Un Regard Sur La Bibliothèque D'alexandrie

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 13

Cahiers de la Villa Kérylos

Un regard sur la Bibliothèque d'Alexandrie


Jean Sirinelli

Citer ce document / Cite this document :

Sirinelli Jean. Un regard sur la Bibliothèque d'Alexandrie. In: Entre Égypte et Grèce. Actes du 5ème colloque de la Villa Kérylos
à Beaulieu-sur-Mer du 6 au 9 octobre 1994. Paris : Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1995. pp. 82-93. (Cahiers de
la Villa Kérylos, 5);

https://www.persee.fr/doc/keryl_1275-6229_1995_act_5_1_931

Fichier pdf généré le 04/05/2018


UN REGARD SUR LA BIBLIOTHÈQUE D'ALEXANDRIE

Tout est dit ou presque sur la fameuse Bibliothèque


d'Alexandrie et tout donne à penser qu'il n'y a plus guère de découvertes à
attendre ; les restes archéologiques sont inexistants, les
informations tirées des auteurs sont toutes pratiquement recensées et même
numérotées par le patient et scrupuleux Edward Alexander Parsons
qui a voulu ainsi permettre au lecteur de se faire sa propre religion
sur chaque problème ·. Plus récemment cependant Luciano Can-
fora 2 et Mostafa El-Abbadi 3 ont en partie ravivé les problèmes :
le premier sur la bibliothèque d'Aristote et la localisation des
volumes de l'Alexandrina, le second sur la fin de l'institution.
Il reste que l'essentiel est dit et que la communication qui suit,
loin de prétendre apporter du nouveau, voudrait seulement engager
le lecteur à jeter un regard un peu différent sur la documentation
dont nous disposons. On se représente en effet volontiers, et
presque sans y réfléchir, cette bibliothèque comme une institution
aux contours arrêtés dont les fondateurs auraient en quelque sorte
prémédité le programme et, pour ainsi dire, d'emblée défini les
fonctions. Peut-être une expérience récente, la Bibliothèque de
France, et une expérience en cours, la renaissance de la
Bibliothèque d'Alexandrie, pourraient-elles nous engager à plus de
circonspection et nous orienter vers une conception plus évolutive de
la naissance de genre d'institution. Elles nous montrent clairement
dans la définition préalable de pareils projets assez de flou, de
tâtonnements, de controverses et de repentirs pour nous rendre
sensibles aux incertitudes que rencontre une visée de ce type dans
un contexte technologique et culturel lui-même en mouvement. Ne
serait-il pas utile, même si cette démarche rétrospective est peu
recommandable en histoire, de nous demander si des incertitudes
analogues ne pesaient pas sur la naissance de l'Alexandrina ?
Il semble à peu près assuré que la décision de créer une
bibliothèque à Alexandrie se situe dans les années 305 à 285 avant
J.-C. et que les principaux initiateurs de l'entreprise sont Ptolémée

1. E. A. Parsons, The Alexandrian Library, Londres, 1950.


2. La véritable histoire de la Bibliothèque d'Alexandrie, trad. franc., 1988, Paris.
3. Vie et destin de l'ancienne Bibliothèque d'Alexandrie, Paris, Unesco, 1992.
UN REGARD SUR LA BIBLIOTHÈQUE D'ALEXANDRIE 83

Sôter 1er et son conseiller, Démétrios de Phalère. Le successeur du


premier, Ptolémée Philadelphie (283-246), est crédité, à tort
probablement, par la Lettre d'Aristée de cette initiative et, si l'on en croit
d'autres sources, il a en tout cas poursuivi le projet. Quant à son
propre héritier, Ptolémée Evergète (246-221), il a donné, lors de la
construction du Serapeum d'Alexandrie, la preuve qu'il épousait les
intentions de ses prédécesseurs puisqu'il a intégré, un demi-siècle
après la création de la Bibliothèque, sa première filiale et pour ainsi
dire sa succursale, la « bibliothèque-fille ». Leurs successeurs ont
continué la politique ainsi lancée, sauf dans quelques épisodes
passagers. Tous ont revendiqué l'épiclèse de « philologos »,
dénomination qui depuis cette date allait avoir le succès que l'on sait.
Voilà ce que permettent d'imaginer nos sources : une succession de
souverains animés, à l'égard du savoir, d'un évergétisme sans
défaillance.
Leur entourage est à l'unisson ; encore faut-il probablement
introduire des nuances. L'environnement de Ptolémée Sôter est à
dominante aristotélicienne, ce qui n'est pas surprenant. Le
souverain lui-même est un compagnon d'Alexandre sensiblement du
même âge. Nous ne savons pas s'il a partagé son éducation, mais
il se conduit comme s'il partageait ses goûts et ses ambitions
intellectuelles. Son philhellénisme est exacerbé : l'amant de Thaïs
est présent à l'incendie de Suse ; il hérite, avec la dépouille du
conquérant, de ses visées d'exploration et de sa boulimie de
connaissances. Son ambition est de prendre la suite d'Athènes avec
l'appui (puisqu'Athènes est dans la mouvance de la Macédoine) de
Rhodes et des Iles. Il met son héritier en formation à Cos chez
Philétas mais il ne cesse pas d'attirer en Egypte les successeurs
d'Aristote, car ce sont les garants les plus sûrs de l'héritage
athénien dans ce qu'il a d'exportable : Théophraste, à son défaut
Straton qui sera précepteur de Ptolémée II et surtout Démétrios de
Phalère. La cour est suspendue aux échos du Lycée. Celle de
Ptolémée Philadelphe semble suivre les mêmes influences
dominantes avec une nuance importante ; les littérateurs commencent à y
apparaître en force : Callimaque d'abord, au début du règne, puis
Apollonios de Rhodes qui dirigera la Bibliothèque (270-243), peu
après sans doute Théocrite et d'autres. Plus tard, vers le milieu du
siècle c'est une génération de savants, avec Erastosthène à sa tête,
qui fleurit à Alexandrie et précisément la charge de « gardien des
livres » revient à ce dernier (245-vers 204). Au IIe siècle, c'est une
pléiade de grammairiens qui font la célébrité de la capitale,
Aristophane (vers 204-vers 189), Apollonius l'éidographe (189-175)
et surtout Aristarque (175-145), et dirigent la cité des livres. Sans
84 J. SIRINELLI

attribuer une signification excessive à ces indices, il n'est pas


téméraire de penser qu'Alexandrie a connu des prédominances
intellectuelles successives qui n'ont pas été sans influence sur la
cour et la bibliothèque et qu'après la vogue des aristotéliciens, celle
des poètes, des savants et des grammairiens s'est fait sentir dans la
conception même que l'on pouvait avoir du Trésor des écrits.
Ainsi, s'il est vrai que les témoignages paraissent attester la
continuité de l'entreprise princière, cette continuité ne signifie pas
pour autant qu'elle ait pris, dès le début, la forme pour ainsi dire
canonique que l'on se plait parfois à lui attribuer. Différents indices
laissent au contraire penser que chacun des souverains successifs a
apporté des perfectionnements ou des retouches à l'œuvre
commune dont ils approuvaient tous le principe et l'esprit général.
L'initiative de Ptolémée Sôter et de Démétrios de Phalère
correspondait trop à une tournvre d'esprit et à une attitude culturelle
couramment répandue pour ne pas être continuée et perfectionnée
par leurs successeurs en dépit même des différences politiques ou
dynastiques qui ont pu les séparer. Toutefois, et c'est là qu'on
aperçoit que la Bibliothèque est à la fois un trésor et un instrument,
le programme de cette institution n'a pris tout son développement
que progressivement, à mesure que se présentaient à des
responsables animés de la même ambition des problèmes de nature
différente nés de la genèse et de la mise en œuvre en terre nouvelle
d'une civilisation à la fois détentrice d'un héritage, actrice d'une
aventure et contrainte à l'innovation.
Au départ ceux qui ont contribué à la création de l'Alexan-
drina avaient sous les yeux, dans le passé ou le présent, toute une
gamme de modèles possibles que les historiens ont par la suite,
mais dès l'antiquité, recensés avec soin. Pour les résumer : 1° II y
a les bibliothèques de palais : on cite toujours le site de Tell
El-Amarna ou la bibliothèque d'Assourbanipal à Ninive et même
on remonte plus haut avec Ras Shamra (xive siècle) ou Ebla encore
antérieure ; mais il s'agit là plutôt d'archives ou de documentation
religieuse ou administrative. 2° Du même ordre sont les
bibliothèques des temples qui conservent les annales sacrées et
probablement les poèmes et légendes afférents aux cultes locaux. 3° Les
bibliothèques des cités posent problème. On attribue à Pisistrate la
fondation de la première bibliothèque publique d'Athènes 4. Tout
laisse penser qu'il s'agit là d'une confusion avec une entreprise
célèbre du même tyran, la recension et la conservation des poèmes
homériques. 4° Les bibliothèques des particuliers qui commencent

4. Aulu-gelle, Nuits Attiques, VII, 17.


UN REGARD SUR LA BIBLIOTHÈQUE D'ALEXANDRIE 85

à être signalées au Ve siècle et notamment celle d'Euripide. 5° Enfin


et surtout les bibliothèques des écoles philosophiques et, peut-être,
des écoles médicales. Pour l'Académie on ne sait trop si elle
conservait des livres autres que ceux de ses membres, mais pour le
Lycée nous apprenons par Diogène Laerce quel rôle jouaient les
écrits dans la vie de la communauté et on n'ignore pas que la
méthode même des aristotéliciens impliquait d'avoir la disposition
de collections d'ouvrages.
Si, parmi ces modèles, on se demande dans quel esprit fut
conçue la Bibliothèque d'Alexandrie, tout laisse penser qu'elle fut
en premier lieu la Bibliothèque du Roi. Elle se trouve à l'intérieur
du Palais. C'est le prince qui nomme le bibliothécaire, ainsi fera
plus tard l'empereur. Quand Antoine transfère à la Bibliothèque
200 000 volumes en provenance de Pergame, c'est à Cléopâtre,
reine d'Egypte, qu'il les offre. Enfin le précepteur du prince héritier
est presque toujours le bibliothécaire comme s'il s'agissait de
fonctions domestiques naturellement associées. D'un autre côté, en
ayant à l'esprit l'exemple du Lycée, l'observateur est tout
naturellement tenté de relier cette création à celle du Musée. Cette
démarche est logique mais il ne faut pas la pousser trop loin. En
effet, il n'existe pas entre les deux institutions de liaison organique,
le président du Musée étant distinct du responsable de la
Bibliothèque et sans relations expresses avec lui. En somme la
Bibliothèque est, au départ, propriété du Roi au même titre que les
collections, et sentie comme telle, avec pour la diriger un intendant
responsable.
Cependant, très vite il faut simultanément relever que la
Bibliothèque du Roi paraît ouverte aux pensionnaires du Musée.
Strabon (II, I, 5) nous les montre travaillant et consultant des
livres. Cette relation n'a rien de surprenant. La bibliothèque est au
prince et les savants du Musée sont les pensionnaires du prince,
c'est-à-dire qu'à leur manière ils font partie de la maison du Roi et,
si les collections leur sont ouvertes et peut-être même confiées,
comment les livres du prince ne le leur seraient-ils pas ? Ainsi
s'élabore une formule d'un type nouveau. Nous sommes dans une
perspective qui combine l'esprit de l'École d'Aristote et l'évergé-
tisme des Ptolémées. On y sent l'influence mêlée de Démétrios qui
essaie d'assurer la filiation du Lycée à Alexandrie et de Ptolémée
qui prolonge la tradition de la dynastie macédonienne de Philippe
et d'Alexandre avec le préceptorat d'Aristote.
Un peu différente est la question des lecteurs étrangers au
système. Tout laisse penser que la Bibliothèque elle-même, en
même temps qu'aux pensionnaires du Musée, était également
86 J. SIRINELLI

ouverte aux visiteurs de marque, mais la « bibliothèque-fille », elle,


était vraiment faite pour le public ; bien que partie intégrante de la
Grande Bibliothèque, elle est située dans un quartier autre que
celui du Palais et d'accès libre, selon Aphtonius, à tous ceux qui
voulaient « philosopher », c'est-à-dire au public éclairé. Il y a là une
innovation, en tout cas une mesure originale qu'il convient de
saluer. Avec cette ouverture quelle qu'elle soit, qui se produit donc
un demi-siècle après sa fondation, la lecture change en réalité de
statut. Au lieu d'être réservée à un usage privé (fût-il collectif
comme les lectures en commun ou les bibliothèques d'école), elle
devient une commodité que l'évergétisme, et mieux encore l'éver-
gétisme princier, croit devoir offrir à qui est capable d'en profiter.
Les livres aussi changent de fonction. Les bibliothèques ne sont
plus assimilables aux dépôts d'archives ou de documents que l'on
conserve, ce sont désormais des instruments offerts à ceux qui
savent s'en servir.
Il y a comme une mutation simultanée, à la fois dans le rôle
du « volumen » qui désormais attend son utilisateur comme un bien
de consommation et un outil, et dans l'attitude du lecteur qui est
dorénavant un individu entre d'autres et non pas nécessairement le
propriétaire de l'ouvrage ou un de ses serviteurs ou amis. Avec
cette nouvelle bibliothèque apparaît au jour une nouvelle réalité :
celle du lecteur potentiel, presque du lecteur quelconque, donc du
lecteur en soi, et, du même coup, celle du livre qui n'est plus
maintenant un bien privé mais potentiellement un élément d'un
patrimoine diffus et incorporel. À partir de ce moment les
bibliothèques tiendront leur place dans l'univers culturel des
hommes et on verra à tour de rôle Polybe déplorer l'importance
qu'elles ont prise et Plutarque déplorer qu'on en trouve seulement
dans des villes privilégiées. Peut-être de cette rencontre naît-il une
nouvelle espèce d'homme, l'intellectuel, qui ne se définit pas
seulement par son appartenance à une école ou à une fonction
sociale précisément définie : scribe, historien, etc., mais par une
visée qui lui est personnelle : « philosopher », c'est-à-dire s'instruire
ou instruire.
Il est paradoxal, mais peut-être significatif, de constater que
c'est à une dynastie certes hellénisée mais originaire des confins
contestés de l'hellénisme, que revenait l'initiative sans doute
révolutionnaire de « désenclaver » les bibliothèques des écoles dans
le même temps où elle en transférait le modèle en terre d'Orient,
c'est-à-dire en terre coloniale. La formule aristotélicienne du trésor
de connaissances méthodiquement rassemblées au bénéfice d'une
communauté de savants affiliés à une même secte, les souverains la
UN REGARD SUR LA BIBLIOTHÈQUE D'ALEXANDRIE 87

reprennent, mais pour l'ouvrir à tout le public lettré. C'est une


véritable révolution : il fallait sans doute pour l'accomplir des
souverains dégagés d'une tradition grecque trop étroite. Ils brisent
en effet le cadre admis et préservé des écoles philosophiques qui,
comme les sectes, les confréries, ou les corporations avaient pour
principe de protéger la transmission de leurs savoirs. Tout devient
bien public, tout lettré peut être initié. Cette sorte de libération du
savoir va devenir un acquis durable, au moins dans la société où
elle se produit. Nous ne savons pas si elle a été d'emblée liée à la
fondation même de la Bibliothèque en même temps qu'aux
bouleversements de l'expansion macédonienne, ou si elle ne s'est
produite que progressivement comme un approfondissement et une
extension réfléchie de l'intérêt porté par le prince au savoir,
peut-être sous la pression grandissante des milieux culturels qui
faisaient la gloire d'Alexandrie. En tous cas le point
d'aboutissement serait justement la création de la « bibliothèque-fille » sous le
règne de Ptolémée Evergète III.
Nous n'avons pas d'informations précises sur les entreprises
que menaient parallèlement les souverains d'Antioche et de Per-
game, mais rien ne nous permet d'affirmer que leur démarche ait
été très différente. Et c'est probablement cette simultanéité qui
éclaire cette attitude. Ces communautés grecques ou hellénisées,
issues de la transplantation ou de l'assimilation, veulent disposer des
monuments du passé de la Grèce et, en particulier, des chefs-d'œuvre
de sa littérature. Leurs souverains vont satisfaire cet appétit comme
ils satisfont, par les théâtres et les gymnases, le désir de retrouver les
manières de vivre du pays d'origine : ce qu'on appelle dorénavant
l'hellénisme. Mais dans cette démarche, qui est assez nouvelle, ils
ne sont pas entravés par les habitudes et préjugés de la cité
d'origine, ses préoccupation corporatistes, le poids des traditions.
Ils sont au contraire poussés à faire du neuf, du grand, du riche. Ce
que nous appellerions aujourd'hui les équipements collectifs sont à
la mesure des ambitions des nouvelles monarchies et de la volonté
de prestige des nouvelles cités. La bibliothèque se situe dans le
même mouvement. Sans doute celle du Lycée reste-t-elle
l'archétype, mais, dotée de toutes les innovations, ouverte à tous, la
Bibliothèque d'Alexandrie va devenir le modèle modernisé.
Cette transformation s'opère et s'impose d'autant plus
aisément que ce que l'on pourrait appeler le statut du livre subit alors
une mutation profonde. Jusqu'à Platon il est surtout senti comme
fixant la parole et le Phèdre nous montre assez combien Socrate et
son disciple se méfient de l'écriture qui, en un sens, est à l'opposé
de la liberté de l'esprit. Un siècle plus tard ces réserves sont levées :
88 J. SIRINELLI

pour les aristotéliciens le livre est le dépositaire d'un savoir ou d'un


chef-d'œuvre et il est l'instrument par lequel on connaît la pensée
d'un autre ; il devient l'outil nécessaire par lequel on communique.
Mais cette évolution, en marche, est considérablement accélérée par
la brusque explosion que constituent les conquêtes d'Alexandre.
Dans un monde soudain démesurément agrandi le rôle de l'écrit
devient dorénavant essentiel. Une grande activité de publications et
d'échanges se développe. Sitôt opérée une découverte, on la fixe
dans un ouvrage et on la diffuse. Préfaces et dédicaces enregistrent
et font valoir ces nouvelles pratiques qui sont dorénavant
étroitement liées à l'activité intellectuelle. Le livre se transporte et
transporte idées et débats à l'autre bout du monde. À Aï Khanoun
en Afghanistan c'est un écrit qui apporte la pensée aristotélicienne
et qui relie l'Amou Daria au Lycée. Dans cet univers vaste et éclaté,
et cependant cohérent, dont l'hellénisme constitue le lien, la
bibliothèque va jouer un rôle déterminant. Nous ne saurons jamais
si Démétrios et Ptolémée ont eu d'emblée conscience du rôle
nouveau du livre dans un monde agrandi, mais nous voyons très
rapidement la Bibliothèque d'Alexandrie se doter des instruments
qui complètent la lecture et répandent l'écrit, que sont les ateliers
de copistes. Ils étaient sans doute sur le port, tout proches des livres
que l'on débarquait et des dépôts d'ouvrages destinés à
l'exportation. Cette liaison entre bibliothèques et scriptoria fera école.
Cette mutation considérable des moyens de communiquer (on
dirait aujourd'hui des média) et le rôle éminent qu'y joue
Alexandrie, nous en avons le reflet dans le nom que Diodore de
Sicile, probable lecteur de l'Alexandrina, donna à son œuvre : La
Bibliothèque historique, mais nous le voyons aussi transparaître dès
le 11e siècle dans le jugement sévère que Polybe porte sur « l'esprit
livresque » qui, selon lui, régnerait particulièrement à Alexandrie. Il
dénonce dans ce passage (XII, 25) notamment les médecins
« semblables à des pilotes qui se fonderaient sur des lectures pour
gouverner un bateau » et les historiens dépourvus d'expérience de
la vie politique « qui ont passé beaucoup de temps dans les
bibliothèques et n'ont acquis en tout et pour tout qu'un vaste
savoir livresque ». Il est difficile de ne pas voir dans cette critique
la réaction d'un esprit positif et pragmatique formé dans les
traditions péloponnésiennes et romaines, en face de ces nouveaux
intellectuels d'Alexandrie, habitués à se nourrir de comptes rendus
et d'hypothèses plus, parfois, que d'expérience directe et de
formation empirique.
Ce sont là les signes que le système mis en place fonctionnait
alors pleinement et produisait tous ses effets, que ce monde de
UN REGARD SUR LA BIBLIOTHÈQUE D'ALEXANDRIE 89

l'écrit avait ses fidèles, voire ses fanatiques et développait tout un


état d'esprit que les contemporains sentaient comme spécifique. La
bibliothèque est devenue un monde à elle seule, avec ses visées, sa
politique. Il est inutile d'en rappeler le détail. La Lettre d'Aristée en
fixe la vulgate, peut-être anachroniquement puisque la version qui
nous en est donnée apparaît déjà très élaborée alors que la mise au
point de cette politique a sans doute demandé des décennies. Mais
même ainsi retouchée cette relation reste au moins aussi
significative qu'une légende de fondation. La première étape en est
l'achat de bibliothèques déjà constituées et en particulier l'achat ou
tout au moins la tentative d'achat de la bibliothèque d'Aristote,
épisode hautement symbolique surtout s'il n'est que légendaire, car
le modèle aux yeux des princes reste aristotélicien. Voilà pour le
passé : mais l'ordre d'acheter ou de transcrire « tout ce qui se publie
dans le monde entier » {Lettre d'Aristée, II, 9) manifeste un
programme d'une ambition tout à fait renouvelée. Même s'il
convient d'être circonspect à l'égard de la Lettre d'Aristée et des
ambitions universelles qui y sont rapportées, il reste que le
fonctionnement du système d'acquisition de l'Alexandrina paraît
les refléter. Non seulement des courtiers battent les marchés aux
livres de Rhodes ou d'ailleurs, mais une méthode tout à fait
nouvelle de collecte forcée nous est rapportée. Sur tout navire
relâchant à Alexandrie, les douaniers saisissent les volumes trouvés
à bord, qui sont aussitôt copiés pour qu'une copie soit remise au
propriétaire et l'original versé à la Bibliothèque. Ce qu'on appelle
le « fonds des navires » est sans doute la première forme de dépôt
légal et son principe, n'eût-il fonctionné qu'une fois, atteste à la fois
la prétention du prince à l'universalité de sa bibliothèque et
l'affirmation du caractère particulier que revêt le livre dans l'esprit
de l'époque : à la fois produit stratégique et patrimoine commun à
tous les hommes.
Cette mesure parait plus naturelle quand on songe que le
monde de l'écrit épouse sensiblement les contours de l'univers
hellénisé, puisque la langue grecque est la seule à pouvoir servir de
langue véhiculaire de Naples à Samarkande et que, même si elle ne
touche pour l'heure que certaines couches de la population, elle est
en passe de devenir la langue du savoir. Le monde de l'écrit, et de
l'écrit grec, devient donc dans sa totalité celui qui a vocation à
remplir les catalogues d'une bibliothèque, en particulier celle
d'Alexandrie. Il y a là une mutation du rôle des bibliothèques dont
nous mesurons mal la nouveauté parce que c'est encore la
conception que nous en avons. Où cette mutation pouvait-elle se
produire mieux que dans cette sorte de laboratoire privilégié que
90 J. SIRINELLI

constituait Alexandrie la cosmopolite, où se mêlaient des


communautés si diverses tout naturellement ouvertes aux productions de
toutes provenances pourvu qu'elles fussent en grec.
Avec les traductions c'est un pas de plus qui est franchi. La
Lettre d'Aristée ici encore établit le lien entre la Bibliothèque et
cette entreprise en nous présentant ainsi le scénario de cette
démarche. Démétrios dit au roi : « On m'a fait savoir qu'il y aurait
aussi les lois des Juifs qui mériteraient d'être transcrites 5 et de faire
partie de la bibliothèque ». On a raison de mettre en doute la vérité
historique du récit, mais le problème pour nous n'est pas là ; il est
dans l'expression « dignes de transcription et de ta bibliothèque »
c'est-à-dire « cet ouvrage, quoique non-grec, mérite de figurer dans
ta bibliothèque ». C'est un moment important et une progression
dans la définition du programme de celle-ci. L'appartenance à
l'héritage grec ou à la mouvance hellénique n'est plus désormais le
critère nécessaire qui préside à la collecte des écrits, mais au-delà on
introduit une notion différente et nouvelle : celle de valeur et de
niveau et non plus d'appartenance à l'hellénisme. C'est une
véritable révolution : peut-être ne s'est-elle produite qu'à une date
plus tardive. Nous ne pourrons jamais le savoir. Si l'on abandonne
la Lettre d'Aristée, on constate que Manéthon d'abord compose en
grec une Histoire des Égyptiens. Cette première mesure s'explique
aisément car le souverain qui passa cette commande a besoin
d'assurer la continuité entre le passé de l'Egypte et le présent qu'il
gère. Aussi explicable est la démarche de Bérose et son Histoire des
Chaldéens probablement entreprise à l'instigation des Séleucides.
Dans ce contexte la traduction des textes hébraïques, quelle que
soit sa date, s'explique aisément ; l'histoire romaine en grec de
Fabius Pictor est le fait, un peu plus tardif, d'un Romain qui
voulait faire connaître l'histoire de son pays à un public de langue
grecque. Les traductions de textes indiens sont à ranger dans une
catégorie analogue, mais ce qui est demeuré significatif c'est la
liaison établie dans la tradition entre les traductions et la
bibliothèque. Vraie ou non, elle est naturelle et souligne la vocation
universelle qui lui est très tôt attribuée.
Cette évolution, qui a sans doute demandé du temps, s'est
effectuée sous la pression des circonstances. Le choix audacieux et
génial de l'emplacement d'Alexandrie faisait d'elle un carrefour.
Avec elle naît un centre où se marient routes terrestres et routes
maritimes, par lequel le Nord et le Sud, l'Est et l'Ouest se
rejoignent, où convergent toutes les denrées précieuses et les

5. « Et traduites », précise-t-il un peu plus loin.


UN REGARD SUR LA BIBLIOTHÈQUE D'ALEXANDRIE 91

connaissances venues de tous les points de l'horizon. Ainsi se


dessine autour de l'Alexandrina le modèle de la bibliothèque
universelle, trésor où se trouveraient réunis tout le savoir et toute
la sagesse du monde. Les ambitions aristotéliciennes sont là aussi
dépassées. Diodore, plus tard, essaiera plus ou moins adroitement,
par le titre qu'il donne à son ouvrage, de traduire dans
l'historiographie ce sentiment d'universalité. Quand cette mutation sera
opérée, sous Philadelphie ou Evergète, une sorte de légende dorée
entoure la Bibliothèque, ce réceptacle du savoir universel.
Une autre chance de l'Alexandrina est d'avoir été, dès ses
débuts, confiée aux soins d'un utilisateur et non d'un scribe. C'est
à quoi elle a dû de devenir non pas un trésor inerte mais un
instrument de travail de plus en plus perfectionné. Son concepteur
était un philosophe, politique à ses heures, ami de Ménandre et des
arts, animé envers les livres de la passion du lecteur et de l'auteur.
Ses successeurs seront tous choisis selon des critères analogues
avec, en général, la responsabilité supplémentaire d'être un
éducateur. Tous, en même temps qu'ils exerçaient leur activité
intellectuelle, poètes, grammairiens, mathématiciens, astronomes,
géographes, sont aussi gardiens du trésor. Ils y apportent scrupules et
soins que l'ouvrier porte à ses outils et qui finissent par former
comme un corps de doctrine. Posséder le texte authentique était
déjà le souci des collaborateurs de Pisistrate mais ceux des
Ptolémées y mettent une application particulière puisque, auteurs
eux-mêmes, ils connaissent la valeur des mots. Ils empruntent à
toute une gamme de disciples les moyens de redresser et d'éclairer
un texte. Il n'était pas inscrit dans l'acte de création de la
bibliothèque qu'elle développerait dans ses flancs, se nourrissant du
travail même de la transcription ou de l'emmagasinage des livres,
une incomparable activité philologique, critique et linguistique. Il
suffit de rappeler ici les noms de deux bibliothécaires, Aristophane
de Byzance et Aristarque de Samothrace, pour évoquer l'intense
labeur qui se développe autour de l'Alexandrina. On sait quel rôle
a joué cette école dans la conservation de la langue grecque au
moment même où, étendant son empire, elle courait les plus grands
risques de corruption et de diversification. Ces recherches et cet
approfondissement grammatical ont été le meilleur antidote à ce
péril. Il n'est pas téméraire de penser qu'ils se sont développés à
côté de la bibliothèque au milieu des écrivains, poètes,
grammairiens et même savants qui l'entouraient pour répondre à la double
exigence de conserver une langue pure tout en la perfectionnant.
On trouverait encore dans les remarques de Galien sur la
terminologie comme le lointain écho de ces discussions.
92 J. SIRINELLI

Une fonction voisine, que les fondateurs de la bibliothèque


n'avaient pas prévue et qui s'est tout naturellement développée
dans son sein, est relative à l'histoire des écrits, donc des œuvres,
des auteurs et des idées. Au fil des temps les méthodes de
classement de la bibliothèque semblent s'être perfectionnées comme
dans un souci didactique. Peut-être faut-il y voir une extension de
la fonction de précepteur que le bibliothécaire a le plus souvent
assumée ? Nous savons que les volumes étaient inventoriés et
catalogués. Le nom de Callimaque reste attaché à la mise au point
de la méthode puisqu'il établit ces fameux « pinakes », étiquettes ou
tableaux, dont nous ne connaissons pas la nature exacte, mais qui
paraissent avoir été composés avec une extrême minutie pour
répertorier le contenu des volumes, renseigner sur l'auteur et
enregistrer ce que nous appellerions le « classement par matière ».
Ce faisant la Bibliothèque d'Alexandrie inventait certes la « biblio-
théconomie » ou en tout cas la perfectionnait au point qu'elle
devait ensuite prospérer ou au moins se maintenir à travers toutes
les catastrophes que connurent les dépôts de livres ; mais en outre
naissait plus discrètement l'histoire littéraire. Dans la mesure en
effet où les « pinakes » paraissent avoir comporté des analyses des
œuvres, des Vies des auteurs, des listes de poètes ou de philosophes,
des successions de scholarques et d'autres informations qui en
faisaient le prix, cet ensemble de notices constituait le matériel
d'une histoire littéraire virtuelle qui a alimenté commentaires et
scolies, sources des trop rares indications conservées sur la vie
intellectuelle de l'antiquité. Ainsi s'explique qu'Alexandrie ait joué,
grâce à la bibliothèque et à ses activités annexes, ce rôle unique de
centre de documentation.
On sait assez de quelle obscurité et de quelles discussions sont
entourées les morts supposées et successives de la Bibliothèque. Ce
n'est pas ici le lieu d'en discuter. Ce qu'on peut en tout cas en
retenir, c'est qu'aucune, sauf la dernière liée à la conquête arabe, ne
paraît avoir été définitive et totale. Sous César, Aurélien, Dioclé-
tien, Théodose et probablement d'autres, les destructions qui l'ont
touchée paraissent n'avoir été que partielles ou passagères. Ces
incertitudes tiennent à ce que l'on raisonne toujours en termes de
collection de manuscrits et que ceux-ci ont dû être à plusieurs
reprises atteints et détruits. Mais la Bibliothèque était bien autre
chose : elle a dû renaître de ses cendres parce qu'elle était un
organisme avant d'être un établissement. Cet organisme avait mis
longtemps à se former, à développer de nouvelles fonctions au fur
et à mesure que se façonnait la civilisation dans laquelle il baignait
et que s'exprimaient des sollicitations et des besoins auxquels il
UN REGARD SUR LA BIBLIOTHÈQUE D'ALEXANDRIE 93

cherchait à répondre. Ce sont précisément ces fonctions qui


faisaient sa force, sa vitalité, sa nécessité, sa réputation. A chaque
blessure qui lui était portée, comme elle l'avait fait pour chaque
sollicitation nouvelle qui se présentait, la Bibliothèque a dû réagir
en réparant le tissu blessé sous la pression des attentes qu'elle
entretenait ou suscitait.
En revanche, autant elle savait panser les blessures, autant la
symbiose qu'elle entretenait avec la société intellectuelle qui lui
avait donné naissance, la mettait à la merci du dépérissement de la
culture dont elle constituait un des moteurs. Au ive siècle après
J.-C. les témoignages (Epiphane, Aphtonius) semblent indiquer que
les bibliothèques d'Alexandrie sont en pleine activité. À la fin du
siècle l'incendie du Sérapéum entraîne très certainement la
destruction de la bibliothèque-fille et de toutes manières ces blessures
dorénavant ne se réparent plus car la société devenue largement
chrétienne se désaccordait progressivement d'un trésor qui était
celui du paganisme et, même sans hostilité, n'étendait plus sa
protection sur ses élites païennes comme le prouve la mort
d'Hypatie. Lentement la vie a dû se retirer de la Bibliothèque
comme elle s'était retirée de l'Acropole d'Athènes. Il est vain de
chercher à savoir ce qui s'est réellement passé en 642 quand les
Arabes conquirent l'Egypte. L'incendie qui consuma alors, paraît-
il, la Bibliothèque comporte une signification symbolique trop forte
pour être accepté sans réserve, mais cette charge est également telle
que la querelle ne risque pas de s'apaiser aisément. Du point de vue
qui est le nôtre ici, nous pouvons seulement noter que, authentique
ou non, l'incendie volontaire allégué par les écrivains arabes a une
allure cataclysmique qui s'accorde parfaitement avec l'importance
du mythe qu'étaient devenues la Bibliothèque et ses activités
annexes. Elle représentait bien plus qu'une institution et qu'une
collection de manuscrits, si importante fût-elle ; elle était
emblématique du fonctionnement même d'une culture qui avait duré
presque un millénaire. Personne ne pouvait accepter l'idée que
toute cette activité s'était simplement amortie, assoupie, faute
d'aliment, faute de foi. Le brasier supposé du général Amr était
plus digne de ce qu'elle avait voulu être et de ce qu'elle devait rester
dans l'imaginaire de l'histoire.

Jean Sirinelli

Vous aimerez peut-être aussi