La Nouvelle Histoire Des Empires
La Nouvelle Histoire Des Empires
La Nouvelle Histoire Des Empires
n°2
des
Histoire
LA NoUveLLe histoire des empires
La nouvelle histoire
des empires
scieNces
la propriété
dossiersestdes
Ce document hUmAiNes
exclusive VETISAN ([email protected])
/ hors-série
de IOANA - 08-11-2014 2013
N° 2 - Novembre-décembre
M 03066 - 2H - F: 8,50 E - RD
Les GrANds
Les empires
revisités
il fut un temps où l’histoire considérait les empires
avisés des différences » pour les autres. Ces entités politiques avaient
développé des registres de recettes afin de faire cohabiter des gens que
L au r e n t t e s tot
sciences humaines
Sommai re
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6 Quand les empires Empires d’hier
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10 Une brève histoire étaient les empires
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12 L’art de gérer
marketing les différences
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entretien avec Jane BurBank et Frederick cooPer
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18 Résurgences impériales
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4 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
histoire
des empires coordonné par Laurent testot
Nouveaux regards
46 Ottomans :
le règne de la différence
karen Barkey
58 La puissance oubliée
des Comanches
Pekka häMäLäinen
ary
ibr
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itis
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Br
Hégémonies
64 Napoléon, empereur
d’une Europe républicaine
De Agostini/Leemage
FLorian hurard
72 Un monde colonisé
Points de rePère
74 Grande-Bretagne, États-Unis :
l’imperium libéral ?
Jean-vincent hoLeindre
6 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
Q
in Shihuangdi a laissé une triste s’adapter à une nouvelle donne poli-
image à la postérité. On rapporte tique qui voyait l’émergence, à partir du
que ce Premier Empereur de XVIIIe siècle, des États-nations démocra-
Chine, fondateur d’un empire qui devait tiques, d’abord en Europe, puis ailleurs
durer dix mille ans (autant dire l’éter- dans le monde.
nité), entreprit de tout régenter : la lar- Pourtant, les empires opèrent aujour-
geur des routes comme la bonne calli- d’hui un retour en force (1). D’abord
graphie, les poids et mesures comme la parce que leur histoire est celle du
pensée – il envoya au bûcher l’essentiel monde. Les premiers empires appa-
des classiques de sagesse ou de politique raissent il y a cinq millénaires, ce n’est
chinois, et il fallut plusieurs générations pas un hasard, dans les zones tempé-
de lettrés pour reconstituer ce patri- rées de l’Eurasie, Égypte, Mésopotamie,
moine. À Mao qui se vantait d’avoir fait Chine, Inde… Là même où sont nées
tuer plus de gens que cet illustre prédé- l’agriculture, les villes et l’écriture.
cesseur, aux démocrates qui font de Qin Car il faut des sociétés spécialisées
Shihuandgi l’incarnation du despote pour contrôler de larges surfaces, avec
mégalomane – son tombeau couvre une des soldats pour les pacifier et des
surface souterraine de plus de 50 km2 ! –, scribes pour les administrer. Il faut aussi
la légende noire du Premier Empereur des ressources alimentaires périodiques
offre un commode archétype (p. 28). et contrôlables par les élites pour garan-
tir la cohésion de l’ensemble. Tous les
Légendes noires, empires sont nés dans des plaines, et
légendes dorées… ont été céréaliers, à quelques exceptions
À la même époque, au IIIe siècle avant près. La plus marquante est l’Empire
notre ère, l’Inde se serait enorgueillie inca qui, au XVe siècle, s’étend en Amé-
d’être sous l’autorité du plus sage des rique du Sud sur toute la cordillère des
empereurs. Ashoka, après une jeunesse Andes : montagneux, il ne connaissait
sanglante de conquérant, sur le modèle pas l’écriture (mais les quipus, des mes-
d’Alexandre le Grand, avait été tou- sages codés inclus dans des tissages
ché par la grâce du Bouddha. Fini les coloriés, permettaient d’archiver les
massacres, vint le temps des mission- recensements comme de transmettre
naires. Il patronna la nouvelle foi et son des messages), et son économie était
évangélisation changea le destin du basée sur la pomme de terre.
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égyptiens, mésopotamiens, chinois volonté divine. La religion marche sou- des métaux précieux comme du sucre.
ou indiens. Mais l’expansion faisant vent la main dans la main avec l’empire. Elles sont le lieu de l’esclavagisme, et
son œuvre, ils se sont vite heurtés. Et le sentiment d’appartenance doit saignent démographiquement l’Afrique
Les chocs impériaux ont rapidement faire office de ciment. Rome est soudée par les traites négrières. Elles font des
rythmé l’histoire du monde, comme par l’idéal de la citoyenneté (p. 32), pro- colonies espagnoles et portugaises des
à Qadesh, actuelle Syrie, où Ramsès II gressivement élargie à des populations lieux métis, où chacun est le rejeton,
affronte vers - 1274 les chars de l’Em- de plus en plus importantes, jusqu’à selon la formule de Simón Bolivar, « des
pire hittite. Ainsi de l’Empire perse l’édit de Caracalla qui, en 212, accorde habitants légitimes de cette terre et des
achéménide qui tente, au Ve siècle le statut de citoyen à tous les hommes usurpateurs espagnols ». Elles sont la
avant notre ère, d’envahir la Grèce. libres de l’Empire. À l’autre extrémité matrice des théories raciales, qui jus-
L’invasion, défaite par la coalition des de l’Eurasie, la Chine adopte un modèle tifiaient la domination des Blancs sur
cités grecques menées par Athènes, méritocratique : le mandarinat. Ceux les autres. Les grandes expéditions vers
entraîne en retour la fondation de la qui réussissent les concours officiels l’Orient, pour capter les épices et les
ligue de Délos : les ressources des cités deviennent fonctionnaires. Tout empire, richesses de la Chine et de l’Inde, sont
sont mises à disposition d’Athènes cosmopolite par nature, se doit d’instau- à l’origine des premières compagnies
pour éloigner la menace perse. rer un idéal, une prospérité et une ère par actions, comme d’un partage du
Athènes utilise alors cette puissance de paix pour durer. L’empire, résumait monde par les puissances européennes
pour vassaliser ses voisines, qui se Talleyrand, ministre des Affaires étran- qui a puissamment contribué à créer
rebellent lors des guerres du Pélo- gères de Napoléon, est « l’art de mettre les frontières dans lesquelles le monde
ponnèse. L’Empire colonial athénien les hommes à leur place ». vit aujourd’hui. Le temps des colonies
prend fin en - 404, vaincu par Sparte. est à la fois bref (trois générations en
En - 338, Philippe II, roi de Macédoine, Un paradis en péril Afrique continentale) et très récent : la
écrase les cités grecques à Chéronée, Les peuples nomades mettent un République française n’a abandonné sa
donnant à son fils Alexandre le Grand terme à la Chine des Han au IIIe siècle souveraineté, de concert avec la Grande-
les moyens militaires de son ambition et à Rome au Ve. Ils ne vont pas détruire Bretagne, sur les Nouvelles-Hébrides
– la revanche de l’Occident sur l’Orient. Rome, mais y rentrer en force afin d’y (Vanuatu) qu’en 1980.
Passant le détroit du Bosphore en - 334, remplacer les vieilles élites. Anthony Notre droit est né à Rome. Nos idéaux
son armée envahit l’Empire achémé- Pagden (3) cite une histoire rapportée démocratiques ont contaminé l’Europe
nide, de l’Égypte à l’Indus. Alexandre par Jorge L. Borges, celle du chef lom- quand Napoléon a entrepris d’exporter
meurt à 33 ans, non sans avoir incen- bard Droctulft, ne rêvant que de pillage, les acquis de la Révolution française
dié Persépolis, en représailles, dit-on, subjugué par les splendeurs de cette (p. 64). Les grandes vagues d’immigra-
de l’incendie d’Athènes par les Perses Rome qu’il est venu détruire, retournant tion impulsées par les empires colo-
un siècle auparavant. Faute d’avoir ses armes contre ses camarades pour niaux ont modelé nos sociétés. Sans
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préparé sa succession, son empire est préserver ce qu’il perçoit comme un même prendre en compte la récente
morcelé entre ses généraux. paradis en péril. inflation sémantique du terme d’em-
Mais la figure solaire du jeune Macé- Serge Gruzinski (4), pour sa part, nous pire, au sens d’empire économique (le
donien, qui renforçait ses prétentions rappelle que l’histoire n’est pas linéaire futur Empire chinois ?), civilisationnel
universalistes en se proclamant fils et recèle bien des non-dits. Si nombre (l’empire global du néolibéralisme) voire
du roi des dieux (Zeus pour les Grecs, de livres ont été écrits sur la conquête de informel (l’impérialisme états-unien),
Amon pour les Égyptiens), fondait des l’Empire aztèque par les soudards espa- pouvons-nous aujourd’hui soutenir que
dizaines de cités à son nom – Alexan- gnols d’Hernán Cortes dans les années nous sommes sortis de l’empire ? l
drie –, inspirera nombre de ses succes- 1520, rien, jusqu’à ses recherches,
seurs. Notamment César, qui imposera n’avait été rédigé sur l’entreprise des (1) Jane Burbank et Frederick Cooper, Empires. De
à la République romaine la tyrannie Portugais au même moment, selon les la Chine ancienne à nos jours, 2008, trad. fr. Christian
Jeanmougin, Payot, 2010. Voir l’entretien p. 12.
qui ouvrira la voie à Auguste lorsque mêmes modalités : la conquête de la
(2) Alessandro Stanziani, Bâtisseurs d’empires.
celui-ci instaure l’Empire en - 27. Il est Chine des Ming. Celle-ci résista sans Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes,
à noter que les possessions constituant mal, et l’entreprise, humiliante pour XVe-XIXe siècle, Raisons d’agir, 2012.
l’Empire romain ont été pour l’essentiel l’Europe, fut oubliée. (3) Anthony Pagden, Peoples and Empires,
conquises sous la République ; l’Empire Le XVIe siècle voit l’émergence de l’Eu- 2001, rééd. Modern Library, 2003.
(4) Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon.
en a hérité. Reste que, des rois méso- rope, et l’hégémonie qui s’ensuit est
Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle,
potamiens aux empereurs romains, en impériale. Les colonies, qu’elles soient Fayard, 2012.
passant par les huangdi chinois et les de peuplement ou d’exploitation, four- (5) Bouda Etemad, De l’utilité des empires. Colonisation
tsars russes, le pouvoir est légitimé par la nissent de précieuses ressources (5), et prospérité de l’Europe, Armand Colin, 2005.
Extrait de Gérard Coulon et J.-C. Golvin, Voyage en Gaule romaine, Actes sud/Errance, 2002, rééd. 2011.
• Qu’est-ce qu’un empire ? D’abord,
un État qui exerce un contrôle sur
d’autres entités politiques. A minima,
il s’agit donc d’une communauté
politique, structurée autour d’un
pouvoir qui domine, par administration
directe ou indirecte, des peuples
divers sur une grande étendue. Pour
Frederick Cooper et Jane Burbank
(entretien p. 10), il convient d’ajouter
que l’empire a pour particularité de
gérer les différences en accordant à
ses sujets des statuts variés.
L’historien Peter Turchin (1) distingue
une surcatégorie, celle des « méga-
empires », qui englobe la soixantaine de
Jean-Claude Glovin, La Maison Carré de Nîmes, temple romain édifié au début du Ier siècle.
structures politiques ayant exercé leur
pouvoir sur une surface d’au moins
1 million de km2 (soit près de deux fois • Un empire n’implique pas la confère au colonialisme des motifs
l’actuelle France métropolitaine). présence d’un empereur, mais d’un essentiellement économiques, a
pouvoir central fort : des empires ont été vivement critiquée par d’autres
• Le terme Empire vient du latin pu être dirigés par des institutions auteurs, notamment Joseph
imperium, mot qualifiant le pouvoir républicaines (comme la France Schumpeter, qui voyait l’impérialisme
suprême, civil et militaire. Celui-ci coloniale), des royautés (l’Autriche- comme l’extension sociale d’États
est d’abord exercé par deux consuls Hongrie) ou d’autres formes politiques. disposant de forces militaires.
romains à partir du Ve siècle avant
notre ère, puis par le Prince à partir • En géopolitique, on distingue les • Le colonialisme est une
d’Auguste, proclamé empereur par empires terrestres (Chine, Russie…) idéologie justifiant l’extension de
le Sénat romain en 27 av. J.-C. Si des empires maritimes (athénien, la souveraineté d’un État sur des
le concept politique a précédé le espagnol au XVe siècle…), Leurs territoires situés au-delà de ses
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mot de plusieurs millénaires (les extensions respectives se font frontières. La colonisation implique
premiers empires, en Mésopotamie généralement, pour le premier type l’extension effective de cette
et en Égypte, apparaissent vers par conquête terrestre continue, dans souveraineté, notamment par la
2300 av. notre ère), l’empire, dans le second cas sous forme d’un puzzle domination politique et l’exploitation
l’historiographie européenne, qualifiera territorial contrôlé par mer. économique. l l.t.
longtemps le pouvoir de Rome, et
par extension celui de ses « héritiers » • L’impérialisme est une doctrine (1) Pour une présentation des thèses de Peter
Turchin, voir Jean-François Dortier, « Comment
autoproclamés : Empire romain de conquête visant à la domination
naissent les empires », 25 janvier 2010, http://blogs.
d’Orient dit aussi byzantin ; Empire de d’autres pays, et pas forcément histoireglobale.com/comment-naissent-les-empires_67 ;
Charlemangne ; Saint-Empire romain la constitution d’un empire. Dans et Philippe Beaujard, « Comment naissent les empires
germanique ; Empire napoléonien. Au cette acception, on peut qualifier (suite) », 31 janvier 2013, http://blogs.histoireglobale.
fil du temps, l’usage qualifie d’empires la politique étrangère des États- com/comment-naissent-les-empires-suite_97
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 9
les empires
transmettre
Points de rePère
Une brève histoire
La majorité des empires sont apparus dans les plaines – 5) À partir du Xe siècle, la pression démographique
d’Eurasie, où des millénaires plus tôt naissait l’agriculture. pousse les peuples des steppes à l’expansion : les
Khitaï s’emparent du nord de la Chine et fondent la
• Le Moyen-Orient (p. 24) est la plus ancienne pépinière dynastie Liao, avant d’être évincés par les Djürchens
d’empires. Le premier est celui de Sargon Ier, qui unifie les cités- (futurs Mandchous) au XIIe. Les Turcs seldjoukides
États de Mésopotamie vers 2300 ou 2200 av. notre ère – il s’emparent d’une bonne part du Proche-Orient.
est contemporain des débuts de l’Empire égyptien, qui durera – 6) Né vers 1165, Gengis Khan unifie les tribus
jusqu’à sa vassalisation par les Perses en - 525. de Mongolie. À sa mort en 1227, ses conquêtes
À partir du Ier millénaire av. notre ère, une longue série de s’étendent de la Chine du Nord à la Perse. Ses
structures impériales, de plus en plus englobantes, culminent petits-fils parachèvent son œuvre, et vers 1280,
avec les empires néo-assyrien (VIIIe-VIIe siècles av. notre ère), quatre États mongols (p. 36) contrôlent l’essentiel
néo-babylonien (- 626 / - 539), perse achéménide (- 556 / de l’Eurasie. Ce qui fait nominalement de Kubilaï
- 330), parthe (- 247 / + 224), perse sassanide (224-651)… Khan l’empereur ayant régenté le plus vaste empire
de tous les temps – 30 millions de km2.
• La Chine devient impériale en – 7) Les sociétés nomades sont absorbées par les
- 221, quand le roi du Qin unifie empires sédentaires d’Asie (XVe-XVIIIe s.).
les Royaumes combattants et
se proclame Premier Empereur • En Asie du Sud-Est, l’Empire khmer (IXe-XIIIe s.),
(p. 28). Sa dynastie est avec Angkor pour capitale, contrôle à son apogée
rapidement renversée par celle les actuels Cambodge, Laos, Thaïlande et Viêtnam.
des Han (- 202 / + 220). La Chine
connaît ensuite des alternances • L’Inde voit se succéder au nord les empires
de fragmentation et d’unité, les maurya (IIIe et IIe s. av. notre ère) puis gupta (IVe-
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dynasties les plus marquantes VIe s. de notre ère), et au sud Vijayanâgara (XIVe-
étant celles des Tang (618- XVIe s.). Après un apogée impérial sous les Moghols
DR
907), des Song (960-1279), des aux XVe-XVIIe siècles, le sous-continent est annexé
Kubilaï Khan, petit-fils de Yuan (mongols, 1279-1368), des progressivement par une compagnie coloniale
Gengis Khan, fondateur de la Ming (1368-1644) et des Qing privée (la Compagnie
dynastie Yuan (1279-1368).
(mandchous, de 1644 à 1911). britannique des
Indes orientales),
• Les steppes d’Asie centrale voient se succéder les empires puis intégré en 1868
nomades. Gérard Chaliand, dans Les Empires nomades (Perrin, à l’Empire colonial
1995, rééd. 2006), distingue sept phases : britannique, auquel il
– 1) les peuples indo-européens scythes (VIe-IIe siècles av. notre apporte jusqu’à son
ère) forment un premier empire, de l’Ukraine au Kazakhstan. Indépendance (et
– 2) L’Empire kouchan (Ier-IIe s. de notre ère) s’étend du son éclatement entre
Tadjikistan au Gange, avant de s’évaporer sous la poussée de Inde proprement dite,
peuples turco-mongols venus de l’ouest : d’abord les Xiongnu, Pakistan, Bengladesh
contrôlant la Mongolie (IIIe-IIe s. av. notre ère), puis… et Birmanie) en 1947
DR
– 3) les Huns, qui ravagent les grands empires, de la Chine à une grande part
l’Europe (avec Attila) en passant par l’Inde et la Perse (IIIe-Ve s.). de ses ressources L’empereur moghol Akbar
– 4) Les empires orientaux et occidentaux des Turcs célestes économiques et règne sur l’Inde du Nord
contrôlent l’étendue séparant la Chine de Byzance (VIe-VIIe s.). militaires. de 1556 à 1605.
10 H
10ors-série
Les Histoire
Grands n° 1
Dossiers / Les
des sciences
Grands Dossiers/ des
humaines Hors -série H
sciences humaines ° 2
istoire n/ Novembre-décembre 2012
/ Novembre-décembre 2013
transmettre
des empires
• L’Europe abrite brièvement l’ensemble du Moyen-Orient vers 1400, au prix de
l’empire colonial quelque 17 millions de morts (peut-être 5 % de la population
d’Athènes (- 474 / mondiale de l’époque). Ensuite, l’Asie occidentale est partagée
- 404), défait par entre trois grandes puissances musulmanes : les empires
une coalition de ottoman (p. 46), iraniens séfévide (1501-1736) puis kadjar
cités grecques. Lui (1786-1925), et moghol en Inde.
succède l’Empire
macédonien, quand • Le Japon est le dernier pays à avoir aujourd’hui un empereur,
Philippe II annexe la mais il n’est vraiment un empire que durant sa période coloniale,
Grèce, et que son fils dans la première moitié du XXe siècle. Après avoir défait la
DR
en 1453. En Europe occidentale, Charlemagne bâtit • Les empires coloniaux européens (p. 72) prennent leur
un éphémère empire au IXe siècle. À partir du Xe, le essor à partir du XVe siècle. Après s’être partagé le monde au
saint Empire romain germanique fédère l’équivalent XIXe, ils se dissoudront dans la seconde moitié du XXe. Un nouvel
de l’actuelle l’Allemagne. Il s’effondrera sous les ordre international se mettra alors en place. l
coups de Napoléon (p. 64). La Russie, considérée Laurent testot
comme empire dès le XVIIIe s., grignote l’Asie
jusqu’à dominer au début du XXe le sixième des
DR
Novembre-décembre 2012/H
Novembre-décembre 2013 / Hors
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Histoire
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GrandsDossiers
Dossiersdes
dessciences humaines11
scienceshumaines 11
les empires
ReNcoNtRe avec
L
eur livre, Empires. De la Chine ancienne à humains comme différents et capables de coha-
nos jours, s’est imposé ces dernières années biter, en utilisant les capacités particulières de
comme une référence en matière d’histoire chaque communauté ; à un autre où les distinctions
impériale. Frederick Cooper et Jane Burbank y deviennent absolues, dans lequel une partie des
revisitent la longue histoire, sur deux millénaires, gens sont corvéables à merci voire exterminables.
de ces formes politiques. Et soutiennent que ce On retrouve tout ce spectre dans l’histoire des poli-
travail encyclopédique est à même de nous fournir tiques de la différence.
nombre d’éclairages sur le présent. J.B. : Nous insistons sur un terme, celui de répertoire,
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Frederick cooper
auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire coloniale.
ont été traduits en français Le Colonialisme en question.
Théorie, connaissance, histoire, 2005, trad. fr. christian
Jeanmougin, Payot, 2010 ; L’Afrique depuis 1940, 2002,
trad. fr. christian Jeanmougin, Payot, 2008, rééd. 2012 ;
Repenser le colonialisme (coécrit avec ann Laura Stoler),
1997, trad. fr. christian Jeanmougin, Payot, 2013.
DR
le système du devchirmé – le prélèvement systéma- Frederick tiques différentes. En toile de fonds, la mission civili-
tique de garçons parmi ses sujets chrétiens, afin cooper et satrice. Mais en même temps ils allaient et venaient
de mettre au service du sultan des fonctionnaires Jane entre l’idée de faire coopérer les chefs traditionnels,
et militaires fidèles, car n’ayant aucun lien avec les BurBank et celle d’éduquer, d’assimiler une élite locale.
élites ottomanes – combine des éléments des réper- Professeurs
toires mongol et chinois. d’histoire à La puissance romaine dura dix siècles,
J.B. : En Chine, l’idée de recruter par le mérite des l’université de New l’Empire ottoman six… Comment expliquer
fonctionnaires a été très importante. Mais elle faisait York, coauteurs cette longévité ?
courir à l’empire un risque d’éclatement, car elle de Empires. De la F.C. : L’idée impériale ne consistait pas seulement
n’excluait pas que ces fonctionnaires se constituent Chine ancienne à à suivre un modèle, mais à l’adapter aux circons-
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de puissantes familles capables de le défier. Les nos jours, 2008, tances. Les empires ajustaient et combinaient leurs
Ottomans, avec le système du devchirmé, fondé sur trad. fr. christian modèles en fonction de leurs besoins.
l’esclavage sultanique, essayaient d’éviter ce danger. Jeanmougin, J.B. : Et cette possibilité de choisir, et de modi-
Payot, 2010. fier ensuite ces choix, est bien un des éléments
Les empires coloniaux européens ne reposaient- de la persistance de ces formes politiques. Par
ils pas sur un quatrième répertoire, consistant à exemple, la Russie, au XIXe siècle, couvrait comme
exclure complètement les catégories des sujets aujourd’hui un huitième de la surface terrestre. Ses
ou des esclaves ? parties – l’Asie centrale, la Finlande, ou le Caucase
F.C. : Pas vraiment. Ces empires avaient besoin des par exemple – étaient administrées différemment.
mêmes intermédiaires pour dominer les sociétés Une réforme pouvait être appliquée aux cinquante
conquises, car il n’y avait pas assez d’administra- provinces de la Russie centrale, mais pas aux autres.
teurs blancs, en Afrique par exemple. Il en a résulté Toute la stratégie de la gouvernance russe consistait
des combinaisons intéressantes de deux systèmes. à décider où appliquer tel système de lois.
Idéologiquement, c’était très romain : nous sommes F.C. : Le plus important reste qu’un empire peut
civilisés, les autres ne le sont pas. Mais pour l’admi- combiner les répertoires à sa disposition. Prenons
nistration quotidienne, ils avaient besoin d’inter- le cas de l’Empire britannique au XIXe siècle, où
médiaires jouissant de positions d’influence plus ou coexistaient :
moins légitime dans les sociétés indigènes. • les îles antillaises, gouvernées directement, avec
J.B. : Et dans ce contexte colonial, comme l’a montré une économie esclavagiste jusqu’à ce que le Parle-
Alice L. Conklin (1), les Français ont utilisé des tac- ment londonien abolisse l’esclavage ;
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 13
les empires
pendance a amené à la création des États-Unis ; au tout en 1905, Mais en même temps, il était très dangereux
montrant le
milieu du XIXe siècle, le Canada a changé de statut, pour ces empires d’insister sur une politique se
tsar Nicolas II
est progressivement devenu un dominion, sous résumant à un seul État, un seul territoire, un
acceptant
administration locale ; la création
seul peuple. La question des rapports entre États-
• l’Inde, administrée par coopération entre la Cou- d’une douma nations s’en est trouvée compliquée jusqu’à la fin
ronne et la Compagnie des Indes, qui était proprié- (assemblée du XXe siècle. Et la vision téléologique, qui voudrait
taire de cette colonie jusqu’en 1858, la Couronne parlementaire). qu’à l’empire succède « naturellement » l’État-
prenant le contrôle au lendemain de la révolte des nation, empêche de dégager ces questions. Elles
Cipayes, instaurant un gouvernement local, le Raj, figurent pourtant parmi les plus importantes de
avec de forts pouvoirs décisionnaires et une fonc- l’histoire des XIXe-XXe siècles.
tion publique particulière ; J.B. : Nous avons commencé à réfléchir sur les
• les nouvelles colonies d’Afrique, où une popula- empires dès les années 1990, pour deux raisons.
tion subordonnée était administrée par une combi- D’abord, en tant que spécialiste de la Russie, j’étais
naison de fonctionnaires britanniques et ce qu’on insatisfaite des études coloniales, qui étaient basées
qualifiait d’« administration indirecte », par le biais sur les seuls pays capitalistes et excluaient les socia-
des élites locales ; listes. Ensuite, les guerres en ex-Yougoslavie ont
• et ce que l’on appelle l’impérialisme du libre- clairement montré que les politiques d’État-nation
échange (p. 74), qui consistait à imposer une cer- n’étaient pas un idéal, qu’elles menaient souvent à
taine vision du commerce. Ce processus ne repo- la guerre. Les gens sont partout mélangés, et quand
sait pas seulement sur le libre-échange consenti, le projet national échoue, ça explose.
14 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
Les empires aussi ont livré des guerres… trop explosif. Mais on a aussi 14 pays nouveaux,
J.B. : Oui, leur expansion résultait de processus de les ex-Républiques soviétiques. Là, les nouveaux
conquêtes, bien sûr… Mais notre idée est que la dirigeants essaient de construire des nations, avec
souveraineté est, au regard de l’histoire, un concept des conséquences dévastatrices, comme en Ouz-
qui a évolué. Et je pense que la vision directe et békistan, d’où ont été expulsés Russes et Tatars, où
simple qu’en a l’État-nation est une fiction très les historiens sont embrigadés pour inventer une
dangereuse, qui porte en elle des conflits sanglants. histoire de la nation ouzbek. Et ça se répète ailleurs
Mais si on peut repenser les souverainetés dans dans ces pays nés de l’explosion de l’URSS.
toutes les formes complexes qu’elles ont prises
dans le passé, cela nous permettra de reconsidérer En d’autres termes, vous estimez que V. Poutine
la souveraineté aujourd’hui. est obligé de gérer la fédération russe selon
F.C. : Il ne s’agit évidemment pas d’exiger le retour une politique impériale ?
à un Empire ottoman ou romain, mais à repen- J.B. : Je veux dire que la reconnaissance de peuples
ser la souveraineté, en termes de fédération par différents est une stratégie. Je n’entends pas donner
exemple. Est-il possible d’imaginer des systèmes à ce constat un accent normatif. Je vois juste que là,
de souveraineté partagée ? L’histoire des empires il est obligé d’agir ainsi. Et que cela peut l’amener,
enrichit cette réflexion. Il faut aussi savoir qu’il y comme aujourd’hui, à laisser un peu plus de pou-
avait non seulement plusieurs types d’empires, voirs aux gouverneurs locaux. Mais regardons les
mais aussi plusieurs scénarios de sortie d’empire. différences : la Grande Russie qui appliquerait une
L’histoire écrite dans les années 1960-1970, juste politique d’État-nation exploserait. La guerre rava-
après les décolonisations en Afrique et en Asie, gerait tout, pas seulement la Tchétchénie, qui est
donne l’impression qu’on est passé de l’empire à aujourd’hui la seule composante de cet ensemble
l’État-nation en un seul mouvement. Mais au début à connaître un conflit ouvert. Une idéologie défen-
des années 1950, il y avait plusieurs formules sur la dant l’État-nation pour tout le monde n’est simple-
table : d’une transition de l’empire colonial vers une ment aujourd’hui pas possible en Russie.
fédération multinationale, prônée par des élites de
l’Afrique française pendant les années 1950 ; ou la Peut-on pour autant affirmer que les États-Unis,
possibilité d’États-Unis d’Afrique évoquée par le l’Union soviétique ou l’actuelle Russie, sont ou
leader panafricaniste Kwame Nkrumah ; à côté de la ont été de véritables empires ?
demande pour l’indépendance immédiate évoquée J.B. : Le fait est qu’un grand pouvoir a à sa disposi-
par des mouvements comme le FLN en Algérie. tion toutes sortes de possibilités politiques. Dans
Toutes ces idées étaient vivantes en 1950, on était le cas par exemple des États-Unis, il est clair qu’ils
loin de penser que la seule communauté politique ont été un empire dès la proclamation d’indépen-
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imaginable était l’État-nation. dance des Treize colonies – qui, notons-le, offrait à
la Couronne britannique un grand avantage, en la
Pour autant, les États-nations sont-ils incapables débarrassant des plus turbulents de ses sujets. Les
de gérer harmonieusement les différences ? rebelles, à l’issue de la guerre, avaient plusieurs pos-
F.C. : De facto, les différences existent. Les popula- sibilités. Si on pouvait appliquer nos idées contem-
tions sont très diverses, les peuples bougent, ils ont poraines au XVIIIe siècle, ces Treize colonies auraient
des connexions. L’idée qu’il existe une homogénéi- pu choisir de former autant d’États-nations – et
sation sur base territoriale est une fiction créée par ils ont pensé à la possibilité de former treize États.
les idéologues pour justifier l’État-nation. Mais ils ont compris que cela menait à la faiblesse
J.B. : Un exemple : aujourd’hui, la Russie, dite aussi face aux puissances impériales française, espagnole
fédération de Russie, comprend 83 unités. La plu- et britannique. Ils se sont donc fédérés en une seule
part sont nommées d’après des noms de peuples entité pour fonder l’« empire de la Liberté ».
ou d’endroits. On y compte plus de 100 peuples
différents. Mais la Russie est obligée de trouver Un empire de la Liberté basé sur une politique
des solutions pour gouverner tous ces peuples. Et extrêmement discriminatoire,
ces 83 entités, réparties entre républiques, oblasts vis-à-vis des Amérindiens et des Noirs…
(régions), kraïs (territoires), okrougs (districts) J.B. : Les Américains étaient obligés d’unifier des ter-
et villes autonomes, sont une des manières pos- ritoires économiques, où la politique de l’esclavage
sibles de répartition des pouvoirs. Même Vladimir était différente. Et les Amérindiens étaient d’emblée
Poutine ne joue pas la carte nationale, ce serait exclus. Cette pratique différait de celle des Russes
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 15
les empires
qui, à la même époque, soumettaient des territoires et sociaux. Et surtout, la « mondialisation » n’est
et intégraient leurs populations, selon des réper- pas nouvelle. Tous les grands empires du passé
toires variables. L’expérience de la Russie impériale ont essayé d’être globaux, de créer un monde à
a inspiré les Bolchéviques, quand ils ont dû élaborer eux seuls… Et pour résoudre leurs problèmes de
une formule politique pour intégrer avec souplesse gouvernance dans des espaces immenses, ils ont
des populations hétérogènes. Et cela a perduré su mettre en œuvre toute une gamme de solutions
jusqu’à l’actuelle Russie : pas une République, mais dans la longue durée.
une fédération de peuples. F.C. : Nous pensons trop souvent, nous autres histo-
riens du contemporain, que tout a été inventé aux
La Chine, aujourd’hui, monte en puissance. XIXe-XXe siècles. Rien de plus faux. Ainsi les recen-
Met-elle en œuvre des recettes héritées sements, souvent décrits comme des inventions
de son passé impérial ? modernes, existent depuis deux mille ans en Chine.
F.C. : En plus de deux mille ans, on a vu en Chine se Cette notion de populations, classée en apparte-
succéder plusieurs dynasties. Mais l’idée fonda- nance, est très ancienne. De tout temps, les sociétés
mentale, celle de l’empire du Milieu, est restée une d’empire ont fait face aux mêmes problèmes que
constante. Jusqu’à aujourd’hui, puisque les fron- nous, et si elles ont duré, c’est qu’elles ont su y remé-
tières actuelles coïncident plus ou moins avec celles dier. L’enseignement fondamental de cette histoire
de l’Empire Qing (1664-1911). Cet espace, soumis à est que certaines des stratégies que les empires ont
des tensions très fortes au XXe siècle, guerre civile, pu apporter aux problèmes de gouvernance nous
invasions…, est demeuré chinois. Et les problèmes Cour de font penser différemment l’avenir des États. l
géopolitiques majeurs de cet ensemble, le Tibet, les souverains ProPos recueillis Par laurent testot
populations musulmanes de l’Ouest, ne sont pas mongols
nouveaux. en Perse, (1) Alice L. Conklin, A Mission to Civilize. The republican idea of empire in
J.B. : On peut dire aujourd’hui que la Chine suit une miniature France and West Africa, 1895-1930, Stanford University Press, 1997.
trajectoire impériale informelle à l’extérieur, avec du XIVe siècle.
par exemple ses projets économiques en Afrique.
F.C. : Mais l’incorporation reste une composante
fondamentale de l’histoire impériale. Or la Chine
n’a aucune intention d’annexer l’Afrique. La poli-
tique économique des empires coloniaux euro-
péens au XIXe siècle consistait certes à reléguer
l’Afrique au rang de fournisseur de matières pre-
mières et de marché pour des produits finis, ce
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Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 17
les empires
Résurgences impériales
Les empires, un temps délaissés par les historiens
et les politologues, opèrent un retour en force.
R
eplongeons-nous vingt-cinq ans culières étaient destinées à disparaître du littoral. Les « diasporas » ukrainienne,
en arrière. Les empires parais- avec la construction de la société com- croate, kosovare, kurde, etc., trouvèrent
saient vraiment derrière nous. muniste. Hélène Carrère d’Encausse des appuis aux États-Unis et en Europe
Ainsi, personne ne s’intéressait vrai- était bien seule, depuis les années 1970, pour dénoncer les oppressions subies.
ment au Saint-Empire romain germa- à parler d’empire et à s’intéresser aux À l’orée des années 1990, les stratèges
nique, cet édifice incompréhensible et musulmans, avec une poignée d’érudits découvrirent qu’il n’y avait pas que des
vermoulu qui semblait n’avoir existé comme Alexandre Bennigsen. Ceux-ci Yougoslaves en Yougoslavie, et qu’exis-
que pour mieux disparaître. L’histoire étaient très prisés par les diplomaties taient une question kurde et un pro-
allemande prussocentrée avait si bien occidentales après l’invasion de l’Afgha- blème tchétchène.
fait son œuvre que le grand récit de nistan par les Soviétiques en 1979 : il Quant aux empires coloniaux, leur
l’unification allemande de 1871 n’était fallait connaître ses conséquences pos- étude n’était guère à la mode, et il en
guère remis en cause, si ce n’est pour sibles sur les populations musulmanes était peu question dans le débat public,
distinguer une « mauvaise Allemagne », d’Asie centrale, que l’on imaginait malgré quelques « retours » lors de la
prussienne (dont la RDA, dans les contester le pouvoir de Moscou, voire guerre des Malouines (1982) oppo-
années 1980, se disait toutefois l’héri- être affectées par la vague islamiste qui sant la Grande-Bretagne à l’Argentine,
tière), et une « bonne Allemagne » rhé- touchait le Moyen-Orient depuis la fin et de la crise dans ce qui était alors le
nane, dont la République de Bonn (la des années 1970. territoire d’outre-mer français de la
RFA) était la résurgence. Les grands Nouvelle-Calédonie (1988). Qui s’était
empires continentaux étaient considé- Une histoire marginalisée ? intéressé à la Namibie, protectorat de
rés comme des « prisons des peuples ». Quand l’Union soviétique s’effondra, l’Afrique du Sud avant qu’elle devienne
Ils étaient condamnés par l’histoire. En en 1991, on reprit le titre de l’ouvrage indépendante en 1990 ? C’est la lutte
particulier l’Empire austro-hongrois, du grand spécialiste des relations inter- contre l’Apartheid et les affrontements
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miné par les revendications nationales, nationales Jean-Baptiste Duroselle : de guerre froide en Afrique australe qui
qui triomphèrent inévitablement à la Tout empire périra (1981). Néanmoins, attiraient l’attention, même si la ques-
fin d’une Première Guerre mondiale contrairement aux prévisions de H. Car- tion namibienne leur était liée. Lors
que Vienne avait contribué à déclencher, rère d’Encausse, la sécession vint des de la guerre civile en Algérie au début
dans une tentative désespérée pour nations européennes en situation d’ato- des années 1990, le pouvoir FLN sem-
contenir ces mouvements centrifuges. nie démographique et riches (en parti- blait, pour les plus critiques, reprendre
La Russie aurait pu connaître le même culier les États baltes), qui développèrent les pratiques violentes du colonisa-
sort, si le pouvoir soviétique n’avait pas rapidement un discours victimaire, voire teur (avec le soutien de celui-ci), tandis
reconstitué l’Empire, mais en transfor- révisionniste sur la Seconde Guerre que les islamistes parlaient de seconde
mant ses habitants, au-delà de la pro- mondiale. Les leçons du best-seller de guerre de décolonisation. Bref, l’épi-
motion d’identités nationales factices, Paul Kennedy, Naissance et déclin des sode de la décolonisation était clos, et
en Homo sovieticus. Les identités parti- grandes puissances (1987), qui visaient fermait en conséquence la parenthèse
les États-Unis, s’appliquaient en fait à coloniale. Les regards étaient tournés
l’Union soviétique, victime de « surex- vers la « relance européenne », marquée
n Pierre Grosser
Enseignant à l’IEP-Paris, spécialiste de l’histoire
pansion impériale ». N’ayant pas prévu
cet effondrement, beaucoup s’empres-
par l’Acte unique en 1986 et le traité
de Maastricht en 1992. La Commis-
des relations internationales, auteur notamment sèrent au début des années 1990 de pro- sion européenne étant généreuse, des
de Traiter avec le diable ? Les défis de la diploma- phétiser la décomposition de la Chine, réseaux d’historiens se lancèrent dans
tie, Odile Jacob, 2013 ; 1989, l’année où le monde sous le coup des revendications natio- de grands projets de recherche sur l’his-
a basculé, Perrin, 2009. nalistes et de la croissance des provinces toire de la construction européenne.
18 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
Éric Bouvet/Gamma
Un commando russe des unités Spetnaz surveille la population de Gudermes, Tchétchénie, le 14 décembre 1999.
L’histoire des empires coloniaux était vent l’histoire coloniale ou en faisaient entre les empires, des transferts de pra-
marginalisée en Grande-Bretagne, car un simple appendice. tiques entre empires, ou des marges des
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trop old fashioned, au temps de l’his- empires. L’histoire des relations inter-
toire sociale. En France, elle était encore Le tournant impérial nationales prend en compte l’histoire
marquée par le passé des historiens Or l’Empire est désormais partout (1). impériale, au-delà même des grandes
qui s’étaient engagés politiquement, La dimension « impériale » de la Rus- histoires des empires (5). Comment com-
notamment au temps de la guerre d’Al- sie et de l’Union soviétique fait l’objet prendre la politique, la défense et l’éco-
gérie. À droite, il restait une histoire de multiples travaux, et s’intègre dans nomie britanniques sans prendre en
militaire des guerres coloniales ou des l’étude des grands empires eurasia- compte la dimension impériale ? La riva-
idées coloniales. À gauche, on étudiait tiques. L’histoire ottomane connaît lité anglo-russe, de la Méditerranée au
l’exploitation coloniale et les mouve- également son « tournant impérial » (2). Pacifique, a peut-être d’avantage pesé
ments indépendantistes. Jacques Mar- Ce « tournant » existe pour un siècle dans l’histoire du monde et de l’Europe
seille se faisait connaître en affirmant d’histoire allemande (1840-1945) (3). que la rivalité franco-allemande. Les
qu’il avait dû revenir sur ses convic- Pour les États-Unis, l’approche par relations russo-ottomanes sont revues
tions marxisantes : en effet, la métropole l’empire n’est pas nouvelle, mais elle a au prisme des empires (6). La « relève
n’avait guère bénéficié des colonies, pris une ampleur considérable (4). On impériale » des Français en Indochine
même si elles ne lui ont pas coûté cher ; s’intéresse de nouveau au panasiatisme et des Britanniques dans le Golfe par
la décolonisation, puis la réorientation et à la nature « moderne » de l’Empire les États-Unis ont été des tournants
du commerce vers l’Europe avaient été japonais, en particulier en Corée et en majeurs. Le Raj (gouvernement colonial
les conditions de la modernisation éco- Mandchourie. De grands programmes britannique des Indes, ndlr) apparaît à
nomique, comme pour les Pays-Bas. Les internationaux traitent des comparai- certains Indiens comme l’horizon géo-
histoires de France oubliaient bien sou- sons entre les empires, des connexions graphique de la puissance indienne, de
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 19
les empires
l’Afrique orientale à l’Asie du Sud-Est. Grecs et Turcs, ont permis de penser un Même si la plupart des historiens vou-
Ce qui est étonnant, c’est la réhabilita- Empire ottoman tolérant et plurieth- draient échapper au débat sur le bilan
tion des empires. Les temps sont à la cri- nique, avant la furia identitariste. La du colonialisme, la question n’est jamais
tique de l’État-nation, qui aurait produit Palestine ottomane apparaît comme loin. D’abord parce que les temps sont
guerres totales, répressions internes, un paradis perdu, et la montée en force à débattre des responsabilités à l’égard
génocides et nettoyages ethniques. des formes de nationalisme arabe est des actes passés des puissances impé-
relativisée. Même si des formes de dji- riales, à la contrition et aux réparations.
Contre l’État-nation hadisme inquiétaient les empires russe, En 2008, au moment où l’Italie lorgnait
Les pires violences de la première moi- anglais et français, ceux-ci, puissances sur le pétrole libyen et avait besoin de
tié du XXe siècle ont eu lieu aux confins musulmanes, ont su coopter des élites Mouammar Kadhafi pour bloquer les
des empires, quand il fallait marquer et des pratiques musulmanes, voire ont immigrants venus d’Afrique subsaha-
son territoire, classer les populations facilité des formes d’affirmation cultu- rienne, elle signa le premier traité bilaté-
et les homogénéiser (7). Cette moder- relle. Émerge doucement l’idée que la ral contenant des clauses de réparation
nité aurait été également mortifère au manière hiérarchique d’organiser les pour son action coloniale passée.
Sud : en Éthiopie, au Rwanda, au Sou- relations internationales autour de l’Em- Ensuite, parce que la fascination pour
dan pour le seul continent africain. La pire chinois favorisait (et pourrait encore la violence et ses liens avec la modernité
colonisation aurait réifié les identités : favoriser) la paix, tandis que l’intrusion a fait rouvrir bien des dossiers. Les pra-
le colonisateur belge serait donc res- du système westphalien, mis en place en tiques du renseignement, du contrôle
ponsable du génocide rwandais, et le Europe à partir de 1648, et de l’impéria- et de la répression en situation coloniale
« diviser pour régner » britannique des lisme occidental ont été des facteurs de sont de mieux en mieux connues (9).
violences au Soudan ou au Cachemire. guerre, de souffrances et d’humiliation L’étude comparée des génocides a mis
Dans les années 1990, les nationalismes en Asie : l’étude du « système tributaire » l’accent sur les prémices coloniales,
en ex-Yougoslavie semblaient d’un autre (soit le commerce encadré par les États qu’il s’agisse des pratiques génocidaires
âge, mais avec les mêmes conséquences asiatiques avant que les puissances dans les colonies de peuplement britan-
destructrices. L’Europe « postnationale » coloniales ne leur imposent le libre- niques (en particulier en Australie) (10)
avait du mal à les comprendre. Tout ce échange, ndlr), abandonnée depuis les ou de l’« effet boomerang » des violences
qui était auparavant condamné, voire années 1970, intéresse désormais histo- coloniales en Europe (du génocide des
« nationalisé », car symbole des restes riens et politistes. Héréros de 1904 à 1911 à celui des juifs
d’un autre âge, empires, régions, dias- pour l’Allemagne (11)), des violences
poras, nomades, villes pluriethniques, L’héritage des colonies coloniales au Maroc à celles de la guerre
devient symbole du monde nouveau de À l’heure des « interventions humani- d’Espagne, etc.). Les États-Unis s’étant
la mobilité, des identités plurielles, de la taires » dans les années 1990 et de crise passionnés pour la contre-insurrection
flexibilité et de la tolérance. des États au Sud, les empires coloniaux depuis 2006, des centaines d’études
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Au milieu des années 1980, au moment (p. 72) ont commencé également à être ont été réalisées ou republiées sur les
où il était question de contester le rideau réhabilités. Ils auraient été des facteurs expériences coloniales. L’idée que les
de fer, la nostalgie pour l’Empire austro- d’ordre et de progrès, légitimes aux yeux Britanniques s’étaient mieux comportés
hongrois connut une nouvelle vague. d’élites locales. Il faudrait reprendre ce a rapidement été contestée, d’autant
Il était loin d’être condamné, ce qu’on fardeau, par l’action de l’Union euro- qu’en juin 2013, Londres a présenté ses
démontre également pour l’Empire péenne, les opérations de maintien de excuses et promis des réparations pour
ottoman, l’Empire russe ou celui, la paix et le state-building des Nations les Mau-Mau au Kenya.
chinois, des Qing (1644-1911). L’Europe unies, voire, lors du premier mandat Enfin, la montée en force du post-
centrale aurait perdu sa nature cosmo- de George W. Bush (2001-2005), à tra- colonial a amené non seulement à
polite avec le génocide des juifs et l’ex- vers une politique unilatérale des États- critiquer l’ensemble de l’expérience
pulsion des Allemands. Le Saint-Empire Unis, « force du bien » dans le monde. Au coloniale, et surtout ses survivances,
romain germanique était capable début des années 2000, l’hypothèse d’un et a montré d’une part que la plupart
d’adaptations. Décentralisé et régi par le « Empire » américain, non pas impé- des disciplines des sciences sociales et
droit, il préfigurait l’Union européenne. rialiste comme le prétendait la gauche humaines avaient, sinon une origine
Les grands empires musulmans – otto- depuis les années 1960, mais porteur de coloniale, du moins fait un détour
man, perse et moghol –, étaient dyna- liberté, de prospérité et de paix, a provo- colonial (anthropologie, sociologie,
miques et très ouverts sur le monde. qué un débat passionné. Les historiens géographie, théorie des relations inter-
Les guerres au Liban (1975-1990) et en britanniques se sont empressés de le nationales, droit international, pen-
Bosnie-Herzégovine (1992-1995), les comparer à l’Empire britannique, en sée politique, mais aussi médecine,
tensions dans une Chypre divisée entre particulier la star Niall Ferguson (8). psychiatrie ou sciences naturelles…),
20 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
et, d’autre part, que les sociétés des
métropoles étaient des sociétés impé-
riales, dont la culture notamment était
marquée par des formes plus ou moins
n
affirmées de racisme.
À l’heure où l’on parle beaucoup de
décentrage et de désoccidentalisation
de l’histoire, où entrent dans le monde
académique des chercheurs du monde
entier, où les financements vont à des
projets internationaux, où les sujets
transnationaux ou impériaux sont
académiquement un meilleur inves-
tissement que l’histoire de l’Europe
occidentale et alimentent le tourisme
universitaire, et où les conflits locaux et
régionaux sont interprétés dans l’his-
toire longue (pensons aux multiples
ouvrages sur l’Afghanistan), les travaux
DR
DR
sur l’histoire impériale vont continuer
Peut-on comparer l’Empire byzantin du XIe siècle, à l’assyrien qui l’a précédé de 2000 ans ?
à croître de manière exponentielle. l
L’enjeu de la comparaison
(1) Pour une approche plus développée, voir Pierre
Y a-t-il un sens à comparer du Sud), en passant circulations d’idées,
Grosser, « Comment écrire l’histoire des relations
internationales aujourd’hui ? Quelques réflexions à partir de
les empires, à travers le par l ’Empire « oublié » d’objets ou de personnes
l’Empire britannique », Histoire@Politique. Politique, Culture temps et l’espace ? Les d’Athènes (- 474 / - 404), permet-elle de souligner
et Société, n° 10, janvier-avril 2010, disponible sur www. communications réunies la Rome impérialiste (IIIe s. des continuités ou
histoire-politique.fr/index.php?numero=10&rub=pistes dans Les Empires. av. notre ère / IIIe s. ap.) des ruptures ?
(2) Alan Mikhail et Christine M. Philliou, « The Ottoman
Antiquité et Moyen ou l’empire maritime De l’examen, il ressort que
Empire and the imperial turn », Comparative Studies in
Society and History, vol. LIV, n° 4, 2012.
Âge. Analyse comparée de la cité marchande ces États, en dépit de leur
(3) Shelley Baranowski, Nazi Empire. German prouvent que oui. Il en de Gênes, etc., onze hétérogénéité, ont eu en
colonialism and imperialism from Bismarck to Hitler, ressort que la forme structures sont passés commun d’afficher des
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Cambridge University Press, 2011. étatique impériale s’insère en revue selon trois prétentions universalistes,
(4) Paul Kramer, « Empire and connection : Imperial
dans une continuité questionnements : maintenant la « fiction »
histories of the United States in the world », The American
Historical Review, vol. CV, n° 5, décembre 2011,
(Byzance se dit fille de 1) quels sont les termes qui les inscrivait dans la
disponible sur http://paulkrameronline.com Rome, le Saint-Empire utilisés par ces États continuité de formations
(5) John Darwin, After Tamerlane. The rise and fall of global germanique se présente pour se qualifier – se politiques antérieures.
empires since 1405, Bloomsbury, 2008 ; comme l’héritier de perçoivent-ils comme L’empire s’appréhende
Frederick Cooper et Jane Burbank, Empires. De la Chine
Charlemagne, qui se impériaux ? alors, de façon générique,
ancienne à nos jours, 2008, trad. fr. Christian Demougeot,
Payot, 2010. Voir l’entretien p. 12.
réclame lui-même des 2) Leur fonctionnement comme un foyer
(6) Michael r. reynolds, Shattering Empires. The clash césars ; jusqu’à Alexandre est-il de nature expansif de dominations
and collapse of the Ottoman and Russian Empires, 1908- le Grand, qui se dit l’héritier impérialiste ? (économiques, politiques,
1918, Cambridge University Press, 2011. de Darius III qu’il vient 3) L’analyse comparée sociales…) articulant cœur,
(7) En dernier lieu omer Bartov et Eric D. Weitz (dir.),
de déposséder de son des liens entre centre périphéries et extérieur. l
Shatterzone of Empires. Coexistence and violence in the
German, Habsburg, Russian and Ottoman borderlands,
empire…). et périphéries, des Laurent testot
Indiana University Press, 2013. L’ouvrage est axé sur
(8) Pierre Grosser, « L’Empire à la mode Ferguson », la Méditerranée : de
L’Économie politique, n° 24, 2004.
PoUr ALLEr PLUS LoIn…
l’Empire néo-assyrien
(9) Voir les travaux de ou dirigés par Martin Thomas.
(VIIIe-VIIe siècle av. notre
(10) Voir les travaux de ou dirigés par Dan Stone et l Les empires
A. Dirk Moses.
ère) à l’almohade (XIIe- Antiquité et Moyen Âge. Analyse comparée
(11) Volker Langbehn et Mohammad Salama (dir.), XIIIe s. ap.), à cheval sur Frédéric Hurlet (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2008.
German Colonialism. Race, the Holocaust and Postwar le Maghreb et l’Espagne
Germany, Columbia Press, 2011.
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 21
Empires
1
Avec l’Égypte, la Mésopotamie est la première pépinière
d’empires. L’histoire impériale commence à Sumer, lorsque Sargon,
il y a plus de quatre millénaires, unifie les cités-États de la Basse-
Mésopotamie. Son modèle inspire ensuite Assyriens, Babyloniens,
Perses achéménides…, avant que la région ne soit finalement
intégrée à des empires toujours plus vastes.
22 Les Grands Dossiers des sciences humaines / HORS-SÉRIE HISTOIRE N° 2 / Novembre-décembre 2013
d’hier
Sommaire
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24 Mésopotamie :
au commencement
étaient les empires
28 La Chine au temps
du Premier empereur
32 L’administration,
clé de la Pax Romana
36 Le monde
après Gengis Khan
Collection Jonas/Kharbine-Tapabor
Novembre-décembre 2013 / HORS-SÉRIE HISTOIRE N° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 23
les empires
Mésopotamie :
au commencement
étaient les empires
La Mésopotamie fut le berceau des premiers
empires. Si ces structures politiques
y apparaissent voici cinq millénaires,
elles n’y furent pas pour autant permanentes.
P
aradoxe : ce que l’on a coutume même rapidement intégré dans une
encore d’appeler « Orient ancien » construction territoriale plus vaste. Les
occupe une place de choix dans empires mésopotamiens n’ont donc été
l’imaginaire politique européen, en que des moments de ce lieu.
raison des empires qui s’y sont succédé. Ceci dit, de quoi « Mésopotamie » est-il
Inversement, la notion clé aujourd’hui vraiment le nom ? La question mérite
mise en avant, notamment dans l’en- d’être posée. En effet, ce toponyme
seignement secondaire, est celle de de l’« entre-fleuves », pour le traduire
« cité-État ». L’expression est pourtant en littéralement du grec, s’est imposé
grande partie inadaptée pour caractéri- aujourd’hui pour désigner un espace
ser une réalité politique qui continue de qu’il y a cent, cent cinquante ans, on
nous échapper ; celle de « micro-État » appelait la Babylonie, ou encore la Chal-
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serait sans doute plus juste. Et la période dée. À l’origine, c’est-à-dire dans la
considérée, entre ces micro-États et ces toponymie grecque, reprise par Rome,
empires, n’est évidemment pas tout à la Mésopotamie désignait le plateau
fait la même. compris entre les moyennes vallées de
Josse/Leemage
L’Empire assyrien
région est bien le développement des de l’idéogramme kish (roi) et du mot l La tour de Babylone
Que reste-t-il de la Mésopotamie ?
réseaux urbains. akkadien kishshatum (totalité). Jean-Jacques Glassner, Seuil, 2003.
Le premier empire à se constituer, et l dictionnaire de la civilisation
Sargon, roi de l’Univers qui de fait a acquis une valeur arché- mésopotamienne
Au sein de cet archipel métropolitain, typique, est celui de Sargon (soit en Francis Joannès, Laffont, 2001.
les rivalités ont été nombreuses. On 2334-2279 av. J.-C., soit vers - 2200, selon l Les premières civilisations
peut considérer que l’empire a résulté les chercheurs). D’origine obscure, celui- du proche-Orient
précisément d’une volonté de rassem- ci s’empare du pouvoir à Kish avant de Francis Joannès, Belin, 2006.
bler ces villes et leurs arrière-pays. Dans conquérir les cités d’Uruk, Ur, Lagash,
cette lutte pour l’hégémonie, Kish est Umma, puis d’unifier Basse- et Haute-
peut-être la première à s’imposer au Mésopotamie autour d’une nouvelle la définition de l’imaginaire impérial.
milieu du IIIe millénaire. Selon la Liste capitale, Akkad/Agadê. Sargon pousse Certes, la notion d’« empire » n’existe pas
royale sumérienne, elle est la première ses armées bien au-delà, probablement en akkadien, mais plusieurs éléments
ville où fut restaurée la royauté après jusqu’en Anatolie, et devient ainsi, selon permettent de considérer qu’il y a là une
le Déluge. Sur le plan historique, les la Géographie de Sargon, « le roi de l’Uni- rupture politique. Ainsi, Narâm-Sîn,
rois de Kish, à l’époque des Dynasties vers, quand il conquit la totalité de la petit-fils de Sargon et quatrième roi
archaïques, semblent avoir exercé une terre sous le ciel, délimita sa frontière et de la dynastie akkadienne (2254-2218
certaine suprématie sur les autres rois mesura sa circonférence ». av. J.-C.), est le premier, dans l’état actuel
des cités plus au sud, comme l’atteste Cette dimension spatiale du roi des sources, à utiliser l’expression « roi
le rôle d’arbitre joué par le roi kishite conquérant est fondamentale dans des quatre régions », qui est une manière
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 25
les empires
Le « babylocentrisme »
de se proclamer roi du monde, par réfé-
Babylone, par la tradition biblique, a acquis le prestige d’une grande
rence aux quatre coins cardinaux. Il fait
a acquis une notoriété telle qu’on métropole. Ce qui explique qu’elle
aussi précéder son nom du déterminatif
pourrait croire que celle-ci était ait pu attirer le pillage du roi hittite
réservé aux dieux et se fait représenter
la « capitale » de la Mésopotamie. Murshili Ier en - 1595.
portant la tiare à cornes. Il n’est plus un
Cependant, cette centralité Cependant, c’est surtout au milieu du
primus inter pares, mais bien un « roi de
mémorielle est en partie usurpée. De Ier millénaire que Babylone impose
tous les rois », shar-kali-sharri, nom qu’il
nombreuses villes ont joué un rôle sa centralité, avec l’extension de
donne à son fils. C’est cependant sous le
important dans l’histoire de la région, l’Empire néo-babylonien à la mort
règne de ce dernier que l’empire d’Ak-
dont certaines ont été totalement d’Assurbanipal en - 627. Grâce
kad se serait effondré face aux attaques
effacées, comme celle d’Akkad/ à la politique de Nabopolassar
des Bédouins amorrites, des Élamites et
Agadé, la capitale de l’empire de (- 626/- 605), Babylone devient la
surtout d’un ensemble de tribus monta-
Sargon, vaguement localisée mais capitale d’un immense empire. Ce
gnardes désignées sous le nom de Guti.
jamais retrouvée. Les premiers sont les vestiges de cette époque
Il semble toutefois plus probable que
temps de Babylone, avant le début qui frappent le visiteur d’aujourd’hui.
l’empire se soit peu à peu délité. Il lais-
du IIe millénaire, sont eux-mêmes Mais cet empire ne dure pas. Le roi
sait une empreinte durable dans l’ima-
difficiles à atteindre par-delà le voile achéménide Cyrus II, après avoir
ginaire mésopotamien. Dans les siècles
de la légende étendu son
à venir, le principe d’un État unifié ayant
et en deçà de la territoire en
à sa tête un roi à la stature quasi divine
nappe phréatique. Asie Mineure,
constituera un idéal à atteindre.
La plus ancienne s’empare de
Peu après, le roi d’Ur, Ur-Numma
référence Babylone en
(2112-2095 av. J.-C.), réunifie la Basse-
historiquement - 539. Cette
Mésopotamie, s’accordant le titre de
attestée est mainmise par
« roi de Sumer et d’Akkad ». Il fonde
un texte de un roi d’une
ainsi la Troisième Dynastie d’Ur. La
fondation datant puissance
structure administrative de ce royaume,
de l’époque de la voisine met pour
particulièrement développée, a laissé
Première Dynastie toujours un terme
une documentation très importante et
d’ur, vers 2500 à la Babylonie
a permis de reconstituer l’organisation
av. J.-C. L’auteur indépendante.
politico-militaire, avec d’un côté des
s’y décrit comme C’est une
provinces centrales, dirigées par des
le constructeur coupure
PoodlesRock/Corbis
est l’archétype et l’éponyme de toute connaître un repli au XIe et au Xe siècle la Mésopotamie et de la Syrie, jusqu’à
puissance impériale. à cause de l’expansion araméenne. Et la limite orientale du Sinaï. Contraire-
La ville d’Assur fut la plus ancienne ce n’est véritablement qu’à partir de la ment aux Assyriens, Nabuchodono-
capitale de l’État assyrien. Après avoir seconde moitié du Xe siècle que l’État sor II (- 604/- 565) n’eut jamais de visées
été soumise aux puissances méridio- assyrien connaît une nouvelle expan- expansionnistes vers l’Égypte. Mais,
nales centrées sur la Basse-Mésopota- sion, aux dépens des États araméens comme l’écrit Daniel Arnaud, l’Empire
mie (dynasties d’Akkad puis d’Ur III), de l’Ouest. resta « une construction inachevée ».
elle devient indépendante au tournant L’apogée est atteint sous Sargon II Derrière la formule impériale « la tota-
des IIIe et IIe millénaires, et prospère dès (- 722/- 705) et ses successeurs. C’est lité des pays, l’ensemble de toutes les
le XIXe siècle av. J.-C. grâce au réseau que alors que l’on peut véritablement parler habitations, de la mer supérieure à
les marchands assyriens établissent d’un Empire assyrien. Le pays d’Assur la mer inférieure », on ne trouve en
dans toute l’Anatolie orientale et dont s’étend du golfe Persique au delta du Nil, effet aucune administration centra-
le pôle principal, Kanesh, a livré de brièvement conquis entre - 671 et - 653. lisée, aucun système d’information
nombreuses archives. Plus tard, Assur C’est durant cette période que la ville permettant d’assurer une réelle cohé-
est de nouveau soumise à la tutelle des d’Assur perd de son importance, avec sion. L’État se caractériserait davantage
grandes puissances de la région : Baby- la promotion de nouvelles capitales : comme un régime général de protec-
lone, puis le Mitanni. Cependant, dès le Kalhu sous Assurnasirpal II (- 883/- 859), torats. Nabonide est le dernier à régner
milieu du XIVe siècle av. J.-C., Ashshur- Dur-Sharrukin, créée ex nihilo, sous sur Babylone indépendante. En - 539,
uballit Ier (qui règne de - 1365 à - 1360) Sargon II, Ninive sous Sennacherib. l’empire est conquis par les armées
réaffirme l’indépendance de la ville, qui Mais le déclin est rapide et l’empire achéménides de Cyrus II.
devient alors le centre d’un véritable s’effondre dans les années - 614/- 610 Ce fut le dernier empire mésopota-
État. D’abord limité au triangle formé sous les coups d’une coalition formée mien stricto sensu, mais la région resta
par le Tigre, le Petit Zab et le piémont des Babyloniens et des Mèdes. le lieu d’autres empires, plus vastes.
du Zagros, il est étendu au cours du L’Empire néo-babylonien, au Une nouvelle étape était franchie
XIIIe siècle vers la partie septentrionale VIe siècle, reprend les limites de l’Em- dans l’histoire des constructions
de la Haute-Mésopotamie, avant de pire assyrien. Il est composé à la fois de politiques. l
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Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 27
les empires
La Chine au temps
du Premier Empereur
Parangon de la tyrannie pour les uns, unificateur inspiré
de la Chine pour les autres… Le Premier Empereur a endossé
bien des rôles. Mais qui était-il vraiment ?
L
e Premier Empereur, Qin Shi- 1 La fragilité espace différencié : il y a, au centre, le
huangdi, qui unifia la Chine du Mandat céleste Fils du Ciel en son palais ; puis en car-
en 221 av. notre ère, est perçu Dans la Chine antique des Shang rés concentriques, le domaine royal ;
comme l’archétype du tyran. Aux yeux (du XVIIIe siècle à 1121 av. notre ère) et le territoire des seigneurs reconnais-
des Chinois, il incarne l’antithèse des des Zhou (1121-256 av. notre ère), le sant la suzeraineté du Fils du Ciel ; les
valeurs confucéennes que sont la concept d’empire, au sens occidental royaumes des peuples soumis ; les
bienveillance, l’humanité, la justice, du mot, n’existe pas : on désigne l’en- zones où errent les barbares ; puis les
la modération et le respect de l’édu- semble du monde chinois, quelle que régions inconnues, les Quatre Mers. La
cation. De nombreux historiens occi- soit la forme de la domination politique Vertu du roi rayonne du centre vers la
dentaux, à l’inverse, l’ont hissé sur le qui s’y exerce, sous le terme de Tianxia, périphérie, en s’atténuant progressi-
même piédestal qu’Alexandre le Grand « ce qui est sous le Ciel ». Le souverain de vement ; sans agir, le roi conduit parfai-
ou César, et bien évidemment Mao cet ensemble est le Fils du Ciel (Tianzi). tement par sa seule Vertu, sa rectitude
– alors qu’il n’avait pas grand-chose en Il ne doit sa légitimité qu’à la volonté morale, tout ce qui est sous le Ciel et,
partage avec ces illustres références : céleste qui se manifeste sous la forme au-delà, les mondes extérieurs. C’est
dénué de génie militaire comme de du Mandat céleste (Tianming). cette conception idéale qui guide les
sens de l’État, tout au plus partageait- Ce Mandat céleste peut être retiré à philosophes et les conseillers des pre-
il avec Mao une certaine paranoïa. Il un souverain qui n’agit pas en confor- mières dynasties historiques, Shang
convient aujourd’hui de reconsidérer mité avec ce qui est attendu d’un roi. et Zhou (1121-256 av. notre ère). C’est
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sa légende noire à nouveaux frais, sans Le Ciel manifeste alors l’illégitimité à elle que se réfèrent les lettrés confu-
lui chercher de référent, en s’efforçant du souverain par des signes astrono- céens à partir du VIe siècle av. notre
de coller aux réalités culturelles de la miques ou physiques : apparition de ère, alors même que les conditions
Chine de son temps. comètes, chute de météorites, trem- historiques et politiques sont bien dif-
blements de terre, inondations, inva- férentes de cet âge d’or postulé.
sions de sauterelles, etc. Dans le même Au début de la période des Royaumes
temps, des signes inverses indiquent Combattants, vers le milieu du Ve siècle
l’apparition dans tel ou tel endroit av. notre ère, le Tianxia a changé de
du Tianxia du « sage caché » digne de configuration. Le Fils du Ciel, le roi des
recueillir le Mandat, celui qui va mon- Zhou, n’a plus aucun pouvoir temporel.
n François Thierry
Conservateur général à la Bibliothèque nationale
ter sur le trône. La perte du Mandat
céleste marque à la fois l’illégitimité
Il ne règne plus que sur le minuscule
territoire que ses puissants vassaux
de France, auteur de La Ruine du Qin. Ascension, personnelle du souverain et l’épui- ont bien voulu lui laisser ; ils ne lui
triomphe et mort du premier empereur de Chine, sement de la Vertu de sa dynastie. La reconnaissent qu’une prééminence
Vuibert, 2013. source de la légitimité est l’adéquation, spirituelle. Ces grands seigneurs, qui
manifestée par des signes clairs, entre portent le titre de duc, avant de prendre
le Ciel et la Terre ; la légitimité du pou- les uns après les autres celui de roi,
voir ne dérive pas de l’hérédité. ont construit des États puissants en
Le territoire n’a pas de frontières au absorbant progressivement les princi-
sens moderne, il est conçu comme un pautés les plus faibles tout en résistant
28 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
empires d’hier
au fur et à mesure des changements et la crainte sont les deux moteurs des Les princes du Qin, sous l’influence
sociaux, et il doit encore évoluer : « Je actions humaines. Le Roi est le garant de Shang Yang, font leur cette concep-
cherche moins à prouver que l’histoire a du bon fonctionnement de l’État, sa tion nouvelle de l’ambition impériale.
connu des formes opposées de gouverne- « moralité » importe peu : « On ne doit À l’empire de la Vertu rayonnante des
ment qu’à souligner que le changement reculer devant aucun moyen pour triom- Zhou succède la conquête militaire de la
devient une nécessité lorsque la société pher de ses ennemis. Tout prince qui quatrième dynastie à venir. Après les Xia
rencontre des obstacles qu’elle ne peut saura profiter des avantages d’une telle (dynastie mythique qui aurait régné du
plus surmonter, à un certain stade de son maxime peut espérer dominer tous les XXIe au XVIe siècle av. notre ère), les Shang
développement. Les sociétés évoluant, les autres. On renforce ses États en faisant et les Zhou, l’heure du nouvel empire est
formes d’organisation ne sauraient rester faire à ses armées ce qu’aucune n’ose arrivée pour qui saura adopter la Voie
immuables.» faire, et l’on tire du profit en perpétrant de l’hégémonie. Dès la fin du IVe siècle
En cette période de lutte entre États, des actes dont rougiraient les autres av. notre ère, le Qin s’empare des terri-
au milieu du IVe siècle av. notre ère, le princes.» Cet État puissant a pour voca- toires du bassin du Sichuan, puis pro-
prince n’a pas à être bienveillant. Il tion de dominer le Tianxia et remplacer gressivement, durant le long règne du
doit être efficace. Pour ce faire, il doit la dynastie des Zhou, non pas, comme roi Zhaoxiang (vers 307-251 av. notre
s’appuyer sur un État solide, structuré pourraient le penser les confucéens, ère), de tout le centre méridional, au
par des lois sévères et appliquées à tous, parce que la Vertu des Zhou serait épui- nord et au sud du fleuve Bleu, puis de la
princes comme manants ; la force de sée, mais parce qu’ils n’ont ni le ressort rive orientale du fleuve Jaune : en - 251,
l’État doit reposer sur une agriculture intellectuel ni la force militaire pour le Qin à lui seul est presque aussi étendu
puissante et une armée agressive. La diriger le Tianxia. que les six autres royaumes.
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 29
les empires
fecture. Dans chaque préfecture créée, roi Zheng est déjà le monarque le plus rationalisation que nécessite la gestion
on impose les lois du Qin, ses poids et puissant de Chine. d’un empire unifié. Il lance le pays dans
mesures, son écriture, sa monnaie, son des travaux gigantesques : construction
organisation agricole et militaire, etc. 4 Qui était de routes impériales, de canaux, de
Le rapport du roi du Qin à ses préfets le Premier Empereur ? longues sections de raccordement de
est un rapport de maître à serviteur, La légende a fait du roi Zheng l’uni- la muraille au nord de l’empire, édifica-
alors que dans les autres royaumes, les ficateur de la Chine. S’il en est, de fait, tion de palais immenses et, bien sûr, de
liens féodaux sont fondés sur un rituel le Premier Empereur, il ne l’est que par son grandiose tombeau.
complexe de droits et de devoirs réci- hasard. Un grand-père mort après à En maintenant une économie et une
proques. Ainsi, Qin se constitue en un peine un an de règne et un père mort politique de guerre, le Qin épuise encore
État centralisé et puissant, épargné par après quatre ans l’ont mis inopinément davantage les ressources humaines par
les guerres intestines qui secouent les à la tête d’une puissance redoutable qui une tension perpétuelle. Du ministre
autres royaumes. n’avait en face d’elle que des royaumes au paysan, personne n’est à l’abri du
En - 255, Zhaoxiang marque symboli- brisés et ruinés. Même s’il fait trébu- contrôle et des châtiments. La paranoïa
quement la fin de la dynastie des Zhou cher ses armées dans la conquête du gagne l’ensemble de la population.
en annexant la dernière petite princi- Chu, Zheng parvient à éliminer, de En tout individu, le Premier Empereur
pauté appartenant au dernier prince son accession au titre de roi du Qin voit un opposant ; même son Premier
de la famille royale ; il s’empare des en - 238 à ses dernières victoires en ministre Li Si est soupçonné d’avoir mis
ustensiles rituels et des neufs trépieds - 221, ce qu’il reste des six royaumes. au point un service de renseignement
sacrés des Fils du Ciel, qu’il rapporte Il constitue ainsi un ensemble politi- parallèle. Même le prince Fusu, son
30 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
empires d’hier
moitié septentrionale de leur territoire dès le XIe siècle. Si les dynasties qui leur
se reforme et repart vers l’ouest. Au
succèdent se montrent plus pérennes, elles n’en connaissent pas moins des
gué de Pingyuan, où l’on peut fran-
guerres intestines d’ampleur inégalée : la guerre civile des Taiping (1851-1864)
chir le fleuve Jaune, l’empereur tombe
fera environ 30 millions de morts, soit plus que la Première Guerre mondiale.
malade. Mais comme il déteste que
Il convient donc de mettre en balance, dans cette histoire nationale, une vision
l’on évoque les mots de maladie et de
essentialiste donnant la primeur aux institutions impériales ; et un regard critique
mort, personne ne propose une pause,
soulignant combien cette histoire est loin d’être linéaire. l
un repos ou même des soins. Le voyage
Laurent testot
continue dans une atmosphère morose,
car chaque jour la santé de l’impérial PouR ALLER PLuS LoIn…
malade se détériore. C’est finalement à
l Bâtisseurs d’empires
Shaqiu, sur une terrasse qui domine la Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, XVe-XIXe siècles
rivière Zhang, que Qin Shihuang rend Alessandro Stanziani, Raisons d’agir, 2012.
l’âme en juillet de l’an - 210.
Ses fils et parents, manipulés par leur
entourage, seront dans les années qui
suivent assassinés ou acculés au sui- pare du trône impérial en - 202. Il son héritage, Qin Shihuang n’unifia la
cide, alors que la rébellion gronde de fonde la dynastie Han. Plus pérenne Chine que par accident. Et il se montra
toutes parts. C’est finalement l’aven- que celle des Qin, elle régnera non incapable de maintenir la construc-
turier Liu Bang, rusé fils de paysans sans mal quatre siècles durant. Prince tion impériale dont ses prédécesseurs
devenu seigneur de guerre, qui s’em- médiocre qui ne dut sa notoriété qu’à avaient posé les fondations. l
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 31
les empires
DR
Découverts à Rome, les Anaglyphes de Trajan sont deux panneaux en marbre du début du IIe siècle de notre ère. On y voit probablement
l’institution de l’Alimenta par Trajan (empereur de 98 à 117), un système de prêts accordés aux propriétaires italiens et dont les intérêts
financent une aide versée aux enfants pauvres. À gauche, l’empereur harangue la foule et distribuerait de l’argent. Au centre, installé sur
un podium placé au milieu du Forum, il est accompagné d’une figure féminine qui porte un enfant en bas âge, allégorie de l’Italie.
L’administration,
clé de la Pax Romana
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tutions républicaines. Il n’est en effet la Ville un sénateur en fin de carrière, ner les dossiers de nature juridique
pas question d’établir un régime de le préfet de la Ville, chargé d’y main‑ quand le Prince est conduit à juger
type monarchique – le titre de roi tenir l’ordre. Une nouveauté, car il n’y en appel, l’a declamationibus prépare
est totalement prohibé –, même si avait pas de police à Rome à l’époque les discours en latin et en grec pro‑
dans les faits le régime du principat républicaine. Il dispose d’une force noncés par le Prince, l’a studiis assure
augustéen est dominé par la figure du armée, les cohortes urbaines. Décou‑ les recherches dans les archives et les
princeps ou empereur (2). pant l’espace urbain en 14 régions, bibliothèques, l’a censibus centralise
le princeps les place deux par deux les informations concernant les recen‑
Le cumul des pouvoirs sous la responsabilité d’une des sept sements menés dans tout l’empire, et le
C’est en janvier 27 av. J.‑C. que les cohortes des vigiles, chargées de veiller responsable de l’a memoria rédige tous
mesures les plus caractéristiques sont aux incendies sous la responsabilité les documents officiels, issus du travail
prises : Octavien renonce à tous ses d’un préfet des vigiles, un chevalier des autres bureaux. Enfin, le bureau
pouvoirs, qui lui sont immédiatement haut placé. Des curateurs apparte‑ a rationibus est chargé des finances
rendus, augmentés par le Sénat qui lui nant à l’ordre sénatorial sont chargés impériales et gère les deux caisses dont
octroie également le nom d’Auguste. des travaux publics, de la gestion des le Prince dispose : le fiscus qui reçoit les
Disposant du pouvoir militaire – impe- aqueducs et de la distribution de l’eau revenus des provinces et des services
rium –, du pouvoir des tribuns de la dans la Ville, de la gestion du Tibre et impériaux, et le patrimonium qui gère
plèbe, défenseurs du peuple – tribunicia des égouts. Tous ces hommes sont les biens privés du Prince. Là encore,
potestas –, du pouvoir religieux en tant nommés, promus ou révoqués par le ces hommes sont nommés, promus ou
que chef de la religion romaine – pon- Prince qui contrôle ainsi la Ville. révoqués par le Prince ; chaque service
tifex maximus –, il est aussi l’héritier de Au niveau de l’empire, Auguste met dispose de comptables, scribes, archi‑
la fortune colossale de César et de son aussi en place une véritable adminis‑ vistes, courriers… Ils assurent le lien
charisme – César serait le descendant de tration. Depuis sa résidence encore entre le Prince et ses administrés.
Vénus – ; à ces pouvoirs s’ajoutent l’exer‑ modeste située sur le Palatin, il com‑ C’est donc tout un personnel qui, avec
cice du consulat à certains moments mande la totalité de l’armée grâce à son les amis et la famille du Prince, constitue
du règne, la responsabilité des recense‑ imperium ; c’est ainsi qu’il peut mettre la cour impériale. Parmi eux, le Prince
ments, des mœurs et des lois, mais aussi en place des unités de gardes du corps, choisit ceux qui participent au consi-
de l’annone (3)… Cette concentration de les cohortes prétoriennes, comman‑ lium, le conseil qu’il réunit à son envie.
pouvoirs et de responsabilités entre les dées par le préfet du prétoire, la plus Afin de se loger dans un espace adapté
mains d’un seul homme caractérise le haute fonction remplie par un chevalier. à la nouvelle pratique du pouvoir impé‑
principat augustéen. Il va aussi organiser le ravitaillement en rial, et après les excès architecturaux
Fort de cette puissance, Auguste a blé de Rome, depuis la production du de Néron, Domitien, qui règne de 81
les mains libres pour mener à bien les blé dans les provinces – Égypte, Afrique à 96, fait ériger, toujours sur le Palatin,
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réformes nécessaires. Elles vont concer‑ proconsulaire (soit la partie orientale un palais fonctionnel, où l’empereur
ner aussi bien la ville de Rome que la du Maghreb actuel), Sicile… –, en pas‑ peut être présenté en majesté. Ce bâti‑
gestion générale de l’empire et des pro‑ sant par le transport jusqu’à Ostie ou ment reste le centre du pouvoir impérial
vinces. Son projet est complété et amé‑ Pouzzoles, puis Rome, à la distribution jusqu’à la décapitalisation de Rome en
lioré par ses successeurs. Il est en effet aux ayants droit romains, fort nom‑ 330 au profit de Constantinople. Des
nécessaire de remédier à des lacunes breux. Le préfet de l’annone, cheva‑ serviteurs spécifiques sont dévolus à la
importantes que les crises de l’époque lier, est celui qui coordonne, aidé par gestion du palais.
républicaine ont mis en évidence : avant un service qui se construit peu à peu
Auguste, il n’y a pas à Rome et dans à Rome, Ostie et dans les provinces, Différents types
l’empire une administration ou ce ce service vital : il est impensable que de provinces
que nous appelons aujourd’hui des Rome connaisse une famine. C’est une véritable carrière de fonc‑
fonctionnaires. Les magistratures ou Autour du Prince, les bureaux pala‑ tionnaire que les princes élaborent,
missions sont exercées pendant un an, tins se construisent peu à peu, avec un en particulier pour les chevaliers, qui
parfois plus dans le cadre de missions personnel affranchi, progressivement peuvent bénéficier de promotions au
exceptionnelles. Mais il n’y a ni réel remplacé jusqu’au début du IIe siècle sein des différents services. Désormais,
suivi des dossiers, ni de vision politique par des chevaliers bien avancés dans faire carrière dépend uniquement du
sur la longue durée, impulsée depuis le la carrière : le bureau ab epistulis gère Prince.
centre du pouvoir. la correspondance officielle, l’a libellis Mais le Prince doit aussi gérer – et
À Rome, Auguste organise une véri‑ reçoit les requêtes des particuliers, non plus seulement exploiter – les
table administration. Il met à la tête de l’a cognitionibus est chargé d’exami‑ territoires conquis par Rome depuis le
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 33
les empires
HBO
d’auguste à Dioclétien
Octavien, le futur Auguste, s’exprime devant le sénat.
Sabine Lefebvre, Armand Colin, 2011.
extrait de la série télévisée Rome, diffusée à partir de 2005.
milieu du IIIe siècle av. J.‑C., et transfor‑ D’autres sont gérées par un chevalier, avec la diffusion du latin dans la partie
més peu à peu en province (4). C’est en un procurateur‑gouverneur qui ne occidentale et du grec dans la partie
27 av. J.‑C. qu’Auguste organise, pour dispose que de troupes auxiliaires pour orientale de l’empire ; intégration
près de trois siècles, la gestion des maintenir le calme. L’Égypte constitue cultuelle avec le respect des religions
provinces. Les provinces anciennes, un cas à part, la présence des sénateurs et traditions locales – seuls les druides
calmes et riches sont confiées au Sénat ; y est prohibée : son gouverneur est le gaulois furent systématiquement
gérées par un gouverneur appelé pro‑ préfet d’Égypte, haute fonction assu‑ poursuivis –, qui conduit dans de
consul, tiré au sort parmi les sénateurs mée par les chevaliers. nombreux cas à un syncrétisme entre
anciens préteurs ou anciens consuls, divinités romaines et dieux locaux ;
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elles fournissent des revenus qui Une politique d’intégration intégration économique des terri‑
sont versés dans l’aerarium Saturni, Les recherches actuelles montrent toires inclus dans un même espace
la caisse du Sénat. En poste un an, que si le personnel envoyé depuis où la circulation des marchandises
le gouverneur est accompagné d’un Rome est finalement peu nombreux, il est facilitée.
questeur, chargé des finances provin‑ ne faut pas négliger le personnel local. Cette tolérance, et ce pragmatisme
ciales, et d’un à trois légats qu’il choisit, Celui‑ci assure le suivi des dossiers, en des détenteurs du pouvoir qui ont
chargés eux des missions judiciaires. particulier dans les provinces du Sénat su prendre en compte les particula‑
Le second groupe de provinces com‑ et du peuple romain, où le gouverneur rités locales, ont permis que le modèle
prend les provinces les plus récentes, ne séjourne qu’un an. Constitué de romain soit accepté par les popula‑
les moins calmes. Situées sur les secrétaires, comptables, archivistes, tions. Peu contraintes, celles‑ci se sont
franges de l’empire, elles nécessitent courriers…, ce personnel est le plus peu révoltées au cours des trois siècles
la présence de troupes. Ces provinces souvent affranchi ou servile. du Haut Empire. Cette acceptation de
dites impériales sont de plusieurs Si Auguste et ses successeurs ont pu la présence romaine peut ainsi être
types : certaines sont gérées par le légat se contenter d’une si faible représen‑ récompensée par l’octroi de la citoyen‑
d’Auguste propréteur, un sénateur tation du centre du pouvoir dans les neté romaine, par une romanisation
nommé par le Prince, accompagné provinces, c’est en grande partie parce des populations locales. Une intégra‑
par un procurateur équestre qui s’oc‑ que la présence de Rome a été accep‑ tion juridique qui trouve son abou‑
cupe des finances provinciales. Un à tée, en raison d’une véritable politique tissement en 212, lorsque Caracalla
trois légats de légion commandent les d’intégration menée avec prudence accorde la citoyenneté romaine à tous
troupes stationnées dans la province. mais constance : intégration culturelle les hommes libres de l’empire.
34 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
empires d’hier
Mais cette faible présence de l’ad‑ d’hommages rendus aux princes et ments de terre et obligées de deman‑
ministration romaine – qui a cepen‑ à leur famille, mais surtout par la der de l’aide au Prince. Mais même les
dant crû entre Auguste et Dioclétien pratique du culte impérial local. En tensions survenues sur les frontières
(régnant de 284 à 305), les divers remerciement, le Prince peut accorder rhéno‑danubiennes ou en Syrie au
domaines, comme la gestion de la fis‑ un statut, comme celui de colonie (5), cours du IIIe siècle, si elles ont généré
calité, devenant de plus en plus com‑ des droits juridiques comme le droit des crises politiques fréquentes et donc
plexes –, s’explique aussi par la forte romain ou le droit latin, ou des avan‑ une succession rapide de princes entre
autonomie accordée aux cités, cellules tages, comme la libertas plus hono‑ 235 et 284, n’ont pas remis en question
de base de l’empire. La partie helléno‑ rifique que réelle, ou une exemption les modalités de gestion de l’empire,
phone de l’empire connaissait bien le d’impôts. En effet, les taxes dues à ni les institutions mises en œuvre par
cadre civique, celui des cités grecques Rome sont prélevées localement puis Auguste et améliorées par ses succes‑
de l’époque classique et hellénistique ; transférées auprès du responsable des seurs. Les princes ont en effet toujours
les peuples de la partie occidentale ont finances provinciales. été à l’écoute de leurs administrés, qui
appris à vivre dans ce cadre. par le biais de libelles et même d’am‑
Une cité, composée d’un centre Des princes à l’écoute bassades, pouvaient faire entendre
urbain principal et d’un territoire plus Globalement, grâce à cet équilibre leur voix.
ou moins vaste, dispose d’une admi‑ entre une gestion très centralisée et Si le cadre administratif augustéen
nistration propre. Si le populus local une forte autonomie locale, les empe‑ est remis en question et modifié par
ne joue souvent qu’un rôle modeste, reurs ont pu administrer ce très vaste Dioclétien, c’est afin d’ajuster sa
le conseil local – ordo, sénat, boulè espace. Certes, durant les trois siècles complexité grandissante aux besoins
ou curie selon les lieux – composé de envisagés ici, quelques difficultés ont des administrés. C’est ainsi que la
membres permanents, et les magis‑ pu survenir ici ou là : on peut ainsi taille des provinces est réduite et leur
trats élus annuellement assurent la mentionner les abus de quelques mau‑ nombre augmenté. Plus proche des
gestion quotidienne des cités, qui vais gouverneurs en Bétique à la fin du provinciaux, le gouverneur est mieux
se trouvent ainsi entre les mains des règne de Domitien (mort en 96) et au à même de gérer son district.
élites locales. Ce sont elles qui vont début du règne de Trajan (qui court de Résultat de compromis, d’adapta‑
garantir la fidélité due à Rome et à 98 à 117), ou les problèmes financiers tions, reflet d’un grand pragmatisme
ses princes ; elle s’exprime par le biais de cités détruites par des tremble‑ de Rome, la gestion de l’Empire romain
d’Auguste à Dioclétien n’est pas le
fruit d’un despotisme aveugle, bien au
l’administration de l’empire romain contraire. Se fondant sur des réalités
existantes, les institutions nées des
vers 200 de notre ère réformes augustéennes ont évolué
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Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 35
les empires
Le monde
après Gengis Khan
L’histoire est devenue mondiale quand les empires, à la suite des
conquêtes mongoles, sont devenus transnationaux. Progressivement,
ces entités vont poser les bases d’un nouvel ordre mondial.
L
es grandes steppes eurasiati de Gengis Khan (né v. 1165, mort en Lorsqu’au début des années 1340 la
ques ont constitué, depuis la 1227)de conquérir toutes les terres peste noire commence à ravager l’An
plus haute Antiquité, la base de habitées, en s’appuyant sur des insti cien Monde, l’empire universel conçu
départ des peuples nomades qui se tutions de type fédéral, où les khans par Gengis Khan n’est déjà plus qu’un
sont lancés à l’assaut des territoires des différentes hordes désignaient l’un lointain souvenir.
occupés par des populations séden des leurs comme Grand Khan, et sur Vues d’Europe, les invasions mon
taires de l’Ancien Monde. Des Scythes un document dicté par luimême, la goles n’ont pas laissé de mauvais sou
aux Turcomans en passant par les Yasa, qui tenait à la fois du code moral venirs. Bien sûr, lorsque Vienne fut
Huns et les Bulgares, leurs noms ont et du texte constitutionnel et dont on a menacée ou que des éclaireurs mon
fait trembler les paysans, de la Chine conservé quelques fragments. gols arrivèrent jusqu’aux rivages de
du Nord à la Hongrie. Mais les Mongols l’Adriatique, les princes européens
furent de loin ceux qui laissèrent la plus Un éphémère empire s’en émurent ; mais le danger fut de
sinistre réputation. universel courte durée. Dès 1245, la papauté
Les historiens restent dubitatifs sur En moins d’un siècle, les Mongols envoyait des missionnaires francis
les raisons qui ont conduit ces peuples conquirent un vaste espace s’étendant cains comme ambassadeurs à Karako
à construire d’immenses empires. de la mer de Chine à la Pologne, en rum pour comprendre qui étaient ces
On évoque tour à tour une démogra passant par l’Asie centrale, la Perse barbares. L’Europe de l’Est fut plus
phie en expansion ou des change et les steppes de Russie et d’Ukraine. durement frappée. Kiev et l’Ukraine
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ments climatiques – généralement Ils ne se hasardèrent pas en Inde, n’étaient plus que champs de ruines,
des sécheresses – qui auraient poussé renoncèrent à envahir l’Europe occi la Russie fut soumise pour plusieurs
ces pasteurs à conquérir de nouveaux dentale au début des années 1240, siècles à la Horde d’Or, dont le grand
territoires pour faire paître leurs trou subirent des échecs répétés au Japon prince de Moscovie se fit le zélé collec
peaux, ou encore leur désir d’accéder et en Indonésie, tandis que les mame teur d’impôts.
par la force aux biens de consomma louks d’Égypte stoppèrent net leur C’est au MoyenOrient que le passage
tion que les sociétés sédentaires leur progression au ProcheOrient. Puis, des Mongols laissa les traces les plus
refusaient. Dans ces conditions, les peu à peu, dans la première moitié du cruelles. L’Empire arabe n’était déjà
invasions mongoles du XIIIe siècle s’ins XIVe siècle, les anciens ulus – territoires plus que l’ombre de luimême depuis
crivent dans cette longue tradition, et de parcours des hordes mongoles – se que les Turcs seldjoukides avaient mis
pourtant elles s’en distinguent sur un fondirent dans les populations locales sous tutelle au XIe siècle le califat abbas
point important : le projet politique et en adoptèrent les coutumes. Même side, mais le calife restait le chef le plus
si la Mongolie resta la référence pour écouté de l’oumma musulmane, la
les Mongols traditionalistes, la Chine, communauté des croyants. La des
l’Ilkhanat de Perse, le Mogholistan truction de Bagdad en 1258 par des
n Jean-Michel SallMann
Professeur d’histoire moderne
ou khanat de Djaghataï en Asie cen
trale, la Horde d’Or en Russie et en
armées mongoles, mêlant dans leurs
rangs bouddhistes, animistes et chré
à l’université de Paris-X, il a publié Ukraine constituèrent des États plus tiens, se soldant sur la mort infamante
Le Grand Désenclavement du monde ou moins stables avant de se déliter en du dernier calife et l’extermination de
(1200-1600), Payot, 2011. de multiples principautés territoriales. toute sa famille, constitua un drame
36 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
empires d’hier
L’Ancien Monde (soit l’Eurasie et le Nord de l’Afrique) connut bien des bouleversements entre les XIIIe et XVe siècles.
À la mort de Tamerlan, en 1405, son empire couvrait approximativement les surfaces auparavant contrôlées par l’État du Kwarezm
et l’ilkhanat de Perse. Bientôt commencerait le règne des empires de la poudre (encadré p. 39).
pour les musulmans. Traversant ces mongoles se firent sentir. En Europe, italiens achetaient les étoffes de soie,
régions dans les années 13301340, le après les premières frayeurs, les les gemmes, les laques et les porce
grand voyageur musulman Ibn Battûta hommes politiques et les marchands laines dont raffolaient les élites euro
ne put s’empêcher de maudire Gengis virent le profit qu’ils pouvaient tirer de péennes, tandis que les missionnaires
Khan pour les destructions qu’il avait la situation nouvelle. La destruction franciscains et dominicains expéri
semées. En repensant aux ruines de de l’Empire arabe (jusqu’ici intermé mentaient leurs méthodes de conver
Boukhara, il s’exclama que « c’est le diaire obligé de tout commerce avec sion auprès de populations censées
maudit Tankîz – Gengis Khan –, le l’Orient) et l’imposition d’une Pax y être plus accommodantes qu’en
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Tatar, aïeul des rois de l’Irak, qui l’a Mongolica (qui garantissait un accès terre d’islam, et que les monarques
détruite. Rares sont les mosquées, les sécurisé aux richesses de l’Asie) faci rêvaient d’alliances de revers contre
madrasa (écoles), les marchés qui litèrent les relations entre l’Extrême les musulmans pour protéger les États
subsistent à l’heure actuelle. » Pour Occident et l’ExtrêmeOrient, en ajou latins d’Orient.
lui, Gengis Khan est « le maudit, qui a tant une route terrestre – la fameuse C’est ainsi que se répandirent en
ruiné les pays musulmans ». La région route de la Soie – à la route maritime Occident le mythe du royaume du
qui souffrit le plus des destructions traditionnelle qui passait par la mer Prêtre Jean et l’espoir de découvrir les
mongoles fut l’Asie centrale, et plus Rouge et l’océan Indien. Cet itinéraire chrétientés perdues d’Orient, et que
particulièrement le Khwarezm – un partait de la mer Noire où Génois et la Chine put jouir pendant longtemps
État qui couvrait le Turkménistan Vénitiens tenaient des comptoirs dans de son pouvoir d’attraction grâce à la
actuel, la Transoxiane et le Khorasan –, la presqu’île de Crimée et à l’embou description qu’en fit Marco Polo dans
qui virt passer et repasser les armées chure du Don. De là, les ambassa son Devisement du monde, le best-sel-
mongoles et où les pyramides de têtes deurs, les missionnaires et les mar ler de la littérature de voyage à la fin du
rappelèrent longtemps aux survivants chands gagnaient Tabriz, le Khorasan Moyen Âge.
ce qu’il en coûtait de résister. et, plus loin, la Chine, en passant par La Chine avait supporté le premier
la route des steppes au nord, ou celle choc des invasions mongoles. Elle
Le Devisement du monde des plateaux iraniens, avant de fran avait, somme toute, l’habitude de ces
Curieusement, c’est aux deux extré chir les cols himalayens et de débou confrontations avec les populations
mités du continent eurasiatique que cher sur le Turkestan chinois pour barbares du Nord. Mais au début
les effets « bénéfiques » des invasions gagner Xi’an ou Pékin. Les marchands du XIIIe siècle, la Chine était divisée.
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 37
les empires
encore l’empire au sud du fleuve Jaune sur le Tibet, la péninsule indochinoise, d’assurer leur pouvoir absolu.
et avait installé sa capitale à Hangzhou. la Birmanie et jusqu’à Bornéo. Jamais
la Chine n’avait été aussi rayonnante Du déclin mongol
Une Chine réunifiée qu’à la fin du XIIIe siècle. à l’essor européen
et rayonnante L’Empire mongol ne s’effondra pas Les conséquences de l’affaissement
Il fallut plus de soixante ans à Gengis d’un seul coup, mais se fractionna peu du pouvoir mongol ont été ressenties
Khan et ses héritiers pour conquérir à peu au cours du XIVe siècle. L’unité essentiellement au MoyenOrient,
l’ensemble de l’Empire chinois. Mais, de l’empire telle que l’avait conçue un en Asie centrale, dans l’espace perse
au bout du compte, les empereurs siècle auparavant Gengis Khan était jusqu’en Anatolie. Le vide laissé par les
mongols adoptèrent les coutumes difficile à tenir. Les querelles intestines Mongols dans le cœur de ce qui avait
chinoises, respectèrent la bureaucra y furent pour beaucoup, et les hordes constitué l’Empire arabe provoqua un
tie confucéenne et la religion boudd eurent tendance à se morceler là où appel d’air dont profitèrent de nou
histe, et tinrent à s’inscrire dans l’his elles étaient les plus instables, comme veaux venus, les Turcomans, dernière
toire chinoise en adoptant un nom de dans l’espace occupé par la Horde d’or vague des invasions turques commen
dynastie, celui des Yuan. Et surtout, ils en Russie et en Ukraine. La crise du cées au Xe siècle. L’instabilité politique
réunifièrent la Chine. Pour la première milieu du siècle, dont la peste noire s’installa dans la région divisée en de
fois depuis les Tang (618907), l’en fut la terrible manifestation, contribua multiples émirats dont les dirigeants,
semble de la population chinoise et de largement à la dissolution de l’Empire nouvellement convertis à un islam
son territoire se trouvait sous la coupe mongol. Mais surtout les Mongols, qui fruste et guerrier, se regroupaient par
d’un seul empereur, même s’il n’était étaient peu nombreux et relativement fois dans des confédérations tribales à
38 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
empires d’hier
� Débat
La poudre, un monopole européen ?
Une certaine histoire-bataille a longtemps présumé que expansionniste au premier chef, mettent alors au pas les
l’expansion européenne devait une partie de sa dynamique à nomades après deux millénaires de menace permanente.
une supériorité développée en matière d’armes à feu, du XVe Dans L’Aigle et le Dragon (Fayard, 2012), Serge Gruzinski
au XIXe siècle. Après bien d’autres, Douglas E. Streusand a rappelle que les canons furent de peu de secours aux Portugais
récemment montré en quoi certains empires islamiques, les face à la Chine au XVIe siècle. L’Empire lusitanien essaya de
« empires de la poudre » (les Moghols en Inde du Nord, les s’emparer des côtes chinoises, recourant aux tactiques que
Safavides en Perse et les Ottomans) ont dû une bonne part mettait alors en œuvre l’Espagnol Hernán Cortés au Mexique.
de leur stabilité au monopole étatique exercé sur l’artillerie, Si les Aztèques plièrent, terrassés par les épidémies amenées
qui permettait à ces grands États de décourager toute par les Blancs, les Chinois, depuis longtemps accoutumés aux
rébellion. Cette évolution avait déjà été soulignée par mêmes maladies que les Européens, l’emportèrent aisément sur
William H. McNeill dans La Recherche de la puissance les nouveaux venus. L’avantage principal des Portugais résidait
(1982, trad. fr. Économica, 1992) comme par Marshall dans leur maîtrise de l’artillerie embarquée, mais les Chinois
G.S. Hogdson dans L’Islam dans l’histoire mondiale disposaient à terre de canons tout aussi efficaces. A contrario,
(1960, trad. fr. Actes Sud, 1998). les Aztèques, quand ils se saisirent de canons espagnols,
Dans les faits, souligne Alessandro Stanziani dans son étude n’essayèrent pas de s’en servir. Ils envoyèrent le plus vite
comparée des facteurs de puissance militaire des États russe, possible ces objets diaboliques au fond des eaux, vers cet enfer
moghol et chinois, Bâtisseurs d’empire (Raisons d’agir, 2012), dont ils présumaient que les canons venaient. l
les empires asiatiques disposaient d’autant de savoir-faire en Laurent testot
matière d’explosifs que leurs rivaux européens. Simplement,
Pour ALLEr PLus LoIN…
ils devaient contrôler d’immenses territoires, et l’artillerie sera
difficile à déplacer jusqu’à l’invention de canons légers et l islamic Gunpowder empires
puissants, dans l’Europe du XIXe siècle. Ce pourquoi le cheval ottomans, safavids, and Mughals
et le sabre restent longtemps les facteurs décisifs des guerres Douglas E. Streusand, Westview Press, 2011.
en Asie, même si les armes à feu (dont le fusil, qui est jusqu’au l les empires nomades
XVIIIe siècle une arme moins efficace que l’arc composite des De la Mongolie au Danube, Ve siècle av. J.-C. - XVIe siècle
nomades) participent de ce que Gérard Chaliand appelle « la Gérard Chaliand, 1995, rééd. Perrin, 2006.
revanche des sédentaires » : les grands États d’Asie, la Russie
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faible durée de vie. Tamerlan fut l’un havre de paix dans un environne route de la Soie aléatoires. Gênes, qui y
de ces conquérants turcomans venus ment politique très agité. Mais, recru avait beaucoup investi, dut se recycler
d’Asie centrale. Il razzia consciencieu tés au nord de la mer Noire et de la dans le commerce atlantique. Venise
sement le MoyenOrient, l’Anatolie et mer Caspienne, ils étaient eux aussi resta seule en course sur le marché des
la steppe ukrainienne dans le dernier d’origine turque. produits orientaux, mais elle devait
quart du XIVe siècle en s’inspirant du Dans la seconde moitié du XIVe siècle, désormais passer par l’intermédiaire
modèle de Gengis Khan. l’Europe chrétienne se souciait peu de des mamelouks qui prélevaient de
Désormais, de la plaine du Gange à la décomposition de l’Empire mon lourdes taxes.
l’Anatolie, des steppes d’Asie centrale gol, trop préoccupée qu’elle était par L’idée de trouver de nouvelles voies
à l’Égypte, un immense espace était les ravages occasionnés par la peste commerciales pour gagner les Indes en
tombé entre les mains de dynasties noire et par ses guerres internes. Il évitant l’obstacle que constituait désor
turques ou turcomanes, très souvent fallut attendre le début du XVe siècle mais le monde musulman fit son che
en conflit les unes avec les autres, peu pour que, peu à peu, les unes après min. Le succès littéraire des mémoires
soucieuses de construire des appa les autres, les puissances européennes de Marco Polo y contribua grandement.
reils d’État stables, mais manifestant sortent du marasme. Mais les condi C’est en rêvant aux fastes de la cour
un islam de jihâd, dont la cible était tions avaient changé, les voies du com de Kubilaï Khan, tels que les décrivit
constituée par les communautés merce international s’étaient modi le marchand vénitien, que les marins
chrétiennes et ce qui restait de l’Em fiées. L’instabilité politique et l’hostilité portugais et espagnols partirent à la
pire byzantin. Seuls, les mamelouks antichrétienne au MoyenOrient ren recherche de nouvelles voies maritimes.
d’Égypte représentaient encore un daient les itinéraires terrestres de la Une nouvelle ère commençait. l
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les empires
L’Afrique
au passé impérial ?
Ghâna, Mâli, Songhaï, Monomotapa…
Quatre « empires » d’Afrique subsaharienne figurent
depuis 2010 au programme du collège français.
Mais que sait-on aujourd’hui de ces États ?
E
n France, l’Afrique étudiée en
classe de cinquième n’est pas
toute l’Afrique, mais l’Afrique
subsaharienne, ou l’Afrique noire – les
deux expressions sont utilisées dans
les instructions officielles. L’objectif
de cette leçon, dont la nouveauté a
pu heurter certains partisans d’une
histoire plus nationale, est de rompre
avec l’idée encore bien ancrée que
cette Afrique sise au sud du Sahara
aurait été en marge de l’histoire
comme une île hors du monde. Le
choix a donc été de mettre l’accent
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Vernet (2), parler d’« empires » contribue- sources écrites arabes, qui évoquent le l’arrivée du sultan Mûsâ à l’occasion
rait à une certaine mystification autour Ghâna, à la fois titre royal et ville, et la de son pèlerinage (en 1324). J’ai vu des
d’un âge d’or du « Moyen Âge africain » tradition orale recueillie des siècles plus habitants du Caire qui s’enthousias-
– autre notion à déconstruire –, par rap- tard, qui parlent du Wagadu. L’équiva- maient à mentionner les larges dépenses
port à l’histoire plus récente de l’Afrique, lence entre les deux noms a été posée qu’ils avaient vu faites par ces gens. »
qui serait moins glorieuse. Ni « siècles en 1912 par Maurice Delafosse, à la La valeur de l’or en a été dépréciée
obscurs » ni « siècles d’or », cette période fois administrateur colonial et ethno- pendant des années. Cependant, s’il
est délimitée par deux événements logue ; elle a, depuis, été acceptée, mais fallait garder un nom, ce serait plutôt
majeurs, à savoir l’expansion musul- demeure extrêmement fragile. celui de Mansa Musa, mansa étant le
mane aux VIIe-VIIIe siècles et l’expansion Alors pourquoi parler d’« empire du terme générique pour désigner le sou-
européenne aux XVe-XVIe siècles, dont Ghâna » ? L’expression, qui remonte verain. À son retour, il fait construire
l’influence sur l’histoire africaine est au XIXe siècle, ne s’appuie sur aucune par un architecte originaire de Grenade
incontestable, mais qui ne constituent définition stricte de la notion d’em- la grande mosquée de Gao, celle de
pas des ruptures brutales dans une pire. Elle exprime simplement ici l’idée Tombouctou et un palais royal à Niani.
perspective plus afrocentrée. d’une hiérarchie, d’une ascendance. Le L’« empire du Mâli » est alors à son apo-
monarque du Ghâna est le souverain gée, mais faut-il encore s’entendre sur
1 Le nom du Ghâna d’autres monarques. C’est ce qu’écrit cette notion. Il serait plus juste d’imagi-
Ghâna, roi de l’Awkar. Ghâna, l’ag- al-Yaq‘ûbi, historien arabe du IXe siècle : ner une fédération de royaumes.
glomération jumelle décrite par le « Ensuite, il y a le royaume du Ghâna, Les historiens ont longtemps cher-
géographe arabe al-Bakrî, la ville des dont le roi est aussi très puissant, et où ché la capitale du Mâli. Dans les
musulmans d’un côté, identifiée dans il y a des mines d’or. Il étend sa main années 1920, les historiens coloniaux
le site archéologique de Kumbi, la ville sur de nombreux rois, parmi lesquels ont cru la fixer à Niani, alors même que
du roi plus loin, introuvée. Comme le royaume de ‘Âm et le royaume de le toponyme n’apparaît dans aucune
l’écrit Jean-Louis Triaud (3), le Ghâna, Sâma, et dans tout ce pays il y a de l’or.» source arabe et n’est mentionné que
« qui a l’avantage d’être située à la lisière De fait, l’or, exporté vers le nord par les par les traditions orales. Aujourd’hui,
des cultures nègres et arabo-berbères, pistes transsahariennes, est la source on s’accorderait plutôt sur le poly-
apparaît comme la porte d’entrée de principale de la richesse du Ghâna. Le centrisme, à la fois diachronique et
l’Afrique noire et de son histoire. Sa lisi- géographe arabe al-Idrîsî, au XIIe siècle, synchronique, de ce royaume souda-
bilité et sa visibilité tiennent d’ailleurs à raconte ainsi que le roi du Ghâna pos- nien (4). Le site de Niani ne serait que
cette proximité relative de l’aire méditer- sède dans son château un bloc d’or de celui d’une capitale parmi d’autres,
ranéenne, qui l’intègre dans un espace 30 livres. L’or, exporté vers le Maghreb à côté de Kangaba, de Dieriba ou de
“civilisé”». Ce n’est pas un hasard si on par les pistes transsahariennes, fait la Sorotomo. La remise en question de
débute souvent l’histoire du Moyen Âge renommée de ce roi qu’Ibn Hawqal, au la notion de capitale par les derniers
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africain avec ce royaume ancien dont Xe siècle, qualifie d’« homme le plus riche travaux de recherche relativise éga-
l’histoire se termine aux alentours du du monde ». lement celle d’empire. Cependant, la
XIIIe siècle, et dont les origines se perdent persistance dans les manuels scolaires
au-delà du VIIIe siècle dans les limbes des 2 Mâli, l’introuvable à vouloir considérer Niani comme la
légendes racontées par les griots. capitale capitale du Mâli est un bon exemple de
Dans Les Prairies d’or, Al-Mas‘ûdî, L’image de l’Atlas catalan (photo l’incapacité à admettre notre ignorance
encyclopédiste irakien mort en 956, cite p. précédente), attribué au cartographe de l’emplacement de la capitale d’un
al-Fazârî, auteur persan du VIIIe siècle majorquin Abraham Cresque et daté de royaume considéré comme l’un des
qui décrit un chapelet d’États au sud 1375, est connue. On y voit un roi, noir, plus emblématiques de l’histoire afri-
du Sahara, parmi lesquels « le territoire avec couronne et sceptre, tenant à la caine précoloniale.
du Ghâna, pays de l’or ». La situation main une boule d’or, peut-être prise au
évoquée remonte donc probablement roi du Ghâna après la conquête de son 3 Le Songhaï,
à la seconde moitié du VIIIe siècle, ce royaume. L’historiographie coloniale un royaume musulman
qui en fait la plus ancienne attestation. a imposé l’expression d’« empereur du L’importance de Gao dans l’histoire du
Mais de quoi « Ghâna » est-il exacte- Mâli ». Pourtant, on pourrait tout aussi Soudan est ancienne. Déjà, au IXe siècle,
ment le nom ? Derrière de nombreuses bien le désigner sous le terme arabe al-Yaq‘ûbi considère que « le royaume
fictions historiographiques, il faut bien de « sultan », comme le fait al-Umarî, de Gao est le plus important des
admettre que nous n’en savons pas l’historien syrien du XIVe siècle : « Lors de royaumes du Soudan ». Toutefois, c’est
grand-chose. La première difficulté, mon premier voyage au Caire et de mon au XIVe siècle que la ville devient le centre
et pas la moindre, est de concilier les séjour en cette ville, j’entendis raconter d’un nouveau royaume fondé par une
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 41
les empires
F
al
4 Monomotapa inconnu
L’introduction de l’histoire du Mono-
OCÉAN motapa dans le programme de cin-
ATLANTIQUE Z ambe s i quième est sans doute ce qui a le plus
Grand- déconcerté. Disons-le, le nom même
L impo
Zimbabwe* du Monomotapa était ignoré et du
grand public et de la plupart des ensei-
po
celles des empires soudanais. L’État pu croire certains auteurs européens « empires » médiévaux dans la vallée du
du Monomotapa, fondé à la fin du de l’époque moderne. Au XVIe siècle, Niger (1200-1850). Sur le plan scolaire,
XVe siècle, s’effondre au XVIIIe, mais ne l’État du Monomotapa est jouxté au pourquoi ce choix quelque peu cano-
disparaît définitivement qu’au XIXe. Le sud par celui de Torwa, autre dynastie nique du Ghâna, du Mâli, du Songhaï,
programme choisit arbitrairement de shona. Tous les deux sont les surgeons et même du Monomotapa ? Il laisse de
réduire cette histoire aux XVe-XVIe siècles, du royaume du Zimbabwe, dont le nom côté bien d’autres constructions poli-
l’idée étant qu’il faudrait s’en tenir à la provient du terme bantou désignant les tiques, bien d’autres espaces, comme
période antérieure à l’arrivée des Euro- constructions en pierre qui caractérisent le royaume du Kanem, autour du lac
péens. Or, à l’exception de la fondation sa « capitale ». Il aurait été plus évident de Tchad, le royaume chrétien d’Éthiopie,
du Monomotapa, pour le moins incer- choisir ce dernier exemple, mais celui-ci délaissé, ou encore celui du Congo, en
taine, l’histoire de ce royaume s’inscrit pose un problème de fond. Ce puissant Afrique équatoriale. Bien des pages de
au contraire dans un contexte marqué État des plateaux d’Afrique du Sud- l’histoire de l’Afrique restent à explorer. l
par la présence des Portugais. Est n’est pas en situation d’interface.
Enfin, on pourra discuter l’appel- Malgré des contacts évidents avec les (1) L’accent circonflexe permet de distinguer les
lation d’« empire du Monomotapa », marchands de l’océan Indien, son déve- États anciens du Mâli et du Ghâna de leurs équivalents
qui, certes, n’apparaît pas dans le pro- loppement obéirait davantage à une contemporains.
(2) Thomas Vernet, « Des empires de l’âge d’or à la
gramme, mais est communément logique endogène. Du moins est-ce la
délicate mécanique des sociétés : histoire et archéologie
employée. L’expression est due aux thèse de l’archéologue Innocent Pikirayi. du Sahel médiéval », in T. Vernet, Camille Lefebvre et
Portugais. Le Monomotapa est un État Robin Seignobos (dir.), « Histoire et archéologie du Sahel
de type monarchique. Son nom est la Terminons sur deux questions. ancien : nouveaux regards, nouveaux chantiers »,
translittération par les Portugais du Quelle est la pertinence du concept Afriques, n° 4, 2013.
(3) Jean-Louis Triaud, « Le nom de Ghana »,
titre royal Mwenemutapa, le « seigneur d’« empire » ? Y répondre est l’un des
in Jean-Pierre Chrétien et J.-L. Triaud (dir.), Histoire
du Mutapa ». Mais l’emprise spatiale, objectifs du programme de recherche d’Afrique. Les enjeux de mémoire, Karthala, 1999.
entre le Zambèze et le Limpopo, est « Crossroads of empires » dirigé par (4) Le Soudan, au sens arabe, ou au sens colonial du
beaucoup plus limitée que ce qu’ont Anne Haour, qui étudie les traces des début du XXe siècle, correspond à l’Afrique sahélienne.
CHEZ VOTRE
N D D E J O U RNAUX
MARCHA
2
En 1672, Racine portait sur les planches sa tragédie Bajazet,
narrant l’histoire du sultan ottoman Murad IV, qui fit selon la
coutume égorger ses frères pour éviter tout risque de guerre
civile. À l’inverse de ces récits érigeant les Ottomans en
parangons de la tyrannie, l’histoire se penche aujourd’hui sur
le fonctionnement quotidien de cet empire et son habileté à
faire cohabiter les différences, garante d’une prospérité qui
s’étendit du XIIIe au XVIIIe siècles – avant que cette tolérance ne
s’estompe alors que l’empire entame sa mue vers l’État-nation.
44 Les Grands Dossiers des sciences humaines / HORS-SÉRIE HISTOIRE N° 2 / Novembre-décembre 2013
regards
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Sommaire
46 Ottomans :
le règne de la différence
50 Relire le grand récit
des rencontres impériales
54 L’empire des fièvres
Collection Jonas/Kharbine-Tapabor
58 La puissance oubliée
des Comanches
Novembre-décembre 2013 / HORS-SÉRIE HISTOIRE N° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 45
les empires
Ottomans :
le règne de la différence
L’Empire ottoman n’était pas le Léviathan immobile et despotique souvent
dépeint. Sa longévité de plus de six siècles s’explique par sa capacité à
évoluer et à faire cohabiter de multiples groupes nationaux et religieux.
I
l fut un jour suggéré à Soliman le demandant à ses conseillers « d’obser- plus de six siècles un large spectre
Magnifique, sultan de l’Empire ver un bouquet de fleurs aux coloris et de cultures, de langues, de peuples,
ottoman de 1520 à 1566, que les formes multiples, soulignant combien d’environnements, de structures poli-
juifs devaient être exterminés de ses chaque fleur, avec son aspect et sa cou- tiques et sociales.
territoires en punition de leur pra- leur uniques, participait à la beauté Il est étonnant de constater que peu
tique de l’usure – condamnée en Islam de l’ensemble. Et de conclure qu’il gou- de chercheurs ont tenté d’expliquer,
comme en Chrétienté. Il répondit en vernait de multiples nations – Turcs, ni même reconnu cette longévité.
Maures (musulmans issus du Maghreb En lieu de quoi, les travaux conven-
ou chassés de territoires chrétiens tionnels ont exploré ce qu’ils pré-
telles l’Espagne, la Sicile…, ndlr), Grecs sentaient tel un long déclin, comme
n Karen BarKey
Professeur de sociologie à l’université de
et tant d’autres. Que chacune de ces
nations contribuait à la richesse et à la
si tout ce qui s’était passé au-delà
du règne de Soliman le Magnifique
Columbia, elle est l’auteur notamment de Empire réputation de son empire, et qu’afin de n’était qu’une longue suite d’échecs.
of Difference. The Ottomans in comparative perpétuer cette heureuse situation, il L’histoire de cet empire n’a été vue
perspective, Cambridge University Press, 2008. estimait sage de continuer à tolérer tous que par le prisme négatif de siècles
ceux qui vivaient sous son règne (1) ». Ce supposés être scandés par les pertes
46 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
nouveaux regards
territoriales et l’incapacité politique, patriarches grecs orthodoxes que les goles. Leur histoire s’était écrite dans le
alors qu’elle est, de mon point de vue, rabbins prononcèrent de sévères puni- mélange de ces populations habitant de
surtout marquée par d’intéressantes tions à l’encontre de membres de leurs vastes étendues de steppes, de la Chine
reformulations de ses principes de communautés qui bravaient les fron- aux rivages de la mer Noire. Et ce passé
gouvernance. Cet empire connut des tières communautaires et mettaient avait modelé leur vision des relations
siècles d’adaptations, manifestant ainsi leurs coreligionnaires en danger. intercommunautaires. Plus tard, alors
sans cesse sa capacité à s’ajuster aux Les acteurs étatiques et sociaux trou- qu’ils s’établissent sur le plateau anato-
circonstances nouvelles. vaient leur intérêt dans le maintien de lien pour fonder l’Empire seldjoukide
ce statu quo, ce pourquoi la tolérance (XIe-XIIIe siècles), émergent nombre d’in-
Reconnaître la diversité devint la norme. dices indiquant l’établissement d’un
A contrario de l’image de barbares contexte multiculturel : les échanges
sans loi qui dévastaient de vastes ter- Une polyphonie matrimoniaux entre groupes divers,
ritoires – un récit souvent déployé à confessionnelle l’appropriation de symboles religieux
propos de la conquête des Balkans –, Cette ouverture à la diversité fut for- ou iconographiques communs (tel ce
les Ottomans montrèrent très tôt une gée dès la construction de l’État otto- buste de Jésus figurant sur les pièces
capacité à absorber des populations man. Les conditions historiques de de la dynastie turque musulmane des
diverses. Si l’Empire était centralisé, il ce moment étant marquées par une Danishmendides, qui régna sur une
savait incorporer et négocier. En dépit expansion rapide et un manque de partie de l’Anatolie aux XIe-XIIe siècles),
des nombreux arguments soutenus main-d’œuvre, les chrétiens y étaient les contacts interfrontaliers soutenus
essentiellement par des auteurs du tout autant nécessaires et bienvenus avec la Chrétienté orthodoxe.
monde post-ottoman, les trois cents que les musulmans. L’islam ne fut Le fait est qu’au début des années
premières années de l’Empire ont clai- qu’une des forces, parmi bien d’autres, 1300, les chefs turcs ne s’embarrassaient
rement été marquées par une politique participant à cette émergence impé- guère d’orthodoxie religieuse. Un des
de tolérance de la diversité – une ten- riale. L’héritage historique et culturel meilleurs témoignages nous est fourni
dance qui s’effaça au XIXe siècle, quand des guerriers turcs qui façonnèrent par leur habitude d’organiser des ren-
l’Empire opéra une transition agressive cet empire fut peut-être plus impor- contres entre théologiens de différentes
vers l’État-nation. tant à cet égard. Ces cavaliers venaient croyances. Ils les laissaient prêcher,
Sous les Ottomans, l’islam fournissait d’Anatolie, avec des expériences combi- mais les amenaient aussi à débattre
la base culturelle sur la façon de gou- nant l’islam à leurs origines turco-mon- de religion avec des musulmans. Ce
verner les « peuples du Livre », soit les
chrétiens et les juifs, dans le contexte L’expansion de l’Empire ottoman
d’un État musulman qui leur offrait sa
protection en échange de leur sujétion D a n u be Vienne
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Médine
er
contexte particulier d’émergence et les ralisme multiséculaire nous est ainsi ouverts à la négociation. L’exercice du
rencontres précoces avec les « autres » fournie par la conjonction d’intérêts pouvoir sur des territoires, des orga-
doivent demeurer à l’esprit du cher- entre un État en position dominante, nisations sociales, des communautés
cheur qui souhaite appréhender la et des intermédiaires mobilisés pour la religieuses et ethniques, des systèmes
marque de fabrique ottomane de la défense de la paix et de l’ordre. politiques très divers émergeait de bri-
« tolérance ». Les premiers Ottomans colages associant gouvernance directe
n’étaient pas conscients des frontières Une élite hybride et gouvernance indirecte. La gouver-
religieuses. Leur vision de la foi était Si la tolérance consistait à accepter la nance directe déterminait les lois et
toute en syncrétismes, en polyphonie présence de vastes masses non musul- règlements, systématisait les registres
confessionnelle et en compréhension manes dans l’empire, l’ouverture insti- administratifs et la collecte des impôts,
“
mutuelle, affectée aussi par l’adoption tutionnelle et la flexibilité impliquaient de même que la création d’un per-
d’une forme hétérodoxe de l’islam. Et la capacité à incorporer les peuples sonnel stable et formé à ces tâches. La
ce point est crucial pour comprendre conquis, à apprendre d’eux, à inno- gouvernance indirecte dépendait des
comment se structuraient les oppor- ver en instituant de nouvelles élites accords particuliers que les dirigeants
tunités du moment. Car l’essentiel des impériales issues de représentants des ottomans pouvaient passer avec toute
conquêtes territoriales prit place quand populations locales, ainsi associées au une variété de chefs de tribus locales,
les tribus turques n’avaient pas une dessein impérial. Comme les Romains de leaders communautaires et d’élites.
identité islamique fortement institu- et les Byzantins avant eux, les Otto- Les Ottomans montrèrent une grande
tionnalisée, quand la religion n’était pas mans développèrent une compétence flexibilité en incorporant notamment
exceptionnelle à des bandits et des chefs mercenaires
attirer les hommes entre 1550 et 1650, alors qu’ils avaient
Les premiers Ottomans les plus capables besoin de soldats pour affronter la
n’étaient pas conscients dans leur adminis- dynastie perse des Séfévides (1501-
tration, à adopter les 1736) et consolider leur emprise sur les
des frontières religieuses. meilleures pratiques territoires nouvellement conquis. Ces
locales et à modeler supplétifs furent plus tard récompensés
atrophiée dans une unique tradition le tout dans leur schéma culturel. Nous par des statuts les intégrant à l’élite poli-
formelle. en voyons des exemples avec l’insti- tique impériale.
Dans ses grandes lignes, l’État otto- tutionnalisation rapide des pratiques
man organisa un système de gou- administratives byzantines – notam- Deux objectifs
vernance qui instituait des frontières ment dans les territoires tout juste arra- contradictoires
entre les communautés, et pourtant chés à Constantinople –, comme avec Et pourtant, les ingrédients du suc-
autorisait les échanges. Des structures la mise en place d’une élite hybride cès de l’Empire ottoman – l’incorpo-
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administratives parallèles mainte- de Byzantins et de gens des Balkans, ration, les schémas institutionnels
naient une société impériale à la fois acceptés dans les cercles politiques flexibles et la bonne appréhension des
divisée et cohésive, basée sur les millet, ottomans et mobilisés pour l’adminis- changements – furent oubliés à la fin
ou communautés confessionnelles. tration de provinces et de zones fron- du XVIIIe siècle. C’était le résultat de la
Dans un réseau administratif plutôt talières. De 1453 à 1515, sur les quinze subordination de l’Empire ottoman à
lâche, fait d’arrangements entre le grands vizirs qui se succèdent à la tête l’ordre économique mondial dominé
centre et ses périphéries, chaque com- de l’administration impériale, huit sont par les puissances européennes et
munauté fonctionnait dans le cadre byzantins ou originaires des Balkans, de guerres internationales toujours
global d’une administration multire- quatre issus du devchirmé (2), et seuls plus dévastatrices pour les finances.
ligieuse. Les millet transcendaient les trois sont turcs. Cette expérience au long terme de
divisions et intégraient les commu- La flexibilité institutionnelle de l’em- déséquilibres économiques et poli-
nautés dans un espace étatique. Des pire était aussi visible dans l’adaptation tiques généra un climat d’insécurité
intermédiaires autorisés, ayant des de formes de gouvernance des terri- dans un État ottoman ayant de plus
intérêts au maintien de ce statu quo, toires. L’expansion rapide nécessitait en plus de mal à assurer la sécurité.
comme les patriarches des Églises la mise en place de pouvoirs différents, Les populations s’affrontèrent autour
grecque orthodoxe ou arménienne, ou direct dans les Balkans et en Anato- de questions religieuses, ethniques ou
les rabbins des communautés juives, lie, plus indirect dans les périphéries, sectaires. De 1839 à 1878, la réforme
administraient leurs groupes respec- souvent organisées selon un schéma des Tanzimat esquissa une refonte
tifs, arbitrant leurs différends internes d’États tributaires. Plus on s’éloignait du sociale sans lendemain, qui ne fit
de façon autonome. La clé de ce plu- cœur, plus les arrangements devenaient qu’approfondir les fractures. Car dès
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nouveaux regards
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 49
les empires
À
la mi-1614, le gouverneur des des centaines de soldats, (tandis que) « Un prince, et non un marchand » :
loges de négoce asiatiques de retentissait la musique des gongs. » Le nul doute que ces paroles s’adressaient
la Compagnie hollandaise unie souverain javanais régala même ses autant, sinon plus, aux Néerlandais
des Indes orientales (VOC), Pieter Both, visiteurs d’un tournoi, lequel se conclut qu’aux « autres altesses de Java », les-
dépêcha le commandant Caspar Van par une ordalie de justice : un « combat quelles, du point de vue du susuhunan,
Surck en ambassade auprès du sou- entre un criminel muni d’un kris (poi- frayaient un peu trop avec les nouveaux
verain javanais de Mataram, Sultan gnard à lame ondulée, ndlr) ébréché et venus. Cette dramatisation javanaise de
Agung. La VOC avait, un an auparavant, un tigre ». l’impossible dialogue de l’honneur et
transféré son comptoir de Banten à du profit n’était toutefois pas propre à
Jakatra (future Batavia, aujourd’hui L’impossible dialogue Mataram. Lorsque les troupes bigarrées
Jakarta), une petite cité-lige de la pre- de l’honneur et du profit de la VOC, menées par Jan Pieterszoon
mière, située sur la côte nord de Java. Peut-être afin de solliciter leur aide Coen, s’emparèrent en mai 1619 de
Pour gagner la capitale de Mataram, dans ses campagnes contre la puissante sa petite cité-lige de Jakatra, le régent
Kerta, lovée au cœur des plaines rizi- cité rivale de Surabaya, ou bien en vue du sultanat de Banten, le prince Rana
coles du centre de l’île, C. Van Surck dut de les détourner de Banten, dont il envi- Manggala, se fendit d’une missive indi-
cheminer de bourgs en hameaux durant sageait de s’emparer un jour prochain, gnée à l’adresse des Hollandais.
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près de deux semaines. L’effort en valut Sultan Agung accorda aux Néerlan- Ces derniers avaient ajouté l’insulte à
la peine, puisque l’émissaire fut, dans dais ce qu’ils réclamaient, à savoir une l’injure, puisqu’après avoir violé le ser-
ses propres termes, « magnifiquement exemption de droits de douanes dans ment fait de se retirer pacifiquement de
reçu » par le souverain. Sultan Agung le port de Jepara. Mais indisposé par la Jakatra une fois leurs adversaires anglais
tint en effet à offrir au Hollandais un litanie de requêtes de C. Van Surck, qui de l’East India Company (EIC) défaits,
aperçu de la splendeur de ses armées : tentait d’obtenir pareils privilèges pour ils s’évertuaient gauchement à rouvrir
« Le jeune Mataram voulut démontrer tous les ports tombés sous la coupe de des négociations avec Banten afin de
sa puissance ; depuis la grand-place du Mataram, Sultan Agung tint à mettre les se fournir rapidement en poivre noir.
palais se tenaient, tout au long des rues, points sur les i, rappelant à ses visiteurs Écrite en « malais de marché », langue
européens qu’il était un « prince et un des transactions commerciales, et non
soldat, et non un marchand comme les en javanais, langue de cour et de haute
n Romain BeRtRand
autres princes et altesses de Java ». Puis
le susuhunan – titre officiel de Sultan
culture, la lettre ne laisse pas de doute
sur la piètre estime dans laquelle les
Directeur de recherche à la Fondation Agung – avertit sèchement C. Van Surck Javanais tenaient alors leurs interlocu-
nationale des sciences politiques, membre du qu’il était sur le point de faire passer sous teurs : « Lettre du pangeran Arya Rana
Céri (IEP-Paris), auteur notamment de son contrôle les cités côtières de Gresik Manggala. Le capitaine (J.P. Coen, ndlr)
L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre, et Jaratan, où la VOC tentait de mainte- veut maintenant faire la paix et com-
Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Seuil, 2011. nir des loges, et que leur conquête ache- mercer. La condition première pour que
vée, nul n’y bénéficierait plus d’aucun des gens fassent cela, c’est qu’ils agissent
traitement de faveur (1). correctement les uns envers les autres. Il
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nouveaux regards
du commerce après avoir recouru sans de nécessaire. Et d’affirmer, en guise de château des Hollandais, qui se sont à
semonce à la force, les hauts digni- précepte de portée générale : « Il ne faut ce point fortifiés par tricherie qu’ils ne
taires de Banten souhaitaient qu’une pas prêter grande attention à la ques- montrent aucune considération pour le
offense soit lavée et, ce faisant, qu’un tion de la réputation ou de l’honneur, roi ni pour son pays, mais le regardent
ordre protocolaire soit restauré et res- que l’on prend souvent trop au sérieux ; avec arrogance (5).»
pecté. Le terme d’« inconvenance » – qui dans notre opinion (car nous sommes Présenter les premiers contacts
signale une entorse aux règles de la des marchands), détient l’honneur entre les Néerlandais de la VOC et
bienséance nobiliaire – renvoie à un celui qui obtient le profit sans perpétrer les royaumes de Banten et de Mata-
antagonisme de type social, et non d’injustice ou de violence. Cela est très ram comme une rencontre impériale
culturel. L’opposition entre princes différent des considérations des princes revient presque toujours à présupposer
vertueux et marchands sans honneur et des grands potentats, qui prennent que la puissance et la légitimité impé-
n’a rien, à l’époque moderne, de typi- souvent à cœur, oui trop à cœur, ce point riales étaient, alors, entre les seules
quement javanais. Elle est au contraire, précis de l’honneur (3). » mains des Européens. C’est cepen-
dans les sociétés d’Ancien Régime, la En 1644, les directeurs de la Chambre dant oublier un peu vite deux choses.
chose du monde la mieux partagée – du de Delft de la VOC, abasourdis par le D’une part, que Mataram n’était pas,
moins parmi la noblesse de sang. coût humain et financier des cam- dans la première moitié du XVIIe siècle,
À dire vrai, les instances dirigeantes pagnes antiportugaises de Malacca un royaume affaibli et isolé, mais une
de la VOC insistaient elles-mêmes (conquise en 1641) et de Ceylan, mori- société politique en voie d’expansion
sur le danger, pour de « simples mar- génèrent le gouverneur général Antonio guerrière. De l’autre, que la VOC n’était
chands », de jouer aux Indes le jeu Van Diemen en lui rappelant qu’un en aucun cas le bras armé de la royauté
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 51
les empires
orangiste, et ce pour au moins trois de sa « nation » constituait la négation à 1646, Sultan Agung s’empara de la
raisons. En premier lieu, parce que même de la relation de sujétion consti- quasi-totalité des principautés et cités
les Provinces-Unies n’étaient pas une tutive de l’État royal. marchandes de la côte nord et de l’Est
monarchie, mais un ordre politique de Java, parvenant même en 1625 à faire
composite, où les forces des cités et Où donc était l’empire ? plier la puissante Surabaya, véritable
des provinces équilibraient, et surpas- À l’instar de sa grande rivale britan- porte des outre-mers. À l’issue de son
saient souvent, celles des partisans nique, l’EIC, créée en 1600, la VOC règne d’airain, Mataram régnait sur
de la maison d’Orange. En deuxième n’était pas un simple regroupement les deux tiers de Java. Dans sa relation
lieu, parce que Maurice de Nassau d’armateurs, mais l’un de ces « organes de voyage, composée au tournant des
– qui contribua de façon décisive à la corporatifs » qui, comme les guildes années 1650, le chirurgien de la VOC
création de la VOC – ne détenait pas la ou les cités, se voyaient dotés par la Wouter Schouten estime que le faste
dignité princière, agissant non en tant puissance publique de privilèges invio- des palais de Kerta était sans commune
que roi mais comme stadhouder (lit- lables en échange de leur loyauté fiscale mesure avec celui, très relatif, de l’en-
téralement, « porteur de la puissance et politique (6). Tout comme l’EIC, la clave néerlandaise de Batavia.
publique ») et n’exerçant certaines VOC concevait ses comptoirs d’Asie Sultan Agung pratiquait en outre
prérogatives de souveraineté (comme non comme des appendices de l’État – peut-être plus, mais surtout mieux
le commandement général des armées métropolitain, mais comme de petites que ses prédécesseurs – ce qui est
et la réception de légats) que sur man- « républiques » dont elle devait assurer le désormais admis comme formant deux
dat des États-Généraux – l’assemblée gouvernement tout aussi bien matériel des traits caractéristiques du gouverne-
permanente des délégués des sept que spirituel. Ainsi formait-elle, à l’égal ment impérial de l’époque moderne, à
provinces de l’Union d’Utrecht. de tout pouvoir communal autonome, savoir, d’une part, l’incorporation dans
En dernier lieu, si la VOC, comme des milices de hallebardiers, nommait- l’orbe de son pouvoir des élites des cités
compagnie à charte, était bel et bien elle les bourgmestres et les pasteurs de conquises, et de l’autre, la tolérance
liée au stadhouder par la logique même ses villes, et maintenait-elle, dans ces relative des différences de mœurs et de
de l’exclusif commercial que ce dernier dernières, une justice intransigeante pratique religieuse dans les territoires
lui avait accordé, ses pouvoirs réels et une morale publique plus austère passés sous son autorité. Ainsi épar-
en faisaient un corps politique à part même qu’en métropole. Ceci en fait gna-t-il, au lendemain de la chute de la
entière. La charte (octrooi) signée le une composante indocile, et en aucun ville, le souverain de Surabaya, le prince
20 mars 1602, et valable vingt et un cas le cœur ou le rouage servile, d’un Pekik, et en fit-il – au bénéfice d’une
ans, lui conférait en effet des pouvoirs dispositif de pouvoir plus morcelé que profonde transformation du style de
considérables, puisqu’elle avait le droit, cohérent, dont l’on peut au final douter sa cour – l’un de ses hauts dignitaires.
non seulement d’armer sa propre flotte qu’il ait eu, à proprement parler, quoi Ainsi, également, privilégia-t-il une
sans droit de regard des amirautés, que ce soit d’impérial. Insurgés depuis forme hybride de religiosité publique,
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mais aussi de bâtir et de défendre, au 1568 contre le roi d’Espagne, qui les qui associait l’observance des principes
moyen de garnisons mercenaires, des assiégeait au moyen de la cruelle armée coraniques à des rites de royauté d’ori-
comptoirs fortifiés dans toute l’éten- des Flandres, les Néerlandais avaient gine antéislamique. Tout ceci fait de
due de sa très vaste zone de privilège d’ailleurs construit leur propre système Mataram un État, sinon de nature, du
commercial – à savoir, « à l’est du cap de « républicain » sur le rejet explicite du moins à tendance impériale. Bref, en ce
Bonne-Espérance et à l’ouest du détroit principe impérial dont se prévalait la début de XVIIe siècle, rien n’était encore
de Magellan ». Les membres du comité monarchie hispanique. Bien que les joué à Java. l
directeur de la VOC – les dix-sept mes- élites politiques et intellectuelles des
sieurs – allèrent même jusqu’à décla- Plats Pays fussent d’aventure habitées (1) Rapport de P. Both aux Heren XVII,
rer en 1644 aux États-Généraux que d’un rêve de grandeur romaine dont la 10 novembre 1614.
les « lieux et places fortes qu’ils avaient célébration des succès outre-mer for- (2) Cité dans Merle C. Ricklefs, « Banten and the Dutch
in 1619 : Six early ‘‘pasar Malay’’ letters »,
conquis aux Indes orientales ne devaient mait un prélude convenu, l’empire sen-
Bulletin of the School of Oriental and African Studies,
pas être regardés ainsi que des conquêtes tait trop la poudre et la mort pour qu’il vol. XXXIX, n° 1, 1976.
nationales, mais comme la propriété de fût possible, à Leyde ou à Amsterdam, (3) Lettre de la Chambre d’Amsterdam à J.P. Coen,
marchands privés, lesquels étaient en de s’en réclamer pleinement. 16 avril 1622.
droit de revendre ces lieux à qui bon leur Remarquons enfin que la splendeur (4) Cité dans Charles R. Boxer, The Dutch Seaborne
Empire, 1600-1800, Penguin, 1965, rééd. 1990.
semblerait, fût-il le roi d’Espagne ou tout impériale était alors, comme le montre
(5) Lettre du capitaine de l’EIC M. Pring, 23 mars 1619.
autre ennemi des Provinces-Unies ». S’af- bien le récit du voyage à Kerta de C. Van (6) Philip J. Stern, The Company-State. Corporate
franchir, ne serait-ce que verbalement, Surck, du côté javanais, et non néer- sovereignty and the early modern foundations of the
de l’obligation de participer aux guerres landais. Au fil de son règne, de 1613 British Empire in India, Oxford University Press, 2011.
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nouveaux regards
Les médecins Jesse Lazear, James Carroll et Carlos Finlay vérifiant leur théorie
des maladies contagieuses véhiculées par les moustiques
lors de la guerre hispano-américaine pour l’occupation de Cuba (fin du XIXe siècle).
D
ès ses débuts, l’Empire espa- antérieure à ces infections, n’était pas les climats plus froids des Andes ou du
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gnol des Amériques a été rendu préparé à résister à ces vagues succes- Mexique central. Si la fièvre jaune est
possible par les effets létaux sives d’agents pathogènes. Cet accident une infection très létale chez l’adulte non
de certaines épidémies. Peu après que de l’histoire biologique, associé à des immunisé, sa virulence est limitée chez
Christophe Colomb et son équipage ont guerres répétées et à des massacres, l’enfant. Dans le siècle et demi qui suivit
traversé l’Atlantique, les Européens et les aboutit à un résultat inouï : en cinq géné- l’arrivée de Colomb, les Espagnols réus-
Africains amenèrent variole, rougeole, rations, la population amérindienne sirent à s’installer. Ils fondèrent des cités,
oreillons, grippe, peste et paludisme s’effondra peut-être au dixième de ce construisirent des forts, défrichèrent des
aux Amériques. Le système immunitaire qu’elle était à la veille de l’arrivée de champs, élevèrent des familles… Bref,
des Amérindiens, faute d’exposition Colomb. Les Espagnols érigèrent leur ils établirent une présence politique et
empire dans les Amériques sur les ruines démographique sur les îles et les côtes
des sociétés amérindiennes. continentales des Caraïbes. Les colons,
n John R. Mcneill nés et élevés en ces lieux, subissaient
Historien à la Georgetown University, auteur de La révolution sucrière la fièvre jaune durant leur enfance, lui
nombreux ouvrages d’histoire environnementale, Dans les terres côtières des Caraïbes, survivaient et bénéficiaient d’une immu-
dont Du nouveau sous le Soleil. Une histoire de le déclin autochtone fut encore plus nité à vie. Ils avaient aussi souffert de
l’environnement mondial au XXe siècle, 2000, prononcé. Là prospérait le paludisme, quelques crises de paludisme, déve-
trad. fr. Philippe Beaugrand, Champ Vallon, 2010 ; bientôt rejoint par la fièvre jaune. Des loppant une résistance à cette seconde
et de Mosquito Empires. Ecology and war in the infections transmises par des mous- maladie – on ne s’y immunise jamais.
Greater Caribbean (1620-1914), Cambridge tiques qui pullulent dans cet environ- Au début du XVIIe siècle, des réfu-
University Press, 2012. nement chaud et humide, mais évitent giés portugais et néerlandais venus
54 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
nouveaux regards
du Brésil introduisirent la culture de Siège après siège, les troupes euro- préparer. Leurs échecs leur coûtèrent
la canne à sucre dans les Caraïbes. Ce péennes envoyées aux Caraïbes se quelques centaines d’hommes.
fut le début d’une révolution écolo- heurtaient au paludisme et surtout à Puis vinrent les dernières pluies du
gique et démographique, qui renforça la fièvre jaune, subissant des pertes printemps. Des légions de moustiques
l’emprise qu’exerçaient déjà palu- colossales. Les défenseurs hispa- se développèrent, et la fièvre jaune s’ins-
disme et fièvre jaune sur la région. Les niques, essentiellement des miliciens talla. Il ne fallut pas longtemps pour
plantations offrirent un environne- recrutés parmi la population locale, que des milliers d’hommes meurent,
ment favorable au moustique porteur étaient quant à eux immunisés à la qu’autant tombent malades, et que le
de la fièvre jaune, de même que les fièvre jaune et résistants au paludisme. commandant britannique, lord Edward
cités portuaires qui s’étendaient pour Même des soldats réguliers de l’armée Vernon, conclût qu’il ne pouvait l’em-
accompagner l’essor des exportations espagnole, recrutés depuis la métro- porter. Ses troupes battirent en retraite,
de sucre. Les vaisseaux négriers venus pole, avaient tendance à survivre assez mais imprudemment décidèrent de
d’Afrique occidentale amenèrent de bien à ces sièges parce qu’ils étaient s’en prendre à un autre port fortifié, San-
nouveaux virus, tant de la fièvre jaune envoyés aux Caraïbes au fil de rota- tiago de Cuba. Leurs pertes s’accumu-
que du paludisme de type Plasmo- tions pluriannuelles. Pour peu qu’ils lèrent. Lorsqu’ils cessèrent ces assauts
dium falciparum, confortant le statut survivent à leurs premières années futiles, ils avaient perdu 22 000 hommes
de ces infections comme endémiques de service dans un port caribéen, ils sur 29 000. Près de 96 % de ces pertes
aux Caraïbes. Un nouveau paradigme avaient de bonnes chances de résister résultaient des épidémies. À titre de
infectieux se mit en place, dangereux aux maladies tropicales. comparaison, quand en 1745, l’armée
pour tous, mais surtout pour toute britannique envoya 16 000 hommes en
personne née et élevée dans des lieux Le « climat », Écosse, seuls 2 % moururent de maladie.
exempts de paludisme et de fièvre précieux allié Combattante d’élite de l’Empire espa-
jaune, qui n’avait pas pu rencontrer ces La plus importante tentative d’an- gnol, la fièvre jaune avait vaincu.
virus dans son enfance. nexion de territoires espagnols dans Les officiers et ingénieurs espagnols
L’arrivée du sucre eut une seconde les Amériques prit place en 1741, comprenaient bien l’avantage que
conséquence : elle conféra plus de durant la guerre de Succession d’Au- les épidémies en général, et la fièvre
valeur aux Caraïbes. Les pouvoirs triche. Une force britannique de près jaune en particulier, leur donnaient.
européens avaient plus de raison que de 29 000 hommes, à la fois terrestre Ils bâtirent des fortifications autour
jamais de s’emparer des îles et ports et maritime, assiégea le port espagnol de tous les ports importants, dans le
espagnols. Anglais, Néerlandais et de Carthagène en actuelle Colom- but de retarder suffisamment tout
Français s’y étaient déjà essayés aupa- bie. Carthagène était un pivot de la ennemi pour que le « climat » vienne
ravant, mais seulement à petite échelle, défense impériale hispanique, une à leur secours. Et celui-ci fut presque
plus souvent par initiative privée que ville de peut-être 10 000 personnes, toujours au rendez-vous.
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� Débat
Les poux ont-ils vaincu Napoléon ?
L’histoire environnementale a L’Empire napoléonien n’échappa pas à dans les campements enfoncèrent
permis de souligner l’impact de l’implacable règle imposée par le choc le clou et propagèrent une véritable
l’environnement, longtemps sous- microbien. En juin 1812, la Grande épidémie. Sur les 265 000 hommes
estimé, dans la construction des Armée de Napoléon, forte de plus de placés sous le commandement direct
empires. À la suite notamment de son 600 000 hommes, franchit le Niémen de l’empereur, 90 000 atteignirent
père William H. McNeill qui, dans Le pour envahir la Russie. Six mois plus Moscou le 7 septembre, bien avant
Temps de la peste et La Recherche tard, l’armée impériale repassa le l’hiver. Les batailles, les problèmes
de la puissance, avait souligné le lien Niémen av ec… 3 0 000 survivants ! d’approvisionnement, les désertions ne
entre environnement et construction Comment expliquer une telle peuvent à eux seuls expliquer une telle
étatique, John R. McNeill valorise le hécatombe ? La résistance acharnée saignée.
rôle géopolitique joué en particulier par des Russes, le poids des désertions, Près de deux siècles plus tard, en
les microbes. l’intervention du « Général Hiver » ? Soit. 2001, une équipe du CNRS, dirigée
Dans Du Nouveau sous le soleil, Mais un autre acteur s’était, dès les par Didier Raoult, est envoyée à Vilnius
l’historien américain nous rappelle que premières semaines, insidieusement pour étudier un charnier napoléonien
les épidémies ont longtemps été bien immiscé dans le conflit. Porteurs fraîchement découvert et y déceler des
plus meurtrières que les affrontements de graves maladies, les poux, qui traces de maladies infectieuses. Les
armés, du moins jusqu’à la naissance pullulaient dans les campagnes, ont, résultats sont éloquents : des bactéries
de la médecine occidentale moderne durant tout l’été 1812, particulièrement pathogènes sont retrouvées sur plus
au tournant des XIXe-XXe siècles. C’est chaud et sec, profité de la poussière de 30 % des corps étudiés. À l’instar
à cette époque que les Européens, soulevée sur les routes pour fondre sur du journaliste Stephen Talty, il est donc
grâce à la découverte de la quinine, les soldats de la Grande Armée. possible de ranger la Russie de 1812
furent en mesure de coloniser l’Afrique Les cas de fièvre aiguë se multiplièrent, parmi les « empires écologiques » qui, à
noire jusque-là sanctuarisée par le les corps et les visages se couvrirent l’image des Mosquito Empires décrits
paludisme. Mais avant cela, la peste, de petites taches rouges : le typhus par J.R. McNeill, furent protégés et
la variole, la fièvre jaune scellèrent le venait d’entrer en scène. Le manque sauvés par leurs microbes. l
destin de nombreux empires. d’hygiène, la sueur et la promiscuité Florian Hurard
l le Temps de la peste
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56 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
nouveaux regards
La puissance oubliée
des Comanches
Durant plus d’un siècle, la Comancheria
domina les Grandes Plaines d’Amérique du Nord.
Elle reste une énigme pour les historiens.
I
ls venaient de terres lointaines, en le Sud-Ouest des actuels États-Unis et
quête de ressources. Équipés de dans les Grandes Plaines du Sud, des
nouvelles technologies de guerre et terres alors férocement disputées par les
de transport, ils se heurtaient aux indi- Empires espagnols et français. Elle dura Guerriers
gènes, en dépossédaient certains, absor- jusqu’à la moitié du XIXe siècle, prenant comanches en
baient les autres. En deux générations, le dessus sur la République mexicaine progression, tableau
ils s’étaient taillé un vaste domaine. au sud et tenant à distance les États- peint par George
Leur population, toujours croissante, Unis expansionnistes à l’est. Méconnue Catlin dans les
assimilait un grand nombre de peuples. de l’historiographie conventionnelle, années 1840.
Une génération encore, et leur pou- la Comancheria est une organisation
voir s’était profondément étendu aux sociale qui n’est pas censée avoir existé, soires. Le pouvoir ne se serait-il exercé
régions voisines, par la guerre, le com- ni même être possible. Elle nous pose un que dans une seule direction, de la struc-
merce, la coercition. Ils avaient fait des défi, nous oblige à reconsidérer les récits ture impériale vers les autochtones ? Et
terres conquises leur foyer. Le cœur d’expansion coloniale. ceux-ci ne pouvaient-ils que résister
de leur empire était cerné de sociétés Désormais, les historiens ne campent un temps, avant de plier ? L’histoire de
périphériques, dont la fortune était liée plus les Amérindiens en victimes déses- l’Empire comanche renverse les rôles
au centre par des réseaux complexes pérées de l’expansion européenne. Ils ne attribués par l’histoire conventionnelle
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mêlant coopération, exploitation et voient plus la colonisation de l’Amérique aux Amérindiens et aux Européens. Elle
dépendance. Ce nouvel empire dura un comme un processus linéaire et prédé- nous amène à repenser la légende.
long siècle. Il changea le cours de l’his- terminé. Ils comprennent les empires
toire américaine. européens du Nouveau Monde comme Une convulsion biologique
faits de compromis entre indigènes L’essor comanche débuta par une
Le défi comanche et nouveaux arrivants. Ils soulignent aberration de l’échange colombien.
Ce qui précède est une histoire fami- la capacité des autochtones à résister On appelle ainsi le processus de diffu-
lière, celle d’une expansion impériale. à la conquête coloniale. Pourtant, les sion transcontinentale de biens et de
Sauf qu’ici, les conquérants sont les idées préconçues ont la peau dure. Les produits biologiques, inauguré avec
Comanches, des Amérindiens parlant historiens peuvent bien avoir appris à l’arrivée de Christophe Colomb dans le
une langue uto-aztèque. Leur empire, voir les Amérindiens comme des agents Nouveau Monde. Comme l’a observé
qui éclipsa les colonies européennes dynamiques, ils n’ont que rarement l’essayiste Charles C. Mann (1), cet évé-
voisines, était indigène. La Comanche- mobilisé cet acquis pour questionner nement est à l’origine de la plus impor-
ria naquit au début du XVIIIe siècle dans la fresque de l’histoire coloniale. L’ima- tante convulsion biologique depuis
gination populaire demeure ancrée au l’extinction des dinosaures. L’échange
grand récit, bien usé, de la conquête colombien fut l’amplificateur discret de
n Pekka Hämäläinen
Historien à l’université d’Oxford,
du Nouveau Monde. Une saga qui pro-
pulse les empires européens au rang de
l’expansion européenne. L’or et l’argent
des Amériques dopèrent les économies
auteur de L’Empire comanche, 2008, forces motrices de l’histoire, et ravale les européennes, la pomme de terre nour-
trad. fr. Frédéric Cotton, Anacharsis, 2012. peuples indigènes au niveau d’acces- rit sa croissance démographique. Les
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nouveaux regards
Elle s’inversa même. critique. En maîtres des vastes prairies la Nouvelle-Espagne. Ils taillèrent en
Les Comanches arrivèrent dans cette du Sud, les Comanches occupaient pièces la lointaine frontière Nord de
région vers la fin du XVIIe siècle. La révolte une bonne position géographique l’Empire espagnol – villes coloniales,
des Pueblos, qui avait vu les sociétés dans un monde en bouleversement : forts, missions, fermes et villages
autochtones du Nouveau Mexique ils étaient à l’écart – pas de beaucoup – indiens – et traitèrent avec chacun de ces
expulser momentanément leurs sei- des colonies européennes du Texas, du fragments séparément, jouant souvent
gneurs espagnols, confisquer leurs Nouveau-Mexique et de Louisiane, ce à les dresser les uns contre les autres. Ils
troupeaux de chevaux et initier un très qui les protégeait des maladies venues s’emparaient de chevaux et d’esclaves
actif commerce animalier avec d’autres d’Europe sans les isoler des marchés en un endroit, commerçaient la viande
Indiens, venait de prendre fin. Les des nouveaux arrivants. Une virulente de bison à côté. Ils détruisaient les
Comanches, migrants pédestres venus épidémie de variole les décima dans caches de nourriture et tuaient le bétail
du nord avec une culture technique rela- les années 1780, mais les amena aussi à tout au long de leur frontière, créant une
tivement légère, fondèrent rapidement prendre des mesures pour se protéger de demande artificielle qui alimentait leurs
une société de nomades équestres. catastrophes ultérieures. Ils bannirent exportations. Ils s’imposaient dans les
Désormais, ils se déplaçaient, faisaient les voyageurs manifestement malades capitales coloniales pour collecter des
la guerre et traquaient le gibier à dos de leurs terres. Si d’aventure ils se cadeaux sous la menace, réduisant les
de cheval. Le régime alimentaire carné retrouvaient infectés, ils se dispersaient Espagnols au statut de tributaires.
de ces chasseurs d’exception autorisa immédiatement et abandonnaient leurs Pour autant, les Comanches ne mobi-
une croissance démographique rapide. malades pour limiter la contagion. À la lisèrent jamais leurs forces écrasantes
Ils s’emparèrent des Grandes Plaines fin du XVIIIe siècle, on comptait plus de pour détruire les implantations hispa-
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 59
les empires
contrôle politique direct. comme une connexion transnationale dominées par des leaders de plus en
Ceci dit, l’Empire comanche, comme en expansion dont irradiaient le prestige plus puissants. En avait émergé une
ses homologues, s’axait autour d’une et le pouvoir, amenant les sociétés voi- nouvelle organisation politique : la
construction économique. Son com- sines dans sa sphère, comme alliées et Comancheria. Ce n’était pas une entité
plexe de pouvoir orbitait autour d’un clientes. Dépendant de la Comancheria incarnée – les Comanches n’avaient ni
réseau commercial de longue distance, pour leur fournir des chevaux, subju- capitale ni dirigeant suprême –, mais
qui connectait la Comancheria à de guées par son emprise économique, plutôt un procédé politique récurrent,
nombreux marchés coloniaux et indi- plusieurs des sociétés indigènes voisines qui voyait les Comanches s’assembler
gènes, des montagnes Rocheuses au entrèrent d’elles-mêmes dans l’orbite en de massives rencontres fédéra-
Sud profond, de la Louisiane à la plaine comanche. La dépendance économique trices. Ces grands conseils réunissaient
du Canada. La Comancheria était une se mua en intimité culturelle : se répan- les hommes adultes pour arbitrer les
énorme pompe commerciale, qui dirent la langue, l’esthétique (vêtements querelles internes, nourrir une iden-
siphonnait le cheptel des Européens et coupes de cheveux), les normes tité commune, et périodiquement
vers le nord et l’ouest, dans des régions comanches. La Comancheria devint l’un mobiliser la puissance collective des
où les aléas climatiques faisaient de des lieux les plus paisibles d’Amérique bandes en vue d’actions de politique
l’élevage une gageure. Les Comanches du Nord, un véritable aimant pour les étrangère aussi bien coordonnées
ont toujours préféré commercer des autres peuples indigènes qui gravitaient qu’irrésistibles.
chevaux volés, prêts à l’emploi, plutôt autour de sa sphère de prospérité. La puissance résultant de tels pro-
que les élever. Ils recevaient en échange À la fin du XVIIIe siècle, les officiers his- cédés devint une évidence dans les
des fusils (plébiscitant le mousquet paniques observaient avec horreur la années 1830, quand les Comanches
60 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
nouveaux regards
étendirent leur zone d’action 1 000 kilo- les esclaves auraient compté pour le Avant la fin des années 1850, l’Empire
mètres au sud du Rio Grande, réduisant quart de la population comanche. Une comanche n’était plus de ce monde.
l’essentiel du Nord du Mexique à l’état partie des élites comanches devint pro- On aurait pu croire qu’il n’avait jamais
d’hinterland ouvert à leur prédation. tocapitaliste. Leur richesse en esclaves existé. La Comancheria fut un « empire
Des groupes de plusieurs centaines et chevaux les autorisait à s’abstenir de cinétique », un régime non territorial
de guerriers envahirent la République tout travail physique. qui s’articulait autour de séquences
mexicaine. Ils établirent une colo- d’activités mobiles : raids montés sur de
nie semi-permanente sur le plateau Un empire évaporé longues distances, perception de tributs
désertique de Bolsón de Mapimí. De Alors que la puissance comanche aux frontières, expansions saisonnières
cette base, ils initiaient des raids qui connaissait son apogée à la fin des récurrentes, marchés semi-permanents,
les menèrent jusqu’au Mexique tropi- années 1840, elle s’effondra soudain. missions diplomatiques transnationales
cal. Ces expéditions rapportaient des Les États-Unis conquirent plus de la et contrôle de nœuds économiques
chevaux et des mules destinés au flo- moitié du Mexique lors de la guerre changeants. Cet empire s’imposa en gar-
rissant commerce avec les États-Unis, de 1846-1848, en une victoire reten- dant son environnement fluide et mal-
alors en pleine expansion vers l’Ouest. tissante que les Comanches avaient léable, érigea la mobilité en stratégie, et
En déplaçant chaque année plusieurs involontairement favorisée en désta- ne laissa derrière lui aucun monument
centaines de guerriers montés hors de bilisant le Nord du Mexique. Au même à sa gloire. Un nouvel empire, de colons,
la Comancheria, elles autorisaient aussi moment, une sécheresse persistante de chemins de fer et de ranches, s’étendit
les Comanches à externaliser une par- dévasta les populations de bisons de la dans les Grandes Plaines. Il enterra la
tie des coûts environnementaux de la Comancheria. La famine qui en résulta Comancheria, effaçant toute mémoire
pâture équestre vers le Mexique. Et elles désintégra instantanément l’empire, de cet autre passé impérial. ●
fournissaient enfin des esclaves. Les dont l’influence reposait sur une action trADUit De L’AnGLAis PAr LAUrent testot
Comanches déportèrent des milliers de continue de politique étrangère, et non
(1) Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte
Mexicains pour alimenter leur écono- sur un contrôle institutionnalisé. Ce fut des Amériques a transformé le monde, 2011,
mie pastorale. Au milieu du XIXe siècle, une évaporation impériale. trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2013.
Hors-série n°1
des Grands Dossiers
des sciences humaines
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 61
Hégémonies
3
Il existe un paradoxe napoléonien : celui d’un éphémère
empire européen, fondé sur les idéaux libérateurs de la
Révolution française. Libérateur et oppresseur à la fois,
le système impérial napoléonien a été terrassé par ses
contradictions. Mais il a durablement marqué l’Europe,
puisque les nations qui le composent aujourd’hui en avaient
retiré l’idée d’appartenir à des peuples libres et souverains.
62 Les Grands Dossiers des sciences humaines / HORS-SÉRIE HISTOIRE N° 2 / Novembre-décembre 2013
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Sommaire
64 Napoléon, empereur
d’une Europe républicaine
68 Quand la France
était un empire colonial
72 Un monde colonisé
74 Grande-Bretagne,
Collection Jonas/Kharbine-Tapabor
États-Unis :
l’imperium libéral ?
Novembre-décembre 2013 / HORS-SÉRIE HISTOIRE N° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 63
les empires
Napoléon,
empereur
d’une Europe
républicaine
Fondée sur les idéaux libérateurs prônés
par la Révolution française, l’Europe
napoléonienne a abouti à un paradoxe :
Selva/Leemage
P
eu de chefs d’État européens conforme à l’esprit du siècle, et favo- de contagion. L’Assemblée nationale
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auront autant influencé l’his- rable aux progrès de la civilisation ». entend alors mener une véritable
toire du Vieux Continent que La réalité, sur le terrain et au cœur mission civilisatrice (et avantageuse) à
Napoléon Bonaparte. Arrivé au pou- de l’action, était évidemment plus travers l’Europe et le monde. « Si votre
voir en pleine période de transi- complexe. La création d’une Europe humanité souffre à décréter la mort de
tion sociopolitique, il échafaude, en révolutionnaire répondait à des objec- plusieurs milliers d’hommes, explique
quelques années, un nouvel ordre tifs stratégiques allant dans le sens des le député Jean-Baptiste Mailhe, songez
européen, fondé sur le modèle révolu- intérêts de la France… aussi qu’en même temps, vous décrétez
tionnaire français. Pourquoi Napoléon la liberté du monde. » Personne ne se
a-t-il voulu réformer et réorganiser De l’ouragan doute alors que la France entre dans
l’Europe ? Pour, du moins l’affirmait-il révolutionnaire… une série de conflits qui ne pren-
dans le préambule de l’Acte addition- Lorsque Napoléon s’empare du pou- dront fin qu’en 1815…, à Waterloo.
nel aux Constitutions de l’Empire, en voir en novembre 1799, la France Ces vingt-trois années vont à jamais
date du 22 avril 1815, « organiser un est déjà en guerre contre une bonne transformer le visage de l’Europe.
grand système fédératif européen (…) partie de l’Europe depuis sept ans. Le déclenchement des guerres de
Soucieux de protéger une Révolu- la Révolution a d’énormes consé-
tion balbutiante, les députés français quences immédiates. Sur le plan
ont déclaré la guerre à l’empereur intérieur, elles entraînent la chute de
n Florian Hurard d’Autriche le 20 avril 1792, le soup-
çonnant de vouloir briser l’élan révo-
Louis XVI (août 1792), la proclamation
de la République (septembre 1792) et
lutionnaire pour limiter tout risque la radicalisation du processus révolu-
64 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
hégémonies
tionnaire. Sur le plan extérieur, elles constituer l’essentiel de l’héritage transformation. L’empire doit ainsi,
bouleversent les codes géopolitiques révolutionnaire. et là repose le paradoxe, affermir la
hérités du XVIIIe siècle. Les vieilles La jeune République française, Révolution.
alliances dynastiques volent en éclats ; épuisée par dix années de guerre, Entre 1805 et 1809, la France napo-
il n’y a plus que l’ouragan révolution- veut la paix. Une paix suffisamment léonienne doit faire face à trois nou-
naire français face à la coalition des durable et avantageuse pour stabili- velles coalitions regroupant les prin-
grandes monarchies européennes. ser son arrière-cour européenne, les cipales monarchies d’Europe autour
L’Autriche, puis la Prusse, la Russie, Républiques sœurs, les conquêtes du Royaume-Uni. Toutes trois seront
le Royaume-Uni… craignent que l’in- du Directoire. Une série de traités successivement dissoutes, offrant à
fluence de la nouvelle France, une sont finalement signés en 1801-1802 l’empereur l’opportunité de renforcer
république (!), déséquilibre l’ordre avec les principaux adversaires de la et exporter son système jusqu’aux
établi sur le continent. Et pour cause, France, à commencer par l’Autriche et portes de la Russie. La troisième coali-
les armées de la République française le Royaume-Uni. La République fran- tion (entendons troisième depuis 1792)
“
ne tardent pas à envahir les territoires çaise est officiellement reconnue par est anéantie le 2 décembre 1805 à Aus-
limitrophes. les grandes monarchies européennes. terlitz ; la quatrième, en deux temps,
La politique d’expansion révolution- Enfin ! Mais l’accalmie est de courte à Iéna (14 octobre 1806) et Friedland
naire pose les bases d’un nouveau durée. La rupture de la paix d’Amiens (14 juin 1807) ; la cinquième à Wagram
système politique européen piloté avec le Royaume-Uni, en mai 1803, (5-6 juillet 1809). Le nouvel ordre euro-
par la France. Les petites monarchies inaugure une nouvelle période d’ins- péen est étendu en Allemagne, en Italie
voisines et hostiles sont détruites puis, tabilité géopolitique qui a deux consé- du Sud, en Pologne où les Français sont
avec le soutien des mouvements révo- quences majeures : la proclamation accueillis en libérateurs, ainsi qu’en
lutionnaires locaux, transformées
en régimes républicains amicaux et
redevables : les Républiques sœurs.
Cette politique française, typique du
Directoire, a pour but de constituer
En 1804, la république française est
un réseau d’alliances fondé sur une « transformée » en Empire héréditaire.
adhésion commune aux principes de
la Révolution française et à son modèle
sociopolitique. C’est ainsi qu’est créée de l’empire et, paradoxe, en appa- Espagne. Cette Europe napoléonienne
la République batave en 1795 (grosso rence, la poursuite de l’expansion s’organise en cercles concentriques :
modo les Pays-Bas actuels), ou encore révolutionnaire. le premier cercle est évidemment
la République cisalpine, dans le Nord l’Empire français ; le deuxième est
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de l’Italie, en 1797. Loin d’être parfaite- Les trois cercles de constitué des États vassaux de l’em-
ment indépendantes, ces Républiques la nouvelle Europe pire qui ont diversement adopté son
sœurs deviennent en réalité des États En 1804, la République est « trans- modèle ; le troisième regroupe les
satellites de la République française. formée » en empire héréditaire. Cette monarchies traditionnelles (Autriche,
Une fois au pouvoir, Napoléon reprend mutation est en partie justifiée par Prusse, Russie) devenues les alliées
cette stratégie à son compte. la nécessité de stabiliser la situa- (souvent contraintes par les traités)
tion politique française dans un de l’empire.
… à une République- contexte à nouveau troublé. Offi- L’emprise de la France sur ses
empire ciellement, l’empire n’entraîne pas États satellites s’est considérable-
Le 19 brumaire an VIII (10 novem- la mort du régime républicain. « Le ment accentuée depuis le temps des
bre 1799), le Directoire, épuisé et gouvernement de la République est Républiques sœurs. Transformés en
contesté de l’intérieur, est renversé par confié à un empereur », peut-on lire royaumes, sur le modèle constitu-
un coup d’État politico-militaire. Un à l’article premier de la Constitu- tionnel français, ces États sont, pour
nouveau pouvoir exécutif, le Consulat, tion de l’an XII qui donne naissance la plupart, confiés à des membres
dominé par la figure de Bonaparte, est au Premier Empire. Une monarchie de la famille impériale ou à des
désigné pour organiser et diriger cette républicaine, en somme. La crainte maréchaux. Le Code Napoléon, qui
République en gestation. De nouvelles de l’éternel complot contre la Révo- consacre l’évolution révolutionnaire
institutions et une administration plus lution, renforcée par la multiplica- du droit civil, y est appliqué avec plus
ferme donnent au Premier Consul les tion des conspirations soutenues par ou moins de rigueur. Certains États,
moyens de consolider ce qu’il estime l’Angleterre, sert de prétexte idéal à la jugés plus mûrs que d’autres, sont
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 65
les empires
expressément choisis pour incarner des citoyens à part entière, voués à une pression économique et militaire
le modèle révolutionnaire et ainsi s’assimiler, ils bénéficient alors d’un sans cesse renforcée. « On commença
servir d’exemples aux voisins. Ces statut bien plus favorable qu’en Rus- à haïr, à regarder comme des oppres-
« États-modèles », selon l’expression sie. Toutes ces évolutions ne sont, en seurs ces Français qu’on avait célébrés
de Napoléon lui-même, deviennent revanche, que très partiellement appli- comme libérateurs » en 1795, juge déjà le
ainsi des postes avancés du nouveau quées en Espagne où l’abolition de l’In- ministre néerlandais Gogel en 1804. Un
système européen. C’est notamment quisition, dans un contexte de guérilla décalage croissant se fait jour entre le
le cas du royaume allemand de West- quasi permanente, constitue déjà une discours officiel qui met l’accent sur les
phalie ou du grand-duché de Berg. lourde tâche… La promotion relative grands principes révolutionnaires, et le
Dans une lettre du 15 novembre 1807, des grands principes de « liberté » et sentiment insupportable pour les Euro-
l’empereur rappelle à son frère d’« égalité » à la française ne constitue péens d’être traités comme des peuples
Jérôme, roi de Westphalie, que « les pas une fin en soi. L’ensemble des conquis, dépouillés de leurs œuvres
bienfaits du Code Napoléon (…) seront réformes promues par Napoléon doit, d’art, écrasés par les prélèvements fis-
autant de caractères distinctifs de votre tout en consacrant l’influence de la caux, saignés par la conscription. Ces
monarchie. (…) Il faut que vos peuples France, accroître son emprise sur le efforts imposés à l’Europe entière ont
jouissent d’une liberté, d’une égalité, continent grâce à une administration évidemment pour but de soutenir un
d’un bien-être inconnus aux peuples centralisée, un système de recrutement effort de guerre quasi constant, la prio-
de la Germanie. » militaire plus efficace, un mode de pré- rité absolue de l’empereur étant l’élimi-
L’égalité de tous devant la loi, la fin lèvement fiscal optimisé… nation de l’éternel rival anglais, l’un des
du régime féodal, le rabaissement du principaux obstacles à la sécurisation
pouvoir temporel de l’Église sont ainsi Peuples libérés, du nouvel ordre européen. L’Europe des
entérinés dans plusieurs États alle- sujets oppressés peuples libérés, chantée par les députés
mands, en Italie et en Pologne où le La guerre entamée par la France révo- de 1792, n’est plus tout à fait à l’ordre
servage est supprimé. N’oublions pas lutionnaire est, dès le début, à la fois du jour.
la liberté de culte et la reconnaissance idéologique et intéressée. Pour asseoir Au sommet de sa puissance, l’empire,
des minorités religieuses. Les juifs de et entretenir son statut de centre de en apparence inébranlable, ne survit
l’Europe napoléonienne, par exemple, gravité du nouvel ordre européen, l’em- pas à la nouvelle crise européenne
sortent des ghettos. Reconnus comme pire fait peser sur ses nouveaux sujets déclenchée en 1812 par la campagne
66 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
hégémonies
PoUR ALLER PLUS LoIN… érigés en modèles. Le nouvel ordre étroitement et anciennement intégrés
européen, initialement construit au système napoléonien. Bien que d’es-
l Mémorial de Sainte-Hélène sur les fondements de la Révolution sence révolutionnaire, la plupart des
Emmanuel de Las Cases, 1823,
rééd. Seuil, « Points », 2011.
française, vole en éclats. Personne réformes politiques, sociales, fiscales et
ou presque ne bouge pour défendre administratives promues par Napoléon
l En traîneau avec l’empereur
Armand de Caulaincourt, Arléa, 2002. le régime napoléonien. L’échec est y furent conservées. L’Ancien Régime,
l Histoire de la France patent. Le 1 er novembre 1814, les que certains monarques tentèrent de
Révolution et Empire, 1783-1815 représentants des grandes puissances remettre à l’ordre du jour, était agoni-
Jean-Pierre Jessenne, victorieuses (Royaume-Uni, Autri- sant. L’empire avait accéléré, finalement
Hachette, 3e éd. 2002. che, Russie, Prusse) se réunissent à à ses dépens, l’essor général d’un nou-
l napoléon et l’Europe Vienne pour reconstituer l’Europe veau sentiment, celui d’appartenir à un
Thierry Lentz (dir.), Fayard, 2005. prérévolutionnaire. peuple libre et souverain.
l dictionnaire amoureux Ce sentiment national naissant n’était
de napoléon Les origines impériales pas exclusivement européen : l’inté-
Jean Tulard, Plon, 2012.
des nations gration de la péninsule ibérique dans
À la fois libérateur et oppresseur, l’em- le système napoléonien eut d’énormes
pire révolutionnaire a été vaincu par ses répercussions de l’autre côté de l’Atlan-
de Russie (encadré p. 56). À la nouvelle contradictions. La chute de Napoléon tique. Coupées de leur métropole pen-
du désastre, une sixième coalition entraîna le retour des vieilles dynasties dant les cinq années d’occupation
est constituée, la coalition de trop. européennes qui s’employèrent, en française de l’Espagne, les colonies
Profitant des difficultés militaires ren- reléguant la période révolutionnaire et d’Amérique latine ont largement pro-
contrées par les armées françaises, napoléonienne au rang de parenthèse fité de la situation et des nouveaux
les Européens se soulèvent, un peu de l’histoire, à « renouer avec la chaîne idéaux révolutionnaires pour s’affran-
partout, contre l’autorité impériale, des temps », selon la formule employée chir, et finalement arracher leur indé-
notamment aux Pays-Bas, en Italie, en dans la Charte de Louis XVIII en date pendance dans les années 1820. Le
Allemagne, y compris dans le royaume du 4 juin 1814. Dans les faits, il était Printemps des peuples (1848) et, plus
de Westphalie ou le grand-duché de pourtant difficile de revenir en arrière, généralement, le temps des nations
Berg que Napoléon avait pourtant en particulier dans les territoires les plus était en marche. l
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Pierre Ier et ses successeurs, l’Empire (1796-1801) et surtout Alexandre Ier par un sentiment de rivalité personnelle,
russe présente, au début du XIXe siècle, (1801-1825) entend devenir le qui finit par porter ses fruits. À
des caractéristiques sociales héritées champion de la lutte contre la France l’ouverture du Congrès de Vienne, le
tout droit du Moyen Âge. À commencer révolutionnaire et napoléonienne. 1er novembre 1814, Alexandre Ier peut
par le servage, encore massivement L’empereur des Français entreprend, à enfin s’asseoir auprès des grands
pratiqué et entretenu par les grands de multiples reprises, des négociations, vainqueurs de Napoléon. La Russie est
propriétaires terriens que sont les en vue d’une réconciliation et d’une officiellement devenue une puissance
nobles et l’Église orthodoxe. Il n’est alliance stratégique, qui se heurtent à européenne de toute première
pas étonnant que les tsars Romanov, l’attitude ambiguë voire belliqueuse du importance avec laquelle il faudra
dont le pouvoir repose sur le soutien tsar Alexandre. Dans son dernier livre, désormais compter. l f.H.
des grandes familles aristocratiques, Le Combat de deux empires, l’historien
prennent position contre la Révolution Oleg Sokolov souligne l’extraordinaire PoUR ALLER PLUS LoIN…
française au nom de la défense des énergie déployée, souvent dans
valeurs traditionnelles. l’ombre, par le souverain russe pour l le Combat de deux empires
La Russie d’Alexandre Ier contre
Attentive à ne pas rester à l’écart systématiquement dresser de nouvelles
la France de Napoléon. 1805-1812
des affaires européennes en pleine coalitions contre l’Empire français, avec Oleg Sokolov, trad. fr. Michèle Kahn,
tourmente révolutionnaire, la Russie la bénédiction du Cabinet britannique. Fayard, 2012.
de Catherine II (1762-1796), Paul Ier Une politique risquée, en partie guidée
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 67
les empires
Jean-François Klein
L’historiographie française est longtemps restée
Maître de confé-
rences d’histoire focalisée sur la métropole. Elle intègre
des colonisations et aujourd’hui son histoire coloniale.
des décolonisations
en Asie à l’époque
É
contemporaine à tudier les colonies et les empires est à nou- impériale, les Français ont préféré « décoloniser »
l’université de Nantes, veau au goût du jour. Mais, en lieu et place l’institution dans les années 1950-1960. Le person-
chercheur au CRHIA de la vieille histoire coloniale un tantinet nage clé de ce changement est Fernand Braudel,
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(Nantes) et au Centre paternaliste, disparue il y a vingt ans, les cher- avec son idée d’une « grammaire des civilisations ».
Roland-Mousnier cheurs pratiquent désormais une histoire impériale Celui-ci a en effet remplacé le découpage territorial
(Paris-Sorbonne), renouvelée. En témoignent le sujet du Capes et de selon la logique des empires par une répartition en
codirecteur, avec l’agrégation d’histoire depuis deux ans (« Les socié- « aires culturelles », un concept né aux États-Unis
Sophie Duhucq, de tés coloniales à l’âge des empires, Afrique, Antilles, dans les années 1930. Il faut dire que la période des
la nouvelle collection Asie, des années 1850 aux années 1950 »), les débuts décolonisations s’accompagne en France d’impor-
« Empires » des édi- d’une collection « Empires » aux éditions Vendé- tants changements intellectuels : on n’occulte pas
tions Vendémiaire, il a miaire, ainsi que la toute nouvelle chaire « Histoire le passé colonial, mais on essaie de le présenter de
coordonné de nom- des colonisations, des décolonisations et mutations façon plus euphémisée, les colonies deviennent
breux ouvrages, dont, des Suds » qu’inaugurera pour l’année 2013/2014 l’« outre-mer ». Des Français, engagés dans la cause
avec Pierre Singara- à l’université de Nantes l’historien Jean-François tiers-mondiste (Catherine Coquery-Vidrovitch,
vélou et Marie-Albane Klein. Nous lui avons demandé de nous expliquer Jean Chesneaux…), veulent sortir de la logique
de Sureman, Atlas le nouveau regard qu’apporte l’histoire impériale paternaliste et occidentalocentrée : ils commencent
des empires colo- en France. alors à pratiquer une histoire africaine, une océa-
niaux, XIXe-XXe siècles, nienne, du monde arabe, de l’Asie du Sud-Est…,
Autrement, 2012 ; Comment expliquez-vous le tournant actuel, en qui plongent leurs racines dans des périodes anté-
avec Claire Laux, Les France, des études sur les empires coloniaux ? rieures à l’arrivée des premiers colons. L’inconvé-
Sociétés coloniales L’histoire dite « coloniale » se pratiquait au temps nient était toutefois une hyperspécialisation qui
à l’âge des empires, de l’empire ultramarin, mais contrairement aux ne permet plus de penser globalement la notion
Ellipses, 2012. Anglais qui ont conservé des chaires d’histoire d’empire.
68 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
hégémonies
Entre-temps, dans le monde anglo-saxon, la l’armée pour gagner leur liberté. Ceux-ci acquirent
critique de l’orientalisme par Edward Saïd, puis des compétences qui leur permirent, une fois reve-
l’essor des subaltern studies et des postcolonial nus au pays, de jouer un rôle d’intermédiaire entre
studies vont permettre aux chercheurs de revoir les colons et les colonisés.
l’histoire coloniale, en prenant en compte non En outre, on voit aujourd’hui plus précisément que
plus seulement le point de vue des élites, mais le pouvoir colonial, s’il perturbait les structures de
aussi celui des classes populaires colonisées. pouvoir et les inégalités locales, s’est aussi souvent
Enfin, dans les années 1990, quelques historiens appuyé sur des colonisations préexistantes : en Indo-
américains venus du marxisme, comme Frederick chine, par exemple, pour asseoir leur domination,
Cooper (1) (p. 12), proposent de penser une new les Français ont fait valoir les droits territoriaux de la
colonial history, sociale et culturelle : ce dernier couronne d’Annam (en pays khmer, thaï et lao).
analyse la circulation des individus entre le centre
et la périphérie (y compris le parcours des coloni- Quelle a été votre méthode pour étudier les
sés en métropole), mais aussi entre les différentes patrons coloniaux, et en quoi est-elle typique
périphéries, d’une colonie à l’autre. En France, de l’histoire impériale française ?
le renouveau d’une histoire sociale à l’échelle Une histoire impériale fine doit permettre de
impériale doit beaucoup à F. Cooper, lequel m’a comprendre la façon dont les acteurs ont interagi :
d’ailleurs personnellement influencé. missionnaires, explorateurs, géographes, militaires,
administrateurs, patrons, différents groupes ou eth-
En quoi cette histoire sociale permet-elle de nies colonisés… Or l’approche française a, je crois,
mieux comprendre le « moment colonial » ? développé une spécificité intéressante. En effet,
Il n’y a pas un moment, mais des moments colo- de nombreux historiens français ont combiné, par
niaux, et je préfère quant à moi utiliser la notion de des jeux d’échelles, la recherche macrohistorique,
« situation coloniale », définie par Georges Balan- héritée du marxisme en termes de structure éco-
dier : celle-ci permet de comprendre qu’il s’agissait nomique et sociale, avec la microstoria italienne
d’un système social réglant la vie des différents et l’étude des parcours individuels de personnes
acteurs, colons et colonisés, et susceptible d’évoluer appartenant à un même groupe social. C’est l’ap-
de façon dynamique. L’évolution ne s’est d’ailleurs proche dite prosopographique.
pas faite de la même façon selon le lieu considéré : Cela a du reste été mon cas, puisque ma spécialité
la situation en Cochinchine a été différente de celle consiste à étudier les parcours de vie de patrons
de l’AOF* ou des Antilles, et en outre, elle varia entre coloniaux, qui furent des acteurs importants du sys-
les villes et les campagnes reculées. Par exemple, tème colonial. Il faut dire que le marché colonial a
dans les vieilles colonies, celles dotées du statut fait rêver de nombreux patrons, d’autant plus qu’en
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de 1848, comme dans les « quatre communes » du cas de crise économique, celui-ci pouvait consti-
Sénégal, les habitants étaient des citoyens français tuer un marché protégé : la concurrence en était
(et allaient le rester) – contrairement aux autres absente, à cause des droits de douane élevés dans
colonisés réduits au statut de sujets d’empire, c’est- les colonies. Pour autant, il n’y avait pas de profil
à-dire de citoyens de deuxième classe. unique, pas de prototype « du » patron colonial, ils
Or, pour affiner notre perception de la situation étaient tous différents : le marchand de grand luxe
coloniale, il faut pratiquer ce que Romain Ber- était plutôt libre-échangiste, le producteur de tex-
trand (2) (p. 50) appelle une « histoire à parts égales », tile cotonnier à faible rendement souvent protec-
qui consiste à appréhender le point de vue de tous tionniste… Il fallait donc comprendre les tensions
les acteurs, et à comprendre leurs transactions, traversant le monde patronal.
dans un système profondément inégalitaire et Je me suis alors intéressé à des réseaux de patrons
marqué par la violence. Un exemple : une partie coloniaux, dont un très influent, l’Union coloniale
des colonisés s’est toujours alliée aux colons. La française, un syndicat d’entrepreneurs métropoli-
colonisation n’aurait jamais pas pu avoir lieu sans tains liés par leurs intérêts commerciaux dans les
une participation importante des indigènes à leur colonies. Ils étaient tellement puissants que l’on
propre exploitation : soit parce que certaines élites évoquait un « ministère des colonies occulte » !
traditionnelles voulaient se maintenir au pouvoir, Ces groupes de pression pouvaient fomenter des
ou que des classes dominées utilisaient les événe- guerres. Par exemple, les armateurs marseillais ont
ments à leur avantage. Voyez les tirailleurs séné- réussi à créer un conflit au Dahomey (Bénin actuel),
galais, parfois anciens esclaves qui avaient rejoint et les patrons lyonnais ont fait pression pour que la
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 69
sation partielle du XIXe siècle. Je m’intéresse aussi à
l’importance des logiques mémorielles familiales,
qui avec celles des institutions, perdurent là où les
régimes politiques trépassent : le parcours colonial
d’un ancêtre au XVIIIe siècle dans les Indes peut
être une ressource précieuse pour un de ses des-
cendants qui s’invente une vie en Indochine, trois
générations plus tard, comme ce fut le cas pour le
général de Beylié, à qui j’ai consacré une exposition
au musée de Grenoble en 2011.
France intervienne au Tonkin, pays vu comme un une « culture impériale » : c’est-à-dire un ensemble
tremplin vers la Chine du Sud. de références, de lieux, d’objets, d’images. Reine-
Mais ma spécialité est la biographie de patrons. Claude Grondin (5) a même montré l’impact culturel
Dans mon dernier livre (3), je m’intéresse au par- de l’Empire colonial jusque dans le Massif Central : la
cours des Desgrand père et fils, une dynastie passée diffusion d’images de l’empire s’est faite par le retour
en deux générations d’une petite boutique d’étoffes des colonies d’un cousin qui raconte son aventure au
à Annonay en Ardèche à des comptoirs et agences coin du feu, ou par le biais de livres et revues emprun-
commerciales dispersées tés en bibliothèque municipale.
entre l’Amérique latine, Mais l’imaginaire colonial qui imprègne les métro-
n mot-clé l’Australie, le Levant otto-
man, la Chine et le Japon !
politains ne se traduit pas pour autant par un sen-
timent d’appartenance à la « plus grande France »,
aoF
Acronyme de Afrique-occidentale Ces variations scalaires, tout au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
française, ce terme désigne une fédération du Haut-Vivarais puis À partir de là, les choses changent, car l’empire se
qui a groupé progressivement, entre 1895 de Lyon, capitale euro- délite et, du moment où les Français ont le senti-
et 1958, huit colonies françaises d’Afrique péenne de la soierie de ment de perdre leur puissance antérieure, certains
de l’ouest : mauritanie, Sénégal, Soudan luxe, jusqu’à l’échelle du d’entre eux commencent à devenir nostalgiques
français (devenu mali), Guinée, côte monde, m’ont permis de des colonies. Dans le même temps, un sentiment
d’Ivoire, Niger, Haute-Volta (devenue reconstituer des stratégies national français s’est développé dans l’empire : aux
Burkina Faso) et Dahomey (devenu Bénin). commerciales qui sont la Antilles, à la Réunion, en Guyane (voyez l’adminis-
marque de la mondiali- trateur colonial Félix Eboué), à Pondichéry.
70 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
hégémonies
L’Empire colonial français fut-il différent des devenir l’un des personnages célèbres de la Première
autres, comme celui de la Couronne britannique ? Guerre mondiale. Par ailleurs, les personnes formées
L’Empire anglais a eu presque autant de colonies de dans telle colonie pouvaient ensuite aller pratiquer
peuplement que de colonies d’exploitation. En outre, dans telle autre : ainsi, un juge de couleur venant des
il existait un fort sentiment de « britannité » au sein Antilles était amené à exercer son métier en Cochin-
de cet empire : on formait les élites locales à se sentir chine, avec toutes les tensions raciales que cela pou-
« anglais », à la manière de l’Empire romain. Ce fut la vait entraîner – le racisme étant l’une des choses les
même chose au Japon. La France, au contraire, n’a plus partagées au monde… Donc, paradoxalement,
quasiment pas eu de colonie de peuplement, si ce pour F. Cooper, la France ne devient réellement
n’est un peu en Algérie ou en Nouvelle-Calédonie. un État-nation qu’à partir de la décolonisation et
Hormis peut-être ces deux cas particuliers et dans notamment des accords d’Évian (18 mars 1962).
les « vieilles colonies », le sentiment d’être français On le voit, l’histoire impériale propose des pistes
était bien moins présent chez les colonisés. Mais les passionnantes pour renouveler notre perception de
points communs avec les autres empires coloniaux l’histoire nationale. l
sont importants. F. Cooper a jeté un pavé dans la ProPos recueillis Par régis Meyran
mare en montrant que la France, pendant longtemps,
(1) Frederick cooper et Ann laura Stoler, Repenser le colonialisme, 1997,
ne fut pas un État-nation, malgré ce qu’on nous
trad. fr. Christian Jeanmougin, Payot, 2013.
apprend à l’école : elle était réellement un empire, de (2) Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre,
la Monarchie de Juillet à la IVe République. Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Seuil, 2011.
Il n’y avait en effet pas de coupure entre la métropole (3) Jean-François Klein, Les Maîtres du comptoir. Desgrand Père et fils
et les territoires d’outre-mer. Cela est perceptible (1720-1878), Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2013.
(4) charles-Robert Ageron, « L’exposition coloniale de 1931, mythe
avec l’histoire des institutions : les juges, les institu-
républicain ou mythe impérial ? », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire,
teurs, les médecins, les militaires faisaient carrière tome I : La République, Gallimard, 1984, rééd. « Quarto », 1997.
dans le cadre impérial. Par exemple, le maréchal (5) Reine-claude Grondin, L’Empire en province. Culture et expérience
Foch a commencé sa carrière au Tonkin, avant de coloniales en Limousin, 1830-1939, Presses universitaires du Mirail, 2010.
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les empires
transmettre
Points de rePère
Un monde colonisé
Les empires coloniaux européens connaissent trois 3 Hégémonie : Au XIXe siècle, ces empires, auxquels
grandes phases. se joignent l’Allemagne, l’Italie, la Belgique et la
Russie, contrôlent l’essentiel des terres émergées. La
1 Coup d’envoi : les empires espagnol et portugais.
Chine, déchirée par des guerres civiles et vaincue lors des
L’Espagne annexe les îles Canaries au début du XVe siècle. Le
deux guerres de l’Opium (1839-1842 et 1856-1860), tombe
Portugal fonde des comptoirs sur la côte africaine, et s’ouvre
progressivement sous la coupe des puissances européennes.
un accès aux richesses commerciales de l’Asie quand Vasco
Elle se voit, avec ses voisins japonais et coréen, contrainte
de Gama atteint l’Inde en 1498 en doublant le cap British Library
d’abdiquer le contrôle de l’économie par l’État au
de Bonne-Espérance. L’Espagne, soutenant
profil du libre-échange. Russie et Grande-
les expéditions de Christophe Colomb à Bretagne se livrent au « grand jeu » (1)
partir de 1492, recherche vers l’ouest en Asie centrale, rivalisant pour
une voie d’accès à la Chine. Cela préparer de futures annexions.
débouche sur la « découverte »
des Amériques. Saignée par les traites négriè-
res, l’Afrique noire, exceptions
Les deux puissances se faites d’enclaves côtières et
partagent le monde en 1494 de l’Afrique du Sud, reste
avec le traité de Tordesillas. À longtemps indépendante. Entre
l’ouest d’une ligne traversant 1880 et 1914, les puissances
l’Atlantique du nord au sud, européennes s’y emparent de
domaine espagnol ; à l’est, 30 millions de km2 (2).
celui du Portugal. Le Brésil est
À partir du XIXe siècle, la France
colonisé par les Portugais, le reste bâtit son second empire colonial. Elle
de l’Amérique latine par les Espagnols. conquiert l’Algérie entre 1830 et 1857,
Ces derniers parachèvent leur appro- impose des protectorats à la Tunisie (1881)
priation du monde en annexant les
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L’Orient offrant ses et au Maroc (1912), annexe une bonne part de l’Afrique
Philippines à partir de 1571. De son occidentale, Madagascar (1896), l’Indochine française (actuels
richesses à Britannia,
côté, le Portugal s’est emparé de Viêtnam, Cambodge et Laos), la Polynésie (à partir de 1843) et
une peinture de
comptoirs en Asie, comme le riche Spiridione Roma, 1778. la Nouvelle-Calédonie (1853)…
port de Malacca, Malaisie, en 1511.
En 1914, les trois quarts de la planète sont – ou ont été, dans
le cas des pays d’Amérique latine, jusqu’à leur indépendance
2 Nouveau partage : les empires maritimes néerlandais, des couronnes espagnole et portugaise dans la première
français et britanniques. À partir du XVIIe siècle, surclassant moitié du XIXe siècle – sous contrôle européen (carte ci-
Espagne et Portugal, les Pays-Bas font main basse sur contre). Dans les années 1920, la Société des Nations impose
l’Indonésie, la Grande-Bretagne et la France prennent pied en sus des mandats de la Grande-Bretagne et de la France
aux États issus de la décomposition de l’Empire ottoman
en Inde et en Amérique du Nord. La France perd l’essentiel
(Syrie, Palestine, Jordanie, Irak…). À l’issue de la Seconde
de son premier empire colonial à l’issue de la guerre de Sept
Guerre mondiale, une vague de décolonisation fait émerger
Ans (1756-1763). Les Treizes colonies britanniques acquièrent
des dizaines de nouveaux États.
leur indépendance en 1783, fondant les États-Unis d’Amérique.
Comme le souligne Jean-François Klein (p. 68), l’histoire
Cette phase d’expansion repose sur la constitution de
de la colonisation a fait l’objet, cette dernière décennie, de
puissantes entités commerciales privées, les compagnies des
nouvelles lectures (bibliographie ci-contre). l
Indes (les « Indes » qualifiant tout territoire lointain susceptible
Laurent testot
d’être exploité). Ces sociétés par actions se voient déléguer (1) Peter Hopkirk, Le Grand Jeu. Officiers et espions en Asie centrale,
un monopole d’État afin de commercer avec le lointain – elles 1990, trad. fr. Gérald de Hemptinne, Nevicata, 2011.
contribueront à l’essor du capitalisme. (2) Henri Wesseling, Le Partage de l’Afrique, 1991, trad. fr. Patrick Grilli, Denoël, 1996.
72 H
72ors-série
Les Histoire
Grands n° 1
Dossiers / Les
des Grands
sciences Dossiers/ des
humaines Hors -série H
sciences humaines ° 2
istoire n/ Novembre-décembre 2012
/ Novembre-décembre 2013
empires d’hier
EMPIRE RUSSE
CANADA
OCÉAN
ATLANTIQUE
MONGOLIE
AUTRICHE-
HONGRIE JAPON
ÉTATS-UNIS EMPIRE CHINE
OTTOMAN OCÉAN
ÉGYPTE PACIFIQUE
PERSE NÉPAL
UNION SUD-AFRICAINE
Légendes Cartographie
ARGENTINE
l La Colonisation française l Les sociétés coloniales Bouda Etemad, Armand Colin, 2012.
Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et à l’âge des empires l Professer l’Empire
Françoise Vergès, Milan, 2007. Des années 1850 aux années 1950 Les « sciences coloniales »
Dominique Barjot et Jacques Frémeaux (dir.), en France sous la IIIe République
Deux atlas innovants : Sedes, 2012. Pierre Singaravélou,
l Atlas des premières colonisations Publications de La Sorbonne, 2011.
XVe-début XIXe siècle : Et quelques-uns des ouvrages récents l Territoires impériaux
des conquistadores aux libérateurs qui renouvellent l’histoire coloniale : Une histoire spatiale
Marcel Dorigny, cartographie Fabrice Le Goff, l Le Colonialisme en question du fait colonial
Aurement, 2013. Théorie, connaissance, histoire Hélène Blais, Florence Deprest
l Atlas des empires coloniaux, Frederick Cooper, 2005, trad. fr. et Pierre Singaravélou (dir.),
XIXe-XXe siècles Christian Jeanmougin, Payot, 2010. Publications de La Sorbonne, 2011.
Jean-François Klein, Pierre Singaravélou l De quoi fut fait l’empire l Devoir d’intervenir ?
et Marie-Albane de Sureman, cartographie Les guerres coloniales au XIXe siècle L’expédition « humanitaire »
Fabrice Le Goff, Autrement, 2012. Jacques Frémeaux, CNRS Éd., 2010. de la France au Liban, 1860
l Les Empires coloniaux Yann Bouyrat, Vendémiaire,
Trois synthèses collectives des Une histoire-monde coll. « Empires », 2013.
programmes d’agrégation et Capès. Jacques Frémeaux, Maisonneuve et Larose, l Défendre l’Empire
l Les Sociétés coloniales 2002, rééd. CNRS Éd., 2012. Des conflits oubliés
à l’âge des empires l Crimes et Réparations à l’oubli des combattants, 1945-2010
Jean-François Klein et Claire Laux (dir.), L’Occident face à son passé colonial Frédéric Garan, Vendémiaire,
Ellipses, 2012. Bouda Etemad, André Versaille, 2008. coll. « Empires », 2013.
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 73
les empires
Grande-Bretagne,
États-Unis :
l’imperium libéral ?
Impérialisme et libéralisme ne semblent pas faire bon ménage.
Si l’un s’appuie sur la domination, l’autre promeut la liberté.
Pourtant, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, la défense
de la liberté a pu nourrir le dessein impérial.
E
xiste-t-il des empires libéraux ? de gouvernement dans l’aire occiden- Première patrie du libéralisme, l’Angle-
Difficile de le concevoir, tant tale. Dans l’histoire politique, l’empire a terre est aussi le berceau de la domi-
l’édification d’un régime libéral d’abord été considéré comme une forme nation coloniale. Les créateurs de la
et la constitution d’un empire se pré- politique distincte de la cité antique et Common Law et de l’Habeas Corpus
sentent comme deux objectifs contra- de la nation moderne. Mais à l’époque sont en un sens les premiers « libéraux »,
dictoires. Le libéralisme est fondé sur contemporaine, dans un monde globa- mais ils ont également constitué un
la défense des libertés politiques, éco- lisé, le terme désigne moins une forme empire impressionnant tant sur le plan
nomiques voire culturelles, alors que politique qu’une relation, formelle ou économique que politique. Comment
l’impérialisme implique depuis l’Anti- informelle, entre une métropole domi- comprendre que les Britanniques soient
quité la conquête de nouveaux terri- nante et une périphérie subordonnée. à la fois les défenseurs de la liberté et les
toires, le plus souvent par la guerre, puis Ainsi, la colonisation est vue comme bâtisseurs d’un empire qui a régné sur
l’asservissement des peuples vaincus. le mode le plus caractéristique de la le monde depuis la fin du XVIIIe siècle
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Le libéralisme opère une distinction domination impériale, l’exemple bri- jusqu’à 1914 ? Pour interpréter cette
horizontale entre l’État et la société civile tannique étant sans doute le plus mar- contradiction apparente, l’historiogra-
afin de préserver l’autonomie de cette quant. Mais la domination impériale phie s’est divisée initialement en deux
dernière, tandis que l’impérialisme ins- peut aussi s’exercer par une relation de écoles, libérale et marxiste.
taure un rapport vertical entre dominant dépendance économique combinée à L’interprétation libérale, héritée de
et dominé. une volonté de contrôle politique : c’est l’époque victorienne, estime que les Bri-
L’idée d’empire a cependant évolué ce qu’on observe au XXe siècle avec les tanniques ont moins cherché à domi-
à mesure que le libéralisme s’impo- États-Unis, puissance libérale animée ner les autres qu’à exporter un modèle
sait comme doctrine et comme mode par la tentation de l’empire sans en politique et économique à la fois plus
posséder toutefois les contours formels. aimable et efficace que celui proposé
par les puissances concurrentes (la
Pax Britannica : France notamment). C’est la thèse de
un impérialisme libéral ? « l’empire bienveillant », reprise récem-
n Jean-Vincent Holeindre
Maître de conférences en science politique à
Il faut donc partir de ce paradoxe :
rien ne paraît plus étranger au libéra-
ment par Niall Ferguson, qui consiste
à dire que les Britanniques, à la diffé-
l’université Paris-II, auteur notamment de, avec lisme que l’impérialisme, et pourtant rence des Français, n’ont pas cherché à
Geoffroy Murat, La Démocratie et la Guerre au cette opposition de principe est visible- civiliser des peuples considérés comme
xxie siècle. De la paix démocratique aux guerres ment contredite par l’histoire, particu- « sauvages » et arriérés, mais d’abord à
irrégulières, Hermann, 2012. lièrement en Grande-Bretagne et aux faire profiter ces peuples d’un régime
États-Unis. dans lequel les deux parties, le coloni-
74 Les Grands Dossiers des sciences humaines / Hors-série Histoire n° 2 / Novembre-décembre 2013
hégémonies
CameraPress/Gamma
Soldats britanniques dans la ville de Bashraand, Irak, 2003.
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sateur et le colonisé, sont gagnantes ment de l’Empire britannique seraient rieur, par la force si nécessaire. Cela
politiquement et économiquement (1). intrinsèquement liés, souvent pour le suppose d’engager une politique impé-
D’un côté, l’Empire britannique a fait meilleur et rarement pour le pire. rialiste, motivée par deux raisons essen-
prospérer son économie et préservé son L’interprétation marxiste juge égale- tiellement économiques : en amont, le
hégémonie sur le système international. ment que libéralisme et impérialisme contrôle des matières premières et, en
De l’autre côté, les colonisés, à l’image sont compatibles, mais à une diffé- aval, la conquête de nouveaux marchés.
des Indiens, ont pu se développer tout rence près, décisive : la domination des Alors que les libéraux louent les vertus
en conservant une forme d’autono- empires libéraux n’a absolument rien de pacificatrices du capitalisme, les théori-
mie politique et culturelle. Cette thèse bienveillant ni d’équitable. Dans L’Impé- ciens critiques inspirés de Marx, comme
libérale de la Pax Britannica, défendue rialisme, stade suprême du capitalisme, l’historien Eric Hobsbawm, considèrent
politiquement par Joseph Chamber- paru en 1916, Lénine explique ainsi que l’impérialisme n’a fait qu’attiser les
lain, ministre des Colonies entre 1895 que derrière le masque de l’échange se guerres tout en accélérant la mondiali-
et 1903, revient à dire que l’impéria- dissimulent la domination et l’asser- sation de la lutte des classes (2).
lisme britannique n’est pas fondé sur vissement, justifiés par la nécessité de Ces visions classiques, libérale et
la prédation mais sur l’échange. Dans conjurer la baisse tendancielle du taux marxiste, de l’histoire impériale ont
cette optique, l’hégémonie de la puis- de profit, selon la loi économique établie le mérite de montrer que libéralisme
sance britannique est vue comme un par Karl Marx dans le Capital. Lénine et impérialisme peuvent aller de pair.
facteur de stabilité pour le système observe que le profit stagne à l’intérieur Mais l’historiographie récente offre un
international dans son ensemble. Le des États libéraux ; ces derniers doivent tableau plus contrasté des rapports
« doux commerce » et le développe- donc aller chercher les richesses à l’exté- entre doctrine libérale et histoire impé-
Novembre-décembre 2013 / Hors-série Histoire n° 2 / Les Grands Dossiers des sciences humaines 75
les empires
riale. S’inspirant de l’approche contex- l’impérialisme, John A. Hobson, critique d’un empire ; non pas une mine d’or mais
tualiste développée par l’école de Cam- les réticences des historiens britan- le projet d’une mine d’or ». A. Smith ne
bridge (John Pocock, Quentin Skinner), niques à penser les origines idéolo- pouvait pas imaginer ce qu’allait devenir
Jennifer Pitts relève que les rapports giques et économiques de l’empire. l’Empire britannique au XIXe siècle. Mais
entre pensée libérale et impérialisme Ces réticences sont liées selon lui à la J. Darwin rejoint A. Smith dans l’idée que
ont évolué avec le temps : ils ne doivent domination de la conception « whig »* les Britanniques étaient loin de détenir
pas être essentialisés, mais historici- de l’histoire, qui opère une séparation la toute-puissance, ni même l’hégé-
sés (3). Sa thèse principale est qu’il existe très nette entre l’histoire « interne » de monie sur le système international,
un « tournant impérial » en Grande- la Grande-Bretagne et l’histoire impé- comme l’historiographie britannique l’a
Bretagne et en France, observable dans riale. Certes, D. Armitage note que cette longtemps énoncé (jusqu’à N. Ferguson
la première moitié du XIXe siècle. Alors séparation entre l’interne et l’externe encore récemment).
que les libéraux de la fin du XVIIIe siècle, n’est pas propre aux Britanniques : en
tels Benjamin Constant et Adam Smith, Europe dominait une historiographie De la Pax Britannica
restent très mesurés, voire hostiles vis- focalisée sur le fait national, qui néglige à la Pax Americana
à-vis de la colonisation, tout change les processus de conquête, de colonisa- Par ailleurs, J. Darwin situe la réflexion
autour de 1830 avec John Stuart Mill et tion et de transferts culturels sur lesquels sur la longue durée, de 1830 à 1970, et
Alexis de Tocqueville, qui expriment une l’histoire globale et connectée insiste dans une perspective mondiale : sont
franche adhésion à l’entreprise coloniale aujourd’hui. Mais il note également que considérés les îles britanniques, l’Inde,
dans leurs pays respectifs. les Britanniques ont longtemps perçu les colonies de peuplement (appelées
Pour J. Pitts, ce positionnement de leur empire non en fonction de ses pos- « dominions » après 1907), mais aussi
Mill et Tocqueville tient à leur implica- sessions d’outre-mer, mais au regard de plus largement l’ensemble des lieux où
tion politique dans la colonisation : Mill ce qu’est le Royaume-Uni, composé de les intérêts britanniques étaient repré-
occupe un poste de haut fonctionnaire l’Écosse, de l’Angleterre et de l’Irlande. sentés. Cette vision globale lui permet
à la Compagnie des Indes orientales et Les Britanniques ont longtemps eu du de remettre en cause l’interprétation
Tocqueville est, à la Chambre des dépu- mal à se regarder dans le miroir de leur anglocentrée développée par la « pensée
tés, le spécialiste de la question algé- domination coloniale sur des popula- officielle » (official mind) qui avait cours
rienne. Pour autant, la chercheuse ne tions indigènes, au point d’être parfois avant l’émergence de la nouvelle histoire
considère pas qu’il y a un écart structurel indifférents à l’égard de leurs colonies (5). impériale. La réussite britannique ne
entre une parole libérale et des actes Pour eux, l’empire réside d’abord dans tient pas à un projet impérial qui aurait
qui ne le seraient pas. Il y a plutôt une l’indépendance souveraine de l’État et été appliqué mécaniquement, mais à
réelle disparité des positions libérales le choix d’un modèle fondé sur la liberté une adaptation exceptionnelle aux cir-
sur la question impériale : si certains politique et économique. constances. Ce n’est pas la force intrin-
libéraux comme Tocqueville mettent en S’inspirant lui aussi de l’histoire glo- sèque des Britanniques qui explique leur
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avant l’intérêt national, d’autres comme bale, John Darwin (6) met à l’épreuve des succès, mais leur capacité à identifier la
B. Constant mesurent les avantages faits cette perception libérale, commu- faiblesse des autres (7).
d’une limitation du pouvoir de l’État, y nément retenue, d’un empire britan- Le renouveau de l’histoire impériale
compris sur les affaires extérieures. nique à la fois maritime et commercial, a donc permis de corriger un certain
fondé sur la puissance économique, nombre d’idées reçues, mais il fait aussi
Le projet impérial qui se distinguerait des traditionnels écho au climat politique. L’accession au
au-delà des mythes empires territoriaux et militaires,
Combinant méthode contextualiste appuyés par la supériorité des armées.
et histoire globale, David Armitage sou- Si la maîtrise des mers et des échanges nmot-clé
ligne quant à lui l’embarras de l’his- économiques par les Britanniques WHig
toriographie libérale britannique vis- est bien réelle, et que leur savoir-faire Dans l’histoire politique anglaise,
à-vis de l’expérience impériale (4). On militaire n’est pas en doute, on peut le parti Whig, libéral et favorable au
pourrait penser que ce sentiment de cependant s’interroger sur la nature Parlement, s’oppose au parti tory des
gêne des Britanniques vis-à-vis de leur et l’ampleur de leur domination sur conservateurs, partisan de l’absolutisme
histoire impériale s’explique par l’expé- le monde. J. Darwin revient sur une royal. la conception whig de l’histoire
rience, forcément traumatisante, de la remarque d’A. Smith dans La Richesse se distingue par son progressisme,
décolonisation. En réalité, « l’amnésie des nations (1776), où ce pionnier du l’avènement de la démocratie libérale
impériale » analysée par D. Armitage libéralisme classique dit au sujet de et la monarchie constitutionnelle étant
est beaucoup plus ancienne. Dès la fin l’Empire britannique qu’il n’a « jusqu’à considérés comme inévitables.
du XIXe siècle, le théoricien libéral de présent pas été un empire mais le projet
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hégémonies
pouvoir de Tony Blair dans l’Angleterre clairement les Américains à épouser la pas très éloignée de la Pax Britannica.
de la fin des années 1990, puis les atten- logique impériale qui selon eux aurait si Cette paix libérale, fondée sur le droit et
tats terroristes du 11 septembre 2001 bien réussi aux Britanniques. D’autres, l’économie, n’exclut pas le recours plus
constituent deux moments clés. Dès comme Philip Golub (8), estiment que ou moins assumé à la force lorsque ce
1997, T. Blair adopte ainsi une doctrine les États-Unis ont cédé à la tentation de bel idéal est trahi par la réalité et que
interventionniste, appliquée en 2000 l’empire, mais que l’expérience récente l’hégémonie est en jeu. l
au Sierra Leone, qui évoque à la fois en Irak et en Afghanistan peut les inciter
(1) Niall Ferguson, Empire. How Britain made the
les discours passés sur la domination à y renoncer pour rallier un multilaté- modern world, Penguin, 2003.
coloniale et la rhétorique contempo- ralisme sincère. D’autres enfin, comme (2) Eric Hobsbawm, L’Ère des empires. 1875-1914,
raine des droits de l’homme. Le même Jack Snyder, insistent sur la nécessaire 1987, trad. fr. Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana,
T. Blair se rallie sans hésitation à George distinction entre la notion d’empire et 1997, rééd. Hachette, 2012.
(3) Jennifer Pitts, Naissance de la bonne conscience
W. Bush lorsque celui-ci puise dans la celle d’hégémonie. Si la prétention des
coloniale. Les libéraux français et britanniques et la
sémantique impériale au moment de la États-Unis à l’hégémonie ne fait pas de question impériale (1770-1870), L’Atelier, 2008.
guerre en Irak de 2003. Il s’agit alors pour doute, cela n’en fait pas une puissance (4) David Armitage, The Ideological Origins of the British
les États-Unis d’exporter la démocratie impériale. Dès 1941, souligne J. Sny- Empire, Cambridge University Press, 2000.
dans le « Grand Moyen-Orient », non der, les États-Unis ont été « soucieux (5) Bernard Porter, The Absent-Minded Imperialists.
What the British really thought about Empire, Oxford
seulement pour préserver la sécurité de maintenir des institutions interna-
University Press, 2004.
américaine, mais aussi pour diffuser leur tionales fortes dans le but de partager (6) John Darwin, The Empire Project. The rise and fall
modèle à travers le monde. le pouvoir et les responsabilités avec les of the British World-System 1830-1970, Cambridge
Faut-il pour autant en conclure que les autres États démocratiques » (9). On peut University Press, 2009.
États-Unis ont repris le flambeau impé- toutefois se demander si l’Onu n’est pas (7) John Darwin, Unfinished Empire. The global
expansion of Britain, Bloomsbury Press, 2012.
rial détenu par les Britanniques pen- pour les États-Unis la continuation de
(8) Philip Golub, Une autre histoire de la puissance
dant plus de trois siècles ? La question la paix impériale par d’autres moyens : américaine, Seuil, 2012.
divise les observateurs. Les nostalgiques cette vision « libérale » de la Pax Ameri- (8) Jack Snyder, « Y a-t-il un empire américain ? »,
de l’empire, tel N. Ferguson, invitent cana proposée par J. Snyder n’est en effet Questions internationales, n° 26, juillet-août 2007.
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BIBLIOGRAPHIE
Nouveaux regards
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l Géopolitique l Sous l’œil des dragons
des empires La Chine des dynasties l L’Anti-Napoléon
Des pharaons à Yuan et Ming La légende noire
l’imperium américain Timothy Brook de l’Empereur
Gérard Chaliand et 2010, trad. fr. Odile Demange, Jean Tulard
Jean-Pierre Rageau Payot, 2012. Gallimard, « Folio », 2013.
2010, rééd. Flammarion, 2012. l La Steppe et l’Empire
La formation de la dynastie l Vasco de Gama l L’Ère des empires
l Les Empires nomades Khitan (Liao), IVe-Xe siècle Sanjay Subrahmanyam 1875-1914
De la Mongolie au Danube, Pierre Marsone 1997, trad. fr. Myriam Dennehy, Eric Hobsbawn
Ve siècle av. J.-C. - XVIe siècle Belles Lettres, 2011. Alma, 2012. 1987, trad. fr. Jacqueline
Gérard Chaliand Carnaud et Jacqueline Lahana,
Perrin, 1995, rééd. 2006. l L’Administration l L’Aigle et le dragon 1997, rééd. Hachette, 2012.
de l’Empire romain Démesure européenne et
l Atlas des empires d’Auguste à Dioclétien mondialisation au XVIe siècle l Une autre histoire de
maritimes Sabine Lefebvre Serge Gruzinski la puissance américaine
Une histoire globale Armand Colin, 2011. Fayard, 2012. Philip Golub
vue des océans Seuil, 2012.
Cyrille Coutansais l Naissance, vie et mort l L’Histoire
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25 ❑ Les défis des sciences humaines 135 ❑ Manger, une pratique culturelle 198 ❑ Les neurones expliquent-ils tout ?
50 ❑ Tiers-monde : la fin des mythes 136 ❑ Les nouveaux visages des inégalités 199 ❑ Psychologie de la crise .
57 ❑ Où va le commerce mondial ? 137 ❑ Les savoirs invisibles 200S ❑ Pensées pour demain
62 ❑ L’esprit redécouvert 138 ❑ Les troubles du moi 201 ❑ Les troubles de la mémoire
67 ❑ Nouveaux regards sur la science 139 ❑ Les mondes professionnels 202 ❑ Pauvreté. Comment faire face ?
71 ❑ Comment nous voyons le monde 140 ❑ Les nouvelles frontières de la vie privée 203 ❑ École. Guide de survie.
80 ❑ Les sciences humaines 141 ❑ La force des passions 204 ❑ Démocratie. Crise ou renouveau ?
sont-elles des sciences ? 142 ❑ L’éducation, un objet de recherches 205S ❑ Changer sa vie
82 ❑ La lecture 143 ❑ Cultures et civilisations 206 ❑ Repenser le développement
83 ❑ Du signe au sens 144 ❑ Les mouvements sociaux 207 ❑ La nouvelle science des rêves
84 ❑ Médiations et négociations 145 ❑ Voyages, migration, mobilité 208S ❑ L’enfant violent. De quoi parle-t-on vraiment ?
85 ❑ Nouveaux modèles féminins 146 ❑ Hommes, femmes. Quelles différences ? 209 ❑ L’art de convaincre.
86 ❑ La liberté 147 ❑ Où en est la psychiatrie ? 210 ❑ Le travail en quête de sens.
87 ❑ L’émergence de la pensée 148 ❑ Contes et récits 211S ❑ Le clash des idées : 1989 à 2009
88 ❑ Anatomie de la vie quotidienne 149 ❑ Les nouveaux visages de la croyance 212 ❑ De l’enfant sauvage à l’autisme.
89 ❑ Violence : état des lieux 150 ❑ Amitié, affinité, empathie… 213 ❑ L’énigme de la soumission
90 ❑ L’imaginaire contemporain 151 ❑ Aux origines des civilisations 214 ❑ L’ère du post-féminisme
91 ❑ L’individu en quête de soi 152 ❑ À quoi sert le jeu ? 215 ❑ L’analogie moteur de la pensée
92 ❑ Les ressorts de la motivation 153 ❑ L’école en débat 216S ❑ Les épreuves de la vie
93 ❑ Échange et lien social 155 ❑ Où en est la psychanalyse ? 217 ❑ Les secrets de la séduction
94 ❑ La vie des groupes 156 ❑ Où va la famille ? 218 ❑ La littérature : fenêtre sur le monde.
95 ❑ Aux frontières de la conscience 157 ❑ Qui sont les travailleurs du savoir ? 219S ❑ À quoi pensent les enfants ?
96 ❑ Le destin des immigrés 158 ❑ Les nouvelles formes de la domination 220 ❑ L’autonomie, nouvelle utopie ?
97 ❑ Rêves, fantasmes, hallucinations au travail 221 ❑ Imaginer, créer, innover…
98 ❑ Apprendre 159 ❑ Pourquoi parle-t-on ? L’oralité redécouverte 222S ❑ 20 ans d’idées, le basculement
99 ❑ Normes, interdits, déviances 160 ❑ Dieu ressuscité 223 ❑ Le retour de la solidarité
100 ❑ Les sciences humaines 161S ❑ Enquêtes sur la lecture 224 ❑ La course à la distinction
101 ❑ La parenté en question 163 ❑ La sexualité est-elle libérée ? 225 ❑ Sommes-nous rationnels ?
102 ❑ Les récits de vie 165 ❑ Où est passée la société ? 226S ❑ Le monde des ados
103 ❑ L’altruisme 166 ❑ De Darwin à l’inconscient cognitif 227 ❑ Conflits au travail
104 ❑ Un monde de réseaux 167S ❑ La pensée éclatée 228 ❑ L’état, une entreprise comme une autre ?
106 ❑ Les sagesses actuelles 169 ❑ L’intelligence collective 229S ❑ Nos vies numériques
107 ❑ Souvenirs et mémoire 170 ❑ Qui a peur de la culture de masse ? 230S ❑ Pourquoi apprendre ?
108 ❑ Homme/animal : des frontières incertaines 171 ❑ Les émotions donnent-elles sens à la vie ? 231 ❑ Tous accros ?
109 ❑ Les logiques de l’écriture 172 ❑ La lutte pour la reconnaissance 232 ❑ Comment être parent aujourd’hui ?
110 ❑ Cultures 173 ❑ Art rupestre 233S ❑ Et si on repensait TOUT ?
111 ❑ L’école en mutation 174 ❑ Qu’est-ce que l’amour ? 234 ❑ Inventer sa vie
112 ❑ Les hommes en question 175S ❑ Agir par soi-même 235 ❑ Les identités sexuelles
113 ❑ Freud et la psychanalyse aujourd’hui 176 ❑ Comment devient-on délinquant ? 236 ❑ Dans la tête de l’électeur.
114 ❑ Travail, mode d’emploi 177 ❑ Le souci des autres 237S ❑ Qui sont les Français ?
115 ❑ Les nouvelles frontières du droit 178S ❑ La guerre des idées 238 ❑ Comment naissent les idées nouvelles ?
116 ❑ L’intelligence : une ou multiple ? 179 ❑ Travail. Je t’aime, je te hais ! 239 ❑ Peut-on ralentir le temps ?
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117 ❑ Autorité : de la hiérarchie à la négociation 180 ❑ 10 questions sur la mondialisation 240S ❑ L’imaginaire du voyage
118 ❑ La pensée orientale 181 ❑ Le nouveau pouvoir des institutions 241S ❑ L’intelligence peut-on augmenter nos capacités ?
119 ❑ La nature humaine 182 ❑ Conflits ordinaires 242 ❑ Le travail. Du bonheur à l’enfer
120 ❑ L’enfant 183 ❑ Imitation 243 ❑ L’autorité. Les nouvelles règles du jeu
121 ❑ Quels savoirs enseigner ? 184 ❑ Les lois du bonheur 244S ❑ 2012-2013. Les idées en mouvement
122 ❑ Le changement personnel 185 ❑ Des Mings aux Aztèques 245 ❑ Vivre en temps de crise
123 ❑ Criminalité 186 ❑ Que vaut l’école en France ? 246 ❑ Le langage en 12 questions
124 ❑ Société du risque 187 ❑ D’où vient la morale ? 247S ❑ Violence Les paradoxes d’un monde pacifié
125 ❑ Organisations 188 ❑ Faut-il réinventer le couple ? 248 ❑ Comment pensons-nous ?
126 ❑ Les premiers hommes 189S ❑ Géographie des idées. 249 ❑ La fin de l’homme ?
127 ❑ Le monde des jeunes 190 ❑ Au-delà du QI Quand les migrants changent le monde
128 ❑ Les représentations mentales 191 ❑ Inégalités : le retour des riches 250 ❑ Faut-il se fier à ses intuitions ?
129 ❑ La fabrique de l’information 192 ❑ Enseigner : L’invention au quotidien 251 ❑ L’ère culinaire 15 questions sur l’alimentation
130 ❑ La sexualité aujourd’hui 194 ❑ Les animaux et nous. 252S ❑ Générations numériques des enfants mutants ?
132 ❑ Le souci du corps 195 ❑ Le corps sous contrôle 253 ❑ Écrire Du roman au SMS
133 ❑ Les métamorphoses de l’état 196 ❑ Nos péchés capitaux
134 ❑ La littérature, une science humaine ? 197 ❑ Les rouages de la manipulation
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❑ La Communication. État des savoirs (3e éd.) 416 p 25,40 € ❑ Jung et les archétypes. Nouveauté 456 p 19,00 €
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