dans un appareil de structure admirable... est devenue un élixir
des plus précieux. » Une telle théorie est à la base de déviations sexuelles dont on
trouvera de nombreux exemples dans l’œuvre de Hivelock Ellis.
La valeur est si profondément intégrée dans la semence qu'on croit facilement,
comme le dit un auteur anonyme écrivant en 1742 que « ce sont les plus petites
1
semences qui sont les plus vivaces, les plus fécondes, et même qui produisent les plus
grandes choses ». Nous reconnaissons là l'union valorisée du petit et du précieux.
des végétaux, sont de déposer les nouveaux germes dans la terre aussitôt qu'ils sont
formés : retarder cette opération, peutêtre la plus essentielle de toutes (en récoltant et
engrangeant le blé), c'est s'exposer à énerver les germes par les maladies que l'on ne
soupçonne même pas ; c'est appauvrir la substance laiteuse dans laquelle ils nagent
pour ainsi dire, et qui doit leur servir de premier aliment. » Voici alors le corollaire
agricole de cette philosophie vitaliste. « Puisque les germes, depuis le premier instant
de leur formation, tendent sans cesse au développement, on ne saurait les déposer trop
tôt dans une matrice convenable... Ainsi le temps des semailles ne doit point être fort
éloigné du temps de la récolte. » Pour cette philosophie naturelle, la Terre vaut mieux
que le grenier.
L'action du germe est souvent rapportée à un principe plus interne. Les graines
sont diverses mais le principe est un. Les intuitions substantialiste et animiste réunies
réalisent cette unité. Ainsi Crosset de la Heaumerie écrit . « Il n'y a personne, pour
3
peu éclairé qu'il soit, qui ne sache que la véritable semence, de la chose n'est ni la
graine ni le sperme, mais la matière essentielle et constitutive d'un tel être, c'estàdire
un certain mélange de l'élément subtil en certaines proportions précises, qui font
1
Sans nom d'auteur. Nouveau Traité de Physique.... loc. cit., tome I, p. 130.
2
PONCELET, loc. cit., p. 5.
3
CROSSET DE LA HEAUMERIE, loc. cit., p. 84.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 205
qu'une chose est telle et qu'elle a certaines propriétés : que cette essence séminale est
enveloppée d'autres éléments grossiers qui la retiennent afin que par sa subtilité elle
ne s'évapore. » On reconnaît dans toute sa clarté le mythe de l'intériorisation. L'esprit
séminal apparaît aussi comme une véritable réalité. Nicolas de Locques écrit : 1
« L'esprit séminal est l'Architecte des formes essentielles..., les sels volatils le sont des
accidentelles ; l'un nous paraît en s'exhalant sous la forme d'une vapeur, fumée ou
exhalaison imperceptible ; l'autre sous la forme de toutes les choses volatiles qui se
météorisent sous la forme d'une plus grosse vapeur humide ou sèche. »
On comprend dès lors que le germe, sinon l'amour, soit plus fort que la mort.
Quelle séduction exercent de nos jours les thèses toujours imprécises qui parlent de
l'éternité du germen par opposition à la caducité du soma. Robinet traduisait son
vitalisme sous une forme susceptible de rallier ses croyances religieuses « nous ne
ressusciterons, disaitil, que dans l'état de germe » 2
Tout ce qui pousse participe de la nature du germe ou de la semence. Pour un
auteur écrivant en 1742 . « Les boutons des Arbres sont peu différents de leur
3
semence. » Bonne preuve que le germe n'est plus que le sujet du verbe germer. Plus
généralement encore le germe est un substantif qui correspond au réalisme de la
croissance.
La croissance est pour ainsi dire sentie par le dedans, plutôt qu'elle n'est examinée
dans ses phénomènes, dans ses modifications structurales. Aussi, il est très sympto
matique que, dans la biologie préscientifique, le germen soit une force plutôt qu'une
forme, une puissance plutôt qu'une structure. Ce manque d'objectivité discursive est à
l'origine de croyances très curieuses dont nous allons donner quelques exemples.
Le chevalier Digby prétend tirer d'animaux pilés et broyés des sucs vitaux. Il
distille des écrevisses ; ce qui reste est calciné, dissout, filtré. On reprend le sel par le
produit distillé ; cette cohobation ne tarde pas à produire des « écrevisses grosses
comme des grains de millet ». 4
1
DE LOCQUES, Les Rudiments..., loc. cit., p. 48.
2
ROBINET, loc. cit., tome I, p. 57.
3
Sans nom d'auteur. Nouveau Traité de Physique.... loc. cit., tome II, p. 145.
4
DE VALLEMONT, curiosités de la Nature.... loc. cit., p. 297.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 206
L'abbé de Vallemont, dans un livre très célèbre, parle d'une eau générative. « Par
mi l'eau commune, il y en a une autre que j'appelle Germinative pour les Plantes,
Congélative pour les minéraux, Générative pour les Animaux, sans laquelle nulle
chose ne pourrait dire : je suis. »
Mais cette intuition germinative se précise et prétend donner lieu à des applica
tions utiles. L'abbé de Vallemont fait bouillir un boisseau de blé dans cinq seaux
d'eau. Il donne ensuite le blé aux Volailles pour ne rien perdre, mais c'est l'eau de
macération qui est précieuse. Elle est propre à exciter la germination de toute autre
graine ainsi que la croissance de toute autre plante. « Une pinte de cette eau au pied
de chaquejeune arbre est un régal, qui lui fait faire merveille. Et cela ne gâterait pas
les vieux. Une vigne s'en réjouirait beaucoup, et rendrait ce bienfait au centuple dans
le temps des Vendanges. » L'abbé de Vallemont est si bien convaincu que la germi
nation est condensée dans son eau, qu'il propose d'ajouter directement l'engrais, du
salpêtre et du purin, à l'eau emblavée.
Les plantes ne sont pas les seules à bénéficier de la puissance de cette eau germi
native (p. 68). « Les Animaux ne feront que croître et embellir, si on mouille leur son,
si on trempe leur grain avec la liqueur de multiplication. » (p. 69). « Je sais par
expérience que d'un cheval dans l'avoine duquel on a mis un peu de cette liqueur, on a
tiré des services, qui ne sont pas imaginables. Il n'est rien qu'il ne franchisse, et point
de mauvais pas d'où il ne se tire... Les vaches indemnisent, par une extraordinaire
abondance de lait, des frais que coûte là liqueur. Les poules payent en oeufs. Tout
multiplie... Tout est vif, alerte » et l'abbé de Vallemont ajoute, décelant la nature de sa
conviction inconsciente : tout est gaillard dans la bassecour.
Ce n'est pas làune intuition isolée. Quarante ans plus tard, en 1747, l'abbé Rous
seau, « cydevant Capucin, et médecin de sa Majesté » prétend que des grains infusés
dans une eaudevie faite avec du blé germeront « beaucoup plus vigoureusement
parce que cette EaudeVie qui contient l'essence végétative des grains dont elle a été
faite, étant imbibée par ce grain, elle fortifie sa fécondité et donne par son ferment un
plus prompt mouvement au grain qui est imprégné, comme le levain qui fait lever
d'autre pâte ». Il ne faut pas cependant mettre trop d'alcool, ajoutetil, car les grains
se « désanimeraient ». On sent qu'il a fait des expériences qui furent négatives : le
grain confit dans un alcool trop concentré n'a pas poussé. Pour les expériences posi
tives qui décelaient des macérations indifférentes, sans effet, elles ont été coefficien
tées par la valorisation animiste. L'abbé Rousseau continue en élevant son intuition
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 207
jusqu'au rang des principes dominants « C'est sur cette règle que les Philosophes
1
C'est sur des intuitions aussi ingénues que repose le livre de Wells, Place aux
Géants ; sous le verbiage scientifique, on y trouverait sans peine les convictions sim
plistes que nous avons notées dans le mythe de la digestion et dans le mythe du germe
universel. La « théorie » de la croissance sans palier qui est l'idée directrice de Wells
est déjà visible dans la pratique chimérique de l'abbé de Vallemont. Belle preuve que
la vulgarisation du romancier n'a de, succès qu'en s'appuyant sur un fonds d'idées dont
la permanence est bien loin de prouver la valeur.
XI
1
Abbé ROUSSEAU, Secrets et Remèdes éprouvés dont les préparations ont été faites au
Louvre, de l'ordre du Roy, Paris, 1747, p. 69.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 208
Une psychanalyse complète de l'inconscient scientifique devrait entreprendre une
étude de sentiments plus ou moins directement inspirés par la libido. En particulier, il
faudrait examiner la volonté de puissance que la libido exerce sur les choses, sur les
animaux. C'est sans doute une déviation de la volonté de puissance qui, dans toute sa
plénitude, est une volonté de dominer les hommes. Cette déviation est peutêtre une
compensation. En tout cas, elle est bien apparente devant des représentations qui sont
réputées dangereuses. Nous n'apporterons qu'un exemple qui nous paraît relever d'une
psychanalyse spéciale. C'est le cas d'un orgueil vaincu, d'une puissance ostensible,
marque d'une impuissance latente. On va voir un orgueilleux thaumaturge pris à son
piège.
La vue de certains objets, de certains êtres vivants, est chargée d'une telle masse
d'affectivité qu'il est intéressant de surprendre les défaillances des esprits forts qui se
font gloire de les étudier. Voici un amusant récit de l'abbé Rousseau (p. 134). « Van
1
Helmont dit que si on met un crapaud dans un vaisseau assez profond pour qu'il ne
puisse en sortir, et qu'on le regarde fixement, cet Animal ayant fait tous ses efforts
pour sauter hors du vaisseau et fuir ; il se retourne, vous regarde fixement, et peu de
moments après tombe mort. Van Helmont attribue cet effet à une idée de peur horri
ble que le crapaud conçoit à la vue de l'homme. Laquelle par l'attention assidue
s'excite et s'exalte jusqu'au point que l'animal en est suffoqué.. Je l'ai donc fait par
quatre fois, et j'ai trouvé que Van Helmont avait dit la vérité. A l'occasion de quoi un
Turc qui était présent en Égypte, où j'ai fait cette expérience pour la troisième fois, se
récria que j'étais un saint d'avoir tué de ma vue une bête qu'ils croient être produite
par le Diable... » Voilà le thaumaturge dans toute sa gloire 1 Voyons maintenant la
défaite qui va nous permettre de bien voir l'ambivalence exacte d'un courage si mal
employé. « Mais ayant voulu faire pour la dernière fois la même chose à Lyon... bien
loin que le crapaud mourût, j'en pensai mourir moimême. Cet animal après avoir
tenté inutilement de sortir, se tourna vers moi ; et s'enflant extraordinairement et s'éle
vant sur les quatre pieds, il soufflait impétueusement sans remuer de sa place, et me
regardant ainsi sans varier les yeux, que je voyais sensiblement rougir et s'enflammer ;
il me prit à l'instant une faiblesse universelle, qui alla tout d'un coup jusqu'à l'éva
nouissement accompagné d'une sueur froide et d'un relâchement par les selles et les
1
Abbé ROUSSEAU, loc. cit., p. 134.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 209
urines. De sorte qu'on me crut mort. Je n'avais rien pour lors de plus présent que du
Thériaque et de la poudre de Vipère, dont on me donna une grande dose qui me fit
revenir ; et je continuai d'en prendre soir et matin pendant huit jours que la faiblesse
me dura. Il ne m'est pas permis de révéler tous les effets insignes dont je sais que cet
horrible animal est capable. »
Cette page nous paraît donner un bel exemple de cette concrétisation de la peur
qui trouble tant de cultures préscientifiques. La valorisation de la poudre de vipère est
faite en partie d'une peur vaincue. Le triomphe contre la répugnance et le danger
suffit à valoriser l'objet. Alors le médicament est un trophée. Il peut fort bien aider à
un refoulement et ce refoulement, en quelque manière matérialisé, peut aider l'incon
scient. On en arriverait assez volontiers à cette doctrine qu'il faut soigner sottement
les sots et que l'inconscient a besoin d'être déchargé par des procédés grossièrement
matérialistes, grossièrement concrets.
On le voit, c'est l'homme tout entier avec sa lourde charge d'ancestralité et d'incon
science, avec toute sa jeunesse confuse et contingente, qu'il faudrait considérer si l'on
voulait prendre la mesure des obstacles qui s'opposent à la connaissance objective, à
la connaissance tranquille. Hélas ! les éducateurs ne travaillent guère à donner cette
tranquillité! Partant, ils ne guident pas les élèves vers la connaissance de l'objet. Ils
jugent plus qu'ils n'enseignent ! Ils ne font rien* pour guérir l'anxiété qui saisit tout
esprit devant la nécessité de corriger sa propre pensée et de sortir de soi pour trouver
la vérité objective.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 210
CHAPITRE XI
Les Obstacles de la Connaissance
quantitative
Retour à la table des matières
Une connaissance objective immédiate, du fait même qu'elle est qualitative, est
nécessairement fautive. Elle apporte une erreur à rectifier. Elle charge fatalement
l'objet d'impressions subjectives ; il faudra donc en décharger la connaissance objec
tive ; il faudra la psychanalyser. Une connaissance immédiate est, dans son principe
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 211
même, subjective. En prenant la réalité comme son bien, elle donne des certitudes
prématurées qui entravent, plutôt qu'elles ne la servent, la connaissance objective.
Telle est la conclusion philosophique que nous croyons pouvoir tirer de l'ensemble des
chapitres précédents. On se tromperait d'ailleurs si l'on pensait qu'une connaissance
quantitative échappe en principe aux dangers de la connaissance qualitative. La
grandeur n'est pas automatiquement objective et il suffit de quitter les objets usuels
pour qu'on accueille les déterminations géométriques les plus bizarres, les détermi
nations quantitatives les plus fantaisistes. Comme l'objet scientifique est toujours par
certains côtés un objet nouveau, on comprend tout de suite que les déterminations
premières soient presque fatalement mal venues. Il faut de longues études pour qu'un
phénomène nouveau fasse paraître la variable convenable. Ainsi, en suivant l'évolu
tion des mesures électriques, on peut s'étonner du caractère très tardif des travaux de
Coulomb. Tard dans le siècle, on proposera encore des vitalomètres, c'estàdire des
appareils fondés sur une action électrique sans doute saillante et immédiate mais
compliquée et par conséquent mal appropriée à l'étude objective du phénomène. Des
conceptions en apparence très objectives, très clairement figurées, engagées de toute
évidence dans une géométrie précise, comme la Physique cartésienne, manquent curi
eusement d'une doctrine de la mesure. A lire les Principes, on pourrait presque dire
que la grandeur est une qualité de l'étendue. Même lorsqu'on a affaire à des profès
seurs vigoureux et clairs comme Rohault, l'explication préscientifique ne paraît pas
s'engager dans une doctrine nettement mathématique. C'est. un point qu'a fort bien
indiqué M. Mouy, (fans son beau livre sur le Développement de la Physique
Cartésienne : « La physique cartésienne est une physique mathématique sans mathé
1
matiques. C'est une géométrie concrète. » Ce géométrisme immédiat, par manque
d'une algèbre discursive et explicative, trouve le moyen de n'être pas à proprement
parler un mathématisme.
Ces remarques deviendront plus pertinentes si l'on veut bien caractériser l'influen
ce de l'ordre de grandeur humain sur tous nos jugements de valeur. Nous n'avons pas
à revenir sur la démonstration si souvent faite que la révolution copernicienne a mis
l'homme devant une échelle nouvelle du monde. Tout le long du XVIIe et du XVIIIe
siècles, le même problème s'est posé, à l'autre extrémité des phénomènes, avec les
découvertes microscopiques. De nos jours, les ruptures d'échelle n'ont fait que
s'accentuer. Mais le problème philosophique s'est toujours révélé le même : obliger
l'homme à faire abstraction des grandeurs communes, de ses grandeurs propres ;
1
Paul Mouy, Le Développement de la Physique Cartésienne, 16461712, Paris, 1934, p.
144.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 212
l'obliger aussi à penser les grandeurs dans leur relativité à la méthode de mesure ; bref
à rendre clairement discursif ce qui s'offre dans la plus immédiate (les intuitions.
Mais comme les obstacles épistémologiques vont par paires, dans le règne même
de la quantité on va voir s'opposer à l'attrait d'un mathématisme trop vague, l'attrait
d'un mathématisme trop précis. Nous allons essayer de caractériser ces deux obstacles
sous leurs formes élémentaires, par des exemples aussi simples que possible ; car s'il
nous fallait déterminer toutes les difficultés de l'information du phénomène par les
mathématiques, c'est tout un livre qu'il faudrait écrire. Ce livre dépasserait le problè
me de la première formation de l'esprit scientifique que nous voulons décrire dans le
présent ouvrage.
II
L'excès de précision, dans le règne de la quantité, correspond très exactement à
l'excès du pittoresque, dans le règne de la qualité. La précision numérique est souvent
une émeute de chiffres, comme le pittoresque est, pour parler comme Baudelaire,
« une émeute de détails ». On peut y voir une des marques les plus nettes d'un esprit
non scientifique, dans le temps même où cet esprit a des prétentions à l'objectivité,
scientifique. En effet, une des exigences primordiales de l'esprit scientifique, c'est que
la précision d'une mesure doit se référer constamment à la sensibilité de la méthode
de mesure et qu'elle doit naturellement tenir compte des conditions de permanence de
l'objet mesuré. Mesurer exactement un objet fuyant ou indéterminé, mesurer exacte
ment un objet fixe et bien déterminé avec un instrument grossier, voilà deux types
d'occupations vaines que rejette de prime abord la discipline scientifique.
Sur ce problème des mesures, en apparence si pauvre, on peut aussi saisir le divor
ce entre la pensée du réaliste et la pensée du savant. Le réaliste prend tout de suite
l'objet particulier dans le creux de la main; C'est parce qu'il le possède qu'il le décrit et
le mesure. Il en épuise la mesure jusqu'à la dernière décimale. comme un notaire
compte une fortune jusqu'au dernier centime. Au contraire, de cet objet primitivement
mal défini, le savant s'approche. Et d'abord il s'apprête à le mesurer. Il discute les
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 213
conditions de son étude ; il détermine la sensibilité et la portée de ses instruments.
Finalement, c'est sa méthode de mesure plutôt que l'objet de sa mesure que le savant
décrit. L'objet mesuré n'est guère plus qu'un degré particulier de l'approximation de la
méthode de mesure. Lé savant croit au réalisme de la mesure plus qu'à la réalité de
l'objet. L'objet peut alors changer de nature quand on change le degré
d'approximation. Prétendre épuiser d'un seul coup la détermination quantitative, c'est
laisser échapper les relations de l'objet. Plus nombreuses sont les relations de l'objet
aux autres objets, plus instructive est son étude. Mais dès que les relations sont
nombreuses, elles sont soumises à des interférences et aussitôt l'enquête discursive
des approximations devient une nécessité méthodologique. L'objectivité est alors
affirmée en deçà de la mesure, en tant que méthode discursive, et non au delà de la
mesure, en tant qu'intuition directe d'un objet. Il faut réfléchir pour mesurer et non pas
mesurer pour réfléchir. Si l'on voulait faire une métaphysique des méthodes de
mesure, c'est au criticisme, et non pas au réalisme, qu'il faudrait s'adresser.
Mais voyons l'esprit préscientifique se précipiter au réel et s'affirmer dans des
précisions exceptionnelles. On peut faire ces observations soit dans l'expérience péda
gogique quotidienne, soit dans l'histoire scientifique, soit dans la pratique de certaines
sciences naissantes.
centime près, alors qu'on le mesure, tout au plus, au décimètre carré près et que le
prix d'un décimètre carré affecte le chiffre des francs. Cette pratique rappelle la plai
santerie de Dulong qui disait d'un expérimentateur : il est sûr du troisième chiffre
après la virgule, c'est sur le premier qu'il hésite.
Au XVIIIe siècle, l'excès tout gratuit dans la précision est la règle. Nous n'en
donnerons que quelques cas pour fixer les idées. Par exemple, Buffon arriva « à ces
conclusions qu'il y avait 74.832 ans que la Terre avait été détachée du soleil par le
choc d'une comète ; et que dans 93 291 années elle serait tellement refroidie que la vie
n'y serait plus possible ». Cette prédiction ultra précise du calcul est d'autant plus
1
frappante que les lois physiques qui lui servent de base sont plus vagues et plus
particulières.
Dans l'Encyclopédie, à l'article Bile, on peut lire cette détermination précise indi
quée par Hales : les calculs hépatiques donnent 648 fois plus d'air que leur volume,
les calculs urinaires en donne 645 fois leur volume. Habitués comme nous le sommes
à considérer soigneusement les erreurs expérimentales, nous verrionsdans ces chif
fres différents, mais voisins, fournis par une technique assez grossière, non pas le
signe d'une différence substantielle, comme le fait Hales, mais plutôt la preuve d'une
identité expérimentale.
mécanisme à peu près semblable à celui des cerfsvolants de papier, qui s'élèvent en
formant avec l'axe du vent, un angle, je crois, de vingtdeux degrés et demi ». Ici 22º,5
a été mis de toute évidence pour la moitié de 450. L'écrivain a voulu géométriser une
vision. La notion d'obliquité lui a paru trop vague. Il a d'ailleurs sans doute estimé que
1
CUVIER, loc. cit., tome III, p. 169.
2
Bernardin DE SAINTPIERRE, Études de la Nature, 4e édition, 4 vol., Paris, 1791. tome
I, p. 4.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 215
la belle et simple obliquité correspondait à 450. On le voit, tout un calcul puéril vient
en aide à un besoin de précision hors de propos.
La recherche d'une fausse précision va de conserve avec la ,recherche d'une fausse
sensibilité. Mme du Châtelet donne comme une savante pensée cette réflexion .
1
« Puisque le Feu dilate tous les corps, puisque son absence les contracte, les corps
doivent être plus dilatés le jour que la nuit, les maisons plus hautes, les hommes plus
grands, etc., ainsi tout est dans la Nature dans de perpétuelles oscillations de contrac
tion et de dilatation, qui entretiennent le mouvement et la vie dans l'Univers. » On voit
de reste avec quelle légèreté l'esprit préscientifique associe les vues générales à des
faits particuliers insignifiants. Mme du Châtelet continue encore, en mêlant les genres
: « La chaleur doit dilater les corps sous l'Équateur, et les contracter sous le Pôle ;
c'est pourquoi les Lapons sont petits et robustes, il y a grande apparence que les
Animaux et les Végétaux qui vivent sous le Pôle, mourraient sous l'Équateur, et ceux
de l'Équateur sous le Pôle ; à moins qu'ils n'y fussent portés par des gradations insen
sibles, comme les Comètes passent de leur aphélie à leur périhélie ».
On applique parfois le calcul à des déterminations qui ne le comportent pas. Ainsi
on peut lire dans l'Encyclopédie à l'article Air ces incroyables précisions. « Il est
démontré que moins de 3.000 hommes, placés dans l'étendue d'un arpent de terre, y
formeraient de leur transpiration dans 34 jours une atmosphère d'environ 71 pieds de
hauteur, laquelle n'étant point dissipée par les vents, deviendrait pestilentielle en un
moment. »
Enfin ce ne sont pas seulement les écrivains du XVIIIe siècle ou les bacheliers de
notre temps qui tombent dans ce travers des précisions intempestives, ce sont des
sciences entières qui n'ont pas déterminé la portée de leurs concepts et qui oublient
que les déterminations numériques ne doivent en aucun cas dépasser en exactitude les
moyens de détection. Les manuels de géographie, par exemple, sont actuellement gor
gés de données numériques dont on ne fixe ni la variabilité ni le champ d'exactitude.
Un manuel utilisé dans la classe de quatrième contre des élèves de 13 ans inflige des
précisions comme celleci : la température moyenne annuelle à Menton est de 1603.
On arrive à ce paradoxe que la moyenne est appréciée au dixième de degré tandis que
la seule utilisation pratique des données climatériques se contente de l'appréciation du
degré. Le même auteur, comme bien d'autres, donne une précision exagérée au con
cept de densité de population, concept qui est clair et utile si on lui laisse l'indéter
1
Mme DU CHÂTELET, Dissertation sur la nature et la propagation du feu, p. 68.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 216
mination convenable. On lit dans le manuel incriminé : le département de la Seine a
une densité de 9.192 habitants au kilomètre carré. Ce nombre fixe pour un concept
flottant, dont la validité, sous la forme exacte n'est même pas d'une heure, servira,
avec quelques autres de même espèce, pendant quelque dix ans, à « instruire » les
élèves. Le livre de géographie de Première du même auteur contient 3.480 nombres
qui ont presque tous la même valeur scientifique. Cette surcharge numérique impose
aux élèves de retenir plus de 100 nombres par leçon d'une heure. Il y a là le prétexte
d'une pédagogie détestable qui défie le bon sens, mais qui se développe sans
rencontrer la moindre critique dans des disciplines qui ne sont scientifiques que par
métaphore.
III
D'une manière plus nette encore et quasi matérielle, on pourrait déterminer les
différents âges d'une science par la technique de ses instruments de mesure. Chacun
des siècles qui viennent de s'écouler a son échelle de précision particulière, son
groupe de décimales exactes, et ses instruments spécifiques. Nous ne voulons pas
retracer cette histoire des instruments que nous avons évoquée dans un autre ouvrage.
Nous voulons simplement marquer la difficulté de déterminer les premières condi
tions de la mesure. Par exemple, Martine rappelle que les premiers thermomètres
étaient construits avec beaucoup d'imprécision . « Ceux mêmes de Florence dont le
1
plus haut degré était fixé suivant la plus grande chaleur du Soleil en cette contrée, se
trouvaient par trop vagues et indéterminés. » On se rend compte, sur ce simple
exemple, du caractère néfaste de l'usage direct du thermomètre. Comme le thermo
mètre doit nous renseigner sur la température ambiante, c'est à des indications
météorologiques que l'on demandera d'abord le principe de sa graduation. Dans une
vue semblable, Halley propose comme point fixe la température des lieux souterrains
insensibles à l'hiver et à l'été. Cette insensibilité a été reconnue par le thermomètre.
Elle n'était pas directement objective en l'absence d'une mesure instrumentale. Du
temps de Boyle encore, remarque Martine, « les thermomètres étaient si variables et si
indéterminés qu'il paraissait moralement impossible d'établir par leur moyen une
1
MARTINE, Dissertation sur la chaleur avec les observations nouvelles sur la construction
et la comparaison des thermomètres, trad., Paris, 1751, p. 6.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 217
mesure de la chaleur et du froid comme nous en avons du temps, de la distance, du
poids, etc. »
Devant un tel manque de technique instrumentale, on ne doit pas s'étonner de la
prodigieuse variété des premiers thermomètres. Ils se trouvèrent bientôt de types plus
nombreux que les mesures de poids. Cette variété est très caractéristique d'une science
d'amateurs. Les instruments d'une cité scientifique constituée comme la nôtre sont
presque immédiatement standardisés.
La volonté de technique est, de notre temps, si nette et si surveillée que nous nous
étonnons de la tolérance des premières erreurs. Nous croyons que la construction d'un
appareil objectif va de soi, nous ne voyons pas toujours la somme des précautions
techniques que réclame le montage de l'appareil le plus simple. Par exemple estil
rien, en apparence, de plus simple que le montage, sous forme de baromètre, de
l'expérience de Torricelli ? Mais le seul remplissage du tube réclame beaucoup de
soins. Et la moindre faute à cet égard, la plus petite bulle d'air qui reste, détermine des
différences notables dans la hauteur barométrique. L'amateur Romas, dans la petite
ville de Nérac, suivait les variations différentes d'une cinquantaine d'appareils. Dans
le même temps, on multipliait les observations pour pénétrer l'influence des variations
barométriques sur diverses maladies. Ainsi l'appareil et l'objet de la mesure se
révélaient à la fois mal adaptés, éloignés l'un et l'autre des bonnes conditions d'une
connaissance objective. Dans la connaissance instrumentale primitive, on peut voir se
dresser le même obstacle que dans la connaissance objective ordinaire : le phénomène
ne livre pas nécessairement à la mesure la variable la plus régulière. Au contraire, au
fur et à mesure que les instruments s'affineront, leur produit scientifique sera mieux
défini. La connaissance devient objective dans la proportion où elle devient instru
mentale.
mentale si l'on considère le mélange des intuitions de laboratoire et des intuitions
naturelles. Ainsi Voltaire demande, comme la marquise du Châtelet, pourquoi les
vents violents du Nord ne produisent pas de la chaleur. Comme on le voit, l'esprit
préscientifique n'a pas une nette doctrine du grand et du petit. Il mêle le grand et le
petit. Ce qui manque peutêtre le plus à l'esprit préscientifique, c'est une doctrine des
erreurs expérimentales.
III
ne dispose pas d'un instrument pour apprécier la quantité de fluide électrique contenu
dans le corps humain tourne la difficulté en s'adressant au thermomètre. La relation
des entités électricité et chaleur est bien vite trouvée : « La matière électrique étant
regardée comme du feu, son influence dans les organes des corps vivants doit causer
la chaleur ; la plus ou moins grande élévation du thermomètre appliqué à la peau indi
quera donc la quantité de fluide électrique du corps humain ». Et voilà tout un mé
moire dévié ; des efforts souvent ingénieux conduisent finalement l'auteur à des con
clusions ingénues comme celleci (p. 25) : « A la fameuse retraite de Prague, le froid
rigoureux de la saison ayant privé beaucoup de soldats d'électricité et de vie, les au
tres ne furent conservés que par le soin qu'eurent les officiers de les exciter, à grands
coups, à marcher, et par conséquent à s'électriser. » Il faut noter que la relation de
l'électrisation à la température du corps est fausse, du moins avec la sensibilité dont
disposait la thermométrie au XVIIIe siècle; pourtant l'expérience est faite et refaite
1
RETZ, Médecin à Paris, Fragments sur l'électricité du corps humain, Amsterdam, 1785, p.
3.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 219
par de nombreux expérimentateurs, qui enregistrent des variations thermométriques
strictement insignifiantes. Ils croient faire une expérience de Physique; ils font, dans
de très mauvaises conditions, une expérience sur la physiologie des émotions.
Par cette idée directrice de la corrélation totale des phénomènes, l'esprit préscien
tifique répugne à la conception toute contemporaine d'un système clos. A peine aton
posé un système clos qu'on déroge à cette audace et que, par une figure de style
invariable, on affirme la solidarité du système morcelé avec le grand Tout.
Pourtant une philosophie de l'approximation bien réglée, prudemment calquée sur
la pratique des déterminations effectives, conduirait à établir des niveaux phénoméno
logiques qui échappent absolument aux perturbations mineures. Mais cette phénomé
nologie instrumentale, coupée par les seuils infranchissables de la sensibilité opéra
toire, qui est la seule phénoménologie qu'on puisse appeler scientifique, ne tient pas
devant le réalisme invétéré et indiscuté qui veut, en tous leurs caractères, sauver la
continuité et la solidarité des phénomènes. Cette croyance naïve à une corrélation uni
verselle, qui est un des thèmes favoris du réalisme naïf, est d'autant plus frappante
qu'elle arrive à réunir des faits plus hétérogènes. Donnons un exemple bellement
excessif ! La théorie de Carra sur « l'enchaînement des causes qui opèrent les
différentes révolutions des corps célestes » le conduit à donner, du point de vue
astronomique, des précisions – naturellement toutes gratuites non seulement sur les
saisons des diverses planètes mais encore sur des propriétés végétales ou animales,
comme la couleur des plantes et la durée de la vie. Les végétaux de Mercure sont d'un
vert très brun, ceux de Vénus « d'un vert brun dans les terres de l'un de ses pôles, et
d'un jaune d'or dans les terres de son autre pôle ». Sur Mars, ils sont verts clair. Sur
Vénus, on vit plus longtemps que sur la Terre. La longévité des Martiens est « d'un
tiers de moins que la nôtre ». Les propriétés astronomiques entraînent tout; tout se
1
met à l'échelle. Carra avance tranquillement que Saturne connaît une richesse
incroyable. Elle doit compter plusieurs milliards d'êtres semblables aux hommes, des
villes immenses de dix à vingt millions d'habitants (p. 99). On peut reconnaître dans
ces cosmologies totalitaires la théorie des climats de Montesquieu étendue à l'Uni
vers. Sous cette forme exagérée, la thèse de Montesquieu paraît dans toute sa
faiblesse. Rien de plus antiscientifique que d'affirmer sans preuve, ou sous le couvert
de remarques générales et imprécises, des causalités entre des ordres de phénomènes
différents.
1
CARRA, Nouveaux Principes de Physique..., loc. cit., tome II, p. 93.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 220
Ces idées d'interactions sans limite, d'interactions franchissant des espaces im
menses et reliant les propriétés les plus hétéroclites traînent depuis des siècles dans
les esprits préscientifiques. Elles y font office d'idées profondes et philosophiques et
elles sont prétextes à toutes les fausses sciences. On pourrait prouver que c'est l'idée
fondamentale de l'astrologie. Un point que ne soulignent pas toujours les historiens de
l'astrologie, c'est le caractère matériel attribué aux influences astrologiques. Comme
nous en avons déjà fait la remarque, ce ne sont pas seulement des signes et des signa
tures que nous envoient les astres, ce sont des substances ; ce n'est pas tant une qualité
qu'une quantité. L'astrologie du XVIIe siècle sait fort bien que la lumière de la lune
n'est que la lumière du soleil réfléchie. Mais on ajoute que, dans cette réflexion, un
peu de matière lunaire imprègne le rayon réfléchi «comme une balle qui rebondit d'un
mur peint à la chaux en apporte une tache blanche ». L'action des astres est donc
l'action quantitative d'une matière réelle. L'astrologie est un matérialisme dans toute
l'acception du terme. La dépendance que nous venons de marquer plus haut entre un
astre et ses habitants n'est qu'un cas particulier de ce système matérialiste totalitaire,
fondé sur un déterminisme général. D'un siècle à l'autre, on modifie à peine quelques
preuves. Carra, qui écrit à la fin du XVIIIe siècle, reprend les idées du Père Kircher
qui avait calculé 150 ans plus tôt quelle devait être, suivant la grosseur des planètes de
notre système solaire, la taille de leurs habitants. Carra critique le P. Kircher, mais il
rationalise à sa façon la même hypothèse, nouvel exemple de rationalisation sur place
des absurdités manifestes (tome II, p. 161162) « ce que nous appelons sang sera pour
les habitants du corps céleste le plus dense, un liquide noir et épais qui circulera
lentement dans leurs artères, et pour les habitants du corps céleste le moins dense, un
fluide bleu très subtil qui circulera comme la flamme dans leurs veines ». Suivent des
pages et des pages qui contiennent des affirmations aussi osées. D'où, en conclusion,
cet émerveillement qui dit assez clairement la valorisation attribuée à une conception
unitaire de l'Univers, encore que cette identité soit opérée par l'intermédiaire du
simple concept quantitatif de densité : « Quels vastes objets de méditation ne nous
présente pas la pluralité des mondes, si on veut la considérer sous tous les rapports !
Le plus ou moins de densité des corps célestes établit une chaîne immense de variétés
dans la nature des êtres qui les habitent ; la différence de leurs révolutions annonce
une chaîne immense dans la durée des êtres ». (tome II, p. 164).
Un lecteur scientifique accusera sans doute cet exemple d'être trop voyant, trop
grossièrement ridicule.. Mais, pour notre défense, nous répondrons que nous nous
sommes servi de cette fiche comme test. Nous la proposions à la méditation de
quelques personnes éclairées sans éveiller de réaction, sans amener un sourire sur les
visages impassibles et ennuyés. Elles y reconnaissaient un des thèmes de la pensée
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 221
philosophique : tout se tient dans les Cieux et sur la Terre; une même loi commande et
les hommes et les choses. En donnant le texte de Carra comme sujet de dissertation
nous n'avons jamais obtenu une tentative de réduction de l'erreur fondamentale.
Et pourtant, c'est une réduction dans la portée du déterminisme qu'il faut consentir
si l'on veut passer de l'esprit philosophique à l'esprit scientifique. Il faut affirmer que
tout n'est pas possible, dans la culture scientifique, et qu'on ne peut retenir du
possible, dans la culture scientifique, que ce dont on a démontré la possibilité. Il y a là
une résistance courageuse et parfois risquée contre l'esprit de finesse, qui sans cesse
fuira la preuve pour la présomption, le plausible pour le possible.
On tient peutêtre là un des signes les plus distinctifs de l'esprit scientifique et de
l'esprit philosophique : nous voulons parler du droit de négliger. L'esprit scientifique
explicite clairement et distinctement ce droit de négliger ce qui est négligeable qu'in
lassablement l'esprit philosophique lui refuse. L'esprit philosophique accuse alors
l'esprit scientifique de cercle vicieux, en rétorquant que ce qui semble négligeable est
précisément ce qu'on néglige. Mais nous pouvons faire la preuve du caractère positif
et du caractère actif du principe de négligeabilité.
Pour prouver que ce principe est positif, il suffit de l'énoncer sous une forme non
quantitative. C'est précisément ce qui fait le prix d'une remarque comme celle
d'Ostwald . « Quel que soit le phénomène considéré, il y a toujours un nombre extrê
1
mement considérable de circonstances qui sont sans influence mesurable sur lui. » La
couleur d'un projectile ne modifie pas ses propriétés balistiques. Il est peutêtre
intéressant de voir comment précisément l'esprit scientifique réduit les circonstances
inutiles. On connaît la théorie des deux fluides de Symmer, mais ce qu'on ne connaît
peutêtre pas c'est qu'elle fut d'abord, en quelque sorte, la théorie de ses deux bas.
Voyons comment, d'après Priestley, la vocation d'électricien vint à Symmer . « Cet 2
auteur avait remarqué depuis quelque temps qu'en ôtant ses bas le soir, ils pétillaient...
Il ne doute pas que cela ne vînt de l'électricité ; et après avoir fait un grand nombre
d'observations, pour déterminer de quelles circonstances dépendaient ces sortes
d'apparences électriques, il pensa enfin que c'était la combinaison du blanc et du noir
qui produisait cette électricité ; et que ces apparences n'étaient jamais si fortes que
lorsqu'il portait un bas de soie blanc et un noir sur la même jambe. » Sans doute la
1
OSTWALD, Énergie, trad., Paris, p. 10.
2
PRIESTLEY, loc. cit., tome II, p. 51.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 222
nature chimique de la teinture peut intervenir, mais c'est précisément dans le sens de
la nature chimique que chercherait l'expérimentation scientifique pour réduire une
différence d'action de circonstances négligeables comme la coloration. Cette réduc
tion n'a pas été facile, mais la difficulté ne souligne que mieux le besoin de réduire les
propriétés phénoménales en réaction.
Mais la volonté de négliger est vraiment active dans la technique opératoire con
temporaine. Un appareil peut en effet être décrit, si l'on peut s'exprimer ainsi, aussi
bien au négatif, qu'au positif. On le définit par les perturbations dont il se garde, par la
technique de son isolement, par l'assurance qu'il donne qu'on peut négliger des
influences bien définies, bref par le fait qu'il enferme un système clos. C'est un com
plexe d'écrans, de gaînes, d'immobilisateurs, qui tient le phénomène en clôture. Tout
ce négativisme monté qu'est un appareil de physique contemporain contredit aux
molles affirmations d'une possibilité d'interaction phénoménologique indéterminée.
Le principe de négligeabilité est, de toute évidence, à la base du calcul différen
tiel. Là, il est vraiment une nécessité prouvée. Dès lors les critiques d'un cartésien
attardé comme le Père Castel n'en sont que plus frappantes. Il note chez Newton
l'expression fréquente « ce qu'on peut négliger » et la condamne avec vigueur. Il
répète ainsi, dans le règne de la quantité où le principe de négligeabilité triomphe si
manifestement, des attaques qui ne sont pas plus fondées dans le règne de la qualité.
IV
C'est une confusion similaire que commet l'esprit préscientifique dans sa mécon
naissance des réalités d'échelles. Il porte les mêmes jugements expérimentaux du petit
au grand et du grand au petit. Il résiste à ce pluralisme des grandeurs qui s'impose
pourtant à un empirisme réfléchi, en dépit de la séduction des idées simples de pro
portionnalité. Quelques exemples suffiront pour illustrer la légèreté avec laquelle on
passe d'un ordre de grandeur à un autre.
Un des traits les plus caractéristiques des cosmogonies du XVIIIe siècle, c'est leur
brièveté. Celles de Buffon, du baron de Marivetz sont un peu circonstanciées, mais le
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 223
principe en est rudimentaire. Parfois une image, un mot suffisent. En quelques lignes,
par une simple référence à une expérience usuelle, on explique le Monde ; on va sans
gêne du petit au grand. Ainsi le Comte de Tressan se réfère à l'explosion de la larme
batavique, simple goutte de verre bouillant trempée dans l'eau froide, pour faire com
prendre l'explosion qui « sépara la matière des Planètes et la masse du Soleil ». 1
Voici le programme qu'un membre de l'Académie propose à ses confrères pour
juger de la validité de l'hypothèse cartésienne des tourbillons « choisir un étang pour
2
faire tourner l'eau en son milieu, laquelle communiquera le mouvement au reste de
l'eau par différents degrés de vitesse, polir y examiner le mouvement des divers corps
flottants en divers endroits et inégalement éloignés du milieu, pour faire quelque
comparaison des planètes dans le monde. »
Quand le microscope accrut subitement l'expérience humaine du côté de l'infini
ment petit, on se servit tout naturellement d'une proportionnalité biologique, posée
sans aucune preuve et sans aucune mesure, pour faire concevoir la profondeur de cet
infini. De Bruno rappelle encore en 1785 ce raisonnement de Wolf, sans aucun
3
fondement objectif : « L'espace d'un grain d'orge peut contenir 27 millions d'animaux
vivants, qui ont chacun vingtquatre pattes... le moindre grain de sable peut servir de
demeure à 294 millions d'animaux organisés, qui propagent leur espèce, et qui ont des
nerfs, des veines et des fluides qui les remplissent, et qui sont sans doute aux corps de
ces animaux, dans la même proportion que les fluides de notre corps sont à sa
masse ». Il est frappant qu'une réalité aussi nettement installée dans un ordre de gran
deur typique comme l'est un corps vivant soit minimée ainsi, sans l'ombre d'une
preuve, par certains esprits préscientifiques. On doit remarquer aussi que le mythe du
contenu permet ici de déterminer un contenu numériquement précis (294 millions
d'êtres vivants) dans un contenant imprécis qui peut varier du simple au double (un
grain de sable). On a souvent rappelé des affirmations encore plus audacieuses d'ob
servateurs qui prétendaient avoir découvert des infusoirs à visages humains. Maillet
remarquant que la peau humaine apparaît au microscope recouverte de « petites écail
les » y trouve une confirmation de sa thèse de l'origine marine de l'homme. Sauf chez
les observateurs de grand talent qui dépassèrent, par leurs observations patientes et
sans cesse reprises, l'état du premier émerveillement, les observations microscopiques
furent l'occasion des jugements les plus incroyables.
1
DE TRESSAN, loc. cit., tome Il, p. 464.
2
Joseph BERTRAND, Histoire de l'Académie des Sciences, p. 8.
3
DE BRUNO, loc. cit., p. 176.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 224
Il nous faut d'ailleurs souligner des tonalités affectives assez différentes entre les
méditations des deux infinis. Quand les deux infinis furent en quelque sorte multipliés
par les inventions du télescope et du microscope, c'est du côté de l'infiniment petit que
le calme fut le plus difficile à atteindre. Cette dissymétrie dans l'effroi scientifique n'a
pas échappé à Michelet qui donne dans l'Insecte, ce rapide parallèle (p. 92) : « Rien
de plus curieux que d'observer les impressions toutes contraires que les deux
révolutions firent sur leurs auteurs. Galilée, devant l'infini du ciel, où tout paraît
harmonique et merveilleusement calculé, a plus de joie que de surprise encore ; il
annonce la chose à l'Europe dans le style le plus enjoué. Swammerdam, devant l'infini
du monde microscopique, paraît saisi de terreur. Il recule devant le gouffre de la
nature en combat, se dévorant ellemême. Il se trouble ; il semble craindre que toutes
ses, idées, ses croyances n'en soient ébranlées. » Il y a sans doute, dans ces réactions,
des influences psychologiques particulières, mais elles peuvent quand même nous
servir de preuve de la valorisation affective assez étrange que nous portons sur des
phénomènes subitement éloignés de notre ordre de grandeur. Les leçons fréquentes
d'humilité que nous donnent les auteurs préscientifiques et les vulgarisateurs de nos
jours montrent assez nettement une résistance à quitter l'ordre de grandeur habituel.
Ces résistances à franchir le niveau biologique où nous insérons la connaissance
de notre vie, les tentatives de porter l'humain dans les formes élémentaires de la vie
sont maintenant entièrement réduites. Peutêtre le souvenir de cette réussite de l'objec
tivité biologique devrait nous aider à triompher de la résistance actuelle qu'éprouve
l'objectivité atomique. Ce qui entrave la pensée scientifique contemporaine, sinon
chez ses créateurs, du moins dans la tâche d'enseignement, c'est un attachement aux
intuitions usuelles, c'est l'expérience commune prise dans notre ordre de grandeur. Il
ne s'agit alors que de rompre avec des habitudes. L'esprit scientifique doit allier la
souplesse et la rigueur. Il doit reprendre toutes ses constructions quand il aborde de
nouveaux domaines et ne pas imposer partout la légalité de l'ordre de grandeur
familier. Comme le dit M. Reichenbach : « Il ne faut pas oublier qu'en fait presque
1
tout nouveau domaine objectif. découvert en physique conduit à l'introduction de lois
nouvelles ». Tout de même, cette obligation devient de, plus en plus facile, car la
pensée scientifique a traversé depuis un siècle de nombreuses révolutions. Il n'en allait
pas de même lors du premier décrochement. L'abandon des connaissances de sens
commun est un sacrifice difficile. Nous ne devons pas nous étonner des naïvetés qui
s'accumulent sur les premières descriptions d'un monde inconnu.
1
REICHENBACH, La Philosophie scientifique, p. 16.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 225
Il est d'ailleurs assez facile de montrer que la mathématisation de l'expérience est
entravée et non pas aidée par des images familières. Ces images vagues et grossières
donnent un dessin sur lequel la géométrie n'a pas de prise. La réfraction de la lumière
trouve ainsi immédiatement son « image matérielle » qui arrêtera longtemps la pensée
en interdisant les « exigences mathématiques ». Un auteur anonyme, écrivant en 1768,
donne cette intuition rapide : « Que l'on enfonce un clou un peu long dans du plâtre
1
ou de la pierre, presque toujours ce fer se recourbe ». Il n'en faut pas plus à un esprit
non scientifique pour « comprendre » l'expérience scientifique. J'ai eu souvent
l'occasion, dans l'enseignement élémentaire de la physique, de constater que cette
« image matérielle » donne une prompte et désastreuse satisfaction aux esprits pares
seux. Même quand la démonstration précise est apportée, on retourne à l'image pre
mière. Ainsi, critiquant les clairs travaux de Newton, le Père Castel veut prouver le
caractère factice du concept de réfrangibilité par lequel Newton explique la réfraction
des rayons dans le prisme. Le P. Castel invoque alors des images familières, entre
autres, un faisceau de baguettes qu'on ploie. Elles sont individuellement, ditil, d'égale
« pliabilité » ; cependant la mise en faisceau entraînera des divergences et les baguet
tes situées audessus du faisceau se plieront moins. Il en va de même pour un faisceau
de rayons qui se réfracte... Il est aussi très frappant de constater qu'au moment où l'on
a découvert la double réfraction, plusieurs ouvrages laissent le rayon extraordinaire
flotter sans loi à côté du rayon ordinaire nettement désigné par la loi du sinus. On lit,
par exemple, dans l'Encyclopdie (Art. Crystal d'Islande) : « De ces deux rayons, l'un
suit la loi ordinaire ; le sinus de l'angle d'incidence de l'air dans le cristal, est au sinus
de l'angle de réfraction comme 5 est à 3. Quant à l'autre rayon, il se rompt selon une
loi particulière. » L'indétermination fait alors bon ménage avec la détermination
scientifique.
1
Sans nom d'auteur, Essai de Physique en forme de lettres, Paris, 1768, p. 65.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 226
Parfois des images plus vagues encore contentent l'esprit préscientifique, au point
qu'on peut se demander s'il ne faudrait pas parler d'un véritable besoin de vague qui
vient mettre du flou jusque dans les connaissances de la quantité. Ainsi, pour
expliquer la réfraction, Hartsoeker donnera cette comparaison :
« Il n'arrive autre chose à un rayon de Lumière, que ce qu'on verrait. arriver à un
homme, qui après avoir traversé une foule d'enfants rencontrerait obliquement au
sortir de là une foule d'hommes forts et vigoureux car assurément cet homme serait
détourné de son chemin en passant obliquement de la foule des uns dans les autres. »
Suit une explication, avec figure adjointe, qui prétend montrer la réfraction d'un hom
me qui joue des coudes. Il n'y a pas là un paradoxe accidentel, comme il en surgit
parfois de la verve anglosaxonne de certains professeurs. C'est le fond même de
l'explication.
Le refus d'une information mathématique discursive, qui conduirait à sérier diver
ses approximations, se fait au bénéfice d'une forme d'ensemble, d'une loi exprimée en
une mathématique vague qui satisfait le faible besoin de rigueur des esprits
sans netteté. Un docteur de Sorbonne, Delairas, écrit en 1787 un gros livre sous le
titre: « Physique nouvelle formant un corps de doctrine, et soumise à la démonstration
rigoureuse du calcul ». Or, on y chercherait vainement la moindre équation. Le systè
me de. Newton, après un siècle de succès, y est critiqué et péremptoirement réfuté sur
plusieurs points sans qu'on en examine les diverses liaisons mathématiques. L'auteur
a, au contraire, confiance en des formes générales comme celleci : « Chaque masse
qui occupe le centre d'un de ces cantons de l'univers qu'on appelle un système, n'est
qu'un composé de marches organiques revenant sur ellesmêmes et formant des jeux
de mouvement de toutes espèces. Ces marches intestines en revenant sur ellesmêmes
sont assujetties à des accroissements de vélocité provenant de facultés accélératri
ces. » Il nous semble très caractéristique de voir ainsi l'imprécision critiquant la
précision. L'auteur se réfère sans cesse à « une géométrie naturelle, à la portée de tout
le monde » (p. 247), affirmant ainsi qu'il y a, pour atteindre la connaissance mathé
matique des phénomènes, sinon une voie royale, du moins une voie populaire.
Il est très frappant qu'une « mécanique » qui refuse les caractéristiques du nombre
en vienne toujours à circonstancier les phénomènes mécaniques par des adjectifs.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 227
Ainsi l'abbé Poncelet écrit : « Il y a autant de sortes de mouvements que le mouve
1
ment est luimême susceptible de modifications. Il y a le mouvement droit, oblique,
circulaire, centripète, centrifuge, d'oscillation, de vibration, de commotion, de vertige,
etc. »
modante peut se satisfaire d'une augmentation de puissance avec le champ d'action.
Le même dédain des mathématiques anime Marat . Après une longue critique de
3
l'optique de Newton, il écrit : « Ici paraissent, dans tout leur jour, l'abus de la science
et la variété des spéculations mathématiques : car à quoi ont abouti tant d'expériences
ingénieuses, tant de fines observations, tant de savants calculs, tant de profondes
recherches, qu'à établir une doctrine erronée qu'un simple fait renverse sans retour ?
Et pourquoi ont été prodigués tant d'efforts de génie, tant de formules bizarres, tant
d'hypothèses révoltantes, tant de merveilleux, que pour mieux faire sentir l'embarras
de l'Auteur ? » Pour nous, qui nous plaçons au point de vue psychanalytique, nous
devons nous demander si l'embarras où l'on accuse Newton de se trouver, n'est pas
une preuve de J'embarras de son lecteur devant les difficultés mathématiques de
l'œuvre. L'hostilité aux mathématiques est un mauvais signe quand elle s'allie à une
prétention de saisir directement les phénomènes scientifiques. Marat va jusqu'à
écrire : Newton « courut après des chimères, fit un roman physique et s'épuisa en
fictions ridicules, ayant toujours la nature sous les yeux
VI
1
PONCELET, loc. cit., p. 30.
2
Abbé PLUCHE, Histoire du Ciel. Nouvelle édition, Paris, 1778, tome II, p, 290.
3
MARAT, Mémoires académiques ou nouvelles découvertes sur la lumière, relatives aux
points les plus importants de l'optique, Paris, 1788, p. 244.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 228
Le simple thème de la facilité ou de la difficulté des études est beaucoup plus
important qu'on ne croit. Ce n'est pas là en particulier un caractère secondaire. Au
contraire, du point de vue psychologique, où nous nous plaçons dans cet ouvrage, la
difficulté d'une pensée est un caractère primordial. C'est cette difficulté qui se traduit
en de véritables oppressions physiologiques et qui charge d'affectivité la culture
scientifique. C'est elle qui peut pousser Marat, dans sa période de douceur, alors qu'il
fait profession. de sensibilité et de courtoisie, à accuser Newton de courir après des
chimères et de s'épuiser en fictions ridicules. Par contre, c'est cette même difficulté
qui, par une ambivalence caractéristique, attire les esprits vigoureux. Enfin, sur le seul
thème de la facilité relative, on peut montrer que la connaissance objective a subi une
inversion en passant de l'ère préscientifique à l'ère scientifique.
Il n'est pas rare en effet de voir poser, au XVIIIe siècle, là Physique comme plus
facile que la Géométrie élémentaire. Dans son discours préliminaire à sa Physique, le
R. P. Castel écrit : « La Physique est de soi simple, naturelle et facile, je dis facile à
1
entendre. On en sait les termes, on en connaît les objets. Naturellement nous obser
vons, et nous éprouvons la plupart des choses, la lumière, la chaleur, le froid, le vent,
l'air, l'eau, le feu, la pesanteur, le ressort, la durée, etc. Chaque coup d’œil est une ob
servation de la nature ; chaque opération de nos sens et de nos mains est une
expérience. Tout le monde est un peu Physicien, plus ou moins suivant qu'on a l'esprit
plus ou moins attentif, et capable d'un raisonnement naturel. Au lieu que la Géométrie
est toute abstraite et mystérieuse dans son objet, dans ses façons, jusque dans ses
termes ». J'ai plusieurs fois donné ce texte comme sujet de dissertation à des étudiants
de philosophie, sans en indiquer l'auteur. Le plus souvent les commentaires ont été
élogieux. On y a vu une belle expression des thèses pragmatiques. De ce texte vieilli,
tout imprégné d'esprit préscientifique, les esprits philosophiques, ivres d'intuitions
premières, hostiles à toute abstraction, n'hésitent pas à faire un thème actif et actuel.
C'est précisément sous le rapport de la simplicité essentielle que le Père Castel
juge et condamne la science newtonienne. Il constate qu'avec Newton, l'ordre des
difficultés pédagogiques des sciences mathématiques et physiques vient d'être inversé,
1
R. P. Louis CASTEL, Le vrai système de Physique générale de Newton, exposé et analysé
avec celui de Descartes ; à la portée du commun des Physiciens, Paris, 1743, p. 6.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 229
puisqu'il faut savoir le calcul intégral pour comprendre le mouvement des astres et les
phénomènes de la lumière. Il voit dans cette inversion une anomalie à rectifier. Son
gros livre est écrit pour remettre la Physique à la place qu'il croit juste et bonne : dans
son aspect facile et immédiat.
D'abord, du point de vue expérimental, il faut maintenir la simplicité. Il y eut le
croiraton ? de nombreux physiciens qui ne réussirent pas l'expérience de Newton
sur la dispersion de la lumière par le prisme. Que de complications, disaiton, « il faut
des prismes : c'est le plus aisé. Il faut une chambre obscure.
Il faut de longs appartements, et qui estce qui en a, surtout parmi les savants de
profession ? Il faut des ceci et des cela ; il faut un attirail de mille je ne sais quoi. Et
puis il faut du temps et une suite de mille opérations très délicates, sans parler d'un
certain esprit d'observation. » Et le P. Castel conclut (p. 488), « pour bien faire ces
expériences sur la réfraction de la lumière, il faudrait être millionnaire ».
D'ailleurs (p. 452) « les couleurs du Prisme ne sont que des couleurs fantastiques,
spéculatives, idéales, et à la pointe de l'esprit et des yeux... Comment en n'y mesurant
que des angles et des lignes, M. Newton s'estil flatté de parvenir à la connaissance
intime et philosophique des couleurs... En fait de couleurs, il n'y a d'utile et de
substantiel même, que les couleurs des peintres et des teinturiers. Cellesci se laissent
manier, étudier et mettre à toutes sortes de combinaisons et de vraies analyses. Il
serait étonnant et cependant il est assez vraisemblable que Newton a passé toute sa vie
à étudier les couleurs, sans jamais jeter les yeux sur l'atelier d'un Peintre ou d'un
Teinturier, sur les couleurs mêmes des fleurs, des coquilles, de la nature ». Comme on
le voit, l'intuition réaliste est ici dominante. L'esprit préscientifique veut qu'une
couleur soit la couleur de quelque chose. Il veut manier la substance colorée. Compo
ser les couleurs, c'est, pour lui, composer les substances colorées. Dans un autre
ouvrage, le Père Castel revient sur la question. Pour lui, l'homo faber est le grand
maître de Physique. Plus le métier est matériel, plus il est instructif . « Les teinturiers,
1
soit dit sans déplaire à personne, sont les vrais Artisans des couleurs... les couleurs
sont l'unique but du Teinturier. Chez le Peintre elles ne sont qu'un moyen. » Le mot
spectre, qui n'éveille en nous aucune idée troublante, a encore son plein sens (p. 376).
« Je me défiais du prisme et de son spectre fantastique. Je le regardais comme un art
enchanteur ; comme un miroir infidèle de la nature, plus propre par son brillant à
1
R. P. CASTEL, Jésuite, L'Optique des couleurs, Paris, 1740, p. 38.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 230
donner l'essor à l'imagination, et à servir l'erreur, qu'à nourrir solidement l'esprit, et à
tirer du puits profond l'obscure vérité... Je le regardais avec terreur, comme un écueil
signalé par le naufrage d'un vaisseau fameux, suivi de mille vaisseaux ». L'excès des
images, la crainte de dépenser un million pour acheter un prisme, tout concourt à nous
prouver l'affectivité qui charge l'inconscient de notre auteur en lutte contre le
mathématisme newtonien.
pour un système de Physique est réellement tout mathématique. Ce qui lui assure
incontestablement le nom de Physicomathématique : restant à savoir si un système
vraiment Physicomathématique peut être regardé comme un vrai système de
Physique. »
Ce n'est naturellement pas une critique isolée. Elle est plutôt un leitmotiv au
XVIIIe siècle. Il y a alors une réelle volonté d'écarter les mathématiques de la Physi
que. Pour bien des auteurs, les mathématiques n'expliquent en rien les phénomènes.
De Marivetz écrit tranquillement, sans plus de commentaires : « Cette phrase, calcu
2
ler un phénomène est très impropre elle a été introduite en Physique par ceux qui
savent mieux calculer qu'expliquer. » Il suffirait de forcer à peine les mots de cette
opinion sur le rôle des mathématiques en physique pour trouver la théorie épistémo
logique, sans cesse répétée à notre époque, qui veut que les mathématiques expriment
mais qu'elles n'expliquent pas. Contre cette théorie, nous croyons personnellement que
la pensée mathématique forme la base de l'explication physique et que les conditions
de la pensée abstraite sont désormais inséparables des conditions de l'expérience
scientifique.
1
P. CASTEL, Le vrai système de Physique générale de Newton.... loc. cit., p. 52.
2
DE MARIVETZ, loc. cit., tome V., p. 57.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 231
D'ailleurs beaucoup de ces adversaires de l'information mathématique précise se
servent quand même de termes géométriques. Ils s'en servent même avec une désin
volture incroyable. Par exemple, Carra croit que les comètes décrivent « une parabole
1
spirale » et il explique ainsi, son système astronomique : « Par ma théorie, le premier
mouvement de projection de tous les corps célestes est une ligne qui décline en
parabole ; cette parabole devient spirale ; cette spirale se conforme en ellipse, l'ellipse
en cercle ; le cercle redevient ellipse ; l'ellipse parabole et la parabole hyperbole. Ce
changement gradué de courbes simples en courbes composées, et de courbes com
posées en courbes simples, explique, non seulement les changements, la mutation des
axes polaires, leur inclination gradative et dégradative, l'obliquité des équateurs... »
Nous pourrions accumuler sans fin de telles macédoines géométriques. Mais cet
exemple suffit pour montrer la séduction des images géométriques posées en bloc,
sans qu'on apporte le moindre principe de constitution pour les justifier, sans qu'on
donne et pour cause ! la transformation qui permet de passer d'une courbe à l'autre,
de l'ellipse à l'hyperbole. Au contraire la conception mathématique et saine, telle
qu'elle est réalisée dans le système de Newton, permet d'envisager différents cas
géométriques, en laissant un certain jeu mais un jeu déterminé pour les réalisations
empiriques. Le système de Newton donne un plan des possibilités, un pluralisme
cohérent de la quantité qui permet de concevoir des orbites non seulement elliptiques,
mais encore paraboliques et hyperboliques. Les conditions quantitatives de leurs
réalisations sont bien déterminées ; elles forment un plan qui peut réunir dans une
même vue générale les attractions et les répulsions électriques.
On peut sentir, sur ce simple exemple où l'on compare l'activité de l'imagination et
l'activité de la raison, la nécessité de l'explication algébrique, donc indirecte et
discursive, des formes géométriques trop séduisantes pour l'intuition.
Dans l'histoire et dans l'enseignement, on pourrait d'ailleurs assez facilement saisir
la valorisation inconsciente des formes géométriques simples. Ainsi, tant qu'on se
borne à des énoncés généraux des lois de Képler, on peut être à peu près sûr d'être
mal compris. La raison, c'est que pour l'esprit préscientifique les ellipses que
décrivent les planètes sont pensées à partir du cercle qui reste la forme pure, la forme
naturelle, la forme valorisée. Pour l'esprit préscientifique l'ellipse est un cercle mal
fait, un cercle aplati, ou comme dit encore un auteur du XVIIIe siècle en une formule
qui indique bien la valorisation, l'ellipse est un cercle en voie de guérison. Dans une
1
CARRA, Nouveaux Principes de Physique, loc. cit., tome II, p. 182.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 232
telle intuition, l'ellipse est déjà une perturbation, elle est le résultat d'un véritable
accident. Cette conception est particulièrement claire dans le système. de Nicolas
Hartsoeker. Dans un livre publié en 1706 sous le titre Conjectures physiques,
Hartsoeker relie l'ellipticité de l'orbite terrestre à des bouleversements terrestres, ana
logues au tremblement de terre du 18 septembre 1692 (pp. 25, 26, 27). Ces trem
blements de terre déterminent des tassements qui augmentent la densité de la Terre ;
la Terre tombe alors vers le Soleil puisqu'elle est devenue plus lourde ; en descendant
elle perd de sa vélocité, sans doute en raison de son incorporation à un tourbillon
intérieur (?). Elle reste alors un instant stationnaire, puis remonte à l'endroit d'où elle
était partie, sans qu'on puisse bien distinguer, dans le long développement de
Hartsoeker, comment et pourquoi la Terre regagne sa place primitive. En tout cas,
puisque le cataclysme a déterminé un rapprochement suivi d'un éloignement, on a
maintenant deux rayons différents : cela suffit, pense Hartsoeker, à expliquer l'ellip
ticité de l'orbite. Aussi bien, ce n'est pas de ce côté que Hartsoeker sent un besoin de
preuves. Pour lui, l'ellipticité est d'abord un accident. C'est donc à fournir la preuve de
tels accidents qu'il fera les plus grands efforts. Il ne va pas loin pour trouver les
preuves dont il a besoin : il étudie la complication des couches géologiques. C'est
ainsi que, sans aucune transition, il passe à la description des différents lits de terre
rencontrés pendant le forage d'un puits de 232 pieds où l'on va de l'argile au sable, du
sable à l'argile et encore de l'argile au sable... Autant de contradictions matérielles qui
n'ont pu être provoquées que par des accidents. Ces accidents matériels ont produit
des accidents astronomiques. Ce qui est mal fait dans le Ciel est le résultat de ce qui
est mal fait dans la Terre.
Ces images premières de la topologie naïve sont extrêmement peu nombreuses.
Elles sont alors des moyens de compréhension sans cesse employés. De cet usage
constant, elles reçoivent une lumière accrue qui explique la valorisation que nous
incriminons. Ainsi, pour un esprit non scientifique, tout rond est un cercle. Une telle
majoration d'un caractère intuitif conduit à des fautes réelles. Par exemple, Voltaire
énonce tranquillement cette énormité : « Un cercle changé en ovale n'augmente ni ne
1
diminue de superficie ». Il imagine que c'est l'aire incluse dans la courbe qui mesure
la pleine réalité de cette courbe : une ligne fermée est faite pour enfermer une réalité
comme un bien.
Il n'est pas impossible de trouver même des intuitions plus chargées. Pour l'intui
tion animiste on peut en faire assez fréquemment la remarque tout ovale est un oeuf.
1
VOLTAIRE, Oeuvres complètes, éd. 1828, Paris, tome 41, p. 334.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 233
Un auteur explicite assez clairement cette vésanie. Delairas, écrivant en 1787, prétend
trouver une doctrine synthétique de la génération. Cette génération se fait, d'après lui,
suivant un principe uniforme; les circonstances particulières ne font qu'apporter des
diversités à l'application du principe. Aussi proposetil d'étudier les principes de la
génération « relativement aux êtres organisés les plus considérables, où la nature
développe en grand les dispositions qu'elle suit et qu'elle paraît nous cacher dans les
êtres moins composés et d'un petit volume ». Et il entreprend d'éclaircir le problème
de la génération des animaux par la génération des astres. Il ne faut pour cela qu'un
minimum de géométrie. Le fluide astronomique d'un astre ne prendil pas la forme
ovale ? Or « toute génération se fait par la vole de l’œuf cuncta ex ovo, c'estàdire
1
par un ovale ». Voilà l'essence de la preuve ; voilà la preuve entière. On saisit dans sa
puérilité, dans une sécheresse géométrique frappante, un type de généralisation
animiste. Au surplus une vue philosophique qui repose sur une intuition « profonde »,
sur une prétendue communion avec la vie universelle atelle une, autre richesse, un
autre fonds que l’œuf astronomique de Delairas ? En tout cas, la représentation
géométrique fait saillir le ridicule et il fallait un inconscient bien obéré pour pousser à
une telle généralisation animiste
Pour rompre avec cette séduction des formes simples et achevées sur lesquelles
peuvent s'amasser tant d'interprétations fautives, le mieux est d'en expliciter la
production algébrique. Par exemple, un enseignement scientifique des mouvements
planétaires ne doit pas se contenter de répéter que les planètes décrivent dés ellipses
autour du Soleil placé à l'un des foyers ; cet enseignement doit relier, par un calcul
discursif, la réalité algébrique de l'attraction avec le phénomène du mouvement
képlérien. Sans doute, il serait plus simple de n'enseigner que le résultat. Mais
l'enseignement des résultats de la science n'est jamais un enseignement scientifique.
Si l'on n'explicite pas la ligne de production spirituelle qui a conduit au résultat, on
peut être sûr que l'élève combinera le résultat avec ses images les plus familières. Il
faut bien « qu'il comprenne ». On ne peut retenir qu'en comprenant. L'élève comprend
à sa manière. Puisqu'on ne lui a pas donné des raisons, il adjoint au résultat des
raisons personnelles. Assez facilement un professeur de physique qui serait psycho
logue pourrait voir, sur le problème qui nous occupe, comment « mûrit » une intuition
non expliquée. Ainsi, assez communément, au bout de quelques semaines, quand le
souvenir verbal de la leçon a fait place, comme le dit si bien Pierre Janet, au souvenir
travaillé, le Soleil s'est déplacé : il n'est plus au loger de l'ellipse, il est au centre. En
1
DELAIRAS, Physique nouvelle formant un corps de doctrine, et soumise à la
démonstration rigoureuse du calcul, Paris, 1787, « Chez l'auteur, rue des vieilles Garnisons, en
face du réverbère », p. 268.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 234
effet, dans l'enseignement des résultats, qu'estce que le foyer d'une ellipse ? Pourquoi
un foyer et pas l'autre ? Si un foyer est réifié par le Soleil, pourquoi l'autre estil désert
? Quand le résultat correct est maintenu dans la mémoire, c'est souvent grâce à la
construction de tout un échafaudage d'erreurs. D'abord c'est le mot loyer qui sauve
tout. Que le Soleil soit un Foyer,, c'est trop clair ! Ainsi il donne sa chaleur et sa
lumière à tout l'Univers. Si le « foyer » d'une ellipse avait reçu un autre nom, un nom
mathématique et neutre, l'énoncé correct des lois de Képler eût été une question plus
difficile pour un bachelier et les fautes formelles se fussent multipliées. Très sympto
matique par son indétermination géométrique et par le besoin d'un adverbe pompeux
est aussi l'expression du Comte de La Cépède : « Le Soleil... occupe glorieusement
1
un des foyers des révolutions de nos comètes et de nos planètes ». Mais, au cours de
l'enseignement de la Physique, j'ai trouvé des « rationalisations » plus captieuses que
cette simple rationalisation linguistique. Un élève intelligent me fit un jour cette ré
ponse : le soleil est au foyer de l'ellipse terrestre, car s'il était au centre, il y aurait dans
une seule année deux étés et deux hivers. Cette objection fondée sur une ignorance
complète de l'influence de l'inclination de l'axe terrestre sur le plan de l'écliptique est
psychologiquement instructive. Elle nous montre un esprit ingénieux en train de
coefficienter sa représentation totalitaire imagée. L'esprit veut relier toutes ses
connaissances à l'image centrale et première. Il faut que tous les phénomènes soient
expliqués par la connaissance majeure. Telle est la loi du moindre effort.
Si le professeur de Physique multipliait les enquêtes psychologiques, il serait éton
né de la variété des « rationalisations » individuelles pour une même connaissance
objective. Il suffit de laisser passer quelques semaines après la leçon pour constater
cette individualisation de la culture objective. Il semble même qu'une image trop
claire, trop facilement et trop vivement saisie, attire ensuite dans le lent travail d'indi
vidualisation une nuée de fausses raisons. Il conviendrait, par de fréquents retours sur
les thèmes objectifs, d'arrêter les proliférations subjectives. Il y a là tout un ensei
gnement récurrent, particulièrement négligé dans nos cours secondaires, et qui nous
semble pourtant indispensable pour affermir une culture objective.
Bien entendu, l'histoire scientifique, cette mine inépuisable des erreurs raisonnées,
pourrait nous fournir bien des exemples de cette suprématie de l'image résultante sut
le calcul qui doit l'expliquer.
1
LA CÉPÈDE. Essai sur l'électricité... loc. cit., tome Il, p. 244.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 235
Sur le point très précis de l'ellipticité des orbites planétaires déduit par un calcul
correct de l'attraction en raison inverse du carré des distances, les objections toutes
réalistiques du Père Castel sont frappantes ; elles rejoignent les observations
pédagogiques que nous avons pu faire : « S'il y avait... à décider de la priorité des
I
deux il serait incontestablement plus naturel de déduire la Raison 2 de l'Ellipticité,
D
I
que l'Ellipticité de la Raison 2 . L'Ellipticité est une chose bien plus connue que
D
cette Raison. Elle nous est donnée par l'observation immédiate des mouvements
I
célestes, et est un fait sensible et de pure physique. Au lieu que la Raison 2 est une
D
affaire de Géométrie et d'une Géométrie profonde, subtile, newtonienne en un mot » 1
Le dernier trait est, pour le Père Castel, la plus vive critique. Mais il semble que ce
trait se retourne bien vite contre son auteur. Le Père Castel n'a pas voulu suivre
Newton dans la réalisation mathématique de l'attraction. Or il arrive luimême à des
déclarations à la fois générales et vagues qui n'ont pas cours dans la cité savante (p.
405), « tout se fait par une contranitence ». Bien de plus individualisé que l'astrono
mie du Père Castel. Il a trouvé, en amassant les erreurs, le moyen de penser subjec
tivement les connaissances objectives résumées dans le système de Newton.
On peut d'ailleurs essayer de lutter directement contre la valorisation des images
géométriques usuelles en essayant de les mettre en liaison avec des familles d'images
plus générales. Il est bien sûr qu'un esprit mathématique, qui comprend que l'ellipse
est un cas particulier des courbes du second degré, est moins esclave de la réalisation
d'une image particulière. Les expériences d'électricité, en nous mettant en présence de
forces répulsives et en nous donnant un exemple réel important des trajectoires hyper
boliques, comme dans l'expérience de Rutherford sur la déviation des particules a au
travers d'une lame mince, ont aidé à la saine généralisation des principes newtoniens.
A cet égard, la généralisation objective est une évasion des images individuelles. Dès
l'enseignement élémentaire, nous ne saurions trop recommander aussi les inversions
de l'ordre constructif. On ne domine vraiment le problème de l'astronomie newtonien
ne que lorsqu'on peut alternativement tirer la loi de la forme empirique et reconstruire
la forme pure en s'appuyant sur la loi. Alors seulement le problème des perturbations
prend un sens. Cette remarque bien évidente, et qui n'est certes pas nouvelle, n'a tout
son prix que si on la juge, du point de vue psychologique, comme une incitation à
multiplier l'exercice psychologique de l'analyse et de la synthèse réciproques. Par ces
exercices dans les deux sens, on évitera que l'esprit ne se complaise dans une démar
1
P. CASTEL. Le vrai système de Physique... loc. cit. pp. 97, 98.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 236
che préférée, bientôt valorisée ; on corrigera en particulier la tendance au repos intel
lectuel que donne la pratique de l'intuition; on développera l'habitude de la pensée dis
cursive. Même dans le simple règne des images, nous avons souvent essayé utilement
des conversions de valeurs. Ainsi nous développions dans notre enseignement
l'antithèse suivante. Pour la science aristotélicienne, l'ellipse est un cercle mal fait, un
cercle aplati. Pour la science newtonienne, le cercle est une ellipse appauvrie, une
ellipse dont les foyers se sont aplatis l'un sur l'autre. Je me faisais alors l'avocat de
l'ellipse : le centre de l'ellipse est inutile puisqu'elle a ses deux foyers distincts; sur le
cercle, la loi des aires est une banalité ; sur l'ellipse, la loi des aires est une décou
verte. Peu à peu j'essayais de désancrer doucement l'esprit de son attachement à des
images privilégiées. Je l'engageais dans les voles de l'abstraction, m'efforçant de
donner le goût des abstractions. Bref, le premier principe de l'éducation scientifique
me paraît, dans le règne intellectuel, cet ascétisme qu'est la pensée abstraite. Seul, il
peut nous conduire à dominer la connaissance expérimentale. Aussi, j'ai peu d'hési
tation à présenter la rigueur comme une psychanalyse de l'intuition, et la pensée
algébrique comme une psychanalyse de la pensée géométrique. Jusque dans le règne
des sciences exactes, notre imagination est une sublimation. Elle est utile, mais elle
peut tromper tant que l'on ne sait pas ce que l'on sublime et comment l'on sublime.
Elle n'est valable qu'autant qu'on en a psychanalysé le principe. L'intuition ne doit
jamais être une donnée. Elle doit, toujours être une illustration. Dans notre dernier
chapitre nous allons, d'une manière aussi générale que possible, montrer la nécessité
d'une psychanalyse de la connaissance objective.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 237
CHAPITRE XII
Objectivité scientifique
et Psychanalyse
Retour à la table des matières
Toutes les fois que nous l'avons pu, nous avons indiqué par de brèves remarques
comment, d'après nous, l'esprit scientifique triomphait des divers obstacles épistémo
logiques, et comment l'esprit scientifique se constituait comme un ensemble d'erreurs
rectifiées. Mais ces remarques dispersées sont sans doute bien loin de former une
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 238
doctrine complète de l'attitude objective et il peut sembler qu'un lot de vérités gagnées
contre des erreurs disparates ne fournisse pas ce domaine du vrai, bien homogène,
bien arrondi, qui donne au savant la joie de posséder un bien tangible et sûr. A vrai
dire, le savant devient de moins en moins avide de ces joies totalitaires. On a souvent
répété qu'il se spécialisait de plus en plus. Le philosophe, spécialiste en généralités,
s'est offert pour les synthèses. Mais, en fait, c'est à partir d'une spécialité que le savant
veut et cherche la synthèse. Il ne peut prendre pour une pensée objective une pensée
qu'il n'a pas personnellement objectivée. De sorte que, si l'on fait de la psychologie, et
non de la philosophie, il faudra toujours revenir, croyonsnous, au point de vue où
nous nous plaçons dans cet ouvrage : psychologiquement, pas de vérité sans erreur
rectifiée. Une psychologie de l'attitude objective est une histoire de nos erreurs
personnelles.
Nous voulons cependant, en forme de conclusion, tenter de réunir les éléments
généraux d'une doctrine de la connaissance de l'objet.
C'est encore par une polémique que nous ouvrirons notre exposé. A notre avis, il
faut accepter, pour l'épistémologie, le postulat suivant : l'objet ne saurait être désigné
comme un « objectif » immédiat ; autrement dit, une marche vers l'objet n'est pas
initialement objective. Il faut donc accepter une véritable rupture entre la connais
sance sensible et la connaissance scientifique.
Nous croyons en effet avoir montré, au cours de nos critiques, que les tendances
normales de la connaissance sensible, tout animées qu'elles sont de pragmatisme et de
réalisme immédiats, ne déterminaient qu'un faux départ, qu'une fausse direction. En
particulier, l'adhésion immédiate à un objet concret, saisi comme un bien, utilisé
comme une valeur, engage trop fortement l'être sensible ; c'est la satisfaction intime ;
ce n'est pas l'évidence rationnelle. Comme le dit Baldwin en une formule d'une admi
rable densité : « C'est la stimulation, non la réponse qui reste le facteur de contrôle
dans la construction des objets des sens ». Même sous la forme en apparence géné
rale, même lorsque l'être repu et comblé croit voir venir l'heure de penser gratuite
ment, c'est encore sous forme de stimulation qu'il pose la première objectivité. Ce
besoin de sentir l'objet, cet appétit des objets, cette curiosité indéterminée, ne corres
pondent encore à aucun titre à un état d'esprit scientifique. Si un paysage est un état
d'âme romantique, un morceau d'or est un état d'âme avare, une lumière un état d'âme
extatique. Un esprit préscientifique, au moment où vous tentez de l'embarrasser par
des objections sur son réalisme initial, sur sa prétention à saisir, du premier geste, son
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 239
objet, développe toujours la psychologie de cette stimulation qui est la vraie valeur de
conviction, sans jamais en venir systématiquement à la psychologie du contrôle
objectif. En fait, comme l'entrevoit Baldwin, ce contrôle résulte de prime abord d'une
résistance. Par contrôle on entend en général « the cheeking, limiting, regulation of
the constructive processes ». Mais avant le frein et la réprimande qui correspondent
curieusement au concept anglais intraduisible de check, nous expliciterons la notion
d'échec, impliquée elle aussi dans le même mot. C'est parce qu'il y a échec qu'il y a
freinage de la stimulation. Sans cet échec, la stimulation serait valeur pure. Elle serait
ivresse; et par cet énorme succès subjectif qu'est une ivresse, elle serait la plus
irrectifiable des erreurs objectives. Ainsi d'après nous, l'homme qui aurait
l'impression de ne se tromper jamais se tromperait toujours.
On objectera que cette fougue première a été bien vite réduite et que précisément
les erreurs des essais sont éliminées par le comportement : la connaissance scientifi
que pourrait donc faire fonds sur une connaissance sensible rendue cohérente par un
comportement. Mais nous n'acceptons pas cette conciliation, car l'impureté originelle
de la stimulation n'a pas été amendée par les réprimandes de l'objet. Des valeurs sont
restées attachées aux objets primitifs. La connaissance sensible reste un compromis
fautif.
Pour être bien sûr que la stimulation n'est plus à la base de notre objectivation,
pour être bien sûr que le contrôle objectif est une réforme plutôt qu'un écho, il faut en
venir au contrôle social. Dès lors, dûton nous accuser de cercle vicieux, nous
proposons de fonder l'objectivité sur le comportement d'autrui, ou encore, pour avouer
tout de suite le tour paradoxal de notre pensée, nous prétendons choisir l’œil d'autrui
toujours l’œil d'autrui pour voir la forme la forme heureusement abstraite du
phénomène objectif : Dismoi ce que tu vois et je te dirai ce que c'est. Seul ce circuit,
en apparence insensé, peut nous donner quelque sécurité que nous avons fait
complètement abstraction de nos visions premières. Ah ! sans doute nous savons bien
tout ce que nous allons perdre ! D'un seul coup, c'est tout un univers qui est décoloré,
c'est tout notre repas qui est désodorisé, tout notre élan psychique naturel qui est
rompu, retourne, méconnu, découragé. Nous avions tant besoin d'être tout entiers dans
notre vision du monde ! Mais c'est précisément ce besoin qu'il faut vaincre. Allons !
Ce n'est pas en pleine lumière, c'est au bord de l'ombre que le rayon, en se diffractant,
nous confie ses secrets.
Il faut d'ailleurs remarquer que toute doctrine de l'objectivité en vient toujours à
soumettre la connaissance de l'objet au contrôle d'autrui. Mais d'habitude, on attend
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 240
que la construction objective réalisée par un esprit solitaire soit achevée, pour la juger
dans son aspect final. On laisse donc l'esprit solitaire à son travail, sans surveiller ni la
cohésion de ses matériaux ni la cohérence de ses devis. Nous proposons au contraire
un doute préalable qui touche à la fois les faits et leurs liaisons, l'expérience et la
logique. Si notre thèse parait artificielle et inutile, c'est que l'on ne se rend pas compte
que la science moderne travaille sur des matériaux expérimentaux et avec des cadres
logiques socialisés de longue date, par conséquent déjà contrôlés. Mais pour nous qui
voulons déterminer les conditions primitives de la connaissance objective, il faut bien
que nous étudiions l'esprit dans le moment où, de luimême, dans la solitude, devant
la nature massive, il prétend désigner son objet. En retraçant les débuts de la science
électrique, nous croyons avoir fait la preuve que cette désignation première était
fausse. Il suffit aussi d'observer un jeune expérimentateur, dans son effort pour préci
ser sans guide une expérience, pour reconnaître que la première expérience exigeante
est une expérience qui « rate ». Toute mesure précise est une mesure préparée. L'ordre
de précision croissante est un ordre d'instrumentalisation croissante, donc de
socialisation croissante. Landry disait : « Déplacer d'un centimètre un objet posé sur
une table est chose simple; le déplacer d'un millimètre exige une mise en jeu com
plexe de muscles antagonistes et entraîne une fatigue plus grande. » Précisément cette
dernière mesure fine réclame le freinage de la stimulation, on la conquiert après des
échecs, dans cette objectivité discursive dont nous essayons de dégager les principes.
Mais ce déplacement d'un millimètre d'un objet sur une table n'est pas encore une
opération scientifique. L'opération scientifique commence à la décimale suivante.
Pour déplacer un objet d'un dixième de millimètre, il faut un appareil, donc un corps
de métiers. Si l'on accède enfin aux décimales suivantes, si l'on prétend par exemple
trouver la largeur d'une frange d'interférence et déterminer, par les mesures connexes,
la longueur d'onde d'une radiation, alors il faut non seulement des appareils et des
corps de métiers, mais encore une théorie et par conséquent toute une Académie des
Sciences. L'instrument de mesure finit toujours par être une théorie et il faut compren
dre que le microscope est un prolongement de l'esprit plutôt que de l’œil . Ainsi la 1
précision discursive et sociale fait éclater les insuffisances intuitives et personnelles.
Plus une mesure est fine, plus elle est indirecte. La science du solitaire est qualitative.
La science socialisée est quantitative. La dualité Univers et Esprit, quand on l'examine
au niveau d'un effort de connaissance personnelle, apparaît comme la dualité du
phénomène mal préparé et de la sensation non rectifiée. La même dualité fondamen
tale, quand on l'examine au niveau d'un effort de connaissance scientifique, apparaît
comme la dualité de l'appareil et de la théorie, dualité non plus en opposition mais en
1
Cf. Edouard LE Roy, Revue de Métaphysique, avril 1935.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 241
réciproques.
II
Nous reviendrons sur le processus de rectification discursive qui nous paraît être
le processus fondamental de la connaissance objective. Nous voulons auparavant
souligner quelques aspects sociaux de cette pédagogie de l'attitude objective propre à
la science contemporaine. Puisqu'il n'y a pas de démarche objective sans la conscien
ce d'une erreur intime et première, nous devons commencer les leçons d'objectivité
par une véritable confession de nos fautes intellectuelles. Avouons donc nos sottises
pour que notre frère y reconnaisse les siennes, et réclamons de lui et l'aveu et le
service réciproques. Traduisons, dans le règne de l'intellectualité, les vers commentés
par la Psychanalyse :
Selten habt Ihr mich verstanden
Selten auch verstand ich Euch
Nur wenn wir in Kot uns fanden
So verstanden wir uns gleich 1
Rompons, ensemble, avec l'orgueil des certitudes générales, avec la cupidité des
certitudes particulières. Préparonsnous mutuellement à cet ascétisme intellectuel qui
éteint toutes les intuitions, qui ralentit tous les préludes, qui se défend contre les pres
sentiments intellectuels. Et murmurons à notre tour, tout entier à la vie intellectuelle :
erreur, tu n'es pas un mal. Comme le dit fort bien M. Enriques . « Réduire l'erreur à
1
une distraction de l'esprit fatigué, c'est ne considérer que le cas du comptable qui
aligne des chiffres. Le champ à explorer est bien plus vaste, lorsqu'il s'agit d'un véri
table travail intellectuel. » C'est alors qu'on accède à l'erreur positive, à l'erreur
1
ENRIQUES, signification de l'histoire de la pensée scientifique, Paris, p. 17.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 242
normale, à l'erreur utile ; guidé par une doctrine des erreurs normales, on apprendra à
distinguer, comme le dit encore M. Enriques « les fautes auxquelles il convient de
chercher une raison de celles qui, à proprement parler, ne sont pas des erreurs, mais
des affirmations gratuites, faites, sans aucun effort de pensée, par des bluffeurs qui
comptent sur la chance pour deviner du coup ; dans ce dernier cas l'entendement n'y
est pour rien ». Le long d'une ligne d'objectivité, il faut donc disposer la série des
erreurs communes et normales. On sentirait dès lors toute la portée d'une psycha
nalyse de la connaissance si l'on pouvait seulement donner à cette psychanalyse un
peu plus d'extension. Cette catharsis préalable, nous ne pouvons guère l'accomplir
seuls, et il est aussi difficile de l'engager que de se psychanalyser soimême. Nous
n'avons pu déterminer que trois ou quatre grandes sources de l'erreur pour la
connaissance objective. Nous avons vu que la dialectique du réel et du général se
répercutait dans les thèmes psychanalytiques de l'avarice et de l'orgueil. Mais il ne
suffit pas de désancrer l'esprit de ces deux sites périlleux. Il faut le déterminer à des
abstractions de plus en plus fines, en évinçant des fautes de plus en plus captieuses.
Pour cette pédagogie fine, il faudrait des sociétés scientifiques complexes, des
sociétés scientifiques qui doubleraient l'effort logique par un effort psychologique.
En fait, il y a dans ce sens un progrès manifeste. La société moderne, qui professe
du moins dans les déclarations de ses administrateurs la valeur éducative de la
science, a développé les qualités d'objectivité plus que ne pouvaient le faire les
sciences dans des périodes moins scolarisées. Boerhaave a noté que si la Chimie a été
si longtemps erronée dans ses principes mêmes, c'est qu'elle fut longtemps une culture
solitaire. Il faisait cette observation au seuil très embarrassé de son traité de Chimie.
Pour lui, la, Chimie se présentait comme une science difficile à enseigner . Con 1
trairement à ce qu'on pourrait croire, l'objet chimique, tout substantiel qu'il est, ne se
désigne pas commodément dans la science primitive. Au contraire, dans la proportion
où une science devient sociale, c'estàdire facile à enseigner, elle conquiert ses bases
objectives.
Il ne faut pourtant pas s'exagérer le prix des efforts spécifiquement scolaires. En
fait, comme le remarquent MM. von Monakow et Mourgue, à l'école, le jeune milieu
est plus formateur que le vieux, les camarades plus importants que les maîtres. Les
maîtres, surtout dans la multiplicité incohérente de l'Enseignement secondaire,
donnent des connaissances éphémères et désordonnées, marquées du signe néfaste de
l'autorité. Au contraire, les camarades enracinent des instincts indestructibles. Il fau
1
BOERHAAVE, loc. cit, p. 2.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 243
drait donc pousser les, élèves, pris en groupe, à la conscience d'une raison de groupe,
autrement dit à l'instinct d'objectivité sociale, instinct qu'on méconnaît pour dévelop
per de préférence l'instinct contraire d'originalité, sans prendre garde au caractère
truqué de cette originalité apprise dans les disciplines littéraires. Autrement dit, pour
que la science objective soit pleinement éducatrice, il faudrait que son enseignement
fût socialement actif. C'est une grande méprise de l'instruction commune que d'ins
taurer, sans réciproque, la relation inflexible de maître à élève. Voici, d'après nous, le
principe fondamental de la pédagogie de l'attitude objective : Qui est enseigné doit
enseigner. Une instruction qu'on reçoit sans la transmettre forme des esprits sans
dynamisme, sans autocritique. Dans les disciplines scientifiques surtout, une telle
instruction fige en dogmatisme une connaissance qui devrait être une impulsion pour
une démarche inventive. Et surtout, elle manque à donner l'expérience psychologique
de l'erreur humaine. Comme seule utilité défendable des « compositions » scolaires,
j'imagine la désignation de moniteurs qui transmettraient toute une échelle (le leçons
de rigueur décroissante. Le premier de la classe reçoit, comme récompense, la joie de
donner des répétitions au second, le second au troisième et ainsi de suite jusqu'au
point où les erreurs deviennent vraiment trop massives. Cette fin de classe n'est
d'ailleurs pas sans utilité pour le psychologue ; elle réalise l'espèce non scientifique,
l'espèce subjectiviste, dont l'immobilité 'est éminemment instructive. On peut se
pardonner cette utilisation un peu inhumaine du cancre, en usage dans d'assez nom
breuses classes de mathématiques, en se rappelant que celui qui a tort objectivement
se donne raison subjectivement. Il est de bon ton, dans la bourgeoisie lettrée, de se
vanter de son ignorance en mathématiques. On se repaît de son échec, dès que cet
échec est suffisamment net. En tout cas, l'existence d'un groupe réfractaire aux con
naissances scientifiques favorise une psychanalyse des convictions rationnelles. Il ne
suffit point à l'homme d'avoir raison, il faut qu'il ait raison contre quelqu'un. Sans
l'exercice social de sa conviction rationnelle, la raison profonde n'est pas loin d'être
une rancune ; cette conviction qui ne se dépense pas dans un enseignement difficile
agit dans une âme comme un amour méconnu. En fait, ce qui prouve le caractère
psychologiquement salubre de la science contemporaine quand on la compare à la
science du XVIIIe siècle, c'est que le nombre des incompris diminue.
La meilleure preuve que cette pédagogie progressive correspond à une réalité psy
chologique chez l'adolescent, nous la trouvons dans la théorie du jeu bilatéral indiqué
d'un trait rapide par MM. von Monakow et Mourgue . « Quand nous avons étudié
1
1
VON MONAKOW et MOURGUE, Introduction biologique à l'étude de la Neurologie et
de la Psychopathologie, Paris, 1928, p. 83.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 244
l'instinct de conservation, nous avons mis l'accent sur le besoin de primer qu'on
observe chez les enfants, durant leurs jeux. Mais il y a, au cours de ceuxci, un autre
aspect, qu'il convient de mettre en lumière. L'enfant, en effet, ne cherche pas à s'impo
ser, de façon constante ; il acceptera volontiers, après avoir joué le rôle du général, de
prendre celui du simple soldat. S'il ne le faisait pas, la fonction du jeu (préparation à
la vie sociale) serait faussée et.. ce qui arrive effectivement pour les enfants inso
ciables, le réfractaire aux règles plus ou moins implicites du jeu serait éliminé du petit
groupe que forment les enfants. » La pédagogie des disciplines expérimentales et
mathématiques gagnerait à réaliser cette condition fondamentale du jeu.
Si nous nous sommes permis de tracer ce léger dessin d'une utopie scolaire, c'est
qu'il nous semble donner, toutes proportions gardées, une mesure pratique et tangible
de la dualité psychologique des attitudes rationaliste et empirique. Nous croyons en
effet qu'il court toujours un jeu de nuances philosophiques sur un enseignement vivant
un enseignement reçu est psychologiquement un empirisme un enseignement donné
est psychologiquement un rationalisme. Je vous écoute : je suis tout ouïe. je vous parle
: je suis tout esprit. Même si nous disons la même chose, ce que vous dites est
toujours un peu irrationnel ; ce que je dis est toujours un peu rationnel. Vous avez
toujours un peu tort, et j'ai toujours un peu raison. La matière enseignée importe peu.
L'attitude psychologique faite, d'une part, de résistance et d'incompréhension, d'autre
part, d'impulsion et d'autorité, devient l'élément décisif dans l'enseignement réel,
quand on quitte le livre pour parler aux hommes.
Or, comme la connaissance objective n'est jamais achevée, comme des objets
nouveaux viennent sans cesse apporter des sujets de conversation dans le dialogue de
l'esprit et des choses, tout l'enseignement scientifique, s'il est vivant, va être agité par
le flux et le reflux de l'empirisme et du rationalisme. En fait, l'histoire de la connais
sance scientifique est une alternative sans cesse renouvelée d'empirisme et de rationa
lisme. Cette alternative est plus qu'un fait. C'est une nécessité de dynamisme psycho
logique. C'est pourquoi toute philosophie qui bloque la culture dans le Réalisme ou le
Nominalisme constitue les obstacles les plus redoutables pour l'évolution de la pensée
scientifique.
Pour essayer d'éclairer l'interminable polémique du rationalisme et de l'empirisme,
M. Lalande proposait récemment au Congrès de philosophie, dans une improvisation
admirable, d'étudier systématiquement les périodes où la raison éprouve des
satisfactions et les périodes où elle éprouve des embarras. Il montrait qu'au cours du
développement scientifique, il y a soudain des synthèses qui semblent absorber
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 245
l'empirisme, telles sont les synthèses de la mécanique et de l'astronomie avec Newton,
de la vibration et de la lumière avec Fresnel, de l'optique et de l'électricité avec
Maxwell. Alors les professeurs triomphent. Et puis les temps lumineux s'assombris
sent : quelque chose ne va plus, Mercure se dérange dans le Ciel, des phénomènes
photoélectriques égrènent l'onde, les champs ne se quantifient pas. Alors les incré
dules sourient, comme des écoliers. En multipliant l'enquête proposée par M.
Lalande, nous pourrions déterminer d'une manière précise ce qu'il faut entendre au
juste par cette satisfaction de la raison quand elle rationalise un fait. Nous verrions
aussi exactement que possible, sur des cas précis, dans le sûr domaine de l'histoire
accomplie, le passage de l'assertorique à l'apodictique ainsi que l'illustration de
l'apodictique par l'assertorique.
Toutefois cette enquête purement historique, en nous donnant le sens quasi logi
que de la satisfaction de la raison, ne nous livrerait pas, dans toute sa complexité, dans
son ambivalence de douceur et d'autorité, la psychologie du sentiment d'avoir raison.
Pour connaître toute cette affectivité de l'usage de la raison, il faut vivre une culture
scientifique, il faut l'enseigner, il faut la défendre contre les ironies et les
incompréhensions, il faut enfin, fort de son appui, venir provoquer. les philosophes,
les psychologues du sentiment intime, les pragmatistes et le réaliste 1 Alors, on peut
juger de l'échelle des valeurs du sentiment rationnel : avoir raison des hommes par les
hommes, doux succès où se complaît la volonté de puissance des hommes politiques !
Mais avoir raison des hommes par les choses, voilà l'énorme succès où triomphe, non
plus la volonté de puissance, mais la lumineuse volonté de raison, der Wille zur
Vernunft.
Mais les choses ne donnent jamais raison à, l'esprit en bloc et définitivement. Il
est d'ailleurs bien certain que cette satisfaction rationnelle doit être renouvelée pour
donner un véritable dynamisme psychique. Par une curieuse accoutumance, l'apodic
tique vieilli prend goût d'assertorique, le fait de raison demeure sans l'appareil de
raisons. De toute la mécanique de Newton, les hommes ont retenu qu'elle était l'étude
d'une attraction, alors que, chez Newton même, l'attraction est une métaphore et non
un fait. Ils ont oublié que la mécanique newtonienne assimilait apodictiquement la
parabole du mouvement des projectiles sur la terre et l'ellipse des orbites planétaires,
grâce à un appareil de raisons. Il faut donc défendre contre l'usure les vérités
rationnelles qui tendent toujours à perdre leur apodicticité et à tomber au rang des
habitudes intellectuelles. Balzac disait que les célibataires remplacent les sentiments
par les habitudes. De même, les professeurs remplacent les découvertes par des
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 246
leçons. Contre cette indolence intellectuelle qui nous prive peu à peu de notre sens
des nouveautés spirituelles, l'enseignement des découvertes le long de l'histoire
scientifique est d'un grand secours. Pour apprendre aux élèves à inventer, il est bon de
leur donner le sentiment qu'ils auraient pu découvrir.
On peut enfin déceler, chez certains esprits cultivés, un véritable masochisme
intellectuel. Ils ont besoin d'un mystère derrière les solutions scientifiques les plus
claires. Ils acceptent difficilement la clarté consciente d'ellemême que procure une
pensée axiomatique. Même vainqueurs et maîtres d'une notion mathématique, ils ont
besoin de postuler un réalisme qui les dépasse et les écrase. Dans les sciences
physiques, ils postulent un irrationalisme foncier pour la réalité, alors que, dans les
phénomènes de laboratoire, phénomènes bien maîtrisés, bien mathématisés, cet irra
tionalisme n'est guère que la somme des maladresses de J'expérimentateur. Mais
l'esprit ne veut pas jouir tranquillement d'une connaissance bien fermée sur elle
même. Il pense non pas aux difficultés de l'heure, mais aux difficultés de demain ; il
pense non pas au phénomène bien sûrement emprisonné dans les appareils présen
tement en action, mais au phénomène libre, sauvage, impur, à peine nommé ! De cet
innommé, les philosophes font un innommable. Jusqu'à la base de l'arithmétique, M.
Brunschvicg a reconnu cette dualité, toute teintée de valorisations contraires, quand il
parle d'une science du nombre utilisée soit pour démontrer, soit pour éblouir, étant
bien entendu qu'il s'agit avant d'éblouir les autres de s'aveugler soimême . 1
Mais ces tendances sadiques ou masochistes, qui apparaissent surtout dans la vie,
sociale de la science, ne caractérisent pas suffisamment la véritable attitude du savant
1
Léon BRUNSCHVICG, Le rôle du pythagorisme dans l'évolution des idées, Paris, 1937,
p. 6.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 247
solitaire ; elles ne sont encore que les premiers obstacles que le savant doit surmonter
pour acquérir la stricte objectivité scientifique. Au point d'évolution où se trouve la
science contemporaine, le savant est placé devant la nécessité, toujours renaissante, du
renoncement à sa propre intellectualité. Sans ce renoncement explicite, sans ce
dépouillement de l'intuition, sans cet abandon des images favorites, la recherche
objective ne tarde pas à perdre non seulement sa fécondité, mais le vecteur même de
la découverte, l'élan inductif. Vivre et revivre l'instant d'objectivité, être sans cesse à
l'état naissant de l'objectivation, cela réclame un effort constant de désubjectivation.
Joie suprême d'osciller de l'extroversion à l'introversion, dans un esprit libéré psycha
nalytiquement des deux esclavages du sujet et de l'objet ! Une découverte objective est
immédiatement une rectification subjective. Si l'objet m'instruit, il me modifie. De
l'objet, comme principal profit, je réclame une modification spirituelle. Une fois bien
réalisée la psychanalyse du pragmatisme, je veux savoir pour pouvoir savoir, jamais
pour utiliser. En effet, vice versa, si j'ai pu, par un effort autonome, obtenir une
modification psychologique qui ne peut guère s'imaginer que comme une com
plication sur le plan mathématique fort de cette modification essentielle. je retourne
vers l'objet, je somme l'expérience et la technique, d'illustrer, de réaliser la modi
fication déjà réalisée psychologiquement. Sans doute le monde résiste souvent, le
monde résiste toujours, et il faut que l'effort mathématisant se reprenne, s'assouplisse,
se rectifie. Mais il se rectifie en s'enrichissant. Soudain, l'efficacité de l'effort
mathématisant est telle que le réel se cristallise sur les axes offerts par la pensée
humaine : des phénomènes nouveaux se produisent. Car on peut sans hésitation parler
d'une création des phénomènes par l'homme. L'électron existait avant l'homme du
vingtième siècle. Mais avant l'homme du vingtième siècle, l'électron ne chantait pas.
Or il chante dans la lampe aux trois électrodes. Cette réalisation phénoménologique
s'est produite à un point précis de la maturité mathématique et technique. Il eût été
vain de tenter une réalisation prématurée. Une astronomie qui aurait voulu réaliser la
musique des sphères aurait échoué. C'était un pauvre rêve qui valorisait une pauvre
science. La musique de l'électron dans un champ alternatif s'est trouvée au contraire
réalisable. Cet être muet nous a donné le téléphone. Le même être invisible va nous
donner la télévision. L'homme triomphe ainsi des contradictions de la connaissance
immédiate. Il force les qualités contradictoires à la consubstantiation, dès l'instant où
il s'est libéré luimême du mythe de la substantialisation. Il n'y a plus d'irrationalisme
dans une substance soigneusement fabriquée par la chimie organique : Cet irrationa
lisme ne serait qu'une impureté. Cette impureté peut d'ailleurs être tolérée. Dès
l'instant où elle est tolérée, c'est qu'elle est inefficace, sans danger. Fonctionnellement,
cette impureté n'existe pas. Fonctionnellement, la substance réalisée par la synthèse
chimique moderne est totalement, rationnelle.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 248
III
l'évolution biologique, la subite orientation du vivant vers le milieu pour l'organiser
indépendamment de son corps est un événement incomparable... La technique
prolonge la biologie ». Mais voici que la pensée abstraite et mathématique prolonge la
technique. Voici que la pensée scientifique réforme la pensée phénoménologique. La
science contemporaine est de plus en plus une réflexion sur la réflexion. Pour montrer
le caractère révolutionnaire de cette complexité, on pourrait reprendre tous les thèmes
de l'évolution biologique en les étudiant sous le seul point de vue des relations de
l'interne à l'externe : on verrait qu'au fur et à mesure de l'évolution, comme l'a fort
bien montré M. Bergson, le réflexe immédiat et local se complique peu à peu, il
s'étend dans l'espace, il se suspend dans le temps. L'être vivant se perfectionne dans la
mesure où il peut relier son point de vie, fait d'un instant et d'un centre, à des durées et
à des espaces plus grands. L'homme est homme parce que son comportement objectif
n'est ni immédiat ni local. La prévoyance est une première forme de la prévision
scientifique. Mais enfin, jusqu'à la science contemporaine, il s'agissait de prévoir le
loin en fonction du près, la sensation précise en fonction de la sensation grossière ; la
pensée objective se développait quand même en contact du monde des sensations. Or,
il semble bien qu'avec le vingtième siècle commence une pensée scientifique contre
les sensations et qu'on doive construire une théorie de l'objectif contre l'objet. Jadis, la
1
Revue de Synthèse, oct. 1933, p. 129.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 249
réflexion résistait au premier réflexe. La pensée scientifique moderne réclame qu'on
résiste à la première réflexion. C'est donc tout l'usage du cerveau qui est mis en
question. Désormais le cerveau n'est plus absolument l'instrument adéquat de la
pensée scientifique, autant dire que le cerveau est l'obstacle à la pensée scientifique. Il
est un obstacle en ce sens qu'il est un coordonnateur de gestes et d'appétits. Il faut
penser contre le cerveau.
Dès lors une psychanalyse de l'esprit scientifique prend tout son sens : le passé
intellectuel, comme le passé affectif, doit être connu comme tel, comme un passé. Les
lignes d'inférence qui conduisent à des idées scientifiques doivent être dessinées en
partant de leur origine effective; le dynamisme psychique qui les parcourt doit être
surveillé ; toutes les valeurs sensibles doivent être démonétisées. Enfin, pour donner
la conscience claire de la construction phénoménologique, l'ancien doit être pensé en
fonction du nouveau. condition essentielle pour fonder, comme un rationalisme, la
physique mathématique. Alors, à côté de l'histoire de ce qui fut, ralentie et hésitante,
on doit écrire une histoire de ce qui aurait dû être, rapide et péremptoire. Cette histoire
normalisée, elle est à peine inexacte. Elle est fausse socialement, dans la poussée
effective de la science populaire qui réalise, comme nous avons essayé de le montrer
au cours de cet ouvrage, toutes les erreurs. Elle est vraie par la lignée des génies, dans
les douces sollicitations de la vérité objective. C'est cette ligne légère qui dessine le
destin véritable de la pensée humaine. Elle surplombe peu à peu la ligne de vie. En la
suivant, on voit que l'intérêt à la vie est supplanté par l'intérêt à l'esprit. Et pour juger
de la valeur, on voit nettement apparaître une utilité à l'esprit, spirituellement toute
dynamique, alors que l'utilité à la vie est particulièrement statique. Ce qui sert la vie
l'immobilise. Ce qui sert l'esprit le met en mouvement. La doctrine de l'intérêt est
donc essentiellement différente dans le domaine de la biologie et dans le domaine de
la psychologie de la pensée scientifique. Lier les deux intérêts : l'intérêt à la vie et
l'intérêt à l'esprit, par un vague pragmatisme, c'est unir arbitrairement deux contraires.
Aussi, c'est à distinguer ces deux contraires, à rompre une solidarité de l'esprit avec
les intérêts vitaux, que doit s'occuper la psychanalyse de l'esprit scientifique. En
particulier, quand l'obstacle animiste, qui réapparaît insidieusement presque à chaque
siècle sous des formes biologiques plus ou moins actualisées, sera réduit, on pourra
espérer une pensée scientifique vraiment animatrice. Mais comme le dit avec une si
noble tranquillité M. Edouard Le Roy, pour que ce succès général de la pensée
scientifique soit possible, il faut le vouloir. Il faut une volonté sociale puissante pour
éviter ce polygénisme dont M. Le Roy n'écarte pas la possibilité. Il craint en effet une
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 250
rupture entre les âmes libérées et les âmes obérées . Cette volonté d'esprit, si nette
1
chez quelques âmes élevées, n'est de toute évidence pas une valeur sociale. Charles
Andler faisait en 1928 cette profonde remarque . « Pas mieux que la Grèce, Rome ne
2
sut taire de la science la base d'une éducation populaire. » Nous devrions faire notre
profit de cette remarque. Si nous allions au delà des programmes scolaires jusqu'aux
réalités psychologiques, nous comprendrions que l'enseignement des sciences est
entièrement à réformer ; nous nous rendrions compte que les sociétés modernes ne
paraissent point avoir intégré la science dans la culture générale. On s'en excuse en
disant que la science est difficile et que les sciences se spécialisent. Mais plus une
oeuvre est difficile, plus elle est éducatrice. Plus une science est spéciale, plus elle
demande de concentration spirituelle ; plus grand aussi doit être le désintéressement
qui l'anime. Le principe de la culture continuée est d'ailleurs à la base d'une culture
scientifique moderne. C'est au savant moderne que convient, plus qu'à tout autre,
l'austère conseil de Kipling. « Si tu peux voir s'écrouler soudain l'ouvrage de ta vie, et
te remettre au travail, si tu peux souffrir, lutter, mourir sans murmurer, tu seras un
homme, mon fils. » Dans l'œuvre de la science seulement on peut aimer ce qu'on
détruit, on peut continuer le passé en le niant, on peut vénérer son maître en le
contredisant. Alors oui, l'École continue tout le long d'une vie. Une culture bloquée
sur un temps scolaire est la négation même de la culture scientifique. Il n'y a de
science que par une École permanente. C'est cette école que la science doit fonder.
Alors les intérêts sociaux seront définitivement inversés: la Société sera faite pour
l'École et non pas l'École pour la Société.
1
Edouard LE Roy, Les Origines humaines et l'évolution de l'intelligence, Paris. p. 323.
2
Revue de Métaphysique et de Morale, avril 1928, p. 281.
Gaston Bachelard (1934) La formation de l’esprit scientifique 251
Index
des noms cités
Retour à la table des matières