CITTON, Y. Pour Une Écologie de L'attention

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PO U R UNE ÉC OLOGIE DE L ' ATTENTION i

1
''
de concepts, · de principes, de maximes et d'hypotheses, dotjt: Introduction
il fait l' effo11 de proposer une premiere définition
- espérant ainsi naus doter d'un vocabulaire un peu précis pou!r De!l' économie à l' écologie de l' attention
explorer, défricher et cultiver le champ encare étonnamment pehl
exploré de ce que pourrait devenir une« écologie de l'attention ».:
Publicité, littérature, expérimentations artistiques, télévisiorj,I
enseigncments en lignc, agences d'évaluation, moteurs df :
recherche. spectacles vivants, jardinage militant, organisations;
politiques : on touchera à tous ces domaines hétérogenes au n1:
Jes chapitres de cet essai. Dans chaque cas, on essaiera de mieux l
comprendre en quoi nos environnements conditionnent Les questions d' économie de l' attention prennent une réalité
/\..u... attention, individuelle et collective, et en quoi naus tres cm;1crete lorsqu'on se promene dans le centre-ville d' Avignon
toujours une ce11aine puissance d' agir sur notre destin, des lor$ au mofa de juillet. Des centaines d'affiches, suspendues ou pla-
que nous entreprenons de reconfigurer ces environnements. D'unt ! cardéd sur tous les supports imaginables, essaient désespérérnent
\ ..y certaine façon, notre attention est ce qui naus appartient le d' attirer notre regard. À chaque coin de rue, des dizaines de
.v
1

proprc:. Et pourtant, naus n' en disposons que pour l' aliéner ; jeunes : gens, avec ou sans costumes, nous tendent des feuílles

l/ _.:._ dans les appareils de capture ou naus immerge le


consumériste, comme dans les expériences esthétiques ou nous :
volantes promouvant leur spectacle. Certains jouent en pleine
rue scene de leur piece. D'autres essaient d'entamer la
convef;sation, dans l'espoir de détoumer nos pas vers le garage
nous plongeons avec le plus de passion. 1

Si notre attention est le champ de bataille ou se joue le recouvert de rideaux que leur compagnie a loué à prix d'or.
sort de nos soumissions quotidiennes et de nos soulevements Le passant est condamné au mensonge (Je repars ce soir) ou
à venir, alors nous sommes à la croisée des chemins. Chacun à l'impolitesse (en évitant lâchement le regard de ceux qui
peut apprendre à mieux « gérer » ses ressources attentionnelles, s'adressent jovialement à lui). Entre les mendiants qui, sornno- t
pour être plus « performant » et plus « compétitif » ... Ou alors, lant sur un carton, lui demandent une piécette et les histrions
nous pouvons apprendre à nous rendre mieux attentifs les uns qui, par le.ur racolage hyperactif, lui quémandent un regard,
aux autres, ainsi qu' aux relations qui tissent notre vie communei il ressent presque physiquement le parallele entre l' économie
Selon les directions oli nous tournons nos regards et nos écoutes, des biens matériels, qui se en termes _d' argent et de
sclon les êtres et Jes problemes que nous remarquons, les survie; et l' économie- des biens culturels, gui se monnaient en
-- - -
termes attention et de
)
appareils et les programmes que nous branchons sur nos sens
- nous continucrons à tendre vers une croissance consumériste - Bien entendu, ces deux économies s'interpénetrent
yui atlin; inJividus commc lcs papillons vers la flammc. SlJe ne fais pas à la du mendiant, je ne lui
Ou alars nous parviendrons à construire ensemble les condi- donnerai pas de piécette - tel est bien le mécanisme de défense
tions communes d'une vie plus soutenable et plus désirable, que la plupart d' entre naus ont CÍéveloppé pour
attentive à la qualité de ses présences autant qu' à la quantité culpabilité. De même, les artistes ne vivent pas uniquel!::!ent
de ses finances. -Ce sont les déterminants de ces choix que cet d'attention et d'eau fraiche : affiches, cartes postales et scenes
essai tente de mettre en lumiere. derue sont destinées non seulement à attirer notre regard vers
leur spectacle, mais aussi à nous faire débourser les quelqÜes
15
POUR UNE ÉCOLOGIE DE L'ATTENTION
INTRODUCTION
1.
euros du billet d' entrée. Les biens culturels sont aussi - que constituent nos capacités de réception, dont notre
biens matériels, et les objets matériels ne _sont. des « attentio' est le facteur principal. C'est à ce deuxieme niveau
qu'au sein d'un systeme de valorisation éminemment qu'est c;onsacré cet ouvrage.
- cette valõrisatiõn dépendant fortement de la façon dont - 1 -
disffilnlo ns notre attention . - !/
; 1
Une d'offre pléthorique

En n°itre début de troisieme millénaire caractérisé par l' explo-


sion de lla communication numérique, une façon (trop) simple
de faire sentir le contraste entre les deux niveaux de l'économie
conduitf à opposer une économie (« matérielle ») de la rareté à
une écdnomie ( « immatérielle ») de la surabondance. Même si
un tel : adrage exige d'être critiqué 1, il foumit une p_!"emiere
approxi ation utile. En présentant 1 258 spectacles en moins
d un m Is, Ie festival off d' A vignon illustre parfaitement cette
surabo9dance, qui participe d' une explosion apparemrnent récente
et en 1966, il n'y avait qu'une compagnie extérieure
au in; deux décennies plus tard, en 1983, elles n'étaient encore
qu'une lcinquantaine ; aujourd'hui, elles sont plus d'un millier.
murs de pieq e d' A vignon comme dans l' espace virtuel
1 i
Figure 1. Aftiches du festival d'Avignon 2013 d'interg,et, spectateurs et intemautes se trouvent submergés par
(photographie de Mélanie Giraud)
une offre pléthorique, qui a bien réussi à être produite, mais qui
peine à être reçue à la hauteur des espoirs de ses producteurs.
Quoiqu 'elles s' entrecroisent et se nourrissent mutuellement - À l'explosion du nombre de spectacles du festival off constatée
en de mu_!§)Ies poin ts, ces deux économies relevent pourtant sur le dernier demi-siecle correspond l'explosion du nombre des
t51en de deux !.2gjg_ues fÓnQamentalement dffférentes. Alors que , reuvresi d'art mises à la disposition des attentions humaines au
l 'e conomie classigue des biens matériels fonde ses calculs sur i cours des cinq demiers siecles. Au Moyen Âge, outre le fait
la rareté des facteurs de production, l'économie de l'atterytion que l' a:Iphabétisation relevait de l' exception, un moine n' avait
;epose sur Üne rareté fies capacités de ré--;;ep_tion biens cultul . à sa disposition que quelques centaines, ou au mieux quelques
reis. Même si. grâce à la générosité d'un État ou d'un sponsor 1 milliers, d'ouvrages. La production de chacun d'eux exigeait
privé, la production dcs spectacles d' Avignon était assurée de l
1 des semaines et des mois de travai!. L' immense majorité de la
façon à ce qu'ils puissem tous m'être offerts gratuitement, ma population n'était exposée qu'à un nombre tres limité de discours
capacité à bénéficier de cette offre gratuite serait bomée par
les limites de ma capacité d'attention. Alors que nos analyses 1
économiques se sont focalisées, depuis trois siecles, -sur la .! 1. Sur cette critique de l'idéologie de l'immatériel , cf.. par exemple, Matteo
croi ssance de nos forces productives, elles doivent apprendre à
tenirm ie ux compte de ce deuxieme niveau - encore largement
l
1
Pasquinelli, Animal Spirits : A Bestiary of the Commons, Rotterdam, NAI, 2008, et
Éric Mé9houlan, La Crise du discours économique. Travai/ immatériei et éman-
cipation; Québec, Éditioris Nota Bene, 2011.
1
16 17
1
l
1
POUR UNE ÉCOLOGIE DE L'ATTENTION
INTRODUCTION

(le prêche hebdomadaire), d'images (les fresques et les tableaux temps .d'écouter celle des autres. Par goút du déballage autobio-
religieux) ou de spectacles (les Passions, les jongleurs, 1€$ graphique, par vanité narcissique ou par besoin de publier pour
musiciens itinérants). A vec le dévelgppement progressif ne périr, on aboutit à des situations surréalistes ou, comrne
supports et des techniques de cornmunication, depuis la le les satiristes, des lors que « tout le monde s'est mis à
;l -irnprimcr. lc de foire, les périodiques, le cinéma, Ja
rãdio. la télé vision ct maintenant internet, le nornbre de discours l
l»,
écrire «vous trouverez plus aisément un auteur qu'un lecteur ».
Da11s nos pays surdéveloppés, même panni les moins privi-
d :-;jnages et de spectacles proposés aux attentions humaines s-; est 1 légiésl d' entre nous, et même si les plus aisés rêvent toujours
accru de façon exponentielle. :: i
1 d'un hvre rare, d'un spectacle au prix exorbitant ou d'un tableau
- Hier, ou avant-hier, l'économie de l'acces aux biens cultureis de inaccessible à leur budget, nos frustrations culturelles
restait collée de tres pres à celle de la production des bien'.s· tienn1nt de moins en moins à un manque de ressources, et de
marériels : jusqu 'à l' avenement du livre de poche, il fallait plus 9n plus souvent au manque de temps disponible pour lire,
relativement cher pour avoir chez soi une colJection de roman$,1 11
écoutfr ou visionner tous les trésors téléchargés hâtivement
d' ouvrages de philosophie ou d' histoire ; jusqu' à la diffusion dF sur nos disques durs ou accumulés . irnprudemment sur nos
l' appareil radio et du disque vinyle, il était difficile et/ou coGteu:X Çertes, rien n' est véritablement ni gratuit ni immaté-
d'entendre une syrnphonie ou un opéra; jusqu'à l'invention db riel : la consommation d'électricité par les serveurs alimentant
1
cinéma, puis de la télévision, il était rare de voir des fictions ·
1 '
l_a toile d'internet, l'explosion de déchets toxiques causés par
en scene avec des acteurs de renom et des décors somptueux.
coments de se répandre à grande échelle au cours du xx" siecle 1 l' obsqlescence programmée de nos micro-ordinateurs et de nos
téléplfones portables, la part croissante des coúts de connexion
1'intérieur des populations occidentales, de telles pratiques sont ei) dans ie budget des ménages, les spirales d' endettemerit géné-
passe de s'universaliser, grâce à l'acces gratuit foumi aujourd'hui rées par la facilité des achats en ligne, les nouvelles formes
par Google Books ou Y ouTube. Pour prix (de plus en plus d'exploitation et de précarité induites par les concurrences
modique) d'un ordinateur, voire d'un simple téléphone portable; riumériques - tout cela exige de dégonfler la bulle utopiste de
et d'une connexion internet, des milliards d'humains pou!Tont . fa culture free (libre et gratuite), et de reconnaitre les rarétés
bientôt disposer de millions de livres, d'images, de chansons, . (écologiques), les contraintes (sociopolitiques) et les impasses
de- films, de séries télévisées à.coGt marginal nul. A vignon en 1

d'lnsoutenabilité qu'imposent encore et qu'imposeront toujours


juillet à la puissance mi!Íe, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les limites d'une économie inéluctablement matérielle 1•
trois cem soixante-cinq jours par an et en tout point de la planete
- voilà l'horizon de l'économie de l'attention.
.>( · de cela ne suffit pourtant. à évidence. : l!QS \ 1
outils d'analyse et de conceptuahsat10n econonuques \
Ççtte situation d ' offre pléthorique de biens culturels est une s'ils aident à expliquer les limites de la (re)production de nos
caractéristique essentielle de l'époque qui s'ouvre aujourd'. hui oiéllsmatériels, sont inadaptés à la situation de surab,on- \
avec !e développement rapide de la communication numérique. dãnce qui caractérise la circulation des biens
Elle dépasse pourtant Iargement le cadre étroit du_déterrilfuisme [jans sa définition tradit10nne ., l' économie s' efforce d'
technologigue : aux l 258 spectacles du festival off d' Avignon - - .
correspondent les six cents romans de nos rentrées Jittéraires, la l. Sur la question de l'impact écologique des cultures numériques, cf. Richard
multiplication des ..chalnes de télévision en diffusion hertzienne ou Maxwell et Toby Miller, Greening the Media , Oxford, Oxford University Press.
câblée, le pullulement de colloques universitaires ou nos savants 2012 ; sur les nouvelles formes d' exploitation sur internet, ef. le dossier « Luttes
de classes sur le Web » pub!ié dans le numéro 54 de la revue Mu ltit11des en
sont trop pressés d'aller faire entendre leur parole pour trouver le ' novembre 2013.
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.
POLIR UNE ECOLOGIE DE L') TTENTION
·r/ rf"' 1.

1 INTRODUCTION
1 1
l 'utilisation de ressources P.aJ-lem: -rm:eté. Notre '
Mais TJde comprend slJ!i:out en quoi r alignement des attentions
situation d' offre pléthorique fdéboussoler Vappareil
structure une nouvelle économie de la visibilité, dont la
de· raisonnements et de calculs mis au point par les économistes
c!evise est la « gloire », définie par « la simultanéité et la
orthodoxes. Aussi des voix de plus en plus nombreuses se sont- convergence des attentions, des jugements, portés sur un homme
elles fait entendre depuis une vingtaine d'années pour appeler ' 1 ou sur un /fait qui devient des lors notoire ou glorieux ». Même
J"avenement d'une autre économie, qui est non seulement pos- ·si, en tant lque telle, la gloire ne date bien entendu nullement de
sible, mais nécessaire pour se repérer au sein de cette nouvelle /1 1
l' âge indu striel, en revanche la production de « publics » par les
- -
situation de production pléthorique : une économie de l'attention. ;
1 nouveaux médias d'alors (presse quotidienne, télégraphe, cinéma)
instaure iili_touLnouveau régime de pouvoir relevant bien d'une
j
L'émergence d'une discipline
1

1 i
économie 1mercantile, des lors que la compétition entre ces médias
de masse 1est régie par la logique du marché. Ce nouveau mode
de valorisation exige de nouveaux outils capables de mesurer Ies
Les thématigues de surabondance ne datent pas de la fin du
tout à la fois ma?ifestent et . ..
xxº siecle. Face aux crises de surproduction qui hantent le capita- mteracttoas quotid1ennes : « Le besom d'un glonometre se fa1t \..,\_,.v du-J.r
lisme industriel des son premier déploiement, le sociologue Gabriel
sentir d'ahtant plus que les notoriétés de toutes couleurs sont
Tarde posait des 1902 les bases d'une Psychologie économique 1
plus muldpliées, plus soudaines et plus fugitives, et que, malgré
ou l'on peut voir I'un des mpnuments fondateurs d'une économie '
leur fugaqité habituelle, elles ne laissent pas d' être accompagnées
de l'attention. On trouve déjà chez lui trois axes d'analyse qui d'un pouvoir redoutable, car elles sont un bien pour celui qui
joueront un rôle essentiel dans les réflexions ultérieures. D'une les posse<jle, mais une lumiere, une foi, pour la société. » 1
part, problemes de l' attention sont intimement liés à l'instau- Pres d'un Tarde, c'est généralement à Herbe1t
ration de la « machinofacture » propre _au mode de production Simon que l'on attribue la paternité de l'économie de l' atten-
iiidüStrieI, imposant à l'ouvrier une «fatigue de l'attention .Y fl
t10n, lorsqu'il affirmait, dans une conférence de 1969 pubÚée
un supplice_nouveau et plus subtil, inconnu à tous les . en 1971, :que « richesse d' informations entraí:ne une
» : «La trop grande stabilité de
d'autre chose, une rareté de ce que l'information consomI!J.e.
produire, Qar l!ne réaction ·inévitable, l'instabilité de l'attention, Or ce que l'information consomme est assez :
qui est.@ caractéristique des désordres nerveux 1• »
consomn1e l'attention de la reçoivent2 ». Au même
Tarde saisit par ailleurs d'.emblée à que! point la publicité,
nécessaire à résorber les biens surnuméraires issus de la surpro- i 1. Jbid., p. 71 et 231. Sur Tarde, cf. les beaux ouvrages de Maurizio Lazza-
duction industrielle, doit être conçue en termes attentionnels : 1 rato, Puissances de l'invention. La psychologie économique de Gabriel Tarde
« Arrêter I'attention, la fixer sur la chose offerte, c'est I'effet contre l'économie politique, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001, et
'I de Bruno Latour et Vincent Antonin Lépinay, L'Économie, science des intérêrs
immédiat et direct de la réclame. » II en perçoit parfaitement Ies passionnés. lntroduction à l'anthropologie économique de Gabriel Tarde, Paris,
implications contagie uses : « Ce n 'est pas seulement la quatrieme l
'j La Découverte, 2008.
page des journaux qui est composée de réclame. Tout Ie corps du 2. Herbert Simon, « Designing organizations for an information-rich world »,
J in Martin Greenberger (dir.), Computers, Communication, and the Public lnte-
joumal est une de grande réclame continuelle et générale2 . » 1 rest, Baltimore (Md.), Johns Hopkins Press, Baltimore, 1971. Je cite la version
l manuscrite de la conférence donnée au Brooking Institute le lº' septembre 1969,
disponible en ligne sur DOI.library.cmu.edu (p. 8). Dans l'ensemble de cet essai,
1. Gabriel Tarde. Ps1d10/ogie économique. t. l, Paris, Alcan, 1902, p. 92 et 162. 1
2. lbid., p. 186 et 189. quand la référence est donnée dans une langue étrangere, c'est moi qui ai assuré
'
1 la traduction de la citation.
1
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ç

POL'R UNE ÉCOLOGIE DE L' ATTENTION f/ INTRODUCTION

moment, le futurologue Alvin Toffler popularisait la notiohl caractéristique 1 ».A la fois parle mode de circulation des textes
1

d'infonnation overloq/ et le psychologue Daniel Kahnemahi et par la [déE9 verte des promesses d'internet qui commencent
publiait renouvelant les conceptions de l'attentiorl alors à les consciences, cette « nouvelle éco!_lomie »
enmettant au premier 2Ian le caractere limité de nos de l' attéjntion semble intrinsequemênt liée aux « nouvelles
attentiüillleTies 2• e1 [ technologies » numériques.
C'est pourtant du __!.!![ieu années 1990 qu'o_n date le · - Les spécialistes du management Thomas DaveI_!port et John
décollement de J' économie de l' attention. C' est au 1 Beck publient en 2001 The A_pention Economy: Understanding
- - -

philosophe et architecte allemand Georg Franck ql,Ú.l_ppartient i


i 1
the New ;currency of Business, ouvrage devenu canonique pour
le privilege d'avoir développé le premier (et sans doute encore l aider les et les managers à maximiser leur efficacité et
le meilleur) cadre d'analyse de ce nouveau domaine, dans leurs profits. A côté de diagrammes formalisant notre « paysage
série d, articles rqnontant à 1989 mais synthétisés dans attention,nel » (attentionscape ), on y lit que, « jadis, l' attention
ôuvrage fondateur publié en 1998 3 • Alors qu'Herbert Simon était considérée comme acquise, et c' étaient les biens et les
et Daniel Kahneman recevaient un prix Nobel services qui étaient perçus comme porteurs de valeur. À l'avenir,
respectivement en 1978 et 2002, le travai! conceptuel de Georg I beaucoup de biens et de services seront foumis gratuitement
Franck est resté relativement méconnu en dehors du l en échairne de quelques secondes ou minutes d' attention de la
germanique, et ce sont les interventions plus 1
part de l'utilisateur2 ». À partir du milieu 2Q_OQ, 0 !1
mais diffusées de façon virale par Michael Goldhaber qui ont ! ne comP.te plus les publications qui, surtout dans les domaines
été perçues à partir de 1996 comme lançant véritablement le ãnglo-sajç_ons et germaniques, soulignent que « e' est l' attention
3
débat public autour d' une « nouvelle économie », dont la rareté qui fait tlésormais l' objet de la principale rareté ». On peut y
principale serait J' attention plutôt que les facteurs de production 11
distinguer grossierement trois attitudes dominantes.
traditionnels. Dans quelques articles abondamment discutés en Certains économistes universitaires entreprennent de
Jigne, Michael Goldhaber affirme que, « comme toute autre compJ.e de cette nouvelle économie attentionnelle en la sou-
f;rme d· économie. celle-ci est basée sur ce qui est à la fois (j) mettant 'à la formalisation exigée par la discipline économiq-ue
lc plus désirable mais surtout le plus rare, et c'est maintenant ortnoâoxe, à l'image de Josef Falkinger qui publie deux articles
l' attention venant d'autres personnes qui satisfait cette double 'I frayant la voie à une quantification rigoureuse des
1 capacités d' attraction attentionnelle observées au sein dê nos
!. Alvin Toffler. Le Choc du futur (1970), Paris, Denoel, 1974. l interactions marchandes. Une é-conomie de l' attention y - est
2. Daniel Kahneman , Attention and Effort, Englewood Cliff (N. J.), Prentice 1 «- comme une famille d'émetteurs qui emploient des
Hall. 1973. l signaux cofiteux pour attirer l' attention de publics et avo ir un
1

3. Georg Franck. Ôkonomie der Aufmerksamkeit : Ein Entwuif, Munich, Carl


Hansc r. 1998. Les articlcs étaient les « Die neue Wahrung : AufmerksamkeiL 1 l. Michael H. Goldhaber, «Principies of the new economy » , 1996, disponible
Zum EinlluB der Hoc htechnik auf Zeit und Geld », Merkur, vol. 486, aoút 1989,
p. 688-701, et « Õkonomie der Aufmerksamkeit », Merkur, vol. 534-535, septembre-
! sur We!l.com; cf. aussi «Some attention apothegms » , 1996, dispo nible sur le
octobre 1993, p. 748-761. Ce demier article vient d'être traduit et publié en français même site internet, et « The attention economy and the Net », First Monday ,
sous le titre de « Économie de l'attention », in Yves Citton (dir.), L'Économie' 1 vol. 2, nº 4, 1997, disponible sur FirstMonday.org.
1 2. John Beck et Thomas Davenport, The Attention Economy : Understanding
de / 'atte111ion. Horizqn 11/time du capitalisme ?, Paris, La Découverte, 2014,,
p. 55-72. Toute une fennentation d' analyses pluridimensionnelles a lieu alors dans: 1 the New Currency of Business, Cambridge (Mass.), Harvard Business School,
lc monde germanique autour des questions attentionnelles, dont on trouve trace,' 1 2001, p. 213.
par exemple, dans l' ouvrage collectif publié par Aleida et Jan Assmann (dir.), 3. Richard Lanham, The Economics of Attention : Style and Substance in th e
A11fmerksamkeite11. Munich. Fink, 2001. Age of lnformation, Chicago (lll.), The University of Chicago Press, 2006, p. XJ.

22 23
1 INTRODUCTION
PO U R UNE ÉCOLOGIE DE L'ATTENTION 1

1'
impact sur eux ». D ire que l' attention est une ressource rare l
1
Tout autant qu'à comprendre les mécanismes attentionnels, on
implique que « l'exposition des sujets aux signaux est si s' ici à en dénoncer les appropriations dévoyées ou à en
qu'avoir un impact en absorbant une partie de leur faire entevoir les possibilités insoupçonnées.
requiert d' émettre des signaux assez puissants et de Ies cibler i Enfin,Iun troisieme ensemble d' ouvrages traite des questions
sur des publics dont les capacités de perception soient attentionnelles en tentant de mesurer l'impact des nouvelles
vement non épuisées >> . En conséquence de tels príncipes, qui tec hnolqgies sur le développement de nos capacités mentales
convergent à montrer que « gé7er et attirer l' attention sont, e* et- de nos subjectivités. C'est ici un ton alarmiste qui prévaut
passe de devenir des maximes universelles des affaires et de 1
sôuventJ pour affirmer qu' «internet nõUSrend bêtes » ou pour
annonce;r « un nouve1 age d' obscurant1sme » que nous promet-1
0

I'économie 1 », toute une série de manuels plus pratiques s6 . A

proposent d' ai der chacun à optimiser la mobilisation de rest i trait la pratique de la navigation en ligne et des jeux vidéo •
sõurces attentionnelles toujours plus précieuses au sein I Condaninés à la superficialité du multi-tasking (conçu com me
cõmpétition toujours plus intense. Comme le soulignent l'accororlissement simultané de plusieurs tâches rnenées en
E1nmanuel Kessous, Kevin Mellet et Moustafa Zouinar, ld : para1lel4), « les jeunes » seraient devenus physiologiquement
études que les éconcm.1istes à l' : incapables de se concentrer, comme en attesterait l'augmentation
de l' attention tendent à « opposer deux logiques. La premiere 1
inquiétahte des diagriostics de troubles déficitaires attentionnels.
vise à protéger l'atte ntion de la surcharge d'information et à' 1

opti111iser son allocation. la seconde a pour objectif de la capteJ \ 1 i


dáns une perspective de profit2 ». On aura l' occasion de voi11 '. L'hypothese d'un retournement
au deuxieme chapitre Cl)lllll1ent cette tension produit parfois dd ; \ l
curieux tête-à-queue au sein de l' orthodoxie économiste. ';/ Quoi en soit de ces questions, sur lesquelles reviendront
Une autre série d' ouvrages prend le contre-pied de ces pr"!_tiques les chapitres qui suivent, l'économie de l'attention paraí:t donc

,) et managériales pour dénoncer les effets aliénants1


des manipulations attentionnelles induites par les technologies:
l1 s'imposer, depuis le milieu des années comme un grand
refoumement tenant lieu de défi : la nouvelle rareté ne serait
de l' attracti9n. Les publications de Pierre Lévy, Jonathan Crary ,'
Bernard Stiegler, Beller, Franco Berardi, Dominique:
ll plus à situer du côté des biens matériels à produire, mais de
l 'ãftention nécessaire à les consomn}.er. A vec cette conséquence
Boullier ou Matteo Pasquinelli tentent de 1 pratique quelque peu déroutante, qui prend rapidement la forme
de r attention_ço rnme relevant d 'une mutation l d'une prophétie : mon éditeur a profité de votre p ai'veté et de
dépassant largement le cadre des échanges .1 notre ic:I;éologie économiste ancestrale pour vous vendre le livre
auteurs y voient souvent un appareil de capture qui agence nos· 1 que voi;Is tenez en mains (ou le fichier numérique qui défile
l actuellement dans votre tablette de lecture), comme si c'était lui
dêsífSet nos subjectivités selon la logiSiue dominante du profit 1
capitaliste - des conséquences néfastes sur nos capacitési qui disposait de la ressource rare et précieuse (le livre et son
l contenu) ; en réalité, c'est vous, lecteurs et lectrices, qui tenez
de déclsion collecti ves ai nsf que sur notre bien-être individue!..
1 désormais le couteau par le manche, sans qu'on ose vous le
1
l. Josef Falkinger, « Attention economies », Journal of Economic Theo1y, 1
vol. 133, 2007, p. 266-267 .
2. Emmanuel Kevin Mellet et Moustafa Zouinar, « L'économie de l l.) Cf., par exemple, Maggie Jackson, Distracted: Th e Erosion of Attention and
the/coming Dark Age, New York (N. Y.), Prometheus, 2009, ou Nicholas Carr,
Internet ' rend-il bête ? Réapprendre à !ire et à penser dans un monde fra gmenté,
1' anention. Entre protection des ressources cognitives et extraction de la valeur », .
Sucinlogie du travai/, vol. 52. nº 3, 2010, p. 366. Paris, Laffont, 2011. ·

24 25
POUR UNE ÉCOLOGIE DE L ' ATTENTION INTRODUCTION

i'
dire et sans que vous ne vous en soyez encare aperçus, puisqije, ( attestée par nos multitudes de clics, mais parce qu' ils ont versé
devant Ia pléthore d'ouvrages rédigés et diffusés chague des millions de dollars pour gagner en visibilité malgré notre
c' est votre attention, celle que vous mobilisez en ce momerit intelligence collective, qui les reléguerait bien plus bas si on la
1'
pour suivre le déroulement de cette phrase, qui est désormai:s ( laissait organiser librement.
la ressource la plus rare et la plus ardenunent désirée. En toute L' à tirer ducgiode de fonctionnement de GooiB>
justice et en toute logique, c'est moi, auteur de ces lignes, qui (mais aussi de YouTube, de Facebook et de leurs consreurs) est on
devrait non seulement vous remercier, mais vous payer pour !la ne peut plus clair : notre attention se paie, et même assez cher.
grâce que vous me faites de consacrer votre temps si précielix Pour le imoment toutefois, elle ne se paie pas à naus : d'autres
à la lecture de ce livre, plutôt qu' aux millions de textes, en écreipent les principaux profits. On retrouve ici les échos de
chansons ou de films qui vous sont offerts sur internet. D'ou fa la déclaration célebre de Patrick Le Lay, alars président-clirecteur
prophétie : d' ici quelques années ou décennies, nous poun-ons général la chaine de télévision TFl, qui caractérisait sa fonc-
demander à être payés pour accorder 'notre attention à un tion par i« la vente à Coca-Cola de temps de cerveau disponible »
culturel, au licu d'avoir à payer le droit d'y accéder, des TFl nous offre gratuitement des émissions
on I' exige encare de nous en cette époque arriérée. · 1 ! télévisé+s, parce que le produit, c' est notre attention - vendue à
Pour contre-intuitive qu 'e!le puisse nous paraitre, une telle pr6t des annbnceurs selon les équations alchimiques de !' audimat et
phétie est déjà pm1iellement réalisée dans notre réalité de ses &aductions multiples en termes de parts de marché, de
Par que! miracle puis-je bénéficier ervices d'impact, de conduite des conduites, d'occupation des
magiques d'un moteur de recherche comme ainsi esprits de pénétration des imaginaires.
des milliers de serveurs três coüteux et fortemen consommateuts Si le 'renversement annoncé par les prophetes de l' économie
1
d' électricité que cette entreprise met à ma disposition ? Cette gra- de l'attt;ntion ne saute pas encare aux yeux, c'est donc peut-être
tuité n'est autre que le prix d'ores et déjà payé à mon attentio.µ.
C'est ce qu'exprime le proverbe de la « nouvelle économie » :
si un praduit est gratuit, alars le vrai praduit, c'est vous! Plus
. j
1 l surtouLrparce que nous ne voulons pas voir ce qui releve de
l' évidence. Pourquoi les grandes compagnies pharmaceutiques
offrent-Flles des week-ends gratuits à nos médecins (sous forme
précisément : votre attention.
Une fim1e cornme Google en vit doublement. D' une part, ce sont
l de « colloques ») - si ce n'est pour disposer de leur attention

l1. bienveiVante envers les produits qu'elles mettent sur le marché?


í
nos recherches - nos curiosités, nos qÜestions, nos clics Pourquoi les éditeurs de livres pour la jeunesse développent-ils
les liens que-naus établissons ou que nous activons - qui donnel).t des services permettant aux bloggeurs et bloggeuses de recevoir
toute sa substance à la merveilleuse intelligence de Google; 1 gratuitement les nouvelles parutions en échange d'une recension -
l'algorithme ne serait qu'une coquille vide si nous ne !e
sions pas à chague instant par notre intelligence collective. Googlb: l
1
si ce n'est parce que l'attention est contagieuse et que faire parler
de soi une conditi9n de survie au ·sein de cette <Õ1ouve lle
vii de notre attention active et réactive, qui noumt et affine économie » ? Pourquoi les émissions de téléréalité tendent-elles
chague instant l' efficacité du dispositif formel mis à notre dispo-1 à abolir la distance entre ceux qui regardent et ceux qui sont
sition. D'autre part, Google tend de plus en plus à vendre notfe1 vus, et .à les faire entrer dans un toumiquet incontrôlé - si ce
attention, nos désirs de savoir et nos orientations de recherches. n'est parce que les dispositifs mass-médiatiques produisent de
à des annonceui's auxquels la firme permet de court-circuiter les l'attention en meftãnt en scene de l'attention? -
effets de notre intelligence commune : s 'ils apparaissent en Dans un article particulierement sobre et éclairant, Katherine
de page, ce n'est pas (seulement) par la vertu de leur pertinence, Hayles, professeure de littérature anglaise à l'université de
26 27
rl/J/_.,,.. { ._- .....ri..: .._).
·.r e'' P-
POUR UNE ÉCOLOGIE DE L'ATTENTION rD: Ol , 1 !NTRODUCTION

Duke en Caroline du Nord, suggere que nous sommes en trfiin attentions individuelles, et comment pouvons-nous contribuer
de vivre un déplacement majeur, à la fois vaste et rapide, . individutjllement à redistribuer notre attention collective ? Voilà
les régimes attentionnels et les modes cognitifs caractérisant 1les le défi d(l retournement que naus sommes en train de vivre - et
générations d'enseignants et d'étudiants qui se côtoient actuel- 1 1 / voilà les !questions qui orienteront l' ensemble de ce livre.
lement dans les salles de classe. Les enseignants conçoivent
leurs cours pour un régime d' attention profonde, supposant que i tO'X
les participants soient voués à « se concentrer sur un seul objet 1 Un recadrage temporel \e;>J .UJ.J
pendant de longues périodes (un roman de Dickens), à ignorer 1 -V
'
\ les stimuli extérieurs durant cette phase de concentration; à ! t Les dikcours majoritairement tenus aujourd'hui sur l' économie
\-
\, préférer n'avoir qu'une seule source d'information, à avoir uqe i 1 de l' attention touchent du doigt un probleme essentiel, mais ils
'} haute tolérance pour de longues périodes de focalisation ». Qe 1
tendent généralement à le cadrer d'une façon discutable. La
1,
leur côté toutefois, les étudiants auraient contracté des visée pr1miere de ce bref essai sera d' aider à redimensionner et
caractéristiques d' une hyper-attention : « changer à recentrer nos discours sur l'attention d'une façon qui prenne
de focalisalion entre différcntcs tâches, préférer de le contr)-pied de trois lieux corhmuns leurrants.
sources d'information, chercher un haut niveau de stimulation, Le remier lieu commun a nouveauté de la« nouvelle
10
1

avoir une faible tolérance pour I' ennui » 1• !l économie » de l'attention. Depuis un phénomene apparemment
Pour autant qu'on Ieur apporte quelques nuances, quelques pré- 1'
local et anecdotique comme l'explosion du festival off d' Avi-
cisions et quelques recadrages, nous ferions donc bien de prendre ' gnon, d ,nt la taille a quasiment décuplé depuis 1990, jusqu' au
1 1
au sérieux les prophéties des économistes de l'attention. Ndn, ; 1 développement spectaculaire d' internet sur la même période, tout
la « nouvelle » économie de l' attention ne « rem2lacer » semble indiquer que les problemes d' économie de l' attention ne
1 1 sont devenus massivement ressentis qu'au cours des deux der-
1' ancienne économie des biens matériels - pour la bonne raison
qÜ' elle ne saurait exister sans ces derniers. Non, l'hyper-attention 1 nieres décennies.
' Les données statistiques recueillies sur Google
1 Books Ngram Viewer - ce logiciel de mesure de I'attention
afiffientée par l' accélération numérique n' est pas inéluçtable- j
ment vouée à -saper les bases de nos capacités de l qui comptabilise les occurrences de mots ou d'expressions au
1
profonde. Mais oui, guelque chose de majeur est en train de se j sein des1textes numérisés par Google Books - confirment cette
recõnfigurer, dans le uel la distrjbution de l' attention joue déjà l premiere impression (figures 2 et 3 ). Ils montrent, à la fois
un roe egemonigue. C'est bi.en d'un retournement qu'il convient 1 dans le corpus anglophone et dans le corpus francophone, un
êfe faire l'hypothese : ce qui était un épip_!lénomene - pr_êter décõllage spectaculaire localisé en 1996, c'est-à-dire au moment
collectivement attention à ceei plutôt qu'à cela - est en passe d€ ou Michael Goldhaber suscite une polémique en affirmant la
restructurer fondamentalement la façon dont (re)_produisp*s nouveauté radicale de l' attention economy, dont une série2 de
n1atériellcmcnt nos L'crttention est bien la critiques dénonce aussitôt le caractere fumeux ou illusoire .
cruciale de notre époque. NÕus ne pourrons naus y réorienter
tentant de rrueux comprendre les enjeux de sa circulation, de sa 1

eapture, de ses pouvoirs. Que pouvons-nous faire !. Sur ;Google Ngram Viewer, cf. l'ouvrage d'Erez Aiden et Jean-Baptiste
- --- --- ' - 1 : Michel, Uncharted: Big Data as a Lens on Human Culture, New York (N. Y.),
• 1 i
Riverhead, 2013.
Q N. Katherine Hayles. « Hyper and deep attention : the generational 2. Cf., par
exemple, Phílippe Aigrain, « Attention, media, value and economics »,
First Monday, vol. 2, nº 9-1, septembre 1997.
in cognitive modes », Profession, 2007, p. 187. 1 •

28 29
1

POUR UN E ÉCOLOGIE DE L' ATTENTION


INTRODUCTIO N
1
J
1
0.{'l(XOO\IO'I- 1 II co*vient toutefois de faire un pas en retrait, pour mieux
OfOOCU IOO'J. r •
·._/ attcnt1on 1 .1
econ0:y
'! mesure* les parts respectives de l'inertie et de la nouveauté dans
•<Xm<>W• I 1
notre si,tuation d' offre pléthorique et dans les stratégies qu' elle
0.0<XXJ0070• /
OCOX\., lf•O 'l-
induit parmi naus. On l' a vu, notre pléthore de biens numérisés
0--•
Cl.r..'\U'\J.lO'\
íH'O'(li'\ll(l'l
/ conduit Georg Franck ou Michael Goldhaber à réinventer une
"'"""'"" ·
J _J - -- , l<•.,l••m ll '•'fnll<!Jlr• •n éconoll}ie de l' attention que Gabriel Tarde avait esquissée des
---<;:-.--=,..> • 1 -·--2005
·---"'""'º" "'º"ºmif' ,
les crisps de surproduction industrielle de la fin du x1x" siecle.
1950 195.... 1960 1%5 !970 1975 !980 1985 1990 1995 20fXI 1
Les comédiens qui s'efforcent d'attirer le chaland en jouant une
1
!
scene de leur piece dans les rues d' A vignon ne font que réin-
Figure 2. Occurrences de « attemion economy »,
« economics of attention » et « attention economics »
dans Google Books Ngram Viewer, corpus anglophone 1950-2008 les

venter pratique de la « parade », déjà cultivée et raffinée par
proposant leurs spectacles dans les foires d' Ancien
(consulté le 23 avril 2014) RégimÇ. Ann Blair a montré récemment comment c'était déjà
l
sous la!pression d'un sentiment de surcharge informationnelle
0.000001 10'!- 1 1
que les de la Renaissance et les philosophes du
0.00000100"' l xvrf siecle ont élaboré des dispositifs livresques (tables des
ll
OroxroJQ'l-

0.00000060 ..
0.000000;0 '!-
(J /\

1
matierds, índex, références) et épistémologiques (la« méthode »
de Des!cartes) pour se repérer au sein de la surabondance de
textes puils avaient déjà peur de se noyer 1 • Et ce n' est pas
un satfriste du troisieme millénaire commentant les six cents

:L
000000040 '1-
1 de nos rentrées littéràires, mais un écrivain de 1760,
1
j Charle$ Tiphaigne de La Rache, qui se demande « comment
0 .0CXXXXIJO
000000000 • - , , r-·-:-\ _________ 1 percer la foule » et « comment s'attirer I'attention », des lors
1950 JQ.'i.'i 1960 1963 1970 1975 1980 1985
1
19 90 1W5 20
'.tXJ i<X>s 1 que « tout le monde s'est mis à écrire et [que] vous trouverez
1 plus ai 1sément un auteur qu'un lecteur » 2•
Figure 3. Occurrences de « économie de I'attention » 1 Dans son ouvrage de 2006 intitulé The Economics ofAttention :
dans Google Books Ngram Viewer, corpus francophone 1950-2008
(consulté Ie 23 avril 2014) l
1
Style and Substance in the Age of Jnformation, Richard Lanham a
parfaityment raison de souligner que l' économie de. l' attention est
vieille moins deux millénaires et demi, puisque les rhétoriciens
Même si l' on parle beaucoup de « surcharge informationnelle » i ont conçu leur travai! et leur science depuis l' Antiquité com.me
à partir des années 1970, plusieurs convergences technologiques 1
ct sociologiqucs confirmcnt intuitivement Je bien-fondé de cette 1 1
1 i
périodisation (multiplication des chaínes télévisées disponibles 1 1. Artn M. Blair, Too Much to Know : Managing Scholarly Jnformation before
en réseau hertzien ou câblé, instauration des abonnements illi- the Modem Age, New Haven (Conn.), Yale University Press, 2010. Le splendide
livre d' Ivan Illich, Du lisible au visible. Sur L' Art de !ire de Rugues de Saint- Victor.
mités dans les cinémas, échanges de fichiers de pair-à-pair en Paris, LÇ Cerf, 1991, suggere que le besoin de rendre l'information directement
ligne, mise en place des bibliotheques numérisées en libre acces, accessible sous forme de « texte », plutôt que dépendante du déroulement temporel
développement aes médias altematifs et des blogs, émergence d'une parole transcrite parle livre, releve d'une révolution mentale qu'il convient
de YouTube er de Google Books). de faire remonter au xne siecle.
2. Charles Tiphaigne de La Roche, Giphantie, t. 1, Paris, 1760, p. 52.
30
31
POLJR UNE DE L'ATTENTION 1 INTRODUCTION

i
une expertisc à capter, puis à soutenir l' attention d' un auditoi):e, termes productivi.:<>! es. C'est cette dimension esthétique que cet
que ce soit dans un contexte judiciaire, politique ou ouvrage tentera de réintroduire dans nos discussions actut;,llcs
Comme il le releve. une bonne part des réflexions et des expéri- sÜr l'écbnomie de l' attention. Au-delà d'un choix de méthode et
mentations relatives au « style », avant-hier comme aujourd'hui, d'- approche,
1
ce premier recadrage engage une certaine vision de
méritent d'être (re)lucs au sei n d'un contexte de rivalité dans ,la l'histoite de l'attention. Cette histoire reste encare tres largement
conquête d' une attention toujours douloureusement limitée. Et cr
1

à écrire, malgré le vceu exprimé par Charles Bonnet en 1783,


sernit alars les hi storiens de l' art, lcs chercheurs en esthétique '. ttt q ui reste plus pertinent que jamais :
en littérature qui seraient mieux placés que les économistes, Ie.s 1
1
spécialistes du management et du marketing, pour compren*b 11 nous manque un Livre qui serait le plus utile de tous ceux qui
1

les enjeux à long terme de !' économie de l' attention. \\ peuvent sortir de l'esprit humain; ce serait une histoire de l' Attention.
Si l' on retourne à Google Books Ngram Viewer pour qut1S( Si ce [Livre était bien fait et bien pensé, il ferait tomber toutes les
tionner la machine sur ces bases élargies, du double point logiqyes; c'est qu'il serait une logique réduite en action'.
vue de la temporalité et des disciplines, on voit une tout aut[e
périoclisat ion s' esquisser sous nos yeux. En faisant remontyr Si sommes effectivement en train de vivre un grand
I'empan de la recherche à 1850 et en y introduisant le
1 retoumfment dans les rapports qu'entretiennent les deux niveaux
1

i
anglais d '« economy of attention », utilisé dans des domainM · étroiterhent intriqués de nos réalités économiques (capacités de
situés aux frontieres de la psychologie et de l 'esthétique production des biens matériels et capacités de réception des b iens
tage que de la cybernétique et de l'économie), on renverse pas culturels), il convient de situer ce retournement dans le cadre
mal d'idées reçues sur l'économie de l'attention (figure 4). 1 1 élargi de la grande transformation qu'ont connue nos sociétés
l avec le développement parallele de l'industrialisation
i et du marketing à partir du milieu du XIXe siecle.
i l
i í Il ne pas s'étonner que le livre le plus profond sur l' histoire
'i-i de l'attention émane d'un historien de l' art, Jonatban Crary , qui
O 'l 4 t/\ 1
(l_( .. lf(l{llt;(l 'i 1 i \ 1 a bien lanalysé la façon dont I' attention deviei11vers 1870 une
1l (\ .. ... '(l]I,()'\ 1 l 1
J \ 1 questioh socio-économique centrale, au point de rencontre de cinq
\)(l(l(ú;lJ,'0 '\· ·1 1 •

,·, \ . ..._ /'.Janemioncconoiny l évolutions convergentes. Dans Suspensions of Perception : Atten-


1 /
0(\l(O')'.J g(l <i
O !llHl((lN}<õ- /\ -.... ,
/
1
,;
/ .
! tion, SP,ectacle and the Modem Culture, il reconstit.ue en détail la
ll\l\H k)("'L l.IJ •l · \ . , "'\ ......... j /./ ,•com1n'.y 1
OOCO.XXl:!O'li / V--.A....,f/ \____-...._ __ chaine de transformations qu'on a entrevue tout à l'heure à travers
1

... _ _ r - ---- . - -.·- ·--·-


I RW
- ,- _ __,_: .
19::'0 1940 1960 19!l0 2000 1 l
l quelques citations de la Psychologie économique de Gabriel Tarde.
! '>()(}
i
D'une part, la diffusion du travail à la chaí:ne exige de mobifü:er
Figure 4. Occurrences de « economy o.f atte11tio11 »
une attention tres particuliere de la part des travailleurs, astreints
dans Goog le llook s Ngra111 Yícwcr, corpus anglophonc 1850-2008
(consulté !e 23 avril 2014) à resteli alertes face à des tâches répétitives et monotones au plus

1. Charles Bonnet, Analyse abrégée de l'Essai analytique, § XXI, in CEuvres

x(
Ceux qui se préoccupaient d' econ(}!!Jy_gf attention _IBS.O
d 'histoire naturelle et de philosophie, t. 7, 1783, p. 35. On attend de voir le
et 1950 inscmrnient souventJeur réflexiqn_çlans un gg estionne:.. programme de recherche d'une telle histoire de l'attention être pris en charge
nient d'ordre csthétique_, qui s'intéressai t plutôt _à la Cj11alité de par des t;heses universitaires, voire par un collectif de chercheurs réunis pour un
l' expérience sensible et intellectuelle qu'à sa quantification en projet co.mparable aux Histoires des femmes, de la vie privée ou de I' édirion .
.....__ - - - - -- -
32 33
POllR U N E ÉC O LO GIE DE L ' A TTENTION INTRODUCTION

haut point. En même temps et en conséquence de sensoriels. L'inattention, spécialement dans le contexte des nouvelles
tion. l' écoulement des produits ainsi fabriqués en grand nomlDre formes : de production industrielle à grande échelle, commença à
requiert de capter I'attention de nouvelles masses de consomma- être comme un danger et un probleme sérieux, quoique ce
tems, à travers l' émergence des premiêres formes de publidité soit souvent les agencements propres à la modernité elle-même qui
et de marketing à grande échelle. À partir de la même produisent l'inattention. Une dimension centrale de la I
le développement d' une psychologie expérimentale de l' attentipn apparaít dans la persistante crise de la capacité d' attention, crise
accompagne de prês - depuis maintenant un siêcle et demi ·- lqs au cours de laquelle l'évolution des configurations du capitalisme
tensions et reconfi gurations incessantes auxquelles les évolutions l:l.u pousselcontinuellement I'attention et Ia distraction vers de nouvelles
capitalisme soumettent nos capacités à être, à rester ou à limites/et de nouveaux seuils, avec une séquence infiniment répétée
attentifs à ce11ains phénomênes plutôt qu'à d'autres. La seconµe de nou\reaux produits, qui sont à Ia source de nouvelles stimulations
moitié du xrx" siêcle voit se multiplier les inventions de nouveaux et de npuveaux flux d'information, auxquels répondent de nouvelles
1
dispositifs médiatiqt1es - du télégraphe intercontinental au méthodes de gestion et de régulation de la perception 1•
1
cn passant par k Kaise17>anorarna et Jes premiêres tentatives
radiodiffusion - quí ont tous en commun de reconfigurer Un p$ mier recadrage temporel s'impose donc par rapport à
attention en servant de prothêses et d'extensions à nos sens (pour !'associa ion traditionnelle entre économie de l'attention et dévelop-
reprendre la façon dont Marshall McLuhan caractérisait Jes médiasl1). pement des technologies numériques. D'une part, sur le tres long
Enfin, le livre de Jonathan Crary suggêre de façon convaincante 1

terme, oh enrichira notre compréhension de ces phénomênes en


que tout un pan de l'art pictural de l'époque, des impressionnistes 1 - -
les resitliant dans les analyses et les théorisations esthétiques qui
à Cézanne, met en scêne soit des personnages, soit des modes de Õnt scantlé la réflexion sur la rhétorique et la stylistique. D'autre
vision caractérisés par des décalages et des tensions non résolues part, l' économie de l' attention rie peut pas être séparée des évo-
entre attention et distraction. lution's qu'a connues et induites le capitalisme au cours des cent
derniêres années, depuis la modernisation industrielle qui
Depuis le xrx º siecle, et en particulier durant ses deux dernieres continue à conquérir la planete (aujourd'hui en Chine, au Brésil
décennies, la modcrnité capitaliste a généré une re-création ince"sc õu en Inde), jusqu'à la taylorisation des tâches intellectuelles qui
sante des conditions sJe l' expérience sensorielle, dans ce qui affecte les redéploiements du « capitalisme cognitif ».
être considéré comme une révolution des moyens de perception. Le
probleme de l' attention est ainsi devenu une question
i
Sa centralité était directement reliée à l'émergence d'un cha111p De /'individuei au collectif
social, urbain, psychique et industriei toujours plus saturé de stimuli [

Le deuxiême recadrage, implicite dans le point précédent,


i sortir d' une approche essentiellement indiyidu.aliste d,$
1. Dans la suite de cet ouvrage, on utilisera le terme de « médias» non seu-
lement pour se référer aux mass media (joumaux, radio, télévision), comme on l'attention. Sous l'influence de l'individualisme méthodologiaue
le fait généralement en France, mais aussi parfois - dans une acception « médio-
i
logique » pl us large et selon l'usage anglais des Media Studies ou allemand des 1. Crary, Suspensions of Perception : Attention, Spectacle and the
Medie11studie11 - de façon à <lésigner les médiations tres diverses dont les humaiils Modem Culture, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1999, p. 13-14. Une traduction
0 111 pu se servir 1x; ur cnn:gistrer, diffuser et traiter de I' information, depuís dç:s française de cet ouvrage essentiel est annoncée par les éditions Dehors pour 2015.
vibrations sonores transmiscs par l'air entre une bouche et des oreilles jusqu'au 2. Cf. sur ce point Yann Moulier Boutang, Le Capitalisme cognitif. La nouvelle
réscau mondia l qu'est aujou n l' hui internet. ·
grande transformc;tion, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.
1
1
34 35
()
{'

ÉCO LOGIE DE L 'A TTENTION


INTRODUCTION
,..+ /!'
qui caractérise conjointement la discipline économique ortho- ont nos sociétés tendent à diagnostiauer et soigner
doxe, Ia psychologie expérimentale héritée du xrxe siêcle et/le es troubles défiCitairesoeT-attention et d'h eractivité (TDA).
développement récent de neurosciences (avec leur awendice 'ême si ,es meilleurs manuels consacrés à ce thême prennent
cogmt1v1ste). Iãp1 upart des analyses courantes portent sur l'attdn- la peine, pans un avant-propos, de l'inscrire dans le contexte
tion qu ' un cei"veau (en position de sujet) dirige ou éprouve d'une « des communications », d'une « révolution
rapport à une chose ou un problême (en position d'o_bjet). technologique » ou d'un « zapping » généralisé, ils débouchent
-cette approche individualiste bénéficie sans doute d'une três sur un diagnostic strictement limité à l'interactfon
évidence intuitive. L'expérience que chacun de nous ades objets entre l' enfant-sujet et les objets rencontrés dans son environne-
de sa percept1on nous appara1t bien sous un mode individuei. ment. Les tests de dépistage sont centrés sur une trentaine de
Qu'est-ce que nolrL' :1t1cntion en ce moment précis? Je regarbe - 1
critêres éI' aluant le degré auquel l'enfant « ne fait pas attention
l'écran ou s'affichent les mots que je tape sur mon clavier; tOi, 1
aux détai s ou fait des erreurs de distraction dans les devoirs
lecteur ou lectrice. r11 regardes l'écran ou la page ou ma phrajse 1 ou d'autrf S activités », « ne semble pas entendre lorsqu'on lui
a été consignée. Lorsque des chercheurs entreprennent 1
1
parle directement », « est distrait par des stimuli externes »,
notre attention dans des conditions expérimentales, ils se trouvept « oublie tles choses dans la vie quotidienne », « quitte sa chaise
bien observer un face-à-face entre, d'une part, unje-sujet (identiíµé en classe bu dans d'autres situations ou il est demandé de rester
au cerveau, à l'esprit, à la conscience ou à l'ancienne « âme assis », « avant que les questions ne soient posées », «a
qui a de l'attention à prêter, avec plus ou moins de contrainte, des diffi9ultés à attendre son tour », « interrompt ou dérange
d' effort, de dés ir ou de facilité, et, d' autre part, des objets ( les autres' » 1• D' autres manuels ne s' embarrassent pas de pré-
tridimensionnel!es, figures sur un écran, odeurs, goüts, sons, signds, cautions « Pourquoi bouge-t-il autant ? Pourquoi a-t-il
voix, paroles, visages) qui ont une capacité plus ou moins grande l'esprit aiJlleurs? » : la «cause de ce syndrome » est renvoyée
à attirer ou à soutenir l'attention qu'on peut leur prêter. Les à « l'insuffisance de sécrétion de certains neurotransmetteurs »,
nies variations, expérimentations et spéculations sur les rapports provoquant « un ralentissement dans le transport de l'information,
multiples et nuancés que peuvent entretenir de tels sujets et qe à:
. ce qui, son tour, modifie la vitesse de fonctionnement de la
tels objets ont rempli des milliers de pages d'articles zone du cerveau concemé » 2 .
et d' ouvrnges savants - dcpuis la psychologie expérimentale de Les TDA relevent donc bien du « trouble » individualisé,
Gustav Fechner et Wilhelm Wundt, le traité de Théodule Ribot sur personna 1sé, ou plus_ précisément neurologisé) et du « défi-
la P!>ychologie de l 'at1e11tion, les cours d'Edmund Husserl sur la 1 cit» (les lneurones ne travaillent pas assez vite). Comment des
phénoménologie de l'attention, Ies manuels de management et de 1
lors s'éto voie royale ui s'est im osée (de.ruis les
marketing qui se multiplient aujourd'hui pour aider les dirigeants 1
1 pour es « gérer » passe par la large distribution de
et les publicitaires à mieux capturer et captiver notre attention, et RiTãTírià tol.lt UJ1 segmenf. des jeunes générations 3 ? A « déS'õi="dre
1
jusqu' aux découvertes Jes plus récentes des neurosciences, três », solut1on méaicamenteuse. Oubliée l'accélération
synthétisées dans un ouvrage récent de Jean-Phili12pe 1
Les conséquences pratiques d' un tel individualisme !
1. Jacquh Thomas, Célia Vaz-Cerniglia et Guy Willems, Troubles de l'attention
posent toutet'ois de nombreux problemes, comme l'illustre chez l 'enfant, Issy-les-Moulineaux, Masson, 2007, p. V-VI et 38-40.
2. Colette Sauvé, Apprivoiser l'hyperactivité et le déficit de l'attention, Montréal,
de !l'hôpital Sainte-Justine, 2007, p. 16-17.
1. Jd:1n-l'hilippc L:1L'11:111.x. /,,. C cn •1·1111 llftent!f. Cmud!/e, maftrise. /{Jcher-pri.1·l,,' \..3. ç:f, à be sujet Bruno Falissard, « Les médicamcnls de l'allention : lcs doutcs
l'aris. Odik .J :1rnh, 20 11 .
d'un pratici'en », Esprit, nº 401 , janvier 2014, p. 34-43.
36 37
POLIR l.NE ÉCOLOGIE DE L'ATTENTIO N
INTRODUCTION

des communications,_Jes gouveaux dispositifs médiatiques, : la i


Apres de l'empan historique nécessaire pour
sÚrcharge informationnelle, bref, toute « l 'évolution des configu-
comprendre les enjeux de l'économie de l'attention, un deuxie111e
rations du ca italisme » signalée ar Jonathan Crary, qui « pousse
recadragb impose donc de renverser l'approche actuellement
conilirnellement 1'attention et la distraction vers de nouve11es
dominatjte, qui focalise les questions d'attention sur les rappo-rts
limites et de nouveaux seuils ». De « la persistante crise df la
qu'entretient un sujet perceptif avec certains objets perçus (ou
cã'ãClté d'attention » induite de uis au moins cent 'cin uante
ignorés) J C'est pourquoi cet ouvrage proposera un parcours en
aos au sein de 1'ensemble de nos populations et de nos
trois par):ies qui renversera nos façons traditionnelles de conce-
de vie. ne reste que des individus-sujets pathologisés pour ne
voir l' attention : au lieu de partir des évidences de l' attention
taire attention aux détails ». « être distraits par des stiniuli
individuelle our composer l'horizon d'une attention co!J.ective,
externes» ou « avoir eles difficultés à attendre leur tour ». l 1
on parti a du commun e.ll dégager la perspective de meil-
En conséquence de cette individualisation de nos modes 1de
comportement, nous employons la chimie pour
t
·- ,
leures rmes _____
d'individuation.
- -
une remiere partie commencera donc par envisager
!' attention de nos enfants (ainsi que la nôtre), cofüe que
tion co me un phénomene essentiellement collecti : «
ú se plier aux besoins - inédits, parfaitement factices et tetn-
ne sms attenti u a ce à uoi naus rêtons collectivement
blement invasifs - du Janus capitaliste, qui prône
notre at ention. Pour comprendre les façons dont un sujet se
une implacable discipline productive et un hédonisme
mériste sans limite. Ç'est bien dans le cadre large d'une vaste
S sensibiHse à un obºet, il impQ_rte de re érer les « régimes atten-
économie de L' in attention u'il faut im érativement situer les , tionnels » collectifs à travers lesque conduits à
percevoir notre e comme ai ent a e · aire es travaux de
TOA - plutôt gue dans le cadre trop étroit du rapport
ou de la dynamique familiale. Si nos enfants et nous-mêmes
h rY
ó' Domini ue Boullier. De façon pro a ement -contre-mtmtive,
)O
p!P"()..w
mais qq'on espere être d'autant plus éclairante, les premiers
souffrons de quelque chose, c'est d'abord de cette maladie socio-
chapitres considéreront l'attention comme relevant de flux trans-
économique tres particuliere qu 'est le « capitalisme mental 1, ». 1

Comme !e remarque Bernard Stiegler, inégalement répartis à la surface de la planete


- ),(r
ferre ainsi qu'à l'intérieur de chaque formation sociale. Les
puissanies analyses menées par Georg Franck permettront de
la grande lcntation cs1 de vouloir soumettre l'attention à une capta-
reconnaitre dans l'attention une nouvelle forme de capital, dont
tion intégrale. de mobiliser tout le « temps de cerveau disponible .
la circu1ation, la distribution, l' accaparement et l' investissement
- [... J une« L'conomic de Lmention » s'est développée pour captdr j 1

i relevent bel et bien d'une économie, avec ses-mécanismes


l'attention par tous les moyens (étant donné la concurrence entre
1 de proquction, d'accumulation, de financernent, de mise en
tous les médias), qui aboutit en réalité à la destruction de tous les
systemes qui produisent de I'attention 2 •
1 1 concurrbnce et d'exploitation. Ce sont bien entendu les réseaux
l médiatiques qui fournissent l'infrastructure d'une telle écono-
;
1 mie, au!ssi seront-ils placés au cceur de l' analyse. Grâce à des
auteurs comme Maurizio Lazzarato, Bernard Stiegler, Franco
J

1. Georg Franck. Me11tah·r Kapita/ismus: Eine politische Ôkonom ie des Geistes, Berardi!, Jonathan Belfer, Kenneth McKenzie Wark ou Mattco
i\!unich. Carl Hanser, 2005 ; un article de synthese, traduit en français sous le
titre « Capitalisme ,;lenta i ». est paru dans la revue Multitudes, nº 54, automne Pasquirlelli, on pourra mieux comprendre la nature, les princi pes
20 13. p. 199-2 IJ. .' les nouvelles divisions en classes, qui réorganisent
{2)Bernard St icgler. Éco110111ie de l'hypermatériel et psychopouvoir, Paris, Mille
L' l une nui1 s. 2008 . p. 1 17 et 122. [ le capitalisme contemporain autour de cette nouvelle forme de J
capital 'qu 'est l' attention.
38 '
39
;
·"! {'

f?.\fl
V
PO U R UNE ÉCOLOGJE DE L'ATTENTJON INTRODUCTION

Une deuxieme partie sera consacrée à ce que les les réorienter vers le bon usage d'une atten.tion_itzdividua1Jte.
font relever de l'attention conjointe. À partir de 9 mois, Je bébé Les enseignements passionnants délivrés par la neurobiologie
j) passe de relations dyadiques (sujet-objet) à des relations triadiques, de l'attention méritent d'être resitués dans le millefeuille des
o ou l'attention de deux sujets affecte la façon dont chacun envi- régimes superposés qui structurent nos sensibilités et nos dé-
sage l'objet. Si l'adulte détoume son regard, I'enfant apprend à sensibilisations. La nano-économie intracérébrale de l' attention,
suivre la direction de ce regard : « je » suis attentif à ce à quoi modélisée en termes de zones, de synapses, d'influx et de
tu prêtes attention. En deçà des grandes masses de 1' attention neurotransmetteurs, ne prend son sens que recadrée à l' intérieur
collective, telle qu 'elle est canalisée par les médias, au-delà du de la microéconomie des petits groupes au sein desquels nous
couple que forment une mere et son enfant ou les deux partenaires évoluons quotidiennement (famille, bureau,
d'une relation amoureuse, le domaine de J'attention conjointe est la macroéconomie des grands flux médiatiques nos
celui des « petits groupes » qu'étudiait Roland Barthes dans ses consciences dans leurs envofitements. Au sein du doublu adre
eours au Collêge de France sur Je vivre ensemble. La relation fourni,_d'aborc:!, 12-ar ce à quoi nous prêtons attention collective-

1
p pédagogique en est J' un des do.lJlaines les plus.imp.ortauts_:_une ment, ensuite, par ce à quoi tu prêtes une attention conjointe à

salJe de classe. c'est un microcosme Qu'mt.11e_12eut comprendre la mieõiie, il importe au plus hauL point de comprendre dans
1"{ ni comme une somme de relations sujets-objets ni comme un lieu quelle mesure - et surtout comment - je peux réorienter
e passage de flux médiatiques. Aux outils de la macroéconomie tion qui dirige mon devenir.
u capitalismc attentionnel, il faut substituer les outils plus fins Voilà l'objet de l'attention individuante, telle que nos expé-
d'une microéconomie de l'attention conjointe, que l'on retrouve rieiiCês e sthétiques en fournissent à. la fois un modele réduit e_t
également dans I' espace elos d'une salle de spectacle vivant. une épreuve grandeur nature, une occasion d' exercice pratique
La co-constrnction des subjectivités et des compétences intel- et de Eflexion critique. Savoir choisir ses aliénations et ses
lectuelles exige la co-présence de corps attentifs Qartageant un vacuoles de silence capabies
même d'accQrdages affectifs et cogniJif_s._.lQfi- deifõiis-proréger la communication_ incessante qui nous sµr-
nHésimaux mais décisifs. On y trouvera le fondement d'une charge d'informations écrasantes, savoir habiter l'intermittence
qualité particulJ_ere d'attention rele_vant c'est-à-dire entre -hyper-focalisation et hypo-focalisation - voilà ce que les
)pY de la prise en la vulne.i:ab.iJ,ü é-d'..autrui, expériences esthétiques (musicales, cinéphiliques, théâtrales,
e notre solidarité et de n0.tre res12Q.nsabilité_ elJ.Ye.r.s-1vi. Mais, littéraires ou vidéoludiques) peuvent nous aider à faire de notre
toute relation duelle, on attention, puisque l'attention est tout autant quelque chose que I'on
s esquis-ser le be.soin d,Jm certain détachement, 1 fait (par soi-même) que quelque chose que l'on prête (à autrUi).
nécessaire à ce que nos attentions puissent être « conjointes »
-.; ans être « confondües ; : ce sera la notion psychanalytique !
J · « attention tlottante » 4ui perrnettra de formaliser ce détache- Vers une écosophie de l'attention
ment indispensable à toute individuation.
Une troisieme et derniere partie pourra alors seulement revenir Un tel parcours impose toutefois un troisieme décalage, qui
aux rapports d' (in)attention que nous entretenons en tant que invite à recadrer le vocabulaire dont on s'est servi jusqu'ici pour
sujets envers les objets de notre environnement. Le détour 12.ar nommer l' objet de cette réilex10n et de cette étude. Économie
l'attention collective et par l'attention coajointe conduira tou- de l'attention, attention economy, economics o] attention, eco-
ü dc5p;issn les questions de J'attcntion individuelle, 129ur nomy of attention : ·toutes ces expressions, qui aident à cemer
40 41
POUR UNE ÉCOLOG!E DE L'ATTENTION
INTRODUCTION

la dynamique d'une profonde reconfiguration de nos fonnes de « capital » propre à une nouvelle couche de l' économie mar-
vies. portent le ver du paradigme économiciste au creur de nos chande, on s' enferre dans une perspective étroite et mutilante
imaginations de l' avenir. Est-ce vraiment d'une « éconorpie » en se satisfaisant du paradigme économique pour rendre compte
qu 'est for]ftionnement _(collectif,s__onjoint et indi- de l'attention. Nos habitudes langagieres nous poussent certes
viduant) de nos attentions? II est urgent d'en douter. dans cette direction : on « prête » attention à ceei ou cela ;
Ce doute ne par"iltg uere partagé. AuréÜen Gamboni a produit ces objets nous « rendent » généralement de l'infonnation en
un effet de recadrage lumineux en ponctuant une discussion,. par « échange » de ce « prêt » ; cette fonne de transaction « pro-
la suggestion de parler d'« écologie de l'attention » plutôt que duit » bien une sorte de « profit » intellectuel. À s' en tenir au
d'« économie de l' attention » 1• Si on en trouve 1' esquisse au paradigme économique dominant - orienté vers la maximisation
détour de telle ou telle réflexion sur I' attention 2, ce syntagme du profit grâce à la diminution des coG.ts, sous l'horizon de la
: 1,
ne suscite encore dans Google Books Ngram Viewer qu'un concurrence marchande -, on laisse entendre que tout se résume
encéphalogramme parfaitement plat (figure 5 ). à « mieux répartir », à « organiser plus rationnellement » ou à
« gérer plus efficacement » nos ressources attentionnelles, que
'"'·"'' 1
ce soit à des fins publicitaires, managériales, productivistes ou
activistes. De telles tnétaphores sont pourtant aussi dangereuses
;·J -1'\ par les différences qu'elles estompent qu'elles sont utiles par
- ' ''·''"' 1
les parallélismes qu' elles révelent.
Trois objections principales euvent être adressées à cette
- '""'" 1
- ' -- - - - - - - - - - - - - · - - - - - - - - - - - - - - - - - -
économisation de l'attention. <'.Premieremen, on l'a déjà vu,
J05!' J 'ilti) 1970 197.5 1980
1990 199.5 2000 200.5 le paradigme actuellement dominant en économie repose sur
Figure 5. Occurrences de « écologie de l'attention » une méthodologie individualiste qui_pose le collectjf
dans Google Books Ngram Viewer, corpus francophone 1950-2008 cÜmme résultant des activités i_ndi_vidueJles, s'agit de
(consulté Je 23 avril 2013) cõmprendre commen t celles-ci s'individ_uent à 12artir du commun.
- raisonnements économiques se présentent
Faire décoller cette ligne .encore inerte à ce jour releve pourtànt comme des outils relevant d'une raison
d'une nécessité urgente. et constitue l'une des ambitions de ce tale : ils ne nous aident gu'à faiie plus efficacement ce que
bref essai. Même si, comme on le verra au deuxieme chapitre, nous sommes censés avoir déjà décidé de faire ou de désirer.
il peut être três éclairant de considérer l'attention comme le L' économie ne prétend (modestement) éclairer que la gestion
optimale de ressources rares, sans s'autoriser à entrer en matiere
1. Cf. Aurélien Garnbon i. « L'Escamoteur : économie de l'illusion et écologie) sur la question des fins vers lesquelles nous orientons l'utilisation
de J' attemion », in Angela Brailo er ai., Technologies de l'enchantement. Pour une
hisroire multidiscipli11aire de /'illusion, Grenoble, ELLUG, 2014, chap. 2. desdites ressources. La « Grande Société » rêvée par Friedrich
2. Jean-Marie Schaeffer parle ainsi d'« écologie attentionnelle » pour caractériser Hayek est admirablement « libérale » en ceei qu'elle s'efforce de
les expériences esthétiques ; Matthew Crawford, qui prépare un ouvrage sur ce donner autant de moyens de bonheur que possible aux individus
suj ei, souligne à que! point « notre écologie de l'attention est fragilisée » (entretien
paru dans Le Monde du samedi 27 juillet 2013); Daniel Goleman consacre deux
qui la composent, tout en laissant chacun(e) libre de se donner sa
chapitres (Xlll et x1v) de' son ouvrage Focus : The Hidden Driver of Excellence, propre définition du bonheur (construire des églises pour célébrer
New York (N. Y.), HarperCollins, 2013, à notre incapacité systémique à focaliser le Seigneur, acheter des voiµires de luxe pour frimer le week-end,
11111n· lill t'lllion l'<1llt"' 1iw sur lt- lon!! termc dcs questions écologiqucs.
collectionner des timbres, étudier la philosophie de Spinoza). Or
42 43
JNTRODUCTION
l'üUK UNE ECOLOGIE DE L ' ATTENTION

l'attention ne saurait se réduire à une seule question de moyens. pour désigner la nécessaire concaténation de plusieurs niveaux
On ne peut prétendre tenir un discours axiologiquement neutre essentiellement solidaires :
(détaché de toute valeur subjective) sur l'attention, pour la bonne
Une écosophie articulant entre elles l' ensemble des écologies scien-
raison que les processus attentionnels sont indissociablement
tifique, politique, environnementale, sociale et mentale est peut-être
liés à nos processus de valorisation. Comme on le verra dans la
,JJ demiere partie, l'attention est individuan.te- en_c_e__qu'elle
appelée à se substituer aux vieilles idéologies qui sectorisaient de
façon abusive le social, le privé et le civil, et qui étaient foncie-
d' une dynamique circulaire - d' un cercle qui peut tout aussi
bien etre vícieux -qüe vertueux : je valorise ce à quoi je-· pj ête rement incapables d'établir des jonctions transversales entre la
politique, l'éthique et l'esthétique. [ ... ) Je l'appelle écosophie, non
attention, et je prête attention à ce que je Des lors que
pour englober tous ces abords écologiques hétérogenes dans une
.;;; leIliÜyen-ressource conditionne la fin visée à travers lui, on ne
même idéologie totalisante ou totalitaire, mais pour indiquer au
.Y
.· •._.D
peut plus prétendre, comme le fait notre idéologie économiste,
maximiser les moyens en laissant chacun libre de choisir ses fins.
contraire la perspective d'un choix éthico-politique de la diversité,
J du dissensus tréateur, de la responsabilité à l'égard de la différence
Rabattre l' étude des dynamigues attentionnelles sur le vocabulaire
J.Y)0c.? économiste noJ.ts_empêche_donc_de_noser la guestion essentielle : et de l' altérité1.
'I."
c..:.est::.à::.dire,_inéluctahlement, dans guelle_directi.on,
Chez l'un comme chez l'autre, l'approche écosophique a pour
vers guelles fins - orie.XiliLl' attention...Qui dirige notre devenir ?
Troisiemement, le paradigme économique mérite surtout d'être affirmation centrale que les individus ne préexistent pas aux
relations qui les constituent : « Le relationnisme a une valeur
récusé parce qu'un autre paradigme s'avere bien
écosophi ue arce gu'il permet de faire la Eroyançe
concevoir les comQlexités de nos processus attentionnels
- celui de l' écologie dite « profonde » théorisée par le philo- se on aquelle les organismes ou les personnes sont des choses
sophe norvégien Ame Naess sous l'appellation d' écosophie : isolables de leur milieu. Parler d' interactiooentre les organismes
et le milieu iiõlliTit de fausses idées, parce g u'un organisme est
«Écosophie » est composé du préfixe « éco- »que l'on trouve dans
Unê [nteractiÕn2 • » - - -- --
«économie » et dans « écologie », et du suffixe « -sophie » que
- De même p ourrait-on dire que l'attention est une interaction.
l'on trouve dans « philosophie ». [ ... ] La « sophia » n'a aucune Elle constitue le médiate11r_ essentiel tm_ch_arge IPª
prétention scientifique spécifique, contrairement aux mots composés relátion à l' : un être ne
de « logos » l « biologie », « anthropologie », « géologie », etc.), peut persister dans l'existence que dans la mesure ou il par-
vient à « faire attention » à ce dont dépend la reproduction de
mais toute vue de l' esprit dite « sophique » doit être directement
sa forme de vie. 11 doit « veiller à» ·(to attend to, beachten)
pertinente pour l 'action. [... ) La « sophia » signifie le savoir intuitif
(acquaintance) et la compréhension, plutôt que la connaissance
ce qui lui permet de vivre, il doit s'en soucier pour pouvoir en
prendre soin (care) . C' est une véritable activité - préalable de
impersonnelle et abstraite 1•
toute forme d' action ultérieure - que de faire àttention : cela
implique de tisser ses observations et ses gestes _e n respectant
Dans les mêmes années 1980 ou Ame Naess publiait son
ouvrage le plus connu, Félix Guattari recouraít au même terme
1. Félix Guattari, Qu'est-ce que l'écosophie ?, textes rassemblés" par Stéphane
....., "
1. Ame Naess. Écolo!(ie. communauté et style de vie (1989), Paris, Dehors, Nadaud, Paris, Lignes/IMEC, 2013, t>· 33 et 66. ·
2008. p. 72.
2. Ame Naess, Écologie, communauté et style de vie, op. cit., p. 9.7 . .

45
' .., "
44 .,
.,,
POUR U N E ÉCOLOGIE DE L'ATTENTION

le degré de tension propre à entretenir des relations soutenables I


avec notre milieu.
Loin de relever d'une expertise purement technique (comme
veut le faire crofre le discours éconorniste régnant), l' activité
consistant à faire attent i00releve d'une véritable sagesse envi- L' A TTENT I ON COLLECTIVE
ronnementale - une écosophie - au sein de laquelle l'orientat!on
des fins est indissociable du calcul des efficacités. Les analyses
metfãÕt en lumiere les mécanismes d'une économie de l' atten-
tion méritent certes de nous intéresser en révélant les nouvelles
dynamiques qui se surimposent à l'éconornie traditionnelle,
concentrée sur la production marchande des biens matériels. Mais
ces analyses demandent à être recadrées dans la perspective phis
large d' une écosophie de l'attention, seule capable d'articuler
les cinq niveaux de réagencements écologiques nécessaires à la
reproduction des formes de vie que nous valorisons. L'écologie
biophysique de nos ressources environnementales, l'écologie
géopolitique de nos relations transnationales, l'écologie socio-
politique de nos rapports de classes, l' écologie psychique de nos
ressources mentales dépendent toutes de l' écologie médiatique
qui conditionne nos modes de communication 1•
Ce demier niveau est à la fois le plus superficiel (superstruc-
turel) , puisqu'il paraí't n'être que le « reflet » des quatre autres,
et le plus fondamental (infrastructurel), puisque c'est lui qui
décide ce à quoi nous faisons attention (ou pas). C'est de cela
que dépend l 'épanouisse.ment ou l' écrasement de ce qui nous
cst le plus cher. C'cst pour cela que J'écosophie de J'attention
est pour nous tous une question proprement vi tale. Et e' est
pour cela qu 'on entamera cet essai sur une analyse du statut
de l' attention dans nos régimes médiaiiques actuels.

l. J'ai tenté de dé velopper cela dans Renverser l'insoutenable, Paris, Seuil, 2012.

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