CITTON, Y. Pour Une Écologie de L'attention
CITTON, Y. Pour Une Écologie de L'attention
CITTON, Y. Pour Une Écologie de L'attention
1
''
de concepts, · de principes, de maximes et d'hypotheses, dotjt: Introduction
il fait l' effo11 de proposer une premiere définition
- espérant ainsi naus doter d'un vocabulaire un peu précis pou!r De!l' économie à l' écologie de l' attention
explorer, défricher et cultiver le champ encare étonnamment pehl
exploré de ce que pourrait devenir une« écologie de l'attention ».:
Publicité, littérature, expérimentations artistiques, télévisiorj,I
enseigncments en lignc, agences d'évaluation, moteurs df :
recherche. spectacles vivants, jardinage militant, organisations;
politiques : on touchera à tous ces domaines hétérogenes au n1:
Jes chapitres de cet essai. Dans chaque cas, on essaiera de mieux l
comprendre en quoi nos environnements conditionnent Les questions d' économie de l' attention prennent une réalité
/\..u... attention, individuelle et collective, et en quoi naus tres cm;1crete lorsqu'on se promene dans le centre-ville d' Avignon
toujours une ce11aine puissance d' agir sur notre destin, des lor$ au mofa de juillet. Des centaines d'affiches, suspendues ou pla-
que nous entreprenons de reconfigurer ces environnements. D'unt ! cardéd sur tous les supports imaginables, essaient désespérérnent
\ ..y certaine façon, notre attention est ce qui naus appartient le d' attirer notre regard. À chaque coin de rue, des dizaines de
.v
1
proprc:. Et pourtant, naus n' en disposons que pour l' aliéner ; jeunes : gens, avec ou sans costumes, nous tendent des feuílles
Si notre attention est le champ de bataille ou se joue le recouvert de rideaux que leur compagnie a loué à prix d'or.
sort de nos soumissions quotidiennes et de nos soulevements Le passant est condamné au mensonge (Je repars ce soir) ou
à venir, alors nous sommes à la croisée des chemins. Chacun à l'impolitesse (en évitant lâchement le regard de ceux qui
peut apprendre à mieux « gérer » ses ressources attentionnelles, s'adressent jovialement à lui). Entre les mendiants qui, sornno- t
pour être plus « performant » et plus « compétitif » ... Ou alors, lant sur un carton, lui demandent une piécette et les histrions
nous pouvons apprendre à nous rendre mieux attentifs les uns qui, par le.ur racolage hyperactif, lui quémandent un regard,
aux autres, ainsi qu' aux relations qui tissent notre vie communei il ressent presque physiquement le parallele entre l' économie
Selon les directions oli nous tournons nos regards et nos écoutes, des biens matériels, qui se en termes _d' argent et de
sclon les êtres et Jes problemes que nous remarquons, les survie; et l' économie- des biens culturels, gui se monnaient en
-- - -
termes attention et de
)
appareils et les programmes que nous branchons sur nos sens
- nous continucrons à tendre vers une croissance consumériste - Bien entendu, ces deux économies s'interpénetrent
yui atlin; inJividus commc lcs papillons vers la flammc. SlJe ne fais pas à la du mendiant, je ne lui
Ou alars nous parviendrons à construire ensemble les condi- donnerai pas de piécette - tel est bien le mécanisme de défense
tions communes d'une vie plus soutenable et plus désirable, que la plupart d' entre naus ont CÍéveloppé pour
attentive à la qualité de ses présences autant qu' à la quantité culpabilité. De même, les artistes ne vivent pas uniquel!::!ent
de ses finances. -Ce sont les déterminants de ces choix que cet d'attention et d'eau fraiche : affiches, cartes postales et scenes
essai tente de mettre en lumiere. derue sont destinées non seulement à attirer notre regard vers
leur spectacle, mais aussi à nous faire débourser les quelqÜes
15
POUR UNE ÉCOLOGIE DE L'ATTENTION
INTRODUCTION
1.
euros du billet d' entrée. Les biens culturels sont aussi - que constituent nos capacités de réception, dont notre
biens matériels, et les objets matériels ne _sont. des « attentio' est le facteur principal. C'est à ce deuxieme niveau
qu'au sein d'un systeme de valorisation éminemment qu'est c;onsacré cet ouvrage.
- cette valõrisatiõn dépendant fortement de la façon dont - 1 -
disffilnlo ns notre attention . - !/
; 1
Une d'offre pléthorique
(le prêche hebdomadaire), d'images (les fresques et les tableaux temps .d'écouter celle des autres. Par goút du déballage autobio-
religieux) ou de spectacles (les Passions, les jongleurs, 1€$ graphique, par vanité narcissique ou par besoin de publier pour
musiciens itinérants). A vec le dévelgppement progressif ne périr, on aboutit à des situations surréalistes ou, comrne
supports et des techniques de cornmunication, depuis la le les satiristes, des lors que « tout le monde s'est mis à
;l -irnprimcr. lc de foire, les périodiques, le cinéma, Ja
rãdio. la télé vision ct maintenant internet, le nornbre de discours l
l»,
écrire «vous trouverez plus aisément un auteur qu'un lecteur ».
Da11s nos pays surdéveloppés, même panni les moins privi-
d :-;jnages et de spectacles proposés aux attentions humaines s-; est 1 légiésl d' entre nous, et même si les plus aisés rêvent toujours
accru de façon exponentielle. :: i
1 d'un hvre rare, d'un spectacle au prix exorbitant ou d'un tableau
- Hier, ou avant-hier, l'économie de l'acces aux biens cultureis de inaccessible à leur budget, nos frustrations culturelles
restait collée de tres pres à celle de la production des bien'.s· tienn1nt de moins en moins à un manque de ressources, et de
marériels : jusqu 'à l' avenement du livre de poche, il fallait plus 9n plus souvent au manque de temps disponible pour lire,
relativement cher pour avoir chez soi une colJection de roman$,1 11
écoutfr ou visionner tous les trésors téléchargés hâtivement
d' ouvrages de philosophie ou d' histoire ; jusqu' à la diffusion dF sur nos disques durs ou accumulés . irnprudemment sur nos
l' appareil radio et du disque vinyle, il était difficile et/ou coGteu:X Çertes, rien n' est véritablement ni gratuit ni immaté-
d'entendre une syrnphonie ou un opéra; jusqu'à l'invention db riel : la consommation d'électricité par les serveurs alimentant
1
cinéma, puis de la télévision, il était rare de voir des fictions ·
1 '
l_a toile d'internet, l'explosion de déchets toxiques causés par
en scene avec des acteurs de renom et des décors somptueux.
coments de se répandre à grande échelle au cours du xx" siecle 1 l' obsqlescence programmée de nos micro-ordinateurs et de nos
téléplfones portables, la part croissante des coúts de connexion
1'intérieur des populations occidentales, de telles pratiques sont ei) dans ie budget des ménages, les spirales d' endettemerit géné-
passe de s'universaliser, grâce à l'acces gratuit foumi aujourd'hui rées par la facilité des achats en ligne, les nouvelles formes
par Google Books ou Y ouTube. Pour prix (de plus en plus d'exploitation et de précarité induites par les concurrences
modique) d'un ordinateur, voire d'un simple téléphone portable; riumériques - tout cela exige de dégonfler la bulle utopiste de
et d'une connexion internet, des milliards d'humains pou!Tont . fa culture free (libre et gratuite), et de reconnaitre les rarétés
bientôt disposer de millions de livres, d'images, de chansons, . (écologiques), les contraintes (sociopolitiques) et les impasses
de- films, de séries télévisées à.coGt marginal nul. A vignon en 1
1 INTRODUCTION
1 1
l 'utilisation de ressources P.aJ-lem: -rm:eté. Notre '
Mais TJde comprend slJ!i:out en quoi r alignement des attentions
situation d' offre pléthorique fdéboussoler Vappareil
structure une nouvelle économie de la visibilité, dont la
de· raisonnements et de calculs mis au point par les économistes
c!evise est la « gloire », définie par « la simultanéité et la
orthodoxes. Aussi des voix de plus en plus nombreuses se sont- convergence des attentions, des jugements, portés sur un homme
elles fait entendre depuis une vingtaine d'années pour appeler ' 1 ou sur un /fait qui devient des lors notoire ou glorieux ». Même
J"avenement d'une autre économie, qui est non seulement pos- ·si, en tant lque telle, la gloire ne date bien entendu nullement de
sible, mais nécessaire pour se repérer au sein de cette nouvelle /1 1
l' âge indu striel, en revanche la production de « publics » par les
- -
situation de production pléthorique : une économie de l'attention. ;
1 nouveaux médias d'alors (presse quotidienne, télégraphe, cinéma)
instaure iili_touLnouveau régime de pouvoir relevant bien d'une
j
L'émergence d'une discipline
1
1 i
économie 1mercantile, des lors que la compétition entre ces médias
de masse 1est régie par la logique du marché. Ce nouveau mode
de valorisation exige de nouveaux outils capables de mesurer Ies
Les thématigues de surabondance ne datent pas de la fin du
tout à la fois ma?ifestent et . ..
xxº siecle. Face aux crises de surproduction qui hantent le capita- mteracttoas quotid1ennes : « Le besom d'un glonometre se fa1t \..,\_,.v du-J.r
lisme industriel des son premier déploiement, le sociologue Gabriel
sentir d'ahtant plus que les notoriétés de toutes couleurs sont
Tarde posait des 1902 les bases d'une Psychologie économique 1
plus muldpliées, plus soudaines et plus fugitives, et que, malgré
ou l'on peut voir I'un des mpnuments fondateurs d'une économie '
leur fugaqité habituelle, elles ne laissent pas d' être accompagnées
de l'attention. On trouve déjà chez lui trois axes d'analyse qui d'un pouvoir redoutable, car elles sont un bien pour celui qui
joueront un rôle essentiel dans les réflexions ultérieures. D'une les posse<jle, mais une lumiere, une foi, pour la société. » 1
part, problemes de l' attention sont intimement liés à l'instau- Pres d'un Tarde, c'est généralement à Herbe1t
ration de la « machinofacture » propre _au mode de production Simon que l'on attribue la paternité de l'économie de l' atten-
iiidüStrieI, imposant à l'ouvrier une «fatigue de l'attention .Y fl
t10n, lorsqu'il affirmait, dans une conférence de 1969 pubÚée
un supplice_nouveau et plus subtil, inconnu à tous les . en 1971, :que « richesse d' informations entraí:ne une
» : «La trop grande stabilité de
d'autre chose, une rareté de ce que l'information consomI!J.e.
produire, Qar l!ne réaction ·inévitable, l'instabilité de l'attention, Or ce que l'information consomme est assez :
qui est.@ caractéristique des désordres nerveux 1• »
consomn1e l'attention de la reçoivent2 ». Au même
Tarde saisit par ailleurs d'.emblée à que! point la publicité,
nécessaire à résorber les biens surnuméraires issus de la surpro- i 1. Jbid., p. 71 et 231. Sur Tarde, cf. les beaux ouvrages de Maurizio Lazza-
duction industrielle, doit être conçue en termes attentionnels : 1 rato, Puissances de l'invention. La psychologie économique de Gabriel Tarde
« Arrêter I'attention, la fixer sur la chose offerte, c'est I'effet contre l'économie politique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, et
'I de Bruno Latour et Vincent Antonin Lépinay, L'Économie, science des intérêrs
immédiat et direct de la réclame. » II en perçoit parfaitement Ies passionnés. lntroduction à l'anthropologie économique de Gabriel Tarde, Paris,
implications contagie uses : « Ce n 'est pas seulement la quatrieme l
'j La Découverte, 2008.
page des journaux qui est composée de réclame. Tout Ie corps du 2. Herbert Simon, « Designing organizations for an information-rich world »,
J in Martin Greenberger (dir.), Computers, Communication, and the Public lnte-
joumal est une de grande réclame continuelle et générale2 . » 1 rest, Baltimore (Md.), Johns Hopkins Press, Baltimore, 1971. Je cite la version
l manuscrite de la conférence donnée au Brooking Institute le lº' septembre 1969,
disponible en ligne sur DOI.library.cmu.edu (p. 8). Dans l'ensemble de cet essai,
1. Gabriel Tarde. Ps1d10/ogie économique. t. l, Paris, Alcan, 1902, p. 92 et 162. 1
2. lbid., p. 186 et 189. quand la référence est donnée dans une langue étrangere, c'est moi qui ai assuré
'
1 la traduction de la citation.
1
20 1 21
·1
1
_,,_
\-. 0"' G"
ç
moment, le futurologue Alvin Toffler popularisait la notiohl caractéristique 1 ».A la fois parle mode de circulation des textes
1
d'infonnation overloq/ et le psychologue Daniel Kahnemahi et par la [déE9 verte des promesses d'internet qui commencent
publiait renouvelant les conceptions de l'attentiorl alors à les consciences, cette « nouvelle éco!_lomie »
enmettant au premier 2Ian le caractere limité de nos de l' attéjntion semble intrinsequemênt liée aux « nouvelles
attentiüillleTies 2• e1 [ technologies » numériques.
C'est pourtant du __!.!![ieu années 1990 qu'o_n date le · - Les spécialistes du management Thomas DaveI_!port et John
décollement de J' économie de l' attention. C' est au 1 Beck publient en 2001 The A_pention Economy: Understanding
- - -
22 23
1 INTRODUCTION
PO U R UNE ÉCOLOGIE DE L'ATTENTION 1
1'
impact sur eux ». D ire que l' attention est une ressource rare l
1
Tout autant qu'à comprendre les mécanismes attentionnels, on
implique que « l'exposition des sujets aux signaux est si s' ici à en dénoncer les appropriations dévoyées ou à en
qu'avoir un impact en absorbant une partie de leur faire entevoir les possibilités insoupçonnées.
requiert d' émettre des signaux assez puissants et de Ies cibler i Enfin,Iun troisieme ensemble d' ouvrages traite des questions
sur des publics dont les capacités de perception soient attentionnelles en tentant de mesurer l'impact des nouvelles
vement non épuisées >> . En conséquence de tels príncipes, qui tec hnolqgies sur le développement de nos capacités mentales
convergent à montrer que « gé7er et attirer l' attention sont, e* et- de nos subjectivités. C'est ici un ton alarmiste qui prévaut
passe de devenir des maximes universelles des affaires et de 1
sôuventJ pour affirmer qu' «internet nõUSrend bêtes » ou pour
annonce;r « un nouve1 age d' obscurant1sme » que nous promet-1
0
proposent d' ai der chacun à optimiser la mobilisation de rest i trait la pratique de la navigation en ligne et des jeux vidéo •
sõurces attentionnelles toujours plus précieuses au sein I Condaninés à la superficialité du multi-tasking (conçu com me
cõmpétition toujours plus intense. Comme le soulignent l'accororlissement simultané de plusieurs tâches rnenées en
E1nmanuel Kessous, Kevin Mellet et Moustafa Zouinar, ld : para1lel4), « les jeunes » seraient devenus physiologiquement
études que les éconcm.1istes à l' : incapables de se concentrer, comme en attesterait l'augmentation
de l' attention tendent à « opposer deux logiques. La premiere 1
inquiétahte des diagriostics de troubles déficitaires attentionnels.
vise à protéger l'atte ntion de la surcharge d'information et à' 1
24 25
POUR UNE ÉCOLOGIE DE L ' ATTENTION INTRODUCTION
i'
dire et sans que vous ne vous en soyez encare aperçus, puisqije, ( attestée par nos multitudes de clics, mais parce qu' ils ont versé
devant Ia pléthore d'ouvrages rédigés et diffusés chague des millions de dollars pour gagner en visibilité malgré notre
c' est votre attention, celle que vous mobilisez en ce momerit intelligence collective, qui les reléguerait bien plus bas si on la
1'
pour suivre le déroulement de cette phrase, qui est désormai:s ( laissait organiser librement.
la ressource la plus rare et la plus ardenunent désirée. En toute L' à tirer ducgiode de fonctionnement de GooiB>
justice et en toute logique, c'est moi, auteur de ces lignes, qui (mais aussi de YouTube, de Facebook et de leurs consreurs) est on
devrait non seulement vous remercier, mais vous payer pour !la ne peut plus clair : notre attention se paie, et même assez cher.
grâce que vous me faites de consacrer votre temps si précielix Pour le imoment toutefois, elle ne se paie pas à naus : d'autres
à la lecture de ce livre, plutôt qu' aux millions de textes, en écreipent les principaux profits. On retrouve ici les échos de
chansons ou de films qui vous sont offerts sur internet. D'ou fa la déclaration célebre de Patrick Le Lay, alars président-clirecteur
prophétie : d' ici quelques années ou décennies, nous poun-ons général la chaine de télévision TFl, qui caractérisait sa fonc-
demander à être payés pour accorder 'notre attention à un tion par i« la vente à Coca-Cola de temps de cerveau disponible »
culturel, au licu d'avoir à payer le droit d'y accéder, des TFl nous offre gratuitement des émissions
on I' exige encare de nous en cette époque arriérée. · 1 ! télévisé+s, parce que le produit, c' est notre attention - vendue à
Pour contre-intuitive qu 'e!le puisse nous paraitre, une telle pr6t des annbnceurs selon les équations alchimiques de !' audimat et
phétie est déjà pm1iellement réalisée dans notre réalité de ses &aductions multiples en termes de parts de marché, de
Par que! miracle puis-je bénéficier ervices d'impact, de conduite des conduites, d'occupation des
magiques d'un moteur de recherche comme ainsi esprits de pénétration des imaginaires.
des milliers de serveurs três coüteux et fortemen consommateuts Si le 'renversement annoncé par les prophetes de l' économie
1
d' électricité que cette entreprise met à ma disposition ? Cette gra- de l'attt;ntion ne saute pas encare aux yeux, c'est donc peut-être
tuité n'est autre que le prix d'ores et déjà payé à mon attentio.µ.
C'est ce qu'exprime le proverbe de la « nouvelle économie » :
si un praduit est gratuit, alars le vrai praduit, c'est vous! Plus
. j
1 l surtouLrparce que nous ne voulons pas voir ce qui releve de
l' évidence. Pourquoi les grandes compagnies pharmaceutiques
offrent-Flles des week-ends gratuits à nos médecins (sous forme
précisément : votre attention.
Une fim1e cornme Google en vit doublement. D' une part, ce sont
l de « colloques ») - si ce n'est pour disposer de leur attention
Duke en Caroline du Nord, suggere que nous sommes en trfiin attentions individuelles, et comment pouvons-nous contribuer
de vivre un déplacement majeur, à la fois vaste et rapide, . individutjllement à redistribuer notre attention collective ? Voilà
les régimes attentionnels et les modes cognitifs caractérisant 1les le défi d(l retournement que naus sommes en train de vivre - et
générations d'enseignants et d'étudiants qui se côtoient actuel- 1 1 / voilà les !questions qui orienteront l' ensemble de ce livre.
lement dans les salles de classe. Les enseignants conçoivent
leurs cours pour un régime d' attention profonde, supposant que i tO'X
les participants soient voués à « se concentrer sur un seul objet 1 Un recadrage temporel \e;>J .UJ.J
pendant de longues périodes (un roman de Dickens), à ignorer 1 -V
'
\ les stimuli extérieurs durant cette phase de concentration; à ! t Les dikcours majoritairement tenus aujourd'hui sur l' économie
\-
\, préférer n'avoir qu'une seule source d'information, à avoir uqe i 1 de l' attention touchent du doigt un probleme essentiel, mais ils
'} haute tolérance pour de longues périodes de focalisation ». Qe 1
tendent généralement à le cadrer d'une façon discutable. La
1,
leur côté toutefois, les étudiants auraient contracté des visée pr1miere de ce bref essai sera d' aider à redimensionner et
caractéristiques d' une hyper-attention : « changer à recentrer nos discours sur l'attention d'une façon qui prenne
de focalisalion entre différcntcs tâches, préférer de le contr)-pied de trois lieux corhmuns leurrants.
sources d'information, chercher un haut niveau de stimulation, Le remier lieu commun a nouveauté de la« nouvelle
10
1
avoir une faible tolérance pour I' ennui » 1• !l économie » de l'attention. Depuis un phénomene apparemment
Pour autant qu'on Ieur apporte quelques nuances, quelques pré- 1'
local et anecdotique comme l'explosion du festival off d' Avi-
cisions et quelques recadrages, nous ferions donc bien de prendre ' gnon, d ,nt la taille a quasiment décuplé depuis 1990, jusqu' au
1 1
au sérieux les prophéties des économistes de l'attention. Ndn, ; 1 développement spectaculaire d' internet sur la même période, tout
la « nouvelle » économie de l' attention ne « rem2lacer » semble indiquer que les problemes d' économie de l' attention ne
1 1 sont devenus massivement ressentis qu'au cours des deux der-
1' ancienne économie des biens matériels - pour la bonne raison
qÜ' elle ne saurait exister sans ces derniers. Non, l'hyper-attention 1 nieres décennies.
' Les données statistiques recueillies sur Google
1 Books Ngram Viewer - ce logiciel de mesure de I'attention
afiffientée par l' accélération numérique n' est pas inéluçtable- j
ment vouée à -saper les bases de nos capacités de l qui comptabilise les occurrences de mots ou d'expressions au
1
profonde. Mais oui, guelque chose de majeur est en train de se j sein des1textes numérisés par Google Books - confirment cette
recõnfigurer, dans le uel la distrjbution de l' attention joue déjà l premiere impression (figures 2 et 3 ). Ils montrent, à la fois
un roe egemonigue. C'est bi.en d'un retournement qu'il convient 1 dans le corpus anglophone et dans le corpus francophone, un
êfe faire l'hypothese : ce qui était un épip_!lénomene - pr_êter décõllage spectaculaire localisé en 1996, c'est-à-dire au moment
collectivement attention à ceei plutôt qu'à cela - est en passe d€ ou Michael Goldhaber suscite une polémique en affirmant la
restructurer fondamentalement la façon dont (re)_produisp*s nouveauté radicale de l' attention economy, dont une série2 de
n1atériellcmcnt nos L'crttention est bien la critiques dénonce aussitôt le caractere fumeux ou illusoire .
cruciale de notre époque. NÕus ne pourrons naus y réorienter
tentant de rrueux comprendre les enjeux de sa circulation, de sa 1
eapture, de ses pouvoirs. Que pouvons-nous faire !. Sur ;Google Ngram Viewer, cf. l'ouvrage d'Erez Aiden et Jean-Baptiste
- --- --- ' - 1 : Michel, Uncharted: Big Data as a Lens on Human Culture, New York (N. Y.),
• 1 i
Riverhead, 2013.
Q N. Katherine Hayles. « Hyper and deep attention : the generational 2. Cf., par
exemple, Phílippe Aigrain, « Attention, media, value and economics »,
First Monday, vol. 2, nº 9-1, septembre 1997.
in cognitive modes », Profession, 2007, p. 187. 1 •
28 29
1
0.00000060 ..
0.000000;0 '!-
(J /\
1
matierds, índex, références) et épistémologiques (la« méthode »
de Des!cartes) pour se repérer au sein de la surabondance de
textes puils avaient déjà peur de se noyer 1 • Et ce n' est pas
un satfriste du troisieme millénaire commentant les six cents
:L
000000040 '1-
1 de nos rentrées littéràires, mais un écrivain de 1760,
1
j Charle$ Tiphaigne de La Rache, qui se demande « comment
0 .0CXXXXIJO
000000000 • - , , r-·-:-\ _________ 1 percer la foule » et « comment s'attirer I'attention », des lors
1950 JQ.'i.'i 1960 1963 1970 1975 1980 1985
1
19 90 1W5 20
'.tXJ i<X>s 1 que « tout le monde s'est mis à écrire et [que] vous trouverez
1 plus ai 1sément un auteur qu'un lecteur » 2•
Figure 3. Occurrences de « économie de I'attention » 1 Dans son ouvrage de 2006 intitulé The Economics ofAttention :
dans Google Books Ngram Viewer, corpus francophone 1950-2008
(consulté Ie 23 avril 2014) l
1
Style and Substance in the Age of Jnformation, Richard Lanham a
parfaityment raison de souligner que l' économie de. l' attention est
vieille moins deux millénaires et demi, puisque les rhétoriciens
Même si l' on parle beaucoup de « surcharge informationnelle » i ont conçu leur travai! et leur science depuis l' Antiquité com.me
à partir des années 1970, plusieurs convergences technologiques 1
ct sociologiqucs confirmcnt intuitivement Je bien-fondé de cette 1 1
1 i
périodisation (multiplication des chaínes télévisées disponibles 1 1. Artn M. Blair, Too Much to Know : Managing Scholarly Jnformation before
en réseau hertzien ou câblé, instauration des abonnements illi- the Modem Age, New Haven (Conn.), Yale University Press, 2010. Le splendide
livre d' Ivan Illich, Du lisible au visible. Sur L' Art de !ire de Rugues de Saint- Victor.
mités dans les cinémas, échanges de fichiers de pair-à-pair en Paris, LÇ Cerf, 1991, suggere que le besoin de rendre l'information directement
ligne, mise en place des bibliotheques numérisées en libre acces, accessible sous forme de « texte », plutôt que dépendante du déroulement temporel
développement aes médias altematifs et des blogs, émergence d'une parole transcrite parle livre, releve d'une révolution mentale qu'il convient
de YouTube er de Google Books). de faire remonter au xne siecle.
2. Charles Tiphaigne de La Roche, Giphantie, t. 1, Paris, 1760, p. 52.
30
31
POLJR UNE DE L'ATTENTION 1 INTRODUCTION
i
une expertisc à capter, puis à soutenir l' attention d' un auditoi):e, termes productivi.:<>! es. C'est cette dimension esthétique que cet
que ce soit dans un contexte judiciaire, politique ou ouvrage tentera de réintroduire dans nos discussions actut;,llcs
Comme il le releve. une bonne part des réflexions et des expéri- sÜr l'écbnomie de l' attention. Au-delà d'un choix de méthode et
mentations relatives au « style », avant-hier comme aujourd'hui, d'- approche,
1
ce premier recadrage engage une certaine vision de
méritent d'être (re)lucs au sei n d'un contexte de rivalité dans ,la l'histoite de l'attention. Cette histoire reste encare tres largement
conquête d' une attention toujours douloureusement limitée. Et cr
1
les enjeux à long terme de !' économie de l' attention. \\ peuvent sortir de l'esprit humain; ce serait une histoire de l' Attention.
Si l' on retourne à Google Books Ngram Viewer pour qut1S( Si ce [Livre était bien fait et bien pensé, il ferait tomber toutes les
tionner la machine sur ces bases élargies, du double point logiqyes; c'est qu'il serait une logique réduite en action'.
vue de la temporalité et des disciplines, on voit une tout aut[e
périoclisat ion s' esquisser sous nos yeux. En faisant remontyr Si sommes effectivement en train de vivre un grand
I'empan de la recherche à 1850 et en y introduisant le
1 retoumfment dans les rapports qu'entretiennent les deux niveaux
1
i
anglais d '« economy of attention », utilisé dans des domainM · étroiterhent intriqués de nos réalités économiques (capacités de
situés aux frontieres de la psychologie et de l 'esthétique production des biens matériels et capacités de réception des b iens
tage que de la cybernétique et de l'économie), on renverse pas culturels), il convient de situer ce retournement dans le cadre
mal d'idées reçues sur l'économie de l'attention (figure 4). 1 1 élargi de la grande transformation qu'ont connue nos sociétés
l avec le développement parallele de l'industrialisation
i et du marketing à partir du milieu du XIXe siecle.
i l
i í Il ne pas s'étonner que le livre le plus profond sur l' histoire
'i-i de l'attention émane d'un historien de l' art, Jonatban Crary , qui
O 'l 4 t/\ 1
(l_( .. lf(l{llt;(l 'i 1 i \ 1 a bien lanalysé la façon dont I' attention deviei11vers 1870 une
1l (\ .. ... '(l]I,()'\ 1 l 1
J \ 1 questioh socio-économique centrale, au point de rencontre de cinq
\)(l(l(ú;lJ,'0 '\· ·1 1 •
x(
Ceux qui se préoccupaient d' econ(}!!Jy_gf attention _IBS.O
d 'histoire naturelle et de philosophie, t. 7, 1783, p. 35. On attend de voir le
et 1950 inscmrnient souventJeur réflexiqn_çlans un gg estionne:.. programme de recherche d'une telle histoire de l'attention être pris en charge
nient d'ordre csthétique_, qui s'intéressai t plutôt _à la Cj11alité de par des t;heses universitaires, voire par un collectif de chercheurs réunis pour un
l' expérience sensible et intellectuelle qu'à sa quantification en projet co.mparable aux Histoires des femmes, de la vie privée ou de I' édirion .
.....__ - - - - -- -
32 33
POllR U N E ÉC O LO GIE DE L ' A TTENTION INTRODUCTION
haut point. En même temps et en conséquence de sensoriels. L'inattention, spécialement dans le contexte des nouvelles
tion. l' écoulement des produits ainsi fabriqués en grand nomlDre formes : de production industrielle à grande échelle, commença à
requiert de capter I'attention de nouvelles masses de consomma- être comme un danger et un probleme sérieux, quoique ce
tems, à travers l' émergence des premiêres formes de publidité soit souvent les agencements propres à la modernité elle-même qui
et de marketing à grande échelle. À partir de la même produisent l'inattention. Une dimension centrale de la I
le développement d' une psychologie expérimentale de l' attentipn apparaít dans la persistante crise de la capacité d' attention, crise
accompagne de prês - depuis maintenant un siêcle et demi ·- lqs au cours de laquelle l'évolution des configurations du capitalisme
tensions et reconfi gurations incessantes auxquelles les évolutions l:l.u pousselcontinuellement I'attention et Ia distraction vers de nouvelles
capitalisme soumettent nos capacités à être, à rester ou à limites/et de nouveaux seuils, avec une séquence infiniment répétée
attentifs à ce11ains phénomênes plutôt qu'à d'autres. La seconµe de nou\reaux produits, qui sont à Ia source de nouvelles stimulations
moitié du xrx" siêcle voit se multiplier les inventions de nouveaux et de npuveaux flux d'information, auxquels répondent de nouvelles
1
dispositifs médiatiqt1es - du télégraphe intercontinental au méthodes de gestion et de régulation de la perception 1•
1
cn passant par k Kaise17>anorarna et Jes premiêres tentatives
radiodiffusion - quí ont tous en commun de reconfigurer Un p$ mier recadrage temporel s'impose donc par rapport à
attention en servant de prothêses et d'extensions à nos sens (pour !'associa ion traditionnelle entre économie de l'attention et dévelop-
reprendre la façon dont Marshall McLuhan caractérisait Jes médiasl1). pement des technologies numériques. D'une part, sur le tres long
Enfin, le livre de Jonathan Crary suggêre de façon convaincante 1
1. Georg Franck. Me11tah·r Kapita/ismus: Eine politische Ôkonom ie des Geistes, Berardi!, Jonathan Belfer, Kenneth McKenzie Wark ou Mattco
i\!unich. Carl Hanser, 2005 ; un article de synthese, traduit en français sous le
titre « Capitalisme ,;lenta i ». est paru dans la revue Multitudes, nº 54, automne Pasquirlelli, on pourra mieux comprendre la nature, les princi pes
20 13. p. 199-2 IJ. .' les nouvelles divisions en classes, qui réorganisent
{2)Bernard St icgler. Éco110111ie de l'hypermatériel et psychopouvoir, Paris, Mille
L' l une nui1 s. 2008 . p. 1 17 et 122. [ le capitalisme contemporain autour de cette nouvelle forme de J
capital 'qu 'est l' attention.
38 '
39
;
·"! {'
f?.\fl
V
PO U R UNE ÉCOLOGJE DE L'ATTENTJON INTRODUCTION
Une deuxieme partie sera consacrée à ce que les les réorienter vers le bon usage d'une atten.tion_itzdividua1Jte.
font relever de l'attention conjointe. À partir de 9 mois, Je bébé Les enseignements passionnants délivrés par la neurobiologie
j) passe de relations dyadiques (sujet-objet) à des relations triadiques, de l'attention méritent d'être resitués dans le millefeuille des
o ou l'attention de deux sujets affecte la façon dont chacun envi- régimes superposés qui structurent nos sensibilités et nos dé-
sage l'objet. Si l'adulte détoume son regard, I'enfant apprend à sensibilisations. La nano-économie intracérébrale de l' attention,
suivre la direction de ce regard : « je » suis attentif à ce à quoi modélisée en termes de zones, de synapses, d'influx et de
tu prêtes attention. En deçà des grandes masses de 1' attention neurotransmetteurs, ne prend son sens que recadrée à l' intérieur
collective, telle qu 'elle est canalisée par les médias, au-delà du de la microéconomie des petits groupes au sein desquels nous
couple que forment une mere et son enfant ou les deux partenaires évoluons quotidiennement (famille, bureau,
d'une relation amoureuse, le domaine de J'attention conjointe est la macroéconomie des grands flux médiatiques nos
celui des « petits groupes » qu'étudiait Roland Barthes dans ses consciences dans leurs envofitements. Au sein du doublu adre
eours au Collêge de France sur Je vivre ensemble. La relation fourni,_d'aborc:!, 12-ar ce à quoi nous prêtons attention collective-
1
p pédagogique en est J' un des do.lJlaines les plus.imp.ortauts_:_une ment, ensuite, par ce à quoi tu prêtes une attention conjointe à
/·
salJe de classe. c'est un microcosme Qu'mt.11e_12eut comprendre la mieõiie, il importe au plus hauL point de comprendre dans
1"{ ni comme une somme de relations sujets-objets ni comme un lieu quelle mesure - et surtout comment - je peux réorienter
e passage de flux médiatiques. Aux outils de la macroéconomie tion qui dirige mon devenir.
u capitalismc attentionnel, il faut substituer les outils plus fins Voilà l'objet de l'attention individuante, telle que nos expé-
d'une microéconomie de l'attention conjointe, que l'on retrouve rieiiCês e sthétiques en fournissent à. la fois un modele réduit e_t
également dans I' espace elos d'une salle de spectacle vivant. une épreuve grandeur nature, une occasion d' exercice pratique
La co-constrnction des subjectivités et des compétences intel- et de Eflexion critique. Savoir choisir ses aliénations et ses
lectuelles exige la co-présence de corps attentifs Qartageant un vacuoles de silence capabies
même d'accQrdages affectifs et cogniJif_s._.lQfi- deifõiis-proréger la communication_ incessante qui nous sµr-
nHésimaux mais décisifs. On y trouvera le fondement d'une charge d'informations écrasantes, savoir habiter l'intermittence
qualité particulJ_ere d'attention rele_vant c'est-à-dire entre -hyper-focalisation et hypo-focalisation - voilà ce que les
)pY de la prise en la vulne.i:ab.iJ,ü é-d'..autrui, expériences esthétiques (musicales, cinéphiliques, théâtrales,
e notre solidarité et de n0.tre res12Q.nsabilité_ elJ.Ye.r.s-1vi. Mais, littéraires ou vidéoludiques) peuvent nous aider à faire de notre
toute relation duelle, on attention, puisque l'attention est tout autant quelque chose que I'on
s esquis-ser le be.soin d,Jm certain détachement, 1 fait (par soi-même) que quelque chose que l'on prête (à autrUi).
nécessaire à ce que nos attentions puissent être « conjointes »
-.; ans être « confondües ; : ce sera la notion psychanalytique !
J · « attention tlottante » 4ui perrnettra de formaliser ce détache- Vers une écosophie de l'attention
ment indispensable à toute individuation.
Une troisieme et derniere partie pourra alors seulement revenir Un tel parcours impose toutefois un troisieme décalage, qui
aux rapports d' (in)attention que nous entretenons en tant que invite à recadrer le vocabulaire dont on s'est servi jusqu'ici pour
sujets envers les objets de notre environnement. Le détour 12.ar nommer l' objet de cette réilex10n et de cette étude. Économie
l'attention collective et par l'attention coajointe conduira tou- de l'attention, attention economy, economics o] attention, eco-
ü dc5p;issn les questions de J'attcntion individuelle, 129ur nomy of attention : ·toutes ces expressions, qui aident à cemer
40 41
POUR UNE ÉCOLOG!E DE L'ATTENTION
INTRODUCTION
la dynamique d'une profonde reconfiguration de nos fonnes de « capital » propre à une nouvelle couche de l' économie mar-
vies. portent le ver du paradigme économiciste au creur de nos chande, on s' enferre dans une perspective étroite et mutilante
imaginations de l' avenir. Est-ce vraiment d'une « éconorpie » en se satisfaisant du paradigme économique pour rendre compte
qu 'est for]ftionnement _(collectif,s__onjoint et indi- de l'attention. Nos habitudes langagieres nous poussent certes
viduant) de nos attentions? II est urgent d'en douter. dans cette direction : on « prête » attention à ceei ou cela ;
Ce doute ne par"iltg uere partagé. AuréÜen Gamboni a produit ces objets nous « rendent » généralement de l'infonnation en
un effet de recadrage lumineux en ponctuant une discussion,. par « échange » de ce « prêt » ; cette fonne de transaction « pro-
la suggestion de parler d'« écologie de l'attention » plutôt que duit » bien une sorte de « profit » intellectuel. À s' en tenir au
d'« économie de l' attention » 1• Si on en trouve 1' esquisse au paradigme économique dominant - orienté vers la maximisation
détour de telle ou telle réflexion sur I' attention 2, ce syntagme du profit grâce à la diminution des coG.ts, sous l'horizon de la
: 1,
ne suscite encore dans Google Books Ngram Viewer qu'un concurrence marchande -, on laisse entendre que tout se résume
encéphalogramme parfaitement plat (figure 5 ). à « mieux répartir », à « organiser plus rationnellement » ou à
« gérer plus efficacement » nos ressources attentionnelles, que
'"'·"'' 1
ce soit à des fins publicitaires, managériales, productivistes ou
activistes. De telles tnétaphores sont pourtant aussi dangereuses
;·J -1'\ par les différences qu'elles estompent qu'elles sont utiles par
- ' ''·''"' 1
les parallélismes qu' elles révelent.
Trois objections principales euvent être adressées à cette
- '""'" 1
- ' -- - - - - - - - - - - - - · - - - - - - - - - - - - - - - - - -
économisation de l'attention. <'.Premieremen, on l'a déjà vu,
J05!' J 'ilti) 1970 197.5 1980
1990 199.5 2000 200.5 le paradigme actuellement dominant en économie repose sur
Figure 5. Occurrences de « écologie de l'attention » une méthodologie individualiste qui_pose le collectjf
dans Google Books Ngram Viewer, corpus francophone 1950-2008 cÜmme résultant des activités i_ndi_vidueJles, s'agit de
(consulté Je 23 avril 2013) cõmprendre commen t celles-ci s'individ_uent à 12artir du commun.
- raisonnements économiques se présentent
Faire décoller cette ligne .encore inerte à ce jour releve pourtànt comme des outils relevant d'une raison
d'une nécessité urgente. et constitue l'une des ambitions de ce tale : ils ne nous aident gu'à faiie plus efficacement ce que
bref essai. Même si, comme on le verra au deuxieme chapitre, nous sommes censés avoir déjà décidé de faire ou de désirer.
il peut être três éclairant de considérer l'attention comme le L' économie ne prétend (modestement) éclairer que la gestion
optimale de ressources rares, sans s'autoriser à entrer en matiere
1. Cf. Aurélien Garnbon i. « L'Escamoteur : économie de l'illusion et écologie) sur la question des fins vers lesquelles nous orientons l'utilisation
de J' attemion », in Angela Brailo er ai., Technologies de l'enchantement. Pour une
hisroire multidiscipli11aire de /'illusion, Grenoble, ELLUG, 2014, chap. 2. desdites ressources. La « Grande Société » rêvée par Friedrich
2. Jean-Marie Schaeffer parle ainsi d'« écologie attentionnelle » pour caractériser Hayek est admirablement « libérale » en ceei qu'elle s'efforce de
les expériences esthétiques ; Matthew Crawford, qui prépare un ouvrage sur ce donner autant de moyens de bonheur que possible aux individus
suj ei, souligne à que! point « notre écologie de l'attention est fragilisée » (entretien
paru dans Le Monde du samedi 27 juillet 2013); Daniel Goleman consacre deux
qui la composent, tout en laissant chacun(e) libre de se donner sa
chapitres (Xlll et x1v) de' son ouvrage Focus : The Hidden Driver of Excellence, propre définition du bonheur (construire des églises pour célébrer
New York (N. Y.), HarperCollins, 2013, à notre incapacité systémique à focaliser le Seigneur, acheter des voiµires de luxe pour frimer le week-end,
11111n· lill t'lllion l'<1llt"' 1iw sur lt- lon!! termc dcs questions écologiqucs.
collectionner des timbres, étudier la philosophie de Spinoza). Or
42 43
JNTRODUCTION
l'üUK UNE ECOLOGIE DE L ' ATTENTION
l'attention ne saurait se réduire à une seule question de moyens. pour désigner la nécessaire concaténation de plusieurs niveaux
On ne peut prétendre tenir un discours axiologiquement neutre essentiellement solidaires :
(détaché de toute valeur subjective) sur l'attention, pour la bonne
Une écosophie articulant entre elles l' ensemble des écologies scien-
raison que les processus attentionnels sont indissociablement
tifique, politique, environnementale, sociale et mentale est peut-être
liés à nos processus de valorisation. Comme on le verra dans la
,JJ demiere partie, l'attention est individuan.te- en_c_e__qu'elle
appelée à se substituer aux vieilles idéologies qui sectorisaient de
façon abusive le social, le privé et le civil, et qui étaient foncie-
d' une dynamique circulaire - d' un cercle qui peut tout aussi
bien etre vícieux -qüe vertueux : je valorise ce à quoi je-· pj ête rement incapables d'établir des jonctions transversales entre la
politique, l'éthique et l'esthétique. [ ... ) Je l'appelle écosophie, non
attention, et je prête attention à ce que je Des lors que
pour englober tous ces abords écologiques hétérogenes dans une
.;;; leIliÜyen-ressource conditionne la fin visée à travers lui, on ne
même idéologie totalisante ou totalitaire, mais pour indiquer au
.Y
.· •._.D
peut plus prétendre, comme le fait notre idéologie économiste,
maximiser les moyens en laissant chacun libre de choisir ses fins.
contraire la perspective d'un choix éthico-politique de la diversité,
J du dissensus tréateur, de la responsabilité à l'égard de la différence
Rabattre l' étude des dynamigues attentionnelles sur le vocabulaire
J.Y)0c.? économiste noJ.ts_empêche_donc_de_noser la guestion essentielle : et de l' altérité1.
'I."
c..:.est::.à::.dire,_inéluctahlement, dans guelle_directi.on,
Chez l'un comme chez l'autre, l'approche écosophique a pour
vers guelles fins - orie.XiliLl' attention...Qui dirige notre devenir ?
Troisiemement, le paradigme économique mérite surtout d'être affirmation centrale que les individus ne préexistent pas aux
relations qui les constituent : « Le relationnisme a une valeur
récusé parce qu'un autre paradigme s'avere bien
écosophi ue arce gu'il permet de faire la Eroyançe
concevoir les comQlexités de nos processus attentionnels
- celui de l' écologie dite « profonde » théorisée par le philo- se on aquelle les organismes ou les personnes sont des choses
sophe norvégien Ame Naess sous l'appellation d' écosophie : isolables de leur milieu. Parler d' interactiooentre les organismes
et le milieu iiõlliTit de fausses idées, parce g u'un organisme est
«Écosophie » est composé du préfixe « éco- »que l'on trouve dans
Unê [nteractiÕn2 • » - - -- --
«économie » et dans « écologie », et du suffixe « -sophie » que
- De même p ourrait-on dire que l'attention est une interaction.
l'on trouve dans « philosophie ». [ ... ] La « sophia » n'a aucune Elle constitue le médiate11r_ essentiel tm_ch_arge IPª
prétention scientifique spécifique, contrairement aux mots composés relátion à l' : un être ne
de « logos » l « biologie », « anthropologie », « géologie », etc.), peut persister dans l'existence que dans la mesure ou il par-
vient à « faire attention » à ce dont dépend la reproduction de
mais toute vue de l' esprit dite « sophique » doit être directement
sa forme de vie. 11 doit « veiller à» ·(to attend to, beachten)
pertinente pour l 'action. [... ) La « sophia » signifie le savoir intuitif
(acquaintance) et la compréhension, plutôt que la connaissance
ce qui lui permet de vivre, il doit s'en soucier pour pouvoir en
prendre soin (care) . C' est une véritable activité - préalable de
impersonnelle et abstraite 1•
toute forme d' action ultérieure - que de faire àttention : cela
implique de tisser ses observations et ses gestes _e n respectant
Dans les mêmes années 1980 ou Ame Naess publiait son
ouvrage le plus connu, Félix Guattari recouraít au même terme
1. Félix Guattari, Qu'est-ce que l'écosophie ?, textes rassemblés" par Stéphane
....., "
1. Ame Naess. Écolo!(ie. communauté et style de vie (1989), Paris, Dehors, Nadaud, Paris, Lignes/IMEC, 2013, t>· 33 et 66. ·
2008. p. 72.
2. Ame Naess, Écologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 9.7 . .
45
' .., "
44 .,
.,,
POUR U N E ÉCOLOGIE DE L'ATTENTION
l. J'ai tenté de dé velopper cela dans Renverser l'insoutenable, Paris, Seuil, 2012.