BENRAMDANE Noms de Langue, Nomination Des Langues Et Question D'onomastique en Algérie
BENRAMDANE Noms de Langue, Nomination Des Langues Et Question D'onomastique en Algérie
BENRAMDANE Noms de Langue, Nomination Des Langues Et Question D'onomastique en Algérie
Farid BENRAMDANE
Université de Mostaganem
38
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
Nous mettrons en évidence le contexte colonial français,
dernière tension historique dans cette région à l’effet de rendre
visible le type de dynamiques relevant de la nomination et de la dé-
nomination. L’effort consiste à rendre lisible, même au prix d’une
schématisation extrême, la conception systémique de deux modes
de nomination : l’un traditionnel, local et, l’autre, d’intervention
coloniale. Dans cette théâtralité onomastique, la difficulté
transparaît quand il s’agit de nous efforcer de trouver puis d’établir
le cadre le plus général, comme le définit la théorie des systèmes,
dans son acception la plus normative, de l’Encyclopaedia
Universalis, « à l’intérieur duquel on peut étudier le comportement
d’une entité complexe analysable et de son évolution, allant vers,
soit une évolution - désagrégation, soit vers une évolution -
intégration, prenant une configuration d’ensemble plus forte »
(Ladrière, 1996, p. 1030).
39
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
1
« De nombreux chercheurs se sont, depuis 1821 environ et du moins pour
l’époque moderne, intéressés aux populations du Nord de l’Afrique. Des travaux
de chercheurs étrangers, mais aujourd’hui de plus en plus maghrébins se sont
interrogés sur les désignations de ces populations et ont constaté que la plupart
des ethnonymes connus étaient en usage depuis les temps les plus reculés de
l’histoire » Cheriguen (F.), « Barbaros ou Amazigh. Ethnonymes et histoire
politique en Afrique du nord », Mots, Fondation nationale des sciences politiques.
CNRS, Paris, 1987, p. 7.
45
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
des ethniques recensés, des appellations de l’antiquité et du
Moyen-âge : les Meknasa des Macennites ou Makanitae, Louata à
Levathe, Meghila à Meghiles, Barcuatae à Barghouata (Procope,
Corippus, Ptolémée, Ibn Khaldoun, El Bekri, Al Idrissi, Desanges,
Lewicki...), l’administration coloniale va « neutraliser le
paradigme linguistique, nominatif ethnonymique et lui substituer
une infra-dénomination à double niveau :
1. la suppression de toute dénomination ayant trait aux
territoires des populations autochtones, effaçant tout
repère linguistique onomastique attaché à la continuité
spatio-temporelle de l’identité ;
2. la mise en place d’une nouvelle toponymie aux contenus
sémantiques « étranges et étrangers », selon l’expression
de Dalila Morsly, aux populations autochtones »
(Benramdane, 2004, p. 377).
46
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
NOMS DE TRIBUS
Avant l’application NOMS DE
ETHNONYMES de la loi du Sénatus TRIBUS
Consulte de 1867 Après 1867
74 24
BOU (père de...)
OULED (enfants
315 67
de...)
SI, SIDI,
OULED, etc.
166 65
(Monseigneur,
Saint)
47
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
(noms à base de Sidi, Si et Lalla 2 ) et qui permettaient au groupe de
créer et de perpétuer ses références spatiales, temporelles et
symboliques ont été effacées. « La puissance coloniale a bien saisi
l’importance de la dénomination et l’importance des mythes des
origines, symbolisées par le nom que porte la tribu. (...). Ainsi, les
éléments de différenciation par rapport à autrui ne sont plus les
mêmes. Par la perte de l’assise territoriale, la tribu perd sa
cohésion, sa structure ; par la perte de son nom, elle perd son
identité, sa solidarité, puisque les individus ne se reconnaissaient
plus dans le même ancêtre-éponyme, et ne se sentent plus
solidaires entre eux » (B. Atoui, p. 38).
2
Lalla / Lala : formation typiquement berbère, désigne « une femme vénérée,
sainte ou de souche noble (comme c’est le cas en Kabylie) ».
3
3 D’après la Carte indiquant la délimitation territoriale de la partie occidentale
du Tell algérien constituant le département d’Oran, 1872, revue en 1874, 1 /400
000°, ainsi que la Carte de l’Algérie 1 /400 000° d’après les officiers et les
reconnaissances des officiers d’état-major. Province d’Oran. Paris 1877.
48
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
peut plus explicites : « car tout en s’efforçant de créer l’ordre dans
la propriété, elle arrive à jeter le désordre dans la famille,
puisqu’elle établit des catégories entre ses membres, attribuant un
nom à celui-ci, le refusant à celui-là, de telle sorte qu’avant peu
d’années, il aurait été presque impossible au milieu de cette
confusion d’appellations de retrouver les traces de généalogies
que la loi elle-même contribuait à effacer » (Bulletin français,
1883).
4
« Les autorités françaises instituèrent un système de surveillance jamais vu
ailleurs dans le monde et en vertu duquel tous les habitants de tel village devaient
adopter des noms patronymiques commençant par la lettre A, ceux du village
voisin des noms de famille ayant pour initiale la lettre B et ainsi de suite: C-D-E-
F-G-H-I, etc. jusqu’ à la lettre Z, en faisant le tour de l’alphabet. » Lacheraf M.
49
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
officielle, celle de l’état-civil, a cristallisé la formation
patronymique initiale, avec tout le déficit identitaire dont
souffraient et souffrent jusqu’à présent les citoyens algériens. Ce
processus continue aujourd’hui encore.
(1998). Des noms et des lieux. Mémoire d’une Algérie oubliée. Casbah Editions,
Alger, 1998, pp.170-171.
50
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
L’oralisation est exploitée par la pensée coloniale pour
soumettre les colonisés à des règles de fonctionnement d’une
langue étrangère pour exprimer autrement, voire différemment
des productions onomastiques issues de leur propre patrimoine
symbolique et linguistique. Opérant à un niveau d’intervention
beaucoup plus subtil, celui de la matérialité du signe linguistique,
de son volet phonique ou acoustique, c’est-à-dire du signifiant,
nous pouvons considérer que la colonisation a « réussi » une de
ses entreprises de déstructuration identitaire les plus
caractéristiques. Tel que nous l’avons énoncé dans un autre
contexte : « l’identité algérienne est historiquement et
linguistiquement parlant une entité éclatée : la même
descendance est contenue dans des patronymes différents ou
fragmentaires, dans le meilleur des cas, dans des transcriptions
graphiques différentes, exemple : Benhocine, Belhocine,
Belhoucine, Benhoucine, Belhossine, Belhoçine, Bellehoucine,
etc. ».
Même s’il s’agit, dans les langues orales locales, d’un seul et
même nom, une telle inscription dans l’état-civil, équivaut, qu’on
le veuille ou non, à un acte politique fondateur, à une inscription du
sujet dans l’histoire et son mouvement. Catégorie moderne, la
formation patronymique en Algérie reste tributaire, enchaînée et
encellulée, en matière onomastique, par la « rationalité coloniale ».
L’inscription graphique du nom de manière fautive, altérée,
retournée, adaptée, déréglée s’apparente, et c’est le moins que l’on
puisse dire, à un syndrome nominal et nominatif originel.
52
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
53
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
organique intrinsèque de la pratique langagière, avec ses propres
règles de production, de fonctionnement et de réception. Pour H.
Miliani, spécialiste de l’étude du Rai, « il y a une oralité reconnue
et agréée à la fois par l’analyste et la société qui l’a produite (ou
du moins à travers ses représentants patentés). À la généalogie et à
l’hégémonie de l’écrit, elle répond par une légitimité indiscutable,
celle des origines. Des cosmogonies complexes, un imaginaire
rythmé par le sens des pratiques; bref une oralité qui aurait acquis
ses lettres de noblesse en transmettant à la fois un corpus
d’expériences et des modalités d’appréhension de l’univers dans
lequel elle a pris naissance » (1990, p. 274).
5
« Il y a lieu de remarquer à quel point cet ethnonyme Amazigh disparaissait, sans
jamais pourtant s’effacer complètement de l’usage puis réapparaissait, selon les
vicissitudes de l’histoire, et ce, depuis des siècles. À en juger par cette survivance
du terme générique originel, on peut penser, que malgré tout, la résistance
berbère, à l’assimilation complète sur le plan socio - politique, a été permanente »
F. Cheriguen (1987, p. 18).
60
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
présent, se croisent et se créent des légitimités parallèles. En
somme, elles s’opposent et se neutralisent, s’excluent et se
reconnaissent mutuellement au sein d’une même séquence
historique et au-delà d’elle, prolongées organiquement par des
constructions idéologiques et des intérêts relevant à la fois du
pouvoir symbolique et, parfois mêmes, des intérêts matériels,
comme il a été le cas pour la langue arabe en Algérie et même au
Maghreb 6 , mais en tout cas, sans intervention et consommation de
la déchirure et rupture totale, pour assurer la continuité, c’est-à-dire
l’intégration des autres éléments, y compris étrangers dans sa
propre représentation. C’est le cas pour la couche historique
française comme il l’avait été pour l’arabe, en ce qui concerne la
généalogie : « Avec l’arrivée des Arabes musulmans, à une époque
où la généalogie était, chez eux, à l’honneur, les Imazighen
réagirent en adoptant systématiquement le modèle généalogique
sémitique comme seule institution unificatrice des différents
groupes, ou encore, comme modèle d’explication d’une réalité
sociale complexe, auxquelles les circonstances nouvelles avaient
imposé une orientation interprétative s’adaptant à celle importée
par les vainqueurs » (Sadki, 1987, p. 134).
Il n’est pas exagéré de dire que les noms de langue, plus que
des signes, sont des êtres de langage en mouvement, mais surtout
en interaction : ils permettent d’entretenir la filiation, de maintenir
un certain discours sur l’identité, mais en plus, dotés d’une
puissante force identificatoire, tout en impulsion et intensité, portée
6
Voir Grandguillaume (G), 1980, Arabisation et politique linguistique au
Maghreb, Paris, Maisonneuve-Larose.
7
En 2002, la reconnaissance officielle de la langue tamazight comme langue
nationale a été réalisée sans référendum.
61
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
par une sorte de transcendance historique, pour devenir valeur
emblématique. Lieu de refuge, dans les périodes de stigmatisation 8 ,
devenu paradigme à la fois identitaire et identificatoire, le nom de
langue en contexte algérien, toutes proportions gardées, pourrait
être élargi aux pays colonisés et aux pays post-communistes de
l’Europe de l’est (voir, entre autres, le processus de
débaptisation/rebaptisation toponymique, suite à la chute des
régimes communistes) (Sériot, 1984), a été le seul à être capable de
délégitimer le monolithisme linguistique postcolonial à dominante
sacrée ou sacralisée.
8
Voir F. Laroussi (coord. par), « Langue et stigmatisation au Maghreb », Peuples
méditerranéens, n°79, avril-juin 1997, Paris.
62
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
la nomination, fortes par leur nombre, la vigueur des noms de
noms vient du caractère unique et unitaire de leur entité. Ils
agissent comme des ressorts multidimensionnels
(anthropologiques, historiques, politiques, culturels). À la fois
produits et producteurs de sens, ils peuvent, par leur condensation
dans le temps, être porteurs d’une énergie libératrice, comme une
série de réactions nucléaires, en chaîne, laquelle affectera et
irradiera en profondeur tous les autres composants de l’architecture
nominative et linguistique. Ceci nous ramène, irrémédiablement, à
la manipulation de l’infiniment petit, au type de fission, représenté
dans le schéma n° 1 : désagrégation du signifiant, néantisation du
signifié dans ses propriétés existentielles, délinéarisation du
signifiant, dé/re/sémantisation du signifié, etc. Les effets
collatéraux de l’irradiation « négative » ont été décrits, nous
semble-t-il, de manière substantielle dans la présente
démonstration. L’irradiation « positive » ciblée, à effet
thérapeutique, comme en chimiothérapie, a été le fait, entre autres
phénomènes de culture et de langue, des noms de langues.
63
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
Bibliographie
Ageron Ch. (1968), Les Algériens musulmans et la France (1871-
1919), tome I, Paris, P.U.F.
66
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
Canal J. (1900), « Monographie ancienne et moderne de Tiaret »,
Bulletin de la société de Géographie et d’Archéologie de la
province d’Oran.
Siblot P. (1999), « Appeler les choses par leur nom », Noms et re-
noms : la dénomination des personnes, des populations, des
langues et des territoires, sous la direction de Salih Akin,
Publications de l’université de Rouen, CNRS.
69