La Richesse Cachée Des Nations. Enquête Sur Les Paradis Fiscaux

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2017

SOMMAIRE
Titre

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Table des matières

Préface à la deuxième édition

Introduction - Agir contre les paradis fiscaux


Le coût des paradis fiscaux

Que faire ?

Démythifier la finance offshore

Chapitre premier - Un siècle de finance offshore


Naissance d’un paradis fiscal

À la recherche des titres perdus

Le big bang suisse

Premières menaces sur Berne

L’âge d’or de la place suisse

La fausse concurrence des nouveaux paradis fiscaux

Îles Vierges-Suisse-Luxembourg

La place suisse : 2 100 milliards d’euros


Chapitre 2 - La richesse manquante des nations
8 % du patrimoine financier des ménages

Le gouffre luxembourgeois

7 900 ou 21 000 milliards ?

Une estimation a minima

La dynamique post-crise

155 milliards d’euros de pertes de recettes fiscales

Le coût des paradis fiscaux

Chapitre 3 - Les leçons des Panama Papers


La liste HSBC, de Genève à Oslo

Petits comptes et grandes fortunes

Les Panama Papers

L’évasion fiscale, un sport de (très) riches

Le Gotha de la planète

Chapitre 4 - Les erreurs à éviter


Et l’échange automatique naquit…

La mascarade de l’échange « à la demande »

Les États-Unis à la rescousse

Vers l’échange automatique mondial

Le scandale de la directive épargne

Chapitre 5 - Que faire ? Une nouvelle approche


Sanctions financières, sanctions commerciales

Des sanctions justifiées et réalistes

Un projet de tarifs douaniers

Le cas luxembourgeois

Le Luxembourg : in ou out ?

Pour un cadastre financier mondial

Un impôt sur le capital

L’optimisation fiscale des multinationales

Un impôt sur les sociétés pour le XXIe siècle

Conclusion
Préface à la deuxième édition

Depuis la première édition de ce livre en 2013, les fuites – ou leaks – en provenance des paradis
fiscaux se sont succédé. En 2014, les Lux Leaks ont révélé la façon dont le Luxembourg permet aux
multinationales d’alléger leurs impôts. En 2015, lors des Swiss leaks, le Gotha de la planète a été pris en
flagrant délit de fraude fiscale dans la filiale suisse du géant bancaire HSBC. En 2016 enfin, les Panama
Papers ont provoqué une onde de choc mondiale, en montrant concrètement comment responsables
politiques, criminels ou simples particuliers ont recours à des sociétés-écrans pour dissimuler leur
fortune.
La principale nouveauté de cette deuxième édition consiste à tirer les leçons de ces leaks. Grâce à
une coopération avec des administrations fiscales de plusieurs pays, j’ai pu analyser le profil des
individus qui apparaissent dans ces fichiers fuités. Les résultats de cette enquête sont analysés dans un
nouveau chapitre, « Les leçons des Panama Papers ». En outre, tous les chiffres de l’ouvrage ont été
actualisés sur la base des statistiques disponibles à l’été 2017. Depuis 2013, le montant des avoirs
détenus dans les paradis fiscaux a continué à croître (au même rythme environ que le patrimoine financier
mondial). Il atteint désormais 7 900 milliards d’euros.
Cette nouvelle édition décrypte également les progrès réalisés entre 2013 et 2017 dans la lutte contre
les paradis fiscaux. Une des mesures phares préconisée dans la première édition de cet ouvrage – mettre
en place un échange automatique de données entre les banques offshore et les institutions financières
nationales – est en passe de devenir réalité. Les principaux paradis fiscaux ont accepté d’y prendre part.
Certains ont commencé à l’appliquer en 2017 ; d’autres, comme la Suisse, ont demandé un délai de
clémence et attendent 2018. C’est une avancée remarquable, qui prouve que des progrès peuvent être
réalisés en matière de transparence financière en peu d’années.
Malgré ce pas en avant, la fraude fiscale continue de prospérer, car les politiques mises en œuvre
pour la contrecarrer buttent sur un obstacle majeur. L’échange automatique de données ne peut fonctionner
que si les détenteurs des fortunes dissimulées sont bien identifiés. Or, en même temps que la pression
internationale sur les paradis fiscaux s’est accentuée, l’opacité financière s’est renforcée. Les statistiques
disponibles montrent que la majorité des avoirs détenus offshore est désormais camouflée derrière des
sociétés-écrans, des trusts ou des fondations, grâce auxquels ils continuent d’échapper à l’impôt.
Les paradis fiscaux recentrent leurs activités sur les ultra-riches, dont le patrimoine ne cesse de
croître – plus vite que l’économie mondiale. La fraude devient ainsi un sport d’élite, auquel les
gouvernements s’attaquent en s’en remettant à la bonne foi des institutions financières de Suisse ou des
îles Caïmans, dont l’intérêt est pourtant diamétralement opposé au leur. Le tout dans un épais brouillard
statistique.
Pour progresser, il faut – aujourd’hui plus que jamais – instaurer des sanctions contre les paradis
fiscaux, et, grâce à un cadastre financier mondial, dissiper l’opacité qui entoure la richesse planétaire et
sa répartition. Il s’agit d’une condition indispensable pour une plus grande justice économique globale.
INTRODUCTION

Agir contre les paradis fiscaux

Les paradis fiscaux sont au cœur des crises financières, budgétaires et démocratiques qui secouent la
planète. Qu’on en juge : au cours de cinq années seulement, de 2012 à 2017, la Commission européenne a
démontré qu’une des plus grandes entreprises au monde, Apple, s’exonère de dizaines de milliards
d’impôts grâce à des accords secrets et illégaux avec l’Irlande ; en France, le ministre du Budget a dû
démissionner parce qu’il avait fraudé le fisc pendant vingt ans depuis ses comptes cachés ; en Russie, en
Argentine, en Islande, au Pakistan, on a découvert que des responsables politiques de premier plan
utilisaient des sociétés-écrans au Panamá en tout anonymat ; à Chypre, les banques ont pratiquement fait
faillite, plongeant des millions d’habitants dans la misère. Accepter ce statu quo semble irresponsable.
Chaque pays a bien sûr le droit de choisir ses formes de taxation. Mais quand le Luxembourg offre
aux sociétés multinationales des régimes fiscaux dérogatoires, quand les îles Vierges britanniques
permettent aux blanchisseurs de créer des sociétés-écrans pour un sou, quand la Suisse dissimule dans ses
coffres, à l’abri des regards indiscrets, les fortunes d’élites corrompues, ce sont les revenus des nations
étrangères qu’ils dérobent. Les paradis fiscaux y gagnent au change – ils engrangent de généreuses
commissions, et acquièrent parfois une influence démesurée sur la scène internationale. Mais le reste
d’entre nous y perd. En fin de compte, les impôts qui sont évadés ici doivent être compensés par une
taxation plus lourde des contribuables qui respectent la loi, en Europe, aux États-Unis et dans les pays en
voie de développement. Rien dans la logique du libre-échange ne justifie un tel larcin.
Le coût des paradis fiscaux

Pour les uns, le combat est perdu d’avance. De Londres au Delaware, de Hong Kong à Zurich, les
centres offshore sont des rouages essentiels du capitalisme financier, utilisés par les riches et les
puissants du monde entier. On ne peut rien y faire, assurent-ils : certains pays proposeront toujours moins
de taxes et de règles que leurs voisins. L’argent trouvera toujours son havre : frappez ici, il partira là-bas.
Le capitalisme sans paradis fiscal est une utopie, et l’imposition progressive des revenus et des fortunes
est vouée à disparaître, sauf à s’engager dans la voie du protectionnisme.
Pour les autres, la bataille est presque gagnée. Grâce à la détermination des gouvernements et de
l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), grâce aux multiples scandales
et révélations, les paradis fiscaux vont bientôt agoniser. Sous les coups de boutoir des grands pays en
quête de nouvelles recettes depuis la crise financière de 2008-2009, tous ont promis d’abandonner le
secret bancaire, et les multinationales vont enfin rendre des comptes et payer leur dû. C’est le triomphe de
la vertu.
Ce qui manque cruellement à ce débat, ce sont des chiffres. L’évasion fiscale des plus fortunés et des
grandes sociétés peut être stoppée, mais à condition de disposer de statistiques permettant d’en mesurer
l’ampleur, d’appliquer des sanctions appropriées aux pays qui la favorisent, et de suivre les progrès
réalisés.
C’est pour combler cette lacune que j’ai écrit ce livre, une enquête économique approfondie sur
l’univers des paradis fiscaux. J’ai mobilisé, pour la conduire, l’ensemble des sources disponibles sur les
investissements internationaux des pays, les balances des paiements, les bilans des banques et leurs
positions hors bilan, la fortune et le revenu des nations, les comptes des sociétés multinationales et les
archives des établissements suisses. Une grande partie de ces statistiques n’avait jamais été utilisée
auparavant, et c’est la première fois que toutes ces informations sont rassemblées, confrontées et
analysées dans un même objectif : exposer au grand jour les activités des paradis fiscaux et leurs coûts
pour les nations du monde entier.
Disons-le d’emblée : ces statistiques ont de nombreuses imperfections, et les résultats de mon
enquête sont donc tout sauf définitifs. Notre système de mesure de l’activité financière mondiale est sur
bien des plans gravement défaillant. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas l’utiliser. D’abord parce
que, malgré leurs limites, les données disponibles fournissent un éclairage irremplaçable sur l’activité des
paradis fiscaux. Et, surtout, parce qu’il n’y a aucun progrès envisageable sans estimation chiffrée de
l’ampleur de la fraude. Ce n’est que sur la base d’une telle évaluation, même imparfaite, qu’il est possible
d’imposer des sanctions et de suivre la réalité des progrès dans la lutte contre ce fléau.
La principale conclusion de mon enquête est que l’évasion fiscale prospère, en dépit de quelques
progrès réalisés à partir de 2013. À l’échelle mondiale, 8 % du patrimoine financier des ménages est
détenu dans les paradis fiscaux. Pour l’Union européenne, cette fraction est encore plus élevée, de l’ordre
de 11 %. Selon les dernières informations disponibles, les fortunes étrangères détenues en Suisse
atteignaient 2 100 milliards d’euros au printemps 2017. Depuis avril 2009, date du sommet de Londres au
cours duquel les pays du G20 ont décrété la « fin du secret bancaire », elles ont augmenté de 25 %.
L’évasion fiscale internationale prive les États du monde entier d’environ 155 milliards d’euros chaque
année. Et encore ne s’agit-il ici que d’individus.
Car les entreprises elles aussi ont recours aux paradis fiscaux. Les multinationales délocalisent une
fraction considérable de leurs bénéfices vers les Bermudes, le Luxembourg et autres îles Caïmans. Plus de
la moitié de tous les bénéfices réalisés par des sociétés américaines hors des États-Unis sont aujourd’hui
enregistrés dans des pays à fiscalité nulle ou presque. Certes, ces transferts ne correspondent pas
nécessairement à de la fraude pure et simple, car les multinationales essaient en général de suivre la lettre
de la loi, à défaut de son esprit. Mais le coût de cette optimisation fiscale est énorme – 120 milliards
d’euros par an pour les seules entreprises américaines. Et il ne profite essentiellement qu’aux actionnaires
– c’est-à-dire aux plus riches d’entre nous –, qui voient leurs dividendes ainsi gonflés.
Que faire ?

Afin de lutter efficacement contre l’évasion et l’optimisation fiscales, ce livre présente un plan
d’action concret et réaliste, qui s’articule autour de trois axes.
L’objectif numéro un – et la proposition centrale formulée dans cet ouvrage – est de créer un
cadastre mondial des titres financiers enregistrant les propriétaires de chaque action et de chaque
obligation. Il s’agit d’une condition indispensable pour pouvoir taxer les grandes fortunes du XXIe siècle.
Une utopie ? Des registres de ce type existent déjà, mais ils sont parcellaires et conservés par des sociétés
privées telles que la Depository Trust Corporation aux États-Unis et la banque luxembourgeoise
Clearstream. L’objectif est simplement de les fusionner, d’en élargir le champ et d’en transférer la
propriété aux États. En 1791, pendant la Révolution, l’Assemblée constituante a créé le cadastre de la
France pour recenser toutes les propriétés immobilières, en consigner la valeur et abolir ainsi les
privilèges qui minaient l’Ancien Régime – la non-imposition de la noblesse et du clergé. Il faut
aujourd’hui créer le cadastre financier du monde pour mettre fin aux injustices qui, sinon, risquent à terme
de miner les régimes démocratiques. Un cadastre financier mondial non seulement porterait un coup
sévère à la fraude, mais permettrait aussi de mieux mesurer les inégalités, de davantage réguler les flux de
capitaux internationaux et de lutter efficacement contre le blanchiment d’argent et le financement du
terrorisme – autant d’enjeux majeurs des décennies à venir.
Comment contraindre l’ensemble des paradis fiscaux à coopérer ? Il ne suffit pas de leur demander
poliment de renoncer à l’opacité financière qui aujourd’hui fonde leur prospérité. Le deuxième volet du
plan d’action que je propose consiste à appliquer des sanctions proportionnelles aux pertes qu’ils font
subir aux autres nations. Quelle que soit leur utilité, ce ne sont ni les appels à plus de transparence, ni de
nouvelles lois, ni davantage de fonctionnaires, qui feront changer les choses au Luxembourg ou à
Singapour. Pour modifier les comportements, il faut punir les institutions financières et les pays qui
facilitent l’évasion fiscale. La bonne nouvelle est qu’aucun territoire ne peut s’opposer à la volonté
commune des États-Unis et des grands pays de l’Union européenne. Le combat est donc gagnable, à
condition que les gouvernements n’aient pas peur d’appliquer des sanctions proportionnelles aux pertes
qu’ils essuient, par exemple en imposant des tarifs douaniers contre les territoires non coopératifs. Les
paradis fiscaux ont beau être des géants financiers, ce sont dans l’ensemble des nains économiques et
politiques. Tous dépendent massivement de leur commerce. C’est leur faiblesse ; c’est par là qu’il faut les
contraindre.
Troisièmement, il nous faut repenser l’impôt sur les sociétés. Celui-ci est à bout de souffle, et ce ne
sont pas les rustines préconisées par l’OCDE qui y changeront grand-chose. L’impôt sur les sociétés du
e
XXI siècle doit taxer les profits globaux des multinationales et non, comme aujourd’hui, leurs profits pays
par pays, car ces derniers sont manipulés par des armées d’experts-comptables. Un impôt sur les
bénéfices globaux augmenterait les recettes fiscales d’environ 20 % – essentiellement au profit des grands
pays d’Europe et des États-Unis, où les rois de l’optimisation fiscale, les Google, Apple et Amazon, font
l’essentiel de leurs ventes mais ne paient rien ou presque.
Démythifier la finance offshore

Au-delà du constat et du plan d’action, ce livre vise à démythifier l’activité des paradis fiscaux. À en
croire la plupart des commentateurs, les montages qui y sont réalisés rivalisent de complexité. Face à tant
de virtuosité, les citoyens sont désarmés, les vieux États-nations sont impuissants, les experts eux-mêmes
sont dépassés. La conclusion en est généralement que toute reprise en main est impossible.
En réalité, les montages réalisés par les banquiers et les comptables, démontés dans les pages qui
suivent, sont souvent d’une grande simplicité. Certains fonctionnent à l’identique depuis près d’un siècle.
Il y a bien sûr eu des innovations, parfois absconses. Et il ne faut pas nier qu’il reste encore des aspects
du fonctionnement des paradis fiscaux que personne ne comprend vraiment bien. Mais, comme cet ouvrage
le démontre, nous en savons largement assez pour pouvoir agir contre la fraude.
Les économistes ont leur part de responsabilité dans l’impression de mystère qui entoure encore les
paradis fiscaux. Les universitaires se sont pendant trop longtemps désintéressés du sujet. Mais la situation
s’inverse, et on est en droit d’espérer d’importantes avancées dans un futur proche. Le fait demeure que la
plupart des progrès dans la compréhension des paradis fiscaux réalisés jusqu’à présent – progrès
remarquables à bien des égards – sont à mettre au crédit non d’économistes, mais d’un certain nombre
d’organisations non gouvernementales, de journalistes, de politistes, d’historiens, de juristes et de
sociologues pionniers.
L’approche que j’adopte dans ce livre diffère des précédentes ; elle les complète et ne prétend
nullement les éclipser. La spécificité de ma démarche est de se fonder d’abord sur des statistiques. Les
cas individuels ne m’intéressent pas. Indispensables pour susciter la prise de conscience, voire le
scandale, ils sont d’un faible secours pour guider l’action. On ne croisera ici ni oligarques, ni dictateurs
africains, ni banquiers véreux, ni grands argentiers de la City, si ce n’est dans les chiffres. Cet ouvrage se
concentre sur l’analyse des données et de leurs implications, dans le respect de leur contexte historique,
de leur spécificité et de leurs limites 1.

1. Ces données sont rassemblées sur « La richesse cachée des nations », www.gabriel-zucman.eu. Cette page internet détaille
tous les calculs sur lesquels s’appuient les résultats présentés dans ce livre. Chiffres, tableaux, graphiques : tous peuvent être
vérifiés et reproduits à la virgule près, en toute transparence. Ce travail est le fruit de plusieurs années de recherches
rigoureuses, mais certainement pas définitives, commencées lors de ma thèse de doctorat (Trois essais sur la répartition
mondiale des fortunes, EHESS, 2013). Je remercie d’avance les lecteurs qui voudront bien me faire part de leurs réactions,
critiques et suggestions pour améliorer ma démarche.
CHAPITRE PREMIER

Un siècle de finance offshore

Que font les paradis fiscaux ? Pour sortir des imprécations floues (donc inoffensives), il faut d’abord
dissiper le brouillard qui, trop souvent, enveloppe leur activité. Et pour cela, rien de mieux que de se
plonger dans l’histoire du premier d’entre eux, la Suisse, car elle est triplement instructive.
La Confédération helvétique est la plus ancienne place mondiale pour la gestion de fortune – et
aujourd’hui encore la plus importante –, ce qui va nous permettre de décrypter tous les mécanismes de
dissimulation qui, à partir de Genève, ont essaimé dans le monde entier. Son histoire est riche
d’enseignements sur l’ingéniosité que les banquiers peuvent déployer pour déjouer les attaques contre
l’opacité financière. Enfin et surtout, la Suisse est de loin le paradis fiscal pour lequel on dispose des
données les plus fournies. Sur la base de ces informations exceptionnelles, ce chapitre décrit l’évolution
globale du montant des fortunes cachées dans les banques helvétiques depuis le début du XXe siècle
jusqu’à nos jours.
Naissance d’un paradis fiscal

Le fabuleux destin de la place financière suisse commence dans les années 1920, quand, à la suite de
la Première Guerre mondiale, les principaux pays se mettent à taxer fortement les grandes fortunes.
Pendant tout le XIXe siècle, les plus grandes familles européennes ont pu accumuler des richesses en ne
payant pas d’impôt ou presque. En France, à la veille de la Grande Guerre, un dividende de 100 francs en
vaut 96 après impôt. En 1920, le monde a changé. La dette publique a explosé ; l’État s’est engagé à
indemniser les victimes des dommages de guerre et doit payer les retraites des anciens combattants. Le
taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu est porté à 50 % en 1920 ; il atteint 72 % en 1924.
L’industrie de l’évasion fiscale peut naître. Elle voit le jour à Genève, Zurich et Bâle, en profitant de
plusieurs tendances de fond favorables.
La Suisse ne part pas de rien. À la veille du conflit mondial, elle possède déjà une industrie
financière en ordre de marche, avec un réseau bien développé d’établissements de crédit. Les banques se
sont cartellisées au début du siècle (l’Association suisse des banquiers naît en 1912). Elles parviennent
ainsi à faire payer des taux d’intérêt relativement élevés au gouvernement helvétique, ce qui les rend très
profitables 1. Elles bénéficient depuis 1907 de la présence d’un prêteur en dernier ressort, la Banque
nationale suisse, à même d’intervenir en cas de crise et d’assurer la stabilité d’ensemble du système.
Enfin, la Confédération jouit d’une garantie de neutralité perpétuelle de la part des grandes puissances
depuis le congrès de Vienne de 1815, ce qui lui a permis de sortir indemne de la Première Guerre
mondiale et des bouleversements sociaux qui l’ont accompagnée.
Le boom de l’industrie de l’évasion fiscale est aussi rendu possible par la transformation des formes
de la fortune. Dans les pays industrialisés, la richesse mobilière a, depuis le milieu du XIXe siècle, pris le
pas sur la terre. En 1920, le patrimoine des plus riches est essentiellement composé de titres financiers :
actions, obligations émises par la puissance publique ou par des grandes entreprises privées. Ces titres
prennent la forme de bouts de papier semblables à de gros billets de banque. Comme les billets, la plupart
des titres ne sont pas nominatifs, mais « au porteur » : quiconque se trouve en leur possession en est le
propriétaire légal. Nul besoin, donc, d’être enregistré dans un cadastre. La différence avec les billets est
que les actions et les obligations peuvent avoir une valeur extrêmement élevée, jusqu’à plusieurs millions
d’euros d’aujourd’hui. En d’autres termes, il est possible de détenir une énorme fortune en tout anonymat.
À vouloir garder ses titres chez soi, dans un bas de laine, on s’expose à se les faire voler, et les
propriétaires cherchent donc des endroits sûrs pour les laisser en dépôt. Afin de répondre à cette
demande, les banques européennes ont développé à partir du milieu du XIXe siècle une nouvelle activité :
la gestion de fortune. Le service de base consiste à fournir un coffre dans lequel les épargnants peuvent
conserver leurs actions et leurs obligations en toute sécurité. La banque s’occupe ensuite de récolter les
dividendes et les intérêts. Autrefois réservés aux plus riches, ces services deviennent dans l’entre-deux-
guerres accessibles à tous les « petits capitalistes ». Les banques suisses sont elles aussi présentes sur ce
marché. Mais – point capital – elles offrent un service supplémentaire : la possibilité de frauder. Les
épargnants qui leur confient leurs avoirs peuvent omettre de déclarer les intérêts et dividendes qu’ils
touchent sans risque d’être repérés, car il n’y a aucune communication entre les établissements helvétiques
et les pays étrangers.
La fraude fiscale racontée à ceux qui ne la pratiquent pas
e
Pendant la plus grande partie du XX siècle, on pouvait facilement transporter d’immenses fortunes à travers les frontières,
en voyageant avec ses titres « au porteur ». Ce n’est plus le cas aujourd’hui, car les titres ont été dématérialisés : ils n’existent
plus que sous forme électronique. Pour mettre son argent à l’abri, il reste deux grandes techniques. La première consiste à
déplacer des valises de billets de banque, mais c’est risqué. La seconde solution – celle du virement électronique – est donc bien
plus courante.
Prenons un exemple imaginaire, celui de M. Maurice, président-directeur général de la société parisienne Maurice & Cie,
une entreprise de huit cents salariés dont il est l’unique actionnaire. Pour envoyer 10 millions d’euros en Suisse, M. Maurice
procède en trois étapes. Il crée d’abord une fausse société, domiciliée (par exemple) dans l’État américain du Delaware, où les
contrôles sont très limités. Il fait ensuite ouvrir un compte à Genève au nom de cette société, ce qui est une affaire de quelques
heures. Enfin, l’entreprise Maurice & Cie achète des services fictifs à la société du Delaware (des conseils par exemple) et,
pour les payer, verse de l’argent sur le compte suisse. Le transfert a l’apparence de la légalité. Il y a peu de chances qu’il soit
détecté par les contrôles antiblanchiment qui existent au sein des banques, car les entreprises font des millions de transferts tous
les jours vers la Suisse et les autres grandes places offshore, et il est impossible d’identifier en temps réel ceux qui sont légaux
(par exemple les sommes payées à de véritables exportateurs) et ceux qui ne le sont pas (l’argent qui fuit le fisc).
Le bénéfice pour M. Maurice est double. En payant de faux conseils, il réduit d’abord les profits imposables de
Maurice & Cie et, donc, l’impôt sur les sociétés dont il doit s’acquitter en France. Ensuite, une fois l’argent arrivé en Suisse,
celui-ci est placé sur les marchés internationaux et génère des revenus, intérêts, dividendes et plus-values. À moins que la
banque ne les révèle, le fisc français n’en aura pas connaissance, ce qui permet à M. Maurice de se soustraire à l’impôt sur le
revenu en omettant de les déclarer sur sa feuille d’impôt.
Si M. Maurice veut utiliser l’argent de son compte caché – les 10 millions initiaux ont fait des petits et pèsent désormais
15 millions –, il a deux possibilités. Il peut retirer de petites sommes en utilisant une carte de crédit. Mais, pour rapatrier de
grosses sommes, il faut être plus ingénieux. La technique la plus populaire est celle du « crédit lombard ». M. Maurice contracte
un prêt auprès de la filiale française de la banque suisse, prêt gagé sur la fortune détenue à Genève. L’argent reste ainsi en
Suisse, investi en actions et en obligations, tout en pouvant être dépensé en France, par exemple pour acheter une villa sur la
Côte d’Azur ou un tableau de maître.
Bilan : plus de 7 millions de manque à gagner pour le fisc, et 15 millions rapatriés en douce pour M. Maurice.
À la recherche des titres perdus

Jusqu’à la fin des années 1990, le montant des fortunes détenues par les banques suisses était l’un
des secrets les mieux gardés au monde. Les archives étaient verrouillées et les établissements n’avaient
aucune obligation de publier le montant de leurs avoirs sous gestion. Il faut bien comprendre, en effet, que
les titres mis en dépôt par les épargnants ne sont jamais inscrits au bilan des banques, pas plus aujourd’hui
qu’hier, pour une raison simple : ces titres ne leur appartiennent pas. Depuis la crise financière de 2008-
2009, le terme « hors bilan » a acquis une connotation sulfureuse, faisant notamment référence aux
montages parfois complexes réalisés pour sortir les emprunts hypothécaires américains des bilans
bancaires. C’est oublier que l’une des activités « hors bilan » par excellence – en l’occurrence la plus
ancienne et encore aujourd’hui l’une des plus importantes – est d’une simplicité enfantine : c’est la garde
de titres financiers pour le compte d’autrui.
Si l’on peut aujourd’hui connaître le montant des fortunes détenues en Suisse au cours du XXe siècle,
c’est grâce à deux commissions internationales mandatées dans la seconde moitié des années 1990. La
première, présidée par l’ancien patron de la banque centrale américaine Paul Volcker, avait pour mission
d’identifier les comptes en déshérence appartenant aux victimes des nazis et à leurs héritiers. Pendant trois
ans, des centaines d’experts des grandes firmes internationales d’audit ont exploré les archives des deux
cent cinquante-quatre banques suisses qui avaient une activité de gestion de fortune pendant la Seconde
Guerre mondiale, produisant une masse d’informations inédites – en particulier le montant des avoirs
gérés en 1945 par chaque établissement. La seconde commission avait pour objectif de mieux comprendre
le rôle joué par la Suisse pendant la guerre. Présidée par l’historien Jean-François Bergier, elle a
bénéficié également d’un accès étendu aux archives, ce qui lui a permis d’établir le montant des titres en
dépôt dans les sept plus gros établissements suisses au cours du XXe siècle, qui, de rachats en fusions, sont
devenus UBS et le Crédit suisse d’aujourd’hui.
Les statistiques produites par les deux commissions ont leurs limites. Une partie des archives avait
été détruite ; d’autres ont été gardées hors de leur portée. Mais les informations réunies par Volcker,
Bergier et leurs équipes sont de loin les meilleures dont on dispose pour étudier l’histoire de la finance
offshore. En particulier, les données sur les avoirs « sous gestion » sont de grande qualité car, à défaut de
les publier, les banques tenaient en interne une comptabilité détaillée de leurs activités de gestion de
fortune, enregistrant précisément le montant des titres qui leur étaient confiés, les actions à leur valeur de
marché et les obligations à leur valeur nominale.
Malgré cela, ces informations n’avaient jusqu’à présent jamais été mises en relation avec le niveau
général des revenus et des capitaux européens dans l’entre-deux-guerres, notamment en raison du manque
de statistiques sur les patrimoines nationaux. C’est la première contribution de cet ouvrage que de faire ce
rapprochement – et les résultats méritent qu’on s’y arrête, puisqu’ils remettent en cause bien des mythes
entourant la naissance de la Suisse comme paradis fiscal.
Le big bang suisse

Premier enseignement : l’essor de la place suisse au sortir de la Grande Guerre est fulgurant. Entre
1920 et 1938, les fortunes offshore – c’est-à-dire appartenant à des étrangers – gérées par les banques
helvétiques sont multipliées par plus de dix en termes réels (soit après correction des effets de
l’inflation) : elles passent d’environ 10 milliards de francs suisses d’aujourd’hui à 125 milliards à la
veille du second conflit mondial. Cette dynamique contraste singulièrement avec la stagnation des
patrimoines européens : en raison de toute une série de phénomènes économiques, sociaux et politiques, la
fortune privée des grands pays d’Europe est à peu près la même en 1938 qu’en 1920 2. En conséquence, la
fraction de leur patrimoine financier total que les ménages du Vieux Continent cachent en Suisse,
quasiment négligeable avant la Première Guerre mondiale (de l’ordre de 0,5 %), augmente fortement pour
atteindre près de 2,5 %.
Qui possède ces fortunes ? Une légende tenace, entretenue depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale par les banquiers zurichois, veut que la place suisse ait dû son essor aux épargnants fuyant les
régimes totalitaires. Pour les tenants de cette thèse, la loi sur le secret bancaire qui entra en vigueur en
1935 avait une visée « humanitaire » : elle aurait été édictée pour protéger les Juifs fuyant les spoliations.
Ainsi, The Economist n’hésite pas à écrire en 1996 que « de nombreux Suisses sont fiers de leur secret
bancaire, parce qu’il a des origines admirables (la loi l’instituant fut votée dans les années 1930 pour
aider les Juifs persécutés à protéger leur épargne) 3 ».
Ce mythe a été battu en brèche par de nombreuses recherches historiques 4. La commission Volcker a
identifié plus de 2,2 millions de comptes ouverts par des étrangers entre 1933 et 1945. Sur ce total,
environ trente mille (soit 1,5 %) ont pu être liés, à des degrés de certitude divers, aux victimes de la
Shoah. Les séries établies par Bergier et son équipe montrent que c’est dans les années 1920 – et non dans
les années 1930 – qu’a eu lieu le big bang suisse. De 1920 à 1929, la croissance réelle de l’ensemble des
avoirs sous gestion est de 14 % par an en moyenne. De 1930 à 1939, elle n’est que de 1 % à peine. Les
deux phases de croissance les plus rapides sont les années 1921-1922 et les années 1925-1927, ce qui est
immédiatement postérieur aux années de durcissement de la fiscalité sur les grandes fortunes en France.
C’est la loi sur le secret bancaire qui a suivi les premiers afflux massifs, et non l’inverse.
Qu’importe si la réalité est à l’opposé de la propagande diffusée par les banquiers, la légende ne
meurt pas ; tout au plus se métamorphose-t-elle. De nos jours, répètent-ils à l’envi, tous les clients sont
fiscalement irréprochables et ne viennent déposer leur argent en Suisse que pour fuir l’instabilité ou
l’oppression de leur pays. Or, comme nous le verrons, près de la moitié des fortunes gérées par les
établissements helvétiques appartiennent aujourd’hui à des résidents de l’Union européenne (bien que la
part détenue par les pays en voie de développement augmente rapidement) ; cette affirmation est donc tout
aussi spécieuse que la précédente, sauf à considérer l’Union européenne comme une dictature.
Dans l’entre-deux-guerres, les clients sont pour l’essentiel des Français. Au Crédit suisse
notamment, à cette époque la plus grande banque pour la gestion de fortune, les Français arrivent
largement en tête des détenteurs d’avoirs étrangers, avec 43 %, loin devant les Espagnols, les Italiens
(8 % chacun) et les Allemands (4 %) 5. Les répartitions géographiques sont imparfaites, car les épargnants
ne donnent pas toujours leur véritable adresse (mais celle par exemple d’un hôtel en Suisse, auquel cas les
fonds sont enregistrés comme appartenant à des résidents et non à des étrangers) ; cependant, toutes les
autres données recueillies dans le cadre de la commission Bergier confirment la place prédominante des
capitaux hexagonaux. On peut estimer qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, 5 % du patrimoine
financier des Français est détenu en Suisse, ce qui est déjà considérable.
À quoi ressemblent les fortunes cachées ? Pour l’essentiel, elles sont constituées de titres étrangers :
actions de sociétés industrielles allemandes ou de chemins de fer américains, emprunts publics français et
britanniques, etc. Les titres suisses occupent une place très secondaire, pour deux raisons simples : le
marché du capital local est trop étroit pour absorber à lui seul la masse d’épargne qui se réfugie en Suisse,
et les rendements sur les titres étrangers sont plus attrayants – de l’ordre de 5 % pour les titres
d’Amérique du Nord, contre 3 % pour les titres de la Confédération. Aux titres financiers, il faut ajouter
un reliquat de liquidités (les dépôts classiques, qui apparaissent au bilan des banques) et un peu d’or,
mais les actions et obligations étrangères dominent très largement.
C’est toujours le cas aujourd’hui, et il est fondamental de bien comprendre ce point, car c’est une
source de malentendus récurrents : pour l’essentiel, les étrangers qui ont des comptes en Suisse
n’investissent pas en Suisse – pas plus aujourd’hui qu’hier. Ils utilisent leurs comptes pour investir
ailleurs, aux États-Unis, en Allemagne ou en France, les banques helvétiques ne jouant que le rôle
d’intermédiaires. C’est pourquoi il est absurde de penser que la place suisse ait pu devoir son succès à la
force de son franc, au faible niveau de l’inflation ou à la stabilité politique de la Confédération, comme
ses thuriféraires ne cessent de le prétendre. Via leurs comptes à Zurich ou à Berne, les épargnants
étrangers font les mêmes placements que depuis Paris ou Rome : ils achètent des titres libellés en euros,
en dollars ou en livres sterling, qui sont ballottés au gré des dévaluations, des défauts, des faillites et des
guerres. Que les bouts de papier soient conservés en Suisse ou ailleurs ne change rien à l’affaire.
Pour les particuliers, l’intérêt principal de confier leurs titres à une banque suisse est et a toujours
été l’évasion fiscale. Un contribuable qui vit en France doit payer ses impôts sur tous ses revenus et toute
sa fortune, quel que soit le lieu où ses titres sont mis en dépôt ; mais si son banquier suisse ne communique
pas d’informations complètes et véridiques aux États étrangers, il peut frauder en ne reportant rien sur sa
feuille d’impôt. Or la communication d’informations complètes et véridiques n’a jamais été le fort des
banquiers helvétiques, et en l’absence de sanctions on peut douter qu’elle le devienne subitement. Jusqu’à
la crise financière de 2008-2009, rien ne filtrait hors des murs des institutions genevoises. Depuis 2009,
une forme très faible de coopération est en vigueur, qui permet au fisc d’obtenir des renseignements dans
des cas exceptionnels. À partir de 2018, la Suisse s’est engagée à échanger automatiquement ses
informations bancaires avec certains pays étrangers (y compris la France) ; néanmoins, bien qu’il s’agisse
potentiellement d’un grand progrès, l’expérience historique et l’analyse économique nous forcent à
appréhender ce nouveau régime avec circonspection, comme nous le verrons.
Premières menaces sur Berne

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la gestion de fortune suisse traverse une crise. Il y a
d’abord une pénurie de clients. Les destructions, l’effondrement des marchés financiers, l’inflation de
l’immédiat après-guerre et les nationalisations ont achevé de laminer les très grandes fortunes
européennes qui avaient survécu à la Grande Dépression. Le patrimoine privé du Vieux Continent atteint
un étiage historique – à peine plus d’une année de revenu national en France et en Allemagne, contre cinq
aujourd’hui. La Suisse est indemne, mais le reste de l’Europe est en ruine. Entre 1945 et 1950, la valeur
des fortunes cachées recule, ce qui n’était jamais arrivé depuis 1914.
Mais surtout, la Suisse se retrouve pour la première fois sous la menace d’une coalition
internationale désireuse de supprimer le secret bancaire. Au printemps 1945, la Confédération, qui s’est
largement compromise avec l’Axe pendant la guerre, recherche les bonnes faveurs des vainqueurs.
De Gaulle, soutenu par les États-Unis et la Grande-Bretagne, impose une condition à ce rapprochement :
que Berne aide la France à identifier les propriétaires des fortunes non déclarées. La pression qui
s’exerce alors est d’autant plus forte qu’une grande partie des avoirs français gérés par les banques
suisses – environ un tiers du total, d’après des témoignages contemporains – est constituée de titres
américains et se trouve physiquement sur le territoire des États-Unis (par commodité pour les banques et
leurs clients, qui peuvent ainsi vendre et acheter plus rapidement). Or ces avoirs ont été gelés depuis juin
1941 par l’Oncle Sam, qui soupçonnait la Suisse de servir de faux nez aux pays de l’Axe. Pour les
débloquer, Washington exige deux attestations : l’une de la Suisse mentionnant à qui appartiennent
véritablement les fonds ; l’autre du fisc français indiquant que les avoirs ont bien été déclarés. Il est hors
de question, pour le Congrès, d’envoyer des milliards de dollars via le plan Marshall sans chercher
d’abord à taxer les fortunes françaises cachées à Genève !
L’histoire de la banque privée suisse aurait pu s’arrêter là, car la situation était objectivement
catastrophique. Avec le gel des avoirs, Washington disposait d’un moyen de pression redoutable. Les
banquiers suisses, avec la complicité des autorités, vont néanmoins se tirer brillamment de cette mauvaise
passe. Comment ? En se lançant dans une vaste entreprise de falsification, étudiée par l’historienne Janick
Marina Schaufelbuehl 6. Ils certifient les avoirs français investis en titres américains comme appartenant à
des Suisses ou à des sociétés du Panamá – un territoire où il est déjà particulièrement facile de créer des
sociétés-écrans en bonne et due forme. Washington se laisse berner et débloque, à de rares exceptions
près, les avoirs sur la base de ces fausses attestations. Appelée à un bel avenir, cette escroquerie sera
remise au goût du jour en 2005 par les banquiers helvétiques pour permettre à leurs clients d’échapper à
un nouvel impôt européen, ainsi que nous le verrons au quatrième chapitre.
De la mythologie créée de toutes pièces pour justifier la loi sur le secret bancaire jusqu’à
l’escroquerie à grande échelle pour couvrir les fraudeurs, tout atteste de la malhonnêteté de nombre de
banquiers suisses. Il est donc bien naïf de vouloir lutter contre la fraude fiscale en se fondant sur leur
prétendue bonne volonté, comme le font pourtant les plans échafaudés depuis la crise financière de 2008-
2009. Par exemple, en vertu de l’accord dit Rubik avec la Grande-Bretagne, les banques se sont engagées
en 2013 à prélever un impôt sur le compte des Britanniques et à remettre les recettes au Trésor de Sa
Majesté. Mais, comme l’histoire nous permettait de l’anticiper, c’est un fiasco : aucun moyen de contrôle
n’étant prévu, les banques ont prétendu qu’elles n’avaient pas de clients britanniques et ont versé au
Royaume-Uni huit fois moins qu’il n’escomptait. Le même sort guette l’échange automatique
d’informations bancaires que la Suisse va pratiquer à partir de 2018, à nouveau sans contrôle ni sanction
prévus. Certains banquiers, bien sûr, sont honnêtes et respecteront la loi. Mais croit-on vraiment que les
mêmes individus qui hier cachaient leurs clients derrière des pyramides de sociétés-écrans et
franchissaient les frontières avec des diamants cachés dans des tubes à dentifrice se feront demain les
auxiliaires zélés du fisc ?
L’âge d’or de la place suisse

En mettant en échec la première coalition internationale contre le secret bancaire, la place suisse a
démontré à la fin des années 1940 sa capacité de résilience. La croissance de la gestion de fortune reprend
vite, et les trois décennies 1950, 1960 et 1970 marquent un âge d’or. Jusqu’à la fin des années 1960, les
taux de croissance des avoirs sont comparables à ceux des années 1920. Au milieu des années 1970,
d’après mes estimations, près de 5 % du patrimoine financier des Européens se trouve ainsi caché dans
les coffres des banques helvétiques.
Les séries de la commission Bergier s’interrompent à partir des années 1970, mais on dispose dès
lors d’un nouvel observatoire pour suivre le développement de la finance offshore : les enquêtes du
Trésor américain sur la détention par des étrangers de titres financiers américains. Ces statistiques sont
encore aujourd’hui l’un des instruments de mesure essentiels du poids des paradis fiscaux dans
l’économie mondiale.
La première enquête moderne – un premier recensement, moins détaillé, avait déjà été réalisé en
1941 – a lieu en 1974. Ses résultats sont édifiants : la Suisse, pays qui abrite à peine plus de 0,1 % de la
population mondiale, « détient » quasiment un tiers de toutes les actions américaines qui appartiennent à
des étrangers, très loin devant le Royaume-Uni (15 %), le Canada (15 %), la France (7 %) ou l’Allemagne
(3 %) ! Pour bien comprendre ce résultat, il faut savoir que les statisticiens du Trésor n’ont aucun moyen
de savoir qui confie aux banques suisses des actions ou des obligations américaines. Bien qu’ils se
doutent qu’il s’agit, pour l’essentiel, d’épargnants français ou allemands faisant gérer leur fortune à
Genève ou à Zurich, ils ne peuvent pas quantifier le phénomène et enregistrent donc tous les avoirs à
l’actif de la Suisse. Ainsi, les enquêtes américaines révèlent non pas qui possède les fortunes mondiales,
mais où celles-ci sont gérées – la géographie des paradis fiscaux plus que celle de la véritable richesse.
L’hégémonie de la Confédération sur le marché de la gestion de fortune internationale s’explique
facilement. La concurrence des autres paradis fiscaux est encore quasi inexistante, et Londres ne s’est
toujours pas remise des conséquences de la guerre. Pour les riches Européens qui veulent échapper aux
impôts, la situation est la même que dans les années 1920 : la seule place en état de marche qui offre la
protection du secret bancaire, c’est la Suisse. Les banquiers en profitent pour augmenter les droits de
garde qu’ils facturent, fixés par un accord de cartel, la convention IV de l’Association suisse des
banquiers. Les tarifs sur les titres étrangers – exprimés en pour cent de la valeur des titres mis en dépôt –
font plus que doubler entre 1940 et 1983. Le produit de l’évasion fiscale est ainsi partagé entre les
fraudeurs et les banques, et sur ce marché monopolistique ces dernières n’ont guère de mal à s’octroyer la
plus belle part du gâteau.
La Confédération bénéficie également du premier choc pétrolier de 1973, qui a enrichi les princes du
Golfe. Pour ces nouveaux investisseurs, avoir un compte offshore n’a pas d’intérêt fiscal. Ces nouvelles
fortunes ne sont pas taxables : non seulement il n’y a pas d’impôt sur le capital dans la plupart des pays
pétroliers, mais surtout ces richesses appartiennent dans la majorité des cas aux familles mêmes qui
exerce le pouvoir absolu – y compris celui de lever l’impôt –, si bien qu’elles sont indistinctement
étatiques et privées, prenant la forme soit de réserves gérées par la banque centrale, soit de fonds
souverains, soit encore de fonds familiaux, sans qu’il y ait de limites bien claires entre ces différentes
formes de propriété. La raison pour laquelle les pétrodollars se dirigent vers la Suisse plutôt que vers les
États-Unis est simple : par rapport à New York, Zurich offre l’avantage de l’anonymat. C’est un atout de
taille, car les familles régnantes du Golfe ont tout à craindre si l’on scrute de trop près leurs
investissements. Qu’y a-t-il de plus arbitraire que leur enrichissement soudain, leur capacité à racheter
entreprises, terres et immeubles partout dans le monde ? Ce pouvoir fantastique, les banquiers suisses vont
les aider à l’exercer sans trop attirer l’attention.
Dans les années 1970, les afflux sont tels qu’ils en viennent à déstabiliser l’économie helvétique.
Car, si les non-résidents possèdent pour l’essentiel des titres étrangers, ils sont aussi parfois friands
d’investissements suisses. Cela a été le cas pendant la Seconde Guerre mondiale (quand la plupart des
marchés internationaux étaient fermés) et le scénario se répète au moment de l’effondrement du système de
Bretton Woods (qui met fin aux parités de changes fixes). Problème : les fortunes cachées sont tellement
importantes que, si une trop grosse fraction est convertie en francs suisses, la monnaie locale s’apprécie
dangereusement et pénalise toute l’économie nationale. Pour éviter ce scénario, la banque centrale impose
à plusieurs reprises, dans les années 1970, des taux d’intérêt nominaux négatifs sur les dépôts en francs
détenus par les non-résidents. Le message est clair : les étrangers sont bienvenus à Genève, mais
seulement s’ils se contentent d’acheter des actions américaines ou allemandes – pas des titres suisses.
La fausse concurrence des nouveaux paradis fiscaux

À partir des années 1980, la Suisse n’est plus seule au monde. Londres renaît avec la libéralisation
des marchés financiers britanniques, qui a lieu en 1986. De nouveaux centres de gestion de fortune
émergent : Hong Kong, Singapour, Jersey, le Luxembourg, les Bahamas. Dans tous ces paradis fiscaux, les
banquiers privés font la même chose qu’à Genève : ils gardent en dépôt les portefeuilles d’actions et
d’obligations de leurs clients étrangers, collectent dividendes et intérêts, fournissent des conseils
d’investissement ainsi que des services annexes comme la possibilité d’avoir un compte courant peu ou
pas rémunéré. Et, grâce à la coopération limitée avec les administrations fiscales étrangères, tous offrent
le même service en forte demande : la possibilité de frauder le fisc. En conséquence, alors que, des
années 1920 aux années 1970, toutes les fortunes européennes qui voulaient se soustraire aux impôts se
dirigeaient vers la Suisse – quelques petits paradis fiscaux existaient déjà, comme Monaco, mais leur
poids était dérisoire –, à partir des années 1980, la majeure partie des fuites de capitaux se font au profit
des nouveaux centres offshore d’Europe, d’Asie et des Caraïbes (voir figure 1).
Il ne faut toutefois pas exagérer la concurrence que ces derniers font subir à la Suisse. D’abord parce
que, en dépit du déclin de sa part de marché, la gestion de fortune helvétique continue de prospérer.
Certes, les taux de croissance des décennies de l’âge d’or ont disparu. Mais les avoirs gérés dans la
Confédération ont continué, des années 1980 jusqu’au début des années 2010, d’augmenter plus vite que le
patrimoine financier privé du Vieux Continent. Ce n’est que depuis 2013 que la richesse européenne
détenue en Suisse a commencé à se contracter, sous l’effet de plusieurs scandales et de la perspective de
l’entrée en vigueur de l’échange automatique d’informations bancaires. Mais ce déclin est plus que
compensé par l’afflux de nouvelles richesses en provenance de Russie, d’Asie et d’Afrique. D’après les
dernières statistiques officielles, au printemps 2017, les fortunes étrangères en Suisse s’élèvent à
2 100 milliards d’euros. Environ 960 milliards appartiennent à des Européens, soit l’équivalent de 5 % du
patrimoine financier des ménages de l’Union européenne.

FIGURE 1
Source : commissions Bergier et Volcker, Banque nationale suisse et calculs de l’auteur (voir annexe au chapitre 1 sur www.gabriel-
zucman.eu).

Qui plus est, la concurrence des nouveaux paradis fiscaux n’est en réalité que de façade. Opposer la
Suisse aux nouvelles places d’Asie et des Caraïbes n’a pas grand sens. Une grande partie des banques
domiciliées à Singapour ou aux îles Caïmans ne sont autres que des filiales d’établissements helvétiques
qui se sont implantées là pour capter de nouveaux clients. Les comptes circulent de Zurich à Hong Kong
par un simple jeu d’écritures, au gré des attaques contre le secret bancaire et des accords signés par la
Confédération avec des pays étrangers. Même les discrets banquiers privés historiques, une poignée
d’établissements centenaires où les associés sont responsables sur leur propre fortune, ont leurs filiales à
Nassau ou à Singapour.
Îles Vierges-Suisse-Luxembourg

Plus que de se concurrencer, les paradis fiscaux ont en réalité eu tendance à se spécialiser dans les
différentes étapes de l’activité de gestion de fortune. Autrefois, les banquiers suisses fournissaient
l’ensemble des services : exécution de la stratégie d’investissement, garde des titres, camouflage de
l’identité réelle des propriétaires via les célèbres comptes numérotés. Aujourd’hui, seule la garde des
titres reste réellement de leur ressort. Le reste a été délocalisé dans d’autres paradis fiscaux, le
Luxembourg, les îles Vierges ou le Panamá, qui tous fonctionnent en symbiose. Voilà à quoi ressemble
aujourd’hui le grand circuit de la gestion de fortune internationale.
Pour l’essentiel, les investissements ne sont plus réalisés depuis les banques. L’époque est révolue
du capitalisme de « petits porteurs » où les épargnants choisissaient eux-mêmes les actions et les
obligations qu’ils souhaitaient détenir, avant de transmettre leurs ordres d’achat et de vente à leur
banquier. Ils ont confié cette tâche à des personnes dont c’est le métier, les gérants des fonds
d’investissement. Les fonds mutualisent l’argent des épargnants et le placent dans le monde entier. Cela
leur permet d’obtenir en moyenne de meilleurs rendements que les investisseurs individuels, et ces
derniers se contentent donc généralement de choisir les fonds qui leur semblent les plus prometteurs. Or
les fonds ne se trouvent guère en Suisse. La plupart de ceux dans lesquels les riches investissent
aujourd’hui sont domiciliés dans trois autres paradis fiscaux : le Luxembourg, l’Irlande et les
îles Caïmans.
Les fonds « classiques », nos fameux sociétés d’investissement à capital variable (Sicav) et
organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM), se sont massivement implantés au
Luxembourg depuis le milieu des années 1990. Le Grand-Duché, micro-État d’un demi-million
d’habitants, est ainsi le deuxième pays qui en abrite le plus, après les États-Unis ! Une expérience
instructive : demandez à votre banquier de placer votre épargne dans une Sicav et lisez le prospectus qui
vous est remis ; vous aurez à peu près une chance sur deux de découvrir que celle-ci a son siège au
Luxembourg. Les hedge funds – des fonds qui réalisent toutes sortes d’investissements plus ou moins
acrobatiques – se sont pour la plupart réfugiés aux îles Caïmans, car la régulation encadrant les prises de
positions spéculatives y est particulièrement souple. Quant à l’Irlande, outre les Sicav et hedge funds,
c’est la terre de prédilection des fonds monétaires.
La plupart des gestionnaires financiers travaillent encore à New York, Paris ou Londres – à
proximité de leur clientèle –, mais les fonds sont soumis à la loi du paradis fiscal dans lequel ils sont
domiciliés. L’intérêt de cette manœuvre ? Elle permet, en toute légalité, d’éviter diverses taxes créées
pour pénaliser les fraudeurs. Prenez l’exemple d’un fonds luxembourgeois qui investit en actions
américaines. En vertu du traité fiscal entre les deux pays, les États-Unis ne prélèvent aucun impôt sur les
dividendes qu’ils versent au fonds. Au sein du Grand-Duché, ni les dividendes que le fonds encaisse ni
ceux qu’il distribue aux épargnants ne sont taxés. La situation est identique en Irlande et aux îles Caïmans.
Ajoutez à cela que la création de fonds y est très peu coûteuse, et le succès de ces trois places offshore est
tout expliqué. En Suisse, au contraire, les dividendes distribués par les fonds sont soumis à un impôt de
35 %. Quelle est la conséquence de cette taxe, censée décourager la fraude fiscale ? Les fonds suisses ont
migré dans le Grand-Duché et, depuis leurs comptes à Genève, les épargnants achètent aujourd’hui
essentiellement des Sicav luxembourgeoises.
La Suisse a également laissé à d’autres paradis fiscaux la mainmise sur les techniques de
dissimulation des ayants droit. Les comptes numérotés sont aujourd’hui interdits par la législation
antiblanchiment. Ils ont été remplacés par les trusts, les fondations et les sociétés-écrans. Dans les années
1960, les comptes en Suisse étaient identifiés par une suite de chiffres. Aujourd’hui, miracle de
l’innovation financière, ils le sont par une suite de lettres : sur les relevés bancaires, le « compte 12 345 »
est devenu celui de la « société ABCDE ». Dans un cas comme dans l’autre, le véritable propriétaire reste
indétectable. En 2012, quatre chercheurs ont tenté de créer des sociétés anonymes en passant par trois
mille sept cents agences de domiciliation à travers le monde : dans un quart des cas, ils y sont parvenus
sans avoir à fournir quelque pièce d’identité que ce soit 7.
Or ce n’est pas en Suisse que sont domiciliées les sociétés-écrans, mais dans une poignée de paradis
fiscaux, où leur création est peu coûteuse, rapide et sûre. Les trusts, eux, sont la spécialité des confettis de
l’Empire britannique. Plus de 60 % des comptes en Suisse sont ainsi détenus aujourd’hui par
l’intermédiaire de sociétés-écrans sises aux îles Vierges britanniques, de trusts enregistrés aux
îles Caïmans ou de fondations domiciliées au Liechtenstein. Point capital, les trusts anglo-saxons ne
concurrencent pas les services d’opacité financière vendus par les banques suisses ; toutes ces techniques
de dissimulation sont au contraire devenues quasiment indissociables.
Même si la Confédération a perdu son hégémonie et s’insère désormais dans le grand circuit de la
gestion de fortune internationale, il faut bien comprendre qu’elle en reste le cœur, pour deux raisons.
D’abord parce que l’ensemble de la chaîne est pensé depuis ses banques : bien que formellement
domiciliées aux îles Vierges, les sociétés-écrans sont dans la plupart des cas créées depuis Genève ; et ce
sont les banquiers qui, bien souvent, conseillent à leurs clients quels fonds acheter. Surtout, ce n’est ni le
passage par les îles Vierges ni l’étape luxembourgeoise qui permet la fraude fiscale, ce sont les banquiers
peu scrupuleux de Suisse et des autres centres de gestion de fortune offshore. Investir dans un fonds du
Grand-Duché depuis un compte à Paris – ou transférer ledit compte à une société-écran – ne permet pas
d’éviter l’impôt sur le revenu ou l’impôt sur la fortune français. Quoi qu’on y fasse, la fraude depuis les
banques françaises ou américaines est impossible, puisque celles-ci, soumises à des inspections et
contrôles réguliers par leurs superviseurs nationaux, transmettent au fisc des informations complètes et
véridiques. Ce qui permet aux ultra-riches de s’évader, c’est de pouvoir compter sur un banquier peu
regardant au bord du lac Léman qui n’est aucunement incité à coopérer avec les fiscs étrangers.
La place suisse : 2 100 milliards d’euros

Venons-en à présent au bilan détaillé des fortunes détenues aujourd’hui dans la Confédération.
Depuis 1998, on dispose de statistiques mensuelles de la Banque nationale suisse. Ces données uniques
– aucun autre pays au monde n’en produit de similaires – n’avaient pas été systématiquement exploitées
avant les recherches qui ont conduit à ce livre 8. D’après les informations disponibles au printemps 2017,
les fortunes étrangères détenues en Suisse s’élèvent à 2 100 milliards d’euros. Depuis la « fin du secret
bancaire » décrétée en avril 2009, elles ont augmenté de 25 %.
Contrairement à ce qu’on lit partout, la place suisse prospère et ses avis de décès sont grandement
prématurés. Faut-il s’étonner de cette dynamique ? Certes, les progrès réalisés en matière d’échange
d’informations à partir de 2013 compliquent la tâche pour les « petits fraudeurs » : pour eux, l’ère du
secret bancaire touche à sa fin. Les autorités suisses ont accepté de coopérer avec la plupart des pays
développés pour mieux lutter contre la fraude. Les banques helvétiques cherchent aussi à se débarrasser
des bas de laine dont ont hérité bien des Allemands ou des Français, trop visibles et peu rémunérateurs.
Mais la diminution des « petits comptes » est plus que compensée par l’explosion des fonds confiés par
les ultra-riches d’Europe, des États-Unis et surtout des pays en voie de développement. Pour ces derniers,
l’impunité est quasi totale, car les pays pauvres restent encore largement exclus des mécanismes
d’échange d’informations bancaires.
Le chiffre de 2 100 milliards d’euros est sans doute une estimation basse. Les données de la Banque
nationale suisse sont certes dans l’ensemble de grande qualité : elles couvrent la totalité des banques
opérant en Suisse – y compris les nombreuses filiales de banques étrangères – et des fortunes qui y sont en
dépôt. Mais elles ne sont pas parfaites – aucune statistique économique ne l’est : toutes sont des
constructions dont il faut comprendre la portée et les limites. En l’occurrence, le problème fondamental
est que les statisticiens ne cherchent pas à identifier les bénéficiaires réels des fonds. Cela a deux
conséquences. La première est que certains avoirs attribués à des Suisses appartiennent en réalité à des
étrangers. J’ai tenté de prendre en compte ce problème, mais il n’y a aucune façon totalement satisfaisante
de le corriger, et tout porte à croire que la rectification que je propose est insuffisante 9.

FIGURE 2
Source : Banque nationale suisse et calculs de l’auteur (voir annexe au chapitre 1 sur www.gabriel-zucman.eu).

Surtout, 60 % des avoirs appartenant aux étrangers sont attribués aux îles Vierges britanniques, au
Panamá et aux autres territoires où sont domiciliés les sociétés-écrans, les trusts et les fondations. Pour
savoir qui possède réellement la richesse cachée en Suisse, il faut donc faire quelques hypothèses. Après
avoir examiné les éléments de preuve disponibles, l’hypothèse centrale que je retiens est que la richesse
détenue par l’intermédiaire de sociétés-écrans appartient à des citoyens américains, français ou canadiens
dans les mêmes proportions que la richesse détenue directement. Je fais néanmoins une exception à cette
règle générale pour les résidents de l’Union européenne, qui ont depuis 2005 eu davantage recours aux
sociétés-écrans que les autres fraudeurs afin d’éviter un impôt introduit par une directive de l’Union
– comme nous le verrons en détail au chapitre 4 10. Cette estimation comporte une marge d’erreur mais,
malgré cette limite, les chiffres que je présente dans la figure 2 sont les meilleurs disponibles ; ce sont les
seuls qui se fondent sur l’application d’une méthodologie transparente à des statistiques officielles,
couvrant l’ensemble des banques suisses, et non sur l’ouï-dire ou la prétendue expertise de cabinets de
conseils ou d’avocats, qui par définition ne peuvent guère savoir grand-chose des tendances à l’œuvre au-
delà du cercle de leur clientèle.
On peut tirer de cette figure deux grands enseignements. D’abord, contrairement à une légende
tenace, près de la moitié du total, environ 960 milliards d’euros, appartient encore à des Européens, et non
aux oligarques russes ou aux dictateurs africains. Il s’agit là d’une évidence : l’Europe est la région du
monde la plus riche ; le patrimoine privé total du Vieux Continent est plus de dix fois supérieur à celui de
la Russie ou de l’Afrique, et il n’y a rien d’étonnant à ce que cela se reflète dans les niveaux absolus des
fortunes offshore. Les trois pays frontaliers de la Confédération helvétique arrivent logiquement en tête
– l’Allemagne avec environ 190 milliards d’euros, la France avec 170 et l’Italie avec 110.
Mais, second enseignement, le poids central des capitaux européens ne signifie nullement que
l’évasion fiscale n’est pas un problème pour l’Afrique ou les pays en voie de développement en général.
Relativement à leur taille, les avoirs que ces derniers détiennent en Suisse sont impressionnants et la
dynamique très inquiétante. Le continent africain, avec 210 milliards d’euros placés en Suisse – soit trois
fois plus que les États-Unis, pays dont le PIB est pourtant sept fois plus élevé –, présente l’économie la
plus frappée par l’évasion fiscale. Les pays émergents sont en passe de dépasser l’Europe et l’Amérique
du Nord – ce sera chose faite d’ici la fin de la décennie 2010. Or les conséquences de la fraude sont
encore plus graves pour les pays en voie de développement – où les infrastructures de base et les services
publics de santé et d’éducation font cruellement défaut – que pour les pays riches.
Quels placements les étrangers font-ils depuis leurs comptes cachés ? Au printemps 2017, la
situation est la suivante. Sur les 2 100 milliards d’euros détenus au total dans la Confédération, à peine
250 milliards prennent la forme de dépôts à terme auprès des banques. Le reste est investi en titres
financiers : actions, obligations et, surtout, parts de fonds d’investissement. Parmi les pays où se trouvent
ces fonds, le Luxembourg se taille la part du lion, avec environ 750 milliards d’euros.
Ainsi, les premiers clients des banques suisses sont aujourd’hui des Européens, qui, pour la plupart,
détiennent leurs avoirs par l’intermédiaire de trusts et de sociétés-écrans domiciliés aux îles Vierges
britanniques, ce qui leur fournit le même niveau d’anonymat qu’au temps des comptes numérotés. Leur
placement de prédilection consiste à détenir des parts de fonds luxembourgeois, sur lesquels ils ne paient
pour la plupart strictement aucun impôt grâce à l’opacité financière suisse et à l’absence de tout garde-fou
au Grand-Duché.
Îles Vierges-Suisse-Luxembourg : voilà le trio infernal aujourd’hui au cœur de l’évasion fiscale
internationale.

1. Cf. Malik Mazbouri, L’Émergence de la place financière suisse (1890-1913), Lausanne, Antipodes, 2005.
2. Thomas Piketty et Gabriel Zucman, « Capital Is Back: Wealth-Income Ratios in Rich Countries, 1700-2010 », Quarterly
o
Journal of Economics, vol. 129, n 3, 2014, p. 1155-1210.
3. « Keeping Mum », The Economist, 17 février 1996.
4. Sébastien Guex, « The Origin of the Swiss Banking Secrecy Law and Its Repercussions for Swiss Federal Policy », Business
o
History Review, vol. 74, n 2, 2000, p. 237-266.
5. Marc Perrenoud, Rodrigo López et al., La Place financière et les banques suisses à l’époque du national-socialisme. Les
relations des grandes banques avec l’Allemagne (1931-1946), Zurich, Chronos, 2002, p. 98.
6. La France et la Suisse ou la force du petit, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 274-290.
7. Michael Findley, Daniel Nielson et Jason Sharman, « Global Shell Games: Testing Money Launderers’ and Terrorist
Financiers’ Access to Shell Companies », GFIntegrity.org, 2012.
8. Gabriel Zucman, « The Missing Wealth of Nations: Are Europe and the U.S. Net Debtors or Net Creditors ? », Quarterly
o
Journal of Economics, vol. 128, n 3, 2013, p. 1321-1364.
9. L’estimation de 2 100 milliards d’euros inclut 100 milliards incorrectement enregistrés par la Banque nationale suisse comme
appartenant à la Suisse. Le chiffre exact pourrait être bien plus élevé, puisque pourraient y être ajoutées plusieurs centaines de
milliards d’euros.
10. Tous les détails sont disponibles dans l’annexe au chapitre 1 sur www.gabriel-zucman.eu.
CHAPITRE 2

La richesse manquante des nations

Adoptons à présent une perspective globale, au-delà de l’exemple suisse. Combien coûte la fraude des
ultra-riches dans l’ensemble des paradis fiscaux ? Les données disponibles sont certes trop limitées pour
pouvoir apporter une réponse définitive à cette question. Mais le chiffrage que je propose dans ce chapitre
s’appuie sur l’enquête la plus détaillée qui existe à ce jour. Il se fonde sur l’exploitation d’une masse de
statistiques qui n’avaient jamais été analysées conjointement.
Bien qu’imparfaite, cette enquête permet de lever le voile sur l’ampleur de l’évasion fiscale, bien
davantage que tous les fichiers volés et données fuitées, qui peuvent peser des centaines de gigaoctets
mais n’en demeurent pas moins parcellaires. Elle permet surtout d’avancer concrètement dans la lutte
contre ce problème, car ce n’est que sur la base d’estimations chiffrées qu’on peut calculer les sanctions à
mettre en place contre les paradis fiscaux et suivre la réalité des progrès réalisés ou non.
8 % du patrimoine financier des ménages

Pour mener à bien l’évaluation qui nous intéresse, deux éléments sont nécessaires : le montant des
avoirs détenus dans les paradis fiscaux au niveau mondial et une estimation des impôts supplémentaires
qui devraient être payés si toutes ces richesses étaient bien déclarées.
Sur l’ampleur des richesses offshore, mes calculs montrent qu’environ 8 % du patrimoine financier
des ménages se trouve, à l’échelle globale, dans les paradis fiscaux. Concrètement, qu’est-ce que cela
signifie ? Le patrimoine financier des ménages, c’est l’ensemble des dépôts et livrets bancaires,
portefeuilles d’actions et d’obligations, parts de fonds d’investissement et contrats d’assurance-vie
détenus par les particuliers du monde entier, net de leurs dettes. Au début 2016, d’après les comptes de
patrimoine publiés par les organismes statistiques comme l’Insee en France ou la Réserve fédérale aux
États-Unis, il s’élève à environ 98 400 milliards d’euros. Au sein de ce total, j’estime que 8 %, c’est-à-
dire près de 7 900 milliards d’euros, sont détenus sur des comptes situés dans les paradis fiscaux. Il s’agit
d’une masse considérable. À titre de comparaison, la dette extérieure nette de la Grèce – qui joue un rôle
central dans la crise européenne – est de l’ordre de 230 milliards.
Comme nous l’avons vu, les avoirs détenus en Suisse s’élèvent à 2 100 milliards d’euros – soit plus
d’un quart du montant total des fortunes offshore. Le reste se trouve dans les autres paradis fiscaux qui ont
une activité de banque privée pour ultra-riches, au premier rang desquels Singapour, Hong Kong, les
Bahamas, les îles Caïmans, le Luxembourg et Jersey (voir figure 3). Il convient néanmoins de répéter que
la distinction entre la Suisse et les autres paradis fiscaux n’a pas grand sens : une grande partie des avoirs
enregistrés à Singapour ou à Hong Kong est en réalité gérée par des banques suisses, parfois depuis
Zurich ou Genève même.

FIGURE 3

Source : comptes de patrimoine nationaux, Banque nationale suisse et calculs de l’auteur (voir annexe au chapitre 2 sur www.gabriel-
zucman.eu).
Cependant, seule la Suisse (et dans une moindre mesure le Luxembourg) publie des statistiques
officielles et fiables sur les fortunes gérées par les banques nationales. Pour avoir une idée du montant
global des richesses détenues dans les paradis fiscaux, il faut donc se montrer ingénieux et utiliser des
méthodes indirectes.
Voici comment j’ai procédé 1. J’ai commencé par le constat – évident à la lumière du cas suisse –
que les ménages fortunés n’ont pas recours aux paradis fiscaux pour laisser des millions dormir sur des
comptes courants peu ou pas rémunérés. Depuis leurs comptes cachés, ils font pour l’essentiel les mêmes
investissements que depuis les banques sises à Paris ou à Madrid : ils achètent des titres financiers, c’est-
à-dire des actions, des obligations et surtout des parts de fonds de placement. L’argent des paradis fiscaux
ne dort pas. Il alimente les marchés financiers internationaux.
Or il s’avère que ces investissements provoquent des anomalies dans les positions internationales
des pays – les statistiques qui enregistrent les actifs et les dettes qu’ont les nations les unes envers les
autres. L’exemple suivant le montre simplement : imaginons un résident français qui possède sur son
compte en Suisse un portefeuille de titres américains, par exemple des actions Google. Qu’est-ce qui est
enregistré ? Aux États-Unis, un passif : les statisticiens américains voient que des étrangers détiennent des
actions de leur pays. En Suisse, rien du tout, et à raison : les comptables helvétiques observent des titres
Google en dépôt dans les banques suisses, mais ils voient que ces actions appartiennent à des Français
– ce ne sont donc ni des actifs ni des passifs pour la Confédération. En France, enfin, rien n’est enregistré
non plus, mais à tort cette fois-ci : la Banque de France devrait consigner une créance sur les États-Unis ;
cependant, elle ne peut pas le faire car elle n’a aucun moyen de savoir que des Français ont des actions
Google sur leur compte à Genève.
Comme on le voit, il va y avoir une anomalie : davantage de passifs enregistrés au niveau mondial
que d’actifs. Et, de fait, d’aussi loin que remontent les statistiques, il y a un « trou » : si l’on regarde les
comptes de patrimoine à l’échelle mondiale, on constate qu’il y a plus de titres financiers enregistrés au
passif qu’à l’actif des nations, comme si la planète Terre était en partie détenue par Mars 2. C’est ce
déséquilibre qui forme le point de départ de mon estimation du montant mondial des fortunes dans les
paradis fiscaux.
Le gouffre luxembourgeois

À ce stade, la question essentielle est la suivante : comment peut-on être sûr que l’écart actifs-passifs
reflète bien l’argent détenu offshore, et non d’autres problèmes de mesure qui n’auraient rien à voir ? La
réponse est simple – et c’est là que l’enquête devient passionnante. L’argent ne s’évapore pas
aléatoirement, mais en suivant un schéma d’évasion fiscale bien précis.
Demandons aux statisticiens luxembourgeois quelle est la valeur des parts de fonds domiciliés au
Grand-Duché qui sont en circulation dans le monde entier. Leur réponse en 2016 ? Plus de 3 500 milliards
d’euros. Observons maintenant quel est le montant des parts de fonds luxembourgeois enregistrés à l’actif
de tous les pays. En principe, cela devrait être exactement 3 500 milliards d’euros, mais en réalité on ne
trouve que… 2 000 milliards à peine. Autrement dit, 1 500 milliards d’euros n’ont aucun propriétaire
identifiable dans les statistiques mondiales. Voilà qui est fâcheux. Et le même problème se pose pour les
deux autres grandes places de domiciliation de fonds d’investissement, l’Irlande et les îles Caïmans. Les
Sicav et les hedge funds de ces pays gèrent des milliers de milliards. Mais on ne sait pas qui les possède.
L’essentiel du déséquilibre actifs-passifs mondial vient de là.
Or, comme on l’a vu, le placement de prédilection des détenteurs de comptes en Suisse, c’est
précisément l’achat de parts de fonds d’investissement, notamment luxembourgeois et irlandais. Ces
placements sont comptabilisés correctement comme passifs au Luxembourg et en Irlande mais
n’apparaissent nulle part comme actifs. Autrement dit, quand on les regarde dans le détail, les anomalies
statistiques mondiales ne sont rien d’autre que le reflet des placements réalisés par les particuliers depuis
les paradis fiscaux. C’est pourquoi le déséquilibre actifs-passifs global, qui s’élève à 6 400 milliards
d’euros en 2016, fournit une estimation raisonnable du montant des portefeuilles offshore des ménages du
monde entier.
Par construction, cette méthode ne capture qu’un seul type de richesses : les titres financiers. Elle ne
nous dit rien, par exemple, de la valeur des dépôts bancaires, simples comptes courants ou dépôts à terme,
détenus aux îles Caïmans ou ailleurs. Dans le cas de la Suisse, ces dépôts ne s’élèvent qu’à un dixième du
total des fortunes offshore. Tout semble néanmoins indiquer qu’ils sont relativement plus importants dans
les autres paradis fiscaux, notamment parce que la plupart d’entre eux arrivent à fournir un taux d’intérêt
un peu plus élevé qu’en Suisse. La Banque des règlements internationaux et un certain nombre de banques
centrales nationales fournissent des indications qui permettent d’estimer le montant des dépôts bancaires
cachés des particuliers à 1 500 milliards d’euros en 2016.
La valeur totale de la richesse privée offshore s’élève ainsi à 7 900 milliards de dollars,
1 500 milliards sous forme de dépôts bancaires plus ou moins « dormants » et 6 400 milliards investis en
actions, obligations et Sicav internationales. Soit au total 8 % du patrimoine financier des ménages.
Soyons clairs : il ne s’agit pas là d’une vérité mathématique absolue mais d’une estimation. Compte
tenu des limites des données disponibles, il est impossible de dire aujourd’hui si le total s’élève à 7 900,
7 000 ou 9 000 milliards d’euros : ces trois chiffres sont tous également plausibles. Les centres offshore
publient peu de statistiques utiles. La seule exception, hormis la Suisse, concerne le Luxembourg, qui a
récemment divulgué des informations semblables à celles publiées par la banque centrale helvétique 3 ; les
ménages étrangers détiennent au moins 305 milliards d’euros au Grand-Duché. Cependant, les statistiques
officielles s’arrêtent là. La plupart des pays conduisent certes des recensements réguliers des fortunes que
gèrent les institutions financières, mais presque aucun ne juge bon d’en publier les résultats. Les États-
Unis, par exemple, ne révèlent pas la valeur des actifs détenus par des résidents latino-américains dans
des banques américaines, à Miami ou ailleurs.
Malgré les incertitudes qui existent, l’ordre de grandeur de 7 900 milliards d’euros est sans doute le
bon, car c’est le seul qui soit cohérent avec les chiffres officiels sur les investissements internationaux des
pays, ainsi qu’avec le montant et la nature des fortunes détenues en Suisse et au Luxembourg.
7 900 ou 21 000 milliards ?

En particulier, l’estimation de James Henry, qui a fait la une des journaux du monde entier à l’été
2012 – 21 000 à 32 000 milliards de dollars, soit trois fois plus que ce que je trouve –, me semble
excessive, et je voudrais brièvement expliquer pourquoi. Henry obtient le chiffre de 21 000 milliards de
dollars en deux étapes 4. Il part du montant global des dépôts bancaires internationaux, c’est-à-dire des
comptes courants détenus par des entreprises allemandes auprès de banques françaises, par des ménages
anglais auprès de banques suisses, etc. D’après les chiffres de la Banque des règlements internationaux,
ces dépôts s’élèvent au total à environ 7 000 milliards de dollars. Comme on l’a vu, les individus fortunés
n’ont pas recours aux paradis fiscaux pour laisser leur argent dormir ; pour l’essentiel, ils font des
investissements financiers. Afin de capturer ces derniers, Henry multiplie la valeur des dépôts bancaires
par trois, se fondant en cela sur des études selon lesquelles le patrimoine financier des riches serait
généralement composé pour un tiers de comptes courants et pour deux tiers d’actions, d’obligations et de
parts de fonds d’investissement. Sept fois trois égale… 21 000 milliards de dollars.
Cette méthode a le mérite d’être transparente, de se fonder sur des statistiques accessibles à tous et
de permettre un débat argumenté. Elle n’en demeure pas moins insatisfaisante. Le chiffre de
7 000 milliards de dollars, d’abord, surestime la valeur des comptes courants détenus par les ménages
dans les paradis fiscaux. Il inclut de nombreux comptes d’entreprises légitimes : les compagnies
allemandes ont parfois besoin d’avoir un compte à Paris, et les hedge funds des îles Caïmans gardent
souvent leurs liquidités à Londres ou à New York. On peut trouver les masses en jeu affolantes, mais cela
n’a rien à voir avec la fraude fiscale des ultra-riches.
La Banque des règlements internationaux ne nous dit pas quelle fraction des 7 000 milliards de
dollars dans les comptes courants transfrontaliers appartient à des fraudeurs potentiels. C’est dommage,
mais ce n’est pas une raison pour ignorer le problème et considérer que la totalité de l’argent détenu à
l’étranger est à ces derniers. La mondialisation financière ne se résume pas à l’évasion fiscale. La façon la
plus rigoureuse de procéder consiste à consulter les données publiées par chaque banque centrale
nationale. Il s’avère que, dans la plupart des pays, la majorité des comptes appartient à des sociétés de
courtage, à des assureurs, à des fonds d’investissement ou à des entreprises non financières – pas à des
particuliers, même camouflés derrière des trusts ou des sociétés-écrans.
Quant aux portefeuilles de titres financiers détenus offshore, le problème est le suivant : si, comme
l’estime James Henry, ces avoirs s’élevaient à 14 000 milliards de dollars, alors les anomalies actifs-
passifs devraient être deux fois plus importantes que celles que l’on observe, car tous les titres financiers
détenus par les ménages hors de leur pays de résidence sont enregistrés au passif des nations, mais pas à
leur actif. Henry ne nous explique pas comment son estimation peut être conciliée avec les données
existantes à ce sujet.
Et que l’on n’invoque pas les trusts et assimilés. Les sociétés-écrans, les fondations et les trusts ne
constituent pas des richesses en eux-mêmes ; il s’agit de prête-noms. Ce qui fait leur richesse, ce sont pour
l’essentiel les titres financiers qui leur sont attribués. Or ces titres, à partir du moment où ils sont détenus
sur des comptes offshore, sont enregistrés au passif mais pas à l’actif des pays, exactement de la même
façon que ceux détenus par les particuliers en leur nom propre. Ils sont donc inclus dans mon estimation.
Une estimation a minima

Même si l’ordre de grandeur que je propose – 8 % du patrimoine financier des ménages – me semble
être le plus plausible, je reconnais que mon estimation est sans doute a minima. La méthode que j’utilise,
en effet, exclut un certain nombre de richesses.
Au sein du patrimoine financier, elle ne prend pas en compte la valeur des billets de banque détenus
dans des coffres en Suisse ou aux îles Caïmans. Au début de l’année 2013, l’encours mondial de billets de
100 dollars s’élevait à 863 milliards de dollars et celui de billets de 500 euros à 290 milliards (soit
largement de quoi acheter la production annuelle d’un pays comme la Grèce) – en forte croissance, dans
les deux cas, depuis le début de la crise financière. Il est bien connu que la plupart des grosses coupures
appartiennent soit à des fraudeurs, soit à des trafiquants de drogue, soit à des criminels de tout poil
– combien de fois avez-vous utilisé un billet de 500 euros ?
Le problème est qu’il est difficile de savoir exactement où ces coupures sont détenues. Aux États-
Unis, les meilleures estimations disponibles indiquent qu’environ 70 % des billets de 100 dollars se
trouvent hors du territoire américain 5. Mais on sait également qu’une fraction importante circule en
Argentine et en Russie (les deux pays qui, depuis les années 1990, ont été les plus friands de billets à
l’effigie de Benjamin Franklin), plutôt qu’aux îles Vierges ; de même, une grosse partie des billets de
500 euros sont en Espagne. Il semble donc peu probable que les liquidités dans les paradis fiscaux
dépassent les 400 milliards d’euros au total – de l’ordre d’un vingtième de ce que j’estime être le montant
total des fortunes offshore.
Les fraudeurs peuvent aussi souscrire des contrats d’assurance-vie auprès d’établissements suisses
ou luxembourgeois. À la différence de ce qui se passe pour les banques privées, tous les fonds confiés aux
assureurs sont inscrits à leur bilan. En particulier, les titres financiers détenus sur les contrats « en unités
de compte » – dans lesquels les épargnants choisissent les placements qu’ils souhaitent réaliser et en
assument le risque – appartiennent légalement aux assureurs. Ils sont enregistrés à leur actif et, in fine, à
celui des pays où ces derniers sont domiciliés. Ils ne provoquent donc pas d’anomalie dans les positions
internationales des pays et sont exclus de mon estimation.
Les données disponibles suggèrent qu’il s’agit d’un problème de second ordre, parce que les fonds
confiés aux assureurs offshore sont encore modestes. Ce n’est d’ailleurs guère surprenant, puisque les
contrats « en unités de compte » n’ont pas une grande valeur ajoutée pour les fraudeurs : leur seul intérêt
est d’ajouter une couche d’opacité entre la richesse financière et ses propriétaires réels. Or les sociétés-
écrans, les trusts et les fondations remplissent déjà très bien cette fonction, souvent pour bien moins cher.
Quant aux contrats dits en euros – dans lesquels les assureurs garantissent un montant donné quelles que
soient les vicissitudes des marchés financiers –, ils ont une utilité mais rapportent généralement assez peu.
Malgré cela, les statistiques les plus récentes montrent que l’assurance-vie luxembourgeoise est en plein
boom et – qui sait ? –, en 2030, les assureurs du Grand-Duché auront peut-être remplacé les sociétés-
écrans panaméennes au sein du grand circuit mondial de la gestion de fortune.
Enfin, mon estimation ne dit rien du montant de la richesse non financière qui se trouve dans les
paradis fiscaux. Un examen du cadastre anglais révèle qu’une grande partie de l’immobilier de luxe
londonien est détenue par l’entremise de sociétés-écrans domiciliées pour la plupart aux îles Vierges
britanniques, un montage qui permet aux propriétaires de rester anonymes et d’exploiter des niches
fiscales. À Genève, à Luxembourg et à Singapour se sont implantés des ports francs où s’amassent œuvres
d’art, bijoux et or, que leurs propriétaires peuvent s’échanger sans acquitter ni droit de douane ni TVA et
à l’abri des regards indiscrets. La plupart des yachts les plus luxueux battent pavillon des îles Caïmans, où
ils sont légalement enregistrés. Malheureusement, les statistiques disponibles ne permettent pas encore
d’estimer la valeur de ces avoirs non financiers.
Bien que ces formes de patrimoine ne soient pas négligeables, ma méthode capture sans doute le gros
des richesses cachées, et ce pour une simple raison : l’essentiel des grandes fortunes est, en moyenne,
composé de titres financiers. Il est rare (bien que cela se voie dans certains cas) d’investir toute sa
richesse dans un yacht. C’est l’une des grandes règles du capitalisme que, plus on monte dans l’échelle
des richesses, plus la part du patrimoine financier est importante et, en son sein, celle des actions – les
titres qui confèrent la propriété des moyens de production, le vrai pouvoir économique et social.
In fine, l’ordre de grandeur que je fournis – 8 % du patrimoine financier des ménages – a donc toutes
les chances d’être le bon. On peut imaginer que le vrai chiffre, toutes richesses confondues, soit de 10 ou
11 % – mais guère plus.
La dynamique post-crise

En avril 2009, les dirigeants des pays du G20 réunis à Londres ont solennellement proclamé la « fin
du secret bancaire ». La fraude fiscale internationale figure depuis au premier rang des priorités
politiques. Est-ce à dire que les paradis fiscaux ont disparu ? Les chiffres permettent d’en douter. Huit ans
après le sommet de Londres, le montant des avoirs offshore est au plus haut. En Suisse, ils ont augmenté
de 25 % entre avril 2009 et le printemps 2017. Au Luxembourg, selon les données publiées en 2014 par
les autorités statistiques, ils ont crû de 20 % entre 2008 et 2012 6. La croissance est plus forte encore à
Singapour et à Hong Kong, de sorte que, d’après mes estimations, les fortunes détenues dans les paradis
fiscaux ont augmenté d’environ 40 % à l’échelle mondiale entre fin 2008 et début 2016.
Cette croissance reflète à la fois des effets de valorisation – les marchés boursiers mondiaux ont
nettement rebondi à partir du creux de 2009 – et des afflux d’argent frais, notamment en provenance des
pays en voie de développement. Tandis que les actifs sont à la hausse, le nombre de clients, lui, baisse.
Depuis la crise financière, les principaux établissements suisses ont recentré leurs activités de gestion de
fortune sur leur cœur de cible, les ménages dont la richesse dépasse les 50 millions d’euros. Les banques
privées savent bien que les ultra-riches sont de plus en plus riches ; les principales d’entre elles ne
publient-elles pas chaque année de volumineux rapports sur le patrimoine mondial, où l’on peut lire que
les fortunes de plus de 50 millions augmentent beaucoup plus rapidement que l’économie planétaire et où
il est prévu que la tendance se poursuive dans le futur 7 ? Les banquiers s’adaptent à l’hyperconcentration
des richesses, tout autant qu’aux changements réglementaires en cours. Aider les petits fraudeurs n’en vaut
plus la chandelle.
Autre évolution notable : les services bancaires offshore sont de plus en plus sophistiqués. L’usage
des sociétés-écrans, des trusts, des holdings et des fondations se généralise. Le but est toujours le même :
déconnecter autant que faire se peut la richesse de ses propriétaires réels. Les statistiques suisses sont à
cet égard sans ambiguïté : une part croissante des patrimoines gérés par les établissements helvétiques
– plus de 60 % en 2016 – est enregistrée comme appartenant à des sociétés-écrans panaméennes, des
fondations liechtensteinoises ou des trusts des îles Caïmans. Au Luxembourg, de l’aveu même des
chercheurs de l’office statistique local, on assiste de même à « un déplacement des avoirs sous gestion des
simples produits sous forme de dépôts vers les structures légales 8 » – la dénomination pudique des
sociétés-écrans.
155 milliards d’euros de pertes de recettes fiscales

Le poids et la croissance des fortunes offshore se traduisent par des pertes de recettes fiscales
considérables – environ 155 milliards d’euros par an, d’après mon estimation (voir figure 4).
Bien sûr, toutes les richesses se trouvant dans les paradis fiscaux n’échappent pas à l’impôt :
certains contribuables déclarent dûment leurs comptes à Singapour ou aux îles Caïmans. Mais,
contrairement à ce que prétendent souvent les banquiers suisses, la plupart des avoirs offshore ne sont
toujours pas déclarés aux autorités fiscales. Je ne parle pas là des comptes courants des travailleurs
transfrontaliers ni de ceux que de nombreuses personnes gardent à l’issue d’un séjour à l’étranger – aucun
de ceux-là n’est compris dans mon chiffre de 8 %, et la plupart sont déclarés en bonne et due forme –,
mais des comptes d’investissement, ceux depuis lesquels on achète des actions ou des parts de fonds de
placement. Comment le sait-on ? Grâce, à nouveau, à des statistiques officielles helvétiques.

FIGURE 4

Source : calculs de l’auteur (voir annexe au chapitre 2 sur www.gabriel-zucman.eu).

Depuis 2005 en effet, les Européens qui reçoivent des intérêts sur leurs comptes suisses ont le
choix : ou bien déclarer leurs avoirs, ou bien préserver leur anonymat, mais se voir en contrepartie
prélever un impôt de 35 % par les banques. Or, d’après les derniers chiffres publiés par les autorités
fiscales suisses, seuls 25 % des fonds sont volontairement déclarés – pour le reste, les déposants refusent
de révéler leur identité ! Et comme nous le verrons au quatrième chapitre, rien n’est plus facile que
d’éviter l’impôt de 35 % censé pénaliser ceux qui préfèrent rester anonymes, de sorte qu’au bout du
compte, en 2016, à la veille de l’échange automatique d’informations bancaires, environ 75 % des
fortunes détenues en Suisse par des Européens n’étaient toujours pas imposées. En supposant un ordre de
grandeur similaire pour les autres paradis fiscaux, cela signifie que près de 6 000 milliards d’euros n’ont
pas été déclarés en 2016 à l’échelle mondiale.
Quelles sont les pertes de recettes fiscales provoquées par ces dissimulations ? Dans la plupart des
pays, il n’y a pas d’impôt annuel sur la fortune ; seuls les revenus que celle-ci génère (dividendes, intérêts
et plus-values) sont taxés, ainsi que les successions. Il convient néanmoins ici de tordre le cou à un autre
mythe très répandu, selon lequel l’argent détenu en Suisse et ailleurs ne rapporterait presque rien (par
conséquent, les États ne perdraient pas beaucoup d’argent). La rémunération du livret A n’est peut-être
plus en 2017 que de 0,75 %, mais ce n’est pas le placement de prédilection des millionnaires – et il n’est
aucunement représentatif du rendement que l’on peut obtenir sur sa richesse.
Au niveau mondial, le rendement moyen du capital privé, toutes classes d’actifs confondues
– actions, obligations, immobilier, dépôts bancaires, etc. –, a été de 5 % par an en moyenne depuis le
début des années 2000, et il n’a que très légèrement diminué depuis les années 1980-1990, quand il était
plus proche de 6 %. Il s’agit d’un taux réel – après déduction de l’inflation – incluant à la fois intérêts,
dividendes et plus-values. Il faut bien réaliser que ce chiffre, que nous avons calculé avec Thomas Piketty
en exploitant les données de comptabilité nationale des grands pays 9, constitue une bonne base de départ
pour déterminer le rendement des comptes offshore. Depuis les paradis fiscaux, les fraudeurs investissent
pour l’essentiel dans des fonds de placement qui, à leur tour, achètent un peu du capital du monde entier,
des actions asiatiques, des obligations américaines, de l’immobilier au Royaume-Uni ou des matières
premières. Le taux réel de 5 % est tout à fait cohérent avec ce que l’on sait de celui des grands fonds
diversifiés vendus par des gestionnaires d’actifs tels que Vanguard aux États-Unis.
Sur la base d’un rendement réel de 5 % et en prenant en compte les taux d’impôt en vigueur dans les
pays du monde entier, la fraude internationale à l’impôt sur le revenu s’est élevée à un peu plus de
100 milliards d’euros en 2016. À quoi il faut ajouter la fraude à l’impôt sur les successions : environ 3 %
des patrimoines détenus dans les paradis fiscaux changent de main chaque année, et ces grosses
successions devraient en moyenne être taxées à un taux de 32 % (avec des variations importantes entre
pays, certains ayant complètement renoncé à taxer les héritages). D’où des pertes substantielles à hauteur
de 45 milliards d’euros par an. Certains pays, enfin, comme la France, la Norvège ou l’Espagne, taxent le
stock de patrimoine des vivants – via un impôt sur la fortune – et subissent donc une troisième perte, de
près de 10 milliards d’euros. Au total, le manque à gagner pour les États s’élève à 155 milliards par an.
Il convient de souligner que ces coûts, calculés sur la base d’hypothèses prudentes, n’incluent qu’une
seule sorte de fraude, celle sur les fortunes cachées et les revenus qu’elles génèrent. Or une partie de
l’argent qui atterrit en Suisse et ailleurs provient d’activités elles-mêmes non déclarées – travail au noir,
trafic de drogue, pots-de-vin, fausses factures et autres. J’ignore les pertes fiscales provoquées par ces
activités et me concentre sur celles qui ne relèvent que de la dissimulation des patrimoines constitués. Et
cela, alors même que les deux types de pertes ne peuvent être déconnectés : la certitude de pouvoir cacher
le produit de leurs larcins ne peut qu’encourager les malfrats. D’un point de vue pratique, il n’y a
malheureusement aucune façon de connaître l’origine des fonds détenus offshore et, en particulier, de
distinguer la fraction provenant d’activités illégales comme le trafic de stupéfiants de celle issue de la
fraude des ultra-riches. De même, les pertes calculées ici ne prennent pas en compte les coûts de
l’optimisation fiscale des multinationales, qui posent des problèmes différents et seront discutés au
cinquième chapitre.
Il faut aussi noter que ces estimations se fondent sur les taux de taxe aujourd’hui en vigueur. Or
l’imposition des revenus du capital, des successions et des fortunes a partout été réduite depuis les années
1980 afin, précisément, de freiner la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux. Manifestement, cela n’a
pas suffi, si bien que les États se voient infliger une double peine : ils paient le prix de la fraude, mais
récoltent de surcroît moins d’impôts sur les patrimoines non dissimulés. Mes calculs ne prennent pas en
compte ce coût caché, dont tout indique pourtant qu’il est massif, tant du point de vue des recettes fiscales
proprement dites que de celui de l’équité – la diminution de l’imposition du capital ayant surtout profité
aux plus privilégiés.
Enfin, les coûts ici calculés sont nets des bénéfices procurés par les activités de gestion de fortune
des paradis fiscaux, car ces bénéfices sont nuls ou presque. Du point de vue des pays riches, les banques
privées offshore ne créent aucune valeur : les établissements domiciliés en Suisse font la même chose que
ceux qui se trouvent en France, la différence principale étant que les premiers volent les gouvernements
des pays voisins. Si les banquiers des paradis fiscaux étaient aussi honnêtes que les autres, il n’y aurait
aucune différence tangible entre posséder un compte à Paris ou à Genève. Pour les pays en voie de
développement qui n’ont pas de tissu bancaire bien structuré, en revanche, les banques offshore
fournissent des services qui seraient sinon inaccessibles (comme l’accès aux marchés financiers
internationaux) ; leur utilité n’est donc pas complètement nulle.
Le coût des paradis fiscaux

155 milliards d’euros – ce que j’estime être le coût de la fraude fiscale internationale – équivalent à
environ 1 % des recettes totales perçues par les États du monde entier. Est-ce négligeable ? Je ne le crois
pas, pour plusieurs raisons.
Il faut d’abord noter qu’il s’agit d’une moyenne mondiale, qui masque une grande hétérogénéité :
certaines économies sont bien plus touchées que d’autres. Compte tenu de la prolifération des paradis
fiscaux sur le territoire européen, l’économie du Vieux Continent paie le prix le plus élevé en termes
absolus. D’après mes calculs, les Européens détiennent environ 2 300 milliards d’euros – soit 11 % de
leur patrimoine financier net total – dans les paradis fiscaux, ce qui se traduit par une perte de recettes
d’environ 55 milliards d’euros par an (voir tableau). En termes relatifs, cependant, ce sont les pays en
voie de développement qui sont le plus durement frappés : pour ces derniers, la part des fortunes qui se
trouve à l’étranger est considérable, allant de 20 % à 30 % dans de nombreux pays d’Afrique et
d’Amérique latine jusqu’à plus de 50 % en Russie.
Ensuite, et même lorsque les fortunes offshore atteignent des proportions moins extrêmes, il convient
de souligner que cette forme d’évasion profite essentiellement aux plus riches. Aux États-Unis, par
exemple, la fraude offshore coûte environ 30 milliards d’euros par an au fisc américain. À titre de
comparaison, les 0,1 % les plus riches ont payé environ 200 milliards d’euros en impôts fédéraux en
2016. En supposant que l’ensemble des fortunes cachées appartiennent à cette petite élite (ce qui, comme
nous allons le voir au chapitre suivant, est quasiment le cas), mettre un terme à l’évasion fiscale
internationale permettrait de générer autant de recettes qu’une augmentation de 15 % des impôts qu’ils
acquittent aujourd’hui.

TABLEAU
Qui paie le coût des paradis fiscaux ? (2016)

L’Europe et les pays en voie de développement sont particulièrement touchés par la fraude fiscale internationale.

Richesse financière Fraction de la richesse


Perte de recettes fiscales
offshore (en milliards financière détenue
(en milliards d’euros)
d’euros) offshore
Europe 2 300 11 % 55
États-Unis 1 300 4% 30
Asie 1 200 4% 25
Amérique latine 900 27 % 19
Afrique 800 44 % 17
Canada 300 9% 5
Russie 500 54 % 4
Pays du Golfe 600 58 % 0
Total 7 900 8,0 % 155
Source : calculs de l’auteur (voir annexe au chapitre 2 sur www.gabriel-zucman.eu).

Collecter plus d’impôts n’est pas une fin en soi – surtout en France, où le taux de prélèvements
obligatoires est déjà très élevé. Si la lutte contre la fraude est une nécessité, c’est parce qu’elle
permettrait de baisser les impôts dont s’acquitte la vaste majorité des contribuables – ceux qui n’ont pas
de fortune à cacher et ne profitent pas ou peu des niches fiscales –, ainsi que de rétablir l’équilibre des
finances publiques. Avec, à la clé, davantage de croissance et de justice sociale.
Ce sujet revêt une importance particulière en Europe, où de nombreux pays sont englués dans la
spirale de l’austérité. Depuis la crise financière de 2008-2009, la croissance a été anémique et le ratio de
dette publique sur PIB a explosé ; à la suite de quoi, la plupart des États ont choisi de réduire leurs
dépenses, ce qui fait baisser la demande, réduit la croissance davantage et fait augmenter la dette. La lutte
contre les paradis fiscaux rendrait possible d’inverser cette spirale délétère. L’État grec aurait bien moins
de mal à satisfaire les exigences européennes sans avoir à sabrer dans les dépenses de retraite s’il pouvait
mettre au pas ses élites. Comble de l’hypocrisie, cependant, la troïka (Union européenne, Fonds monétaire
international et Banque centrale européenne), jamais avare de conseils pratiques pour réduire les
dépenses sociales ou augmenter la TVA, n’a rien fait pour aider le gouvernement grec à mieux taxer les
fortunes cachées des armateurs et autres grandes fortunes hellènes.

1. Pour une exposition détaillée de ma méthode, cf. Gabriel Zucman, « The Missing Wealth of Nations… », art. cité, ainsi que
l’annexe au chapitre 2 sur www.gabriel-zucman.eu.
2. Philip R. Lane et Gian Maria Milesi-Ferretti, « The External Wealth of Nations Mark II: Revised Estimates of Foreign Assets
o
and Liabilities, 1970-2004 », Journal of International Economics, vol. 73, n 2, 2007, p. 223-250.
3. Ferdy Adam, « Impact de l’échange automatique d’informations en matière de produits financiers : une tentative d’évaluation
o
macro-économique appliquée au Luxembourg », document de travail n 73, Statec, avril 2014.
4. James S. Henry, « The Price of Offshore Revisited: New Estimates for “Missing” Global Private Wealth, Income, Inequality,
and Lost Taxes », TaxJustice.net, juillet 2012.
5. Ruth Judson, « Crisis and Calm: Demand for U.S. Currency at Home and Abroad from the Fall of the Berlin Wall to 2011 »,
document de travail, novembre 2012.
6. Ferdy Adam, « Impact de l’échange automatique d’informations en matière de produits financiers… », art. cité.
7. Cf. par exemple Global Wealth Report 2016 publié par le Crédit Suisse, disponible en ligne sur www.credit-suisse.com,
novembre 2016.
8. Ferdy Adam, « Impact de l’échange automatique d’informations en matière de produits financiers… », art. cité.
9. Thomas Piketty et Gabriel Zucman, « Capital Is Back… », art. cité.
CHAPITRE 3

Les leçons des Panama Papers

Personne ne sait au juste pourquoi Hervé Falciani, ingénieur informatique franco-italien, a dérobé en
2007 les fichiers de la filiale suisse du géant bancaire HSBC. Voulait-il dénoncer les pratiques
frauduleuses de son employeur ? Était-il mû par l’appât du gain ? Téléguidé par les services secrets
israéliens, désireux de débusquer des circuits de financement du terrorisme ? Peu importe : quels qu’aient
été ses motifs, Falciani est à l’origine de la plus grande fuite de données bancaires de l’histoire, une mine
d’informations extraordinaire qui jette une lumière crue sur l’évasion offshore.
Quelques années plus tard, en 2016, ce sont les fichiers de Mossack Fonseca qui fuitent. On
découvre, à l’occasion de ces Panama Papers, qu’en Islande, en Russie, en Argentine ou au Pakistan des
responsables politiques de premier plan utilisent des sociétés-écrans au Panamá en tout anonymat – et
souvent en toute illégalité –, aux côtés de vulgaires malfrats.
Ces deux fuites (ou leaks) permettent d’aller au-delà des milliers de milliards cachés que révèle
l’analyse des statistiques financières internationales. Elles permettent de comprendre qui pratique
concrètement l’évasion fiscale, et de mesurer à quel point il s’agit d’un sport de (très) riches.
La liste HSBC, de Genève à Oslo

La saga de la liste HSBC commence en 2006, quand Hervé Falciani quitte la branche monégasque de
la banque britannique pour rejoindre sa filiale suisse. Depuis Genève, Falciani a accès au fichier complet
des clients de cet établissement réputé. Ils sont 30 412 et possèdent au total cent douze mille comptes
environ, détenus en majorité – ici comme ailleurs – par l’intermédiaire de sociétés-écrans. Le compte
d’Arlette Ricci – l’héritière de la maison de haute couture Nina Ricci –, par exemple, est inscrit au nom
de la « Parita Compañia Financiera S. A. », une coquille vide panaméenne.
Comment le sait-on ? Parce que HSBC enregistre minutieusement l’identité des bénéficiaires des
fortunes qu’elle gère. Sur les relevés bancaires n’apparaissent, certes, que les noms des sociétés-écrans.
Mais, dans ses notes internes, HSBC ne se montre pas aussi pudique : elle consigne ses interactions avec
ses clients – entretiens téléphoniques, repas pris à Genève, menus services rendus. Or on ne dîne pas avec
une société-écran, mais bien avec des personnes en chair et en os !
À l’époque où Falciani y travaille, HSBC Suisse est une étoile montante sur le marché de la gestion
de fortune helvétique. En 2007, elle gère 118,4 milliards de dollars, soit environ 5 % du total des fortunes
offshore détenues en Suisse. Ce qui la place à coup sûr parmi les dix – et sans doute les cinq – plus
grosses banques de la Confédération. Ses semblables se nomment UBS, Crédit suisse, Royal Bank of
Scotland ou Société générale – au total, plus de deux cents banques sont implantées sur le marché suisse
de la gestion de fortune internationale.
Toutes les informations dont on dispose suggèrent que HSBC est assez représentative de cette
industrie. On sait qu’elle attire des clients du monde entier, et ce dans les mêmes proportions que le
secteur bancaire suisse dans son ensemble. Ainsi, 9 % des fonds confiés à HSBC appartiennent à des
Français, contre 8 %, à cette époque, pour l’ensemble des établissements helvétiques. Seules exceptions
notables, les États-Unis, le Brésil et le Venezuela sont légèrement surreprésentés dans la banque où
Falciani opère. Celle-ci a en effet fusionné en 1999 avec la Republic National Bank of New York et Safra
Republic Holdings, deux établissements bien implantés en Amérique du Nord et au Brésil. Quant au
Venezuela, il se trouve que le plus gros compte géré par HSBC est détenu au nom d’un certain Alejandro
Andrade, un ancien garde du corps de Hugo Chávez. Au plus haut, il abrite 11,9 milliards de dollars.
Par rapport à ses concurrents directs, HSBC ne se montre pas particulièrement élitiste dans ses
démarches commerciales. Au cours des années 2000, la banque britannique fait la publicité de ses
services de gestion de fortune au grand jour, dans les aéroports du monde entier. Son slogan ? « HSBC,
votre banque partout dans le monde ». À grand renfort d’images de coffres-forts et de mots de passe
cryptés, elle envoie un message sans ambiguïté : rien de plus sûr que d’avoir un compte chez HSBC. Il
n’est pas interdit d’imaginer que ses concurrents moins tape-à-l’œil servent une clientèle encore plus
fortunée.
Falciani dérobe en 2007 les fichiers internes de son employeur, qui, une fois combinés, permettent de
dresser la liste des clients de HSBC Suisse ; il les transmet au gouvernement français en 2008. La ministre
des Finances de l’Hexagone décide de les partager avec un certain nombre de pays étrangers : la « liste
Falciani » devient la « liste Lagarde ». Partis de Genève, les fichiers volés atterrissent sur le bureau des
autorités fiscales du monde entier, à Oslo, Washington ou Londres. Quelques années plus tard, Le Monde
en obtient une version qu’il partage avec le Consortium international des journalistes d’investigation
(ICIJ) 1. L’affaire explose au grand jour en janvier 2015 : ce sont les Swiss Leaks. L’ICIJ révèle l’identité
de dizaines de clients riches et célèbres, suscitant un émoi planétaire, mais la liste complète ne sera
jamais publiée.
Avec mes collègues Annette Alstadsæter de l’université d’Oslo et Niels Johannesen de l’université
de Copenhague, et grâce à une coopération au long cours avec les autorités fiscales norvégiennes et
danoises, ainsi que des journalistes suédois, nous avons pu analyser dans son entier la portion scandinave
de la liste HSBC 2.
Et les résultats sont édifiants.
Nous avons pu d’abord vérifier que l’immense majorité des détenteurs de comptes à HSBC Suisse
– entre 90 et 95 % – ne déclarait pas ses avoirs. Rien d’étonnant à cela : toutes les informations
disponibles – statistiques officielles helvétiques, enquêtes du Sénat américain sur les comptes dissimulés
chez UBS et le Crédit suisse, fuites à UBS et HSBC – montrent qu’à la veille de la crise financière de
2008-2009 l’évasion fiscale était la norme dans les banques suisses, et les clients honnêtes aussi rares que
les canards à trois pattes. On bascule dans la délinquance financière, c’est-à-dire la délinquance tout
court.
Petits comptes et grandes fortunes

Surtout, la liste Falciani révèle à quel point la richesse cachée se concentre en peu de mains. Les
administrations scandinaves disposent de données de grande qualité sur la fortune individuelle de leurs
ressortissants – patrimoine immobilier, comptes bancaires déclarés, avoirs dans des fonds de pension,
etc. –, qui nous permettent d’estimer la richesse de chaque individu, en particulier de ceux qui se trouvent
être clients de la filiale suisse de HSBC. Parmi les Scandinaves les moins fortunés – les 99 % du bas de
la distribution –, on trouve, sans surprise, peu de détenteurs de compte cachés.
Puis, à mesure qu’on s’élève au sein des 1 % les plus riches, la probabilité de dissimuler ses avoirs
chez HSBC croît de façon exponentielle. Parmi les ultra-riches – c’est-à-dire au-delà de 40 millions
d’euros de patrimoine –, près de 1 % des ménages y pratiquent l’évasion fiscale en 2007. Rappelons que
l’on ne parle ici que d’une seule banque, dans un seul paradis fiscal, banque qui ne gère, d’après les
données dont on dispose, qu’environ 2 % du patrimoine total dissimulé dans le monde entier. Les ultra-
riches ont treize fois plus de chances de détenir un compte caché chez HSBC que les ménages ne
possédant « que » 2 à 3 millions d’euros, ceux qui se trouvent dans la moitié basse du « top 1 % ».
Et sur ces comptes, ils placent beaucoup plus d’argent que les autres fraudeurs. En moyenne, les
évadés fiscaux dissimulent la moitié de leur patrimoine total chez HSBC. Concrètement, pour les évadés
qui possèdent, tout compris, 100 millions d’euros, 50 millions se trouvent sur leur compte suisse ; pour
ceux qui n’ont « que » 10 millions, 5 millions y sont cachés, etc.
La conséquence ? 80 % de la richesse gérée par HSBC appartient au 0,1 % les plus riches ; et plus
de 50 %, aux 0,01 % les plus fortunés. Il s’agit là de niveaux de concentration extrêmes : à titre de
comparaison, les 0,01 % les plus riches ne détiennent qu’environ 5 % du total des richesses non
dissimulées (immobilier, titres financiers, etc.).
HSBC comptait certes plus de trente mille clients, et les banques suisses dans leur ensemble des
centaines de milliers. De ce point de vue, l’accès aux paradis fiscaux, à l’approche de la crise financière,
s’était quelque peu « démocratisé ». Mais la myriade de petits comptes ne pèse pas lourd par rapport aux
quelques gros fraudeurs qui s’évadent à coups de dizaines ou centaines de millions d’euros.
Bien sûr, les données issues de la liste Falciani ne sont pas parfaites. Tous les comptes gérés par
HSBC ne peuvent pas être attribués à des propriétaires bien identifiés ; certains gros comptes sont
enregistrés au nom d’entités juridiques dont les ayant droits sont multiples et souvent intraçables. Il s’agit
parfois d’avoirs parfaitement légitimes – appartenant par exemple à des fonds de pension, à des
organisations sans but lucratif ou à des compagnies d’assurances –, mais il n’est pas impossible que
certains de ces comptes aient aussi été utilisés par des fraudeurs aux méthodes particulièrement
sophistiquées. Seconde limite : HSBC n’est qu’un acteur parmi des centaines d’autres sur le vaste marché
de l’évasion fiscale. C’est pourquoi il est utile d’analyser les autres sources d’information disponibles, en
premier lieu les données liées aux amnisties fiscales.
De nombreux gouvernements, depuis la crise financière, offrent à ceux qui le souhaitent la possibilité
de déclarer des comptes précédemment dissimulés en échange de pénalités réduites. Ces « cellules de
dégrisement » ont gagné en popularité à mesure que la lutte contre les paradis fiscaux s’intensifiait. En
Norvège et en Suède, nous pouvons, comme pour la liste HSBC, placer les évadés fiscaux repentants dans
l’échelle des richesses. Ils sont quelque huit mille deux cents dans ces deux pays à s’être régularisés à
partir de 2009 – un échantillon douze fois plus gros que la portion scandinave de la liste Falciani.
Qu’observe-t-on ? La probabilité de cacher son patrimoine croît à nouveau de façon exponentielle
avec la fortune. Il y a cependant quelques différences intéressantes avec la liste HSBC. Les « petits
fraudeurs » – ceux qui possèdent un patrimoine total de l’ordre de 1 à 3 millions d’euros – montrent plus
d’empressement à se régulariser que les gros. En langage d’économiste, il y a de l’auto-sélection : parmi
les évadés fiscaux, les ultra-riches ont une probabilité plus faible de toquer à la porte des cellules de
dégrisement, peut-être parce qu’ils se croient intouchables derrière leurs trusts et sociétés-écrans, ou
parce qu’ils ont plus gros à perdre. Les plus petits patrimoines font preuve de plus d’allant, peut-être
parce que beaucoup de petits comptes correspondent à des avoirs hérités – une fraude en quelque sorte
« passive » – et que l’amnistie est une occasion inespérée de régulariser la situation.
Qu’on ne s’y trompe pas : nombreux sont les gros patrimoines à avoir eu recours aux cellules de
dégrisement. Entre 2009 et 2015, plus de 14 % des plus grandes fortunes scandinaves ont régularisé des
comptes cachés – une nouvelle preuve, si l’on en doutait, du caractère systématique de la fraude au
sommet. Simplement, les ultra-riches sont encore plus surreprésentés dans la liste HSBC, pour laquelle
aucun problème d’auto-sélection ne se pose – car personne n’a choisi de se retrouver dans les fichiers
dérobés par Falciani.
Dans l’ensemble, la liste Lagarde comme les cellules de régularisation dressent un portrait clair et
net de l’évasion fiscale offshore : dans les deux cas, environ la moitié des fortunes dissimulées
appartiennent aux dix millièmes des ménages les plus fortunés (voir figure 5).

FIGURE 5

Source : Annette Alstadsæter, Niels Johannesen et Gabriel Zucman, « Tax Evasion and Inequality », document de travail, 28 mai 2017 ;
disponible sur www.gabriel-zucman.eu.
Les Panama Papers

Autre fenêtre sur la fraude des ultra-riches : les Panama Papers. Au printemps 2016, les journalistes
de l’ICIJ publient les noms et adresses de propriétaires de sociétés-écrans créées par la firme
panaméenne Mossack Fonseca. La fuite, due à un lanceur d’alerte anonyme, a eu lieu quelques mois plus
tôt, en 2015. Elle couvre des dizaines de milliers de sociétés-écrans, pour la plupart domiciliées aux îles
Vierges britanniques et au Panamá ; de nombreuses étaient encore actives en 2015, six ans après le début
de la lutte contre les paradis fiscaux. On y trouve, sans surprise, des milliers de coquilles vides créées à
la demande des grands établissements de gestion de fortune – HSBC, UBS ou Société générale – pour le
compte de leurs clients.
Les données des Panama Papers ont elles aussi leurs limites. Nombre de sociétés-écrans, d’abord,
n’ont aucun bénéficiaire effectif identifiable. Car beaucoup de coquilles vides sont détenues par d’autres
coquilles vides qui, si elles n’ont pas été créées par Mossack Fonseca, restent opaques. Deuxième
problème : alors que, pour la liste HSBC, prouver l’existence ou non de l’évasion fiscale est un jeu
d’enfant – si le compte n’a pas été déclaré sur la feuille d’impôt de son propriétaire, alors évasion il y
a –, ce n’est pas le cas pour les Panama Papers. Posséder une société-écran aux îles Vierges n’est pas
illégal en soi ; les autorités fiscales du monde entier sont encore, à l’été 2017, en train d’éplucher les
listings de Mossack Fonseca pour y identifier les fraudeurs potentiels. Enfin, on ne connaît pas les avoirs
détenus par les sociétés-écrans, ni les raisons exactes qui ont conduit leurs propriétaires à les créer.
Les Panama Papers sont malgré tout riches d’enseignement. Comme pour la liste Falciani, nous
avons pu, avec Annette Alstadsæter et Niels Johannesen, étudier qui sont les Scandinaves qui possèdent
des coquilles vides estampillées Mossack Fonseca. Il s’avère qu’ils sont encore plus riches que les
détenteurs de comptes cachés chez HSBC. La surreprésentation du « top 0,01 % » – les ultra-riches qui
possèdent plus de 40 millions d’euros de patrimoine – prend ici des proportions extrêmes. Ces derniers
ont six fois plus de chances de posséder une société-écran que les Scandinaves dont le patrimoine n’atteint
« que » 10 à 40 millions d’euros. Et, en deçà de 8 millions, on ne trouve pas grand monde dans les listings
de Mossack Fonseca.
Ces résultats ne sont pas complètement surprenants : la détention de comptes non déclarés – comme
ceux de la liste HSBC – est à bien des égards le niveau zéro de l’évasion fiscale internationale. Au
premier niveau, qu’on observe dans les Panama Papers, il faut combiner comptes cachés et coquilles
vides, ce qui demande un peu plus de ressources. Aux étages supérieurs de la fraude, on mixe sociétés-
écrans, trusts, holdings familiaux, produits financiers exotiques, fausses domiciliations et paradis fiscaux
émergents – ces happy few ne sont hélas ni dans la liste HSBC ni dans les Panama Papers. Autrement dit,
même ces leaks pourraient sous-estimer la concentration des richesses cachées.
Mais la leçon des Panama Papers – et avant eux de la liste Falciani – est claire : les milliers de
milliards cachés que nous révèlent les statistiques financières internationales appartiennent, pour
l’essentiel, à une minuscule élite.
L’évasion fiscale, un sport de (très) riches

Est-ce à dire que les plus fortunés fraudent davantage que les autres ? La fraude fiscale ne se résume
pas à la dissimulation des richesses dans les centres offshore. On peut, même en gagnant peu, chercher à
échapper au fisc. À en croire certains, les plus pauvres auraient même davantage tendance à minorer leurs
impôts que les plus privilégiés. Cette croyance est particulièrement répandue aux États-Unis, où les
avocats fiscalistes répètent à l’envi que « ce sont les pauvres qui fraudent ; les riches, eux, optimisent ».
Pourquoi les plus fortunés courraient-ils le risque de se voir infliger de lourdes amendes, voire d’être mis
derrière les barreaux, quand ils peuvent, en toute légalité, ne rien payer ou presque en profitant des niches
fiscales ?
Pour tenter d’y voir plus clair et mesurer qui fraude et combien, les économistes et les autorités
fiscales s’appuient principalement sur les résultats de contrôles fiscaux aléatoires. Problème : de tels
contrôles permettent de débusquer les formes les plus répandues de soustraction à l’impôt – par exemple,
l’omission des revenus non salariaux –, mais ils ne détectent guère l’évasion des ultra-riches. Si un
contribuable cache des avoirs au Panamá, le fisc n’a aucune chance de le découvrir dans le cadre d’un
contrôle aléatoire ; il faudrait pour cela qu’il puisse interroger les institutions financières du monde entier
et que celles-ci lui répondent en toute honnêteté, ce qui relève du vœu pieux.
En combinant mes estimations du montant des fortunes dissimulées dans les paradis fiscaux avec les
leaks (qui nous renseignent sur la façon dont ces richesses sont réparties) et les contrôles aléatoires (grâce
auxquels on peut estimer les formes de fraude plus classiques), on parvient à dresser un panorama complet
de l’évasion fiscale au sein des différentes classes sociales.
Faisons l’hypothèse, comme on l’observe dans la liste Falciani et les cellules de dégrisement, que
50 % des fortunes dissimulées appartiennent au « top 0,01 % » et calculons le montant des taxes ainsi
évitées par ces ultra-riches. Le résultat, dans le cas de la Scandinavie ? Via les paradis fiscaux, les plus
gros patrimoines allègent leur facture fiscale d’un quart. C’est-à-dire qu’au lieu de déclarer en moyenne
une fortune de 100, des revenus de 10 et des impôts de 6, ils prétendent ne posséder que 75, ne percevoir
que 7,5, et ils ne s’acquittent, en conséquence, que de 4,5 auprès du Trésor public. À quoi s’ajoute un peu
d’évasion détectée à travers les contrôles fiscaux aléatoires, de l’ordre de 5 % des impôts dus. Au total,
les ultra-riches parviennent à esquiver 30 % de ce que la loi leur impose de payer.
Quid du reste de la population ? Pour elle, se soustraire au fisc relève de la gageure. Car, si l’on
exclut l’évasion dans les Caraïbes ou au bord du Léman, les possibilités de fraude sont en réalité, dans les
pays riches, très limitées. La majorité des contribuables ne touche que trois formes de revenu au cours de
leur vie : des salaires, des pensions de retraite et des revenus de placement réalisés par l’intermédiaire
des institutions financières nationales. Nulle évasion possible ici, puisque les employeurs, comme les
caisses de retraite et les banquiers honnêtes, déclarent bien au fisc le montant des revenus qu’ils versent.
Les meilleures études réalisées à partir de contrôles fiscaux aléatoires sont sans appel : chez la majeure
partie de la population, l’évasion fiscale est nulle ou presque 3.
Il y a bien sûr des fraudes aux prestations sociales, de l’emploi au noir et des médecins ou des
avocats qui « oublient » de déclarer une partie de leurs revenus. Mais, dans les pays riches, les
professions libérales ne représentent qu’une petite partie de l’activité économique. C’est une régularité
économique fondamentale : plus un pays se développe, plus l’emploi salarié – au sein des grandes
entreprises ou des administrations publiques – pèse lourd, ce qui réduit d’autant les possibilités
d’évasion. Dans les pays scandinaves, où les indépendants sont singulièrement peu nombreux, en moyenne
seulement 3 % des impôts dus par les particuliers sont ainsi esquivés.
3 % en moyenne, contre 30 % pour les ultra-riches : les fraudeurs ne sont pas là où les fiscalistes
américains croyaient les trouver (voir figure 6).

FIGURE 6

Source : Annette Alstadsæter, Niels Johannesen et Gabriel Zucman, « Tax Evasion and Inequality », document de travail cité.

Il faut le répéter : quantifier l’évasion fiscale n’est pas une science exacte et ne le sera jamais. Les
montants cachés dans les paradis fiscaux, on l’a vu, sont incertains. Les contrôles aléatoires ne
parviennent sans doute pas à détecter certaines formes de fraude purement nationales. Et les pays
scandinaves, sur lesquels se fondent les estimations ici présentées, ne sont peut-être pas représentatifs des
autres pays riches. Une chose est sûre cependant : l’évasion fiscale internationale est un sport d’élite. Plus
on est riche, plus on a de chances de s’y adonner.
Le Gotha de la planète

Comment l’expliquer ? D’après les modèles économiques les plus en vogue, les fraudeurs font un
calcul coûts/bénéfices : si les impôts sont élevés, que la probabilité d’être pris la main dans le sac – et les
pénalités, le cas échéant – est faible, la tentation sera grande de frauder. Cependant, ce type de
raisonnement ne permet pas d’expliquer pourquoi les contribuables qui possèdent des patrimoines de
40 millions ou plus s’évadent plus que ceux qui ne détiennent que 2 ou 10 millions. Car tous font face aux
mêmes taux marginaux d’imposition, et les ultra-riches sont bien plus susceptibles de se faire contrôler
par le fisc que les autres, donc devraient moins frauder.
Pour comprendre les régularités révélées par les leaks, il faut regarder non pas la demande
d’évasion fiscale, mais son offre ; s’intéresser non pas à Arlette Ricci, mais à HSBC. Comment le marché
de l’évasion fiscale fonctionne-t-il ? Les banques et leurs employés ont beaucoup à gagner à faciliter la
fraude, car les contribuables les plus allergiques aux impôts sont prêts à payer cher pour se soustraire au
fisc. Mais ils ont aussi beaucoup à perdre si une fuite advient et que de lourdes sanctions leur sont
imposées. La solution optimale ? Avoir peu de clients – de façon à réduire le risque de fuite – et les
choisir parmi les plus fortunés – de façon à pouvoir prélever des commissions élevées.
Concrètement, il s’agit pour les banques de n’inviter, lors des tournois de golf, galas et vernissages
qu’elles aiment à sponsoriser, que le Gotha de la planète, les clients cibles dont la fortune dépasse les 50
ou 100 millions. Plus la concentration des richesses augmente, plus les fournisseurs d’opacité financière
ont intérêt à ne démarcher qu’une minuscule élite. Avez-vous déjà été conviés par UBS à assister au
tournoi de Roland-Garros dans une loge VIP ? Le ticket d’entrée, en termes de patrimoine net à placer,
devient de plus en plus élevé.

1. Cf. Gérard Davet et Fabrice Lhomme, La Clef, Paris, Stock, 2015.


2. Annette Alstadsæter, Niels Johannesen et Gabriel Zucman, « Tax Evasion and Inequality », document de travail, 28 mai 2017 ;
disponible sur www.gabriel-zucman.eu.
3. Cf. Henrik J. Kleven, Martin B. Knudsen, Claus T. Kreiner, Søren Pedersen et Emmanuel Saez, « Unwilling or Unable to
o
Cheat ? Evidence from a Tax Audit Experiment in Denmark », Econometrica, vol. 79, n 3, p. 651-692.
CHAPITRE 4

Les erreurs à éviter

Des solutions concrètes existent pour mettre un terme à la dissimulation des fortunes. Mais, avant de les
présenter, il faut tirer les leçons des tentatives passées. Toutes se sont en effet soldées, jusqu’à présent,
par de cuisants échecs, pour deux raisons simples : l’absence de sanctions et le manque de lutte contre
l’opacité financière. Même si des progrès ont été réalisés depuis 2013, le risque est grand, si l’on refuse
d’analyser les erreurs du siècle passé, de voir les paradis fiscaux continuer à prospérer.
Et l’échange automatique naquit…

On l’ignore souvent, mais les premières politiques de lutte contre les paradis fiscaux remontent à la
Belle Époque, au début du XXe siècle, quand entrent en gestation l’État social et l’impôt progressif. Car,
pour les réformateurs, la question du progrès et celle de la lutte contre la fraude ne font qu’une. Quand
l’évasion fiscale est possible pour les plus fortunés, il ne peut y avoir de consentement à l’impôt. Et sans
impôt, pas de ressources pour financer les écoles, les hôpitaux et les routes, ni pour redistribuer un tant
soit peu les richesses afin d’assurer l’égalité des chances.
Il y a plus de cent ans de cela, nul autre ne l’a mieux compris en France que Joseph Caillaux. En
1908, alors ministre des Finances, il mène de front deux batailles d’une incroyable modernité : le combat
pour la création d’un impôt unifié et progressif sur le revenu, d’un côté (impôt qui verra le jour en 1914),
et celui contre les paradis fiscaux, de l’autre.
L’atmosphère est électrique. Quelques années plus tôt, en 1901, la France a rendu progressifs les
droits de succession qui existaient depuis la Révolution. Les taux du nouvel impôt sont modestes : 5 % au
maximum pour les plus grosses successions en ligne directe, contre 1 % quel que soit le niveau de fortune
jusqu’alors. Mais la réforme a suscité un tollé chez les conservateurs, pour qui taxer à 5 % la fortune
héritée, c’est violer la propriété privée. Ils se démènent pour contenir ce que l’économiste Paul Leroy-
Beaulieu appelle le « virus de la progression ». Leur argument ? Non seulement l’imposition progressive
des personnes menace les fondements de la société, mais elle donnera un nouvel élan à l’esprit de fraude.
Bien qu’il soit impossible de savoir si les craintes qui s’exprimaient alors étaient fondées, la peur de
l’évasion fiscale retarde le vote de l’impôt sur le revenu. Les réformateurs se démènent donc pour
accroître les moyens de contrôle de l’administration.
La loi de 1901 a introduit un premier mécanisme antifraude révolutionnaire : l’échange automatique
d’informations entre les banques et le fisc. Jusque-là, pour prendre possession d’un compte après le décès
de son propriétaire, un individu n’avait qu’à présenter une attestation de son notaire le désignant comme
ayant droit. Les héritiers devaient certes payer les droits de succession, mais aucun contrôle n’était prévu.
En vertu de la nouvelle loi, les banques sont désormais tenues d’informer l’administration de toutes les
successions dont elles ont connaissance. Le législateur affirme ainsi haut et fort que le secret bancaire ne
s’applique pas aux questions fiscales. Et, plus important encore, que la coopération entre les banques et la
puissance publique doit être automatique, et non pas initiée seulement à la requête de l’administration.
L’échange automatique qui naît à cette époque a cependant une limite : il n’est que national. Seules
les banques françaises doivent s’y conformer. Or, depuis des décennies déjà, certaines des plus grandes
fortunes françaises utilisent pour gérer leurs avoirs des banques privées anglaises, néerlandaises ou
suisses. Dans ces institutions offshore, les patrimoines peuvent encore se transmettre sans être taxés.
Caillaux s’empare vite du problème. Il dépose, le 12 mars 1908, un « projet de loi tendant à réprimer
les fraudes en matière de droit de succession », entièrement consacré à l’évasion via les banques
étrangères 1. Le plan d’action proposé par le ministre est simple. Pour récupérer le compte suisse d’un
parent décédé, un Français doit montrer au banquier la lettre de son notaire qui le désigne comme héritier.
Le projet de loi prévoit que soit désormais automatiquement mentionnée sur les actes notariés l’obligation
qu’ont les banques de s’assurer que leurs clients ont bien payé leurs droits de succession. Les fraudeurs
s’exposent à une amende égale à 25 % des fonds cachés. En 1908, le problème des paradis fiscaux est
donc posé.
La loi, pourtant, n’est pas votée. Les conservateurs, majoritaires au Sénat, vouent une haine féroce à
Caillaux – une haine qui poussera d’ailleurs en 1914 sa femme, Henriette, à assassiner le directeur du
Figaro à la suite d’une ultime campagne de presse. À défaut d’avoir la majorité au Parlement, Caillaux
envoie ses émissaires négocier directement des accords de coopération fiscale avec les grandes
puissances européennes. Un traité est vite signé avec le Royaume-Uni. Son fonctionnement est le suivant :
outre-Manche, contrairement à ce qui se passe en France, le patrimoine de tous les défunts est confié à des
trustees, et les héritiers ne peuvent entrer en possession de leurs biens qu’après arrêt d’une cour spéciale,
la Cour des probates. En vertu de l’accord franco-britannique, celle-ci ne peut désormais statuer tant
qu’elle n’a pas fait part à l’administration française du montant revenant à des contribuables hexagonaux.
Devant les députés, Caillaux se félicite de cet accord, dont il dit avoir déjà « éprouvé la portée » (il ne
fournit hélas aucun chiffre).
Nous sommes en 1908, et le premier traité international d’échange automatique d’informations vient
de voir le jour.
La mascarade de l’échange « à la demande »

Un siècle plus tard, comment ne pas se désoler du temps perdu ? En 2009, mandatée par les pays du
G20 pour lutter contre la fraude fiscale internationale, l’OCDE impose une forme d’entraide
particulièrement faible, l’échange « à la demande ».
Pour obtenir des informations bancaires de la part d’un paradis fiscal, un pays comme la France doit
au préalable avoir des soupçons de fraude bien étayés à l’encontre de l’un de ses ressortissants, ce qui en
pratique est quasiment impossible. En l’absence de telles indications, les paradis fiscaux n’ont pas à
coopérer. Cent ans auparavant, personne n’aurait songé à s’attaquer de façon aussi simpliste au problème.
L’OCDE, pourtant, déclare que l’ère du secret bancaire est révolue ; pour le président Sarkozy, c’est « la
fin des paradis fiscaux ».
Le bilan que l’on peut aujourd’hui dresser de cette politique est consternant. Les paradis fiscaux ont
signé des dizaines de traités d’échange d’informations à la demande avec la France. Mais, par
l’intermédiaire de ces traités, Bercy ne recueille que quelques dizaines d’informations chaque année. Le
seul risque pour les fraudeurs est que l’administration fiscale mette la main sur des fichiers volés ou
obtienne par hasard des informations sur des comptes non déclarés, par exemple grâce à des
enregistrements clandestins, seuls éléments à même d’alimenter une demande d’entraide valide. Suprême
ironie : cette politique d’échange ne peut ainsi fonctionner qu’en exploitant des informations obtenues à la
frontière de la légalité.
L’effet principal de la politique d’échange à la demande a été de redistribuer la carte des richesses
offshore. Au sommet d’avril 2009, les pays du G20 avaient en effet décidé que les paradis fiscaux
devraient signer chacun douze traités au minimum pour être en règle et se voir retirer de la liste noire des
territoires non coopératifs. Pourquoi douze, et pas vingt-sept ou cent quarante-trois ? Nul ne le sait.
Toujours est-il qu’en raison de ce seuil arbitrairement bas le réseau de traités actuellement en vigueur est
plein de trous. Rien de plus facile que d’envoyer son argent dans un paradis fiscal qui n’est pas lié par un
accord avec le pays dans lequel on vit. Et de fait, d’après les indications disponibles, la petite minorité de
fraudeurs qui a réagi à la politique instaurée par le G20 ne l’a pas fait en rapatriant ses avoirs, mais en les
envoyant dans les places les moins coopératives, celles qui ont signé le moins de traités d’échange
d’informations avec des pays étrangers 2. Entre 2009 et 2014, la part de marché de Singapour dans la
gestion de fortune transfrontalière a augmenté de deux points (de 8 % à 10 % environ), celle de
Hong Kong a explosé (de 6 % à 16 %), alors que celle des îles Anglo-Normandes et de la Suisse s’est
contractée.
Ces mouvements consistent pour l’essentiel en de simples jeux d’écritures : la plupart des
établissements domiciliés à Jersey comme à Singapour sont des filiales des mêmes groupes multinationaux
de gestion privée. L’argent reste au sein des mêmes banques, mais il choisit ses lois (ou plutôt les non-
lois) – et celles des paradis fiscaux d’Asie sont aujourd’hui plus protectrices, en particulier parce que la
pression américaine y est plus faible qu’en Suisse. Les transferts se font d’un clic de souris – nul besoin
de transporter des valises de billets à l’autre bout du monde. Plus l’argent rentre, plus la stratégie des
paradis fiscaux « agressifs » se voit validée. De cet épisode, nous pouvons tirer une première leçon : pour
être efficace, la lutte contre l’évasion fiscale doit être véritablement mondiale, car les paradis fiscaux qui
s’en exonèrent voient sinon les clients affluer, ce qui ne peut que les renforcer dans leur détermination à ne
pas coopérer.
La vacuité de la politique d’échange à la demande, nous la dénoncions depuis quelque temps avec
l’aide des ONG, mais c’est l’affaire Cahuzac qui, en France, l’a révélée au grand jour. Fin 2012,
Mediapart.fr publie un vieil enregistrement dans lequel celui qui est alors ministre du Budget évoque son
compte auprès de la banque suisse UBS. Cahuzac possède-t-il réellement des avoirs non déclarés ? Pour
le savoir, l’administration fait jouer l’accord qu’elle a signé avec la Suisse en 2009. La réponse des
autorités helvétiques est négative. Le traité d’échange à la demande, autrement dit, blanchit le
blanchisseur. C’est l’enquête judiciaire indépendante qui établira quelques semaines plus tard que le
compte existait bel et bien mais avait été transféré à Singapour, ce qui poussera le ministre à la démission.
Les États-Unis à la rescousse

Fort heureusement, au moment même où l’OCDE optait pour l’échange à la demande, les États-Unis
s’engageaient dans une stratégie plus porteuse. En 2010, le Congrès adoptait la loi dite Fatca, posant les
bases d’un échange automatisé de données entre les banques étrangères et l’Internal Revenue Service
(IRS), le fisc des États-Unis. Cette loi s’applique depuis 2015 : les institutions financières du monde
entier doivent identifier qui, parmi leurs clients, possède la nationalité américaine et indiquer à l’IRS ce
que chacun détient sur son compte et les revenus qu’il encaisse. Un soupçon préalable n’est pas
nécessaire : l’échange de données doit se faire automatiquement chaque année.
Comment les États-Unis ont-ils réussi à imposer leur volonté aux paradis fiscaux ? Tout simplement
en les menaçant de sanctions concrètes et élevées. Les banques étrangères qui refusent de coopérer avec
l’IRS s’exposent à se voir imposer une taxe de 30 % sur tous les revenus qu’ils reçoivent des États-Unis.
Cette menace s’est révélée suffisamment dissuasive pour convaincre la plupart des paradis fiscaux et des
institutions financières de la planète de se conformer à la loi Fatca. Certains grands pays se sont certes
montrés sceptiques au départ – les autorités chinoises ont ouvertement critiqué la loi américaine, avant de
se rallier du bout des lèvres à l’échange automatique à l’été 2013. Et l’on observe encore aujourd’hui
quelques fissures dans l’édifice : dans des pays comme le Liban ou l’Uruguay, il reste possible de détenir
un compte dans une banque qui n’en dit mot à l’IRS. Mais, dans l’ensemble, l’instauration de l’impôt de
30 % a rempli sa fonction. De cet épisode nous pouvons tirer un deuxième enseignement : les paradis
fiscaux peuvent être amenés à coopérer dès lors qu’ils sont menacés de sanctions suffisamment lourdes.
Vers l’échange automatique mondial

La mise en œuvre de la loi Fatca aux États-Unis a eu pour effet de porter un coup décisif au standard
d’échange à la demande. Après avoir doctement expliqué pendant des décennies qu’il s’agissait d’une
chimère, l’OCDE, mandatée par le G20, s’est engagée en 2013 à mettre en place un échange multilatéral et
automatique de données bancaires. Les principaux pays de la planète imitent désormais les États-Unis, et
l’échange automatique d’informations est en passe de devenir le standard mondial. Les principaux paradis
fiscaux – y compris la Suisse, Singapour et le Luxembourg – ont accepté d’y prendre part ; certains ont
commencé à l’appliquer en 2017, d’autres, comme la Suisse, ont demandé un délai de clémence et
attendent 2018. Dix ans auparavant, la grande majorité des experts jugeait parfaitement utopique une telle
coopération internationale. De ce grand pas en avant, nous pouvons tirer une troisième leçon : il est
possible de faire des progrès majeurs en matière de transparence financière relativement rapidement.
Néanmoins, et malgré les avancées réalisées depuis quelques années, on en est toujours en 2017 au
commencement à peine de la lutte contre les paradis fiscaux. L’échange automatique qui commence bute en
effet sur trois limites fondamentales.
Premièrement, à l’exception des États-Unis, aucun pays n’a formulé de menaces précises à l’encontre
des pays qui ne l’appliqueraient pas ou mal. Il ne suffit pas de demander poliment aux paradis fiscaux
d’abandonner l’opacité financière qui fonde leur prospérité. S’il ne leur coûte rien de continuer à aider les
fraudeurs, on peut être sûr que certains poursuivront dans cette voie lucrative. L’Union européenne et
l’OCDE agitent la menace de placer les centres offshore récalcitrants sur des listes noires. Mais ces listes
n’ont jamais prouvé leur efficacité : elles se vident invariablement de leur substance en quelques mois
(parfois quelques jours, comme lors du sommet du G20 de Londres), et de sanctions claires il n’est jamais
question. Croire que les paradis fiscaux vont spontanément renoncer à gérer les fortunes des fraudeurs du
monde entier, sans risquer sinon de subir des pénalités concrètes, est d’une naïveté coupable.
Même les sanctions prévues par la loi Fatca ne vont sans doute pas assez loin. Les banques qui
n’appliquent pas cette loi s’exposent, comme on l’a vu, à se voir prélever un impôt de 30 % sur les
revenus que leur versent les États-Unis. Or l’Amérique a beau être la première économie de la planète, les
fraudeurs peuvent très bien décider de ne pas y investir. On peut donc imaginer qu’afin d’attirer la
clientèle américaine certaines banques choisissent volontairement de ne pas appliquer la loi Fatca et
n’investissent, pour elles-mêmes et pour le compte de leurs clients, qu’en Europe ou en Asie. Dans ce cas-
là, ces banques ne subiront aucune sanction.
Deuxième problème : l’échange automatique a toutes les chances de buter sur l’opacité financière.
Demandez aux banquiers suisses s’ils ont des clients américains, britanniques ou français, leur réponse
sera toujours la même : « À peine », « De moins en moins », « Bientôt plus du tout ». La plupart des
comptes détenus dans les paradis fiscaux le sont au travers de sociétés-écrans, de trusts ou de fondations,
qui tous remplissent le même objectif – déconnecter l’argent de ses propriétaires réels. Les manipulations
(légales et illégales) qui permettent aux plus fortunés de prétendre avoir abandonné le contrôle de leurs
richesses – tout en le conservant dans la pratique – sont légion. La conséquence ? Si des mesures radicales
ne sont pas prises pour lutter contre cette forme de dissimulation, l’échange automatique risque fort de ne
concerner qu’une minorité de contribuables – ceux qui n’ont pas recours aux coquilles vides pour cacher
leurs avoirs. Tout en prétendant se conformer à leurs obligations, les banques pourront ne transmettre
qu’une petite fraction de leurs listings chaque année aux pays étrangers – et continuer à protéger les
fraudeurs les plus fortunés.
Est-ce une vue de l’esprit ? C’est pourtant ce type de dissimulation qui a conduit l’ancêtre de la loi
Fatca, le programme américain dit des intermédiaires qualifiés, à l’échec. Ce programme était en réalité
très similaire au nouveau standard mondial de coopération ; et de nombreux observateurs, à l’époque de
sa mise en place, au début des années 2000, ont d’ailleurs cru assister à la fin du secret bancaire, puisqu’il
prévoyait déjà un échange automatique d’informations. La principale différence est que les banques ne
devaient fournir des données que si leurs clients possédaient des titres américains, alors qu’elles sont à
présent tenues de coopérer quels que soient les investissements réalisés par ces derniers. Toujours est-il
que l’ancêtre de la loi Fatca n’a pas rencontré un vif succès. Le Crédit suisse était ainsi l’un des
intermédiaires qualifiés censés collaborer avec l’IRS. On sait ce qu’il en est advenu, puisqu’en 2014 cette
banque a plaidé coupable lorsqu’il lui a été demandé si elle avait démarché activement des Américains et
leur avait vendu des services d’évasion fiscale – notamment en les dissimulant derrière des sociétés-
écrans –, et elle a été condamnée pour cela à payer une amende de 2,6 milliards de dollars. Et le Crédit
suisse est loin d’être un cas isolé : UBS, HSBC, Julius Baer et cinq autres banques suisses ont été
inculpées par les autorités américaines pour des pratiques délictueuses similaires ; des dizaines
d’établissements spécialisés dans la gestion de fortune ont dû payer des amendes se chiffrant en centaines
de millions de dollars en échange d’une procédure judiciaire accélérée.
Toute la réglementation internationale qui entre en vigueur en 2017-2018 repose sur le postulat qu’on
peut faire confiance aux banquiers pour se conformer à leurs obligations. Mais cette croyance est pour le
moins problématique. En 2008, plus de mille huit cents employés du Crédit suisse géraient les comptes
cachés des clients américains, en parfaite violation de la loi 3. Depuis des décennies, les banques offshore
et leurs salariés se sont considérablement enrichis en servant les fraudeurs. Au sein du cabinet Mossack
Fonseca – dont sont issus les Panama Papers –, des dizaines d’employés devaient s’assurer que la
réglementation antiblanchiment était bien appliquée. Cela ne les a pas empêchés de créer des sociétés-
écrans pour le compte de marchands d’armes, de trafiquants de drogue notoires, de criminels et
d’oligarques corrompus. En l’absence de sanctions – c’est-à-dire tant que les incitations à la fraude pour
les paradis fiscaux et les personnes qui y travaillent ne changeront pas –, il y a fort à craindre que
l’évasion fiscale prospérera, échange automatique ou pas.
Pour forcer les banques à bien transmettre leurs données, les administrations fiscales s’en remettent
aux dénonciations de lanceurs d’alerte, auxquels elles promettent des fortunes. L’IRS a ainsi signé un
chèque de 104 millions de dollars à l’ex-banquier d’UBS Bradley Birkenfeld, qui a révélé les pratiques
délictueuses de son ancien employeur. Cependant, il est permis de douter de l’efficacité de cette stratégie.
Certes, les grandes organisations sont aujourd’hui plus que jamais à la merci de fuites. Mais elles peuvent
s’en protéger en sécurisant leurs systèmes internes et en isolant leurs activités peu avouables, de façon à
minimiser les chances qu’en prennent connaissance des salariés au sens éthique trop développé.
Et c’est sans compter sur le sentiment d’invulnérabilité des mastodontes financiers, « trop gros pour
être mis en accusation ». En 2012, les autorités américaines ont décidé de ne pas inculper HSBC, alors
qu’elles détenaient la preuve que cette banque avait permis aux cartels de drogue mexicains de transférer
de l’argent par l’entremise de ses filiales américaines, en violation des réglementations les plus
élémentaires en matière de lutte contre le blanchiment d’argent. Au lieu de cela, HSBC a dû payer une
amende de 1,92 milliard de dollars, une somme dérisoire comparée aux 22,6 milliards de bénéfices avant
impôts que HSBC a réalisés cette même année. Et bien qu’il ait plaidé coupable, le Crédit suisse a pu
conserver sa licence bancaire aux États-Unis. Les régulateurs n’osent tout simplement pas inculper les
établissements de grande taille, de crainte de mettre en danger la stabilité financière mondiale. Dans ce
contexte, s’en remettre exclusivement aux whistleblowers pour lutter contre les paradis fiscaux est bien
léger.
Dernier sujet d’inquiétude : l’expérience passée d’échange automatique d’informations la plus
similaire à celle qui débute en 2017, et la plus importante, la directive épargne de l’Union européenne, a
tourné au fiasco parce qu’elle ne prévoyait ni sanction ni lutte contre l’opacité financière. Si l’on ne tire
pas toutes les leçons de cette expérience, il y a fort à craindre que le désastre se répète à l’identique. Cela
vaut donc la peine de s’y attarder.
Le scandale de la directive épargne

La directive épargne a été, de 2005 à 2017, la mesure phare de l’Union européenne pour lutter contre
l’évasion offshore. En vertu de ce dispositif, quand un résident français, par exemple, touchait des intérêts
sur son compte britannique, le Royaume-Uni était tenu d’en informer automatiquement Bercy. Cela rendait
en principe toute fraude impossible. La directive épargne aurait pu être un grand succès et, en son temps,
elle a nourri de grands espoirs, mais ce fut en fait un grand scandale, en raison de trois failles béantes.
Ce dispositif, d’abord, ne concernait que les intérêts et pas les dividendes. Pourquoi ? C’est un
mystère. Il n’y a aucune raison économique valable pour traiter différemment ces deux catégories de
revenu. Comme nous l’avons vu, les ménages fortunés ne vont pas dans les paradis fiscaux pour laisser
leur argent dormir sur des comptes peu rémunérés. D’après mes calculs, près des deux tiers de leurs
avoirs sont investis en actions et parts de fonds d’investissement qui versent des dividendes. Autrement
dit, d’entrée de jeu, la directive excluait arbitrairement de son champ d’application l’essentiel des
fortunes dissimulées. Fort heureusement, l’échange automatique d’informations qui a pris, à partir de
2017, le relais de la directive épargne a une portée plus large : il concerne tous les types de revenu du
capital, y compris les dividendes et les plus-values. Il ne faut néanmoins pas sous-estimer l’ingéniosité
des banquiers quand il s’agit d’échapper aux réglementations : en utilisant des produits dérivés, certains
réussiront peut-être à créer de nouveaux types de revenu qui sortent du champ d’application du standard
mondial d’échange d’informations. Seul l’avenir nous le dira.
Deuxième faille : les pays de l’Union européenne n’étaient pas tous assujettis à la directive épargne
de la même manière – le Luxembourg et l’Autriche bénéficiaient d’un régime de faveur. Cette dérogation a
paralysé la lutte européenne contre les paradis fiscaux pendant près d’une décennie. Car l’Union
européenne n’avait aucune crédibilité pour imposer l’échange automatique à la Suisse et aux autres
grandes places extra-européennes alors qu’elle n’était même pas capable de l’appliquer en son sein. En
retour, le Luxembourg a pu prétexter de la persistance du secret bancaire en Suisse pour bloquer toute
évolution de son statut privilégié. C’est le drame de la construction européenne que de voir les grands
pays de l’Union capituler devant des stratagèmes aussi grossiers pendant des années.
À la place de l’échange d’informations, le Luxembourg et l’Autriche appliquaient une retenue à la
source : les banques luxembourgeoises devaient ainsi prélever une taxe de 35 % sur les intérêts touchés
par les Français sur leurs comptes au Grand-Duché. Les trois quarts de cette taxe étaient ensuite reversés à
Bercy. Une retenue identique s’appliquait dans la plupart des paradis fiscaux hors Union européenne
– dont la Suisse, mais à l’exception notable de Singapour et de Hong Kong –, qui avaient signé avec
l’Union des accords pour appliquer les mêmes règles que l’Autriche et le Luxembourg.
Or l’imposition forfaitaire de 35 %, ce pis-aller, ne fonctionnait même pas. La directive épargne ne
s’appliquait en effet qu’aux comptes détenus en main propre par des particuliers, pas à ceux possédés par
l’intermédiaire de sociétés-écrans, de trusts ou de fondations. L’administration fiscale suisse l’expliquait
en toute candeur aux banques helvétiques, dans un mémo consacré à l’accord passé avec l’Union
européenne pour l’application de la directive sur son sol : « Les paiements d’intérêts à des personnes
morales ne tombent, par principe, pas sous le coup de l’accord 4. » Mais qu’est-ce qu’une personne
morale ? Réponse un peu plus loin, dans un paragraphe qui en dresse l’inventaire, sans prétendre à
l’exhaustivité : les compagnies des îles Caïmans, celles des îles Vierges, les trusts et les sociétés des
Bahamas, les sociétés anonymes et les fondations du Panamá, les trusts, les holdings et les fondations du
Liechtenstein, etc.
Cela avait au moins le mérite de la clarté ! Les propriétaires de comptes suisses ou luxembourgeois
n’avaient qu’à transférer leurs avoirs vers n’importe quelle coquille vide pour échapper au prélèvement
forfaitaire de 35 %. Cela coûte quelques centaines d’euros et se fait en quelques minutes.
Il avait fallu à l’Union européenne quinze ans de négociations – les premières discussions avaient
commencé au début des années 1990 – pour aboutir à cela : un texte mité de tous côtés, qui abdiquait toute
volonté de lutter contre la dissimulation financière. Est-ce de guerre lasse que les autorités européennes
acceptèrent d’exclure les sociétés-écrans du périmètre de la directive épargne ? Est-ce par
incompétence ? Par complicité ? On ne sait. La sociologie de cet épisode peu reluisant reste à écrire. Au
moins pouvons-nous, en attendant, en étudier les conséquences économiques.
Sans surprise, l’effet principal de la directive épargne a été d’inciter les Européens qui ne l’avaient
pas déjà fait à transférer leurs fortunes vers des sociétés-écrans, des trusts ou des fondations. Le
phénomène a été particulièrement massif en Suisse, le pays pour lequel on dispose des meilleures
statistiques (voir figure 7). Fin 2004, à la veille de l’application de la directive, 50 % des comptes en
Suisse « appartenaient » déjà sur le papier à des sociétés-écrans et 25 % à des Européens en leur nom
propre. Fin 2005, six mois après l’entrée en vigueur du prélèvement de 35 %, l’Europe ne « possède »
plus que 15 % des comptes (– 10 points) et les sociétés-écrans 60 % (+ 10 points). Il aura suffi de
quelques clics, de quelques bouts de papier imprimés à Genève et à Zurich, pour transférer la propriété de
dizaines de milliards d’euros vers des trusts des îles Vierges ou des fondations liechtensteinoises. Il faut
bien comprendre que la création de ces structures a lieu en Suisse même, dans les banques, les fiducies,
les bureaux de gestion de fortune. Il ne se passe rien aux îles Vierges. Les banquiers suisses ont
sciemment, et à grande échelle, torpillé la directive épargne.

FIGURE 7

Source : Banque nationale suisse (voir annexe au chapitre 4 sur www.gabriel-zucman.eu).

Si l’ensemble des intérêts et dividendes touchés dans la Confédération par des résidents de l’Union
européenne avait bien été soumis au prélèvement de 35 %, cet impôt aurait dû rapporter près de
20 milliards d’euros par an. En 2012, la Suisse a versé 300 millions d’euros à l’Union, soit soixante fois
moins. Cette mascarade s’est poursuivie pendant douze ans, de 2005 à 2017, sans troubler les banquiers
suisses, qui se présentent comme des parangons de vertu, ni les politiciens européens, qui aiment à se
féliciter de leur grande détermination à lutter contre l’évasion fiscale.
L’échange automatique d’informations marque à nouveau un progrès, car il inclut les sociétés-écrans
dans son périmètre. Mais le problème de fond demeure : en l’absence de sanctions contre les paradis
fiscaux, les institutions qui y sont implantées et leurs employés, l’évasion restera lucrative et l’on peut
faire confiance à certains banquiers pour la faciliter. Comme le Premier ministre du Luxembourg (qui
deviendra président de la Commission européenne à partir de novembre 2014), Jean-Claude Juncker,
l’avouait lui-même en 2013, « les lumières ne vont pas s’éteindre dans les banques 5 » des places
financières comme le Grand-Duché : les fraudeurs demeurent protégés par leurs trusts et autres coquilles
vides. Comment peut-on penser aujourd’hui – à la lumière de l’épisode de 2005, des affaires UBS et
Crédit suisse aux États-Unis ou des révélations des Panama Papers – que les institutions financières
suisses ou panaméennes coopéreront en toute bonne foi ? Il est grand temps de sortir de ce marché de
dupes.

1. Bulletin de statistique et de législation comparée, t. 63, Paris, Imprimerie nationale, 1908, p. 280. Cf. aussi le projet de
budget pour 1910 (Bulletin de statistique et de législation comparée, t. 65, Paris, Imprimerie nationale, 1909, p. 627).
2. Niels Johannesen et Gabriel Zucman, « The End of Bank Secrecy ? An Evaluation of the G20 Tax Haven Crackdown »,
o
American Economic Journal: Economic Policy, vol. 6, n 1, 2014, p. 65-91 ; disponible sur www.gabriel-zucman.eu.
3. Cf. US Senate, Offshore Tax Evasion: The Effort to Collect Unpaid Taxes on Billions in Hidden Offshore Accounts ,
février 2014. Cf. aussi Gabriel Zucman, « Taxing Across Borders: Tracking Personal Wealth and Corporate Profits »,
o
Journal of Economic Perspectives, vol. 28, n 4, 2014, p. 121-148.
4. Administration fédérale des contributions, directives relatives à la fiscalité de l’épargne de l’UE (retenue d’impôt et déclaration
er
volontaire), 1 décembre 2014, § 29 ; disponible sur ESTV.admin.ch.
5. Cité par « Le Luxembourg sera prêt à assouplir le secret bancaire en 2015 », Le Monde, 10 avril 2013.
CHAPITRE 5

Que faire ?
Une nouvelle approche

Afin de combattre efficacement l’évasion fiscale, mettre en place un ensemble de mesures cohérentes et
ciblées est nécessaire : des sanctions concrètes et proportionnelles aux coûts que font subir les paradis
fiscaux aux autres nations, ainsi qu’un cadastre financier pour lutter contre l’opacité qui entoure la
richesse mondiale et sa répartition.
Sanctions financières, sanctions commerciales

Commençons par les sanctions. Les paradis fiscaux qui gèrent l’argent des fraudeurs en tirent des
bénéfices importants, parfois considérables. Certains micro-États génèrent l’essentiel de leurs revenus des
droits perçus sur la domiciliation de sociétés-écrans, trusts et autres fondations. D’autres parviennent à
attirer banques, cabinets d’audit ou d’avocats, créant ainsi des emplois et des recettes fiscales au
détriment de leurs voisins. Pour les paradis fiscaux qui ont le mieux réussi, les bénéfices sont politiques.
Le Luxembourg est un cas d’école : depuis des décennies, le rôle démesuré joué par le minuscule Grand-
Duché sur les marchés financiers mondiaux profite directement à son élite politique, lui permettant
d’occuper des postes clés au sein des institutions européennes. S’il ne leur coûte rien de faciliter
l’évasion, les paradis fiscaux et leurs dirigeants ont toutes les raisons de persévérer. Des menaces
concrètes peuvent, en revanche, les faire plier.
Rien ne l’illustre mieux que le blocus imposé par la France à Monaco en 1962. À cette époque, les
Français qui résident dans la principauté ne paient aucun impôt sur le revenu. Le pouvoir français veut
mettre fin à cette situation absurde, mais le prince Rainier est catégorique : pas question de toucher à la
souveraineté fiscale du Rocher. La France aurait pu en rester là et, de palabres en sommets, céder aux
exigences du micro-État. Mais de Gaulle ne l’entend pas de cette oreille. Dans la nuit du 12 au 13 octobre
1962, il envoie les douaniers rétablir la frontière entre l’Hexagone et la principauté. Le message est clair :
s’ils ne coopèrent pas, les Monégasques s’exposent à être coupés du monde. Et le résultat est immédiat :
depuis 1963, les Français qui vivent à Monaco sont soumis aux mêmes règles fiscales que ceux qui vivent
sur le territoire national.
Il y a plusieurs différences importantes entre la situation actuelle et celle de 1962, mais cet épisode
nous enseigne au moins une leçon : le rapport de force est éminemment défavorable aux micro-États qui se
sont spécialisés dans les services d’opacité financière.
Concrètement, comment les inciter à coopérer ? Une solution simple consiste à adopter et à
généraliser l’approche développée par les États-Unis avec la loi Fatca, c’est-à-dire à taxer tous les
revenus versés à ces pays, de façon coordonnée entre les États-Unis, l’Europe et les autres économies du
G20. Cela n’a rien d’infaisable, puisque la plupart des grandes puissances imposent déjà – depuis
longtemps parfois – des prélèvements semblables à ceux introduits par la législation américaine. Ainsi la
France, qui taxe aujourd’hui à 50 % les revenus sortant de l’Hexagone vers ce qu’elle considère comme
des « territoires non coopératifs », placés au sein d’une liste au périmètre variable qui en 2016 incluait le
Botswana, Brunei, le Guatemala, les îles Marshall, Nauru, Niue et le Panamá. Pour que cette approche
fonctionne, il faut la généraliser à tous les micro-États qui ne respectent pas le standard de transparence et
augmenter le taux de prélèvement à la source à 100 %. La plupart des micro-paradis fiscaux ont en effet
été entièrement capturés par l’industrie financière, qui y compte souvent pour plus de 50 % du PIB. La
solution la plus simple et la plus efficace pour les forcer à abandonner ce modèle de développement est de
leur imposer l’autarcie financière.
Une autre façon de procéder consiste à agir sur le plan des échanges de biens et services, qui sont à
l’heure actuelle plus simples à retracer que les transactions financières. Les paradis fiscaux ne peuvent en
effet pas se priver de l’ouverture commerciale. Pour les États-Unis et le Japon, les exportations ne
représentent au total que 15 % du PIB. Mais elles pèsent 50 % du PIB en Suisse et jusqu’à 200 % au
Luxembourg, à Singapour et à Hong Kong, les trois pays qui détiennent le record mondial en la matière.
Ces ratios spectaculaires sont certes artificiellement gonflés par les pratiques d’optimisation fiscale des
entreprises, ainsi que par le commerce d’entrepôts dans des territoires comme celui de Hong Kong, par
lequel transite une grande partie des importations et des exportations de la Chine. Malgré tout, ils
renvoient aussi largement à une réalité de base : la part cruciale des échanges internationaux dans les
économies des petits pays.
La raison en est connue depuis plus de deux siècles, c’est le thème central de La Richesse des
nations d’Adam Smith. Dans une petite économie fermée sur elle-même, les producteurs n’ont accès qu’à
un marché restreint et ne peuvent guère se spécialiser. Seule l’ouverture au commerce mondial permet de
profiter de rendements d’échelle croissants, d’accroître la division du travail et, in fine, de rejoindre les
niveaux de productivité des grands pays. Sans accès aux marchés étrangers, les paradis fiscaux sont
condamnés à dépérir.
Des sanctions justifiées et réalistes

L’imposition de sanctions douanières aux paradis fiscaux non coopératifs se fonde sur un
raisonnement économique solide. La fraude fiscale internationale prive les États du monde entier d’au
moins 155 milliards d’euros chaque année. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas d’une « saine »
concurrence fiscale, mais d’un vol pur et simple : les îles Vierges, la Suisse ou le Luxembourg permettent
aux contribuables qui le souhaitent de voler leurs gouvernements. C’est leur choix, mais il n’y a aucune
raison pour que les États-Unis, l’Europe ou les pays en voie de développement en paient le prix. L’opacité
financière – comme l’émission de gaz à effet de serre – a un coût pour le monde entier que les paradis
fiscaux choisissent d’ignorer. Il s’agit, en langage économique, d’une « externalité négative ». La solution
à ce problème est connue depuis les travaux réalisés par l’économiste anglais Arthur Cecil Pigou il y a un
siècle : c’est une taxe égale aux pertes que subissent les pays étrangers. Les pollueurs doivent payer.
En d’autres termes, l’opacité financière et le manque concret de coopération constituent une sorte de
subvention déguisée. Ils donnent aux banques offshore un avantage concurrentiel, tout comme l’absence de
normes environnementales permet aux entreprises pollueuses d’être plus compétitives. Or ces formes de
subvention cachée entravent le bon fonctionnement des marchés. C’est précisément l’une des missions de
l’Organisation mondiale du commerce (OMC) que de décourager les pratiques déloyales de cette nature,
en autorisant les pays qui en sont victimes à imposer des droits de douane supplémentaires pour
compenser le préjudice qu’ils subissent.
Le problème que pose ce type d’approche est qu’il est difficile de quantifier le coût exact des
pratiques anticoncurrentielles. D’où l’importance de bien mesurer les fortunes cachées et les pertes de
recettes qu’elles provoquent. L’estimation que propose cet ouvrage fournit une base solide, car elle se
fonde sur des statistiques officielles et des calculs vérifiables. Libre aux paradis fiscaux qui s’estiment
lésés de produire leur propre estimation – à condition toutefois qu’elle soit cohérente avec les données
disponibles, en particulier avec les anomalies statistiques béantes dans les positions de portefeuille des
pays.
Appliquer des sanctions douanières est également réaliste, puisque, bien qu’il s’agisse de géants
financiers, les principaux centres offshore ne sont pas de grandes puissances commerciales. À court
terme, la France ne peut guère se passer de relations financières avec le Luxembourg, mais elle peut tout à
fait arrêter de commercer avec le Grand-Duché. Il y a certes deux risques ici. Celui de l’escalade,
d’abord : la Suisse pourrait, par exemple, réagir aux tarifs français en augmentant ses propres droits de
douane, ou en fermant ses frontières aux touristes ou aux travailleurs transfrontaliers. Personne n’aurait à
gagner à une telle guerre commerciale. Mais il y a une façon de l’éviter : créer une coalition de pays
suffisamment forte pour que Berne n’ait aucun intérêt à jouer ce jeu-là. Il est concevable que la Suisse
puisse vouloir prendre des mesures de rétorsion contre la France, mais certainement pas contre les
principales puissances européennes alliées, car ce serait pour elle la ruine assurée 1.
Le second risque est que les sanctions commerciales ne suffisent pas. Le Panamá, par exemple,
pourrait préférer subir les tarifs douaniers français – même prohibitifs – que de jouer pleinement le jeu de
la transparence. La solution, à nouveau, passe par la création d’une coalition internationale comprenant
des pays qui pèsent suffisamment lourd dans le commerce extérieur du Panamá.
Voilà donc la différence essentielle avec l’épisode monégasque de 1962 : seul, un pays comme la
France ne peut pas obtenir grand-chose. Les mesures unilatérales font courir le risque d’alimenter une
escalade nuisible ou peuvent se révéler inefficaces. La solution existe néanmoins : des coalitions de pays
peuvent faire plier les principaux paradis fiscaux en imposant des sanctions douanières égales au coût de
l’opacité financière.
Un projet de tarifs douaniers

Concrètement, à quoi ressemblent les coalitions gagnantes ? Il y a un arbitrage : les petites coalitions
sont plus faciles à constituer, mais le risque que les paradis fiscaux jouent le jeu de l’escalade est plus
élevé. Au contraire, avec une grande coalition, le risque de guerre commerciale est faible, mais des
alliances de ce type sont plus difficiles à former. En pratique, les exportations des principaux centres
offshore sont très concentrées sur un nombre limité de partenaires ; il suffit donc qu’une poignée de pays
se coalisent pour que les territoires non coopératifs subissent des pertes très élevées, sans pour autant oser
lancer des représailles. Les coalitions optimales sont ainsi de petites tailles, donc faciles à constituer.
Prenons l’exemple de la Suisse – l’argument s’appliquerait de la même manière à Dubaï, à Macao ou
à tout autre pays qui pourrait être tenté de faire au XXIe siècle ce que la Suisse a entrepris au XXe, c’est-à-
dire aider les fraudeurs à se soustraire aux lois de leurs pays. L’Allemagne, la France et l’Italie pèsent
pour 35 % dans les exportations de la Suisse, mais la Confédération n’est pour eux qu’un client accessoire
(5 % à peine de leurs échanges) : toute guerre commerciale se solderait mathématiquement par la défaite
de Berne. Ces trois pays pourraient donc former une coalition avec laquelle la Suisse n’aurait aucun
intérêt à aller au bras de fer.
Quels sont les droits de douane à appliquer ? Par définition, le seul tarif justifiable du point de vue
de l’OMC est celui qui permet de récupérer ce que coûte la fraude. Suivant cette logique, et d’après mes
calculs, l’Allemagne, la France et l’Italie sont en droit d’imposer un tarif de 30 % sur les biens qu’ils
importent de Suisse si aucun progrès n’est réalisé dans les années à venir en matière de transparence.
Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, les ressortissants de ces trois pays possèdent en effet au
total près de 500 milliards d’euros environ dans les banques helvétiques, dont environ 75 % échappaient
encore à l’impôt en 2016. Cela représente des pertes de recettes fiscales d’environ 15 milliards d’euros
(impôt sur le revenu, impôt sur les successions et, dans le cas de la France, impôt de solidarité sur la
fortune). Et 15 milliards, c’est la somme qu’il est possible de récupérer avec un tarif de 30 % sur les
biens d’origine suisse.
Plusieurs remarques sur ce résultat. D’abord, les pertes de recettes dues à la fraude sont estimées a
minima, car elles n’incluent pas le coût des réductions d’impôt que les États ont dû consentir par crainte
que leurs contribuables ne dissimulent leurs fortunes en Suisse. La Grèce est un cas d’école, qui ne taxe
qu’à 10 % les dividendes – soit bien moins que les revenus du travail. L’Italie a également été loin dans la
détaxation du capital financier. Les dividendes n’y sont ainsi aujourd’hui imposés qu’à 26 %, les
successions sont quasiment exonérées d’impôt et la croyance qu’il est impossible de taxer la richesse
financière est si répandue que seul le patrimoine immobilier a été touché par les hausses d’impôt
intervenues depuis la crise financière – une politique qui a d’ailleurs conduit à la défaite de Mario Monti
aux élections générales de 2013. Préférons cependant des calculs de pertes prudents, parce qu’ils n’ont
aucune raison d’être contestés devant l’OMC.
Deuxième remarque : dans tout calcul de droits de douane optimaux, il y a une petite marge d’erreur,
puisqu’on ne sait jamais quelle sera exactement la réaction des exportateurs et des importateurs, celle-ci
dépendant de nombreux paramètres. Un scénario plausible est le suivant : si un tarif est imposé, les clients
français cesseront d’acheter des produits suisses, sauf si les prix après impôt de ces produits restent
inchangés, ceux-ci étant déterminés au niveau mondial. Les producteurs suisses devront donc vendre de
plus petites quantités et réduire leurs prix avant impôt. C’est-à-dire qu’au lieu d’exporter comme
aujourd’hui pour 60 milliards d’euros de biens à destination de la France, de l’Allemagne et de l’Italie
– principalement des produits chimiques, des machines et des montres – ils ne vendront plus que pour
45 milliards d’euros, ce qui, après paiement de la taxe de 30 %, correspondra à une facture inchangée de
60 milliards environ pour les importateurs. D’où une baisse de 15 milliards du revenu national en Suisse
et une augmentation correspondante dans les trois pays frontaliers.
Selon toute vraisemblance, une perte de 15 milliards d’euros suffirait pour contraindre la Suisse à
appliquer une transparence fiscale totale, car il s’agit d’une somme comparable à ce que lui rapporte au
total la gestion des richesses cachées. D’après les statistiques officielles, le secteur financier pèse 11 %
environ du PIB de la Confédération. Mais les activités de gestion de fortune privée proprement dites ne
représentent que 4 %. Le reste correspond à l’activité des assureurs et aux autres métiers des banques, les
prêts, la spéculation pour compte propre, etc. En outre, les fortunes gérées par les banques helvétiques ne
sont pas toutes dissimulées – celles des Suisses sont pour la plupart bien déclarées –, si bien que
l’évasion fiscale ne rapporte guère plus que 3 % du PIB (1 % environ du montant total des avoirs non
déclarés gérés par les banques), soit 15 milliards d’euros par an. Il s’agit d’une contribution appréciable,
mais pas vitale : contrairement à une idée courante, la Suisse ne vit pas de l’opacité financière (à
l’inverse des micro-États comme les îles Vierges britanniques). Elle se remettra fort bien de sa
disparition.
Il y a certes des incertitudes sur ce que gagne exactement la Confédération, et l’ordre de 3 % du PIB
est prudent, notamment parce que les avoirs des fraudeurs créent de l’activité ailleurs que dans les
départements de gestion de fortune des banques. Cependant, le point important est que l’évasion fiscale
rapporte à la Suisse beaucoup moins que ce qu’elle coûte aux pays qui en sont victimes. Si les banques
helvétiques étaient les seules au monde à fournir des services d’évasion fiscale, elles pourraient en
principe récupérer pour elles-mêmes, sous la forme de commissions élevées, l’intégralité ou presque du
montant des impôts évités par leurs clients. Mais elles ne sont plus en situation de monopole et ne
parviennent pas à facturer les commissions exorbitantes qui étaient les leurs dans les années 1960.
Si jamais les droits de douane de 30 % ne suffisaient pas (par exemple en raison de l’influence
politique des banquiers au sein de la Confédération), il conviendrait d’élargir la coalition à de nouveaux
pays : en y incluant le Royaume-Uni, l’Espagne et la Belgique, les pertes pour la Suisse atteindraient 4 %
du PIB ; avec l’Union européenne au complet, 5 %. Plus il y a d’États dans la coalition, plus les chances
de succès sont élevées. Toutefois, la bonne nouvelle est qu’il suffit d’un groupe restreint (France,
Allemagne, Italie, cette dernière pouvant être remplacée par le Royaume-Uni) pour obliger les banques et
les autorités helvétiques à coopérer pleinement.
Dernière remarque : les calculs ici présentés se fondent sur mon estimation du montant de la fraude
dans les banques suisses en 2016, à la veille de l’échange automatique de données. Ils prennent en compte
le fait qu’une proportion croissante des fortunes européennes gérées par les établissements helvétiques
sont déclarées au fisc en bonne et due forme : moins de 5 % l’étaient avant la crise financière de 2008-
2009, contre 25 % environ aujourd’hui. Si tous les banquiers appliquent scrupuleusement l’échange
automatique, cette fraction atteindra 100 % ; la fraude disparaîtra et la nécessité de sanctions avec elle.
Mais si les banquiers suisses trahissent une nouvelle fois leurs promesses, il faudra songer à les
appliquer.
Disons-le clairement : le but des sanctions commerciales est de forcer les paradis fiscaux à bien
coopérer, pas de rétablir le protectionnisme. Des droits de douane de 30 % n’ont jamais enrichi
durablement qui que ce soit. Dans la durée, le libre-échange profite à tout le monde et le protectionnisme
est à proscrire. Simplement, il n’est plus possible de continuer à libéraliser le commerce en ignorant
complètement les problèmes de dissimulation fiscale. Ceux-ci doivent être remis au cœur des discussions
commerciales.
La même approche permettrait d’obtenir la coopération effective des autres grandes places. Dans
tous les cas, les grands pays peuvent faire reculer l’opacité financière à l’aide de coalitions de
relativement petite taille.
Le cas luxembourgeois

Un pays pose néanmoins problème, car il est protégé des sanctions douanières par les traités
européens : c’est le Luxembourg. Faut-il l’exclure de l’Union européenne ? La question mérite d’être
posée, car le Luxembourg qui a cofondé l’Union en 1957 n’a plus rien à voir avec celui d’aujourd’hui.
L’acier y était tout ; la finance n’y était rien. Désormais, sans son industrie financière, le Grand-Duché
n’est rien ; l’offshore, demain, y sera peut-être tout (voir figure 8). C’est le paradis fiscal des paradis
fiscaux, présent à toutes les étapes du circuit de la gestion de fortune internationale, utilisé par toutes les
autres places financières.

FIGURE 8

Source : Statec (voir annexe au chapitre 5 sur www.gabriel-zucman.eu).

Les signataires du traité de Rome ne pouvaient envisager la possibilité d’un tel bouleversement
quand ils ont posé les bases des institutions européennes. Pour eux, le Luxembourg était une vieille nation,
héritière d’un État membre du Saint Empire romain germanique depuis l’an mil, qui s’était résolument
engagée en faveur du rêve européen. Aujourd’hui, le piège s’est refermé. Colonie économique de
l’industrie financière internationale, le Luxembourg est au cœur de l’évasion fiscale européenne et
paralyse la lutte contre ce fléau depuis des décennies.
Cette grande transformation mérite d’être racontée, si l’on veut réfléchir sereinement à la façon d’y
remédier. Il faut bien comprendre, d’abord, que le Luxembourg ne doit pas le succès de sa reconversion à
sa prétendue stabilité ou à sa main-d’œuvre hautement qualifiée, comme l’affirment ses thuriféraires. En
réalité, l’inflation y a été quasiment aussi élevée qu’en France à partir des années 1970 et bien plus forte
qu’en Allemagne. L’activité fluctue violemment au gré des soubresauts de la finance internationale : entre
2007 et 2009, le PIB par travailleur a baissé de 10 % (contre 2 % en France) ; il a peu remonté depuis. La
seule stabilité est celle du pouvoir : la famille régnante, les Nassau, se transmet d’une branche à l’autre le
titre de grand-duc depuis 1783 ; le Parti populaire chrétien-social fournit le Premier ministre depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale, à l’exception d’une brève période de cinq ans à la fin des années 1970 et
du gouvernement élu en 2013. Quant à la main-d’œuvre nationale, elle est vieillissante et n’a rien d’unique
à vendre : ni acier, ni tradition ancestrale de gestion de fortune comme en Suisse, ni diplômes
d’universités prestigieuses comme en Grande-Bretagne.
Si le Luxembourg a réussi à devenir l’une des premières places financières mondiales, c’est en
commercialisant sa propre souveraineté 2. À partir des années 1970, l’État s’est lancé dans une entreprise
inédite : la vente aux multinationales du monde entier du droit de décider elles-mêmes de leurs propres
taux d’imposition, contraintes réglementaires et obligations légales. Nombreux sont ceux qui ont trouvé
avantage à ce commerce d’un nouveau genre. Une grande banque souhaite-t-elle créer un fonds
d’investissement pour ses clients ? Qu’elle l’installe au sein du Grand-Duché, l’État renonce entièrement à
le taxer. La même désire vendre de nouvelles actions pour renforcer son capital et satisfaire ainsi aux
exigences des régulateurs ? Au Luxembourg, elle peut émettre des titres « hybrides » : actions pour les
superviseurs, mais obligations pour le fisc – les revenus payés seront déductibles de l’impôt sur les
sociétés. À l’automne 2014, les « LuxLeaks » ont révélé très concrètement la façon dont les autorités
fiscales luxembourgeoises signent des accords discrétionnaires avec les multinationales du monde entier,
leur garantissant des taux effectifs d’imposition faibles ou nuls.
Le commerce de souveraineté ne connaît pas de limite. Tout s’achète ; tout se négocie. Il a attiré par
milliers fonds d’investissement, holdings de groupes multinationaux, coquilles vides et banques privées.
L’implantation des sociétés, à son tour, a fait venir les travailleurs de la finance, de l’audit et du conseil.
Ils sont plus de cent cinquante mille aujourd’hui à traverser deux fois par jour la frontière, pour moitié de
France, pour un quart de Belgique et pour un autre quart d’Allemagne.
Le Luxembourg n’est pas, tant s’en faut, le seul pays qui ait vendu sa souveraineté. Bien des micro-
États ont cédé à la tentation. Mais c’est celui qui a été le plus loin. En 2017, un tiers de la production du
Grand-Duché sert à payer les salaires des travailleurs transfrontaliers et, surtout, les revenus dus aux
propriétaires étrangers des banques, des Sicav, des holdings. Le produit national brut ne représente ainsi
que les deux tiers du produit intérieur brut : après déduction de tous les revenus primaires nets payés au
reste du monde – salaires, dividendes, et intérêts –, le PIB luxembourgeois est amputé d’un tiers.
Situation unique au monde et dans l’histoire : aucune nation indépendante, aussi petite et ouverte au
commerce international soit-elle, n’a jamais versé une telle part de ses revenus à l’étranger. Un seul
territoire s’apparente aujourd’hui à cet égard au Grand-Duché : Porto Rico. Archipel des Caraïbes de près
de quatre millions d’habitants, c’est un paradis fiscal prisé des multinationales, notamment
pharmaceutiques. La totalité ou presque du capital y est détenue par des Américains, qui y font travailler
la population locale ; tous les profits sont reversés à l’Oncle Sam. La différence avec le Luxembourg ?
Porto Rico n’est pas une nation indépendante. Le Congrès des États-Unis y édicte la plupart des lois, mais
la population locale ne peut élire ni sénateur, ni représentant, ni le président des États-Unis.
Imaginez une plateforme océanique où des habitants se rencontreraient dans la journée pour produire
et commercer, affranchis de toute loi et de tout impôt, avant de se téléporter le soir venu pour retrouver
leur famille sur le continent. Personne ne songerait à considérer ce lieu, où 100 % de la production serait
reversée à l’étranger, comme une nation. Qu’est-ce qu’une nation, qu’est-ce qu’une plateforme ? On ne sait
où fixer la limite, mais le seuil de production de 50 %, dont le Luxembourg s’approche et qu’il pourrait
atteindre vers 2025, n’est pas déraisonnable.
Le Luxembourg : in ou out ?

Soyons clairs : si le Luxembourg n’est plus une nation, il n’a plus sa place dans l’Union européenne.
Au Conseil de l’Union européenne (qui réunit les ministres des États membres) et au Conseil européen (où
les chefs d’État et de gouvernement déterminent les objectifs stratégiques), chaque pays, aussi petit qu’il
soit, peut faire entendre sa voix. Mais rien dans les traités, dans l’esprit de la construction européenne ou
dans la raison démocratique ne justifie qu’une plateforme hors sol pour l’industrie financière mondiale ait
une voix égale à celle des autres pays. D’autant que le Grand-Duché, comme chaque État membre, dispose
de capacités de blocage étendues. Au Conseil de l’Union européenne, chaque pays dispose d’un droit de
veto sur les questions relatives à la fiscalité, à la protection sociale et aux affaires extérieures. Au Conseil
européen, les décisions sont prises à l’unanimité. Dans ces deux institutions où s’exerce l’essentiel du
pouvoir, le représentant des cinq cent mille habitants du Luxembourg peut dicter sa volonté à cinq cents
millions d’Européens. Saura-t-on un jour tout des blocages et des compromissions imposés par ce
dernier ? Sans doute pas, car les délibérations du Conseil européen (et certaines réunions des ministres
des Finances) sont tenues secrètes, ce dont le Premier ministre luxembourgeois s’est d’ailleurs félicité
publiquement.
L’autre problème soulevé par l’appartenance du Luxembourg, sous sa forme actuelle, à l’Union
européenne est le risque qu’elle représente pour la stabilité financière de l’Union. Car le modèle du
Grand-Duché, fondé sur un secteur financier hypertrophié, n’est pas viable et ne peut déboucher à terme
que sur une catastrophe, comme en Irlande ou à Chypre, avec à la clé un coûteux sauvetage. C’est aussi un
modèle qui, contrairement aux idées reçues, n’a pas enrichi la population locale. Le PIB par travailleur
n’a crû que de 1,4 % par an depuis 1970, un résultat très médiocre qui place le Luxembourg dans la queue
du peloton des pays développés.
Les inégalités parmi les habitants, en revanche, se sont envolées. Les salaires réels ont explosé dans
le secteur offshore, en particulier dans les activités juridiques et de conseil aux entreprises. Dans
l’industrie manufacturière, la construction ou les transports, les travailleurs n’ont bénéficié d’aucun gain
de pouvoir d’achat à partir du milieu des années 1990 et ont vu leur position relative s’effondrer. Depuis
1980, le taux de pauvreté a doublé. Les prix de l’immobilier ont triplé. Sa capitale, ville de cent mille
habitants, certes verdoyante et fortifiée, mais aux attraits somme toute limités, est aujourd’hui aussi chère
que Londres. Le Luxembourg est un pays coupé en deux, où banquiers, avocats et experts-comptables
vivent dans l’opulence, mais où le reste de la population subit un déclassement accéléré. Et que les exclus
de la finance ne comptent pas trop sur l’école : les performances éducatives, d’après les enquêtes Pisa,
sont parmi les plus mauvaises des pays de l’OCDE et les inégalités scolaires au plus haut.
Si l’on veut éviter que les catastrophes irlandaise et chypriote se répètent, il est urgent que le
Luxembourg fasse marche arrière. La solution la plus simple ? Une coopération pleine et entière avec les
pays étrangers pour endiguer la fraude et mettre un terme à l’optimisation fiscale des grandes entreprises.
Cette opération de transparence coûtera très cher au Grand-Duché (au moins 30 % du PIB), car le secteur
financier luxembourgeois vit littéralement des manipulations comptables des multinationales et de la
fraude des particuliers, notamment parce qu’une fraction considérable de l’argent détenu en Suisse et
ailleurs est recyclé dans ses fonds d’investissement. À défaut d’une coopération immédiate, la menace à
agiter est claire : c’est l’exclusion de l’Union européenne, suivie d’un embargo financier et commercial de
la part des trois pays limitrophes.
Pour un cadastre financier mondial

À présent que nous avons analysé le premier principe du plan d’action – des sanctions contre les
territoires non coopératifs –, venons-en au deuxième, la création d’outils de transparence financière.
L’objectif numéro un, et l’une des propositions centrales formulées dans cet ouvrage, est de créer le
cadastre financier du monde. De quoi s’agit-il ? Tout simplement d’un registre indiquant qui possède
l’ensemble des titres financiers en circulation, les actions, les obligations et les parts de fonds
d’investissement du monde entier. L’utilité d’un cadastre de ce type est de permettre aux administrations
fiscales de vérifier que les banques, onshore et surtout offshore, leur transmettent bien toutes les données
dont elles disposent. Sans registre de ce type, les banquiers suisses auront tout loisir de prétendre qu’ils
n’ont pas de clients français et de communiquer peu d’informations à Bercy. C’est ce que nous enseigne
l’histoire : de la falsification à grande échelle des documents bancaires par les établissements suisses en
1945 au fiasco de la directive épargne en passant par le programme des « intermédiaires qualifiés » aux
États-Unis, tout indique que nous avons besoin d’outils de vérification qui ne dépendent pas exclusivement
de la bonne volonté des banquiers.
Mais le but du cadastre va au-delà de la lutte contre l’évasion fiscale : mieux enregistrer les
richesses permettrait de lutter plus efficacement contre le blanchiment d’argent, la corruption et le
financement du terrorisme ; de faire des pas de géant dans la surveillance de la stabilité financière ; et
surtout d’améliorer notre mesure des inégalités, une condition indispensable pour mettre en œuvre des
politiques fiscales appropriées. Son édification doit être l’objectif central de tous les opposants à
l’opacité financière.
Ce cadastre n’a rien d’une utopie, puisque des registres similaires existent déjà – mais dispersés et
gérés par des sociétés privées. Le but est de les fusionner dans un registre global qui serve le bien public.
Pour comprendre le fonctionnement de ce dispositif, son utilité et sa faisabilité, il faut d’abord savoir
ce que font les registres parcellaires qui existent aujourd’hui. Comme on l’a vu dans le premier chapitre,
les actions et les obligations ont, pendant la plus grande partie du XXe siècle, pris la forme de morceaux de
papier. Il fallait déplacer les titres de banque en banque à chaque transaction, ce qui était particulièrement
laborieux. Avec la croissance de l’après-guerre, la masse de titres devient considérable et le système est
au bord de l’asphyxie. Pour remédier à cette situation, chaque pays se dote à partir des années 1960
(parfois un peu avant) d’un dépositaire central où les titres sont immobilisés. Aux États-Unis, par
exemple, c’est la Depository Trust Corporation (DTC), fondée en 1973, qui garde aujourd’hui dans ses
coffres tous les titres émis par les sociétés américaines (la Réserve fédérale de New York conservant
ceux de la dette publique). Les banques ont chacune un compte auprès de la DTC ; quand un de leurs
clients vend un titre, leur compte est débité et celui de la banque de l’acheteur est crédité. Plus aucun
morceau de papier ne circule. Une fois immobilisés, au cours de la décennie 1960, les titres ne tardent pas
à être dématérialisés : le papier disparaît complètement, la DTC gardant sur ses ordinateurs la trace de
qui détient quoi.
Tous les pays font de même et ont leur propre dépositaire central. Mais ce système a une faille.
Depuis les années 1960, les sociétés américaines ont pris l’habitude d’émettre des obligations en marks
ou en livres sterling, directement en dehors du territoire des États-Unis, sur les marchés allemands ou
anglais. Ces titres apatrides, ni vraiment américains ni vraiment européens, n’ont aucun dépositaire central
naturel. Deux sociétés comblent ce vide et jouent pour eux le rôle de registre : Euroclear en Belgique et
Cedel au Luxembourg, aujourd’hui connue sous le nom de Clearstream.
L’importance qu’ont prise l’activité de cette dernière entreprise et les fantasmes qui l’entourent
(notamment en France) rendent nécessaires de rapides éclaircissements. La dénomination de Clearstream,
d’abord, est trompeuse. L’activité originelle – et toujours principale – de cette société est celle de
dépositaire central. Il s’agit de garder en lieu sûr les obligations apatrides (sous forme papier autrefois,
électronique aujourd’hui) et de tenir le livre de qui les possède. C’est une activité de gestion des stocks.
Et ce n’est qu’assez récemment que Clearstream s’est mise à jouer le rôle de chambre de compensation
(clearing house), activité de gestion de flux qui consiste à établir, à la fin de chaque journée, les
engagements qu’ont tous les acheteurs et les vendeurs du marché les uns envers les autres, afin de
transformer des millions d’ordres bruts en un nombre limité d’opérations nettes. Cette activité de
compensation ne présente pas d’intérêt particulier pour la lutte contre les paradis fiscaux, au contraire de
celle de dépositaire central, car Clearstream et Euroclear sont actuellement les deux seules entités
capables d’authentifier les propriétaires des milliers de milliards de dollars de titres apatrides.
La première étape de la création d’un cadastre financier mondial consiste à fusionner les bases
informatiques de la DTC (pour les titres américains), d’Euroclear Belgique et de Clearstream (pour les
titres apatrides), d’Euroclear France (pour les titres français) et de tous les autres dépositaires centraux
nationaux. Qui devra être en charge de cette mission ? Un candidat possible est le Fonds monétaire
international, l’une des seules organisations internationales qui soit véritablement mondiale – tous les pays
en sont membres, à de rares exceptions près. Le FMI a la capacité technique de créer ce cadastre et de le
faire fonctionner à moyen terme ; c’est aussi l’institution qui établit les règles statistiques internationales
et est chargée de collecter les données sur les flux de capitaux et les positions de portefeuille de pays,
dont on a vu qu’elles souffraient présentement de graves anomalies (en particulier d’un déséquilibre béant
entre actifs et passifs). Or le cadastre permettra précisément de résoudre ces problèmes, qui handicapent
gravement la surveillance de la stabilité financière. À court terme, il semble plus réaliste d’envisager la
création de registres régionaux (par exemple, un cadastre européen géré par la Banque centrale
européenne) ; ces derniers pourraient ensuite fusionner progressivement afin de couvrir, in fine, toutes les
actions et les obligations du monde.
L’un des principaux enjeux pour un tel cadastre serait de bien enregistrer les bénéficiaires effectifs
des richesses. Tout le capital du monde appartient en fin de compte à des personnes réelles, exception
faite du patrimoine des gouvernements et des institutions à but non lucratif (musées ou universités, par
exemple). Mais le risque est grand qu’une part importante des titres financiers en circulation ne puisse pas
être initialement attribuée à des personnes bien identifiées, car les actions et les obligations sont pour
beaucoup détenues par des intermédiaires financiers interconnectés – Sicav, fonds de pension, compagnies
d’assurances, etc. La plupart des dépositaires n’enregistrent pas dans leurs fichiers le nom des
propriétaires réels, mais seulement celui des intermédiaires par lesquels les titres transitent. Si l’on veut
identifier leurs propriétaires finaux, il faut pouvoir démêler la pelote de l’intermédiation financière.
Heureusement, quelques progrès ont été réalisés en la matière depuis la crise financière de 2008-2009,
sous l’égide d’un comité chargé de créer un système mondial harmonisé d’identification des entités
juridiques 3. En outre, en vertu de la réglementation antiblanchiment internationale, la puissance publique
est en droit d’exiger des dépositaires qu’ils identifient correctement les détenteurs finaux des titres, en
remontant la chaîne d’intermédiation financière s’il le faut. C’est le principe fondamental de la lutte contre
le blanchiment et contre le financement du terrorisme : tous les établissements doivent connaître le nom et
l’adresse de leurs clients ultimes.
Certains lecteurs craindront sans doute qu’un cadastre financier mondial ne menace la vie privée des
particuliers. Pourtant, tous les pays disposent déjà de registres fonciers ; ces cadastres sont publics, et il
semble qu’ils soient rarement utilisés à des fins abusives. Ainsi, n’importe qui peut savoir qui détient les
immeubles de Park Avenue à New York (même si l’on bute parfois sur des sociétés-écrans) ou si une
personne donnée possède une maison à Brooklyn. Il est vrai que ces cadastres immobiliers ne capturent
qu’une partie du patrimoine total des ménages. Cependant, quand ils furent créés, il y a des siècles (en
France, en 1791), la terre et l’immobilier représentaient l’essentiel de la richesse, si bien qu’ils
consignaient de fait presque toute la fortune privée. Il est tout simplement faux de penser qu’un cadastre
financier constituerait une rupture radicale par rapport aux pratiques existantes en matière de vie privée ;
et si les cadastres immobiliers sont publics, pourquoi le registre financier mondial ne le serait-il pas ?
Tous les pays n’ont bien sûr pas la même attitude vis-à-vis de la transparence ; et celle-ci change au
cours du temps. En Norvège, les revenus et les fortunes des contribuables sont rendus publics. Ce n’est
pas le cas en France ou aux États-Unis aujourd’hui, même si en Amérique le montant de l’impôt sur le
revenu payé par chacun le fut en 1923 et en 1924. On peut donc concevoir que le cadastre financier ne soit
pas toujours et partout public. Mais, quel que soit l’organisme public qui le gérera, il devra en garantir
l’accès aux administrations fiscales, qui pourront ainsi vérifier que tous les titres possédés par leurs
contribuables sont bien déclarés – et en particulier que les banques offshore échangent toutes les
informations dont elles disposent (voir figure 9).
À court terme, le cadastre financier mondial ne comprendra pas l’ensemble des richesses
financières, mais seulement les actions, les obligations et les parts de fonds d’investissement. Il n’existe
pas de registre privé complet pour les produits dérivés à l’heure actuelle – les quelques registres qui ont
été créés après la crise financière de 2008-2009 sont encore parcellaires. Il s’agit là d’une lacune grave,
qui handicape lourdement la surveillance de la stabilité financière et qui, si elle n’était pas comblée,
pourrait à terme ruiner le dispositif que je propose – car les fraudeurs pourraient alors convertir tous leurs
titres en options, warrants, etc. C’est pourquoi il est essentiel que le cadastre mondial, une fois créé à
partir des registres exhaustifs qui existent pour les titres, soit le plus rapidement possible étendu aux
dérivés. Plus que d’une simple question fiscale, il s’agit d’un enjeu crucial pour la régulation des marchés
financiers.

FIGURE 9
Un impôt sur le capital

Le registre financier mondial est intimement lié à l’impôt mondial sur le capital que préconise
Thomas Piketty dans Le Capital au XXIe siècle. Cette proposition a suscité un vif débat, qu’il ne s’agit pas
de reprendre ici. Imaginons simplement qu’un impôt sur le capital s’avère souhaitable dans certains pays,
à certaines périodes – par exemple là et au moment où la concentration de la richesse aurait atteint des
niveaux extrêmes, au-delà desquels l’inégalité nuit à la croissance, à l’innovation ou au bon
fonctionnement de nos institutions démocratiques. Comment fonctionnerait un tel impôt ? Il est impossible
de taxer la richesse si on ne peut la mesurer. La plupart des contribuables sont honnêtes et s’acquitteraient
de l’impôt sur le capital s’il existait, mais il suffirait qu’une minorité de fraudeurs s’y soustraient pour que
le consentement à l’impôt soit sérieusement miné. Le cadastre financier que je décris, conjugué aux
registres fonciers déjà en place, permettrait au contraire de faire fonctionner l’impôt sur la fortune de
manière démocratique et transparente. C’est pourquoi le cadastre est une condition nécessaire à une bonne
imposition de la richesse au XXIe siècle.
La combinaison de l’impôt sur le capital et du registre financier mondial sonnerait le glas de
l’opacité financière. Sans impôt sur le capital, le risque existe que le cadastre mondial échoue à identifier
qui possède quoi exactement. Malgré la réglementation antiblanchiment qui impose aux institutions
financières de connaître qui sont les bénéficiaires effectifs des fortunes qu’elles ont en dépôt, une fraction
non négligeable des titres pourrait continuer à être enregistrée dans le cadastre comme appartenant à des
trusts, sans propriétaires bien identifiés. On peut même imaginer que se développe à grande échelle un
commerce d’identité, dans lequel des individus prétendraient détenir les richesses des fraudeurs ou des
trafiquants de drogue. Un impôt sur le capital – même à taux très faible – résoudrait ce problème.
Prenons un cas concret : imaginons un impôt mondial au taux de 0,1 %. Cela signifie que, chaque
année, 0,1 % de la valeur de tous les titres financiers, comptes bancaires, etc., consignés dans le cadastre
serait prélevé à la source – et, en particulier, 0,1 % de la valeur des portefeuilles détenus par des
Français. Afin de récupérer ce qui leur a été pris, ceux-ci n’auraient qu’une seule solution : déclarer leur
patrimoine sur leur feuille d’impôt. Les contribuables les plus fortunés, ceux qui sont soumis au taux
d’impôt de solidarité sur la fortune de 1,5 % aujourd’hui, pourraient déduire les 0,1 % prépayés de cet
impôt. Les moins riches, aujourd’hui non imposables, se feraient rembourser l’intégralité des 0,1 %.
Cette solution a quatre avantages. D’abord, elle est réaliste : le prélèvement de 0,1 % à la source n’a
rien d’utopique. Un impôt identique existe déjà dans plusieurs pays, comme en Suisse, où toutes les
entreprises doivent, avant de verser quelque intérêt ou dividende que ce soit, retenir un impôt
remboursable de 35 %. La différence avec la taxe que je propose ? Celle-ci est mondiale – tous les titres
financiers y sont soumis, et non, comme en Suisse, les seuls titres helvétiques – et exprimée en pour cent
de la richesse (0,1 % de la valeur des titres financiers), plutôt que des revenus (35 % des intérêts et des
dividendes qu’ils produisent), car de nombreux titres ne génèrent aucun revenu. À partir du moment où il
existe un cadastre global, ces deux différences ne posent aucun problème pratique. Il n’y a pas
d’échappatoire à la taxe.
Le deuxième avantage est que chaque pays préserve sa souveraineté fiscale, puisque l’impôt peut
être remboursé aux propriétaires des titres une fois que ces derniers les ont déclarés dans leur pays. Les
États qui ne souhaitent pas imposer les fortunes rendront l’intégralité de la taxe prélevée. Les pays qui
veulent imposer un barème progressif continueront à le faire en toute liberté, comme on l’a vu dans
l’exemple français ci-dessus.
Troisième et principal intérêt : l’impôt mondial à la source réduira considérablement le recours aux
sociétés-écrans, trusts, fondations, prête-noms, ainsi qu’à toutes les techniques imaginables de
dissimulation. Pour une raison simple : il ne sera remboursable qu’après déclaration des fortunes sur les
feuilles d’impôt. Ceux qui voudront cacher leur richesse n’auront d’autre possibilité que de payer la taxe.
L’impôt à la source sur le capital est l’arme ultime contre l’opacité financière.
Enfin, la taxe à la source rendra aux États qui le désirent la possibilité de créer leur propre impôt sur
la fortune, à base large et à taux progressif, sans avoir à craindre les dissimulations. Dans bien des pays,
ce sont précisément ces craintes qui ont conduit, depuis les années 1980, à la suppression des impôts sur
la fortune existants. Or ces impôts sont souhaitables pour de nombreuses raisons : non seulement pour
lutter contre l’opacité financière, mais aussi et surtout pour réduire les inégalités. La lutte contre les
paradis fiscaux est ainsi bien plus qu’une simple question technique. Avec le cadastre financier et l’impôt
sur le capital, les États pourront non seulement retrouver une partie de la souveraineté qu’ils se sont laissé
dérober, mais aussi endiguer l’explosion des inégalités patrimoniales.
L’optimisation fiscale des multinationales

Tous les problèmes ne seront pas résolus pour autant. En particulier, même si l’impôt progressif sur
la fortune venait à voir le jour, il ne se substituerait pas à l’impôt sur les profits des sociétés. On pourrait
certes envisager qu’à terme le premier remplace en partie le second – puisque le but n’est pas
d’augmenter les prélèvements obligatoires, mais de les adapter à l’économie du XXIe siècle. L’efficacité
économique recommande cependant d’utiliser les deux instruments. Et dans le contexte de disette
budgétaire que connaissent les États, il serait absurde de se passer à court terme des recettes de l’impôt
sur les sociétés. Le problème est que celui-ci est à bout de souffle et doit également être réinventé, car les
paradis fiscaux offrent aux entreprises multinationales des possibilités quasi illimitées de s’y soustraire,
ce qui in fine signifie moins d’impôts pour les actionnaires et les cadres dirigeants. La dérive est
profonde, mais la solution, là encore, existe.
La raison de la faillite actuelle est que l’impôt sur les sociétés est fondé sur une fiction, l’idée que
l’on peut établir les profits réalisés par chaque entreprise pays par pays. Or cette fiction n’est plus tenable
aujourd’hui, parce que les groupes multinationaux, conseillés par les grandes sociétés d’audit et de
conseil, ont tout loisir de localiser leurs bénéfices là où il leur sied, c’est-à-dire là où ils sont le moins
imposés. Et les grands pays ont renoncé d’eux-mêmes à taxer les profits « réalisés » hors de leur territoire
en signant des centaines de traités internationaux dits de double imposition, qui en pratique se traduisent
par une double non-imposition.
Comment l’optimisation fiscale des entreprises fonctionne-t-elle ? Fort simplement, en dépit de ce
que l’on entend souvent. Il y a deux grandes techniques. La première, celle des prêts intragroupes, consiste
à lester de dettes les filiales situées dans les pays qui imposent fortement les bénéfices, comme la France
ou les États-Unis. Le but est de réduire les profits là où ils sont taxés pour les faire apparaître au
Luxembourg ou aux Bermudes, où ils ne sont guère imposés. Cette manipulation très populaire se heurte
néanmoins à un problème de taille : elle est assez facilement détectable.
La seconde technique d’optimisation, la manipulation des prix de transfert, joue un rôle plus
important. Concrètement, les multinationales truquent les prix auxquels leurs filiales s’achètent les unes
aux autres leurs propres produits. Au sein d’un même groupe, les filiales des Bermudes vendent à prix
d’or des services aux entités localisées en France. Les profits apparaissent ainsi à nouveau dans les
paradis fiscaux et les pertes dans les grandes économies d’Europe continentale, au Japon ou aux États-
Unis. Les subtilités juridiques qui permettent aux multinationales de s’adonner à ces combinaisons tout en
restant à la frontière de la légalité sont légion. La conséquence ? En 2017, les entreprises américaines
déclarent réaliser 55 % de leurs profits étrangers dans six pays : les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Irlande,
les Bermudes, la Suisse et Singapour. D’après les meilleures estimations disponibles, qui à ce stade
n’existent que sur données américaines, cette délocalisation artificielle des profits ampute d’environ 20 %
les impôts payés par les multinationales, leur permettant de réduire leur facture fiscale de 120 milliards
d’euros par an 4.
Tout cela a beau être connu, répété et unanimement déploré, il faut se rendre à l’évidence : le
problème empire, parce que la manipulation des prix de transfert n’a jamais été aussi facile
qu’aujourd’hui. On peut se vendre des bananes ou des seaux à des prix exorbitants – cela s’est vu –, mais
pour les entreprises qui s’adonnent à une fraude aussi grossière le risque est élevé de se voir redresser
par le fisc. Rien de moins risqué, en revanche, que de manipuler les prix des brevets, des logos, des
marques ou des algorithmes, car la valeur de ces actifs est intrinsèquement difficile à établir. C’est la
raison pour laquelle les géants de l’évasion fiscale sont les entreprises de la nouvelle économie, les
Google, Apple et Amazon. L’impôt sur les sociétés se meurt à mesure que le capital immatériel gagne en
importance.
Ces manipulations comptables ne font pas que coûter cher aux États. Elles en viennent également à
faire perdre leur signification aux statistiques macroéconomiques de base, avec, à la clé, des
conséquences dramatiques pour la régulation financière. Ainsi, les comptes nationaux de l’Irlande sont
gravement contaminés par les truquages des multinationales. Dans la balance des paiements, d’abord :
pour faire apparaître leurs profits dans l’île, où ils ne sont taxés qu’à 12,5 %, les entreprises font en sorte
que leurs filiales irlandaises importent à vil prix et exportent à des prix artificiellement élevés. D’où un
excédent commercial hallucinant de 25 % du PIB ! Celui-ci n’a rien à voir avec un quelconque avantage
compétitif ; le surplus ainsi accumulé ne profite d’ailleurs aucunement à la population irlandaise, il est
entièrement reversé aux propriétaires étrangers des filiales, si bien que le revenu national est inférieur de
près de 20 % au PIB. Les manipulations des prix de transfert déforment ensuite massivement le partage de
la valeur ajoutée : les profits artificiellement élevés des filiales étrangères font monter la part du capital
jusqu’à plus de 50 % dans les secteurs où le capital immatériel est important, comme dans l’industrie
pharmaceutique.
Un impôt sur les sociétés pour le XXIe siècle

Que faire ? L’approche actuelle des pays du G20 et de l’OCDE consiste à essayer de réformer le
système existant par une série de petites mesures techniques 5. Avec le recul – les premiers efforts ont
commencé dans la seconde moitié des années 1990 –, la conclusion est claire : cette approche est vouée à
l’échec. Dans la course à la manipulation des prix de transfert, les multinationales auront toujours une
longueur d’avance sur les contrôleurs, puisque leurs moyens sont autrement plus élevés. Augmenter les
ressources dédiées à la lutte contre les manipulations comptables serait sans doute une bonne chose, mais
le risque est réel d’assister à une surenchère de dépenses d’un côté comme de l’autre, en pure perte pour
la collectivité.
La solution est de taxer les profits mondiaux qui, eux, ne peuvent pas être truqués. Pour les attribuer
aux différents États, il faut ensuite utiliser une formule de répartition non manipulable. La formule idéale
met un poids élevé sur le montant des ventes réalisées dans chaque pays, les entreprises n’ayant guère de
contrôle sur celui-ci : elles ne peuvent pas déplacer leur clientèle de la France aux Bermudes ! Le
problème est que, si la Chine fabrique un produit que seuls les Américains achètent, ne prendre en compte
que la localisation des ventes revient à attribuer tous les profits – et donc tout l’impôt – aux États-Unis.
Pour éviter un tel scénario, d’autres éléments peuvent être pris en compte, comme la masse salariale et le
capital utilisé dans la production. Une fois les profits attribués aux différents pays, chacun reste libre de
les imposer au taux qu’il souhaite.
Même si la formule magique n’a pas encore été inventée (et n’existe probablement pas), il faut bien
comprendre l’avantage d’un tel système : l’imposition globale des profits rendra caduque la manipulation
des prix de transfert. D’après les estimations dont nous disposons, on peut en attendre une hausse d’au
moins 20 % des recettes de l’impôt sur les sociétés. Et c’est sans compter sur les économies réalisées par
les multinationales, qui n’auront plus à payer des centaines de millions d’euros pour savoir comment faire
apparaître leurs profits en Irlande ou à Singapour en minimisant les risques juridiques… Seuls les
cabinets spécialisés dans l’optimisation fiscale perdront au change ; il faudra qu’ils se reconvertissent
dans des activités socialement utiles.
L’imposition mondiale des profits est-elle une utopie, comme le prétend l’OCDE pour justifier son
conservatisme ? Nullement. Car des systèmes comparables existent déjà à des échelles régionales. Aux
États-Unis, les bénéfices des sociétés sont calculés au niveau du pays tout entier, puis attribués aux
différents États selon une clé difficilement manipulable – libre à chacun de choisir ensuite le taux
d’imposition. La Commission européenne défend une solution analogue pour l’Union européenne, à travers
son projet de directive relative à l’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS).
Bruxelles a retenu une formule de répartition simple, dans laquelle les ventes, la masse salariale et le
capital comptent chacun pour un tiers. La Commission a eu la bonne idée d’exclure le capital immatériel
de sa formule, au grand dam des sociétés de conseil en optimisation, qui se voient ainsi privées de leur
passe-temps favori, la fausse localisation des brevets, des marques et des logos dans les centres offshore.
La formule pénalise les paradis fiscaux, où il y a peu de ventes, de travailleurs et de capital matériel, au
profit des grands pays d’Europe continentale. Le problème principal est qu’à ce stade le dispositif
proposé est optionnel – chaque entreprise garde la possibilité, si elle le souhaite, de rester soumise aux
impôts nationaux existants –, alors qu’il faudrait le rendre obligatoire.
Les États-Unis et l’Europe auront donc bientôt leur propre impôt sur les sociétés fonctionnant sur une
base consolidée, et non pas État par État. Il n’y a rien d’irréaliste à envisager leur fusion. L’Union
européenne et les États-Unis sont actuellement en discussion pour établir une zone de libre-échange
transatlantique. La création d’une base commune d’imposition des sociétés devrait figurer au sommet de
l’agenda de ces négociations. Pour lutter contre les manipulations comptables et la fraude, il faut remettre
les questions fiscales au cœur des politiques commerciales.
Il n’y a aucune raison d’attendre : alors que la création du cadastre financier mondial exige un haut
degré de coopération, les États-Unis et l’Europe peuvent avancer seuls pour réformer l’impôt sur les
sociétés. Libre à eux de choisir la façon dont ils souhaitent taxer les multinationales, quitte à dénoncer les
traités de double imposition qu’ils ont signés. Un accord Union européenne - États-Unis poserait les jalons
d’une base mondiale d’imposition qui mettrait un point final au scandale des prix de transfert et
permettrait de repenser sereinement la place de l’impôt sur les sociétés dans les systèmes fiscaux du
e
XXI siècle.

1. Pour une démonstration formelle de ce résultat, cf. Constantinos Syropoulos, « Optimum Tariffs and Retaliation Revisited:
o
How Country Size Matters », Review of Economic Studies, vol. 69, n 3, 2001, p. 707-727.
2. Sur la notion de commercialisation de souveraineté, cf. Ronen Palan, « Tax Havens and the Commercialization of State
o
Sovereignty », International Organisation, vol. 56, n 1, 2002, p. 151-176.
3. Pour plus de détails, cf. LEIROC.org.
4. Cf. Gabriel Zucman, « Taxing Across Borders… », art. cité.
5. OCDE, « Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices », juillet 2013.
Conclusion

Ce livre porte au grand jour la façon concrète dont s’effectue l’évasion fiscale des grandes fortunes et
des multinationales. Il calcule son coût pour les États – c’est-à-dire nous tous – et surtout propose des
moyens pour y mettre fin.
L’Europe est plongée dans une crise interminable. Beaucoup croient y voir le signe d’un déclin
irréversible, mais ils ont tort. Le Vieux Continent est la région la plus riche du monde ; les richesses
privées y sont très largement supérieures aux dettes publiques. Et contrairement à ce que l’on croit
souvent, ces richesses sont taxables. Les profits partent aux Bermudes, mais les usines non. L’argent se
cache en Suisse, mais il n’y est pas investi. Le capital n’est pas mobile, il est dissimulable. L’Europe se
vole elle-même.
Or cette spirale peut être enrayée. Grâce au cadastre financier du monde, à des sanctions
proportionnées contre les paradis fiscaux et à une nouvelle forme d’imposition des multinationales, la
dissimulation fiscale peut être vaincue. Est-ce une utopie ? C’est ce que disaient la plupart des experts de
l’échange automatique de données au début des années 2010, avant de s’y rallier comme un seul homme
dans le sillage des États-Unis. Il n’y a pas d’obstacle technique aux mesures que je propose. Les
résistances des paradis fiscaux n’ont rien d’insurmontable, comme on l’a vu.
Bien que les solutions existent, les gouvernements n’ont guère brillé jusqu’à présent par leur audace
ou leur détermination. Il est donc grand temps de les mettre face à leurs responsabilités. Bien des Français
sont las de l’écart abyssal entre les proclamations et les actes. C’est à la société civile de se mobiliser, en
Europe et peut-être surtout dans les paradis fiscaux. Je ne crois pas que la majorité des habitants du
Luxembourg approuve la capture du Grand-Duché par la finance offshore. Ni que la plupart des Suisses
acceptent l’aide active que leurs banquiers fournissent aux milliardaires qui viennent se soustraire à leurs
obligations. Pour tourner la page de la fraude à grande échelle, le combat qui doit être mené n’est pas
qu’une bataille entre États. C’est surtout la lutte des citoyens contre la fausse fatalité de l’évasion et de
l’impuissance des nations.

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