1930 - Evolution de L'algérie de 1830 A 1860
1930 - Evolution de L'algérie de 1830 A 1860
1930 - Evolution de L'algérie de 1830 A 1860
de l’Algérie III
L’ÉVOLUTION DE L’ALGÉRIE
II. La pacification du Sahara et la pénétration
Saharienne.
L’ÉVOLUTION DE L’ALGÉRIE
de 1830 à 1930
PAR
M. E. F. GAUTIER
Professeur à la Faculté des Lettres d’Alger
LA POLITIQUE FRANÇAISE
Au cours de ce siècle, la France a changé cinq fois de
gouvernement et par conséquent de politique.
Restauration
Le gouvernement de Louis-Philippe a continué et achevé La politique du second Empire fut en Algérie, encore que
la conquête de l ’ Algérie. Il l’a achevée parce qu’elle négativement, extrêmement intéressante. A titre d’expé-
était commencée, et qu’il était pris dans l’engrenage ; rience avortée elle éclaire le sens de l’évolution.
parce qu’il n’a pas pu trouver de demi-mesure satisfai- Le second Empire a suivi une politique exactement
sante ; parce que le roi avait du sens politique ; mais sans inverse de celle du gouvernement précédent, et surtout du
l’appui de 1’opinion, indifférente et même hostile. On a suivant. Il a vigoureusement remonté le courant.
pu dire que nous sommes restés en Algérie parce que C’était l’époque du « Royaume Arabe » : Napoléon III,
nous n’avons pas pu en sortir. Ce fut une conquête à empereur des Français, était conçu comme sultan des
contre-cœur, par à-coups, sans plan préconçu, avec des musulmans algériens, à peu près comme François-Joseph
alternatives de découragement et de recul. était empereur d’Autriche et roi de Hongrie. Il mettait un
L’homme même à qui on finit par confier les effectifs et simple lien personnel entre deux entités politiques aussi
l’autorité nécessaires pour la mener à bien, le maréchal indépendantes que possible.
Bugeaud, avait commencé sa carrière en signant le traité Pratiquement, cela signifiait une barrière aux progrès de
de la Tafna, qui était un demi-abandon. la charrue européenne. Les colons étaient parqués dans
Ce même Bugeaud pourtant avait pris pour devise un des réserves autour de quelques grandes villes. Tout le
aphorisme latin : Ense et aratro ; qu’on pourrait traduire à reste était le royaume arabe. Les indigènes, gouvernés par
peu près : l’épée n’a de sens que si elle cède la place à les officiers des bureaux arabes, y étaient efficacement
la charrue. séparés de la colonisation, tenus sous cloche, abandonnés
On entrevoit déjà l’avenir de l ’Algérie qui était d’être à leur propre puissance évolutive.
une colonie au sens étymologique du mot, une colonie de C’était une idée intéressante. Une certaine analogie est évi-
colons, une colonie de peuplement. dente avec ce que nous appelons aujourd’hui le protectorat.
Le second Empire, gouvernement autoritaire, a tenu
solidement le gouvernail algérien. Il fut même un temps
où il a voulu le prendre directement en main. Il créa à
Paris un ministère de l ’ Algérie, qui fut confié au prince
Napoléon. La grande innovation était que l ’ Algérie dût
La seconde République être gouvernée à distance, de Paris directement, par un
ministre. C’est l’effort d’administration directe le plus
marqué qui ait été jamais fait par la métropole. Qu’il ait
La courte existence de la seconde République s’est été fait par l’Empire, rien de plus normal.
écoulée dans un tumulte d’émeutes françaises et euro- Cet effort échoua très vite. On dut reconnaître l’impos-
péennes. Elle a pourtant laissé sa trace en Algérie. Les sibilité de gouverner d’aussi loin, hors de tout contact avec
déportations qui suivirent l’insurrection de juin y ont déposé les réalités. L’esprit faux que fut le prince Napoléon était
des germes, dont on ne songe pas assez peut-être combien tout désigné pour une entreprise chimérique. Son cousin
ils furent intéressants. l’empereur, qui ne l’aimait pas, la lui a confiée peut-être
Une grande place en Algérie est occupée par les colons avec l’arrière-pensée qu’elle était condamnée à léchec.
d’origine italienne et surtout espagnole, dont l’éducation Mais après comme avant le prince Napoléon, l ’Algérie
politique était peu avancée, dans l’atavisme desquels le fut aux mains d’un gouverneur général tout puissant, qui
préjugé religieux antimusulman était prépondérant. Les fut invariablement un militaire, chef naturel des bureaux
déportés, aux convictions politiques ardentes, ont apporté arabes, tout dévoué à l’idée du royaume arabe.
1’esprit civique et laïc. Ils ont été un ferment de grande Les colons, contenus et bridés, ont eu pour les bureaux
importance. arabes une haine passionnée. injurieuse. Ils en ont dit
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beaucoup de mal, ce qui était de bonne guerre. Mais il verneur général, qui avait toujours été jusque-là un
ne faut pas les en croire : les violences de polémique sont militaire, fut pour la première fois un civil, Albert Grévy,
nécessairement d’une extrême injustice. Les officiers de le frère du président. L’événement fut accueilli par les
bureaux arabes furent et sont encore dans l’ensemble un colons comme un triomphe et c’en était un.
corps magnifique d’hommes pénétrés de leurs devoirs, L’Algérie a pris alors sa curieuse figure de prolongation
admirablement au courant de leur besogne. Ils ont fait et de la France métropolitaine, au point de vue administratif,
ils font encore dans la société indigène une très belle œuvre et électoral. Trois départements français avec tous leurs
de pacification des esprits. organes, préfectures et sous-préfectures, dont une attribution
L’expérience du royaume arabe a donc été faite dans les essentielle est naturellement la préparation des élections à
meilleures conditions, continuée pendant près de vingt ans, la Chambre et au Sénat.
avec esprit de suite, par des hommes dévoués et compétents. Cette conquête du bulletin de vote pour les Chambres
Or, voici les résultats qu’elle a donnés. On les trouvera françaises, l ’Algérie l’avait saluée avec enthousiasme, mais
exposés plus en détail aux chapitres II et III. En gros, dans elle ne s’en contenta pas longtemps.
le royaume arabe, pendant la durée du second Empire, les Le 15 décembre 1898, le gouverneur-général, M. Lafer-
statistiques ont accusé dans le chiffre de la population riere, inaugurait les Délégations financières, petit parlement
indigène un recul d’un cinquième. Elle est tombée de algérien. C’était une concession aux émeutes dites anti-
2.500.000 à 2.000.000 d’habitants, en pleine paix, par simple juives. L ’Algérie désormais, tout en conservant sa repré-
insuffisance de vie moderne et de prospérité matérielle, sentation au parlement français, a son autonomie financière.
pendant que la colonisation marquait le pas. Un résultat de cette création fut que l ’Algérie, qui avait
En face de ce fait brutal, un esprit impartial peut diffici- été jusque-là plus ou moins à la charge de la France, en
lement se refuser à la conclusion : il faut admettre un lien est venue bien vite à ne plus coûter un sou au contribuable
entre la prospérité des colons et celle des indigènes. métropolitain.
En tout cas, la IIIe République a tiré cette conclusion. Tels sont les grands tournants de l’histoire politique algé-
Elle a fait l’épreuve du fait dont le second Empire avait rienne sous la IIIe République. Le sens général de cette
fourni la contre-épreuve. évolution a été manifestement l’extension à l ’Algérie des
principes politiques de la démocratie métropolitaine. La
direction politique de la colonie a été mise progressivement
La troisième République aux mains des colons eux-mêmes.
En face des résultats obtenus, il est difficile de nier que les
On sait que l’empire colonial français a été l’œuvre de la colons ont fait un bel usage du pouvoir qui leur était confié.
IIIe République. La Tunisie et le Maroc, le Soudan tout
entier et le Congo, Madagascar, le Tonkin et l ’ Annam,
conquêtes républicaines que tout cela. Mais ce qu’on ne Les Personnalités marquantes
sait pas assez, c’est que l ’Algérie elle-même, l ’Algérie des
colons, l ’ Algérie économique, est elle aussi, on le dira Le gouvernement français a toujours été représenté par
plus longuement aux chapitres suivants, œuvre républi- des Gouverneurs généraux. Il n’est pas à l’échelle du
caine ; le grand élan est postérieur à 1870. Comme tout présent travail d’en donner la liste complète, qui serait
l’empire colonial français, l ’ Algérie, qui en est la clef longue, ni de s’essayer à dégager la part de chacun.
de voûte, a été l’œuvre de la IIIe République. Beaucoup ont été des hommes éminents, des personnalités
En bonne justice, il faut faire hommage des résultats attachantes: Bugeaud, Mac-Mahon, Chanzy, Cambon...
obtenus à la politique suivie. Ce fut exactement le con- pour ne citer que les plus anciens.
traire de la politique impériale. Il serait injuste de ne pas citer le nom de M. Jonnart.
Un grand fait capital, source d’émotions intenses, fut Entre 1900 et 1920 environ, ses trois proconsulats mis bout
la nomination d’un gouverneur général civil. Dans les à bout ne doivent pas faire loin d’une quinzaine d’années,
toutes premières années de la IIIe République. le gou- ce qui est un record. Le début du XXe siècle fut le moment
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où la grande prospérité économique éclata en Algérie résultat est que le gouvernement général est pénétré de l’es-
comme une explosion. Jonnart a eu plus longtemps qu’aucun prit algérien : il a l’instinct de la situation, le senti-
autre gouverneur général l’honneur de présider à cette ment inné des réalités et des possibilités.
magnifique évolution. Si par impossible le Gouvernement général oubliait
D’autres hommes, qui ne furent pas gouverneurs géné- l ’ Algérie, elle aurait vite fait de se rappeler à lui. Les
raux, ont pesé de la façon la plus heureuse sur l’évolution colons ont leur vie politique, leurs assemblées, leurs jour-
de l’Algérie. naux ; une opinion publique parfois acariâtre apporte
Jules Ferry n’a pas seulement déclanché l’établissement incessamment au Gouvernement Général l’appui rectificatif
en Tunisie du protectorat français. Comme rapporteur du de son contrôle. Entre l ’Algérie et son gouvernement, il
budget algérien, il a exercé une action profonde. y a symbiose.
Burdeau fut un autre rapporteur du budget, dont le L’oeuvre du gouvernement général n’en a été que plus
rapport en 1892 fut une date importante. avisée et par conséquent plus efficace. Mais c’est une œuvre
Paul Bert n’a guère touché directement aux affaires de collaboration.
algériennes; mais son œuvre dans la politique coloniale Le gouvernement général a suivi l’Algérie, il ne prétend
de la IIIe République a eu sa répercussion en Afrique du pas l’avoir faite, pétrie de ses mains.
Nord. Non, ces initiatives individuelles qui ont construit
Parmi les parlementaires d’Algérie, M. Etienne a occupé l ’Algérie il ne faut pas les chercher seulement au haut de
une place à part. Il était un type excellent du colon algérien, l’échelle administrative. Elles furent innombrables et
avec ses qualités et sans doute aussi ses défauts. Pour obscures. L ’ Algérie s’est bâtie un peu comme une four-
exercer une action, il n’a pas eu seulement à sa disposition milière, anonymement. Personne n’a fait l ’ Algérie exprès,
les ressources propres de son tempérament. Il a eu l’im- en accord avec des principes, suivant un plan établi.
mense avantage de durer très longtemps. Il représentait le Un historien récent de l ’ Empire Romain prétend que
département d’Oran, où le corps électoral est moins instable Rome a conquis son empire sans l’avoir voulu, par inad-
qu’à Alger. vertance, sous la pression inaperçue des évènements. C’est
La pacification du Sahara et du Maroc a été de grande peut-être ainsi que se font toutes les grandes choses.
conséquence pour l ’Algérie, qui doit assurément une part
de reconnaissance au général Laperrine et au maréchal
Lyautey. L’interdépendance de la France
Au berceau de l ’Algérie, on n’a que l’embarras du choix et de l’Algérie
pour signaler une foule de personnalités marquantes. Mais
cet embarras du choix est grand. On serait fort embarrassé Cette force intérieure de développement et d’autonomie,
pour désigner l’homme en particulier qui puisse revendiquer qui s’est attestée en Algérie, il faut noter qu’elle a ses
pour lui cette œuvre éminemment collective que fut la mise limites.
en valeur de l’Algérie. L ’ Algérie a été conquise par l’armée française et elle
Dans cette œuvre collective il faut souligner celle du ne tient que par l’armée française. Le colon, homme
Gouvernement général, organisé en services et bureaux. pratique, en est extrêmement conscient.
Pendant que les gouverneurs passaient, en grand nombre, N’en concluez pas que l’indigène gît écrasé sous la
sous leur succession souvent rapide, le gouvernement botte. Rappelez-vous simplement que jamais depuis
général durait immuablement. C’est la condition immuable 2.000 ans, l ’ Afrique du Nord n’a été capable, sans le
du travail utile. secours de l’étranger, d’organiser elle-même son ordre et sa
La carrière administrative en Algérie a été une carrière paix. Elle en est aujourd’hui aussi incapable que jamais.
fermée; le fonctionnaire y entre au début de la vie, pour Songez encore, que la viticulture est la grande ressource
devenir plus tard, s’il réussit, un directeur à cheveux gris; économique de l ’Algérie, qui est donc étroitement liée au
il n’en sort pas : aucune porte n’ouvre normalement sur consommateurs français. Ceci aussi va très profond.
d’autres administrations françaises ou coloniales. Le L’Afrique du Nord depuis 2.000 ans n’a été prospère que
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lorsqu’elle faisait partie d’un empire extérieur à elle, dont Nous n’avons encore que des histoires nationales, à base
les marchés lui étaient ouverts. scolaire, ad usum Delphini, à l’usage du petit citoyen.
On a souvent rappelé la proximité matérielle d ’Alger et Nous ne pouvons pas avoir autre chose : la vie est trop
de Marseille. Cette proximité est le moindre des liens qui dure; il y a là une question de vie, ou de mort, une ques-
unissent les deux pays. L’hypothèse de l’indépendance tion pragmatique.
algérienne est inconcevable. Quand le recul du temps permettra la création d’une his-
toire universelle, planétaire, il est probable que le phéno-
mène colonial apparaîtra dans les temps modernes le
Perspective d’avenir phénomène central autour duquel tout le reste se groupe.
C’est à peu près ainsi que dans l’antiquité, dans les
Un centenaire est une coupure artificielle dans une évolu- siècles qui ont précédé l’ère chrétienne, toutes les histoires
tion. Mais celui-ci coïncide, à peu de chose près, avec un évé- nationales convergent vers le grand phénomène colonial,
nement énorme, la fin de la grande guerre : c’est est-à-dire l’Empire Romain, c’est-à-dire la colonisation par l’homme
peut-être avec un grand tournant de l’histoire de France. gréco-romain, ou par sa civilisation, de tout le monde alors
La France vient de réaliser son rêve séculaire. Toutes connu.
les monarchies de l’Europe ont croulé : la démocratie est
victorieuse partout. La France de 89 est un peu dans la Il semble évident en effet que dans le passé humain, tel
situation d’un parti politique qui a réalisé son programme. que nous le connaissons, la période moderne a un proto-
En conséquence il semble que les préoccupations colo- type, et un seul, la période gréco-romaine.
niales tiennent une place croissante dans l’opinion publique. Il semblerait se dégager une sorte de loi. Toutes les fois
Notre empire africain était, naguère encore, coupé en que, sur un point déterminé de la planète, il se crée une
deux par le Sahara. Il ne l’est plus depuis que le Sahara accumulation énorme de forces, d’intelligences, de
se traverse en quatre jours de diligence automobile. richesses, de ressources, alors cette accumulation se déverse
Si nous considérons les choses sous cet angle, l ’ Algé- tout autour ; c’est un écoulement irrésistible; il est rendu
rie répond à la question angoissée que nous voyons si inévitable par le déséquilibre, et il continue jusqu’à ce que
souvent posée dans la presse : « Ah, si nous avions des l’équilibre soit rétabli. Cette loi humaine du phénomène
colons ! » Vous moquez-vous ? Vous avez en Afrique du colonial aurait de l’analogie avec la loi physique des vases
Nord 1.100.000 colons enracinés, entraînés, aventureux, communiquants.
et qui commencent à se sentir à l’étroit. A la fin du Sur notre petite planète, l’humanité, à tout prendre, tend
XVIIIe siècle l ’Amérique du Nord avait en Tout et pour nécessairement vers une certaine unité. Cette unité ne peut
tout 2.000.000 de colons anglais, pas davantage. être que le résultat d’un brassage. Le phénomène colonial
On n’envisage presque jamais le phénomène colonial serait une modalité de ce brassage. Une autre modalité
dans son ensemble; en dehors de ses modalités particu- serait peut-être les invasions de barbares, mais ceci est
lières dans le temps et dans l’espace. On ne généralise pas une autre paire de manches.
assez le problème. Il est évident que depuis trois ou quatre Si on considère le phénomène colonial sous cet angle,
siècles, depuis Vasco de Gama et Christophe Colomb, et je ne vois pas comment on pourrait contester la légiti-
nous sommes entrés dans une crise de colonisation aiguë, mité du point de vue, alors nos discussions momentanées,
progressivement phagédénique. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, nos répugnances esthétiques, nos indignations politiques
l’Europe a colonisé l’Amérique tout entière de la Terre de et sociales, et d’ailleurs aussi inversement nos convoitises,
Feu à la baie d ’Hudson. Au XIXe siècle, la colonisation ou apparaissent réduites à une échelle extraordinairement
la civilisation européenne ont pénétré toute l ’Afrique du petite, et on a peut-être le droit d’en faire abstraction.
Nord au Sud. Au XXe siècle, la question qui se pose sous Dans l’espèce, dans l’ensemble de l ’ Afrique française,
nos yeux est de savoir si la vieille Asie sera européanisée notre devoir évident est d’éveiller à la vie moderne,
ou si elle s’européanisera elle-même. Il y a là une courbe comme nous l’avons fait en Algérie, et avec son aide,
d’une ampleur, d’une continuité impressionnantes. notre moitié de continent.
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ni d’anisette, ni de cognac ; le patron servait, sans hésitation, de nombreux centenaires... le temps où la profession de
un cachet de quinine. médecin sera une sinécure, et où l’excellent Dr George se
Malgré la quinine et l’hôpital, la mortalité, était énorme. verra dans l’obligation de consommer lui-même sa qui-
Le seul mois d’octobre 1840 emporte 48 fiévreux sur nine, s’il tient absolument à écouler ce fébrifuge ».
400 habitants; à peu près un quart en un mois. Cette bataille contre le climat, qui se livrait à Boufarik,
L’administration a renoncé plusieurs fois à tenir le coup. n’avait pas un intérêt simplement local. Boufarik battait,
A diverses reprises elle a voulu abandonner l’expérience il est vrai, en Algérie, tous les records d’insalubrité, mais
de Boufarik. il n’en avait pas le monopole. Jusque sous le second
A la fin de 1839 le projet est si avancé, que l’ordre est Empire des gens très sérieux ont établi scientifiquement,
donné d’évaluer la valeur des constructions pour indemniser statistiques en mains, qu’une race « créole » n’avait aucun
les colons évacués. C’est Duvivier qui commande. avenir en Algérie. Vous entendez bien que ce mot de
En février 1842, la question revient sur le tapis. Trumelet créole, complètement mort aujourd’hui dans la littérature
nous a conservé la protestation collective des colons. Ce algérienne, comportait, une assimilation entre le climat
qui semble avoir exaspéré l’administration, c’est que les méditerranéen de l ’ Algérie, et celui de la zone tropicale,
fonctionnaires qu’elle envoyait disparaissaient les uns où, toute colonisation blanche est impossible.
après les autres. Un juge de paix vient d’être emporté par Vers le milieu du XIX e siècle il y a eu positivement, à
la fièvre après deux mois de séjour. Dans la protestation Paris, un M. Desjobert qui fut un homme connu, un par-
furieuse des colons, il y a un passage admirable. Ce juge de lementaire notoire. Comme d’autres parlementaires de toutes
paix est un imbécile ; c’est de sa faute s’il est mort ; il n’a les assemblées françaises, y compris les actuelles, Desjobert
jamais voulu prendre les précautions qu’on lui indiquait : fut anticolonial, ce qui signifiait en ce temps-là anti-algérien.
« nous sommes persuadés que tout autre que lui se fût Entr’autres discours de ce Desjobert, il y en a un du
tenu sur son siège pendant plus de vingt ans ». Cette mau- 19 décembre 1850, à l’assemblée nationale législative, qui
vaise foi passionnée, injurieuse, n’est-elle pas superbe ? est commode parce qu’il résume les charges accumulées
Evidemment ce sont les colons qui se sont cramponnés à contre les créoles par les témoins oculaires, les médecins,
leur tâche meurtrière. On n’a pu les en arracher. les statisticiens.
Naturellement on s’est préoccupé dès le premier mo- « D’après le général Duvivier, l’expression qu’une
ment d’assainir Boufarik et à partir de 1842 le génie mili- masse d’hommes envoyée en Afrique s’y est acclimatée,
taire d’abord, les Ponts et Chaussées ensuite, travaillent est inexacte. Il n’y a pas eu acclimatement, il y a eu
systématiquement. triage fait par la mort... Le Dr Worms, dit : La vitalité
Assainir, cela signifiait draîner le marais, transformer est affaiblie ; un besoin irrésistible de repos domine tous
les eaux stagnantes en eaux courantes. Besogne terrible. les autres, le corps et l’âme ont dégénéré.
Il faut songer aussi au progrès de l’installation. Les « Chez les créoles, la mortalité annuelle des enfants d’un
colons n’habiteront plus des gourbis en branchage. Ils se jour à 15 ans est de 121 sur 1.000. En France elle est de 27.
construisent des maisons en pierre, et ils couchent dans « De 1831 à 1848, il y eut dans l’armée d’Afrique 74 dé-
des lits. cès sur 1.000 hommes; il y en a 19 en France.
En 1843 déjà, au dire de Toussenel, « le chiffre des
décès n’atteignit que 42, c’est-à-dire 1/17e. » « En 1848, il est mort par maladie 4.406 soldats, et par le
feu de l’ennemi, 13. »
En 1843, pourtant, il était un peu tôt pour chanter vic-
toire. Il faudra bien plus de temps que ça : il faudra une Lentement, d’année en année, par progrès successifs,
vingtaine d’années, pour arriver à l’époque que chante à mesure que le marais s’assèche, les statistiques ont ruiné
Trumelet, où l’on voit à Boufarik « des cultivateurs à cette argumentation scientifique et rayé le mot de créole du
muscles d’acier et à visages dorés de santé par le hâle... vocabulaire. Voici la progression à Boufarik en particulier :
une fourmilière de beaux enfants bâtis à chaux et à sable... En 1843, la mortalité qui a été jusque là de 1/5 e par an
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commence à diminuer, et la direction de l’intérieur s’écrie lement dans les villes, malgré l’infériorité à la campagne
déjà : « L`état sanitaire a dépassé toutes les espérances ». des installations hygiéniques, qui se traduit par un accrois-
En effet, la mortalité est tombée d’un coup à 1/17e. sement de la mortalité. Dans ces campagnes, si on distingue
Mais une mort sur 17 habitants, c’est encore considé- les colons français et les colons étrangers, on ne constate
rable et la proportion se maintient pendant longtemps aucune différence de natalité, et même en 1903 la natalité
autour de ce chiffre. française est légèrement supérieure à l’étrangère (37,1 contre
En 1844, 1/13. En 1846, 1/15. En 1847, 1/12. 35,5).
En 1848 amélioration brusque, 1/28; en 1849, 1/35; en La conclusion est qu’il se forme un peuple nouveau.
1850, 1/34; en 1851, 1/31.
La mortalité infantile est encore considérable. En 1848,
sur 74 décès il y a 25 enfants.
En 1854 les décès l’emportent encore sur les naissances.
121 décès contre 113 naissances. Pourtant les enfants pul-
lulent. Sur 2.553 habitants il y a 1.479 enfants.
En 1855 les naissances et les décès s’équilibrent presque,
132 naissances contre 135 décès.
En 1856, l’équilibre est nettement rompu en faveur des
naissances, 139 contre 77 décès. Mais sur ces 77 décès il y a
encore 49 enfants.
Dix ans après, en 1866, la démographie a pris décidé-
ment une allure régulière, normale et même fort hono-
rable, 1 naissance pour 33 habitants; 1 décès pour 51. Les
chiffres français à la même date sont : 1 naissance pour 35
et 1 décès pour 41.
Cette fois le cap est franchi. Une race européenne nou-
velle est née.
Il est intéressant de suivre le détail vivant de cette ter-
rible lutte sur un des points où elle fut le plus acharnée
dans la Mitidja de Boufarik.
la Sardaigne, les Baléares; de l’Italie napolitaine ou de Il est temps de souligner le rôle général de l’administra-
l’Espagne andalouse. Gens acclimatés d’avance, entraînés, tion dans la formation de la nouvelle race.
ataviquement à des paysages, des cultures, des genres de Evidemment dans ce phénomène énorme, ce phénomène
vie quasi africains. Recrues précieuses, d’autant plus qu’ils biologique, qui est la naissance d’une nouvelle espèce
se sont fondus sans difficultés dans l’ensemble. Leur venue humaine, les facteurs spontanés, incontrôlables, mysté-
a été une contribution importante, au point de vue physio- rieux, ont un rôle de premier plan.
logique et psychologique, à la constitution de la race nou-
velle. Il a pourtant fallu aider l’éclosion.
On estime que les éléments d’origine française et étran-
gères s’équivalent à peu près. Au recensement de 1886 les
étrangers étaient au nombre de 203.169 contre 219.627 Fran- Processus de la Colonisation
çais.
Depuis 1886 il devient assez difficile de faire le départ Le sol tout entier avait des propriétaires musulmans. Et la
parce que la naturalisation des fils d’étrangers et le mariage, propriété à des degrés divers était plus ou moins collective.
de leurs filles a décidément faussé les lignes générales. Cela exigeait l’intervention de l’Etat français, ne fût-ce que
pour rendre le sol susceptible d’appropriation. En règle
L’ administration algérienne a suivi la courbe de l’immi- générale, le peuplement européen s’est fait sous le régime
gration étrangère avec une inquiétude que trahissent les de la concession.
publications officielles jusque vers la fin du dernier siècle.
Les faits ont tendu à calmer cette inquiétude. Au recen- Le régime de la grande concession, (la colonisation en
sement de 1926, sur une population européenne totale de « gants jaunes ») a été appliqué en Algérie au début, dans
833.000, il y a 175.000 étrangers et 657.000 français. la première décade ; il l’a été aussi sous le second Empire.
Il s’avère que l ’ Algérie a une puissance propre d’assi- Mais l ’ Algérie française doit son existence au régime
milation. Aucun clivage n’est apparu dans le bloc des inverse, celui des villages de colonisation.
colons européens. Il s’est développé un ciment de patrio-
tisme local très fort. Les colons, qu’elle que soit leur ori-
gine, sentent en Algériens.
Pour régulariser ce mouvement, l’administration est
bien armée par le service militaire obligatoire et par l’or-
ganisation de l’enseignement.
Une université régulièrement organisée à Alger, trois
lycées, Alger, Oran et Constantine; pour ne rien dire de
deux autres lycées, celui de Tunis et celui de Rabat
(Maroc), qui sont indépendants de l’organisation algé-
rienne, mais qui ont nécessairement en pratique des liens
avec elle, ne fût-ce que la communauté des programmes, et
qui prolongent son action.
Des collèges et un grand nombre d’écoles primaires, le
tout lié en une académie qui a un Recteur à sa te tête.
C’est une reproduction de l’organisation métropolitaine.
Fils d’étrangers et fils de Français passent leurs brevets Fig. 4. — VILLAGE DE COLONISATION
ou leur baccalauréat et font leur service militaire soit en Koléa, déjà évolué, reste pourtant plus régulier, plus uniforme, que nos
vieux villages de France. Les dimensions des arbres en bordure de la route
Algérie, soit en France. attestent que le village a déjà des années d’existence.
— 24 — — 25 —
1833
38
41
46
51
56
61
66
72
76
82
86
91
96
1901
6
11
21
27
Cette courbe est perpétuellement et rapidement ascendante
mais non régulièrement. Entre 1833 et 1872 elle est
zigzagante. Il y a une ascension brusque à partir de 1841
(Bugeaud); ralentissement sensible sous le second Empire
de 1861 à 1872. A partir de 1872 ascension verticale et COU R B E DE LA COLON I SATION E U ROPÉE N N E
— 26 —
3.250
3.000
L’Influence des colons
66
72
76
82
86
91
96
1901
06
11
21
26
Au Maroc, si le chiffre de 4.411.000 Indigènes est l ’ Algérie, payaient à eux tout seuls les cinq sixièmes des
approximatif, celui de 95.000 Européens est certain impôts. Mais M. Motard se gardait bien de déplorer cette
(60.000 français) (environ 1745). inégalité des charges fiscales. Tout au contraire ; il s’en
Pour l’ensemble du Maghreb c’est un total de 1 million enorgueillissait. Sous sa plume, le colon affirme la con-
101.000 Européens mêlés à une population indigène de science de sa prédominance sociale, il en revendique les
11.415.000. responsabilités, et en accepte les charges.
La proportion totale est à peu près d’un sur dix. L’avance Une situation extraordinairement forte.
particulière de l’Algérie est considérable. En face de cette aristocratie colon, si solidement consti-
Qu’il y ait en Algérie un Européen pour six indigènes, tuée, les Indigènes sont fractionnés en compartiments.
c’est déjà une proportion énorme, suffisante pour faire Ils n’ont même pas réalisé l’unité de langue. Un tiers
présumer une action profonde. Par surcroît ce sixième de de l ’ Algérie indigène parle berbère, la langue de Massi-
la population totale n’est pas seulement prépondérant au nissa, et ignore l’arabe, que les deux autres tiers ont adopté.
point de vue politique, il est prépondérant aussi au point Ce n’est pas une simple différence de langue, ce qui serait
de vue social. déjà grave à soi tout seul, puisque la langue modèle le
Quand l’armée française a débarqué en Algérie en 1830, cerveau. Mais il y a là-dessous des différences totales de
elle y a trouvé les Turcs installés depuis trois siècles. Ils genres de vie. D’une part des villageois montagnards, fixés
avaient refoulé dans les métiers manuels, et dans l’humble au sol, d’instincts démocratiques, avec un sens aigu de la
existence de paysans arabes, à peu près toute la masse propriété privée. D’autre part des nomades de grande tente,
des Indigènes berbères et arabes ; ils avaient la fortune ; avec des instincts communistes, avec une organisation
ils occupaient les postes importants ; ils étaient la aristocratique et princière.
bourgeoisie. A travers toute l’histoire, les millénaires, ces deux
Ce qui pouvait subsister de cette bourgeoisie n’a pas groupes, constitués par les nécessités du climat et du sol,
survécu longtemps à la suppression de la piraterie, source prin- se sont éternellement pillés, massacrés, sans merci et sans
cipale des fortunes privées. trêve. Chaque groupe a eu ses victoires sans lendemain,
ses grands hommes à lui, ses gloires propres.
L ’ Algérie indigène est presque toute entière rurale ; elle
n’a rien, même à Tlemcen, qui se laisse comparer à la Ce sont bien en effet deux espèces de groupes nationaux.
culture musulmane urbaine de Tunis ou de Fez, pour ne Mais ce ne sont pas deux nations constituées. Il s’en faut
rien dire du Caire. Il y a naturellement des bourgeois musul- de tout. Chacun des deux blocs est hétérogène.
mans; ils ne sont pas une classe distincte. Le Kabyle, dans ses montagnes humides, boisées, est
Il y a là une situation très particulière qu’on ne retrou- un paysan, tout près des nôtres, un jardinier, propriétaire
verait ni en Tunisie ni au Maroc. Cette situation n’a pas de sa chaumière et de son jardin, enraciné en un point
été créée par la conquête française, ni même à la rigueur déterminé du sol.
par la conquête turque. Elle est l’aboutissement d’une Le Chaouïa de l’Aurès, dans ses montagnes sèches, est
très longue histoire au cours de laquelle il n’a jamais pâtre de moutons, un transhumant dans un tout petit rayon
poussé en Algérie un équivalent de Tunis ou clé Fez, une de transhumance. Le village chaouïa n’a ni la disposition,
cité-monstre musulmane, condition indispensable d’une ni l’architecture du village kabyle.
bourgeoisie. Le Chaouïa et le Kabyle ont beau parler tous les deux
Les conséquences sont considérables. Il y a en Algérie des dialectes berbères, d’ailleurs assez aberrants, il n’y
une plèbe rurale et pastorale, et, pour encadrer cette plèbe, a aucun rapport entre les deux psychologies. Deux petites
rien d’autre que les 833.000 colons, seule classe bourgeoise planètes distinctes.
constituée. Le bloc arabe est peut-être encore plus profondément
Un délégué financier, M. Morard, affirmait l’autre jour, émietté. Dans les premières décades de la conquête, nos
dans une revue locale, que les colons, sixième partie de pères ont très naturellement groupé à part, dans les statis-
— 32 — — 33 —
iques, ceux qu’ils appelaient les Maures, c’est-à-dire les grande secte musulmane bien connue, les Kharedjites, qui
citadins ; les bourgeois. Le costume extériorisait en ce temps- a fondé l’Empire Maugrebin de Tiaret au Xe siècle.
là leur originalité : c’était en somme le costume turc, celui Les Kharedjites, qu’on appelle quelquefois les protestants
que nos zouaves ont porté jusquen 1914, un costume ajusté. de l’Islam, ont le plus profond mépris pour les autres
Le grand nomade du Sud, homme ou femme, a une musulmans. Ils ont développé surtout, comme les autres
silhouette toute différente ; même lorsqu’il est en loques, sectes persécutées, Arméniens, Parsis, Juifs, un sens aigu
ce qui est habituel, il est magnifiquement vêtu de draperies du commerce et de l’argent. Dans toutes les villes d’Algérie
flottantes, joie de l’œil. Le corps qui se devine sous ces on voit le boutiquier Mzabite.
draperies ajoute à leur effet : un corps alerte, musculeux, Numériquement les Mzabites seraient insignifiants, mais
un corps de grand air et de vie dure. une tribu de manieurs d’argent a un rôle qui ne se mesure
Ce sont deux humanités que toute l’histoire a violem- pas à son importance numérique.
ment opposées. Le nomade de grande tente est le grand Les Juifs algériens ont une importance du même ordre,
fauve humain. A travers les millénaires, il a toujours fait mais plus grande. Ils sont là à peu près ce qu’ils sont plus
le rêve, souvent réalisé, de mettre à sac les « villes ou moins dans l’univers entier, un corps étranger enkysté.
puantes ». Et le citadin a toujours eu la même préoc- Nulle part ailleurs pourtant les Juifs n’ont tourné le dos
cupation se créer une organisation qui le mette à l’abri aussi complètement immédiatement, aux indigènes du pays
de l’éternel, du seul ennemi, le grand nomade. où ils sont pourtant fixés eux-mêmes depuis quinze cents
Depuis trois ou quatre siècles, pas davantage, ces deux ans, depuis toujours.
humanités parlent la même langue, l’arabe. Mais la com- Voilà donc en présence d’une part le colon, fort de son
munauté du langage n’a pas entraîné la fraternité des importance mumérique, de sa prépondérance politique et
sentiments communs. sociale et d’autre part une société indigène extraordinaire-
Notez d’ailleurs qu’il y a une infinité de tribus nomades. ment, émiettée en groupes hétérogènes, que séparent des
Et chacune d’elles, toutes les fois qu’elle l’a pu, s’est tou- haines millénaires. C’est une situation admirable. Les
jours fait les griffes sur la tribu voisine. conditions matérielles semblent devoir rendre aisée et
Ce sont là de grandes divisions, imposées par la nature, profonde l’influence du colon.
par l’interpénétration des montagnes et des plaines, de la Elle a été décisive en ce qui concerne l’élément israélite.
steppe et du pays arable. A ces divisions géographiques, Les juifs algériens ont adopté la langue, les moeurs et la
d’autres sont venues s’ajouter, religieuses. nationalité françaises. Dans les statistiques depuis le décret
Il y a en Algérie des Mzabites et des Juifs, et ce sont Crémieux (1871), ils figurent comme Français. Dans le cours
des groupes humains très particuliers et très importants. ordinaire de la vie quotidienne, à des nuances près, bien
Ce ne sont pas des groupes territoriaux attachés à un point entendu, ils font figure de Français. L’assimilation est aussi
déterminé du sol. Ils vivent un peu partout, disséminés complète que possible.
en noyaux mobiles. Malgré l’éparpillement chaque groupe Malheureusement les autres indigènes, à l’exception de
reste profondément conscient de son individualité, ardem- quelques bourgeois musulmans, n’ont pas suivi du tout
ment patriote, cimenté par des conceptions communes de l’exemple juif.
la société et de la vie, à base religieuse. En face du bloc colon, le bloc indigène musulman reste
Parce que ces nations éparpillées vont au rebours de nos à part, clos et imperméable en gros. Il y a là deux blocs
habitudes occidentales, nous ne comprenons rien au juxtaposés qui, après un siècle écoulé, ne fusionnent
« miracle juif », comme disait Bossuet. Mais en Orient, ce type toujours pas.
de nations est banal ; le Levant a ses Arméniens, Ce n’est pas simplement parce qu’un des deux blocs est
l’Inde a ses Parsis. conquérant et l’autre conquis. C’est que l’un est musulman
Les Mzabites sont le dernier résidu en Algérie d’une et l’autre chrétien.
Une différence de foi religieuse est toujours grave, on
— 34 — — 35 —
s’est massacré entre catholiques et protestants. Mais ce qui Ces efforts administratifs, si suivis qu’ils soient, ne sont
est en cause ici, entre la chrétienté et l’Islam, ce n’est pas que des efforts administratifs. L’énormité du problème à
tant une divergence de dogme, de catéchisme. C’est quelque résoudre dépasse trop évidemment les pouvoirs de réali-
chose de bien plus profond. Une opposition totale dans sation d’une administration.
l’organisation de la famille, de la Justice, de l’Etat. Deux Ces efforts sont étayés pourtant par les instincts du colon.
sociétés entrent en contact immédiat après des millénaires Même lorsqu’il n’est pas d’origine, il est d’éducation fran-
d’évolution indépendante : l’Orient et l’Occident. çaise. Vis-à-vis de l’indigène, il n’a pas la morgue anglo-
C’est toute la question de l’Islam, on ne peut pas la saxonne. Vis-à-vis du musulman, il n’a pas les préjugés de
traiter en passant, dans un alinéa. l’Espagnol.
Dans l’élan économique d’ailleurs le colon vis-à-vis de
l’Indigène fait office d’entraîneur. Même sans le vouloir,
par la concurrence même et le choc des intérêts, il a modifié
Les efforts officiels : assistance, instruction dans le sens du mieux-être la situation des Indigènes.
L ’ Algérie s’est attachée à la tâche terrible d’occidentali-
Cette étanchéité du bloc musulman est particulièrement ser un morceau d’Orient. S’est-elle efforcée tout à fait en
pénible à la métropole ; elle cause à Paris des explosions pure perte ?
périodiques d’irritation, parce que Paris est trop loin pour
discerner la nature de l’obstacle ; il s’imagine volontiers que
la Société Européenne, représentée par des pouvoirs publics Le Métamorphisme
locaux, ne fait pas le nécessaire pour combler l’abîme.
Le gouvernement général d’Algérie n’aurait pas eu besoin A vrai dire certains résultats très partiels ont été obtenus.
des incitations métropolitaines pour essayer d’agir. Qui M. Milliot vient de nous faire connaître en 1926 un phéno-
n’est conscient des devoirs que la conquête nous impose mène curieux qui atteste les progrès du Français parmi les
vis-à-vis de nos sujets musulmans ? Qui n’est ardemment Kabyles.
désireux d’amener entre les deux blocs une fusion dont Les Kabyles du Djurdjura ont toujours eu, à travers les
les énormes avantages sont évidents ? siècles, un droit coutumier qui leur est propre. Ils lui
L’administration s’est servie des armes dont elle peut donnent le nom de « Kanoun », qui est à lui seul un brevet
disposer. d’antiquité, puisqu’il remonte evidemment à l’époque chré-
Elle s’est occupée du bien-être physique, de l’hygiène, tienne ; les canons de l’Eglise. Ces « kanouns » sont
de l’assistance publique. doublement illégaux : en droit musulman, parce que la
Dispensaires, infirmeries et hôpitaux indigènes ; cités, loi musulmane tient tout entière dans le Coran ; en droit
asiles, orphelinats et œuvres multiples d’assistance. français, parce, que toute la loi française est enfermée dans
L ’ Algérie déclare consacrer à l’hygiène 70 millions de son le code. Cette double illégalité n’a d’ailleurs aucune impor-
budget d’un milliard. tance pratique ; elle n’a jamais gêné sérieusement personne
en Kabylie.
On a confié aux administrateurs l’organisation de sociétés Le gouvernement algérien, sous la pression des assemblées
indigènes de prévoyance et de prêts mutuels. il s’agit, dans parlementaires parisiennes, a diminué les pouvoirs de police
la mesure du possible, de faire la guerre aux usuriers, aux des administrateurs ; cela s’est appelé suppression du code de
terribles usuriers, héritage du passé oriental. l’indigénat. Pour contre-balancer l’affaiblissement de l’auto-
Fidèle à sa doctrine, la IIIe République a donné ses soins rité administrative, les communautés kabyles ont voulu
particuliers à l’instruction publique. renforcer l’autorité, en quelque sorte syndicale, de leurs
Naturellement les lycées, les collèges, les écoles primaires kanouns. Et pour y parvenir elles se sont mises à les écrire,
européennes sont ouverts aux indigènes. Mais cela ne à les codifier, si on peut dire.
suffisait pas. On a ouvert des écoles primaires indigènes. Le droit coutumier des kanouns s’est transmis à travers
— 36 — — 37 —
les siècles par voie, orale. L’idée de les écrire serait déjà, parfois à déchiffrer des énigmes du genre, de celle-ci :
a soi toute seule, une trace d’évolution métamorphique. « Monsieur Mohammed ben Mohammed.
Mais en quelle langue, rédiger les kanouns ? En kabyle? la zizine-des-5-chameaux (Loire).»
mais le kabyle C’est l’usine de
est un dialecte Saint-Chamond
berbère qui ne qui emploie des
s’est jamais écrit. ouvriers kabyles.
En arabe ? mais Nos institu-
personne en Ka- teurs ont le droit
bylie ne parle de s’enorgueillir.
l’arabe, et a for- Ils auraient tort
tiori ne l’écrit.Il cependant d’ou-
ne reste que le blier que la vie
français. a puissamment
Les Kabyles aidé l’école. De-
ont donc écrit puis la guerre,
leurs kanouns en l’émigration temp-
français. Non poraire a ré-
pas dans un pandu sur la
français officiel France, bon an
de traducteur mal an, un très
assermenté. Les grand nombre
Kabyles ont écrit d’indigènes algé-
eux-mêmes, avec riens, que l’argot
leurs propres res- parisien appelle
sources philolo- les Sidis ; une
giques, dans leur centaine de mille
français quoti- peut-être. La
dien, en jargon. majorité sont des
Kabyles. Ils re-
Voici un échan-
viennent coiffés
tillon, un début
d’une casquette
de kanoun rédigé
qu’ils échangent
par la djemmaâ
dès le débarque-
(communauté
ment contre la
municipale) de
chéchia avec un
Tassaft :
vocabulaire
« Livret de extrêmement en- Fig. 6. (suite de la figure 5) — KANOUN KABYLES
Fig. 5. — KANOUN KABYLES réunion de Tas- richi , et sans Reproduction photographique d’un kanoun rédigé
Reproduction photographique d’un kanoun rédigé saft contenant doute aussi avec en français kabyle.
en français kabyle.
les règles géné- un lot d’idées nouvelles, confuses et contradictoires, dont
rales et instructions nécessaires du village. il est trop tôt pour prévoir les répercussions variées.
L’instruction et réglés portant dans ce livret sont acceptées Il ne faut pas oublier d’ailleurs que le service militaire,
jusqu’aux petits aux grands du village, de Tassaft, » etc.. obligatoire est désormais appliqué aux Indigènes,
Dans le même ordre d’idées, la poste métropolitaine a Quand une roche en fusion, venue des profondeurs,
— 38 — — 39 —
monte à travers l’écorce terrestre, les géologues constatent turc, il l’appelle le beylick. Et avant le Turc, un autre
qu’il se produit, sur les parois de la cheminée, ce qu’ils étranger, l’Arabe.
appellent des «phénomènes de métamorphisme ». L’expres- Et plus loin dans le passé, le Byzantin, le Vandale, le
sion est commode pour désigner ce qu’on observe en Romain, le Carthaginois.
Algérie. On peut y noter déjà, dans les deux sociétés, un Non seulement la conquête française n’a pas déplacé une
« métamorphisme de contact ». classe dirigeante autochtone qui resterait là, dans la cou-
Les Indigènes marocains y sont très sensibles : à leurs lisse, aigrie de rancunes et de regrets amers. Mais encore,
coreligionnaires d’Algérie, ils font couramment le reproche il n’y a jamais eu de classe dirigeante autochtone, jamais
d’être « nouss-mselmin », des demi-musulmans. Certaine- au grand jamais à travers les millénaires. Un fait énorme,
ment en Algérie, depuis 1830, l’Islam, le granitique Islam, a qui a laissé indéveloppé toute une catégorie de sentiments.
joué plus ou moins. L’Autrichien Oscar Lenz, voyageant Assurément il ne faut pas perdre de vue cette situation
au Maroc, déclare y avoir embauché, quand il l’a pu, des primordiale qui a singulièrement facilité notre tâche. A
domestiques ou des auxiliaires algériens, de préférence elle toute seule je ne sais pas si elle est une explication
aux marocains, parce que ceux-là sont plus près de l’Euro- suffisante du phénomène observé, qui est tout de même,
péen. Et Lenz faisait cette expérience curieuse, il y a à la réflexion, extraordinaire.
déjà une quarantaine d’années. Sur les questions algériennes on pourrait s’amuser à
Evidemment des taches de corrosion apparaissent sur recueillir un florilège de Parisiana. On y trouverait par
la cloison étanche. Il ne faudrait pas s’en exagérer l’impor- exemple ceci :
tance. Ce serait horriblement dangereux. Il n’y a rien de
« Dès qu’une menace de guerre se manifestera en Europe,
plus dangereux que de prendre ses désirs pour des réalités.
il nous faudra distraire 2 ou 300.000 hommes pour aller
en Algérie prévenir les insurrections ». Ces lignes ont été
écrites en 1913. On les trouvera à la page 602 de la Revue
L’attitude des indigènes vis-a-vis de nous Indigène.
La menace de guerre s’est réalisée en 1914, et on eût
Il est certain pourtant qu’un résultat considérable, encore difficilement pu rêver pour l’Afrique Française une épreuve
que négatif, a été obtenu. La domination française en plus sérieuse de solidité. Le bloc n’a pas bougé ; entre ces
Algérie est admirablement supportée. deux éléments, européen et indigène, aucune fissure n’est
Pour comprendre ce fait il est bon de ne pas perdre de apparue. Ils ont combattu côte à côte sur le front avec
vue le passé tout entier de l’Afrique du Nord, du Maghreb. une égale bravoure.
L’histoire du Maghreb, considérée dans son ensemble, L’après-guerre a confirmé les conclusions que la guerre
offre une particularité curieuse. Le Maghreb a été depuis a fait ressortir. Ailleurs, en Egypte, en Syrie, en Turquie,
deux mille ans dominé successivement, par Carthage, en Perse, l’après-guerre a déchaîné un ouragan de natio-
Rome, Les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Turcs, nalisme. En Algérie, rien.
les Français. Non seulement il ne s’est jamais appartenu, mais La comparaison avec l’Egypte est suggestive. Il ne faut
le conquérant étranger n’a jamais été chassé par une pas se le dissimuler : l’œuvre des Anglais en Egypte,
révolte des indigènes ; il l’a toujours été par un autre après un demi-siècle d’occupation, est simplement admi-
étranger, son successeur. rable. Ils ont rendu aux Egyptiens des services immenses
Tout cela témoigne d’une difficulté à exister, à se tenir et ils les ont rendus sans effusion de sang. Ils en sont payés
sur ses propres pieds. Les Maugrebins n’ont jamais été par une haine inexpiable, injurieuse, étalée au grand jour,
ni une nation, ni un empire autonome. prête à l’insurrection.
Et dès lors, dans la vie pratique, qu’importe que l’étranger En Algérie le parti indigène est un parti politique dans
maître de l ’ Algérie s’appelle aujourd’hui le Français ? Il le cadre français, parfaitement loyaliste.
a remplacé un autre étranger, le Turc. C’est si vrai que On ne veut pas épiloguer sur ce contraste curieux. Il
l’Indigène continue à désigner l’administration par un mot suffit de le constater.
— 41 —
130
LA TRANSFORMATION
ÉCONOMIQUE 120
)
(total
Et d’abord ce qu’on pourrait appeler les produits de 100
cueillette. Ici tout a été créé en partant du chiffre zéro.
archan lt é
Milliers de Quintaux
o
90
d
réc
Poids
PRODUITS DE CUEILETTE 80
l i è ge m
70
u
d
La Forêt
Poids
60
1890
1895
1900
1905
1915
91
92
93
94
96
97
98
99
01
02
03
04
06
07
08
09
1910
11
12
13
14
moins partielle de ses forêts de cèdres, les plus monumen-
tales qu’elle ait.
En dehors de ce rôle négatif il a naturellement entrepris MOUVEMENT DE LA RECOLTE DE LIEGE
une besogne positive d’exploitation économique. PAR ANNÉE DANS LE DOMAINE DE L’ETAT
Le chiffre énorme de 2 millions d’hectares ne doit pas
faire illusion. « La portion du domaine réellement produc- Extrait de : Direction des Eaux et Forêts, Notes sur les Forêts d’Algérie
tive de revenus ne représente actuellement qu’un huitième 1916, p. 85.
C’est le type de la courbe ascendante.
environ de la surface totale. » Les courbes du Tabac, de la vigne seraient du même Type triomphal,
La forêt méditerranéenne, et plus particulièrement partant de zéro.
— 42 — — 43 —
La mise en exploitation d’une forêt de chênes-liège exige Le Maroc apportera sa contribution (forêt de Mamorra
de gros capitaux. Dans les premières décades de l’occupa- à côté de Rabat).
tion, l’Etat n’a même pas essayé d’exploiter directement Pratiquement, le Maghreb exporte la totalité de sa pro-
son liège. L’exploitation directe n’a commencé qu’après duction, en liège. Et ces 350.000 quintaux paraissent à
1892 (rapport Burdeau). peu près le tiers de la consommation mondiale. Ce qui
n’est pas surprenant si on songe que le chêne-liège ne
pousse nulle part à la surface de la planète sauf dans le
bassin de la Méditerranée, et même ou peu s’en faut, de
la Méditerranée occidentale (Espagne et Portugal Atlan-
tique compris).
L’Alfa. — Le Maghreb a d’autres produits de cueillette
qui sont des ressources importantes ; l’alfa, le crin végétal.
L’aire de dispersion de l’alfa est encore plus restreinte que
celle du chêne-liège ; hors de l’Afrique du Nord (Maroc,
Algérie, Tunisie et Tripolitaine) il ne se trouve qu’en
Espagne.
Alfa et Crin végétal
Quintaux Francs
1.250.000 EXPORTATIONS VALEURS 35 Millions
1.000.000 28 ,,
1916
17
18
19
20
21
22
23
24
1916
17
18
19
20
21
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23
24
seulement la production atteint de nouveau approximati-
vement les chiffres d’avant-guerre (statistique de 1914 : ALFA ET CRIN VÉGÉTAL
120.000 quintaux). Extrait de : Statistique Agricole de l’Algérie, Campagnes Agricoles
La production officielle du service forestier en liège donne 1901-1923.
La dépression est naturellement en relation avec la guerre.
une idée très incomplète de la production totale. Sur Une courbe totale, partant de zéro, serait naturellement du Type
450.000 hectares de forêts de liège, le service forestier Triomphal.
en exploite 275.000 seulement. Le reste, 175.000 hectares, a
été concédé par l’Etat à des particuliers avant 1892, et les Vers le milieu du XIX e Siècle, l’Espagne seule était expor-
résultats de l’exploitation, trop intensive peut-être, doivent tatrice d’alfa. L’Algérie a débuté en 1863.
entrer en ligne de compte. La zone exploitable est immense : 4 millions d’hectares
C’est un minimum de 160.000 quintaux de liège brut en Algérie seulement d’après la statistique agricole de 1925.
par an. La production moyenne de l ’ Algérie est d’environ L’exploitation de l’alfa est concédée à des particuliers
300.000 quintaux (en 1913, 400.000 quintaux valant 13 mil- en concessions de très grande étendue. Le produit est
lions de francs-or). Il faut ajouter environ 50.000 quintaux acheté par le concessionnaire et comprime à la presse
pour la Tunisie. hydraulique en balles transportables.
— 44 — — 45 —
En 1870 l’Algérie a produit 33.000 tonnes ; en 1922-1923 La colonisation européenne a introduit des céréales nou-
environ 100.000 tonnes (chiffre déjà atteint en 1879). Valeur velles, le blé tendre par exemple, l’avoine, le maïs, mais
environ 32 millions en francs-papier. ces céréales nouvelles restent subordonnées. Elles n’ont pas
Il faut ajouter pour la Tunisie une vingtaine de mille détrôné le blé dur et l’orge qui sont adaptés au pays, et
tonnes. auxquels une sélection millénaire a donné des qualités très
Presque tout l’alfa s’exporte en Angleterre où il est appréciées.
transformé en pâte à papier de luxe. L’influence de la colonisation, qui est énorme, a porté
Crin végétal. — Le crin végétal ne vient pas de la steppe, sur autre chose : les instruments et les méthodes de labour.
au contraire il vient du Tell. L’indigène ne connaissait que l’araire, la petite charrue
Dans les meilleures terres du Maghreb la plus grande à soc en bois, qui égratigne le sol. Le colon a introduit
difficulté du défrichement vient du palmier nain qui pullule la grande charrue, des labours profonds. Les machines
et qui est dur à arracher. agricoles modernes ont une très grande diffusion et sont
Le crin végétal (fibres du palmier nain), fut découvert l’objet d’un gros commerce d’importation. Ajoutez l’usage
en 1847. « De 1860 à 1880, dit Trabut, les familles de du fumier, des engrais chimiques.
colons vécurent de la fabrication du crin végétal. » Aujour- Quel a été le résultat ?
d’hui le défrichement des plaines a refoulé le palmier
nain dans la montagne où il reste une ressource importante 25.400.000 qtx
pour les indigènes. 21.600.000
Production
roduction
Toute la production est exportée (coussins, harnais, 18.800.000
matelas). 18.000.000
En 1922-23, la production oscille autour de 400.000 quin- 16.800.000
taux, chiffre atteint dès 1905. Valeur : environ 17 millions 14.600.000
en francs-papier. 12.600.000
Il faut souligner que, avant 1830, il n’était pas sorti 10.800.000
d’Algérie une tonne de liège, d’alfa ou de crin végétal. 9.000.000
3.600.000 Ha. Superficies
2.700.000
1.800.000
900.000
AGRICULTURE PROPREMENT DITE 0
1900•01
01•02
02•03
03•04
04•05
05•06
06•07
07•08
08•09
09•10
1910•11
11•12
12•13
13•14
14•15
15•16
16•17
17•18
18•19
19•20
1920•21
21•22
22•23
23•24
Les vieilles cultures indigènes
LA PRODUCTION DES CÉRÉALES DE 1900 À 1924
Parmi les produits proprement agricoles il est intéressant Production et superficies emblavées.
de mettre à part les vieilles cultures indigènes. La courbe de la production oscille brusquement suivant que les années
En première ligne : ont été sèches ou humides.
La courbe des superficies emblavées ne varie à peu près pas. Le contraste
est vif avec les autres courbes sauf avec celle des ovidés qui est du même
Les céréales Type stationnaire.
Le Maghreb a toujours cultivé des céréales, blés durs, Quand on établit la courbe des céréales (production et
qui ont toujours donné aux Indigènes la semoule, base de superficies emblavées, entre les années 1900 et 1924), le
leur alimentation ; orge, qui donne aussi du pain et qui, résultat est décevant. La courbe n’a pas du tout l’allure
dans l’alimentation des chevaux, remplace, l’avoine de chez triomphante des ascensions rapides ; elle accuse une sta-
nous; pour mémoire, dans certains coins, la Kabylie par gnation. Et, si on la prolongeait dans les années antérieures
exemple, le sorgho (bechna). à 1900, elle conserverait le même caractère. En 1865, d’après
— 46 — — 47 —
Trabut, le chiffre des emblavures oscille entre 2 millions Mais alors la courbe des surfaces emblavées n’aurait
et 2 millions 500.000 hectares. C’est à peu de chose près le pas dû rester stationnaire, elle aurait dû s’effondrer.
chiffre de 1923. Si elle s’est maintenue, c’est qu’il s’est produit ailleurs
Que s’est-il passé ? un phénomène complexe. dans le sud de l’Algérie une évolution inverse et compensa-
De 1840 à 1870, dans les belles plaines côtières, dans trice.
la Mitidja par exemple, on a fait du blé en grand. Et en D’après Trabut, au début de la colonisation, on admettait
définitive on a échoué, définitivement. que la culture des céréales exigeait 600 millimètres de
La raison en est simple. Malgré les efforts prolongés des pluies. Aujourd’hui on obtient de belles récoltes dans des
colons, le blé dans la Mitidja n’a jamais pu rendre plus de régions où les pluies ne dépassent pas 350 millimètres.
10 à 12 pour 1. Cette révolution d’immense portée a été amenée par l’intro-
C’était un progrès énorme ; l’Indigène n’obtient guère que duction des méthodes de culture sèche qu’on a baptisées
du 5 au 6. Mais sur nos plateaux limoneux de la Picardie, en Amérique dry farming.
par exemple, le rendement est de 40 à 50. Le nom vient des Etats-Unis. Mais la méthode elle-
même n’a rien d’américain ; il est vrai seulement qu’elle
Il faut laisser aux agronomes le soin d’expliquer cette
a été là-bas analysée scientifiquement et probablement
disproportion, s’ils le peuvent, et se contenter de constater
perfectionnée. A cela près le dry farming est vieux de
le fait, surabondamment établi.
2.000 ans et il est méditerranéen.
Il est vrai que les rendements sont inférieurs à 10 dans En somme, dans ce pays silencieux où chacun garde
d’autres coins de la planète, grands exportateurs de pour soi sa pensée, tout le monde savait ; excepté nous,
céréales, au Manitoba par exemple. septentrionaux immigrés.
Mais le Manitoba est un pays de culture extensive où la A partir de 1900 environ, nous aussi nous avons pénétré
terre n’a pas de valeur, et qui ne peut rien produire en le secret de polichinelle. On ne sait pas bien comment;
dehors des céréales. La Mitidja est une plaine magnifique à coup sur nous n’avons pas été à l’école des Etats-Unis.
au terreau profond, noir, meuble, imbibé d’eau, à proxi- Le dry farming apparaît dans les toutes dernières années
mité d’un port d’embarquement. Un sol pareil a une voca- du XIXe siècle en Oranie, plus précisément à Sidi-bel-
tion de culture intensive à grand rendement. Abbès. Il a été importé par des Andalous. On ne nous
On ne se résignait pas à cette culture improductive des en dit pas davantage et je suppose qu’on n’en sait pas
céréales qui paraissait un gâchage de richesses latentes. plus long.
On pressentait la possibilité de cultures concurrentes, Les résultats de cette révolution furent considérables.
infiniment plus rémunératrices. Et par exemple à l’est de Tiaret s’étendent les plaines
Ces cultures nouvelles, la Mitidja les a cherchées avec du Sersou. Jusqu’à la fin du XIX e siècle, le Sersou fut,
acharnement de 1848 à 1870. comme le reste des Hauts-Plateaux, une steppe à peu
Le problème de la mise en valeur a reçu sa solution près vide, pays de nomades et de moutons. Or, brusque-
dans les premières années de la troisième République. La ment, en un nombre d’années étonnamment petit, elle s’est
crise du phylloxéra en France a créé la viticulture algé- couverte de superbes moissons et de villages européens. Ce
rienne. La vigne a conquis la Mitidja et en a éliminé les fut le succès le plus retentissant du dry farming, celui qu’on
céréales. Dès 1885, il y a déjà à Boufarik 1.318 hectares cite toujours en exemple.
de vignes, contre 1089 hectares de blé. Aujourd’hui le blé a Ainsi est-il arrivé que les céréales, expulsées des belles
pratiquement disparu. C’est la vigne essentiellement qui plaines, ont envahi les terres arides, jadis improductives.
est la base de l’opulence actuelle ; d’un rapport énorme et L’équilibre s’est maintenu, mais au total le progrès est nul.
sûr jusquà 150 hectolitres à l’hectare, d’un gros vin de cou- Si nous nous demandons pourquoi, ce n’est pas que le
page très riche en alcool (jusqu’à 15°), d’écoulement facile. colon n’ait fait en matière de céréales les mêmes merveilles
Une évolution analogue s’est produite dans toutes les qu’en d’autres domaines. C’est que cette culture ne l’inté-
parties riches du Tell. resse pas, toutes les fois que le sol est riche.
— 48 — — 49 —
Il a reconnu au contact des réalités que la vocation agrico- dans le Maghreb français. L’Afrique romaine était la grande
le du pays était ailleurs. Et en effet dans le domaine médi- exportatrice d’huile dans le bassin méditerranéen. Elle était
terranéen ce sont surtout les cultures arbustives qui sont couverte d’olivettes d’un bout à l’autre. Les ruines des
chez elles. pressoirs romains frappent aujourd’hui les archéologues par
leur nombre immense.
Oliviers
L’Islam a apporté la ruine aux olivettes, bien entendu.
L’Olivier est chez lui, dans le Maghreb, autant que les
céréales. Les historiens arabes en ont expressément conscience et
Sous l’empire romain l’huile d’olive tenait dans l’éco- ils mettent cette ruine sur le compte des dévastations. La
nomie exactement la place prépondérante que tient le vin disparition du marché, conséquence de l’effondrement de
Rome, suffirait d’ailleurs à l’expliquer.
De nos jours la culture de l’olivier est bien loin d’avoir
retrouvé une situation prépondérante.
En Algérie, la production oscille autour de 300.000 hec-
tolitres, et elle ne suffit pas tout à fait à la consommation.
L ’ Algérie importe de l’huile un peu plus qu’elle n’en
exporte.
Une bonne moitié de la production est indigène. Le
colon ne s’est pas occupé avec suite de l’olivier.
Evidemment parce qu’il n’y trouvait pas son intérêt. Le
marché de l’huile n’est plus ce qu’il était il y a deux
millénaires. Qu’on songe aux arachides, aux huileries de
Marseille, au rôle joué par les oléagineux tropicaux. Dans
les habitudes européennes la cuisine au beurre et à ses
« ersatz » (margarine, végétaline) tient plus de place que la
cuisine à l’huile. Si la culture de l’olivier n’a pas pris
d’essor, la raison principale doit être celle-là : une raison
économique et générale.
Le plus beau groupe d’olivettes, le plus compact, est le
groupe kabyle. La Kabylie est de tout le territoire algé-
rien la province la plus fermée à la pénétratîon des colons.
Les oliviers kabyles sont restés exactement ce qu’ils
étaient. Pas de taille, dit Trabut, pas de fumures, l’arbre
n’est même pas cultivé au pied. C’est l’éternelle histoire :
les méthodes européennes ne peuvent être introduites que
par l’Européen en chair et en os, mettant la main à la
pâte. Pour entraîner l’Indigéne les conseils sont inefficaces,
il faut l’exemple et la concurrence.
Il paraît absurde que dans un pays comme le Maghreb,
patrie antique de l’olivier, la production d’huile arrive
Fig. 8. — VIEUX OLIVIERS CENTENAIRES péniblement à équilibrer la consommation. L’énorme
Ils ont poussé à la grâce de Dieu, superbes, mais ils ne sont pas cultivés succès de la vigne a certainement porté préjudice à l’olivier.
au pied, et la récolte des olives n’est pas facile. Culture indigène.
— 50 — — 51 —
Figuiers, Abricotiers
Le figuier est un arbre important. En Algérie on évalue
à 4 millions le nombre des arbres en rapport. L ’ Algérie
exportait en 1906 environ 80.000 quintaux de figues sèches ;
120.000 quintaux en 1924.
C’est une culture exclusivement indigène, kabyle, par
des procédés antiques.
L’abricotier, autre culture indigène, donne de très beaux
résultats. C’est tout à fait un arbre Maugrebin. Il aurait
un avenir intéressant d’exportation si on avait organisé
le séchage des fruits comme on la fait en Californie.
« Aurait un avenir » cela est vrai des abricotiers, et
encore bien davantage des figuiers. La figue Kabyle chez
les épiciers est bien loin de concurrencer la figue de Smyrne.
Toutes ces vieilles cultures indigènes, cultures alimen-
taires, n’ont pas pris de développement sérieux, parce
qu’elles n’ont pas intéressé vivement l’Européen. Le colon
a été attiré par les cultures d’exportation, cultures riches,
et là il a été le créateur.
Fig. 9. — UN CHAMP DE GÉRANIUMS
On les cultive pour la distillation de l’essence.
Le Tabac
Dans la catégorie des cultures industrielles le colon a mul-
tiplié des tentatives. On a fait beaucoup de géranium à un
moment donné lorsque les prix de l’essence étaient rému-
nérateurs.
C’est le tabac surtout qui a obtenu un succès durable.
L ’ Algérie turque cultivait un peu de tabac, qui rappelait
les tabacs du Levant. Cette culture est morte. Elle n’était
pas rémunératrice a cause de l’exiguité des feuilles. Avec
des espèces introduites d’Amérique on a créé un type
algérien de tabac.
En 1878, 2.500 hectares : en 1924, 22.300 hectares.
En 1878, 45.000 quintaux : en 1924, 175.000 quintaux.
Le monopole de fabrication n’existe pas au Maghreb;
l’Algérie, la Tunisie et le Maroc fument leur propre tabac;
et ce tabac fabriqué s’exporte dans une mesure et par
exemple en Belgique. La régie française s’approvisionne
au Maghreb. Depuis la guerre et le change elle tend à
s’approvisonner davantage. Elle achetait avant la guerre
20.000 quintaux. En 1926, 60.000. Parmi les colonies fran- Fig. 10. — CHEBBI VU EN AVION
çaises l ’ Algérie est de beaucoup le plus gros fournisseur Chebbi est le centre de culture du tabac. Le Chebbi est une marque très
de la Régie. connue du tabac algérien.
— 52 — — 53 —
La Datte
L’agriculture algérienne n’est pas la vieille culture tradi-
tionnelle et routinière.
L’agriculture algérienne est en fièvre éternelle, en créa-
Fig. 10. — FERME DES PÈRES BLANCS A MAISON-CARRÉE tion continue. Dans les toutes dernières années, depuis la
C’est un vignoble qui donne un crû fameux. guerre, il faut noter l’apparition de deux cultures nouvelles,
— 56 — — 57 —
qui ont mis violemment en mouvement l’imagination les On y cultive la datte d ’exportation, la « deglat-nour »,
convoitises et les activités, c’est la culture du dattier et celle celle qu’on voit sur nos tables.
du coton. Cette culture est tout entière entre les mains des Euro-
L’exemple du dattier montre ce que devient une antique péens. Les Indigènes cultivent d’autres espèces de dattes,
culture indigène d’arbre fruitier quand la colonisation euro- pour leur nourriture. Ils n’aiment pas, la deglat-nour, qui
péenne s’en mêle. Les oasis dactylifères intéressantes sont ne convient ni à leur palais, ni à leurs commodités. Pour
dans la cuvette des grands chotts, entre Biskra et Gabès. nous, la datte est un dessert ; pour eux, c’est le pain
En Algérie, c’est l’Oued-R’ir ; en Tunisie, le Djérid. quotidien.
Mais le Djerid est resté stationnaire parce qu’il est entre Dans l’Oued R’ir, par exemple, les 2/3 des palmiers
les mains des indigènes seuls. donnent des dattes indigènes, 1/3 donne des deglat-nour.
C’est de l’Oued R’ir qu’il s’agit. L’intervention des Européens remonte au milieu du
XIXe siècle. A ce moment, l’introduction de l’outillage et
de la technique européenne a ravivé les puits artésiens,
qui se mouraient. Foureau, avant d’être explorateur, était
colon propriétaire de palmeraies dans l’Oued R’ir.
La culture de la deglat-nour a donné, surtout depuis la
guerre, des résultats extraordinaires, aux proportions bien
entendu, d’un district dactylifère qui n’est pas de grandes
dimensions.
En 1921, 1922. 1923, l’0ued R’ir, avec ses annexes (le
Souf, les Zibans), a exporté en moyenne 100.000 quintaux,
valant 20 à 25 millions de francs.
Le Djérid tunisien, en 1925, a exporté 32.000 quintaux
seulement.
Ces chiffres ne donnent pas une idée complète de la
situation. Un palmier de l’Oued-R’ir se vend aujourd’hui
1.000 francs et rapporte de 3 à 500 francs par an. Les
forages, toujours plus profonds, mettent à la disposition du
colon une quantité d’eau qui, dans l’ensemble, n’a cessé de
s’accroître. Les convoitises s’exaltent, les têtes partent , il y
a une fermentation de l’esprit public.
Les oasis de l’0ued-R’ir ne sont pas naturellement, par
une nécessité géographique, les plus belles du Sahara. Ce
qu’elles ont de particulier, parmi toutes les autres, c’est sim-
plement d’être les seules où l’influence du colon agricole
européen se soit fait sentir.
Le Coton
Le coton mérite une mention toute spéciale.
Pratiquement, le Maghreb n’a pas de textiles (autres que
la laine).
Au Maroc, le lin est cultivé, mais surtout pour la graine
Fig. 14. — DATTIERS SAHARIENS qui fournit à l’exportation un appoint intéressant.
— 58 — — 59 —
En Algérie, la culture du jute, celle du mûrier pour Surexcitée par des gains énormes, et non plus du tout
magnaneries, seraient théoriquement des possibilités. Elles par des primes officielles, l’initiative privée a fait boule
ne sont pas sorties de la période velléitaire. de neige. Le boom du coton, avec, le petit boom des
dattes, a été le grand événement agricole d’après-guerre.
La production de 250 à 500 quintaux (de 1917 à 1920)
a passé dans les années suivantes à 1.500 et même
2.500 quintaux.
En Tunisie, la culture du cotonnier, qui n’occupait que
30 hectares en 1924, a porté sur plus de 250 hectares en
1925. Les résultats obtenus sont très satisfaisants.
mesure ils supporteront, en Algérie même, la concurrence adapté à travers les siècles au pays et aux hommes. Ils ont
d’autres cultures, celle de la vigne surtout. En Amérique, en appris à se débrouiller tout seuls avec un minimum de pâtu-
Egypte, le cultivateur ne peut pas faire autre chose que du rages naturels, et un minimum d’assistance humaine.
coton ; il n’a pas le choix. En Algérie, il est sollicité Le développement du machinisme agricole a détourné des
par d’autres cultures riches, d’un rendement peut-être bovins les préoccupations immédiates des colons. Dans les
plus grand. grandes villes comme Alger, la bonne viande de boucherie
Des facteurs travaillent pour le coton. Le besoin senti (veau, bœuf) s’importe encore de France. L’insuffisance
plus vivement tous les jours de produire, du côté français de la production laitière des vaches entraîne dans le voisi-
de la douane, le coton nécessaire à nos manufactures. nage des grands centres la manipulation des chèvres.
En Algérie, le danger confusément pressenti de la mono-
culture. Cheval
S’il y a une culture susceptible de concurrencer au
Maghreb la prépondérance de la vigne, c’est peut-être le Le « bourricot », le tout petit âne du Maghreb, extraordinai-
coton. rement dur, joue un rôle énorme dans la vie des Indigènes.
Outre 260 à 280.000 ânes, en Algérie les montagnards ont beau-
coup de mulets. Dans les grandes villes indigènes du Maroc la
mule caparaçonnée est la monture des grands personnages,
Élevage l’équivalent d’un équipage. L ’ Algérie a entre 100 et 150.000
Il est évident que toutes ces richesses agricoles ont été mulets. Mais dans ce pays de nomades qu’est le Maghreb, c’est
une création pure, une création ex nihilo. Et le lien est l’élevage du cheval qui est important par-dessus tout.
indéniable entre ces créations et l’action personnelle, du La cavalerie Numide a joué un grand rôle dans l’anti-
colon. quité. Le cheval Numide s’est couvert de gloire sur les hip-
La médiocrité de l’élevage, algérien donne la contre- podromes de l’empire romain. Une longue adaptation au
épreuve. pays a développé une race très bien fixée, la fameuse
En élevage l ’ Algérie n’a pas remporté de succès compa- race Barbe. Bêtes relativement petites, mois robustes que
rables à ses succès agricoles, sauf bien entendu en ce qui les nôtres, et même moins rapides sur les courtes distances,
concerne le porc que l’Islam proscrit, et qui, entre les mais extrêmement résistantes et sobres.
mains des Européens, a donné des résultats intéressants. C’est un admirable animal de cavalerie. Aussi la remonte
de l’armée française, dans ses haras, s’en est beaucoup
occupée pour essayer de lui donner les qualités qui lui
Bovins manquent. Il est difficile de dire si les résultats ont répondu
En Algérie, sur un total moyen d’un million de bœufs, aux efforts officiels.
les colons européens en ont seulement 150.000. La faiblesse En Algérie les chiffres oscillent entre 200 et 240.000.
de cette proportion est caractéristique. Chameaux
On a pourtant introduit des représentants de races étran-
gères, bovins d’Europe, zébus de Madagascar, zébus Le chameau (ou plutôt le dromadaire à une bosse) est
crahmines de Ceylan (à Bône et en Tunisie). On a obtenu un personnage important.
des résultats. Les conditions de l’élevage sont très particulières et l’Eu-
Mais les vieilles races indigènes restent prédominantes. rope les ignore. Les convois administratifs sont souvent
Une race algérienne de Guelma, très petite, pesant environ 250 déterminé des hécatombes.
kilos, de robe sombre, et une race marocaine, plus lourde, Dans ce pays très grand, prolongé par les immensités du
allant facilement, à 400 kilos, plus élancée, de robe plus claire. Sahara, malgré les progrès de la traction mécanique, le rôle
Les bovins du Maghreb ont des caractéristiques com- économique du chameau reste immense.
munes, plus accentuées dans la race de Guelma. Petite L’indifférence et l’inaptitude de l’Européen menacent la
taille et résistance extraordinaire. Leur organisme s’est race de disparition.
— 62 — — 63 —
Moutons
L’inefficacité de l’élevage algérien n’est accusée nulle
part aussi nettement qu a propos de moutons parce que
sur ce chapitre, de grandes possibilités sont restées jusqu’ici
incomplètement réalisées.
Les steppes, c’est-à-dire la moitié du Magreb, ont été
justement appelées le pays du mouton.
Nombre
de têtes
Européens Indigènes Total
10.000.000
9.000.000
8.000.000
7.000.000
6.000.000
5.000.000
4.000.000
3.000.000
Fig. 17. — TROUPEAU DE MOUTONS DANS LA STEPPE 2.000.000
1.000.000
200.000
1900 - 01
02
03
04
05
06
07
08
09
1909 - 10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
1919 - 20
21
22
23
ESPECE OVINE
(Statistique agricole de l’Algérie, Campagnes agricoles 1901-1923)
La courbe est stationnaire et même descendante, elle est du même type
que la courbe des céréales.
dans la steppe, est toute entière entre les mains des seuls Les corsaires Turcs, embusqués à Alger, étaient restés
indigènes. immuables à travers les siècles. En 1830 ils étaient tou-
La production de la laine en Algérie ne dépasse guère jours des Turcs, parlant et sentant en Turcs, des marins
en moyenne 100.000 quintaux, le vingtième à peine de la étrangers. Ils n’ont jamais pratiqué ni la pêche, ni le com-
production australienne . merce, rien d’autre que la piraterie.
L ’ Algérie exporte du mouton de boucherie en quantités A part eux, en 1830, sur toute l’étendue immense des
appréciables ; le chiffre oscille autour d’un million de côtes algériennes, il n’y avait ni un pêcheur, ni un
têtes. marin, ni un bateau indigène. C’est extraordinaire, mais
La Tunisie en 1925 a exporté 7.500 quintaux de laine, c’est comme ça.
60.000 moutons sur pied.
Le Maroc entre 1915 et 1920 a exporté entre 20 et 25. 000
quintaux de laine.
Ce sont des chiffres très au-dessous des possibilités et
encore davantage des besoins de l’industrie française.
L’administration en Algérie-Tunisie a fait des efforts
pour améliorer la race et prévenir les crises de mortalité,
mais cet effort a ses limites.
L’élevage sur les hauts plateaux, tant qu’il sera exclu-
sivement dans les mains des indigènes nés, sera immuable.
Voilà des hommes qui sont dépositaires de ce qu’il y a
de plus ancien en matière de traditions. Ils gardent leurs
bêtes avec les procédés de Jacob chez Laban.
On ne fait pas évoluer avec de bons conseils des
hommes qui représentent la plus vieille civilisation du
monde.
L ’ Algérie qui a près d’un million de colons cultivateurs
n’a pas encore un seul « squatter » à l’Australienne.
L’épreuve et la contre-épreuve conduisent à la même
conclusion. La baguette magique de transformation a été
entre les mains de l’Européen.
On le constate une fois de plus à propos de pêcheries.
Fig. 19. — STORA, UN VILLAGE DE PÊCHEURS
Ce village, à côté de Philipeville, est habité surtout par des pêcheurs
Napolitains. A leur école, les Indigènes commencent à se familiariser avec
la mer, qu’ils ont ignorée de toute éternité.
Pêcheries
La conquête française a donné un grand essor aux La situation a été modifiée par la venue de pêcheurs
pêcheries marines. Rien n’existait auparavant. Le Maghreb espagnols et surtout napolitains dont beaucoup se sont
n’a pas de pêcheurs indigènes, sauf deux petits groupes fixés dans le pays. (En Algérie 10.000, inscrits maritimes
qui présentent un simple intérêt de curiosité (sud de la en 1924 dont la moitié sont des naturalisés). Dans cette
Tunisie, région d’Agadir au Maroc). Cette indifférence même année en Algérie 160.000 quintaux de poissons.
totale aux choses de la mer est curieuse dans un pays qui La Tunisie en 1925, outre 157.869 quintaux de poissons,
a un si énorme développement de côtes. Mais les ports a exporté du corail (440 kgs), et des éponges (9.000 kgs).
naturels font défaut et la plate-forme sous-marine est La Tunisie au rebours de l ’ Algérie a une plate-forme con-
d’étendue très restreinte. tinentale, ce qui explique son avance.
— 66 — — 67 —
LE
a découvert les premiers phosphates. La bande de cal- 3.000
TOTA
caires phosphatiers qui traverse toute l’Afrique du Nord PHOSPHATES
des Syrtes à l’Atlantique s’étale à travers toute l ’ Algérie, 2.750
EN TONNES
et elle n’y est pas moins riche qu’ailleurs.
ION
2.500
L’infériorité de l ’ Algérie a des causes artificielles, tout
humaines. Essayer de les analyser, c’est évoquer l’homme
D U CT
2.250
aux prises avec la vie, la création tâtonnante, doulou-
reuse, fortuite.
E
2.000
PRO
A la base, il y a une question de législation. L ’ Algé-
TA
rie pour le législateur, c’est la France ; entendons qu’elle 1.750
TO
est traitée comme si elle l’était ; la seule chose que les
ON
deux pays aient de commun, ce sont justement les lois 1.500
et les règlements. La législation minière en Algérie, c’est
TI
celle de 1810, qui fut excellente sous Napoléon Ier. 1.250
UC
E
Or en matière minière plus qu’en aucune autre, abs-
SI
OD
traction faite de leur législation commune, la France et 1.000
NI
PR
l’Algérie sont prodigieusement différentes.
TU
750
Dans nos vieux pays, en France par exemple, il y a
70 habitants au kilomètre carré, anciennement civilisés, 500 ALGÉR
ALGÉRIE
GÉRIE
C
sachant tous grossièrement ce que c’est qu’une mine et un
RO
métal, lisant tous le journal. Il n’y a pas une motte de terre 250
MA
qui ne soit connue, le moindre affleurement est signalé
depuis longtemps, il a son histoire locale, les imaginations 0
se sont excitées sur lui à maintes reprises successives à 1895 1900 1905 1910 1915 1920 1925
travers les siècles, autour de lui des rêves se sont échafau-
dés, des illusions se sont écroulées, il a causé des ruines, LES PHOSPHATES
des procès. Et puis tous ces gens-là sont individuellement Graphique extrait de :
propriétaires. Il faut avoir vécu en pays barbare pour sen- Edouard Payen et J. Ladreit de la Charrière
tir combien la propriété individuelle est un produit de la Les Richesses minières de l’Afrique du Nord
civilisation. Editions du Comité Algérie-Tunisie-Maroc, 21, rue Cassette
L’infériorité de l’Algérie est énorme
Mais en Algérie les conditions sont tout autres. Le pays
est presque vide ou vaguement peuplé. Les habitants sont
— 70 — — 71 —
des musulmans. Ici, au rebours de la France, les affleure- acquises, des réalisations effectuées. En exploitation minière,
ments restent à découvrir, à la surface du sol, en parcou- comme en exploitation agricole, l ’ Algérie est en pleine
rant, le marteau à la main, la montagne et la brousse ; effervescence de création. On parle d’un gisement énorme
besogne énorme dans un pays immense, et très minéra- de manganèse qui n’est pas encore mis en valeur, mais
lisé. L ’ Afrique du Nord, au point de vue minier, est aussi qui fait naître de grandes espérances.
vierge que l’Amérique ou l’Australie. Le gisement est sur la frontière algéro-marocaine, à
C’est avec l ’ Amérique ou l ’ Australie que l ’ Algérie a ses Bou-Arfa, en territoire marocain. Mais l’embarquement du
affinités minières et non pas du tout avec la France. minerai se ferait au port algérien de Nemours.
Là est l’énorme supériorité de la Tunisie. Elle n’est pas L’industrie métallurgique fait du manganèse une consom-
la France, elle est la Tunisie ; elle a des lois et des règle- mation croissante et considérable. Or les usines euro-
ments à sa mesure. péennes sont actuellement forcées de s’approvisionner de
En matière de mines, elle a créé de toutes pièces sa minerai à des distances immenses. Dans un périmètre rai-
législation ; c’est une adaptation, je crois, des lois améri- sonnable chacune des quelques mines existantes fournit
caine et australienne ; en tous cas, la Tunisie a pu s’ins-pirer des quantités de minerai de l’ordre d’un ou deux milliers de
des expériences faites dans les pays neufs au cours tonnes. La mine de Bou Arfa s’est engagée par contrat à
du XIXe siècle. 200.000 tonnes. Il y aurait donc là des perspectives très
On se gardera bien d’essayer une étude comparée des sérieuses sous réserve de réalisation.
lois sur les mines en Algérie et en Tunisie. Ce qui est intéressant, à notre point de vue, c’est de
On se contentera de rappeler l’affaire de l’Ouenza qui faire sentir, à propos d’un exemple concret, le bouillonne-
fit tant de bruit en son temps. Cet imbroglio a retardé ment continu de la vie et de la création.
d’une bonne dizaine d’années la mise en valeur d’un magni- Il faut jeter un coup d’œil d’ensemble sur cette
fique gisement Algérien de minerai de fer. production minière.
Il est né tout entier de la loi Française de 1810. Il eût
été inconcevable en Tunisie. L ’ Afrique du Nord française est comparable à l’Afrique
Australe anglaise à bien des points de vue, climat, étendue,
L’Algérie a les inconvénients, comme elle a les avantages, chiffres généraux de population. A propos du chiffre de
de ce qu’on pourrait appeler son droit d’aînesse. Elle lui la population européenne, on a déjà fait observer que notre
doit d’avoir sur son sol la quantité de beaucoup la plus Maghreb soutient assez brillamment la comparaison.
considérable de colons, de matériel humain européen :
avantage immense. Après tout, c’est l ’ Algérie qui est à la Au point de vue minier, l’Afrique Australe, avec ses
base : il est évident que, sans elle, les protectorats tuni- mines d’or, a une situation éclatante. Elle est le grand four-
sien et marocain n’existeraient pas. nisseur d’or de la planète.
Ces avantages se paient. L ’ Algérie est plus étroitement Il faut pourtant noter que les phosphates du Maghreb
mêlée à la vie française, jusqu’à en être quelquefois par- ont, eux aussi, une importance planétaire. Les Etats-Unis
tiellement paralysée. Nulle part peut-être ce n’est plus appa- produisent plus de phosphates, non pas qu’ils aient des
rent que dans la vie minière. L’Algérie a souvent montré le gisements plus considérables, mais parce qu’ils exploitent
chemin aux protectorats ; il est équitable qu’il leur arrive par- à l’américaine, avec frénésie. N’empêche que les phosphates
fois de lui rendre la pareille. C’est une rivalité féconde. Nord-Africains ont expulsé les phosphates Américains de
Aujourd’hui, en 1930, la mine de l’Ouenza est en pleine l’Europe. Ils jouent un rôle prépondérant dans l’économie
prospérité : des compagnies phosphatières algériennes rat- rurale de tous les pays européens.
trapent vigoureusement le temps perdu. Sur les quais Des mines de phosphates ne parlent pas à l’imagination
d’embarquement de Bône, Alger, Oran, le minerai s’en- comme le font des mines d’or et de diamant.
tasse. Il y a là pourtant une création frappante que notre humi-
Phosphates, fer, plomb et zinc, sont des richesses lité nationale perd peut-être trop de vue.
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Une petite industrie de la bière, stimulée par la consom- a orienté l ’ Algérie vers la métallurgie, dans une certaine
mation algérienne ou marocaine, et l’excellente qualité des mesure. Six établissements produisent 3 à 4.000 tonnes de
orges. charpentes métalliques diverses. L’Algérie s’est mise aussi à
Il faut noter quelques fabriques de produits chimiques et la manufacture des outils agricoles, charrues, etc... Mais là
d’engrais. Trois usines pour la transformation des phos- elle est encore extrêmement loin de suffire à ses besoins.
phates en superphosphates ont produit en 1924 environ Il y a des imprimeries-papeteries.
80.000 tonnes. On fait de la céramique, des tapis, un peu de tissage ; on
C’est tout à fait insuffisant dans un pays qui a les plus travaillé le bois, le cuir. Il y a là de vieilles industries indi-
beaux phosphates du monde et où abondent les terres gènes qu’on cherche à revivifier et à moderniser.
pauvres, que l’amendement transformerait. Tout cela est encore un simple début.
Deux exemples peuvent faire sentir l’importance de la
marge qui resterait à remplir.
Dans ce pays qui est le grand producteur d’alfa, de la
planète, on n’a pas encore trouvé le moyen d’en faire du
papier, ni même de la pâte à papier.
Dans le pays du liège on fabrique peu de bouchons, et
encore moins de linoléum.
Il ne faudrait pas trop reprocher à l’Algérie le retard de
son développement industriel. Il lui est commun avec tous
les pays neufs. L ’ industrie dans les pays neufs prend son
essor en dernier lieu.
Après tout si on se reporte à la situation en 1830, la
transformation, même sur le terrain industriel, est prodi-
gieuse.
Tourisme
trie hôtelière se transforme. Alger pour le centenaire cons- La vigne n’atteint son plein rendement que quatre ou
truit un casino, dont l’inexistence était surprenante, dans cinq ans après sa plantation. Lorsqu’elle est en plein ren-
une ville rivale de Nice et de Monaco. dement, les frais sont énormes, surtout depuis que les mala-
dies parasitaires exigent des sulfatages, des traitements
chimiques préventifs.
Si le colon était un paysan de chez nous, vivant de père
Les Banques en fils sur deux ou trois hectares de vigne, il s’en tirerait
sans assistance. Mais le colon n’est pas un paysan de chez
Faut-il mettre les banques au chapitre de l’Industrie ? nous. Il compte ses hectares par dizaines, et son fonds de
ou à celui du Commerce ? Question oiseuse. roulement dépasse ses possibilités personnelles. Son fonds
L ’ Algérie s’est créé une organisation bancaire, au som- de roulement n’est pas à lui, il l’emprunte à la banque.
met de laquelle est la Banque d’Algérie, qui est banque Il est vrai que, à la récolte, il fait, bon an mal an,
d’émission, c’est-à-dire qu’elle fabrique des billets de d’énormes bénéfices excédant sa dette de beaucoup. S’il
banque, monnaie propre de l’Algérie. était sage, il arriverait à se constituer par l’épargne son
En tout pays, la Banque est une puissance énorme. En propre fonds de roulement. Mais il ne peut pas être sage.
Algérie elle est quelque chose de particulier, à cause de Autour de lui, dans ce pays neuf, trop de terres en friche
la tenure du sol et des répercussions qu’a cette tenure du le sollicitent. Il est paysan par l’amour passionné de la
sol sur l’esprit publie. terre ; mais c’est un paysan aventureux. Il enfouit son béné-
A l’origine, les concessions administratives étaient de fice dans des entreprises nouvelles, il s’endette davantage
4 hectares. En 1851, l’administration croyait être généreuse pour gagner plus. Ce sont là des sentiments très louables :
en portant ce chiffre à 6. Aujourd’hui elle a reconnu elle- cela, s’appelle l’esprit d’initiative. Mais la viticulture
même la nécessité d’aller jusqu’à 30 ou 40. Mais la vie, ainsi comprise devient matière éminemment spéculative.
le jeu des transactions, ont eu vite fait de faire sauter le Dans ce pays où les grosses fortunes ne sont pourtant
cadre des concessions. pas rares, il n’y a peut-être pas un colon qui ne soit dans
La petite et la moyenne propriété subsistent, mais la la main de la Banque.
très grande s’est développée. Boufarik a une couronne de
fermes énormes. Trumelet, qui les énumère en 1887, attri-
bue à la ferme Saint-Charles, par exemple, 840 hectares.
Il y a mieux. Dans ce même Boufarik, à cette même date
de 1887, si on met bout à bout les différentes fermes attri-
buées à Debonno, on arrive à un total de 2.540 hectares.
Ces grosses fermes sont nées d’un effort individuel, drai-
nage et mise en valeur de marais par l’initiative privée,
enfouissant dans le sol de gros capitaux. Les hommes qui
non seulement possèdent ces immenses domaines, mais qui
par surcroît n’en ont pas hérité, qui les ont créés de leurs
mains, au cours de batailles économiques dangereuses,
ces hommes-là sont des capitaines d’industrie.
Notez que ces capitaines d’industrie restent toute leur
vie engagés dans la bataille avec tous ses aléas. A la fin du
dernier siècle, au moment le plus critique de la mévente des
vins, Debonno, le propriétaire de 2.540 hectares, a croulé
totalement.
C’est là ce qui met un lien étroit entre la banque et l’agri-
culture algérienne, surtout lorsque c’est de la viticulture.
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CHAPITRE VI
ÉVOLUTION DU COMMERCE
L’Outillage
On a parlé de l ’ Algérie comme si elle avait poussé
spontanément, tumultueusement. Et c’est bien ce qu’elle a
fait, en effet, comme tous les êtres vivants et vivaces,
Elle a poussé comme un arbre. Mais il serait injuste
d’oublier les soins du jardinier. Fig. 22. — ÉCOLE D’HORTICULTURE AU JARDIN D’ESSAI D’ALGER
On a déjà signalé en passant combien les efforts du
Gouvernement général ont été somme toute efficaces en
matière de colonisation (système des villages de colonisa-
tion), c’est-à-dire un point tout à fait essentiel.
Dans le maniement des indigènes le réalisme prudent du
Gouvernement général, s’est parfaitement concilié avec
une philanthropie active (œuvres d’assistance, œuvre
scolaire).
A la transformation économique de l ’ Algérie le Gouver-
nement général a certainement pris sa part considérable.
Sur le terrain domanial il est intervenu directement. On
a noté l’œuvre efficace du service forestier depuis 1892.
Il faut noter le soin qu’a pris le service de l’agriculture
de préparer et d’éclairer le terrain avec des organisations
scolaires et scientifiques.
Il a créé l’Ecole d’Agriculture de Maison-Carrée, qui
rend de grands services, en formant aux méthodes néces-
sairement particulières de l’agriculture africaine des jeunes
gens, futurs colons, qui sont souvent de jeunes métropoli-
tains fraîchement immigrés.
Il a parsemé l00 ’ Algérie, surtout dans le sud, de jardins
botaniques d’expérimentation, qui fournissent aux colons
une documentation sur les possibilités de cultures nouvelles.
La bergerie modèle de Tadmyt, destinée à agir par Fig. 23. — STATION D’AQUACULTURE ET DE PÊCHE, DIRIGÉE PAR UN ZOOLOGISTE
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l’exemple sur l’élevage indigène, a pris une initiative scien- Pour le rendre sensible il faut jeter un coup d’œil com-
tifique hardie et intelligente. Elle a fait appel aux méthodes paratif sur le réseau des voies ferrées tunisiennes. En grande
et à la personne du docteur Voronoff, pour améliorer la, partie ce réseau est composé de chemins de fer miniers.
race ovine. Par chemins de fer miniers il ne faut pas entendre des
Etc... il est bien entendu que, dans tous les domaines, chemins de fer construits par le protectorat pour desservir
il serait absurde et injuste de ne pas souligner l’action des centres miniers, mais bien des voies ferrées qui ont été
administrative. construites aux frais des sociétés concessionnaires de mines,
et bien entendu ces sociétés y trouvent leur compte.
Tracé, pentes, poids des rails, matériel, tout a été combiné
Création du Réseau des Chemins de Fer pour amener le minerai à quai au meilleur marché possible.
et des Routes Politique intelligente qui a donné satisfaction à des besoins
multiples. La Tunisie est desservie par des voies ferrées
Mais il y a un domaine où elle est absolument prépondé- qui n’ont rien coûté au contribuable. Et la vie minière
rante ; c’est l’Etat évidemment, l’Etat tout seul, qui a cons- a pris un grand essor.
titué l’outillage général de la colonie. C’est que la Tunisie est maîtresse chez elle. Quand elle
Là aussi il y a création totale, en partant du néant. prend la décision de construire un chemin de fer, la signa-
L ’ Algérie turque n’avait pas une route, pas un pont, et ture du bey, c’est-à-dire en pratique du Résident général,
à proprement parler pas une voiture. Dans la mesure où suffit à déclancher l’exécution.
on circulait on le faisait à dos de bêtes, ou à pied, par L ’ Algérie n’est pas du tout dans la même situation.
de vagues sentiers, tracés et entretenus par les sabots des Elle n’est pas maîtresse de construire à sa guise les che-
chevaux et par le passage des piétons. mins de fer dont elle a besoin, parce que les chemins
L ’ Algérie française a dû évidemment se donner un de fer algériens sont des chemins de fer français comme
outillage de circulation sans lequel la transformation éco- les autres. La puissance de cet obstacle est apparue avec
nomique aurait été impossible. éclat dans l’affaire de l’Ouenza.
La circulation de la vie entre le coeur et les extrémités Il fallait que la Compagnie de l’Ouenza construisît un
de l’organisme suppose naturellement un réseau de voies chemin de fer nouveau, le sien. Parfait, mais l ’ Algérie
de communications. Au début de l’année 1925 les statis- c’est la France, et en territoire français on ne peut pas
tiques officielles comptent 4.724 kilomètres de chemins de construire un chemin de fer sans l’autorisation du Par-
fer, 5.351 kilomètres de routes nationales. Publications offi- lement. C’est là que, en dernière analyse, fut livrée la
cielles en main, on pourrait dénombrer les routes départe- bataille, au Parlement et autour de lui. Si la bataille de
mentales et les chemins vicinaux ; distinguer les chemins l’Ouenza a duré dix ans, ce fut assurément parce que
de fer d’intérêt général, d’intérêt local, les tramways.. Paris décide en matière de voies ferrées algériennes. Et en
Cela revient à dire en une phrase que l ’ Algérie a son définitive, le chemin de fer de l’Ouenza, qui aurait
outillage. Et naturellement elle l’a créé. rendu d’immenses services généraux, et qui aurait été
On pourrait exposer administrativement les étapes de construit sans bourse délier, ne l’a pas été du tout.
cette création, les études entreprises en 1850, le grand projet On cite l’exemple de l’Ouenza parce qu’il a chance
de 1857, la loi du 20 juin 1860, l’inauguration d’Alger- d’éveiller encore des souvenirs ; on pourrait en citer d’autres,
Blida en 1862, d’Alger-Oran en 1871, etc... aussi instructifs, mais obscurs.
On craindrait de fatiguer inutilement l’attention. Inutile d’insister. En matière de travaux publics, c’est
On voudrait en revanche faire sentir la résistance des évidemment un inconvénient de ne pouvoir décider sur
obstacles surmontés dans ce pays très particulier qu’est place, de dépendre d’un centre comme Paris, lointain et
l’Algérie, c’est-à-dire permettre à l’imagination de mesurer nécessairement mal informé.
la nature et l’intensité de l’effort accompli. La construction des chemins de fer algériens s’est heurtée
Nous retrouvons ici, comme à propos de mines, un incon- à d’autres obstacles, encore plus profonds.
vénient de l’union étroite entre l ’ Algérie et la métropole. Précisément parce qu’il n’y avait rien, nous n’avons pas
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été guidés par un réseau antique de chemins. La vie éco- où ils l’avouent. Il s’agit du petit chemin de fer à voie
nomique, que nous faisions naître, n’obéissait pas toujours étroite long d’une centaine de kilomètres, qui réunit Tiaret
aux prévisions précises, de nos tracés nouveaux. On allait à Relizane (la moitié méridionale de la ligne Tiaret-Mosta-
un peu à l’aveuglette. ganem).
Lors même qu’il y aurait eu dans la distribution de la Ce chemin de fer avait été construit en 1885, à la fran-
vie indigène des indices précieux, nous n’avons pas çaise, dans la vallée même de l’oued Mina, gros affluent du
toujours su les interpréter. Nous n’avons pas d’ancêtres ici, Cheliff. Vingt ans après, en 1908, dans l’exposé des motifs
nous ne sommes pas mis en garde par nos traditions et nos d’un projet de loi, qui a été voté, les pouvoirs publics
instincts, nous ignorons des choses énormes. Jamais nous déclarent « complètement déçues... les espérances » qu’avait
n’aurions pu sur notre propre sol nous tromper aussi grossiè- fait concevoir le tracé par la Mina ; il est désormais entendu
rement que nous l’avons fait quelquefois. qu’une erreur a été commise dans le choix du tracé.
Un excellent exemple est l’antinomie entre le tracé des A partir de 1908, on a donc décidé la construction d’une
crêtes et celui des vallées. nouvelle ligne entre Tiaret et Relizane, passant par Zem-
Le sentier indigène suit les crêtes, sans doute parce que mora et Mendès, c’est-à-dire par les crêtes ; elle suit les
le cavalier ou le piéton se soucie peu de perdre la côte, au anciens sentiers indigènes.
rebours de l’ingénieur qui étudie un tracé. Mais l’Indigène, La construction de la ligne a été retardée par la guerre.
obscurément, sans qu’il puisse nous en rendre un compte En 1928, elle vient d’être ouverte à la circulation de bout en
explicite, a une autre raison plus sérieuse. bout.
Les rivières d’Algérie ne sont pas d’honnêtes rivières de Ceci est un cas intéressant parce qu’indéniable, officiel-
chez nous. Ce sont des oueds ; leurs lits, empanachés de lement admis ; l’erreur commise et sa rectification peuvent
beaux lauriers-rose, mais vibrants de moustiques, sont se lire sur la carte.
fiévreux ; dans leurs vallées torrentielles s’étalent beaucoup Une erreur analogue, mais de plus grande amplitude, n’est
plus de cailloux que de terre végétale. Ils n’ont pas d’eau en pas encore ouvertement avouée, mais devra sans doute être
été, au moment précis où il en faudrait, mais en hiver corrigée. Il ne s’agit plus d’une petite ligne accessoire, mais
ils roulent des crues terribles qui emportent tout. de la grande voie de rocade qui suit la mer de bout en bout,
L’oued algérien repousse la vie humaine autant que la l’axe du Tell tout entier. Entre Alger et Sétif, les construc-
rivière française l’attire. Ce sont les crêtes qui groupent la teurs de ce chemin de fer ont naturellement choisi, comme
vie indigène, et c’est entre les groupes humains que les d’habitude, le tracé des vallées. La voie s’insinue par les
communications s’établissent. gorges de Palestro, colle à l’oued Isser et franchit enfin les
Portes de Fer, illustrées par le passage du duc d’Orléans. Le
Il était naturel que nos ingénieurs aient eu de la peine à
souvenir de ce nom auguste et de cette expédition mémo-
assimiler cette notion, en contradiction avec leur atavisme
rable était une incitation supplémentaire à choisir le tracé.
et leur entraînement. C’étaient des techniciens âgés, formés
en France. Le chemin de fer P.-L.-M. suit le Rhône, puis La colonisation n’a pas suivi. Entre les superbes
la Saône, puis l’Yonne, puis la Seine. Ces vieux messieurs, vignobles de la Mitidja et les belles terres à blé de Sétif,
qui devaient ajouter une ramification nouvelle au réseau on ne voit guère autre chose que la forêt, la brousse et
algérien, avaient chacun, dans son cerveau complexe et le rocher. C’est une section pittoresque, improductive et
fixé depuis l’adolescence, une image de notre réseau fran- coûteuse.
çais, calqué sur le réseau de nos rivières. Ils n’avaient rien Au temps des Turcs, et déjà des Romains, depuis deux
de mieux à faire qu’à obéir à l’influence inconsciente de Millénaires, depuis toujours avant notre venue, les com-
leur éducation technique, qui était leur raison d’être. Le munications entre la région de Sétif et celle d’Alger ont-
tracé qui suivait la vallée était a priori celui qu’on pouvait toujours passé plus au sud, par le chemin des crêtes,
s’attendre à leur voir choisir. jalonné par Aumale et Médéa.
Ainsi est-il arrivé qu’ils se sont trompés. Voici un cas Il faudra y revenir, ce n’est déjà plus une simple hypo-
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thèse ; une rectification considérable sera apportée là à la ces intérêts on faisait entrer le prorata de la somme totale
grande voie de rocade, axe du Tell. des kilomètres. La Compagnie a donc construit une ligne
Ce sont là, à tout prendre, des erreurs vénielles, parce aussi longue que possible ; dans les cas où elle aurait pu,
qu’inévitables. Aux prises avec une tâche pareille, il faut au moyen d’un travail d’art, tunnel ou pont, supprimer
bien se résigner à avoir essuyé des plâtres. un long détour, invariablement elle a choisi le détour ;
Voici qui est plus grave. bref, elle a « tortillé » de son mieux.
Un grand nombre de chemins de fer algériens sont de Une phrase de l’ingénieur en chef est à retenir: elle est
petits chemins de fer à voie étroite, en particulier toutes précise et modérée, dans le style d’un rapport officiel
les voies ferrées de pénétration vers le Sud, sauf une auquel elle est empruntée : « les caractéristiques rappelées
seule (Constantine-Biskra). « ci-dessus correspondent à une construction économique,
« elles ne se justifient, a priori, que pour une ligne à très
L’insuffisance de ces chemins de fer apparaît aujour-
« faible trafic, dont la raison d’être est plutôt politique et
d’hui éclatante.
« militaire que commerciale ». C’est parfaitement clair, et
Si l ’ Algérie n’a jamais pu exploiter les phosphates du ça peut être généralisé. Tout le réseau algérien est plus
Djebel Onk, il est de notoriété publique que la respon- ou moins dans le même cas, les gens qui l’ont projeté ne
sabilité en incombe, pour une large part, à l’insuffisance croyaient pas à son avenir. Personne n’a jamais eu con-
du vieux petit chemin de fer Souk-Ahras-Tebessa. fiance dans l’avenir de l ’ Algérie. Je suppose que cela est
En un cas au moins, l’insuffisance est officiellement évident, et que cela n’est pas contesté. La France, d’une
avouée. façon générale, depuis un demi-siècle, ne peut pas être
Le plus long des chemins de fer algériens à voie étroite soupçonnée d’avoir vu « kolossal », même dans ses pro-
est celui qui unit Oran à Colomb-Béchar : ce n’est rien pres affaires. Et il est bien sûr qu’elle a toujours eu de
moins que la voie de pénétration d’Oran au Sahara. l ’ Algérie une opinion médiocre. Le réseau de chemins de
Autour du terminus saharien s’est révélée l’existence fer a été construit parce qu’on ne pouvait pas décidément
d’une grande région minéralisée, qu’il est impossible de faire autrement, avec un haussement d’épaules résigné,
mettre en valeur avec le chemin de fer actuel. En con- sous la réserve mentale : « tâchons que cette bêtise inévi-
séquence, on vient officiellement de concéder la cons- table ne nous coûte pas trop cher ». Et naturellement, c’est
truction d’une ligne nouvelle doublant l’ancienne. Ce précisément cette disposition d’esprit-là qui a entraîné des
sera un chemin de fer normal cette fois, à voie large, allant dépenses immenses. Rien n’est coûteux comme de suivre
de Bou-Arfa à Nemours. en gémissant.
À qui incombe la responsabilité de ce qu’il est bien Ceci se laisserait résumer en une phrase qui ne s’ap-
permis d’appeler une énorme malfaçon ? À personne et à pliquerait pas seulement, hélas ! aux chemins de fer algé-
tout le monde, à nous tous, à l’esprit public. C’est par- riens. Au rebours des Etats-Unis, la France est un pays où
faitement clair et archiconnu. l’espoir n’a pas de marché. Le Français n’ose pas escompter
Voici comment un ingénieur en chef, dans un document l’avenir. C’est une maladie nationale.
officiel de 1913, analyse les conditions d’établissement Qu’on ne se méprenne pas cependant sur l’intention et
d’un chemin de fer à voie étroite. la portée de ces critiques. On a souligné les erreurs commises
« On y avait toléré, dit-il, des courbes d’un rayon très parce qu’elles font apparaître les difficultés de la tâche, et
court (100 mètres), des successions rapides d’inflexions en qu’elles évoquent par conséquent l’énormité de la besogne
sens contraire (à 40 mètres d’intervalle) » ; ces détails réalisée.
techniques illustrent l’expression, courante en Algérie, de Par-dessus des obstacles beaucoup plus grands qu’en
« tortillard » ; on l’applique à tous ces petits chemins de France, à travers des ignorances, des hésitations, des tâton-
fer dédaigneux de la ligne droite, plus court chemin d’un nements, des reprises ; avec une énergie confuse, parfois
point à un autre. L ’ Etat garantissait à la Compagnie l’in- aveugle, mais obstinée et puissante. L ’ Algérie s’est tout de
térêt du capital engagé, bien entendu et dans le calcul de même construit son réseau et elle continue à le construire.
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Elle continue. en matière de chemins de fer, comme en pièces, non pas même Oran, qui était bien peu de chose
toutes les autres, la création ne s’arrête pas, rien n’est fixé. en 1830, mais qui conserve dans ses vieilles fortifications,
Naturellement le réseau des routes avait précédé celui blasonnées aux armes d’Espagne, le souvenir d’un vieux
des chemins de fer, depuis la guerre l’énorme développe- passé.
ment des services automobiles a décuplé la vie de ce réseau, Il est bien possible que nous nous soyons installés trop
et compromis l’équilibre budgétaire des chemins de fer. docilement sur les emplacements urbains antérieurs.
Mais ceci n’est pas une question proprement algérienne. Le port d’Oran eût été bien mieux placé à Mers-el-Kébir
C’est une question mondiale, et en particulier française. La bi-millénaire Constantine, juchée sur un rocher, étouffe
aujourd’hui entre sa falaise et son canyon.
Les Anglais, dans leurs colonies, avec leur mépris hautain
des « natives », se dégagent bien plus radicalement que
Création des ports et des capitales nous des suggestions du passé, lorsqu’ils jugent expédient de
le faire.
Une autre partie essentielle de l’outillage, ce sont les Au Maroc, le maréchal Lyautey s’est bien gardé, dans sa
ports. En Algérie, l’étude de leur création ne peut pas être sagesse, d’installer sa capitale nouvelle à Fez ou à Marra-
disjointe de celle des capitales. kech. Il est certain que sous les Turcs, Alger était la capitale
On s’en aperçoit à une comparaison sommaire des trois et qu’elle l’est restée.
chefs-lieux des trois départements algériens. Après tout, sur cette côte algérienne, uniformément très
Alger est une ville de 215.000 habitants, dont 160.000 mauvaise, il n’y avait pas un seul port naturel au profit
Européens et 55.000 Indigènes. duquel nous aurions pu être tentés d’abandonner Alger.
Oran a 150.000 habitants, dont 125.000 Européens et Nous y sommes donc restés, et il est curieux de voir
25.000 Indigènes. comment nous l’avons transformé.
Ce sont des villes européennes. Dans la ville actuelle, en 1930, sur le terrain, et mieux
On a le droit d’appeler Alger et Oran des villes encore peut-être sur une photographie d’avion, L’Alger turc
monstres. Près de 300.000 Européens agglomérés dans ces qui est toujours là, et l’Alger français, se distinguent immé-
deux villes seules, sur un total inférieur à 900.000 colons. diatement.
Un tiers, c’est énorme. L ’ Algérie est au régime des villes L ’ Alger turc, c’est ce petit tas indistinct et saillant de
monstres. Ainsi s’extériorise la constitution sociale du petites maisons blanches, agglomérées en carapaces. Indis-
pays : une population rurale indigène encadrée par une tinct ; parce que, à l’échelle de la photographie, on ne peut
bourgeoisie européenne. pas distinguer le lacis enchevêtré des étroites ruelles,
Notez que la capitale du troisième département algé- venelles et impasses. Saillant ; parce que tout ça monte à
rien, Constantine, reste loin en arrière. 93.000 habitants, l’assaut d’un éperon montagneux à pentes très raides ; dans
dont la moitié Indigènes. La cause de ce retard est très les venelles en escaliers, les êtres humains ne circulent qu’à
évidente. Constantine est à 80 kilomètres de la mer. Ses pied, et les fardeaux à dos de bourriquot. Au sommet de
ports vivent à part, Philippeville, et surtout Bône, la grande l’éperon encroûté, de minuscules cubes de pierres, se dresse
rivale de Constantine. Les villes monstres ont poussé au hautement une grande bâtisse quadrangulaire, c’est l’an-
bord de la mer. cienne Kasbah des deys, le château-fort. L’usage a étendu
En Oranie, avant 1830, la vieille capitale était incon- son nom à l’ensemble de L ’ Alger turc qui était, en effet,
testablement Tlemcen, qu’Oran a facilement et énormément tout entier une forteresse.
surclassé parce que Tlemcen n’était pas un port. Les limites de l’Alger turc restent admirablement nettes:
Je suppose que c’est normal. Dans les colonies et les ce sont tout simplement les anciens fossés de l ’ Alger turc,
anciennes colonies anglaises, les capitales sont des ports : à peine camouflés. Contre ces fossés-là est venu, se briser
New-York, Le Cap, Sydney et Melbourne. Ainsi reste l’armée de Charles-Quint.
marqué l’ombilic par lequel l’enfant se rattachait à la mère. Tout l’ensemble est pratiquement intact.
Aucune de ces capitales n’est une création de toutes Tout autour dans les deux sens, s’étend l’Alglger français à
— 88 — — 89 —
Ilot del
Djezaïr
La Darse
Marengo
Jardins
D ’AV I AT I O N
Kasbah
P H OTO
Fig. 25. — LA KASBAH, VUE D’AVION
C’est l’Alger Turc, enclos entre le boulevard Gambetta, les jardins
Marengo, et la darse de l’Amirauté. C’est tout le vieil Alger.
D’A LG E R.
Bd Gambetta
E N S E M B LE
—
Fig. 24.
perte de vue, hors des limites de la photographie. On iden- ce groupe d’ilôts a donné son nom à la ville : Alger est la
tifie au premier coup d’œil ce faisceau de quelques larges nom déformation française d’El Djezair, qui signifie : les îlots.
artères, très longues, réunies par de courtes et larges rues C’est bien ce point exact qui est à l’origine de tout.
à angles droits. Il est clair que ceci est une ville européenne. A l’abri de l’îlot, on distingue très bien les limites pré-
Il y a faisceau étroit, on pourrait presque dire artère unique, cises de l’ancien port turc ; on y pénètre entre deux petits
parce que les tramways ont le souci européen de ne pas musoirs blancs, qui vont à l’encontre l’un de l’autre. Le
perdre la côte et les collines trop élevées ne se sont pas carré d’eau ainsi délimité est minuscule, deux cents mètres
prêtées aisément à l’établissement de funiculaires. L ’Alger de côté peut-être. C’était ça le port turc, qui a fait trem-
français, au rebours de la Kasbah, colle à la côte. Entre bler la chrétienté, qui a été bombardé vainement par les
les cornes extrêmes du faisceau, il y a une douzaine de flottes de Duquesne et de Lord Exmouth. Comme c’est
kilomètres. curieux. Comme cela donne l’échelle de grands événements
Si le lecteur a eu la patience de suivre ce commentaire, historiques.
avec les yeux fixés sur la photographie, il aura l’impression, Aujourd’hui l’ancien port turc s’appelle la darse de
j’imagine, d’un pauvre vieux petit cadavre, fossilisé et l’Amirauté ; c’est quelque chose comme le bassin parti-
enkysté dans un grand organisme vivant. Quelque chose culier de l’amiral, réservé à ses vedettes. La vie générale
d’analogue à ce que serait, dit-on, une perle industrielle s’y est éteinte. En dehors de ce carré d’eau morte de
japonaise ; un petit corps étranger central, enrobé dans les deux cents mètres de côté, le port moderne, grouillant de
cercles concentriques de nacre. vie, étend ses quais et ses môles sur des kilomètres, par
Si on descend de l’avion pour se promener dans les délà les limites de la photographie.
venelles de la Kasbah, en compagnie du guide excellent Qu’il s’agisse du port ou de la ville, la philosophie du
qu’est M. Lespès, auteur d’un beau livre sur Alger, on spectacle est toujours la même ; le passé, à peine vieux
constatera un phénomène corrélatif. d’un siècle, encore bien reconnaissable dans ses cadres
En 1830, l ’ Alger turc était une ville bourgeoise peuplée conservés, mais étouffé et digéré par l’épanouissement pro-
de capitaines, d’officiers, de fonctionnaires turcs, d’immigrés digieux de la vie moderne.
andalous riches et cultivés. En 1930, on ne voit plus guère Le port d’Alger, comme celui d’Oran, comme tous les
dans la Kasbah que des Kabyles ; « la Kasbah, dit un ports d’Algérie, petits ou grands, est entièrement construit
Andalou avec un sourire mélancolique, c’est Tizi-Ouzou »; de main d’homme. Ils sont aussi artificiels que les voies
on sait que la sous-préfecture de Tizi-Ouzou est la capitale ferrées.
officielle de la Kabylie. Ces Kabyles, en bloc, ne sont pas Eux aussi ont été établis avec la timidité française, on
autre chose que la main-d’œuvre ; l’Alger français a fait de n’a pas vu grand, sous la poussée de nécessités ; ils sont
la Kasbah sa cité ouvrière ; il ne l’a pas seulement enkystée. en voie d’expansion continuelle.
il l’a digérée. Tels qu’ils sont pourtant, c’est une œuvre fort honorable ;
C’est un spectacle tragique ; il y a là-dedans toute la ils suffisent à un gros trafic.
férocité de la vie. L’anéantissement complet serait plus Quand on se promène sur les quais du port à Alger ou
miséricordieux. La vie apparaît plus féroce quand elle con- à Oran, on voit de gros tas de charbon. C’est du charbon
serve les formes extérieures d’un passé dont elle a détruit de Cardiff entreposé, ou peut-être du charbon allemand
l’âme. Les paquebots qui traversent la Méditerranée, y compris
En revanche, c’est un spectacle extrêmement intéressant. les paquebots anglais, ont pris l’habitude régulière de
Il est curieux d’embrasser d’un coup d’œil toute une lutte relâcher à Oran ou à Alger et d’y faire le plein de leurs
d’un siècle, toute la colonisation française, concrétisée en soutes. Ils pourraient aller à Gibraltar ou à Malte, mais
moëllons. Gibraltar et Malte sont des ports de guerre ; le commerce
La photographie ne donne pas seulement la ville ; elle n’ aime pas les ports de guerre.
donne le port. On distingue très nettement le vieux port Cette clientèle étrangère de passage est d’un très gros
turc, celui des corsaires. Il est tout au fond, à l’abri des rapport.
flots rocheux, dont les petites falaises noires l’encadrent, Mais ce sont naturellement les importations et les expor-
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tations du pays qui alimentent l’activité des ports. Elles çaise et qui suffit à assurer la prospérité locale, sous
sont fonction de la vie économique et générale. Barriques cloche. En certaines matières, très limitées, il a, ou il est
de vin, caissettes de primeurs, balles d’alfa, ballots de susceptible d’avoir, d’immenses ressources, bien supé-
liège, peaux et moutons sur pied encombrent les quais, rieures a ses besoins ; vin, huile, laine, liège, alfa. Il est
en compagnie des minerais. condamné à des formes plus ou moins strictes de mono-
Alger est un grand port de commerce, le second des culture pour l’exportation. Il dépend des marchés étrangers.
ports français pour le tonnage de jauge (près de 20 millions Ce grand fait économique a nécessairement un lien avec
de tonnes en 1914) ; le cinquième pour le tonnage métrique, le grand fait politique qui domine toute l’histoire maugre-
derrière Rouen, Marseille, Le Havre et Bordeaux (3 mil- bine. Jamais depuis 2.000 ans, depuis toujours, le Maghreb
lions 600.000 tonnes en 1914). ne s’est appartenu à soi-même un seul instant. S’il n’a
Il est rattaché à Port-Vendres et surtout à Marseille par jamais eu l’indépendance politique, c’est peut-être, entre
un service quotidien de paquebots rapides, aménagés pour autres raisons, parce qu’il n’a jamais eu de quoi se la
voyageurs. payer. Pour appuyer son autonomie politique il n’a pas
Oran suivait Alger de près. Aux dernières statistiques la possibilité de l’autonomie économique.
il l’a nettement dépassé. Depuis la conquête du Maroc sa Dans son passé historique il n’a connu de grande pros-
proximité de la frontière lui procure des avantages et aussi périté que lorsqu’il s’est trouvé appartenir à un empire
des excitations commerciales. Les Oranais semblent montrer prospère, dont les marchés lui étaient ouverts, avec lequel
aujourd’hui plus d’initiative que les Algérois. il entretenait une circulation de richesses. Ce fut le cas de
Les derniers chiffres se rapportent au premier semestre l’Afrique Romaine.
1929, et devraient être par conséquent approximativement Et c’est de nouveau le cas de l ’ Afrique Française. Dans
doublés. un pays qui reste aussi étroitement sous la dépendance
Dans ce premier semestre et dans l’ensemble de l’Algérie de l’étranger, le port est un organe aussi essentiel que le
« le tonnage des marchandises embarquées et débarquées poumon dans l’organisme animal. Aussi devient-il une capi-
a été de 5 millions 825.000 tonnes en 1929, contre 5 mil- tale .
lions 240.000 tonnes en 1928. Augmentation 585.000 tonnes.
« Le port d’Oran y est représenté, en 1929, par 1 mil-
lion 848.0,00 tonnes, et celui d’Alger par 1.629.000 tonnes. Commerce général
« La différence entre les deux ports est déjà sensible.
Elle est écrasante au titre de la navigation de relâche et Il faut donner quelques détails sur le total en chiffres des
de ravitaillement. Oran, 1.374 navires d’un tonnage de résultats obtenus, c’est-à-dire sur le commerce général.
3.235.000 tonnes ; Alger, 599 navires avec un tonnage de Les chiffres les plus récents concernent le premier
1 million 513.000 tonnes. » semestre 1929 et doivent être doublés par conséquent.
Dans la concurrence acharnée des deux grands ports, Voici une comparaison des premiers semestres dans
et par voie de conséquence des deux grandes villes, ver- les trois dernières années 1927, 1928 et 1929.
rons-nous Oran détrôner Alger ? « Le total de nos échanges commerciaux, c’est-à-dire de
Dans ce pays neuf, la vie évolue plus vite que chez nous. nos importations et de nos exportations, s’est, élevé pen-
Pour comprendre que dans un pays comme l ’ Algérie, dant le premier semestre, savoir :
les ports ont une importance toute particulière, bien plus En 1927 à 3 milliards 525 millions.
grande qu’ailleurs, il faut se rappeler ceci : En 1928 à 4 milliards 446 millions.
Le Maghreb tout entier s’étire sous la même latitude, En 1929 à 4 milliards 818 millions.
à la limite nord du Sahara. D’un bout à l’autre il a le Donc, en deux bonds, l ’ Algérie de 1927 à 1929 a accru
même ciel et les mêmes ressources de pays plus ou moins son commerce de 1 milliard 293 millions. »
sec. Réduit à lui-même il n’a pas à sa disposition la Notez qu’en 1924 le total des exportations et importa-
variété de produits qu’on trouve dans une province fran- tions était seulement de 5 milliards 394 millions.
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Sous réserve des résultats qu’accusera le second Les exportations sont exactement ce qu’on pouvait attendre
semestre 1929, les chiffres pour l’année seraient : d’après les détails qui ont été donnés sur la transformation
En 1927 d’environ 7 milliards. économique du pays. Chiffres du 1er semestre 1929.
En 1929 de 9 milliards et demi (1). « Brebis, béliers, moutons et agneaux, 55 millions ;
C’est évidemment une progression intéressante. céréales, 112 millions ; tabacs, 70 millions ; huiles d’olives,
Les importations l’emportent régulièrement sur les 163 millions ; liège, 38 millions ; crin végétal, 32 millions ;
exportations. Voici les chiffres pour les premiers semestres alfa, 45 millions ; pommes de terre, 42 millions ; fruits frais
des trois dernières années. ou secs, 42 millions ; légumes de primeurs, 22 millions.
« 1927. — Importations : 1 milliard 941 millions. Expor- « Alcools de vin, eaux-de-vie et spiritueux, 77 millions ;
tations : 1 milliard 579 millions. Différence : 362 millions. vins ordinaires, 788 millions ; vins de liqueurs en fûts ou
« 1928. — Importations : 2 milliards 526 millions. Expor- en bouteilles, 5 millions.
tations : 1 milliard 920 millions Différence : 605 millions. « Le rendement de l’industrie minière se traduit par
« 1929. — Importations : 2 milliards 821 millions. Expor- 147 millions, dont 32 millions pour les phosphates et
tations : 1 milliard 996 millions. Différence : 825 millions. 67 millions pour le fer. »
« Soit, au total, dans les trois premiers semestres envisa- Ces quelques chiffres tendent à évoquer d’un coup d’œil
gés, un gain de 1 milliard 793 millions au profit des l’ensemble et les proportions du trafic, de la vie écono-
importations. » Il est bien entendu que l ’Algérie, en trans- mique. Et ils rendent sensible la progression depuis la
formation rapide, continue à s’outiller. Par conséquent guerre.
« cette balance commerciale n’est qu’en apparence défavo- Mais c’est la progression d’ensemble, depuis 1830, qu’il
rable à l ’ Algérie. On observe, en effet, que dans la masse faut rendre sensible à l’imagination.
de nos achats, des centaines de millions sont consacrés à Il suffit de considérer le point de départ et le point
l’extension, à l’amélioration et au perfectionnement de d’arrivée.
notre matériel, dépense que nous amortissons assez promp- Voici le point de départ.
tement. C’est donc un enrichissement et non une faiblesse D’après les estimations de la Chambre de commerce de
comme on serait tenté de le croire en présence des chiffres Marseille, en 1832, l’Alger turc importait pour 6.500.000 fr.
ci-dessus. » de marchandises européennes. Il les payait apparemment
Voici en effet, parmi les importations du premier avec les bénéfices de la piraterie, puisqu’on estimait les
semestre 1929, l’alinéa le plus lourd : exportations à 14 ou 15.000 francs.
« Machines agricoles ou d’industries 120 millions ; outils, Dans l ’ Algérie française, en 1924, le total des expor-
ouvrages, pièces détachées, fils et câbles d’électricité tations et importations était de 5 milliards 394 millions,
170 millions ; voitures automobiles, 171 millions. » ce total en 1929 atteindra probablement 8 milliards, en
Lourd aussi est l’alinéa des tissus. Il faut habiller 6 mil- francs papier il est vrai.
lions d’êtres humains. Il faut songer que ces huit milliards de richesse sont
« Tissus, 330 millions; draps, vêtements, lingerie, bonne- une création pure. Ils sont sortis intégralement du coup
terie, couvertures, 54 millions ». d’éventail du dey.
Le reste des importations se rapporte surtout au chapitre
alimentaire, charcuteries, beurres, fromages, huîtres, etc...
et au chapitre des denrées coloniales, sucre, café, chocolat.
Ces importations témoignent que l ’ Algérien mène une
vie assez large, il est probablement moins parcimonieux
que le Français métropolitain.
( 1 ) E n r é a l i t é , a u x d e r n i è r e s n o u ve l l e s , i l s r e s t e n t a u - d e s s o u s d e
8 milliards.
TA B L E D E S M AT I È R E S
Pages
I. — L A P O L I T I Q U E F R A N Ç A I S E . . . . . . . . . . . 5
II. — L A C O LO N I S AT I O N . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14
III. — L’ E VO L U T I O N D E S I N D I G E N E S . . . . . . . . 27
VI. — L A T R A N S F O R M AT I O N E C O N O M I Q U E 40
V. — I N D U ST R I E S E U R O P E E N N E S . . . . . . . . . . 66
VI. — L’ E VO L U T I O N D U C O M M E R C E . . . . . . . . . 78