II - Le Cinéma Est Un Art: 2. Le Langage Cinématographique Et Ses Possibilités Artistiques

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Séquences
La revue de cinéma

II — Le cinéma est un art


2. Le langage cinématographique et ses possibilités artistiques

Numéro 16, janvier 1959

URI : https://id.erudit.org/iderudit/52190ac

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Éditeur(s)
La revue Séquences Inc.

ISSN
0037-2412 (imprimé)
1923-5100 (numérique)

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Citer cet article


(1959). II — Le cinéma est un art : 2. Le langage cinématographique et ses
possibilités artistiques. Séquences, (16), 2–4.

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ET
CHAMP CONTRE-' CHAMP

esta place d u cinema danô t a r t


Il - LE CINEMA EST UN ART
2. Le langage cinématographique et ses possibilités artistiques.
Le cinéaste dirige un monde où sa liberté de créateur est fort éprouvée. Mais, avons-nous vu,
s'il a du talent, de la ténacité, de l'audace, le sens de la conduite des hommes, il peut triompher de la
complexité technique de son entreprise comme les maîtres d'oeuvre médiévaux des difficiles problè-
mes posés par la construction des cathédrales.
Mais l'art cinématographique ne tient pas seulement à la liberté du cinéaste. S'il ne lui offrait pas
un langage pour s'exprimer, et un langage assez développé, assez souple pour donner corps à un uni-
vers esthétique complet et autonome, il ne serait qu un mythe, et justifierait les critiques dédaigneuses
;t hautaines faites encore contre le septième art. Comme l'image est le matériel de base du langage ciné-
matographique, on peut se demander quels sont les caractères de l'image cinématographique et les fac-
teurs qui lui confèrent une signification artistique.
ture végétale et animale. Il y a le son qui consti-
1. Caractères de l'image filmique tue une dimension importante de l'image filmique,
1. Réaliste en restituant l'environnement des êtres et des cho-
ses que nous ressentons dans la vie réelle. Il y a
Le cinéma nous met en présence des êtres et la couleur qui, dans certains cas où sa réalisa-
des choses qui parlent et vivent devant nous, non tion ne laisse rien à désirer sur le plan techni-
pas d'une façon physique évidemment, mais d'u- que, peut contribuer à rendre plus fidèle encore
ne façon quasi physique, par l'intermédiaire de la représentation du monde. Il y a aussi les divers
l'écran et de l'enregistrement sonore. Nous som- procédés de "grand écran" (cinémascope, cine-
mes confrontés directement avec eux; le signe et rama, vistavision, etc.) qui, dans des circonstan-
la chose signifiée sont un seul et même être. On ces bien particulières, exceptionnelles même, en-
peut dire que le cinéma est de tous les arts ce- core qu'avec beaucoup de réserves, peuvent aug-
lui qui nous donne le mieux l'impression de la menter l'illusion du réalisme de l'image. Il sem-
réalité en restituant le plus fidèlement possible ses ble cependant que les deux premiers facteurs, le
apparences. Remarquons que "cette restitution du mouvement et le son, soient les deux seuls essen-
réel, comme le dit si bien Marcel Martin, n'est tiels.
pas la fin (sauf dans le cas du documentaire scien-
tifique et technique : le cinéma est alors un 2. Univoque
simple moyen d'expression) mais le moyen de
l'art du film. Il ne s'agit pas de recopier le réel L'image filmique ne représente pas, dans sa ma-
(ce qui serait sans intérêt artistique) mais de le térialité, deux contenus à la fois. Elle ne désigne
recréer ou, plus exactement, de recréer une per- que des aspects limités et précis des choses. "C'est,
ception du réel, celle du réalisateur. Le réalisme écrit Epstein, parce qu'elle reste toujours préci-
le plus aigu est encore une vision esthétique et sément et richement concrète que l'image cinéma-
subjective du monde". (1) tographique se prête mal à la schématisation qui
permettrait la classification rigoureuse, nécessaire
Quels sont les facteurs qui, à l'écran, nous pro- a une architecture logique un peu compliquée" (2)
curent une telle impression de réalisme ? Il y a,
bien entendu, le mouvement qui imite nos actions (1) Marcel Martin, Le langage cinématographique, Les
de tous les jours, qui imite aussi la vie de la na- Editions du Cerf, Paris, 1955, p. 14.

SÉQUENCES
orthodoxe, dans le sens voulu par le réalisateur.
Voilà pourquoi l'image se compare bien mal Pour la reconnaître, il suffit de faire la critique
au mot. Le mot, comme le concept qu'il signifie, interne du film dans sa totalité signifiante qui ne
a une valeur abstraite et générale; l'image est do- peut jamais être totalement équivoque, et la cri-
tée d'une signification précise et concrète. Ce n'est tique externe du même document, en se référant
pas "la maison" que nous voyons à l'écran, mais à la personnalité de l'au'eur et à sa conception du
"telle maison" qui a sa forme, sa dimension, sa monde dégagée de ses autres oeuvres.
qualité propres. Mais alors, il convient de se de-
mander si le cinéma peut exprimer des idées abs- Tels sont les principaux caractères de l'image
traites. Oui, sûrement. D'abord, en vertu de la filmique. Déjà, par eux-mêmes, ils font soupçon-
généralisation qui s'opère dans la conscience du ner les possibilités artistiques du cinéma. Cher-
spectateur frappé par le choc des images entre chons donc maintenant les facteurs d'expressivi-
elles : c'est ce qu'on appelle le montage idéo- té artistique propres au cinéma.
logique. Ensuite, en vertu du symbolisme que re- 2. Facteurs d'expressivité artistique de l'image
cèlent toutes, plus ou moins, les images : "Um- filmique
berto D", par exemple, le vieillard inoubliable
créé par Vittorio de Sica, est le type des vieillards Il ne faut jamais perdre de vue que toutes les
abandonnés, isolés mais fiers. richesses artistiques du cinéma, pour être goûtées
par le spectateur, doivent provenir uniquement du
3. Symbolique et malléable rectangle lumineux projeté sur la toile et des ef-
fets sonores accordés aux ombres qui se meuvent
L'image filmique, en effet, n'a pas qu'une va- à l'intérieur de ce rectangle. En définitive, le ciné-
leur représentative. A des niveaux supérieurs au ma n'est qu'une succession ininterrompue d'ima-
niveau matériel, elle prend une signification sym- ges, ou mieux de plans, qui ont chacun leur si-
bolique, et même plusieurs. Elle fait le pont entre gnification particulière mais qui n'ont de sens
la réalité représentée, sur laquelle il n'y a point esthétique que dans l'unité du tout. Or, quel est
d'équivoque possible, et un au delà des apparen- l'instrument qui crée ces images lumineuses, si-
ces, plus mystérieux, vers lequel veut nous tourner non l'appareil de projection ? Mais l'appareil de
le réalisateur. C'est ainsi qu'on peut lire une an- projection n'est qu'un intermédiaire secondaire.
goisse psychologique sur le visage torturé de tel En réalité, l'image lumineuse ne peut paraître à
héros d'Eisenstein, une traînée lumineuse de grâ- l'écran si elle n'est au préalable, conservée ma-
ce sur le visage de telle héroïne de Bresson. . . A tériellement sur une pellicule. Et les images mon-
certains moments privilégiés, le cinéma devient le tées sur la pellicule n'existent que parce qu'elles
siège, par l'évocation symbolique, d'un conflit inti- ont été photographiées directement par la camé-
me des âmes ou de l'envahissement du sacré. ra. C'est donc la caméra qui est responsable de
l'image filmique, s'il est permis d'appliquer à une
Mais la signification de l'image prend des voies chose inanimée une qualité qui, en droit et en
différentes, se fait extrêmement malléable, suivant fait, ne relève que de l'opérateur agissant sous la
le contexte où elle s'enchâsse. D'abord, le contex- conduite du réalisateur.
te filmique. L'image au cinéma n'a pas du tout le
même sens que l'image statique d'un tableau : elle La caméra peut donc jouer un rôle vraiment
s'intègre dans une suite temporelle où elle est in- créateur si elle est manipulée avec intelligence et
fluencée par ses compagnes qui la précèdent et maîtrise. Mais il n'en a pas été toujours ainsi.
celles qui la suivent, et où d'ailleurs elle ne man- Le cinéma, à ses débuts, était de la photographie,
que pas de les influencer toutes. animée certes, mais de la photographie tout de
Ensuite le contexte mental du spectateur. L'i- même : un instant de vie dans un cadre rigide.
mage est comme la semence de la parabole bibli- Avec le cinéma, l'instant de vie durait un peu plus
que : elle peut tomber dans la bonne terre, dans longtemps et bénéficiait de l'animation. C'est Da-
la broussaille ou sur le rocher. Elle sera diverse- vid-Wark Griffith qui découvrit le cinéma art. En
ment reçue suivant la mentalité, le caractère, l'é- effet, il tournait quantité de petits films quand il
ducation, la culture, les préjugés bons ou mau- eut l'idée, un jour de l'année 1908, de rapprocher
vais du spectateur qui est susceptible de commet- sa caméra du visage d'une actrice dont le jeu l'a-
tre un contre-sens ou un faux-sens devant elle vait particulièrement ému. Le gros plan de l'ar-
Cela explique la polyvalence possible des inter- tiste intercalé au milieu de la scène fit un effet
prétations de l'image. Mais n'allons pas conclure terrible : tout le monde désapprouva ce procé-
que l'image ne signifie rien parce qu'elle peut tout dé de montrer une tête coupée. D'autres tentati-
signifier; il subsiste une interprétation authentique, ves furent faites de déplacer la caméra, mais l'on
ne s'habitua que très lentement à ce procédé.
(2) Jean Epstein Le cinéma du diable, Jacques Melot,
Pourtant, quand Griffith décida de rapprocher sa
Paris, 1947. p. 56. caméra, de changer l'angle de vision d'un objet,

Mars 1959
c'est à ce moment-là que l'image prenait une va- crire l'espace où se passe l'action, (comme la
leur strictement cinématographique et que le ci- fuite des rails vue de l'avant de la locomotive
néma devenait un moyen d'expression artistique. dans La Bête humaine ou le survol de l'amoncel-
Si, en effet, la caméra se rapproche du visage de lement des caisses dans le palais du citoyen Kane),
l'actrice, l'image filmique change, acquiert une mettre en relief un élément important pour la sui-
valeur dramatique plus intense, mais seulement te de l'action (comme le "travelling" sur la bou-
l'image filmique, car, dans la réalité, l'actrice é- gie dans Les Enfants d'Hiroshima), introduire la
tait, à ce moment, exactement la même que dans représentation objective du rêve (le gamin se
les moments précédents. En déplaçant sa camé- voyant en songe en train de capturer Crin Blanc),
ra, Griffith venait d'inventer le plan et la suc- enfin objectiver et matérialiser la tension men-
cession des plans. tale d'un personnage (le "travelling" venant ca-
drer en gros plan le visage d'un mort exprime
Progressivement, la technique de l'image se per- la révélation soudaine qu'a une femme que le
fectionna. Elle offre, dans le cinéma d'aujourd'hui, meurtrier n'est autre que son amant présent dans
une riche variété de moyens artistiques. la pièce parmi les policiers, dans le célèbre
1. Les divers types de plans dont la gamme Blackmail de Hitchcock).
constitue selon la juste expression d'Henri Agel,
"une véritable orchestration de la réalité", surtout 4. Les cadrages organisent le fragment de la
le gros plan que Jean Epstein sut naguère caracté- réalité présentée à l'objectif et révèlent ainsi le
riser en une page admirable : "Entre le spectacle grand talent du réalisateur (reportons-nous aux
et le spectateur, aucune rampe. On ne regarde cadrages très étudiés de Dreyer dans ses films).
pas la vie, on la pénètre. Cette pénétration permet 5. La profondeur de champ, d'après l'expres-
toutes les intimités. Un visage, sous la loupe, fait sion très juste de Marcel Martin, "correspond
la roue, étale sa géographie fervente. . . C'est le à la vocation dynamique et exploratrice du regard
miracle de la présence réelle, la vie manifeste, humain qui fixe et fouille dans une direction pré-
ouverte comme une belle grenade, pelée de son cise et à des distances très variées".
écorce, assimilable, barbare. Théâtre de la peau"
(3).
Il y aurait beaucoup à dire encore sur la va-
2. Les angles de prises de vues. La contre- leur expressive de l'univers cinématographique :
plongée donne, en général, une impression de su- le jeu des interprètes, la présence des décors, des
périorité, d'exaltation et de triomphe, car elle gran- costumes, des éclairages, les phénomènes sono-
dit les individus et cherche à les magnifier en les res. . . Mais terminons en soulignant le facteur qui
détachant sur le ciel; la plongée tend à rapetis- contribue avec le plus d'efficacité à l'élaboration
ser l'individu, à l'écraser moralement en l'abais- artistique d'un film : le montage. Le montage con-
sant au niveau du sol, à faire de lui un objet en- siste à placer des bouts de film dans l'ordre vou-
glué dans un déterminisme insurmontable. Les lu par le réalisateur pour créer l'impression re-
"cadrages penchés" ont pour effet le plus inté- cherchée. Certes, cet ordre définitif est habituel-
ressant de matérialiser aux yeux des spectateurs u- lement prévu dans ce qu'on appelle le "décou-
ne impression ressentie par un personnage, en page technique". Mais monter un film est une
l'occurrence un trouble, un déséquilibre moral tâche bien particulière, car c'est cette opération
(v.g. lorsque l'héroïne de Brève rencontre songe qui donne au film sa touche définitive. Il s'agit de
à se suicider après le départ de son ami, la photo créer du mouvement au sens large, c'est-à-dire de
commence à basculer et ne revient à l'horizontale l'animation, de l'apparence de la vie; de créer du
qu'au moment où, la crise surmontée, les reflets rythme, c'est-à-dire une "ordonnance dans le mou-
du train sous lequel elle voulait se jeter se sont vement", comme disait Platon, (le rythme ciné-
éteints sur son visage hagard). matographique consiste précisément dans la suc-
cession des plans suivant leurs rapports de lon-
3. Les mouvements d'appareil, surtout le gueur, de grosseur et d'importance dramatique);
"travelling avant" qui peut exprimer notre inser- de créer enfin de Y idée, c'est-à-dire le message
tion dans le monde où va se dérouler l'action, dé- même de l'auteur. Le bon montage est, en défini-
(3) Jean Epstein La poésie d'aujourd'hui, La Sirène,
tive, le signe dernier auquel on reconnaît la pré-
Paris, 1921, p. 171. sence authentique de l'oeuvre d'art.
* *
ETUDE RECHERCHES
1. Quels sont les caractères qui différencient l'i- 1. Comparez l'image filmique à l'image statique
mage filmique du mot ? d'un tableau.
2. Quelle est l'importance du gros plan dans 2. Etudiez les rapports entre les éléments sono-
la conception esthétique du film ? res (musique, paroles, bruits) et l'image fil-
mique.
SÉQUENCES

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