Anthologie Negro-Africaine - Pa - Inconnu (E)

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Lilyan Kesteloot

NEGRO-
CAINE
La littérature de
1918 à 1981
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CHESTER A. C
Instructor of
1936 - IS
Collection marabout service

Afin de vous informer de toutes ses publications, marabout édite des


catalogues où sont annoncés, régulièrement, les nombreux ouvrages qui
vous intéressent. Vous pouvez les obtenir gracieusement auprès de votre
libraire habituel.
A mes étudiants
du Cameroun, du Mali,
de la Côte-d'Ivoire,
du Zaïre et du Sénégal
Lilyan KESTELOOT

Anthologie
négro-africaine
panorama critique des prosateurs, poètes
et dramaturges noirs du XXe siècle

marabout
A paru précédemment dans la collection
marabout université (MU 129)

Sources des illustrations : voir page 472.


(C) Gérard & C", 1967 ; Marabout, Alleur (Belgique) 1987.
Toute reproduction d'un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce
soit, et notamment par photocopie ou microfilm est interdite sans autorisation
écrite de l'éditeur.
Introduction

Pourquoi ANTHOLOGIE
« NEGRO-AFRICAINE » ?

Pourquoi avons-nous adopté le titre d’Anthologie « négro-


africaine » pour présenter l’ensemble des œuvres littéraires, tant
orales qu’écrites, qui expriment la vision du monde, les expé¬
riences et les problèmes propres aux hommes noirs d’origine
africaine ?
Pourquoi ne parlons-nous pas de littérature « nègre », ou mieux
de littérature africaine ? Et pourquoi spécifie-t-on la race ? A-t-on
jamais parlé de littérature blanche ou jaune ? Non. Mais il faut
éviter l’équivoque qu’entraînerait le seul adjectif « africain ». Car
on engloberait alors abusivement la littérature des Africains du
Nord, qui, culturellement, appartiennent au monde arabe.
Pourquoi « négro-africain » est-il plus précis que « nègre »,
encore qu’on emploie couramment l’un pour l’autre ? Négro-
africain indique une nuance géographique qui est aussi une
référence culturelle importante : il ne s’agit pas des Noirs de
Malaisie ou de Nouvelle-Guinée. Mais bien de ceux d’Afrique qui
ont, au cours des siècles, développé une civilisation bien
particulière que l’on reconnaît entre foutes!
Noiht-considérons donc ta littérature négro-africaine comme
manifestation et partie intégrante de la civilisation africaine. Et
même lorsqu’elle se produit dans un milieu culturellement
différent, anglo-saxon aux U.S.A., ibérique à Cuba et au Brésil,
elle mérite encore d’être rattachée à l’Afrique tant le résultat de
ces métissages conserve les caractères de l’Afrique originelle. Ceci
est plus sensible encore dans la musique : qui niera par exemple
l’africanité du jazz ou des rythmes cubains ?
L’aire de la littérature négro-africaine recouvre donc non

5
Q 1 O Q 79
«J X \J <J ( C*
seulement l’Afrique au Sud du Sahara, mais tous les coins du
monde où se sont établies des communautés de Nègres,' au gré
d’une histdire^rnouvementœ qui "arracha aü Continent cent
millions"d’hommes et les transporta outre-océan, comme esclaves
dans les plantations de sucre et de coton. Du Sud des Etats-Unis,
des Antilles tant anglaises que françaises, de CùbaTdêTlaïti, des
Guyanes, du Brésil, rejaillit aujourd’hui en gerbes récho~3ê~cës
voix noires qui rendent à l’Afrique son tribut de culture : chants,
danses, masques, proses, poèmes, pièces de théâtre ; dans tous les
modes d’expression humaine s’épanouissent des œuvres marquées
du génie de l’Afrique traditionnelle, et qui témoignent de la
profondeur de ses racines autant que de la vigueur de ses greffes.

La littérature orale traditionnelle

Dans la littérature négro-africaine nous distinguerons les œuvres


écrites en langues européennes et la littérature orale qui se fait en
langues africaines.
Cette dernière est de loin la plus ancienne, la plus complète et la
plus importante. Ancienne car pratiquée depuis des siècles et
transmise fidèlement par des générations de griots ou aèdes, dont
les mémoires ne sont rien de moins — dans une civilisation orale
— que les archives mêmes de la société.
Complète car cette littérature comprend tous les genres et
aborde tous les sujets : mythes cosmogoniques, romans d’aven¬
tures, chants rituels, poésie épique, courtoise, funèbre, guerrière,
contes et fables, proverbes et devinettes. Importante par son
abondance, son étendue et son incidence sur la vie de l'homme
africain. En effet, cette littérature orale n’a jamais cessé, même
pendant la colonisation, d’animer les cours des chefferies, comme
les veillées villageoises, ni de proliférer avec une liberté et une
virulence échappant au contrôle des étrangers ignorant d’habitude
les langues indigènes.
Quant à sa portée sur le public africain, il faut savoir, pour en
juger, que cette littérature orale charrie non seulement les trésors
des mythes et les exubérances de l’imagination populaire, mais
véhicule l’histoire, les généalogies, les traditions familiales, les
formules du droit coutumier, aussi bien que le rituel religieux et les
règles de la morale. Bien plus que la littérature écrite, elle s'insère
dans la société africaine, participe à toutes ses activités ; o’

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littérature active véritablement, où la parole garde toute son
efficacité de verbe, où le mot a force de loi, de dogme, de charme.
Et les chefs des nouveaux Etats indépendants sentent si bien le
pouvoir de cette littérature, qu’ils n’hésitent pas à confier aux
griots traditionnels le soin d’exalter leur politique ou leur parti.
Littérature plus vivante parce que non figée, et transmise
directement du cerveau qui l’invente au cœur qui l’accueille ; plus
ardente parce que recréée à chaque fois, au feu de l’inspiration ;
plus souple parce qu’adaptée, exactement, au jour, au lieu, au
public et aux circonstances.
Mais certes, il faut avouer que les littératures orales sont aussi
plus fragiles, difficiles à consigner, à inventorier et à cataloguer.
C’est d’ailleurs à cause de ce handicap qu’elles sont encore mal
connues, et méconnues ; nous faisons le point sur l’état actuel de
ce problème en fin de notre ouvrage.

La littérature écrite moderne

Voilà aussi pourquoi ce livre porte surtout sur la littérature écrite.


Ce qui ne veut pas dire que celle-ci soit sans intérêt, et qu'on
l’aborde à défaut d’avoir accès à l’autre !
La valeur des écrivains négro-africains n’est d’ailleurs plus à
démontrer. Des voix autorisées l’ont d’ores et déjà reconnue, et je
songe à André Breton, Michel Leiris, Sartre, Armand Guibert,
Jean Wagner, Georges Balandier, Claude Wauthier, Roger
Bastide, Janheinz Jahn !
Mais à l’opposé de la littérature orale, cette littérature écrite est
d’origine assez récente ; car elle n’est pas à confondre avec les
œuvres que certains lettrés africains et antillais ont écrites de tout
temps, à la manière française, anglaise, portugaise et même russe
(comme Dumas, Pouchkine, etc.).
J’ai dit plus haut qu’une littérature est avant tout la manifestation
d'une culture. On n’a donc pu parler de littérature négro-africaine
qu’au moment où les livres écrits par les Noirs ont exprimé leur
propre culture et non plus celle de leurs maîtres occidentaux. Or
cette désaliénation de l’expression littéraire n’a pu se faire, chez
les Noirs, qu’à la lumière d’une prise de conscience douloureuse de
leur situation socio-politique.
C’est ce qui explique le caractère agressif de leurs œuvres, et
leur prédilection pour certains thèmes : l’analyse des souffrances

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antiques et multiformes que la race endure comme un destin
implacable, la révolte titanesque qu’elle prépare contre ses
bourreaux, la vision d’un monde futur et idéal d’où le racisme
serait banni et bannie l’exploitation de l’homme par l’homme, le
retour enfin aux sources culturelles de l’Afrique-Mère, continent
mythique certes, mais aussi très concrète matrice d’une Weltans¬
chauung qui a profondément déterminé l’âme des peuples
éparpillés aujourd’hui dans la vaste diaspora nègre.
La naissance de la littérature noire écrite s’est donc faite dans le
déchirement, et cela est bien sensible dans le texte de W.E.B. Du
Bois qui commence ce panorama. Dès le début de ce qu’il est
maintenant convenu d’appeler « le mouvement de la négritude »,
l’écrivain noir fut contraint de s’engager dans ce combat étrange
que menait toute une race pour la conquête de sa liberté, voire de
son statut d’homme.
La littérature nègre porte donc très nettement les stigmates de
ce combat. C’est seulement ces toutes dernières années, alors que
certaines parties du monde accèdent à une libération effective, que
des œuvres, des problèmes raciaux viennent du jour : chants
d’amour batanga, drames de jalousie du Ghana, comédies sur le
mariage et la dot en pays ewondo — autant de symptômes qui
indiquent que la négritude se débarrasse de l’obsession du racisme —
quand on ne lui oppose plus le racisme.
La négritude redevient simplement la manière particulière aux
Négro-Africains de vivre, de voir, de comprendre, d’agir sur
l’univers qui les entoure ; leur façon bien à eux de penser, de
s’exprimer, de parler, de sculpter, de raconter des histoires, de
faire de la musique comme de faire de la politique, bref :
caractéristique culturelle. La littérature africaine nous en transmet
les multiples facettes et nous souhaitons qu'elle continue à se
développer dans l’épanouissement de l’authenticité retrouvée.

Littérature africaine ou littérature nationale ?

Est-ce à dire que les auteurs négro-africains n’ont plus d’autres


problèmes que celui de la joie d’écrire ? Ce serait trop beau !
Entre tous, nous évoquerons trois de ces problèmes.
Tout d’abord, celui de l'unité culturelle de l'Afrique.
Littérature nationale, tribale ou littérature africaine ? C’est un
faux dilemne : pour faire plus « africain », certains sont tentés de

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rester dans les sentiers battus des thèmes bien éprouvés :
souffrance nègre, colonialisme, néocolonialisme, Afrique des
Ancêtres etc... et se perdent dans la banalité ! Il faudrait que les
intellectuels aient plus de foi dans la civilisation africaine et ne
redoutent pas d’y plonger. Car il y a plus d’« africanité » dans
Soundiata de Tamsir Niane, dans Chaka de Thomas Mofolo, dans
Trois prétendants, un mari de Guillaume Oyono, que dans les
œuvres d’Edouard Glissant ou de Paul Dakeyo.
Comme le disait Gide : c’est en approfondissant le particulier
qu’on accède au général. Ce n’est pas en criant « Seigneur,
Seigneur » ou plutôt « Afrique, Afrique » que les orphées noirs
retrouveront leur négritude s’ils l’ont perdue. Mais les intellectuels
formés pour la plupart en Europe et coupés de leur milieu
traditionnel ont à refranchir le fossé qui les en sépare, pour
manifester valablement les Africains d’aujourd’hui.
Reste à savoir s’il importe pour l’écrivain négro-africain de
manifester quelqu’un d’autre que lui-même ?

La littérature engagée

Ceci nous amène à considérer le second problème que se posent


les auteurs noirs. Dans quelle mesure la littérature doit-elle rester
« engagée » ? Nous avons vu qu’à sa naissance, elle était d’emblée
militante, ce qui lui donnait d’ailleurs cette exceptionnelle unité
qu’a très bien fait remarquer le malgache Rabemananjara. « La
vérité est que, sous l’impératif de notre drame, nous parlons
malgache, arabe, wolof, bantou, dans la langue de nos maîtres.
Parce que nous tenons le même langage, nous arrivons à nous
entendre parfaitement de Tamatave à Kingston, de Pointe-à-Pitre
à Zomba. »

Nul ne songera à nier la force et le relief que prit ainsi la littérature


nègre dès ses débuts. Mais ce demi-siècle d’unanimité combattante
peut commencer de peser sur la plume des jeunes. Plusieurs
songent et s’essayent à une expression plus individualiste, à un
lyrisme plus personnel. Et il est préférable en effet de se cantonner
dans son petit moi que de jouer les grandes orgues de l’unanimité
nègre sans y croire. Tous les jeunes — et même les anciens —
n’ont plus la conviction qui animait encore les Maunick et les
Tchicaya. Mais le passé encore proche risque d’exercer le diktat de

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l’« engagement » obligatoire.
Et ici nous rappellerons qu’en dépit de tous les impératifs
extérieurs, l’art et la poésie n’obéissent à la contrainte qu’au prix
de l’inspiration. Que la seule obligation péremptoire à laquelle
l’artiste est tenu de se soumettre est Yengagement en lui-même, à
savoir : l’authenticité. Et qu’on ne pourra garder grief à J.
Nzouankeu ni à Nyunai, à Camara Laye ni à Birago Diop, parce
qu’ils ne soulèvent pas de problèmes sociaux, raciaux, politiques,
mais se contentent d’explorer leur folklore quotidien ou les
labyrinthes de leur esprit inquiet.
La question de l’engagement se règle dans la conscience de
chacun et n’est pas un critère esthétique. De même, il ne suffit pas
de mettre en vers ses bonnes intentions pour faire un bon poème.
Il reste que l’artiste qui arrive à exprimer l’âme de sa collectivité
tout en coïncidant parfaitement avec lui-même, est sans doute plus
représentatif, à l’intérieur d’une littérature, d’une culture. Il reste
aussi que, dans la tradition africaine, l’artiste assumait un rôle
social qu’il n’a plus en Europe. Et dans la mesure où l’écrivain noir
se soucie de « retour aux sources », il ne peut manquer d’être
sensible à ce rôle traditionnel que jouait et joue encore le griot ou
le conteur à l’égard de son groupe.

Langues européennes ou langues africaines ?

Le troisième problème majeur qui se pose aux écrivains noirs est


celui de la langue. Il est assez simple de comprendre pourquoi ils
ont commencé à écrire dans les langues étrangères. Comme l’a
justement dit J.-P. Sartre, ils ont utilisé la langue de leurs
colonisateurs — « ne croyez pas qu’ils l’aient choisie » — et ce,
pour se faire plus largement entendre. De plus les masses
africaines ne sachant pas lire, on ne les aurait pas atteintes
beaucoup plus en écrivant dans leurs langues. Enfin les éditeurs
européens ne s’intéressaient évidemment qu’à des œuvres écrites
en langues européennes. Et il est vrai que ce sont le français et
l’anglais qui ont permis aux intellectuels colonisés d’exposer leurs
problèmes devant le monde entier, et il n’est pas question qu'ils
renoncent à ces langues de communication internationales, à la
francophonie entre autre.
Mais aujourd’hui se créent des maisons d’éditions au Nigéria, au

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Ghana, au Kenya, au Cameroun. Aujourd’hui, grâce à l'alphabéti¬
sation intensive, un public africain populaire s’est constitué et
s’accroît sans cesse. Aujourd’hui la littérature écrite n’est plus le
monopole des universitaires ayant fait leurs études en Europe. Des
Africains d’instruction primaire se mettent à écrire, de plus en plus
nombreux, et dans un français douteux ou un anglais voisin du
pidgin. On ne peut dès lors s’empêcher de penser que ceux qui ont
du talent s’exprimeraient mieux dans leurs langues maternelles. Le
cas le plus flagrant est celui d’Amos Tutuola : si je reconnais
volontiers avec J. Jahn et Raymond Queneau que l’univers de ce
planton de Lagos est rempli de la mythologie africaine la plus
authentique, je regrette aussi, avec les lettrés nigérians, la
bâtardise d’un langage qui n’est plus ni anglais, ni africain. Tutuola
écrivant en yoruba ferait des merveilles, c’est certain, et nous
donnerait des œuvres plus authentiques encore, plus purement
nègres, que l’on pourrait toujours traduire par la suite comme on
l’a déjà fait pour le célèbre Chaka (1933) du southo Thomas
Mofolo.
Enfin faut-il encore insister sur l’irréparable perte que constitue¬
rait, pour les cultures africaines, l’abandon des langues natio¬
nales ? Tout un domaine de la sensibilité de l’homme ne peut
s’extérioriser que dans sa langue maternelle. C’est la part
inviolable, particulière, intraduisible de toute culture. L’homme
africain ne peut renoncer à ses idiomes traditionnels sans ressentir
une amputation grave de sa personnalité.
Ce mouvement de retour aux langues africaines est d’ailleurs
largement amorcé surtout dans les pays de colonisation anglaise :
au Nigéria où l’on écrit et enseigne le yoruba et le haoussa jusqu’à
l’Université, dans l’Est africain (Kenya, Uganda, Tanganyika) se
développe toute une littérature écrite en Kiswahili. Ne pourrait-on
donc imaginer la formation de littératures wolof, bambara, peule,
bamileke, ewondo, kikongo, dont les œuvres écrites rejoindraient
l’antique courant oral pour former un vaste ensemble de
littératures européennes composées cependant de langues natio¬
nales aussi différentes que le français, le russe, l’allemand,
l’italien, l’anglais, l’espagnol, et j’en passe ?
Certains intellectuels africains ont compris cette nécessité et,
sans abandonner le français, ils écrivent aussi en peul, comme
Hampate Ba, en kinyaruanda comme Alexis Kagame, en wolof
comme Cheik Ndao et Assane Sylla.

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Le pari culturel de l’Afrique

La survie des langues africaines dépendra essentiellement du crédit


que les Africains eux-mêmes leur accorderont.
Ceci est aussi vrai pour la survie de la civilisation africaine toute
entière. Survie nécessaire sans laquelle jamais aucune indépen¬
dance politique, aucun développement économique, ne pourra
lever le préjugé qui pèse encore aujourd’hui sur le « barbare » sur
le primitif, sur l’évolué, le « singe des blancs ». Ce préjugé
s’amplifie lorsque l’Africain moderne adopte sans réserves le
mode de vie européen, les philosophies, l’art même de l’Europe :
cela prouve qu’il n’avait rien de bien valable à conserver n’est-ce
pas ? C’est donc aussi la justification a posteriori de l’action
coloniale !
Tel est le pari culturel qu'il importe que l'Afrique gagne. De telle
sorte que soit vérifiée cette profession de foi d'Alioune Diop.
fondateur de la revue Présence Africaine :
« Incapables de nous assimiler à l’Anglais, au Français, au
Belge, au Portugais — de laisser éliminer au profit d’une vocation
hypertrophiée de l’Occident certaines dimensions originales de
notre génie — nous nous efforcerons de forger à ce génie des
ressources d’expression adaptées à sa vocation dans le XX"
siècle. »
L.K.

12
Première partie

PRISE DE CONSCIENCE
DES INTELLECTUELS
I

Le vent de l’Amérique Noire

W.E.B. DU BOIS ET AMES NOIRES, 1903

« Je suis nègre, et je me glorifie


de ce nom ; je suis fier du sang
noir qui coule dans mes veines. »

En 1890, un étudiant tenait ces propos dans un pays où le Noir


sortait à peine de l’esclavage, où on le considérait comme un
sous-homme et où la majorité de sa race formait le prolétariat
servile, ignorant et résigné de l’Amérique blanche.
Né en 1868, Du Bois fut un des rares Nègres américains à
pouvoir faire des éludes poussées dans les universités de Fisk, de
Harvard et de Berlin, d’où il sortira docteur en philosophie.
Mais, contrairement à la récente bourgeoisie noire dont le
primordial souci était de copier en tous points la société
blanche, dans le vain espoir de se montrer digne de l’estime
des anciens maîtres et de s’assimiler à eux, Du Bois se sentit
solidaire de la masse noire populaire, brimée et déshéritée, et
voua sa vie à la défendre, à affirmer ses droits. En effet, point
de droit de vote ni de protection légale pour le paria qu’était
le Nègre dit affranchi dans la société des Etats-Unis. Discri¬
mination, ségrégation, lynch, toute brimade était tolérée contre
le Noir sans risque de châtiment.
Du Bois lança alors le Mouvement du Niagara :
« Nous ne devons pas accepter d’être lésés, ne fusse que d’un
iota, de nos pleins droits d’homme. Nous revendiquons tout
droit particulier appartenant à tout Américain né libre au

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point de vue politique, civil et social ; jusqu’à ce que nous
obtenions tous ces droits, nous ne devons jamais nous arrêter
de protester et d’assaillir la conscience américaine. »
S’il fonda /’Association pour la défense des personnes de
couleur et fut le Défenseur officiel de sa race, Du Bois mérita
aussi le nom de père du Mouvement de la Négritude1 2 par sa
reconnaissance de ses origines africaines. Là encore il tranche
avec l’attitude de la plupart des Noirs qui, ayant atteint son
niveau intellectuel et social, s’empressent de renier l’Afrique-
pays-de-sauvages, adoptant en cela aussi l’opinion courante que
les Américains, par ignorance, se faisaient du Continent Noir.
Cette Afrique, Du Bois en a une conception mystique et c’est
en poète qu’il la réinvente, à la mesure de son désir d’exilé :
« Il ne s’agit pas d’un pays, c’est un monde, un univers se
suffisant à lui-même... C’est le grand cœur du Monde Noir où
l’esprit désire ardemment mourir. C’est une vie si brûlante,
entourée de tant de flammes qu’on y naît avec une âme
terrible, pétillante de vie. On y saute à l’encontre du soleil
pour y faire venir comme une grande main du destin, la force
lente, tranquille et écrasante du sommeil tout-puissant, du
silence d’un pouvoir immuable qui se retrouve au-delà, à l’inté¬
rieur et tout autour. »
Mais Du Bois ne s’est pas contenté d’un africanisme senti¬
mental. Il sera secrétaire du tout premier congrès pan-africain
organisé à Londres par le juriste Henry Sylvester William, et à
la mort de celui-ci. Du Bois prendra, de 1919 à 1945, la
direction de ce mouvement qui protestait contre la politique
impérialiste en Afrique, qui luttait déjà, avant les Africains,
pour l’indépendance africaine.
A la même époque, Marcus Garvey avait lancé le mouvement
du « Come back Africa » (retour en Afrique des Noirs améri¬
cains3). Avec plus de réalisme, Du Bois défendait les droits des
Noirs d’Amérique en tant qu’Américains et excitait les Afri¬
cains à se libérer sur leur propre sol.
L’influence de Du Bois fut énorme. Biaise Diagne, George
Padmore, Nnamdi Azikiwe, Kwame Nkrumah et Jomo Ke-
nyata furent ses héritiers africains les plus directs et leurs idées
ont rayonné sur tout le continent; cependant qu’en Amérique
Ames noires, son livre principal, qui est un témoignage pas-

1. Voir chapitre II, p. 75.


2. Marcus Garvey vit son entreprise échouer sous les coups conjugués
des politiciens américains et anglais. Laisser rentrer les Noire en Afrique
constituait un danger pour l’économie américaine et la politique coloniale
britannique. - Voir à ce sujet le cahier de Réalités Africaines, sur les Noire
américains. (Edit. J. P. Ndiaye.)

15
sionné sur la condition de sa race aux Etats-Unis, a été
pendant plusieurs décades une véritable bible pour les intellec¬
tuels de la « négro-renaissance », et reste encore d’actualité en
1967\

Le mythe de la liberté (1903)

L’émancipation était la clé d’une terre promise. Les chants et


les refrains d’alors n’avaient qu’un cri : « Liberté ». Larmes et
malédictions montaient vers Dieu qui détenait la Liberté. Et
puis, tout d’un coup — terriblement — comme cela ne se passe
qu’en rêve, le jour de Liberté vint. En un carnaval sauvage de
sang et de passion. Le message porté par des rythmes plaintifs
se fit entendre :

Pleurez, enfants !
Pleurez, vous êtes bbres !
Car Dieu vous a donné Liberté !

Depuis, les années ont passé. Dix, vingt, quarante. Quarante


années de nouveau. Quarante années de développement. Pour¬
tant, le spectacle sombre demeure, et c’est en vain que nous
crions notre immense problème social.
La nation n’a pas encore trouvé la paix. L’esclave affran¬
chi n’a pas reconnu en la Liberté accordée cette terre promise
attendue. En dépit du bien qui fut fait au cours de ces années,
l’ombre d’une grande désillusion s’appesantit sur le peuple noir.
Désillusion plus amère que toutes, car l’idéal non atteint de¬
vient maintenant sans limite.
La première décade ne fut qu’un prolongement de cette
vaine recherche, et toujours semblait sur le point d’aboutir.
Pourtant, feu follet, cette liberté devint un suppbce de Tantale
désorientant les foules.
L’holocauste de la guerre, la terreur exercée par le K.K.K.a
les mensonges des politiciens, la désorganisation des industries
et les contradictions des amis et des ennemis, laissèrent le serf
désorienté. Seul subsistait ce cri : Liberté.
CAmes Noires, Ed. Présence Africaine, Paris.)

1. Lire le livre de Louis Lomax : La Révolte Noire.


2. Ku-Klux-Klan : association secrète-aux USA, dont le but est d’élimi¬
ner les Nègres par tous les moyens.

16
La fin veut les moyens

Au cours des années qui suivirent, un nouvel espoir commença de


poindre. Lentement, graduellement, il remplaça l’ancien rêve
de puissance politique. Cette colonne de feu née au cœur de la
nuit se poursuit jusqu’aux approches d’un jour brumeux. Cet idéal
nouveau était celui de l’« étude ». Curiosité née de l’ignorance
coercitive. Il fallait au Noir connaître et apprécier la puissance
des signes cabalistiques de l’homme blanc. Ardent désir de
connaissance. La sente escarpée de Canaan semblait enfin être
découverte. Plus longue que la grande route de l’Emancipation
et des Lois, dure et raboteuse. Mais droite, toute droite, elle
menait aux sommets élevés qui dévoilent l’horizon sur la vie
toute entière.
Au long de cette nouvelle voie, une avant-garde peinait et
progressait lentement, pesamment, opiniâtrement. Seuls ceux
qui ont veillé et guidé ces pas vacillants, ces esprits embrumés,
savent avec quelle fidélité, avec quelle timidité ces gens s’ef¬
forçaient d’apprendre, travail fastidieux ! Pouce à pouce le froid
statisticien notait les progrès, et notait aussi qu’ici et là un
pied avait glissé, que quelqu’un était tombé. Aux grimpeurs
harassés, l’horizon était toujours aussi noir, les brouillards sou¬
vent froids. Canaan paraissait toujours aussi indistincte et
lointaine. L’absence d’un but clair et précis avait pourtant un
avantage. Le voyage donnait loisir à réflexion et examen de
soi. Il transformait l’enfant de l’Emancipation en un adoles¬
cent ayant un but de demi-conscience. Dans les sombres forêts
de ses luttes, son âme s’élevait. Et encore qu’indistinctement,
il se voyait comme au travers d’un voile. C’est alors qu’il
ressentit l’obscur sentiment de son pouvoir et de sa mission. Il
comprit que pour atteindre au rang qui lui était dû, il devait
être lui-même, avant toute autre chose. Pour la première fois, il
pensait à examiner le fardeau qu’il portait : poids mortel de
dégradation sociale partiellement dissimulé derrière un pro¬
blème noir à demi-raisonné. Il prit conscience de sa pauvreté.
Sans un sou, sans foyer ni terre, sans outil ni capital, il était
entré en compétition avec des voisins expérimentés, proprié¬
taires et riches.
(ibidem)

Les handicaps de la race

Etre pauvre est dur. Mais être une pauvre race dans un pays de
dollars est vraiment le tréfonds de la dureté. Il ressentit le

17
poids de son ignorance non seulement des lettres, mais aussi de
la vie, du travail, des humains.
La nonchalance et la maladresse accumulées au cours de
décades et de siècles liaient ses mains. Mais son fardeau n’était
pas que de pauvreté et d’ignorance. Le sceau rouge de la
bâtardise, que deux siècles de souillures légales systématiques de
la femme noire a imprimé sur la race, sous-entend non seule¬
ment la perte de l’ancienne chasteté africaine, mais aussi le
poids héréditaire d’une masse corruptrice. L’adultère blanc me¬
nace presque d’oblitération les foyers noirs.
Un peuple aussi handicapé ne devrait pas se voir proposer de
concourir avec le monde. Au contraire, il faudrait presque lui
demander — et lui donner la possibilité — de régler d’abord
ses propres problèmes. Mais hélas ! — tandis que les sociologues
dénombrent joyeusement ses bâtards et ses prostituées, l’âme
même de l’homme noir est assombrie par un vaste désespoir.
Les hommes nomment cette ombre préjugé, et doctement
l’expliquent comme la défense naturelle de la nature contre le
barbarisme, de la science contre l’ignorance, de la pureté
contre le crime, des races « supérieures » contre les races
« inférieures ». En réponse, les Noirs disent : « Amen ! », et
pleurent. Car cet étrange préjugé se présente comme un juste
hommage à la civilisation, à la culture, à l’honnêteté et au
progrès. Le Noir s’incline humblement, obéit et se résigne.

Bien avant toute chose se dresse le désespoir maladif qui


doit désarmer et décourager toutes les nations de vouloir sauver
le peuple noir. Puis viennent l’irrespect et la moquerie, l’humi¬
liation ridicule et systématique, la déformation des faits et
l’exubérante licence de fantaisie, la cynique volonté d’ignorer le
meilleur et l’accueil impétueux du pire. C’est alors qu’apparaît le
très répandu désir d’inculquer le dédain pour toute chose noire,
de Toussaint jusqu’au démon.

Un aussi grand préjugé ne pouvait supporter qu’une interro¬


gation de soi-même, une dépréciation de soi ; la répression et
l’atmosphère de haine et de mépris ne pouvaient mener qu’à la
disparition, à l’anéantissement de tout idéal.
Portés par quatre vents, nous parviennent murmures et
présages :
« Regardez ! » nous sommes affaiblis et mourants » crient les
gens noirs. « Nous savons écrire, et nos votes sont vains !
Pourquoi apprendre si toujours nous devons faire la cuisine et
servir ! »

18
Et la Nation répète et renforce cette autocritique :
« Soyez heureux de pouvoir servir. Ne demandez rien de plus.
Quel besoin de culture pour des demi-hommes ? »
Les votes des Noirs ne comptent point car la fraude et la
force priment. Et l’on entrevoit le suicide d’une race.
(ibidem)

Leçons du passé et projets d’avenir

Pourtant le mal lui-même porte quelque chose de bon : une plus


prudente adaptation de l’éducation à la vie réelle — une plus
claire perception des responsabilités sociales des Noirs — et la
réalisation désenivrante de la signification du progrès.
Les brillants idéaux du passé — liberté physique, puissance
politique, formation des esprits, éducation des mains — tous
ont crû et décru jusqu’à ce que, imprécis, le dernier grandisse
et s’obscurcisse. Tous étaient-ils mauvais? Ou faux? Non.
Non, ils ne l’étaient pas. Mais chacun d’eux était trop simple
et incomplet. Rêves d’une race enfantine et crédule. Imagina¬
tions irréfléchies d’un monde autre qui ne connaît et ne veut
connaître notre puissance. Pour se réaliser pleinement, ces
idéaux doivent être mêlés, soudés en un seul. Aujourd’hui plus
que jamais, nous avons besoin d’écoles — de mains éduquées,
d’yeux et d’oreilles exercés, et par-dessus tout de cette culture
large et profonde, d’esprits doués, de cœurs purs. La puissance
des bulletins de vote, il nous la faut pour notre défense — si¬
non qu’est-ce qui pourra nous sauver d’un second esclavage ?
Liberté individuelle et d’association, liberté du travail et de la
pensée, liberté de culte et d’éducation. Tout cela, nous en avons
besoin, non plus séparément, mais tout ensemble, non pas les uns
après les autres, mais tous à la fois, chacun grossissant et com¬
plétant les autres. Et tous combattant pour un même idéal, l’idéal
de fraternité humaine gagné au travers de l’unifiant idéal de la
race. Traits et talents noirs, nourris et développés, non en
opposition ou mépris des autres races de la République améri¬
caine. Ainsi viendra un jour où, sur le sol américain, deux races
mondiales pourront se donner l’une l’autre ces traits caractéris¬
tiques dont chacune manque si terriblement. Nous les plus noirs,
même maintenant, ne nous présentons pas les mains vides.
Aujourd’hui il n’est pas de plus vrais interprètes de l’esprit
humain, fiers de la Déclaration d’indépendance, que les Noirs
Américains. Il n’est pas de vraie musique américaine sans les
mélodies douces et sauvages des esclaves noirs. Les merveilleuses
histoires américaines et le folklore sont indiens et africains.

19
Et, tout compte fait, nous, les hommes noirs, paraissons être
l’unique oasis de foi simple et de respect dans ce désert pous¬
siéreux où régnent les dollars et la violence.
L’Amérique serait-elle appauvrie si elle remplaçait sa bruta¬
lité maladroite par la joyeuse et ferme humilité noire ? Ou
son langage grossier et son esprit cruel par la bonne humeur
joviale ? Ou sa musique vulgaire par l’âme des chants
tristes ?
La pierre de touche des principes profonds de la grande
république est tout bonnement le problème noir. Le combat
spirituel des fils d’affranchis est ce travail des âmes dont le
fardeau dépasse presque la mesure de leurs forces, mais ils le
portent au nom de notre race, au nom de ce pays du père de
leur père, et au nom de la foi humaine.
(ibidem)

LA NEGRO-RENAISSANCE AUX ETATS-UNIS,


1918-1928

Dix ans après Ames Noires, la parole de W.-E.-B. Du Bois avait


germé dans quelques consciences nègres. On se rendait mieux
compte de l’erreur d’orientation que constituait, bien malgré
eux, le compromis des premiers leaders de la race, comme
Booker Washington. S’il était certes souhaitable d’élever,
d’éduquer, d’instruire les anciens esclaves, l’expérience prouvait
que cela ne suffisait pas pour détruire les préjugés des Blancs.
L’hostilité américaine ne tombait pas devant le professeur,
l’avocat, l’industriel noirs, et les écoles, les centres d’appren¬
tissage, même les universités créés pour les Noirs ne servaient
qu’à renforcer le ghetto où la race de Cham était soigneu¬
sement maintenue. L’Amérique demeurait un pays exclusivement
réservé aux Blancs et entendait le rester en dépit des efforts
que faisaient les intellectuels noirs pour y être « intégrés »,
« assimilés ».
Efforts inutiles ! C’est la vanité de ces tentatives, l’injustice
du sort qui pèse sur le Noir américain, la peine et la colère qui
bouillonnent dans son âme, la dénonciation des faits et des
idées au moyen desquels on l’opprime, qui formeront les leit¬
motivs de ce premier mouvement littéraire nègre qui s’intitu¬
lera lui-même « Négro-Renaissance ». Quel est son but ? affir¬
mer la dignité de l’homme noir, non plus en fonction de sa plus
ou moins exacte ressemblance avec le monde blanc, mais en

20
tant que Nègre ; affirmer la liberté pour le Nègre de s’exprimer
tel qu’il est, tel qu’il a toujours été; défendre son droit au
travail, à l’amour, à l’égalité, au respect ; assumer sa culture, son
passé de souffrance, son origine africaine.
La fierté de cette petite équipe qui comprenait principale¬
ment Langston Hughes, Claude Mac Kay, Countee Cullen,
Sterling Brown, Jean Toomer,1 se mesure au ton hautain de son
Manifeste :
« Nous, créateurs de la nouvelle génération nègre, nous vou¬
lons exprimer notre personnalité noire sans honte ni crainte.
Si cela plaît aux Blancs, nous en sommes fort heureux. Si cela ne
leur plaît pas, peu importe. Nous savons que nous sommes beaux.
Et laids aussi. Le tam-tam pleure et le tam-tam rit. Si cela
plaît aux gens de couleur, nous en sommes fort heureux. Si cela
ne leur plaît pas, peu importe. C’est pour demain que nous
construisons nos temples, des temples solides comme nous
savons en édifier, et nous nous tenons dressés au sommet de la
montagne, libres en nous-mêmes. »

Révolutionnaire non seulement dans le style, la Négro-Re-


naissance se réclamera de mouvements aussi divers que le com¬
munisme en Russie et l’action de Gandhi aux Indes, de la justice
chrétienne et de la révolte du prolétariat. Elle est le premier
grand cri nègre qui attirera sur ce problème l’attention du
monde entier. Son influence gagnera de proche en proche les
Antilles françaises, Cuba, Haiti, puis la France où s’ébauche la
jeune élite des colonies africaines.

De père blanc et de mère


LANGSTON HUGHES (1902-1967) noire, Langston Hughes est
peut être le Négro Américain qui a eu le plus d'influence sur les écrivains
noirs de France. Après une jeunesse d’enfant pauvre et une formation
d’autodidacte, il exerça tous les métiers, puis vint à Paris où il devint
l’ami personnel de Léon Damas comme de Senghor. Ce Nègre a aussi
accompli son pèlerinage aux sources et récemment encore, il se trou
vait au Congrès des Ecrivains noirs de langue anglaise à Kampala (Kenya)2.
C’est un des grands parmi les poètes noirs. Parce qu’il fut vraiment

1. Pour mieux connaître ces poètes, nous conseillons vivement le livre


de Jean Wagner Les poètes nègres des Etats-Unis, ainsi que l’étude, parue
aussi chez Seghers, sur Langston Hughes. Pour les conditions générales de
ce mouvement, nous signalons le livre de Margaret Just Butcher : Les
Noirs dans la civilisation américaine.
2. En 1961.

21
créateur, tant par son style que par ses thèmes. Ses poèmes sont de petits
chefs-d’œuvre de simplicité : pas de grands mots ; des mots vrais qui
touchent juste, droit au cœur. L’humour et le tragique y côtoient la
tendresse et la menace. Il parle de cette grande détresse du peuple noir
en Amérique à la manière des chanteurs populaires ; tout le monde peut
comprendre cette hantise de l’esclavage ancien (Tante Suzanne), le long
voyage du Nègre à travers le monde (Fleuves), le malaise du Nègre dans
la civilisation du Blanc (Poème et Avoir peur), la nostalgie de l’Afrique
perdue (Notre terre), et enfin la revendication de sa place dans la société
(Moi aussi je suis l’Amérique) et son immense désir de fraternité (Le ciel,
Lever du jour en Alabama).
Il faut retenir ses œuvres principales : son autobiographie : The deep
sea, le roman Simple et les poèmes enfin qu’il a composés en forme de
blues et de négro-spirituals inspirés de la musique de jazz originelle. « Les
blues, contrairement aux spirituals, sont des poèmes à forme fixe ; un
long vers répété et un troisième qui rime avec les deux premiers.
Quelquefois le deuxième vers est légèrement modifié et parfois même,
mais très rarement, omis. A la différence des spirituals, les blues ne se
chantent pas à plusieurs voix. De plus, alors que les spirituals racontent
l’évasion du souci quotidien, le départ pour le ciel et le bonheur éternel,
les blues disent les ennuis, la solitude, la faim, le chagrin amoureux ici-
bas... Le ton des blues est presque toujours celui de la tristesse, mais
quand on les chante, l’auditeur rit. »

Le blues du pays

Le pont du chemin de fer


C’est une chanson triste dans l’air
Le pont du chemin de fer
C’est une chanson triste dans l’air
Chaque fois qu’un train passe
J’veux m’en aller dans d’autres terres

J’descendis jusqu’à la gare


Le cœur sur les lèvres
Descendis jusqu’à la gare
Le cœur sur les lèvres.
Cherchant un wagon de marchandises
Pour m’emmener vers le Sud

Le blues du pays, Seigneur,


C’est terrible de l’avoir, pris,
Le blues du pays, c’est une chose
Terrible de l’avoir pris
Pour m’empêcher de pleurer
J’ouvre la bouche et puis je ris.
(Traduc. François Dodat, Ed. Seghers, Paris.)

22
Poème

Tous les tam-tams de la jungle battent dans mon sang,


Toutes les lunes farouches et ardentes de la jungle brillent au
fond de mon âme.
J’ai peur de cette civilisation,
Si dure.
Si forte.
Si froide.
(ibidem)

Avoir peur

Nous pleurons parmi les gratte-ciel


Ainsi que nos ancêtres
Pleuraient parmi les palmiers de l’Afrique
Parce que nous sommes seuls.
C’est la nuit.
Et nous avons peur.
(ibidem)

Notre terre

II nous faudrait une terre de soleil


De soleil resplendissant.
Et une terre d’eaux parfumées
Où le crépuscule
Est un léger foulard
D’indienne rose et or,
Et non cette terre où la vie est toute froide.

Il nous faudrait une terre pleine d’arbres.


De grands arbres touffus
Aux branches lourdes de perroquets jacassants
Et vifs comme le jour.
Et non cette terre où les oiseaux sont gris.
Ah, il nous faudrait une terre de joie
D’amour et de joie, de chansons et de vins
Et non cette terre où la joie est péché
O ma douce amie, fuyons !
Fuyons, ma bien-aimée !
(ibidem)

23
Le lever du jour en Alabama

Quand je serai devenu compositeur


J’écrirai pour moi de la musique sur
Le lever du jour en Alabama
J’y mettrai les airs les plus jolis
Ceux qui montent du sol comme la brume des marécages
Et qui tombent du ciel comme des rosées douces
J’y mettrai des arbres très hauts très hauts
Et le parfum des aiguilles de pin
Et l’odeur de l’argile rouge après la pluie
Et les longs cous rouges
Et les visages couleur de coquelicots
Et les gros bras bien bruns
Et les yeux pâquerettes
Des noirs et des blancs des noirs des blancs et des noirs
Et j’y mettrai des mains blanches
Et des mains noires des mains brunes et des mains jaunes
Et des mains d’argile rouge
Qui toucheront tout le monde avec des doigts amis
Qui se toucheront entre elles ainsi que des rosées
Dans cette aube harmonieuse
Quand je serai devenu compositeur
Et que j’écrirai sur le lever du jour
En Alabama.
(ibidem)

Les histoires de tante Suzanne

Tante Suzanne a la tête pleine d’histoires.


Tante Suzanne a son cœur tout plein d’histoires.
Les soirs d’été sur la véranda de la façade
Tante Suzanne serre tendrement un enfant brun sur son sein
Et lui raconte des histoires.
Des esclaves noirs
Qui travaillent à la chaleur du soleil
Des esclaves noirs
Qui marchent dans la rosée des nuits
Des esclaves noirs
Qui chantent des chansons douloureuses sur les bords d’un
, immense fleuve
Se mêlent sans bruit
Dans le flot continu des paroles de la vieille Tante Suzanne,
Se mêlent sans bruit

24
Entre les ombres noires qui traversent et retraversent
Les histoires de Tante Suzanne.
Et l’enfant au visage sombre qui écoute
Sait bien que les histoires de Tante Suzanne sont de vraies
histoires.
Il sait bien que Tante Suzanne
N’a jamais tiré d’aucun livre ses histoires
Mais qu’elles ont surgi
Tout droit de sa propre existence.

Et l’enfant au visage sombre se tient tranquille


Les soirs d’été
Quand il écoute les histoires de Tante Suzanne.
(ibidem)

En grandissant

C’était il y a si longtemps.
Mon rêve je l’ai presque oublié.
Mais alors il était bien là
Devant moi.
Vif comme un soleil...
Mon rêve.

Et puis le mur monta,


Il monta lentement,
Lentement.
Entre moi et mon rêve.
Il monta lentement, très lentement,
Obscurcissant,
Dissimulant,
L’éclat de mon rêve
Il monta et toucha le ciel.
Oh ! ce mur !

Et ce fut l’ombre.
Me voilà noir.

Je suis couché dans l’ombre.


Devant moi, au-dessus de moi
L’éclat de mon rêve n’est plus.
Il n’y a que mur épais.
Il n’y a qu’ombre.

25
Mes mains !
Mes sombres mains !
Elles traversent le mur !
Elles retrouvent mon rêve !
Aidez-moi à briser ces ténèbres,
A fracasser cette nuit,
A rompre cette ombre,
Pour en faire mille rais de soleil,
Mille tourbillons de soleil et de rêve !
(ibidem)

Le manège

, Un enfant de couleur à la fête :


Où est le compartiment des nègres
Sur ce manège,
Monsieur, parce que je veux monter ?
Là-bas dans le sud d’où je viens
Les blancs et les gens de couleur
Ne peuvent pas s’asseoir côte à côte.
Là-bas dans l’autobus on nous met à l’arrière.
Mais y a pas d’arrière
Dans un manège !
Où est donc le cheval
Pour le gamin qu’est noir ?
(ibidem)

Les étoiles

Cette traînée d’étoiles sur les rues de Harlem


Ce léger souffle d’oubli qu’est la nuit
Toute une ville s’élève
Au chant d’une mère
Toute une ville rêve
Au son d’une berceuse.
Tends la main, petit enfant noir, et prends une étoile.
Du fond de ce léger souffle d’oubli
Qu’est la nuit.
Ne prends
Qu’une seule étoile.
(ibidem)
Moi aussi je suis l’Amérique

Moi aussi je chante l’Amérique.


Je suis le frère obscur.
On m’envoie manger à la cuisine
Quand il vient du monde.
Mais je ris.
Je mange bien,
Et je prends des forces.
Demain,
Je resterai à table
Quand il viendra du monde.
Personne n’osera
Me dire
Alors :
« Va manger à la cuisine ».
Et puis
On verra bien comme je suis beau
Et on aura honte.
Moi aussi je suis l’Amérique.
(ibidem)

CLAUDE MAC KAY (1860-1947) — Né à la Jamaïque de fa¬


mille paysanne, Mac Kay
est un des plus remarquables représentants de la Négro-Renaissance. 11
débuta dans la littérature par des poèmes en créole antillais. Songs of
Jamaica, manifestant résolument son désir de ne point rompre avec son
milieu populaire, à l’opposé des « better negroes »i, l’élite nègre instruite,
dont le premier souci était de former une caste bien à part, une bourgeoisie
toute orientée vers le mirage et le modèle de l’Américain blanc. Tout
comme Langston Hughes, il mène une vie instable, non point par nécessité
(il obtint successivement une bourse d’études commerciales, puis une autre
d’agriculture pour l’Institut de Tuskegee1 2 fondé par Booker Washington),
mais poussé par l’insatiable curiosité de l’homme pour ses semblables. Pour
vivre à Harlem, la ville noire de New York, Mac Kay sera tour à tour
gérant de restaurant et laveur de vaisselle. Pour connaître l’Amérique, il
sera matelot sur un caboteur et garçon de pullman sur les transaméricains ;
enfin pour connaître la planète, ü s’engage comme chauffeur sur un cargo
et ira jusqu’en Russie ; ü travaille un an à Londres dans une imprimerie,
fait du reportage pour un journal ouvrier, enfin il est débardeur à
Marseille, à Barcelone ; c’est de ces multiples expériences que naissent
poèmes et romans.
Car Mac Kay n’a jamais cessé d’écrire ni de réfléchir. Il n’a jamais
cessé son combat pour l’authenticité du Nègre. Aux Etats-Unis avec

1. Better negroes : littéralement : nègres améliorés 1 c’est-à-dire instruits,


éduqués selon les critères américains, correspond à peu près à l’« évolué »
en Afrique.
2. Alabama.

27
l’équipe de Langston Hughes, Jean Toomer, Countee Cullen, James
Weldon Johnson, Sterling Brown, il participe au Manifeste et à l’action
de la Négro-Renaissance. II milite dans le journal progressiste Liberator.
11 fréquente à Paris les milieux intellectuels d’où sortira le Mouvement
de la Négritude. Il publie d’autres poèmes Harmel Shadows. Mais surtout
il fonde véritablement le roman réaliste négro-américain avec Home to
Harlem et Banjo (1928). Langston Hughes, Richard Wright, Chester Himes,
lui sont débiteurs de la totale libération de leur style : l’exubérance brutale
du langage et l’utilisation du dialecte, la vérité minutieuse des caractères,
la fantaisie de l’action, l’accent sur des problèmes sociaux et raciaux, la
critique de la civilisation américaine, sont autant de conquêtes de Claude
Mac Kay sur le conformisme littéraire, spirituel et culturel de l’élite
bourgeoise tant noire que blanche. Par ricochet, son influence se fera
sentir sur plusieurs romanciers nègres francophones comme Ousmane
Soce, Joseph Zobel, Sembene Ousmane. Le texte suivant, reproduit dans
la revue Légitime Défense, est toujours d’actualité.

« Vous ÊTES UNE BANDE PERDUE,


VOUS LES NOIRS INSTRUITS »

Ray avait fait la rencontre d’un étudiant noir martiniquais ;


pour lui, la plus grande gloire de son île était d’avoir vu naître
l’impératrice Joséphine. Cet événement donnait à la Martini¬
que une importance qui lui faisait dépasser de haut toutes les îles
des Antilles.
— Je ne vois pas tes raisons d’être si fier, lui dit Ray. Ce
n’était pas une femme de couleur.
— Non... Mais elle était créole et, à la Martinique, nous
sommes plutôt des créoles que des noirs. Nous sommes fiers de
l’impératrice, à la Martinique ; là-bas, la bonne société est très
distinguée et elle parle un français très pur qui n’a rien à faire
avec ce français vulgaire de Marseille.
Ray lui demanda s’il avait jamais entendu parler de Batouala
de René Maran. Il répondit qu’on avait interdit la vente de
Batouala sur le territoire de la colonie, il faisait mine d’approu¬
ver la mesure. Ray lui demanda si véritablement c’était exact ;
il n’en avait jamais, pour sa part, entendu parler.
— C’était un livre dangereux, très fort, très fort, disait
l’étudiant en manière de défense de l’interdiction.
Ils étaient dans un café de la Cannebière. Ce soir-là, Ray
avait rendez-vous avec un autre étudiant, un Africain de la
Côte d’ivoire. Il demanda au Martiniquais de l’accompagner,
voulant leur faire faire connaissance. L’autre refusa, disant qu’il
ne tenait pas à fréquenter les Sénégalais et que le bar africain
était d’ailleurs un bar des bas-fonds. Il crut devoir mettre en
garde Ray contre les Sénégalais.
— Ils ne sont pas comme nous, lui dit-il. Les blancs se
conduiraient mieux avec les noirs, si les Sénégalais, n’étaient

28
pas là. Avant la guerre et le débarquement des Sénégalais, en
France, c’était parfait pour les noirs. On nous aimait et l’on
nous respectait, tandis que maintenant...
—— C est à peu près la même chose avec les Américains blancs,
dit Ray. Il faut juger la civilisation d’après son attitude
générale à l’égard des peuples primitifs et pas d’après des cas
exceptionnels. Vous ne pouvez pas ignorer les Sénégalais et les
autres Africains noirs ; pas davantage que vous ne pouvez
ignorer le fait que nos ancêtres étaient des esclaves... Dans les
Etats1, on se comporte comme vous. Les noirs du Nord se
sentent supérieurs aux noirs du Sud et aux Antillais qui ne sont
pas aussi teintés qu’eux de vernis civilisé... Nous autres noirs
instruits, nous parlons beaucoup de la renaissance de la race ; je
me demande comment nous parviendrons à la susciter. D’un
côté nous avons contre nous l’insolence arrogante du monde,
quelque chose de puissant, de froid, de dur et de blanc comme la
pierre. De l’autre, l’immense armée des travailleurs : notre race.
C’est le prolétariat qui fournit, savez-vous, l’os, le muscle, et le
sel de toute race ou de toute nation. Dans la course à la vie
moderne, nous ne sommes que des débutants. Si cette renais¬
sance dont nous parlons doit être autre chose que sporadique ou
superficielle, il faut que nous plongions jusqu’aux racines de notre
race pour la susciter.
— Je crois à la renaissance de la race, dit l’étudiant, mais pas
au retour à l’état sauvage.
Plonger jusqu’aux racines de notre peuple et bâtir sur notre
propre fonds, dit Ray, ce n’est pas retourner à l’état sauvage,
c’est la culture même.
— Je ne vous suis pas, dit l’étudiant.
— Vous êtes pareil à beaucoup de nos intellectuels noirs qui
parlent constamment de « la race », dit Ray. Ce qui vous nuit,
c est votre education. On vous donne une éducation d’homme
blanc et vous apprenez à mépriser votre propre peuple. Vous
lisez 1 histoire bourrée de parti-pris des blancs, conquérants des
peuples de couleur, et cela vous émeut autant qu’un garçon blanc
d’une grande nation blanche. Alors, devenus adultes, vous décou¬
vrez avec la violence d’un choc que vous n’appartenez pas et ne
pouvez pas appartenir à la race blanche. Tout ce que vous avez
appris ou accompli ne parviendra pas à vous ouvrir les cercles
fermés des blancs et ne vous donnera pas les possibilités
complètes qui s’offrent au blanc. Vous avez beau être modernes,
talentueux, cultivés, vous aurez toujours le qualificatif « de cou¬
leur » pour accompagner votre nom. Et, au lieu que vous l’accep-

1. Etats-Unis.

29
tiez avec orgueil et courage, ce qualificatif rend amers et aigris
la plupart d’entre vous, surtout vous, les sang-mêlés ; vous êtes
une bande perdue, vous, les noirs instruits et vous ne pourrez
jamais vous retrouver que dans le retour aux profondeurs de
votre peuple. Ne prenez pas comme modèle l’orgueilleuse jeu¬
nesse cultivée d’une société blanche solidement assise sur ses
conquêtes impérialistes. Une jeunesse, si comblée qu’elle peut
s’offrir le luxe du mépris pour les brutes blanches qui peinent aux
échelons inférieurs... Si vous étiez sincères dans votre concep¬
tion de l’avancement de la race, vous iriez chercher vos
exemples chez les blancs d’une autre catégorie. Vous étudierez
le mouvement culturel et social des Irlandais, vous abandonne¬
riez tous ces romans européens intelligents et ennuyeux et vous
liriez, sur les paysans russes, l’histoire de leurs luttes, leur vie
humble, patiente et dure. Et vous liriez aussi la vie des roman-
- ciers' russes, qui l’ont décrite jusqu’à la Révolution Russe. Vous
apprendriez tout ce que vous pourriez sur Gandhi et sur ce qu’il
est en train de faire pour les masses populaires de l’Inde. Vous
vous intéresseriez aux dialectes indigènes de l’Afrique et, si vous
ne les compreniez pas tous, vous vous montreriez au moins
humbles devant leur beauté simple au lieu de les mépriser.
( Banjo)

COUNTEE CULLEN (1903, New York) — Parmi les poètes


de la Négro-Renais-
sance, Countee Cullen occupe une place bien à lui. C’est le plus nos¬
talgique, le plus angoissé du groupe.
Son poème Héritage traduit admirablement ce désarroi — fait d’inquié¬
tude et d’attirance mêlées — que le Nègre américain éprouve lorsqu’à se
demande : « Qu’est l’Afrique pour moi ? moi que trois siècles séparent des
lieux que chérirent mes pères. »
Afrique idéalisée, stéréotypée, qui ressemble à un livre d’images pour
enfants (oiseaux chanteurs, félins, serpents d’argent, bosquets d’épices,
dieux païens et Nègres nus qui dansent dans la jungle et l’innocence).
Mais Countee Cullen touche la corde sensible, la corde tragique
lorsqu’il souhaite invoquer, lui le converti au dieu des chrétiens, un Christ
qui ait la peau noire : « Ma chair serait ainsi certaine que la Vôtre a
connu ses maux, mon cœur souhaiterait servir un dieu noir, et avoir ainsi
pour guide un précédent dans la souffrance. »
Countee Cullen est aussi le poète le plus mystique de la Négro-
Renaissance et la souffrance le conduit tout naturellement à la prière,
alors qu’elle provoque la révolte chez Mac Kay, la menace, l’amertume,
l’ironie caustique chez Langston Hughes et Sterling Brown.

Héritage

L’Afrique, qu’est-ce donc pour moi ;


Soleil cuivré, mer écarlate.
Etoile et piste de la jungle,
Forts hommes bronzés, ports de reines
Des négresses qui m’enfantèrent
Quand chantaient les oiseaux d’Eden ?
Pour moi que trois siècles séparent
Des lieux que chérirent mes pères,
Bosquets d’épices, canneliers,
L’Afrique, qu’est-ce donc pour moi ?

Me voici donc qui, tout le jour,


Ne veux entendre d’autre chant
Que le chant barbare et sauvage
Des oiseaux qui vont tourmentant
Les massifs troupeaux de la jungle.
Juggernauts de chair qui défilent,
Foulant l’herbe haute et rebelle,
Où les amants dans la forêt
Se font des serments sous le ciel.
Me voici qui toujours entends,
Même en pressant contre l’oreille
Mes deux pouces, et les y tenant.
Le battement des grands tambours.
Me voici tirant mon orgueil,
Mon cher désespoir et ma joie,
De ma chair, de ma peau foncée.
Ce sombre sang qu’elles endiguent,
Marées de vin au pouls puissant,
Doit, j’en ai peur, brûler les fins
Conduits de ce réseau qu’irritent
Ces flots d’une écume agitée.

L’Afrique ? Un livre qu’on feuillette


Distraitement, jusqu’au sommeil.
Oubliées, ses chauves-souris
Volant en cercle dans la nuit,
Ses félins tapis aux roseaux
Guettant la tendre proie qui paît
Au bord du fleuve ; plus jamais
De rugissement qui claironne :
« De la gaine où elles dormaient
Des griffes de roi ont bondi ».
Les serpents d’argent qui rejettent
Une fois l’an ces jolies peaux
Que vous portez, ne cherchant pas
Comme vous à fuir les regards ;

31
Que me fait votre nudité ?
Nulle fleur lépreuse ne dresse
Ici de corolle féroce ;
Ici, nul corps lisse et humide
Dégouttant de pluie et sueur
Ne danse la danse sauvage
De nos amoureux de la jungle.
Que me sont les neiges d’antan ?
Que m’est l’an passé ? Tous les ans
L’arbre qui ne bourgeonne oubliera
L’aube où le soir de son passé...
Rameaux fleuris et fleurs ou fruits,
L’oiselle, aussi timide et muette,
Toute étonnée de ses douleurs.
Et résignée dans son feuillage.
Pour moi que trois siècles séparent
Des lieux que chérirent mes pères,
Bosquets d’épices, canneliers,
L’Afrique, qu’est-ce donc pour moi ?

Me voici donc, ne trouvant paix


Ni nuit, ni jour, ni nulle trêve,
A l’implacable battement
De ces cruels pieds de velours
Qui longent la rue de mon corps...
Ils vont et viennent, et reviennent,
Traçant un sentier dans la jungle.
Me voici donc, ne trouvant guère
De nuits paisibles quand il pleut...
Je ne puis trouver le repos
Quand la pluie commence à tomber ;
Je dois comme fou de douleur.
Faire écho à son chant magique,
Me tordre et me contorsionner
Comme le ver sur l’hameçon ;
Le rythme plaintif des gouttes
Perçant me crie : « Devêts-toi !
Quitte ta jeune exubérance.
Viens danser la Danse d’amour ! »
Comme je l’ai toujours vu faire.
Nuit et jour, la pluie me travaille.

D’étranges dieux païens bizarres,


Les Noirs en sculptent dans le bois.
L’argile ou les pierres fragiles.
Sur un modèle bien à eux.
Ma conversion m’a coûté cher ;
Car j’appartiens à Jésus-Christ,
Qui nous prêche l’humilité ;
Les dieux païens ne me sont rien.
O Père, et Fils, et Saint Esprit,
C’est bien en vain que je me vante ;
Jésus deux fois tendant la joue,
Agneau de Dieu, j’ai beau parler
Par ma bouche ainsi, en mon cœur
Je sais que je joue double jeu.
Même à Votre autel flamboyant
Mon cœur ne comprend plus, défaille.
Souhaiterait servir un Dieu noir,
Et avoir ainsi comme guide
Un précédent dans la souffrance,
Le bafoue ensuite qui veut ;
Ma chair serait ainsi certaine
Que la Vôtre a connu mes maux.
Seigneur, des dieux noirs, moi aussi.
J’en sculpte et j’ose Vous donner
Sous l’arc des cheveux noirs rebelles,
Des traits brunis désespérés
Où la patience chancelle
Quand l’y force un chagrin mortel,
Tandis que, vives et brûlantes,
Montent des touches de colère
Aux joues souffletées, aux yeux las.
Seigneur, pardonnez mon besoin
De me faire un credo humain.
Tout le jour et toute la nuit
Je n’ai plus qu’une chose à faire ;
Dompter l’orgueil, calmer le sang,
Afin de survivre au déluge.
De peur qu’une braise cachée
N’enflamme comme du lin sec
Un bois que je croyais mouillé.
Le fondant comme simple cire.
Et que les morts sortent des tombes.
Chez moi ni le cœur ni la tête
N’ont encore admis que nous sommes.
Eux et moi, des civilisés.
(Traduction Jean Wagner, Trésor Africain.)

33
STERLING BROWN (1901, Washington) —Sterling Brown est
ie plus amer et le
plus ironique des poètes de la Négro-Renaissance. Qu’on ne se laisse
pas fourvoyer par le « populisme » de son style. S’il partage avec
ses pairs le goût du folklore, et plus celui des * works-songs » de la
révolte, que celui des spirituals de la résignation, il n’en est pas moins un
savant professeur de littérature américaine à l’université noire de
Howard.

Chant du forçat

Vas-y doucement - han -


Avec ce marteau, mon ga’s ;
Vas-y doucement - han -
Avec ce marteau, mon ga’s ;
Ca ne presse pas, mon pote,
Tu as bien le temps.

Le calibre lui a - han -


Fait sauter son cœur noir ;
Le calibre lui a - han -
Fait sauter son cœur noir ;
Ils m’ont sapé à perpète, mon pote.
Et encore un jour.

Ma fille fait la Cinquième rue - han-


Mon fils est parti ;
Ma fille fait la Cinquième rue - han -
Mon fils est parti ;
Ma femme est à l’hosto1, mon pote
Et l’bébé qu’est pas né.

Mon vieux est mort - han -


En me maudissant ;
Mon vieux est mort - han -
En me maudissant ;
Et ma vieille mère, mon pote,
Couvre sa misère.

J’ai les fers aux deux pieds-han-


Un garde par-derrière ;
J’ai les fers aux deux pieds - han -
Un garde par-derrière ;
Le boulet et la chaîne, mon pote,
Me sortent pas de l’idée.
1. Hôpital.

34
L’homme blanc, il m’a dit - han -
Au diable ton âme ;
L’homme blanc, il m’a dit - han -
Au diable ton âme ;
Je n’avais pas besoin, mon pote,
Qu’on me le dise.

Le bagne jamais - han -


Ne me lâchera ;
Le bagne jamais - han -
Ne me lâchera ;
J’suis un pauvre ga’s perdu, mon pote
A jamais.

(Trad. Jean Wagner, Trésor Africain )

RENE MARAN ET BATOUALA, 1921

RENE MARAN (1887-1960) — Ce Noir, né à la Martinique en


1887, de parents guyanais, et en¬
tièrement élevé en France, s’est révélé écrivain au contact de l’Afrique
où il vint servir à l’instar de maints Antillais. Mais sa carrière littéraire
porta un coup fatal à sa carrière administrative. En effet, son premier
roman Batouala, véritable roman nègre qu’il publia en 1921 et dont
l’excellence du style lui obtint le prix Goncourt, provoqua un véritable
scandale. Contre tous les poncifs de la littérature coloniale, René Maran
s’avisait de décrire simplement les Noirs tels qu’ils étaient, sans les
déformer comme il était d’usage. 11 montrait leurs vraies qualités et
leurs vrais défauts, prosaïques dans leurs coutumes et poètes dans leurs
croyances ; avec humour, mais sans caricature ; surtout il avait l’audace
de révéler que les Noirs, eux aussi, pensaient, eux aussi regardaient,
jugeaient et critiquaient avec une impitoyable logique leurs maîtres euro¬
péens.
Enfin Maran osait iui-même se permettre dans sa préface une violente
critique du système colonial tel qu’il en avait observé l’application de ses
propres yeux et il invitait ses « frères en esprit écrivains de France » à
contrôler davantage ce qu’on faisait en Afrique au nom de leur civi¬
lisation.
« C’est à redresser tout ce que l’administration désigne sous l’euphé¬
misme d’« errements » que je vous convie. La lutte sera serrée. Vous allez
affronter des négriers. A l’œuvre donc et sans plus attendre. La France le
veult ». Ce fut une levée de boucliers contre ce fonctionnaire trop
honnête ! Mais, cet acte de solidarité nègre, par-delà les divisions de la
culture et de l’origine, fit que René Maran fut considéré comme un
précurseur par les tenants du mouvement de la négritude. 11 écrivit
encore de nombreux romans sur l’Afrique dont Le livre de la Brousse,
Djouma chien de brousse et des romans psychologiques Un homme pareil
aux autres et Le cœur serré. Il est mort en 1960.

35
Préface de Batouala
(extrait)

Ce roman est tout objectif. Il ne tâche même pas à expliquer :


il constate. Il ne s’indigne pas : il enregistre. Par les soirs de
lune, allongé sur ma chaise longue, de ma véranda j’écoutais
les conversations de ces pauvres gens. Ils souffraient et riaient
de souffrir.

Montesquieu a raison, qui écrivait en une page où, sous la


plus froide ironie, vibre une indignation contenue : « ils sont si
noirs des pieds jusqu’à la tête, et ils ont le nez si écrasé, qu’il
est presque impossible de les plaindre. »
Après tout, s’ils crèvent de faim par milliers, comme des mou¬
ches, c’est que l’on met en valeur leur pays. Ne disparaissent
que ceux qui ne s’adaptent pas à la civilisation.
Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier
d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour,
à Tokyo, a dit ce que tu étais !
Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles,
quoi que tu fasses, tu te meus dans le mensonge. A ta vue, les
larmes de sourdre et la douleur de crier. Tu es la force qui
prime le droit. Tu n’es pas un flambeau, mais un incendie. Tout
ce à quoi tu touches tu le consumes...
Honneur du pays qui m’a tout donné, mes frères de France,
écrivains de tous les partis, je vous appelle au secours, car j’ai
foi dans votre générosité.
Mon livre n’est pas de polémique. Il vient, par hasard, à son
heure. La question nègre est « actuelle »... N’est-ce pas vous
« Eve1 », petite curieuse, qui avez enquêté afin de savoir si une
blanche pouvait épouser un nègre ? Depuis, Jean Finot a publié,
dans la Revue, des articles sur l’emploi des troupes noires.
Depuis le docteur Huot leur a consacré une étude au Mercure
de France. Depuis, M. Maurice Bourgeois a dit, dans Les
Lettres, leur martyre aux Etats-Unis. Enfin au cours d’une inter¬
pellation à la Chambre, le ministre de la guerre, M. André
Lefèvre, ne craignit pas de déclarer que certains fonctionnaires
français avaient cru pouvoir se conduire, en Alsace-Lorraine
reconquise, comme s’ils étaient au Congo français.
De telles paroles prononcées en tel lieu, sont significatives. Elles
prouvent à la fois que l’on sait ce qui se passe en ces terres
lointaines et que jusqu’ici on n’a pas essayé de remédier aux
abus, aux malversations et aux atrocités qui y abondent

1. Journal féminin.

36
Mes frères en esprit, écrivains de France, cela n’est que trop
vrai.
... C’est à redresser tout ce que l’administration désigne sous
l’euphémisme « d’errements » que je vous convie. La lutte sera
serrée. Vous allez affronter des négriers. Il vous sera plus dur
de lutter contre eux que contre des moulins. Votre tâche est
belle. A l’œuvre donc et sans plus attendre. La France le veult !
(Batouala, véritable roman nègre, Editions Albin-Michel, Paris )

Le réveil de Batouala

Dehors, les coqs chantent. A leurs « kékéréké » se mêlent le


chevrotement des cabris sollicitant leurs femelles, le ricane¬
ment des toucans, puis, là-bas, au fort de la haute brousse
bordant les rives de la Pombo et de la Bamba, l’appel rauque
des « bacouyas », singes au museau allongé comme celui d’un
chien.
Le jour vient.
Bien que lourd de sommeil encore, le chef Batouala, Batouala,
le mokoundji1 2 de tant de villages, percevait parfaitement ces
rumeurs.
Il bâillait, avec des frissons et s’étirait, ne sachant pas s’il
devait se rendormir ou se lever.
Se lever, N’Gakoura" ! pourquoi se lever ? Il ne voulait même
pas le savoir, dédaigneux qu’il était des résolutions simples à
l’excès ou à l’excès compliquées.
Or, rien que pour découcher, ne fallait-il pas faire un énorme
effort ? La décision à prendre semblait être très simple en soi.
En fait, elle était difficile, réveil et travail n’étant qu’un, du
moins pour les blancs.
Ce n’est pas que le travail l’effrayât outre mesure. Robuste,
membru, excellent marcheur — au lancement de la sagaie ou du
couteau de jet, à la course ou à la lutte, il n’avait pas de
rival.
Le travail ne pouvait donc pas l’effrayer.
Seulement, dans la langue des blancs, ce mot revêtait un sens
étonnant. Il signifiait fatigue sans résultat immédiat ou tangi¬
ble, soucis, chagrins, douleur, usure de santé, poursuite de buts
imaginaires.
Ah ! les blancs ! Ils feraient bien mieux de rentrer chez eux,
tous. Ils feraient mieux de limiter leurs désirs à des soins

1. Mokoundji : chef.
2. N’Gakoura : bon Dieu !

, 37
domestiques ou à la culture de leurs terres, au lieu de les diriger à
la conquête d’un argent stupide.
La vie est courte. Le travail est pour ceux qui ne la
comprendront jamais. La fainéantise ne dégrade pas l’homme.
A qui voit juste, elle diffère de la personne.
Au fond, pourquoi se lever ? On est mieux assis que debout,
mieux couché qu’assis.
La natte sur laquelle il reposait, dégageait une bonne odeur
fanée. La dépouille d’un bœuf sauvage frais tué ne pouvait la
surpasser en souplesse.
Par conséquent, au lieu de rester à rêvasser, en fermant les
yeux, que n’essayait-il de se rendormir ? Il lui serait ainsi loisible
d’apprécier à sa valeur la perfection moelleuse de son « bogbo »\
Auparavant, il lui fallait ranimer le foyer.
Quelques brindilles de bois mort et un peu de paille suffi¬
raient. Les joues gonflées, il soufflerait sur la cendre où cou¬
vaient des étincelles. Peu après, suivie de crépitements, âcre,
suffocante, la fumée déroulerait ses spirales. Et viendrait l’éclo¬
sion des flammes, précédant la marche envahissante de la
chaleur.
Alors dans la case attiédie — le dos au feu, il n’aurait plus
qu’à dormir à nouveau, allongé comme un phacochère. Il n’aurait
plus qu’à se réchauffer au brasier, comme un iguane au soleil. Il
n’aurait plus qu’à imiter la « yassi »a avec qui il vivait depuis si
longtemps.
Son exemple était excellent. Tranquille, nue, la tête appuyée
contre un billot, les mains sur le ventre, les jambes écartées,
elle faisait « gologolo », elle ronflait, quoi ! accotée à un foyer
éteint lui-aussi.
Le bon sommeil qu’elle dormait ! Parfois elle tâtait ses
mamelles flasques et ridées, semblables à des feuilles de tabac
séché, se grattait en poussant de longs soupirs. Ses lèvres
remuaient. Elle ébauchait des gestes. Bientôt le calme revenait,
et son ronflement égal...
Dominant les poules, les canards et les cabris, en un renfon¬
cement, derrière les fagots, tête à queue sur la pile de paniers à
caoutchouc, Djouma, le petit chien roux et triste, somnolait.
De son corps amaigri de privations, on ne voyait guère que
les oreilles, droites, pointues, mobiles. De temps à autre, agacé
d’une puce ou piqué d’une tique, il les secouait. D’autres fois, il
grognait sans bouger plus que Yassiguindja, la yassi préférée de
son maître, Batouala, le mokoundji. Ou encore, visité de rêves

1. Bogbo : matelas.
2. Yassi : épouse.

38
cyniques, ses aboiements étouffés invectivant contre le silence,
il ouvrait la gueule pour happer le vide...
Batouala s’est accoudé. Vraiment, il n’y avait même plus
moyen d’essayer de dormir ! Tout se liguait contre son repos.
Le brouillard bruinait par l’entrée de sa case. Il faisait froid. Il
avait faim. Et le jour croissait.
D’ailleurs, où et comment dormir ? Rainettes-forgerons,
crapauds-buffles et grenouilles-mugissantes, à l’envi coassaient au
profond des herbes touffues et mouillées, dehors. Dehors, autour
de lui, malgré le froid, et parce que le feu éteint n’avait plus de
fumée pour les étourdir, « fourousx» et moustiques bour¬
donnaient, bourdonnaient. Enfin, si les cabris étaient partis au
chant du coq, les poules demeuraient, qui menaient grand
tapage.
(ibidem)

La philosophie des bonnes habitudes

Batouala songeait. Djouma, les poules, les canards et les cabris


étaient partis. Il sentit qu’il se devait de les imiter. Et puis, il
y avait fête de la circoncision. Il n’y avait encore invité
personne. Il était temps de réparer cet oubli.
Une fois qu’il se fut frotté les yeux du revers de la main et
mouché des doigts, il se leva en se grattant. Il se gratta sous
les aisselles. Il se gratta les cuisses, la tête, les fesses, les bras.
Se gratter est un excellent exercice. Il active la circulation
du sang. C’est aussi un plaisir et un indice.
On n’a qu’à regarder autour de soi. Tous les êtres animés se
grattent, au sortir du sommeil. L’exemple est bon à suivre,
puisque naturel. Est mal réveillé qui ne se gratte pas.
Mais si se gratter est bien, bâiller vaut mieux. C’est une
façon de chasser le sommeil par la bouche.
On peut aisément se rendre compte de cette manifestation
surnaturelle. N’est-ce pas durant les froides journées que tout
le monde expire une sorte de fumée ? Entre autres choses, cela
certifie que le sommeil n’est qu’une manière de feu secret. Il en
avait l’assurance, lui, Batouala. Un sorcier est infaillible. Et,
depuis que son vieux père lui avait transmis ses pouvoirs, il était
sorcier, il était N’Gakoura1 2.
D’ailleurs, voyons ! Si le sommeil n’est pas un feu intérieur,
d'où peut provenir cette fumée sans feu ? Il attendait les
arguments, à coups sûr remarquables, de son contradicteur.

1. Insectes.
2. Equivalent de Dieu.

39
Bâiller par-ci, se gratter par-là, ne sont que gestes de
minime importance. Tout en les continuant, Batouala eut des
renvois retentissants. Cette vieille habitude lui venait de ses
parents qui, eux, l’avaient héritée des leurs.
Les anciennes coutumes sont les meilleures. On ne saurait
trop les observer. Elles se fondent sur l’expérience.
Ainsi pensait Batouala. Il était gardien des mœurs désuètes,
demeurait fidèle à ce que ses ancêtres lui avaient légué.
(ibidem)

Les blancs

Les blancs, ah, les blancs !


Ils pestent contre la piqûre des moustiques. Celles des
fourous les irritent. Le bourdonnement des mouches les rend
nerveux. Ils ont peur des scorpions, de ces noirs et venimeux
.« prakongos », qui vivent parmi les toitures ruineuses, la pier¬
raille ou les décombres. Ils redoutent les mouches maçonnes.
Tout les inquiète. Un homme digne de ce nom doit-il se soucier
de ce qui s’agite et vit autour de lui ? Ah, les blancs !
Leurs pieds ? Une infection. Pourquoi aussi les emboîter en
des peaux noires ou jaunes ou blanches ?
Et s’il n’y avait que leurs pieds qui puaient. Hélas, de leur
corps entier émane une odeur de cadavre.
L’on peut admettre, à la rigueur, que l’on ait des pieds
ensachés de cuir cousu.
Mais se garantir les yeux de verres blancs, jaunes, bleus,
noirs ! Mais se couvrir la tête de petits paniers, N’Gakoura,
voilà qui dépasse l’entendement !
(ibidem)

L’ECOLE HAÏTIENNE, 1928-1932

Il y avait aux Antilles depuis cent ans une littérature produite


par les autochtones sur le modèle exclusif de la littérature
française ; mêmes formes : sonnets, ballades, pantoums, alexan¬
drins ou huitains aux rimes riches, masculines ou féminines ;
mêmes thèmes : la nature, l’enfant, la nostalgie du temps qui
passe, les émois et les souffrances de l’amour, ou encore le
thème de la mer et des « isles » à la manière de Heredia ou de
Desbordes-Valmore. « Littérature de tourisme » dira Suzanne
Césaire ; Léon Damas sera plus sévère encore pour ces « poètes
de la décalcomanie ».

40
Mais il est vain peut-être de critiquer cette production
littéraire d’après des critères esthétiques. Certes il n’y a là
aucune imagination, aucune audace, aucune innovation, aucune
création. C’est un simple écho de la littérature française. Mais
pourquoi n’est-ce qu’un écho ? Voilà la vraie question. Parce que
c’est une production qui émane de la seule bourgeoisie antillaise
entièrement polarisée par la civilisation de l’Europe. Bourgeoi¬
sie de couleur qui a honte de sa couleur1, et qui n’a qu’une hâte :
faire oublier cette couleur qui rappelle le peuple d'où elle est
sortie et ce passé d’esclaves ou de « barbares » d’A frique !
Aussi, à force d’imiter en tout le Blanc, le maître, par les
mœurs, la religion, le costume, et la culture, elle espère en
somme se créer une blancheur, se franciser, s’assimiler totale¬
ment à la race dominante, la race « à peau sauvée ». Elle
éliminera donc de sa vie comme de ses écrits tout ce qui est
nègre. Comme on le voit, ce problème littéraire est d’abord un
problème social et racial qui, lui-même, a des causes politiques
et économiques précises.
La traite des esclaves et la ségrégation sont les deux tares
qui ont déformé les Antilles2 et l’Amérique. La loi du plus fort
impose la morale du plus fort, la culture du plus fort, et
engendre chez le peuple dominé un complexe d’infériorité très
difficile à extirper. Dans la mesure où on a honte de sa
personnalité, on la cache et on essaye d’emprunter la person¬
nalité de celui qu’on admire. Tel est le phénomène de l’assimi¬
lation culturelle qui s’est produit aux Antilles et qu’on peut
observer aussi en Afrique, mais dans une mesure moindre, car
celle-ci n’a été colonisée que de 50 à 80 ans, tandis que les
Antilles le sont depuis 300 ans.
Cependant le cas de Haïti est un peu particulier. En effet
cette île conquit son indépendance en 1804, profitant des
remous occasionnés par la Révolution française. Il faut retenir
le nom glorieux de Toussaint Louverture, cet esclave qui prit la
tête de la révolution haïtienne et fut le chef de ce pays « où
la négritude se mit debout pour la première fois » (Césaire). Il
faut aussi retenir les noms de Dessalines et du roi Christophe
qui succédèrent à Toussaint dans leur effort d’assurer une vérita¬
ble indépendance à leur peuple. Hélas ! le pouvoir retomba vite
aux mains des bourgeois mulâtres qui collaboraient avec l’ancien
colonisateur ; depuis, Haïti se débat dans le cercle vicieux des
révolutions inutiles parce qu’une faction succède à l’autre, dans

1. Même phénomène qu’aux Etats-Unis. Voir l’étude du psychiatre


Frantz Fanon : Peau noire, masques blancs. (Editions du Seuil, Paris.)
2. En partie aussi l’Afrique.

41
la seule poursuite de ses intérêts personnels, tandis que sur le
plan économique et social, le pays est livré aux trusts étrangers
et le peuple croupit dans la misère.
Sur le plan culturel, il y a donc eu ce même phénomène
d’assimilation, au point que les intellectuels haïtiens vantaient
leur glorieuse destinée qui consistait à « maintenir avec le
Canada et les Antilles françaises, les traditions et la langue
françaises ».
Rien en principe n’eût pu changer cet état d’esprit. Mais il
y eut en 1915 l’occupation américaine. Et ce n’est pas la
France qui défendit Haiti. Alors par un retour de patriotisme
authentique, les intellectuels s’intéressèrent du coup à leur
folklore et aux traditions indigènes. Ils se mirent à étudier les
mœurs, les croyances, les contes haïtiens que l’on retrouvait, à
peu près intacts, chez les paysans pauvres et analphabètes. Ils
reconnurent cette culture populaire comme la seule qui soit
nationale et se mirent à son école. On fonda des revues,
comme La nouvelle Ronde, La Revue indigène et La Revue des
Griots dont Cari Brouard, le directeur, définira ainsi l’objectif :
« Nous autres griots haïtiens, devons chanter la splendeur de
nos paysages, la beauté de nos femmes, les exploits de nos
ancêtres, étudier passionnément notre folklore et nous souvenir
que changer de religion est s’aventurer dans un désert inconnu,
que devancer son destin est s’exposer à perdre le génie de sa
race et ses traditions. Le Sage n’en change pas ; il se contente
de les comprendre toutes ».
Ce « retour aux sources » sera fortement accentué par l’ac¬
tion d’un autre éminent haïtien : Jean Price-Mars ; homme de
science, professeur et diplomate, il usa de toute son autorité
intellectuelle pour dénoncer les faiblesses des productions cultu¬
relles d’imitation française et pour revaloriser le folklore
haïtien, le dialecte créole et la religion vaudou. Car « à force
de nous croire des Français colorés, nous désapprenions à être
des Haïtiens tout court ».
Enfin le renouveau haïtien doit aussi à Price-Mars d’avoir
officiellement reconnu les origines africaines de sa culture.
« Nous n’avons de chances d’être nous-mêmes que si nous ne
répudions aucune part de l’héritage ancestral. Eh bien ! cet
héritage, il est pour les huit-dixième un don de l’Afrique ».
L’ouvrage le plus célèbre de Price-Mars s’appelle Ainsi parla
l’oncle, mais ses travaux sur la culture et l’ethnographie
haïtiennes, sont très nombreux, et son rôle de conseiller au
groupe de Présence Africaine et dans la Société Africaine de
Culture, est vraiment celui de « l’oncle », de l’ancêtre qui a

42
initié deux générations à la fidélité et au respect des cultures
négro-africaines.
En Haiti cependant il faudra attendre quelques années pour
recueillir les fruits de ces recherches passionnées : en 1931, Léon
Laleau publie Musique Nègre où se trouve le fameux huitain où
il chante la nostalgie du nègre déraciné tant de son pays que de
sa culture :

Ce cœur obsédant qui ne correspond


Pas avec mon langage et mes costumes
Et sur lequel mordent comme un crampon
Des sentiments d’emprunt et des coutumes
D’Europe sentez-vous cette souffrance
Et ce désespoir à nul autre égal
D’apprivoiser avec des mots de France
Ce cœur qui m’est venu du Sénégal ?

Puis Jean-Baptiste Cinéas, Jean-François Brièrre et surtout Jac¬


ques Roumain, par leurs poèmes et leurs romans, marquèrent le
vrai départ de la renaissance haïtienne qui se poursuit aujourd’hui
avec les poètes Depestre, Bajeux, Bissainthe et le grand roman¬
cier Jacque-Slephen Alexis.

ETZER VILAIRE — Voici tout d’abord un exemple de la poésie


post-parnassienne, en Haïti, avant le mouve¬
ment indigéniste : « L’antillais se fait un point d’honneur qu’un blanc
puisse lire tout son livre sans deviner sa pigmentation ! » (E. Léro)

Plus haut

Tais-toi, mon cœur, sois humble ! Et toi, front orgueilleux,


Incline-toi !... La gloire est l’éclair dans les cieux.
Et rien de ce qui luit ne s’arrête en l’espace.
La gloire est un oiseau mystérieux qui passe
Et dont l’aile brillante, en son rapide essor,
N’effleure que les fronts endormis.
C’est un bruit qui nous trompe, un mirage qui pare
L’immensité déserte où notre pas s’égare.
Qu’importe que ton nom surnage un jour ou deux ?...
Le temps fuit et n’a rien qui vaille un seul soupir ;
Attache une aile forte et pure à ton désir ;
Jette en haut un regard nostalgique, ô mon âme !

43
Fuis par-dessus l’azur baigné de molle flamme.
Vole plus haut, fuis, cherche une autre immensité
Va, monte ! Berce-toi dans la sérénité
Des plages de l’éther ; va ! déchire les voiles
Qui couvrent d’autres lieux peuplés d’autres étoiles ;
Monte, fuis, par-delà le suprême honneur
Vers des éternités de vie et de bonheur !...
Qu’au fond de moi, mon Dieu, s’éveille et croisse l’ange !
Que le rêve du ciel, même à travers la fange
Me montre le Thabor ! Que le goût du divin
Me pénètre le cœur, m’enivre comme un vin.
Comme un vin vendangé des vignes éternelles !
Des ailes à mon cœur, à mon esprit des ailes,
O Mon Dieu ! Remplis-moi, tout moi, d’un peu de toi.
De parfum, de rosée et d’immortelle foi.
D’azur, de miel, d’aurore, d’extase et de prière
' De suave paix, de ta clarté plénière !

CARL BROUARD (Les Griots, Oct.-Nov. 1958) — Puis, chez


les poètes
indigénistes, on découvre la prise de conscience des origines africaines
enveloppée d’une nostalgie encore très littéraire.

Afrique

Tes enfants perdus t’envoient le salut, maternelle Afrique. Des


Antilles aux Bermudes, et des Bermudes aux Etats-Unis, ils
soupirent après toi. Ils songent aux baobabs, aux gommiers bleus
pleins du vol des toucans. Dans la nuit de leurs rêves, Tombouc¬
tou est un onyx mystérieux, un diamant noir, Abomey, ou Gao.
Les guerriers du Bornou sont partis pour le pays des choses
mortes. L’empire du Manding est tombé comme une feuille
sèche. Et partout la misère, la douleur, la mort. Dans quel lieu
n’égrènent-ils pas l’interminable rosaire de leurs misères ?
« Les fils paient la faute des pères jusqu’à la quatrième
génération », as-tu dit, Seigneur. Cependant la malédiction des
fils de Cham dure encore !
Jusques à quand, Etemel ?
Consolation des affligés, elixir des souffrants, source des
assoiffés, sommeil des dormants, mystérieux tambour nègre,
berce les Chamites nostalgiques, endors leurs souffrances im¬
mémoriales !

44
ROGER DORSINVILLE — L’émancipation du style abandonne,
par exemple chez Roger Dorsinville,
la prosodie classique pour se lancer dans l’aventure du vers libre.

Pour célébrer la terre

Pour célébrer la terre hors de la nuit


Vaste et fraîche
Mille rayons clairs debout
Derrière des mornes

Jusqu’à d’autres rayons clairs

Derrière d’autres mornes.


Mille rayons clairs
De mornes à mornes
Dentelés
Dans les rayons clairs
Mille par mille rayons clairs
Font une tente de clarté
Au-dessus des creux profonds
Arrachés à la nuit
Au-dessus des creux profonds
Hors de la nuit
Au-dessus des cieux
Entre les mornes
Crêtés de rayons clairs
Hors du creux profond de la nuit
Hors du creux noir et mouillé de la nuit.

Dans un creux profond de mornes


Dans un creux couvert de clarté
Couvert de clarté
Des tentes de la clarté
Un arbre seul
Pour célébrer la terre
Un arbre seul
Dur et droit
Que cachait la nuit
Solidité dressée
Dans la clarté tremblante à son sommet
Dans la clarté seul et droit
Couronné de clarté
Vivant dans la clarté
Vivant de clarté

45
Pour célébrer la terre
Eveillée réveillée

Et l’espérance muette des bêtes à l’abreuvoir


Et l’espérance engourdie dans les cases
Et l’espérance des premiers pas
Dans la vie des sentiers
Morts dans la nuit
Nus dans la nuit
Vides dans la nuit
Silencieux dans la nuit
Et sans but
Sentiers dans la nuit
Comme des sillages perdus
Pour célébrer la terre dans la clarté
Et la clarté des sentiers
Hors de la nuit.

MARIE-T. COLIMON — Avec M.-T. Colimon, c’est l’amour du pays


natal, la liberté nationale qui pénètrent
dans la poésie haïtienne.

S’il fallait, au monde, présenter mon pays

S’il fallait, au monde, présenter mon pays,


Je dirais la beauté, la douceur et la grâce
De ses matins chantants, de ses soirs glorieux ;
Je dirais son ciel pur, je dirais son air doux.
L’étagement harmonieux des mornes bleuissants ;
Les molles ondulations de ses collines proches
La changeante émeraude des cannes au soleil
Les cascatelles glissant entre les grosses pierres :
Diaphanes chevelures entre les doigts noueux
Et les soleils plongeant dans des mers de turquoise...
Je dirais, torches rouges tendues au firmament,
La beauté fulgurante des flamboyants ardents
Et ce bleu, et ce vert, si doré, si limpide
Qu’on voudrait dans ses bras serrer le paysage.
Je dirais le madras de la femme en bleu
Qui descend le sentier son panier sur la tête,
L’onduleux balancement de ses hanches robustes

46
Et la mélopée grave des hommes dans le champ,
Et le moulin grinçant sous la lune la nuit,
Les feux sur la montagne à mi-chemin du ciel ;
Le café qu’on recueille sur les sommets altiers
L’entêtante senteur des goyaves trop mûres...
Je dirais dans les villes, les torses nus et bronzés
De ceux qui, dans la rue sous la dure chaleur,
Ne se laissent pas effrayer par la plus lourde peine ;
Et les rameurs menant, à l’abri de nos ports,
Lorsque revient le soir, les corallins dansants
Cependant que les îles au large, paresseuses,
Laissent monter en fumée, au fond du crépuscule
La lente imploration de leurs boucans lointains...
Mais j’affermis ma voix d’une ardeur plus guerrière
Pour dire la vaillance de ceux qui l’ont forgé ;
Je dirais la leçon qu’au monde plus qu’étonné.
Donnèrent ceux qu’on croyait des esclaves soumis.
Je dirais la fierté, je dirais l’âpre orgueil,
Présents qu’à nos berceaux nous trouvons déposés,
Et le farouche amour que nous portons en nous
Pour une liberté au prix trois fois sanglant...
Et le bouillonnement vif montant dans nos artères
Lorsqu’au fond de nos bois nous entendons, la nuit.
Le conique tambour que nos lointains ancêtres
Ont porté jusqu’à nous des rives de l’Afrique,
Mère vers qui sans cesse sont tournés nos regards...
S’il fallait au monde présenter mon pays.
Je dirais plus encor, je dirais moins encor.
Je dirais ton cœur bon, ô peuple de chez nous.

JEAN-FRANÇOIS BRIERRE — Avec Brierre, éclatent la solida¬


rité triomphante de la race et le
cri de révolte qui mettra le feu à la nouvelle littérature nègre. J.-Fr. Brierre,
chassé d'Haïti comme tant d'autres, poursuit au Sénégal sa quête ardente
d’un avenir qui s'enracine dans un passé retrouvé.

Black Soul

Cinq siècles vous ont vus les armes à la main


et vous avez appris aux races exploitantes
la passion de la liberté.

47
A Saint-Domingue
vous jalonniez de suicidés
et paviez de pierres anonymes
le sentier tortueux qui s’ouvrit un matin
sur la voie triomphale de l’indépendance.
Et vous avez tenu sur les fonts baptismaux
étreignant d’une main la torche de Vertières
et de l’autre brisant les fers de l’esclavage,
la naissance à la Liberté
de toute l’Amérique Espagnole.

Vous avez construit Chicago


En chantant des blues,
bâti les Etats-Unis
au rythme des spirituals
Et votre sang fermente
dans les rouges sillons du drapeau étoilé.

Sortant des ténèbres


Vous sautez sur le ring
champions du monde
et frappez à chaque victoire
le gong sonore des revendications de la race.

Au Congo
En Guinée1,
vous vous êtes dressés contre l’impérialisme
et l’avez combattu
avec des tambours,
des airs étranges
où grondait, houle omniprésente,
le chœur de vos haines séculaires.
Vous avez éclairé le monde
à la lumière de vos incendies.

Et aux jours sombres de l’Ethiopie martyre


vous êtes accourus de tous les coins du monde
mâchant les mêmes airs amers,
la même rage,
les mêmes cris.
En France,
En Belgique,
En Italie,

1. Je rappelle que ce poème fut publié en 1947.

48
En Grèce,
vous avez affronté les dangers et la mort.
Et au jour du triomphe,
après que des soldats
vous eussent chassés avec René Maran
d'un café de Paris,
vous êtes revenus
sur des bateaux
où l’on vous mesurait déjà la place
et refoulait à la cuisine,
vers vos outils,
votre balai,
votre amertume,
à Paris,
à New-York,
à Alger,
au Texas,
derrière les barbelés féroces
de tous les pays du monde.
On vous a désarmés partout.
Mais peut-on désarmer le cœur d’un homme noir ?
Si vous avez remis l’uniforme de guerre,
vous avez bien gardé vos nombreuses blessures
dont les lèvres fermées vous parlent à voix basse.

Vous attendez le prochain appel,


l’inévitable mobilisation,
car votre guerre à vous n’a connu que des trêves,
car il n’est pas de terre où n’ait coulé ton sang,
de langue où ta couleur n’ait été insultée.
Vous souriez, Black Boy,
vous chantez,
vous dansez,
vous bercez les générations
qui montent à toutes les heures
sur les fronts du travail et de la peine,
qui monteront demain à l’assaut des bastilles
vers les bastions de l’avenir
pour écrire dans toutes les langues,
aux pages claires de tous les ciels,
la déclaration de tes droits méconnus
depuis plus de cinq siècles
en Guinée,
au Maroc,
au Congo,

49
partout enfin où vos mains noires
ont laissé aux murs de la Civilisation
des empreintes d’amour, de grâce et de lumière...

(Anthologie de la Nouvelle poésie nègre et malgache,


Presses Universitaires de France, Paris )

JACQUES ROUMAIN (1907-1944) — Ecrivain, diplomate et mi¬


litant communiste, Jac¬
ques Roumain fut aussi un grand voyageur. Il vécut notamment en Alle¬
magne et en Belgique. Mais toute son œuvre s’enracine profondément
dans son pays. Son roman Gouverneurs de la Rosée reste encore
aujourd’hui le plus beau roman des Antilles1. Mais ce fut surtout par
quelques poèmes, les plus agressifs qu’ait jamais écrits un poète noir, qu’il
.marqua fortement Césaire, Damas et David Diop, sans compter ses
compatriotes cités ci-dessus. Jusqu’au doux Senghor qui, les rares fois qu’il
se fâche, retrouve spontanément des accents, des rythmes, des images de
Roumain. Rien de plus violent et de plus humaniste à la fois que les trois
poèmes de Bois d’Ebène. Tous les grands thèmes de la révolte nègre s’y
trouvent condensés en quelques pages : esclavage, exil, travail forcé, lynch,
ségrégation, oppression coloniale, nostalgie de l’Afrique, rassemblement
de la diaspora nègre sous le drapeau de la révolution : « nous ne chan¬
terons plus les tristes spirituals désespérés ».
Mais Roumain ne se contente pas d’une revendication raciale. Il exige
la justice pour tous « les forçats de la faim » et élargit son appel à ces
« opprimés de tous les pays » au-delà des différences de couleur. Ce qui
constitue la grandeur de Roumain, et ce qui excuse la brutalité de son
langage, c’est justement qu’il a su donner cette ampleur à son humanisme.
Et sa poésie raboteuse, remplie de prosaïsmes tirés des slogans politiques,
est cependant chargée d’une telle force et d’une si intense émotion qu’on
dirait que sa plume nous transmet la voix même, l’immense cri des
« damnés de la terre »2. Le poème ci-dessous est devenu un classique de
la Négritude.

Bois d’ébène

Si l’été est pluvieux et morne


si le ciel voile l’étang d’une paupière de nuage
si la palme se dénoue en haillons
si les arbres sont d’orgueil et noirs dans le vent et la brume
si le vent rabat vers la savane un lambeau de chant funèbre
si l’ombre s’accroupit autour du foyer éteint
si une voilure d’ailes sauvages emporte l’île vers les naufrages

1. Voir p. 55.
2. Titre du dernier livre de Frantz Fanon.

50
si le crépuscule noie l’envol déchiré d’un dernier mouchoir et si
le cri blesse l’oiseau
tu partiras
abandonnant ton village
sa langue et ses raisiniers amers
la trace de tes pas dans ses sables
le reflet d’un songe au fond d’un puits
et la vieille tour attachée au tournant du chemin
comme un chien fidèle au bout de sa laisse
et qui aboie dans le soir
un appel fêlé dans les herbages...

Nègre colporteur de révolte


tu connais tous les chemins du monde
depuis que tu fus vendu en Guinée
une lumière chavirée t’appelle
une pirogue livide
échouée dans la suie d’un ciel de faubourg

Cheminées d’usine
palmistes décapités d’un feuillage de fumée
délivrent une signature véhémente

La sirène ouvre ses vannes


du pressoir des fonderies coule un vin de haine
une houle d’épaules l’écume des cris
et se répand dans les ruelles
et fermente en silence
dans les taudis cuves d’émeute

Voici pour ta voix un écho de chair et de sang


noir messager d’espoir
car tu connais tous les chants du monde
depuis ceux des chantiers immémoriaux du Nil

Tu te souviens de chaque mot le poids des pierres d’Egypte


Et l’élan de ta misère a dressé les colonnes des temples
comme un sanglot de sève la tige des roseaux

Cortège titubant ivre de mirages


sur la piste des caravanes d’esclaves
élèvent
maigres branchages d’ombres enchaînés de soleil
des bras implorant vers nos dieux

51
Mandingue Arada Bambara Ibo1
gémissant un chant qu’étranglaient les carcans

(et quand nous arrivâmes à la côte


Bambara Ibo
il ne restait de nous
Bambara Ibo
qu’une poignée de grains épars
dans la main du semeur de mort )

Mais quand donc ô mon peuple


les névées en flamme dispersant un orage
d’oiseau de cendre
reconnaîtrai-je la révolte de tes mains ?

Et que j’écoutais aux Antilles


car ce chant négresse
qui t’enseigna négresse ce chant d’immense
peine
négresse des Iles négresse des plantations
cette plainte désolée
comme dans la conque le souffle oppressé des mers ?

Mais je sais aussi un silence


un silence de vingt-cinq mille cadavres de nègres
de vingt-cinq mille traverses de Bois-d’Ebène

Sur les rails du Congo-Océan


mais je sais
des suaires de silence aux branches des cyprès
des pétales de noirs caillots aux ronces
de ce bois où fut lynché mon frère de Géorgie
et berger d’Abyssinie

Quelle épouvante te fit berger d’Abyssinie


ce masque de silence minéral
quelle rosée infâme de tes brebis un troupeau de marbre
dans les pâturages de la mort

Non il n’est pas de gangue ni de lierre pour l’étouffer


de geôle de tombeau pour l’enfermer
d’éloquence pour le travestir des verroteries du mensonge

1. Noms de tribus africaines.

52
le silence

plus déchirant qu’un simoun de sagaies


plus rugissant qu’un cyclone de fauves
et qui hurle
s’élève
appelle
vengeance et châtiment
un ras de marée de pus et de lave
sur la félonie du monde
et le tympan du ciel crevé sous le poing
de la justice

Afrique j’ai gardé ta mémoire Afrique


tu es en moi

comme l'écharde dans la blessure


comme un fétiche tutélaire au centre du village
fais de moi la pierre de ta fronde
de ma bouche les lèvres de ta plaie
de mes genoux les colonnes brisées de ton abaissement..

Pourtant

Je ne veux être que de votre race


ouvriers paysans de tous les pays.
Ce qui nous sépare :
les climats l’étendue l’espace ;
les mers :
un peu de mousse de voiliers dans un baquet d’indigo
une lessive du nuage séchant sur l’horizon,
ici des chaumes un impur marigot,
là des steppes tondues aux ciseaux du gel
des alpages,
la rêverie d’une prairie bercée de peupliers,
le collier d’une rivière à la gorge d’une colline,
le pouls des fabriques martelant la fièvre des étés,
d’autres plages, d’autres jungles,
l’assemblée des montagnes,
habitées de la haute pensée des éperviers,
d’autres villages.

Est-ce tout cela, climat, étendue, espace,


qui crée le clan la tribu la nation
la peau la race et les dieux,
notre dissemblance inexorable ?
Et la mine
et l’usine
les moissons arrachées à notre faim
notre commune indignité
notre servage sous tous les cieux invariables ?

Mineur des Asturies, mineur nègre de Johannesbourg, métallo


de Krupp, dur paysan de Castille, vigneron de Sicile, paria des
Indes,
(je franchis ton seuil — réprouvé
je prends ta main dans ma main — intouchable)
garde rouge de la Chine soviétique, ouvrier allemand de la
prison de Moabit, indio des Amériques,

Nous rebâtirons
Copen
Palenque
Et les Tiahuanacos socialistes

Ouvrier blanc de Détroit, péon noir d’Alabama,


peuple innombrable des galères capitalistes
le destin nous dresse épaule contre épaule
et reniant l’antique maléfice des tabous du sang
nous foulons les décombres de nos solitudes.

Si le torrent est frontière,


nous arracherons au ravin sa chevelure
intarrissable.
Si la sierra est frontière
nous briserons la mâchoire des volcans,
affirmant les cordillères,
et la plaine sera l’esplanade d’aurore
où rassembler nos forces écartelées
par la ruse de nos maîtres.
Comme la contradiction des traits
se résout en l'harmonie du visage,
nous proclamons l’unité de la souffrance
et de la révolte
de tous les peuples sur toute la surface de la terre,

et nous brassons le mortier des temps fraternels


dans la poussière des idoles.
(Bois d’Ebène, Editeurs Français Réunis, Paris )

54
Bienaimé et Délira

Gouverneurs de la rosée est l’histoire à la fois simple et tragique des


paysans haïtiens. Simple par le langage dont Roumain a respecté les
tournures dialectales, par les caractères sans complications inutiles, par les
sentiments profonds mais naïvement exprimés ; simple par les problèmes
qui sont les vrais et grands problèmes de la vie du Nègre haïtien : pas
besoin de cours de philosophie pour comprendre l’exploitation du petit
peuple par les classes supérieures : fonctionnaires, armée, grandes compa¬
gnies commerciales et clergé. Pas besoin de psychanalyse pour voir la
tendresse de Délira pour son vieux mari Bienaimé et la colère bourrue
de ce dernier devant le spectacle de la pauvreté de sa femme. Mais ces
gens simples sont des « Nègres qui pensent profond » et à travers eux.
Roumain nous fait sentir toute la richesse de l’âme haïtienne, si africaine
encore par tant de ses mœurs (le < coumbite » ou travail en commun à
tour de rôle dans le champ de chaque membre du village, les devinettes
lors des veillées, les rites vaudous).
Cette histoire est tragique d’abord parce que le sort du paysan est
vraiment trop misérable et que l’on sait que Jacques Roumain n’en fait
pas là une description exagérée ou romantique.
Ensuite parce que cette histoire finit mal ; Manuel, le héros, après avoir
trouvé la source qui devrait améliorer le sort de la région, échouera à
réunir ses compagnons divisés par des luttes anciennes, et sera assassiné
par l’un d’eux. Cependant son effort ne sera pas inutile et le roman se
termine sur une note d’espoir. Car les paysans se mettront tout de même
à cette œuvre d’intérêt général. « Il est mort Manuel mais c’est toujours
lui qui les guide » parce qu’il est celui qui a compris que « la vie c’est un
fil qui ne se casse pas, qui ne se perd jamais ; parce que chaque Nègre
pendant son existence y fait un nœud ; c’est le travail qu’il a accompli et
c’est ça qui rend la vie vivante dans les siècles et les siècles : l’utilité de
l’homme sur cette terre ».

« Nous mourrons tous... » et elle plonge sa main dans la


poussière ; la vieille Délira Délivrance dit : « nous mourrons
tous : les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants, O Jésus-
Maria la Sainte Vierge » ; et la poussière coule entre ses
doigts. La même poussière que le vent rabat d’une haleine sèche
sur le champ dévasté de petit-mil, sur la haute barrière de
cactus rongée de vert-de-gris, sur les arbres, des bayahondes
rouillés.
La poussière monte de la grand’route et la vieille Délira est
accroupie devant sa case, elle ne lève pas les yeux, elle remue la
tête doucement, son madras a glissé de côté et on voit une
mèche grise saupoudrée, dirait-on, de cette même poussière qui
coule entre ses doigts comme un chapelet de misère : alors elle
répète : « nous mourrons tous » et elle appelle le bon Dieu.
Mais c’est inutile, parce qu’il y a si tellement beaucoup de
pauvres créatures qui hèlent le bon Dieu de tout leur courage et
que ça fait un grand bruit ennuyant et le bon Dieu l’entend, il
crie : « Quel est, foutre, tout ce bruit ?» Et il se bouche les
oreilles. C’est la vérité et l’homme est abandonné.
Bienaimé, son mari, fume sa pipe, la chaise calée contre le

55
tronc d’un calebassier. La fumée ou sa barbe cotonneuse s’envole
au vent.
— Oui, dit-il, en vérité, le nègre est une pauvre créature.
Délira semble ne pas l’entendre.
Une bande de corbeaux s’abat sur les chandeliers. Leur croas¬
sement enroué racle l’entendement1, puis ils se laissent tomber
d’une volée, dans le champ calciné, comme des morceaux de
charbon dispersés.
Bienaimé appelle :
— Délira ? Délira, ho ?
Elle ne répond pas.
— Femme crie-t-il.
Elle lève la tête.
Bienaimé brandit sa pipe comme un point d’interrogation :
.— Le Seigneur, c’est le créateur, pas vrai ? Réponds : le Sei¬
gneur, c’est le créateur du ciel et de la terre, pas vrai ?
Elle fait : oui ; mais de mauvaise grâce.
— Eh bien, la terre est dans la douleur, la terre est dans la
misère, alors, le Seigneur c’est le créateur de la douleur, c’est le
créateur de la misère.
II tire de courtes bouffées triomphantes et lance un long jet
sifflant de salive.
Délira lui jette un regard plein de colère :
— Ne me tourmente pas, maudit. Est-ce que j’ai pas assez de
tracas comme ça ? La misère, je la connais, moi-même. Tout
mon corps me fait mal, tout mon corps accouche la misère,
moi-même. J’ai pas besoin qu’on me baille la malédiction du ciel
et de l’enfer.
Puis avec une grande tristesse et ses yeux sont pleins de
larmes, elle dit doucement :
— O Bienaimé, nègre à moué...
Bienaimé tousse rudement. Il voudrait peut-être dire quelque
chose. Le malheur bouleverse comme la bile, ça remonte à la
bouche et alors les paroles sont amères.
Délira se lève avec peine. C’est comme si elle faisait un
effort pour rajuster son corps. Toutes les tribulations de l’exis¬
tence ont froissé son visage noir, comme un livre ouvert à la
page de la misère. Mais ses yeux ont une lumière de source et
c’est pourquoi Bienaimé détourne son regard.
(Gouverneurs de la rosée, Editeurs Français Réunis, Paris )

1. L’entendement : mis pour l’ouïe, les oreilles.

56
Le coumbite1

Les hommes s’en allaient la houe sur l’épaule. Le jardin à


nettoyer était au tournant du sentier, protégé par un entou¬
rage entrecroisé. Des lianes aux fleurs mauves et blanches s’y
accrochaient en buissons désordonnés ; dans les coques ocrées
des assorossis s’épanouissait une pulpe rouge comme un velours
de muqueuses.
Ils écartaient les lettres mobiles de la barrière. A l’entrée du
jardin, le crâne d’un bœuf blanchissait sur un poteau. Mainte¬
nant ils mesuraient leur tâche du regard : ce « carreau » d’herbes
folles embrouillé de plantes rampantes. Mais c’était de la
bonne terre ; ils la rendraient aussi nette que le dessus d’une
table fraîchement rabotée. Beaubrun, cette année, voulait es¬
sayer des aubergines.
— Alignez ! criaient les chefs d’escouade.
— Le Simidor2 3 4 Antoine passait en travers de ses épaules la
bandoulière du tambour. Bienaimé prenait sa place de comman¬
dement devant la rangée de ses hommes. Le Simidor préludait
par un bref battement, puis le rythme crépitait sous ses
doigts. D’un élan unanime, ils levaient les houes haut en l’air.
Un éclair de lumière en frappait le fer : ils brandissaient, une
seconde, un arc de soleil.
La voix du Simidor montait rauque et forte :
— A té...
D’un seul coup les houes s’abattaient avec un choc sourd,
attaquant le pelage malsain de la terre.
— Femme-la dit, mouché, pinga.
ou touché mouin, pinga-eh\
Les hommes avançaient en ligne. Ils sentaient dans leurs
bras le chant d’Antoine, les pulsations précipitées de tambour
comme un sang plus ardent...
Et le soleil soudain était là. Il moussait comme une écume de
rosée sur le champ d’herbes. Honneur et respect1 maître soleil,
soleil levant. Plus caressant et chaud qu’un duvet de poussin sur
le dos du morne, tout bleui, un instant encore, dans la froidure
de l’avant-jour. Ces hommes noirs te saluent d’un balancement
de houes qui arrache du ciel de vives échardes de lumière. Et
le feuillage déchiqueté des arbres à pain, rapiécé d’azur, et le
feu du flamboyant longtemps couvé sous la cendre de la nuit et

1. Coumbite : travail des champs fait en commun.


2. Simidor : celui qui bat le tambour.
3. La femme dit : « Monsieur prends garde,
Prends garde de ne pas me toucher - hé ! »
4. Formule par laquelle on se salue, en Haïti

57
qui, maintenant, éclate en un boucan1 2 de pétales à la lisière des
bayahondes3.
Le chant obstiné des coqs alternait d’un jardin à l’autre.
La ligne mouvante des habitants reprenait de nouveau le
refrain en une seule masse de voix :

A té
M’ap mandé qui moune
Qui en dedans caille là
Compé répond :
C’est mouin avec cousine mouin
Assez-é3

Brandissant les houes longuement emmanchées, couronnées


d’éclairs, et les laissant retomber avec une violence
précise-

Mouin en dedans déjà


En l’air-oh !
Nan point taureau
Passé taureau
En l’air, oh4

Line circulation rythmique s’établissait entre le cœur battant


du tambour et les mouvements des hommes : le rythme était
comme un flux puissant qui les pénétrait jusqu’au fond de leurs
artères et nourrissait leurs muscles d’une vigueur renouvelée.
(ibidem)

Après le travail

Vers les onze heures, le message du coumbite s’affaiblissait : ce


n’est plus le bloc massif des voix soutenant l’effort des hom¬
mes ; le chant hésitait, s’élevait sans force, les ailes rognées. Il
reprenait parfois, troué de silence, avec une vigueur décrois¬
sante. Le tambour bégayait encore un peu, mais il n’y avait plus
rien de son appel jovial quand, à l’aube, le Simidor le martelait
avec une savante autorité.
Ce n’est pas seulement le besoin de repos, la houe devenant

1. Boucan : feu où l’on fume la viande.


2. Bayahondes : arbustes épineux.
3. A terre. Je demande. Qui est dans la case. Le compère répond :
C’est moi avec ma cousine. — Assez - eh !
4. Je suis là-dedans déjà - En l’air, oh -11 n’y a pas plus taureau que
le taureau - En l’air, oh !

58
de plus en plus lourde à manier, le joug de la fatigue sur la nuque
raide, réchauffement du soleil ; c’est que le travail finissait.
Pourtant on s’était à peine arrêté, le temps d’avaler une
gorgée de tafia1 2, de se détendre les reins — dans le corps c’est
ce qu’il y a de plus récalcitrant, les reins. Mais ces habitants
des mornes et des plaines, les bourgeois de la ville ont beau les
appeler par dérision « nègres pieds-à-terre », « nègres va-nu-
pieds » , « nègres-orteils » (trop pauvres qu’ils étaient pour
s’acheter des souliers). tant pis, parce que, question de courage
au travail, nous sommes sans reproche.
Ils avaient accompli une rude besogne. Gratté, raclé, net¬
toyé la face hirsute du champ ; la mauvaise broussaille jonchait
le sol. Beaubrun et ses garçons la rassembleraient pour y mettre
le feu. Ce qui avait été herbe inutile, piquants, halliers, enche¬
vêtrés de lianes courantes, retomberait en cendres fertilisan¬
tes, dans la terre remuée. Il avait son plein contentement,
Beaubrun.
— Merci, voisins, qu’il répétait, Beaubrun.
— A votre service, voisin, nous répondions nous autres. Mais à
la hâte : on n’avait plus de temps pour les politesses. Le
manger attendait. Et quel manger, quelle mangeaille. Rosanna
n’était pas une négresse chiche, c’était justice de le reconnaî¬
tre. Tous ceux qui, par dépit, avaient dit des méchancetés sur
son compte : parce que c’était une femme tout de bon qu’il ne
fallait pas essayer de dérespecter, une bougresse avec qui on ne
pouvait bêtiser, faisaient leur mea culpa. C’est que dès le détour
du chemin, une odeur venait à leur rencontre, les saluait positi¬
vement, les enveloppait, les pénétrait, leur ouvrait dans l’es¬
tomac le creux agréable du grand goût3.
Et le Simidor Antoine qui, pas plus tard que l’avant-veille,
avait reçu de Rosanna, lorsqu’il lui avait lancé une plaisanterie
canaille, des détails d’une précision étonnante sur les déborde¬
ments de sa propre mère, humant, à larges narines, la fumée
des viandes, soupira avec conviction solennelle :
— Beaubrun, mon cher, votre madame est une bénédiction-
bénédiction...
Dans les chaudrons, les casseroles, les écuelles, s’empilaient le
grilleau de cochon pimenté à l’emporte-bouche, le maïs moulu à
la morue et si tu voulais du riz-soleil avec des pois rouges étoffés
de petit salé, et des bananes, des patates, des ignames en
gaspillage.
(ibidem)

1. Tafia : Eau de vie fabriquée avec les résidus de la canne à sucre.


2. Appétit.

59
CÉRÉMONIE VAUDOU1 POUR FAIRE TOMBER LA PLUIE

Dorméus fit un signe : le battement entrecoupé des tambours


préluda, s’amplifia en un sombre volume percuté qui déferla sur
la nuit et le chant unanime monta, appuyé sur le rythme antique
et les habitants se mirent à danser leur supplication, genoux
fléchis, bras écartés :

Legba1 2, fais leur voir ça


Alegba-sé, c’est nous deux

Leurs pères avaient imploré les fétiches de Ouidah3 en dansant


ce Yanvalou et en leurs jours de détresse, ils s’en souvenaient
avec une fidélité qui ressuscitait de la nuit des temps la
puissance ténébreuse des vieux dieux Dahoméens :

C’est nous deux, Kataroulo


Vaillant Legba, c’est nous deux.

Les hounsi4 tournoyant autour du poteau central mélangeaient


l’écume de leurs robes à la vague brassée des habitants vêtus de
bleu et Délira dansait aussi, le visage recueilli, et Manuel, vaincu
par la pulsation magique des tambours au plus secret de son
sang, dansait et chantait avec les autres :

Criez abobo5 Atibon Legba.


A bobo Kataroulo, Vaillant Legba.

Dorméus agita son asson, le hochet rituel fait d’une calebasse


évidée, ornée d’un treillis de vertèbres de couleuvre et de perles
de verroterie entrelacées. Les tambours s’apaisèrent. Au milieu
du vêvê6, le La Place avait déposé sur une serviette blanche un
coq couleur de flamme afin de centrer toutes les forces surnatu¬
relles en un seul nœud vivant, en un buisson ardent de plumes et
de sang.
Dorméus saisit le coq et l’agita en éventail au-dessus des sa¬
crifiants.

1. Pour une information sérieuse sur la religion du vaudou haïtien,


nous renvoyons le lecteur aux études d’Alfred Métraux.
2. Legba : dieu vaudou. C’est le maître des trois chemins qui condui¬
sent au pays de Guinée (pays des morts).
3. Ouidah : sanctuaire vaudou au Dahomey.
4. Hounsi : adeptes.
5. Abobo : cri de jubilation religieuse.
6. Vêvê : cercle sacré.

60
Mérilia et Clairemise chancelèrent, en frissonnant, le visage
ravagé. Elles dansaient maintenant, en se débattant de l’épaule,
dans l’étreinte forcenée des loas1 qui les possédaient en chair
et en esprit.
— Santa Maria Gratia !
Les habitants entonnèrent l’action de grâces, car c’était le
signe visible que Legba acceptait le sacrifice.
D’une torsion violente, Dorméus arracha la tête du coq et
en présenta le corps aux quatre directions cardinales.
— A bobo
hululèrent les hounsi.
Le houngan2 3 refit le même geste d’orientation et laissa tom¬
ber trois gouttes de sang par terre.
— Saignez, saignez, saignez
chantèrent les habitants.
Dans un tourbillon frénétique, les hounsi dansaient en chan¬
tant autour de l’animal sacrifié et au passage lui arrachaient les
plumes par poignées jusqu’à l’avoir entièrement dépouillé.
Antoine reçut la victime des mains du houngan. Ce n’est plus
Simidor hilare, hérissé de malice comme un cactus piquant :
cérémonieux et pénétré de son importance, il représentait
maintenant Legba-aux-vieux-os, chargé de cuire, sans ail ni
graisse de porc, ce qui n’était plus un coq ordinaire, mais le
Koklo’ du loa, revêtu de ce nom rituel et de la sainteté que lui
conférait son meurtre sacré.
Le houngan planta les plumes du coq autour du poteau, traça
un nouveau vêvê, alluma une bougie en son centre.
Les drapeaux ondoyèrent, l’appel sourd du tambour retentit,
précipitant le chant dans un nouvel élan, les voix des femmes
fusèrent très haut, fêlant l’épaisse masse chorale :

Legba-si, Legba saigné, saigné


A bobo
Vaillant Legba
Les sept Legba Kataroulo
Vaillant Legba
Alegba-sé, c’est nous deux
Abo yé.

Manuel s’abandonnait au ressac de la danse, mais une singulière


tristesse se glissait en son esprit. Il rencontra le regard de sa
mère et il lui sembla y voir briller des larmes.

1. Loas : dieux vaudoux.


2. Houngan : prêtre.
3. Koklo : esprit.

61
Le sacrifice de Legba était terminé ; le Maître des chemins
avait regagné sa Guinée natale par les voies mystérieuses où
marchent les loas.
Cependant la fête se poursuivait. Les habitants oubliaient
leur misère : la danse et l’alcool les anesthésiaient, entraînaient
et nettoyaient leur conscience naufragée dans ces régions
irréelles et louches où les guettait la déraison farouche des dieux
africains.
Et lorsque vint l’aube, les tambours battaient encore sur
l’insomnie de la plaine comme un cœur inépuisable.
(ibidem)

La grève

Manuel s’entretient avec un camarade.

— Je vais te raconter : dans les commencements, à Cuba, on


était sans défense et sans résistance ; celui-ci se croyait blanc,
celui-là était nègre et il y avait pas mal de mésentente entre
nous : on était éparpillé comme du sable et les patrons mar¬
chaient sur ce sable. Mais lorsque nous avons reconnu que nous
étions tous pareils, lorsque nous nous sommes rassemblés pour la
huelga...
— Qu’est-ce que c’est ce mot : la huelga ?
— Vous autres, vous dites plutôt la grève.
— Je ne sais non plus ce que ça veut dire.
Manuel lui montra sa main ouverte :
— Regarde ce doigt comme c’est maigre, et celui-là tout
faible, et cet autre pas plus gaillard, et ce malheureux, pas bien
fort non plus, et ce dernier tout seul et pour son compte.
Il serra le poing :
— Et maintenant, est-ce que c’est assez solide, assez massif,
assez ramassé ? On dirait que oui, pas vrai ? Eh bien, la grève,
c’est ça : un NON de mille voix qui ne font qu’une et qui s’abat
sur la table du patron avec le pesant d’une roche. Non, je te
dis : non, et c’est non. Pas de travail, pas de zafra1 2, pas un
brin d’herbe de coupé si tu ne nous paies le juste prix du courage
et de la peine de nos bras. Et le patron, qu’est-ce qu’il peut
faire, le patron ? Appeler la police. C’est ça. Parce que les
deux, c’est complice comme la peau et la chemise. Et chargez-
moi ces brigands. On n’est pas des brigands, on est des
travailleurs, des proléteurs3, c’est comme ça que ça s’appelle, et

1. Zafra : sucre.
2. Prolétaires.

62
on reste en rang têtu sous l’orage ; il y en a qui tombent, mais
le reste tient bon, malgré la faim, la police, la prison et
pendant ce temps la canne attend et pourrit sur pied, la
Centrale1 2 attend avec les dents désœuvrées de ses moulins, le
patron attend avec ses calculs et tout ce qu’il avait escompté
pour remplir ses poches et à la fin des fins, il est obligé de
composer : « alors quoi, qu’il dit, on ne peut pas causer ? » Sûr,
qu’on peut causer. C’est qu’on a gagné la bataille. Et pourquoi ?
Parce qu’on s’est soudé en une seule ligne comme les épaules des
montagnes et quand la volonté de l’homme se fait haute et
dure comme les montagnes il n’y a pas de force sur terre ou en
enfer pour l’ébranler et la détruire.
Il regarde au loin, vers la plaine, vers le ciel dressé comme
une falaise de lumière :
— Tu vois, c’est la plus grande chose au monde que tous les
hommes sont frères, qu’ils ont le même poids dans la balance
de la misère et de l’injustice.

L’homme est le boulanger de sa vie

Dans ce texte. Roumain oppose, sous forme de dialogue, deux conceptions


de la vie ; celle qui consiste à subir passivement le sort en s’en remettant
aux divinités pour trouver les solutions, et celle qui consiste à chercher les
solutions soi-même surtout dans le domaine pratique, sans pour autant
rejeter les coutumes des ancêtres ; mais c’est à l’homme qu’il appartient
d’organiser son domaine afin d’en refaire un paradis terrestre. Manuel
parle avec Anna, sa fiancée.

— Tu vois la couleur de la plaine, on dirait de la paille dans la


bouche d’un four tout flambant. La récolte a péri, il n’y a plus
d’espoir. Comment vivrez-vous ? Ce serait un miracle si vous
viviez, mais c’est mourir que vous mourrez, lentement. Et
qu’est-ce que vous avez fait contre ? Une seule chose : crier
votre misère aux loas, offrir des cérémonies pour qu’ils fassent
tomber la pluie. Mais tout ça, c’est des bêtises, ça ne compte
pas, c’est inutile et c’est un gaspillage.
— Alors qu’est-ce qui compte, Manuel ? Et tu n’as pas peur de
dérespecter* les vieux de Guinée ?
— Non, j’ai de la considération pour les coutumes des anciens,
mais le sang d’un coq ou d’un cabri ne peut faire virer les
saisons, changer la course des nuages et les gonfler d’eau comme
des vessies. L’autre nuit, à ce service de Legba, j’ai dansé et j’ai

1. L’usine.
2. Dérespecter : manquer de respect.

63
chanté mon plein contentement : je suis nègre, pas vrai ? et
j’ai pris mon plaisir en tant que nègre véridique. Quand les
tambours battent, ça me répond au creux de l’estomac, je sens
une démangeaison dans mes reins et un courant dans mes
jambes, il faut que j’entrë dans la ronde. Mais c’est tout.
— C’est dans le pays de Cuba que tu as pris ces idées-là ?
— L’expérience est le bâton des aveugles et j’ai appris que ce
qui compte, puisque tu me le demandes, c’est la rébellion, et la
connaissance que l’homme est le boulanger de la vie.
— Ah, nous autres, c’est la vie qui nous pétrit.
— Parce que vous êtes une pâte résignée, voilà ce que vous
êtes.
— Mais qu’est-ce qu’on peut faire, est-ce qu’on n’est pas sans
recours et sans remède devant le malheur ? C’est la fatalité, que
veux-tu !
- -- Nôn, tant qu’on n’ëst pas ébranché de ses bras et qu’on a le
vouloir de lutter contre l’adversité. Que dirais-tu, Anna, si la
plaine se peinturait à neuf, si dans la savane, l’herbe de Guinée
montait haute comme une rivière en crue ?
— Je dirais merci pour la consolation.
— Que dirais-tu si le maïs poussait dans la fraîcheur ?
— Je dirais merci pour la bénédiction.
— Est-ce que tu vois les grappes du petit-mil, et les merles
pillards qu’il faut chasser ? Tu vois les épis ?
Elle ferme les yeux :
— Oui, je vois,
— Est-ce que tu vois les bananiers penchés à cause du poids des
régimes ?
— Oui.
— Est-ce que tu vois les vivres et les fruits mûrs ?
— Oui, oui.
— Est-ce que tu vois la richesse ?
Elle ouvrit les yeux :
— Tu m’as fait rêver. Je vois la pauvreté.
— Et c’est pourtant ce qui serait, s’il y avait quoi, Anna <
— La pluie, mais pas seulement une petite farinade : de gran¬
des, de grosses pluies persistantes.
— Ou bien l’arrosage, n’est-ce pas ?
— Mais la source Fanchon est à sec et la source Lauriers
aussi.
— Suppose, Anna, suppose que j’y découvre l’eau, suppose que
je l’amène dans la plaine.
Elle leva sur lui un regard ébloui :
— Tu ferais cela, Manuel ?

64
— Pas moi seulement, Anna. Tous les habitants auront leur
part, tous jouiront de la bienfaisance de l’eau.
Elle laissa aller ses bras avec découragement.
— Ay, Manuel, ay frère, toute la journée ils affilent leurs dents
avec des menaces ; l’un déteste l’autre, la famille est désac¬
cordée, les amis d’hier sont les ennemis d’aujourd’hui et ils ont
pris deux cadavres pour drapeaux et il y a du sang sur ces morts
et le sang n’est pas encore sec.
— Je sais Anna, mais écoute-moi bien : ce sera un gros travail
de conduire l’eau jusqu’à Fonds Rouge, il faudra le concours de
tout le monde et s’il n’y a pas de réconciliation, ce ne sera pas
possible.
(Gouverneurs de la rosée, Editeurs français réunis, Paris )

Concorde ou discorde

— Mais dis-moi franc ce que tu veux faire.


— Aller trouver les autres. « Compères, je dirais, c’est vrai ce
qu’on répète, oui, compères. J’ai trouvé une source qui peut
arroser tous les jardins de la plaine, mais pour l’amener jus-
qu’icitte1, faut le concours de tout le monde, un coumbite
général, voilà ce qu’il faut. Ce qu’une main n’est pas capable,
deux peuvent le faire. Baillons-nous la main. Je viens vous
proposer la paix et la réconciliation. Quel avantage avons-nous
d’être ennemis ? Si vous avez besoin d’une réponse, regardez vos
enfants, regardez vos plantes : la mort est sur eux, la misère et
la désolation saccagent Fonds Rouge. »
Ça sentait le pourri depuis quelques temps à Fonds Rouge ; la
haine ça donne à l’âme une haleine empoisonnée, c’est comme
un marigot de boue verte, de bile cuite, d’humeurs rances et
macérées. Maintenant que l’eau va arroser la plaine, qu’elle va
couler dans les jardins, ce qui était ennemi redeviendra ami, ce
qui était séparé va se rejoindre et l’habitant ne sera plus un chien
enragé pour l’habitant. Chaque nègre va reconnaître son pareil,
son semblable et son prochain et voici le courage de mon bras,
s’il te fait besoin pour travailler, tu frappes à ma porte :
honneur ? et je te réponds : respect, frère, entre et assieds-toi,
mon manger est prêt, mange, c’est de bon cœur.
Sans la concorde la vie n’a pas de goût, la vie n’a pas de
sens.
— C’est une parole de vérité, approuva Laurélien.
— Je connais mes nègres, continua Manuel, ils ont l’entende-

1. Icitte : ici.

65
ment plus dur et récalcitrant que le petit-mil sous le pilon,
mais lorsqu’un homme ne raisonne pas avec sa tête, il réfléchit
avec son estomac, surtout s’il l’a vide. C’est là que je les
toucherai : dans le sensible de leur intérêt. Je vais aller les voir
et leur parler l’un après l’autre. On ne peut pas avaler une
grappe de raisins d’un seul coup, mais grain par grain, c’est
facile.
(ibidem)

La mort de Manuel

Manuel a été assassiné par un paysan jaloux de l’amour que lui porte
Anna, sa fiancée.

Elle lava les plaies. Très peu de sang avait coulé.


— J’ai soif, répéta-t-il.
La vieille apporta le café. Elle soutint Manuel dans ses bras
et il but avec effort. Sa tête retomba sur l’oreiller.
— Ouvre la fenêtre, maman.
Il contempla cette clairière de lumière qui s’agrandissait
dans le ciel. Il sourit faiblement :
— Le jour se lève. Chaque jour, le jour se lève. La vie recom¬
mence.
— Dis-moi, Manuel, insista Délira, dis-moi le nom de ce
bandit pour que je prévienne Hilarion.
Ses mains s’agitèrent sur les draps. Les ongles étaient d’un
blanc écailleux. Il parla, mais si bas, que Délira fut obligée de se
pencher sur lui.
— Ta main, maman, ta main. Réchauffe-moi.
— Je sens une froidure dans les mains.
Délira le contemple, désespérée. Ses yeux se sont élargis au
fond des orbites. Un cerne verdâtre s’étend sur ses joues
creusées. Il s’en va, pensa-t-elle, mon garçon s’en va, la mort
est sur lui.
— Tu m’entends, maman ?
— Je t’écoute, oui. Manuel.
On dirait qu’il rassemble ses forces pour parler.
A travers un brouillard de larmes, Délira regarde cette poi¬
trine qui se lève, qui lutte.
— Si tu préviens Hilarion, ce sera encore une fois la même
histoire de Saveur et Dorisca1. La haine, la vengeance entre les
habitants. L’eau sera perdue. Vous avez offert des sacrifices aux

1. Vieilles querelles villageoises.

66
loas, vous avez offert le sang des poules et des cabris pour faire
tomber la pluie, ça n’a servi à rien. Parce que ce qui compte,
c’est le sacrifice de l’homme. C’est le sang du nègre. Va trouver
Larivoire. Dis-lui la volonté du sang qui a coulé : la réconcilia¬
tion, la réconciliation pour que la vie recommence, pour que le
jour se lève sur la rosée.
Epuisé, il murmura encore :
— Et chantez mon deuil, chantez mon deuil avec un chant de
coumbite.
— Honneur, crie une voix du dehors.
— Respect, répond machinalement Délira.
La tête malveillante d’Hilarion s’encadre dans la fenêtre.
— Hé, bonjour Délira.
— Bonjour, oui.
Il aperçoit le corps couché.
— Qu’est-ce qu’il a celui-là ? Malade ?
Ses yeux soupçonneux louchent vers Manuel.
Délira hésite, mais elle sent la main de Manuel étreindre la
sienne.
— Oui, dit-elle, il a rapporté de Cuba les mauvaises fièvres.
— Est-ce qu’il dort ? fait Hilarion.
— Il dort, oui.
— C’est contrariant, parce que le lieutenant demande pour
lui1 2. Faudra qu’il se présente à la caserne dès qu’il pourra se
lever.
— C’est bien, je lui dirai.
Elle écoute ses pas qui s’éloignent et se tourne vers Manuel.
Un filet de sang noir coule de sa bouche et ses yeux la
regardent, mais ne la voient plus. Il tient encore sa main : il a
emporté sa promesse.
(ibidem)

Les devinettes à la veillée funèbre3

Il faut faire passer le temps dans les veillées. Les cartes, les
cantiques, et le clairin8 ne suffisent pas. La nuit est longue.
Près de la cuisine, Antoine, une tasse de café en main, pose
des devinettes. Ce sont surtout les jeunes qui l’entourent. Ce
n’est pas que les habitants plus âgés n’y prennent pas plaisir,
mais ça n’a pas l’air très sérieux et on tient, n’est-ce pas vrai,

1. Le demande.
2. La devinette est un jeu que l’Afrique a rendu littéraire, par
l’étonnante ampleur qu’il prit sur ce continent.
3. Boisson à base de jus de canne.

67
à sa réputation d’homme grave et sévère. Il se pourrait qu’à une
malice inattendue de cet Antoine, on soit obligé de rire.
Alors ? Alors, ces jeunes nègres n’auraient plus de respect pour
vous. Ils sont toujours prêts à vous croire leur pareil et leur
camarade, ces petits macaques-là.
Antoine commence :
— En entrant dans la maison, toutes les femmes enlèvent
leurs robes.
Les autres cherchent. Ils se creusent l’imagination. Ah, bah,
ils ne trouvent pas.
— Qu’est-ce que c’est ? demande Anselme.
— Les goélettes carguent leurs voiles en entrant au port,
explique Antoine.
Il avale une gorgée de café :
— Je vais chez le roi. Je trouve deux chemins, faut que je les
prenne tous deux ?
— Le pantalon, crie Lazare.
— C’est ça. Mais celle-ci, je ne m’appelle pas Antoine si vous
la trouvez : la petite Marie met son poing sur la hanche et
dit : Je suis une grande fille ?
C’est difficile, oui, c’est difficile.
— Vous n’êtes pas assez intelligents. Bande de nègres à tête
dure que vous êtes.
Et positivement, ils ont beau s’efforcer, c’est en vain, ils ne
devinent pas.
Antoine triomphe :
— La tasse.
Il tient la sienne par sa anse, il la leur montre et il rit son
content.
— Encore une, Antoine, encore une, s’il vous plaît, réclament-
ils en chœur.
— Chh... vous faites trop de bruit, et en vérité vous êtes
insatiables.
Il feint de se faire prier, mais il ne demande qu’à continuer,
Antoine. Dans toute la plaine, on vous dira qu’il n’y a pas plus
fameux pour les contes et les chansons.
— Bon, fait-il, je vais vous faciliter1 : ronde comme une boule,
longue comme le grand chemin ?
— Pelote de fil.
— Je brûle ma langue et donne mon sang pour faire plaisir à
la société ?
— La lampe.

1. Dire des choses faciles.

68
— Ma veste est verte, ma chemise blanche, mon pantalon
rouge, ma cravate noire ?
— Melon d’eau.
— Anselme, mon fi, dit Antoine. Va remplir cette tasse de
clairin, mais à ras bord, tu m’entends ? Ça ne se ménage pas le
clairin de veillée, faut faire honneur au défunt. Si c’est commère
Destine qui a la bouteille, dis-lui que c’est pour Laurélien. Par
précaution, mon fi, par précaution. Parce que cette Destine et
moi, nous nous entendons comme le lait et le citron. Nous
avons le cœur tourné rien qu’à nous regarder.
C’est ainsi que la veillée se poursuit : entre les larmes et le
rire. Tout comme la vie, compère ; oui, tout juste comme la
vie.
(ibidem)

NICOLAS GUILLEN, 1902


Né en 1902 à Cuba, Nicolas Guillen fut célèbre dès son premier recueil
de poèmes Motivos del Son en 1930. D’origine bourgeoise, ce poète-
journaliste et communiste, en suivant son idéal révolutionnaire, révolutionne
aussi la littérature espagnole en y introduisant les thèmes de la misère du
peuple et des Nègres. Trente ans avant Castro, Guillen dénonce le vrai
visage des « West Indies », les Antilles, déchirant le mensonge de l’exo¬
tisme. L’injustice établie s’étale dans ses poèmes, avec son cortège de
lèpres sociales, d’angoisses d’esclaves, de grondements de révolte, cependant
que les rythmes africains remodèlent admirablement la langue de Cervantès.
L’œuvre de Guillen donne le plus bel exemple du seul mariage culturel
— l’afro-hispanique — que l’Afrique ait vraiment réussi avec harmonie
et sans déchirure ; et cela est vrai pour la musique (cha-cha-cha, mambo,
samba), autant que pour la poésie.

Comme celle de son ami Langston Hughes, son influence sur les
Antillais francophones est certaine. Damas, Césaire, Tirolien reconnaissent
en Guillen un frère aîné qui les a précédés dans la « Reconquista » de la
négritude, dans la protestation virile contre le sort ignominieux des Isles.
Autres œuvres : Elégies et chansons cubaines — West Indies Ltd —
Songoro consongo — Espaha, poema en cuatro angustias y una esperanza
(sur la guerre civile d’Espagne à laquelle il a participé du côté des anti¬
franquistes).

West Indies ltd1

Pour trouver notre subsistance


Il faut travailler sans repos ;
Pour trouver notre subsistance
il faut travailler sans repos :

1. West Indies limited: compagnie commerciale à responsabilité limitée.

69
mais plutôt que courber le dos,
mieux vaut que tu courbes la tête.

De la canne on tire le sucre,


le sucre à sucrer le café ;
de la canne on tire le sucre,
le sucre à sucrer le café ;
ce qu’elle sucre me paraît
plutôt sucré avec du fiel.

Je n’ai pas de foyer,


ni de femme à aimer
Je n’ai pas de foyer,
ni de femme à aimer
Tous les chiens aboient après moi,
et personne ne me vouvoie.

Les hommes, lorsqu’ils sont des hommes,


doivent bien porter un couteau ;
les hommes, lorsqu’ils sont des hommes,
doivent bien porter un couteau ;
je fus homme et je l’ai porté,
mais au bagne je l’ai laissé !

Si je mourais maintenant même,


si je mourais maintenant même,
si je mourais maintenant même,
oh, quelle joie, mère, j’aurais !

Aïe, je te donnerai, je te donnerai,


je te donnerai, je te donnerai
aïe, je te donnerai
la liberté !

West Indies ! West Indies ! West Indies!


Voici le peuple hirsute,
cuivré, multicéphale, où serpente la vie
avec sa peau que craquelle une fange sèche.
Voici le bagne
où chaque homme a des chaînes aux pieds.
Voici le siège ridicule des « trusts and companies. »
Voici le lac d’asphalte et les mines de fer,
les plantations de café,
les « ports docks » et les « ferry-boats » et les « ten cents »...

70
Voici le peuple du « all right, »
où tout va mal ;
voici le peuple du « very well »,
où nul n’est bien.

Voici aussi ceux qui servent Mr Babbitt.1


Ceux qui envoient leurs enfants en classe à West Point.
Voici aussi ceux qui hurlent: « hello, baby»,
et qui fument des « Chesterfield », des « Lucky Strike ».
Les voici ceux qui viennent danser « le fox-trot »,
et voici les « boys » du « jazz band »,
les estivants de Miami et de Palm Beach.
Les voici ceux qui commandent : « bread and butter »,
« coffee and milk ».
Et voici l’absurde jeunesse syphilitique,
fumeuse d’opium et de marihuana,
qui étale à tous les regards ses spirochètes
et porte costume nouveau chaque semaine.
La voici donc toute la fleur de Port-au-Prince,
toute l’élite de Kingston, tout le « high life » de la Havane...
Mais les voici aussi, ceux qui rament parmi les larmes,
ô dramatiques galériens, ô dramatiques galériens !

West Indies ! Noix de coco, tabac et eau-de-vie...


Voici un peuple obscur et souriant,
conservateur et libéral,
Peuple éleveur et sucrier
où parfois l’argent coule à flots,
mais où l’on vit toujours très mal.

Le soleil grille ici toutes les choses,


il grille le cerveau et grille jusqu’aux roses.
Et sous notre éclatant costume de coutil
nous portons encore des pagnes ;
gens simples, tendres, fils d’esclaves
et de pègre incivile,
si variée en son origine,
dont Colomb, au nom de l’Espagne,
fit don aux Indes — geste gracieux —

Voici des blancs, des noirs, des chinois, des mulâtres.


Il s’agit, n’est-ce pas de couleurs à bas prix,

1. L’Américain type (cfr. le roman Babbitt, de Sinclair Lewis)

71
car à travers tant de marchés et de contrats
les couleurs ont couru et pas un ton n’est stable.
(Que celui qui pense autrement fasse un pas et qu’il parle.)

Ici il y a tout cela, et il y a des partis politiques


et des orateurs qui déclarent : « en ces moments critiques... »
Il y a des banques, il y a des banquiers,
des législateurs, des boursiers,
des avocats, des journalistes
des médecins et des portiers.

Que peut-il nous manquer ?


Et même si quelque chose manquait nous le ferions chercher.
West Indies ! Noix de coco, tabac et eau-de-vie.
Voici un peuple obscur et souriant.

Terre insulaire !
Ah, terre étroite !
N’est-il pas vrai qu’elle nous paraît faite
pour abriter la seule palmeraie ?

Terre d’escale pour « L’Orénoque »,


ou autre bateau d’excursion,
bondé, sans un artiste
et sans un fou ;
ports où celui qui rentre de Tahiti,
d’Afghanistan ou de Séoul,
vient se nourrir du bleu du ciel,
en l’arrosant de Bacardi1,
ô ports qui parlent un anglais
qui commence par « yes » et s’achève par « yes ».
(Anglais de cicerone à quatre pattes.)
West Indies ! Noix de coco, tabac et eau-de-vie.
Voici un peuple obscur et souriant.
Je me ris de toi, noble des Antilles,
singe qui t’avances par sauts d’un arbre à l’autre,
ô paillasse2 qui sues pour éviter la gaffe,
et la commets toujours plus grande chaque fois.

Je me ris de toi blanc aux veines vertes


- ces veines qui paraissent quoi que tu fasses pour les cacher ! -
Je me ris de toi qui parles d’aristocraties pures,

1. Rhum.
2. Clown.

72
de raffineries florissantes, de coffres-forts garnis.
Je me ris de toi, ô nègre singeur,
qui ouvres grand tes yeux devant l’auto des riches,
et qui te sens honteux de voir ta peau si noire,
alors que ton poing est si dur !
Je me ris de tous ; je me ris du monde entier.
Du monde entier ému devant quatre pantins,
qui se dressent orgueilleux derrière leurs blasons criards,
comme quatre sauvages au pied d’un cocotier.
(West Indies Ltd, trad. Claude Couffon. Ed. Seghers, Paris )

Chant pour tuer un serpent

Mayombé - bombé - mayombé1 !


Mayombé - bombé - mayombé !
Mayombé - bombé - mayombé !
Le serpent a des yeux de verre ;
le serpent vient et s’enroule sur une branche ;
avec des yeux de verre il s’enroule sur une branche
avec des yeux de verre.
Le serpent se traîne sans patte ;
le serpent se cache dans l’herbe ;
en se traînant le serpent se cache dans l’herbe,
en se traînant sans patte !

Mayombé - bombé - mayombé !


Mayombé - bombé - mayombé !
Mayombé - bombé - mayombé !

Tu le frappes d’un coup de hache, et il est mort :


frappe-le !

Ne le frappe pas de ton pied, car il te mord,


ne le frappe pas de ton pied car il s’en va !

Sensemaya, vois, le serpent,


sensemaya.
Sensemaya, avec ses yeux,
sensemaya.
Sensemaya, avec sa langue,
sensemaya.

1. Mayombé: c’est le nom d’une région de forêt dense au Bas-Congo,


ainsi que celui d’un grand tambour de danse.

73
Sensemaya, avec sa langue,
sensemaya...

Le serpent mort ne peut manger ;


le serpent mort ne peut siffler ;
ni avancer,
ni s’élancer !
Le serpent mort ne peut plus voir ;
le serpent mort ne peut plus boire,
ni respirer
ni te piquer !

Mayombé - bombé - mayombé !


Seasemaya, vois, le serpent...
Mayombé - bombé - mayombé !
Sepsemaya ne bouge plusL.
Mayombé - bombé - mayombé !
Sensemaya, vois, le serpent...
Mayombé - bombé - mayombé !
Sensemaya, tu l’as tué !

(Elégies et chansons cubaines, traduction par Claude Couffon.


Editions Seghers, Paris )

74
n

Le mouvement de la négritude

LE MANIFESTE DE «LEGITIME DEFENSE»


PARIS, 1932

En 1932, à Paris, paraissait une petite revue qui marquait de


façon officielle en quelque sorte le début de la littérature nègre
d’expression française. Elle - était publiée par des étudiants
martiniquais et se nommait : Légitime défense. On y défendait
en effet pour la première fois la personnalité antillaise que 300
ans d’esclavage et de colonisation avaient écrasée. Se récla¬
mant des poètes surréalistes d’une part et des écrivains noirs
américains de l’autre, la revue stigmatisait en termes extrême¬
ment durs la médiocrité de la littérature antillaise qui en était
restée à une pâle imitation du Parnasse français : « Prosodie
surannée » ; en effet, même en France, plus personne ne son¬
geait à écrire comme les parnassiens ! Rimbaud, Verlaine, Ap-
polinaire et les Surréalistes avaient affranchi la poésie de
toutes les règles étroites qui l’emprisonnaient dans le sonnet,
l’alexandrin et la rime. En France la poésie était libérée de
toutes les conventions et aux Antilles on s’appliquait toujours,
par conformisme, à ciseler des vers à la manière de Leconte de
Lisle. Pourquoi ? Légitime défense met le doigt sur la plaie :
la poésie antillaise est faite par une minorité de bourgeois
assimilés : « L’Antillais est bourré à craquer de culture blanche,
de préjugés blancs... », « Son complexe d’infériorité le pousse
dans les sentiers battus : « Je suis nègre, vous dira-t-il, il ne me
sied point d’être extravagant ». Ainsi l’ancien esclave est
ligoté par la peur d’être mal jugé par son maître qui est resté

75
son modèle idéal. Et, de crainte de choquer, il se cantonne
dans une imitation servile, se méfie des innovations, se refuse
« à adopter toute règle poétique que cent ans d’expérience
blanche n’aient point sanctionnée ! » « Poètes de caricatures »
aux yeux même de la France à laquelle ces Antillais veulent
plaire. Ils sont seulement ridicules !
Légitime défense prêche donc la libération du style. Mais
elle ne s’arrête pas là : elle prêche aussi la liberté de l’imagina¬
tion, du tempérament nègre\ Elle vante l’exemple des écri¬
vains américains de la « Négro-Renaissance » : Au lieu de « se
faire un point d’honneur qu’un blanc puisse lire tout son livre
spns deviner sa pigmentation », l’écrivain doit donc assumer sa
couleur, sa race, se faire « l’écho des haines et des aspirations
de son peuple opprimé », en somme assumer sa négritude. Au
prix de cette sincérité et de ce courage, l’Antillais cessera
d’être un singe et un pantin, et une poésie, une littérature
digne de ce nom, vraiment antillaise, vraiment originale pourra
naître.
Tel est le message de Légitime défense que les étudiants
noirs de Paris entendirent, en particulier Césaire, Damas,
Senghor, qui allaient fonder le Mouvement de la Négritude.

Misère d’une poésie

Il est profondément inexact de parler d’une poésie antillaise.


Le gros de la population des Antilles ne lit pas, n’écrit pas et
ne parle pas le français. Quelques membres d’une société mulâ¬
tre, intellectuellement et physiquement abâtardie, littéraire¬
ment nourrie de décadence blanche, se sont faits, auprès de la
bourgeoisie française qui les utilise, les ambassadeurs d’une masse
qu’ils étouffent et, de plus, renient parce que trop foncée.
Là-bas, le poète (ou le « barde », comme ils disent), se
recrute, en fait, exclusivement dans la classe qui a le privilège
du bien-être- et de l’instruction. (Et s’il fallait chercher la
poésie là où on la contraint à se réfugier, c’est dans le créole
qu’il faudrait puiser qui n’est point un langage écrit, c’est dans
les chants d’amour, de tristesse et de révolte des travailleurs
noirs).
Le caractère exceptionnel de médiocrité de la poésie antil¬
laise est donc nettement lié à l’ordre social existant.
On est poète aux Antilles comme l’on est bedeau ou fos-

1. De là à prêcher la libération du Nègre, il n’y avait qu’un pas, que


Légitime défense a franchi allègrement, du reste.

76
soyeur, en ayant une « situation » à côté. Tel médecin, tel
professeur, tel avocat, tel président de république, se fait une
petite notoriété parmi la bourgeoisie mulâtre en lui servant
son visage et ses goûts en vers alexandrins.
L’Antillais, bourré à craquer de morale blanche, de culture
blanche, d’éducation blanche, de préjugés blancs, étale dans ses
plaquettes l'image boursouflée de lui-même. D’être un bon décal¬
que d’homme pâle lui tient lieu de raison sociale aussi bien que
de raison poétique. Il n’est jamais à son goût assez décent,
assez empesé. — « Tu fais comme un nègre », ne manque-t-il
pas de s’indigner si, en sa présence, vous cédez à une exubérance
naturelle. Aussi bien ne veut-il pas dans ses vers « faire comme
un nègre ». Il se fait un point d’honneur qu’un blanc puisse lire
tout son livre sans deviner sa pigmentation. De même que,
honteux de ce qui subsiste en lui de polygamie africaine, il
couche en cachette avec ses bonnes, de même, il a soin de
s’expurger avant de « chanter » (sic), soin de bien se mettre
dans la peau du blanc, de ne rien lâcher qui le trahisse.
Invariablement, il vous décrit des paysages ou vous raconte de
petites histoires où l’hypocrisie le dispute au diffus et au Louis-
Napoléon.
L’étranger chercherait vainement dans cette littérature un
accent original ou profond, l’imagination sensuelle et colorée du
noir, l’écho des haines et des aspirations d’un peuple opprimé.
Un des pontifes de cette poésie de classe, M. Daniel Thaly, a
célébré la mort des Caraïbes1 (ce qui nous est indifférent, puisque
ceux-ci ont été exterminés jusqu’au dernier), mais il a tu la
révolte de l’esclave arraché à son sol et à sa famille.
Pauvres sujets, mais non moins pauvres moyens poétiques.
Le bourgeois antillais est ici plus méfiant que jamais. Son
complexe d’infériorité le pousse dans les sentiers battus. « Je
suis nègre », vous dira-t-il, « il ne me sied point d’être extrava¬
gant. »
De même qu’il se refuse à voir dans la France d’aujourd’hui
autre chose que la France de 89, le bourgeois antillais se refuse à
adopter toute règle poétique que cent ans d’expériences blan¬
ches n’aient point sanctionnée.
Non content d’user d’une prosodie, et d’une prosodie suran¬
née, l’Antillais l’agrémentera d’un soupçon d’archaïsme : cela
fait « vieille France ».

Une indigestion d’esprit français et d'humanités classiques

1. Les Indiens Caraïbes, premiers occupants des Antilles, qui furent


exterminés par les colonisateurs européens.

77
nous a valu ces bavards et l’eau sédative de leur poésie, ces
poètes de caricature.
Le vent qui monte de l’Amérique noire aura vite fait,
espérons-le, de nettoyer nos Antilles des fruits avortés d’une
culture caduque. Langston Hughes et Claude Mac Kay, les deux
poètes noirs révolutionnaires, nous ont apporté, marinés dans
l’alcool rouge, l’amour africain de la vie, la joie africaine de
l’amour, le rêve africain de la mort. Et déjà de jeunes poètes
haïtiens1 nous livrent des vers gonflés d’un futur dynamisme.
Du jour où le prolétariat noir, que suce aux Antilles une
mulâtraille parasite vendue à des blancs dégénérés, accédera, en
brisant ce double joug, au droit de manger et à la vie de
l’esprit, de ce jour-là seulement il existera une poésie antillaise.
(Etienne Léro, revue Légitime défense).

LE JOURNAL « L’ETUDIANT NOIR »,


PARIS, 1934-1940

Légitime Défense, revue des étudiants antillais de Paris, n’eut


qu’un seul numéro. Il y eut des pressions gouvernementales sur
ses jeunes auteurs dont on suspendit pendant plusieurs mois les
bourses d’études ; tandis que leurs parents, qui faisaient partie
de cette bourgeoisie de couleur que la revue stigmatisait si
brutalement, leur supprimaient les subsides. Mais avec beaucoup
de prévoyance le Manifeste avait averti le lecteur : « Cette
petite revue, outil provisoire, s’il casse, nous saurons trouver
d’autres instruments. »
En effet le grain était semé et des réactions allaient
naître, c’était l’essentiel.
Tout d’abord le groupe d’Etienne Léro continua d’exister et
de défendre les thèses exprimées dans la revue, soit en des
réunions d’étudiants, soit dans des articles publiés ailleurs.
Ainsi s’éveilla la conscience de plusieurs jeunes Africains et
Antillais qui fondèrent en 1934 un journal, L’Etudiant Noir,
dont le premier mérite fut de réunir tous les étudiants noirs de
Paris.
« L’Etudiant Noir, journal corporatif et de combat, avait
pour objectif la fin de la tribalisation, du système clanique en
vigueur au quartier latin ! On cessait d’être un étudiant marti-

1. Allusion au mouvement indigéniste en Haïti, à Jacques Roumain et à


J. F. Brièrre.

78
niquais, guadeloupéen, guyanais, africain, malgache, pour n’être
qu’un seul et même étudiant noir. Terminée la vie en vase
clos ! » (Damas).
Ce premier rassemblement des Noirs de Paris n’était pas le
seul objectif du journal. Car pourquoi se rassembler si ce n’est
pour des intérêts communs ?
Or c’est justement la prise de conscience des intérêts com¬
muns à tous les Noirs, quelle que soit leur origine, que ce journal
d’étudiants opéra.
Reprenant les critiques de Légitime Défense sur la politique
d’assimilation culturelle, L’Etudiant Noir revendiquait la
liberté créatrice du Nègre en dehors de toute imitation occi¬
dentale. Mais il fallait aller plus loin en indiquant le moyen par
lequel le Noir pouvait se libérer du carcan de cette assimila¬
tion : ce moyen c’était le retour aux sources africaines.
Le groupe de Léro en avait vivement conseillé deux autres :
le communisme et le surréalisme. Leurs successeurs pousseront
plus loin l’audace : communisme et surréalisme étant encore des
doctrines européennes, on ne pouvait leur faire totale con¬
fiance ; ils seront ramenés du rang d’idéologies à celui d’outils,
voire de techniques. « La voie politique comme la voie culturelle
ne sont pas toutes faites : elles sont à découvrir et les soins de
cette découverte ne regardent que nous » écrira encore Césaire
en 1956.
Le groupe de L’Etudiant Noir marquait donc un progrès sur
celui de Légitime Défense en ce qu’il ne consentit jamais à
suivre sans réserve les maîtres européens, pas plus les modernes
que les anciens. Il prit vraiment ses distances à l’égard des
valeurs occidentales pour découvrir et réapprendre celles du
monde négro-africain.
C’est ainsi que fut menée une véritable révolution culturelle
et que prit naissance le Mouvement de la Négritude qui n’était
autre, au départ, que « le Mouvement tendant à rattacher les
Noirs de nationalité et de statut français, à leur histoire, leurs
traditions et aux langues exprimant leur âme » \
« Nos articles allaient tous dans ce sens. Naturellement
Césaire menait la lutte, avant tout contre l’assimilation des
Antillais. Pour moi je visais surtout à analyser et à exalter les
valeurs traditionnelles de l’Afrique noire », écrit Senghor.
Ce groupe de L’Etudiant Noir eut une influence détermi¬
nante sur les intellectuels tant africains qu’antillais qui ve¬
naient en France. Peut-être parce qu’il était dominé et dirigé
par trois personnalités d’envergure considérable : le martini-

1. Léon Damas, Poètes d’expression française, Le Seuil, 1947.

79
quais Aimé Césaire, le guyanais Léon Damas et le sénégalais
Léopold Sédar Senghor, entourés par Léonard Sainville, Aris¬
tide Maugée, Birago Diop, Ousmane Soce, les frères Achille.
On leur doit les premières grandes œuvres de la littérature
négro-africaine de langue française et on peut aussi les considé¬
rer comme les fondateurs du Mouvement de la Négritude qui
est pour beaucoup dans l’émancipation tant politique que cultu¬
relle de l’Afrique francophone.
En effet l’influence politique d’essais comme Le retour de
Guyane de Damas, de Ce que l’homme noir apporte de Senghor
et du Discours sur le colonialisme de Césaire, a peut-être été
plus importante que celle de leurs poèmes sur les intellectuels
qui furent artisans des indépendances africaines.
Avant d’aborder en détail l’œuvre littéraire de ces maîtres à
penser du Mouvement de la Négritude, nous allons d’abord
analyser succinctement ce qu’on entend par négritude.

La négritude

Ce mot est un néologisme que Césaire a employé pour la


première fois dans le Cahier d’un retour au pays natal en 1939 ;
voici une des définitions que Césaire en donne :
« La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être
noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de
notre histoire et de notre culture ».
Mais, avec le temps, ce concept de négritude s’est développé
et il est nécessaire d’en délimiter aujourd’hui l’étendue.
On peut dire, comme définition générale, que la négritude
est la façon dont les Négro-Africains comprennent l’univers,
c’est-à-dire le monde qui les entoure, la nature, les gens, les
évènements : c’est aussi la façon dont ils créent.
Cette conception de la vie est déterminée par deux sortes
de phénomènes :
1. Les phénomènes de civilisation,
2. Les phénomènes historiques.

1. Les phénomènes de civilisation

« Il n’y a pas de peuple sans culture » a écrit Lévi-Strauss.


L’Afrique a depuis l’Antiquité produit des cultures si riches et
si originales que le savant allemand Frobenius constatait en

80
1906 qu’il existait vraiment une civilisation africaine1 portant
d’un bout à l’autre du continent noir « la même frappe » c’est-
à-dire le même cachet : « Partout nous reconnaissons un esprit,
un caractère, une essence semblables ». Cet ensemble de carac¬
téristiques forme le « style africain » :
« Quiconque s’approche de lui reconnaît bientôt qu’il domine
toute l’Afrique, comme l’expression même de son être. Il se
manifeste dans les gestes de tous les peuples nègres autant que
dans leur plastique. Il parle dans leurs danses comme dans leurs
masques, dans leur sens religieux comme dans leur mode d’exis¬
tence, leurs formes d’Etats et leurs destins de peuples. Il vit
dans leurs fables, leurs contes, leurs légendes, leurs mythes...
Qu’est-ce que cela veut dire ? Simplement ceci : que les Noirs
d’Afrique ont créé au cours des siècles des religions, des socïê-
tésf~des littératures et-des arts tellement particuliers qu'on les
reconnaît entre toutes les autres civilisations de la terre. Cela
veut dire encore que cette civilisation africaine a marqué de
façon indélébile les manières de penser, de sentir et d’agir des
Négro-Africains ; qu’elle a forgé ce que Delafosse appelle
« l’âme noire » dont « le style africain » est l’expression.
Ce n’est pas une affaire de race. Ce n’est pas parce qu’il est
noir que l’Africain a telle manière de danser, de prier, d’aimer,
de concevoir le travail, l’autorité, la justice ou la famille.
L’Africain est aujourd’hui encore différent des autres parce qu’il
hérite d’une civilisation différente, et de laquelle il réapprend à
être fier. Car on lui a menti en lui enseignant, pour mieux le
dominer, qu’il n’avait qu’une civilisation inférieure, ou même pas
de civilisation du tout !
Tous les ethnologues — ces spécialistes de l’étude des civili¬
sations — sont d’accord aujourd’hui pour reconnaître que l’Afri¬
que a inventé une civilisation qu’on ne trouve nulle part ailleurs,
parfaitement valable et intéressante ; qu’il ne faut pas déduire
de son retard technique, son infériorité dans les autres domai¬
nes : l’Afrique avant l’arrivée des Blancs n’était absolument-pas
sous-développeë sur les plans artistique, littéraire, religieux, fami¬
lial, juridique, moral, politique...
« Civilisés jïïsqîTàla moelle des os ! »
« L’idée du nègre barbare est une invention européenne »
écrit encore Frobenius.
Cette constante de la civilisation africaine et la psycholo¬
gie particulière qui en résulte, forment donc les bases de la
négritude. C’est à cette constante culturelle que Thomas

1. Léo Frobenius, Histoire de la civilisation africaine, NRF, Paris.

81
Mélone se réfère lorsqu’il écrit : « la négritude est le propre du
nègre comme c’est le propre du zèbre de porter des zébrures ».
C’est aussi_à -cette constante que pense Léopold Sédar
Senghor dans la définition suivante : la négritude est le patri¬
moine culturel, les valeurs et surtout l’esprit de la Civilisation
négro-africaine.

2. Les variables historiques

Mais l’harmonie de ces cultures, assez solides pour permettre à


l’homme noir de vivre et d’être heureux malgré un très faible
essor technique, va être détruite par la véritable chasse à
l’homme que les Portugais inaugurèrent au xv° siècle et qui dura
pratiquement jusqu’en 1870.
La traite, qui coûta au continent africain un minimum de
■cent millions d’hommes, désorganisa complètement les sociétés
côtières et propagea ses désordres dans l’intérieur, d’où l’on
drainait les esclaves en caravanes vers les principaux marchés
qui s’échelonnaient de la Guinée au Congo.
L’exil de l’esclave dans les plantations d’Amérique, puis, à
peine la traite terminée, la colonisation qui, de 1880 à 1960,
s’étendit sur tout le territoire africain, lés innombrables brima¬
des dont les Nègres du monde entier furent l’objet, que ce soit
la ségrégation ou l’assimilation, les lynchs ou les travaux forcés,
j les préjugés raciaux ou les préjugés culturels, bref cette véritable
passion (Au sens: Passion du Christ) du monde noir qui dura
plusieurs siècles, a nécessairement causé une série de traumatis¬
mes qui ont profondément altéré la négritude première, qui ont
défruit l’équilibre même de l’homme et des sociétés noirs.
Le psychiatre Franz Fanon a particulièrement bien analysé
les troubles chez les Noirs des Antilles dans son livre Peau
noire, masques blancs, le complexe d’infériorité, la honte de sa
couleur, la passivité et la paresse qui sont des signes de
découragement social, ou encore l’imitation, la singerie du
Blanc dans l’espoir de ressembler au maître, la tentation de se
« blanchir » même physiquement (en se poudrant, en s’endui¬
sant de fards clairs, en se défrisant les cheveux), même biologi¬
quement (cherchant à épouser un Européen ou à avoir un enfant
mulâtre), l’abandon quasi général des coutumes et croyances
africaines pour acquérir l’instruction, les religions, les habitudes
et les objets européens, tout cela traduit jusqu’à quel point les
Noirs ont été ébranlés dans leur confiance en eux-mêmes,
jusqu’à quel point ils ont essayé d’échapper à leur négritude.

82
L’esclavage et la colonisation ont vraiment failli réussir un
« génocide culturel » suivant Vexpression de Marcien Towa !
De même les manifestations d’agressivité raciste contre les
Blancs au Congo ou en Amérique, la susceptibilité parfois
maladive des Africains récemment décolonisés, les cris de ré¬
volte et la condamnation globale de l’Europe, y compris de sa
civilisation, l’exaltation forcenée de la valeur de sa race ; tout
cela il faut le comprendre comme une réaction normale, peut-
être même nécessaire, une vraie « Légitime Défense » contre
ce génocide ; c’est ce que Sartre appelle « la négation de la
négation du nègre ».
« Puisqu'on l’opprime dans sa race et à cause d’elle, c’est
d’abord de sa race qu’il lui faut prendre conscience. Ceux qui
durant des siècles ont vainement tenté parce qu’il était
nègre, de le réduire à l'état de bête, il faut qu’il les oblige à le
reconnaître pour un homme. Insulté, asservi, il se redresse, il
ramasse le mot « singe » qu’on lui a jeté comme une pierre, et
se revendique comme noir en face du blanc, dans la fierté. »
(Sartre)
Citons à l’appui ce texte de Césaire écrit à l’époque même
où il inventait ce mot de négritude :
« L’histoire des Nègres est un drame en trois épisodes. Les
Nègres furent d’abord asservis (des idiots et des brutes, disait-
on)... Puis on tourna vers eux un regard plus indulgent. On s’est
dit : ils valent mieux que leur réputation. Et on a essayé de les
former. On les a assimilés. Ils furent à l’école des maîtres ; « de
grands enfants » disait-on. Car seul l’enfant est perpétuelle¬
ment à l’école des maîtres.
« Les jeunes nègres aujourd’hui ne veulent ni asservissement
ni assimilation. Ils veulent émancipation. Des hommes dira-t-on.
Car seul l’homme marche sans précepteur sur les grands chemins
de la Pensée. » (L’Etudiant noir)
« C’est le Blanc qui crée le Nègre » disait encore Frantz
Fanon...

3. Avenir de la négritude

Mais l’histoire continue d’avancer et de nouvelles variables


remplacent ou modifient les anciennes. Avec les Indépendances
africaines nous assistons à une nouvelle transformation de la
négritude. Le comportement des Africains se normalise. Le
Nègre redevient « un homme pareil aux autres »' en liquidant

1. Titre d’un roman de René Maran.

83
ses anciens complexes tant d’infériorité que d’agressivité com¬
pensatoire.
On s’aperçoit que les cris de souffrance et de révolte anti¬
blanche ne sont qu’un moment historique dans la négritude.
Celle-ci disparaîtra-t-elle lorsque ce moment historique sera
dépassé ? Croire que oui serait la preuve qu’on a tout à fait
oublié la constante de l’âme et de la civilisation africaines !
En effet, malgré les aventures de la race depuis le XVe siècle,
malgré la traite et la colonisation, le métissage et l’assimila¬
tion, les caractéristiques persistent chez une majorité d’indivi¬
dus. Quels que soient leur rang social et les marques de l’éduca¬
tion européenne, les Noirs conservent, pour peu qu’ils restent
en groupe important, les traits suffisamment intacts d’une
psychologie africaine, et d’une culture africaine, qui donnent à
leurs œuvres et à leur comportement modernes un cachet
aisément reconnaissable : c’est, en musique, le rythme bien
particulier du jazz, en politique la forme tout à fait spéciale de
certains gouvernements qui ne trouve leur équivalent dans au¬
cune expérience européenne ou asiatique. De même en littéra¬
ture, qu’ils écrivent en français ou en anglais, les poètes et
prosateurs négro-africains impriment à ces langues des rythmes,
des images, des raisonnements, des expressions purement afri¬
cains. Ce phénomène est encore plus clair dans le traitement
que les Africains font subir aux religions importées, qu’il s’agisse
de l’Islam ou du Christianisme : qui ne connaît la prolifération
étonnante des syncrétismes dont le Vaudou, la Harris Church,
le Kibanguisme ou la Native Baptist Church sont des exemples
parmi tant d’autres ? Si bien qu’il faut rappeler ici la justesse
de cette remarque de Senghor :
« Le Noir donne l’impression qu’il est facilement assimilable,
alors que c’est lui qui assimile ! »
Ainsi, la négritude de demain fera la synthèse de cette
civilisation ancestrale et des apports étrangers — particulière¬
ment scientifique et technique — qui permettra à l’Afrique de
s’adapter au monde moderne?
Bien sûr on peut croire que la technique et la science
rendront toutes les civilisations identiques. Mais alors pourquoi
les cultures chinoise, russe et américaine, allemande et japo¬
naise, française et anglaise, ne sont-elles pas déjà identiques
puisque elles ont le même niveau technique et des systèmes
économiques analogues ? Parce que la technique n’est pas toute
la culture, mais seulement un de ses aspects.

1. Voir l'article de Paul Fueter dans la revue Abbia n° 7.

84
La civilation africaine n’est donc pas destinée à périr parce
qu’elle se modernise. La négritude non plus.
Certes tout ceci est banal pour qui a vécu tant soit peu en
Afrique et l’a regardée sans préjugés. C’est le cas des ethnolo¬
gues français des années 30 à 40 qui aidèrent beaucoup le
mouvement néo-nègre par l’objectivité de leurs analyses sur les
civilisations africaines. Témoin, ce texte de Théodore Monod
qui fut directeur de l’IFAN à Dakar, cité par Robert Dela-
vignette en préface au roman d’Ousmane Soce, paru en 1935 :
Karim, roman sénégalais.
Monod y énonçait un principe fondamental qui mettait déjà
automatiquement en question toute l’action culturelle de l’Eu¬
rope aux « colonies ».
« Le Noir n’est pas un homme sans passé, il n’est pas tombé
d’un arbre avant-hier. L’Afrique est littéralement pourrie de
vestiges préhistoriques ». Il énumère alors les valeurs de la civili¬
sation africaine, « son sens de la politesse et de l’hospitalité,
l’humour de ses conteurs, la sagesse sentencieuse de ses vieillards,
ses dons artistiques, l’inspiration de ses poètes, les facultés
supra-normales de ses devins, l’expression d’une pensée philoso¬
phique, symbolique, religieuse. »
Aussi dès lors que « l’Afrique existe, très concrètement, il
serait absurde de continuer à la regarder comme une table rase,
à la surface de laquelle on peut bâtir, a nihilo, n’importe
quoi ! »
Et Monod précise « Dans notre sotte — et paresseuse —
passion de la généralisation abstraite, nous sommes persuadés
qu'un système d’enseignement, un mode de scrutin, un code,
un régime, sont « en soi » et automatiquement salutaires à la
totalité du globe... »
« Persuadés que notre civilisation est non seulement la seule
bonne, mais la seule possible, nous acceptons volontiers de la
voir dans une conquête planétaire, se substituer à toutes les
autres... Or c’est ici le centre du problème. Il ne s’agit
nullement en effet d’appauvrir l’humanité en assurant le triom¬
phe d’un seul des aspects possibles de la culture humaine, mais
bien plutôt de permettre à chaque élément de la famille
terrestre d’apporter au concert commun, pour en enrichir
l’ensemble, ce qu’elle possède de meilleur. Au terme par consé¬
quent d’un choix, d’un tri, chaque culture devant à la fois ne
retenir de son propre patrimoine que ce qui mérite de l’être et
n’accepter de l’influence extérieure que ce qui est organique¬
ment assimilable et peut enrichir son âme. »
C’est avec quelque avance sur son temps que Th. Monod

85
ajoutait : « au moment où disparaît ce que le vieux système
colonial après cinq siècles avait de décidément périmé, et où
des formes nouvelles de structure comme de mentalité vont
devoir se dégager, il importera d’accepter honnêtement les
différences énormes, et à mon avis heureuses, qui séparent les
hommes. Différences qu’il serait insensé et vain de vouloir nier,
mais qu’il faut ouvertement reconnaître, pour y trouver... les
éléments même d’un nouveau progrès spirituel. A condition que
ce soit celui-ci qu’on vise et qu’on ne continue point à tenir les
autres, matériel, économique, politique, pour une fin en soi et
non pour ce qu’ils sont : un moyen ».
Delavignette terminait en reconnaissant le bien-fondé des
efforts des écrivains africains, qui aideront à résoudre les
problèmes futurs : « en s’exprimant, en s’analysant, les Afri¬
cains travaillent non seulement à leur développement, mais au
nôtres Et ils portent le problème de nos rapports avec
l’Afrique sur un plan supérieur qui les oblige, et qui nous oblige
avec eux, à dépasser les vieilles notions de colonisation comme
le stade du nationalisme africain ».
« Le passé ne doit pas être un obstacle à l’adaptation
qu’impose le présent. De la connaissance du passé, de son
respect et aussi de son amour, les hommes ont toujours reçu le
sens de leur vocation individuelle, comme de leur vocation
collective, et la force de les bien remplir. L’Afrique ne fera pas
exception. Elle trouvera en elle-même assez de ressources spiri¬
tuelles pour accomplir l’effort de synthèse que le monde mo¬
derne exige de tous les hommes. »

LEON GONTRAN DAMAS (1912, Guyane) — Nous parle¬


rons en pre¬
mier lieu de Léon Damas, bien qu’il soit moins connu que les deux autres
« leaders » du mouvement de la Négritude, parce qu’il y a joué un
rôle un peu à part. En effet il était très lié avec l’équipe de Légitime
Défense et c’est lui qui servit en quelque sorte de pont entre ce groupe et
celui de l’Etudiant Noir. Damas fut aussi le premier à publier un recueil
de poèmes imprégnés des idées nouvelles et dont la forme était tout à fait
dégagée des modèles de la poésie française. Pigments parut en 1937 et
agit un peu à la manière d’une charge de dynamite qui explosa dans le
milieu des intellectuels nègres de Paris. Par le ton très violent, parfois
grossier, et par les thèmes — nostalgie de l’Afrique, rancœur de
l’esclavage, anticolonialisme, révolte déclarée contre la culture autant que
l’oppression politique de l’Europe, revendication de la dignité du Nègre et
condamnation du racisme chez les Blancs — Pigments annonce déjà tout
le programme du mouvement néo-nègre. Cependant il n’est pas inutile de
connaître un peu la vie de Damas pour pénétrer davantage les motifs
personnels de ce mélange de sensibilité aiguë et d’ironie cinglante,

86
d’amertume voilée et de rage explosive qui caractérise sa poésie.
Métis de Blanc, de Nègre et d’Indien. Damas est un être complexe.
Issu de famille bourgeoise, if fut soigrreusemënt éduque par “u rïë mere
férue de « bonnes manières » qui eut à cœur de les inculquer à son fils.
Pigments témoigne à de nombreuses reprises combien cette éducation pesa
sur ses goûts et sa spontanéité naturelle (voir le poème Hoquet).
De plus, souffrant d’asthme infantile, il fut cloué au lit jusqu’à six ans
et muet jusqu’à sept.
De cette santé délicate Damas conserva un caractère fantasque et
susceptible, une sensibilité d’écorché qui le rendit très vulnérable aux
moqueries de ses compagnons parisiens. « Vous êtes guyanais ? Tiens !
Votre père ne serait-il pas forçat ?* »
Que de fois entendit-il cette question qu’il ressentait comme une
insulte !
Par réaction, il se mit à défendre « sa qualité de Nègre ».
Après deux ans de Droit et de Langues Orientales, il entreprit des
études d’ethnologie, et participa à l’engouement de ses amis Césaire et
Senghor pour l’Afrique, dans l’espoir de retrouver ses véritables racines.
Dans le même but il fréquenta tous les Africains qu’il put rencontrer à
Paris, quel que soit leur milieu: Sénégalais, Congolais, Malgaches, Nègres
américains, écrivains, artistes, étudiants, ouvriers, travailleurs ou maque¬
reaux...
Mais ses parents coupèrent les vivres à ce fils trop peu sérieux à leur
gré ; Damas dut alors travailler la nuit aux halles, puis comme ouvrier
dans une usine ; il fut boy dans des restaurants, distributeur de pros¬
pectus, etc.
Bref, il connut des jours difficiles jusqu’à ce qu’une pétition d’étudiants
en sa faveur lui obtînt une bourse.
Cependant Damas continua de mener, par tempérament, une vie
instable, pauvre matériellement et douloureuse sur le plan sentimental,
sans compter les ennuis que lui valurent ses prises de position poli¬
tiques.
Est-ce à cause de ses problèmes personnels que Damas ressentit aussi
plus vivement qu’un autre l’angoisse du colonisé, la privation d’une vraie
patrie, la souffrance de l’exil, la colère contre le Blanc qui le brimait
autant que contre le Noir qui se laissait faire ?
C’est pourquoi ses paroles de rancune contre l'Europe sont si amères, si
rares ses paroles de pardon, si énergiques ses appels à la révolte ; n’écrit-
Q pas en 1937 :

Aux anciens combattants sénégalais


aux futurs combattants sénégalais
à tout ce que le Sénégal peut accoucher
de combattants sénégalais futurs anciens
de quoi je me mêle futurs anciens
de mercenaires futurs anciens

Moi je leur demande


de commencer par envahir
le Sénégal l

Outre Pigments, Damas a écrit Retour de Guyane en 1938 ; en 1943


Veillées noires. Contes de son pays ; en 1947 la première Anthologie sur
les poètes d’Outre-Mer ; en 1948 Poèmes nègres sur des airs africains ;
en 1952 Graffiti-, en 1956 Black Label-, en 1966 Névralgie.

1. En effet c’est en Guyane que la France avait établi ses bagnes pour
enfermer ses criminels et bandits irrécupérables.

87
La complainte du nègre

Ils me l’ont rendue


la vie
plus lourde et lasse.

Mes aujourd’hui ont chacun sur mon jadis


de gros yeux qui roulent de rancœur
de honte
Les jours inexorablement
tristes
jamais n’ont cessé d’être
à la mémoire
de ce que fut
ma vie tronquée

Va encore
mon hébétude
du temps jadis
de coups de corde noueux

de corps calcinés
de l’orteil au dos calcinés
de chair morte
de tisons
de fer rouge
de bras brisés
sous le fouet qui se déchaîne
sous le fouet qui fait marcher la plantation
et s’abreuver de sang de mon sang de sang la sucrerie
et la bouffarde du commandeur1 crâner au ciel.
(Pigments, Ed. Présence Africaine, Paris )

Pareille à ma légende

Des cheveux que je lisse


que je lisse
qui reluisent
maintenant qu’il m’en coûte
de les avoir crépus

1. Bouffarde du commandeur : fouet du contremaître.

88
Dans une longue carapace de laine
mon cou s’engouffre
la main s’énerve
et mes orteils se rappellent
la chaude exhalaison des mornes

Et mon être frigorifié

Et becs de gaz „
qui rendent plus tristes
ces nuits au bout desquelles
occidentalement
avance mon ombre
pareille à ma légende
d’homme-singe
(ibidem)

Trêve

Trêve de blues
de martèlement de piano
de trompette bouchée
de folie claquant des pieds
à la satisfaction du rythme

Trêve de séances à tant le swing


autour de rings
qu’énervent
des cris de fauves

Trêve de lâchage
de léchage
de lèche
et
d’une attitude
d’hyperassimilés

Trêve un instant
d’une vie de bon enfant
et de désirs
et de besoins
et d’égoïsmes
particuliers
(ibidem)

89
Il est des nuits

II est des nuits sans nom


Il est des nuits sans lune
où jusqu’à l’asphyxie
moite
me prend
l’âcre odeur de sang
jaillissant
de toute trompette bouchée

Des nuits sans nom


des nuits sans lune
la peine qui m’habite
m’oppresse
la peine qui m’habite
m’étouffe

Nuits sans nom


nuits sans lune
où j’aurais voulu
pouvoir ne plus douter
tant m’obsède d’écœurement
un besoin d’évasion

Sans nom
sans lune
sans lune
sans nom
sans nom sans nom
où le dégoût s’ancre en moi
aussi profondément qu’un beau poignard malais.
(ibidem)

Savoir vivre

On ne baille pas chez moi


comme ils bâillent chez eux
avec
la main sur la bouche
Je veux bâiller sans tralalas
le corps recroquevillé
dans les parfums qui tourmentent la vie
que je me suis faite
de leur museau de chien d’hiver
de leur soleil qui ne pourrait

90
pas même tiédir
l’eau de coco qui faisait glouglou
dans mon ventre au réveil
Laissez-moi bâiller
la main

sur le cœur
à l’obsession de tout ce à quoi
j’ai en un jour un seul
tourné le dos.
(ibidem)

Bientôt

Bientôt
je n’aurai pas que dansé
bientôt
je n’aurai pas que frotté
bientôt
je n’aurai pas que trempé
bientôt
je n’aurai pas que dansé
chanté
frotté
trempé
frotté
chanté
dansé
bientôt
(ibidem)

En file indienne

Et les sabots
des bêtes de somme
qui martèlent en Europe
l’aube indécise encore
me rappellent
l’abnégation étrange
des trays1 matineux
repus
qui rythment aux Antilles

1. Trays: grands plateaux de vivres que les femmes portent sur la


tête.

91
les hanches des porteuses
en file indienne

Et l’abnégation étrange
des trays matineux
repus
qui rythment aux Antilles
les hanches des porteuses
en file indienne
me rappellent
les sabots
des bêtes de somme
qui martèlent en Europe
l’aube indécise encore.

Regard

Quand sur le tard


quand sur le tard mes yeux
mes yeux se brideront

Quand sur le tard


quand sur le tard j’aurai
de faux yeux de chinois
Quand sur le tard
quand sur le tard
tout m’aura laissé
tout m’aura laissé jusqu’à la théorie
jusqu’à la théorie choir

Quand sur le tard


quand sur le tard
suivra la pente
suivra la pente le bâton
qui soutient les vieux corps
M’achèterez-vous
m’achèterez-vous dites
des fleurs
que sais-je
pour qu’au bistrot de l’angle
pour qu’au bistrot de l’angle
j’aille
ranimer l’âtre
d’un grand verre de bordeaux ?
Désir d’enfant malade

d’avoir été
trop tôt sevré du lait pur
de la seule vraie tendresse
j’aurais donné
une pleine vie d’homme
pour te sentir
te sentir près
près de moi
de moi seul
seul
toujours près
de moi seul
toujours belle
comme tu sais
tu sais si bien
toi seule
l’être toujours

après avoir pleuré

(Graffiti, Editions Seghers, Paris )

Soudain d’une cruauté feinte

tu m’as dit d’une voix de regrets faite


tu m’as dit en me quittant hier
tu m’as dit ne pas pouvoir me voir
avant dix à treize jours

Pourquoi treize
et pas quinze
et pas vingt
et pas trente

Pourquoi treize
et pas douze
et pas huit
et pas dix
et pas quatre
et pas deux

93
Pourquoi pas demain
la main dans la main
la main sur le tien
la main sur le mien
la main sur le cœur
de mon cœur qui s’inquiète
et qui déjà redoute
d’avoir un beau jour
à t’attendre en vain
(ibidem)

Il n’est pas de midi qui tienne

et bien parce qu’il n’a plus vingt ans mon cœur


ni la dent dure de petite vieille
il n’est pas de midi qui tienne

Prenez-en donc votre parti


vous autres
qui ne parlez jamais d’amour
sans majuscule
et larme en coin
il n’est pas de midi qui tienne
Je l’ouvrirai
pas de midi qui tienne
Je l’ouvrirai
pas de midi qui tienne
J’ouvrirai la fenêtre au printemps que je veux éternel.
(ibidem)

AIME CES AIRE (1913, Martinique) — Né le 25 juin 1913 à la


Martinique, Césaire a
fait une licence de lettres à l’Ecole Normale Supérieure. Après quelques
années d’enseignement à Fort-de-France, il est élu député du P.C. en
1944. Il est actuellement le chef de son propre parti et maire de Fort-de-
France.
Le rôle de Césaire est majeur dans le Mouvement de la Néent’^* Et
lorsqu’on aborde son œuvre on s’en étonne. Car sa poésie est étrangement
difficile, pas populaire du tout comme celle de Damas, point lyrique, ni
fleurie, ni ornée de pittoresque comme celle de Senghor, mais abrupte
vraiment tant par le style que par le ton et les thèmes. Un style à la
syntaxe torturée, au vocabulaire si vaste qu’on peut rarement saisir un
poème sans l’aide préalable du dictionnaire. Un style qui, de plus, utilise
à outrance des symboles très personnels et bien subtils parfois à élucider :
chaque vers de Césaire contient ainsi une image ou une série d’images qui
ont une signification très précise. Et si l’on n’arrive pas à découvrir le
sens de ces images le poème reste clos.

94
C’est pourquoi nous donnons à la fin de cette introduction quelques
« clefs » pour « ouvrir » ces coffrets hermétiques que sont les poèmes de
Césaire afin d’accéder à l’or pur de son drame et de son message.
Car l’essentiel de Césaire est justement cette intégration, cette fusion
totale de ses problèmes personnels, du drame de sa race et de son peuple,
de son « engagement » dans une action militante, et du témoignage
humain, donc universel, qu’il en tire. Problèmes personnels du député de
la Martinique, qui depuis près de vingt ans essaie en vain « d’acclimater
un arbre de soufre et de laves chez un peuple de vaincus », c’est-à-dire de
rendre aux Antillais, dont on a déjà vu ailleurs les traumatismes tant
sociaux et raciaux que culturels (Légitime défense, Claude Mac Kay,
Guillen, Damas), de leur rendre le sens de la dignité humaine, de les
libérer de leur peur de vivre, de leur peur d’être libres, de leur peur
d’être Nègres, bref de leur mentalité d’esclaves. Car on pourrait dire des
Antillais, en parodiant Frobénius qu’ils furent « colonisés jusqu’à la
moelle des os ! »
Problèmes du leader qui est terriblement seul, mal soutenu, mal
compris, en butte aux jalousies, aux machinations, voire aux complots.
(Voir Le roi Christophe, Et les chiens se taisaient.) Césaire est vraiment
le rebelle qui a dû lutter aussi bien contre la lâcheté des siens que contre
la voracité étrangère.
Problème qu’il partage avec ses frères des Antilles, de l’exilé et de
l’insulaire ; nostalgie de l’Afrique et sentiment d’étouffer dans cette île de
70 kilomètres de large, surpeuplée de trois cent mille habitants : « cette île
désespérément obturée à tous les bouts » — * cette fiente, ce sanglot de
coraux, cage et marécage. »
Quant au drame de la race, nul peut-être mieux que Césaire ne l’a si
bien exprimé, sinon ressenti. Sa voix a porté jusqu’aux confins de la
diaspora nègre et son Cahier d’un retour au pays natal est considéré
comme l’hymne national des Noirs du monde entier. Car il a pu y
assumer dans le même élan d’amour et de révolte les Nègres des Antilles
et ceux des Etats-Unis, ceux de l’Afrique et de l’Europe, ceux du passé et
ceux du présent, les esclaves et les héros.
Césaire a été vraiment la voix de la conscience nègre, de ses
souffrances et de ses exigences.
J’ai dit qu’il y avait fusion totale entre son drame et son action. En
effet, pour Césaire il n’y a pas d’hiatus entre les deux. Il n’y a pas de
distinction entre les mots et les actes, la littérature d’un côté et la vie
pratique de l’autre. Il s’est entièrement voué à « cette unique race », lors¬
qu’il écrit :

Faites-moi rebelle à toute vanité mais docile à son génie


comme le poing à rallongée du bras
Faites-moi commissaire de son sang
Faites-moi dépositaire de son ressentiment
Faites de moi un homme de terminaison
Faites de moi un homme d’initiation
Faites-moi /’exécuteur de ces œuvres hautes
Voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme.

c’est d’une profession de foi qu’il s’agit, d’un engagement fondamental,


.■pour l’existence entière et sans retour possible.
Enfin témoignage universel car, il le dit bien :

si je m’exige bêcheur de cette unique race


ce n’est point par haine des autres races
préservez-moi mon cœur de cet homme de haine
pour qui je n’ai que haine.

95
N’a-t-il pas dit un jour qu’au fond « sa négritude n’était qu’une
postulation agressive de la fraternité » (1963) ? Cette fraternité qu’il ne
cesse d’espérer, d’annoncer, de prophétiser comme une terre promise :

La fraternité qui ne saurait manquer de venir


quoique malhabile...

C’est sans doute cette rare cohérence entre l’être, les mots et les actes,
qui justifie et explique l’étonnante résonance de Césaire sur le monde
négro- africain.
Car ce qui passe à travers les obstacles de son langage et la complexité
de ses idées, c’est la force quasi magique de la foi qui déplace les
montagnes, c’est la puissance de persuasion d’un homme tout à fait
authentique.

Petit lexique des principaux symboles césairiens

ESCLAVAGE LES BLANCS OPPRESSEURS

le caxcan négriers
baracoon gardes-chiourme, geôliers
fer rouge scorpions
ferrements corbeaux, chacals
marronage tous les charognards
chicottes, verges, fouets chiens
acceptation animale molosses
chaing-gang La Bête, les monstres
poisson armé
flics, soudards
et autres militaires

LA TRAITE ET L’EXIL CIVILISATION OCCIDENTALE

l’arrachement ville
le rapt gratte-ciel
le vol acier
le « voyage » béton
migration dividendes
naufrage banquiers
toutes espèces de navires architectes
négrier, caravelle ingénieurs
galère, carène, mât, pont,
bastinguage
voilure, cale, etc...

96
ESPOIR ET BONHEUR AFRIQUE ANCESTRALE

étoiles, astres Guinée, Congo


oiseaux, coccinelles Côte d’Assinie
toutes les fleurs, Ouagadougou, Tombouctou,
fruits, bourgeons Djenné, villes de l’Afrique
enfants ancienne
femme Nil, Niger, Congo, Bénoué,
herbe, printemps fleuves d’Afrique
plaine héritage, lait d’enfance
cloches pileuses de mil
chevelure Nègre Bateke, ancêtre
ciel Bambara
lucioles arbre fétiche, kailcédrat
miel, lait, vin, alcool éléphant, baobab, lianes
savane et forêt, Terre-Mère
Amazone du roi de Dahomey
hougan-sorcier

AGRESSIVITÉ RÉVOLUTIONNAIRE RÉVOLUTION PURIFICATRICE


DU NÈGRE

tous les volcans, tous les cataclysmes et


oiseaux de proie métamorphoses
(éperviers, menfenils, toucans) orage, inondation,
animaux féroces : tigres, tremblement de terre
serpents venimeux raz de marée, irruption
silex, soufre, laves, pierres volcanique
toutes espèces de couteaux, tonnerre, éclair, foudre,
flèches ouragan, cyclone
(poignards, machettes, sagaies pestes, épidémies
couteaux de jet) débâcles, catastrophes, déluge,
tam-tam fin du monde
poisons indigènes

RÉGÉNÉRESCENCE RÉENRACINEMENT
RENAISSANCE DE LA RACE

mer, sel, perle toutes espèces d’arbres


mythe d’Osiris et de plantes
feu des Antilles
phénix et d’Afrique
colibri
97
pluis, eau, ovaires
germes, graines, pollen,
fécondation

ÉNERGIE VITALE,
SOUVENT SYMBOLE
DE L’AUTEUR LUI-MÊME

fleuves
soleil, foyer, feu
sexe, sang
chevaux, coursiers, pur-sang
reptiles, serpents, crocodiles,
lézards
poissons (serpents marins)
Persée, Prométhée

Œuvres principales :

Cahier d’un retour au pays natal, 1939, poème.


Les armes miraculeuses, 1946, poèmes.
Soleil cou coupé, 1948, poèmes.
Discours sur le colonialisme, 1950, essai.
Et les chiens se taisaient, 1956, tragédie.
Lettre à Maurice Thorez, 1956.
Ferrements, 1960, poèmes.
Toussaint Louverture, 1960, histoire d’Haïti.
Cadastre, 1961, poèmes.
Le roi Christophe, 1964, tragédie.
Une saison au Congo, 1965, tragédie.
Une Tempête, 1970.

La maison natale

Au bout du petit matin, une petite maison qui sent très


mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui
abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la
turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle
dont l’intransigeance affole nos fins de mois et mon père
fantasque grignoté d’une seule misère, je n’ai jamais su laquelle.

98
qu’une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse
ou exalte en hautes flammes de colère ; et ma mère dont les
jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour,
de nuit, je suis même réveillé la nuit par la morsure âpre dans la
chair molle de la nuit d’une Singer que ma mère pédale, pédale
pour notre faim et de jour et de nuit.
Au bout du petit matin, au-delà de mon père, de ma mère, la
case gerçant d’ampoules, comme un pêcher tourmenté de la
cloque, et le toit aminci, rapiéci de morceaux de bidon de
pétrole, et ça fait des marais de rouillure dans la pâte grise
sordide empuantie de la paille, et quand le vent siffle, ces
disparates font bizarre le bruit, comme un crépitement de
friture d’abord, puis comme un tison que l’on plonge dans l’eau
avec la fumée des brindilles qui s’envole... Et le lit de planches
d’où s’est levée ma race, toute entière ma race de ce lit de
planches, avec ses pattes de caisses de kérosine, comme s’il
avait l’éléphantiasis le lit, et sa peau de cabri et ses feuilles de
banane séchées, et ses haillons, une nostalgie de matelas le lit
de ma grand-mère.
(Cahier d'un retour au pays natal,
Ed. Présence Africaine, Paris )

Le monde nègre

Ce qui est à moi, ces quelques milliers de mortiférés1, qui


tournent en rond dans la calebasse d’une île et ce qui est à moi
aussi, l’archipel arqué comme le désir inquiet de se nier on dirait
une anxiété maternelle pour protéger la ténuité plus délicate
qui sépare l’une de l’autre Amérique ; et ses flancs qui secrétent
pour l’Europe la bonne liqueur d’un Gulf Stream, et l’un des deux
versants d’incandescence entre quoi l’Equateur funambule vers
l’Afrique. Et mon île non-clôture, sa claire audace debout à
l’arrière de cette polynésie, devant elle, la Guadeloupe fendue
en deux de sa raie dorsale et de même misère que nous, Haïti
où la négritude se mit debout pour la première fois et dit
qu’elle croyait à son humanité et la comique petite queue de la
Floride où d’un nègre s’achève la strangulation, et l’Afrique
gigantesquement chenillant jusqu’au pied hispanique de l’Europe,
sa nudité où la Mort fauche à larges andains.
(ibidem)

1. Mortiférés, comme on dit pestiférés : voués à la mort.

99
La mort de Toussaint Louverture1

Une petite cellule dans le Jura,


une petite cellule, la neige la double de barreaux blancs,
la neige est un geôlier blanc qui monte
la garde devant une prison
C’est un homme seul emprisonné de blanc,
c’est un homme seul qui édifie les cris
blancs de la mort blanche.

TOUSSAINT, TOUSSAINT
l’ouverture

C’est un homme qui fascine l’épervier blanc de la mort blanche.


C’est un homme seul dans la mer inféconde de sable blanc.
C’est un moricaud vieux dressé contre les eaux du ciel.
La mort décrit un cercle brillant au-dessus de cet homme
la mort étoile doucement au-dessus de sa tête
la mort souffle, folle, dans la cannaie mûre de ses bras
la mort galope dans la prison comme un cheval blanc.
La mort luit dans l’ombre comme des yeux de chat
la mort hoquette comme l’eau sous les Cayes
la mort est un oiseau blessé
la mort décroît
la mort vacille
la mort est un patyura ombrageux
la mort expire dans une blanche mare
de silence.
(ibidem)

La danse du sorcier

Mais pourquoi brousse impénétrable encore cacher le vif zéro de


ma mendicité et par un souci de noblesse apprise ne pas entonner
l’horrible bond de ma laideur pahouine ?

Voum rooh oh ! Voum rooh oh !


à charmer les serpents
à conjurer les morts.
Voum rooh oh !
à contraindre la pluie

1. Esclave qui dirigea la révolution de Haïti en 1804 et qui mourut en


France, prisonnier dans le Jura, une nuit d’hiver.

100
à contrarier les raz de marée.
Voum rooh oh !
à empêcher que ne tourne l’ombre.
Voum rooh oh !
que mes deux à moi s’ouvrent.

Moi sur une route, enfant, mâchant une racine de canne à


sucre.
Traîné homme sur une route sanglante une corde au cou.
Debout au milieu d’un cirque immense, sur mon front noir une
couronne de daturas.
Voum rooh, s’envoler plus haut que le frisson plus haut que les
sorcières vers d’autres étoiles exaltation féroce de forêts et de
montagnes déracinées à l’heure où nul n’y pense, les îles liées
pour mille ans !

Voum rooh oh !
pour que revienne le temps de promission
et l’oiseau qui savait mon nom
et la femme qui avait mille noms
de fontaine de soleil et de pleurs
et ses cheveux d’alevin
et ses pas mes climats
et ses yeux mes saisons
et les jours sans nuisance
et les nuits sans offense
et les étoiles de confidence
et le vent de connivence.
(ibidem)

Négritude

Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole.


Ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité.
Ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ils savent en ses moindres recoins le pays de souffrance.
Ceux qui n’ont connu de voyages que de déracinements.
Ceux qui se sont assoupis aux agenouillements.
Ceux qu’on domestiqua et christianisa,
ceux qu’on inocula d’abâtardissement
tam-tams de mains vides
tam-tams inanes de plaies sonores
tam-tams burlesques de trahison tabide.

101
Tiède petit matin de chaleurs et de peurs ancestrales.
Par -dessus bord mes richesses pérégrines
par-dessus bord mes faussetés authentiques.

Mais quel étrange orgueil tout soudain m’illumine ?

Il y a sous la réserve de ma luette une bauge de sangliers.


Il y a tes yeux qui sont sous la pierre grise du jour un conglomé¬
rat frémissant de coccinelles.
Il y a dans le regard du désordre cette hirondelle de menthe et
de genêt qui fond pour toujours renaître dans le raz de marée
de ta lumière.
Calme et berce ô ma parole l’enfant qui ne sait pas que la carte
du printemps est toujours à refaire.
Les herbes balanceront pour le bétail vaisseau doux de l’espoir
Le long geste d’alcool de la houle,
,les étoiles du chaton de leur bague jamais vue
couperont les tuyaux de l’orgue de verre du soir
puis répandront sur l’extrémité riche de ma fatigue
des zinnias,
des coryanthes,
et toi veuille astre de ton lumineux fondement
tirer lémurien du sperme insondable de l’homme
la forme non osée,
que le ventre tremblant de la femme porte tel un minerai !

O lumière amicale !
O fraîche source de la lumière
Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole.
Ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité.
Ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel.
Mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre
gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte
davantage la terre.
Silo où se préserve et mûrit
ce que la terre a de plus terre.

Ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la


clameur du jour.
Ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de
la terre.
Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale.
Elle plonge dans la chair rouge du sol.
Elle plonge dans la chair ardente du ciel.
Elle troue l’accablement opaque de sa droite patience.

102
Eia pour le Kaïlcédrat royal !
Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé,
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré,
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté.
Mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces, mais saisis par le mouvement de toute
chose
Insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde.
Véritablement les fils aînés du monde,
poreux à tous les souffles du monde,
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde.
Chair de la chair du monde
Palpitant du mouvement même du monde !

Tiède petit matin de vertus ancestrales.

Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le cœur mâle du soleil.
Ceux qui savent la féminité de la lune au corps d’huile.
L’exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile.
Ceux dont la survie chemine en la germination de l’herbe !
Eia parfait cercle du monde et close concordante !

Et voici au bout de ce petit matin ma prière virile


que je n’entende ni les rires ni les cris,
les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle,
donnez-moi la foi sauvage du sorcier,
donnez à mes mains puissance de modeler,
donnez à mon âme la trempe de l’épée.
Je ne me dérobe point.
Faites de ma tête une tête de proue,
et de moi-même, mon cœur ne faites ni un père,
ni un frère,
ni un fils, mais le père mais le frère, mais le fils,
ni un mari, mais l’amant de cet unique peuple.
Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie,
comme le poing à l’allongée du bras !
Faites-moi commissaire de son sang.
Faites-moi dépositaire de son ressentiment.
Faites de moi urt homme de terminaison.
Faites de moi un homme d’initiation.
Faites de moi un homme de recueillement,
mais faites aussi de moi un homme d’ensemencement.

103
Faites de moi l’exécuteur de ces œuvres hautes.
Voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant
homme.

Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine


Ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que
haine.
Car pour me cantonner en cette unique race,
vous savez pourtant mon amour tyrannique,
vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race,
que ce que je veux
c’est pour la faim universelle
pour la soif universelle.
La sommer libre enfin
de produire de son intimité close
la succulence des fruits.
(ibidem)

Démission des Antilles1

Non, nous n’avons jamais été amazones du roi du Dahomey, ni


princes de Ghana avec huit cents chameaux, ni docteurs à
Tombouctou, Askia le Grand étant roi, ni architectes de
Djenné, ni Madhis, ni guerriers. Nous ne nous sentons pas sous
l’aisselle la démangeaison de ceux qui tinrent jadis la lance. Et
puisque j’ai juré de ne rien celer de notre histoire (moi qui
n’admire rien tant que le mouton broutant son ombre d’après-
midi), je veux avouer que nous fûmes de tout temps d’assez
piètres laveurs de vaisselle, des cireurs de chaussures sans enver¬
gure, mettons les choses au mieux, d’assez consciencieux sorciers,
et le seul indiscutable record que nous ayons battu est celui
d’endurance à la chicotte...
Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des
bêtes brutes ; que les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux
portes de la nègrerie ; que nous sommes un fumier ambulant
hideusement prometteur de cannes tendres et de coton
soyeux ; et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions
dans nos excréments et l’on nous vendait sur les places et
l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient
moins cher que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant
que l’esprit de Dieu était dans ses actes.
1. Césaire évoque ici les fastes du passé de l’Afrique pour reconnaître
humblement que les Antillais n’ont, eux, que des souvenirs d’esclaves, et
que c’est la raison sans doute de leur actuelle résignation.

104
Rien ne put nous insurger jamais vers quelque noble aventure
désespérée. Ainsi soit-il. Ainsi soit-il.
Je ne suis d’aucune nationalité prévue par les chancelleries. Je
défie le craniomètre. Homo sum, etc...
Et qu’ils servent et trahissent et meurent. Ainsi soit-il.
Ainsi soit-il. C’était écrit dans la forme de leur bassin.
(ibidem)

Parole d’homme

Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les


cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son
poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de
nous, dans une voix qui vrille la nuit et l’audience comme la
pénétrance d’une guêpe apocalyptique. Et la voix prononce que
l’Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et
gonflés de pestilences. Car il n’est point vrai que l’œuvre de
l’homme est finie. Que nous n’avons rien à faire au monde, que
nous parasitons le monde, qu’il suffit que nous nous mettions au
pas du monde. Mais l’œuvre de l’homme vient seulement de
commencer.
Et il reste à l’homme à conquérir toute interdiction immo¬
bilisée aux coins de sa ferveur, et aucune race ne possède le
monopole de la beauté, de l’intelligence, de la force, et il est
place pour tous au rendez-vous de la conquête, et nous savons
maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant
la parcelle qu’a fixée notre volonté seule et que toute étoile
chute de ciel en terre à notre commandement sans limite.
(ibidem)

Cercle non vicieux

Penser est trop bruyant


à trop de mains poussent trop de hannetons
Du reste je ne me suis jamais trompé
les hommes ne m’ont jamais déçu ils ont des regards qui les
débordent
La nature n’est pas compliquée
Toutes mes suppositions sont justes
toutes mes implications fructueuses
Aucun cercle n’est vicieux
Creux
Il n’y a que mes genoux de noueux et qui s’enfoncent pierreux
dans le travail
Des autres et leur sommeil
(Soleil con coupé, Ed. du Seuil, Paris.)

105
Solide

Il y a des gens qui prétendent qu’ils pourraient reconstituer un


homme à partir de son sourire. C’est pourquoi je me garde de
laisser mes empreintes dentales se mouler dans les mastics de
l’air.
Visage de l’homme tu ne bougeras point, tu es pris dans les
coordonnées féroces de mes rides1 2.
(ibidem)

La femme et la flamme

Un morceau de lumière qui descend la source d’un regard


l’ombre jumelle du cil et de l’arc-en-ciel sur le visage
et alentour
qui va là angélique
et amble
Femme le temps qu’il fait
le temps qu’il fait peu m’importe
ma vie est toujours en avance d’un ouragan
tu es le matin qui fond sur le fanal une pierre de nuit entre
les dents.
Tu es le passage aussi d’oiseaux marins
Toi qui es le vent à travers les ipoméas8 salés de la connais¬
sance d’un autre monde s’insinuant
Femme
tu es un dragon dont la belle couleur s’éparpille et s’assombrit
jusqu’à former l’inévitable teneur des choses
j’ai coutume des feux de brousse
j’ai coutume des rats de brousse, de la cendre et des ibis
mordorés de la flamme
Femme liant de misaine beau revenant
casque d’algues d’eucalyptus
l’aube n’est-ce pas
et au facile des lisses
nageur très savoureux
(ibidem)

1. Celles de la souffrance et du ressentiment.


2. Plante grimpante.

106
Fils de la foudre

Et sans qu’elle1 ait daigné séduire les geôliers


à son corsage s’est délité un bouquet d’oiseaux-mouches
à ses oreilles ont germé des bourgeons d’atolls
elle me parle une langue si douce que tout d’abord je ne com¬
prends pas, mais à la longue je devine qu’elle m’affirme que le
printemps est arrivé à un contre-courant, que toute soif est
étanchée, que l’automne nous est concilié, que les étoiles dans la
rue ont fleuri en plein midi et très bas suspendent leurs fruits.
(ibidem)

Discours sur le colonialisme


(extrait)

Il paraît que, dans certains milieux, l’on a feint de découvrir


en moi un « ennemi de l’Europe » et un prophète du retour au
passé antéeuropéen.
Pour ma part, je cherche vainement où j’ai pu tenir de
pareils discours ; où l’on m’a vu sous-estimer l’importance de
l’Europe dans l’histoire de la pensée humaine ; où l’on m’a
entendu prêcher un quelconque retour ; où l’on m’a vu prétendre
qu’il pouvait y avoir retour.
La vérité est que j’ai dit tout autre chose ; savoir que le
grand drame historique de l’Afrique a moins été sa mise en
contact trop tardive avec le reste du monde, que la manière
dont ce contact a été opéré ; que c’est au moment où l’Europe
est tombée entre les mains des financiers et des capitaines d'in¬
dustrie les plus dénués de scrupules que l’Europe s’est « pro¬
pagée » ; que notre malchance a voulu que ce soit cette Europe-
là que nous ayons rencontrée sur notre route et que l’Europe
est comptable devant la communauté humaine du plus haut
tas de cadavres de l’histoire.
Par ailleurs, jugeant l’action colonisatrice, j’ai ajouté que l’Eu¬
rope a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes
qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse compli¬
cité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace, et que
son action n’a tendu à rien de moins qu’à artificiellement pro¬
longer la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus
pernicieux.
J’ai dit — et c’est très différent — que l’Europe colonisa¬
trice a enté l’abus moderne sur l’antique injustice ; l’odieux
racisme sur la vieille inégalité.

1. Tout le poème est une allégorie de la liberté.

107
Que si c’est un procès d’intention que l’on me fait, je
maintiens que l’Europe colonisatrice est déloyale à légitimer a
posteriori l’action colonisatrice par les évidents progrès maté¬
riels réalisés dans certains domaines sous le régime colonial,
attendu que la mutation brusque est chose toujours possible, en
histoire comme ailleurs ; que nul ne sait à quel stade de
développement matériel eussent été ces mêmes pays sans
l’intervention européenne ; que l’équipement technique, la réor¬
ganisation administrative, « l’européanisation », en un mot, de
l’Afrique ou de l’Asie n’étaient — comme le prouve l’exemple
japonais — aucunement liés à l’occupation européenne ; que
l’européanisation des continents non européens pouvait se faire
autrement que sous la botte de l’Europe ; qu’en tout cas elle a
été faussée par la mainmise de l’Europe.
(Ed. Présence Africaine, Paris.)

Lettre à Maurice Thorez1


(extrait)

Nous voulons que nos sociétés s’élèvent à un degré supérieur de


développement, mais d’elles-mêmes, par croissance interne, par
nécessité intérieure, par progrès organique, sans que rien d’exté¬
rieur vienne gauchir cette croissance, ou l’altérer ou la compro¬
mettre.
Dans ces conditions, on comprend que nous ne puissions
donner à personne délégation pour penser pour nous ; délégation
pour chercher pour nous ; que nous ne puissions désormais ac¬
cepter que qui que ce soit, fût-il le meilleur de nos amis, se porte
fort pour nous...
Je crois en avoir assez dit pour faire comprendre que ce n’est
ni le marxisme ni le communisme que je renie, que c’est l’usage
que certains ont fait du marxisme et du communisme que je
réprouve. Ce que je veux, c’est que marxisme et communisme
soient mis au service des peuples noirs, et non les peuples noirs
au service du marxisme et du communisme. Que la doctrine et le
mouvement soient faits pour les hommes, non les hommes pour
la doctrine ou pour le mouvement. Et bien entendu cela n’est
pas valable pour les seuls communistes. Et si j’étais chrétien ou
musulman, je dirais la même chose. Qu’aucune doctrine ne vaut
que repensée par nous, que repensée pour nous, que convertie
à nous. Cela a l’air d’aller de soi. Et pourtant dans les faits

1. Par laquelle Césaire rompit, en 1956, avec le parti communiste où il


avait milité pendant douze ans.

108
cela ne va pas de soi. Et c’est ici une véritable révolution co-
pernicienne qu’il faut imposer, tant est enracinée en Europe,
et dans tous les partis, et dans tous les domaines, de l’extrême
droite à l’extrême gauche, l’habitude de faire pour nous, l’habi¬
tude de disposer pour nous, l’habitude de penser pour nous, bref
l’habitude de nous contester ce droit à l’initiative et qui est
en définitive le droit à la personnalité.
(ibidem)

LEOPOLD SEDAR SENGHOR _ Si Césaire et Damas militè¬


rent surtout “contre l'assimi-
lation culturelle, Senghor représenta longtemps au sein du croupe de
l'Etudiant Noir, l’apôtre du retour aux sources africaines. Il donnait la
réponse idéale aux questions angoîssées' cîés' exiles’ (TÂmérique : « Qui
sommes-nous? d’où venons-nous? où allons-nous?». Senghor, l’Africain
de naissance, était un peu comme l’héritier légitime devant ses frères bâ¬
tards. Héritier généreux prêt à partager son bien, tant au sens propre (ses
libéralités étaient proverbiales parmi les étudiants souvent démunis) qu’au
sens figuré : au mal de l’assimilation il présentait comme remède le patri¬
moine africain. Tout au moins en théorie.
Certes Senghor était bien né au Sénégal, en 1906, d’une, famille
campagnarde riche “diTbétail, d’èntants et, déjà, de pièces d or, son père
étant commerçant florissant. Mais entièrement élevé par les religieux
européens au séminaire de Ngasobil, puis à Dakar au collège Liberman,
envoyé comme boursier à Louis-le-Grand, licencié en lettres, professeur de
lycée en France et enfin agrégé de grammaire en 1939, Senghor avait été
entièrement instruit, modelé dans un système de pensée étranger à
l’Afrique et assimilateur au dernier degré — et cela à une époque où
cette francisation à outrance était encore considérée comme le plus grand
avantage dont puisse bénéficier un homme de couleur. Premier agrégé de
l’Afrique noire, Senghor fut accueilli au Sénégal avec les honneurs
militaires !
C’est ce qui explique l’ambiguïté de sa personnalité qui n’a jamais au
fond renoncé vraiment à être française, passée sa première période de
réaction où il secouait superbement « la poussière de la Civilisation ».
Senghor n’est vraiment sincère que lorsqu’il avoue être un métis
culturel ! 4
Cependant deux choses essentielles n’en demeurent pas moins indiscu¬
tables : sa période de réaction antieuropéenne coïncida justement avec leV jk
début du Mouvement de la Négritude de 1934 à 1940, et c'est alors que
son influence sur ce mouvement fut la plus forte. 11 contribua donc
vraiment, et dans une très grande part, ^réorienter les intellectuels nègres
sur l’Afrique ; Senghor avait, en fait, une connaissance pratique de son

un esprit africain aux Antillaîs avides de réenracinement. De plus, il s’est


mis — en France — à l'école des ethnologues comme Frobenius,
Delafosse, Rivet, Georges Hardi, Delavignetté, Leiris, Griaule, Tempels,
afin de rassembler les éléments qui lui permirent de s’atteler à une étude
sérieuse et approfondie de la civilisation africaine à laquelle il travaille
toujours aujourd’hui, malgré ses responsabilités politiques.
Enfin, sur le plan littéraire, si son style est métis, lui aussi, si la France
l’influence aussi bien que l’Afrique, si l’on y trouve sans contredit les
traces de Claudel et de Saint-John Perse, ses thèmes par contre sont

109
essentiellement africains. Et au son de certains poèmes comme Femme
noire, Congo, Kaya-Magan, Nuit de Sine, Prière aux masques, Ndessé,
Message et Chaka, tout Africain entend au plus profond de lui résonner
l’écho de son tam-tam intérieur. Je dis bien « au son des poèmes de
Senghor » car Senghor écrit ses poèmes pour être dits, et mieux, chantés,
renouant ainsi avec la vraie-trarBrîdh~~de la poésiêTafficiuiie Tllii “est 'otOle
et toujours liée à la musique. C'est pourquoi, plus que toute autre^la poésie
de Senghor est mélodieuse. ~~~ -

Principaux ouvrages

« Ce que l’homme noir apporte » dans L’homme de couleur, 1939.


Chants d’ombre, 1945.
Hosties Noires, 1948.
Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française,
1948.
Chants pour Naëtt, 1949.
♦ L’esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine », dans
la revue * Présence Africaine », juin-nov. 1956.
Ethiopiques, 1956.
Nocturnes, 1961.
.Négritude et humanisme, 1964.

Message

Enfants à tête courte, que vous ont chanté les kôras1 ?


Vous déclinez la rose, m’a-t-on dit, et vos ancêtres les Gau¬
lois.
Vous êtes docteurs en Sorbonne, bedonnants de diplômes
Vous amassez des feuilles de papier — si seulement des louis d’or
à compter sous la lampe, comme feu ton père
aux doigts tenaces !
Vos filles, m’a-t-on dit, se peignent le visage comme des
courtisanes
Elles se casquent pour l’union libre et éclaircir la race !
Etes-vous plus heureux. Quelque trompette à wa-wa-wa
Et vous pleurez au soir là-bas de grands feux et de sang
Faut-il vous dérouler l’ancien drame et l’épopée ?
Allez à Mbissel à Fa’Oy ; récitez le chapelet des sanctuaires qui
ont jalonné la grande voie
Refaites la Route Royale et méditez ce chemin de croix et de
gloire.
Vos grands prêtres vous répondront : Voix du Sang !
Plus beaux que des rôniers sont les Morts d’Elissa ; minces
étaient les désirs de leur ventre.
Leur bouclier d’honneur ne les quittait jamais ni leur lance
loyale.

1. Harpe africaine.

110
Ils n’amassaient pas de chiffons, pas même de guinées à parer
leurs poupées.
Les troupeaux recouvraient leurs terres, telles leurs demeures
l’ombre divine des ficus.
Et craquaient leurs greniers de grains serrés d’enfants.
Voix du Sang ! Pensées à remâcher !
Les conquérants salueront votre démarche, vos enfants seront
la couronne blanche de votre tête.

(Chants d’ombre, Ed. du Seuil, Paris.)

Nuit de Sine

Femme, pose sur mon front tes mains balsamiques,


tes mains douces plus que fourrure.
Là-haut les palmes balancées qui bruissent dans la haute brise
nocturne
A peine. Pas même la chanson de nourrice.
Qu’il nous berce, le silence rythmé.
Ecoutons son chant, écoutons battre notre sang sombre,
écoutons
Battre le pouls profond de l’Afrique dans la brume des villages
perdus
Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale
Voici que s’assoupissent les éclats de rire, que les conteurs eux-
mêmes
Dodelinement de la tête comme l’enfant sur le dos de sa
mère
Voici que les pieds des danseurs s’alourdissent ; que s’alourdissent
les langues des chœurs alternés.

C’est l’heure des étoiles et de la Nuit qui songe


S’accoude à cette colline de nuages, drapée dans son pagne de
lait.
Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si
confidentiel aux étoiles.
Dedans, le foyer s’éteint dans l’intimité d’odeurs âcres et
douces.

Femme, allume la lampe au beurre clair, que causent autour les


ancêtres comme les parents, les enfants au lit.
Ecoutons la voix des Anciens d’Elissa. Comme nous exilés
Ils n’ont pas voulu mourir, que se perdît par les sables leur
torrent séminal.

111
Que j’écoute, dans la case enfumée que visite un reflet d’âmes
propices
Ma tête sur ton sein chaud comme un dang au sortir du feu et
fumant
Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise
leur voix vivante, que j’apprenne à
Vivre avant de descendre, au-delà du plongeur, dans les hautes
profondeurs du sommeil.
(ibidem)

JOAL1

Joal !
Je me rappelle.
Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas
Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la
grève.
Je me rappelle les fastes du Couchant
Où Koumba N’Dofène voulait faire tailler son manteau royal.

Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux


égorgés
Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots.
Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo,
Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe.

Je me rappelle la danse des filles nubiles


Les chœurs de lutte — oh ! la danse finale des jeunes hommes,
buste
Penché élancé, et le pur cri d’amour des femmes — Kor
Siga !
Je me rappelle, je me rappelle...
Ma tête rythmant
Quelle marche lasse le long des jours d’Europe où parfois
Apparaît un jazz orphelin qui sanglote, sanglote, sanglote.
(ibidem)

Tokô-Waly

Tokô-Waly mon oncle, te souviens-tu des nuits de jadis quand


s’appesantissait ma tête sur ton dos de patience ?
Ou que me tenant par la main, ta main me guidait par
ténèbres et signes ?

1. Village natal de Senghor.

112
Les champs sont pleins de vers luisants ; les étoiles se posent
sur les herbes, sur les arbres
C'est le silence alentour.
Seuls bourdonnent les parfums de brousses, ruches d’abeilles
rousses qui dominent la vibration de grêle des grillons
Et tam-tam voilé, la respiration au loin de la nuit.
Toi Tokô-Waly, tu écoutes l’inaudible
Et tu m’expliques les signes que disent les Ancêtres dans la
sérénité marine des constellations
Le Taureau, le Scorpion, le Léopard, l’Eléphant, les Poissons
familiers
Et la pompe lactée des Esprits par le tann1 2 céleste qui ne
finit point.
Mais voici l’intelligence de la déesse Lune et que tombent les
voiles des ténèbres.
Nuit d’Afrique ma nuit noire, mystique et claire, noire et
brillante
Tu reposes accordée à la terre, tu es la Terre et les collines
harmonieuses.
O beauté classique qui n’est plus angle, mais ligne élastique
élégante élancée !
O visage classique ! depuis le front bombé sous la forêt de
senteurs et les yeux larges obliques jusqu’à la baie gracieuse du
menton et
L’élan fougueux des collines jumelles ! O courbes de douceur
visage mélodique !
O ma lionne, ma Beauté noire, ma Nuit noire, ma Noire, ma
Nue !
Ah ! que de fois as-tu fait battre mon cœur comme le léopard
indompté dans sa cage étroite.
Nuit qui me délivre des raisons des salons des sophismes, des
pirouettes des prétextes, des haines calculées des carnages
humanisés,
Nuit qui fond toutes mes contradictions, toutes contradic¬
tions dans l’unité première de la négritude.
(ibidem)

Enfance

Mère, sois bénie !


Je me rappelle les jours de mes pères, les soirs de Dyilori
Cette lumière d’outre-ciel des nuits sur la terre douce au soir

1. Tann : plaines que la mer recouvre à certaines époques de l’année.


2. Son village paternel.

113
Je suis sur les marches de la demeure profonde obscurément.
Mes frères et mes sœurs serrent contre mon cœur leur chaleur
nombreuse de poussins
Je repose la tête sur les genoux de ma nourrice Ngâ, de Ngâ la
poétesse
Ma tête bourdonnant au galop guerrier des dyoung-dyoungs1, au
grand galop de mon sang de pur sang
Ma tête mélodieuse de chansons lointaines de Koumba l’Orphe-
line.
Au milieu de la cour, le ficus sohtaire
Et devisent à son ombre lunaire les épouses de l’Homme de
leurs voix graves et profondes comme leurs yeux et
les fontaines nocturnes de Fimla.
Et mon père étendu sur des nattes paisibles, mais grand, mais
fort, mais beau
Homme du Royaume de Sine, tandis qu’alentour sur les kôras
voix héroïques, les griots font danser
leurs doigts de fougue
Tandis qu’au loin monte, houleuse de senteurs fortes et chaudes,
la rumeur classique de cent troupeaux.
(ibidem)

Assassinats

Ils sont là étendus par les routes captives, le long des routes du
désastre
Les sveltes peupbers, les statues des dieux sombres drapés dans
leurs longs manteaux d’or
Les prisonniers sénégalais ténébreusement allongés sur la terre
de France.
En vain ont-ils coupé ton rire, en vain la fleur plus noire de ta
chair
Tu es la fleur de la beauté première parmi l’absence nue des
fleurs
Fleur noire et son sourire grave, diamant d’un temps immémo¬
rial.
Vous êtes le limon et le plasma du printemps viride du monde,
Du couple primitif vous êtes la charnure, le ventre fécond, la
laitance.
Vous êtes la pullulance sacrée des clairs jardins paradisiaques
Et la forêt incoercible, victorieuse du feu et de la foudre.

1. Dyoug-dyoung : tam-tam royal de la cour de Sine.

114
Le chant vaste de votre sang vaincra machines et canons
Votre parole palpitante les sophismes et mensonges.
Aucune haine votre âme sans haine, aucune ruse votre âme sans
ruse.
O Martyrs noirs race immortelle, laissez-moi dire les paroles
qui pardonnent.

(Poèmes, 1964, Editions du Seuil, Paris.)

Le Kaya-Magan (Woï1 2 pour kôra)

Kaya-Magan3 je suis ! la personne première


Roi de la nuit noire, de la nuit d’argent. Roi de la nuit de verre.
Paissez mes antilopes à l’abri des lions, distants au charme de
ma voix.
Le ravissement de vous émaillant les plaines du silence !
Vous voici quotidiennes mes fleurs mes étoiles vous voici à la
joie de mon festin.
Donc paissez mes mamelles d’abondance et je ne mange pas qui
suis source de joie
Paissez mes seins forts d’homme, l’herbe de lait qui luit sur ma
poitrine.
Que l’on allume chaque soir douze mille étoiles sur la grande
place
Que l’on chauffe douze mille écuelles cerclées du serpent de la
mer pour mes sujets
Très pieux, pour les faons de mon flanc, les résidents de ma
maison et leurs clients
Les Guélowars1 de neuf tatas4 et les villages de brousses barbares
Pour tous ceux-là qui sont entrés par les quatre portes sculptées
la marche
Solennelle de mes peuples patients ! leurs pas se perdent dans
les sables de l’Histoire.
Pour les blancs du Septentrion, les nègres du Midi d’un bleu si
doux.
Et je ne dénombre les rouges du Ponant, et pas les transhu¬
mants du Fleuve !
Mangez et donnez enfants de ma sève, et vivez votre vie de
grandes profondeurs
1. Woi : poème chanté, ode.
2. Lieu qui sépare deux provinces du Sénégal, et le nom du prince
traditionnel de cet endroit, titre de l’ancien roi de Gâna.
3. Guélowars : nobles, descendants des conquérants malinkés.
4. Tatas : fortins.

115
Et paix sur vous qui déclinez. Vous respirez par mes narines.
Je dis Kaya-Magan je suis ! Roi de la lune, j’unis la nuit et le
jour
Je suis Prince du Nord du Sud, du soleil levant Prince et du Soleil
couchant
La plaine ouverte à mille ruts, la matrice où se fondent les
métaux précieux.
Il en sort l’or rouge et l’Homme rouge-rouge ma dilection à
moi
Le roi de l’or — qui a la splendeur du Midi, la douceur féminine
de la nuit.
Donc picorez mon front bombé, oiseaux de mes cheveux ser¬
pents.
Vous ne vous nourrissez seulement du lait bis, mais picorez la
cervelle du Sage
Maître de l’hiéroglyphe dans sa tour de verre.
Paissez faons de mon flanc sous ma récade et mon croissant de
lune
Je suis le buffle qui se rit du Lion, de ses fusils chargés jusqu’à
la gueule.
Et il faudra bien qu’il se prémunisse dans l’enceinte de ses
murailles.
Mon empire est celui des proscrits de César, des grands bannis
de la raison ou de l’instinct
Mon empire est celui d’amour, et j’ai faiblesse pour toi femme
L’étrangère aux yeux de clairière, aux lèvres de pomme canelle
au sexe de buisson ardent
Car je suis les deux battants de la porte, rythme binaire de
l’espace et le troisième temps
Car je suis mouvement du tam-tam, force de l’Afrique future.
Dormez faons de mon flanc sous mon croissant de lune.
(ibidem)

Je ne sais en quel temps


Pour Khalam1

Je ne sais en quel temps c’était, je confonds toujours l’enfance


et l’Eden
Comme je mêle la mort et la vie — un pont de douceur les
relie.

1. Khalam: guitare à quatre cordes, employée pour réciter l'épopée.


C’est le ngoni des Mandingues ou le hoddu des Peuls.

116
Or je revenais de Fa’Oye1, m’étant abreuvé à la tombe solen¬
nelle
Comme les lamantins s’abreuvent à la fontaine de Simal
Or je revenais de Fa’Oye, et l’aurore était au zénith
Et c’est l’heure où l’on voit les esprits, quand la lumière est
transparente
Et il fallait s’écarter des sentiers, pour éviter leur main fra¬
ternelle et mortelle
L’âme d’un village battait à l’horizon. Etait-ce des vivants ou
des morts ?

« Puisse mon poème de paix être l’eau calme sur tes pieds et
ton visage. Et que l’ombre de notre cour soit fraîche à ton
cœur «me dit-elle.
Ses mains polies me revêtirent d’un pagne de soie et d’es¬
time
Son discours me charma de tout mets délectable — douceur du
lait de la minuit
Et son sourire était plus mélodieux que le Khalam de son
dyâli3
L’étoile du matin vint s’asseoir parmi nous, et nous pleurâmes
délicieusement.

Ma sœur exquise, garde donc ces grains d’or, qu’ils chantent


l’éclat sombre de ta gorge.
Ils étaient pour ma fiancée belle, et je n’avais pas de fian¬
cée.
Mon frère élu, dis-moi ton nom. Il doit résonner haut comme
un sorong3
Rutiler comme le sabre au soleil. Oh ! chante seulement ton
nom
Mon cœur est un coffret de bois précieux, ma tête un vieux
parchemin de Djenné4.
Chante seulement ton lignage, que ma mémoire te réponde.
Je ne sais en quel temps c’était, je confonds présent et
passé
Comme je mêle la Mort et la Vie — un pont de douceur les
relie.

(ibidem)

1. Fa’Oye : lieu de pèlerinage.


2. Dyâli : griot professionnel formé par de longues années d’appren¬
tissage.
3. Sorong : sorte de kôra.
4. Ville du Moyen Age africain, au Soudan.

117
Chaka1
(fragments)

Chaka
Ah ! tu crois que je ne l’ai pas aimée
Ma négresse blonde d’huile de palme à la taille de plume
Cuisse de loutre en surprise et de neige du Kilimandjaro
Seins de rizières mûres et de collines d’acacias sous le vent
d’Est
Nolivé2 aux bras de boa, aux lèvres de serpent-minute
Nolivé aux yeux de constellation — point n’est besoin de lune
pas de tam-tam
Mais sa voix dans ma tête et le pouls fiévreux de la nuit !...
Ah ! tu crois que je ne l’ai pas aimée !
Mais ces longues années, cet écartèlement sur la roue des
années, ce carcan qui étranglait toute action
Cette longue nuit sans sommeil... J’errais cavale du Zambèze,
courant et ruant aux étoiles
Rongée d’un mal sans nom comme d’un léopard sur le garrot.
Je ne l’aurais pas tuée si moins aimée.
Il fallait échapper au doute
A l’ivresse du lait de sa bouche, au tam-tam lancinant de la
nuit de mon sang
A mes entrailles de laves ferventes, aux mines d’uranium de
mon cœur dans les abîmes de ma Négritude
A mon amour à Nolivé
Pour l’amour de mon peuple noir

La voix blanche
Ma parole Chaka, tu es poète... ou beau parleur...
...un politicien !

Chaka
Des courriers m’avaient dit :
« Ils débarquent avec des règles, des équerres, des compas, des
sextants. L’épiderme blanc, les yeux clairs, la parole nue et la
bouche mince. Le tonnerre sur leur navire. »

1. Héros zoulou d’Afrique du Sud, qui conquit les peuplades voisines


à la fin du XIX' siècle. L'armée de Chaka comptait 100 000 guerriers.
2. Fiancée de Chaka que ce dernier a tuée, en sacrifice rituel, pour
obtenir le pouvoir total. Senghor en fait un héros nationaliste dans le
contexte de l’Afrique du Sud actuelle.

118
Je devins une tête, un bras sans tremblement, ni guerrier ni
boucher
Un politique tu l’as dit — je tuai le poète — un homme
d’action seul
Un homme seul et déjà mort avant les autres, comme ceux que
tu plains
Qui saura ma passion ?

La voix blanche
Un homme intelligent qui a des oublis singuliers. Mais écoute
Chaka et te souviens.

La voix du Devin lsanoussi (lointaine)


Réfléchis bien Chaka, je ne te force pas : je ne suis qu’un devin,
un technicien.
Le pouvoir ne s’obtient pas sans sacrifice, le pouvoir absolu
exige le sang de l’être le plus cher.

Une voix comme celle de Chaka (lointaine)


Il faut mourir enfin, tout accepter...
Demain son sang arrosera ta médecine, comme le lait la
sécheresse du couscous.
Devin disparais de ma face ! On accorde à tout condamné
quelques heures d’oubli.

Chaka (il se réveille en sursaut)


Non, non Voix blanche, tu le sais bien...

La voix blanche
Que le pouvoir fut bien ton but...

Chaka
Un moyen...

La voix blanche
Tes délices...

Chaka
Mon calvaire.
Je voyais dans un songe tous les pays aux quatre coins de
l’horizon soumis à la règle, à l’équerre et au compas.
Les forêts fauchées, les collines anéanties, vallons et fleuves
dans les fers.
Je voyais les pays au quatre coins de l’horizon sous la grille
tracée par les doubles routes de fer

119
Je voyais les peuples du sud comme une fourmilière de silence
Au travail. Le travail est saint, mais le travail n’est plus le
geste
Le tam-tam ni la voix ne rythment plus les gestes des
saisons.
Peuples du Sud dans les chantiers, les ports, les mines, les
manufactures,
Et le soir ségrégés dans les kraals de la misère.
Et les peuples entassent des montagnes d’or noir, d’or rouge et
ils crèvent de faim.
Et je vis un matin, sortant de la brume de l’aube, la forêt de
têtes laineuses
Les bras fanés, le ventre cave, des yeux et des lèvres immenses
appelant un dieu impossible.
Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ?

La voix blanche
Ta voix est rouge de haine Chaka...

Chaka
Je n’ai haï que l’oppression...

La voix blanche
De cette haine qui brûle le cœur.
La faiblesse du cœur est sainte, pas cette tornade de feu.
Tu as mobilisé le Sud contre les Blancs...

Chaka
Ah ! te voilà blanche voix partiale, voix endormeuse.
Tu es la voix des forts contre les faibles, la conscience des
possédants de l’Outre-Mer.
Je n’ai pas haï les Roses-d’oreilles. Nous les avons reçus com¬
me les messagers des dieux
Avec des paroles plaisantes et des boissons exquises.
Ils ont voulu des marchandises, nous avons tout donné: des
ivoires de miel et des peaux d’arc-en-ciel
Des épices, de l’or, pierres précieuses, perroquets et singes que
sais-je ?
Dirai-je leurs présents rouillés, leurs poudreuses verroteries ?
Oui en apprenant leurs canons, je devins une tête
La souffrance devint mon lot, celle de la poitrine et de
l’esprit.

1964, Ed. du Seuil, Paris.)

120
Tu AS GARDÉ LONGTEMPS
(pour Khalam)

Tu as gardé longtemps, longtemps entre tes mains le visage


noir du guerrier
Comme si l’éclairait déjà quelque crépuscule fatal.
De la colline, j’ai vu le soleil se coucher dans les baies de tes
yeux
Quand reverrai-je mon pays, l’horizon pur de ton visage ?
Quand m’assiérai-je de nouveau à la table de ton sein som¬
bre ?
Et c’est dans la pénombre le nid des doux propos.

Je verrai d’autres deux et d’autres yeux.


Je boirai à la source d’autres bouches plus fraîches que citrons.
Je dormirai sous le toit d’autres chevelures, à l’abri des ora-
ges.
Mais chaque année, quand le rhum du printemps fait flamber la
mémoire,
Je regretterai le pays natal et la pluie de tes yeux sur la soif
des savanes.
(ibidem)

Chant du feu1

Feu que les hommes regardent dans la nuit, dans la nuit pro¬
fonde.
Feu qui brûles et ne chauffes pas, qui brilles et ne brûles pas,
Feu qui voles sans corps, sans cœur, qui ne connais case ni foyer,
Feu transparent des palmes, un homme sans peur t’invoque.
Feu des sorciers, ton père est où ? ta mère est où ? Qui t’a
nourri ?
Tu es ton père, tu es ta mère, tu passes et ne laisses traces.
Les bois secs ne t’engendrent, tu n’as pas les cendres pour
filles, tu meurs et ne meurs pas.
L’âme errante se transforme en toi, et nul ne le sait.
Feu des sorciers, Esprit des eaux inférieures, Esprit des airs
supérieurs,
Fulgore qui brilles, luciole qui illumines le marais.
Oiseau sans aile, chose sans corps,
Esprit de la Force du Feu,
Ecoute ma voix : un homme sans peur t’invoque
(ibidem)
1. Traduit d'un chant pygmée.

121
L’oiseau d’amour1

Mais laisse-moi, ô Dyambéré !


Toi qui portes l’écharpe aux franges longues,
Laisse-moi chanter les oiseaux.
Les oiseaux qui écoutèrent la Princesse en allée
Et reçurent les confidences dernières.
Et vous, Jeunes Filles, chantez, chantez doucement
lah !... lah !... le bel oiseau.
Et, toi, Maître-du-fusil-formidable,
Laisse-moi contempler l’oiseau que j’aime.
L’oiseau que mon ami et moi aimons.
Laisse-moi, Maître-du-boubou-éclatant,
Maître aux vêtements plus brillants que la clarté du jour.
Laisse-moi aimer l’Oiseau d’amour.
(ibidem)

Années ardentes

C’était dans les années de l’entre-deux-guerres, quelques di¬


zaines d’étudiants africains s’étaient réveillés parmi d’autres
jeunes gens, des Antillais, comme eux dépouillés, nus et noirs.
Ils avaient, des années durant, récité leurs « ancêtres les Gau¬
lois » et décliné la rose avec les Roses-d’oreilles. Voilà qu’on
leur en faisait reproche, et de leur apprendre qu’ils n’avaient
pas de patrimoine, qu’ils ne sauraient jamais bâtir, tels les en¬
fants sur la plage, que des maisons d’imitation et de sable.
Mais voilà que les assises de l’Occident étaient ébranlées, que
de vigoureux penseurs livraient bataille contre la raison, tan¬
dis que les francs-tireurs surréalistes, infiltrés derrière les li¬
gnes ennemies, attaquaient les P.C. de la logique avec les
« armes miraculeuses »2 de l’Asie et de l’Afrique. Depuis la fin
du XIXe siècle, en effet, orientalistes et ethnologues les avaient
entassées dans les musées et les bibliothèques. Ceux-ci furent
nos propres richesses. Mais nos maîtres véritables, nous
allâmes les chercher au cœur de l’Afrique, à la cour des prin¬
ces, dans les veillées familiales, jusque dans la retraite des
sages. C’étaient les griots et les sorciers, ceux qu’on appelle,
là-bas, « maîtres-de-tête » ou mieux : « voyants ».
Nous découvrîmes ainsi, entre les années 1930 et 1934, la
merveille du désir, la « force vitale » des négro-africains.
Comme le filao, dont les racines plongent dans les sables du

1. Chant bambara du Mali.


2. Titre d’un livre de Césaire.

122
ventre inférieur et ses branches fleuries d’étoiles chantent dans
le chœur des alizés. Années ardentes pour toute une génération
de jeunes hommes emprisonnés dans les facultés, point littérai¬
res comme on croirait, mais vitales en vérité. Nous marchions,
munis des armes miraculeuses de la double vue, perçant les murs
aveugles, découvrant, recréant les merveilles du royaume d’en¬
fance. Nous renaissions à la négritude. L’Afrique paysanne ne
fait pas autre chose aujourd’hui sous les yeux sourds des colons.
Elle vit neuf mois, elle travaille trois, mais non : elle vit douze
mois. Elle chante, elle peint, elle sculpte, autour des nouveau-
nés, autour des fiancés, autour des morts, dans les échoppes et
les champs comme à la cour des princes. Et ce n’est pas de
l'art pour l’art. C’est de la moelle même du réel que le désir
« éthiopien »* fait surgir ses rêves, les objectivant en créations
d’amour et le Négro-Africain s’identifie à celles-ci et les vit. Je
me rappelle mon enfance sérère et mes fugues loin de la maison
européenne de mon père. Je passais de longs après-midi avec les
bergers, écoutant leurs récits bleus et regardant réellement
vivre leurs personnages : des morts, des animaux, des arbres, des
cailloux. Aujourd’hui encore, Saint-Louis du Sénégal, la ville
créole, tous les matins bourdonne des poèmes de cent aveugles
qui abolissent le temps, et les quatre collèges et lycée ferment
leurs fenêtres...
(ibidem)

LA REVUE « PRESENCE AFRICAINE »,


PARIS-DAKAR, 19471 2

La guerre 1939-1945 interrompit la parution de L’Etudiant Noir


mais n’interrompit point l’activité des étudiants noirs.
L’équipe fut un instant disloquée ; par la captivité de Senghor
rappelé au front comme tirailleur ; par le départ de Césaire
pour la Martinique où il allait fonder la revue Tropiques qui
rayonna sur toutes les Antilles françaises jusqu’à Haïti et au
Vénézuela, et former les Frantz Fanon, René Depestre,
Eugène Dervain, Georges Desportes, etc...; enfin par la re¬
traite et le silence de Damas qui avait eu des ennuis politiques.

1. Allusion aux catégories de Frobénius qui divise l’Afrique noire en


civilisations hamitiques et civilisations éthiopiennes.
2. Extrait de Ecrivains noirs de langue française, L. Kesteloot, Editions
de l’Université de Bruxelles. Institut de sociologie.

123
Mais le groupe parisien se reforma bientôt autour du Sénéga¬
lais Alioune Diop, et s’augmenta de personnalités comme les
Guadeloupéens Paul Niger et Guy Tirolien, de l’Ivoirien Bernard
Dadié, des Dahoméens Apithy et Behanzin et du Malgache
Rabemananjara. C’est le noyau qui allait donner le jour à la
revue Présence Africaine.
En décembre 1947, paraissait simultanément à Dakar et à
Paris le premier numéro de cette revue, qui allait rapidement
devenir l’organe du monde noir en France et tend aujour¬
d’hui à l’être dans l’Afrique toute entière. Elle était patron¬
née par de grands intellectuels français, tels Gide, Sartre,
Mounier, Michel Leiris et Georges Balandier ; enfin par qua¬
tre écrivains noirs ayant acquis déjà une certaine renommée :
Senghor et Césaire, naturellement, VAméricain Richard Wright
et le Dahoméen Paul Hazoumé.
Si les noms dont s’ornait la jeune revue formaient un bouquet
prestigieux, sa présentation très modeste attestait son indé¬
pendance financière. Présence Africaine n’avait rien à voir avec
les luxueuses revues coloniales, miroirs complaisants des bienfaits
de la mère-patrie à ses enfants d’outre-mer. Mauvais papier
d’après guerre, irrégularité de la parution, coquilles émaillant les
textes, autant d’indices des difficultés pécuniaires qu’Alioune
Diop conjurait in extremis par des appels désespérés : chaque
fois jouait la solidarité africaine qui sauvait l’œuvre du frère qui
avait créé pour les siens cet organe de réflexion, cette tribune
où les penseurs et les écrivains, les politiques et les sociologues,
les sages traditionnels et les jeunes universitaires, tentaient de
« définir l’originalité africaine et de hâter son insertion dans
le monde moderne ».
C’est ainsi, en effet, qu’Alioune Diop définissait le projet de
Présence Africaine, en spécifiant que la revue ne se plaçait sous
l’obédience d’aucune idéologie philosophique ou politique. Cette
« originalité africaine » était envisagée sous son aspect culturel
et devait être révélée dans la revue par des textes littéraires
d’Africains et des études sur les civilisations noires.
Alioune Diop montre bien l’origine de son ambition au cœur
du cercle formé autour de Senghor :
« L’idée en remonte à 1942-1943. Nous étions à Paris un
certain nombre d’étudiants d’outre-mer qui — au sein des
souffrances d’une Europe s’interrogeant sur son essence et sur
Vauthenticité de ses valeurs — nous sommes groupés pour
étudier la situation et les caractères qui nous définissaient nous-
mêmes... Incapables de revenir entièrement à nos traditions
d’origine ou de nous assimiler à l’Europe, nous avions le senti-

124
ment de constituer une race nouvelle, mentalement métissée...
Des déracinés ? Nous en étions dans la mesure précisément où
nous n’avions pas encore pensé notre position dans le monde,
et nous abandonnions entre deux sociétés, sans signification
reconnue dans l’une ou dans l’autre, étrangers à l’une comme à
l’autre. »
En quoi Alioune Diop se differencie-t-il de ses prédécesseurs ?
Outre qu’il tourne les préoccupations vers l’Afrique Noire, alors
qu’elles avaient été jusque-là centrées sur les Antilles, il regarde
avec plus de lucidité les carences des Africains obligés de
prendre la voie très concrète que leur impose l’histoire.
La présentation d’Alioune Diop est un appel à tous les
intellectuels d’Afrique, pour qu’ils s’emparent des moyens dont
l Europe dispose et affirment leur existence. Car dans le monde
moderne, dit-il, « tout être humain est nié qui ne manifeste
pas sa personnalité. Au contraire, exprimer son âme singulière,
c’est contribuer à infléchir l’opinion publique et le cadre des
institutions dans un sens plus largement humain. »
« Le noir qui brille par son absence dans l’élaboration de la
cité moderne, pourra, peu à peu, signifier sa présence en contri¬
buant à la recréation d’un humanisme à la vraie mesure de
l’homme.
* Car il est certain qu’on ne saurait atteindre à l’universa¬
lisme authentique si, dans sa formation, n’interviennent que
des subjectivités européennes. Le monde de demain sera bâti sur
tous les hommes.
« Nous autres, Africains,... nous devons nous saisir des ques¬
tions qui se posent sur le plan mondial et les penser avec tous,
afin de nous retrouver un jour parmi les créateurs d’un ordre
nouveau. »
Certes, ce premier numéro ne proposait pas de but politique.
Mais il mettait implicitement en question la colonisation.
Dans la partie littéraire, les œuvres des Noirs dénoncent la
ségrégation, la brutalité du Blanc américain, ou bien, sur le
mode ironique, le ridicule des mulâtresses sénégalaises singeant
les Parisiennes. Mais leur ton demeure, dans l’ensemble, réservé
et ce sont leurs amis blancs qui témoignent pour eux avec une
force singulière :
Andre Gide ironise sur les théories de Gobineau et nous
avertit que l’Europe n’a pas seulement à instruire les Africains,
mais à les écouter.
Théodore Monod rappelle avec quel cynisme l’Occident
tenta de justifier la traite des esclaves.
Marcel Griaule passe en revue les préjugés au sujet des préten-

125
dues infériorités des Noirs. Dans l’étude des sociétés africaines,
dit-il, « nous ne sommes qu’à la période des inventaires. Nous
découvrons les noirs comme nous avons découvert leur pays, pied
à pied. Ce n’est qu’à force de persévérance qu’on arrive à
pénétrer leur secret. Mais alors quelle richesse ! »
« Le noir est un homme. » Ainsi Georges Balandier titre-t-il
son étude des variations de l’idée de Nègre dans l’imagination
des Blancs d’Europe et d’Afrique.
Après ces articles qui dénoncent les préjudices moraux dont
l’Occident est responsable, d’autres mettent l’accent sur les
préjudices sociaux.
Pierre Naville le fait avec délicatesse : « L’instruction, l’édu¬
cation, la culture, les formes diverses de la vie artistique,
tout cela ne serait que vains mots, si on ne possédait pas ce
qui en fait la base indispensable, une vie économique et sociale
d’où soient bannis l’esclavage, la sujétion, l’exploitation. Il est
donc évident qu’il n’est pas possible de séparer la culture
intellectuelle de ses conditions sociales. »
Jean-Paul Sartre, en revanche, va plus brutalement au cœur du
problème. Nous ignorons, dit-il, la condition reelle des Noirs en
Afrique et cela nous permet d’avoir bonne conscience. « Chaque
poignée de main que nous donnons ici à un noir efface toutes les
violences que nous avons commises là-bas. Nous traitons ici les
noirs en étrangers et là-bas en « indigènes » qu’il est scanda¬
leux de fréquenter. » Et Sartre de souhaiter que « Présence
Africaine nous peigne un tableau impartial de la condition des
noirs au Congo et au Sénégal. Point n’est besoin d’y mettre de
la colère ou de la révolte : la vérité seulement, cela suffira pour
que nous recevions au visage le souffle torride de l Afrique,
l’odeur aigre de l’oppression et de la misère. »
La Lettre à un ami africain d’Emmanuel Mounier rend un
son un peu différent. Elle choisit de parler des dangers qui
guettent le jeune mouvement africain, de ses « maladies infan¬
tiles » dit Mounier, songeant sans doute à Lénine.
Selon l’auteur, le jeune Africain appartient à une « génération
déchirée », partagée entre deux tentations. La première est
de mépriser l’Afrique, qui semble le tirer en arrière, et « d’em¬
brasser plus ou moins explicitement le mépris de certains
blancs pour les choses africaines ». Et pourtant, dit Mounier,
on ne se débarrasse pas de l’Afrique, pas plus que personne des
racines qui le portent et de l’air qu’il respire. » Il faudrait donc
que les « Africains instruits se retournent vers ces sources
profondes et lointaines de l’être africain, non pour se gorger de
folklore... mais pour dégager les valeurs permanentes de l’heri-

126
tage africain La seconde tentation, provenant d’une trop
grande sensibilité aux fautes de l’Europe, est « d’opposer au
« racisme blanc un contre-racisme noir ».
Enfin, conseille l’auteur à ses amis africains, ne méprisez pas
les travaux manuels, en vous laissant aller au prestige des
professions réputées intellectuelles, « prenez garde de multiplier
ces « demi-habiles » qui ne vivent que parmi les carcasses des
mots ». Et Mounier de préconiser la formation de cadres
techniques plutôt que d’orateurs ; d’engager l’élite noire ac¬
tuelle à ne pas s’isoler de la masse, mais à l’élever au
contraire jusqu’à elle. « Si révolution il doit y avoir, les
révolutions du XX" siècle se montent à l’atelier, au champ, à
l’école, non pas sur la place publique... La démocratie formelle
n’est rien sans la démocratie réelle. »

Influence et évolution

Au départ, le but que se proposait Présence Africaine n’était


nullement politique, mais culturel. Par le biais de la culture, elle
était cependant amenée à poser le problème de la colonisation
dans toute son ampleur. Ses collaborateurs eux-mêmes l’y invi¬
taient !
A mesure qu’elle s'affirme et étend son audience, la revue va
se sensibiliser davantage à la vie publique africaine. Elle subit
tout naturellement l’influence de Vintelligentzia nègre et, en
particulier, des étudiants de Paris passionnés de politique. Ce
faisant, elle ne sort pas de son rôle et reste le témoin fidèle
de la « présence » de l’Afrique, toujours en évolution.
Evolution normale! Cette revendication, cette exigence de
révolution que nous découvrions au cœur des œuvres poétiques
ou romanesques, de la négritude actuelle, devait déboucher sur
une action concrète, sous peine de n’être qu’un thème littéraire.
La négritude, aujourd’hui, dit A. Diop, « n’est autre que le génie
noir et en même temps la volonté d’en révéler la dignité; elle
a pour mission de restituer à l’histoire ses véritables dimen¬
sions ». Comment réaliser ce programme ambitieux et prétendre
aujourd’hui infléchir l’Histoire, sans le secours d’une action di¬
recte ?

Mais il y a plus ! Le désir de la seule renaissance culturelle


devait déboucher, lui aussi, sur l’action, car on ne pouvait
espérer le réaliser, dans le cadre de la colonisation française
tout au moins, que par une préalable libération politique. Pour-

127
quoi ? Parce que le colonisateur français, généralement sûr de ses
valeurs, croit qu’elles sont universelles (ce qui est vrai) et qu’il
n’en est pas d’autres (ce qui n’est pas vrai). Il s’installait aux
colonies avec un esprit militant et croyait dispenser sa science
à un peuple arriéré, infantile, sans traditions sinon folkloriques,
sans culture sinon « primitive ». Il voulait élever les indigènes
jusqu’à lui, les faire participer à son esprit, à ses schèmes
mentaux, à ses habitudes sociales. Bref, il voulait assimiler,
rendre semblable. Il niait ainsi les cultures originales et rendait
impossible leur libre expression. S’il prétend à l’importance de
sa civilisation et veut la faire reconnaître, le colonisé se
voit obligé de rejeter l’assimilation, donc les cadres qui l’impo¬
sent, donc la présence même du colonisateur. La simple reven¬
dication culturelle devient un motif supplémentaire de révolte
politique et s’ajoute aux autres raisons que l’on peut avoir de
souhaiter le départ de l’occupant. C’est pourquoi Alioune Diop
affirme que les « hommes de culture en Afrique ne peuvent plus
se désintéresser de la politique, qui est une condition nécessaire
de la renaissance culturelle. »
Cependant si la politique a occupé dans la revue une place
très large, le culturel y garda néanmoins la prépondérance.
Présence Africaine nous a révélé nombre d’écrivains noirs : des
Africains comme des Antillais et des Négro-Américains.

Sans se limiter aux Noirs d’expression française, la revue


s’intéressa aux écrivains américains et à ceux d’Afrique anglaise.
Nous voyons ainsi figurer aux sommaires des premiers numéros
les noms de Richard Wright et de Peter Abrahams, puis ceux
de Mercer Cook, Georges Lamming, etc... Et la revue paraît
maintenant en langue anglaise. Enfin, elle englobe aujourd hui
les écrivains d’expression espagnole ou portugaise.
Il serait fastidieux d’énumérer tous les domaines culturels que
la revue éclaira en vingt-cinq ans d’existence : articles sur les
littératures orales traditionnelles, sur les religions et les philo¬
sophies africaines, sur le vaudou haïtien, sur la musique, principa¬
lement le jazz, etc... Enfin, la revue servit également de
carrefour aux intellectuels pour confronter leurs idées. Notam¬
ment sur la responsabilité de l’intellectuel noir envers son
peuple et l’existence d’une littérature nationale.
L’activité d’Alioune Diop déborda rapidement le cadre de la
revue : il fonda les Editions de Présence Africaine, dont le
premier volume, La Philosophie bantoue du R.P. Tempels, parui
au cours du premier semestre 1949.
Enfin A. Diop fonda la S.A.C. (Société Africaine de Cul-

128
tare), présidée par le Docteur Price-Mars, et qui organise des
cycles de conférences destinées à faire connaître l’homme noir
et ses préoccupations. C’est cette société qui organisa les deux
grands congrès à Paris en 1956, le second à Rome en 1959, qui
réunirent écrivains et artistes noirs de divers pays. C’est la
S.A.C. enfin, qui, sur, l’invitation de L.S. Senghor, organisa à
l’échelle mondiale le Congrès des Arts Nègres à Dakar en
1966.

129
Deuxième partie

LA NEGRITUDE
MILITANTE
Ill

La poésie de 1948 à 1960

LES POETES DE L’ANTHOLOGIE


DE L. S. SENGHOR, 1948

Quelques mois après la parution de la revue Présence Africaine,


Senghor publiait une Anthologie qui a fait date dans l’histoire
de la littérature nègre, et dont l’influence, se multipliant avec
celle de la revue, assura au Mouvement de la Négritude, un
rayonnement mondial.
En effet cette anthologie sélectionnait les poèmes les plus
violents, les plus douloureux, et les plus « non-français » des
écrivains noirs et par-là même constituait un véritable mani¬
feste de la Révolution Nègre contre l’oppression politique
autant que culturelle de l’Occident.
Cette anthologie était un acte d’indépendance.
Elle était aussi l’acte officiel de naissance d’une littérature
négro-africaine de langue française, radicalement différente de
la littérature française et inassimilable par elle. Acte de
naissance qui était d’abord un acte de divorce d’avec l’Europe.
C’est ce que Sartre a très bien saisi dans sa préface Orphée
Noir où il s’adresse aux Européens, non sans ironie :
« Qu’est-ce donc que vous espériez quand vous ôtiez le bâillon
qui fermait ces bouches noires ? Ces têtes que nos pères avaient
courbées jusqu’à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se
relèveraient, lire l’adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes
noirs, debout, qui nous regardent, et je vous souhaite de ressen¬
tir comme moi le saisissement d’être vus.

132
« Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans
qu’on le voie... L’homme blanc, parce qu’il était homme, blanc
comme le jour, blanc comme la vertu, blanc comme la vérité,
éclairait la création comme une torche...
« Aujourd’hui ces hommes noirs nous regardent... des torches
noires à leur tour éclairent le monde, et nos têtes blanches ne
sont plus que de petits lampions balancés par le vent.
« Nous nous croyions essentiels au monde, les soleils de ses
moissons, les lunes de ses marées : nous ne sommes plus que
des bêtes de sa faune.
« Jadis Européens de droit divin, nous sentions déjà notre
dignité s’effriter sous les regards américains ou soviétiques ; déjà
l’Europe n’était plus qu’un accident géographique, la presqu’île
que l’Asie pousse jusqu’à l’Atlantique.
« Au moins espérions-nous retrouver un peu de notre grandeur
dans les yeux domestiques des Africains. Mais il n’y a plus d’yeux
domestiques : il y a des regards libres qui jugent notre terre.
« Si pourtant ces poèmes nous donnent de la honte, c’est
sans y penser : ils n’ont pas été écrits pour nous. C’est aux
noirs que ces noirs s’adressent et c’est pour leur parler des
noirs ; leur poésie... est une prise de conscience. » Cette pré¬
face de Sartre n’a pas peu contribué à rendre célèbre et
l’Anthologie et la Négritude. En effet le témoignage enthou¬
siaste d’un des plus éminents intellectuels de France en faveur
de cette littérature nouvelle, la consacrait comme telle, re¬
connaissait la validité de son contenu autant que de sa forme,
lui assurait sa diffusion et lui donnait droit de cité dans cette
Europe même contre laquelle les écrivains noirs se définissaient.
Si Sartre a donc, par-là, rendu un service inappréciable à la
littérature négro-africaine, on peut regretter cependant qu’il
ait créé autour du concept de négritude un malentendu qui
n’existait pas avant qu’il n’en parle.
Après sa brillante analyse — qui est elle-même un des
morceaux de littérature les plus beaux que Sartre ait jamais
écrits — tout le monde s’est mis à parler de la négritude. Mais
à travers les définitions que Sartre en avait données, on a
davantage réfléchi et discuté sur ce que Sartre disait de la
négritude que sur ce qu'en disaient les Nègres eux-mêmes, les
Césaire, Senghor, Diop, etc... qui avaient créé ce concept à par¬
tir de leur expérience !
Or, il se fait que Sartre a tendance à réduire la négritude au
mouvement historique de la révolte du Nègre contre le Blanc.
Dans son analyse il en accentue les aspects négatifs : souffrance
nègre, refus du colonialisme, racisme anti-raciste. Mais comme

133
ces aspects sont passagers, dus aux circonstances, il en déduit
que, une fois résolus les problèmes politiques et sociaux qui
opposent Noirs et Blancs, la « Négritude sera dépassée » par « ce¬
lui qui marche sur une crête entre le particularisme passé qu’il
vient de gravir et l’universalisme futur qui sera le crépuscule de
sa négritude... La négritude est pour se détruire... elle n’a pas
de suffisance par elle-même. »
Sartre oublie là — et c’est grave — que la négritude n’est
pas seulement due au choc des races et aux problèmes coloniaux,
mais repose sur une civilisation commune à tous les Noirs
d’Afrique.
Bien avant qu’on ne parle de décolonisation et de revendica¬
tions raciales, Delafosse avait déjà reconnu « l’Ame Noire » et,
avec tous les ethnologues, la spécificité, l’originalité des cultures
africaines !
La négritude n’est pas née hier et ne mourra pas demain :
l’homme africain ne va pas se mettre à vivre comme un Blanc
parce qu’il est décolonisé.
C’est parce qu’il oublie cette base, cette constante culturelle
que Sartre donne finalement une idée fausse de la négritude. Il
la présente comme un mythe, comme Eurydice qu’Orphée cher¬
che aux Enfers, mais qui lui échappera en définitive.
Mais pour l’Africain, la négritude n’a rien d’un mythe. C’est
une réalité dans laquelle il trempe tous les jours, qui l’a
profondément déterminé, modelé, façonné, qui le rend inassimi¬
lable à toute autre civilisation. Il a manqué sans doute à Sartre
d’avoir réellement regardé vivre un paysan, un village africain,
d’avoir écouté une langue africaine, un griot ou un joueur de
mvet1 ; il aurait évité de poser ces questions absurdes :
« Qu’arrivera-t-il si le noir, dépouillant sa négritude au pro¬
fit de la Révolution, ne se veut plus considérer que comme un
prolétaire ? La source de la poésie tarira-t-elle ? Ou bien le
grand fleuve noir colorera-t-il malgré tout la mer dans laquelle
il se jette ? »
Je ne me rappelle pourtant pas que les Révolutionnaires
russes aient perdu leur langue, leur littérature, leur musique, bref
leur culture et leur âme slave parce qu’ils avaient fait la Révo¬
lution !

L’Anthologie de Senghor présentait seize poètes :


Léon Damas, Gilbert Gratiant, Etienne Léro, Aimé Césaire
Guy Tirolien, Paul Niger, Léon Laleau, Jacques Roumain, Jean-
François Brièrre, René Belance, Birago Diop, David Diop,

1. Guitare ewondo.

134
Léopold Sédar Senghor, J.-J. Rabéarivélo, J. Rabemananjara et
Flavien Rana'ivo.
Nous ne parlerons plus de ceux que nous connaissons déjà
comme Césaire, Damas, Roumain, Brièrre...
Nous ne parlerons pas non plus de ceux qui n’eurent pratique¬
ment pas d’influence sur leurs successeurs. Soit que leur style
fût déjà dépassé au moment de l’Anthologie et qu’ils n’y figu¬
rassent en somme qu’à titre de rappel, comme c’est le cas pour
Laleau ou Gratiant, soit qu’on n’ait jamais connu d'eux que les
seuls poèmes découverts par Senghor, ce qui est parfois un peu
court pour les élever au rang de poètes.

Les Antillais

GUY TIROLIEN — Guadeloupéen comme Paul Niger, nés tous


deux en 1917 et qui furent amis, ont eu des
itinéraires parallèles pendant une quinzaine d’années. Héritiers spirituels
de Léro, Damas et Césaire, tous deux ils baignèrent dans l'ambiance de
l’équipe d’Alioune Diop qui discutait de problèmes nègres et rêvait
d’Afrique à Paris pendant la guerre. « Mais nous rêvions à une Négritude
irréelle » avoue Niger, car il allait bientôt confronter ses rêves avec la
réalité.
En effet, de même que Tirolien, il partait en Afrique dès la Libération,
comme administrateur de la France d’Outre-Mer. Mais dans un autre
esprit que celui des Antillais de jadis qui se conduisaient en Afrique
« comme des Blancs ».
Niger et Tirolien faisaient leur « retour aux sources ». Niger, qui
s’appelait Béville, prendra le nom du grand fleuve de l’Ouest Africain.
Et Niger au Dahomey, Tirolien au Cameroun puis au Soudan,
devinrent poètes au contact de l’Afrique, soit par réaction de colère
contre l’Afrique des « béni-oui-oui », où la colonisation s’étalait encore
avec toutes ses lèpres (cf. Je n’aime pas l'Afrique) ; soit par consonnance
profonde avec un peuple et un mode d’existence où l’exilé retrouve scs
racines authentiques (L’âme du noir pays).
Niger est mort en 1962 dans un accident d’avion alors qu’il revenait
dans son île. 11 n’avait encore écrit qu’un recueil de poèmes, et deux
romans pleins d’intérêt sur son expérience dahoméenne : Les Puissants et
Les grenouilles du Mont Kimbo.
Tirolien vient d’éditer Balles d’or aux étitions Présence Africaine, mais
son plus joli poème reste encore la charmante Prière d’un petit enfant
nègre.

Redécouverte

Je reconnais mon île plate, et qui n’a pas bougé.


Voici les trois îlets, et voici la grande Anse.
Voici derrière le Fort les bombardes rouillées.
Je suis comme l’anguille flairant les vents salés
et qui tâte le pouls des courants.

Salut, île ! C’est moi. Voici ton enfant qui revient.


Par-delà la ligne blanche des brisants,
et plus loin que les vagues aux paupières de feu,
je reconnais ton corps brûlé par les embruns.

J’ai souvent évoqué la douceur de tes plages


tandis que sous mes pas
crissait le sable du désert.
Et tous les fleuves du Sahel ne me sont rien
auprès de l’étang frais où je lave ma peine.

Salut terre mâtée, terre démâtée !


Ce n’est pas le limon que l’on cultive ici,
ni les fécondes alluvions.

C’est un sol sec, que mon sang même


n’a pas pu attendrir,
et qui geint sous le soc comme femme éventrée.

Le salaire de l’homme ici,


ce n’est pas cet argent qui tinte clair, un soir de paye,
c’est le soir qui flotte incertain au sommet des cannes
saoûles de sucre.
Car rien n’a changé.

Les mouches sont toujours lourdes de vesou1,


et l’air chargé de sueur.

(Balles d’Or, Editions de Présence Africaine, Paris )

Adieu « Adieu foulards »

nous ne chanterons plus les tristes spirituals désespérés


Jacques Roumain

Non, nous ne chanterons plus les défuntes romances


que soupiraient jadis les doudous2 de miel
déployant leurs foulards sur nos plages de sucre
pour saluer l’envol des goélettes ailées.

1. Vesou : jus du sucre des cannes.


2. Doudou : chérie.

136
Nous ne pincerons plus nos plaintives guitares
pour célébrer Ninon ou la belle Amélie,
le cristal pur de rires, le piment des baisers,
ni les reflets de lune sur l’or des peaux brunes.

Nous ne redirons plus ces poèmes faciles


exaltant la beauté des îles fortunées,
odalisques couchées sur des tapis d’azur
que caresse l’haleine des suaves alizés.

Nous unirons nos voix en un bouquet de cris


à briser le tympan de nos frères endormis ;
et sur la proue ardente de nos îles,
les flammes de nos colères
rougeoieront dans la nuit en boucans d’espérance.

Nous obligerons la fleur sanglante du flamboyant


à livrer aux cyclones son message de feu ;
et dans la paix bleutée des autres caraïbes
nos volcans réveillés cracheront des mots de soufre.
Mais forts de la nudité riche
des peuples sans racine
nous marcherons sereins parmi les cataclysmes.
(ibidem)

Je NE VEUX PLUS ALLER À LEUR ÉCOLE

Seigneur, je suis très fatigué.


Je suis né fatigué.
Et j’ai beaucoup marché depuis le chant du coq
Et le morne est bien haut qui mène à leur école.
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école,
Faites, je vous en prie, que je n’y aille plus.
Je veux suivre mon père dans les ravines fraîches
Quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois
Où glissent les esprits que l’aube vient chasser.
Je veux aller pieds nus par les rouges sentiers
Que cuisent les flammes de midi,
Je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers,
Je veux me réveiller
lorsque là-bas, mugit la sirène des blancs
Et que l’Usine,
Sur l’océan des cannes
Comme un bateau ancré

137
Vomit dans la campagne son équipage nègre...
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école,
Faites, je vous en prie, que je n’y aille plus.
Ils racontent qu’il faut qu’un petit nègre y aille
Pour qu’il devienne pareil
Aux messieurs de la ville
Aux messieurs comme il faut.
Mais moi je ne veux pas
Devenir, comme ils disent,
Un monsieur de la ville,
Un monsieur comme il faut.
Je préfère flâner le long des sucreries
Où sont les sacs repus
Que gonfle un sucre brun autant que ma peau brune.
Je préfère vers l’heure où la lune amoureuse
Parle bas à l’oreille des cocotiers penchés
Ecouter ce que dit dans la nuit
La voix cassée d’un vieux qui raconte en fumant
Les histoires de Zamba et de compère Lapin
Et bien d’autres choses encore
Qui ne sont pas dans les livres.
Les nègres, vous le savez, n’ont que trop travaillé.
Pourquoi faut-il de plus apprendre dans les livres
Qui nous parlent de choses qui ne sont point d’ici ?
Et puis elle est vraiment trop triste leur école,
triste comme
Ces messieurs de la ville,
Ces messieurs comme il faut
Qui ne savent plus danser le soir au clair de lune,
Qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds,
qui ne savent plus conter les contes aux veillées.
Seigneur, je ne veux plus aller à l’école.
(ibidem)

PAUL NIGER (1917-1962, Guadeloupe) —

Je n’aime pas l’Afrique

« J’aime ce pays, disait-il, on y trouve nourriture, obéissance,


poulets a quatre sous, femmes à cent, et « bien Missié » pour
pas plus cher

138
Le seul problème, ajoutait-il, ce sont les anciens tirailleurs et
les métis et les lettrés qui discutent les ordres et veulent se faire
élire chefs de village ».

Moi, je n’aime pas cette Afrique-là.

L’Afrique des yesmen et des beni-oui-oui


L’Afrique des hommes couchés attendant comme une grâce le
réveil de la botte
L’Afrique des boubous flottant comme des drapeaux de capitu¬
lation de la dysenterie, de la peste, de la fièvre jaune et des
chiques (pour ne pas dire de la chicotte).
L’Afrique de « l’Homme du Niger1 », l’Afrique des plaines
désolées
Labourées d’un soleil homicide, l’Afrique des pagnes obscènes
et des muscles noués par l’effort du travail forcé.
L’Afrique des négresses servant l’alcool d’oubli sur le plateau de
leurs lèvres...

Je n’aime pas cette Afrique-là.

Dieu un jour descendu sur la terre fut désolé de l’attitude des


créatures envers la création. Il ordonna le déluge, et germa de la
terre resurgie, une semence nouvelle.
L’arche peupla le monde et lentement
Lentement
L’humanité monta des âges sans lumière aux âges sans repos.

Il avait oublié l’Afrique.

Christ racheta l’homme mauvais et bâtit son


Eglise à
Rome.
Sa voix fut entendue dans le désert, l’Eglise sur la Société
la Société sur l’Eglise, l’une portant l’autre
Fondèrent la civilisation où les hommes dociles à l’antique
Sagesse pour apaiser les anciens dieux, pas morts
Immolèrent tous les dix ans quelques milliers de victimes

Il avait oublié l’Afrique

Mais quand on s’aperçut qu’une race (d’hommes ?)

1. Film français déjà ancien sur la vie coloniale.

139
Devait encore à Dieu son tribut de sang noir on lui fit un
rappel
Elle solda.
Et solde encore, et lorsqu’elle demanda sa place au sein de
l’œcumène on lui désigna quelques bancs — Elle s’assit. Et s’en¬
dormit. Jésus étendit les mains sur ces têtes frisées et les nègres
furent sauvés

Pas ici-bas, bien sûr...

Ecoute : le tam-tam s’est tu ; le sorcier peut-être a livré son


secret
Le vent chaud des savanes apporte son message,
L’hippocampe déjà m’a fait un signe de silence

L’Afrique va parler

Car c’est à elle maintenant d’exiger :


« J’ai voulu une terre où les hommes soient hommes
et non loups
et non brebis
et non serpents
et non caméléons

J’ai voulu une terre où la terre soit terre


Où la semence soit semence
Où la moisson soit faite avec la faux de l’âme une terre de
Rédemption et non de Pénitence une terre d’Afrique.
Des siècles de souffrance ont aiguisé ma langue
J’ai appris à compter en gouttes de mon sang et je reprends les
dits des généreux prophètes
Je veux que sur mon sol de tiges vertes, l’homme droit porte
enfin la gravité du ciel. »

Et ne lui réponds pas, il n’en est plus besoin, écoute ce pays en


verve supplétoire, contemple tout ce peuple en marche promis-
soire, l'Afrique se dressant à la face des hommes, sans haines, sans
reproches, qui ne réclame plus, mais affirme.
Il est encore des bancs dans l’Eglise de Dieu
Il est des pages blanches aux livres des Prophètes.
Aimes-tu l’aventure, ami, alors regarde
Un continent s’émeut, une race s’éveille
Un murmure d’esprit fait frissonner les feuilles
Tout un rythme nouveau va térébrer le monde

140
Une teinte inédite peuplera l’arc-en-ciel
une tête dressée va provoquer la foudre.

L’Afrique va parler.

L’Afrique d’une seule justice et d’un seul crime


Le crime contre Dieu, le crime contre les hommes
Le crime de lèse-Afrique
Le crime contre ceux qui portent quelque chose

Quoi ?

Un rythme
une onde dans la nuit à travers les forêts, rien, ou une âme
nouvelle
un timbre
une intonation
une vigueur
un dilatement
une vibration qui par degrés dans la moelle déflue, révulse dans
sa marche un vieux cœur endormi, lui prend la taille et vrille
et tourne
et vibre encore dans les mains, dans les reins, le sexe descend
plus bas fait claquer les genoux, l’article des chevilles, l’adhérence
des pieds, ah, cette frénésie qui me suinte du ciel.
Mais aussi, ô ami, une fierté nouvelle qui désigne à nos yeux
le peuple du désert, un courage sans prix, une âme sans demande,
un geste sans secousse dans une chair sans fatigue.

Tâter à sa naissance le muscle délivré et refaire les marches


des premiers conquérants
Immense verdoiement d’une joie sans éclats
Intense remuement d’une peine sans larmes
Initiation subtile d’un monde parachevé dans l’explosion d’or
des cases, voilà, voilà le sort de nos âmes chercheuses...

Allons, la nuit déjà achève sa cadence


j’entends chanter la sève au cœur du flamboyant...
(Initiation, Editions Seghers, Paris )

141
Les Africains

BIRAGO DIOP (1906, Sénégal) — Bien que faisant déjà partie


de l’équipe de l’Etudiant
Noir, le Sénégalais Birago Diop n’a été révélé en tant qu’écrivain que
par les anthologies de Damas d’abord, de Senghor ensuite.

__ Mais quel écrivain ! Incomparable talent de conteur qui jamais ne s’est


démenti dans ses œuvres postérieures. Cependant * Birago Diop nous dit
modestement qu’il n’invente rien, mais se contente de traduire en français
les contes du griot, de sa maison, Amadou, fils de Koumba. Ne nous y
laissons pas prendre. 11 fait comme tous les bons conteurs de chez nous :
sur un thème ancien il compose un nouveau poème ». Ainsi parle
Senghor.
En effet, les contes de Birago Diop sont de vraies re-créations et les trois
recueils qu’il nous a donnés réunissent la perfection du style français et la
parfaite fidélité à l’inspiration africaine. Les contes d’Amadou Koumba,
Les nouveaux contes d’Amadou Koumba, Contes et lavanes devraient être
désormais des classiques du genre pour les écoliers africains au même titre
.que Les lettres de mon moulin le sont pour les petits Français.
Talent de poète aussi, moins certain peut-être dans la mesure où Diop a
été trop marqué par Mallarmé. Cependant dès qu’il se dégage des manies
pour ne pas dire des maniérismes du poète symboliste, il trouve un ton, un
rythme et des images qui insufflent à des poèmes comme Viatique,
Dyptique, Incantation, Souffles le mystère de l’animisme africain.

N’Gor-Niébé

Chacun savait que N’Gor était celui-qui-ne-mange-pas-de-hari-


cots. Mais explique qui pourra, personne ne l’appelait plus par
son nom, pour tout le monde, il était devenu N’Gor-Niébé pour
ceux du village et pour ceux du pays.
Agacés de le voir toujours refuser de s’accroupir autour d’une
calebasse où pointait une tache noire du nez d’un niébé, ses
camarades se jurèrent un jour de lui en faire manger.
N’Dèné était une belle fille aux seins durs, à la croupe ferme
et rebondie, au corps souple comme une liane, et N’Dèné était
l’amie de N’Gor Sène. C’est elle que vinrent trouver les
camarades de son ami qui lui dirent :
— N’Dèné, nous te donnerons tout ce que tu voudras : boubous,
pagnes, argent et colliers si tu arrives à faire manger des
niébés à N’Gor qui commence vraiment à nous étonner, nous
ses frères, car il ne nous explique même pas les raisons de son
refus. Aucun interdit n’a touché sa famille concernant les
haricots.
Promettre a une femme jeune et jolie, à une coquette,
pagnes et bijoux ! Que ne ferait-elle pour les mériter ? Jusqu’où

142
n’irait-elle pas ? Faire manger à quelqu’un un mets qu’aucune
tradition ne lui défend de toucher, quelqu’un qui dit vous aimer
et vous le prouve tous les soirs ? Rien de plus aise sans doute,
N’Dèné promit à son tour.
Trois nuits durant N’Dèné se montra plus gentille et plus
caressante qu’à l’accoutumee, lorsque griots, musiciens et chan¬
teurs prenaient congé après avoir égayé les jeunes amants. Sans
dormir un seul instant, elle massa, elle éventa, elle caressa N’Gor,
lui chantant de douces chansons et lui tenant de tendres pro¬
pos. Au matin de la troisième nuit, N’Gor lui demanda :
_ N’Dèné, ma sœur et ma chérie, que désires-tu de moi ?
— N’Gor mon oncle, dit la jeune femme, mon aimé, tout le
monde prétend que tu ne veux pas manger des haricots, même
préparés par ta mère. Je voudrais que tu en manges faits de ma
main, ne serait-ce qu’une poignée. Si tu m’aimes vraiment
comme tu le dis, tu le feras, et moi seule le saurai.
— Ce n’est que cela, le plus grand de tes désirs ? Eh bien !
mon aimée, demain, tu feras cuire tes haricots, et, lorsque la
terre sera froide, je les mangerai, si c’est là la preuve qu il te
faut de mon grand amour.
Le soir N’Dèné fit cuire des haricots, les accommoda à la
sauce arachide, y mit piment, clous de girofle et tant d’autres
sortes d’épices qu’on n’y sentait plus l’odeur ni le goût des
haricots. „ ,
Quand N’Gor se retourna dans son deuxième sommeil, N’Dene
le réveilla doucement en lui caressant la tete et lui présenta la
calebasse si appétissante.
N’Gor se leva, se lava la main droite, s’assit sur la natte, près
de la calebasse et dit à son amante :
— N’Dèné est-il dans Diakhaw une personne à qui tu don¬
nerais ton nez pour qu’elle vive si elle venait à perdre le sien,
une personne dont le cœur et le tien ne font qu un, une amie
pour laquelle tu n’as aucun secret, une seule personne à qui tu
te confies sincèrement ?
— Oui ! fit N’Dèné.
— Qui est-ce ?
— C’est Thioro.
— Va la chercher.
N’Dèné alla chercher son amie intime. Quand Thioro arriva,
N’Gor lui demanda :
— Thioro as-tu une amie intime, la seule personne au monde
pour qui tu ouvres ton cœur ?
— Oui ! dit Thioro, c’est N’Goné.
— Va dire à N’Goné de venir.

143
Thioro alla quérir N’Goné, sa plus-que-Sœur. Quand N’Goné
vint, N’Gor l’interrogea :
— N’Goné, as-tu une personne au monde à qui ta langue ne
cache aucun secret, pour qui ton cœur soit aussi clair que le
jour ?
— Oui ! c’est Djégane, fit la jeune femme.
— N’Dèné ma sœur, dit-il alors, je ne mangerai jamais de
haricots. S’il m’était arrivé de manger ces niébés préparés par
toi ce soir, demain toutes ces femmes l’auraient su, et d’amies
intimes en amies intimes, de femmes à maris, de maris à
parents, de parents à voisins, de voisins à compagnons, tout le
village et tout le pays l’auraient su.
Et dans la nuit N’Gor Sène s’en retourna dans sa case
pensant que c’est le premier toupet de Kotj Barma qui avait
raison :
« Donne ton amour à ta femme, mais non ta confiance >.

(Les Contes d’Amadou Koumba, Ed. Présence Africaine, Paris )

Désert

« Dieu seul est Dieu, Mohammed rassoul Allah ! »


La voix du Muezzin bondit sur les dômes,
S’enfle, s’étend, puis s’éteint au loin là-bas...
Lentement se courbent les corps de nos hommes...
Rythme le morne chœur assourdi et las,
Et les pointes noires des cases en chaume
Frangent l’horizon que nous n’atteindrons pas.

Sur le désert et dans l’infini des âges


Titubant ainsi dans le sable sans fin
Aborderons-nous à de lointains rivages ?

Irons-nous ainsi chaque jour vers demain ?


Vers des haltes lointaines, de lointains havres
Où nos rêves ne seront que des cadavres ?
(Leurres et Lueurs, Ed. Présence Africaine, Paris )

Abandon
à Léon G. Damas

Dans le bois obscurci


Les trompes hurlent, hurlent sans merci

144
Sur les tam-tams maudits.
Nuit noire, nuit noire !

Les torches qu’on allume


Jettent dans l’air
Des lueurs sans éclat, sans éclair,
Les torches fument.
Nuit noire, nuit noire !

Des souffles
Rôdent et gémissent
Murmurant des mots désappris,
Des mots qui frémissent,
Nuit noire, nuit noire !

Du corps refroidi des poulets


Ni du chaud cadavre qui bouge
Nulle goutte n’a plus coulé
Ni de sang noir ni de sang rouge.
Nuit noire, nuit noire !
Les trompes hurlent, hurlent sans merci
Sur les tam-tams maudits.
Nuit noire, nuit noire !

Peureux le ruisseau orphelin


Pleure et réclame
Le peuple de ses bords éteints
Errant sans fin, errant en vain
Nuit noire, nuit noire !
Et dans la savane sans âme
Désertée par le souffle des anciens
Les trompes hurlent, hurlent sans merci
Sur les tam-tams maudits
Nuit noire, nuit noire !

Les arbres inquiets


De la sève qui se fige
Dans leurs feuilles et dans leur tige
Ne peuvent plus prier
Les aïeux qui hantaient leur pied
Nuit noire, nuit noire !

Dans la case où la peur repasse


Dans l’air où la torche s’éteint
Sur le fleuve orphelin
Dans la forêt sans âme et lasse
Sur les arbres inquiets et déteints
Dans les bois obscurcis
Les trompes hurlent, hurlent sans merci
Sur les tam-tams maudits.
Nuit noire, nuit noire !
(ibidem)

Viatique

Dans un des trois canaris1


des trois canaris où reviennent certains soirs
les âmes satisfaites et sereines,
les souffles des ancêtres qui furent des hommes
des aïeux qui furent des sages,
Mère a trempé trois doigts,
trois doigts de sa main gauche :
le pouce, l’index et le majeur ;
Moi j’ai trempé trois doigts :
le pouce, l’index et le majeur.

Avec ses trois doigts rouges de sang,


de sang de chien,
de sang de taureau,
de sang de bouc,
Mère m’a touché par trois fois.
Elle a touché mon front avec son pouce,
Avec l’index mon sein gauche
Et mon nombril avec son majeur.

Moi j’ai tendu mes doigts rouges de sang,


de sang de chien,
de sang de taureau,
de sang de bouc.
J’ai tendu mes trois doigts aux vents
aux vents du nord, aux vents du levant
aux vents du sud, aux vents du couchant ;
Et j’ai levé mes trois doigts vers la Lune,
vers la Lune pleine et nue
Quand elle fut au fond du plus grand canari.

Après j’ai enfoncé mes trois doigts dans le sable


dans le sable qui s’était refroidi.

1. Canari : marmite en terre cuite.

146
Alors Mère a dit : « Va par le Monde, va !
Dans la vie ils seront sur tes pas1 2 ».
Depuis je vais
je vais par les sentiers
par les sentiers et sur les routes,
par-delà la mer et plus loin, plus loin encore,
par-delà la mer et par-delà l’au-delà;
Et lorsque j’approche les méchants,
les hommes au cœur noir,
lorsque j’approche les envieux,
les hommes au cœur noir
Devant moi s’avancent les souffles des Aïeux.
(ibidem)

Incantation

Ouvre à l’Ombre de l’Homme


Ouvre, ouvre à mon double3...
Ouvre à l’Ombre de l’Homme
Qui va vers l’Inconnu
Laissant seul dans le Somme
Le corps inerte et nu.

Ouvre à l’Ombre de l’Homme


Ouvre, ouvre à mon double...

Ouvre, ouvre à mon double


Les sentiers broussailleux.
Le jour chemins troubles,
La nuit si lumineux.

Ouvre à l’Ombre de l’Homme


Ouvre, ouvre à mon double...

Mon double viendra dire


Tout ce qu’il aura vu
Aux portes de l’Empire
D’où les Morts sont venus.

Ouvre à l’Ombre de l’Homme


Ouvre, ouvre à mon double...
(ibidem)

1. Les ancêtres protecteurs.


2. La notion du double est à peu près universelle dans l’animisme
africain.

147
Dyptique

Le Soleil pendu par un fil


Au fond de la calebasse teinte à l’indigo
Fait bouillir la marmite du jour.

Effrayée à l’approche des Filles du feu


L’Ombre se terre au pied des pieux.
La Savane est claire et crue
Tout est net, formes et couleurs.
Mais dans les silences angoissants faits des Rumeurs,
De bruits infimes, ni sourds ni aigus.
Sourd un Mystère lourd.
Un Mystère sourd et sans contours
Qui nous entoure et nous effraie...

Le Pagne sombre troué de clous de feu


Etendu sur la Terre ouvre le lit de la nuit.
Effrayés à l’approche des Filles de l’Ombre
Le chien hurle, le cheval hennit
L’Homme se terre au fond de la case.
La Savane est sombre.
Tout est noir, formes et couleurs.
Mais dans les silences angoissants fait des Rumeurs,
Des Bruits infinis ou sourds ou aigus.
Les Sentes broussailleuses du Mystère
Lentement s’éclairent
Pour ceux qui s’en allèrent
Et pour ceux qui reviennent.
(ibidem)

Kassak
à Léopold S. Senghor

La terre saigne
Comme saigne un sein
D’où coule du lait
Couleur du Couchant.
Le lait est rouge,
Du sable sourd du sang,
Le Ciel pleure
Comme pleure un Enfant.

Qui donc s’était servi du sinistre Hoyau1 ?


1. Sorte de flûte.

148
L’Onde se plaint
Au plongeon de la Pagaie.
La Pirogue geint
L’étreinte de l’Eau,
Hyène s’est piquée
Au passage de la haie
Et Corbeau a cassé
Sa plume dans la plaie.

Qui donc s’était servi du sinistre Hoyau ?

Le Berger a blessé
Par la pointe de la Sagaie
L’échine souple
Du Frère-de-la-Savane,
Et plus rien n’est resté
De tout son beau troupeau.
Ni Taures, ni génisses
Ni les jeunes veaux.

Qui donc s’était servi du sinistre Hoyau ?


(ibidem)

DAVID DIOP (1927-1961, Sénégal) — Né à Bordeaux, ce Diop


de la generation suivante
était un des espoirs de la jeune poésie africaine, mais fl n’eut le temps
que d’écrire Coups de pilon et quelques articles. Un accident d’avion au
large de Dakar nous l’ôta brutalement en 1961. _
Son influence a cependant été très nette sur les jeunes comme Epanya,
Joachim, Nditsouna. La violence et la simplicité de son langage faisaient
de ses poèmes de véritables coups de poing dont l’efficacité — en cette
période de lutte — était incontestable.
Reprenant les thèmes et parfois les mots de Jacques Roumain, David
Diop s’inscrivit donc dans une tradition non seulement engagée mais
militante jusqu’à la limite de la poésie, qu’il dépassait parfois.
Ses plus beaux poèmes ne sont pas toujours ceux où il crie — car ce
n’est plus du chant :
souffre pauvre nègre
le fouet siffle
siffle sur ton dos de sueur et de sang
souffre pauvre nègre

mais nous retiendrons davantage ceux qui chantent l’Afrique, que David
Diop connaissait mal, ayant été élevé en France, à Bordeaux et ensuite a
Paris dans la famille de son oncle Alioune Diop.
Lorsqu’il rêve à l’Afrique, sa nostalgie lui inspire des accents pleins
d’une tendresse chaleureuse, où s’épanouit plus à l’aise la poésie.

149
Vagues

Les vagues furieuses de la liberté


Claquent sur la Bête affolée
de l’esclave d’hier un combattant est né
Et le docker de Suez et le coolie d’Hanoï
Tous ceux qu’on intoxique de fatalité
Lancent leur chant immense au milieu des vagues
Les vagues furieuses de la liberté
Qui claquent sur la Bête affolée.

(Coups de Pilon, Editions de Présence Africaine, Paris )

Le renégat

Mon frère aux dents qui brillent sous le compliment hypocrite


Mon frère aux lunettes d’or
Sur tes yeux rendus bleus par la parole du Maître
Mon pauvre frère au smoking à revers de soie
Piaillant et susurrant et plastronnant dans les salons de la
condescendance
Le soleil de ton pays n’est plus qu’une ombre
Sur ton front serein de civilisé
Et la case de ta grand-mère
Fait rougir un visage blanchi par les années d’humiliation et
de Mea Culpa
Mais lorsque repu de mots sonores et vides
Comme la caisse qui surmonte tes épaules
Tu fouleras la terre amère et rouge d’Afrique
les mots angoissés rythmeront alors ta marche inquiète
Je me sens seul si seul ici !
(ibidem)

Auprès de toi

Auprès de toi j’ai retrouvé mon nom


Mon nom longtemps caché sous le sol des distances
J’ai retrouvé les yeux que ne voilent plus les fièvres
Et ton rire comme la flamme trouant l’ombre
M’a redonné l’Afrique au-delà des neiges d’hier
Dix ans mon amour
Et les matins d’illusions et les débris d’idées
Et les sommeils peuplés d’alcool
Dix ans et le souffle du monde m’a versé sa souffrance

150
Cette souffrance qui charge le présent du goût des lendemains
Et fait de l’amour un fleuve sans mesure
Auprès de toi j’ai retrouvé la mémoire de mon sang
Et les colliers de rires autour des jours
Les jours qui étincellent de joies renouvelées.
(ibidem)

L’Agonie des chaînes

Dimbokro Poulo Condor


La ronde des hyènes autour des cimetières
La terre gorgée de sang les képis qui ricanent
Et sur les routes le grondement sinistre des charrettes de
haine
Je pense au Vietnamien couché dans la rizière
Au forçat du Congo frère du lynché d’Atlanta
Je pense au cheminement macabre du silence
Quand passe l’aile d’acier sur les rires à peine nés
Dimbokro Poulo Condor
Ils croyaient aux chaînes qui étranglent l’espoir
Au regard qu’on éteint sous l’éternelle sueur
Pourtant c’est le soleil qui jaillit de nos voix
Et des savanes aux jungles
Nos mains crispées dans l’étreinte du combat
Montrent à ceux qui pleurent des éclats d’avenir
Dimbokro Poulo Condor
Entendez-vous bruire la sève souterraine
C’est la chanson des morts
La chanson qui nous porte aux jardins de la vie.
(ibidem)

Afrique
A ma mère.

Afrique mon Afrique


Afrique des fiers guerriers dans les savanes ancestrales
Afrique que chante ma grand-mère
Au bord de son fleuve lointain
Je ne t’ai jamais connue
Mais mon regard est plein de ton sang
Ton beau sang noir à travers les champs répandu
Le sang de ta sueur
La sueur de ton travail
Le travail de l’esclavage

151
L’esclavage de tes enfants
Afrique dis-moi Afrique
Est-ce donc toi ce dos qui se courbe
Et se couche sous le poids de l’humilité
Ce dos tremblant à zébrures rouges
Qui dit oui au fouet sur la route de midi
Alors gravement une voix me répondit
Fils impétueux cet arbre robuste et jeune
Cet arbre là-bas
Splendidement seul au milieu des fleurs blanches et fanées
C’est l’Afrique ton Afrique qui repousse
Qui repousse patiemment obstinément
Et dont les fruits ont peu à peu
L’amère saveur de la liberté.
(ibidem)

Suite du débat autour des conditions


d’une poésie nationale chez les peuples noirs

Que le poète puise dans le meilleur de lui-même ce qui reflète les


valeurs essentielles de son pays, et sa poésie sera nationale.
Mieux elle sera un message pour tous, un message fraternel qui
traversera les frontières, l’important étant au départ ce que
Césaire appelle le droit à l’initiative, c’est-à-dire la liberté de
choix et d’action.
De cette liberté l’Afrique Noire fut systématiquement pri¬
vée. La Colonisation en effet s’empara de ses richesses maté¬
rielles, disloqua ses vieilles communautés et fit table rase de son
passé culturel au nom d’une civilisation décrétée «universelle »
pour la circonstance. Cette « vocation de l’universel » ne s’ac¬
compagnait d’ailleurs pas de la volonté de faire du Peulh du
Fouta ou du Baoulé de la Côte d’ivoire un citoyen jouissant des
mêmes droits que le brave paysan de la Beauce ou l’intellectuel
parisien. Il s’agissait plus simplement d’octroyer à un certain
nombre d’Africains le vernis d’instruction nécessaire et suffi¬
sant pour avoir sur place un troupeau d’auxiliaires prêts à toutes
les besognes.
Bien entendu il n’était pas question d’enseigner les langues
locales dans les écoles ni, dans la langue imposée, l’histoire
véridique des grands empires du continent. « Nos ancêtres les
Gaulois... » etc.
C est dans de telles conditions que les poètes africains
modernes durent avoir recours aux moyens d’expression propres
aux colonisateurs.

152
On en mesure aussitôt les dangers.
—• Le créateur africain, privé de l’usage de sa langue et coupé
de son peuple, risque de n’être plus que le représentant d’un
courant littéraire (et pas forcément le moins gratuit) de la
nation conquérante. Ses œuvres, devenues par l’inspiration et le
style la parfaite illustration de la politique assimilationniste,
provoqueront sans nul doute les applaudissements chaleureux
d’une certaine critique. En fait, ces louanges iront surtout à la
colonisation qui, lorsqu’elle ne parvient plus à maintenir ses
sujets en esclavage, en fait des intellectuels dociles aux modes
littéraires occidentales. Ce qui d’ailleurs est une autre forme,
plus subtile, d’abâtardissement.
— L’originalité à tout prix est aussi un danger. Sous prétexte
de fidélité à la « négritude », l’artiste africain peut se laisser
aller à « gonfler » ses poèmes de termes empruntés à la langue
natale et à rechercher systématiquement le tour d’esprit
« typique ». Croyant « faire revenir les grands mythes afri¬
cains » à coups de tam-tam abusifs et de mystères tropicaux, il
renverra en fait à la bourgeoisie colonialiste l’image rassurante
qu’elle souhaite voir. C’est là le plus sûr moyen de fabriquer une
poésie de « folklore » dont seuls les salons où l’on discute
« d’art nègre » se déclareront émerveillés.
Il est à peine besoin de souligner que le poète africain
conscient de sa mission, refuse à la fois l’assimilation et
l’africanisme facile.
Il sait qu’en écrivant dans une langue qui n’est pas celle de
ses frères il ne peut véritablement traduire le chant profond de
son pays. Mais en affirmant la présence de l’Afrique avec
toutes ses contradictions et sa foi en l’avenir, en luttant par
ses écrits pour la fin du régime colonial, le créateur noir
d'expression française contribue à la renaissance de nos cultures
nationales.
Que nous importe alors que son chant, ample et dur, éclate
en alexandrins ou en vers libres : pourvu qu’il crève les tympans
de ceux qui ne veulent pas l’entendre et claque comme des coups
de verge sur les égoïsmes et les conformismes de l’ordre. La
forme n’est là que pour servir l’idée et le seul héritage qui ait du
prix c’est la tendresse d’un poème d’Eluard, la rayonnante
lucidité de Nazim Hikmet, c’est « l’orage déchaîné » de Pablo
Néruda.
Certes, dans une Afrique libérée de la contrainte, il ne
viendra à l’esprit d’aucun écrivain d’exprimer autrement que par
sa langue retrouvée ses sentiments et ceux de son peuple. Et
dans ce sens la poésie africaine d’expression française coupée de
ses racines populaires est historiquement condamnée.
153
Mais en choisissant, malgré ces limites, de peindre Thorium
aux côtés duquel il vit et qu’il voit souffrir et lutter, le poètt
africain de langue française ne sera pas oublié des génération:
futures de notre pays. Il sera lu et commenté dans nos école:
et rappellera l’époque héroïque où des hommes soumis aux plu:
dures pressions morales et spirituelles surent garder intacte leui
volonté de progrès.
(Préface de Coups de pilon, in revue Présence Africaine, Paris

Les Malgaches
L’anthologie de Léon Damas avait révélé deux poètes malga
ches de valeur : Jean-Joseph Rabéarivélo et Jacques Rabema
nanjara. Senghor prit l’initiative de les intégrer à la littérature
négro-africaine.
Certes on peut discuter longtemps pour savoir si les Mal
gâches sont ou ne sont pas des Africains, et même des Nègres.
Tous les ethnologues sont d’accord pour constater qu’une partit
importante de la population de la Grande lie — les Hovas qui
sont aussi les princes traditionnels — est originaire d’Indonésie
et que, en particulier, la langue et la culture malgaches sont
asiatiques.
Bien sûr l’autre partie des habitants est composée de Noirs
africains. Et un métissage a dû se produire, encore que les
aristocrates étaient assez racistes et tenaient à conserver,
avec la pureté de leur sang, l’intégrité de leur caste. Ils
imposèrent donc à l’ensemble de Vile leur système socio-politi¬
que et leur culture, et si encore aujourd’hui on interroge un
Malgache sur ce sujet, il tendra à préciser qu’il est malgache, et
non pas nègre ni africain.
Et même si le destin politique de l’île est de participer à
celui de l’Afrique, cette dernière n’a pas pour autant le droit
d’« assimiler » de force un peuple qui se sent et se sait différent
culturellement.
Ceci dit, le fait que Senghor ait intégré dans le Mouvement
de la Négritude trois poètes malgaches, est tout de même
significatif.
En effet Rabemananjara a réellement collaboré à ce Mouve¬
ment. Présence Africaine a toujours pu et peut encore toujours
compter sur des Malgaches.
Historiquement donc, et en fonction de certains intérêts
communs, il y a une participation malgache au mouvement néo¬
nègre et cette participation ne fera sans doute que s’accroî¬
tre.

154
C’est avec ces nuances bien présentes à la pensée, non par
esprit de séparatisme, mais par respect pour une société et une
culture très particulières, et par souci de bien saisir leurs
différences d’avec les cultures africaines, qu’il convient d’aborder
la très raffinée, la très gracieuse poésie malgache.

JEAN-JOSEPH RABEARIVELO — Né en 1903 à Tananarive, ü


n’a jamais quitte son pays.
Il était né trop tôt, à une époque où un poète de couleur ne pouvait
guère espérer ni aide ni considération dans la société coloniale encore
dominée tout entière par les préjugés raciaux. Brimé ^ dans ses
ambitions littéraires comme dans sa vie professionnelle, Rabéarivélo se
suicida à trente-six ans. Ce fait assez extraordinaire ne peut s’expliquer
que par la réelle envergure d’un poète qui étouffait moralement, « en
exil sur sa terre natale » qu’il a pourtant chantée, en hova comme en
français, avec des accents jusqu’ici inégalés par ses successeurs. Se
dégageant rapidement de l’influence des parnassiens et des symbolistes
français, Rabéarivélo comprenait dès 1934 qu’il n’y avait de solution
culturelle au problème du colonisé que dans le retour aux sources
traditionnelles. Il avait trouvé tout seul un chemin parallèle à celui
qu’accomplissait le groupe de l’Etudiant Noir.
Certes il ignorait jusqu’au mot de négritude et ne se souciait pas de
l’Afrique ; il ne s’agissait pour lui que d’exalter le patrimoine malgache :
mais le mouvement était analogue.
Ce n’est pas un hasard s’il projetait d’écrire une version personnelle de
la légende d’Antée.
« Il voyait en effet dans le mythe du géant qui lutte contre les
puissances supérieures et recouvre ses forces chaque fois qu’il reprend
contact avec le sol, sa propre image, celle du poète qui demande sans
cesse à la terre des ancêtres, des images et des idées, qu’il transporte dans
le ciel de la poésie. » (Damas).

Vieilles chansons du pays d’Imérina

Demi-soupir, imaginaire.
La fille était venue à ma rencontre,
quand l’idée vint à ses parents de l’en empêcher.
Je lui adressai de belles paroles.
Elle ne me répondit pas...
Vous vieillirez-là, vous et le remords :
Nous et l’amour
Nous rentrerons chez nous.

Le jeudi à celui-qui-a-de-la-fortune
Le vendredi à celui-qui-a-une-amoureuse.
Apportez-moi du tabac à chiquer bien fort
que j’en fasse du pousse-aliments ;

155
Apportez-moi de bien douces paroles
que j’en fasse la racine de ma vie.
Advienne que pourra.
Si mon père et ma mère doivent mourir
Il me faudra trouver l’amulette qui fait vivre ;
Si c’est moi et mon amante qui devons nous séparer
que la terre et le ciel se joignent.

La femme d’un autre, ô mon frère aîné,


est comme l’arbre qui pousse au bord du ravin ;
plus on le secoue et plus il prend pied,
plus on le fait trembler et plus il prend racine.
Prenez-la la nuit, prenez-la le soir.
Celui-là seul qui voudra la prendre
pourra l’avoir tout entière.

Pauvres nénuphars bleus :


toute l’année ils ont des larmes jusqu’au cou.
Brins d’herbes d’eaux,
brins d’herbes de joncs de mares charriés par les pirogues,
abritez-moi, je suis si malheureuse !
Volez pour moi un peu d’amour : je suis à un autre.
Votre femme aimez-là.
Qui n’a pas de piment
N’éprouve pas de volupté en mangeant.
Qui a perdu son piège à poissons
n’aura pas de friture.
Et moi, si je vous perds
je perdrai mon plus proche parent.

JACQUES RABEMANANJARA (1913, Madagascar) — Né en

Rabemananjara est le poète malgache qui a le plus participé à la revue


Présence Africaine. Ayant passé la guerre à Paris en préparant une
licence en lettres, il devint l’ami intime d’Alioune Diop qui a toujours
été l’âme même de cette revue. Lorsqu’il revint dans son pays il fut
inculpé dans la rébellion malgache, fut interné pendant plus d’un an,
condamné à mort, puis enfin libéré. Il avait eu le temps d’écrire Antsa
qui est son meilleur poème avec Lamba qui parut un peu plus tard.
La vigueur et la sincérité de ces poèmes avaient suscité un tel
enthousiasme chez les jeunes étudiants de Paris qu’il fut un temps où l’on
citait Senghor, Césaire et Rabemananjara comme les trois grands poètes
de la Négritude.
Mais ses deux pièces Les Dieux malgaches et Les Boutriers de l’aurore
ainsi que son dernier recueil Antidote n’ont hélas pas tenu les promesses

156
d’un talent qui, bien que trop déclamatoire et trop dépendant de Verlaine,
de Césaire et d’Eluard, semblait pouvoir s’élever un jour jusqu’aux
sommets de l’épopée.

Antsa

De !
Ile aux syllabes de flamme.
Jamais ton nom
ne fut plus cher à mon âme !
Ile,
ne fut plus doux à mon cœur !
Ile aux syllabes de flamme,
Madagascar !

Quelle résonance !
Les mots
fondent dans ma bouche :
Le miel des claires saisons
dans le mystère de tes sylves,
Madagascar !

Je mords la chair vierge et rouge


avec l’âpre ferveur
du mourant aux dents de lumière,
Madagascar !

Un viatique d’innocence
dans mes entrailles d’affamé,
je m’allongerai sur ton sein avec la fougue
du plus ardent de tes amants,
du plus fidèle,
Madagascar !

Qu’importent le hululement des chouettes,


le vol rasant et bas
des hiboux apeurés sous le faîtage
de la maison incendiée ! oh, les renards,
qu’ils lèchent
leur peau puante du sang des poussins,
du sang auréolé des flamants-roses !
Nous autres, les hallucinés de l’azur,
nous scrutons éperdument tout l’infini de bleu de la nue,
Madagascar !

157
La tête tournée à l’aube levante,
un pied sur le nombril du ponant,
et le thyrse
planté dans le cœur nu du Sud,
Je danserai, ô Bien-Aimée,
je danserai la danse-éclair
des chasseurs de reptiles,
Madagascar !

Je lancerai mon rire mythique


sur la face blême du Midi !
Je lancerai sur la figure des étoiles
la limpidité de mon sang !
je lancerai l’éclat de ta noblesse
sur la nuque épaisse de l’Univers,
Madagascar !

Un mot,
Ile !
rien qu’un mot !
Le mot qui coupe du silence
La corde serrée à ton cou.
Le mot qui rompt les bandelettes
du cadavre transfiguré !
Dans le ventre de la mère
l’embryon sautillera.
Dans les entrailles des pierres
danseront les trépassés.
Et l’homme et la femme,
et les morts et les vivants,
et la bête et la plante,
tous se retrouvent haletants,
dans le bosquet de la magie,
là-bas, au centre de la joie,
Un mot,
Ile
Rien qu’un mot !

Le mot de l’âge d’or.


Le mot sur le déluge.
Le mot qui fait tourner
le globe sur lui-même !
La fureur des combats !
Le cri de la victoire !
L’étendard de la paix !

158
Un mot. Ile
et tu frémis !
Un mot. Ile,
et tu bondis
Cavalière océane !

Le mot de nos désirs !


Le mot de notre chaîne !
Le mot de notre deuil !
fl brille
dans les larmes des veuves,
dans les larmes des mères
et des fiers orphelins.
Il germe
avec la fleur des tombes,
avec les insoumis
et l’orgueil des captifs.

Ile de mes Ancêtres,


ce mot, c’est mon salut.
Ce mot, c’est mon message.
Le mot claquant au vent
sur l’extrême éminence !
Un mot
Du milieu du zénith
un papangue1 ivre fonce,
siffle
aux oreilles des quatre espaces :
Liberté ! Liberté ! Liberté ! Liberté !

(Antsa, Editions de Présence Africaine, Paris )

FLAV1EN RANAIVO (1913, Madagascar) — Voici à notre avis,


et c’est le mé¬
rite de Senghor que de l’avoir découvert, le plus intéressant poète malgache
d’aujourd’hui.
« Il prend la poésie malgache d’expression française au point précis où
l’avait laissée Rabéarivélo et lui fait franchir un pas décisif » écrit
Senghor.
En effet, toute l’originalité de Ranaïvo consiste à s’être vraiment libéré
des influences françaises et à s’être mis à l’école des poètes populaires de
son pays. Ses poèmes sont des adaptations, parfois même des traductions
des « hain-teny » qui sont des chants malgaches d’un style caractéristique :

1. Papangue : oiseau rapace.

159
suppression des mots inutiles, inversions, vers très courts et rythmes pour
la marche, ton familier qui réunit l’humour, la malice et la sagesse,
imafw exclusivement tirées du pays, utilisation continuelle des proverbes
et des symboles parfois si hermétiques (pour qui n’est pas malgache) que
ces poèmes deviennent des devinettes. .
On a reproché à Ranaïvo de ne rien inventer, de copier la poesie
populaire. C’est n’avoir pas compris combien il fallait de talent pour
arriver à traduire en français le génie d’une langue et d’une culture aussi
éloignées de celles de Descartes qu’il est possible de l’être !
C’est aussi cette fidélité de Ranaïvo à l’esprit malgache qui nous permet
de saisir, à travers ses poèmes, combien en effet sa culture traditionnelle
est plus proche de l’Asie que de l’Afrique.
Œuvres : L’ombre et le vent ; Mes chansons de toujours.

Chant pour deux Valiha1

A Léopold Sédar Senghor.

Voici venir la nuit,


la nuit de la forêt :
comment t’abriteras-tu
de ses tracasseries ?
E éniah o,
é éniah é :
ainsi dansent les ingénus.

Je planterai ma hutte
au sommet de la colline
la colline inviolée
par la nuit de la forêt.
E éniah o,
é éniah é :
ainsi dansent les ingénus.

Perverses violâtres
des chauves-souris pendillent
aux branches de la nuit,
la nuit de la forêt.
E éniah o,
é éniah é :
ainsi dansent les ingénus.

Passagères les transes,


et dès demain matin
le hâle fanera
les chansons éclatantes.

1. Valiha : sorte de guitare.

160
E éniah o,
é éniah é :
ainsi dansent les ingénus.

Epithalame

Un petit mot. Monsieur ;


un petit conseil. Madame.
Je ne suis pas celui-qui-vient-souvent
comme une cuiller de faible capacité,
ni celui-qui-parle-à-longueur-de-joumée
comme un mauvais ruisseau à travers la rocaille ;
je suis celui-qui-parle-par-amour-pour-son-prochain.
Je ne suis point la-pirogue-effilée-qui-dérive-sur-1 eau-tranquille
ni la-citrouille-qui-se-trace-un-dessin-sur-le-ventre,
et si je ne suis à même de fabriquer une grande soubique,
je suis toutefois capable d’en fabriquer une petite.
Epi et homme sont ressemblants:
l’un l’autre à sa façon produit,
le premier des grains, le second des idées.
Je ne suis pas celui-qui-danse-sans-être-invité,
ni le célibataire-qui-donne-des-conseils-aux-gens-mariés
car je ne suis pareil à l’aveugle qui voit pour autrui.
Vous n’êtes point sots que l’on sermonne,
vous êtes la noble descendance,
vous êtes les voara1 au feuillage touffu,
les nénuphars parure de l’étang.

Vous êtes les-deux-amours-nés-un-jour-néfaste:


personne ne s’est occupé de vous.
Vos amours ne sont point larmes-provoquées-par-fumee,
ni raisins-verts-ramollis-par-doigts-d’enfant.
Tenez à l’amour comme à vos propres prunelles.
L’avoko1 fleurira-t-il trois fois dans l’année,
la lune aura-t-elle douze phases dans le mois ?
Que vos amours ne s’en ressentent point.
Doux l’amour lorsqu’il ressemble à du coton :
souple et moelleux et jamais ne se brise.

Eau de la grève :
jamais ne tarit
Sentier :
fréquentez-le souvent, il paraîtra plus vivant.

1. Voara : arbre.

161
Ne soyez pas comme le rocher et le caillou :
l’énorme reste muet, le petit ne grandit.
Les bœufs sauvages se dressent,
mais l’amour se cache.
Les patates ne se pilent :
cuites telles quelles, elles sont déjà tendres.
L’amour est la corde humide qui enlace le mariage.
Ainsi, faites, comme les arbres d’Ambohimiangera.
fruits étemels, branches souples.
Le conjoint comme le sel :
en grains il n’entame les dents, en poudre il rehausse la viande.

Seriez-vous fatigués?
Couchez-vous sur le côté.
Seriez-vous ankylosés ?
Mettez-vous au soleil.
Coup de bambou ?
Marchez sous le ravenala.
Les pots en terre d’Amboanjobe se cassent au bout d’une semaine
le mariage, lui, est comme la chair,
la mort seule la sépare de l’os.
Occasions de querelle :
autant que ce sable.
Un conseil :
ne soyez pas comme le petit chien battu par un fou
et qui crie sa douleur à tous les environs :
les scènes de ménage ne se divulguent pas.
Toute chose a sa raison d’être ;
montagne : refuge des brouillards,
vallée : abri des moustiques,
bras d’eau : repaire des caïmans ;
l’homme, lui, est sanctuaire de la raison.
Vous, jeune homme,
ne soyez pas l’homme-réputé-courageux
et qui a peur de passer la nuit tout seul dans le désert.

Désagréable la vie au poulailler :


le coq chante tandis que la poule caquette.
Si la corde est tendue, ne tirez davantage.
Ne suivez pas les conseils de colère,
sitôt exécutés, ils deviennent regrets.
Fruits verts, ne les récoltez pas,
ils vous rendront malades.

162
L’emportement ne peut porter bien loin ;
les râles s’arrêtent à la hauteur du nez.
le pire des malheurs :
larmes.
Discorde :
furoncle au front, dépare le visage, douloureux par surcroît.
Ne convoitez pas la coiffure qui sied à la voisine.
Pêche à la nasse :
ne raclez trop profond, vous aurez de la vase ;
Désir démesuré vous donnera maladie.

De la sagesse faites un lamba1 :


vous vous en couvrez si vivez,
si mourez, un linceul.
Ne soyez pas comme les chats :
friands de poisson, ils détestent la nage.
Le travail est l’ami des vivants.
Travaillez donc, travaillez,
les pauvres sont des charges pour l’humanité.
Seriez-vous beau mais besogneux :
parlez on ne vous écoute,
en chemin, vous marcherez derrière les autres.
Car l’enfant qui ne veut travailler :
dans un verger, maraudeur ;
dans la ville quémandeur ;
à la maison, de trop.
Le travail, mes amis,
seul fait l’homme.
Que la femme toute la journée durant
au métier s’accroupisse,
que l’homme soit dans les champs du lever au coucher du
soleil ;
si procédez ainsi et que Fortune n’apparaisse,
ne vous désolez point.
Le Seigneur-Parfumé vous viendra en aide.

LES POETES EPIGONES DE L’ANTHOLOGIE

Dans le sillon creusé par cette Anthologie qui joua, comme je


l’ai déjà dit, un rôle capital dans le Mouvement de la Négri-

1. Lamba : pagne dont se vêtent les Malgaches.

163
tude, s’engagèrent de jeunes poètes qui savaient désormais vers
où soufflait le vent. Ils n’avaient qu’à prendre des thèmes et
un ton désormais à la mode, et « tremper leur plume dans
l’encre de la négritude ».
Francesco Nditsouna dans Fleurs de latérite, Paulin Joachim1,
René Depestre, Elolongue Epanya, Edouard Glissant2, Georges
Desportes, Lamine Diakhate, Antillais et Africains, agitèrent
donc comme des drapeaux la souffrance nègre, l’esclavage, la
colonisation, la révolte, etc... Beaucoup de bonnes intentions
dans tout cela, mais peu de bonne poésie car ces sujets devien¬
nent stéréotypés dans la mesure où les écrivains ne se donnent
plus la peine de les approfondir, de les refondre dans un style
personnel.
Poètes de circonstances sans doute aussi, qu’exaltaient les
années précédant l’indépendance et qui bien souvent n’ont pas
été plus loin qu’un seul recueil de poèmes.
' Nous nous arrêterons cependant à ceux de ces poètes qui
ont apporté quelque chose de neuf à la littérature africaine.

RENE DEPESTRE — Il fut un des jeunes poètes haïtiens parmi


les plus prometteurs de la deuxième généra¬
tion du Mouvement de la Négritude. Très marqué par Jacques Roumain
et Aimé Césaire, ce bouillant militant communiste mit tout entiers
au service de la Cause, sa sensibilité d’écorché et son langage rutilant.
Aujourd’hui, exilé d’Haïti, René Depestre sert la révolution auprès de
Castro à Cuba. 11 vient d’écrire un recueil de poèmes d’une facture très
supérieure à Minerai noir et Traduit du grand large.

Minerai noir

Quand la sueur de l’indien se trouva brusquement


tarie par le soleil
quand la frénésie de l’or draîna au marché la dernière
goutte de sang indien
de sorte qu’il ne resta plus un seul indien
aux alentours des mines d’or
On se tourna vers le fleuve musculaire de l’Afrique
pour assurer la relève du désespoir
alors commença la ruée vers l’inépuisable trésorerie
de la chair noire

1. Qui devint un publiciste de talent et s’est remis récemment à la poésie.


2. Meilleur romancier que poète.

164
alors commença la bousculade échevelée vers le
rayonnant midi du corps noir
et toute la terre retentit du vacarme des pioches
dans l’épaisseur du minerai noir
et tout juste si des chimistes ne pensèrent aux
moyens d’obtenir quelque alliage précieux
avec le métal noir
tout juste si des dames ne rêvèrent d’une batterie
de cuisine en nègre du Sénégal d’un service
à thé en massif négrillon des Antilles
tout juste si quelque audacieux curé ne promit à sa
paroisse
une cloche coulée
dans la sonorité du sang noir
ou si quelque vaillant capitaine
ne tailla son épée
dans l’ébène minéral
ou encore si un brave Père Noël
ne songea à des petits soldats
de plomb noir
pour sa visite annuelle.
Toute la terre retentit de la secousse des foreuses
dans les entrailles de ma race dans
le gisement musculaire de l’homme noir.
Voilà de nombreux siècles
que dure l’extraction
des merveilles de cette race.
Oh couches métalliques de mon peuple
minerai inépuisable de rosée humaine
combien de pirates ont exploré de leurs armes
les profondeurs obscures de ta chair
combien de flibustiers se sont frayé leur chemin
à travers la riche végétation de
clartés de ton corps
jonchant tes années de tiges mortes
et de flaques de larmes
Peuple dévalisé, peuple de fond en comble retourne
comme une terre en labours
peuple défriché pour l’enrichissement des grandes foires du
monde
Mûris ton grisou dans le secret de ta nuit corporelle
nul n’osera plus couler des canons
et des pièces d’or dans le noir métal de ta colère en crues !

(Minerai noir, Ed. Présence Africaine, Paris)

165
Nostalgie

Ce n’est pas encore l’aube dans la maison


La nostalgie est couchée à mes côtés.
Elle dort, elle reprend des forces.
Ça fatigue beaucoup la compagnie
D’un nègre rebelle et romantique.
Elle a quinze ans, ou mille ans,
Ou elle vient seulement de naître
Et c’est son premier sommeil
Sous le même toit que mon cœur.

Depuis quinze ans ou depuis des siècles


Je me lève sans pouvoir parler
La langue de mon peuple,
Sans le bonjour de ses dieux païens
Sans le goût de son pain de manioc
Sans l’odeur de son café du petit matin
Je me réveille loin de mes racines.
Loin de mon enfance,
Loin de ma propre vie.

Depuis quinze ans ou depuis que mon sang


Traversa en pleurant la mer
La première vie que je salue à mon réveil
C’est cette inconnue au front très pur
Qui deviendra un jour aveugle
A force d’user ses yeux verts
A compter les trésors que j’ai perdus.

(Journal d’un animal marin. Editions Seghers, Paris)

ELOLONGUE EPANYA (1930) — Camerounais ayant vécu long-


ii jiAi- , temps en France dans la fa¬
mille d Al 10une Diop, il était normal qu’Epanya fût fortement influencé
par son cousin David Diop. Aussi nous parlerons peu de ses poèmes poli-
iV-T3eSj,?ar- con*re> ü faut signaler que c’est le premier Africain qui ait eu
I idee d écrire et de publier ses poèmes dans sa langue maternelle, le douala
aussi bien qu en français. Il pratiquait là, concrètement, un retour aux
sources littéraires qui était jusqu’ici resté un vœu sur la bouche des intel¬
lectuels negres.
De retour dans son pays, Epanya n’a fait qu’approfondir ce réenraci¬
nement. Il est actuellement en train de recueillir en douala et de traduire
en français le plus vaste roman d’aventure de sa tribu.

166
En attendant de pouvoir le lire, nous apprécierons les chansons de
Kamerun ! Kamerun !

Une plage lumineuse

Nous nous retrouverons


Au pied du petit village
Baigné par une plage lumineuse
Et guidés par l’unité
De nos forces vives reconquises
Nous replanterons nos corps
A l’avant des ouragans titanesques
Et des tempêtes coléreuses.

Nous nous retrouverons


Au pied du petit village
Baigné par une plage lumineuse
Là où il n’y aura à la place
Des mauvaises saisons
Que l’amour de l’homme
A partager l’abondance du maïs frais
Semé pour nourrir l’homme d’incendie.

Nous nous retrouverons


Au pied du petit village
Baigné par une plage lumineuse
Comme la source qui arrose
Le cours d’eau
Qui se jette dans la rivière
Qui baigne dans le fleuve
Qui tend un bras d’eau à la mer
Qui se perd dans l’Océan
En une symphonie liquide
Dont je voudrais l’image de l’homme.

Nous nous retrouverons


Au pied du petit village
Baigné par une plage lumineuse
Quand nous construirons l’effort
A désoucher des profondeurs marines
Cette marée furieuse
A ras de nos vies
A ras de l’espoir

167
Du jour qui apparaît
Dressons-nous d’abord contre
Cette marée furieuse
Qui gravite au pied du petit village
Baigné par une plage lumineuse
Où nous nous retrouverons demain.

(.Kamerun ! Kamerun ! Ed. Présence Africaine, Paris)

Tam-tam

Quand ta peau se tend en se donnant


Aux mains noires noueuses nouées à la vie
Tu enfantes le désir-Tam-tam.
quand soudain roulent comme une chevauchée fantastique de
, buffles mes mains d’abondance
Sur ton nombril sonore, en moi s’éveillent mille ans de désirs
refoulés libérés :
Bondom ! Kang-Kong-Kong-Tam-tam !
Tam-tam nocturne de pilons brisés
En éclats de chair fraîche, ma jeunesse
Rapatriée des confins de l'impuissance.
Arc-boutée à califourchon sur la pirogue en dérive
Tam-tam de mes nuits
Tam-tam à la lèvre de nègre Bakongo
Ouvre-moi le rythme d’une vie nouvelle
Comme un germe épousant la terre
Produit l’arbuste qui pousse
A coups de sueur de sang et de larmes.
(ibidem)

KEITA FODEBA (1921-1971)-Dans cette lignée, mais un peu à


part, il faut signaler l’intéressante
initiative de K.eila Fodeba. Ce Guinéen se rendit d'abord célèbre par ses
Ballets africains qu'il promena à travers le monde, révélant ainsi la beauté
des danses et des chants de son pays.
Puis il publia en 1958 ses Poèmes africains où il tente de restituer dans
sa forme traditionnelle, le plus exactement possible, ce mélange de prose
et de poésie, de musique instrumentale et de chants, de monologues et
de chœurs alternés qui forment les caractéristiques de l'œuvre de littéra¬
ture orale africaine.
Le résultat n'est pas toujours convaincant car Fodeba n'a pas pu rendre
dans sa phrase française la richesse du rythme et des images de sa langue
maternelle. Cependant il ouvrit là une voie féconde et nous souhaitons
que d autres poussent plus avant les recherches de synthèse.

168
Aube africaine

Musique de guitare : dra1


C’était l’aube. Le petit hameau qui avait dansé toute la moitié
de la nuit au son des tam-tams, s’éveillait peu à peu. Les bergers
en loques et jouant de la flûte conduisaient les troupeaux dans
la vallée. Les jeunes filles, armées de canaris2, se sauvaient à la
queue-leu-leu sur le sentier tortueux de la fontaine. Dans la cour
du marabout3, un groupe d’enfants chantonnait en chœur des
versets du Koran.

Musique de guitare : dra


C’était l’aube. Combat du jour et de la nuit. Mais celle-ci
exténuée, n’en pouvait plus, et lentement, expirait. Quelques
rayons du soleil, en signe avant-coureur de cette victoire du
jour, traînaient, encore timides et pâles, à l’horizon. Les
dernières, doucement glissaient sous des tas de nuages, pareils
aux flamboyants en fleurs.

Musique de guitare : sidio


C’était l’aube. Et là-bas, au fond de la vaste plaine, aux
contours de pourpre, une silhouette d’homme courbé, défrichait :
silhouette de Naman, le cultivateur. A chaque coup de sa daba4,
les oiseaux effrayés s’envolaient et, à tire-d’aile, rejoignaient
les rives paisibles du Djoliba, le grand fleuve Niger. Son panta¬
lon de cotonnade grise, trempé de rosée, battait l’herbe sur les
côtés. Il suait, infatigable, toujours courbé, maniant adroite¬
ment son outil ; car il fallait que ses graines soient enfouies
avant les prochains jours. ,

Musique de cora : simadanan


C’était l’aube. Toujours l’aube. Les mange-mil, dans les feuillage
virevoltaient, annonçant le jour. Sur la piste humide de la
plaine, un enfant portant en bandoulière son petit sac de
flèches, courait essouflé, dans la direction de Naman. Il inter¬
pellait : « Frère Naman, le chef du hameau vous demande sous
l'arbre à palabres. »

Musique de cora : simadanan


Surpris d’une convocation aussi matinale, le cultivateur posait

1. Noms de héros ou de danses qui déterminent un air de musique.


2. Canari : casserole en terre cuite.
3. Marabout : prêtre musulman.
4. Daba : houe.

169
son outil et marchait vers le bourg qui maintenant, radiait
dans les lueurs du soleil naissant. Déjà, les Anciens, plus graves
que jamais, siégeaient. A côté d’eux, un homme en uniforme, un
garde-cercle, impassible, fumait tranquillement sa pipe.

Musique de cora : tarama

Naman prit place sur une peau de mouton. Le griot du chef se


leva pour transmettre à l’assemblée la volonté des Anciens :
« Les Blancs ont envoyé un garde-cercle pour demander un
homme du hameau qui ira à la guerre dans leur pays. Les
notables, après délibération, ont décidé de désigner le jeune
homme le plus représentatif de notre race afin qu’il aille
prouver à la bataille des Blancs le courage qui a toujours
caractérisé notre Manding1.

Musique de guitare : tara

Naman, dont chaque soir les jeunes filles, en couplets harmo¬


nieux, louaient l’imposante stature et le développement des
muscles, fut d’office désigné. Sa douce Kadia, la jeune femme
qu’il avait naguère héritée de son grand frère défunt, bouleversée
par la nouvelle, cessa soudain de piler, rangea le mortier sous le
grenier, et, sans mot dire, s’enferma dans sa case pour pleurer
son malheur en sanglots étouffés. La mort lui ayant ravi son
premier mari, elle ne pouvait concevoir que les Blancs lui
enlèvent Naman, celui en qui reposaient tous ses nouveaux
espoirs.

Musique de guitare : kadia

Le lendemain, malgré ses larmes et ses plaintes, le son grave


des tam-tams de guerre accompagna Naman au petit port du
village où il s’embarqua sur un chaland à destination du chef-beu
du cercle. La nuit, au lieu de danser sur la place publique comme
d’habitude, les jeunes filles vinrent veiller dans l’antichambre de
Naman où elles contèrent jusqu’à l’aube autour d’un feu de
bois.

Musique de guitare : m’besoma

Plusieurs mois s’écoulèrent sans qu’aucune nouvelle de Naman


ne parvînt au bourg. La petite Kadia s’en inquiéta si bien qu’elle
eut recours à l’expert féticheur du village voisin. Les Anciens
eux-mêmes, anxieux, tinrent sur le sujet un bref conciliabule
secret dont rien ne transpira.

1. Manding : nom indigène du pays qui s’étend au sud de Bamako.

170
Musique de cora : soundiata
Un jour enfin, une lettre de Naman arriva au village à l’adresse
de Kadia. Celle-ci, soucieuse de la situation de son époux, se
rendit la même nuit après de pénibles heures de marche, au
chef-lieu du cercle où un traducteur lut la missive. Naman était
en Afrique du Nord, en bonne santé, il demandait des nouvelles
de la moisson, des danses, de l’arbre à palabres, du village,
etc.

Musique de balafong : ouladiande


Cette nuit, les commères accordent à la jeune Kadia la faveur
d’assister, dans la cour de leur doyenne, à leurs palabres coutu¬
mières des soirs. Le chef du village, heureux de la nouvelle, offrit
un grand festin à tous les mendiants des environs.

Musique de balafong : torolin


Plusieurs mois s’écoulèrent encore et tout le monde redevenait
anxieux car on ne savait plus rien de Naman. Kadia envisageait
d’aller de nouveau consulter le féticheur lorsqu’elle reçut une
deuxième lettre. Naman après la Corse et l’Italie était main¬
tenant en Allemagne, et il se félicitait d’être déjà décoré.

Musique de balafong : gnamalale


Une autre fois c’était une simple carte qui apprenait que
Naman blessé était fait prisonnier par les Allemands. Cette
nouvelle pesa sur le village de tout son poids. Les Anciens
tinrent conseil et décidèrent que désormais Naman était auto¬
risé à danser le « Douga », cette danse sacrée du Vautour que
nul ne danse sans avoir fait une action d’éclat, cette danse des
Empereurs Malinkés dont chaque pas est une étape de l’histoire
du Mali. Ce fut là une consolation pour Kadia de voir son mari
élevé à la dignité des héros du pays.

Musique de guitare : douga


Le temps passa... Deux années se suivirent... Naman était
toujours en Allemagne. Il n’écrivait plus.

Musique de guitare : douga


Un beau jour, le chef de village reçut de Dakar quelques mots
qui annonçaient l’arrivée prochaine de Naman. Aussitôt, les
tam-tams crépitèrent. On dansa et chanta jusqu’à l’aube. Les
jeunes filles composèrent de nouveaux airs pour sa réception car
les anciens qui lui étaient dédiés ne disaient rien du « Douga »,
cette célèbre danse de Manding.

171
Musique de tam-tams : nana sekou

Mais un mois plus tard, Caporal Moussa, un grand ami de


Naman, adressa cette tiagique lettre à Kadia :
« C’était l’aube. Nous étions à Tiaroye-sur-Mer. Au cours
d’une grande querelle qui nous opposait à nos chefs Blancs de
Dakar, une balle a trahi Naman. Il repose en terre sénégalaise. »

Musique de guitare : imakounde

En effet c’était l’aube. Les premiers rayons de soleil frôlant à


peine la surface de la mer doraient ses petites vagues mouton¬
nantes. Au souffle de la brise, les palmiers, comme écœurés par
ce combat matinal, inclinaient doucement leurs troncs vers
l’Océan. Les corbeaux, en bandes bruyantes, venaient annoncer
aux environs, par leur croassement, la tragédie qui ensanglan¬
tait l’aube de Tiaroye... Et, dans l’aube incendiée, juste au-
dessus du cadavre de Naman, un gigantesque Vautour, planait
lourdement. Il semblait lui dire :
« Naman ! Tu n’as pas dansé cette danse sacrée qui porte
mon nom. D’AUTRES LA DANSERONT. »

(Poèmes africains, Ed. Seghers, Paris)

172
IV

La prose de 1948 à 1960

LES ROMANS ET LES NOUVELLES

Après ce premier et magnifique essor de la poésie négro-


africaine, la prose prit sa revanche et, de 1948 à 1960, nous
assistons à une éclosion étonnamment abondante de roman¬
ciers, nouvellistes et essayistes noirs.
Les Antillais et les Américains furent une fois de plus en
avance: Jacques Roumain publiait en 1944, /e très beau Gou¬
verneurs de la rosée dont nous avons déjà parlé dans le
chapitre sur la littérature haïtienne des années 30; il fut suivi
en 1955 par son compatriote Stephen Alexis; les Martiniquais
lui emboîtèrent plus tôt le pas et Joseph Zobel publiait des
1946 Diab’là (ce diable-là) et La rue Cases-Nègres en 1950, qui
sont de bons romans régionalistes ; Raphael Tardon faisait re-
vivre ïépoque des négriers en 1947 avec Starkenfirst tandis que
Mayotte Capécia décrivait naïvement l’obsession de blanchir,
chez la femme de couleur, dans Je suis martiniquaise. Enfin en
1951, Léonard Sainville reconstituait une biographie d’esclave
avec Dominique, esclave nègre et Edouard Glissant obtenait
le prix Renaudot en 1958 avec une chronique poétique sur les
élections de 1944 à la Martinique La lézardé. _
Les Africains s’exercèrent d’abord un peu au genre tradition¬
nel des contes ; nous avons vu que Birago Diop avait publie en
1947. Les contes d’Amadou Koumba, le Congolais Lomami
Tchibamba obtient un prix à Bruxelles en 1948 avec l’histoire
de Ngando le crocodile.
Mais il faut attendre 1953 pour avoir les premiers romans
d’Africains : L’enfant noir de Camara Laye, Ville cruelle de
173
Mongo Beti, puis d’Abdoulaye Sadji Nini en 1955 en même
temps que La légende de Mfoumou ma mazono de Jean Ma-
longa; à partir de 1956, le rythme s’accélère. Outre Mongo
Beti, Camara Laye et Sadji qui écrivent leur second roman, de
nouveaux écrivains noirs se révèlent : Ferdinand Oyono, avec
Une vie de Boy, puis Le vieux nègre et la médaille, Sembene
Ousmane avec Le docker noir et Les bouts de bois de Dieu, F.
D. Sisso/co avec La passion de Djenné, Olympe Bhêly-Quénum
avec Un piège sans fin, Ake Loba avec Kocumbo l’étudiant noir,
B. Dadié avec Climbié, Benjamin Matip avec Afrique, nous
t’ignorons, tandis qu’Ousmane Socé qui avait déjà publié en 1935
Karim, roman sénégalais, se remet à la prose vingt ans après
avec Les mirages de Paris.
Ce petit inventaire montre assez l’accélération que prend la
prose africaine de langue française ces dernières années avant
l’indépendance. Mais nous constatons le même mouvement
dans la zone anglophone.
En Afrique du Sud comme au Ghana et au Nigéria existe une
poussée semblable. C’est Peter Abrahams dont les romans
devinrent mondialement célèbres ; moins connus parce que non
traduits Mphalele, Abioseh Nicol et Cyprian Ekwensi, Blok
Modisane et Gabriel Okara eurent et ont toujours une vaste
audience dans l’Afrique anglaise et sont diffusés par des revues
et des magazines comme Drum, Black Orpheus, Odu, etc.
Il est indispensable aussi de signaler durant cette période
l’influence prépondérante du grand romancier américain Ri¬
chard Wright qui a marqué aussi bien les jeunes romanciers
africains de langue française que les anglophones. Il a un peu
joué dans la prose le rôle de phare que Césaire a joué dans la
poésie.
Enfin on ne peut passer sous silence1 Vextraordinaire activité
des intellectuels africains qui se manifestent en articles et en
essais de tous genres mais convergent tous vers le même but.
Les Kenyatta, Nkrumah, Fanon, Cheik Anta Diop, Rabe-
mananjara, Padmore, Tevœdjre, animent de leurs analyses et de
leurs idéologies cette production littéraire qui devient de plus
en plus abondante.
Tout d’abord on y retrouve les idées maîtresses qui animent
le Mouvement de la Négritude depuis ses débuts. Nombreux
sont les romans et les essais qui traitent du colonialisme et de
ses problèmes ; ségrégation, humiliations de toutes sortes dont
les Nègres sont victimes, préjugés de couleur, misère matérielle

1. Comme l’a très bien mis en lumière Claude Vauthier dans FAfri¬
que des Africains.

174
et morale des Noirs, ancienne et présente, caricatures des
colonisateurs, menaces, cris de révolte et espoir de libération.
La prise de conscience nègre est évidente et générale. Les
étendards de la révolution sont levés et les troupes en marche.
C’est une littérature militante, nous l’avons déjà dit.
Cependant la prose ne se confond pas avec la poésie. Elle
est, à sa façon, plus instructive sur les conditions d’existence
des Noirs. Elle décrit, elle explique davantage, elle raconte de
l’intérieur la manière concrète dont vivent les Africains et les
Nègres américains. Et à ce point de vue, elle est donc plus
intéressante et diversifiée que les cris parfois monocordes de
l’Anthologie de Senghor.
A ce propos, remarquons que ces romans nègres ont dans
l’ensemble adopté un style réaliste qui leur donne une valeur de
vrais documentaires. Pourquoi ce réalisme ? Est-ce parce que les
problèmes et situations traités sont cruciaux, tragiques et qu’ils
exigent une vraie solution ou est-ce l’influence de la tradition
des Langston Hughes et Mac Kay qu’accentue encore le grand
Richard Wright ? Ou est-ce dû au fait qu’une grande partie de
ces romans relatent les expériences personnelles de leurs au¬
teurs ? En effet, il y a dans toute cette production littéraire un
étonnant pourcentage ^’autobiographies plus ou moins roman¬
cées ; Camara Laye, Peter Abrahams, Zobel, Glissant, Wright,
Mongo Beti intègrent dans leurs livres des parts entières de
leur existence ou de celle de personnes qui leur sont proches ; le
père de Laye est vraiment forgeron, Sembene fut vraiment
docker à Marseille et romancier en même temps, Ake Loba et
Ousmane Socé vraiment étudiants à Paris, Zobel fut le petit
garçon de la rue Cases-Nègres et Glissant le cadet du groupe de
jeunes qui firent la campagne pour l’élection de Césaire ; Mongo
Beti assure que tous les détails du Pauvre Christ de Bomba sont
exacts ; Olympe Quénum est parti d’un fait vécu pour écrire Un
piège sans fin.
Pourtant si cette veine réaliste est nettement dominante
dans le roman néo-nègre, on constate dès cette époque une
autre tendance qui se manifeste lorsque l’auteur quitte les
thèmes « racio-coloniaux » pour prendre des sujets plus proches
de la littérature traditionnelle.
Ainsi les légendes de Jean Malonga et les contes de Birago
Diop se permettent toutes les fantaisies de l’imagination et
ne se soucient guère d’une quelconque vraisemblance.
Cependant, avant l’indépendance, les livres qui relèvent de
ce genre sont encore rares.
En effet, il y a sur les jeunes écrivains de cette époque une

175
véritable pression morale qui les oblige au témoignage, à l’enga¬
gement, à la lutte pour la libération des Nègres et de l’Afri¬
que ; si bien qu’on ne trouve pas, par exemple, un simple roman
d’amour ou de mœurs, ou même une simple chronique familiale ;
le centre d’intérêt de tous ces romans est le couple racisme-
colonialisme, autour duquel tournent les amours, les haines, les
drames de personnages déterminés de façon majeure par ce
Destin de la Race : Fatum qui ne sera conjuré que lorsque la
situation politique de l’Afrique aura réellement changé, après
les indépendances de I960'.

RICHARD WRIGHT — J’ai dit plus haut que Wright eut une in¬
fluence prépondérante sur les romanciers
africains, un peu comme Langston Hughes et les poètes de la Négro-
Renaissance furent les aînés et donc les initiateurs des poètes noirs de
Pâris. Wright ayant commencé d’écrire déjà avant la guerre, eut de nom¬
breux contacts après celle-ci avec l’équipe de Présence Africaine. 11 fut le
chaînon qui la relia à l’Amérique noire. La diffusion de Wright en France
ne se limitait d’ailleurs pas au monde noir. Temps modernes et Esprit, ces
deux revues françaises progressistes, publièrent nombre de ses articles et
de ses nouvelles.
Sur le plan littéraire comme sur le plan idéologique, Wright était lui-
même l’héritier et le continuateur de la Négro-Renaissance. Plus proche
de Claude Mac Kay que de Langston Hughes ou Countee Cullen, il
infléchit la prose négro-africaine vers le réalisme, voire même le natura¬
lisme ; il introduisit systématiquement le langage populaire, avec ses mots
crus, ses abréviations, ses tournures argotiques, dans l’œuvre littéraire,
accentuant ainsi la vérité des personnes et la vraisemblance des situations.
Wright fut un très grand artiste en même temps qu’un témoin passionné
de sa race.
Ses romans, ses nouvelles, ne nous laissent jamais indifférents. Car
amais personne avant lui n’avait dit avec cette intensité le drame des
Nègres d’Amérique. Wright a poussé l’analyse des traumatismes que la
ségrégation a provoqués sur sa race, à des profondeurs jamais atteintes
jusqu’ici. A tel point qu’après la lecture d’un livre comme Native Son
(Un enfant du pays), tout autre roman d’Africain ou d’Antillais (à part
peut-être J.S. Alexis) semble superficiel !
Wright excelle à montrer que les gens les plus simples, les plus
paisibles, les mieux intentionnés, peuvent devenir compliqués jusqu’à la
folie, méchants jusqu'au crime, lorsqu'ils se sentent menacés, persécutés,
niés par le racisme.
11 a, mieux que personne, décrit le tragique déterminisme que la société
américaine inflige aux « colored people ». 11 a vraiment poussé, comme le
dit Césaire : « le grand cri nègre jusqu’à ce que les assises du monde en
soient ébranlées ».

1. Et même un roman comme Mission terminée où Mongo Beti s’était


hasardé à écrire une histoire se passant en milieu purement africain, sans
faire d’allusion (ou si peu) à la situation coloniale, se fit fortement
critiquer dans la revue Présence Africaine où David Diop lui rappela « qu’il
avait bien d’autres missions à terminer » avant de pouvoir se permettre
d’écrire de jolis romans qui ignorent le sens de l’Histoire.

176
De plus, l’abondance de son œuvre et sa qualité littéraire le classent,
même en Amérique blanche, au niveau des Steinbeck et des Faulkner.
Œuvres principales : Les enfants de roncle Tom - Native Son - The
Outlaw - Fishbelly - Puissance noire - Ecoute homme blanc - Black Boy, etc.

La fatalité du malheur

La femme de Silas s’est laissé violer par un Blanc. Son mari le tue. Les
amis du Blanc sont partis chercher du renfort. La femme prie son mari
de fuir avec elle.

— Y vont t’tuer...
— Ça n’a pas d’importance. — Son regard se porta sur les
champs ensoleillés. — Dix ans que j’me crève pou’ avoir’ ma
ferme à moi...
Sa voix se brisa. Ses lèvres remuaient comme si des milliers
de mots s’étaient pressés silencieusement hors de sa bouche,
comme s’il n’avait pas eu assez de souffle pour leur donner voix.
Ses yeux se levèrent vers le ciel, puis revinrent à la poussière.
— Maintenant tout est foutu. Foutu... Si j’me sauve j’ai pu
rien. Et si j’reste à me batt’ j’ai pu rien non plus. D’un côté
comme de l’aut’ c’est pareil. Seigneu’, Seigneu’. J’ voudrais que
tous les blancs crèvent. Crèvent, j’vous dis. J’voudrais qu’le Bon
Dieu les tue tous !
Elle le vit faire quelques pas en courant et s’arrêter. Sa
gorge se gonfla. Il porta les mains à sa figure ; ses doigts
tremblaient. Puis il se courba vers le sol et se mit à pleurer.
Elle lui toucha l’épaule.
— Silas.
Il se redressa. Elle le vit regarder fixement le blanc qui
gisait dans la poussière au milieu de la route. Elle le vit
s’approcher du cadavre. Il commença à parler tout seul dans le
vide ; il se tenait simplement au-dessus du blanc mort et les
mots venaient du fond de lui-même, du fond de sa vie, du
sentiment profond et définitif qu’il avait que maintenant tout
était fini et que rien ne pouvait plus avoir d’importance.
— Les blancs m’ont jamais laissé une chance ! Jamais ils n’ont
laissé la moind’ chance à un noi’ ! Ils n’vous laissent rien à vous,
de toute vo’ vie. Y vous prennent vot’ terre ! Y vous pren¬
nent vot’ liberté ! Y vous prennent vos femmes ! Et après ça,
y vous prennent vot’ vie. Il se tourna vers elle, hurlant : Et
faut enco’ que j’ me fasse poignarder dans 1’ dos par les miens.
Quand j’ai les yeux su’ les blancs pou’ les empêcher de m’ tuer,
c’est les miens qui viennent me fai’ un crochepied ! Il retomba
à genoux dans la poussière en sanglotant ; au bout d’un petit

177
moment il leva les yeux au ciel, et son visage ruisselait de
larmes. Je m’en vais êt’ aussi mauvais qu’eux ! J’ vais êt’ du’
comme y sont, j’ te l’promets. Quand y vont v’ni’ me cher¬
cher, y trouveront ! Et s’ils m’ sortent d’ici, ça sera mô’, pas
autrement ! Et ils le verront ! Si Dieu m’ laisse viv’, j’ leu’ ferai
senti’ ! Il s’interrompit, cherchant à reprendre haleine. Mais
1’ Seigneu’ m’est témoin que j’ l’ai pas cherché ! Ça n’veut pus
rien di’ ! Si on s’ bat, faut mouri’. Si on s’ bat pas, faut mouri’ !
D’une façon comme d’un’ aut’, ça n’ veut rien di’...
Il gisait étendu à plat ventre, un côté du visage entièrement
dans la poussière. Sarah, debout, berçait l’enfant et ses yeux
étaient noirs, durs et froids. Silas se releva lentement et se
tint debout sur la véranda.
— Va-t-en chez Tante Pell, Sarah.
Un bruit sourd de moteurs, retentit, venant du Sud. D’un
même mouvement, ils se retournèrent. Une longue traînée de
poussière brune descendait en zigzags du haut de la colline.
— Silas.
— Va-t’en à travers champs, Sarah.
— On peut y aller tous les deux ! Va chercher les chevaux !
Il la fit descendre de la véranda, lui prit la main et la
conduisit derrière la maison, passé le puits, jusqu’au sentier qui
escaladait la pente et menait à l’Orme.
— Silas.
— Va-t-en si tu veux pas qu’y n’ t’attrapent toi aussi.
Aveuglée par les larmes, elle traversa les champs qui tan¬
guaient sous ses pieds, butant contre des mottes de gazon
qu’elle ne distinguait que confusément. A quoi bon ! Elle savait
qu’il était trop tard pour le faire changer d’idée. Des crampes
lui nouaient les mollets. Soudain sa gorge se contracta doulou¬
reusement. Elle s’arrêta, ferma les yeux, et tenta d’endiguer le
flot de chagrin qui la submergeait. Oui, les noirs continuaient à
tuer des blancs et les blancs continuaient à tuer des noirs,
malgré l’espoir en des jours éclatants, le désir de nuits noires,
la longue joie des champs de maïs vert en été, et le rêve
profond des deux gris de l’hiver alourdis par le sommeil. Et une
fois la tuerie commencée, elle continuait comme un fleuve
roulant des flots rouges. Oh, qu’elle avait de la peine pour Silas !
Silas... Il suivait ce long fleuve de sang. Seigneu’, comment ça s’
fait qu’y veut rester ici comme ça ? Et il ne voulait pas mourir,
elle savait que la mort lui répugnait, à la façon qu’il avait d’en
parler. Et cependant il suivait le vieux fleuve de sang, sachant
que cela ne signifiait rien. H le suivait, en sacrant et en
geignant. Mais il le suivait. Le regard absent, elle fixait l’herbe

178
sèche et poudreuse. Dans un sens, les hommes blancs et noirs, la
terre et les maisons, les champs de maïs vert et les cieux gris,
la joie et les rêves, tout cela faisait partie de ce qui rendait la
vie belle. Oui, d’une façon ou d’une autre, toutes ces choses se
tenaient comme les rayons d’une roue de voiture lancée à toute
vitesse.
(Les enfants de Fonde Tom, Ed. Albin Michel, Paris)

CHESTER HIMES - D'un tempérament très différent de son aîné


Wright, Chester Himes fut certainement après
lui le romancier noir le plus intéressant d'Amérique.
Tout aussi soucieux de rendre la vérité du Nègre, son réalisme se
résorbe en ironie au lieu de conduire inévitablement au tragique des
romans de Wright.
Ses tableaux de la société noire de Harlem sont des chefs-d’œuvre où
Himes a pu rendre ce mélange de drames et de parodies, de vrais
problèmes et de comportements ridicules qui caractérise la vie du Noir
américain complexé par la société blanche parallèle et inaccessible.
Himes est aussi un grand spécialiste du roman policier. Ses deux héros,
les détectives Ed. Cercueil et Fossoyeur sont inoubliables — de vrais
durs ! — mais à travers leurs aventures échevelées, entre le browning, la
mitraillette et le vitriol, ils restent des hommes avec un cœur, de bons
Nègres que toutes les Amériques du monde n’arriveront jamais à rendre
semblables à des robots !
Principaux romans : La croisade de Lee Gordon (1952) - La fin d’un
primitif - Mamie Mason - S’il braille, Lâche-le - La reine des pommes.

Les Nègres n’ont pas d’âme

Ce dialogue est le reflet du conflit entre la morale traditionnelle et celle


que le Nègre se voit contraint de pratiquer dans une société qui lui refuse
le statut d’homme.

— Je n’ai pas envie de discuter, Luther. Je ne veux pas


d’argent, un point c’est tout. Laisse-moi me reposer un mo¬
ment ici et ensuite je m’en irai.
— Tu as beau être instruit, il y a bien des choses que tu sais
pas. Sur cette bon Dieu de terre que nous habitons, il y a tout
le temps des guerres partout, et des gens qui se font buter dans
tous les coins. Les races s’entretuent, les classes s’entr’égorgent.
Chaque individu combat pour lui-même, rien que pour survivre.
Tout en bas, il y a les Nègres, que tout le monde écrase et que
tout le monde tue. Encore plus bas que le Nègre, il y a moi
qui dois me battre contre tout le monde, contre mes copains
Blancs et mes copains Noirs, contre les Capitalistes et les Com¬
munistes. Maintenant il faut que je te combatte, toi aussi...

179
Chacun pour soi. On tranche la gorge des autres. Il faut bien
que moi aussi je tranche la gorge de quelqu’un quand j’en ai
besoin !
Ecoute donc, tu crois que je suis un Communiste ? Bien sûr,
j’appartiens au Parti, mais d’abord, je suis un Nègre. Ce qu’il y a
de bon chez les Communistes, c’est qu’ils se rendent compte de
la réalité et qu’ils savent ce que je vaux. Moi aussi, je sais ce
qu’ils valent. Ils m’ont tout appris, mais il ne m’ont pas bourré
le mou. Moi, il y en a un qui m’intéresse avant tout : Luther.
Et puis, s’il me reste un peu de temps à perdre, si je peux
rendre service à quelqu’un, ce ne sera jamais à un Blanc, mais
toujours à un bon Dieu de Nègre, comme moi.
Si j’ai des ennuis, les Communistes ne me laisseront pas
tomber parce que je serai salaud jusqu’au bout. Je dirai que les
copains du Parti savaient que j’allais tuer Paul, et qu’ils ne
.perdaient rien dans l’affaire. Qu’est-ce qu’ils feront, les gars du
Parti ? Ils feront tout leur possible pour me tirer d’affaire.
Moi, j’ai le droit de faire tout ce que je veux, parce que je
suis Nègre et parce que j’accepte d’être Nègre. Pour les autres,
ce que je fais ne compte pas, mais ce qui compte, c’est ce que
je sais, parce que je sais ce qu’ils ont fait.
Tu crois pas que j’aime le Parti ou que j’ai confiance ? Tu
t'imagines pas que j’y connais quelque chose à leur marxisme ? Je
me fous pas mal de Marx. Mais je sais que je suis un Nègre et
que ça peut me rapporter. Il faut qu’on me paie pour que je sois
Nègre ! Et quand on ne me paie pas d’une manière, je me paie
moi-même d’une autre manière. Qu’est-ce que tu veux, c’est
comme ça ! Les Blancs ont besoin de Nègres et ils paient pour
avoir des Nègres !
Tu me fais rire avec ta morale ! Tu me fais rire avec ton
idéal ! Non, mais a-t-on idée de ça, un Nègre qui se mêle
d’avoir un idéal ! Et puis qui c’est ton idéal ? George Washing¬
ton ? Tu vas faire comme Washington ? Tu ne mentiras ja¬
mais ? Et qu’est-ce que ça te rapportera ? Mais regarde donc !
J’ai de l’argent, moi ! J’ai tout l’argent que je veux...
Et je n’ai pas que ça dans mon jeu. J’ai bien d’autres atouts :
le Parti Communiste, ma femme blanche... mais rends-toi
compte, Lee : de l’argent et une femme blanche !
Adhère au Parti, mon gars. Accepte tout ce que les Blancs
t’offrent. Ils ont envie de te donner des tas de choses. Les uns
pour le plaisir de se sentir supérieurs à toi, les autres pour
apaiser leur conscience, et les autres pour jouer aux grands
seigneurs, aux généreux ; et leurs femelles pour prendre leur pied.
Eh bien, accepte.

180
Adhère, mais fais comme moi, ne crois pas aux loufoqueries
du Parti. Ecoute, mon gars, tant que je serai noir et laid, les
Blancs me détesteront. Chaque fois qu’ils me regardent ils
voient un Nègre, et je leur fais horreur, à tous. Ils me paient
pour être horrible. Il faudrait que je sois fou pour ne pas
accepter. Toi, t’es-t-instruit, toi, t’es-t-intelligent. Us te paieraient
encore bien plus si t’étais pas fou.
— Eh bien... oui, dit Gordon en se levant. Et il s’en alla.
Il se demanda si Luther n’avait pas raison. S’il n’arrivait
jamais à se sentir à sa place, à être heureux nulle part, c’était
peut-être parce qu’il n’acceptait pas cette évidence ; il était
Nègre, et le Nègre n’ayant rien à espérer de personne n’est
tenu à aucune loyauté à l’égard de qui que ce soit.
Oui, tous ceux qui l’avaient connu se seraient contentés de
bien peu. Et parmi tous ceux-là, c’était Luther qui était le plus
simple, le plus intelligent : il aurait voulu que Lee n’ait pas
d’âme. Les Blancs disent toujours que les Nègres n’ont pas
d’âme. Luther démontrait qu’ils ont raison. Et Luther n’avait
peut-être pas tort d’agir ainsi. Un Nègre est sûrement plus heu¬
reux sans âme. C’était l’évidence même !

(La croisade de Lee Gordon, Editions Buchet-Chastel, Paris)

JOSEPH ZOBEL — Martiniquais comme Césaire, Glissant, Léro,


Sainville, Tardon, etc., Zobel a été de longues
années professeur au lycée Van Vollenhoven à Dakar, puis chargé des
émissions culturelles à la radio du Sénégal.
S’il aime réciter des poèmes, il n’écrit par contre que de la prose, et de
la bonne.
Dans la Rue Cases-Nègres, il restitue à merveille la vie du petit peuple
martiniquais, le courage de sa grand-mère, l’éducation rude et négligée des
enfants dont on n’a guère le temps de s’occuper, tant la vie est dure et le
travail pénible pour arriver à tout juste subsister.
Cependant, les enfants apprennent à se débrouiller. Tout jeunes, ils
vont déjà travailler aux champs en « petites bandes », payés de quelques
sous par les colons. Et puis il y en a qui ont de la chance, et arriveront à
suivre l’école, obtenir une bourse et aller en France... le rêve du Marti¬
niquais !
Zobel raconte tout cela avec une abondance de détails, une exactitude
dans l’observation, un humour et une tendresse qui mériteraient à cet
auteur une plus grande place que celle qu’il occupe actuellement dans la
littérature négro-africaine.

Œuvres : Diab’là - La rue Cases-Nègres - Le soleil partagé (nouvelles).

181
T-F. BAIN ET LA PRIÈRE

M’man Tine m’empoigne par un bras et me mène dehors,


près du feu où elle a mis une terrine pleine d’eau.
Et toujours maugréant, elle enlève ma blouse, me fait entrer
dans la terrine et, m’administre une toilette qui est une vraie
torture car, à cause de l’herbe où je me suis roulé pendant la
journée et les éraflures des feuilles de canne, tout mon corps au
contact de l’eau s’enflamme de brûlures, de picotements, de
démangeaisons que je traduis en grimaces, contorsions et gé¬
missements.
— Ça t’apprendra ! profère m’man Tine.
Et ses mains rugueuses, en rabotant mes écorchures, m’arra¬
chent des cris qui ne m’attirent aucune pitié puisque, conti¬
nuant à me bouchonner de plus belle, elle s’appesantit sur mes
genoux en disant :
— Enfin, voyez-moi un peu les genoux de ce petit bonhomme...
Ah non ! j’en peux plus, j’en peux plus. Il faut que Manzé
Delia vienne chercher son iche\
Après mon bain nocturne, après mon dîner tardif, un autre
supplice m’attend : la prière.
— Au nom du Père...
— Au nom du Père, répété-je, en faisant le geste.
— et du Fils...
Je sais que le « et du Fils » se trouve au milieu de la poitrine,
sur l’os dur qui est là, et que m’man Tine m’a déjà fait toucher
au début pour fixer ma mémoire.
— Et du Saint-Esprit.
A partir de ce moment, je m’embrouille. Ma main saute
d’une épaule à l’autre, sans oser se poser sur aucune.
Je regarde m’man Tine, guettant son approbation ou un
réflexe de répulsion.
Ma main recommence à danser de peur, trébuche sur une
épaule.
— Et du Fils, fis-je mal assuré.
— Petit maudit, s’écrie m’man Tine ! Tu trouves pas qu’on est
déjà assez misérable comme ça pour que tu fasses le signe de la
croix à l’envers ! Je t’ai déjà dit que « Et du Saint-Esprit » se
trouve sur l’épaule gauche, celle-ci celle-ci ! me fait-elle en
tamponnant mon épaule avec ma main prise dans la sienne.
Ce soir-là, m’man Tine n’abrège pas ma prière comme elle le
fait parfois, lorsqu’elle est fatiguée ou que j’ai sommeil. Au
contraire ; elle commence depuis le « Mettons-nous-en-présence

1. Enfant.

182
de-Dieu », passe par le « Notre-Père », le « Je-vous-salue », le
« Je-crois-en-Dieu. Elle refuse de me souffler un mot, me
criant « après, après ! à chaque fois que je m’arrête.
Alors j’ai la sensation de tituber, en m’écorchant les orteils
et les genoux dans d’interminables chemins tortueux, rocailleux,
épineux. Le « Je-crois-en-Dieu » surtout m’apparaît comme un
sentier étroit, serpentant sur un morne dont le sommet perce
le ciel.
Et quand, enfin, je suis parvenu à... « est monté au Ciel, est
assis à la droite... », il semble que je me trouve alors sur les
hauts sommets, en plein vent. Alors je respire profondément,
et avec le « d’où II viendra pour juger... », je redescends l’autre
versant de la colline. Mais hélas ! pour m’égarer désespérément
dans le dédale de tous les « actes » de foi, de contrition et
d’espérance, dont je ne vois pas l’issue : car, chaque fois, selon
son inspiration, m’man Tine me fait remonter par le « O-
Vierge-des-Vierges » et termine la prière d’une manière impro¬
visée : soit une « invocation », soit une longue litanie, soit une
prière pour « les morts, les amis et les ennemis »...
Après quoi, il me faut, de ma propre improvisation, deman¬
der à Dieu « la force, le courage et la grâce de ne pas pisser au
lit, de ne pas chiper du sucre, de rester dans la case toute la
journée, et de ne pas déchirer mes vêtements ».
(La rue Cases-Nègre, Editions des Quatre-Jeudis, Paris)

Les désillusions de la liberté

En plus de Petite-Morne1, de ses travailleurs et de nous-mêmes,


nous savons que la terre s’étend encore plus loin, au-delà de
l’usine dont nous apercevons les cheminées, et que par-delà les
ronces, qui clôturent la plantation, il y a d’autres plantations
semblables.
On sait aussi qu’il y a la ville, Fort-de-France, où circulent
beaucoup d’automobiles.
M’man Tine m’a déjà entretenu d’un pays très lointain qui se
nomme la France, où les gens ont la peau blanche et parlent
d’une manière qu’on appelle « français » ; un pays d’où vient la
farine qui sert à faire le pain et les gâteaux et où l’on fabrique
toutes sortes de belles choses.
Enfin, certains soirs, soit dans ses contes, soit dans ses propos,

1. L’endroit où le héros habite.

183
M. Médouze évoque un autre pays plus lointain, plus profond
que la France et qui est celui de son père : la Guinée. Là, les
gens sont comme lui et moi ; mais ils ne meurent pas de fatigue
ni de faim.
— On n’y voit pas la misère comme ici.
Rien de plus étrange que voir M. Médouze évoquer la Guinée,
d’entendre la voix qui monte de ses entrailles quand il parle de
l’esclavage et raconte l’horrible histoire que lui avait dite son
père, de l’enlèvement de sa famille, de la disparition de ses
neuf oncles et tantes, de son grand-père et de sa grand-
mère.
— Chaque fois que mon père essayait de conter sa vie, poursui¬
vait-il, arrivé à : « J’avais un grand-frère qui s’appelait Ousmane,
une petite sœur qui s’appelait Sonia, la dernière », il refermait
très fort ses yeux, se taisant brusquement. Et moi aussi, je me
mordais les lèvres comme si j’avais reçu un caillou dans le cœur.
« J’étais jeune, disait mon père, lorsque tous les nègres s’enfui¬
rent des plantations, parce qu’on avait dit que l’esclavage
était fini. Moi aussi, je gambadais de joie et je parcourus toute
la Martinique en courant ; car depuis longtemps j’avais tant
envie de fuir, de me sauver. Mais quand je fus revenu de l’ivresse
de ma libération, je dus constater que rien n’était changé pour
moi ni pour mes compagnons de chaînes. Je n’avais pas retrouvé
mes frères et mes sœurs, ni mon père, ni ma mère. Je restai
comme tous les nègres dans ce pays maudit : les békés1 gar¬
daient la terre, toute la terre du pays, et nous continuions à
travailler pour eux. La loi interdisait de nous fouetter, mais elle
ne les obligeait pas de nous payer comme il faut.
— Oui, ajoutait-il, de toute façon, nous restons soumis au béké,
attachés à sa terre ; et lui, demeure notre maître.
Certes, M. Médouze était alors en colère, et j’avais beau le
regarder en fronçant les sourcils, j’avais beau avoir une furieuse
envie de frapper le premier béké qui m’apparaîtrait, je ne
réalisais pas tout ce qu’il maugréait et, pour le consoler, je lui
disais :
— Si tu partais en Guinée, Monsieur Médouze, tu sais, j’irais
avec toi. Je pense que m’man Tine voudra bien.
—- Hélas, me répondit-il, avec un sourire mélancolique, Médouze
verra pas la Guinée. D’ailleurs j’ai plus ni maman, ni papa, ni
frères et sœurs en Guinée... Oui, quand je serai mort, j’irai en
Guinée ; mais alors, je pourrais pas t’emmener. Tu auras pas
l’âge ; il puis, il faudrait pas.
(ibidem)

1. Békè : colon blanc.

184
Superstitions

Nous connaissions encore une foule de choses importantes que


nous avaient inculquées nos parents. De grands principes :
— Ne jamais dire bonsoir à une personne que l’on rencontre en
chemin lorsqu’il commence à faire nuit. Parce que si c’est un
zombi1, il porterait ta voix au diable qui pourrait venir t’en¬
lever à n’importe quel moment
— Toujours fermer la porte lorsqu’on est à l’intérieur de la
case, le soir. Parce que des mauvais esprits pourraient lancer
après toi des cailloux qui te laissent une douleur pour toute la
vie.
— Et quand la nuit, tu sens une odeur quelconque, ne pas en
parler, car ton nez pourrirait comme une vieille banane.
— Si tu trouves un sou dans ton chemin, pisse dessus avant de
le ramasser, afin que la main n’enfle pas comme un crapaud.
— Ne pas te laisser fixer par un chien lorsque tu manges.
Donne-lui une miette et chasse-le, afin que tu n’aie pas des clous
à la paupière.
Moi qui savais tant de contes et de « titims », je me gardais
bien de les dire en plein jour, car je savais que je risquerais
alors d’être « tourné en panier ».
Et tous, nous nous gardions bien d’approcher Mam’zelle
Abizotre, la quimboiseuse2, afin d’éviter ses attouchements malé¬
fiques.
(ibidem)

JACQUES STEPHEN ALEXIS _Voici un médecin haïtien qui


est aussi un romancier et un
poète de premier plan. Il n’a cependant pas écrit de poèmes. Mais sa
prose est si riche, si gonflée d’images et de mouvements qu’elle
atteint souvent le lyrisme le plus pur.
La générosité est sans doute sa caractéristique principale : générosité du
cœur et des idées ; dans Compère général soleil, Alexis élève le roman de
Jacques Roumain au niveau de l’épopée : sur le même thème obsédant de
la misère du paysan haïtien, il compose une fresque grandiose qu’il sera
difficile de surpasser.
Générosité du style aussi, comme le démontrent les extraits ci-dessous :
possesseur d’un vocabulaire extrêmement varié, Alexis manie le français
en artiste consommé, sans cesser pour autant de traduire toutes _ les
nuances de la sensibilité et de l’imagination parfois débridée de l’âme
haïtienne.
Son Romancero aux étoiles est un chef-d'œuvre. Autre roman : Les
arbres musiciens.

1. Zombi : revenant, fantôme.


2. Celle qui jette des sorts.

185
Saisons

Printemps aux montures alezanes caparaçonnées de prairies en


fleurs, scellées de mousse, bridées de lianes, sanglées de liserons,
aiguillonnées d’ozone et cravachées d’ondées.
Eté, écuyer au galop sec, au trot dur, ses gants d’aromates
et ses chaussettes de fenaison, Eté dru, cru, abrupt, chapeau de
cuivre, bottes de paille, éperons de soleil. Eté ménétrier des
œufs, des sèves et des nitées, habillé de drap des champs,
culotté de chausses mûries, ceinture de cris clairs à bouche de
rire vermeil. Eté cavalcadeur des ruts et des saillies.
Automne et ses lentes juments, Automne et ses limaçons,
pintades grises, mordorures et moisissures, crabes des pluies,
ramages roux, Automne mordoreur de plumages. Automne
rouillé, Automne chasseur à cor, chasseur à cri, chasseur à courre,
rabatteur de pelages et d’illusions.
Hiver cavalcant, Hiver mordicant, Hiver et ses pinçons,
Hiver emmitouflé de laines et de brumes, lancier des froidures,
escarpolette des vents, balançoire des derniers fruits pâles,
quadrille blanc des poissons d’argent, manège de chimères aux
longues ailes, carrousel des lézards du temps dans les zibeliniers
pâles, lentes spirales des agonies, parades des cendres et des
mises en bières.
(Romancero aux étoiles, Ed. Gallimard, Paris)

Le crapaud roux ou la rouille des ans1

Une fois à la bruine du soir, passant près d’une grande mare,


j’entendis tout un remue-ménage dans les roseaux, les nénuphars
et les autres plantes aquatiques. Je suis curieux, fouineur, mais
comme on ne m’en a jamais trop tenu rigueur, je continue. Je
m’approche donc, mine de rien, l’oreille furtive, avec l’air de
baguenauder. Quand ils se préparent à travailler, je n’ai jamais
vu animaux qui aiment plus chanter que les crapauds. Quel
concert, de belles voix graves, des basses chantantes, des
sonorités sépulcrales, des organes sourds et nobles comme celui
de notre royal tambour assotor1, des voix amples comme l’écho
des montagnes, peut-être aussi quelques voix qui avaient un peu
perdu de leur éclat et de leur puissance. Quelques voix un peu
ébranchées, éraillées pas tout à fait justes, mais dans l’ensemble
ça chantait avec un tel entrain, une telle profondeur, une telle

1. Le narrateur est le Vieux Vent Caraïbe.


1. Tambour assotor : tambour des cérémonies vaudou.

186
force et une telle beauté que j’en demeurais saisi. Jj restai là
sans pouvoir m’en aller.
« ...Croah !... Croah !... Croah !...
« ...Cro-ah !... Cro-ah !... cro-ah !... »

J’étais fort intéressé. Depuis les siècles et les siècles que


j’entends chanter les crapauds, je m’y connais !... Je suis bien
placé pour dire que je n’avais pas affaire à un banal orchestre de
crapauds ignorants. Sincèrement, cette compagnie était re¬
marquable. C’est alors que je vis parmi les roseaux un énorme
crapaud roux, d’un roux profond, effondré sur une feuille de
nénuphar.
« ... Crr-crro-ahü... Croaho ! Crr-crr-crro-ah !... Croah!
Croah !... ».
L’orchestre joua longtemps. Tout le monde semblait ravi. Je
restai là attentif, mais l’heure de souper approchait. La mu¬
sique s’arrêta brusquement. Un crapaud gris clair s’était dressé.
Il se mit tout à coup à crier et à sauter.
«... Crapauds !... Venez chercher de l’eau !... ».
Tous les crapauds se précipitèrent, avec plus ou moins de
célérité, mais ils vinrent tous, le crapaud gris fer, le crapaud
olivâtre, le crapaud vert bleuté, le crapaud violet, le crapaud
rouge. Tous, sauf le roux. L’avisant alors, le crapaud gris clair lui
cria :
« ...Grand-papa crapaud !... Venez chercher de l’eau ! Vous
aussi !...
— ... Je suis malade !... » bredouilla le crapaud roux.
Alors tous les crapauds éclatèrent de rire. L’hilarité fut telle
qu’elle ne s’arrêta que quand le crapaud gris clair eut crié :
«... Crapauds !... Venez manger !... »
Une bousculade extraordinaire eut lieu autour de la casserole.
Tu sais comme les crapauds sont gourmands ! leurs yeux luisaient,
ils ouvraient des bouches larges comme des soucoupes agitant les
fanons mous de leur gorge claire. Stupéfaction, on vit le
crapaud roux quitter sa place tant bien que mal dans les roseaux
et s’approcher. Il disait :
«... Croah !... Le corps se débattra pour manger !...
Croah ! Le corps se débattra !... »
Le fou rire fut tel que toute la mare se mit à frissonner, que les
étoiles du ciel elles-mêmes tremblaient dans la mare.
«... Quel paresseux que ce crapaud roux ! répétait-on.
— Quel paresseux !... »
Le crapaud roux mangea en silence sa part de soupe, puis il
regagna son coin dans les roseaux. Personne ne s’occupa plus de

187
lui. Tandis que toute la compagnie s’apprêtait à dormir, moi
Vieux Vent Caraïbe je m’approchai et m’adressant au crapaud
roux, je lui dis :
«...Compère, c’est moi le Vieux Vent Caraïbe, l’ami de
tous... Serait-il indiscret de vous demander pourquoi vous n’êtes
pas allé aider à apprêter la soupe commune... Vous avez certai¬
nement de bonnes raisons...
— Quoi ?... Parlez plus fort !... »
Je répétai ma question plusieurs fois, mais pour me faire
entendre, je dus hurler aux oreilles du crapaud roux. Il me re¬
garda alors, secoua la tête et me dit : « ... Vous n’avez donc pas
vu ma couleur ?...
— Votre couleur ?...
— Hélas ! je suis un crapaud roux !...
— ... Je ne comprends pas !...
— Si vous aviez bien regardé, vous auriez vu que presque tous les
crapauds de cette compagnie sont gris, plus ou moins foncés,
mais gris... A part quelques-uns naturellement, le gris ardoisé,
l’olivâtre, le vert bleuté, le violet, le rouge et moi-même qui
suis roux... Mais je suis un paresseux parce que je suis un crapaud
roux... Un paresseux, vous entendez bien ?... »
Il se mit à pleurer à chaudes larmes. Je le consolai tant et si
bien que, le pressant de questions, il consentit à m’expliquer ce
mystère. Il me regarda avec ses grands yeux fauves, les essuya
tristement et me déclara :
« ...N’avez-vous pas remarqué pendant le concert que quatre
ou cinq crapauds ont fait des fausses notes?... Eh bien, ils
n’étaient pas gris !... A un certain moment, j’étais gris comme
tout le monde, le plus cendré, un des plus beaux de tous les
crapauds de cette compagnie... Ah! Quelle époque!... Non
seulement cette mare, mais tous les canaux, toutes les lagunes
de la région retentissaient du bruit de mes frasques et de mes
aventures ! Je n’avais peur de rien et mes bonnes fortunes ne se
comptaient plus. Un jour, on ne sait trop pourquoi, mais on
remarque qu’on n’a pas le cœur de chanter tous les soirs... La
voix est toujours juste et la couleur nette, mais c’est comme
ça !... Oh ! On fait encore quelques folies dans les nénuphars, les
mousses et les roseaux. On poursuit encore la grenouille, mais on
décide de faire une fin, car on préfère la tranquillité... On
choisit sa crapaude... On chante toujours avec la chorale, ça va,
mais on commence à être jaloux... La jalousie, c’est ainsi que
cela commence pour tout de bon... Alors on remarque qu’on est
gris fer, ardoisé comme ce crapaud qui faisait des fausses
notes... La sagesse vient avec des feux soudains qui se rallument

188
et puis s’éteignent brusquement... On donne des conseils à
droite et à gauche, on est docte, on est savant, on est devenu
un crapaud olivâtre... Mais on fait de plus en plus de fausses
notes pendant le concert. Pourtant on est riche d’un trésor de
savoir et d’expérience. On voudrait refaire des œuvres qu’on a
déjà accomplies. L’esprit s’en est allé s’aiguisant, s’enrichissant,
on comprend toutes les facettes de la vie, on connaît tous les
secrets du plain-chant, mais la force et la voix vous manquent
de plus en plus. On est un crapaud vert-bleuté... Puis on a de
moins en moins envie de voir les gens et on fait de plus en plus
de fausses notes dans le concert. Je compris qu’il me fallait
abandonner l’opéra, d’ailleurs on me le fit suffisamment com¬
prendre. J’étais devenu violet... Je pris la baguette et je
conduisis l’orchestre... On a une science consommée et le
tempo vous vient presque tout seul. Si vous saviez cependant
quelle offensive mènent les souvenirs à cette époque ! Ils vous
viennent de partout, par bouffées, comme le parfum secret des
nénuphars... Un jour, j’avais ma crapaude à mes côtés, ma cra-
paude que la rouille des ans mangeait avec moi, à qui je confiais
mes pensées, avec qui j’évoquais mes souvenirs et qui me voyait
toujours comme le beau crapaud gris cendré que j’étais naguère...
Un jour, vous dis-je, une pierre est tombée dans la mare... Elle a
fait un plouf dans l’eau et j’ai sauté pour me garer... Je suis
revenu, mais j’ai eu beau chercher, ma crapaude avait disparu,
j’étais seul... Je suis devenu maussade, chimérique, tout me con¬
trariait et je remarquai que je n’avais plus besoin de personne
pour causer. Je parlais seul. On me fit remarquer que je dirigeais
de moins en moins bien, car il m’était devenu difficile de
remuer les bras... J’étais devenu un crapaud rouge, j’abandonnai
la baguette, mais l’oreille était devenue très sensible et ma
science musicale étant consommée, je demeurai à côté du
nouveau chef, un « Simidor » violet qui avait bien des talents...
J’ai de moins en moins compris le temps, tout me contrariait,
je retrouvais à redire à tout... La mare n’avait plus la même
odeur. Les mortes saisons avaient définitivement desséché le
vieux-canal où j’aimais aller me promener. Et puis la campagne
n’avait plus le même parfum car on ne plantait plus du riz dans
la région, mais du maïs... Les jeunes aussi changeaient de mœurs,
je ne les compris plus... Ils me raillèrent, je m’irritai... Je me
rebellai... A un certain moment, je ne me rebellai plus... la rouille
des ans faisait son œuvre... J’acceptai mon sort, je regardais
passer les eaux, j’écoutais glisser les heures avec de moins en
moins l’envie de remuer... Je perdis l’oreille, presque sourd et
j’étais de plus en plus paralysé... J’étais un crapaud roux et

189
j'abandonnai ma place près du chef d’orchestre qui lui-même
avait changé... L’appétit véritable s’en est allé avec le mouve¬
ment, mais on éprouve de temps en temps encore le besoin de
manger... D’ailleurs, manger vous arrache le cœur, car on sait
qu’on a de moins en moins mérité son morceau... Et les temps
sont durs ! Comme je compose de temps en temps encore un
peu de musique, j’ose aller manger... On se moque de moi parce
que je n’aide pas à faire bouillir la marmite... On m’appelle
paresseux parce que je suis un crapaud roux... D’ailleurs j’ai peur
de presque tout, presque de bouger. On regarde un jeune têtard
qui passe dans ma mare avec éblouissement. On voudrait le pro¬
téger, lui dire, lui apprendre, mais il ne vous écouterait même
pas... La rouille des ans !... Tout se mêle en un étrange com¬
posé : souvenirs, regrets, peurs, amours, émotions, incompréhen¬
sions, révoltes, abandons... La rouille des ans... Et ce n’est pas
fini !...
, — Comment ? répondis-je, curieux comme je suis Vieux Vent
Caraïbe.
— Bien sûr... D’ailleurs, si vous voulez tout savoir, pourquoi
est-ce à moi que vous vous adressez ? Pourquoi ne demandez-
vous pas au crapaud qui ne mange plus ?
— Le crapaud qui ne mange plus ?
— Bien sûr !...
— ... Je n’en ai pas vu !...
— Vous n’en avez pas vu ? Et ça, qu’est-ce que c’est ?
— Quoi ? Cette grande feuille morte ?...
— Vous avez déjà vu des feuilles mortes en cette saison?...
Regardez bien, c’est un crapaud... Il est, c’est juste, couleur de
feuille morte. C’est ça la rouille des ans... Bientôt je serai com¬
me lui... Un jour, on trouve un crapaud crevé et ça pue !...
Ça pue terriblement un crapaud crevé !... Il n’est même plus une
feuille morte, plus que rouille et puanteur... Oui, c’est cela la
rouille des ans !... »
(ibidem)

EDOUARD GLISSANT _ Poète et romancier martiniquais, Glis¬


sant a produit son meilleur livre avec
La Lézarde (fleuve de l’île) qui est roman et poème à la fois. D’un style
très personnel où se mélangent sans cesse le rêve et la réalité, le
chant et la prose, ce roman a obtenu en 1958 le prix Renaudot, mais il
semble avoir plu davantage aux Français qu’aux Africains.
Les Antillais eux-mêmes reconnaissent mal leur Martinique à travers les
personnages de Glissant et le langage qu’il leur prête.
Cependant ce roman dégage un tel charme et certains passages sont

190
d’une telle beauté d’inspiration comme d’expression, que nous trouvons
qu’il serait dommage d’en priver le panorama de la littérature négro-
africaine.
Autres livres : Soleil de la conscience - Les Indes - Le sel noir - Le
quatrième siècle.

Les Antilles, c’est tout compliqué

Les jeunes gens qui ont lutté pour l’élection du député progressiste se
réunissent au soir de la victoire et font le point.

Nous étions autour de Mathieu, à l’écouter comme toujours,


même si nous ne disions pas oui, oui.
— D y a une valeur, sûr. Tout notre peuple. Une grande
immense signification. Presque tous les peuples du monde qui se
sont rencontrés ici. Non pas pour une journée : depuis des
siècles. Et voilà il en est sorti le peuple antillais. Les Africains
nos pères, les engagés bretons, les coolies hindous, les mar¬
chands chinois. Bon, on a voulu nous faire oublier l’Afrique. Et
voilà nous ne l’avons pas oubliée. C’est bien, c’est bien. Mais
est-ce une raison pour nous croire autant ? Notre peuple ne se
croit pas.
— C’est un bourg, d’accord. Nous ne sommes qu’un point dans
l’infini, Mathieu, mais nous avons fait tout le travail. Rappelle-
toi, tu m’as dit : « Vous êtes venu de votre plein gré. » La
grandeur par ici, c’est d’avoir crié vers le monde. Ce peuple, si
étroit dans ses îles, si abandonné, terré sous le manteau de
mépris et d’oubli, il est venu au monde.
— Des mots, dit Mycéa.
— Alors, comment veux-tu que nous n’ayons pas été éblouis,
nous les premiers au monde, les premiers à trouver l’ouverture, la
génération qui bénéficie à la fin du terrible travail souterrain
des aïeux ? Et nous sommes venus de notre plein gré.
— Je me croirais à l’école, au moment de la moralité. Qui est
maître d’école par ici ?
— Mais les détails ? dit Mathieu. Nous avons tellement parlé
de la misère que c’est devenu un monstre sans corps. On ne sait
même plus où c’est, la misère. Un pur esprit.
— On la connaît, on la connaît dans les pires profondeurs.
Moi, je crois que maintenant nous pourrons nous y attaquer. De
front. Il fallait savoir ce que nous sommes, non ? Il fallait
sortir de cette nuit où on étouffait, non ? Aujourd’hui, on peut
dire que le temps nous a rattrapés. Voilà, nous sommes en
septembre 1945, le 14, un peuple neuf et attentif. Voyons nos
blessures, voyons nos maladies.

191
— Et peux-tu dire ce que c’était, la nuit ?
— Ce que je sais, c’est que le plus terrible a ete pour en sortir.
La conflagration, la lumière sans faiblesse, la grande ruée.
— Nous en sommes sortis ?
— Puisque nous en discutons.
— Ce qui n’est pas dit ne profite pas.
— Une liquidation, je vous dis, une vraie liquidation ! Mais
qu’avez-vous tous ?
Mathieu se tourna vers moi :
— Tu pars avec Michel. Tu vas en France. Tu ne construiras pas
de ponts. Mais il faudra que tu dises tout cela.
— On me confie l’écriture. C’est ça.
— Fais une histoire, dit Mathieu. Tu es le plus jeune, tu te
rappelleras. Pas l’histoire avec nous, ce n’est pas intéressant.
Pas les détails, Thaël a raison, nous les connaissons, nous. Fais un
livre avec la chaleur, toute la chaleur. Celle qui te fait saoul,
' celle qui te rend nostalgique. La chaleur qui protège, qui
enrichit. Et le soleil, on ne sait s’il faut pleurer ou crier. Le
bon soleil maître des chairs. Notre protecteur étemel. Fais-le
avec la monotonie, les jours qui tombent, les voix pareilles, la
nuit sans fin.
— Voilà, il te l’écrit, ton livre à mots.
— Fais-le comme un témoignage, dit Luc. Qu’on voie nos
sottises. Qu’on comprenne notre chemin. Et n’oublie pas,
n’oublie pas de dire que nous n’avions pas raison. C’est le pays
qui a raison. Fais-le sec et droit au but.
Thaël sourit tristement.
— Fais-le comme une rivière. Comme la Lézarde. Avec des
bonds et des détours, des pauses, des coulées, tu ramasses la
terre peu à peu. Comme ça, oui, tu ramasses la terre tout au¬
tour. Petit à petit. Comme une rivière avec ses secrets, et tu
tombes dans la mer tranquille
— Allons, tu as du travail.
— Fais-le comme un poème, murmura Pablo.
Je ne savais que dire, j’étais ridicule, là, au milieu des amis. Ils
me bousculaient un peu. Ils s’amusaient. Chacun sentait que les
ombres de la nuit pareraient bientôt le jardin. Nous qui avions
tant de bruits en nous, tant de poussées flamboyantes, nous
tâchions de tromper l’étalement, l’inquiétude sournoise. Avec
des mots de rien, lâchés comme billes.
Mathieu sombra : la mélancolie le reprenait. Il semblait voir
des choses au loin.
— Tu leur diras, avec les mots, tu leur diras toutes les îles,
non ? Pas une seule, pas seulement celle-ci où nous sommes, mais

192
toutes ensemble. Quand j’arriverai là-bas, tu auras déjà fait le
travail. Mets que les Antilles c’est tout compliqué...
— Tout compliqué, tout simple. Mets que nous avons lutté, que
nous sommes sortis du dédale. Que c’est cela le plus criminel :
quand on vole à un peuple son âme, qu’on veut l’empêcher d’être
lui-même, qu’on veut le faire comme il n’est pas. Alors, il faut
qu’il lutte pour ça, et le fruit à pain est amer.
— Dis-leur que nous aimons le monde entier. Que nous aimons
ce qu’ils ont de meilleur, de vrai. Que nous connaissons leurs
grandes œuvres, que nous les apprenons. Mais qu'ils ont un bien
mauvais visage par ici. Dis que nous disions : là-bas le Centre,
pour dire la France. Mais que nous voulons d’abord être en paix
avec nous-mêmes. Que notre Centre il est en nous, et que c’est
là que nous l’avons cherché. Que c’est cela qui nous donne
parfois cette amertume, ce goût de la tristesse, cela, oui,
toute cette lutte au fond de la nuit, avec le tam-tam qui
flamboie en nous, et nous crions pour aller, pour y battre. Mets
le rythme, c’est notre connaissance à nous. Mets le rythme,
déchiré ou monotone, ou joyeux ou lamentable.
(La Lézarde, Editions du Seuil, Paris)

CAMARA LAYE (1928) — Pourquoi L'enfant noir est-il considéré


comme un classique du jeune roman
nègre ? parce qu’il est le premier roman valable écrit en français par un
Africain pur, dépassant de loin le très ancien et naïf Force-bonté de
Bakary Diallo (1926), et Karim d’Ousmane Socé (1935).
Parce que c’est un vrai roman qui n’a rien de comparable avec les
récits sommaires que Westerman avait réunis dans ses Autobiographies
d’Africains ; les personnages autres que l’auteur ont une personnalité^ à
eux, complète, bien constituée et développée, de façon à ce qu’ils
n’apparaissent pas comme des esquisses, comme c’est le cas pour
beaucoup d’autobiographies où il n’y a en général qu’un seul héros bien
dessiné : l’auteur lui-même. . .
Parce que c’est une réussite de style : tant pour la composition générale
— chapitres bâtis en tableaux précis et nets, progression dans l’action et
l’intérêt, évolution correspondante de la psychologie du héros — que pour
l’écriture dont les qualités les plus frappantes sont l’aisance, la simplicité
et le naturel. ,, ...
I.uye. pour parler de son enfance guineenne et villageoise, pour décrire
le serpent familial, son père forgeron, les moissons, l'école, n'a pas besoin
de grands mots ni de savantes Figures de style. Mais son langage direct
nous touche au cœur.
Dramouss est la suite de L'enfant noir, et relate son expérience d étudiant en
Europe, son retour au pays et ses déceptions politiques.

193
La case du forgeron

Mon père avait là sa case à proximité de l’atelier, et souvent


je jouais là, sous la véranda qui l’entourait. C’était la case
personnelle de mon père. Elle était faite de briques en terre
battue et pétrie avec de l’eau ; et comme toutes nos cases,
ronde et fièrement coiffée de chaume. On y pénétrait par une
porte rectangulaire. A l’intérieur, un jour avare tombait d’une
petite fenêtre. A droite, il y avait le lit, en terre battue
comme les briques, garni d’une simple natte en osier tressé et
d'un oreiller bourré de kapok. Au fond de la case, et tout juste
sous la petite fenêtre, là où la clarté était la meilleure se
trouvaient les caisses à outils. A gauche, les boubous et les peaux
de pierre. Enfin, à la tête du lit, surplombant l’oreiller et
veillant sur le sommeil de mon père, il y avait une série de
marmites contenant des extraits de plantes et d’écorces. Ces
marmites avaient toutes des couvercles de tôle et elles étaient
richement et curieusement cerclées de chapelets de cauris ; on
avait tôt fait de comprendre qu’elles étaient ce qu’il y avait
de plus important dans la case ; de fait, elles contenaient les
gris-gris, ces liquides mystérieux qui éloignent les mauvais esprits
et qui, pour peu qu’on s’en enduise le corps, le rendent invulné¬
rable aux maléfices, à tous les maléfices. Mon père, avant de se
coucher, ne manquait jamais de s’enduire le corps, puisant ici,
puisant là, car chaque liquide, chaque gri-gri a sa propriété
particulière ; mais quelle vertu précise ? Je l’ignore : j’ai quitté
mon père trop tôt.
(L’enfant noir, Ed. Plon, Paris)

Le serpent de la famille

— Père, quel est ce petit serpent qui te fait visite ?


— De quel serpent parles-tu ?
— Eh bien ! du petit serpent noir que ma mère me défend de
tuer.
— Ah ! fit-il.
Il me regarda un long moment. Il paraissait hésiter à me
répondre. Sans doute pensait-il à mon âge, sans doute se
demandait-il s’il n’était pas un peu tôt pour confier ce secret à
un enfant de douze ans. Puis subitement, il se décida.
— Ce serpent, dit-il, est le génie de notre race. Comprends-
tu ?
— Oui. dis-je. bien que je ne comprisse pas très bien.

194
— Ce serpent, poursuivit-il, est toujours présent : toujours il
apparaît à l’un de nous. Dans notre génération, c’est à moi
qu’il s’est présenté.
— Oui, dis-je.
Et je l’avais dit avec force, car il me paraissait évident que
le serpent n’avait pu se présenter qu’à mon père. N’était-ce
pas mon père qui était le chef de la concession ? N’était-ce
pas lui qui commandait tous les forgerons de la région ? N’était-
il pas le plus habile ? Enfin n’était-il pas mon père ?
— Comment s’est-il présenté ? dis-je.
— Il s’est d’abord présenté sous forme de rêve. Plusieurs fois, il
m’est apparu et il me disait le jour où il se présenterait réel¬
lement à moi, il précisait l’heure et l’endroit. Mais moi, la
première fois que je le vis réellement, je pris peur. Je le tenais
pour un serpent comme les autres et je dus me contenir pour ne
pas le tuer. Quand il s’aperçut que je ne lui faisais aucun accueil,
il se détourna et repartit par où il était venu. Et moi, je le
regardais s’en aller, et je continuais de me demander si je
n’aurais pas dû bonnement le tuer, mais une force plus puissante
que ma volonté me retenait et m’empêchait de le poursuivre.
Je le regardai disparaître. Et même à ce moment, à ce
moment encore, j’aurais pu facilement le rattraper : il eût
suffi de quelques enjambées ; mais une sorte de paralysie m’im¬
mobilisait. Telle fut ma première rencontre avec le petit
serpent noir.
Il se tut un moment, puis reprit :
— La nuit suivante, je revis le serpent en rêve. « Je suis venu
comme je t’en avais averti, dit-il, et toi, tu ne m’as fait nul
accueil et même je te voyais sur le point de me faire mau¬
vais accueil : je lisais dans tes yeux. Pourquoi me repousses-tu ?
Je suis le génie de ta race, et c’est en tant que génie de ta
race que je me présente toi comme au plus digne. Cesse
donc de me craindre et prends garde de me repousser, car je
t’apporte le succès. » Dès lors, j’accueillis le serpent quand, pour
la seconde fois, il se présenta ; je l’accueillis sans crainte, je
l’accueillis avec amitié, et lui ne me fit jamais que du bien.
Mon père se tut encore un moment, puis il dit :
— Tu vois bien toi-même que je ne suis pas plus capable qu’un
autre, que je n’ai rien de plus que les autres, et même que j’ai
moins que les autres puisque je donne tout, puisque je donnerais
jusqu’à ma dernière chemise. Pourtant je suis plus connu que les
autres, et mon nom est dans toutes les bouches, et c’est moi
qui règne sur tous les forgerons des cinq cantons du cercle. S’il
en est ainsi, c’est par la grâce seule de ce serpent, génie de

195
notre race. C’est à ce serpent que je dois tout, et c’est lui qui
m’avertit de tout. Ainsi je ne m’étonne point, à mon réveil,
de voir tel ou tel m’attendant devant l’atelier: je sais que tel
ou tel sera là. Je ne m’étonne pas davantage de voir se
produire telle ou telle panne de moto ou de vélo, ou tel
accident, d horlogerie : d avance je savais ce qui surviendrait.
Tout m’a été dicté au cours de la nuit et, par la même
occasion, tout le travail que j’aurais à faire, si bien que,
demblee, sans avoir à y réfléchir, je sais comment je remédie¬
rai a ce qu’on me présente ; et c’est cela qui a établi ma
renommée d artisan. Mais dis-le toi bien, tout cela, je le dois
au serpent, je le dois au génie de notre race.
(ibidem)

Le forgeron et la fonte de l’or

,.. jamais il ne disait mot à ce moment et personne ne disait mot*


personne ne devait dire mot, le griot même cessait d’élever la
voix ; le silence n’était interrompu que par le halètement des
soufflets et le léger sifflement de l’or. Mais si mon père ne pro¬
nonçait pas de paroles, je sais bien qu’intérieurement il en for¬
mait ; je l’apercevais à ses lèvres qui remuaient tandis que, pen¬
ché sur la marmite, il malaxait l’or et le charbon avec un bout
de bois d ailleurs aussitôt enflammé et qu’il fallait sans cesse
renouveler.
Quelles paroles mon père pouvait-il bien former ? je ne sais
pas exactement ; rien ne m’a été communiqué de ces paroles.
Mais qu’eussent-elles été, sinon des incantations ? N’était-ce
pas les génies du feu et de l’or, du feu et du vent, du vent soufflé
par les tuyères, du feu né du vent, de l’or marié avec le feu qu’il
invoquait alors ; n’était-ce pas leur aide et leur amitié, et les
épousailles qu’il appelait ? Oui, ces génies-là presque certaine¬
ment, qui sont parmi les fondamentaux et qui étaient égale¬
ment nécessaires à la fusion.
L opération qui se poursuivait sous mes yeux, n’était une
simple fusion d’or qu’en apparence ; c’était une fusion d’or,
assurément c était cela, mais c’était bien autre chose encore :
une opération magique que les génies pouvaient accorder ou
refuser , et c est pourquoi, autour de mon père, il y avait ce
silence absolu et cette attente anxieuse. Et parce qu’il y avait
ce silence et cette attente, je comprenais, bien que je ne fusse
qu un enfant, qu’il n’y a point de travail qui dépasse celui de
l’or- J’attendais une fête, j’étais venu assister à une fête, et
c’en était très réellement une, mais qui avait des prolonge-

196
ments. Ces prolongements, je ne les comprenais pas tous, je
n’avais pas l’âge de les comprendre tous, néanmoins je les
soupçonnais en considérant l’attention comme religieuse que
tous mettaient à observer la marche du mélange dans la
marmite.
Quand enfin l’or entrait en fusion, j’eusse crié, et peut-être
eussions-nous tous crié si l’interdit ne nous eût défendu d’élever
la voix ; je tressaillais, et tous sûrement tressaillaient en
regardant mon père remuer la pâte encore lourde, où le char¬
bon de bois achevait de se consumer. La seconde fusion suivait
rapidement, l’or à présent avait la fluidité de l’eau. Les génies
n’avaient point boudé à l’opération.
— Approchez la brique, disait mon père, levant ainsi l’interdit
qui nous avait jusque-là tenus silencieux.
La brique, qu’un apprenti posait près du foyer, était creuse,
généreusement graissée de beurre de karité. Mon père retirait
la marmite du foyer, l’inclinait doucement, et je regardais l’or
couler dans la brique, je le regardais couler comme un feu liquide.
Ce n’était au vrai qu’un très mince trait de feu, mais si vif,
mais si brillant. A mesure qu’il coulait dans la brique, le beurre
grésillait, flambait, se transformait en une fumée lourde qui
prenait à la gorge et piquait les yeux, nous laissant tous
pareillement larmoyant et toussant.
Il m’est arrivé de penser que tout ce travail de fusion, mon
père l’eût aussi bien confié à l’un ou l’autre de ses aides : ceux-ci
ne manquaient pas d’expérience ; cent fois, ils avaient assisté à
ces mêmes préparatifs et ils eussent certainement mené la
fusion à bonne fin. Mais je l’ai dit : mon père remuait les
lèvres. Ces paroles que nous n’entendions pas, ces paroles
secrètes, ces incantations qu’il adressait à ce que nous ne
devions, à ce que nous ne pouvions ni voir ni entendre, c’était
là l’essentiel. L’adjuration des génies du feu, du vent, de l’or, et
la conjuration des mauvais esprits, cette science, mon père
l’avait seul, et c’est pourquoi, seul aussi, il conduisait tout.
Telle est au surplus notre coutume, qui éloigne du travail de
l’or toute intervention autre que celle du bijoutier même. Et
certes, c’est parce que le bijoutier est seul à posséder le secret
des incantations, mais c’est aussi parce que le travail de l’or, en
sus d’un ouvrage de grande habileté, est une affaire de con-
fiance, de conscience, une tâche qu’on ne confie qu’après mûre
réflexion et preuves faites. Enfin, je ne crois pas qu’aucun
bijoutier admettrait de renoncer à un travail — je devrais
dire : un spectacle — où il déploie son savoir-faire avec un
éclat que ses travaux de forgeron ou de mécanicien et même ses

197
travaux de sculpteur ne revêtent jamais, bien que son savoir-
faire ne soit pas inférieur dans ces travaux plus humbles, bien
que les statues qu’il tire du bois à coup d’herminette ne soient
pas d’humbles travaux.
Maintenant qu’au creux de la brique l’or était refroidi, mon
père le martelait et l’étirait. C’était l’instant où son travail
de bijoutier commençait réellement ; et j’avais découvert
qu’avant de l’entamer, il ne manquait jamais de caresser discrè¬
tement le petit serpent lové sous sa peau de mouton ; on ne
pouvait douter que ce fût sa façon de prendre appui pour ce qui
demeurait à faire et qui était le plus difficile.
Mais n’était-il pas extraordinaire, n’était-il pas miraculeux
qu’en la circonstance le petit serpent noir fût toujours lové
sous la peau de mouton ? Il n’était pas toujours présent, il ne
faisait pas chaque jour visite à mon père, mais il était présent
chaque fois que s’opérait ce travail de l’or. Pour moi, sa
présence ne me surprenait pas ; depuis que mon père, un soir,
m’avait parlé du génie de sa race, je ne m’étonnais plus ; il
allait de soi que le serpent fût là : il était averti de l’avenir.
En avertissait-il mon père ? Cela me paraissait évident : ne
l’avertissait-il pas de tout ? Mais j’avais un motif supplémen¬
taire pour le croire absolument.
L’artisan qui travaille l’or doit se purifier au préalable, se
laver complètement par conséquent et, bien entendu s’abste¬
nir, tout le temps de son travail, de rapports sexuels. Respec¬
tueux des rites comme il l’était, mon père ne pouvait manquer
de se conformer à la règle. Or, je ne le voyais point se retirer
dans sa case ; je le voyais s’atteler à sa besogne sans prépara¬
tion apparente. Dès lors il sautait aux yeux que, prévenu en rêve
par son génie noir de la tâche qui l’attendait dans la journée,
mon père s’y était préparé au saut du lit et était entré dans
l’atelier en état de pureté et le corps enduit de surcroît des
substances magiques celées dans ses nombreuses marmites de
gris-gris. Je crois au reste que mon père n’entrait jamais dans
son atelier qu’en état de pureté rituelle ; et ce n’est point que
je cherche à le faire meilleur qu’il n’est — il est assurément
homme, et partage assurément les faiblesses de l’homme —
mais toujours je l’ai vu intransigeant dans son respect des
rites.
(ibidem)

198

■ v
Le regard des moissonneurs

Si alors, suspendant un instant ma marche, je levais le regard sur


les moissonneurs, la longue file des moissonneurs, j’étais frappé,
délicieusement frappé, délicieusement ravi par la douceur, l’im¬
mense, l’infinie douceur de leurs yeux, par les regards paisibles
— et ce n’est pas assez dire : lointains et comme absents —
qu’ils promenaient par intervalles autour d’eux. Et pourtant,
bien qu’ils me parussent tous alors à des lieues de leur travail,
que leurs regards fussent à des lieues de leur travail, leur habileté
n’était pas en défaut ; les mains, les faucilles poursuivaient leur
mouvement sans défaut.
Que regardaient à vrai dire ces yeux ? Je ne sais pas. Les
alentours ? Peut-être. Peut-être les arbres au loin, le ciel très
loin. Et peut-être non. Peut-être était-ce de ne rien regarder
de visible, qui les rendait si lointains et comme absents. La
longue file moissonneuse s’enfonçait dans le champ, abattait le
champ ; n’était-ce pas assez ? N’était-ce pas assez de cet
effort et de ces torses noirs devant lesquels les épis s’incli¬
naient ? Ils chantaient, en chœur ; ils moissonnaient ensemble :
leurs voix s’accordaient, leurs gestes s’accordaient ; ils étaient
ensemble — unis dans un même travail, unis par un même
chant. La même âme les reliait, les liait ; chacun et tous
goûtaient le plaisir, l’identique plaisir d’accomplir une tâche
commune.
— Etait-ce ce plaisir-là, ce plaisir-là bien plus que le combat
contre la fatigue, contre la chaleur, qui les animait, qui les
faisait se répandre en chants ? C’était visiblement ce plaisir-là
et c’était le même aussi qui mettait dans leurs yeux tant de
douceur, toute cette douceur dont je demeurais frappé, délicieu¬
sement et un peu douloureusement frappé, car j’étais près d’eux,
j’étais avec eux, j’étais dans cette grande douceur, et je n’étais
pas entièrement avec eux ; je n’étais qu’un écolier en visite —
et comme je l’eusse volontiers oublié.
(ibidem)

JEAN MALONGA — Lu légende Mfoumoit Ma Ma zona est écrite


en français assez douteux. Pourtant le congo¬
lais Malonga est instituteur. Mais nous le retenons tout de même pour
l'extraordinaire richesse des images et des aventures. Il s'agit d’une his¬
toire que Malonga a tirée de sa tradition et qui raconte le mythe de fon¬
dation de sa tribu ; la mère de M'foumou Ma Mazono était une
princesse douée des dons les plus brillants, mais, bien que mariée à un

199
chef puissant, elle commit l’erreur d’aimer un esclave et dut s’enfuir pour
échapper à la vengeance de son époux.
Les dieux la conduisirent dans une vallée mystériéure où elle trouva
refuge et nourriture dans une nature bien différente de la farouche
brousse congolaise. Les sources, les plantes, les animaux, tout se mit
spontanément au service de la princesse qui put accoucher tranquillement
de son füs M’foumou et l’éduquer jusqu’à l'adolescence.
L’enfant devenu fort et prêt à jouer son rôle, rechercha le contact des
hommes et sortit de la vallée bienheureuse. Il s’allia avec un village
d’esclaves soumis à la tribu de son père, et, nouveau Spartacus, il partit
en guerre contre l’oppresseur et le vainquit.
Il s’ensuivit une réconciliation générale de la famille et l’établissement
d’une chefferie d’où seront désormais bannies l’injustice et l’inégalité, sous
le commandement aussi sage que ferme de M'foumou Ma Mazono.

L’initiation de la princesse

Les fusils se sont tus ainsi que les chants. Les alentours du camp
de Bilounga sont plongés dans un silence angoissant et religieux.
. Les oiseaux eux-mêmes tremblent d’anxiété ; ils appréhendent
ce qui va se produire tout à l’heure. Tous les N’Ganga1 2, vêtus de
leurs ornements sacerdotaux, se sont rapprochés du grand-
prêtre assis sur son hamac en nattes de m’pounga dont l’extré¬
mité plonge dans les eaux de la rivière.
Enfin, Bilounga-' se lève de la peau de panthère qui occupe le
centre de la chaire rituelle. Depuis son arrivée ici, le chef, qui
est un peu fatigué, ne s’est nourri que de noix de kola et n’a
pris comme boisson que la sève d’une certaine racine sacrée,
ceci pour communier avec les Esprits. Un de ses médiums, le
plus doué, lui amène Hakoula restée jusque-là près de sa mère et
de ses sœurs. Elle ne pouvait, avant d’être initiée et investie du
pouvoir spirituel, siéger avec son père sur la peau bénie du Clan ;
l’accès en est rigoureusement interdit aux femmes. Aussi, faveur
exceptionnelle, doit-on remettre à la jeune fille le bout d’une
guirlande en feuilles de bananier tressées pour lui permettre
l’entrée au Cénacle. Une fois dans le cercle magique, Hakoula
reçoit l’accolade paternelle : c’est l’initiation définitive. Elle
est maintenant prêtresse du Totem du Clan. La recouvrant
alors du tapis rouge, le père remet les insignes du pouvoir
spirituel à son enfant et lui glisse à l’oreille quelques mots dont
le secret sera gardé envers tout le monde. La novice passe
ensuite à trois reprises entre les jambes écartées du père, puis,
assénant d’un coup sonore le gong de la famille, elle dit :
— Mânes de N'Tsoundi. prouvez aujourd'hui que je suis fille de
votre maison. Obéissez à ma voix, exécutez mes ordres.

1. N’Ganga : sorcier.
2. Bilounga : le chef, père de la princesse Hakoula.

200
Elle agite trois fois la queue du buffle, entonne un verset
qu’elle module d’abord à voix très basse et sourde, puis, progres¬
sivement, elle atteint la note la plus aiguë pour se faire
entendre des deux rives :

Bouloungou é Tata N’Konongo,


Ka tou kouend’ako

L’assistance de la rive gauche, accompagnée par les crépite¬


ments de tous les tam-tams, répond en chœur au verset de
Hakoula. De tous les côtés, les fusils tonnent. La jeune fille tire
en ce moment des notes douces et nostalgiques d'une corne
d’antilope que vient de lui passer son père. Agitée de frissons
spasmodiques, la fiancée de Bitouala s’approche du cours d'eau et
parle avec force aux flots :

Bouloungou boua Tata N’Konongo,


Toko ! Toko ! Toko !

Sur-le-champ, de multiples remous se produisent à la surface


des eaux. Un troupeau de petits hippopotames, de la grandeur
d’un porc, le dos dépassant le niveau de l’eau, viennent s’éche¬
lonner, depuis l’endroit où sont posés les pieds de Hakoula,
jusqu’à l’autre rive. La jeune fille saute lestement sur le hamac
qu’elle a eu soin de pousser sur le pont établi par le dos des
pachydermes, attire son père à elle et frappe les flots du
sceptre clanique.
Doutez ! lecteur, si vous le voulez, mais pour les spectateurs
oculaires ayant vécu le fait, leur conviction est absolue. Ils ont
vu, de leurs yeux vu, le hamac glisser sur les dos grisâtres des
pachydermes, pour aller s’arrêter, sans secousses, sur l'autre rive
de la Madzia, laissant débarquer Hakoula et son père pendant
que les sorciers invectivaient les espaces de leurs sarcasmes.
Tremper sa queue de buffle dans l’eau, en asperger les quatre
coins est, pour l’héroïne, le premier geste dès qu’elle a touché la
terre. Se retournant alors vers son monde, elle ordonne d'une
voix impérative :
— Passez après moi ; le pont ne s’écroulera pas, ma volonté le
soutient de ses piliers puissants.
Sans la moindre hésitation, les Bissi-N Tsoundi, dociles,
obéissent à l’ordre de la petite prêtresse et passent sans
encombre la Madzia.
Que faut-il de plus pour convaincre de la puissance de Bi-
lounga et sa fille ? S’étonneront-ils après ce qu’ils viennent de

201
voir quand le soir, à la danse commune, ils verront Hakoula, as¬
sise sur la natte en fibres de fromager qui recouvrira le lit nup¬
tial, sans que personne l’y aide, planer sur la case de Bitouala et
survoler tout le village en jouant de sa corne d’antilope ?
S’étonneront-ils également quand ils verront les gars de Mand-
zakala se jeter dans les brasiers incandescents allumés devant le
palais de Mi N’Tsembo, sans qu’un seul cheveu huileux de leur
tête se brûlât ? La preuve est faite sur l’indiscutable supré¬
matie de la famille NTsoundi.

Puissance des femmes1

— Mon langage qui semble t’effaroucher et te blesser peut-


être, est celui d’un homme. Car, si « Force » considérable que
tu paraisses être, tu n’es, en définitive, qu’une femme...
Hakoula, qui reconnaît l’ascendant et l’amour-propre de
l’homme dans l’adolescent, sourit et réplique avec une douceur
mélancolique :
— Je constate que toi aussi, comme tous ceux de ton sexe, tu
te fais une mauvaise opinion de la femme. Pour les hommes, la
femme est une « Force » inférieure. Oh ! je n’essayerai pas de
te faire changer cette opinion établie depuis l’origine de la Vie.
Je voudrais néanmoins te dire ce qu’en réalité nous sommes,
nous, les femmes, dans la société, dans le temps et dans
l’espace. Comme tu ne le sais certainement pas encore, je dois
t’apprendre que, qui dit femme, dit Charme, Caresse, Orne¬
ment, Fleur, Consolation, Douceur et Paix. La femme irrite,
énerve, excite et calme l’homme et le console toujours dans ses
moments les plus difficiles. Elle dirige le monde. Par un seul de
ses regards, par son sourire ou son mécontentement, d’un seul
geste, elle peut bouleverser ou consolider la société la mieux
organisée, provoquer ou arrêter des assassinats et des guerres,
susciter les héroïsmes les plus sublimes. Elle peut annihiler la
puissance de toute la magie millénaire. Rien qu’avec une imposi¬
tion de sa petite main — je ne peux t’en dire davantage —
elle fait disparaître les effets nocifs du venin et du Totem les
plus redoutables. L’homme, épave passive, obéit à toutes ses
fantaisies, à toutes ses excentricités. Tout ceci n’est rien
encore en comparaison de ses attributs créateurs. Dans la
procréation, la femme détient la plus grande responsabilité.
N était-elle pas en effet, le gîte, le foyer de l’œuf géniteur ?
Mère, elle est incontestablement l’agent intermédiaire entre

1. Conversation entre la princesse Hakoula et son fils.

202
la « Force-Suprême1 » et la création. L’homme, lui, encore une
fois, n’est ici qu’un apport secondaire pour la multiplication du
genre humain. Qu’est-ce qu’il y a de plus divin, de plus grand et
de plus beau que de créer ? La femme conçoit, ou si tu préfères,
elle crée en quelque sorte. Pendant neuf mois, elle porte dans
son sein, nourrit de son sang et de sa chaleur le fœtus qui, une
fois né, aura encore besoin de sa tendresse, de son lait, de ses
soins les plus sublimes. Avoue, mon fils, que la femme a un rôle
de premier plan, presque égal à la « Force-Suprême ». Pourquoi,
dans ces conditions, l’homme engendré et nourri par elle, qui lui
doit tout, qui n’a qu’un rôle secondaire de soutien dans la
famille, dans le clan, la traite-t-il en être insignifiant et
inférieur ? Non, la femme est autre chose qu’une force inférieure.
Si elle semble le faire croire à l’orgueil de l’homme trop
égoïste, c’est qu’elle se sent très supérieure à lui et, comme le
Tout-Puissant qui tolère les insolences de ses créatures, elle
attend son heure pour prouver sa suprématie indiscutable. Par la
complexité physiologique de tout son être, par la délicatesse
biologique de sa nature, la femme est le « jardin » de la vie.
Elle est la parure de la nature et la sœur puinée de Dieu, tandis
que l’homme n’en est que le neveu. »
Pendant un certain temps, la mère et le fils se considérèrent,
les yeux dans les yeux, semblant se jauger, et finirent par se
sourire :
— C’est très bien, maman, conclut le garçon. Très bien. Reste
donc, comme sœur puinée de M’Poungou1, l’Ame et la Sagesse de
la Vie ; moi, j’en serai l’Esprit et la fougue animateurs.
(La légende de M’foumou Ma Mazano,
Editions Présence Africaine, Paris)

ABDOULAYE SADJI (+ 1961) -Sénégalais et instituteur formé


1 à P institut de William Ponty,
Sadji a écrit des romans sur les mœurs de son pays. Très bon observateur,
il excelle à faire vivre ses personnages et nous donne de très intéressantes
analyses de certains groupes sociaux du Sénégal. _ .
A travers l’histoire de Maimouna, Sadji nous décrivait aussi bien la vie
et la mentalité campagnardes que l’esprit et les habitudes de la haute
société musulmane de Dakar. A .
Dans Nini, il nous livre un portrait féroce des mulâtresses de Saint-
Louis, avides de s’européaniser par tous les moyens, victimes comme leurs
sœurs des Antilles, du complexe d’infériorité du a leur peau sombre.
Nous regrettons la mort de cet écrivain dont la carrière fut trop breve.

1. Dieu.

203
Les mulâtresses de saint-louis
DU SÉNÉGAL

Saint-Louis est la capitale des mulâtresses, leur univers fermé


d’où elles entrevoient la belle et douce France. La belle et
douce France, objet de soupirs énamourés, patrie perdue.
A Saint-Louis, l’élément mulâtre se distingue nettement de
l’élément noir. On dirait les immigrants d’une race d’aristo¬
crates déchus vivant dans un perpétuel effort pour en imposer
à leur entourage, les Nègres.
Entre mulâtres mêmes, il y a des cloisonnements étanches.
Ils se distinguent entre eux non seulement par des titres de
noblesse authentique ou fausse, mais encore et surtout par la
teinte de leur peau et un nom de famille devenu célèbre grâce à
l’aïeul blanc qui a été magistrat, officier ou grand négociant.
Mais la volonté de ségrégation la plus nette se marque chez
les mulâtresses qui se divisent entre trois grandes classes.
En marge de ces trois catégories, il faut placer certaines
mulâtresses de toutes teintes échappées du troupeau, qui ont
fait piquer au noir leur lèvre inférieure, tout comme les négres¬
ses noires, tresser leurs cheveux à l’indigène, et qui mordent
avec dignité, en pleine rue, l’habituel « sotiou », morceau de
bâton tendre qui rend les dents éclatantes de blancheur.
C’est un spectacle, un panorama séduisant d’espèces et de
sous-espèces, de couleurs épidermiques, de toilettes, de grâces
diverses ; un monde hétéroclite dominé par des antogonismes
latents et des rancunes sans cause.
Le sort des mulâtresses de première et de seconde classe est
plus digne d’attirer l’attention du psychiatre. Elles ont grandi
dans l’idée qu’autrefois tous les Noirs de Saint-Louis étaient
leurs esclaves, que malgré la pseudo-abolition de l’esclavage et
les efforts de la Démocratie qui voudrait le nivellement des
races et des classes, il est impossible qu’elles descendent jusqu’à
considérer les Noirs comme des égaux. Les vieilles grand-mères
et les vieilles tantes qui représentent l’ordre ancien montent
la garde. Conservatrices farouches en matière religieuse ou
sociale, elles tiennent à conduire au bon port leurs petites filles,
les Nini, les Madou et les Nénette.
Aussi les mulâtresses de Saint-Louis détonnent-elles dans un
milieu où Blancs et Noirs authentiques vivent normalement,
sans heurts et sans bruit, chacun dans le cadre qui répond à ses
mœurs.
Elles savent peu de choses de la vie bourgeoise, autrement
dit de la bienséance, mais elles sont à cheval sur ce peu : une
maladresse commise par un Noir leur arrache des cris d’horreur.

204
Une expression qui leur est familière et chère est : « ceci a
de l’allure » :
— Ce chapeau a de l’allure ; ... ce pull (pull-over) a de l’allure ;
... ce manteau a de l’allure...
Elles sont en perpétuelle lutte avec le soleil et la nature de
leur pays qui poussent à la lassitude, à la mélancolie plutôt
qu’aux gaietés et aux allures compassées ; un trait dominant de
leur humeur est une effervescence un peu simulée.
Il est étonnant de voir comme elles sont agiles et remuan¬
tes dans ce cadre d’Afrique si plein de mollesse.
Peu d’entre elles ont vu Paris ; mais toutes vous diront la
féérie des Champs-Elysées, le charme du Trocadéro, les merveil¬
les des Tuileries. Et quand la nostalgie les grise par trop fort,
elles parlent de leur prochaine rentrée en France.
Surtout n’allez pas leur demander si elles parlent ouolof (la
langue de leurs aïeux nègres). Elles ne comprennent que le
français — et peut-être l’anglais — car l’anglais est une langue
de civilisé et il a de l’allure. Elles parlent d’ailleurs le français
avec une vivacité et une couleur que leur envieraient les Parisien¬
nes les plus intoxiquées. Elles sont à l’affût des tournures de
langage frais émoulues de Paris. Elles les roulent entre leurs
lèvres épaisses en y ajoutant bien malgré elles un certain par¬
fum de gutturalité chaude et authentiquement nègre.
Ce que la nature n’a pas voulu faire, la poudre le réalise à la
perfection. Quelle merveilleuse chose pour blanchir ! Les mulâ¬
tresses chargent leur figure et leur cou de cette poudre qui, chez
l’Européenne, était peut-être faite pour rehausser l’éclat de la
blancheur naturelle.
(Nini, Editions Présence Africaine, Paris)

BERNARD DADIE (1916) — Ivoirien, formé lui aussi à William


Ponty, comme Modibo Keita, le
docteur Houphouet Boigny et tant d’autres cadres de l’Afrique franco¬
phone, Dadié a participé intimement à l’équipe de Présence Africaine, et
s’est taillé une place bien à lui au sein de la littérature négro-africaine.
Il se fit d'abord remarquer par un recueil de contes Le Pagne noir, puis
par des poèmes de combat, Afrique debout, enfin par une très belle auto¬
biographie, Climbié. Mais il a changé de genre et s’est découvert une
excellente plume de chroniqueur avec Un Nègre à Paris et Patron de
New York. Enfin Dadié s’est révélé dramaturge en écrivant quatre pieces
dont la plus connue est Monsieur Togonini.

205
Climbié en prison

Souvent, la nuit il passait en revue les accusations portées


contre lui. Le mot antifrançais, jamais écrit, perçait cepen¬
dant à travers toutes les phrases. On l’avait envoyé méditer
entre ces murs où il se sentait un être à la merci du Juge, du
Procureur, du Commandant de Cercle, du Gendarme, du Com¬
missaire de Police, du Régisseur, des Gardes, de tous ces gardiens
vigilants qui représentent le Code, l’Ordre, la Société. Ils
peuvent le faire sortir pendant une nuit de fouilles, et... N’est-
il pas un être en rupture de ban, un serpent bon à écraser ? Et
qui a-t-on jamais blâmé d’avoir tué un serpent ? Bien au con¬
traire ! On recueille des félicitations et le reste. Le Médecin
lui-même, lors des visites, à l’ambulance, le traitait avec ru¬
desse. Il ne le touchait pas. Etait-il donc aussi dangereux que
cela ? Il avait essayé de penser, de juger. Tout le mal provient
de là. Il voulait, dans la société, jouer un autre rôle que le rôle
obscur de brillant second imparfaitement formé, donc mal
rétribué et de ce fait tout le temps aux prises avec les pires
difficultés. Il avait voulu chanter aux gens la splendeur de la vie
que des individus s’efforcent d’enlaidir. Entre quatre murs, dans
les ténèbres. Mais on ne peut l’empêcher de penser ce qu’il
pense, de penser que l’homme a droit à un minimum d’égards, un
minimum de bien-être, un minimum de liberté, de sécurité, sans
lequel il ne pourra jamais s’épanouir... Or, lorsqu’on parle de
bien-être, des hommes s’effarouchent ; lorsqu’on parle de quié¬
tude, ils pensent à un rendement moindre, parce que le travail¬
leur ne sera plus talonné par le besoin, le souci... ; pour eux, il
faut le tenir par des liens.
Et tous tremblent lorsqu’on parle d’un peu de liberté. Nom¬
breux sont ceux qui voient aussitôt la fin d’une autorité. Le
malentendu est là.
Certains mots dans la bouche de l’Africain auraient-ils un
autre sens ? Climbié voudrait ne pas réfléchir. Mais peut-on
s’empêcher de réfléchir ?
Lui, Climbié, il est un « objet », parce qu’il n’est pas un
citoyen-métro. Il n a même pas, juridiquement, la même valeur
que tous ses amis naturalisés Français qui sont là, autour de lui.
A quoi a-t-il droit ? A la natte — et encore, lorsque les crédits
le permettent — à la vieille gamelle rouillée et sale, au repas
infect cuit dans un fût d’essence, au coucher de dix-sept heures.
Pas droit au lit, au couvert, au repas venu de l’hôtel, à aucun des
avantages attachés à la qualité de Français-métro.
Oui, c’est ici que les inégalités sont les plus accusées. Et ses

206
amis ont renoncé à tous leurs avantages pour mener la même
vie que lui. Chaque Français, individuellement veut représenter
la Nation. Et lui, que doit-il représenter ? Quelle place veut-on,
en réalité, lui donner dans le concert ?
Un prisonnier, impliqué dans de nombreuses affaires, pour ne
point parler et donner des noms, s’était évadé. Chacun, dans
la prison, connaissait ses puissantes relations. Au lendemain de
cette évasion, c’est eux que le juge vint fouiller, défaisant même
les doublures des caleçons, à la recherche d’on ne sait quel
document, interrogeant le mur, le sol pour découvrir une ca¬
chette.
Non, jamais ils ne cherchent les causes réelles. Mais toujours
des instigateurs, des boucs émissaires !
Ce juge de vingt ans, au nom de la Loi, le déshabillait, lui
Climbié qui frisait la quarantaine. Et s’il protestait, refusait, ce
serait : « outrage à un magistrat ». Vraiment, partout des
fondrières. Un prisonnier est-il encore un homme en regard de
la force ? puisque ce juge s’était conduit de la même façon
envers ses amis naturalisés Français ? Il tenait certainement à
leur faire comprendre que lui, il était Français de naissance et
non par décret... et partant, ils pouvaient, eux aussi, être
traités comme des « objets » par un jeune homme de vingt ans,
armé du Code.
La première nuit de leur arrivée, le gendarme furieux avait
crié : « Mettez-moi en cellule tous ces forbans et qu’on ne leur
ouvre pas avant dix heures, demain. »
Forbans ! C’était le mot qui expliquait l’exclusive.
Il y a des gens qui jouent en sachant jouer et d’autres qui,
jouant avec passion, ne savent pas jouer. Ce gendarme et ce
juge sont de la seconde catégorie. Malgré les siècles de culture,
dont ils peuvent se targuer, ils demeurent les hommes d’une
idée, des hommes entiers... des hommes braqués, comme on dit.
Depuis la fin de la guerre, certains Européens, ayant changé
d’attitude pour avoir compris que leurs intérêts sont liés à ceux
des indigènes, qu’un temps est entièrement révolu, font de
visibles efforts pour aplanir les difficultés, établir des ponts.
Mais sont-ils écoutés ? Les nécessités politiques et économiques
parlent plus fort. Et ils passent donc un peu pour des objecteurs
de conscience dans un milieu où l’on cherche constamment
l’« Africain », comme Diogène cherchait un homme, l’étudiant
comme on étudierait une plante ou une roche, oubliant qu il est
lui aussi un homme, d’une couleur différente certes, mais
homme quand même. Est-ce une raison valable de le traiter
comme on le fait parce qu’il n’a pas inventé la roue ? Et

207
combien d’Européens parmi ceux qui, à son endroit, ont des
attitudes si cavalières, auraient été capables d’inventer la
roue ? Qu’ont-ils personnellement inventé ? Intelligence et gé¬
nie ne sont pas l’apanage d’un continent, d’une race, d’une
couleur. Or le Blanc, hors de son continent, voudrait tout
ramener à lui, tout subordonner à sa couleur. Instinctivement
pourrait-on dire. Par droit de conquête ? Esprit de solidarité ?
Calcul ? France et France-d’Outre-mer ! Toute l’histoire est
dans l’outre-mer. Ce déterminatif, quelque peu restrictif.
D’aucuns parlent, trop souvent, de passé barbare. On juge
toujours mal un peuple en ne citant que ses conquérants ou des
êtres que les circonstances ont obligé à prendre les armes.
Lui, il ne sait rien, il en a conscience ; il n’a aucun diplôme
valable. Mais les « diplômés authentiques » qui vont venir,
quelle place occuperont-ils ? L’on fera un peu de place à quel¬
ques-uns, aux premiers ; et les autres ? Ils s’en iront à l’aventure
chercher une situation.
Que veut le Blanc ? La stabilité ; sa quiétude ; son confort ;
la sécurité quotidienne pour lui et pour les siens. Le statu quo.
Car il faut avoir le courage d’avouer qu’il est très difficile de se
défaire de ses droits et de ses prérogatives, rien que pour des
raisons humanitaires. Ainsi quelle attitude adopter à l’égard des
sujets d’hier qui, après s’être hissés à votre hauteur, voudraient
vous dépasser ? Il est « normal » qu’on frappe, qu'on leur frappe
sur la tête comme les vieux frappent sur la tête des enfants qui
veulent avoir le même oreiller qu’eux1. Et l’on frappait les
Climbié et consorts que la vie n’avait pas encore assez mûris.
Des êtres différents de soi ! Certains jeunes Européens,
condisciples de Climbié, qui avaient abandonné l’école en cours
de route, sont aujourd’hui des hommes considérables. Ce n’est
guère une question d’étoile. Car les Africains qui, eux aussi,
partirent de l’école dans le même temps, demeurent ce qu’ils
doivent demeurer et ne savent où donner de la tête. Ils s’usent
dans les chemins battus. Après s’être agrippés pendant un
moment à toutes les aspérités pour se maintenir, ils ont fini
par dégringoler. La course à la fortune se ferait-elle sur un tapis
glissant auquel le Noir n’est pas habitué ?
Climbié connaît dans ce pays des gens qui, s’ils avaient été
européens, auraient, de par leur ancienneté et leur rang social,
occupé des places très importantes. Mais ils sont ce qu’ils sont
et demeurent ce qu’ils doivent être. Et même des jeunes gens
se permettent de les bousculer parce qu’ils sont ce qu’ils sont.

1. L’étiquette n’zema veut que par respect l’enfant n’ait pas le même
oreiller que ses aînés.

208
Ah ! comme c’est bien d’être enfant d’une grande nation forte
et puissante ! Comme c’est réconfortant de promener un
regard sur une carte et de murmurer avec fierté : « Tout ça,
c’est pour moi, le sol, les hommes, le ciel !» De là proviennent
certaines attitudes malheureuses.
A une remarque d’un des défenseurs, le juge d’instruction avait
répliqué : « La prison n’est pas un château. Nous n’allons pas
donner des lits à des gens qui n’en ont jamais eu chez eux ! »
Il débutait dans la carrière et Climbié et ses amis avaient
chacun au moins quinze ans de service. Mais ils devaient rester
au bas de l’échelle. Leur sphère.
(Climbié, Ed. Seghers, Paris)

Il n’y a personne ?

Afrique ! Afrique de la reconquête des libertés.


Il n’y a personne en Afrique.

Les steppes et les forêts bruissent


Et il n’y a personne.

Les scribes tapent, écrivent, se démènent avec mille bruits


Et il n’y a personne.

Les bonnes essuient, nettoient


Et il n’y a personne.

Les tirailleurs par les grands boulevards, vont chantant


Et il n’y a personne.

Dockers, peintres, chauffeurs, maçons


Tous ouvriers de la peine.
D’ombre habillés et de toisons de jais coiffés
Triment
Et quand l’homme blanc vient, embrassant la foule d’un regard
de dieu,
A la tourbe d’esclaves soumis pose l’éternelle question :
— Il n’y a personne ?
— C’est-à-dire ?
— Un Blanc !
Afrique ! Afrique de la reconquête des libertés,
Afrique du Nègre,
Il n’y a personne en Afrique !

209
Car le nègre ployant sous le joug
des maîtres du cuivre et des épices.
Est-il encore une personne ?

{Afrique debout, Ed. Seghers, Paris)

La légende baoulé

Il y a longtemps, très longtemps, vivait au bord d’une lagune


calme, une tribu paisible de nos frères. Ses jeunes hommes
étaient nombreux, nobles et courageux, ses femmes étaient
belles et joyeuses. Et leur reine, la reine Pokou, était la plus
belle parmi les plus belles.
Depuis longtemps, très longtemps, la paix était sur eux et
les esclaves même, fils des captifs des temps révolus, étaient
heureux auprès de leurs heureux maîtres.
Un jour, les ennemis vinrent nombreux comme des magnans.
Il fallut quitter les paillotes, les plantations, la lagune poisson¬
neuse, laisser les filets, tout abandonner pour fuir.
Ils partirent dans la forêt. Ils laissèrent aux épines leurs
pagnes, puis leur chair. Il fallait fuir toujours, sans repos, sans
trêve, talonné par l’ennemi féroce.
Et leur reine, la reine Pokou, marchait la dernière, portant
au dos son enfant.
A leur passage l’hyène ricanait, l’éléphant et le sanglier
fuyaient, le chimpanzé grognait et le lion étonné s’écartait du
chemin.
Enfin, les broussailles apparurent, puis la savane et les rôniers
et, encore une fois, la horde entonna son chant d’exil :

Mi houn A no, Mi houn A no, blâ ô


Ebolo nigué, mo ba gnan min —
Mon mari A no, mon mari A no, viens,
Les génies de la brousse m’emportent.

Harassés, exténués, amaigris, ils arrivèrent sur le soir au bord


d un grand fleuve dont le cours se brisait sur d’énormes ro¬
chers.
Et le fleuve mugissait, les flots montaient jusqu’aux cimes des
arbres et retombaient et les fugitifs étaient glacés d’effroi.
Consternés, ils se regardaient. Etait-ce là l’Eau qui les
faisait vivre naguère, l’Eau, leur grande amie ? Il avait fallu qu’un
mauvais génie l’excitât contre eux.
Et les conquérants devenaient plus proches.

210
Et, pour la première fois, le sorcier parla :
« L’eau est devenue mauvaise, dit-il, et elle ne s’apaisera que
quand nous lui aurons donné ce que nous avons de plus cher. »
Et le chant d’espoir retentit :

Ebe nin flê nin bâ


Ebe nin flâ nin nan
Ebe nin flê nin dja
Yapen'sè ni djà wali
Quelqu’un appelle son fils
Quelqu’un appelle sa mère
Quelqu’un appelle son père
Les belles filles se marieront.

Et chacun donna ses bracelets d’or et d’ivoire, et tout ce


qu’il avait pu sauver.
Mais le sorcier les repoussa du pied et montra le jeune prince,
le bébé de six mois : « Voilà, dit-il, ce que nous avons de plus
précieux. »
Et la mère, effrayée, serra son enfant sur son cœur. Mais la
mère était aussi la reine et, droite au bord de l’abîme, elle leva
l’enfant souriant au-dessus de sa tête et le lança dans l’eau
mugissante.
Alors des hippopotames, d’énormes hippopotames émergè¬
rent et, se plaçant les uns à la suite des autres, formèrent un
pont et sur ce pont miraculeux, le peuple en fuite passa en
chantant :

Ebe nin flê nin bâ


Ebe nin flâ nin nan
Ebe nin flê nin dja
Yapen’sè ni djà wali
Quelqu’un appelle son fils
Quelqu’un appelle sa mère
Quelqu’un appelle son père
Les belles filles se marieront.

Et la reine Pokou passa la dernière et trouva sur la rive son


peuple prosterné.
Mais la reine était aussi la mère et elle put dire seulement
« baouli », ce qui veut dire : l’enfant est mort.
Et c’était la reine Pokou, et le peuple garda le nom de
Baoulé.
(Légendes africaines, Ed. Seghers, Paris)

211
MONGO BEI I — Né en 1931, cet écrivain camerounais qui a
publié son premier roman sous le nom d’Eza
Boto, puis les suivants sous le pseudonyme de Mongo Beti (c’est-à-
dire : enfant du peuple Beti) s’appelle en réalité Alexandre Biyidi.
Malgré certaines gaucheries de style, Ville Cruelle témoignait déjà des
possibilités de cet étudiant de vingt-trois ans. Son talent n’a fait que
s’épanouir dans ses livres suivants r Mission terminée et Le roi miraculé
où Mongo Beti tente d’écrire des histoires de chez lui « comme tout le
monde » sans se soucier de politique ou de colonialisme.
Il y a cinq ans, il manifestait déjà son désir de « désengager » la
littérature, réalisant le danger qu’il y avait pour les écrivains de se
cantonner dans « une littérature de circonstances ». Cela ne signifiait pas
pour lui une désertion de la politique ; il souhaitait seulement qu’on
sépare davantage les deux domaines ; qu’il soit permis à l’écrivain noir
d’écrire ce que bon lui semble, quitte à militer pour l’émancipation de sa
race et de son pays par les autres moyens, articles, pétitions, techniques
révolutionnaires, action concrète même, si nécessaire.
Il était donc à l’époque un des seuls qui voyait dans l’avenir de la
littérature nègre le mouvement qui se dessine en effet depuis les
Indépendances.
Il vient de publier aux Ed. Maspero un pamphlet politique. Main basse
sur le Cameroun, et deux romans : Remember Ruben et Perpétué.
Les extraits qui suivent sont tirés de Ville cruelle et, comme le titre
l'indique, attirent l’attention sur les diverses aliénations que subissent les
Africains dans les villes coloniales : déracinement du milieu traditionnel,
affrontement au système de l’occupant occidental, corruption des mœurs
d'une masse que la détribalisation abandonne à l’anarchie morale : les
villes d’Afrique sont de vraies jungles où l’homme perd le sens des valeurs
en même temps que le cadre qui en était la garantie.

Ville cruelle

Deux Tanga1... Deux mondes... Deux destins !


Ces deux Tanga attiraient également l’indigène. Le jour, le
Tanga du versant sud, Tanga commercial, Tanga de l’argent et
du travail lucratif, vidait l’autre Tanga de sa substance humaine.
Les noirs remplissaient le Tanga des autres où ils s’acquittaient
de leurs fonctions. Manœuvres, petits commerçants, fonction¬
naires subalternes, rabatteurs, escrocs, oisifs, main-d’œuvre
pénale, les rues en fourmillaient. Chaque matin, les paysans de
la forêt proche venaient grossir leurs rangs, soit qu’ils fussent
simplement en quête de plus vastes horizons, soit qu’ils vins¬
sent écouler le produit de leur travail ; il s’était constitué
parmi eux une mentalité spécifique, si contagieuse que les hom¬
mes qui venaient périodiquement de la forêt en restaient
contaminés aussi longtemps qu’ils séjournaient à Tanga.
Ils étaient arrivés de tous les coins du pays. Mais ils ten¬
daient de plus en plus à se penser plutôt comme habitants de
Tanga que comme originaires du Sud ou de l’Est, du Nord ou de

1. Tanga est sans doute le nom par lequel l’auteur désigne la petite
ville de Mbalmayo, à 60 km de Yaoundé.

212
l’Ouest. On pouvait les voir dans la rue : ils riaient, discutaient,
se disputaient, avec des gestes qui auraient enfermé l’univers
entier. Ils couraient, marchaient, se bousculaient, tombaient de
vélo, le tout non sans une certaine spontanéité, seul résidu de
leur pureté perdue. Ils s’agitaient au soleil, sous le regard
angoissé des sbires qui circulaient par groupes comme dans une
ville en état d’alerte.
La nuit, la vie changeait de quartier général. Le Tanga du
versant nord récupérait les siens et s’animait alors d’une effer¬
vescence incroyable. Il faisait fête chaque nuit à ses enfants
prodigues. On eût dit qu’il aurait voulu les abreuver d’une chose
qu’ils perdraient peut-être bientôt pour toujours : la joie, la
vraie joie, la joie sans maquillage, la joie nue, la joie originelle.
Mais cela, ils ne pouvaient pas le comprendre. Déjà ils ne
pouvaient plus dire d’où ils venaient qu’en nommant leur village
natal, leur tribu d’origine. Us ne savaient pas non plus où ils
allaient, ni pourquoi ils y allaient. Etonnés de se trouver si
nombreux ensemble, ils se résignaient pourtant à cet étrange
isolement de forêt vierge où ils se sentaient individuelle¬
ment.
Dans Tanga-Nord, une case sur cinq tenait lieu de débit de
boisson : le vin rouge, généralement mélangé de mauvaise eau, le
vin de palme souvent mal conservé, la bière de maïs, ce qu’il y
avait de meilleur, y coulaient à profusion. Les initiés savaient
en outre où et comment se procurer de l’Africa-gin, une
fameuse boisson locale, très fortement alcoolisée. L’Adminis¬
tration en avait formellement interdit la vente et la fabrica¬
tion. Il s’était donc installé tout un réseau clandestin de
distribution, de vente, d’achat, de transport de ce produit
rare. N’importe comment, ce n’est pas sa fabrication que l’on
pouvait raisonnablement interdire puisque là-bas, loin de la
ville, au sein de la forêt, personne n’irait jamais voir.
Les maisons de danse exerçaient une attirance inouïe sur les
habitants des deux sexes. Violemment éclairées à l’électricité,
bruyantes, mélodieuses et plus souvent cacophoniques, tambouri¬
nantes, pleines d’une faune singulière (engoncée dans des faux-
cols ou fagotée dans des robes et des jupes de mauvaise coupe,
en tout cas guindée, bouffie, empruntée, fausse), elles coûtaient,
par bonheur, trop cher. Aussi était-il commun de se rassembler
à deux, à trois ou davantage, dans une case, autour d’une
calebasse de vin, de battre sur des caisses vides à défaut de
tam-tam, de pincer les cordes d’une guitare ou d’un banjo,
d’improviser un bal où la fantaisie était la règle prédominante,
malgré l’exiguïté du local.
Les rues de ce Tanga n’avaient pas de réverbères, cela va

213
sans dire. Les mauvais garçons, nombreux ici, en avaient profité
pour convertir la chaussée en lieu de règlements de comptes.
Cela expliquait que l’obscurité retentît sans cesse de piétine¬
ments sourds, de poursuites frénétiques, de gifles dont la sono¬
rité ne le cédait en rien à celle d’un browning. Ces séances de
brutalité, à cause du phénomène de l’accoutumance, en étaient
venues à ne plus intéresser que les professionnels, la population
des cases y étant totalement indifférente ; elles pouvaient
durer un temps inimaginable pour un étranger, à cause de la
carence nocturne de la police, commandée par les préceptes de
prudence et d’économie que l’on devine.
Combien d’âmes habitaient Tanga-Nord ? Soixante, quatre-
vingts, cent mille, comment savoir exactement ? Aucun recen¬
sement n’avait jamais été fait. Sans compter que cette popu¬
lation était en proie à une instabilité certainement unique. Les
hommes quittaient la forêt pour des raisons sentimentales ou
pécuniaires, très souvent aussi par goût du nouveau. Ils séjour¬
naient ici quelque temps, à l’essai. Certains, assez peu nom¬
breux, trouvaient impensable que l’on danse dans une case, alors
que dans une case voisine on pleurait un mort dont le cadavre
n’avait même pas encore été mis sous terre : écœurés, ils s’en
retournaient tout simplement dans leur village, où ils parlaient
de la ville avec tristesse, en se demandant où allait le monde.
D’autres, convaincus à force de railleries qu’ils s’habitueraient
rapidement à des mœurs aussi insolites — simple question de
temps ! — décidaient de se fixer définitivement Ils faisaient
ensuite venir femmes et enfants, ou, s’ils étaient jeunes et
célibataires, frères et sœurs cadets, pour conserver à côté
d’eux, comme un vivant et constant souvenir du village natal
qu’ils ne reverraient peut-être plus. Généralement, ils y pen¬
saient d’abord, à leur village natal ; et puis, peu à peu, les
années passant, ils l’oubliaient, accaparés entièrement par des
préoccupations d’un tout autre genre. Il en était qui ne pou¬
vaient réaliser ici leurs ambitions sociales : ils s’en allaient
goûter à une autre ville.
Tanga, Tango-Nord, je veux dire, était un authentique
enfant de l’Afrique : à peine né, il s’était trouvé tout seul dans
la nature. Il grandissait et se formait très rapidement, beau¬
coup trop rapidement. Il s’orientait et se formait trop au
hasard, comme les enfants abandonnés à eux-mêmes. Comme
eux, il ne se posait pas de questions, quoiqu’il se sentît dérouté.
Nul ne pouvait dire avec certitude ce qu’il deviendrait, pas
même les géographes, ni les journalistes, et encore moins les
explorateurs.
{Ville cruelle, Ed. Présence Africaine, Paris)

214
La vente du cacao

Banda vidait lentement son sac dans l’appareil de bois. Il ne


pouvait détacher ses yeux des fèves qui, en roulant les unes sur
les autres, faisaient un bruit de feuilles mortes qu’on piétine.
Comme il les aimait ces feuilles-là ! Il lui semblait qu’elles
étaient sorties de son sein, tant il avait mis de lui-même pour
les obtenir, pour les créer et en faire ce qu’elles étaient
aujourd’hui, si rouges, si sèches. Son cacao était bon, incontes¬
tablement. Ses yeux rencontrèrent ceux du fonctionnaire. Celui-
ci plongea son bras jusqu’au coude dans les fèves. Il y fourragea
longuement, retira une pleine poignée qu’il étreignit plusieurs
fois de sa main... Il ne disait rien. Pour être sèches, elles sont
sèches, songea le jeune homme qui décrocha un bref regard
triomphal à Sabina. Le contrôleur s’était mis à sectionner les
fèves une à une, sans arrêt, avec application ; son couteau
lançait de menus éclairs. Il avait le visage fermé, l’œil rétréci.
Banda, de plus en plus nerveux, s’accroupit, plaça le sac béant à
l’endroit de l’ouverture pour récupérer les fèves. Il ne se releva
pas ; il attendait, tenant à deux mains son sac par les bords.
Au-dessus de sa tête, les craquements secs lui indiquaient que le
contrôleur n’avait pas terminé. Comme il était long ! Ça c’est
mauvais signe, constata Banda qui, n’y tenant plus, se releva
brusquement. De nouveau, leurs yeux se croisèrent. L’autre
maintint les siens ; Banda aussi, quoiqu’il eût atrocement peur
maintenant.
— J’ai cinq autres charges avec moi, fit-il pour dire quelque
chose. Aussitôt, il se reprocha d’avoir dit ça. Il avait parlé
sans avoir été interrogé, comme autrefois à l’école lorsqu’il
était menacé d’une correction. Le souvenir de ces années d’une
constante dissimulation et de peur lui fit mal au cœur.
— Est-ce le même cacao ?
— Oui...
— Exactement le même ?
— Mais oui !
Il n’ignorait pas tous égards qu’il devait au fonctionnaire, au
contrôle, à Monsieur le contrôleur. Mais à dessein, il lui parlait
avec nervosité, s’appliquait à crâner pour se venger d’avoir
laissé paraître sa peur.
— Montre-le-moi toujours.
Pour sûr qu’il était bon son cacao. Autrement, pourquoi
aurait-il dit ça : « Montre-le moi toujours » ?
Les cinq femmes s’étaient sagement groupées autour du
contrôleur et suivaient 1’opération. Il prenait une pleine poi-

215
gnée de fèves dans chaque hotte : il les sectionnait toutes
jusqu’à la dernière. Parfois, il sectionnait des moitiés ou des
quarts de fèves.
Tout à coup Banda songea de nouveau à la phrase : « Mon-
tre-le-moi toujours. » Et peut-être qu’il était mauvais aussi,
son cacao. A cette idée, il sentit comme une aiguille s’enfoncer
lentement dans son cœur. Est-ce que vraiment il pourrait être
mauvais, son cacao ? A son tour, il puisa une poignée de fèves
dans une hotte et les pressa dans la paume de sa main. Pour
êtres sèches, elles étaient sèches. Mais alors, quoi ? Est-ce
qu’elles étaient moisies au dedans ? Il n’eut pas le temps de se
trouver une réponse à cette question. En un tour de main, les
costauds du contrôleur s’étaient emparés des cinq charges de
cacao qu’ils emmenaient vers le monceau de fèves d’où partait
la fumée. Que venait donc de dire le contrôleur ?
— Mauvais, ce cacao... très mauvais, au feu !...
Banda frémit de colère. Ses yeux s’embuèrent de larmes.
— Non ! rugit-il, ce n’est pas vrai ! Mon cacao est bon !
Il bondit après les costauds du contrôleur. On aurait dit que
les gardes régionaux n’attendaient que ce geste. Ils se ruèrent
sur lui. Il y eut une mêlée confuse, rapide. On vit des poings, des
matraques s’élever et s’abattre. Le corps gigantesque d’un garde
roula par terre. Les cinq femmes qui avaient accompagné Banda
s’interposèrent courageusement.
— Vous ne pouvez pas vous battre à quatre contre lui tout seul.
Vous n’êtes donc pas des hommes ? disaient-elles.
— Nous ne voulons pas nous battre contre lui, répondaient les
gardes régionaux. Nous l’emmenons au Commissariat de police,
un point c’est tout.
Ils venaient de le maîtriser. Ils l’obligèrent à se relever el
lui mirent les menottes.
(ibidem)

Pauvre paysan

Le tailleur s’était tourné vers son neveu qu’il écoutait avec une
attention admirative.
— Fils, dit-il, raconte-moi ça une nouvelle fois. Elles étaieni
cinq à t’accompagner...
— Cinq à m’accompagner, reprit Banda en écho.
— Et vous portiez à vous six deux cents kilos de cacao.
— Oui, deux cents kilos ni plus ni moins.
— C’est beaucoup ça.
— Oui, beaucoup.
— Et ils ont saisi ton cacao au contrôle.

216
— Oui, ils l’ont saisi et ils l’ont mis au feu.
— C’est-à-dire qu’ils ont fait semblant.
— Je ne sais pas, mais ils l’ont mis au feu.
— Je te dis qu’ils ont fait semblant.
— Soit, oncle. Ils ont fait semblant...
— Deux cents kilos...
— Deux cents...
— Tout saisi...
— Tout jusqu’à la dernière fève.
— Et tu t’es battu avec eux ?...
— C’est-à-dire qu’ils m’ont rossé... Ils étaient quatre. Ils
m’ont poché un œil.
En signe de désagréable surprise, le tailleur avait entrouvert
sa bouche et tirait légèrement sa langue pâle d’affamé. Ses yeux
étaient rouges comme s’il n’avait pas dormi depuis des jours. Sa
tête entièrement chauve, sauf à la nuque, luisait au soleil. Il
était assis devant sa machine, désemparé, triste, pensif.
— Ah ! Banda, mon enfant, quel malheur te frappe là ! Deux
cents kilos de cacao au feu ! A-t-on jamais vu pareille chose ?
Pauvre garçon ! Comment te marier après ça, je te le de¬
mande ? Deux cents kilos... une fortune. Travailler toute l’an¬
née, débrousser sa plantation, émonder les cacaoyers chaque
matin... pour quel résultat ? Cette idée d’instituer un service de
contrôle... et des contrôleurs ! Si nos chefs à nous avaient
seulement le courage de nous défendre, ce qu’ils feraient tout de
suite c’est d’aller protester. Seulement, ce n’est pas eux qui
feront ça. Ils n’ont jamais pu paraître devant le blanc sans
avoir envie de pisser. Les chefs... pouah ! Et va faire ceci. —
« Oui, mon commandant !» Quand diront-ils : « non, mon com¬
mandant ! »... Oh ! Tu attendras longtemps avant qu’ils ne
disent : « non, mon commandant ! Mes hommes à moi en ont
assez ». Tu attendras longtemps. Les chefs... Pouah. Non mais,
cette idée d’instituer des contrôleurs... Autrefois, nous en
faisions à notre tête... personne ne nous disait jamais com¬
ment traiter notre cacao. Et pourtant on nous l’achetait
toujours, et au prix fort, ne l’oublie pas. Tout marchait bien...
ou à peu près... enfin on ne se plaignait pas trop. Ce qui est
sûr, c’est que nous aurions pu nous passer de leurs contrôles.
Mais non, les voilà qui s’amènent. Et de te faire la leçon. Et
de t’en dire et de t’en raconter...
— Toi, tu suis leurs préceptes, et à la lettre. Est-ce que ça les
empêche de saisir ton cacao ? Pas du tout. Et de te le brûler,
ou plutôt de faire semblant ? Pas du tout. Comment vivre dans

217
de telles conditions je te le demande, fils ? Tu ne peux jamais
savoir ce qui t’arrivera demain...
(ibidem)

FERDINAND OYONO — Oyono avait commencé une carrière de


romancier qui promettait d’être brillante
avec Une vie de boy, caricature de la vie coloniale en général et d’une
famille de Blancs en particulier, dont les petits côtés étaient observés par
l'œil ironique du boy de la maison. Satire sans pitié !
Le vieux nègre et la médaille racontait sur un mode mi-moqueur, mi-
attendri, les péripéties de la décoration officielle d’un ancien et fidèle
fonctionnaire camerounais, tout dévoué, comme il se devait, à la Mère-
Patrie ; la critique se faisait cette fois tant à l’encontre du colonisé que
du colonisateur, et le roman est une réussite d’humour et de vérité
psychologique.
Chemin d’Europe, le dernier roman d’Oyono est moins convaincant. 11
a changé son style et s’inspire trop du roman français contemporain. Cela
produit des phrases trop longues et un ralentissement de l’action qui cadre
mal avec le sujet : histoire classique du petit séminariste qui, sorti du
séminaire, essaie plusieurs métiers avant d’obtenir la bourse qui lui
permettra de réaliser son rêve : aller en France.

Une visite officielle1

Au loin, un tam-tam retentit. Une rumeur sourde nous parvint.


Il était indéniable qu’une grande manifestation nous attendait.
Le village fut enfin en vue. Il y régnait un remue-ménage qui ne
devait pas être coutumier. Une mer humaine avait envahi la
place du village. Les cris stridents des femmes retentirent.
Elles criaient la main contre la bouche. On aurait cru entendre
la sirène de la scierie américaine de Dangan. La foule se fendit
pour laisser passer la voiture qui s’immobilisa devant un paraso-
lier fraîchement élagué, au sommet duquel flottait un drapeau
français.
Un vieillard, au dos arrondi et au visage aussi ridé qu’un
derrière de tortue, ouvrit la portière. Le Commandant lui serra
la main. L’ingénieur lui tendit aussitôt la sienne. Les femmes se
remirent à crier de plus belle. Un gaillard coiffé d’une chéchia
rouge cria : « Silence ! ». Bien qu’il fût torse nu et portât un
pagne, son autorité venait de sa chéchia de garde du chef.

1. La visite du « Commandant » européen était un événement typique de


l’Afrique coloniale. Les « indigènes », affublés d’uniformes hétéroclites,
composent un tableau ridicule dans leur vaine tentative de réussir une
cérémonie bien française.

218
Le chef portait un dolman kaki, sur les manches duquel on
avait dû coudre à la hâte ses écussons rouges barrés de galons
argentés. Un bout de fil blanc pendait à chaque manche. Un
homme entre deux âges, qui portait une veste de pyjama par¬
dessus son pagne, cria : « Fisk ! ». Une trentaine de marmots,
que je n’avais pas distingués jusque-là, s’immobilisèrent au garde-
à-vous.
« En avant, marsssse ! » commanda l’homme.
Les élèves s’avancèrent devant le Commandant. Le moni¬
teur indigène cria encore : « Fisk ! ». Les enfants semblaient
complètement affolés. Ils se serraient comme des poussins
apercevant l’ombre d’un charognard. Le moniteur donna le ton,
puis battit la mesure. Les élèves chantèrent d’une seule traite
dans une langue qui n’était ni le français ni la leur. C’était un
étrange baragouin que les villageois prenaient pour du français
et les Français pour la langue indigène. Tous applaudirent.

(Une vie de boy. Editions Julliard, Paris)

Mère et fils

Elle ne pouvait pas ne pas se moquer de mes boniments, au


moins intérieurement, et se retenait pour ne pas me faire
entendre cette voix de jadis qui suffisait à mon bonheur au
temps où nous pouvions nous livrer sans gêne aux jeux innocents
et touchants de mère et d’enfant ; peut-être étaient-ce ces
souvenirs qui me faisaient parler comme si j’étais ivre, ou
l’obstination à me trouver une belle raison qui pulvériserait son
indifférence : bien que cela ne lui arrivât plus souvent, elle avait
beaucoup ri naguère à l’époque où, avant que je me fusse glissé
derrière elle, que j’eusse levé perfidement mon bras lui embras¬
sant déjà la nuque, elle se la protégeait vigoureusement avec la
double barrière de ses mains superposées et éclatait, les yeux
fermés, de son rire rafraîchissant comme l’eau de liane et qui,
explosion même de la santé, de la joie de vivre qu’elle recélait
sous la tyrannie du vieillard1, avait le don de faire éclater ses
colères ; nous désertions sa masure et courions dans les hautes
herbes abandonnées par l’hivernage, dans la petite brousse
autour du village où mûrissent papayes et goyaves, succulents
projectiles de nos ébats jusqu’à ce que l’ombre cruciforme,
lugubre, d’un toucan du soir glissât sur nos têtes. Hélas ! L’ar¬
gent m’avait frustré de cette joie... En désespoir de cause, je

1. Son mari.

219
me mis à concevoir tout haut un univers où soufflaient des
tornades de francs C.F.A., où moutonnaient des forêts de
billets de Banque d’Afrique Occidentale française ; et le miracle
se produisit qu’à force de me repaître de ces pécuniaires chimè¬
res, je me surpris en train d’arborer un ricanement béat de
nègre arrivé dont la vie est à jamais assurée... Ma mère éclata
en sanglots : « Mon pauvre, comment peux-tu nous jouer une si
ignoble comédie ! »
Je m’abattis sur l’épaule de ma mère, cette vieille épaule-
oreiller de mon enfance où glissait ma nuque fragile et que je
retrouvais toujours la même, après tant d’années, avec une joie à
la fois triste et amère comme si rien n’avait changé depuis,
comme si j’étais toujours le bébé vagissant sur les nippes qu’elle
accumulait sous mon dos pour adoucir ma couche sur l’aride lit
de bambou où je vis le jour et où nous nous retrouvions, à l’au¬
rore qui suintait à travers les lézardes, dans cette position où
semblait nous avoir pétrifiés le temps, comme si nous en étions
sortis, abandonnés de tous, avec le sentiment cristallisé de la
pitié que nous avions de nous-mêmes.
(iChemin d’Europe, Ed. Julliard, Paris)

L’enterrement

Nous tenions occasionnellement lieu de corbillard dans ce pays


sans pompes funèbres, et, la tête en feu, nous titubions dans la
boue glaireuse grouillante de l’hivernage où chaque goutte de
pluie semblait avoir donné naissance à un ver ; il y en avait de
toutes les tailles, de toutes les couleurs : lombrics roses, mauves
et violets, vers bicéphales, trigonocéphales, à tête d’aspic, de
couleuvre, de ténia, monde annélide des grandes pluies qui en
quelques jours ferait d’un cadavre d’éléphant un squelette bien
nettoyé, digne d’un musée, et c’était dans cette boue vorace
que nous allions enterrer mon père, en peinant derrière le
révérend père D... qui allait, soutane retroussée, au pas de l’oie,
chantant faussement le « Miserere mei Deus », tandis que sur
mon crâne roulait, vrombissait avec un bruit de course pesante
et sans répit de taupe, errànt à travers un plafond, le maigre
corps de mon père sans cesse en déséquilibre sur sa bosse que la
mort n’avait pas diminuée et qui lui faisait heurter les minces
planches du cercueil avec une lugubre fréquence, comme si le
corps eût oscillé au rythme d’un métronome invisible qui
n’était que notre pas de canard dans le bourbier gluant.
(ibidem)

220
Le temps d’Afrique

Notre chef de village portait une inutile et onéreuse montre-


bracelet en or — il ne croyait pas qu’on pût emprisonner le
temps dans une petite boîte métallique (« le temps des blancs »)
qu’il avait reçue de l’administration et qu’il dédaignait, mépri¬
sait, simple parure qui lui étranglait le poignet, en conti¬
nuant à lire l’heure au soleil à l’instar de nos ancêtres, avec une
inflexion du cou sur l’épaule gauche, l’œil rapetissé, canaille,
comme s’il eût regardé par le trou d’une serrure, et répétant à
qui voulait l’entendre que seuls le ciel, la mer et la forêt
étaient assez vastes pour contenir son temps à lui.
(ibidem)

Les africanistes

L’avion déversait tous les jeudis soirs, ces blancs férus de


l’Afrique de leur rêve qu’ils semblaient ne venir explorer que
pour l’enfermer dans des albums destinés à enflammer l’imagi¬
nation de ces bourgeois pantouflards en mal d’aventure dont
regorge l’Europe.
Ces chevaliers de l’Aventure, des deux sexes et de tous les
âges, nous arrivaient, hors d’haleine, la mine épanouie. On avait
l’impression qu’une usine les catapultait ici, le cou tendu, autour
duquel on avait glissé l’étui d’une caméra qu’on leur vissait
ensuite à l’œil, figeant ainsi dans une indistincte mimique leur
visage qu’ombrait un énorme casque de liège. Alors, téléguidés,
pétris d’un enthousiasme facile éclatant à l’amoncellement des
ténèbres comme au déchaînement subit d’un orage, devant
quelque pauvre diable, un singe, une femme nue ou un fou, ils
étaient là, aux aguets, à la recherche des rites, prompts à
dévisser le capuchon de leur stylo, à pister le sauvage, le bon
sauvage de leur enfance vierge des stigmates du temps : le
« Bamboula !» et à écrire un livre, un grand livre qui n’a jamais
été écrit sur ce pays et dont le titre ricochait aussitôt sur le
zinc du toit avec les bouchons de champagne, parlant de ce
continent dont ils étaient tous aptes à saisir et à expliquer,
tout de go, l’unique de l’inexprimable !
Et j’étais devenu, vénal, leur providence locale, leur permet¬
tant de photographier ou de filmer le pygmée ou le singe se
balançant sur sa branche, le boa dilaté par sa pénible digestion,
l’hippopotame qui détale au bord du fleuve, le mariage local où
les époux avancent en dodelinant de la tête au rythme d’un
balafon : autant de scènes « formidables ! », « extraordinaires ! »,
« sensationnelles ! ».

221
...Mes compatriotes nous improvisaient ainsi un rite dont
mes explorateurs, après s’être acquittés du « matabish1 », le plus
souvent le prix de plusieurs bonbonnes de vin rouge ou de vin de
palme dont nos acteurs, faméliques et désœuvrés, s’énivraient
d’abord à mort, organisaient fébrilement la mise en scène,
souriant à la pensée d’un prochain festival cinématographique où
ils allaient méduser le jury et lui arracheraient le Grand Prix qui
les consacrerait africanistes.
(ibidem)

PETER ABRAHAMS — Ce Sud-Africain est l’écrivain noir de


langue anglaise qui est le plus connu en
Afrique et peut-être dans le monde. Pourtant son premier roman ne date
que de 1956. Mais rapidement traduit en français, il eut une
diffusion et un succès dus à plusieurs raisons.
Tout d’abord s’y affirmait, du premier coup, un écrivain d’excellente
qualité, ayant le don de créer une atmosphère et des personnages
tellement réels qu’on croit vivre soi-même leurs aventures. Ensuite ce
roman révélait dans toute son acuité et sa complexité le problème de
l’Afrique du Sud qui est bien un des plus douloureux de ceux qui
déchirent le monde nègre.
Les lois de l’apartheid, la condition inférieure dans laquelle les Noirs
sont maintenus, le scandale de leur misère et de leur exil dans ce pays qui
est le leur et qu’ils travaillent de leurs mains, la dureté particulière des
colons hollandais qui craignent une émancipation des indigènes menaçant
leurs privilèges et leur hégémonie, l’âpreté et le courage des * boers », ces
paysans blancs qui ont conquis ce pays sur les Anglais et sont prêts a se
défendre maintenant jusqu’au dernier plutôt que de lâcher prise, tous ces
éléments confèrent au combat engagé entre Noirs et Blancs, à cette extreme
pointe de l’Afrique, le caractère tragique d’une lutte à mort.
C’est cela qu’on découvre dans les romans d’Abrahams. Il est signifi¬
catif d’ailleurs que l’Afrique du Sud soit le seul pays où même des Blancs
se soient mis à écrire et à témoigner pour les noirs ! Alan Paton dans
Pleure, ô pays bien-aimé et Harry Bloom dans Emeute au Transvaal
combattent aux côtés d’Abrahams, de Mphalele, de Rive, de Luthuli et
peuvent être considérés comme faisant partie de la littérature nègre bien
plus que de la littérature anglaise.
Peter Abrahams a écrit encore Une couronne pour Udomo et Rouge
est le sang des noirs.

« Réservé aux Européens »

Une impulsion inexplicable me poussait tous les soirs à faire de


longues promenades solitaires dans les quartiers blancs de
Johannesburg.
Un soir après l’autre, je quittais Vrededorp pour arpenter les

1. Pourboire.

222
grandes rues propres bordées d’arbres. J’y cheminais lentement
et je jouissais de la brise fraîche et du silence merveilleux. Mes
épaules et ma tête se redressaient, mes poumons se dilataient
à l’air pur, et je me sentais mieux, rien que de me trouver dans
ce quartier spacieux...
De chaque côté de ces rues larges, étaient bâties de solides
maisons de briques ; même si les rues avaient été bruyantes, les
habitants n’auraient rien pu entendre derrière ces murs épais.
La pluie pouvait toujours dégringoler et le vent hurler : il y
faisait sûrement sec et chaud.
Par les fenêtres je regardais à l’intérieur : la magie de
l’électricité était telle qu’un garçon pourrait sûrement lire les
Lamb’s Tales sans se fatiguer les yeux sous une lumière pareille !
J’entrevis plusieurs fois des murs entiers couverts de livres : quel
spectacle ! De temps à autre, je voyais des gens à table, ils
mangeaient dans de la porcelaine fine sur des nappes couleur de
neige. Les sièges étaient grands et confortables. Et que d’es¬
pace partout !... D’une fenêtre ouverte m’arriva de la musique
comme je n’en avais jamais entendue à Vrededorp.
Pendant ces promenades nocturnes, il m’est arrivé d’avoir
envie d’uriner, mais j’ai dû tourner les talons en lisant les avis
placardés sur les lavabos public :

Réservé aux Européens

Souvent aussi, j’aurais aimé me reposer, et m’asseoir un


instant, mais les bancs du parc me prévenaient :

Réservé aux Européens

Quelquefois, j’avais en poche le prix d’une tasse de thé en


passant devant de joyeux petits cafés. Il n’y avait pas d’avis
visible, mais je savais que ceux-ci également étaient :

Réservé aux Européens

En fait, toutes ces rues, tous ces arbres, et même l’air pur
que je respirais dans ce quartier étaient :

Réservé aux Européens

J’étais un intrus, et comme tous les intrus, je me glissais


prudemment, pour ne pas être découvert...
De toute mon âme, je désirais ce que les blancs possédaient,
et je leur enviais ce privilège d’européen qui leur était échu.

223
Un jeune être, sensible, démuni de tout, est souvent d’humeur
tendue ou violente ; un sentiment d’infériorité et de souffrance
le possède en permanence, et des aspirations désespérées l’ac¬
cablent : nourri de mes trois livres, j’étais tout ceci à la fois
pendant ces promenades nocturnes.

Les « Laissez-passer »

— Jim, pourquoi est-ce que les métis n’ont pas besoin de


laissez-passer ?
—•' C’est parce qu’ils ne sont pas si nombreux, Beet. Si vous, les
métis, vous étiez aussi nombreux que les africains, vous auriez des
laissez-passer comme nous.
— Mais pourquoi ?
— C’est parce qu’ils ont peur, Beet. Si tu as beaucoup d’enne¬
mis, et si tu n’es pas sûr de les avoir conquis, tu veux savoir où
ils sont, ce qu’ils font et où ils vont, et, si possible, ce qui se
passe dans leur tête ! Les laissez-passer sont très commodes
pour tout ça.
-— Tu en as plusieurs ?
— Pour un homme, petit, c’est déjà trop d’en avoir un, mais
moi je suis obligé d’avoir toute cette collection.
Il m’en fit la liste.
... Quand Jim avait quitté son village Pedi dans le nord du
Transvaal, il avait dû se présenter au poste de police le plus pro¬
che ou à un bureau des Affaires Indigènes. Là, on lui donna un
« Permis de route » pour faire le voyage jusqu’à Johannesburg.
Arrivé en ville, il reçut un « Laissez-passer d’identité » et un
« Permis spécial de six jours ». Il devait payer cent francs par
mois pour faire renouveler le premier et le second lui servait de
couverture tandis qu’il cherchait du travail. Il ne trouva pas de
travail pendant les six jours, et oublia d’aller au « Bureau des
laissez-passer » pour le faire renouveler... Le huitième jour, il fut
ramassé par la police, et passa deux semaines en prison comme
vagabond : cela lui apprit à se présenter régulièrement au
« Bureau des laissez-passer ».
Ayant enfin trouvé du travail en banlieue, il reçut un
« Laissez-passer mensuel » qui est en fait un contrat de travail.
Comme tous les gens de maison, il avait du temps libre, les fins
de semaine et, comme eux aussi, il désirait aller à Vrededorp ou
à Malay Camp pour boire un verre, avec un peu de veine, trou¬
ver une jeune femme, et, par-dessus tout, faire connaissance avec
la vie citadine. Mais ces endroits-là étaient en dehors du quartier
dans lequel il était inscrit. Donc, pour y aller sans risquer de se
faire ramasser, il demanda un « Permis de voyage ». A ce

224
moment-là, connaissant des africains en ville, et désirant leur
rendre visite les dimanches où il était libre, il recevait de son
patron un « Laissez-passer spécial pour la journée ». Une fois
arrivé sur place, il devait d’abord chercher un « Laissez-passer
pour visiteurs » chez le surveillant de l’enclave où ses amis
habitaient Armé de ces deux pièces, il avait le droit d’entrer
dans l’enclave.
Après quelque temps, avec l’approbation de son patron, il
décida d’aller vivre avec ses amis. Le surveillant local entra en
communication avec le « Bureau des laissez-passer », et son
casier judiciaire étant vierge, à part quelques jours de prison, il
fut autorisé à déménager, après avoir récolté par-dessus le
marché un « Bon de logement ».
Un jour il rencontra une femme, une gentille jeune femme,
belle aussi, avec laquelle il pouvait rire et qui lui rappelait celle
qu’il avait laissée dans son village. Tout avait été si bon... Ils
se promenaient dehors la nuit mais, pour se promener sans
crainte après neuf heures, il lui fallut demander un « Laissez-
passer spécial de nuit ».
(Je ne suis pas un homme libre, Editions Casterman, Paris-Toumai).

SEMBENE OUSMANE — Sénégalais, né en 1928 Sembene n’est


pas un universitaire. Apres son certi-
fîcat il fit plusieurs métiers avant de devenir docker^ au port de
Marseille, et son premier roman, il l’a écrit alors et l’a intitule Le
docker noir, très mal écrit. Cependant il récidiva avec O pays, mon beau
peuple qui décrivait la vie des paysans de son pays. Son style s améliorait.
11 continua de travailler et déjà Les bouts de bois de Dieu qui relate la
grève des ouvriers du chemin de fer du Niger, prend le ton et 1 ampleur
du roman épique.
Mais c’est dans Voltaïques que Sembene prouve qu’il est vraiment
devenu écrivain. Ce recueil de nouvelles est un petit chef-d œuvre que
n’importe quel poète -— je dis bien poète — serait fier d’avoir produit.
L’Harmattan ne fait que confirmer ce que Voltaïques nous avait
appris : que Sembene Ousmane sera, s’il continue sur cette voie, un des
plus grands romanciers d’Afrique noire. Ses deux nouvelles Vehi Ciosane
et Le Mandat remporteront le prix de littérature au Festival de Dakar.
Son « engagement » est très prononcé dans la lutte contre le colonia¬
lisme et, aujourd’hui, dans l’édification du socialisme. 11 faut savoir que
Sembene a toujours été un militant syndicaliste et que, d’autre part, ses
admirations littéraires le portaient davantage vers Richard Wright et les
romanciers russes que vers Senghor. .
Cet homme du peuple y est profondément resté enracine, et son
« populisme » ne provient pas d’un choix d intellectuel en crise ^ de
conscience, mais d’une expérience vécue qui lui fait trouver immédiate¬
ment le ton et les sentiments justes quand il parle des ouvriers ou des
paysans.

225
Cependant, il n’est pas prisonnier de ses idées politiques. H a prouvé à
merveille dans Voltcüques qu’il savait tout aussi bien parler de l’amour de
deux jeunes gens, des vices de la polygamie, du désespoir d’une servante,
des problèmes d’un couple mal assorti etc., thèmes, cadrés bien sûr dans
la vie africaine, mais aussi universels et dont Sembene sait tirer toute la
riche substance humaine.

La tentation1

D’instinct, ses pas le portèrent en direction de la gare. Son


regard parcourut l’ensemble du dépôt, les toits des ateliers, les
hangars aux portes béantes, l’amoncellement des rails, les
mastodontes immobiles et muets. Il regarda un instant les
quelques ouvriers blancs que l’on avait fait venir de la métro¬
pole pour assurer le service d’entretien et qui permettaient
d’ouvrir la ligne une fois par semaine. Pensif, il revint sur ses
pas et s’engagea dans le dédale des tapates. Soudain, il se
trouva face à face avec un Blanc. C’était Isnard, le contremaî¬
tre. En vieil habitué des tropiques, Isnard ne portait pas de
coiffure. Son visage avait la couleur d’un cuir rouge ; bien qu’il
se fût rasé le matin, des poils noirs envahissaient son menton et
ses joues, son cou puissant était plissé comme celui d’un vieux
buffle ; sa salopette de travail était impeccablement repassée
et, des manches courtes, sortaient deux bras velus et musclés. Il
tendit la main à Doudou. Surpris par ce geste — c’était la
première fois, depuis quinze ans qu’il travaillait sous les ordres
d’Isnard, que celui-ci lui dormait une poignée de main — il
tendit la sienne d’un geste machinal.
— Tiens, Doudou ! je ne pensais pas te rencontrer par ici.
C’est vrai, nous sommes en grève, je n’y pensais plus ! Alors,
comment va notre nouveau chef ? Tu sais, je suis très fier que
les ouvriers aient choisi quelqu’un de notre équipe ! Au moins, je
peux me dire qu’après quinze ans de colonie j’aurai fait quelque
chose ! Quand je me rappelle tes débuts...
Et Isnard se lança dans une biographie quelque peu fantaisiste
de Doudou. Celui-ci ne l’écoutait pas. Durant les années où il
avait été sous les ordres d’Isnard, les seules paroles qu’il avait
entendues étaient : « Tu as terminé ?» ou « Cette pièce est
pour la section trois. » Dans l’équipe, on avait surnommé Isnard
« Jour-en-Bas ». Chaque fois qu’un ouvrier arrivait en retard,
Isnard écrivait sur son calepin le nom et le matricule du
coupable, et, le soir venu, lui annonçait : « Ta journée est en
bas. »

1. Le contremaître européen essaie de corrompre le chef des grévistes


et briser ainsi la résistance des ouvriers noirs.

226
Lorsqu’il s’aperçut que les retardataires préféraient passer
chez eux la journée perdue, il trouva un autre moyen de les
« punir » comme il disait. Pour préparer leur tisane, les hommes
devaient aller à la forge à l’autre bout de l’atelier et ils
déposaient là leur moque pour laisser infuser le breuvage chaud.
Isnard sortait alors de sa cachette et, d’un coup de pied,
renversait le récipient.
Un jour, Doudou s’était querellé avec Dramé, le sous-chef
d’équipe aux yeux de fouine. « Pourquoi les Blancs ont-ils le droit
à dix minutes de casse-croûte et pas nous ? » avait-il demandé.
Dramé s’était empressé d’aller rapporter ces paroles à Isnard
qui avait fait venir Doudou et lui avait dit à voix haute devant
tout l’atelier : « Va te faire blanchir et tu auras tes dix
minutes ! » Doudou avait maîtrisé sa colère, mais l’humiliation
était restée. Jamais plus il n’avait adressé la parole au contre¬
maître autrement que pour le service.
Aussi la présence d’Isnard, à ce moment, lui causait-elle un
véritable malaise ; à la rancune se mêlait la crainte d’être vu
en compagnie du Blanc. Gêné, il tenait son regard fixé sur le
bout noir de ses chaussures de tennis.
— C’est bien embêtant, cette grève, poursuivait Isnard. Tu
sais que les nominations pour les nouveaux postes de cadres sont
arrivées. J’ai vu ton nom sur la liste. Remarque, je le savais
d’avance, car il y a longtemps que je t’avais proposé, mais je
voulais t’en faire la surprise parce que tu es un bon ouvrier.
Isnard avait bien préparé son petit discours. Il savait Doudou
faible, comme tous ceux qui aiment la flatterie. Il posa sa main
velue sur l’épaule de son compagnon tout en regardant autour de
lui avec l’espoir que quelqu’un les verrait. Doudou, qui avait
aperçu Bachirou et Séné Maséne au coin de la rue du marché, fit
semblant de se baisser pour examiner le pli de son sabador, en
réalité pour échapper au contact de cette main. Le contre¬
maître, qui avait saisi le manège, revint à la charge.
— Les nominations sont valables depuis quatre mois. Ça va te
faire un joli magot, un rappel pareil ! Tu pourras te payer une
nouvelle épouse ! Tu me connais, je respecte vos coutumes et,
parfois, je regrette même de n’être pas africain pour avoir
quatre femmes ! Et puis, ce n’est pas tout : 1 autre jour, j ai vu
M. Dejean, le directeur. Tu ne le connais pas, mais il te connaît
lui, et tu le connaîtras. Nous avons parlé de toi. Tu sais, je vais
bientôt prendre ma retraite, alors... alors, c’est toi qui me
remplaceras. Il y a bien Dramé, qui est un ancien, mais il ne
sait pas lire. Oui, tu prendras ma place, et ce n’est pas deux
épouses que tu pourras avoir, mais trois ou quatre... sacré
veinard !
227
La main d’Isnard était descendue et tapotait gentiment les
omoplates de Doudou, mais celui-ci ne disait toujours rien :
parfois il relevait la tête et son regard allait se perdre très
loin, au-delà des nuages.
— Ah ! tu allais me faire oublier le plus important, dit Isnard ;
j’ai trois millions à ta disposition. Je ne veux pas t’acheter, je
connais trop bien les Africains, et je sais que ça ne prendrait
pas avec toi, non, c’est simplement une avance, un acompte.
Qu’en penses-tu? trois millions, des francs CFA, bien sûr...
Cette fois. Doudou le regarda en face. Le visage du contre¬
maître était plus rouge encore que d’habitude. Comme Doudou
ne disait toujours rien, Isnard se reprocha d’avoir vidé son sac
d’un seul coup. Il passa la main dans ses cheveux. Ce silence
était pénible.
Doudou sentit monter en lui une sorte de flamme, il adressa
un sourire victorieux à deux passants qui le regardèrent ébahis.
« Ni mon grand-père, ni mon père, ni moi n’aurions pu en
unissant nos trois vies voir autant d’argent en même temps »,
se dit-il. Puis, tout haut, il ajouta :
— C’est pour m’acheter ?
— Mais non, mais non ! Je te l’ai déjà dit : un simple acompte
sur tes droits à l’ancienneté. Ecoute, Doudou, tu vas être dans
les cadres, et il est de ton intérêt de pousser à la reprise.
Vois-tu, cette grève ne profite à personne, ni à toi, ni à moi,
ni à la Régie, ni à tes camarades. Une fois tout le monde
revenu au travail, ce sera toi, le secrétaire du comité, qui
pourras reprendre la discussion avec la direction.
— Trois millions, c’est une somme pour un nègre, pour un
ajusteur-tourneur nègre, mais je préfère rester Nègre car les
trois millions ne pourront pas me blanchir. J’aime mieux les dix
minutes de casse-croûte.
Isnard ne dit rien ; quelques pas plus loin :
— Vous aurez les dix minutes et bien d’autres choses ; le tout,
c’est de reprendre. Après la reprise, on s’entendra, j’en suis sûr.
Tu sais que je n’ai qu’une parole et que je considère les Nègres
commes les Blancs. De plus, je les aime.
Doudou avait enfin l’occasion de se venger :
— Bakaoyoko, le roulant, affirme que ceux qui nous disent :
« J’aime les Noirs », sont des menteurs.
— Ah ! celui-là, il verra quand la grève sera finie !
Et Isnard ajouta, comme s’il était profondément vexé :
— Moi, je n’aime pas les Noirs ?...
— Alors, explique-moi pourquoi tu les aimes. Un Noir, ce n’est
pas un fruit ni un lit. Pourquoi dis-tu : « Je les aime » ?

228
Isnard resta un instant sans répondre. Cette simple question
le rendait perplexe. Il n’avait jamais considéré les Noirs que
comme des enfants, souvent difficiles mais, somme toute, assez
maniables. Il chercha un biais :
— Les Noirs sont des hommes, comme les Blancs, et aussi
capables, parfois même plus.
— Plus, c’est trop. Mais pourquoi n’avons-nous pas les mêmes
avantages ?
Le visage du contremaître se ferma. Cette discussion l’irri¬
tait. Il ne pensait même plus au refus des trois millions, l’échec
qu’il était en train de subir était plus profond. Des concep¬
tions qui avaient été les siennes pendant des années et sur
lesquelles il avait construit sa vie, étaient mises en question :
une rage dont il se demandait s’il allait pouvoir la maîtriser
commençait à monter en lui.
(Les bouts de bois de Dieu, Ed. Presses de la Cité, Paris)

LES ESSAIS
On ne peut plus, en ces années qui suivent la Seconde Guerre
Mondiale, séparer la littérature nègre de la politique des pays
colonisés. En 1945 a lieu la conférence de Brazzaville, tandis
que la même année Houphouet-Boigny fonde à Bamako le Ras¬
semblement Démocratique Africain qui sera à la base de
l’émancipation de l’A.O.F.
Ce R.D.A., au départ aligné sur le parti communiste, impri¬
mera ses structures aux partis qui dirigent encore actuellement
le Mali, la Côte d’ivoire, le Niger et la Guinée.
Poètes et penseurs, romanciers et leaders noirs parlent
désormais le même langage et se comprennent à demi-mots.
Ni les diversités de langues ni les diversités d’origines ni les
différences de professions ne peuvent désormais empêcher
l’intercommunication nègre. C’est bien ce phénomène que dé¬
cèle Rabemananjara quand il écrit :
« La vérité est que, sous l'impératif de notre drame, nous
parlons malgache, wolof, arabe, bantou dans la langue de nos
maîtres. Parce que nous tenons le même langage, même si nous
ne possédons pas la même langue, nous arrivons à nous entendre
parfaitement de Tamatave à Kingston, de Pointe-à-Pitre à
Zomba. »
Pour un bref moment l’unité nègre est vraiment réalisée, du
moins au niveau des intellectuels.
C’est dans ce contexte qu’il faut considérer la portée et la
résonance des essais écrits alors par des Noirs totalement

229
étrangers à la littérature, tels George Padmore, Cheik Anta
Diop, Jomo Kenyatta, Kwame Nkrumah et Frantz Fanon.
Des ouvrages comme Panafricanisme ou communisme, Nations
nègres et culture, Peau noire, masques blancs trouvèrent chez
les poètes noirs un véritable « écho sonore » comme le voulait
jadis Victor Hugo.
A un tel point que ceux-ci ne justifient plus leur activité qu’à
l’intérieur de /’« engagement », de la lutte pour la libération
nationale. Poètes, intellectuels et leaders tombent d’accord sur
les principes qu’il ne peut y avoir de renaissance culturelle dans
les colonies sans émancipation politique ; que les hommes de
culture (c’est-à-dire les intellectuels) sont aussi responsables de
cette émancipation politique que de la renaissance culturelle ;
qu’ils ont donc la vocation précise — assignée par l’Histoire
— de guider, d’éclairer, de pousser leurs peuples vers l’Indé¬
pendance.
« L’homme de culture doit être un inventeur d’âmes » écrit
■Césaire, dont le Discours sur le colonialisme faisait autorité
dans le milieu de Présence Africaine.

KWAME NKRUMAH — Ce n’est pas en tant qu’homme poli¬


tique que nous insérons le leader gha¬
néen dans cette histoire de la littérature nègre. Mais comme Du Bois et
Césaire, Nkrumah fut un créateur de mythes. Celui qui lui est
propre aujourd’hui est certainement le panafricanisme ; mais il ne faut pas
sous-estimer l’influence qu’il avait déjà sur les intellectuels francophones
bien avant les indépendances africaines. Sans doute est-ce dû au fait que
le Ghana fut la première colonie d’Afrique à conquérir sa liberté en 1956
-— avec quatre ans d’avance sur les autres pays (à l’exception de la
Guinée — 1958). Pendant ces quatre années, le Ghana fut considéré
comme un pays pilote et Nkrumah comme le professeur de nationalisme
des futures républiques noires aussi bien que des poètes.
Dans le premier texte, on verra que dès 1947 Nkrumah avait non
seulement mis au point une méthode révolutionnaire pour libérer son
pays, mais encore établi les lignes de force de l’idéologie politique qu’il
comptait pratiquer après l’indépendance.
Dans le second texte on retrouvera l’analyse du colonialisme et sa
condamnation sans recours ; il dénonce en particulier, comme alibis, tous
les atermoiements que suscitaient les colonisateurs afin de retarder
l’échéance.
œuvres principales : L’Afrique doit s’unir — Le consciencisme.

Peuples des colonies, unissez-vous !

D’abord et avant tout, l’organisation des masses des pays


colonisés s’impose.

230
La première tâche de tout mouvement de libération cons¬
cient doit être cependant l’organisation des travailleurs et de
la jeunesse, et la liquidation de l’analphabétisme politique. Ceci
ne peut se réaliser que par une éducation politique des masses
qui se maintiennent en contact permanent avec les masses
des autres pays coloniaux. Cette forme d’éducation en finirait
avec cette espèce d’intelligentsia qui a identifié ses intérêts
avec l’esclavage colonial.
Puis, les organisations doivent former des agents du progrès ;
rechercher parmi les jeunes, les plus capables, pour les former
selon leur goût particulier (technique, scientifique ou politique) ;
établir un fonds scolaire pour aider et encourager les étudiants à
poursuivre leurs études aussi bien sur place qu’à l’étranger.
Le mouvement de libération nationale n’est viable que lié
aux masses, aux ouvriers et paysans organisés, à une organisation
de la jeunesse consciente et dynamique, que fidèle à leurs
objectifs et à leurs aspirations. Ces masses constituent la force
motrice du mouvement de libération nationale et au fur et à
mesure qu’elles s’organisent et que se renforce leur prise de
conscience, la volonté de libération cesse d’être un rêve pour se
concrétiser et devenir réalité.
Les peuples des colonies savent très bien ce qu’ils veulent. Ils
désirent être libres et indépendants, se sentir l’égal de tous les
autres peuples et prendre en main leur destinée sans la moindre
ingérence étrangère, et pouvoir en toute liberté réaliser un
niveau de développement qui leur permettra de se mesurer aux
nations les plus techniquement développées du monde. L’ingé¬
rence étrangère n’aide pas le développement des colonies, bien
au contraire, elle entrave, elle étouffe et anéantit non seule¬
ment le progrès économique, mais aussi l’esprit d’entreprise
chez les indigènes.
Le développement futur des peuples d’Afrique Occidentale,
comme de tout autre peuple colonisé, ne peut être réalisé que
dans des conditions d’indépendance politique, de nature à
assurer une grande liberté pour l’élaboration et la mise en
exécution de plans économiques et de législations sociales —
impératif de tout pays vraiment civilisé ; cela emporterait
indiscutablement l’approbation et le soutien des peuples qui y
trouveront eux-mêmes leurs intérêts réels. Ces conditions ne
peuvent pas exister sous des gouvernements étrangers et le
pays ne peut assurément pas prospérer sous le colonialisme et
l’impérialisme.
Nous proposons donc le programme suivant, convaincu qu’il
emportera l’adhésion enthousiaste et l’approbation des larges

231
masses des colonies. Il résume de façon concrète leurs revendi¬
cations formulées et leurs aspirations naturelles :

Liberté politique : indépendance complète et absolue sans ingé¬


rence d’aucun gouvernement étranger.
Liberté démocratique : libération de tout despotisme politique
et création d’une démocratie où la souveraineté émane absolu¬
ment du peuple.
Reconstruction sociale : préservation des larges masses du peu¬
ple de la misère et de l’exploitation économique et améliora¬
tion des conditions sociales et économiques du peuple, afin de
lui permettre de trouver de meilleures possibilités d’élever son
niveau de vie et d’affirmer son droit à la vie et au bonheur.
Ainsi le but du mouvement de libération est la réalisation
d’une indépendance complète et inconditionnelle et l’édifica¬
tion d’une communauté de peuples où le libre épanouissement de
chacun, garantit celui de tous.

Peuples des colonies


Unissez-vous !
Les travailleurs
de tous les pays
vous soutiennent

Analyse du colonialisme

L’un des objectifs de tout gouvernement colonial, en Afrique


comme ailleurs, a toujours été la lutte pour les matières premiè¬
res ; de plus les colonies sont devenues des chasses-gardées, des
déversoirs pour les produits manufacturés des capitalistes de
Grande-Bretagne, France, Belgique et autres puissances colonia¬
les, qui se reposent sur les colonies pour alimenter leurs usines :
voilà, brièvement esquissé, ce qu’est le colonialisme.
Le système colonial repose sur une base économique ; mais la
solution du problème colonial est, avant tout, politique. Aussi,
l’indépendance politique constitue-t-elle une étape indispensable
vers la libération économique. Sa réalisation suppose incontes¬
tablement l’alliance de tous les territoires coloniaux et des
dépendances ; et aussi la liquidation complète de toutes les
oppositions nées du régionalisme et du tribalisme. Car, par
l’exploitation du tribalisme et du régionalisme, la très vieille
politique coloniale du « diviser pour régner » s’est consolidée et
le mouvement de libération nationale en est entravé et déso-

232
rienté. Les efforts à déployer par les peuples coloniaux pour
en finir avec l’exploitation coloniale, requièrent de tous une
collaboration sincère et passionnée. Tous doivent y apporter la
totalité de leurs énergies physiques, intellectuelles, économiques
et politiques.
Sous les vocables mystificateurs tels que « humanitaire » et
« apaisement » utilisés par les gouvernements coloniaux, on ne
trouve, à y regarder de près, rien d’autre que déception,
hypocrisie, oppression et exploitation. Des expressions comme
« charte coloniale », « tutelle », « association », « protec¬
torat », « commission coloniale internationale , « statut de
dominion » , « condominium, « garantie contre la crainte
d’une domination sans fin», « réforme constitutionnelle » et
autres duperies qui servent à maquiller l’appareil administratif
pour la politique de l’« évolution vers l’autonomie », ne sont
autre chose que de la poudre jetée aux yeux des peuples colo¬
niaux par l’impérialisme. Mais les yeux des peuples coloniaux
commencent à s’ouvrir à la clarté et à découvrir la vraie significa¬
tion des politiques coloniales. La Chine en a déjà pris conscience ;
l’Inde aussi ; la Birmanie, les Indes Néerlandaises, l’Indochine,
les Iles Caraïbes et l’Afrique s’y acheminent à leur tour.
(Textes écrits et diffusés en polycopies, à Londres.)

FRANTZ FANON (1925-1961) — L’itinéraire de ce psychiatre


martiniquais 1 a conduit des
Antilles en France, puis en Algérie comme militant et médecin dans le
F.L.N., enfin en Afrique Noire où il représenta l’Algérie au Ghana
et fut même — pour un temps trop court — conseiller de Lumumba.^
Ce fut son livre Peau noire, masques blancs qui le fit connaître
d’autorité en 1954. C’était une étude magistrale des complexes des Nègres
antillais dus aux conditions sociales et psychologiques qui leur étaient
imposées.
Dans ses livres suivants Algérie an V, Les damnés de la terre, sans
disparaître, le médecin s’effaça devant le militant et l’idéologue.
En cette période qui précédait de peu l’Indépendance, le ton d’une
violence extrême, l’acuité des analyses et l’audace pour ne pas dire
l’extrémisme des positions politiques de Fanon, lui valurent une réso¬
nance exceptionnelle dans les milieux universitaires africains. De plus ce
très grand intellectuel qui était à la fois l’homme d’action le plus
intrépide, constituait un phénomène unique dans ce monde noir où les lea¬
ders se battaient surtout sur les bancs de l’Assemblée nationale, tandis
que c’étaient les ouvriers et les paysans qui manifestaient ou tenaient le
maquis dans les colonies. Fanon ne fut jamais député, ni ministre, ni
président d’un quelconque territoire. Mais il inspira la pensée révolution¬
naire des pays africains en même temps qu’il fut lui-même aux premiers
rangs du combat concret, aux côtés des fellaghas algériens.
Il est mort en décembre 1961, d’une leucémie. Mais la perspicacité de
ses prévisions sur l’évolution de l’Afrique lui assure une actualité et une
présence pour bien des années encore.

233
Processus de la prise de conscience
DES INTELLECTUELS COLONISÉS

Si nous voulions retrouver à travers les œuvres d’écrivains coloni¬


sés, les différentes phases qui caractérisent cette évolution,
nous verrions se profiler devant nos yeux un panorama en trois
temps. Dans une première phase, l’intellectuel colonisé prouve
qu’il a assimilé la culture de l’occupant. Ses œuvres correspon¬
dent point par point à celles de ses homologues métropoli¬
tains. L’inspiration est européenne et on peut aisément ratta¬
cher ces œuvres à un courant bien défini de la littérature
métropolitaine. C’est la période assimilationniste intégrale. On
trouvera dans cette littérature de colonisé des parnassiens, des
symbolistes.
Dans un deuxième temps, le colonisé est ébranlé et décide de
se souvenir. Cette période de création correspond approxima¬
tivement à une replongée dans son peuple. Mais comme le
colonisé n’est pas inséré dans son peuple, comme il entretient
des relations d’extériorité avec son peuple, il se contente de se
souvenir. De vieux épisodes d’enfance seront ramenés du fond de
sa mémoire, de vieilles légendes seront réinterprêtées en fonc¬
tion d’une esthétique d’emprunt et d’une conception du monde
découverte sous d’autres deux. Quelquefois cette littérature de
pré-combat sera dominée par l’humour et par l’allégorie. Pé¬
riode d’angoisse, de malaise, expérience de la mort, expérience
aussi de la nausée. On se vomit, mais déjà par en-dessous,
s'amorce le rire.
Enfin dans une troisième période, dite de combat, le colo¬
nisé, après avoir tenté de se perdre dans le peuple, de se perdre
avec le peuple, va au contraire, secouer le peuple. Au lieu de
privilégier la léthargie du peuple, il se transforme en réveilleur
du peuple. Littérature de combat, littérature révolutionnaire,
littérature nationale. Au cours de cette phase un grand nombre
d’hommes et de femmes qui auparavant n’auraient jamais songé
à faire œuvre littéraire, maintenant qu’ils se trouvent placés
dans des situations exceptionnelles, en prison, au maquis ou à la
veille de leur exécution, ressentent la nécessité de dire leur
nation, de composer la phrase qui exprime le peuple, de se faire
le porte-parole d’une nouvelle réalité en actes.
... L’homme colonisé qui écrit pour son peuple, quand il utilise
le passé, doit le faire dans l’intention d’ouvrir l’avenir, d’invi¬
ter à l’action, de fonder l’espoir. Mais pour assurer l’espoir, pour
lui donner densité, il faut participer à l’action, s’engager corps
et âme dans le combat national. On peut parler de tout mais

234
quand on décide de parler de cette chose unique dans la vie d’un
homme que représente le fait d’ouvrir l’horizon, de porter la
lumière chez soi, de mettre debout soi-même et son peuple,
alors il faut, musculairement, collaborer.
La responsabilité de l’homme de culture colonisé n’est pas
une responsabilité en face de la culture nationale mais une
responsabilité globale à l’égard de la nation globale, dont la
culture n’est, somme toute, qu’un aspect. L’homme de culture
colonisé ne doit pas se préoccuper de choisir le niveau de son
combat, le secteur où il décide de livrer le combat national. Se
battre pour la culture nationale, c’est d’abord se battre pour la
libération de la nation, matrice matérielle à partir de laquelle
la culture devient possible. Il n’y a pas un combat culturel qui se
développerait latéralement au combat populaire. Par exemple
tous ces hommes et toutes ces femmes qui se battent poings
nus contre le colonialisme français en Algérie ne sont pas
étrangers à la culture nationale algérienne. La culture nationale
algérienne prend corps et consistance au cours de ces combats,
en prison, devant la guillotine, dans les postes militaires
français investis et détruits.
(Les damnés de la terre, Editions Maspero, Paris)

JOMO KENYATTA — Le vieux leader du Kenya est un des plus


anciens militants pour la libération de
l’Afrique.
Elevé dans la tradition tribale, initié et ayant participé à tous les
aspects de la vie traditionnelle, très au courant des mœurs et de la
religion de son pays (son grand-père était sorcier), il acquit chez lui une
autorité qui lui permit de lancer en 1928 déjà le premier journal gikuyu
Muigwithania. (On écrit plus couramment kikuyu).
A ces racines solides, Kenyatta put ajouter une culture occidentale tout
aussi solide ; en 1931 il voyage en Europe, qu’il parcourt, de la Russie à
l’Angleterre.
Il épouse même une Anglaise et mettra quinze ans avant de rentrer au
Kenya où l’attendait la lutte contre cette Grande-Bretagne qu’ü aimait
cependant dès qu’elle cessait d’être coloniale. Adversaire redoutable que le
fair-play britannique reconnaissait tout en le combattant :
« Jomo Kenyatta avait une personnalité magnétique et imposante. ..en
tant qu’orateur populaire, il était sans égal, avec une grande capacité à
adapter son langage à ses auditoires. 11 a souvent prononcé des discours
constructifs, mais possédait à fond l’art de cacher ses intentions pro¬
fondes... Sa maîtrise de l’anglais était excellente et il connaissait fort bien
les démarches de la pensée britannique, y compris le grand et presque
fanatique respect accordé à la liberté sous toutes ses formes ainsi qu’au
droit... Il les exploitait avec une adresse calculée afin d’atteindre ses
propres buts... Il avait aussi la complète connaissance et la compréhension
de la psychologie des Gikuyu et était capable d’associer la technique
révolutionnaire, incontestablement apprise lorsqu’il se trouvait en Russie, à

235
un appel aux superstitions et au sens intense de leur destin tribal que
possèdent les Gikuyu. »
Son livre Au pied du Mont Kenya, s’il ne fut traduit en français qu’en
1960 — et eut donc peu de rayonnement sur les francophones —
contribua par contre dès sa parution — 1937— à former la conscience
des intellectuels de l’Afrique anglaise ; il analysait le fonctionnement de la
société traditionnelle et montrait le bien-fondé de la plupart des coutumes
et des institutions que la colonisation était en train de détruire.
Nous donnons ici le chapitre qui résume et conclut cet ouvrage qui
reste une des études ethnologiques et politiques les plus sérieuses qui aient
été écrites jusqu’à ce jour.

Famille et société

On ne saurait trop souligner, au terme de cette étude, que les


différents aspects de la vie des Gikuyu forment un tout organi¬
que, chacun d’eux n’ayant de sens qu’en fonction de l’ensemble.
Le lecteur a d’ailleurs pu s’en apercevoir par lui-même ; néan¬
moins, il nous semble utile, en conclusion, de faire une rapide
synthèse.
La clé de voûte de cette civilisation est le système tribal,
qui repose lui-même sur le groupe familial et les degrés d’âge
dans lesquels sont intégrés les hommes, les femmes et les
enfants qui composent la société Gikuyu. Il n’y a pas d’individu
isolé : il est avant tout le parent et le concitoyen d’un grand
nombre de personnes ; la conscience qu’il peut avoir de son
« unicité » lui apparaît comme un fait secondaire. L’existence
de l’individu est liée à la vie de la communauté : ses responsabi¬
lités morales et ses obligations sociales sont déterminées par
le travail quotidien effectué en fonction du groupe. De même, il
ne peut satisfaire ses besoins personnels (physiques ou psycholo¬
giques) qu’en jouant son rôle au sein du groupe familial. N’ou¬
blions pas que dans le langage gikuyu la notion d’individualisme
est liée à la magie noire et qu’un homme ou une femme ne se
sentent vraiment honorés que s’ils sont considérés comme les
parents de quelqu’un. On constate combien les relations fami¬
liales sont fondamentales, et à quel point elles déterminent la
notion du bien et du mal. Les Européens ne doivent jamais
oublier que le groupe familial, réalité vivante, est à la base de
toute l’organisation économique et sociale des Gikuyu. C’est
ainsi que la tribu diffère essentiellement d’un Etat national
européen ; elle n’est pas un groupe d’individus organisés collecti¬
vement, l’individu ne se considérant pas comme une cellule
sociale, mais un ensemble de familles. Le Gikuyu participe aux
affaires de la tribu en tant que membre d’une famille et les
fonctions qu’il assume dans le domaine social reflètent la
position qu’il occupe dans le cercle familial.

236
Sans s’en rendre compte, la plupart des Européens prennent
pour critère leur propre façon de penser et de vivre. Imaginant
que la tribu doit ressembler à un Etat européen souverain, ils
concluent que l’autorité doit être détenue par le chef comme
s’il était un président ou un premier ministre commettant ainsi
une grave erreur qui les empêche de comprendre quoi que ce
soit aux Gikuyu ; ils ne se rendent pas compte que le pou¬
voir repose sur la famille.

La terre

La terre familiale est le symbole visible des liens qui unissent


les membres d’une famille. Dans une communauté agricole, l’or¬
ganisation sociale dépend entièrement du système de propriété
foncière, qui explique à son tour les différents aspects de la vie.
Affirmer que la terre est la propriété collective de la tribu ou
qu’elle appartient au contraire à un seul individu, c’est là aussi
commettre une erreur. Un homme, intégré à une tribu est le
propriétaire de sa terre et aucune autorité, aucun comité
officiel ne peuvent le priver de ce droit ou prélever des impôts
sur les produits qu’il en tire. Néanmoins, dans la mesure où
l’existence de ses enfants — sa chair et son sang — dépend
aussi de cette terre, il n’est plus seulement un propriétaire, il
devient un responsable ou tout au moins le gardien d’un bien
qu’il doit conserver autant pour ceux qui partagent sa vie que
pour les générations à venir. Mais, tant qu’il cultive ses champs
pour subvenir aux besoins des siens, il en est le maître in¬
discuté.
De la même façon, une femme est propriétaire de sa terre
et de sa hutte. La gestion de ses biens lui permet de faire
preuve d’initiative et d’apporter sa contribution au budget
familial. Evidemment, sa principale fonction au sein du groupe
étant d’élever ses propres enfants, il ne lui viendrait pas à
l’idée que la terre qu’elle possède puisse servir à d’autres fins. En
outre, les parents se consultent au sujet d’affaires communes et
ils n’hésitent pas à s’entraider. Un homme qui se trouve dans
le besoin s’adresse à un parent aisé. Il s’agit là de coutumes plus
que d’obligations légales. La vie économique dépend évidem¬
ment de la terre. Certaines tâches sont collectives, d’autres
individuelles ; le travail est réparti en tenant compte de ces
nécessités et de l’âge des gens. Dans toute activité collective,
les hommes et les femmes se partagent les tâches, on confie
aux enfants les responsabilités qu’ils peuvent le mieux assumer

237
selon leur force et leur expérience. Chacun sait ce qu’il doit
faire et s’en acquitte sans discussion. Les rapports dans le
domaine économique se font sur un pied d’égalité : il n’y a ni
maître ni serviteur.

L’éducation

Le système éducatif inculque à l’enfant, d’une façon pratique,


dès son plus jeune âge, les principes qui reflètent la vie com¬
plexe de la communauté.
Le petit Gikuyu qui dispose de grands espaces pour gambader
n’a pas besoin des salles de classes de Montessori ; entouré de
ses aînés qui s’adonnent à d’intéressants métiers manuels, il est
amené à apprendre tout naturellement, grâce à une expérience
directe et réelle. Dès qu’il est assez habile pour faire un travail
correctement, on le lui confie et il s’y donne d’aussi bon cœur
qu’au jeu.
En grandissant il est intégré dans son degré d’âge, où il se
retrouve avec des camarades qui sont ses égaux. L’émulation
aidant, il acquiert une grande agilité, développe l’acuité de ses
sens et se perfectionne dans l’activité agricole et pastorale.
Cet apprentissage se fait par l’imitation et une libre pratique
et, dans une certaine mesure, à ses propres risques et périls. Il
apprend aussi comment il doit se comporter avec ses aînés et
les camarades de son âge. Les activités étant nombreuses et
adaptées aux possibilités de chacun, le système éducatif ne
contribue pas seulement à la formation de l’enfant mais encore
à lui faire apporter une aide réelle au sein du groupe.
Bien qu’il soit difficile de faire une nette distinction entre
les aspects techniques et culturels, il nous faut dire quelques
mots de ces derniers. L’enfant n’a pas besoin d’aller en classe
suivre des cours d’instruction civique concernant la tribu.
La communauté et la famille dans lesquelles il vit lui permet¬
tent de s’épanouir et il n’est pas nécessaire de l’enfermer dans
une école comme en Europe ; la vie scolaire marque profondé¬
ment l’enfant européen en le séparant de ses parents pour en
faire un citoyen, alors que la vie communautaire évite à l’enfant
gikuyu une telle rupture. Parents et grands-parents lui ensei¬
gnent les traditions et la morale de la tribu ; c’est au sein du
milieu familial qu’il prend conscience de ses devoirs à l’égard du
reste du monde. Quant aux notions d’égalité et d’entraide il les
acquiert au sein de son groupe d’âge.
En participant ensemble aux rites d’initiation, garçons et
filles subissent une épreuve que l’on pourrait comparer aux

238
examens passés par la jeunesse anglaise. Mais il faut souligner
qu’en plus les jeunes Gikuyu sont liés entre eux d’une façon
sacrée et que ce lien est vital pour l’organisation et le gouver¬
nement de la tribu.
Pour comprendre les cérémonies d’initiation il importe de
savoir que la culture gikuyu diffère fondamentalement de la
culture européenne. Cette dernière est spécifiquement litté¬
raire : l’enfant est tenu par la loi d’aller à l’école pendant
plusieurs années pour pouvoir lire la Bible, son bulletin de vote,
son journal et se familiariser ainsi avec la civilisation de son
pays. En revanche, les Gikuyu n’utilisent pas de livres im¬
primés : la formation de l’enfant se fait par l’image et les
cérémonies, le rythme des danses et les chants rituels. Ces
moyens sont appropriés à chacune des étapes de sa vie et
l’élément dramatique qui les accompagne les rend aussi inoublia¬
bles que possible. Au moment où les adolescents deviennent
membres de plein droit dans la communauté, ils sont instruits
du fait de leur maturité sexuelle. Les pratiques sexuelles sont
d’ailleurs inséparables de la vie économique de la communauté.

Mariage et autorité

Le groupe étant responsable des enfants, un homme ne peut se


marier et fonder un foyer avant de posséder une hutte et une
terre cultivable.
Les rapports sexuels doivent être contrôlés sans que l’indi¬
vidu en soit cependant frustré. Au moment voulu, on apprend au
jeune initié à bénéficier de l’expérience de la tribu pour mainte¬
nir son équilibre. S’il lui arrive toutefois de faire un écart son
groupe d’âge se saisit de l’affaire et attire l’attention du cou¬
pable sur la portée de son acte aux yeux de l’opinion publique.
Avant le mariage on instruit les jeunes gens des devoirs que
comporte ce nouvel état. Le mariage comporte deux aspects.
D’une part le garçon et la fille se choisissent librement. Il ne
s’agit pas d’un saut dans l’inconnu car ils ont eu au préalable la
possibilité de se fréquenter et de se connaître. D’autre part, le
mariage implique l’alliance de deux familles dans le domaine
économique et social. Ces liens sont un élément fondamental
de la vie tribale.
Le mariage et la paternité permettent à un homme de
contribuer au bien de la communauté ; mais il ne peut participer
au gouvernement de la tribu avant que ses enfants soient
adolescents. L’expérience lui aura alors donné une véritable
maturité, le qualifiant pour administrer avec sagesse, intelli-

239
gence et équité les intérêts de la communauté, tout comme il
l’avait fait à une moindre échelle dans le groupe familial.
L’esprit démocratique régnant, un homme ayant des dons
naturels et des qualités marquantes est élu par ses pairs comme
porte-parole de son groupe d’âge. Ce même homme, après être
passé par tous les degrés d’âge, et une fois acquise l’expérience
de la vie, assumera un rôle important dans les affaires de la tribu.

Religion

La religion constitue également un des éléments fondamentaux


de la vie des Gikuyu. La religion repose sur des croyances
qui, elles-mêmes, reflètent les aspects sociaux les plus significa¬
tifs. Pour les Gikuyu, la terre est considérée comme la mère de
tout ce qui est animé ; elle est le lien commun des générations
passées* présentes et à venir. C’est pourquoi les rites agricoles
et le culte des ancêtres ont une place primordiale dans les céré¬
monies religieuses.
L’apparition du Christianisme est intéressante à étudier du
fait des transformations sociales qu’elle a provoquées.
Il serait utopique de croire que les Gikuyu puissent assimiler la
nouvelle religion telle qu’elle a été prêchée par les missionnaires
européens, car elle ne correspond en rien à leur vie quotidienne.
Les nouvelles cérémonies religieuses n’ont aucun sens pour les
Africains. Ils s’insurgent en outre contre une morale fondée sur
la monogamie qui bouleverse leur système économique et con¬
damne l’ensemble des rites de la tribu. Ils ont su néanmoins
faire un effort valable dans le Christianisme et en l’appliquant
à leur mode de vie.
Nous constatons enfin que les pratiques magiques, à l’instar
de la religion, sont le reflet des activités sociales quotidiennes.
Nous pouvons voir aussi comment elles entretiennent ces
mêmes activités en invoquant les forces mystérieuses qui entou¬
rent la vie humaine. Il importe de rappeler que les entreprises
bénéfiques ont lieu en commun alors que le mauvais sorcier
s’adonne seul à ses pratiques ténébreuses et néfastes. C’est pour¬
quoi un sorcier accusé d’un crime porte atteinte à l’ensemble
de la société qui le juge ; mais le coup de grâce ne lui sera
donné que par un seul homme, en l’occurence un de ses parents,
chargé d’allumer le feu par lequel il doit périr. Tous ces élé¬
ments réunis forment une civilisation. C’est elle qui donne à
l’homme sa dignité et contribue à son bien-être matériel. Et les
valeurs morales qu’elle lui inculque donnent un sens à son tra¬
vail et au combat qu’il mène pour défendre sa liberté.

240
Civilisation et colonisation

Toute civilisation est liée à une société déterminée, et à son


mode de vie. En volant les terres des Gikuyu, l’Européen les
prive, non seulement de leur gagne-pain, mais du symbole
matériel qui unit la famille et la tribu. Ce faisant il détruit les
fondements sociaux, moraux et économiques du système de vie
des Africains. Lorsqu’il explique, avec suffisance, qu’il n’agit
« que pour leur bien, qu’il les « civilise », qu’il leur « apprend à
travailler régulièrement et avec discipline » et qu’il veut « les
faire bénéficier du progrès européen », il ajoute l’insulte au
préjudice et n’a besoin de convaincre personne d’autre que lui-
même.
Le progrès existe certes en Europe : la prospérité matérielle,
la médecine, l’hygiène, la littérature permettent au peuple de
participer à la culture universelle. Néanmoins, les Européens qui
visitent l’Afrique montrent peu de zèle à en faire bénéficier les
Africains, qui ne connaissent le progrès qu’à travers la police
et la force armée.
Ils veulent aussi convaincre l’Africain qu’il a intérêt à travail¬
ler pour eux ; en lui enlevant ses terres ils ne lui laissent pas
d’autre alternative. L’ayant volé, ils le privent de son gouverne¬
ment, condamnent ses idées religieuses, ignorent sa conception
de la justice et de la morale au nom de la « Civilisation » et du
« Progrès ».
Si les Africains vivaient en paix sur leur propre territoire, les
Européens devraient honnêtement leur offrir les avantages de
la civilisation blanche en échange de la main-d’œuvre dont ils
ont tant besoin. Ils devraient leur offrir un mode de vie qui
soit réellement supérieur à celui existant avant leur arrivée, et
partager avec eux le bien-être que leur procure la science.
L’Africain devrait être libre de recueillir dans la culture euro¬
péenne les aspects qui lui conviendraient le mieux ; son choix ne
porterait sans doute pas sur les bombes lacrymogènes ou sur la
police, mais sur les choses qu’on lui donne avec parcimonie.
L’Africain a été réduit à un état de servitude incompatible
avec toute dignité humaine alors que ses institutions ancestra¬
les lui garantissaient, depuis des siècles, une liberté que l’Euro¬
péen peut difficilement concevoir ; il n’est pas dans sa nature
d’accepter indéfiniment cet esclavage. Il se rend compte qu’il
doit lutter sans répit pour obtenir son émancipation, faute de
quoi il sera condamné à devenir la proie d’impérialismes rivaux
qui, d’année en année, le dépouilleront de sa vitalité et de sa
force.
(Au pied du Mont Kenya, Editions Maspero, Paris)

241
Troisième Partie

DEPUIS LES INDEPENDANCES


AFRICAINES: 1960...
y

L’Afrique libre anglophone

L’ANNEE DES INDEPENDANCES: 1960

Le Ghana (1956) et la Guinée (1958) isolés et éclairant


comme des phares l’avenir de l’Afrique, sont rejoints mainte¬
nant par leurs « pays-frères ».
C’est tout le continent qui se libère dans un sursaut désor¬
mais irrépressible : c’est tout le monde nègre qui se soulève
contre l’Histoire, « brise ses chaînes » et fait sauter les car¬
cans, les verrous, les prisons qui enfermaient « les damnés de la
terre » dans les cales de l’humanité. Césaire déjà, en 1938,
écrivait :
Elle est debout la négraille
la négraille assise
inattendument debout
debout devant la cale
debout dans les cabines
debout sur le pont
debout dans le vent
debout dans le soleil
debout dans le sang
debout
et
libre !

Aujourd’hui, ce rêve se réalise. La Passion Nègre s’est muée en


Epopée Nègre.
Ce mouvement d’émancipation était tellement vaste et irré-

244
sistible qu’il avait réussi à rassembler les énergies les plus
diverses, morales, culturelles, politiques, sociales, pour les con¬
denser en un seul faisceau de forces qui pulvérisa littéralement
tout ce qui tentait de s’y opposer.
Mais une fois le but atteint, cette Unité nègre se refrag¬
mente en pays différents, en groupes à l’intérieur de chaque
pays, et en disciplines bien séparées : la politique n’est plus la
morale, l’économie se moque de la culture, et la littérature, que
devient donc la littérature ?
La littérature négro-africaine aujourd’hui cherche sa voie.
Tout d’abord dans le domaine de la poésie, on remarque un
certain ralentissement. Le grand souffle alimenté par l’espoir
et la proximité de la libération, est évidemment tombé, la
libération acquise. On ne peut pas célébrer éternellement
l indépendance, encore moins les souffrances de l’esclavage anti¬
que. Les poètes africains sentent à présent le besoin de
renouveler leurs thèmes. Et il faut leur donner le temps néces¬
saire pour qu’ils retrouvent une orientation nouvelle.
Période de transition donc où cependant nous distinguons
déjà quelques points de repère et quelques sentiers.
Il y a tout un courant qui cherche résolument à se rattacher
à la littérature orale traditionnelle, que ce soit pour y puiser
des sujets, ou pour en adapter des expressions, des images, voire
des formes littéraires. Ce « ressourcement » peut être poussé
jusqu’à la traduction pure et simple des chants indigènes. Il
arrive que le poète écrive directement en langue vernaculaire,
ou même en créole ou en pidgin (Aig-Imouchuede, Nigeria). Le
retour à la langue maternelle est du reste le plus sûr indice de
réenracinement de l’intellectuel noir dans sa culture d’origine.
Cela n’exclut d’ailleurs nullement qu’il écrive, en même temps,
en français, en anglais, ou en portugais.
Parallèlement à ce courant traditionaliste se développe une
poesie lyrique qui traite de sujets plus personnels au poète :
l’amour, l’inquiétude, la fatigue, le travail, la nostalgie d’une vie
meilleure, ou du village, ou du départ, bref les thèmes éternels
de l’homme de tous les pays du monde.
Mais cette poésie s’incarne dans un style original et un cadre
bien précis, et n’a plus rien à voir avec la poésie abstraite, et
donc insipide, des post-romantiques et des post-parnassiens
dont on trouve encore des imitateurs en Afrique, hélas, comme
il y en avait aux Antilles avant le Mouvement de la Négri¬
tude !
En effet on rencontre trop souvent encore parmi les Afri¬
cains instruits dans les lycées français de l’époque coloniale, la

245
croyance naive qu’il ne peut exister de poesie digne de ce nom
qu’à une condition : qu’elle soit composée « à la manière » des
poètes français classiques, c’est-à-dire en vers réguliers, alexan¬
drins de préférence, en rimes riches si possible, en sonnets,
élégies, ballades, etc...
Il faut considérer les essais qui en résultent comme des
maladies dont le grand responsable fut l’enseignement secon¬
daire non seulement inadapté à l’Afrique mais encore résolu¬
ment assimilateur en vertu des lois mêmes du colonialisme.
Mais cette erreur d’orientation fait actuellement perdre
beaucoup de temps aux poètes de l’Afrique francophone et cela
explique sans doute pourquoi on constate aujourd’hui sur le plan
de la poésie lyrique, une nette avance des écrivains de langue
anglaise sur ceux de la zone francophone. Les Gabriel Okara,
Christofer Okigbo, John Pepper Clark, Denis Brutus, semblent
avoir dépassé cette période de transition et surmonté les
hésitations qui paralysent encore la majorité des jeunes poètes
de l’ancienne France d’Outre-Mer.
Enfin il faut signaler un courant de poésie militante. Bien
sûr, elle reste dominante dans les pays non encore émancipés
où le problème noir continue de se poser avec une acuité qui ne
fait que s’accroître (Afrique du Sud, Angola, Etats-Unis, Antil¬
les et Guyane françaises).
Mais dans les pays d’Afrique récemment décolonisés, ce
courant s’est beaucoup amenuisé. Il se divise soit en poésie mi¬
litante pour le Parti (Guinée, Mali), soit en poésie révolution¬
naire dans les pays où le régime en place est peu populaire.
Dans les deux cas, les thèmes que l’Anthologie de Senghor avait
rendus classiques dans la littérature nègre, sont abandonnés ou
rénovés.
On ne parle d’esclavage ou de colonisation qu’en de brefs rap¬
pels de plus en plus rares. Supprimés aussi les accusations et les
cris de haine contre le Blanc oppresseur : l’obsession de la cou¬
leur a disparu. Si Philombe parle de « ressusciter l’âme noire »,
il s’agit de culture et non plus de peau.
Mais la poésie « s’engage » maintenant dans les problèmes
sociaux qui surgissent au sein des sociétés africaines modernes ;
riches contre pauvres, tradition contre progrès, ou au contraire
le modernisme qui étouffe aveuglément la tradition, et toujours,
bien sûr, le rêve, la projection d’un monde meilleur où seront
résolus tous les antagonismes, où l’homme sera un frère pour
l'homme.
L’Europe est cependant encore présente, mais ressentie
négativement. Notamment dans les poèmes de Tchikaya sur le

246
Congo, où elle menace, corrompt, divise, néocolonise, empêche
l’épanouissement de l’Afrique; mais plus souvent on ne la re¬
trouve que par les cicatrices laissées dans l’âme nègre ; le senti¬
ment d’exil, celui de frustration de sa culture, relents d'amer¬
tume devant l’avenir qu’elle a rendu si difficile à construire.
Dans le domaine de la prose, on assiste tout d’abord à une
diversification des genres littéraires.
L’influence de la littérature traditionnelle se fait sentir là
aussi et on lui doit des formes que la première époque du
Mouvement de la Négritude avait ignorées : on connaissait
déjà le conte, mais voici que l’épopée (dont Chaka de Thomas
Mofolo, écrite en souto, a\ uit été la première et la seule
tentative en 1939) trouve soudain sa place dans la production
africaine francophone.
Le roman d’aventure interminable et plein de fantastique
(qui n’a d’équivalents que dans le Moyen Age européen : les
romans du cycle d’Arthur par exemple) est aussi un genre qui
relève de la littérature orale.
De même que le récit cosmogonique. Une des caractéristiques
de ces genres qu’il faut retenir est qu’ils ont tendance à
mélanger inextricablement prose et poésie, et ceci aussi ils le
doivent à la tradition africaine où le chant accompagne
toujours le récit.
Cependant la prose d’après l’indépendance s’est aussi enrichie
de deux genres très modernes :
La nouvelle dont la brièveté convient bien aux croquis de vie
quotidienne auxquels s’exercent avec bonheur plusieurs jeunes
écrivains. Ses limites d’avec le conte ne sont d’ailleurs pas
toujours bien définies, mais au fond quelle importance si l’his¬
toire nous plaît et qu’elle est bien écrite ?
Les lettres de mon moulin1, sont-ce des lettres, des contes
ou des nouvelles ?
Les pièces de théâtre (à ne pas confondre avec le théâtre
traditionnel) en trois ou en cinq actes, sur une vraie scène.
Tragiques ou comiques, ces pièces ont un grand succès populaire.
Elles isolent et cadrent avec précision dans une action simple,
un problème actuel où le public africain retrouve, avec son
langage souvent argotique et ses réactions bien observées et
traduites, une image exacte de lui-même.
On remarque aussi la diversification des thèmes qu’on peut
classer à peu près dans les mêmes trois grandes catégories que
nous avons distinguées en poésie.
Le courant traditionaliste consiste surtout à transcrire ou

1. Alphonse Daudet.

247
adapter des récits de littérature orale : épopées, contes, légen¬
des, récits historiques, cosmogoniques ou mythologiques ; ce
sont les œuvres déjà importantes de Djihril Tamsir Niane :
Soundiata, de Towo Atangana Le conte de l’Araignée, d’Amos
Tutuola Un ivrogne dans la brousse, d’Hampate Ba : Koumen
et Silamaka.
Ces œuvres sont précieuses dans la mesure où elles restituent
les différents aspects des images mentales, des valeurs, de
l'histoire, des systèmes religieux et philosophiques, bref de la
civilisation même de l'Afrique.
En prose le courant qui correspond le mieux à la poésie
lyrique est sans doute l'autobiographie ou encore le roman
psychologique. Or, ce dernier ne se développe pas encore en
Afrique francophone, tandis que le roman autobiographique, si
abondant entre 1948 et I960, se raréfie maintenant de plus en
plus. A part en Afrique du Sud où, à la suite d’Abrahams,
•Mphalele et Hutchinson écrivent leur propre histoire, la dernière
autobiographie valable depuis les indépendances est sans doute
celle de Nkrumah qui est davantage un traité de politique qu’un
roman. Et ceci peut être interprété comme un signe des temps.
Le prosateur africain est aujourd’hui requis par une société qui
le passionne peut-être trop pour qu'il songe à parler exclusive¬
ment de lui-même.
De plus, il s'agit moins de témoigner de son être que niait la
société coloniale que de résoudre les problèmes très concrets
que pose aujourd’hui la société en voie de décolonisation.
Le courant « engagé » est donc, en prose, plus vivace que
jamais. Mais non tant revendicatif contre le Blanc (ici même
exception pour les romanciers des pays non décolonisés et des
Etats-Unis) qu’affrontant la vie actuelle des Noirs : les sujets
des romans, pièces de théâtre, nouvelles, tournent autour des
mille problèmes de la vie sociale africaine : le chômage, la dot
(Guillaume Oyono), l’émancipation des femmes, le mariage forcé
(Philombe), la corruption des fonctionnaires (Nzouankeu, Ber¬
nard Dadié), les méfaits de l’alcoolisme (Gologo). les conjlits et
malentendus entre générations (Seydou Badian), entre chefferie
et préfecture (Etienne Yanou), entre médecine et sorcellerie
(Matip, Sembene), entre religions africaines et européennes (Phi¬
lombe, Stanislas Awona, Cheikh Hamidou Kane), entre ville et
campagne (Soyinka, Achebe), entre riches et pauvres (Kourouma).

Ces thèmes expriment parjaitement le choc des deux civili¬


sations qui se heurtent et se disputent l'âme des Africains d’au¬
jourd’hui.

248
Et les hésitations, les angoisses, les choix successifs soit pour
la tradition, soit pour le « modernisme », les tentatives de
synthèse plus ou moins satisfaisantes, toutes ces attitudes qu’on
trouve dans les romans nègres actuels traduisent exactement la
situation de l’Africain d’aujourd’hui, à la recherche d’un difficile
équilibre.
Cependant plusieurs écrivains ont tendance à « dédramatiser »
cette situation soit en l’analysant minutieusement, soit en la trai¬
tant de façon humoristique. Ainsi un sujet comme la dot peut
fournir soit un roman tragique comme Sola ma chérie de Phi-
lombe, soit une comédie comme Les trois prétendants, un mari
de Guillaume Oyono. La façon dont Seydou Badian traite le con¬
flit des générations dans Sous l’orage n’est ni tragique ni comi¬
que, mais objective et le roman se termine par un compromis
qui doit arranger les vieux comme les jeunes.
Pourquoi ces variations de tons devant le même problème ?
Parie que, malgré tout, I avenir de l’Africain paraît moins som¬
bre que jadis. L’essence de la tragédie est le conflit de l’homme
contre le Destin, ce dernier étant vainqueur de l’homme
écrasé. Rappelons-nous Œdipe-Roi, Antigone, les tragédies de
Racine et, dans la littérature africaine, celles de Césaire : Et
les chiens se taisaient comme Le roi Christophe se terminent
par la mort du héros.
Mais pour l’Afrique décolonisée, même si elle est souvent
«mal partie » comme le disait René Dumont1, elle peut encore
espérer de bien arriver. Elle peut rectifier son chemin, en
trouver d’autres, inventer des solutions nouvelles. Elle a l’initia¬
tive enfin, la liberté de se sauver ou de se perdre.
Et c’est cela que sentent confusément les écrivains noirs : le
Destin n’est plus inéluctable. Il n’est plus tracé d’avance. Il n’y
a plus de Destin mais l’homme libre qui tient son avenir entre
ses mains.
J’ai dit, au début de ce chapitre, que l’Afrique anglaise avait
une sérieuse avance, en fait de décolonisation culturelle, sur les
pays francophones.
Au Kénya, où se développait déjà une littérature écrite en
langue indigène, Ezéchiel Mphalele a créé à Nairobi le Chem-
chemi Center qui est un ferment et un creuset de création
culturelle.
Au Ghana, le Parti de Nkrumah a encouragé et subsidié les
productions de la culture nationale et particulièrement les ma¬
nifestations théâtrales d’inspiration politique ou traditionnelle.

1. René Dumont : L’Afrique Noire est mal partie (Ed. du Seuil, Paris)

249
Mais c’est au Nigeria qu’il s’est passé un phénomène de renais¬
sance culturelle sur lequel il faut attirer l’attention. Bien sûr,
on sait que le Nigéria, pays incontestablement le plus promet¬
teur d'Afrique noire avec ses 80 millions d'habitants, compte au
moins 10 universités.
On sait aussi que la civilisation traditionnelle, tant Yoruba
qu’lbo, était une des plus riches du patrimoine africain. Qui n'a
admiré la perfection des bronzes du Bénin et des terres cuites
d’ifé ? Mais depuis quelques années on constate au Nigéria,
après l’arrêt dû à la colonisation, une reprise d’activités cultu¬
relles extraordinaire. Les peintres et les sculpteurs, les drama¬
turges et les poètes, les orchestres et les chanteurs qui ont
popularisé le high-life' ghanéen à travers tout le continent,
créent d’abondance, dans une liberté totale, des formes où
s’épanouit l’audace individuelle, sur des bases profondément afri¬
caines.
Cet équilibre culturel que partout ailleurs en Afrique récem¬
ment décolonisée, on cherche encore à tâtons, par essais et
par erreurs, il semble que le Nigéria l’ait trouvé déjà, ou tout au
moins ait trouvé le chemin qui y mène.
C’est pourquoi il faudrait souhaiter la plus grande diffusion de
l’art et de la littérature de cette nation, en particulier les
traductions d'écrivains comme le primitif Amos Tutuohi ou
le très raffiné Chinua Achebe (Think falls apart et No longer
at ease), comme Cyprian Ekwensi dont les romans populaires
sont déjà nombreux, et Wole Soyinka dont les pièces de
théâtre sont de dix ans en avance sur ce qui se fait ailleurs.
Ces trois derniers faisaient partie du Mbari Club, cette équipe
d’intellectuels et d’artistes animée par le professeur Ulli Beier
de l’université d’Ibadan, et dont l’influence a déjà été soulignée.
Ce groupe est né d’une revue Black Orpheus qui propageait au
Nigéria les idées de Césaire et de Senghor bien avant l’indépen¬
dance. A cette revue s’ajouta une maison d’édition qui révéla les
œuvres d’écrivains locaux au grand bénéfice de la littérature afri¬
caine.
En effet par les quelques traductions ci-dessous on pourra
juger de la maîtrise, de l'originalité, de la variété d'une « négri¬
tude » qui se libère de tous les complexes dus à la colonisation,
chez ces vrais et déjà grands poètes qui s'appellent Gabriel
Okara, Christopher Okigbo et John Pepper Clark.
Bien sûr, depuis il y a eu la guerre du Biafra, la mort
d’Okigbo, l'exil de Soyinka et d’Achebe, le régime militaire...

1. Danse.

250
Le Nigeria

GABRIEL OKARA — Okara est né en 1921 dans la région du delta


du Niger ; il est le doyen de cette première
génération d’écrivains en langue anglaise.
Il écrivit d’abord des pièces radiophoniques, puis des poèmes publiés
dans Black Orpheus, enfin un roman La Voix. C’est le poète nigérien le
plus éminent à ce jour, à la fois profond, harmonieux et personnel. C’est
aussi celui qui pressent le mieux les mystères religieux de son pays, le
surréalisme religieux, comme dirait Senghor ; et il est remarquable que les
trois poèmes ci-dessous ressortent de trois religions différentes : animisme,
christianisme et islam ; ce qui invite à réfléchir sur deux traits caractéris¬
tiques de la mentalité africaine : la tolérance et la communion cosmique.

Mystic drums
(

Le tambour mystique battait en moi


et les poissons dansaient dans la rivière
et les hommes et les femmes dansaient sur la terre
au rythme de mon tambour.

Mais se tenant derrière un arbre,


une ceinture de feuillage autour des hanches,
elle souriait seulement en secouant la tête.

Et mon tambour battait toujours


l’air frémissait sur un tempo accéléré
obligeant les vivants et les morts
à danser et à chanter
avec leurs ombres.

Mais se tenant derrière un arbre,


une ceinture de feuillage autour des hanches,
elle souriait seulement en secouant la tête.

Alors le tambour battit au rythme


des choses terrestres
et invoqua l’œil du ciel
les dieux du ciel, de la lune, et de la rivière
et les arbres commencèrent à danser
et les poissons devinrent hommes
et les hommes se muèrent en poissons,
et les plantes cessèrent de pousser

Mais se tenant derrière un arbre,


une ceinture de feuillage autour des hanches,
elle souriait seulement en secouant la tête.

251
Alors le tambour mystique
Au-dedans de moi s’arrêta de battre
et les hommes redevinrent hommes
et les poissons redevinrent poissons
et les arbres, le soleil et la lune
retrouvèrent leur place, et les morts
retournèrent à la terre et les plantes à croître
recommencèrent

Et derrière l’arbre elle se tenait,


les racines jaillissant de ses pieds,
les feuilles croissant sur sa tête,
la fumée sortant de ses narines,
et ses lèvres ouvertes sur un sourire
se transformèrent en caverne vomissant les ténèbres.
Alors, alors je ramassai mon tambour mystique
et m’en allai pour ne jamais plus le battre aussi fort.
(trad, par Bernard Fonlon, inédit

L’esprit du vent

Les cigognes reviennent


Blanches au silence du ciel
Elles ont trouvé dans le Nord
La douceur pour leurs nids
Ici tombait la pluie.

Elles me reviennent.
Esprits du vent.
Hors la main étroite des dieux,
Volant aux quatre vents
L’instinct pour guide,

Et par la volonté des dieux


Assis sur ce rocher
Moi je les regarde passer
Du lever du soleil au coucher
Moi que l’esprit anime et presse.

Presse, remous d’une mare rouge,


Et chaque ondulation
Est l’appel de l’instinct vital
Le désir
En chaque cellule,

252
O Dieu de tous les dieux, et moi
Ne pourrai-je écouter
L’appel de la prière
L’angélus de midi
Si ma cigogne est prisonnière
De mes cheveux brûlés
De ma peau noire ?

(Trad. Christiane Reygnault)

Une nuit sur la plage Victoria1

Le vent s’élance de la mer


les vagues s’enroulant comme des vipères
frappent les sables et reculent en sifflant de colère
lavant les pieds des Aladuras2 qui écrasent le sable
et les yeux durement fixés
sur ce que seuls voient les cœurs, en criant
ils prient les Aladuras prient ; et venant
d’une baraque derrière eux, un irrésistible high-life
viole les oreilles ; et les phares lumineux
surprennent les amoureux qui marchent enlacés
chuchotant comme des clients qui marchandent

Mais ils prient toujours, les Aladuras prient


les mains pressées sur leurs cœurs
et leurs robes blanches leur collent au corps
plaquées par le vent ; et buvant
du vin de palme et de la bière, des gens se vantent
aux bars sur la plage. Mais ils prient toujours.

Ils prient, les Aladuras prient


vers ce que seuls les cœurs peuvent voir, tandis que les morts
les pêcheurs depuis longtemps morts, leurs os rejetés,
nettoyés et blanchis par les dents des poissons,
suivent quatre cauris3 4 morts brillants comme des étoiles
au fond de la mer où siège la Cour des poissons ;
et les pêcheurs vivants dans leurs huttes obscures
siègent autour de feux pâles avec Babalawo*.

1. A Lagos.
2. Aladuras : secte religieuse d’origine islamique, dont les croyants
prient jour et nuit au bord de la mer.
3. Coquillages qui servent à la divination.
4. Le devin.

253
Confiant leurs âmes aux quatre cauris
sut le sable, cherchant les signes de l’avenir.

Ils prient toujours les Aladuras prient


vers ce que seuls les cœurs peuvent voir derrière
les vagues ondulantes de la mer, derrière les étoiles
et l’écrasante domination du ciel
et derrière les os blancs enfouis sous la plage.

Et debout immobile sur les sables morts


je sentis mes genoux toucher les sables vifs
Mais le vent violent tua les mots naissants.
(trad, par Bernard Fonlon, inédit)

JOHN PEPPER CLARK — Né en 1935 dans la même contrée que


son aîné Okara, J. P. Clark a fait des
études de lettres à l’Université d’Ibadan où il fonda une revue de presse
The Horn. Puis il fit du journalisme à Lagos, obtint une bourse
pour Princeton, et fut chargé de cours à l’Universite d’Ibadan, puis à la
faculté de lettres de Lagos. .
Sa pièce Song of a goat connut un très grand succès au Nigeria; ses
poèmes, s’ils sont parfois trop élabores et domines par 1 influence de
Dylan Thomas et Ezra Pound, révèlent néanmoins un grand talent par
l’abondance des images et le feu de l’inspiration.

Ibadan

Ibadan,
éclaboussant de roux
et d’or — jeté et éparpillé
parmi sept collines comme porcelaine
brisée dans le soleil.
(trad, par Emile Snyder, inédit)

Pluie nocturne

Quelle heure est-il


je ne le sais
mais comme un poisson
tiré des profondeurs
j’ai remonté le ventre en l’air
le courant du sommeil

254
et nul coq ne chante
le tam-tam qu’on bat dur ici
et j’imagine partout ailleurs
bourdonne avec une ardeur insistante
sur le toit de chaume et le hangar

Par-delà les poutres


et les fourreaux de feuilles
transpercés d’éclairs
que je distingue vaguement au-dessus de ma tête
goutte à goutte de grosses gouttes d’eau
De grosses gouttes d’eau s’écrasent
tombant comme des oranges
De grosses gouttes s’épuisent
tombant comme oranges et mangos

fruits aspergés dans le vent


ou peut-être je devrais dire
tel un chapelet à égrener
prières qui tombent du fil rompu
dans le bol de bois et la poterie
que ma mère étale sur la terre
de notre petite chambre.
(ibidem)

Olokun

J’aime à passer mes doigts,


comme la marée à travers les algues de la mer.
Et ployer les hautes frondaisons des fougères
à travers les tresses de tes cheveux
sombres comme la nuit qui filtre la lune nue :

Je suis jaloux et passionné


Comme Jehovah le dieu des Juifs
Et je voudrais que tu comprennes
qu’aucune femme ne reçut plus grand amour jamais
que celui que j’éprouve pour toi !

Mais quels yeux vigilants d’homme


fait de la glaise de cette terre,
peuvent soutenir l’appel du sommeil
noir véhicule du rêve
qu’est vraiment le regard de tes yeux.

255
Aussi plein d’ivresse, nous nous écroulons
comme des murs anciens, à tes genoux ;
Et comme la bénéfique déesse de la mer
Pleine de dons abondants pour les êtres
Tu nous élèves, nous tous, mendiants jusqu’à ta poitrine.

(trad, par Mahamadou Eldridge, inédit)

Troupeau peul

La peine m’étreint comme un serpent


chaque fois que je rencontre le cortège
de votre clan,
ondulant sur son chemin d’angoisse.
Vous faites face au mystère
Quel secret espoir ou quelle science,
enfermés bien loin de l’homme, dans votre bosse,
vous insuffle le courage,
vous qui muets et fiers et tristes
sans broncher ni ruer
allez à l’abattoir ?
Peut-être est-ce forgé dans
vos cornes recourbées et noueuses ?
Peut-être avez-vous éprouvé des tourments
plus forts que les orages qui débordent du Niger ?
Peut-être que le fouet du berger
sur vos croupes et vos épaules pelées
n’éveille plus les secousses de l’extase ?
Ou peut-être enfin que le voyage harassant
du désert à travers la savane et la forêt
jusqu’aux villes affamées au bord de la mer
n’exige pour vous rien de plus que le repos ?
Mais ne m’accorderez-vous pas d’abord,
puisque le grand couteau aura raison de vous,
ne fut-ce que la patience que contient votre queue ?
(ibidem)

OKIGBO CHRISTOFER — Okigbo est né en’ 1932 dans le pays


Ibo, à l’est du Nigeria.
Plus encore que chez J. P. Clark, on décèle dans sa poésie l’obédience
aux poètes modernes anglais et américains. Ayant aussi fait ses études à
l’Université d’ibadan, il semble cependant plus proche des mythes afri¬
cains qu’il mélange d’ailleurs au christianisme. 11 est mort dans la guerre
du Biafra.

256
Lustra

Et les fleurs pleurent


non meurtries
Larmes du Christ
Pour celui qu’on a réduit au silence
Mais dont l’avènement
est célébré dans une lumière pâle
avec le chant du vin

le Messie reviendra
après la dispute dans le ciel
Le Messie reviendra
Lumière du monde

Doigts de pénitence
apporte
au bosquet de palmes
l’offrande végétale
avec cinq
doigts de craie.
(Heavensgate, Ed. Mbari, Ibadan, trad. E. Snyder)

Idoto

Devant vous mère Idoto


Nu je me tiens
devant votre présence liquide
un prodige,
qui s’appuie sur le rayon
perdu dans la légende
Nu-pieds j’attends perdu sous votre pouvoir
Gardien du mot de passe à la porte du ciel

Hors des profondeurs mon cri s’entend et alerte.


(ibidem)

La fille de l’eau1

Lumineuse
du rayonnement de l’aisselle d’une lionne
elle répond

1. Mythe de la sirène, en Afrique, la Mamy Watta.

257
Orbée d’une lumière blanche
Et les vagues l’escortent
ma lionne
couronnée de clair de lune

Si brève est sa présence


l’éclat de l’allumette dans le souffle du vent
si brève avec des miroirs autour d’elle

En aval
les vagues la distillent
moisson d’or
qui faute de récolte,
sombre.

Nymphe d’un vide salé


les oreilles du secret ont grandi
D’un seul coup devenu éloquent
comme l’oiseau tremblant
appelé au chevet
d’un rêve remémoré

Entre sommeil et veille


Je suspends mes coques d’œufs
à vos bouquets de palme
sur lesquels se dressent des tours de bambous
qui dégoulinent du vin de palme tiré hier
Un masque de tigre et une épée nue
Reine de la demi-lumière humide
Je me suis purifié
Emigrant le nez au vent
tel le bélier dans la chaleur.
(ibidem)

WOLE SOYINKA — Né en 1934 en pays Yoruba, Soyinka fit


. _ i . d’abord ses études à l’université d’Ibadan,
puis a l’université de Londres où il compléta sa licence de lettres et ses
connaissances théâtrales. Après quelque temps d’enseignement à Ibadan
où il fut de^ l’équipe fondatrice du Mbari Club, il monta sa propre
troupe de théâtre pour laquelle il écrivit des pièces. Son rêve est de créer
une troupe nationale régulière qui drainerait la production dramatique du
pays.
En attendant Soyinka est le meilleur dramaturge moderne de l’Afrique
anglophone. Très proche de la littérature traditionnelle dont il vit encore
certains mythes, très « XX» siècle » aussi par sa formation intellectuelle, sa
lucidité critique, son humour partout présent, Soyinka s’est forgé un style

258
particulier, fait d’un mélange de réalisme cru et de poésie retenue, au
charme très subtil.
Dans l’histoire littéraire africaine, Soyinka est aussi le ténor d'une
querelle entre francophones et anglophones. Ceux-ci en effet réagissent
contre le concept de « négritude » et surtout les abus qu’on en fit. Ils
préfèrent la dénomination de « personnalité africaine » moins « raciste ».
De plus, ils estiment que rien ne sert d’en parler sans cesse et qu’il
vaut mieux faire que dire : cette boutade de Soyinka est devenue célèbre :
« Le tigre ne proclame pas sa tigritude, mais il tue sa proie et la mange ! ».
Citons ses pièces : Le lion et la perle (Ed. Clé, Yaoundé) et Les gens
du marécage (Ed. Oswald).

Les gens du marécage

Cette pièce décrit la vie des riverains du delta du Niger, aux abords de
Lagos. Site étrange où les villages bâtis sur pilotis résistent aux inondations
saisonnières, où la vie stagne, un peu comme l’eau des marais environnants.
La pièce suit un rythme très lent, où, au fil des conversations entre
paysans, sont évoqués les problèmes du village, l’existence difficile et sans
espoir de progrès, la fuite des jeunes gens vers la ville et les déceptions
qui les y attendent.
Soyinka excelle à rendre toutes les nuances de la mentalité de ces gens
qu’on dit « sous-développés » mais en réalité accessibles aux sentiments les
plus délicats, comme le prouve le dialogue suivant.
Voici une conversation entre un vieux paysan et sa femme. Celle-ci
s’inquiète du retard de son fils et craint qu’il ne lui soit arrivé un
accident en traversant le marécage en bordure duquel le village est situé.
Son mari la rassure en plaisantant.

Makuri (le paysan) — Jadis tu n’avais pas peur du marécage. Tu


pouvais le traverser nuit et jour et même t’endormir au
milieu... Alu, te rappelles-tu notre nuit de noces ?
Alu légèrement détendue — Nous avons passé l’âge de parler
de ces choses. N’as-tu pas honte ?
Makuri — Allons, ma femme, raconte au vieux Makuri ce que
tu as fait la nuit de notre mariage.
Alu — Non.
Makuri — Tu es têtue comme une vieille poule. Raconte donc
comment tu m’as tiré hors de la maison et comment nous
avons couru à travers les marais. Il faisait si noir que je ne
voyais plus le blanc de tes yeux.
Alu avec entêtement — Je ne m’en souviens pas.
Makuri — Et tu m’as conduit à l’endroit où les fleuves se
rencontrent, et là tu as dit...
Alu timide — C’était ma mère qui avait l’habitude de dire
cela.
Makuri — Dis-le-moi quand même... comme tu l’as dit cette
nuit-là, lorsque j’ai cru que c’était tes mots à toi.
Alu — Ma mémoire n’est pas si bonne... mais...
Makuri — Ça vient, ça vient. Pense lentement.

259
Alu avec un sourire timide — Elle disait que je devais dire ça
sur mon lit de noces.
Makuri — Là où nous nous trouvions. Vas-y, dis-le encore.
Alu — « Là où les fleuves se rencontrent, le mariage doit
commencer. Et le lit du fleuve lui-même est le meilleur lit de
noces. »
Makuri pensif — Ay-ii... le lit du fleuve lui-même... le lit du
fleuve... (Il éclate d’un rire apparemment sans motif).
Alu — Eh ! Pourquoi ? de quoi ris-tu maintenant ?
Makuri dans un vain effort pour se contrôler — Ay-ya-ya ! Le
lit du fleuve... (il se remet à rire).
Alu —- N’es-tu pas malade, Makuri ?
Makuri — Ay-ii ! Tu dois vraiment être vieille. Alu ! Si tu ne
te rappelles pas cela, tu es trop vieille pour te coucher dans
un autre lit de fleuve.
Alu — Je ne me... Qu’est-ce que tu veux... ?
• Makuri — Réfléchis bien, femme. Tu ne te rappelles vraiment
pas ? Nous ne savions pas que le marécage s’étendait jusqu’à
ce point du fleuve... le sol... céda... en dessous de nous !
Alu commençant à rire — Tout cela commence à me revenir...
oui, oui, c’était comme ça. C’était comme ça !
Makuri — Et est-ce que tu te souviens aussi que tu es restée à
te débattre dans la boue., ha, ha !
Alu plus amusée du tout — C’est vrai ? Et toi je suppose que
tu n’as même pas sali tes doigts !
Makuri — J’ai bondi en arrière, à temps, n’est-ce pas ? Mais
toi tu t’es enfoncée là où tu étais, à plat sur ton dos. Et là
je restais debout à te regarder...
Alu — Ay. Me regardant tout ébahi et riant à te décrocher
la mâchoire ! Je peux me rappeler maintenant.
Makuri — Tu aurais ri aussi, si tu avais été à ma place et vu ce
qu’on pouvait voir de toi !
Alu — Es-tu un homme ou non ? Et j’ai eu toutes les côtes
meurtries parce que tu m’as piétinée en essayant de me
sortir de là.
Makuri — Si tu n’avais pas remué comme un poisson, j’aurais
pu te tirer de là plus vite...
Alu (Elle pince de nouveau les lèvres. Elle se penche avec ardeur
sur son travail de couture.)

(Pause.)
Makuri — Tout le village a dit que les jumeaux avaient exacte¬
ment la couleur du marécage... eh... Alu ?
Alu obstinément sourde...
Makuri — Ah bien... C’était en ce temps-là... ce temps-là

260
était vraiment bon. Même lorsqu’il y avait de grandes
peines et que les marais recouvraient le pays, nous étions
capables de rire avec le Serpent1... mais ces jeunes gens... ils ne
sont pas plus tôt nés qu’ils veulent sortir du village comme
s’il y avait la peste ici. (Il lève les yeux tout à coup). Je parie
qu’aucun d’entre eux n’a jamais pris sa femme dans le maré¬
cage.
Alu — Ils sont trop raisonnables pour ça.
(trad, par Roger Andersen, texte anglais aux
Editions Penguin Books, Hardmondsworth)

AMOS TUTUOLA - Amos Tutuola est un planton de Lagos qui


écrit toutes les histoires qui lui passent par
la tête. Les intellectuels nigériens n’apprécient guère Tutuola parce qu’il
écrit mal. C’est vrai. Ce n’est pas un lettré.
Mais le mérite de Tutuola est, à nos yeux, de transmettre à l’état brut,
précisément, tout l’Univers animiste de la campagne africaine, peuplé de
monstres, de miracles, de métamorphoses et d’enchantements. C’est une
littérature populaire traditionnelle qui essaie de passer à l’expression
écrite. Même si le style laisse à désirer, l'œuvre ainsi révélée est profon¬
dément originale et peut constituer une riche matière pour les poètes qui
voudront s’en inspirer.
Tutuola a écrit entre autres : The palmwine drinkard (traduit). Feather
woman of the jungle. My life in the hush of ghosts.

Métamorphoses

... Je me rendis dans un village aux environs de cette huitième


ville, où par bonheur je rencontrai un esprit-magicien en train
de faire étalage de son pouvoir magique devant le principal
chef du village. Je voulus entrer en compétition avec lui et
montrer moi aussi de quoi j’étais capable aux chefs qui étaient
rassemblés là. Je changeai le jour en nuit et tout devint
aussitôt sombre ; je dis à mon rival de faire revenir le jour sous
sa forme habituelle, mais il n’y parvint pas. Après cela, je le
changeai en chien et il se mit à aboyer aux trousses de tous ces
gens; et, comme mon pouvoir s’avérait visiblement plus fort
que le sien, le chef et tous les habitants offrirent à moi seul
tous les cadeaux qui auraient dû être partagés entre nous deux.
Je lui rendis ensuite sa forme usuelle d’esprit. Je fis un paquet de
tous les cadeaux’ et, sans en offrir un seul à mon rival, je me re¬
mis en marche vers la huitième ville.

1. Le Serpent est la divinité qui règne sur le marécage.

261
A environ un mille du village, je vis venir cet esprit-magicien
à ma rencontre. Il me demanda de partager les cadeaux avec
lui, mais je refusai. Il se changea aussitôt en un serpent
venimeux et chercha à me mordre, mais alors je fis appel à
mon tour à mon pouvoir magique et, me transformant en un
long bâton, je me mis à le frapper à coups répétés. Roué de
coups et se sentant près de mourir, il fut bien forcé de quitter
sa forme de serpent et se changea en un feu qui réduisit le
bâton en cendres et commença à me brûler moi aussi. Sans
hésiter, je me changeai en pluie et l’éteignis d’un seul coup.
Mais il avait la rapidité prompte et il prit le dessus une fois de
plus, se muant en un puits profond au fond duquel je me trouvai
tout à coup à ma grande surprise. En un instant le puits fut
rempli jusqu’au bord. Je compris qu’il voulait remettre le couver¬
cle et me laisser mourir prisonnier dans le puits, aussi je pris la
forme d’un poisson et remontant à la surface, je m’apprêtai à
bondir hors de l’eau. Au même moment, il se changea en
crocodile et, sautant dans l’eau, se mit en devoir de me
dévorer. Mais avant qu’il ait pu m’atteindre, j’étais devenu un
oiseau, et transformant tout le tas des cadeaux en une seule
pomme de palmier, je saisis celle-ci dans mon bec en m’envo¬
lant tout droit vers la huitième ville. Sans plus attendre, mon
rival prit la forme d’un grand faucon et s’élança à ma pour¬
suite.
(JJn ivrogne dans la brousse, trad de Raymond Queneau,
Editions Gallimard, Paris)

Le Rire

Quand tous ces gens entendent notre voix, ils éclatent de rire
comme des bombes, et cette nuit-là nous faisons personnelle¬
ment connaissance de Rire, car, si les autres s’arrêtent de rire
de nous, Rire ne cesse pas de rire pendant deux heures. Comme
Rire riait de nous, cette nuit-là, ma femme et moi oublions nos
ennuis et rions avec lui, parce qu’il riait en faisant des bruits
étranges comme jamais nous n’en avions entendu dans notre
vie. Nous ne savions pas depuis combien de temps nous étions
en train de rire, mais on riait seulement du rire de Rire et tous
ceux qui l’entendaient rire ne pouvaient pas ne pas rire, aussi si
quelqu’un continuait à rire avec Rire, il (ou elle) mourait ou
s’évanouissait d’avoir ri trop longtemps, parce que le rire était
sa profession et il vivait de ça. Alors ils supplièrent Rire de
s’arrêter, mais il ne le pouvait pas.
(ibidem)

262
Le Kenya

JOSEPH KARIUKI — Né en 1929 et Kikuyu comme Jomo


Kenyatta, Kariuki a fait ses études à l'uni¬
versité de Makerere en Ouganda, puis alla à Cambridge pour y parfaire
ses études d'anglais. U est actuellement professeur dans une école de son
pays. Le poème qui suit est celui de l’amour, difficile encore, entre
deux personnes de races différentes.
Il faut signaler par ailleurs que le Kenya et la Tanzanie possèdent
une littérature écrite en kishwaïli.

Viens mon amour

Viens mon amour loin des rues


où des yeux hostiles nous divisent,
et où les vitrines reflètent nos différences.
Repose à l’abri de ma chambre fidèle.

Là, hors d’atteinte des propos laissés


derrière moi, je puis ne voir que toi
et dans mes yeux noirs tes yeux gris
vont se dissoudre.
La lumière des bougies projette
deux ombres noires sur le mur
et puis une, quand je me rapproche de toi

Lorsque enfin, s’éteignent les lumières


et que je sens ta main dans la mienne
deux souffles humains se rejoignent
et le piano tisse
son incomparable harmonie.

(trad, par M. Eldridge, inédit, original en anglais Modem Poetry of


Africa, Editions Penguin Books, Hardmondsworth)

Le Ghana

MICHAEL DEI ANANG — Dei Anang est un des pionniers de


la poésie de langue anglaise au
Ghana. Son style très simple ne possède pas la rutilance des poèmes
nigériens, ni les savantes élaborations des œuvres de son compa¬
triote Georges A. Williams ; ils ont néanmoins le mérite de la sincérité et
de la foi, car Dei Anang fut aussi un chantre du nationalisme ghanéen.

263
Je serai avec toi

Quand les étoiles scintillent dans le ciel


Et que la lune baigne la Mer
Du flux d’argent de sa lumière
Je serai avec toi.

Je serai avec toi


Qu’il fasse jour ou nuit ;
Que les deux
Soient déchirés en deux
Et que les larmes embrument nos yeux

Je serai avec toi


Quand les orages
Soulèvent les lames
Et ploient le saule jusqu’au sol
Et tordent et torturent les hautes herbes
Je serai avec toi
Dans la fournaise ou la tornade

Je serai avec toi


Qu’il fasse clair ou sombre,
Le jour ou la nuit.
Quand s’appesantit l’angoisse
Quand tu es loin.
Ou quand tu es près.
Je serai avec toi.

Quoique nous soyons séparés


Pour bien des jours,
Ou que nous allions
Ne laisse pas les peines de la vie
Mordre sur ton cœur.

Je serai avec toi.


A travers la gloire ou la calomnie
Je serai avec toi
Lorsque le dernier souffle de vie
S’échappera de mon corps, vieille carcasse
Condamnée à pourrir après un mortel combat ;

Quand nous aurons fini notre temps


Et traversé la rivière de la vie
Laissant derrière nous notre or et notre argent
Parents, amis et regrets.

264
Pour rejoindre le souterrain bercail
Je t’attendrai encore
Je serai avec toi.
(Trad, par M. Eldridge, inédit )

EFUA THEODORA SUTHERLAND — Ghanéenne de talent,


animatrice d’un centre
culturel d’Accra. La saynète en un acte que nous reproduisons ci-dessous,
est adaptée du folklore ghanéen et traduit un des plus tenaces parmi les
mythes de l’animisme : celui de la transformation des animaux en êtres
humains et des rapports étroits entre les deux espèces. La morale est
double et typiquement animiste aussi : le secret est nécessaire pour que
la magie soit efficace — qui trahit son serment attire sur soi le malheur.

Anansegoro (tu prêtas serment)

Personnages :
Le narrateur
An anse
Dansowa (l’épouse d’Ananse)
Obrakyers (une vieille femme)
Oforiwa (la femme-daim)
Le chef du chœur
Le chœur d’hommes et de femmes
Ananse et Dansowa son épouse vivent dans une très grande pauvreté.

Un jour Ananse revenait de la chasse.


De retour chez lui...
(Ananse, encore habillé d'un pantalon de grosse toile, apparaît
et fait le geste d’ouvrir la grille ; il se décharge de son sac de
chasse et de son piège. Il s'étire parce qu’il est fatigué et
entre dans la cour. Soudain, il prend conscience de quelque chose
d’étrange et il s’arrête, étonné).
Ananse — Mais à qui appartient cette maison ? Ou bien
n’est-ce pas... Ei ! Peut-être que je rêve ! Voyez, il y a l’arbre
à bon Dieu et puis là-bas, le hamac. (Il ne comprend pas. Il
appelle). Dansowa !
Le narrateur — Silence !
Ananse (remarquant la marmite et s’en approchant pru¬
demment) — Quelqu’un a fait le repas. (Il remue le contenu
de la marmite avec la cuillère qui est à l’intérieur). Cela sent
bon, comme le travail d’une main de femme capable. (Il
recule en appelant). Agoo ! Eh là !
I.e narrateur — Personne ne répond.
Ananse — Agoo ! Eh lo !

265
Le narrateur — Personne ne répond. Tout est silencieux. Aussi
il va falloir qu’il aille s’enquérir de ce que sa voisine a à
dire.
(Ananse se dirige sur le côté, se tenant, pour ainsi dire derrière
le mur de sa voisine. Obrakyers qui est dans le chœur sort et
s’asseoit de l’autre côté du mur.)
Ananse — Ei... Nana Obrakyers, êtes-vous là ?
Obrakyers — Ananse, laisse mes oreilles en repos, car j’ai la
fièvre.
Ananse — Oh, vieille dame...
Obrakyers — Si tu as tué quelque pièce de gibier, dépêche-toi
et apporte-moi ma portion.
Ananse — Patience, je suis venu ici pour vous demander quel¬
que chose. Est-ce que par hasard quelqu’un serait venu pour
nous pendant que nous n’étions pas là ?
Obrakyers — Ça, par exemple ! Et qui viendrait se préoccuper
■ de pérsonnes comme vous ?
Ananse — C’est vrai... Bon... Il vaut mieux que je retourne
m’occuper de ma maison. (Il s’en retourne, sans assurance).
Obrakyers (elle se lève et marche difficilement jusqu’au
mur) — Ananse... Attends... Tu sais bien que je ne m’occupe
pas des affaires des autres. Pauvre de moi ! Je ne m’occupe
pas des affaires des autres pour ne pas leur donner la possibi¬
lité de railler ma pauvreté.
Ananse — Vieille femme, je suis seulement venu pour te poser
une question.
Obrakyers — Ne m’interromps pas... Ce matin, j’étais assise
dans ma cour, ici, me réchauffant au soleil de Dieu, quand,
qu’est-ce que j’entendis, sinon quelqu’un qui chantait dans la
cour de ta maison ?
Ananse — Dans la cour de ma maison ?
Obrakyers — Je fus étonnée. Etait-ce Dansowa qui se sentait
si libre de tout souci et qui élevait sa voix si gaiement ?
Ananse — Mais elle est allée dans sa ferme !
Obrakyers — C’est ce qui me gênait Je me secouai et je
boitillai jusqu’ici, à ce mur, puis, levant les yeux... Quoi ? D’où
vient cette belle femme ?
Ananse — Une belle femme ?
Obrakyers — D’où vient-elle et que fait-elle dans la maison
d’Ananse ? Elle a fixé son étoffe et elle était très occupée
dans ta cour, là.
Ananse — Mais qui est-ce ?
Obrakyers — C’est à moi que tu demandes ça ?
Ananse jetant un regard interrogateur vers la maison — Mais

266
s’il y a quelqu’un chez moi, elle devrait sûrement répondre
quand on crie « agoo ».
Obrakyers — Je t’ai dit ce que j’ai vu de mes yeux.
Ananse — Ei !
Obrakyers — Dis, pourquoi n’y vas-tu pas te rendre compte
par toi-même ?
Ananse — Vous avez raison.
Obrakyers — Quand tu trouveras ta belle visiteuse, n’oublie pas
complètement de m’apporter ma portion de viande. Laisse-
moi aller chercher un médicament pour me frotter les articu¬
lations. (Elle retourne en claudiquant rejoindre le chœur).
Le narrateur — Ananse décide de se cacher derrière la grille
et de faire le guet. Peu de temps s’écoula avant que soient
révélées ces choses.
(Les membres du chœur baissent la tête, détournant à nouveau
leurs regards, tandis qu’Oforiwa entre furtivement. Elle s’ap¬
proche de la marmite et tourne la cuillère ; elle est tendue et
sur ses gardes. Ananse la surprend.)
Ananse — Qui es-tu? (Oforiwa bondit sur ses pieds et se met
à courir). Arrête. Par tous les serments du ciel, arrête, te
dis-je. (Oforiwa s’arrête, son dos toujours tourné).
Oforiwa — Ananse, un jour, souviens-toi de ce que tu viens de
faire.
Ananse craignant de s’approcher — Qui es-tu, ô belle jeune
femme, et que fais-tu ici, dans la maison d’un infortuné
comme moi ?
Oforiwa — Je suis seulement venue pour t’aider, Ananse.
Ananse — Pour quelle raison ?
Oforiwa — La pauvreté a trop longtemps vécu avec toi. Si tu
le désires, je resterai avec toi et je t’aiderai.
Ananse — Tu veux parler de moi ?
Oforiwa — Oui, toi. Tout ce qui importe, c’est que tu aies la
foi. D’où je viens, c’est un mystère.
Ananse — Explique-moi un peu tout cela, car je suis perdu.
Oforiwa — Et qu’arrivera-t-il si je t’explique et qu’ensuite tu
me trahisses, et me donnes aux humains.
Ananse — Non. De la façon dont m’a traité le monde, avec
qui discuterais-je de tels secrets ?
Oforiwa — Pas même avec ta femme ?
Ananse — Je jure que même elle qui est tout ce que je possède
n’en saura rien.
Oforiwa — Et quand elle me trouvera ici, que diras-tu ?
Ananse réfléchissant rapidement — Voyons... tu es une pa¬
rente, tu vivais à l’étranger. Tu viens de rentrer et d’enten-

267
dre parler de ma misère, et par sympathie, tu es venue nous
rendre visite.
Oforiwa — Très bien. (Elle se tourne pour faire face à Ananse,
qui recule, encore mal à l’aise). Souviens-toi que tu m’as promis
Ananse.
Ananse — Sur nos deux âmes !
Oforiwa — J’accepte. Tu as abattu un daim, t’en rappelles-tu ?
Ananse — Oui, oui... le plus beau daim qui ait été vu de
mémoire de chasseur. J’étais même triste de l’avoir tué. Un
de ses cuissots était suspendu là.
Oforiwa — Et soudain il disparut.
Ananse — Oui, volé...
Oforiwa — Non, pas volé. Je suis ce cuissot de daim. (Ananse
est pris de panique mais il ne peut s’enfuir).
Le narrateur — Tout à coup Oforiwa bondit à la vie. Voyez
cet étonnant spectacle.
Oforiwa chantant. — Nnenne. Nnenne
Nnenne Abena
Venez, hommes et femmes.
Le Chœur se levant joyeusement.
— Nnenne, Nnenne
Nnenne Abena
Venez, hommes et femmes
Nnenne Nnenne
Nnenne Abena
(Quand le chant s’arrête, tout le chœur parle en même temps.)
Nous sommes venus. Une ville où personne n’habite est un
endroit où il fait froid.
(Suit maintenant une séquence de présentations individuelles et
dans les formes, qu’Oforiwa observe avec plaisir.)
Premier protagoniste allant vers Ananse et le saluant — Un
homme seul n’est entouré que de vide. Mon nom est
Abraw.
Ananse stupéfait — Merci, Abraw.
(Le premier protagoniste retourne à sa place.)
Deuxième protagoniste — C’est d’hommes et de femmes
qu’est une ville. Mon nom est Ahenewa.
Ananse — Merci, Ahenewa.
(Le deuxième protagoniste retourne à sa place.)
Troisième protagoniste — C’est avec l’esprit des hommes et
des femmes qu’est faite une ville.
Malheur à la ville qui n’est pas soumise à la pensée réfléchie
des hommes. Mon nom est Anyaado.

268
Ananse — Merci, Anyaado.
(Le troisième protagoniste retourne à sa place.)
Quatrième protagoniste — C’est avec les actes d’amour qu’est
faite une ville. C’est l’absence d’actes d’amour qui maintient
une ville dans une guerre perpétuelle. Mon nom est Oko-
ronto.
Ananse — Merci, Okoronto.
(Le quatrième protagoniste retourne à sa place.)
Oforiwa — Qu’il en soit ainsi !
Le narrateur — Et Oforiwa bondit à la vie, de nouveau...
Oforiwa chantant — Nnenne Nnenne
Nnenne Abena
Viennent les fruits de Dieu.
Le chœur chantant — Nnenne Nnenne
Nnenne Abena
Viennent les fruits de Dieu
Nnenne Nnenne
Nnenne Abena.
(Le chant continue pendant que quatre jeunes filles du chœur
s’en vont et reviennent en ramenant des plateaux de cuivre
étincelants, chargés de fruits et d’autres nourritures. Elles les
présentent à Ananse. Ananse est bouche bée d’étonnement. Elles
posent leur charge et retournent à leur place.)
Premier protagoniste — Puisses-tu ne jamais plus souffrir de
faim affligeante.
Deuxième protagoniste — Que l’abondance et la fécondité t’ap¬
partiennent à jamais. <
Troisième protagoniste — Que toi et les tiens mangiez tou¬
jours à votre faim.
Ananse — Comment un homme peut-il remercier pour un don
aussi considérable, Oforiwa... Comment puis-je te remer¬
cier ?...
Oforiwa — Oh ! Je n’ai pas encore fini. Vois ce qui vient
maintenant.
Le narrateur — Et sa voix s’élève.
Oforiwa chantant — Nnenne Nnenne
Nnenne Abena
Vienne un trésor.
Le chœur chantant — Nnenne Nnenne
Nnenne Abena
Vienne un trésor
Nnenne Abena.
(Les membres du chœur sortent soudain de longues chaînes d'or

269
qu’ils placent autour du cou et des poignets d’Ananse alors qu’il
essaye de les arrêter.)
Ananse profondément effrayé — Maintenant, vraiment je sais
que je rêve. Quoi ? de l’Or ? Arrêtez. Ne l’approchez pas de
moi. Comprenez-vous ? Je ne suis pas un voleur. Je ne suis
pas un voleur.
Oforiwa en riant — Ne hurle pas ainsi, comme quelqu’un qui a
un cauchemar, tout ce que tu vois est réel. Ta pauvreté est
terminée. (Dansowa portant son vieux panier apparaît). Re¬
garde, voici ta femme. (Oforiwa se retire sur le côté du plateau,
le dos tourné à la scène.)
Ananse la voix rauque — Dansowa.
Dansowa regardant autour d’elle — Où ai-je donc erré ?... La
maison de quelqu’homme fortuné... (Elle voit le chœur en
train de l’observer). Excusez-moi. Oh, excusez-moi, je ne suis
- pas une personne bien importante. Ei ! je ferais mieux de
courir !
Ananse — Dansowa, arrête.
Dansowa s’arrêtant dans sa course — C’est Ananse, la voix de
mon époux que j’entends ?
Ananse — Dansowa. C’est moi... (Il marche vers elle, prend sa
main et la ramène). Les choses étranges qui se sont déroulées
ici ! Ne me pose pas de question, maintenant. Nombreux
sont les mystères de ce monde. (Il lui montre les plateaux de
nourriture). Tout ce que tu vois devant tes yeux est une
bénédiction.
Le chef du chœur — Maintenant se fait sentir la nécessité de
la confiance. Femme, que ta confiance te fraye un bon pas¬
sage.
Le chœur — Qu’elle te fraye un bon passage afin que dure
cette bénédiction.
Dansowa — Que fait ici cette foule de gens ?
Le chœur — Nous sommes venus vivre avec vous pour vous
apporter de la chaleur.
Dansowa ne sachant que dire — Nous vous en remercions. (Elle
va vers le plateaux de victuailles). Et ces fruits ?
Le chœur — Si vous avez eu faim avant, maintenant c’est fini.
Dansowa encore étourdie — Grands mercis! Ei !
Ananse rassemblant son courage — Et ne veux-tu pas regarder
ceci ? (il montre son or). Regarde autour de mon cou, regarde
la richesse, regarde l’or.
Dansowa alarmée — Ananse, tu sais très bien que nous n’ai¬
mons pas les ennuis. Qu’est-ce que tout cela ?

270
Le chœur — C’est la pauvreté, qui s’enfuit. Ecoute, nous cons¬
puons la pauvreté. Eh oui, pauvreté, remporte tes calamités !
Dansowa — Laissez-moi m’asseoir et réfléchir un peu à tout
cela car c’est plus que je ne puis comprendre. (Elle s’asseoit,
le chœur s’asseoit aussi.)
Ananse allant vers elle, avec douceur — Et, qui plus est
qu’est-ce qui pourrait être plus joyeux en cette saison où
notre cacao est mûr pour ainsi dire, que vienne nous rendre
visite une de nos parentes...
Dansowa — Quelle parente ?
Ananse montrant Oforiwa — Lève-toi et va l’accueillir.
Dansowa regarde Oforiwa d’un air de doute — Une de tes
parentes que je ne connaîtrais pas ?
Ananse — C’est la fille d’une de mes tantes qui vit à l’étran¬
ger depuis longtemps. C’est sa fille qui est née à l’étranger.
Elle s’appelle Oforiwa.
Dansowa — Mais comment savait-elle où nous trouver ? (Elle
se lève.)
Ananse — Elle a entendu parler de notre condition quand elle
arriva chez elle et c’est par sympathie qu’elle est venue nous
rendre visite.
Le narrateur — Mes amis, quelque chose retenait Dansowa...
mais quand un étranger vient chez nous, on doit l’accueillir.
Ananse — Oforiwa ! (Oforiwa se retourne et s’avance vers eux.)
Je te présente ma femme, Dansowa.
Dansowa — Bienvenue. (Elle offre sa main, avec hésitation.)
Oforiwa joyeusement — Merci, mère.
Dansowa — Comment est-ce, là d’où tu viens ?
Oforiwa — Paisible.
Dansowa — Parfait. Tout ce que nous possédons ici t’appar¬
tient aussi.
Oforiwa amusée — Merci beaucoup.
Dansowa — Entre. Je viens tout de suite.
(Oforiwa s’en va tandis que Dansowa l’observe. Quand elle se
retourne vers Ananse, son humeur a de nouveau changé.)
Dansowa — Ananse, suis-je à ma place dans cet endroit, dans
ces tristes guenilles ?
Oforiwa appelant de l’intérieur de la maison — Mère Dan¬
sowa ! Quelqu’atours que vous désiriez, j’ai ce qu’il vous faut
ici. Ne voulez-vous pas venir prendre mes cadeaux ?
Dansowa mal à son aise — Que dit-elle ?
he chef de chœur avec impatience — Pourquoi ne t’arrêtes-tu
pas de bavarder et ne t’occupes-tu pas plutôt de ton hôte ?

271
Ananse — Allons. Laisse-moi t’accompagner. Il est toujours
bon de connaître les nouvelles de l’étranger.
(Ils entrent, Dansowa montrant son manque d’enthou¬
siasme.)
Le chef du chœur — Ah, quel soulagement ! En vérité, Dan¬
sowa n’a pas poussé aussi loin que je ne le craignais son
interrogatoire.
Quatrième protagoniste — Qui peut trouver mieux qu’une
femme qui écoute son mari ? Elle a agi sagement
Deuxième protagoniste — Que maintenant ils puissent vivre
paisiblement de sorte que la fortune qui leur est échue nous
profite également.
Sixième protagoniste — Je suis un homme qui parle franc. Si
tout doit se passer bien, cela dépend entièrement de la
conduite d’Ananse et de son amour-propre.
Premier protagoniste — Bien dit, un homme est toujours un
homme.
(Pendant ce dialogue, l’accessoiriste enlève le brasero et la
marmite.)
Le narrateur — Une histoire ne met pas de temps du tout
pour grandir. (Le chœur bouge et change d’humeur pour se
préparer au divertissement qui doit suivre.) La femme Ofo¬
riwa, et Ananse et sa femme Dansowa vivent ensemble
depuis près d’un an maintenant Ils n’ont manqué de rien. Ils
n’ont jamais été privés de la compagnie d’hommes et de
femmes.
Quand un homme trouve où poser sa tête, et qu’il n’a pas
d’inquiétude sur ce qu’il aura à manger le jour suivant il trouve
aussi le loisir de s’amuser avec gaieté. Il y a un esprit de fête
tout autour de lui, accompagné d’animation joyeuse. Nous
voici, présents pour l’amusement
(Le chœur se met à chanter des airs folkloriques et à jouer du
tambour. Ils dansent, seuls ou par paires. Après un moment,
Dansowa, richement parée, court se joindre à la danse. Elle est
suivie d’Oforiwa qui n’a pas changé. Le chœur les accueille
joyeusement et leur laisse la piste libre. Maintenant, Ananse,
également richement vêtu, extrêmement heureux et un peu
ivre, court se joindre à la danse. Dansowa et Oforiwa dansent
autour de lui pour l’encourager. Ananse porte à Oforiwa beau¬
coup d’attention, ce qui la charme.)
Premier protagoniste — L’ancien lui-même est sur la piste !
Le chef du chœur — Salut à lui !
Deuxième protagoniste — Voici qui donne sans compter !

272
Troisième protagoniste — Ananse, que l’on appelle Akuamoah.
C’est lui qui dépense avec largesse.
Quatrième protagoniste — Oncle, que ferais-je sans toi ?
Une voix du chœur — Comme le monde change, voyez
Ananse.
Ananse tandis que la musique s’arrête — Oforiwa, où es-tu ? O
toi, femme si belle dont la présence nourrit ma faim.
(Oforiwa et Ananse se regardent amoureusement, ne faisant
pas attention à Dansowa qui les observe avec déplaisir.)
Sixième protagoniste — Vous entendez ? Un de ces jours vous
me direz que je vous l’avais dit.
Cinquième protagoniste — Voyez comme il regarde Oforiwa.
Le chef du chœur — Ne courtisez pas le mal avec vos bou¬
ches.
(Dansowa parait très mécontente.)
Le narrateur — Chaque regard a sa signification. Que signifie
le regard que Dansowa porte sur Ananse ?
Dansowa — Mon époux ?
Ananse se tournant vers elle avec de grandes démonstrations
de tendresse — Mon épouse pleine de maturité. Epouse de
mon âme.
Dansowa — Trésor de mon âme, ne peux-tu venir ici, une
minute ? (Elle l’attire à part.) Au sujet de cette femme :
Quand part-elle ?
Ananse — Pas de ça. Ne parle pas de son départ.
Dansowa — C’est ce que tu dis chaque fois que je soulève cette
question. Aujourd’hui tu vas tout m’expliquer. (Elle le prend
et le retient. Le chœur pressent des ennuis.)
Ananse — Mais rien de mal ne nous est arrivé depuis son
arrivée.
Dansowa — Dans ce cas, empêchons-Ie complètement d’arri¬
ver. Je suis humaine. Si tu me caches quelque chose, me
sentirai-je paisible ?
Ananse — La langue ne doit pas tout dire.
Dansowa — Si tu ne veux pas que je t’accuse de sombres
pensées, donne-moi juste une petite explication.
Ananse réfléchit un peu, puis — Cela fait assez longtemps que
tout ça s’est passé, il faut bien l’admettre. Qu’est-ce que ça
pourrait faire si je lui en racontais juste un petit bout? (Il
chuchote son histoire, se laissant entraîner parce qu’il est
ivre. Il mime même les mouvements d’Oforiwa quand il la
surprit la première fois. Dansowa au fur et à mesure qu’elle
écoute l’histoire, se met en colère.)
Le narrateur — La boisson est une clé qui ouvre les portes les

273
plus secrètes de l’esprit humain. Cet homme a goûté à la
boisson, il aurait mieux fait de veiller à ce que sa langue ne se
délie toute seule.
(Ananse continue à parler, prenant plaisir à raconter. Oforiwa
maintenant sait ce qu’il fait. Tendue, elle se dirige sur le côté,
les yeux fixés au loin.)
Dansowa — Alors tu dis que tu vas en faire ton épouse. Nous
verrons. Ce ne sera pas en ma présence, ici. Ça je peux te le
dire tout de suite. (Rageusement, elle se dirige vers le chœur.)
Musiciens, agoo !
Le chœur — Amée !
Dansowa — J’ai trouvé une nouvelle chanson, reprenez-là avec
moi !
Le narrateur — La rivalité s’est frayé un chemin dans l’his¬
toire.
Dansowa chantant — J’appelle
J’appelle
J’appelle
Oui, j’appelle
Le cuissot du daim.
Le chœur chantant — J’appelle
J’appelle
Dansowa chantant — Kweku1 aimerait épouser le cuissot du
daim.
Le chœur chantant — J’appelle
J’appelle
Dansowa chantant — Maintenant qu’il est riche, il voudrait
épouser le cuissot du daim.
Le chœur chantant — J’appelle
J’appelle
Dansowa chantant — Toute cette agitation pour un cuissot
de daim.
Le chœur chantant — J’appelle
J’appelle
Dansowa chantant — Un cuissot, un cuissot, un cuissot, un
cuissot de daim.
Le chœur chantant — J’appelle
J’appelle
(Ananse, redevenu sobre, est debout, incapable d’intervenir
tandis que Dansowa bondit en avant et en arrière entre lui et
Oforiwa, les défiant ouvertement. Chaque fois qu’elle atteint
Oforiwa, elle saisit sa propre cuisse et sautille en se moquant.
Deux protagonistes du chœur sont si amusés par cela, qu’ils se

1. Son mari.

274
lèvent et font le même geste à côté d’Oforiwa qui se tient
absolument immobile, son visage seul enregistrant ses émo¬
tions.)
Le chef du chœur prenant conscience du danger — Arrêtez
cela. Si Dansowa dit qu’elle a trouvé une nouvelle chanson,
laissez-Ia chanter seule.
Dansowa — Ne faites pas attention à lui.
(Mais le chœur s’arrête de chanter, et elle s’arrête de gamba¬
der, hors d’haleine.)
Ananse essayant timidement d’attirer l’attention d’Oforiwa.
— Oforiwa, laisse-moi te parler un moment.
(Oforiwa repousse avec colère la main qui la touchait.) 4
Oforiwa — Moi ? Tout ce que toi et moi avons à nous dire, va
l’être ici en public.
Ananse à Dansowa — Tu vois ce que tu as fait ?
Dansowa — Tout ennui, si on s’en occupe vulgairement, finit
rapidement.
Oforiwa — Tu ne te trompes pas. Je vais t’aider à tout
terminer, immédiatement.
Ananse à Dansowa — Ne discute pas avec elle comme ça.
Oforiwa s'adressant au chœur — Etes-vous attentifs ?
Le chef du chœur — Amis, les ennuis arrivent.
Ananse à Oforiwa — Laisse-moi t’expliquer !
Oforiwa — Tu m’avais juré, te rappelles-tu ?
Ananse maladroitement — Je t’explique...
Oforiwa — Homme, tu avais prêté serment, te rappelles-tu ?
Dansowa — Qui vous a permis d’adresser des paroles telles à
l’époux d’une autre femme ?
Premier protagoniste — Tu vas te taire, non !
Oforiwa à Dansowa — Comme tu es pitoyable ! (à Ananse) —
Homme, je t’avais averti, Bien, éloigne-toi.
Le chef du chœur — Et elle bondit en avant.
(Oforiwa bondit au centre.)
Oforiwa chantant lentement — Nnenne.
Le chœur — C’est le moment.
Oforiwa commençant sa lente sortie —
Nnenne Nnenne
Abena Trésors, allez-vous-en
Le chœur — Nnenne Nnenne
Nnenne Abena
A llez-vous-en, t résors
Nnenne Nnenne
Nnenne Abena
(Le chant s'interrompt un moment tandis que certains prota-

275
gonistes du chœur dépouillent Ananse et Dansowa de leurs
riches vêtements et de leurs bijoux, leur laissant leurs guenilles
antérieures.)
Oforiwa — Fruits de Dieu, allez-vous-en
Nnenne Nnenne
Nnenne Abena
Fruits de Dieu, allez-vous-en
Nnenne Abena
Nnenne Nnenne
(Les femmes du chœur ramassent les plateaux de victuailles et
les emportent.)
Hommes et femmes, allez-vous-en
Nnenne Abena
Nnenne Nnenne
Hommes et femmes, allez-vous-en
Nnenne Nnenne
Nnenne Abena
(Oforiwa quitte le plateau quand presque tous les membres du
chœur sont sortis.)
Premier protagoniste — Eh bien. Il faut se dire au revoir.
Ananse — Ne peux-tu pas intervenir en ma faveur ?
Premier protagoniste — Si tu frottes le visage d’une bénédic¬
tion dans la poussière, elle t’abandonne.
Ananse vaincu — Ne pouvais-tu pas plaider pour moi ?
Deuxième protagoniste — Comment aurions-nous pu plaider ?
Pourquoi as-tu délié ta langue si sottement, si tu avais besoin
de conseils ?
(En dehors du narrateur, Ananse et Dansowa sont seuls. On
entend le chœur chanter au loin. L’accessoiriste amène leur
vieux panier et le laisse choir devant Dansowa.)
Dansowa stupéfaite — Regarde ! C’est vrai ! Nous voilà de
nouveau comme avant.
Ananse ramassant le panier, l’air menaçant et le jetant à la
tête de Dansowa — Allez, va !
Nous avons vu ce que nous voulions voir.
(Ils sortent.)
Le narrateur — Les voici à nouveau sur la route.
Et puis, quand, encore ?
C’est la question.
Que cet Anansegoro vous ait amusé ou non,
Que vous en ayez recueilli quelque chose
Qu’il en soit ainsi.
(Au loin, le joueur de flûte joue des airs de Nnenne.)

276
VI

L,’Afrique libre francophone

LA PROSE MODERNE

Le Sénégal

CHEIKH HAMIDOU KANE — Peul du Sénégal né en 1928, for-


tement marqué par l’éducation mu¬
sulmane traditionnelle, Kane vint poursuivre en France des études de
philosophie et de sciences de l'administration (ENFOM).
De l’écart entre deux formations si différentes il tira un roman
L Aventure, ambiguë (1961) qui le classa d’emblée parmi les meilleurs
écrivains d’Afrique en même temps que parmi les plus « engagés ».
Aventure ambiguë dans cette Afrique ambiguët que celle d’une société
dont le système de valeurs se sent attaqué, parasité, par un système de
valeurs étranger. ^ Quelle attitude doit donc adopter l’Afrique devant la
civilisation européenne qui a déjà, par force, pris pied sur son continent,
trouble les esprits, créé de nouveaux besoins ? Faut-il aller à l’école des
Blancs « pour apprendre à vaincre sans avoir raison » et par-là acquérir la
puissance technique et scientifique « car c’est la main qui défend
1 esprit » ? Mais si on rentre à l’école des Blancs on court aussi de grands
dangers: car avec les techniques, l’école européenne vous enseigne aussi
sa morale, sa religion, sa philosophie, et vous sépare de votre civilisation
africaine. Elle fait de vous des déracinés, des élites oui, mais des élites
décérébrées, comme disait Césaire. Tel est le problème que pose Hamidou
Kane avec un art et une profondeur sans pareils jusqu’ici dans la
littérature mondiale. Le vrai problème de la négritude moderne est enfin
abordé, et la race n’y a plus rien à voir ; c’est bien de différences
culturelles qu’il s’agit, différences irréductibles : le diagnostic de Kane ne
laisse aucun doute sur ce sujet : ou bien l’Africain arrivera à faire la
synthèse entre ces deux cultures antagonistes, ou bien il périra. C’est cela
que signifie^ la mort finale du héros, Samba Diallo. C’est, selon l’interpré¬
tation de l’auteur lui-même « la preuve par l’absurde que la civilisation
africaine existe et existe à un tel point que si un individu cède à la
tentation de l’extirper, ou de l’abandonner, il détruit son âme, sa
personnalité, inévitablement. »

1. Titre d’un livre de Georges Balandicr.

277
Le maître

C’est le marabout qui enseigne le Coran aux enfants de la tribu.


Il est comme l’incarnation du mysticisme africain.
L’homme était vieux, maigre et émacié, tout desséché par ses
macérations. Il ne riait jamais. Les seuls moments d’enthou¬
siasme qu’on pouvait lui voir étaient ceux pendant lesquels il
plongeait dans ses méditations mystiques, ou, écoutant réciter
la parole de Dieu, il se dressait tout tendu et semblait s’exhaus¬
ser du sol comme soulevé par une force intime. Les moments
étaient nombreux par contre où, poussé dans une colère fréné¬
tique par la paresse ou les bevues d’un disciple, il se laissait
aller à une violence d’une brutalité inouïe. Mais ces violences,
on l’avait remarqué, étaient fonction de l’intérêt qu il portait au
disciple en faute. Plus il le tenait en estime, plus folles étaient
ses colères. Alors, verges, bûches enflammées, tout ce qui lui
tombait sous la main servait aux châtiments. Samba Diallo
se souvenait qu’un jour, pris d’une colère démente, le maître
l’avait précipité à terre et l’avait furieusement piétiné, comme
font certains fauves de leur proie.
Le maître était un homme redoutable à beaucoup d’égards.
Deux occupations remplissaient sa vie : les travaux de 1 esprit
et les travaux des champs. Il consacrait aux travaux des champs
le strict minimum de son temps et ne demandait pas à la
terre, plus qu’il ne faut pour sa nourriture extrêmement frugale,
et celle de sa famille, sans les disciples. Le reste de son temps,
il le consacrait à l’étude, à la méditation, à la prière, et à la
formation des jeunes gens confiés à ses soins. Il s acquittait de
cette tâche avec une passion réputée dans tout le pays des
Diallobé1. Des maîtres venant des contrées les plus lointaines le
visitaient périodiquement et repartaient édifiés. Les plus gran¬
des familles du pays se disputaient l’honneur de lui envoyer leurs
garçons. Généralement, le maître ne s’engageait qu’après avoir
vu l’enfant. Jamais aucune pression n’avait pu modifier sa
décision, lorsqu’il avait refusé. Mais il arrivait qu’à la vue d un
enfant, il sollicitât de l’éduquer. Il en avait été ainsi pour
Samba Diallo.

La mort d’un chef

— Grande Royale2, vous souvenez-vous de votre père ?

1. Tribu peule.
2. Sœur du chef de la tribu.

278
— Oui, maître, répondit-elle simplement, surprise néanmoins.
— Moins que moi, car je l’ai connu bien avant vous et je l’ai
toujours approché de près. Mais vous souvenez-vous dans quelles
dispositions il mourut ?
— Je me souviens, certes.
— Moins que moi encore, car c’est moi qui lui ai dit la prière
des agonisants et qui l’ai enterré. Permettez-moi de l’évoquer
ce soir et cela ne sort point de nos propos.
Le maître se tut un instant, puis reprit :
— Il a longtemps souffert seul, sans que nul n’en sût rien. Un
jour, il me fit appeler. Lorsque je parus, après qu’il m’eût
longtemps salué, que nous eûmes causé comme à l’accoutumée, il
se leva, alla à une malle qu’il ouvrit et en sortit une grande
pièce de percale.
« Ceci, me dit-il, est mon linceul, et je voudrais que vous
m’indiquiez la façon rituelle de le tailler ». Je cherchai son
regard. La paix et la gravité que j’y observai anéantirent, dans
mon esprit, les vaines paroles de protestation que j’allais
prononcer. Je me félicite de les avoir tues, tellement, aujourd’hui
encore, je sens en moi leur ridicule, devant cet homme qui
dominait sa mort de toute sa stature. J’obéis donc et lui
donnai les indications du Livre1. Il tailla son linceul de sa pro¬
pre main. Ayant fini, il me pria de l’accompagner en un lieu
retiré de sa demeure, et là, en sa présence, me demanda d’indi¬
quer à son esclave Mbare les gestes et le détail de la toilette
funéraire. Nous revînmes dans sa chambre alors et causâmes
longuement, comme si la souffrance n’eût pas visiblement mar¬
tyrisé son corps. Quand je me levai pour partir, il me deman¬
da de bien vouloir l’assister quand viendrait l’heure.
Deux jours après, on vint me quérir de sa part, je trouvai
une famille silencieuse et consternée, une maison remplie de
monde. Votre ' père était dans sa chambre, étendu sur une
natte à terre et entouré de beaucoup de personnes. Ce fut la
seule fois qu’il ne se leva pas à mon entrée. Il me sourit' et,
après m’avoir salué, me demanda de réunir tous ceux qu’il avait
fait convoquer dans sa maison. « Je les supplie de me dire,
avant que je meure, ce que je pourrais leur devoir et que j’aurais
oublié de rendre. S’il y en a qui conservent le souvenir d’une
injustice de moi, qu’on m’en prévienne et je m’en excuserai
publiquement. A tous, je demande que me soient pardonnés les
maux particuliers que j’ai pu commettre et le grand mal qui a
tenu à ma fonction de chef des Diallobé. Hâtez-vous, s’il vous
plaît, je vous attends. » « M’a-t-on pardonné ? » s’enquit-il à

1. Coran.

279
mon retour, et tout le monde vit l’inquiétude qui l’agita alors.
Je répondis que tous avaient pardonné. Il me posa trois fois
cette question. Il eut ensuite la force de saluer tous ceux qui
étaient autour de lui. Il me demanda mon bras qu’il serra fort,
souhaitant que je fisse de même du sien, et mourut en pronon¬
çant le nom de Dieu. Grande Royale, ce fut un chef, votre
père, qui me montra, à moi qui traduis le Livre, comme il faut
mourir. Je voudrais transmettre ce bienfait à son petit neveu.
— Je vénère mon père et le souvenir que vous en avez. Mais je
crois que le temps est venu d’apprendre à nos fils de vivre. Je
pressens qu’ils auront affaire à un monde de vivants où les
valeurs de mort seront bafouées et faillies.
— Non, madame. Ce sont des valeurs ultimes qui se tiendront
encore au chevet du dernier humain. Vous voyez que je blesse la
vie dans votre jeune cousin1 et vous vous dressez en face de moi.
La tâche, cependant ne m’est pas agréable, ni facile. Je vous
prie de ne point me tenter, et de laisser à ma main sa
fermeté. Après cette blessure profonde, pratiquée d’une main
paternelle, je vous promets que plus jamais cet enfant ne se
blessera. Vous verrez de quelle stature, lui aussi, dominera la vie
et la mort.

Les besoins du corps


ET LES BESOINS DE L’ÂME

Le maître savait de quoi le chef allait lui parler. Ce sujet, le


chef l’avait abordé avec lui mille fois. Les hommes du Diallobé
voulaient apprendre à mieux lier le bois au bois. Le pays, dans
sa masse, avait pris le choix inverse de celui du maître.
Pendant que le maître niait la rigidité de ses articulations, le
poids de ses reins, niait sa case et ne reconnaissait de réalité
qu’à Ce vers Quoi sa pensée à chaque instant s’envolait avec
délice, les Diallobé, chaque jour un peu plus, s’inquiétaient de la
fragilité de leurs demeures, du rachitisme de leur corps. Les
Diallobé voulaient plus de poids.
Lorsque sa pensée buta sur ce mot, le maître tressaillit. Le
poids ! Partout il rencontrait le poids. Lorsqu’il voulait prier, le
poids s’y opposait, chape lourde de ses soucis quotidiens sur
l’élan de sa pensée vers Dieu, masse inerte et de plus en plus
sclérosée de son corps sur sa volonté de se lever, puis de se
baisser, puis de se lever encore, dans les gestes de la prière. Il y
avait aussi d’autres aspects du poids qui, de même que le Malin,

1. Samba Diallo.

280
revêt divers visages : la distraction des disciples, les fééries
brillantes de leur jeune fantaisie, autant d’hypostases3 du poids,
acharnées à les fixer à terre, à les maintenir loin de la
vérité.
— Dites-leur qu’ils sont des courges.
Le maître réprima un sourire. Généralement, l’espièglerie de
sa pensée l’amusait. Le chef cependant attendait, sachant par
habitude quel fonds il faut faire aux sautes1 2 du vénérable.
— La courge est une nature drôle, dit enfin le maître. Jeune,
elle n’a de vocation que celle de faire du poids, de désir que celui
de se coller amoureusement à la terre. Elle trouve sa parfaite
réalisation dans le poids. Puis, un jour, tout change. La courge
veut s’envoler. Elle se résorbe et s’évide tant qu’elle peut. Son
bonheur est fonction de sa vacuité, de la sonorité de sa
réponse lorsqu’un souffle l’émeut. La courge a raison dans les
deux cas.
— Maître, où en sont les courges du Diallobé ?
— C’est au jardinier de répondre, pas à moi.
Le chef demeura silencieux un moment.
— Si je leur dis d’aller à l’école nouvelle, ils iront en masse. Ils
y apprendront toutes les façons de lier le bois au bois que nous
ne savons pas. Mais, apprenant, ils oublieront aussi. Ce qu’ils
apprendront vaut-il ce qu’ils oublieront ? Je voudrais vous de¬
mander : peut-on apprendre ceci sans oublier cela, et ce qu’on
apprend vaut-il ce qu’on oublie ?
— Au foyer3, ce que nous apprenons aux enfants, c’est Dieu. Ce
qu’ils oublient, c’est eux-mêmes, c’est leurs corps et cette
propension à la rêverie futile, qui durcit avec l’âge et étouffe
l’esprit. Ainsi ce qu’ils apprennent vaut infiniment mieux que ce
qu’ils oublient.
— Si je ne dis pas aux Diallobé d’aller à l’école nouvelle, ils
n’iront pas. Leurs demeures tomberont en ruines, leurs enfants
mourront ou seront réduits en esclavage. La misère s’installera
chez eux et leurs cœurs seront pleins de ressentiments...
— La misère est, ici-bas, le principal ennemi de Dieu.
— Cependant, maître, si je vous comprends bien, la misère est
aussi l’absence du poids. Comment donner aux Diallobé la
connaissance des arts et l’usage des armes, la possession de la
richesse et la santé du corps sans les alourdir en même temps ?
— Donnez-leur le poids, mon frère. Sinon j’affirme que bientôt
il ne restera plus rien ni personne dans le pays. Les Diallobé

1. Hipostases : syn. de : dérivés, conséquences, sous-produits.


2. Sautes d’humeur.
3. L’école du Maître.

281
comptent plus de morts que de naissances. Maître, vous-mêmes,
vos foyers s’éteindront.
La Grande Royale était entrée sans bruit, selon son habi¬
tude. Elle avait laissé ses babouches derrière la porte. C’était
l’heure de sa visite quotidienne à son frère. Elle prit place sur la
natte, face aux deux hommes.
— Je me réjouis de vous trouver ici, maître. Peut-être allons-
nous mettre les choses au point, ce soir.
— Je ne vois pas comment, madame. Nos voies sont parallèles
et toutes deux inflexibles.
— Si fait, maître. Mon frère est le cœur vivant de ce pays,
mais vous en êtes la conscience. Enveloppez-vous d’ombre,
retirez-vous dans votre foyer et nul, je l’affirme, ne pourra
donner le bonheur aux Diallobé. Votre maison est la plus
démunie du pays, votre corps le plus décharné, votre apparence
la plus fragile. Mais nul n’a, sur ce pays, un empire qui égale le
vôtre.

Pourquoi apprendre à vaincre


SANS AVOIR RAISON

— Mon frère, n’est-il pas vrai que sans la lumière des foyers nul
ne peut rien pour le bonheur des Diallobé ? Et, grand maître,
vous savez bien qu’il n’est point de dérobade qui puisse vous
libérer.
— Madame, Dieu a clos la sublime lignée de ses envoyés avec
notre prophète Mahommet, la bénédiction soit sur lui. Le
dernier message nous transmit l’ultime Parole où tout a été
dit. Seuls les insensés attendent encore.
— Ainsi que les affamés, les malades, les esclaves. Mon frère,
dites au maître que le pays attend qu’il acquiesce.
— Avant votre arrivée, je disais au maître : « je suis une pauvre
chose qui tremble et qui ne sait pas ». Ce lent vertige qui nous
fait tourner, mon pays et moi, prendra-t-il fin ? Grande
Royale, dites-moi que votre choix vaudra mieux que le vertige ;
qu’il nous en guérira et ne hâtera pas notre perte au contraire.
Vous êtes forte. Tout ce pays repose sous votre grande ombre.
Donnez-moi votre foi.
— Je n’en ai pas. Simplement, je tire la conséquence de
prémisses que je n’ai pas voulues. Il y a cent ans notre grand-
père, en même temps que tous les habitants de ce pays, a été
réveillé un matin par une clameur qui montait du fleuve. Il a pris
son fusil et suivi de toute l’élite, s’est précipité sur les nouveaux
venus. Son cœur était intrépide et il attachait plus de prix à la

282
liberté qu’à la vie. Notre grand-père, ainsi que son élite, ont
été défaits. Pourquoi ? Comment ? Les nouveaux venus seuls le
savent. Il faut le leur demander ; il faut aller apprendre chez
eux l’art de vaincre sans avoir raison. Au surplus, le combat n’a
pas cessé encore. L’école étrangère est la forme nouvelle de la
guerre que nous font ceux qui sont venus, et il faut y envoyer
notre élite, en attendant d’y pousser le pays. Il est bon qu’une
fois encore l’élite précède. S’il y a un risque, elle est la mieux
préparée pour le conjurer, parce que la plus fermement attachée
à ce qu’elle est. S’il est un bien à en tirer, il faut que ce soit
elle qui l’acquière la première. Voilà ce que je voulais vous dire,
mon frère. Et puisque le maître est présent, je voudrais ajouter
ceci. Notre détermination d’envoyer la jeunesse noble du pays à
l’école étrangère ne sera obéie que si nous commençons par y
envoyer nos propres enfants.

L’angoisse du chevalier1

Que ne comprennent-ils, tous ceux-là, jusque dans sa famille,


qui se précipitent, que leur course est un suicide, leur soleil un
mirage ! Que n’avait-il, lui, stature assez puissante pour se
dresser sur leur chemin, afin d’imposer un terme à leur course
aveugle !
Mais, lui objecta une voix en lui-même, l’homme est entouré
de problèmes qui empêchent cette quiétude. Il naît dans
une forêt de questions. La première dont il participe par son
corps que tu hais — le harcèle d’uné cacophonie de demandes
auxquelles il faut qu’il réponde : « Je dois manger, fais-moi
manger », ordonne l’estomac. « Nous reposerons-nous enfin ?
Réponds-nous, veux-tu ? » lui sussurent les membres. A l’estomac
et aux membres, l’homme répond les réponses qu’il faut, et cet
homme est heureux. « Je suis seule, j’ai peur d’être seule, je ne
suffis pas, seule... cherche-moi qui aimer », implore une voix.
« J’ai peur, j’ai peur. Quel est mon pays d’origine ? Qui m’a
apportée ici ? Qù me mène-t-on ? » interroge cette voix,
particulièrement plaintive, qui se lamente jour et nuit.
L’homme se lève et va chercher l’homme. Puis il s’isole et prie.
Cet homme est en paix. Il faut que l’homme réponde à toutes
les questions. Toi tu veux en ignorer quelques-unes...
Non, objecta le chevalier pour lui-même. Non ! Je veux

1. Celui qu’on appelle « le Chevalier » est le père de Samba Diallo,


héros du livre, et le représentant le plus éminent de la tradition au sein
de la tribu des Diallobé. Dans ce passage, il dialogue avec lui-même sur
l’attitude à adopter devant la civilisation européenne.

283
seulement l’harmonie. Les voix les plus criardes tentent de
couvrir les autres. Cela est-il bon? La civilisation est une
architecture de réponses. Sa perfection, comme celle de toute
demeure, se mesure au confort que l’homme y éprouve, a l ap¬
point de liberté qu’elle lui procure. Mais précisément les Dial-
lobé ne sont pas libres, et tu voudrais maintenir cela ? Non. Ce
n’est pas ce que je veux. Mais l’esclavage de l’homme parmi une
forêt de solutions vaut-il mieux aussi ?
Le chevalier tournait et retournait ses pensées de mille
façons, dans son esprit.
Le bonheur n’est pas fonction de la masse de réponses
mais de leur répartition. Il faut équilibrer... Mais 1 Occident est
possédé et le monde s’occidentalise. Loin que les hommes
résistent, le temps qu’il faut, à la folie de l’Occident, loin qu ils
se dérobent au délire d’occidentalisation, le temps qu’il faut
pour trier, et choisir, assimiler ou rejeter, on les voit au
contraire, sous toutes les latitudes, trembler de convoitise, puis
se métamorphoser en l’espace d’une génération, sous l’action de
ce nouveau mal des ardents1 que l’Occident répand.

Deux philosophies différentes

Le chef des Diallobé et Paul Lacroix, directeur de l’école


européenne dialoguent.

Lacroix — Ce crépuscule ne vous trouble-t-il pas ? Moi, il me


bouleverse. En ce moment, il me semble plus proche de la fin du
monde que de la nuit...
Le chevalier sourit.
— Rassurez-vous, je vous prédis une nuit paisible.
— Vous ne croyez pas à la fin du monde, vous ?
— Au contraire, je l’espère même, fermement
_ C’est bien ce que je pensais. Ici, tous croient à la fin du
monde, du paysan le plus fruste aux hommes les plus cultivés.
Pourquoi ? Je me le demandais, et aujourd’hui seulement j’ai
commencé de comprendre en regardant le crépuscule.
Le chevalier considéra Paul.
_ A mon tour de vous demander : vous ne croyez pas vraiment
à la fin du monde ?
— Non, évidemment. Le monde n’aura pas de fin. Du moins pas
la fin qu’on attend ici. Qu’une catastrophe détruise notre
planète, je ne dis pas...

1. Mal des ardents : folie.

284
—• Notre paysan le plus fruste ne croit pas à cette fin-là,
épisodique et accidentelle. Son univers n’admet pas l’accident.
II est plus rassurant que le vôtre, malgré les apparences.
— Peut-être bien. Malheureusement pour nous, c’est mon uni¬
vers qui est vrai. La terre n’est pas plate. Elle n’a pas de
versants qui donnent sur l’abîme. Le soleil n’est pas un lampa¬
daire fixé sur un dais de porcelaine bleue. L’univers que la science
a révélé à l’Occident est moins immédiatement humain, mais
avouez qu’il est plus solide...
— Votre science vous a révélé un monde rond et parfait, au
mouvement infini. Elle l’a reconquis sur le chaos. Mais je crois
qu’ainsi, elle vous a ouvert au désespoir.
Non pas. Elle nous a libérés de craintes... puériles et
absurdes.
— Absurdes ? L’absurde, c’est le monde qui ne finit pas. Quand
saurait-on la vérité ? toute la vérité ? Pour nous, nous croyons
encore à l’avènement de la vérité. Nous l’espérons.
C’est donc cela, pensa Lacroix. La vérité qu’ils n’ont pas
maintenant, ils sont incapables de la conquérir. Ils espèrent
donc la fin. Ainsi, pour la justice aussi. Tout ce qu’ils veulent et
qu’ils n’ont pas, au lieu de chercher à le conquérir, ils l’atten¬
dent de la fin. Il n’exprima pas sa pensée. Il dit simplement :
— Quant à nous, chaque jour, nous conquérons un peu plus de
vérité, grâce à la science. Nous n’attendons pas...
J’étais sûr qu’il n’aurait pas compris, songea le chevalier. Ils
sont tellement fascinés par le rendement de l’outil qu’ils en
ont perdu de vue l’immensité infinie du chantier. Ils ne voient
pas que la vérité qu’ils découvrent chaque jour est chaque jour
plus étriquée. Un peu de vérité chaque jour... Bien sûr, il le faut,
c’est nécessaire. Mais la Vérité ? Pour avoir ceci, faut-il renon¬
cer à cela ?
— Je crois que vous comprenez très bien ce que je veux dire. Je
ne conteste pas la qualité de la vérité que révèle la science.
Mais, c’est une vérité partielle, et tant qu’il y aura de l’avenir,
toute vérité sera partielle. La vérité se place à la fin de
I histoire. Mais je vois que nous nous engageons dans la voie
décevante de la Métaphysique.
— Pourquoi dites-vous « décevante » ?
— « A toute parole on peut en opposer une autre », n’est-ce
pas ce qu’a dit un de vos Anciens ? Dites-moi franchement si
ce n’est pas là votre conviction, aujourd’hui encore ?
—- Non. Et, s’il vous plaît, ne vous retenez pas de faire de la
métaphysique. Je voudrais connaître votre monde.
— Vous le connaissez déjà. Notre monde est celui qui croit à

285
la fin du monde. Qui l’espère et la craint tout à la fois. Voilà
pourquoi, tantôt, j’ai éprouvé une grande joie lorsqu’il m’a
semblé que vous étiez angoissé devant la fenêtre. Voilà, me
disais-je, il pressent la fin... ^
— Non, ce n’était pas de l’angoisse, à la vérité. Ça n allait
pas jusque-là...
— Alors, je vous souhaite du fond du cœur de retrouver le sens
de l’angoisse devant le soleil qui meurt. Je le souhaite à 1 Oc¬
cident, ardemment. Quand le soleil meurt, aucune certitude
scientifique ne doit empêcher qu’on le pleure, aucune évidence
rationnelle qu’on se demande s’il renaîtra. Vous vous mourez
lentement sous le poids de l’évidence. Je vous souhaite cette
angoisse. Comme une résurrection.
— A quoi naîtrions-nous ?
— A une vérité plus profonde. L’évidence est une qualité de
surface. Votre science est le triomphe de l’évidence, une proli¬
fération de la surface. Elle fait de vous les maîtres de 1 exté¬
rieur mais en même temps elle vous y exile, de plus en plus.
Il y eut un moment de silence.. Dehors, le drame vespéral
avait pris fin. Le soleil était tombé. Derrière lui, une masse
imposante de nuages écarlates acheva de s’écrouler à sa suite,
comme une monstrueuse traînée de sang coagulé. L’éclat rouge
de l’air s’était progressivement attendri sous l’effet de la lente
invasion de l’ombre.
Etrange, songeait Lacroix, cette fascination du néant sur
ceux qui n’ont rien. Leur néant, ils l’appellent l’absolu. Ils
tournent le dos à la lumière, mais ils regardent fixement
l’ombre. Est-ce que cet homme n’est pas sensible à sa pau¬
vreté ?
A ce moment s’éleva la voix du chevalier. Elle était basse et
méditative. Comme s’il se parlait à lui-même.
— Je voulais vous dire, néanmoins...
Il hésitait.
— Que voulez-vous dire, monsieur ?
— Je voulais vous dire que c’est moi-même finalement, qui ai
mis mon fils à votre école.
— A votre tour, vous me donnez une grande joie.
— J’ai mis mon fils à votre école et j’ai prié Dieu de nous
sauver tous, vous et nous.
— Il nous sauvera, s’il existe.
— J’ai mis mon fils à l’école parce que l’extérieur que vous avez
arrêté nous envahissait lentement et nous détruisait. Apprenez-
lui à arrêter l’extérieur.
— Nous l’avons arrêté.

286
— L’extérieur est agressif. Si l’homme ne le vainc pas, il dé¬
truit l’homme et fait de lui une victime de tragédie. Une
plaie qu’on néglige ne guérit pas, mais s’infecte jusqu’à la gan-
graine. Un enfant qu’on n’éduque pas régresse, une société qu’on
ne gouverne pas se détruit. L’Occident érige la science contre
le chaos envahissant, il l’érige comme une barricade.
A ce moment, Lacroix dut lutter contre la tentation impérieuse
de tourner le commutateur électrique à portée de sa main. Il
eût aimé scruter le visage d’ombre de cet homme immobile,
face à lui. Il percevait dans sa voix une tonalité qui l’intri¬
guait et qu’il aurait voulu référer à l’expression du visage. « Mais
aussi, songea-t-il, si j’allume, cet homme peut se taire. Ce
n’est pas à moi qu’il parle. C’est à lui-même ! » Il l’écouta.
— Chaque heure qui passe apporte un supplément d’ignition au
creuset où fusionne le monde. Nous n’avons pas eu le même
passe, vous et nous, mais nous aurons le même avenir, rigoureu¬
sement. L’ère des destinées singulières est révolue. Dans ce
sens, la fin du monde est bien arrivée pour chacun de nous, car
nul ne peut plus vivre de la seule persévération de soi. Mais, de
nos longs mûrissements multiples, il va naître un fils au monde.
Le premier fils de la terre. L’unique aussi.
Lacroix le sentit qui se tournait légèrement dans l’ombre
vers lui.
— Monsieur Lacroix, cet avenir, je l’accepte. Mon fils en est
le gage. Il contribuera à le bâtir. Je veux qu’il contribue, non
plus en étranger venu des lointains, mais en artisan responsable
des destinées de la cité.
— Il nous enseignera les secrets de l’ombre. D nous découvrira
les sources où s’abreuve votre jeunesse.
— Ne vous forcez pas, Monsieur Lacroix ! Je sais que vous ne
croyez pas en l’ombre. Ni à la fin. Ce que vous ne voyez pas
n’est pas. L’instant, comme un radeau, vous transporte sur la
face lumineuse de son disque rond, et vous niez tout l’abîme qui
vous entoure. La cité future, grâce à mon fils, ouvrira ses baies
sur l’abîme, d’où viendront de grandes bouffées d’ombre sur nos
corps desséchés, sur nos fronts altérés. Je souhaite cette
ouverture, de toute mon âme. Dans la cité naissante, telle doit
être notre œuvre, à nous tous, Hindous, Chinois, Sud-Américains,
Nègres, Arabes ; nous tous, dégingandés et lamentables, nous les
sous-développés, qui nous sentons gauches en un monde de
parfait ajustement mécanique.

287
Le travail et la vie

Le chevalier considéra son fils en silence quelques secondes, puis,


au lieu de répondre à sa question, il lui demanda :
— A ton avis, pourquoi travaille-t-on ?
— Pour vivre...
— Ta réponse me plaît. Mais à ta place, j’aurais été moins
catégorique. Ma réponse aurait été énumérative, de la forme
suivante, par exemple : « On peut travailler pour vivre, on peut
travailler pour survivre, dans l’espoir de multiplier la vie qu’on a,
sinon dans la durée — on ne le peut encore — du moins dans
son intensité : le but du travail est alors d’accumuler. On peut
travailler... Pour travailler, cela se trouve. Mon énumération
n’est pas limitative. Admets-tu que je sois dans le vrai plus que
toi ? et que mon énumération est juste ? »
— Oui,
— Donc on peut travailler par nécessité, pour faire cesser la
grande douleur du besoin, celle qui sourd du corps et de la terre,
pour imposer silence à toutes ces voix qui nous harcèlent de
demandes. On travaille alors pour se maintenir, pour conserver
l’espèce. Mais on peut travailler aussi par avidité ; dans ce cas,
on ne cherche pas tellement à obstruer le trou du besoin ; il est
déjà pleinement comblé. On ne cherche pas même à devancer
la prochaine échéance de ce besoin. On accunfiule frénétique¬
ment, on croit qu’en multipliant la richesse on se multipliera.
Enfin, enfin on peut travailler par manie du travail, je ne dis
pas pour se distraire, c’est plus frénétique que cela, on travaille
par système. Il en est du travail comme de l’acte sexuel. Tous
deux visent la perpétuation de l’espèce. Mais tous deux peuvent
avoir leur perversion : chaque fois qu’ils ne se justifient pas par
cette visée. Il me semble, jeune philosophe, pour en revenir à
l’idée qui t’inquiète, qu’il nous faut la serrer de plus près, afin de
l’avoir simple et pure. Or, l’idée du travail pour la conservation
de la vie ne me paraît pas assez simple. Elle a des stades
antérieurs.
— Assurément, par exemple l’idée même de la vie, en tant que
valeur.
— Bravo ! Considérons le travail dans le cas où il est lié à la
vie par un rapport de justification. Je dis que tout ce qui
justifie et donne son sens à la vie, par là même et a posteriori,
donne son sens au travail...
— Je vois ta conclusion. Lorsqu’une vie se justifie de Dieu, tout
ce qui tend à la conserver — donc le travail — se justifie aussi
de lui.

288
MARTIN LUTHER KING
LANGSTON HUGHES
NKRUMAH
RICHARD WRIGHT

289
JACQUES ROUMAIN ALIOUNE DIOP

290
LEOPOLD
SEDAR
SENGHOR

AIME CESAIRE

291
292
— Correct. Le travail en effet, se justifie de Dieu dans la
mesure stricte où la vie qu’il conserve se justifie de Dieu. Si un
homme croit en Dieu, le temps qu’il prend à sa prière pour
travailler est encore prière. C’est même une très belle prière.
J’ajoute — mais ce n’est plus là que l’expression d’une convic¬
tion personnelle — qu’une vie qui se justifie de Dieu ne saurait
aimer l’exubérance. Elle trouve son plein épanouissement dans la
conscience qu’elle a, au contraire, de sa petitesse comparée à la
grandeur de Dieu. Chemin faisant, elle se grandit, mais cela ne
lui importe pas.
— Mais si la vie ne se justifie pas de Dieu ? Je veux dire, si
l’homme qui travaille ne croit pas en Dieu ?
— Alors que lui importe de justifier son travail autrement que
par le profit qu’il en tire ? La vie dans ce cas n’est pas œuvre
pie. La vie est la vie, aussi court que cela puisse te paraître.
Ils observèrent le silence quelque temps, puis le chevalier
reprit :
— L’Occident est en train de bouleverser ces idées simples,
dont nous sommes partis. Il a commencé, timidement, par
reléguer Dieu « entre les guillemets ». Puis, deux siècles après,
ayant acquis plus d’assurance il décréta : « Dieu est mort ». De
ce jour, date l’ère du travail frénétique. Nietzsche est contem¬
porain de la révolution industrielle. Dieu n’était plus là pour
mesurer et justifier. N’est-ce pas cela, l’industrie. L’industrie
était aveugle, quoique finalement, il fût encore possible de
domicilier tout le bien qu’elle produisait. Mais déjà cette phase
est dépassée... Après la mort de Dieu, voici que s’annonce la
mort de l’homme.
— Je ne comprends pas...
— La vie et le travail ne sont plus commensurables. Jadis, il
existait comme une loi d’airain qui faisait que le travail d’une
seule vie ne pouvait nourrir qu’un seul homme. L’art de l’homme
a brisé cette loi. Le travail d’un seul permet de nourrir plusieurs
autres, de plus en plus de personnes. Mais voici que l’Occident
est sur le point de pouvoir se passer de l’homme pour produire du
travail. Il ne sera plus besoin que de très peu de vie pour fournir
un travail immense.
— Mais il me semble qu’on devrait plutôt se réjouir de cette
perspective.
— Non. En même temps que le travail se passe de la vie
humaine, en même temps il cesse d’en faire sa visée finale, de
faire cas de l’homme. L’homme n’a jamais été aussi malheureux
qu’en ce moment où il accumule tant. Nulle part il n’est aussi
méprisé que là où se fait cette accumulation. C’est ainsi que

293
l’histoire de l’Occident me paraît révélatrice de l’insuffisance de
garantie que l’homme constitue pour l’homme. Il faut au bonheur
de l’homme la garantie de Dieu.

La déchirure du métissage culturel

Samba Diallo est en Europe ; il s’entretient avec des amis antillais.

— C’est difficile, prononça enfin Samba Diallo. Ici, on dirait


que je vis moins pleinement qu’au pays des Diallobé. Je ne sens
plus rien, directement... Vous savez, tout ceci, à la réflexion,
me paraît ridicule. Il se peut après tout, que, plus que mon pays,
ce que je regrette, ce soit mon enfance.
— Essayez toujours. Dites comment se présente votre nos¬
talgie.
— Il me semble qu’au pays des Diallobé, l’homme est plus
proche de la mort, par exemple. Il vit plus dans sa familiarité.
Son existence en acquiert comme un regain d’authenticité. Là-
bas, il existait entre elle et moi une intimité, faite tout à la
fois de ma terreur et de mon attente. Tandis qu’ici, la mort
m’est redevenue une étrangère. Tout la combat, la refoule loin
des corps et des esprits. Je l’oublie. Quand je la cherche avec
ma pensée, je ne vois qu’un sentiment desséché, une éventualité
abstraite, à peine plus désagréable pour moi que pour ma
compagnie d’assurances.
— En somme, dit Marc en riant, vous vous plaignez de ne plus
vivre votre mort.
L’on rit. Samba Diallo aussi, tout en acquiesçant.
— Il me semble, j’ai perdu un mode de connaissances privilégié.
Jadis, le monde m’était comme la demeure de mon père. Toute
chose me portait au plus essentiel d’elle-même, comme si rien
ne pouvait être que par moi. Le monde n’était pas silencieux
et neutre. Il vivait. Il était agressif. Il diluait autour de lui.
Aucun savant jamais n’a eu la connaissance que j’avais alors de
l’être.
Après un court silence il ajouta :
— Ici, maintenant, le monde est silencieux et je ne résonne
plus. Je suis comme un balafon crevé, comme un instrument de
musique mort. J’ai l’impression que plus rien ne me touche.
Le rire de Pierre-Louis retentit rocailleux et bref.
— Ha ! Ha ! Ha ! Je sais ce que c’est. Ce n’est pas l’absence
matérielle de votre terroir qui vous tient en haleine. C’est son
absence spirituelle. L’Occident se passe de vous, l’on vous
ignore, vous êtes inutile, et cela, quand vous-même ne pouvez

294
plus vous passer de l’Occident. Alors, vous faites le complexe du
Mal Aimé. Vous sentez que votre position est précaire.
— Il n’y a que des intellectuels pour souffrir de cela, trancha le
capitaine Hubert. Du moment que l’Occident accepte de don¬
ner, qu’importe s’il refuse de prendre ? Ça ne me gêne pas.
— Non, objecta Samba Diallo. C’est, au contraire, cette
attitude, capitaine, qui me paraît impossible autrement qu’en
théorie. Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un
Occident distinct, et appréciant d’une tête froide ce que je
puis lui prendre et ce qu’il faut que je lui laisse en contrepartie.
Je suis devenu les deux. Il n’y a pas une tête lucide entre deux
termes d’un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de
n’être pas deux.
(Vaventure ambiguë. Editions Julliard, Paris)

Le Mali

SEYDOU BADIAN KOUYATE — Seydou Badian, né en 1928,


fut ministre du Développe¬
ment en république du Mali. Ce poste hautement technique ne l'cmpccha
pas d’aborder les problèmes psychologiques d’une société en évolution.
Sous l’Orage est un roman bien agréable, facile à lire et à comprendre,
sans grandes prétentions, mais qui sonne juste. La mentalité des jeunes
qui s’oppose à celle des vieux est un conflit éternel qu’on retrouve dans
toutes les civilisations. Ici nous vivons dans un village du Mali une
classique histoire d’amour : deux jeunes gens s’aiment en silence. Mais le
père de la fille veut la donner à un homme riche et âgé. La fille refuse.
Scandale ! Le village se divise en deux camps : les jeunes, en meme
temps que les amoureux, se battent pour un nouveau mode d’existence
permettant à chaque individu de choisir sa destinée : les anciens
défendent la coutume, ciment de la société traditionnelle, somme de la
sagesse et de l’expérience ancestrales, garantie de la stabilité du groupe.
La solution est dans un compromis. Les jeunes gens qui s’aiment se
marieront, mais ils doivent observer le respect envers leurs aînés, obtenir
leur accord par la transaction, non la révolte, les convaincre patiemment
et, par leur conduite raisonnable prouver aux anciens que changer certai¬
nes coutumes ne signifie pas détruire les bases mêmes de la famille !
Telle est bien l’attitude sagement progressiste de Seydou Badian qui
prône dans les structures sociales, comme Kane dans les structures
philosophiques, la synthèse plutôt qu’un choix entre tradition et moder¬
nisme qui amputerait l’âme africaine d’une partie de ses besoins essentiels.
On retrouve ce même souci de répondre aux besoins concrets de la
société africaine dans l’excellent essai que Badian vient de publier sur Les
dirigeants africains face à leurs peuples : le socialisme que le Mali avait
choisi comme formule, est analysé minutieusement, depuis ses raisons
d’être jusqu’à ses modalités d’application, les obstacles qu’il rencontre, les
nuances qu’il exige en fonction des données locales. Mais bien plus

295
qu’une étude politique, ce livre est en fin de compte une véritable
« grille » pour comprendre le comportement de l’Africain d’aujourd’hui, et
valable pour tous les pays francophones. C’est une définition et une
interprétation de l’Afrique d’autant plus précieuse qu’elle est enfin faite
de l’intérieur et par un Africain qui possède une qualité rare : l’honnêteté
intellectuelle.

Liberté européenne et liberté africaine

La liberté européenne est surtout née et a pris corps face au


carcan féodal. C’est elle qui fut créatrice de l’économie et de
la vie du capitalisme. Laisser l’individu libre, le laisser aller, le
laisser faire, cette revendication fut un des piliers de l’idéologie
du capitalisme naissant. Et l’égalité politique qui était récla¬
mée était nécessaire, est-il besoin de le dire, pour mettre
l’individu et ses biens éventuels à l’abri de l’arbitraire féodal.
La liberté politique fonde pour l’Individu le droit de participer
aux affaires de la Cité ; sur ce point nous sommes d’accord.
Mais pour l’Occident cette liberté doit s’étendre jusqu’au refus.
Ainsi c’est dans la mesure où l’individu peut dire non sans
risque, qu’il peut atteindre la plénitude de la liberté.
Ici naît la démarcation entre l’Occident et nous. En effet,
pour l’Occident le refus est le point culminant où l’individu se
réalise dans toute sa liberté ; le refus peut être limite, point
d’arrêt, il peut être absolu catégorique. Pourquoi ? Parce que le
monde capitaliste part de l’individu et repose sur lui. C’est lui
qui est la grande réalité, le but. Chez nous, au contraire, le
groupe est la réalité, le souverain bien, le refuge, la citadelle sans
laquelle l’individu serait en péril. L’homme se meut, évolue,
se réalise au sein du groupe. Le refus absolu — refus rupture —
est une hérésie. Il est désagrégateur du groupe, il fragilise l’in¬
dividu, le condamne, c’est un suicide.
Pourquoi ce primat du groupe ? Parce que sans lui l’individu
ne peut exister valablement. Comment faire face à tous ces dan¬
gers qui ont menacé et qui menacent encore de nos jours, la
vie, en Afrique ? Les feux de brousse qui dévorent les biens, les
animaux qui menacent les récoltes, les pluies qui ne viennent
pas ou qui viennent mal ouvrant les portes à la famine, les
endémies qui tuent ou mutilent... Seul le groupe fortement
structuré, solide, peut être pour l’individu cette citadelle qui
garantit sa maigre existence.
Dans ces conditions, l’individu, fragile comme il est, avec sa
liberté à l’européenne, sentirait tout de suite que sans les
autres, lui et ses trésors s’évanouiraient dans le néant. Il se lie
pour être.

296
Nous retrouvons alors une nouvelle forme de démocratie, qui
ne peut s’accommoder de la liberté anarchie mais qui demande
une liberté créatrice, une liberté engagement... La liberté ici
ne dégage pas des autres, mais au contraire intègre au noyau.
La liberté sauvegarde et développe les liens, elle ne les détruit
pas.
En Afrique, celui qui se met hors de la communauté d’une
manière ou d’une autre perd sa qualité d’être humain et devient
une sorte de réincarnation de génies malfaisants, mis à l’index
et craints de tous.
L’homme naît, grandit, évolue, se réalise seulement au sein
d’un ensemble qui l’enrichit, et qu’il doit enrichir aussi. Hors de
cette idée, hors de cette logique, il n’est pas d’homme.
« J’étais terre et eau ; avec les autres j’ai su le parler, j’ai
réfléchi et je les ai créés à mon tour. Que puis-je sans les autres
hommes : en arrivant ici-bas j’étais dans leurs mains, en m’en
allant d’ici je serai dans leurs mains ?

(Les dirigeants africains face à leurs peuples.


Editions Maspero, Paris)

Le mariage n’est pas une plaisanterie

Sibiri et Birama sont les deux frères de Kany et discutent à propos de


son mariage.

Birama — Ce mariage fera le malheur de Kany ; Kany aime un


autre garçon. Pourquoi vous opposeriez-vous à leur union ? Ce
garçon réussira un jour, croyez-moi.
Sibiri partit d’un éclat de rire.
— Je te savais insolent, Birama, je viens de découvrir que tu es
fou. Il faut que tu sois fou pour me dire ce que je viens
d’entendre. Que vient faire le point de vue de Kany dans cette
affaire ? C’est nous qui décidons, comme il est d’usage. C’est à
Kany à suivre. Depuis que le monde est monde, les mariages
ont été faits comme nous le faisons. Tu es trop petit pour nous
montrer le chemin.
Les yeux de Birama brillaient de colère, son visage devint
dur.
— Ah, c’est ainsi ! hurla-t-il. Eh bien ! depuis que le monde est
monde, les mariages ont été mal faits. Ce n’est d’ailleurs pas
un mariage, reprit-il, mais une vente aux enchères. Vous agissez
comme si Kany était non une personne, mais un vulgaire
mouton. Ce qui vous intéresse, c’est combien vous en tirez.
Vous la livrez au plus offrant et vous ne vous souciez plus de

297
savoir ce qu’elle devient Qu’elle soit l’esclave de Famagan,
reléguée au fond d’une case au milieu d’autres esclaves, vous vous
en moquez. Pour vous, ce qui compte, c’est ce que vous rece¬
vrez !
— Je crois que tu as perdu la tête. D’ailleurs, tout ce que tu
viens de dire cadre bien avec votre conduite, à vous qui reniez
votre milieu, à vous qui avez honte de votre origine, à vous qui
ne rêvez que d’imiter vos maîtres, les Blancs. Oui, nous avons le
droit d’imposer qui nous voulons à Kany parce que Kany a
quelque chose de nous : elle porte notre nom, le nom de notre
famille. Qu’elle se conduise mal et la honte rejaillit sur notre
famille. Il ne s’agit donc pas d’une personne, mais de tout le
monde. Tu me parles de ton camarade ? Voyons, qui est-ce qui
l’a choisi ? Kany, me diras-tu ; mais, dis-moi, crois-tu que Kany,
à elle seule, puisse mieux juger que nous tous réunis ? Le mariage
n’est pas une plaisanterie, il ne peut être réglé par ceux qui ne
rêvent que de cinéma, de cigarettes et de bals. Nous connais¬
sons Famagan. Nous nous sommes renseignés sur lui. Il a sa
place parmi nous. C’est pour cela que Kany l’épousera. Tu me
parles de l’argent qu’il nous a donné. Tu sais bien que bien avant
Famagan nous vivions et nous ne mendiions pas. Et puis, il faut
que tu sois Birama pour croire qu’un homme puisse être assez
riche pour se payer une âme. L’argent symbolise l’effort que
fournit Famagan pour accéder à notre famille.
Sibiri était méconnaissable. Ce n’était plus l’autoritaire
prodigue en gifles, mais un homme qui discute et qui cherche à
convaincre.
— Il ne s’agit ni d’un nom, ni d’une famille, mais de Kany.
C’est elle qui se marie. C’est à elle de choisir. Vous croyez que
les choses doivent demeurer en l’état où elles étaient il y a des
siècles. Tout change et nous devons vivre avec notre temps. Tu
comprends bien que Kany ayant été à l’école ne peut être la
troisième femme de Famagan. Si vous la lui donnez, le divorce
s’ensuivra immédiatement.
— Voilà ce que j’attendais : l’école ! Mais, dis-moi, il n’y a pas
de divorce chez le Blanc ? Que le Blanc garde ses coutumes !
Nous, nous suivons nos pères. S’il y en a qui ne rêvent que d’être
Blancs, l’avenir se chargera de leur faire comprendre que « le
séjour dans l’eau ne transforme pas un tronc d’arbre en croco¬
dile ». Je ne sais ce qu’on vous met dans la tête à l’école. Mais
vous nous revenez gâtés, insolents et irrespectueux. Dans la rue,
vous feignez de ne pas voir les grandes personnes afin de ne pas
avoir à les saluer. Vous vous croyez supérieurs à tous les autres.
Les Blancs sont nos sauveurs ! Mais de quoi nous ont-ils sauvés ?
298
Un jour viendra où nous vous ferons changer de langage, à
moins que vous ne cherchiez un refuge au pays des Blancs, de vos
maîtres, esclaves que vous êtes.

Autocritique

Sur le chemin du retour. Kany et Samou1 parlaient de Sidi2 et


des propos de Sidi.
— Je suis contente, dit Kany, que tu n’aies pas discuté avec
Sidi, vous auriez gâché la soirée.
— En tout cas, il a été bien attrapé, répondit Samou. Sidi
aime tout, sauf le silence.
Un cycliste faillit renverser Samou.
— Ah ces gens ! fulmina l’ami de Kany : quand ils ont un vélo,
ils se croient les maîtres du monde ; il faut qu’ils fassent sentir
qu’ils ont quelque chose de plus que les autres.
Kany lui prit la main.
— Laissons-leur la route et marchons de côté.
Ils firent ainsi un bout de chemin sans mot dire et Kany
reprit :
— Ce que Sidi disait ne manque pas de vérité, il suffit d’ouvrir
les yeux.
— Je ne dis pas non. Je trouve que Sidi a pleinement raison
lorsqu’il s’élève contre certaines de nos pratiques ; en particu¬
lier la situation faite à la femme. Mais vois-tu, les évolués, non
plus, ne sont pas sans reproches. La jeune génération est
marquée par le goût du luxe, l’égoïsme et la vanité. Regarde,
quand ils se réunissent, c’est pour faire la foire. Les chefs de
famille laissent leur femme chez eux et courent les rues. Dans
les bureaux, c’est une lutte à mort pour conquérir des grades ou
gagner la faveur des maîtres. Les vieux barrent le chemin aux
jeunes. Les jeunes se mangent entre eux. On ne s’occupe guère
des enfants, on les laisse dans la poussière des rues. Avec ça, que
veux-tu faire ? Qu’est-ce que ces gens peuvent reprocher aux
anciens ? Un de nos professeurs disait que nous avons trans¬
planté la jungle dans les villes...

Les raisons des vieux

Après le repas, Birama avait reçu la visite de Sidi.

1. Amoureux de Kany.
2. Un de leurs amis.

299
— Mon père croit avoir raison, lui dit Birama, jamais il ne
consentira au mariage de Kany et de Samou. L’autre soir, j’ai
saisi quelques bribes de ce qu’il disait à un de ses amis : « Les
jeunes, parce qu’ils savent lire, écrire, veulent nous mener. J’ai
toujours eu des difficultés avec mes enfants qui sont à l’école...
Cette fois-ci, je leur prouverai que je suis encore en vie. »
— La révolution n’est pas pour maintenant, dit Sidi mélanco¬
lique ; avec les vieux, nous ne savons plus que faire. Mais vois-tu,
Birama, les vieux comme le père Benfa, qui n’ont connu que
l’Afrique, sont en général sincères quand ils cherchent à nous
imposer le passé. Je connais des familles de soi-disant « lettrés »
qui sont aussi bourrées de préjugés. Eux, quand ils marient leur
fille, c’est absolument par intérêt. C’est peut-être contre eux
que nous devons lutter.
Il y eut un silence. Sidi passa sa main sur sa figure, soupira et
reprit :
— Je Viens de croiser Kerfa-le-fou ; il m’a tenu un discours
vraiment bizarre, lorsque je lui ai annoncé le prochain mariage
de Kany et de Samou ; après son gloussement habituel, il m’a
dit: «Je serais fort étonné que le père Benfa accepte ce
mariage ; j’ai beaucoup d’estime pour Samou et Kany, mais
malheureusement, les choses sont ainsi. »
— Et pourquoi ?
— « C’est une vieille histoire, m’a-t-il répondu d’un air fort
mystérieux. Oui, c’est une vieille histoire ! J’ai passé mon temps
auprès des vieux. Vous m’avez traité de fou parce que je suis
toujours en compagnie des vieux ou des gens de mon village.
Pourtant, ces fréquentations m’ont enseigné beaucoup de cho¬
ses. Les vieux vous considèrent vous autres comme une légion de
termites à l’assaut de l’arbre sacré. Ils savent que vous êtes
impatients, selon ta propre expression à toi Sidi, de « flanquer
tout par-dessus bord ». Et crois-moi, tout votre comporte¬
ment tend à leur donner raison. Vous avez tout fait pour les
dresser contre vous. Chaque famille est devenue un champ de
bataille où s’affrontent jeunes et vieux. Vous auriez pu compo¬
ser avec eux avec un peu de diplomatie, vous auriez trouvé la
voie de la conciliation. Mais hélas, dans les rues, vous ne les
saluez plus ; quand ils vous donnent des conseils, vous répondez
plus ou moins par des railleries. « Les tourbillons charrient des
grains de fièvre », cela vous fait rire, mais pourquoi donc
enseigne-t-on à l’école d’arroser les cases avant de les balayer?
Non, non, le père Benfa n’acceptera pas. Il croit avoir raison.
Il défend contre vous ce que lui ont laissé ses pères ; il aurait
fallu peut-être discuter un peu avec eux, leur démontrer poli-

300
ment certaines de leurs erreurs. Ils auraient été fiers de vous, les
vieux. Ils auraient renoncé d’eux-mêmes à pas mal de choses.
Mais sans confrontation aucune, sans la moindre explication,
vous leur criez: «Tout est mauvais». Vous vous êtes engagés
dans une voie qui maintenant se révèle une impasse ; pauvre
Kany, pauvre Samou. Mais c’est toujours ainsi, ce sont toujours
les meilleurs qui payent. — Fou, complètement fou, lui ai-je dit. »
Mais tu vois, Birama, Kerfa a un peu raison ; le père Benfa,
comme je te l'ai dit, est sincère ! Enfin, pour Kany, Samou et
pour nous tous, souhaitons que tout s’arrange.
(Sous l’Orage, Editions de Présence Africaine, Paris.)

Le Dahomey

OLYMPE BHÊLY-QUÉNUM (1928) — Olympe Bhély-Quénum,


qui est le neveu de
l’ethnologue dahoméen Maximilien Quénum, publia Un piège sans fin
en 1960. Le livre se situe en milieu africain traditionnel. Il s’inspire d’un
fait qui s’est passé dans son pays et a vivement frappé l’imagination de
l’auteur : un jeune ménage de paysans bien paisibles et travailleurs a été
perturbé et détruit à cause d’un rêve. Un rêve de femme !
En effet, Aminata rêve une nuit qu’elle a vu son mari embrasser une
inconnue. Elle s’en plaint à lui dès le matin, mais il la rassure et s’en va
aux champs, la conscience tranquille. Mais lorsque sa femme vient le
rejoindre pour lui apporter son déjeuner, le Destin envoie sur la route qui
borde le champ, l’inconnue même qu’Aminata a vue en songe, et celle-ci
fait un signe de salut en direction du couple. Impossible dès lors de
calmer la colère de la jeune femme qui excite sa famille contre son mari.
Pour échapper à la vengeance de son beau-père, le paysan doit s’enfuir.
La malchance voudra qu’il tue par mégarde une femme qui lui barrait le
passage. Dès lors, hors-la-loi, il devra se réfugier à la ville, puis sera tout
de même arrêté, emprisonné, condamné aux travaux forcés et finalement
mis à mort sur la place publique.
Ce mauvais sort qui pourchasse l’innocent avec acharnement inexpli¬
cable est le vrai sujet de cette tragédie africaine. Quénum excelle à
mélanger le réalisme le plus cruel avec le fantastique animiste. A la
faveur de cette aventure, Bhély-Quénum a longuement décrit les détails
de la vie africaine, telle que la voient la majorité des jeunes gens qui
habitent la brousse et se livrent au travail des champs.
Le chant du lac (1964) marque un progrès par son style plus sobre et
son intrigue plus concentrée.

L’épouvantail

Après les semailles et les bouturages, je devenais souvent le seul


maître du champ où j’allais empêcher les oiseaux d’endommager
nos jeunes pousses.

301
Il y avait des épouvantails un peu partout dans la planta¬
tion, mais les mange-mil et d’autres oiseaux voraces habitués à
ces simulacres venaient s’y poser avec audace, puis ils en descen¬
daient pour s’abattre sur nos futures récoltes. Pour empêcher
cette pillerie fort déplorable, ma permanence dans le champ
était devenue absolument nécessaire : j’y jouais le rôle d’un
épouvantail vivant.
Juché sur un mirador construit au cœur du terrain, j’envelop¬
pais l’espace de mon regard perçant et vigilant. Pour éloigner
les oiseaux, tantôt je criais fort ou chantais à haute voix,
tantôt je battais des mains en cadence pour rythmer un chant
narquois que j’improvisais et dans lequel j’injuriais les bêtes
voraces. Mais bien souvent, j’avais mon kpété comme l’appelait
mon ami Bossou ; je l’embouchais et modulais une chanson fon1 à
quoi je ne comprenais rien mais que j’aimais chanter depuis que
Bossou, un garçon d’Abomey dont les parents ont élu domicile
dans notre pays, me l’avait apprise :

... Ils sont dans la ville et me cherchent noise. Ces


gamins sont dans la ville et me cherchent noise. Il
m est indifférent qu’on me salue ou qu’on ne me
salue pas. Que personne ne s’intéresse à moi, cela
aussi m’est indifférent.
Car je m’en moque. Regardez la nasse restée inutile¬
ment dans la riviere, se fâche-t-elle de n’avoir cap¬
turé aucun poisson ? Est-elle contente quand elle en
est pleine ? Il en est de même pour l’éléphant :
Il se contente d exister et ne se soucie pas des
bestioles qui circulent autour de lui.
Son bonheur est de vivre chez son père jusqu’à un
certain age. Que peut-on faire de moi et contre moi ?
Qu’est-ce que les hommes, qui sont naturellement
méchants, peuvent contre moi dans ce monde où je
vis ?
Rien ! Ils sont comme moi choses mortelles. Nous
sommes tous voues au néant, et moi je suis la nasse
restée inutilement dans la rivière, je suis l’éléphant
qui ne se soucie pas des bestioles, et pas davantage
d’aucune autre bête.
(Un piège sans fin, Ed. Stock, Paris)

1. Fon : tribu du Sud du Dahomey.

302
Les criquets

Le ciel, en peu de temps, était au-dessus de nos têtes, le


grondement était devenu un bruit d’essaim d’abeilles immense,
un bourdonnement gigantesque. Les gens se rendirent compte de
ce dont il s’agissait et, affolés se mirent à pousser des cris de
détresse :
« Les criquets ! Les criquets ! Les criquets !... »
Ils abandonnèrent soudain leurs paniers pour s’emparer des
récipients vides, des fers de houe, de tout ce qui était sonore
et qu’ils rencontraient dans leur course fébrile ; ils prirent aussi
des bouts de bois et se mirent à faire un vacarme assourdissant
en frappant de toutes leurs forces sur les récipients, tout en
courant vers le champ ; certains saisissaient des massues et se
ruaient aussi vers nos plantations.
Ma mère se démenait, sans savoir exactement que faire ni
où aller. Mon père, les bras levés en signe de détresse, avec son
boubou flottant au vent, courait partout, criait, maudissait les
criquets, invoquait Allah !
Le ciel bas au-dessus de nos têtes s’abattit tout à coup sur la
terre ; le soleil réapparut et il ne faisait plus lourd. J’arrivai au
champ, mon père me vit ; ému, il me serra tendrement contre
son cœur :
— Mon pauvre garçon ! j’admire ton courage, mais ni l’arc ni
les flèches empoisonnées ne peuvent rien contre les criquets ;
des coups de bâton et de talon, du tapage... Voilà les seuls
remèdes. Regarde notre champ, notre beau champ, tout notre
espoir depuis des mois, tout est fichu ! fichu ! J’aurais voulu tout
incendier, mais il y a encore nos tubercules... Ah ! Allah est
contre nous, Gbégouda s’est acharné contre moi ! Fais de ton
mieux, mon enfant, au travail !
Je fus profondément déçu de m’être inutilement armé pour
mettre les criquets en déroute comme je l’avais fait des singes,
mais je luttai de mon mieux... Des criquets, il y en avait
partout, le champ en était couvert. Us rampaient, trottaient,
sautaient d’épis en épis ; on entendait des bruits évoquant les
craquements des centaines et des centaines de milliers de
phalanges digitales, des centaines et des centaines de milliers
de noix qu’on cassait, de ciseaux qu’on maniait avec nervosité,
de calicot neuf qu’on déchirait avec force ; bruits secs et brefs ;
secs et précipités ; nets, grinçants, durs et prolongés ; les
criquets, furieux, faisaient des ravages, récoltaient à leur ma¬
nière... A leur passage, les épis disparaissaient, les tiges tom¬
baient, coupées en menus morceaux.

303
Nous criions, hurlions, écrasions les sales bêtes qui semblaient
se multiplier malgré nos farouches efforts. Volumineux et vert
cendré, ils grimpaient le long de nos jambes. Nous les écrasions
avec plus de force et de violence qu’il n’en aurait fallu pour
tuer un fauve.
Peine perdue!... En peu de temps, la récolte était faite, le
champ entièrement dévasté, et le reste des criquets, comme
obéissant a quelque cri de ralliement, a quelque ordre impératif,
reprit son vol funeste.
(ibidem)

La vipère

Nous quittâmes Houndjlomê vers treize heures. Samba ramenait


d’Abomey à Founkilla la fille de l’un de ses amis, et comme il
n y avait pas assez de place devant, je dus voyager parmi les
marchandises, sous la bâche qui les couvrait. Je préférais d’ail¬
leurs cet abri où j’eusse pu passer la nuit à dormir, enveloppé
d’odeurs de goyaves d’oranges et de céréales. Mais nous n’avions
pas roulé cinq heures sur les quatorze ou quinze que devait durer
notre retour que, dans la demi-obscunté où j’étais sous la voûte
de bâche, je vis la tête d’une vipère surgir d’entre les sacs de
maïs et de mil. Saisi de peur, je faillis me mettre à hurler. Mais
par un sang-froid que je n’arrive pas encore à m’expliquer,
j’ouvris de grands yeux et fixai le serpent. Il apparut davan¬
tage, se dressa : sa tête s’élargit, sa langue fourchue sortait et
rentrait fébrilement. Je fis le geste de lui lancer un caillou que
je n’avais pas ; il bondit vers moi ; avant qu’il vînt à l’autre
bout du camion, j’avais déjà changé de place et à peine s’était-
il posé sur le sac de maïs où j’étais une seconde plus tôt que je
le saisis au cou et à la queue. Je le serrais... Il crachait, se
tortillait, luttait, et je serrais de toutes mes forces ; mes
ongles toujours longs et durs coupaient sa peau, pénétraient
dans son corps que jétirais... J’eus un mal fou à achever ce
reptile dangereux. Je savais que la vipère est un serpent très
venimeux, mais jamais je n’aurais cru qu’elle est si forte et si
résistante. Je suais abondamment en l’étirant, j’entendais cra¬
quer ses vertèbres puis elle cessa de lutter.
La vipère était morte ; mais je gardai, durant tout le reste
du trajet, ses deux extrémités serrees dans mes mains avec mes
ongles toujours enfoncés dans son corps dégoulinant de sang et
d’une humeur extrêmement visqueuse, comme si j’avais peur de
la voir reprendre vie et m’attaquer aussitôt que je l’aurais jetée
dans un coin du véhicule roulant à toute vitesse. Naturellement,
je ne fermai pas l’œil jusqu’à notre arrivée à Founkilla.

304
Lorsque le camion s’arrêta à Kiniba, devant notre maison et
que Samba vint ouvrir la bâche, je sortis avec ma vipère dans
les mains. Ma mère me vit, hurla de terreur, je jetai le serpent
par terre, et le conducteur, ses femmes et la jeune fille amenée
d’Abomey prirent la fuite. Mon père les rassura en disant que
le serpent était mort, et ils revinrent sur leurs pas. On
m’interrogea et je racontai ma lutte contre la vipère. Quelques
voisins, pour qui Samba avait rapporté des commissions, ayant
dû entendre les bruits et les klaxons du camion, vinrent avec
leurs lampions ; mon pere me dit de leur parler de la vipère, ce
que je fis de nouveau en exagérant un peu.
On parlait de moi avec admiration, jeunes gens et grandes per¬
sonnes venaient me faire raconter mon exploit, et je parlais
en exagérant toujours un peu sans oublier pour autant de ser¬
rer la vérité de près, car elle seule était ce qui m’intéressait.
(ibidem)

Le joueur de flûte

Il prit alors la flûte de roseau, fit entendre un son d’abord doux


maintenu pendant une longue minute à un diapason uni, toujours
le même, ne traduisant pas la moindre inflexion de son souffle ;
puis il commença de faire jouer, alternativement, ses doigts
effilés sur les trous de l’instrument. Le Sud revint, mais disparut
aussitôt, et ce furent des évocations de la chute du Kiniba, du
soleil couchant, de l’écoulement du temps. Le portrait d’une
jeune fille s’esquissa dans tous les esprits, se précisa, jolie,
gracieuse et ravissante, le corps enveloppé d’un pagne tissé avec
art à Kanan. Elle cherchait un être humain, un homme, celui
qu’elle aimait, et ne parvenait pas à le trouver ou à le
retrouver ; mais le connaissait-elle ? Rien dans les airs que
Bossou modulait avec une maîtrise et un art implacables ne nous
laissait deviner cet homme qui devait être assez jeune, de l’âge
de Bossou et, à quelque différence près, du mien d’alors... La
jeune fille errait indéfiniment, tournait en rond et nous faisait
pitié à tous, cependant que Bossou, conscient de son jeu, con¬
tinuait de la faire souffrir. Soudain, elle éclata en sanglots, mal¬
heureuse qu’elle était de chercher sans aucun espoir de le trou¬
ver, celui qu’elle aimait. Les sanglots se prolongeaient en gé¬
missements pénibles.
Ma mère, Séitou et les enfants ne pouvaient plus guère
supporter le spectacle que ces airs de kpété animaient devant
les « yeux de leur âme », comme disait Séitou ; ils avaient les
larmes au bord de leurs paupières. Bossou s’en aperçut, aussi

305
interrompit-il soudain sa musique. Mais pour ne pas nous quitter
en nous laissant sur ces impressions de tristesse, il reporta son
instrument aux lèvres, réévoqua le Sud, mais un Sud bouffon,
étourdi, qui nous fit nous esclaffer.
(ibidem)

Le Cameroun

GUILLAUME OYONO — Du théâtre moderne né en Afrique,


du talent d’un Africain pur qui n’avait
jamais été en Europe ni fait d’études universitaires mais qui avait bien lu
Molière, et en a utilisé merveilleusement les techniques pour les
appliquer à une situation purement africaine ; voilà ce qu’a réussi le
Camerounais Guillaume Oyono (à ne pas confondre avec Ferdinand
' Oyono). Trois prétendants, un mari met en scène un sujet analogue à
celui du roman de Seydou Badian. Il s’agit encore de deux enfants qui
s’aiment et qui rencontrent l’opposition des parents de la fille. Mais les
abus que provoque le système de la dot au Cameroun sont ici mis en
évidence : en somme il s’agit -— comme c’est trop souvent le cas hélas !
— de vendre la fille au plus offrant. Mais l’héroïne arrivera, par ruse, à
déjouer les plans des parents pour épouser son lycéen.
Oyono en profite pour caricaturer l’avidité des familles qui exploitent
les gendres et la vanité des fonctionnaires.
La vérité des personnages, des situations et du langage, plein de
« camerounismes » savoureux, nous font espérer beaucoup de ce jeune
auteur pour la renaissance du théâtre africain.

Un fonctionnaire ne mérite-t-il pas des égards ?

Acte II. Scène première : Mbia, Atangana, Mbarga, Mezoe, Engulu,


Ondoua, Oyono, Abessolo.
Maison de Atangana qui veut marier sa fille Juliette. (Mbia le prétendant,
bien en évidence sur un fauteuil; derrière lui se tient Engulu, boy de
Mbia.)

Atangana — Ne vous étonnez point, mes chers cousins, que je


vous aie tous fait venir ici ! C’est pour faire honneur au
grand fonctionnaire que voici, Mbia qui a bien voulu nous
rendre visite.
Mbia lentement — C’est moi Mbia, grand fonctionnaire de
Sangmélima1. Je travaille dans un très grand bureau !
Tous — E é é é kié2.

1. Petite ville du Sud Cameroun.


2. Marque l’étonnement, le contentement ou la déception, selon le ton
de la voix.

306
Mbia — Je suis au Gouvernement depuis vingt-cinq ans, et
bien connu de Monsieur le Ministre !
Tous admiratifs — Monsieur le Ministre !
Mbia se bombant la poitrine — Mes capacités exceptionnelles
m ont valu maintes décorations, maints honneurs.
Abessolo allant contempler Mbia de près — Voilà un préten¬
dant enfin ! Des médailles !
Mbia flatté — Oui, de grandes médailles ! D’ailleurs, pour que
vous me connaissiez mieux, je voudrais que nous buvions quel¬
que chose ensemble.
Tous ravis — Ah... ! le brave fonctionnaire !
Mbarga bas à Atangana — Lui as-tu déjà appris que je suis le
Chef du village ? Le sait-il déjà ?
Atangana bas — Pas encore, mais...
Mbarga scandalisé, bas aux villageois — Comment ? Pas
encore ? Comment êtes-vous dans ce village ? Un grand
homme arrive, et vous ne lui présentez pas le grand homme
de Mvoutessi1 2 !... Attends un peu, et tu verras comment il
sera enchanté de me connaître... (Haut) Monsieur le fonc¬
tionnaire, je suis Mbarga...
Mbia distrait — Mbarga... ? Ah... bon !
Mbarga — C’est moi le Chef de ce village...
Mbia geste vague — Le Chef... ? Bien, bien...
Mbarga bas à Atangana — Vois-tu?... (Haut, à Mbia)
... C’est moi qui commande tout ce village !
Mbia ennuyé — Ça va, ça va ! Maintenant, buvons quelque
chose. Engulu !
Engulu se précipitant — ... Sieur ?
Mbia — Va chercher !
Mbarga triomphant, aux villageois — Vous voyez ? Qu’aurions-
nous bu si je ne m’étais pas présenté ?
Ondua bas — C'est toi qui nous sauveras toujours dans ce vil¬
lage, a’Mbarga1 !
Mbia tandis qu'Engulu apporte une caisse de bière — Voilà pour
commencer ! (Engulu distribue les bouteilles aux assistants.)
Abessolo — Maintenant, mon fils, dis-nous l’objet de ta vi¬
site.
Mbia je levant lentement — Un grand fonctionnaire comme
moi ne saurait se déplacer sans motif valable. Qui ignore,
parmi vous tous qui m’entourez, la valeur de l’illustre famille
que voici ? Qui ignore qu’elle n’a jamais produit que des

1. C’est-à-dire lui-même, le chef.


2. A’Mbarga, a'Oyon, a’Abessolo, etc. : interpellations.

307
braves, tel... euh... (Il indique Abessolo en se frappant le
front).
Tous — Abessolo !
Mbia — Ah... ! Abessolo ! Est-ce que je me trompe ?
Tous grands gestes de dénégation — Non... Te ké ééé...
Mbia — Les villageois de Mvoutessi ne sont-ils pas connus par¬
tout ?
Tous — E e e e e e.
Mbarga très flatté — Que vous disais-je ? On me connaît
partout !
Mbia — Aussi ai-je voulu entrer dans cette famille par les liens
du mariage. Je demande donc la main de Juliette, fille
d’Atangana. (Murmures approbateurs.)
Abessolo ■— Tu as bien parlé. Mais, avant de te donner ré¬
ponse, je te prie de nous dire ta généalogie ! (Murmures
désapprobateurs.)
Mbia. — Je suis moi-même Esse ; du côté de ma mère, je
descends des Mbiadambanès ; la mère de ma mère était
Yambông, et celle de...
Abessolo l’interrompant énergiquement — E é é é ! Malheur !
La grand-mère de l’arrière-grand-père paternel de Juliette
était Yambông. Donc, mariage impossible !
Mbia stupéfait — Comment ?
Abessolo — Mariage impossible !
Tous indignés — A a ka ka1. Abessolo...
Atangana déçu — E é é é é kié !
Mbia se levant furieux — Mariage impossible ? Et ma bière que
vous buvez ?
Abessolo s’agitant — Te ké é é é ! Rendez la bière... Pa¬
renté ! Parenté !
Mbia sec à Engulu se précipitant — Remporte la bière ! Nous
partons !
Tous se précipitant sur la caisse de bière — Jamais ! Jamais !
Jamais !...
Abessolo — A ka ka... Rendez-la... (Il essaie de repousser les
buveurs, mais il tombe lui-même à la renverse.)
Mbarga — Kaé... kaé... ! Décidez autrement alors. Le fonc¬
tionnaire mérite des égards !
Abessolo toujours sur le dos — Quoi ? Et la parenté ? (Il
parvient enfin à se relever.)
Mezoe — A’Abessolo ! Pourquoi veux-tu nous empêcher de
boire ce que le fonctionnaire nous apporte ? Tu seras toujours
le même, tu veux déjà nous écarter !

1. Marque de réprobation.

308
Ondua — A’Atangana, veux-tu donc que tous ces hommes mûrs
te quittent de mauvaise humeur ? Toute la parenté du monde
vaut-elle la bière ?
Atangana — Non... Mais...
Ondua — Tu sais d’ailleurs que si nous refusons Mbia, ce grand
fonctionnaire, nous n’oserions plus aller nous promener à
Sangmélima ! N’ai-je pas bien parlé ?
Tous — E é é é é
Mbarga — Ecoutez-moi tous ! Je suis le Chef ! Mbia, le fonc¬
tionnaire que voici, veut épouser notre fille Juliette. (Négli¬
gemment) Quelques liens de parenté pourraient empêcher ce
mariage, je l’admets. (Fort) Mais quoi ? Evincerions-nous un
fonctionnaire pour de pareilles raisons ? Ne mérite-t-il pas
des égards ?
Tous — Il en mérite.
Mbarga (Clin d’œil interrogatif à Mbia) — Qui nous accueillera
lorsque nous irons en ville ? (Mbia approuve le Chef.)
Tous — Lui seul !
Mbarga — Qui nous fera manger et boire comme des Blancs au
Relais1 2 de Sangmélima ?
Tous — Lui !
Mbarga — Qui nous délivrera de la main des commissaires ?
Tous — E é é é rien que lui.
Mbarga semi-confidentiel — Qui sait ? Mbia ne pourra-t-il pas
nous faire accorder des fusils ; des médailles ?
Tous — Il le fera !
Mbarga — Ne nous fera-t-il pas entrer dans les bureaux de
Sangmélima, chez le préfet même, sans nous faire attendre ?
Tous — Sans faire attendre !
Mbia — Engulu ! Une bouteille de Kiravi pour le Chef ! (En-
gulu se précipite vers la route1.)
Mbarga — Nos ancêtres nous recommandaient de toujours re¬
connaître les fleuves importants par leurs affluents. Si Mbia
nous fait boire maintenant, ne le fera-t-il pas toujours ?
Tous — E é é é ! (Engulu apporte le vin à Mbarga.)
Mbarga après avoir longuement caressé la bouteille — Mbia ne
nous fera-t-il pas hausser le prix du cacao ?
Tous hurlant — Il le fera !
Mbarga — Vous m’étonnez beaucoup ; quand il faut régler les
affaires importantes, vous parlez tous comme des femmes,
sans me laisser la parole. Je ne parlerai plus ! Parlez vous-
mêmes ! (Il s'assied).

1. Hôtel du Relais.
2. Où se trouve la voiture.

309
Tous — Parle... Parle... Parle... Mbarga !
Mbarga boudeur — Jamais plus !
Abessolo se rapprochant de Mbarga — A’Mbarga si tu te tais
encore qui d’autre parlera ? Nous n’avons les yeux que sur
toi ? A’Oyon, cours attraper un poulet pour le Chef...
Mbarga se levant brusquement — Je parlerai donc ! Qui ne
connaît ma sagesse dans ce village ?
Tous — Personne !
Abessolo — A’Mbarga !
Mbarga — Me voici ! N’ai-je pas vu en rêve tous nos pères
morts ? Ces pères ne m’ont-ils pas béni1 ?
Abessolo — Béni !
Mbarga — N’avais-tu pas vu mon rêve-là ?
Abessolo — De mes propres yeux! J’avais vu ton rêve...
Vu !
Mbarga après un temps — Et vous alliez refuser le mariage à un
si grand homme. Un homme dont tout Sangmélima parle et
que j’ai si souvent vu en compagnie de Monsieur le Ministre.
Mbia flatté — Engulu, deux Beaufort2 pour le Chef ! (Engulu
obéit.)
Mbarga — Qui sera bientôt Maire...
Mbia se redressant — Engulu ! Quatre bouteilles ! (Engulu re¬
tourne avant d’avoir pu apporter les premières bouteilles.)
Mbarga enchaînant rapidement — Député...
Mbia bondissant — Engulu,... dix bouteilles ! (On entend de la
route un vacarme de bouteilles qu'on manipule.)
Mbarga frappant le plancher d’un coup sec de son bâton —
Ministre !
Mbia tonnant — Allez ! Engulu ! Une caisse de Beaufort ! (Il
va serrer la main à Mbarga. Engulu qui était déjà sur le
chemin du retour chargé de dix bouteilles de bière, veut faire
brusquement volte-face, s’empêtre dans son pantalon bouf¬
fant et s’étale sur la scène.)
Abessolo — Pardonne-moi, mon fils, d’avoir si longtemps mé¬
connu tes mérites. C’est que je deviens vieux, vois-tu ? Nous
abolirons cette parenté.
Mbia — Engulu ! Trois Kiravi pour le grand-père ! (Engulu
obéit.)
Abessolo — Une condition cependant... Comment es-tu venu ?
Mbia tirant une bouffée de sa pipe — Nos pères disaient que le
premier jour du mariage n’en est que le commencement. Aussi
n’ai-je d’abord apporté que deux cent mille francs!
1. Allusion à un rêve ancien dont la bonne fortune actuelle semble la
confirmation.
2. De la bière Beaufort.

310
Tous effarés — Deux cent mille francs ! Deux cent mille
francs !
Abessolo bas, aux autres -— Ne l’avais-je pas prédit ?
Mbia petit air modeste — Evidemment, c’est peu de chose...
Tous émerveillés — Oôôôôôôô!
Mbia — Mais comme je le disais, ce n’est que le commence¬
ment !
Atangana — Tu as raison ! Le mariage est accordé ! Donne-
moi l’argent ! (Mbia donne l’argent à Mbarga, qui le compte
et le remet ensuite à Atangana. La conversation ne discon¬
tinue pas.)
Mezoe — Qu’est-ce que je disais toujours? Il y a rien de tel
que le Collège pour donner de la valeur aux filles. Voilà
Juliette que nous allions sottement donner à un villageois, et
qui sera maintenant la plus grande femme de Sangmélima !
Ondua bas — Le fonctionnaire est-il donc célibataire?
Mezoe — Pas tout à fait, mais il n’a que huit femmes, à ce
qu’on dit. Aucune d’elles n’a d’ailleurs été au Collège comme
Juliette. C’est elle qui commandera là sans aucun doute !
Atangana empochant l’argent — Cela fait bien deux cent
mille francs î1
Mbia — Je dois maintenant partir, car il me faut voir Mon¬
sieur le Ministre ce soir-même !
(Sortie de Mbia, accompagné d’Atangana.)

Scène deuxième : Makrita, Atangana, Bella, Juliette, Madeleine, Oyono.

Makrita entrant derrière Atangana — Qu’avez-vous décidé avec


le fonctionnaire ?
Atangana — Tout s’est très bien passé... le grand homme a
versé deux cent mille francs... et le mariage est conclu.
Juliette furieuse — Conclu ? Vous êtes donc bien décidés à ne
faire aucun cas de moi en parlant de ce qui me concerne ? Ne
pouvait-on pas me consulter ? Au moins pour cette fois ?
Vous ai-je dit que je voulais me marier ?
Tous restent muets de stupéfaction.
Bella — Quoi ? Tu parles devant ton père, Juliette ?
Madeleine — Mais, un fonctionnaire, mon amie ! Un homme
si riche !
Juliette de plus en plus indignée — Fonctionnaire ou non, je
n’en veux pas ! J’ai dit à ma mère que j’ai un fiancé.

1. CFA = 400 000 FF.

311
Atangana furibond — Et tu oses élever la voix quand je
parle !
Juliette — Mais...
Makrita — Tais-toi donc, Juliette ! Ton père parle !
Atangana tonnant — C’est le mépris que tu lui enseignes ! Un
grand fonctionnaire vient demander la main de celle qu’on
dit ma fille ! Il nous fait bien boire...
Oyono — Bien boire... de la Beaufort...
Atangana — Il verse deux cent mille francs...
Oyono — Deux cent mille francs...
Atangana — Il nous parle pas comme le font tous les grands,
mais plutôt respectueusement. Nous serons reçus comme des
Blancs à Sangmélima, mangerons et boirons au «Relais».
Enfin, ce fonctionnaire me promet des fusils et des médail¬
les... (Il s’étouffe de colère)... Et je refuserais tout cela à
cause de toi ? Je refuserais tant de richesses tout simplement
parce que tu ne veux pas l’épouser ?
(Irruption d’Abessolo).

Scène troisième : les mêmes, Abessolo.

Abessolo — E é é é é kié... C’est maintenant que je ne vous


comprends plus, vous autres femmes ! (Reprenant son souf¬
fle)... Quoi ? Je reste affamé toute la journée au village, et, à
votre retour des champs, vous ne me donnez pas à man¬
ger ?
(Trois prétendants, un mari, Editions Abbia-Clé, Yaoundé)

LA POESIE MODERNE

Le Congo

TCHICAYA U’TAMSI — C’est le Congo qui est le pays de


. Tchicaya. Et son souci, son obsession ;
le Congo entier car pour Tchicaya1, il n’y a qu’un seul Congo de part et
d autre du Fleuve.
En effet, très impressionné par la personnalité de Lumumba, Tchicaya
a vu de près la tragédie de son héros. Dès l’indépendance il s’était rendu
a Leopoldville et y dirigea pendant quelques mois le journal Congo, l’or¬
gane du M.N.C. aussi l’écroulement de Lumumba, en même temps que
le pays sombrait dans le chaos, a touché Tchicaya en plein cœur.

1. Tchicaya veut dire : petite feuille. U’ Tamsi : qui parle pour son pays.

312
Le Recueil Epitome, sommaire, résumé de cette Passion qu’il a faite
sienne, charrie en désordre, comme le grand Fleuve ses eaux brunes
coupées de rapides, les émotions violentes qui bouleversent l’âme du
poète : colère, chagrin, révolte, désespoir, ♦ ouragans de sa fougue », avec
des instants d’accalmie où Tchikaya pardonne et espère, à travers tout, et
contre la pourriture ambiante :

parmi ce pus de choses bien faites


pour voir mon meilleur monde
je me greffe aux rétines des fleurs d’orangers.

Poésie difficile que la poésie de Tchicaya, qui a hérité de Césaire autant


que de la poésie traditionnelle congolaise l’habitude de s’exprimer exclusi¬
vement à l’aide de symboles.
Ses images sont brutales et sa syntaxe touffue comme sa brousse natale,
comme son caractère ombrageux, comme les événements qui l’ont blessé.
Mais à chaque livre (Mauvais sang, Feu de brousse, A triche-cœur, Le
ventre) il tire davantage parti de ses blessures, et surmonte l’incohérence
et les maladresses qui abîmaient parfois ses premiers poèmes.
Tchicaya est jeune encore, il est né en 1931 et il est en voie de devenir
un des tout grands poètes de l’Afrique Noire.
Honoré d’une préface de L. S. Senghor, Epitome a remporté le Grant*
Prix de Poésie au Festival Mondial des Arts Nègres à Dakar en 1966.

AU SOMMAIRE D’UNE PASSION

La presse - Edition du
matin - Incident à Léopold-
ville - Trois cartes de vœux
sur ma table exprimant des

Je prête un jeu de cartes aux mains du passant


plus fertile en dialogues que le destin muet
de mon cœur périssable
qui ne résiste plus au chemin de Damas qu’étreint
le ventre nu d’une colline d’ombre...
Au sommaire de ma passion me dévêtir...

O ma généalogie improbable !
De quel arbre descendre ? Quelles fleurs cet arbre
fanait-il avant le glas ? qui sonna le glas ?
Un glas comme un pleur d’orpheline dans la nuit !

Un arbre au sommet d’une colline


lève en chandelle une branche de sang ;
la branche au poing porte une feuille verte
image d’une flamme à contre-jour jaune et molle :
les djinns la huant !

313
La presse — Edition du
soir — Des morts et des bles¬
sés — Couvre-feu !

2.
Parmi ce pus de choses bien faites,
pour voir mon meilleur monde,
je me greffe aux rétines deux fleurs d’oranger ;
faites qu’elles ne soient des flammes
faites qu’elles soient blanches à refroidir
les morts de ma conscience lente...
Puant cette lenteur, je gagne à triche-cœur
Vienne un meilleur tricheur que moi
me suivant en ce paradis où des hommes
à couteau tiré,
vivent dans leur sommeil
la meilleure part de leur gangrène.
Et celui-là,
lèvera-t-il le feu qu’ils éteignent en pillant
le cœur
dont le mystère à peine élucidé
me déshabille m’écorche me crucifie
au sommaire de ma passion ?

3.
Vos yeux prophétisent une douleur...
Comme trois terrils, trois collines de cendre !
Mais dites-moi de qui sont ces cendres ?
La mer obéissait déjà aux seuls négriers
des nègres s’y laissaient prendre
malgré les sortilèges de leurs sourires
on sonnait le tocsin
à coup de pied au ventre
de passantes enceintes :
il y a un couvre-feu
pour faisander leur agonie.
Les feux de brousse surtout donnent de mauvais rêves.
Quant à moi
quel crime commettrais-je ?
si je violais la lune
les ressusciterais-je ?
quelle douleur prophétisent vos yeux ?

314
4.
S’ils revenaient semence
d’arbre à pain de vie noire
dans les nuées noires
j’aurais la clé des champs ?
Ce nœud dans mon cauchemar
serait le fleuve bleu
la clé des champs ouvrant
une certaine porte à tous au vent de feu ?
je vins,
d’un certain bois on fit une certaine porte
Je ne sus plus l’essence de mon âme
pour ouvrir cette porte-là
comme l’eussent fait les pères de mes mânes.

5.
Prenez mes congres mes oursins
qu’on pêche à Landana
Ce Guémbo-ci à la chair douce
et moi
je suis au bout de cette laisse de haute mer
Parmi vous je pourrais être une plante de pied
Si un puits dans mes villages katangais
écourtait en la captant
la voie royale de la voie lactée
le Congo le Congo
pour sûr pour sûr pour sûr
ne gaînez alors vos pieds
car je vis de la vue des couleurs
que prennent certains chemins
certains soirs de danse
l’ouragan de ma fougue les liant !

6.
Ce soir
quel crime commettrais-je
si je violais la lune
dans ce puits d’eau qu’on m’offre
C’est dira-t-on lubie de poète.
Avec trois cors et cent mille sonnailles
jouez-moi une berceuse
Certains soirs en moi persiste
le roux de certains feux lares
quand reviennent les phalènes

315
Et pour les djinns qui clabaudent
le sommeil a mille fanges
où la nuit suce la terre et la glaise congolaise
Allez prenez ma tête
contre ce qu’il me reste de nuit sur 1 ame.

7.
Ces lignes de ma main sont des signes avant-coureurs
Mettez un couteau face à mon sommeil
que la trame de l’ancien destin s’y coupe le fil
Je veux être libre de mon destin
Je rends la rosée à l’herbe
que les lignes de mes mains
m’ouvrent tous les chemins de ce long fleuve.

Christ

Je bois à ta gloire mon Dieu


Toi qui m’as fait si triste
Tu m’as donné un peuple qui n’est pas bouilleur de cru
Quel vin boirai-je à ton jubilate
En cette terre qui n’est terre à vigne
En ce désert tous les buissons sont des cactus
Prend rai-je leurs fleurs de l’an
Pour les flammes du buisson ardent de ton désir
Dis-moi en quelle Egypte mon peuple a ses fers aux pieds.

Christ je me ris de ta tristesse


O mon doux Christ
Epine pour Epine
Nous avons commune couronne d’épines
Je me convertirai puisque tu me tentes
Joseph vient à moi
Je tète déjà le sein de la vierge de ta mère
Je compte plus d’un judas sur mes doigts que toi
Mes yeux mentent à mon âme
Où le monde est agneau ton agneau pascal.
Christ
Je valserai au son de ta tristesse lente.

Berceuse

Je t’aime mon enfant


dors si tu aimes ta mère

316
— Femme l’enfant dort-il bien
— Il dort bien
des phalènes dansent en ellipse
sur sa tête
S’il dort bien ne pleure donc pas
— Il dort bien
des phalènes dansent en ellipse
sur sa tête

Mère

Depuis moi ma mère est une carcasse


Mes mains sont son casque mortuaire
Mes mains ont les lignes de son visage
Mes mains ont la souplesse de sa tristesse
Mes mains ont leurs paumes dans sa bouche

Mon destin pour sonder à l’étiage


toutes ces fissures dans son regard
s’étire au soleil profil d’un arbre
mais toi sa sœur siamoise ô femme oasis
es-tu déjà la femme que j’aime
Dis-moi donc quel germe de moi portes-tu ?

Offrande

Et voici la plaine que j’habite


ma main y est large sur ma porte
prenez ma part de fruit
bien que je ne sache de quel arbre ils viennent
prenez ma part de pleurs
bien que je sache quel cœur ils minent
Ne tardez pas
je suis déjà loin de ma source

Ne tardez pas
je peux être utile
j’ai déjà refait mes ongles
rasé ma tête
je suis propre devant la nuit

(Epitome, Editions Pierre Jean Oswald, Paris)

317
L’île Maurice

EDOUARD MAUNICK (1931) — ü dit : « faire des poèmes


c est trop facile » et en
effet les Muses nous ont donné là un enfant prodige ! Des poèmes, il en
dit cent par jour ! Il n’y a pas de problème de langage pour Maunick, il
possède tous les mots spontanément accordés à son cœur, il « chante »
aussi naturellement et aussi harmonieusement que le rossignol dans la
nuit ; le symbole et le rythme, ces maîtres-éléments de la poesie, forment
la texture même de son langage ; il ne sait pas parler autrement.
Cependant, la poésie, pour Maunick, ne peut être seulement cette mira¬
culeuse harmonie des mots. C’est l’harmonie universelle qu il exige, 1 har¬
monie des âmes à travers l'amour, l’harmonie des peuples à travers la fraternité,
l’harmonie des races à travers son sang métis.
Ce poète de l'île Maurice vécut « subject of her majesty », en exü dans
son propre pays, nié dans sa nationalité, sa culture.
Et enfin, qui ne connaît le problème du sang mêlé, ce « mensonge de
races », que les chauvinismes tant noirs que blancs mettent au ban du
groupe ? Mais que des Blancs l’ont battu parce qu’il était reçu premier au
concours d’éloquence, que des Noirs l’ont fait exclure de son travail parce
qu’il n’était pas assez noir, Maunick ne l’a jamais écriL 11 ne daigne pas
tremper sa plume dans la rancune personnelle. Il a dépassé la haine et
seul demeure le soleil affamé de son amour :

Comme un cri non coupable seul soleil du soleil


couleur de la cannelle, de l’écorce couleur
douleur de la racine de nocturne douleur
poivre et poussière de pierre couleur de n’importe où
douleur de la dispute trop de sangs s’interpellent
la peau la peau les tropiques se réveillent
aveugle dans la ville cul-de-jatte et mendiant
ciseau dessus la ville témoin aux yeux de braise
le soleil non coupable exige la part du cœur
rendez-moi ma couronne ma raison première
mon royaume métis commence au point du jour.

Il ne reste que l’homme qui prétend anéantir tous les obstacles qui le
séparent de l’homme, abattre toutes les barricades derrière lesquelles
l’homme se protège de l’homme, le démiurge qui prétend que « le temps
des miracles est à refaire » et qui veut « des choses et des êtres de la
terre une part de lumière plus grande que la nôtre », le vrai poète enfin,
celui qui veut créer du neuf, créer du bonheur ; il s’invente alors, en
attendant que le monde soit vivable, un no man’s land imaginaire où il se
réfugie pour y reconstruire un univers à la mesure de son désir.
Recueils de poèmes : Etranger jusqu’à neige - L’Essentiel d’un exil - Les
manèges de la mer (1964). - Mascaret - Oshun (1965).

L’essentiel d’un exil (extrait)

Je suis de la mer
j’ai longtemps prié sur le perron des vagues hautes
ton lieu de naissance
recommencera les églises que j’ai sabordées
pénitent métis

318
amour divisé je veux te parler en images
écoute entends l’histoire où la race devient monnaie de
plomb

j’avais ouvert les vents à la proue des départs


mis entre l’eau et moi ce que l’eau réclamait
quelques oiseaux pour vivre et beaucoup de mots d’homme
les mots sont décédés à force de trahir
seuls au milieu de moi donnant chair à l’exil
les oiseaux sont restés avec leur sang-soleil
et j’en parle aujourd’hui à défaut de patrie.
(L’essentiel d’un exil, Editions de Présence Africaine, Paris)

Les manèges de la mer (extraits)

Je veux faire du poète vivant une façon de l’âme


un secret reconnaissable
je refuse des mêmes jardins les mêmes ombres
ne voulant plus savoir si c’est le bonheur ou l’inutile
mes mains jadis armées de terre
je les ai trop gardées au seul usage du commencement
mes mains nègres de mon père qui déjà n’a plus peur
parce que je chante dans la lumière,
tu chercheras parmi les décombres la lettre de l’oiseau
la douceur du temps
des siècles passeront à travers la patience à trouver
l’empreinte du bien
sur les marelles désolées de l’enfance
et des saisons sans nombre à nommer ton propre visage
le poète est le seul étranger de la terre.

— c’est ainsi. La mer les choses de la mer les bêtes de la mer


ne s’approchent de nous que pour mourir. Ainsi avons-nous
décidé avant de les connaître. Le naufrage de l’eau nous l’avons
rêvé. Il est dans nos lits à l’heure des orages dans nos livres à la
veille des corps désarmés.

— c’est ainsi. Nous visitons des lieux par nous-mêmes investis


saccagés depuis nos fantômes. Nous parlons de choses déjà
dites. Quelqu’un parmi nous avait besoin d’entendre.
— C’est ainsi. Les couleurs pourrissent dans les greniers et nous
pourchassons le soleil comme des aveugles. Au bout de quelles
peines le sommeil au bout de quels suicides.

319
j’aime te rencontrer dans les villes étrangères
où chaque fracas chaque bruit chaque pendule
dénonce ton corps battant déjà dans mes poignets

j’aime te délivrer dans des lits d’outre-mer


quand la nuit devient arbre à force d’être nue

j’aime ce qui nous sépare dans notre ressemblance


frontières du point du jour rassemblant nos visages
les preuves de la vie ne vivent que d’ailleurs

ne dis jamais non quand je te parle de loin...

— je t’écris de cette ville de janvier


où les oiseaux sont fous
pour confondre l’homme que je suis devenu

tu me lies à cette terre


la mienne est d’eau et d’herbe brûlée
rien ici n’appareille vers la Croix du Sud

je t’écris de ce pays de janvier


car les oiseaux sont fous
(ils ont pris le bief de l’inquiétude
puis croisé le chant à l’endroit de mort).

nos mains ne suffisent plus pour inventer la braise


une île reprend chemin de chacune de nos rues
protégée par ma peau guidée par ma colère
je suis pourtant le volontaire du voyage
celui qui voulait voir si tu te ressemblais

je t’écris de cette chambre de janvier


les oiseaux sont fous
toute la nuit ils ont frappé de leurs corps froids
les vitres nues de nos corps nus

Et voici que nous mourons à chaque bruit


A chaque oiseau du sang !
(Les manèges de la nier, Editions de Présence Africaine, Paris)

Le Cameroun

CHARLES NGANDE _ Tchicaya et Maunick sont sans aucun


doute et de loin les deux meilleurs poètes
de la nouvelle génération d’écrivains négro-africains.

320
Cependant, au Sénégal, et au Cameroun, on enregistre un vigoureux
élan qui pousse les jeunes à écrire. Et parmi l’abondance de ces essais
on découvre de vrais talents que le temps et le travail ne manqueront
pas de mûrir.
Je citerai d’abord l’effort que produit à ce jour, en marge de
l’Association des Ecrivains Camerounais et de la revue Abbia>, des poètes
qui ne se soucient que d’exprimer leurs propres sentiments et d’inventer
les formes qui traduiront le mieux leur lyrisme personnel1 2 : Alima,
Philombe. Léon-Marie Ayissi. Okala Alene, F. L. Dongmo. tous diffé¬
rents, tous talentueux. L’abbé Ngandé est sans doute le plus éminent
parmi cette pléiade africaine.

Indépendance5

Nous avons pleuré toute la nuit


Jusqu’au chant de la perdrix
Jusqu’au chant du coq
Nous avons pleuré toute la nuit.
O Njambé4 tu étais pourtant là
Quand on coupait nos oreilles
Quand on coupait le cordon ombilical de notre clan
Quand on fracassait le crâne de notre Ancêtre
Quand on brûlait le chasse-mouche de notre aïeul.
Ina3 ô ô ô ô !
Où retrouver la tombe de l’Ancêtre
Perdus nous étions comme mouton qui casse sa corde.
Ina ô ô ô ô !
Dans quelle source repimenter notre sang
Perdus nous étions comme pauvre chien bâtard
Errant sur la place du marché !

Nous avons pleuré toute la nuit


L’étape a été longue
Et la perdrix a chanté timidement
Dans un matin de brouillard
Chants illuminés de cataractes d’espérance
Espérance d’une aurore aux dents de balafons.
Et la perdrix s’est tue
Car son chant s’est éteint dans la gorge
D’un python

1. La revue Abbia est dirigée par Bernard Fonlon.


2. Voir Neuf poètes camerounais, présentés par L. Kesteloot, Editions
Abbia-Clé, Yaoundé.
3. Extrait de l’anthologie de Roger Lagrave, de Julliol et Fouda.
4. Seigneur, Dieu.
5. Mère.
321
Et le tam-tam s’est tu
Et le grelot n’a plus ri sur la jaune savane
Et le deuil a planté sa case dans la cour du village.
Sang ! Sang ! Sang !
Torrents de sang !
Femmes, terrez-vous le soir dans vos enclos :
Le Fusil passe.

Nous avons pleuré toute la nuit


Et le coq a chanté sur la tombe de l’Ancêtre
Ah ! ces os poussiéreux
qui se mettent à gambader
comme des antilopes et comme des gazelles
Njambé, c’est toi qui as ourlé
sur la tête du coq cette langue de soleil parce que son
gosier roule une cascade de lumière
- Et le'coq a clamé l’aube du grand départ
Et le coq a chanté sur le front de la pirogue
In-dé-pen-dan-ce !
Venez, filles de mon peuple
Le soleil s’est levé
Voilà la tombe de l’Aïeul
Et le grand fromager des vertes parentalies
Et la source sacrée où nous repimenterons
La force de notre sang

Et voici le nombril de la grande famille


Venez, filles de mon peuple
Vaillants carquois de nos flèches emplumées
Venez, brisez vos parcs, femmes longtemps en jachère.

Remontez sur la croupe des étoiles filantes


Venez, battez des mains, crépitez et dansez
Sur un pied, sur deux pieds, sur trois pieds
Tambours, grelots, bois sec
Rythmez les mâles vibrements d’un peuple qui se lève
Que vos rires se mêlent aux antiques sanglots.

Hommes de mon peuple, filles de mon peuple


Venez tous, venez toutes
Nous allons tous tresser une même couronne
Avec la liane la plus dure de la vierge forêt
Sous le grand fromager où nous fêtions nos parentalies
Et le soir, nous danserons autour du même feu

322
Parce qu’ensemble, sur la tombe de l’Aïeul,
Nous aurons fait germer une grande Cité.
(Littérature camerounaise, de Lagrave, de Julliot et Fouda)

Echos africains

Ventres creux
Yeux de crabes
Trappes d’éléphants
Enfants bâtards
Cars défendus
Pendus d’Angola
Colas amères
Mers de sang...

Chants d’aurore
Or des lendemains
Mains des enfants
Vents fertiles
Villes pleines
Plaines d’abondance
Danse des libellules
Sur l’oasis aimantée de notre long sentier
(Neuf poètes camerounais. Editions Abbia-Clé, Yaoundé)

SOUS-DÉVELOPPEMENT

J’ai croqué tous mes rêves


Dans les fragiles écuelles de nos indépendances.
Assis
Dans les fauteuils
Des banques étrangères !
(ibidem)

NOUS PARTIRONS

Nous partirons
Par-delà les cactus
Nous partirons à l’aube
Avant que ne se fanent les étoiles
Avant que ne se rouillent les mots
Nous partirons

323
A travers les sentiers cernée par les quartiers gangrenés
Tamtamer la Grande Joie
Pour qu’exulte le sein stérile
Pour que reverdissent les moignons malhabiles
Que le Lion paisse avec l’Agneau
Que le mioche fasse rouler son cerveau
Que le bois du cercueil serve à faire un berceau
Nous partirons
Tamtamer la Grande Joie
Des sauvés
Pour que tous
Mangent le même couscous
Dans la case de l’Amour
(ibidem)

Quand la paix reviendra

Quand la Paix reviendra


Mon homme reviendra
Retourner sa Terre endormie
Et les bouches reluiront d’huile de karité
Et les tisons rallumeront le foyer qui se meurt.
Je m’asseoirai le soir
Sur le front des nénuphars
Sur trois lunes trois fois
Aveugle...
Alors l’Araignée me prêtera son dos
Et je danserai très haut
Jusqu’à la barbe du soleil
Qui brille à travers un jour de pluie,
Quand la Mère Eléphant
Travaille
Un peuple d’Eléphant
(ibidem)

RENE PHILOMBE —

Sur la tombe de mon père

Je n’ai pas bougé


D’un pas

324
Quand le feu m’a surpris
Sur la tombe de mon père.
Non pas ce feu de brousse
Africain
Grignotant
Sous sa dent
Ortie chaume et sissongo1 2
Pour les moissons
Futures
Mais le feu des crachats
Le feu des razzias
Le feu puant des crachats
Et de la mort.

Je n’ai pas bougé


D’un pas
Car homme aux cheveux brûlés
A la peau brûlée
Au cœur brûlé couleur de brûlis
Je brûle de refaire l’âme
L’âme noire...
L’âme noire!
(Revue Abbia, Yaoundé)

JEAN-LOUIS DONGMO —

Le taro nuptial

Finis les travaux-de-verrat


Finis tous les travaux-de-bouc
Finie l’époque des jeûnes pénibles
Car ton taro” est là

Ce soir je te le servirai ce soir


Tu auras pour toi seul un grand pot de taro
Et tu seras le premier
Et tu seras le seul à y plonger la main

Ami, ton taro est prêt


Ce sont les dieux qui l’ont pilé

1. Herbe sauvage.
2. Féculent qui ressemble à la pomme de terre.

325
Et il fume encore
J’y ai mis de la sauce
De la sauce épaisse et bien épicée
Sois prêt à le manger

Ami, voici le taro


Pour lequel tu as tant jeûné
Mange-le en hâte et à grosses bouchées
Car il est très bon
Mets-y la main vite.

(Neuf poètes camerounais. Editions Abbia-Clé, Yaoundé)

NYUNAI —

Suprême essence

C’est moi
le commencement
C’est moi
la fin
l’humain et tout ce qui n’est pas humain
C’est moi
la lettre écarlate de l’équilibre des forces
C’est moi
qui viendrai fermer la dernière porte
sur ce qui aurait dû être l’Amour

et tu t’obstines à me chercher hors de toi


là où je ne puis être
je suis toi en toi
l’unité incréée

La couleur n’a pas d’yeux

La couleur n’a pas d’yeux


ce sont les yeux qui ont des couleurs
il y en a comme des nénuphars des pervenches
il y en a comme des amandes
les miens sont des arcs-en-ciel
tandis que j’attends...

326
La délivrance surgira

La délivrance surgira du cratère baveux


et le souffle expiratoire
avec entre les crocs ce qui restera de la secte des maîtres
couvrira le ciel de la terre et l’océan.

Les cormorans l’ont dit


mon horizon à moi
c’est bien le dôme unilippe du Korosol1
dont l’ombre est un kiosque où mes femmes vannent le riz

Style I

Courbe l’échine tant que le labeur n’aura pas rompu la


chaîne de ta vie

n’est-il pas vrai


que le soleil qui crève au soir
se rue plus mâle sur le lendemain levant

Courbe l’échine tant que le labeur n’aura pas rompu la


chaîne de ta vie

n’est-il pas vrai


que la fleur qui se meurt
engrosse le fruit attendu

Courbe l’échine tant que le labeur n'aura pas rompu la


chaîne de ta vie

plus éloquent si tu te tais


plus riche si tu es sans or
plus béni le souffre-douleur

Style V

N’achète jamais
un miroir
il te dira de le regarder

ne regarde jamais
un miroir
il t’apprendrait à mentir
1. Arbre à fruit.
Heure de vie

Ce que je demande
Raab
Ce que je demande
ce n’est ni l’or
ni la chance des autres
Raab
ce que je demande
c’est pouvoir couler ma vie
comme une eau calme glisse entre les deux rives
sans bruit
tu penses que ce sont là paroles de lâcheté
et qu’un corps en vie ne ressemble pas
à du bois mort
je ne dis pas non
mais ne pourrais-tu à ton tour me croire
quand je t’assure que j’ai bien pensé ainsi
certains jours le désarroi
pesait sur mes épaules
comme mille wagons chargés
de tout le poids du monde.
CNuit de ma vie.
Nouvelles Editions Debresse, Paris)

La Côte d’ivoire1

ANOMA KANIE —

Tout ce que tu m’as donné

Tout ce que tu m’as donné, Afrique


Lacs, forêts, lagunes bordées de brume
Tout ce que tu m’as donné,
Musiques, danses, contes des veillées autour du feu
Tout ce qu’en ma peau tu as gravé
Pigments de mes ancêtres

1. Les poèmes qui suivent ne constituent qu’un sondage à travers diffé¬


rents pays de l’Afrique francophone où les jeunes poètes qui émergent ne
sont souvent que des cas isolés, mais symptômes de la créativité, de l’ini¬
tiative culturelle retrouvée.

328
Indélébiles dans mon sang
Tout ce que tu m’as donné, Afrique
Me fait marcher ainsi
D’un pas qui ne ressemble à nul autre
La hanche cassée sous le poids du temps,
Les pieds larges de toutes les marches,
Tout ce que tu m’as légué
Et même cette paresse accolée à mes talons,
Je le porte avec fierté sur mon front
Ma santé n’est plus à perdre
Et je vais
Chantant ma race qui n’est ni bonne
Ni pire qu’une autre.
Tout ce que tu m’as donné, Afrique,
Savanes que dore ton soleil zénithal
Tes bêtes — qu’on dit perverses,
Tes mines, trésors inexplorés
Hantise d’un monde adverse
Ta peine d’avoir perdu les paradis,
Je te protège tout cela d’une main sans pardon
Jusqu’à la clarté des horizons
Afin qu’elle demeure, à tout jamais intacte
Cette mission que t’ont confiée les cieux.
(inédit)

EUGENE DERVAIN —

Chant pour un chef

Des pierres de cent patries éparses


Dispersées comme des semences de fromager
Tu veux mettre debout au soleil
Une seule une véritable une commune patrie

O Maître avare de mots


Tu aimes que l’idée ressemble à la daba
Faisant sa preuve en ouvrant la terre aux semailles
O paysan des âmes pesant chacun de tes pas de paysan
Tu aimes que la parole ressemble au champ de riz
Comme la réalité d’une promesse déjà caressée par le vent

O semeur
Semeur non de vent mais de grains d’okoumé

329
Tu veux un pays effleurant le ciel de ses branches

Et voici germer la nation et voici lever l’épi


Avec ses grains serrés autour de l’axe pour une prière
Voici déjà née de la ferveur de ton sang
Une seule une véritable une commune patrie

O bâtisseur
Bâtisseur non d’un empire mais d’une cathédrale
Le temps n’est plus le temps des conquérants chevauchant
Rassembleurs de terres comme troupeaux sous leur houlette
Le temps est venu de rassembler les hommes comme pierres de
taille
Pour bâtir à ta mesure une patrie de pardon et de paix

Car tu sais qu’au bâtisseur de cathédrale


C’est la cathédrale même qui rend hommage
Dans la plaine et pour l’éternité
(inédit)

Poème à Koffi

Ile Américaine1
Nous avons crié trop fort ton nom dans l’épaisseur de la nuit
Tu as vibré à notre appel mais nous n’étions nous-mêmes
Que des tambours creux des bambous
Tu as cru en nous claquant au vent de nos paroles
Comme un drapeau
Folle cavale nous t’apportions l’avoine et la prairie
Prolongeant ton horizon de nos vaines flatteries
Et je cherche encore en moi ce grand poème aux larges bords
Et cette immense flottaison et cette blessure qui ne se referme pas
Et je cherche où va ton vent pure tache d’atome

Je chercherai encore mille fois ou mille ans


Ou mille fois mille ans et je ne trouverai point
Chacun s’est asséché
Nous nous sommes effondrés sous la chiquenaude des temps
Et le pêcheur pêche proclamant
Qu’il part chercher la vie
Et il revient porteur d’une moisson jaune

1. La Martinique, d’où le poète est originaire.

330
L’or des prairies profondes
Nous rien
Nos mains ont servi d’autres maîtres
Chassées comme un troupeau de migration

Par quel ouragan poussés


Par quelle tornade enlevés jusqu’aux nuées de nos cœurs
inféconds

Par quel feu de brousse chassés comme des hyènes


Nous trouvons-nous si loin dérisoires comme une palme sèche
Seuls
Avec pour tout sanglot le choc des vagues
Chantant la chaleur de leur sexe

Koffi il n’y a pas communication de nos rites


Il n’y a pas confusion de ton rythme pas mélange de ton souffle
! ni du bleu de nos ciels

Il y a toi d’un côté et tout ce qui marche derrière


Je me profile à l’horizon flottant sur la houle
Je tends une main d’ombre vers toi et que vers moi tendue
Ta main ne saisit pas

1 Mon ami mon ami mon île en mains en guise de boussole


i Me voici vers toi à la recherche d’une patrie commune
Dieu me pardonne d’être blanc ici
Comme il pardonne à mon ancêtre
La Dahoméenne séduite par son maître
Et il me pardonnera parce que je sais pourquoi
Une voile pendant un court instant se couche sur la lagune
Parmi les reflets
Pourquoi l’arbre jaune fait sa prière à l’eau
Tourné vers son maghreb
Car il n’y a pas de poète
Sinon l’herbe avec sa volonté verte de durée

Ah Koffi comme Walt Whitman


Je veux aussi évoquer le témoignage et l’espoir des camarades
Tu sais toi à quelle race tu appartiens
A quelles coutumes se rattache ta vie
Ta vie est nette tes problèmes sans équivoque
Femme enfants salaires le sexe la maison l’igname
Ta vie est une équation tu ne débordes
Jamais de ta propre existence

331
Tout est sûr raisons de ta vie mobiles de ton avenir
Connaissant ton pouvoir tu vas
Sans question de la vie à la mort
(inédit)

Le Sénégal

MALIK FALL —

L’attente

La vieille Dado chantait


Comme chantait Coumba Kangado

Si mon mari est parti


Pourquoi je bats le linge
Mon mari est parti
Et pourtant la soupe tiédit
Mon mari est parti
Cependant son chien l’attend
Mon mari est parti
Pourquoi je guette son retour
Et tremble au carillon de midi

Coumba Kangado chantait


Comme la vieille Dado

Il n’est pas de soleil qui n’embrasse l’aurore


Il n’est pas de lune qui ne soit blême de peur
Il n’est pas de vague qui n’abreuve le rivage
11 n’est pas de mari qui ne revienne au logis
Et la vieille Dado et Coumba Kangado
Espèrent encore le retour du mari
Mort depuis d’autres hivernages.

(.Reliefs, Ed. de Présence Africaine, Paris)

Intentions

J’édifierai une cabane


Un ascenseur en coin
Des murs de bouse de vache
Des tapis de Kairouan

332
Un salon sept chambres
Une salle à déguster le caviar
De l’eau chaude de l’eau froide
De l’eau tiède
Une cuisinière électrique
Un climatiseur de palace

Je raserai toutes les cases


Alentour
Les tombes les fétiches le mil
Et le riz
J’installerai Radio-Luxembourg
A mon pylône de paille
A côté des gris-gris
Et je te dirai
Monsieur
Prenez place
Dans le royaume détraqué
Des fous du village.
(ibidem)

Demain

Mon fils je ne rumine plus de haine


L’heure en est révolue
Je n’accable plus le vainqueur
Qu’accable sa propre victoire
Il ne dormira jamais sur ses armes
Qui saccagèrent mes horizons

Mon fils le goût de haine


s’est dissout dans mes veines
Tu n’auras pas connu
Les trottoirs
Réservés aux Blancs
Ni le cinéma pour Blancs
Ni l’Eglise pour Blancs
Ni quartiers pour Blancs
Ni cars ni trains ni sucre
Pour Blancs et mi-Blancs

Mon fils tu n’auras pas de haine au cœur


— Alors ? Alors ? Mon père ?
— Tu auras la tête lucide
Et les reins solides.
(ibidem)

333
Ecoliers

J’allais à l’école les pieds nus et la tête riche


Contes et légendes bourdonnant
Dans l’air sonore à hauteur d’oreilles
Mes livres et les amulettes se battaient
Dans mon sac dans ma tête riche

J’allais à l’école sur le flot de mes rêves


Dans le sillage millénaire des totems
Je m’installais à rebrousse-poils
Et ricanais aux dires du Maître

Tu vas à l’école ganté de bon vouloir


L’esprit disponible et le cœur léger
Prêt à subir toutes les humiliations

Tu vas à l’école en compagnie d’Homère


Des vers d’Eluard ou des contes de Perrault

N’oublie pas Kotje à l’orée du sanctuaire.


(ibidem)

Le Mali

BOUNA BOUKARY DIOUARA —

Le rocher en feuilles

A ceux qui sont lavés de pluie


A ceux dont la devise est : vivre et travailler
A ceux qui sont battus de vent
Et qui sont vêtus de simplicité
A ceux qui sont tannés au soleil
Au regard farouche et au cœur de lion
Je dis courage car nos âmes sont dans vos mains

Vois ! Un jour l’on nous a dit


D’arroser un rocher
Jusqu’à ce qu’il verdisse
Car le rocher est dur.
Un rocher en feuilles est étemel.

334
Les paresseux se sont retranchés
Disant à tout moment « c’est folie »
Nous on a commencé le même jour,
Et durant cinq ans ce fut une corvée.
Et quand le rocher fut couvert de mousse
Il était minuit, minuit de septembre
Et nous l’avons baptisé : mali.

Au réveil les griots, jadis


Surnommés parasites
En chœur nous firent comprendre
Que ce jour était sans pareil
Et ce fut la renaissance.
Et toi griot qui a chanté
De ta vieille voix rauque
Enrobée de Koras et guitares
Et dont la chanson était « conseil »,
oui tu disais que nous étions noirs
Et noirs dans un jour vert
Premier beau jour de la vie
Que Dieu ait jamais fait ;
Accompagne-nous toujours
Car ce rocher est dur et éternel.

Hymne de mon pays


Hymne de mon rocher vert
Réveille-moi chaque matin.
Quant à vous, mes aïeux
Quant à vous victimes et martyrs
De l’oiseau rapace à serres de fer
Merci pour les bénédictions
Merci pour votre ténacité
Nous vous prodiguerons larmes

Quant à toi mon fils mon frère


Toi qui prendras la vie
Après que j’aurai fini la mienne
J’aurais voulu te parler de mon vivant
Si la vie ne m’avait fermé ses portes
Car je suis témoin, j’ai vu mil neuf cent soixante.

Mais j’ai un message et c’est pour toi


Je suis ton griot ton rapporteur
Fais de ce message un totem

335
Mon frère ne parle pas d’avenir
Car il est là brillant comme le soleil
Ne te borne pas aux critiques seulement
Travaille, car la mort elle aussi
N’avertit pas comme avant la pluie
Le tonnerre ou les éclairs
Sois tangeant entre le droit et le devoir
Si tu n’apprenais que le droit
Tu serais corrompu
Si tu n’apprenais que le devoir sans le droit
Tu serais avili.
Lève-toi avec le soleil
Et couche-toi avec lui
Car il est régulier

A vous tous, à nous tous du rocher vert


A ceux qui ont fermé les yeux
A ceux qui parcourent le trajet épineux
A ceux qui viendront après moi
Je dis à tous bonne chance
Bonne chance aussi et surtout
Pour ceux qui regardent et racontent.
(Ed. de Présence Africaine, Paris)

Le Rwanda

JEAN-BAPTISTE MUTABARUKA —

Souvenir

Souviens-toi de la douceur d’un soir


auprès d’une fontaine
de la danse de l'herbe qui plie
sous le vent, de l’eau qui coule
au fond de la vallée.
Souviens-toi, souviens-toi de la course folle
dans les plaines sèches, brûlées par la flamme
quand la forêt se pulvérise.
Souviens-toi de tes premiers jours de l’école
de l’alphabet rebelle
de la suite des nombres des divisions multiples

336
dans la poussière malléable.
Souviens-toi de la tendresse maternelle
des mains de ta mère modelant ton visage
les nerfs tendus par les rayons durs du soleil canicule
trésor sans prix, inégalable, mère.

Tam-tam

un chant rythmé par-delà les monts


tam-tam des plaines la harpe gronde
contre les forces obscures
un chant s’élance vigoureux
la lutte s’engage dialogue des tam-tams
rythme scande la force qui m’anime
guerriers de tous âges à vous l’appel
du chant soutenu
tendu comme l’arc par la flèche
montagnes, forêts, rivages ensoleillés
rendez le chant de la nature
par-delà les cimes des volcans
dans le roulement fougueux des torrents
le chant vibrant réveille l’oiseau
qui chante, la gazelle qui fuit
la sentinelle qui ronfle
le chant ranimé se répète
se transmet, les voix s’élèvent grondantes
dans l’Afrique qui bouge
rythme des tams-tams, enivré
virginal, charrié de blasphèmes
gloire à la lutte, à la vie
gloire à la force qui libère
crée et féconde
gloire à la liberté reconquise
à la paix, à l’amour
gloire, ultime gloire enfin
à la fraternité de ceux qui luttent.

Au RÉVEIL

Les roulements du tambour royal


dans l’horizon s’enfoncent
péniblement.
Un vent bénéfique à la conquête

337
les emporte sourdement
les accompagne.
Adieu chant du réveil sur le royaume
battement qui sourd
des ventres caverneux des tam-tams
gigantesques, sensibles à la baguette.
Le vieil air connu des vieux
la vieille marche rythmée des tambours.
La parure bigarrée des danseurs flotte
les drapeaux sont en berne
les voix des chantres se perdent
dans le lointain, la distance les avale.

Présence

Eternellement présente
par-delà les distances forme vivante
de l’amitié vieille que j’aime
procession lente, majestueuse
des nuages qui paraissent
éclat brillant du soleil
reflété dans le cours d’eau
indolent qui murmure
de vieux souvenirs rhabillés
de notre enfance commune.
Tu n’es plus qu’un filet
maigre dans le désert brumeux de ces jours
vides, vainement absorbés
un salut quand même
à toi que je n’oublie pas
éternelle présence de l’amitié vieille...

(Le Chant du tambour. Revue Afrique)

LE COURANT TRADITIONALISTE

GASPARD ET FRANÇOISE TOWO-ATANGANA — En 1952


déjà, le
Rwandais Alexis Kagame avait entrepris la tâche de transcrire l’énorme
poème historico-mythologique des Mwamis (rois) de son pays. Cela s’ap¬
pelait la Divine pastorale.

338
Il y eut d’autres tentatives isolées. Celle de Damas qui adaptait des
« poèmes nègres sur des airs africains », celle d’Epanya qui traduisait
des chansons doualas. .
Depuis l’indépendance ce mouvement s’est accentué. Pour faire ce
travail délicat fl faut être à la fois linguiste, ethnologue et poète. Au
Cameroun, d’une équipe de chercheurs se détachent M. Eldridge et Gaspar
Towo-Atangana. On commence par enregistrer directement le chanteur de
mvet1 sur le terrain, c’est-à-dire dans les villages de brousse. Puis fl faut
transcrire le chant parfois très long (les poètes oraux au sud Cameroun
peuvent chanter une histoire pendant trois jours !). Lorsque le texte est
passé de la bande sur le papier, fl nécessite^ souvent un remaniement car
le barde ne commence pas toujours son poème par le début. 11 fait des
retours en arrière, des répétitions, des variantes du même épisode au gre
de sa mémoire. .
Lorsque enfin le texte est établi dans sa version intégrale et definitive, fl
s’agit de le traduire. Car après une première traduction littérale, toute la
question est de savoir comment rendre en français la valeur des mots, la
richesse des images et le rythme si musical du poème africain.
Et c’est ici qu’il faut être poète soi-même. Œuvre de création autant
que travail de savant qui sauve du néant les trésors que contiennent
encore les cerveaux fidèles des griots d’Afrique. Travail urgent car
n’oublions pas que, comme l’a très bien dit le marabout Hampate Ba :
« Chaque vieux qui meurt est une bibliothèque qui brûle ».

Nged-nso-fa

Ce texte est le début d’un Conte de Mvet qui tend à expliquer l’origine
de la cruauté du léopard. Bimini, « Le vorace », refuse de se marier parce
qu’il trouve les femmes trop méchantes. Lorsqu fl se marie enfin a
quarante ans passés, il tombe malade, non sans avoir eu trois enfants. Son
second fils, Zé, (le léopard) rendu responsable de la maladie de son père,
se rend au pays des morts et en ramène un fétiche qui lui permet de tuer
toute sa famille. D’où le surnom de Nged-nso-fa ou « cruauté du coupe-
coupe nu » qu’on dorme à Zé-le-Léopard.

Bimini resta longtemps vieux garçon


On disait : « Bimini prends femme » !
Et lui : « Je ne puis prendre femme »
Il disait : « les femmes sont méchantes.
Et elles sont pleines de haine.
C’est ainsi qu’elles tuent les gens :
Car elles font ceci :
Elles donnent la nourriture, elles donnent le poison
Elles tuent le mari, elles tuent l’amant.
Dis à une femme qu’elle est laide :
Le cœur lui brûle dans le ventre.
Elle passe la nuit accroupie sur le lit.
Cherchant le moyen de te tuer.
Au dehors, elle voit passer une coépouse

1. Instrument de musique de la famille de la harpe et genre littéraire


épique qui s’est développé en même temps.

339
Et lui dit : « pourquoi passes-tu si vite ?
Ne peux-tu t’arrêter pour me saluer ?
Et elle se met à lui murmurer :
« Sais-tu comment on donne le poison ?
I! y a une gueule pourrie d’homme qui m’a injuriée là-bas.
Si je ne le vois couché cadavre...
Par la tombe
De tous mes parents qui sont morts ! »
Si elle ne te donne pas de poison
Elle s’en va te calomnier.
T’accabler de ceci, de cela, et tu es perdu —
Si elle ne réussit pas à te faire quelque chose,
Sache que tu ne mourras plus, en vérité
Que c’est méchant, une femme ! »
C’est ainsi que Bimini
Ayant, dépassé les quarante ans.
Epousa enfin une femme sur le retour de l’âge
Aussitôt il tomba malade de la poitrine.
Il avait mal le matin, il avait mal le soir.
Mal à la tête, mal au ventre.
Ses membres s’affaiblissaient.
Il dut donc prendre date pour consulter la mygale1
Dans un délai de quatre jours.
Au bout des quatre jours.
Tous les animaux arrivèrent sans exception.
Personne ne resta
Et les voici à s’asseoir
Biag biag biag biag biag biag biag
So-FAntilope le premier, se leva, droit !
Il dit : « Habitants de ce village.
Venez tous ! »
Il dit : « Dans cette affaire qui nous réunit
Eux donnent, moi je donne aussi
Eux la nuit, moi le jour
Eux derrière la case, moi devant
Eux le piment, moi le poivre
Eux le potiron, moi les feuilles du potiron
Eux le faux-colatier, moi le colatier même. »
Il dit : « Je te déclare ceci :
Longtemps tu es resté vieux garçon ;
On te disait « Prends femme », et tu disais
Que tu ne pouvais prendre femme.
Or, dès que tu as pris femme.

1. Araignée utilisée pour la divination.

340
Tu es tombé malade de la poitrine ;
Tu as mal le matin, tu as mal le soir.
Mal à la tête, mal au ventre
Tes joues moisissent.
Tes yeux se creusent ».
Il dit : « Je te déclare ceci
Tu as un mot dans le ventre ;
Si tu ne le dis pas,
Tu meurs et tu laisses toutes ces richesses, en vérité.
II s’assit, dzud !
Et tous les animaux à tour de rôle, disent leur oracle.
Il ne reste personne,
Alors Koulou-la-Tortue se dressa, vous !
Il dit : « Suivez-moi, mes frères.
Dans cette affaire qui nous réunit
J’ai apporté mon oracle à moi tout seul.
Il dit : « eux donnent, moi je donne aussi
Eux la nuit, moi le jour.
Eux derrière la case, moi devant.
Eux le piment, moi le poivre.
Eux le potiron, moi les feuilles du potiron
Eux le faux-colatier, moi le colatier même
Il dit : « Je te déclare ceci.
Longtemps tu es resté vieux garçon.
« Prends femme » : et tu disais
« Je ne puis prendre femme »
Dès que tu es allé ramasser cette femme sur le retour de
l’âge
Tu es tombé malade de la poitrine
Tu as mal le matin, tu as mal le soir
Mal à la tête, mal au ventre
Tes membres faiblissent
Tes yeux jaunissent.
Tes jambes se couvrent d’écailles et blanchissent
Et voici que tu viens consulter les oracles.
Tu as quelque chose dans ce village.
Si on ne l’enlève pas,
Tu meurs et tu quittes tes richesses.
Tu as ici trois fils,
laisses-en un devant,
laisses-en un derrière,
Ton fils du milieu.
Celui qui suit l’aîné.
Une parole se cache dans son ventre

341
S’il ne la dit pas.
Tu meurs et tu laisses-là tes richesses, en vérité.
S’il n’en est pas comme je le dis.
Que cette mygale m’emporte au tombeau, chez les morts.
Il s’assit, tsom...
Et les éléphants de s’entrepincer par dessous.
Et les buffles de se donner des petits coups d’ongles
Et de se dire « Comme Koulou-la-Tortue a toujours su parler !

(Inédit, recueilli par l’abbé Th. Tsala, traduit par G. Towo-Atangana)

ENO BELINGA — Géologue et musicien, il a déjà publié un es¬


sai sur la Littérature populaire africaine (Ed.
Cujas, 1965) et en prépare un autre sur les chantefables du Cameroun
dont nous citons un exemple ci-dessous.

La jeune fille et l’Emômôtô1

Ici on raconte
Deux sœurs avaient l’habitude d’aller se baigner dans une
rivière, non loin du village. Leur mère leur avait dit : « S’il vous
arrive d’entendre plouff ! plouff ! plouff ! d’aval en amont, alors
cessez de vous amuser et rentrez dare-dare au village.
Or un jour, les deux sœurs se baignaient dans la rivière ; elles
étaient ravies car l’eau était bonne. Tout à coup, elles entendi¬
rent plouf f... plouf f... plouf f... d’aval en amonL La jeune sœur
s’écria : « Vite, au village, ma sœur. » — « Oui, il faut rentrer
sans tarder », répondit l’aînée. Et les deux sœurs, affolées,
coururent à perdre haleine.
Dans la précipitation du départ, l’aînée avait oubüé sa cein¬
ture de perles ; elle dit à sa jeune sœur : « J’ai oublié ma
ceinture de perles ; tu m’attendras, ici, jusqu’à mon retour. »
Puis elle s’engagea dans le sentier étroit, noyé dans la verdure,
qui menait à la rivière. Là-bas, au bord de la rivière, elle fit une
rencontre étrange. Elle vit un être géant qui ressemblait, vague¬
ment, à un homme bien qu’il ne fût pas tout à fait un homme :
c’était l’Emômôtô. Celui-ci lui adressa la parole et lui dit : « Qui
es-tu ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? » La jeune fille, en trem¬
blant, lui répondit :

1 Emômôtô (homme). Selon les explications de l’auteur, le monstre


Emômôtô est un mythe Beti qui représente la mort et la renaissance con¬
sécutives aux épreuves de l’initiation.

342
Ici on chante
solo : Je viens reprendre ma ceinture oubliée
au bord de la rivière
chœur : Ayaya !
solo : Je viens reprendre ma ceinture oubliée
au bord de la rivière
chœur : Ayaya !
solo : C’est la vérité, je ne cherche pas à me disculper.
chœur : Je ne cherche pas à me disculper, c’est la vérité.
Ici on raconte
L’Emômôtô se mit à rire ; il dit à la jeune fille : « Je
n’entends pas très bien ; approche à mes pieds, approche. » La
jeune fille s’approcha et lui conta son aventure :
Ici on chante
solo : Je viens reprendre ma ceinture oubliée
au bord de la rivière

Ici on raconte
L’Emômôtô lui dit encore : « Monte sur mes genoux, car je
ne t’entends pas. » La jeune fille se hissa sur les genoux du
tyran et lui répondit :
Ici on chante
solo : Je viens reprendre ma ceinture oubliée
au bord de la rivière
(etc. comme ci-dessus)
Ici on raconte
La jeune fille se déplaça sur le corps de l’Emômôtô, au
niveau du ventre, au niveau de la poitrine, au niveau du cou ;
quand elle atteignit les lèvres de l’Emômôtô, celui-ci se
pencha sur elle et, d’un seul coup, l’avala.
Grande fut la surprise de la jeune fille quand, dans le ventre
de l’Emômôtô, elle découvrit un grand village inondé de lu¬
mière. Il y avait là, des hommes et des femmes, jeunes et vieux.
Elle s’écria : « Quel incroyable mystère ! ». Elle y séjourna
longtemps et, à la fin, elle se dit : « Il faut que je rentre chez
nous. » Elle prit un couteau, du sel et du piment et s’approcha
de la paroi intérieure de l’abdomen de l’Emômôtô. Elle y
pratiqua une incision, puis, dans la blessure fraîche, elle mit du
sel et du piment.
Ici on chante
solo : Ce n’est qu’une estafilade et rien de plus.
chœur : Mais il faut y ajouter du sel et du piment.

343
{Le solo et le chœur chantent, alternativement, plusieurs fois ;
en vérité, il s’agit d’un, style plus proche de la parole que du
chant.)
Ici on raconte
Patiemment, la jeune fille poursuivit son opération meur¬
trière, tant et si bien que l’Emômôtô fut éventré ; et, tout ce qui
était contenu dans l’abdomen du géant parut au jour : des
hommes et des femmes. La jeune fille leur dit : « Suivez-moi »
et ils se mirent en chemin. Une vieille femme qui marchait
péniblement dans leur rang leur dit : « Laissez-moi revenir sur
mes pas, car j’ai oublié ma canne ; sans elle, je perds l’équi¬
libre. » La vieille femme revint au point de départ ; alors, le
ventre de l’Emômôtô se referma sur elle.
(inédit)

AMADOU HAMPATE BA — Il convient de signaler une autre


aire culturelle de l’Afrique où la lit¬
térature traditionnelle est particulièrement riche et où un certain nombre
d’Africains sont attelés à ce travail complexe, de recherche et de création
tout à la fois comme je l’ai dit plus haut. Il s’agit de la région
mandingue, à cheval sur le Mali et la Guinée, centre des grands empires
africains du Moyen Age. A la suite des ethnologues éminents comme
Marcel Griaule, Germaine Dieterlen et Denise Paulme, les chercheurs
noirs collectent, enregistrent, traduisent, recréent. Lamine Cisse et Mambi
Sidibe, sont des Maliens dont la quête patiente et passionnée sera un jour
reconnue, par l’éclat des trésors qu’ils sauvent de l’oubli.
Mais l’initiateur et le prophète de ce mouvement est sans conteste
Hampate Ba, dont les travaux divers sur la religion Tidjani. l’empire du
Macina, la poésie peule font autorité. Son œuvre la plus attachante est
Kournen, texte initiatique des pasteurs peuls. La poésie et la mystique s’y
harmonisent parfaitement.
Mais l’extrait que nous avons choisi est tiré de l’épopée de Ségou : Da Monzon. (1)
Le héros de cet épisode est Silamaka, chef peul rebelle au suzerain bambara.

SlLAMAKA, ARDO DU MACINA

Da Monzon était suzerain de l’ardo2 Hammadi


Il envoya un jour chercher le prix de l’hydromel
les percepteurs d’impôt étaient trois jeunes bambaras ;
ils se rendirent auprès de Hammadi
et lui dirent l’objet de leur visite.
L’ardo entra dans sa case où il gardait ses cauris ;

1. Nous avons recueilli nous-mêmes 12 épisodes de cette épopée, en bambara et la


traduction en est parue chez Nathan en 1972.

344
Il vit la mère de son fils qui le faisait téter ;
il appela Aissa, elle déposa l’enfant sur une natte
près des trois envoyés qui attendaient debout.
Le bébé avait alors exactement quarante jours.
Un taon soudain s’appliqua sur son front
et se mit à lui sucer le sang
Les trois messagers de Da Monzon
regardaient ce bambin de quarante jours à peine
qui ne daignait même pas lever les yeux
Silamaka n’a pas remué
il n’a pas cillé de l’œil
il n’a pas pleuré
jusqu’à ce que le taon gavé de sang tomba
alors le sang coula sur le visage de Silamaka1.
Quand le père et la mère revinrent, ils remirent
aux envoyés une mesure d’or pour l’hydromel.
Hammadi dit à sa femme : vois ce méchant enfant
un taon lui boit tout son sang
et il ne crie même pas pour nous avertir !
Et la mère de Silamaka écrasa l’insecte.
Les trois envoyés assistaient à cette scène.
Les trois envoyés rentrèrent à Ségou
ils dirent à leur maître : « nous avons peur,
l’enfant de Hammadi tel que nous l’avons vu
nous donnera sûrement du fil à retordre »,
et ils racontèrent l’histoire du taon.
Da Monzon convoqua ses quarante marabouts
il leur ordonna de consulter les oracles,
qu’est-ce que l’avenir réserve au trône de Ségou ?
Les voyants musulmans et animistes
procédèrent à leur pratiques magiques.
Ils ne purent ni les uns ni les autres déterminer
les mesures à prendre pour assurer à Da Monzon
la possession perpétuelle du Macina.
Après leur retraite ils dirent à Da Monzon :
« Un terrible enfant naîtra cette année, s’il ne l’est déjà.
Il naîtra sous une étoile beaucoup plus forte
que l’étoile de la dynastie de Ségou.
Il est par rapport à vous ce que l’air est à l’eau
ce que le fer est à la pierre, ce que la mort est au souci.
Pour venir à bout de cet enfant qui sera doublé
d’un serviteur aussi brave et invulnérable,
ô grand monarque, il faudrait trouver un œuf pondu

1. A ce courage surhumain, Silamaka ajoutera plus tard l’invulnérabilité.

345
par un coq noir sans nulle plume blanche.
Cet œuf sera couvé par un canard sauvage
il en sortira un lézard au lieu d’un poussin
Dans l’estomac du lézard il y aura trois cailloux rouges
ce sont ces trois cailloux qui tirés à bout portant
sur la poitrine de l’enfant le tueront tout net
Mais le tireur mourra en même temps que sa victime. »

Da Monzon s’exclama : « autant dire


que le calamiteux vivra bel et bien ! »
Le grand griot de la couronne avança :
Maître des eaux1 les thèmes géomantiques
sont parfois bien nuageux
et les oreilles des voyants mal curées !
peut-être qu’un autre y verra plus clair.
• Tant que le vent souffle, la température est variable.

— Merci grand griot, répondit Da Monzon,


mais il importe de se tenir sur ses gardes
car un petit rouget qui résiste à la piqûre d’un taon ;
alors que ce dernier fait ruer un taureau,
serait bien capable quand il aura grandi
de réduire en miette ma royale estrade !
Da Monzon donna beaucoup d’or et de cauris
aux envoûteurs noueurs de cordes enchantées
Mais aucun sortilège bambara ne vint à bout
de Silamaka ni de son captif Poulorou.

Alors Da comprit qu’à l’horizon du Macina


montait un noir nuage qui menaçait
le trône du Maître des eaux de Ségou.

Silamaka devenu grand, se rebelle en effet, et ceci n’est qu’un petit


exemple de ses démêlés avec Ségou.

Da Monzon fit battre son tambour de guerre


il envoya mille chevaux contre Kekei.
Silamaka demanda : « combien sont-ils ? »
Les griots se mirent à chanter ses louanges :
— Da Monzon a envoyé maints chevaux
Silamaka tu es garba mâma2

1. Maître des eaux : titre religieux du roi de Ségou.


2. Garba mâma : air de musique qui accompagne la victoire.

346
Ségou a traversé le fleuve
avec ses grands chevaux agiles
et ils ont noirci la brousse de leur nombre
Nous demandons à Dieu de veiller sur Kekei durant la nuit
pendant le jour on l’en décharge et l’on s’en charge
Ségou a traversé Sedokorbo1
Ségou a traversé Gande Korbo
Ségou a traversé Kondomôdi
Ségou a traversé Siromôdi
Ségou a traversé Koboromôdi
Ségou a traversé Konotânia modi
Ségou a traversé Kuma wêdu
Toi Kuma mare pleine de nénuphars
Ségou t’a traversée toi aussi
Naguère on en extrayait les fruits
aujourd’hui ce sont les têtes des guerriers de Ségou
Naguère les femmes y faisaient la lessive
et sur les rives étalaient leurs pagnes blancs
aujourd’hui c’est la chair grasse
des gens de Ségou que nous étalons
sur les rives de l’étang de Kouma.

Quand les chevaux de Ségou arrivèrent


à l’endroit où ils pouvaient charger l’ennemi
Silamaka et Poulorou sortirent du village
et foncèrent sur la cavalerie de Ségou
qui fut prise de panique avant même
que les Peuls ne les aient rejoints
L’ardo et le fils de Baba en occirent
un grand nombre et les chassèrent jusqu’à Diaka
les deux guerriers revinrent à Kekei
les Bambaras rentrèrent à Ségou en lambeaux.

Da Monzon leva trente-cinq groupes de combat


chacun était composé de cent cavaliers
il les lança sur Kekei avec une telle violence
que la nouvelle y parvint avant les chevaux
que Ségou avait cette fois envoyé une armée
qui portait ses mortiers sur son dos2
Silamaka fit battre le toubal
il réunit ses cinq unités de combat

1. La suite des villages énumérés sont des postes fortifiés du Macina


que Ségou a violés, envahis et traversés pour arriver à Kekei.
2. C’est-à-dire décidés à mourir puisqu’ils ont emmené leurs ustensiles.

347
chaque groupe était composé de cent hommes
tous étaient du même âge que Silamaka
Lorsqu’il les divisa il lut une inquiétude
sur le visage de ses camarades
Il dit : « quand quelqu’un a préparé une mauvaise bouillie
il est juste qu’il en prenne la première calebassée.
comme c’est moi qui ai apprêté ce plat-ci
attendez-moi, que je vois quel en est le goût. »

Avec Poulorou il fonça sur les Bambaras


il fut comme un lion dans un troupeau de chèvres
il les mit en fuite et en tua beaucoup
Ils rentrèrent à Ségou et Silamaka au Macina.

Mais couché sur son lit, le Peul se prit à réfléchir


sur le grand nombre d’hommes qu’il avait fait périr
et se mit à douter des conséquences de ses actes.
Le lendemain matin il appela un devin
et lui dit : « regarde quelle va être ma fin ».
Le voyant vit sur son thème géomantique
la mort très prochaine de Silamaka.
mais il lui dit d’abord : « Silamaka j’ai vu
les Macinanké en fuite et tu les conduisais ».
Le Peul décocha un coup de pied au magicien
« charlatan tu n’as vu que mensonge ! »
Le devin lui répondit : « puisque tu n’as pas peur
c’est vrai que j’ai vu fuir le Macina
mais c’était en enjambant ton cadavre. »
Silamaka dit : « maintenant tu dis la vérité
car tu ne verras jamais au grand jamais
le Macina en fuite et moi en tête
il est possible que la révolte du Macina
ne cesse que lorsque j’aurai cessé de vivre
mais il ne sera pas dit que Silamaka
aura conduit ses hommes dans la déroute. »

DJIBRIL TAMSIR NIANE — Originaire de Guinée, Niane est


à la fois historien, généalogiste et
conteur à la manière des griots de son pays. Mais il a séparé ces activités
en écrivant d’une part, en collaboration avec Suret-Canale un très pédago¬
gique manuel d’histoire sur les Peuples de l'Ouest Africain et d’autre part,
une épopée Soundiata qui est un chef-d’œuvre littéraire en même temps
que la transposition d’un monument de la littérature orale malienne. On

348
y retrouvera toutes les qualités de l’épopée traditionnelle : un fait historique
réel : le règne de Soundiata au XIIe siècle, l’amplification que lui fait
subir la légende par les moyens habituels : présages, miracles, grossissement
des qualités du héros (force, courage, clairvoyance), de ses faits d’armes,
des obstacles qu’il doit surmonter, et bien sûr l’intervention du merveil¬
leux : dieux, sorciers, sorcières et animaux-totems.
Soudiata est une œuvre qu’on devrait étudier dand les écoles africaines
aussi sérieusement qu’on étudie dans les écoles françaises la chanson de
Roland.
D. T. Niane l’a recueillie du célèbre griot Mamadou Kouyaté et adaptée
en un français qui a conservé la saveur africaine.

Parole du griot Mamadou Kouyaté

Je suis griot. C’est moi Djeli1 Mamadou Kouyaté, fils de Bintou


Kouyaté et de Djeli Kedian Kouyaté, maître dans l’art de
parler. Depuis des temps immémoriaux les Kouyaté sont au
service des princes Kéita du Manding : nous sommes les sacs à
parole, nous sommes les sacs qui renferment des secrets plusieurs
fois séculaires. L’art de parler n’a pas de secret pour nous ; sans
nous les noms des rois tomberaient dans l’oubli, nous la mé¬
moire des hommes ; par la parole nous donnons vie aux faits et
gestes des rois vivants des jeunes générations.
Je tiens la science de mon père Djeli Kedian qui la tient
aussi de son père ; l’Histoire n’a pas de mystère pour nous ; nous
enseignons au vulgaire ce que nous voulons bien lui enseigner,
c’est nous qui détenons les clefs des douze portes du Manding.
Je connais la liste de tous les souverains qui se sont succédé
au trône du Manding. Je sais comment les hommes noirs se
sont divisés en tribus, car mon père m’a légué tout son
pouvoir : je sais pourquoi tel s’appelle Kamara, tel Kéïta, tel
autre Sidibé ou Traoré ; tout nom a un sens, une signification
secrète.
J’ai enseigné à des rois l’Histoire de leurs ancêtres afin que la
vie des anciens leur serve d’exemple, car le monde est vieux,
mais l’avenir sort du passé.
Ma parole est pure et dépouillée de tout mensonge ; c’est la
parole de mon père ; c’est la parole du père de mon père. Je
vous dirai la parole de mon père telle que je l’ai reçue ; les
griots du roi ignorent le mensonge. Quand une querelle éclate
entre tribus, c’est nous qui tranchons le différend car nous
sommes les dépositaires des secrets que les Ancêtres ont
prêtés.
Ecoutez ma parole, vous qui voulez savoir ; par ma bouche
vous apprendrez l’Histoire du Manding.

1. Djeli : le griot.

349
Par ma parole vous saurez l’Histoire de l’Ancêtre du grand
Manding, l’Histoire de celui qui, par ses exploits, surpasse Djoul
Kara Naïni ; celui qui, depuis l’Est, rayonna sur tous les pays
d’Occident.
Ecoutez l’Histoire du fils du Buffle, du fils du Lion. Je vais
vous parler de Maghan Soundjata, de Mari Djata, de Sogolon
Djata, de Naré Maghan Djata ; l’homme aux noms multiples
contre qui les sortilèges n’ont rien pu.

L’enfance

Dieu a ses mystères que personne ne peut percer. Tu seras roi, tu


n’y peux rien, tu seras malheureux, tu n’y peux rien. Chaque
homme trouve sa voie déjà tracée, il ne peut rien y changer.
Le fils de Sogolon eut une enfance lente et difficile : à trois
ans il se traînait encore à quatre pattes, tandis que les enfants
de la même année que lui marchaient déjà. Il n’avait rien de la
grande beauté de son père Naré Maghan ; il avait une tête si
grosse qu’il semblait incapable de la supporter ; il avait de gros
yeux qu’il ouvrait tout grand quand quelqu’un entrait dans la
case de sa mère. Peu bavard, l’enfant royal passait tout le jour
assis au milieu de la case ; quand sa mère sortait, il se traînait à
quatre pattes pour fureter dans les calebasses à la recherche de
nourriture. Il était très gourmand.
Les méchantes langues commençaient à jaser : quel enfant à
trois ans n’a fait ses premiers pas ? Quel enfant à trois ans ne
fait le désespoir de ses parents par ses caprices, ses sautes
d’humeur ? Quel enfant à trois ans ne fait la joie des siens par
ses maladresses de langage ? Sogolon Djata, ainsi appelait-on
l’enfant en faisant précéder son nom de celui de sa mère :
Sogolon Djata, donc, était bien différent de ceux de son âge :
il parlait peu, son visage sévère n’était jamais détendu par un
sourire. On eût dit qu’il pensait déjà ; ce qui amusait les
enfants de son âge l’ennuyait ; souvent Sogolon en faisait venir
auprès de lui pour lui tenir compagnie ; ceux-là marchaient déjà ;
la mère espérait que Djata, en voyant ses camarades marcher,
serait tenté d’en faire autant. Mais rien n’y fit. D’ailleurs
Sogolon Djata, de ses bras déjà vigoureux assommait les pauvres
petits et ceux-ci ne voulaient plus l’approcher.
La première femme du roi fut la première à se réjouir de
l’infirmité de Sogolan Djata ; son fils à elle, Dakaran Touman
avait maintenant onze ans. C’était un beau garçon, vif, il
passait la journée à courir à travers le village avec les enfants

350
de son âge ; il avait même commencé son initiation en
brousse. Le roi lui avait fait faire un arc et il allait derrière la
ville s exercer au tir avec ses compagnons. Sassouma était tout
heureuse : elle narguait Sogolon, dont l’enfant se traînait à
terre. Quand celle-ci venait à passer devant sa case, elle
disait :
— Viens, fils, marche, saute, gambade, les génies ne t’ont
rien promis d’extraordinaire ; mais j’aime mieux un fils qui
marche sur ses deux jambes qu’un lion qui se traîne par terre.
Elle parlait ainsi quand Sogolon passait devant sa porte ;
l’allusion était directe ; puis elle éclatait de rire, de ce rire
diabolique dont une femme jalouse sait bien jouer.
L’infirmité de son fils accablait Sogolon Kedjou ; elle avait
usé de tout son talent de sorcière pour donner force aux jambes
de son fils ; les herbes les plus rares avaient été inefficaces ;
le roi lui-même désespérait.
Naré Maghan' était très perplexe : se pouvait-il que l’enfant
perclus de Sogolon fût celui que le chasseur-devin avait an¬
noncé ?
— Le Tout-Puissant a ses mystères, disait Gnankouman Doua1 2,
et reprenant une parole du chasseur-devin il ajouta : le fromager
sort d’un grain minuscule.
Naré Maghan un jour s’en vint chez Noun Faïri le forgeron-
devin de Niani ; c’était un vieil aveugle. Il reçut le roi dans son
vestibule qui lui servait d’atelier. A la question du roi, il
répondit :
— Quand le grain germe, la croissance n’est pas toujours
facile ; les grands arbres poussent lentement ; mais ils enfon¬
cent profondément leurs racines dans le sol.
— Mais dit le roi, le grain a-t-il vraiment germé ?
— Certainement fit l’aveugle-devin, la croissance n’est pas
aussi rapide que tu le désirerais. Ah ! que l’homme est impa¬
tient !
Cette entrevue et la confiance de Doua dans le destin du fils
de Sogolon donnèrent de l’assurance au roi. Au grand déplaisir
de Sassouma Bérété le roi remit Sogolon dans ses faveurs ; et
bientôt une seconde fille naquit, on lui donna le nom de
Djamarou.
Cependant tout Niani ne parlait que de l’enfant perclus de
Sogolon : il avait maintenant ses sept ans, il se traînait
encore à terre pour se déplacer ; malgré l’attachement du roi,

1. Naré Maghan, roi de Niani, père de Soundjata (Mari Djata), époux


de Sogolon et de Sassouma.
2. Le griot du roi.

351
Sogolon était au désespoir. Naré Maghan devenait vieux, il
sentait son temps finir ; Dakaran Touman le fils de Sassouma
était maintenant un bel adolescent.

Le réveil du lion

Quelque temps après, le roi mourut. Le fils de Sogolon n’avait


que sept ans ; le conseil des anciens se réunit dans le palais du
roi, Doua eut beau défendre le testament du roi qui réservait le
trône à Mari Djata1, le conseil ne tint nul compte du vœu de
Naré Maghan. Les intrigues de Sassouma Bérété aidant, Daka¬
ran Touman fut déclaré roi, un conseil de régence fut formé où
la reine-mère était toute puissante. Peu de temps après Doua
mourut.
Comme les hommes ont la mémoire courte, du fils de
Sogolon on ne parlait qu’avec ironie et mépris : on a vu des rois
borgnes, des rois manchots, des rois boiteux, mais des rois
perclus des jambes, personne n’en avait jamais entendu parler.
Pour grand que soit le destin prédit à Mari Djata, on ne peut
donner le trône à un impuissant des jambes ; si les génies
l’aiment, qu’ils commencent par lui donner l’usage de ses jam¬
bes. Tels étaient les propos que Sogolon entendait tous les
jours. La reine-mère Sassouma était la source de tous ces
propos.
Devenue toute-puissante, Sassouma Bérété persécuta Sogolon
que feu Naré Maghan lui avait préférée ; elle exila Sogolon et
son fils dans une arrière-cour du palais ; la mère de Mari Djata
habitait maintenant une vieille case qui avait servi de débarras
à Sassouma.
La méchante reine-mère laissait la vie libre à tous les curieux
qui voulaient voir l’enfant qui, à sept ans, se tramait encore
par terre ; presque tous les habitants de Niani défilèrent dans
le palais ; la pauvre Sogolon pleurait de se voir livrée à la risée
publique. Devant la foule des curieux, Mari Djata prenait un air
féroce. Sogolon ne trouvait un peu de consolation que dans
l’amour de sa première fille, Koloukan ; elle avait quatre ans et
marchait, elle ; elle semblait comprendre les misères de sa
mère ; déjà elle l’aidait aux travaux ménagers, quelquefois quand
Sogolon vaquait a ses travaux, c’est elle qui se tenait auprès de
sa sœur Djamarou encore toute petite.
Sogolon Kedjou et ses enfants vivaient des restes de la
reine-mère ; elle tenait derrière le village un petit jardin dans

1. Le fils de Sogolon.

352
la plaine ; c’était là qu’elle passait le plus clair de son temps à
soigner ses oignons, ses gnougous1. Un jour elle vint à manquer
de condiments et elle alla chez la reine-mère quémander un peu
de feuilles de baobab.
— Tiens, fit la méchante Sassouma, j’en ai plein la calebasse ;
sers-toi, pauvre femme. Moi, mon fils à sept ans savait mar¬
cher et c’est lui qui allait me cueillir des feuilles de baobab.
Prends donc, pauvre mère, puisque ton fils ne vaut pas le
mien.
Puis elle ricana. De ce ricanement féroce qui vous traverse la
chair et vous pénètre jusqu’aux os.
Sogolon Kedjou en était anéantie. Elle n’avait jamais pensé
que la haine pût être si forte chez un être humain ; la gorge
serrée elle sortit de chez Sassouma. Devant la case, Mari Djata
assis sur ses jambes impuissantes, mangeait tranquillement dans
une calebasse. Ne pouvant plus se contenir Sogolon éclata en
sanglots, se saisit d’un morceau de bois et frappa son fils.
— O fils du malheur, marcheras-tu jamais ! Par ta faute je
viens d’essuyer le plus grand affront de ma vie ! Qu’ai-je fait,
Dieu, pour me punir de la sorte ?
Mari Djata saisit le morceau de bois et dit en regardant sa
mère :
— Mère, qu’y a-t-il ?
— Tais-toi, rien ne pourra me laver de cet affront.
— Mais quoi donc ?
— Sassouma vient de m’humilier pour une histoire de feuilles de
baobab. A ton âge son fils à elle marchait et apportait à sa
mère des feuilles de baobab.
— Console-toi, mère, console-toi.
— Non, c’est trop, je ne puis.
— Eh bien, je vais marcher aujourd’hui, dit Mari Djata. Va dire
aux forgerons de mon père de me faire une canne en fer la plus
lourde possible. Mère, veux-tu seulement des feuilles ou le baobab
entier ?
— Ah fils ! Je veux pour me laver de cet affront le baobab et
ses racines à mes pieds devant ma case.
Balla Fasséké qui était là, courut chez le maître des forges
Farakourou commander une canne de fer.
Sogolon s’était assise devant sa case ; elle pleurait douce¬
ment en se tenant la tête entre les deux mains ; Mari Djata
revint tout tranquillement à sa calebasse de riz et se mit à
manger comme si rien ne s’était passé ; de temps à autre, il

1. Gnougnous: légumes.

353
levait un regard discret sur sa mère qui murmurait tout bas :
« Je veux l’arbre entier devant ma case, l’arbre entier ».
Tout à coup une voix éclata de rire derrière sa case : c’était
Sassouma la méchante qui racontait la scène de l’humiliation à
une de ses servantes et elle riait fort afin que Sogolon l’en¬
tende. Sogolon s’enfuit dans la case et cacha son visage sous les
couvertures afin de ne pas voir sous ses yeux ce fils impuissant,
plus préoccupé de manger que de toute autre chose. La tête
enfouie dans les couvertures, Sogolon sanglotait, son corps
s agitait nerveusement : sa fille Sogolon Djamarou était venue
s’asseoir auprès d’elle et disait :
— Mère, mère, ne pleure pas, pourquoi pleures-tu ?
Mari Djata avait fini de manger ; se traînant sur ses jambes
il vint s’asseoir sous le mur de la case, car le soleil devenait
brûlant ; à quoi pensait-il ? Lui seul le savait.
Les forges royales se trouvaient hors des murs, plus d’une
centaine de forgerons y travaillaient ; c’était de là que sor-
, taient ■ les arcs, les bancs, les flèches et les boucliers des
guerriers de Niani. Quand Balla Fasséké vint à commander une
canne de fer, Farakourou lui dit :
— Le grand jour est donc arrivé ?
— Oui, aujourd’hui est un jour semblable aux autres, mais au¬
jourd’hui verra ce qu’aucun jour n’a vu.
Le maîtres des forges, Farakourou, était le fils du vieux
Nounfaïri ; c’était un devin comme son père. Il y avait dans ses
ateliers une énorme barre de fer fabriquée par son père Noun
Fain, tout le monde se demandait à quel usage on destinait
cette barre. Farakourou appela six de ses apprentis et leur dit
de porter la barre chez Sogolon.
Quand les forgerons déposèrent l’énorme barre de fer devant
la case, le bruit fut si effrayant que Sogolon qui était couchée
se leva en sursaut. Alors Balla Fasséké, fils de Gnankouman
Doua parla :
— Voici le grand jour. Mari Djata. Je te parle Maghan, fils de
ogolon. Les eaux du Djoliba peuvent effacer la souillure du
corps ; mais elles ne peuvent laver d’un affront. Lève-toi jeune
lion, rugis, et que la brousse sache qu’elle a désormais un
maître.
Ixs apprentis forgerons étaient encore là, Sogolon était
sortie, tout le monde regardait Mari Djata ; il rampa à quatre
pattes et s’approcha de la barre de fer. Prenant appui sur ses
genoux et sur une main, de l’autre il souleva sans effort la barre
de fer et la dressa verticalement, il n’était plus que sur ses
genoux, il tenait la barre de ses deux mains. Un silence de mort

354
avait saisi l’assistance. Sogolon Djata ferma les yeux, il se
cramponna, les muscles de ses bras se tendirent, d’un coup sec il
s’arc-bouta et ses genoux se détachèrent de terre ; Sogolon
Kedjou était tout yeux, elle regardait les jambes de son fils qui
tremblaient comme une secousse électrique. Djata transpirait
et la sueur coulait de son front. Dans un grand effort il se
détendit et d’un coup il fut sur ses deux jambes, mais la grande
barre de fer était tordue et avait pris la forme d’un arc.
Alors Balla Fasséké cria l’hymne à l’arc qu’il entonna de sa
voix puissante :
Prends ton arc Simbon,
Prends ton arc et allons-y
Prends ton arc Sologon Djata.

Quand Sologon vit son fils debout, elle resta un instant muette
et soudain elle chanta ces paroles de remerciement, à Dieu qui
avait donné à son fils l’usage de ses pieds :

O, jour, quel beau jour.


O, jour, jour de joie
Allah tout-puissant
Tu n’en fis jamais de plus beau.
Mon fils va donc marcher.

Debout, dans l’attitude d’un soldat qui se tient au repos, Mari


Djata appuyé sur son énorme canne transpirait à grosses
gouttes, la chanson de Balla Fasséké avait alerté tout le
palais ; les gens accouraient de partout pour voir ce qui s’était
passé et chacun restait interdit devant le fils de Sogolon ; la
reine-mère était accourue, quand elle vit Mari Djata debout,
elle trembla de tout son corps. Quand il eut bien soufflé, le fils
de Sogolon laissa tomber sa canne, la foule s’écarta : ses
premiers pas furent des pas de géant, Balla Fasséké lui em¬
boîta le pas, montrant Djata du doigt, il criait :

Place, place, faites de la place,


Le lion a marché.
Antilopes, cachez-vous.
Ecartez-vous de son chemin.

Derrière Niani il y avait un jeune baobab ; c’est là que les


enfants de la ville venaient cueillir des feuilles pour leur mère.
D’un tour de bras, le fils de Sogolon arracha l’arbre et le mit
sur ses épaules et s’en retourna auprès de sa mère. Il jeta l’arbre
devant la case et dit :

355
— Mère voici des feuilles de baobab pour toi. Désormais c’est
devant ta case que les femmes de Niani viendront s’approvi¬
sionner.

Versatilité du peuple

Sogolon Djata a marché. De ce jour la reine-mère ne fut plus


tranquille. Mais que peut-on contre le destin ? Rien. L’homme
sous le coup de certaines illusions, croit pouvoir modifier la voie
que Dieu a tracée, mais tout ce qu’il fait entre dans un ordre
supérieur qu’il ne comprend guère. C’est pourquoi les efforts de
Sassouma furent vains contre le fils de Sogolon ; tout ce qu’elle
fit était dans le destin de l’enfant. Hier, méprisé et objet de
la risée publique, le fils de Sogolon était maintenant aussi aimé
qu’il avait été méprisé. La foule aime et craint la force. Tout
Niani ne parlait que de Djata, toutes les mères poussaient leurs
fils à devenir les compagnons de chasse de Djata.

OUSMANE SOCE — Le Sénégalais Socé n’est pas un débutant. 11


avait déjà collaboré au journal de l'Etudiant
Noir à Paris lorsque parut Karim en 1935 ; depuis, Socé ne nous a donné
que Mirages de Paris qui sont les souvenirs de sa vie d’étudiant, et
enfin, dernièrement, des Contes africains qui contiennent de loin le
meilleur de son œuvre.
L’histoire de Penda, la jeune fille capricieuse qui ne voulait qu’un mari
sans cicatrices, possède toutes les qualités du conte traditionnel : mystère,
magie, emprise du monde surréel sur le monde apparent, des morts sur
les vivants, liaison constante entre les espèces : génies, hommes et
animaux ; tout cela mêlé d’humour et terminé par de sages principes, qui
nous ramènent au gros bon sens de la vie quotidienne.
Œuvres : Karim, roman sénégalais, 1935 ; Rythme de Khalam ; Mirages
de Paris ; Contes et légendes d’Afrique noire, 1962.

Penda

Penda était une jeune fille belle comme les étoiles du ciel, belle
à vous donner l’envie de l’avaler.

Elle passa une enfance adulée ; elle n’eut pas à crisper la main
sur un pilon qui en eût meurtri la paume fragile ; point, non
plus, de ces lourdes charges à transporter sur la tête et qui
épaississent le cou, enflent les bras. On ne voulut pas offusquer
ses regards par la fumée des cuisines.
L’art de la composition orale des poèmes, l’art de moduler

356
les mots sur les rythmes du chant des oiseaux, de la chute des
gouttes de pluie, l’art d’exprimer, dans le langage de la danse,
la signification des airs de tam-tam et aussi de se parer, de se
bien tenir, furent les seuls enseignements de son enfance.
A l’âge du mariage, Penda se montra difficile ; elle ne voulait
épouser qu’un homme qui n’eût pas de cicatrices. Elle refusa
Massamba, connu pour ses faits d’armes mais qui portait une
cicatrice, vestige glorieux d’un coup de lance reçu à la
bataille.
Elle évinça Mademba, le plus célèbre tueur de lions du pays,
parce que son épaule avait été marquée par le coup de griffe
d’une lionne blessée.
11 en vint de riches, de beaux, de nobles. Penda les re¬
poussa.
Le bruit fit le tour du pays.
Un jour, il se présenta un homme qui se disait prince d’un
pays situé à sept semaines de marche.
On ne pouvait le nier, à considérer les cavaliers nombreux qui
l’accompagnaient.
Deux serviteurs, attachés à la personne de la princesse,
affirmèrent que le prince ne portait aucune cicatrice.
Penda consentit à l’épouser.

Le jour où Penda devait rejoindre la maison de son époux, la


reine-mère lui donna les conseils d’usage et aussi « Nélavane »,
un cheval à l’aspect somnolent. Penda se plaignit.
— Mère, je devrais monter notre plus beau cheval pour me
présenter devant les sujets de mon mari.
— Ma fille, Nélavane a de la sagesse, il sera ton conseiller aux
moments difficiles.
Penda fit endosser à son cheval le plus riche caparaçon de
l’écurie royale pour masquer sa laideur.
Elle chevaucha de longues journées à côté de son mari qui
conduisait un pur-sang d’une finesse et d’une nervosité extra¬
ordinaires.
Suivaient cavaliers et griots ; Penda, dressée sur ses étriers
de fer, admirait la perspective houleuse des têtes altières
nimbées du voile de poussière que soulevait le pas cadencé des
coursiers. Il lui sembla que leur nombre diminuait, que les files
devenaient creuses à chaque tournant de sentier. Etait-ce le
voile de poussière qui lui cachait les derniers rangs des cava¬
liers ? Il semblait que les arbres qui bordaient le chemin
augmentaient en nombre quand on les avait dépassés. Ces
interrogations fourmillaient dans l’esprit de Penda. Elle crispa
les doigts sur les rênes.

357
Le cheval s’arrêta sous la morsure du fer meurtrissant sa
bouche. Penda fut tirée de sa méditation. Elle demanda une
explication, d’autant plus que le dernier rang venait de s’éclipser.
— Où sont passés, mon époux, les hommes qui formaient
notre escorte ?
— Ils sont redevenus, sous mon charme, ce qu’ils étaient, des
arbres.
— D’où vous vient ce pouvoir ?
— Je suis lion-fée. J’ai su qu’il existait une jeune fille capricieuse
qui ne voulait pas épouser d’homme qui eût une cicatrice.
Ses mains s’étaient transformées en pattes velues de lion.
Le cheval disparut. Elle vit devant elle, un lion à queue
nerveuse et agitée.
— Suis-moi, dit-il.

Penda ne put jamais s’accommoder de la viande crue qui était


de rigueur au repas du lion. Quand son époux partait à la chasse,
elle allait dans la brousse alentour déterrer quelques tubercules
d’igname.
L’hivernage survint ; jour et nuit de lourds nuages, monstres
pleins d’eau, crachèrent le liquide de leur ventre. Lion fouilla les
sous-bois, surveilla les carrefours de la brousse ; il ne rencontra ni
sanglier, ni antilope.
Un jour Nélavane dit à Penda :
— Si votre mari ne trouve rien à la chasse, il vous mangera en
rentrant, fuyons, fuyons vite...
L’inquiétude de Penda se laissa bercer, du matin au soir, par
la chute précipitée des gouttes de pluie sur les feuilles des arbres
et sur le sol détrempé. Nélavane hennissait d’impatience, sans
arrêt ; il dit encore :
— Maîtresse, fuyons, votre mari est sur le chemin du retour.
Avant de partir, déposez trois crachats, un dans l’antre, un
autre derrière le fromager et le troisième dans le grenier.
Cela fait, Penda sella Nélavane et, à bride abattue, elle
courut vers le pays natal.
Lion rentra fatigué et aigri par les courses inutiles.
En chemin, il s’était décidé à manger sa femme.
Il fut étonné de trouver l’antre vide et appela d’une voix
perplexe :
— Penda ! Penda !...
— Ici, répondit-on du grenier.
— Viens...
Penda ne se montra pas.
Lion s’impatienta.

358
— Penda, voyons... qu’est-ce que tu attends?
— J’arrive, répondit le crachat du fromager.
Lion sortit et, sur un ton coléreux :
— Penda où es-tu ? Penda, Penda ?
Des voix répondirent :
— Me voici, je suis ici. Je viens dans un moment...
Il comprit qu’il était dupe d’une farce magique ; il se mit sur
la route de la poursuite.
Il courut du lever du soleil à son coucher et du soir jusqu’à
l’heure où le soleil est au milieu du ciel.
Il atteignit un premier village :
— Avez-vous vu passer, dit-il, une jeune fille belle comme les
étoiles du ciel, belle à vous donner envie de l’avaler ?
— Elle a traversé notre pays à l’aube, répondit-on.
Il passa des fleuves à la nage, se faufila à travers les fourrés
et atteignit un deuxième village :
— Avez-vous vu une jeune fille belle comme les étoiles du ciel,
belle à vous donner envie de la croquer ?
— Ce voile de poussière, là-bas, lui dit-on, est soulevé par son
coursier.
Penda aperçut son mari ; de peur, elle fouetta le flanc de
son cheval.
— Ne me frappez pas, conseilla Nélavane, en se cabrant de
douleur ; ayez confiance, je vous sauverai.
Lion était à trois bonds d’eux, il franchit les trois en un seul.
Nélavane frappa d’un sabot le sol : il en jaillit un lac immense.
Lion mit une journée à le traverser.
Le matin du troisième jour de sa fuite, on apercevait les
toits de chaume et les arbres du village natal.
Lion les rejoignit de nouveau et, poussant un grand rugisse¬
ment, il empoigna la queue de Nélavane. Penda éperonna
vigoureusement sa monture.
Nélavane fit un saut terrible qui le transporta au-delà du
septième ciel, dans le monde insoupçonné de ceux qui vivent sur
la terre noire.
— Penda, reprocha Nélavane, par votre faute, nous voici sur
une planète où il n’existe pas de femmes. Si l’on découvre votre
sexe vous serez mise à mort.

Nélavane habilla Penda en homme ; il lui apprit à simuler une


démarche d’homme, à donner à sa voix des inflexions mâles.
Un jour qu’il faisait très chaud, elle se mit à son aise pour
dormir.
Un Maure de la Cour royale découvrit que l’« étranger »

359
portait deux seins à la peau satinée. Or les Maures ne gardent
pas les secrets.
Il s’en fut trouver le roi et dit :
— En vérité. Majesté, l’étranger du pays est femme !
— Si c’est un mensonge ; répondit le monarque, je te ferai
décapiter !
— J’en suis aussi sûr que je m’appelle Ahmed, assura le Maure.
Le lendemain, le crieur public de la capitale promulgua au son
du tam-tam que le roi invitait ses sujets à venir, nus, se baigner
sur les rives du fleuve.
— La baignade est organisée pour vous confondre, expliqua
Nélavane à Penda ; pendant votre sommeil, je vous transfor¬
merai en homme, le plus beau.
L’espion Maure fut décapité.
— C’est au prix de ma vie, Penda, que les mages m’ont donné
le pouvoir de transformer votre sexe, lui dit Nélavane, au
retour de la baignade ; demain à l’aube je mourrai, vous rassem¬
blerez mes os et les calcinerez. A minuit, tournée vers le
levant, enveloppez-vous d’un voile blanc, et les yeux fermés
soufflez sur ma cendre.
Penda pleura des larmes de sang en hommage funéraire à son
dévoué serviteur.
A minuit elle s’enveloppa d’une voile blanc et, les yeux
fermés, souffla sur les cendres ; elle se sentit transportée à une
vitesse inouïe, à travers l’espace. Elle perdit connaissance.
A son réveil, elle était dans sa famille, entourée de la reine-
mère et des courtisans. Elle raconta son histoire qui se répan¬
dit dans le pays, franchit toutes les frontières.
Depuis ce jour, les jeunes filles se montrent moins capricieuses
à l’âge du mariage.

(Contes et légendes d’Afrique noire, 1962,


Nouvelles Editions Latines, Paris)

IBRAHIM SEID — Plus fidèle que Matip à l’esprit et au langage


traditionnels, l’ambassadeur du Tchad à Paris
nous offre des contes de son pays, pleins de poésie et d’enseignements.
Marquée par l’influence musulmane, s’y retrouve l’ambiance des contes
sénégalais d’Ousmane Socé, plus que celle de son proche voisin Matip
qui traduit davantage l’exubérance de la forêt camerounaise. N’oublions
pas qu’il y a, en Afrique, au moins deux zones culturelles bien distinctes
qui correspondent aux deux types principaux de régions géographiques : la
forêt et la savane.

360
La justice du lion

En ce temps-là, une entente cordiale régnait entre les bêtes.


Le lion lui-même n’était pas ce maître féroce qui sème aujour¬
d’hui la terreur dans la brousse. Bien que redouté, il était
affable, et tenait volontiers compagnie aux autres animaux.
Mais parmi tous, il aimait particulièrement l’hyène, elle lui
paraissait en effet plus engourdie que personne. C’est pour
cette raison qu’il constitua avec elle une société où chacun
apporta le capital qu’il possédait : le lion un taureau, l’hyène
une vache. Et le soin de gérer la fortune commune échut à
l'hyène. Elle y veilla avec beaucoup de diligence, à tel point qu’un
jour, rendant compte de sa gestion, elle fit savoir à son co¬
associé que sa vache avait donné le jour à un veau. Mais le lion
contesta aussitôt cette façon de voir. Il soutint dur comme
fer que le veau ne pouvait provenir que du taureau et non de la
vache. Une vive discussion s’engagea alors entre les deux asso¬
ciés.
— Je suis persuadé, dit le lion, que le veau appartient à mon
taureau, car il possède la vertu de procréer.
— Je jure, par tous les dieux, que le veau est sorti des entrailles
de ma vache, répondit l’hyène.
— Je ne veux pas écouter des niaiseries pareilles, rétorqua le
lion. Le veau appartient à mon taureau ; il n’y a pas de pourquoi
ni de comment, c’est comme ça !
Mais comme l’hyène persistait à soutenir le contraire, le
lion en appela à la justice des animaux réunis. Convoqués par lui,
ceux-ci se rassemblèrent en une cour de justice extraordinaire.
Le lion leur exposa le différend qui l’opposait à l’hyène et
invita chacun d’eux à dire le droit.
L’éléphant parla le premier. Faisant semblant de réfléchir, il
secoua sa vilaine trompe et opina :
— A mon avis, seul le taureau possède la vertu de procréer.
A sa suite, le rhinocéros et l’hippopotame, dressant leur
masse pachydermique, ne firent qu’approuver ce qui venait
d’être dit.
La girafe, à son tour, balayant l’air de son très long cou
comme pour chercher une opinion libre de toute contrainte,
affirma avec gravité que le veau ne pouvait être né que du
taureau.
Le buffle à l’aspect farouche, la panthère au regard rêveur et
hypocrite, le phacochère au groin sordide, justifièrent encore
avec plus de subtilité et d’arguties le bien-fondé de cette
assertion : seul le taureau est capable de procréer ; le veau ne

361
pouvait provenir que de lui. Après que tous les autres animaux se
furent prononcés en ce sens, on s’aperçut que seul le lièvre
n’avait pas donné son avis. Le lion l’ayant fait mander
immédiatement, il se présenta, les oreilles rabattues, l’air
triste. Après avoir pris connaissance du litige qui opposait le
lion à l’hyène, le lièvre répondit :
— Ni mon état physique ni ma lucidité d’esprit ne me per¬
mettent une opinion circonstanciée et équitable. Je viens en
effet de recevoir de très mauvaises nouvelles qui m’accablent.
Mon père, qui se trouve à cent lieues d’ici est dans un état fort
inquiétant : il vient d’accoucher d’un petit levraut et j’ai hâte
de me rendre auprès de lui pour lui donner les soins que nécessite
son état.
— Petit imbécile, gronda le lion. Depuis quand as-tu vu un mâle
mettre au monde ?
— Sire, rétorqua le lièvre, ne cherchez donc pas à faire dire
aux autres ce qu’ils ne pensent pas. Vous venez de trancher le
procès qui vous oppose à l’hyène. Si le taureau n’a pas la vertu
de procréer, le veau ne pouvait provenir que de la vache.
L’hyène a raison contre vous.
Et sur ces paroles, le lièvre détala à toutes jambes. Cour¬
roucé, le lion se lança à sa poursuite. Quant aux autres animaux,
ils se dispersèrent aux quatre vents.
C’est depuis ce jour-là qu’ils renoncèrent à jamais à se réunir
pour dire le droit. Chacun retrouva sa liberté pour apprécier
tout seul ce qui pouvait être juste, car ici-bas ne triomphe en
justice que le plus fort. Le faible a toujours tort et les juges,
toujours convaincus, le condamnent au nom d’un mot très
vague, au masque souriant qui s’appelle l’équité.

(Au Tchad sous les étoiles, Editions de Présence Africaine, Paris)

362
VII

Les communautés nègres


non libérées

J ai dit que depuis l’indépendance des pays africains la littérature


de la négritude avait changé de ton.
Pas partout.
En effet, il reste de par le monde des points de résistance du
racisme et du colonialisme qui sont à présent comme autant de
scandales devant l’œil ouvert — enfin — de la conscience
humaine.
Et, pour ne citer que le cas des Noirs, les points les plus
névralgiques ~se trouvent actuellement en Afrique du Sud, en
Angola (je passe sur les Rhodésies, la Guinée espagnole, le
Mozambique) aux Antilles et en Guyane françaises, enfin aux
Etats-Unis d’Amérique.
Aussi de ces pays nous parviennent des œuvres littéraires
de plus en plus violentes, agressives ou désespérées ; la tra¬
gédie, loin de se dissiper, s’accentue car pour les communautés
noires opprimées, la liberté et la connaissance de leurs droits
sont devenues une question de vie ou de mort. La réussite des
indépendances africaines rend désormais intolérable le sort des
Nègres encore colonisés, encore ségrégés, encore opprimés.
C’est pourquoi le ton monte, surtout dans la littérature négro-
américaine.
Richard Wright était déjà plus amer que Langston Hughes;
avec James Baldwin et Louis Lomax, nous atteignons le degré
maximum de la violence, l’exacerbation de la colère, le cri qui
précède immédiatement le geste : Fire next time comme l’indique
très bien le titre du roman de Baldwin : « La prochaine fois, le
feu ! ». Les convulsions racistes qui bouleversent les Etats-Unis
sont là pour lui donner raison, depuis l'assassinat de Malcolm X,
jusqu’aux émeutes de Los Angeles. Le théâtre de Le Roy
Jones en est l'illustration la plus éminente.

363
Les Etats-Unis

MARTIN LUTHER KING — Ce jeune pasteur, prix Nobel de la


paix, dirigea le mouvement de reven¬
dication des droits des Noirs aux Etats-Unis. Partisan de la lutte pacifi¬
que, il n’en fut pas moins un des plus irréductibles militants de l’égalité
raciale et mourut assassiné en 1968.

Lettre de Birmingham

Les opprimés ne peuvent pas rester indéfiniment opprimés. Le


goût de la liberté finit toujours par se manifester, et c’est ce
qui est arrivé au noir américain. Quelque chose en lui a rappelé
son droit de naissance à la liberté, et quelque chose au dehors de
lui, lui a rappelé que ce droit peut être conquis. Consciemment
ou inconsciemment, il a été pris par le Zeitgeist, et avec ses
frères noirs d’Afrique, ses frères bruns ou jaunes d’Asie, d’Améri¬
que du Sud ou des Caraïbes, le noir américain avance, avec un
sentiment de grande urgence, vers la terre promise de la justice
raciale. Celui qui comprend ce besoin vital qui a envahi la
communauté noire comprend immédiatement pourquoi il y a des
manifestations publiques. Le noir a d’innombrables refoulements
et frustrations latentes et il doit les libérer... Aussi, laissez-le
marcher ; laissez-le faire ses prières et ses pèlerinages à l’hôtel
de ville ; laissez-lui faire ses promenades de la liberté, et
essayez de comprendre pourquoi il doit faire cela. Si ses émo¬
tions réprimées ne sont pas exprimées de manière non-
violente, elles cherchent une expression dans la violence ; ce
n’est pas une menace de ma part mais un fait historique. Je
n’ai pas dit aux gens : « Débarrassez-vous de votre méconten¬
tement. » J’ai essayé de dire que ce mécontentement, sain et
normal, peut être canalisé dans les voies fécondes de la non¬
violence. Et voilà que cette méthode est qualifiée d’extré¬
miste.
Mais si j’ai été dès l’abord déçu d’être catalogué comme
extrémiste, en continuant de réfléchir à ce sujet j’ai progres¬
sivement trouvé quelque satisfaction dans cette étiquette. Est-
ce que Jésus n’était pas un extrémiste de l’amour : « Aimez
vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à
ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous méprisent et
vous persécutent. » Est-ce que Amos n’était pas un extrémiste
de la justice : « Laissez la justice couler comme les eaux et la
droiture comme un fleuve intarissable. » Est-ce que Paul n’était
pas un extrémiste pour l’évangile du Christ : « Je porte dans

364
mon corps les marques du Seigneur Jésus. » Est-ce que Martin
Luther n’était pas un extrémiste : « Ici je suis ; je ne peux rien
faire d’autre, aussi que Dieu me vienne en aide. » Et John
Bunyan : « Je resterai en prison jusqu’à la fin de mes jours
plutôt que de sacrifier ma conscience. » Et Abraham Lincoln :
« Cette nation ne peut survivre à moitié esclave, à moitié
libre. » Et Thomas Jefferson : « Nous tenons ces vérités pour
évidentes que tous les hommes sont créés égaux... » Aussi la
question n’est pas : serons-nous des extrémistes ? mais : quel
genre d’extrémistes serons-nous ? Serons-nous des extrémistes
pour la haine ou pour l’amour ? Serons-nous des extrémistes
pour la conservation de l’injustice ou pour l’expression de la jus¬
tice ? Peut-être que les Etats du Sud, la nation et le monde ont
un besoin tragique d’extrémistes créateurs.
J’avais espéré que le blanc modéré verrait ce besoin. Peut-
être étais-je trop optimiste ; peut-être attendais-je trop. Je
pense que j’aurais dû réaliser que peu de membres de la race des
oppresseurs peuvent comprendre les profonds gémissements, les
désirs passionnés de la race opprimée, et encore moins peuvent
avoir la vision que l’injustice doit être déracinée par une action
forte, durable et déterminée. Je suis reconnaissant cependant
aux quelques frères blancs qui ont compris le sens de cette
révolution sociale et qui s’y sont engagés. Ils sont encore bien
trop rares en quantité mais grands en qualité... Quelques-uns
comme Ralph McGill, Lillian Smith, Harry Golden et James
McBride Dabbs ont écrit sur notre lutte en termes éloquents
et prophétiques. D’autres ont marché avec nous dans les rues
sans nom du Sud. Ils ont langui dans la saleté, les prisons
infestées de parasites, ils ont souffert les insultes et les
brutalités des policiers qui les considéraient, comme de « sales
amoureux des nègres ». A la différence de leurs frères et de leurs
sœurs modérés, ils ont reconnu l’urgence du moment et senti le
besoin d’antidotes puissants en « action » pour combattre le
mal de la ségrégation.
(L’homme d'Atlanta : Martin Luther King,
par Jerome Bennett, Ed. Casterman, Paris-Toumai)

JAMES BALDWIN (1924) — Baldwin était le bras droit de Mar¬


tin Luther King.
Comme le dit très bien son éditeur, les romans de Baldwin « sont les
témoignages pathétiques d’un homme qui lutte pour que prenne fin le
drame qui déchire aujourd'hui les Etats-Unis. Personne n'ignore plus le
nom de James Baldwin et le rôle actif qu’il joue dans l’émancipation de

365
ses frères de couleur. En fait, dans les Etats-Unis d’aujourd’hui, aucun
auteur, qu’il soit noir ou blanc, n’a exposé avec une telle intensité et une
telle éloquence les revendications d’une minorité opprimée. »
Mais on doit aussi à James Baldwin l’analyse la plus pénétrante sur
Richard Wright ; dans l’extrait qui suit, il décrit comment, bien que
Wright fut son maître et son idole, l’incompréhension est inévitable entre
deux hommes de générations différentes, dans une époque où les choses
évoluent si vite que, en 1949 « le monde qui avait produit Richard Wright
ne parvenait déjà plus à saisir « le nouveau et terrible inconnu à peau
noire du siècle » et il se sentait isolé aussi bien de la jeunesse américaine
que des Noirs d’Afrique.
Baldwin montre, à cette occasion, la situation si inconfortable du Noir
américain qui se trouve, plus que tout autre coincé entre deux mondes :
le monde américain blanc qui le refuse, le monde africain noir qui lui fait
peur ou honte. Mais désirer à ce point s’intégrer au Blanc autant que
craindre l’image plus foncée, que lui renvoie l’Afrique, sont encore des
traces d’un psychisme malade. Les catégories noir-blanc, doivent être
dépassées. Il faut qu’un jour arrive où la couleur n’ait plus d’importance
dans les rapports entre les hommes. Et il est important qu’un Noir
témoigne de ce but humaniste au moment où la lutte raciale est la plus
acharnée en Amérique.
Œuvres : Personne ne sait mon nom, La prochaine fois, le feu, Un
autre pays.

Le nouveau et terrible inconnu à la peau noire

Une partie du problème, pour Richard et moi-même, venait de


ce que j’avais près de vingt ans de moins que lui, et je n’avais
jamais vu le Sud. Peut-être puis-je maintenant imaginer l’odys¬
sée de Richard mieux qu’alors, mais je ne puis qu’imaginer. Je ne
suis pas allé du Sud profond à Chicago, à New York et à Paris,
et je n’ai pas payé de ma propre chair le prix d'un tel voyage ;
le monde qui a produit Richard Wright a disparu ; on ne le
reverra jamais plus. Maintenant, il semble que ce soit en un clin
d’œil que se sont écoulées ces vingt années, depuis le jour où
j’étais timidement assis chez lui, devant une bouteille de bour¬
bon. Ces années ont vu presque tous les supports de la réalité
occidentale s’effondrer sous elle, toutes les capitales du monde
ont changé, le Sud profond a changé, et l’Afrique a changé.
Pendant longtemps, me semble-t-il, Richard fut cruellement
emporté par la tourmente. Ses oreilles, j’en suis persuadé, ont
été assourdies par le fracas qui l’entourait, non seulement de la
chute des idoles, mais de la chute des ennemis. Des gens
étranges traversèrent les océans, d’Afrique et d’Amérique, pour
venir frapper à sa porte ; il ne savait pas vraiment qui étaient
ces gens, et ces gens s’en sont très vite rendu compte. Ce
n’est que vers la fin de sa vie, si l’on en juge par certaines
nouvelles de son dernier livre, Huit Hommes, que son imagina¬
tion commença vraiment à prendre conscience de l’existence
du nouveau et terrible inconnu à la peau noire du siècle. Bref, il a

366
travaillé jusqu’au bout ; il est mort, comme j’espère le faire,
au milieu d’une phrase et son œuvre est maintenant une partie
irréductible de l’histoire de notre terrible époque où tout
évolue si vite. Quel qu’il puisse être et où qu’il soit, que Dieu
soit avec vous, Richard, et puisse-t-Il m’aider à ne point échouer
dans le plaidoyer que j’ai entrepris grâce à vous.

Dans mes rapports avec Richard, j’essayais toujours de « clari¬


fier » la situation, de « régler » les comptes.
Autrement dit, je voulais que Richard me voie, non pas
comme l’adolescent que j’avais été quand il m’avait parlé pour
la première fois, mais comme un homme. Je voulais être certain
qu’il m’avait accepté, qu’il m’avait reconnu le droit d’avoir ma
vision personnelle, le droit, en tant que pair, de manifester
mon désaccord à son égard. Un jour, Richard allait se tourner
vers moi, le visage éclairé par la lueur de la compréhension, et il
allait me dire : « Oh ! c’est donc cela que tu voulais dire ! » Et
alors, rêvais-je, un grand dialogue d’une valeur incalculable allait
s’amorcer. Et la grande valeur de ce dialogue ne serait pas
venue uniquement de ce qu’il vous aurait instruits, vous et les
siècles futurs. Il aurait eu le pouvoir de m’instruire, moi, et le
pouvoir d’instruire Richard ; car il se serait agi alors de rien de
moins que de cette réconciliation si universellement désirée et
si rarement atteinte entre le père spirituel et le fils spirituel.
Naturellement, ce n’est pas la faute de Richard si je pensais
ainsi. Mais d’autre part, il ne mènerait à rien de dire que
c’était uniquement ma faute, ou la faute de mes illusions. Je
m’étais identifié à lui longtemps avant notre rencontre : en un
sens, qui n’a rien de métaphysique, son exemple m’avait aidé à
survivre. Il était Noir, il était jeune, il était issu du cauchemar
du Mississipi et des taudis de Chicago, et il était écrivain. Il
prouvait que c’était possible, il me le prouvait, il me donnait
une arme pour lutter...
Richard Wright exerçait une influence terrible sur un nombre
infini de gens qu’il n’avait jamais rencontrés, sur des multitudes
qu’il ne rencontrera désormais jamais. En somme, ses respon¬
sabilités étaient immenses et périlleuses. Je ne crois pas que
Richard ait jamais vu en moi l’une de ses responsabilités —
bien au contraire1 — mais il paraissait manifestement se de¬
mander assez souvent ce qu’il avait bien pu faire pour méri¬
ter une telle admiration.

(Personne ne sait mon nom, Ed. Gallimard, Paris)

1. En français dans le texte.

367
Le nègre américain devant les Noirs d’Afrique

Le temps a placé Richard, de même que tous les Noirs améri¬


cains, dans une situation extraordinairement déconcertante et
dangereuse. Le Noir américain, aussi profondes que soient ses
sympathies, aussi vivace que soit sa fureur, cesse d’être simple¬
ment un Noir lorsqu’il se trouve face à face avec un Noir
d’Afrique. Quand je dis simplement un Noir, je ne veux pas dire
que le fait d’être un Noir soit simple, en quelque lieu que ce
soit. Mais je suggère que l’un des prix que le Noir américain
paie — ou peut payer — pour ce que l’on appelle son « accepta¬
tion » est une haine de soi-même profonde et presque indéraci¬
nable. Elle corrompt tous les aspects de son existence ; il n’est
plus en paix avec lui-même et il perd à jamais le contact avec
lui-même. Et quand il se trouve face à face avec un Africain,
il revoit le passé indiciblement sombre, coupable et érotique que
les pères protestants lui ont fait enterrer — pour assurer la
paix de leur esprit et leur pouvoir — mais qui vit dans sa
personnalité et hante encore l’univers. Ce que voit un Africain
face à un Noir américain, je ne le sais pas encore, et il est trop
tôt pour dire avec quelles cicatrices et quels complexes l’Africain
a émergé du feu ; mais la lutte intérieure entre la condition de
Blanc et la condition de Noir qui a fait tant de mal à
Richard, n’a plus de raison d’être. Cette lutte, qui, de même
qu’elle prive notre nature de ce qu’elle a de plus noble et de plus
profond, prend et a pris autant de vies blanches que de vies
noires* Et, pour moi, Richard figure parmi les victimes les plus
illustres de ce conflit. Et c’est pourquoi il a fini par se
retrouver errant dans le no man’s land qui sépare le monde noir
du monde blanc. Il n’est plus essentiel d’être Blanc — Dieu
merci — le visage pâle n’est plus investi du pouvoir du monde ;
et il faut souhaiter ardemment qu’il ne soit bientôt plus
important d’être Noir. L’expérience du Noir américain, si l’on
parvient un jour à la regarder bien en face et à l’évaluer à sa
juste valeur, permet d’espérer une telle réconciliation. Il faut que
cette unification de la personnalité du Noir parvienne à s’ef¬
fectuer, car c’est l’un des rares espoirs que nous ayons de sortir
vivants du désert qui s’étend maintenant devant nous.
(ibidem)

368
LORRAINE HANSBERRY (1930-1964) — Une Noire améri¬
caine a été la pre¬
mière personne de couleur à recevoir le prix du « Cercle des critiques
dramatiques New Yorkais » pour sa pièce Un raisin au soleil.
Elle est née en 1930 à Chicago, dans une famille bourgeoise.
Mais sa pièce révèle sa profonde connaissance de la mentalité et des
problèmes des Nègres de condition sociale inférieure à la sienne. Elle a
bien pénétré dans l’univers de cette famille qui étouffe dans un apparte¬
ment trop petit à l’image de sa vie mesquine : Walter le fils aîné,
chauffeur, voudrait devenir un grand homme d’affaires ; Beneatha sa sœur
voudrait faire des études de médecine ; et leur mère, elle, rêve tout
simplement d’une maison large et propre pour abriter sa famille. Ce
« raisin », ce rêve, pourra-t-il « mûrir au soleil », pourra-t-il se réaliser ?
ou bien la vie donnera-t-elle raison à feu son mari mort à la peine et qui
avait coutume de dire : « 11 semble bien que Dieu n’ait voulu accorder
aux Noirs que des rêves... et s’il nous a donné des enfants, c’est pour
que ces rêves méritent d’être rêvés » ?
Mais la Mamma reçoit un chèque de dix mille dollars. Elle en donne
une partie à son fils qui veut ouvrir un débit de boisson, et se fait
escroquer. Heureusement la mère prévoyante a acheté une maison avec le
reste, dans un joli quartier, un quartier de Blancs.
Mais voici que les gens du quartier leur envoient un délégué, Lindner,
pour leur acheter cette maison, « afin d’éviter les incidents oh ! très
regrettables, qui se sont produits en ville quand des Noirs ont voulu
s’établir dans certains quartiers ! »
Les Younger vont-ils se laisser impressionner, vont-ils se décourager,
Walter va-t-il vendre sa dignité pour le bénéfice que lui propose
Lindner ?
Cette pièce est un chef-d’œuvre : le racisme sournois du « petit Blanc
américain », la fierté du Noir à qui il ne reste que cela, personne ne
les avait décrits avec ces nuances, avec la finesse toute féminine de
Lorraine Hansberry.

Une question de dignité

Lindner — Notre politique à Clybourne Park consiste à révéler


aux uns et aux autres les sources possibles d’antagonisme et de
conflit. Et c’est pourquoi, aujourd’hui, je suis mandaté pour
venir discuter amicalement avec vous de nos problèmes.
Walter — Je suis à votre disposition. Monsieur. Nous, nous
cherchons toujours à vivre en bon voisinage avec ceux qui nous
entourent. Et dans cet immeuble, je vous jure qu’il y faut de
la patience !
Lindner — 11 suffit de vous aborder pour comprendre tout de
suite que vous êtes une famille de braves gens. Eh bien, notre
communauté est faite aussi de braves gens qui ont travaillé
dur pour la construire. Nous ne sommes ni riches ni ambitieux.
Nous ne sommes que d’honnêtes travailleurs et ne possédons
rien d’autre que nos petites maisons. Nous souhaitons élever
nos enfants le mieux possible dans le cadre de la com¬
munauté. Rien n’est parfait, nous le savons et il reste

369
beaucoup à faire à Clybourne Park. Mais vous devez admettre
qu’un homme a le droit de vivre dans un milieu qui corres¬
ponde à ses goûts, à ses idées ! Eh bien, la majorité de notre
population a le sentiment de se sentir plus libre, plus à l’aise,
si l’entourage est constitué de personnes qui ont les mêmes
idées, les mêmes origines. Et je vous prie de croire qu’aucun
principe de discrimination raciale n’entre pour quelque chose
dans cette attitude. C’est avant tout une question d’har¬
monisation, si je puis dire ! Comprenez-moi ! A tort ou à
raison, les habitants de Clybourne Park pensent que pour le
bien de tous, nos amis noirs sont plus heureux lorsqu’ils vivent
dans leurs propres communautés.
Beneatha ironique — Ceci, mes amis, c’est le discours de
bienvenue !

(Huit jours plus tard : entre Walter, très las. Il s’adosse à la porte,
le pardessus ouvert.)
Marna — Walter, d’où viens-tu ?
Walter toujours contre la porte, essoufflé. — Je viens de
donner un coup de téléphone.
Marna — A qui, mon fils ?
Walter — A cet homme...
Marna — Quel homme ?
Walter — Cet homme blanc de l’autre jour...
Ruth — Walter !
Beneatha — Il s’appelle Lindner !
Walter — Exact... Je lui ai dit de venir tout de suite.
Ruth — Pourquoi as-tu appelé cet homme ?
Walter — Je veux qu’il vienne assister au spectacle. Je veux lui
donner un spectacle inoubliable. Un spectacle qui sera aussi
pour lui très instructif. Marna, cet homme est déjà venu ici
nous annoncer que les habitants de son quartier ne vou¬
laient pas de nous, qu’ils étaient tous prêts à payer très
cher pour que nous restions ici, pour que nous renoncions à les
rejoindre, à vivre parmi eux ! (Il rit.) Bon... Marna, tu aurais
été fière de voir comment nous avons réagi, Ruth, Beneatha
et moi. Nous l’avons mis dehors, oui. Et nous étions bien
contents de ce geste. (Il allume une cigarette.) Mais c’était
un geste bien démodé aussi. Peu réaliste, en somme : la vertu
outragée et incorruptible ! « Sortez, Monsieur. Je ne suis pas
celui que vous croyez... »
Ruth s’approche de lui. — Tu penses accepter l’argent que ces
gens nous offrent si nous renonçons à aller habiter là-bas ?
Walter — Exactement.

370
Beneatha — Ma foi, nous n’avions pas encore atteint le
fond !
Walter — Le fond ? Le Fond ? Toi et ton petit copain de
cet après-midi, vous voudriez que tout le monde brandisse un
étendard et une lance de guerre en chantant des hymnes !
Toi aussi tu veux passer ton temps à réfléchir au bien et au
mal ! Bon. Tu sais ce qui va arriver à ton petit copain ? Il ne
va pas tarder à se retrouver en prison et ce sont les
profiteurs qui en posséderont la clé ! Crois-moi, ma fille !
Aucune cause ne vaut la peine qu’on se batte pour elle : ce qui
compte sur cette terre c’est : prendre. Celui qui prend le plus
est le meilleur. Et peu importe la manière qu’il utilise.
Marna — Walter, tes paroles me font mal...
Walter — Ne pleure pas, Marna. Comprends la situation...
Tout à l’heure ce Blanc va arriver ici et il peut signer un
chèque qui nous fera riches : il y tient beaucoup pour des
raisons qui m’importent peu et je vais l’aider.
Marna — Mon fils, je descends de cinq générations d’esclaves
et d’ouvriers agricoles et je sais cependant que personne dans
ma famille n’a jamais accepté un argent dont il ait pu rougir.
Ce genre de déchéance, nous ne l’avons jamais connu. (Elle
regarde Walter dans les yeux.) Nous n’avons jamais été aussi
morts en nous-mêmes...
Beneatha — Eh bien, il y a un commencement à tout ! Tu vois
bien ? Tous les propos sur les rêves et sur la lumière qu’il est
toujours possible de faire entrer dans cette maison devien¬
nent des bavardages inutiles !
Walter — Qu’est-ce que vous avez tous ? Après tout, ce n’est
pas moi qui ai fait le monde ! On me l’a donné tel qu’il est !
Bien sûr que j’aimerais posséder un yacht ! Bien sûr que
j’aimerais offrir un riche collier de perles à ma femme !
Pourquoi n’aurait-elle jamais droit à des perles ? Qu’on me
dise qui désigne les femmes qui ont le privilège de porter des
perles ! Je suis un homme et je pense que ma femme a le
droit elle aussi de porter des perles ! (Silence, Walter marche
de long en large. Il répète à voix basse) : Un homme ! un
homme !
Marna — Si tu acceptes cet argent, comment pourras-tu te
supporter ensuite ?
Walter — Ensuite ? Je me sentirai en accord avec moi-même !
Je me sentirai un homme !
Marna — Tu t’en voudras plus tard, Walter. Toute ton exis¬
tence en sera empoisonnée...
Walter — Non, non !... Je regarderai ce Blanc bien en face et

371
je lui dirai : « C’est ça vos honnêtes habitants de Clyboume
Park ? Eh bien, choisissez les voisins que vous voulez, vous en
avez le droit. Signez-moi un chèque et la maison est à vous !
Et je lui dirai aussi : « Qu’ils me donnent de l’argent, ceux de
là-bas et ils ne risqueront plus de vivre dans le voisinage d’un
tas de nègres puants ! » Je pense à quelque chose que je peux
faire et qui sera plus spectaculaire encore : je me jetterai à
genoux, comme ça. (Il le fait. Ruth et Beneatha le regar¬
dent avec horreur. Mais il fait semblant de pleurer, feint une
grande douleur.) Oh ooo ho ooo Monsieur ! Grand Chef Blanc,
ho ooo hoooo, donnez-moi cet argent et nous autres Noirs
ne salirons pas votre voisinage blanc ! (Il se relève et va
s’enfermer dans sa chambre.)
Beneatha — Ça, un homme ? Ce n’est qu’un rat édenté !
Mama — La mort pourrit déjà ma maison. Et mon mari et
moi qui pensions que nos enfants seraient une belle moisson !
Voilà le résultat... (à Bennie). J’ai l’impression de porter le
deuil de ton frère !
Beneatha — Ce n’est pas mon frère.
Mama — Que dis-tu ?
Beneatha — Cet individu, là, dans la chambre, je ne le recon¬
nais plus pour mon frère !
Marna — C’est bien ce que j’avais compris ! Tu estimes que tu
vaux mieux que lui, aujourd’hui ? (Silence de Beneatha.) J’ai
entendu, tout à l’heure ! Tu lui as dit qu’il n’était pas un
homme ! Oui, tu l’abandonnes ! Tu écris déjà son épitaphe !
Comme tous les autres ! Mais qui te permet de te conduire
ainsi ?
Beneatha — Ne peux-tu prendre mon parti pour une fois ? Tu
as vu sa manière d’agir ! Tu l’as vu à genoux ! N’est-ce pas toi
qui m’as appris à mépriser un homme qui pense et qui agit
comme lui ?
Mama — Oui, je te l’ai appris ! Mais je croyais t’avoir appris
autre chose encore : je croyais t’avoir appris à l’aimer !
Beneatha — L’aimer ? Que me reste-t-il à aimer en lui ? Je me
le demande !
Marna — Il reste toujours quelque chose à aimer dans un être
qui souffre. Si tu n’as pas compris ça, que pourrais-tu com¬
prendre ? As-tu éprouvé un peu de pitié pour lui, aujourd’hui ?
Je ne veux pas dire : pitié de toi ou pitié pour ta famille qui a
perdu tout son argent ! Je dis pitié de lui, pour ce qu’il a
souffert, pour tout ce qu’il souffre. Ma petite, il est toujours
très simple d’aimer quelqu’un qui a rendu tout facile pour les
siens ! Il est moins simple et plus utile de l’aimer quand il est

372
au plus bas, quand il ne croit plus en lui et que la vie l’a blessé
ou vaincu. Quand tu portes un jugement sur quelqu’un, n’ou¬
blie pas de compter tous les obstacles qu’il a dû surmonter
pour parvenir au point où tu le juges...
(Travis entre brusquement, laisse la porte ouverte.)
Travis — Voilà les déménageurs ! Le camion est en bas ! Un
camion formidable ! Tout rouge !
Marna se tourne vers lui — Ah, ils sont déjà là... ? (elle sou¬
pire et s’assied.)
(Entre alors Lindner. Il frappe légèrement à la porte pour
attirer l’attention).
Lindner — Bonjour, c’est moi...
(Ruth va vers sa chambre dont elle pousse la porte qu’elle laisse
ouverte. Walter est assis sur son lit toujours avec son pardessus
et le regard vague. Il aperçoit Lindner.)
Ruth — Le voilà, Walter ! (Walter se lève lentement.)
Lindner pose sa serviette, sort des papiers, un stylo. — J’a¬
voue que j’ai été bien content et bien soulagé quand vous
m’avez appelé... Oui, bien content ! bien soulagé ! (Walter s’ap¬
proche avec timidité.) La vie peut être si simple quand on
veut ne pas trop la compliquer ! Il n’y a qu’à tenir compte
des réalités... Bien ! A qui ai-je affaire ? A Madame Younger
ou à son fils ?
(Marna est assise les mains croisées sur ses genoux, les yeux
fermés pendant que Walter s’approche lentement. Travis exa¬
mine les papiers sur la table et Lindner l’écarte avec douceur.)
Lindner — Ce ne sont que des papiers officiels, fiston. Rien
qui puisse t’intéresser...
Ruth — Travis, retourne un instant dans la rue, s’il te plaît...
Marna ouvre les yeux, regarde Walter — Non, Travis, reste
ici... Et toi, Walter, explique-lui ce que tu veux faire. Ap-
prends-lui donc ce que Willy Harris t’a appris...
Walter regarde son fils qui lui sourit — Eh bien. Monsieur
Lindner... (Beneatha se détourne.) Nous vous avons appelé...
parce que ma famille et moi... (regard circulaire). Eh bien,
nous sommes des gens très simples...
Lindner — Vous êtes de braves gens...
Walter — Je veux dire : j’ai travaillé toute ma vie comme
chauffeur et ma femme a travaillé comme domestique. Et
ma mère aussi. Vous voyez, nous sommes des gens très simples...
Lindner — Oui, Monsieur Younger...
Walter très petit garçon, regarde ses souliers puis Lindner.
— Et toute sa vie, mon père a été un ouvrier...
Lindner n’y comprend rien. — Hé oui, je comprends...

373
Walter le regard à terre — Un jour mon père a frappé un
homme parce que cet homme l’avait insulté, vous voyez ce
que je veux dire ?
Lindner même jeu — Oui, bien sûr...
Walter se redresse — Ce que je veux dire, c’est que nous
sommes des gens simples mais qui ont leur dignité.
Lindner — C’est très bien, très bien... Mais...
Walter — Nous vous avons fait venir pour vous dire que nous
sommes des gens fiers et que nous avons tous réfléchi à votre
offre. Finalement, nous avons décidé de nous installer dans
notre maison de Clybourne Park. Parce que cette maison,
c’est mon père qui l’a gagnée.
(Les yeux fermés, Marna se balance sur son fauteuil, hoche la
tête en signe d’approbation, comme si elle était à l’église.)
Walter — Nous ne voulons pas provoquer de désordre et, en ce
qui nous concerne, nous nous efforcerons d’être de bons
voisins et de vivre en paix avec chacun. C’est tout ce que
' nous voulions vous dire...
Lindner les regarde tous. — Bon, bon, bon, bon... Si j’ai com¬
pris, vous refusez l’argent ! Et vous restez décidés à occuper
la maison...
Beneatha ironique — Vous comprenez facilement les réponses
les plus subtiles !
Lindner à Marna — J’en appelle à votre sagesse, Madame, à
votre expérience. Je suis persuadé que vous pèserez mieux une
telle décision et ses conséquences...
Beneatha — Ses conséquences ? Certaines causes ne méritent-
elles pas qu’on se batte pour elles ?
Marna se lève — Monsieur, mon fils vous a informé que nous
allions emménager à Clybourne Park et que nous souhaitions
la meilleure entente avec tous ceux au milieu de qui nous
allions vivre ! Que voulez-vous que j’ajoute ? Mon fils ne vous
a-t-il pas déjà répondu clairement ?
Lindner range ses papiers — En effet, voilà qui est net, bien
net... Très, très net... (Pendant qu’il range ses papiers, l’atten¬
tion va à Walter. A la porte, Lindner ajoute) : J’espère pour
vous que vous savez ce que vous faites... (Il sort.)
Ruth prise d’agitation — Eh bien, si les déménageurs sont là,
qu’attendons-nous pour partir ?
Mama même jeu. — C’est vrai... Dépêchons-nous ! Travis, passe
donc ta veste: prépare-toi, Walter, je t’en prie... Mon Dieu,
où est ma plante... ? (Toute la famille s’agite.) Où sont mes
outils de jardinage ! N’oubliez rien !

(Un raisin au soleil, acte III, fin)

374
L’Afrique du Sud

Nous avons déjà parlé de cet ancien problème de l’Afrique du


Sud qui n’a pas encore, hélas, été résolu. Il n’est donc pas
étonnant que les témoignages de la littérature sud-africaine res¬
tent uniformément douloureux ; ses thèmes ne se renouvelleront
pas tant que la situation des Noirs restera inchangée ; les intel¬
lectuels Sud-Africains sont condamnés à s’exiler, un à un,
de ce pays si beau que le racisme a transformé en prison.
Aux romans de Peter Abrahams : Rouge est le sang des
Noirs, de Mphalele Down the second avenue, de Hutchinson
Sur la route du Ghana, font écho les poèmes de Denis Brutus,
Blok Modisane, Mazisi Kunene.
Voici quelques traductions de ces poètes encore peu connus
en Afrique francophone.

DENIS BRUTUS — Chaque étape de la révolution africaine, que


nous vivons, a toujours donné sa littérature
comme expression intime de l’homme africain au cœur de l’histoire. Le
drame sud-africain nous livre aujourd’hui la poésie de Denis Brutus, qui,
lui, témoigne de la tragédie qui se déroule dans le sud du continent.
Témoignage personnel de cette poésie, faite de la douleur d’un homme
qui a eu sa part du calvaire quotidien des non-blancs. Car, en effet, Denis
Brutus fut blessé à coup de fusil dernièrement au cours d’une arrestation
alors qu’il tentait de quitter le pays afin de représenter la majorité de
son pays au sein de la Commission Internationale des Jeux Olympiques.
Il fut jugé après sa guérison et il purge actuellement une peine de prison.
Peu avant ce drame, il avait publié son premier recueil de poèmes1. Ce
volume montre non seulement un poète doué d’une maîtrise technique des
plus sûres, mais révèle aussi un homme d’un profond ressentiment. Sa
poésie, toute sur la tonalité mineure, est le langage d'un cœur dans lequel
une tendresse naturelle le dispute à la colère. La tragédie sud-africaine s’y
reflète, mais ce qui en ressort surtout, c’est la vision calme du poète dont
la foi dans l’homme demeure inébranlable, dont le regard^ paisible plane
au-dessus d’une rude réalité pour scruter l’horizon afin d’en repérer un
lendemain plus juste, plus beau.
(Guy de Bosschère, revue Présence Africaine)

Nous SURVIVONS...

Nous survivons quoiqu’il arrive


et la tendresse aliénée ne se résorbe point.

1. Sirens, Knuckles and Boots (Mbari, Ibadan) dont ces trois poèmes
sont extraits.

375
Les phares inquisiteurs rongent
nos profils nus et désarmés ;

le décalogue indivisible du tabou fasciste


suspend ses foudres sur nos têtes
avant de sombrer demain dans le désastre ;

les bottes ébranlent la porte qui s’écaille.

Mais quoiqu’il arrive nous survivons


malgré la séparation, malgré la dépossession,
malgré la déperdition.

Les patrouilles se déploient le long du bitume obscur


et sifflent vers nous leur menace,
cruauté extrême, la terreur balafre la patrie entière
la vouant à l’horreur et à la détestation ;
voici déchirés notre soumission passionnée et nous-mêmes

mais quoi qu’il arrive la tendresse subsiste.

Le noir, le vert et l’or. ..

Le noir, le vert et l’or au crépuscule : cet apparat


Et ces tombes en quête d’éternité que le chaume endort.
Infirmières en voiles nuptiaux comme des nonnes candides
Qui déploient la pourpre foncée de leurs manteaux fastueu¬
sement
Sur les versants que le clairon endeuille
Salut ! Soupèse la panoplie dérisoire léguée à celui
Que la boue dévore avec ses vertus et nos espoirs.
O vous tous hommes frustrés, puissances ensevelies
Dans la poussière, qu’avorta non la Mort, mais une
Naissance discriminatoire.
Debout ! Le cri aigu de la liberté secoue notre terre ;
Ce n’est point la Camarde, mais une tyrannie mortelle
Qui fauche notre sol et incise en nous
Les étroits sillons de la douleur, de l’échec et de la stérilité
Mieux vaut choisir le trépas que la soumission.
(Traduits par G. de Bosschère)

A MA FEMME

C’est ta chair dont je me souviens le mieux


sa spontanéité à se rendre pour posséder

376
obscurément dans le centre de ma chair
des émotions élémentaires, des modèles de réponses,
pour recréer les attitudes des gestes de notre tendresse.
Cependant je voudrais contenir
aussi chère la mémoire du langage,
les timides gestes expressifs de tes yeux,
ton esprit patient pénétrant et patient.

Dors bien mon amour

Dors bien mon amour dors bien


les lumières du port brillent
sur les quais inlassables
les cars de police cafardent dans les tunnels des rues.
Des baraques aux tôles grinçantes
on expulse la violence tel un chiffon infecté de vermines.
Et la peur émane comme le son de la cloche agitée par le
vent.
La longue colère de la journée halète de sable en roc
mais au moins pour que cette nuit respire
dors bien mon pays mon amour.

(Traduits par Emile Snyder,


de l’anthologie publiée par les
Editions Penguin Books, Harmondsworth)

BLOK MODISANE (1923, Johannesburg) —

Seul

Solitude terrible
Solitude
Comme un cri
un cri solitaire
un cri sur la grève du rêve
cri d’angoisse, que nul ne peut entendre
mais vous m’entendez clair et fort :
vous écho vibrant ;
comme si je criais pour vous.

377
Je me parle à moi-même lorsque j’écris
hurle et crie pour moi-même
alors pour moi-même
je crie et hurle :
clamant une prière
criant des mots sans suite
sachant que de cette manière je dis
que le monde autour de moi vit encore ;
peut-être même
seulement pour crier et hurler.

Ou alors me manque-t-il le contact direct


du musicien
ou bien est-il vrai que l’écrivain
crée (sauf la trinité formée par Dieu, sa machine et lui-
même)
des silhouettes incestueuses
à chaque cri, à chaque hurlement,
pour moi, crier et hurler
chercher pour trouver l’ami
sont déformations normales de la solitude.

(Traduit de l’anglais par Eldridge Mohamadou, original aux


Editions Penguin Books, Harmondsworth)

EZECHIEL MPHALELE ((1919) — Cet écrivain sud-africain est


depuis longtemps exile de
son pays. Mais l’Afrique n’y a rien perdu car elle bénéficie de son action
culturelle qui est très efficace. Professeur de lettres à l’Université d’ibadan,
il contribua à la formation du Mbari Club qui rayonne aujourd’hui dans
l’intelligentsia nigérienne. Mphalele a créé depuis un club analogue au
Kenya : le Chemchemi Center, qui multiplie déjà les essais des écrivains
et artistes de ce pays.

Avez-vous du mal à concilier


VOTRE RELIGION ET VOTRE POLITIQUE ?

Un soir, le P. Wardle, C. R.1, curé de la Holy Cross Anglican


Church, à Orlando, me rendit visite.
— C’est au sujet de vos church shillings, dit le P. Wardle, après

1. Community of the Resurection, ces initiales indiquent que l’on a fait


un stage dans cet ordre monastique anglican (N.D.T.)

378
les préliminaires. Entre votre femme et vous, vous devez deux
livres et sept shillings. Je sais que vous avez du mal en ce
moment, mais je voulais simplement vous le rappeler. Autre
chose, vous ne venez guère à l’église. Avez-vous du mal à
concilier votre religion et votre politique ?
— Beaucoup de mal, dis-je.
— Avez-vous essayé de prier?
— Oui. J’ai renoncé à essayer de prier, tout au moins selon les
règles. Je me borne à retourner ça dans ma tête, indéfiniment.
— C’est dur pour tout le monde.
— Pas pour l’homme blanc.
Il baissa la tête et joua avec le crucifix suspendu à sa
ceinture, et le pathos qui se lisait sur son visage, m’irrita un
peu.
Le P. Wardle n’aurait pu arriver à un pire moment. C’était
l’époque où un jeune homme, un de mes anciens élèves de la High
School, était venu me demander conseil. Il avait à se plaindre
de la police africaine au commissariat local : on lui avait
demandé en ville son Pass1. Quand il avait présenté le docu¬
ment, les policiers décrétèrent que c’était un faux, et ils
l’avaient arrêté. Au commissariat, ils l’avaient étendu sur un
banc, et un policier blanc l’avait fouetté avec une ceinture de
cuir, sur un derrière mis à nu. Ils l’avaient ensuite relâché. Il
me montra ses plaies et je l’amenai à un médecin. Nous por¬
tâmes plainte à ce même commissariat, et le jeune homme
identifia le policier qui l’avait battu.
Chaque fois que le cas passait devant la cour, on apprenait
que l’agent ne pourrait se rendre au tribunal. J’écrivis au com¬
mandant de la police du district, mais finalement, nous dûmes
abandonner.
Ce procès me faisait penser à un autre, celui de Rebecca qui
avait été molestée six mois auparavant par un contrôleur blanc
dans un train. Il y avait discussion sur son billet, et le Blanc
avait utilisé un langage grossier, et l’avait jetée hors du train
à la gare, si violemment que Rebecca s’était tordu la cheville.
Elle avait porté plainte, mais l’homme ne s’était jamais
présenté à la cour. Chaque fois il s’était porté malade. Elle
avait donc payé un avocat quinze livres pour lui intenter un pro¬
cès. Un an après l’incident, l’homme, qui avait conservé son job
dans les chemins de fer, dut se présenter devant la cour, puisque
c’était un « civil case ». Il fut jugé coupable, et condamné à
payer dix livres de dommages. Au moment de la visite du R. P.
Wardle, nous ne connaissions pas encore le dénouement de l’af-

1. Laissez-passer.

379
faire et nous venions d’être avertis d’un nouvel ajournement.
La visite tombait mal.
— En ce moment, je ne pense pas qu’il soit juste pour
quiconque de me demander de croire à un éventuel retourne¬
ment de la part d’une bande de fous furieux qui sont décidés à
ne pas céder d’un pouce, encore moins à entendre quoi que ce
soit de raisonnable. Il est injuste de me demander de me
nourrir de sermons missionnaires traitant de la charité chré¬
tienne et de la résistance passive dans des circonstances où
l’honnêteté morale est considérée comme un crime ; où un
policier me fera sortir de chez moi au bout d’un Sten-gun si
j’essaye de refuser de travailler. Pendant des années, des prédi¬
cateurs blancs et noirs m’ont dit d’aimer mon prochain ; de
l’aimer, alors qu’il y a une bande de Blancs qui se prennent pour
le peuple juif quittant l’Egypte sur ordre divin pour aller
civiliser les païens ; une bande de Blancs qui se nourrissent du
symbole de la race de Dieu se lançant dans le désert parmi les
sans-dieu. Il y avait des années que je pensais qu’il était bien de
se sentir spirituellement renforcé après une cérémonie religieuse.
Et maintenant, je m’aperçois que ce n’est pas le genre de
force qui convient pour répondre à l’humanité souffrante qui
m’entoure. Elle ne semble même pas répondre aux désirs de mon
propre cœur.
Le prêtre restait assis et écoutait. A nouveau, ce pathos sur
son visage m’irritait, car je ne savais pas s’il était l’effet d’une
incapacité à comprendre les forces qui me déchiraient intérieu¬
rement ou d’un sentiment de pitié.
— Quels sont, en fait, les désirs de ton cœur ?
— Ce que tout homme désire quand il prend une conscience
aiguë de ce que vous autres Blancs, vous lui donnez le sentiment
de son insuffisance.
— Tu parles comme si j’étais le représentant de l’oppression
blanche, dit-il.
— C’est un drame dans lequel sont pris les meilleurs d’entre
nous, qu’ils le veuillent ou non.
Je me sentais très fier d’avoir dit une chose pareille, car à
cet instant — et il y en avait beaucoup d’autres — j’aurais
vraiment aimé pouvoir détester tous les Blancs : cela serait
tellement plus simple, et ferait tellement moins mal.
— Tu ne dois tout de même pas condamner les missionnai¬
res, après tout, vous tous, vous avez été élevés dans les écoles
des missions et vos enfants sont dans une nursery school
anglicane. Aucun gouvernement n’a jamais eu l’idée de vous faire

380
construire des écoles avant l’arrivée des missionnaires, encore
moins des nursery schools.
— Le vieil argument. Vous devez quand même admettre
qu’avant le P. Trevor Huddleston — et ça, je ne remonte qu’à
1943 — les missionnaires n’avaient pas touché à la politique,
ce qui fait que les forces du mal ont bénéficié d’une avance de
trois cents ans. Et, pendant ce temps, les missionnaires ont
aidé, sont restés complices ou se sont simplement tenus à
l’écart du total mépris du Blanc pour la justice et les valeurs
humaines. Et Trevor Huddleston était seul à combattre. Le
reste de l’Eglise en Afrique du Sud ne parlait pas la même
langue.
— Puis-je t’aider dans ce terrible débat ?
— Personne ne peut m’aider. J’espère le résoudre moi-même.
II y a des choses plus urgentes. Comme ces grincements, ces
plaintes, ces cris qui montent de Shanty Town jusqu’ici ; la
solution de mes contradictions personnelles n’aiderait en rien à
soulager la misère de Shanty Town.
Je me sentais vidé, épuisé, et je craignais que, dans l’expres¬
sion passionnée de mes sentiments, je n’eus pas fait compren¬
dre l’essentiel. Peut-être même n’avais-je rien de précis à dire.
Je ipe dis qu’il me fallait prendre mon temps pour y penser,
mais, en fait, je n’arrivais pas à penser. Mes émotions réagis¬
saient par l’intermédiaire d’une mécanique survoltée qui me
desservait. Souvent, cela a été le cas. Tout ce dont j’étais sûr,
c’est que mon attitude envers l’Eglise s’était incontestable¬
ment modifiée.
(Au bas de la deuxième avenue)

ALFRED HUTCHINSON —Professeur sud-africain dont le livre


est plus un journal qu’un roman.
Cet extrait nous donne une espèce de photographie du degré de mépris
dans lequel on maintient l’homme noir, même cultivé, en Afrique du Sud.

Le procès1

Le commissaire — Charges relevées contre l’accusé : Ne pos¬


sède aucun papier d’identité et n’a pas payé ses impôts de¬
puis 1944... c’est-à-dire depuis quatorze ans. Le chef du Bu-

1. Hutchinson se trouve accusé de ne pas avoir de « laissez-passer » en


tant que Noir. Or il est métis et n’en a en principe pas besoin.

381
reau des Laissez-passer de Johannesburg va déposer comme
témoin à charge...
Le commissaire — Votre nom ?
Moi — Alfred Hutchinson.
Le commissaire — Etes-vous certain de ne pas avoir un nom
indigène ? Qu’êtes-vous ?... A quelle race appartenez-vous ?
Moi — Je suis un « coloured ».
Le commissaire — En êtes-vous sur ? Quel est votre nom de
famille indigène ? Répondez à ma question !
Moi — Je m’appelle Alfred Hutchinson.
Le commissaire — De quelle race est votre mère ?
Moi — Africaine.
Le commissaire — Et le père et le grand-père de votre
mère ?
Moi — Africains.
Le commissaire — Indigènes. Quelle langue parlez-vous chez
- vous ?
Moi — Le swazi et l’anglais.
Le commissaire — Jamais l’afrikaans ?
Moi — Non.
Le commissaire se rassied péniblement. J’aimerais pouvoir en
faire autant. Duma1 se lève.
Nokwe2 — Permettez-moi de vous faire remarquer, Votre Hon¬
neur, que je ne vois dans cette affaire aucune matière à in¬
culpation.
Le commissaire — Et moi, mon cher juge, je ne vois pas sur
quoi se base mon éminent confrère, quand il prétend qu’il n’y
a pas là matière à inculpation. L’accusé est un indigène et,
selon la loi, tout indigène âgé de plus de seize ans doit être
porteur d’un laissez-passer. A lui de prouver qu’il n’est pas un
indigène.
Le juge — Je suspends les débats pour quelques minutes. Sus¬
pension d’audience.
Duma s’entretient avec le commissaire et je sors un instant du
box des accusés. Il est près de 4 heures et je désespère de voir
mon affaire terminée aujourd’hui. Le juge rentre dans la salle.
Le juge — Il y a matière à inculpation.
Nokwe — Je m’incline, Votre Honneur... Votre nom ?
Moi — Alfred Hutchinson.
Nokwe — Quel âge avez-vous ?
Moi — Trente-quatre ans.
Nokwe — De quelle race êtes-vous ?

1. Le juge.
2. L’avocat de Hutchinson.

382
Moi — Je suis un « coloured », maître.
Nokwe — Vous êtes-vous jamais considéré d’une autre race
que « coloured » ?
Moi — Non, maître.
Nokwe — Veuillez exposer devant le tribunal quels sont vos
ascendants.
Moi — Mon père est un « coloured . Ma mère, une Africaine.
Nokwe — Et les parents de votre père ?
Moi — Mon grand-père était un Européen ; ma grand-mère,
une Africaine.
Une vague de désespoir me submerge. Pourquoi Duma me har¬
cèle-t-il ainsi ?
Nokwe — Quels sont vos titres ?
Moi — Licencié en lettres et professeur diplômé de l’Uni¬
versité.
Nokwe — Quelle est votre profession ?
Moi — Professeur.
Nokwe — Veuillez dire au tribunal quelles étaient vos activi¬
tés en 1944 ?
Moi — J’étais au collège de Saint Peter, à Rosetten ville.
Nokwe — Quand avez-vous quitté Saint Peter ?
Moi — En 1945.
Nokwe — Qu’avez-vous fait ensuite ?
Moi — Je suis entré à l’université de Fort Hare, en 1946.
Nokwe — Jusqu’en quelle année y êtes-vous resté ?
Moi — Jusqu’en 1948. Et j’y suis retourné en 1950 pour y
prendre mon diplôme universitaire de professeur.
Nokwe — Que faisiez-vous en 1953 ?
Moi — J’ai suivi les cours de la Faculté de Droit à l’université
de Witwatersrand, mais je n’ai pas passé les examens.
Nokwe — Et en 1955 ?
Moi — J’ai de nouveau suivi des cours de Droit et de nouveau
abandonné mes études.
Nokwe — Quelles sont vos occupations actuelles ?
Moi — Je suis, depuis deux ans, un des accusés du procès pour
trahison.
Nokwe — Je vous remercie.
Le commissaire se lève de nouveau, péniblement. Je tremble
qu’il ne lève l’audience.
Le commissaire — Vous dites que votre grand-père était un
Européen. Comment s’appelait-il ?
Moi — George Hutchinson.
Le commissaire — Quelle était sa nationalité ?
Moi — Anglaise.

383
Le commissaire — Comment pouvez-vous en etre sur ?
Moi — Je le sais parfaitement et d’ailleurs je me souviens fort
bien de lui.
Comment leur expliquer que je me revois encore, assis sur ses
genoux, en train de grignoter des biscuits qu’il m’apportait
de sa boutique de Naboth’s Vineyard? Que j étais fasciné et
troublé par ses yeux clairs, couleur d’ambre ? Comment leur
parler de « Jojo l’Ecossais » comme l’appelaient les Afri¬
cains ? Jojo qui s’était battu contre les Zoulous à la bataille
d’Isandhlouana ; Jojo, le pionnier de Kimberley et de Baber-
ton ; Jojo qui avait connu Cecil Rhodes, Sir James Fitzpa¬
trick et le célèbre chasseur de fauves, Selous. Jojo qui préten¬
dait descendre de ce John Hutchinson qui signa l arrêt de
mort de Charles I‘r et qui plus tard, accusé de trahison, fut
emprisonné à la Tour de Londres ?
Le commissaire — En quelle année est-il mort ?
• Moi En 1930.
Le commissaire — Vous avez fréquenté le collège Saint
Peter... c’est une école pour indigènes.
Moi — Il y avait également des Indiens et des « coloured ».
Le commissaire — Mais les indigènes prédominaient ?
Moi — Oui.
Le commissaire — Vous n’ignorez pas que selon le Population
Registration Act, vous êtes dans l’obligation de vous faire
« classifier ».
Moi — Oui, je le sais.
Le commissaire — Vous êtes-vous soumis à cette classifica¬
tion ?
Moi — Non.
Le commissaire — Pour quelle raison ?
Moi — Je n’en voyais pas l’urgence. De plus, je n’en ai pas eu
le temps.
Le commissaire — Pourquoi cela ?
Moi — Parce que le procès pour trahison dure depuis 1956 et
que je devais me rendre au tribunal à peu près tous les jours.
Le commissaire — Il y a eu cependant de nombreux ajourne¬
ments. Pourquoi n’en avez-vous pas profité ?
Moi — Je professais à la Central Indian High School.
Le commissaire — Vous oubliez les vacances scolaires. Si vous
ne vous êtes pas soumis à la classification, c’est que vous
savez parfaitement que vous êtes indigène...
Le commissaire lance un regard à la pendule puis compulse
ses notes. Je suis las et j’envie l’interprète affalé sur sa chaise
au pied du box.

384
Le commissaire — Votre Honneur, l’accusé a reconnu que sa
mère, son grand-père maternel — sans compter d’innombra¬
bles membres de sa famille — sont des indigènes. Il est
possible que son grand-père paternel ait été un Européen,
mais les quelques gouttes de sang blanc qu’il a dans les veines
se sont noyées dans un flot de sang noir. Son appartenance
nettement indigène l’exclut donc du groupe racial des « co¬
loured ». De plus, l’accusé a fréquenté le collège Saint
Peter... une école indigène. L’accusé n’est pas parvenu à
démontrer au tribunal qu’il n’est pas un indigène, tâche qui lui
incombait. Je demande donc à Votre Honneur de condamner
l’accusé pour n’avoir pas été porteur du laissez-passer que tout
indigène de plus de seize ans doit, selon la loi, produire à
toute réquisition.
Mon grand-père, le chef de tribu Matsamo, régnait sur les
terres orientales en bordure du Swaziland où l on exilait
sorciers et devins. Au début de son règne, il harcelait avec
ses guerriers les tribus voisines. Il avait plus de cinquante
femmes. Je n’étais encore qu’un bébé lorsque ma mère m’em¬
mena au kraal royal pour me présenter à Matsamo, alors à
son déclin, qui me fit boire du lait dans la calebasse royale et
remercia sa fille de lui avoir donne un petit-fils « qui saurait
lui servir de scribe ».
Nokwe — Ce n’est pas à l’accusé de prouver à quelle race il
appartient. C’est à la Couronne que revient ce devoir. Mon
client n’a pas à prouver qu’il est un « coloured ». Par contre,
c’est à l’accusation de prouver qu’il n’est pas un « coloured »,
ce que l’accusation n’est pas parvenue à démontrer. Dans
nombre de cas, les tribunaux ont commis l’erreur d’exiger de
l’accusé qu’il fournisse lui-même la preuve du groupe racial
auquel il appartient et c’est dans cet esprit que notre
distingué juriste, Monsieur le Juge Rumpff, a rappelé aux
tribunaux que ce soin incombe à la Couronne.
Sur ce, Nokwe, pour donner plus de poids à ses paroles, cite un
cas analogue et donne les attendus rédigés en afrikaans. Et
je revois le juge Rumpff, juge suprême du procès pour trahi¬
son, tel qu’il siégeait au tribunal, le regard brillant d’intelli¬
gence. Le jeune policier blanc secoue la tête et écarquille les
yeux. L’interprète lui-même se redresse et le juge hoche imper¬
ceptiblement la tête en signe d’approbation.
Nokwe — Votre Honneur, la Couronne a failli à son devoir
tel que le requiert la loi. L’accusé et le témoin1 ont tous deux
fait devant le tribunal un exposé véridique et détaillé de leur

1. Frère de Hutchinson.

385
ascendance. Ils n’ont pas tenté — comme cela arrive sou¬
vent dans des cas similaires — de dissimuler leur ascendance
africaine. Mon éminent collègue a fait état d’une prépondé¬
rance, dans leurs veines, de sang indigène. Je prétends, moi,
qu’en fait l’accusé descend plus directement des Européens
que des Africains. Il s’est toujours considéré comme un « co¬
loured » et continuera de se considérer tel tant que la
Couronne n’aura pas prouvé qu’il n’en est rien. Dans ces
conditions, je demande donc, Votre Honneur, que mon client
soit relaxé.
Duma se rassied et tambourine sur la table du bout des
doigts. Le commissaire regarde la pendule et l’interprète sa
montre. Le juge rédige quelques notes.
Le juge — J’ai entendu les arguments de l’accusation et de la
défense ainsi que les déclarations faites par l’accusé et le
témoin à décharge. Attendu que la Couronne n’a pas été en
mesure de prouver que l’accusé est un indigène, je le déclare
par consequent non coupable. Puis, se tournant vers moi, le
juge ajoute : Faites le nécessaire pour vous procurer une carte
d’identité.
Je m’incline devant lui. Je suis libre. Il est 4 h 30. Le train
part à 6 h 45. Je n’ai plus le temps d’aller chercher ma
valise. Je pars pour le Ghana. C’est à Salisbury que je me
procurerai un permis de transit à travers le territoire portu¬
gais. Je n’attendrai pas un jour de plus.

(Sur la route du Ghana,


Editions Albin Michel, Paris)

L’Angola et le Mozambique

Ces colonies portugaises ne sont pas en retard sur le réveil


culturel qui caractérisé VAfrique moderne. Ce réveil culturel
ancien déjà, avec les revues Claridade (1936) et Certeza (1947) au
Cap Vert, avec des poètes comme Francisco Tenreiro (1942),
est un mouvement analogue à la négro-renaissance américaine
et s’appelait, en 1945, Vamos descobrir Angola. Ce n’était autre
chose que la prise de conscience de leur négritude chez les intel¬
lectuels afro-portugais.
Ce courant avait des avant les indépendances africaines,
rejoint le fleuve de Présence Africaine qui a révélé au monde
nègre des romanciers métis comme Castro Soromenho et des

386
poètes militants comme Mario de Andrade. Cependant la
production littéraire de ces pays reste trop peu connue en zone
francophone, faute de traductions. Il faudrait cependant que
l’on retienne désormais les noms de Aldo do Espirito Santo,
de Antonio Jacinto, de Luandino Vieira, et pour le Mozambi¬
que, ceux de Noemia de Souza, José Craveirinho, et Virgilio de
Lemos.
Littérature militante où l’on retrouvera tous les thèmes de
la négritude souffrante, les désespoirs et les complexes du Nègre
colonisé et dont le métissage intense (spécifique aux colonisa¬
tions portugaises, voir le Brésil) a accentué ce sentiment
d't arrachement de soi à soi», de perte de soi-même ; et cela
le rapproche du Nègre antillais dont la poésie est aussi, plus
qu’une autre, tragique.

ANTONIO JACINTO (Angola) —

Monangamba1

Sur cette vaste plantation ce n’est pas la pluie mais


la sueur de mon front qui arrose les récoltes :
Sur cette vaste plantation il y a du café mûr et ce
rouge-cerise
les gouttes de mon sang en ont nourri la sève.
Le café sera grillé
moulu et broyé,
deviendra noir, noir de la couleur du contra-
tado2 3
Noir de la couleur du contratado !

Demande aux oiseaux qui chantent


aux ruisseaux qui serpentent sans souci
et au grand vent qui souffle de l’intérieur :
qui se lève tôt ? qui va à la tâche ?
qui est-ce qui porte sur les routes longues
le tipoye* ou le régime de palmes ?

1. Monangamba : le portefaix.
2. Contratado : le contractuel, ouvrier journalier.
3. Tipoye : sorte de chaise où le Blanc se faisait porter par deux esclaves.

387
Qui récolte et reçoit pour salaire le mépris
maïs pourri, poisson pourri,
habits en haillons et 50 angolares1
des coups lorsqu’il réclame ?

Qui ?
Qui fait pousser le mil
et fleurir les orangeraies ?
— Qui?

Qui donne au patron l’argent


pour acheter autos, outils, femmes
et dizaines de nègres pour ses machines ?

Qui enrichit l’homme blanc


arrondit son ventre et son porte-monnaie ?
— Qui?

Et les oiseaux qui chantent


les ruisseaux qui coulent sans souci
et le grand vent de l’intérieur
répondront :
—- Monangambeeee...

Ah ! laissez-moi au moins grimper aux palmiers


laissez-moi boire le vin, le vin de palme
et assommé dans mon ivresse, oublier

— Monangambeeee...
(Traduit de l’anglais par M. Eldridge,
original aux Editions Penguin Books, Harmondsworth)

NOEMIA DE SOUZA (1927, Mozambique) —

Appel

Qui aura étranglé la voix lasse


de ma sœur dans la brousse ?
Tout à coup, son invitation à l’action
s’est perdue dans le flux des jours et des nuits.

1. Monnaie du pays.

388
Elle ne m’arrive plus chaque matin
fatiguée de la longue marche,
kilomètres et kilomètres avalés
dans le cri éternel : Macala !

Non, elle ne m’arrive plus, mouillée de la bruine,


chargée d’enfants et de résignation...
Un enfant sur le dos, un autre dans le ventre
— toujours, toujours, toujours !
Et un visage qui se résume à son regard serein,
un regard que je ne peux pas rappeler sans
que ma peau et mon sang s ouvrent, tremblants,
pressentant des découvertes et des affinités...
— Mais qui a défendu à son regard immense
De venir nourrir ma faim de fraternité
que ma pauvre table ne réussit pas à rassasier?
Iô mamanê, qui a fusillé la voix héroïque
de ma sœur dans la brousse ?
Quel inconnu et cruel nerf de bœuf
l’aura fouettée jusqu’à la mort ?

— L’arbre de mon jardin est en fleur.


Mais il y a mauvais présage dans ses fleurs violettes
dans son fort parfum barbare ;
et le manteau de tendresse que le soleil a étendu
sur la légère natte de pétales
attend depuis l’été que le fils de ma sœur
vienne s’y coucher...
En vain, en vain,
et un oiseau chante, chante, sur le roseau du jardin,
pour l’enfant de ma sœur absente,
victime des matins de brouillard dans la brousse.

Ah je sais, je sais : la dernière fois, il y avait un éclair


’ d’adieu

dans ses yeux doux,


et sa voix était presque un rauque murmure,
tragique et désespéré...

O Afrique, ma terre-mère, dis-moi :


Qu’est donc devenue ma sœur de la brousse,
qui n’est plus jamais revenue à la ville
avec ses enfants éternels
(l’un sur le dos, un autre dans le ventre)

389
avec son éternel cri de marchande de charbon ?
O Afrique, ma terre-mère,
au moins n’abandonne pas ma sœur héroïque,
tu dois la perpétuer dans le monument glorieux de tes bras.
(Anthologie africaine et malgache, Ed. Seghers, Paris)

CASTRO SOROMENHO — Avec Virage et Camaxilo (aux Edi¬


tions Présence Africaine, Paris) ce
Portugais créole, mais profondément enraciné en Angola appartient à la
littérature négro-africaine comme quelques rares autres écrivains qui ne
sont blancs que de peau : Virgilio de Lemos, et le Sud-Africain Harry
Bloom et, dans une certaine mesure, Alan Paton.

Le voleur de coton

Un long brouhaha monta de la foule, se prolongeant en écho


jusqu’au fleuve, lorsque Jacinto amena le voleur de coton. A ses
côtés, un « capita1 » tenant la férule.
« Silence ! »
Antonio Alves apparut sur le seuil :
« Levez-vous », commanda le cipaye.
Mais « sobas » et « sobetas » s’étaient déjà mis debout, la
main étendue, en salut au chef du poste. Tous les bras se
dressèrent derrière eux. A un geste de l’aspirant, ils se rassirent
tous, en soulevant un nuage de poussière qui brilla au soleil. Puis
un grand silence. Alves jeta un coup d’œil du côté de la grande
maison. La fenêtre de Paulina était fermée. Adossée à la
balustrade, dona Joana lui faisait des sourires, qu’il fit semblant
de ne pas voir. Il se dressa de tout son haut, toisa la foule un
bon moment, fit quelques pas, puis commença à parler, d’une
voix dure et rêche, en gesticulant.
Il leur expliquait leurs devoirs envers les hommes blancs du
gouvernement. « L’homme blanc du gouvernement est le père
des Noirs ! » Et, se tournant vers les chefs, il les accusa
d’ingratitude envers les Blancs qui avaient amené la civilisation
dans ces terres, en mettant une fin aux guerres tribales, en
ouvrant des routes ; en construisant des ponts. Et tout ce
qu’ils avaient apporté avec eux ! Leurs tissus, le sel, leur verro¬
terie, tant de bonnes choses ! Et contre quoi ? Tout juste
contre des boules de cire que les indigènes obtenaient sans

1. Contremaître.

390
efforts dans les forêts et qui n’avaient aucune valeur avant
l’arrivée des Blancs.
La voix se faisait rauque, les Noirs n’entendaient plus, quand
enfin il parvint à ce qui l’intéressait : le coton. Il leur dit
combien ils devaient être reconnaissants à la Compagnie qui
avait enrichi leur terre si pauvre, et ceci parce qu’elle leur avait
appris à planter le coton. Et que faisaient les indigènes pour
montrer leur reconnaissance aux Blancs ? Ils fainéantaient dans
les plantations, ce qui contraignait le chef du poste à être
toujours sur eux, pour les obliger à recueillir le coton, ce coton
qui leur permettait de s’habiller, eux et leurs femmes.
« Cipaye, fit-il, en élevant la voix, demande-leur donc s’ils ne
savent pas que ces terres appartiennent à l’Etat, je veux dire
au Gouvernement », corrigea-t-il, puisqu’aucun de ces hommes,
ni même les cipayes ne savaient ce qu’était l’Etat. « Les
terres appartiennent à « Muene Puto1 ».
Jacinto commença à jargonner en « quioco », mais Alves
l'interrompit brutalement :
« Pas maintenant, imbécile, quand j’aurai fini. » Il reprit son
discours : les terres appartenaient au Gouvernement, mais celui-
ci n’avait jamais empêché personne d’y travailler, et sans les
faire payer, encore. Le Gouvernement voulait bien leur donner
les terres, la Compagnie, ses graines. Que leur restait-il donc à
faire, sinon rembourser la Compagnie en coton ? Tandis que le
gouvernement, lui, ne voulait rien, en échange des terres. Le
chef de poste lui-même, ne défendait-il pas leurs intérêts, en
contrôlant la pesée du coton au marché officiel ? Et, lorsque la
pluie détruisait les récoltes, qui donc perdait de 1 argent, sinon
les Blancs, puisque c’étaient eux qui donnaient les graines ? Et
eux, que perdaient-ils ? Rien, sinon leur travail. Aussi etait-ce
la faute aux dieux Zambi, puisque c’étaient eux qui envoyaient les
vents et la pluie. Tandis que la Compagnie, eh bien elle perdait
tout ce qu’elle avait donné.
Fatigué, le visage dégoulinant de sueur, Alves s’arrêta un
instant, pour éponger son cou trempé. Dona Joana, en exul¬
tant, courut chez sa petite-fille pour qu’elle vînt admirer le
discours, mais la jeune femme refusa de se déranger. « C est
dommage, fit la vieille, il parle si bien, encore mieux que le Père
Agostinho. » Mais Paulina ne voulut pas abandonner sa couture,
et la vieille retourna seule sur la véranda. Quand elle y arriva,
l’aspirant avait repris sa harangue.
Il disait combien les fils de Cuango devaient être heureux
maintenant puisque, grâce au coton, on n’envoyait plus per-

1. Muene Puto : le chef des Portugais, pour les Noire.

391
sonne à Sao Tomé ni aux mines de diamants. Et, en échange
de ce grand bienfait, que donnaient-ils, eux ? Ils volaient le
coton qui appartenait à la Compagnie, puisque les graines
appartenaient à la Compagnie. « Et le coton, d’où vient-il
sinon des graines »? cria-t-il d’une voix rauque. Tandis que les
paysans, eux, ils volaient ce coton, en le vendant aux commer¬
çants de Quela. Et pourtant ce n’étaient pas les gens de Quela
qui leur fournissaient les graines. Us n’avaient donc pas le droit
d’acheter le coton de la Compagnie. Aussi, on allait voir
maintenant le sort réservé aux voleurs de coton. Que tous les
voleurs de coton fissent bien attention à la manière dont
allait être châtié le contrebandier. Un châtiment qui resterait
dans toutes les mémoires, et dont on parlerait longtemps dans
les pays de coton. « Cipaye, tu vas répéter tout ce que je viens
de dire à ces sauvages. » Et il rentra dans son bureau, se jetant,
' exténué, dans son fauteuil.
Jacinto fit un pas en avant, ajusta sa chéchia, crachota, et
commença à parler, en imitant le ton de voix et les gestes
de l’aspirant. Les « sobas » riaient à la dérobée. « On dirait un
singe », chuchotaient-ils entre eux. Mais ils suivaient attenti¬
vement ce que disait le cipaye, en échangeant des regards
entre eux, maintenant qu’ils se sentaient délivrés de la présence
de l’homme blanc. Cette voix leur était familière malgré la
contrefaçon du ton. Les cris ne les empêchaient pas de com¬
prendre le sens des mots, et ils les suivaient avec attention, ne
voulant rien laisser échapper. Le cipaye, lui, avait oublié la
moitié du discours. Mais quand il en arriva au passage des
habits que les indigènes se faisaient à eux et à leurs femmes,
les gens ne purent s’empêcher de rire, en cachant soigneuse¬
ment leur bouche avec la main. Il y en eut bien un qui laissa
fuser un rire, mais le ravala vite, en sentant la caresse d’un fouet.
Quand enfin Jacinto se tut, ils s’étonnèrent tous de n’avoir
été convoqués que pour cela. Quoi ? Assister au châtiment d’un
voleur de coton, dont le seul tort à leurs yeux était la
maladresse, puisqu’il n’avait pas réussi à faire ce qu’ils faisaient
tous : écouler leur coton vers Quela où on leur payait le double
du prix officiel ?
Antonio Alves reparut sur le seuil. Le silence se fit.
« Bon, on commence ; dis-lui bien qu’il va être frappé jusqu’à
ce que tous les ongles lui tombent, pour qu’il se rappelle toute sa
vie que les mains n’ont pas été faites pour voler. »
D’une poussée Jacinto amena le prisonnier devant les « so¬
bas », lui tint la main par les doigts, la plia, puis, élevant la
férule au-dessus de sa tête, il frappa rapidement le premier

392
coup. Il prit l’autre main de force, parce que la victime ten¬
tait de s’esquiver. Jacinto l’écarta d’un coup de poing dans la
figure et lui appliqua le deuxième coup. D'un mouvement brus¬
que, l’homme retira la main en la secouant, tapant des pieds
et hurlant.
« Allons, allons », et Jacinto essayait de lui attraper la
main.
Les indigènes lançaient de durs regards sur cet homme qui se
conduisait comme une femmelette. Dégoûtés, ils baissèrent la
tête et crachèrent par terre.
« Tenez-le », dit le cipaye à un garde.
Il en fallut deux pour soumettre le prisonnier, l'un qui le
tenait sous le bras en lui appuyant le genou contre le dos,
l’autre qui le forçait à tendre la main, l’une, puis l’autre. A
chaque coup, la bouche de la victime s'ouvrait dans un hurle¬
ment, et ses pieds frappaient le sol frénétiquement, en soule¬
vant des nuages de poussière.
Dona Joana se penchait tellement, qu’elle avait la moitié du
corps dehors. Mariano, Jusa et Lombriga, accrochés à la palis¬
sade, étaient indignés.
« On dirait une femme », disait Jusa. « On pourrait me tuer
que je ne crierais pas comme ça », disait le cuisinier. Quant à
Lombriga, il ne disait rien, mais ses yeux étaient pleins de
rancœur.
Soudain, le prisonnier fit un bond qui le libéra des mains des
gardes. Il se jeta par terre, en hurlant qu’on le tuait : on lui
avait arraché un lambeau de chair. Le « soba » de sa tribu se
mit en fureur : « Tu n’as pas honte »? et il cracha par terre, en
signe de mépris. Se tournant vers Jacinto, il dit : « Frappe plus
fort. »
Le prisonnier frémit en entendant cette voix qu il connais¬
sait, et qu’il avait l’habitude d'écouter avec respect depuis son
enfance. Il se releva, secoua la tête, et tendit de lui-même la
main au cipaye, les dents serrées, les muscles tendus.
Dona Joana avait compté cinquante coups de férule, lorsque
l’homme, les mains en sang, le corps trempé de sueur, poussa un
hurlement qui fit frémir la foule : « Tata ! » (père).
Les domestiques dégringolèrent de la palissade et filèrent
vers la cuisine, ahuris par ce cri. Dona Joana se pencha encore
plus, les yeux grands ouverts, retenant son souffle.
« Allons-y », fit le cipaye.
La voix de Jacinto rompit la tension, les hommes relevèrent
la tête, dona Joana poussa un soupir. Et la correction se
poursuivit, une fois que le cipaye eut nettoyé le sang qui

393
teignait la férule. Il avait trouvé moyen entre-temps de glisser
au prisonnier qu’il allait essayer de faire doucement, mais que
surtout il continuât à crier, pour que l’homme blanc ne se
doutât de rien. Le prisonnier trembla en apercevant ses mains
rouges de sang, mais il détourna le visage, et les tendit à la
férule, en criant à chaque coup, bien que Jacinto tapât moins
fort, maintenant. Mais la baguette atteignit soudain la plaie
en sang. La victime poussa un hurlement, et se jeta, mains en
avant, sur le cipaye.
— Lâche-moi, dit Jacinto.
— Je te donne tout, tout, Jacinto.
— Imbécile ! Lâche-moi, mais lâche donc ! », criait le cipaye
en rage, voulant étouffer ces offres lancées à tous les vents.
— Le porc, Jacinto, tout.
— Imbécile, où est le coton ?
Le prisonnier sentit la colère du garde à travers la violence
redoublée des coups, et il devint comme fou. Il secouait les bras
au-dessüs de la tête, frappait le sol rougi de ses pieds, puis se
mit à hurler, en injuriant l’homme blanc.
« Il est fou », cria un homme dans la foule.
Les chefs hochaient la tête. On entendait des pleurs de
femme.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Il dit qu’il n’a pas volé, chef, s’empressa de répondre
Jacinto.
— Bandit ! Et l’aspirant s’appuya contre la porte : Vas-y plus
fort.
La férule coupa l’espace en vrombissant, et atteignit la main
en plein ; le sang gicla sur l’uniforme de Jacinto. Le prisonnier
tomba à genoux devant le cipaye : « Marna, marna iame.1 »

(Virage, 1962, Editions Gallimard, Paris)

Souvenirs d’un soldat

Tipoia ralluma sa pipe, ses pensées continuant à errer dans le


passé.
L’aventure l’attendait sur les bords du Cuango. Ce furent
alors quinze années de guerre et de marches, tuant, incendiant,
buvant du vin de palme, dansant des batouques sur le sol de
cendre et de sang des villages pris d’assaut.
L’un après l’autre, lui revenaient à la mémoire les noms des

1. Mère, ma mère.

394
officiers sous lesquels il avait servi dans son bel uniforme de
soldat. Il revit la tuerie de Luxica : ce jour-là ils étaient
quelques-uns sous les ordres du lieutenant Macedo, en train de
couper du bois, quand ils furent tout à coup surpris par la tribu
du « soba » Calendende. Les indigènes avaient mis le feu par¬
tout. Les soldats avaient retrouvé leur camp calciné : tous,
Blancs et Noirs, avaient péri. Le lieutenant était mort sous
ses yeux. De tous côtés, des hommes en pagne, tiraient sur les
soldats à coups de tromblon, ou avec des flèches. Lui, Tipoia,
avait couru comme un fou, pour prévenir les Blancs à Cuilo.
D’autres soldats l’y avaient rejoint, affamés, en loques, qui
racontaient que le « soba » Calendende avait bu du vin de
palme à même le crâne du lieutenant.
Et douze années se passèrent alors en guerres incessantes, car
les Blancs voulaient à tout prix venger l’officier. Blancs ou
Noirs, les soldats avaient parcouru les villages à la recherche de
Calendende. On assommait les prisonniers pour les faire parler,
mais personne ne savait où se cachait le grand chef. De
longues marches, de durs combats, et pas de Calendende.
Comme si on courait derrière un fantôme. Et un jour, ils
avaient atteint les montagnes aux villages perchés, près du
Congo Belge. C’étaient les terres de Calendende. La lutte
avait été dure, mais le « soba » ne s’était pas rendu. Il avait
emporté de l’autre côté de la frontière le crâne de l’homme
blanc, et tout son peuple, rempli de nostalgie, avait pleuré son
départ. Il ne reviendrait plus sur les montagnes de Luangue, il
ne chasserait plus dans les plaines du Cuilo. Mais ce peuple
vaincu n’oubliait pas le nom de son grand « soba ». Le seul
Blanc à l’avoir aperçu, disait-on, avait ouvert de si grands yeux,
qu’il en était mort. Et pour tous les autres qui avaient couru à
ses trousses pendant douze ans, il n’avait été rien d autre qu un
nom. Calendende, c’était toute l’histoire de ce dernier coin de
terre enfin conquis par cette chaude journée de septembre
1920, où le tam-tam de guerre s’était tu, tandis que le soldat
Tipoia faisait monter le drapeau portugais sur la frontière luso-
belge.
(ibidem)

Haïti

JEAN-CLAUDE BAJEUX Haïti est certes indépendante depuis


1804. Sa littérature n’en demeure
pas moins jusqu’à ce jour combattante. Aux problèmes raciaux se sont

395
substitués les problèmes sociaux. Victime autant sinon plus que les Antilles
et la Guyane françaises, de régimes qui l’exploitent et le briment, le peu¬
ple haïtien n’a cessé d’inspirer aux poètes et aux romanciers de ce pays de
Roumain à Alexis, de Brièrre à J. C. Bajeux, de Depestre à Bissainthe et
Davertige la colère, l’amertume et l’espoir de la révolution. Bajeux est un
militant de la justice et de la liberté, en exil, comme tant d’autres pour
lesquels a parlé Depestre : « Haïti, il y a des centaines d’années que j’écris
ce nom sur le sable, et la mer toujours l’efface ».

Les retardataires

Serons-nous toujours les parias des humains


en queue de colonne à perdre la piste des pèlerins
à la table de famille toujours en retard
réduits à chasser les miettes qui tombent au parquet
le train est parti et il ne reste plus qu’à courir après
la fête est finie et il faut rentrer à la maison
sur les chemins nous avons flâné et la porte est fermée
la cité sans nous se construit et nous voici requis
pour amuser les satisfaits et faire pleurer les nantis
exhiber nos muscles et nos tristes mélopées
le blanc des yeux et nos voix râpées

tout le jour nous n’avons rien fait et la nuit est notre


destin

BON DIEU BON


Entendez-vous le long des chemins rouges
le sourd martèlement des pieds nus
ils passent les ouvriers de la dernière heure
nous porterons des fleurs à la fête de l’homme
le ciment à la jointure des pierres
Entendez-vous le joyeux cliquetis des truelles ?
(inédit, février 1961)

Ma fidélité

Ma fidélité
a renversé le sens des choses
a troué la façade
et fait jaillir la sève
Sa foreuse a sondé les profondeurs noirâtres
et découvert le puits
dans l’émerveillement.

396
le goût enfin retrouvé
le sens redonné
l’unité aperçue
au bout de la main
comme cette mangue que le soleil a remplie de couleur et de
sucre

Ma fidélité
est virilité
dans l’engagement de toutes les forces
ma fidélité qui m’a jeté par terre
qui m’a lié
qui m’a trituré
a fait jaillir dans la splendeur d’une fusée
la fleur sans cassure
le fruit sans défaut
que la liberté
porte à bouts de bras.
(inédit)

La Guyane française

BERTENE JUMINER — Encore un médecin-romancier, comme


J. S. Alexis. Jumincr est guyanais et
exerce son métier en Tunisie. Dans Les bâtards, il diagnostique avec luci¬
dité les tares de la société guyanaise où se sont accumulés les abus du
colonialisme, les stigmates de l’esclave et cette malédiction supplémentaire
que constitua trop longtemps la présence à Cayenne de ces rebus de la
société européenne : les bagnards.
Juminer attire l’attention sur ce nœud particulièrement complexe et mal
connu qu’est la Guyane d’aujourd’hui, et en donne un tableau authentique
qui aidera, nous l’espérons, la France comme la Guyane elle-même a
trouver les solutions qui s’imposent d’urgence.
Œuvres : Les Bâtards, roman, - Au seuil d’un nouveau cri, roman.

Au seuil d’un nouveau cri se compose de deux nouvelles très élaborées.


La seconde a le mérite de poser en termes à la fois profonds et poétiques
le délicat problème du couple mixte, et quelle lutte contre le milieu social
doivent encore livrer le Noir et la Blanche qui s’aiment.

La maison' était maintenant, menaçante, au bout de la nuit.


Tu la devinais froidement ravisseuse, complice d’une imminence
dont tu serais la cause et non point le témoin, elle happerait
une Véronique consentante, à peine évadée de toi, s’en allant

1. I^a maison de Véronique, où l’attend sa famille qui, de toutes ses


forces, s’oppose à son union.

397
tenir tête à un groupe à court de chantage d’armes décisives,
mais décidé à imposer sa suprématie contestée.
Ensemble, vous étiez deux élus ; séparés, deux victimes ; mais
Véronique plus que toi s’apprêtait à subir une épreuve cuisante.
Après la séparation, tu pâtirais d’une solitude chargée de
doutes ; elle se heurterait à des présences chargées de certitu¬
des inquiétantes, douloureuses. Tu la serras contre toi comme
pour lui signifier l’inexprimable, et toujours aussi souple, aban¬
donnée, elle obéissait, se lovait au creux de ton épaule, éton¬
namment belle à lever les yeux vers toi à chaque lueur fugace
d’un lampadaire. Jamais vous n’aviez fait de serments, consenti
à mettre des mots sur cet élan splendide vous poussant l’un
vers l’autre et nourri d’une fulgurance indicible, installée au
plus profond de vous-mêmes.
Soudain elle se crispa. Elle avait vu la menace et voulait
t’épargner.
— Laisse-moi ici ! te dit-elle, angoissée.
Alors, à ton tour, tu découvris la menace campée devant la
grille.
— Qui est-ce ?
— Mon père.
Tu voulus crâner, avancer encore, mais elle te retint, te
supplia.
— Non. Séparons-nous ici. Je ne veux pas que tu viennes, que tu
entendes ce qu’il va me dire. Non, va-t’en !
En insistant, tu l’obligeais à dire des mots qui lui faisaient
mal, à t’infliger une humiliation qu’elle ressentait autant que
toi. Les yeux humides, elle te lâcha, te distança, marcha d’un
pas ferme vers son châtiment, vers ta honte. Quand on la
maltraitait, c’était à ta race qu’on s’en prenait, pour qu’elle en
eût honte et honte de toi du même coup.
Malgré elle, tu voulus aller vers ce père de mieux en mieux
distinct et qui n’avait pas l’air d’être seulement sorti prendre
le frais devant sa ville. Il te fallait entendre ce qu’il dirait,
voir ce qu’il ferait. En quelques enjambées, tu rattrapas Véro¬
nique.
— Ecoute ! Nous devons faire face, montrer que nous sommes
purs !
L’homme vous attendait toujours sans bouger, fort de son
bon droit. Peut-être n’était-il pas foncièrement raciste au
point de te hair ; mais n’était-ce pas trop demander que
d’exposer sa fille à ta semence? A ce moment tu pensas
rapidement à Esther, à tous les juifs, à tous les nègres, à toutes
les victimes qui s’interrogent, attendent du ciel et d’autrui une
larme d’humilité.
398
Véronique s’arrêta comme électrisée, te regarda bien en face
en tournant le dos à la menace.
— Oui, nous devons montrer que nous sommes purs, te dit-elle
en plaquant ses lèvres contre les tiennes.
Quand elle te relâcha l’homme était sur vous ; une main la
happa, une autre la gifla. Elle cria, et ce cri, cette douleur,
c’était pour toi, à cause de toi qui restais là pétrifié, impuis¬
sant. A la seconde gifle, elle trébucha et recula en titubant
vers le mur d’enceinte. Etait-ce toi qui parlais?
— Voyons, monsieur !
— Toi le nègre, fous-nous la paix !
Tu n’étais qu’un nègre qui avait osé séduire sa fille, l’embrasser
devant lui de ta grosse lippe repoussante, promener sur elle tes
grosses pattes ; un nègre qui avait dû déjà la préparer, l’initier
aux pratiques lubriques de ta race. Toi le nègre, fous-nous la
paix ! En une phrase, tout avait été consommé : il t’avait
tutoyé, et tu t’étais senti écrasé sous l’énorme masse de ta
couleur ; il t’avait formellement enjoint d’aller te faire pendre
ailleurs, fait sentir que tu étais de trop, repoussé comme un
démon, loin d’eux, bibliquement. Et dans ton recul, tu butais sur
quelqu’un ; à peine retourné, tu recevais en plein visage le poing
et l’insulte du petit moustachu1.
— Sale nègre !
Tout était désormais clarifié : le nègre battu s’encastrait
dans son alvéole de boue, au ras du sol. Tu avais affiché cou¬
leur et sensualité ; en échange pleuvaient coups et insultes. Que
te fallait-il de plus ? Les crachats du jeune homme qui, loin de
baisser sa garde, sautillait ridiculement devant toi ?
Une sapidité âcre t’emplit la bouche ; tes lèvres qui, tout à
l’heure encore, s’étaient écrasées contre d’autres lèvres sai¬
gnaient à présent. Alors tu frappas fort, sec, et le jeune
énergumène plia les genoux ; tu t’apprêtais à lui porter un
nouveau coup quand une chose lourde s’abattit sur tes épaules ;
et te voici par terre, te protégeant le visage, tandis que des
talons, des pointes ferrées te pétrissent violemment les flancs
et que les cris stridents de Véronique implorent ta grâce en te
meurtrissant les oreilles.
— Assez ! Assez !... Pierre, mon chéri !
Mon chéri. Ces mots inacceptables stoppèrent les agresseurs
qui se tournèrent vers elle :
— Vas-tu te taire ?
N’ayant pas été touché à la tête, tu te relevas vite ; tu
attrapas le jeune homme par le col et le retournas ; avant qu’il

1. Frère du premier fiancé de Véronique.

399
pût esquisser le moindre geste, un large crochet l’envoyait
s’écrouler dans le ruisseau, tandis qu’au sortir de l’impact ton
poing sembla être passé dans un laminoir. Où avais-tu puisé
cette puissance soudaine ? Au bruit mat d’une tête heurtant
l’arête de ciment, tu craignis d’être devenu un meurtrier, et une
sorte de roulis nauséeux t’enveloppa.
Des volets s’ouvraient avec fracas, des gens se parlaient aux
fenêtres : « N’avez-vous pas entendu crier ? Il y a quelqu’un par
terre ! ». L’inévitable scandale se précisait : le nègre et la
Blanche, jazz, viol, règlement de comptes ; un tableau complet
de malédiction. Mais il n’y aurait ni procès ni exécution ; le
jeune homme n’était qu’évanoui. Tout se saurait pourtant, dans
ce quartier périphérique, gros village s’incrustant dans la cité.
On saurait qu’un nègre était venu jusqu’ici porter la subversion,
menacer, entamer et pourrir. L’ingrat !
(Au seuil d’un nouveau cri,
Editions de Présence Africaine, Paris)

Les Antilles françaises

Les Antilles sont toujours des départements français. Après


trente ans de lutte pour la liberté et l’égalité de son peuple —
ces droits de l’homme, n’est-ce pas, les plus inviolables ? — la
voix de Césaire s’enroue et sa dernière pièce comme son dernier
recueil de poèmes rendent un son plus tragique que jadis.
Car les « ferrements » pèsent toujours aux pieds des anciens
esclaves « à peine un peu moins écœurés au tangage » et Césaire
demande aujourd’hui, plus amèrement « quand donc mon peuple
poseras-tu sur tes épaules une tête bien tienne, quand donc
cesseras-tu d’être le jouet du carnaval des autres ? »
Quant à La tragédie du roi Christophe si elle est bien
davantage le miroir des indépendances africaines que celui des
Antilles, si elle pose hardiment les problèmes de la décolonisa¬
tion, elle est aussi la tragédie de Césaire lui-même qui échoue à
inculquer à son peuple la force révolutionnaire qui lui est néces¬
saire afin « d’annuler le négrier » une fois pour toutes. Le roi
Christophe, ce premier roi nègre du Nouveau Monde, cet ancien
esclave, puis soldat de Toussaint Louverture, puis monarque
d’Haïti, est le symbole même de l’effort surhumain qu’il faut
pour « tout rebâtir et refaire l’homme » aux Antilles où aujour-
d hui, comme jadis « à pelletées de petits larbins, à pelletées
de petitesse on écrase le Grand Rebelle », les Antilles où le
Noir est prêt à se vendre lui-même, à vendre sa liberté contre

400
la sécurité, comme Saiil dans la Bible, ses droits d’aînesse
contre un plat de lentilles.
Cependant les Africains verront dans cette pièce une ré¬
flexion sévère sur leur situation actuelle et un appel au courage,
au travail, à l’unité.

AIME CES AIRE — U importe donc de reparler ici de Césaire, car


son influence ne cesse de grandir sur les intel¬
lectuels africains.
Césaire a écrit une autre pièce, plus près de l’événement, et qui
s’intitule : Une Saison au Congo qui retrace et interprète la tragédie de
Lumumba selon le mythe césairien du chef-prophète assassiné. Une Saison
au Congo a été créée à Bruxelles, en mars 1967, par la compagnie du
Théâtre vivant, puis par la compagnie de Jean-Marie Serreau qui créa
aussi Une Tempête.

Hors des jours étrangers

Quand donc
mon peuple
quand
hors des jours étrangers
germeras-tu une tête bien tienne sur tes épaules renouées
et ta parole
le congé dépêché aux traîtres
aux maîtres
le pain restitué la terre lavée
la terre donnée

quand
quand donc cesseras-tu d’être le jouet sombre
au carnaval des autres
ou dans les champs d’autrui
l’épouvantail désuet

demain
à quand demain mon peuple
la déroute mercenaire
finie la fête

mais la rougeur de l’est au cœur de balisier

peuple de mauvais sommeil rompu


peuple d’abîmes remontés

401
peuple de cauchemars domptés
peuple nocturne amant des fureurs du tonnerre
demain plus haut plus doux plus large

et la houle torrentielle des terres


à la charrue salubre de l’orage.

(Ferrements, Editions du Seuil, Paris)

C’est moi-même, terreur, c’est moi-même

Les rêves échoués desséchés font au ras de la gueule des rivières


de formidables tas d’ossements muets
les espoirs trop rapides rampent scrupuleusement
pn serpents apprivoisés
on ne part pas on ne part jamais
pour ma part en île je me suis arrêté fidèle
debout comme le prêtre Jehan un peu de biais sur la mer
et sculpté au niveau du museau des vagues et de la fiente des
oiseaux
choses choses c’est à vous que je donne
ma folle face de violence déchirée dans les profondeurs du
tourbillon
ma face tendre d’anses fragiles où tiédissent les lymphes
c’est moi-même terreur c’est moi-même
le frère de ce volcan qui certain sans mot dire
rumine un je ne sais quoi de sûr
et le passage aussi pour les oiseaux du vent
qui s’arrêtent souvent s’endormir une saison
c’est toi-même douceur c’est toi-même
traversé de l’épée éternelle
et tout le jour avançant
marqué du fer rouge de choses sombrées
et du soleil remémoré.
(ibidem)

402
An neuf1

Les hommes ont taillé dans leurs tourments une fleur


qu’ils ont juchée sur les hauts plateaux de leur face
la faim leur fait un dais
une image se dissout dans leur dernière larme
ils ont bu jusqu’à l’horreur féroce
les monstres rythmés par les écumes

En ce temps-là
il y eut une
inoubliable
métamorphose

les chevaux ruaient un peu de rêve sur leurs sabots


de gros nuages d’incendie s’arrondirent en champignon
sur toutes les places publiques
ce fut une peste merveilleuse
sur les trottoirs les moindres réverbères tournaient leur
tête de phare
quand à l’avenir anophèle vapeur brûlante il sifflait
dans les jardins

En ce temps-là
le mot ondée
Et le mot sol meuble
Le mot aube
et le mot copeaux
conspirèrent pour la première fois

Des forêts naquirent aux borinages


et des péniches sur les canaux de l’air
et du salpêtre rouge des blessés sur le pavé
il naquit des arums au-delà des fillettes

Ce fut l’année où les germes de l’homme se choisirent


dans l’homme le tendre pas d’un cœur nouveau.
(Soleil cou coupé, Editions du Seuil, Paris)

Je demande trop aux nègres T


Christophe — Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez
aux nègres, Madame ! S’il y a une chose qui, autant que les
1. Ces poèmes ont été expliqués dans un ouvrage sur Césaire paru à
Présence Africaine.
2. Christophe a mis tout son peuple au travail forcé. Sa femme lui
reproche de trop demander aux hommes.

403
propos des esclavagistes, m’irrite, c’est d’entendre nos phi¬
lanthropes clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que
tous les hommes sont des hommes et qu’il n’y a ni blancs
ni noirs. C’est penser à son aise, et hors du monde, Ma¬
dame. Tous les hommes ont mêmes droits. J’y souscris. Mais
du commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d’au¬
tres. Là est l’inégalité. Une inégalité de sommations, com¬
prenez-vous ? A qui fera-t-on croire que tous les hommes,
je dis tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont
connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif rava¬
lement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous,
ils ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l’omni-niant cra¬
chat ! Nous seuls, Madame, vous m’entendez, nous seuls, les
nègres ! Alors au fond de la fosse ! C’est bien ainsi que je
l’entends. Au plus bas de la fosse. C’est là que nous crions ;
de là que nous aspirons à l’air, à la lumière, au soleil. Et
si nous voulons remonter, voyez comme s’imposent à nous,
le pied qui s’arc-boute, le muscle qui se tend, les dents qui
se serrent, la tête, oh ! la tête, large et froide ! Et voilà
pourquoi il faut en demander aux nègres plus qu’aux autres,
plus de travail, plus de foi, plus d’enthousiasme, un pas, un
autre pas, encore un autre pas et tenir gagné chaque pas !
C’est d’une remontée jamais vue que je parle, Messieurs, et
malheur à celui dont le pied flanche !
Ah ! je demande trop aux nègres ?
(Sursautant)
Tenez ! Ecoutez ! Quelque part dans la nuit, le tam-tam
bat... Quelque part dans la nuit, mon peuple danse... Et c’est
tous les jours comme ça... Tous les soirs... L’ocelot est dans
le buisson, le rôdeur à nos portes, le chasseur d’hommes à
l’affût, avec son fusil, son filet, sa muselière ; le piège est
prêt, le crime de nos persécuteurs nous cerne les talons, et
mon peuple danse !
(Suppliant)
Mais qui
qui donc
m’offrira
plus qu’une litanie de prêtre, plus qu’un éloge versifié,
plus qu’un boniment de parasite, plus que les prudences
d’une femme, je dis quelque chose qui ce peuple au travail
mette quelque chose qui éduque
non qui édifie ce peuple ?
Martial Besse (l’ingénieur) — Majesté, constituer à un peuple un
patrimoine, son patrimoine à lui

404
de beauté, de force, d’assurance
je ne vois pas d’œuvre plus digne d’un « paraclet », celui qui
le hélant
appelle un peuple à sa limite
le réveillant à sa force occulte !
Christophe — Merci, Martial Besse... Merci... je retiens
votre idée : un patrimoine. A ceci près que je dirai plutôt
un patrimoine d’énergie et d’orgueil. D’orgueil, pourquoi
pas ? Regardez cette poitrine gonflée de la terre1, la terre
qui se concentre et s’étire, se déprenant de son sommeil, le
premier pas hors-chaos, la première marche du ciel !
Martial Besse — Majesté, à bâtir, ce sont d’effroyables pentes !
Christophe — Précisément, ce peuple doit se procurer, vou¬
loir, réussir quelque chose d’impossible ! contre le Sort, contre
l’Histoire, contre la nature, ah ! ah ! l’insolite attentat de nos
mains nues ! Porté par nos mains blessées, le défi insensé !
Sur cette montagne, la rare pierre d’angle, le fondement
ferme, le bloc éprouvé ! Assaut du ciel ou reposoir du so¬
leil, je ne sais, la première charge au matin de la relève !
Regardez, Besse. Imaginez, sur cette peu commune plate¬
forme, tournée vers le nord magnétique, cent trente pieds
de haut. Vingt d’épaisseur, les murs, chaux et cendre de
bagasse, chaux et sang de taureau, une citadelle ! Pas un
palais. Pas un château-fort pour protéger mon bien-tenant.
Je dis la citadelle, la liberté de tout un peuple. Bâtie par le
peuple tout entier, hommes et femmes, enfants et veillards,
bâtie pour le peuple tout entier ! Voyez, sa tête est dans
les nuages, ses pieds creusent l’abîme, ses bouches crachent
la mitraille jusqu’au large des mers, jusqu’au fond des val¬
lées, c’est une ville, une forteresse, un lourd cuirassé de
pierre... Inexpugnable, Besse, inexpugnable ! Mais oui, ingé¬
nieur, à chaque peuple ses monuments ! A ce peuple qu’on
voulut à genoux, il fallait un monument qui le mît debout. Le
voici ! Surgie ! Vigie !
(La tragédie du roi Christophe, acte I, fin,
Editions de Présence Africaine, Paris)

1. Christophe montre de la main la montagne abrupte sur laquelle il


va faire construire la forteresse.

405
Quatrième partie

LA DEUXIÈME DÉCENNIE
DES INDÉPENDANCES
VIII

Le contexte historique

Nous avions arrêté cette anthologie-histoire de la littérature négro-


africaine en 1968. Nous la reprenons donc à partir de cette date, et
sommes obligés de la situer dans le contexte des nombreux
événements qui ont agité le continent noir. L'euphorie des
Indépendances n a duré que quelques années, et bien vite, l'on dut
déchanter. Certains pays ont su garder un équilibre, améliorer
parfois leurs niveaux de vie, ou tout au moins, conserver la paix
intérieure. Mais tant d autres, hélas, se sont heurtés à des obstacles
de toutes espèces, sur les plans social, économique, politique !
Coups d Etat militaires en cascade, guerres de sécessions, guerres
frontalières, guerres d'indépendance pour l’Angola, le Mozambi¬
que, le Cap Vert, guerre d’indépendance de la Rhodésie... et puis,
toujours, l'abcès sud-africain. L’Afrique déchirée.
Puis les dictatures et les boursouflures des pouvoirs arbitraires,
les Bokassa, les ldi Amin, les Ojukwu, les Macias Nguema. Les
répressions, les corruptions, les richesses des Etats détournées au
profit de hauts fonctionnaires. Puis les appels à l'aide internationale
pour renflouer les budgets en faillite, la quête ardente de l'argent
frais pour réinjecter la vie aux pays exsangues. Cependant que les
voleurs de haut rang plaçaient leurs milliards en toute hâte en
Suisse, aux Bahamas ou sur la Côte d'Azur !
pour que rien n y manque, voici la sécheresse. Depuis
dans tout le Sahel, ce sont les pluies qui se raréfient, les
rivières qui s assèchent, les fleuves dont le débit diminue... avec des
saisons de pointe chaque année, dont le sinistre symbole fut cette
photo du journal Jeune Afrique : sur la terre rase et craquelée, le
cadavre d une vache squelettique... Les troupeaux meurent à grande
vifme depuis le Sénégal jusqu'au Nord Cameroun en traversant
Mali, Haute-Volta, Niger, Nigeria. Les hommes meurent avec eux
ou fuient vers les villes. Puis cela continue sur le Tchad, l'Ethiopie
(100 000 morts en 1973), la Somalie ; et à présent sur la Tanzanie
l Ouganda.

408
Ouganda 1980 : au Nord du pays, c'était la famine la plus atroce.
Le Sud se portait bien, merci ! — Ouganda 1981 : le Fonds
monétaire international impose au pays “la vérité des prix
dévaluation de 1 000 % ! Cette fois-ci, tout le monde plonge : le
pays est ruiné, plus de pétrole, plus d’importations, il va falloir
vraiment se débrouiller ! On ne peut pas vivre éternellement avec
l'argent étranger. Les monnaies africaines sont soutenues par la
France, l’Angleterre, l’Amérique ou l'URSS, et les budgets
renfloués tant qu'ils sont renflouables.
Car la gabégie a ses limites, et elle ne fait l affaire des compagnies
intercontinentales qui exploitent les pays africains qu aussi long¬
temps que l'infrastructure demeure suffisante (routes, chemins de
fer, pièces de rechange, combustible, etc.) et que l organisation et la
sécurité sont assurées. Sinon le pays exploité devient pays assisté,
donc charge inutile. L'impérialisme n a pas de coeur. Les
gouvernements africains l’avaient-ils oublié ? Le capitalisme inter¬
national a besoin d’ordre public, d’honnêteté bancaire, de parte¬
naires intègres, de populations qui travaillent et surtout produisent.
Comment faire de l’industrie agro-alimentaire dans un pays où les
paysans fuient la campagne et où les dirigeants détournent les
capitaux ? Impossible. Ou alors, il faut recoloniser... sur le mode
de l’Amérique du Sud !
Ceci n’est qu'un panorama tragique, et tous les pays d Afrique
n’en sont pas à cette extrémité. Mais beaucoup sont sur la pente ; la
crise mondiale aidant, bien sûr, avec la montée des prix et
L’inflation. L'Afrique a mangé son pain blanc sans souci durant la
première décennie. Voici le temps des vaches maigres et des
politiques d'austérité, pour ceux qui ont compris, et s'il en est encore
temps. Voilà pourquoi Abdou Diouf appelle en consultation cet
oiseau de mauvais augure qui se nomme René Dumont, I agronome
de L’Afrique noire est mal partie, ce spécialiste de l’économie des
pays sous-développés, qui dit la vérité depuis vingt ans, mais que
personne ne voulut entendre... en 1962.

409
IX

Le théâtre depuis 1968

Voici donc un tableau trop rapide et forcément très schématisé du


continent, pour permettre de situer et de comprendre le tournant
amorcé par les écrivains africains à partir de 1968. Car il v a un
tournant, c'est incontestable. C'est l'occasion une fois de plus de
prouver que la littérature reste pour l'Afrique un bon miroir des
sociétés “en situation”, comme aurait dit Sartre.
Le roman et la nouvelle, ces genres qui collent de près à la réalité,
ont pris nettement le pas sur la poésie.
Quant au théâtre, on écrit beaucoup, certes, mais seul Bernard
Dadié (1) s'est affirmé comme dramaturge de premier plan. Il v a
floraison de pièces historiques sur le passsé africain, pièces souvent
nostalgiques, dans I optique “négritude”. Elles sont rarement
bonnes. Il faut faire exception pour L'Exil d’Albouri de Cheik
Ndao et Béatrice du Congo de Bernard Dadié, qui sont devenus
deux classiques.
Une autre veine est celle du théâtre satirique. Là, on note plus de
réussites. Signalons Monsieur Tôgô-gnini de Dadié ; Trois préten¬
dants, un mari du Camerounais Guillaume Oyono, et surtout
L'Œil du professeur ivoirien Zadi Zaourou, sans oublier les pièces
du Congolais Guy Menga et de cet Antillais ivoirisé, Eugène
Dervain : Les Termites seule pièce jouées par les étudiants
d Abidjan, mais il a écrit au moins cinq pièces excellentes qui ne
furent jamais publiées. (2)

1. La meilleure étude sur Dadié est la thèse de Barthélemy Kotchy.


2. Il faut signaler aussi « Samba Seytane » de Edge Diop. suivi, au
Senegal, par une multiplication assez recente de pièces en wolof dont la
creation tut, au départ, encouragée par Morisseau Leroy le Haïtien.
En Côte d’ivoire il existe toute une recherche de théâtre improvisé dont
le « c est quoi même » de Sidiki Bakaba fut une réussite surprenante C'est
peut-etre la voie...

410
Certes, on pourrait citer beaucoup d'autres auteurs plus jeunes,
comme Bilal Fall, Lamine Sali, Ibrahima Sali, mais ces deux
dernieurs se sont mieux exprimés dans le genre de la nouvelle et
dans la poésie. L’avenir du théâtre en Afrique ? — Très grand, je
pense. Mais la place nous manque ici pour en donner des extraits.
De plus, je suis assez de l’avis de Cheik Ndao : les jeunes auteurs
doivent davantage travailler le style et la construction de leurs
pièces. Si on examine toute la collection de théâtre africain qui est
parue chez Oswald et à l'Ocora (Office de coopération radiophoni¬
que), on est frappé par le nombre de médiocrités. A part les
Antillais Boukman (1) et Maryse Condé, à part les Africains
Soyinka, C. Ndao et Zadi, le reste est très faible.
Le nouveau théâtre africain francophone se cherche encore, de
même d'ailleurs que la poésie dont nous allons parler tout de suite.

1. 11 faut absolument voir le film magnifique West Indies que le cinéaste


Med Hondo a tiré de la pièce de Boukman, Les Négriers.

411
X

La poésie depuis 1968

Voici bien le genre littéraire qui, en Afrique francophone, a eu le


plus de difficultés à se dégager de l'influence des poètes de la
, Négritude ! Césaire et Senghor ont d'abord produit des dizaines
d’imitateurs plus ou moins conscients, mais, en tout cas, persuadés
que c’était comme cela qu'il fallait écrire, si l'on désirait être publié !
Constatant ce phénomène, nous avons édité dès 1967 une petite
anthologie de Neuf poètes camerounais qui essayaient de s'affran¬
chir tant des modèles européens que de ceux de la Négritude.
Mais poursuivant notre périple au Mali, puis en Côte-d’Ivoire et
au Sénégal, nous vîmes que le mal s’accentuait en allant vers
l’Ouest, trouvait son point culminant dans la patrie de Senghor. A
cette époque, seul Malick Fall essayait une autre manière, mais il n'a
jamais dépassé un premier recueil...
Nous créâmes, avec les Nouvelles Editions Africaines, la
Collection Woï : hélas, les manuscrits valables qui nous parve¬
naient arrivaient d'ailleurs. Des Haïtiens : Morisseau Leroy, avec
son magnifique Kasamansa, Gérard Chenêt, avec Les Poèmes de
Toubab Dialaw ; puis d'autres Africains : Yé Vinou et Jacques
Guégane, avec Poèmes voltaïques ; Fernando d’Almeida, du
Bénin etc. — mais comme il fallait aussi promouvoir la poésie
sénégalaise, on publia dans la collection des auteurs très faibles
mais nationaux. Et puis soudain, voici : Ibrahima Sali : Généra¬
tion spontanée, et Lamine Sali : Mante des aurores. Un son neuf,
une inspiration différente, la voix de l'Afrique réelle, de ses enfants
d’aujourd'hui. Ces poètes qui n’étaient jamais sortis du Sénégal
avaient quelque chose à dire qui n'avait pas encore été dit, et le don
du chant, et leur façon de chanter. Il a fallu attendre 1978 ! Dix-huit
ans !
Paradoxalement, le renouveau avait germé plus tôt et plus vite
vers l’Afrique centrale, loin des centres d'où rayonnait le Mouve¬
ment de la Négritude. Le Congo Brazza, le Zaïre et le Cameroun en

412
furent le terrain fertile. Le premier poète à être publié par les
Editions Clé de Yaoundé (où nous avions sorti la petite anthologie
citée plus haut) fut Jean-Baptiste Tati-Loutard en 1968 — il n'allait
plus s'arrêter. Du même Congo Brazza, Clé publia Maxime
Ndébéka, cependant que Makouta-Mboukou publiait chez Oswald
à Paris.
De l'autre côté du fleuve Congo, le professeur Mudimbe lançait
une collection, « Objectif 80 », vendue à très bon marché, où de
jeunes Zaïrois totalement inconnus s'exerçaient — avec des résultats
divers — à versifier en français. Leur seul point commun était qu'ils
n’étaient ni « classiques », ni senghoriens ni césairiens. Les essais de
poésie indépendante démarrèrent aussi au Cameroun et /'Associa¬
tion des Ecrivains Camerounais, dirigée par René Philombe réalisa
vers 1969 une anthologie présentant des styles très variés.
Malgré tous ces efforts, la moisson reste maigre, les poètes ont
souvent le souffle court, et rien n'annonce une grande vague ou une
grande école du niveau du Mouvement de la Négritude.
Que peut-on dire aujourd’hui de la poésie africaine de langue
française ? Dans certains pays, elle stagne complètement. On ne sait
pas très bien à cause de quoi. Ainsi, en Côte d'ivoire, il n’y a guère
que Charles Nokan qui émerge. Et pourtant le pays est prospère...
autant que le Gabon d'où rien ne sort sur le plan poétique. En
Centrafrique, pas de poètes, ni au Tchad. Au Mali, il y a bien
Ascofare et Massa Makan Diabaté, mais le reste s’enlise toujours
dans le sous-Senghor. Au Niger, en Haute-Volta, à part la mince
plaquette publiée aux N.E.A., je ne vois rien... En Guinée, c'est
toujours le règne de la poésie-slogan liée au régime. Aux Togo et
Bénin, des prosateurs mais pas de poètes à signaler. Au Sénégal
enfin, c’est la situation que j’ai décrite plus haut : si l'on versifie
beaucoup, il y a 90 % d’impubliables. Dans ce pays par contre se
développe une poésie wolof écrite, qui ne trouve pas d'éditeur, mais
circule en ronéotypé et passe à la radio ; et celle-là est fort bonne et
ne demanderait qu'à être imprimée et traduite !
S'il fallait poser un diagnostic plus général à toute l'Afrique
francophone, on pourrait dire que depuis l'indépendance, la poésie
est le genre littéraire qui se porte le plus mal. Pourquoi ? Les raisons
sont sans doute multiples. Les écrivains semblent préférer le chemin
du roman et de la nouvelle, pour exprimer leurs nouveaux
problèmes.
Il faut dire que l'époque se prête mal au lyrisme, contrairement
aux années 50-60 où l'illusion soutenait l'enthousiasme des
Indépendances à venir.
Nous sommes « vingt ans après », comme le titre de ce roman
d'Alexandre Dumas (nègre aussi, je le rappelle). Et l'avenir n’est
pas rose pour l'Afrique traquée entre la guerre, la famine et

413
l’inflation. Il serait difficile à présent à un poète africain, quel que
soit son âge, d’écrire, en croyant à leur efficacité, ces incantations de
Césaire :

« Je n’ai pour arme que ma parole


je parle et j’éveille
je parle et je rends l’Afrique à elle-même
je parle et je rends l’Afrique au monde
je parle et attaquant à leur base
oppression et servitude
je rends possible pour la première fois possible
la fraternité. » 1

Aujourd’hui, vingt ans après, Kadima-Nzuji ne peut que


répondre par ce chant lucide et cruel :

« La puanteur vient de nos dents cariées


de nos bouches gorgées de mouches
à force de jongler avec des cris traversés de silence
à force de vivre à contre-destin.
L’espace se réduit à notre finitude.
Nous avons trop misé sur des jours futurs
sur des matins improbables. »

Les peuples noirs ne se font plus d'illusions et les poètes pas


davantage. C’est peut-être pourquoi la poésie a mis son drapeau en
berne.
Voici cependant des échantillons de quelques vrais poètes
africains de 1981

1. C’est avec ces beaux vers que le professeur Minyono-Nkodo termine


son essai sur Ferdinand Oyono (éditions St Paul).

414
Né au Congo-Brazza en 1939 et
J.-B. TATI-LOUTARD
professeur de lettres à l'Université de
son pays, il a publié en 1968 Les Poèmes de la mer, puis, dix ans après,
L'Envers du soleil. Les Racines congolaises. Les normes du temps, et deux
recueils de nouvelles. Chroniques congolaises et Nouvelles chroniques
congolaises. Ici nous parlerons du poète qui inaugure une voie nouvelle qui
semble ne pas devoir grand-chose à la génération précédente, et même pas à
Tchicaya ou Maunick, déjà mondialement connus. Des poèmes assez courts,
très enracinés dans la terre, la nature congolaise ; un lyrisme discret qui
contraste avec la verve débridée de Tchicaya : une très grande sensibilité qui
corrige souvent une tendance à l'intellectualisme, voire l'abstraction. Est-ce
affaire de tempérament, ou de prudence politique ? Il est difficile d'être
poète sous un régime qui connaît des hauts et des bas. L'intellectuel est
nécessairement suspect, on craint son jugement, on le tient à l'œil. Il parle,
cependant, et clair quand il le peut, ainsi qu'en témoignent les trois textes qui
suivent. Par ailleurs il est excellent prosateur et ses nouvelles prouvent qu'il a
bien deux cordes à son arc musical.

Cela me concerne

Là-haut le soleil n’en finit pas d’exploser


Et la lune de traire le soleil
Et de nous prodiguer son lait
Mois après mois jour après jour.
Ainsi va le monde qui depuis les pôles
Ne tourne plus rond sur ses coussinets de glace.
Mais c’est ainsi que Dieu roule son monde ;
C’est un pacte ancien dont je ne me mêle pas.
Mais toi mon frère qui n’en finis pas d’user
Tes mains à tirer le diable par la queue
Jour après jour mois après mois.
Puis-je te dire sans me coincer le cœur
Une seule fois dans l’entre-deux-jours :
« Ta misère est un pacte dont je ne me mêle pas ? »

La révolte gronde

Nous avons rompu avec le soleil :


Au point du jour seuls les oiseaux s’en vont
Vers les collines accueillir ses rayons.
Que se passe-t-il ? Quelles voix étranges
Craquellent le silence aux quatre coins de la ville ?
Quelle race oubliée dans les décombres du siècle
Surgit des masures où la misère traîne
L’herbe comme un chien jusqu’aux pas des portes ?

415
A-t-on vu jamais (hors saison) le ciel
se joindre à la terre ?
Voici que les nuages descendent du Mont-Soleil
Pour fleurir une foule qui hisse au bout des lèvres
Des cris aigus comme des couteaux de jet.
La ville regarde à travers un masque blême
La marche des Cavernicoles. La peur gagne :
Même le temps s’effarouche dans le clocher ;
On l’entend s’enfuir, sonnant aux pieds
ses anneaux de bronze.
La Révolte monte la Révolte gronde.
(Ed. L’Harmattan, Paris.)

MUKALA KADIMA-NZUJI — en ]?47 a“ Zaïre- Docteur en


lettres. A publie trois recueils de
poèmes dont le premier en 1969. C’est sans doute le poète le plus éminent de
la collection « Objectif 80 » qu’avait créée au Zaïre le professeur Mudimbe.
Kadima est bien un « Congolais ». Sa poésie rejoint celle de Tati-Loutard
et Tchicaya par sa communication intense avec l’environnement de
l’embouchure du Congo. N’est-ce pas le même, de part et d’autre du grand
fleuve jaune couvert de jacinthes d’eau ? Tornades et nuages lourds, la forêt
dense, et le soleil de plomb, dès qu’il ne pleut pas. Mais ce soleil éclaire un
Zaïre que Kadima déplore : la misère, la faim, la guerre, dans ce pays le plus
riche de l’Afrique. L’amour et l’espoir l’aident à vivre cependant. C’est un
auteur qui n’a pas atteint encore sa vitesse de croisière, son plein
épanouissement. Il se fait lentement, se cherche, « à petits pas de cicatrices
mal fermées », comme l'écrirait Césaire. Sa discrétion, sa réserve naturelle,
son esprit auto-critique sont sans doute les freins d’un lyrisme qui se veut
constamment contrôlé.
Œuvres poétiques : les Ressacs, Préludes à la terre, Redire les mots anciens.
Essais : J. Rabemananjara, l’homme et l’œuvre (Présence Africaine).
Origines et évolution de la littérature zaïroise francophone (thèse doctorat,
1979, Présence Africaine).

Gorgé de sang, de sang, du sang


des milliers d’âmes innocentes
couchées silencieuses inertes sans souffle
sur tes mottes de terre calcinée.
Mon peuple aux flancs poignardés
aux côtes brisées dans le carcan de la haine
ces soleils crispés qui tombent tombent tombent
sur ta face tatouée, dans tes yeux qui interrogent

416
si jamais reviendra
la paix des brousses natales !
Ces soleils crispés qui roulent éperdument
sur tes tempes brûlées
sur tes joues griffées
seraient-ils des perles de rosée en déroute
ou des larmes d’enfants sans père, ni mère
seraient-ils bruine ou averse,
ou goutte de sang qui tremble tremble tremble
sur nos faces et nos paumes écorchées ?
Là, dedans les forêts obscures bat encore
le sourd tam-tam le tam-tam sourd de la mort
éclatent des cris d’épouvante
enchevêtrés aux lourds nuages noirs
qui pèsent sur les villages.
Ah ! me revient toujours la triple mélopée
d’hommes morts, de cases en feu, de caillots de sang
et ces soleils crispés qui crient crient crient
— Lubila !
je les vois encore rouler éperdument
sur nos corps défigurés.
(Ed. St Germain-des-Prés, Paris — extrait de Redire les mots anciens)

Cet Ivoirien, docteur en sociologie, et né en


HARLES NOKAN 1936 a écrit déjà plusieurs œuvres toujours
>lus proches de la poésie que du genre officiellement annoncé ; amsi ses
omans : Violent était le vent et Les Malheurs de Tchako ou sa
Fokou Ses recueils de poèmes, par contre, se veulent reso ument engages
nais on pourrait leur reprocher d’être trop prosaïques. Les Voix des peuples
[1980) sont proches du slogan, comme son cadet Paul Dakeyo . je leu
préfère La Voix grave d’Ophimoï, ces brefs poemes de Nokan parus en 970
uù le chant et l'image sont présents et les apparentent un peu au Hai-Ka
japonais, sans rien enlever de leur accent révolutionnaire. On souhaite qu »
reprenne cette veine où transparaît son ame, son temperament personnel, et
où « passe » son extrême sensibilité.

Mon pays vient


d’accoucher d’une certaine indépendance.
Est-ce le crépuscule des colons et leurs collaborateurs .
Est-ce une aube nouvelle ?
N’y a-t-il pas des nuages
dans le ciel clair de la liberté ?
Mon pays vient
417
d accoucher d’une certaine indépendance,
et déjà son ventre porte une révolution.

C’est comme à Versailles


au temps de Louis XIV.
Le souffle du crépuscule
berce les fleurs rouges du jardin.
Par le petit trou de ma cellule.
Je vois, sur les tables, des moutons rôtis,
au bout de la Grande Allée des Mercedès endormies.
Je vois les putains dans leurs robes grises et pourpres,
dans leurs pagnes roses et bleus.
C’est'comme à Versailles
au temps du roi Louis.

Je suis pareil au chien


à qui l’on lance un os,
semblable au singe
à qui l’on jette des bananes pourries.
Les crocodiles avalent des poulets blancs,
ô gais crocodiles de la rivière verte !
(Ed. L'Harmattan. Paris

PAUL DAKEYO — Né en 1948 au Cameroun. Docteur en sociology


r, , ,, „ , A Publ,é Les Barbelés du matin, Le Cri plurie,
Chant d accusation. Soleils fusillés et J’appartiens au grand jour II est rr
sÏaUfric2eU/ ï ?«apologies consacrées respectivement à
j ; L Aube d un jour nouveau, et aux poètes du Camerour
oemes de demain. Il vit à Pans. Poète de combat, Paul Dakeyo se veu
resdument engagé dans toutes les luttes de libération (Angola. Afrique d
Sud, Palest,ne etc.) et ses écrits sont plus près du tract que du poème I

Snrèmsea^|aréen^aClneHmen, d3nS SO" ’err0ir' S‘ Sensible cbez Cati Kadima


choT i m qU1 rend SeS textes assez lmPersonnels. Sans doute est-ce u,
mCm.k h P j PeYvent servir pour chants de mobilisation pour tous le
maquis du monde Le politique semble sciemment avoirétouffé le
sentiments personnels et les recherches littéraires.

418
fous irons avec des fusils
’ortant la furie
it ma douleur
fous serons partout
e vous le jure
fous serons partout
"raquant le silence
usqu’à la justice
fos morts aussi
Ressuscités et dressés
Contre l’espace carcéral
■fous serons tous présents
"ace à la nuit putride
:rappant de porte en porte
Wec nos soleils
Resculptant les âmes brisées.
(Ed. St Germain-des-Prés. Paris.)

. .« . , . 4 . ,IXT17 c a i ï Né en 1951 à Kaolac, Sénégal.


AMADOU LAMINE SALL jeune auteur, a fait scs pre¬
niez écrits en prose : des nouvelles, fort bien construites d'ailleurs, et
Pleines d'intérêt. Et voilà tout d'un coup que. après quelques essais de
îoèmes assez médiocres, il jallit de lui. dans une grande coulée lyrique
ninterrompue, cette Mante des aurores (1979) qu'on acceptera sans
iiscuter aux éditions N.E.A. En un seul ouvrage, il se haussait au niveau
des Nokan, Tati-Loutard. Kadima-Nzuji. qui publiaient déjà depuis dix
ans. Est-ce un miracle dû à un état de grâce qui ne se produit qu une lois
le ne sais. Mais voici toujours quelques extraits de Mante-Manthie. cette
femme perdue à qui s’adresse le poète.

Où es-tu fille de la nuit


Les heures cavalent
Ht tu sais que je ne suis pas un tardif de la 13 heure
Car chez nous aux portes de la savane il est écrit que le
premier
Pilon est le germe fertile
Et te voilà perdue dans l’ombre entre le toucher et la rosee
Des langues
Et le néant se rit de mes appels balafrés
Où es-tu femme
Dans quel entrepôt du silence es-tu tapie
Et qui te fait l’amour ce soir de Mai

419
Hier j’ai prêté serment devant ton corps
Pourtant le sachant tourmenté comme mer battue
Hier seulement mes yeux
Parcouraient éperdus ta géométrie irréelle et parfaite
Hier seulement l’amour s’étageait dans ton regard
Et ton corps s’offrait droit tendu
A la droite violence de mon désir torse-nu
Je refuse de céder à la colère au désespoir aux larmes
Car je sais que tu es partie lourde de moi
Moi au plus profond de tes songes
Le temps est venu de vouer le doute aux orties
De proclamer l’amitié de Ferrante
Dans le silence porteur de vérité
Je partirai te chercher
Jusqu’aux lieux les plus reculés de l’énigme de l’étoile

Nous irons prier jusque tard dans la foi


Assis sur les nattes coraniques
Dans la cour des mosquées de raphia
Dans la fraîcheur de l’heure
Nos fronts longuement posés aux sommets des minarets
Parmi les oiseaux de lumière
Aux plumes tressées dans un ciel immaculé
Nous prierons
Nous prierons haut dans le silence des sourates chastes
Et quand l’horizon à plat ventre se relèvera de son
Coït ultime avec la nuit
Nous quitterons Dieu
Debout somnolents sur le dos des coupoles
Dans la grisaille du péché pardonné
Nous irons marcher longtemps sur les asphaltes humides
Nous serrerons le pouce de ceux que la lèpre a vaincus
Et sur leur paume solitaire
Nous poserons nos derniers sous.
(Nouvelles Editions Africaines.)

420
ArnsTlMHO vrTn_ Né le 17 septembre à Kaxicane. à soixante
PNILIU kilomètres de Luanda. Son père était
aasteur protestant et sa mère professeur. Etudes de médecine à Coimbra
[Portugal).
Neto a dû rester un combattant jusqu en 1978. date de 1 Indépendance
de l’Angola. Mario de Andrade en parle une première fois dans son
anthologie sur les poètes des colonies portugaises (1969). Mais ce n'est
qu’avec le recueil paru chez Delroisse (Paris) en 1980, Espérance sacrée
(1), que l’on réalise que Neto écrit depuis 1948.
Au début, des poèmes très simples, des vers brefs très près de la mélopée
africaine et de certains textes de Langston Hughes et Nicolas Guillèn. Ses
thèmes sont ceux de l'oppression coloniale et de la misère nègre sous toutes
ses formes. A cette époque, Neto fondait avec Amilcar Cabrai et Mario de
Andrade un Centre d’Etudes africaines au Portugal.
A partir de la guerre de libération de l’Angola, les poèmes de Neto
prennent de l’ampleur, ils appellent à la lutte, au rassemblement national,
à la mobilisation du peuple angolais. Et son style atteint alors le lyrisme de
Jacques Roumain, la force de Maiakovski.
11 faut avouer qu’il est très difficile de faire une poésie qui soit à la fois
populaire, militante, et qui chante, avec des mots comme « socialisation »
et « glorieuse entraide aux champs » ! Mao Tsé Toung s y était bien
essayé, mais sans grand succès : très vite, il tomba dans le slogan banal et
dans les notions abstraites. Dans ce genre périlleux, il faut citer le fameux
« Chant du départ » que Joseph Kessel avait composé pour la Résistance
pendant la guerre 39-45. Jacques Roumain (voir p. 50) y était aussi
magnifiquement parvenu, mais Bois d'ébène ne contient que quatre ou cinq
poèmes... .
Enfin, Morisseau-Leroy retrouve cette voie avec Kasamansa, et parfois
aussi René Philombe du Cameroun. Au Cap Vert et en Guinée Bissao.
depuis 1965 il y eut une poésie de combat éditée sur place et bénéficiant
d’une diffusion locale. Mais le maître de ce genre poétique reste,
actuellement pour le monde noir. Agostinho Neto. Peut-être parce que
chez lui poésie et action ne furent jamais séparées. Neto organisa la guerre
de libération sur place en Angola. Il devint tout de suite la cible des
Portugais et fut emprisonné à plusieurs reprises. C est alors que sa voix
remplaça sa personne, car ses poèmes circulaient en dépit des geôles et des
frontières. Ensuite, devant les réactions et les interventions internatio¬
nales, le Portugal fut obligé de le sortir de prison et l’assigna en résidence à
Lisbonne.
Aussitôt, Neto retournait en Afrique, aidé par ses amis qui organisèrent
son évasion. Et il ne cessa de mener la lutte concrètement à partir des pays
voisins de l’Angola, à la fois contre les Portugais et contre des nationalistes
qui voulaient le leadership en créant leurs propres partis : Roberto Holden
(F.N.L.A) et Savimbi (U.N.I.T.A.), soutenus par l’Afrique du Sud et par
les U.S.A. On craignait le marxisme de Neto et on voulut contrer le

1. 11 v a eu des éditions précédentes de ces poèmes mais en italien, en


portugais, en serbo-croate, en russe et en chinois !
Sagrade esperanza est éditée en portugais en 1973 par 1 Union des
Ecrivains Angolais.

421
soutien que lui apportaient l'U.R.S.S.. et Cuba. Entretemps. Amilcar
Cabrai était assassiné à Conakry. Neto. lui. parvint à survivre jusqu'à
l’Indépendance et fut nommé premier président de l'Angola libre. Ce
n’était que justice, n’était-il pas parmi les tout premiers fondateurs de la
conscience nationale ? Une maladie incurable devait l'emporter peu après.
Mais son parti reste au pouvoir, et même si cela devait changer, pour toute
l’Afrique, l’exemple de Neto sera éternel.

Construction et retrouvailles

L’heure venue
le peuple infatigable avance pour se retrouver
pour se redécouvrir
dans les mélodies et dans les odeurs ancestrales
dans le changement progressif des sacrifices aux dieux
dans les violences sacrées et les rites sociaux
dans la revivification et l’affectueuse adoration des morts
dans le respect des vivants
-dans les pratiques orgiaques de la naissance et de la mort
dans l’initiation de la vie et de l’amour

Retrouver l’Afrique dans un sourire

libres de tout servage libres de toute oppression libres

Se retrouver dans les camps de travail


dans la socialisation
dans la glorieuse entraide aux champs
dans les constructions
dans les parties de chasse
dans le collectivisme des catastrophes et des joies
dans la congrégation des bras pour travailler
se retrouver dans les traditions et dans les chemins magiques
dans la peur dans la fureur des rivières et des cataractes
dans la forêt dans la religion dans la philosophie
l’essence de la nouvelle vie de l’Afrique

Ressusciter l’homme
dans les explosions humaines jour après jour
dans la marimba le chingufo le quissange le tambour
dans le mouvement des bras et des corps
et dans l’accouplement sublime de la nuit avec la lune
de 1 ombre avec le feu de la chaleur avec la lumière.
(Ed. Delroisse.)

422
XI

Le Roman, la Nouvelle et l’Essai

Nous avons dit dans le chapitre ci-dessus que le théâtre africain se


cherche toujours, tandis que la poésie n'a pas encore trouvé son
second souffle. Par contre, le roman, la nouvelle et l'essai
connaissent un essor sans précédent.
Depuis 1968, avec d'une part Les Soleils des Indépendances de
Ahmadou Kourouma, et d'autre part Le Devoir de violence de
Yambo Ouologuem, un grand nombre de consciences négro-
africaines se sont exprimées, un grand nombre de langues se sont
déliées, un grand nombre d’écrivains se sont révélés, en abordant
avec courage et lucidité la situation politico-sociale de l'Afrique « en
voie de développement ».
Les noms abondent et je ne saurais les citer tous. Des romanciers
et nouvellistes ? E. Dongala, A. Fantouré, V. Mudimbe, Cheik
Ndao, W. Sassine, Massa M.Diabate, Francis Bebey, Henri Lopes,
Evembe, Guy Menga, G. Ngal, N. Rawiri, S. Labou Tansi,
Aminata Sow, Mariama Ba, Ibrahima Sali, Mbaye Gana Kebe,
Abdou Anta Ka, S. Bokoum, D. Oussou-Essui, M. Konaté, M.
Alpha Diarra, Pascal Couloubaly, Guillaume Oyono, B. Nanga, T.
Tchichelle, Idé Oumarou, M. Mvomo... Tous, à des degrés divers,
ont « pris le tournant ». C’est à dire que, ayant parfaitement
observé les problèmes africains survenus après les Indépendances,
ils refusent de rester figés sur la vision idéale de la Négritude (tout à
fait légitime en son temps ; voir première partie de cet ouvrage). Ils
préfèrent la vérité du témoignage sincère au prestige de « l'image de
marque » africaine qui était un peu le mot d’ordre de leurs aînés.
Et cette authenticité porte ses fruits, beaucoup de ces romans et de
ces nouvelles sont excellents. Les nouveaux écrivains ont tendance à
opter pour un style réaliste assez sobre et neutre, (sauf pour des
auteurs hyperdoués comme Mudimbe, Kourouma, Ouologuem,
Sassine, Dongala, Labou Tansi). Mais ce style laisse transparaître à
merveille toute la complexité des convulsions souvent tragi-
comiques de l'Afrique actuelle.

423
Pourquoi donc le roman semble-t-il aujourd'hui le meilleur
véhicule pour l’expression littéraire du monde noir, alors que Sartre
insistait il y a trente-cinq ans sur le rôle privilégié et révolutionnaire
de la poésie dans ce même monde noir ! Peut-être ici les théories de
Lukacs et Lucien Goldmann peuvent-elles fournir un essai
d’explication ? Le roman africain s'épanouirait parce que le roman
serait par excellence le genre de la « médiation » où les héros tentent
un compromis entre leur idéal et l'histoire concrète ; et la
dégradation du héros qui est entraînée par ce processus est aussi un
fidèle reflet de la dégradation de la société...
Ajoutons que ce « nouveau roman » africain est doublé par un
extraordinaire essor de la Nouvelle, qui développe les mêmes
thèmes, mais sur de plus brèves distances.
L’Anthologie de la Nouvelle sénégalaise, réalisée par feu Pierre
Klein, est un exemple convaincant de la vitalité de ce genre qui était
nettement mineur avant les indépendances. La nouvelle, cette
espèce de gros plan d’un événement ou d’un caractère, se prête à
tous les tons : caricatural, pamphlétaire, onirique, symbolique,
allusif, populiste, journalistique, etc. Sa capacité d’adaptation au
souffle (souvent bref) des jeunes auteurs, et son extrême variété
dans les registres qui permet des essais de styles très diversifiés, voilà
sans doute les raisons du succès de la nouvelle. La nouvelle se
publie plus aisément aussi dans une revue, un journal.
Enfin il faut préciser que roman et nouvelle, ces deux genres
florissants, sont stimulés par plusieurs facteurs :
En priorité, l’encadrement idéologique des essayistes qui écrivent
eux aussi, et beaucoup : J. Ki-Zerbo, A. Tevoedjre, Memel Fote,
Amady Ali Dieng, Pathé Diagne, Marcien Towa, Alpha Sow,
Stanislas Adotevi, Eboussi Boulaga, P. Hountondji, Youssouf
Guissé, G.L. Hazoumé, J-P. Ndiaye, Babacar Sine, M. Kalanda,
Mudimbe, B. Kotchy, B. Zadi, Niangoran, Wondji, Mveng, Th.
Obenga, J-M. Ela, Abiola Irele, Mohamadou Kane, Madior Diouf,
S.M. Cissoko, B. Barry, T. Diallo, S. Anozié, H. Aguessy, Njoh
Mouelle, Mbokolo, Ngal, Bimwenvi, A. Sonfo, Samir Amin, I.
Kake, Assane Sylla, Fatou Sow, A. Samb, A. Ndaw, Mia Dia,
Tidjani Serpos.
Tous ces penseurs et critiques, pour la plupart, sont professeurs
d’Université, chercheurs ou journalistes, et ils donnent le ton : ils
remettent en question divers aspects de la Négritude, et procèdent à
un réquisitoire tant politique que culturel de la société néo-coloniale.
Ils poursuivent ainsi le mouvement de réflexion inauguré par
Alioune Diop, Bakary Traoré, Mahjemout Diop, Abdouiaye Ly,
Hampaté Ba, Boubou Hama et Cheikh Anta Diop, dès avant
/’Indépendance ; mais ils s’affrontent, se contestent, protestent.

424
analysent, comparent, proposent différentes solutions aux malheurs
du continent.
Elles varient beaucoup, depuis l'application rigoureuse du
marxisme (maoïste plus souvent que stalinien) jusqu’à des idéolo¬
gies essentiellement « nègres », en passant par des « synthèses » où
philosophies noires et technologies occidentales auraient pu faire
(sur le papier) un vrai mariage d'amour ! Sans oublier les
spéculations sur l'histoire antique et sur les ressources des religions
locales (animistes, musulmanes, chrétiennes et syncrétiques). Cette
« fermentation philosophique » des intellectuels a beaucoup joué, je
pense, pour orienter les romanciers sur les pistes nouvelles.
Un autre facteur fut la création de nouvelles maisons d’éditions :
Clé, N.E.A., A.B.C., Oswald, L'Harmattan, Karthala, qui prirent
les risques de publier des auteurs nègres inconnus, cependant que
Présence Africaine continuait d'assumer son rôle historique d’édi¬
teur noir-leader culturel.
De grandes maisons françaises comme Le Seuil, 10/18, Maspéro,
et Laffont par exemple ont aussi « lancé » du jour au lendemain des
auteurs dont les premiers essais étaient des coups de maîtres. Ce fut
le cas pour Kourouma, Ouologuem, Sony Labou Tansi ; pour
Dorsinville, Simone Schwartz-Bart et Maryse Condé.
Mais ceci nous amène à jeter un coup d'œil très rapide sur le
troisième facteur qui stimule le roman africain francophone
d'aujourd'hui : le renouveau de la Littérature nègre périphérique.
Ce renouveau est fort impressionnant. Si l'on regarde les Antilles
et Haiti, outre les trois auteurs cités plus haut, on peut aligner les
noms de Frankétienne, X. Orville, Boukman, Métellus, Chenèt,
Phelps, D. Maximin, D. Radford, H. Corbin.
Cependant que René Depestre, après avoir été l’un des jeunes
chantres de la Négritude avant 1960, entre avec fracas dans la
contestation de cette idéologie avec Bonjour et adieu à la
Négritude, tel un écho d'Amérique au célèbre Négritude et
négrologues de Stanislas Adotevi.
Chez les écrivains noirs américains de langue anglaise, on
enregistre aussi une nouvelle série de romanciers de première qualité
et surtout des femmes. Toni Morrison est sans doute la plus féconde
avec The Bluest Eyes. Sula, Song of Solomon, Tar Baby. Mais il y
a aussi Maya Lou Angelou, Margaret Walker (Jubilee), Toni Cade
Bambara, et les poétesses Niki Giovanni et Gwendolin Brooks.
Bien sûr, cela ne signifie pas que les hommes se taisent. Qui n a
pas lu L’Homme invisible de Ralph Fllison, les pièces incendiaires
de LeRoy Jones et Racines de Alex Haley ? Chez ces Noirs
américains, il y a de très bons auteurs non encore traduits, mais les
critiques les résument et les analysent dans la presse nègre
francophone.

425
Des revues comme Continent, Jeune Afrique, Afrique-Asie,
Recherche Pédagogie et culture (Audecam), Présence Africaine,
Présence francophone (Québec), Topic (américain) et African Arts
(en langue française) ont été en Afrique et en Europe des courroies
de transmission de l’information littéraire concernant les nouveaux
auteurs anglophones tant américains qu’africains.
Car l’Afrique anglophone dont nous avions naguère remarqué le
dynamisme littéraire, n’a cessé d’amplifier sa production : de
nouveaux romanciers ont surgi : James Ngugi (Kenya), Ayi Kwei
Armah (Ghana), Buchi Eméchéta (Nigéria) A. La Guma (Afr. du
Sud) sont venus étayer les ténors : Soyinka, Achebe et Ekwensi,
dont Présence Africaine a publié les traductions de romans et
d’articles. Nous ne pouvons nous étendre sur le champ très vaste des
écrivains d’Afrique anglophone, nous nous recommandons deux
thèses d’Etat qui ont parfaitement fait le point sur le roman en
Afrique du Sud, du professeur Jean Sevry, et le roman au Nigéria,
du professeur Geneviève Coucy.
Le courant passe donc, bien que difficilement encore, entre les
écrivains des deux langues, et certes, la précoce liberté d’expression
des romanciers anglophones d’après l’indépendance a dû inspirer
celle des auteurs de l’ex-Afrique française...
En résumé, on peut affirmer que le roman et la nouvelle jouent à
fond leur rôle de témoins véridiques, en prise sur la réalité, sur
toutes les réalités de l’Afrique noire d’aujourd’hui. En même temps
on constate que, sur le plan de la qualité stylistique, ces deux genres
littéraires sont en pleine expansion et rassemblent des œuvres dont
plusieurs sont d’ores et déjà des chefs-d’œuvre.
Il existe un avenir proche brillant pour ces deux genres de pointe,
en français comme en anglais.
Il existe aussi, à notre avis, mais cela ne reste à prouver que par
les Africains eux-mêmes, un avenir à créer dans des œuvres en
langues nationales. Le mouvement est amorcé au Kenya, en
Tanzanie, au Zaïre, au Togo, et même au Sénégal. Mais tant que les
maisons d’éditions feront le barrage, ce mouvement sera bloqué.
Cependant, nous espérons que ce barrage culturel est condamné à
terme, et que les Africains accoucheront de leurs littératures écrites
nationales, aux forceps s’il le faut, et sans toutefois renoncer à leur
littérature internationale...
« C’est d’une nouvelle naissance. Messieurs, qu’il s’agit »
déclarait le Roi Christophe, et en Afrique toute naissance est la
renaissance d’un ancêtre.

426
Devant toute la nouvelle génération de
CHEIKH ANTA DIOP — penseurs, philosophes, ethnologues et
historiens negro-africains que nous venons d'évoquer, le manque de place
nous contraints à n’en citer que deux. Cheikh Anta Diop et René Depestre.
En 1956, Cheikh Anta Diop publiait Nations nègres et culture qui affirmait
l’origine nègre de la civilisation égyptienne. Cela provoqua un tollé dans les
milieux universitaires français (linguistes et égyptologues) à deux exceptions
près : le sociologue Gurviteh et l’égyptologue Schwaller de Lubicz (1). Dans
les milieux de la Négritude au contraire, le livre soulevait l’enthousiasme. Il
donnait un énorme contrepoids à cette race dite, à l'époque, sans passé, sans
histoire, sans civilisation autre qu’archaïque et primitive.
Cheikh Anta traversa tous ces remous sans perdre un grain de son
assurance. Mieux, il poursuivit l'exploration de sa mine d or : 1 Egypte
africaine. Il publia sans se presser : Unité culturelle de l'Afrique noire ( 1960),
L'Afrique noire précoloniale (I960), Antériorité des civilisations nègres
(1967). Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-
africaines (1977), et enfin Civilisation ou barbarie (1981). Cheikh Anta
approfondissait sa recherche en utilisant toutes les disciplines : archéologie,
datation au carbone 14, études chimiques sur la pigmentation des momies,
études de linguistique comparative, et enfin dans son dernier livre, 1 étude
détaillée de la culture égyptienne, dans ses aspects scientifiques et religieux,
ce qui n’avait été qu'ébauché dans son livre de 1956, où il s appuyait
davantage sur des éléments extérieurs (physionomie négroïde de certains
pharaons, témoignages des historiens grecs, etc.). Et au fur et à mesure de
ses publications nouvelles, ses travaux furent reconnus par ses égyptologues
tant américains que russes, belges ou... égyptiens ! L’Ecole française resta
sur sa réserve — disons plutôt son allergie. Les travaux de Cheikh Anta sont
surtout contestés sur les plans linguistique et ethnologique. Mais il faut
remarquer que les égyptologues français ne connaissent ni les langues ni les
civilisations noires, et que les ethnologues et linguistes africanistes ne
connaissent pas grand chose à l’égyptologie et ne savent pas lire les
hiéroglyphes. C’est donc un dialogue de sourds. Cheikh Anta ne trouvant
pas d'interlocuteurs valables, les gens ne connaissent qu'une face du
problème, alors que lui connaît les deux ; il lit couramment les hiéroglyphes
et connaît parfaitement le wolof, sa langue maternelle.
11 n’y a qu’un linguiste-ethnologue (2) à Paris, qui puisse témoigner pour la
validité des travaux de Cheikh Anta, avec la compétence nécessaire. C’est
Luc Bouquiaux, maître de recherches au C.N.R.S. ; il a d abord fait des
études sur la langue égyptienne. Ensuite il a travaillé au Nigéria sur le
haoussa. Il a été frappé par les ressemblances structurelles entre les deux
langues, et en conséquence les théories de Cheikh Anta lui paraissent
parfaitement fondées.
Du côté africain. Cheikh Anta Diop. depuis vingt-cinq ans, n'a pas cessé
de fasciner l’élite intellectuelle. Rares sont les professeurs d'universités
africaines ou négro-africaines qui passent à Dakar et ne demandent pas à
(1) Schwaller de Lubicz est l’un des rares égyptologues français qui a
étudié l'ésotérisme égyptien. Son œuvre monumentale. Le Temple de
l'homme, est en 3 tomes, mais la collection Champs en a publié un extrait
déjà très convaincant : le Miracle égyptien. Cheikh Anta 1 a connu
personnellement et fut encouragé par lui dans sa recherche.
(2) A ma connaissance, en tout cas.

427
rencontrer Cheikh Anta Diop. Pourquoi exactement ? Quel est son rôle ?
Pourquoi ce besoin non seulement de le lire, mais de le voir et de discuter
avec lui ? Cela tient au rayonnement de sa personnalité. Je pense qu’il est.
pour les intellectuels noirs, une espèce de pôle, la référence exemplaire
d’une quête à la fois historique, scientifique et idéologique. D’une part son
obstination, son travail acharné, son honnêteté intellectuelle ; et d'autre
part, son refus du compromis, son incorruptibilité, son courage sans
défaillance (1) ; tout cela situe cet homme au sommet d'une génération de
chercheurs et de professeurs pour qui il incarne l'intellectuel non galvaudé,
celui qui a su rester « pur ». Et, à des degrés divers, chacun tente de lui
ressembler, ou, tout au moins, lui rend hommage.

VALEUR DE LA THÉORIE KAMITIQUE

Le terme kamit est une ethnique ; étymologiquement, il signifie


noir, charbonner, ébène, chaleur, dans les langues mêmes des
peuples qui l’ont transmis à l’histoire : égyptien et hébreux et dans
les langues africaines actuelles. On a en
- Egyptien ancien :
= Kem = noir, être noir
= Kemt = la Noire = l’Egypte
=hcm = être chaud
=/iemm = chauffer, devenir chaud
= Jiemw = chaleur, brûlure.

Réciproquement, l’ensemble des pays Etrangers, leucodermes en


particulier, est désigné par le terme générique
= desret =
la rouge, par opposition à l’Egypte la noire : cf. Lambert op. cit.
page 69.
Les asiatiques étaient désignés par les qualificatifs les plus
injurieux que les Egyptiens aient pu imaginer : « Asiatiques
ignobles » d’après Manethon « Maudits », « pestiférés », « pil¬
lards » etc.
Leur nom était écrit : = Sati
= Sati qu’on traduit par archers ? Mais qui signifie encore,
(1)11 faut savoir qu’on a offert à Cheikh Anta au moins dix chaires de
professeur, dans les universités africaines ou américaines ; on lui a offert des
situations de fonctionnaire grassement payé dans des organisations interna¬
tionales ; mais l’argent ne l'intéresse pas. Senghor lui a offert un poste de
ministre et la croix de l'Ordre du Lion ; mais, si la politique intéresse Cheikh
Anta, le pouvoir lui-même ni les décorations ne lui semblent désirables. Et
même dans les mauvais jours, quand il fut emprisonné, ou désigné comme
« opposant à la solde de Moscou », il a toujours refusé de s'exiler. Cheikh
Anta est comme le baobab. Il veut rester planté dans sa terre, même ingrate.
Il ne « pousse bien » qu’au Sénégal.

428
voleur, en valaf. Ce sens est le seul qui soit bon, car il est confirmé
par la racine sémitique (cf. Maspéro op cit. p. 121.)
Comme il fallait s’y attendre, on a tout de suite supposé que le
terme kemit = noire qui a été utilisé par les Egyptiens eux-mêmes,
pour désigner leur propre pays, ne peut concerner que la couleur
noire du limon constitutif du sol d’Egypte, et non celle des habitants
du pays. Plutarque et des auteurs arabes postérieurs sont cités. Mais
il est remarquable que cette précision ne se trouve dans aucun texte
de la langue égyptienne et que celle-ci, cruelle ironie, n’ait d autre
expression pour désigner la race nègre, pour dire homme noir, que
celle-là même qui sert à désigner la race des Egyptiens.
Dans un millénaire, peut-être, un savant soutiendra gravement
que les expressions Afrique noire, Afrique blanche etc... ne
sauraient concerner que la couleur du sol des pays considérés et non
point celle de leurs habitants. Peut-être, aussi, sera-t-il attentive¬
ment écouté et pris au sérieux ?
Des témoignages précédents, il ressort que pour toute 1 Antiquité
savante, l’Egypte était, avec l’Ethiopie, le berceau de la race noire.
N’était-il pas alors naturel qu’elle fût appelée « La Noire » par ses
propres habitants, les noirs qui y vivaient.
Quoi qu’il en soit, cette identité d’étymologie du terme Kham.
dans toutes les langues concernées, permet de se demander
pourquoi, quand et comment, kham (noir, charbonné, ébène, etc...)
a été blanchi.
Cette opération politico-culturelle du blanchiment de I ancêtre
charbonné, coïncide avec l’apogée du colonialisme. 11 était devenu,
moralement indispensable, de blanchir les origines de la civilisation
égyptienne. (Cf. Nations Nègres et Culture).
(Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historiques, éd.
Présence Africaine. Paris 1967).

dcvc1 est reste plus de quinze ans a Cuba. Il est


KISIXE. ULrLSlKL aujourd'hui à l'Unesco. Il a écrit Arc-en-ciel
pour un Occident chrétien. Poète à Cuba et Alléluia pour une femme-jardin.
Son ouvrage le plus intéressant est certes son essai. Bonjour et adieu à la
Négritude fi y éclaire, d'une façon jamais faite encore jusqu'ici, les débuts de
la prise de conscience dans les communautés noires des îles Caraïbes (Cuba.
Jamaïque, Haïti, Trinidad. Porto-Rico. La Barbade). de Guyane et du
Brésil. Il met en évidence des figures peu ou mal connues comme José Marti.
Jean-Price Mars, J.C. Mariategui. P. Henriquez Urena et surtout Jacques
Stephen Alexis. Enfin, il donne son point de vue, souvent très critique, sur
les « anthropologues européo-centnstçs » et sur le mouvement de la
Négritude et ses partisans.
REGARD D'AUJOURD'HUI SUR LA NÉGRITUDE
Il convient, au départ, de souligner l’aspect et le contenu de plus
en plus indéterminés de la notion de négritude. Elle énonçait
initialement une forme de révolte de l’esprit contre le processus

429
historique d’avilissement et de dénaturation d’une catégorie d'êtres
humains que la colonisation baptisa génériquement et péjorative¬
ment nègres..
Mais le concept de négritude, à mesure qu’on l’érigeait en
idéologie, voire en ontologie, devait prendre un ou plusieurs sens
des plus ambigus jusqu’à offrir le paradoxe suivant : formulée pour
réveiller et alimenter l’estime de soi, la confiance en leurs propres
forces, chez des types sociaux que l’esclavage avait ravalés à l'état
d’animaux de trait, la négritude les évapore dans une métaphysique
somatique.
Loin d'armer leur conscience contre les violences du sous-
développement, la négritude dissout ses nègres et ses négro-africains
dans un essentialisme parfaitement inoffensif pour le système qui
dépossède les hommes et les femmes de leur identité. Aujourd'hui
les « négrologues » de la négritude la présentent sous la forme d’une
conception du monde qui, dans des sociétés américaines ou
africaines, serait exclusive aux Noirs, indépendamment de la
position qu’ils occupent dans la production, la propriété, la
distribution des biens matériels et spirituels. En fait, il s'agit d'une
Weltanschauung d'origine antiraciste qui, récupérée par le néo¬
colonialisme, essaye à son ombre, à grand renfort de sophismes,
d'écarter les nègres opprimés des déterminations qui doivent
féconder leur lutte de libération. La négritude, de mouvement de
contestation littéraire et artistique qu’elle a été à ses débuts, à
idéologie d’Etat qu'elle est devenue, n'est toutefois pas un
phénomène de génération spontanée. La négritude a un passé : elle
est, à coup sûr, étroitement tributaire de l’histoire et des structures
sociales façonnées par les scandales américains de la traite négrière
et du régime de plantation.
Il faut donc remonter aux racines de la négritude, aux divers
chemins qui y mènent, à ses répondants de la société coloniale, afin
de montrer que, de son vivant, elle aura été, en littérature et en art,
l'équivalent moderne du marronnage culturel que les masses
d’esclaves et leurs descendants opposèrent à l’entreprise de
déculturation et d’assimilation de l’Occident colonial.
(Bonjour et adieu à la négritude, éd. Robert Laffont. Paris)

Né aux frontières du nord de la


AHMADOU KOUROUMA —
Guinée et de la Côte d'ivoire et de
nationalité ivoirienne. Docteur en droit et actuaire d'assurances. Le roman
de Kourouma, d’abord paru au Canada en 1968 puis repris par le Seuil, a
été au début très mal compris. Les Soleils des Indépendances qui est
aujourd’hui un classique au programme de toutes les universités africaines,
fut mal accueilli à cause d'un style déroutant, douteux et même fautif (voir
critique de Lamine Diakhate dans Bingo.)

430
En réalité, Kourouma avait tenté une expérience résultant d’un pari avec
un camarade : écrire en français un récit fourmillant d’expressions malinké
traduites. Ainsi tout au long de son texte il marche sur cette corde raide, et
l’expérience devint performance, imposant un style inimitable et cepen¬
dant exemplaire. Car le livre est bien construit, les personnages
parfaitement vrais et vivants. La description de la société, arriviste en ville,
et toujours féodale au village et l’affrontement des deux systèmes de
valeurs, est franche et lucide. Enfin, c’est le premier roman critique des
mœurs politiques de l’Afrique des Indépendances. Sa qualité, son ton
majeur, son réalisme marié à la poésie (autre paradoxe) sont aujourd hui
reconnus par tous les critiques africanistes noirs ou blancs. En plus,
Kourouma a prouvé que, même en régime de parti unique, un écrivain
africain pouvait écrire ce qu’il pensait et demeurer dans son pays. Dadié
avait prouvé la même chose dans ses pièces de théâtre à peu près à la même
époque.

Fama, le roi mendiant

Fama déboucha sur la place du marché derrière la


mosquée des Sénégalais. Le marché était levé mais
persistaient des odeurs malgré le vent. Odeurs de tous les
grands marchés d’Afrique : Dakar, Bamako, Bobo,
Bouaké ; tous les grands marchés que Fama avait foulés en
grand commerçant. Cette vie de grand commerçant n’était
plus qu’un souvenir parce que tout le négoce avait fini avec
l’embarquement des colonisateurs. Et des remords ! Fama
bouillait de remords pour avoir tant combattu et détesté les
Français un peu comme la petite herbe qui a grogné parce
que le fromager absorbait tout le soleil ; le fromager abattu,
elle a reçu tout son soleil mais aussi le grand vent qui l’a
cassée. Surtout, qu’on n’aille pas toiser Fama comme un
colonialiste ! Car il avait vu la colonisation, connu les
commandants français qui étaient beaucoup de choses,
beaucoup de peines : travaux forcés, chantiers de coupe de
bois, routes, ponts, l’impôt et les impôts, et quatre-vingts
autres réquisitions que tout conquérant peut mener, sans
oublier la cravache du garde-cercle et du représentant et
d’autres tortures.
Mais l’important pour le Malinké est la liberté du négoce.
Et les Français étaient aussi et surtout la liberté du négoce
qui fait le grand Dioula, le Malinké prospère. Le négoce et
la guerre, c’est avec ou sur les deux que la race malinké
comme un homme entendait, marchait, voyait, respirait, les
deux étaient à la fois ses deux pieds, ses deux yeux, ses
oreilles et ses reins. La colonisation a banni et tué la guerre

431
mais favorisé le négoce, les Indépendances ont cassé le
négoce et la guerre ne venait pas. Et l’espèce malinké, les
tribus, la terre, la civilisation se meurent, percluses, sourdes
et aveugles... et stériles.
Comme une nuée de sauterelles les Indépendances
tombèrent sur l’Afrique à la suite des soleils de la politique.
Fama avait comme le petit rat de marigot creusé le trou
pour le serpent avaleur de rats, ses efforts étaient devenus la
cause de sa perte car comme la feuille avec laquelle on a fini
de se torcher, les Indépendances une fois acquises, Fama fut
oublié et jeté aux mouches. Passaient encore les postes de
ministres, de députés, d’ambassadeurs, pour lesquels lire et
écrire n’est pas aussi futile que des bagues pour un lépreux.
On avait pour ceux-là des prétextes de l’écarter, Fama
demeurant analphabète comme la queue d’un âne. Mais
quand l’Afrique découvrit d’abord le parti unique (le parti
unique, le savez-vous ? ressemble à une société de sor¬
cières, les grandes initiées dévorent les enfants des autres),
puis les coopératives qui cassèrent le commerce, il y avait
quatre-vingts occasions de contenter et de dédommager
Fama qui voulait être secrétaire général d’une sous-section
du parti ou directeur d’une coopérative. Que n’a-t-il pas fait
pour être coopté ? Prier Allah nuit et jour, tuer des
sacrifices de toutes sortes, même un chat noir dans un puits,
et ça se justifiait !
Mais alors, qu’apportèrent les Indépendances à Fama ?
Rien que la carte d’identité nationale et celle du parti
unique. Elles sont les morceaux du pauvre dans le partage et
ont la sécheresse et la dureté de la chair du taureau. Il peut
tirer dessus avec les canines d’un molosse affamé, rien à en
tirer, rien à sucer, c’est du nerf, ça ne se mâche pas. Alors
comme il ne peut pas repartir à la terre parce que trop âgé
(le sol du Horodougou est dur et ne se laisse tourner que par
des bras solides et des reins souples), il ne lui reste qu’à
attendre la poignée de riz de la providence d’Allah en priant
le Bienfaiteur miséricordieux, parce que tant qu’AUah
résidera dans le firmament, même tous conjurés tous les fils
d’esclaves, le parti unique, le chef unique, jamais il ne
réussiront à faire crever Fama de faim.
(Les soleils des Indépendances, éd. du Seuil, Paris.)

432
YAMBO OUOLOGUEM — Malien, né à Bandiagara’ d’ethnie
dogon.
La même année 1968 1 paraissait au Seuil un roman qui eut beaucoup de
succès en France (Prix Renaudot) et que la critique africaine a boudé
jusqu’aujourd’hui.
Pourquoi ? Le Devoir de violence est cependant un monument lyrique et
épique, écrit dans un français éblouissant, dont je n'ai rencontré
l’équivalent, en littérature nègre, que chez Jacques Stephen Alexis.
D’abord c’était un roman à clef où les intellectuels connaissant Ouologuem
ont immédiatement reconnu les démêlés ancestraux des Peuls (les
maîtres), ici désignés comme Négro-Juifs, et des Dogon (population
autochtone) qui furent conquis par ces derniers et réduits à les servir. Pour
Hampaté Ba, par exemple, qui vient lui aussi de Bandiagara, ce livre était
un odieux procès intenté aux Peuls de cette région ; et cela ne l’étonnait
guère, venant d’un Dogon fils de forgeron !
Ensuite ce roman fut la première œuvre de réaction contre l’idéologie de
la Négritude, et tout particulièrement contre l’idéalisation de l’Afrique
pré-coloniale qui était de rigueur à cette époque : Senghor et Césaire
avaient chanté le « retour aux sources », les Princes et les Princesses
d’antan, s’appuyant sur les épopées locales 2 tout autant que sur des
ethnologues comme, Frobenius (qu’on retrouve dans le roman sous le nom
de Schrobenius). Ouologuem voulut revenir à une évocation moins
idyllique (lui dont l’ethnie était de l’autre côté de la barrière), et donner le
point de vue de ceux qui payaient le prix de cette civilisation féodale si
brillante : les esclaves, les dominés, les exploités. De plus, il situe son
histoire dans le Kanem Bornou qui eut en effet une dynastie aux pratiques
très violentes, remplies de complots, d’assassinats et de révolutions de
palais 3.
Tout vrai romancier fait un amalgame : ainsi procèdent Mongo Beti dans
Le Pauvre Christ de Bomba, Maryse Condé dans Hérémakhonon, Dongala
dans Un Fusil dans la main un poème dans la poche. Ouologuem aussi fit un
amalgame de faits et situations réels, pris dans différents lieux de l'Afrique
de l’Ouest. Mais il mit en évidence le négatif des mœurs politiques pré¬
coloniales, ce que la Négritude avait soigneusement passé sous silence
jusqu’ici.
C’est pour ces raisons que l’ouvrage fut refusé à Présence Africaine. Le
livre fit scandale, d’autant plus que sur le conseil de son éditeur français, on
demanda à Ouologuem d’ajouter des passages épicés (scènes sexuelles,
voire pornographiques, scènes de sadisme, de sodomie, etc.). Tout cela ne
se trouvait pas dans le premier manuscrit qu’avait lu Birama Touré,4 ami
de Ouologuem, à qui le jeune écrivain venait montrer son œuvre chapitre
après chapitre. Scandale aussi parce que, par dérision, Ouologuem

1. Notre Anthologie négro-africaine parut cette année-là, autrement dit


avant la parution du roman diDuologuem. C’est pourquoi cet auteur n’y
figurait pas.
2. Oui sont toujours faites à la gloire des maîtres, comme dans toutes les
sociétés féodales.
3. Voir Histoire de l'Afrique de l'Ouest, de Sékéne Modi Cissoko.
4. Licencié en Economie. Depuis, ambassadeur de Côte d’ivoire dans
plusieurs pays : Algérie, Nigéria, etc.

433
emprunte, par ci par là, un passage à Maupassant, et aussi la structure-saga
du Dernier des justes de Schwartz-Bart. Ces emprunts sont de très loin
dominés, engloutis, dans le lyrisme de l’auteur, et ne lui étaient visiblement
pas nécessaires. Mais on en profita pour lui faire plusieurs procès.
Ainsi les Africains le refusèrent parce qu’il donnait une vilaine image de
l’Afrique, et l’Europe le refoula rapidement sous prétexte qu’il n’était
qu’un plagiaire ! Ouologuem explique très clairement et avec amertume
dans La France nègre la recette pour faire un roman à succès en France : un
zeste de politique, un zeste de sadisme (sang, crimes, etc.), un zeste de
sexe (obscénité, pornographie). Mais qui a lu le deuxième livre ?
Je pense, après information et révision de toute cette histoire, que
l’incompréhension de la critique a tué un jeune écrivain africain de toute
première qualité.

Comment fut choisi un député représentatif du peuple

Cependant, mué en exigence de réformes, il avait soufflé sur le


Nakem-Ziuko un courant d’émancipation.
Renard, 1 2 3 avait convoqué Saïf ben Isaac El Héït, : l’informant
que Paris, désireuse d’associer plus étroitement les populations
d’outre-mer à la gestion de leurs intérêts propres, laissait aux
indigènes le choix de leur député.
De retour à Tillabéri-Bentia pour son Conseil de notables, Saïf
fit comprendre aux dignitaires qu’il s’agissait, en fait, pour la
France, de ne pas se laisser devancer par la rapide évolution
politique de ses colonies. C’était, au fond — fit-il valoir — à
l’occasion de la naissance des Nations unies et de leur dirigisme, la
traduction législative du mot d’ordre fameux lancé au moment où
l’Union française s’ébrouait dans la boue sanglante des rizières
d’Indochine : « Lâchons l’Asie, gardons l’Afrique ! »
Dépêchant donc le prince Madoubo auprès de tous les chefs
coutumiers de l’ancien empire Nakem, Saïf fit pression sur les
forces traditionnelles qui, récoltant les fruits de leur politique des
années 1900, prétextèrent coopérer avec les Flençèssi, ' plaçant en
avant les rejetons même de la civilisation française : les fils de serfs,
formés à l’école chrétienne et missionnaire, à travers lesquels,
défendant ses intérêts au sein de l’Assemblée nationale à Paris, la
tradition nakem gouvernerait.
Lentement, au milieu des débats, des silences, des ordres, un nom
de candidat fusait, à rebours semble-t-il, tout bosselé dans les gorges
sèches — s’élançait enfin, né de quelque sombre calcul de notable,
non pas encore trahi, ou même bousculé, mais alerté.

1. Le gouverneur en place.
2. Le chef traditionnel « négro-juif » du Nakam (Kanem).
3. Français.

434
On proposait à Saïf, des centaines de nègres mal blanchis, fils de
domestiques : qui, imberbes encore, tenaient gauchement la plume ;
qui, affublés d'une vague admissibilité au brevet élémentaire,
braillaient remporter, s’ils étaient présentés, au moins le double des
suffrages escomptés ; qui, parés du titre de moniteur d'enseignement
primaire ou de certifié, voire — miracle ! — de bachelier, juraient,
oye ! ne guère rentrer à la maison s’ils n’étaient candidats.
Les têtes enturbannées se hochaient, et chacun, secrètement,
ruminait la même timide pensée : l’homme de la situation, c’était
Raymond-Spartacus Kassoumi, 1 dont la réussite universitaire aux
pays des Flençèssi se murmurait parmi le peuple qui le disait, après
Dieu, ouiehe ! plus instruit que le plus instruit des Blancs.
En hommage à sa science, hon, une Blanche n’avait-elle pas
savouré le bonheur extatique de prendre pour moitié Raymond le
fameux, auquel ne pouvait plus prétendre nulle Négresse, car le
bâtisseur, tjok ! parlait maths et physique aussi facilement que sa
mère décortiquait les cacahuètes...
Assurément, cet homme-là, han, ne se mouchait pas du pied.
Seigneur, une larme pour la négraille — par pitié !...
Or, plus d’un conseiller de Saïf avait saisi que depuis la littérature
shrobénuisologique salivant, en un rusé mélange de mercantilisme
et d’idéologie, la splendeur de la civilisation nègre, depuis les
guerres mondiales où le tirailleur noir avait éclaté de violence au
service de la France, il s’était créé une religion du Nègre-bon-
enfant, négrophilie philistine, sans obligation ni sanction, homolo¬
gue des messianismes populaires, qui chantent à l'âme blanche
allant à la négraille telle sa main à Ya bon, Banania.
Choisir dans ces conditions Raymond-Spartacus Kassoumi,
c’était combler le peuple.
(Le devoir de violence, éd. du Seuil, Paris.)

Né à Conakry et professeur de mathéma¬


WILLIAMS SASSINE — tiques, Sassine s'est imposé avec son
premier roman. Saint Monsieur Baly, publié en 1973. 11 a depuis écrit
Wirryamu et Le Jeune homme de sable.
Je voudrais parler de ce Monsieur Baly, de préférence, car voilà bien une
œuvre classique qu’il serait utile d’étudier dans les lycées et universités
d’Afrique ; d’abord à cause de la qualité du style qui est parfaite ; ensuite à
cause de son sujet qui est l'école, justement. Ce livre ne peut laisser nul
étudiant et nul professeur indifférents ! Il s’agit pourtant de l’histoire d'une

1. Le dogon fils d’esclave... natif de la population dominée par les


Négro-juifs.

435
école primaire de brousse, et de la lutte solitaire qu’entreprend un vieil
instituteur mis à la retraite, contre la malveillance d’un gouvernement qui
lui préfère un jeune Français aux méthodes « nouvelles », pour construire
une petite école privée dans son propre village. Thème jamais traité encore
dans la littérature africaine, peut-être parce que l’accent n’est pas mis sur la
politique, mais le social et l’éducation. Peut-être aussi parce que les héros
de cette histoire sont les mendiants. C’est en effet par sa grande charité
musulmane que Monsieur Baly pourra recruter une main-d’œuvre gratuite
parmi les miséreux de toutes espèces qui se multiplient dans nos cités
africaines. Et l’école se construit et réussit. Les enfants comme les
mendiants qui l’entretiennent viennent y apprendre à lire en langue
nationale. Alors interviennent des provocateurs partisans de l’enseigne¬
ment « officiel » pour monter un complot contre Monsieur Baly. Les
paysans sont crédules, et les parents d’élèves (qui ne veulent pas payer une
scolarité même modeste) sabotent l’école, aidés par les provocateurs en
question. Ils en détruisent même les murs ! Mais Monsieur Baly est un
saint. Il reconstruira son école, et ses mendiants le feront vivre, alors que
lui-même sera tombé dans le plus complet dénuement. C’est un médecin
qui l’aidera car, entre temps, Baly, comme Job, a attrapé la lèpre. Ce
médecin commence par lui confier son propre pessimisme et ses illusions
perdues, mais paradoxalement, c’est Baly qui réussit à le convaincre que
• c’est la foi qui déplace les montagnes et qu’il peut tout recommencer. Avec
l’aide du médecin et ses amis d’une part, et ses fidèles mendiants, aveugles
et lépreux d’autre part, Baly remontera les murs en banco de son école et la
fera fonctionner envers et pour tous. Saint Monsieur Baly est un très grand
roman de courage, de souffrance et d’espoir. — D’une même envergure
spirituelle et littéraire que L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane.

Les mouches, ou la charité du lépreux

Le vieil instituteur reprit lourdement son chemin vers la


station des voitures ; il dépassa un groupe de mendiants
qu’il dispersa à coups d’injures en évitant de regarder
l’homme-pourri 1 tapi dans un coin, ses étemelles mouches
au-dessus de lui. C’était vrai qu’il n’avait jamais tendu la
main, mais pour quelles raisons tout se liguait-il contre lui
lorsqu’enfin il ouvrait les bras ?
Il atteignit l’autogare, l’âme en peine et essouflé, le cœur
encore soulevé au souvenir des morceaux de morve de
Salim, de la puanteur de l’homme-pourri et des mouches.
Les tempes battantes, il vomit à l’angle d’un grand magasin,
l’urinoir officiel de la ville ; des mouches et des enfants
vinrent silencieusement tourner autour de lui ; il s’adossa au
mur, en s’efforçant de bien respirer ; il ne réussit qu’à avaler
l’air chaud, alourdi de vapeurs d’urine. Sa vue se brouilla ; il
secoua la tête comme pour se libérer du vertige et de la
1. Un lépreux.

436
nausée qui lui avaient retiré la force de ses jambes ; les
mouches profitèrent de sa faiblesse pour l’attaquer et
bientôt s’agglutinèrent sur son gros crâne chauve, ses
oreilles et sur chacune des parties découvertes de son corps.
Plus il en écrasait, plus il en venait ; le soleil pompait
inlassablement le relent de sa vomissure et des urines ; il
entendit comme à travers un songe les enfants hurler et
fuir ; comme à travers un songe, lorsqu’il reprit ses esprits,
il vit l’homme-pourri, sa face monstrueuse crispée sous
l’effort, se traîner vers lui, ses moignons de main plantés
dans le sable.
Le misérable s’approcha de lui, et le caressa d’un regard
amical. Puis il remua désespérément ses longues lèvres
boursoufflées par la maladie. Il lui tendit alors un bras,
comme on jette un pont ; et ils restèrent ainsi figés pendant
un long temps mort peuplé seulement du sourd bourdonne¬
ment des mouches. Une à une, elle se détachèrent de
monsieur Baly et rejoignirent le corps plus appétissant de
l’hcmme-pourri.

LE MÉDECIN ET L’INSTITUTEUR

Mr. Baly a attrapé la lèpre ; le médecin qu’il consulte, lui raconte


ses propres illusions de jadis et veut le convaincre que son projet
(réconstruire l’école sabotée) est inutile...
— « Je me promis de vivre comme tous les autres pour
moi-même et pour ma famille ; j’abandonnai également
mon projet de construire une clinique privée bourrée de
médicaments où j’aurais consulté et soigné gratuitement les
riches et les pauvres ; oui, même les riches, car si personne
ne leur donne quelque chose, nul n’a le droit de leur
reprocher leur égoïsme ; mais moi, de quoi aurais-je vécu
pendant ce temps ?
Il se dressa soudain de toute sa petite taille et frappa la
table si violemment que Monsieur Baly se réveilla.
— Pourquoi toutes les belles et douces idées qui
rapprochent tant l’homme de Dieu ressemblent-elles à des
rêveries ? murmura-t-il d’un ton las, en se rasseyant... Je
n’aurai jamais ma clinique, et vous n’aurez jamais votre
école. Alors, le jour où je pourrai prendre ma retraite,
croyez-moi, Baly, je sauterai de joie. Après moi viendra un
autre médecin : nul n’est irremplaçable. On finit toujours
par se prendre pour le Bon Dieu quand on s’obstine à
vouloir rendre ses semblables plus heureux qu’ils ne le sont.

437
et ça, tôt ou tard, c’est la tête contre le mur.
Il s’arrêta de parler, mit ses lunettes et examina Monsieur
Baly comme s’il venait de se rendre compte de sa présence :
— Au fait, Baly, il y a d’étranges bruits qui courent dans
cette ville depuis quelque temps : on raconte que les petits
mendiants que vous avez recueillis blasphèment tout le
temps contre le Dieu de Mahomet et le Dieu de Jésus... J’ai
entendu parler surtout de votre François, ce lépreux-
maudit, moitié-homme, moitié-démon qui, il n’y a pas bien
longtemps, traînait au marché, couvert de mouches...
— Docteur, l’interrompit brusquement Monsieur Baly,
votre clinique comme mon école peuvent devenir une
réalité, si comme moi vous acceptez de vous placer
désormais sous la protection de notre Dieu ; non, docteur,
rassurez-vous, je ne suis pas fou, continua le vieil institu¬
teur, quoique par les temps que nous vivons la folie reste le
seul refuge des sages. Je prie toujours comme un musulman,
mais dans mes prières je m’adresse à un autre Dieu qui un
jour fera accomplir des miracles pour la race noire ; je suis
convaincu que ce Dieu existe et qu’il commence à se
manifester : nos marabouts boivent de l’alcool, bouffent du
cochon ; ce n’est rien, à côté des chrétiens, dont un seul
depuis deux mille ans n’a pu dire à une montagne « déplace-
toi » et que la montagne se soit déplacée même d’un
millimètre ; pourtant Jésus ne demandait pour le faire
qu’une foi aussi petite qu’un grain de sénevé ; pourtant,
parmi nous, les Noirs, certains ont eu la fois plus grosse que
ça, mais le plus petit caillou ne leur a jamais obéi. François
dit que nous sommes les bâtards des dieux et que la dernière
lumière vivifiante jaillira de notre vieux continent lorsque
nous accepterons de tendre la main vers notre Père
légitime... On m’a chassé, tout à l’heure, de la mosquée,
docteur ; c’est peut-être mieux ainsi, parce que le seul
temple digne de notre Dieu est au fond de nous-mêmes et
dans toutes les places où nous déciderons à combattre la
nuit. C’est pourquoi mon école, et si vous le voulez votre
clinique...
« Mais cet homme est en train de perdre la raison »,
pensa le médecin ; il débrancha le climatiseur pour mieux se
faire entendre.
— Maître, vous avez raison ; votre école revivra, mais en
' attendant, il vous faut vous fortifier, vous soigner ; le pays a
besoin d’hommes comme vous... reposez-vous. Enfin ! vous
êtes très vieux, vous avez le droit et même le devoir de vous
arrêter, de penser à vous-même.
— Jamais, docteur ! Jamais ! Et qui s’occuperait de mes
enfants ? Et mon école ?... C’est vrai que je suis fatigué et
malade ; il y a parfois dans ma tête des pensées effrayantes,
si contradictoires que j’ai des migraines atroces ; ça me dit
tout le temps : « Va, arrête-toi, vas-y, continue, repose-
toi. » C’est infernal... Vous êtes si gentil, docteur ! Je n’ai
besoin que de deux années encore, juste le temps de
m’assurer que nulle part, même au ciel, le Noir n’a personne
sur qui compter. Je n’ai peur que de la folie, mais déjà c est
une folie que d’avoir accepté la vie jusqu’ici, avec cette
conscience... la vôtre, quand vous étiez petit. Mais...
— Maître ! Voici ce que nous allons faire, décida le
docteur ; je crois que même votre livret de pension est
confisqué. Bon ! Vous avez un début de lèpre : ce n’est pas
grave si vous suivez les traitements que je vais vous
prescrire... Amenez-moi tous vos enfants dès demain, enfin
tous ceux qui sont malades. En attendant, prenez ces
vitamines. Nous verrons après : mes gosses ont besoin de
cours ; je parlerai de vous à mes amis : ils se plaignent tous
du système d’enseignement actuel ; nous avons encore
besoin d’un bon instituteur comme vous.
(Saint Monsieur Baly, éd. Présence Africaine, Paris 1973).

ai i/\iiif 17aMTrwîDu Ne en Guinee, etudes de sciences


ALIOUM FANTOURE — économiques
En 1973 paraît Le Cercle des Tropiques qui, plus qu’un roman, est un
journal-fiction sur la situation politique et sociale dans la Guinée actuelle.
Très bon livre, au style neutre mais efficace et vivant, qui décrit les espoirs,
puis les affres et les déboires des militants d'une Indépendance ayant
débuté dans l’enthousiasme populaire général puis sombrant petit à petit
dans la dictature, les complots, la délation, la répression, l'emprisonne¬
ment. Cela ne s’est pas passé qu’en Guinée, et en régime « socialiste »,
rappelons-le pour ceux qui ont trop tendance à faire de Sékou Touré le
bouc émissaire de ces « maladies infantiles de I Indépendance ». A des
degrés divers, maintes situations du Cercle des Tropiques ont eu leur
équivalent dans des pays africains « de droite » ou « non-alignés ». Son
intérêt en est renforcé, et il reste très supérieur par sa sobriété et sa dignité
à cet autre livre sur le même thème, écrit par un autre Guinéen, Thierno
Monenembo, Les Crapauds-brousse, où l’auteur se complaît à décrire la
veulerie, les scènes d’orgie de la classe privilégiée, les tortures atroces dans
les-prisons, etc., bref se prête à certain exibitionnisme très à la mode en
France, et comme par hasard édité au Seuil comme Ouologuem. Peut-être
que Monenembo est tombé sur le même « conseiller » que son prédéces-
seur I

439
Mais le public africain a sa pudeur, en littérature comme dans sa vie
quotidienne. On peut tout écrire, en le signalant, en le suggérant. C’est ce
que fait Fantouré. Mais de même qu’on ne s’embrasse pas dans la rue, ni
ne se déshabille en public (ce qui n’empêche personne de faire ce qu’il veut
chez lui), de même le lecteur africain n’aime pas dans un livre l’étalage
complaisant des vices de sa société, de l'animalité de l’individu. On peut,
on doit dire la vérité au lecteur, mais non le mettre en situation de
« voyeur ». C’est toute la différence entre le public africain et le public
occidental.

Les élections libres

En quelques semaines toute la population des Marigots


du Sud fut recensée, répertoriée, immatriculée, fichée,
codée. Comme pressé par le temps, par les événements et
son ambition, le Messie-koï annonça peu après qu’un
référendum allait avoir lieu. Le peuple « libre » allait
pouvoir se prononcer sur « la nomination à vie » du Messie-
koi Baré Koulé à la tête de la République démocratique des
Marigots du Sud et le choix d’un dauphin au cas où par
malheur le chef de l’Etat viendrait à s’éteindre. Le peuple
des Marigots du Sud, spécifiait-on, devait exprimer franche¬
ment son avis. Le référendum était si libre et démocratique
que les responsables avaient cru devoir l’aider en mention¬
nant sur 1 un des bulletins de vote : « J’accepte le Messie-
koï à vie et son dauphin. Je renouvelle mon attachement
indéfectible à notre Messie-koï à vie et je jure d’élever mes
descendants dans l’esprit du destin éternel du Parti Social de
1 Espoir et de ses dirigeants. » Le deuxième bulletin
supposant le refus ne portait aucun commentaire, il était
tout simplement rouge.
Au jour des élections nous avions congé. Ni les enfants, ni
les vieillards, ni les malades ne devaient manquer à
l’exercice de leur droit d’hommes libres. Aux Marigots du
Sud nous avions appris à respecter et à donner un sens à la
démocratie, même les nouveau-nés devaient voter. Nous
étions sur pied bien avant le lever du jour. Un retard au
rendez-vous pouvait être préjudiciable au citoyen messie-
koïque. Cette peur d’être parmi les derniers aux urnes avait
envahi toute la population. A Porte Océane, dès l’aube, les
rues étaient grouillantes de monde. Des milliers d’agents du
Parti, mobilisés pour canaliser l’engouement des électeurs,
avaient pris place dans les bâtiments administratifs comme
dans les hôpitaux.
Devant les bureaux de vote, les responsables du Parti

440
étaient débordés par l’assaut des sujets. Perdu dans la masse
j’attendais avec ma famille. Les bureaux furent enfin
ouverts, les agents s’installèrent. Lorsqu’ils se sentirent
prêts, un porte-parole s’adressa à nous :
— Au nom de la démocratie, de la révolution, du Parti,
de l’intérêt du peuple et de ses guides et l’avenir du pays,
vous allez voter. Vive le Parti et le Messie-koi !
Cela dit, les choses sérieuses commencèrent. En rangs
serrés nous avancions les uns après les autres. Lorsque vint
notre tour le cadre de service prit un dossier, nous dévisagea
un à un pour s’assurer que les photos d’identité correspon¬
daient bien à nos têtes, mit un paraphe au bas de la feuille et
me dit de prendre les bulletins de vote.
— Quatre de chaque, le blanc et le rouge.
Je pris cinq bulletins de chaque.
— J’ai dit quatre !
— Ma femme attend un troisième enfant, dis-je.
Il m’ignora et grinça d’un ton menaçant :
— Choisissez le blanc ou le rouge. Bon va pour le blanc !
Avant même d'entendre ma réponse un autre agent
m’enlevait déjà les bulletins, déchirait les rouges et mettait
les quatre bulletins blancs favorables au Messie-koï dans
l’urne.
— Au suivant ! cria le préposé.
Les autres électeurs écoutaient les mêmes questions,
suivies des mêmes réponses. Nous avions voté en quelques
secondes. Mes enfants de sept ans avaient voté, il n’y avait
pas de raison qu’ils ne fassent pas leur devoir de sujets,
c’était du « suffrage universel ».
(Le cercle des Tropiques, éd. Présence Africaine. Paris 1972.)

EMMANUEL DONGALA - £"“£3 ‘S’.mposé. parmi


beaucoup d’autres, estimables, par un premier roman. Un Fusil dans la
main un poème dans la poche. C’est l’itinéraire d’un intellectuel africain
qui, marqué par Fanon, Cabrai et Lumumba, veut d abord aider à la
libération des Noirs d'Afrique du Sud, y rejoint le maquis, et participe à
des opérations aussi héroïques que suicidaires, vu l’inégalité des forces.
L’extrait qui suit en montre toute l’horreur. Mais Mayela (le malin, en
lingala), après la mort des ses plus proches compagnons, s’échappe en
Rhodésie puis finit par rejoindre sa terre natale. Là. il trouve le pays en
pleine ébullition ; il prend la tête de l’opposition, est porté jusqu’à la

441
présidence et tombe peu après par un coup d’Etat militaire. H sera exécuté.
Ce roman qui s’étale sur quinze ans de vie trépidante (de 1960 à 1975) est
écrit magnifiquement et sans un temps mort. Il paraît qu'il en a un second
sous presse chez Albin Michel. Nous l’espérons de la même envergure.

La panique dans le maquis

Le petit groupe de Mayéla résista jusqu’à l’aube. Le soleil


était déjà bien haut dans le ciel lorsque le contact fut rompu
avec l’ennemi. Ce fut le sauve-qui-peut général. La fuite
était rendue difficile par la pluie qui était tombée une partie
de la nuit et les obligeait maintenant à passer sans transition
des zones de terre ferme à des zones marécageuses. Une
odeur de poudre et de brûlé s’accrochait encore dans l’air
moite et chaud de la forêt. Ils couraient tous dans n’importe
quelle direction, butant contre les ronces, s’arrachant des
morceaux de peau aux épines des arbustes, s’affalant, se
relevant. Certains, épuisés, n’en pouvaient plus, s’allon-
' geaient tout d’un coup pour ne plus se relever, tandis que
d’autres se terraient dans n’importe quel creux qui ressem¬
blait à un trou. Un avion passa en rasant la cime des arbres
et lâcha une bombe au napalm, au hasard. Elle explosa en
avant du groupe en débandade et la forêt prit feu. Ce fut un
nouveau sursaut de frayeur. Ceux qui étaient couchés se
relevèrent et reprirent leur fuite en sens inverse. De toute
façon, ils ne savaient plus où ils se trouvaient. Atteindre la
frontière ou les lieux de passage secrets était leur seul but.
Le soleil, que l’on voyait par-delà les arbres, très haut dans
le ciel, guidait certains d’entre eux ; mais d’autres s’enfon¬
çaient aveuglément dans la profondeur des arbres. Un autre
hélicoptère passa et lâcha une bombe qui incendia une
partie de la forêt en exhalant une forte odeur de soufre.
Quelques minutes après son passage, Mayéla sortit du
trou où il s’était jeté à l’aveuglette, tête en avant. Il se remit
en marche comme un automate. Il buta sur un corps : les
cheveux étaient brûlés ; le côté gauche du visage, complète¬
ment boursouflé, s’ouvrait et coulait comme un fruit trop
mûr, tandis que le côté droit était intact. Cela paraissait
bizarre, presque irréel. L’homme avait probablement
essayé de se jeter à plat ventre lorsque la bombe l’atteignit
en plein mouvement. Ses vêtements étaient en haillons, et
son dos avait des croûtes qui s’ouvraient. Il vivait encore et
grognait comme une bête aux abois.
Mayéla eut la nausée. Cela ressemblait si peu à la mort
héroïque à laquelle il s’était préparé. L’homme gémissait

442
toujours ou plutôt râlait. « Il faut le secourir, il faut le
secourir. » Le bruit d’un avion puis celui d’une explosion se
firent entendre. Mayéla mit deux doigts dans les trous des
oreilles pour ne pas entendre. Malgré lui, une jambe se
leva, suivie de l’autre, et ses bras achevèrent le mouvement.
Fuir. Rien ne sert de mourir inutilement. Je dois mourir au
combat et non réduit en cendres par une bombe anonyme
dans une forêt obscure. Je ne fuis pas parce que j'ai peur,
c’est pour me préserver pour des tâches futures... Je n’ai pas
peur... Je n’ai pas peur. Il avalait difficilement sa salive. Il
ne se rappelait même pas qu’il avait déjà jeté son fusil ; il
jeta alors son barda pour aller plus vite. Plus vite, Mayéla
dia Mayéla, plus vite, l’hélicoptère est derrière toi !
(Un fusil dans la main un poème dans la poche, éd. Albin Michel.
Paris.)

puriv NinAO _ Longtemps professeur d'anglais à Thiès. et


aujourd’hui conseiller culturel à la prési¬
dence, Cheik Ndao a vraiment bénéficié d’une « ascension » dans la
fonction publique, à cause du succès de ses livres. Sa pièce, L'Exil
d'Albouri, le fit connaître d’un seul coup et avec éclat. Son roman, Buur
Tilleen (le roi du quartier Tilleen, quartier populaire de Dakar), fut
d’abord écrit en wolof. Ne trouvant pas d'éditeur, il en fit une version
française qui eut, elle aussi, un succès immédiat. Cheik Ndao a écrit des
poèmes, Mogariennes, et d’autres pièces. Mais c’est décidément dans le
récit qu’il est le plus convaincant. Marabout de la sécheresse vient de nous
le prouver encore (éd. NEA).
Si j’ai choisi de citer des extraits de Buur Tilleen, c’est que, avec ce court
roman de 110 pages. Cheik Ndao a su, d'un ton juste, nuancé et sans parti
pris, poser l’un des problèmes sociaux auxquels la société sénégalaise est le
plus sensible : celui du mariage entre castes différentes. Nous serions
tentés, en tant qu’Européens et démocrates, d’insinuer que c’est un
problème tout à fait dépassé, et qui ne devrait plus jouer dans les sociétés
actuelles d'Afrique ou d’ailleurs. On se trompe, cela joue beaucoup
encore, dans les sociétés qui furent féodales, et même si elles sont
techniquement très modernes et développées, comme le Japon par
exemple. Au Sénégal comme au Mali, au Niger comme en Côte d’ivoire ou
en Guinée, le mariage entre castes différentes crée des drames, et celui que
décrit Cheik Ndao n’est nullement exagéré. L'intérêt de ce livre si sobre,
est qu’il montre avec équité le point de vue des parents aussi bien que celui
du jeune couple qui se marginalise en transgressant la tradition. Cheik
Ndao constate mais ne tranche pas. Ce n’est pas un livre de combat mais le
miroir fidèle des conflits qui déchirent aujourd'hui bien des familles, et pas
seulement au Sénégal.

443
La méditation d un père

« « Buur Tilleen »... Oui désire porter un tel titre dans


cette Médina empuantie, harcelée par une armée de
mouches ? Les voisins ne m’aiment pas ; me pensent
méprisant, hautain ;... c’est ma nature. Ils jubilent à leur
victoire prochaine offerte par Raki, ' unique bourgeon de
mon sang. Oh ! Dès que j’ai saisi la mentalité de Ndakarou :
où le mensonge, le reptilisme soutiennent les gens, les
poussent au sommet, je me suis dit : « Je resterai au bas de
l’échelle, mais fidèle à ma naissance. » Dans certaines
situations, la mort demeure seule vérité... L’honneur au-
dessus de tout... »
... J’ai souvent vu ce jeune homme venir te chercher, Raki,
pour t’accompagner à l’école. L’idée ne m’est pas venue que
ma fille penserait à entretenir des relations coupables avec
un garçon hors de sa caste, en dépit de tant d’avertissements
répétés. Bougouma 3 a fait du tort à son père ; Meissa, 4 si
,imbu de dignité, de considération, n’a pas déçu mon
estime... et voilà ce que vous nous apportez, vous nos
propres enfants. Le tollé que ne manquera pas de soulever
votre conduite sera une braise dans le cœur de mon ami.
Vous avez introduit la rupture entre nous. J’ai remarqué dès
mon arrivée à Dakar que Meissa ignore l’hypocrisie, le
mensonge, si communs chez les citadins. Ses qualités m’ont
conduit à l’adopter comme confident de l’effort. Son digne
comportement m’a poussé à persévérer dans notre amitié, à
me rendre à la mosquée avec lui, à le visiter souvent.
Chaque fois que je sors de chez moi, Maram peut être
certaine que je suis dans la maison de Meissa... Pourtant
chacun de nous est conscient de l’origine de l’autre. La
génération actuelle ignore le respect du sang... Si nous
tournons le dos à la cohésion du groupe, si nous perturbons
le cercle ancien, nous aboutirons à l’abîme. Vers quel
rivage ?... Quel horizon de ténèbres, d'émiettement, des
valeurs, de dispersion de notre pérennité ? »

Les jeunes

Bougouma abandonne le groupe 4 sans dire un mot. Le


1. Sa fille unique, qui a « fauté ».
2. Nom traditionnel de Dakar.
3. Amant de Raki.
4. Père de Bougouma
5. Le groupe de ses amis étudiants.

444
mal dont souffrent les intellectuels est le bavardage... Ils
sont doués pour analyser, ausculter, critiquer, mais 1 action
les effraie. Quel conseil pratique, utile, lui ont-ils donné ?
Bougouma s’interroge sur le fossé qui sépare la profession
de foi des jeunes de la réalité quotidienne. Où sont les
compagnons d’autrefois, quand ils maraudaient les vergers
de manguiers, ou lorsqu'ils aidaient, aidaient les pêcheurs à
traîner leur pirogue sur le sable ; et les moutons, les jours de
Tabaski, dans la blancheur matinale de Sumbedioune, 1
parmi les cris, les excitations d’enfants noirs debout sur
l’équilibre précaire des vagues ? Plus tard il y a eu les
militants déterminés, résistant aux brimades, bravant les
menaces, le chantage. Seraient-ils devenus timorés ?
Bougouma et Raki mesurent leur isolement.
Sans soutien. Sans avis. Seuls. Ils ne prennent plus part aux
bruits de la grande ville, aux distractions. Leur horizon est
obstrué, l’infortune les emprisonne comme dans un filet ; ils
butent contre l’incompréhension, la méchanceté. Les amies
de Raki ne vont pas la voir. Ses promotionnaires si
émancipées, faisant fi des préjugés, de la bêtise des aînés,
promptes à citer des lignes entières sur les droits de la
femme, répugnent à pénétrer chez Tante Astou..., 1 opinion
les cloue sur place. Les unes, marquées par une tradition
stricte, ne plaignent pas Raki, ne lui montrent aucune
sympathie. Les autres, apportent un appui silencieux,
purement moral, tenant compte du jugement des parents,
de la pression du cercle familial.

La rupture

Au déjeuner le riz a perdu son goût. Deux, trois


boulettes, Gorgui se lave les mains, s’en va. En le revoyant
dès dix-huit heures. Maram pressent le pire ; que cache ce
changement dans ses habitudes ? Lorsque Raki trouve
Gorgui dans la chambre, celui-ci ignore la main qui lui est
tendue.
— Maram, Maram !
— Mbodj !
La femme vient s’asseoir sur le lit près de son époux.
— Je ne souffre plus de voir Raki chez moi.
— Ey, Mbodj ! Nous sommes ses parents, quelle que soit sa
faute.
— Ne me contredis pas. Que Raki sorte de ma maison.
Qu’elle aille où elle veut.
1. Quartier de Dakar, en bordure de mer.

445
— « Se perdre », tu entends. Où se diriger dans Dakar
quand une jeune fille est renvoyée par ses parents ?
— Elle aurait dû y réfléchir avant. Que Raki parte ! telle
est ma volonté ; je suis le maître de mon foyer.
— Je ne me vois pas en face de mon enfant lui ordonnant
d’aller elle ne sait où.
— Au lieu qui a abrité sa forfaiture avec Bougouma, au
point qu’elle nous en revienne méconnaissable.
— Thiey ! Mbodj, soumets-toi à la volonté d’Allah.
Accepte l’inévitable, le glaive du destin. Et moi, Mbodj, ma
tristesse est plus grande. Une mère n’ayant que Raki. J’ai
souvent rêvé sa cérémonie nuptiale, sa nuit d’honneur...
oh ! seigneur... mon attente, mes prières non exaucées !...
Pourtant, je ne puis me résoudre à chasser Raki.
— Maram ! Nous avons partagé tant de malheurs. Néan¬
moins notre accord a été parfait. Je ne regrette pas de
t’avoir épousée. Aujourd’hui nous baignons dans la même
douleur. Devant l’immensité de la honte que nous promet
Raki, il ne nous reste qu’à nous séparer d’elle.
— Une petite faveur, Gorgui ; mettons-la dans le train
pour Ndar. Là-bas elle se reposera, se fera oublier du
quartier.
— Tu ne me saisis pas. J’ai effacé ma fille de ma mémoire,
elle cesse d’exister. Si tu prends sa défense, libre à toi d’en
tirer les conclusions.
(Buur Tilleen : roi de la Medina, éd. Présence Africaine,
Paris 1972).

MASSA MAKAN DIABATE — ?,eydou Badian Kouyaté est


1 écrivain malien le plus
connu, et qui s’affirme de livre en livre, avec un talent à multiples facettes.
Ayant commencé par des traductions de L'Epopée de Soundiaia (dont il a
d’ailleurs établi une version bilingue complète pour sa thèse en sociologie).
Massa Makan s’est tourné vers des œuvres plus personnelles et il faut
avouer que ses trois romans sont des réussites ; Comme une piqûre de
guêpes évoque l'éducation traditionnelle malinké, de la petite enfance à la
circoncision (vers 14 ans). Le style emprunte ses images au mandingue,
mais les personnages sont, à dessein, très stéréotypés : mère effacée et
dévouée, père patriarche autoritaire et respecté, enfants obéissants et
respectueux... c’est la vision idéalisée d’une société et d’une famille sans
autre problème que le maintien de son harmonie — l’équivalent de ce que
Brecht aurait appelé une « leerstüke », un récit didactique. Olympe Bhêly
Quenum a fait un récit du même type avec Un Enfant d'Afrique.

446
Personnellement, je préfère Le Lieutenant de Kouta et Le Coiffeur de
Kouta (1979), où Massa Makan inaugure une prose beaucoup plus vivante
sur le ton ironique, percutant, où il excelle. C'est la chronique d’un village,
à la veille des indépendances, où débarque un extraordinaire lieutenant
noir, pur produit des années coloniales. Ce dernier se croit malin en jouant
la carte française, mais il se fait presque châtrer par ses compatriotes ; et à
cause de son échec, il sera désavoué et emprisonné par ses maîtres et alliés
de la veille. Le récit est mené tambour battant et se lit d’un trait, comme un
grand verre de niamakoudji1 un soir de Ramadan.
L’auteur donne une excellente leçon à tous les transfuges anciens ou
modernes, ces Africains qui se sont dénégrifiés, se coupant de leur peuple,
sans arriver à se faire adopter sincèrement par l’Europe, qui les laissera
tomber sans scrupules dès qu’ils ne seront plus politiquement utilisables.
Dans le concert des critiques sur les nouveaux régimes des indépen¬
dances africaines, M.M. Diabate rappelle avec opportunité que, si la
« négritude » n’est pas la solution à tous nos problèmes, l’« assimilation »
et la « francisation » sont encore pires : elles vous séparent de l'Afrique et
vous placent en situation de traître, de « collabo » au sens que cela avait en
France pendant la guerre avec les Allemands.
L’assimilé perd et sa culture d’origine et son crédit populaire. « Il faut
assimiler et non être assimilé » dit toujours très justement Léopold Sedar
Senghor.

Le retour du lieutenant keita

Le lieutenant Siriman Keita était descendu du wagon réservé


aux fonctionnaires ; à six pas du commandant, il claqua un garde-
à-vous sonore et s’immobilisa, comme pétrifié. Les gardes-cercles
jouèrent la Marseillaise, les enfants des écoles la chantèrent ;
ensuite joueurs de balafons, de tam-tams et de tambourins avaient
donné libre cours à leur inspiration.
Une chanson naquit, qui devint son titre d’honneur :
Lieutenant Siriman Keita,
Enfant de notre pays.
Tu es allé au pays des Blancs.
Tu as porté le fusil pour eux.
Nous suivrons ton exemple.
Bien calé dans la voiture officielle, à la droite du commandant, il
était venu à la résidence où un vin d’honneur fut servi pour
célébrer son retour au pays natal. En grande tenue d'apparat,
couvert de toutes ses médailles, il s’entretenait avec son hôte :
— Vous savez, lieutenant, il y a une vague de protestation
contre la France. Elle nous inquiète fort. On parle d’indépen¬
dance.
— U faut triquer, mon commandant. Il faut sévir et sans

1. Citronnade locale au gingembre, piquante.

447
faiblesse, opina le lieutenant.
— Mais que diront les ennemis héréditaires de la France ?
— Les ennemis de la France ? Foutre, mon commandant ! La
France ne se soucie que de ses amis.
— Voilà qui est bien parlé, lieutenant. Évidemment, je peux
compter sur vous pour expliquer à la population que l'indépen¬
dance ne serait qu’un leurre, un mirage.
— L’indépendance, souffla le lieutenant en s’essuyant les lèvres
du revers de la main ; par ces temps qui s’annoncent, il vous faut,
mon commandant, des collaborateurs qui n’hésiteraient pas à
frapper au risque de se rendre impopulaires.
Dotori posa sa coupe ; il n’avait fait qu’y tremper les lèvres.
— Encore un autre verre, lieutenant, dit-il.
Le boy apporta la bouteille de vin rouge.
— Pose-la sur la table, fit Dotori. Le lieutenant se servira tout
seul, et je le comprends ; avec toute la fumée que dégagent ces
trains, il a besoin de se nettoyer la gorge.
Le lieutenant remplit son verre et le vida, cul sec, en souriant,
béat, les pupilles dilatées.
Je sais que vous êtes d’une famille qui a souvent eu la chefferie
du canton. Évidemment l’administrateur des colonies intervient
toujours, mais discrètement. Son rôle est de pacifier.
Il s’arrêta, prit son verre et avala une gorgée :
— Voyez-vous, quand j’ai reçu votre mandat pour vous bâtir une
maison à Kouta, parce que vous ne teniez pas à vous installer à
Kouroula, votre village natal, je me suis dit : « Voici l’homme de
la situation. » Par ailleurs, votre chef hiérarchique m’a adressé une
lettre confidentielle vous concernant. Que d’éloges, lieutenant !
Que d’éloges !
Il fit un signe au boy qui accourut et remplit sa coupe.
— Koulou Bamba est encore efficace. Il prend de l'âge, ce qui
le handicape quand il doit prendre une décision. Soyez patient,
lieutenant, et nous ferons de grandes choses ensemble.
(Le lieutenant de Kouta. éd. Hatier, Paris. Collection « Monde Noir ».)

V. Y. MUDIMBE _ Né au Zaïre- professeur à l'Université et


animateur culturel dynamique. Mudimbc est
bien connu de l’élite intellectuelle africaine tant anglophone que
francophone. Ce n’est pas un débutant, et sa formation polyvalente
(philosophie, linguistique, théologie, sciences politiques) lui offre les
ressources d’une culture très étendue. L 'Autre face du royaume est un essai
qui témoigne de la dimension de son auteur. Des romans comme Entre les

448
eaux. Le Bel immonde. L'Ecart, jouent sur trois registres différents :
l'écartèlement d'une âme religieuse, la tragi-comédie politique et la
sophistication d'un déraciné. Personnellement, nous avons préféré Entre
les eaux, où l'histoire est la plus attachante : un prêtre qui quitte son
couvent pour rejoindre le maquis où combattent les nationalistes, voila un
thème peu courant. Mudimbc le traite avec subtilité, délicatesse et
profondeur. 11 a sans doute écrit là le premier vrai roman psychologique de
l'Afrique... où l'intellectuel se trouve si souvent « entre les eaux » comme
« entre deux chaises ».

Le jugement sommaire.1

— Camarade, essayai-je.
— Je ne suis plus ton camarade. D ailleurs je ne 1 ai
jamais été. .
Un fleuve venait. Le bruit régulier de la pluie. Des roues
vont me laminer encore. La panique. Je sentis d avance les
coups. Ils adorent frapper à la tête. Parler.
— Vous êtes un ancien, monsieur ?
— Ah, monsieur le curé a peur ?
_ Oui, j’ai peur. Vous n'allez pas me battre n'est-ce
pas ?
— Si. Un prêtre a tué ma mère, dit-il, haineux.
— Mais non. Ce n’est pas vrai. Un prêtre ne peut pas
tuer. Ne tuera jamais. Surtout une femme.
— Et toi, tu ne tuais pas ici ?
— Mais j’étais des vôtres.
— C’est pour cela que tu es ici. Des nôtres, un prêtre .
Son visage était sans expression. Il se mit à avancer, il
s’approchait doucement. Il n'est pas content. Une révolte
me monte. Que lui ai-je fait ? Je ne lui avais rien fait, à lut.
Mes yeux se brouillèrent. J’attendais qu’un coup me frappe
à la tête. Je l’entendis s'adresser au gros.
— Je vais le corriger un peu. le prêtre.
— Ne l’abîme pas trop. On doit le fusiller vivant.
Le coup vint. A la tête. Brutal. Il se renouvela. La
douleur de mes pieds revint, aiguë, insistance. On tapait a
côté sur un mur en béton, et cela résonnait dans ma tête. Un
violent coup dans les reins me fit vomir. 11 me regarda.
— Dis, tu te prends pour un martyr ?
Je le regardai. Je le haïssais. Me venger. Comment ?
Non.
1. Le prêtre Pierre Landu a rejoint le maquis. Mais une lettre qu i! a
écrite à son évêque est interceptée. Du coup, scs camarades 1 arrêtent tt le
malmènent, croyant qu'il les a trahis...

449
Le pardon. Mais mon pardon n’était-il pas l’aveu d’une
impuissance réelle ? Que pouvais-je faire, sinon lui pardon¬
ner et recouvrer ainsi une certaine paix de l’âme.
Prier. Il me fallait prier. Oublier ma déchéance. J’essayai.
La distance s’établit, nette. Dieu est toujours trop loin...
« Imbécile heureux, tu sais bien que c’est inopérant. » Un
mot immense emplissait ma tête, submergeant l’abandon
divin. Un mot rouge de mon sang. J’étais là, le visage en
sang, presque tailladé, comme l’autre. C’était moi, cet
autre. Une énorme pancarte autour de mon cou. C’est
juste, non ? pour un condamné à mort ! Que puis-je faire ?
C’est après tout vrai : Pierre Landu, prêtre et traître. Ça
pouvait aller. Cela passera. « Mais oui, de grâce, la paix...
J’accepte, oui, je ne suis qu’un traître. Mais oui, oui, tout ce
que vous voulez, tout ce que vous voudrez. De grâce, pitié
pour un traître. »
« Tu manqueras aux tiens », m’avait dit mon oncle, il y a
plus de dix ans ; j’ai refusé d’être initié. Que voulait-il dire ?
Ce sont eux qui me manquent. Serait-ce leur malédiction ?
La formule m’envahit, discrète d’abord, puis éblouissante,
m’empêchant de penser : « Attends que nos ancêtres
descendent. Ta tête brûlera, ta gorge éclatera, ton ventre
s’ouvrira et tes pieds se briseront. Attends que les ancêtres
descendent. » Ils étaient descendus. Et je n'avais que la
sécheresse d’une Foi rationalisée pour me défendre contre
l’Afrique.
(Entre les eaux, éd. Présence Africaine. Paris 1973.)

NTYUGWETONDO RAWIRI — Née au <pabon- Un vrai roman-


touflu de personnages et de
situations variées et enchevêtrées comme la forêt gabonaise. L'auteur est
une jeune femme. Elle raconte bien, avec tous les détails et une grande
sincérité dépourvue de complexes, le tissu même de la vie d'une famille
librevilloise et de ses amis.
Parmi les multiples problèmes qu’elle aborde, citons celui du « marabou¬
tage » ou recours au féticheur, qui, comme un fil conducteur, parcourt tout
le livre. Les pratiques occultes ont repris en effet une grande vigueur dans
toutes les capitales africaines depuis l'Indépendance ; celui des rapports
délicats entre nouveaux coopérants et autochtones ; celui de la crise
économique et d’une de ses conséquences sur le travail et la mentalité des
populations ; enfin celui du cambriolage comme celui de l'éducation.

450
Problèmes universels, certes, mais à chacun des aspects de la vie qu elle
évoque. Mme Rawiri fait ressortir le « paramètre africain », c est a dire les
attitudes, les réactions spécifiques de ses compatriotes aux événements
quotidiens. C’est cette vérité presque photographique, qui fait de son
roman un authentique document sociologique, sans cesser pour autant
d'être une œuvre littéraire, agréable à lire, et pleine d humour.

LE « FÉTICHISME » ET LES UNIVERSITAIRES

Un mois après la reprise des cours, une dîner-party fut organisée


par le recteur de l’université d’Eboma. C’était là une tradition
dont l’objectif essentiel était d’encourager le rapprochement entre
Blancs et Noirs dont la séparation de fait était très visible dans les
grandes écoles d’Elonga. L’initiative en avait été prise par le
ministre de l’Education nationale. C’est pourquoi les instituteurs
et les professeurs se faisaient un devoir et un honneur d y assister.
Chacun prêtait beaucoup d’attention aux problèmes qui préoccu¬
paient les responsables de l’enseignement. Les plus bavards
établissaient devant tous les autres des programmes de concerta¬
tion qui n’aboutissaient jamais. Dans ces discussions vives et
houleuses, ils préconisaient des mesures pour le développement de
l’éducation. Ils oubliaient que rien de constructif, ne sortait de ces
rencontres, même si personne n’y manquait. Igowo vint cette fois
comme les précédentes dans l’espoir de nouer des relations solides
et de trouver chez ses collègues des idées intéressantes pour son
travail universitaire. Comme toutes les réunions precedentes,
celle-ci fut monotone. Le recteur écoutait avec bonhomie les avis
des uns et des autres. De temps en temps, il donnait quelques
conseils, félicitait un tel pour les bons résultats qu il obtenait ou
bien prenait des notes. Ayant repéré Igowo1, il se fraya un passage
parmi son auditoire et parvint jusqu à lui.
_J’ai ouï-dire que vous avez été gravement malade et que vous
avez été soigné par des guérisseurs noirs. De quoi souffriez-vous
au juste ? „ , . .
_ Je m’interroge moi-même jusqu’à present sur la nature et
l’origine réelles de cette maladie. J’ai eu sur tout le corps une
irruption de boutons. Ce fut le médecin lui-même qui me conseilla,
reconnaissant son impuissance, de voir un certain ganga repute
pour son pouvoir de guérison des maladies mystérieuses. Je suis
resté chez ce dernier plus de trois mois.
Le recteur Nya hocha la tête. Apparemment il attendait des
détails qui ne venaient pas. Il ajouta alors .
Si vous aviez grandi ici, nos croyances magico-religieuses vous

1. Igowo. le professeur qui avait eu une maladie bizarre.

451
seraient familières. Contrairement à vous, j’ai l’avantage d’avoir
grandi dans un village avant de venir à Elonga. Je suis donc
imprégné de nos traditions et j’appartiens encore aujourd’hui à
trois sectes de ma région et de la capitale. Bien que j’aie poursuivi
mes études en Espagne, et que je vive au contact des Blancs, je
retourne chez moi toutes les vacances, dans ce monde que vous
considérez, vous autres, comme arriéré. Si jusqu’à maintenant je
me porte bien et que personne ne peut me jeter un mauvais sort,
c’est parce que mes grands-parents paternels ont hérité de leurs
parents la connaissance de ces pratiques de la sorcellerie. Ma vie
est enfermée dans un cadenas jeté dans le fleuve de mon village.
Pour pouvoir m’atteindre, il faudrait connaître ce secret que
seulement mon père et moi connaissons. Et même si l’on trouvait
le cadenas, seuls mes grands-parents pourraient l’ouvrir. Comme
ils sont morts, je suis tranquille.
— Vous voulez dire que vous êtes protégé pour tout le restant
de votre existence ?
— Oui, répondit Nya en souriant.
— Vous avez beaucoup de chance !
11 se tut. Il fixait ses doigts effilés. Ses lèvres remuaient. Avait-il
renoncé à partager son enseignement ? Igowo l’observait. 11
voulait en savoir plus. Il était extrêmement perplexe. Fallait-il
douter ou croire au fétichisme ? Son interlocuteur poursuivit :
— Voyez-vous, la sorcellerie a pris une ampleur telle que rien
ne se fait en dehors d’elle. Si vous voulez réussir à vos examens,
allez d’abord vous laver le corps. Souhaitez-vous effectuer un
voyage dans un pays lointain ? Assurez-vous avant de partir que
l’avion ne tombera pas. Votre épouse se livre-t-elle à des écarts de
langage ? Voyez si cela ne provient pas de sa collègue ou de sa
tante. Nous en sommes là. Pour justifier cette manière de se
comporter, certaines personnes prétendent que ce sont les
contraintes croissantes de nos sociétés en développement qui
poussent jeunes, adultes et vieux à assurer leur lendemain. Ma
réponse serait nuancée. Tout cela a toujours existé. A mesure que
les générations passent, l’homme améliore sa façon de vivre par
des recherches et des inventions qui créent des besoins nouveaux
qui lui deviennent si nécessaires qu’il ne peut plus s’en passer. Il
est incontestable que les découvertes d’aujourd’hui sont plus
impressionnantes que celles du XIXe siècle par exemple, et l’être
humain n’a jamais cessé de s’adapter à son temps. Je ne pense pas
que le progrès puisse affliger quelqu’un qui a le privilège d’en
bénéficier. Oui se plaindrait de faire le trajet Paris-Caracas en
Concorde en quatre heures et demie au lieu de douze heures ?
D’un autre côté, le désir forcené d’acquérir des moyens qui
donnent accès aux bienfaits du progrès peut inciter l'homme à se

452
servir de tout ce qui est à sa portée. Ne parlons pas des autres
considérations qui peuvent l’entraîner par exemple à recourir au
fétichisme. Le développement de la sorcellerie est peut-être dû au
fait que cette pratique s’applique à tous les aspects de notre vie.
Dans un sens, ce qui était sacré autrefois ne l’est plus aujourd’hui.
Dès lors, la sorcellerie devient encombrante et dangereuse.
— Je persiste à croire que l’on peut vivre sans ces croyances et
qu’on se porterait très bien.
_ Pouvons-nous réellement vivre sans nos croyances ? Quant a
moi, je ne le crois pas.
— Oui. Mais nous savons tous que la pratique de la sorcellerie
ne peut changer le cours d'une existence. On finit toujours par
assumer son destin. Quoique la destinée soit un vain mot.
— C’est justement là où la sorcellerie joue un grand rôle. Elle
aide ceux qui la pratiquent à modifier leur sort. Prenez le cas d une
personne à qui on refuserait un emploi qui lui tient à cœur. 11 lui
suffirait de voir un féticheur pour obtenir ce poste et améliorer son
existence.

(Elonga. éd. L'Harmattan. Paris.)

. , A DVCC- Née à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Maryse


MAKYali. GUiNUü, Condé commença, comme nombre d'Antil¬
lais à aller « chercher ses racines » en Afrique. Elle enseigne d’abord en
Guinée, puis au Ghana, à l'Institut idéologique de Winiba. Elle en est
expulsée en 1966, à la chute de Nkrumah. Elle récidive et retourne au
Sénégal où elle sera professeur aux lycées de St Louis puis Kaolack. En
1970, elle décide de revenir à Paris et de passer une thèse de doctorat en
littérature comparée avec Etiemble. Elle a enseigné depuis aux universités
de Jussieu et Nanterre, ainsi que dans maintes universités américaines.
Mais c’est comme écrivain et journaliste qu elle se fit connaître. Ses
émissions à Radio France Internationale, ses articles dans Présence
Africaine, Demain l'Afrique. Continent, lui font une réputation de critique
littéraire à la dent dure. En effet, Maryse est sans complaisance pour la
médiocrité, qu’elle soit noire ou blanche. C'est i'anti-Jacques Nantet.
Black is beautiful, d'accord, mais un mauvais livre reste un mauvais livre.
Inutile d'ajouter que sa franchise est exceptionnelle dans le monde des
africanistes et lui attire beaucoup d’hostilité.
Si l’on se tourne du côté de son œuvre littéraire, on remarque deux
pièces estimables. Dieu nous l’a donné et La Mort d Oluwemi d Ajumako,
premières œuvres qui promettaient. Mais elle se tourne vers le roman .
Ileremakhonon amalgame plusieurs aspects de son expérience africaine,
entre autres son enfance antillaise, son enseignement à Winiba. la quête de
scs racines, ses désillusions devant les réalités de l'Afrique actuelle. Un

453
autre roman meilleur que le premier chez Laffont : Une saison à Rihata.
qui se passe toujours en Afrique. Plus une série d'essais : Le Roman
antillais, La Poésie antillaise, (Nathan). La Civilisation du bossale (esclave
récemment importé aux Isles) et La Parole des femmes, à l'Harmattan, son
étude sur Césaire (Hatier). A relire Heremakhonon (1976) (c'est à dire :
Erè ma konon = le bonheur n'est pas dedans, en malinke). j'y remarque ce
style à phrases courtes qui galope, rapide et sec comme un cheval arabe. Et
puis toujours la franchise. La franchise sur soi-même, sur la société
africaine, cette ironie parfois méchante mais démystificatrice et que M.
Condé pratiquait déjà dans sa première pièce sur les Antilles. « J'ai
toujours déplu » écrit-elle. Elle s’en moque ! Un ton neuf dans la critique
négro-africaine et que l'on pardonne difficilement à une femme...

La visite du ministre
DE L’INSTITUT IDÉOLOGIQUE

A 9 h 30, des hurlements de sirènes retentissent


(Mwalimwana est ponctuel) et tous les élèves s'agglutinent
aux fenêtres. Les voilà qui se mettent à compter.
— Une Lincoln Continental. Une, deux, trois, quatre.
- cinq, six... Mercédès.
Ils sont marrants, ces gamins ! Est-ce qu'ils veulent que
Mwalimwana s’en aille à bicyclette comme les souverains du
Danemark ? Les souverains du Danemark n'ont plus rien à
prouver. Lui, Mwalimwana, au contraire. Un berger
devenu père de la nation doit s’entourer de faste. Ces
enfants ont entendu parler de l’ancien esclave Christophe ?
Et de sa cour ? Il lui fallait prouver, toujours prouver
qu’il était civilisé...
— Mademoiselle, Mademoiselle, Mwalimwana viendra
sûrement dans notre salle. Il adore parler de Marx !
En effet, il y entre à 10 h 10. Une partie de son escorte
reste dans le couloir à bavarder. Saliou est à son côté, l'air
tendu. Bel homme ! Oui. Bel homme, Mwalimwana. un
peu lourd peut-être. Il commence à souffrir de l'embonpoint
des nantis. L’infarctus du myocarde le guette. Il me sourit.
— Des Antilles ? 1 Comme c’est bien. C'est une de ses
enfants que l’Afrique avait perdues...
Vendue, Mwalimwana, vendue. : Pas perdue. Tegbessou
se faisait 400 livres sterling à chaque navire.
— ... et qu’elle retrouve. Comment travaillent nos
garçons ?
Ils ne foutent rien. Ils ne songent qu’à critiquer vos faits et
1. Le professeur est une antillaise, le ministre approuve.
2. Mise au point silencieuse du professeur

454
gestes. 3
— Travailleurs vous dites ? Mais parfois un peu noncha¬
lants ? Secouez-les ! C’est que nous les gâtons trop. Des
écoles gratuites du primaire au secondaire. Des instituts
universitaires gratuits aussi. Des dispensaires gratuits pour
soigner leurs plaies. Du temps des Blancs, vous savez
comment cela se passait : des écoles de brousse où on
prenait feu sous la tôle. Des écoles coraniques où on
apprenait par cœur les versets en jetant de temps en temps
un coup d’œil sur la page écrite...
Et pourtant Mwalimwana ils ne sont pas contents. Cela je
m’en suis déjà rendu compte. Ils comptent vos Mercédès et
s’indignent des parures de vos femmes. Ils disent qu une
oligarchie avide a pris la relève de l’Europe. Au lieu du
Coran, ils psalmodient Fanon. Hier ils ont voulu m entraî¬
ner dans une discussion des Damnés que je n’ai pas lu. Mea
culpa ! Mea maxima culpa !
— Nos efforts incessants doivent tendre à trouver nos
propres voies de développement si nous voulons que notre
révolution se fasse sans que notre personnalité soit altérée...

(Heremakhonon, éd. 10/18, Paris.)

MARIAM A RA _ Décédée en août 1981 des suites d’une longue


MAK1AMA »A maladie, alors qu’elle avait à peine une cinquan¬
taine d’années, Mariama Ba nous laisse un livre. Une si longue lettre
(1980), dans lequel elle décrit les déboires des « premières épouses » dans
les mariages polygames. Cette fois-ci, le roman est résolument féministe et
décrit avec sensibilité et sobriété la fragilité du statut de première femme
chez deux héroïnes aussi attachantes l’une que 1 autre. Ces deux histoires
qui se répondent à travers la correspondance de deux amies sont
extrêmement riches malgré une totale absence de bavardage. Tout est dit
en peu de mots, mais justes, totalement justes : d’abord l amour et le
bonheur du mariage entre deux êtres bien accordés, puis, très vite, la
cruauté : l’influence de la famille ou I inconstance masculine qui pousse le
mari à prendre une deuxième femme sans 1 accord de la première,
évidemment ; le drame que celle-ci vit alors, la jalousie, la colère, la
rupture chez l’une ; la panique, la souffrance, la résignation chez 1 autre
amie. Puis les difficultés d’argent amplifiées par les charges nouvelles ; et
les problèmes des enfants, les garçons accidentés parce qu'ils jouent dans la

(3) idem.

455
rue, la fille qui tombe enceinte d'un étudiant ; le deuil enfin, la femme qui
doit désormais se débrouiller seule, certes, mais malgré tout son sentiment
de revanche sur le mari qui l’a humiliée et le pardon, parce qu'il est mort.
Et la liberté devant les nouveaux prétendants qu’elle repousse. Enfin, dans
toute cette vie racontée si simplement, des pages bouleversantes.

L’aveu de la fille à sa mère

Elle avoua être bien avec lui ! Non, Iba n'avait rien
sollicité, ni exigé. Tout était venu naturellement entre eux.
Iba connaissait son état. Il avait refusé les services d’un
copain qui voulait « l’aider ». Il tenait à elle. Boursier, il
était décidé à se priver pour l’entretien de son enfant.
J’apprenais tout, d’un seul trait, avec une voix pleine de
hoquets entrecoupés de reniflements, mais sans aucun
regret !... L’aînée devait être exemplaire... Mes dents
claquaient de colère...
Me souvenant, comme d’une bouée de sauvetage, de
l’attitude tendre et consolatrice de ma fille, pendant mes
longues années de solitude, je dominais mon bouleverse¬
ment. Je recourais à Dieu, comme à chaque drame de ma
vie. Qui décide de la mort et de la naissance ? Dieu ! Tout
Puissant !
Et puis, on est mère pour comprendre l’inexplicable. On
est mère pour illuminer les ténèbres. On est mère pour
couver, quand les éclairs zèbrent la nuit, quand le tonnerre
viole la terre, quand la boue enlise. On est mère pour aimer,
sans commencement ni fin.
Faire de mon être un rempart défensif entre tous les
obstacles et ma fille. Je mesurais à cet instant de
confrontation, tout ce qui me rattachait à mon enfant. Le
cordon ombilical se ranimait, ligature indestructible sous
l’avalanche des assauts et la durée du temps. Je la revis,
nouvellement jaillie de mes flancs, gigotant dans ses langes
roses, son menu visage fripé sous les cheveux soyeux. Te ne
pouvais pas l’abandonner, comme le dictait l’orgueil. Sa vie
et son avenir constituaient un enjeu puissant qui démolissait
les tabous et imposait à mon cœur et à ma raison sa
supériorité sur tout. La vie qui frémissait en elle m’interro¬
geait. Elle grouillait pour s’épanouir. Elle vibrait pour
demander protection.
C’est moi qui n’avais pas été à la hauteur. Repue
d’optimisme, je ne devinais rien du drame de sa conscience,
du bouillonnement de son être, de la tourmente de sa

456
pensée, du miracle qu’elle portait.
On est mère pour affronter le déluge. Face à la honte de
mon enfant, à son repentir sincère, face à soi mal. à son
angoisse, devrais-je menacer ?
Je pris dans mes bras ma fille. Je la serrais douloureuse¬
ment dans mes bras, avec une force décuplée, faite de
révolte païenne et de tendresse primitive.
(Une si longue lettre. Nouvelles Editions Africaines.)

ii Issue d'une famille de St Louis et


AMINATA SOW FALL professeur de lettres dans un lycée de
Dakar, Aminata Sow nous a donné coup sur coup deux romans qui ne
sauraient passer inaperçus : Le Revenant (1976) et La Greve des Battu
(1979). Si le second roman se rapproche, par son thème socio-politique, de
l’œuvre de Sembene Ousmane, Le Revenant par contre ne doit rien a
personne. C’est une critique cinglante des mœurs de la société sénégalaise
quotidienne. Toutes les familles de Dakar se retrouveront un peu dans les
« obligations » des cérémonies coûteuses et trop fréquentes : baptêmes,
mariages, deuils, autant de circonstances qu'il faut célébrer avec taste
quitte à s’endetter, afin de sauver le diom, l'honneur. Et cela quel que soit
votre salaire ou votre caste ! , . .
Ici il s’agit d’un très modeste employé des postes (il s occupe des cheques
postaux, salaire maximum 60 000 C.F.A.) qui se voit obligé de dépenser
une fortune pour se marier d'abord et « baptiser » neuf jours apres. Dans
l'extrait qui suit, on montre le baptême orchestré par Yama. la sœur du
héros Bakar ; Aminata Sow photographie de sa plume alerte une scene tort
courante à Dakar et dans les autres villes du Sénégal. On appréciera tout
au long du livre qui finit mal (le héros a dû détourner douze millions et est
jeté en prison : du coup sa famille le renie et sa femme divorce) la froide
lucidité de cet auteur féminin qui n’a aucune pitié pour les femmes trop
nombreuses dans cette société urbaine — qui n'hésitent pas a ruiner leur
mari ou leur frère pour éclabousser par une téranga mal comprise les
braves gens de leur quartier.
Aminata Sow ira loin, je pense, car elle n’a pas peur de dire la vente,
même si celle-ci n'est flatteuse ni pour son sexe ni pour sa société.

LE BAPTÊME ET LA DRIANK.É

Le jour du baptême, une atmosphère effervescente


régnait à la rue 6. On y vit les perruques les plus diverses,
allant du blond au brun méditerranéen, en passant par le

1. Les Battu = les mendiants.


2. Téranga : hospitalité généreuse.

457
roux. L’or brillait à gogo sur les doigts, au poignet, sur tout
le long du bras, aux oreilles, au cou. Les lamés les plus
riches, les velours les plus rares et les broderies les plus fines
étaient sortis du fond des armoires.
Yama fit son entrée dans la maison de Wellé Gueye, 1
accompagnée de ses sœurs et d’une escorte d’une centaine
de personnes. Des femmes portaient des valises, des paniers
et même des « baignoires » pour le bain de la petite Bigué.
Il avait fallu cinq cars rapides et quatre taxis pour
transporter tout ce monde et ses bagages. Une foule de
griots chantait les louanges de Yama, célébrait sa générosité
et la rattachait à quelque branche généalogique dont elle
n’avait jamais entendu parler dans sa jeunesse. Elle n’était
d’ailleurs pas dupe, mais elle était flattée de constater que
ceux qui sont les plus propres à vous mépriser n'hésitent pas
à se faire valets, à se complaire dans le mensonge des
louanges hypocrites dès qu’ils peuvent vous soutirer quel¬
que chose. Yama s’était souvent représenté son enfance.
Personne n’avait jamais cherché à connaître l’ascendance de
ses parents car aux yeux de cette société où elle vivait, les
pauvres ne méritent aucun intérêt, fussent-ils nantis des
meilleures qualités humaines. Quel chemin parcouru depuis
cette époque ! « Il est vrai que la nudité et la sécheresse
n’ont jamais attiré les mouches, il leur faut du gluant »,
pensait-elle fréquemment.
Yama et sa délégation s’installèrent dans la cour toute
bâchée, sur des nattes étendues à même le sol. Malgré la
fraîcheur, elle tenait un éventail qu'elle agitait de temps en
temps. Pour cette cérémonie, elle avait fait appel à Malobé
Niang, l’homme-femme le plus redoutable, le plus redouté,
mais aussi le plus recherché. C’était lui qui agençait les
cérémonies des vraies « diriyanke » ; il faisait la fine
bouche ; rares étaient celles à qui il acceptait d'offrir ses
services, car il était exigeant, il voyait les choses en grand et
ne souffrait pas que l’on discutât ses propositions. Toute
grande dame cherchait sa compagnie, entrer dans ses
faveurs était un gage sûr de célébrité.
Yama agitait son éventail et regardait Malobé assis au
Centre du cercle. Il était vêtu d’un grand boubou bleu en
bazin riche brodé jusqu’au bas ; il avait une stature de
géant, un cou de taureau qui faisait contraste avec la note
toute féminine, légère, traînante qui sortait de sa voix
lorsqu’on l’entendait annoncer :
— Deux cents pagnes tissés « njaago », trois valises
1. La famille de l’épouse qui a accouché.

458
d’effets pour le bébé, six baignoires pour le bain du bébé,
cent mille francs : voilà ce que Adja Yama Diop a apporté
pour le bébé.
Toute l’assistance marqua un air d’étonnement et de
surprise. La partie s’avérait dure. Les griots commençaient
à se manifester lorsque Malobé exigea le silence et
continua : ...
— Ces soixante-quinze mille francs, Adja Yama Diop les
offre aux hommes de caste et aux esclaves.
Les intéressés ne purent se garder d’exprimer leur joie, et
c’est au milieu d’un brouhaha terrible que Malobé en¬
chaîna :
— Adja Yama Diop donne cinquante mille francs aux
cousins du bébé.
— Ces cinquante mille francs sont la part des grands
parents.
L’assistance était interloquée. Après un moment de
silence, les uns criaient, les autres chantaient, d autres
marquaient leur surprise en tapant des mains. Il était
impossible de discerner ce qui se disait dans ce désordre
total de la parole et des gestes. On n avait jamais vu cela,
décidément, Yama avait battu tous les records.
(Le Revenant, Nouvelles Eiditions Africaines, Dakar.)

m AwirDTivwMïï Eminemment créateur, le style de Franké-


rKArNKt.lie.rNr'IC. tienne. Créateur dans le vocabulaire bourré
de néologismes évocateurs ; créateur d'un genre littéraire entre le roman et
la poésie, où l’un se mêle à l'autre inextricablement, et culminant sur la
ligne frontière sur 200 pages, si bien que le lecteur en reste pantois. Il a
bien lu une histoire avec des personnages qui parlent et agissent. Il a bien
compris qu’il s’agit d'un maître tyrannique, Saintil, entouré de zombis
(morts-vivants) et que tout le problème est de réveiller ces zombis pour en
faire des « bois-nouveaux » capables de se révolter. C est donc un roman
que ce livre. Les Affres d'un défi. Mais c’est aussi un poème écrit en
paragraphes souvent rythmés, alternant l'action et le chant onirique, la
passion de l’amour et la complainte de la solitude, la vieillesse triste de
Gédéon dont toute la famille est en exil, et la faim carnassière de Sultana
qui officie pour le maître, mais se consume d’amour pour l’esclave. Tout
cela sur fond de vaudou et de combats de coqs, caractéristiques de Haïti.
Inclassable, ce Frankétienne, pas de catégories prévues pour ce genre
d’écrivain. Mais y-a-t-il une de prévue, dans l’Histoire, pour Haiti .
Autres œuvres : Ultra-vocal, Tronfoban, Mûr à crever. Il écrit aussi en
créole.

459
La méditation d un zombie

Quelle sangsue nous suce le sang sans éveiller le moindre


soupçon ? Quels termites rongent nos rêves ? Le soleil s'estompe
par-delà une efflorescence de nuages, portant ainsi des poules
idiotes à jucher sur des branches en plein jour.
Les cyclones ont dévasté nos champs, saccagé nos chaumières,
semant sur leur passage la mort brutale, la folle désolation.
Brassage et ventripotence de vents mercenaires. Piaffements
hystériques dans la boue. Nous n’oublierons jamais les clowneries
des maîtres-jongleurs.
Les gosses d’antan s’amusaient à cœur fou à des jeux variés : le
mayamba : les parties de football dans les rues ou sur des terrains
vagues, avec des balles fabriquées à l’aide de lanières élastiques ou
de déchets de tissu ; l’usage de vieilles marmites, de boîtes de
conserves et de noyaux d’avocat en guise de balles dans les
compétitions sportives improvisées sur les trottoirs ; les billes de
cristal multicolores aux reflets huileux ; les flâneries interminables
sous le soleil ; le saut à la corde. Avec le temps, tous ces jeux ont
disparu de nos mœurs. Songerie d’oiseau malade. Poussière
d’ombre à contresource de la lampe nostalgique. Modification du
décor, la lune aurait changé de quartier. Mais, avons-nous réussi à
accrocher nos rêves à portée de la main ?
De toutes parts assiégés par les fourches de la faim, nous
étouffons sous le poids de nos misères. Nos ennemis médisent de
nous ; ils nous traitent péjorativement de primitifs ; ils ne
s’imaginent pas que nous ayons le courage de marcher à longueur
de journée sous les javelots et les coups de griffes d’un soleil de
proie. Cuirassés d’expériences, imbus de nombreuses tactiques de
combat, cherchant sur quel pied entrer dans la danse, nous avons
appris à rire, même dans les affres de la faim. Mais, quelle
astucieuse sangsue nous suce le sang sans éveiller le moindre
soupçon ? Quelle colonie de termites rongent nos rêves ?
(Les affres d'un défi, éd. Henri Deschamps. Haïti)

HENRY LOPES _ Né en *937. Lopes est un métis congolais qui


depuis 15 ans a su mener parallèlement une
œuvre littéraire et une carrière politique. Il a été ministre de plusieurs
gouvernements, passant à travers les coups d'Etat comme un djinn à travers
les murs ! Il se trouve en tête de cette génération de nouvellistes si fertiles :
Mbaye Gana Kebe, Ibrahima Fall. Evembe, Francis Bebcy. Lamine Fall.
Bilal Fall, T. Tchichelle, A.G. Ngom. M. Lv Sangaré. Sa plume acérée griffe

460
de manière indélébile chaque situation ou personnage qu elle attaque. Dans
son recueil Tribaliques Lopes en deux pages a croqué les rêves de Marie-
Thérèse. maîtresse du député Ngouakou-Ngouakou. et sa désillusion devant
la réalité cruelle. Du même coup il démystifie le discours officiel. Lopes a
aussi écrit La nouvelle romance. Sans tam-tams, et des poèmes.

Monsieur le député

Elle rêve que Ngouakou-Ngouakou est venu la chercher


avec une grosse voiture américaine. 11 est habillé de noir et
tout joyeux. Il lui dit que sa femme est morte, qu'il revient de
l'enterrement et qu’il vient la chercher pour l'emmener dans
un autre pays. Elle n’ose y croire. Elle veut prendre quelques
pagnes et quelques robes, mais Ngouakou-Ngouakou lui dit
qu’il ne faut pas perdre de temps.
Elle saute dans la voiture et Ngouakou-Ngouakou l'em¬
mène à vive allure vers l’aéroport. Sur le chemin elle voit dans
la rue beaucoup de gens qu’elle connaît et malgré la vitesse de
la voiture, elle entend distinctement ce qu'ils disent. Ils
jettent sur elle l’opprobre d’enlever un vieil homme à ses
enfants et ils l’accusent d’avoir tué Madame Ngouakou-
Ngouakou. Elle est tout en sueur quand elle parvient à
l'aérodrome. Dans l'avion, il n’y a plus de place et on les a mis
dans la cabine de pilotage. C'est Ngouakou-Ngouakou qui
prend les commandes de l’appareil. Il met en marche les
réacteurs. L’avion roule sur la piste mais n’arrive jamais a
s’élever à plus de trois mètres. On dirait que le chien noir qui
poursuit Marie-Thérèse va réussir à sauter dans l'avion...
Marie-Thérèse se réveille et voit Ngouakou-Ngouakou
debout, déjà habillé.
— Il faut que je rentre maintenant.
— Elle lui tend les mains en lui souriant. Il vient s’asseoir
au bord du lit. Il lui embrasse la tempe et dit :
— Allons. Il faut que je m'en aille.
— Mais j’ai quelque chose à te dire.
— Ah tu cherches encore à me retenir.
— Non c’est sérieux. Elle a pris la main de l'homme qu'elle
passe sous le drap et pose sur son ventre.
— Je crois que j'attends un enfant de toi.
— Quoi ?... Mais tu plaisantes...
— Non c’est sûr...
— Mais qui me prouve qu'il est de moi ?
Marie-Thérèse se tourne sur le ventre et la tête dans
l'oreiller qu'elle mord, se met à pleurer. Elle tape le lit de ses
deux poings, elle tape des pieds.

461
— Qu’est-ce qui te prend, petite ?
— Salaud, va-t-en, salaud, salaud...

Le soleil apparaît à I horizon et monte lentement dans le


ciel. Il fera chaud aujourd'hui sans doute. Ses rayons
pénètrent par les fenêtres. Ainsi Mademoiselle Nsouakou-
Ngouakou est réveillée par la clarté du jour. Elle tourne
comme chaque matin le bouton de son transistor pour écouter
le poste national. Cela l'empêche de se rendormir. On donne
les informations : hier le député Ngouakou-Ngouakou a fait
une intervention à 1 ouverture du congrès des femmes avant-
gardistes. Il a mis l’accent sur la nécessité de libérer la femme
qui n’est pas un être inférieur à l'homme.
(Tribaliques. éd. Clé. Yaoundé.)

BERNARD NANGA _ Né. en 1934 au Cameroun. Professeur de


philosophie à l’Université de Yaoundé.
Au Cameroun aussi la relève du roman est assurée. Nous ne citerons ici
,qu’un extrait des Chauves-souris qui est un premier roman, mais où déjà
l’auteur maîtrise parfaitement son style et son sujet : l’ironie qui va jusqu'au
persiflage cache et révèle en même temps, d’une manière propre au
Cameroun. 1 arrivisme et la corruption des « cadres ». les maux sociaux
aggravés par le besoin de consommation et la hausse des prix, cette espèce de
débandade de toute une société urbaine prise dans la course vers
I enrichissement. Mais, « les gens d’ici vous disent les choses sérieuses en
riant, vous le savez bien, ils peuvent tuer en riant » comme le dit si bien
I auteur. A mon avis, ce livre est du niveau des romans de Mongo Beti. Dans
le texte qui suit tout est suggéré, mais avec une subtilité rare : la contestation
des étudiants, la rivalité Est-Ouest, la crainte des Européens de perdre leur
monopole économique, la complicité du ministre africain qui n'est pas dupe,
mais désire « partager le gâteau ». leur double hypocrisie sur les tensions et
inégalités sociales, au nom d une fictive Afrique « pacifique par nature ».

«JE NE CROIS PAS A L’EGALITARISME DES DEMOCRATIES


POPULAIRES »

Après un léger apéritif dans le jardin, que M. Chauvin avait


admiré, Bilanga avait invité son hôte à le suivre au salon où il
attendait un dîner en tête à tête. Bilanga s'était excusé pour sa
femme qui, avait-il précisé, était un peu souffrante. Les
enfants étaient déjà couchés. Seul Roger était rentré vers dix
heures du soir, le visage fatigué.
— Mon fils aîné, dont je ne suis pas toujours fiers, avait dit
Bilanga la bouche pleine et la fourchette levée, en présentant
Roger.

462
— Félicitations, vous avez déjà de grands enfants, avait
répliqué M. Chauvin en adressant un sourire aimable au
jeune homme.
— Tu pourrais au moins dire bonsoir à M. Chauvin. Oui
sait, peut-être t’initiera-t-il un jour au sens des affaires.
Pour toute réponse. Roger jeta un regard hostile à son père
et disparut à la cuisine où il avala en vitesse les restes du repas
de midi et sortit de nouveau.
— Je ne sais pas à quoi ils pensent, les jeunes d'aujour¬
d'hui. Voilà un garçon intelligent et qui a tous les moyens
dont nous ne disposions pas à notre époque. Plus ils ont de
facilités, moins ils travaillent.
— C’est un phénomène tout à fait général. Mon fils
parcourt le monde en ce moment en stop. Aux dernières
nouvelles, il se trouverait quelque part à Bombay. La sagesse
orientale, les gourous, voilà ce qui attire nos jeunes révoltés
d’Europe. Nous sommes les derniers représentants de la
grandeur de l’Occident. Heureusement, l’Afrique est encore
pour nous une alliée sûre dans la contestation générale qui
mine nos valeurs humanistes.
— La contestation est déjà entrée chez nous, assura
Bilanga. Voyez mon fils. 11 y a dans son lycée un petit agrégé
qui a été formé dans vos universités. Il est sûrement
communiste. Il a sur mon fils une influence néfaste. Vos
jeunes vont en Inde, les nôtres veulent aller à Moscou. Mais
tant que nous serons vivants, l’Afrique ne renoncera pas à ses
options pour les libertés démocratiques.
— Vos paroles me rassurent, monsieur Bilanga. Une
grande menace du drapeau rouge plane sur l’Afrique et le
monde. Il faut absolument barrer la route au marxisme. Déjà,
plusieurs de vos pays se sont laissés gagner par cette idéologie
infâme et ont nationalisé nos entreprises. La conséquence,
c’est le marasme le plus total dans ces pays-là.
Bilanga reconnut la version voilée d’une idée ancrée chez
certains Européens d’Eborzel, qui refusaient d'africaniser les
postes de cadres de leurs entreprises sous prétexte qu'elles
tomberaient aussitôt en faillite. La colonisation n’avait jamais
préparé la relève. La formation scientifique et technique était
fermée aux indigènes, comme on les appelait, parce qu'on
avait décidé qu’ils en étaient incapables. Cela permettait au
colon de rester maître. Mais Bilanga ne voulut pas s'aventurer
sur ce terrain glissant. ^
— Les nationalisations, monsieur Chauvin, sont des expé¬
riences malheureuses que nous ne tenterons jamais. Nous
souhaitons cependant une africanisation accélérée des cadres.

463
Vos intérêts dans nos pays n’en seront que mieux respectés.
Voyez-vous, nous sommes convaincus que, dès que l’Afrique
aura assez de savants et de techniciens, c'en sera fini de
l’attrait du marxisme. Toutes nos couches sociales bénéficie¬
ront des retombées de la science et de la technologie, comme
elles commencent à en bénéficier dès maintenant. Et, pour
vous dire le fond de ma pensée et vous rassurer davantage, je
ne crois pas à l’égalitarisme des démocraties populaires, qui
veulent marcher à coups de révolutions. Nos peuples ne sont
pas fait pour les révolutions.
— Tout à fait d’accord avec vous. L’Africain est pacifique
par nature.
(Les chauves-souris, éd. Présence Africaine, Paris 1980).

464
Annexe

LES AUTEURS D’AVANT 1968


Dans cette mise à jour de notre anthologie, nous n'avons presque
pas reparlé des auteurs déjà cités et situés avant 1968.
Cependant, nombre d’entre eux n’ont pas cessé d’écrire et
d’enrichir soit une œuvre déjà riche, soit un premier roman
prometteur.
Ainsi — à tout seigneur tout honneur —, Senghor a publié
depuis : ses essais Liberté, en trois tomes, parus au Seuil, et son
autobiographie : La Poésie de l’action (Stock). Cependant que sa
poésie se couronne de beaux textes sur la mort de Martin Luther
King et celle de Pompidou, dans Elégies majeures, et d’un recueil de
poèmes d’amour, très frais. Lettres d'hivernage. Le président a pris
sa retraite, mais non le poète.
Césaire, de son côté, a continué la veine théâtrale inaugurée avec
le célèbre Roi Christophe, par une tragédie sur Lumumba, Une
Saison au Congo, et une comédie satirique inspirée de Shakespeare,
Une Tempête, sur les rapports de classe et de race dans les îles
d’Amérique. Il écrit toujours des poèmes publiés dans plusieurs
revues ou dormant dans ses manuscrits.
Léon-Gontran Damas est mort en 1978 et Alioune Diop en 1980.
Mais en Afrique, « les morts ne sont pas morts », comme le rappelle
si justement le cher Birago Diop.
A propos de Birago Diop, lui qui disait avoir « cassé sa plume »,
l’a reprise pour écrire son autobiographie sous le titre de La plume
raboutée (N.E.A.-Présence Africaine).
Les Haïtiens et les Antillais de la génération de Césaire dont
plusieurs sont venus s’installer au Sénégal, ont aussi poursuivi et
élargi l’œuvre entamée dans leurs îles.
Ainsi Roger Dorsinville, que l’Afrique révéla romancier, et qui
écrit coup sur coup Kimby (1) L'afrique des rois. Un homme en trois
morceaux (2), Gens de Dakar (3), le tout de très bonne facture.
J.-F. Brierre, lui, est resté fidèle à la poésie avec Un Noël pour
Gorée (Ed. Silex), de même que Morisseau-Leroy avec Kasamansa
(NEA), déjà cité, et des poèmes en créole.

1. Présence Africaine.
2. 10/18.
3. N.E.A. Dakar. Mourir pour Haïti, Le retour à Uendé chez
L’Harmattan.

466
Mongo Beti, après Remember Ruben, son très beau roman
Perpétue et La Ruine presque cocasse d'un polichinelle, a fondé une
revue militante très antigouvernementale et anti-coopération qui se
nomme Peuples noirs, peuples africains.
Ferdinand Oyono par contre est devenu ambassadeur et s est tu
complètement.
Benjamin Matip, après de longues années de silence, vient
d’écrire un roman dialogué.
Cheikh Hamidou Kane, dont L'Aventure ambiguë reste le roman
classique exemplaire de l’Afrique noire musulmane, a écrit un
second roman sur les coups d’Etat militaires, mais qu il a tardé à
publier. Cet homme est un perfectionniste impénitent et son
excessive « kersa » (réserve) peule lui interdit, je pense, de faire
paraître ce livre pourtant très vivant et bien construit, mais si
différent du premier qu’il ne manquerait pas de surprendre les
lecteurs. Et puis il rédige à présent des essais plus ambitieux sur la
philosophie, la politique, la culture, que ses occupations profession¬
nelles interrompent sans cesse. Mais — Inch' Allah ! — Cheikh
Hamidou Kane n’a pas dit son dernier mot comme certains déjà le
chuchotent. On dirait même que son long silence littéraire joue pour
lui et son prestige n’a cessé de grandir.
Les déboires ou les responsabilités politiques peuvent faire taire
un écrivain. Les mêmes causes délient au contraire la plume a
d'autres.
C’est le cas de Seydou Badian Kouyaté. Lors du complot contre le
pauvre Modibo Kéita. Seydou Badian, son ministre, passa quelques
années en prison. A peine libéré, il publiait Le Sang des masques et
Noces sacrées. 11 travaille depuis pour le compte de l'Unesco.
De même que son collègue en littérature qui est déjà à 1 Unesco
depuis quinze ans, le Béninois Olympe Bhêly-Quénum. Après son
célèbre Piège sans fin et Le Chant du lac. Quénum nous a donné Un
Enfant d’Afrique, un recueil de nouvelles. Liaisons d'un été. et enfin
L’Initié (Présence Africaine). Auteur fertile et soigneux dont
l’œuvre fut déjà l’objet d’une forte bonne thèse à Dakar, écrite par
M. Médéhougnon. actuellement professeur à 1 E.N.S. de Atakpamé
(Togo).
Enfin Sembene üusmane s'est affirmé comme romancier satirique
avec Xala (Présence Africaine) dont il fit aussi un très bon film, et
Le dernier de l'empire (L'Harmattan).
Lamine Diakhate a récidivé avec deux recueils de poèmes, des
nouvelles. Prisonnier du regard, et un roman Chalys d Harlem.
toujours dans la foulée de son maître Senghor ; Elolongue Epanya
s’est tourné vers la récolte des traditions orales ; il avait recueilli la
célèbre épopée douala Djeki na Djambe, mais le texte ne fut pas
publié et serait actuellement entre les mains de Dika Akwa, autre

467
intellectuel camerounais à la vie mouvementée.
Keita Fodeba est mort en Guinée après une œuvre culturelle
trop brève.
Camara Laye1 2 3 4 eut plus de chance ; Senghor lui donna un poste
l'IFAN de Dakar. Laye, après le célèbre Enfant noir et Dramouss,
avait publié récemmenLchez Plon une adaptation de l’épopée de
Sundiata, plus touffue et plus complète que celle de Tamsir Niane,
mais frappée du même handicap : pourquoi adapter et non pas
traduire ? Je comprends à la rigueur qu’on « refasse » des contes
dont la trame peut sembler parfois trop maigre. Mais l'épopée
africaine est un genre si intensément riche que toute adaptation ne
peut que la déflorer.
Tamsir Niane est d’ailleurs tout à fait d'accord sur ce point, et il
a écrit cette adaptation de Sundiata qu’on étudie dans les écoles,
par souci de vulgarisation et de simplification pour un public qu'il
ne jugeait pas capable, à l’époque, d’apprécier le texte intégral
enregistré. Depuis, Niane a laissé à d’autres (Massa Makan
Diabate, M. Doukouré et Mme Diallo, de l’IFAN du Mali, puis
aux linguistes anglais et américains) le soin d'établir plusieurs
versions du texte célèbre en malinke-français et malinke-anglais.
Tamsir lui-même poursuit une œuvre scientifique avec sa belle
synthèse Le Soudan occidental et une œuvre littéraire avec des
nouvelles sur des motifs tirés de la littérature traditionnelle. Il a
aussi publié une pièce, Sikasso. chez Oswald, qui fut jouée à
Dakar.
Le docteur Bertène Juminer, après avoir travaillé à Dakar
jusqu'en 1970, rentra en France et écrivit un roman-pamphlet très
enlevé. La Revanche de Bozambo'. et un roman sur Dakar : Les
héritiers de la presqu 'île.
Rabemananjara fut d'abord ministre dans le premier gouverne¬
ment de Tsiranana. puis « remanié ». et travaille depuis aux
bureaux de Présence Africaine. Il a écrit Les Ordalies\ à la suite
d'une œuvre déjà longue.
Edouard Maunick, le Mauricien, poursuit, avec Ensoleillé vif
(Prix Guillaume Apollinaire) et En mémoire du mémorable, une
œuvre poétique dense et complexe.

1. Camara Laye est mort en 1980. Il m'avait dit (et il faut bien le signaler ici
enfin) que Le Regard du roi avait été écrit par un Blanc. Cela n'enlève rien
à son mérite personnel, mais devrait stopper les savantes spéculations des
critiques européens sur l'âme et la mystique noire à propos de ce roman.
Ce n est pas un hasard si les critiques africains étaient restés étrangement
silencieux sur ce si bel ouvrage, et les étrangers auraient dû leur en
demander la raison...
2. à Présence Africaine.
3. Présence Africaine.
4. Le Seuil.

468
Joseph Zobel, qui fut professeur puis chroniqueur littéraire à
Radio-Dakar, n’a cessé de s’affirmer comme prosateur avec Soleil
partagé, Laghia de la mort'. Il prend actuellement sa retraite dans
un petit village français et écrit certainement toujours : j’ai
rarement vu un homme qui aimait les mots et polissait les phrases
avec cette minutie d’artisan-bijoutier.
Edouard Glissant, après avoir fondé et dirigé un collège à la
Martinique, se trouve actuellement à l’Unesco. Il n’a pas cessé
d’écrire lui aussi : La Case du Commandeur, Le Discours antillais.
Boises (poèmes), Malemort (roman), une pièce : Monsieur
Toussaint et L’Intention poétique, essai.
Nous avons appris la mort tragique en 1961 de Jacques Stephen
Alexis, qui a certainement été le plus grand romancier d Haïti et le
reste jusqu’à ce jour.
Malick Fall, après sa plaquette de poèmes, ne produisit plus
guère qu’un roman, La Plaie, très beau, où 1 on voit un mendiant
qui raisonne comme un philosophe. Hélas la mort, grande
faucheuse, a enlevé trop rapidement cet écrivain original.
Amadou Hampate Ba aussi a poursuivi son œuvre. Après avoir
publié avec L. Kesteloot, Alpha Sow et Christiane Seydou la suite
du fameux Kaïdara : L’Eclat de la grande étoile, toujours en texte
bilingue peul-français', il fit plusieurs essais et articles sur la
culture noire, la conception de Dieu, etc. Il se fit enfin remarquer
par un roman étonnant tiré de ses expériences coloniales :
L’étrange destin de Wangrin2.
Eno Belinga, ce géologue branché sur la tradition orale, a publié
un remarquable livre chez Klincsieck, en texte bilingue . Les
Chantefables bulu et plusieurs ouvrages sur les rapports de la
littérature orale et de la musique, la philosophie, etc. Son meilleur
ouvrage est un manuscrit, texte intégral d’une épopée bulu : Le
Mvet, qui attend toujours des subsides pour être imprimé.
Je voudrais attirer l’attention à ce propos sur le considérable
travail de recherches entrepris sur l’enregistrement, la transcrip¬
tion et la traduction de la littérature orale. Des chercheurs, tant
Africains qu’Européens et Américains s y sont attachés. Certaines
maisons d’édition leur ont ouvert leurs portes. Ainsi Armand
Colin (collection Classiques Africains), Klincsieck (qui a fait
faillite). Nathan (pour des traductions), le CILF (collection Fleuve
et Flamme, également en traductions), N.E.A. (surtout des
adaptations et quelques ouvrages bilingues), le centre de Niamey
dirigé par Diouldé Laya et subsidié par 1 Unesco, les collections
P.O.F. de l’Institut des Langues Orientales et NUBIA, fondée par
Alpha Sow.
1. Chez Armand Colin.
2. 10/18.

469
Mais dans l’ensemble, on constate une résistance des maisons
d’éditions aux langues nationales africaines. Le « bilingue » leur
fait peur, peur de ne pas vendre.
Pourtant les manuscrits prêts à publier sont là, contenant les
épopées peules, wolof, mandingue, bulu, béti ; les chants de
baptême, de mariage, de travail, de mort ; les textes initiatiques,
les mythes de fondation, les genres littéraires liés aux groupes
sociaux (le Tarsu, le Fantang, le Pekane, les prophéties des
Saltigui, les romans d’aventure, les milliers de proverbes, les
centaines de contes...)
Ils s’entassent notamment à Niamey, au Centre des Traditions
Orales à qui l’on subventionne 4 titres par an pour toute
l’Afrique ! Ils s’entassent à Dakar, aux Archives Culturelles, au
C.E.C. et enfin à l’IFAN où, pour notre part, nous avons une
trentaine de manuscrits et études en peul-français, malinke-
français, bambara-français, wolof-français, sérère-français, so-
ninke-français, diola-français... mais pas d’argent. Ils s’entassent
au G.R.T.O., le centre de recherches de l’université d’Abidjan, ou
encore dans ceux de l’université du Cameroun ou du Zaïre'.
S’il doit y avoir « retour aux sources », ce n’est pas dans les
Colloques qu’il peut se faire, mais par le contact direct avec la
pensée traditionnelle, et où s’exprime-t-elle mieux que dans la
littérature orale ? Comment la diffuser sans l’éditer et la traduire
au plus près ? Si l’ancêtre doit renaître, il faut d’abord que la jeune
Afrique accepte de se faire « enceinter » de sa semence.

1. Zaïre : Editions C.E.E.B.A. (centre d’études de Bandundu).

470
REMERCIEMENTS

Nous remercions Messieurs les Auteurs et Editeurs qui ont


bien voulu nous autoriser à reproduire les textes ou fragments
de texte dont le copyright reste leur propriété :
Editions Albin Michel, Paris ; Editions Buchet-Chastel-Correa,
Paris; Editions Casterman, Tournai; Nouvelles Editions De-
bresse, Paris ; Editeurs Français Réunis, Paris ; Editions Galli¬
mard, Paris ; Editions René Julliard, Paris ; Monsieur Anoma
Kanié, Ambassadeur de la Côte d’ivoire en Israël, Jérusalem ,
Longman, Green & Cy, Harlow ; Nouvelles Editions Latines,
Paris ; François Maspero éditeur, Paris ; Monsieur Ezekiel
Mphalélé, Professeur à l’Université de Makerere, Ouganda;
Editions Pierre Jean Oswald, Paris ; Allen Lane the Penguin
Press Ltd, Harmondsworth ; Librairie Plon, Paris ; Présence Afri¬
caine, Paris ; Les Presses de la Cité, Paris ; Presses Universitaires
de France, Paris ; Editions Quatre-jeudis, Paris ; Monsieur Fla-
vien Ranaivo, Directeur de l’Information, Tananarive , Editions
Pierre Seghers, Paris ; Editions du Seuil, Paris ; Madame Efua
Theodora Sutherland, Ministère de l’Education, Accra.
Nous tenons à remercier spécialement les Editions Stock à Paris,
les Editions Nbari à Ibadan et les Editions Abbia-Clé à Yaoundé
dont le concours nous a été particulièrement précieux.
Malgré nos efforts, nous n’avons pu, pour certains textes, en
identifier les ayants droit. Nous prions ceux-ci de bien vouloir
prendre contact avec nous, afin de combler ces lacunes dont
nous nous excusons.

471
SOURCES DES ILLUSTRATIONS
p. 289 : Keystone (Nkrumah), USIS (M.L. King, Richard Wright),
Irmelin Lebeer (L. Hughes)

p. 290 : E.F.R. (J. Roumain), Présence Africaine (Alioune Diop), Dr M.


Bibas (Léon Damas)

p. 291 : Présence Africaine (L.L. Senghor), Fongang (A. Césaire).

p. 292 : Droits réservés (Cheikh Anta Diop), Ed. du Seuil (Frantz


Fanon).
472
TABLE DES MATIERES

Introduction : Pourquoi anthologie « négro-africaine » ?

Première partie : La prise de conscience


des intellectuels .

I. Le vent de l’Amérique noire . 13

W.E.B. Du Bois et Âmes Noires, 1903 . 14

La Négro-Renaissance aux Etats-Unis, 1918-1928 20

Langston Hughes . 21
Claude Mac Kay . 27
Countee Cullen . 30
Sterling Brown . 34

René Maran et Batouala, 1921 . 35

L’Ecole haïtienne, 1928-1932 . 40

Etzer Vilaire . 43
Cari Brouard . 44
Roger Dorsainville . 45
Marie-T. Colimon .. — 46
Jean-François Brièrre .. 47
Jacques Roumain . 50
473
Nicolas Guillen, 1930 . 69

II. Le MOUVEMENT DE LA NÉGRITUDE . 75


Le manifeste de « Légitime Défense », Paris, 1932.
Le journal « L’Etudiant Noir »,. 78
Léon Gontran Damas . 86
-T^sAimé Césaire . 94
Léopold Sédar Senghor . 109

La revue « Présence Africaine », Paris-Dakar, 1947 .... 123

Deuxième partie : La négritude militante . 131

III. La poésie de 1948 À1960 . 132


Les Antillais . 135
GuyTirolien . 135
Paul Niger . 138

Les Africains . 142


BiragoDiop . 142
David Diop . 149

Les Malgaches. 154


J.J. Rabéarivélo . 155
J. Rabemananjara . 156
F. Ranaïvo . 159

Les poètes épigones de l’Anthologie . 163


R. Depestre . 164
Elolongue Epanya . 166
KeitaFodeba . 168

IV. La PROSE DE 1948 À 1960 . 173


Les romans et les nouvelles . 173
Richard Wright . 176
Chester Himes. 179
Joseph Zobel . 181
Jacques Stephen Alexis . 185

474
Edouard Glissant . 190
Camara Laye . 193
Jean Malonga . 199
Abdoulaye Sadji . 203
Bernard Dadié . 205
Mongo Beti . 212
Ferdinand Oyono . 218
Peter Abrahams. 222
Sembene Ousmane . 225

Les essais . 229


Kwame Nkrumah . 230
Frantz Fanon . 233
Jomo Kenyatta . 235

Troisième partie : Depuis les indépendances africaines :


1960 . 243

V. L’Afrique libre anglophone. 244

L’année des Indépendances : 1960 . 244


Le Nigéria . 251
Gabriel Okara . 251
John Pepper Clark . 254
Okigbo Christofer . 256
Whole Soyinka .*. 258
AmosTutuola . 261

Le Kenya . 263
Joseph Kariuki . 263

Le Ghana . 263
Michaël Dei Anang . 263
Efua Theodora Sutherland . 265

VI. L’Afrique libre francophone . 277

La prose moderne . 277


—Uy Le Sénégal . 277
v Cheik Hamidou Kane . 277
Le Mali. 295
Seydou Badian Kouyaté . 295
Le Dahomey . 301
Olympe Bhêly-Quénum . 301
Le Cameroun . 306
Guillaume Oyono . 306
La poésie moderne . 312
Le Congo . 312
Tchicaya U’Tamsi . 312
L’île Maurice . 318
Edouard Maunick . 318
Le Cameroun . 320
Charles Ngandé . 320
René Philombe . 324
Jean-Louis Dongmo . 325
Nyunai . 326
La Côte-d’Ivoire . 328
Anoma Kanié . 328
E. Dervain . 329
Le Sénégal . 332
Malik Fall. 332
Le Mali . 334
Bouna Boukary Diouara . 334
Le Rwanda . 336
Jean-Baptiste Mutabaruka . 336
Le courant traditionaliste . 338

Gaspard et Françoise Towo-Atangana . 338


Eno Belinga . 342
Hampate B a . 344
D.T. Niane . 348
Ousmane Socé . 356
Ibrahim Seid . 360

476
VII. LES COMMUNAUTÉS NÈGRES NON LIBÉRÉES . 363

Les Etats-Unis . 364


Martin Luther King . 364
James Baldwin . 365
Lorraine Hansberry . 369

L’Afrique du Sud . 375


Denis Brutus . 375
Blok Modisane . 377
Ezéchiel Mphalele . 378
Alfred Hutchinson . 381

L’Angola et le Mozambique . 386


Antonio Jacinto . 387
Noemia de Souza . 388
Castro Soromenho . 390

Haïti . 395
Jean-Claude Bajeux. 395

La Guyane française . 397


Bertene Juminer . 397

Les Antilles françaises. 400


Aimé Césaire . 401

Quatrième partie — La deuxième décennie


des Indépendances
VIII. LE CONTEXTE HISTORIQUE . 408
IX. LE THÉÂTRE DEPUIS 1968 . 410
X. La POÉSIE DEPUIS 1%8... 412
J.-B. Tati-Loutard . 415
Mukala Kadima-Nzuji . 416
Charles Nokan . 417
Paul Dakeyo . 418
Amadou Lamine Sali . 419
Agostinho Neto . 421
XL Roman, nouvelle, essai y. 423
Cheikh Anta Diop . 427

477
René Depestre . 429
Ahmadou Kourouma . 430
Yambo Ouologuem . 433
William Sassine . 435
Alioum Fantouré . 439
Emmanuel Dongala. 441
Cheik Ndao . 443
Massa Makan Diabate . 446
V.Y. Mudimbe . 448
Ntyugwekondo Rawiri . 450
Maryse Condé . 453
Mariama Ba . 455
Aminata Sow Fall . 457
Frankétienne . 459
Henry Lopes . 460
Bernard Nanga . 462
Annexe : les auteurs d-avant 1968 . 465

478
Achevé d'imprimer sur les presses de Scorpion.
Verviers pour le compte des éditions Marabout.
D.L. avril 1987/<X)99/82
ISBN 2-501 -(K1926-6
LILYAN KESTELOOT, après des études secon¬
daires au Congo, obtint, en 1953, une licence en
lettres modernes, à l’Université de Louvain, puis,
en 1961, le grade de Docteur, à l’Université libre
de Bruxelles, avec sa thèse sur Les écrivains noirs
de langue française : naissance d’une littérature
(Ed. de l’U.L.B., Bruxelles, 1961).
Détachée par l’Unesco, comme professeur, à
l’Université fédérale du Cameroun, L. Kesteloot
a publié : deux ouvrages consacrés à Aimé Cé-
saire (l’un dans la collection « Poètes d’aujour¬
d'hui », chez P. Seghers, Paris, 1963, l’autre en
collaboration avec Michel Leiris et B. Kotchy
aux Editions de Présence Africaine, Paris-Dakar) ;
en collaboration avec Amadou Hampate Ba :
Kaydara, récit initiatique Peul (Ed. Julliard,
Paris) ; de même qu’une anthologie de Neuf poè¬
tes camerounais, aux Editions Abbia-Clé,
Yaounde (Cameroun).
Avec des confrères noirs, elle s’est attachée à
recueillir des épopées mandingues et peules con¬
servées par la tradition orale. Elle a publié, entre
autres : Da Monzon de Segou, épopée bambara
chez Nathan, et deux anthologies sur la littérature
orale.
Par sa connaissance personnelle des chefs de
file de la littérature négro-africaine, par la qualité
de ses travaux et la pénétration de ses analyses,
L. Kesteloot s’est hissée, en peu d’années, au tout
premier rang des spécialistes de la culture nègre.
Venant à la suite des précieux travaux de
Langston Hughes et de Léopold Sédar Senghor
— en les complétant —, son anthologie négro-
africaine rend magistralement compte de l’ensem¬
ble d'une littérature multinationale et polyglotte.
Tour à tour, elle nous présente des œuvres écri¬
tes aux Etats-Unis, aux Antilles, en France, en
Afrique et à Madagascar. Partant, elle propose
une matière solide à la réflexion de tous ceux.
Noirs et Blancs, qui s’interrogent encore sur le
passé ou l’avenir de la réalité noire.

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FORMATION PERMANENTE

Anthologie négro-africaine
Nouvelle édition revue et augmentée

Qu’elle soit écrite en français, en anglais, en espagnol


ou en portugais, la littérature négro-africaine exprime
d’abord un cri.

Ce cri résonne au fil des textes de cette anthologie


qui commence avec la prise de conscience des Noirs,
décrit leurs luttes pour la liberté, et se poursuit par
une réflexion sur leur condition d’affranchis.
A travers ce panorama critique, Lilyan Kesteloot nous
livre les clés d’une littérature riche et violente, animée
par la volonté d’indépendance et la reconquête de
l’héritage traditionnel.

Un recueil des œuvres littéraires


orales et écrites

L’auteur:
Spécialiste de la littérature nègre, L. Kesteloot a notamment
publié: Les écrivains noirs de langue française (Université de
Bruxelles/Présence Africaine), Da Monzon de Ségou, épopée
Bambara (Nathan) et, en collaboration avec A. Hampate Ba:
Kaydara, récit initiatique Peul Qulliard).
Photo Grandadam-Explorer
Couverture: Atelier Pascal Vercken

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