Diglossie Et Conflit Linguistique
Diglossie Et Conflit Linguistique
Diglossie Et Conflit Linguistique
Le concept de diglossie fait partie des notions centrales en sociolinguistique. Ceci est
d’autant plus
vrai au sein de l’Université de Montpellier, qui porte haut et fort une certaine idée
de la diglossie.
Revenir sur ce sujet peut donc paraître superflu.
Néanmoins, lorsqu’on tente de cerner la question, le concept n’est pas toujours
aussi limpide
qu’on le pense. On le voit par exemple à la consultation de deux ouvrages généralistes
et néanmoins
majeurs : le Dictionnaire des sciences du langage (Neveu 2004) n’a pas d’entrée
‘diglossie’ et renvoie
à ‘bilinguisme’, pour une définition très large, avec un extrait de Martinet de
1960 ; le Grand
dictionnaire des sciences du langage des éditions Larousse (Dubois & al. 2007)
est un peu plus
prolixe, mais il n’en donne lui aussi qu’une définition générale, avec une brève
mention du conflit
linguistique, produit de l’école catalano-occitane. En somme, presque une acception
marginale…
La diglossie a pourtant été le terrain d’investigation de nombreux chercheurs
au cours des
dernières décennies (Beniamino 1997). Mais l’on a parfois l’impression d’assister
à une certaine
dilution du concept : il s’enrichit de nuances diverses selon les auteurs, sans toujours
faire consensus.
Mon but n’est pas d’en dresser un inventaire exhaustif, même si je vais être amené à
en rappeler
quelques jalons. Je voudrais avant tout vous faire part de ma propre compréhension de
la diglossie, et
de mes réflexions menées à partir de mon terrain propre. A savoir celui des études
celtiques et en
particulier de la description d’un parler breton, auquel j’ai consacré ma thèse ces
dernières années
2. Un vieux débat…
Comme vous le savez, le terme ‘diglossie’ est dû à Psichari, qui le diffuse à l’occasion d’un article
de 1928, consacré à la situation linguistique en Grèce (Boyer 2001 : 48). On le
retrouve en 1930 chez
Marçais, spécialiste de l’arabe. Après ces deux études de cas, le mot va surtout
prendre son envol
grâce à Ferguson en 1959. Celui-ci va pour la première fois en faire un concept
théorique, en partant
de ses quatre fameux exemples : Egypte, Suisse alémanique, Haïti et Grèce. Il décrit
la répartition des
usages linguistiques entre deux variantes distinctes : H, la variante de prestige,
réservée aux situations
formelles et L la variante des situations ordinaires.
La théorie de la diglossie subit ensuite une inflexion importante avec Fishman en
1967. (Fishman
1967 ; Boyer 2001 : 49 ; Hudson 2002 : 13). Désormais se trouve mise en avant la
caractéristique
sociologique de la répartition fonctionnelle et de l’asymétrie de statut des variétés
comme élément
primordial et définitoire. La diglossie est donc étendue à tous les phénomènes de
contact de langues, y
compris les langues génétiquement non apparentées.
Après ces premières années de maturation, la diglossie va se structurer en suivant
deux grands
axes, liés à des enjeux politiques et en particulier d’aménagement linguistique.
Ce petit survol fait donc apparaître deux modèles à première vue inconciliables.
Pourtant en
examinant un certain nombre de situations concrètes, il apparaît assez nettement que
les diglossies
pacifiques correspondent à la définition fergusonienne, traitant de deux variantes
d’une même langue,
tandis que les situations conflictuelles renvoient régulièrement à la définition
fishmanienne, donc à des
contacts de langues différentes.
Il est donc légitime de se demander avec Hudson (2002 : 2) si la généralisation
opérée par
Fishman ne confond pas des choses foncièrement distinctes. Et si l’opposition entre
ces deux modèles
ne repose pas en grande partie sur un malentendu, dont la solution se trouverait
simplement dans la
définition de la diglossie.
C’est ce que je vais essayer de démontrer à partir de deux cas concrets.
1
Pour une première approche des relations breton vernaculaire/breton standard, voir
Le Dû 1996 ; Le Dû & Le
Berre 1996 : 17 ; Le Pipec 2000 : 89-92.
Le problème, c’est que ce modèle ne fait qu’enregistrer la chronologie des faits. Mais,
à mon sens,
il ne rend pas compte des raisons qui motivent la substitution. Il pose surtout
en préalable une
appétence de la population pour le français, ce qui a le mérite de mettre en avant la
participation des
acteurs au processus. Seulement c’est aussi faire l’impasse sur le conditionnement
idéologique qui a
été à l’origine de ce désir de parler français (cf. Le Pipec 2008 : 412-419). Phénomène
manifeste sur le
temps long et dans la perspective du conflit linguistique. Or, pour pouvoir
penser le conflit
linguistique, il faut en premier lieu convenir que les rapports entre breton et français
d’une part, breton
vernaculaire et breton standard de l’autre, ne sont pas de même nature.
3.2 Français et anglais au Québec
Un autre terrain d’observation permet de s’acheminer vers la même conclusion : le Québec. Si
l’on se réfère à Fishman, le contact français/anglais y relèverait de la diglossie.
Pourtant, les
Québécois ne sont pas seulement tiraillés entre français et anglais, mais entre deux
langues de prestige,
que sont l’anglais et le français standard, par opposition au français vernaculaire
québécois (Barbaud
1997). Or c’est bien là, dans le rapport entre ces deux variantes que se trouve la
diglossie. Pour le
contact français/anglais en revanche, il s’agit d’autre chose :
Il est clair ainsi que le français québécois n’entretient pas avec l’anglais les
mêmes rapports
qu’avec le français standard : diglossie selon un axe, bilinguisme selon l’autre. Traiter
en symétrie les
deux dimensions de ce système en réalité asymétrique revient à faire une confusion
qui n’a pas lieu
d’être.
Il en va de même du modèle brestois, qui doit être corrigé ainsi :
Or pour valider ce raisonnement, il suffit de revenir aux sources de la diglossie,
c’est à dire à
Ferguson, en laissant de côté l’apport de Fishman.
Diglossie
Bilinguisme sociétal
Langues
• En fonction du contexte
(use-oriented)
• En fonction des personnes
(user-oriented)
Tendance
évolutive
• Stable
Si toutefois la stabilité prend fin :
généralisation de L
(étendue à de nouveaux domaines)
• Instable Evolution prévisible :
généralisation de H
(pratiquée par de nouveaux locuteurs)
Les conclusions que je vous livre ici s’opposent donc aux deux grands modèles de la
diglossie.
Elles ne sont pourtant pas d’une grande originalité : elles sont contenues en germe
dès l’article de
Ferguson. Mais elles reposent essentiellement sur un choix méthodologique peu
courant : celui de
distinguer diglossie et conflit linguistique. Chose que tous les terrains ne permettent
peut-être pas,
mais qui est nécessaire à la compréhension de la situation bretonne, comme le montre
cette dernière
retouche au schéma de Le Dû et Le Berre :
Ne pas opérer cette distinction conduit soit à voir du conflit partout (Boyer 1997 : 9), soit à n’en
voir nulle part (Lüdi & Py 2003 : 13-14), et donc à expliquer le cas alternatif par
l’exception (ou par la
manipulation : Le Dû & Le Berre 1990). Or tout devient beaucoup plus simple dès
lors que l’on
réserve (avec Ferguson) le terme ‘diglossie’ à la relation complémentaire entre deux
variantes d’une
même langue, relation qui peut connaître des tensions, mais sans commune mesure
avec le conflit
linguistique. Ce dernier représentant au contraire le contact entre deux langues
différentes. Lequel
phénomène n’est ni fortuit, ni innocent, mais n’est pas non plus une fatalité : les
quelques exemples
examinés brièvement semblent montrer que la domination linguistique peut être
stabilisée, voire
contrée, à condition que le groupe pratiquant la langue L dispose des ressources
pour défendre la
légitimité de sa langue.