(Francopolyphonies) Oana Panaite-Des Litteratures-Mondes en Francais - Ecritures Singulieres, Poetiques Transfrontalieres Dans La Prose Contemporaine-Rodopi (2012)
(Francopolyphonies) Oana Panaite-Des Litteratures-Mondes en Francais - Ecritures Singulieres, Poetiques Transfrontalieres Dans La Prose Contemporaine-Rodopi (2012)
(Francopolyphonies) Oana Panaite-Des Litteratures-Mondes en Francais - Ecritures Singulieres, Poetiques Transfrontalieres Dans La Prose Contemporaine-Rodopi (2012)
en français
FRAN CO
P OLY
PHON IES 1 0
Kathleen Gyssels
et/and
Christa Stevens
O an a P a n a ï t é
Des littératures-mondes
en français
Écritures singulières, poétiques transfrontalières
dans la prose contemporaine
ISBN: 978-90-420-3552-2
E-Book ISBN: 978-94-012-0826-0
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2012
Printed in The Netherlands
À Craig
Cet ouvrage n’aurait pu voir le jour sans le soutien amical et
constant des membres – professeurs, étudiants et administrateurs – du
Département de français et d’italien à Indiana University – Blooming-
ton. Une bourse accordée par le College Arts and Humanities Institute
de cette université, dirigé par Andrea Ciccarelli, m’a permis d’en
achever la rédaction. Erika Dowell et ses collègues de la bibliothèque
universitaire des livres rares et manuscrits, Lilly Library m’ont gra-
cieusement aidée à trouver l’illustration pour la couverture du livre. Je
tiens à remercier tout particulièrement mes deux collègues, amies et
lectrices, Margaret Gray et Eileen Julien, pour leurs sages conseils et
leur patience sans faille. L’ouvrage doit également beaucoup aux cri-
tiques et recommandations de ces généreux lecteurs : Colin Davis,
Lawrence D. Kritzman, Michel Laronde, Christopher L. Miller, Lydie
Moudileno, Aliko Songolo et Jack Yaeger. Les suggestions et correc-
tions apportées par les lecteurs anonymes des éditions Rodopi m'ont
été précieuses, ainsi que les échanges salutaires avec Christa Stevens.
Mes parents, Zâna et Virgil Panaite, ont toujours su trouver les
mots justes et les gestes d’encouragement pour me faire persévérer
dans mon travail. Qu’ils en soient remerciés ici. Ce livre est dédié à
mon cher ami et compagnon, Craig R. Dethloff.
Abréviations des titres :
INTRODUCTION 11
CONCLUSION 289
BIBLIOGRAPHIE 295
INDEX 307
Introduction
5
« Il existe entre les pays qui ont le français en partage d’autres considérations, histo-
riques, affectives, humaines, qui font de la francophonie un concept spécifique, inimi-
table, qu’il serait faux de vouloir reconsidérer par référence au modèle anglo-saxon
qui complexe encore nos intellectuels et qui cherche à gommer, au nom de la mondia-
lisation prônée par l’Amérique, la diversité culturelle et le dialogue interculturel que
favorise justement la francophonie ». Alexandre Najjar, « Contre le manifeste ‘Pour
une littérature-monde en français’. Expliquer l’eau par l’eau », Le Monde des Livres,
mars 2007.
6
C’est la position qu’adopte par exemple le romancier et essayiste sénégalais Bouba-
car Boris Diop.
7
Michèle Touret, « Une littérature sous dépendance : la littérature des pays coloni-
sés », l’Histoire de la littérature française du XXe siècle, tome II – après 1940, sous la
direction de Michèle Touret, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 253.
8
On ne citera ici à titre d’exemples éclairants que les ouvrages de Guy Ossito Midio-
houan, L’Idéologie dans la littérature négro-africaine d’expression française, L’Har-
mattan, 1986 et celui de Christopher L. Miller, Nationalists and Nomads. Essays on
Francophone African Literature and Culture, University of Chicago Press, 1998.
14 Des littératures-mondes en français
9
« What does the study of African literature bring to the field of literary studies ?
Does it provide anything more than a vast new supply of raw materials – texts – to
which Western methodologies can now be applied ? Or does African literature pose
more profound challenges ? I would submit that the study of Africa demands nothing
than a reconsideration of all the terms of literary analysis, starting with the word
‘literature’ itself ». Christopher L. Miller, Nationalists and Nomads, op. cit., p. 158.
Toutes les traductions des citations en français m’appartiennent, sauf mention con-
traire.
10
Voir par exemple les nombreuses recherches menées par l’équipe Pascal Blanchard,
Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, notamment leur ouvrage, La Fracture coloniale,
La Découverte, 2005.
Introduction 15
11
« L’Illustration de la langue française par Joachim du Bellay est comme le mani-
feste de cette insurrection soudaine ». Charles-Augustin Sainte-Beuve, Tableau histo-
rique et critique de la poésie et du théâtre français au XVIe siècle, Charpentier, 1843,
p. 45.
12
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, « Points », p. 183.
16 Des littératures-mondes en français
Le monde revient. Et c’est la meilleure des nouvelles. N’aura-t-il pas été long-
temps le grand absent de la littérature française ? Le monde, le sujet, le sens,
l’histoire, le « référent » : pendant des décennies ils auront été mis « entre paren-
thèses » par les maîtres penseurs, inventeurs d’une littérature sans autre objet
qu’elle-même, faisant, comme il se disait alors « sa propre critique dans le mou-
vement même de son énonciation ».
13
Marcel Burger, Les Manifestes : paroles de combat. De Marx à Breton, Delachaux
et Niestlé, 2002, p. 113.
14
Marc Angenot, La Parole pamphlétaire, Payot, 1982, p. 61.
Introduction 17
16
Ce dont s’est brillamment chargé Camille de Toledo dans son essai pamphlétaire
Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde, Presses Universitaires de
France, 2008 et que Dominique Combe a réitéré dans la conclusion de son ouvrage de
synthèse sur Les littératures francophones, publié en 2010 par les mêmes presses.
I
1. Limites de l’histoire
1
Aron Kibédi-Varga, « Le récit postmoderne », Littérature, n° 77, 1990, p. 3-22.
2
Bruno Blanckeman, « Une axiologie historique pour le vingtième siècle : repérage
des pôles », in Le Temps des Lettres. Quelles périodisations pour l’histoire de la
littérature française du 20e siècle ?, op. cit., p. 78.
20 Des littératures-mondes en français
3
Dominique Rabaté, Poétiques de la voix, op. cit., p. 272-273.
4
Dominique Denès, « Le Nouveau Roman : problématique d’une institutionnalisa-
tion », in Le Temps des Lettres. Quelles périodisations pour l’histoire de la littérature
française du 20e siècle ?, op. cit., p. 263.
5
Dominique Viart, Bruno Vercier, La Littérature française au présent. Héritages,
modernité, mutations, Bordas, 2005, p. 10-12.
Impasses, passages et frontières 21
2. Espaces de la littérature
6
Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des
images, Minuit, 2000, p. 15.
7
Adrian Marino, « Histoire de l’idée de ‘littérature européenne’ et des études euro-
péennes », in Précis de littérature européenne, sous la direction de Béatrice Didier,
Presses Universitaires de France, 1998, p. 13.
8
Parue en 1900 dans la Revue des Deux Mondes, l’étude de Ferdinand Brunetière, La
Littérature européenne offre à cet égard un exemple éclairant. Le nombre des littéra-
tures nationales dignes d’appartenir au concert de la littérature européenne y est limité
à cinq.
22 Des littératures-mondes en français
9
Salman Rushdie, « La Littérature du Commonwealth n’existe pas », in Patries ima-
ginaires. Éssais et critiques 1981/1991, trad. de l’anglais par Aline Chatelin, Christian
Bourgois, 1993, p. 85.
10
Ibidem.
11
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, 1975,
p. 29.
Impasses, passages et frontières 23
12
Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Seuil, 1999, p. 188.
13
Ibidem, p. 192.
14
Ibidem, chap. « Les petites littératures ». « Placés devant une antinomie qui
n’appartient (et n’apparaît) qu’à eux, ils ont à opérer un ‘choix’ nécessaire et doulou-
reux : soit affirmer leur différence et se ‘condamner’ à la voie difficile et incertaine
des écrivains nationaux (régionaux, populaires, etc.) écrivant dans de ‘petites’ langues
littéraires et pas ou peu reconnus dans l’univers littéraire international, soit ‘trahir’
leur appartenance et s’assimiler à l’un des grands centres littéraires en reniant leur
‘différence’ », p. 247.
24 Des littératures-mondes en français
15
Christopher Prendergast, « The World Republic of Lettres » in Christopher Pren-
dergast, Benedict Anderson éd., Debating World Literature, Verso, London, New
York, 2004, p. 1-25.
16
Ibidem, p. 20.
17
Gayatri Spivak, Death of a Discipline, Calcutta, Seagull, 2004, p. 14.
18
Cf. Lise Gauvin, L’Écrivain francophone à la croisée des langues, Karthala, 1997.
19
Nacer Kettane, Droit de réponse à la démocratie française, La Découverte, 1986, p.
21.
Impasses, passages et frontières 25
20
Les auteurs de ces textes, tous parus aux éditions de L’Harmattan en 1985, 1986,
1986 et 1988, sont Leila Houari, Ahmed Kalouaz, Mustapha Raïth, Antoinette Ben
Kerroum-Covlet.
21
Cyrille François, « Des littératures de l’immigration à l’écriture de la banlieue :
Pratiques textuelles et enseignement », Synergies Sud-Est européen n° 1 – 2008. p.
149-157, citation extraite de la page 150.
26 Des littératures-mondes en français
colonial Writing, Vol. 44, No. 3, September 2008, p. 221–225, propose un éclairage
significatif sur l’état présent de la question.
25
Il s’agit de La Littérature française : dynamique et histoire, 2 tomes, Gallimard,
2007 et de l’Histoire de la littérature française du XXe siècle, tome II – après 1940,
cf. supra.
26
Le Roman français au tournant du XXIe siècle, dir. Bruno Blanckeman, Aline Mura-
Brunel et Marc Dambre, Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 8.
27
Michèle Touret, « Une littérature sous dépendance : la littérature des pays coloni-
sés », l’Histoire de la littérature française du XXe siècle, tome II – après 1940, sous la
direction de Michèle Touret, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 253.
28 Des littératures-mondes en français
28
Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un
pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, José Corti, 1973, p. 13.
29
Éric Méchoulan, Le Livre avalé. De la littérature entre mémoire et culture, Presses
Universitaires de Montréal, 2004, p. 27.
30
« Un vrai classique, [...] c’est un auteur qui a enrichi l’esprit humain, qui en a réel-
lement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus [...] ; qui a rendu sa pen-
sée, son observation ou son invention, sous une forme n’importe laquelle, mais large
et grande, fine et sensée, saine et belle en soi ; qui a parlé à tous dans un style à lui et
qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau sans néologisme,
nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges ». Sainte-Beuve,
« Qu’est-ce qu’un classique ? », Le Constitutionnel, 21 octobre 1850.
Impasses, passages et frontières 29
Quel critère décide qu’un écrivain est français plutôt que francophone ? sa nais-
sance ? sa résidence ? son éditeur originel ? sa nationalité ? Toutes choses – ou
presque – qui peuvent changer. Et qui changent de fait. La géographie et l’histoire
politique nous ont légué à cet égard des partages étonnants : on est français à la
Guadeloupe et à la Réunion, mais francophone à Haïti et à Maurice, îles plus
proches entre elles que la France métropolitaine32.
31
Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent, op. cit., p.
7.
32
Ibidem, p. 8.
30 Des littératures-mondes en français
Il est vrai que si l’on opère par exemple à partir du seul critère poli-
tico-juridique de la nationalité, il faudra inclure pour faire l’histoire de
la littérature française des cinquante dernières années, à côté
d’écrivains comme Nathalie Sarraute, Pascal Quignard, Jean-Marie Le
Clézio ou Marguerite Duras, des écrivains comme Maryse Condé,
Édouard Glissant, Déwé Gorodé ou Daniel Vaxelaire, nés sur terri-
toire français non métropolitain, aux Antilles, en Nouvelle Calédonie
ou en Polynésie française. Un autre cas de figure tout aussi intéressant
se présente lorsque l’on a affaire à des écrivains nés d’un ou de deux
parents immigrés, citoyens français de première ou seconde généra-
tion, tels qu’Azouz Begag, Leïla Sebbar ou Paul Smaïl, souvent mis à
l’écart ou regroupés dans la sous-catégorie d’écrivains beurs. Ces
deux derniers groupes sont considérés moins proches de la perception
que le public et les critiques ont d’un écrivain français que des écri-
vains étrangers ayant fait le choix du français, des « assimilés »
comme Samuel Beckett, Eugène Savitzkaya ou Amélie Nothomb.
Ayant relevé ces obstacles d’ordre méthodologique, éthique et pra-
tique, les auteurs de l’ouvrage proposent une série de paramètres prag-
matiques qui satisfont en même temps aux exigences de l’objectivité
et de la cohérence critique.
Nous avons donc dû inventer nos critères de partage selon des paramètres essen-
tiellement littéraires : publication et réception. Publication : car c’est un trait dis-
criminant que celui de l’éditeur. Selon que l’écrivain publie la première édition de
ses livres en son pays ou en France, il ne se destine pas exactement aux mêmes
lecteurs. [...] Réception : car le lectorat français reçoit ces écrivains sans faire au-
cune différence entre eux et les autres33.
35
Abdourahman Waberi, « Les enfants de la postcolonie. Esquisse d’une nouvelle
génération d’écrivains francophones d’Afrique noire », Notre Librairie, no 135, p. 8-
15.
Impasses, passages et frontières 33
36
« Writing for Others : Authorship and Authority in Immigrant Literature », in
Maxim Silverman (éd.), Race, Power and Discourse in France, Aldershot, Avebury,
1991, p. 111-119.
37
La dominance de appareil critique « discloses an underlying assumption that the
text is addressed to a French audience that will have trouble interpreting it ». Win-
nifred Woodhull, ‘Ethnicity on the French Frontier’, in Writing New Identities : Gen-
der, Nation and Immigration in Contemporary Europe, éd. Gisella Brinker-Gabler
and Sidonie Smith, Minneapolis, University of Minessota Press, 1997, p. 31-61.
38
L’exemple est celui d’Aïcha Benaïssa, auteure del’ouvrage autobiographique Née
en France.
34 Des littératures-mondes en français
39
Winnifred Woodhull, « Ethnicity on the French Frontier », op. cit., p. 38.
40
Alec G. Hargreaves, « From Greater France to Outer Suburbs : Post-Colonial Mino-
rities and the Republican Tradition », in Martyn Cornick and Ceri Crossley (éd.),
Problems in French History, Houndmills : Palgrave, 2000, p. 249-263.
Impasses, passages et frontières 35
41
Margaret Majumdar, Postcoloniality. The French Dimension, New York, Berghahn
Books, 2007, p. 25.
42
Ibidem, p. 26.
43
Sous la rubrique des travaux collectifs consacrés au sujet on retiendra l’ouvrage
dirigé par Kamal Salhi sous le tite Francophone Post-Colonial Studies, Lanham, MD,
Lexington Books, 2003, et le numéro spécial de la revue Yale French Studies intitulé
« French and Francophone. The Challenge of Expanding Horizons », tous deux pu-
bliés en 2003.
44
Le premier ovrage est publié en 1995 par Routledge, le second est un recueil
d’études sous la direction du même auteur en 2005, par Lexington Books.
36 Des littératures-mondes en français
50
« […] the world is divided between, on the one hand, those who divide the world
and, on the other hand, those who don’t. Nationalists and nomads. The two sides are
incommensurable, since one side does not allow for sides at all. This is a riddle of
difference, and I think it is central to contemporary postcolonial studies ». op.cit., p.6.
51
Achille Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi », Politique africaine,
no 77, mars 2000, p. 43.
Impasses, passages et frontières 39
52
Ambroise Kom, « La littérature africaine et les paramètres du canon », Études
françaises, vol. 37, n° 2, 2001, p. 33-44.
53
Propos de Mongo Beti cité dans l’article d’Ambroise Kom, p. 37.
54
Ibidem.
40 Des littératures-mondes en français
Au point de départ de ce projet se trouve la thèse selon laquelle les Africains dis-
poseraient de quelque chose d’authentiquement unique qui leur conférerait un moi
propre et irréductible à celui d’aucun autre groupe ou d’aucune autre culture. La
négation de ce moi et de cette authenticité constituerait, en soi, une mutilation.
C’est également à partir de cette différence absolue, bâtie dans la coutume (elle-
même constituée par des manières spécifiques de penser, de juger, de parler,
d’agir et de se représenter le monde et de s’organiser en communauté), que
l’Afrique pourrait reconstruire la relation à soi-même et sortir de ces régions où
l’histoire l’a reléguée55.
55
Achille Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi », op. cit., p. 37.
56
Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans
l’Afrique contemporaine, Karthala, 2000, p. 31.
Impasses, passages et frontières 41
57
Kwame Anthony Appiah, The Ethics of Identity, Princeton, Princeton University
Press, 2005, p. 110. Voir notamment le troisième chapitre, intitulé « The Demands of
Identity ».
58
« How Appropriate is the Term ‘Post-Colonial ? » , publié dans l’ouvrage Franco-
phone Post-Colonial Studies, cf. supra, p. 311-320.
42 Des littératures-mondes en français
qu’elle est définie par Bill Ashcroft, Gareth Griffith et Helen Tiffin
dans l’introduction à l’ouvrage The Postcolonial Study Reader : un
« produit culturel marqué par l’influence du colonialisme sans tenir
compte du contexte particulier ou du contexte social dans lequel il fut
élaboré »59. Le recours à la sociologie des champs culturels de pair
avec une analyse discursive qui mette en valeur le caractère hybride et
transculturel de ces voix venant de la périphérie, peut fournir des ré-
ponses à trois questions pressantes : « Dans quelle mesure le postco-
lonialisme apporte-t-il des éclaircissements sur des cas pareils et
comment résout-il la question épineuse du jugement politique ou es-
thétique des œuvres en question ? » ; « Dans quelle mesure est-il pos-
sible d’articuler un discours critique indépendant des problématiques
eurocentristes ou occidentales ? » ; et la dernière question mais pas la
moins importante « Comment traiter la multitude des références cultu-
relles incorporées dans de telles œuvres ? »60.
Dans un article intitulé « Littérature et postcolonie »61, Lydie Mou-
dileno remet en question non seulement le rapport entre le cadre con-
ceptuel postcolonial et les problèmes de la francophonie, mais encore
l’existence même de ce rapport. « Comment la critique postcoloniale
peut-elle être véritablement en phase avec des auteurs contemporains
qui essayent justement d’échapper aux catégories ? ». Les écrivains
cités à titre d’exemple sont Daniel Biyaoula, Florent Couao-Zotti,
Kossi Efoui, Alain Mabanckou, Abdourahman Waberi. Moudileno
souligne le parallèle entre deux types de paramètres : l’un, identitaire,
fondé sur des catégories historiques, générationnelles, géographiques,
l’autre, esthétique, axé sur une logique de l’autonomie du processus
artistique. La spécialiste rappelle également l’écueil d’une fausse in-
terprétation du terme « postcolonial » sous l’angle de la continuité
avec l’époque chronologiquement précédente. En adoptant une ap-
proche esthétique fidèle aux revendications d’un statut transculturel et
fondamentalement littéraire formulées par les écrivains eux-mêmes
(« nous sommes des écrivains tout court »), l’auteure des Parades
postcoloniales s’interroge s’il est loisible, et dans le cas échéant à
partir de quelles conditions et de quels critères, de lire ensemble des
59
Bill Ashcroft, Gareth Griffith, Helen Tiffin, The Postcolonial Study Reader, Lon-
don, Routledge, 2006.
60
Peter Hallward, « How Appropriate is the Term ‘Post-Colonial’ ? », op. cit., p. 312.
61
Publié dans le journal électronique Africultures, paru le 01/05/2000,
http ://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=1359.
Impasses, passages et frontières 43
Nous avançons que de telles questions – portant sur la tension entre la multiplicité
et l’unité, entre la diversité et l’unité, entre la diversité et l’uniformité, entre ‘le
même’ et ‘l’autre’, de même que les questions associées à la migration et aux
identités diasporiques – ne se limitent pas à l’émergence de la ‘littérature franco-
phone’ mais qu’elles ont influencé chaque période de la littérature française, à
commencer par certains de ses plus grands classiques62.
62
« Our contention is that such questions – about the tension between the multiplicity
and unity, between diversity and uniformity, between ‘same’ and ‘other’, as well as
the related questions of migration and diasporic identities – are not limited to the
emergence of ‘Francophone literature’ ; rather, they have informed every period of
French literature, starting with some of its most canonical texts ». Christie MacDonald
et Susan Rubin Suleiman (éd.), French Global : A New Approach to Literary History,
Introduction, « The National and the Global », New York, Columbia University Press,
2010, xi.
44 Des littératures-mondes en français
63
Mireille Rosello, « Unhoming Francophone Studies : A House in the Middle of the
Current », Yale French Studies « French and Francophone. The Challenge of Expan-
ding Horizons », no 103, p. 123-132, 2003. La spécialiste souligne le double enjeu de
sa demarche : « The desire to move away from two definitions of Francophonie : one
that would imagine a hegemonic status of French linked to a colonial power as if by
some sort of perverse umbilical cord, and a second definition that would suspect non-
European Francophone writers of alienation if they choose to write in French »,
p.131-132.
64
« I would hope that such transnational and transdisciplinary encounters between
types of Francophone studies would lead to a sort of ‘unhoming’ of the field : it would
make us perceive our discipline not as ‘homeless’ […] nor exiled (home is not so-
mewhere else), but a struggling with unhomeliness, where legitimacy is a ghost that
we keep conjuring up », ibidem, p. 132.
Impasses, passages et frontières 45
Dans une lettre ouverte intitulée « Mon pays d’origine est un appel
au secours », l’auteur haïtien René Depestre se présente de la manière
suivante :
Je suis un écrivain franco-haïtien peu connu dans son pays natal. Une fois seule-
ment il m’a été donné de prendre une part directe à ses affaires civiques. Cette an-
née-là, en 1946, le journal La Ruche fit briller un espoir de renouveau démocra-
tique aux horizons déjà comateux des droits de l’homme et du citoyen. Après
l’échec de ce combat de ma génération, pour tenir la route en de multiples ailleurs
d’Haïti, j’ai dû m’ajouter d’autres racines avant de trouver, à l’âge de vieil
homme, un terreau d’enracinement en France65.
65
http://radiokiskeya.com/spip.php?article4119
66
Voir l’ouvrage de Jean Jonassaint, Des romans de tradition haïtienne. Sur un récit
tragique, L’Harmattan, 1990.
67
Émile Ollivier, La Brûlerie, op. cit., p. 46.
46 Des littératures-mondes en français
sont également forgé des identités plurielles et ont engendré une litté-
rature atomisée, multipolaire, transfrontalière.
Dans son ouvrage, Littérature d’Haïti, Léon-François Hoffman
propose une classification de la littérature haïtienne en quatre ou cinq
périodes, selon que l’on inclut ou non la production de l’époque colo-
niale : les précurseurs (1804-1830), la période romantique (1830-
1930), les écrivains de la Négritude (1930-1960) et la littérature de la
diaspora (1960 à présent). Impossible de ne pas prendre en compte
l’hétérogénéité de ses critères tirés des catégories très différentes :
historique, idéologique, politique. On peut ensuite soutenir, à l’appui
d’exemples importants, que les écrivains haïtiens avaient connu l’exil
bien avant l’installation de la terreur « noiriste » de François Duvalier.
Il suffit de citer l’exemple peu négligeable de deux écrivains, Jacques
Stephen Alexis et René Depestre, forcés de quitter le pays par le gou-
vernement de Dumarsais Estimé qui accorde aux jeunes intellectuels
communistes des bourses pour étudier à Paris. La chronologie propo-
sée par Hoffmann indique pourtant une transformation profonde dans
la structure de la littérature haïtienne contemporaine, laquelle est ma-
joritairement produite, diffusée et reçue au-delà des frontières géogra-
phiques du pays. Le livre plus récent d’Anne Marty, Haïti en littéra-
ture (2000), emprunte la même succession chronologique mais affine
ses critères en s’appuyant sur des noms et des événements particuliers
tels que le mouvement de renaissance nationale créole appelé « La
Ronde », qui s’étend de 1885 à 1925, et le mouvement indigéniste
inspiré par les griots, qui dure de 1925 à 1975. La chronologie de
Marty met en valeur la coexistence du mouvement indigéniste avec la
« littérature des expatriés » après 1955, renvoyant ainsi une image
plus complexe et plus nuancée de la dualité de cette littérature qui se
partage, de multiples manières, entre l’espace national et l’espace
diasporique.
Cependant, en traitant des écrivains exilés, Marty délaisse son ana-
lyse des effets de continuité et de fracture du cadre historique, théma-
tique et idéologique au profit d’une présentation discrète de chaque
écrivain et de chaque œuvre dans la partie de l’ouvrage intitulée
« Dictionnaire des auteurs modernes ou des pèlerins de la littérature
francophone ». Il semblerait dès lors que l’atomisation caractéristique
de la vie littéraire haïtienne pendant la dernière moitié du siècle der-
nier eût engendré une situation analogue dans le discours critique qui
Impasses, passages et frontières 47
68
Montréal, Éditions Francophone et Nouvelle Optique, 1974.
69
Jean L. Prophète, dans L’Esthétique du choc. Gérard Étienne et l’écriture haïtienne
au Québec, éd. Danielle Dumontet, Peter Lang, Frankfurt am Main, 2003, p. 19-24.
48 Des littératures-mondes en français
70
150 romans antillais, ASCODELA, 2001, p. 158.
Impasses, passages et frontières 49
Une créolité « classique » [...] naît d’un mouvement nationaliste, identitaire, asso-
cié à la défense de la langue et de la culture créole, et se manifeste par des œuvres
en créole, puis en français qui se caractérisent par une « ethnopoétique » et une
écriture originale. [...] Ce moment de « Créolité classique » est appelé à être dé-
passé par un autre, d’une créolité plus ouverte où la sensibilité à la mondialisation
qui s’accentue change les données de la réflexion et de la création74.
74
Delphine Perret, La Créolité — espace de création, Ibis Rouge Éditions, 2001, p.
13.
75
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit.,
p. 23.
Impasses, passages et frontières 51
Deuxièmement, quel que soit leur lieu d’origine, les écrivains antil-
lais divergent sur l’attitude à adopter à l’égard de leur moyen
d’expression. Certains considèrent que l’usage du français est une
affirmation symbolique de la liberté politique ou à tout le moins une
manifestation subversive qui précède l’action politique. C’est une
position qu’adoptent à certains moments des écrivains aussi différents
que Raphaël Confiant et Gérard Étienne. D’autres considèrent la
langue un « lieu commun » qui permet aux écrivains de traverser les
frontières politiques et géographiques afin de s’ouvrir à « toutes les
langues du monde » selon l’expression d’Édouard Glissant. Alors que
d’autres encore refusent de rattacher leur travail d’écriture à un seul
idiome, refusant ainsi de s’ancrer dans une langue et un lieu uniques.
Dans le livre d’entretiens intitulé J’écris comme je vis, Dany Lafer-
rière affirme que pour lui le langage n’a souvent qu’une importance
secondaire, car ce n’est qu’une strate superficielle que l’écrivain doit
s’efforcer de rendre imperceptible. Il explique ensuite que certains de
ses romans trahissent la langue dans laquelle ils ont été écrits, le fran-
çais en l’occurrence, car ils ont été conçus dans un esprit créole ou
américain. Enfin, le romancier déplore la nécessité de choisir une
langue pour écrire car la littérature, pense Laferrière, devrait être fon-
dée dans la culture et l’expérience vécue plutôt que dans l’usage d’un
idiome particulier77.
Étant donné le contexte d’insécurité linguistique et culturelle qui
caractérise le champ littéraire francophone, la question des choix faits
par les écrivains est elle-même problématique. Dans Le Mal de vivre,
Nadine Magloire rappelle la condition précaire des petites littératures :
« Quand on est d’un tout petit pays, à quoi ça sert d’écrire ? On est lu
76
Entretien avec Delphine Perret, 3 mars 1998, in Delphine Perret, La Créolité, op.
cit., p. 50.
77
J’écris comme je vis, La Passe du vent, p. 180-182.
52 Des littératures-mondes en français
grand retour », qui finit par lui entrer « dans la peau »83. Un autre cas
parlant est celui de l’écrivain Jean Métellus dont les romans publiés
chez Gallimard ne mettent en scène aucun personnage haïtien et choi-
sissent pour cadre de leurs récits soit la Suisse (Une eau-forte, 1983)
soit la France (La Parole prisonnière, 1986). Ayant émigré en tant
qu’attaché culturel au Libéria où il reste pendant un quart de siècle de
1961 à 1986, Roger Dorsinville entreprend d’écrire une série de ro-
mans africains inspirés de son expérience dans le Hinterland : Kimby,
ou la loi de Niang (1973), L’Afrique des rois and Un home en trois
morceaux (1975), Renaître à Dendé (1980). Cependant Dany Lafer-
rière fournit une fois de plus l’exemple le plus saillant de transcultura-
tion littéraire. Il est l’auteur d’une douzaine de livres, dont la majorité
présente une dimension autofictionnelle très marquée par les réfé-
rences directes à l’enfance de l’écrivain à Port-Goâve, dans une fa-
mille matriarcale. Les femmes qui l’élèvent lui transmettent également
une mémoire ancestrale qui informe ses livres ; cette dimension bio-
graphique de son écriture est conservée jusque dans le présent de la
publication et de la réception, car sa mère et ses tantes sont les lec-
trices et les commentatrices privilégiées de ses livres. En dépit de ce
lien vivant avec le pays natal, Laferrière rejette vivement la désigna-
tion d’écrivain haïtien, exigeant d’être reconnu comme un écrivain
américain au sens large du terme. On peut évidemment minimiser
voire critiquer cette attitude en n’y voyant qu’une manœuvre straté-
gique par laquelle l’écrivain essaie de s’assurer une place singulière
dans le champ littéraire mondial. Force est pourtant d’admettre que
depuis la publication de son premier roman, Comment faire l’amour
avec un nègre sans se fatiguer (1985) jusqu’à l’un des plus récents,
L’Énigme du retour (2009), cet écrivain qui se partage entre Montréal,
ville où il travaille, Miami, ville où habite sa famille, Haïti, pays vécu
et revécu grâce aux souvenirs, ainsi que les différents lieux où le con-
duisent ses voyages d’écrivain invité. Il conçoit des mondes fiction-
nels où les origines et la mémoire du pays natal ne sont guère effacées
ou rejetées mais intégrées à d’autres thématiques englobantes :
l’errance de l’individu dans un espace métropolitain labyrinthique,
l’économie symbolique de l’échange intime et du sexe, la mondialité
et le décentrement de l’espace, les lieux communs créés par la culture
populaire, la violence mondialiste et le vertige médiatique. En réponse
83
Émile Ollivier, La Brûlerie, op. cit., p. 47.
56 Des littératures-mondes en français
Dans le texte déjà cité que Michel Le Bris publie en guise d’intro-
duction au recueil Pour une littérature-monde85, l’écrivain fait le point
sur la situation de la littérature de langue française contemporaine à
partir de catégories très diverses, voire éclectiques. Y figurent les poé-
tiques singulières d’auteur, les phénomènes collectifs tels que les ef-
fets de génération et les tournants historiques, les cadres institution-
nels de la littérature dont participent par exemple les conditions maté-
rielles de publication et les critères de distribution des prix littéraires.
Poétique, histoire et sociologie sont appelées à se réunir et à s’éclairer
mutuellement dans ce texte pourtant sans prétention scientifique qui
prend même le contre-pied de la critique professionnelle et des institu-
tions littéraires : « École, université, critique littéraire, édition, des
nains, silencieusement, avaient pris le pouvoir, acharnés à réduire la
littérature à leur propre mesure »86. Ensuite, Le Bris met en relation
deux phénomènes traités séparément dans les ouvrages critiques :
84
Montréal, Éditions du CIDIHCA, 2002.
85
Pour une littérature-monde, op. cit. L’essai cité se trouve pages 23 à 53.
86
Michel le Bris, op. cit., p. 25.
Impasses, passages et frontières 57
87
Cf. à ce titre le livre de Bernard Mouralis, Littérature et développement. Essai sur le
statut, la fonction et la représentation de la littérature négro-africaine d’expression
française, Silex, 1984, qui procède à un examen critique du mythe de la spécificité
africaine selon laquelle « [...] l’écrivain africain viserait avant tout à exprimer quelque
chose d’africain [...] », p. 9.
88
Tzvetan Todorov, La Littérature en péril, Flammarion, 2006, p. 43.
89
Dominique Viart, Bruno Vercier, La Littérature française au présent, op. cit., p. 6.
58 Des littératures-mondes en français
90
Ibidem, p. 10.
91
Ibidem, p. 14.
92
Ibidem, p. 10-11.
93
Dominique Viart, « Écrire au présent : l’esthétique contemporaine », in Le Temps
des Lettres. Quelles périodisations pour l’histoire de la littérature française du 20e
siècle, op.cit., p. 316.
Impasses, passages et frontières 59
94
Christian Jouhaud, « Littérature et histoire », in Annales : Histoire, Sciences so-
ciales, « Littérature et histoire », n° 49. 2, 1994, p. 271.
95
Maurice Couturier, La Figure de l’auteur, Seuil, 1995, p. 14.
96
Ces propos appartiennent à Bruno Blanckeman qui signe la troisième partie intitu-
lée « Retours critiques et interrogations postmodernes » de l’Histoire de la littérature
française du XXe siècle, éd. Michèle Touret, op. cit., p. 429.
97
Dominique Viart, Une mémoire inquiète. « La Route des Flandres » de Claude
Simon, Presses Universitaires de France, 1997, p. 226.
98
Dominique Viart, Bruno Vercier, La Littérature française au présent, op. cit., p. 5-
6.
60 Des littératures-mondes en français
99
Mireille Calle-Gruber, Histoire de la littérature française au XXe siècle, op. cit., p.
16.
100
Alain Mabanckou, « Le chant de l’oiseau migrateur », in Pour une littérature
monde, op. cit., p. 63. Il est en outre intéressant de constater que, lorsqu’il accuse son
malaise face à l’esthétique objectale du Nouveau Roman, Jean Rouaud dira lui aussi
que l’écrivain s’y voit ramené au rôle de « syndic ». « Mort d’une certaine idée », in
ibidem, p. 19.
101
Ibidem, p. 64. À la page précédente, il cite les propos satiriques de Derek Walcott
sur les écrivains qui se contentent de produire une littérature de propagande « comme
si un pardon général demandé au nom du passé pouvait se substituer à l’imagination,
Impasses, passages et frontières 61
pouvait les tenir quittes de l’exigence du grand art ». Café Martinique, Anatolie Le
Rocher, 2004, p. 15-16.
102
« [...] wholly unscripted or innocent of social meanings ; it means rather that some-
thing is not too tightly scripted, not too resistant to our individual vagaries. Even
though my race and my sexuality may be elements of my individuality, someone who
demands that I organize my life around these things is not an ally of individuality.
Because identities are constructed in part by social conceptions and treatment-as, in
the realm of identity there is no bright line between recognition and imposition ».
Kwame Anthony Appiah, The Ethics of Identity, op. cit., p.110.
103
Cité dans l’article d’Ambroise Kom, op. cit., p. 37.
62 Des littératures-mondes en français
106
Jean Rouaud, « Mort d’une certaine idée », in Pour une littérature-monde, op. cit.,
p. 20
107
Ibidem, p. 21.
108
Lydie Moudileno, « La Fiction de la migration : manipulation des corps et des
récits dans Bleu Blanc Rouge d’Alain Mabanckou », Présence Africaine, no 163-164,
2001, p. 182-189.
64 Des littératures-mondes en français
tions sociales. Il y a un changement, certes. Pour moi, le passé ne doit pas immo-
biliser la réflexion, il l’accompagne. Et ce passé, on en a besoin ; donc moi mes
classiques, je les garde et j’y tiens ! mais je ne suis pas obligée d’écrire de la
même manière. Par contre cela me nourrit, me fait comprendre des choses, me
renseigne sur mon peuple et après c’est à moi de savoir l’utiliser à ma façon et je
revendique ce droit ! on n’est donc pas obligé d’écrire comme ceux qui nous ont
formés à la littérature. On peut aussi inventer un imaginaire. Je pense que la litté-
rature c’est le lieu de la liberté par excellence109.
109
« Fatou Diome, une femme écrivain qui a du punch. Interview », Musow. Le ma-
gazine des femmes africaines. [Consulté le 2 août 2006].
110
« [...] ce peut être tout aussi bien la prose française et sa prétendue rigueur d’une
impeccable clarté, ce peut être aussi l’alexandrin suranné et inadapté [...] ». Jean
Rouaud, « Mort d’une certaine idée », in Pour une littérature-monde, op. cit., p. 13.
111
Ibidem, p. 14.
112
Ces lignes évoquent en pointillé la réflexion de Milan Kundera sur le devenir du
roman occidental, lequel aurait abandonné sa voie philosophique, ironique, véritable-
ment réaliste – ouverte par Cervantes dans son roman qui déchire « le rideau magique
suspendu devant le monde » – et se serait fourvoyé dans le sentimentalisme et le
moralisme des siècles modernes. Le Rideau, Gallimard, Essais, 2005 et Les Testa-
ments trahis, Gallimard, Collection blanche, 1993.
Impasses, passages et frontières 65
113
Le Sentiment de la langue, I, II, III, Mélange, La Table Ronde, 1993 (Champ
Vallon 1986, 1990).
114
Ibidem, p. 47.
115
Récit paru en 1995, chez P. O. L., le premier d’une trilogie romanesque double-
ment ancrée l’histoire familiale et provinciale et dans le rêve d’une prose absolue, ce
qui le rapproche d’écrivains comme Pierre Michon, Pierre Bergounioux et même Jean
Rouaud.
66 Des littératures-mondes en français
D’une part, elle témoigne de l’avenir d’une langue que leurs confrères
de France ont rendu « si souvent fade, incorrecte, prétentieuse, privée
de sentiment ». De l’autre, elle indique le chemin au littérateur en
quête de solution à cette crise du français et de sa littérature : « Dans
les littératures françaises d’ailleurs, il bruit quelque chose d’indéfinis-
sable qui n’est pas dû seulement à quelque flamboiement verbal ou à
l’étrangeté des métaphores, mais à de subtils déplacements syn-
taxiques, à des inflexions sémantiques autres, à des vocables incon-
nus »116. Étrange raisonnement qui dévalorise l’importance des écri-
vains francophones pour récupérer aussitôt leur contribution à la
gloire pérenne du français ! L’incohérence n’est qu’apparente car Mil-
let, qui professe une idée anhistorique ou peut-être métahistorique de
la littérature – « Ai-je d’autre histoire que celle de la langue et de la
littérature françaises ? Je n’habite pas un pays réel mais ses espaces
textuels, rêvés, subjectifs »117 annonce-t-il –, ne peut pourtant pas
échapper à l’aporie de sa vision moderne. Refusant toute relation di-
recte entre la situation historique et la condition de la littérature,
l’écrivain ne peut se soustraire néanmoins à la hantise linguistique de
la grandeur passée, avec une histoire bien concrète, impériale et colo-
niale : « l’espace littéraire français, empire ancien dont je suis, parmi
bien d’autres, le veilleur frêle, dérisoire, scribe nostalgique et opi-
niâtre, tels ces héros guerriers qui toute une vie guettent un impro-
bable ennemi (pour nous : la fin, la mort de la langue) ». Le paradoxe
de cette conscience coloniale jamais objectivée atteint son point
d’orgue dans le texte intitulé « Lettre sur la francité »118 qui fustige le
patriotisme hystérique toujours à l’affût d’une menace étrangère
contre la pureté de la langue, symbole de la nation, mais identifie ce-
pendant la véritable source d’inquiétude dans « cet usage abusif des
‘droits de l’homme’, [...] cette commune mauvaise conscience post-
116
Le Sentiment de la langue, op. cit., p. 48-49.
117
« Seuls la vie et la langue nous sont données ; le monde respire ou s’enténèbre
dans la langue ; je ne suis pas vraiment au monde comme je le suis à la langue »,
ibidem, p. 23. Le français s’enrichit constamment, selon Millet, des visions singulières
apportées par l’Italien Casanova, le Polonais Potocki, l’Haïtien Jacques Stephen
Alexis, le Mauricien de Chazal, le Québécois Miron, le Marocain Ben Jelloun, les
Africains Hamidou Kane et Senghor, les Roumains Cioran et Ionesco, l’Irlandais
Beckett. Pourtant son éloge du français – langue du « mystère du monde », langue
d’accueil et d’ouverture universelle – efface toute trace ou conscience de la venue très
différente au français de ces écrivains.
118
Ibidem, p. 195-201.
Impasses, passages et frontières 67
119
Ibidem, p. 199-200.
120
Michel Le Bris, Pour une littérature-monde, op. cit., p. 25.
121
Alain Mabanckou, ibidem, p. 56.
122
Richard Millet, Le Sentiment de la langue, p. 201.
68 Des littératures-mondes en français
crise et lui trouver une solution, est-on pour autant en droit de les re-
lier à une commune problématique ? Car on ne saurait ignorer le
gouffre doctrinal qui sépare l’universalité francisante de Millet de la
mondialité francophone de Mabanckou. Ou encore la reconnaissance
condescendante que le premier réserve à ses confrères d’ailleurs et la
solidarité qu’exprime Jean Rouaud dans le passage déjà cité. L’enjeu
est d’aborder ces discours en même temps à partir de leur différence
irréductible, sur leurs lignes de front, et de leurs questions traversières,
sur leurs lignes de partage. « La ligne de partage c’est la ligne de sépa-
ration, mais c’est aussi l’idée de mise en commun »123, précise le géo-
graphe Jean Lévy, soulignant que dans une perspective géo-historique,
le sens contradictoire de l’expression permet de comprendre mainte
interrogation actuelle.
L’imaginaire des frontières – spatiales, linguistiques, politiques, es-
thétiques – informe la pensée littéraire contemporaine. Il en est ainsi
de cette saisissante analogie historique de Jean Rouaud : « Du coup je
fraternisais avec ces auteurs latins du Bas-Empire s’essayant à main-
tenir à flot la prose de la République quand par les failles du limes
s’engouffrait brutalement le monde à venir »124 ou de la définition que
Mabanckou donne de l’écrivain francophone « Être un écrivain fran-
cophone [...] c’est surtout apporter sa touche dans un grand ensemble,
cette touche qui brise les frontières »125. Pierre Michon parle du
double danger contemporain de la frivolité et de l’autisme qu’il ap-
pelle le clivage entre « d’un côté les écrivains fervents qui postulent
un grand autrui donnant sens à la communauté des lecteurs, de l’autre
les frivoles s’adressant à un autrui simple, minimal, éclaté »126. Se
disant écrivain « métèque », Linda Lê ne trouve dans la langue fran-
çaise et dans sa littérature un pays que pour mieux asseoir sa poétique
123
« Aux frontières de l’Europe. Lignes de partage ». Entretien avec Jacques Lévy, par
Thierry Fabre dans La Pensée de midi, Revue littéraire et de débat d’idées, Marseille,
Actes Sud, « Éclats de frontières », n°10, juillet 2003, p. 9-17. Citation extraite de la
page 14. De J. Lévy, voir Géographies du politique, Presses de Sciences-Po, 1991 et
Logiques de l’espace, esprit des lieux, Belin, 2000.
124
Jean Rouaud, Pour une littérature-monde, op. cit., p. 11
125
Alain Mabanckou, Pour une littérature-monde, op. cit., p. 56.
126
Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Albin Michel,
2007, p. 30.
Impasses, passages et frontières 69
127
Cf. Linda Lê, Tu écriras sur le bonheur, Presses Universitaires de France, 1999.
Voir aussi Le complexe de Caliban, Christian Bourgois, 2005.
128
Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Gallimard, 1998, p. 60.
129
Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, Éd. La
Découverte, coll. Cahiers libres, 2001, p. 20. Voir aussi Les Frontières de la démocra-
tie, La Découverte, 1992.
70 Des littératures-mondes en français
130
Ibidem, p. 15-16.
131
Ibidem.
132
« Aux frontières de l’Europe. Lignes de partage ». Entretien avec Jacques Lévy,
par Thierry Fabre, op. cit., p. 10.
133
Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, op.
cit., p. 21.
Impasses, passages et frontières 71
134
« Aux frontières de l’Europe. Lignes de partage ». Entretien avec Jacques Lévy,
op. cit., p. 11.
135
Dans Le Discours antillais, Édouard Glissant trace un parallèle entre les effets
culturels de la colonisation européenne de l’Amérique du Nord et celle des Antilles :
dans le premier cas, il s’agit d’une transplantation de la culture protestante anglo-
saxonne sur un nouveau territoire, alors que dans le second on assiste à un métissage,
c’est-à-dire une interpénétration des populations, des langues et des cultures.
136
« Aux frontières de l’Europe. Lignes de partage ». Entretien avec Jacques Lévy,
op. cit., p. 11.
137
Ibidem.
138
Publié en 2006 aux éditions Lattès.
72 Des littératures-mondes en français
fiction, les torts historiques tout en en offrant une image décapante des
stéréotypes géopolitiques véhiculés par la doxa médiatique et idéolo-
gique qui cachent des réalités complexes, à un niveau plus profond le
texte de Waberi s’avère être une dystopie troublante. D’une part, la
reprise en miroir des comportements néocoloniaux et des automa-
tismes exotisants représente davantage qu’un simple cliché littéraire ;
elle suggère que ces automatismes et comportements sont peut-être
inéluctables, quels que soient les acteurs historiques et les rapports de
forces politiques. D’autre part, ce conte philosophique contemporain
met en lumière les mécanismes de ce que Graham Huggan appelle
« l’exotisme postcolonial », en se référant surtout aux pratiques théo-
riques développées au sujet de la littérature africaine139. Le lien intime
entre la reconnaissance des spécificités culturelles et leur interpréta-
tion exotique apparaît clairement dans la bienveillance condescen-
dante que le narrateur-chroniqueur manifeste à l’égard des immigrants
qui inondent le territoire des « États-Unis d’Afrique » et menacent la
prospérité et les certitudes tranquilles de ses habitants.
Une autre dimension corrélée à la précédente émerge dès lors :
celle du rapport direct entre l’installation du colonialisme et la pensée
politique du territoire.
Tracer des frontières ‘politiques’ dans l’espace européen, qui se considérait et ten-
tait de s’instituer lui-même comme le centre du monde, ce fut à l’origine aussi et
principalement une façon de diviser la Terre, donc à la fois d’en organiser
l’exploitation et d’exporter la ‘forme frontière’ dans la périphérie, pour tenter de
transformer l’Univers entier en une extension de l’Europe, plus tard en une ‘autre
Europe’, construite sur le même modèle politique. Ce mouvement s’est prolongé
jusque dans la décolonisation et donc dans la construction de l’ordre international
actuel140.
139
Graham Huggan, The Postcolonial Exotic. Marketing the Margins, Londres, Rou-
tledge, 2001, p. 37.
140
Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, op.
cit., p. 23.
Impasses, passages et frontières 73
141
Ibidem.
142
« […] what happens when the border posts are abandoned, trade restrictions are
lifted, and the border zones that were instrumental to the formation of nationality
themselves vanish ? » Laurent Dubois, La République métissée : Citizenship, Colonia-
lism, and the Borders of French History, Cultural Studies, no 14 (1), 2000, p. 15–34.
143
« The opening of the territorial borders suggests not the elimination of borders and
exclusions but their reconfiguration. Geographical border zones are less and less sites
of the intensive policing of the territory that they once were; but the movement of
people is nonetheless continually policed based on the ‘probable cause’ of the ap-
pearance of foreignness. As the more solid territorial border posts and checkpoints are
abandoned, a thousand shifting borders are set up within the national territory of
France », ibidem, p. 16.
74 Des littératures-mondes en français
C’est même à partir de là que l’on pourrait concevoir certains effets et certains en-
jeux de l’écriture littéraire : une façon de faire habiter des mondes de paroles et
d’idées. Si, avec l’autonomie de la littérature, s’est parfois glissée l’opinion que
narration et argumentation, univers de l’écriture et connaissance du monde rele-
vaient de territoires étrangers, une approche topique permet de reconnaître que la
littérature est savoir du monde et qu’une telle idée n’est jamais qu’un scénario,
une intrigue tenue dans sa contraction minimale145.
144
Je reprends ici la démonstration offerte par Justin K. Bisanswa et Kasereka
Kavwahirehi dans un article de synthèse sur le roman africain, en élargissant leur
domaine d’applicabilité à un corpus narratif géographiquement et esthétiquement plus
large : « On rappellera donc que, quel que soit le présupposé esthétique, la fiction est
première dans l’entreprise des romanciers africains. S’ils parlent donc de l’Histoire,
de la sociologie, de la philosophie, ce ne peut être que dans les termes d’un imagi-
naire et d’une écriture. Les autres disciplines ne sont donc évoquées que de façon
latérale et allusive ». Justin K. Bisanswa et Kasereka Kavwahirehi, « Liminaire »,
Tangence, n° 82, « Savoirs et poétique du roman francophone », 2006, p. 5-14.
145
Éric Méchoulan, Pour une histoire esthétique de la littérature, Presses Universi-
taires de France, 2004, p. 270.
Impasses, passages et frontières 75
146
Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, op.
cit., p. 7.
147
Ibidem.
148
« Aux frontières de l’Europe. Lignes de partage ». Entretien avec Jacques Lévy,
op. cit., p. 10
149
Ibidem.
II
Seuils du sujet
Je dois avouer par honnêteté qu’il fut un temps où je ne croyais en rien d’autre
qu’à la littérature. Il me semble d’ailleurs, je dois l’avouer à ma grande honte, que
j’imitais dans ma vie réelle les biographies des auteurs que j’admirais. Me figu-
rant qu’un écrivain débutant se devait d’être fantasque et de tourmenter son entou-
rage, je faisais alterner les moments de violente colère et ceux de brillante gaîté8.
7
Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, tome II,
Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p, 685.
8
« Dans l’enquête pour son article ‘Boubacar Boris Diop, l’inconsolable de Muram-
bi’, Catherine Bédarida mentionne qu’il s’est doté du prénom Boris par lequel
l’appellent ses proches à l’âge de vingt ans, s’inspirant du personnage du jeune immi-
gré russe dans Les chemins de la liberté de Jean-Paul Sartre. Ce prénom rappelle ainsi
l’âge de la passion pour la culture et surtout pour la philosophie et la littérature pour
nourrir son engagement politique et maîtriser son écriture romanesque à venir. [...] En
ajoutant ce prénom à son nom d’état civil pour constituer un nom de plume, Boubacar
Boris Diop n’a pas voulu seulement faire plaisir aux proches qui ont partagé la même
expérience que lui, mais aussi marquer que son œuvre va être à la fois une continuité
sur le plan littéraire et une objectivation, un réexamen à froid, en prenant de la dis-
tance, de sa vie passé. Ce non de plume peut être considéré aussi comme un dédou-
blement de la personne de Boubacar Boris Diop : Boubacar Diop, excentrique dans
son engagement politique et professionnel d’hier, et Boubacar Boris Diop, écrivain
d’avant-garde d’aujourd’hui ». Jean Sob, L’Impératif romanesque de Boubacar Boris
Diop, Éditions A3/Panafrika, Ivry/Seine, 2007, 35-36.
80 Des littératures-mondes en français
Si la relation de filiation était maintenue par les liens et les formes naturelles de
l’autorité – parmi lesquelles on compte l’obéissance, la peur, l’amour, le respect et
le conflit instinctif –, la nouvelle relation d’affiliation infléchit ces liens en leur
imprimant des formes transpersonnelles telles que l’esprit corporatiste, le consen-
sus, la collégialité, le respect professionnel, la classe et l’hégémonie de la culture
dominante10.
9
Émile Ollivier, La Brûlerie, op. cit., p. 37.
10
Edward Said, The World, the Text, and the Critic, Cambridge, Harvard University
Press, 1983, p. 20.
Seuils du sujet 81
moi qui craignais de voir s’essouffler rapidement ce récit, voilà qu’un second vo-
lume va être nécessaire (à paraître), puis beaucoup d’autres encore pour ne rien
omettre de notre passé personnel commun, une somme, une œuvre universelle qui
récupérera toutes les autobiographies et nous dispensera de leur lecture répétitive,
évoquant au fil des pages le préau, le grenier, la punition, le champignon, la lettre,
la rencontre, le mensonge, l’accident, la chanson, le baiser, l’incendie, l’examen,
la fracture, la rupture, la tempête, également les plus modestes événements de
cette vie inévitable15.
14
Dans Je suis né, Seuil, La Librairie du XXe siècle, 1990, p. 15-31.
15
Préhistoire, Minuit, 1994, p. 58-59.
Seuils du sujet 83
1. Lignes de fracture
ce dont il était à son insu la voix tyrannique » (M, 141). Ce sont des
êtres agis, des acteurs possédés par les « seules vérités » dont le sens
leur échappe, des « vérités niaises, terrifiées et hagardes qui parlent
d’aïeux, de morts vaines et de permanence du malheur » (VM, 35). À
travers eux se rejoue le théâtre d’une une mémoire atavique, codée,
sempiternelle dans lequel les individus, dépouillés de toute qualité
particulière, endossent les rôles abstraits impartis par le destin ou la
terre qui « ne voulait rien savoir. Elle ne pouvait que refuser son
émancipation à celui en qui elle s’était trouvé une âme. (On peut re-
garder comme négligeables, à son point de vue, les réincarnations
périodiques de cette âme, les figures aux noms alternés, Étienne, Jean,
Pierre, Baptiste, ... qu’elle habita successivement.) » (M, 114) Mère-
Solitude d’Émile Ollivier s’ouvre sur une absence que révèle le pathos
d’une racinienne inversion : « De père, je n’en ai jamais vu, jamais
connu. […] De père, il n’en a jamais été question »17. Le trope du père
absent, associé à la manipulation historique de la mémoire et à
l’absence de racines, apparaît dans l’œuvre d’Ananda Devi, thématisé
en termes proches de ceux-ci, par l’évocation appuyée des aïeux, du
passé et de la mémoire. La figure que l’écrivaine mauricienne nomme
« lepasant » dans son roman Sourir participe d’un récit sur la filiation
dégradée et la perte de légitimité collective, sur un monde peuplée par
des « âmes errantes », des « écorces vides », capturées par un « passé-
présent incertain »18.
Telle scène pathétique trouve sa contrepartie burlesque sous la
plume d’Éric Chevillard qui met à nu la répétition mécanique et les
dévoiements monstrueux de la filiation. Ainsi du narrateur innom-
mable de Préhistoire qui se rappelle son bannissement de la maison
paternelle :
17
Émile Ollivier, Mère-Solitude, Le Serpent à plumes, 1994 [1983], p. 9.
18
Ananda Devi, Sourir, Gallimard, « Continents noirs », 2002, p. 113 et p. 86.
Seuils du sujet 85
Son propre père était l’ami du propre père de mon propre père et l’époux de la
sœur de mon grand-père, c’est-à-dire que son père avait épousé la tante de mon
père. Si toutefois mes fonctions m’en laissent le loisir, j’envisage sérieusement
d’établir l’arbre généalogique de notre famille qui pourra orner les deux premières
pages de ce récit sans en compliquer inutilement la lecture. Pour dire les choses
crûment, mes parents furent liés d’abord par un étroit cousinage. Qu’importe. Au
reste, nous sommes tous consanguins, de la même veine, nous baignons dans le
même sang, et, puisque nous sommes tous frères, nous sommes à plus forte raison
cousins. Le mariage de mes parents fut hâté lorsque ma mère et plus proche cou-
sine eut avoué sa relation avec notre cousin, mon père, et qu’un cousin commun
allait leur naître au printemps [...] (P, 35-36).
19
« Ce besoin que j’ai d’écrire quelque chose de dangereux pour moi, comme une
porte de cave qui s’ouvre, où il faut entrer coûte que coûte ». Annie Ernaux, Se
perdre, Gallimard, 2001, p. 377.
86 Des littératures-mondes en français
ouverte au prochain occupant qui est encore à venir, car toujours déjà
là. De ce paradoxe en voilà une formule saisissante qui ramasse les
significations diverses de l’imagerie sépulcrale et les organise selon
un principe de sérialité :
21
Pour vos cadeaux, Minuit, 1998, p. 12.
22
François Noudelmann, « Roman spéculatif et vérité spéculaire », in Gilles Philippe
dir., Récits de la pensée, op. cit., p. 26.
23
Sylviane Coyault-Dublanchet, La Province en héritage. Pierre Michon, Pierre
Bergounioux, Richard Millet, Genève, Droz, 2002, p. 178 et 179.
88 Des littératures-mondes en français
Par souci d’objectivité nous avons préféré mettre en forme les cahiers posthumes
de Fadel. Plus précisément, nous avons mis au propre le brouillon de ce qui aurait
sans doute été son autobiographie. [...] Voici donc le résultat de notre modeste re-
constitution. Nous avons voulu proposer un sens, promener un rayon d’amicale
lumière à travers la vie obscure de Fadel, ce labyrinthe hostile et presque illisible,
enchevêtrement d’hallucinants hasards et phantasmes péremptoires. (TM, 49)
24
Lingua Romana, Vol. 2, No 1, 2004, Entrevue avec Boubacar Boris Diop, Dakar, le
3 juin 2003.
25
Richard Millet, « L’écrivain Sirieix » (1992) in L’Angélus, La Chambre d’ivoire,
L’Écrivain Sirieix, Gallimard, Folio, 2001, p. 247.
Seuils du sujet 89
26
Les Arènes, 2005.
27
Dans le cadre de l’opération Écrire par devoir de mémoire parrainée en 2000 par le
festival littéraire Fest’Africa de Lille et la Fondation de France, à laquelle participè-
rent Véronique Tadjo (Côte d’Ivoire), Abdourahman Waberi (Djibouti), Tierno Mo-
nénembo (Guinée), Koulsy Lamko (Tchad), Monique Ilboudo (Burkina Fasso), Meja
Mwangi (Kenya) Jean-Marie Rurangwa, Venuste Kayimabe et Kalissa Rugano
(Rwanda), et Noky Djedanoum (Tchad).
28
Au titre signifiant « Les petits de la guenon », le livre a été publié par les éditions
Papyrus de Dakar en 2003. « Le français n’est pas mon destin » entretien avec Bouba-
car Boris Diop de Taina Tervonen, octobre 2003.
90 Des littératures-mondes en français
29
Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, op. cit., p.
110.
30
Philippe Rey, 2007.
31
Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (XIe-XVIIIe siècle), Seuil, 2005.
Seuils du sujet 91
drame familial dans lequel son père (soutenu par la mise en récit de la
première moitié du roman) le fait figurer. Absent au monde (il a
« l’impression d’être tellement en dehors de tout ça »), son père deve-
nu un étranger à ses yeux (« Non, ce n’est pas à lui que cet homme
mince et distingué, aux cheveux argentés, est en train de parler »),
Fadel s’évade dans un tableau figurant le bonheur familial perverti,
une scène sans paroles dont les images traduisent la signification véri-
table du discours officiel que lui tient son géniteur :
Lui, Fadel, il vient d’ouvrir à l’improviste le portail du vaste jardin, il se voit lui-
même étendu sur une chaise plainte, jouant avec les boutons d’un petit poste ra-
dio, il voit aussi Madické, le père de Fadel, debout face à son fils, épervier prêt à
fondre sur sa proie, Madické ne sait pas qu’un autre Fadel, le vrai, se tient derrière
lui, observant avec détachement et ironie son tête-à-tête avec l’ombre étendue sur
une chaise plainte, très intéressé assurément par ce tableau immobile, image
même, ô combien frustrante, de la mesquinerie de son existence... Où donc son
destin de Rebelle ? Où donc les chevauchées absolues et somptueuses sous le so-
leil éclaboussant les sabres clairs à travers savanes et déserts ? (TM, 114)
32
Achille Mbembe, « À propos des écritures africaines de soi », op. cit., p. 37- 38.
94 Des littératures-mondes en français
33
Sylvie Ducas, « Bibi en l’an 2000 », op. cit., p. 297.
Seuils du sujet 95
34
François Noudelmann, « Roman spéculatif et vérité spéculaire », op. cit., p. 27.
Seuils du sujet 97
2. Chiasmes
Mais qu’en est-il des filles qui avancent, en équilibre instable, sur
la ligne qui sépare les générations, les sexes ou les langues ? « De
vouloir écrire dans une langue que ne maîtrisait mon père équivalait à
un reniement de mes origines »37. Dans Le Complexe de Caliban, Lin-
da Lê explique son malaise d’écrivain en cernant les termes fonda-
mentaux d’une combinatoire qui, variable dans ses formes singulières,
participe d’une réflexion générale sur la transgression, particulière-
ment saillante chez les auteures situées à la croisée de plusieurs axes
linguistiques, culturels ou sociaux.
Elles résistent souvent aux classifications génériques : « je récuse
l’appartenance à un genre précis, roman et même autobiographie.
Autofiction ne me convient pas non plus »38, explique Annie Ernaux.
Ou composent avec les attentes d’un destinataire à la fois indulgent et
autoritaire qui préfère le voile fictionnel au journal impudique. Aussi
dans Mes mauvaises pensées, le sujet écrivant de Nina Bouraoui con-
signe les déterminations implicites, sous-entendues de cette censure
générique exercée par le père. « Mon père préfère mes romans à mon
journal, il déteste cette forme, de la vie annotée, répertoriée, cette
somme amoureuse ; il dit qu’il ne faut pas arrêter le temps, que même
le langage ne peut sauver de l’impatience, qu’un livre doit épouser son
lecteur et non l’inverse ; il n’ose jamais me demander si j’écris, il
demande si je vais bien, si j’avance » (MP, 16). Les conseils sur la
valeur supérieure du roman – écriture soumise au mouvement du
temps qui « épouse son lecteur » – pourraient masquer en réalité la
peur qui accompagne la découverte de la différence sexuelle exhibée
dans l’écriture diaristique – travaillant contre le temps pour réaliser la
« somme amoureuse » homosexuelle – de la fille ? La tension qui se
dégage de cet énoncé en trois temps dont chacun augmente d’un dièse
la note du dernier est telle qu’à la fin la chute n’est pas donnée par les
37
Linda Lê, Le Complexe de Caliban, op. cit., p. 11.
38
Annie Ernaux, « Vers un je transpersonnel », Autofiction et Cie, in Autiofictions et
Cie, dir. Serge Doubrovsky, Jean Lecarme et Philippe Lejeune, Université Paris X,
RITM, 1993, p. 50.
Seuils du sujet 99
39
« Et le rôle de cet autre, c’est précisément de dire le vrai, de dire tout le vrai, ou de
dire en tout cas tout le vrai qui est nécessaire, et de le dire dans une certaine forme qui
est précisément la parrêsia ». Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres.
Cours au Collège de France (1982-1983), Hautes Études, Gallimard, Seuil, 2008, p.
127.
40
Ibidem.
41
Philippe Lacoue-Labarthe, « The Contestation of Death », in The Power of Contes-
tation. Perspectives on Maurice Blanchot, dir. Kevin Hart, Geoffrey H. Hartman,
Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004, p. 150. Voir le livre que Philippe
Lacoue-Labarthe consacra à Blanchot, Agonie terminée, agonie interminable, Galilée,
2003.
100 Des littératures-mondes en français
Sa thèse lui fournissait un bon prétexte pour refouler ses confuses velléités de de-
venir écrivain. Au fond d’elle-même, elle n’était pas dupe. Comment pouvait-elle
écrire ? Comment pouvait-elle prendre la plume tant qu’elle ne saurait ni qui elle
était ni d’où elle sortait ? Bâtarde née de père inconnu. Belle identité que celle-là !
Tant qu’elle n’aurait pas d’autres indications à inscrire sur son livret de famille,
elle ne pourrait rien mener à terme. Bientôt, elle se donna un deuxième bon pré-
texte. Peu avant Noël, Ludovic lui adressa Les Jours étrangers, ouvrage que ve-
nait de publier Reynalda. Malgré son titre, il ne s’agissait pas d’un roman, d’un
récit personnel, souvenir, confession, journal intime. Reynalda n’y parlait ni de
Nina, ni de Gian Carlo, ni d’elle-même. C’était un essai fort documenté, un peu
pesant semblait-il où elle traitait des migrants originaires des Antilles et de
l’Afrique sub-saharienne, surtout des migrantes en vérité, de leurs conditions de
vie familiale et sociale, de leurs traumatismes et – audace – de leurs fantasmes
sexuels. Marie-Noëlle reçut l’ouvrage comme un coup de poing en pleine figure.
Regardant le nom qui s’étalait en couverture : Reynalda Titane, six syllabes obs-
cures, en apparence anodines, pas très élégantes ni euphoniques, en réalité char-
gées du pouvoir de blesser et de mal faire, il lui sembla que sa maman lui livrait
une lutte sans merci. Qu’elle s’ingéniait à lui barrer toutes les issues de secours
possibles. Elle lui avait déjà barré l’amour, la maternité. À présent, elle lui barrait
l’écriture. Sans le lire, elle rangea le livre sur un des rayons de sa bibliothèque.
Mais la vue des lettres blanches sur la tranche noire lui causait un tel malaise
qu’elle finit par l’enfouir quelque part loin d’elle. Malgré cela, sa pensée ne quit-
tait pas et elle essayait de se représenter Reynalda dans sa nouvelle vocation. Sor-
tant de sa réserve. Souriant. S’expliquant. (D, 220-221)
42
Mercure de France, 1992.
102 Des littératures-mondes en français
Il ne lui farcirait pas la tête avec des histoires d’ancêtre royal. Il ne lui lirait pas les
Cahiers de Djéré. Non ! il lui apprendrait tout de suite à regarder le présent dans
les yeux. Quand il en aurait l’âge, il l’emmènerait à La Pointe. Sous le soleil [...] il
lui montrerait le morne Verdol, main dans la main. Arrivés devant la maison
basse, il lui dirait : « Regarde ! C’est là que ta race a poussé. Voici le lit sur lequel
ton père a été conçu par un malheureux qui se croyait Roi Mage. Si tu veux vivre
heureux, ne fais pas comme lui. Oublie toutes ces bêtises-là. » (DRM, 295)
3. Sujet buvard
43
Poupée Bella, Stock, 2004. Entrée de journal sous la rubrique 1er mars, l’année
inscrite avant 1989, p. 112.
Seuils du sujet 103
44
Nina Bouraoui, Garçon manqué, Stock, 2000.
Seuils du sujet 105
45
Hélène Cixous, Angst, Des femmes, 1977, nouvelle édition 1998, p. 149.
106 Des littératures-mondes en français
46
Linda Lê, Le Complexe de Caliban, op. cit., p. 32.
47
En anglais : « the narcissism of self-generation ». Cf. l’Introduction à Nation and
Narration, éd. Homi Bhabha, New York, Routledge, 1990.
48
Hélène Cixous, « La Fugitive », Études littéraires, vol. 33, no 3, 2001, p. 75-82. « Et
sachez que le malheur de mon enfance fut que les Algériens que j’aimais et en qui je
reconnaissais notre destin d’exilés sur place, de condamnés à la déportation sur place
ne me reconnaissaient pas comme semblable et nous confondaient, mon frère et moi,
avec l’ennemi commun. Cette confusion, cette méprise tragique, programmée par des
faits historiques excessivement compliqués et indémêlables me rendaient folle, c’est-
à-dire sans lieu, atopique, impossible. J’étais ni ci ni ça ni d’ici ni de là ». Citation
extraite p. 79.
49
Entre l’écriture, op. cit., p. 48.
Seuils du sujet 107
52
Ibidem, p. 229.
110 Des littératures-mondes en français
4. Être(s) au bord
53
Se perdre, Gallimard, 2001, p. 57.
54
Je ne suis pas sortie de ma nuit, Gallimard, 1999, p. 99.
55
Journal du dehors, Gallimard, 1995, p. 8.
56
Cf. la partie consacrée à l’accueil critique de l’œuvre par Francine Dugast-Portes,
Annie Ernaux. Étude de l’œuvre, Bordas, « La littérature française au présent », 2008,
p. 151-174.
Seuils du sujet 111
57
Annie Ernaux, « Réponses à quelques questions », La Quinzaine littéraire, no 532,
1989.
58
Francine Dugast-Portes, Annie Ernaux, op. cit., p. 8-9.
59
« Annie Ernaux » par Christine Ferniot, Lire, février 2008.
112 Des littératures-mondes en français
68
Je ne suis pas sortie de ma nuit, op. cit., p. 20.
69
Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie. Les secrets de l’archive,
Galilée, 2003, p. 31.
70
« […] an optical ‘point of view’ implies an observer whose eye neutrally perceives
the world spread out in relation to its own position in space, while a mental
‘worldview’ implies a self whose preconceptions code and color his or her interpreta-
tion of the world (s)he perceives […] ». Andrea Goulet, Optiques : The Science of the
Eye and the Birth of Modern French Fiction¸ University of Pennsylvania Press, 2006,
p. 5.
116 Des littératures-mondes en français
71
Francine Dugast-Portes, Annie Ernaux. Étude de l’œuvre, op. cit., p. 17.
Seuils du sujet 117
J’ai toujours repoussé cet épisode de mon histoire, préférant me fixer sur des
échéances plus gaies, l’apparition de la poitrine, des poils et du sang, phénomènes
que je guetterai avec curiosité, que le temps est long, surtout pour la dernière mé-
tamorphose, ce miracle qui arrive sans signe avant-coureur, vous ne savez ni le
jour ni l’heure, l’événement pur, et comme pour tous les événements qui doivent
survenir dans mon corps, je n’imagine pas d’après. Un jour je serai une petite fille
avec ses règles, je me promènerai dans une gloire rouge, je m’endormirai avec ma
nouvelle personne, la vie touchera à sa perfection. (FG, 45-46)
Il me semblait que je n’avais plus de corps, juste un regard posé sur les fa-
çades des immeubles de la place [...]
Juste au bord, juste. Je vais bientôt ressembler à ces têtes marquées, pathé-
tiques, qui me font horreur au salon de coiffure, quand je les vois renversées, avec
leurs yeux clos, dans le bac à shampooing. [...]
Déjà moi ce visage. (FG, 182)
« Il y a quelque chose qui n’est pas humain ou qui est trop humain
et qui me tient lorsque j’écris. À tel point que j’ai le sentiment que
l’excellence d’une phrase et l’état d’exaltation que je connais alors
arrivent à un autre. J’éprouve un sentiment de dédoublement, d’incer-
titude comme dans le conte de Louis-René des Forêts, Les Grands
72
Bruno Blanckeman, « Figures intimes/postures extimes » in éd. Aline-Mura Brunel
et Franc Schuerewegen, L’Intime-L’extime, New York, Rodopi, 2002, p. 50.
73
Ibidem.
120 Des littératures-mondes en français
82
Sylviane Coyault-Dublanchet appelle cela « l’effacement autobiographique » en
faisant remarquer que, malgré la « masse autobiographique » mobilisée par les textes
de Michon, Bergounioux et Millet, leur visée autobiographique reste délibérément très
floue. Op. cit., p. 163-167 et passim.
Seuils du sujet 125
voix conteuses qui ont bercé une enfance dont la mémoire ne requiert
de contenu autre qu’une « imprégnation affective ».
Plusieurs registres de la voix se partagent le récit dont chacun ap-
partient à un étage différent de la construction fictionnelle. Au seul
générateur du texte, situé au niveau énonciatif du « je » et associé au
présent de l’écriture, correspondent plusieurs générateurs du récit,
lesquels fournissent tant l’information que l’échafaudage narratifs. Ce
n’est que comme fiction secondaire, redoublée – ce « redoublement de
l’illusion réaliste » revendiqué par la poétique michonienne – que
survient l’écriture, laquelle commence par la répétition, par le redou-
blement de paroles et, par là même, de présence. Des marques stylis-
tiques et rhétoriques – temps verbaux contrastés, hypotypose – vien-
nent dénoncer le clivage qui sépare les instances génératrices de la
fiction. En outre, il recoupe une autre série de dissonances entre les
strates diégétique et réflexive du texte, entre l’histoire et le commen-
taire.
Les détours de l’écriture projettent au-delà du texte des modèles
aptes à fournir à la fiction son horizon lointain. Il en va ainsi des pas-
sages où l’incertitude ou tout bonnement l’ignorance des faits réelle-
ment advenus dans laquelle se trouvent le conteur ou la conteuse
(Toussaint Peluchet, Elise, mais aussi des entités sans nom, les
« aïeux » ou la communauté anonyme des « on ») ainsi que l’absence
de témoin qui pourraient entériner ou rejeter la version perpétrée par
eux, créent une béance qui attend d’être comblée par un récit compen-
satoire. De prononcer : « Rien ne nous apprendra comment il souffrit,
dans quelles circonstances il fut ridicule, le nom du café où il
s’enivra » (VM, 14), le narrateur semble vouloir faire sienne la tâche
de pourvoir à l’enrichissement de cette relation collective trop indi-
gente. Or, ce sont précisément ces passages qui font surgir l’écart in-
commensurable entre, d’une part, le pacte de lecture postulant un de-
voir de mémoire et, de l’autre, le dispositif de mise en fiction. Celui-
ci, se livrant à l’exploration des formes littéraires multiples allant de
l’écriture de soi à l’écriture objective, met graduellement en échec et
déborde les attentes de celui-là.
Seuils du sujet 127
l’invention des voûtes et des nefs »85. Carol Rigolot résume ainsi cette
transformation : « Leger crée un nouvel ordre temporel dans lequel le
passé célèbre le futur »86.
Qu’il s’agisse d’une « réhabilitation » ou d’une « assignation » du
grand béké devant le tribunal de la mémoire historique et littéraire,
l’écrivain contemporain convoque dans son écriture ce que j’appel-
lerai la « xénopoétique » persienne dont les marques littéraires sont,
d’abord, la tension entre l’éloge de la terre natale (l’île fantasmée),
ensuite, le désir d’Occident, la construction d’un langage poétique de
l’exil que l’on pourrait appeler « créole » et, enfin, l’élaboration d’un
masque paradoxal du grand écrivain qui revendique sa place dans le
Panthéon français tout en conservant une relation liminaire avec la
tradition littéraire française.
La première mention du poète au masque d’or apparaît tardivement
dans le texte de Chamoiseau : il faut attendre la deuxième « cadence »
du souvenir intitulée « Anabases/en digenèses selon Glissant/Où
l’ethnographe va devenir un Marqueur de paroles... », pour lire la
première notice à son sujet. Et il n’est guère surprenant de découvrir
que son apparition coïncide avec l’expérience de l’exil appelé « dix
ans en terre de France » (ÉPD, 107) dans le parcours biographique de
l’écrivain martiniquais lui-même :
Mon éloignement en France favorisait mes songes. Mon esprit s’évadait vers le
pays natal. Je me perdais dans mes lectures et, durant mes envies d’écriture, ma
main s’abîmait en suspens. Je décidai l’abandon à ces déports irrépressibles. Aller
au rêve. Haler le rêve. C’était là, je le compris soudain, le mode meilleur de con-
naissance : rêver, rêver-pays. (ÉPD, 106)
85
Saint-John Perse, Éloges in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p.
23.
86
Carol Rigolot, Forged Genealogies. Saint John Perse’s Conversations with Culture,
Chapel Hill, North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures, 2001,
p. 42.
Seuils du sujet 129
87
Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 113.
130 Des littératures-mondes en français
moindre de ses miettes ouvre le symbole immense ; mais ne loue pas les conqué-
rants hautains ; soucie-toi des humanités brisées, insonores, couleur de papaye et
d’ennui qui t’entourent ; et ne fais pas de livres mais une œuvre. – Sentimenthèque
(ÉPD, 257).
90
Saint-John Perse, Œuvres complètes, op. cit., p. 552.
91
Mary Gallagher, op. cit., p. 73.
92
Ibidem, p. 85.
Seuils du sujet 133
93
Ibidem, p. 84.
134 Des littératures-mondes en français
5
Nous devons ce terme à Édouard Glissant.
6
Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, op. cit.,
p. 7.
7
Walter Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand,
trad. Philippe Lacoue-Labarthe et Anne-Marie Lang, Flammarion, « La philosophie
en effet », 1986 [1920].
Contours du temps, figures du monde 137
8
Stéphane Mallarmé, « Symphonie littéraire », Igitur. Divagations. Un coup de dés,
préface par Yves Bonnefoy, Gallimard, 1976, p. 343.
9
Boubacar Boris Diop, Entretien avec Jean-Marie Volet, Mots pluriels, No 9, 1999, p.
12.
10
Sophie Bertho, « L’Attente postmoderne. À propos de la littérature contemporaine
en France », op. cit., p. 739.
138 Des littératures-mondes en français
Que l’on entreprenne la description de cette image, initialement fixe, que l’on se
risque à en exposer ou supposer les détails, la sonorité et la vitesse de ces détails,
leur odeur éventuelle, leur goût, leur consistance et autres attributs, tout cela
éveille un soupçon. [...] Que l’on puisse s’attacher ainsi à ce tableau laisse planer
un doute même sur sa réalité en tant que tableau. Il peut n’être qu’une métaphore,
mais aussi l’objet d’une histoire quelconque, le centre, le support, le prétexte,
peut-être, d’un récit. [...] Un roman, peut-être, plutôt qu’un récit12.
1. Grotesques préhistoires
16
Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Aubier, Critiques,
1994, p. 145.
17
Pascal Quignard, cité par Pierre Michon dans Pierre le Gall, « Une rencontre avec
Pierre Michon », Fragments, juin 2001.
140 Des littératures-mondes en français
18
Panim : visages de Proust, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2007, p.
206.
19
L’article d’Éliane Gandin, « La catabase de Michon », propose une analyse du
parcours de l’œuve michonienne à la lumière de ce processus. Cf. Pierre Michon,
l’écriture absolue, op. cit., p. 261-268.
Contours du temps, figures du monde 141
La nuit, l’œil de la bête, les murs rouges, le parler rude de ces gens, leurs propos
archaïques, tout me transporta dans un passé indéfini qui ne me donna pas de plai-
sir, mais un vague effroi s’ajoutait à celui de devoir bientôt affronter des élèves :
ce passé me parut mon avenir, ces pêcheurs louches des passeurs qui
m’embarquaient sur le méchant rafiot de la vie adulte et qui au milieu de l’eau me
détrousser et me jeter par le fond, ricanant dans le noir, dans leur barbe sans âge et
leur mauvais patois ; puis accroupis au bord de l’eau sans un mot ils écaillaient de
grands poissons. (GB, 10-11)
20
Cf. Bruno Blanckeman, « Pierre Michon : une poétique de l’incarnation », in Pierre
Michon, l’écriture absolue, op. cit., p. 145-151.
21
« La fascination est la perception de l’angle mort du langage. Et c’est pourquoi ce
regard est toujours latéral ». Pascal Quignard, Le Sexe et l’effroi, Gallimard, Folio,
1994, p. 11. Il fait aussi remarquer, en citant la légende de l’empereur Tibérius, que la
nyctalopie est liée à la pornographie.
Contours du temps, figures du monde 143
Boborikine n’était pas grand, sans être ridiculement petit, devait avoir ou faire ou
tirer une tête de moins que moi, à en juger par son uniforme, mais cette tête de
moins était plus large que la mienne, nettement, à en juger par sa casquette, et ses
membres étaient plus courts que le miens [...] sont trop courtes aussi les manches
de sa veste et les jambes de son pantalon, tandis que je déchausse ses souliers à
chaque pas, le gauche puis le droit, puis le gauche, d’où je conclus que ses pieds
étaient plus longs que les miens, de même que son ventre [...] puisque j’ai vrai-
ment l’air d’épier le monde de derrière mes rideaux, dans cette veste trop vaste, le
petit monde qui m’entoure. Boborikine est mort. Je lui succède. Son uniforme ne
me va, mais alors pas du tout. (P, 9)
144 Des littératures-mondes en français
Quant à cette nouvelle suspension dans le déroulement de mon récit, elle nous au-
ra au moins permis de nous intéresser un peu à ce qui se passe ailleurs. On aurait
trop volontiers tendance à se couper du monde. Ce n’est d’ailleurs pas le seul
charme de la digression : peut-être ai-je progressé davantage qu’il n’y paraît –
peut-être constitue-t-elle vraiment le plus court chemin d’un point à l’autre, si l’on
réfléchit bien, tant la ligne droite est encombrée. (P, 66)
24
Éric Chevillard, « Une magnifique liberté », Le Magazine littéraire, no 432, 2004.
« On trouve d’ailleurs à chaque page de Tristram Shandy de quoi rire encore de bien
des livres qui paraissent aujourd’hui, il suffit de le feuilleter, cela vous dispense
d’appliquer des claques sur certains museaux … »
25
Détruire Nisard, Minuit, 2006, Prix Roger Caillois, p. 11.
26
René Audet, « Éric Chevillard et l’écriture du déplacement : pour une narrativité
pragmatique », in Chevillard, Échenoz. Filiations insolites, études réunies et présen-
tées par Aline Mura-Brunel, Amsterdam, Rodopi, 2008, p. 105-116. Audet parle des
« commentaires sur les caractéristiques du récit (en grande partie cette autojustifica-
tion de la manie de la digression), mais aussi réflexion sur l’écriture et sur le récit », p.
108.
146 Des littératures-mondes en français
Il s’avère donc, j’en suis le premier surpris, que la mort d’un moucheron est un
événement considérable, pour autant qu’on y prête attention, l’enchaînement de
conséquences néfastes qui s’ensuit – et notamment l’importance inattendue
qu’elle prend dans cette histoire, comme si elle devait en constituer tout l’intérêt –
donne à réfléchir sur l’origine réelle des désastres. (P, 60)
L’archéologie nous confirme que l’homme installé dans la fiction historique a tou-
jours été ce qu’il est, à quelques détails près, les civilisations successives se res-
semblent tellement qu’il serait possible de raconter l’Histoire à rebours, partant
d’aujourd’hui, en commençant donc par la fin pour remonter le cours des âges
jusqu’aux plus anciens vestiges connus, alors on verrait aussi bien se dégager
une logique de progrès, les effets et les causes intervertis, l’enchaînement des faits
nous paraîtrait non moins inexorable que celui dont nous dépendons. (P, 129)
27
Cf. l’article de Dominique Vaugeois, « ’L’encre retourne à l’encrier’. Le ‘préhisto-
rique’ et l’écriture de la fiction contemporaine », in Le Roman français au tournant du
XXIe siècle, dir. Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre, Presses
Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 173-183. Le terme « obscuration » appartient à Domi-
nique Viart, cité par Vaugeois, p. 181.
148 Des littératures-mondes en français
[...] notre contemporain jonche le sol de papier, c’est la marque de son passage et
le seul souvenir qu’il laissera, comme s’il froissait une à une derrière lui les pages
de sa propre aventure, pauvrement imprimée sur des tickets d’autobus et de ciné-
ma, des notes de restaurant, des enveloppes vides, des tracts publicitaires, des bul-
letins paroissiaux, des lambeaux de cellophane [...] et, puisque cette écume est à
peu près la même pour tous les sillages, j’en conclus que l’infinie variété des des-
tins est une idée romanesque qui ne se vérifie pas en réalité, ni guère dans le ro-
man, les faits sont là pour tout le monde, il n’y a pas trente-six solutions (P, 57-
58).
28
« Les interrogations de l’historien sont toujours formulées, directement ou indirec-
tement, en des formes narratives. [...] Ces narrations provisoires délimitent un champ
de possibilités, qui seront souvent modifiées, voire totalement écartées, au cours du
processus de recherche. On peut comparer ces narrations à des instances médiatrices
entre interrogations et sources ». Carlo Guinzburg, Rapports de force. Histoire, rhéto-
rique, preuve, Hautes Etudes, Gallimard-Le Seuil, 2003, p. 95.
Contours du temps, figures du monde 149
Mais l’antithèse revêt aussi une autre forme, puisque l’écart entre
les deux époques n’est pas dû simplement à leurs places extrêmes
dans l’axe temporel. Cette opposition chronologique trahit une incom-
patibilité plus profonde, d’ordre éthique, que le texte représente par
l’image d’un mouvement impossible, simultanément vers le haut et
vers le bas, simultanément enfouissement et remontée, opération im-
possible qui fait de cet archéologue fantasque un homme à la fois dé-
cidément en avant et fatalement en retard sur son temps :
Tandis que l’archéologue remonte le temps, la marche de l’Histoire n’est pas in-
terrompue, le progrès continue en aval, le fossé grandit entre l’archéologue et ses
véritables contemporains. Quand il refait surface, il faut le mettre au courant de
tout [...] comment pourrait-il deviner qu’on ne cueille plus les femmes par les
cheveux [...] Son retard est tel qu’il ne le comblera jamais complètement, restant
aux prises avec une actualité révolue pour les autres [...] (P, 38-39).
29
La définition clinique renvoie à un « sentiment de décalage par rapport au devenir
ambiant, sensation de rejet vers un passé dont la présence se fait implacable et irrépa-
rable, hyperinvestissement du temps par un passé rétréci et densifié, enlisement du
devenir dans un sentiment de ‘trop tard’ ». Serge Tribolet, Mazda Shahidi, Nouveau
précis de sémiologie des troubles psychiques, Heures de France, 2005, p. 118.
30
Termes proposés respectivement par Olivier Bessard-Banquy dans Olivier Bessard-
Banquy dans Le Roman ludique, op. cit. et Bruno Blanckeman dans Les Récits indéci-
dables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Presses Universitaires du
Septentrion, 2000.
150 Des littératures-mondes en français
On parle beaucoup de ce « retour au récit », mais je crois que cela concerne da-
vantage le marché du livre que l’art littéraire [...] il n’y a pas de retour, puisqu’il
n’y a pas eu d’éclipse. On veut seulement légitimer ce qu’on ne prenait plus la
peine de légitimer, soit qu’on jugeât le récit injustifiable, ou au contraire qu’il al-
lait sans dire. [...] Le prétendu retour au récit sert peut-être de couverture à
quelque chose de plus grave : on assiste au retour en force de la non-littérature sur
le terrain même du littéraire ; d’une facilité agressive qui n’avait plus guère de sol
théorique sous les pieds depuis vingt ans32.
31
René Audet, « Éric Chevillard et l’écriture du déplacement : pour une narrativité
pragmatique », op. cit., p. 105.
32
Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Albin Michel,
2007, p. 14-16.
Contours du temps, figures du monde 151
38
Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut, op. cit.,p. 24
39
Ibidem.
40
« Je rêve d’un roman plus pur que l’autre, le long – ‘aujourd’hui, je vais fabriquer
un petit roman de trente pages’, disait Lautréamont. [...] Ce que je recherche, c’est
peut-être l’épure du roman, son minimum vital, ce qui lui suffit : quelque chose
comme ce que fut le sonnet à tout le champ de la poésie, cette petite prison de qua-
torze vers essentiels en regard d’unités poétiques certes plus souples, plus longues,
plus libres – mais grevées d’inessentiel ». Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut,
op. cit., p. 24.
41
Ibidem, p. 245.
Contours du temps, figures du monde 153
Je suis aujourd’hui las du roman comme d’un mensonge rabâché. La fiction or-
donne le monde et nous fait accroire qu’un ordre s’y trouve en effet, alors que tout
y est confusion, hésitation, improvisation et que nous sommes à jamais voués au
hasard. Je suis pourtant en train d’en écrire un autre encore. J’arrive au bout, il
m’exaspère, je dois à tout prix en finir avec lui. Hier, dans un bas quartier de la
ville, j’ai engagé trois brutes pour le corriger42.
42
L’Autofictif, blog d’Éric Chevillard, entrée 470, vendredi 6 février 2009, http://l-
autofictif.over-blog.com/30-index.html
43
Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art, Œuvres complètes, tome IX,
Gallimard, 1979, p. 79.
154 Des littératures-mondes en français
lement jamais eu un chien, aurait-il rêvé son chien, depuis dix ans il
croyait avoir un chien [...] mais un gémissement se fait alors entendre,
un jappement plaintif, tout proche, son chien gît au fond du trou mas-
qué par les fougères » (P, 75) ou encore « c’est bien ainsi que les
choses se passent, en effet, à moins que le héros du jour ne soit un
promeneur inoffensif, tombé lui-même au fond du trou, voire un
garde-chasse, ou un bûcheron, un résinier, un ramasseur de champi-
gnons, n’importe, c’est bien ainsi que les choses se sont passées et que
la grotte de Pales fut découverte, il y a une soixantaine d’années » (P,
76).
La vacance de la préhistoire – absence complète de toute trace,
chez Michon, incomplétude des fresques de Pales, pour Chevillard –
blesse son mythe moderne en plein cœur, ne laissant à l’écrivain
qu’une hypothétique liberté fictionnelle. Aussi le narrateur de Préhis-
toire s’évade-t-il dans les supputations sur les raisons de l’inachève-
ment : l’attente indéfinie d’une solution esthétique, l’absence pratique
des moyens ou du temps pour mener l’œuvre à terme, l’intentionnalité
de l’artiste préhistorique qui fait de l’inachèvement le message de son
œuvre ou encore le blocage de l’imagination faisant que « la suite de
l’histoire échappe complètement à ses fantaisies ». À l’extrême oppo-
sé de son ancêtre, débordé par une histoire encore à faire, l’artiste
contemporain se sent écrasé par un récit trop bien ficelé où tout, même
le hasard, est prévu, auquel son auteur ne peut plus échapper :
2. Résurrections
44
« Le refus d’hériter », in Roland Barthes, Œuvres complètes, tome V, Editions du
Seuil, 2002, p. 603.
45
Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 223.
156 Des littératures-mondes en français
C’est dire aussi que notre histoire est présence à la limite du supportable, présence
que nous devons relier sans transition au tramé complexe de notre passé. Le passé,
notre passé subi, qui n’est pas encore histoire pour nous, est pourtant là (ici) qui
nous lancine. La tâche de l’écrivain est d’explorer ce lancinement, de le « révéler
» de manière continue dans le présent et l’actuel. Cette exploration ne revient
donc ni à une mise en schémas ni à un pleur nostalgique. C’est à démêler un sens
douloureux du temps et à le projeter à tout coup dans notre futur, sans le recours
de ces sortes de plages temporelles dans les peuples occidentaux ont bénéficié,
sans le secours de cette densité collective qui donne d’abord un arrière-pays cultu-
rel ancestral. C’est ce que j’appelle une vision prophétique du passé46.
46
Ibidem, p. 226.
47
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, op. cit., p. 36-37.
48
« Parce que le temps antillais fut stabilisé dans le néant d’une non-histoire imposée,
l’écrivain doit contribuer à rétablir sa chronologie tourmentée, c’est-à-dire à dévoiler
la vivacité féconde d’une dialectique réamorcée entre nature et culture antillaises ».
Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 228.
49
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, op. cit., p. 26.
Contours du temps, figures du monde 157
50
Sylvie Coyault-Dublanchet mentionne l’école de Brive qui inclut Christian Signol,
Claude Michelet, Gilbert Bordes, Michel Peyramaure, en citant Sjef Houppermans qui
dénonce « cette production purement commerciale [qui] profite largement du vent
néo-libéral pour déverser sur le public une fiction romanesque de la ‘France profonde’
avec ses petites joies de verdure et ses petites misères de purin », op. cit., p. 12.
158 Des littératures-mondes en français
53
Paul Ricœur, Temps et récit, tome III : « Le temps raconté », Seuil, « L’ordre philo-
sophique », 1985, p. 223-224.
54
Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Gallimard NRF, 1975, p. 111.
160 Des littératures-mondes en français
55
Ibidem, p. 39.
56
Ibidem, p. 36.
57
Maryse Condé, Traversée de la mangrove, Mercure de France, p. 192.
58
Paul Ricœur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, Seuil, « Esprit »,
1986, p. 111.
Contours du temps, figures du monde 161
59
Cf. Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 404-414.
60
Son premier volume de « théâtre conté », Manman Dlo contre la fée Carabosse
(1981), s’attache à opposer le merveilleux créole aux merveilleux européen. Le conte
est par ailleurs une constante dans l’œuvre de Chamoiseau, qui, en dehors des romans
puissamment irrigués par le filon narratif traditionnel, fera paraître plusieurs recueils
de contes : Au temps de l’antan en 1989, L’Esclave vieil homme et le molosse en
1997, Elmire des sept bonheurs et Émerveilles, tous les deux en 1998.
61
Cf. l’article de Marie-Agnès Sourieau, « Traversée de la Mangrove : un champ de
pulsions communes », Francofonia 13.24, 1993, p. 109-122.
162 Des littératures-mondes en français
3. L’invention de la mémoire
62
Cf. la contribution d’Alain Viala, intitulée « L’Agrégation littéraire », au volume
publié sous la direction de Denis Saint-Jacques, Que vaut la littérature ?, Québec,
Nota Bene, ‘Cahiers du CRELIQ’, 2000, p. 27-44.
Contours du temps, figures du monde 163
63
Jean Bessière, « Patrick Chamoiseau et les récits de l’inédit. Poétique explicite,
poétique implicite », in Pierre Laurette et Hans-George Ruprecht, Poétiques et imagi-
naires. Francopolyphonie littéraire des Amériques, L’Harmattan, 1995, p. 282.
164 Des littératures-mondes en français
Épuisés sur les caisses, serrés les uns contre les autres pour conjurer un froid lan-
cinant, nous disons et redisons ces paroles, ces souvenirs de vie, avec la certitude
de devoir disparaître. Vous en donner cette version nous a fait un peu de bien, si
vous venez demain, vous en aurez une autre, plus optimiste peut-être, quelle im-
portance ? Cela se sait maintenant, l’Histoire ne compte que par ce qu’il en reste ;
au bout de celle-là rien ne subsiste, si ce n’est nous, mais c’est bien peu. (CSM,
212)
Le cadre narratif du roman est offert par les trois marchés de Fort-
de-France, un espace foisonnant où djobeurs, munis de leur brouette et
de leur verve conteuse, et marchandes partagent la misère et les his-
toires où la réalité se mêle à la légende. L’histoire de Pierre Philomène
Soleil, dit Pipi, de son amour sans espoir pour la belle métisse Anas-
tase et de se quête fantasque du trésor d’Afoukal, rassemble rituelle-
ment les membres de cette communauté autour du récit jamais achevé
64
Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 276.
65
Dominique Chancé apporte un éclairage intéressant sur le rapport entre narrateur et
scripteur/auteur dans le premier roman de Chamoiseau en expliquant que, crée en
1988, dans Solibo Magnifique, le « marqueur de paroles » est « réintroduit, grâce à la
préface d’Édouard Glissant, dans le texte plus ancien [mais ré-édité en 1988] de
Chronique ». « De Chronique des sept misères à Biblique des derniers gestes, Patrick
Chamoiseau est-il un écrivain baroque ? », Modern Language Notes, Vol. 118, No. 4,
September 2003, p. 867-894.
Contours du temps, figures du monde 165
Quand on n’est pas de là, on ne peut pas. On est dedans. On a perdu jusqu’à la no-
tion des hommes, des vivants et des morts [...] Je suis sorti, béant, du bruit, des
étincelles et j’ai connu, l’espace d’une seconde, peut-être, ce qu’on passe le plus
clair de sa vie à continuer de vouloir en sachant parfaitement que c’est impossible,
fou : que reviennent d’entre les ombres ceux que nous avons connus et que nous
aimions. (M, 51)
qui lui ressemblait au point qu’elle pouvait la regarder comme sa propre réincar-
nation survenue de son vivant. Comme si le temps, sur le point de finir, avait sou-
dain précipité son cours, remis en circulation l’une de ses figures avant de l’avoir
usée tout à fait, anéantie pour la ressusciter, dûment munie de son âme incorrup-
tible, inchangée. Vingt années durant, Miette exista, en quelque sorte, sous deux
espèces séparées, aux extrémités opposées du cycle. (M, 81)
il restreint l’éventail des variations, les confine, toutes, dans la moitié haute et
sombre de l’humeur. En fait, c’est le même, celui qui impose à chacun sa place et
sa conduite, ses vues, son vouloir, son être et son refus de savoir (sinon, il ne vou-
drait pas, il ne serait plus). C’est l’endroit. Je n’ai jamais entendu rire ni parler, sur
170 Des littératures-mondes en français
la hauteur, comme on faisait, librement, par plaisir, entraînement, plus bas, quand
le jour se décline et qu’on s’attarde dans la douceur du soir. (M, 65)
Mais ce que cherche Octavie, ce sont des lumières, c’est la loi générale et les
règles universelles qu’elle a vu sa mère appliquer, sans les connaître comme
telles, à des riens. Elle s’engage sur une trajectoire de non-retour et elle serait de-
venue, très vraisemblablement, une étrangère – la tante d’Amérique – si son père,
prévoyant, ne l’avait rappelée au point de départ. (M, 92)
droit d’être là, d’occuper le coin exigu qu’on allouait aux brus » (M,
52). Baptiste « s’en va mais à seule fin de rentrer » : il revient « des
confins tumultueux » (M, 50), que d’aucuns, comme le narrateur ou sa
sœur cadette, considèrent comme des haut lieux de la politique ou de
la culture, vers le centre de son univers. L’héritier par excellence, il
n’existe que par son legs et pour sa perpétuation : « Il appartenait à
l’endroit. Il fut l’endroit fait homme, comme elle [sa mère] avait été la
femme qu’il avait fallu, à un moment donné, à cet endroit » (M, 44).
Baptiste n’est pourtant pas le continuateur aveugle des habitudes mil-
lénaires ; on l’appellerait plutôt un « passeur », un médiateur entre les
formes traditionnelles et modernes de la vie et du travail rural : « Il fut
l’homme du devenir, l’agent des métamorphoses. Il s’efforça d’épou-
ser le grand mouvement afin de perpétuer ce que l’éternité qui avait
précédé l’éveil du temps, sur les hauteurs, lui avait confié avec
l’injonction de maintenir. Il partit pour rester. Il prit les usages de la
ville pour revenir à la terre, au différend qu’ils avaient » (M, 103).
L’ambition irréalisée de Baptiste vise plus haut ou plus large ainsi que
le narrateur nous le fait allusivement comprendre : « Naturellement, il
voulait tout, le silence et les belles paroles, le patois et le français, le
temps et l’éternité » (M, 105).
Octavie marque la fin du cycle ; sur la photo qui la montre enfant,
à trois ans elle considère déjà « les trois millénaires que le vieux cycle
du non et du oui a déjà duré, les choses, les types qu’elles plient à leur
volonté et le cœur changeant qu’elles font aux Marie. Elle, c’est non »
(M, 62). Son air oblique, son œil torve présagent dès l’enfance le ca-
ractère fougueux d’Octavie. Bien qu’elle éprouve brièvement la joie
du flâneur sans repères autres que l’abstraction des points cardinaux
doublée de la liberté « qu’on éprouve à simplement s’éloigner vers
l’ouest pour, ensuite, obliquer ver le sud » (M, 63), la benjamine inflé-
chit sa la trajectoire vers le point d’origine : « sa ligne de fuite, la tan-
gente poussée d’un trait jusqu’au seuil d’un autre monde par
l’audacieuse s’incurve et revient se confondre avec le cercle étroit, le
monde clos d’où elle avait fusé » (M, 73).
Michel Volkovitch a montré la dimension exemplaire de
l’impératif dans l’écriture de Pierre Michon qui, dans le registre ex-
hortatif (« imaginons-les », « contemplons une fois encore ») ou
l’injonctif (« mais laissons cela », « continuons »), fonctionne comme
un mémento, organisant la matière fictionnelle autour de la rencontre
fulgurante du passé et du présent. Chez Bergounioux, tel Énée devant
172 Des littératures-mondes en français
67
Jean-Yves Pouilloux, « ‘Trouver une phrase’ », in Pierre Michon, l’écriture abso-
lue, op. cit., p. 226.
68
Ibidem, p. 223.
Contours du temps, figures du monde 173
c’est Baptiste que la maison, les outils, les machines dans les granges, les grands
bois réclamaient. Il en était le bras, la fureur et non pas seulement, comme Octa-
vie et Miette, l’âme ou la voix. Ce furent elles qui se retirèrent au bourg, Octavie
pour ne plus jamais revenir, Miette repassant de loi en loin puisque je l’ai vue,
trois secondes durant, environ, de mes yeux, ombre noire, muette, en cette nuit où
j’étais venu à mon tour à travers la neige, en intrus. (M, 81)
Pour que l’avenir rejoigne le passé, une autre médiation est requise,
celle du présent. Temps de la fiction mémorielle par excellence, le
présent réunit plusieurs couches temporelles à référents et significa-
tions divers. D’abord, juxtaposés et situés à égale distance du moment
de la narration, on remarque deux formes de présent qui manifestent
de fortes ressemblances avec ce que l’on appelle le présent histo-
rique69. Dans le processus narratif, la stimulation de la perception
69
Associé, en linguistique, à un conflit entre le temps verbal et les circonstanciels
temporels de l’énoncé qui entrave la cohérence de la représentation sémantique. Lau-
174 Des littératures-mondes en français
La salle à manger est la seule à avoir participé quelque peu du siècle. Elle marque
l’heure précise à laquelle la vie a culminée avant de s’arrêter, vers 1950. Baptiste
et Jeanne s’étaient mariés dix ans auparavant, mais c’est seulement à partir de
l’été 1944, après que Baptiste fut rentré de l’Auvergne où il avait dû chercher re-
fuge, se cacher pour ne pas mourir, que leur existence commune avait vraiment
commencé. [...] ils avaient dépassé, l’un et l’autre, la quarantaine avec la fin de la
tourmente et [...] le temps pressait encore plus qu’à l’ordinaire » (M, 22).
Savoir n’est pas nécessaire. D’abord ça suppose qu’on prenne du recul, qu’on ar-
rête un peu et le temps manque. [...] Les choses sont là, obstinées dans leur nature
de choses, corsetées dans leurs attributs, rétives, dures, inexorables. [...] Elles ré-
clament toute la substance des vies qu’elles soutiennent. Encore le temps dont
celles-ci sont faites ne suffit pas. Il faut y verser quelque fureur. (M, 26)
72
Le premier « correspond en fait à l’état de l’univers fictif au moment où la narration
est censée avoir lieu, tandis que l’univers narré n’est rien d’autre que l’état de ce
même univers fictif à l’époque des événements du récit », ibidem, p. 79.
73
Ibidem, p. 81.
176 Des littératures-mondes en français
beurs, mais les marchandes, tout le monde »74. L’écrivain avoue avoir
abandonné ce projet car il s’avérait « bizarre, incompréhensible ».
Mais l’échec de cette tentative de performance technique dissimule
une difficulté dans l’organisation du contenu narratif. Autrement dit,
la question à laquelle doit répondre le « roman du Nous » préconisé
par Glissant est la suivante : la mémoire obscure d’un passé ressuscité
par le récit collectif peut-elle, et doit-elle, se dérober à la saisie indivi-
duelle ? Ou encore, le « nous » d’une société rhizome peut-il retrouver
son passé occulté sans passer par la communauté des « je » ? Par ail-
leurs, cette inaptitude du roman à se faire l’écho de l’indifférenciation
collective sous peine de dévier vers la simple transcription documen-
taire, renvoie à la réflexion de Claude Simon sur la diffraction de la
matière fictionnelle dans l’écriture. De dire que « l’on n’écrit (ou ne
décrit) jamais quelque chose qui s’est passé avant le travail d’écrire,
mais bien ce qui s’est produit (et cela dans tous les sens du terme) au
cours de ce travail, au présent de celui-ci »75, l’auteur des Géorgiques
rappelle que le roman ne saurait transmettre la mémoire du passé ou
du lignage indépendamment du présent singulier du sujet écrivant.
Dans Chronique des sept misères, la mémoire du passé collectif
est tout autant ressuscitée que définitivement ensevelie par la récita-
tion des djobeurs. Le « nous » conteur se décline en noms propres :
Dindon, Sirop, Pin-Pon, Sifilon, Lapochodé, mais pour mieux faire
paraître leur indifférenciation : « À la disparition de Pipi, la douleur
nous mit en grappe, comme nous le sommes maintenant, incapables
du Je, du Tu, de distinguer les uns des autres, dans une survie collec-
tive et diffuse, sans rythme interne ni externe » (CSM, 212). Après la
départementalisation de 1946, la Martinique de Césaire choisit à
l’indépendance l’assimilation et, faisant irruption dans la modernité,
incarne désormais un paradoxe économique aux conséquences so-
ciales et culturelles imprévisibles ; l’« urbanisation forcenée [...] fait
que la société antillaise est passée d’une dominante rurale à une domi-
nante urbaine » de 1946 à 198276. Une architecture urbaine fonction-
nelle plaquée sur un espace éminemment rural parsemé des vestiges
de la période industrielle, la prééminence du tertiaire, notamment le
74
Patrick Chamoiseau, Interview avec Alain Bullo, cité par Delphine Perret, La Créo-
lité, op. cit., p. 234.
75
Claude Simon, Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p. 25.
76
Alain Philippe-Blérard, Histoire économique de la Guadeloupe et de la Martinique,
Karthala, 1996, p. 239.
Contours du temps, figures du monde 177
Il s’arrêta aux portes de Paris. [...] Il foula un pavé illustre, côtoya des monuments
célèbres, respira l’air subtil des capitales mais son âmes était restée en arrière. Elle
hantait la lande, séparée, inconsolable, rôdait sous le couvert spectral des sapi-
180 Des littératures-mondes en français
nières, au rebours d’Octavie qui était revenue mais dont l’esprit vagabonda à des
milliers, à des millions de lieues de la maison triste qu’elle habitait au bourg, aux
rivages opposés de l’océan, dans les profondeurs de la voûte étoilée. (M, 141)
Pipi parvint à faire pousser à flanc de ravine vingt-cinq plants de tomates, porteurs
immédiats de fruits moyens mais d’un parfum sublime. Il accéléra la germination
d’une igname anonyme que les enfants purent récolter trois fois par an. [...] Et il
passait un temps sans longueur à manier des tubercules d’ignames, à calculer sur
des cahiers d’enfant la durée de leur dormance, temps essentiel où ils se conser-
vaient sans germination. Il les planta sans arrêt, à des dates choisies de manière à
obtenir des plantes complètement déphasées. Il étudia leurs maladies. Traqua sans
connaître leurs noms les penicilliniums et l’anthracnose. (CSM, 196-197)
79
Le rêve américain des petites gens hante aussi les Vies minuscules de Pierre Mi-
chon.
Contours du temps, figures du monde 181
Alors, pendant ces années de pénurie, ces temps d’apocalypse, il travaillait dur ses
terres. Il fallait le voir pourfendre les bananiers, tailler en pièces les cannes, sabrer
les herbes coupantes. Ceux qui gardent encore le souvenir de ce déchaînement
guerrier vous diront que le nègre assassina des régiments de soldats allemands,
rien qu’avec son coutelas. Il les décapitait, hachait bras et jambes, débitait, débi-
tait. Son bras montait han ! et descendait vlan ! Ses coups étaient sans pardon et
son regard chargé de l’acier des fusils et des plombs des canons. À cette époque,
les gens l’appelèrent maréchal Kochi ! et parlaient de son belliqueux jardinage
comme d’une peine d’honneur... Lapenn ki mété-y la ! lapenn pwan-y davwa yo
pas té vlé-y, pa rapot avyé pyé a-y !82
80
Première édition au Serpent à Plumes, 1993 ; je cite l’édition Groupe Privat/Le
Rocher 2007.
81
Ibidem, p.136.
82
Ibidem, p. 138.
182 Des littératures-mondes en français
Le jardin créole déploie ici, à l’instar des Chroniques des sept mi-
sères, son registre métaphorique ambigu : possession unique d’un
individu économiquement ou moralement démuni, il offre néanmoins
un lieu de repli au marginal social ou politique ; symbole de
l’isolement historique des Caraïbes coloniales, il signifie métonymi-
quement l’île fertile et pleine de richesses latentes qui attendent d’être
mises en valeur grâce à l’action humaine ; lieu des fantasmes compen-
satoires il renferme aussi les manifestations d’une pathologie psycho-
sociale. S’y rencontrent la démesure, la drive, la déraison, le déraci-
nement : les nombreuses formes d’errance amenées par la promesse
jamais accomplie du temps et de l’histoire.
4. Errance et exil
Chez moi ? Chez l’Autre ? Être hybride, l’Afrique et l’Europe se demandent, per-
plexes, quel bout de moi leur appartient. Je suis l’enfant présenté au sabre du roi
Salomon pour le juste partage. Exilée en permanence, je passe mes nuits à souder
les rails qui mènent à l’identité. L’écriture est la cire chaude que je coule entre les
sillons creusés par les bâtisseurs de cloisons des deux bords, Je suis cette chéloïde
qui pousse là où les hommes, en traçant leurs frontières, ont blessé la terre de
Dieu. (VA, 294-295)
Contours du temps, figures du monde 185
85
Présence africaine, 1996, reçoit le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire 1997.
86
Cf. l’ouvrage de Lydie Moudileno, Parades postcoloniales. La fabrication des
identités dans le roman congolais, Karthala, 2006.
87
Présence africaine, 1998.
186 Des littératures-mondes en français
les rêves parisiens que Massala Massala se met à tisser sous l’impul-
sion de l’exemple éclatant du « sapeur » Charles Moki, véritable héros
du roman. Celui-ci ayant effectué un brillant retour au pays, il aiguise
le désir de partir du jeune homme. La seconde partie du roman raconte
les mésaventures parisiennes du narrateur, qui, se retrouvant en prison
après une descente ahurissante dans les bas-fonds de la métropole
postcoloniale, peuplée par des immigrés poursuivant un rêve que le
pays d’accueil et ses forces de l’ordre ne partagent point, mesure à
l’aune de son échec la grandeur de sa folie mimétique. « J’irai au
pays. Je serai la risée du quartier. Mais je serai chez moi. J’y serai,
l’oreille indifférente à la foule qui me montrera du doigt. Les gens
diront ce qu’ils voudront. Ils me houspilleront, me fronderont. [...] Je
n’ai plus peur de ces procureurs. Ils ne prennent pas le temps de tout
comprendre. Ils ne savent pas que notre monde à nous est un autre
monde » (BBR, 215).
Son désenchantement ne peut néanmoins contrecarrer l’attraction
du prestigieux exemple ni les effets profonds de son pouvoir symbo-
lique sur le sens identitaire et moral de ceux sur qui il s’exerce : « Je
ne peux écarter l’éventualité de ce retour en France. Je crois que je
repartirai. Je ne peux demeurer avec un fiasco dans la conscience.
C’est une affaire d’honneur. Oui, je repartirai pour la France » (BBR,
221-22). À la différence de L’Impasse, la conclusion de Bleu-Blanc-
Rouge n’apporte pas d’issue, fût-elle satirique, au dilemme du narra-
teur, sinon un déplacement de cadre de référence. Commencée en
prison, la narration de Massala Massala se place d’entrée de jeu sous
le signe du trouble de la perception, le personnage, privé de points de
repère forts, étant rendu incapable de séparer la réalité objective de la
projection subjective : « Il m’est impossible de séparer le songe de la
réalité. Des ombres défilent devant moi. Des visages. Des lieux. Des
voix. Je ne parviens pas à associer cet univers fantasmagorique à une
situation précise. Pour moi, tout cela demeure confus » (BBR, 25). Le
travail de mémoire, introduit par une paraphrase projective de la for-
mule perecquienne « Je me souviens » devenue dans le texte de Ma-
banckou « Je me souviendrai », aura pour but de dissiper le flou et
l’indistinction en reconstruisant le passé dans l’ordre chronologique et
logique des faits :
C’est ici et maintenant que je dois égrener cet effort de mémoire. Écarter cette
nuit qui me brouille la vue. Gratter la terre, trouver les indices, les dépoussiérer et
les mettre de côté afin de remettre les choses à leur place (BBR, 38).
Contours du temps, figures du monde 187
Tout se suit dans la lenteur du souvenir. Le passé n’est pas seulement une
ombre usée qui marche après nous. Il peut nous dépasser, nous précéder, bifur-
quer, prendre un autre chemin et s’égarer quelque part. C’est à nous de le retrou-
ver, de le prendre sur nos épaules et de le remettre sur ses jambes (BBR, 125).
Il faut que je fasse le même effort de mémoire. Comme je l’ai fait jusqu’à pré-
sent. [...] Je vais me souvenir. [...] Il faut que je me souvienne (BBR, 194-95).
88
Parades postcoloniales. La fabrication des identités dans le roman congolais,
Karthala, 2006.
89
Justin-Daniel Gandoulou, Dandies à Bacongo : le culte de l’élégance dans la socié-
té congolaise contemporaine, L’Harmattan, 1989, p. 18.
188 Des littératures-mondes en français
90
Ibidem, p. 35. Voir aussi l’anayse que propose Dominic Thomas dans son ouvrage
Black France : Colonialism, Immigration, and Transnationalism, Bloomington, In-
diana University Press, 2007.
Contours du temps, figures du monde 189
Je cherche mon territoire sur une page blanche ; un carnet, ça tient dans un sac de
voyage. Alors, partout où je pose mes valises, je suis chez moi. Aucun filet ne
saura empêcher les algues de l’Atlantique de voguer et de tirer leur saveur des
eaux qu’elles traversent. Racler, balayer les fonds marins, tremper dans l’encre de
seiche, écrire la vie sur les crêtes des vagues. Laissez souffler le vent qui chante
mon peuple marin, l’Océan ne berce que ceux qu’il appelle, j’ignore l’amarrage.
Le départ est le seul horizon offert à ceux qui cherchent les mille écrins où le des-
tin cache les solutions de ses milles erreurs.
Dans le rugissement des pagaies, quand la mamie-maman murmure, j’entends
la mer déclamer son ode aux enfants tombés du bastingage. Partir, vivre libre et
mourir, comme une algue de l’Atlantique. (VA, 296)
93
Flammarion, 2006.
Contours du temps, figures du monde 191
94
Dans le dyptique Un an et Je m’en vais de Jean Échenoz, les deux intrigues sont
reliées autant par les personnages de Félix Ferrer, Victoire et Delahaye / Baumgartner
que par la géographie de la fuite et de l’errance. Victoire dans la première et Baum-
gartner dans la seconde empruntent des trajets similaires se recoupant à certains points
précis, elle, pour fuir les conséquences d’un crime qu’elle croit avoir commis, lui, en
attendant de pouvoir recueillir les bénéfices d’une série de crimes bien réels. De Paris
au Sud-Ouest de la France et jusqu’à la frontière espagnole, ces deux trajectoires
fictionnelles étalent l’envers et l’endroit d’une géographie commune.
192 Des littératures-mondes en français
95
Jean-Claude Lebrun, « L’image du roman comme moteur de la fiction »,
L’Humanité, 11 octobre 1996.
96
Pierre Lepape, « Jean Echenoz, pour raconter cette époque », Le Monde, 24 mars
1990.
97
Ibidem.
Contours du temps, figures du monde 193
Par prudence, donc par principe, rare était le recours à l’appropriation, strictement
réservé aux biens dont on a besoin neufs, ceux qu’on ne peut pas remplacer par
leur double usage – somme toute assez peu de choses quand on y pense, moins
qu’on croirait. Les ingrédients alimentaires de base, les lames de rasoir, les bou-
gies, à l’occasion le savon. Pour tout le reste on pouvait s’arranger dans le récupé-
ré. Même les chaussures dont le monde se débarrasse souvent à moitié neuves,
98
Ibidem.
99
Synonyme de « nouvelle école de Minuit » dans l’article de Jérôme Lindon qui y
range des écrivains aussi différents que Jean-Philippe Toussaint, Eric Chevillard,
Marie Redonnet, Jean Echenoz, François Bon, Daniel Oster et Patrick Deville.
100
Bruno Blanckeman, Les Récits indécidables, op.cit.
194 Des littératures-mondes en français
voire neuves de temps en temps, quoique ce ne soit pas forcément la bonne poin-
ture ; même les piles à peine vierges dans les télécommandes jetées. (UA, 91)
l’autre »101. Mais il nous semble que cette lecture qui rend pourtant
justice tant au projet formel qu’à l’enjeu éthique du roman, méconnaît
l’importance de la thématique mémorielle. Sans cela, cette fiction
risque de rester un hapax dans l’œuvre de Jean Echenoz, étrange hy-
bride d’une forme post-avant-gardiste pour ainsi dire, distante mais
consciente de la tradition expérimentale dont elle est l’héritière, et
d’un contenu engagé. Il est par ailleurs difficile de suivre la logique de
l’argumentation qui oscille entre, d’une part, l’idée d’un formalisme
mis en échec par le sujet traité, et de l’autre, celle d’un choix délibéré
à valeur politique auquel l’écrivain aurait sacrifié ses prouesses tech-
niques : « pour la première fois peut-être dans un de ses livres, la réa-
lité fictionalisée est trop lourde pour se volatiliser en jeu littéraire.
D’où l’ancrage dans l’actualité politique que représentent les arrêtés
anti-mendicité »102.
Au lieu d’envisager l’écriture d’Un an comme une alternative con-
flictuelle qui opposerait la tentation d’une littérature réflexive, prison-
nière bien malgré elle d’un jeu spéculaire103, et celle d’une écriture en
phase avec les graves problèmes du monde contemporain, il nous
semble que la lecture critique devrait se pencher sur la nouvelle cohé-
rence que cette fiction instaure par le biais d’une thématisation parti-
culière, discrète, toute en nuances. Cette perspective prend en considé-
ration les aspects du texte qui complémentent la thématique de
l’absence : la connaissance des faits racontés, la crédibilité du narra-
teur et des personnages autres que Victoire et la capacité mentale de
l’héroïne. En effet, si ce récit qui parle de la mort, de la fuite, de
l’errance, de la déchéance sociale, est dépourvu de tout discours sur
les problèmes sociaux, il nous place néanmoins devant une interroga-
tion constante quant aux modalités de construire la réalité psychique et
sociale.
La connaissance des faits, qu’elle soit gérée par le narrateur ou fil-
trée par la conscience de Victoire, est très irrégulière, hésitant entre la
profusion des détails, d’un côté, et la retenue à fournir des informa-
tions importantes, de l’autre. Les relations entre les personnages sont à
peine expliquées ; l’essentiel de la vie de Victoire jusqu’à son départ
inopiné semble s’être déroulé au Central à Paris dans un cercle d’amis
101
Rainer Rochlitz, L’Art au banc d’essai, Gallimard, 1998, p. 325.
102
Ibidem, p. 340.
103
C’est d’ailleurs l’hypothèse de travail de Bruno Blanckeman qui distingue dans la
fiction echenozienne un romanesque de conformité d’un romanesque alternatif.
196 Des littératures-mondes en français
Victoire le regarda comme si c’était quelqu’un, non sans méfiance, prête à se dé-
fendre comme elle se tenait souvent avec les hommes quand même rien ne pou-
vait la menacer, mais suggérant ainsi qu’on le pût lorsqu’on ne pensait rien de tel.
Sans doute ce regard avait-il joué son rôle dans la brièveté des emplois occupés
jusqu’ici par Victoire, dans le non-renouvellement de ses contrats à durée déter-
minée. (UA, 20)
Et voici qu’au bout d’une semaine, avant d’aller se coucher, Albizzia : 320 ;
Mimizan (280 x 11 j.) : 3080 ; Vélo : 940 ; Sac : 230 ; Formule 1 (165 x 7 j.) :
1155 ; Nourriture (50 x 19 j.) : 950 ; Divers (hygiène, aspirine, cigarettes, rus-
tine) : 370 ; Total : 7045 ; Reste : 3014 francs donc il était temps d’agir [...]
Les jours suivants, sa vie quotidienne prit un tour qu’elle n’avait jamais con-
nu. (UA, 55)
Préférant croire que les choses s’arrangeraient, Victoire se mit en quête d’un hôtel
correct où passer le temps de voir venir. Ensuite elle aviserait. Au pire elle finirait
toujours par décrocher quelque emploi de vendeuse et de caissière, trouver
quelque amant moins indélicat que Gérard, faire même en dernière extrémité la
pute à l’occasion, nous verrions. Nous n’étions pas pressée. Nous n’envisagerions
ce point vraiment qu’en toute dernière extrémité. En attendant, nous prîmes une
chambre à l’hôtel Albizzia. (UA, 46)
107
Rainer Rochlitz en dénombre cinq, tandis que Bruno Blanckeman se contente de
conclure « Au lecteur de choisir, en toute désinvolture », op. cit., p. 46.
108
Publié chez le même éditeur en 2008.
200 Des littératures-mondes en français
L’Autre est une frontière mystérieuse, on ne plonge pas dans sa vie comme dans
une piscine. Immenses, les digues entre les humains. Le crieur public n’annonce
plus personne à l’entrée des salons, mais le rapprochement reste une prise de la
Bastille. [...] Entre clavier et souris, on frappe à la porte des relations inassouvies.
On se perd en circonlocutions, avant de convenir d’un rendez-vous. (INV, 71)
Les prochains exterminés n’auront pas de chaîne aux pieds ou d’étoile jaune à la
poitrine, ils auront un dentier suspendu au cou. Le refus de vieillir, ce n’est pas
seulement l’obstination de garder un corps jeune, c’est parfois une mentalité
inepte à la maturation. Qui veut des récoltes mûres accepte de passage des sai-
sons. [...] Inassouvi, le besoin de croquer, durant toute une vie, les fruits d’une
même saison. (INV, 48-49)
Happés par le passé, les narrateurs de perdaient dans leurs propos, glissaient d’un
sujet à l’autre, sans aucune transition. Tout se déroulait comme sur une autoroute,
les signalisations en moins. On freinait ou accélérait brutalement, quand on ne
s’engageait pas, sans prévenir, dans la première brèche ouverte par un orateur
moins vaillant. Ces vieux rescapés aimaient, ou, plutôt, avaient pris l’habitude de
cette évocation, mais chaque fois, il s’opérait dans leur tête une sorte d’ébou-
lement de terrain, impossible à endiguer. (INV, 94)
Le besoin d’« écrire le drame » pour « fixer les peurs » est aiguil-
lonné mais Betty ne souhaite pas « une écriture d’indignation » car
« le monde se fiche pas mal de ce que fut consigné dans l’intention de
prévenir ses convulsions ». Elle coulera les récits de ces derniers té-
moins de l’histoire de même que ses propres souvenirs de leurs ren-
contres dans une écriture attentive sans emphase, retenue sans froi-
deur : « Elle écrirait donc, comme on constate, comme on dresse un
procès verbal, sauf qu’il lui était impossible d’atteindre la froide indif-
férence d’une expertise » (INV, 95).
Le discours du roman dépasse parfois l’observation sociale et la
critique des mœurs contemporaines pour se placer de plain-pied sur le
terrain du commentaire politique. Lors des conversations avec Félici-
té, celle-ci met en garde l’écrivaine en puissance contre le prestige de
la belle langue : « Le français est une langue bien élégante, ma petite,
mais on ferait mieux, parfois, de se méfier de sa trop belle parure »
(INV, 42-43). Sans lui répondre, Betty songe pourtant à sa propre ex-
périence du français, langue qui dissimule, sous les appâts du style,
des valeurs politiques et des codes sociaux aussi insaisissables
qu’intransigeants :
le français est une lame étincelante et, comme toute lame, c’est là où elle se fait
fine qu’elle tranche. Dans cette langue, je vous en prie peut signifier entrez ou
foutez le camp. Finalement, seule l’intention fait le tribun, si l’on parvient à dé-
masquer l’arlequin derrière son costume de mots. Félicité avait raison, se dit Bet-
ty, cette langue sait maquiller la vérité, c’est comme un quartier résidentiel du
Tiers-Monde, la mise en exergue du clinquant cache toujours l’insondable misère
des bidonvilles tapis à l’ombre des buildings. (INV, 43)
Contours du temps, figures du monde 203
Devait-elle pendre cet ami par les pieds ? L’étouffer avant qu’il n’ait
l’outrecuidance de répéter le mot maudit ? Lui enfoncer des aiguilles de couturière
à toutes les extrémités du corps, afin de lui faire éprouver la douleur d’être cir-
conscrit ? Elle se dit qu’une camisole de force ferait mieux l’affaire et éviterait la
saignée. Mais, parce que le mal fait à autrui ne soulage aucune peine, elle épargna
l’ami et entreprit de lui raconter sa frontière :
La frontière, pire que le mur de Jéricho, c’est une bande de glaise gluante, où
ton humanité humiliée trébuche, s’affaisse, s’enfonce, terrassée par le regard de
l’Autre. Cet Autre, juge péremptoire, qui ne saurait dire pour qui et pour quoi il
est devenu une partie de la grille.
Qui est-il ? Qui suis-je ou, plutôt, que suis-je, devant un homme, vigile au
seuil de son pays ? [...] Un signe de tête = avance et donne les papiers. Puis, si-
lence. Je le regardais ! Il scrutait les papiers. Au purgatoire, il détenait toutes les
Contours du temps, figures du monde 205
clefs. Si ce n’était pas le Paradis, l’Enfer serait à proximité. L’attente, ces minutes
d’un silence étouffant, cette sérénité qui s’effrite, cette suée incongrue due au
stress, cette peur enfantine qui, tout doucement mais inexorablement, s’empare de
vous et transforme le sourire en rictus, est-ce donc cela, la frontière ? À moins que
ce ne soit ces paupières baissées, cette bouche hermétique avare de dialogue, ces
sourcils qui régulièrement dessinaient l’accent circonflexe de geôle ou ces doigts
désinvoltes qui maltraitaient le passeport. Le temps est un mur, il est là pour bor-
ner tous les voyages. On attend. On ne peut qu’attendre. On a peu de courage, de-
vant la maison d’autrui. On est humble, on se retient, on se fait violence, c’est in-
supportable110. (INV, 184-185)
110
Azouz Begag, Abdelatif Chaouite, Écarts d’identité, Seuil, 1990 « Lexique des
idées arrêtées sur les gens qui bougent... (dans le désordre) » : « Europe : quand tu
passes les frontières, va directement dans la file ‘European passports only’. La porte
t’est ouverte quand tu as un passeport européen. Si le douanier te regarde avec un air
suspicieux, montre-lui ton passeport ‘communauté européenne’ en souriant. Norma-
lement, tout doit bien se passer. Si tu as encore un passeport maghrébin alors que tu es
né en France, va dans la file Foreigners. Ça veut dire étrangers. Tu vas être encore
considéré comme un voleur. Alors, rentre chez toi, va vite à la préfecture et demande
un dossier de réintégration dans la nationalité française. Ça prend plus d’un an. Après
t’es tranquille. Tu peux même aller au Maghreb sans problème. Et même en Suisse, si
tu veux », p. 12.
IV
Il me semble qu’un écrivain (du moins en Occident depuis quelques siècles) est
d’abord contemporain d’un état du monde qui l’écrase, d’un état des lettres au
service de ce monde, toutes choses qu’il reprouve pour de nobles raisons objec-
tives ou de plus pauvres raisons relevant de son histoire personnelle; mais il est
aussi contemporain d’un état de langue dont il fait une arme, et grâce à quoi il
transforme son refus, le fait changer de signe dans le plus haut assentiment de son
œuvre3.
1
« La recherche du moyen de faire cesser les choses, taire sa voix, est ce qui permet
au discours de se poursuivre ». Samuel Beckett, L’Innommable, Minuit, 1953, p. 25.
2
Ibidem, p. 170.
3
Pierre Michon, « D’abord, contemporain », Le Roi vient quand il veut, Albin Michel,
2007, p. 17.
208 Des littératures-mondes en français
L’écrivain – soutient Régine Robin – est celui qui sans le savoir la plupart du
temps fait par son travail d’écriture le deuil de l’origine, c’est-à-dire le deuil de la
langue maternelle ou plus exactement de la croyance qu’il y a de la langue mater-
nelle. L’écrivain est toujours confronté à du pluriel, des voix, des langues, des ni-
veaux, des registres de langue, de l’hétérogénéité, de l’écart, du décentrement
alors même qu’il n’écrit que dans ce qui, sur le plan sociologique, se donne
comme une langue4.
4
Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop, la langue en moins,
Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p. 13.
Au-delà des mots 209
5
Jean Lahougue, « Une stratégie des contraintes », Écritures contemporaines 2,
op.cit., p. 221.
6
Entretien avec Jean-Claude Lebrun, « L’image du roman comme moteur de la fic-
tion », op. cit.
210 Des littératures-mondes en français
7
Françoise Thom, La Langue de bois, Julliard, 1987.
Au-delà des mots 211
Qu’il ne saurait être question pour moi de raconter autre chose que ce que je vis à
ce moment-là, en écrivant ce livre // justement, quelle expérience de conscience
d’ordonner le monde à sa guise durablement en le nommant. Nous en détenons
tous les composants, les matières premières, les éléments, précipités dans les mots
qui les désignent et de la sorte manipulable facilement. Il revient à l’écrivain de
varier les combinaisons. S’il ne le fait pas, qui s’en chargera ? (DH, 75)
Bientôt il ne restera plus rien de ma gomme : elle meurt comme elle a vécu. Peu à
peu s’efface. La gomme se sacrifie pour nous laver de nos péchés, elle les prend
sur elle, elle expie nos fautes, notre âme noire se dépose comme une suie sur son
tendre petit corps blanc mutilé // atrocement : on serait même bien en peine de
crucifier cette malheureuse qui n’a plus ni bras ni jambes ou de lui enfoncer une
couronne d’épines sur la tête, il y a longtemps que celle-ci n’est plus sur ses
épaules (et comme celles-là se sont voûtées sous le poids de mes erreurs !). (DH,
66-67)
Au-delà des mots 213
Mais qui est cet écrivain qui, au lieu de composer son œuvre, se perd en bavar-
dages extravagants et incongrus ? Il semblerait que sa vie, pourtant peu ordinaire
comme son souvenir d’enfance porte à penser, eût pris un mauvais tournant dès
l’apparition du fâcheux qui fait l’objet de son roman : « Je vivais sans contraintes
excessives, je me trouvais bien de la vie, pour l’usage que j’en avais, ça allait. Ma
femme me plaisait beaucoup. Mon petit commerce périclitait un peu, c’est vrai,
les ventes n’étaient pas fameuses. L’insuccès de mes livres confine au phénomène
de société. Mais enfin je dormais en paix. Et voici ce hérisson naïf et globuleux //
qui fait irruption. » (DH, 12)
souvent trop lâches pour finir le travail – j’irai au bout). Dans cette
entreprise, ma gomme sera plus utile que ma mémoire » (DH, 54),
proclame l’écrivain. De cet ambitieux projet qui force les limites phy-
siques de l’écriture tout en promettant de parachever une forme idéale
du genre autobiographique où la vie et sa transcription formeraient
une harmonie parfaite, le hérisson est le négateur paradoxal, le censeur
à l’envers. Il entrave la correction après-coup, la rature pudique, la
palinodie du récit intime, autrement dit il empêche la mise au propre
de l’écriture, sa mise au diapason des convenances sociales. Le héris-
son agirait-il par souci pour une vérité originelle contenue dans le
premier jet de l’écriture, diluée dans le chantier des brouillons et des
rectifications ? Serait-il le défenseur d’une poétique de l’aveu ex-
trême, du cœur et du corps mis au risque des accuses d’indécence et
d’exhibitionnisme ? Ou encore serait-il, à l’instar de son écrivain, un
psychanalyste croyant aux vertus littéraires de la Nachträglichkeit
freudienne qui désigne la réorganisation et la réinterprétation psy-
chique des événements traumatiques dans un contexte tardif, ultérieur
à leur avènement ? Quoi qu’il en soit, privé de sa Mnémosyne caout-
choutée, l’écrivain serait forcé de livrer « les plus sordides et mes-
quins détails d’une existence lamentable » ; il regrette déjà ses excès
stylistiques en s’écriant « ces adjectifs déjà me trahissent // par excès,
irrattrapables, irrécupérables » (DH, 54). Refusant de consentir à une
écriture indélébile, le narrateur se retrouve dans une situation dilem-
matique, rendue encore plus difficile par sa décision de « renoncer en
pleine gloire à la littérature » en immolant ses livres et manuscrits
précédents, pour se consacrer à l’œuvre de sa vie. Pourtant, l’écrivain
n’avait-il pas manifesté d’entrée de jeu son intention de se livrer de la
façon « la plus confidentielle » et « déchirante » : « Pour une fois que
j’envisageais d’écrire de façon plus confidentielle, d’évoquer des sou-
venirs personnels, et par exemple cette période de liberté sexuelle
effrénée qui s’ouvrit en 1968 et prit fin justement le jour où
j’atteignais moi-même l’âge de la puberté en me frottant les mains,
voici qu’un hérisson naïf et globuleux vient parasiter ma confession //
autobiographique déchirante » (DH, 14). Car ce n’est pas tant la vérité
autobiographique que veut à tout prix défendre cet écrivain préoccupé
davantage par le « comment » que par le « pourquoi » de son œuvre
future :
comment mener à bien ce récit, partant de mes origines le poursuivre jusqu’à au-
jourd’hui, tant que ce hérisson naïf et globuleux dormira sur ma page. Je vais me
Au-delà des mots 215
dépêcher d’en inscrire le titre ici, ce sera fait, Vacuum extractor, du nom que la
ventouse obstréticale à quoi je dois la vie, puisque je suis né ainsi, arraché au vide
par le vide puis lâché dans le vide au moyen de cette cupule métallique appliquée
sur mon crâne // précautionneusement par Simone Robin, trente-huit ans, sage-
femme. (DH, 43)
Regardez là-bas, à côté de la jeune femme si belle dont les cheveux au sommet de
la tête frisent en couette. Ses yeux noirs, profonds, sont deux mazagrans, servez-
vous-en : dès lors vous ne voyez plus qu’elle, évidemment... Suivez mon doigt, je
le pointe sur moi. Cet homme, là, lui, qui dans un éclair de génie efface les mots
qu’il a écrits ? cet homme en gris qui vous fait signe ? Toujours pas ? Bon, le type
qui agite un hérisson naïf et globuleux à bout de bras, c’est lui // c’est moi. Voilà.
(H, 15-16)
8
Saint-Augustin, Œuvres complètes, éd. Lucien Jerphagnon, tome I, Confessions,
Bibliothèque de la Pléiade, 1998, p. 985.
9
Michel Leiris, Biffures, Gallimard, 1948, p. 285.
218 Des littératures-mondes en français
tifs taillés en tablettes fixées par quatre clous d’or aux façades des
maisons où je suis mort-né, avec ces mots gravés : L’HOMME AU
HÉRISSON NAIF ET GLOBULEUX A SÉJOURNÉ DANS CETTE
MAISON DE TELLE DATE À TELLE DATE, ON S’EN FLATTE »
(DH, 17).
D’être « mort-né », le narrateur n’en jouit pas moins d’un passé
riche en sentiments et aventures : il revient à plusieurs reprises sur son
jeune amour pour Militrissa Raskopf, une étudiante pâle, nourrie au
sang maternel, les veines pleines de lait, évoque au passage « le hi-
deux visage de Hilde » et s’avoue comme « tout le monde », épris de
« Susan aux cheveux si blonds et aux yeux si bleus » (DH, 62). Ces
passages d’une éducation sentimentale excentrique mettent en valeur
deux procédés caractéristiques de cette écriture : le glissement littéra-
liste et la contamination métaphorique. Le premier apparaît dans le
portrait de Susan, blonde aux yeux bleus, dont la beauté idéale est
picturalement recomposée « les jours de grand vents, dans le tourbil-
lon, elle aurait dû devenir verts, consécutivement au mélange des cou-
leurs ». La réalité phénoménale ne s’élévant pas à la hauteur de la
perfection abstraite, le narrateur s’en montre fort déçu et prend son
parti pour celle-ci : « Ce qui marche sur le papier a toujours constitué
pour moi la seule réalité. L’écrivain marche sur le papier » (DH, 63).
Le second procédé marque une grande période dans laquelle le narra-
teur s’épanche sur son voyage en Guadeloupe avec une mystérieuse
Méline. Ce souvenir ajoute à son autoportrait une touche exploratrice
et exotique :
« a été ressentie surtout dans la région de Nice. Mais l’onde de choc a été percep-
tible dans tout le Sud-Est de la France, jusqu’aux Bouches-du-Rhône, en passant
par le Var, plus spécialement dans le secteur de Draguignan. A Saint-Raphaël,
Saint-Tropez et Sainte-Maxime, la secousse a été également ressentie, mais aussi,
dans une moindre mesure, à Hyères et dans quelques quartiers de Toulon [...] A
Cannes, elle a été perçue plus particulièrement du côté de la Boca, de Ranguin et
du Cannet. De nombreux témoignages ont été recueillis // aussi à Tende, à Sospel,
à Menton, à Vence, à Bézaudun » (DH, 136-137, italiques dans le texte).
l’homme qui a touché Dieu, la créature WK-13 venue de Galthar sur une onde, le
roi nu ? Car je pense qu’il est temps pour moi d’apparaître // dans un livre en per-
sonne, d’arracher mon masque (squame, son reflet dans l’œil implacable du der-
matologue), de braquer enfin le projecteur sur ce vieillissant espoir de nos Lettres
pour mieux le cuisiner, de me livrer sans défense à moi-même sans pitié afin d’en
découdre avec ce baron de la finance, ce pauvre mythomane sans le sou, cet indi-
vidu fuyant, si peu sociable qu’il ne m’a jamais regardé dans la glace, découdre
avec soin l’Arlequin habillé sur mesure par son hérisson naïf et globuleux [...] Le
spectacle attirera du monde. (DH, 134-135)
10
Vestiaire de l’enfance, Gallimard, 1989.
Au-delà des mots 221
je l’appelais encore du nom qui était le sien à l’époque de la royauté, et j’ai dit
haut et fort « je m’en fous », j’ai pas besoin de tout ça pour enseigner, je ferai
avec les moyens du bord, je m’en fous des stylos, je m’en fous des craies, je m’en
fous des règles et je m’en fous aussi de la carte de notre pays parce que ce pays
c’est de la merde, c’est des frontières qu’on a héritées quand les Blancs se parta-
geaient leur gâteau colonial à Berlin ensuite sa propre histoire (VC, 158).
« j’ai alors commencé à leur parler du Congo, et il m’ont demandé de quel Congo
j’étais natif, le père a demandé si c’était le Congo belge, et la mère a demandé si
c’était le Congo français, et j’ai dit qu’il n’y avait plus de Congo belge de nos
jours, et j’ai dit qu’il n’y avait plus de Congo belge de nos jours, et j’ai dit qu’il
n’y avait plus de Congo français de nos jours, et j’ai expliqué que j’étais natif de
la République du Congo, c’est à-à-dire le plus petit des deux Congo, et le père
s’est écrié ‘bien sûr qu’il est du tout petit Congo, notre belle et précieuse ancienne
222 Des littératures-mondes en français
11
Patrick Modiano, La Place de l’Étoile, Gallimard, 1968, p. 68.
12
Ibidem, p. 86.
13
Ralph Ludwig propose une analyse linguistique qui aboutit à une classification
synthétique régie par des critères situationnels, psycholinguistiques et historiques et
sociologiques, en langues d’intégration et langues d’agrégation. Cf. « L’oralité des
langues créoles – ‘agrégation’ et ‘intégration’ », in éd. Ralph Ludwig, Les Créoles
français entre l’écrit et l’oral, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1996, p. 13-39.
224 Des littératures-mondes en français
14
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, op. cit.,
p. 28.
15
Ibidem, p. 50.
16
Ibidem, p. 69.
Au-delà des mots 225
17
À la question sur ses projets d’écriture en d’autres langues que le français, le ro-
mancier répond : « Ce sera peut-être en anglais. Je ne sais pas écrire les quatre langues
congolaises que je parle à peu près correctement (lingala, munukutuba, laari, bembé).
Je comprends par ailleurs très bien le vili, le téké, le dondo, le kamba et le yombé.
Pourquoi ne pourrai-je pas écrire dans ces langues ? La raison est simple : je les ai
apprises de manière orale et je ne vais pas pousser l’hérésie jusqu’à appliquer à ces
langues les règles du français ! Ce serait sacrilège ! » « Rencontre : Alain Mabanckou
nous parle de lui ». Propos recueillis par Richard Songo et Mère Évé de Paris, Congo-
page, 15 août 2005, http ://www.congopage.com/article.php3?id_article=2709
226 Des littératures-mondes en français
que les mots in the rye que je lis » (VC, 185). Après s’être présenté, en
disant « ’je suis un nouveau ici, je m’appelle Holden’ » (VC, 186), il
réclame à cor et à cri sa place dans le cahier de Verre Cassé :
« c’est pas juste que tu ne parles pas de moi, j’ai des choses intéressantes dans ma
saloperie de vie, et je te dis que je suis le plus important de tous les gars d’ici
parce que j’ai fait l’Amérique », et je lui dis « ne te fatigue pas mon gars, tu
n’attraperas pas mon cœur à ce jeu-là, j’ai déjà entendu quelqu’un me dire ici
qu’il était le plus important parce qu’il avait fait la France » (VC, 187, citation
dans le texte).
La vie de Sonore ne lui paraissant pas très noble, notre scribe lui avait sédimenté
autour de chaque demande un récit de vie misérable copié dans un roman de Vic-
tor Hugo. [...] Et pour finir il avait émaillé ces misères délicates de citations choi-
sies : Car Roland est pieux et Olivier est sage (auteur inconnu), Le chagrin monte
en croupe et galope vers lui (Boileau), La douleur qui se tait n’est est que plus fu-
neste (Racine), Mon cœur lassé tout de même de l’espérance, n’ira plus de ses
vœux importuner le sort (Lamartine), La voix du temps est triste au cœur aban-
donné (De Vigny), Oh n’insultez jamais une femme qui tombe (Victor Hugo), Ô
douleur, Ô douleur, le temps mange ma vie (Baudelaire)... (T, 26-27)
« toi ce ver est en toi, ça se voit quand on discute littérature, tu as soudain l’œil
qui brille et les regrets qui remontent à la surface de tes pensées [...] je me dis que
peut-être si tu t’es mis à boire c’était pour suivre l’exemple de cet écrivain dont le
nom m’échappe, et quand je te vois aujourd’hui, je me dis que tu as quand-même
une gueule pour ça, en plus tu te moques de la vie parce que tu estimes que tu
peux en inventer plusieurs et que toi-même n’es qu’un personnage dans le grand
livre de cette existence de merde » (VC, 159, citation dans le texte).
Il ne peut passer à l’acte, qu’il appelle plusieurs fois par litote grif-
fonnage, qu’en abjurant la profession et la posture d’écrivain. Aussi
entend-il laisser l’écriture à ceux qui :
chantent la joie de vivre, à ceux qui luttent, rêvent sans cesse à l’extension du do-
maine de la lutte, à ceux qui fabriquent des cérémonies pour danser la polka, à
ceux qui peuvent étonner les dieux, à ceux qui pataugent dans la disgrâce, à ceux
qui vont avec assurance vers l’âge d’homme, à ceux qui intentent un rêve utile, à
ceux qui chantent le pays sans ombre, à ceux qui vivent en transit dans un coin de
la terre, à ceux qui regardent le monde à travers une lucarne, à ceux qui, comme
mon défunt père, écoutent du jazz en buvant du vin de palme, à ceux qui savent
décrire un été africain, à ceux qui relatent des noces barbares [...] à ceux qui rap-
pellent que trop de soleil tue l’amour, à ceux qui prophétisent le sanglot de
l’homme blanc, l’Afrique fantôme, l’innocence de l’enfant noir [...] tant pis pour
les agités du bocal, les poètes du dimanche après-midi [...] pour les nostalgiques
tirailleurs sénégalais qui tirent à hue et à dia la fibre du militantisme, et ces gars
ne veulent pas qu’un Nègre parle des bouleaux, de la pierre, de la poussière, de
l’hiver, de la neige, de la rose ou simplement de la beauté pour la beauté, tant pis
pour ces épigones intégristes qui poussent comme des champignons, et ils sont
nombreux, ceux-là qui embouteillent les autoroutes des lettres, ceux-là qui profa-
nent la pureté des univers, et ce sont ceux-là qui polluent la vraie littérature de nos
jours (VC, 162-163).
grève des battù » (VC, 133). Manifestant les symptômes d’une manie
de la persécution dont semblent souffrir presque tous les clients du
Crédit a voyagé, le narrateur décrit l’intervention de sa belle-famille
en des termes qui rappellent les récits de guerre et la satyre de la cor-
ruption politique d’un Amadou Kourouma ou d’un Mongo Beti : « et
alors, un jour de grand soleil, ma belle-famille a débarqué à la maison,
elle a tenu un petit conseil de guerre ethnique, et j’étais l’objet de leur
discussion byzantine, moi Verre Casé, ils ont parlé de moi en long et
en large, ils ont pris un décret me concernant, ils m’ont condamné par
contumace parce que je ne m’étais pas présenté devant leur tribunal ».
Impossible, donc, à l’accusé innocent d’échapper aux « griffes de ces
intolérants, de ces pourfendeurs des droits de l’homme ». Après son
limogeage, il ne lui reste plus qu’un seul élève qui refuse d’ouïr « le
bruit et la fureur dehors » et décide de suivre « son chemin d’école »
pour ne pas regretter plus tard « l’antan d’enfance » (VC, 144). Sa
conduite inqualifiable devant les élèves et collègues lui attirera les
foudres de l’administration qui lui adresse une « si longue lettre ».
Cela pousse Verre Cassé au comble du désespoir : conséquemment le
texte augmente d’un cran son degré de réflexivité. Auprès des œuvres
d’Aminata Sow Fall, de William Faulkner, de Patrick Chamoiseau et
de Mariama Bâ, le narrateur range les titres de Mabanckou lui-même
pour décrire son chagrin partagé uniquement avec, dit-il, « mon arbre
sous lequel je pissais en lui racontant ma légende de l’errance, et
l’arbre pleurait en m’écoutant parce que, quoi qu’on dise, les arbres
aussi versent des larmes » (VC, 156). La litanie continue avec des
références à Raphaël Confiant : « entre cet arbre et moi s’établissaient
de longs causers comme dirait un Nègre à son amiral à qui il apporte
de l’eau de café » (VC, 157) ; Hervé Guibert : « j’allais écrire une
lettre à l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, que j’allais réclamer pour
mon mal un protocole compassionnel » (VC, 157) ; Dino Buzzatti :
« ma vie sexuelle, c’est un peu le désert des Tartares » (VC, 158).
Mais, si la poétique du livre forme le soubassement de cette écriture
contemporaine, la précision cède la place au hasard que le coup de dés
narratif revendique vivement, de pair avec le droit de caviarder les
textes célèbres. Les romans regorgent de remarques ironiques, de réfé-
rences qui sont autant de clins d’œil au lecteur ; au milieu de la topo-
graphie fictionnelle, si proche et pourtant si éloignée de la vraie topo-
graphie de Brazzaville se sent perdu dans le labyrinthe citationnel. Par
son contenu composite et trivial, cette fiction crée une impression de
Au-delà des mots 233
19
Le concept définit, dans une situation d’énonciation, les statuts d’énonciateur et de
coénonciateur, ainsi que l’espace et le temps de l’énonciation. Cf. Dominique Main-
gueneau, Nouvelles Tendances en analyse du discours, Hachette, 1987.
234 Des littératures-mondes en français
heurs, malgré son cocufiage et les atrocités qu’elle lui aurait fait endu-
rer pendant son séjour carcéral :
mes romans de San-Antonio auxquels je tenais beaucoup plus que ces bouquins
que les gens coupés de la vie nous ont imposés comme unité de mesure intellec-
tuelle, [...] ces voleurs ont tout pillé, ils ont même emporté le dernier roman que je
lisais alors, Journal du voleur, et je suis sûr qu’ils croyaient qu’il y avait dedans
des trucs pour apprendre à bien voler sans se faire attraper par la police (VC, 155).
21
Josias Semujanga, Dynamique des genres dans le roman africain. Éléments de
poétique transculturelle, L’Harmattan, 1999, p. 138-139.
22
« Désormais tout se passe comme si, pour être vrai, un roman devait dépasser les
limites du vraisemblable qui réduit et schématise le réel, le nommable et l’Histoire.
Comme si, pour dire vrai, il fallait mentir, et que, pour raconter l’histoire innomable
dans sa réalité quotidienne ou romanesque, il fallait parler d’autre chose que de
l’imaginable », ibidem, p. 138-139.
Au-delà des mots 239
2. L’emprise du texte
C’est l’autre côté de cette limite que j’ai tenté d’explorer en créant les conditions
que, là où cette réalité qui n’a pas de précédent dans la représentation écrite, ne la
26
Georges Bataille, « Le Bleu du ciel », Avant-propos, in Œuvres complètes, tome III,
Gallimard, 1971, p. 381.
27
Jacques Derrida, Schibboleth pour Paul Celan, Galilée, 1986, p. 88.
28
Theodor W. Adorno, « La Situation du narrateur dans le roman contemporain », in
Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller, Flammarion, 1984, p. 38.
29
Ibidem, p. 42-43.
30
François Bon, Exercice de la littérature. Formes neuves de récit pour une réalité
transformée, Berlin, Weidler Buchverlag, 2001, p. 13.
242 Des littératures-mondes en français
produit pas d’elle-même, nous puissions confronter cette frontière avant de la lit-
térature, là où, de Froissart à Céline, de Bossuet à Artaud, elle a toujours fait sa
matière même de cet élargissement à son temps de la représentation inédite, aux
représentations qui en surgissent, donc sans la médiation des formes établies de la
littérature31.
La fiction doit se présenter comme son contraire pour produire son propre espace
de jeu. [...] Il se trouve que l’objet à décrire c’est le monde au présent. La photo-
graphie le révèle. La phrase doit procéder à un simulacre pareil. On travaille dans
les représentations non constituées comme telles. Constituer le réel comme repré-
sentation suppose de disloquer aussi la syntaxe issue des représentations préexis-
tantes. Mais qu’on y parvienne, et la démarche s’annule : on reconnaît votre art du
documentaire ou du témoignage, une honnêteté de porte-parole. Et qu’on y par-
vienne insuffisamment, tout s’écroule dans la mauvaise poétique, on a fait du beau
et du chanté sur ce qui ne demandait pas de chant, ou bien tout s’use dans les cir-
convolutions insuffisantes de l’empire figé des proses mortes. Pas de choix pour-
tant que marcher à cette frontière (Pa, 61).
31
Ibidem.
32
Cyrille François, « Des littératures de l’immigration à l’écriture de la banlieue :
Pratiques textuelles et enseignement », op. cit., p. 150.
33
La formule appartient à Dominique Viart qui explique la distinction : « en ce sens
que l’écrivain s’immerge dans le monde et ne le regarde pas en surplomb tout armé
des discours qui voudraient idéalement l’organiser », François Bon. Étude de l’œuvre,
Bordas, « Écrivains au présent », 2008, p. 11.
Au-delà des mots 243
34
François Bon, Exercice de la littérature, op. cit., p. 10.
35
« Rabelais lancera d’incroyables cheminements du verbe, pour établir sur l’inconnu
du corps des propositions de langage prise à l’activité de l’homme transformant le
monde », ibidem, p. 11.
36
« Le monde des images à passivement consommer, les écrans récupérant jusqu’à
l’inondation un monde traditionnel de récit que la littérature a laissé pour compte
(Faulkner initiant à des marchandises plus radicales), et la massive disproportion de
savanteries où sous prétexte de sciences humaines tout s’écrit dans une moulinette
barbare, ont rongé dans la piste anciennement dévolue au dire littéraire ». (Pa, 60)
244 Des littératures-mondes en français
terne de même que sur son traitement textuel que se concentrera mon
analyse. Unité syntaxique, la phrase constitue aussi une unité de lec-
ture et, en tant que telle, elle se distingue du concept pragmatique
d’énoncé qui désigne la réalisation de la phrase dans une situation
donnée. Pour l’approche sémantique, la phrase est l’élément constitu-
tif du texte, tandis que pour la pragmatique, l’énoncé représente
l’unité minimale du discours, lui-même attribuable à une seule ou à
plusieurs instances énonciatives ; elle « transforme le discontinu géné-
ralisant du signe en continu spécifiant du discours »40. L’étude des
modalités d’énoncé et celle des modalités d’énonciation désignent, la
première, le jugement logique ou appréciatif que le sujet de l’énoncé
porte sur la proposition de base, la seconde, les relations entre énon-
ciateurs exprimées par les fonctions syntaxiques comme l’assertion ou
l’interrogation. Chaque style se caractérise par une signature phras-
tique qui suppose une mise à l’épreuve des limites concrètes (expan-
sion ou concentration) ou abstraites (diverses formes d’agramma-
ticalité) de la structure langagière. Parce qu’il mobilise et combine les
facultés visuelles, auditives et sémantiques du langage, le mouvement
de la phrase met en scène la « dramaturgie du sens » :
il faut très fortement établir une distinction entre différence et altérité dans le ‘trai-
tement’ de l’autre et son inscription dans sa propre écriture. La différence se pense
en unité discrètes. Elle est localisable, assignable, repérable. Elle peut être décrite,
Publié par le même auteur en 1997 aux éditions Verdier, Prison est
une tentative de libération de la langue en six parties correspondant
aux six hommes du Centre de jeunes détenus de Bordeaux où le narra-
teur organise des ateliers d’écriture, une expérience qui renforce
l’authenticité documentaire du récit. On entend les témoignages de
Jean-Claude Brulin, Christian, Tignass, Sefia, Ciao et de nombreux
anonymes – post-mortem, pour le premier, en présence pour les autres.
Leurs récits de vie livrés de vive voix ou par écrit sont incorporés au
récit-cadre de manière fragmentaire, syncopée, nerveuse. La stratégie
citationnelle repose sur les conventions typographiques et la teneur de
la parole d’emprunt. D’une part, des citations signalées par guillemets
alternent avec les insertions brèves, en italiques, au corps du texte ;
d’autre part, les passages étendus qui font entendre la voix de l’autre,
avec son rythme et son souffle, mais dont la langue a été convention-
nellement corrigée, contrastent avec les courts extraits qui exhibent les
idiosyncrasies des informateurs, leur faute où « la faute de langue est
faute dans le système normé de l’ordre grammatical ». Dans ce dernier
cas, l’on peut véritablement parler d’une écoute « dans les mots [de]
ce qui empêche la langue de se socialiser », à savoir l’ordre au nom
duquel la parole est interdite y compris par les sujets à l’égard d’eux-
mêmes43. Car si le but déclaré du livre est de dépasser le manichéisme
moi/eux « non pas pour un besoin effectif de ce partage mais pour le
malaise où il nous met, parce que cette route où on fuit, on la porte en
nous aussi et c’est depuis ce malaise nôtre que nous définissons la
frontière et qu’eux, qui se retrouvent derrière, nous en imposent en
retour violence » (Pr, 68), son actualisation relève tout autant d’une
42
Régine Robin, Le Deuil de l’origine, op. cit., p. 46-47.
43
Dominique Viart, François Bon. Étude de l’œuvre, op. cit., p. 97.
Au-delà des mots 247
Les noms qu’on enregistre peu à peu sur une page réservée du carnet noir sans se
préoccuper de l’ordre des villes, parce qu’ici les noms semblent moins abîmés
qu’au bord des routes, qui prônent désormais surtout les entrepôts de choses à bas
prix par enseignes vulgaires et panneaux de publicité sans cesse renouvelés pour
de mêmes pacotilles. Les noms qu’on voit du train sont des noms stables, peints
une fois pour toutes : on a relevé Pouchard Tubes Pantin Les sanitaires briairds
Vidal et Champredonde Fimag encadrements Hardy-Tortuaux (avant Méaux) Mé-
camarc Malbate Cercle vert Melitta Ageca produits adhésifs Westphalia Separator
(Château Thierry) Legras Industrie Technomat (Épernay) Boban silos Samivat
machines agricoles Sarreguemines Bâtiment Royal Canin Ober bois et placages
Transports du Pathois (Vitry-le-François) Smurfit Fermolor Tuiles Huguenot
Meuse Métal Perin frères (Révigny) Varney Industrie Troc 55 Stein-Heurtey Sirei
et Medi Est plus Bergère de France (Bar-le-Duc) Gédimat Collot Compagnie de
44
« Rares sont les noms qui viennent jusqu’au train, le pays n’a pas de nom, il n’est
plus rien qu’images et affiche partout comme le territoire pourtant total de ce que
l’homme entreprend sur la terre à chaque mètre carré qu’il la transforme, c’est la carte
seulement qui restitue litanie de noms invisibles. On a tellement ralenti qu’à reprise de
vitesse on colle à la rivière, courbe à droite, courbe à gauche, on a remonté vers le
nord-est quand la ligne droite aurait passé à Montmirail à trente kilomètres de là au
sud, après Fossoy on passe lentement quelle gare minuscule dans sa plaine on est à
Mézy avant Courtemont puis Dormans, Mareuil-le-Port, Port-à-Binson, Troissy-
Bourquigny, Courthiézy, Passy, Barzy, Crézancy, Œuilly, La Chaussée et Mardeuil :
pour chaque nom des minutes de champs vides et de forêts en broussaille ou combien
de kilomètres près de la rivière brune ». (Pr, 22-23)
Au-delà des mots 249
Phrase qu’on a si souvent entendue dans de pareilles conditions qu’on laisse faire
sans répondre, commençant simplement à prendre en note ce qu’il continue de
dire, s’appliquant, soi-même maintenant, à simplement rendre évident qu’on note
exactement et au mot à mot ce qu’il veut bien dire, ponctuations et silences com-
pris, et donc que maintenant il ne s’agit pas d’une conversation dont on ferait
trace, mais d’un monde créé comme on ferait d’une caméra survolant le monde si-
lencieux et terrible de ce qui est. (Pr, 76)
« Et pitié maintenant, pitié de ce malheureux maintenant que ploie sur nous si ter-
rible erreur, pitié quand on n’est plus derrière ses propres mains qu’un déchet, on
a rompu à son devoir et plus rien pour renouer, pitié. Affublé de tel surnom pour-
quoi ça vous poursuit où que vous alliez, ce surnom qu’on m’a donné cité Lumi-
neuse (la cité de Bacalan récemment détruite à la boule beaucoup y avaient passé
ou grandi) et là je n’étais plus cité Lumineuse mais rue des Douves dans la maison
vide c’est là qu’on dormait, j’avais rejoint ceux qui y vivaient, dans la maison
vide c’est là qu’on dormait [...] mais j’ai parlé de l’île de Ré, que j’irais dans l’île
de Ré, pitié quand on ne peut plus faire que ce n’ait pas eu lieu, cela qui s’abat et
qui traverse plus large que nous-mêmes... » (Pr, 13).
C’était, non pas celui qui était, écrivant, la prolongation silencieuse de ce que je
recevais, les phrases dans ma tête le temps même qu’il m’en dicte d’autres, celles
que je leur remettais la semaine suivant, dactylographiée et mises en page mais
sans rien de changé, rectifié ou modifié, mais là, maintenant, le dernier texte qu’il
m’ait laissé, cette fois où tout fier il semblait avoir déjà échappé au sort commun
(il serait libéré le vendredi suivant). (Pr, 78)
passé dont il retrouve les traces sur les mêmes lieux. La première par-
tie, « Pour un motif futile », qui se concentre sur la figure d’un ancien
détenu, Jean-Claude Brulin, « planté » dans un squat peu après sa
sortie de prison. Deux phrases qui décrivent l’ensevelissement des
corps et des vies secrètes derrière les murs des rues et des maisons,
manifestent le lien entre le retour sur les lieux du passé et la mise à
jour d’une histoire enfouie :
Et, quand quelqu’un passe, le pas sonne longtemps dans la rue droite, ailleurs la
ville est blanche sous le ciel bleu et j’avais froid, le jour a oublié les fureurs de la
nuit et les maisons fermées ne disent rien de leur histoire au-dedans. [...]
Cette image je l’avais gardée en tête (presque vingt-cinq ans plutôt, alors
élève à l’école d’ingénieur en mécanique), l’image précise de cette cour revenait
brutalement à cause d’empilements de cercueils blancs, là debout, dans cette cour
où ils venaient d’être livrés. (Pr, 10)
Brulin, Jean-Claude Brulin, ici où on survit par un surnom, lui n’en affichait pas,
quelle mémoire pour un nom qui s’en va, j’aurai mémoire de Brulin et ce sera la
stèle faite autour de ce qu’on ne saura pas, personne, ni même celui qui en face
tint la lame et aujourd’hui l’a remplacé derrière les pages blanches où s’écrire,
parce que ce qu’il voulait dire il ne le savait pas lui non plus mais quémandait de
trop près, lui-même avec qui il aurait fallu se pencher combien de semaines en-
core derrière ses lunettes cassées sur sa page remplie à l’encre bleue mais à vingt-
quatre ans il n’est pas temps de se retourner sur les erreurs faites [...] (Pr, 29)
45
Ananda Devi, Ève de ses décombres, Gallimard, 2006.
46
La fin en miroir « Je suis Sad, comme mon nom. J’entre dans sa dérive. Personne
d’autre que moi ne peut suivre le nuage qui porte son nom » (ED, 148).
256 Des littératures-mondes en français
Tes mots, dit-elle, empruntés à d’autres, t’aideront à embobiner les gens. C’est
sûr, tu t’en sortiras.
Cela m’énerve de l’entendre dire çà.
Si je les utilise, dis-je, ce sont les miens. Je les réquisitionne. Les mots
n’appartiennent à personne. (ED, 107)
droite » représentent, aux yeux des acteurs comme des témoins, une
banalité quotidienne : « l’écriture de la vie dans ces endroits écor-
chés ». Il s’en faudra de la disparition de Savita, sa seule amie, pour
lui fait délaisser sa froide armure et la mettre sur la voie d’une re-
cherche obsessionnelle de la vérité et de la justice.
Savita, salvatrice et sacrifiée, dont la disparition tragique déchire le
texte en son milieu, est le témoin des douleurs secrètes et des iniquités
de ceux qui l’entourent. Son discours empreint d’une sagesse résignée
et raisonneuse s’adresse souvent à Ève qu’elle secourt et accompagne
à travers ses tribulations. Compagnes de souffrance, camarades de
classes et voisines, les deux jeunes filles sont unies par une relation
sororale, partageant un bonheur singulier et secret qui irradie à
l’extérieur mais s’interdit à tout contact étranger. La séparation brutale
de cette existence fusionnelle renverse le rapport entre les deux
femmes : Savita, interdite de parole par son assassin, passe la relève à
son amie, la survivante vengeresse. Dès lors, Ève emprunte l’acuité du
regard et la franchise verbale de la disparue en essayant d’imaginer la
scène de l’autopsie et l’éclaboussure rouge du corps ainsi ouvert :
« Allongée, nue, sur une paillasse de la salle de biologie, j’essaie de
m’imaginer à la place de Savita, étalée sous le regard des policiers et
des médecins, attendant de livrer ses secrets » (ED, 93).
Un « tourbillon de colère » (ED, 49) traverse le roman en réunis-
sant ses jeunes personnages autour d’un même sentiment. Pour Clélio,
le quatrième récitant, la rage est le moteur de l’existence; être en
guerre, se battre contre tous sont des expressions qui ponctuent son
discours avec la force d’une promesse d’avenir. Le jeune « à la colère
facile » (ED, 81), comme l’appelle Sad, qui prédit « Un jour je tuerai
quelqu’un » (ED, 24), sera désormais condamné à tenir le rôle du
Coupable (ED, 105) par les autorités trop pressées de clore les en-
quêtes sur le quartier Troumaron. La mort de Savita n’y fera pas ex-
ception, et Clélio qui, malgré son jeune âge, comprend mieux que
quiconque la logique des ressorts sociaux, le sait bien et ne s’en dit
pas scandalisé. Son désir de violence – contre les parents apathiques,
contre son frère Carlo, parti en France avec pour seul profit des appels
téléphoniques remplis de promesses illusoires, contre l’amitié mona-
dique d’Ève et de Savita – et son besoin de contact humain se concré-
tisent dans le besoin d’appartenir à une bande où se vider de soi au
profit d’une vie collective, unanime permet d’échapper à l’enfer quo-
Au-delà des mots 259
Je peux être la voix du vent qui souffle sans violence et l’île qui dort sans
chercher à comprendre.
Si je peux être tout cela, je peux aussi être elle, Ève. Je sais où elle est, ce
qu’elle fait. Je l’ai toujours su.
Et je suis cet homme piètre qui a détruit notre paix, qui a été le catalyseur de
l’explosion, par lâcheté et par désir.
Et je suis les pères et les mères asphyxiés par la bouche de l’échec.
Et je suis les garçons à la soif rageuse qui croient gagner leur liberté en se-
mant le désordre.
Et je suis, comme lui, qui me parle sans cesse dans mes rêves, un voleur de
feu.
Mais maintenant, je suis moi : redevenu simple et double et multiple à la fois.
Je suis Sad. Rien d’autre ne compte. (ED, 150-151)
3. Le défaut de langue
47
Cf. George Dickie, « Définir l’art », in Esthétique et poétique, textes réunis et éta-
blis par Gérard Genette, Seuil, 1922, p. 9-32.
48
Carmen Boustani, Effets du féminin : variations narratives francophones, Karthala,
2003, p. 49-62.
262 Des littératures-mondes en français
49
Poétiques du divers, éd. Catherine Détrie, op. cit., P. 60.
50
Interview de Patrick Chamoiseau avec Delphine Perret, op. cit., p. 166. Sur l’Éloge
de la créolité, Régine Robin voit juste lorsque, s’éloignant des polémiques circulaires,
elle rapproche la créolité des phénomènes d’hybridation transfrontalière, qui indiquent
à leur tour de nouveaux horizons identitaires : « Créolité babélienne, création
d’idiomes mixtes, nouvelles hybridités comme à la frontière américano-mexicaine qui
présentent peut-être le visage postmoderne des sociétés de demain ». Régine Robin,
Le Deuil de l’origine, op. cit., p. 37.
51
Stock, 1995.
Au-delà des mots 263
Quand Éliette la fouillait trop, Séraphine se perdait dans l’évocation de cette nuit
de tourment. La malheureuse semblait avoir tellement à en dire, les souvenirs ar-
rivants par flots-bouillons, qu’Éliette gardait toujours le sentiment d’un manque
en suspens, comme si, sans parvenir à le percer jamais, toutes ses questions tour-
naient en vain dans la périphérie de l’œil du Cyclone. Même en forçant sa pensée,
Éliette seule ne ramenait rien des décombres de sa mémoire. Elle n’avait conser-
vé, traces troubles à demi effacées, que l’effroi terrifique, le vague sentiment de
mort imminente, la réminiscence de sa mâchoire raidie de douleur, la parole per-
due, et ses doigts tordus dans la brûlure de son bas-ventre. (EM, 94)
52
Dans l’ordre de parution : Le Serpent à Plumes, 1993 ; Mercure de France, 2008 ;
Stock, 1996.
264 Des littératures-mondes en français
53
Ibidem, p. 223.
Au-delà des mots 265
54
Gérard Dessons, « La phrase comme phrasé », op. cit., p. 47.
266 Des littératures-mondes en français
Tous les jours, pensait Rosette, la honte et les blessures remontaient des profon-
deurs du temps d’antan pour salir l’aujourd’hui, ses mirages, ses promesses de fa-
buleux demains. Non, rien n’avait changé depuis qu’on avait transbordé les pre-
miers Nègres d’Afrique dans ce pays qui ne savait qu’enfanter des cyclones, cette
terre violente où tant de malédiction pesait sur les hommes et femmes de toutes
nations. Rien n’avait changé... Le sabre, la corde, les chaînes... Jah ! Et les mêmes
démons au-dessus du troupeau soufflant la convoitise, la scélératesse, le crime,
l’inceste... (EM, 177)
55
Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 267.
56
Voir par exemple l’ouvrage d’Emilia Ippolito Caribbean Women Writers : Identity
and Gendre, Rochester, N.Y, Camden House, 2000 ainsi que l’article consacré de
Chantal Kalisa, « Space, Violence, and Knowledge in Gisèle Pineau’s L’espérance-
macadam », in Discursive Geographies. Writing Space and Place in French/Géo-
graphies discursives : l’écriture de l’espace et du lieu en français, éd. par Jeanne
Garane, Amsterdam, Rodopi, 2005, p. 103-117.
57
Michel Beniamino, op. cit., p. 137.
Au-delà des mots 267
Mais le cas des littératures écrites en situation créolophone est en outre particuliè-
rement intéressant dans la mesure où les langues en présence sont génétiquement
apparentées. La conscience linguistique de l’écrivain doit donc ‘gérer’ la frontière
entre le créole et le français. En effet, si l’on peut admettre qu’en théorie
l’ensemble du lexique du créole réunionnais puisse être intégré au français et que
le créole soit simplement cité dans le texte comme la langue que parlent les per-
sonnages, en discours, le créole présente une sorte de résistance, ce qui pourrait
bien être le « noyau dur » du créole résistant à toute entreprise de vernacularisa-
tion. En tout état de cause il n’y a pas, pour un auteur, de possibilité d’un transfert
aveugle et sans limites entre deux variétés de langues même et surtout lorsque
celles-ci sont apparentées. Là encore, la place des langues dans le travail de
l’écrivain paraît tout à fait essentielle58.
58
Ibidem, p. 137-138.
59
Patrick Chamoiseau, Notes bibiliographiques caraïbes, n° 48, février 1988 cité par
Delphine Perret, op. cit., p. 146.
60
Ibidem.
61
« Cette parole fondatrice du Conteur créole (où tant de souffrances gisent) s’est
bâtie dans le rire total : humour chaud, humour froid, ironie, moquerie, sarcasmes,
impertinences, absurdités, cynisme égrillard... ». Patrick Chamoiseau, « L’angoisse du
rire Confiant », postface à Raphaël Confiant, La Baignoire de Josephine, op. cit.
268 Des littératures-mondes en français
62
Interview de Delphine Perret avec Jean Bernabé qu’elle cite dans La Créolité, op.
cit., p. 20.
63
Patrick Chamoiseau, Notes bibiliographiques caraïbes, op. cit.
64
Interview de Delphine Perret avec Raphaël Confiant, op. cit., p. 174.
Au-delà des mots 269
Sister Beloved leur enseigna l’histoire d’Hailé Sélassié Ier, deux cent vingt-
cinquième descendant du Roi Salomon et de la Reine de Saba, Ras Tafari, Négus,
Rois des Rois, Seigneurs des Seigneurs, Lion conquérant de la Tribu de Judah,
Élu de Dieu, Empereur d’Éthiopie, libérateur du peuple noir... (EM, 133)
For now is the time that black people should look into
themselves and see that their backs are against the wall
That is what the man Marcus Garvey ah prophesise, you know. (EM, 141)
J’ai rêvé une fois que notre savoir, à nous les Négresses, se transformait en lait, en
bon lait mousseux, en bon lait tout bleu à force d’être blanc, et nous le donnions à
téter à tous. [...] Tout comme jadis on nous enchaînait pour que nous donnions nos
mamelles pleines de vie à tous les petits Blancs pour protéger les blanches ma-
melles de leurs blanches mères, nous donnions à tous le lait de notre savoir. (LE,
33)
d’apaiser, excite encore davantage : « Je m’en allais par les rues pro-
mener ma rage de Négresse, sur les quais de Nantes, de Bordeaux et
de la Rochelle. J’arrêtais les passants, des ivrognes le plus souvent,
pour leur demander s’ils savaient combien de sang, combien d’escla-
ves, combien de lait de Négresse il avait fallu pour construire une
seule vieille Europe » (LE, 131). Avec son pays d’accueil elle ne res-
sent aucune autre affinité que la langue, qu’elle qualifie de simple
instrument de communication permettant de mener à bien son projet
d’étude sur les routes maritimes de la traite négrière : « Je choisis la
France, un pays avec lequel je ne ressentais aucun lien particulier sauf
que l’Histoire avait voulu que je m’instruise dans sa langue ». Le ro-
man de Marie-Célie Agnant ne manifeste nulle effusion discursive à
l’égard de ce sujet si chargé historiquement et littérairement qu’il est
devenu un topos de l’écriture contemporaine; la France et sa langue ne
suscitent ni amour ni haine, mais plutôt un mutisme inexpliqué, re-
prise discursive de du prétexte diégétique de la fiction, le refus catégo-
rique qu’Emma oppose au français de son docteur. Le personnage
ponctue parfois sa narration de mots étrangers lorsqu’elle imagine
Billie Holiday, strange fruit, promenant son malheur sur les trottoirs
de la blanche Amérique chantant ou qu’elle fredonne une vieille chan-
son : « Kilima changu kidogo, ma petite colline » (22). Le Livre
d’Emma ne fait pas cependant ce que son héroïne et auteure imagi-
naire exigent : d’abord, Emma déroge à sa propre règle, s’exprimant
parfois en français durant les rencontres avec Flore ; ensuite, Flore
elle-même traduit le contenu du récit d’Emma en français, faisant
ainsi du livre que nous tenons entre nos mains une prétérition de son
sujet.
Le récit final d’Emma réussit là où son écriture prise dans le car-
can des conventions scientifiques avait échoué. Elle ressuscite le passé
avec une intensité envoûtante qui suspend le passage du temps et ef-
face les frontières identitaires : « Le temps avait reculé depuis long-
temps, je n’existais plus. Emma non plus. Dans la case aux murs
peints de couleur verte, évoluaient maintenant Kilima, Cécile, Béa »
(LE, 164). Cette puissance d’évocation apparaît comme un trait singu-
lier, paradoxal à l’intérieur du récit-cadre de Flore. Elle entre, d’une
part, en opposition avec l’histoire d’Emma et son dénouement tra-
gique, car le personnage ne peut finalement échapper à la malédiction
de son lignage : à l’instar de son ancêtre, Kilima, elle subira les injus-
tices du système phallocentrique occidental (jadis, la plantation, à
278 Des littératures-mondes en français
Ces paroles sont les dernières que j’ai recueillies de la bouche d’Emma.
Elles ont fait en moi leur route, pour ne jamais me quitter. Je les sens, comme
des choses vivantes qui gonflent, éclatent en mille petites douleurs, s’agglutinent
au creux de l’estomac. (LE¸176)
4. Limites du nom
Parmi les récits composés par la bande, il y avait l’histoire d’un amnésique qui
avait organisé son assassinat, payé un tueur à gages. Une chute causa la mort de
son tueur juste dans l’escalier de sa victime, qui d’ailleurs se préparait à passer
une soirée tranquille, n’ayant aucun souvenir du contrat passé avec son sicaire.
Comme la chute n’avait eu d’autre témoin que lui-même, l’amnésique eut l’idée
de faire entrer l’autre sous son nom et de se faire passer pour celui qui venait de
70
Marcel Proust, À la recherche dy temps perdu, Gallimard, Quarto, « Du côté de
chez Swann », p.168.
71
Ibidem, p. 169.
Au-delà des mots 281
mourir. Commença alors pour lui une vie où il ne souffrait plus de se chercher et
de tâtonner dans le long tunnel d’une mémoire anéantie, mais se reconstruisait en
enquêtant sur le passé de l’autre. Jusqu’au jour où il apprit comment l’autre avait
accepté de tuer un quidam, lequel désirait mettre fin à une vie devenue infernale
après un accident qui l’avait privé de sa mémoire. Il se lança alors sur les traces de
ce quidam, sans savoir qu’il courait après sa propre ombre. Les recherches lui
permirent de retrouver des pans entiers de son passé. Mais les plus étonnant pour
lui était de découvrir des similitudes entre la vie du quidam (c’est-à-dire lui, bien
qu’il l’ignore encore) et celle du tueur à gages (dont il avait pris l’identité). (Pe,
117)
Elles n’étaient pas parvenues entre les mains de ceux qui en auraient retiré un
moment de bonheur, et elles allaient être détruites. En les lisant, il pensa aussi à
tous ces messages non envoyés qui auraient adouci, peut-être bouleversé la vie de
quelques-uns – lettres oubliés dans un livre parce que le démon de l’à quoi bon ?
l’avait emporté sur la tentation d’aimer, message commencés avec l’intention de
répondre avec flamme à une déclaration timide et devenus au bout du compte un
billet poli et froid, presque une fin de non-recevoir. Tous ces signaux perdus dans
l’espace étaient comme des scintillements dans la nuit. (Pe, 33-34)
72
Jean-Yves Pouilloux, « ‘Trouver une phrase’ », op. cit., p. 226.
73
Didier Anzieu, « Les traces du corps dans l'écriture : une étude psychanalytique du
style narratif », Psychanalyse et langage. Du corps à la parole, Dunod, Bordas, 1977,
p. 180.
74
Linda Lê, Lettre morte, Christian Bourgois, 1999, p. 11 et 18.
Au-delà des mots 283
Sans doute, avait-il fabriqué pour lui-même ces carnets, fabriqué pour lui-même
ces carnets, fabriqué pour lui-même cette histoire d’amour éclose à Prague, puis il
s’en était débarrassé pour que ce livre circule et tombe entre d’autres mains, Cette
Vie des fossoyeurs à laquelle il disait travailler n’était peut-être qu’un titre lancé
au hasard, comme un rappel de ces carnets qui auraient pu s’appeler La Gardienne
des gisants. Mais voilà, il semblerait que Tima lui ait échappé, qu’elle ait volé de
ses propres ailes. Et Ebua, auteur dépité, cherchait à rattraper son papillon avec un
filet que Personne était censé tricoté à sa place. (Pe, 89-90)
75
Zizek !, film documentaire en anglais réalisé en 2005 par Astra Taylor.
Au-delà des mots 287
1
Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La fabrique édi-
tions, 2000, p. 64-65.
2
Cf. la réflexion que propose Éric Méchoulan, Pour une histoire esthétique de la
littérature, op. cit., chapitre III « Temps de la dette et temporalité de la production »,
p. 65-85 et Notice 2 « Sur l’héritage », p. 87-97.
290 Des littératures-mondes en français
surcroît, être immergé dans le temps, relève aussi d’une logique des
vases communicants qui permet au contemporain de se réclamer d’une
tradition « ingérée » pour asseoir son identité littéraire et sa diction
fictive : Préhistoire d’Éric Chevillard, Verre Cassé d’Alain Mabanck-
ou, Ève de ses décombres d’Ananda Devi font apparaître cette straté-
gie récupérative. Dans le cas des ces écrivains, comme dans celui de
Nina Bouraoui, de Pierre Michon et de Linda Lê, la revendication
d’un héritage est non seulement subversive mais encore polémique,
participant du rejet des figures de l’autorité que l’héritage véhicule et
d’un refus des institutions et de leurs valeurs fondatrices.
Une troisième construction transfrontalière explorée par les écri-
tures contemporaines est celle de la singularité autonome des formes
discursives et des significations figuratives érigée au rang d’une pro-
priété inaliénable et inattaquable de la littérature. La croyance à une
différence essentielle, ontologique entre les œuvres et le monde qui les
engendre accroît son énigmaticité, ce que Rita Felski appelle dans un
essai consacré aux usages de la littérature son caractère « ultramon-
dain » (other-worldly). Il entérine cependant l’idée d’une coupure
fondamentale entre l’activité littéraire et les autres pratiques sociales.
Jacques Rancière a dégagé les formes du brouillage moderne entre le
paradigme moderniste et le modernitarisme entendu comme temps
voué à l’accomplissement sensible d’une humanité latente de l’homme
« s’appuyant sur cette contradiction constitutive du régime esthétique
des arts qui fait de l’art une forme autonome de la vie et pose ainsi en
même temps l’autonomie de l’art et son identification à un moment
dans un processus d’auto-formation de la vie »3. La demande réitérée
par les défenseurs de l’autonomie de la littérature de lire les œuvres
sous l’espèce artistique dégagées de toute considération pratique (psy-
chologique, sociale, politique, morale...) aboutit pourtant à des consé-
quences paradoxales, ou des effets pervers, à savoir à une conception
de la littérature en tant qu’entité surnuméraire ou secondaire, sans
rapport direct au monde. « Le modèle téléologique de la modernité est
devenu intenable, en même temps que ses partages entre les ‘propres’
des différentes arts, ou la séparation d’un domaine pur de l’art »4. Car
3
Le Partage du sensible. Esthétique et politique, op. cit., p. 37. « La révolution esthé-
tique redistribue le jeu [du partage réalité/fiction, succession/causalité m. n.] en ren-
dant solidaires deux choses : le brouillage des frontières entre la raison des faits et
celle des fictions et le mode nouveau de rationalité de la science historique », p. 56.
4
Ibidem, p. 42.
Conclusion 291
9
Ibidem.
10
Ibidem, p. 24-25.
11
« L’idée de modernité est une notion équivoque qui voudrait trancher dans la confi-
guration complexe du régime esthétique des arts, retenir les formes de rupture, les
gestes iconoclastes, etc., en les séparant du contexte qui les autorise : la reproduction
généralisée, l’interprétation, l’histoire, le musée, le patrimoine... Elle voudrait qu’il y
ait un sens unique alors que la temporalité propre du régime esthétique des arts est
celle d’une co-présence de temporalités hétérogènes », ibidem, p. 37.
Conclusion 293
Le réel doit être fictionné pour être pensé. [...] Il ne s’agit pas de dire que tout est
fiction. Il s’agit de constater que la fiction de l’âge esthétique a défini des modèles
de connexion entre présentation de faits et formes d’intelligibilité qui brouillent la
frontière entre raison des faits et raison de la fiction [...]. Écrire l’histoire et écrire
des histoires relèvent d’un même régime de vérité14.
15
Ibidem, p. 64.
16
Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures,
Flammarion, « Champs », 2001, p. 14.
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Algérie 25, 33, 34, 102, 104, 196
105, 106, 108 Begag, Azouz 24, 30, 205, 297
allobiographie 99 Bergounioux, Pierre 19, 65,
Antilles 30, 40, 49, 67, 71, 81, 85, 87, 112, 115, 120,
100, 127, 163, 177, 181, 304 121, 124, 136, 139, 157, 158,
antillanité 15, 49, 130 159, 161, 162, 165, 166, 169,
antillais 31, 38, 48, 49, 50, 51, 171, 173, 175, 179, 290, 293,
53, 65, 100, 102, 127, 155, 295, 297, 298
156, 159, 176, 179, 261, 266, Beyala, Calixthe 26, 33, 41,
267, 268, 275, 293, 298 183, 227
Discours antillais 71, 133, Biyaoula, Daniel 42, 112, 185,
155, 156, 161, 164, 266, 300 187, 203, 295
Appiah, Kwame Anthony 40, biographie 57, 79, 97, 120,
41, 61, 296 129, 131, 132, 144, 163, 228,
assimilation 13, 23, 34, 35, 40, 271, 287
41, 45, 52, 118, 127, 133, biographique 19, 22, 32, 33,
134, 135, 176, 246 55, 59, 60, 77, 81,103, 104,
autobiographie 33, 82, 88, 98, 111-113, 120, 121, 127, 128,
116, 121, 131, 158, 215, 302 131-133, 145, 149, 150, 157,
autobiographique 17, 33, 81, 158, 183, 192, 229, 239, 241
82, 103, 104, 112, 121, 122, Bon, François 120, 144, 157,
124, 158, 210, 212, 213, 215, 193, 220, 241-246, 294, 295,
214, 216, 219, 261, 282, 301 297
autorité 79, 80, 85, 88, 91, 92, Boris Diop, Boubacar 13, 69,
93, 94, 97, 108, 167, 205, 79, 82, 85, 87-89, 97, 137,
226, 235, 237, 239, 258, 259, 289, 291, 295
273, 275, 290, 291
308 Des littératures-mondes en français
Bouraoui, Nina 33, 78, 83, 98, contemporanéité 21, 77, 135,
102-104, 106-108, 110, 290, 139, 148
291, 295 conteur 89, 126, 129, 161, 163,
Blanckeman, Bruno 19, 27, 59, 174, 216, 235, 264, 267, 280
81, 119, 142, 147, 149, 193, cosmopolitisme 17, 183
195, 199, 297 créolité 11, 25, 49-51, 127,
canon (littéraire) 39, 40, 43, 130, 132, 160, 176, 177, 223,
63, 102, 144, 151, 152, 162, 262, 268, 299, 303
208, 227, 301 créolisation 15, 138
Casanova, Pascale 22-24, 52, décolonisation 13, 27, 41, 72
298 Derrida, Jacques 80, 115, 241,
Céline, Louis-Ferdinand 221, 256, 298
222, 227, 228, 242 Devi, Ananda 11, 12, 84, 241,
Césaire, Aimé 42, 71, 130, 255, 261, 290, 294, 295
176, 177, 224, 227, 228 diégèse 83, 91, 144, 155, 210
Chevillard, Éric 82, 84, 138, Diome, Fatou 32, 63, 64, 139,
139, 143-145, 150-155, 193, 182, 183, 185, 188-190, 199,
209, 201, 219, 220, 226, 290, 205, 293, 295
292, 293, 295, 297, 303 documentaire 87, 96, 112, 119,
Chamoiseau, Patrick 25, 31, 136, 137, 162, 163, 166, 176,
49, 50, 53, 69, 83, 89, 127- 223, 239, 242, 246, 248, 249,
130, 132-134, 136, 139, 155, 286
156, 158, 159-164, 170, 172, Echenoz, Jean 69, 138, 139,
173, 176, 177, 223, 224, 227, 144, 145, 190-193, 195, 197-
232, 262, 266-268, 270, 289, 199, 205, 209, 293, 295, 297,
292, 293, 295, 297, 298 303
Cixous, Hélène 105-109, 292, Éloge de la créolité 15, 49, 50,
295 132, 156, 224, 262, 297
classique 20, 28, 43, 50, 62-64, engagement 18, 37, 38, 60, 69,
69, 131, 136, 151, 157, 192, 79, 89, 137, 157, 193, 238,
227, 234, 237, 239, 270 241, 260
colonisation 14, 18, 38, 71, 93, épique 53, 54, 96, 121, 124,
101 133
Confiant, Raphaël 49-51, 127, Ernaux, Annie 78, 82, 83, 85,
132, 156, 177, 224, 227, 232, 98, 110-112, 114-116, 119,
262, 267, 268, 270, 297, 298 292, 295
esclave 161, 177, 181, 260,
Condé, Maryse 11, 12, 15, 30, 276
99, 101, 127, 160, 289, 295
Index 309
esclavage 49, 93, 265, 270, hybride 32, 42, 50, 52, 127,
274 172, 182, 184, 188, 189, 195,
ethnographique 53, 82, 119, 217, 222, 251, 261, 285, 297
194, 205, 249 hybridité 17, 37, 188, 189, 262
ethos 24, 80, 133 Kom, Ambroise 39, 61, 259,
Étienne, Gérard 45, 47, 48, 51, 301
53, 56, 299 Laferrière, Dany 11, 12, 45,
exotique 72, 129, 177, 218 47-49, 51, 54, 55, 227
féminisme 112, 113 Le Bris, Michel 11, 12, 56, 67,
féminine (écriture) 53, 112, 301
Flaubert, Gustave 109, 157, Lê, Linda 68, 69, 81, 87, 98,
227 106, 108, 220, 240, 278, 279,
francité 25, 32, 66, 67, 127 282, 284, 289, 290, 295, 300,
francophonie 11-13, 16, 27, 301
36, 41-44, 52 littérature-monde 11-13, 15-
frontière 13, 22-24, 26, 27, 30, 18, 45, 56, 63, 64, 67, 68, 89,
31, 37, 38, 44, 46, 50, 51, 56, 301
57, 62, 63-65, 67-75, 87, 103, Lionnet, Françoise 11, 41
105, 113, 136, 143, 150, 155, Mabanckou, Alain 11, 12, 33,
161, 168, 184, 187, 191, 199, 42, 60, 62, 63, 67-69, 112,
200, 204, 205, 208, 221, 242- 183, 185-188, 209, 210, 220,
244, 246, 249, 252, 254, 262, 221, 223, 225, 226, 229, 232,
267, 269, 273, 277, 278, 281, 234, 235, 239, 240, 290, 293,
284, 286, 287, 289, 290, 293, 296
294, 296 Maghreb 24, 25, 65, 205
Genette, Gérard 122, 261, 299 manifeste (littéraire) 11-13,
Glissant, Édouard 11, 12, 15, 15-18, 49, 50, 94, 156, 160,
16, 30, 31, 49-51, 53, 71, 298
127, 128, 130, 133, 136, 155, Mbembe, Achille 38, 40, 93,
156, 161, 164, 176, 178, 189, 97, 302
201, 227, 266, 282, 295, 297, métalepse 97, 175, 197
298, 300, 301 métissage 25, 70, 71, 81, 127
griot 46, 235 Michon, Pierre 19, 20, 65, 68,
Haïti 29, 36, 45-40, 52-56 79, 80, 83, 85-87, 112, 120-
Hallward, Peter 41, 42, 189, 126, 139, 140, 142, 143, 149,
300 149-155, 157, 171, 172, 180,
Hargreaves, Alec G. 26, 33-35, 207, 240, 289, 290, 292, 296,
300 298, 302
Hexagone 44, 57, 67
310 Des littératures-mondes en français
Miller, Christopher L. 13, 14, 73, 75, 79, 85, 89-92, 94, 99,
38, 302 106, 108, 133, 134, 160-162,
Millet, Richard 19, 65-68, 81, 171, 177, 181-183, 185, 187,
87, 88, 120, 121, 124, 157, 188-190, 195, 198, 202-204,
298, 302 221-223, 225, 232, 238-240,
modernité 20, 40, 79, 80, 95, 260-262, 266, 286, 287, 289-
135-137, 150, 176, 179, 255, 292, 294, 302, 304
260, 278, 290, 292, 300, 302, postcolonialisme 26, 32, 42, 43
304, 305 post-exotisme 69, 285, 287,
Moudileno, Lydie 41, 42, 63, 296
185, 187, 302 postmoderne 19, 59, 62, 78,
narration 60, 74, 90, 92, 95, 94, 121, 135, 137, 145, 152,
105, 106, 114, 118, 121-125, 262, 301
139, 143, 144, 146, 148, 152, préhistoire 82, 84, 111, 135,
157, 166, 172-175, 186, 194, 139, 140, 143, 146-149, 153,
198, 229, 233, 235, 236, 241, 154, 158, 290, 295
263, 264, 277, 280, 282, 285, prose 11, 15, 64, 65, 68, 74,
286 77, 87, 93, 110, 115, 120,130,
nationalisme 14, 17, 32, 45, 132, 134, 172, 173, 207, 209,
62, 63, 183, 188 210, 215, 219, 222, 230, 235-
négritude 15, 37, 46, 48, 49 237, 240-243, 244, 261, 270,
Perse, Saint-John 127-134, 287, 291-293, 300, 301
251, 299, 301, 303, 304 Proust, Marcel 140, 227, 228,
Pineau, Gisèle 32, 181, 261, 230, 244, 270, 279, 280, 297,
262, 264, 266-268, 270, 289, 305
296 représentation 57, 60, 69, 108,
poétique 15, 17, 18, 20, 21, 50, 117, 120, 122, 123, 127, 137,
56, 62, 68, 74, 78, 80, 89, 90, 159, 172, 173, 183, 227, 238,
110, 115, 119, 120, 122, 126- 240-243, 266, 282, 303
130, 132-134, 137, 138, 142, Rouaud, Jean 11, 12, 19, 21,
151, 152, 156, 160, 162, 163, 60, 62-65, 68, 81-83, 85-87,
172, 175, 193, 203, 209, 213, 93, 94, 97, 114, 115, 137,
214, 220-222, 232, 238-243, 144, 289, 291, 296, 299, 301
256, 260-262, 265, 268, 270, Sartre, Jean-Paul 78, 79, 87,
278, 285, 287, 289, 295, 297, 96, 109, 157, 227, 303, 304
299, 300-304 Sebbar, Leïla 25, 30, 292
politique 13-17, 22, 24, 26, 27, ségrégation 31, 62, 190
29, 31, 33-36, 38, 40-42, 44- Senghor, Léopold Sédar 15,
49, 51-53, 56, 61, 65, 67-70- 39, 66, 227
Index 311
singularité 18, 63, 71, 77, 97, Vieux-Chauvet, Marie 45, 47,
119, 133, 136, 146, 183, 189, 48, 53
247, 287, 290 voix 17, 20, 31, 42, 47, 54, 60,
singularisation 119, 231 63, 75, 83, 84, 94-96, 99,
Rancière, Jacques 289, 290, 100, 105, 113, 114, 116-119,
292, 303 123, 124-126, 131, 136, 141,
Rosello, Mireille 40, 41, 44, 152, 157, 160, 164, 169, 173,
304 175, 180, 186, 188, 192, 201,
Tadié, Jean-Yves 27, 270, 305 203, 207, 208, 224, 228, 235,
topos 62, 71, 114, 133, 144, 241, 243, 246, 249, 251, 255,
185, 277 256, 259, 260, 262, 264, 265,
Touret, Michèle 13, 27, 59, 271, 274, 275, 278, 282, 284,
305 287, 291, 294, 300, 303
transcription 23, 64, 119, 163, Volodine, Antoine 21, 69, 284-
176, 214, 222, 247, 266, 270, 287, 296
278, 284, 293, 294 Waberi, Abdourahman 12, 32,
Viart, Dominique 20, 28, 29, 41, 42, 69, 71, 72, 82, 89,
31, 32, 57-59, 61, 77, 120, 183, 305
135, 147, 242, 246, 305 xénopoétique 127, 128, 134