Memoire HDR
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DE TOURS
Discipline : MUSIQUE
le 12 décembre 2015
MÉMOIRE DE SYNTHÈSE
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JURY :
Daniel Saulnier
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Panneau d’ivoire du IXe s. sur évangéliaire du XIVe s.
Bibliothèque universitaire de Francfort, ms Barth 181
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à la mémoire de
Paul Caffiaux
Jean Jeanneteau
Claude Gay et Jean Mallet
Le pire dérèglement de l’esprit, c’est de voir les choses non telles qu’elles sont mais telles qu’on
voudrait qu’elles soient.
Bossuet
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6
1. Ouvertures
La flûte
Ces pages sont d’abord dédiées à Paul Caffiaux. Cet ancien militaire était professeur de
Au vu de mes onze ans et des effectifs de l’école, le Directeur avait estimé qu’il était trop
tard pour s’atteler à l’étude de deux clefs pour arriver, au mieux, à pianoter péniblement
un jour sur un clavier. Après un an de solfège et de chant choral, j’évitai de justesse à mes
parents et à mes voisins les éclats de la trompette, et optai pour la sérénité de la flûte
traversière.
musique militaire, il terminait sa carrière en enseignant la flûte traversière dans une école
de musique de province. C'est grâce à lui que, comme le dit Trần Văn Khê, « j’ai eu la
À son école, j'ai appris qu'il fallait patienter plusieurs semaines pour sortir un son de la
seule embouchure, avant de pouvoir monter l’instrument tout entier et poser les doigts sur
les clefs. C’est lui aussi qui m’a appris l'humble et patient travail du musicien. Une
application remise chaque jour en chantier, où le progrès véritable ne s’apprécie que sur la
longue durée. Une assiduité qui apprend de l’expérience qu’un seul jour sans répéter
réclame une semaine d’efforts pour récupérer une sonorité dont la pureté et la justesse ne
1 François PICARD, « Trần Văn Khê : Un parcours sans faute », Cahiers de musiques traditionnelles, vol. 2,
Instrumental (1989), 235-242.
7
Les yeux rivés à la partition, comme tous les débutants, c’est pourtant en ces années-là que
je découvris, par hasard, le rôle décisif de la mémoire pour le musicien. Lors de l’audition
publique de fin d’année, le jeune homme qui venait d’obtenir son premier Prix de flûte,
tourner la troisième page, et l’inévitable se produit : les deux folios volent à terre ! Pendant
palpable dans la salle. Sauf pour le flûtiste3 qui continue paisiblement à jouer et termine
La flûte est un instrument monodique, aussi n’ai-je jamais étudié l’harmonie. À plusieurs
reprises, j’ai ressenti ce fait comme une véritable carence. J’ignorais alors quels services
cette lacune me rendrait plus tard, lorsqu’il s’agirait d’aborder la question des modes
grégoriens.
mais n’a pas cessé de s’accroître ensuite, dans une ligne virtuose, surtout à partir du XIXe
année, Paul Caffiaux m’invita à étudier les concertos pour flûte en sol et en ré de Mozart, et
il y adjoignit les cadences composées pour ces concertos par Paul Taffanel (1844-1908) et
grappes de nombre aléatoire, des notes à double queue, soulignant de loin en loin les
2 Cécile CHAMINADE (1857-1944) est une compositrice et pianiste française dont l’abondante production de
musique romantique a été largement appréciée. Le Concertino pour flûte et orchestre, opus 107 constitue sa
dernière œuvre symphonique.
3 J’ai retrouvé sa trace pour rédiger ces pages : il est aujourd’hui connu sous le nom de Youenn Le Berre,
membre des ensembles Gwendal et Mugar, engagés dans les musiques celtiques et berbéro-celtiques.
8
frêles appuis mélodiques des longs traits de virtuosité, et de subtiles articulations. Et
que commence la cadence, le soliste doit juste donner l’impression que l’orchestre
continue... » Là encore, j’étais loin de savoir quelles perspectives m’ouvrirait plus tard
Mes parents ayant rapidement douché mes timides évocations d’une carrière musicale, je
suivis la voie qui m’était présentée : celle des études scientifiques. En classe de Terminale,
aux écoles d'ingénieurs. C'est ainsi qu’à vingt ans j’intégrai l’Ecole Nationale des Travaux
Publics de l’Etat.
vérifié et contre-vérifié, il est responsable, car des vies humaines dépendent de son acribie.
La leçon devait être renforcée par un séjour d’un an à la Direction des Constructions du
normes de construction des collèges, après le tragique incendie qui avait ravagé le CES
Pailleron en 1976.
option de fin d’études la spécialité Gestion. Outre la comptabilité, je devais y recevoir une
9
initiation aux sciences humaines (psychologie et sociologie surtout) et à leur application
C’est un nouveau monde qui s’ouvrait devant moi ; j’intégrai rapidement un organisme de
des jeunes ingénieurs à la gestion, aux sciences humaines et aux exigences d’un service
public très enraciné dans le territoire. Le moment était stratégique : deux années plus tard
réflexions. Je devais plus tard en tirer d’immenses enseignements sur les mécanismes
internes aux organisations, et il me serait donné d’en voir des applications originales aux
institutions ecclésiastiques.
d'Occident, Bernard de Clairvaux et François d'Assise, ce qui fit naître en moi un désir de
les imiter, selon un schéma somme toute classique, expérimenté jadis par un Ignace de
Loyola : « Pourquoi pas moi ? ». Mais je dois reconnaître que – et j’en étais conscient – le
milieu et la culture dans lesquels ils avaient vécu m’attiraient particulièrement, tout autant
Ce milieu c’était d’abord le Moyen Âge. Pour le jeune homme peu formé à l’histoire que
j’étais à la fin de mes études scientifiques, le monde médiéval était rempli de mystère et
d’images d’Epinal. Sans doute, The Lord of the Rings venait tout juste d’être traduit en
10
français et Il nome della Rosa était encore dans les carnets d’Umberto Eco. Mais les vies de
détails fantastiques. Elles ouvraient une porte que je franchissais peut-être davantage dans
Un des points communs entre Bernard de Clairvaux et François d’Assise, outre leur idéal
passionné, c’est le cadre concret qu’ils modelèrent pour la vie religieuse médiévale. Un
cadre dont ils ont partiellement hérité de l’Antiquité, des structures qui, dans l’ensemble,
ont perduré jusqu’à nos jours. Je me mis donc à la recherche de leurs successeurs. Dans le
monde des ordres religieux qu’ils avaient contribué à façonner, une réalité me fascinait de
plus en plus : la liturgie, son ordre, ses fastes, ses rubriques et son chant.
chant médiéval qui avait été leur richesse pendant des siècles. Au milieu des années 70, ils
restaient en outre profondément ébranlés par les répliques du séisme social et culturel de
mai 1968. Mais ma quête me fit bientôt découvrir le monde diversifié des Bénédictins.
médiévaux et le chant grégorien. Séduit de bien des manières par Solesmes, je laissai ma
profession d’ingénieur et demandai mon admission. Elle eut lieu le 11 juillet 1980,
11
2. Recherche
Le chant grégorien
Les motivations de mon choix de Solesmes n’étaient pas directement liées au chant
dernière place dans une institution hiérarchisée et conservatrice au plus haut point, qui
égard, j’arrivai comme un béotien : je n’avais pas étudié le chant grégorien auparavant,
Pour un musicien qui aime chanter, l’expérience du chœur monastique est à la fois
par jour, dans un immense répertoire de plusieurs milliers d’œuvres présentées « en libre
service », une osmose quasi permanente avec la musique médiévale. Et dans un monastère
bénédictin du XXe siècle en Occident, ce répertoire se présente, à peu de choses près, dans
communauté stable. Il s’agit donc de bien plus qu’une simple expérience musicale.
Décapante, car dans ce milieu monastique paradoxalement très peu musicien, et encore
moins chanteur, la musique n’est jamais une fin, et les critères musicaux entrent
relativement peu en compte dans les jugements. Dans leur immense majorité, les moines
n’ont pas étudié la musique et beaucoup n’ont pratiquement jamais chanté avant d’entrer.
12
Le novice chanteur est donc amené à mêler sa voix à celle de confrères totalement
inexpérimentés4.
En outre, dans un horaire bénédictin, le temps disponible pour étudier la musique est
extrêmement réduit. À part le tout petit nombre de ceux qui sont entrés avec une
insérant discrètement leur voix dans l’ensemble formé par leurs anciens. Cette pratique est
paradoxalement, a fait pour une large part le succès du sound monastique du chant
Il en découle aussi un décalage notable entre ceux qui n’ont pas étudié la musique et
manquent donc de références pour comparer, et ceux qui, ayant été formés, sont beaucoup
le chant monastique, je pus faire une expérience inoubliable le jour-même de mon entrée :
avec un ensemble parfait, la communauté modifiait quatre notes dans l’introït Gaudeamus
auparavant, dans le but de rendre plus « chantable » un passage réputé ingrat, du moins si
4 Sur l’invitation de Philippe Canguilhem, j’ai présenté cette expérience de l’apprentissage de la musique
en monastère au cours du colloque Musica Memoria cité plus bas.
5 Graduale Triplex, Solesmes, 1979, 545. Sur les mots diem festum celebrantes les groupes sol-fa-fa étaient
chantés sol-mi-fa :
La modification avait été introduite par dom Gajard au début du XXe siècle : à une époque où on ne savait
pas comment faire chanter les neumes unissoniques, la rythmique de Solesmes rendait le passage
quelque peu « filandreux ». Jamais inscrite dans les livres de chœur, la correction était passée dans la
tradition orale. Elle devait rester dans l’usage jusqu’en 2003.
13
Découvertes et interrogations
différents de la tonalité classique ; d’autre part en raison des liens intrinsèques que cette
C’est au cours de la première année que je tombai sur La méthode de Solesmes6, un des rares
ouvrages musicaux de la bibliothèque du noviciat. Avec un tel titre, il était inévitable que
je me précipite dessus. Pourtant, sa lecture plongea le débutant que j’étais dans une réelle
perplexité. À double titre. D’abord, le système proposé par ce texte pour le chant grégorien
comment il pouvait sous-tendre une interprétation tant soit peu artistique du plain-chant.
Comme beaucoup l’ont remarqué, l’exposé est d’ailleurs contradictoire : toute la deuxième
partie (le style) vise à corriger la première partie (les règles) fondée sur un strict
latin :
Toutefois, après avoir revendiqué les droits de la mélodie, il faut ajouter que jamais
ces droits ne dégénèrent en une tyrannie capricieuse et aveugle qui s’exercerait sans
discernement sur toutes les parties de la période musicale. Bien au contraire, nulle
6 Joseph GAJARD, La méthode de Solesmes, ses principes constitutifs, ses règles pratiques d’interprétation, Tournai,
Société de Saint Jean l’Evangéliste, Desclée, 1951.
14
cantilène plus que la Romaine ne traite les paroles avec égards et déférence. Très
souvent, nous l’avons prouvé, elle conforme ses mouvements à ceux du texte, elle
modèle sur lui son rythme et ses intonations, et se contient dans la forme matérielle
des mots, dans l’étendue des phrases et des périodes.
Lorsqu’elle s’en affranchit, elle semble presque toujours ne le faire qu’à regret ; elle
use alors de ménagements délicats, d’ingénieuses transactions, d’adroites
complaisances pour conserver à son compagnon quelque chose de son influence. Si
décidément elle se sent trop à l’étroit dans les limites du texte pour rendre avec
l’expression convenable, et à sa manière, le sentiment des paroles et les orner de ses
mélismes, alors elle n’hésite plus à faire valoir tous ses droits ; cependant, même
dans ses exigences les plus rigoureuses, elle prend encore mille précautions afin de
conserver la liaison des syllabes et de maintenir ainsi l’unité des mots, dont elle
distend doucement les éléments sans jamais les séparer ni les briser.7
Mais ma surprise fut surtout de constater – avec un certain soulagement, toutefois – que
Solesmes ne chantait absolument pas comme cela était prescrit dans la Méthode. J’en fus
réellement préoccupé pendant plusieurs semaines. Seul, le dialogue avec le Maître des
Un mois après mon arrivée, le Maître des novices, ayant remarqué ma passion pour le
chant, me demanda d’assurer une formation musicale pour le jeune moine qui était entré
juste avant moi. Particulièrement défavorisé sur le plan sensoriel, le jeune homme avait en
effet grand besoin d’aide. Il faut savoir que, dans ce monde monastique où la liturgie est le
centre de l’activité, l’aptitude à lire et à chanter est fondamentale pour l’insertion dans la
communauté8. Cela n’est écrit nulle part, mais il est tacitement entendu que savoir chanter
la messe est une condition sine qua non pour devenir prêtre. Le Maître des novices, qui
7 André MOCQUEREAU, Le nombre musical grégorien ou rythmique grégorienne, tome 2, Tournai, Desclée, 1927,
282, n. 394.
8 Cf. Daniel SAULNIER, « Idéal et réalités du chant monastique », communication prononcée dans le cadre
du colloque Musica Memoria, Université de Toulouse II-Le Mirail, 24-27 avril 2012.
15
avait été un bon musicien, m’indiqua quelques orientations pratiques à suivre pour
jamais démentie par la suite. Après quelques mois, le nombre de mes élèves commença à
augmenter. Au bout d’un an, je reçus officiellement la charge de former les jeunes moines
Lors d’une répétition, j’avais entendu le maître de chœur (dom Jean Claire) faire une brève
allusion à une spécificité modale des graduels « en IIA ». À la sortie d’une classe de chant
du noviciat, je pris mon courage à deux mains et m’approchai pour l’interroger. Las, je dus
– à 28 ans ! – me contenter d’un « Vous saurez cela quand vous serez plus grand ! » qui ne
forme, non dans les théories, mais dans un contact assidu et direct avec les faits musicaux.
réalisai Psallere, un petit dépliant illustré et humoristique sur les tons psalmodiques, à
l’usage des novices. Pour chaque ton, une antienne était accompagnée d’un dessin
caricatural évoquant les notes modales et donnant une certaine visualisation d’un éthos. Il
eut un tel succès que dom Jean Claire changea bientôt d’avis et accepta de donner suite à
condition que j’arrivasse avec des questions, il était ravi de répondre et m’ouvrait
largement les trésors d’une érudition qui n’a pas toujours été reconnue à sa vraie valeur.
Un perfectionnisme obsédant l’empêcha de publier bien des travaux dont il me fit part à
9 Pendant leur formation, la règle oblige les novices bénédictins à vivre nettement séparés de la
communauté des plus anciens, d’où l’expression imagée (et purement orale) de « barrière canonique ».
16
cette époque. Ses recherches sur la modalité l’avaient conduit à renouveler complètement
musique liturgique lui avait permis de franchir ce qu’il appelait le « mur du IXe siècle » ou
« mur de l’écrit ». De mentalité presque platonicienne, il avait une méthode de travail très
particulière qui comporte bien des risques épistémologiques, mais qui lui réussit fort bien :
il partait d’une intuition, puis en recherchait des indices dans les manuscrits ; ensuite il
Ses travaux sur la modalité n’ont pas été reçus comme ils l’auraient dû. Sans doute à cause
du terme malheureux d’évolution modale, que certains n’ont pas compris et que plusieurs
Dès 1982, Jean Claire avait suggéré à l’abbé de m’envoyer suivre une session grégorienne
de haut niveau. Juillet 1982 à Fontevraud fut une révélation. Jean Jeanneteau était un
que je dois d’avoir compris quelque chose au plain-chant. Sa rare intelligence des modes et
un discernement très subtil en matière de lecture des neumes me mirent d’emblée dans
une perspective passionnante et sûre. Ingénieur inventif et passionné par les faits,
aucune école, chapelle ou « lobby ». A son école, j’appris progressivement à faire de même.
collaboration de dom Pierre Combe que je pus mener à bien cette initiative : l’historien de
la restauration du chant grégorien12 était ravi de me confier de temps en temps les clés des
Claire et fis ainsi mon entrée à l’atelier de paléographie musicale. L’essentiel de mon
temps devait être consacré à l’étude théologique, mais je continuais à lire et à travailler les
questions musicales.
passée, j’y reviendrai plus bas. Malgré tout, je pus travailler, approfondir les questions
fac-similé du second, dont Jean Claire avait résolu l’histoire et la provenance. J’eus ainsi,
dès le début de mes études musicologiques, un œil sur le central problem du chant
médiéval15.
pouvoir, dix ans plus tard, la rénover et lui donner un nouvel élan.
À la fin de mes études théologiques, en juillet 1989, l’abbé me convoqua et, manquant
peut-être à des convictions intimes dont je reparlerai, me confia comme charge principale
l’étude du chant grégorien avec le secrétariat de Jean Claire et une attention particulière
12 [Daniel SAULNIER] « In memoriam D. Pierre Combe (1913-1993) », Études grégoriennes 25 (1997), 155-156.
13 Paradoxalement, en 1989, il me fut rigoureusement impossible d’organiser à Solesmes la moindre
manifestation pour célébrer le centenaire de la Paléographie musicale.
14 Cité du Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, Archivio San Pietro B.79 et Londres, British Library, add.
29988.
15 Willi APPEL, “The Central Problem of Gregorian Chant”, Journal of the American Musicological Society 9/2
(1956), 118-127.
18
sur les Études grégoriennes. Quand je demandai des précisions sur le champ et les domaines
d’études, dom Jean Prou se contenta de me répondre : « Tout » ! Je fus le premier moine –
à part les comptables, bien sûr – à obtenir l’usage d’un ordinateur de bureau.
Eugène Cardine était mort un an auparavant, et Jean Claire de moins en moins porté sur la
pédagogie. Je demandais donc à pouvoir fréquenter des maîtres. Dès l’automne, Nino
Albarosa vint passer deux semaines à l’abbaye, me consacrant gracieusement tout son
immédiate, totale et durable. Jusqu’à sa mort le 31 mars 2004, nous devions nous
rencontrer chaque année pour travailler quelques jours près du berceau de saint Nicolas
de Flüe. Cette collaboration m’amena à traduire avec lui et à éditer la version française du
Depuis que l’Université et certains conservatoires avaient ouvert leurs programmes aux
professeurs de musicologie. Le temps d’un weekend, ils pouvaient avoir une expérience
concrète de la liturgie et entendre le chant grégorien vivant dans son milieu naturel. Leurs
courant passait bien, comme on dit familièrement. Et ils n’étaient pas les seuls
16 Luigi AGUSTONI, Johannes Berchmans GÖSCHL, Josef KOHLHÄUFL, Daniel SAULNIER, Introduction à
l'interprétation du chant grégorien, Solesmes, 2001. La version française comporte un étonnant excursus
relatif aux notes tironiennes.
19
remettre en question, comme cette interrogation d’un jeune de l’Université de Rouen venu
Ils me demandèrent de faire un petit livre qui leur faciliterait la découverte du chant
médiéval. C’est ainsi qu’en 1989 je mis en chantier un petit livre que je concevais en
dialogue constant avec Jean Claire. Quand il fut prêt, fin 1992, le nouvel abbé, tout
récemment élu, refusa catégoriquement qu’il soit publié, sous prétexte de ne pas faire de
l’ombre au Maître…
Mais en 1993, le Centre Culturel de l’Ouest m’avait demandé de diriger les stages de chant
pour disposer d’un petit livre de présentation du chant grégorien pour les touristes. C’est
par cette porte dérobée que mon projet de livre se trouva publié anonymement par le
Centre Culturel de l’Ouest, sous le titre Le chant grégorien : quelques jalons, par un moine de
Solesmes, l’abbaye n’ayant pas jugé utile de s’opposer à la publication anonyme de simples
Dès sa publication, fin décembre 1995, je m’empressai de l’offrir au Maître de chœur qui
s’étonna qu’on ne l’eût pas publié à Solesmes ! Ce fut fait l’année suivante, et depuis, il a
Ce petit livre composé en sept chapitres est à lui seul un programme. Délibérément, il
évite les questions relatives à l’interprétation : dès le début, j’ai pressenti la vanité des
débats sur ce sujet, et mes recherches n’ont fait que confirmer ce point de vue. Après un
bref panorama historique (1), la liturgie fournit la structure maîtresse de l’exposé (2). La
psalmodie, avec ses modes et ses formes (3), ouvre l’étude des formes musicales
de leur apparition. L’écriture et la notation se retrouvent ainsi rejetées à la fin (7), suivant
20
La notation, bien loin d’être le terme de la science harmonique, n’en est pas même
une partie, pas plus que la notation des mètres n’est une partie de la métrique. Dans
cette dernière science, il ne s’ensuit pas nécessairement que celui qui sait noter une
poésie iambique saura composer dans ce mètre ; il en est de même dans la mélodie,
car il n’est pas nécessaire, pour noter le chant phrygien, de savoir en quoi consiste le
chant phrygien. Conséquemment il est manifeste que la notation ne saurait être le
terme de la science harmonique.17
Vingt ans après, je ne modifierais de ce livre que le premier chapitre. Très tributaire de ma
Katherine Bergeron – qui vint me faire hommage de son livre lors de sa publication – a
s’imposer pendant près d’un siècle. À part renouveau, la langue française ne dispose pas
sens. Il traduit bien qu’un changement de perspective s’est opéré au tournant du XXe siècle.
Le XIXe siècle avait connu un retour du chant grégorien (une redécouverte émerveillée et
enthousiaste, le revival). Les premières années du XXe siècle furent celles du retour au chant
Le concept de décadence appliqué au chant liturgique mériterait lui aussi une étude
17 ARISTOXÈNE DE TARENTE, Eléments harmoniques, trad. Charles-Emmanuel RUELLE, Paris, Pottier de Lalaine,
1870, l. 2, c. 3, 29 (numérisation Marc Szwajcer).
18 Katherine BERGERON, Decadent enchantments, The Revival of Gregorian Chant at Solesmes, University of
California Press, 1998, 4-11.
21
Dès le moment où nous pouvons suivre la trace du chant grégorien, nous le voyons
vivre et donc se modifier : il se développe et en même temps se corrompt sous
quelques aspects [... la syllabisation des mélismes] n’a pas seulement changé le style
original, elle a aussi contribué à dénaturer le rythme [...] Au vrai il n’est guère
possible de préciser les débuts de cette décadence à cause de la nature délicate du
phénomène et de l’interprétation difficile des témoignages de la notation [...] Le
chant grégorien avait donc perdu son rythme caractéristique, ses notes s’étaient
égalisées dans leur durée : il méritait le nom qui lui fut alors donné de “plain-
chant”. Ce terme consacrait pleinement un état trop réel de dégénérescence [...] C'est
durant cette période de pleine décadence qu’on vit apparaître en France, aux XVIIe et
XVIIIe s., une sorte de succédané, appelé par ses auteurs “plain-chant musical”… Ce
genre de composition, si bâtard, montre bien le peu d’intérêt que présentait ce qui
restait du chant grégorien.19
L’exploitation par le XXe siècle de ce concept de décadence n’est pas une nouveauté
complète. Plusieurs fois au cours de l’histoire, des velléités de réforme ont mis en avant les
corruptions subies par les mélodies ou leur interprétation. Jean Diacre pointe
respectent pas – selon lui – les règles de l’art21. Les Cisterciens, après avoir tenté de
remettre en usage une source messine, théorisent une complète refonte du répertoire22.
Leur œuvre trouve encore un écho enthousiaste sous la plume d’un Guillaume-Gabriel
C’est vêtu de ces oripeaux manichéens que le renouveau du chant grégorien fait son entrée
dans le XXe siècle. Imposé en 1903 par Motu proprio pontifical, lisible dès 1908 dans
l’Édition Vaticane, il est bientôt audible grâce aux premiers disques enregistrés par
19 Eugène CARDINE, « Vue d’ensemble sur le chant grégorien », Études grégoriennes 16 (1977), 184-188.
20 Vita Gregorii magni, lib. II, 6-10, ici dans la traduction de Yves CHARTIER. Cf. Ioannes Hymmonides diaconus
romanus Vita Gregorii I papae. Vol. 1. La tradizione manoscritta (BHL 3641-3642), a cura di Lucia CASTALDI,
Archivum Gregorianum 01, Firenze, Sismel-Edizioni del Galluzzo, 2004.
21 Prologus in antiphonarium, 30-34, op. cit. infra.
22 Cf. Alicia SCARCEZ, La réforme bernardine. Ses sources et ses enjeux, thèse soutenue à l’Université Libre de
Bruxelles, le 3 décembre 2012.
23 Guillaume-Gabriel NIVERS, Dissertation sur le plain-chant, Paris, Ballard, 1683, 37. La corruption du chant
fait l’objet du chapitre cinquième.
22
Solesmes (1930). En moins de cinquante ans, une version et une esthétique s’imposent au
Quand aux siècles qui courent du XIe au milieu du XIXe siècle, ils sont simplement passés
sous silence. Quand Cécile Davy-Rigaux avait contacté Solesmes au début de ses
grégorien au temps de Louis XIV ? Mais, Madame, cela n’a aucun intérêt, et d’ailleurs, il
conservés sur les rayons de la bibliothèque de l’Abbaye, collection que j’eus la joie d’ouvrir
cette vision. Ce n’est que des années plus tard que je devais comprendre à quel point elle
C’est sur le conseil de Jean Jeanneteau que j’ouvris l’Encyclopedia Universalis au double
article Modes musicaux. Le premier, consacré au plain-chant, ne retint pas mon attention : il
Le second était une synthèse des travaux de Trần Văn Khê sur la notion de mode dans les
éditions plus récentes). L’auteur y précisait d’emblée exclure les modes ecclésiastiques de
son exposé. Trần Văn Khê a effectué une recherche pragmatique, loin de tout a priori
nombreux entretiens avec les musiciens et leurs auditeurs, l’a conduit à reconnaître dans
24 En attendant mieux, le mot « décadence » a été retiré des dernières rééditions, et le texte légèrement
retoqué dans une formulation plus positive.
23
certaines musiques – pas toutes25 – un concept de mode, fondé sur quatre critères : une
échelle structurée de quelques degrés, une hiérarchie fonctionnelle des degrés dans la
l’avâz et le dastgâh iraniens et le raga hindou. Elle correspond à une conception modale très
(notamment les « aspects d’octave »), et se retrouve aussi partiellement dans diverses
Dans la mesure où le plain-chant a été une « musique traditionnelle » avant d’être théorisé
et mis par écrit, pourquoi ne pas tenter de lui appliquer ces quatre critères ? Les formules
littérature musicale depuis Boèce, a été influencée par les musiques postérieures. À la
Renaissance – qui compte selon les points de vue huit modes ou douze aspects d’octave26 –
le thème est plusieurs fois repris par les théoriciens et les liturgistes : le cardinal Bona
évoque une présentation des modes proposée par « quelques Modernes » dont il ne donne
25 « La notion de mode n'existe pas dans tous les pays d’Asie et d’Afrique. David Morton et Jacques Brunet,
respectivement spécialistes de la musique de Thaïlande et de celle du Cambodge, n’ont trouvé dans ces
pays rien qui puisse être comparé à un mode. » (TRÀN VAN KHÊ, “Modes musicaux”, Encyclopedia
Universalis, 1992).
26 Henricus Loriti GLAREANUS, Dodecachordon, Bâle, Heinrich Petri, 1547, lib. I cap. XI, 29, et lib. II, cap. VI,
75.
27 Joannes BONA, De divina psalmodia eiusque causis, mysterris et disciplinis deque variis ritibus omnium
Ecclesiarum in psallendis divinis officiis Tractatus historicus, symbolicus, asceticus, Coloniæ Agrippinæ,
Hermannus Demen, 1677, 614.
24
Primus gravis
Secundus tristis
Tertius mysticus
Quartus harmonicus
Quintus lætus
Sextus devotus
Septimus angelicus
Octavus perfectus 28
Jeanneteau, dans un livre édité en espagnol29 et dont j’ai traduit quelques pages en
français30, avait tenté de contourner l’obstacle que constituent les douze siècles de
chant. Son approche de l’ethos se rattache à celle de Guy d’Arezzo et de Jean d’Afflighem.
fondement valide. Dans la même ligne, j’ai essayé d’évoquer un ethos des trois modes
largement la première intuition de Boèce : les modes portent des noms de peuples. C’est
ainsi que leurs tons de récitatifs distinguent depuis toujours Rome (DO) et la Gaule (RE). De
même, le mode archaïque de MI est bien implanté au sud de l’Europe (Italie et Aquitaine),
tandis qu’il semble souffrir de son importation dans les régions du nord et de l’est, où il
entre sans doute en contact avec des musiques populaires au pentatonisme fortement
anhémitonique de DO.
28 Léonard POISSON, Traité théorique et pratique du plain-chant appellé [sic] grégorien, Paris 1750, 86.
29 Jean JEANNETEAU, Los modos gregorianos. Historia, análisis, estética, trad. F. J. LARA, Abadía de Silos
(Burgos), 1985.
30 Daniel SAULNIER, Les modes grégoriens, Solesmes, 1997. On y trouve en conclusion de chaque mode une
citation des réflexions de Jeanneteau sur son ethos.
31 Ce mot recouvre, certes, aujourd’hui une acception très particulière, liée à la dimension écrite de la
composition musicale de type académqiue. Son utilisation à propos du plain-chant n’entend pas occulter
la spécificité des processus compositionnels en tradition orale, et notamment l’interaction systématique
entre communauté et chanteur/improvisateur.
32 Daniel SAULNIER, « Modes orientaux et modes grégoriens », Études grégoriennes 25 (1997), 45-61.
25
Paradoxalement c’est autour des notions d’échelle et de hiérarchie que se joue la subtilité
d’un exposé sur la modalité du plain-chant. En effet, à partir de la définition de Trần Văn
Khê, j’ai pu montrer que seule une interaction entre l’étymologie de l’échelle sur laquelle
est composée le mode et la fonctionnalité des degrés choisie par le compositeur permet
supérieure de la tierce mineure), celui-ci attire toute la composition à lui et la fait tendre
inférieure de la tierce mineure qui est choisie, les demi-tons ornementaux se multiplient et
rendent la mélodie plus subtile. Il arrive parfois que ces demi-tons sollicitent les sonorités
ornementales du degré fort, provoquant ainsi un conflit entre deux modes : c’est le cas du
deuterus. Par contre, le choix du degré central du tricorde majeur comme « dominante »
conduit aux développements les plus équilibrés et à une large postérité modale, comme
À la différence des chercheurs germanophones, qui ont créé le mot modologie33, peu de
leurs homologues des langues romanes ont remarqué que le mot modalité ne désignait pas
une science, mais une qualité. De fait, la science des modes, qui mériterait vraiment le titre
par Trần Văn Khê est, certes, une réalité abstraite, susceptible de se réaliser de façon
différenciée selon les chants. Mais le mode archaïque, tel que l’ont dégagé les recherches
de Jean Claire, est encore bien plus abstrait. D’abord parce que l’échelle pentatonique sur
laquelle il représente ensemble les trois modes archaïques constitue déjà une théorisation
33 Le terme allemand apparaît de façon récurrente pour désigner l’étude des modes, à côté de ceux de
sémiologie et de paléographie : Luigi AGUSTONI, Johannes Berchmans GÖSCHL, Einführung in die
Interpretation des Gregorianischen Chorals 1, Regensburg, 1987, passim ; Stefan KLÖCKNER, Handbuch
Gregorianik: Einführung in Geschichte, Theorie und Praxis des Gregorianischen Chorals, Regensburg, ConBrio,
2009, 174.
26
simplificatrice. En effet, ces modes-récitation proviennent d’horizons géographiques et
culturels différents : c’est nous qui les projetons sur une échelle commune. Ensuite parce
que les procédés ornementaux et les formules qui contribuent à dessiner la physionomie
du mode sont innombrables et parfois très différents d’une culture à l’autre. Avec un
esprit malicieux et provocateur, Eugène Cardine aimait à dire qu’il y avait autant de
définition de Trần Văn Khê, il est aisé de discerner plusieurs modes à l’intérieur d’un
Par le plus grand des paradoxes, toutes ces découvertes sur l’oralité et la protohistoire du
chant ne sont accessibles qu’au travers des sources manuscrites. Paléographie et étude des
premiers signes musicaux sont les seules médiations qui nous mettent en contact avec la
peut être validement menée sans une compétence approfondie en ces deux domaines.
Depuis le milieu du XIXe siècle, tous les yeux sont tournés vers la bibliothèque de l’abbaye
de Saint-Gall : ses manuscrits de chant, dont les premiers vinrent au jour dans les
premières décennies du IXe siècle, doivent leur succès à leur nombre, à la qualité de leur
était aisément accessible, les principes des premières notations sangalliennes ont dominé
toute l’étude sémiologique depuis le milieu du XIXe siècle, malgré l’intérêt éphémère porté
34 En 1851, Théodore Nisard avait notamment recopié le manuscrit H 159, conservé à la Bibliothèque de la
Faculté de Médecine de Montpellier : Paris, BnF, Département des Manuscrits, Archives modernes, 621.
Cf. Marie-Noël COLETTE, « Fac-similés de chant grégorien au XIXe s. la copie du tonaire de Dijon par
27
Quand il s’agit de choisir le manuscrit qui devait être fac-similé dans le premier
volume [de la Paléographie musicale], on se fixa sur un manuscrit de l’école
sangallienne, et les RR.PP. Pothier et Mocquereau partirent pour Saint-Gall, où le
bibliothécaire Idtenssohn leur réserva un accueil excellent : ils arrêtèrent leurs vues
sur le codex 339 ; l’affaire était lancée [...] le codex 339 de Saint-Gall jouit chez les
musicologues d’une réputation incontestée et passe pour une copie authentique de
l’Antiphonaire de saint Grégoire le Grand.35
Mis à part de trop rares essais comme la table comparative des neumes de Saint-Gall, Laon
analyses menées par André Mocquereau au tournant et dans les premières années du XXe
siècle s’appuient essentiellement sur la notation sangallienne. Certes, les travaux élaborés
par Eugène Cardine ont amené un rajeunissement indéniable des perspectives. Ses
étudiants ont été les artisans d’une véritable prise en considération d’autres traditions
Bologne » (Angelica 123)39. Mais pour l’essentiel, ses travaux sont restés dans la même
ligne : ses deux œuvres majeures, le Graduel neumé40 et la Sémiologie grégorienne41 ne traitent
Théodore Nisard (1851) », The past in the present: papers read at the IMS Intercongressional Symposium and the
10th Meeting of the Cantus Planus (Budapest & Visegrád, 2000), éd. László DOBSZAY: / Budapest, Liszt F.
academy of music, 2003, 389-421.
35 Pierre AUBRY, La musicologie médiévale : histoire et méthodes : cours professé à l'Institut catholique de Paris,
1898-1899, Slatkine reprint 1975, 97 et 109.
36 Ce travail d’une incontestable acribie documentaire est dû à la plume de dom Amand Ménager. Pour
discrète que fût sa renommée, Amand Ménager a sans doute été l’un des paléographes les plus avancés et
les plus innovants de l’abbaye de Solesmes. Avec dom Paul Blanchon-Lasserve, il avait été dans les
premières années du XXe siècle, le principal artisan des campagnes photographiques qui permirent la
constitution de l’incomparable collection de facsimilés de l’Atelier de paléographie musicale de l’abbaye.
Campagnes dont j’ai commencé à publier les récits : cf. Paul BLANCHON, « Premier voyage
paléographique (Italie) », Études grégoriennes 35 (2008) et « Deuxième voyage paléographique
(Allemagne) », Études grégoriennes 37 (2010). Les archives de l’Atelier conservent en outre des dizaines
d’études inédites de sa main.
37 Michel HUGLO, « Le domaine de la notation bretonne », Acta musicologica 35 (1963), 54-84.
38 Laon, Bibliothèque municipale, manuscrit 239, graduel daté du dernier quart du IXe s. par Bernhard
BISCHOFF, Katalog der festländischen Handschriften des neunten Jahrhunderts (mit Ausnahme der wisigotischen),
vol. 2: Laon – Paderborn, éd. Birgit EBERSPERGER, Wiesbaden, Harrassowitz, 2004. Cf. Susan RANKIN, “On
the Treatment of Pitch in Early Music Writing”, Early Music History 30 (2011), 139 ; Marie-Claire
BILLECOCQ, « Lettres ajoutées à la notation neumatique du codex 239 de Laon », Études grégoriennes, 17
(1978), 7-144.
39 A.M.W.J. KURRIS, « Les coupures expressives dans la notation du manuscrit Angelica 123 », Études
grégoriennes 12 (1971), 13-63.
40 Eugène CARDINE, Graduel neumé, Solesmes, 1966.
41 Eugène CARDINE, « Sémiologie grégorienne », Études Grégoriennes 11 (1970), 1-158.
28
pratiquement que de la notation neumatique de Saint-Gall. C’est donc à travers ce prisme
que les autres notations ont été étudiées jusqu’à présent, alors que leurs principes de base
Au hasard d’un dîner chez des amis parisiens, Jean Jeanneteau avait redécouvert un
manuscrit français disparu depuis plusieurs décennies. Même si sa datation ne fait pas
plus ancien témoin français en neumes contenant une très grande partie du répertoire des
chants de la messe et de l’office. Inconnu jusqu’en 1874, époque à laquelle il est découvert
demeure aujourd’hui – conservé dans le secret d’une collection privée ; mais il a été
Jeanneteau devait consacrer une grande partie de sa retraite à en étudier les neumes et à
face à face de plusieurs semaines avec le plus ancien manuscrit musical français45 me
permit de l’étudier à loisir de concert avec Jean Claire et Jean Vezin qui pouvait venir en
voisin. Comme j’avais fait avec les « classiques » de Laon et de Saint-Gall, j’entrepris de
retranscrire les neumes du graduel. Copier un manuscrit, ce n’est pas comme étudier
systématiquement ses neumes. La méthode consiste à recopier les neumes au-dessus d’une
Inévitablement, on acquiert ainsi une science des neumes mais beaucoup plus. En effet, le
copiste médiéval – ou au moins son correcteur – entend la mélodie. C’est lui, plus que la
médiéval, véritable complicité qui va bien au-delà de l’étude du simple tracé des graphies,
C’est alors que je réalisai ce qui aurait pu être une première thèse doctorale.
graduel du Mont-Renaud46.
Le document n’est pas d’approche facile. À la différence des manuscrits plus connus,
celui-ci n’a pas été prévu pour recevoir une notation musicale. Même si les lignes du texte
sont très espacées, l’espace horizontal pour loger les neumes fait défaut. Lorsqu’un
mélisme se présente, il n’est pas rare que le copiste doive superposer les neumes sur trois
significative : s’il le souhaite, le copiste peut traduire diverses nuances, rythmiques mais
aussi mélodico-modales, en modifiant la forme des graphies. La forme des graphies se voit
aussi parfois modifiée pour une simple raison de conduite de l’écriture et de « confort du
scribe »47, phénomène qu’on retrouve dans d’autres écoles de notation, notamment dans
abondamment ce procédé, mais sa pertinence est occultée par l’adjonction des épisèmes et
neumatique est aussi riche que celui des premiers manuscrits de Saint-Gall. À part le style
du tracé, plus vertical et nettement moins soigné, la communauté de signes est frappante,
jusque dans un détail comme la présence des deux graphies du quilisma, l’une à deux,
l’autre à trois boucles. Cependant, il y a une différence majeure avec Saint-Gall : malgré la
richesse des procédés dont il dispose, le copiste du Mont-Renaud ne semble pas disposer
d’une stratégie méthodique dans leur mise en œuvre. Certes, un tel phénomène affecte
d’une certaine manière toutes les écritures : une école de notation neumatique un peu
entre la richesse des possibilités graphiques et l’approximation qui gouverne leur mise en
œuvre.
Renaud, tant par sa culture que par sa géographie en est tout proche. Il est donc loisible de
penser que l’extrême précision des notateurs de Saint-Gall – qui inventèrent l’épisème et
multiplièrent les lettres additionnelles – est une conséquence logique de cet éloignement
mieux enracinée produisent beaucoup moins de manuscrits et leur notation peut être
beaucoup plus approximative. Il est tout à fait significatif à cet égard que pas un seul
témoin ancien en neumes du graduel ne nous soit parvenu de la région de Metz48. Dans le
même ordre d’idée, l’absence de livres de chant « vieux-romain » dans les basiliques
48 La notation improprement appelée messine – qui porterait mieux le nom de lotharingienne – comporte
des témoins complets du Proprium missæ autour de 900, mais elle ne constitue pas la notation du chant de
Metz.
31
romaines jusqu’à la fin du XIe siècle49, s’explique par la force de la tradition locale jusqu’à
depuis longtemps fait remarquer qu’entre deux listes d’éléments identiques, on ne passe
plus probable est donc que les graphies neumatiques françaises de la région nord de Paris
ont été importées chez les Helvètes qui en ont élaboré une mise en œuvre systématisée.
Non les graphies du Mont-Renaud, bien sûr, la chronologie ne le permettrait pas, mais
celles de l’un des manuscrits qui l’ont précédé. Ce qui ferait de la notation proto-française
C’est à cette occasion que j’entrepris une étude systématique des neumes du graduel du
manuscrits. Le résultat fut une communication des plus classiques, mais dont le titre52
révèle une découverte majeure : par rapport aux témoins les plus étudiés du répertoire
49 Le graduel dit « de Sainte-Cécile » a été copié en 1071. Il représente le premier témoin des inventions de
Guido d’Arezzo, peu de temps après sa rencontre avec Jean XIX. Cf. Das Graduale von Santa Cecilia in
Trastevere (Cod. Bodmer 74), éd. Max LÜTOLF, Cologny-Genève, Fondation Martin Bodmer, 1987.
50 Cf. René-Jean HESBERT, Antiphonale missarum sextuplex, Vromant, 1935, lxxix, à propos de la série des
graduels des dimanches après la Pentecôte.
51 En réalité, il s’agit de l’union informelle de plusieurs associations en relation avec des aires linguistiques
(à l’époque germanophone, italienne et japonaise) fondées avec des vues essentiellement sémiologiques
pour poursuivre et promouvoir les recherches de dom Cardine.
52 Daniel SAULNIER, « Die Handschrift von Mont-Renaud und ihre französischen Varianten », actes du 5e
Congrès de l’Association Internationale d’Études du Chant Grégorien, Wien, 1995, Musicologica Austriaca
14/15 (1996), 125-132.
32
La découverte n’était pas totalement nouvelle : Jacques Hourlier avait évoqué au passage
les « variantes françaises » à propos de la notation de Cluny53 et Michel Huglo révélé une
division géographique est/ouest entre les sources anciennes du plain-chant54, dans des
publications effectuées dans le sillage des recherches en vue d’une édition critique du
Graduel romain. Mais la problématique même de ces travaux, fondée sur l’hypothèse –
rejetait par là-même à la périphérie des recherches les sources et les comportements
« extravagants ».
L’étude du phénomène en lui-même restait à mener. Elle devait conduire fort loin.
contribution pour son colloque sur l’art du chantre carolingien qui devait se tenir à Metz
au début du printemps 1996. Metz cultive, à juste titre, une certaine prétention quant aux
française parallèle à celle de Metz et Saint-Gall, je rendais public ce qui allait devenir une
pluralité de traditions mélodiques aux origines du chant que nous appelons grégorien.
53 Jacques HOURLIER, « Remarques sur la notation clunisienne », Revue grégorienne 30 (1951), 231-240.
54 Michel HUGLO, « Division de la tradition monodique en deux groupes “est” et “ouest” », Revue de
Musicologie 85/1 (1999), 5-28.
55 Daniel SAULNIER, « Présence d’une tradition orale française parallèle à celle de Metz et Saint-Gall », dans
Études grégoriennes 31 (2003), 5-23 ; puis dans L’art du chantre carolingien, Actes du colloque L’art du chantre
Carolingien : découvrir l’esthétique première du chant grégorien, Metz, 1996, sous la direction de Christian-
Jacques DEMOLLIÈRE, Metz, Editions Serpenoise, 2004, 125-139.
33
rapidement un impact durable sur plusieurs chercheurs56, et devait constituer une pierre
Cette recherche inaugurale sur les variantes vaut spécialement par son aspect
avaient été largement entravées par une sélection discutable du canon de variantes.
L’expérience a montré que les variantes retenues pour le premier57 et même le deuxième
vocaux aux limites de l’écriture : portamento, initio debilis, liquescence, etc. D’autre part, la
manuscrits avait amené les chercheurs à considérer des variantes plus substantielles
recherche. Surtout, cette étude me fit découvrir qu’il était possible d’étudier le répertoire
Les recherches musicologiques du XIXe siècle avaient orienté la majorité des chercheurs
56 Les variantes françaises ont fait l’objet d’une partie importante du mémoire d’habilitation à diriger des
recherches de Jean-François Goudesenne, qui a organisé pendant plusieurs années un séminaire sur ce
sujet à l’IRHT. Elles ont aussi constitué un outil précieux pour re-visiter en profondeur les origines du
chant cistercien. Cf. Alicia SCARCEZ, thèse citée plus haut.
57 Le Graduel romain, édition critique par les moines de Solesmes, 4. Le texte neumatique, 1. Le groupement des
manuscrits, Solesmes, 1960, 33-135, 165-199.
58 Ibid., 303-380.
34
l’Antiphonale pro diurnis horis (1912) constitue un fait unique : pour la première fois dans
l’histoire, un livre de chant était destiné à l’Église universelle. La problématique d’une telle
publication n’est évidemment pas que musicologique, mais s’intègre plus largement dans
spirituelle du pape, manifeste dans la deuxième partie du XIXe siècle avec le retour des
communauté liturgique dans le monde. La promotion dont ces éditions vaticanes ont fait
l’objet, comme les critiques qu’elles ont reçues n’ont fait que renforcer la tendance. La
l’édition critique du Graduel romain, ouvert par les moines de Solesmes au sortir de la
Deuxième guerre mondiale. Certes il fallut moins de vingt-cinq ans pour que les travaux
se perdissent dans les sables59, en partie par manque de personnel60. Les protagonistes ne
purent mener à bien l’entreprise, mais les services qu’elle devait rendre – et qu’elle rend
encore – furent immenses. C’est dans la ligne de ce projet que s’inscrit la démarche plus
l’Association Internationale d’Études du Chant Grégorien : proposer, non une édition critique,
mais une correction des plus flagrantes « erreurs » de la Vaticane. Ce groupe de travail,
59 Trois volumes seulement furent publiés, entre 1957 et 1962. Le dernier (Le Graduel romain, édition critique
par les moines de Solesmes, 2. Les sources, Solesmes, 1962) constitue un catalogue détaillé des sources et
conserve une notable acutalité. En outre un tableau comparatif des neuf familles de sources musicales a
été élaboré pour chaque pièce du propre de la messe. Ces tableaux sont conservés dans l’Atelier de
paléographie musicale.
60 Dom Jacques Froger, le principal soutien de ce projet (avec Eugène Cardine) était décédé quelques mois
avant mon arrivée à Solesmes, en 1980. Il avait été remarqué pour ses propositions d’introduire
l’informatique dans la critique textuelle : Jacques FROGER, La critique des textes et son automatisation, Paris,
Dunod, 1968.
35
qui ne disposait pas des prodigieux moyens de Solesmes, s’attela à la tâche colossale de
refaire par lui-même les tableaux comparatifs de toutes les pièces du propre de la messe,
sur la base d’une large collection de témoins médiévaux soigneusement étudiés. L’une de
actifs étaient Johannes Berchmans Göschl, Luigi Agustoni († 2004), Rupert Fischer († 2001),
Liobgid Koch et Heinrich Rumphorst. Ils se réunissaient quelques jours chaque année
alors à publier les premiers résultats de vingt années de recherches61. Dès 1997, je les
rejoignis chaque année pour travailler avec eux, et ils me confièrent l’organisation du
sixième congrès de l’AISCGre, tenu à Vérone en 1999 sur ces mêmes problématiques.
sur le statut et l’appréciation accordés aux variantes. Le mot variante y recevait désormais
la variante était un peu considérée comme une « impureté ». Les concepts d’évolution et
comme l’autre ne sont pas dépourvus de visées sociales et politiques. L’introduction d’un
61 Luigi AGUSTONI, Rupert FISCHER, Johannes Berchmans GÖSCHL, Liobgid KOCH, Heinrich RUMPHORST,
« Vorschläge zur Restitution von Melodien des Graduale Romanum », Beiträge zur Gregorianik 21 (1996) et
suivants.
62 Denis BUICAN, Darwin et l’épopée de l’évolutionnisme, Paris, Perrin, 2012.
63 Cf. Annie CŒURDEVEY, « Edition et interprétation : les choix scientifiques et esthétiques du chanoine
Proske », La Renaissance et sa Musique au XIXe siècle, éd. Philippe VENDRIX, Paris, Klincksieck, 2000, 129-
130.
36
rejaillit sur toute l’histoire de la musique et coïncide justement avec la naissance de la
musicologie64.
entendait déboucher sur ce pavé central dans lequel consistent tous les textes critiques :
celui de la seule mélodie à n’avoir jamais été chantée, tandis que l’apparat critique relégué
dans les marges livrerait toutes les versions qui, à défaut d’être chantées, se trouvaient
Dans le projet du groupe de travail allemand, intitulé Vorschläge zur Restitution, les bases
sont identiques (étude détaillée et comparative des sources), avec un but différent :
l’édition projetée ne constitue pas une édition critique mais de simples propositions de
corrections d’une édition pratique existante. Une hiérarchie est établie entre les manuscrits
de référence, variable selon les contextes mélodiques : devant tel doute, les éditeurs
renvoient à tel manuscrit réputé être plus fidèle à la mélodie authentique (présumée). La
méthode conduit donc à un résultat comparable, celui d’une mélodie qui, non seulement
n’a jamais été écrite, mais n’a jamais non plus été chantée65.
avec les meilleurs élèves de Eugène Cardine, je devais mettre longtemps pour sortir de
64 John HAINES, « Généalogies musicologiques, aux origines d’une science de la musique vers 1900 », Acta
Musicologica, 73/1 (2001), 21-44.
65 La publication scientifique a été suivie d’une édition en forme de livre pratique de chant, qui n’appelle
malheureusement pas la même admiration : le Graduale Novum – Editio Magis Critica Iuxta SC 117, I : De
dominicis et festis, éd. Christian DOSTAL, Johannes Berchmans GÖSCHL, Cornelius POUDEROIJEN,
Regensburg, ConBrio, 2011. Cf. ma recension dans La Maison-Dieu 266 (2011).
37
Les réflexions de Nicholas Cook sur la manière dont nous concevons la musique66
En attendant, j’allais avoir tout le loisir d’approfondir la question dans deux chantiers
Fin 2002, je m’engageai dans une thèse doctorale à l’Ecole Pratique des Hautes Études,
sous la direction de Marie-Noël Colette, avec qui je collaborais déjà depuis plusieurs
années. Obtenir ce grade académique dans ma situation d’alors n’était d’aucune nécessité,
mais les demandes d’enseignement se faisaient plus nombreuses, et les requêtes de la part
des étudiants plus pressantes. D’ailleurs, le doctorat d’un moine rendrait service à
l’Abbaye qui pourrait s’appuyer sur ce grade académique pour maintenir un studium
pressenti pour le poste de professeur de chant grégorien au Pontificio Istituto Musica Sacra
de Rome.
Certes les variantes ne m’intéressaient pas (encore) en elles-mêmes. Par hasard, j’avais
quotidiennement aux variantes. Finalement, je me rendis compte que les deux recherches
Cardine et les découvertes liturgico-modales de Jean Claire – reposaient toutes deux sur
66 Nicholas COOK, Music, a very short introduction, Oxford University Press, 1998.
38
une ingénieuse exploitation des variantes. Ni l’un ni l’autre n’avaient expressément
recherché cette prétendue mélodie « authentique » que poursuivaient leurs pairs. De façon
très contrastée, pour ne pas dire opposée, ils avaient affronté les innombrables variantes
du répertoire. Le premier s’immergeait dans les détails graphiques pour y introduire mille
formes aux trois cordes-mères, ne désespérant d’ailleurs pas de parvenir un jour à l’archè
du mode unique, dont il percevait comme un vestige dans les formules archaïques de la
psalmodie.
L’un comme l’autre, malgré leur intention première, ont ouvert une nouvelle perspective
sur le chant médiéval. Depuis deux siècles, en gros depuis Beethoven, la pensée
de l’authenticité que la partition écrite semble lui garantir. La mélodie médiévale nous
possède de prééminence.
Si l’on accepte de regarder cette situation en face, comme un objet scientifique, le plain-
chant rejoint tout simplement un monde très large de pratiques musicales qui se rencontre
dans presque toutes les cultures : musiques traditionnelles, jazz, musiques de rues, chants
de colportage, etc.
La différence, c’est que le répertoire grégorien a été présenté comme héritier de la musique
grecque antique, mis par écrit et théorisé dans le système naissant de la notation musicale
occidentale. C’est pourquoi nous le saisissons dans le contexte d’une concomitance entre
Une étude un peu systématique des variantes amène ainsi directement au contact, délicat à
apprécier, entre ces deux traditions – écrite et orale – et donc au cœur des débats
39
musicologiques animés au cours du dernier quart du XXe siècle par des personnalités aussi
diverses que Leo Treitler67, Kenneth Levy68, Peter Jeffery69 et Helmut Hucke70.
Aujourd’hui, je serais même encore plus circonspect : il est possible de considérer le chant
ecclésiastique comme une tradition vivante, qui met en œuvre, de façon concomitante et
l’évidence, les seules variantes qui nous soient accessibles sont celles qui apparaissent
entre les sources écrites. Il y a variante lorsque le témoignage mélodique d’une source
manuscrite (ou un groupe de sources) d’un chant présente ponctuellement une différence
avec d’autres sources. Ces variantes correspondent à des aires géographiques (locales,
régionales, est/ouest) et culturelles (ordres religieux). Il est légitime de penser que, le plus
univoque, à une différence d’ordre sonore entre les deux chants correspondants.
Mais le système occidental d’écriture musicale est encore naissant au moment de la mise
par écrit du plain-chant. Il n’est donc pas étonnant que les scribes aient rencontré quelques
cas des exceptions au diatonisme, rares mais loin d’être absentes dans le vieux-fonds
tandis que les manuscrits diastématiques connaissent une dispersion spectaculaire. Une
67 Leo TREITLER, “Homer and Gregory: The Transmission of Epic Poetry and Plainchant”, The Musical
Quarterly 60/ 3 (1974), 333-372.
68 Kenneth LEVY, “Charlemagne´s Archetype of Gregorian Chant”, Journal of the American Musicological
Society 40 (1987), 1-30 ; “From aural to notational: the Gregorian Antiphonale Missarum”, Études
grégoriennes 28 (2000), 5-19.
69 Peter JEFFERY, Re-Envisioning past musical cultures: ethnomusicology in the study of Gregorian chant, Chicago
Studies in Ethnomusicology, Chicago, The University of Chicago Press, 1992.
70 Helmut HUCKE, “Toward a New Historical View of Gregorian Chant”, Journal of the American
Musicological Society 33/3 (1980), 437-467 ; “Der Übergang von mündlicher zu schriftlicher
Musiküberlieferung im Mittelalter”, in Bericht über den 12. Kongress der Internationalen Gesellschaft für
Muzikwissenschaft Berkeley 1977, éd. Daniel HEARTZ & Bonnie WADE, Kassel, Bärenreiter, 1981, 180-191.
71 Mes recherches ont sur ce point rejoint les travaux Rupert Fischer et Charles M. Atkinson.
40
tradition orale en plein exercice peut se permettre ces petites « incohérences » dans l’ordre
de l’écrit puisque le chantre ne lit pas en chantant72. Il y a donc des variantes graphiques
De même, c’est encore la force de la tradition orale qui garantit une juste appréciation des
degrés mobiles de l’échelle. La mémoire du chantre les connaît et les reproduit en dehors
de toute théorisation. Pendant les premiers siècles, les manuscrits musicaux ne prennent
pas la peine de noter la différence entre si naturel et si bémol, qui ne se pose d’ailleurs pas
dans les mêmes termes qu’aujourd’hui. Ici, une identité graphique peut recouvrir une
différence sonore.
Cette partie de l’étude m’a permis de sortir les recherches sur la question du bémol de
l’ornière dans laquelle elles s’étaient enlisées. De fait, cette question a toujours été abordée
sous l’angle théorique ou du seul point de vue paléographique. Ces deux approches sont
raison du contexte d’oralité dans lequel les sources manuscrites sont mises en œuvre. En
fait chaque manuscrit possède une stratégie propre pour noter – voire ne pas noter – la
variabilité du si. Pour mener à bien cette recherche, il est d’abord nécessaire d’étudier le
72 Cantor, sine aliqua necessitate legendi, tenet tabulas in manibus, comme le dit Amalaire de Metz (De
ecclesiasticis officiis III, 16).
73 Constantin BRAILOIU, « Sur un mélodie russe », in Problèmes d’ethnomusicologie, éd. Gilbert ROUGET,
Genève, Minkoff, 1973, 340-405 ; François PICARD, « Modalité et pentatonisme », Analyse musicale, 2e trim.
2011, 37-46.
41
notamment de certaines musiques celtiques74 et chinoises, et que cette dernière appelle
pien ou bian75. Le terme, propagé par les écrits de Constantin Braioliu, désigne des sons
d’intonation imprécise76. Jean Claire s’en est inspiré pour justifier ses observations sur
titre : il y a grande proximité entre les échelles, mais non stricte identité.
orales et écrites.
d’une de mes élèves. À partir des grattages et corrections relevés dans l’antiphonaire
cistercien Westmalle 12A-B, Alicia Scarcez avait mis au jour une étape transitoire entre la
thèse, déjà citée, renouvelle de façon imprévisible la problématique des origines du chant
cistercien.
romanum. Ces publications, rendues nécessaires par la réforme liturgique qui avait suivi le
74 Maurice DUHAMEL, « Les premières gammes celtiques et la musique populaire des Hébrides », Annales de
Bretagne 31/1 (1916), 1-18.
75 Cf. François PICARD, « Oralité et notations, de Chine en Europe », Cahiers d’ethnomusicologie 12 (1999), 35-
53 et note 4.
76 La terminologie de la musique chinoise semble avoir été introduite dans le discours sur la modalité
grégorienne à la suite de la publication de Joseph YASSER, Mediaeval Quartal Harmony, New York,
American Library of Musicology, 1938, recensée par Eugène CARDINE, Revue grégorienne 24 (1939), 233-
239.
42
concile Vatican II, avaient été commandées à Solesmes par le Saint-Siège et l’Abbé-primat
de la Confédération bénédictine.
faire expérimenter à quel point tout éditeur de musique ancienne est nécessairement un
théoricien. De ce fait, je suis devenu beaucoup plus indulgent à l’égard des compilateurs
ne nous est pas parvenu, et le compilateur chartreux, enfermé dans les usages séculaires
du diocèse de Lyon, ne nous ont pas dit comment ils ont procédé. Guido d’Arezzo, qui
témoigne au passage de la multitude des variantes italiennes, reconnaît non sans candeur
avoir corrigé les antiennes qui manquaient aux règles de l’art77, règles qu’il faut sans nul
doute chercher dans son Micrologus, qui n’est rien moins qu’un manuel de composition !
Guillaume-Gabriel Nivers réussit au XVIIe siècle un étonnant grand écart entre le rigorisme
verrons bientôt la logique adoptée par Joseph Gajard pour son antiphonaire de 1934.
L’édition musicale rencontre inévitablement deux écueils : les critères de la « restitution »79
Au début du revival du chant grégorien, des éditeurs comme dom Joseph Pothier, et
notés, qu’ils transcrivirent simplement, en gardant un œil – notamment – sur les sources
77 GUIDO D’AREZZO, Prologus in Antiphonarium, éd. Joseph SMITS VAN WAESBERGHE, Divitiae musicae artis,
A/III, Buren, Knuf, 1975, 63-64. Cf. aussi Angelo RUSCONI éd., Guido d’Arezzo Le opere, Firenze, Sismel-
Edizioni del Galluzzo, 2008.
78 Daniel SAULNIER, « Guillaume-Gabriel Nivers et la question modale. Les contradictions d’un
théoricien ? » Actes du Colloque international Guillaume-Gabriel Nivers (ca 1632-1714), musicien de la
Réforme catholique sous le règne de Louis XIV, Royaumont 21-22 novembre 2004, à paraître.
79 Le terme mériterait discussion, car il peut conoter l’intention de rétablir dans son état premier et original
un monument qui aurait subi des altérations. Mais il est plutôt employé ici dans le sens de « proposition
éditoriale », sans présumer l’existence d’une mélodie « authentique ».
43
l’Atelier de paléographie musicale conservent d’ailleurs les photographies d’un manuscrit
nettement privilégié par dom Pothier, auquel il eut spécialement recours pour les pièces
absentes du fonds le plus ancien : le graduel aquitain du XIIe siècle, aujourd’hui conservé à
l’abbaye Notre-Dame de Ganagobie. C’est ainsi que pendant les deux dernières décennies
du XIXe siècle virent le jour le Liber gradualis (1883), amélioré en 1895, le Processionale
romanum de 1908 a repris, à peu de choses près, l’édition du Liber gradualis de 1883/1895.
romanum de 1912, diligentée par dom Pothier, Solesmes avait été dans l’obligation de
revoir ses livres de chant de l’office. Trois solutions se présentaient, que dom Gajard
– suivre l’édition de dom Pothier (ce qui semble exclu d’avance par le rédacteur),
similés de sources médiévales s’entassaient sur les rayons de l’Atelier. Les « petites
mains » étaient disponibles pour copier des tableaux. L’enthousiasme et un certain esprit
bon moyen d’oublier l’humiliation d’avoir perdu l’Édition Vaticane au profit de dom
80 Pierre COMBE, Histoire de la restauration du chant grégorien d’après des documents inédits. Solesmes et l’Edition
Vaticane, Abbaye de Solesmes, 1969, 410 et 420.
81 Joseph GAJARD, Mémoire non daté, conservé dans les archives de l’Atelier de paléographie, et qui
pourrait remonter environ aux années 1916.
44
L’Antiphonale monasticum de 1934 est le fruit de près de vingt ans d’efforts. Soutenu par
personnellement en détail, laissant en notes manuscrites ses réflexions et les raisons de ses
Ces notes révèlent que le principal critère de restitution de Joseph Gajard fut tout
simplement son goût musical, lequel était plutôt raffiné, comme en témoigne le chef-
d’œuvre de la réécriture complète qu’il effectua sur l’office de la Fête-Dieu. Il n’hésitait pas
les antiennes, on voit sa nette préférence pour les manuscrits italiens, en particulier un
mélodies qui « viennent des manuscrits médiévaux », mais ne se trouvent comme telles
Gajard intervint de façon très personnelle sur les mélodies, en supprimant de nombreux
bémols, pourtant présents dans la tradition, y compris manuscrite. Sans doute cédait-il en
cela à un certain exotisme qui régnait à l’époque et voulait faire du chant grégorien une
musique « différente ». Il est probable qu’il fut aussi victime inconsciente de son
dom Pothier, lequel, beaucoup plus respectueux des sources, comportait de nombreux
82 Ces notes sont toujours conservées dans l’Atelier de paléographie musicale. Leur lecture m’a été
précieuse pour arrêter les choix du nouvel antiphonaire.
83 A propos de la quarte fa-do de l’antienne Posuerunt… Nazarenus, il note en toutes lettres : « Bien sûr si on
suit la majorité des manuscrits et Hartker, il faudrait mettre fa-ré, mais avec fa-do c’est quand même plus
beau ! ».
84 Munich, Couvent Sainte-Anne (Franciscains) s.c., bréviaire franciscain du XIIIe s. (1235), originaire d’Italie
centrale, noté sur quatre lignes.
85 Sa symptahie pour les manuscrits italiens, notamment, peut contribuer à l’expliquer : juqu’au XIIIe siècle,
on n’y rencontre pratiquement pas un bémol.
45
bémols86. Quand l’antiphonaire fut mis en œuvre à Solesmes, dans sa version de 1935, il
fallut changer les chantres, car ceux-ci ne parvenaient pas à s’adapter aux nouvelles
mélodies87.
comme je l’ai dit plus haut – aux éditions critiques et à une recherche philologique de la
mélodie « authentique ». C’est seulement à partir des années 80 que se développa une
réaction. Les restitutions proposaient désormais de partir d’un manuscrit unique, localisé
et daté : il devenait alors possible de chanter de nos jours une mélodie qui avait réellement
Au début de l’entreprise des antiphonaires, je pris quelques mois pour réfléchir à ces
différents aspects, tentant de tirer les meilleurs enseignements de l’histoire, avant de faire
d’éditer une mélodie qui avait réellement été chantée au Moyen Âge dans un centre
guider par les faits musicaux rencontrés, en évitant autant que possible tout esprit de
système et toute réaction à des éditions ou à des théories préexistantes. Les mélodies
seraient éditées sur la base de l’antiphonaire 390-391 de Saint-Gall, copié vers l’an 1000,
traditionnellement attribué au reclus Hartker88, mais en réalité écrit par plusieurs mains.
Ce manuscrit possède plusieurs avantages. Il est complet et contient même beaucoup plus
de pièces que le corpus nécessaire à l’usage d’une communauté. Sa graphie est précise et
rythmiques est remarquable. C’est le plus ancien témoin musical de l’office et son intérêt
86 Les tableaux de l’antiphonaire de 1934 l’attestent : les bémols en question ont souvent été rayés au crayon
au terme ultime de l’étude.
87 Il s’agit d’une information transmise par la tradition orale de l’abbaye.
88 Cornelius POUDEROIJEN, Ike DE LOOS, “Wer ist Hartker? Die Entstehung des Hartkerischen Antiphonars”,
Beiträge zur Gregorianik 47 (2009), 67-86.
46
est reconnu de tous les chercheurs, détail non négligeable si l’on est attentif à la réception
Bien sûr, ce manuscrit est en neumes, mais sa fréquentation assidue, une connaissance
rendent possible d’établir la mélodie de la plupart de ses antiennes. Ces autres sources,
diastématiques mais aussi neumatiques, sont répandues dans toute l’Europe et s’étalent
du Xe au XIVe siècle. En vue de choisir les plus pertinents, les résultats de l’édition critique
du Graduel romain avaient été mis en œuvre : puisque l’existence de diverses familles à
pour chacune d’elle, les meilleurs témoins des mélodies de l’office89. Les principales
La mélodie transmise par les neumes de Hartker n’est généralement écrite « en notes »
nulle part. À travers ses variantes spécifiques, chaque manuscrit diastématique transmet
avec certitude la mélodie dessinée dans les neumes de Hartker. Il s’agit donc bien d’une
méthode critique de reconstitution, mais pas d’une édition critique : la mélodie proposée
est une hypothèse hautement probable, et les sources invoquées en apparat ne sont pas les
témoins de Hartker.
Dans les faits, à deux ou trois exceptions près sur quelques centaines d’antiennes, il a été
possible d’établir la mélodie de Hartker. Au-delà de l’édition permise par cette recherche
89 Pour l’établissement de ces bases, la collaboration de Kees Pouderoijen et son érudite compétence ont été
décisives.
47
et du volume d’informations et de connaissances qu’elle a permis de réunir, elle a mis en
Forêt Noire, du XIVe siècle90. Il est pratiquement le seul à s’accorder avec les neumes de
Hartker sur quantité de tours mélodiques ignorés des autres témoins. Il atteste ainsi que la
date de copie d’un manuscrit n’est pas toujours un critère de fiabilité et qu’une tradition
peut rester cohérente à travers des témoins très éloignés dans le temps.
Suite à l’arrivée des moines de Cluny au-delà des Pyrénées, la liturgie romaine remplaça,
vers la fin du XIe siècle, l’antique liturgie hispanique qui ne subsista que dans quelques
paroisses de Tolède. A l’extrême fin du XVe siècle, le cardinal Cisneros, réhabilita la liturgie
livres de chant compilés par ses soins. Les récitatifs de l’ordinaire de la messe édités en
grosses notes carrées dans les cantorales du cardinal Cisneros, totalement méconnus de la
Il était déjà connu que le chant de l’abbaye de Saint-Gall avait été affecté au cours du Xe
manuscrit de Hartker se trouve bien pris dans cette dynamique et en surprend, pour ainsi
Ce phénomène, presqu’absent des contrées du sud mais très répandu au nord, surtout
do », a depuis longtemps été remarqué. Mais la réalité inverse existe aussi, et les
la corde forte en milieu germanique. Ce fait, qui n’a pas été signalé jusqu’à présent, rejoint
forte. L’ensemble donne à penser que nous sommes en présence d’une réalité musicale que
neumatique en gardait encore quelques traces (énigmatiques) dans des neumes spéciaux
comme la tristropha dont l’unisson parfait apparaît aujourd’hui plus que douteux.
Ce n’est plus tout à fait de la recherche, et ce n’est pas encore vraiment de l’enseignement :
j’ai passé une longue partie de ma carrière à publier les écrits des autres. Dès mon entrée à
l’Atelier de paléographie (en 1985), j’avais insisté auprès de son directeur pour une reprise
sérieuse des Études grégoriennes. Irrégulières dans leur périodicité dès leur création en
1954, mais prestigieuses pour leurs premiers volumes, elles connaissaient alors un
véritable marasme : depuis le volume 20, publié en 1981 et d’une taille ridicule, aucun
N’ayant jamais eu la moindre activité d’édition, je dus improviser pour mener à bien le
volume 21, qui parut fin 1986. Sans doute est-il rempli d’erreurs typographiques et de
49
fautes de goût, mais c’était un début. Les dix années suivantes restèrent chaotiques pour la
revue, qui éditait des articles déposés dix ou quinze ans auparavant. Publier un volume
C’est seulement en 1996 que les responsabilités furent clarifiées et que je fus nommé
volume d’une nouvelle vision de la collection. Dans un format proche de la majorité des
Elle s’ouvrit fin 2009 à un riche volume de mélanges en l’honneur de Marie-Noël Colette,
calamus scribæ. J’avais l’expérience de ce genre éditorial car j’avais préparé en 1995 un
volume en l’honneur de dom Jean Claire qu’à l’époque, il n’avait pas été possible
d’intégrer aux Études grégoriennes. C’est Jacques Chailley qui remit Requirentes modos
musicos à dom Jean Claire au cours d’une réunion festive que j’avais organisée à la
Marbrerie de Solesmes. Jacques Chailley m’a beaucoup apporté par ses travaux sur la
musique grecque. Il suivait avec intérêt et scepticisme à la fois les recherches modales de
Jean Claire93. Ce dernier me confia même qu’il lui aurait dit : « Si vous continuez à
chercher, vous finirez bien par trouver un manuscrit dans lequel Resurrexi finit en ré ! »
Dès décembre 1963, le concile Vatican II avait promu une ordonnance profondément
renouvelée de l’office, désormais appelé Liturgia horarum (Liturgie des Heures). Le détail
93 Jean Claire eut d’ailleurs le plaisir de publier Jacques CHAILLEY, « Du pentatonisme à l’octoechos », Études
grégoriennes 19 (1980), 165-184.
50
en avait été précisé au cours des années qui suivirent le concile par des commissions, dans
refonte complète des livres de l’office en chant grégorien. Refonte qui, selon l’expression
explicite du concile, devait procurer une version « plus critique » des livres publiés lors de
Dans sa première édition de 1971, la liturgie des Heures introduisait dans l’office divin des
centaines d’antiennes nouvelles. Sous l’impulsion des travaux de dom René-Jean Hesbert
sur l’office95, un grand nombre d’entre elles étaient des antiennes médiévales du fonds le
plus ancien. D’autres étaient plus tardives, et beaucoup d’autres encore étaient des textes
de grand intérêt biblique, patristique ou théologique, mais qui n’avaient jamais reçu de
bouleversement qu’il apporterait dans le monde des amateurs de chant grégorien, le projet
n’intéressa jamais Solesmes. En outre c’était un chantier titanesque. Avant Vatican II, il y
avait environ un millier d’antiennes éditées dans l’ensemble des livres pratiques. Le projet
en supposait environ 2000. Le travail était immense, étant entendu qu’il était exclu, dans la
Un premier projet, a minima, avait été élaboré par dom Raymond Le Roux96, sur l’unique
base des textes des chants disponibles dans les éditions existantes et d’un nombre très
réduit de manuscrits médiévaux choisis essentiellement pour leur lisibilité facile97. Il fut
approuvé par le Saint-Siège en 1983, sous le nom de Ordo cantus officii. De 1983 à 1986, les
94 Principalement dom Jean Claire, dom Jacques Hourlier, dom Eugène Cardine et dom Raymond Le Roux.
95 René-Jean HESBERT, Corpus Antiphonalium Officii, 6 volumes, Rome, Herder, 1963-1979.
96 Dom Raymond Le Roux († 1992) était un moine de Solesmes, expert de la liturgie de l’office. Plusieurs de
ses publications témoignent d’une rare érudition. Cf. [Jean CLAIRE], « In memoriam Dom Raymond Le
Roux (1903-1992) », Études grégoriennes 24 (1992), 206.
97 Il s’agit du manuscrit Paris, BnF lat 12044, antiphonaire du XIIe siècle de Saint-Maur des Fossés. Son
écriture française sur quatre lignes en faisait la seule source manuscrite accessible à dom Raymond Le
Roux.
51
Éditions de Solesmes effectuèrent une saisie typographique de toutes les antiennes, sous la
Mais il n’y avait alors à Solesmes personne d’assez motivé ni d’assez compétent pour le
mener à bien. En 1986 une équipe fut tout de même constituée pour commencer une
relecture des projets d’antiennes. Six moines furent chargés chacun d’un des six premiers
modes. Mais le concours de collaborateurs extérieurs était nécessaire. On fit d’abord appel
tentative échoua : la logique des tonaires, outils de syntaxe et d’euphonie entre antiennes
et tons psalmodiques, s’avère inopérante sur les développements internes des chants. En
1989, les années passant, la fréquentation assidue des manuscrits amena l’équipe devant
moderne. Il fallait reprendre tout à zéro sur la base d’une étude systématique de tous les
manuscrits disponibles.
C’est à l’été 1989 qu’ayant terminé mes études de théologie, j’intégrai à plein temps
fait partie – fut dissoute et le projet fut confié au seul Cornelius Pouderoijen. Et je fus mis à
son service : je me vis confier la tâche de rechercher dans les manuscrits disponibles toutes
les antiennes inédites, puis de les recopier sous forme de tableaux comparatifs. Au total, je
devais réaliser environ 970 tableaux, dont le plus grand nombre en 1991-1992.
qu’il mettait à éviter toute collaboration firent entrer le projet dans une phase
d’hibernation qui devait durer plusieurs années. En 1992, à la demande de l’abbé, je lui
98 Cornelius Pouderoijen, moine de Vaals, puis professeur de chant grégorien à l’Universität für Musik und
darstellende Kunst de Vienne (à partir de 2005).
52
remis la totalité de mon travail et fus prié de me consacrer à d’autres recherches, plus
personnelles, en évitant autant que possible de mettre les pieds à l’Atelier. Quatre années
passèrent ainsi. En 1996, quand dom Jean Claire fut déposé, je devins directeur de
l’Atelier, avec la mention expresse de ne pas toucher aux questions de l’antiphonaire. Fin
1997, Pouderoijen quitta définitivement Solesmes, en emportant tous les travaux avec lui.
Siège – qui demande à approuver les textes des livres de chant romains – nous remit la
faisabilité musicale. C’est-à-dire, pour chaque chant ancien, s’assurer que nos fac-similés
composer100.
contrôlé par une commission composée de trois moines de Solesmes et de trois abbés de la
modeste mais efficace. Et deux anciens, dom Claude Gay († 2013) et dom Jean Mallet (†
2014) apportèrent un concours précieux : le premier pour la révision des antiennes néo-
99 Daniel SAULNIER, « La mélodie du répons-bref De ore leonis », Etudes grégoriennes 28 (2000), 167-170.
100 Certains textes bibliques n’ont, en effet, jamais été mis en musique dans la tradition liturgique
occidentale. Dom Claude Gay, avec une longue expérience des compositions néo-grégoriennes et un goût
musical certain, apporta ici un concours signalé.
101 Daniel SAULNIER, « Un nouvel antiphonaire », op. cit., 153.
53
latines. Enfin, malgré la réticence de plusieurs moines, un collaborateur laïc fut embauché
par le monastère pour me seconder. Arrivé de Vilnius fin 1998 pour un séjour de quelques
dans les Études grégoriennes102. Deux autres volumes (office férial et propre des saints
diurnes) suivirent. Le volume de l’office nocturne est toujours en chantier, mais j’ai publié
pour le compte de Solesmes le recueil de tous les chants effectivement chantés dans les
offices de nuit. Longtemps retardé par des subtilités purement « romaines », un premier
volume de l’Antiphonale romanum (vêpres des dimanches et fêtes) parut à l’hiver 2009.
Decadent enchantments
Très tôt après mon arrivée à Solesmes, j’avais commencé à pressentir un certain désintérêt
des moines pour l’étude du chant. La liturgie était chantée jour et nuit en chant grégorien,
le chant de Solesmes possédait une réputation internationale qui lui valait un afflux de
chant provoquaient des tensions. L’abbaye avait été marquée par une personnalité
mondialement connue, dom Joseph Gajard, qui assuma officiellement la charge de Maître
de chœur de 1921 à 1971. Il s’excusait lui-même avoir reçu une formation musicale
Une aussi longue durée dans une telle charge ne laissait pas présager une succession
facile, d’autant que des courants nouveaux circulaient en matière d’interprétation, liés aux
102 Daniel SAULNIER, « Un nouvel antiphonaire monastique », Études grégoriennes 33 (2005), 153-180.
54
travaux de dom Cardine et de ses élèves. De fait, la succession fut même particulièrement
difficile. Le nouveau maître de chœur, dom Jean Claire (1920-2006), était un musicien
érudit et raffiné, mais il était loin de disposer des mêmes talents pédagogiques ; les
tensions de la schola et du chœur se faisaient encore nettement sentir à mon entrée en 1980.
avait fait ouvrir des classes de chant grégorien dans certains conservatoires et renforcé sa
part dans les programmes universitaires de musique médiévale. Les chorales d’amateurs
auparavant, en avril 1974, un groupe de moines de Solesmes était allé chanter la messe de
monastère103.
Par ailleurs, le Saint-Siège attendait la révision des livres de chant consécutive à la réforme
liturgique promue par le concile Vatican II. Le Graduale romanum avait été publié en 1974
et avait été suivi en 1979 du Graduale triplex, qui jouit d’une popularité mondiale.
cloître, et les moines doivent passer devant sa porte plusieurs fois par jour, mais bien rares
sont ceux qui s’y arrêtaient. Au début des années 80, les murs de la plus belle salle du
monastère104 étaient encore remplis du souvenir de Michel Huglo. Michel Huglo avait
marqué l’Atelier d’une empreinte définitive. Un bon nombre d’outils précieux avaient été
103 Les enreistrements les plus vendus par l’abbaye ont toujours été ceux de la messe de Requiem.
104 L’Atelier de paléographie musicale est situé dans la belle salle voûtée de l’ancien chapitre du prieuré
mauriste de Solesmes.
55
élaborés par son infatigable érudition, comme le « catalogue des manuscrits », et les
marges des fac-similés contiennent toujours maintes références de sa main, qui témoignent
de tout ce qu’il avait repéré. Mais son départ, dans des conditions dramatiques au début
des années 60, avait été vécu par la communauté comme un véritable séisme. Etudier le
Plus tard, j’ai compris que cet abandon progressif avait été discrètement mais
Amis de l’abbaye, ils avaient obtenu des confidences du supérieur à qui ils s’étaient
Nel frequentare l’abbazia, a partire dalla fine degli anni ’60, sono rimasto sorpreso
dal vedere pochi monaci al lavoro nell’atelier: Claire, Combe, Froger, Hourlier, Le
Roux... Cardine all’epoca era a Roma. Meravigliato di non trovare dei giovani, ne
chiesi il motivo all’abate Prou. “Che vuole? Il canto gregoriano è stato la gloria di
Solesmes, ma anche la sua rovina. Ogni generazione ha sofferto tensioni e
lacerazioni con esiti talora assai dolorosi. Sì, il gregoriano può essere anche la rovina
della comunità. Per questo motivo non chiederò mai a un giovane monaco di
occuparsene. Se qualcuno desidererà farlo, dovrò vagliare attentamente i pro e
contro...” Sarebbe illuminante ripercorrere la storia delle grandi comunità
monastiche per comprendere i dinamismi che sono fonte di divisioni, come mai
innovazioni positive possono avere esiti negativi e catastrofici. Un esempio chiaro,
con espliciti riferimenti al canto e alla liturgia, terreno estremamente sensibile, è
dato da Guido d’Arezzo con le sue nuove idee. Pietra miliare nella storia della
musica, esse hanno scombussolato la comunità di Pomposa costringendolo a
lasciarla...105
105 « En fréquentant l’abbaye, à partir de la fin des années 60, je demeurai surpris de voir le peu de moines
qui travaillaient à l’atelier : Claire, Combe, Froger, Hourlier, Le Roux... Cardine était à Rome à l’époque..
Surpris de ne pas trouver de jeunes, j’en demandais la raison à l’abbé dom Prou. “Que voulez-vous? Le
chant grégorien a été la gloire de Solesmes, mais aussi sa ruine. Chaque génération a souffert de tensions
et de lacérations aux conséquences parfois très douloureuses. Oui, le grégorien peut aussi être la ruine de
la communauté. C’est pourquoi je ne demanderai jamais à un jeune moine d’y consacrer du temps. Si
quelqu’un désire le faire, je devrai sérieusement peser le pour et le contre…” Il serait très éclairant de
parcourir l’histoire des grandes communautés monastiques pour comprendre comment des dynamismes
peuvent être sources de division et comment des innovations positives peuvent avoir des résulats
56
1000 ans de chant grégorien
Dufetel et Katarina Livljanic), donne le ton. Il s’agissait d’évoquer mille ans de chant
grégorien, et donc d’exhumer ce no man’s time qui sépare « l’âge d’or » du plain-chant de
Notre premier objectif est de présenter des aspects méconnus ou peu connus du
plain-chant depuis ses origines. Nous essaierons ensuite de mettre en évidence la
richesse et la variété du patrimoine musical qui s’est développé à partir de la
composition romano-franque. Les connexions avec les autres formes d’art, les
interactions avec les époques spirituelles successives et les diverses cultures
religieuses feront aussi partie de nos échanges.106
Le colloque se tint sur deux jours, les 9 et 10 septembre 2010. A bien des égards, ce fut une
première. Quant à l’innovation, il tint ses promesses : pour la première fois, des
spécialistes – dont de nombreux jeunes chercheurs – de toutes les époques furent réunis
journée. La deuxième se déroula à Solesmes et donna lieu à une longue visite de l’Atelier
première fois dans l’histoire, les dames eurent accès. Sur la base des collections de fac-
négatifs et catastrophiques. On en trouve un exemple clair, en rapport direct avec le terrain extrêmement
sensible du chant et de la liturgie, avec Guido d’Arezzo et ses idées nouvelles. Pierre milliaire de l’histoire
de la musique, mais ses inventions bouleversèrent la communauté de Pomposa et le contraignirent à la
quitter… » (Giacomo BAROFFIO, courrier électronique du 16 mai 2012, traduit par mes soins).
106 Cf. http://www.liturgiecatholique.fr/Colloque-1000-ans-de-chant.html
57
similés et de tableaux comparatifs disponibles, Marie-Noël Colette y évoqua les principaux
Quelques mois plus tard, en février 2011, commençait ma collaboration au Centre d’études
collaborateurs, s’ouvrait tout juste et j’y fus immédiatement engagé, pour coordonner les
musicale de ce projet a fait et fera l’objet de productions qu’il ne s’agit pas ici de déflorer.
Tout ce que j’avais étudié jusque là était utile au plus haut point pour le projet. Et en
même temps, tout était nouveau pour moi, notamment pour la chronologie. Comme je l’ai
déjà signalé, le plain-chant n’a jamais été étudié sur une période aussi longue et cette
recherche constitue véritablement une « première ». Après trois ans de travaux, et alors
que nous nous trouvons encore dans une phase de rédaction des conclusions, bien des
questions trouvent réponse, alors que d’autres naissent, certaines intuitions sont vérifiées,
et d’autres controuvées. En tout cas, cette recherche ouvre un regard renouvelé sur le
la Révolution, dans ces chapelles royales et princières de France. Il n’a pas été transmis
comme une pièce de musée, mais bien à la manière d’un être vivant : tout en restant lui-
même et en conservant son identité, il a changé dans son apparence et, pour vivre, s’est
adapté à son environnement. La preuve de cette transmission, ce sont des livres, qui sont
censés le contenir ; pourtant, les chantres sont capables de le produire sans livre. Ces livres
58
contiennent une seule ligne de musique, et pourtant, un musicien exercé sait en faire jaillir
jusqu’à trois ou quatre parties. Sans compter que le Maître de musique peut ou doit
parfois remplacer le chant traditionnel par sa propre musique, à condition toutefois que le
59
3. Enseignement
Solesmes
Deux mois après mon entrée à Solesmes, je dus faire mes premiers pas dans
l’enseignement du chant, dans des conditions que j’ai décrites plus haut. Depuis lors, la
Au monastère, je fus d’abord chargé de la formation des lecteurs en latin, puis d’un cours
de solfège pour débutants. Dès 1982, je commençais à seconder le maître de chœur dans
connaissance musicale.
Après mon passage en communauté, je fus nommé secrétaire de dom Jean Claire. Cette
charge me mettait d’une certaine manière à sa disposition pour le remplacer chaque fois
qu’il en avait besoin, et notamment au parloir pour répondre aux nombreuses demandes
de renseignements ou de formation.
C’est ainsi que s’ouvrit une expérience d’enseignement originale et variée. Des étudiants
en musicologie, seuls ou en groupe, menés ou non par leur professeur, et les chorales
chercheurs venus du bout du monde. Mais aussi des curieux isolés, des chœurs avec
Durant les études de théologie, le temps consacré à cet enseignement devait rester modéré
et se limiter aux weekends. Mais ensuite, à partir de 1988, quand la surdité du Maître de
60
chœur fut devenue publique, l’enseignement acquit une place presque prépondérante
temps. Aussi à partir de 1990, commençai-je à organiser des ateliers pour de petits
modales et paléographiques.
C’est ainsi que plusieurs chefs de chœur, membres d’ensemble de musique médiévale et
constitué un précieux stimulant pour mes recherches. Leurs pays d’origine sont
nombreux. Union européenne, bien sûr, y compris ceux qui n’en faisaient pas encore
En 2004, Frédéric Billiet me proposa de prendre en charge les cours qu’il donnait à
master qui se mettait en place. Pendant trois années, j’assurai les enseignements de
musique médiévale et de musique religieuse. Ce fut mon premier contact plénier avec
activités romaines.
61
Fontevraud
Dès 1982, j’avais pu profiter du remarquable enseignement que Jean Jeanneteau dispensait
chaque été au Centre Culturel de l’Ouest installé dans l’ancienne Abbaye royale de
Fontevraud.
époque. Une classe de chant grégorien fut créée au Conservatoire National Supérieur de
par la suite.
émigrèrent l’année suivante à Fontevraud, qui en fit pendant trente ans une de ses
activités les plus réputées. Le stage de juillet notamment s’éleva à un niveau intéressant et
En 1993, mettant à profit la récente élection d’un nouveau supérieur à Solesmes, le Centre
international.
quatorze années (1993-2007). Chaque année, il y eut un professeur invité, comme Thomas
l’Ouest fit de ce stage sa priorité budgétaire pendant près de dix ans. Chaque année trois
bourses complètes, ou leur équivalent, furent ouvertes pour des étudiants étrangers, ce qui
nous permit de recruter des stagiaires dans les pays de l’est européen, au Japon, en
plus, chargée notamment de prendre en charge ces voyageurs lointains et de faciliter leur
adaptation.
La difficulté propre à ce stage résidait dans le fait que, pour des raisons économiques bien
compréhensibles, il devait se terminer par une audition publique proposée par les
donc dans une tension perpétuelle entre l’écoute d’un enseignement de haut niveau, qui
par un groupe de chanteurs de toutes origines, qui exige de nombreuses répétitions. Trois
107 Les principaux furent : Philippe Lenoble, maître de chapelle de la cathédrale du Mans, Sylvain
Dieudonné, responsable du chant grégorien à Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris, Serge Ilg, enseignant
au Conservatoire populaire de Genève et Jaan-Eik Tulve, directeur de l’ensemble Vox clamantis de Tallinn.
63
D’abord, nous avons mis en place au début de chaque stage, une audition successive de
tous les participants, mis devant la redoutable exigence de chanter un petit solo en
présence de tous les autres. Ensuite, la direction et la formation vocale étant assurées par
l’audition finale fut adapté : distribution des chants entre divers protagonistes ou petits
groupes, choix d’un fil directeur plus cohérent et enraciné dans le contexte de l’abbaye.
C’est ainsi que nous montâmes quelques cérémonies emblématiques, comme la visite du
pape Callixte II pour la dédicace de l’église abbatiale pendant l’été 1119 ou les funérailles
Le succès des stages de Fontevraud se maintint sans fléchir jusqu’au milieu des années
2000. Pour les meilleures raisons du monde, les nouveaux responsables n’accordaient plus
Malgré tout leur intérêt, les stages de Fontevraud rassemblaient en majorité des laïcs. Le
cadre historique de l’ancienne abbaye royale est depuis longtemps totalement sécularisé.
grégorien. En 1996, je proposai de créer une session annuelle de chant grégorien, destinée
64
Solesmes étant un monastère double, il serait facile d’y accueillir moines et moniales dans
ancien moulin au bord de la Sarthe (la Marbrerie), tandis que les deux abbayes offriraient
monastères.
communautés pratiquant largement le chant en français. Et, dans l’autre sens, certains
Après la troisième année, les monastères de Solesmes invoquèrent le poids excessif d’un
sessions. De nombreux monastères se proposèrent alors pour les accueillir. Et chaque été,
pendant dix ans, la session fut itinérante : Dourgne, Ligugé, Fleury, Le Bec Hellouin,
profondément enrichi.
65
Voyages et enseignements internationaux
Dès 1990, je fus invité pour donner un cours (en espagnol) aux Semanas de Estudios
Gregorianos organisées par l’abbaye du Valle de los Caidos, près de Madrid. L’initiative se
Pontifico Istituto di Musica Sacra de Rome, qu’il présidait alors. Baroffio m’avait demandé
pour six mois, mais l’Abbé de Solesmes ne concéda que deux semaines. C’était mon tout
premier contact, extrêmement attachant, avec cet institut et avec la jeunesse internationale
pontifical pour la culture, je fis connaissance avec Norah Duncan IV, director of music de la
cathédrale de Detroit. Chef de chœur, organiste et compositeur, comme il se doit dans une
cathédrale de Detroit. Dès février, dates, billets et conditions, tout était arrêté. Ce premier
cours en langue anglaise se déroula fin juin 2001 dans l’ambiance généreuse et cordiale de
en 2003.
De ces deux voyages en Amérique du nord, il faut rapprocher la série de conférence que
janvier 2003, au moment d’une légère crispation politique entre la France et les Etats-Unis,
à Saint-Louis (Missouri). Ces conférences portaient sur l’histoire du chant grégorien, l’état
actuel des recherches sur son interprétation, et rien moins que… son avenir. L’amabilité de
cette assemblée qui réunit chaque année les music directors et organistes des cathédrales
66
des Etats-Unis et du Canada pour une petite semaine de formation continue, ne se
laquelle ils évoluent. Ironie de la situation, on n’entendit pas une note de grégorien
Il faut savoir que de nombreuses communautés issues de la Réforme ont conservé les
notamment le cas de l’église anglicane et des églises nationales des pays scandinaves.
J’étais en contact avec ces milieux à travers les pasteurs norvégiens et suédois qui
passaient à Solesmes et demandaient des informations sur le chant grégorien. Mais aussi à
travers des chercheurs comme Sverrir Guðjónsson et l’ensemble vocal Voces Thules qui, à
œuvre la réalisation sonore des plus anciens monuments de musique profane ou sacrée.
Ou bien par l’intermédiaire de Árni Heimir Ingólfsson, qui avait fait sa thèse sous la
direction de Thomas Kelly, et qui enseigne aujourd’hui à la Reykjavík School of Music, tout
Renaissance. Ou encore par cet organiste de l’Église nationale, formé à Rome au Pontificio
printemps 2008.
108 L’exemple le plus connu en est donné par le Book of Common Prayer de John Marbeck (1550-1552).
67
La première notamment, fut organisée le jour de saint Laurent (10 août 2001). Dans la
modeste cathédrale de Skalholt, l’office du matin fut célébré en islandais, selon le rit de
l’Église nationale ; celui du soir en latin selon le rit romain pour lequel j’avais fourni les
mélodies. À part la langue, les deux offices étaient totalement comparables : même
structure et mêmes formes musicales. Et j’en reconnus facilement toutes les mélodies :
de Música Litúrgica organise chaque année un congrès d’une semaine qui réunit quelques
deux cents délégués venus de tout le pays : cours, ateliers, conférences, célébrations et
concerts. J’y fus invité à deux reprises, en 2004 à San Luis Potosi puis en 2007 à
Tequisquiapan (Querétaro). C’est lors de ces voyages que j’entrai en relation avec le
écoles de musique sont des institutions confessionnelles catholiques, dirigées par des
commune car, efficacement engagé dans une œuvre d’aide à la jeunesse et à l’enfance, il
Cette longue liste mérite d’être complétée par une mention spéciale des états baltes, qui
jouissent d’une longue tradition de chant populaire. Durant les années où ces pays se
se multiplièrent, surtout en Lituanie. Leurs chefs vinrent chaque année se former ensemble
Estonie.
68
La demande en formation à la musique ancienne est particulièrement forte aux Etats-Unis.
Lors de mon second séjour à Detroit, en 2003, j’avais informé les participants qu’il ne
m’était pas possible de traverser souvent l’Atlantique pour former des débutants. La
meilleure solution serait de former des maîtres qui viendraient à Solesmes bénéficier de
l’enseignement et faire l’expérience d’une immersion dans la vie liturgique, pour, une fois
L’idée ne tomba pas dans l’oreille de sourds, et dès 2004 naquit un nouveau concept de
une vingtaine de stagiaires, qui participaient en outre aux offices liturgiques. Pendant une
Chine envoyèrent des étudiants se perfectionner. C’est ainsi qu’au cours de mon exposé
sur la modalité, j’eus l’heureuse surprise de voir un jeune étudiant de Hong Kong
Depuis 2012, ces stages internationaux de plain-chant sont hébergés par le Centre d’Études
69
composition moderne, cantique populaire et chant grégorien. Pendant deux ans, les
À part quelques exceptions, le plain-chant est aujourd’hui largement ignoré des milieux
liturgiques. En France, depuis la fin des années 60, la musique liturgique a tendance à
relever du militantisme, pour ne pas dire de l’idéologie. Tout se passe comme si l’usage du
longue histoire du chant liturgique, une telle opposition est dépourvue de tout fondement.
Vingt-cinq pour cent de chant grégorien dans une formation liturgique institutionnelle, et
une réelle convivialité entre les divers styles de musique, constituaient une innovation
notable en France. Le projet méritait d’être soutenu, même s’il venait beaucoup trop tard,
comme le montrèrent les réactions qui accompagnèrent dans notre pays la publication du
Si les responsables des paroisses et des diocèses sont rarement compétents en matière de
musique liturgique et de plain-chant, ils possèdent souvent une belle sensibilité sur les
questions bibliques et pastorales et un réalisme liturgique fondé sur le sens des possibles,
Ma tâche était donc d’introduire le chant grégorien un peu à la manière d’un partenaire
qui arrive au sein d’une réunion commencée sans lui, alors qu’il en est le lointain
initiateur.
rôle de saint Grégoire jusqu’au « tout en grégorien » universel du début du XXe siècle. Je
70
dois dire que j’eus du plaisir à en démonter quelques unes, pièces à conviction en mains,
quand je vis à quel point cela faisait du bien aux étudiants. Regarder l’histoire des choses
en revenant aux faits eux-mêmes assainit toujours l’intelligence. Considérer le passé donne
L’histoire de la musique sacrée n’est pas faite de courants, même si l’analyse intellectuelle
parvient ensuite à en discerner. Elle n’est ni une évolution, ni un progrès, comme certains
s’efforcent de la présenter depuis un peu plus d’un siècle. Née dans l’humilité de
affleure à toutes les pages de ses commentaires sur les psaumes : qui mieux que lui a
préfet lombard qui n’eut jamais le loisir de faire la moindre étude ecclésiastique car il dut
recevoir dans la même journée tous les sacrements, depuis le baptême jusqu’à l’ordination
épiscopale. Il s’en tira en traduisant du grec les homélies de ses pairs d’Orient, et importa
Pourquoi faut-il attendre le IXe siècle en milieu franc pour apprendre que Grégoire le
Grand aurait compilé l’antiphonaire authentique du chant romain, tandis que les
chroniques du VIIe siècle savent fort bien vanter les talents musicaux du pape Serge Ier et
Quia studiosus erat et capax in officio cantelenae, priori cantorum pro doctrina est
traditus…
109 Commentaire sur le psaume 32, verset 3. Sancti Aurelii Augustini opera omnia, vol. 4, pars prior, col. 283,
Paris, Montrouge, 1841.
110 AUGUSTIN, Confessions 9, 7, 15, trad. M. MOREAU (1864), Québec, Samizdat, 2013, 137.
71
Hic statuit ut tempore confractionis dominici corporis Agnus Dei qui tollis peccata
mundi miserere nobis a clero et populo decantetur. 111
Imagine-t-on que le premier concours de chant se déroula sans doute à Orléans le 4 juillet
585, à l’occasion d’un solennel banquet archiépiscopal au cours duquel le roi Gontran
demanda à entendre les diacres de chaque évêque suffragant de Tours chanter le psaume
Dans son essence de « chant sacré lié aux paroles [...] partie nécessaire ou intégrante de la
liturgie solennelle »113, le chant liturgique n’a pas changé au cours des siècles. Il s’est par
contre adapté aux cultures qu’il rencontrait, accueillant leur génie et se nourrissant du
leur.
Une fois ces prémisses pédagogiques posées, il est efficace d’exposer comment se réalise
formellement cette union entre parole et musique. Ainsi sont mis en valeur les fondements
siècle114. Mais ils restent un petit nombre car la musique a toujours revêtu un aspect
périphérique – pour ne pas dire superflu – dans la formation liturgique. La matière est
donc peu enseignée, et quand elle l’est, les explications restent souvent vagues et
révèle que si chaque genre musico-liturgique est étudié pour lui-même. Ainsi, il y a des
chants dont la fonction est d’accompagner un rite, comme l’antienne d’entrée ou les deux
111 Le Liber pontificalis, éd. Louis DUCHESNE, Paris, Ernest Thorin, 1886, I, 372 et 376.
112 Grégoire de Tours (538-594), De historia francorum, Decem libri Historiarum VIII, 3 ; cf. Philippe BERNARD,
« La schola cantorum romaine et les échanges liturgiques avec la Gaule au VIe siècle, Études grégoriennes 27
(1999), 112.
113 Constitution sur la Sainte Liturgie Sacrosanctum concilium du concile Vatican II, 1963, n. 112.
114 Notamment le jésuite Josef Andreas JUNGMANN (1889-1975), avec les trois volumes de Missarum Sollemnia.
Explication génétique de la messe romaine, Paris, Aubier 1952–1956.
115 A ma connaissance, il n’y a que deux exceptions, remarquables d’ailleurs : Joseph GELINEAU, Les chants de
la messe dans leur enracinement rituel, Paris, Cerf, 2001, enrichissement de son Chant et Musique dans le Culte
Chrétien, Principes, lois et applications, Paris, Fleurus, 1962. L’un et l’autre ont été négligés des plain-
chantistes car l’auteur s’était fait le promoteur des compositions en langue nationale.
72
chants liés à la communion (fraction et procession). Certains chants, au contraire,
aucun mouvement pendant qu’on les exécute. Il en va de même avec les hymnes comme le
Gloria ou le Te Deum. Enfin il y a des chants dont le lien avec la liturgie est extrêmement
ténu. Ils ne sont qu’une sorte de musique religieuse d’ambiance, comme l’offertoire. Cet
enracinement rituel est déterminant pour le choix des textes et pour la composition
musicale.
Présentée de cette manière, une étude du plain-chant peut faire tomber bien des
préventions, et même séduire. Elle a en outre l’intérêt de fournir des critères de jugement
valables pour d’autres compositions liturgiques et rappelle que la bonne entente entre
donnait au Pontificio Istituto di Musica Sacra, et que j’étais un de ceux à qui il avait pensé
pour lui succéder. Prudemment, je répondis que, sans faire acte de candidature, j’étais
franchement intéressé, mais que je devais encore terminer le doctorat et savoir ce qu’en
pensait mon supérieur. Quand je m’ouvris à ce dernier, je découvris que j’avais été
devancé et qu’il avait déjà répondu favorablement à ceux qui me pressentaient. À la seule
73
C’est ainsi que je finis par sonner à la porte du Pontificio Istituto di Musica Sacra de Rome, le
soir du dimanche 13 novembre 2005, soit un mois après le début des cours, en raison des
lenteurs administratives dans les processus de nomination. J’avais fait le choix de résider
sur place afin d’être plus disponible pour les étudiants et l’ensemble des activités
académiques.
Le Pontificio Istituto di Musica Sacra de Rome est une université pontificale, fondée en 1910
par Pie X, spécialisée dans l’enseignement de la musique liturgique. Elle a connu des
fondamentale. Les orientations et le niveau ont connu des vicissitudes au long des
processus de Bologne, qui coïncidait avec ma première année d’enseignement était pour
l’Institut une opportunité complexe ; elle fut saisie de façon assez inégale selon les
disciplines.
Mis à part un bon nombre d’Italiens, les étudiants étaient originaires du monde entier,
La chaire de chant grégorien est unique au monde. À mon arrivée, elle était partagée
depuis une dizaine d’années par Nino Albarosa et Alberto Turco. Le deuxième se réservait
74
grégorien. Une telle division de la matière – parfois jalousement défendue – ne fut jamais
comprise par les étudiants, souvent musiciens excellemment formés et accoutumés à une
Mon premier souci pédagogique fut de confronter les étudiants avec l’objet musical,
démarche nécessaire tant du point de vue artistique que scientifique, collaboration efficace
chorale. Commencer par le texte et le contexte du chant, donner toute sa place à une
des neumes et à relativiser son importance dans l’apprentissage. Mais c’est un ordre
ontologique : l’écrit est intervenu bien longtemps après la composition. Le résultat se fait
semestres répartis sur deux ans (L2 et L3), les étudiants étaient mis en présence des
censés représenter. Autrement dit, au lieu d’examiner, par exemple, les différentes formes
avant d’être l’élément graphique qui représente une syllabe, le neume en est d’abord le
chant. Des différentes représentations qu’il reçoit au sein d’une notation, et en s’appuyant
sur la comparaison avec d’autres écoles dans des contextes clairs, il devient possible de
expliquerai plus bas, car, depuis, je suis allé beaucoup plus loin.
qui bute sur une difficulté majeure. L’étude des modes oscille, en effet, en permanence
entre trois pôles d’attraction. D’abord, un cadre théorique extrinsèque (l’octoechos) plaqué à
l’époque carolingienne sur le répertoire ; ensuite, la composition concrète des pièces d’un
corpus qui n’est pas homogène dans ses origines ; enfin les tentatives modernes
La pédagogie doit reconnaître que ces trois pôles sont en eux-mêmes incompatibles et
renoncer à l’équivoque. Ici encore, l’approche la plus fructueuse consiste à partir des faits
musicaux avec discernement. Le répertoire nous est proposé sous une forme que la
dépend des époques, des lieux, des styles et des formes. Le principal intérêt des théories
dites de « l’évolution modale » est d’avoir ébauché des outils d’analyse respectueux de la
mécanismes d’invention musicale qui lui sont liés (accentuation, ponctuation, mélisme et
76
ornements). Par ailleurs, l’approche par l’octoechos carolingien est elle aussi indispensable.
théorique, qui influence la composition postérieure et qui, à son tour, entre dans le régime
L’enseignement de la direction du chant grégorien fut sûrement l’une des activités les plus
stimulantes de cette période, tant pour moi que pour les étudiants. A partir de 2005/2006,
l’obtention de la licence comportait une épreuve de direction de chœur grégorien pour les
étudiants des classes de chant grégorien et de direction chorale. Cette matière n’avait
jamais été enseignée comme telle. Elle suscite d’ailleurs bien des interrogations
D’abord, les étudiants en direction chorale polyphonique ont plus de difficultés que les
autres. La chose n’est étonnante qu’à première vue. En effet, les apprentis chefs de chœur
métronome. Lorsqu’ils arrivent devant la mélodie grégorienne, dont le tactus est fluctuant
et qui ne comporte pas de mesure stricte, ils sont perdus. En fait, beaucoup de chefs de
Il est un autre point de réflexion qui peut aider à comprendre ce qu’est – ou ce que n’est
77
retrouver désarmé. L’expérience montre qu’il dispose d’un autre refuge pour dissimuler
Ces deux refuges, la battue et la partition, sont paradoxalement des voies d’accès à une
connaît pas la pièce chantée, et coupe la communication visuelle avec les chanteurs. La
première exigence en découle : pour diriger, il faut avoir mémorisé et assimilé le chant, ce
qui suppose d’être soi-même – dans une certaine mesure – chanteur. Le directeur qui a
mémorisé le chant devient par là-même capable de prodiguer des gestes réellement
Il n’y a pas un catalogue de gestes fixés. Cette communication avec les chanteurs, le
personnelle du chant. Mais il y a tout de même deux sortes d’indications. Certains gestes
aider les chanteurs en leur communiquant l’énergie nécessaire pour surmonter certaines
difficultés dont la racine est d’ordre vocal, comme, par exemple, soutenir la voix dans un
connaissance de l’œuvre, des images corporelles aux chanteurs. Images qui s’adressent à
chant : les mots – évidemment prohibés hors de la répétition – sont inopérants, de même
que des gestes d’essence mathématique. Un tel art de la direction conduit à une véritable
osmose entre directeur et chanteurs, et suppose que les chanteurs, eux aussi aient
78
C’est aussi pendant mon enseignement à Rome que j’abordai deux aspects du plain-chant
Les traités présentent ces formes comme des improvisations non écrites à partir du plain-
chant. Ils laissent deviner une intense activité de mémorisation et de composition musicale
qui affleure à peine dans les neumes et les notes des livres de chants et invitent à
chant.
En outre, sous leurs formes variées, les pratiques nouvelles alternent souvent avec les
anciennes et s’y intègrent organiquement, ce qui n’est pas un petit indice pour
comprendre dans quelles conditions le plain-chant s’est maintenu vivant et fécond au long
de l’histoire de la musique liturgique. Il faut attendre le XXe siècle pour voir une tentative
Au terme de mon enseignement à Rome (fin 2010), Philippe Vendrix m’invita à travailler
février 2011. La Renaissance était un monde largement inconnu pour moi. Je dirai plus bas
quels horizons devait m’ouvrir cette nouvelle activité. En attendant, le suivi éditorial de la
79
version française de l’ouvrage fondamental d’Atlas117, constitua la meilleure des
modèle des stages que j’avais monté à Solesmes. Les premières éditions, en juillet 2012,
2013 et 2014 furent un franc succès, ont connu une notable participation internationale.
latin et de paléographie destinés aux étudiants de master Renaissance. Par ailleurs, les
sujet fondamental qui n’est, à ma connaissance, enseigné nulle part. Il porte sur le statut de
Un atelier de plain-chant a été ouvert en 2014. Son but est de permettre à quelques
nécessaire, sur les immenses questions que pose ce corpus musical. J’ai enfin été amené à
117 Allan W. ATLAS, La Musique de la Renaissance en Europe (1400-1600), trad. fr. Christophe DUPRAZ,
Turnhout, Brepols, 2011.
80
4. Perspectives
Le parcours qui est rapporté ci-dessus ressemble un peu – mutatis mutandis – à un livre de
chant grégorien du XXe siècle. La manière de l’écrire et de l’éditer confère une apparence
je voudrais d’abord exprimer ma reconnaissance à tous ceux qui y ont tenu leur place, si
modeste soit-elle, y compris à mes contradicteurs qui m’ont rendu et me rendent encore
un signalé service. Ensuite, sans vouloir plagier les Retractationes de l’évêque d’Hippone,
j’aimerais faire admirer la double révolution copernicienne que mon regard sur le plain-
chant a connue au cours de ces six lustres. Rappeler aussi, à la manière de Schönberg,
scientifique, musicale ou autre est une nourriture addictive. Je pense que je serai donc
chercheur – et, je l’espère, aussi transmetteur – jusqu’à mon dernier jour. Mais comme je
souhaite que ce jour soit encore loin, j’aimerais ici ébaucher un tableau de ce que pourrait
déconseiller l’une ou l’autre voie sans issue. Mes perspectives de chercheur seront donc
dans ce tableau, mais l’espoir des réalisations en sera confié aussi aux plus jeunes…
chant, est pavée d’illusions et de fausses vérités. Certaines commencent à être de notoriété
publique, d’autres possèdent encore un vernis résistant. Chacune d’elles mériterait une
place dans la pédagogie et pourrait fournir à elle seule une Unité d’Enseignement
118 Arnold SCHÖNBERG, Traité d’harmonie, Avant-propos à la première édition (1911), trad. fr. Gérard
GUBISCH, Paris, Jean-Claude Mattès, 1983, 18.
81
Le chant de Grégoire
compte plus beaucoup d’adeptes, mais imprègne encore une abondante littérature de
L’évocation de Grégoire compositeur n’apparaît que deux siècles après sa mort, dans des
Isidore (560-636)119 ou Ildephonse de Tolède (606-667)120 n’en pipent pas mot. Silencieuses
elles aussi à cet égard vingt ans après sa mort, les chroniques romaines ne manquent
pourtant pas, quatre-vingts ans plus tard, de signaler la carrière de Serge Ier à la schola
cantorum et son intervention précise dans le chant de l’ordinaire de la messe121. Si, deux
siècles plus tard, Jean Diacre, familier de la cour carolingienne, éprouve le besoin
dans la musique liturgique, n’est-ce pas dans l’actualité et les urgences de cette cour qu’il
comparaison entre le chant des Francs et celui des Romains, avec une exaltation de la
La composition du texte pointe clairement vers ces derniers mots : antiphonaire authentique.
82
Par la suite, dans la maison du Seigneur, à l'exemple du très sage Salomon, il
compila avec le plus grand soin, pour la componction qu'inspire la douceur de la
musique, un antiphonaire centonisé destiné aux chantres, qui s'avère des plus utiles.
Il institua aussi une école de chantres (scholam ... cantorum) qui, de nos jours encore,
se fait entendre (modulatur) dans la sainte Église romaine selon les règlements par
lui édictés. Il fit construire, à l'usage de cette schola, deux demeures avec biens-fonds
(praediis) : l'une voisine des degrés de la basilique de saint Pierre Apôtre, l'autre
contiguë aux édifices du palais patriarcal du Latran. C'est là que, jusqu'à ce jour, ont
été conservés, avec une légitime vénération, le lit sur lequel il s'étendait pour
enseigner le chant, la férule avec laquelle il menaçait les enfants, ainsi que son
antiphonaire authentique.122
Il ne s’agissait pas moins que d’éradiquer le chant traditionnel des liturgies gallicanes pour
le remplacer par le prétendu chant de la liturgie romaine (en fait, un remake local).
L’opération a nécessairement engendré des variantes et une confusion dans les usages
À cette époque la notation musicale n’existe pas encore, mais, au témoignage d’Hucbald
de Saint-Amand127, elle est en gestation sous la forme des neumes régionaux et dans
l’étude des notations alphabétiques antiques. Affirmer qu’il est possible de consulter à
Rome un antiphonaire authentique compilé par saint Grégoire, c’est le moyen de dirimer
122 Vita Gregorii magni, lib. II, 6-10, op. cit. supra.
123 Paris, BnF lat 17436, copié vers 877.
124 Amalaire DE METZ, Liber de ordine antiphonarii, Prologus (MIGNE, PL 105, 1243-45).
125 Epistola de harmonica institutione, Octo Toni de musica artis, éd. Martin GERBERT, Scriptores ecclesiastici de
musica sacra potissimum, vol. I, St. Blasien, 1784 ; Hildesheim, Olms 1967, 241-243.
126 Prologus in antiphonarium, 30-34. Angelo RUSCONI, Guido d’Arezzo Le opere, Firenze, Sismel-Edizioni del
Galluzzo, 2008, 118.
127 Hucbald DE SAINT-AMAND, Musica, 44-46. Yves CHARTIER, L’œuvre musicale d’Hucbald de Saint-Amand : les
compositions et le traité de musique, 1995, 194-199. La recension de cette édition par Christian MEYER y
apporte quelques heureuses corrections : Revue de musicologie 82/2 (1997), 296-299.
83
les différends, même si les livres contemporains ne contiennent encore que le texte des
chants !
Sous la forme du Gregorius præsul, poème chanté qui ouvre les livres de chant
elle-même dans le répertoire chanté ! Au cours des siècles, l’appellation cantus gregorianus
n’est pas la plus usitée : la Sainte-Chapelle de Paris l’emploie au XVIIe siècle, non pour
affirmer une attribution, mais pour distinguer sa forme de mise en œuvre monodique du
chant fleuri et de la musique129. Les sources lui préfèrent cantus planus, cantilena romana,
cantus firmus. C’est à la fin du XIXe siècle et au début du XXe que l’icône du pontife musicien
revient sur le devant de la scène. Dans les Institutions liturgiques, Prosper Guéranger traite
longuement de l’œuvre liturgique de Grégoire le Grand mais reste évasif sur son rôle par
rapport au chant :
c’est seulement à la fin du XIXe siècle que commencent à s’exprimer des points de vue plus
128 Bruno STÄBLEIN, “Gregorius presul, der Prolog zum römischen Antiphonale”, Muzik und Verlag: Karl
Vötterle zum 65. Geburtstag, éd. Richard BAUM & Wolfgang REHM, Kassel, Bärenreiter, 537-561. James W.
MCKINNON, “Gregorius Presul Composuit Hunc Libellum Musicae Artis », The Liturgy of the Medieval
Church, éd. Thomas J. HEFFERMAN & E. Ann MATTER, Kalamazoo M.I. 2001 (2e éd. Western Michigan
University, 2005), 613-632.
129 Proprium sanctorum ad usum sacro-sanctæ et regalis Capellæ Parisiensis, Paris, Gabriel Martinus, 1689, 6 et 27.
130 Propser GUÉRANGER, Institutions liturgiques 1, Paris, Victor Palmé, 1878, 163.
131 Dans sa préface à l’édition de l’antiphonaire du Mont-Blandin, dit « de Pamelius» (1685), qui mentionne
explicitement que la messe du septième dimanche après la Pentecôte n’est pas dans les antiphonaires
romains, Pierre GOUSSAINVILLE note : Aliud porro est antiphonas facere ; aliud ordinare, distinguere, recensere.
Cité par Paul CAGIN, Un mot sur l’antiphonale missarum, Solesmes, Imprimerie Saint-Pierre, 1890, 7.
132 Casimir OUDIN, Commentarius de Scriptoribus Ecclesiæ antiquis, cum multis dissertationibus, Francofurti et
Lipsiæ, Weidmann, 1722, 1, 1535. J. Georges D'ECKHART, De rebus Franciæ orientalis, Wurzbourg, 1729, 717.
133 François-Auguste GEAVERT, Les origines du chant liturgique de l’Eglise latine : une histoire musicale, Gand, Ad.
Hoste, 1890.
134 Germain MORIN, « Le rôle de Saint Grégoire le Grand dans la formation du répertoire musical de l’Eglise
latine, à propos d’in récent discours de M. Gevaert », Revue bénédictine 7 (1890) 62-70, 193-294; 289-323;
84
J’ai déjà signalé les enjeux géopolitiques pour le Siège Romain : après le retour des
réforme liturgique menée motu proprio par Pie X représente l’apogée de la centralisation
des questions liturgiques dans l’histoire de l’Eglise. La composition par un pape du chant
telle entreprise, quatre ans après les fastes de la célébration romaine du Congrès grégorien
graduel grégorien » qui battait en brèche avec compétence cette théorie, à un moment où
Quand Willi Apel voyait le chant vieux-romain comme le central problem de l’étude du
chant grégorien137, il ne se trompait pas, même si les perspectives ont été élargies par la
suite. Mais, ni lui ni Bruno Stäblein138 n’imaginaient sans doute la polarisation qui allait en
chant grégorien : histoire, esthétique, modalité, ornementation, etc. Tout y est passé, sauf
Rebecca Maloy sur les offertoires139 et les travaux inédits de Jean Claire sur les antiennes et
337-369. « Les Véritables origines du chant grégorien, à propos du livre de M. Gevaert : “Les Origines du
chant liturgique de l'Église latine” », Revue bénédictine, 1912.
135 Pierre COMBE, Histoire de la restauration du chant grégorien, 291.
136 Jacques HOURLIER, « L’origine du graduel grégorien », in Requirentes modos musicos, éd. Daniel SAULNIER,
(1956), 118-127.
138 Bruno STÄBLEIN, “Zur Frühgeschichte des römischen Chorals”, Atti del Congresso internazionale di musica
85
les répons de l’office, le champ de la composition du répertoire « vieux-romain » reste en
friches.
Le chant de Grégoire, c’est le vieux-romain, pas le « grégorien ». Non que l’illustre pape en
soit l’auteur140, mais c’est celui qu’il a entendu et probablement chanté. Il faudrait
commencer par cerner la manière dont la mélodie romaine traite la parole latine : de toute
Ensuite, il faudrait définir si elle est modale et quel est son concept du mode142. Par
ailleurs, il serait opportun de s’interroger sur les circonstances historiques qui sont à
l’origine de la composition des pièces143 et, de façon plus globale, sur leur enracinement
culturel. Et tout cela sans s’appuyer indûment sur notre connaissance du chant romano-
franc : il n’est en effet pas légitime d’appliquer à la mélodie romaine des catégories qui ont
– peut-être – fait leur preuve avec le grégorien. Cette étude doit en outre être conduite en
intégrant la judicieuse perspective formulée par le seul Kenneth Levy : nous connaissons
le chant romano-franc par des neumes qui remontent aux IXe et Xe siècles et le romain par
une notation guidonienne des XI-XIIIe siècles144. Enfin, une telle étude suppose de
généralement à des couches différentes de composition. C’est seulement une fois élucidée
140 L’intégralité du propre de la messe (temporal) était composée à l’avènement de Grégoire, puisque la
Septuagésime réutilise des chants préexistants sans en composer de nouveaux. Cf. Daniel SAULNIER, “La
résurrection de Lazare”, Études grégoriennes 25 (1997), 7-11.
141 La promotion par les Carolingiens de la latinité et de l’ars bene dicendi, explique très probablement la
clarté rhétorico-modale des mélodies romano-franques. Cf. Michel BANNIARD, Viva voce: communication
écrite et communication orale du IVe au IXe siècle en occident latin, Études augustiniennes 25, Paris, Institut des
études augustiniennes, 1992, 330, 337-339.
142 Cf. Daniel SAULNIER, « Observations sur la composition modale des introïts du vieux-romain », Études
grégoriennes 26 (1998), 163-172.
143 Comme j’ai commencé à le faire dans « La résurrection de Lazare », Études grégoriennes 25 (1997), 7-11 et
« Quand Noël tombait un dimanche… », Lingua mea calamus scribæ, mélanges offerts à Madame Marie-Noël
Colette, Solesmes, 2009, 355-361.
144 Kenneth LEVY, “A new look at old roman chant”, Early music history 19 (2000), 81-104.
86
– valide. Bien des domaines sont encore inexplorés : les origines des plains-chants latins et
Je ne m’étendrai pas longuement ici sur ce thème que j’aborde fréquemment dans
musique grecque ignore le terme mode145. Ce mot est entré subrepticement dans la
musicologie latine lorsque Boèce a traduit ces adjectifs substantivés qui, chez Platon,
désignaient des catégories musicales liées à des peuples de la Grèce antique. Le « dorien »
celui qui enseigne le De musica est un moine ou un clerc qui ne pratique d’autre musique
que le plain-chant : c’est dans ce plain-chant quotidien qu’il va puiser ses exemples, et c’est
à son fer qu’il éprouve ses théories. Un couplage imprévu destiné à demeurer dans
Mais le succès de la théorie des huit modes est dû à une autre collusion, hautement
improbable elle aussi, celle des chantres et des théoriciens. Tous les musicologues ont
entendu au moins une fois les violentes diatribes de Guido d’Arezzo contre les
chantres146 :
145 En hommage à Jacques CHAILLEY, « Le mythe des modes grecs », Acta Musicologica, 28/4 (1956), 137-163.
146 Cf. GUIDO D’AREZZO, Regulæ rythmicæ 1-3, et Prologus in antiphonarium 1-24.
87
Musicorum et cantorum magna est distantia : Isti dicunt, illi sciunt quæ componit musica.
Nam qui facit, quod non sapit, diffinitur bestia.
Personne ne semble s’être vraiment interrogé sur les motifs d’une telle animosité, alors
qu’elle se trouve bien au cœur de la musique médiévale. Au moment où Guido réalise une
fonction cérémonielle. En conséquence, ils sont en mesure de réduire à rien son œuvre.
Mais le répertoire romano-franc est jeune. Son enracinement dans la culture carolingienne
ne s’est pas fait sans heurts ni résistances. La syntaxe d’accord entre antienne et ton
Ayant souvent constaté comment dans les églises de votre diocèse, les chœurs de
ceux qui chantent les psaumes résonnent de voix confuses, et combien ce genre de
désordre émouvait Votre Révérence, je me suis attelé à l’antiphonaire, et, m’y
appliquant dans l’ordre du début jusqu’à la fin, j’ai affecté chaque antienne que j’y
ai trouvé à ce que j’ai jugé être son ton propre.147
Le tonaire est le fruit de cette étonnante complicité entre les théoriciens et les chantres.
Ainsi s’explique la permanence jusqu’à nos jours d’une théorie dont l’inutilité est patente
elle s’applique.
Il reste que les modes – qui n’existaient ni dans la musique grecque ni dans le chant
grégorien – sont entrés dans l’histoire et la théorie musicale. L’approche modale évoquée
plus haut dans la ligne des travaux de Trần Văn Khê constitue probablement la voie la
147 RÉGINON DE PRÜM, Epistola de harmonica institutione, Octo Toni de musica artis, (901). Cf. Mary Protase LE
ROUX, The « De harmonica and Tonarius » of Regino of Prüm, PhD Catholic University of America 1965, 137-
294 et 303-305. Charles-Edmond-Henri DE COUSSEMAKER, « Tonaire », Scriptorum de musica medii aevi
novam seriem a Gerbertina, Paris, Durand, 1864-1876, Hildesheim, Olms, 1963, vol. 2.
88
ethniques avec le plain-chant, et en intégrant les musiciens eux-mêmes à cet échange, il
groupe de moines et de moniales bouddhistes japonais était venu à Solesmes pour une
l’avance – par leurs homologues occidentaux. En fait, la seule des cinq questions qui retint
notablement leur attention fut celle que je posai sur la place du chant et de la musique
dans leur vie. Un mot revenait sans cesse dans leur propos : shô myô148. Mais, à travers la
traduction donnée par l’interprète, je constatai qu’ils l’employaient pour désigner le chant
liturgique qu’ils avaient entendu dans nos offices. Je leur demandai s’ils avaient aussi un
shô myô et s’ils accepteraient de nous le faire entendre. Ils s’exécutèrent de bonne grâce et
firent résonner la pièce de cette vocalité qui nous est si étrangère149. Ce jour-là,
j’expérimentai un réel dialogue entre deux cultures musicales fort éloignées l’une de
malien faisait une thèse sur l’intégration de la liturgie chrétienne dans les traditions
musicale du Mali. Profitant de ses vacances au pays, il avait tenté de rapporter des
148 Ce mot, qui signifie « voix radieuse », désigne couramment le chant des rites de la tradition zen.
149 Lors de leur visite de la relique de saint Benoît conservée dans la crypte de l’église abbatiale, ils
entonnèrent spontanément un de leurs soûtras.
89
Ce contact avec les musiques modales traditionnelles invite à rester très modeste sur les
questions d’éthos. Des siècles de culture et de goût musical nous séparent du contexte de
une oreille d’aujourd’hui. Pourtant le rapprochement entre Trần Văn Khê et Boèce
dernier mot d’une juste intuition : « Les modes portent des noms de peuples ».
Du point de vue du plain-chant, le XXe siècle a été marqué par une extraordinaire inflation
des débats sur l’interprétation et le rythme du chant grégorien. Le débat n’est pas neuf,
comme en témoignent, entre autres, au XVIIe siècle les positions contrastées d’un Nivers
qui défend la variété de la durée des notes150 face à un Jumilhac (encore un théoricien
bénédictin !) partisan d’un strict isochronisme (sauf dans les hymnes et les récitatifs)151.
Au XIXe siècle, les débats humanistes sur la quantité des syllabes étaient encore très
présents, et Prosper Guéranger ne se résigna qu’à regret à rétablir les mélismes médiévaux
L’opprobre jeté par lui sur le chant battu et accompagné du serpent tel qu’on l’entendait
dans les paroisses, tient sans doute beaucoup à l’aspect des graphies musicales contenues
150 Guillaume-Gabriel NIVERS, Dissertation sur le plain-chant, Paris, Ballard, 1683, 89-103.
151 [Pierre-Benoît DE JUMILHAC], La science et la pratique du plain-chant par un Religieux Bénédictin de la
Congrégation de S. Maur, Paris, Bilaine, 1673, 117-120.
152 Pierre COMBE, Histoire de la restauration du chant grégorien, 24-26, 47-49.
90
C’est sous l’impulsion de dom Guéranger (1805-1875) et de son premier collaborateur dom
panorama ambiant :
Mieux vaudrait cent fois prendre la plus fautive et la plus incorrecte de nos éditions,
et exécuter les pièces qu’elle contient, si dénaturées qu’elles soient, d’après les règles
que l’antiquité connaissait et pratiquait…154
Les questions brûlantes sont posées par le chanoine Augustin Gontier au début de sa
méthode :
Le plain-chant est une récitation modulée dont les notes ont une valeur
indéterminée, et dont le rythme, essentiellement libre, est celui du discours… Voilà
donc ce qui caractérise le rythme du plain-chant : la valeur indéterminée des sons, la
succession combinée des temps forts et des temps faibles, l’inégalité calculée des
distinctions.156
Une réponse qui sait recourir aux plus hautes autorités théoriques :
Cantus simplex planus est qui simplicibus notis incerti valoris simpliciter est constitutus,
cujus modi est gregorianus157.
La synthèse élaborée à la suite de ces travaux par dom Joseph Pothier158 demeure à bien
des égards remarquable par sa compétence, son équilibre et son respect des données
153 Prosper GUÉRANGER, Approbation de la Méthode raisonnée de plain-chant d’Augusin GONTIER Le Mans,
Monnoyer, 1859, X et XII.
154 Propsper GUÉRANGER, Approbation de la Méthode raisonnée de plain-chant du chanoine Gontier, IX.
155 Augusin GONTIER, Méthode raisonnée de plain-chant, Le Mans, Monnoyer, 1859, XXI.
156 Augusin GONTIER, Méthode raisonnée de plain-chant, 1 et 6.
157 Johannes TINCTORIS, Diffinitorium musicæ, cap. 3.
158 Jospeh POTHIER, Les Mélodies grégoriennes d'après la tradition, Tournai, Desclée Lefèvre, 1881.
91
neumatiques régionaux159, il semble aussi hériter de la ligne de Jérôme de Moravie quant à
neumes indiquent :
1° Quels sons doivent être liés dans le chant, quels sons au contraire doivent être
disjoints.
2° Dans quel cas la voix doit monter, dans quel cas elle doit descendre.
Par rapport aux auteurs médiévaux, le glissement terminologique est minime, mais clair :
assez normal pour l’époque, étant donné le statut accordé à la notation musicale.
souplesse.
Dans le sillage de Joseph Pothier, et d’abord comme son collaborateur, entre en scène dom
part à étudier et à enseigner le chant grégorien, et d’autre part à défendre et à soutenir les
l’atelier et la publication – constitue une entreprise fondatrice et décisive pour l’avenir des
159 His notis quas nunc usus tradidit quæque pro locorum uarietate diversis nichilominus deformantur figuris… Hæ
tamen consuetudinariæ notæ non omnino habentur non necessariæ, quippe cum et ad tarditatem seu celeritatem
cantilenæ, et ubi tremulam sonus contineat vocem, vel qualiter ipsi soni iungantur in unum vel distinguantur ab
invicem, ubi quoque claudantur inferius uel superius pro ratione quarundam litterarum, Hucbald De Musica 44
et 46, cf. Yves CHARTIER, L’œuvre musicale d’Hucbald, 194 et 196.
160 HIERONYMUS DE MORAVIA, Tractatus de musica, XXV, éd. Christian MEYER, Guy LOBRICHON & Carola
HERTEL-GEAY, Brepols, Turnhout, 2012, 167-175.
161 Joeph POTHIER, Les Mélodies grégoriennes, 69.
92
La conférence que donne dom Mocquereau en 1896 à l’Institut Catholique de Paris est un
maillon fondamental pour comprendre combien son approche des questions rythmiques
Cette mélodie calquée sur la prose de l’époque en prit le rythme [...] La cantilène ne
peut supporter les entraves de la symétrie ; aussi les mesures simples ou composées
de toutes espèces à l, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 10, 12 temps se succèdent dans le cours de la
mélodie avec aisance et liberté comme dans le nombre oratoire. Toutes les
combinaisons lui sont bonnes pourvu qu’elles soient proportionnées et
harmonieuses.162
Contrairement à ce que beaucoup ont pensé, les motifs musicaux ne sont pas les plus
Katharine Ellis à la suite de recherches dans les archives de Solesmes favorisées par mon
intervention164. Au moment où éclate cette crise, dom Pothier vient d’être nommé prieur à
Ligugé (1893-1895), puis à Saint-Wandrille, dont il est élu abbé en 1898. Dans la « crise de
1893 », il prend parti contre l’abbé de Solesmes mais il reste la personnalité la plus en vue
162 André MOCQUEREAU, L’art grégorien Son but, ses procédés, ses caractères, Conférence prononcée à l’Institut
Catholique de Paris, le 14 mars 1896 ; cf. Études grégoriennes 25 (1997), 140, 141 et 145, cette dernière
renvoyant explicitement aux Mélodies grégoriennes, 175.
163 Pierre COMBE, Histoire de la restauration du chant grégorien, op. cit. Norbert ROUSSEAU, L’école grégorienne de
Solesmes, Tournai, Desclée, 1910.
164 Katharine ELLIS, The Politics of Plainchant in Fin-de-siècle France, Farnham, Ashgate, 2013, 47-67.
93
lorsque Pie X instaure la Commission vaticane165 : dom Pothier en est nommé président et
dom Mocquereau secrétaire. Les dissensions166 furent telles que finalement seuls cinq
de son Secrétaire d’Etat167, Pie X attribua de larges facultés à dom Pothier et fixa comme
base de l’édition du graduel la version imprimée par Solesmes en 1895 : c’était reconnaître
dom Pothier principal arbitre et rédacteur du projet. Le Graduel fut publié en mars 1908168
avec signes rythmiques. La Commission Vaticane fut officiellement supprimée par Motu
Une autre raison qui a sûrement contribué à orienter dom Mocquereau vers une théorie
L’atelier de paléographie conserve toujours les traductions qu’il se faisait faire des œuvres
Mais cette théorie rythmique a enfin bénéficié d’un soutien imprévu et substantiel. À la
même époque, Justine B. Ward popularisait sous le nom de « Méthode Ward » une
méthode de chant française héritée de Rousseau et fondée sur le chiffrement des sons
165 « Commission pontificale pour l’édition vaticane des livres liturgiques grégoriens », créée le 25 avril 1904.
166 Les errements de la Commission Vaticane sont abondamment documentés par Pierre COMBE, Histoire de
la retauration, op. cit.
167 Lettre du Cardinal Merry del Val du 24 juin 1905, cf. Pierre COMBE, Histoire de la restauration du chant
grégorien, 409.
168 Le décret de publication est daté du 7 août 1907.
169 Vincent d'INDY, Cours de composition musicale... rédigé avec la collaboration de Auguste Sérieyx, d'après les notes
prises aux classes de composition de la “Schola cantorum” en 1897-1900, Paris, Durand, 1902, André
MOCQUEREAU le cite dès la page 33 du Nombre Musical Grégorien, tome 1, 1908, 32-33.
170 André MOCQUEREAU, Nombre musical grégorien 1, 1908, 42, 52, 103, 181.
94
chantés : la méthode Galin-Paris-Chevé171. Madame Ward, constatant une convergence
entre ses propres pratiques pédagogiques et certaines idées exposées dans le Nombre
musical, se prit d’une très vive affection pour dom Mocquereau172, et mit au service de ces
idées l’immense fortune de son défunt mari, investie en 1929 dans la Dom Mocquereau
L’Édition Vaticane ayant été publiée avec un tirage limité, il fallait réaliser de nouveaux
livres conformes à l’édition typique. Solesmes obtint la permission d’y introduire trois
signes dits « rythmiques », dont deux174 faisaient entrer les principes de la théorie
rythmique de dom Mocquereau dans les mélodies officielles. Comme l’a bien résumé
Katharine Ellis en deux images175, les nouvelles éditions contenaient le fruit des travaux
d’un chanteur du XXe siècle à une représentation musicale des X-XIIIe siècles. Peu de centres
171 Cf. Pierre GALIN, Exposition d’une nouvelle méthode pour l’enseignement de la musique, Lyon, Auguste Baron,
1835. Alphonse PAGÈS, La méthode musicale Galin-Paris-Chevé, Paris, Librairie de l’écho des feuilletons,
1860.
172 Sur les rapports entre dom Mocquereau et madame Ward, de nombreux documents ont été réunis par
Pierre COMBE, Justine Ward and Solesmes, Washington, CUA Press, 1987.
173 Devenue en 1955 la Dom Mocquereau Foundation, Inc.
174 Expérimentés depuis 1897, l’épisème vertical, qui précise les appuis rythmiques situés tous les deux ou
trois temps, et le point-mora, qui double la durée de la note qu’il affecte, n’ont aucun fondement dans la
tradition manuscrite.
175 Katharine ELLIS, The Politics of Plainchant in Fin-de-siècle France, Ashgate, 2013, 60-61.
95
C’est avec la nomination de dom Eugène Cardine comme professeur à Rome, en 1952, que
débuta une critique sérieuse de la « méthode de Solesmes »176. Le recours aux neumes
Graduel neumé177, ancêtre du Graduale triplex178. Eugène Cardine et ses élèves, venus du
monde entier, ont accompli un travail immense dont on ne saurait assez souligner
l’importance. Mais, j’ai montré, dans une communication qui a pu être contestée par
interprétatif179. Son érudition et son incroyable sens des nuances sont en fait demeurés à
l’intérieur d’un système interprétatif qu’il a critiqué, voire assoupli, mais pas remplacé. La
« sémiologie grégorienne », devenue le maître-mot de ses disciples, tire son nom du titre
donné postérieurement au recueil de notes de ses cours publiés par ses élèves180. Le titre
gregoriana181. Cet ouvrage contient une mine d’informations sur les neumes et une
méthodologie scientifique exigeante pour les étudier. Mais il entretient l’illusion que la
musique est écrite et qu’il serait possible de déduire le rythme du plain-chant de l’étude
des neumes. En fait, le courant « sémiologique » est le plus souvent resté dans une lecture
rythmique de quantité182.
L’examen approfondi des variantes mélodiques entre de nombreux témoins devrait ainsi
contribuer à une relative élucidation des neumes spéciaux et de leur caractère vocal et
176 Cf. Jean CLAIRE, « Dom Eugène Cardine (1905-1988) », Études grégoriennes 23 (1989), 11-26.
177 Eugène CARDINE, Graduel neumé, Solesmes, 1966.
178 Graduale triplex, Solesmes, 1979.
179 Daniel SAULNIER, « Les racines de l’interprétation grégorienne de dom Eugène Cardine : Joseph Pothier et
André Mocquereau ». Communication au 8e Congrès de l’Association Internationale d’Études du Chant
Grégorien, Florence, mai 2007. Études grégoriennes 35 (2008), 175-184.
180 Eugène CARDINE, Semiologia gregoriana, en collaboration avec Godehart JOPPISCH et dom Rupert FISCHER,
Rome, PIMS, 1968, 185 p.
181 Eugène CARDINE, Paleografia gregoriana, 1, Note raccolte dalle lezioni tenute da dom Eugène Cardine, Rome,
PIMS, 1967, 49 p.
182 Daniel SAULNIER, « La forme propre des graphies neumatiques, indice pour leur interprétation ? »,
Solange Corbin et les débuts de la musicologie médiévale, éd. Christelle CAZAUX-KOWALSKI, Isabelle HIS et Jean
GRIBENSKI, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 147-156.
96
ornemental, laissé de côté par la sémiologie « classique ». Les conséquences pour
l’enseignement et la pédagogie sont considérables : il faut avoir le courage de dire que les
The rythmic interpretation of Gregorian chant is a difficult matter, and the last word on the
subject has certainly not been said. Chant notation does not indicate precise rhythmic note-
values.183
Tradition et innovation
décadences depuis l’Antiquité ! La plus enracinée de ces distinctions est sans aucun doute
les divers aspects de cette problématique dans l’épilogue de son ouvrage sur la musique
de la Renaissance184. Pourtant s’il y a un domaine qui fait mentir ces catégories des
moitié du VIIIe siècle, dans l’aire géographique du triangle qui relie Aix-la-Chapelle, Rouen
qualificatif d’antique ? Dans leur immense majorité, les pièces du vieux-fonds romano-
183 David HILEY, Gregorian Chant, Cambridge, University Press, 2009, 184.
184 Allan W. ATLAS, La Musique de la Renaissance, op. cit., 907-912.
97
franc préexistent en effet dans l’ancien répertoire romain185, et plusieurs possèdent des
cousines dans les plains-chants milanais186 et hispanique187, sans parler des aïeules
doute aussi Carthage et Alexandrie190. Entre 750 et 800, sa mélodie et ses ornements ne
naissent pas ex nihilo, mais bien de ce chant antique du terroir gallican191, lié aux liturgies
venues d’Orient192.
À une époque où le paysage musicologique n’est plus ébloui par la restauration du chant
grégorien, suivre à la trace le filon du plain-chant au long des siècles est devenu plus
facile. Force est d’admettre que depuis sa naissance, il a perduré jusqu’à nous. Bien
reconnaissable sous les mélismes et les motets de l’école de Notre-Dame, il est réutilisé
comme cantus firmus dans les messes de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance. Là, il
migre bientôt d’une partie à l’autre et semble parfois se dissoudre dans l’enchevêtrement
l’ordinaire des jours. Ainsi, les centres les plus prestigieux de la création musicale
européenne n’ont pu le négliger ; bien plus, ils l’ont commenté, édité, enseigné et imité.
185 Kenneth LEVY, “A new look at Old Roman chant”, Early Music History 19 (2000), 81-104 ; “A new look at
Old Roman chant – II”, Early Music History 20 (2001), 173-197.
186 Jean CLAIRE, « Le chant vieux-milanais (1) », Études grégoriennes 35 (2008), 5-103. Terence BAILEY, The
Ambrosian Cantus, Musicological studies 47, Ottawa, Institute of Mediaeval Music, 1987. Ernesto Teodoro
MONETA-CAGLIO. Lo jubilus e le origini della salmodia responsoriale, Venise, Jucunda Laudatio, 1976/1 , 5-
217.
187 Kenneth LEVY, “Toledo, Rome and the legacy of Gaul”, Early Music History 4 (1984), 49-99.
188 Michel HUGLO, Relations musicales entre Byzance et l’Occident, Proceedings of the XIIIth International
Congress of Byzantine Studies, Oxford, 5-10 September 1966, éd. Joan Meryn HUSSEY, Londres, Oxford
University Press, 1967, 267-280.
189 Peter JEFFERY, “The earliest octoechoi: the role of Jerusalem and Palestine in the beginnings of modal
ordering”, The Study of Medieval Chant: Paths and Bridges, East and West: in Honor of Kenneth Levy, éd. Peter
JEFFERY, Woodbridge, Boydell & Brewer Ltd, 2001, 147-201.
190 Louis DUCHESNE, Origines du culte chrétien : étude sur la liturgie latine avant Charlemagne, 1920, Paris, E. de
Boccard (5e éd.), 17, 91, 243, 257, 358.
191 Jean CLAIRE, « Le cantatorium romain et le cantatorium gallican : étude comparée des premières formes
musicales de la psalmodie », Orbis musicae 10 (1990-91), 50-86.
192 Michel HUGLO, « Altgallikanische Liturgie », in Geschichte der katholischen Kirchenmusik, Band 1: Von den
Anfiingen bis zum Tridentinum, éd. Karl Gustav FELLERER, Kassel, Bärenreiter, 1972, 219-233 ; cf. Variorum
Collected Studies Series 804, Aldershot and Burlington, Ashgate, 2005.
98
Des générations de musiciens ont déployé au-dessus de lui le fleuretis193 des
improvisations :
Ce cantus floridus195, qui recouvre les différentes techniques de chant sur le livre mises en
œuvre dans les chapelles et les collégiales d’Europe, connaît une diffusion étonnante du
L’expression n’est pas sans rappeler les termes employés au XIIIe siècle par Jérôme de
Moravie pour décrire certains ornements monodiques ou organaux très en faveur chez les
Français : flos harmonicus et flos subitus197. Le XIXe siècle n’a pas ignoré ces procédés198, peut-
être en les déclinant de façon spécifique selon les régions199. Et, au vu des résistances
rencontrées par le Motu proprio de 1903 et les nouvelles règles imposées pour la
193 Le mot reste rare, mais traverse la tradition : Jean-Jacques ROUSSEAU le commente dans son Dictionnaire de
musique (Paris, Duchesne, 1768, 218) et le trouve vieilli. La plus ancienne mention que j’aie pu trouver
remonte à 1372, dans la traduction française du Policraticus de Jean de Salisbury par Denis Foulechat : « Et
ce honist et deshonneste le servise de religion et viole l'office divin, le quel devant la face de nostre
Seigneur, en my le propre secret du saintuaire, par legiereté et dissolucion de mignote voix pour acquerir
vaine gloire en manieres femenines, par briseure de notes et de soutil fleuretis s’efforcent de amollier les
petis et foibles courages effemeninés qui de ce s’esbahissent pour la grant melodie » (Le Policratique de Jean
de Salisbury (1372) Livres I-III, éd. et notes Charles BRUCKER, Genève, Droz, 1994, 115).
194 Jean LEBEUF, « Réponses aux questions proposées », Mercure de France, 1719, 846-855, cité par Marie-Reine
RENON, « Promenade liturgique », Actes du colloque Dom Bedos de Celles 2004, Les Cahiers d'Artes 2
(2007), Presses Universitaires de Bordeaux, 107.
195 C’est le terme employé tout au long du Proprium sanctorum ad usum sacro-sanctæ et regalis Capellæ
XIIIe-XVIIIe siècles, éd. Étienne ANHEIM, David FIALA, Daniel SAULNIER, Vasco ZARA, Turnhout, Brepols, à
paraître.
197 HIERONYMUS DE MORAVIA, Tractatus de musica, op. cit., 170, 173. Cf. Daniel SAULNIER, « Ornementation
monodique du plain-chant », in Musiques et musiciens dans les Saintes Chapelles, op. cit., à paraître.
198 Adrien DE LA FAGE, Cours complet de Plain-Chant, Paris, Librairie de Gaume Frères, 1855, 207-210.
199 Frédéric BILLIET, « L’accompagnement du plain-chant picard au XIXe siècle », Modus 3 ( 1982-1992), 73-81.
99
prononciation romaine du latin, tout permet de penser que ces usages ont subsisté au XXe
siècle200.
académique, dépassent de loin les réflexions qui ont été rédigées ici. Parce qu’il a été ainsi
transmis au long des siècles, le plain-chant constitue un objet musical atypique. Certes, ce
n’est au départ qu’une cantillation rituelle parmi toutes celles qu’a connues l’humanité.
Dès la fin du VIIIe siècle, son sort est verrouillé dans son texte, dans son rite et dans sa ligne
musicale. Canonisé et intouchable, le voici dès le siècle suivant enfermé dans des livres,
figé par l’écriture qui vient d’être inventée pour lui, théorisé selon les normes de la
musique grecque antique et enseigné dans le cadre le plus conservateur qui soit, celui de la
théologie catholique et du droit romain. Suprême défi que les artistes ont relevé en
inventant sans cesse des techniques nouvelles pour créer des musiques inédites. La
tradition a imposé l’innovation, à moins que ce ne soit l’innovation qui ait permis à la
monde n’a eu le privilège de susciter un Palestrina ou un Debussy201. Tout cela n’a été
musicale du plain-chant. Les neumes constituent une pâle figuration picturale du geste
vocal ; les notes carrées fournissent à gros grain une analyse mélodique élémentaire. Les
uns comme les autres protègent du regard indiscret la forêt des ornements vocaux et des
200 Christophe Carrillon, étudiant en master avec Philippe Canguilhem à Université de Toulouse II-Le
Mirail, en a repéré des traces écrites et orales en Catalogne (Pallars) et dans les Pyrénées (Barège).
201 Daniel SAULNIER, « Pelléas et Mélisande : un opéra grégorien ? », in Esthétique et identité en mutation 1892-
1992, actes du Colloque international Musique française, esthétique et identité en évolution : 1892-1992,
Angers, 29-30 avril 2008, dir. Pascal TERRIEN, Paris, Delatour, 2012, 305-310. Cf. Constantin BRAILOIU,
« Pentatonismes chez Debussy », in Studia memoriae Belae Bartók sacra, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1957,
375-416.
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Diaphoniam cantilenam vel assuete organum nuncupamus202.
Consonantia siquidem est duorum sonorum rata et concordabilis permixtio… ut fit, cum
virilis ac puerilis vox pariter sonuerint, vel etiam in eo quod consuete organizationem
vocant203.
notation manuscrite ou imprimée, par rapport à l’objet musical qu’elle entend représenter,
202 Musica enchiriadis, cap. 13. Cf. Musica et scholica enchiriadis una cum aliquibus tractatulis adiunctis, éd. Hans
SCHMID, Munich, Bayerische Akademie der Wissenschaften, 1981, 37. Cf. Michel HUGLO, « Organum
décrit, organum prescrit, organum proscrit, organum écrit », in Polyphonies de tradition orale: histoire et
traditions vivantes, actes du colloque de Royaumont 1990, éd. Christian MEYER, Grâne-Paris,
Creaphiseditions, 1993, 17.
203 Hucbald de SAINT-AMAND, Musica 13, éd. CHARTIER, 148. Cf. Michel HUGLO, « Note sur l’organum vocal
du IXe siècle », Revue de musicologie 71 1/2 (1985), 177-179, qui renvoie aussi aux références milanaise,
romaine et hispanique.
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Table des matières
1. Ouvertures
7
La flûte
7
Études scientifiques et formation d’ingénieur
9
Le Moyen Âge, déjà ?
10
2. Recherche
12
Le chant grégorien
12
Modes orientaux et modes grégoriens
23
Le « croquant » du Mont-Renaud ou l’exception française
27
Des variantes françaises aux variantes « tout court »
33
Les variantes des antiennes dans la tradition romano-franque
38
Tout éditeur est un théoricien
42
L’Atelier de paléographie musicale de Solesmes
49
La musique des Saintes-Chapelles
58
3. Enseignement
60
Solesmes
60
Fontevraud
62
Les sessions inter-monastiques
64
Voyages et enseignements internationaux
66
Le certificat de musique liturgique
69
L’Institut Pontifical de Musique Sacrée, à Rome
73
Le Centre d’études supérieures de la Renaissance
79
4. Perspectives
81
Le chant de Grégoire
82
Le mythe des modes : « et le mot créa la chose »
87
Les illusions de la sémiologie : « rythme et interprétation »
90
Tradition et innovation
97
102
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