La Théologie Pratique Au Défi de Son Épistémologie: Arnaud Join-Lambert

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Laval théologique et philosophique

La théologie pratique au défi de son épistémologie


Arnaud Join-Lambert

Volume 75, numéro 1, février 2019 Résumé de l'article


L’épistémologie est un domaine un peu oublié en théologie pratique, à la
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1067502ar différence de la méthodologie. L’article développe l’hypothèse selon laquelle la
DOI : https://doi.org/10.7202/1067502ar manière dont un théologien ou une théologienne pratique situe la dimension
empirique dans la construction d’ensemble de sa recherche, est significative
Aller au sommaire du numéro d’une épistémologie implicite. Il y aurait des ancrages épistémologiques
différents selon que les données du terrain sont situées en première partie, en
deuxième partie ou disséminées tout au long de l’étude. Ce choix serait lié au
statut de l’expérience de foi dans la recherche. L’important est alors d’être bien
Éditeur(s)
au clair sur les fondements et implications de la manière choisie de développer
Faculté de philosophie, Université Laval la recherche.
Faculté de théologie et de sciences religieuses, Université Laval

ISSN
0023-9054 (imprimé)
1703-8804 (numérique)

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Join-Lambert, A. (2019). La théologie pratique au défi de son épistémologie.
Laval théologique et philosophique, 75(1), 39–57.
https://doi.org/10.7202/1067502ar

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Laval théologique et philosophique, 75, 1 (février 2019) : 39-57

LA THÉOLOGIE PRATIQUE
AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE
Arnaud Join-Lambert
Faculté de théologie
Université catholique de Louvain

RÉSUMÉ : L’épistémologie est un domaine un peu oublié en théologie pratique, à la différence de


la méthodologie. L’article développe l’hypothèse selon laquelle la manière dont un théologien
ou une théologienne pratique situe la dimension empirique dans la construction d’ensemble de
sa recherche, est significative d’une épistémologie implicite. Il y aurait des ancrages épisté-
mologiques différents selon que les données du terrain sont situées en première partie, en
deuxième partie ou disséminées tout au long de l’étude. Ce choix serait lié au statut de l’expé-
rience de foi dans la recherche. L’important est alors d’être bien au clair sur les fondements et
implications de la manière choisie de développer la recherche.

ABSTRACT : Unlike methodology, epistemology is a forgotten field in practical theology. This arti-
cle develops the hypothesis that the way in which a practical theologian situates the empirical
dimension in the construction of his or her research reveals an implicit epistemology. There
would be different epistemological options depending on whether the field data are located in
the first part, in the second part or scattered throughout the study. This choice would be re-
lated to the status of the experience of faith. The important thing then is to be clear about the
foundations and implications of the chosen way of developing research.

______________________

L ors du congrès de la Société Internationale de Théologie Pratique à Ottawa


en 2016, un atelier fut organisé sur les difficultés spécifiques de la discipline1.
Un point ressorti fut une méconnaissance de ce que nous faisons, tant par les col-
lègues des autres disciplines théologiques que par ceux et celles des sciences humai-
nes supposées les plus proches (anthropologie, sociologie, psychologie). Si la théo-
logie pratique est la dernière-née des disciplines théologiques2, elle a tout de même
une soixantaine d’années et son positionnement devrait être solidement établi dans le
monde académique. La première génération, autour du concile Vatican II, s’est effor-
cée de justifier la prise en compte des pratiques dans la réflexion théologique, autre-

1. Une dizaine de doctorants, doctorantes, chercheurs et chercheuses avec les professeurs François-Xavier
Amherdt (Université de Fribourg), Yves Guérette et Robert Mager (Université Laval de Québec), et moi-
même.
2. Je prends ici comme point de départ seulement le tournant contemporain de la théologie pratique, et non
ses figures historiques tutélaires que sont l’oublié Stephan Rautenstrauch et surtout Friedrich Schleier-
macher. On peut suivre en cela Gilles ROUTHIER, « La naissance d’une théologie pratique et pastorale.
Dans le sillon du concile Vatican II et l’interrogation actuelle sur les “sujets” de la théologie », Recherches
de Science Religieuse, 107, 3 (2019), p. 463-478.

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ment qu’en termes de domaine d’application de la dogmatique et de la théologie mo-


rale. La seconde génération a beaucoup investi dans la méthodologie et les fonde-
ments, ce qui reste une tâche encore actuelle3. Le contexte de notre troisième généra-
tion de théologiens et théologiennes pratiques est celui d’un passage définitif dans
une société de postchrétienté. Le défi épistémologique de la recherche se pose à nou-
veau4, dans un monde de repères qui s’effacent et de transformations rapides, ce que
certains nomment la modernité liquide5.
L’objectif de cet article est de contribuer à approfondir l’épistémologie propre à
la théologie pratique6. D’une manière générale, l’épistémologie7 cherche à clarifier
les opérations qui permettent de développer la connaissance d’une science donnée.
Pour ce faire, elle cherche à comprendre selon quelles modalités cette science, pour
nous la théologie pratique, se constitue. Elle examine en particulier quels sont ses
présupposés implicites et explicites, ses sources et la logique argumentative qui sous-
tend une discipline comme science. On pourrait dire, pour simplifier un peu, que
l’épistémologie se focalise sur les raisons qui poussent à recourir aux outils qui sont
nécessaires à sa recherche, tandis que la méthodologie chercher à montrer comment le
chercheur utilise les différents outils mis à sa disposition.
Dans les publications scientifiques, il apparaît que plusieurs ancrages épistémo-
logiques coexistent dans la recherche, très souvent non explicités, occasionnant un
flou qui pourrait expliquer la difficulté relevée en introduction. Notre hypothèse est
que cette diversité est liée au statut de l’expérience de foi en tant que telle et aussi
dans la construction de la réflexion. On constate dans les publications trois position-
nements des éléments empiriques de la recherche : soit situés dans une première
partie, soit dans une deuxième partie, soit tout au long du texte. Nous verrons suc-

3. Comme le montre le récent dossier dirigé par Félix MOSER, « La théologie pratique. Un guide métho-
dologique », publié dans la revue Études théologiques et religieuses, 93, 4 (2018), p. 521-700. Les con-
tributions ont beaucoup inspiré ma propre réflexion présentée ici. Voir ma recension dans la Revue
théologique de Louvain, 50 (2019), p. 614-616. Voir aussi Claire E. WOLFTEICH, Annemie DILLEN, dir.,
Catholic Approaches in Practical Theology. International and Interdisciplinary Perspectives, Leuven,
Peeters (coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensum », 286), 2016 ; Karlijn DEMA-
SURE, Luc TARDIF, dir., Théologie pratique. Pratiques de théologie, avec la coll. de Marie-Rose TANNOUS,
Montréal, Médiaspaul (coll. « Brèches théologiques », 48), 2014.
4. Voir le constat du théologien systématique Henri-Jérôme GAGEY, en 2005 : « Il est remarquable que la
célébration des promesses contenue dans ce réveil [la théologie pratique des années 1960-1970]
s’accompagne d’une grande incertitude sur son statut épistémologique de la part de ceux qui se font les
promoteurs de la théologie pratique ou pastorale » (« La théologie pratique : quelle rationalité ? », dans
François BOUSQUET, Philippe CAPELLE, dir., Dieu et la raison. L’intelligence de la foi parmi les ratio-
nalités contemporaines, Paris, Bayard, 2005, p. 225-243, ici p. 226).
5. Je remercie ici mes collègues Catherine Chevalier, François Moog et Félix Moser pour leurs précieux
commentaires sur ce texte.
6. Dans la suite des travaux du Groupe de Santiago en 2014 : Marcela MAZZINI, François MOOG, dir., Groupe
de Santiago. Recherches en théologie des pratiques pastorales I, Louvain-la-Neuve, Québec, Paris,
Cahiers Internationaux de Théologie Pratique (série « Actes », 8), en ligne : https://www.pastoralis.org/,
mars 2016.
7. Au plus bref, l’épistémologie peut être définie comme « le nom de la discipline qui étudie la façon dont on
connaît » (Gérard FOUREZ, avec la coll. de Marie LAROCHELLE, « Avant-propos. L’épistémologie, qu’est-
ce ? », dans ID., Apprivoiser l’épistémologie, Bruxelles, De Boeck [coll. « Démarches de pensée »], 20042,
p. 9-22, ici p. 9).

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cessivement ces trois possibilités, afin d’en caractériser l’ancrage épistémologique8.


Dans un dernier temps, nous approfondirons le statut de l’expérience de foi, puisque
ce serait la différence principale — et en général implicite — entre ces approches de
théologie pratique.

I. COMMENCER PAR LE TERRAIN

1. À l’origine : voir-juger-agir

Le moment où le contexte et les pratiques ont pris place systématiquement dans


une réflexion en Église catholique est en général situé dans les années 1920, à l’ini-
tiative du Belge Joseph Cardijn et étroitement lié à la Jeunesse ouvrière chrétienne
(JOC). Sa « méthode » est connue sous le triptyque « voir-juger-agir », processus pé-
dagogique en trois temps favorisant une réflexion spirituelle enracinée dans une prise
en considération du réel, avec une finalité de transformation de ce réel9. Il s’agit donc
d’une méthode opératoire et non spéculative, et en tout cas pas une méthode de re-
cherche théologique à l’origine. Elle trouve sa reconnaissance au concile Vatican II
(avec la notion complexe de « signes des temps »). On peut ainsi lire dans la constitu-
tion sur l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et Spes en 1965 :
Le Concile se propose avant tout de juger à cette lumière [de la foi] les valeurs les plus
prisées par nos contemporains et de les relier à leur source divine (no 11,2).
Le Magistère catholique, qu’il soit universel ou local, adopte ce processus par la
suite jusqu’à aujourd’hui, mais principalement dans le domaine de la doctrine sociale.
On lit par exemple dans l’introduction au Compendium de la doctrine sociale de
l’Église :
L’exposé des principes de la doctrine sociale entend suggérer une méthode organique
dans la recherche de solutions aux problèmes, afin que le discernement, le jugement et les
choix correspondent à la réalité et que la solidarité et l’espérance puissent aussi avoir une
incidence efficace sur les situations contemporaines complexes. En effet, ces principes se
renvoient les uns aux autres et s’éclairent mutuellement, dans la mesure où ils expriment
l’anthropologie chrétienne, illuminée par la Révélation de l’amour de Dieu pour la
personne humaine (art. 9).
L’influence et l’omniprésence de l’Action catholique dans l’Église sont telles
dans les années d’après-guerre que les premiers théologiens pastoralistes vont puiser
dans cette expérience de réflexion contextuelle les éléments structurants d’une théo-
logie de l’action. Les théologiens, en écho avec les travaux des premiers sociologues
de la religion (Gabriel Le Bras, Fernand Boulard) vont donc situer la dimension em-
pirique au début de leurs recherches. La méthode « voir-juger-agir » fait alors son
entrée dans la recherche théologique, sans que cela ne fasse véritablement l’objet

8. J’ai développé plusieurs des éléments mentionnés ici dans Entrer en théologie pratique, Louvain-la-Neuve,
Presses Universitaires de Louvain, 2019, 2e éd. révisée [2018]. Dans cet ouvrage, j’abordais très peu la
question de l’épistémologie.
9. Pour le milieu mettant en œuvre ces trois moments, voir par exemple Aurélien ZARAGORI, « Voir, juger,
agir. Les mouvements de jeunesse d’Action catholique spécialisée et l’Organisation Internationale du
Travail », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 110, 1-2 (2015), p. 188-214.

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ARNAUD JOIN-LAMBERT

d’une réflexion fondamentale10. Un lieu emblématique en sera le Centre International


Lumen Vitae à Bruxelles, où les jésuites adoptent et déploient cette méthode dans
leurs enseignements et leurs publications11. L’autre « lieu » où la méthode de Cardijn
sera adoptée et adaptée en théologie est l’Amérique latine, à la source des théologies
de la libération et promue dans les textes du CELAM12.

2. La corrélation critique entre l’expérience, l’Écriture sainte


et les enseignements

Lorsque le souci apparaît de fonder en théologie l’étude contextuelle des prati-


ques, cela s’est fait dans la continuité avec le voir-juger-agir. Les auteurs commen-
cent par le terrain. La dimension empirique prend ainsi place en début de recherche, à
la manière des sociologues et anthropologues. Il se pourrait alors que, finalement, la
question soit celle du dialogue entre théologie et sciences humaines dans un contexte
de déchristianisation. Mais n’allons pas trop loin. Ici, la réflexion des auteurs ne porte
alors pas tant sur l’épistémologie que sur l’articulation entre les trois pôles permettant
d’élaborer une réflexion de théologie pratique.
Les théologiens pratiques ont adopté la notion de « corrélation » proposée par le
théologien systématicien Paul Tillich. Or son but n’était pas du tout pastoral, et c’est
peut-être un indice d’une difficulté pour l’épistémologie de la théologie pratique.
Tillich voulait rendre compte de la relation entre la foi chrétienne et le monde mo-
derne, en développant une interaction réciproque (donc une dépendance mutuelle)
tout en respectant l’autonomie de chacun13. La méthode pour cela est dite corrélative.
C’est Edward Schillebeeckx qui adapte le premier la corrélation de Tillich pour une
réflexion proche des préoccupations de la théologie pratique14. Il l’utilise surtout pour
fonder la prise en considération des expériences de foi dans une réflexion théolo-

10. La bibliographie de recherche est étonnamment réduite, voir Robert GUELLUY, « Les exigences méthodo-
logiques d’une théologie des signes des temps », Revue théologique de Louvain, 12, 4 (1981), p. 415-428 ;
Michel BEAUDIN, « Les mouvements d’Action catholique comme pratique et théologie critiques », Laval
théologique et philosophique, 52, 1 (1996), p. 67-84 ; Marcelo SEPÚLVEDA, « Reivindicación del método
Ver - Juzgar - Actuar », dans M. MAZZINI, F. MOOG, dir., Groupe de Santiago, p. 205-212.
11. Aussi au Canada avec l’Institut de pastorale des Dominicains à Montréal et en Suisse avec l’École de la Foi
à Fribourg.
12. Voir Clodovis M. BOFF, Théorie et pratique. La méthode des théologies de la libération, Paris, Cerf (coll.
« Cogitatio Fidei », 157), 1990, texte révisé par Noël M. RATH [édition remaniée de sa thèse de doctorat].
Pour le CELAM, la méthode est particulièrement présente à Medellín et à Puebla. Voir Jacques HAERS,
« Les conditions d’émergence de nouvelles théologies pratiques. La perspective des théologies de la
libération », dans Jean-Yves BAZIOU, Marie-Hélène LAVIANNE, dir., Entre mémoire et actions. L’émer-
gence de théologies pratiques, Montréal, Novalis ; Bruxelles, Lumen Vitae (coll. « Théologies prati-
ques »), 2004, p. 115-132. On connaît aussi les liens entre ces théologies de la libération et les recherches
de Jacques Audinet à Paris.
13. Marc DUMAS, « Corrélation - Tillich et Schillebeeckx », dans Gilles ROUTHIER, Marcel VIAU, dir., Précis
de théologie pratique, Montréal, Novalis ; Bruxelles, Lumen Vitae ; Paris, L’Atelier (coll. « Théologies
pratiques »), 2007, 2e éd. augm., p. 71-83.
14. Edward SCHILLEBEECKX, Expérience humaine et foi en Jésus-Christ, Paris, Cerf, 2012 (1981). Ce livre est
une « présentation originale et approuvée par l’auteur » (p. 14) d’éléments repris de publications des an-
nées 1970.

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LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE

gique15. Il est suivi en cela par Claude Geffré, grand promoteur d’une théologie her-
méneutique16. Nous ne sommes toujours pas dans une théologie intégrant des études
de terrain.
C’est au milieu des années 1980 que la jeune discipline de la théologie pastorale
ou pratique — cherchant ses marques dans le concert théologique et sa méthodologie
— fait sienne et adapte la méthode de corrélation. Il faut évoquer ici l’article de Marc
Donzé qui fut pionnier francophone dans l’utilisation du terme de corrélation, cons-
tamment référencé, et parfois amplifié17, jusqu’à aujourd’hui :
La méthode qui me paraît la plus adéquate est celle d’une corrélation critique entre la
réalité de la pratique ecclésiale et ses référents (dans l’ordre : le Christ, l’Évangile, la
tradition) ; une corrélation qu’il ne faut pas concevoir dans un système de questions-
réponses, au sens où la pratique questionnerait et le monde de la référence répondrait,
mais comme une interaction constante entre les requêtes du temps présent, les pratiques
du peuple chrétien et les références fondatrices18.
Cette méthode est depuis couramment promue, tant dans les usuels, comme le
Précis de théologie pratique19, que dans les articles abordant la méthodologie. Ceci
étant considéré comme acquis, la réflexion dans la littérature scientifique porte jus-
qu’à aujourd’hui sur les difficultés liées à l’interprétation20, d’une manière renouvelée
par rapport aux recherches des années 1980 21 . Or cela ne va pourtant pas de soi.
Comme le fait remarquer Joël Molinario dans un article important sur le sujet, les
fondements n’ont pas été véritablement établis. Il relève « la difficulté théorique de
justifier théologiquement et épistémologiquement la méthode de corrélation par celui
qui est reconnu comme un des meilleurs spécialistes de la question en monde franco-
phone [Marc Dumas]22 ».

15. M. DUMAS, « Corrélation - Tillich et Schillebeeckx ».


16. « Il n’y a pas de foi critique sans mise en œuvre d’une “opération herméneutique” qui part d’une analyse
critique de notre monde d’expérience aujourd’hui, qui cherche à retrouver les structures constantes de l’ex-
périence fondamentale dont témoignent le Nouveau Testament et la tradition chrétienne ultérieure et qui,
enfin, établit une “corrélation critique” entre la tradition de l’expérience chrétienne et nos expériences au-
jourd’hui » (Claude GEFFRÉ, Le christianisme au risque de l’interprétation, Paris, Cerf [coll. « Cogitatio
Fidei », 120], 1983, p. 217-218).
17. Par exemple par Jean-François ZORN, « En quoi la théologie peut-elle être pratique ? », dans J.-Y. BAZIOU,
M.-H. LAVIANNE, dir., Entre mémoire et actions, p. 17-32, ici p. 29-32.
18. Marc DONZÉ, « La théologie pratique entre corrélation et prophétie », dans Pierre GISEL, dir., Pratique et
théologie. Hommage à Claude Bridel, Genève, Labor et Fides (coll. « Pratiques », 1), 1989, p. 183-190, ici
p. 185 ; aussi du même, « Objectifs et tâches de la théologie pratique », Revue de Sciences Religieuses, 69,
3 (1995), p. 292-302. Voir l’analyse critique qu’en fait Joël MOLINARIO, « La notion de corrélation dans la
théologie pratique francophone », dans M. MAZZINI, F. MOOG, dir., Groupe de Santiago, p. 125-140, ici
128-132.
19. Ainsi Laurent GAGNEBIN, « La norme de la Bible en théologie pratique », dans G. ROUTHIER, M. VIAU,
dir., Précis de théologie pratique, p. 191-201.
20. Ainsi Élisabeth PARMENTIER, « L’interprétation théologique, épreuve de la théologie pratique », Études
théologiques et religieuses, 93, 4 (2018), p. 661-672.
21. On se reportera pour l’époque au volume collectif dirigé par Jean-Guy NADEAU, L’interprétation, un défi
de l’action pastorale, Montréal, Fides (coll. « Cahiers d’études pastorales », 6), 1989.
22. J. MOLINARIO, « La notion de corrélation dans la théologie pratique francophone », p. 126.

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ARNAUD JOIN-LAMBERT

Il faut encore signaler que cette priorité donnée au terrain dans le processus de la
recherche est aussi celle de la méthode de praxéologie théologique inaugurée dans les
années 1980 par Jean-Guy Nadeau et ses collègues de Montréal23. Olivier Bauer a fait
récemment une synthèse de la dimension empirique de la praxéologie. Il y rappelle
que le diagnostic n’est pas suffisant, et souligne que le défi est de passer à l’interpré-
tation24.

3. Conséquences pour l’épistémologie

L’origine d’un positionnement de l’étude de terrain en début de recherche n’est


pas une donnée indifférente pour l’épistémologie. Que ce soit dans une finalité opé-
ratoire comme dans le voir-juger-agir, ou dans une finalité de connaissance des pra-
tiques comme dans la corrélation inspirée de Tillich ou dans la praxéologie, la dif-
ficulté serait la même. Le but est de connaître le plus exactement possible le con-
texte25, les actions et motivations des personnes concernées par le domaine étudié. La
proximité avec les autres sciences humaines étudiant le religieux est dans ce cas très
aisément perceptible. Peut-on alors parler d’une différence épistémologique à propos
de la dimension empirique de la recherche ?
À notre avis, cela dépend principalement du contexte dans lequel la recherche se
déploie. Pour le dire autrement, ceci pouvait ne pas poser de problème dans un con-
texte encore marqué par la « chrétienté » (jusqu’au changement de millénaire), c’est-
à-dire imprégné de restes d’une homogénéité de culture, valeurs, rites et langages
religieux. Le contexte permettait aux personnes interviewées ou observées de situer le
théologien différemment du sociologue ou du psychologue. C’est une époque où tous
les théologiens et théologiennes pratiques sont convaincus à juste titre « que l’utilisa-
tion des sciences humaines de manière raisonnée et appropriée est un potentiel pro-
phétique pour transformer les pratiques ecclésiales et qu’elles peuvent avoir un im-
pact exigeant mais nécessaire pour les Églises dans le monde de ce temps », comme
l’écrit encore Pierrette Daviau en 201426.
Il y avait peu de risque d’ancrer l’épistémologie théologique dans un paradigme
positiviste, comme c’était courant dans les autres sciences humaines. Selon ce para-
digme, « la réalité et les faits qui la composent sont mesurables. Ce type de recherche
scientifique emploie un mode de connaissance reproductible dont les résultats sont
généralisables27 ». Dans un contexte postmoderne de postchrétienté aux éclatements

23. Jean-Guy NADEAU, « Une méthodologie empirico-herméneutique », dans G. ROUTHIER, M. VIAU, dir.,
Précis de théologie pratique, p. 221-234.
24. Olivier BAUER, « Observer, analyser, problématiser des pratiques théologiques. Les premières étapes de la
praxéologie théologique », Études théologiques et religieuses, 93, 4 (2018), p. 605-618.
25. En bref, nous comprenons par contexte : l’ensemble des paramètres qui façonnent une situation.
26. Pierrette DAVIAU, « La recherche qualitative en théologie pratique », dans K. DEMASURE, L. TARDIF, dir.,
Théologie pratique. Pratiques de théologie, p. 61-82, ici p. 66. Cet article place clairement les données
empiriques dans le premier moment de la recherche.
27. Fabienne FASSEUR, « Analyse qualitative en psychologie : Grounded Theory Method », dans Études théo-
logiques et religieuses, 93, 4 (2018), p. 577-590, ici p. 578.

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LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE

multiples, il n’est pas étonnant que des théologiens et théologiennes pratiques aient
cherché à éviter dorénavant le risque d’une épistémologie qui serait trop semblable
aux autres sciences humaines du religieux. Cela rejoint ce que pressent Marc Dumas
dans le Précis de théologie pratique : « Et si les nouvelles conditions de la situation
humaine étaient à ce point différentes, si le fossé entre la foi chrétienne et le monde
contemporain devenait tout simplement infranchissable, ne devrions-nous pas ima-
giner une nouvelle corrélation28 ? »
Compréhensible par les sciences humaines du religieux, ce type de démarche
empirique de théologie pratique est par contre étranger aux disciplines systématiques
de la théologie (dogmatique, sacramentaire, ecclésiologie, fondamentale, morale fon-
damentale). Je vois dans la proximité épistémologique ici décrite une cause majeure
de la difficulté pour les théologiens et théologiennes pratiques à être reconnus comme
théologiens et théologiennes authentiques par leurs pairs dans les années 1980
et 1990.
La critique la plus novatrice et constructive est venue en 1975 de David Tracy, lui
aussi situé en théologie fondamentale comme Tillich. Il y propose un modèle de cor-
rélation novateur, en détaillant plusieurs limites de Tillich et concluant : « Yet Til-
lich’s method of correlation is crucially inadequate29 ». Il y critique aussi la fascina-
tion exercée sur certains théologiens, d’abord des systématiciens. Ce n’est que rétro-
spectivement que ses propos questionnent indirectement l’appropriation de la cor-
rélation tillichienne par des théologiens et théologiennes pratiques commençant par la
recherche de terrain. La critique sur l’épistémologie est parfois résumée par l’expres-
sion « recherche à étages 30 », développée particulièrement par Franklin Buitrago
Rojas31. L’étude de terrain se fait d’abord à l’aide de méthodes de collecte de données
propres à une science humaine empirique, que ce soit une recherche menée person-
nellement par le théologien ou la théologienne (ou en équipe pluridisciplinaire), ou en
empruntant des données fournies par des collègues de sciences humaines (psycho-

28. M. DUMAS, « Corrélation - Tillich et Schillebeeckx », p. 83.


29. David TRACY, Blessed Rage for Order. The New Pluralism in Theology, New York, Seabury Press (coll.
« Crossroad Books »), 1975, p. 46 ; voir surtout son chap. 3, « A Revisionist Model for Contemporary
Theology » (p. 43-63). Il n’est pas question ici d’entrer en détail dans l’œuvre de cet auteur, réputée dif-
ficile. Pour ses ouvrages Blessed Rage for Order (1975), The Analogical Imagination (1981) et Plurality
and Ambiguity (1987, le seul traduit en français en 1999), voir la présentation d’ensemble et les éléments
en lien avec notre recherche par Michael KIRWAN, « Practical theology as Analogical Imagination » et
« David Tracy and the Santiago Project », dans M. MAZZINI, F. MOOG, dir., Groupe de Santiago, p. 97-
111 et 113-123.
30. Je n’ai pas identifié l’origine de cette expression, adoptée par plusieurs théologiens et théologiennes pra-
tiques depuis une dizaine d’années, par exemple Joël Molinario en 2011 à la 3e session doctorale de théo-
logie pratique à l’Université catholique de Louvain, dans une intervention sur les problèmes épistémolo-
giques en théologie pratique. Voir Catherine CHEVALIER, « Chronique louvaniste », Revue théologique de
Louvain, 42, 2 (2011), p. 327-328.
31. Franklin BUITRAGO ROJAS, L’action de Dieu face à la souffrance humaine. Lecture théologique de récits
de personnes déplacées à cause de la violence en Colombie, Louvain-la-Neuve, Québec, Paris, Cahiers
Internationaux de Théologie Pratique (série « Recherches », 24), p. 12-13, mis en ligne en avril 2019 :
www.pastoralis.org ; trad. esp. : La acción de Dios frente al sufrimiento humano, Bogota, USTA, 2018. La
thèse a été soutenue en 2013. C’est en accompagnant cette thèse que j’ai perçu l’enjeu épistémologique lié
aux structures des travaux en théologie pratique. J’en suis donc très reconnaissant.

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logie, sociologie ou anthropologie religieuse). Ensuite, dans un deuxième moment de


la recherche, le théologien ou la théologienne travaille à partir des données obtenues.
La question posée par Franklin Buitrago Rojas dans la suite de Tracy serait donc celle
d’une succession d’épistémologies différentes, au risque d’invalider la dimension
proprement théologique de la recherche.
Il ne s’agit donc pas d’abord ici des méthodes employées. Si des chercheurs ou
chercheuses utilisent des données (surtout des enquêtes) rassemblées par d’autres,
cela est habituellement considéré comme légitime, même si cela pose des difficultés
supplémentaires. Isabelle Grellier fait justement remarquer que les théologiens et
théologiennes pratiques ont rarement toutes les compétences pour mener ces recher-
ches de terrain32. La question serait alors la pertinence de « limiter » tout l’apport
théologique seulement à l’interprétation des données.

II. LA RECHERCHE EMPIRIQUE À MI-CHEMIN ENTRE


LA PROBLÉMATISATION THÉOLOGIQUE ET
LE DÉPLOIEMENT DE LA RÉFLEXION

1. Un changement de structure significatif

Dans le monde francophone au début des années 2000, certaines recherches doc-
torales et des séminaires de recherche ont commencé à déplacer la dimension empi-
rique partiellement ou totalement dans une deuxième partie. Il nous semble que ce
tournant n’a pas été assez souligné pour sa dimension épistémologique.
On doit à Étienne Grieu d’avoir proposé une importante réflexion méthodologi-
que et épistémologique dès sa thèse doctorale publiée en 200333. Il continue à fonder
sa réflexion à l’aide de Paul Tillich (et de Karl Rahner), mais il le fait autrement
qu’en séparant la recherche de terrain (en l’occurrence des récits de vie) de l’inter-
prétation. Tillich lui sert d’abord à penser l’engagement croyant dans le monde, selon
une approche fondamentale34. Ce déplacement est important, car il va inciter d’autres
chercheurs à explorer des voies alternatives à la corrélation inspirée de Tillich. Mais
Grieu lui-même et d’autres avec lui vont évoluer vers des structurations que nous
traiterons plus loin dans le développement sur l’ordinary theology.
Le premier « francophone » à se revendiquer explicitement de David Tracy, pour
justifier une construction situant la recherche de terrain autrement que selon une
corrélation inspirée de Tillich, est Franklin Buitrago Rojas, évoqué plus haut. La ré-
cente publication en espagnol et en français de sa thèse de doctorat rend accessible à
un grand nombre de théologiens cette question épistémologique. Elle permet d’aller

32. Isabelle GRELLIER, « Lectures des enquêtes sociologiques : les processus d’interprétation du point de vue
du théologien pratique », Études théologiques et religieuses, 93, 4 (2018), p. 591-604.
33. Étienne GRIEU, Nés de Dieu. Itinéraires de chrétiens engagés. Essai de lecture théologique, Paris, Cerf
(coll. « Cogitatio Fidei », 231), 2003. Voir aussi de lui, « Méthodes biographiques et théologie pratique »,
Didaskalia, 39, 2 (2009), p. 125-143.
34. Voir ID., Nés de Dieu, p. 30-39.

46
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE

plus loin dans la justification de placer dans un deuxième moment du travail la


recherche de terrain. David Tracy a mené une relecture de ses propres écrits sur la
corrélation dans un ouvrage collectif publié en 201135, sans revenir sur les questions
d’épistémologie.
Si David Tracy est retenu comme le maître à penser ou tout du moins l’initiateur
d’un changement dans la mise en œuvre d’une corrélation, il n’en a posé que des fon-
dements, n’allant pas jusqu’à mener lui-même son application à des recherches em-
piriques propres. Il est resté dans son domaine de la théologie systématique. Il a
suscité en tout cas un élan qui ne faiblit pas pour une réflexion fondamentale en
théologie pratique36. Pour être précis, il faut encore noter qu’à partir de 1980, Tracy a
toujours ajouté « mutuellement critique » (mutually critical) au mot corrélation. Cela
lui permet de se distancier d’une perspective qui serait exclusivement harmonieuse
entre les pôles concernés. Tracy inclut alors la confrontation et la non-identification,
dans son modèle analogique37.

2. Conséquences pour l’épistémologie

Que change cette structure par rapport à la précédente du point de vue de


l’épistémologie ? Cela devrait permettre de positionner la recherche empirique dans
la continuité du questionnement théologique initial, et donc sur des questions propre-
ment religieuses 38 . Étienne Grieu les présente comme « celles qui demandent une
prise de position par rapport au tout de l’existence et par rapport au monde39 ». On ne
pose donc pas la question de recherche comme un sociologue ou un psychologue le
ferait. Le piège de la « recherche à étages » est par conséquent évité.

35. David TRACY, « A Correlational Model of Practical Theology Revisited », dans Edward FOLEY, dir.,
Religion, Diversity and Conflict, Münster, LIT Verlag (coll. « International Practical Theology », 15),
2011 ; ici sa réédition dans Claire E. WOLFTEICH, dir., Invitation to Practical Theology. Catholic Voices
and Visions, New York, Mahwah, Paulist Press, 2014, p. 70-86. Tracy rappelle que toute théologie articule
des éléments dans une mutually critical correlation, qu’elle soit fondamentale, systématique ou pratique
(selon sa propre subdivision). Chaque branche a ses partenaires propres pour opérer cette corrélation. Pour
la théologie pratique, Tracy creuse l’ajout de l’esthétique et des traditions spirituelles contemplatives aux
partenaires habituellement identifiés.
36. Les actes de la première rencontre du Groupe de Santiago contiennent dix articles dans la partie « Dialogue
avec David Tracy », voir M. MAZZINI, F. MOOG, dir., Groupe de Santiago, p. 97-224.
37. M. KIRWAN, « Practical theology as Analogical Imagination », p. 105. Et c’est justement dans son ouvrage
traduit en français que D. TRACY développe cette attention, Pluralité et ambiguïté. Herméneutique, reli-
gion, espérance, Paris, Cerf (coll. « Théologies »), 1999.
38. Remarquons en passant que cela permet aussi d’éviter à un chercheur ou une chercheuse de rester dans une
approche pratico-pratique d’un problème concret à résoudre. En suivant ici un point d’attention présenté
dans une liste de propositions élaborées dans un séminaire de l’ISPC à Paris : « L’élaboration d’une ques-
tion théologique empêche alors la pratique pastorale de s’auto-référencer » (François MOOG, « Comment
passer du constat d’un problème pastoral à l’élaboration d’une problématique théologique ? », dans
M. MAZZINI, F. MOOG, dir., Groupe de Santiago, p. 227-237, ici p. 230, proposition no 7). Je retiens aussi
ici la proposition no 14 : « La nécessité de la problématisation apparaît ainsi quand les schémas de pensée
établis sont remis en cause et qu’il n’existe plus de réponse acquise parce que les systèmes doivent être
repensés et que les autorités sont affaiblies » (ibid., p. 232). Dans cet article, Moog présente comment se
construisent les recherches à Paris, justement après avoir bien établi la problématique théologique, la
dimension empirique n’arrivant que dans un deuxième temps.
39. É. GRIEU, Nés de Dieu, p. 18.

47
ARNAUD JOIN-LAMBERT

Mais cela va plus loin, si l’on suit Buitrago Rojas. En effet, « pour ne pas lire la
réalité à partir des cadres théoriques d’une autre science, [il faut éviter autant que
possible] de prendre une autre science humaine comme référence spécifique ou
comme cadre conceptuel qui puisse servir de grille pour la description de la réa-
lité40 ». L’emprunt aux sciences humaines se limitera ainsi aux techniques d’investi-
gation. Lorsque c’est possible, on leur donnera une signification théologique. Ainsi
pour les récits de vie ou les entretiens compréhensifs, le théologien ou la théolo-
gienne y lira comme fondement la relation que Dieu tisse avec toute l’humanité en
général et chaque être humain en particulier. Cette composante essentielle de la révé-
lation chrétienne colore inévitablement l’épistémologie.
La démarche empirique est alors aisément familière aux autres théologiens des
disciplines systématiques, même s’il reste des difficultés, notamment le poids donné à
des expériences de foi particulières. À l’inverse, l’épistémologie sous-jacente à cette
structure risque de rendre la scientificité du travail plus difficilement accessible aux
chercheurs et chercheuses des autres sciences humaines du religieux. Si nombre d’en-
tre eux prônent un « agnosticisme méthodologique41 », ils et elles ne peuvent pas pré-
supposer la révélation chrétienne au point de départ de leurs études. Le dialogue et
l’interdisciplinarité n’iront pas de soi comme cela pouvait être le cas avec des théo-
logiens et théologiennes pratiques plaçant l’étude de terrain au début de la recherche.

III. DE L’EMPIRIQUE DISSÉMINÉ TOUT AU LONG


DE LA RÉFLEXION

Dans les deux structures de recherche et de publication présentées précédemment,


il serait erroné de dire que la dimension empirique est strictement cantonnée dans une
partie du travail. En effet, tant la corrélation inspirée de Tillich que celle « mutuel-
lement critique » inspirée de Tracy incluent une circularité entre les pôles. Nous ne
sommes pas dans un système linéaire de questions-réponses. En reprenant la citation
du Compendium de la doctrine sociale de l’Église, nous retiendrons l’expression
« d’éclairage mutuel » pour exprimer cette circularité. Fonctionnant autrement, il
existe encore le courant de l’ordinary theology qui exploite les données du terrain
tout au long de l’étude comme une source prioritaire sur les autres pôles.

40. F. BUITRAGO ROJAS, L’action de Dieu face à la souffrance humaine, p. 13.


41. Par exemple le sociologue Laurent AMIOTTE-SUCHET, « L’enquête de terrain en sciences sociales des reli-
gions », Études théologiques et religieuses 93, 4 (2018), p. 521-541, ici p. 529. L’anthropologue Gaspard
SALATKO va même plus loin et plaide pour « l’adoption d’une posture théiste méthodologique » [l’auteur
souligne], voir Le dieu situé. Une enquête sur la fabrique de l’art sacré dans le catholicisme contemporain,
Paris, L’Harmattan (coll. « Anthropologie du Monde Occidental »), 2016, p. 14-15.

48
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE

1. La dimension empirique dans la « théologie ordinaire »


et la « théologie polyphonique »

1.1. La dimension empirique dans l’ordinary theology


Née dans le monde anglo-saxon à l’initiative de Jeff Astley, la théologie ordinaire
est très peu connue et encore moins pratiquée dans le monde francophone42. Elle a
pourtant ses « adeptes » et a fait les preuves de sa scientificité, reconnue quoique en-
core discutée au Royaume-Uni43. La particularité de ce courant est en prise directe
avec son épistémologie.
Cette théologie implicite ou ordinaire est exprimée dans la foi des personnes sans
formation théologique. Ce qu’elles en disent, de manière verbale et non verbale, indi-
viduellement ou en groupe de croyants et de croyantes, manifeste quelque chose de
Dieu et de son projet créateur et salvifique pour l’humanité. Il n’y a rien de systé-
matique, mais plutôt des éléments de foi, avec des degrés de réflexion variables44, que
le théologien collecte et organise en un discours cohérent à partir d’histoires person-
nelles. Cette théologie est marquée par un style narratif, personnel et très contextuel.
Astley parle d’une « langue maternelle », caractérisée par sa dimension quotidienne
(mother-tongue theology45), sans les codes ni les langages académiques.
Concrètement, c’est l’entièreté de la recherche qui est consacrée à cerner, analy-
ser et comprendre cette théologie ordinaire, en étudiant une question précise dans un
contexte bien délimité. Les éléments empiriques sont alors aussi importants dans la
partie réflexive et/ou prospective du travail (dernière partie) que dans les parties
précédentes. À ma connaissance, une seule recherche doctorale en français a été
menée à bien suivant explicitement ce courant, celle de Jorge Fraile Fabero, soutenue
à Lille en 2019, qui la caractérise ainsi, justifiant le choix de ce courant méthodo-
logique en raison de l’objet étudié :
Dans la ligne de cette théologie empirique et ordinaire qui écoute le peuple de Dieu, nous
utilisons une méthode qui n’est pas encore beaucoup employée. Il s’agit de donner la
parole aux personnes qui ont cette expérience de foi intime, mais en réalité très in-
téressante pour le travail théologique. Cette expérience s’exprime d’une manière parti-
culière dans les récits, qui laissent entrevoir tout ce qu’il y a de personnel dans les paroles
[…]. C’est ainsi que les discours expriment d’une manière très particulière l’expérience
religieuse46.

42. Jeff ASTLEY, Ordinary Theology. Looking, listening and learning in theology, Aldershot, Ashgate (coll.
« Explorations in Practical, Pastoral and Empirical Theology »), 2002.
43. ID., Leslie J. FRANCIS, dir., Exploring Ordinary Theology. Everyday Christian Believing and the Church,
Farnham, Ashgate (« Explorations in Practical, Pastoral and Empirical Theology »), 2013.
44. J. ASTLEY, Ordinary Theology, p. 144.
45. Ibid., p. 77. Sur cette analogie, voir Anthony LEES-SMITH, « Ordinary Theology as ‘Mother Tongue’ »,
dans J. ASTLEY, L.J. FRANCIS, dir., Exploring Ordinary Theology, p. 23-31.
46. Jorge FRAILE FABERO, Interprétation de la prière de guérison et des guérisons dans le Renouveau cha-
rismatique espagnol. Contribution d’une théologie empirique, Lille, Université catholique de Lille, 2019,
p. 71.

49
ARNAUD JOIN-LAMBERT

Dans le monde francophone, on pourrait situer dans ce courant les travaux menés
à Paris dans le groupe de recherche sur la parole des personnes les plus pauvres, qui a
creusé son propre sillon47. Étienne Grieu et Laure Blanchon posent le cadre méthodo-
logique et épistémologique de manière convaincante, sans négliger les difficultés48.
« Comment établir un rapport entre d’une part le registre de langage très élaboré de la
théologie qui a recours à l’argumentation, aux raisonnements et cherche la précision
du concept, et d’autre part des paroles qui parfois ressemblent surtout à des bredouil-
lements, des fragments, des cris49 ? » Or tout l’enjeu pour les chercheurs et cher-
cheuses de ce groupe est de construire une réflexion cohérente et solide avec ces ma-
tériaux langagiers de nature très différente. Leur conviction est que « la théologie a
toujours besoin de se laisser percuter par des expériences qu’elle a, jusqu’à présent,
relativement peu prises en compte50 ».
On le voit bien — et les auteurs évoqués en ont conscience — la grande difficulté
consiste à donner un statut à cette théologie ordinaire, qui est par définition ultra-
subjective. Si l’élaboration théologique est basée sur ces expressions croyantes « or-
dinaires », elle doit être mise en relation avec d’autres discours, afin d’établir des
liens et des influences réciproques51.
1.2. La dimension empirique dans la « théologie polyphonique »
Dans cette ligne, d’autres théologiens et théologiennes britanniques ont élaboré
une théologie des quatre voix52, ce que reprend Annemie Dillen sous le nom de théo-
logie polyphonique53. Tous affinent la théologie ordinaire en apportant une distinc-
tion décisive pour la recherche en théologie pratique :
[…] la théologie épousée (espoused theology), c’est-à-dire la théologie des gens qui ne
sont pas des théologiens professionnels, mais, dans beaucoup de cas, des laïcs qui dé-
veloppent une théologie ordinaire, comme l’appelle Jeff Astley ; et puis la théologie
opérante, ou la théologie qui s’exprime dans les actions des gens. Les deux dernières
catégories indiquent aussi qu’il y a une différence entre ce que les gens disent croire et ce
qu’ils font54.

47. Étienne GRIEU, Gwennola RIMBAUT, Laure BLANCHON, dir., Qu’est-ce qui fait vivre encore quand tout
s’écroule ? Une théologie à l’école des plus pauvres, Namur, Lumen Vitae (coll. « Théologies pratiques »),
2017 ; Frédéric-Marie LE MÉHAUTÉ, Les messagers du festin. La communauté en genèse à partir des plus
pauvres, Louvain-la-Neuve, Québec, Paris, Cahiers Internationaux de Théologie Pratique (série « Re-
cherches », 14), en ligne : www.pastoralis.org, octobre 2014 ; François ODINET, Vivants grâce à Dieu,
Montréal, Novalis ; Namur, Lumen Vitae, 2018.
48. Étienne GRIEU, Laure BLANCHON, « L’apport des personnes en détresse à l’élaboration d’une intelligence
de la foi », dans É. GRIEU, G. RIMBAUT, L. BLANCHON, dir., Qu’est-ce qui fait vivre encore quand tout
s’écroule ?, p. 139-150.
49. Ibid., p. 144.
50. Ibid., p. 147.
51. J. ASTLEY, Ordinary Theology, p. 86.
52. Helen CAMERON et al., Talking about God in Practice. Theological Action Research and Practical Theol-
ogy, London, SCM Press, 2010.
53. Annemie DILLEN, « Le statut de l’expérience en théologie. L’abîme entre l’idéal et la réalité », dans
Arnaud JOIN-LAMBERT, Axel LIÉGEOIS, Catherine CHEVALIER, dir., Autorité et pouvoir dans l’agir pas-
toral, Namur, Lumen Vitae (coll. « Théologies pratiques »), 2016, p. 33-47.
54. Ibid., p. 37.

50
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE

Ces deux « théologies » ou « voix théologiques » sont à interpréter en relation


avec les deux autres « voix » que sont « la théologie normative, c’est-à-dire les textes
bibliques, la doctrine du magistère, les rituels officiels et la théologie formelle, c’est-
à-dire les discours actuels et passés des théologiens académiques ou profession-
nels55 ».
Si la dimension empirique est présente tout au long de la recherche, il y a cepen-
dant une différence de taille. L’attention et la visée du chercheur ou de la chercheuse
portent principalement sur la théologie ordinaire dans le premier cas. Alors que ce
sont les « dissonances et la diversité56 » entre les quatre voix qui font l’objet principal
du travail d’interprétation théologique dans le second cas. Ce qui intéresse les théolo-
giens et théologiennes pratiques est alors l’« abîme entre l’idéal et la réalité », comme
l’écrit Annemie Dillen dans le sous-titre de son étude. Notons la puissance évocatrice
de l’abîme, là où l’on parlait et d’autres parlent encore d’« écart » depuis la caractéri-
sation de cette notion par Isabelle Grellier en 200457. J’y vois une manifestation sup-
plémentaire de la radicalité des changements affectant le christianisme en postmoder-
nité.

2. Conséquences pour l’épistémologie

La diffusion des éléments empiriques tout au long de la recherche et de la rédac-


tion est, selon nous, liée à un autre ancrage épistémologique que les deux choix pré-
cédents. Les chercheurs se situent explicitement dans le cadre et les référentiels de la
théologie, donc proches de la corrélation selon Tracy, mais avec une nuance impor-
tante.
Pour la théologie ordinaire, la difficulté est de construire un savoir à partir prin-
cipalement d’un ensemble d’expressions de foi subjectives. L’épistémologie (au
moins implicite) est ici proche de celle d’un courant des sciences psychologiques (la
psychologie concrète), courant surtout constructiviste, qui fait le choix de s’inscrire
résolument dans une perspective postmoderne. Je cite ici la psychologue Fabienne
Fasseur, dont les lignes consonnent fortement avec ce qui se fait dans la théologie or-
dinaire :
L’objectif de la recherche est de comprendre les mécanismes qui gouvernent les actions,
les motivations qui amènent à développer des comportements. L’individu doit être
observé dans sa singularité, son histoire personnelle et dans ses relations avec les autres.
Parmi les approches qualitatives, le constructivisme est un paradigme qui décrit la
manière dont les personnes cherchent à comprendre et à élaborer le monde dans lequel
elles vivent au travers des interactions et des normes sociales. Elles développent les
significations subjectives de leurs expériences variées et multiples. En les explorant, il est

55. Ibid.
56. Ibid., p. 38-39.
57. Isabelle GRELLIER, « L’écart, lieu et chance pour la théologie pratique », Laval théologique et philoso-
phique, 60, 2 (2004), p. 269-281. La notion d’écart est reprise encore en 2018 par É. PARMENTIER, « L’in-
terprétation théologique, épreuve de la théologie pratique », p. 668 ; Christophe SINGER, « Le statut du
théologien pratique : entre engagement et lecture distanciée », Études théologiques et religieuses, 93, 4
(2018), p. 685-700, ici p. 700.

51
ARNAUD JOIN-LAMBERT

possible d’accéder à la complexité des comportements négociés socialement qui sont


inscrits dans une perspective historico-développementale58.
En appliquant ces propos à la théologie ordinaire, on perçoit combien la difficulté
d’une telle épistémologie est d’aller au-delà de la description. C’est alors le défi de
l’interprétation qui se présente avec force aux chercheurs et chercheuses, tout comme
dans les études plaçant la recherche de terrain au début.
Ce qui nous semble une limite importante de la théologie ordinaire est résolu
dans la démarche d’une théologie polyphonique. Même si une place majeure est don-
née à la foi vécue (comme voix d’une théologie épousée et d’une théologie opérante)
comme porte d’entrée et tout au long de la réflexion, c’est la mise en dialogue qui est
l’objet du travail proprement théologique. On est alors plutôt situé dans une épisté-
mologie telle que caractérisée dans la corrélation mutuellement critique inspirée de
Tracy et développée par Buitrago Rojas.

IV. LE STATUT DE L’EXPÉRIENCE DE FOI


DANS LA RECHERCHE EN THÉOLOGIE PRATIQUE

À ce stade de notre réflexion à partir des structures des travaux en théologie


pratique, nous avons dégagé trois grands ancrages épistémologiques. En forçant le
trait pour bien comprendre les enjeux et sans apporter les nuances nécessaires que la
prudence devrait imposer, les chercheurs et chercheuses sont dans une démarche plu-
tôt positiviste, plutôt théologique, plutôt constructiviste. Ces accents qui se mani-
festent dans la structure me semblent étroitement liés au statut de l’expérience de foi
dans la recherche en théologie pratique.

1. L’expérience de foi comme fondement

La théologie est une science associant foi et intelligence dans une relation de réci-
procité, comme le dit l’expression bien connue de saint Anselme : Fides quaerens in-
tellectum. La théologie pratique est à situer dans ce lien, avec son génie propre qui est
d’étudier l’expérience de foi et la foi vécue dans des pratiques. Les théologiens et
théologiennes pratiques tentent alors de comprendre ce qui a été nommé en théologie
systématique le « savoir expérientiel » acquis par l’expérience de foi (expression de
Jean Mouroux59), ou « l’évidence subjective de la foi » (expression de Hans Urs von
Balthasar60) ou encore « la certitude de l’expérience de foi » (expression de Jean An-
saldi61). Or ce « savoir » — dont les expressions sont recueillies par les chercheurs et

58. Fabienne FASSEUR, « Analyse qualitative en psychologie », p. 578.


59. Jean MOUROUX, L’expérience chrétienne. Introduction à une théologie, Paris, Aubier (coll. « Théologie »,
26), 1952. Je développe cela dans Entrer en théologie pratique, p. 25-31.
60. Hans Urs von BALTHASAR, La gloire et la croix. Les aspects esthétiques de la révélation. I. Apparition,
Paris, Aubier (coll. « Théologie », 61), 1965, p. 109-360.
61. Jean ANSALDI, L’articulation de la foi, de la théologie et des Écritures, Paris, Cerf (coll. « Cogitatio
Fidei », 163), 1991, notamment p. 33.

52
LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE

chercheuses en théologie pratique — s’acquiert et surtout se développe par l’agir et


donc les pratiques62.
Il est au minimum prudent que l’épistémologie soit résolument et intégralement
théologique. Les mises en garde de David Tracy évoquées précédemment sont à re-
tenir. Le risque de juxtaposer plusieurs épistémologies n’est vraiment pas à négliger.
Il nous paraît nécessaire de produire un discours théologique cohérent, facilitant la
compréhension par des théologiens et théologiennes de la systématique, même si le
prix à payer pour cela est une difficulté accrue d’interdisciplinarité avec les collègues
des autres sciences humaines du religieux.

2. L’expérience de foi comme finalité

Le risque de mécompréhension par les autres disciplines pourrait pourtant être di-
minué en recourant à la finalité des études de théologie pratique. Ceci permettrait
même de dépasser d’éventuelles différences d’épistémologie, tant avec les autres
sciences humaines et les autres disciplines théologiques, qu’entre les théologiens et
théologiennes pratiques.
Pour clarifier les rapports avec les autres sciences humaines, il paraît nécessaire
de placer au cœur des recherches non seulement les personnes mais aussi les contenus
de foi. Les théologiens et théologiennes pratiques auront alors un apport spécifique et
original, susceptible d’être accueilli comme tel et considéré comme utile par leurs
collègues des sciences humaines. La théologie pratique pourrait alors être reconnue
comme « indispensable aux sciences humaines, puisqu’elle est aux prises avec des
contingences humaines peu considérées : le sens de la vie, l’espérance, la relation à
autrui… De plus, elle se veut liée aux questions existentielles, puisque le lieu épisté-
mologique de la théologie pratique est celui des pratiques : croyantes, ecclésiales,
sociales, existentielles, culturelles […]63 ».
Lorsque le choix est fait de placer dans un deuxième moment la recherche empi-
rique, la finalité est souvent plus claire. Il s’agit de contribuer à l’annonce de la foi.
Ceci est dans la continuité des écrits de David Tracy déjà évoqué plus haut. Ainsi
Franklin Buitrago Rojas, après avoir souligné l’exigence de poser une question
proprement théologique et puis de lire la réalité à partir des cadres théoriques de la
théologie, plaide pour que la recherche soit orientée vers un but, celui d’annoncer la
foi. Il ne s’agit pas d’une démarche évangélisatrice, qui serait alors pratico-pratique
ou pragmatique. L’enjeu est de formuler dans un contexte particulier ce que la foi
chrétienne est et comment elle se déploie dans un agir, donc de rendre compte de ma-
nière rationnelle de la Révélation chrétienne aujourd’hui, celle d’un Dieu Trinité,
créateur et sauveur de l’humanité.

62. Voir Colleen M. GRIFFITH, « Practice as Embodied Knowing : Epistemological and Theological Con-
siderations », dans C.E. WOLFTEICH, dir., Invitation to Practical Theology, p. 52-69.
63. É. PARMENTIER, « L’interprétation théologique, épreuve de la théologie pratique », p. 661.

53
ARNAUD JOIN-LAMBERT

3. L’expérience de foi comme question pour le chercheur ou la chercheuse

3.1. Se situer : une question théologique


Parmi les théologiens et théologiennes pratiques des années 1980, on répétait vo-
lontiers que la discipline est une théologie engagée. On peut ainsi par exemple carac-
tériser la recherche-action, selon Marcel Viau dans son Introduction aux études pas-
torales, par les termes suivants : appliquée, impliquée, imbriquée et engagée64. C’est
d’ailleurs une caractéristique du programme de doctorat en théologie pratique à
l’Université Laval à Québec, le chercheur ou la chercheuse travaillant sur une pra-
tique qui est déjà la sienne. La réflexion sur le lien à l’objet de recherche y a été
approfondie depuis plusieurs années 65 . Ailleurs, ceci est parfois répété sans pour
autant toujours préciser ce qu’on entend par ces adjectifs. Si le statut de l’expérience
de foi est variable dans les différentes manières de conduire les recherches, il l’est
aussi pour le chercheur ou la chercheuse. Au sein de la théologie en général, le statut
du théologien ou de la théologienne pratique est régulièrement questionné, en raison
de son lien plus ou moins développé avec les Églises.
Récemment, Christophe Singer s’est focalisé sur la posture du chercheur et en a
fait une question proprement théologique, et non pas seulement déontologique et
méthodologique. Dans son article bien utile dans les débats académiques actuels sur
la place et la fonction de la théologie pratique, il lie l’engagement théologique à
« l’engagement passif de la foi », belle expression qui met au cœur de la discipline
une théologie de la croix. Il fait de la prise de distance un acte théologique : « Il ne
s’agit pas tant d’évaluation critique des pratiques à l’aune d’objectifs d’action, que
d’un regard qui essaye de ne pas rester à la surface de ce qui se fait et se dit. C’est
donc bien de lecture distanciée qu’il s’agit. Mais ce travail critique ne s’effectue pas
en tension avec l’engagement théologique : il en est partie intégrante 66. » Proximité
et distance créent parfois de l’instabilité dans les rapports aux partenaires académi-
ques ou ecclésiaux selon les contextes.
Rappelons en tout cas l’exigence méthodologique pour tout chercheur ou cher-
cheuse en théologie pratique de se situer explicitement par rapport à la pratique étu-
diée67. Ce passage selon nous obligatoire permet souvent de mieux comprendre les
choix de l’auteur, que ce soit pour le domaine étudié, le contenu de la recherche, la
structuration du texte et l’épistémologie explicite ou implicite. Ce qui est valable pour
les chercheurs expérimentés l’est aussi pour des « débutants ».

64. Marcel VIAU, Introduction aux études pastorales, Montréal, Paulines (coll. « Pastorale et vie », 7), 1987,
p. 103-122.
65. Ce fut une dimension positive importante du rapport d’évaluation effectué pour le gouvernement lors des
dix ans du programme en 2011.
66. C. SINGER, « Le statut du théologien pratique », p. 698. Souligné par l’auteur.
67. Merci à Félix Moser de rappeler que les présupposés implicites se muent souvent en préjugés qui induisent
les résultats ; faisant référence aux travaux de Rudolf BULTMANN, « Une exégèse sans présupposition est-
elle possible ? », dans Foi et compréhension II. Eschatologie et démythologisation, trad. sous la direction
d’André Malet, Paris, Seuil, 1969, p. 167-174.

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LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE

3.2. Le statut de l’expérience de foi dans la formation théologique initiale


Je vais nourrir cette réflexion par un apport de terrain, celui de la formation ini-
tiale en théologie pratique à l’Université catholique de Louvain68. Les matériaux sont
les travaux d’examens d’étudiants de 1er cycle pour le cours d’introduction à la théo-
logie pratique, depuis 2007.
Après deux premiers petits devoirs d’analyse de données empiriques, les étu-
diants et étudiantes doivent sortir de la classe et aller sur le terrain à la rencontre de la
foi vécue. Le but est qu’ils et elles comprennent qu’il y a dans ces expériences une
source pour mener une véritable réflexion théologique. L’insistance porte sur l’étude
de terrain, suivant cinq étapes : choisir un domaine pastoral précis ; formuler une
question théologique ; faire valider cette question et la problématique ; récolter des
données (un seul type de source : entretien, récit, enquête, observation) ; esquisser
une analyse en tentant de caractériser théologiquement les pratiques étudiées en fonc-
tion de la question de recherche initiale.
Les étudiants et étudiantes ont entière liberté pour choisir le domaine et la pra-
tique. J’insiste seulement sur leur motivation et leur engagement. Ce choix est parti-
culièrement révélateur du statut de l’expérience de foi : souvent la leur ; toujours la
manière dont ils et elles perçoivent ce qu’est la foi chrétienne dans notre société. Par
rapport à ce qui est étudié dans cet article — le lien entre structure de la recherche et
épistémologie — on voit aussi très bien que certains étudiants et étudiantes dévelop-
pent fortement le questionnement initial avant d’aborder l’étude de terrain alors que
d’autres « foncent » directement sur le terrain. Ils et elles n’ont bien entendu pas les
ressources pour rendre compte de ce choix en fait spontané, et d’autant plus révé-
lateur de ce double statut de l’expérience de foi (la leur et la perception du phéno-
mène).
J’ai classé les 79 travaux en cinq types : A) un choix significatif pour comprendre
son passé et présent existentiel (identité) ; B) un choix marqué par une question du
moment (primat du présent ponctuel) ; C) un choix significatif d’une option profes-
sionnalisante (futur possible) ; D) un choix significatif d’une approche cognitive de la
théologie pratique ; E) le choix de la facilité (une question en fait formelle et un non-
engagement dans le travail, pas intéressant pour nous ici).
Les 23 travaux du type A font place fortement à l’expérience de foi des étudiants
confrontés à des situations concrètes qui les touchent directement et depuis un certain
temps. Le terrain étudié est alors déjà problématisé mais non formellement. On
trouve là surtout des questions à forte dimension spirituelle explicite (pratiques de
pèlerinage, de retraite, de liturgies, de communautés religieuses). L’expérience de foi
est un fondement et une question pour le chercheur ou la chercheuse.
Les 17 travaux du type B sont des questions nouvelles dans les itinéraires de vie
des étudiants, non envisagées avant d’entreprendre la formation. Le terrain précède

68. Tirée d’une conférence inédite à l’occasion de la journée d’hommage à Marcel Viau, le 11 décembre 2014
à Québec, avec des données actualisées.

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ARNAUD JOIN-LAMBERT

donc l’étude, comme pour le type A, mais dans un rapport d’extériorité. Certaines
questions sont similaires au type A, mais elles intègrent en général plus la dimension
institutionnelle (paroisse, mouvement, communauté). L’expérience de foi est un fon-
dement, une finalité et une question pour le chercheur ou la chercheuse.
Les 19 travaux du type C sont clairement situés dans le contexte d’un cours qui
s’inscrit dans un parcours de formation habilitant à exercer une responsabilité pasto-
rale ou une profession (par exemple enseignant de religion catholique ou agent pas-
toral). Les questions sont en général nouvelles, comme pour le type B, mais elles sont
colorées par une projection dans un avenir professionnel. Comment travailler dans
une mission d’Église (pastorale de la santé, pastorale carcérale, pastorale de jeunes)
comme laïc (3 travaux) ou plus précisément comme femme (2 travaux) ou encore en
équipe (2 travaux) ? Les étudiants n’avaient pas encore appréhendé auparavant la
complexité de ces questions. L’expérience de foi est une finalité et une question pour
le chercheur ou la chercheuse.
Les 14 travaux de type D portent sur des questions d’abord théologiques relevant
plutôt de la fondamentale ou de la dogmatique. Les étudiants sont dans une démarche
très cognitive de comprendre le terrain et de chercher comment la pratique observée
déplace les catégories préalablement établies. Ils et elles travaillent sur la foi, dans
une posture assez analytique où leur propre foi n’est pas exprimée. L’expérience de
foi est un fondement et une finalité.
Même si cette présentation d’étudiants en formation initiale est très contextuelle
et trop rapide, elle est révélatrice de différents statuts de l’expérience de foi person-
nelle et/ou étudiée. Pour les chercheurs et chercheuses confirmés, les différences sont
sans doute moins marquées, mais le choix de structuration du travail me paraît être en
quelque sorte la continuation de ces postures initiales des étudiants débutant en théo-
logie pratique.

CONCLUSION

Au terme de ce parcours alimenté par la structuration des travaux en théologie


pratique, il apparaît clairement que les choix opérés ont des incidences sur l’épisté-
mologie, le plus souvent de manière implicite. Ce que nous n’avons pas observé ici
serait un ancrage plutôt catholique ou plutôt protestant des divers choix conscients ou
non pour une épistémologie ou une autre. Ce fut le point de départ de la réflexion
d’un groupe de théologiens et théologiennes pratiques catholiques membres de l’In-
ternational Association of Practical Theology, forts de la conviction : « Practical
Theology as a field has been dominated by often unacknowledged liberal Protestant
presuppositions69 ». Mais c’est une autre question qui constitue une étude en soi. Re-
venons à nos trois différentes structurations.

69. Claire E. WOLFTEICH, Annemie DILLEN, « Introduction. Catholic Theologies and Practical Theology.
Sketching the Landscape », dans Catholic Approaches in Practical Theology, p. 4.

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LA THÉOLOGIE PRATIQUE AU DÉFI DE SON ÉPISTÉMOLOGIE

Fonder la réflexion théologique sur une objectivité la plus poussée possible des
données du terrain relève d’un paradigme en partie « positiviste », dans le sens d’une
tentative de caractériser toutes les composantes d’une pratique, à la manière des
sciences sociales du religieux. Il y a certainement une cohérence à entrer dans la re-
cherche par le terrain. Mais le contexte généralisé de postchrétienté rend désormais
plus ardu que par le passé le « saut » dans l’interprétation théologique.
Tout aussi cohérent est de poser et de délimiter d’abord le questionnement théo-
logique. Les interpellations approfondies du systématicien David Tracy ont montré
leur fécondité pour la recherche en théologie pratique. En naviguant dans les eaux de
la foi et de l’expérience de foi, du début à la fin du travail, les chercheurs et cher-
cheuses sécurisent en quelque sorte la scientificité de leurs propos par une grande
homogénéité épistémologique. Un risque émerge par contre et sera toujours plus
présent : la simple coexistence, voire l’incompréhension réciproque, avec les autres
sciences humaines du religieux. Il y a là un défi de taille pour la pérennité de la théo-
logie à l’université.
Quant à vouloir disséminer la dimension empirique tout au long de la recherche,
cette approche est intéressante et peut porter du fruit pour la compréhension de la foi
vécue. Les chercheurs et chercheuses doivent cependant prendre garde à ce que
l’épistémologie sous-jacente ne soit pas ancrée dans un constructivisme radical. La
foi chrétienne a ceci de spécifique qu’elle se reçoit d’autrui : de Dieu par la médiation
d’une Église composée de personnes bien concrètes hier et aujourd’hui. Une théo-
logie ordinaire n’est pas autosuffisante et doit prendre place dans le concert d’une
théologie polyphonique.
« Vera theologia practica est. » En étant ici volontairement détournée de son
sens70, cette sentence régulièrement citée de Martin Luther peut résonner comme une
question posée aux théologiens et théologiennes pratiques. Leur tâche est bien de
faire de la théologie, mais pas n’importe comment. Qu’il y ait une dimension empi-
rique dans une recherche ne suffit pas à faire de la vera theologia. Il faut encore que
les données du terrain soient situées consciemment et de manière cohérente dans le
processus du travail. Tel est sans doute le défi majeur de la ou des épistémologies de
la théologie pratique.

70. Martin LUTHER, Weimarer Ausgabe Tischreden, vol. I, no 153 ; citation traduite et commentée par René
MARLÉ, Le projet de théologie pratique, Paris, Beauchesne (coll. « Le point théologique », 32), 1979,
p. 50-51. Bien entendu, Luther ne parle pas d’une discipline qui n’existe pas dans son contexte. Pour lui, la
théologie est pratique, car son fondement est concret, c’est le Christ. Dans ce sens, et à la suite de Marlé,
nous pensons que la théologie pratique devrait être une orientation fondamentale de toute théologie, ce qui
ouvre un autre débat que cet article n’aborde pas. Citation commentée après Marlé par plusieurs auteurs,
dont J.-F. ZORN, « En quoi la théologie peut-elle être pratique ? », p. 18-20.

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