Bach - Marc Leboucher
Bach - Marc Leboucher
Bach - Marc Leboucher
par
Marc Leboucher
Gallimard
Après des études de droit et de sociologie politique, Marc Leboucher a
été journaliste au mensuel Panorama, avant de devenir éditeur. Intéressé en
particulier par les questions religieuses, et notamment le lien du
christianisme avec la culture, il est l’auteur avec René Rémond de plusieurs
ouvrages consacrés à ce thème, dont Le christianisme en accusation (prix
Aujourd’hui 2001) et Le nouvel antichristianisme. Il a publié de nombreux
livres d’entretiens, avec entre autres Jean-Marie Rouart, Joseph Moingt et
Bernard Sesboüé.
À mon père, trop tôt disparu, pour m’avoir fait aimer la musique de
Bach. À Gérard de Cortanze, pour sa demande et ses encouragements. À
Charles Chauvin, pour son regard d’éditeur et de germaniste. À l’équipe de
Gallimard pour sa relecture précise et attentive. À mes proches et mes amis,
pour leur soutien discret. À Sylvie enfin, première lectrice de ce manuscrit.
Avant-propos
Comme Les Mille et Une Nuits occupait plus d’un quart de la tête de
Stendhal, au dire même de l’écrivain, la musique de Jean-Sébastien Bach
continue d’habiter nos mémoires. Mieux, elle semble s’y déployer
davantage grâce aux moyens techniques contemporains. Un simple clic, une
collection de CD et le mélomane du XXIe siècle se voit comblé au-delà de
toute mesure. Il accède désormais sans peine à la majeure partie de l’œuvre
du compositeur allemand. Tout en retrouvant les airs les plus connus,
Concertos brandebourgeois, Suites pour orchestre ou Variations Goldberg,
l’auditeur découvre avec émerveillement des partitions qui paraissaient
jusqu’à ces dernières années réservées aux seuls spécialistes. Voici la
Cantate du café et ses joyeuses explosions familiales, les pièces pour luth
qu’on écoute à la nuit tombée, les chorals de Leipzig ou les accents
syncopés d’une partita au clavecin… Alors, comme on fredonne une
chanson populaire, comme un obsédant leitmotiv, la lente mélodie d’un
choral ou une fugue sautillante accompagne nos journées pour notre plus
grand bonheur.
Bach, notre pain quotidien ? À côté du grand public, et qui s’en
étonnerait, la relation familière avec lui marque la vie de nombreux
interprètes. On se souvient d’un Pablo Casals jouant chaque jour une des six
Suites pour violoncelle seul, quitte à interpréter la sixième le dimanche pour
mieux épouser le rythme de la semaine, ou d’un Glenn Gould reprenant
sans fin l’œuvre du Cantor au fil de ses enregistrements à huis clos. Mais
plus encore, la musique de Bach joue comme un stimulant intellectuel, une
source d’inspiration pour les artistes, les écrivains, les philosophes. Ainsi du
pasteur Albert Schweitzer, le théologien protestant reconverti dans
l’humanitaire, qui fait venir son piano à queue jusqu’au Gabon pour
redonner vie à l’œuvre du compositeur. Et Gide, et Sartre, jouant chaque
jour ou presque les fugues, pas seulement par souci d’exercice pianistique.
N’en font-ils pas à leur manière le lieu d’une rencontre forte, d’une mise en
appétit pour écrire ou penser ?
Encore plus accessible aujourd’hui, encore plus vaste dans son
déploiement, la gigantesque œuvre de Bach a cependant fait écran à la
personnalité de Jean-Sébastien. Derrière sa production musicale, derrière
les études fouillées et les premières approches biographiques, sa vérité
d’homme qui a aimé et souffert, gagné sa vie et combattu la mort semblait
parfois s’évanouir, au profit d’une légende dorée. À la différence d’un
Mozart dont on connaît la truculente correspondance, d’un Beethoven qui a
affirmé avec virulence sa liberté d’artiste, le profil de l’homme Bach s’est
trouvé longtemps victime de nombre de caricatures.
Ces clichés, il est facile de les énumérer : le protestant coincé et
solennel, enfermé dans une foi luthérienne rigoriste, passant sa vie à
composer de la musique religieuse. Le monument hiératique auquel il ne
faut pas toucher, coulé dans un marbre intemporel et froid. Le patriarche
biblique à la multiple descendance, nouveau Moïse apportant au monde
l’inspiration du génie et les tables de la loi musicale. Et probablement aussi
l’incarnation d’un conservatisme formel, quelques-unes de ses œuvres étant
jugées réactionnaires ! Au fond, un Bach empâté et sérieux comme un pape,
enfermé dans une vieillesse survenue trop tôt…
Il a fallu tous les travaux d’une nouvelle historiographie pour détruire
ces images fausses, toute la redécouverte aussi du monde du baroque et de
sa musique pour que se dévoile un autre visage. Dégraissé des images
toutes faites et, du coup, plus incarné, plus ancré dans le monde de son
temps. Un homme enfin, qui n’est pas un créateur démiurge ou un dévot
descendu du ciel.
Sans vouloir le représenter un casque audio sur les oreilles, ainsi que le
montrait dans les années 1960 la couverture d’un disque d’adaptations au
synthétiseur, on gagne toujours à le rendre plus proche. À un moment où
nos sociétés s’éloignent de la culture chrétienne, où le temps s’accélère
furieusement, comment ne pas s’arrêter à la musique de Bach, fournir aussi
quelques clés sur la dimension religieuse du personnage, sans verser dans
l’a priori confessionnel ? Si Bach n’incarne pas le modèle de l’artiste
romantique, voire maudit, qui devait s’épanouir au cours du XIXe siècle, il
n’empêche qu’il s’affirme par son style et sa capacité à l’enrichir, son âpreté
à la négociation avec ses employeurs, son sens du réel au service d’un art
total. C’est à travers son combat quotidien pour vivre, pour assurer sa
propre subsistance et celle des siens, dans les malheurs comme dans les
joies, que va se construire une œuvre unique. Loin d’un romantisme ou
d’un mysticisme idéalisé, Bach demeure un créateur en mouvement. Il est
l’homme de la ville. Il faut le suivre de cité en cité, qui déplace son
existence et sa manière de créer au gré des rencontres, des obligations de la
vie, des influences diverses. Est-ce un hasard s’il rejoint ici l’un des thèmes
les plus puissants du christianisme, qui, à la suite d’un saint Augustin, voit
la vie comme une marche vers la « Jérusalem céleste » ? Pèlerin qui marche
de la cité des hommes à la Cité de Dieu, pour adopter un vocabulaire
théologique auquel Bach n’est pas étranger. Loin de là.
Par où commencer ? Le biographe tremble devant ce maître de la
composition, qui sait si bien manier la fugue et le contrepoint, varier les
mélodies et les thèmes. Faut-il suivre strictement la chronologie d’une vie,
au risque de se répéter ? Préférer l’approche thématique, traiter ici de
l’œuvre, là de la foi, ailleurs de l’histoire, quitte à égarer un lecteur moins
averti ? Débuter par la fin, la mort de Bach et sa postérité, ou l’appréhender
à partir des premières biographies qui l’évoquent ? Se focaliser sur l’étude
des œuvres les plus significatives ? Les entrées et les variations sont
multiples…
Sans prétendre rivaliser avec les meilleurs spécialistes ni faire œuvre de
musicologue, entrons sans plus tarder dans le monde de Bach. En une
composition que l’on souhaitera « bien tempérée », nous avons choisi de
déployer le cadre chronologique en nous autorisant à développer ici ou là
quelques thèmes saillants. Notre gratitude va à tous ceux qui ont su
déchiffrer le champ de la recherche, au long d’une quête patiente et de
nombreux recoupements, pour mieux cerner une personnalité complexe, et
cependant toujours présente.
Au commencement était Eisenach
(1685-1695)
(1695-1702)
(1702-1707)
(1707-1708)
Weimar
(1708-1717)
(1717-1723)
Mai 1718. Voici déjà six mois que Jean-Sébastien s’est installé à la cour
de Coethen. C’est peu dire qu’il respire et jouit de cette situation nouvelle.
En ce printemps, il a suivi son maître à Carlsbad pour prendre les eaux. À
plus de 200 kilomètres de la cité princière, la ville, qui correspond à
l’actuelle Karlovy Vary en République tchèque, accueille une activité de
cure alors en plein développement. L’habitude s’est prise en effet dans toute
l’Europe de bénéficier des sources naturelles : à Bath en Angleterre, à Spa
en Belgique ou à Bourbonne en France, on trouve tout à la fois l’occasion
d’améliorer sa santé et de se détendre. Comme d’autres princes et
souverains, comme Telemann, qui se rend aux bains à Bad Pyrmont en
Basse-Saxe, le prince de Coethen ne boude pas ce plaisir. Les cures sont
aussi lieux de divertissements, les musiciens viennent agrémenter ces
moments où l’on ne se livre pas aux bains ou aux promenades de santé :
ainsi le lourd clavecin a-t-il suivi avec les instrumentistes dans les bagages
de la cour. La conversation et le jeu constituent d’autres occasions de briller
et de se cultiver, les dames en profitent pour se montrer avec leurs plus
beaux vêtements et des bijoux de prix.
Dans la lumière du soir qui s’attarde, Jean-Sébastien regarde la figure
élancée du prince Léopold, son nouvel employeur. D’emblée, il a lu la
sympathie sur son visage, et même ressenti parfois une sorte de discrète
complicité lorsqu’ils jouent ensemble. À vingt-trois ans, en effet, Léopold
se révèle bon chanteur avec sa voix de basse, bon violoniste aussi qui ne
dédaigne pas non plus la viole de gambe, joueur de clavecin également. À
l’instar de ses contemporains, il a parfait son éducation en parcourant
l’Europe à travers ce « tour des chevaliers » qui élargit le regard et préfigure
le « tourisme » qui se développera au siècle suivant1. À Venise, à Rome, il
s’est fourni en instruments de qualité et a été séduit par la musique de
chambre, qu’il pratique avec bonheur. Tout à l’heure, en compagnie de
Jean-Sébastien, ils s’attaqueront avec l’orchestre à un concerto italien qu’ils
ont pris le temps de soigneusement répéter. Lorsqu’il a fallu, à peine arrivé
à la cour, composer une cantate pour l’anniversaire du prince en décembre,
Jean-Sébastien ne s’est du reste pas fait prier pour honorer la commande :
Durchlauchtster Léopold BWV 173a) (« Au Sérénissime Léopold »)
adresse donc comme il se doit des vœux de prospérité au souverain. Cette
œuvre, Bach n’hésitera pas à la reprendre par la suite à Leipzig sous la
forme d’une cantate religieuse à l’occasion d’un lundi de Pentecôte2. Oui,
vraiment, ce prince affable le change du caractère ombrageux de son ancien
maître de Weimar. Lorsque bien plus tard, à Leipzig en 1730, Bach écrira à
son ami et ancien condisciple Erdmann, ce sera pour souligner ce trait en un
aveu d’autant plus touchant qu’il est rare chez lui : « Vous connaissez les
heurs et malheurs de ma vie depuis ma jeunesse, du moins jusqu’au
changement qui m’amena à Coethen où je trouvai un prince gracieux,
aimant la musique aussi bien qu’il la connaissait et auprès duquel je croyais
d’ailleurs terminer ma vie3. »
À Carlsbad, l’air des hauteurs et les divertissements favorisent les
rencontres. D’autres princes vont sans doute là écouter Bach, découvrir
comme lui d’autres orchestres, des manières de jouer différentes. À ce
musicien qui paraît si doué, pourquoi ne pas passer commande d’une œuvre
pour une occasion à venir ?
Après cinq semaines, c’est le retour à Coethen, où il retrouve Maria
Barbara, enceinte, et les enfants, heureux de le revoir après une absence un
peu longue. À côté de Hambourg, de Dresde, de Lübeck, la petite cité fait
figure de mouchoir de poche avec ses quelque cinq mille habitants. Mais
son vaste château possède un charme réel : ses jardins à la française,
ordonnés autour d’allées et de massifs, témoignent des goûts raffinés du
prince. Au jeu d’échecs, comme dans ces psaumes de la Bible qui évoquent
le chant des veilleurs, il y a aussi des tours rassurantes, rondeurs qui
balaient l’horizon : celles-ci sont nombreuses au château de Coethen. De la
petite ville, l’Histoire retiendra bien sûr le séjour de Bach mais aussi plus
tard la présence d’un certain docteur Hahnemann, inventeur de
l’homéopathie…
Par-delà le caractère aimable du prince, le « décor » religieux a lui aussi
changé profondément. À la différence de sa propre mère toujours attachée
au luthéranisme, la princesse Gisela Agnes, Léopold professe à l’instar de
son père la foi calviniste, une sensibilité qui pousse les intuitions de la
Réforme vers des terrains plus austères. On sait qu’à Genève, la cité de
Calvin, c’est toute la vie quotidienne qui se voit étroitement contrôlée par le
consistoire, et le culte s’y révèle moins souple dans son exercice que dans le
monde luthérien4. Par un curieux paradoxe, ce trait calviniste de la cour de
Coethen, qui devrait conduire à une certaine austérité de mœurs, va en fait
favoriser chez Jean-Sébastien une création musicale moins explicitement
religieuse, voire plus festive et joyeuse : ces Concertos brandebourgeois ou
ces Suites pour orchestre si célèbres jusqu’à aujourd’hui vont voir le jour
dans ce contexte. Les offices calvinistes étant particulièrement dépouillés et
se contentant pour chants des seuls Psaumes, Bach devra donc se consacrer
surtout aux œuvres de cour, à la musique orchestrale. A priori, ce cadre ne
semble pas gêner outre mesure le Kapellmeister, qui n’est probablement pas
mécontent de faire une pause dans le domaine des compositions d’église,
après les cantates à répétition de Weimar et ses déjà longues années
d’organiste au service du culte luthérien.
À sa manière, cette situation nouvelle témoigne aussi de sa part d’une
véritable ouverture d’esprit : même s’il se situe résolument du côté de
l’orthodoxie luthérienne, parfois même jusqu’à la raideur comme on l’a vu
à Mühlhausen face aux piétistes, travailler pour un employeur calviniste ne
le gêne pas pour autant. Bach, loin de renier sa foi, juge cependant que c’est
là certainement que son art, sa liberté de création seront les mieux servis.
Atout supplémentaire, statut et salaire n’ont guère de comparaison avec
ceux de Weimar.
Tolérant, pour autant qu’on puisse l’être à l’époque, s’honorant même
de respecter la liberté de conscience, le prince Léopold laisse d’ailleurs son
sujet pratiquer sa religion selon ses convictions : Jean-Sébastien et sa
famille se montreront donc assidus à l’église luthérienne de l’Agneau à
Coethen, de même que leurs enfants se rendront à l’école qui se réclame de
la même confession. Dans la petite cité, les calvinistes ont pour habitude
quant à eux de se rendre à la Jacobikirche. Preuve que ces différences
religieuses n’entament pas les bonnes relations entre les deux hommes :
lorsque Maria Barbara accouche de son septième enfant, le 15 novembre
1718, on prénomme le garçon Léopold August, comme le prince. Et quand
le nouveau-né est baptisé dans la chapelle du château, le prince Léopold
compte parmi les parrains, aux côtés de son frère August Ludwig, de sa
sœur Eleonora Wilhelmina, de son conseiller et Premier ministre. Point de
« snobisme » à cela, remarque Roland de Candé5, mais signe de
reconnaissance et de fierté pour Bach, qui voit se concrétiser là aussi une
forme d’ascension sociale. Le destin du pauvre petit Léopold August sera
hélas bien éphémère, qui ne dépassera pas quelques mois.
Clairvoyance du mécène ! Lorsque le roi Frédéric-Guillaume Ier, le
« Roi-Sergent », père du futur souverain de Prusse Frédéric II, a licencié ses
musiciens après la mort de son père, le prince Léopold a eu la bonne idée de
les reprendre à son service : parmi eux le violoniste Joseph Spiess ainsi que
le gambiste et violoncelliste Christian Ferdinand Abel comptent parmi les
plus doués. Dix-sept musiciens sont ainsi à la disposition du Kapellmeister,
qui se plaît à les diriger avec toute la concentration nécessaire, rouleau de
partition ou violon à la main. Ainsi que Carl Philipp Emanuel Bach l’écrira
plus tard à Forkel, il ne laisse pas passer le moindre couac :
Il entendait la moindre fausse note, si nombreux que fût l’orchestre. En
tant que grand connaisseur et juge de l’harmonie, il jouait de préférence de
l’alto avec la force et la douceur voulues. Dans sa jeunesse et jusqu’à un
âge assez avancé, il jouait du violon avec pureté et précision et conservait
ainsi l’orchestre en meilleur ordre qu’il n’eût pu le faire depuis son
clavecin. Il entendait parfaitement toutes les possibilités de tous les
instruments à cordes6.
Sûreté de l’oreille, en dépit de la multiplicité des voix. Sûreté d’autant
plus indispensable dans une période où il lui faut interpréter et créer à un
rythme soutenu. Le concert quotidien, chaque soir, dans le beau cadre du
château, exige sa ration de musique. Bienheureux Moloch, clairvoyant
mécène là encore qui nous permet de jouir toujours d’œuvres de cette
période, même si nombre d’entre elles ont aujourd’hui disparu. À côté de la
demeure allouée à Bach au 44 de la Shalaunische Strasse, une pièce est
spécialement sous-louée pour les répétitions du Collegium musicum,
l’orchestre de la cour. Pour le musicien, c’est incontestablement un confort
appréciable : son travail de créateur n’est pas séparé de la vie la plus
personnelle. Là, tout près, Maria Barbara et les enfants profitent de ce bain
mélodique…
Les instruments exigent quant à eux un soin tout particulier. À l’été
1718, Jean-Sébastien fait le voyage de Berlin, la ville dont viennent
justement les concertistes licenciés par le « Roi-Sergent », pour commander
un clavecin de grande taille chez le facteur Mietke. Il y rencontre un
auditeur attentif, le margrave de Brandebourg (1677-1734), devant lequel il
se produit. Amateur éclairé, ce dernier aimerait bien profiter de quelque
œuvre originale pour sa petite formation orchestrale, mais Bach reste sourd,
semble-t-il, à cette demande. De ce personnage nous aurons l’occasion de
reparler… Quelques mois plus tard, en février 1719, Bach se déplace à
nouveau pour aller réceptionner l’instrument. Connaissant son
perfectionnisme, on imagine aisément les sueurs froides du facteur de
clavecins lors de l’examen. Assis pour la première fois devant le clavier,
sans doute Bach imagine-t-il les possibilités infinies que celui-ci peut
présenter pour un concerto à venir : pourquoi réserver l’instrument à la
seule fonction d’accompagnement ? Décidément, ce clavecin donne bien
des idées…
Difficile pourtant d’être tout à fait infidèle à ses chères orgues et de les
soustraire à ce perfectionnisme déjà proverbial : une nouvelle expertise, qui
l’a conduit dès décembre 1717 à Leipzig quelques mois auparavant, fournit
l’occasion de le mettre en pratique. Lors de ce séjour, il a retrouvé avec
plaisir le cantor Kuhnau, avec lequel il avait examiné l’orgue de Halle : un
contact suivi avec la ville de Leipzig n’est pas à négliger si les choses ne
tournent pas bien à Coethen. On ne sait jamais… À Leipzig, c’est l’orgue
de l’église Saint-Paul, qui dépend de l’Université, qui va subir un examen
critique des plus détaillés dont le rapport conservé jusqu’à nos jours fait foi.
Bonne année, prince Léopold ! En ce 1er janvier 1719, c’est fête au
château de Coethen, où l’on célèbre comme il se doit l’an nouveau, avec
une cantate profane Die Zeit, die Tag und Jahre macht BWV 134a (« Le
temps qui fait les jours et les années »). Une fois de plus, l’œuvre de
circonstance salue la gloire du prince, qui reflète celle du Créateur. Mais
c’est aussi le moment idéal pour faire dialoguer le passé et l’avenir, l’an
écoulé et la nouvelle année qui s’ouvre. D’une manière allégorique, le ténor
joue le rôle du Temps et l’alto celui de la Providence, et cela dès le récitatif
introductif :
Le Temps :
Le Temps qui fait les jours et les années
A apporté bien des heures bénies à l’Anhalt
Et vient encore d’apporter un nouveau bienfait.
La Providence : ô noble Temps, uni à la Providence divine 7.
Le temps qui passe… À trente-cinq ans, Bach en a mesuré la fugacité,
mais également l’extraordinaire plasticité, la capacité de l’homme à
l’habiter. Ces partitions, ces compositions, n’est-ce pas justement la
manière de diviser le temps, de l’allonger ou de brusquement l’accélérer ?
Le grand silence des espaces infinis, le cours de la durée, les lignes vierges
de la portée ne sont-ils pas faits pour être habités par les voix, par le
mouvement des sons ou de la Parole ? Comme il sait défier le temps par ces
enfants qui peuplent son logis, ces êtres qui se jouent de la mort en dépit de
leur fragilité, Jean-Sébastien introduit de la nouveauté dans ce qui peut
paraître un cours inexorable et insaisissable. Saisir le temps donc,
l’apprivoiser pour mieux répondre au dessein de Dieu, d’un Dieu qui a pris
figure dans le temps humain. L’histoire unie à la Providence divine, ainsi
que le chante justement cette cantate pour l’An nouveau.
Mühlhausen, Weimar surtout ont permis l’épanouissement de la
Kirchenmusik, le déploiement de l’orgue et des premières grandes cantates
religieuses. Coethen voit quant à lui se déployer tous les potentiels offerts
par la musique orchestrale à travers une autre grande division du temps, une
autre structuration des espaces de la vie quotidienne.
D’un côté, la musique de cour, la Hofmusik destinée à l’orchestre de
chambre, ce Collegium musicum que Bach dirige d’une main de maître,
pour les divertissements des princes, les repas, les danses ou les occasions
de célébrations plus profanes : il sera temps plus loin d’évoquer les six
Concertos brandebourgeois, mais les Concertos pour violon BWV 1041 et
1042, le Concerto pour deux violons BWV 1043 appartiennent pleinement à
ce genre. Et, bien sûr, les Suites ou Ouvertures pour orchestre BWV 1066-
1069, qui méritent que l’on s’y arrête. D’où vient que ces airs d’une petite
cour allemande et calviniste du XVIIIe siècle continuent de nous charmer,
de nous surprendre même ? Certes, Bach répond à travers elle à l’exigence
du style français en vigueur à l’époque : à la manière de Lully, il propose un
long morceau d’ouverture inaugural, puis des suites de danses stylisées :
pas d’allemandes, mais plutôt des gavottes, menuets, bourrées, avec aussi
des arias plus lentes comme dans la fameuse Suite en ré. Là encore, il s’agit
de respecter l’alternance entre le vif et le lent. Pour autant, le compositeur
refuse de s’enfermer totalement dans le carcan du style français : impossible
par exemple de classer la « Badinerie » de la Suite en si : exercice de
virtuosité pour les flûtistes, elle ne correspond à aucune forme de danse
stylisée. Si elle ne demandait pas un talent aussi aguerri, on dirait volontiers
que Bach s’amuse surtout à jouer avec les cadres en vigueur; Badinerie, au
sens propre.
À côté de l’art de cour, à côté des œuvres pour orchestre où domine la
variété des timbres, il faut aussi laisser place à des expressions plus intimes
ou plus intériorisées. Une fois fermée la porte du salon ou de la chambre,
que ce soit dans le luxe princier ou dans le calme d’une cuisine bourgeoise,
vient le temps de la Hausmusik ou musique domestique. De même que la
vie religieuse ou les activités de l’esprit font alterner les vastes liturgies, les
solennités, avec les moments plus méditatifs et plus retirés, la musique de
Bach sait créer cet espace de calme.
Qu’on en juge à travers les œuvres qui sont parvenues jusqu’à nous : ces
belles conversations d’instruments que sont les sonates pour violon, mais
aussi pour viole de gambe ou pour flûte, toujours accompagnées du
clavecin, BWV 1014 à 1039. Ce mot de conversation incarne tout à fait
l’esprit dans lequel le Kapellmeister compose, à en croire Forkel :
Il considérait ses parties musicales comme étant des personnes de bonne
éducation, qui auraient eu entre elles une conversation intéressante. Étaient-
elles trois ? Chacune pouvait à son tour garder le silence et écouter les
autres parler, jusqu’à ce qu’il lui plût à elle-même de dire quelque chose8.
Cette alternance des voix, des parties musicales, ne suscite-t-elle pas
d’emblée un climat de rencontre apaisé, l’écoute mutuelle entre les
personnes, la douce compagnie d’un dialogue ? Et pour les instruments
seuls, ces Sonates et Partitas pour violon seul BWV 1001-1006 bien sûr,
ces bouleversantes Suites pour violoncelle seul BWV 1007-1012 invitent à
retourner en soi-même pour laisser place à une forme de conversation
intérieure. Le clavecin ne sera pas en reste, nous en reparlerons, avec les
Suites françaises et anglaises et le livre I du Clavier bien tempéré.
Est-ce parfois la nostalgie de l’orgue ? Tout le génie de ces œuvres de
Hausmusik est de plus d’avoir réussi à recréer une véritable polyphonie à
l’aide d’instruments solos : c’est particulièrement net avec les œuvres pour
violon et violoncelle. Au-delà de la grande difficulté technique de ces
œuvres, souvent destinées à des virtuoses contemporains de Bach comme
Pisendel ou Abel, il faut y voir ce désir de faire entendre une pluralité de
voix. Ce que l’orgue ou le clavecin peuvent faire à leur manière, pourquoi
ne pas l’offrir au violon ou au violoncelle ? Car la conversation intérieure
n’est pas nécessairement un monologue sec et solitaire, mais bien un lieu
habité. Le croyant y verra tout naturellement l’espace du dialogue de
l’homme avec Dieu, à l’instar de certaines thématiques des cantates. Mais
celui qui ne partage pas la foi chrétienne peut y trouver l’apaisement et le
questionnement intérieur, la gravité ou la joie. Ce moment de respiration et
de liberté, Bach sait le susciter grâce à une proximité physique, charnelle,
avec l’instrument. Pendant longtemps, on a même soutenu qu’il était
l’inventeur d’une sorte de petit violoncelle, la viola pomposa. L’hypothèse
apparaît belle, mais non vérifiée, même si le compositeur a sans doute
conseillé quelques luthiers…
La rencontre avec Marchand s’est soldée par un fiasco piteux. Au grand
désespoir des biographes, là encore, il n’en sera pas mieux avec Haendel. À
plusieurs reprises, les deux compositeurs semblent jouer à cache-cache.
Ainsi, en cette année 1719, Haendel en route vers Dresde fait halte à Halle,
sa ville natale. Jean-Sébastien, à l’annonce de la nouvelle, entreprend
aussitôt de se rendre dans cette ville qu’il connaît bien pour le rencontrer.
Mais déception, lors de son arrivée, Haendel n’est déjà plus là. Ce dernier
tient-il vraiment au fond à rencontrer le Konzertmeister de Coethen ? Déjà
célèbre, parcourant l’Europe pour se fixer en Angleterre, il ne semble guère
s’intéresser à un petit musicien de Thuringe, trop provincial à ses yeux. En
1729, Haendel repasse à Halle. Bach lui adresse une invitation par
l’intermédiaire de son fils Wilhelm Friedemann mais le compositeur du
Messie n’ira pas à Leipzig.
Fin mai 1720. Jean-Sébastien se réjouit de pouvoir repartir pour
quelques semaines à Carlsbad avec le prince Léopold. Même si l’emploi du
temps sur place est bien rempli, le cadre change, les paysages se succèdent
au cours du voyage qui rompent la monotonie.
À la mi-juillet Léopold et sa suite sont de retour. Lorsque Jean-
Sébastien descend de voiture, les uns et les autres gardent cependant autour
de lui un silence gêné. Pourquoi un tel mutisme ? À en croire le récit de son
fils dans la Nécrologie, c’est en regagnant sa maison qu’il apprend la
terrible nouvelle, la mort de Maria Barbara :
Après avoir vécu treize ans d’heureux mariage avec sa première épouse,
il eut la vive douleur de la trouver morte et enterrée à Coethen, l’an 1720,
alors qu’il revenait d’un voyage à Carlsbad avec son prince, et cela bien
qu’elle fût, lors de son départ, en parfaite santé. C’est seulement en entrant
dans sa maison qu’il apprit sa maladie et sa mort9.
Est-ce Friedelena qui annonce à Jean-Sébastien que Maria Barbara, sa
douce Maria Barbara, est morte et enterrée depuis dix jours ? Peu importe,
Bach est anéanti. Le solide musicien chavire devant le coup du sort. Plus
question de joie, ni de raconter les péripéties du voyage. Sans un mot, les
enfants entourent leur père, des bras s’ouvrent, des larmes jaillissent. Et
Jean-Sébastien, qui avait laissé son épouse bien portante, n’a même pas la
possibilité de la revoir une dernière fois.
Un mot sur Maria Barbara, avant de la quitter nous aussi. Jusqu’au bout,
elle semble nimbée d’un mystère de silence, peut-être parce qu’aucun
auteur ne s’est risqué à écrire le roman de sa vie, comme le fera Esther
Meynell pour la seconde épouse de Jean-Sébastien. Il n’existe en effet
aucune Petite Chronique de Maria Barbara Bach ! Au début, souvenons-
nous, c’est la « jeune femme étrangère » que Jean-Sébastien fait monter à la
tribune d’Arnstadt pour chanter, et dont on ne prononce même pas le nom.
Puis, après le mariage, la bonne épouse dévouée à son mari, proche et
aimante en dépit des difficultés, soutenant Jean-Sébastien lors des querelles
avec ses employeurs, première auditrice de nombre de ses œuvres. En dépit
de ce rôle de soutien, elle demeure pour toujours dans l’ombre, privée de
quelques détails biographiques propres à stimuler les imaginations. Maria
Barbara, dont seule subsiste la silhouette, part comme elle est venue, dans la
discrétion la plus totale.
Si l’époque baroque marquée par le piétisme peut pousser à l’expression
des larmes, elle n’autorise pas nécessairement la plainte ou la lamentation
infinie devant les coups du sort. Ne pas se plaindre, ne pas se lamenter outre
mesure, telle apparaît la condition du bon luthérien. La foi doit conduire à
une acceptation résignée, ainsi que le chante une aria que Bach recopiera
plus tard :
Contente-toi de ton sort
Et demeure en paix
Dans le Dieu de ta vie
En lui gît la plénitude de toute joie,
Sans lui, en vain tu t’épuises,
Il est ta source et ton soleil,
Il luit chaque jour pour ta joie.
Contente-toi de ton sort
Et demeure en paix10.
En ces jours de douleur, la paix et le soleil ne brillent guère. Il y a
pourtant les enfants, ces quatre enfants vivants qui sont la chair même de
Maria Barbara. C’est vers eux que Bach va se tourner à nouveau pour
envisager l’avenir. Désir inconscient de réparer un peu la blessure causée
par la mère absente, bien sûr. Souci aussi de transmettre son art musical,
comme lui l’a reçu de ceux qui l’ont précédé.
Il faut dire ici un mot de Bach pédagogue. Nous en avons déjà eu
quelques aperçus, pas toujours à son avantage d’ailleurs. Avec les élèves du
petit orchestre d’Arnstadt, il n’a guère montré de patience même si, il est
vrai, certains ne faisaient guère preuve de disposition. Il n’hésite pas un jour
à lancer sa perruque sur un organiste de peu de talent. Par la suite, on sait
que bien des élèves vont fréquenter sa maison, à Weimar en particulier. Le
« pigeonnier » s’est montré largement ouvert aux apprentis musiciens,
inaugurant une longue liste d’élèves : Schubart, et non… Schubert comme
l’écrit Carl Philipp Emanuel dans sa lettre à Forkel11, mais aussi Krebs
dont le nom signifie « écrevisse », nageant dans la « rivière » Bach selon un
jeu de mots facile. Suivront aussi Vogler, Goldberg, Altnickol, qui plus tard
deviendra son gendre, Agricola qui travaillera à sa Nécrologie, Kirnberger,
Müthel, Voigt. Des élèves à qui le maître ne se contente pas d’apprendre la
technique et qu’il sait soutenir et recommander à l’occasion lorsque se
présente un poste ici ou là. Avant que des générations de pianistes
néophytes ne planchent avec douleur sur les Inventions à deux et trois voix
ou les fugues du Clavier bien tempéré, ce sont les enfants Bach qui vont
bénéficier de son enseignement. Dans son Essai sur la véritable manière de
jouer des instruments à clavier publié en 1753, son fils Carl Philipp
Emanuel se souvient :
Il n’est pas bon de retarder les élèves avec trop de pièces faciles ; ils
n’avancent pas, quelques pièces du premier degré suffisent largement pour
commencer. Mieux vaut qu’un maître habile habitue peu à peu ses élèves à
des pièces plus difficiles. Tout dépend de la manière d’enseigner et des
bonnes habitudes inculquées, ainsi l’élève ne s’aperçoit même pas qu’on l’a
mené vers des pièces plus difficiles. Mon défunt père a réalisé en ce
domaine des expériences heureuses. Il faisait immédiatement commencer
ses élèves avec des œuvres de lui n’ayant rien de facile12.
Point de facilité donc, dès le départ. Par la suite, Carl Philipp Emanuel
complétera son témoignage dans une lettre à Forkel, expliquant davantage
la progression pédagogique adoptée par son père, en particulier pour la
composition :
Comme il connaissait lui-même les œuvres les plus savantes pour le
clavier, il y formait ses élèves. Pour la composition, il passait directement
aux éléments pratiques avec ses élèves, négligeant toutes les formes
abstraites de contrepoint, telles qu’on les trouve chez Fux4 et d’autres. Ses
élèves devaient commencer par l’apprentissage dans sa pureté de la basse
continue à quatre voix. Il entamait ensuite avec eux les chorals ; il
commençait par disposer la basse et ils devaient ensuite inventer eux-
mêmes les parties d’alto et de ténor… Avec ses enfants et ses autres élèves,
il ne commençait par l’étude de la composition avant qu’il n’eût vu leurs
travaux dans lesquels il pourrait découvrir leur talent13.
Illustration concrète de cette attention pédagogique à ses proches, c’est
durant l’année 1720 que Bach commence un cahier de musique pour son
fils
Wilhelm Friedemann, son « cher Friede », le Clavierbüchlein.
Il y a certes les enfants, qui vous tirent un peu du désespoir. Mais il
n’est pas interdit non plus de changer d’horizon, en dépit des bonnes
dispositions du prince Léopold. À Coethen, Bach a encore bien des
souvenirs liés à la personnalité même de Maria Barbara. Partir lui
permettrait sans doute de tourner plus vite une page douloureuse.
Depuis septembre 1720, le poste d’organiste de l’église Saint-Jacques
de Hambourg est vacant, à la suite du décès de son titulaire Heinrich Friese.
D’emblée, Jean-Sébastien s’intéresse à une opportunité qui pourrait lui
permettre de quitter le cadre provincial de Coethen. Il se rend donc en
novembre dans la ville hanséatique pour en savoir davantage sur les
conditions exigées pour la charge. A priori, ses chances sont plutôt minces :
déjà sept autres candidats en lice et Bach, rappelé auprès de son employeur,
ne participe pas au concours officiel. Le jour dit, trois candidats se désistent
tandis que les quatre autres ne donnent pas satisfaction. Comment faire ?
Les autorités chargées de la nomination font cette fois-ci directement appel
à Jean-Sébastien en lui écrivant et reportent la décision dans l’attente de sa
réponse. Ce sera un refus de sa part. Non que Bach ait senti une quelconque
réticence à l’égard de sa personne, ni qu’il ne compte de soutien dans la
place : le choque surtout le fait que le candidat qui veut réussir doit
s’acquitter… d’un don en argent à l’église et à la Congrégation du Corps du
Christ ! En réalité, la charge est bel et bien à vendre et l’on choisira
probablement le plus offrant. Face à des considérations aussi vénales, les
arguments artistiques seront de peu de poids… Pour Jean-Sébastien, ce
marché apparaît inconcevable, voire insultant !
Effectivement, Mammon va se révéler le plus fort. En décembre
suivant, la Congrégation arrête son choix sur Johann Joachim Heimann, le
fils d’un artisan aisé. Pour prix de cette décision, l’heureux lauréat va faire
un don substantiel à l’Église et la Congrégation : une somme considérable
de près de 10 000 marks. La raison du plus riche…
Le choix, on s’en doute, n’est pas du goût de tous. Le pasteur Erdmann
Neumeister, rédacteur fameux de livrets de cantates et ardent soutien de la
candidature de Jean-Sébastien, s’en plaindra même publiquement en chaire
avec une ironie mordante rapportée par le critique Mattheson :
C’était justement le temps de Noël, et le premier prédicateur [Erdmann
Neumeister], qui n’avait pas du tout approuvé cette décision, interpréta de
la façon la plus magnifique ce que dit l’Évangile au sujet de la musique des
anges lors de la naissance du Christ ; l’incident récent de l’artiste repoussé
lui donna l’occasion de dévoiler sa pensée de la manière la plus naturelle et
de conclure son prône à peu près par cette remarquable image : il était tout à
fait assuré, dit-il, que même si l’un des anges de Bethléem était descendu du
ciel, jouant divinement et voulant devenir organiste à Saint-Jacques, mais
sans avoir d’argent, il aurait tout aussi bien pu reprendre son vol14.
Beau jugement, en vérité, que cette opinion de Neumeister !
Heureusement pour Bach, le voyage de novembre à Hambourg n’a pas été
accaparé exclusivement par cette tentative sans lendemain. C’est aussi
l’occasion d’une forme de pèlerinage artistique à travers la rencontre du
vieil organiste de l’église Sainte-Catherine, Johann Adam Reinken, l’un de
ces maîtres de l’école du Nord que le musicien a eu l’occasion d’admirer et
d’entendre, on l’a vu, durant ses années de formation. L’homme est à
présent âgé, voire très âgé d’autant que l’année exacte de sa naissance
demeure incertaine : a-t-il vu le jour en 1623 ou en 1643 ? Toujours est-il
qu’il demeure fidèle au pupitre de Sainte-Catherine. Lors de cette visite,
pourtant, c’est le musicien de Coethen qui va se livrer à une longue
improvisation sur l’une des plus fameuses œuvres de Reinken, An
Wasserflüssen Babylon. Peut-être exécute-t-il aussi sa Fantaisie et fugue en
sol mineur BWV 542. Quoi qu’il en soit, on imagine son bonheur à jouer
devant l’un de ses maîtres de jeunesse, bonheur plus complet encore quand
Reinken lui lance un compliment admiratif : « Je croyais que cet art était
mort, mais je vois qu’il vit encore en vous15. » À cette occasion, autre belle
marque de reconnaissance, le vieux maître invite même Bach chez lui.
À les écouter et les réécouter, on a peine à croire que les Concertos
brandebourgeois, si alertes, si jubilatoires, aient pu jaillir de ces moments
de douleur marqués par le deuil. D’autant qu’en février de cette année 1721
Bach est frappé à nouveau par une perte familiale, la mort de son frère
Johann Christoph, puis par celle de son élève Schubart. Il n’empêche, sa
capacité créatrice traduit une belle vitalité Quelle œuvre plus populaire, en
effet, plus foisonnante, que les Concertos brandebourgeois ? Tout autant
que les Quatre Saisons pour Vivaldi ou le Messie pour Haendel, ils
incarnent à tout jamais, avec les Passions, le plus emblématique de la
production du musicien. Sans doute parce que ce dernier a voulu réunir là
l’ensemble des formes de la musique européenne de son temps, à l’instar
d’un Couperin convoquant les Nations ou les Goûts réunis : ouverture à la
française comme dans le Concerto n° 1 BWV 1046, styles italien et
allemand… Cependant, pas de descriptifs explicites ici, pas d’indications
« à programme » comme dans l’œuvre d’un Vivaldi qui offre à visualiser
l’été ou le printemps, même si tel ou tel critique a pu émettre l’hypothèse
qu’elles aient pu exister, à la manière du Capriccio sur le départ de son
frère bien-aimé. À chaque auditeur d’imaginer, de donner aux différents
mouvements des concertos un paysage pour son œil intérieur.
Nous disposons toujours du manuscrit de Berlin daté du 24 mars 1721,
qui porte une dédicace de la main même de Jean-Sébastien Bach, adressée
au margrave de Brandebourg. Jean-Pierre Grivois imagine d’ailleurs la
rencontre de Bach et du margrave lors de son déplacement à Carlsbad, ce
qui n’est pas impossible : les villes d’eaux, on l’a dit, sont lieux de contact
et de convivialité16. Écrite en français, car c’est l’usage alors à la cour
berlinoise – Bach s’est fait aider d’un traducteur –, cette dédicace apparaît
bien déférente pour le lecteur contemporain, selon le style lui aussi
d’usage :
Six Concerts
Avec plusieurs Instruments Dédiés
À Son Altesse Royalle Monseigneur CRÊTIEN LOUIS,
Marggraf de Brandenbourg & c. & c. & c., par Son très humble & très
obéissant Serviteur Jean Sebastien Bach.
Maître de Chapelle de S.A S. le prince régnant d’Anhalt-Coethen.
À Son Altesse Royalle
Monseigneur Crêtien Louis
Marggraf de Brandenbourg & c. & c. & c..
Monseigneur
Comme j’eus il y a une couple d’années, le bonheur de me faire
entendre à Votre Altefce Royalle, en vertu de ses ordres, & que je remarquai
alors, qu’Elle prennoit quelque plaisir aux petits talents que le Ciel m’a
donnés pour la Musique, & qu’en prennant Conge de Votre Altesse Royalle,
Elle voulut bien me faire l’honneur de me commander de Lui envoyer
quelques pièces de ma Composition : j’ai donc selon ses très gracieux
ordres, pris la liberté de rendre mes tres-humbles devoirs à Votre Altetée
Royalle, pour les présents Concerts, que j’ai accommodés à plusieurs
Instruments ; La priant très humblement de ne vouloir pas juger leur
imperfection, à la rigueur du goût fin et délicat, que tout le monde sçait
qu’Elle a pour les pièces musicales ; mais de tirer plutôt en Benigne
considération, le profonde respect, & la très humble obéissance que je tache
à Lui témoigner par là. Pour le reste, Monseigneur, je supplie très
humblement Votre Altetëe Royalle, d’avoir la bonté de continuer ses bonnes
grâces envers moi, et d’être persuadée que je n’ai rien tant à cœur, que de
pouvoir être employé en des occasions plus dignes d’Elle et de son service,
moi qui suis avec un zèle sans pareil
Monseigneur
De Votre Altesse Royalle
Le très humble et très obéissant serviteur
Jean Sebastien Bach. Coethen, d. 24 mar. 172117
Si, depuis la dénomination de Spitta, l’on a pris l’habitude jusqu’à nos
jours de parler des « concertos », le mot original employé par la dédicace
est celui de « concert ». Mais pour réaliser cet ensemble, Bach n’a pas créé
la partition d’un simple jet, il a puisé aussi dans des œuvres précédentes.
Certains concertos datent probablement de la période de Weimar. N’y
voyons pas une forme de plagiat, de facilité, ou le constat d’un manque
d’inspiration. Plutôt une construction progressive et la capacité pour le
compositeur de remettre son ouvrage sur le métier, comme un peintre
reprenant ses toiles laissées dans le silence de l’atelier.
Arrêtons-nous au cinquième concerto, sans doute le plus célèbre, et dont
on pourrait développer à l’infini les qualités musicologiques. L’étymologie
du mot « concerto » renvoie, à l’origine, au combat des voix ou des
instruments entre eux ; ici, de cette bataille sans pitié, le clavecin sort
largement victorieux. L’instrument, si souvent relégué au rôle
d’accompagnateur et de basse continue, se voit accorder la toute première
place : avec ce 5e Brandebourgeois et sa cadence de clavecin, Bach vient
tout simplement d’inventer le premier grand concerto pour clavier de
l’histoire, ouvrant la voie aux Mozart, Beethoven, Liszt, Tchaïkovski ou
Rachmaninov… Il ne s’agit plus ici d’une transcription d’œuvres
initialement pour violon. À l’époque, il va se trouver cependant des
critiques grincheux pour estimer que le clavecin occupe une place
excessive : c’est que celui-ci est devenu soliste, promu au rang de diva,
avant de céder par la suite sa place au piano…
Autre aspect de ce concerto, l’extraordinaire exercice de virtuosité que
celui-ci suppose de la part de l’exécutant, tout en souplesse et en rapidité,
des qualités dont Bach ne fait pas seulement preuve au violon et à l’orgue.
Mais d’où vient cette impression à l’écoute que l’œuvre, loin de se réduire à
la seule performance instrumentale, est profondément habitée ? C’est sans
doute l’aspect le plus fort, au fond, à entendre la cadence de clavecin.
Pourquoi, au-delà du rythme effréné des premières mesures, cette sensation
de plongée dans l’abîme, de descente dans un gouffre obscur ? De cette
désescalade chromatique, inexorable, de cette dégringolade roulante vers
l’obscur et le grave, l’on se dit que le clavecin ne remontera jamais… Si
certains ont vu dans la « Chaconne » de la Partita pour violon n° 2 BWV
1004 un hommage de Bach à son épouse Maria Barbara, comment ne pas
percevoir là, dans cette aspiration vers le vide, une sorte de désespoir, de
dépression causée par la perte de l’être cher ? On tend l’oreille, le souffle
court, l’attention tout aspirée elle aussi par les notes qui s’égrènent… Et
puis, une lueur se devine ! Un retournement, léger, comme par degrés, voilà
que la remontée chromatique s’opère avec une pugnacité teigneuse. Et s’il
était possible de sortir du gouffre, de remonter des Enfers, de revoir la
lumière ? En composant ainsi cette cadence de clavecin, l’auteur ne fait pas
seulement œuvre de modernité musicale, il donne aussi une magnifique
leçon d’espérance. L’abîme n’a rien d’inéluctable…
La leçon d’espérance ne serait pourtant pas totalement de Bach si elle
ne se doublait par ailleurs d’un pied de nez au margrave de Brandebourg :
exercices de virtuosité redoutables, les concertos dédicacés ne peuvent pas
être joués par le petit orchestre de l’aristocrate, qui ne dispose que de six
musiciens. Comment ne pas voir dans la déférente dédicace une ironie à
l’égard de plus puissant que lui ?
En ce printemps 1721, Jean-Sébastien est rentré plus tôt que de coutume
à la maison. Avec application, il a fait travailler longuement Friede au
clavecin, son autre fils sur les genoux. Et puis, pour se détendre un peu, les
enfants se sont tous amusés à jouer avec la fantaisie la plus débridée sur les
différents instruments, dans un indescriptible vacarme… au point que les
voisins tout proches ont manifesté quelque humeur. Ils ont l’habitude de la
musique, mais là, quand même, la famille Bach exagère… L’heure tourne,
il se fait tard, il faut songer au repas du soir : Friedelena voudrait bien aussi
avoir un peu de calme. Redevenu plus grave, le père de famille récite la
prière commune et l’on se met à table.
Les enfants couchés, Jean-Sébastien s’est installé non loin du poêle, en
accordant cette viole de gambe qu’un de ses amis luthiers vient de lui
confier. Timidement, Friedelena s’approche :
« Tu as l’air soucieux, Jean-Sébastien… »
Son beau-frère garde le silence, puis lui répond :
« Tu sais mieux que quiconque combien notre Maria Barbara me
manque. Et si je suis soucieux, triste, je te vois bien fatiguée certains soirs.
Ces quatre enfants dont il faut s’occuper, cette maison…
— Ma sœur me manque, à moi aussi… Mais il ne faut pas t’enfermer
dans ton chagrin trop longtemps, tu sais. Tu continues de jouer, de
composer à ta guise, tu continues de nous étonner tous…
— Je me sens pourtant bien seul, bien découragé parfois ! Je repense à
cette affaire de Hambourg où ils ont en définitive choisi un incapable,
uniquement parce qu’il était fortuné ! Mais que fait-on de la musique dans
tout ça ? Est-ce que ces messieurs de la Congrégation du Corps du Christ
croient que nous vivons de l’air du temps ? Qu’il nous faudrait payer pour
pouvoir travailler ?
— Ne te mets pas en colère… Ce qu’il te faut, à mon avis, c’est une
nouvelle épouse, pour t’apaiser…
— Je ne me sens pas prêt… Je ne me vois pas non plus rester
éternellement dans cette cage dorée de Coethen. Les garçons grandissent, il
faut songer à leurs études et ce n’est pas dans notre petite ville qu’il y a
beaucoup de possibilités…
— Réfléchis, Jean-Sébastien, certaines décisions se prennent mieux à
deux. Et la nuit porte conseil. »
Friedelena le salue, bougie à la main. Jean-Sébastien fait lentement
chanter sa viole de gambe en une tendre plainte, dans la nuit qui s’avance.
Est-ce le prince Léopold qui va indirectement jouer les entremetteurs et
favoriser un second mariage ? Ce dernier a su déjà recruter avec bonheur les
musiciens venus de la cour de Berlin, des solistes remarqués, un
Kapellmeister de génie… Oui mais voilà, il lui manque une cantatrice digne
de ce nom ! Pourquoi ne pas demander à Jean-Sébastien, grâce à son réseau
de relations exceptionnel, de recruter cette chanteuse capable de briller au
mieux ? Cette soprano, Bach va la trouver. Il ne se doute pas qu’elle sera
pour lui plus encore.
Comme la famille Bach, la tribu Wilcke est musicienne. Mais si les
organistes dominent largement chez les premiers, on trouve davantage de
trompettistes de cour chez les seconds. Ainsi Johann Caspar, qui exerce à la
cour de Zeitz, puis à Weissenfels, a lui-même quatre filles dont trois
épouseront des trompettistes, et un fils qui choisira le même métier. Quant à
l’épouse de Johann Caspar Wilcke, elle est elle-même fille et sœur
d’organiste. Mais parmi tous ceux-là, c’est Anna Magdalena, une jeune
soprano de vingt ans, que Bach va remarquer. Celle-ci a vu le jour à Zeitz
même le 22 septembre 1701 et ses parents ont su veiller de près à son
éducation musicale. Sans doute est-ce lors d’un déplacement à Weissenfels,
plutôt qu’à Zeitz, que le Kapellmeister va être séduit par sa voix. On ne sait
pas ce qu’elle a chanté ce jour-là, une aria de cantate, peut-être ? Toujours
est-il qu’elle se voit embauchée à la cour de Coethen. Philippe Lesage
remarque que son nom apparaît, le 15 juin 1721, sur la liste des
communiants à l’église de l’Agneau, lieu de culte luthérien que fréquentait
également Jean-Sébastien18. Selon Lesage encore, il semble bien qu’Anna
Magdalena ait fait preuve d’une personnalité déjà affirmée en dépit de sa
jeunesse : à la cour de Zerbst, elle va se produire avec son père et toucher
même une rémunération de 12 thalers lors d’un concert dont on a gardé la
trace. Chanter en public lui plaît et elle a manifestement décidé d’en « faire
son métier19 ».
À Coethen, les deux artistes ont donc l’occasion de travailler
quotidiennement ensemble. On sait que le 25 septembre 1721 ils se
retrouvent aussi comme parrain et marraine au baptême du fils de Christian
Hahn, sommelier de la cour20, une demande adressée alors habituellement
à des personnes fiancées. Jean-Sébastien déménage de la Stifstrasse à la
Holgmarkt, 12, vraisemblablement en prévision de son mariage futur. À la
même période, il commande une grande quantité de vin du Rhin, une
centaine de litres environ. Avec cette union qui s’annonce, ce vin, ce plaisir
d’un art partagé ensemble, le goût de vivre revient chez Bach. C’est que,
peu à peu, la quarantaine se profile, l’heure d’une maturité qui s’affirme.
Bach a déjà toute une œuvre et une réputation.
Dix-huit mois après le décès de Maria Barbara, Jean-Sébastien épouse
donc Anna Magdalena Wilcke. S’il peut nous paraître très court, ce délai de
remariage ne l’est pas à une époque où l’espérance de vie n’autorise guère à
trop attendre pour recommencer une vie conjugale. Plus encore, cette année
et demie de veuvage témoigne à sa manière de l’attachement de Bach à sa
première épouse, il lui a fallu traverser la douleur et le deuil. Même si Jean-
Sébastien va trouver nombre d’avantages pratiques à cette nouvelle
situation, il ne s’agit pas seulement d’un mariage de raison. Très vite, un
véritable sentiment amoureux unit les deux époux, au point que plus tard,
en parcourant les partitions qu’ils ont pu l’un et l’autre copier, on ne pourra
plus distinguer leurs écritures : ainsi du manuscrit des célèbres Suites pour
violoncelle seul. Certains iront jusqu’à soutenir qu’Anna Magdalena en fut
pour partie le véritable compositeur, hypothèse peu probable à ce jour.
Pour Jean-Sébastien, les trompettes de la famille Wilcke sonnent donc
comme une véritable résurrection et pour Anna Magdalena, musicienne elle
aussi, comme l’occasion de partager la vie d’un compositeur
particulièrement doué. Choix courageux également pour l’amoureuse, qui
devra prendre en charge un foyer de quatre enfants, sans compter la
présence de Friedelena : si jeune encore, elle se doit d’être déjà une belle-
mère attentive. Sacrifice supplémentaire, la jeune femme risque bien de
devoir renoncer à ce métier de cantatrice qui lui plaît tant. Même si elle
gagne environ moitié moins que son cher mari, il n’empêche que cette
somme vient à point nommé pour assurer au foyer une existence plus
confortable.
Pourquoi se marient-ils au domicile de Jean-Sébastien, et non à la
chapelle du château ? C’est que cette chapelle, ne l’oublions pas, est
calviniste. Le prince insiste désormais pour que son personnel, même
luthérien, la fréquente, mais dans le cas présent il dispense son
Kapellmeister d’une telle obligation21. Quoi qu’il en soit, le prince Léopold
peut être fier d’avoir contribué à leur rencontre. Lorsqu’il les écoute chanter
ensemble, lorsque leurs voix se répondent, il cache difficilement un
sentiment de satisfaction : décidément, ce couple a bien du talent. Il ne
faudrait pas que ces deux-là aient des velléités d’aller se produire ailleurs…
Le prince ne se doute pas non plus que la belle figure d’Anna Magdalena
fera beaucoup pour le rayonnement futur de Bach, en plus de lui donner des
enfants. Elle va contribuer à enrichir sa légende en donnant du génie une
figure plus proche et plus incarnée.
Signe de cette affection conjugale : comme il l’a fait pour son fils, Jean-
Sébastien réunit en 1722 un Clavierbüchlein pour sa jeune épouse. L’année
suivante, celle-ci lui offre son premier enfant, une fille, Christiana Sophia
Henrietta.
Et si, par-delà ces bouleversements intimes, dans cette existence trop
bien réglée de la cour, dans cette « cage dorée » de Coethen, il fallait à
nouveau se donner l’occasion d’un voyage imaginaire ?
Explorer toutes les possibilités d’un continent musical, sans rien
négliger, faire de la pratique d’une famille d’instruments un déploiement
théorique pour soi-même et pour la postérité, offrir aussi un vaste outil
pédagogique. C’est en cette année 1722 que Jean-Sébastien Bach met la
dernière main au premier Livre de son Clavier bien tempéré. Dès la
dédicace, l’intention est claire :
Le Clavier bien tempéré ou préludes et fugues à travers tous les tons et
demi-tons, concernant tant la tierce majeure, en ut ré mi, que la tierce
mineure ou ré mi fa. Au profit de la jeunesse musicienne avide d’apprendre,
et aussi pour le passe-temps de ceux qui sont déjà habiles en cette
étude22…
« Tous les tons et demi-tons » ! Au-delà de la simple vocation
d’apprentissage, pour progresser dans l’exécution de deux puis trois parties,
il s’agit donc bien d’élargir tous les possibles. Le pédagogue si exigeant
avec ses élèves veut voir loin, beaucoup plus grand et plus large. En parlant
de clavier, le musicien ne vise pas seulement le clavecin, mais aussi le
clavicorde et l’orgue. Il ignore que par la suite d’autres interprètes le
joueront au pianoforte puis au piano. Mais pourquoi donc ce mot de
« tempéré », qui convient si peu à Bach, précis et passionné, tenace et
fougueux ?
Le mot n’a rien d’une considération de caractère mais renvoie à la
question plus technique du tempérament. Comment jouer en effet dans tous
les tons, composer aussi, sans être obligé de réaccorder sans cesse son
instrument ? L’organiste Jean-Baptiste Robin précise justement cette notion
complexe de tempérament, comme « un procédé – dit “formule d’accord” –
pour accorder les instruments à sons fixes (les claviers principalement), qui
cherche à résoudre l’impossibilité physique d’accorder un instrument avec
des intervalles parfaitement justes. Un tempérament privilégie certains
intervalles au détriment d’autres (le choix se porte généralement sur les
tierces ou les quintes). De ce fait, les tonalités n’ont pas toutes le même
caractère et certaines sont plus justes et plus pures que d’autres23 ». Au
XVIIe siècle, un Andréas Werckmeister (1645-1706) va promouvoir le
« tempérament égal ». On peut penser que Bach a pu s’inspirer de cette
notion.
Le prince de Coethen a lui aussi décidé de se marier. Une bonne
nouvelle, a priori, que cette union de Léopold avec Friederica Henrietta
d’Anhalt-Bernburg, sa cousine ? Ce n’est pas certain, les raisons des princes
n’ont pas toujours partie liée avec le raisonnable. Dans l’affrontement au
jeu d’échecs, on le sait, la dame exerce un rôle redoutable et les souverains
eux-mêmes doivent s’incliner devant leur puissance… ou leurs caprices. Or,
malheureusement pour Bach et les siens, la femme que vient d’épouser le
prince d’Anhalt-Coethen n’apprécie pas la musique : en renonçant à sa vie
de célibataire, le prince délaisse ainsi l’une de ses passions artistiques
favorites. Au dire de Bach, cette jeune aristocrate n’est qu’une « amusa »,
une femme sans curiosité ni culture, en d’autres termes totalement
indifférente aux charmes des Muses. Comment pourrait-elle alors apprécier
tout l’effort d’exécution et de création de l’orchestre ? Comment saurait-elle
goûter à leur juste mesure les talents de solistes du couple Anna Magdalena
et Jean-Sébastien, qui n’en finissent pas de se déployer dans nombre
d’occasions ? Ces musiciens ne sont pas beaucoup plus que des laquais, au
fond.
Il était donc écrit que le bonheur de Coethen ne pouvait durer : les
« dorures » de la cage se ternissent et ne peuvent plus faire oublier que des
barreaux contraignent la liberté des artistes. À nouveau, il faut regarder vers
d’autres horizons.
Souvenons-nous de la période de Weimar. Déjà en délicatesse avec un
employeur ombrageux, Jean-Sébastien Bach avait fort mal pris que le duc
Wilhelm Ernst propose le poste de Kapellmeister à Telemann, au moment
de la mort du vieux Drese, malade depuis des années, même si le
compositeur l’avait finalement refusé. Or voici qu’à nouveau nous
rencontrons le cher Telemann à propos d’une autre opportunité
professionnelle. Les deux hommes cependant n’entreront jamais vraiment
en concurrence directe et, même sans se voir beaucoup, resteront bons amis,
au point même qu’en 1714 Telemann sera choisi comme parrain de Carl
Philipp Emanuel. À la mort de Bach, il ira jusqu’à composer un poème en
sa mémoire.
Dans l’immédiat, voici qu’à Leipzig, la bonne ville de Leipzig, une
succession est ouverte, celle de Johann Kuhnau, le cantor de l’église Saint-
Thomas et director musices qui décède en juin 1722. Bach, on le sait, le
connaissait bien. Le poste apparaît prestigieux et le processus de succession
va durer plus que de raison. C’est que, comme l’écrit Wolfgang Sandberger,
le conseil municipal se divise sur le profil de la personne à embaucher :
certains souhaitent un vrai « cantor », un enseignant capable avant tout de
faire tourner au mieux l’école Saint-Thomas et ses chœurs, sans céder à des
sirènes plus profanes, tandis que d’autres préfèrent nettement un director
musices aux compétences plus larges24.
Le premier à sauter sur l’occasion est donc Georg Philipp Telemann : à
l’époque, sa célébrité le précède. Cet ami de Haendel et de Mattheson
occupe à Hambourg la charge de cantor de l’école Saint-Jean, mais déploie
surtout une activité brillante et variée, à travers la fondation du Collegium
musicum et la direction de l’Opéra. Telemann connaît bien Leipzig pour y
avoir vécu au début de sa carrière. On lui a même déjà autrefois proposé le
poste qui se présente ici… Flatté de la candidature d’une telle célébrité, le
conseil la retient dès la mi-juillet et Telemann passe avec succès l’examen
probatoire, le nouveau cantor étant dispensé des charges d’enseignement.
Surprise, Telemann quitte Leipzig sans crier gare. Sur le chemin de
Hambourg, va-t-il passer par Coethen et inciter Bach à briguer le poste,
comme le suggère Gilles Cantagrel25 ? Toujours est-il qu’à Hambourg il
fait savoir au conseil qu’il est susceptible d’aller ailleurs. Comme ces
autorités restent muettes, il réapparaît à Leipzig en faisant savoir qu’il
accepte l’offre… De retour à Hambourg, toutefois, il remet la pression sur
les autorités locales en demandant un salaire beaucoup plus élevé. Cette
fois-ci, ces messieurs sortent de leur silence et cèdent pour garder leur
célébrité… Telemann a gagné.
Tout cela, on le devine, ne fait guère les affaires du conseil de Leipzig,
qui a vraiment l’impression d’avoir été victime des caprices d’une diva. Il
faut à nouveau ouvrir la possibilité de poser candidature en novembre 1722.
Johann Friedrich Fasch (1688-1758), pressenti un temps, se retire. D’autres
candidats se présentent aussi, tels Georg Friedrich Kaufmann (1679-1735),
Christian Friedrich Rolle (1681-1751), Georg Balthasar Schott (1686-
1736), avant que Bach se manifeste.
Pour Jean-Sébastien, quel véritable intérêt à partir pour Leipzig ? À
première vue, la situation proposée n’apparaît pas si enviable que cela. Si
elle permet peut-être de renouer avec la pratique de la Kirchenmusik dans
les paroisses d’une grande ville luthérienne, cette tâche risque d’être
ingrate. Car tout en assurant la composition et l’exécution d’œuvres pour le
culte à un rythme particulièrement soutenu, il lui faudra délivrer un
enseignement auprès des élèves de l’école Saint-Thomas ou au moins se
faire remplacer pour cela. On imagine mal le musicien avoir la patience de
mener les deux activités de front. Adieu les coquets revenus de Coethen :
non seulement la rémunération sera bien moins élevée à Leipzig, de l’ordre
de 100 florins, mais Anna Magdalena devra de plus renoncer à ce qu’elle
touchait comme cantatrice, les femmes ne pouvant pas exercer leur talent
dans les églises de la ville. À voir ainsi toutes les raisons de vouloir refuser
ce poste, on se demande si Bach a vraiment réfléchi avant de concourir.
Tournant, que ce choix de Leipzig. Auparavant le joueur d’échecs avait
prévalu chez lui, qui le conduisait à faire ses choix professionnels en
fonction surtout d’une ascension sociale. Ici, c’est le point de vue du bon
père de famille qui prédomine. Sa formation initiale ne lui a pas permis de
fréquenter l’Université et, complexe psychologique probablement, il désire
absolument pouvoir offrir à ses fils cette possibilité d’études. À Leipzig,
une telle formation sera envisageable au sein de la prestigieuse université
fondée au XVe siècle. Même si ces enfants sont encore jeunes, il faut penser
à leur avenir.
Le 29 novembre, Bach fait exécuter la cantate Nun komm der Heiden
Heiland BWV 61 (« Viens, sauveur de païens »), mais tandis qu’il présente
officiellement sa candidature, Christoph Graupner se déclare de son côté. A
priori, le concours ne semble pas jouer en sa faveur. Depuis les
atermoiements de son ami Telemann, toute cette affaire paraît traîner en
longueur. Et les candidats se montrent tous bien peu enthousiastes devant
les tâches ingrates d’enseignement.
Il faut attendre le 7 février 1723 pour que Bach passe l’examen
probatoire avec la cantate Jésus nahm zu sich die Zwölfe BWV 22 (« Jésus
prit avec lui les Douze »), dont on est certain de l’exécution, voire même la
cantate Du wahrer Gott und Davids Sohn BWV 23 (« Toi vrai Dieu et fils
de David »). Volontairement, il choisit pour la première œuvre une certaine
sobriété de forme, proche de celle de Kuhnau, pour ne pas choquer un
auditoire qui risquerait de lui reprocher un style par trop démonstratif.
Peu à peu le terrain se dégage, et Graupner retire sa candidature. Une
triste nouvelle est encore susceptible de faire hésiter Bach : en avril de la
même année, voici que décède la princesse « amusa » de Coethen. Le
prince éprouvera peut-être de nouveau pour la musique un certain attrait. Il
est encore temps de faire machine arrière… Mais de son côté, le conseil de
Leipzig n’a plus guère le choix non plus, il doit se résigner à choisir Bach,
qui est engagé de manière provisoire le 22 avril. Consulté, l’un des
membres du conseil résume la situation :
Puisque l’on ne peut avoir les meilleurs, il faut bien prendre les
médiocres26.
La phrase en dit long sur l’état d’esprit des conseillers.
De son côté, bon prince, Léopold va donner volontiers son congé à
Bach, qui garde cependant officiellement le titre de Kapellmeister de la cour
de Coethen.
En mai, sa nomination à Leipzig lui est signifiée et il doit ratifier une
contre-lettre qui définit en quatorze points ses obligations. Il serait
fastidieux de tous les énumérer, mais il est clair qu’ils placent le Cantor
dans un cadre très rigide. Comme il l’écrira plus tard à son ami Georg
Erdmann, passer du statut de Kapellmeister à celui du Cantor ne va pas de
soi. Et ses supérieurs sont fort nombreux : le conseil municipal qui
supervise l’école, le recteur de celle-ci et le consistoire de l’Église pour les
services religieux. Bien des occasions de frottements en perspective.
S’ajoute à cela l’éducation musicale des garçons internes (alumni) et
externes, qu’il convient de surveiller avec zèle, d’instruire à la fois sur le
plan de la musique vocale et instrumentale, mais de recruter aussi avec soin.
Est-ce pour s’interdire toute impatience ou mauvaise humeur que Bach
promet ainsi :
Je traiterai les garçons amicalement et avec ménagement, mais, au cas
où ils ne voudraient pas obéir, je les châtierai avec modération et en
avertirai qui de droit27.
Enfin, le signataire s’engage à tout faire pour promouvoir « la musique
dans les deux principales églises de la ville, Saint-Thomas et Saint-
Nicolas », En réalité, son champ d’intervention de director musices apparaît
plus large puisqu’il comporte aussi Saint-Pierre et l’Église-Neuve. Encore
le style des œuvres doit-il bien convenir à un cadre religieux, ainsi que
l’énonce le septième point :
Pour contribuer au maintien du bon ordre dans ces églises, j’aménagerai
la musique de telle sorte qu’elle ne dure pas trop longtemps, qu’elle soit
aussi de nature telle qu’elle ne paraisse pas sortir d’un théâtre, mais bien
plutôt qu’elle incite les auditeurs à la piété28.
Il ne reste plus au Cantor qu’à emménager à Leipzig avec les siens.
« Monsieur le Cantor ».
Leipzig
(1723-1729)
Ce sont les enfants Bach qui ont été étonnés ! Après les rues de la petite
cité de Coethen, voici Leipzig que découvrent Catharina Dorothea, Wilhelm
Friedemann, Carl Philipp Emanuel et Johann Gottfried Bernhard. Christiana
Sophia Henrietta, la plus jeune, a fini par s’endormir dans les bras de sa mère.
Un peu épuisés du voyage et des cahots de la route, ils n’ont pas assez de leurs
yeux pour découvrir un univers nouveau. Une fois la nomination de leur père
confirmée, ils sont arrivés en ce 22 mai 1723 avec leurs parents dans deux
voitures, ainsi que l’annonce une feuille locale manifestement bien informée,
la Correspondance de Leipzig :
Ce dernier dimanche à midi, quatre voitures arrivèrent de Coethen
chargées de meubles qui appartenaient au maître de chapelle de ladite cour,
appelé à Leipzig en qualité de cantor ; vers deux heures, il arriva lui-même
avec sa famille dans deux voitures et prit possession de l’appartement rénové
de l’école Saint-Thomas1.
Si, pour les contemporains, Coethen est regardée avec mépris comme une
petite principauté crottée, en dépit des goûts artistiques de son prince, au point
que certains la surnomment « Kuh Cöthen » ou « Coethen les vaches2 », il
n’en va pas de même pour Leipzig. Environ vingt-cinq à trente mille habitants
la peuplent, qui vivent au cœur d’un lieu d’échanges très actif, à la croisée de
la via imperia et de la via régi. À l’angle de la somptueuse demeure Romanus,
une statue de Mercure, le dieu ailé du commerce, incarne bien l’esprit de la
cité. Celle-ci est en effet réputée pour ses activités marchandes, ses foires,
triannuelles, en particulier celle du livre qui se déroule chaque année à la
Saint-Michel. À plusieurs reprises, le lecteur de théologie qu’est Bach aura
d’ailleurs l’occasion d’y flâner et d’y faire quelques emplettes. Accueillant à
l’instar de Francfort-sur-le-Main ces foires du livre, Leipzig s’affirme comme
ville de l’édition, avec notamment la toute jeune maison d’édition Breitkopf et
Hàrtel, fondée dès 1719. C’est plus largement un centre intellectuel renommé
sur le plan littéraire avec des personnalités marquantes et bien sûr cette grande
université qui offre des possibilités d’études. Ville riche et vivante. Ville
attachée aussi à un luthéranisme orthodoxe, bien loin des tendances piétistes
de Halle, non loin d’ici.
Pour l’instant, ce n’est pas tant cela qui surprend la petite troupe descendue
de voiture et suscite des questions curieuses que ces réverbères placés le long
des rues et qui, ce soir, vont pouvoir briller dans l’obscurité. Que la lumière
soit ! Leipzig s’est bel et bien inspirée de la France, au point que l’on va même
jusqu’à la désigner comme le « petit Paris » : on le voit, il n’y a pas que les
cours imitant Versailles à lorgner jalousement au-delà du Rhin. Peu à peu, la
ville découvre ses visages avec ses nombreux clochers, Saint-Thomas, Saint-
Paul, Saint-Pierre, Saint-Nicolas et l’Eglise-Neuve, ses vastes places comme
celle du Marché ou celle plus petite, située au pied de Saint-Thomas, ses
hautes maisons à plusieurs étages. Ainsi de la maison Apel et de ce café
Zimmermann dont nous reparlerons. Oui, incontestablement, la famille Bach
change de monde.
Anna Magdalena, pour sa part, garde le silence. Elle a hâte de voir
l’appartement de fonction du Cantor où elle va vivre une large part de son
existence. Sur la place, le vaste immeuble de l’école Saint-Thomas comporte
plusieurs étages et l’appartement se situe à l’aile sud sur deux d’entre eux, en
plus du rez-de-chaussée. Assez grand, avec ses six pièces, il vient d’être refait
aux frais de l’employeur et permet dans l’immédiat de loger toute une famille.
Tout n’est pas parfait, assurément : si l’entrée est indépendante, il faudra
partager la cuisine et les toilettes avec le recteur Ernesti et ses proches, en
souhaitant que les choses se passent au mieux et que la cohabitation forcée
s’accompagnera d’un respect mutuel.
L’euphorie passée, il y a toujours un moment de déception lors d’un
déménagement. Anna Magdalena se prend à repenser non sans mélancolie aux
avantages matériels de Coethen, à la petite cour aussi. Car, dans l’ensemble, le
décor de l’école est assez sordide. Toute cette saleté extérieure, ces mauvaises
odeurs, ces constants bruits d’école…
Jean-Sébastien, quant à lui, a peut-être aussi quelques états d’âme. Et des
souvenirs qui lui reviennent. Car ce collège sinistre, ces marmots malingres
dont il devra tirer quelques notes, ces cris de dortoirs et ces remugles de
graillon ne sont pas sans lui rappeler les tristes années de Lüneburg où il
étudiait loin des siens. Dans l’appartement qu’il va partager avec Anna
Magdalena, une pièce lui est heureusement réservée pour travailler, une pièce
rien qu’à lui, la Komponiertstube… Elle n’est pas ridicule, certes, mais,
comme il ne va pas tarder à s’en apercevoir à ses dépens, la cloison est si
mince qu’elle laisse passer tous les bruits de la classe d’à côté. L’établissement
ne brille pas, dit-on, pour son sens de la discipline et le brave recteur Ernesti
ne fait guère preuve d’autorité. C’est là pourtant que Jean-Sébastien devra
écrire et composer, en comptant justement sur sa faculté d’abstraction. Partir
loin alors, partir haut, oublier tohu-bohu et brouhaha d’ici-bas pour que
jaillisse la polyphonie des voix.
En attendant, Jean-Sébastien est devenu « Monsieur le Cantor » et cette
étiquette, on le sait, va lui coller à la peau pour longtemps, si ce n’est pour
toujours. La postérité en effet gardera jusqu’à aujourd’hui cette image
professorale et coincée d’un homme vieilli trop tôt, à la perruque sévère et aux
traits lourds. Or, on l’a dit, ce poste de cantor n’est pas le plus prestigieux qu’il
ait occupé et se double aussi de la fonction de director musices.
Bach va s’y trouver en butte à de nombreuses tracasseries.
Les choses commencent avec une relative méfiance réciproque de la part
de ses employeurs : rappelons que la procédure de recrutement s’est révélée
interminable. Et elle s’est accompagnée d’une autre forme d’humiliation.
Même si le candidat Bach n’est plus un débutant, le conseil ne lui en a pas
moins fait passer un examen de théologie pour vérifier ses connaissances et
l’orthodoxie de ses convictions. Épreuve psychologique s’il en est pour
quelqu’un qui scrute la Bible depuis des années plume en main, ne répugne
pas aux controverses intellectuelles et s’applique surtout à transposer une
vision religieuse dans le texte musical lui-même. Ses cantates, ses œuvres pour
orgue ne se proposent-elles pas comme des preuves vivantes de sa foi, au-delà
du simple poème ou d’un passage de l’Écriture mis en musique ? Non,
vraiment, revenir aux premiers mots de la Confession d’Augsbourg ou au
Grand Catéchisme de Luther, c’est un peu se moquer de lui…
Le conseil a-t-il peur de Bach, l’artiste trop libre ou le croyant peu fiable ?
Là encore, l’autorité qui va l’employer craint quelque influence mauvaise,
piétiste peut-être, mais aussi crypto-calviniste. À l’église, il ne s’agit pas de
verser dans l’opéra et une relative sobriété doit rester de mise. Et comme il est
dans les attributions de Bach d’assurer parfois la prédication, notamment
auprès des élèves de l’école, sa foi luthérienne doit être sans faille. On peut
imaginer la scène et l’agacement contenu du futur Cantor lorsque le conseil
insiste sur la nature de ses compositions :
« Herr Bach, promettez-nous de ne pas orner de trop de fioritures les
cantates qu’il vous faudra composer pour les offices. Nous savons que vous
êtes bon compositeur et que vous avez le souci des airs brillants, mais ici nous
ne sommes pas à la cour de Coethen. Nous voulons que nos paroissiens
puissent prier dans la sérénité et méditer vraiment la Parole de Dieu. Nos
maîtres de la Réforme n’auraient pas voulu autre chose. Nous souhaitons aussi
que les écoliers soient éduqués dans ce sens…
— Messieurs, je vous remercie de la confiance que vous me faites et vous
promets de rester fidèle aux enseignements de la Confession d’Augsbourg. Les
chrétiens de Leipzig et les enfants de Saint-Thomas n’auront pas à se plaindre
de moi, n’ayez crainte. Permettez-moi seulement, dans la mesure où vous
pourrez m’en donner les moyens, de favoriser une musique digne de la gloire
de Dieu. N’est-ce pas la Bible et les Psaumes qui parlent sans cesse de louer le
Seigneur, avec les tambours, les cithares, la harpe ? »
À peine arrivé, il ne faut pas perdre de temps et penser déjà à l’exécution
de la cantate du dimanche suivant. Vite, les voitures déchargées, le bureau à
peine installé, la table dressée, le nouveau cantor ouvre les partitions de
compositions précédentes, met la dernière main à l’ensemble, noue le
déroulement final. Combien de chanteurs, de violons ? Qui sera disponible ?
Quel pasteur doit prêcher ? Dès demain, il prévoit de travailler avec musiciens
et choristes de l’école en vue des répétitions, qui se déroulent la plupart du
temps le samedi après-midi. Cette cantate pour le premier dimanche après la
Trinité, Die Elenden sollen essen BWV 75, Bach l’a voulue ample et
généreuse, à l’image de son titre inspiré du psaume 21 : « Les pauvres
mangeront et seront rassasiés. » Il s’agit de célébrer un Dieu qui nourrit les
plus démunis. Satisfaction pour le Cantor, l’œuvre, qui compte rien de moins
que quatorze mouvements, sera accueillie avec « beaucoup
d’applaudissements » par le public.
Ce premier accueil augure bien de la suite : c’est en effet à Leipzig que
vont voir le jour ces cycles de cantates d’Église qui constituent autant de
chefs-d’œuvre et, avec les Passions, un sommet de la musique sacrée.
Comment comprendre ces compositions, cependant, sans revenir à l’une
des intuitions les plus fortes du christianisme des premiers siècles, la
sanctification du temps, pour se substituer à la vision antérieure du
paganisme ? Les fêtes païennes en vigueur dans l’Empire romain, comme celle
du Soleil invaincu ou du culte impérial, cèdent ainsi par exemple la place à
Noël au sein de la primitive Église. C’est dans le temps que le Christ est venu,
au cœur du monde, pour apporter le salut promis par son Père. Telle est la
signification profonde de la liturgie chrétienne : chaque année permet de se
remémorer l’histoire de ce salut3. En promouvant la Réforme, Martin Luther
ne va pas, loin de là, renoncer à cette organisation du temps même s’il
l’aménage.
L’année liturgique part donc du premier dimanche de l’Avent pour aller
jusqu’à Noël, célébration de la naissance de Jésus, le Sauveur tant attendu. À
cette période de Noël succède le temps de l’Épiphanie, puis le temps du
carême qui prépare en quarante jours à la fête de Pâques. À travers cette
grande fête, les chrétiens célèbrent la mort et la Résurrection du Christ. Après
le dimanche de la Trinité, une semaine après la Pentecôte, vont suivre vingt-
deux à vingt-sept dimanches en fonction de la date de Pâques, qui change
chaque année.
Si chaque dimanche ordinaire permet de faire mémoire, à travers le repas
de la Sainte Cène, du sacrifice du Christ mort et ressuscité, les grandes fêtes
prennent un éclat particulier. Noël, Pâques, Pentecôte, les principales bien sûr,
mais aussi l’Annonciation, le Nouvel An, l’Épiphanie, la Purification,
l’Ascension, la Trinité, Saint-Jean, la Visitation, Saint-Michel. De par ses
nouvelles obligations professionnelles de director musices, Bach va devoir
épouser ce cycle liturgique et fournir l’accompagnement musical des églises
de Leipzig. Si à Weimar il s’agissait pour lui de ne composer qu’une cantate
mensuelle, c’est désormais chaque dimanche et jour de fête qu’il alimente la
prière des fidèles, pour le culte principal du matin, excepté durant les périodes
de l’Avent et du carême, où une plus grande austérité impose de ne pas
accompagner les offices de musique figurative. Cette tâche, il va s’en acquitter
essentiellement à partir de ses propres œuvres et parfois même de celles
d’autres auteurs, comme Kuhnau, Telemann, Keiser ou même son cousin de
Meiningen, Johann Ludwig Bach.
Rythme intense, rythme effréné de composition, on le devine, d’autant que
le musicien entend écrire plusieurs cycles complets de cantates. D’après la
Nécrologie, il en aurait mené cinq à bien, ce qui paraît à l’évidence excessif : il
semble bien que Bach n’ait pas pu achever l’ensemble. Des quelque trois cents
cantates que le maître aurait probablement écrites, il nous en reste environ
deux cents. Cette production, pour considérable qu’elle puisse paraître
aujourd’hui, ne fait pas pour autant de Bach un « stakhanoviste » de ce genre
musical. S’il compose en effet à une cadence très soutenue, il ne cède pas pour
autant à la facilité, ni même à la répétition. Et d’autres vont se montrer encore
plus prolifiques que lui : son ami Telemann composera pour sa part une
douzaine de cycles, son rival Graupner se montrera également très productif.
Mais avec tout ce corpus, Bach dispose maintenant d’un véritable vivier, d’une
banque de données dans laquelle il peut puiser à volonté, comme avec ses
cantates profanes : songeons quelques instants, avec une pointe
d’anachronisme, à ce qui aurait pu advenir si Bach avait disposé d’un
ordinateur…
Entre les premières Kirchenmusiken de Mühlhausen et celles de Weimar,
les formes avaient déjà évolué en mêlant aux chorals et à l’ancienne
polyphonie une approche plus mélodique, les textes des livrets ne se bornant
pas aux extraits de la Bible mais incluant également des poèmes valorisant la
piété et une véritable pédagogie de la foi. Ne perdons pas de vue, en dépit de
sa dimension artistique, que la cantate n’a rien d’une œuvre de concert telle
que nous l’entendons, elle a d’abord une vocation de prédication. En
s’appuyant sur la fête du jour, sur la solennité du dimanche et sur les textes de
la Bible proclamés lors de l’office, elle invite à intérioriser un aspect
particulier de la révélation chrétienne et renvoie chaque croyant à sa propre
condition. Ainsi la fameuse cantate Herz und Mund und Tat und Leben BWV
147 (« Le cœur et la bouche, les actes et la vie ») a-t-elle pu être composée
pour la fête de la Visitation, lorsque la Vierge Marie, déjà enceinte de Jésus, se
rend auprès de sa cousine Élisabeth, qui va bientôt mettre au monde Jean-
Baptiste. À sa manière, la Visitation annonce déjà la venue du Seigneur. C’est
de cette œuvre qu’est extrait le choral improprement traduit par « Jésus que ma
joie demeure », alors qu’il est plus exact de dire « Jésus demeure ma joie »,
choral devenu si populaire et si emblématique de Bach qu’il en vient
malheureusement à éclipser nombre de ses œuvres.
Prédication, « sermon en musique », la cantate va donc pleinement
s’intégrer dans la liturgie et s’incruster comme en marqueterie dans l’office du
dimanche.
Comment la cérémonie dominicale se déroule-t-elle à l’époque ? Bach lui-
même nous en a donné la description en annotant l’une de ses partitions, celle
de la cantate Nun komm der Heiden Heiland BWV 61. Ainsi se présente le
culte à Leipzig le 28 novembre 1723, au cours d’une cérémonie qui commence
à 7 heures du matin pour s’achever à 11 heures :
Ordonnance du culte divin à Leipzig
Le 1er dimanche de l’Avent au matin
On prélude.
Motet.
On prélude au Kyrie, qui est accompagné entièrement.
On entonne devant l’autel.
Lecture de l’Épître.
Chant de la Litanie.
On prélude au choral.
Lecture de l’Évangile.
On prélude à la musique principale
Chant de la confession de Foi.
Prédication.
Après la prédication, chant, comme d’habitude, de quelques versets d’un
choral.
Verba Institutionis.
On prélude à la musique. Ensuite, et alternativement, on prélude et on
chante les chorals jusqu’à ce que la communion soit terminée, et sic porrô4.
Elles sont précieuses, ces quelques notes que Jean-Sébastien a
certainement consignées là à l’intention de quelque remplaçant à l’orgue. Il
faut imaginer tous les bons bourgeois de Leipzig se pressant tôt le matin, à
l’appel de la cloche : pendant plusieurs heures, ils vont plonger dans un
véritable bain de musique. D’emblée, l’organiste ouvre par un prélude,
accompagne les différents chants. C’est après la lecture de l’Évangile que va
débuter la cantate proprement dite. Elle précède, on le voit, la confession de
foi, c’est-à-dire le Credo, et la prédication.
Prédication particulièrement longue en monde luthérien : il n’est pas rare
qu’elle dure plus d’une heure ! Comme le rappelle Gilles Cantagrel, Bach
obtiendra de faire exécuter la cantate en deux temps, avant et après le sermon5.
La célébration de la Cène, de l’institution de l’Eucharistie, est désignée ici
sous l’expression Verba institutionis. Des deux pôles de la liturgie chrétienne,
la Réforme a voulu remettre en avant celui de la Parole de Dieu lue,
commentée, méditée et chantée, rééquilibrant ainsi la trop grande insistance
mise dans l’univers catholique sur le culte de l’Eucharistie.
On renonce ici à présenter l’ensemble du corpus des cantates, ce qui est
fait dans d’autres ouvrages de manière excellente6. Si la production d’œuvres
est très abondante dans les premières années à Leipzig (trente-sept autour de
1723-1724, cinquante-deux en 1724-1725 et vingt-neuf en 1725-1726), elle se
révèle moins régulière ensuite : seulement treize entre 1727 et 1729, quatorze
de 1730 à 1735, puis six au-delà. Jean-Sébastien Bach s’essouffle, mais on lui
pardonne volontiers au vu de la qualité des œuvres ! Cette baisse de régime,
pour parler un peu crûment, correspond de manière probable à une crise
personnelle sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.
Ces cantates, il faut simplement s’y plonger sans se lasser, livret en main.
Outre la ferveur communicative qui s’en dégage, elles témoignent d’une
extrême variété esthétique, bien à l’image de cette plasticité liturgique, de cette
souplesse de la louange communautaire voulue par Luther. Même si elle se
recentre, on l’a dit, sur la Parole de Dieu, si elle introduit la langue allemande
qui va souvent remplacer le latin, la liturgie promue par l’ancien moine
augustin propose de garder certains traits anciens. À sa suite, les cantates de
Bach jouent au maximum de la pluralité des formes, tant sur le plan vocal que
sur le plan instrumental : ouvertures méditatives ou joyeux feux d’artifice, à
coups de cors ou de trompettes, arias seccos ou accompagnées de mélodies,
chœurs ou solistes flamboyants, airs de danse ou de berceuse… Et ces chorals
repris à l’unisson, ornés ou fugués, subtils entrelacements de voix et de parties
instrumentales qui se détachent toujours avec clarté. À les arpenter, on n’en
finit pas de les découvrir et de voyager avec elles, et à travers les thématiques
qu’elles abordent, se déploie tout un panorama de la spiritualité et des affects
qu’elle peut développer : joie, affliction, espérance, confiance, peur, attente de
la mort, pauvreté, péché…
Mais si les voix jouent un rôle essentiel, à travers les arias et la place des
solistes, pour cette expression des affects, le message véhiculé par les cantates
ne passe pas seulement par des textes mis en mélodie, mais par la musique
orchestrale elle-même. Une forme de rhétorique sans paroles, au fond, qu’un
André Pirro a magistralement mise en lumière au début du XXe siècle dans
son ouvrage U esthétique de Jean-Sébastien Bach7. En adoptant une approche
figurative riche de nombreux motifs, Bach poursuit et déploie toute une
tradition antérieure : il s’agit de faire passer le texte, celui de l’Écriture
notamment, dans la composition musicale elle-même. On dispose alors d’une
multitude d’outils : l’espace chromatique pour signifier un abaissement ou une
descente de croix, une note tenue pour évoquer la durée, des trilles rapides
pour signifier la fugacité de la vie ou le serpent de la tentation. À cela va
s’ajouter le choix des tonalités, majeure pour la joie ou mineure pour la
tristesse, des ensembles harmonieux ou plus dissonants pour traduire la face
sombre de l’existence. Au sens du rythme va se joindre aussi le choix des
orchestrations : à la trompette d’annoncer la Résurrection, aux hautbois la
dimension pastorale de Noël, au violoncelle d’accompagner avec gravité les
derniers moments du Christ. Ici, la musique de Bach se fait totalement
langage, pour des chrétiens de l’époque qui sont plutôt familiers de la Bible.
Cela précisé, ne négligeons pas pour autant les librettistes, qui contribuent
aussi à leur façon à la dimension de prédication des cantates à travers leurs
poèmes et la manière dont l’Écriture les inspire. De ces auteurs de livrets, nous
avons déjà croisé plusieurs représentants, comme Eilmar, Franck ou
Neumeister. Mais comment ne pas avoir une tendresse plus marquée pour cette
belle figure féminine qu’est Christiana Mariane von Ziegler (1695-1760), qui
écrira pour Bach les livrets de neuf de ses cantates religieuses ?
Le fait peut étonner : les femmes n’ont pas le droit, la pauvre Anna
Magdalena en sait quelque chose, de chanter dans les églises luthériennes. En
cela, Martin Luther s’en est tenu aux méfiances de saint Paul à l’égard du
deuxième sexe : « Que les femmes se taisent durant les assemblées ! » Alors,
composer des livrets de cantates… Mais c’est oublier que nous sommes à
l’aube des Lumières et que certaines femmes expriment déjà des désirs
d’émancipation. Poétesse, tenant salon à Leipzig, Mariane von Ziegler
appartient à une grande famille de la ville : son père, Franz Conrad Romanus,
n’a-t-il pas été un bourgmestre influent, dont la demeure splendide arbore une
ostensible sculpture du dieu Mercure ? N’est-ce pas lui qui a doté la cité de cet
éclairage public qui a tant surpris les enfants Bach à leur arrivée, avec ses sept
cents lanternes à huile8 ? Les Lumières, toujours ! Même si la vie n’a pas
toujours souri à Mariane, avec ses deux veuvages et la perte de deux filles,
celle-ci puise dans l’écriture et le commerce intellectuel une énergie
remarquable.
C’est qu’à l’époque certains hommes se préoccupent de ce premier
féminisme. Ainsi de l’historien Gottlieb Siegmund Corvinus, personnalité qui
va marquer Mariane von Ziegler : il publie dès 1715 une sorte d’encyclopédie
à l’usage des femmes de son temps, le Frauenzimmer-Lexicon, manière de dire
qu’elles ont droit elles aussi à la connaissance. Il y a également le philosophe
Johann Christoph Gottsched, qui écrira pour Bach à de rares occasions :
soucieux alors de réformer la langue allemande en l’allégeant des influences
du français, il sera proche de Mariane von Ziegler. Mieux, il l’invite à
collaborer à sa revue Die vernünftigen Tadlerinnen, c’est-à-dire « Les critiques
raisonnables », sous pseudonyme. Féminisme là encore, la revue s’adresse en
priorité aux femmes, car c’est par elles aussi, à travers leur rôle clé dans
l’éducation des enfants, que pourra passer une réelle évolution de la langue.
Il ne semble pas, toujours selon les travaux de Philippe Lesage, que Jean-
Sébastien soit familier du salon de Mme von Ziegler, dans cette vaste
Romanushaus bâtie au cœur de la ville et que le père de celle-ci a fait décorer
avec luxe9. Mais même si sa collaboration avec la poétesse reste ponctuelle,
au cours de l’année 1725 principalement le Cantor n’a pas à en rougir. L’auteur
saura satisfaire son sens de l’orthodoxie et de la Bible. À la différence d’un
Picander qui prend beaucoup de liberté avec le texte de l’Évangile du jour,
Mariane von Ziegler en fait, elle, la source de son inspiration. Sans continuer à
travailler avec lui par la suite, elle ne cachera pas plus tard son admiration pour
l’œuvre de Jean-Sébastien, le mettant au rang d’un Telemann ou d’un Haendel.
Mais, familière des cantates, que peut-elle penser des Passions ?
Il y eut les Passions avant Bach. Il y aura les Passions de Bach, et pour
toujours cette identification exclusive, unique entre un compositeur et un genre
musical, au point que le musicien éclipse même les auteurs des Évangiles eux-
mêmes et que l’on ne sait plus très bien, lorsqu’on parle de la Passion selon
saint Matthieu ou de la Passion selon saint Jean, si l’on désigne les récits
évangéliques ou les œuvres de Bach elles-mêmes. Jean-Sébastien, le
cinquième évangéliste, pourront dire certains ! L’affirmation n’apparaît pas
complètement absurde pour le Cantor, chargé de prolonger par sa musique le
sermon pastoral. Dans ses Passions, il s’agit pour lui de se dépasser et de
déployer encore davantage les formes adoptées dans les cantates. Pour
représenter et célébrer tout à la fois les dernières heures du Christ avant sa
mort sur la croix, comment ne pas user de davantage de moyens et d’effets
musicaux ?
Qui pourrait croire pourtant que la première exécution d’une de ces œuvres
de génie commence dans la mesquinerie d’une querelle de clochers ? Il était
d’usage à Leipzig que les Passions soient exécutées au cours des vêpres du
Vendredi saint, lors de la Semaine sainte qui précède Pâques, en alternant
chaque année entre les églises Saint-Thomas et Saint-Nicolas. En ce début
d’avril 1724, Jean-Sébastien a manifestement décidé de changer cette habitude
et s’apprête à faire exécuter sa Passion selon saint Jean à Saint-Thomas, par
commodité pratique : en effet, le clavecin de l’autre église est défectueux et les
choristes ne disposent pas d’assez d’espace pour se placer. Cette initiative
toutefois n’est pas du goût du conseil municipal, qui, averti peut-être par des
paroissiens frustrés, envoie un courrier à Bach pour lui demander de
programmer à nouveau l’œuvre à Saint-Nicolas. Quatre jours seulement avant
l’exécution, quelle guigne !
Bach ne se laisse pas démonter : d’accord pour changer de lieu, mais à
condition de refaire les livrets, qui sont déjà imprimés, de procéder à la
réparation du clavecin et à quelques travaux d’aménagement. Dans cet
échange qui pourrait tourner à l’aigre, le Cantor va heureusement obtenir gain
de cause : le conseil accepte de prendre en charge les frais demandés. Bach fait
paraître un communiqué rectificatif : que les paroissiens de Saint-Nicolas se
rassurent, la Passion aura bien lieu dans leur église. Heureux paroissiens…
Depuis les premiers temps de l’Église, on commémore la mort du Christ et
on la représente, à la fois par souci de mémoire et de pédagogie. Souvenons-
nous des mystères médiévaux sur le parvis des cathédrales. Luther lui-même
n’a en rien rompu avec cette tradition qui valorise le salut par la croix : sur les
autels luthériens où l’on va donner la communion, on garde un crucifix entouré
de deux chandeliers. Les compositeurs vont eux-mêmes accompagner cette
dévotion : Heinrich Schütz et les Sept paroles du Christ en croix, Dietrich
Buxtehude et son bouleversant Membra Jésus nostri, qui invite à contempler
les membres souffrants de Jésus. Bach, encore une fois, n’invente pas un genre
musical, mais il va cristalliser le meilleur de ce qui a pu se faire dans ce cadre
et se montrer particulièrement prolixe et créatif pour l’enrichir. Avant lui, un
Keiser à Hambourg, un Brockes (1680-1747) ont eu l’occasion de créer des
Passions, expériences dont Bach devait largement profiter : quant à Telemann,
il fera exécuter sa Passion plus de quarante-six fois…
À en croire les sources, Jean-Sébastien Bach aurait écrit cinq Passions,
mais seulement deux nous sont parvenues aujourd’hui dont l’authenticité est
certaine, celle selon saint Jean et celle selon saint Matthieu. Le manuscrit de la
Passion selon saint Marc est en effet perdu, quant à la Passion selon saint Luc,
les musicologues s’accordent à dire qu’elle ne peut manifestement pas être
l’œuvre du Cantor et sa facture paraît assez médiocre.
Attardons-nous un peu sur ces deux oratorios, œuvres majeures, dont la
puissance et l’intériorité ont marqué à jamais la culture occidentale, bien au-
delà des seules frontières de l’Allemagne et du protestantisme. Elles présentent
à la fois des traits communs et de vraies différences.
Tout d’abord, l’ancrage sur les récits évangéliques eux-mêmes, qui sont
bien au départ des leçons de catéchisme à l’intention des premiers chrétiens.
Les livrets toutefois ne contiennent pas que les textes bibliques dans la
traduction de Martin Luther, mais aussi des chorals ou des poèmes plus
personnels. Dans la première composition, Bach s’inspire de la Passion de
Brockes, alors que dans la seconde il fait appel pour les méditations poétiques
à son ami Picander, pseudonyme sous lequel se cache le percepteur de l’impôt
sur les boissons Henrici, également auteur des livrets de nombreuses cantates
profanes.
Un second trait commun réside dans le caractère pictural des Passions,
œuvres qui ne manqueront pas d’ailleurs d’inspirer plus tard des cinéastes
comme Pasolini, voire des chorégraphes. À l’instar de la spiritualité baroque
des jésuites qui invite par des exercices mentaux à imaginer les scènes de
l’Évangile, à se les représenter en soi-même à travers des détails, les Passions
nous aident à voir différents tableaux.
16 Portrait de Bach par Elias Gottlob Haussmann. Huile sur toile, 1746.
Leipzig, Muséum für Geschichte der Stadt.
"J’ai beaucoup travaillé. Quiconque s’appliquera autant pourra faire ce
que je fais."
Bach a-t-il lu saint Ignace de Loyola ? Cela paraît peu probable, mais en
tout cas il obéit ici à la même intuition : nous voici à la dernière Cène, au
jardin des Oliviers parmi les disciples en pleurs, au prétoire de Pilate et devant
le sanhédrin, suivant le chemin de croix, et jusqu’au Golgotha, pour l’ultime
souffle du Christ.
Le vendredi saint est l’un des rares moments dans l’année liturgique
chrétienne où l’on procède à une lecture de l’Évangile à plusieurs voix, ce qui
donne au récit un relief dramatique, avec toute une progression, depuis le
dernier repas et l’arrestation de Jésus jusqu’à sa mort. Si la Passion continue
de nous toucher aussi profondément, c’est qu’elle propose en définitive un
condensé de nombre de sentiments très humains : peur du Christ et de ses
disciples face à ce qui se profile, amitié et trahison comme celle de Judas ou de
Pierre, violence de l’arrestation et du procès, coups et torture, haine de la foule
reproduite par les chœurs, déchirement au pied de la croix devant la séparation
qui s’annonce, angoisse de Jésus… L’art vocal et instrumental de Bach va
permettre de donner au récit une ampleur jamais égalée jusque-là.
Et puis, dernier trait unissant les deux Passions, l’on y retrouve une double
temporalité, comme le souligne avec beaucoup de clarté Gilles Cantagrel10.
Le temps, toujours le temps qui obsède Bach : ici, c’est à la fois celui où se
déroule le récit, l’histoire racontée par l’évangéliste où interviennent différents
solistes, la foule également, le temps des auditeurs qui a lieu ici et maintenant,
évoqué directement par les chorals et les airs plus méditatifs. En faisant
mémoire de la Passion, les chrétiens sont renvoyés à leur propre condition et
invités à imiter le Christ dans leur existence. Plus largement, à travers
l’événement initial se vit le salut de l’humanité par la mort de Jésus, et donc le
salut de chaque croyant. D’une certaine manière, chaque spectateur peut
trouver une forme d’identification aux différents personnages et se sent appelé
à méditer à partir de cette situation extrême.
Extrême richesse, on le voit, commune aux deux œuvres. Après ces
quelques traits, un mot à présent des différences.
Pour le vendredi saint d’avril 1724, c’est donc saint Jean qui est choisi. Cet
évangile marqué par le monde grec, avec une théologie bien différente des
trois autres récits évangéliques, qui insiste sur le Logos, le Verbe de Dieu, est
souvent perçu comme très intérieur. Or Bach, d’emblée, ne craint pas d’user
des effets pour accentuer la dramatisation : ainsi de cette impression d’ondes,
d’eaux qui s’agitent dès l’ouverture, eaux du baptême, jaillies du côté troué du
Christ ? Relativement brève – elle ne dure que deux heures –, l’œuvre se divise
en deux parties qui sont prévues pour encadrer le sermon, pour six voix solos,
chœur et orchestre. Elle semble aller à l'essentiel en débutant dès l’arrestation
de Jésus, avec un réalisme de roman policier :
Qui cherchez-vous ?
Jésus de Nazareth !
Violence, redisons-le, de la foule, l’effet de turba que traduisent les
chœurs. Ici, Bach a incontestablement convoqué le théâtre antique. La violence
se trouve équilibrée par la douceur de certaines arias et la sérénité des chorals.
L’intériorité poignante de l’air qui accompagne l’agonie de Jésus, « Es ist
vollbracht », soit « Tout est accompli », solo de basse avec viole de gambe
obligé. Wolfgang Sandberger fait remarquer à ce sujet que cette aria
s’apparente au genre musical du tombeau, propre au XVIIe siècle, par lequel
on rend hommage à une personnalité disparue. En cela, Jean-Sébastien est un
peu l’héritier d’un Marin Marais, par exemple11.
Parce qu’elle met souvent en cause le rôle des Juifs, voire l’accentue, dans
la mort de Jésus, cette Passion s’est vue taxée d’antisémitisme. Difficile
cependant d’accuser Bach d’un tel sentiment12. À la différence de son maître
Luther, qui fut pour sa part particulièrement antisémite, il ne nourrit pas une
telle hostilité. Bach s’en tient aux termes d’un Évangile qui peut effectivement
revêtir une dimension polémique et montrer en quoi le message de Jésus se
distingue du judaïsme de son temps.
Cette Passion, à la différence de la seconde, Bach aura l’occasion de
l’exécuter à plusieurs reprises avec des variantes au cours des années
suivantes, en modifiant l’ordre et en procédant à certains aménagements de
manière parfois substantielle.
Évoquons à présent la Passion selon saint Matthieu, l’une des
compositions les plus populaires de Jean-Sébastien Bach.
L’église Saint-Thomas va accueillir son exécution un autre vendredi saint,
le 15 avril 1727. C’est véritablement la « Grande Passion », « die grosse
Bassion » (sic), selon les termes mêmes, à l’orthographe un peu
approximative, de l’attentive Anna Magdalena, que l’on n’hésitera pas à
comparer à une cathédrale apte à remplir l’espace gothique de Saint-Thomas !
En montant l’œuvre, Jean-Sébastien a probablement en tête les Abendmusiken
de son maître Buxtehude qui l’avaient fasciné durant les quatre mois passés à
Lübeck, ainsi que les polyphonies de Monteverdi. De fait, l’œuvre se déploie
sur plus de trois heures et l’on ne recule devant aucun moyen pour en
accentuer le côté grandiose : deux orchestres de dix-sept musiciens, deux
chœurs de douze chanteurs et un petit groupe d’enfants, deux orgues ! En cela,
Bach renoue avec la tradition musicale de Venise : les chœurs peuvent ainsi se
répondre, s’interpeller, voire se superposer. Chaque personnage a son rôle,
chaque soliste tient sa place dans ce que certains considèrent comme une
forme d’opéra sacré. Mais un opéra sans costumes ni décor, sans gestuelle ni
masques.
Cette dimension théâtrale est de fait bel et bien perçue par le public de
l’époque, au risque de choquer certains auditeurs qui ne s’attendaient pas à un
tel choc : « Dieu nous garde, c’est sûrement un opéra ! » s’écrie, toute remuée,
une vieille dame qui n’en revient pas13. Tous ces cris, cet excès dans la
représentation des souffrances de Jésus, ces hurlements de haine, n’est-ce pas
une invention du diable ?
Place là encore à la Parole de Dieu : sur la partition, Jean-Sébastien a
recopié lui-même les versets de saint Matthieu à l’encre rouge, pour que les
interprètes puissent en intérioriser le sens. Selon lui, tout est dans le texte.
Mais, à la différence de la Passion selon saint Jean, le récit issu de l’Évangile
selon saint Matthieu, qui s’adresse davantage à l’origine à des chrétiens venus
du monde juif, commence bien avant l’arrestation de Jésus et inclut un
moment comme la dernière Cène.
On renonce à commenter une œuvre aussi forte et à en souligner la beauté,
qu’elle touche à travers l’homogénéité des chorals ou la douceur des arias.
Jamais le grandiose ne nuit à l’intériorité, à la profonde humanité qui transpire
en permanence. Ainsi l'aria « Ich will bei meinem Jesu wachen » (« Je veux
veiller près de mon Jésus »), qui évoque l’attachement du disciple à son maître
dans une tendresse, une sensibilité toute piétiste. Et le « Gute Nacht » aux
accents de berceuse, le chœur final qu’on ne finit pas de fredonner.
Oui, Bach sait véritablement parler à notre cœur.
Pour en arriver à une telle œuvre, quel effort ! Il y a certes le génie et le
travail de Jean-Sébastien. Celui aussi de toute une petite entreprise, sa famille
même, occupée non seulement à apprendre la technique, à jouer et entretenir
des instruments, à copier et recopier au risque de l’épuisement. Bach n’a pas
nécessairement, comme ce fut semble-t-il le cas à Weimar, un copiste au sein
de sa formation musicale, on peut donc penser que tous ses proches sont
régulièrement mis à contribution pour que chaque choriste, chaque musicien
puisse disposer de sa partition. C’est aussi une bonne occasion pour chacun de
s’imprégner des œuvres en question.
Aujourd’hui pourtant, en ce jour de 1727, l’ambiance est un peu différente,
l’un de ses enfants l’attend sur le pas de la porte.
« Papa ! Papa ! On vient de t’apporter les épreuves de cette partition que tu
viens de donner à imprimer !
— C’est vrai, je l’attendais, après avoir donné les plaques à graver… Ce
sont mes deux premières Partitas que je destine au clavecin…
— Mais la première, tu l’as déjà jouée quelquefois, je crois…
— Oui, c’est celle que j’ai dédiée au fils du prince d’Anhalt-Coethen, en
septembre 1726, tu t’en souviens.
— Ces partitions imprimées, où pourra-t-on les trouver ? Seulement lors
des foires de notre ville au Nouvel An, à la Saint-Jean et à la Saint-Michel ?
— Non, pas seulement, rassure-toi… Ceux qui veulent se les procurer pour
les étudier et les jouer pourront les obtenir auprès de mes correspondants,
comme l’organiste Petzold de Dresde, qui travaille pour le roi de Pologne, ou
M. Ziegler, lui aussi directeur de la musique et organiste à Saint-Ulrich de
Halle. Ils en disposeront également à Lunebourg, à Wolfenbüttel, à Nuremberg
et même à Augsbourg14…
— Partout en Allemagne, alors…
— Non, dans quelques villes quand même ! Allons, il faut que je relise tout
cela, si nous voulons être prêts pour la prochaine foire, ajoute-t-il, se penchant
quelques instants sur la liasse d’épreuves.
— Qu’y a-t-il ?
— Le bougre d’âne d’imprimeur ! Je vois qu’il a oublié tout un groupe de
mesures ! J’espère que l’animal va pouvoir me reprendre cela rapidement. Moi
qui lui avais dit d’être vigilant, il a dû confier ce travail à quelque apprenti
bien mal dégrossi…
— Tu es bien sévère, papa…
— Qui aime bien… Allez, tu connais la suite, je file tout de suite chez cet
imprimeur de malheur. »
Anna Magdalena, qui a tout entendu, ne peut s’empêcher de sourire. Son
mari est toujours aussi perfectionniste et impatient. Comme si en permanence
le temps lui manquait.
On l’a dit, c’est bien pour assurer une éducation digne de ce nom à ses fils
que Bach a choisi Leipzig. Dès leur arrivée, les deux aînés rejoignent l’école
Saint-Thomas. Signe peut-être d’une fixation obsessionnelle sur une formation
dont il a été privé, Bach inscrit Wilhelm Friedemann à l’université dès Noël
1723, soit plus de cinq ans à l’avance ! Il n’est pas exclu de penser que
l’enfant, bien que musicien doué, souffre déjà de cet investissement paternel
excessif sur son propre avenir. En 1726, il doit aller se former à Merseburg,
avant de rejoindre l’université trois ans plus tard.
Premier fils d’Anna Magdalena, son petit frère Gottfried Heinrich, né le 26
février 1724, fait preuve lui aussi, semble-t-il, d’un vrai sens musical. Peut-être
sera-t-il virtuose à l’orgue et au clavecin ? Malheureusement, et c’est un
nouveau drame pour la famille, l’enfant accuse très vite un retard mental qui
freine son développement. Aux difficultés matérielles, à la crainte constante de
la maladie et de la mort s’ajoute cette attention particulière à lui accorder.
Comment ne pas penser que lorsqu’ils constatent peu à peu cet handicap, ses
proches n’en soient pas bouleversés ? Point de psychiatre alors pour poser un
diagnostic, point de traitement à envisager : l’enfant incarne son mystère
propre. N’est-il pas la figure fragile d’un mal inexplicable, d’un « malheur
innocent » de plus auquel il faut se résigner ?
Comme c’est l’usage, le foyer n’a pas hésité à accueillir un neveu de Jean-
Sébastien, Johann Heinrich, qui va bénéficier de l’enseignement de son oncle.
Et au cours des années 1723-1729 les naissances ne cessent de se succéder :
après Christiana Sophia Henrietta et Gottfried Heinrich, ce sont Christian
Gottlieb, baptisé en avril 1725 et qui décède trois ans et demi plus tard, puis en
avril 1726 le baptême d’Elisabeth Juliana Friederica. Las, Christiana Sophia
Henrietta, le premier enfant d’Anna Magdalena, quitte ce monde en juin de la
même année. L’année qui suit, baptême d’Ernestus Andréas le 30 octobre,
mais le nourrisson meurt dès le mois de novembre suivant. Et l’on se fera bien
du souci pour Regina Johanna, née avant terme et baptisée à la maison le 10
octobre 1728 tant son état inspire d’inquiétude. La fécondité du couple
constitue sans doute la seule réponse à ces coups du sort.
La mort n’atteint pas que des petits êtres : en décembre 1728, Jean-
Sébastien a appris la disparition de sa sœur Salomé à Ehrfurt. Et, en juillet de
l’année suivante, il dit adieu à sa belle-sœur Friedelena. Avec elle, ce sont bien
des souvenirs communs qui s’effacent : les cousines rencontrées à Arnstadt, le
quotidien partagé, la mort subite d’Anna Magdalena, sa discrétion par la suite.
L’extrême fécondité de cette première période du cantorat de Leipzig ne
masque pas pour autant les premières vraies difficultés de Bach avec certaines
autorités locales, qu’elles soient supérieures, voire concurrentes. L’on a déjà
signalé l’épisode de l’exécution de la Passion selon saint Jean. Ce sont
d’abord les relations autour de l’église Saint-Paul, qui dépend de l’Université,
et son directeur de la musique Johann Gottlieb Görner (1697-1778), qui vont
être l’occasion de conflits. Décidément, il était écrit que Jean-Sébastien Bach
ne pouvait avoir des rapports simples avec le monde universitaire. Complexe
d’autodidacte, là encore ? Bien sûr, mais l’on peut supposer aussi que sa
formation initiale attise le mépris.
Dans son contrat, il n’est pas prévu que Bach assure le service des fêtes et
cérémonies universitaires à Saint-Paul, mais il se trouve qu’en raison d’une
habitude antérieure le cantor de Saint-Thomas est chargé de l’« ancien culte »
à Saint-Paul alors que le directeur de la musique prend en charge le « nouveau
culte » et se voit surtout rémunéré pour cela. En 1725, il se voit accorder par le
recteur la moitié du salaire du directeur de la musique, soit 6 florins. Mais en
septembre 1725, Bach écrit à l’Électeur de Saxe, le roi de Pologne Auguste
« le Fort », dont relève la ville de Leipzig, pour être rétabli dans ses droits,
assurer les deux cultes et toucher la rémunération afférente. Indifférent à sa
plainte, le conseil de l’Université demande que Bach soit débouté de sa
demande. Après une seconde lettre où ce dernier s’explique de manière
circonstanciée, et en dépit du témoignage de certains de ces prédécesseurs, le
roi de Pologne finit par suivre l’avis de l’Université et par s’en tenir à la
situation actuelle. Profonde déception pour Bach, qui éprouve le sentiment de
passer pour un médiocre.
Deux ans plus tard, en 1727, Jean-Sébastien Bach va prendre sa revanche :
lors de la mort de Christiane Eberhardine de Saxe, épouse luthérienne du roi
catholique August II « le Fort », par ailleurs grand coureur de jupons, c’est lui
qui sera choisi pour composer la musique de l’Ode funèbre, au grand dam de
son rival Görner, sur un livret de Gottsched. Preuve s’il en est que son génie
acquiert quelque reconnaissance.
Autre sujet de conflit, ces fameux cours de latin que le Cantor n’assure pas
lui-même mais confie à un remplaçant, moyennant la somme non négligeable
de 50 thalers. C’est un souci pour Bach, car il semble bien que le remplaçant
en question soit souvent absent. Dès février 1724, on se plaint au conseil de
cette insuffisance. Même si dans nombre de cas Bach doit suppléer et, en plus
de la surveillance, de l’enseignement musical et religieux, assurer lui-même
quelques cours. Des rivaux potentiels sont sans doute ravis de voir que l’on
trouve à redire au sujet de ce cantor dont le talent nourrit les jalousies.
L’affaire du remplacement n’est pourtant pas réglée et elle va pourrir le climat
au point qu’en 1730 les sanctions vont pleuvoir sur Bach. On lui reproche
vertement de ne pas avoir suppléé aux absences de son remplaçant. Véritable
volée de bois vert qui témoigne d’une ambiance pour le moins tendue.
Morceaux choisis :
Il fallait donc que le cantor s’occupât de l’une des petites classes, ce qu’il
ne fit pas comme il aurait dû ; remarquons en outre que, sans prévenir
Monsieur le Bourgmestre, il envoya à la campagne un chœur d’élèves. Il est
parti en voyage sans demander d’autorisation, fait pour lequel il a été rappelé à
l’ordre et admonesté ; il a fallu réfléchir à la question de savoir s’il ne faut pas
affecter une autre personne aux susdites classes ; Maître Kriegel serait pour
cela une personne convenable et l’on aura à prendre une décision à ce sujet.
Monsieur le conseiller Lange déclare que tout ce qui a été dit contre le
cantor est vrai, qu’il faut le rappeler à l’ordre et confier ses classes à Maître
Kriegel.
Monsieur le conseiller Steger déclare que le cantor ne fait rien, qu’il refuse
même toute explication à ce sujet, qu’il ne donne pas ses leçons de chant, que
des plaintes s’accumulent, que des changements sont nécessaires, qu’il faut en
finir ; il estime qu’il faut procéder à une réorganisation15.
Diable, on a vraiment l’impression de revenir aux années d’Arnstadt,
quand Bach partait à Lübeck sans prévenir qu’il ne reviendrait que quatre mois
plus tard, ou lorsqu’il se faisait remettre à sa place, parce qu’il prenait trop de
libertés avec l’orgue ou pour avoir fait monter une jeune fille à la tribune.
Enfin, les querelles de clochers, toujours, avec leur dimension dérisoire…
Il y avait eu le choix d’une église pour la Passion selon saint Jean, il y a aussi
le choix des cantiques pour les vêpres. Contre l’avis de Bach, c’est le sous-
diacre de l’église Saint-Nicolas, Gottlieb Gautlitz, qui s’est vu chargé de
pouvoir choisir ce qu’il sera possible de chanter après la prédication.
Mécontent de cette décision, le Cantor, une fois de plus, ne va rien laisser
passer. Dès septembre 1728, il écrit au conseil pour attaquer. D’emblée, il
rappelle qu’en vertu de sa fonction il lui revient de choisir les cantiques et
surtout, précise-t-il, de n’introduire aucune nouveauté dans le cadre du service
divin. Règle que le sous-diacre a osé justement enfreindre en introduisant des
chants nouveaux, beaucoup trop longs aux yeux du Cantor, qui souhaite encore
une fois avoir le dernier mot en ce domaine.
Rien de bien grave, certes, mais une accumulation qui à la longue va
devenir pesante pour la sérénité du compositeur.
À côté de ces tracasseries, on parlerait peut-être aujourd’hui de
harcèlement, Bach garde la capacité, voire la liberté parfois, de prendre l’air.
« Il est parti en voyage sans autorisation ! » dira, on l’a vu, le conseil, même si
ce n’est pas toujours le cas. Il s’agit aussi tout simplement d’améliorer
l’ordinaire, de percevoir d’autres émoluments en plus de son maigre salaire, de
ces accidentiae tels que les enterrements, mariages ou anniversaires. Il
n’oublie pas bien sûr ses chères orgues : en novembre 1723, le voici à
Stôrmthal pour expertiser l’instrument construit par le facteur Hildebrandt.
L’année suivante, en juin, ce sont les orgues des églises Saint-Sauveur et Saint-
Jean de Géra qui requièrent ses soins, œuvres du facteur Finke.
Cet orgue qui lui a permis de démarrer dans la carrière, son « pont
d’Arcole », pour reprendre la belle formule de Luc-André Marcel16, est aussi
l’occasion de récitals à succès, notamment à Dresde où il se rend à plusieurs
reprises. En septembre 1725, il donne deux concerts à l’église Sainte-Sophie,
une initiative qui va se renouveler en septembre 1731. À côté du quotidien
terne de Leipzig, d’une Kirchenmusik qui parfois se répète et lasse, il est
plaisant de goûter enfin au succès.
À l’époque, M. H. Fuhrmann écrit cet hommage imagé à l’organiste Bach :
J’eus ensuite le bonheur d’entendre Monsieur Bach, célèbre dans le monde
entier. Je croyais que l’Italien Frescobaldi avait seul dévoré tout l’art du clavier
et que Carlssimi était le plus admirable et le plus adorable des organistes ;
cependant, si l’on mettait les deux Italiens dans l’un des plateaux de la balance
et l’Allemand Bach dans l’autre, ce dernier pèserait d’un tel poids que les deux
autres voleraient en l'air17.
Si le Cantor pouvait, lors des conflits en cours, envoyer ainsi promener
autorités, conseils, recteurs, prédicateurs et sous-diacres, la vie serait plus
simple.
Mais voilà, nouvelle leçon, le plus souvent c’est la mort qui se charge de
faire le vide. Les premières années à Leipzig n’ont pas épargné, on l’a dit, le
Cantor sur le plan personnel. En novembre 1728, voici qu’il apprend la mort à
Coethen de son bien-aimé prince Léopold. Gémissez, enfants, gémissez dans le
monde entier, tel est l’intitulé de la cantate BWV 244a qu’il va faire exécuter à
l’occasion des funérailles du prince, quatre mois après son décès. Pour
l’occasion, Jean-Sébastien Bach s’est déplacé avec Anna Magdalena, et
Wilhelm Friedemann sans doute. Longue cérémonie que ces funérailles, qui
vont durer toute une partie de la nuit : même éclairée par les torches,
l’obscurité est propice à une méditation sur les fins dernières et à l’affliction
qui convient en pareille circonstance. « L’Église réformée et Cathédrale »
accueille la dernière manifestation publique en l’honneur du prince. Cette
cantate, nous n’en disposons plus aujourd’hui, mais il semble qu’elle reprenne
de larges parties de la Passion selon saint Matthieu et de l' Ôde funèbre déjà
évoquée. Là encore, rien de choquant à ce réemploi. Pour le cher Léopold
défunt, le toujours maître de chapelle à la cour de Coethen donne le meilleur.
Heureusement pour lui, il ne va pas se cantonner dans les célébrations
d’obsèques.
Le café, les dieux, les paysans
(1730-1739)
(1739-1749)
(1750)
Voici la nuit. Nuit des origines, mais aussi nuit de la Passion. Obscurité de
la souffrance et des ténèbres, mais aussi attente d’une lumière promise par-
delà la mort. Au moment où il entre dans les derniers mois de sa vie, Bach
se remémore-t-il quelques-unes de ses œuvres qui ont le trépas pour
thème ? De l’Actus tragicus des débuts à l'Ôde funèbre, des multiples
cantates qui l’évoquent aux accents tragiques des Passions, l’idée de la mort
revient sans cesse, obsédante, mais non terrifiante. Ainsi de cet appel
« Viens, douce heure de la mort », tiré de la cantate BWV 161, qui invite à
une acceptation sereine du dernier moment. Ich habe genug (« J’en ai
assez »), aria de la cantate BWV 82 pour la fête de la Purification de Marie,
qui reprend quant à elle le Nunc dimittis du vieillard Siméon voyant l’enfant
Jésus présenté au Temple :
Maintenant, ô maître souverain, tu peux laisser partir en paix ton
serviteur selon ta parole. Car mes yeux ont vu le salut que tu préparais à la
face des peuples1.
À l’instar du personnage biblique, le vieux Cantor peut se dire aussi
comblé, recru d’années, d’enfants, mais aussi d’œuvres et de souffrances.
Résonne également la supplication faite au Christ par les deux disciples
d’Emmaüs : « Reste avec nous car le jour baisse… », un épisode du
Nouveau Testament qu’évoque la cantate BWV 66. Bach a grand besoin au
cours de ses derniers mois d’une présence, pour traverser la nuit.
À cause d’une courte note manuscrite laissée sur l’édition de L’Art de la
fugue : « Sur cette fugue, où le nom de BACH apparaît en contre-sujet,
l’auteur est mort », dont on a longtemps pensé qu’elle était de la main de
Carl Philipp Emanuel lui-même, lors du travail d’édition, on a déduit que
son père avait composé cette fameuse fugue sur son lit de mort. Les
musicologues estiment désormais que les circonstances ont été tout autres.
Car l’écriture n’est pas celle d’un aveugle et il est envisageable que le
morceau soit antérieur. On a toutes les raisons de croire aussi que le choral
Me voici près de ton Trône BWV 668, qui évoque le jugement du chrétien
paraissant devant son Dieu, a été en revanche repris et dicté par Bach à son
gendre Altnickol à la fin de sa vie. Jusqu’au bout, le Cantor travaille.
Printemps 1750. Sur la place du Marché de Leipzig, les passants, les
marchands, les chaises à porteurs se sont poussés pour laisser passer une
vaste voiture, toute décorée de grandes paires d’yeux. Qu’est-ce que ce
phénomène qui intrigue les badauds ? Rien de moins que l’équipage
ostentatoire du chevalier John Taylor (1703-1772), avec ses chevaux et sa
nuée de domestiques.
À cette époque de progrès scientifiques, d’engouement pour les
académies et les sciences naturelles, certains se vantent de savoir aussi
opérer les yeux, en particulier la cataracte. C’est le cas du chevalier Taylor,
oculiste anglais et surtout homme de communication efficace. Roulant
carrosse, dans une voiture qui tient lieu de salle d’opération pour de pauvres
patients volontaires, il sillonne l’Europe et se targue avec aplomb de ses
multiples réussites. Avec habileté, il sait même arriver à l’avance dans une
ville et y donner des conférences pour mieux assurer sa promotion.
En arrivant à Leipzig, il ne procède pas autrement. Inutile de dire le réel
espoir qu’il suscite chez Bach et les siens. Présenté à John Taylor, le
musicien est ainsi opéré une première fois en avril. La cataracte se
caractérisant par le durcissement et l’opacité progressifs du cristallin,
l’oculiste pratique par incision pour mieux abaisser ce dernier. Sans
anesthésie bien sûr…
Quoi qu’il en soit, un journal de Berlin n’hésite pas à considérer
l’opération comme réussie :
Ce dimanche passé et hier au soir, Monsieur le chevalier Taylor a
prononcé des conférences publiques dans la salle des concerts, en présence
d’une société nombreuse de savants et d’hommes de qualité. Il y a chez lui
un concours étonnant de gens qui demandent son aide. Il a opéré entre
autres Monsieur le maître de chapelle Bach qui, par l’usage fréquent qu’il
avait fait de ses yeux, en avait presque complètement perdu l’usage ;
l’opération a été couronnée du plus parfait succès, si bien que Monsieur
Bach a retrouvé la pleine acuité de sa vue ; des milliers de gens souhaitent
du fond du cœur cet inappréciable bonheur à ce compositeur célèbre dans le
monde entier et ne sauraient en être assez reconnaissants à Monsieur Taylor.
En raison des très nombreuses occupations qu’il a trouvées ici, il ne pourra
pas partir pour Berlin avant la fin de cette semaine2.
Beau sens de la communication, assurément, mais la réalité apparaît
moins glorieuse, hélas, pour le patient. L’amélioration n’est que provisoire
et des complications, une infection peut-être, aggravent son état. Il faut
opérer à nouveau, mais sans succès.
Taylor reviendra quelques années plus tard sur cette intervention à
travers des formules qui laissent rêveur :
Je dirai pour continuer que j’ai vu une grande foule d’animaux
étonnants tels que des dromadaires et des chameaux, en particulier à
Leipzig, où je rendis la vue à un musicien célèbre qui avait déjà atteint sa
88e année. C’est cet homme avec lequel fut tout d’abord élevé le célèbre
Haendel. J’espérais obtenir le même succès avec ce dernier, car toutes les
circonstances semblaient être favorables, comme mobilité de la pupille,
action de la lumière, etc. Un examen plus approfondi révéla cependant
qu’un coup de sang avait détruit l’œil3.
Taylor se trompe sur tout, l’âge de Bach, sa proximité supposée avec
Haendel, son diagnostic probablement. En attendant, Haendel mourra aussi
quant à lui des suites d’une opération du chevalier quelques années après. À
la même époque, un parlementaire français, le président De Brosses, qui a
l’occasion de croiser le chirurgien, indique dans ses savoureuses Lettres
d’Italie qu’il lui fait surtout l’effet d’être un charlatan. Avec des méthodes
d’arracheur de dents, pourrions-nous ajouter…
À nouveau plongé dans l’obscurité, les « accès inflammatoires et autres
maux » font souffrir Jean-Sébastien. Manifestement, il n’est pas seul dans
son cas et nombre de patients opérés par Taylor sont tout aussi fragilisés en
dépit des vantardises de celui-ci. Minée par l’infection, sa santé s’affaiblit.
Fin mai 1750, après l’accueil d’un nouvel élève, Johann Gottfried
Müthel, il écrit à Schröter pour se justifier et protester de sa bonne foi dans
l’affaire Biedermann, qui ne cesse de gâcher ses derniers mois.
Surprise, le 18 juillet. Le malade retrouve brusquement la vue ! Une
ultime occasion pour revoir une dernière fois ses proches. L’embellie va
être de courte durée. Une attaque le foudroie peu après.
En ce 22 juillet, Leipzig s’éveille sous un ciel d’orage et une chaleur
écrasante. Partout l’on cherche un peu de fraîcheur, à l’ombre des tilleuls ou
des caves. Certains se réjouissent déjà de la belle journée qui s’annonce,
d’autres s’inquiètent de cet air lourd qui va rendre plus pénibles les tâches
quotidiennes. Sur la place du Marché, on se hâte de couvrir fruits et
légumes.
La famille Bach, elle, a d’autres soucis. C’est que durant la nuit l’état de
Jean-Sébastien s’est brusquement aggravé. La douleur le tourmente et ce ne
sont pas les compresses qu’on lui applique qui le soulagent. Peu à peu, le
robuste musicien s’éloigne, vaincu sournoisement par le mal, plongé dans
une obscurité qui l’angoisse. Impuissante devant l’aggravation, même après
avoir fait venir deux grands médecins de Leipzig, Anna Magdalena se
tourne vers le secours de la foi, cette foi qui toute sa vie a soutenu
l’existence de Jean-Sébastien. Peut-être arrivera-t-elle à apaiser l’inquiétude
qu’elle perçoit dans cette ultime agitation ? Est-ce seulement la douleur
physique ou bien la peur de la fin qui le rend si tourmenté ?
Vite, elle fait appeler Christoff Wolle, l’archidiacre qui pourra prodiguer
une dernière assistance spirituelle avant le grand passage. Souvent
disponible, cet homme âgé d’une cinquantaine d’années n’habite pas loin et
enseigne la théologie à l’école Saint-Thomas. Encore chez lui, il enfile au
mieux son habit noir, réajuste sa fraise et se munit d’un livre de prières. Un
crochet par l’église toute proche et il emporte avec lui les Saintes Espèces
pour ce qui sera la dernière communion du Cantor. Entré discrètement dans
l’appartement après qu’une servante lui a ouvert la porte, il vient frapper
doucement à la chambre.
« Madame Bach ! C’est moi, Maître Wolle !
— Entrez, Monsieur, entrez. Nous avons fermé les volets, avec toute
cette chaleur…
-— Qui est-ce ? Qui entre, Anna Magdalena ? Que me veut le conseil ?
— Calme-toi, mon Sébastien ! Ce n’est pas le conseil qui te rend visite,
personne ne te veut de mal ! C’est simplement notre archidiacre Wolle qui
vient te porter la communion.
— Ah, merci de votre amabilité, Maître Wolle, merci. Approchez-vous
plus près, que j’entende votre voix. Peut-être une dernière voix… Une voix
humaine qu’il me sera donné d’écouter. Me serait-il permis de me confier à
vous, de vous parler un peu ? Même si je ne suis plus très vaillant…
— Je suis là pour cela, Maître Bach. Dieu n’est-il pas celui qui
réconforte et apaise, notamment en pardonnant les péchés ? Par la mort de
Jésus, c’est bien le péché du monde qui est racheté, vous le savez. Telle est
notre foi reçue de l’Évangile et de l’enseignement de notre grand
Réformateur.
— Voyez-vous, Maître Wolle, nous avons bien souvent discuté de
théologie ensemble, et nous n’étions pas toujours d’accord sur les choix
pour notre Kirchenmusik. Je vous ai paru sans doute bien raide ou trop sûr
de moi…
— Vous connaissiez votre métier, Maître Bach, et bien des professeurs
de théologie aimeraient avoir vos connaissances…
— Justement, toutes mes connaissances ne me servent de rien aux
heures d’angoisse ! La mort me fait peur, Monsieur l’archidiacre, elle me
hante ! Elle rôde comme le Malin et je me sens tout tremblant face à elle.
J’ai eu beau composer toutes ces cantates, tous ces motets qui évoquent la
douceur du trépas, je n’arrive pas à éprouver au fond de moi-même ce
sentiment d’apaisement… Même lorsqu’on me lit des passages de ma
Bible…
— Rien que de très naturel, Maître Bach, rien de surprenant. N’êtes-
vous pas un homme comme les autres ? Rappelez-vous Jésus, lui aussi,
notre doux Sauveur au soir de sa Passion, qui avoue que son âme est
troublée. Même notre grand Martin Luther a connu les affres du doute au
début de sa vie de moine…
— Mais il avait su trouver la paix dans la musique et la lecture du grand
saint Paul…
— Qui lui disait en effet que Dieu nous justifie, nous sauve par le don
de sa grâce.
— Mais mes œuvres, Maître Wolle, auront-elles servi à quelque chose ?
Et mes enfants, mon fils qui m’a fait tant de peine ? Seront-ils fidèles à la
foi luthérienne ?
— Ne vous posez plus tant de questions, Monsieur le Cantor, il n’est
plus temps. Vous avez été un bon serviteur, pour les églises et la ville qui
vous ont employé. Votre famille n’a pas trop à se plaindre de vous, vous
avez été bon père et bon époux. Et peut-être que votre musique intéressera
d’autres musiciens plus tard. Qui sait…
« Maintenant, apaisez-vous, faites silence. Rappelez-vous notre bon
saint Thomas qui doutait et a si bien su reconnaître le Fils de Dieu
ressuscité à ses plaies sur les mains et les pieds. Une autre voix va vous
parler bientôt. Confiez-vous à lui et puis, vous recevrez le Corps et le Sang
de notre Seigneur. C’est une bonne nourriture, des forces pour le voyage qui
vous attend.
(Moment de silence.)
— Anna Magdalena, j’ai soif… »
Allant chercher un peu d’eau dans une cruche, Anna Magdalena ne peut
pas s’empêcher de penser aux dernières paroles du Christ en croix. Elle tend
un gobelet à son mari et discrètement se retire, en laissant les deux hommes
ensemble.
Le 28 juillet, « l’après-midi à huit heures », Jean-Sébastien Bach quitte
ce monde4. Après la solitude du château intérieur, le voici désormais à
l’abri du Dieu forteresse. Ein feste Burg ist unser Gott…
Sans surprise, le conseil municipal élit à l’unanimité le lendemain le
fameux Harrer, déjà auditionné, au poste de cantor. Le fait que parmi les
candidats on trouve un certain Carl Philipp Emanuel Bach n’y change rien,
le protégé du Premier ministre de Saxe passe avant tous les autres. À Saint-
Thomas, on continue de préférer un bon enseignant à un musicien
compétent. Et le docteur Steiglitz va jusqu’à reconnaître sans fard :
« Monsieur Bach a été certes un grand musicien, mais non un bon maître
d’école5. »
Le 31 juillet, paraît un sobre faire-part de décès :
Le noble et très honorable Monsieur Johann Sébastian Bach,
compositeur de la cour de sa majesté le roi de Pologne et prince électeur de
Saxe, ainsi que maître de chapelle de son altesse le prince d’Anhalt-
Coethen, cantor de l’école Saint-Thomas de cette ville, s’est endormi
doucement dans la paix de Dieu. Son corps a été aujourd’hui, et selon
l’usage chrétien, porté en terre.
Annonce en a été faite en ce 31 juillet 1750, jour de pénitence6.
Est-il enterré la veille ou ce 31 juillet même ? On ne sait guère. Mis
dans un cercueil de chêne, le corps est placé sobrement sur une charrette,
escorté sans doute de quelques Thomaner de Leipzig, cape et tricorne noir
sur la tête. Il y a là l’archidiacre Wolle et les membres de la famille
présents : son épouse Anna Magdalena, ses filles, le jeune Johann Christian,
son gendre Altnickol, son dernier élève Müthel. On ignore si les fils aînés
ont été présents aux derniers moments de leur père et à l’inhumation7.
Laconiques, les archives municipales disent simplement que le corbillard
est « gratis » et que le musicien laisse quatre enfants mineurs.
Comme il aura parcouru Leipzig en tous sens, le Cantor, au cours de son
existence, de l’école à l’église Saint-Thomas, de l’hôtel de ville à l’église
Saint-Nicolas, du café Zimmermann à la maison Appel ! À présent, le
dernier voyage le conduit à l’une des extrémités de la ville au cimetière
Saint-Jean, au-delà de la porte de Grimma. Autour de l’église qui porte le
nom du quatrième évangéliste, celui de la première Passion, nombre
d’habitants de Leipzig ont trouvé leur dernière demeure.
Très vite, semble-t-il, on va perdre la trace de sa tombe : autour de
1800, on ne sait plus où sont enterrés Jean-Sébastien et Anna Magdalena.
De plus, le cimetière Saint-Jean se voit désaffecté en 1833. Il faut attendre
1884 pour que l’on se préoccupe de localiser la sépulture en se référant aux
témoignages oraux : un cercueil de chêne, situé à six pas au sud de l’église
Saint-Jean, est alors découvert. À l’analyse, les ossements se révèlent
probablement être ceux du Cantor et l’on va inhumer celui-ci dans l’église
Saint-Jean, toute proche.
Mais durant la Seconde Guerre mondiale, les bombardements
n’épargnent pas Leipzig et l’église est détruite le 4 décembre 1943.
Retrouvés cependant, les restes de Bach seront transférés à Saint-Thomas,
dans la nef, le 28 juillet 1949. Le Cantor a retrouvé son église et c’est
devant une simple dalle de bronze, sous laquelle il repose, que chacun peut
venir se recueillir aujourd’hui. Seuls son prénom et son nom figurent sur la
dalle.
Situé dans l’ancienne maison Bose, en face de l’église Saint-Thomas, le
musée Bach de Leipzig expose désormais un lourd coffre, muni d’une forte
serrure et surtout décoré à l’intérieur du sceau du musicien, avec les trois
lettres JSB entrelacées. Retrouvé en 2009 à l’occasion d’une donation faite
à la cathédrale de Meissen, la ville de la porcelaine, l’objet a dû
probablement appartenir au Cantor et contenir quelques papiers précieux,
de l’argent ou même de ces pièces d’argenterie qui sont consignées dans
l’inventaire de sa succession.
Point de testament à sa mort, si ce n’est, on l’a dit, le testament spirituel
de ses dernières œuvres. Ses biens vont donc se répartir ainsi : un tiers pour
Anna Magdalena et deux tiers pour les neuf enfants, chacun ayant une part
égale. Succession modeste, que l’on estime au total à 1 122 thalers et sans
bien immobilier, avec un peu d’or et d’argent. L’on apprend qu’il détenait
une part dans une mine : Bach, petit actionnaire ! À côté d’une argenterie
non négligeable et de nombreux étains, l’inventaire recense également les
instruments qui lui ont permis de travailler : dix instruments à cordes,
violons et violes de gambe, deux clavicordes et cinq clavecins de tailles
différentes. Une boîte à outils d’artisan, en somme. Et il y a aussi la
bibliothèque, riche de plus de quatre-vingts volumes. Les œuvres de Luther
y sont, on l’a vu, en bonne place, avec d’autres ouvrages de théologie et de
piété8.
« Ils se sont partagé mes vêtements, ils ont tiré au sort ma tunique. »
Ces versets des Psaumes repris dans l’Évangile selon saint Jean, et que l’on
retrouve dans la Passion9 inspirée du même évangéliste, résonnent-ils aux
oreilles des enfants Bach à la mort du père ? On ne sait qui hérite des
vêtements du Cantor, ni de sa canne à pommeau d’argent, mais que va-t-il
rester de l’unité de son œuvre, de toutes ses partitions ? Entre les enfants
des deux lits successifs, tout ne se passe pas facilement10. Toujours est-il
que deux de ses fils, Wilhelm Friedemann et Carl Philipp Emanuel, vont se
partager beaucoup d’entre elles. Au premier, qui est director musices à
Halle, les cantates et la Kirchenmusik, au second, la musique instrumentale
et des souvenirs de famille, des portraits11. Johann Christian, au dire de
Marc Vignal, « reçoit définitivement les trois instruments à clavier que son
père lui a offerts de son vivant12 ». Dispersion des partitions, donc au gré
des besoins des uns et des autres.
Comme son mari le redoutait certainement, voilà Anna Magdalena dans
la gêne. Le 15 août suivant le décès, elle avance sans exagération son
« lamentable état de veuve » auprès des autorités de la ville pour réclamer
le versement pendant six mois du salaire du Cantor, comme c’était déjà le
cas pour les épouses des prédécesseurs de Bach. Mais à la municipalité de
Leipzig aussi, un sou est un sou et l’on ne fait aucune faveur à la veuve.
Lors de son entrée en fonctions voilà vingt-huit ans, le Cantor avait touché
un trop-perçu de 21 thalers et 21 groschen que l’on ne manque pas de lui
retenir sur les sommes versées.
Par ailleurs, elle demande également qu’on nomme un tuteur pour ses
quatre enfants mineurs. Elle reçoit la réponse qu’elle peut assurer cette
charge… à condition de ne pas se remarier. Pour Anna Magdalena, il n’en
est apparemment pas question. Il lui faudra alors vivre une décennie de
pauvreté, avec sa belle-fille célibataire Katharina Dorothea et ses deux
filles, qui ne se marieront pas non plus. « En raison de la nécessité où elle
se trouve13 », le conseil municipal lui achète la partition de L’Art de la
fugue pour 40 thalers.
Elle disparaît le 27 février 1760 dans un extrême dénuement.
Bach à l’aéroport
Comme porte d’entrée, pourquoi pas des œuvres pour clavier à l’instar des
Partitas, sur la suggestion sagace de la pianiste chinoise Zhu Xiao-mei ? Ce
n’est pas un hasard si Bach en fait d’ailleurs l’une de ses premières
publications, au début de sa Clavier-Übung. Au clavecin, on trouve bien sûr
Gustav Leonhardt (Virgin, 1986) ou Scott Ross (Erato, 1988). Mais c’est au
piano qu’on peut en découvrir la fraîcheur engageante. En ce sens, on
appréciera l’approche libre de Zhu Xiao-mei, qui choisit de les interpréter
avec son ordre bien à elle (Mirare, 2011). Ne boudons pas également notre
plaisir avec les enregistrements si alertes de Glenn Gould (Sony, 1957,
1959,1963).
De Glenn Gould aux Variations Goldberg, il n’y a qu’un pas. Le
pianiste canadien a réussi le tour de force de rendre l’œuvre extrêmement
populaire, en imposant un rythme qui à l’époque décoiffa le public des
mélomanes coincés (Sony, 1981). Pour qui voudrait au contraire entendre
une approche au piano sobre, classique, presque retenue, on peut se reporter
à l’interprétation de Wilhelm Kempff (Deutsche Grammophon, 1970). Au
clavecin, toujours Gustav Leonhardt (Teldec, 1964) et Pierre Hantaï
(Mirare, 2003).
Les influences venues d’Italie ont compté beaucoup pour Bach, tout
autant que celles issues de l’Allemagne du Nord : on les trouve illustrées
dans ces Concertos italiens que le pianiste Alexandre Tharaud a rassemblé
avec une vraie jubilation, autour du Concerto italien en fa majeur BWV
971 et d’autres concertos composés par Bach d’après Vivaldi et Marcello,
parfois composés à l’origine pour orgue (Harmonia Mundi, 2005). Dans un
autre ordre d’idées, le récital de Fazil Say (Warner Music, 1998) permet de
découvrir des adaptations plus romantiques : le Prélude et fugue BWV 543
en la mineur adapté par Franz Liszt notamment.
Pour Le Clavier bien tempéré dans son ensemble, on se référera au
clavecin à Gustav Leonhardt (Deutsche Harmonia Mundi, 1967, 1973) et
plus récemment au piano à la version de Vladimir Ashkenazy (Decca,
2004).
Longtemps, la connaissance de Bach s’est limitée pour beaucoup à
quelques pièces pour orgue, à des extraits de cantates et aux fameux
Concertos brandebourgeois ! Merci pourtant à Karl Münchinger en
Allemagne et, en France, à Jean-François Paillard (Erato, 1973) d’avoir fait
découvrir ces œuvres à un public plus large avant la grande mode
baroqueuse. Certes, c’était sage, un peu grave, mais l’ombre du Cantor se
profilait déjà là quand même. Pour retrouver sans doute une atmosphère
plus proche de la cour de Coethen, sur le plan instrumental aussi, on peut
écouter les interprétations plus vives de Jordi Savall (Auvidis, 1991), celles
de Giovanni Antonini avec l’ensemble II Giardino Armonico (WEA, 1997)
et également la formation Café Zimmermann (Alpha, 2003-2004).
Très populaires également, les Suites pour orchestre proposent autant de
danses stylisées : on retrouve leur couleur sous la baguette de Nikolaus
Harnoncourt à la tête du Concentus musicus de Vienne (Teldec, 1970), mais
aussi avec Reinhard Goebel (Archiv, 1982-1985).
Pour les Concertos pour violon, le choix de l’interprétation de Nikolaus
et Alice Harnoncourt continue de s’imposer (Teldec, 1967).
Avant d’évoquer un peu plus loin les cantates religieuses, comment ne
pas signaler, sans être exhaustif, quelques cantates profanes qui
appartiennent aussi au monde des cours et des villes de l’époque, réunies ici
dans un CD de René Jacobs (Harmonia Mundi, 1996) ? Il s’agit, autour de
la cantate dite « du combat entre Phébus et Pan », Ceschwinde, ihr
wirbelnden Winde BWV 201, des cantates BWV 205-213. Le contre-ténor
Andréas Scholl y est sublime.
AU PUPITRE DE L’ORGUE
Avec les cantates et les Passions, la majeure partie de l’œuvre pour orgue
reste bien ce lieu privilégié où le musicien fait passer l’essentiel de son
message religieux, à travers la technique du figuralisme. Ainsi de
l’Orgelbüchlein écrit en référence aux œuvres catéchétiques de Luther.
Avant de citer quelques intégrales, qu’il soit permis de recommander
l’anthologie réalisée par Maurice Mehl sous l’intitulé « Les chorals d’orgue
d’après Luther » (Calliope, 1998). On y trouve à la fois des œuvres issues
de l’Orgelbüchlein, quelques chorals de Leipzig, d’autres tirés de la
troisième partie de la Clavier-Übung ainsi que des Variations canoniques.
Un très beau parcours à dimension pédagogique aussi.
Ce premier choix permet sans doute d’aborder plus facilement les
grandes intégrales de l’œuvre pour orgue, à l’instar de celle de Marie-Claire
Alain (Erato, 1978-1980) et Bernard Focroulle (Ricercar, 1982-1997),
difficilement égalées. Les enregistrements de Michel Chapuis (Valois,
1966-1969), André Isoir (Calliope, 1975-1991) ainsi que ceux de Ton
Koopman (Teldec, 1999), plus ornés, sont également intéressants.
LA POLYPHONIE RETROUVÉE
Dans leur intégrale Bach 2000, les éditions Teldec ont eu la bonne idée de
joindre un CD qui présente quelques extraits d’exécution de la Passion
selon saint Matthieu à travers des époques et des approches différentes. On
peut ainsi mieux réaliser combien les traitements ont pu changer entre les
sensibilités romantique, classique ou baroque, avec des effets qui peuvent
passer du monumental au plus spirituel, du théâtral au plus intériorisé.
Pour cette Passion selon saint Matthieu, on indiquera en particulier
Nikolaus Harnoncourt (Teldec, 1970), Gustav Leonhardt avec le Tölzer
Knabenchor et la Petite Bande (Deutsche Harmonia Mundi, 1990) et, pour
une approche antérieure, la version de Karl Richter (Archiv, 1958).
Pour la Passion selon saint Jean, à côté par exemple de Ton Koopman
(Erato, 1994), signalons une version plus récente, plus tragique, celle de
Philippe Pierlot (Mirare, 2011).
Pour la Messe en si, on se tournera par exemple vers la version de
Philippe Herreweghe (Harmonia Mundi, 1996).