Bultmann, Aimer Son Prochain

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Revue d'histoire et de philosophie

religieuses

Aimer son prochain, commandement de Dieu


Rudolf Bultmann

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Bultmann Rudolf. Aimer son prochain, commandement de Dieu. In: Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 10e année
n°3, Mai-juin 1930. pp. 222-241;

doi : https://doi.org/10.3406/rhpr.1930.2768

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1930_num_10_3_2768

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Aimer son prochain

commandement de Dieu *

rentes
le
action
a
morale,
l'action
par
prêter
fin
vue
l'impératif
qu'il
idéal.
l'action.
l'action,
trait
trait
tu.
Nous
Tâchons,
ce
un
des'agit
tu
Dans
à
conditionnée
ce
aux
au
la
tu
morale
est
ce
conçue
dois
pouvons
on
que
consommation
dais
résultat
tu
rapports
d'une
est
bonne.
la
tout
atteindra
est-il
dois
l'on
déterminé
mesure
absolu,
est
comme
d'abord,
foi
caractériser
deux
?entend
une
formulé
En
par
de
Ou
absolue,
réalité,

la

l'homme
action
sens
bien
un
obligation.
de
par
nous
fin
d'élucider
par
elle
tu
?l'action
possibles
En
en
la
par
cherchée,
motivée
dois;
ce
action
contribue
sommes
de
vue
pensée
vue
avec
qui
la2°
deux
Une
?le
pensée
de
de
est
morale:
Dans
l'homme,
(1).
par
c'est
sens
d'une
encore
cet
ce
on
dû,
fois
En
àmanière
le
qui,
acte
le
réalise
une
de
de
cette
c'est
vue
tu
fin,
pre

cet
ad
à
da
l'i
du
ac
dmm
AIMER SON PROCHAIN, COMMANDEMENT DE DIEU 223

but final; c'est lui qui doit être réalisé, atteint; sa seule
considération détermine la manière d'agir, fait franchir la
distance d'un état qui est, à un état qui doit être. La dis¬
tance de l'être au devoir se trouve donc franchie par
l'atteinte progressive de la fin, par la réalisation progressive
de l'état idéal.

Mais il nous est possible d'entendre, d'autre façon, ce tu


dois, cet impératif, et non plus comme un impératif basé
sur un idéal à réaliser, sur une volonté qui élève d'absolues
prétentions sur l'homme, et dont on ne peut demander ni
le pourquoi, ni Γ à quoi bon ? Tout acte se prolonge en fait
et réalise une fin; mais, en elle, ne réside plus, dans le cas
que nous envisageons, ni ce qui est bon, ni ce qui est dû. Ces
deux notions se confondent dans celle de l'action même en
voie de s'accomplir, de l'action dictée par le commande¬
ment. L'action contient-elle, pendant qu'elle s'accomplit,
sa propre raison d'être, la distance, alors, entre l'être et
le devant être ne sera pas franchie par une réalisation
progressive de l'état idéal, mais par le fait que l'acte
même s'accomplit : en lui, en lui seul consiste ce qui est
dû. Dans le premier cas que nous avons analysé, un arrêt
de l'obligation était, en principe, possible, une fois le but
proposé, atteint, une fois l'état idéal réalisé. Dans le
second cas, au contraire, la position de l'homme n'a point
subi de modification par le fait du résultat qu'il a atteint:
il est soumis, après comme auparavant, au même com¬
mandement, et le tu dois n'a point de cesse. Car ici le
tu dois, valable pour l'action, ne procède pas d'un idéal à
réaliser, mais d'une autorité qui prétend soumettre à sa
direction absolue chaque maintenant de l'homme.

Disons tout de suite que le commandement chrétien


d'aimer son prochain est un impératif du second type.
La perspective d'un idéal ne le motive pas, mais bien une
revendication qui s'exprime au présent. Ce caractère, d'ail¬
leurs, apparaîtra clairement si nous faisons retour à l'une
224 revue d'histoire et de philosophie relig

Toute action humaine a pour lieu le inon


vivons et touche, de façon directe ou indirecte,
qui vivent avec nous dans le monde; ce qui
contient toujours la possibilité morale; car
mons précisément action morale, une action
porte à notre coexistence avec d'autres homm
ait pour moteur une vue de la communauté h
venue à un idéal que notre action devra réaliser
satisfasse à l'exigence que le ta comporte à m
n'importe. L'action morale directe est celle q
l'homme, ou l'humanité, d'une façon immédia
qui la distingue de toute autre action, de celle q
feste dans la technique comme dans l'art, ou
qui maîtrise le monde par les sciences, en u
toute œuvre qui se rapporte à l'état civilisé.
peut jamais être qu'indirectement morale : elle
cependant, car elle atteint toujours des
humaines.

Or, une telle notion de l'action, conçue d


cessus de son accomplissement, dans sa sati
exigences du maintenant, entraîne à sa suite
d'action morale obligatoire — action dirigée
le tu — conçue comme relation primitive entr
tu. C'est là aussi, il nous faut l'indiquer tout
conception chrétienne. Elle trouve son expr
la notion de prochain (1). Le prochain, c'est
qui est toujours, qui est déjà là, que j'ai to
j'ai déjà à mes côtés, que je n'ai jamais besoi
Les hommes, en effet, ne se tiennent pas, s
dans le monde, comme dans un espace vid
recherche un autre sujet, et noue des rappor
Ne disons pas que cet autre sujet il ne l'attein
cilement. Nul besoin pour l'homme de se dem

(1) Ce n'est pas là évidemment une conception pur


AIMER SON PROCHAIN, COMMANDEMENT DE DIEU 225

d'abord comment parvenir vers autrui et comment se con¬


duire à son égard. Disons bien plutôt, que mon être est
d'emblée un être en liaison avec d'autres; que l'être de
l'homme est un être solidaire, et partant un être histo¬
rique, à la différence de l'être de la nature. Aussi la ques¬
tion « Quel est mon prochain ? » comme la question « Que
dois-je faire pour lui ? » figure-t-elle déjà une sorte
d'action dirigée vers ce prochain, mais une action, à vrai
dire, mal fondée. Car dans cette manière de poser mes
questions, je méconnais le sens du je que je conçois
comme pouvant exister sans le tu, et le sens du tu que je
conçois comme un phénomène universel et immédiatement
disponible (1), qu'il s'agit d'observer et de travailler. Par
de telles questions, je place le tu sur le plan du disponible,
de l'immobile, de la substance universelle. Enfin je mécon¬
nais le rapport du je au tu, estimant qu'il n'existe pas et
qu'il doit tout d'abord être établi. Je méconnais, en
résumé, de prime abord, la position de l'homme, à tout
moment caractérisée par un rapport du je au tu, par un
rapport exactement déterminé, car il n'en est pas d'autres,
par un rapport véritable ou faux. L'homme ne se trouve
jamais à un point neutre de la durée, où il puisse se
décider pour un acte bon ou mauvais, mais toujours à un
instant qui déjà, par lui-même, est bon ou mauvais.
L'éthique grecque nous offre de l'action morale une
conception pleinement différente, par suite de l'analogie
qu'elle établit entre elle et l'action de la τέχνη, l'action
productrice, créatrice, des professions manuelles et de
J'art; elle l'enferme dans les concepts de forme, de subs¬
tance, de figure, de matière. D'après l'éthique grecque,
l'homme, — le je aussi bien que le tu (cette différence
n'existant pas ici), — l'homme est le chef-d'œuvre à créer,
à porter vers son τέλος . L'action est gouvernée par la
considération de ce τέλος, état final idéal. Aussi peut-elle
être orientée soit vers l'individu, soit vers le groupe
d'hommes que la πόλις unit, ou bien encore (voyez plus

1927,
(1) p.Cf.52 Martin
sqq. Heidegger, Sein und Zeit (Halle, édit., Niemeyer),
%
226 revue d'histoire et de philosophie religieuses

tard la doctrine de la στοά) Vers l'humanité tout entière.


Lê but, c'est la πολις idéale, ou bien la Κοσοπολιτεία ,

ou bien, à l'état
δικαιοσύνη; ne prèndfe
idéal défini
que l'individu,
de la sorte
la est
Καλοκαγαθία
décrit comme
ou la

un κόσμος, c'est un ensemble architectonique, ordonné,


harmonieux, une œuvre accomplie de la τέχνη . En effet,
la terminologie de l'éthique grecque est surtout emprun¬
tée au langage de la τέχνη (1). De là est issue la notion
d' έργάζεσθαι conçue comme habileté dans 1' αρετή,
habileté qui produit toujours un εγρον (2). Ce
qui est concret dans 1' αρετή est toujours déterminé
par Γ έργον que
significatif ; lel'Ancien
criminel
Testament
aussi ane son
dispose
άρετή
point
. Il d'un
est

terme équivalent à άρετη , et que le judaïsme ne s'appro¬


prie cette notion qu'au moment où il a subi l'influence hel¬
lénistique. La prédication de Jésus l'ignore. Aux autres
endroits du Nouveau Testament, elle n'appafaît qu'en
marge et isolée. Quant à l'hellénisme, il comprend la rela¬
tion d'homme à homme —· dans la mesure où elle est obli¬
gatoire, — sous l'espèce de la παιδεία , de la culture et de
l'éducation. Autrui n'est pas mon prochain, mais il est,
comme moi, soumis à l'exigence de l'idée; je n'écoute pas
sa revendication à lui, mais celle de l'idée, et j'ai à le
former, lui, l'acheminant vers son τέλος , que l'idée déter¬
mine.
L'éthique grecque a exercé son influence jusqu'à nos
jours sur la pensée occidentale. Elle a pesé sur l'orienta¬
tion de toutes les éthiques libérales, comme de toutes les
éthiques socialistes, de toutes les éthiques, en un mot,
déterminées par un idéal de personnalité.

(1) Cf. p. ex. les termes : κοσμος, ευσχήμων, εύρυθμος, εΰάφμοστος


les notions de μέτρον et de σκευάζειν Cf. aussi les définitions de la
σωφροσύνη et de la δικαιοσύνη, p. ex. chez Platon, Rep. 430e, 4335,
441e, 442d, 4435de, 444&, très significatif est le passage Rep. 430a/;
où il est dit que l'homme est dans un certain sens, plus fort et plüs
faible que lui-même. Il se considère lui-même comme un maître qui
doit former sa propre matière.
(2) Cf. p. ex. Platon Rep. 353 abd.
AIMER SON PROCHAIN, COMMANDEMENT DE DIEU 227

Pourtant l'éthique grecque, comme toute éthique


sérieuse, ne s'est jamais écartée de la vie historique au
point d'être tout à fait dominée par des notions esthético-
techniques, au point qu'elle perdit totalement de vue que
l'être humain est, primitivement, un être solidaire. Penser
ou parler d'action morale fait surgir, en tous lieux, cer¬
taines exigences qui sont orientées par une conception
primitive de l'action morale, conçue comme un phéno¬
mène qui se déroule entre un je et un tu. Ces exigences:
la justice, la véracité, la pureté par exemple, ne déter¬
minent pas explicitement un état idéal, mais la consom¬
mation de l'action. Leur sens primitif n'est certainement
pas : « Il me faut, moi, posséder la qualité de juste, de
véridique, de fidèle, etc... », mais : « Je dois agir à l'égard
d'autrui dans un esprit de justice, de vérité, de fidélité. »
Leur sens est que le tu n'est pas un moyen pour le je, mais
que tu et je sont de valeur égale, en sorte qu'il ne saurait
être question d'action morale, dans les cas où ma con¬
duite ne serait pas dictée par de telles exigences, où, par
exemple, la véracité ne domine pas. Car dans le manque
de véracité, la solidarité je, tu, est rompue; le je tâche de
se délivrer de sa liaison avec le tu.

Mais il est clair que les concepts de justice, de véra¬


cité, de pureté, ne décrivent que la structure formelle de
l'action morale, et que la question « que dois-je faire »
demeure sans réponse. De telles exigences ne déterminent
pas un état idéal progressivement réalisé, mais au fond,
n'expriment que la manière dont l'action morale, se
réglant sur la forme de cet état, doit être constituée pour
mériter, d'un point de vue général, la qualification de
morale. Et ces exigences procèdent elles-mêmes d'une
compréhension de l'action morale, d'après laquelle celle-ci
228 REVUE d'histoire et de philosophie religi

impératif catégorique (1). Mais c'est égalemen


question de savoir si une éthique philosophiqu
sibilité ou même le droit de passer outre, et si
de déterminer une éthique pratique appartient
légitime, au domaine philosophique. Il fau
répondre : non; car la philosophie dépasserait
de sa compétence, si elle voulait répondre à la
« Que dois-je faire ? » Elle doit se borner à
structure formelle de l'action morale, à définir
essentiels de la vie dans lesquels un principe d
peut être, en général, possible du point de vue
philosophie ne peut interpréter que dans son
situation faite à l'homme sur le terrain moral. E
pas l'interpréter dans sa fin pratique. Ou, plus
la philosophie peut tout juste montrer que d
dépend de poser la question « que dois-je fair
répondre. Elle détermine qui, seul, a le droit
question et qui seul a le droit d'y répondre.
même ne saurait ni la poser, ni y répondre.

Toute éthique qui se targue de répondre à


susdite, et d'enlever ainsi à l'individu isolé sa
répondre, seconde donc sur une méconnaissance
de l'existence humaine et du rapport originel
et tu. Cette méconnaissance, précisément, l'éthiq
ne sait pas l'éviter, lorsqu'elle considère l'homm
manité, comme la matière première à form
un idéal. Il en est de même de toute morale
une échelle de valeurs, et qui, au lieu de trouve
profonde de l'action morale dans sa consomma
la cherche dans le résultat qu'elle atteint. Or,

(1) Brunner déclare (op. cit., p. 549), que l'éthique


incapable de déterminer le sens du bien; remarque juste,
par là qu'elle est dans l'incapacité de répondre à la que
dois-je faire ?» Si l'éthique se suffit à elle-même (Ka
compte de ses limites et se borne à fixer, d'une maniè
AIMER SON PROCHAIN, COMMANDEMENT DE DIEU 229

du rapport je tu n'existe que dans la vie temporelle et


historique de cette consommation, toute éthique fait
fausse route, qui poursuit la réalisation d'un idéal, d'une
valeur; qui tend vers un état idéal, c'est-à-dire: vers un
intemporel. Car l'être de l'homme est un être solidaire,
temporel et historique.

La question : « Que dois-je faire ? » s'adressera donc


uniquement à l'individu, aux sentiments variables qu'il
aura, suivant le cas, de sa solidarité avec le tu. Le com¬
mandement chrétien d'aimer «son prochain est-il une
réponse à cette question? Oui et non.

Non, dans la mesure où · on comprend par


« amour du prochain », l'effet final de l'action morale, ni
son but, ni un idéal. L'amour du prochain \ désigne non
pas un « qu'est-ce ? » mais bien le « comment » de l'ac¬
tion. Oui, car ce « comment » de l'action, caractérisé par
cet amour, dépasse par là même toutes les réclamations
formelles de la véracité, de l'équité, etc., en sorte qu'il
découvre le « qu'est-ce ? » de l'action. L'amour du pro¬
chain ne dicte pas le caractère que devra revêtir l'action
pour mériter l'épithète de morale. Il n'est pas davantage
le principe matériel de la morale, car il ne dit rien d'un
idéal à réaliser, ou d'un but à atteindre. Il ne me donne
pas de principes de conduite dont l'observance me per¬
mettrait de diriger mes actes, à condition de connaître
parfaitement ces principes (1). Qu'on songe seulement à
la loi d'amour formulée dans le Sermon sur la Montagne,
ou bien à la façon dont l'apôtre Paul (I Cor. XIII) décrit

Γ άγΐ/άπ . Nulle part n'est indiqué le « qu'est-ce ? » de


l'action, l'amour du prochain n'est pas, ne contient pas
une valeur à réaliser; il est bien plutôt une compréhen¬
sion parfaitement définie de l'union du je et du tu, et non
pas une compréhension théorique, mais une compréhen¬
sion pratique, historique, et temporelle, ce qui fait qu'elle
230 revue d'histoire et de philosophie rel

découvre le « qu'est-ce ? » de l'action et dirig


découverte, sa consommation. L'amour
scrute l'essence de la solidarité je, tu, non
généralité abstraite, mais dans sa particular
ma solidarité avec m On prochain dans tou
tions concevables. Il ne découvre pas la n
chain, mais bien toujours et toujours le
même et ce que je dois accomplir à son e
d'un point de vue formel, une action dirigée
ligence bien définie, par une intelligence a
solidarité je, tu. Mais si cette compréhension
préhension aimante, si l'amour du prochain
une manière de comprendre son propre m
dans toutes les relations concevables avec le

préhension ne peut être appréhendée qu


l'amour même, tandis que je me saisis (Ja
avec le tu. La nature de la moralité peut
lorsque le concept de prochain est éclairci.
l'amour, au contraire, lorsque, seulement,
dans mon prochain le prochain. Si l'on en
chain, celui qui est toujours là, qui est dé
nous, pour tous les hommes, et de tout temp
contré des prochains, et, dans la mesure
humaine ne s'est jamais elle-même totaleme
l'exigence d'aimer son prochain a toujour
existé de quelque manière. La loi d'amour,
le christianisme, n'apparaît donc pas com
veauté absolue dans l'histoire de la pensée
au contraire, que cette loi soit présentée, d
tianisme, comme tombant sous le sens, supp
cun sache ce qu'est l'amour, et qui est le
elle s'énonce de la sorte : « Tu aimeras
comme toi-même . »

Ce commandement, d'ailleurs, a été m


ÀIMÈR SON PROCHAIN, COMMANDEMENT DE DIEU 23

chaque individu, de porter secours à nos ennemis mêmes.


— « On trouve pourtant, objecte le contradicteur, d
l'agrément à la colère et du réconfort à rendre le ma
pour le mal. » — « Non, répond Sénèque, s'il est méritoire
dans les bonnes actions, de rendre le bien pour le bien
il n'en va pas de même si l'on rend injustice pour injus
tice. C'est une honte ici, de se laisser vaincre, il est hon
teux de vaincre là » (1). Dans ce cas, la loi d'amour repos
sur la notion d'humanité, sur un idéal de l'homme qu
l'injustice subie ne trouble pas dans l'équilibre harmo
nieux de son âme, sur un idéal qui suppose la force d
caractère, et le sens de la dignité humaine. Cet idéa
suppose aussi que la personne qui vient à ma ren
contre, et que je juge d'après lui, en reconnaisse, ell
aussi, la valeur profonde: homo res sacra homini (2
L'homme, en tant qu'homme, est une réalité précieuse
sacrée, divine: voilà l'assise de cette loi : « aimer le
hommes », dont le couronnement consiste à aimer so
ennemi. Du même coup, un tel amour des hommes, si nou
le concevons comme vertu, porte aussi l'homme qui est e
moi à un parfait épanouissement.

Dans le christianisme, il ne s'agit ni d'un amour géné


ral pour les hommes, ni de l'amour, conçu comme vertu, e
propre à caractériser un état de perfection humaine
L'amour du prochain n'est pas un attribut, une qualit
intrinsèque que l'homme puisse posséder et dont il trouv
en soi-même l'application, comme, par exemple, la maî
trise de soi ou l'érudition, « ce n'est pas non plus un sen
timent, une affection qui puisse emplir le cœur de l'homm
solitaire, car, en ce cas, toute prescription d'amour serai
insensée. L'amour du prochain, est d'emblée le mode d'agi
d'un être à l'égard d'un autre être. « Tu ne peux réserve
pour toi-même la qualité d'homme qui aime car, par l'effe
de cette qualité, et en cette qualité même, tu n'appartien
232 revue d'histoire et de philosophie religieuses

qu'aux autres (1). » L'amour du prochain n'est pas


attribut de l'homme, un « qu'est-ce? » de son être, m
un « comment » de sa vie de rapports.

Pour cette raison, Γ αγάπη chrétienne ne peut pas ê


une tendance à l'augmentation des forces vitales
l'homme, comme l'antique ερως , enfant de la πενία , dé
de l'homme d'avoir ce qu'il n'a pas encore, aspiration
degré inférieur vers le degré supérieur. Entre Γάγά
et 1' έρως différence radicale : ce dernier, en premier li
ne désigne aucunement à l'origine une attitude que l
prend à l'égard du prochain; 1' έ'οως , en second li
impulsion vers l'augmentation de la vie, vu sous l'an
chrétien, appartient à l'orientation vitale de l'homme na
rel, orientation qui doit être inversée; il est επιθυμία qua
à l'amour chrétien, il donne et ne demande pas.

Naturellement, 1'άγάπη chrétienne doit être différenc


de la notion d'amour telle que la mystique la défi
E. Underhill {Die Mystik, trad, allem., 1928, p. 61), assig
à l'amour mystique la caractéristique suivante : « L'ac
vité propre de l'amour mystique, dit-il, c'est une arde
recherche, une appétence vers un objet passionnéme
désiré, qu'on ne discerne pas pleinement avant de l'av
atteint, et qui, une fois discerné — et alors seulement,
peut être adoré. Son essence est tout autant vie d'un
qu'adoration dans la plénitude. Une jouissance, comb
de joie, forme son véritable achèvement. » Cette définit
caractérise 1' έρως et non pas Γ άγάηπ . L'amour mysti
est l'expression suprême de la poussée intérieure de l'âm
une aspiration de l'âme qui tend vers son origine (op. c
p. 113; cf. p. 118 sqq.); c'est la tendance de l'âme
atteindre la plénitude de vie en vue de laquelle elle a
créée ») p. 124, cf. p. 154 sqq. 177 sqq. 180 sqq) . Le but
mystique n'est pas « la répression de la vie, mais l'épanou
sement de la vie » (p. 228). Cet ardent désir élève jusq

(1) Cf. Kierkegaard, Das Leben und Walten der Liebe (trad, alle
Diederichs, éd. Iéna, 1924), p. 229 et sqq.
aimer son prochain, commandement de dieu 23

Dieu l'homme qui aime vraiment (p. 265). Peu importe qu


cet amour se joigne l'humanité, et qu'à la vie à laquelle
aspire, on attache la qualification de divine; ce sont là de
caractéristiques de 1'έ'ρως. Mais, ce qui différencie pour
tant l'amour mystique de 1'έ'ρως , c'est que chez celui-l
désir et réalisation ne sont pas envisagés sous l'aspect d
leur caractère intentionnel τάχος εν καλω, mais comm
état sentimental (cf. op. cit., p. 405); l'amour mystiqu
n'aboutit
sur lui-même.
pas à un έργον , il reste un pur sentiment referm

La loi chrétienne d'amour exige que l'orientation vita


de l'homme naturel soit inversée. Celle-ci, en effet, tend
la rupture des rapports entre le je et le tu, à la primaut

nécessité
du je sur de
le renoncer
tu. L'amour
à son
chrétien,
moi et de
parservir
contre,
autrui
proclame
dans le
l

circonstances concrètes de la vie : « Tu aimeras ton pro


chain comme toi-même. » L'amour prescrit ici n'est pa
un amour général de l'homme; un amour qui serait fond
sur la reconnaissance d'une valeur abstraite, idéale, d
l'homme; mais un amour de l'homme envisagé dans s
réalité, de l'homme avec qui je suis lié, un amour qui pro
vient de cette pensée : « Cet homme est mon prochain; j
ne puis le saisir comme tel que par l'amour. »

La question « que dois-


je faire ? » on ne saurait
reprendre sous telle autre forme, comme: « Que dois-
faire en qualité d'homme qui aime mon prochain ? » O
bien : « Que dois-je faire pour aimer ? » Qui questionn
encore de la sorte, trouve une réponse absolue dans
« comme toi-même », ou encore dans cette parole évang
lique: « Ce que vous voulez que les hommes vous fassen
faites-le aussi pour eux. » Nous ne trouvons, d'ailleur
exprimé ici qu'un simple précepte de prudence utilitair
qui confond par là même notre poseur de questions. C
que l'homme doit faire, les suggestions naturelles d
l'amour-propre le lui apprennent suffisamment. S'aiman
234 revue d'histoire et de philosophie religieuses

gué ne définit donc point ce qu'est l'amour du prochain :


il récuse le questionneur qui soutient que le commande¬
ment d'aimer son prochain ne lui indique pas suffisam¬
ment comment diriger sa conduite. Cette parole évangé-
lique ne lui dit pas, sans doute, ce qu'est l'amour, mais elle
lui fait comprendre que s'il en ignore la nature, c'est juste¬
ment parce qu'il n'aime pas. A cette question : « L'amour
du prochain, qu'est-ce ? » On ne peut répondre que d'une
seule façon : par la pratique de cet amour qui n'est autre
chose qu'une modalité de l'être, au cœur de l'amour. Parce
qu'elle méconnaît cette réponse, la question par elle-même
n'est pas seulement folie, mais, de plus, absence
d'amour (1).
L'amour du prochain ne peut donc valoir comme prin¬
cipe d'éthique universelle d'où l'on pourrait déduire cer¬
taines obligations propres à régler le comportement per¬
sonnel, ou à faciliter l'atteinte d'un état idéal, ou bien
même à porter l'humanité vers un état idéal; aider à ious
ces desseins, c'est la fonction de l'amour humanitaire, qui
repose sur la figuration d'un certain idéal de l'homme et
de l'humanité. La loi chrétienne d'amour fait confiance,
par contre, à l'homme et lui fait un devoir de découvrir son
prochain dans le plan concret de la vie, et de savoir
comment se conduire à son endroit (2). Donc, il n'existe
pas d'éthique chrétienne, si l'on désigne par là une théorie
universelle stipulant ce que le chrétien doit, ou ne doit
pas faire. La prescription d'aimer son prochain ne peut
résulter en aucune manière d'une idée intemporelle de
l'homme : elle concerne l'homme temporel et historique,
dont l'être se développe dans le maintenant, et qui, dans
un éternel maintenant, doit décider lui-même, pour lui-
même, s'il veut aimer ou non.

(1) Cf. Luther, Ε. Α. VII, 147 : « Darum darfst du nicht fragen,


was du tun sollst aüsserlich; Siehe auf deinen Nächsten, da wirst du
zu tun finden, wenn deiner tausend waren ». Cf. aussi Kierkegaard,
op. cit. p. 19 et suivantes : « ... aber dieses wie dich selbst-ja, kein
Ringer kann seinen Gegner so fest, so unentrinnbar umklammern, wie
dies Gebot die Selbstliebe umklammert et Brunner, der Mittler,
p. 552.
(2) Cf. la parole d'Augustin : Ama, et fac quod vis.
AIMER SON PROCHAIN, COMMANDEMENT DE DIEU 23

Il faut dès lors parler du caractère secret de l'amou


chrétien. Ou ne peut prouver du dehors qu'un act
d'amour en possède le caractère, c'est-à-dire qu'il provien
de l'amour et se situe en lui. L'opération de l'amour n'es
pas la réalisation d'un objet, ou l'atteinte d'un objet : o
ne saurait la reconaître à un έργον, ou κτήαα (1). Mêm
à ses propres yeux, l'homme qui aime ne peut pas prouve
qu'il agisse par amour. Car il deviendrait le spectateu
de son action et ne se tiendrait plus à l'intérieur d'ell
même. Aussi peu sûr que possible de son existence tem
porelle, il ne peut, par l'accomplissement d'un έργο
acquérir la sécurité. Ce qui signifie, en définitive, que l
prescription d'amour n'est jamais remplie. Son exigenc
est sans fin, et nous avons toujours des dettes d'amou
mutuel les uns envers les autres (Rom. XIII, 8). Dès qu
l'amour du prochain se repose en lui-même, il'se trouv
hors de son élément. Trouve-t-il en lui-même son objet,
n'est plus dès lors le devoir sans fin, il n'est plus, dès lors
qu'un état fini (2). L'amour n'a pas le temps de se con
templer lui-même.

Sous-jacente à l'exigence de 1' αγάπη , se trouve don


une compréhension de l'existence de l'homme, d'aprè
laquelle celui-ci atteint, dans le fait d'agir, l'extrême pos
sibilité de son être. En d'autres termes, il ne saurait s'agi
ici de l'Idée de l'homme, de l'homme abstrait et non his
torique, mais de l'homme historique qui, dans un perpé
tuel maintenant, se saisit, du fait qu'il se décide, de s
possibilité extrême. Mais l'homme, en tant qu'être histo
rique, est capable de se fourvoyer, de se concevoir d
point de vue de l'acte fait et non plus du point de vue d

(1) Kïrkegaard, op. cit. p. 190. Cf. aussi p. 183-214. On peut êtr
cordonnier ou tailleur en fabriquant des souliers ou des vêtements. O
ne peut être dans le même sens un αγαπών . Il n'existe pas d'institu

tions,
d'un
le même
homme
ni aspect
d'éducation,
qui (Cf.
aimeKïrkegaard,
et
ni d'un
d'école,
homme
op.
ni cit.
d'état
qui p.
n'aime
189).
chrétiens
pas
L'école,
peuvent
etc.ni l'état
Les
présente
acte
etc
236 revue d'histoire et de philosophie religieuse

l'acte qui se fait, d'assister à ce dernier et de se m


à Γ έργον réalisé. L' οδός de 1' uUyîpx révèle au cont
chacun
que se consomme
la possibilité
celui-ci.
de demeurer dans son acte

Comment donc exprimer dès lors ce qu'est l'am


prochain ? Tout bien considéré, on n'y peut parven
homme se conçoit-il comme sujet isolé, comme pe
abstraite ? On ne peut dès lors lui inculquer, au
de développements conceptuels, ce qu'est l'amour d
chain, parce que cet amour figure l'un des aspe
l'être, conçu dans sa coexistence avec d'autres,
seul peut comprendre celui qui se conçoit dans s
darité avec autrui. Réussirions-nous dans cette te
d'explication, se déterminer à aimer ne serait plu
se déterminer à l'amour, mais traduire en acte un
que l'on possède déjà, et l'hypothèse que l'homme
ce qu'est l'amour du prochain doit être par suite
pour fausse, puisqu'en vérité il aimerait déjà. E
celui qui interroge sur la nature du prochain n
recevoir que deux réponses à sa question : « Tu
au fond déjà ce dont tu t'enquiers, puisqu'en e
aimes », et « tu ne possèdes pas la vertu d'aimer
ne peux-tu savoir ce qu'est l'amour ». Mais il ex
nous une autre réponse, celle-là non plus verbale
active : l'acte d'amour.
Ce qui veut dire que l'amour du prochain,
comme possibilité de l'existence humaine, ne pe
vraiment saisi par l'homme, dans son sens véritab
si l'homme, au sein de la solidarité je-tu où il
regarde comme une réalité, et, dans le monde de la
tence où il se trouve, comme une expérience déj
L'homme qui demande: « L'amour, qu'est-ce ? »,
peut que le renvoyer au déroulement de sa v
tique (1). Et pourtant, l'amour du prochain ne

comprendre
confiance
(1) W. que
Hermann
cel'on
qui ressent
est
dit moral
également
au contact
doit dans
recourir
d'autrui.
son Ethique
à l'expérience
Un tel
querenvoi
celui
véc
AIMER SON PROCHAIN, COMMANDEMENT DE DIEU 2

pas dans notre être sous l'espèce d'un « je ne sais quoi


qu'on puisse constater. De même qu'à celui qui, plac
extérieurement, interroge, sens et réalité de l'amour n
sauraient être prouvés; de même que je ne puis, moi, m
démontrer que j'aime, si je me place en spectateur vi
à-vis de ma conduite; de même je ne puis jamais prouve
à celui que j'aime que mon attitude à son endroit es
amour. Car le tu n'est pas capable d'y voir de l'amour si
au sein de la coexistence, il n'est pas capable non plus d
se concevoir comme objet aimé.

L'amour du prochain ne lui devient intelligible qu


s'il a foi en l'amour: la foi en l'amour, seule, révèl
l'amour même. Mais cette foi, d'où peut-elle provenir
Si l'amour du prochain inverse les tendances naturelle
de l'homme, ne me sera-t-il pas malaisé de croire que le
hommes auxquels je suis lié m'aiment d'un amour réel
Ces hommes, comme moi, sont soumis aux impulsions d
la nature. Quel serait l'homme capable d'en opérer le ren¬
versement ? puisque c'est lui-même dont les appétit
égoïstes doivent être inversés, et qu'il ne saurait sortir de
lui-même pour accomplir ce renversement. Encore une
fois : se déterminer à aimer n'est pas se déterminer à
l'amour. L'amour doit, auparavant, être déjà là.

Suffit-il de dire que l'amour du prochain est, au sein


de la coexistence, une réalité qui, sous des formes diverses
exista de tout temps? Suffit-il que nous répétions la vieill
objection formulée contre le message chrétien : « Mais l
monde païen, lui aussi, a connu l'amour du prochain.
Cette remarque se justifie dans la mesure où elle signifi
que l'amour du prochain ne cesse d'être pour l'homme
une possibilité de sa vie collective, et qu'en fait nous pou¬
vons tous en comprendre la nature lorsqu'elle tombe en
question. Mais sur la réalité de l'amour, conçu comme
puissance déterminante de ma vie, de ma vie au milieu
des tu, elle ne m'apprend rien. Rien qu'un « peut-être »
238 revue d'histoire et de philosophie religieuses

pour manifestations de l'amour du prochain; l'amour,


sous son aspect général, l'amour qui se déclare ici et là,
en quoi m'importe-t-il ? Je cherche, moi, la nature de cet
amour qui me détermine dans ma coexistence avec
autrui, de cet amour dont moi-même je bénéficie. Invo¬
quer ai-je des expériences personnelles ? Si je dis oui, il
me faut avoir, en même temps, le courage d'affirmer que
je possède la vertu d'amour. Car on ne conçoit l'amour
qu'en aimant, et se savoir objet d'amour veut dire aussi :
aimer (1).
Mais tant que je pourrai nommer, seules, quelques
personnes que j'aime par esprit de retour : mari, ami, etc.,
mon amour ne sera pas véritable amour du prochain :
l'amour véritable, en effet, ne saurait choisir, et il n'admet
pas qu'en lui le je perce (2). Je n'aime pas ici, tout compte
fait, le prochain, puisque je ne laisse pas son amour
m' atteindre, ni, non plus, ne le veux. Car accueillir l'amour
du prochain est par lui-même un acte, un acte qui présup¬
pose qu'on a foi en le prochain. Mais cette foi me manque.
Elle est en nous constamment brouillée et brisée par la
méfiance. Parce que l'amour du prochain doit être « tout
confiance » (Cor. XIII, 7), nous ne pouvons le réaliser. Et
en fait, c'est cette méfiance, principe d'arrêt, attestation
de notre manque d'amour, de notre haine, qui caractérise
notre vie.
La foi dans l'amour serait seulement possible en tant
que foi dans un amour, vis-à-vis duquel toute méfiance
est impossible, dans un amour qui est infini; en un mot
dans l'amour de Dieu. Et non pas, sans aucun doute, foi
en l'idée de l'amour de Dieu, foi en un attribut éternel
de Dieu, dont je ne peux, en fait, rien savoir, mais foi
en un amour dont l'idée soit mienne, et qui seul
m'aiderait à déterminer le concept de Dieu. A l'amour
de Dieu je ne puis dédier qu'un acte de foi, si, dans le

(1) Brünner (der Mittler , p. 549), dit fort justement que l'amour,
s'il n'est donné, ne peut être donné. Mais il simplifie trop la question,
lorsqu'il ne tient pas pour valable qu'une collectivité humaine puisse
comprendre ce qu'est l'amour.
(2) Kirkegaard, op. cit., p. 48-65,
AIMER SON PROCHAIN, COMMANDEMENT DE DIEU 239

dévenir historique où je me tiens, il se réalise et m'atteint


L'action de cet amour divin devrait, en moi, être telle
qu'elle puisse me remettre mon manque d'amour, péché
au sein duquel je vis; il faudrait qu'elle fût un don de
Dieu qui me libérât de ce passé marqué par la haine, de
ce passé qu'à chaque instant j'emporte avec moi. L'amour
du prochain ne peut donc reposer que sur le fondement
de la foi, de cette foi qui se saisit de la rémission des
péchés, jadis offerte par la Parole de Dieu, et qui, placée

elle
dansatteint
cette rémission,
l'amour. sait qu'elle est aimée, et que, libérée,

Et voici le sens intime du message chrétien : l'amour


de Dieu, qui remet les péchés, est une réalité présente,
manifestée par le Christ. « En ceci consiste l'amour : ce
n'est pas nous qui avons aimé Dieu, c'est lui qui nous a
aimés, et qui a envoyé son Fils comme victime propitia¬
toire pour nos péchés. » (I Jean IV, 10) (1). L'amour du
prochain devient possibilité de notre existence, pour cette
raison seule que nous la concevons, cette existence, comme
à nouveau fondée en Dieu par la médiation du Christ. De
même que la foi chrétienne en Dieu ne procède qué du
Christ, de même l'amour chrétien. Cet amour n'a de véri¬
table existence qu'en tant que fait eschatologiqtie, événe¬
ment d'une nouvelle « histoire ». Dans ce sens et non
pas comme fait nouveau dans l'histoire de la pensée
l'amour du prochain figure un commandement nouveau;
c'est l'amour de Dieu, révélé par le Christ, qui l'a fait
parvenir à la réalité; et notre amour, enfin, se fonde
sur l'amour dont nous sommes l'objet : « Je vous donne
un commandement nouveau : aimez-Vous les uns les
autres. Parce que je vous ai aimés* aimez-vous les uns lés
autres. » (Jean XIII, 34). « Voici mon commandement :
aimez-vous les uns les autres, puisque je vous ai aimés. »
(Jeàti XV, 12.) Le caractère eschatologique du commande¬
ment « nouveau » s'accentue nettement dans la parole:
« Mes bien-aimés, ce n'est pas un commandement nou¬
240 revue d'histoire et de philosophie religieu

que vous avez eu dès le commencement; ce com


ment ancien c'est la parole que vous avez entendu
tant c'est aussi un commandement que je vous éc
ment nouveau en lui et en vous, parce que les tén
dissipent et que la vraie lumière luit déjà. » (I Jea
Au fait de recevoir l'amour comme un «
l'objet aimé », répond l'amour en tant qu'acte
•Au fait de demeurer dans l'amour comme dans un
nir l'objet aimé » doit donc répondre le fait de d
dans l'amour, acte d'aimer. L'un n'est possible
l'autre se manifeste. Mais l'amour du prochain n
table et vrai que si, dans le même temps, il est
Amour de Dieu; car, dans ce dernier cas, dans
nier cas seul, il devient possible (1). C'est s
comme amour de Dieu que l'amour du proch
être éprouvé dans son sens propre : renversem
tendances de la vie naturelle, renversement
propre moi; si l'on consent à l'amour de Dieu, l'a
prochain peut être alors amour véritable, amou
choisit pas son objet par le seul effet de la sym
seul amour qui, pour toutes ces causes, demeur
et ne saurait passer (I Cor. XIII, 8). Car celui que
du Christ presse et domine (II Cor. V, 14), cel
peut dire qu'il ne connaît plus personne « par le
la chair » (II Cor. V, 16), n'ayant plus égard ni a
ni au dommage; et c'est là le seul moyen de s
notre méfiance et notre haine. Nous reconnaisso
tion semblable à celle de nos prochains, que nou
pécheurs et bénéficiaires de la grâce. Ils on
comme moi, en Christ, la rémission de leurs fau
devons-nous voir en eux des créatures à qui le
gression est remise : en eux, nous atteint l'a
Christ. Nous les aimons parce que nous croyo
amour, même si eux-mêmes n'y croient pas enc
justement, cette confiance que nous leur faison

(1) Cf. Kirkegaard a. a. 0. S. 97-141* surtout p. 113


Brunner, der Mittler, p. 550 : « Ja, im Aufgenommen-ode
nommenwerden in diese Bewegung (der göttlichen Liebe)
Glaube. »
AIMER SON PROCHAIN, COMMANDEMENT DE DIEU 241

libérant, les amène à l'amour. Et cette foi en eux n'est pas

la conviction optimiste que les hommes sont bons : elle


est fondée uniquement sur la foi en la rémission reçue.
S'il en était autrement, notre amour se baserait sur notre

propre détermination, effort à accomplir; mais l'amour

conçu comme effort n'est pas l'amour, c'est « un airain

qui sonne ou une cymbale qui retentit » (I Cor. XIII, 1),

et même « tout ce qu'on fait sans foi, est un péché » (Rom.


XIV, 23).

Il est également vrai de dire que la seule foi véritable

est la foi agissante par amour. (Gal. V, 6.) Notre amour

de Dieu n'est sincère que si, dans le même temps, il est


amour du prochain. Et cet amour, reposant lui-même sur

la rémission des péchés reçue du Christ, trouve son expres¬

sion la plus pure dans la tendance au pardon. Dans le


pardon se fait le plus clairement sentir l'inversion radi¬

cale de l'amour-propre. Oui, tandis que cette volonté de

pardonner aperçoit qu'elle n'a pas, en réalité, à par¬

donner, mais que le prochain est déjà pardonné par la


grâce de Dieu en Christ, la voici qui se change en foi dans

le prochain, en foi, qui nous libérant lui et moi, nous

amène tous deux à l'amour. « Nous nous aimons parce

qu'il nous a aimés le premier. » Si quelqu'un dit :


« j'aime Dieu » et qu'il haïsse son frère, c'est un menteur.

Celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, ne peut aimer
Dieu qu'il ne voit pas. Et nous tenons de Lui ce comman¬

dement : que celui qui aime Dieu, aime aussi son frère. »

(I Jean IV, 19-21.)

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