La Théologie Pratique Au Défi de Son Épistémologie: Arnaud Join-Lambert
La Théologie Pratique Au Défi de Son Épistémologie: Arnaud Join-Lambert
La Théologie Pratique Au Défi de Son Épistémologie: Arnaud Join-Lambert
ISSN
0023-9054 (imprimé)
1703-8804 (numérique)
Découvrir la revue
Tous droits réservés © Laval théologique et philosophique, Université Laval, Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
2019 services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.
https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/
LA THÉOLOGIE PRATIQUE
AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE
Arnaud Join-Lambert
Faculté de théologie
Université catholique de Louvain
ABSTRACT : Unlike methodology, epistemology is a forgotten field in practical theology. This arti-
cle develops the hypothesis that the way in which a practical theologian situates the empirical
dimension in the construction of his or her research reveals an implicit epistemology. There
would be different epistemological options depending on whether the field data are located in
the first part, in the second part or scattered throughout the study. This choice would be re-
lated to the status of the experience of faith. The important thing then is to be clear about the
foundations and implications of the chosen way of developing research.
______________________
1. Une dizaine de doctorants, doctorantes, chercheurs et chercheuses avec les professeurs François-Xavier
Amherdt (Université de Fribourg), Yves Guérette et Robert Mager (Université Laval de Québec), et moi-
même.
2. Je prends ici comme point de départ seulement le tournant contemporain de la théologie pratique, et non
ses figures historiques tutélaires que sont l’oublié Stephan Rautenstrauch et surtout Friedrich Schleier-
macher. On peut suivre en cela Gilles ROUTHIER, « La naissance d’une théologie pratique et pastorale.
Dans le sillon du concile Vatican II et l’interrogation actuelle sur les “sujets” de la théologie », Recherches
de Science Religieuse, 107, 3 (2019), p. 463-478.
39
ARNAUD JOIN-LAMBERT
3. Comme le montre le récent dossier dirigé par Félix MOSER, « La théologie pratique. Un guide métho-
dologique », publié dans la revue Études théologiques et religieuses, 93, 4 (2018), p. 521-700. Les con-
tributions ont beaucoup inspiré ma propre réflexion présentée ici. Voir ma recension dans la Revue
théologique de Louvain, 50 (2019), p. 614-616. Voir aussi Claire E. WOLFTEICH, Annemie DILLEN, dir.,
Catholic Approaches in Practical Theology. International and Interdisciplinary Perspectives, Leuven,
Peeters (coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensum », 286), 2016 ; Karlijn DEMA-
SURE, Luc TARDIF, dir., Théologie pratique. Pratiques de théologie, avec la coll. de Marie-Rose TANNOUS,
Montréal, Médiaspaul (coll. « Brèches théologiques », 48), 2014.
4. Voir le constat du théologien systématique Henri-Jérôme GAGEY, en 2005 : « Il est remarquable que la
célébration des promesses contenue dans ce réveil [la théologie pratique des années 1960-1970]
s’accompagne d’une grande incertitude sur son statut épistémologique de la part de ceux qui se font les
promoteurs de la théologie pratique ou pastorale » (« La théologie pratique : quelle rationalité ? », dans
François BOUSQUET, Philippe CAPELLE, dir., Dieu et la raison. L’intelligence de la foi parmi les ratio-
nalités contemporaines, Paris, Bayard, 2005, p. 225-243, ici p. 226).
5. Je remercie ici mes collègues Catherine Chevalier, François Moog et Félix Moser pour leurs précieux
commentaires sur ce texte.
6. Dans la suite des travaux du Groupe de Santiago en 2014 : Marcela MAZZINI, François MOOG, dir., Groupe
de Santiago. Recherches en théologie des pratiques pastorales I, Louvain-la-Neuve, Québec, Paris,
Cahiers Internationaux de Théologie Pratique (série « Actes », 8), en ligne : https://www.pastoralis.org/,
mars 2016.
7. Au plus bref, l’épistémologie peut être définie comme « le nom de la discipline qui étudie la façon dont on
connaît » (Gérard FOUREZ, avec la coll. de Marie LAROCHELLE, « Avant-propos. L’épistémologie, qu’est-
ce ? », dans ID., Apprivoiser l’épistémologie, Bruxelles, De Boeck [coll. « Démarches de pensée »], 20042,
p. 9-22, ici p. 9).
40
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE
1. À l’origine : voir-juger-agir
8. J’ai développé plusieurs des éléments mentionnés ici dans Entrer en théologie pratique, Louvain-la-Neuve,
Presses Universitaires de Louvain, 2019, 2e éd. révisée [2018]. Dans cet ouvrage, j’abordais très peu la
question de l’épistémologie.
9. Pour le milieu mettant en œuvre ces trois moments, voir par exemple Aurélien ZARAGORI, « Voir, juger,
agir. Les mouvements de jeunesse d’Action catholique spécialisée et l’Organisation Internationale du
Travail », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 110, 1-2 (2015), p. 188-214.
41
ARNAUD JOIN-LAMBERT
10. La bibliographie de recherche est étonnamment réduite, voir Robert GUELLUY, « Les exigences méthodo-
logiques d’une théologie des signes des temps », Revue théologique de Louvain, 12, 4 (1981), p. 415-428 ;
Michel BEAUDIN, « Les mouvements d’Action catholique comme pratique et théologie critiques », Laval
théologique et philosophique, 52, 1 (1996), p. 67-84 ; Marcelo SEPÚLVEDA, « Reivindicación del método
Ver - Juzgar - Actuar », dans M. MAZZINI, F. MOOG, dir., Groupe de Santiago, p. 205-212.
11. Aussi au Canada avec l’Institut de pastorale des Dominicains à Montréal et en Suisse avec l’École de la Foi
à Fribourg.
12. Voir Clodovis M. BOFF, Théorie et pratique. La méthode des théologies de la libération, Paris, Cerf (coll.
« Cogitatio Fidei », 157), 1990, texte révisé par Noël M. RATH [édition remaniée de sa thèse de doctorat].
Pour le CELAM, la méthode est particulièrement présente à Medellín et à Puebla. Voir Jacques HAERS,
« Les conditions d’émergence de nouvelles théologies pratiques. La perspective des théologies de la
libération », dans Jean-Yves BAZIOU, Marie-Hélène LAVIANNE, dir., Entre mémoire et actions. L’émer-
gence de théologies pratiques, Montréal, Novalis ; Bruxelles, Lumen Vitae (coll. « Théologies prati-
ques »), 2004, p. 115-132. On connaît aussi les liens entre ces théologies de la libération et les recherches
de Jacques Audinet à Paris.
13. Marc DUMAS, « Corrélation - Tillich et Schillebeeckx », dans Gilles ROUTHIER, Marcel VIAU, dir., Précis
de théologie pratique, Montréal, Novalis ; Bruxelles, Lumen Vitae ; Paris, L’Atelier (coll. « Théologies
pratiques »), 2007, 2e éd. augm., p. 71-83.
14. Edward SCHILLEBEECKX, Expérience humaine et foi en Jésus-Christ, Paris, Cerf, 2012 (1981). Ce livre est
une « présentation originale et approuvée par l’auteur » (p. 14) d’éléments repris de publications des an-
nées 1970.
42
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE
gique15. Il est suivi en cela par Claude Geffré, grand promoteur d’une théologie her-
méneutique16. Nous ne sommes toujours pas dans une théologie intégrant des études
de terrain.
C’est au milieu des années 1980 que la jeune discipline de la théologie pastorale
ou pratique — cherchant ses marques dans le concert théologique et sa méthodologie
— fait sienne et adapte la méthode de corrélation. Il faut évoquer ici l’article de Marc
Donzé qui fut pionnier francophone dans l’utilisation du terme de corrélation, cons-
tamment référencé, et parfois amplifié17, jusqu’à aujourd’hui :
La méthode qui me paraît la plus adéquate est celle d’une corrélation critique entre la
réalité de la pratique ecclésiale et ses référents (dans l’ordre : le Christ, l’Évangile, la
tradition) ; une corrélation qu’il ne faut pas concevoir dans un système de questions-
réponses, au sens où la pratique questionnerait et le monde de la référence répondrait,
mais comme une interaction constante entre les requêtes du temps présent, les pratiques
du peuple chrétien et les références fondatrices18.
Cette méthode est depuis couramment promue, tant dans les usuels, comme le
Précis de théologie pratique19, que dans les articles abordant la méthodologie. Ceci
étant considéré comme acquis, la réflexion dans la littérature scientifique porte jus-
qu’à aujourd’hui sur les difficultés liées à l’interprétation20, d’une manière renouvelée
par rapport aux recherches des années 1980 21 . Or cela ne va pourtant pas de soi.
Comme le fait remarquer Joël Molinario dans un article important sur le sujet, les
fondements n’ont pas été véritablement établis. Il relève « la difficulté théorique de
justifier théologiquement et épistémologiquement la méthode de corrélation par celui
qui est reconnu comme un des meilleurs spécialistes de la question en monde franco-
phone [Marc Dumas]22 ».
43
ARNAUD JOIN-LAMBERT
Il faut encore signaler que cette priorité donnée au terrain dans le processus de la
recherche est aussi celle de la méthode de praxéologie théologique inaugurée dans les
années 1980 par Jean-Guy Nadeau et ses collègues de Montréal23. Olivier Bauer a fait
récemment une synthèse de la dimension empirique de la praxéologie. Il y rappelle
que le diagnostic n’est pas suffisant, et souligne que le défi est de passer à l’interpré-
tation24.
23. Jean-Guy NADEAU, « Une méthodologie empirico-herméneutique », dans G. ROUTHIER, M. VIAU, dir.,
Précis de théologie pratique, p. 221-234.
24. Olivier BAUER, « Observer, analyser, problématiser des pratiques théologiques. Les premières étapes de la
praxéologie théologique », Études théologiques et religieuses, 93, 4 (2018), p. 605-618.
25. En bref, nous comprenons par contexte : l’ensemble des paramètres qui façonnent une situation.
26. Pierrette DAVIAU, « La recherche qualitative en théologie pratique », dans K. DEMASURE, L. TARDIF, dir.,
Théologie pratique. Pratiques de théologie, p. 61-82, ici p. 66. Cet article place clairement les données
empiriques dans le premier moment de la recherche.
27. Fabienne FASSEUR, « Analyse qualitative en psychologie : Grounded Theory Method », dans Études théo-
logiques et religieuses, 93, 4 (2018), p. 577-590, ici p. 578.
44
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE
multiples, il n’est pas étonnant que des théologiens et théologiennes pratiques aient
cherché à éviter dorénavant le risque d’une épistémologie qui serait trop semblable
aux autres sciences humaines du religieux. Cela rejoint ce que pressent Marc Dumas
dans le Précis de théologie pratique : « Et si les nouvelles conditions de la situation
humaine étaient à ce point différentes, si le fossé entre la foi chrétienne et le monde
contemporain devenait tout simplement infranchissable, ne devrions-nous pas ima-
giner une nouvelle corrélation28 ? »
Compréhensible par les sciences humaines du religieux, ce type de démarche
empirique de théologie pratique est par contre étranger aux disciplines systématiques
de la théologie (dogmatique, sacramentaire, ecclésiologie, fondamentale, morale fon-
damentale). Je vois dans la proximité épistémologique ici décrite une cause majeure
de la difficulté pour les théologiens et théologiennes pratiques à être reconnus comme
théologiens et théologiennes authentiques par leurs pairs dans les années 1980
et 1990.
La critique la plus novatrice et constructive est venue en 1975 de David Tracy, lui
aussi situé en théologie fondamentale comme Tillich. Il y propose un modèle de cor-
rélation novateur, en détaillant plusieurs limites de Tillich et concluant : « Yet Til-
lich’s method of correlation is crucially inadequate29 ». Il y critique aussi la fascina-
tion exercée sur certains théologiens, d’abord des systématiciens. Ce n’est que rétro-
spectivement que ses propos questionnent indirectement l’appropriation de la cor-
rélation tillichienne par des théologiens et théologiennes pratiques commençant par la
recherche de terrain. La critique sur l’épistémologie est parfois résumée par l’expres-
sion « recherche à étages 30 », développée particulièrement par Franklin Buitrago
Rojas31. L’étude de terrain se fait d’abord à l’aide de méthodes de collecte de données
propres à une science humaine empirique, que ce soit une recherche menée person-
nellement par le théologien ou la théologienne (ou en équipe pluridisciplinaire), ou en
empruntant des données fournies par des collègues de sciences humaines (psycho-
45
ARNAUD JOIN-LAMBERT
Dans le monde francophone au début des années 2000, certaines recherches doc-
torales et des séminaires de recherche ont commencé à déplacer la dimension empi-
rique partiellement ou totalement dans une deuxième partie. Il nous semble que ce
tournant n’a pas été assez souligné pour sa dimension épistémologique.
On doit à Étienne Grieu d’avoir proposé une importante réflexion méthodologi-
que et épistémologique dès sa thèse doctorale publiée en 200333. Il continue à fonder
sa réflexion à l’aide de Paul Tillich (et de Karl Rahner), mais il le fait autrement
qu’en séparant la recherche de terrain (en l’occurrence des récits de vie) de l’inter-
prétation. Tillich lui sert d’abord à penser l’engagement croyant dans le monde, selon
une approche fondamentale34. Ce déplacement est important, car il va inciter d’autres
chercheurs à explorer des voies alternatives à la corrélation inspirée de Tillich. Mais
Grieu lui-même et d’autres avec lui vont évoluer vers des structurations que nous
traiterons plus loin dans le développement sur l’ordinary theology.
Le premier « francophone » à se revendiquer explicitement de David Tracy, pour
justifier une construction situant la recherche de terrain autrement que selon une
corrélation inspirée de Tillich, est Franklin Buitrago Rojas, évoqué plus haut. La ré-
cente publication en espagnol et en français de sa thèse de doctorat rend accessible à
un grand nombre de théologiens cette question épistémologique. Elle permet d’aller
32. Isabelle GRELLIER, « Lectures des enquêtes sociologiques : les processus d’interprétation du point de vue
du théologien pratique », Études théologiques et religieuses, 93, 4 (2018), p. 591-604.
33. Étienne GRIEU, Nés de Dieu. Itinéraires de chrétiens engagés. Essai de lecture théologique, Paris, Cerf
(coll. « Cogitatio Fidei », 231), 2003. Voir aussi de lui, « Méthodes biographiques et théologie pratique »,
Didaskalia, 39, 2 (2009), p. 125-143.
34. Voir ID., Nés de Dieu, p. 30-39.
46
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE
35. David TRACY, « A Correlational Model of Practical Theology Revisited », dans Edward FOLEY, dir.,
Religion, Diversity and Conflict, Münster, LIT Verlag (coll. « International Practical Theology », 15),
2011 ; ici sa réédition dans Claire E. WOLFTEICH, dir., Invitation to Practical Theology. Catholic Voices
and Visions, New York, Mahwah, Paulist Press, 2014, p. 70-86. Tracy rappelle que toute théologie articule
des éléments dans une mutually critical correlation, qu’elle soit fondamentale, systématique ou pratique
(selon sa propre subdivision). Chaque branche a ses partenaires propres pour opérer cette corrélation. Pour
la théologie pratique, Tracy creuse l’ajout de l’esthétique et des traditions spirituelles contemplatives aux
partenaires habituellement identifiés.
36. Les actes de la première rencontre du Groupe de Santiago contiennent dix articles dans la partie « Dialogue
avec David Tracy », voir M. MAZZINI, F. MOOG, dir., Groupe de Santiago, p. 97-224.
37. M. KIRWAN, « Practical theology as Analogical Imagination », p. 105. Et c’est justement dans son ouvrage
traduit en français que D. TRACY développe cette attention, Pluralité et ambiguïté. Herméneutique, reli-
gion, espérance, Paris, Cerf (coll. « Théologies »), 1999.
38. Remarquons en passant que cela permet aussi d’éviter à un chercheur ou une chercheuse de rester dans une
approche pratico-pratique d’un problème concret à résoudre. En suivant ici un point d’attention présenté
dans une liste de propositions élaborées dans un séminaire de l’ISPC à Paris : « L’élaboration d’une ques-
tion théologique empêche alors la pratique pastorale de s’auto-référencer » (François MOOG, « Comment
passer du constat d’un problème pastoral à l’élaboration d’une problématique théologique ? », dans
M. MAZZINI, F. MOOG, dir., Groupe de Santiago, p. 227-237, ici p. 230, proposition no 7). Je retiens aussi
ici la proposition no 14 : « La nécessité de la problématisation apparaît ainsi quand les schémas de pensée
établis sont remis en cause et qu’il n’existe plus de réponse acquise parce que les systèmes doivent être
repensés et que les autorités sont affaiblies » (ibid., p. 232). Dans cet article, Moog présente comment se
construisent les recherches à Paris, justement après avoir bien établi la problématique théologique, la
dimension empirique n’arrivant que dans un deuxième temps.
39. É. GRIEU, Nés de Dieu, p. 18.
47
ARNAUD JOIN-LAMBERT
Mais cela va plus loin, si l’on suit Buitrago Rojas. En effet, « pour ne pas lire la
réalité à partir des cadres théoriques d’une autre science, [il faut éviter autant que
possible] de prendre une autre science humaine comme référence spécifique ou
comme cadre conceptuel qui puisse servir de grille pour la description de la réa-
lité40 ». L’emprunt aux sciences humaines se limitera ainsi aux techniques d’investi-
gation. Lorsque c’est possible, on leur donnera une signification théologique. Ainsi
pour les récits de vie ou les entretiens compréhensifs, le théologien ou la théolo-
gienne y lira comme fondement la relation que Dieu tisse avec toute l’humanité en
général et chaque être humain en particulier. Cette composante essentielle de la révé-
lation chrétienne colore inévitablement l’épistémologie.
La démarche empirique est alors aisément familière aux autres théologiens des
disciplines systématiques, même s’il reste des difficultés, notamment le poids donné à
des expériences de foi particulières. À l’inverse, l’épistémologie sous-jacente à cette
structure risque de rendre la scientificité du travail plus difficilement accessible aux
chercheurs et chercheuses des autres sciences humaines du religieux. Si nombre d’en-
tre eux prônent un « agnosticisme méthodologique41 », ils et elles ne peuvent pas pré-
supposer la révélation chrétienne au point de départ de leurs études. Le dialogue et
l’interdisciplinarité n’iront pas de soi comme cela pouvait être le cas avec des théo-
logiens et théologiennes pratiques plaçant l’étude de terrain au début de la recherche.
48
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE
42. Jeff ASTLEY, Ordinary Theology. Looking, listening and learning in theology, Aldershot, Ashgate (coll.
« Explorations in Practical, Pastoral and Empirical Theology »), 2002.
43. ID., Leslie J. FRANCIS, dir., Exploring Ordinary Theology. Everyday Christian Believing and the Church,
Farnham, Ashgate (« Explorations in Practical, Pastoral and Empirical Theology »), 2013.
44. J. ASTLEY, Ordinary Theology, p. 144.
45. Ibid., p. 77. Sur cette analogie, voir Anthony LEES-SMITH, « Ordinary Theology as ‘Mother Tongue’ »,
dans J. ASTLEY, L.J. FRANCIS, dir., Exploring Ordinary Theology, p. 23-31.
46. Jorge FRAILE FABERO, Interprétation de la prière de guérison et des guérisons dans le Renouveau cha-
rismatique espagnol. Contribution d’une théologie empirique, Lille, Université catholique de Lille, 2019,
p. 71.
49
ARNAUD JOIN-LAMBERT
Dans le monde francophone, on pourrait situer dans ce courant les travaux menés
à Paris dans le groupe de recherche sur la parole des personnes les plus pauvres, qui a
creusé son propre sillon47. Étienne Grieu et Laure Blanchon posent le cadre méthodo-
logique et épistémologique de manière convaincante, sans négliger les difficultés48.
« Comment établir un rapport entre d’une part le registre de langage très élaboré de la
théologie qui a recours à l’argumentation, aux raisonnements et cherche la précision
du concept, et d’autre part des paroles qui parfois ressemblent surtout à des bredouil-
lements, des fragments, des cris49 ? » Or tout l’enjeu pour les chercheurs et cher-
cheuses de ce groupe est de construire une réflexion cohérente et solide avec ces ma-
tériaux langagiers de nature très différente. Leur conviction est que « la théologie a
toujours besoin de se laisser percuter par des expériences qu’elle a, jusqu’à présent,
relativement peu prises en compte50 ».
On le voit bien — et les auteurs évoqués en ont conscience — la grande difficulté
consiste à donner un statut à cette théologie ordinaire, qui est par définition ultra-
subjective. Si l’élaboration théologique est basée sur ces expressions croyantes « or-
dinaires », elle doit être mise en relation avec d’autres discours, afin d’établir des
liens et des influences réciproques51.
1.2. La dimension empirique dans la « théologie polyphonique »
Dans cette ligne, d’autres théologiens et théologiennes britanniques ont élaboré
une théologie des quatre voix52, ce que reprend Annemie Dillen sous le nom de théo-
logie polyphonique53. Tous affinent la théologie ordinaire en apportant une distinc-
tion décisive pour la recherche en théologie pratique :
[…] la théologie épousée (espoused theology), c’est-à-dire la théologie des gens qui ne
sont pas des théologiens professionnels, mais, dans beaucoup de cas, des laïcs qui dé-
veloppent une théologie ordinaire, comme l’appelle Jeff Astley ; et puis la théologie
opérante, ou la théologie qui s’exprime dans les actions des gens. Les deux dernières
catégories indiquent aussi qu’il y a une différence entre ce que les gens disent croire et ce
qu’ils font54.
47. Étienne GRIEU, Gwennola RIMBAUT, Laure BLANCHON, dir., Qu’est-ce qui fait vivre encore quand tout
s’écroule ? Une théologie à l’école des plus pauvres, Namur, Lumen Vitae (coll. « Théologies pratiques »),
2017 ; Frédéric-Marie LE MÉHAUTÉ, Les messagers du festin. La communauté en genèse à partir des plus
pauvres, Louvain-la-Neuve, Québec, Paris, Cahiers Internationaux de Théologie Pratique (série « Re-
cherches », 14), en ligne : www.pastoralis.org, octobre 2014 ; François ODINET, Vivants grâce à Dieu,
Montréal, Novalis ; Namur, Lumen Vitae, 2018.
48. Étienne GRIEU, Laure BLANCHON, « L’apport des personnes en détresse à l’élaboration d’une intelligence
de la foi », dans É. GRIEU, G. RIMBAUT, L. BLANCHON, dir., Qu’est-ce qui fait vivre encore quand tout
s’écroule ?, p. 139-150.
49. Ibid., p. 144.
50. Ibid., p. 147.
51. J. ASTLEY, Ordinary Theology, p. 86.
52. Helen CAMERON et al., Talking about God in Practice. Theological Action Research and Practical Theol-
ogy, London, SCM Press, 2010.
53. Annemie DILLEN, « Le statut de l’expérience en théologie. L’abîme entre l’idéal et la réalité », dans
Arnaud JOIN-LAMBERT, Axel LIÉGEOIS, Catherine CHEVALIER, dir., Autorité et pouvoir dans l’agir pas-
toral, Namur, Lumen Vitae (coll. « Théologies pratiques »), 2016, p. 33-47.
54. Ibid., p. 37.
50
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE
55. Ibid.
56. Ibid., p. 38-39.
57. Isabelle GRELLIER, « L’écart, lieu et chance pour la théologie pratique », Laval théologique et philoso-
phique, 60, 2 (2004), p. 269-281. La notion d’écart est reprise encore en 2018 par É. PARMENTIER, « L’in-
terprétation théologique, épreuve de la théologie pratique », p. 668 ; Christophe SINGER, « Le statut du
théologien pratique : entre engagement et lecture distanciée », Études théologiques et religieuses, 93, 4
(2018), p. 685-700, ici p. 700.
51
ARNAUD JOIN-LAMBERT
La théologie est une science associant foi et intelligence dans une relation de réci-
procité, comme le dit l’expression bien connue de saint Anselme : Fides quaerens in-
tellectum. La théologie pratique est à situer dans ce lien, avec son génie propre qui est
d’étudier l’expérience de foi et la foi vécue dans des pratiques. Les théologiens et
théologiennes pratiques tentent alors de comprendre ce qui a été nommé en théologie
systématique le « savoir expérientiel » acquis par l’expérience de foi (expression de
Jean Mouroux59), ou « l’évidence subjective de la foi » (expression de Hans Urs von
Balthasar60) ou encore « la certitude de l’expérience de foi » (expression de Jean An-
saldi61). Or ce « savoir » — dont les expressions sont recueillies par les chercheurs et
52
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE
Le risque de mécompréhension par les autres disciplines pourrait pourtant être di-
minué en recourant à la finalité des études de théologie pratique. Ceci permettrait
même de dépasser d’éventuelles différences d’épistémologie, tant avec les autres
sciences humaines et les autres disciplines théologiques, qu’entre les théologiens et
théologiennes pratiques.
Pour clarifier les rapports avec les autres sciences humaines, il paraît nécessaire
de placer au cœur des recherches non seulement les personnes mais aussi les contenus
de foi. Les théologiens et théologiennes pratiques auront alors un apport spécifique et
original, susceptible d’être accueilli comme tel et considéré comme utile par leurs
collègues des sciences humaines. La théologie pratique pourrait alors être reconnue
comme « indispensable aux sciences humaines, puisqu’elle est aux prises avec des
contingences humaines peu considérées : le sens de la vie, l’espérance, la relation à
autrui… De plus, elle se veut liée aux questions existentielles, puisque le lieu épisté-
mologique de la théologie pratique est celui des pratiques : croyantes, ecclésiales,
sociales, existentielles, culturelles […]63 ».
Lorsque le choix est fait de placer dans un deuxième moment la recherche empi-
rique, la finalité est souvent plus claire. Il s’agit de contribuer à l’annonce de la foi.
Ceci est dans la continuité des écrits de David Tracy déjà évoqué plus haut. Ainsi
Franklin Buitrago Rojas, après avoir souligné l’exigence de poser une question
proprement théologique et puis de lire la réalité à partir des cadres théoriques de la
théologie, plaide pour que la recherche soit orientée vers un but, celui d’annoncer la
foi. Il ne s’agit pas d’une démarche évangélisatrice, qui serait alors pratico-pratique
ou pragmatique. L’enjeu est de formuler dans un contexte particulier ce que la foi
chrétienne est et comment elle se déploie dans un agir, donc de rendre compte de ma-
nière rationnelle de la Révélation chrétienne aujourd’hui, celle d’un Dieu Trinité,
créateur et sauveur de l’humanité.
62. Voir Colleen M. GRIFFITH, « Practice as Embodied Knowing : Epistemological and Theological Con-
siderations », dans C.E. WOLFTEICH, dir., Invitation to Practical Theology, p. 52-69.
63. É. PARMENTIER, « L’interprétation théologique, épreuve de la théologie pratique », p. 661.
53
ARNAUD JOIN-LAMBERT
64. Marcel VIAU, Introduction aux études pastorales, Montréal, Paulines (coll. « Pastorale et vie », 7), 1987,
p. 103-122.
65. Ce fut une dimension positive importante du rapport d’évaluation effectué pour le gouvernement lors des
dix ans du programme en 2011.
66. C. SINGER, « Le statut du théologien pratique », p. 698. Souligné par l’auteur.
67. Merci à Félix Moser de rappeler que les présupposés implicites se muent souvent en préjugés qui induisent
les résultats ; faisant référence aux travaux de Rudolf BULTMANN, « Une exégèse sans présupposition est-
elle possible ? », dans Foi et compréhension II. Eschatologie et démythologisation, trad. sous la direction
d’André Malet, Paris, Seuil, 1969, p. 167-174.
54
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE
68. Tirée d’une conférence inédite à l’occasion de la journée d’hommage à Marcel Viau, le 11 décembre 2014
à Québec, avec des données actualisées.
55
ARNAUD JOIN-LAMBERT
donc l’étude, comme pour le type A, mais dans un rapport d’extériorité. Certaines
questions sont similaires au type A, mais elles intègrent en général plus la dimension
institutionnelle (paroisse, mouvement, communauté). L’expérience de foi est un fon-
dement, une finalité et une question pour le chercheur ou la chercheuse.
Les 19 travaux du type C sont clairement situés dans le contexte d’un cours qui
s’inscrit dans un parcours de formation habilitant à exercer une responsabilité pasto-
rale ou une profession (par exemple enseignant de religion catholique ou agent pas-
toral). Les questions sont en général nouvelles, comme pour le type B, mais elles sont
colorées par une projection dans un avenir professionnel. Comment travailler dans
une mission d’Église (pastorale de la santé, pastorale carcérale, pastorale de jeunes)
comme laïc (3 travaux) ou plus précisément comme femme (2 travaux) ou encore en
équipe (2 travaux) ? Les étudiants n’avaient pas encore appréhendé auparavant la
complexité de ces questions. L’expérience de foi est une finalité et une question pour
le chercheur ou la chercheuse.
Les 14 travaux de type D portent sur des questions d’abord théologiques relevant
plutôt de la fondamentale ou de la dogmatique. Les étudiants sont dans une démarche
très cognitive de comprendre le terrain et de chercher comment la pratique observée
déplace les catégories préalablement établies. Ils et elles travaillent sur la foi, dans
une posture assez analytique où leur propre foi n’est pas exprimée. L’expérience de
foi est un fondement et une finalité.
Même si cette présentation d’étudiants en formation initiale est très contextuelle
et trop rapide, elle est révélatrice de différents statuts de l’expérience de foi person-
nelle et/ou étudiée. Pour les chercheurs et chercheuses confirmés, les différences sont
sans doute moins marquées, mais le choix de structuration du travail me paraît être en
quelque sorte la continuation de ces postures initiales des étudiants débutant en théo-
logie pratique.
CONCLUSION
69. Claire E. WOLFTEICH, Annemie DILLEN, « Introduction. Catholic Theologies and Practical Theology.
Sketching the Landscape », dans Catholic Approaches in Practical Theology, p. 4.
56
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE
Fonder la réflexion théologique sur une objectivité la plus poussée possible des
données du terrain relève d’un paradigme en partie « positiviste », dans le sens d’une
tentative de caractériser toutes les composantes d’une pratique, à la manière des
sciences sociales du religieux. Il y a certainement une cohérence à entrer dans la re-
cherche par le terrain. Mais le contexte généralisé de postchrétienté rend désormais
plus ardu que par le passé le « saut » dans l’interprétation théologique.
Tout aussi cohérent est de poser et de délimiter d’abord le questionnement théo-
logique. Les interpellations approfondies du systématicien David Tracy ont montré
leur fécondité pour la recherche en théologie pratique. En naviguant dans les eaux de
la foi et de l’expérience de foi, du début à la fin du travail, les chercheurs et cher-
cheuses sécurisent en quelque sorte la scientificité de leurs propos par une grande
homogénéité épistémologique. Un risque émerge par contre et sera toujours plus
présent : la simple coexistence, voire l’incompréhension réciproque, avec les autres
sciences humaines du religieux. Il y a là un défi de taille pour la pérennité de la théo-
logie à l’université.
Quant à vouloir disséminer la dimension empirique tout au long de la recherche,
cette approche est intéressante et peut porter du fruit pour la compréhension de la foi
vécue. Les chercheurs et chercheuses doivent cependant prendre garde à ce que
l’épistémologie sous-jacente ne soit pas ancrée dans un constructivisme radical. La
foi chrétienne a ceci de spécifique qu’elle se reçoit d’autrui : de Dieu par la médiation
d’une Église composée de personnes bien concrètes hier et aujourd’hui. Une théo-
logie ordinaire n’est pas autosuffisante et doit prendre place dans le concert d’une
théologie polyphonique.
« Vera theologia practica est. » En étant ici volontairement détournée de son
sens70, cette sentence régulièrement citée de Martin Luther peut résonner comme une
question posée aux théologiens et théologiennes pratiques. Leur tâche est bien de
faire de la théologie, mais pas n’importe comment. Qu’il y ait une dimension empi-
rique dans une recherche ne suffit pas à faire de la vera theologia. Il faut encore que
les données du terrain soient situées consciemment et de manière cohérente dans le
processus du travail. Tel est sans doute le défi majeur de la ou des épistémologies de
la théologie pratique.
70. Martin LUTHER, Weimarer Ausgabe Tischreden, vol. I, no 153 ; citation traduite et commentée par René
MARLÉ, Le projet de théologie pratique, Paris, Beauchesne (coll. « Le point théologique », 32), 1979,
p. 50-51. Bien entendu, Luther ne parle pas d’une discipline qui n’existe pas dans son contexte. Pour lui, la
théologie est pratique, car son fondement est concret, c’est le Christ. Dans ce sens, et à la suite de Marlé,
nous pensons que la théologie pratique devrait être une orientation fondamentale de toute théologie, ce qui
ouvre un autre débat que cet article n’aborde pas. Citation commentée après Marlé par plusieurs auteurs,
dont J.-F. ZORN, « En quoi la théologie peut-elle être pratique ? », p. 18-20.
57