VÉRONIQUE TADJO
Reine Pokou
ACTES SUD
LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS
“La légende d’Abraha Pokou, reine baoulé, m’a été
contée pour la première fois quand j’avais autour
de dix ans. Je me souviens que l’histoire de cette
femme sacrifiant son fils unique pour sauver son
peuple avait frappé mon imagination de petite fille
vivant à Abidjan. Je me représentais Pokou sous les
traits d’une Madone noire.
Plus tard, au lycée, je retrouvai le récit du sacri-
fice, mais cette fois-ci dans mon livre d’histoire. Un
petit encart dans le chapitre sur le royaume ashanti
au XVIIIe siècle expliquait que l’exode de la reine et
de ses partisans, à la suite d’une guerre de succes-
sion, aboutit à la naissance du royaume baoulé…
Plusieurs décennies plus tard, la violence et la
guerre déferlèrent dans notre vie, rendant brusque-
ment le futur incertain. Pokou m’apparut alors sous
un jour beaucoup plus funeste, celui d’une reine
assoiffée de pouvoir…”
Tel est le prélude de Véronique Tadjo. Quel-
ques jours seulement après les derniers événe-
ments d’Abidjan et cinq ans après son très beau
livre écrit au Rwanda : L’Ombre d’Imana, la roman-
cière revisite en conteuse le mythe de la reine
Pokou pour tenter, peut-être, d’exorciser sa peur et
de réinventer l’enfance.
VÉRONIQUE TADJO
Véronique Tadjo vit actuellement en Afrique du Sud. Elle a
écrit plusieurs romans et recueils de poèmes et consacré
une partie importante de son œuvre à la jeunesse. Chez
Actes Sud, elle a publié L’Ombre d’Imana (2000, et Babel
n° 677)
DU MÊME AUTEUR
LATÉRITE (poèmes), Hatier, “Monde noir Poche”, Paris,
1984 (épuisé).
LE ROYAUME AVEUGLE (roman), L’Harmattan, “Encres noires”,
Paris, 1991.
A VOL D’OISEAU (roman), L’Harmattan, “Encres noires”,
Paris, 1992.
CHAMPS DE BATAILLE ET D’AMOUR (roman), Présence afri-
caine / Nouvelles éditions ivoiriennes, Paris / Abidjan,
1999.
A MI-CHEMIN (poèmes), L’Harmattan, Paris, 2000. L’OMBRE
D’IMANA, Actes Sud, 2000 ; Babel, 2005.
© Véronique Tadjo, 2004
978-2-7427-5397-4
ISBN 978-2-330-08053-2
Photographie de couverture :
Poupée akua ba
Paris, musée du quai Branly
© Photo RMN / Droits réservés
Véronique Tadjo
REINE POKOU
Concerto pour un sacrifice
ACTES SUD
La légende d’Abraha Pokou, reine baoulé,
m’a été contée pour la première fois quand
j’avais autour de dix ans. Je me souviens
que l’histoire de cette femme sacrifiant son
fils unique pour sauver son peuple avait
frappé mon imagination de petite fille vivant
à Abidjan. Je me représentais Pokou sous
les traits d’une Madone noire.
Plus tard, au lycée, je retrouvai le récit du
sacrifice, mais cette fois-ci dans mon livre
d’histoire. Un petit encart dans le chapitre
sur le royaume ashanti au XVIIIe siècle expli-
quait que l’exode de la reine et de ses parti-
sans, à la suite d’une guerre de succession,
aboutit à la naissance du royaume baoulé.
Abraha Pokou prenait ainsi la stature d’une
figure historique, héroïne-amazone condui-
sant son peuple vers la liberté.
Pokou grandit en moi. Je lui donnai un
visage, une vie, des sentiments.
Plusieurs décennies plus tard, la violence
et la guerre déferlèrent dans notre vie,
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rendant brusquement le futur incertain.
Pokou m’apparut alors sous un jour beau-
coup plus funeste, celui d’une reine assoif-
fée de pouvoir, écoutant des voix occultes
et prête à tout pour asseoir son règne.
Pokou encore, sous d’autres traits, dans
d’autres temps, comme si la légende pou-
vait être contée à l’infini, revisitée maintes
fois pour tenter de résoudre l’énigme de cette
femme, de cette mère qui jeta son enfant
dans le fleuve Comoé.
I
LE TEMPS DE LA LÉGENDE
Dans le puissant royaume ashanti, par un
jour d’harmattan, Abraha Pokou naquit à
Kumasi, la capitale. L’air était sec, chargé de
poussière et le palais happé par le brouillard.
Elle était la nièce du grand roi Osei Tutu
dont l’invincible armée avait pour emblème
les criquets, ces insectes aux longues pattes
qui attaquent par milliers, d’un seul coup,
en détruisant tout sur leur passage.
Quelques mois après sa naissance, la
petite fille fut déposée sur une natte dans
la cour familiale, pendant que sa mère cui-
sinait et que chacun vaquait à ses occupa-
tions quotidiennes. Soudain, alors qu’elle
dormait paisiblement à l’ombre du beau
manguier centenaire, un grand coup de vent
provoqua un tourbillon de poussière qui
la réveilla et la fit pleurer. Surprise, la mère
prit son enfant dans les bras et alla se réfu-
gier dans ses habitations. Mais lorsqu’elle
posa de nouveau les yeux sur sa fille, elle
constata avec effarement que ses cheveux
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avaient poussé comme de la mauvaise herbe
et qu’ils étaient à présent aussi épais et
touffus qu’un champ de maïs sauvage.
Le cœur battant, les parents de Pokou
allèrent consulter l’un des meilleurs devins
du royaume. Celui-ci examina le bébé avec
la plus grande attention. A plusieurs reprises,
il passa les doigts dans son épaisse cheve-
lure. L’angoisse s’infiltrait dans le silence.
Finalement, le vieil homme rendit la petite
après avoir déclaré qu’elle était promise à
un grand destin. Oui, elle allait se distin-
guer des autres, certes à cause de son sang
royal, mais surtout parce qu’elle avait été
choisie par les esprits du clan. Son éton-
nante chevelure en était la preuve.
L’homme ajouta cependant : “Je vois la
douleur et la gloire. Beaucoup de douleur
dans la gloire.”
La princesse grandit très entourée, choyée
par tous.
Elle était libre de gambader dans les
clairières, de se baigner dans les rivières et
de chasser au lance-pierre les margouillats
ou les petits rats palmistes. Elle n’hésitait pas
à défier les garçons à la course comme à
la nage.
Elle se mêlait aussi aux jeux des fillettes
de son âge qui gravitaient autour de leurs
mamans dans la cour royale.
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Les années passèrent, la petite devint
élancée, sa poitrine s’arrondit. Son éducation
de future épouse et de mère allait bientôt
commencer. On lui confiait souvent la garde
d’un enfant qu’elle mettait au dos.
La grand-mère d’Abraha Pokou, aïeule
révérée, se chargea personnellement de lui
enseigner la généalogie de la famille et les
hauts faits de ses illustres membres. A cha-
cune de leurs rencontres, elle rappelait à
son élève que le Trône d’or était descendu
du ciel pour venir se poser sur les genoux
de son oncle, Osei Tutu, le désignant ainsi
comme un monarque divin.
“Osei Tutu règne sur tout le royaume. Il
règne sur les arbres, les animaux et les hom-
mes. Nous sommes tous à ses ordres. Il peut
marcher sur nos têtes, s’il le désire, avec la
même aisance que nous marchons sur le sol.”
Si le roi se porte bien,
La prospérité régnera.
Si le roi danse,
L’allégresse sera dans tous les cœurs.
Si le roi cesse de manger,
La famine viendra.
Si le roi pose le pied nu à même la terre,
Une catastrophe arrivera.
Si des éclairs éclatent au-dessus de sa tête,
C’est qu’une guerre se prépare,
Et qu’elle sera terrible.
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