Rien Ne T Appartient: Nathacha Appanah

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NATHACHA APPANAH

Rien ne
t’appartient
rom a n

GALLIMARD
DE LA MÊME AUTEURE

Aux Éditions Gallimard

L E S R O C H E R S D E P O U D R E D ’ O R , 2003 (Folio no 4338)


B L U E B A Y P A L A C E , 2004 (Folio no 5865)
L A N O C E D ’ A N N A , 2005 (Folio no 4907)
E N A T T E N D A N T D E M A I N , 2015 (Folio no 6166)
T R O P I Q U E D E L A V I O L E N C E , 2016 (Folio no 6481)
P E T I T É L O G E D E S F A N T Ô M E S , 2016 (Folio 2 euros no 6179)
U N E A N N É E L U M I È R E , 2018
L E C I E L P A R - D E S S U S L E T O I T , 2019 (Folio no 6970)

Aux Éditions de l’Olivier

L E D E R N I E R F R È R E , 2007 (Points no 1977)


rien ne t’appartient
N A THA C HA A P P A NA H

RIEN
NE T’APPARTIENT
roman

GALLIMARD
© Éditions Gallimard, 2021.
Pour Bernard et Neela
« Et encore et encore, le cœur – enfoui aussi
profondément que jamais dans la poitrine
humaine, ses quatre cavités exposées à l’amour,
à la joie, à la douleur, et aux petits puits de
désespoir qui les séparent. »
Jamaica Kincaid, Au fond de la rivière
TARA
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Le garçon est ici. Il est assis au bord du fauteuil, le dos


plat, le corps penché vers l’avant comme s’il s’apprêtait à se
lever. Son visage est tourné vers moi et, pendant quelques
instants, il y a des ombres qui glissent sur ses traits taillés
au couteau, je ne sais pas d’où elles viennent ni ce qu’elles
signifient. Je ne dis rien, je ne bouge pas, je ferme les yeux
mais mon ventre vibre doucement et la peau dans le creux
de ma gorge se met à battre. C’est cette peur sournoise
que le garçon provoque chaque fois qu’il apparaît, c’est
son silence, c’est sa figure de pierre, c’est sa manière de
me regarder, c’est sa capacité à me faire vaciller, perdre
pied, c’est parce qu’avant même de le voir j’ai deviné sa
présence.
Quand il est là, l’air se modifie, c’est un changement
de climat aussi brusque que silencieux, il se trouble et se
charge d’une odeur ferreuse et par vagues, ça souffle sur
ma nuque, le long de mes bras, sur mon front, mes joues,
mon visage. Je transpire, ma bouche s’assèche. Je pour-
rais me recroqueviller dans un coin, bras serrés autour des

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genoux, tête rentrée, et attendre que ça passe mais j’ai cette
étrange impression d’avoir vécu cent fois ce moment-là.
Je ne sais pas quand, je ne sais pas où, pourtant je recon-
nais cette brise humide sur ma peau, cette odeur métal-
lique, ce sentiment d’avoir glissé hors du temps et pour-
tant cent fois l’issue m’a échappé. Il me vient alors une
impatience comme lorsque je cherche désespérément un
mot exact ou le nom de quelqu’un, c’est sur ma langue,
c’est à portée de main, au bout de mes doigts, c’est si
proche. Alors, malgré la peur qui vient et mon esprit qui
flanche, j’abandonne ce que je suis en train de faire et je
me mets à le chercher.
Il ne faut pas croire que le garçon se cache ou se dérobe,
non, il semble simplement avoir trouvé un endroit où il
attend que je le découvre. Une fois, il était au fond de la
salle de cinéma, debout, et la lumière de la sortie de secours
lui faisait un halo rouge sur la tête. Une autre fois, il était
assis sur un banc dans le jardin public et, si ce n’était son
visage tourné vers moi, on aurait pu croire qu’il venait là
regarder les passants, les canards et la manière dont les
branches des arbres se penchent au-dessus de l’eau mais
jamais ne la touchent. Il y a une semaine, je l’ai vu qui se
tenait sous la pluie, de l’autre côté de la rue. Sa peau avait
un aspect ciré, et même transie de peur, j’avais eu le désir
troublant d’embrasser sa bouche brillante et mouillée.
Aujourd’hui, quand je rouvre les yeux, il est toujours là,
dans ce fauteuil où je m’installe pour lire le soir. C’est la
première fois qu’il vient chez moi, je ne me demande pas
comment il a fait, s’il a profité d’une porte mal verrouillée,

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s’il est passé par le balcon, ce n’est pas important, je sais
qu’il est tel un animal souple, à se glisser ici, à ramper là,
à apparaître sans bruit et à disparaître à sa guise. S’il lui
venait l’envie de s’appuyer sur le dossier du fauteuil, de
tendre le bras gauche, il pourrait effleurer les tranches de la
rangée de livres et prendre dans sa paume le galet noir en
forme d’œuf, si lisse et parfait qu’il paraît artificiel. Je l’ai
ramassé il y a des années sur la plage de...
La plage de...
Je ne me souviens pas du nom. Ça commence par un
« s », je la vois, cette longue bande de sable où les lende-
mains de tempête, la mer dépose des morceaux de bois
flotté. J’essaie de me concentrer, j’imagine la rue princi-
pale qui mène à cette plage, la partie haute qui est pavée,
les commerces endormis l’hiver et ouverts jusqu’à minuit
l’été. Dans ma tête, je fais des allers-retours dans cette rue,
j’essaie de tromper ma mémoire, de lui faire croire que je
veux me souvenir d’autre chose, c’est ainsi que les choses
fonctionnent. Il faut savoir se gruger soi-même. Tant de
détails me reviennent avec netteté, la frise d’un magasin
de chaussures, l’odeur sucrée des crêpes, la fumée bleue
du poulet qui grille sur une plaque improvisée, la poisse
des doigts qui tiennent le cornet de glace, le grondement
des vagues la nuit, le sel qui paillette le duvet des bras et le
bombé des joues, mais pas le nom de cette plage. Quand
le garçon est là, il y a un mur entre certains mots et moi,
entre certains événements et moi, je tente désespérément
de les atteindre mais c’est comme s’ils n’existaient plus.
Quand le garçon est là, je deviens une femme qui balbutie,

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NATHACHA APPANAH
Rien ne t’appartient
« Elle ne se contente plus d’habiter mes rêves, cette
fille. Elle pousse en moi, contre mes flancs, elle veut
sortir et je sens que, bientôt, je n’aurai plus la force de
la retenir tant elle me hante, tant elle est puissante.
C’est elle qui envoie le garçon, c’est elle qui me fait
oublier les mots, les événements, c’est elle qui me fait
danser nue. »
Il n’y a pas que le chagrin et la solitude qui viennent
tourmenter Tara depuis la mort de son mari. En elle,
quelque chose se lève et gronde comme une vague. C’est
la résurgence d’une histoire qu’elle croyait étouffée,
c’est la réapparition de celle qu’elle avait été, avant.
Une fille avec un autre prénom, qui aimait rire et danser,
qui croyait en l’éternelle enfance jusqu’à ce qu’elle soit
rattrapée par les démons de son pays.
À travers le destin de Tara, Nathacha Appanah nous
offre une immersion sensuelle et implacable dans un
monde où il faut aller au bout de soi-même pour pré-
server son intégrité.

Nathacha Appanah est l’auteure, notamment, de


Tropique de la violence et Le ciel par-dessus le toit,
traduits en plusieurs langues. Rien ne t’appartient est
son dixième livre.
NATHACHA APPANAH

Rien ne
R I E N N E T ’A P PA R T I E N T

t’appartient
rom a n
N AT H AC H A A P PA N A H

,
est

GALLIMARD

Rien ne t’appartient
16,90 f

21/05/2021 16:56
NATHACHA APPANAH

Cette édition électronique du livre


Rien ne t’appartient de Nathacha Appanah
a été réalisée le 10 juin 2021
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,
(ISBN : 9782072952227 - Numéro d’édition : 397531)
Code Sodis : U39386 - ISBN : 9782072952234
Numéro d’édition : 397532

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