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Hannah Arendt et la rupture totalitaire

Arthur Guezengar

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Arthur Guezengar. Hannah Arendt et la rupture totalitaire. Philosophie. Université Grenoble Alpes
[2020-..], 2020. Français. �NNT : 2020GRALP001�. �tel-03068378�

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THÈSE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L'UNIVERSITE GRENOBLE
ALPES
Spécialité : Philosophie
Arrêté ministériel : 25 mai 2016

Présentée par

Arthur Guezengar

Thèse dirigée par Thierry MENISSIER, Professeur, Université


Grenoble Alpes et
codirigée par Jean-Marie LARDIC, Professeur, Université de
Nantes

préparée au sein de l’Institut de Philosophie de Grenoble


(IPhiG)
dans l'École Doctorale Philosophie : Histoire, Créations,
Représentations

Hannah Arendt et la rupture


totalitaire
Thèse soutenue publiquement le 8 septembre 2020,
devant le jury composé de :

Johann CHAPOUTOT
Professeur, Sorbonne Université (Président du jury ; rapporteur)
Mickaël FOESSEL
Professeur, Ecole Polytechnique (Rapporteur)
Katia GENEL
Maitresse de conférences, Université Paris I Panthéon-Sorbonne
(Membre du jury)
Martine LEIBOVICI
Maitresse de conférences émérite, Université Paris Diderot-Paris VII
(Membre du jury)
Thierry MENISSIER
Professeur, Université Grenoble-Alpes (Membre du jury)
Jean-Marie LARDIC
Professeur, Université de Nantes (Membre du jury)
2
Les faits sont têtus. Il est plus facile de s’arranger avec les statistiques

Mark Twain

Quand la légende est plus belle que la vérité, on imprime la légende.

John Ford, L’homme qui tua Liberty Valence, 1962

3
REMERCIEMENTS

Je remercie en premier lieu mon directeur de thèse, Thierry Menissier, de m’avoir


encadré pendant ces cinq années de recherche, et de m’avoir permis d’accéder aux différentes
activités qui constituent le quotidien d’enseignant-chercheur. Je remercie également mon co-
directeur de thèse, Jean-Marie Lardic de l’université de Nantes, pour m’avoir orienté vers son
ancien collègue et me permettre ainsi de poursuivre ces recherches.

Je remercie tous les membres du jury, qui ont accepté d’évaluer ce travail de
recherche. Être soudain directement confronté aux personnes dont on s’est inspiré pour
élaborer sa propre réflexion est un exercice toujours un peu angoissant, mais je suis heureux
de pouvoir enfin les rencontrer.

Je remercie par ailleurs Valérie Perret qui a assuré la partie administrative de ces
recherches, et celle de tous les doctorants du laboratoire, travail souvent sous-estimé et qui
méritait bien quelques lignes dans ce document. Une petite pensée également pour tous mes
amis bibliothécaires des villes de Nantes, Grenoble, Dijon, Nice, et Paris, dont j’ai écumé les
fonds au cours de mes pérégrinations professionnelles et scientifiques.

Je termine enfin cet exercice en remerciant particulièrement Cloé Bineau, dont les
compétences littéraires et éditoriales ont été si essentielles pour relire et rédiger cette thèse.

4
SOMMAIRE

Introduction ..................................................................................................................................... 7
Chapitre 1 : La condition humaine ............................................................................................... 19
I. Les conditions de l’existence humaine............................................................................. 19
II. Le travail et l’œuvre....................................................................................................... 47
III. Propriété et espace privé ................................................................................................ 81
IV. L'action politique ........................................................................................................... 99
Chapitre 2 : Vers le monde moderne .......................................................................................... 137
I. Aliénation-au-monde ....................................................................................................... 137
II. Révolution et fondation ............................................................................................... 168
III. La question sociale....................................................................................................... 199
Chapitre 3 : La rupture totalitaire ............................................................................................... 227
I. Un système en forme d’oignon ...................................................................................... 230
II. Un monde de mensonges ............................................................................................. 254
III. La société totalitaire ..................................................................................................... 276
IV. Terreur et idéologie ...................................................................................................... 302
Chapitre 4 : Le mythe totalitaire ................................................................................................ 333
I. Origines et limites d’un concept ..................................................................................... 335
II. Les oscillations d’Hannah Arendt ............................................................................... 354
III. Des formes de gouvernement divergentes.................................................................. 383
IV. Un régime intelligible .................................................................................................. 419
Chapitre 5 : Du totalitarisme à l’impérialisme .......................................................................... 447
I. Race et bureaucratie ........................................................................................................ 447
II. « Génocides tropicaux » .............................................................................................. 475
III. Race et modernité ........................................................................................................ 505
Conclusion ................................................................................................................................... 547

5
6
Introduction

Initium ut esset homo creatus est – « pour qu’il y eut un commencement


l’homme fut créé » 1

La pensée d'Hannah Arendt s'est élaborée au contact d'un double héritage, le premier
proprement philosophique et le second politique et social, qui a rapidement déterminé les
enjeux et les problèmes qu'elle a cherché à résoudre. D'un point de vue philosophique, la
pensée d'Hannah Arendt est issue de l'idéalisme allemand et de la philosophie existentialiste
allemande du milieu du XXe siècle, et se développe notamment à partir des analyses de Jaspers
et de Heidegger. Le point de départ conceptuel à partir duquel sa pensée va pouvoir se mettre
en place est ainsi celui de la rupture entre être et pensée, rupture autour de laquelle tournent la
majorité des philosophies contemporaines depuis Kant. Hannah Arendt part ainsi de l'homme
comme un être pris dans un monde désormais dépourvu de sens et où aucun principe
fondateur ne permet de structurer l'unité d'un quelconque cosmos. De cette rupture de
l'homme avec l'ordre du monde, Hannah Arendt tire également une conception de l'existence
humaine comme une liberté et une spontanéité qui ne se limitent pas aux lois de la nature.
Toutefois, alors que l'existentialisme, particulièrement dans le cas d'Heidegger, cherche à
résoudre cette rupture avec l'être du monde et les apories qu'elle engendre en se focalisant sur
l'existence humaine individuelle, la pensée d'Hannah Arendt porte sur le rapport qui existe
entre l'existence humaine et le monde. Ce n'est pas l'homme en tant que tel qui est l'objet de la
philosophie d'Hannah Arendt mais le rapport qui existe entre l'homme et le milieu dans lequel
il vit et agit, c'est-à-dire la manière par laquelle l'homme est conditionné par le lieu dans
lequel il se trouve pris, et comment il peut à son tour modifier cet environnement. Cette
importance du monde par rapport à l'existence humaine est liée à l’expérience à laquelle
Hannah Arendt est confrontée et qui détermine toute une partie de son analyse philosophique,
à savoir l'expérience de l'exil. Juive allemande exilée en France puis aux États-Unis à cause de
la victoire du nazisme, Hannah Arendt est en effet confrontée à une situation d'apatride, et à
l'absence de droits et de protection qu'implique ce statut juridique. Étant dans l'incapacité de
s'intégrer dans l'État où elle vit et de faire partie de la pluralité des citoyens qui le compose,
elle se retrouve ainsi dans la même situation que celle décrite par la philosophie

1
AUGUSTIN, De Civita Dei, cité par Hannah Arendt, in Les origines du totalitarisme, p. 838, traduit par
Micheline Pouteau, Martine Leiris, Jean-Loup Bourget, Robert Davreu, et Patrick Levy, Paris : édition Quarto
Gallimard, 2010

7
contemporaine, c'est-à-dire dans une situation d'abandon par rapport au monde. Si l'homme,
après Kant, se trouve pris dans un tout dont il ne fait plus partie et dont il ne peut dire le sens
de l'être, mais qui le détermine malgré tout, Hannah Arendt se trouve, entre 1933 et 1951,
dans une situation sociale similaire, puisqu'elle se trouve prise dans un cadre politique et
social sur lequel elle ne peut pas agir et dont elle ne fait pas partie, mais qui détermine
pourtant les conditions dans lesquelles elle doit vivre.

Cette situation initiale constitue le point de départ de la pensée d'Hannah Arendt.


Hannah Arendt reprend en quelque sorte les interrogations à l'origine de la philosophie de
l'existence, notamment telles que les a orientées Heidegger, mais les transpose du registre
métaphysique et ontologique vers un registre politique et social. Le problème qui est à
l'origine de la recherche d'Hannah Arendt est celui de l'absence de monde commun dans
lequel les hommes peuvent vivre, et donc également de la manière dont une pluralité
d'individus peut créer un espace politique commun par leurs actions. Dans ses premiers
ouvrages, cette question tourne principalement autour des thèmes contemporains qu'elle tire
de son expérience personnelle. Il s'agit de voir quel est le statut des Juifs dans le monde, en
quoi le statut d'apatride témoigne de l'incapacité de créer un droit universel et un espace
public qui s'étendrait à toute l'humanité, ou encore comment les Juifs doivent procéder pour
créer un espace public qui leur appartienne en propre. Néanmoins à mesure que sa pensée se
construit, les questions abordées s’éloignent de cette dimension politique pour aborder le
rapport en soi de l'homme avec le monde, et de la capacité de l'être humain à créer un espace
où vivre et agir. On peut ainsi interpréter la pensée philosophique d'Hannah Arendt comme
une philosophie du monde et de l'existence, ou plus exactement, comme une philosophie de la
mondanéité de l'existence humaine. L'objet central de la pensée d'Hannah Arendt, autour
duquel s'articulent tous ses concepts et toutes ses interprétations, est le monde. Cela ne
signifie pas que le monde soit l'unique objet de la pensée Hannah Arendt mais qu'on retrouve
ce concept derrière toutes ses autres analyses, qu'il s'agisse de ses interrogations sur la nature
et l'origine du totalitarisme, de ses critiques de la vie politique contemporaine, ou même de
ses analyses sur les activités mentales de l'esprit. Le monde n'est pas, dans la pensée d'Hannah
Arendt, un objet philosophique à part entière, qui existerait par lui-même et qui pourrait être
conçu comme la totalité des lois et des phénomènes naturels. Il s'agit au contraire du lieu des
affaires humaines, constitué par l'ensemble des actions et des relations qui existent entre les
hommes. Le monde est à la fois le milieu dans lequel les hommes vivent, et l'espace qui les
sépare les uns des autres et dans lequel ils peuvent agir. La notion de monde n’a donc aucun

8
sens en dehors d'une pluralité qui le constitue, et cette relation de l'homme au monde forme
comme l'arrière-plan conceptuel de toute la philosophie d'Hannah Arendt. L'enjeu de sa
pensée est ainsi de montrer que l'existence humaine, parce qu'elle est humaine, est
nécessairement une existence dans le monde, et, dans le même temps, de voir dans quelle
mesure cette mondanéité a pu se retrouver aliénée par la société contemporaine.

À partir de là, le monde, objet de la philosophie d'Hannah Arendt, va se scinder en


deux formes différentes, qui se rejoignent mais également se contredisent l'une et l'autre. Le
monde est d'abord le monde contemporain, c'est-à-dire l'ensemble des régimes politiques et
des sociétés qui composent le tissu politique et social du XXe siècle, qu'Hannah Arendt
considère comme étant un monde en crise et un monde aliéné par rapport aux concepts
fondamentaux de la vie politique. Dans cette perspective, Arendt étudie les phénomènes
politiques et les structures de l'État moderne tels qu'on les trouve au milieu du XXe siècle, afin
de montrer en quoi cette situation témoigne d'une aliénation de la société contemporaine par
rapport au monde. L'analyse la plus importante de cette partie de la pensée d'Hannah Arendt
est bien sûr celle du totalitarisme, qu'elle présente comme l'aboutissement de l'aliénation-au-
monde. Le totalitarisme apparaît ainsi comme une véritable négation de la liberté et des
fondements de la politique, un régime tellement aliéné qu'il ne peut se former que dans
l'opposition complète au monde et à la pluralité des hommes. Le monde est ensuite conçu en
lui-même, comme domaine commun à une pluralité d'hommes, espace public dans lequel les
individus peuvent se voir, se rassembler, et agir les uns avec les autres. Dans cette perspective,
il s'agit de voir comment un monde commun peut se former et se perpétuer, comment il
structure les relations entre les individus qui le composent, et comment ces derniers peuvent le
modifier par leurs paroles et leurs actes. L'enjeu de cette analyse est ainsi de montrer que
l'existence humaine, en tant qu'elle est humaine, est nécessairement une existence dans le
monde, que l'homme ne peut pas vivre en dehors d'une pluralité d'hommes qui lui permette
d'exister. Ces deux perspectives sont évidemment liées puisque c'est uniquement en étudiant
les structures de cette condition humaine qu'on pourra dire en quoi la société contemporaine
en constitue une aliénation. Or surgit ici un paradoxe propre à la pensée d'Hannah Arendt. Car
si l'existence humaine est nécessairement une existence dans le monde, comment une société
ou un régime politique particulier pourrait-il aliéner cette mondanéité de l'existence sans que
celle-ci cesse instantanément d'être une existence humaine ? Si l'homme, du seul fait de son
existence, est un être qui vit nécessairement au milieu d'une pluralité de ses semblables,
comment toute une société pourrait-elle exister hors du monde, sans former une pluralité

9
agissante ? Pour répondre à ce problème il est nécessaire de mettre les deux perspectives de la
pensée arendtienne en vis-à-vis et de comparer les mécanismes d'aliénation-au-monde que
nous présente Hannah Arendt avec les structures de la condition humaine qu'elle met à jour.
La pensée politique d'Hannah Arendt étant articulée autour de la relation entre l'homme et le
monde, il est important de ne pas analyser ses ouvrages séparément, comme si elle abordait un
ensemble de problématiques variées sans aucun lien entre elles. Ce n'est que dans la mise en
perspective de ses différents axes de recherches, qu'il est possible de saisir l'unité de sa pensée
mais également ses contradictions sous-jacentes.

La pensée arendtienne ne peut pleinement se comprendre sans s'interroger sur le


contexte dans lequel elle s'est construite et les événements qui en sont à l'origine, c'est-à-dire
sans s'interroger sur qui est Hannah Arendt et quel est le fondement de sa réflexion. Écrite à
partir des années 1930, et publiée entre les années 1950 et les années 1970, l’œuvre
arendtienne est profondément marquée par le contexte politique et social dans lequel Arendt
se trouve prise. Comme l’exprime Mar Le Ny, elle « n’a jamais cherché à atteindre la
cohérence rationnelle d’un système philosophique, qu’elle considère être la marque de la
philosophie pré-contemporaine »1. Sa pensée est au contraire une pensée de l’événement, dont
l’objectif est de saisir et de comprendre les phénomènes politiques contemporains dans leur
singularité, indépendamment d’un système philosophique qui leur donnerait sens, à la manière
d’une philosophie de l’histoire comme celle de Hegel. Une grande partie des ouvrages
d’Hannah Arendt sont ainsi des réactions face à des événements du XXe siècle, dont elle est
contemporaine, voire témoin direct. Son analyse du totalitarisme revendique ainsi
ouvertement son implication vis-à-vis des faits et la partialité de son jugement, tandis que sa
description de la condition des apatrides est directement tirée de sa propre expérience de
l’exil. De même des ouvrages plus tardifs comme La crise de la culture ou Du mensonge à la
violence sont directement issus de la volonté de comprendre les événements et les
phénomènes politiques contemporains, en l’occurrence l’implication des États-Unis dans la
guerre du Vietnam et le rapport à la vérité soulevé par la révélation des Pentagon Paper par le
New York Times à partir de 1971. Eichmann à Jérusalem, où s’élabore la notion de banalité du
mal est d’ailleurs d’abord un compte-rendu du procès de Jérusalem, auquel Arendt assiste
pour The New Yorker, et où se mêlent ses propres analyses politiques, davantage qu’un

1
MARC LE NY, Hannah Arendt : le temps politique des hommes : le temps comme dimension de la
phénoménologie existentielle et politique, p. 23, Paris : l’Harmattan, 2013

10
ouvrage philosophique destiné à élaborer un système d’interprétation. Même les ouvrages non
strictement liés à un événement contemporain, comme Condition de l’homme moderne, De la
révolution, ou dans une moindre mesure certains chapitres des Origines du totalitarisme,
caractérisés par leur approche plus philosophique ou historique, accordent une importance
prépondérante à la factualité de l’événement, qui apparaît comme l’élément à partir duquel
s’élabore la réflexion arendtienne.

La pensée arendtienne se construit ainsi au fur et à mesure des événements qu’elle


cherche à saisir et comprendre, d’où le caractère parfois « hétérogène » de son travail,
souligné par différents commentateurs 1. Face à la diversité des sujets abordés par Hannah
Arendt, allant de la biographie à l’analyse historique des Révolutions française et américaine,
l’unité de son œuvre se trouve dans la démarche de compréhension qu’elle met en place.
Comme l’exprime Martine Leibovici, la pensée arendtienne se caractérise par sa volonté de
comprendre un monde qui a été ébranlé par l’événement totalitaire, et de pouvoir en saisir le
sens2. Il s’agit donc d’une entreprise de réconciliation avec un monde dont les catégories de
pensée ont été remises en cause par l’événement totalitaire. Cette importance accordée à
l’événement comme un élément fondamental de sa réflexion rend néanmoins la pensée
arendtienne d’autant plus sensible au contexte dans lequel elle se trouve prise. Ainsi,
lorsqu’Arendt commence à étudier le totalitarisme, son analyse est encore marquée par la
proximité avec les événements et la relation intime de l’auteure avec un régime qui l’a
contrainte à la fuite et au déracinement, la condamnant à un état d’apatride, privé du soutien et
de la solidarité que confère l’appartenance à un corps politique et social. Pourtant lorsque Les
origines du totalitarisme paraissent pour la première fois, le contexte de la pensée arendtienne
a déjà radicalement changé. Contemporain du jugement des époux Rosenberg, et des années
pendant lesquelles le sénateur McCarthy mène sa politique anticommuniste de « chasse aux
sorcières » dans les milieux universitaires et la fonction publique américaine, l’ouvrage est un
texte résolument ancré dans les problématiques de la guerre froide. Avec l’émergence du
conflit Est/Ouest, Arendt abandonne en effet progressivement sa lecture du nazisme comme
une forme d’impérialisme racial, issu des processus déclenchés par la colonisation, pour
aborder le totalitarisme comme un régime en rupture avec le monde moderne et incarné par
l’Allemagne nazie et la Russie stalinienne. Son interprétation des événements évolue ainsi en
s’adaptant aux nouveaux enjeux des années 1950. La pensée arendtienne se construit de la

1
Ibid.
2
MARTINE LEIBOVICI, Hannah Arendt : la passion de comprendre, p. 248, Paris : Desclée de Brouwer, 2000

11
sorte avec le monde qu’elle tente de saisir, évoluant et réagissant aux événements en fonction
de l’actualité politique, pour mieux tenter de comprendre les phénomènes auxquels elle
assiste. Des articles tels que « Les ex-communistes » ou « Réflexion sur la révolution
hongroise » témoignent ainsi de la volonté d’Hannah Arendt de rester toujours en prise avec
les évolutions du monde contemporain, et font de sa pensée un ensemble complexe et toujours
en mouvement.

Hannah Arendt est de la sorte un auteur dont le positionnement politique et


philosophique est difficile à cerner parfaitement. Citoyenne américaine considérée comme
libérale pour ses positions contre le maccarthisme et la guerre du Vietnam, elle surprendra
pourtant tout son camp par des positions conservatrices dans les années 1960, où elle prendra
parti contre l’escorte des enfants noirs à l’école. Favorable au sionisme, elle soutiendra la
création d’une armée juive pendant la seconde guerre mondiale et la création d’un État
hébreux, mais sera néanmoins accusée d’être hostile au judaïsme lors sa présentation du
procès de Jérusalem. Sa pensée philosophique est également marquée par de telles
oppositions, la difficulté à en distinguer les contours dans leur totalité tenant à la coexistence
au sein de son œuvre de plusieurs domaines d’interprétation. D’une part, incarnée par des
ouvrages tels que The Human Condition et Mind of Life, la pensée d’Arendt se présente
comme une œuvre anthropologique, non en tant que discipline universitaire mais plus
largement en tant que réflexion sur l’homme. Héritière de la philosophie allemande et
fortement influencée par Heidegger, Arendt cherche à penser l’existence humaine à partir de
sa relation au monde qui l’entoure. De là sa typologie des activités humaines et son concept
central de natalité. D’autre part, face à cette conceptualisation de l’existence humaine, l’œuvre
d’Arendt se présente comme une série d’analyses politiques visant à étudier les phénomènes
contemporains. Qu’il s’agisse d’étudier les structures des régimes totalitaires ou de réagir face
au scandale des écoutes du pentagone, la pensée arendtienne est ancrée dans une réalité
contemporaine dont il s’agit de décrire les évolutions. Au cœur de ces recherches, se trouve
alors sa réflexion sur le mal et la nécessité de comprendre comment le monde moderne a pu
aboutir à l’horreur concentrationnaire. Les deux parties de l’œuvre arendtienne s’articulent
ainsi autour du projet de comprendre l’aliénation qui caractérise l’époque contemporaine, et
d’envisager la possibilité de sa refondation.

Or, cette articulation ne va pas sans contradictions. De la même manière qu’Arendt a


pu prendre politiquement position contre son propre camp, les réflexions politiques d’Hannah
Arendt s’opposent parfois à son analyse anthropologique. Cette tension n’est jamais aussi
12
marquée que dans le conflit qui oppose son analyse dans Origin of Totalitarism et The Human
Condition. Alors que The Human Condition présente l’homme comme un être conditionné
qui, du fait de son existence, est pris dans sa relation au monde qui l’entoure, elle décrit le
totalitarisme comme un système où toute humanité est niée, au point qu’on puisse se
demander ce qui rattache encore ses membres au genre humain. Cette opposition, qui traverse
d’un trait rouge toute sa pensée, nous amène alors au cœur de notre réflexion. Le paradoxe qui
caractérise la pensée arendtienne peut être résumé de la manière suivante : comment un
système politique peut-il nier l’existence même du politique ? L’acharnement avec lequel
Hannah Arendt présente le totalitarisme comme un véritable non-sens conduit non seulement
à d’importantes apories mais aboutit finalement à remettre en question son analyse de
l’existence humaine.

La démarche de compréhension du totalitarisme et de réconciliation avec la réalité qui


lui a donné naissance se heurte ainsi à la volonté de faire du totalitarisme un régime en rupture
avec la société, qui remet en cause les conditions mêmes de l’existence humaine et les
catégories de la pensée politique. Le totalitarisme se trouve ainsi érigé en une rupture radicale
avec le monde, qui va au-delà de la rupture que constitue naturellement tout événement mais
instaure une destruction de la vie politique elle-même. Or cette démarche finit par aboutir à
une description du totalitarisme comme un régime irrationnel, situé au-delà des catégories
classiques de l’analyse politique, irrationnalité que la démarche de compréhension cherchait
précisément à éviter. Le totalitarisme se voit ainsi théorisé comme un régime antipolitique,
fondé sur une organisation empêchant toute stabilité, une propagande instituée en un véritable
monde de mensonge, et un système de terreur abolissant toute idée d’humanité. Ni l’intérêt, ni
la loyauté, ni la recherche de pouvoir n’y jouent le rôle qu’elles occupent dans les systèmes
politiques classiques, et Arendt prend soin de distinguer radicalement le régime des autres
phénomènes politiques qui l’ont précédé et dont on pourrait le rapprocher. Cette analyse
faisant du totalitarisme un régime en rupture avec la condition humaine va néanmoins de pair
avec une interprétation faisant du totalitarisme le résultat d’un processus de cristallisation,
ancré dans un rapport diachronique avec les événements politiques qui l’ont précédé. Présente
dans les premières parties de son analyse, cette interprétation disparaît pourtant
progressivement, à mesure que s’impose la conception du totalitarisme comme un régime
dont l’essence est la terreur.

La tension dans le récit arendtien tient à la conjonction de la radicalité de son


interprétation du totalitarisme, à l’affirmation que ses origines n’en sont pas les causes, et à la
13
tentative de « trouver de nouvelles formes de l’être ensemble politique »1. La somme de ces
trois éléments forme ce qu’on peut désigner comme la rupture totalitaire. Hannah Arendt fait
du totalitarisme un régime qui est au-delà de la simple tyrannie mais se présente comme un
mouvement permanent dont la violence endogène est telle qu’elle nie toute humanité et rend
les mobiles de son action inaccessible à la compréhension. L’aliénation-au-monde qu’il
représente l’oppose à l’ensemble de l’histoire humaine. Quelle que soit la violence dont ils ont
fait preuve, l’impérialisme et l’antisémitisme sont d’une nature inassimilable au totalitarisme
dont ils sont pourtant le prélude. S’il accouche du nazisme et du stalinisme, le monde
moderne n’en n’est pas la source, faisant du totalitarisme un événement sans précédent, une
rupture avec le monde qui abolit tout ce qui constitue l’action humaine. Pourtant, malgré cette
approche, Arendt continue de souligner l’irréductibilité de la condition humaine, cherchant
dans tous ses essais et articles postérieurs à 1951 à reconstituer les expériences politiques
fondamentales que l’époque moderne s’est révélée impuissante à préserver.

Le problème se pose alors de savoir jusqu'où peut-on penser les phénomènes


politiques tels que le totalitarisme ou le colonialisme avec Arendt, et à quel point il est
possible de discuter de la pertinence de ses analyses sans remettre en cause le fondement de sa
pensée. L’enjeu de ce travail de recherche réside dès lors dans une tentative de repenser
l’articulation entre les thèses politiques d’Hannah Arendt et son projet anthropologique. À
l’opposé d’une approche de l’œuvre arendtienne qui admettrait l’irrationalité totalitaire sans
l’interroger, nous faisons le pari de la factualité du totalitarisme. Si les régimes nazi et
stalinien ont pu voir le jour, alors ils ne s’opposent pas à l’existence humaine mais sont au
contraire une réalité qui s’inscrit dans l’horizon d’un monde commun. Contre Hannah Arendt,
il s’agit de montrer que les régimes dit totalitaires ne sont pas la manifestation d’un régime
antipolitique mais disposent d’un projet politique propre, quelle que soit la violence dont ils
font preuve par ailleurs. Et avec Hannah Arendt, il s’agit de montrer en quoi l’ensemble de
ces régimes politiques s’inscrivent dans un arrière-plan anthropologique caractérisé par la
relation de l’homme avec le monde qui l’entoure.

Le premier chapitre de ce travail de recherche a pour objectif de présenter les éléments


qui constituent la condition humaine aux yeux d’Hannah Arendt et comment chacune des
activités qui composent cette condition se présente comme un certain rapport entre l’homme

1
FRANCOISE COLLIN, L’homme est-il devenu superflu ?, p. 35, [Paris] : Ed. O. Jacob

14
et le milieu dans lequel il se trouve pris. Arendt pense en effet l’homme comme un être
conditionné par l’environnement dans lequel il existe, et qu’il contribue à modifier par ses
différentes activités. L’action politique apparaît alors non pas comme un système de
gouvernement, mais comme l’activité fondamentale par laquelle les hommes agissent les uns
avec les autres, formant ainsi un espace commun stable à même d’accueillir la vie politique.
En s’appuyant sur les analyses développées dans Condition de l’homme moderne (The Human
Condition), l’enjeu de ce premier chapitre est de disposer d’une première base d’interprétation
de la pensée politique d’Hannah Arendt, qui va permettre par la suite de déployer la réflexion
sur le totalitarisme en la confrontant avec ses propres analyses sur la condition humaine. Cette
analyse portera donc sur plusieurs éléments centraux de la pensée arendtienne, tels que
l’essence du travail ou le rôle de la pluralité, qui nous permettront de penser la condition
humaine, et de resituer l’œuvre arendtienne dans l’histoire de la philosophie.

Dans le prolongement de cette idée initiale, le deuxième chapitre pourra se consacrer à


une tentative de compréhension de la société moderne, des transformations qui s’y opèrent à
partir du XVIIIe siècle, et des évolutions qu’elle engendre sur la structure politique et la
condition humaine en général. À la suite des analyses développées dans la première partie, ce
chapitre s’attardera d’abord sur les événements présentés dans The Human Condition comme
fondateurs de la condition moderne (la découverte de l’Amérique, la Réforme protestante, et
l’invention du télescope), afin de présenter les mécanismes par lesquels Arendt décrit les
évolutions de la société moderne. Puis, dans un second temps, ce chapitre portera sur les
analyses développées par Arendt dans Sur la révolution (On Revolution), à la fois pour ce
qu’elles nous révèlent de l’interprétation arendtienne du phénomène de la révolution et pour
son interprétation de la Révolution française en tant que moment fondateur de la modernité
politique.

Le troisième chapitre de cette thèse est celui où est introduit la réflexion autour du
totalitarisme et la rupture politique qu’il constitue pour la pensée arendtienne. Si Arendt
analyse le politique comme un élément constitutif de l’action humaine, sa démarche de
compréhension du phénomène totalitaire l’amène en effet à définir ce dernier comme une
remise en cause totale de l’action politique. Le totalitarisme est présenté comme un nouveau
type de régime conçu pour faire disparaître toute forme d’activité politique, au point
d’apparaître comme une tentative d’aliénation radicale de la condition humaine. L’analyse du
totalitarisme comme régime antipolitique, depuis ses fondements jusqu’aux détails de son
organisation fonctionnelle, est ainsi l’enjeu de ce troisième chapitre. Cette réflexion
15
s’appuiera notamment sur une lecture détaillée des Origines du totalitarisme (The Origins of
Totalitarism) qui permettra de souligner le nihilisme politique que constitue le totalitarisme
aux yeux d’Arendt, avant de pouvoir envisager la critique d’un tel concept.

Ces analyses permettront, dans un quatrième chapitre, de s’interroger non plus sur le
totalitarisme en tant que type de régime à définir, mais sur la pertinence même de ce concept.
Il s’agira dès lors de mettre au jour l’origine conceptuelle du totalitarisme en revenant sur les
méthodes d’Arendt et l’évolution de sa pensée en soulignant le rapprochement des régimes
nazi et stalinien effectué par l’auteure. En interrogeant les présupposés historiques qui pèsent
sur cette question, nous chercherons ainsi à distinguer les deux régimes en soulignant qu’ils
ne se laissent pas réduire à un concept commun mais disposent chacun d’une réalité propre et
irréductible. Cette analyse se présentera donc à la fois comme une réflexion autour des
sources d’Arendt et des évolutions de sa propre pensée, en particulier dans son rapport
complexe à Marx, et comme une réflexion autour des phénomènes politiques et sociaux de
l’Allemagne nazie et de la Russie stalinienne. En s’appuyant sur les travaux d’historiens
contemporains, l’enjeu est ainsi de rendre leur singularité aux phénomènes amalgamés sous la
catégorie de totalitarisme, et de comprendre pourquoi ce concept est parvenu à s’imposer
comme un élément central de l’analyse politique.

Enfin, le cinquième chapitre se présente comme une remontée méthodologique du


texte arendtien pour tenter de résoudre le paradoxe du totalitarisme à partir de son
interprétation de l’impérialisme. La pensée d’Arendt a en effet très tôt conceptualisé une
relation d’engendrement entre impérialisme colonial et régime totalitaire. Toutefois,
l’intégration du stalinisme dans la catégorie totalitaire a contribué à brouiller cette relation
généalogique entre impérialisme et totalitarisme au profit d’une lecture syncrétique de la
relation entre nazisme et stalinisme. En interrogeant la nature de l’impérialisme, il deviendra
possible de percevoir la relation existant entre totalitarisme et colonisation ainsi que la façon
dont Arendt perçoit ce rapport d’engendrement. Au lieu d’apparaître comme une rupture avec
la condition humaine, les régimes dit totalitaires se présentent dès lors comme la continuité de
phénomènes politiques déjà présents dans la structure politique de la modernité. Cette analyse
nous amènera, de plus, à remonter au-delà des analyses arendtiennes en montrant en quoi les
éléments décrits par Hannah Arendt comme constitutifs du totalitarisme sont déjà présents
dans la société coloniale du XVIIIe siècle et dans le phénomène de l’esclavage de masse. Cette
analyse sera ainsi l’occasion de discuter les ruptures théorisées par Arendt, que ce soit entre
colonisation et impérialisme ou entre impérialisme et totalitarisme
16
17
18
Chapitre 1 : La condition humaine

I. Les conditions de l’existence humaine

Ecrit en 1958, The Human Condition est un ouvrage dans lequel Hannah Arendt
cherche à réaliser une ontologie de l’être humain à partir de ses actions concrètes dans le
monde. Elle ne cherche pas à définir la nature humaine à partir d’une caractéristique
essentielle de l’être humain mais à penser les modes concrets de l’action humaine par rapport
au milieu qui l’entoure et dont il fait partie. Son projet peut ainsi se rapprocher de celui qu’on
trouve dans les œuvres d’Aristote ou dans celles de Marx, qui cherchent également à penser
l’homme à partir de ses activités concrètes et des affects qu’elles mobilisent. Toutefois,
contrairement à un auteur comme Marx, où ce projet s’articule autour d’une unique activité
fondatrice qui détermine l’ensemble de ses relations sociales, Arendt cherche à présenter une
typologie des différentes activités dans lesquelles l’homme est au contact du monde.
L’ensemble de ces activités constitue ce qu’elle nomme la vita activa. À travers ces
différentes activités, l’homme se trouve pris dans un certain milieu qui le détermine mais qu’il
contribue pourtant à modifier par ses actions concrètes : « la vita activa, la vie humaine en
tant qu’activement engagée à faire quelque chose, s’enracine toujours dans un monde
d’hommes et d’objets fabriqués qu’elle ne quitte et ne transcende jamais complètement »1.
Au-delà de leur nature ou de leurs fins, les différentes activités de la condition humaine se
distinguent par le rapport au monde et les affects qu’elles mobilisent. Les activités qui
constituent la vita activa – le travail, l’œuvre, et l’action – placent ainsi l’homme dans une
relation particulière avec le milieu qui l’entoure. On ne peut dès lors comprendre en quoi
consiste l’anthropologie que nous propose Arendt qu’en étudiant ces différentes relations.

1. Vita activa

La vita activa est l'ensemble des activités à travers lesquelles l'homme agit dans le
monde, et contribue à le modifier. Les trois activités qui la composent sont trois rapports
différents de l'homme avec le monde dans lequel il vit. Le travail est l'activité de la condition
biologique de l'homme. En font partie toutes les activités dans lesquelles l'homme produit des
biens qui sont nécessaires à l'entretien de son propre organisme, mais également sa propre
reproduction en tant qu'espèce. Comme tous les autres êtres vivants, l'homme intervient dans
le monde en se reproduisant, en se multipliant, et en s'intégrant dans les rapports biologiques

1
HANNAH ARENDT, Condition de l'homme moderne, p. 59, traduit par George Fradier, Paris : éditions
Calmann-Levy, 2010

19
qui composent la nature. L'homme est également un être qui produit des biens qui ne
s'intègrent pas dans les processus naturels, et qui ne sont pas nécessaires pour l'entretien de
ses cycles vitaux. Toutes ces activités par lesquelles l'homme agit sur des objets matériels,
composent la condition de l'œuvre. Enfin l'action est la condition par laquelle les hommes
agissent les uns avec les autres à l'intérieur de ce monde artificiel formé par les objets de
l'œuvre, au cours de processus politiques dans lesquels chacun agit en tant qu'acteur libre et
indépendant. Cette séparation de la vita activa en trois activités, qui sont autant de conditions
dans lesquelles l'homme est pris dans le monde sous un certain rapport, peut surprendre par
son artificialité. En effet, lorsqu'Arendt affirme que ces activités correspondent « aux
conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l'homme »1, on pourrait
s'attendre à une définition plus anthropologique de la vita activa, et à une présentation des
activités naturelles de l'homme. Au lieu de cela, seul le travail semble se définir par sa
naturalité, et regrouper ainsi toutes les activités où l'homme est directement en contact avec la
nature, sans l'intermédiaire de la société ou de la fabrication. La vita activa n'est toutefois pas
plus une définition de la nature humaine qu'elle n'est une présentation de l'homme à l'état de
nature, dépouillé de l'artificialité de la société, tel qu'on peut le trouver chez Hobbes ou chez
Rousseau par exemple. La condition humaine n'est pas un rapport entre l'homme et la nature
mais bien entre l'homme et le monde, c'est-à-dire le milieu dans lequel il agit. Le monde peut
certes se confondre avec la nature, mais il est également constitué par les objets fabriqués de
la main de l'homme, ainsi que de la pluralité des hommes.

Ce qui compose précisément la condition humaine dans la pensée d'Hannah Arendt


n'est pas clairement défini, contrairement à la pensée marxiste où elle se confond avec des
conditions économiques qui déterminent des rapports de classes et se fondent sur des rapports
entre le travail et le capital, et ne se limite pas au groupe social dont font partie les individus
qui le composent comme dans une théorie sociologique telle que celle défendue par
Durkheim. La condition humaine englobe, au contraire, tout le donné de l'existence humaine.
Tout ce qui environne l'être humain, c'est-à-dire le milieu dans lequel il vit et agit, qu'il soit
matériel, organique, social, économique, culturel, ou politique, compose la condition
humaine. L'homme est un être conditionné par le simple fait de son existence. En naissant,
l'homme s'intègre dans un monde qui existe déjà en dehors de lui, et qui détermine son champ
d'action à partir de tous les éléments qui le composent. La condition humaine ne se limite
donc pas à un aspect particulier de l'existence mais se confond avec l'intégralité du monde

1
Ibid., p. 41

20
dans lequel l'homme se trouve plongé. Les activités qui composent la vita activa peuvent donc
être interprétées à la fois comme des activités ayant lieu au cœur de la condition humaine, et
comme les conditions même de l'existence humaine. Le travail est une activité qui a lieu dans
le monde en tant que milieu naturel, mais cette activité est également le cadre, l'horizon
pourrait-on dire, à partir duquel tous les rapports entre l'homme et la nature s'articulent. En
effet, puisque la condition humaine intègre tout le donné de l'existence humaine, les activités
de l'homme en font naturellement partie. Par son intervention dans le monde, l'homme
modifie le cadre dans lequel il vit. Il n'existe pas dans le monde comme un être passif,
déterminé par les conditions de son existence, mais agit librement sur ces conditions en
fonction du champ de possibilité que lui offre la réalité, et ces activités deviennent le nouveau
cadre de son existence.

La seule affirmation d'Hannah Arendt à propos de la nature de l'homme est ainsi qu'il
s'agit d'un être conditionné. Quels que soient les changements qui peuvent intervenir dans
l'être même de l'homme ou dans son environnement, l'homme sera nécessairement un être
conditionné, c'est-à-dire vivant dans un certain milieu qui détermine le cadre et les possibilités
de son activité. La tripartition de la vita activa que propose Hannah Arendt n'a de sens que
comme condition actuelle de l'homme : celle qui est donnée à l'homme sur Terre. Il est donc
parfaitement possible d'imaginer que des êtres humains puissent vivre dans des conditions
radicalement différentes, parce qu'ils ne vivraient plus sur Terre par exemple, ou parce que
leur environnement a tant été modifié que la vita activa n'aurait alors plus aucun sens. De tels
êtres vivraient dans des conditions tellement dissemblables qu'ils en deviendraient
incompréhensibles pour l'homme tel qu'il existe actuellement, mais ils n'en demeureraient pas
moins humains, en ce sens qu'ils agiraient toujours dans le cadre de certaines conditions qu'ils
continueraient à modifier par leurs actes.

Dans sa compréhension, la condition humaine dépasse les conditions dans


lesquelles la vie est donnée à l'homme. Les hommes sont des êtres conditionnés
parce que tout ce qu'ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur
existence. […] Tout ce qui touche la vie humaine, tout ce qui se maintient en
relation avec elle, assume immédiatement le caractère de condition de l'existence
humaine. C'est pourquoi les hommes, quoi qu'ils fassent, sont toujours des êtres
conditionnés. Tout ce qui pénètre dans le monde humain, ou tout ce que l'effort de
l'homme y fait pénétrer, fait aussitôt partie de la condition humaine. L'influence de
la réalité du monde sur l'existence humaine est ressentie, reçue comme force de
conditionnement.1

1
Ibid., p. 43-44

21
La condition humaine se caractérise donc par sa mobilité, qui s'oppose à une essence
figée capable de définir une fois pour toutes ce qu'est l'idée d'humanité. Non seulement elle
n'est pas contenue dans l'être de l'homme, puisqu'elle porte avant tout sur le monde qui
l'entoure, mais elle peut également être modifiée par les activités humaines. Il y a ainsi une
certaine dialectique qui s'opère dans la vita activa entre le monde et les individus qui en font
partie. La condition humaine ne détermine pas l'action humaine mais détermine un champ de
possibilité dans lequel les activités humaines s'intègrent et modifient en retour le cadre dans
lequel elles ont lieu. La première des différentes conditions qui déterminent l'existence
humaine est donc le monde naturel, dans lequel l'homme s'intègre dès ses origines et qui se
manifeste dans la vie même de l'individu, à travers la naissance et la mort. Contrairement aux
analyses philosophiques qui intègrent cette dimension de l'existence humaine à partir de
l'expérience subjective de soi – l'expérience de la mort comme expérience que je fais de la
possibilité de ma propre fin – la naissance et la mort, « condition la plus générale de
l'existence humaine »1, a un sens collectif puisque la vita activa va pouvoir s'élaborer à partir
de cette condition, en fonction du rapport entre l'homme et le monde. L'homme, être mortel se
trouvant pris dans un monde naturel, doit agir pour survivre et se reproduire. Toutes les
activités qui composent la condition humaine sont liées, d'une manière ou d'une autre, à cette
condition primaire de l'homme, qui est d'être mortel, et qui engendre un renouvellement
permanent des générations. Le travail et l'œuvre sont ainsi des conditions directement liées à
la nécessité d'échapper à cette vacuité du monde, dans laquelle toutes les choses individuelles
sont condamnées à disparaître. Le travail assure la continuité biologique de l'homme aussi
bien en tant qu'espèce et qu’en tant qu’être individuel, et l'œuvre agit sur cette donnée de
l'existence en assurant la réification d'un monde d'objets autonome par rapport à la nature,
mais également en dotant l'homme d'instruments permettant d'agir de plus en plus
efficacement sur le monde. De même l'action est fortement liée à la condition de la mortalité
et de la natalité, puisque le flux constant des hommes modifie sans cesse le cadre dans lequel
elle a lieu, et rend d'autant plus nécessaire la constitution d'une mémoire historique que les
acteurs des différents événements cessent progressivement d'exister.

La condition humaine n'est donc pas stable. Si « tout ce qui pénètre dans le monde
humain, ou tout ce que l'effort de l'homme y fait pénétrer, fait aussitôt partie de la condition
humaine », alors celle-ci est sans cesse modifiée par toutes les évolutions dans les activités
humaines, évolutions qui répondent directement ou indirectement à des problèmes soulevés

1
Ibid.

22
par le rapport de l'homme au monde. Hannah Arendt donne l'exemple des objets produits par
l'homme pour montrer que la réalité est conditionnée par l'existence humaine autant qu'elle la
conditionne. L'homme vit dans un monde d'objets artificiels, créés de toute pièce. Ces objets
constituent donc une réalité qui agit sur la condition humaine, mais ils ne sont pas naturels, et
leur existence dépend donc de l'intervention des êtres humains qui les ont produits. L'homme
n'a toutefois pas toujours été un fabriquant d'objets. À moins de considérer, comme le fait
Marx dans L'idéologie allemande, que l'homme n'est proprement humain qu'à partir du
moment où il dispose des moyens de produire lui-même sa nourriture, on doit considérer que
l'œuvre n'a pas toujours été une condition humaine, mais qu'il s'agit d'une réponse contingente
à une nécessité du monde, intégrée dans la condition plus générale de l'existence. L'homme
aurait pu ne jamais fabriquer d'outils, et la vita activa n'aurait alors eu aucun sens.

La vita activa se caractérise donc par son rapport au monde, son activisme, et son
absence relative de permanence. Ce faisant, elle s'oppose diamétralement à un autre mode de
vie, la vita contemplativa, qu'Hannah Arendt ne présente pas en tant que telle mais pour
pouvoir la distinguer de la vita activa. La vita contemplativa ne fait pas, à proprement parler,
partie de la vie humaine. L'homme ne vit pas dans la contemplation, il s'agit d'un mode de vie
qui est en dehors de la vie biologique et sociale, et qu'on ne peut atteindre que dans le salut de
l'au-delà ou dans la contemplation de vérités éternelles qui n'ont rien à voir avec l'existence
dans le monde. La vita contemplativa se place donc au-delà du monde et de la vie humaine.
Pour montrer cette opposition entre vita activa et vita contemplativa, Hannah Arendt insiste
sur l'opposition qui existe entre immortalité et éternité. L'immortalité se caractérise par sa
capacité à durer indéfiniment. Un être immortel dispose d'un commencement et peut
éventuellement avoir une fin, mais dure indéfiniment tant que rien ne vient s'opposer à son
existence. Il échappe donc aux lois biologiques qui veulent que tout être finisse
immanquablement par disparaître dans les cycles naturels, voire s'incarne dans ces cycles
pour continuer à perdurer. Il s'agit donc d'un attribut propre aux divinités polythéistes, mais
également aux espèces animales, et mêmes aux institutions et aux œuvres humaines.
Contrairement à l'éternité qui n'a ni commencement ni fin, l'immortalité fait partie intégrante
du monde et du temps. Un être immortel dépend toujours de quelque chose d'autre que lui-
même pour exister. Son existence ne dépend pas de sa seule essence, mais d'une pluralité qui
la fait vivre et où elle trouve tout son sens. Ainsi, si les œuvres et les idées humaines peuvent
prétendre à l'immortalité, ce n'est qu'en référence à un monde et à une mémoire humaine qui
leur donnent tout leur sens. La quête de l'immortalité qui anime la réalisation des grandes

23
actions et des grandes œuvres n'a aucun sens en dehors d'un monde d'êtres humains capables
de les comprendre.

Inversement, l'éternité se caractérise par son indépendance vis-à-vis du monde. Non


seulement l'éternel n'est pas soumis à la finitude, mais il ne doit son existence à rien d'autre
qu'à lui-même. Le principe même de l'argument ontologique est ainsi de montrer que le
concept de Dieu implique nécessairement son existence. Dieu, en tant qu'être transcendant et
infini, ne peut pas ne pas exister. Il n'a pas besoin d'un monde autonome où il pourrait trouver
son sens, ni même d'un individu qui puisse avoir en lui l'idée de Dieu. De même, une vérité
éternelle est toujours valide, indépendamment du temps dans lequel elle est pensée, et n'en
reste pas moins vraie même si aucun être n'est capable de la contempler ou de l'avoir à l'esprit.
Si on fait de l'idée de justice une idée intelligible et éternelle, alors elle continue à exister
même si elle ne se trouve réifiée par aucune situation pratique qu'on pourrait qualifier de
juste. Or, pour pouvoir faire l'expérience de l'éternité par la contemplation, il est nécessaire de
se tenir soi-même hors du monde, dans une absence d'activité d'autant plus importante que les
objets de la contemplation étant hors du monde, ils sont également indicibles. La nature de
son objet fait que la contemplation ne peut pas se limiter au monde des phénomènes, qui se
distinguent toujours par leur caractère particulier, tandis que la pensée porte au contraire vers
l'universalité, vers sur ce qui existe en et pour-soi et qui ne peut donc pas se limiter à être une
apparence perçue par un spectateur. Même lorsqu'elle affirme l'universalité du vécu sensible et
de la phénoménalité de l'être, la pensée ne porte pas sur les phénomènes en eux-mêmes mais
sur ce qu'il y a derrière eux, sur ce qui fait qu'ils sont ce qu'ils sont, c'est-à-dire sur leur
essence. « La généralisation est inhérente à la pensée, même quand celle-ci souligne la
primauté universelle du particulier. En d'autres termes, l'“essentiel“ est ce qui s'applique
partout, et ce partout, qui donne à la pensée son poids caractéristique, est, en termes d'espace,
un “nulle part“ »1. La pensée ne se tient pas simplement en retrait par rapport au monde, car
ce retrait pourrait signifier qu'elle prend du recul pour mieux pouvoir embrasser le monde. Au
contraire, elle porte sur des objets qui, par essence, ne trouvent pas de place dans un monde
où tout ce qui existe, existe sous le mode de la pluralité et de la singularité. L'absence
d'activité dont la pensée a besoin pour se réaliser est ainsi un non-monde, un nunc stans, dont
l'expérience revient à « devenir couleur des morts »2.

1
HANNAH ARENDT, La vie de l'esprit, p. 256, traduit par Lucienne Lotringer, Paris : Presses Universitaires de
France, 2005
2
Ibid., p. 110

24
La contemplation ne se confond toutefois pas avec les facultés mentales qu'Hannah
Arendt présente dans La vie de l'esprit. Tout comme la condition humaine n'est pas une
présentation de la nature humaine, mais bien un rapport avec le monde, la vita contemplativa
n'est pas un ensemble de facultés données à l'homme, mais l'absence d'activités, par laquelle
l'individu se tient hors du monde, et peut contempler l'éternité. Cette distinction ne va pas
nécessairement de soi, puisque la pensée, par sa capacité à mettre le monde de côté et à saisir
des concepts universels et abstraits, qui n'ont plus rien de commun avec les objets particuliers
qui composent un monde fait de phénomènes, est la faculté centrale à partir de laquelle la
contemplation peut avoir lieu. Néanmoins, bien qu'étant interne au moi pensant et impliquant
donc un retrait par rapport aux activités de la vita activa, les facultés mentales ne sont pas
totalement coupées de la condition humaine, car elles appartiennent à un individu qui est pris
dans le monde, et dépendent de ses propres perceptions. Même si elles ne sont pas elles-
mêmes conditionnées, elles restent liées au monde parce qu’elles font partie intégrante de
l'existence individuelle, qui est elle-même conditionnée.

Puisque les différentes activités mentales qui, par définition, ne paraissent


pas, se situent dans un monde de phénomènes et un être qui participe à ces
phénomènes grâce à ses récepteurs sensoriels aussi bien que sa capacité et son
désir d'apparaître aux autres, elles ne peuvent se faire jour qu'en se plaçant
délibérément en retrait des phénomènes ; pas tant en retrait du monde, d'ailleurs –
seule la pensée, de par sa tendance à généraliser, c'est-à-dire son goût spécial du
général en tant qu'il diffère du particulier, est portée à se mettre totalement à
l'écart du monde – que de la présence du monde à l'égard des sens. Tout acte
mental repose sur la faculté qu'a l'esprit d'avoir en sa présence ce qui est absent
pour les sens.1

Les facultés mentales font donc partie de la condition humaine. Elles s'intègrent dans
le monde par l'intermédiaire de l'individu qui les porte, bien qu'elles ne soient pas
conditionnées par le monde en elles-mêmes. Leur autonomie par rapport aux sens n'est
d'ailleurs pas une rupture avec les phénomènes mais une mise en retrait délibérée qui permet
de transformer les perceptions reçues en objets de la conscience, toujours présents à l'esprit
indépendamment des sens, sur lesquels peuvent porter la pensée, la volonté et le jugement. Ce
n'est donc pas une rupture avec le monde qui s'opère avec les facultés mentales, mais une
transformation des phénomènes en un objet capable d'être intériorisé. De plus, on peut voir
qu'Hannah Arendt distingue clairement la position de la pensée de celle du jugement et de la
volonté. Seule la pensée peut se tenir totalement en dehors du particulier. La volonté et le
jugement, s'ils doivent bien tenir le monde en retrait pour avoir lieu, se caractérisent au

1
Ibid., p. 105

25
contraire par leur faculté à retourner dans le monde et à intégrer le particulier une fois la
décision prise. Le retrait de l'esprit n'est pas le nulle part où se tient la pensée contemplative
mais la position du spectateur, qui n'agit pas dans le monde pour pouvoir mieux le voir dans
sa totalité.

La vita contemplativa n'est donc pas la vie de l'esprit mais l'activité de la pensée pure,
qui porte sur les choses éternelles, indépendamment de tout rapport au monde. La vita
contemplativa n'appartient pas à la condition humaine, contrairement à la vita activa et aux
différentes facultés mentales. Elle se déroule totalement hors du monde, en dehors des
phénomènes, et se présente plus comme une sorte de mort vis-à-vis du monde que comme un
simple retrait momentané. Ce décalage entre deux conditions de vie bien distinctes permet à
Hannah Arendt de définir la vita activa comme l'ensemble unifié des activités de l'homme
dans le monde. En effet, la notion de vita activa est tirée du bios politikos d'Aristote. Or dans
la pensée aristotélicienne telle que la présente Hannah Arendt, il y a une réduction de la
condition humaine à l'action. Les deux autres conditions, l'œuvre et le travail, sont rangées au
rang des nécessités naturelles, étrangères à la dignité humaine. Le bios politikos ne désigne
donc pas la condition humaine mais les différents modes de vie propres à l'action, dans
lesquelles l'homme peut sortir du règne de l'utile et de la nécessité pour se consacrer à la
recherche de la beauté du monde : « bios politikos désignait expressément le seul domaine des
affaires humaines en soulignant l'action, la praxis nécessaire pour le fonder et le maintenir. On
n'attribuait ni au travail ni à l'œuvre assez de dignité pour constituer une bios, un mode de vie
autonome, authentiquement humain »1.

Il y a donc, dans la pensée aristotélicienne, une dévalorisation de la condition


humaine, limitée à la seule action, comme si les autres activités de la vita activa n'avaient rien
d'humain et que seul un être se consacrant au culte du beau, sous les trois modes de vie que
propose Aristote, peut prétendre à la liberté et à l'humanité. Or, la vita contemplativa, en tant
qu'activité totalement en dehors du monde et de la vie humaine, a engendré une réduction de
l'action à la condition humaine en s'imposant comme norme suprême des activités humaines :
« Lorsque disparut la cité antique […] l'expression vita activa perdit son sens spécifiquement
politique pour désigner toute espèce d'engagement actif dans les affaires de ce monde »2.
Alors que l'action, définie comme activité propre du genre humain, imposait une séparation
interne dans la condition humaine, la contemplation, étant une activité séparée de la vita

1
Ibid., p. 48
2
Ibid., p. 49

26
activa, a dévalorisé toutes les activités de l'homme dans le monde au titre des nécessités, y
compris l'action. Ce faisant, la supériorité de la contemplation dans l'ordre de la vie humaine,
qui s'est imposée à partir du Moyen Âge, a engendré un rassemblement de toute la vita activa
par opposition à la vita contemplativa. La vita activa se définit donc par son opposition vis-à-
vis de la vita contemplativa, et cette opposition se caractérise par le rapport qui existe entre
l'homme et le monde. La vita activa est l'ensemble des activités par lesquelles l'homme agit et
modifie le monde, tandis que la vita contemplativa est la contemplation de l'éternité dans une
situation de repos absolu. Hannah Arendt remet alors en question cet ordre hiérarchique
traditionnel entre vita activa et vita contemplativa, sans pour autant en revenir à la supériorité
de l'action telle qu'on la retrouve chez Aristote, ou à toute autre hiérarchisation interne à la
vita activa comme dans la pensée de Marx. L'objet de la pensée d'Hannah Arendt est la vita
activa dans sa totalité, c'est-à-dire l'ensemble des activités dans lesquelles l'homme est
conditionné par le monde et est capable d'agir pour modifier cette conditionnalité.

2. L'être et le monde

La condition humaine est donc un concept fondé sur le fait que l'homme vive dans le
monde, et que l'ensemble de ses activités soit conditionné par ce rapport au monde, en tant
que contexte global de l'existence humaine. Il ne s'agit pas d'une définition de l'être de
l'homme qui ferait appel à une idée de l'homme existant par elle-même indépendamment des
êtres humains, mais d'un état de fait qui résulte de l'existence même de l'homme. Le concept
de condition humaine est ainsi lié à ce fait de l’existence humaine qui est d’être prise dans le
monde qui l’entoure. La pensée d'Hannah Arendt consiste ainsi en une analyse de l'existence
humaine, qui se trouve conditionnée par le fait que l'homme est nécessairement au contact de
choses qui ne sont pas lui-même. Il s'agit donc de concevoir l'existence humaine, par
opposition à l'être de l'homme, dans son rapport au monde. Or, ces concepts, l'existence et le
monde, tels qu'on les trouve dans la pensée d'Hannah Arendt, sont liés à un des problèmes
centraux de la philosophie contemporaine, à savoir la rupture entre l'être et la pensée. La
philosophie a dû s'interroger sur l'existence humaine parce que la pensée n'était plus capable
de définir l'essence de l'être, et le monde, en tant lieu des phénomènes, a dès lors pris une
dimension nouvelle par rapport à la philosophie classique. Il est donc nécessaire de
s'interroger sur cette déconstruction du concept d'être et sur ses conséquences pour pouvoir
mieux saisir les enjeux philosophiques de la pensée d'Hannah Arendt. Dans Qu'est-ce que la
philosophie de l'existence ? Arendt présente en effet l'évolution de la pensée contemporaine à
partir des thèses existentialistes et phénoménologiques, notamment celles de Heidegger, de

27
Jaspers, et de Husserl. Bien que n'étant pas à proprement parler une philosophe existentialiste,
sa pensée est clairement marquée par les thèses de Jaspers et de Heidegger, et ses propres
interprétations à propos de ces différents courants de la philosophie contemporaine nous
renseignent sur la nature de sa pensée.

Hannah Arendt affirme ainsi que toute la philosophie contemporaine repose sur une
déconstruction de l'unité entre être et penser, entre l'essence des choses et leur existence, qui a
été réalisée par Kant dans la Critique de la raison pure avec la démonstration de la structure
antinomique de la raison. La métaphysique traditionnelle, fondée sur la vita contemplativa,
reposait sur le principe qu'en se mettant à l'écart du monde, la pensée pouvait saisir l'essence
des choses en soi, dévoiler le sens de l'être caché derrière les phénomènes, et ainsi rendre
compte de la réalité dans toute son universalité sans s'arrêter sur l'existence des choses
singulières qui ne nous apparaissent que dans leur individualité. Une telle conception du
monde repose donc sur l'idée « que ce que je suis à même d'inférer raisonnablement doit
exister »1, c'est-à-dire sur la capacité de la raison à atteindre l'essence des choses et l'éternité
de la vérité. Or, Kant, en montrant les antinomies de la raison pure, rompt avec une telle
conception, et interdit à la pensée de pouvoir saisir l'être en soi des choses. Avec Kant la
possibilité même de la vita contemplativa s'évanouit, puisque la pensée n'y apparaît plus
comme étant capable de comprendre l'être même, dans sa pure universalité. En affirmant que
l'espace et le temps sont les conditions a priori de notre sensibilité, Kant affirme également
l'impossibilité de connaître les choses autrement que comme des phénomènes rencontrés dans
l'expérience, ou perçus à l'intérieur de la raison en tant que concept a priori. La raison n'a donc
jamais affaire aux choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, mais uniquement telles qu'elles
nous apparaissent dans l'expérience, ou à des concepts internes à la raison elle-même. La
possibilité même de l'universalité est donc remise en cause.

Il est alors intéressant de voir que, pour Hannah Arendt, Kant ne se rend lui-même pas
compte des conséquences de sa critique :

Ce que Kant n'avait pas compris lorsqu'il a brisé le concept antique d'être
était qu'il remettait en question en même temps la réalité de tout ce qui n'était pas
individuel, oui, qu'il impliquait en somme ce que Schelling disait maintenant

1
HANNAH ARENDT, La philosophie l'existence et autres essais, p. 118, traduit par Martin Ziegler et Anne
Damour, Paris : édition Payot, 2000

28
directement : « Il n'existe rien d'universel, seulement de l'individuel, et l'être
universel n'existe que s'il est l'être individuel absolu ».1

À partir de cette position, qui découlait directement de Kant, se trouvait d'un seul coup
nié le royaume absolu des idées raisonnablement conçues par les hommes, ainsi que les
valeurs universelles et l'homme se trouvait placé au milieu d'un monde où il ne pouvait plus se
raccrocher à rien, ni à sa raison, dont l'existence ne pouvait apparemment être démontrée, ni à
l'universel puisque celui-ci n'existait alors pas en tant que tel.

À partir de ce moment, le mot « existant » est régulièrement employé en


opposition à ce qui est seulement pensé ou considéré ; le concret s'opposant à
l'abstrait ; l'individuel à ce qui n'est qu'universel. Ceci ne signifie ni plus ni moins
que la philosophie, pensant depuis Platon par concepts, est devenue méfiante à
l'égard des concepts. Depuis cet instant, les philosophes n'ont plus réussi à se
débarrasser entièrement, pour ainsi dire, de la mauvaise conscience de faire de la
philosophie. 2

Pour Arendt, la pensée kantienne implique donc la négation de tout ce qui est
universel, au point que seule la réalité de ce qui est individuel peut être avérée. Dans cette
analyse, Schelling découle directement de Kant. Il n'y a pas de saut conceptuel entre ces deux
auteurs, sinon la prise de conscience chez Schelling des conséquences impliquées par les
affirmations de Kant et dont lui-même ne s'était pas rendu compte. Cette négation de la valeur
ontologique de l'universel et des principes sur lesquels repose la vita contemplativa,
s'accompagne alors d'une curieuse dramatisation de la situation de la philosophie. L'incapacité
de tenir un discours rationnel sur l'essence des choses et d'atteindre les idées absolues par la
pensée va de pair avec une véritable morosité s'installant à l'intérieur même de la philosophie,
une « mauvaise conscience de faire de la philosophie ». La rupture entre l'être et la pensée est
telle que la philosophie en devient méfiante à l'égard même de ce qui faisait justement son
essence.

Toutefois cette rupture avec l'universel et l'absolu, et le désespoir de la pensée qui


semble en résulter, ne concerne pas que les philosophes mais s'étend également à l'homme en
général et à son rapport au monde. Privé des démonstrations de la pensée à propos de l'être, le
monde semble perdre son sens et même sa réalité, non seulement pour ceux qui se
préoccupaient déjà de la question de l'être mais également pour l'homme dans son ensemble.
Au lieu de rendre leur dignité aux activités de la vita activa, la déconstruction kantienne de la
raison pure et de la contemplation semble au contraire abandonner l'homme dans un monde

1
Ibid., p. 119
2
Ibid.

29
dorénavant dépourvu de sens et privé d'universalité. Ce n'est pas la liberté qui entre dans le
monde avec l'absolutisation de l'individualité, mais le désespoir face à un monde désormais
vide de toute signification autre qu'individuelle.

Le plus troublant dans cette analyse de la pensée kantienne, est que, pour Hannah
Arendt, celle-ci conduit à nier l'existence même de valeurs universelles. Or Kant défend au
contraire l'universalité des valeurs morales. L'impératif catégorique permet en effet à Kant de
concilier un anthropocentrisme radical, où l'homme détermine lui-même les fondements de
son action, avec l'universalité des valeurs et des principes moraux. « Agis de telle sorte que la
maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d'une législation
universelle »1. Sont ainsi affirmés dans un même mouvement l'individualisme de la volonté et
l'universalité des principes comme sources de l'action morale et fondements de la liberté
individuelle. Comment une telle analyse peut-elle alors nier les valeurs universelles de la
raison pratique au même titre que le caractère absolu des idées de la pensée pure ?

En affirmant que la raison pure ne peut rien nous dire de l'être tel qu'il existe par lui-
même, Kant défend la dignité de l'homme, car l'homme est alors sorti de l'ordre de l'être et des
choses, et devient une fin en soi qui n'est déterminée par aucune essence universelle qui
existerait en dehors de lui-même. L'universalité de la loi morale, défendue par le principe de
l'impératif catégorique, est fondée sur l'autonomie de la volonté, sur la capacité de chaque
individu à se doter de sa propre maxime en fonction d'une raison pratique qui est la même
pour tous. L'universalité morale à laquelle Kant fait référence n'est donc pas transcendante.
Elle ne provient pas d'un principe extérieur qui s'appliquerait de façon univoque, mais de
l'individu lui-même. L'universalité n'est pas l'origine de l'action morale, mais un principe
régulateur vers lequel chacun essaie de tendre dans son action. L'homme, être individuel et
autonome, est donc le fondement de toute l'action morale. L'action humaine peut se réaliser à
partir de l'autonomie de la volonté et des facultés de la raison, et non en fonction d'un principe
moral extérieur à cette action. Seul l'homme est universel pour Kant, parce que sa raison et sa
volonté lui permettent de tendre vers l'expression d'une loi universelle. En ce sens, Hannah
Arendt peut ainsi affirmer que la pensée kantienne nie les valeurs universelles.

De plus, il faut bien saisir que, pour Arendt, cette entreprise de déconstruction du
concept d'être n'a pas été complètement achevée par Kant, qui ne réalise pas nécessairement

1
EMMANUEL KANT, Critique de la raison pratique, p. 53, traduit par François Picavet, Paris : Gallimard,
1985

30
tout ce que sa propre démonstration implique. Cette situation d'un homme se retrouvant dans
un monde privé de sens, dépourvu de valeur universelle et d'idées absolues, n'est donc pas tant
celle que Kant présente lui-même, que celle que les philosophes qui lui ont succédé ont
trouvée. Selon Hannah Arendt, « la destruction kantienne du concept antique de l'être n'a été
faite qu'à moitié »1. Bien que Kant rompe avec une conception du monde fondée sur la
capacité à dire l'être du monde et l'essence des choses par la raison, il conserverait malgré tout
une conception déterministe de la nature dans laquelle les lois de la nature détermineraient
l'ensemble des événements se déroulant dans le monde. Ce déterminisme causal, s'ajoutant à
l'impossibilité de comprendre l'essence des choses par la raison, engendre la perte de
signification du monde. Comme on ne peut rien dire du monde que ce que nous en percevons
à l'intérieur des principes a priori de notre entendement, mais qu'il dispose toujours de la
même force causale, nous nous retrouvons pris dans un monde dont on ne peut connaître l'être
en soi, la raison qui le meut, mais qui détermine malgré tout chacun de nos actes. L'homme vit
ainsi dans un monde qui le détermine mais dont il n'a aucune certitude quant à la place et au
rôle qu'il y occupe. Le désespoir face à un monde autant dénué de sens pour l'individu est
alors d'autant plus grand que cette absence d'influence sur le monde rend caduque les acquis
de la liberté morale et de l'autonomie de la volonté :

Ce qui vaut pour la destruction kantienne du concept antique de l'être vaut


davantage encore pour son nouveau concept de la liberté de l'homme qui désigne
d'avance sa servitude à venir. Certes, l'homme de Kant a la possibilité de
déterminer ses actes sur la base de la liberté de sa bonne volonté ; or ces actes sont
eux-mêmes soumis à la loi de la nature de la causalité, une sphère essentiellement
étrangère à l'homme. Dès qu'un acte de l'homme sort de la sphère subjective qu'est
la liberté, il entre dans la sphère objective qu'est la causalité, perdant ainsi cette
qualité de liberté. L'homme, libre en soi, est livré sans espoir au cours étranger de
la nature, à un destin contraire à lui et détruisant sa liberté.2

La liberté kantienne est avant tout une indépendance de la volonté, capable de


déterminer les maximes de son action par les délibérations de sa raison. Il s'agit donc d'une
liberté subjective, qui ne s'exprime pas dans sa capacité à modifier le monde, mais dans le
retrait de la volonté par rapport au monde, et l'absence d'influence extérieure. L'homme est
libre par lui-même, il s'agit d'une fin en soi qui ne peut pas être utilisé en vue d'une autre fin
que lui-même, dernier objet du monde qui dispose encore de la dignité propre à l'être en soi.
Toutefois, sorti du cadre que lui assure l'autonomie de sa volonté, il s'agit d'un être soumis à
une causalité sur laquelle il ne dispose d'aucun contrôle et dont il ne peut saisir le sens qu'elle

1
La philosophie de l'existence et autres essais, Op. cit., p. 120
2
Ibid., p. 121

31
a par elle-même. L'impossibilité de comprendre les choses en tant que telles, engendre ainsi
une perte de sens du monde, sans pour autant que celui-ci perde sa force causale. Selon
Hannah Arendt, tous les philosophes post-kantiens de Schelling à Jaspers ont donc été
confrontés à ce paradoxe de la raison kantienne, qui a rompu l'unité de l'être et de la pensée,
sans pour autant rompre avec une conception déterministe du monde, dans laquelle l'homme
ne peut pas agir sur la causalité.

La seule exception notable à cette succession de philosophes, est celle de Hegel qui
s'oppose à l'immédiateté du droit naturel pour concevoir le droit sur le mode d'un rapport
historique avec les institutions et l'État, notamment dans les Principes de la philosophie du
droit. À l'homme universel de Kant, Hegel oppose l'homme historique, qui existe dans le
monde, au cœur d'un processus de totalisation qui est toujours en mouvement. Hegel ne remet
pas en cause les acquis conceptuels de la morale kantienne mais s'oppose à leur universalisme
abstrait pour réinterpréter le droit individuel dans la médiation entre l'individu et l'État, à
partir de la dialectique historique. La liberté n'est pas une idée abstraite, acquise dans le
dialogue entre moi et moi-même, par la contemplation de l'universalité. Elle ne se conçoit pas
à partir de l'indétermination du libre-arbitre mais à partir de l'auto-détermination de soi par la
médiété des institutions et de l'action dans le monde. La liberté se forme ainsi dans le cadre
d'une éthicité (Sittlichkeit) où elle ne se définit pas seulement négativement et juridiquement,
mais se réalise concrètement dans les mouvements de l'action politique. Le dépassement du
droit abstrait se réalise donc dans l'éthicité où l'individu peut se concevoir comme responsable
et s'objective dans l'expression de sa propre liberté. Il n'y a donc plus de contingence, de droit
à l'indétermination, mais une adhésion à sa propre action. La liberté se conçoit dans la
nécessité d'être libre, dans son autoréalisation par l'action individuelle, au cœur d'un État
objectif.

La pensée hégélienne insiste donc sur la contextualisation de la liberté. La liberté n'a


aucun sens en dehors d'un monde objectif où elle peut se réaliser. Hegel rejette l'abstraction du
droit subjectif et définit la liberté comme l'action individuelle de l'esprit objectif dans le
monde. La pensée arendtienne est alors proche de la philosophie hégélienne sur ce point.
Comme Hegel, Hannah Arendt ne conçoit la liberté que dans l'action politique au sein d'une
pluralité donnée. La liberté n'est pas un droit naturel opposable disponible dès la naissance, ni
une disposition intérieure de l'âme indépendante de la réalité du monde, mais l'action de
l'homme qui, s'intégrant dans une pluralité de semblables, peut agir et modifier le monde qui
l'entoure. La liberté est l'expression même de la condition humaine. Elle ne peut avoir lieu que
32
dans l'expérience du monde et l'existence d'une pluralité d'individus à la fois égaux et
distincts, qui sont tous des acteurs uniques avec lesquels il est possible d'interagir au sein de
l'espace public.

Or cette expression de la liberté comme autoréalisation de soi par l'action individuelle


dans le champ de la vie politique, est ce qui caractérise le moment de l'esprit objectif hégélien.
Contrairement à ce qu'affirme Hannah Arendt, la philosophie hégélienne n'est pas une sorte de
« chant du cygne » de la métaphysique, qui serait le dernier système philosophique à avoir pu
encore tenir ensemble l'essence et l'existence des choses dans un « effroyable ensemble
homogène – dont on ne savait pas s'il s'agissait de la demeure ou de la prison du réel »1. Au
contraire, Hegel apparaît comme le premier philosophe post-métaphysique pour reprendre ce
concept d'Habermas. L'absolu n'est pas considéré par Hegel comme l'expression de
l'universalité, mais est au contraire le propre de choses qui, par essence, sont nécessairement
des choses singulières.

La philosophie hégélienne ne se limite pas à l'intériorisation subjective mais conçoit


l'absolu comme une manifestation du monde. L'histoire du monde n'est pas seulement ce qui
arrive dans le monde mais le monde dans sa totalité, et on peut juger la réalité individuelle à
partir de cette histoire du monde, y compris dans sa potentialité. La compréhension de
l'histoire permet alors de dépasser la factualité de l'histoire en intégrant son propre
développement dans les spéculations de l'esprit absolu. Les instances particulières trouvent
leur sens dans l'art, la religion, et la philosophie, au cœur d'un processus historique dans
lequel elles se réalisent et sont dépassées par l'épanouissement de l'histoire. La philosophie
hégélienne insiste donc sur les conditions dans lesquelles la liberté et l'absolu peuvent se
réaliser, sans perdre leur singularité en quittant le processus où ils apparaissent. La liberté ne
naît pas dans la pure subjectivité mais dans le processus de l'éthicité en acte, qui se manifeste
dans la dialectique du monde et du processus historique. Tout comme Husserl faisait des
phénomènes perçus par la conscience le moyen de reconstruire une unité du monde perdue, la
dialectique hégélienne est un absolu qui se manifeste dans le monde, à partir de la totalisation
de tous ses phénomènes singuliers dans un vaste processus historique.

Hegel intègre l'existence particulière, le vécu subjectif, et la phénoménalité des


apparences dans une totalisation de l'histoire qui tend vers l'absolu. Contrairement à la pensée
spéculative, propre à la vita contemplativa, qui recherche l'universalité en dehors du monde, la

1
Ibid., p. 111

33
pensée hégélienne est une pensée du monde, qui incorpore l'être en lui-même et dépasse le
vécu individuel en tant que médiation vers l'absolu. Pour Hegel le monde constitue l'absolu.
L'universel concret qu'est l'histoire est constitué par les existences particulières qui le
composent. L'esprit subjectif se dépasse ainsi dans l'esprit objectif, dépassé lui-même dans
l'esprit absolu. L'éthicité hégélienne n'est donc pas l'expression de la condition humaine mais
un moment au cœur du processus historique, dépassé par l'absolu où la liberté ne s'exprime
pas dans un monde qui préexiste mais se réalise dans sa propre création permanente. Dans
l'État, l'esprit agit mais ne se manifeste pas. L'œuvre de l'État est alors de se dépasser lui-
même dans les manifestations de l'esprit absolu, à savoir l'art, la religion, et la philosophie.
Hegel ne tient donc pas l'action dans le monde pour la manifestation de la liberté absolue
parce qu'il ne pense pas que l'action puisse permettre de créer de toutes pièces un monde
nouveau, et estime que la liberté ne pourra prendre tout son sens que dans la conscience
absolue.

Hegel est ainsi le premier philosophe à prendre l'histoire, dans sa totalité, comme objet
de la pensée, donnant aux affaires humaines la même dignité que la contemplation de
l'universalité. La vérité ne se tient pas, pour Hegel, dans une chose en soi existant hors du
monde de toute éternité, mais dans la réalisation de l'esprit absolu, propre à l'être humain, qui
se déploie dans les mouvements du monde et de l'histoire. Néanmoins, en intégrant l'absolu
dans le monde, Hegel intègre également toute existence singulière, et tous ses vécus
personnels, dans une dialectique de l'histoire où elle ne compte que par rapport à la totalité
ainsi concrétisée. L'objet de la pensée hégélienne est l'histoire, ce n'est pas l'action
individuelle telle qu'elle est vécue par son auteur, bien qu'elle en fasse partie. Les affaires
humaines ne trouvent toute leur dignité dans la pensée hégélienne qu’en tant que totalité où
les actes individuels sont conçus comme une médiation vers la réalisation de l'absolu.

La pensée hégélienne marque ainsi la pensée arendtienne au même titre qu'elle marque
toute l'histoire de la philosophie contemporaine. Hegel est un des philosophes qui prennent le
monde, en tant qu'il est constitué par le domaine des affaires humaines, comme un objet de la
philosophie à part entière. Ce ne sont pas les rapports sociaux entre les individus, ni la théorie
politique de la constitution de l'État, qui sont l'objet de sa philosophie mais bien le monde en
lui-même. La pluralité humaine, l'existence d'un monde commun où les hommes agissent
ensemble, dispose donc d'une réalité et d'une dignité propre, qu'on retrouve dans peu de
philosophies politiques. Or c'est sur cette valeur existentielle du champ de l'action politique
qu'Hannah Arendt insiste dans Condition de l'homme moderne. La condition humaine est
34
fondée sur le rapport existentiel entre l'homme et le monde, le domaine des affaires humaines
existe parce que les hommes vivent au cœur d'une pluralité où ils peuvent agir les uns avec les
autres et modifier le monde dans lequel ils se trouvent.

Dans le même temps, la pensée arendtienne est étrangère, pour ne pas dire hostile, au
mouvement de totalisation de l'histoire qu'implique la philosophie hégélienne pour assurer la
formation de l'esprit absolu. Il n'y a pas de dialectique de l'histoire dans la pensée d'Hannah
Arendt. Aucun mouvement ne s’y manifeste nécessairement comme un progrès dans le temps.
Au contraire, le champ de la vie politique est défini comme étant, par essence, imprévisible et
infini. La dialectique qui se manifeste dans la condition humaine est immanente au rapport
entre le monde et les individus qui s'y trouvent. Elle n'a aucun sens en dehors d'elle-même,
aucune tendance vers l'absolu. D'un point de vue hégélien, la pensée d'Hannah Arendt semble
en quelque sorte extraire le moment de l'esprit objectif pour en faire une instance existentielle,
existant par elle-même en dehors de toute la dialectique.

Il y a ainsi un rapport ambivalent entre la pensée d'Hannah Arendt et celle de Hegel, et


la position d'Hannah Arendt vis-à-vis de Hegel varie au fur et à mesure que sa pensée se
construit. Dans Qu'est-ce que la philosophie de l'existence ? (1946), Hannah Arendt reprend
la formule hégélienne de « l'oiseau de Minerve [qui] ne prend son envol qu'à la tombée du
crépuscule »1 pour affirmer que la philosophie hégélienne est le dernier moment de la
philosophie classique, qu'il s'agit en quelque sorte d'un système mort-né ayant tenté une
dernière fois de réaliser l'union de l'être et de la pensée par la contemplation. Au contraire,
dans La vie de l'esprit (1978), Hannah Arendt insiste sur la modernité de la pensée hégélienne
et contredit sa formule sur l'oiseau de Minerve pour affirmer que la pensée de Hegel n'est pas
une tentative pour redonner du sens à la métaphysique, mais qu'elle est en prise avec le monde
pour tenter de réconcilier les affaires humaines avec le caractère absolu de la pensée 2.

D'une part « l'élucidation du vivre politique par un retour à la chose (politique)


même »3 est indubitablement présente chez Hegel. De l'autre, Hannah Arendt rejette toute
l'absolutisation et la totalisation du champ politique qui s'y opère, pour insister sur le caractère
existentiel de la condition humaine, sur le fait qu'il y a domaine de la vie publique que parce
que des hommes existent dans le monde. Or, la critique de la totalisation opérée chez Hegel,

1
HEGEL, Principes de la philosophie du droit, p. 76, traduit par Jean-Louis Vieillard-Baron, Paris : édition :
Garnier Flammarion, 1999
2
La vie de l'esprit, Op. cit., p. 333
3
COLLIN FRANCOISE, L’homme est-il devenu superflu ?, p. 47, [Paris] : Ed. O. Jacob

35
et l'insistance sur l'irréductibilité du vécu personnel comme fondement de la réflexion
philosophique est déjà présente dans la pensée existentialiste, qui commence avec
Kierkegaard et qui continue à avoir lieu avec Heidegger et Jasper, et dont Hannah Arendt est
en grande partie issue. La pensée d'Hannah Arendt apparaît alors comme un retour à Hegel,
médiatisé par la philosophie de l'existence. Le monde, en tant que lieu des affaires humaines,
est au cœur de son analyse, mais il n'existe que parce qu'il est porté par une pluralité
d'individus distincts, dépourvue de toute finalité ou d'universalité.

3. Une philosophie de l'existence

Face à la conception hégélienne d'un esprit absolu se manifestant dans l'histoire, on


trouve principalement deux courants philosophiques, qui se sont développés à partir des
analyses de Marx et de Kierkegaard. Marx reproche au système hégélien sa trop grande
abstraction et reprend le concept de philosophie de l'histoire en faisant de l'économie et du
travail le moteur de ce processus historique. Marx ne s'oppose donc pas à la totalisation de
l'histoire à l'œuvre chez Hegel, mais à l'abstraction de l'esprit absolu, auquel il substitue une
dialectique matérialiste, fondée sur des rapports économiques et sociaux entre des classes
sociales.

Kierkegaard rejette au contraire cette totalisation du monde entreprise par Hegel. Toute
la pensée de Kierkegaard peut ainsi être comprise comme une forme de résistance du vécu
personnel, individuel, contre la totalisation et l'objectivation du savoir. Kierkegaard refuse que
le sujet existant, l'être subjectif qui existe ici et maintenant avec toute son intériorité, ses
sensations, et sa conscience, soit intégré à un système de pensée dont il ne serait plus qu'une
partie ou un moment. Ce refus de la totalisation du monde par le savoir est particulièrement
notable vis-à-vis de la religion. Même si Hegel fait de la religion une des parties de l'esprit
absolu, Kierkegaard refuse cette possibilité que la religion soit un moment d'une dialectique
historique du monde. La religion n'est pas objet de savoir, elle ne peut avoir lieu que dans
l'expérience individuelle de la foi, incommunicable par essence : « il n'y a absolument rien à
“apprendre” de “Christ” ; il est le paradoxe, l'objet de la foi, seulement pour la foi, mais toute
communication historique est communication de « savoir », de sorte que, par l'histoire, on ne
peut rien apprendre de Christ »1. Hannah Arendt expose alors la théorie de Kierkegaard en
affirmant que :

1
KIERKEGAARD, Exercice en christianisme, p. 62, traduit par Vincent Delecroix, Paris : éditions le Félin,
2006

36
Au système hégélien qui prétendait saisir et expliquer le « tout », il oppose
l'« unique », l'homme individuel pour lequel il ne se trouve ni place ni sens dans
ce tout dirigé par l'esprit du monde. Autrement dit, Kierkegaard part de l'abandon
de l'individu dans un monde totalement expliqué. Le rapport de l'individu à ce
monde expliqué est sans cesse contradictoire parce que son « existence », c'est-à-
dire le fait qu'il existe dans toute la dimension du hasard (que je sois justement
moi et non un autre, et que je sois au lieu de ne pas être) ne peut ni être prévu par
la raison ni être dissout par celle-ci en un pur pensable.1

Selon l'interprétation d'Hannah Arendt, l'origine de la pensée de Kierkegaard est donc


le rapport au monde, mais, contrairement à la condition humaine, où l'existence individuelle
se manifeste dans un rapport positif au monde, qui s'exprime à travers les différentes activités
dans lesquelles l'individu est en contact avec le monde, l'existence kierkegaardienne se fonde
sur un refus délibéré du monde. L'« unique », l'individu singulier avec son vécu personnel, ne
se construit pas dans sa capacité à agir dans le monde, mais s'oppose au « tout », comme s'il
existait une fracture irréversible entre l'individu et le reste du monde et que ces deux notions
étaient irrémédiablement séparées, sans possibilité pour l'individu de s'intégrer dans la totalité.

Cette conception du rapport entre l'homme et le monde chez Kierkegaard est d'ailleurs
renforcée par l'importance accordée par Kierkegaard à l'incommunicabilité de l'expérience.
Comme on vient de le voir, Kierkegaard insiste sur le fait que la figure du Christ n'est pas
accessible par la communication. On ne peut rien apprendre de qui est le Christ par le
témoignage ou la communication, il n'est accessible que dans la foi, c'est-à-dire dans un
rapport intériorité avec moi-même, qui ne se manifeste sous aucune forme de sociabilité. Or,
la communication, ou plus exactement la parole, est un élément central de la vita activa.
L'homme peut se présenter au monde par la parole et ainsi révéler qui il est à la pluralité dans
laquelle il s'intègre. La parole est ce qui permet à l'individu de manifester ouvertement sa
singularité, tout en s'intégrant dans la pluralité du monde. En faisant de l'incommunicabilité
l'un des concepts centraux de sa pensée, Kierkegaard apparaît, par rapport à Hannah Arendt,
comme un penseur de l'intériorisation de l'existence, qui rompt avec toute considération sur le
monde.

Il est alors important de bien garder en tête que Kierkegaard ne s'oppose pas à Kant,
mais à Hegel. Le monde auquel Kierkegaard oppose l'« unique » n'est donc pas celui de la
rupture entre l'être et la pensée, privé de sens par l'incapacité de la pensée à en pouvoir dire la
réalité en soi derrière les phénomènes, mais celui de la totalisation de l'histoire opérée par

1
La philosophie de l'existence et autres essais, Op. cit., p. 123

37
Hegel. Hannah Arendt peut ainsi affirmer que « Kierkegaard part de l'abandon de l'individu
dans un monde totalement expliqué ». Si Kierkegaard s'opposait directement à Kant, alors le
monde ne pourrait pas être conçu comme totalement expliqué, au contraire il se caractériserait
par le désespoir de la pensée, incapable d'en dire le sens. Comme Kierkegaard s'oppose à
Hegel, cette rupture entre l'homme et le monde prend la forme d'une lutte et d'un rejet de
l'homme singulier face à une dialectique de l'histoire censée pouvoir expliquer la totalité des
événements du monde. Or, comme la dialectique hégélienne est une dialectique de l'histoire,
liée à la manifestation de l'esprit du monde dans le cours des affaires humaines, Kierkegaard
s'oppose également à l'activité politique et à l'histoire, comme lieu de la totalisation
hégélienne.

La pensée de Kierkegaard se fonde sur l'opposition qui existe entre le moi et le monde
dont il fait partie, et qui ne permet pas de rendre compte de cette question fondamentale de
l'existence, à savoir pourquoi suis-je moi au lieu de ne pas être, ou d'être un autre ? Ce
problème va bien au-delà de l'opposition à la totalisation du monde entreprise par l'esprit
absolu hégélien : tout le contexte dans lequel j'existe et où je peux agir est remis en doute par
cette question. Malgré tout ce que la sociologie et la psychologie peuvent dire à propos de ce
que je suis et comment je le suis devenu, elles ne peuvent résoudre cette antinomie de la
raison, qui ne peut rien dire à propos des raisons de mon existence personnelle. Le fait que je
sois moi ne peut pas être déterminé par la raison, ni être résolu par une dialectique de l'histoire
où se manifeste un absolu qui ne peut expliquer que le monde sans rien me dire au sujet de
mon existence personnelle.

Hegel n'avait pas résolu les antinomies de la raison pure et la rupture entre l'être et la
pensée que la démonstration de Kant impliquait. Il avait au contraire esquivé ce problème en
faisant du monde, en tant que totalité des événements s'y déroulant, le lieu où se manifeste
l'esprit absolu, à partir d'une dialectique historique. La rupture entre être et pensée n’était donc
plus justifiée, puisque l'objet de la pensée était alors le monde et non l'être. Kierkegaard, en
rejetant cette totalisation du monde au profit de l'existence singulière, retombe donc sur les
antinomies de la pensée pure, incapable de saisir l'essence des choses autrement que comme
des phénomènes perçus par l'expérience. De plus, Kierkegaard va plus loin que la
démonstration kantienne de l'antinomie de la raison pure puisque l'existence individuelle, le
fait que je sois, échappe également à la raison, y compris dans sa dimension de démonstration
causale. L'existence personnelle n'est pas concevable par la raison, elle n'apparaît que comme

38
une évidence qui ne vaut que pour moi seul qui suis capable de saisir ma propre existence
directement comme expérience du vécu, et non comme une démonstration de la raison.

Est ainsi réalisée la seconde moitié de la destruction du concept d'être, auquel se


substitue le concept d'existence, seul concept capable de rendre compte du fait que je sois,
sans réduire cette réalité singulière et personnelle à une essence pure qui existerait par elle-
même ou à un être objectif déterminable causalement. Or, la pensée d'Hannah Arendt ne peut
pas avoir lieu sans que cette déconstruction du concept d'être soit complète. La condition
humaine est l'expression de l'existentialité de l'être humain, dans son rapport au monde. Elle
repose sur le fait que les hommes – et non l'homme – existent ensembles dans le monde et
sont tous des êtres uniques et distincts qui peuvent s'autodéterminer et agir les uns avec les
autres pour modifier les conditions dans lesquelles ils existent. La condition humaine est donc
dépendante de la réalisation existentielle de l'individu, ou plus exactement de la pluralité des
individus qui composent le monde. La vita activa n'a de sens que si les hommes sont libres, et
sont capables de déterminer par eux-mêmes qui ils sont, sans être définis par une essence
hors-du-monde, ou déterminés par une causalité sur laquelle ils n'ont aucune prise.

La déconstruction kierkegaardienne du concept d'être libère ainsi l'homme, l'individu


existant, de toute conceptualisation de la pensée pure qui déterminerait ce qu'il est. Dans le
même temps, cette déconstruction n'aboutit pas à redonner son sens à la vita activa, en
définissant la liberté humaine par sa capacité à se déterminer par lui-même dans son action
dans le monde, mais conduit au contraire l'individu à se retirer du champ des affaires
humaines. L'existentialisme de Kierkegaard s'avère ainsi plus proche de la vita contemplativa
que de la vita activa, et de nombreux traits propres à la question de l'être, notamment la
recherche de l'universalité, se retrouvent dans cette philosophie de l'existence :

C'est donc la tâche de l'homme de « devenir subjectif », de devenir un être


existant avec la conscience qui réalise les implications paradoxales de sa vie dans
le monde. Toutes les questions essentielles de la philosophie, comme celle de
l'immortalité de l'âme, de la liberté de l'homme, de l'unité du monde, c'est-à-dire
toutes les questions dont la structure antinomique a été démontrée par Kant dans
les antinomies de la raison pure, ne peuvent être saisies qu'en tant que « vérités
subjectives » et restent indiscernables comme vérités objectives. […]

L'universel, qui a si longtemps préoccupé la philosophie dans son mode de


connaissance pure, doit donc être placé dans un rapport réel à l'homme. Ce rapport
ne saurait être que paradoxal dans la mesure où l'homme est depuis toujours
l'unique. C'est dans le paradoxe que l'unique peut comprendre l'universel, qu'il

39
peut en faire le contenu de son existence et mener en conséquence cette vie
paradoxale que Kierkegaard décrit à son propre égard.1

Bien que n'étant pas conceptualisables par la raison pure, toutes les questions ayant
traits à l'être, à l'essence des choses, à l'immortalité de l'âme, etc., peuvent donc être saisies
dans l'expérience d'être une existence subjective. De même, l'universel, enjeu de toute la
pensée pure, devient accessible à l'unique par l'intermédiaire du paradoxe qu'il représente pour
l'existence singulière. Or, pour pouvoir contempler l'universalité des vérités éternelles, il est
nécessaire de pouvoir se tenir hors du monde, afin de pouvoir percevoir ce qui n'est pas dû au
contexte dans lequel on se trouve mais est vrai pour tous temps et en tous lieux. Que cette
contemplation soit le fait de la raison, tentant de saisir l'essence de l'être, ou d'un vécu
personnel se concevant soi-même comme paradoxal, ne change rien à la nature de la pensée
qui est de devoir devenir « couleur des morts » pour avoir lieu. Tout se passe ici comme si la
pensée pure s'était réfugiée dans le vécu existentiel afin de trouver dans l'universalité des
structures de l'existence, l'absolu qu'elle ne peut plus trouver dans l'être en soi des choses. Le
fait que le « devenir subjectif » de Kierkegaard soit lié à l'expérience de la mort ne fait que
confirmer son lien avec la vita contemplativa. Par l'expérience du néant et le retrait vis-à-vis
du monde, l'homme peut devenir subjectif et contempler le caractère absolu de sa propre
existence.

Cette néantisation de l'être et du monde dans l'existence individuelle, qui peut aller
jusqu'à prendre la forme d'une nouvelle ontologie, apparaît alors clairement dans la pensée
d'Heidegger, à propos de laquelle Hannah Arendt affirme « que l'être, dans le sens
heideggérien, est le néant »2. Cette conceptualisation de l'être comme néant est l'expression de
la liberté de l'être humain. Elle signifie qu'il n'est pas possible de déterminer ce qu'est
l'homme. L'essence de l'homme, de l'individu qui existe ici et maintenant, se confond avec sa
propre existence. L'homme est ainsi libéré des déterminismes qui pesaient sur la définition de
sa nature et de son être. L'humanité, le fait d'être homme, se confond donc avec son
existentialité. L'être de l'individu étant le néant, il ne doit son existence qu'à lui-même, dans
une sorte de création conceptuelle ex nihilo d'où ne peut sortir aucune définition de son être
qui lui serait donnée de l'extérieur.

« S’appuyant sur cette idée, l’homme peut imaginer qu’il se tient dans la même
relation à l’être que le Créateur se tenait avant la création du monde lequel, comme on sait, a

1
Ibid., p. 123-124
2
Ibid., p. 128

40
été créé ex nihilo. La détermination de l’être comme néant contient également la tentative de
sortir de la définition de l’être comme donné d’avance et de faire des actes de l’homme
proches des actes de Dieu des actes divins. »1. Pour Hannah Arendt, en définissant l'être
comme néant, Heidegger place l'homme dans la position ontologique où se trouvait Dieu dans
la métaphysique traditionnelle. C'est-à-dire qu'il fait de l'homme un être qui ne doit son
existence à aucune essence préexistante. L'être de l'homme est son existence, le fait d'être là
en tant qu'être se construisant par lui-même. Définir l'être de l'homme par le néant permet
donc à Heidegger d'extraire l'homme des déterminismes de l'essence et de la causalité.

La pensée d'Heidegger aboutit ainsi à affirmer l'impossibilité de concevoir l'être de


l'homme. L'homme est un non-être, il ne se définit pas à partir d'une essence telle qu'être doué
de raison, mais à partir de sa seule existence. On ne peut pas dire ce qu'est l'homme, mais
uniquement qui est un individu, c'est-à-dire qu'on ne peut pas définir l'être mais uniquement
parler d'une existence particulière. Cette affirmation de l'absence d'être de l'homme est à la
base du concept de condition humaine. Hannah Arendt ne prétend à aucun moment définir une
nature humaine mais présente les conditions existentielles dans lesquelles l'homme agit dans
le monde. La condition humaine est l'expression même de l'existence humaine. L'être de
l'homme se confond avec son existence, il se manifeste dans le rapport que l'individu entretien
avec le monde dans lequel il existe et à travers toute l'imprévisibilité et le hasard inhérent à
l'existence individuelle, au fait que ce soit moi qui sois né et non un autre, et qu'il était
impossible de prédire quel être allait voir le jour. Qui est un homme se manifeste à travers ses
actes et ses paroles, et se modifie à chaque instant de sa propre existence, au point qu'on ne
puisse dire qui est quelqu'un qu'à partir du moment où il cesse d'exister.

Toutefois, bien que la condition humaine repose sur la base conceptuelle élaborée dans
Être et Temps, qui fait de l'homme un être où essence et existence se confondent, la pensée
d'Hannah Arendt diverge radicalement de celle d'Heidegger par l'intégration de l'altérité au
sein même de l'existence humaine. La différence centrale entre Hannah Arendt et Heidegger
se trouve dans le rapport qui existe entre l'homme et le monde. Si Hannah Arendt définit
l'existence humaine comme une existence conditionnée parce qu’elle se manifeste
nécessairement dans un espace donné, au milieu d'un contexte particulier que l'individu
existant n'a pas créé lui-même de toutes pièces, mais sur lequel il peut agir et qu'il peut
modifier. Qui est un être ne se construit pas tout seul, par lui-même, dans le plus pur

1
Ibid., p. 129

41
isolement. Le soi peut se construire parce que ses paroles et ses actes sont perçus par une
pluralité qui existe en dehors de lui-même. De même la simple existence personnelle ne
provient pas de l'individu lui-même. La reproduction sexuée, qui permet que chaque être soit
un individu unique et résolument à part, dont l'essence se confond avec son existence,
nécessite qu'il existe au moins deux autres personnes en dehors de lui-même pour qu'il puisse
exister. La condition humaine intègre donc l'altérité au cœur même de l'existence humaine, à
travers le rapport entretenu avec le monde et les autres individus.

« Le trait commun de toutes les conceptions de l'homme se créant lui-même est une
révolte contre le donné réel de la condition humaine – il est bien évident qu'en tant qu'individu
ou en tant que membre de l'espèce l'homme ne doit pas à lui-même son existence »1. Ainsi, la
conception heideggérienne de l'existence humaine comme néant ontologique, se change
rapidement, sous la plume d'Hannah Arendt, en une abstraction de la pensée, dépourvue de
toute réalité dans le monde. Heidegger, en affirmant que l'être de l'homme est le néant,
retirerait donc l'homme de l'ordre du monde et en ferait un être isolé et privé de toute relation
à autrui. Cette interprétation est notamment très présente dans les analyses d'Hannah Arendt
sur le concept du Dasein :

Heidegger appelle l'être de l'homme être-là (Dasein). Cette définition


terminologique lui permet d'éviter de devoir recourir à l'expression « homme ».
Ceci n'est nullement un arbitraire terminologique, le but étant de diviser l'homme
en une série de modes de l'être dont la phénoménologie peut attester.
Disparaissent alors toutes les caractéristiques de l'homme que Kant avait
provisoirement esquisser sous les termes de liberté, de dignité humaine, et de
raison, caractéristiques issues de la spontanéité de l'homme et ne pouvant donc
être attesté par la phénoménologie dans la mesure où, étant spontanées, elles sont
davantage que de simples fonctions et qu'en elles l'homme vise davantage que lui-
même. […] À la place de l'homme est venu se mettre le « Soi » dans la mesure où
l'être-là (l'être de l'homme) se distingue par le fait que dans son être il en va de lui-
même. Ce retour sur soi de l'être peut être saisi « existentiellement ». C'est là tout
ce qui reste de la puissance de l'homme et de sa liberté.2

En recourant au concept de Dasein pour qualifier l'être de l'homme, Heidegger réduit


l'individu à un pur concept ontologique, dépourvu de liberté et de spontanéité. Le Dasein est
en effet un concept extrêmement neutre par rapport à la réalité de l'existence humaine. Il ne
désigne aucune activité proprement humaine, ni aucune caractéristique qui pourrait permettre
de définir une nature humaine, mais décrit uniquement le simple fait d'exister. L'être humain

1
HANNAH ARENDT, Du mensonge à la violence: essais de politique contemporaine, p. 116, traduit par Guy
Durand, Paris : édition Calmann-Levy, 2014
2
La philosophie de l'existence et autres essais, Op. cit., p. 130-131

42
est ainsi réduit à une simple modalité de l'être, qui se manifeste dans l'identité à soi-même. Ce
ne sont alors pas seulement les caractéristiques kantiennes de l'homme qui disparaissent dans
cette quête d'une définition ontologique de l'homme par la phénoménologie de l'existence,
mais toutes les facultés et activités humaines qui ne se confondent pas avec le fait d'être soi.
La philosophie d'Heidegger aboutit ainsi, selon les interprétations d'Hannah Arendt, à un
véritable solipsisme dénué de toute altérité. Le Soi heideggérien ne peut se manifester que
dans le pur fait d'être, dépourvu de toute réalité dans le monde. Le Dasein est conçu en lui-
même, dans l'isolement par rapport au monde dans lequel il se trouve pris.

De la sorte, en substituant le Dasein à l'homme, Heidegger nous amène à penser à


nouveau l'homme en termes d'être et d'essence, mais, comme cette essence se confond avec
son existence, elle échappe à la déconstruction du concept d'être. L'être de l'homme est donc
saisissable en tant qu'expression de sa propre existence. Toutefois, comme cette existence est
conçue sur la base d'une « série de modes de l'être dont la phénoménologie peut attester », elle
ne devient qu'une simple modalité de l'être. Or dans toutes les caractéristiques et activités de
l'homme qui découlent de sa spontanéité se manifeste quelque chose d'autre que lui-même. En
définissant l'homme comme un être doué de raison, et même en faisant de la liberté l'essence
de l'homme, on ne définit pas l'homme par rapport à lui-même, mais par rapport à la raison ou
à la liberté. Si l'essence de l'homme se confond avec son existence, et que celle-ci ne se
manifeste que dans une série de mode d'être où l'homme se définit uniquement par rapport à
lui-même, alors toutes ces considérations sur l'homme disparaissent au profit du simple fait
d'être soi-même.

Au lieu de concevoir l'être de l'homme du point de vue d'une existence dans le monde,
se caractérisant donc par sa mobilité et son imprévisibilité, Heidegger conçoit l'existence
humaine comme l'expression d'un état de fait figé et passif, qui se manifeste dans la pure
factualité de l'existence individuelle. On retrouve donc, dans l'existence humaine, tous les
attributs de l'être présents dans la philosophie classique, notamment la permanence et
l'universalité. Le concept de Dasein contribue ainsi à déplacer l'être dans l'existence humaine,
existence dont on peut être assuré par la phénoménologie et qui échappe ainsi à la
déconstruction kantienne du concept d'être. Le Dasein permet à Heidegger d'élaborer un
concept dans lequel l'homme n'est en rapport qu'avec lui-même et qui englobe la totalité de
l'existence humaine. Toutes les dimensions de l'homme, biologiques, sociales, politiques, ou
même psychologiques, dans lesquelles se manifeste un contexte particulier où l'homme n'est

43
pas en contact qu'avec lui-même, disparaissent donc au profit d'une notion totalisante et
réductrice du « Soi ».

La seule forme de liberté qui reste alors à l'homme est celle où l'individu peut se saisir
existentiellement comme étant lui-même. Cette liberté est dénuée de toute puissance d'agir,
puisqu'elle n'est pas au contact avec le monde, mais se manifeste uniquement dans le rapport
entre moi et moi-même. Pourtant, Hannah Arendt affirme également que « la philosophie de
Heidegger est la première à être, sans le moindre compromis, absolument séculière. L'être de
l'homme est défini comme être-dans-le-monde, et dont il s'agit pour cet être dans le monde
n'est finalement rien d'autre que de s'y maintenir »1. Mais, dans cette existence dans le monde,
l'homme n'est pas « Soi ». Il est confronté à des choses qui ne sont pas lui-même, à l'altérité
du monde où il vit et qu'il n'a pas déterminé lui-même, à l'existence des autres et à la nécessité
de vivre avec eux, à la quotidienneté du « On », et même au simple fait que son existence lui a
été donnée et que lui-même n'a pas pu choisir d'exister ou de ne pas exister. L'expérience du
monde est donc, chez Heidegger, une expérience négative où l'homme est « déchu » et où il
ne peut être purement lui-même, alors que son essence consiste justement à être soi-même en
se confondant avec son existence.

« Une telle essence suprême n'est pensable qu'unique et individuelle, dépourvue de


tout semblable. Ce qui apparaît donc ensuite chez Heidegger comme “déchu” sont tous les
modes de l'être-homme reposant sur le fait que l'homme n'est pas Dieu et qu'il vit avec ses
semblables dans un même monde »2. Il y a donc une dichotomie, dans la pensée d'Heidegger,
entre l'essence de l'homme et la réalité de son existence. L'être de l'homme voudrait qu'il soit
un être seul, isolé, n'existant qu'en soi et pour soi, en tant qu'être réalisant l'absolu de sa propre
individualisation, mais, dans le même temps, l'être de l'homme est également un « être-dans-
le-monde », et la réalité de son existence le ramène sans cesse vers les autres et vers ce fait de
l'existence qui est qu'il ne s'est pas lui-même créé. La réalité du monde, la présence de
l'altérité et d'un contexte dans lequel l'homme est pris, empêche donc l'homme d'être soi et le
fait ainsi entrer en contradiction avec sa propre essence.

Face à cette déchéance de l'homme dans le monde, la liberté humaine consiste en un


rejet de cette condition par la projection du soi vers sa propre fin et l'angoisse devant la mort.
Face à la possibilité de sa propre mort, l'homme réalise en effet sa séparation radicale a vec le

1
Ibid., p. 132
2
Ibid., p. 133

44
monde et le reste de ses semblables. Dans la perspective de la mort, seul compte l'individu
absolu, qui existe dans le plus pur rapport à soi-même. Incapable d'être « Soi » dans un monde
où l'altérité le conduit toujours à n'être qu'un « On » parmi tant d'autres, l'homme ne peut
réaliser sa liberté ultime que dans le retour existentiel sur soi-même et la nécessité de sa
propre finitude. L'être de l'homme, où se confondent essence et existence, est donc un « être-
vers-la-mort » puisque, dans la perspective de la mort, le Dasein peut se concevoir comme
« Soi » radical où il n'est confronté qu'à lui-même.

La pensée d'Hannah Arendt va dès lors pouvoir se construire dans l'opposition à cette
conception de l'existence humaine comme « être-vers-la-mort », où se manifeste l'essence de
l'homme, en insistant au contraire sur la condition humaine. Alors que le Dasein ne peut se
concevoir que dans le rapport à soi-même, et s'oppose à la factualité de l'existence dans le
monde où il est pris et où il se trouve confronté à autre chose que lui-même, Hannah Arendt
va doter le monde d'une réalité existentielle. L'existence humaine peut se réaliser dans le
rapport au monde et aux autres, à travers la pluralité des existences individuelles et la
publicité des actes et des paroles. La condition humaine est ainsi l'expression de ce rapport
entre l'individu et le monde. La liberté humaine s'exprime alors dans la capacité de l'homme à
agir dans le monde, au cœur d'une pluralité dont il fait partie existentiellement, et non dans un
rapport abstrait et isolé des autres à soi-même.

Cette réalité existentielle de la pluralité se manifeste alors à partir de deux concepts


centraux dans la pensée d'Hannah Arendt, et qui s'opposent aux conceptions d'Heidegger :
l'importance accordée à la naissance par opposition à la mort, et la publicité du monde par
opposition à l'intériorité du « Soi ». Dans la naissance se manifeste le fait que chaque individu
est un être radicalement à part et absolument nouveau, mais qui nécessite, pour parvenir à
l'existence, qu'il existe plusieurs autres individus en dehors de lui-même. Et dans la publicité
du monde se manifeste le fait que les apparences apparaissent à tous, et peuvent ainsi
constituer un monde commun dans lequel chacun peut agir, en opposition à la
phénoménologie où les choses n'apparaissent que dans la subjectivité et ne peuvent donc
constituer d'espace commun où agir ensemble.

La condition humaine est ainsi la conceptualisation d'un existentialisme politique, qui


s'oppose à l'existentialisme de Kierkegaard et d'Heidegger, dans lequel l'existence humaine est
conçue dans le rapport au monde, et dans l'existence d'une pluralité où chaque individu est un
être à part pouvant agir par lui-même. Hannah Arendt n'exclut pas l'altérité de l'existence

45
humaine comme le fait Heidegger mais l'intègre au contraire sous les différents rapports qui
existent entre l'homme et le monde, et qui composent la condition humaine. Pour reprendre la
formule d'Étienne Tassin, la pensée d'Hannah Arendt se caractérise ainsi, par rapport à la
phénoménologie et à la philosophie de l'existence, par sa capacité à « saisir l'existentialité
humaine en l'une de ses articulations les plus décisives : l'existence politique d'une pluralité
humaine agissant de concert, fut-ce au travers de terribles affrontements, au sein d'un même
espace public »1.

1
ETIENNE TASSIN, L'humaine condition politique : Hannah Arendt, p. 48, Paris : L’Harmattan, 2001

46
II. Le travail et l’œuvre

1. Des conditions distinctes

L’analyse arendtienne du travail – telle qu’on la trouve dans Condition de l’homme


moderne (The Human Condition) – repose sur une séparation entre le travail et l’œuvre.
Contrairement à toute une tradition économique et philosophique dans laquelle ces deux
activités se confondent, Hannah Arendt distingue clairement ce qui relève de la fabrication et
ce qui relève de la production. L’œuvre est ainsi l’ensemble des activités dans lesquelles
l’homme façonne la matière pour donner naissance à des objets distincts de lui-même, tandis
que le travail est l’ensemble des activités au cours desquelles l’homme intervient dans la
nature pour assurer sa propre subsistance. Cette séparation entre d’une part les activités liées à
la création d’objets et celles liées à la production de biens de consommation ne va
évidemment pas de soi. Ces deux activités semblent relever d’une même catégorie
ontologique. Parce qu’il est capable de fabriquer des outils, l’homme peut produire ses
propres aliments et ainsi maîtriser les processus nécessaires à sa propre reproduction. L’œuvre
est donc profondément liée au travail. Si l’homme, par son travail, assure la satisfaction de ses
besoins organiques, ce sont les outils de l’œuvre qui lui permettent de maîtriser la production
de ces biens. À travers le travail et à travers l’œuvre, l’homme produit des biens d’usage pour
sa satisfaction personnelle. Il se place ainsi dans une position téléologique vis-à-vis des
processus qu’il déclenche, dont il est à la fois l’origine et la finalité.

Cette faculté de l’homme à s’autodéterminer par son travail, et à sortir ainsi du registre
de la nécessité de la nature, conduit le marxisme à faire du travail la réalité ontologique de
l’existence humaine. Lorsque Marx affirme qu’« en tant qu’il produit des valeurs d’usage,
qu’il est utile, le travail, indépendamment de toute forme de société, est la condition
indispensable de l’existence de l’homme »1, il ne fait aucune distinction entre l’œuvre et le
travail, comme le fait Hannah Arendt. Le travail est la manifestation de la réalité ontologique
de l’homme. L’homme est proprement homme parce qu’il peut produire des biens d’usage.
Qu’il s’agisse de biens de consommation dont la durée de vie ne dépasse pas celle de leur
usage, ou d’objets manufacturés capables de résister quelque temps à leur utilisation, n’a pas
d’importance pour la théorie marxiste. La capacité de l’homme à produire ses propres
conditions de vie est en jeu dans le travail, et cette capacité de production est la plus haute
expression de l’humanité de l’existence humaine. Cette dimension ontologique du travail est

1
KARL MARX, Le Capital, Livre 1 : T. 1, p. 58, traduit par Joseph Roy, Paris : édition Gallimard, 2008

47
ainsi particulièrement présente chez un auteur comme Lukács pour qui le travail, du fait de la
position téléologique qu’il implique, devient la matrice de toute l’ontologie sociale de
l’homme.

Au regard de leurs conséquences et de leurs fins ces deux actions humaines semblent
donc identiques. D’ailleurs les termes choisis par Hannah Arendt proviennent d’une formule
de Locke – « le travail de nos corps, l’œuvre de nos mains » – dans laquelle ces deux activités
se confondent. Locke cherche en effet à montrer que la propriété privée est un phénomène
naturel qui découle du travail, et affirme pour cela que chaque individu est propriétaire de son
propre corps, et que tout ce qui en est issu lui appartient donc légitimement. Le travail de son
corps et l’œuvre de ses mains, loin de diverger, sont donc la même chose : une activité
humaine personnelle, liée au corps de la personne, qui lui permet de s’approprier les biens du
monde. Pourtant, face à cette opposition des différentes théories philosophiques qui conduit à
penser l’œuvre et le travail comme une unique catégorie ontologique, Hannah Arendt va
séparer ces deux activités. Il ne s’agit pas d’une simple différence de degré entre deux
activités proches qui mobiliseraient des affects similaires, comme si l’œuvre étant un genre
particulier du travail, mais bien d’une rupture entre deux activités fondamentales dans lequel
le rapport entre l’homme et le monde est entièrement différent. Le travail et l’œuvre sont deux
catégories distinctes pour penser l’existence humaine, chacune correspondant à une certaine
condition de la vie humaine. Pour démontrer la différence qui existe entre ces deux conditions
fondamentales, Arendt ne va donc pas s’attarder sur les finalités de ces deux activités ou sur
les affects qu’elles engendrent sur l’homme individuel, mais sur le rapport qu’il entretient
avec le monde qui l’entoure, c’est-à-dire sur la capacité de l’homo faber et de l’animal
laborans à édifier un véritable monde commun. Cette analyse va alors prendre la forme d’une
critique du marxisme et de son interprétation du travail comme activité fondatrice de
l’ontologie humaine. Arendt cherche ainsi à montrer que la société contemporaine se
caractérise par une dérégulation de l’activité du travail et son extension à tout le champ de la
vita activa, au détriment des autres activités qui la composent.

Le premier argument d’Arendt en faveur d’une distinction ontologique de l’œuvre et


du travail n’est toutefois ni un argument économique, ni un argument anthropologique, mais
un argument linguistique. Face à la tendance des différentes théories économiques et
politiques à gommer la distinction entre œuvre et travail, Arendt oppose « le simple fait que
toutes les langues européennes, anciennes et modernes, possèdent deux mots
étymologiquement séparés pour désigner ce que nous considérons aujourd’hui comme une
48
seule et même activité, et conservent ces mots bien qu’on les emploie constamment comme
synonymes »1. Si le travail et l’œuvre étaient parfaitement identiques au point de former une
seule condition humaine, semble nous dire Hannah Arendt, comment se fait-il alors que des
mots différents persistent dans autant de langues différentes ? Si ces deux activités n’étaient
pas distinctes mais se confondaient, pourquoi conserve-t-on obstinément deux termes
différents pour les désigner ? Une même chose n’a pas besoin d’être qualifiée par plusieurs
termes ayant des sens étymologiquement très différents, si le travail et l’œuvre ne formaient
qu’une unique activité similaire, on devrait logiquement pouvoir la désigner par un seul et
même mot. Pourtant toutes les langues citées par l’auteur conservent toujours la trace d’une
séparation étymologique entre ces deux activités. À l’ensemble des théories philosophiques et
économiques qui confondent l’œuvre et le travail, Arendt oppose donc la persistance du sens
étymologique encore contenu dans les langues occidentales. Cette différence apparaît
principalement en français et en allemand. En effet, si les verbes œuvrer et travailler, tout
comme leur équivalent allemand werken et arbeiten peuvent facilement être employés comme
des synonymes, il n’en va pas de même dès lors qu’on emploie leur substantif. Alors qu’une
œuvre est un objet qui mène une existence propre, un travail est une activité et n’a de sens que
si elle est réalisée par un être. De la même manière l’allemand das Werk est utilisé pour parler
d’un ouvrage, tandis que die Arbeit ne peut être utilisé que pour parler d’une activité, le plus
souvent professionnelle. De façon particulièrement symptomatique, seuls les termes relatifs à
l’œuvre peuvent être utilisés pour parler de l’art, ceux du travail étant exclu de ce champ
lexical. La différence entre labour et work, en anglais, est plus difficile à cerner, puisque les
deux substantifs peuvent être utilisés pour qualifier une activité ou une profession.
Néanmoins, on retrouve à nouveau, en anglais, l’impossibilité d’utiliser le terme labour pour
parler d’une œuvre d’art.

« Le mot “travail” ne désigne jamais le produit fini, le résultat de l’acte de travailler, il


reste un substantif verbal à classer avec le gérondif, tandis que le nom du produit est
invariablement dérivé de celui de l’œuvre »2. Alors que le travail n’a de sens que s’il est
considéré comme une activité qui ne s’achève jamais complètement mais qui doit être reprise
pour en assurer la continuité, une œuvre fait référence à un objet qui existe indépendamment
de celui qui l’a construit. La distinction entre l’œuvre et le travail ne repose donc pas tant sur
l’attitude subjective de l’homme au travail, sur sa position par rapport à sa propre activité,

1
Condition de l'homme moderne, Op. cit., p. 124
2
Ibid., p. 125

49
mais sur le statut ontologique des objets produits. Bien que l’œuvre et le travail puissent
paraître identiques si on les considère comme des activités pures, il n’en va pas de même dès
lors qu’on considère leurs résultats. Les biens produits par les activités de l’œuvre se
caractérisent ainsi par une certaine durabilité intrinsèque qui leur permet de mener une
existence propre pendant un temps relativement long. Une table, un livre, une machine-outil,
peuvent continuer à exister de façon autonome pendant des années, des décennies, voir des
siècles. Ils peuvent parfaitement survivre à la mort de leur créateur et constituer ainsi un
patrimoine pouvant être transmis de générations en générations. De la sorte, les objets
participent à la construction du contexte dans lequel chacun évolue, au même titre que les
autres êtres humains qui le composent. Évidemment cette durabilité n’est pas éternelle, à force
d’être utilisés les objets produits finissent par se dégrader et il est nécessaire de les entretenir
et de les remplacer par de nouveaux objets. Néanmoins, leur durée de vie est sans commune
mesure avec les produits du travail.

Les biens produits dans l’œuvre sont des biens d’usage. Ils ont été conçus et réalisés
pour accomplir une certaine finalité et continuent à exister malgré leur utilisation.
Inversement, les biens produits par le travail sont des biens de consommation qui se
consument dès lors qu’ils sont utilisés. Bien qu’ils puissent mener une existence propre
pendant quelque temps, leur durée de vie est extrêmement courte, et s’ils ne sont pas
consommés à temps ils finissent par disparaître par eux-mêmes. Or, comme ces biens sont
produits pour répondre à un besoin, il est nécessaire de les reproduire à nouveau dès lors
qu’ils ont été consommés. La différence entre l’activité du boulanger et celle du menuisier,
pour reprendre l’exemple d’Arendt1, se trouve dans cette consommation des biens produits.
Tandis que le premier devra reproduire chaque jour des biens qui auront perdu leur valeur
quelques jours après leur fabrication, et pourra donc vendre chaque jour le produit de son
travail, le second devra réaliser chaque œuvre indépendamment l’une de l’autre et ne pourra
pas les vendre un grand nombre de fois à des personnes identiques. Par ailleurs, le rapport aux
objets, qui détermine l’ensemble des activités de l’œuvre, n’est pas décisif dans le cadre du
travail. En tant que condition humaine, le travail inclut toutes les activités nécessaires à
l’entretien vital de l’être ou de l’espèce humaine. Font donc parties du travail tout un
ensemble d’activités non productives mais néanmoins nécessaire à la continuité de l’existence
humaine, telles que l’ensemble des corvées ménagères ou même la reproduction biologique.

1
Ibid., p. 139

50
La distinction entre l’œuvre et le travail se situe dans la stabilité ontologique des objets
produits. Contrairement à l’œuvre, le travail n’ajoute rien au monde. Les biens produits
disparaissent presque instantanément dans les processus qui les ont vus naître et qu’ils
permettent d’entretenir. L’ensemble des activités du travail se caractérisent ainsi par leur
quotidienneté et leur répétition. Elles sont profondément liées à la satisfaction des besoins
individuels et à la nécessité d’entretenir la vie humaine, qu’elle soit individuelle ou collective.
De la sorte, tandis que l’œuvre sera la condition de la réification du monde et qu’elle sera
intimement liée au rapport qui unit l’homme avec des objets différents de lui-même, le travail
restera une activité intime, qui doit être régulièrement entretenue et qui se révèle incapable de
fonder quelque chose de stable dans le monde. La séparation entre l’œuvre et le travail repose
donc sur le rapport de l’homme au monde. Le caractère d’objet-de-ce-monde marque la
distinction de l’œuvre et du travail. Seuls les objets produits par l’œuvre peuvent être
considérés comme faisant partie du monde, car leur durabilité et leur autonomie leur
permettent de résister pendant un temps aux cycles naturels qui veulent que toute chose
finisse par disparaître. « La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le
fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites »1.
L’œuvre permet ainsi de construire un monde artificiel d’objets concrets dans lequel l’homme
peut vivre sans être en permanence soumis aux cycles éternels et répétitifs de la production et
de la consommation. Elle garantit la réification d’un monde objectif qui marque la rupture
entre les mouvements éternels de la nature et la subjectivité de l’action.

Les produits du travail, au contraire, ne laissent aucune trace dans le monde. Ils
disparaissent immédiatement dans les cycles qui les ont fait naître. L’animal laborans, à la
différence de l’homo faber, ne construit rien, il produit et assimile les biens dont il a besoin
pour satisfaire ses propres besoins vitaux. De plus, contrairement aux réalisations de l’action,
telles que les paroles et les actes qui ne laissent pas non plus de traces en eux-mêmes, les
produits du travail ne disposent pas de spectateur qui leur permettrait de se maintenir dans le
monde. Les paroles et les actes, malgré leur futilité ontologique, peuvent paraître dans le
monde. Ils disposent de l’ensemble de la pluralité humaine pour témoigner de leur existence
et continuent à avoir une manifestation publique par l’intermédiaire de la mémoire collective
et des œuvres qui continuent à transmettre leur postérité. Au contraire le travail est une
activité essentiellement subjective, qui se manifeste dans les propres processus vitaux de
chaque être vivant. L’animal laborans est ainsi condamné à vivre replié sur lui-même et sur

1
Ibid., p. 141

51
son propre métabolisme. Ses productions sont assimilées dans ses propres processus vitaux, et
son activité est trop intime et personnelle pour disposer d’un public approprié. Le travail est
ainsi une condition hors-du-monde, au point qu’Arendt la compare à l’expérience de la grande
douleur physique, tournée autour de la nécessité biologique de la vie, qui ne laisse rien
derrière elle mais se contente d’entretenir des processus naturels répétitifs, contrairement à
l’œuvre qui est la condition dans laquelle se construit le monde humain.

2. La réduction de la vita activa

Toutefois, si la différence entre l’œuvre et le travail est aussi fondamentale, pourquoi


a-t-elle négligée par les différentes théories philosophiques ? La confusion entre le travail et
l’œuvre n’est pas propre à la société contemporaine. Marx et Aristote ont tous les deux vu
dans le travail la manifestation d’une position téléologique de l’homme, capable de reproduire
par lui-même des processus causaux en fonction de ses propres finalités, quand Arendt insiste
au contraire sur la nécessité d’entretenir indéfiniment ces processus de reproduction. Une
distinction claire entre le travail et l’œuvre n’apparaît d’ailleurs chez Arendt qu’à partir de
1952. En mai 1951, Arendt écrit encore que « les catégories moyen-fin, qui sont parfaitement
adaptées à la fabrication, se propagent à l’homme au cours du processus de travail » et que
« l’homme n’est souverain qu’en tant qu’il fabrique, c’est-à-dire qu’en tant que travailleur »1,
sans faire la moindre distinction entre le travail et la fabrication. Elle parle ainsi du travail
comme une activité téléologique, reposant sur la catégorie des fins et des moyens, comme
auraient pu le faire Marx ou Aristote. Ce n’est qu’à partir d’une note de février 1952
qu’apparaît la distinction entre les activités du travailleur et celles de l’artisan2. Pour Arendt,
la source de cette confusion entre le travail et l’œuvre se trouve alors dans le rejet par la Grèce
antique de toute activité qui ne serait pas strictement tournée vers la vie publique :

Lié à l’origine à la volonté passionnée de se libérer de la nécessité et au


refus non moins passionné des efforts qui ne laisseraient point de trace, point de
monument ni d’œuvre mémorable, le mépris du travail gagna du terrain en même
temps que la polis qui dévorait les journées des citoyens exigeant leur abstention
(skholè) de toute activité autre que politique et, finalement, il recouvrit tout ce qui
demandait un effort. L’ancienne coutume politique, avant l’épanouissement de la
cité, distinguait simplement les esclaves (dmoès ou douloi), ennemis vaincus que
le vainqueur emmenait chez lui avec le reste du butin pour en faire des
domestiques (ouketai ou familiares) travaillant pour vivre ou faire vivre le maître,

1
HANNAH ARENDT, Journal de pensée 1950-1973, cahier IV note 1, p. 97 et 98, traduit par Sylvie Courtine-
Denamy, Paris, édition Seuil, 2005
2
Ibid., p. 203

52
et, d’autre part, les démiurgui, ouvriers de tout le monde, libres de passer
librement du domaine privé au domaine publique. 1

La volonté de libérer l’homme de la contrainte de la nécessité conduit à rejeter toute


activité qui pourrait détourner l’homme de la politique, sphère dans laquelle sa liberté peut
trouver un véritable sens. Le travail, activité dans laquelle l’individu est occupé en
permanence à entretenir des cycles naturels qui recommencent sans cesse ne permet pas à
l’homme de se consacrer à d’autres activités. Son travail dévore tout son temps et il doit se
consacrer pleinement à sa besogne pour entretenir ses propres cycles vitaux. L’institution de
l’esclavage est ainsi introduite pour libérer les citoyens du règne de la nécessité. « Dire que le
travail et l’artisanat était méprisé dans l’antiquité parce qu’ils étaient réservés aux esclaves,
c’est un préjugé d’historien moderne. Les Anciens faisaient le raisonnement inverse : ils
jugeaient qu’il fallait des esclaves à cause de la nature servile de toutes les occupations qui
pourvoyaient aux besoins de la vie »2. En se consacrant pleinement à la vie de la Cité,
l’homme libre peut acquérir des esclaves en tant que butin de guerre et ainsi délaisser la vie
domestique pour s’impliquer pleinement dans la vie publique. L’institution de l’esclavage
permet donc à une minorité d’individus de se consacrer à l’action politique en reléguant les
activités domestiques, liées à la conservation de la vie, à une classe sociale servile.
L’esclavage n’est donc pas un moyen de disposer d’une main d’œuvre bon marché, comme
dans le cas de la traite négrière, mais de se débarrasser d’activités liées à la nécessité de la vie.
Pour les Grecs, du moins tel que le présente Arendt, le travail est en lui-même une forme
d’esclavage. La nécessité qui lui est inhérente rend cette activité servile. L’individu qui doit
travailler pour assurer ses besoins ne peut pas prétendre être libre car il est soumis à la
nécessité de la nature. Cette servilité n’est donc pas le propre des esclaves mais est également
vraie de ceux qui sont trop pauvres pour en disposer et doivent assurer eux-mêmes leurs
propres besoins3. De même le citoyen ne peut agir librement dans la Cité que parce qu’il peut
se débarrasser des tâches laborieuses de la vie quotidienne en recourant à l’esclavage.

Néanmoins, dans ce système, ce sont uniquement les activités liées à l’entretien de la


vie qui sont rejetées, à savoir les tâches domestiques et toutes celles qui assurent la
reproduction des individus et de l’espèce. L’œuvre est encore clairement distinguée du travail.
Le mépris du travail dans la Cité grecque est lié, selon Hannah Arendt, à la volonté de se

1
Condition de l'homme moderne, Op. cit., p. 125
2
Ibid., p. 127
3
« C’est pourquoi Platon qui déclarait que les esclaves étaient « mauvais » parce qu’ils n’étaient pas maîtres de
la part animale de leur être, en disait à peu près autant de l’état de pauvreté » (Ibid., p. 158, note de bas de page)

53
libérer de la nécessité et d’exclure toute activité qui ne laisserait aucune trace. Or l’œuvre est
une activité créatrice qui laisse des résultats tangibles et n’est pas soumise à la nécessité de la
vie. L’artisan peut librement choisir ce qu’il veut réaliser ou non, il n’est pas déterminé dans
son activité par les contraintes matérielles de la vie biologique et peut lui-même posséder des
esclaves qui accompliront ce travail à sa place. Contrairement aux esclaves domestiques, les
ouvriers sont dans une position ambivalente par rapport à la vie publique, qu’ils peuvent
quitter pour se consacrer à une œuvre ou rejoindre lorsque celle-ci est achevée. L’objet
fabriqué n’étant pas nécessaire à la survie de l’artisan, il reste maître de se consacrer ou non à
la vie publique. Bien que cette activité nécessite de se retirer de la pluralité politique pour se
consacrer pleinement à l’œuvre à réaliser, il est possible de l’arrêter sans mettre en péril
l’ensemble de la construction. L’artisan peut donc choisir librement de mettre fin à son œuvre
afin de s’engager dans la vie civique. Cette liberté lui permet d’échapper au champ de la
nécessité naturelle, qu’il n’est pas contraint de supporter au même titre que le travailleur,
servile par nature. Les artisans ne forment pas une classe servile parce qu’ils ne sont soumis ni
à la nature ni à un maître qu’ils feraient vivre, et peuvent être considérés comme des hommes
libres et intégrer la vie de la Cité. D’où l’existence d’une classe plébéienne qui participe à la
vie de la Cité sans se confondre avec les grands propriétaires.

Néanmoins, il se produit progressivement un phénomène de confusion entre l’œuvre et


le travail due à l’omniprésence de la vie publique dans la Cité grecque antique. À une
distinction entre les activités qui laissent une trace et celles dont les résultats sont
immédiatement consommés, s’est substituée une distinction entre les activités consacrées à la
vie privée et celles consacrées exclusivement à la vie publique. L’importance de la vie
politique dans la Cité conduit à rejeter et à confondre toutes les activités non politiques. Ce
n’est donc pas le rapport au monde qui détermine le jugement sur les activités mais leur
proximité par rapport à une activité jugée supérieure – en l’occurrence l’action. La
prédominance du politique conduit à mépriser toute activité qui exigerait un effort
quelconque, et plus seulement le travail en tant qu’activité liée à la nécessité corporelle. Plus
l’activité sera proche de l’action publique et plus elle sera valorisée, tandis que plus elle sera
proche du corps et plus elle sera dévalorisée ; que son rapport au monde soit celui de l’artisan
qui fabrique des objets ou qu’il soit celui du travailleur qui reproduit toujours les mêmes
activités pour entretenir son propre organisme :

C’est seulement à la fin du Ve siècle que la polis commença à classer les


occupations d’après les efforts qu’elles exigeaient, de sorte qu’Aristote mit au

54
rang le plus bas celles où « le corps est le plus déformé ». Il n’admettait pas les
banausoi au droit de Cité ; il aurait cependant accepté les bergers et les peintres
(mais ni les cultivateurs ni les sculpteurs). 1

Pourtant, selon la distinction effectuée par Hannah Arendt, bergers et cultivateurs sont
deux professions liées à la condition du travail tandis que sculpteurs et peintres sont liés à
l’œuvre. Les activités des éleveurs et des cultivateurs ne laissent aucune trace durable dans le
monde. Bien qu’elles produisent des biens essentiels à la survie de l’espèce, ces biens n’ont
pas de durabilité propre, ils sont consommés par leur producteur et réinvestis pour assurer la
continuité du processus qui les a vu naître. Contrairement à n’importe quel objet manufacturé,
la fertilité de la nature n’est pas un résultat acquis définitivement qui conserverait sa stabilité
dans le monde indépendamment du travail des hommes. Le travail de l’agriculteur ne cesse
pas une fois le résultat final obtenu car ce résultat se confond avec l’activité même qui l’a
engendré. Garantir la continuité et la fertilité des sols est une entreprise qui n’a pas de fin, et
qu’il est nécessaire de toujours entretenir selon des rythmes cycliques précis. Dès lors qu’une
terre cesse d’être continuellement entretenue par les soins des hommes, elle retombe
rapidement à un état sauvage. Par rapport à l’objectivité du monde, les activités des
cultivateurs et des bergers sont donc semblables à celles des travailleurs domestiques. Tout
comme eux ils ne produisent rien de nouveau ni de durable dans le monde, et l’essentiel de
leur travail consiste à entretenir des processus issus du corps humain pour éviter sa
dégradation dans l’immanence de la nature.

La distinction d’Aristote entre bergers et peintres d’un côté et cultivateurs et sculpteurs


de l’autre repose au contraire sur la subjectivité de l’activité. Ce n’est pas l’objectivité du
monde, le caractère d’objet-de-ce-monde des biens produits, qui permet d’effectuer la
distinction, mais un critère subjectif, lié aux conséquences de l’activité sur celui qui
l’entreprend, à savoir la déformation des corps. Aristote ne cherche pas à cerner les différents
rapports de l’homme avec le monde qui l’entoure, il cherche à dresser une typologie des
différentes activités humaines à partir des affects qu’elles mobilisent afin de pouvoir définir
une nature humaine. En insistant sur les déformations qu’engendrent leurs activités sur les
corps des bergers ou des cultivateurs, Aristote cherche à voir s’ils sont naturellement aptes ou
non à participer à la vie publique, et donc s’ils font parties de la catégorie des esclaves ou
celles des hommes libres. Le corps apparaît ainsi comme un instrument disposé à accomplir
certaines tâches, et ses caractéristiques va permettre de définir si telle ou telle catégorie de

1
Ibid., p. 126

55
population peut participer à la vie de la Cité. Ce n’est donc plus leur appartenance au règne de
la nécessité qui conduit à exclure les travailleurs de la vie politique, mais la reconnaissance
chez certains types d’êtres de caractéristiques naturelles qui les prédisposent à la condition
d’esclave ou à celle de citoyen.

Ce décalage par rapport à la conception précédente du travail est notamment visible


dans les analyses d’Aristote sur l’esclavage. Bien que l’esclave soit toujours celui qui assure
pour son maître la satisfaction de ses besoins essentiels, l’appartenance de l’esclave au champ
de la nécessité est passée au second plan de sa condition. L’esclave apparaît avant tout comme
un instrument au service d’un autre homme, et joue pour l’action le même rôle que n’importe
quel outil dans la production. « Celui qui par nature ne s’appartient pas mais qui est l’homme
d’un autre, celui-là est esclave par nature ; […] c’est un instrument en vue de l’action et
séparé de celui qui s’en sert »1. La fonction de l’esclave a ainsi acquis une dimension
beaucoup plus téléologique que dans la présentation qu’en avait faite Hannah Arendt, et qui la
rapproche donc de l’œuvre. Il s’agit plus de se décharger des contraintes liées à la
perpétuation de la vie sur un autre être. L’esclave apparaît au contraire comme l’outil de
l’homme libre au même titre que l’âme commande au corps. L’esclave est ainsi celui qui, par
nature, présente des traits le prédisposant à être commandé, et qui en tirera avantage. « Est, en
effet, esclave par nature celui qui, en puissance, appartient à un autre »2. Ce n’est plus le
travail qui est par essence une activité servile, liée à la nécessité et justifiant le recourt à
l’esclavage mais l’esclave qui doit servir par nature d’instrument à l’action de son maître.
Cette naturalité de la condition d’esclave se manifeste dans l’adaptation de leur corps et de
leur âme aux tâches qui leur sont dévolues. L’enjeu s’est ainsi déplacé du rapport de l’homme
au monde, de la capacité d’une activité à fonder ou non un monde stable, aux caractéristiques
de l’être qui accomplit cette activité. La distinction entre le travail et l’œuvre disparaît au
profit d’une typologie des différentes activités humaines basée sur des critères propres à
l’action.

Cette indistinction de l’œuvre et du travail s'accroît alors avec le développement du


christianisme, qui contribue à déplacer le centre de gravité des activités humaines de l’action
vers la contemplation. En effet, la philosophie, en particulier platonicienne, a refusé le statut
spécifique de l’action pour lui préférer la pensée contemplative comme faculté humaine

1
ARISTOTE, Les politiques, I, 4, 1254 - a, p. 98, traduit par Pierre Pellegrin, Paris : édition Garnier-
Flammarion, 2008
2
Ibid., p. 102

56
supérieure. De la sorte ce sont toutes les activités de la vita activa qui sont conçues comme
appartenant au registre de la nécessité matérielle. Seules les activités impliquant de se mettre
en retrait des phénomènes, comme la pensée, peuvent permettre à l’homme de sortir de la
nécessité du monde pour contempler les vérités éternelles. Il n’y a donc aucune distinction
entre le travail, l’œuvre, ou l’action. Dans une telle conception, l’action n’apparaît pas
différente du travail. La vacuité du monde phénoménal ne permet pas plus à l’homme d’action
qu’à l’agriculteur de fonder un monde stable et durable. Toutes leurs activités sont
condamnées à la vanité et la stabilité ne peut être trouvée hors des phénomènes que dans la
contemplation de l’éternité. Ainsi la séparation entre les différentes activités humaines
s’effectue uniquement entre la vita activa et la vita contemplativa tandis que toutes les
distinctions entre les différentes activités de la vita activa s’effacent. « Quand se développa la
théorie politique, les philosophes effacèrent encore ces distinctions qui avaient au moins
discerné les activités en opposant la contemplation à toute espèce d’activité »1. Évidemment,
dans la pensée philosophique, cette confusion de toutes les activités au contact du monde au
profit de la contemplation concerne essentiellement les philosophes, et donc un nombre
relativement restreint d’individus. Mais le christianisme, en reprenant cette distinction à son
compte et en la diffusant universellement à tous les membres qui composent la société
chrétienne, a fortement contribué à la confusion des différentes activités humaines. Qu’il
s’agisse du travail, de l’œuvre, ou de l’action, elles sont toutes conçues comme des activités
séculières qui s’opposent à la plénitude du sacré.

La valorisation d’une activité par rapport aux autres engendre donc la confusion entre
les différentes conditions humaines. Dès lors que l’ensemble de la vie humaine est conçue à
l’aune d’une condition spécifique, les distinctions qui existent entre les différents rapports au
monde s’atténuent au profit d’une séparation entre l’activité valorisée et les autres. Or les
théories modernes n’ont pas consisté en une remise en cause de cette hiérarchie, qu’elle soit
fondée sur l’action ou la contemplation, mais en son inversion, le travail devenant simplement
l’activité à l’aune de laquelle les autres activités vont être évaluées à leur tour. Cette
importance du travail dans la société moderne, activité centrale qui efface toutes les autres
distinctions, se manifeste notamment dans l’empressement avec lequel on cherche à faire de
toute activité un travail rémunéré, y compris les activités contemplatives qui nécessitent de se
tenir hors du monde pour pouvoir avoir lieu : « Comme dans les conditions modernes, chaque
occupation dut prouver son “utilité” pour la société dans son ensemble, et l’utilité des

1
Condition de l'homme moderne, Op. cit., p. 129

57
occupations intellectuelles devenant plus que douteuse face à la glorification du travail, il était
naturel que les intellectuels voulussent, eux aussi, se faire ranger dans la population
laborieuse »1. Ainsi, alors que la pensée est une condition radicalement opposée au travail, qui
implique une relation contemplative entre le penseur et son objet, incapable de produire quoi
que ce soit de tangible matériellement, on cherche malgré tout à en faire une sous-catégorie
du travail. La distinction entre travail manuel et travail intellectuel permet d’intégrer la pensée
dans l’ordre théorique de la société moderne. Plutôt que séparer les activités du travail de
celles de la vie intellectuelle, on préfère faire de la figure de l’intellectuel un travailleur à part
entière.

3. La conception moderne du travail

Le problème de cette valorisation du travail par rapport à l’ensemble des autres


activités de la condition humaine est qu’elle repose sur des critères qui ne sont pas ceux du
travail en tant que tel. En effet l’utilité, invoquée ici comme critère permettant de classer les
différentes occupations, est un concept qui repose sur l’existence d’une finalité. On ne peut
être utile que par rapport à une situation donnée qu’on doit permettre de réaliser ou d’en
faciliter la tâche. L’utile en soi n’existe pas, il n’y a d’utilité qu’en vue d’une fin à accomplir
dans un contexte particulier. Un outil n’est utile que parce qu’il répond à un besoin précis et il
perd tout son sens dès lors qu’il est utilisé dans des circonstances différentes que celles pour
lesquelles il a été conçu. Ainsi des outils de maçon se révèlent totalement inutiles hors du
contexte particulier du bâtiment. Or le travail se caractérise au contraire par son immanence et
son absence de finalité. L’objectif du travail est l’entretien de la vie elle-même grâce à la
succession des cycles de reproduction et de consommation. La consommation n’est pas la fin
de la production, ces deux moments sont dans une relation de réciprocité où l’un est la
continuité de l’autre et assure la reproduction du vivant. Des outils peuvent apparaître utiles
par rapport à un travail spécifique, mais le travail lui-même est dépourvu d’utilité, il ne sert
qu’à entretenir les conditions d’existence du travailleur, et de l’économie de la société d’un
point de vue collectif. L’utilité du travail se confond avec l’activité du travail elle-même. En
analysant le travail en fonction de son utilité pour la société, les philosophies modernes du
travail, en particulier celle qu’on trouve chez Adam Smith, contribuent donc à interpréter le
travail en fonction de caractéristiques propres à l’œuvre, dont les objets sont créés pour
répondre à une certaine fin.

1
Ibid., p. 137

58
Ce phénomène se retrouve également dans la distinction entre travail productif et
travail improductif, qui conduit à valoriser le travail industriel, tourné vers la réalisation de
quelque chose, et à dénigrer l’ensemble des emplois qui ne produisent rien mais qui assurent
les tâches quotidiennes essentielles à l’existence d’une personne physique ou morale, tels que
les domestiques ou les fonctionnaires. Or ces emplois d’entretien non productifs sont
justement caractéristiques du travail. Le travail, quelle que soit sa productivité, ne produit
aucune valeur susceptible de se maintenir suffisamment longtemps dans le monde pour servir
de fondement à la richesse des particuliers ou des nations. Il apparaît avant tout comme un
processus, mu par l’irrésistibilité du besoin, qu’il est nécessaire de reproduire encore et encore
pour éviter la dégradation des individus et de l’espèce humaine. Les serviteurs qu’Adam
Smith juge improductifs1 parce qu’ils ne laissent derrière eux aucun bien pouvant servir de
valeur, jouent en vérité un rôle essentiel en s’occupant de toutes les tâches quotidiennes
générées par le processus vital des hommes. L’interprétation du travail comme source de la
richesse des nations repose ainsi sur une confusion entre les champs du travail et de l’œuvre.
Dans l’analyse d’Adam Smith, tout travail est interprété comme une œuvre, puisqu’il doit
permettre la production d’objets utiles et durables susceptibles de servir de base d’échange,
mais dans le même temps, toute œuvre est interprétée comme un travail puisqu’elle s’insère
dans un vaste processus quasiment organique de production et de consommation à l’échelle
des nations. Arendt souligne alors ce paradoxe de la pensée économique moderne en citant
une formule de Veblen selon laquelle « la preuve durable du travail productif est son produit
matériel – généralement quelque article de consommation »2.

Le travail devient alors la forme déterminante de toute la condition humaine chez Karl
Marx. Parmi tous les économistes modernes la conception du travail de Marx est la plus
proche de celle d’Arendt. Marx assume en effet pleinement la dimension productive et
organique du travail. Le travail n’est pas une activité de fabrication, à même de réaliser des
objets concrets qui disposeraient d’une existence propre mais un processus dans lequel
l’homme produit les conditions de la perpétuation de sa propre existence. Ce qui est en jeu
dans le travail tel que Marx le présente, ce n’est pas la source de la richesse ou de la propriété
individuelle, comme chez Adam Smith ou chez Locke, mais la vie même de l’homme, en tant
qu’individu comme en tant qu’espèce. Chez Marx, le travail apparaît comme étant
profondément lié à la vie même de l’homme. Il s’agit de la condition première et

1
Ibid., p. 131
2
Ibid., p. 148

59
fondamentale de l’existence humaine. Les concepts du marxisme, tels que la lutte des classes
comme moteur de l’histoire ou la révolution communiste comme son aboutissement, sont tirés
de cette idée fondamentale selon laquelle la condition humaine repose sur la capacité de
l’homme à produire ses propres conditions de vie dans le travail. Toutes les autres dimensions
de l’existence humaine sont dérivées de cette condition première et fondamentale d’animal
laborans. L’œuvre et l’action, telles que les présente Hannah Arendt, ne sont pas des
conditions distinctes du travail mais des activités dérivées de cette condition mère, qui sont
rendues nécessaire par la complexification des échanges de l’homme avec la nature et avec
ses semblables. Les structures économiques, politiques, et sociales, mais également la
production et la diffusion des idées et les structures de la conscience, sont ainsi liées à cette
activité dans laquelle l’homme reproduit sans cesse les conditions de sa propre existence.
Quels que soient leur degré de sophistication toutes les organisations économiques et sociales
reposent sur cette nécessité d’assurer la reproduction de la vie par un échange entre la nature
et les hommes, face à une population qui croit sans cesse et nécessite une production toujours
plus importante.

Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, avec ce qu’ils produisent
aussi bien qu’avec la façon dont ils le produisent. Ainsi ce que sont les individus
dépend des conditions matérielles de leur production. Cette production
n’intervient qu’avec l’accroissement de la population. Elle suppose à son tour un
commerce, une communication entre individus. La forme de ce commerce est,
pour sa part, déterminée par la production. 1

Marx ne se retrouve donc pas confronté aux mêmes paradoxes que les autres
économistes cités par Arendt. Il ne s’intéresse pas à l’œuvre en tant qu’ensemble d’objets
menant une existence propre, mais uniquement en tant que production manufacturée, sous-
catégorie particulière de l’ensemble des formes de production. De plus, sa conception du
capital comme réification d’une certaine force de travail lui permet d’éviter le problème de la
consommation immédiate des fruits du travail. Tout capital, qu’il s’agisse d’un capital
immobilier comme une propriété, d’un capital mobile sous forme de valeur monétaire, ou
même de simples outils, est le résultat d’un travail. Il ne mène pas une existence propre,
indépendante du travail qui l’a fait naître, mais apparaît comme un investissement potentiel
dans les processus dont il est issu. Lorsque Marx affirme que « le processus du travail
s’achève dans le produit »2, il ne parle pas d’un phénomène de réification semblable à celui de

1
KARL MARX, L’Idéologie allemande, in « Philosophie », traduit sous la direction de Maximilien Rubel, p.
306, Paris, édition Gallimard, 1994
2
Le Capital, Volume I, Op. cit.

60
l’œuvre tel que le décrit Arendt, dans lequel les nouveaux objets s’ajoutent au fur et à mesure
de leur création pour former un édifice propre à l’être humain. Les produits du travail ne
forment pas un système autonome, indépendant de leur processus de fabrication. Leur finalité
est d’être utilisés, réinvestis dans les processus de production pour assurer leur continuité et
leur croissance. La consommation des produits du travail rend nécessaire leur production, et
inversement la production, en créant un besoin, implique leur consommation :

Chacune d’elles, en se réalisant, crée l’autre, se crée en tant qu’autre. C’est


la consommation qui accomplit l’acte de la production en achevant le produit en
tant que tel, en le dissolvant, en consommant sa forme autonome et matérielle ; en
élevant à l’habileté, par le besoin de la répétition, l’aptitude développée dans le
premier acte de la production. […]. De plus, la production engendre la
consommation en créant le mode déterminé de la consommation, puis en
provoquant l’instinct de la consommation, le talent de consommer, le besoin de
consommer. 1

Le travail se présente donc bien, dans la pensée de Marx, comme un processus vital
fait de cycles de consommation et de production éternellement recommencés. La finalité de la
production est la consommation, et la consommation engendre la nécessité d’une nouvelle
production. Nous sommes donc face à un processus immanent du travail qui se reproduit lui-
même à travers la consommation et la production. Il n’y a pas de confusion entre le travail et
l’œuvre chez Marx, bien qu’on puisse retrouver cette confusion chez un auteur marxiste
comme Lukács pour qui l’ontologie de l’être social se trouve dans le rapport téléologique
entre l’auteur et le produit de son travail.

Pour Lukács, l’existence humaine se caractérise par la capacité de recréer des


phénomènes naturels par le travail en fonction de ses propres fins. La condition humaine est
déterminée par le rapport téléologique qui existe entre les hommes et la nature, quand la
nature elle-même se caractérise par sa causalité. Il fait donc du couple fins / moyens le
paradigme de toute pratique sociale. Le rapport entre le sujet et l’objet définit l’essence du
travail. Le travail est donc initialement une activité individuelle dans laquelle l’homme
cherche à trouver les moyens pour accomplir ses propres fins. Selon Lukács la recherche des
moyens prime d’ailleurs sur l’accomplissement de la finalité dans la dynamique économique
du travail en tant que processus collectif. « La connaissance plus adéquate qui est au
fondement de la réalisation des moyens (outils, etc.) est souvent plus importante pour l’être

1
KARL MARX, Introduction générale à la critique de l’économie politique, in « Philosophie », p. 460, Paris,
édition Gallimard, 2012

61
social lui-même que la satisfaction ponctuelle des besoins »1. Au sens arendtien, l’œuvre et
non le travail est donc au fondement de l’ontologie de l’être social telle que la présente
Lukács, à cause de ce rapport téléologique qui existe entre le sujet et l’objet du travail. Chez
Marx, au contraire, le travail est clairement conçu comme un processus collectif de production
et de consommation. Bien que Marx ne nie pas l’importance de ce rapport téléologique dans
certaines formes de travail, ce n’est pas la recherche des moyens qui est première par rapport
au travail mais la consommation des produits du travail. « En tant que nécessité et besoin, la
consommation est elle-même un facteur interne de l’activité productive. Cette dernière,
cependant, est le point de départ de la réalisation, donc son facteur prédominant, l’acte où tout
le procès vient se renouveler »2. Le travail est lié à la nécessité de satisfaire les besoins
fondamentaux de l’humanité. Les structures sociales et la division du travail trouvent leur
fondement dans la nécessité d’accroître la productivité au fur et à mesure que les besoins de
consommation s’accroissent avec la population. Le travail est la condition humaine
fondamentale, qui englobe toutes les autres activités, parce que dans le travail il en va de la
production de la vie elle-même. Ainsi, s’il n’y a pas de confusion entre le travail et l’œuvre
chez Marx, il n’y a pas non plus de distinction entre ces conditions. Pour Marx, le travail est
la caractéristique ontologique de l’être humain, et est le moteur de la dialectique de l’histoire.

En réintroduisant une distinction entre le travail et l’œuvre, Arendt cherche alors à


définir le travail comme une condition humaine à part entière, en évitant à la fois sa réduction
au profit de l’action ou de la contemplation, et son extension à tout le champ de la vie
humaine. Le travail est un certain rapport entre l’homme et le monde qui l’entoure, déterminé
par le fait que l’homme a un corps qu’il doit entretenir régulièrement pour continuer à exister.
Le travail est donc une condition biologique réelle dont on ne peut nier l’importance pour la
vie humaine. Mais dans le même temps, cette dimension biologique en fait également une
condition tournée vers l’intimité du processus vital individuel, et qui se révèle incapable de
fonder un monde commun. Ainsi l’extension du champ du travail dans la société moderne, à
partir d’une indistinction entre le travail et l’œuvre, engendre également un affaiblissement du
monde commun au profit d’une sphère sociale conçue elle-même comme un processus vital à
part entière. En distinguant le travail de l’œuvre, Arendt entend donc pouvoir définir le travail
en tant que condition humaine ayant des caractéristiques spécifiques, mais également pouvoir
en établir les limites vis-à-vis des autres activités humaines. L’analyse arendtienne du travail

1
GEORGES LUKACS, Ontologie de l’être social, le travail la reproduction, p. 75, traduction de Jean-Pierre
Morbois, Paris : édition Delga, 2011
2
Introduction générale à la critique de l’économie politique, Op. cit., p. 461

62
se présente ainsi sous la forme d’une critique des penseurs du travail, et de la structure socio-
économique contemporaine. Parmi les philosophes auxquels Arendt se confronte, Marx
apparaît clairement comme un auteur central. Au-delà de l’importance conceptuelle du
marxisme au moment où Arendt écrit, il y a une certaine proximité entre Marx et Arendt sur la
définition du travail qui explique cette position. Marx ne confond pas le travail avec l’œuvre.
Son analyse traite le travail comme un processus biologique liée aux besoins vitaux et non
comme une activité qui produit des biens matériels capables de durer et de s’accumuler dans
le temps. Sa pensée va donc plus loin que celle d’auteurs libéraux comme Mill ou Smith dans
son interprétation de la société comme un processus vital collectif mu par une humanité
socialisée. S’attacher à comprendre et à critiquer l’œuvre de Marx permet ainsi à Arendt de
repenser la place qu’occupe le travail dans la société contemporaine, et partant de penser le
rapport au monde qui s’en dégage.

4. Arendt et Marx

Le chapitre de The Human Condition consacré au travail s’ouvre sur une mise en
garde d’Arendt à propos de la critique qu’elle s’apprête à faire de Marx. Rejetant
l’antimarxisme qui se développe au moment où elle écrit, Arendt cite Benjamin Constant, qui
écrit à propos de Rousseau « J’éviterais, certes, de me joindre aux détracteurs d’un grand
homme. Quand le hasard fait qu’en apparence je me rencontre avec eux sur un seul point, je
suis en désaccord avec moi-même »1. Arendt informe donc le lecteur qu’elle s’apprête à
réaliser une critique de l’œuvre de Marx, mais que cette critique ne doit pas être comprise
comme un rejet de l’ensemble de sa pensée. Cette mise en garde est extrêmement importante.
En effet l’analyse du travail d’Hannah Arendt en tant que condition anthropologique provient
en partie de celle de Marx. Toute l’analyse du travail en tant qu’action du métabolisme de
l’homme sur la nature repose sur les analyses philosophiques et économiques de Marx, même
si elle s’en éloigne pour la place occupée par le travail dans l’ensemble de la condition
humaine. Sans les analyses du Capital, Arendt n’aurait pas pu concevoir le travail comme un
processus de reproduction des forces productives de l’être humain. Néanmoins, la place qui
est accordée au travail dans l’œuvre d’Hannah Arendt est très différente de celle qu’elle
occupe chez Marx.

Alors que The Human Condition est un ouvrage anthropologique, qui cherche à
décrire le rapport de l’homme avec le monde qui l’entoure et les activités qui en découlent, le

1
Condition de l'homme moderne, Op. cit., p. 123

63
Capital est un ouvrage économique. Le point de départ de l’œuvre de Marx est une analyse de
la circulation de marchandises et une réflexion sur la source de la plus-value. Il s’agit de
comprendre ce qui détermine la valeur des biens échangés et ce qui est donc à l’origine de la
production de richesses. Cette question est loin d’être propre à Marx. Le problème de
l’origine de la richesse est même une question extrêmement classique de la théorie
économique. Dès le milieu du XVIIIe siècle, les physiocrates s’étaient déjà emparés de cette
question et avaient cherché à montrer que seule l’agriculture était à même de produire une
plus-value. Dans cette conception, l’économie est donc liée à la propriété foncière puisque
seule la terre permet de produire de nouvelles richesses. L’objectif de Marx, dans le livre I du
Capital, est alors de dénoncer le fétichisme des échanges qui caractérise les théories libérales
du milieu du XIXe siècle. Il cherche à montrer que la production de plus-value dans le
capitalisme moderne n’est pas liée aux échanges marchands comme voudraient le croire les
économistes comme Adam Smith, mais repose sur la possibilité du travail de produire une
quantité de richesses supérieure à celle qui est nécessaire pour sa propre reproduction. La
circulation de marchandises ne permet donc pas d’accroître la production de richesses, ce
n’est que par le travail que l’homme peut ajouter des biens ayant une certaine valeur. Afin de
montrer que le travail est à l’origine de la valeur des biens d’échanges, Marx décrit à la fois
les mécanismes du travail en tant que réalité anthropologique et la structure de l’économie qui
lui est contemporaine. Il montre ainsi que la production capitaliste n’est qu’une forme
particulière de division du travail et que sa structure économique n’est donc pas une réalité
universelle mais une manière, propre à la classe dominante de la société contemporaine, de
capter les biens du travail.

Le travail peut être la source de la production de plus-value parce qu’il s’agit d’un trait
propre à tous les biens produits et échangés. Pour Marx tous les biens qui font l’objet d’un
rapport marchand ont en effet comme caractéristique commune d’être des biens du travail,
c’est-à-dire des objets qui ont nécessité une certaine quantité de travail pour être produits, et
contiennent donc une certaine valeur exprimée en temps de travail. Dès le premier chapitre du
livre I du Capital, il exclut la notion d’utilité comme moteur des échanges. L’utilité d’une
chose détermine sa valeur d’usage, ce pour quoi elle a été conçue. Mais cette valeur est
différente pour chaque objet, elle dépend essentiellement de sa fin concrète, et ne peut donc
pas servir de valeur commune dans les échanges. Il n’est pas possible de comparer deux
objets ayant une finalité différente, pour qu’ils puissent être échangés « chacun des deux doit,

64
en tant que valeur d’échange, être réductible au troisième, indépendamment de l’autre »1.
Certes, pour Marx, une marchandise doit nécessairement être une chose utile. Il n’est pas
possible d’avoir une valeur d’échange sans avoir également une valeur d'usage. Mais le
simple fait d’avoir une valeur d’usage n’est pas suffisant pour définir une valeur d’échange
commune. Cette valeur commune, propre à tous les biens produits est donc la quantité de
travail nécessaire pour leur production, qui va permettre de déterminer leur valeur d’échange.
Marx exclut donc toute notion téléologique de la production de richesse. Le travail n’est pas
le moteur des échanges parce qu’il produirait des biens d’usage ayant une finalité quelconque
mais au contraire parce qu’il permet de réduire tous les biens produits à une valeur commune :

Avec les caractères utiles particuliers des produits du travail disparaissent en


même temps et le caractère utile des travaux qui y sont contenus, et les formes
concrètes diverses qui distinguent une espèce de travail d’une autre espèce. Il ne
reste donc plus que le caractère commun de ces travaux ; ils sont tous ramenés au
même travail humain, à une dépense de force humaine de travail sans égard à la
forme particulière sous laquelle cette force a été dépensée. 2

L’objet produit n’est donc pas considéré en tant que tel, pour ses qualités intrinsèques
ou pour les services qu’il permet de rendre, il n’est considéré que pour sa valeur d’échange,
définie par le temps de travail nécessaire à sa production. Il y a donc une réduction de la chose
échangée dans le processus qui l’a vue naître. Par ailleurs, Marx ajoute à cette présentation du
travail comme source de la valeur d’échange, que cette production de valeur ne peut être que
sociale : « pour produire des marchandises il doit non seulement produire des valeurs d’usage
mais des valeurs d’usages pour d’autres, des valeurs sociales »3. Marx ne confond donc pas le
travail avec l’œuvre comme le font les penseurs libéraux du XIXe siècle. La position de l’homo
faber, pour laquelle l’activité humaine est déterminée par les objets à réaliser et leur finalité,
n’est pas importante dans le cadre des échanges. Seul le processus de production et la quantité
de travail utilisé est importante pour la production de richesse, indépendamment de la nature
des objets produits. Dès lors qu’ils disposent d’une valeur d’usage, tous les biens produits
peuvent être une source de plus-value, mais leur valeur d’usage respective n’est pas à la
source de leur valeur d’échange. L’économie ne doit donc pas être conçue à partir de
l’existence individuelle et de ses besoins, mais uniquement à partir de la production et de la
consommation d’une humanité sociabilisée.

1
Le Capital, Livre I, Op. cit., p. 112
2
Ibid., p. 113
3
Ibid., p. 116

65
La forme que prend cette sociabilité ne joue toutefois aucun rôle dans la détermination
de la réalité anthropologique du travail. Le travail est l’activité à travers laquelle l’homme
produit les biens nécessaires pour satisfaire ses besoins organiques en intervenant sur la
matière naturelle dont il dispose. Le travail est ainsi le « médiateur des échanges organiques
entre l’homme et la nature »1. La nécessité physiologique d’assurer un ensemble de besoins
organiques conduit l’homme à travailler, et non le désir de produire des biens échangeables
pour obtenir une plus-value. L’organisation du travail est ensuite définie socialement sous la
forme d’une division du travail, mais celle-ci est contingente et varie au cours de l’histoire.
Bien que le travail soit à l’origine de la valeur d’échange des biens produits, il ne produit de
marchandises que par accident. L’erreur des penseurs libéraux est alors d’attribuer les
caractéristiques de la société capitaliste à la nature même du travail, en imaginant que toute
économie repose nécessairement sur des échanges marchands, alors que la société bourgeoise
n’est qu’une forme contingente de division du travail. Marx montre ainsi les contradictions de
ces analyses en soulignant que Ricardo utilise les valeurs de la bourse de 1817 pour
déterminer la valeur des échanges dans une société de chasseurs – cueilleurs2.

Néanmoins, si le propre du travail est de produire des biens d’usage, utiles pour la
satisfaction des besoins organiques, mais que leur utilité ne joue pas un rôle primordial dans
la définition de la valeur d’échange, comment le travail peut-il être une source de plus-value ?
Si la valeur des biens échangés est uniquement définie par le temps de travail nécessaire à leur
production, il risque alors de ne s’échanger que des biens ayant une valeur de travail
équivalente, et on en revient donc au paradoxe que critique Marx dans le fétichisme des
échanges qui caractérise les théories libérales. La force de la théorie de Marx est alors de ne
pas faire du travail une simple activité productrice de biens, mais d’en faire dans le même
temps la consommation d’une force de travail. Dans le travail, l’homme use une certaine force
de travail pour produire des biens, mais, au cours de cette consommation, il peut produire plus
de biens que le coût nécessaire à la régénération de la force de travail qu’il a utilisée. La plus-
value provient alors de la capacité des capitalistes à s’approprier les biens produits, tout en ne
payant les travailleurs que le prix de la consommation de force pendant les heures de travail.
Ce processus leur permet ainsi, selon Marx, de disposer de marchandises ayant une valeur

1
Ibid., p. 118
2
Ibid. note de bas de page, p. 158

66
supérieure au prix qu’ils ont payé pour les produire. « La consommation de la force de travail
est en même temps production de marchandises et de plus-value »1.

Marx répond ainsi à la question posée par les économistes quant à la source de
l’augmentation des richesses. Ce ne sont pas les échanges mais le travail qui est la source de
la richesse, car il dispose d’une productivité lui permettant de produire plus de biens que le
coût nécessaire à la régénération de sa force de travail. L’augmentation des richesses est alors
due à la division du travail qui, dans une société capitaliste, permet aux propriétaires d’acheter
une force de travail pendant une durée limitée et de s’approprier les biens produits. D’où la
nécessité d’accroître la durée du temps de travail pendant laquelle les travailleurs produisent
un surplus de biens – ce que Marx nomme le surtravail. La marchandise est donc non
seulement réduite à du temps de travail réifié, mais l’activité qui a permis de la produire est
elle-même réduite à une dépense de force de travail. Ce n’est pas l’objet produit et sa valeur
d’usage qui déterminent les mécanismes de la plus-value, mais l’ensemble du processus à
travers lequel des travailleurs régénèrent leur force de travail, et aliènent cette force au profit
d’un groupe de propriétaires. Il n’y a donc pas de confusion entre le travail et l’œuvre comme
on peut la trouver chez Adam Smith ou Locke, mais une réduction de l’ensemble des activités
humaines au travail. Marx traite l’ensemble de la fabrication comme un vaste processus
organique de consommation et de régénération de la force de travail.

Cette réduction de l’ensemble des activités économiques à la consommation d’une


force de travail apparaît fondamentale pour Arendt dans ses analyses de Marx, et lui permet
de caractériser le travail comme une condition biologique, liée aux cycles vitaux de
l’humanité. Contrairement à des penseurs libéraux comme Condillac 2 qui interprètent les
mécanismes des échanges à partir des biens produits, confondant ainsi valeur d’usage et
valeur d’échange, et interprétant l’activité du travail en termes d’œuvre, Marx interprète
l’ensemble de l’économie comme un processus de consommation et de régénération de la
force de travail. Bien que ce processus permette de produire des biens d’usage, ces biens ne
jouent qu’un rôle accidentel et sont réduits à être des médiateurs des échanges et de la
régénération de force de travail :

1
Ibid., p. 273
2
Le Capital, Livre I, Op. cit., p. 253

67
C’est parce que le surplus de « force de travail » (Arbeitskraft), et non le
travail lui-même, explique la productivité du travail, que l’introduction de ce
terme – Engels l’a bien noté – constitua l’élément le plus original, le plus
révolutionnaire de tout le système de Marx. Bien différente de la productivité de
l’œuvre qui ajoute de nouveaux objets à l’artifice humain, la productivité de la
force de travail ne produit qu’incidemment des objets et se préoccupe avant tout
des moyens de se reproduire ; comme son énergie n’est pas épuisée lorsque sa
reproduction est assurée, on peut l’employer à la reproduction de plus d’une vie,
mais elle ne « produit » jamais rien que de la vie.1

De toutes les activités qui constituent la vita activa, le travail est celle qui est la moins
humaine. Contrairement à Marx pour qui le travail est une activité propre à l’être humain,
grâce à laquelle il se distingue du reste du règne animal 2, Arendt fait du travail une condition
biologique, dans laquelle l’homme s’intègre au champ du vivant plutôt qu’il ne s’en distingue.
Le travail n'est pas le propre de l'homo laborans mais de l'animal laborans. Dans le travail,
l'homme est mis au même rang que les autres êtres du monde animal. Il n'y a pas de
distinction conceptuelle entre l'animal et l'homme dans la condition du travail. Il s’agit de la
partie de la vita activa la plus proche du caractère naturel et organique de l'homme, un
processus nécessaire pour la subsistance de l'individu. Le travail est ce qui permet à l'être
vivant de survivre et de se reproduire, et il doit être répété en permanence pour permettre la
continuité biologique de l'individu et de l'espèce.

Le travail est ainsi pétri d'une véritable naturalité. Il s'agit de la condition humaine où
se réalise la croissance du biologique. L'animal laborans est totalement intégré aux cycles de
la nature, et soumis à ses besoins. Ce n'est qu'avec l'œuvre que l'homme peut sortir de la
nature et réaliser quelque chose qui sorte de ce cycle perpétuel de production et de
consommation. Le travail apparaît donc comme la condition d’être vivant de l’homme.
L’existence humaine n’est pas indépendante des circonstances naturelles de la vie biologique,
elle implique d’avoir un corps qu’il faut entretenir régulièrement pour pouvoir le conserver.
Quiconque cesse de s’alimenter et de s’entretenir physiologiquement, finit immanquablement
par cesser d’exister. L’existence humaine est ainsi soumise à une nécessité naturelle qui la
pousse à devoir entreprendre sans cesse les mêmes activités pour pouvoir continuer à
survivre. Du point de vue de l’existence individuelle, le travail est l’activité par laquelle
l’homme assure sa propre subsistance. Tout homme, en tant qu’être vivant, a des besoins

1
Condition de l'homme moderne, Op. cit., p. 133
2
« Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celui du tisserand, et l’abeille confond par la structure de
ces cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte
de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche ».
(Ibid., p. 276)

68
physiologiques qu’il doit assurer s’il veut pouvoir continuer à exister. Cette activité se sépare
alors en deux moments distincts : la production et la consommation.

Travail et consommation ne sont que deux stades du cycle perpétuel de la


vie biologique. Ce cycle a besoin d'être entretenu par la consommation et l'activité
qui fournit les moyens de consommation c'est l'activité de travail. Tout ce que
produit le travail est fait pour être absorbé presque immédiatement dans le
processus vital, et cette consommation, régénérant le processus vital, produit – ou
plutôt reproduit – une nouvelle « force de travail » nécessaire à l'entretien du
corps. Du point de vue des exigences du processus vital, de la « nécessité de
subsister », comme disait Locke, le travail et la consommation se suivent de si
près qu'ils constituent presque un seul et même mouvement qui, à peine terminé,
doit se recommencer. 1

Tout être vivant se caractérise par deux traits communs qui le distinguent de tous les
autres êtres non vivants. Il s’agit d’une part de la capacité à se reproduire, et de l’autre de la
capacité à absorber les matières premières présentes dans son environnement afin de les
intégrer dans son propre processus vital. Ces deux caractéristiques se retrouvent chez tous les
êtres vivants, quel que soit leur degré de complexité. Même un être unicellulaire est capable
de reproduire sa propre séquence d’ADN et doit s’approprier les acides aminés qui existent en
dehors de lui pour assurer la continuité de ses processus vitaux, et en particulier sa
reproduction. Cette aptitude, propre aux êtres vivants, engendre alors une relation spécifique
avec la nature et le monde qui l’entoure. Contrairement à tout être inanimé purement matériel,
qui se contente d’être là sans être capable de se modifier par lui-même, un être vivant est dans
une relation dynamique, active, avec la nature qui l’environne. Il est capable de croître, de se
reproduire et de se multiplier, et doit pour cela prélever dans la nature les éléments matériels
nécessaires à ce dynamisme biologique, parfois sur d’autres êtres vivants, auxquels il sert
également de terreaux pour leur propre reproduction. Lorsque Marx évoque « le métabolisme
de l’homme avec la nature » en parlant du travail, il évoque cette nécessité naturelle, propre à
tout organisme, de devoir chercher dans la nature les éléments nécessaires à sa propre
perpétuation pour pouvoir les assimiler.

Évidemment, plus les êtres vivants sont complexes et plus cette relation de l’être avec
son propre environnement l’est également. La particularité des êtres sexués sur les êtres
asexués est ainsi qu’ils ne se reproduisent pas eux-mêmes à l’identique mais que dans leur
reproduction ils assurent la naissance d’un nouvel être entièrement nouveau qui obéit
néanmoins aux mêmes principes que sa propre espèce. De plus, tout ce processus

1
Condition de l'homme moderne, Op. cit., p. 145-146

69
d’appropriation et de reproduction propre au vivant se déroule également à l’intérieur de
chaque être, au sein de l’organisme, qui fonctionne comme un véritable écosystème avec sa
flore interne et la nécessité pour chaque cellule de se multiplier et de s’approprier des aliments
extérieurs à elle-même pour assurer sa continuité et celle de l’organisme dans sa totalité.

La particularité de l’homme par rapport à tous les autres êtres vivants, comme le
souligne Marx, tient alors dans sa capacité à produire par lui-même ses propres aliments.
Aucune autre espèce n’est capable de produire par elle-même les éléments qui vont assurer sa
propre subsistance individuelle – quel que soit son degré de sophistication par ailleurs, y
compris dans des domaines longtemps considérés comme l’apanage de l’homme, tels que
l’utilisation d’outils, l’organisation sociale, ou même la conscience de soi. Tandis que les
autres espèces sont contraintes d’aller prélever dans la nature les aliments dont ils ont besoin
pour leur survie, sans exercer d’influence consciente sur la reproduction de leur condition de
vie, l’homme est capable d’organiser et de reproduire les phénomènes naturels qui lui
permettent de produire sa propre source de nourriture. Cela ne signifie pas que l’homme se
rende maître de la nature grâce à la technique, puisqu’il reste toujours dépendant des cycles
naturels de reproduction, mais qu’il peut contrôler dans une certaine mesure la production
nécessaire à ses besoins ; contrôle qui devient de plus en plus important à mesure que les
connaissances technologiques lui permettent d’entrer profondément dans le fonctionnement
du vivant. La recherche de matériaux qui lui permettent de satisfaire ses besoins vitaux prend
donc, chez l’homme, la forme d’une production. Néanmoins, cette capacité à produire soi-
même ses propres aliments ne changent pas la nécessité fondamentale qui est à l’origine de
cette production. L’homme est contraint de produire ses moyens de subsistance parce qu’il a
des besoins individuels. La production est liée à la nécessité physiologique de sa condition
d’être vivant. L’homme produit ses aliments pour les mêmes raisons qu’un animal va les
prélever dans la nature. Bien que les moyens pour se les procurer soient radicalement
différents, les motifs qui sont au fondement de cette activité sont les mêmes, et sont dus à la
nature même du vivant. La consommation rend ainsi nécessaire la production, tandis que la
production assure la possibilité même de la consommation.

Le travail s'articule donc entièrement autour de la consommation et de la production.


Hannah Arendt insiste particulièrement sur son caractère cyclique. La production assure la
consommation, qui permet la régénération des cycles biologiques, qui garantissent à leur tour
la possibilité même du travail. Il s'agit donc d'une reproduction éternellement répétée de la
production et de la consommation, chacune assurant l'autre. Cette condition humaine se
70
caractérise ainsi par une sorte de finalité immanente, puisque la fin du travail est la
consommation et que la finalité de la consommation est la continuité du travail. L'activité du
travail se confond dès lors avec la condition biologique de l'homme. Le processus vital ayant
absorbé les produits du travail par la consommation, la production et la consommation cessent
d'exister en tant qu'activités à part entière, elles ne sont plus que des moments distincts d'un
unique processus, qui forme toute la condition du travail. Le travail apparaît ainsi comme
l’activité à travers laquelle l’homme assure la continuité de son propre processus vital et donc
de sa propre existence biologique. Il s’agit donc d’une activité naturelle sans fin. Les biens
produits par le travail doivent être immédiatement consommés pour permettre la régénération
du processus vital, qui va alors pouvoir être réemployé pour reproduire à nouveau les biens
qu’il a consommé pour se régénérer. Dans sa définition du travail comme une activité
cyclique profondément liée à l’organisme de l’individu, Hannah Arendt emprunte même à
Marx le terme de « force de travail », qui permet la reproduction des biens nécessaire à la
subsistance du corps humain. Ce faisant, l’individu disparaît en tant qu’origine de sa propre
activité, il n’est plus que le substrat du processus vital qui assure l’entretien de son propre
corps. Dans le travail ce n’est pas l’homme mais la vie qui est en jeu, qu’il s’agisse de la vie
individuelle de l’organisme à travers les processus de production et de consommation ou bien
de la vie de l’espèce à travers sa reproduction sexuée.

Cette naturalité de la condition humaine joue alors un rôle ambivalent par rapport à
l’existence individuelle. D’une part le processus vital, qu’il est nécessaire d’entretenir sans
cesse par la production et la consommation, pénètre l’individu et lui permet de continuer à
exister. Mais de l’autre ce processus qui l’anime l’use et tend à le faire disparaître en tant
qu’être à part entière pour le faire disparaître dans les cycles immanents de la nature. « C’est
aussi un mouvement cyclique que celui de l’organisme vivant, sans exclure le corps humain,
tant qu’il peut résister au processus qui le pénètre et qui l’anime »1. La vie individuelle, dans
son fondement biologique, implique également la mort de l’individu. Or ce sont les mêmes
processus vitaux qui permettent la continuité de l’existence biologique et qui usent
l’organisme aboutissant ainsi à sa propre fin. En plus de la production et de la consommation,
Hannah Arendt inclue donc dans le travail toutes les activités d’entretien qui permettent de
résister à ces processus naturels dévorants, et qui, comme la consommation et la production,
doivent sans cesse être répétés pour être efficaces. Ces tâches quotidiennes sont
essentiellement des tâches ménagères, qui ne produisent rien mais qui sont pourtant

1
Ibid., p. 142

71
fondamentales pour la perpétuation de la vie humaine. Arendt y intègre même « l’entretien
des diverses machines géantes de la bureaucratie dont le fonctionnement consomme ses
propres services et dévore ses propres produits aussi rapidement, aussi impitoyablement que
le processus biologique lui-même »1.

À une époque où les progrès de la mécanisation ont considérablement réduit le temps


nécessaire aux tâches ménagères, il est difficile de cerner la place réelle que ces activités
occupent dans la vie humaine. En l’absence d’eau courante et d’électricité, des activités
quotidiennes nécessitent un investissement en termes de temps et de force de travail
incomparable avec la simple utilisation d’une machine à laver. Jusqu’à la fin du XIXe siècle en
Europe, voire au-delà, disposer d’un moyen de locomotion individuel implique de disposer
d’animaux dont il faut s’occuper quotidiennement pour les nourrir, les sortir, ou nettoyer leurs
étables. Les efforts quotidiens entrepris pour se chauffer, se nourrir, ou s’habiller impliquent
par ailleurs des déplacements récurrents pour aller chercher les matières premières nécessaires
à ces tâches, telles que l’eau ou le bois. Toutes ces activités occupaient donc une place
prépondérante dans la vie de tous les jours, bien qu’elles ne produisent aucune forme de
richesse mais se contentent d’entretenir les différents processus nécessaires à la vie humaine.

En incluant les tâches ménagères, par nature improductives, dans le travail, Arendt en
souligne la dimension anthropologique. Le travail n’est pas une activité économique dans
laquelle l’homme produit des biens durables, mais une condition biologique, liée à la vie de
l’organisme, où l’individu assure sa propre continuité en répétant les mêmes activités. Le
labeur continuel qui caractérise le travail a à la fois pour fonction de nourrir la croissance du
processus vital qui le supporte, et de lui résister pour éviter que cette croissance ne se dévore
elle-même. Il se présente dès lors comme une série d’activités nécessaires se répétant
indéfiniment pour assurer la continuité du processus vital lui-même.

5. Une activité circulaire

À travers cette définition du travail comme une activité liée à la condition biologique
de l’homme, Arendt s’avère proche de Marx par de nombreux aspects. Comme on vient de le
voir, Marx fait également du travail une activité liée à la nécessité physiologique de
satisfaction des besoins. Le travail n’est pas une activité dans laquelle sont produits des biens
d’usage ayant une valeur marchande, bien que cette dimension y joue un rôle important par

1
Ibid., p. 138

72
ailleurs, mais est avant tout l’activité à partir de laquelle l’homme produit ses moyens de
subsistance. Ce ne sont pas les biens produits, porteurs de la valeur d’usage et d’échange, qui
priment dans le travail, mais la reproduction d’un processus quasi organique de production et
de consommation qui s’exprime dans le principe de « division du travail ». Pour Marx, « c’est
la consommation qui accomplit l’acte de la production en achevant le produit en tant que tel,
en le dissolvant, en consommant sa forme autonome et matérielle » 1 ; la consommation
détermine donc la production en définissant les besoins auxquels doit répondre la production,
et en engendrant un renouvellement permanent de ces besoins, qui nécessite donc la mise en
œuvre d’une véritable dynamique de l’économie.

De plus, la question du travail se présentant immédiatement chez Marx comme un


problème collectif, l’augmentation des besoins à travers l’accroissement de la population joue
un rôle décisif dans l’organisation du travail et la relation entre les moyens de production et
les besoins de la population. Le travail se présente donc bien comme un processus organique
fondé sur la répétition de la consommation et de la production, qui en viennent à former un
mouvement unique. Arendt souligne ainsi que la question de « l’imagination », la capacité de
l’artisan à créer un objet en fonction de l’idée qu’il en a précédemment à l’esprit, joue un rôle
marginal dans l’œuvre de Marx2. Bien que Marx cite cet exemple pour bien distinguer le
travail de l’homme de celui de l’animal, son système de pensée se préoccupe peu des
conditions de fabrication de chaque objet, mais se concentre au contraire sur la division du
travail et le développement du processus de reproduction.

Arendt va alors s’opposer à Marx sur cette dimension collective du travail en tant que
processus de reproduction des forces productives. En effet, bien que le travail soit lié chez
Marx à la réalité biologique du besoin, il se présente également comme la condition de
l’homme en tant qu’homme, par laquelle ce dernier sort du règne animal. Tous les éléments
constitutifs de la condition humaine sont dérivés, pour Marx, du travail et de sa division au
sein d’un système social spécifique. Le travail est le processus vital de la société, qui
détermine l’évolution de l’histoire et l’ensemble des structures de la société. Au contraire,
pour Arendt, en tant que condition collective de l’espèce humaine, le travail s’inscrit dans le
cadre d’une fertilité naturelle et est une activité qui s’avère incapable de fonder un monde
commun proprement humain. La notion de monde joue un rôle essentiel dans la définition de
la condition humaine. Le monde est le milieu dans lequel l’homme vit et agit, et qu’il

1
Introduction générale à la critique de l’économie politique, Op. cit, p. 460
2
Condition de l'homme moderne, Op. cit., p. 145, note 3

73
contribue à modifier par sa seule présence. L’un des enjeux de la pensée arendtienne est alors
de comprendre comment l’homme peut fonder un monde qui lui soit propre, et qui soit ainsi
un espace commun capable d’abriter la pluralité des hommes.

Or, le monde dans lequel se trouve pris l’animal laborans n’est pas un espace bâti de
la main de l’homme, mais se confond avec la nature. La notion de monde est liée dans la
pensée arendtienne au fait que la condition humaine se déroule dans un milieu spécifique.
Chaque individu naît dans un monde qui le précède et qui continuera à exister après sa mort.
Confronté à la nécessité de la reproduction de ses cycles vitaux, l’animal laborans est
condamné à rester dans une relation immanente avec la nature qui lui assure les moyens
d’assurer ses besoins organiques. Il ne peut pas fonder de monde propre à l’homme car sa
condition se limite à la satisfaction de ses besoins et à la reproduction de son propre processus
vital. L’objectivité du monde artificiel fabriqué par l’homme s’oppose ainsi à « la sublime
indifférence d’une nature vierge dont l’écrasante force élémentaire, au contraire, les oblige à
tourner sans répit dans le cercle de leur biologie parfaitement ajustée au vaste cycle de
l’économie de la nature » 1. Dans le travail, l’homme est intégralement soumis à la vie et à ses
cycles naturels de reproduction.

Cela ne signifie pas pour autant que l’homme ne soit pas capable de modifier le milieu
naturel dans lequel il se trouve pris. Au contraire, au même titre que tous les autres êtres
vivants, et de façon plus importante encore, l’homme modifie la nature par sa présence et son
travail. Une nature vierge de toute influence humaine est une vue de l’esprit qui n’a plus guère
de sens depuis le milieu du XXe siècle. Par son travail, l’homme façonne la nature, modifie le
cadre naturel dans lequel il vit, et en exploite ses fruits. Il ne se contente pas de prélever les
biens naturels nécessaires à sa survie mais intervient dans la nature pour en garantir la fertilité
et la productivité. Ce faisant, l’homme s’intègre dans la nature par son travail. Il ne se
contente pas de prélever des matières premières dans le monde naturel, mais en fait partie et
participe à la reproduction de la nature au même titre qu’à celle de sa propre espèce. À travers
l’activité du travail, l’homme ne transcende donc pas la nature, comme le fait l’homo faber
qui transforme les ressources de la nature en matériaux utilisés pour bâtir l’artifice humain,
mais s’intègre à des cycles qu’il entretient pour assurer continuité de sa propre existence. Or
la nature n’est pas un espace stable et objectif, qui pourrait servir de monde commun aux

1
Ibid., p. 188

74
différents points de vue de ceux qui s’y trouve, mais est un mouvement global de l’ensemble
de la vie, caractérisé par son immanence, sa permanence, et sa répétition.

La vie est un processus qui partout épuise la durabilité, qui l'use, la fait
disparaître, jusqu'à ce que la matière morte, résultante de petits cycles vitaux
individuels, retourne à l'immense cycle universel de la nature, dans lequel il n'y a
ni commencement ni fin, où toutes choses se répètent dans un balancement
immuable, immortel. […] Une philosophie de la vie qui n’aboutit pas, comme
celle de Nietzsche, à l’affirmation de l’« éternel retour » (ewige Wiederkehr)
comme principe suprême de l’être, ne sait tout simplement pas ce dont elle parle. 1

Il n’y a pas de durabilité dans la nature. Tout être est y condamné, non seulement à
mourir, mais également à y disparaître en se dissolvant dans une matière organique
indifférenciée qui va fertiliser les cycles naturels de consommation et de reproduction d’où
naîtront de nouveaux êtres qui, à leur tour, croîtront puis disparaîtront selon des cycles
immuables. La nature apparaît ainsi comme l’horizon indépassable de toute existence
biologique. Elle n’a ni commencement ni fin, mais se présente comme un mouvement
permanent fondé sur les cycles individuels de chaque être vivant, qui participe à la
reproduction de l’ordre naturel par sa vie et par sa mort. Contrairement au monde des
hommes, bâti par l’œuvre et par l’action, qui dispose d’une fondation qu’on peut dater et
d’une fin qu’on peut envisager, et qui permet à l’homme de s’intégrer dans une continuité
historique où chaque existence individuelle peut prendre un sens, la nature ne se présente que
comme un processus éternel où tout être participe à sa reproduction. La seule forme de
stabilité dans ce vaste processus immanent, se trouve alors dans l’immuabilité des cycles
naturels. Il ne devient possible de s’intégrer à la nature que dans la répétition des mêmes
phénomènes de décomposition et de régénération. L’éternel retour nietzschéen que cite
Hannah Arendt n’est pas la répétition d’événements particuliers qui pourraient être vécu à
chaque fois dans leur singularité, mais la reproduction d’êtres et de phénomènes identiques,
qui se répètent inlassablement à un rythme immuable.

L’activité laborieuse qu’est le travail conduit ainsi à gommer la singularité de chaque


existence individuelle. L’être individuel est confronté, dans le travail, à une double réduction.
Une réduction par rapport à la fertilité de la nature d’une part, et une réduction par rapport à
ses propres processus organiques de l’autre. Dans le travail, l’individu n’existe pas pour lui-
même, il s’intègre dans une totalité naturelle dont il fait partie et dont il contribue à entretenir
la régénération. Le travail n’est pas seulement la condition individuelle de la satisfaction des

1
Ibid., p. 142

75
besoins organiques, mais est également la condition de la reproduction de l’espèce humaine. Il
y a alors une réduction de l’homme à son espèce, l’individu devenant une composante
indifférenciée de l’humanité et de son accroissement naturel, au lieu d’être un acteur
particulier pouvant agir au sein d’une pluralité d’être distincts. Le travail est en effet une
activité qui n’a pas d’autre fin qu’elle-même. La finalité de la consommation n’est que de
régénérer la force de travail qui a assuré sa production et qui s’est épuisée en la réalisant,
permettant ainsi la continuité du processus global.

Néanmoins, comme le suggère Marx, la force de travail nécessaire pour assurer la


consommation ne s’épuise pas entièrement dans la production, mais permet de produire plus
que ce dont l’individu a besoin pour continuer à vivre, laissant ainsi la place à la possibilité
d’un accroissement de la productivité du travail. Toutefois, cette augmentation de la
productivité ne change rien à la futilité des biens produits, qui disparaissent par eux-mêmes
une fois qu’ils ont été produits et ne peuvent donc s’accumuler eux-mêmes. Pour assurer des
débouchés suffisant à cet accroissement de la production, tout gain de productivité doit donc
s’accompagner d’une augmentation de la consommation, notamment sous la forme d’une
augmentation de la population. De la sorte, le travail n’apparaît plus seulement comme une
activité intime par laquelle l’individu assure sa subsistance, mais comme la manifestation de
la fertilité de l’humanité, dans laquelle on assiste à un accroissement constant des « forces
productives » de l’espèce humaine :

La force de la vie est la fécondité. L’être vivant n’est pas épuisé lorsqu’il a
pourvu à sa propre reproduction, et sa « plus-value » réside dans sa multiplication
potentielle. Le naturalisme cohérent de Marx découvrit la « force de travail »
comme mode spécifiquement humain de la force vitale aussi capable que la nature
de créer une plus-value, un surproduit. S’intéressant presque exclusivement à ce
processus, celui des « forces productives de la société », dans la vie de laquelle,
comme dans la vie de toute espèce animale, la production et la consommation
s’équilibrent toujours, Marx ignora complètement la question d’une existence
séparée d’objets du monde dont la durabilité résiste et survit aux processus
dévorants de la vie. Du point de vue de l’espèce, toutes les activités trouvent leur
dénominateur commun dans le travail, et pour les distinguer il ne reste d’autre
critère que l’abondance ou la rareté des biens à introduire dans le processus vital.1

Le travail est l’activité qui assure la reproduction de la vie. La vie individuelle mais
également la vie de l’espèce. De ce point de vue, elle apparaît comme un processus
d’accroissement des forces productives et des besoins de la société qui, comme dans un
organisme vivant, s’entretiennent l’un l’autre. On se retrouve alors face à une « humanité

1
Ibid., p. 155

76
socialisée » pour laquelle il n’y a plus d’acteurs individuels mais des hommes indifférenciés
qui sont autant de facteurs de production et de consommation lui permettant de s’accroître.
Cette réduction de l’homme à son espèce affecte d’ailleurs tous les objets et toutes les
activités qui touchent à la vie humaine. Pour l’espèce humaine, toute activité est susceptible
de donner lieu à une consommation et donc de créer une nouvelle demande qui va participer à
la croissance de ce processus vital. « Le point de vue social, nous l’avons vu, s’identifie à une
interprétation qui ne tient compte que d’une chose : le processus vital de l’humanité ; dans son
système de référence, tout devient objet de consommation »1. De plus, à cette réduction de
l’individu à un facteur indifférencié du processus vital de l’humanité répond, de façon
symétrique, la réduction de l’individu aux processus vitaux de son propre corps :

La seule activité qui corresponde strictement à l'expérience d'absence-du-


monde, ou plutôt à la perte du monde que provoque la douleur, est l'activité de
travail, dans laquelle le corps humain, malgré son activité, est également rejeté sur
soi, se concentre sur le fait de son existence et reste prisonnier de son métabolisme
avec la nature sans jamais le transcender, sans jamais se délivrer de la récurrence
cyclique de son propre fonctionnement.2

L’activité de l’individu est ici réduite à celle de son corps. Le travail répond à la
nécessité la plus impérative de toute la condition humaine, celle de subvenir à ses besoins
physiologiques. L’activité laborieuse implique alors le corps humain plus que n’importe
quelle autre activité humaine. Le corps biologique est à la fois ce qui, chez l’homme, travaille,
et ce qui est l’objet du travail. Contrairement à l’œuvre de ses mains dans laquelle l’homme
façonne autre chose que lui-même, son travail n’assure que la régénération de son propre
organisme. Arendt peut donc affirmer que l’homme au travail est rejeté sur lui-même car il ne
sort jamais de son propre métabolisme. Au même titre que la douleur ne nous apprend rien sur
la réalité du monde qui la cause mais seulement sur l’état de notre propre corps, le travail
abolit toute distance entre moi et moi-même. L’animal laborans n’agit pas sur son corps mais
se confond avec lui et ses cycles biologiques.

Par ailleurs, comme le travail ne se confond pas avec l’activité productrice mais inclut
également la consommation, cette réduction de l’homme au travail de son corps ne prend pas
fin une fois revenu au repos. Au contraire, les rythmes du labeur et du repos sont intimement
liés aux propres rythmes biologiques du corps, qui nécessite des cycles d’activité et
d’inactivité successifs pour pouvoir se régénérer. L’animal laborans s’avère donc incapable

1
Ibid.
2
Ibid., p. 163

77
de fonder un monde commun qui soit proprement humain, à cause de ce repli permanent sur
lui-même et ses fonctions vitales. La seule relation de l’homme au travail avec le monde
consiste en une appropriation. L’animal laborans ne modifie l’environnement dans lequel il
se trouve pris que pour pouvoir intégrer les biens produits dans son propre processus vital. Il
n’y a pas de monde commun dans le travail, ni de continuité historique qui permettrait la
distinction des différents êtres qui y agissent. Les relations entre les hommes dans le travail ne
sont pas des interactions entre des acteurs égaux et distincts mais des comportements
autonomes d’êtres indifférenciés qui animent le processus vital de l’espèce par leurs relations
sociales au sein d’une économie ou d’une « division du travail » pour reprendre les termes de
Marx. Un être humain entièrement paralysé, incapable de la moindre interaction avec le
monde qui l’entoure et totalement rejeté sur sa propre intimité, n’en resterait pas moins un
organisme vivant qui, comme tel, a des besoins de consommation qu’il faut assurer pour lui,
ce qui a donc un impact sur l’organisation économique et sociale.

L'idéal ultime du travail n’est alors pas de transcender l’ordre naturel et de pouvoir
fonder un monde commun où pourront s’épanouir des facultés proprement humaines, mais est
au contraire de s’intégrer complètement dans ces cycles, et d’atteindre ainsi un état de
bonheur qui résulte de la simple continuité de la vie. L'idéal du travail n'est pas de sortir du
règne du vivant mais de se débarrasser de la nécessité et de la douleur qu'elle implique.
Hannah Arendt utilise ainsi l'Ancien Testament 1 en affirmant que ce qui rentre dans le monde
avec le péché originel, n'est pas le travail en général mais la souffrance dans
l'accomplissement des cycles naturels. Le bonheur de l'animal laborans se confond avec le
travail lui-même. Il n'y a pas de plaisir dans l'achèvement du travail, ni dans sa réalisation
comme dans l'œuvre, mais dans son entretien perpétuel. L'animal laborans est heureux de
s'insérer dans les cycles naturels et il tire sa joie de vivre de la fertilité de la nature dont il fait
partie intégrante. La réalisation de cet idéal passe alors par le concept d'abondance, c’est-à-
dire la production à moindre coût des biens nécessaires à la perpétuation du processus vital.
Hannah Arendt présente ce concept en relevant la contradiction de la pensée de Marx qui d'un
côté fait du travail la plus haute valeur humaine, et de l'autre prétend vouloir délivrer l'homme
de la nécessité de ce labeur. En soulevant cette contradiction, Arendt montre que l'abondance
est la perpétuation des cycles naturels dans lequel s'insère le travail, mais dépourvue de la
souffrance qu'implique le labeur. L'accroissement des richesses et la réalisation de l'abondance

1
Ibid., p. 154

78
ne mettent pas fin au travail. Au contraire elles assurent la perpétuation de la fertilité du
travail, mais sans qu'il soit nécessaire de souffrir pour assurer ce caractère fertile et productif :

La fécondité du métabolisme humain dans la nature, provenant de la


surabondance naturelle de la force de travail, participe encore de la profusion que
nous voyons partout dans l'économie de la nature. Le « bonheur », la « joie » du
travail est la façon humaine de goûter le simple bonheur de vivre que nous
partageons avec toutes les créatures vivantes, et c'est même la seule manière dont
les hommes puissent tourner avec satisfaction dans le cycle de la nature, entre la
peine et le repos, le travail et la consommation, avec la tranquille et aveugle
régularité du jour et de la nuit, de la vie et de la mort. Fatigues et labeurs trouvent
leur récompense dans la fécondité de la nature, dans la calme assurance que celui
qui a bien travaillé à la sueur de son front continuera de faire partie de la nature
dans ses enfants et les enfants de ses enfants.1

Ce passage montre à quel point la condition du travail s'insère dans la nature. L'animal
laborans fait partie intégrante de la nature, et aucune des activités de cette condition ne sort
des cycles perpétuels de la nature. Le travail ne fait qu'alimenter la fertilité de la nature, et le
bonheur qu'on en tire ne provient que de l'appartenance à cet environnement. Le bonheur du
travail se confond avec le travail lui-même, et avec la succession perpétuelle des rythmes
naturels. Ce bonheur dans le travail n'est d'ailleurs pas propre à l'homme, mais est le même
pour tous les êtres vivants. La joie dans le travail n'est pas un sentiment purement individuel.
Le travail est la condition du vivre biologique où le bonheur provient de la continuité de la
vie. Peu importe la mort, si par son travail l'individu participe à la perpétuation de la vie, ainsi
qu'à la continuité de son espèce et de sa famille. Le singulier trouve son bonheur dans le
travail par cette perpétuation de l'ensemble. Dès lors que le bonheur provient de la continuité
du vivant, de la simple joie de vivre et de se perpétuer, il ne peut pas se trouver dans une
rupture avec la nature, qu'on trouve notamment dans le processus de fabrication. Travailler n'a
pas de fin, et le travail doit toujours être reproduit pour assurer la fertilité de la vie. Le
bonheur du travail consiste dans la joie de vivre et de continuer à vivre. S'il y a une
production dans le travail, cette production est similaire à la production agricole, qui doit
chaque année reprendre de la même manière pour produire à nouveau.

Toutes les productions du travail font parties de la nature, disparaissent dans les cycles
organiques, et doivent être reproduites à nouveau. Elles sont donc opposées aux productions
de l'œuvre, où le processus créatif prend fin avec la création de l'objet en question, et où le
bonheur vient de cette rupture entre ce processus et sa conclusion. Le bonheur qu'on tire du

1
Ibid.

79
travail vient de l'abondance des biens naturels, de la répétition des processus de production, et
de l'assouvissement des besoins biologiques dans la consommation. Cette analyse nous
montre que, pour Hannah Arendt, l'erreur de Marx est de croire que la fin de la nécessité
amènera nécessairement l'avènement de la liberté. Pour Arendt, le travail ne permet pas
d'accéder à la liberté. Ce n'est que dans l'action que l'animal laborans et l'homo faber pourront
être dépassés et s'épanouir dans la liberté. La fin du travail n'est que sa perpétuation dans une
abondance qu'on espère sans fin et qui se réalise dans l'accroissement de la production des
richesses et des biens de consommation. Si la nécessité est bien liée à la condition du travail,
la fin de la nécessité ne signifie pas nécessairement la fin du travail ou son dépassement.
L'essence même du travail, telle que nous le présente Hannah Arendt, est de continuer à
entretenir les processus naturels, y compris dans une situation d'abondance dénuée de
nécessité.

Cette circularité du travail pose alors un véritable problème pour la constitution d’un
espace public susceptible d’accueillir l’action politique des hommes. En effet l’espace public
arendtien repose sur l’existence d’un monde commun, caractérisé par sa stabilité, dans lequel
les acteurs de la vie publique peuvent apparaître et agir les uns avec les autres. Or, le travail,
du fait de sa circularité, empêche la constitution de toute stabilité, les biens produits étant
immédiatement consommés pour assurer la continuité des processus vitaux de l’humanité. Par
ailleurs, la nécessité qui meut ces activités, dans lesquelles les individus cherchent assurer
leurs besoins naturels personnels, est beaucoup trop intime pour permettre la constitution d’un
espace public fondé sur le travail. Le travail est une condition essentiellement personnelle, qui
implique l’individu dans ce qu’il a de plus intime, à savoir les processus biologiques à
l’œuvre dans son propre corps. Entre la nécessité individuelle qui pousse chaque être à assurer
sa subsistance personnelle et les processus collectifs de régénération de la vie elle-même, il
n’y a pas la place pour un espace public constitué de citoyens agissant au sein d’une sphère
politique délimitée. Néanmoins, la condition du travail joue bien un rôle dans la définition de
l’espace public, en ce qu’elle permet de définir une sphère privée, opposée à la vie publique et
qui en pose les limites. Mais le travail menace également la vie publique dès lors qu’il sort
des limites de la vie privée, engendrant ainsi l’apparition d’une sphère sociale où espace privé
et espace public se confondent.

80
III. Propriété et espace privé

1. Le fondement de la propriété

Le caractère vital du travail en fait une activité entièrement privée. La condition du


travail est due à la condition d'être vivant de l'homme, et s'appuie donc sur le fonctionnement
de l'organisme. La nécessité du travail est liée au fait que le corps ne tourne pas en circuit
fermé mais a besoin de s'alimenter à l'extérieur pour continuer à fonctionner. Ce sont les
organes du corps qui consomment les biens que leur travail permet de produire. Le travail est
ainsi une activité nécessaire à l'entretien et à la fertilité de la vie de l'individu, dont la source
se trouve dans l'intériorité biologique de l'homme. Or « rien n'est plus privé que les fonctions
corporelles du processus vital »1. Le travail est donc une activité essentiellement privée parce
qu'elle assure le processus vital et organique de l'individu. Ce processus vital, et les
phénomènes inhérents, ne peuvent pas avoir lieu dans le monde commun de la sphère
publique. Même si le travail est encore susceptible d'être montré, il ne peut pas être partagé. Il
s'agit d'une activité où l'individu assure ses propres besoins vitaux, qui ne peuvent concerner
que lui :

Sous cet aspect, le corps devient en effet la quintessence de toute propriété


puisqu'il est la seule chose qu'on ne puisse partager même si l'on y consent. En
fait, il n'y a rien de moins commun et de moins communicable, et donc de plus
sûrement protégé contre la vue et l'ouïe du domaine public que ce qui se passe à
l'intérieur du corps, ses plaisirs et ses douleurs, son travail de labeur et de
consommation.2

Si ce qui se produit à l'intérieur de l'organisme constitue l'intimité de la personne, ce


qui ne peut être ni vu ni partagé par autrui, et que toute propriété se fonde sur le modèle du
corps, alors la propriété privée devient le lieu de l'intimité et prend la forme d'une protection
des fonctions vitales contre le regard de la sphère publique. Le travail est l'activité la plus
privée de l'homme parce qu'elle repose sur le processus naturel de son corps. La propriété
privée protège l'intimité de l'individu du regard public, mais ce faisant elle prive également le
monde commun de quelque chose. Ainsi, le travail, en tant qu'activité de la condition vitale de
l'homme prend la forme d'une appropriation. Dans le travail, l'animal laborans prélève les
biens de la nature pour les incorporer dans son propre processus organique. De plus, en
intervenant dans ces processus naturels et en entretenant la fertilité de la nature pour produire
ses propres biens, il peut créer une rupture entre un monde commun et un monde privé, entre

1
Ibid., p. 158
2
Ibid., p. 160

81
ce qui existe pour tous, et ce qu'il a produit pour lui. Ce caractère appropriatif du travail a été
notamment conceptualisé par Locke dans Le Second traité du gouvernement, qu'Hannah
Arendt reprend ici :

De même que Marx dut introduire une force naturelle, la « force de travail »
du corps, pour expliquer la productivité du travail et le processus graduel de
l'accroissement des richesses, Locke, encore que moins explicitement, dut faire
remonter la propriété à une origine naturelle, l'appropriation, afin d'ouvrir une
brèche dans les stables murailles de-ce-monde qui séparent « du commun » la
portion de ce monde que chaque personne possède en particulier. Marx, comme
Locke encore, voulut voir dans le processus de l'accroissement des richesses un
processus naturel, suivant ses propres lois automatiquement, hors de toute
décision ou de toute finalité. S'il y avait une seule activité à faire entrer dans le
processus, ce ne pouvait être qu'une « activité » corporelle dont on ne pût arrêter
le fonctionnement même si on le voulait. 1

À nouveau, le caractère naturel du travail est à l'origine de ce phénomène


d'appropriation. On peut voir que dans ce texte, Hannah Arendt interprète les analyses de
Locke sur l'appropriation par le travail comme un raisonnement téléologique. En effet, Marx
et Locke n'analysent pas le travail en tant que tel, comme une activité et une condition de la
vie humaine, mais comme un moyen pour justifier leur théorie. L'objet de leurs analyses est
l'accroissement des richesses et la propriété privée. Parce qu'ils veulent faire de cet
accroissement un processus naturel, ils doivent donc le faire remonter au travail, seule activité
directement due au fait que l'homme est un être vivant dont l'organisme est mu par un
processus vital. Le travail est donc une activité d'appropriation parce qu'on a voulu faire de la
propriété privée, et de l'accroissement des richesses, un phénomène naturel.

Cette situation est due au fait que les objets de la pensée de Locke sont radicalement
différents de ceux de la pensée d'Hannah Arendt. Locke est un philosophe du droit naturel.
Lorsqu'il traite du travail et de la propriété, il a déjà en vue le dépassement de l'état de nature
et la formation de la société politique, et son objectif est de montrer que la propriété est un
droit de nature, qui ne peut donc pas être aliéné. Pour Locke, l'existence de la propriété privée
permet de comprendre, comment et pourquoi l'homme est sorti de l'état de nature, puisque les
individus ont consenti à former des communautés politiques pour protéger leur propriété :
« Ainsi, la fin essentielle que poursuivent des hommes qui s'unissent pour former une
république, et qui se soumettent à un gouvernement, c'est la préservation de leur propriété »2.

1
Ibid., p. 158-159
2
LOCKE, Le second traité du gouvernement, chapitre 9, p. 90, § 124, traduction de Jean-Fabien Spitz, Paris :
Presses Universitaires de France, 2007

82
Le travail n'intervient dans ce raisonnement que comme un instrument qui permet à Locke
d'expliquer en quoi la propriété est naturelle. Toutefois l'objet de son analyse n'est en aucun
cas le travail mais la propriété.

Locke doit faire reposer la propriété privée sur l'appropriation du travail, parce qu’il
lui cherche un fondement naturel. Il ne s'agit pas d'analyser le travail ou la propriété privée en
soi, mais de comprendre comment et de quelle manière, la propriété a pu se former à l'état de
nature, indépendamment de la constitution de la société civile. L'analyse de Locke prend donc
la forme d'un processus naturel d'appropriation. Ainsi la propriété de l'homme dans le monde
est due à son acquisition par l'activité de sa propriété la plus personnelle et la plus inaliénable,
à savoir son propre corps, qui n'appartient nécessairement qu'à lui. Au contraire, Hannah
Arendt analyse le travail comme une condition de l'existence humaine, celle de l'homme pris
dans le monde en tant qu'être vivant qui doit assurer ses besoins pour vivre. Citer Locke
signifie ainsi pouvoir utiliser son analyse du travail et de la propriété mais en la dépouillant de
son caractère téléologique. En citant Locke, Arendt nous montre que l'objet de son analyse est
également la propriété, mais la propriété comme un élément central de la condition humaine
et non comme un droit naturel. Elle ne cherche pas à faire de la propriété le fondement de la
société politique, comme le fait Locke, mais à montrer que le travail comporte une dimension
d'appropriation et est à l'origine de la propriété privée. Ainsi la propriété privée apparaît
comme un phénomène naturel, lié à la condition humaine, qui s'inscrit dans le rapport de
l'homme au monde, à partir duquel l'homme peut disposer d'un espace à soi dans le monde, en
s'appropriant ce qui est commun par le travail.

Locke analyse le travail comme étant le fondement naturel de la propriété privée, elle-
même conçue comme la fin de la société politique. Tout ce processus d'appropriation est donc
strictement fini, et Locke condamne l'accumulation de la propriété, affirmant ainsi que « la
nature a nettement défini les limites de la propriété en fixant l'étendue du travail dont les
hommes sont capables et en fixant ce qui est nécessaire pour la commodité de la vie »1. Le
travail, en tant qu'activité naturelle, est soumis aux lois de la nature et de la nécessité, et se
limite donc à l'acquisition de la propriété pour satisfaire ses besoins vitaux. Ce n'est qu'avec
l'introduction de la monnaie et de l'économie, et donc d'un rapport entre les hommes qui n'est
plus le propre du travail et de l'état de nature mais suppose l'existence d'un état civil, que le
processus d'accumulation finit par sortir des limites de la propriété. Par le travail l'homme

1
Ibid., p. 27

83
s'approprie ce qui est commun, et peut ainsi fonder une propriété qui va lui permettre d'établir
une communauté politique.

Selon Arendt, Locke considère ainsi la propriété privée comme une place de l'homme
dans le monde. Le travail, par le processus d'appropriation du corps, permet d'acquérir une
propriété privée qui est donc naturelle, mais reste en contact avec le monde commun. Il s'agit
pour Locke « d'ouvrir une brèche dans les stables murailles de-ce-monde », c'est-à-dire, pour
la condition humaine telle que la présente Arendt, de mettre en contact le monde commun et
la possession individuelle. La propriété privée, puisqu'elle protège la vie privée du regard de
la sphère publique, se trouve entre ces deux domaines. Par le travail d'appropriation, l'animal
laborans intervient dans le monde commun pour y élever une propriété personnelle où il peut
exister une vie privée au cœur d'une vie publique. Parce qu'il fonde la propriété privée dans le
monde commun, ce processus d'appropriation est borné et aboutit à la formation d'une sphère
privée stable dans le monde commun. L'objectif de Locke est de justifier le caractère naturel
de la propriété par l'appropriation, qui prend donc fin avec la constitution de cette propriété.
Nous ne sommes donc pas face à un processus d'accroissement indéfini mais face à une
entreprise d'appropriation qui prend fin dès que son objectif est atteint. La propriété existe
dans le monde en tant que chose finie, acquise sur des ressources communes par un individu
pour assurer ses besoins personnels. Une fois qu'elle existe, la propriété n'a pas besoin d'être
accrue sans cesse, elle se suffit à elle-même en permettant à l'homme de disposer d'une place à
soi dans le monde.

2. Un processus d’accumulation collectif

Il n'en va pas de même lorsque la finalité de ce processus n'est plus la propriété mais
l'accroissement des richesses. L'homme s'approprie alors les biens communs pour les
transformer en richesses privées qui continuent à s'accumuler éternellement tant que des biens
appropriables continuent à exister. Or puisqu'on a voulu faire de l'accroissement des richesses
un phénomène naturel en le liant au travail, si l'acquisition de la propriété est remplacée par
un accroissement potentiellement indéfini, ce processus retombe dans le schéma des cycles
sans fin de production et de consommation qui caractérisent la condition du travail. La
propriété n'existe alors plus comme une place dans le monde, qui sépare la sphère publique et
la sphère privée, mais en tant que possession de richesses quantifiables, sous la forme du
capital. Le travail devient ainsi une appropriation sans but des produits créés. L'écart principal
entre Locke et Marx par rapport à Arendt apparait ici. Comme Marx n'analyse pas un fait

84
limité dans le temps et dans l'espace comme l'est l'appropriation, mais un processus
d'accumulation, la dialectique économique sur laquelle repose sa pensée ne peut s'arrêter
qu'avec la fin de l'histoire. L'objet de la pensée de Marx n'est pas la propriété mais
l'accumulation de la richesse, et les rapports entre le capital et le travail. Or, comme cette
accumulation n'est pas limitée par l'acquisition de la propriété et d'une place dans le monde
qui lui permette de se dépasser dans une autre condition de l'existence humaine, à savoir
l'action politique, mais s'appuie au contraire sur des cycles indéfinis de production, elle ne se
limite pas à la simple existence individuelle, mais dépasse au contraire le travail dans les
cycles vitaux de la société collective.

Hannah Arendt critique alors ce processus historique fondé sur les rapports
économiques entre des classes sociales dans la pensée de Marx. Si la fin du travail n'est pas
l'accession à la propriété personnelle dans le monde commun mais l'accumulation de la
richesse, alors ce processus échappe complètement à l'individu et le travail se présente comme
un processus collectif de la société, déterminé par une mécanique historique :

Il faut que la vie de la société dans son ensemble, au lieu des vies limitées
des individus, soit considérée comme le gigantesque sujet du processus
d'accumulation, pour que ce processus se développe en toute liberté, à toute
vitesse, débarrassé des limites qu’imposeraient l'existence individuelle et la
propriété individuelle. Il faut que l'homme n'agisse plus en individu, uniquement
préoccupé de son existence, mais en « membre de l'espèce », en Gattungswesen
comme disait Marx, il faut que la reproduction de la vie individuelle s'absorbe
dans le processus vital du genre humain, pour que le processus vital collectif d'une
« humanité socialisée » suive sa propre « nécessité », c'est-à-dire le cours
automatique de sa fécondité, au double sens de la multiplication des vies et de
l'abondance croissante des biens dont elle a besoin.1

Pour Hannah Arendt, le processus d'accumulation et d'accroissement des richesses tel


qu'il est présent chez Marx s'oppose à l'autonomie individuelle. La propriété, au lieu de fonder
l'espace public de la communauté, limite le développement d'un tel processus d'accumulation,
et l'individu doit même disparaître en tant qu'être séparé, au point de renoncer à la
préservation de sa propre existence. L'accumulation des biens devient ainsi un processus
collectif, fondé sur la fécondité et la croissance de l'espèce, qui dispose de sa propre logique et
de ses propres lois nécessaires, sans que soit pris en compte les tendances des individus. Nous
ne sommes donc plus dans une condition humaine. Le travail n'est pas considéré comme un

1
Condition de l'homme moderne, Op. cit., p. 164

85
certain rapport de l'individu avec le monde dans lequel il existe en tant qu'être vivant, mais
comme un processus obéissant à la nécessité vitale de « l'humanité socialisée ».

L'abandon de la propriété survient donc parce que le travail accède au domaine


commun, et devient un processus d'espèce, unique fin que la vie politique cherche à stimuler.
Cet abandon se traduit alors par une confusion de la sphère publique et de la sphère privée, les
deux n'étant plus en contact et séparées mais confondues en un seul ensemble. Or le travail est
une activité qui est essentiellement « hors-du-monde », et qu'Hannah Arendt compare avec le
phénomène de la douleur 1. L'animal laborans à beau modifier la nature, il ne fait par-là que
s'insérer dans les cycles vitaux de production et de consommation de son propre organisme,
sans pouvoir construire une société en commun. À partir du moment où il n'est plus cadré par
une propriété qui lui permettrait de s'intégrer dans le monde commun, cette activité où
l'homme est « hors-du-monde » finit par englober toute la sphère publique dans un
accroissement perpétuel des richesses. Dès lors il ne reste plus que des individus indépendants
vivant séparément une vie privée où ils accumulent et consomment les biens produits. Ce
processus biologique ne peut alors se transcender que dans un processus d'espèce où
l'accumulation des richesses est considérée pour le genre humain et non pour l'individu.

Cette thèse se retrouve notamment chez Marx où ce processus vital peut effectivement
être infini, parce qu'il s'agit d'un accroissement général des richesses qui ne prend pas fin avec
la mort de l'individu. L'individu étant considéré comme un membre d'une espèce, le processus
individuel d'appropriation par le travail rejoint alors le processus vital de la fertilité du genre
humain. Or pour Arendt la séparation entre un espace public où il peut s'engager dans la
pluralité, et un espace privé où il peut assurer ses besoins vitaux et avoir une place d'où
s'engager dans le monde, garantit l'appartenance de l’homme au monde et sa liberté
individuelle. Cette importance du domaine privé par rapport au domaine public est ainsi
soulignée par le fait que le développement d'un domaine social où cette séparation disparaît
commence par l'expropriation des individus de leur propriété. Ce n'est pas tant l'abandon du
domaine public qui caractérise la modernité que l'absence d’un domaine privé séparé de la vie
publique. Le domaine social se développe ainsi à partir de la confusion entre les deux
domaines et l'accession du domaine privée à la sphère publique :

Il est vrai que la richesse peut s'accumuler à tel point qu'une vie individuelle
ne saurait l'épuiser, de sorte qu'elle appartient plus à une famille qu'à un individu.

1
Ibid., p. 163

86
Mais elle n'en n'est pas moins une chose à user, à consommer, quel que soit le
nombre des individus qu'elle fasse vivre. C'est seulement lorsque la richesse
devient le capital, dont la grande fonction est d'engendrer encore du capital, que la
propriété privée égala ou presque la permanence qui était le propre du monde
commun à tous les hommes. Toutefois cette permanence est bien différente, c'est
la permanence d'un processus plutôt que celle d'une structure stable. N'était le
processus d'accumulation, la richesse retomberait aussitôt dans le processus
inverse de désintégration par usure et consommation. 1

L’avènement d'un domaine social qui prend la place du domaine public et du domaine
privé provient d'une première confusion entre richesse et propriété. Alors que la propriété est
présentée par Hannah Arendt comme une place dans le monde permettant de poser les limites
nécessaires à la fondation d'un monde commun, et qui assure donc le passage entre le
domaine privé et le domaine public tout en les maintenant séparés, la richesse se présente
comme un processus d'accumulation qui reste dans la sphère privée. La richesse ne permet
pas de fonder un monde commun parce qu'elle ne dispose pas de la permanence de la
propriété privée. La propriété dépend principalement de la condition de l'œuvre puisqu'il s'agit
de disposer d'un lieu où vivre comme on dispose d'un objet matériel, toujours identique et
distinct de soi. Au contraire, la richesse dépend de la condition du travail. Il s'agit « d'une
chose à user, à consommer », et se trouve donc prise dans les cycles sans fin de
consommation et de production qui caractérisent la condition du travail. La richesse ne peut
pas se maintenir en l'état, comme une chose en soi. Il faut toujours l'entretenir pour la
conserver et l'accroître au fur et à mesure qu'on l'utilise pour consommer de nouveaux biens.

Or Hannah Arendt affirme que, contrairement au travail, l'œuvre permet la fondation


d'un monde commun car les individus peuvent recouvrer leur identité dans leur rapport aux
mêmes objets. Si ces deux concepts ont souvent été confondus, Arendt nous montre qu'ils ne
vont pas nécessairement de pair et que « l'énorme accumulation de richesse, toujours en cours,
dans la société moderne, […] n'a jamais eu beaucoup d'égard pour la propriété privée »2. On
trouve ici le même mécanisme que présente Max Weber, dans l'Éthique protestante et l'esprit
du capitalisme, où la richesse n'est plus utilisée pour produire et créer quelque chose de
durable dans le monde et permettre aux individus de quitter la sphère de la nécessité pour
entrer dans le domaine public, mais est sans cesse réintroduite pour qu'elle continue à
s'accroître. L'esprit du capitalisme naît avec l'époque moderne lorsque la richesse se
transforme en capital, c'est-à-dire n'est plus un moyen en vue d'une fin qui permettrait de la

1
Ibid., p. 109-110
2
Ibid., p. 107

87
stabiliser en un objet du monde, mais devient une fin en soi, un processus à part entière qui
génère de nouvelles richesses de lui-même. Le moment où cette première confusion aboutit à
la naissance d'un domaine social arrive lorsque ce processus d'accumulation de la richesse, qui
se cantonne encore pour l'instant dans la sphère privée, prend une signification politique. Il
s'opère alors une inversion théorétique entre le domaine privé et le domaine public. La
propriété privée n'apparaît plus comme un refuge permettant d'accéder à la vie publique, mais
la sphère publique a désormais pour fonction de permettre aux individus de continuer à
accumuler leur richesse dans la sphère privée. Il n'y a plus une vie privée qui permet de se
libérer des besoins organiques et donc d'accéder au champ de la vie politique, mais au
contraire un domaine public qui doit libérer les citoyens des obligations de la vie civique pour
qu'ils puissent s'occuper pleinement de leurs affaires privées.

3. La naissance d’une sphère sociale

L'État apparaît ici en tant que système de gouvernement qui n'est pas constitué par les
relations des individus agissants entre eux, mais prend sur lui la charge de la politique dans
l'intérêt des citoyens. Le processus d'accumulation des richesses se transformant en capital
devient ainsi la seule raison d'être de la sphère publique et de la sphère privée qui se trouvent
donc confondues en une unique activité de capitalisation, le domaine public n'étant plus qu'un
moyen d'assurer la sécurité de la sphère privée. Cette situation aboutit alors à l'abolition de la
propriété privée comme place dans le monde, remplacée par la production économique :

Étroitement liée à cette évaporation sociale du concret, la contribution


moderne la plus révolutionnaire au concept de propriété fit de cette dernière, non
plus une parcelle du monde, fixe, bien déterminée, et acquise d'une façon ou d'une
autre par son propriétaire, mais au contraire une production de l'homme lui-même,
ayant sa source dans le fait que l'homme a un corps et qu'il possède
indiscutablement la force de ce corps. 1

La propriété privée n'est plus conçue comme un espace où vivre mais comme une
chose à troquer et à consommer au même titre que toutes les autres choses produites par le
travail. Cette absence de séparation entre la sphère publique et la sphère privée engendre
essentiellement deux conséquences. La première est la disparition de l'action, remplacée par le
conformisme et le comportement. En effet, l'action ne peut pas avoir lieu en dehors d'une
pluralité d'individus égaux et distincts, et se conçoit ainsi comme la condition de
l'individualité. Par l'action les individus se révèlent comme des acteurs libres, capables de

1
Ibid., p. 111

88
modifier le monde et de créer des événements entièrement nouveaux. En transformant le
domaine public en un gouvernement dirigé vers la sphère privée, la société prive ainsi
l'homme de cet espace d'apparence où il peut agir et se révéler comme individu. Au contraire,
comme il n'existe plus de séparation entre les différents espaces de la condition humaine, le
comportement privé devient la norme de la vie publique. Il existe toujours une certaine égalité
dans ce domaine social qui prend la place de la séparation entre domaine public et domaine
privé, mais celle-ci est une égalité sociale, dénuée de distinction entre les individus. Il ne
s'agit plus de vivre dans une communauté où chacun est considéré comme un acteur à part, au
même titre que les autres membres, mais d'être perçu exactement de la même manière, comme
s'il n'y avait plus la moindre différence entre les individus.

En toutes circonstances, la société égalise : la victoire de l'égalité dans le


monde moderne n'est que la reconnaissance juridique et politique du fait que la
société a conquis le domaine public, et que les distinctions, les différences, sont
devenues affaires privées propres à l'individu. […] C'est le même conformisme
supposant que les hommes n'agissent pas les uns avec les autres mais qu'ils ont
entre eux un certain comportement, que l'on trouve à la base de la science
moderne de l'économie, née en même temps que la société et devenu avec son
outil principal, la statistique, la science sociale par excellence.1

En accédant au domaine public, la sphère privée en élimine toute forme de liberté et de


spontanéité. Le développement de l'économie et des sciences sociales est ainsi dû, pour
Hannah Arendt, à ce développement de la société sur le monde commun. Toutes ces théories
se basent ainsi sur l'idée que l'action humaine est déterminable à partir de tendances
individuelles fondées sur des normes identiques, et les rapports qu'elles impliquent. Que ce
soit l'intérêt, le capital, ou le pouvoir, il s'agit toujours de réduire la spontanéité de l'action à
un unique critère qui permette de comprendre les relations entre les individus. Le
déterminisme de ces analyses n'est pas individuel mais se fonde au contraire sur des
comportements de masses et sur des tendances globales pour pouvoir ne pas tenir compte des
comportements individuels et pouvoir se fonder sur des règles statistiques qui viennent
gommer les écarts particuliers.

Or Arendt affirme que l'action, par sa capacité à initier de nouveaux commencements,


s'oppose à toute forme de régularité statistique. Toutes les sciences censées rendre compte du
fonctionnement et de l'évolution de la société sont ainsi incapables de saisir ce qu'est un
événement et de comprendre comment quelque chose qui n'existait pas auparavant puisse

1
Ibid., p. 80

89
arriver, puisqu'elles se fondent sur la régularité et les mécanismes déterministes de ce qui
existe déjà. Toute société capable de déterminer ses évolutions à partir d'un comportement
statistique, sans tenir compte des événements particuliers, est donc une société qui a exclu
l'action de la réalité du monde commun. De plus, puisqu'il n'y a plus de séparation avec la
sphère publique, la société prend également en charge tous les aspects qui relèvent de la vie
privée, lui retirant ainsi sa fonction de protection contre le regard de la vie publique. En effet,
comme la vie privée accède au domaine public, le domaine privé devient le monde des
apparences, la société mettant en pleine lumière tout ce qui se trouvait auparavant dissimulé
par la propriété privée.

Ce pouvoir inquisiteur du domaine social, qui porte sur tous les aspects de la vie
humaine, engendre ainsi un désir d'échapper à cette pression sociale, qui se traduit par une
augmentation de la recherche de l'intimité. Alors que dans la Cité grecque, selon Arendt, la
sphère privée apparaissait comme le lieu de la nécessité et la sphère publique comme celui de
l'expression de l'individualité, la société moderne engendre au contraire une recherche de la
singularité dans ce qu'il y a de plus intime et de plus personnel, et donc de plus privé. La
nécessité de la propriété privée pour l'individu apparaît clairement dans cette analyse. En
effet, la confusion de la sphère publique et de la sphère privée dans un unique domaine social,
issu de l'accession des intérêts privés au domaine public, n'engendre pas un besoin de revenir
à une action libre et publique, mais à se révolter contre la pression sociale en se repliant sur
l'intimité et sur les passions personnelles :

La réaction de révolte contre la société au cours de laquelle Rousseau et les


romantiques découvrirent l'intimité était dirigée avant tout contre le nivellement
social, ce que nous appellerions le conformisme inhérent à toute société. Il
importe de noter que cette révolte se produisit avant que le principe d'égalité, que
depuis Tocqueville nous jugeons responsable du conformisme, ait eu le temps de
s'imposer dans la vie sociale ou dans le domaine politique. À cet égard, il importe
peu qu'une nation soit faite d'égaux ou de non-égaux, car la société exige toujours
que ses membres agissent comme s'ils appartenaient à une seule énorme famille
où tous auraient les mêmes opinions et les mêmes intérêts.1

La référence d'Hannah Arendt à Tocqueville permet en quoi consiste cette invasion de


la société qui a lieu à l'époque moderne. En effet, pour Tocqueville, l'égalité est le trait majeur
de la société démocratique – qui s'oppose à la société aristocratique caractérisée par la liberté
– dans laquelle les individus vivent séparés les uns des autres, sans lien social qui les
relieraient entre eux, à la recherche d'un bonheur matériel dans leur propre sphère privée. La

1
Ibid., p. 78

90
différence entre Tocqueville et Hannah Arendt se situe alors dans le rapport entre la société et
les individus. Pour Tocqueville, le conformisme de la société moderne est engendré par
l'absence de société, d'un corps social entre les individus et leur confusion dans une majorité
numérique. Au contraire il provient pour Arendt de l'existence d'une société où l'individu ne
peut pas s'exprimer mais doit obéir à une norme de comportement. La société s'oppose à
l'individu car, en confondant le domaine public et le domaine privé dans une unique sphère
sociale, elle ne lui permet pas de disposer d'une place à soi où il pourrait développer sa
singularité, et d'où il pourrait agir dans un monde commun, constitué d'individus égaux et
distincts. De là découle la révolte de l'individu contre la société pour retrouver une intimité et
la protection de sa singularité contre le regard du public. Cette révolte n'est donc pas dirigée
contre un État, aussi autoritaire soit-il, mais contre une société qui impose un certain
comportement social et nie donc la liberté individuelle jusque dans la simple expression de sa
singularité.

De la sorte, la condition moderne s'oppose à l'action à cause de la forme prise par l'État
moderne, où le gouvernement est tourné vers une finalité économique et où les citoyens ne
peuvent plus accéder à la sphère publique ni agir dans le monde, mais également à cause du
de l’absence de séparation entre la sphère privée et la sphère publique dans la société
moderne. En considérant l'ensemble des individus comme un tout unique, ayant chacun des
intérêts et des fins identiques, sans qu'il puisse y avoir de personnes distinctes, la société
contemporaine finit par réduire la figure du citoyen à un état d’indistinction. L'individu n'est
pas considéré comme un citoyen ayant une place dans le monde et pouvant agir librement
dans la pluralité, mais comme un être social ayant un certain comportement qu'il s'agit de
gouverner. La quête de l'intimité propre à la société moderne est ainsi la manifestation de cette
recherche d’une identité propre, niée par la société pour laquelle il n'y a que des
comportements normés, qui ne peut plus s'exprimer par la parole sur la scène publique.

4. Bonheur et abondance

Pour Hannah Arendt, la liberté n'est accessible que dans la sphère publique. L'homme
peut prétendre à la liberté politique dans l'appartenance au monde et dans les relations avec
ses semblables. Si l'animal laborans n'est pas libre, ce n'est donc pas tant à cause de la
nécessité du travail que de son caractère naturel et donc apolitique et privé. L'animal laborans
n'appartient pas au monde humain mais à la nature, il se trouve pris dans le cycle de ses
besoins, de la production et de la consommation, et se replie donc sur lui-même et la fertilité

91
de la nature. L'animal laborans n'est pas un animal social, il passe directement de la situation
privée de son propre organisme, à la fertilité infinie de la nature, sans passer par
l'intermédiaire de la communauté. Le problème central de la société moderne est alors la
réduction des autres conditions humaines au travail, les techniques de production et la société
de masse réduisant toute forme de création à une simple production pour soutenir la
consommation. La société moderne est ainsi marquée par une réduction de toute la vita activa
au travail. Cette réduction est due au nivellement de toutes les actions humaines au travail, et
donc à la sphère privée. Le travail intervenant dans la sphère publique, il n'y plus de
séparation entre sphère privée et sphère publique, ni de possibilité de passer de la première à
la seconde. À l'époque moderne, toute action entreprise par un homme se réduit aux cycles
perpétuels de la production et de la consommation, et donc à la nécessité d'entretenir son
organisme.

Toute analyse des activités humaines dans la société ne tourne plus qu'autour de deux
pôles : le travail et les loisirs. Il n'y a plus, désormais, que deux moments dans la vie humaine,
celui où on gagne sa vie, et celui où on dépense ce qu'on a gagné. Tout ce qui n'est pas tourné
vers le fait de gagner sa vie est considéré comme relevant du loisir et du passe-temps. Si
l'œuvre et l'action ne se transforment pas en une forme de travail, elles seront vite reléguées
au domaine de l'inutile, de ce qu'on fait par simple plaisir mais qui n'a pas spécialement
d'intérêt. Hannah Arendt compare brièvement cette situation à celle de la fin de l'Empire
romain, affirmant que ce qui s'y est produit est peut-être en train de se répéter. Cette
séparation entre travail et loisir rejoint ainsi le concept romain de « l'otium et negotium ». Ce
concept, propre à l'Empire romain, ne se retrouve ni dans la République romaine, ni dans les
Cités grecques. Il s'agit pour le citoyen romain de se concentrer sur ses affaires et sur les
plaisirs qu'il tire ensuite dans sa vie familiale. Privé de son rôle d'acteur au cœur de la Cité, le
il se retire dans la vie privée où il peut jouir des fruits de son travail, et délaisse l'action de la
vie publique dominée par un État séparé de la vie de la Cité. Alors que dans la République,
l'État est composé par les patriciens qui agissent directement sur la vie politique, l'Empire se
caractérise au contraire par le pouvoir de l'Empereur qui s'appuie pour gouverner sur des
institutions professionnelles. Or cette période de délaissement de l'action politique commune
dans laquelle les citoyens n'interviennent plus dans les institutions mais se concentrent sur
leurs affaires et leur bonheur privé se caractérise également par un accroissement de la
prospérité et par une réduction des conflits internes qu'on trouvait sous la République – sans
que ceux-ci ne disparaissent toutefois complètement.

92
Ainsi, ce repli sur la vie privée se traduit par une diminution conjointe de la violence
et de la liberté. Puisque chacun se replie sur son bonheur privé et que la société entière se
consacre au travail, les liens entre les individus se détendent à mesure qu'ils se concentrent sur
leurs besoins individuels. Les relations entre personnes ne sont alors plus soutenues par des
rapports de pouvoirs ou de violence mais, puisque chacun est focalisé sur le travail, elles s'en
trouvent d'autant plus soumises à la nécessité biologique, et donc éloignés de la liberté
politique :

L'époque moderne, beaucoup plus nettement que le christianisme, a


provoqué – en même temps que la glorification du travail – une énorme baisse de
prestige pour [les arts de la violence] et un déclin, moins marqué mais non moins
important, du recours à la violence dans les affaires humaines en général.
L'élévation du travail et la nécessité propre au métabolisme du travail paraissent
profondément liées à la dégradation de toutes les activités qui naissent directement
de la violence, comme l'emploi de la force dans les relations humaines.1

Hannah Arendt présente cette situation comme un constat empirique. Même si elle
nous dit que ce nivellement de la vita activa dans le travail résulte de l'émancipation de
l'activité du travail, elle ne nous en présente pas les mécanismes. Arendt constate qu'à
l'époque moderne, le travail devient la référence de toutes les activités humaines, et que cette
situation est due à la reconnaissance du travail à l'époque moderne. La réduction de la
violence est liée à la condition même du travail. Hannah Arendt n'analyse pas, ici, les
évolutions de la société à partir des relations et des idées des individus. La condition du travail
elle-même est hostile à l'utilisation de la violence, puisqu'il s'agit d'un cycle naturel où ce qui
est détruit est immédiatement remplacé par le processus de production. Son développement
dans la sphère publique et la disparition des autres conditions de la vita activa engendrent
ainsi une réduction de l'emploi de la violence comme moyen d'action sur autrui, tandis que la
nécessité devient le centre de toute la vie de la société. La dernière étape de ce nivellement de
la vita activa dans le travail est alors l'abolition du travail dans son aspect producteur pour ne
laisser la place qu'à une société de consommateurs :

Que l'émancipation du travail à l'époque moderne non seulement échoue à


instaurer une ère de liberté universelle mais aboutisse au contraire à courber toute
l'humanité pour la première fois sous le joug de la nécessité, c'est un danger que
Marx avait bien aperçu lorsqu'il soulignait que le but de la révolution ne pouvait
pas être l'émancipation déjà accomplie des classes laborieuses et qu'elle devait
consister à émanciper l'homme du travail. Au premier abord ce but paraît
utopique : le seul élément strictement utopique de la doctrine de Marx. Être

1
Ibid., p. 180

93
émancipé du travail, déclare Marx, c'est être émancipé de la nécessité, ce qui
finalement signifierait être émancipé de la consommation aussi, c'est-à-dire du
métabolisme naturel qui est la condition même de la vie humaine.1

Hannah Arendt reprend ici sa critique de Marx en montrant que la libération de la


nécessité n'engendre pas la liberté, mais accélère au contraire la formation d'une société
entièrement tournée vers le travail, qui devient une véritable société de masse. Les progrès de
la mécanisation permettent de libérer l'homme de la production, mais pour mieux le maintenir
dans la consommation. Ce qui est gagné en temps libre n'est pas consacré à l'action mais à
assouvir sans limite ses besoins biologiques. Comme la société moderne a nivelé les autres
composantes de la vita activa dans le travail, l'absence de la nécessité ne permet plus de sortir
de la vie privée. L'homme reste enfermé dans le travail, qui ne signifie dès lors plus que la
consommation. De plus, cette nouvelle situation d'abondance, qui devrait en théorie répondre
à l'idéal de l'animal laborans, engendre au contraire un certain manque, et un déséquilibre
dans la condition humaine : « La poursuite universelle du bonheur et le malheur généralisé
dans notre société (ce sont les deux faces d'une même médaille) sont les signes très précis que
nous avons commencé à vivre dans une société du travail qui n'a pas assez de labeur pour être
satisfaite »2. Malgré le fait que l'idéal d'abondance ait pu être réalisé, l'homme continue à
chercher un bonheur qu'il aurait logiquement dû trouver avec cette abondance. Le travail est
en effet une condition immanente à la nature, où la joie de vivre se trouve dans
l'accomplissement des cycles naturels de production et de consommation. Or l'émancipation
de la nécessité dans la société moderne rompt cet équilibre, et tout une partie du cycle vital
manque alors pour pouvoir atteindre ce bonheur.

5. L’impossible libération du travail

Ce paradoxe de la société contemporaine, où le travail est émancipé de la sphère


privée et de la nécessité mais où il ne peut pourtant ni créer un monde commun, ni permettre à
l'homme d'atteindre le bonheur, est dû au concept même de condition de l'homme tel qu'on le
trouve dans la pensée d'Hannah Arendt. La condition du travail ne peut pas être modifiée
essentiellement. Bien que la forme que prend l'activité du travail et la place de cette condition
dans la vita activa puissent changer en fonction de la société où elle s'exprime, l'essence d'une
telle condition est inaltérable. Le travail est une condition de l'existence humaine, une
détermination de la vie humaine causée par le fait qu'il vit dans un milieu donné. On peut

1
Ibid., p. 181
2
Ibid., p. 185

94
ainsi dire que, pour Hannah Arendt, l'erreur de Marx, le seul élément utopique de sa pensée
comme elle l'affirme, est de croire qu'il soit possible de modifier les conditions mêmes dans
lesquelles le monde est donné à l'homme, de le libérer totalement d'une des conditions de son
existence. Le travail est la condition due au caractère vivant de l'homme. La seule manière
dont il serait possible de libérer entièrement l'homme du travail serait d'en faire un être
entièrement artificiel, qui pourrait prétendre être non-vivant, ce qui implique de modifier non
seulement les conditions de son existence mais également sa nature.

Cette utopie elle-même ne saurait changer l'essentielle futilité mondaine au


processus vital. Les deux stades par lesquels doit passer le cycle perpétuel de la
vie biologique, celui du travail et celui de la consommation, peuvent changer de
proportion pour arriver même au point où presque toute « la force de travail » de
l'homme se dépenserait à consommer, ce qui entraîne le grave problème social des
loisirs, problème, essentiellement, d'occasions suffisantes d'épuisement quotidien
pour maintenir intacte la capacité de consommation. Une consommation sans
peine ne changerait rien au caractère dévorant de la vie biologique, elle ne ferait
que l'accentuer : finalement une humanité totalement « libérée » des entraves de
l'effort et du labeur serait libre de « consommer » le monde entier et de reproduire
chaque jour tout ce qu'elle voudrait consommer.1

Cette critique de Marx s'articule autour de deux éléments fondamentaux de la pensée


marxiste qui s'opposent à l'analyse de la condition humaine d'Hannah Arendt. La première
analyse est celle de la nature humaine. Lorsque Marx affirme que « le premier acte historique
des hommes, par lequel ils se distinguent des animaux, n'est pas le fait de penser mais qu'ils
commençaient à produire leurs aliments »2, il opère un renversement dans la conception de la
nature humaine. L'homme n'est plus conçu comme un animal rationnel, mais comme un
animal producteur, capable d'influencer le cours de la nature pour subvenir à ses besoins, et
qui se distinguent donc des autres animaux. Cette analyse du travail par rapport à l'homme
s'oppose alors à celle d'Hannah Arendt de l'animal laborans par le fait que Marx conçoit le
travail comme l'activité essentielle de l'homme, dans laquelle il aliène sa force physique et se
distingue des autres êtres vivants, tandis que pour Hannah Arendt le travail est la condition
vitale de l'homme, qui le lie au règne du vivant, et par laquelle il est pris dans la nécessité
organique du vivre sur la terre.

En faisant jouer au travail le rôle qu'occupe traditionnellement la pensée, Marx


n'analyse pas le rapport entre l'homme et le milieu dans lequel il se trouve, mais l'essence de
l'être humain. En affirmant que l'homme se distingue des animaux par sa capacité à produire

1
Ibid., p. 182
2
L'idéologie allemande, Op. cit., p. 25

95
plutôt que par sa nature rationnelle ou sa dimension politique, Marx fait du travail la
caractéristique fondamentale du genre humain dans son ensemble. Dès lors, la pensée de
Marx s'articule autour du travail. Alors que le concept de condition humaine permet à Hannah
Arendt d'analyser l'existence humaine en fonction d'un rapport au monde qui peut s'articuler
de différentes manières, le concept marxiste de travail est unilatéral et structure tous les
rapports entre les hommes. Ainsi, il n'est possible d'émanciper l'homme du travail, et de sa
dimension aliénante, qu'en modifiant profondément la nature humaine de telle sorte que
l'homme ne soit plus un être producteur, évolution qui n'est possible qu'au terme d'un
processus historique au bout duquel l'homme cesse pour ainsi dire d'être un homme.

Le second élément de la critique d'Hannah Arendt s'appuie sur cette analyse de


l'histoire comme processus. En effet, pour Marx, la nature humaine n'est pas figée de toute
éternité, mais est datée dans le temps et peut donc s'abolir au terme d'un processus historique.
En affirmant que l'acte par lequel les hommes se sont distingués des animaux est le moment
où ils ont commencé à produire leurs propres aliments, Marx affirme que l'homme n'est
devenu proprement humain qu'avec la naissance de l'agriculture. Auparavant l'homme n'était
pas un être distinct des autres animaux. La pensée de Marx se présente donc comme un
processus d'évolution historique de l'être humain en général, pris comme un tout. D'où la
qualification de Marx par Engels de « Darwin de l'histoire ». Marx interprète ainsi l'histoire
comme le déroulement déterminé du processus vital impliqué par le travail dans la société.
Tous les rapports au sein de la société étant déterminés par le travail, il est possible
d'interpréter l'évolution de l'humanité, prise comme un tout, de la même manière qu'on peut
interpréter l'évolution vitale d'une espèce ou d'un organisme.

Toutefois, comme le montre Simone Weil dans Réflexions sur les causes de la liberté
et de l'oppression social, l'analyse de Marx n'est pas comparable à la théorie de l'évolution de
Darwin, pour qui les traits apparaissent par hasard et sont ensuite sélectionnés par le rapport
entre les espèces et le milieux en fonction des avantages qu'ils offrent aux individus pour
survivre et se reproduire, mais à celle de Lamarck, pour qui l'évolution s'explique par une
tendance interne et inexpliquée des êtres vivants à s'adapter : « Marx n'explique jamais
pourquoi les forces productives tendraient à s’accroître ; en admettant sans preuve cette
tendance mystérieuse, il s'apparente non pas à Darwin, comme il aimait à le croire, mais à
Lamarck, qui fondait pareillement tout son système biologique sur une tendance inexplicable

96
des êtres vivants à l'adaptation »1. Tout comme Hegel fonde sa philosophie sur la réalisation
de la dialectique de l'esprit dans l'histoire, le processus historique défendu par Marx se fonde
sur le principe de l'accroissement indéfini des forces productives et sur la dialectique de la
lutte des classes impliquée par la réalisation de ce principe. Toute l'évolution de l'histoire est
fondée pour Marx sur cet accroissement de la productivité, c'est-à-dire sur un principe interne
à la société, et non sur la sélection d'actions individuelles par le milieu dans lequel elles
agissent. La dialectique interne de la collectivité détermine le sens de l'histoire, l'existence
individuelle étant définie par cette existence sociale : « Là où existe un rapport, il existe pour
moi. […] La conscience est donc d'emblée un produit social et le demeure aussi longtemps
qu'il existe des hommes »2.

Ce processus s'oppose donc à la réalité existentielle de l'individu pris dans le monde,


telle que la présente Hannah Arendt. Ce qui est en jeu dans le processus historique de la
pensée marxiste n'est pas l'existence individuelle dans le monde, mais l’évolution de
l'humanité entière, prise dans un processus dont le moteur est la lutte des classes.
L'émancipation du travail est entièrement déterminée par la mécanique historique de
l'accroissement des forces productives, où tout est pensé à partir de la condition du travail.
Dans la pensée d'Hannah Arendt au contraire, les différentes conditions de la vie humaine sont
strictement séparées. Il ne s'agit pas d'une description ontologique de la nature humaine, ni
d'un processus d'évolution historique, mais de trois manières différentes d'intervenir dans le
monde qui, bien qu'elles soient liées dans la vita activa, ne sont pas dépendantes les unes des
autres. L'action ne naît pas du travail. Il ne s'agit pas d'une évolution mais bien d'une autre
condition, distincte de la première. Arendt critique à la fois la réduction de la condition
humaine au travail et l'idée qu'il soit possible de modifier la nature humaine, en permettant à
l'homme de s'émanciper du travail par un processus historique d'accroissement des forces
productives.

Dans le modèle antique, l'homme libre, libéré de la nécessité grâce à l'esclavage, peut
dépasser le travail dans l'action parce qu'il a la possibilité de passer de l'un à l'autre, la sphère
privée et la sphère publique étant clairement séparées. Dans la société contemporaine, au
contraire, l'accession du travail à la sphère publique a fait disparaître cette séparation,
réduisant ainsi toutes les activités au travail. Or le propre du travail est d'être totalement

1
SIMONE WEIL, Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale, p. 19, Paris, édition
Gallimard, 2009
2
L'idéologie allemande, Op. cit., p. 44

97
incapable de créer un monde commun. Le travail est une condition privée et individuelle, liée
au processus vital. Les modifications engendrées par la réduction de la nécessité et son accès
à la vie publique ne peuvent pas changer ce caractère non-mondain. De plus, l'homme n'est
pas totalement libéré de la nécessité et du travail. Ce qui peut être modifié, ce sont les
rapports, la proportion, entre le travail et la consommation mais pas le fait que la condition du
travail soit un cycle vital basé sur la production et la consommation.

Quelle que soit la réduction et l'automatisation de la production, le travail s'appuie


toujours sur une forme de labeur, et sa réduction à presque rien engendre les déséquilibres
qu'on trouve dans la société de consommation. Quel que soit le degré d'artificialité qu'il puisse
atteindre, le travail reste un processus vital qui n'intervient dans le monde que pour
l'incorporer dans ses propres cycles. Néanmoins, s'il n'est pas possible de modifier
intégralement l'essence d'une condition de l'existence humaine, telle qu'elle est donnée dans le
monde, ce n'est pas vrai que du travail. Bien que leur importance ait été réduite dans la société
contemporaine et leurs activités correspondantes confondues dans la séparation travail/loisir,
l'œuvre et l'action restent des conditions qu'on ne peut faire disparaître sans modifier un
aspect essentiel du milieu ou de la nature humaine. Ainsi la présentation du travail par Hannah
Arendt se termine par une critique de la place du travail dans la société contemporaine. Ce
n'est plus simplement une présentation de la condition humaine en générale, mais une
intervention dans notre société actuelle et contemporaine. La présentation de l'œuvre et de
l'action qui a lieu ensuite est donc également là pour rappeler à l'homme moderne les
conditions de la vita activa qui ont été délaissées.

98
IV. L'action politique

1. La condition de la pluralité

Hannah Arendt se définissait elle-même comme une théoricienne de la politique plutôt


que comme une philosophe. Pourtant sa notion d’espace public se révèle très éloignée de la
définition habituelle qu’on donne à ce concept. Arendt n’analyse pas l’espace public comme
une notion juridique, liée à l’existence d’un état de droit et d’une puissance publique dotée de
pouvoirs régalien, mais comme une notion anthropologique. L’existence même des hommes
fonde l’espace public en tant que lieu de l’action politique. L’espace public n’a pas besoin
d’une loi fondamentale pour exister, comme le définit le positivisme juridique. Il existe dès
lors que des hommes agissent ensemble, les uns avec les autres, autour d’un espace commun.
Cette définition anthropologique de l’espace public nous amène donc à interroger la
conception arendtienne de la condition humaine et en particulier la notion de pluralité, qui est
au fondement de son approche de l’homme comme animal politique.

L'action est la dernière condition humaine que présente Hannah Arendt. Il s'agit d'une
condition liée au fait que l'homme n'est pas un animal solitaire mais qu'il vit au contraire dans
une communauté composée de plusieurs individus. L'action n'est toutefois pas liée à la nature
sociale de l'homme, qu'Hannah Arendt renvoie à la condition du travail, mais est au contraire
la condition politique de l'être humain, et se fonde donc sur le caractère historique de
l'homme. Un homme préhistorique est un homme qui ne vit pas encore dans le cadre de la
condition de l'action. La caractéristique fondamentale de l'action est la pluralité. En tant que
condition politique, l'action ne peut pas exister sans altérité. Une liberté d'indifférence, porté
par un individu totalement coupé du reste du monde n'a aucun sens politique. L'action
implique de pouvoir agir avec les autres, et nécessite donc la présence d'autrui. L'action est la
condition où l'homme peut véritablement intervenir dans le monde, et modifier ce qui s'y
trouve. Cette capacité d'agir implique donc qu'il y ait quelqu’un avec qui agir, et que l'homme
ne soit pas seul, isolé du reste de ses semblables.

Toutefois l'altérité seule n'est pas suffisante pour former une pluralité, sinon on
pourrait retrouver ce caractère propre à l'action dans l'œuvre, où l'homme agit également sur
des choses qui sont différentes de lui. La pluralité doit prendre la forme d'une véritable
diversité, où les individus sont séparés, mais également différents les uns des autres. L'action
ne peut avoir lieu que si chaque individu qui compose cette pluralité est un être particulier et
unique, capable d'agir au même titre que toutes les autres personnes. La pluralité n'est pas

99
composée d'un ensemble d'objets inertes mais bien d'une assemblée de sujets autonomes, tous
capables d'agir les uns avec les autres :

La pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le


double caractère de l'égalité et de la distinction. Si les hommes n'étaient pas
égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui
les ont précédé ni préparer l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront
après eux. Si les hommes n'étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant
de toute autre être présent, passé ou futur, ils n'auraient besoin ni de la parole ni de
l'action pour se faire comprendre. Il suffirait de signes et de bruits pour
communiquer des besoins immédiats et identiques. […]

Seul l'homme peut exprimer cette distinction et se distinguer lui-même ; lui


seul peut se communiquer au lieu de communiquer quelque chose, la soif, la faim,
l'affection, l'hostilité ou la peur. Chez l'homme l'altérité, qu'il partage avec tout ce
qui existe, et l'individualité, qu'il partage avec tout ce qui vit, deviennent unicité,
et la pluralité humaine est la paradoxale pluralité d'individus uniques.1

La pluralité repose donc sur deux éléments. La distinction est le concept qui permet à
Hannah Arendt d'affirmer la nécessité d'une séparation entre les individus, tout en maintenant
une distinction conceptuelle avec l'altérité. La distinction n'est pas l'altérité mais un trait
propre à l'être humain. Il s'agit de la différentiation et de la distance qui existe entre chaque
individu, et qui pousse le sujet agissant à aller vers autrui, et à exprimer quelque chose. La
distinction qui existe dans la pluralité n'est pas un phénomène passif comme l'altérité, qui est
propre à tous les êtres quoi qu'ils fassent, il s'agit déjà d'une action de l'individu agissant qui
se distingue ainsi d'autrui. La distinction n'est pas une qualité détenue par l'homme comme un
état de chose, mais repose au contraire sur le fait que l'homme est capable d'exprimer son
identité et donc sa différence. La distinction est une condition fondamentale pour l'action et la
parole parce qu'elle amène l'homme à paraître dans sa singularité, et à l'exprimer pour cela
aux autres. La simple communication n'a pas besoin de la parole. Si les individus qui
communiquent entre eux sont tous identiques, ils n'ont pas besoin d'expliquer ou d'exprimer
quoi que ce soit, et certainement pas quelque chose comme eux-mêmes. Il existe de nombreux
animaux capables de communiquer entre eux et d’envoyer des signaux pour partager des
sentiments que tous comprennent immédiatement. De même une équipe d'hommes travaillant
ensemble à la même tâche n'a pas besoin de la parole parce qu'ils ne sont pas distincts tant
qu'ils travaillent, et a simplement besoin de communiquer des idées identiques, comprises
immédiatement par tous les membres du groupe.

1
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 231-232

100
Le second élément sur lequel se fonde la pluralité, l'égalité, peut sembler assez étrange
à première vue puisque l'idée d'une égalité entre tous les individus est propre à l'époque
moderne, ce qu'Hannah Arendt n'ignore pas, et ne pourrait donc pas être conceptualisée
comme une caractéristique de la condition fondamentale de l'action. Toutefois, si le principe
d'une égalité universelle, de droit ou de fait, est propre à l'époque moderne, l'égalité entre les
individus reconnus comme pouvant intervenir dans la vie politique est un phénomène que l'on
retrouve dans toutes les sociétés humaines. Ainsi l'esclavage, dans la Cité grecque, assure
l'égalité des citoyens en refusant les droits civiques à toute une partie de la population, et en
lui niant même la capacité à pouvoir agir. L'égalité est, nous dit Hannah Arendt, ce qui permet
aux hommes de se comprendre. Elle prend donc la forme d'un lien entre les individus qui, tout
en maintenant une certaine distance entre eux, leur permet d'aller les uns vers les autres et de
pouvoir communiquer. Il faut donc comprendre l'égalité comme une égalité de condition entre
des individus plutôt que comme un droit universel. Il s'agit de la reconnaissance pour autrui,
du même statut d'individu et d'être humain, partageant un certain nombre de points communs,
qu'on peut comprendre, et qui est capable d'agir dans le même monde.

L'égalité joue ainsi le même rôle que le langage. Il s'agit du lien qui permet aux
individus de se rassembler mais qui exclut également tous ceux qui ne le partagent pas à
l'extérieur du champ de l'action, comme s'il s'agissait d'êtres différents qu'on ne peut pas
comprendre. Pour Arendt l'égalité est donc un concept politique et non social, qui est assuré
par la vie politique, plus qu'elle ne la fonde. L'égalité existe au sein d'une communauté, entre
les individus qui peuvent y agir. Et l'existence de cette pluralité d'individus égaux et distincts
permet à l'action d'avoir lieu. La pluralité repose donc sur la coexistence de plusieurs
individus capables d'agir ensemble. L'action, en tant que condition de la vie humaine, repose
donc à la fois sur une forte individualisation de chacun, et sur l'existence d'un groupe unifié,
paradoxe qu’Arendt souligne à propos de la pluralité. L'action ne peut avoir lieu que dans une
communauté de semblables où persiste une distance entre chacun des membres. La pluralité
n'est ni une multitude, simple agglomérat d'individus totalement séparés, ni un corps
quasiment organique où chaque partie serait confondue dans le tout. Chaque individu fait
partie intégrante de cette pluralité humaine mais son intégration n'est pas un état de fait passif.
L'homme n'est pas intégré dans la pluralité, mais s'y intègre par l'action et par la parole :

La parole et l'action révèlent cette unique individualité. C'est par elles que
les hommes se distinguent plutôt d'être simplement distincts ; ce sont les modes
sous lesquels les êtres humains apparaissent les uns aux autres, non certes comme
objets physiques, mais en tant qu'hommes. Cette apparence, bien différente de la
101
simple existence corporelle, repose sur l'initiative, mais une initiative dont aucun
être humain ne peut s'abstenir s'il veut rester humain. […]

C'est par le verbe et l'acte que nous nous insérons dans le monde humain, et
cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et
affirmons le fait brut de notre apparition physique originelle. Cette insertion ne
nous est pas imposée, comme le travail, nous n'y sommes pas engagés par l'utilité,
comme à l'œuvre. Elle peut être stimulée par la présence des autres dont nous
souhaitons peut-être la compagnie, mais elle n'est jamais conditionnée par autrui ;
son impulsion vient du commencement venu au monde à l'heure de notre
naissance et auquel nous répondons en commençant du neuf par notre propre
initiative.1

L’individu s’insère dans le monde humain en agissant et peut ainsi faire partie d'une
pluralité qu'il contribue à modifier par ses paroles et par ses actes. Il ne devient alors
proprement humain qu’à partir de cette insertion dans la pluralité. Tant que l'homme reste
dans le travail ou dans l'œuvre il n'est décrit par Arendt que comme un animal social ou un
individu isolé. L'action est la condition de l'humanité et de la liberté, et ces deux éléments sont
intrinsèquement liés puisqu'Arendt affirme que la capacité d'initiative détermine, plus que tout
autre critère, la capacité de l'individu à rester humain. L'humanité, le fait d'être humain,
repose donc sur la capacité à créer librement de nouveaux événements dont l'origine provient
directement du sujet agissant. Mais cette condition, propre à l'être humain, n'est pas
déterminée par la nature humaine ou une nécessité due à son milieu. L'individu n'est pas
distinct des autres, ce qui serait alors une qualité semblable à l'altérité, mais se distingue au
milieu des autres. Ce mouvement par lequel l'homme s'insère dans la pluralité et se manifeste
comme un individu particulier est donc un mouvement actif, qui n'est pas déterminé par une
fin mais manifeste au contraire la liberté de l'être à se déterminer soi-même, et à être la source
de ses propres actions. Cette capacité de l'homme à agir de lui-même et à s'insérer dans le
tissu des actes de l'ensemble des individus est ainsi au cœur de l'action.

L'homme agissant est un être capable d'initiative, qui peut ainsi initier de nouveaux
mouvements qui vont modifier le monde en lui apportant quelque chose de résolument
nouveau. L'action est ainsi intimement liée à la condition de la naissance. Par sa naissance
chaque être humain est déjà un phénomène totalement nouveau, un nouvel être unique et à
part qui modifie le monde par le simple fait d'y entrer. Chaque initiative est ainsi comme une
nouvelle naissance au cours de laquelle l'acte pose un nouveau phénomène qui ne se contente
pas de reproduire quelque chose qui se serait déjà produit.

1
Ibid., p. 232-233

102
Cette nouveauté de l'acte, où s'exprime la liberté du sujet, a le double caractère de
l'irréversibilité et de l'imprévisibilité. L'irréversibilité provient du fait que l'action est une
condition essentiellement événementielle. Par chaque acte où il prend une initiative l'individu
créé un nouvel événement. Or le propre d'un événement est d'avoir lieu à un moment donné et
de disparaître ensuite dans le temps, hors des possibilités d'actions humaines. Il est possible de
corriger les conséquences d'un acte, mais pas le fait que cet acte a bel et bien eut lieu. On
retrouve cette irréversibilité de l'événement jusque dans la condition de l'œuvre. En effet, si
l'homo faber, « maître de soi et de ses actes […] est libre de produire, et de même confronté
seul à l'œuvre de ses mains, il est libre de détruire »1; il ne peut pas pour autant détruire le fait
que telle œuvre a été produite à tel instant. Or l'action, contrairement à l'œuvre, est constituée
d'actes qui ne se transforment pas en objets stables sur lesquels on peut agir à volonté mais
restent au contraire à l'état d'événements. L'action est la condition de la liberté, parce que les
initiatives prises au cœur de la pluralité ne peuvent pas être corrigées. Leur irréversibilité
implique donc la responsabilité du sujet.

L'imprévisibilité de l'action est due à deux éléments. Tout d'abord au fait que la
nouveauté est toujours une contradiction par rapport à la régularité des lois de la nature. Toute
nouveauté est, par définition, quelque chose qui ne s'était encore jamais produit, et qui ne peut
donc pas être intégré dans les certitudes de la statistique qui nécessitent, pour être valides,
qu'un phénomène se reproduise un grand nombre de fois : « Le nouveau a toujours contre lui
les chances écrasantes des lois statistiques et de leur probabilité qui, pratiquement dans les
circonstances ordinaires, équivaut à une certitude ; le nouveau apparaît donc toujours comme
un miracle. Le fait que l'homme est capable d'action signifie que de sa part on peut s'attendre
à l'inattendu, qu'il est en mesure d'accomplir ce qui est infiniment improbable »2. Par sa
capacité à agir, l'individu est libre de tout déterminisme puisqu'il peut poser de nouveaux actes
qui contredisent la régularité du monde naturel. Cette imprévisibilité se retrouve d'ailleurs
jusque dans le caractère unique de chaque individu qui est à lui seul un nouveau phénomène
impossible à déterminer.

Ensuite, cette imprévisibilité est due à la pluralité dans laquelle de tels actes ont lieu.
Comme l'action ne peut pas avoir lieu en dehors d'un groupe d'individus agissant ensemble,
sans que l'un ne domine l'autre, il n'est pas possible de prévoir les conséquences qu'aura un
acte une fois qu'il aura eu lieu. Le sujet de l'action est libre de son acte, mais une fois celui-ci

1
Ibid., p. 196
2
Ibid., p. 234

103
posé il n'en n'est plus le maître incontesté et le sens premier de l'acte se perd dans la multitude
des acteurs qui vont s'en saisir et l'interpréter différemment que son auteur. « Parce que
l'acteur se meut toujours parmi d'autres êtres agissants et par rapport à eux, il n'est jamais
pleinement agent mais toujours et en même temps patient »1. La présence des autres
individus, qui agissent au même titre que l'auteur de l'acte initial, empêche l’homme d'être un
auteur à part entière, à l'origine d'une œuvre propre. L'homme d'action n'est pas un créateur, il
doit lui aussi se plier aux actes des autres individus. Contrairement à l'homo faber qui met en
forme dans l'isolement une matière inerte qu'il peut librement corriger par la suite, il agit au
contraire au cœur d'un réseau d'individus qui rend imprévisibles les conséquences de ses
actes. L'action est ainsi une condition d'acteurs, dans laquelle chacun peut jouer une histoire et
poser des actes, mais où personne ne détient la clé de l'ensemble.

Irréversibilité et imprévisibilité tendent alors à devenir comme une sorte de véritable


piège qui semble sceller la liberté individuelle. En effet, si l'homme n'est le maître que de son
acte initial, du choix d'agir ou de pas agir, mais qu'il ne contrôle pas l'ensemble du processus
au cours duquel cet acte se perpétue et se modifie, alors quel intérêt à agir ? Quelle liberté
détient véritablement l'individu si ses actes se perdent indéfiniment dans un réseau de
conséquences qu'il n'a jamais voulu et dont il porte pourtant la responsabilité puisque son acte
provient bien de lui ?

Il est conforme à la grande tradition de l'Occident de suivre cette ligne de


pensée : d'accuser la liberté de prendre l'homme au piège de la nécessité, de
condamner l'action parce que ses résultats tombent dans un filet prédéterminé de
relations, entraînant invariablement avec eux l'agent qui semble aliéner sa liberté à
l'instant où il en fait usage. On ne trouve apparemment le salut contre cette sorte
de liberté que dans le non-agir, dans l'abstention totale du domaine des affaires
humaines. […] Toutes les recommandations que prodigue la tradition : surmonter
la condition de non-souveraineté, acquérir l'intégrité intouchable de la personne
humaine, ne visent qu'à compenser la « faiblesse » intrinsèque due à la pluralité,
mais si l'on suivait ces recommandations, si l'on réussissait à surmonter les
conséquences de la pluralité, il n'en résulterait pas tant une domination souveraine
de soi qu'une domination arbitraire d'autrui.2

On a l'impression que l'homme d'action disparaît en tant qu'individu dans la pluralité.


Puisque les conséquences de ses actes « sont infinies, car l'action, bien qu'elle puisse pour
ainsi dire, venir de nulle part, agit dans un médium où toute réaction devient réaction en

1
Ibid., p. 248
2
Ibid., p. 299-300

104
chaîne et où tout processus est cause de processus nouveaux »1, l'individu semble avoir perdu
tout pouvoir. Hannah Arendt va même jusqu'à affirmer que l'action ne vient en fait de nulle
part, et que ses conséquences sont déterminées par la multitude, indépendamment de la
volonté individuelle. L'homme d'action semble alors n'être qu'une sorte d'initiateur, un faiseur
de nouveauté aux capacités bien limitées par rapport à celles de l'homo faber qui peut
véritablement créer quelque chose dont il reste définitivement le maître. Le problème de cette
approche est qu'elle confond alors l'action, en tant que condition humaine, avec l'acte. L'action
ne serait alors que l'ensemble des actes de tous les individus, et la liberté ne pourrait venir que
de l'indépendance la plus complète, du contrôle parfait de l'ensemble de ses actes. Ce faisant,
l'action est alors réduite à l'œuvre, à une sorte de capacité à faire des événements. La liberté se
confondrait donc avec la souveraineté, et son expression reposerait sur la capacité de
l'individu à agir comme il le désire, et à imposer sa volonté pour conserver tout son pouvoir
sur ses actes.

Or cette perspective nie la pluralité, qui est la condition même de l'action, puisqu'il
s'agit pouvoir contrôler entièrement les conséquences de ses actes pour être libre.
L'imprévisibilité fait partie intégrante de la condition de la pluralité. La présence, dans le
monde, d'individus également capable d'agir librement et de se saisir de ses propres actes rend
l'action imprévisible. On ne peut donc corriger cette imprévisibilité qu'en supprimant
intégralement la capacité d'autrui à agir ou en s'isolant totalement du reste du monde, c'est-à-
dire en supprimant purement et simplement la condition dans laquelle l'action peut avoir lieu.
Ainsi, l'acte seul ne peut suffire pour déterminer la condition de l'action. Pour Hannah Arendt,
l'action ne repose pas entièrement sur le fait de poser des actes mais se fonde également sur la
parole. L'acte prend tout son sens par la parole et ne se limite pas à la capacité de faire du
neuf. La parole est plus qu'un simple mode de communication entre des individus, mais est
une véritable révélation du sujet, qui peut ainsi s'insérer dans la pluralité humaine. À travers la
parole, l'agent agissant devient un véritable acteur, c'est-à-dire quelqu'un capable de jouer une
histoire qui nous dit quelque chose. L'action, par l'acte et par la parole, est ainsi la condition
de la révélation de l'agent.

Cette possibilité de révéler son identité est une caractéristique propre à la parole.
L’homme peut dire qui il est par la parole. Arendt affirme ainsi que « l'affinité entre la parole
et la révélation est beaucoup plus intime qu'entre l'action et la révélation, de même que

1
Ibid., p. 248

105
l'affinité entre action et commencement et bien plus étroite qu'entre parole et
commencement ». On peut alors cerner l'essence de la parole lorsqu'elle nous présente ce que
serait l'action sans cet apport :

Sans l'accompagnement du langage, l'action ne perdrait pas seulement son


caractère révélatoire, elle perdrait aussi son sujet, pour ainsi dire ; il n'y aurait pas
d'hommes mais des robots qui humainement parlant resteraient
incompréhensibles. L'action muette ne serait plus action parce qu'il n'y aurait plus
d'acteur, et l'acteur, le faiseur d'acte, n'est possible que s'il est en même temps
diseur de paroles. L'action qu'il commence est révélée humainement par le verbe,
et bien qu'on puisse percevoir son acte dans son apparence physique brute sans
accompagnement verbale, l'acte ne prend un sens que par la parole dans laquelle
l'agent s'identifie comme acteur, annonçant ce qu'il fait, ce qu'il a fait, ce qu'il veut
faire.1

L'action dénuée de la parole perd son caractère humain. Non seulement elle ne peut
plus être communiquée et partagée à autrui, mais de plus son acteur perd forme humaine pour
se retrouver à l'état de chose artificielle et mécanique, dénuée de conscience. L'action, en tant
qu'acte par lequel l'homme prend des initiatives et créer de nouveaux événements, est liée à la
natalité, c'est-à-dire à une condition du vivant qui n'est pas exclusivement le propre de l'être
humain. Chaque être vivant sexué est déjà un nouveau phénomène, au même titre que l'être
humain. Par sa naissance chaque être vivant est donc déjà capable d'initiative, c'est-à-dire
d'une action muette dans laquelle il y a un acte qui est posé mais un acte qui n'a aucun sens
humainement parlant. L'action repose ainsi sur l'acte et sur la parole, c'est-à-dire sur la
capacité à prendre des initiatives et sur la révélation de celles-ci. Ces deux aspects de l'action
en tant que condition humaine sont donc indissociables. L'individu ne peut pas s'insérer dans
la pluralité sans le recourt à la parole. La parole est ce qui garantit le caractère communautaire
de l'action, qui permet à l'homme de tisser des liens, d'être compris par autrui, et de pouvoir
expliquer le sens de ses actes. L’acteur révèle ses actes par la parole et les montre au grand
jour dans toute leur publicité. Même si l'acte est en lui-même visible par autrui, sans la parole
il n'y a aucune réciprocité. La parole assure ainsi la capacité de l'individu à être compris en
annonçant son acte aux autres individus. Plus que l'acte lui-même, la parole permet l'insertion
dans la pluralité. Elle est avant tout une relation entre individus tandis qu’un acte sans parole
resterait dans l'isolement. Ne pouvant être communiqué et présenté au reste du monde, il ne
pourrait donc pas interférer avec la pluralité humaine.

1
Ibid., p. 235

106
L'agent s'identifie de plus à son acte par la parole et devient ainsi un acteur à part
entière. L'action muette est donc une action dans laquelle il n'y a pas d'identification de
l'individu agissant dans son acte. L'agent n'est alors rien d'autre qu'une machine agissante, qui
pourrait certes prendre des initiatives, mais qui les prendrait mécaniquement, sans pour autant
les considérer comme étant les siennes, comme s'il n'en n'était pas à l'origine. Ainsi une action
muette est une contradiction puisque l'action, reposant sur l'initiative individuelle, ne peut pas
provenir de l'extérieur de l'individu agissant. Les seules choses qui peuvent se rapprocher du
concept d'action muette, sont tous les nouveaux phénomènes qu'Hannah Arendt utilise pour
illustrer le caractère novateur et la prise d'initiative de l'action. Ainsi la naissance, l'origine de
la terre, l'origine de la vie, l'évolution de l'homme1, pourraient être considérées comme des
actions muettes puisqu'il s'agit bel et bien de nouveaux événements dans lesquels il n'y a pas
d'acteur qui pourrait s'identifier à l'acte.

Mais ces exemples limites de ce que pourrait être une action muette n'en sont pas pour
autant, puisqu'il ne s'agit pas d'actes humains mais de phénomènes qui n'appartiennent pas à la
condition humaine. L'action, en tant que condition de l'existence humaine, est donc
indissociable de la parole. La parole permet à l'individu de se révéler à autrui, et donc de
pouvoir agir avec lui. Une action muette est une action isolée, qui ne peut donc pas être
humaine. Ce n'est que parce qu'il est un être de parole que l'homme peut fonder une pluralité
en se révélant comme individu agissant, capable d'agir avec autrui.

2. Le monde comme espace public

Bien que seule l'action soit entièrement fondée sur la pluralité, sur le fait que l'homme
vive dans des communautés d'individus égaux et distincts, toutes les activités de la vita activa
restent déterminées par ce fait de l'existence humaine qui est d'avoir lieu dans un monde
commun, composé par d'autres êtres humains. Même si les conditions du travail et de l'œuvre
sont envisageables en dehors d'une telle communauté, le fait est que la condition humaine est
dépendante de l'existence d'autrui et ne peut pas donc pas avoir lieu en dehors d'un monde
commun :

La vita activa, la vie humaine, en tant qu'activement engagée à faire quelque


chose, s'enracine toujours dans un monde d'hommes et d'objets fabriqués qu'elle
ne quitte et ne transcende jamais complètement. Hommes et objets forment le
milieu de chacune des activités de l'homme qui, à défaut d'être situées ainsi,
n'auraient aucun sens, mais ce milieu, le monde où nous naissons, n'existerait pas

1
Ibid., p. 234

107
sans l'activité humaine qui l'a produit comme dans le cas des objets fabriqués, qui
l'entretien comme dans le cas des terres cultivées, ou qui l'a établi en l'organisant,
comme dans le cas de la cité. Aucune vie humaine, fût-ce celle de l'ermite au
désert, n'est possible sans un monde qui, directement ou indirectement témoigne
de la présence d'autres êtres humains.1

Ce caractère mondain de la condition humaine provient de la condition de naissance


de l'homme, à la fois par son aspect biologique et par le fait qu'elle est déterminante pour
l'action. Comme l'homme ne peut pas s'auto-générer par un phénomène de génération
spontané, il doit provenir de quelque chose de distinct de lui-même. De plus, étant un être
sexué, la naissance est toujours le résultat de l'action de deux individus entre eux. L'homme
s'insère donc mécaniquement, par le simple fait de naître, dans une communauté d'individus
qui le précède. L'être même de l'homme, indépendamment de toute considération sociale,
implique qu'il existe un monde humain où il puisse naître et grandir. Un homme ne peut pas se
développer seul, dans l'isolement le plus complet. Il existe toujours quelqu'un pour lui
permettre de voir le jour et de s'intégrer au monde. La nécessité de l'éducation n'est pas un
déterminisme social, mais un déterminisme biologique. En l'absence complète d'autrui, un
nouveau-né meurt. Par sa naissance, l'homme entre donc dans un monde qui existait déjà
avant lui.

Ce caractère biologique de l'existence du monde est notamment souligné par l'emploi


du terme « milieu » dans le texte d'Hannah Arendt. En effet ce mot a une forte connotation
biologique et renvoie à l'environnement naturel dans lequel une espèce existe et sans lequel il
n'est pas possible de comprendre son fonctionnement. Ainsi, ce qui compose l'environnement
de l'homme, la toile de fond où se joue l'organisation de l'espèce humaine, est le monde
humain formé par l'ensemble des individus et leurs relations. La naissance est ensuite
déterminante dans le rapport au monde en tant que condition de l'action. Comme chaque
individu qui s'insère dans le monde est un être unique, capable de prendre des initiatives et de
modifier librement son environnement, le monde n'est pas un milieu statique, déterminé
unilatéralement par des relations fixes entre les individus. Chaque homme s'insère dans un
monde qui existe déjà avant lui, composé par les relations et les réalisations de ceux qui l'ont
précédé, sans qu'il soit pour autant condamné à devoir reproduire les mêmes choses et soit
déterminé par ce qui le précède. Par le fait de sa naissance, chaque individu modifie le monde
en y intégrant un nouvel acteur potentiel. Le monde n'est donc pas un milieu déterministe

1
Ibid., p. 59

108
mais au contraire en perpétuel évolution, et qui intègre la capacité de chaque individu à en
changer les structures préexistantes.

Ainsi, si l'action est la seule condition qui soit, par elle-même, liée au monde et à la
communauté humaine au point qu'elle cesse dès lors qu'il n'y a plus de rassemblement d'une
pluralité, toutes les activités humaines ont lieu dans le monde, car l'homme est un être qui, par
essence, vit dans une communauté de semblables. Toutefois, à partir de cet état de fait de la
vie humaine comme vie dans le monde, les différentes conditions et activités humaines ne
sont pas toutes liées au monde de la même manière. La séparation entre les sphères privées et
publiques est introduite vis-à-vis de ce rapport au monde. Comme on l'a déjà vu
précédemment, la sphère publique est le lieu de l'action. Ce rapport entre l'action et l'espace
public est dû à deux caractéristiques intrinsèques de l'espace public :

Le mot « public » désigne deux phénomènes liés l'un à l'autre mais non
absolument identiques : Il signifie d'abord que tout ce qui paraît en public peut
être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Pour nous,
l'apparence – ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes –
constitue la réalité. Comparé à la réalité que confèrent la vue et l'ouïe, les plus
grandes forces de la vie intime – les passions, les pensées, les plaisirs des sens –
mènent une vague existence d'ombres tant qu'elles ne sont pas transformées
(arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître
en public. […] C'est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant
ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes.1

La sphère publique apparaît ainsi comme un monde d'apparence dont la présence nous
assure de la réalité de l'univers qui nous entoure. La pratique du doute hyperbolique cartésien
n'est pas nécessaire pour s'assurer de l'existence du monde parce que sa réalité se manifeste
directement à travers le témoignage de nos sens et de celui des autres personnes qui l'habitent
et nous montrent ainsi que ce qui nous entoure est bien commun à tous. On remarquera ainsi
que le domaine public est défini comme un monde d'apparence dont l'existence peut sembler
assez douteuse par rapport à la certitude de la vérité acquise par la contemplation, puisque sa
réalité se fonde sur l'expérience entièrement subjective des sens. Son caractère commun
garantit la réalité du monde pour chaque individu qui le compose. La réalité du monde est
ainsi assurée parce que ce qui apparaît en public apparaît de façon identique à tous et n'est pas
déterminé par un jugement personnel.

1
Ibid., p. 89

109
Ce caractère commun est lié à la pluralité humaine. Parce qu'ils vivent ensembles, les
hommes peuvent communiquer entre eux et s'assurer ainsi de l'existence d'un monde commun
où ils peuvent agir les uns avec les autres. On peut donc voir que le domaine public est
d'abord le domaine qui garantit la conscience de la réalité du monde. À défaut d'un domaine
où les individus peuvent communiquer entre eux, il n'est pas possible de penser que ce qui est
vrai pour soi le sera également pour autrui, ce qui engendre donc un relativisme des idées et
un repli sur soi où chacun juge que ce qu'il pense n'est valide que pour lui-même et qu'il n'est
donc pas nécessaire d'interagir avec les autres individus. Le philosophe doit quitter la caverne
pour pouvoir atteindre les vérités intelligibles et prendre conscience de la réalité du monde
parce qu'il doit rejeter le monde sensible, mais également parce qu'il n'a pas confiance dans le
témoignage de ceux qui habitent la caverne avec lui et qu'il doit donc rechercher la vérité seul.
Hannah Arendt va ensuite plus loin puisqu'elle affirme que le domaine public se confond
totalement avec le monde humain :

En second lieu, le mot « public » désigne le monde lui-même en ce qu'il


nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons
individuellement. Cependant, ce monde n'est pas identique à la Terre ou à la
nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de la
vie. Il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d'homme,
ainsi qu'aux relations qui existent entre les habitants de ce monde fait par
l'homme. Vivre ensemble dans le monde : c'est dire essentiellement qu'un monde
d'objets se tient entre ceux qui l'ont en commun, comme une table est située entre
ceux qui s'assoient autour d'elle; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare
en même temps les hommes. 1

Ici encore, Arendt met en avant le caractère commun du domaine public, c'est-à-dire le
fait qu'il soit identique pour tous les individus qui le composent. La publicité du domaine
public permet de s'assurer de la réalité du monde malgré la multiplicité et la diversité des
différents points de vue parce que ce qui est perçu par les différents acteurs est constitué d'une
seule et même réalité. Il n'y a qu'un seul monde, et non un par acteur. Tout ce qui apparaît en
public compose donc le monde commun où les hommes peuvent agir. Les perceptions du
monde ont beau être différentes, elles renvoient à une seule et même réalité, dont la
multiplication des points de vue et la communication entre les acteurs permet de s'assurer de
sa réalité.

Hannah Arendt abandonne ici son analyse du monde comme milieu, et donc comme
cadre, des activités humaines pour le présenter comme un entre-deux entre les individus.

1
Ibid., p. 92

110
Toutes les activités humaines qui apparaissent dans la sphère publique forment le monde non
seulement en tant que tissu de relations dans lequel les individus agissent, mais également en
tant que chose en soi existant entre les individus. Le monde est ainsi formé par les actes et les
paroles des individus agissant mais également par leurs intérêts et par les objets matériels qui
lui donnent sa stabilité, et n'est donc pas un réseau immatériel et immanent aux individus,
mais a une réalité propre, distincte de ceux qui le composent. En comparant le monde à une
table séparant et reliant les individus, Hannah Arendt souligne bien ce caractère objectif du
monde, qui prend ainsi la forme d'un espace public existant en soi où les activités humaines
peuvent avoir lieu.

Par ailleurs, Hannah Arendt distingue le monde et la place dans monde. Appartenir au
monde est ainsi différent d'être dans le monde. Si l'espace public constitue le monde en tant
qu'espace d'apparence commun à tous les individus qui y agissent, la place qu'occupe chaque
individu dans le monde reste individuelle et n'est donc pas commune. Bien que le monde soit
le même pour tous, chacun peut y porter un regard différent, s'intégrant dans un même monde
en fonction d'un point de vue unique et subjectif, propre à chaque acteur. L'objectivité du
monde ne signifie donc pas que le point de vue de chaque acteur soit parfaitement objectif, et
que l'action pourrait être réduite à un dénominateur commun, comme s'ils occupaient tous une
place identique et recherchaient tous la même chose. Au contraire, cette objectivation de la
place dans le monde va de pair, selon Hannah Arendt, avec un refus du monde comme espace
commun fondé sur l'apparence. En témoigne ainsi son analyse de la pensée d'Adam Smith
selon laquelle :

Adam Smith a exprimé ce que l'époque moderne a pensé du domaine public


quand la société eut fait en public son apparition spectaculaire; avec une sincérité
désarmante, il cite « cette race peu prospère d'hommes communément appelés
hommes de lettres » pour qui « l'admiration publique... forme toujours une part de
leur rémunération..., une part considérable dans la profession de médecine; une
plus grande encore peut-être dans celle du Droit; en poésie et en philosophie, elle
en forme presque la totalité ». Il est évident ici qu'admiration publique et
rémunération en espèce sont de même nature et peuvent se substituer l'un à l'autre.
L'admiration publique est, elle aussi, une chose à utiliser, à consommer; la
situation, comme on dirait aujourd'hui, satisfait un besoin comme la nourriture en
satisfait un autre; la vanité individuelle consomme de l'admiration publique
comme l'appétit consomme de la nourriture.1

En déplaçant la finalité de toutes les activités humaines, y compris l'action, vers la


rémunération, Smith offre une analyse qui permet de comprendre tout comportement

1
Ibid., p. 96-97

111
individuel de façon parfaitement objective et commune à chacun puisqu'il s'agit toujours d'un
moyen d'assurer des besoins qui sont identiques pour tous, mais ce faisant la réalité du monde
n'est plus assurée par la participation à un espace politique commun mais dans l'universalité
des besoins naturels. Or l'expérience de ces besoins est un phénomène essentiellement
subjectif qui ne peut pas se partager et ne peut donc pas permettre de fonder un domaine
public où les individus peuvent communiquer et s'assurer de la réalité du monde. En se
fondant sur une analyse objective de la place dans le monde et des raisons d'agir de chacun,
Smith perd donc toute possibilité de s'assurer de la réalité du monde en tant que réalité
objective.

L'analyse d'Hannah Arendt tend alors à montrer que le désengagement vis-à-vis du


monde provient de l'accès au domaine public de cette expérience incommunicable du besoin.
Le besoin est aussi antipolitique parce qu'il s'oppose à la publicité du monde et condamne
l'individu à l'obscurité. Pire encore, la force de la nécessité est telle qu'elle entraîne avec elle
tous les autres aspects de l'existence humaine. Une vie entièrement soumise à la nécessité est
une vie qui n'a aucun intérêt. Même une fois leurs besoins assurés, de tels individus n'ont rien
à raconter, aucun acte qui leur permettrait de révéler leur identité, et ils ne peuvent donc
apparaître que sous la forme d'une masse dans laquelle aucun individu ne se distingue par
rapport aux autres. « D'où cette conjecture malheureuse pour les pauvres, une fois assurée leur
conservation, que leur vie est sans intérêt, et qu'ils n'ont pas droit au grand jour de la vie
publique où le mérite peut se déployer »1. Même une fois ces besoins assurés, la pauvreté
condamne à devoir se maintenir dans la sphère de la nécessité, où les actes n'ont aucune
importance et où toute activité tourne autour des cycles de la vie biologique.

Hannah Arendt s'oppose ainsi fortement à Marx pour qui la liberté peut provenir du
travail émancipé de la nécessité, et dont elle critique le fait que l'objectif de sa pensée « n'était
plus la libération de l'Homme opprimé par l'Homme, encore moins de fonder la Liberté, mais
de libérer le processus vital de la Société des fers de la pénurie, de manière à lui permettre de
croître dans un courant d'abondance »2. Pour Hannah Arendt il n'est possible de libérer
l'homme qu'en le libérant de la soumission du travail, et non en cherchant à transformer la
nature de cette condition en tentant d'en abolir la nécessité. L'homme ne pourra échapper à la
futilité de la nécessité et fonder la liberté qu’en apparaissant sur la scène publique, aux yeux
de tous, ce qui implique de sortir de la sphère de la nécessité propre au travail.

1
HANNAH ARENDT, De la révolution, p. 97, traduit par Marie Berrane, Paris : éditions Gallimard, 2012
2
Ibid., p. 89

112
Ainsi, la nécessité appartient à la vie hors du monde parce qu'elle s'oppose à la quête
de l'immortalité dans le monde. Appartenir au monde et à la pluralité qui le constitue signifie
vouloir apparaître aux yeux de tous et immortaliser ses actes dans le monde pour qu'ils
puissent échapper aux cycles de la nature. L'admiration publique que critique Smith n'est pas
un besoin ou une rémunération, mais la volonté des hommes d'action d'apparaître et d'influer
dans le monde dans toute leur singularité, sans être réduit à quelque chose d'identique chez
tous les individus. Le vocabulaire qu'emploie Hannah Arendt pour parler du domaine public
est ainsi celui de la lumière et de la grandeur, qui s'oppose à l'obscurité de la nécessité et du
domaine privé. Tous les actes ne peuvent pas avoir lieu dans le monde et dans le domaine
public, « on n'y tolère que ce qui passe pour important, digne d'être vu ou entendu, le reste
devenant automatiquement affaire privée »1.

L'accession au monde, et donc à la liberté, implique ainsi de faire partie d'un espace
d'apparence fondé sur la gloire. Au contraire tout ce qui doit être caché pour exister et ne rend
pas compte de cette virtuosité individuelle à faire de grands actes et de grandes paroles,
appartient à la sphère privée. Le fait d'accéder à l'espace public rend les hommes libres, et non
le fait d'être libre qui permet d'accéder à l'espace public. La liberté ne fait donc pas partie de la
nature humaine. Ce n'est pas un fait ontologique imperméable et figé de toute éternité, mais
une possibilité de l'existence humaine qui peut être conquise ou aliénée en fonction de l'action
des individus et des conditions dans lesquelles vivent les hommes. Le fait d'agir dans un
espace public est constitutif de la liberté. L'espace public ne présuppose pas la liberté mais est
au contraire le lieu où la liberté peut se réaliser dans l'action ; et il se forme dès que les
individus agissent ensemble et qu'ils se reconnaissent comme des sujets singuliers et égaux.

Cette analyse de l'espace public est propre à la pensée d'Hannah Arendt. Bien qu'une
telle séparation entre domaine public et privé soit fortement marquée par le modèle de la Cité
grecque, et puisse se rapprocher par certains aspects de la pensée d'Aristote, Hannah Arendt
s'en distingue néanmoins par son interprétation de la construction de l'espace public. Pour
Aristote, l'homme est naturellement un animal politique. Cette capacité à agir dans un espace
public est inscrite dans son essence, d'où une distinction de nature entre hommes libres et
esclaves : « Que donc par nature les uns soient libres et les autres esclaves »2, la liberté ne
s'acquiert pas, elle ne s'exprime pas dans l'action individuelle, mais est un fait de la nature. Au
contraire, pour Hannah Arendt, l'action et l'existence individuelle meuvent l'espace public.

1
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 91
2
Les Politiques, livre I, Op. cit., p. 103

113
L'homme n'est pas libre par nature, mais le devient dès lors qu'il existe un espace public où il
pourra agir en public, et ainsi révéler son identité à la pluralité.

De même la constitution de l'espace public, bien qu'ayant lieu à partir des interactions
entre individus égaux et distincts, ne se fonde pas sur une théorie de l'intersubjectivité telle
qu'on peut la trouver chez Fichte ou chez Axel Honneth par exemple. Les rapports entre moi
et autrui, tels qu'ils sont conceptualisés dans La Lutte pour la reconnaissance, sont en effet
des rapports sociaux dans lesquels se construit l'identité personnelle du sujet. L'objectif
d'Honneth est d'élaborer un cadre social normatif qui assure le développement personnel à
partir du concept de reconnaissance. Le processus présenté dans cette recherche de la
reconnaissance est celui d'une construction de la personnalité par le rapport interpersonnel
entre moi et autrui : « l'idée normative que chacun se fait de soi-même […] dépend de la
possibilité qu'il a de toujours se voir confirmer dans l'autre »1. Le concept de reconnaissance
est tourné vers l'individu, et doit permettre de définir une norme juridique et sociale qui
assurera le développement du sujet à partir de la reconnaissance de l'autre. Or l'espace public
tel que le présente Hannah Arendt se distingue par son absence de normativité. Il s’agit d’un
espace d'apparence dans lequel les hommes peuvent agir librement les uns avec les autres,
mais qui n’est ni juridique ni éthique. Hannah Arendt ne présente pas les normes qui doivent
régir le comportement des hommes dans le monde, les lois sont le résultat de l'action des
citoyens entre eux, et non la prémisse qui doit permettre de telles interactions.

De façon particulièrement symptomatique, on peut voir qu'Axel Honneth intègre toute


une analyse de l'éducation et du développement de l'enfant dans sa théorie de la
reconnaissance, tandis qu'Hannah Arendt considère que l'éducation appartient au domaine
privé. Même si l'individu, par sa naissance, existe immédiatement dans le monde, tout ce qui
concerne l'enfance, l'éducation, et le développement personnel, ne peut avoir lieu que dans la
sphère privée. Il existe ainsi toute une partie de l'existence humaine qui est étrangère au
monde, et doit donc être protégé du domaine public pour pouvoir avoir lieu. De la sorte, il n'y
a pas de dépréciation de l'espace privé par rapport à l'espace public. L'existence de l'espace
privé est autant nécessaire à la condition humaine que le domaine public, et ce sera sur leur
séparation que reposera la capacité à agir dans le monde.

1
AXEL HONNETH, La Lutte pour la reconnaissance, p. 161, traduit par Pierre Rusch, Paris : édition du Cerf,
2000

114
3. La révélation de l'identité

Sans la parole, l'action est réduite à être un moyen en vue d'une fin, et n'est donc plus
totalement une action mais prend la forme d'une œuvre. La fin à atteindre devient alors le
centre de l'action, tout comme l'objet est au centre de l'œuvre. Il n'y a dès lors plus un acteur
qui se présenterait en même temps qu'il communique ses actes, mais un agent qui tente de
réaliser une fin en s'en prétendant l'auteur, c'est-à-dire la source. Cette situation se produit
« chaque fois que l'unité humaine est perdue, c'est-à-dire lorsqu'on est seulement pour ou
contre autrui »1, autrement dit lorsque la pluralité humaine est rompue, et qu'il n'y a plus des
individus égaux agissant ensemble les uns avec les autres, mais des groupes agissant les uns
contre les autres. Il n'est pas nécessaire d'être capable de parler pour agir pour ou contre
autrui. La violence peut très bien être employée contre autrui sans qu'il soit nécessaire de le
comprendre. De même, la bonne action doit se passer de la publicité qu'offre la révélation par
la parole si elle veut rester bonne en soi, et Hannah Arendt insiste sur ces deux figures
opposées du criminel et de l'auteur de bonnes œuvres 2 qui ne peuvent pas se permettre d'agir
avec autrui, car ils doivent rester dans l'anonymat.

Au contraire, la parole permet de tenir ensemble les individus, en leur permettant


d'agir les uns avec les autres. Tout d'abord parce qu'agir ensemble nécessite de pouvoir se
comprendre, afin de pouvoir entreprendre des actions communes. Toutefois, si la parole se
limitait à cet aspect communicatif, « on pourrait la remplacer par un langage des signes qui
pourrait s'avérer encore plus utile »3, comme le souligne Hannah Arendt. Par la parole,
l'individu agissant reconnaît et assume ses actes qu'il présente aux autres individus qui
composent le monde humain. Il s'agit donc d'aller vers les autres, mais également de
conserver sa propre identité. On a souligné précédemment la proximité de la parole avec
l'égalité, qui caractérise la pluralité avec la distinction. À travers la parole, l'acteur dévoile son
identité et affirme ainsi sa propre individualité, tout en s'insérant dans la pluralité en
présentant ses actes d'une manière telle qu'elle puisse être comprise par les autres individus.
La parole assure donc la distinction et l'égalité, le fait que chaque individu est unique et qu'il
est capable d'agir avec les autres :

Si l'action en tant que commencement correspond au fait de la naissance, si


elle est l'actualisation de la condition humaine de natalité, la parole correspond au

1
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 237
2
Ibid., p. 237
3
Ibid., p. 236

115
fait de l'individualité, elle est l'actualisation de la condition humaine de pluralité,
qui est de vivre en être distinct et unique parmi des égaux.1

L'action, en tant que condition de l'existence humaine, se fonde sur le fait que l'homme
est à la fois un « diseur de parole » et un « faiseur d'acte ». Ces deux traits sont indissociables
l'un de l'autre. Si une action muette perd son sujet, il en va de même pour la parole sans
action, qui n'a alors plus rien à dire. L'identité de l'acteur, qu'il révèle par la parole n'a de sens
que par les actes qui la détermine. En liant l'action à la naissance, Hannah Arendt en fait
également l'origine de qui est l'individu agissant. L'homme d'action en initiant de nouveaux
actes joue ainsi une histoire dont il est le centre et qu'il peut transmettre à autrui par la parole.
Qui il est, est donc différent de ce qu'il est. Il ne s'agit pas de le définir à partir de qualités ou
d'attributs objectivables et généralisables. On ne peut dire qui est quelqu'un qu'en en dressant
une biographie, c'est-à-dire en disant ce qu'il a fait.

Toutefois ce ne sont pas les résultats de ces actes qui déterminent qui est telle
personne. Ce ne sont pas les œuvres qu'elle laisse ou les choses qu'elle a pu produire qui
comptent mais les actes en eux-mêmes, indépendamment de toute finalité. Hannah Arendt
affirme ainsi que « moins bien renseignés sur Socrate, qui n'écrivit pas une ligne et ne laissa
aucune œuvre, nous savons bien mieux et de manière plus intime qui il fut, parce que nous
connaissons son histoire, que nous ne savons qui était Aristote dont les thèses nous sont
parfaitement connues »2. Pourtant, la vie d'Aristote est autant connue, si ce n'est plus, que
celle de Socrate dont les événements, mis en scène par Platon, peuvent parfois être soumis à
caution. Cet exemple montre ainsi que pour savoir qui est quelqu'un il ne s'agit pas d'en
posséder une connaissance académique, mais d'être capable de raconter son histoire. La
proximité avec la personnalité de Socrate plutôt qu’avec celle d’Aristote est liée au fait que sa
vie peut être racontée et mise en scène comme une histoire. Hannah Arendt souligne ainsi le
lien qui peut être fait entre l'action et le théâtre, qui met en scène les actions d'un héros et
imite ainsi la situation du sujet humain, acteur de sa propre histoire. Les textes de Platon qui
présentent des moments de la vie de Socrate, par exemple dans L'Apologie de Socrate, ne
nous présentent pas uniquement un dialogue où Socrate expose ses idées, mais un événement,
une action où une décision est prise et où un acte est posé. Au contraire, les moments de la vie
d'Aristote sont beaucoup moins importants que ses thèses et ne sont jamais racontés sous la
forme d'une histoire ni d'un événement où une action aurait lieu.

1
Ibid., p. 235
2
Ibid., p. 244

116
La parole donne son sens à l'action parce qu'elle permet de donner un nom et une unité
à la suite des actes d'un individu agissant, qui prennent ainsi la forme d'une histoire permettant
de savoir qui est cette personne. L'action, en tant que condition reposant sur l'acte et sur la
parole, est ainsi la condition de l'individualité humaine. L'action, par la parole, révèle un être
absolument nouveau et unique depuis sa naissance et par ses chacun de ses actes. Se situe ici
la différence essentielle entre qui est quelqu'un et ce qu'il est. Lorsqu'on cherche à définir ce
qu'est un être, on doit recourir à des traits et à des caractéristiques générales, qu'on peut
retrouver chez d'autres personnes. Dire ce qu'est une personne revient à décrire sa nature et
non à révéler son identité. On peut ainsi dire ce qu'est une personne en recourant à des
stéréotypes ou en utilisant des catégories socio-professionnelles, voire biologiques. Il s'agit de
donner une définition de la personne qui la fasse rentrer dans un cadre global et objectif. Au
contraire qui est une personne ne peut être valide que pour cette personne. L'identité est
exclusivement individuelle et ne peut être vrai pour personne d'autre. Cette individualité est
due au fait que l'homme est le sujet de sa propre histoire, qu'il transmet par le langage en
s'insérant dans la pluralité humaine. Ainsi la pluralité est essentiellement une pluralité
d'individus. Si l'action ne peut pas avoir lieu en dehors d'une pluralité d'individus, la pluralité
ne peut pas non plus exister sans acteurs individuels qui la modifient par leurs actes et par
leurs paroles. L'action repose sur le fait de l'individualité et de la pluralité, sur l'existence
d'individus distincts capables d'agir ensemble, de modifier le monde humain, et de le
communiquer à autrui.

Il est ainsi notable qu'Hannah Arendt reprenne d'Héraclite pour parler de la


manifestation du qui, alors qu'elle l'avait rejeté sa thèse pour l'œuvre 1. Alors que les objets de
l'œuvre permettent de stabiliser le monde humain par le fait que les hommes se retrouvent
toujours face aux mêmes objets, l'action se présente au contraire comme un mouvement
permanent dont les acteurs changent au grès du « flux de l'action et du langage ». Qui est
quelqu'un est toujours en train de se modifier au fur et à mesure que ce dernier prend de
nouvelles initiatives et pose de nouveaux actes, qui vont modifier son identité, qu'il révèle par
la parole et lui permet d'intervenir dans la pluralité. On ne peut ainsi le connaître
définitivement qu'une fois que, pour ainsi dire, la pièce a été jouée, et donc que l'acteur n'est
définitivement plus capable d'agir.

1
Ibid., p. 239 et p. 188

117
L'originalité du qui arendtien tient ainsi au fait qu'il ne se confond pas avec l'identité
personnelle. Il ne s'agit pas du rapport interne de soi à soi dans lequel s'exprime la subjectivité
de l'individu, mais de l'image qu'il renvoie dans le monde à travers ses actes et ses prises de
parole au sein de la pluralité. Le qui s'exprime par son apparence publique et se caractérise
par son mouvement perpétuel. Il s'agit d'un processus qui ne s'achève qu'avec la mort et qui ne
se limite pas à une identité qui pourrait arriver à maturité. L'homme est ainsi libre d'être qui il
veut, par ses actes et ses paroles, qui expriment son identité. Il y a ainsi une véritable
dynamique de l'action qui meut tout l'espace où les hommes agissent. Or, comme l'espace de
l'action repose sur la pluralité, cette individualité de l'acteur entre immédiatement en relation
avec celle des autres individus qui composent cet espace. Hannah Arendt résume cette
caractéristique de l'action en affirmant que l'homme d'action est à la fois agent et patient :

Parce que l'acteur se meut toujours parmi d'autres êtres agissants et par
rapport à eux, il n'est jamais simplement agent mais toujours et en même temps
patient. Faire et subir sont comme les deux faces d'une médaille, et l'histoire que
commence un acte se compose des faits et des souffrances qui le suivent. Ces
conséquences sont infinies, car l'action, bien qu'elle puisse, pour ainsi dire, venir
de nulle part, agit dans un médium où toute réaction devient réaction en chaîne et
où tout processus est cause de processus nouveaux. L'action agissant sur des êtres
qui sont personnellement capables d'actions, la réaction, outre qu'elle est une
réponse, est toujours une action nouvelle qui créé à son tour et affecte autrui.
Ainsi actions et réactions, chez les hommes, ne tournent jamais en milieu fermé et
ne saurait jamais se confiner entre deux partenaires. Cette infinitude ne caractérise
pas seulement l'action politique au sens étroit du mot, comme si l'infinitude des
relations humaines réciproques n'était que le résultat de la multitude infini des
gens affectés, et que l'on puisse y échapper en se résignant à agir à l'intérieur d'un
cadre de circonstances limité et intelligible ; l'acte le plus modeste dans les
circonstances les plus bornées porte en germe la même infinitude.1

La révélation de la singularité humaine passe par une révélation à autrui. Agir signifie
ainsi être pris dans le réseau des actions des autres acteurs, passés et présents, et ne pouvoir
jamais atteindre une autonomie souveraine, qui est la négation de l'action et de la pluralité
comme condition de l'existence humaine. L'action est déterminée par les rapports entre les
individus qui se révèlent et agissent les uns avec les autres. Tout agent qui s'insère dans la
pluralité est soumis à la réciprocité qui s'y opère. Le fait que l'homme agissant soit également
patient en plus d'être agent n'est pas dû à un simple phénomène de réactivité tel qu'on peut le
trouver par exemple dans une théorie des forces où toute force exercée sur un objet aurait
comme réaction une force de même intensité exercée en sens contraire. Cette réactivité, de ce
qu'on peut appeler le milieu humain, est une action nouvelle, et donc un acte libre et

1
Ibid., p. 248

118
individuel, une nouvelle initiative qui n'est pas régie par des règles fixes qui déterminaient
nécessairement le sens de cette réponse. Ce réseau dans lequel l'acte initial se perd
indéfiniment dans la suite des réactions en série qu'il implique n'est pas un réseau social
déterminé par des rapports dont on pourrait tirer des lois générales et donc prédire les
mouvements. L'imprévisibilité de l'action ne concerne pas exclusivement l'acteur des actes qui
s'y opère mais également un éventuel spectateur objectif qui aurait accès à un point de vue
global de toute la scène. Si l'histoire peut avoir un sens, celui-ci n'apparaît clairement que
lorsque les conséquences de l'acte initial ont été épuisé, et que tous les acteurs se sont dégagés
de l'action.

De plus, alors même qu'il est déjà un nouveau phénomène unique par le simple fait de
sa naissance, l'agent, en s'insérant dans une pluralité d'individus qui précède sa propre
existence, est déjà patient. La naissance n'est pas un phénomène purement biologique. Elle est
aussi un phénomène social, qui engendre le commencement d'un nouveau processus, et est la
conséquence de l'action de deux individus distincts. L'agent est confronté aux actions des
autres agents qui composent l'espace humain et doit donc réagir en conséquence, par de
nouveaux actes qui sont autant des réponses que de nouveaux commencements. Il n'y a donc
jamais de commencement pur à proprement parler, qui pourrait prendre la forme d'une
création. Même si tout nouveau processus semble être une sorte de miracle qui s'oppose à la
logique des processus précédents, il ne sort pas du néant mais est issu de ces mêmes
processus. « L'origine de la vie dans la matière est une improbabilité infinie de processus
inorganiques »1, bien que sa naissance soit improbable, la vie provient bien de la matière. De
même, chaque acte qui constitue le processus global de l'action est le commencement d'un
nouveau processus qui est la réponse à un autre processus. La liberté individuelle n'existe pas
dans une intériorité indépendante du champ de l'action, mais s'insère au contraire dans la
pluralité et dans son imprévisibilité.

Cette succession d'actions et de réactions conduit au caractère infini que présente


l'action en tant que processus humain. On notera par ailleurs que ce caractère potentiellement
infini de l'action humaine n'est pas lié à la portée de l'acte initial. On pourrait penser que,
puisqu'elle se fonde sur l'enchaînement des actions et des réactions, qui initient de nouveaux
processus ayant de nouvelles conséquences sur l'ensemble du réseau où l'action se déroule,
cette infinitude de l'action dépendrait de la capacité de l'acte à mobiliser les réactions qui

1
Ibid., p. 234

119
nourriront le processus de l'action, mais, Hannah Arendt nous affirme au contraire que les
circonstances ne jouent aucun rôle dans le déroulement de l'action, et que tous les actes
possèdent en puissance ce même caractère infini. L'infinitude est donc une caractéristique
propre à l'action, qui va de pair avec son caractère imprévisible et irréversible. Les acteurs de
la vie commune n'ont aucun contrôle absolu sur le processus de l'action. Ils peuvent tout au
plus initier de nouveaux actes, qui vont engendrer de nouveaux processus et modifier les
précédents, mais ne pourront jamais détruire le processus d'action en tant que tel. L'action
semble ainsi continuer indéfiniment, tant que les hommes continuent à agir et à réagir.

Si la force du processus de production s'absorbe et s'épuise dans le produit,


la force du processus de l'action ne s'épuise jamais dans un seul acte, elle peut
grandir au contraire quand les conséquences se multiplient ; ces processus, voilà
ce qui dure dans le domaine des affaires humaines : leur durée est aussi illimitée,
aussi indépendante de la fragilité et de la mortalité des hommes que celle de
l'humanité elle-même.1

Cette infinitude de l'action est due à la pluralité, au fait que l'action a toujours lieu
entre des individus distincts et égaux. Un acte ne peut pas être initié dans l'isolement et ne
concerner qu'une seule et unique personne. Toute action, tout déclenchement de processus,
doit avoir lieu entre plusieurs agents, et ouvre donc la porte à la réaction d'autrui et au
commencement de nouveaux processus qui seront à nouveaux repris et auront de nouvelles
conséquences. Le fait qu’un processus politique puisse potentiellement durer infiniment,
engendrant toujours plus de conséquences, est ainsi liée à la capacité des hommes à agir
librement les uns avec les autres.

4. Puissance et apparence

L'action est donc une condition exclusivement publique, contrairement aux deux
autres conditions de l'existence humaine. Elle ne peut avoir lieu que dans un espace où les
protagonistes sont visibles les uns vis-à-vis des autres. Le fait que l'action repose sur la
pluralité et sur la révélation du qui par la parole implique que les actes soient transmissible et
donc que l'action apparaisse ouvertement à tous les individus qui composent la pluralité.
L'action ne peut donc pas avoir lieu dans la sphère privée qui a au contraire tendance à isoler
l'individu et à le protéger du regard de l'autre. On peut ainsi voir cette antinomie de l'action et
de la sphère privée dans le fait que les régimes politiques qui prétendent se fonder sur un
pouvoir privé sont ceux qui sont le plus hermétique à la nouveauté. Plus un système politique

1
Ibid., p. 298

120
se rapproche d'une structure familiale du pouvoir et plus il a tendance à fonder toute la
légitimité du pouvoir sur la tradition et l'autorité, et à nier la capacité de l'individu d'être à
l'initiative de nouveaux processus. L'espace de l'action ne peut être qu'un espace public.
Puisqu'il porte sur ce qui est entre les individus, il est nécessaire que ses acteurs puissent y
apparaître aux yeux de tous et s'y révèlent en tant qu'agents. L'espace de l'action est donc un
espace d'apparence. Toutefois ce concept d'apparence ne doit pas être opposé à l'être en soi du
sujet, comme un masque qui serait porté uniquement dans la sphère publique et qui cacherait
son identité réelle. Hannah Arendt, dans l'introduction de son chapitre sur l'action, cite ainsi
un texte de Dante et affirme que :

En toute action l'intention première de l'agent, qu'il agisse par nécessité de


nature ou volontairement, est de révéler sa propre image ; d'où vient que tout
agent, en tant qu'il agit, prend plaisir à agir puisque tout ce qui est désir son être et
puisque dans l'action l'être de l'agent est en quelque sorte intensifié, le plaisir suit
nécessairement... Donc rien n'agit sans rendre patent son être latent.1

On peut alors voir que l'intensification de l'être qui a lieu dans l'action est due au fait
de révéler sa propre image. Le fait de transmettre une image de soi, qui est la première chose
que fait l'agent par l'action, est immédiatement relié à l'être de l'agent, qui prend plaisir à
révéler ainsi son être. Le monde des apparences n'est donc pas celui des ombres de la grotte
de la République de Platon qui nous cachent les choses en soi, mais est au contraire le moyen
par lequel l'être en soi peut être atteint. L'identité personnelle se montre par l'intermédiaire de
l'apparence, l'action rendant ainsi accessible, visible, en acte, ce qui n'est autrement présent
qu'en puissance. Par l'acte et par la parole, le qui, qui est exprimé dans l'action, est donc
l'identité réelle de l'agent.

De plus, cette capacité à exprimer la réalité dans l'action a également un sens collectif.
Ce n'est pas seulement l'identité individuelle de l'agent qui est révélée dans l'espace public,
mais également toute la réalité du monde qui dépend de l'apparence, du fait d'apparaître aux
yeux de tous. Hannah Arendt utilise ainsi l'Éthique à Nicomaque où Aristote affirme que « ce
qui apparaît à tous, c'est ce que nous nommons l'Être »2 pour montrer que la réalité est
dépendante d'une communauté constituée où l'action peut avoir lieu, et où les individus
peuvent ainsi s'assurer de la réalité de ce qui leur est commun. La réalité du monde est ainsi
déterminée par ce qui est commun aux individus et qui peut apparaître dans l'espace public.
Au contraire ce qui ne fait pas partie de la pluralité n'appartient pas au monde, en tant que

1
Ibid., p. 231
2
Ibid., p. 258

121
monde humain, et n'a donc aucune réalité. La durabilité des objets de l'œuvre leur permet de
stabiliser et de réifier le monde parce qu'ils ont été fabriqués par l'homme pour s'insérer dans
le monde, et qu'ils font donc partie d'une réalité qui apparaît aux yeux de la communauté.
Cette relation entre être et apparence, dans laquelle l'identité personnelle finit par se
confondre entièrement avec l'apparence, apparaît le plus clairement dans La Vie de l'esprit, où
Hannah Arendt affirme notamment que :

Dans ce monde où nous entrons, apparu de nulle part, et dont nous


disparaissons en direction de nulle part, Être et paraître coïncident. L'existence –
c'est-à-dire la faculté de paraître – de la matière inerte, naturelle ou artificielle,
stable ou soumise au changement, dépend de la présence d'êtres vivants. Il n'est
rien au monde, ni personne dont l'être même ne suppose un spectateur. En d'autres
termes, rien de ce qui existe, dans la mesure où cette chose paraît, n'existe au
singulier ; tout ce qui est destiné à être perçu. Ce n'est pas l'homme mais les
hommes qui peuplent notre planète. La pluralité est la loi de la terre.1

Il est frappant de voir que, alors qu'Hannah Arendt traite ici des activités mentales de
l'homme, et qu'on pourrait donc s'attendre à une description de facultés internes indépendantes
de la condition humaine, La vie de l'esprit commence par insister sur le rapport entre l'homme
et le monde. La vie de l'esprit (penser, vouloir, et juger) fait donc bien partie de la condition
humaine. Ce n'est pas la vita contemplativa qui est décrite ici, et qui s'opposerait donc à la vita
activa décrite dans Condition de l'homme moderne, mais l'ensemble des facultés mentales à
travers lesquelles l'homme est présent et agit dans un monde qui est essentiellement un monde
de phénomènes. La vie de l'esprit ne consiste donc pas en une ontologie. Il ne s'agit pas
d'exposer ce qu'est l'être humain en affirmant qu'il s'agit d'un être capable de penser, de
vouloir, et de juger, mais de décrire un rapport, celui de l'existence humaine prise dans un
monde qui existait avant elle et existera toujours après elle, et pour lequel elle n'a aucun sens
n'étant qu'une sorte de miracle qui surgit sans raison apparente dans un monde déjà constitué.

Être et paraître se confondent donc par rapport à ce monde. Hannah Arendt ne réalise
pas une ontologie et peut donc affirmer qu'il y a coïncidence entre l'être et l'apparence. En
effet, puisqu'il ne s'agit pas de définir l'essence d'une chose en soi, mais de comprendre
l'existence de choses du monde, on ne peut plus considérer l'être comme une substance
autonome, éternelle et intelligible, qui existerait derrière les phénomènes. À l'être
parménidéen, dont on peut seulement dire qu'il est, Hannah Arendt oppose l'existence dans le
monde, qui se manifeste par l'image qu'elle offre parmi les phénomènes. Dès lors la vérité de

1
La vie de l'esprit, Op. cit., p. 37-38

122
l'être par-delà les phénomènes n'a plus d'importance puisque les phénomènes disposent de
leur propre réalité, réalité qui est assurée par leur apparence commune, par le fait qu'ils
apparaissent objectivement de la même manière. On a beau savoir que la Terre tourne autour
du soleil, et non le contraire, cela n'ôte rien au fait qu'on perçoit empiriquement l’inverse1.
Hannah Arendt utilise ainsi le concept d'« apparences authentiques », pour qualifier cette
objectivité des phénomènes. Nous vivons ainsi dans un monde constitué par les phénomènes
où tout ce qui existe n'existe que parce qu'il apparaît. L'écart principal avec Condition de
l'homme moderne est alors que l'apparence n'est pas le propre de l'être humain, qui agit dans
la sphère publique, mais de tout ce qui existe. Tout ce qui est tend à se montrer et à apparaître
au grand jour.

Mais, si cette notion d'existence dans le monde s'oppose à l'être intelligible, qui se
trouve hors du monde et derrière les phénomènes, elle s'oppose également à la conception que
développe Stirner dans L'Unique et sa propriété, où il n'est possible de penser l'existence qu'à
travers l'Unique et l'immédiateté du moi qui abolit toute réflexion de genre. L'existence,
conceptualisée par Hannah Arendt comme la faculté à apparaître dans le monde, implique au
contraire une altérité et une réciprocité, qui provient de l'essence même de ce qu'est exister.
Puisque l'être se confond avec l'apparence, et que l'existence est cette activité dans laquelle ce
qui existe paraît dans le monde, l'existence d'une chose nécessite qu'il existe un récepteur,
c'est-à-dire une autre substance capable de percevoir l'apparence et l'existence de la première.
L'existence ne se limite donc pas à un étant, à être une chose qui existe là, sur le mode du
Dasein d'Heidegger, mais est une relation entre un être qui agit, qui modifie le monde ne
serait-ce que par sa seule présence singulière, et un être qui perçoit cette apparence.

En affirmant que « la pluralité est la loi de la terre », Hannah Arendt affirme que non
seulement l'homme, mais également toute existence est fondée sur l'apparence. Par le simple
fait d'exister, toute chose agit dans le monde en dévoilant son apparence, et donc son être, à
l'ensemble de la pluralité des autres êtres. La particularité des êtres humains est évidemment
qu'ils se révèlent alors non comme des apparences passives, qui n'agissent que parce qu'elles
existent, mais comme des acteurs du monde, qui agissent par eux-mêmes, et constituent un
centre de perception du monde à part entière, « à la fois sujets et objets, perçus et
percevant »2. Or la pluralité ne peut exister qu'autour d'un espace public où tout ce qui est
apparaît à ceux qui la composent, et où il peut se créer un sens commun qui permette

1
Ibid., p. 61
2
Ibid., p. 38

123
d'appréhender une réalité identique à tous. On peut trouver un exemple de cette importance du
paraître et de son lien avec le fait d'agir dans l'espace public, dans l'analyse que fait Hannah
Arendt du mouvement ouvrier, où elle affirme notamment que :

La grande différence entre le travail servile et le travail libre moderne n'est


pas que le travailleur jouit de la liberté individuelle – liberté de mouvement,
activité économique, inviolabilité de la personne – c'est qu'il est admis dans le
domaine politique pleinement émancipé comme citoyen. […]

Un des effets secondaires mais important de l'émancipation des travailleurs


fut que tout un secteur de la population fut admis plus ou moins soudainement
dans le domaine public, c'est-à-dire parut en public, sans pour autant être admis
dans la société, sans jouer le moindre rôle dirigeant dans les activités économiques
dominantes de cette société et, par conséquent, sans être absorbé par le domaine
social ni, pour ainsi dire, escamoté.1

Selon Arendt, ce qui a assuré la puissance du mouvement ouvrier pendant 150 ans a
donc été sa capacité à paraître sur la scène publique et à être reconnu comme une force
politique agissante, contrairement à la situation antique où les travailleurs ne pouvaient pas
participer à la vie de la Cité, et sans être pour autant absorbé par la société, comme c'est le cas
dans la situation moderne où il n'existe plus en tant qu'acteur politique mais est devenu un
phénomène social. Toute la puissance du mouvement ouvrier a donc reposé sur son existence
en tant que force politique distincte de la société. Comme on le voit dans cette citation, le
mouvement ouvrier n'a pas pu accéder aux instances dirigeantes, ni à aucune forme de
pouvoir à proprement parler, pourtant son influence était bien effective ne serait-ce que par sa
capacité à agir en représentant les désirs du peuple. Hannah Arendt va même jusqu'à affirmer
que sa capacité économique était accessoire pour bien souligner le fait que le mouvement
ouvrier a agi en tant qu’acteur politique, et non en tant que force productive. Bien plus, les
victoires syndicales, fondées sur des revendications économiques ont au contraire mis fin au
rôle politique du mouvement. Cette situation qui peut sembler paradoxale est due au fait que
paraître sur la scène publique signifie se présenter comme un acteur égal et distinct, capable
d'action. En apparaissant dans le monde des apparences en tant que citoyen, le mouvement
ouvrier a donc pu se présenter comme un acteur égal aux autres agents de l'action mais,
inversement, l'intégration dans la société, sur la base d'une victoire économique, a transformé
ce mouvement en une composante de la société et en une force de production sociale qui ne
peut plus paraître dans la sphère publique en tant que mouvement distinct et comme acteur à
part, mais doit fonctionner de concert avec les autres forces d'influence.

1
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 280

124
Ne peuvent agir dans la sphère publique, que des êtres égaux et distincts, capables
d'initiatives, qui peuvent ainsi apparaître dans un monde d'apparence et construire une réalité
commune à partir de ces images qui se révèlent aux yeux de tous. Cet espace, où l'action peut
avoir lieu, dépend donc de la constitution d'une pluralité active où les individus agissent les
uns avec les autres. Il existe ainsi en puissance dès lors que des individus se regroupent, et
qu'il y a donc un espace objectif qui existe alors entre eux et qui se manifeste dans leur
relation, mais il ne peut exister en acte, que si les agents interagissent les uns avec les autres,
engendrent de nouveaux processus et se révèlent par la parole. Le moteur de ce phénomène
dans lequel l'espace de l'action s'actualise et se met en place est ce qu'Hannah Arendt appelle
la puissance :

L'espace de l'apparence commence à exister dès que des hommes


s'assemblent dans le mode de la parole et de l'action. […] Partout où les hommes
se rassemblent, il est là en puissance, mais seulement en puissance, non pas
nécessairement ni pour toujours. Si des civilisations naissent et meurent, si de
puissants empires et de grandes cultures déclinent et sombrent sans catastrophes
extérieures – et bien souvent ces causes extérieures sont précédées d'un
pourrissement interne moins visible qui s'appelle le désastre – c'est en raison de
cette particularité du domaine public qui, reposant finalement sur l'action et la
parole, ne perd jamais complètement son caractère potentiel. Ce qui sape, et finit
par tuer les communautés politiques, c'est la perte de la puissance et l'impuissance
finale ; or on ne peut emmagasiner la puissance et la garder en cas d'urgence,
comme les instruments de la violence : elle n'existe qu'en acte. Le pouvoir qui
n'est pas actualisé disparaît et l'Histoire prouve par une foule d'exemple que les
plus grandes richesses matérielles ne sauraient compenser cette perte.1

La puissance apparaît ainsi comme le résultat de l'action et comme son principal


moteur. Il ne s'agit toutefois pas de confondre cette idée de résultat avec celle de produit. En
effet la puissance est concomitante à l'action, elle ne continue pas d'exister de façon autonome
lorsque le processus qui l'a fait naître cesse, comme les biens d’usage qui continuent à exister
même une fois que le processus de production a pris fin. La puissance n'existe qu'en acte, et
elle résulte de l'action car elle ne peut pas exister en dehors de l'union d'individus agissant
ensemble dans la pluralité. On peut ainsi considérer la puissance comme le pouvoir dont
dispose collectivement une communauté, comme la capacité des citoyens à agir de concert et
à engendrer de nouveaux changements dans le monde en tant que groupe et non en tant
qu'individus. La puissance n'existe que dans le mouvement des processus infinis de l'action.
Elle ne peut pas se posséder, ni être conservée, ou réifiée matériellement. Ce caractère
potentiel, le fait qu'elle ne puisse exister qu'en acte dans un rassemblement d'individus

1
Ibid., p. 259

125
agissant, en fait ainsi une dynamique immatérielle, qui repose exclusivement sur les
mouvements de l'action.

Ce caractère mouvant de la puissance s'illustre notamment dans l'affirmation d'Hannah


Arendt selon laquelle « la puissance peut se diviser sans décroître, et le jeu des puissances,
avec ses coups d'arrêt, ses points d'équilibre, peut même augmenter la puissance, du moins
tant qu'il se poursuit et n'aboutit pas à une impasse »1. La puissance n'est pas une énergie
quantifiable dont on pourrait prévoir les mouvements de façon mécanique. Elle continue à
exister tant qu'il y a de l'action, que de nouveaux processus voient le jour, et que les
interactions entre individus continuent, mues par l'action et par la parole. La seule chose qui
soit nécessaire à l'existence de l'action est donc que les choses évoluent et ne restent pas figées
dans une impasse. La puissance prend ainsi la forme d'une dynamique qui agite la sphère
publique à partir des mouvements et des processus de l'action.

La puissance est donc entièrement issue de l'action, mais si la fin de l'action implique
la fin de la puissance, la fin de la puissance engendre réciproquement la fin de la vie publique.
Une communauté est puissante parce qu'elle est capable d'agir dans le monde, la fin de cette
puissance mettant également fin à ce pouvoir d'agir et d'influer sur le cours des choses. « C'est
la puissance qui assure l'existence du domaine public », c'est-à-dire du lieu où l'action peut se
dérouler et sans lequel il n'y a pas de révélation de l'agent ni d'action possible entre les
individus. Dès lors, si l'action et la cohésion des citoyens permet de créer un mouvement où la
puissance peut s'actualiser, cette dernière assurera également la continuité de l'espace où
l'action peut avoir lieu et donc la cohésion des citoyens. On en arrive donc logiquement à une
situation où le moteur de toute l'action est la cohésion et le rassemblement des individus
puisque cette cohésion assure la dynamique permettant de maintenir l'espace public. L'action
tourne ainsi en permanence autour d'une dialectique individus/collectivité dont le lieu est
l'espace de l'apparence et le moteur l'actualisation de la puissance. L'agent, par sa capacité à se
révéler et à prendre des initiatives, peut créer une dynamique collective dont l'expression est
une puissance d'agir qui assure l'existence d'un espace public où il peut se révéler et prendre
des initiatives.

Hannah Arendt s'oppose ainsi totalement à un concept de puissance tel qu'on peut le
trouver par exemple chez Nietzsche dans la Volonté de puissance puisque la puissance n'est
pas le propre de l'individu isolé mais est au contraire celui de la communauté. De plus, loin de

1
Ibid., p. 261

126
disparaître dans cette puissance collective, l'individu s'y réalise pleinement puisque qu'il
garantit la possibilité de son action en participant à la constitution de cette puissance. Hannah
Arendt peut ainsi affirmer, dans La crise de la culture, que « la raison d'être de la politique est
la liberté, et son champ d'expérience est l'action »1. La liberté individuelle se réalise, en acte,
dans l'action, et donc dans une communauté politique dont le moteur est la puissance. En tant
qu'elle est constitutive d'une communauté composée d'individus agissants, la puissance
s'oppose alors à deux autres concepts que sont la violence et la force. La force, contrairement
à la puissance, est toujours le propre d'un individu séparé. Il ne s'agit pas d'une potentialité qui
s'actualise et résulte de l'action, mais d'une capacité indivisible qui appartient exclusivement à
l'individu, et trouve sa source dans « l'existence corporelle de l'homme »2. La force ne se
partage pas. Même s'il est possible de l'accumuler et de l'organiser, par exemple par la
division des tâches, il n'y a jamais de force commune qui existerait en soi mais toujours une
addition de forces singulières s'exerçant dans le même sens. Il est ainsi parfaitement possible
de mesurer les forces en présence, soit mathématiquement dans le cas de forces physiques,
soit socialement dans le cas d'un rapport de force.

De plus, la force s'exerce toujours sur quelque chose. Alors que la puissance provient
du rassemblement d'individus qui agissent les uns avec les autres, la force repose sur leur
séparation et sur le fait que l'un agit sur l'autre. La force est ainsi le propre de l'œuvre où il
s'agit d'informer une matière inerte pour produire une fin déterminée. Il y a ainsi une
proximité beaucoup plus importante entre la force et la violence, qu'entre la puissance et la
violence ou qu'entre la puissance et la force. En effet, comme elle s'exerce sur quelque chose,
la force suppose l'emploi de la contrainte, et donc de la violence faite soit à la matière dans le
cas de la fabrication, soit à la liberté d'autrui dans le cas d'un rapport entre deux individus. On
a vu précédemment que la libération du travail par l'œuvre semblait nécessiter le recours à la
violence. Or une libération est nécessairement la libération de quelque chose. Il s'agit de
l'affirmation de la liberté de l'individu par rapport à ce qui le contraignait auparavant. La
libération passe ainsi par l'emploi de la force. La puissance ne libère pas, elle présuppose au
contraire la liberté. L'action, et la puissance qui en résulte, ne peut avoir lieu qu'une fois que
l'homme a été libéré de la nécessité du travail et qu'il peut alors librement s'impliquer dans le
champ de la pluralité. Seuls des individus qui sont déjà libres peuvent agir. Un individu qui
n'est pas libre, qui est entièrement déterminé par une contrainte ou par une loi, ne peut pas

1
HANNAH ARENDT, La crise de la culture : huit exercices de pensée politique, p. 190, traduit sous la direction
de Patrick Levy, Paris : Gallimard, 1989
2
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 261

127
prendre d'initiative ni engendrer de nouveaux processus. Ainsi, la libération nécessaire à
l'action ne peut pas avoir lieu par la puissance, mais doit passer par un autre moyen.

Enfin, la force s'oppose à la puissance par le fait qu'elle tend à nier la condition de
pluralité. En effet, même si elle affirme que « contre la puissance, la force est inutile »,
Hannah Arendt affirme également que « l'omnipotence implique toujours la destruction de la
pluralité »1. Puisque la force est indivisible et ne se partage pas, un être qui prétendrait à
l'omnipotence ne pourrait accepter qu'il puisse exister un quelconque pouvoir en dehors de lui
qui pourrait contester sa force. La pluralité, du fait qu'elle génère un pouvoir potentiellement
infini qui ne peut pas être possédé par une unique personne empêche donc toute prétention à
l'omnipotence. Seul un Dieu unique et universel, qui est donc seul et hors du monde, peut être
omnipotent. La force, quand elle cherche à être infinie et à détenir le monopole du pouvoir,
nécessite que la puissance ne puisse pas naître, et exige donc une absence de pluralité. Or, le
seul pouvoir capable de s'opposer à la puissance est la violence.

Dans les conditions de la vie humaine, il n'y a d'alternative qu'entre la


puissance et la violence – contre la puissance la force est inutile – violence qu'un
homme seul peut exercer sur ses semblables, et dont un homme seul ou quelques
hommes peuvent acquérir les moyens et posséder le monopole. […] Chose assez
curieuse, la violence détruit plus facilement la puissance que la force, et si la
tyrannie est toujours caractérisée par l'impuissance des sujets, qui ont perdu leur
faculté d'agir et parler ensemble, elle n'est pas nécessairement caractérisée par la
faiblesse et la stérilité.2

Si la force nécessite, pour prétendre à l'omnipotence, la fin de la pluralité sans pouvoir


s'opposer à la puissance qui en résulte, la violence peut lui donner les moyens de cette
ambition. On peut remarquer qu'Hannah Arendt traite le rapport entre la force et la violence
sous l'angle de l'opposition entre le pouvoir du tyran, caractérisé par la violence, et les
individus sous sa coupe à qui on laisse leur force personnelle de créer, tant qu'ils
n'interviennent pas dans l'espace public. Pourtant ce mélange de force et de violence
caractérise également tous les régimes reposant sur la force d'un leader charismatique qui
prétend être le seul à pouvoir agir et réprime ou limite l'action des citoyens dans la sphère
publique. La force et la violence peuvent parfaitement être employées ensemble par une seule
personne comme des moyens identiques pour atteindre ses fins.

1
Ibid., p. 262
2
Ibid.

128
Ainsi on peut voir dans la réflexion sur le monopole de la violence détenu par un
homme seul ou un groupe une référence au Léviathan de Hobbes où l'État détient le monopole
de la violence légitime. La situation que décrit Hobbes est justement celle d'une absence de
pluralité dans laquelle les hommes sont pris exclusivement comme des individus séparés qui
s'affrontent les uns les autres dans l'état de nature ou qui sont entièrement dominés par l'État,
et où aucune puissance ne peut naître. L'État y apparaît comme le détenteur d'une force
absolue dont l'expression doit nécessairement passer par la violence pour se manifester. Cette
substitution de la force à la puissance dans le domaine de l'action fait ainsi référence dans le
domaine politique, au concept de souveraineté de l'État, qui gouverne ses sujets plus qu'il n'est
le résultat de leur union. Cette affirmation de la souveraineté de l'État contre la puissance des
citoyens passe alors par une « substitution du faire à l'agir »1 dans laquelle l'espace public
n'est plus mu par une dynamique de la pluralité mais est ordonné en vue d'une fin. Cette
situation où la politique n'est plus élaborée par des individus égaux agissant les uns avec les
autres mais gouvernée par un corps qui agit en vue d'une plus grande fin, aboutit ainsi à la
disparition du domaine public qui nécessite, pour exister, que les individus puissent librement
se rassembler dans une pluralité où ils peuvent prendre des initiatives et se révéler. En tentant
d'instaurer un gouvernement souverain de l'espace public, on nie donc la liberté individuelle et
la puissance qui résulte de la pluralité.

5. Une critique de la souveraineté

La négation de la pluralité et de l'espace public est due au fait que les théories de la
souveraineté confondent liberté et libre-arbitre. Le passage de l'action à l'œuvre dans
l'élaboration de la vie politique est mû par le désir de limiter l'imprévisibilité de l'action et de
garantir le résultat de la volonté de l'agent. La négation de la pluralité part ainsi de la
radicalisation de la liberté individuelle, définie comme liberté de la volonté :

Ces mots font écho à la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, qui est resté
le représentant le plus cohérent de la théorie de la souveraineté, qu'il fit dériver
directement de la volonté, de sorte qu'il put concevoir le pouvoir politique à
l'image exacte de la volonté-pouvoir individuelle. Il tira argument contre
Montesquieu de ce que le pouvoir doit être souverain, c'est-à-dire indivisible,
parce qu'une volonté divisée serait inconcevable. Il n'évita pas les conséquences
de cet individualisme extrême, et il soutint que dans un État idéal les citoyens
n'ont « aucune communication entre eux », que pour éviter les factions « chaque
citoyen n'opine que d'après lui ». En réalité, la théorie de Rousseau se trouve
réfutée pour la simple raison qu'« il est absurde qu'une volonté se donne des

1
Ibid., p. 282

129
chaînes pour l'avenir ». Une communauté effectivement fondée sur cette volonté
souveraine ne serait pas construite sur du sable, mais sur des sables mouvants.
Tout le travail politique est et a toujours été accompli à l'intérieur d'un cadre
élaboré de liens et d'obligations pour l'avenir – tels que les lois et les constitutions,
les traités et les alliances – qui dérivent tous en dernière instance de la faculté de
promettre et de tenir des promesses face aux incertitudes essentielles de l'avenir.
En outre, un État où il n'y a pas de communication entre les citoyens et où chaque
homme ne pense que ses propres pensées est par définition une tyrannie. Que la
faculté de la volonté et de la volonté-pouvoir prise en elle-même, sans rapport
avec d'autres facultés, soit une capacité essentiellement non politique et même
antipolitique, n'est peut-être nulle part aussi manifeste que dans les absurdités
auxquelles Rousseau fut conduit et dans la curieuse sérénité avec laquelle il les a
acceptées.1

Partant de la liberté comme expression de la volonté et comme pouvoir souverain de


l'individu, Rousseau ne peut conserver l'idée que chaque homme serait libre qu'en détruisant
tout simplement tout espace public, et même toute possibilité de parole, la seule alternative
logique consistant à ne laisser cette liberté qu'aux mains d'une seule personne. L'État idéal de
Rousseau, fondé sur la souveraineté, aboutit ainsi, tel qu'Hannah Arendt nous le présente, à
isoler entièrement chaque individu pour qu'il n'obéisse qu'à sa propre volonté. L'action
individuelle devient alors totalement vide de sens, puisque ses actes se perdent dans le vide,
sans pouvoir modifier le monde d'une quelconque façon, et qu'il est impossible de les
transmettre à autrui.

Toutefois, il est ici important de prendre une certaine distance vis-à-vis des
affirmations d'Hannah Arendt, qui ne correspondent pas tout à fait à la pensée de Rousseau.
En effet la situation dans laquelle les hommes sont tous indépendants les uns des autres, n'ont
aucune communication entre eux, et ne suivent que leur propre volonté, est également vue par
Rousseau comme pré-politique. Cette situation n'est pas celle de l'État idéal mais de l'état de
nature, dans lequel les individus n'ont aucun lien social ou politique entre eux. L'affirmation
selon laquelle « il est absurde qu'une volonté se donne des chaînes pour l'avenir » signifie
justement qu'il faut pouvoir distinguer la souveraineté collective de la volonté individuelle, et
que la structure politique ne peut pas être pensée sur le mode de la volonté-pouvoir
individuelle :

Je dis donc que la souveraineté n'étant que l'exercice de la volonté générale


ne peut jamais s'aliéner, et que le souverain, qui n'est qu'un être collectif, ne peut
être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non
pas la volonté. En effet, s'il n'est pas impossible qu'une volonté particulière

1
La crise de la culture, Op. cit., p. 212-213

130
s'accorde sur quelque point avec la volonté générale, il est impossible au moins
que cet accord soit durable et constant ; car la volonté particulière tend par sa
nature aux préférences, et la volonté générale à l'égalité.1

Contrairement à ce qu'Hannah Arendt semblait affirmer précédemment, Rousseau


affirme donc bien qu'il y a une différence importante de nature entre la souveraineté et la
volonté individuelle. La souveraineté ne peut être que l'expression d'une volonté collective et
générale, qui ne peut donc pas se concevoir à partir de l'expression d'une volonté individuelle.
Même si le pouvoir d'exécuter la volonté du souverain peut se transmettre à un individu, cette
volonté ne peut pas être issue de la délibération d'une seule personne. Ainsi, loin de dégénérer
en une tyrannie, c'est-à-dire un système politique dans lequel un seul individu dispose de tous
les pouvoirs et peut agir selon sa seule volonté, l'État idéal que Rousseau présente dans le
Contrat social repose nécessairement sur l'existence d'une collectivité.

Rousseau s'oppose ainsi aux théories du droit naturel et à l'idée qu'il soit possible pour
l'individu d'aliéner sa volonté et sa liberté personnelle à une tierce personne qui disposerait
ainsi de tout le pouvoir politique. Le concept de souveraineté et celui de contrat social
permettent au contraire à Rousseau de prétendre que la volonté individuelle ne s'aliène pas
lors de la constitution du corps politique, puisque chaque individu fait ainsi partie du
souverain, sans pour autant que ce dernier soit compris comme étant une volonté particulière.
Chaque individu qui souscrit au contrat social se soumet à la volonté collective du souverain,
mais reste libre puisqu'il a choisi librement la loi à laquelle il est soumis et détermine cette
volonté collective comme la partie d'un tout. Dans l'État idéal de Rousseau, les individus ne
sont donc pas séparés, chacun agissant à sa guise en fonction de sa propre volonté, mais
forment au contraire un tout qui doit agir de façon parfaitement unifié, tous obéissant à la
volonté générale dont ils font partis : « Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir
absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur
tous les siens, et c'est ce même pouvoir qui, dirigé par la volonté générale, porte, comme j'ai
dit, le nom de souveraineté »2.

Néanmoins, si la critique d'Hannah Arendt n'est pas entièrement juste lorsqu'elle


prétend que l'État idéal de Rousseau est fondé sur un individualisme extrême et une séparation
radicale des citoyens, elle permet de bien voir à quel point la pensée d'Hannah Arendt
s'oppose à toute forme de pouvoir souverain. En effet, si le souverain de Rousseau ne prend

1
ROUSSEAU, Du contrat social ou Principes du droit politique, p. 63, Paris : Librio, 2017
2
Ibid., p. 68

131
pas la forme d'un tyran isolé du reste des citoyens, il s'agit bien d'une totalité uniforme qui
dispose d'un pouvoir absolu sur ses membres. Le contrat social ne se forme pas par des liens
entre des individus, qui formeraient ainsi une véritable pluralité agissant dans le monde, mais
par « l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté »1,
chacun délaissant sa liberté personnelle pour se soumettre à une volonté générale dont il fait
théoriquement partie. Rousseau reprend ici l'idée d'une séparation extrême entre les citoyens.
Car s'il y a bien une différence conceptuelle entre la volonté individuelle et la volonté
collective, la volonté générale ne peut se former que de façon abstraite, par accumulation des
différences entre les volontés singulières, et non par délibérations au sein de la sphère
publique : « Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n'avaient aucune
communication entre eux, du grand nombre de petites différence résulterait toujours la
volonté générale, et la délibération serait toujours bonne »2. Si l'État idéal de Rousseau repose
donc bien sur l'existence d'une collectivité, elle implique également l'absence de pluralité, les
citoyens étant tous soumis à la volonté générale, souverain absolu qui n'existe que dans l'unité
du peuple et qui nécessite l'absence d'action entre les individus qui le compose.

La conceptualisation de la souveraineté par Rousseau s'oppose donc totalement à


l'analyse d'Hannah Arendt de la vita activa et de liberté individuelle comme liberté politique,
car en fondant le pouvoir politique sur la souveraineté de la volonté générale établie par le
contrat social, Rousseau parvient à nier à la fois la liberté individuelle et la pluralité, les
individus n'ayant plus d'action entre eux et aliénant leur propre volonté dans l'expression de la
collectivité. Le peuple est ici institué en principe, un et indivisible, dont Rousseau n'hésite pas
à affirmer qu'il ne peut pas se tromper pour peu qu'il n'y ait aucun pouvoir ni aucune
association qui existe entre la volonté individuelle des citoyens et la volonté générale. Or
Arendt critique cette institution de la vie politique en une totalité uniforme, critique qui est par
ailleurs au centre de son analyse dans Les origines du totalitarisme. L'égalité défendue par
Rousseau n'est pas la parité défendue par Hannah Arendt, dans laquelle les individus se
reconnaissent comme des égaux parce qu'ils sont tous capables d'agir dans la sphère publique.
Au contraire, l'établissement d'un pouvoir souverain par le contrat social aboutit à une perte
de la singularité, l'égalité prenant la forme d'une indistinction des volontés individuelles,
confondues dans la volonté générale.

1
Ibid., p. 51
2
Ibid., p. 67

132
Rousseau interprète la liberté comme étant l'expression de la volonté individuelle. Or,
comme cette volonté ne se partage pas, la liberté ne peut être pensée que sous la forme de
l'indépendance totale dans l'état de nature, et sous celle de la soumission à la souveraineté
dans l'état civil, qui n'est que l'expression d'une volonté générale constituée par la somme
abstraite de toutes les volontés singulières. Face à cette abstraction de la volonté générale,
Hannah Arendt oppose une conception de la liberté fondée sur l'action, c'est-à-dire sur les
rapports des hommes entre eux au sein de l'espace public. La liberté individuelle ne peut pas
exister sans une pluralité et une diversité d'hommes libres. Le « cadre élaboré de liens et
d'obligations pour l'avenir » qu'évoque Hannah Arendt s'oppose ainsi à l'unité du contrat
social par le fait qu'il implique la faculté de l'homme à promettre – faculté qui permet de
compenser l'imprévisibilité de l'action mais ne s'y oppose pas – et est composé d'une
multitude de liens qui tiennent les citoyens entre eux sans pour autant les soumettre, tandis
que le contrat social est un pacte initial qui lie le citoyen au souverain en aliénant sa liberté
d'action.

Il y a ainsi une opposition très forte dans la pensée d'Hannah Arendt entre l'Homme et
les hommes. Le fait d'instaurer un gouvernement de l'Homme, une souveraineté de la volonté
générale, n'est qu'une manière de soumettre les individus à un principe général et absolu, qui
s'oppose à la liberté d'action libre de tout motif qu'ont les citoyens entre eux. Se soumettre à
une volonté, que ce soit la sienne, celle d'un autre, ou à une volonté générale dont je suis
censé faire partie, signifie être soumis à la catégorie des fins et des moyens, à un libre arbitre
qui agit selon des motifs déterminés, en ne tenant compte que de la réalité individuelle, et qui
isole donc les citoyens les uns des autres, produisant donc une aliénation par rapport au
monde commun. Dans La crise de la culture, Hannah Arendt affirme ainsi que :

Dans les conditions humaines qui sont déterminées par le fait que les
hommes, et non l'homme, vivent sur la terre, la liberté et la souveraineté sont si
peu identiques qu'elles ne peuvent même pas exister simultanément. Là où des
hommes veulent être souverains, en tant qu'individus ou en tant que groupes
organisés, ils doivent se plier à l'oppression de la volonté, que celle-ci soit la
volonté individuelle par laquelle je me contrains moi-même, ou la « volonté
générale » d'un groupe organisé. Si les hommes veulent être libres, c'est
précisément à la souveraineté qu'ils doivent renoncer.1

Cette opposition entre Hannah Arendt et Rousseau provient du fait que l'action est une
condition existentielle de la condition humaine. Alors que l'état de nature, chez Rousseau, se

1
La crise de la culture, Op. cit., p. 214

133
fonde sur l'idée que les hommes vivent indépendamment les uns des autres, la pluralité
implique au contraire que l'homme soit naturellement un animal politique. Par le seul fait qu'il
existe, l'homme vit en communauté. De plus, comme la liberté individuelle trouve son sens
dans l'action de l'homme au cœur de la pluralité de ses semblables, Hannah Arendt n'a pas
besoin de s'interroger sur la constitution de l'État, comme le fait Rousseau dans le Discours
sur l'origine des fondements de l'inégalité parmi les hommes.

Dans L'humaine condition politique, Françoise Collin affirme qu'Hannah Arendt


« n'est pas une philosophe de la démocratie »1, mais on pourrait ajouter à cela qu'Hannah
Arendt n'est même pas une philosophe de la théorie du gouvernement. Bien qu'elle étudie des
phénomènes et des régimes politiques, il ne s'agit pas de théoriser les différentes formes de
gouvernement, comme le fait Montesquieu, dans De l'esprit des lois, ni de théoriser la
naissance de l'État à partir d'un état non-politique comme le font les théories du droit naturel.
En considérant l'existence humaine comme une existence dans le monde, conditionnée par les
rapports entre l'homme et le milieu dans lequel il se trouve, et en faisant de la pluralité une
des conditions centrales de cette existence, Hannah Arendt invalide la question de la fondation
de l'espace politique. L'existence humaine étant une existence menée parmi les hommes, et
qui n'est pas immédiatement déterminée par des rapports de force entre des volontés
individuelles, il s'agit d'une existence politique, qui n'a pas besoin de la soumission des
individus à un pouvoir souverain pour tenir les hommes entre eux dans l'espace de la
communauté.

Se fondant sur le principe que dans l'état de nature les hommes vivent séparément et
n'ont ni l'envi ni le besoin de vivre en communauté, Rousseau doit expliquer comment une
société a pu naître et doit donc remonter à un moment de constitution de l'espace politique qui
soit, au moins théoriquement, datée dans temps et qui puisse garantir la liberté individuelle,
par la soumission à la loi qu'on s'est soi-même fixée, et par le transfert de la volonté
individuelle dans la souveraineté collective. Au contraire, comme l'action est une condition
humaine, Hannah Arendt n'a pas besoin de développer de genèse de la sphère publique
puisque cet espace existe dès lors qu'il y a des individus qui se rassemblent dans une pluralité
d'égaux agissant les uns avec les autres, l'existence de cet espace d'action préservant en lui-
même la liberté. Cette analyse est rendue possible parce que, pour Hannah Arendt, « en

1
FRANÇOISE COLLIN, « Post-totalitarisme. Post-démocratie », in L'humaine condition politique, Op. cit., p.
88

134
politique ce n'est pas la vie mais le monde qui est en jeu »1 c'est-à-dire le monde humain,
formé des processus issus des actes de chaque acteur. L'homme libre renonce non seulement à
la souveraineté et à l'assurance de l'expression parfaite de sa volonté, mais également à la
préservation de sa propre existence individuelle comme fin suprême de la vie, pour pouvoir
agir dans le monde comme fin en soi résultant d'actes détenant leur perfection en eux-mêmes.
La liberté individuelle consiste ainsi dans l'action en soi dans le monde, indépendamment de
toute finalité. La souveraineté nie au contraire toute cette dimension de l'action, et donc
également la liberté individuelle, en imposant le gouvernement d'un souverain sur des sujets.

Or, toute la construction de l'État moderne repose en grande partie sur ce concept de
souveraineté et de gouvernement. La condition moderne remet donc en cause la structure de la
condition humaine telle que la présente Hannah Arendt, en tentant de remédier à
l'imprévisibilité de l'action et en instaurant une forme de gouvernement qui substitue à l'action
la production d'une fin déterminée, considérée comme meilleure ou plus importante que
l'action en soi. L’action est une condition de l'existence humaine déterminée par le fait que les
hommes vivent ensemble et agissent dans le monde. Fondée sur la parole et l'action, il s'agit
de la condition dans laquelle l'individu peut se révéler en tant qu'acteur agissant dans le
monde, au cœur de la pluralité constituée par ses pairs. L'action est donc la condition de
l'existence politique de l'homme, qui lui assure la possibilité d'être libre et de modifier le
monde par l'action et la parole. Il s'agit toutefois d'une condition fragile. En effet, l'action
repose sur l'existence de la pluralité et d'un domaine public dans lequel les individus doivent
renoncer à leur liberté comme pure expression de leur volonté, pour agir dans le monde. Si
l'espace public disparaît entièrement, ou si les individus sont soumis à un pouvoir dans lequel
ils disparaissent en tant qu'acteur séparé – comme pour la constitution de la souveraineté chez
Rousseau – ou qui ne leur permet simplement pas de se regrouper et d'agir les uns avec les
autres, alors la pluralité semble rompue, et l'action n'est plus possible, mais, dans le même
temps, est-il vraiment envisageable que l'action puisse disparaître ainsi, au point de ne plus du
tout exister ? L'existence humaine est fondée sur l'action, l'individu agit déjà dans le monde
par le simple fait qu'il est un être unique, qui ne sort pas du néant mais naît dans une pluralité
d'individus. Comme l'affirme Hannah Arendt, « une vie sans parole et sans action […] est
littéralement morte au monde ; ce n'est plus une vie humaine parce qu'elle n'est plus vécue

1
La crise de la culture, Op. cit., p. 203

135
parmi les hommes »1. Une existence sans action n'est tout simplement plus une existence
humaine.

Dès lors, la société moderne, sous toutes ses formes, peut-elle véritablement attenter à
l'action et à la pluralité, et comment peut-elle modifier la condition humaine au point qu'on
puisse parler d'une véritable condition moderne, qui serait différente de la condition humaine
?

1
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 233

136
Chapitre 2 : Vers le monde moderne

I. Aliénation-au-monde

1. L'éloignement du monde

La société moderne se caractérise, pour Hannah Arendt, par l'aliénation de l'homme


vis-à-vis du monde. Ce qui se produit avec l'époque moderne est une modification de la
condition humaine, et des rapports entre l'homme et son environnement. Il s'opère ainsi un
véritable rejet de l'action, à laquelle se substitue l'œuvre puis le travail. L'homme n'est plus
conçu comme un individu agissant dans le monde au milieu d'une communauté dont il fait
partie intégrante, mais comme un être isolé dans une société de consommation dont il est un
élément indifférent. Ce processus d'aliénation-au-monde (alienation from the world), au cours
duquel l'homme perd sa capacité à agir librement dans un monde commun, se produit à partir
de trois événements, qui marquent la naissance du monde moderne et sa rupture avec ce qui le
précède. Il est important de bien remarquer que bien que ces événements puissent sembler se
produire selon une logique déterministe qui amène nécessairement à l'épanouissement de la
société moderne telle qu'on la connaît, ils restent des événements historiques qui n'obéissent à
aucune règle de développement. Hannah Arendt s'oppose à toute forme de déterminisme
historique, et refuse donc d'expliquer cette succession d'événements, qui aboutit à la naissance
de la société moderne, par des forces dont n'auraient pas conscience leurs auteurs. Bien plus,
cette série d'événements est essentiellement prémoderne et, par son caractère imprévisible,
appartient au registre de l'action.

On ne saurait dire que ce sont des événements modernes comme ceux que
nous voyons se dérouler depuis la Révolution française, et bien qu'ils ne puissent
s'expliquer par une chaîne de causalité quelconque (c'est le cas de tout
événement), ils se produisent cependant dans une continuité sans faille, avec des
précédents qui existent et des précurseurs identifiables. On n'y aperçoit en aucune
façon la marque singulière d'une éruption de courants souterrains dont la force
grandit dans les ténèbres avant d'éclater brusquement. Les noms auxquels nous
songeons à leur propos, Galileo Galilei, Martin Luther, et ceux des grands
capitaines, explorateurs, aventuriers de l'âge des découvertes, appartiennent
encore au monde prémoderne. Bien plus : l'étrange passion de la nouveauté, la
prétention presque brutale de la plupart des écrivains, savants et philosophes,
depuis le XVIIIe siècle d'avoir vu ce que personne n'avait aperçu, pensé ce que nul
n'avait pensé – voilà ce qu'on ne trouve chez aucun de ces hommes pas mêmes

137
Galilée. Ces précurseurs ne sont pas des révolutionnaires ; leurs motifs et leurs
intentions sont encore fermement enracinés dans la tradition.1

Les trois événements que propose Hannah Arendt pour décrire le processus
d'aliénation-au-monde qui se produit avec la société moderne – la découverte de l'Amérique,
la Réforme, et l'invention du télescope – sont des événements concomitants qui ont eu lieu
entre la fin du XVe siècle et le début du XVIIe, soit plus d'un siècle et demi avant la Révolution
française, qu'Hannah Arendt cite comme point de départ des événements proprement
modernes. Il s'agit d'événements de la Renaissance, qui sont liés au développement de
l'humanisme, à l'accroissement des connaissances, et à la réflexion sur la place de l'homme
dans le monde. Même s'il est possible d'analyser ces trois moments à partir de mécanismes
économiques et sociaux, il n'est pas possible d'en occulter totalement toute l'action
individuelle, en prétendant que les rapports sociaux étaient tels que ces événements se seraient
produits quoi qu'il arrive, comme on peut tenter de le faire avec certains événements
modernes comme la Première Guerre mondiale par exemple.

Le fait qu'Hannah Arendt énumère les noms des acteurs principaux auxquels ces trois
événements sont liés, nous montre qu'ils appartiennent encore au registre de l'action. Derrière
la Réforme, la découverte du monde, et la création de la science moderne, il y a des individus
qui agissent, dont on connaît les noms, et qui révèlent leur identité par leurs actes. La
différence entre Aristote et Socrate qu'utilise Hannah Arendt pour décrire l'action 2 est ainsi la
même qu'entre Galilée et Descartes par exemple. Descartes est principalement connu pour et à
travers ses œuvres. On connait de lui sa pensée philosophique et ses découvertes scientifiques,
mais on ne connait généralement pas les événements de sa vie. On sait ainsi ce qu'a réalisé
Descartes, mais on ne sait pas qui il était au sens arendtien. Au contraire, plus que ses œuvres,
ce sont les moments de la vie de Galilée qui sont principalement connus. Évoquer Galilée
signifie parler de « l'homme qui a prouvé que la Terre tournait autour du soleil ». Inversement,
évoquer Descartes signifie parler d'une œuvre philosophique plutôt que d'une personne.

Les événements à partir desquels s'est produite l'aliénation-au-monde sont donc des
événements du monde, dont les conséquences étaient imprévisibles pour leurs acteurs. En
affirmant que leurs intentions étaient ancrées dans la tradition, sans désir de révolutionner le
monde, Hannah Arendt nous montre que les processus engendrés par ces événements ont
totalement échappé à leurs auteurs. Or cette succession de processus infinis dont on ne peut

1
Ibid., p. 315-316
2
Ibid., p. 244

138
pas maîtriser l'évolution est typique de l'action. Au contraire la prétention des auteurs
modernes à vouloir révolutionner un domaine de pensée en contrôlant parfaitement ce
processus appartient à l'œuvre. Ce processus d'aliénation-au-monde dans lequel s'est formée la
société moderne suit donc une logique événementielle dans laquelle l'action individuelle joue
un rôle central. Même si ses conséquences ont échappé à ses acteurs, ce processus ne prend
pas la forme d'un mouvement causal, mais d'une succession d'événements dont on connaît les
acteurs et les précurseurs, mais dont les conséquences n'apparaissent que sur une longue
période, impossible à anticiper au moment où ils ont eu lieu.

Le premier de ces trois événements, la découverte de l'Amérique suivie de la


découverte du globe, est celui dont les processus ont conduit à l'éloignement de l'homme par
rapport au monde physique. L'événement fondateur de ce processus, le désir de trouver une
route pour l'Inde par l'ouest de l'Europe, porte déjà en germe cette volonté de réduire les
distances entre les différents points du globe. L'imprévisibilité de ce processus d'aliénation
réside alors dans les proportions que ce dernier a prises. En effet, comme l'affirme Hannah
Arendt, ce processus de découverte a continué bien après la découverte de l'Amérique au
XVe siècle, et les distances entre les différents points du globe ont diminué au point qu'il
n'existe aujourd'hui plus un seul espace terrestre qui soit encore inconnu. L'évolution des
moyens de transport et de communication prenant le pas sur les découvertes à proprement
parler, il est même possible de considérer ce processus de réduction des distances entre les
individus comme étant toujours en train de se réaliser, contrairement à ce qu'Hannah Arendt
affirme en 1958 en disant que ce processus « ne s'est arrêté qu'en atteignant les limites du
globe »1. En effet ce ne sont pas tant les découvertes en tant que telles qui déterminent ce
processus que la réduction des distances entre les individus. Dès lors, l'amélioration des
moyens de communication participe également à ce processus. Tout comme l'augmentation de
la vitesse permet de se rendre d'un point à l'autre du globe en un laps de temps négligeable, le
fait de pouvoir communiquer instantanément avec quiconque se trouve n'importe où dans le
monde et savoir ce qui s'y passe contribue à l'augmentation de la connaissance du monde. Or,
en réduisant ainsi les distances entre les individus à travers le monde, ce processus de
découverte a engendré une réduction de l'espace proche.

Toutefois ce n'est pas une réduction physique de la Terre à proprement parler qui se
produit dans ce processus de découverte du monde et de réduction des distances. Ce qui

1
Ibid., p. 317

139
disparaît à mesure que la connaissance du monde se développe n'est pas la surface de la Terre,
mesurée au contraire de plus en plus finement, mais le caractère infini de l'espace disponible.
L'immensité du monde est ainsi remise en cause avec l'époque moderne. Tout comme il est
possible de croire à l'immensité des ressources tant que celles-ci ne sont pas exploitées, le
caractère immense et infini de la Terre dépend de l'absence de connaissance de la planète. À
partir du moment où il est acté que la Terre est ronde et qu'il est possible d'en faire le tour
pour revenir à son point de départ, il n'est plus possible de croire que la surface de la Terre est
infinie. Plus on la connaitra, plus on s'y installera, plus on la développera, et plus cette surface
tendra à se réduire, n'étant plus conçue comme un horizon infini à dépasser sans cesse mais au
contraire comme un objet à exploiter.

Le moteur de ce processus de découverte et de réduction de l'espace terrestre est donc


la connaissance du monde. Parce qu'on connaît de plus en plus ce qui se trouve partout sur la
planète, les horizons finissent tous par se fermer et l'immensité de la Terre disparaît au point
de prendre la forme d'une boule, pour reprendre l'expression d'Hannah Arendt. Ainsi si ce
processus de rétrécissement commence au moment précis où on découvre l'immensité d'un
territoire donné, il ne devient véritablement tangible qu'à partir du moment où ce territoire est
vraiment connu dans ses moindres détails, cartographié, et structuré :

Avant de savoir faire le tour de la Terre, de circoncire en jours et en heures


la sphère de l'habitat terrestre, nous avions mis le globe terrestre au salon pour le
tâter et le faire pivoter devant nous. […] Faire des relevés et des arpentages, c'est
une faculté dont le propre est de ne pouvoir fonctionner que si l'homme se dégage
de tout attachement, de tout intérêt pour ce qui est proche de lui, et qu'il se retire,
qu'il s'éloigne de son voisinage. Plus la distance sera grande entre lui et ce qui
l'entoure, le monde ou la Terre, mieux il pourra arpenter et mesurer, et moins il lui
restera d'espace terrestre, de-ce-monde.1

Mais si la réduction des distances qui s'opère à l'époque moderne est d'ordre
conceptuel, et que la disparition de l'immensité du monde est due à la connaissance qu'on en
acquiert, on peut voir que ce n'est pas la connaissance en soi du monde qui engendre ce
phénomène mais sa réduction à un objet qu'on peut déterminer objectivement et sur lequel on
peut intervenir sans en faire partie. Le monde n'est plus conçu comme un lieu où vivre mais
comme un objet à exploiter en vue d'une fin : « Avant de savoir faire le tour de la Terre, de
circoncire en jours et en heures la sphère de l'habitat terrestre, nous avions mis le globe

1
Ibid., p. 318

140
terrestre au salon pour le tâter et le faire pivoter devant nous »1. Par cette formule, Hannah
Arendt nous montre que le monde est devenu un objet à part qu'on peut posséder et exhiber
chez soi. Plus que la réduction des distances permises par l'amélioration technique des
moyens de transport, le moment décisif de ce processus se trouve dans l'inversion
conceptuelle de l'homme par rapport au monde. Le monde devient un objet quantifiable à
partir du moment où on a cherché le connaître en vue d'une fin.

Ainsi le fait d'arpenter le monde et d'en faire des relevés incarne parfaitement ce
processus puisque les objets qu'on en tire, les cartes et les globes, sont des images et des
représentations tangibles du monde en tant que surface objective, qui sont faites pour être
utilisées à une autre fin. Ce processus de rétrécissement et d'éloignement du monde n’a donc
pas été seulement engendré par la découverte du monde, ou sa plus grande connaissance, mais
par la volonté de découvrir de nouveaux territoires en vue d'une autre fin, ce qui amène à le
considérer comme un moyen et un objet séparé et non comme une fin en soi. Dès lors la
volonté des acteurs de cette découverte de la planète n'est pas totalement étrangère à ce
processus de fermeture de l'immensité du monde. En effet, dès l'origine des premières
explorations, il ne s'agit pas uniquement d'aller découvrir de nouveaux territoires pour eux-
mêmes mais de se les approprier. Les États européens n'ont pas été les seuls à lancer des
entreprises de découvertes du monde. Toutefois le processus d'éloignement du monde s'est
opéré à partir de ces découvertes, et a abouti à la formation de la société moderne, parce
qu’elles se sont transformées en un processus de colonisation.

Ce processus de découverte et d'exploitation du monde, tout en procédant à un


élargissement de l'espace connu et à une réduction des distances, a engendré un phénomène
un rétrécissement de l'appartenance au monde et à l'espace proche. « Au moment précis où on
découvrit l'immensité de l'espace disponible sur Terre, commença le fameux rétrécissement de
la planète, et pour finir, dans notre monde [...] tout homme est habitant de la Terre autant que
de sa patrie »2. La confusion entre la sphère publique et la sphère privée a engendré
l'avènement d'un domaine social dans lequel les individus n'existent plus en tant qu'acteurs
agissant mais en tant que variables ayant un certain comportement. Or l'élargissement du
monde engendré par la découverte de nouveaux continents contribue largement à cette
confusion en éloignant l'individu du monde.

1
Ibid.
2
Ibid., p. 317-318

141
Si la Terre entière devient l'habitat de l'homme alors le domaine public prend une
dimension beaucoup plus globale et couvre l'ensemble de la planète; au point que tout
événement dans le monde, est connu et a des répercutions planétaires. Dès lors ce ne sont plus
les individus qui agissent et sont concernés par ce qui se passe dans le monde, mais des
masses de populations et des flux de plus en plus importants. Plus l'espace dans lequel on se
trouve est grand et plus la place qu'on y occupe et le rôle qu'on peut naturellement y jouer est
faible. Ainsi l'élargissement de l'espace du monde accroît-il le fait que ce ne soient plus des
individus mais des masses de populations qui soient le centre de la vie politique. Ensuite, la
Terre est un ensemble tellement vaste qu'il n'est pas possible pour un seul individu de se
l'approprier dans sa totalité. Dès lors, considérer la Terre comme sa patrie signifie ne plus
pouvoir disposer d'une place à soi dans le monde, mais seulement d'un espace confus censé
englober la totalité du monde. Or sans un espace à soi, il n'est pas possible d'effectuer le saut
qui sépare la sphère privée de la sphère publique, et l'élargissement du monde entretient donc
la confusion entre ces deux domaines.

De la sorte, la découverte de nouveaux continents a engendré une aliénation du rapport


entre l'homme et son milieu qui prend la forme d'une non-appartenance au monde. En
élargissant l'espace du monde et en en réduisant les distances, ce processus de découverte a
ainsi abouti à une mise à distance de l'homme vis-à-vis du monde, ce dernier étant alors
considéré comme un objet à explorer et à agencer plutôt que comme un lieu où vivre. Il n'est
pas possible de voir objectivement quelque chose en le regardant du point de vue de quelqu'un
qui participe à sa construction. Ainsi, en considérant le monde comme une chose objective,
l'homme a dû créer une distance et s'aliéner sa capacité à agir et à modifier le monde pour
pouvoir l'observer de loin et l'exploiter comme un objet séparé et défini.

Ce processus d'éloignement et d'objectivation du monde se conjugue alors avec un


processus, d'essence totalement différent, engendré par le deuxième événement ayant
contribué à la naissance du monde moderne, à savoir la Réforme protestante. Hannah Arendt
reprend ici le concept « d'ascétisme dans le monde » que développe Max Weber, afin de
montrer comment la naissance du capitalisme a pu engendrer un processus économique
indéfini d'accroissement des richesses prenant le pas sur les processus de l'action politique. Ce
n'est pas tant la Réforme elle-même qui est l'objet de l'analyse d'Hannah Arendt, ni la
succession d'événements politiques et religieux qui lui ont succédé tels que la contre-Réforme
ou la sécularisation de l'État par exemple, mais les phénomènes économiques, notamment
l'expropriation ou l'accumulation du capital. Hannah Arendt ne s'intéresse pas à la Réforme en
142
tant que phénomène religieux, et affirme ainsi que « l'incroyance n'est pas d'origine
religieuse »1. La Réforme apparaît au contraire comme l'événement fondateur d'un processus
d'expropriation de l'homme et d'aliénation-au-monde. La Réforme aboutit ainsi aux mêmes
conséquences que la découverte de l'Amérique, mais d'une manière plus radicale. Alors que
les processus de découverte du monde ont engendré un éloignement par rapport au monde et
une confusion due à son élargissement, les processus engendrés par la Réforme ont abouti à
couper l'homme de son lien direct avec le monde, à savoir la propriété.

Cette seconde aliénation au-monde prend la forme de « l'ascétisme dans le monde » tel
que le décrit Max Weber dans L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, et la Réforme
n'y joue qu'un rôle d'événement fondateur. On peut ainsi voir qu'Hannah Arendt ne l'utilise
que pour dater le début de ce processus, utilisant la théorie de Max Weber pour justifier la
filiation entre la Réforme et ce processus d'aliénation. L'hypothèse de Max Weber repose en
effet sur l'idée que l'esprit du protestantisme est à l'origine du capitalisme en créant un
véritable « ascétisme dans le monde ». Puisque, pour le protestantisme, le salut ne vient pas
des actes de chaque individu, mais qu'il a été par avance déterminé par Dieu, les protestants
cherchent dans la réussite de leurs affaires les signes de cette providence. Ainsi plutôt que
s'investir dans le monde, le protestantisme conduit à s'engager dans la sphère privée, à
accumuler et à réinvestir les produits de son capital pour vérifier que la providence est bien
avec soi. L'objet des propos d'Hannah Arendt n'est donc pas la religion protestante mais le
capitalisme. Cette aliénation-au-monde se caractérise alors paradoxalement par son caractère
mondain. Alors que la découverte du monde a engendré une mise à distance physique entre
l'homme et son milieu, les processus engendrés par la Réforme sont des processus qui ont bel
et bien lieu dans le monde, mais ne sont plus des processus du monde : « La découverte de
Max Weber à propos des origines du capitalisme est précisément d'avoir montré qu'une
énorme activité strictement mondaine est possible sans que le monde procure la moindre
préoccupation ni le moindre plaisir, cette activité ayant au contraire pour motivation profonde
le soin, le souci du moi »2.

Tout se passe comme si le monde restait le lieu des activités humaines mais n'en n'était
plus l'objet. Les hommes continuent à agir au sein d'une pluralité constituée par l'ensemble de
leurs semblables, mais cette communauté politique n'est plus le moteur de leur engagement.
Le motif de l'action n'est plus le monde mais la satisfaction personnelle, la préservation de soi.

1
Ibid., p. 321
2
Ibid., p. 322

143
Or, une telle préservation n'est pas le propre de l'action mais du travail. On a même vu
précédemment qu'un tel souci du moi est diamétralement opposé à l'action, dans laquelle
l'homme doit renoncer à la souveraineté et se soucier du monde plutôt que de lui-même pour
être libre : « ce monde qui est le nôtre [...] ne peut simplement prétendre se soucier des vie
individuelles et des intérêts qui y sont liés ; en tant que tel, le domaine public s'oppose de la
façon la plus nette possible, à notre domaine privé où [...] toute chose sert et doit servir la
sécurité du processus vital »1.

Le fait que le moi soit devenu l'objet des activités humaines signifie ainsi que ces
activités sont devenues privées et ne peuvent donc plus se manifester au grand jour, mais se
cachent au contraire dans la sphère privée, même si elles continuent paradoxalement à avoir
lieu dans le monde. L'activité moderne se résume ainsi à un travail, à un emploi qu'on pratique
ouvertement mais dont l'objet est entièrement tourné vers la vie privée. Le monde est donc
aliéné dans l'esprit des hommes. Il continue à exister, à être un lieu dans lequel on se côtoie,
mais il n'est plus le centre des préoccupations. Nous sommes ainsi dans une situation assez
proche de celle du marché, c'est-à-dire dans un espace en commun qui existe bien entre les
hommes, mais où les individus ne peuvent se révéler puisque toute l'attention est portée sur
les objets présentés mais non sur les acteurs. L'expression de cette aliénation a alors été un
accroissement de la productivité, allant jusqu'à prendre la forme d'une véritable « force
vitale », dont le moteur a été l'expropriation des travailleurs :

La libération de la force de travail en tant que processus naturel n'est pas


restée dans les bornes de certaines classes sociales, l'appropriation ne s'est pas
arrêté au moment de la satisfaction des besoins et des désirs ; l'accumulation du
capital n'a donc pas entraîné la stagnation bien connue des empires trop riches
avant l'époque moderne : elle s'est répandue dans toute la société pour faire jaillir
un flot de richesse toujours grossissant, mais ce processus, qui est bien le
« processus vitale de la société », comme disait Marx, et dont la capacité de
produire des richesses ne peut se comparer qu'à la fertilité des processus naturels
par lesquels la création d'un homme et d'une femme suffirait à produire par
multiplication un nombre d'humains aussi élevé qu'on voudra, ce processus reste
lié au principe qui lui a donné naissance : celui de l'aliénation par rapport au
monde. Le processus ne peut continuer qu'à condition de ne laisser intervenir ni
durabilité ni stabilité de-ce-monde, et d'y réintroduire de plus en plus vite toutes
les choses de ce monde, tous les produits du processus de production. Autrement
dit, le processus de l'accumulation de la richesse, tel que nous le connaissons,

1
La crise de la culture, Op. cit., p. 203

144
stimulé par le processus vital puis stimulant la vie humaine, n'est possible que si
l'homme sacrifie son monde et son appartenance-au-monde.1

L'aliénation-au-monde, tel que nous la présente Hannah Arendt, prend ici la forme
d'une aliénation du travail. Il s'agit d'abord d'une aliénation par le travail. L'accumulation de la
richesse prend en effet la forme d'un processus vital et organique, capable de croitre de façon
infinie, et qu'Hannah Arendt compare à la fertilité de la nature. Le capitalisme ressemble ainsi
à un processus d'espèce dans lequel la richesse et le capital sont susceptibles de se reproduire
comme deux membres d'une même espèce, et donc de se multiplier et de se répandre dans le
monde. Ce principe selon lequel le capital engendre du capital est à la base du capitalisme et
fonde la possibilité d'une croissance économique. Cette analyse du capitalisme comme un
processus vital nous renvoie donc à la condition du travail, qui est la condition dans laquelle
l'homme produit les biens qui sont nécessaires à sa propre subsistance. Par ailleurs ce
processus d'accumulation du capital suit une logique de la consommation, qui nécessite qu'on
y réintroduise tous les biens qui ont été produit par les forces de travail, afin de continuer à
entretenir ce processus d'accroissement. Nous sommes donc bien face aux cycles infinis de
production et de consommation qui caractérisent le travail, et dans lesquels l'homme produit
ce qu'il consomme, ce qui lui permet de continuer à les produire. Pour que le capitalisme
fonctionne, il est nécessaire que l'on consomme ce qui a été produit, afin de pouvoir continuer
à donner du travail aux hommes, et qu'ils puissent ainsi continuer à consommer.

Toutefois nous ne sommes pas ici face à un processus individuel mais face à un
phénomène de société. Le propre de cette force de travail libérée est en effet de se répandre
dans toute la société et d'assurer à chacun la possibilité de participer à ce processus
d'accroissement de la richesse, sans devenir le privilège d'une partie limitée de la population.
Dès lors, le travail a pu dépasser les limites dans lesquels il est naturellement fixé. En effet, le
travail est limité par le fait qu'il concerne les besoins naturels de l'individu ; une fois ces
besoins satisfaits, l'homme n'a plus besoin de travailler, jusqu'à ce que les cycles naturels se
manifestent à nouveau et qu'il soit nécessaire de produire encore. Toutefois, si la productivité
n'est plus un processus individuel mais un accroissement collectif, il est parfaitement possible
de continuer à entretenir ce processus général même si ses besoins sont déjà assouvis, et
comme le travail n'est pas limité à une catégorie sociale mais est le propre de toute la société,
il ne s'accumule pas dans les mêmes mains de façon passive, mais continue à s'entretenir
activement pour s'accroître.

1
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 324

145
Or on a vu que le travail était la condition d'une existence hors-du-monde, privée, et
soumise à la nécessité. Le capitalisme, sous cette forme d'un « ascétisme dans le monde »,
aboutit ainsi à une mise à distance du monde par le travail. Toute la société s'emploie à
entretenir un processus d'accumulation qui, s'il est bien dans le monde puisque commun, est
tourné vers la vie privée et la recherche du bonheur personnel. L'aliénation-au-monde
engendrée par la Réforme consiste ainsi à la constitution d'une sphère sociale, qui s'oppose
aussi bien à la propriété privée qu'à la sphère publique, et dans laquelle peut s'opérer un
processus d'accroissement de la productivité. Par ailleurs, cette aliénation-au-monde par le
travail est également une aliénation du travail. En effet, si le travail est une condition hors-du-
monde, constituée par des cycles de production et de consommation sans fin, il s’agit
également de la condition de l'appropriation et de la construction de la propriété privée, qui
est nécessaire à la possibilité de l'action dans le monde. Or, ce processus social
d'accumulation du capital ne peut fonctionner que si toutes les barrières de l'expression de la
force de travail, et donc toute durabilité du monde, explosent, y compris la propriété privée.
Tout ce qui pourrait permettre de fonder une stabilité et un espace public dans le monde doit
être réintroduit dans ce processus d'espèce pour permettre son entretient. Même les objets
d'usages, qui forment normalement le monde commun dans lequel nous agissons, deviennent
des objets de consommation qui disparaissent dans ce processus de production. Il y a donc ici
une aliénation du travail, qui n'est plus une condition de l'existence humaine mais un
processus d'espèce, mû par la nécessité collective. Il est ainsi possible de résumer cette
seconde forme de l'aliénation-au-monde en affirmant que les processus engendrés par la
Réforme ont abouti à faire accéder le travail à l'espace commun. En entrant dans le monde par
la Réforme et « l'ascétisme dans le monde », le travail a engendré une aliénation-au-monde et
du travail lui-même.

À travers ces deux phénomènes, se produit donc une mise à distance du monde en tant
que lieu où vivre. Que ce soit à travers la découverte du la Terre, dans laquelle le monde est
conçu comme un objet à encadrer, ou à travers la libération de la productivité, dans laquelle
les activités de l'homme se concentrent exclusivement sur le travail, le monde n'est plus le
centre de l'existence humaine. L'homme n'agit plus dans un monde constitué de la pluralité de
ses semblables. Il n’est plus habité par le souci du monde commun, mais par l'arpentage d'un
monde-objet où il peut accumuler les bienfaits de son travail. L'aliénation-au-monde est donc
un désenchantement du monde : le rapport entre l'homme et le monde est aliéné, et non le
monde lui-même. L'homme ne se perçoit plus comme appartenant au monde, mais le voit

146
comme une chose séparée. Ce n'est donc pas la condition humaine elle-même qui est aliénée
mais l'approche de l'homme vis-à-vis du monde. Bien qu'il puisse se mettre à distance du
monde, il ne peut pas rompre avec ce fait de l'existence humaine qui est d'exister dans le
monde : « aucune vie humaine, fût-ce la vie de l'ermite au désert, n'est possible sans un
monde, qui, directement ou indirectement, témoigne de la présence d'autres êtres humains »1,
et cette affirmation est d'autant plus vrai pour l'homme moderne aliéné qui mène une
existence comparable à celle d'un ermite dans le monde.

2. La quête de l'introspection

La troisième forme de l'aliénation-au-monde, qu'Hannah Arendt fait commencer avec


l'invention du télescope, est un phénomène qui se distingue des deux précédentes et qu'on
pourrait qualifier de révolution épistémologique. Ce ne sont pas tant les relations directes
entre l'homme et le monde dont il est question ici, mais de l'évolution de la science moderne,
évolution au cours de laquelle la science a pris une place telle dans la société moderne qu'elle
influe directement sur la condition humaine. Le point de départ de ce processus d'aliénation
n'est évidemment pas l'invention du télescope en elle-même, qui n'est que l'instrument par
lequel ce processus a commencé, mais la démonstration galiléenne de la Terre tournant autour
du soleil, point de départ de la science moderne et d'un nouveau rapport de connaissance entre
l'homme et le monde. Ce qui se produit avec la démonstration galiléenne de l'héliocentrisme
n'est pas une opposition entre la connaissance pure de la science et l'obscurantisme religieux,
mais un renversement, dans l'ordre de la vérité, de la démonstration et de la révélation. Ce
n'est pas la réalité de la découverte qui a provoqué cette aliénation car, comme le rappel
Hannah Arendt, Galilée est loin d'être le premier à avoir affirmé que la Terre tournait autour
du soleil : Copernic avait déjà démontré cette hypothèse sans que cela ne cause ni changement
majeur dans l'expérience du monde, ni réaction de l'Église. Le De Revolutionibus Orbium
Coelestium n’est ainsi mis à l’index qu’en 1616 soit plus de 70 ans après sa mort. De façon
plus importante encore, l'un des principaux opposants aux thèses galiléennes – le cardinal
Bellarmin – est lui-même un partisan de l'héliocentrisme, et a largement contribué à la
diffusion des thèses coperniciennes en Italie.

Une telle différence de réaction pour des thèses pourtant similaires n'est donc pas due
à leur objet, mais à leurs méthodes de démonstration. Ce qui change avec Galilée, ce n'est pas
la connaissance elle-même mais la manière dont on y parvient. La démonstration galiléenne

1
Ibid., p. 59

147
n'est pas fondée sur un raisonnement spéculatif mais sur le constat presque empirique de la
réalité de l'univers. Hannah Arendt n'affirme donc pas que ce processus d'aliénation a été
déclenché par le développement des théories scientifiques mais par l'invention du télescope
qui, en tant qu'instrument de mesure, a permis ce contact quasi direct entre l'homme et les
astres. En apportant cette preuve, la découverte de Galilée a eu deux conséquences. La
première et la plus directe, peu traitée par Arendt et qui explique l'hostilité de l'Église,
provient du fait qu'en substituant la vérité brute aux spéculations philosophiques et
mathématiques, Galilée a remis en cause la valeur cognitive de la révélation, à laquelle se
substitue celle de la preuve et de l'expérience. En ce sens, Galilée apparaît comme l’un des
fondateurs de la science moderne dont l'autorité basée sur la démonstration par l'expérience
s'oppose aux raisonnements traditionnels de la théologie et de la philosophie. S'opère donc un
changement épistémologique dans lequel la recherche de la vérité par la contemplation est
remplacée par la démonstration absolue de l'expérience.

La seconde conséquence de cette révolution épistémologique, qu'Arendt conceptualise


sous le terme de « la découverte du point d'appui d'Archimède », est la remise en doute de la
réalité empirique et objective tirée de nos sens. Cette conséquence semble d'abord paradoxale
puisque le télescope permet une démonstration empirique de la réalité de l'univers. Toutefois,
en permettant à l'homme de voir l'univers à partir d'une expérience terrestre, il permet
également d'interpréter cette expérience en termes universels. Tout le rapport au monde s'en
trouve donc modifié. Le point d'appui hors du monde réclamé par Archimède ne se révèle pas
être un point d'appui extérieur à partir duquel on peut agir sur la Terre, mais un point
conceptuel d'où il est possible de percevoir l'univers et donc d'inclure la Terre dans un plus
vaste ensemble où tout ce qui se produit est lié à des lois universelles qui transcendent le
monde commun. Cette troisième forme de l'aliénation-au-monde de la société moderne
semble donc assez proche de la première par le fait qu'elle engendre une mise à distance de
l'homme par rapport au monde dans laquelle nous ne le percevons plus que comme un objet
séparé, mais elle n'a rien de commun dans les proportions qu'elle a prise. Au-delà du fait que
les processus engendrés par les découvertes de Galilée ont un objet beaucoup plus vaste que
ceux de l'exploration du monde, cette différence tient dans la nature conceptuelle et
épistémologique de la découverte du point d'appui d'Archimède. Le développement des
sciences modernes a relativisé la connaissance du monde en assurant la réalité d'un absolu
hors du monde, totalement indépendant des affaires humaines. Face à un tel relativisme du
monde et un tel absolutisme de la vérité scientifique, l'homme se retrouve mis en retrait,

148
dépourvu de tout sentiment d'appartenance ou d'attachement au monde : « cet amour du
monde fut, au contraire, la première victime de la triomphale aliénation des temps
modernes »1.

Cela ne veut pas dire que ce retrait du monde signifie une impuissance totale de
l'homme. Au contraire, la capacité à agir sur le monde n'a jamais été aussi grande qu'à
l'époque moderne, et tout comme la notion de point d'appui d'Archimède le suggère, plus la
distance entre ce point d'appui extérieur et le monde est grande, et plus la force applicable sur
le monde sera élevée, mais cette force n'est en rien une puissance résultant de l'action des
hommes dans le monde. Elle n'intervient pas dans le monde mais s'exerce sur le monde, et
relève de la capacité de l'artisan, séparé de son œuvre, capable à la fois de créer et de détruire.
La capacité toujours accrue de l'époque moderne de pouvoir modifier radicalement le monde
par l'utilisation de forces universelles au point de pouvoir potentiellement le détruire
intégralement, révèle donc bien d'une aliénation-au-monde en tant que lieu où agir. On peut
toutefois se demander pourquoi une telle preuve a été nécessaire pour engendrer une telle
aliénation. En effet, la méfiance à l'égard des sens et le retrait du monde ne sont pa s propres à
l'époque moderne. La volonté de découvrir une vérité universelle hors du monde se retrouve
dès les origines de la philosophie, et l'allégorie de la caverne nous présente justement une
opposition entre un monde sensible soumis au doute, et la vérité absolue des formes
intelligibles. L'éloignement du monde et la recherche d'un absolu en dehors des affaires
humaines qui permette de comprendre les choses en termes universels est le propre de la vita
contemplativa, et tient à la nature même de la pensée :

Les bizarreries de l'activité de pensée proviennent du retrait, inhérent à toute


activité mentale ; la pensée ne se préoccupe que d'absences et se met à l'écart de
ce qui est proche et présent. Ceci, bien entendu, ne prouve pas qu'il existe un
monde autre que celui auquel nous appartenons dans la vie courante, mais cela
signifie que la réalité et l'existence, que nous ne savons concevoir qu'en termes de
temps et d'espace, peuvent être, temporairement, mises entre parenthèses, libérées
de leur poids et, du même coup, de leur sens pour le moi pensant. Ce qui alors, au
cours de l'activité de pensée, devient significatif c'est un extrait, produit de la
désensorialisation, et ces extraits ne sont pas de simples concepts abstraits, on les
appelait autrefois « essences ».

Les essences ne se laissent pas localiser. La pensée humaine, alors qu'elle


s'en empare, abandonne le monde du particulier et se lance à la recherche d'une
chose généralement douée de signification, mais pas nécessairement valide à
l'échelle universelle. La pensée généralise sans cesse, fait rendre à bon nombre

1
Ibid., p. 333

149
d'instances particulières – que, grâce au processus de dé-sensorialisation, elle peut
entasser en vrac en vue d'une manipulation rapide – la signification qui en est
inséparable. La généralisation est inhérente à la pensée, même quand celle-ci
souligne la primauté universelle du particulier. En d'autres termes, l'« essentiel »
est ce qui s'applique partout, et ce « partout », qui donne à la pensée son poids
caractéristique, est, en termes d'espace, un « nulle part ». Le moi pensant qui se
meut parmi les universels, les essences invisibles, se trouve, à strictement parler,
nulle part ; c'est un apatride au sens le plus fort du terme.1

L'activité de pensée se tient hors-du-monde, dans le retrait par rapport aux


phénomènes. L'homme de pensée n'est pas un acteur mais un spectateur qui contemple son
objet sans jamais intervenir sur lui, ce qui l'oppose donc à toutes les conditions de la vita
activa, dans lesquelles l'homme intervient sur le monde (l'animal laborans agit sur la nature ;
l'homo faber sur ses œuvres ; et l'homme d'action dans la pluralité). Cette attitude n'est pas
due à l'époque moderne, mais est bien le propre de toute activité mentale. Nous sommes donc
toujours dans la condition humaine. Quand elle traite de la pensée, Arendt parle du rapport
entre le monde et l'homme en train de penser. La pensée n'existe pas dans un autre univers
mais met en suspend la réalité du monde, c'est-à-dire l'existence de l'homme dans le monde
commun, pour mieux embrasser son objet. Le philosophe ne cesse pas d'exister dans le
monde, mais fait comme si c'était le cas afin de pouvoir mener à bien son activité de penser.
Cette mise en retrait de la pensée est rendue nécessaire par la nature de l'objet sur lequel elle
porte. En effet la pensée ne porte pas sur des choses particulières, mais sur des universaux.
Elle ne s'applique pas à cette table en particulier, ou à cette pluralité dans laquelle des
hommes particuliers se révèlent qui ils sont, mais sur les tables ou sur l'homme en général. Il
s'agit de découvrir le sens des choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, indépendamment du
monde dans lequel elles apparaissent. On peut ainsi affirmer que, telle que la conceptualise
Hannah Arendt, la pensée porte sur l'Être et non sur l'existence. La pensée recherche la nature
même des choses, ce qu'elles sont en soi, et non la réalité de cet être, prise dans un monde
d'apparence où tout existe dans un rapport avec d'autres choses.

Il y a donc une opposition naturelle de la pensée aux sens, récepteurs des apparences et
donc moteur de la réalité commune du monde. Située hors-du-monde, dans un nulle part d'où
elle peut embrasser l'universalité de l'Être, la pensée cherche à découvrir ce qui se cache
derrière les apparences, à trouver l'essence des choses en leur retirant tout ce qu 'elles ont de
particulier. La pensée retire à ses objets leur caractère sensible et mondain, pour les
transformer en idées dont on peut tirer une signification universelle. Le nulle part de la

1
La vie de l'esprit, Op. cit., p. 255-256

150
pensée, qui lui permet de rechercher une universalité qui est par essence étrangère au monde,
est donc très proche du point d'appui d'Archimède, lui aussi extérieur au monde, à partir
duquel il est possible d'appliquer des lois universelles à la Terre. Toutefois, cette
désensorialisation du monde par la pensée se distingue par une forme très aristotélicienne de
remontée des sensibles vers les intelligibles, quand les processus engendrés par la découverte
du point d'appui semblent plus proche d'une descente platonicienne des intelligibles dans les
sensibles, puisqu'il s'agit d'une application de lois universelles dans le monde commun, et non
de recherche de la généralité à partir de l'expérience du singulier.

L'aliénation-au-monde due au développement de la science moderne n'est toutefois ni


platonicienne, ni aristotélicienne mais cartésienne. Ce qui la caractérise n'est pas la découverte
ou la recherche d'un absolu intelligible, mais le doute hyperbolique du monde, et l'avènement
du moi comme référence ultime du savoir : « au lieu de la nature de l'univers – pour citer
Heisenberg – l'homme ne rencontre que soi »1. Hannah Arendt procède ainsi à une critique de
la pensée de Descartes, dont elle reprend l'analyse de Nietzsche comme « école du
soupçon »2. Elle ne remet pas en cause l'intégralité de la pensée de Descartes puisqu'elle
n'aborde ni la preuve de l'existence de Dieu, ni le dualisme de l'âme et du corps mais s'attache
à critiquer la démarche du doute hyperbolique et les conséquences du cogito, qui a abouti à
faire de l'homme la référence ultime du savoir.

On retrouve ici l'imprévisibilité, caractéristique de l'action, qui était déjà présente pour
les trois formes de l'aliénation-au-monde de l'époque moderne. En effet, l'objectif de
Descartes, dans les Méditations métaphysiques, n'est pas de pousser l'homme dans
l'introspection et le repli sur soi pour trouver en lui-même la source du savoir, mais
d'« entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que
j'avais reçues jusques alors en ma créance, et de commencer de nouveau dès les fondements,
si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences »3 (c'est nous qui
soulignons). Il ne s'agit donc pas de douter éternellement de tout, mais de trouver un
fondement définitif pour les sciences, qui permette d'en garantir la véracité. Le sujet des
Méditations métaphysiques n'est pas le moi mais l'existence de Dieu et la distinction entre
l'âme et le corps. Dès la deuxième méditation, le doute hyperbolique est levé par la
découverte du cogito, et Descartes peut alors rétablir tous les fondements du savoir, y compris

1
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 330
2
Ibid.
3
DESCARTES, Méditations métaphysiques, Première méditation, p. 57, Paris : Garnier-Flammarion, 1992

151
celui des sens, à partir de cette preuve de la réalité du cogito, notamment en prouvant
l'existence de Dieu et le fait qu'il n'est pas trompeur. Or Arendt réalise sa critique du doute
cartésien, et de l'aliénation-au-monde, qu'il engendre sur ce besoin d'une preuve de la validité
du savoir :

À partir de Descartes au moins, l'homme n'est plus sûr de rien, pas même de
sa réalité ; il a besoin de preuves, non seulement de l'existence de Dieu, mais aussi
de la sienne. La certitude du Je-suis est ce que Descartes a trouvé dans son Cogito
me cogitare, c'est-à-dire dans une expérience mentale à laquelle aucun des sens,
qui donnent la réalité de soi-même et du monde extérieur, n'est nécessaire.1

Ce besoin d'une preuve, que ce soit celle de Dieu, de l'âme, ou de l'existence même du
sujet pensant, provient directement de la preuve, apportée par Galilée, que la Terre tourne
autour du Soleil. Cette démonstration, et plus largement toutes les grandes découvertes
scientifiques du début du XVIIe siècle, est à l'origine de l'entreprise de Descartes de refonder
tout le savoir. Lorsque Descartes affirme s'être « aperçu que, dès mes premières années, j'avais
reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j'ai depuis fondé sur des
principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain »2, il a en tête les
démonstrations de Galilée et les progrès de l'astronomie. En apportant la preuve que la Terre
tourne autour du Soleil, contrairement à ce que toutes les apparences nous laissent
naturellement croire, Galilée n'a pas seulement remis en doute les informations tirées du
monde sensible, il impose également le doute sur toute proposition qui n'a pas été précisément
démontrée par un système de preuve. Le doute cartésien se borne ainsi à admettre cette
prémisse méthodique et à appliquer ce besoin d'une preuve à toutes les idées et à tous les
acquis de l'homme.

Or la certitude de la vérité disparaît paradoxalement avec cette importance de la


preuve. Comme chaque chose, la réalité de l'existence, la bonté de Dieu, ou la validité des
sens, doit être vérifiée et démontrée, il n'est plus possible de détenir la vérité comme une
chose intuitive, stable et bien conçue. Non seulement il n'est plus possible de se fonder sur des
expériences communes, sur le bon sens comme une assurance de la vérité, puisque chacune de
ces expériences doit au préalable être démontrée pour être valide, mais de plus chaque
affirmation, même démontrée rationnellement, est susceptible d'une remise en doute après sa
démonstration. Ainsi, à la fin de la 6e méditation, le doute est censé être définitivement levé. Il
est levé en tant que méthode de démonstration depuis la 2 e méditation, et il est levé en tant

1
La vie de l'esprit, Op. cit., p. 459
2
Méditations métaphysiques, Op. cit., p. 57

152
qu'expérience du soupçon sur la connaissance puisque la vérité de toutes les facultés, y
compris celle tirée des sens, a été rétablie. Pour Descartes, à la fin des Méditations
métaphysiques, il est désormais clair que le savoir a été bien assuré et que les hypothèses du
doute hyperbolique ont été définitivement levées. Or, loin de s'achever avec Descart es,
l'expérience du doute continue de s'appliquer, y compris sur ses démonstrations et sur ses
prémisses. Ainsi, en remettant en cause l'existence même d'une chose qui pense, Nietzsche
radicalise le doute cartésien, qui est lui-même une radicalisation des conséquences
épistémologiques impliquées par la preuve galiléenne. Loin d'être un moment déterminé et
borné dans la démonstration, le doute devient ainsi le principe fondamental de toute la pensée
moderne : « dans la pensée moderne, le doute à peu près la position centrale qu'avait toujours
occupé le thaumazein des Grecs, l'étonnement devant tout ce qui existe tel quel »1.

On trouve un phénomène similaire dans la science moderne. Fondée sur des


démonstrations empiriques tirées d'expériences abstraites, la science moderne n'est pas
capable d'établir la vérité mais vérifie des hypothèses, qui sont ensuite remises en question par
le développement de nouvelles expériences et de nouvelles hypothèses scientifiques. Aucune
des grandes découvertes scientifiques depuis Galilée n'est parvenue à atteindre une plénitude
dans le savoir telle qu'on puisse la considérer comme une vérité éternelle, impossible à
remettre en doute. Le point d'appui d'Archimède s'est ainsi éloigné de plus en plus de la Terre
et du Soleil, au point qu'on puisse désormais « tout aussi valablement considérer que la Terre
tourne autour du Soleil, ou le Soleil autour de la Terre, que ces deux représentations
s'accordent avec les phénomènes observés et que la différence ne tient qu'au point de
référence que l'on a choisi »2. De même, l'atome, qui était censé être l'unité parfaite et
indivisible de la matière, n'a cessé de se diviser en sous-particules depuis sa découverte, au
point que la matière finisse par se confondre avec l'énergie. Jamais on n'a autant établi de lois
de la nature, et jamais ces lois ne se sont avérées fausses ou incomplètes aussi rapidement. La
science moderne prend ainsi la forme d'un vaste processus de découvertes, fondées sur
l'hypothèse et sur l'expérience, sur lequel s'appuie la notion de progrès, qu'il soit technique ou
purement scientifique.

Le doute prend ainsi la place occupée par l'étonnement et la vérité dans la philosophie
traditionnelle. Il est à la fois le point de départ de la réflexion, ce qui nous fait penser, et le
résultat de cette activité puisque chaque proposition est à nouveau soumise au doute. Comme

1
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 345
2
Ibid., p. 332

153
pour la deuxième aliénation-au-monde, cette rupture avec la certitude de la vérité aboutit alors
à un accroissement exponentiel de la production de savoirs, mais qui ne fait que trahir la perte
du sens commun qui caractérise la condition moderne. Nous sommes donc bien face à une
aliénation de l'homme par rapport au monde qui se manifeste dans le rapport de connaissance
direct entre l'homme et le monde. Avec l'époque moderne, le monde commun n'est plus la
source ni même un objet du savoir, mais un champ d'expériences potentielles. L'être même du
monde et la capacité de l'homme à le connaître sont ainsi remis en doute. Face à cette
aliénation-au-monde, le doute hyperbolique de Descartes apparaît comme une réponse qui
vise à pousser le doute au maximum pour s'en débarrasser une fois pour toutes. Cette solution
n'a pas abouti puisque le doute cartésien lui-même a été confronté au doute, comme on vient
de le voir, mais également parce que l'intuition de la 2 e méditation qui met fin au doute
conduit l'homme à chercher cette réponse en lui-même et non dans le monde. Ainsi le cogito
cartésien, loin de résoudre l'aliénation-au-monde, tend au contraire à l'aggraver en engendrant
une tendance à l'introspection. En effet, cette solution, qui permet de trouver dans la réalité de
la conscience une certitude qui échappe au doute, consiste en fait à « transporter dans
l'homme le point d'Archimède »1. Or ce point est nécessairement extérieur au monde. Faire de
la conscience de soi le point qui permet d'agir sur le monde signifie donc éloigner
définitivement l'homme du monde.

Puisque toute la vérité du monde repose sur sa conscience, il n'est pas nécessaire
d'aller chercher la vérité en dehors de soi-même, que ce soit dans la réalité du monde commun
ou dans la quête d'idées intelligibles situées hors du monde, mais qui disposent tout de même
d'une existence en soi. La vérité ne se situe plus dans l'expérience tirée des sens ou dans la
raison, mais dans la conscience de soi. Ce n'est plus l'arbre qui est le sujet d'une telle
recherche, mais l'arbre-vu par un sujet capable de conscience. La vérité ne se situerait donc
pas dans la conformité entre une affirmation et le monde, mais dans des structures internes à
l'être humain.

« L'arbre vu », découvert dans la conscience par l'introspection, n'est plus


l'arbre donné dans la vue et le toucher, entité en soi avec son identité, sa forme
inaltérable. Transformé en objet de conscience sur le même plan qu'un simple
souvenir ou qu'une chose purement imaginaire, il devient partie intégrante du
processus, c'est-à-dire de cette conscience que l'on ne connaît que comme un flot
toujours en mouvement. 2

1
Ibid., p. 357
2
Ibid., p. 354

154
La réponse à l'aliénation-au-monde engendré par le doute, qui consiste à faire de
l'homme la référence de tout savoir en transférant la vérité d'une chose dans la conscience,
permet d'échapper au processus sans fin d'accroissement des connaissances engendré par le
doute et la méthode scientifique. Étant devenu le seul critère permettant de dire si une chose
est vraie ou fausse, l'homme n'est plus sujet ni à l'expérience du doute, ni aux découvertes de
la science. L'arbre-vu est intégré à la conscience individuelle, et devient un objet de
connaissance parfaitement imperméable à toute critique extérieure à l'individu ayant
conscience de cet arbre. Peu importe que la science ait affirmé et démontré que la Terre
tournait autour du soleil, ces démonstrations ne peuvent rien changer au fait que la conscience
individuelle voit le soleil tourner autour de la Terre. L'espace de la conscience permet donc
d'abriter la vérité contre les assauts du doute.

Toutefois cette réaction face au doute tend à aliéner encore plus l'homme vis-à-vis du
monde que ne le faisait le développement d'une science moderne fondée sur le doute. En effet,
l'aliénation engendrée par la découverte du point d'Archimède avait pour conséquence de faire
disparaître toute stabilité dans le savoir du monde. Assailli par le doute et la nécessité de
fournir une démonstration à toute proposition, l'homme ne peut plus prétendre connaître le
monde, qui n'est dès lors plus un objet de savoir mais un champ de possibilités à
expérimenter. Néanmoins, même dans cette aliénation, le monde ne disparaît pas. La
permanence du savoir disparaît mais non le savoir lui-même. Personne ne peut affirmer que
les démonstrations de la science sont fausses. Toutes nous disent quelque chose sur le monde
et permettent d'en accroître notre connaissance. Cette connaissance ne prend jamais la forme
d'une certitude permanente qui permettrait alors d'agir dans le monde, mais elle porte bien sur
le monde.

Or, en se repliant sur sa propre conscience pour garantir la vérité du monde contre les
atteintes du doute et du processus de connaissance, on se coupe également du monde. L'arbre-
vu n'est plus susceptible d'être remis en doute, mais il perd également son identité de chose en
soi, existant par lui-même et séparé de la personne qui le perçoit. Il devient ainsi une idée
n'ayant plus de réalité propre et faisant partie de l'individu en sa conscience. La conscience de
l'arbre est certes indépendante d'un processus de connaissance qui pourrait remettre en doute
la validité de sa perception, mais elle est également indépendante de l'arbre lui-même, tel qu'il
est perçu. Cette indépendance de la conscience est donc également une indépendance à l'égard
du monde, l'objet perçu dans la conscience n'ayant alors pas plus de consistance qu'un objet
de l'imagination.
155
Hannah Arendt oppose ainsi « l'arbre donné dans la vue et le toucher », objet
autonome menant une existence par soi que l'homme va chercher dans le monde, et l'arbre
« découvert dans la conscience par l'introspection » qui n'est qu'un des éléments du processus
d'imagination et qui ne dispose d'aucune réalité dans le monde. Alors que les sens nous
mettent en contact avec le monde en nous permettant de percevoir des objets qui existent en
dehors de nous et que nous pouvons ainsi explorer dans toute leur réalité, le repli sur la
conscience ne nous met en contact qu'avec nous-mêmes. Peu importe alors que l'objet-conçu
existe également par lui-même dans le monde, à partir du moment où il est réduit à un état de
la conscience il ne dépend plus de la réalité du monde mais de l'esprit qui le conçoit : « il n'y
entre rien que ce que l'esprit a produit lui-même; nul n'intervient que le producteur du produit
lui-même, l'homme n'affronte rien et personne que soi-même »1.

Nous sommes donc face à un processus d'intériorisation et d'individualisation du


monde. L'être n'est plus conçu comme une réalité à part mais comme une partie de la
conscience humaine. Ce processus contribue donc à l'appauvrissement de la pluralité. Puisque
l'homme ne rencontre que lui-même et les objets de sa conscience, il n'y a plus de distinction
entre les êtres, ni même d'altérité. Si on pousse cette introspection dans la conscience, tirée du
doute hyperbolique, à son point le plus extrême, alors tout ce qui existe se réduit à n'être qu'un
état de conscience de l'individu qui les porte, sans qu'il puisse y avoir d'action avec d'autres
sujets considérés comme égaux. Cette analyse de la pensée de Descartes comme une tendance
à l'introspection et une rupture complète avec le monde s'explique notamment par deux
concepts centraux dans la pensée cartésienne. Tout d'abord le critère qui définit la vérité est,
pour Descartes, celui de la clarté et de la distinction. Est considérée comme vraie toute
affirmation qui apparaît clairement et distinctement à l'esprit, et qui ne peut pas être soumise
au doute. Dans cette perspective, la vérité est établie directement par le rapport entre l'esprit et
l'objet de la pensée, sans la médiation d'un monde commun. Ensuite, la thèse de Descartes dite
de la « création des vérités éternelles » repose sur l'idée que les vérités nécessaires n'existent
pas par elles-mêmes mais qu'il s'agit de dispositions que Dieu met en l'homme de tel sorte
qu'il puisse comprendre le monde tel qu'il est, mais qui sont totalement contingentes du point
de Dieu. Il est ainsi possible, pour Descartes, de saisir que des propositions qui nous
apparaissent contradictoires auraient pu être possibles, même si on ne parvient pas à en
comprendre le sens. De la sorte la vérité ne dépend pas de l'expérience empirique du monde,

1
Ibid., p. 352

156
ni même de la contemplation d'idées qui existent hors de l'être humain, mais est donnée à
l'esprit par le fait que Dieu existe et est une substance infinie et toute-puissante.

La raison cartésienne est fondée tout entière « sur le postulat implicite que
l'esprit ne peut connaître que ce qu'il a produit et conserve en un sens à l'intérieur
de soi-même ». Son idéal suprême doit être par conséquent la connaissance
mathématique telle que l'entend l'époque moderne, c'est-à-dire la connaissance
non point de formes idéales données en dehors de l'esprit, mais de formes
produites par un esprit qui, dans ce cas particulier, n'a même plus besoin que les
sens soient stimulés – ou plutôt irrités – par des objets autres que soi.1

Toutefois, cette interprétation des thèses cartésiennes comme point de départ d'un
processus d'intériorisation de la vérité semble entrer en contradiction avec les analyses
d'Hannah Arendt sur l'apparence comme lieu de l'action politique. En effet, l'espace de l'action
est un espace d'apparence, qui n'a donc rien à voir avec la réalité d'objets qui existeraient par
eux-mêmes, indépendamment de la perception humaine. L'arbre-vu, perçu en tant
qu'apparence, a autant de valeur pour le domaine public que la réalité de l'arbre, puisque l'être
de l'arbre se confond justement avec ce qui apparaît à tous. Le monde est, chez Hannah
Arendt, un monde de phénomènes. Une chose qui existerait sans apparaître n'aurait aucune
réalité dans le monde. De ce fait, pourquoi cette transformation de l'objet en un état de
conscience est-elle si importante ? Puisqu'en apparaissant l'objet se révèle en tant qu'être,
pourquoi l'objet conçu dans la conscience perdrait-il cette valeur ontologique ?

La différence entre l'apparence et le processus d'introspection est due au caractère


commun des apparences. Ce qui apparaît à tous peut constituer l'être, sans qu'il soit nécessaire
de remonter à des idées intelligibles derrières les phénomènes, parce qu'ils apparaissent aux
yeux de tous et disposent ainsi d'une objectivité sur laquelle on peut fonder le monde
commun. Les apparences sont partageables, elles ne dépendent pas uniquement de la
subjectivité de celui qui les perçoit. Inversement, les états de conscience sont enfermés dans le
champ de la subjectivité et ne sont valides que pour celui qui en a conscience. Par ses sens,
l'homme peut s'intégrer dans le monde, d'où l'importance du concept de sens commun dans la
pensée d'Hannah Arendt. Or le sens commun est ici aliéné par cette quête de l'introspection.
Toute vérité ne provenant que de moi, les apparences perdent ce caractère commun qui leur
permettaient d'intégrer l'homme dans le monde. Elles ne sont plus que des objets de
conscience, dépourvues de toute objectivité, qui ne dépendent que de la subjectivité du sujet
de la conscience.

1
Ibid., p. 355

157
La réponse de Descartes pour garantir la réalité des phénomènes témoigne elle-même
de cette perte du sens commun. En effet, pour prouver qu'il existe bien quelque chose en
dehors de moi, Descartes recourt à une démonstration de l'existence de Dieu, c'est-à-dire d'une
substance infinie et éternelle, dont la réalité de son existence est impliquée par son concept
même. Dieu ne fait pas partie du monde. Il s’agit d’un un être complètement étranger à la
condition humaine. Le concept d'existence repose, chez Hannah Arendt, sur le fait que
l'individu naissant est un être totalement nouveau et unique, et qui ne peut pas venir au monde
tout seul. Dès la naissance l'homme est un être distinct qui dépend d'une pluralité pour exister.
Au contraire, Dieu n'a besoin de personne pour exister. La force de l'argument ontologique
auquel recourt Descartes tient justement au fait que le concept de Dieu implique son
existence, que Dieu ne peut pas ne pas exister. La réalité du monde n'est donc pas garantie par
la pluralité des points de vue, qui perçoivent le même objet, mais par un être tout puissant qui
assure que le monde ne peut pas être une illusion par sa seule nature.

Ce n'est donc pas l'être en soi des idées et des choses qui est aliéné dans ce processus
d'intériorisation mais l'authenticité des apparences et le sens commun, et donc la capacité à se
constituer en une pluralité d'où il est possible d'agir dans le monde. À travers tout ce vaste
processus d'aliénation-au-monde, ce sont les liens entre les individus qui disparaissent, et avec
eux la possibilité de connaître le monde comme un lieu commun où on peut agir.

3. L'inversion de la vita activa

L'aboutissement de ces différents processus d'aliénation, qui se présentent comme un


accroissement de l'individualisme et un repli sur soi de l'homme dans la sphère privée et en
lui-même, est une inversion de la vita activa. En ce sens, Arendt peut parler d'une « condition
moderne ». La condition moderne n'est pas différente de la condition humaine dans son
essence mais dans sa forme. Dans la société moderne l'homme vit toujours dans le monde, et
ce monde détermine toujours les mêmes conditions que sont le travail, l'œuvre, et l'action. Ce
sont les rapports de ces trois conditions entre elles qui sont changées par rapport à une société
dite traditionnelle. L'aliénation-au-monde qui s'opère avec la société moderne n'est donc pas
une rupture avec le monde telle qu'on pourrait la comparer à l'émigration vers une autre
planète, dans laquelle la condition humaine n'aurait plus aucun sens, mais d'un changement
dans la structure même de la condition humaine.

L'éloignement de l'homme par rapport au monde, le fait qu'il ne soit plus préoccupé
par ce qui existe dans la communauté et dans l'espace public, engendre une remise en cause

158
de l'ordre de la condition humaine. Ce renversement s'effectue en deux temps,
chronologiquement successifs. La première inversion a lieu entre l'œuvre et l'action, puis est
rapidement suivie par un renversement de toute la vita activa dans le travail, qui devient alors
le centre de toute la condition moderne. Le premier renversement de la vita activa dans
l'œuvre est lié à la troisième aliénation-au-monde, puisqu'il est dû à l'introduction de
l'expérimentation dans les sciences. Cette modification dans la condition humaine, dont la
meilleure expression est le développement de la productivité et la révolution industrielle au
XIXe siècle, apparaît avec la révolution des savants. Ce renversement se manifeste dans
l'utilisation de plus en plus importante d'instruments de mesure dans la recherche du savoir.
Tout le développement scientifique moderne est lié à l'existence d'outils qui permettent
d'améliorer les calculs, de réaliser des expériences, ou de mesurer des phénomènes qu'on ne
peut normalement pas percevoir. Or la conception et la fabrication d'outils est directement liée
à la condition de l'homo faber. Il ne s'agit ni d'une relation aux autres, ni d'un processus de
production qui vise à assurer des besoins. Chaque outil est un objet unique, conçu pour une
fin précise. La science moderne dépend moins du retrait par rapport au monde qui est le
propre de la pensée et de la contemplation, que de moyens pour réaliser ses expériences et
comprendre comment le monde fonctionne. Elle se trouve dans un rapport instrumental au
monde, lié à l'utilisation de moyens en vue d'une fin, qui caractérise l'œuvre.

L'époque moderne est ainsi largement déterminée, dans cette première phase du
renversement de la vita activa, par la présence de machines qui permettent aux hommes
d'avancer dans les différentes directions qu'ils se sont fixés. Cette situation ne se limite
d'ailleurs pas à la recherche expérimentale et au progrès du savoir. Si la science moderne
commence avec l'invention du télescope, les progrès économiques et l'énorme accroissement
de la productivité qui ont lieu à partir du XIXe siècle sont fortement liés à l'invention de la
machine à vapeur. L'évolution de la société moderne peut ainsi être retracée à partir de toutes
ces inventions sans lesquelles les différentes découvertes et les changements qu'elles ont
entraînés n'auraient pas été possibles. L'homo faber joue donc un rôle décisif du fait qu'il
fournit à la société moderne les moyens d'atteindre ses fins dans ses différents domaines, que
ce soit la science ou l'industrie. Toutefois cette situation n'est pas propre à l'époque moderne,
elle est vraie pour toute société dans laquelle les artisans jouent un rôle majeur. La nouveauté
de la société moderne est non seulement la position qu'occupe l'homo faber dans la hiérarchie
sociale, mais surtout l'extension de sa mentalité à toute la société. Pour les sciences, Hannah

159
Arendt conceptualise ce phénomène comme étant le passage de la question du pourquoi à
celle du comment :

Plus décisive encore fut la présence de la fabrication dans l'expérimentation,


qui produit elle-même ses phénomènes d'observation et par conséquent dépend
dès le début des capacités productives de l'homme. Pour utiliser l'expérimentation
afin de connaître, il fallait déjà être convaincu que l'on ne peut connaître que ce
que l'on a fait, car cette conviction signifiait que l'on peut s'informer des choses
que l'homme n'a point faites en se représentant et en imitant les processus qui les
ont amenés à l'existence. Dans l'histoire des sciences le passage, dont on a
beaucoup parlé, des anciennes questions : qu'est-ce que cette chose, ou pourquoi
est-elle, à la nouvelle : comment se fait-elle, est une conséquence directe de cette
conviction, et la réponse au « comment » ne peut se trouver que dans
l'expérimentation.1

Le renversement de la vita activa dans l'œuvre s'est donc opéré à partir d'un
renversement dans l'ordre des représentations. Ce n'est pas la présence de l'homo faber dans la
vie sociale qui est décisive mais le développement de ses idées dans tous les aspects de la
société moderne, et notamment les sciences. L'expérimentation est une méthode de recherche
qui implique que le chercheur ne soit pas dans une relation de mise à distance contemplative
avec l'objet étudié, mais intervienne sur lui afin de pouvoir reproduire expérimentalement les
conditions de son existence, et comprendre ainsi, par les variations décidées par le chercheur,
comment il fonctionne. Il s’agit donc d’une méthode de fabrication, liée à la capacité de
l'homo faber à agir sur les choses à tous les moments du processus de fabrication. Or
l'utilisation de cette méthode est lié à la conviction qu'on ne peut connaître les choses qu'en
agissant sur elles et qu'en imitant artificiellement leur fonctionnement. Ce renversement est
donc déterminé par un changement dans l'ordre des idées. Le passage de la question du
« pourquoi » à la question du « comment » est dû à une modification dans l'attitude des
savants, qui ne cherchent plus à déterminer ce qu'est une chose par la contemplation mais à
découvrir comment elle fonctionne par l'expérimentation.

Pour décrire cette mentalité de l'homo faber dans la compréhension du monde, Hannah
Arendt reprend l'analogie, récurrente au XVIIIe siècle, de l'horloge et de l'horloger 2. En effet
dans cette métaphore, le monde est conçu comme un objet aux mécanismes déterminés, dont
il s'agit de comprendre le fonctionnement précis. Disparaissent alors du monde tous les
éléments propres à l'action tels que l'imprévisibilité des événements. De plus, la présentation
de Dieu comme un horloger se place dans la perspective démiurgique de l'œuvre, où s'opère la

1
Ibid., p. 369-370
2
Ibid., p. 372

160
séparation de la fin et des moyens, et la nature objective de la chose créée. Le monde ne se
limite pas à ses mécanismes et à ses processus. Il s'agit d'un objet à part entière dont il faut
comprendre le fonctionnement et où tous les phénomènes naturels sont réduits à l'état de
mécanismes, mais qui conserve encore une réalité autonome.

Cette extension du rapport au monde de l'homo faber à tous les aspects de la vita
activa prend la forme d'une redéfinition de la raison comme « calcul de conséquences »1. Par
rapport à la connaissance du monde cela signifie que la raison sert à calculer quelles sont les
causes et les conséquences de chaque phénomène, c'est-à-dire à comprendre comment le
monde fonctionne. Cette redéfinition agit également au niveau politique dans la définition de
l'État, telle qu'on peut la trouver notamment chez Hobbes, qui prend la forme d'un
gouvernement souverain, agissant sur une scène publique conçue un objet déterminé par des
mécanismes rationnels. La philosophie politique hobbesienne repose en effet sur le principe
de la raison conçue comme faculté de calcul des pertes et profits, à partir d'une finalité qui est
le désir individuel de survivre. Bien que l'état de nature soit conceptualisé comme un état de
liberté, cette liberté n'est pas une action politique, mais un acte de la volonté dans lequel
l'individu peut choisir en fonction de critères rationnels les meilleurs moyens dont il dispose
pour assurer des fins déterminées par l'appétit, sans être entravé de l'extérieur. L'action
politique est donc conçue à partir du champ de la fin et des moyens, et à partir de la faculté de
l'individu à faire des choix rationnels dans un isolement complet, sans référence à une
quelconque pluralité. En effet, l'état de nature est un état de « guerre de tous contre tous »
parce que chacun n'agit qu'en suivant ses propres intérêts, sans considérer l'action d'autrui
dans son calcul. De plus, le contrat social qui permet de sortir de l'état de nature en aliénant sa
liberté au souverain, est un contrat qui se passe entre le souverain et chaque individu pris
individuellement, sans qu'ils aient aucun lien entre eux qui pourrait créer un intermédiaire
entre eux et le souverain. Nous sommes donc bien dans le champ de l'œuvre. Chacun agit
dans un superbe isolement, en fonction de critères qui se rapprochent de ceux qui doivent
guider un artisan dans son travail pour fabriquer un objet déterminé.

Hobbes peut conceptualiser le passage entre l'état de nature et l'état civil parce qu'il
considère que tous les hommes sont mus par un désir de puissance, qui explique l'état de
guerre qui a lieu dans l'état de nature, et par un désir de sécurité qui permet d'expliquer
pourquoi ils peuvent troquer leur liberté et leur égalité naturelle contre l'établissement d'un

1
Ibid., p. 356

161
État permettant d'assurer la concorde sociale. La clef de tout ce raisonnement est la rationalité
individuelle, qui permet à chacun de comprendre qu'il vaut mieux se défaire de sa liberté pour
pouvoir assurer sa sécurité. Hobbes conçoit donc l'action humaine à partir d'un simple
comportement rationnel, qui dépend de passions identiques pour chaque individu. Il supprime
donc du champ de la politique toute forme d'imprévisibilité et de pluralité. Le gouvernement
est établi parce que chacun aspire à la même chose que son voisin. Il y a donc une inversion
de l'action et de l'œuvre, la vie politique n'est plus conçue qu'en termes de fins et de moyens,
et de comportements de masse où chacun agit isolément mais de manière identique.

De plus, le dessaisissement du droit naturel par rapport à l'État, consiste à laisser le


monopole de la violence légitime à une autorité supérieure qui organise dès lors les rapports
entre les individus. Le gouvernement n'est donc pas dans un rapport d'action réciproque avec
les citoyens, mais devient une institution séparée qui agit sur l'espace public en y exerçant une
force dont il est le seul détenteur. L'État décrit par Hobbes dans le Léviathan présente ainsi ce
caractère titanesque et prométhéen qui est le propre de l'homo faber, exerçant une force et
faisant violence à la matière première pour en tirer un objet qui soit différent de lui-même.
Tout comme l'homo faber s'oppose aux lois de la nature en détruisant l'habitat de l'animal
laborans pour créer son propre monde, la pensée de Hobbes théorise la sortie de l'état de
nature par l'intermédiaire de l'État et du souverain. La volonté de Hobbes de faire de la
politique une véritable science aboutit ainsi à considérer le rôle de l'État comme celui d'un
artisan agissant sur une matière naturelle régie par des règles fixes – qui n'est autre que
l'homme – pour lui donner une forme ordonnée.

Or, une telle entreprise de rationalisation de la théorie politique ne tient pas compte
d’une approche de la condition humaine où chaque individu est un nouvel être, entièrement
unique et où l'action politique est mue par les processus sans fin des actions individuelles et
des nouveaux événements qui rendent l'action imprévisible. L'homo faber ne peut pas agir sur
les autres individus. En considérant la liberté comme l'absence de contrainte extérieur, et
comme l'expression d'une volonté totalement déterminée par les passions et les appétits,
Hobbes rationalise le comportement individuel, et développe une théorie politique fondée sur
des tendances générales de la population, mais nie dans le même temps toute une dimension
de l'existence humaine, à savoir la capacité d'engendrer de nouveaux processus :

Agir dans le style du faire, raisonner dans le style du « calcul de


conséquences », c'est laisser de côté l'inattendu, l'événement lui-même, puisqu'il
serait peu raisonnable ou irrationnel de s'attendre à ce qui n'est qu'une
162
« improbabilité infinie », mais comme l'événement constitue le tissu même du réel
dans le domaine des affaires humaines où « l'improbable arrive régulièrement », il
est extrêmement peu réaliste de n'en pas tenir compte : de ne pas tenir compte
d'une chose sur laquelle personne ne peut compter. La philosophie politique de
l'époque moderne, dont Hobbes demeure le meilleur représentant, bute sur cette
troublante découverte : son rationalisme est irréel, son réalisme est irrationnel, ce
qui revient à dire que le réel et la raison ont divorcé. La gigantesque entreprise de
Hegel essayant de réconcilier l'esprit et la réalité (den Geist mit der Wirklichkeit
zu versöhnen), réconciliation qui est le souci profond de toutes les théories
modernes de l'Histoire, s'appuyait sur cette intuition que la raison moderne s'est
échouée sur l'écueil du réel.1

Face à l'incapacité de la raison moderne de saisir la réalité de l'action humaine, et aux


apories qu'engendre la conceptualisation du comportement individuel comme un simple
« calcul des conséquences », la philosophie politique va alors, selon Hannah Arendt, tenter de
saisir le domaine des affaires humaines à partir des processus qui s'y déroulent plutôt qu'à
partir des activités individuelles. Ce ne sont donc pas les actions humaines qui sont l'objet de
la philosophie, mais les processus, notamment historiques et biologiques, pris en eux-mêmes.
La volonté de Hegel de réconcilier la raison et la réalité consiste à considérer tous ces
processus, dans leur totalité, comme un unique mouvement de l'histoire. Puisque la raison ne
peut rendre compte des actions individuelles, qui sont par nature indéterminées et soumises à
l'imprévisibilité, la philosophie hégélienne cherche à comprendre la réalité à partir de la
totalité de ces processus qui composent l'histoire humaine.

Le sujet de la dialectique hégélienne n'est pas l'homme, individu singulier en rapport


avec ses semblables, mais le genre humain dans sa totalité et le processus historique au cours
duquel l'esprit du monde se manifeste. La raison ne cherche ainsi pas à comprendre le
comportement individuel mais l'évolution de l'histoire, qui se manifeste selon une dialectique
du progrès malgré le caractère imprévisible de chaque action particulière. La raison peut alors
découvrir l'esprit du monde et du temps, sans avoir à rendre compte de tous les phénomènes
particuliers par des règles universelles. En déplaçant l'objet de la théorie politique du
comportement individuel à la totalité de l'histoire, l'entreprise hégélienne prend la forme d'une
réconciliation de la raison avec la réalité, car elle permet à l'esprit de saisir le sens des affaires
humaines, sans pour autant laisser de côté toute la dimension novatrice de l'action. L'histoire
de l'humanité se conçoit alors comme un unique processus ascendant où se manifeste l'Esprit
du monde à travers le devenir.

1
Ibid., p. 375-376

163
Toutefois si une telle analyse permet de résoudre le conflit entre la raison et la réalité
de l'action humaine en faisant de l'Humanité l'objet de la philosophie, elle s'oppose néanmoins
à la conception de la condition humaine telle que la présente Hannah Arendt, puisqu'elle
conçoit l'histoire comme un unique processus dialectique. Au contraire l'action, en tant que
condition humaine, prend la forme d'un processus constitué par l'ensemble des relations, des
actions, et des réactions, des individus entre eux au sein de la pluralité. Il ne s'agit pas à
proprement parler d'un unique processus historique, mais d'un tissu composé d'une infinité de
processus différents qui se mélangent entre eux au grès des événements, des naissances, et des
interventions individuelles ou collectives. De plus, en considérant le processus en lui-même
plutôt que les mécanismes et les instruments qui ont permis sa réalisation, à savoir les
événements eux-mêmes, on se retrouve également face à une inversion dans l'ordre de la fin et
des moyens :

Si cette mise en évidence du processus de la fabrication, cette insistance à


tout considérer comme résultat d'un processus, caractérise nettement l'homo faber
et sa sphère d'expériences, c'est une chose toute nouvelle que l'exclusive
préoccupation de l'époque moderne pour le processus aux dépends de tout intérêt
pour les objets, pour les produits eux-mêmes. En fait cette préoccupation
transcende la mentalité de l'homme-fabricant d'outils pour qui le processus de
fabrication n'est qu'un moyen en vue d'une fin. Du point de vue de l'homo faber,
tout se passait au contraire comme si le moyen, processus de production ou de
développement, était plus important que la fin, que le produit fini.1

Ce renversement dans l'ordre de la fin et des moyens constitue une nouvelle inversion
dans la vita activa, et une nouvelle aliénation par rapport au monde, qui apparaît clairement
dans la révolution industrielle. En effet, l'œuvre repose sur la fabrication d'objets bien définis,
et assure ainsi la réification du monde, sous la forme d'un lieu stable et commun où il est
possible de vivre. Or en mettant l'accent sur les processus de production plutôt que sur leur
résultat, on aboutit à contester la stabilité des biens produits, qui ne forment plus un monde
commun mais un processus indéterminé. Le principe de l'œuvre est d'avoir une fin déterminée
qui aboutit à la création d'un objet stable, qui finit certes par s'user, mais qui continue à exister
de façon indépendante sans avoir besoin d'être entretenu quotidiennement. Au contraire, un
processus ne doit pas avoir de fin pour continuer à exister, il doit être entretenu en
permanence pour continuer à avoir lieu.

En attachant ainsi une telle importance aux processus en eux-mêmes, indépendamment


des actions individuelles des hommes, qui agissent au sein d'une pluralité donnée, le

1
Ibid., p. 372

164
développement de la philosophie de l'histoire finit par aboutir à une nouvelle aliénation-au-
monde, qui prend la forme d'une inversion de la vita activa entre l'œuvre et le travail. En effet,
seul le travail se conçoit comme un processus sans commencement ni fin, dans lequel ses
propres acteurs jouent un rôle négligeable d'entretien de ce processus. Alors que la raison
moderne avait réduit la condition humaine à un comportement rationnel prenant la forme de
l'œuvre, la tentative contemporaine de résoudre les apories de la raison conduit à s'aliéner
également de l'œuvre et à ne plus concevoir que le travail comme seul mode de vie, dans
lequel l'homme s'intègre dans des processus qu'il ne maîtrise pas.

Si cette importance du processus est manifeste chez Hegel, elle apparait chez Marx
comme une véritable inversion de la vita activa. En effet, si la pensée de Hegel insiste sur la
dialectique à l'œuvre dans le monde et sur le processus historique plutôt que sur les actions
individuelles, son analyse se fonde sur des principes politiques, dont témoigne par exemple le
progrès de la liberté dans l'histoire. La dialectique hégélienne se fonde donc sur les processus
de la condition de l'action. Au contraire, la pensée de Marx se fonde sur une analyse des
rapports et des processus économiques au sein de la société. La pensée de Marx est centrée
sur l'économie, que ce soit dans son analyse des processus historiques ou dans sa présentation
de la société communiste. Contrairement à la pensée de Hobbes, qui cherche à rationaliser la
politique à partir d'une analyse du comportement qui, s'il est identique, est également
individuel, Marx analyse l'évolution de la société à partir de rapports économiques entre des
classes sociales. Le comportement individuel n'a qu’une influence limitée sur l'évolution du
monde, celle-ci étant déterminée par la dialectique de la lutte des classes. De même, sa
critique de l'économie se fonde sur une analyse des besoins et sur une quête de l'abondance. Il
s'agit de substituer une administration au pouvoir politique des gouvernements, afin que
chacun puisse vivre en fonction de ses besoins dans une égalité parfaite, situation qui ne peut
advenir qu'avec l'abolition de l'économie et du travail. L'existence individuelle est donc à la
fois déterminée par les processus qui agissent dans la société et réduite à la condition du
travail.

On retrouve par ailleurs dans cette analyse de la société comme une totalité mue par
d'un processus économique et historique de lutte des classes, la dimension organique, propre
au travail comme condition humaine, qui apparaît dans les premières analyses de la
sociologie. En concevant l'homme comme faisant partie de processus économiques qui
composent la société dans son ensemble, on conçoit l'individu comme la partie organique d'un
tout, dans lequel il s'intègre en entretenant des processus qui font vivre la société au même
165
titre que les processus vitaux qui ont lieu au cœur de l'organisme de l'individu. Durkheim
affirme ainsi qu'« il faut que notre société prenne conscience de son unité organique ; que
l'individu sente cette masse sociale qui l'enveloppe et le pénètre, qu'il la sente toujours
présente et agissante, et que ce sentiment règle toujours sa conduite »1. L'individu s'efface
donc face à une totalité qui le dépasse et où il s'intègre par le travail.

Il y a ainsi une sorte d'aliénation de l'œuvre, qui n'est dès lors plus la condition de
l'homme-artisan, mais celle de l'homme-ouvrier qui ne produit pas d'objets autonomes dont il
est le seul maître, mais devient une variable d'ajustement dans un plus vaste processus de
production. Comme l'a montré Marx, le prolétaire se caractérise par le fait qu'il ne possède
pas les instruments nécessaires pour réaliser ses propres productions et ne dispose que sa
propre force de travail. De la sorte, contrairement à la figure de l'homo faber, celle du
prolétaire n'est pas autonome, mais dépend d'un travail qu'on lui fournit, sur lequel il ne
dispose que d'une influence très limitée, et qu'il doit répéter régulièrement pour vivre. Il se
trouve ainsi pris dans les processus de production comme l'animal laborans l'est dans la
condition du travail. Ne pouvant retrouver son identité au milieu d'un univers toujours en
mouvement, l'homme trouve alors son appartenance au monde dans les processus eux-mêmes,
et en vient à se considérer « comme une partie intégrante des deux processus surhumains,
universels, de la Nature et de l'Histoire »2.

Or les hommes ne peuvent agir les uns avec les autres que parce qu'il existe un monde
commun et objectif où ils peuvent se rassembler. Au contraire la théorisation d’un processus
historique en perpétuel mouvement, qui existeraient indépendamment de l’action humaine
renvoie aux cycles infinis de la nature. Le renversement de la condition humaine dans le
travail s’opère alors à partir de cette importance accordée aux processus au détriment des
objets ou des individus, tant au niveau philosophique qu'économique et social. L’apparition
d'une société de consommation fondée sur la répétition de cycles économiques et sur l'absence
de séparation entre le domaine public et le domaine privé répond alors à cette théorisation de
l’action humaine comme un processus naturel. L'aliénation-au-monde s'opère donc à travers
un désenchantement du monde qui n'est plus perçu comme un lieu où vivre, un repli sur
l'intériorité de l'individu au détriment de la pluralité, et un renversement de la vita activa dans
le travail. L'homme moderne est pris dans une société de consommation où il n'existe plus ni
espace public ni vie privée mais un ordre social dont il est une partie de ses processus et non

1
DURKHEIM, La science sociale et l'action, p. 97, Paris : Presses Universitaires de France, 1970
2
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 383

166
un acteur à part entière. Toutefois, à partir de ce constat, doit-on en conclure qu'il n'y a plus
aucune forme de liberté dans la condition moderne ? À cette question, Hannah Arendt répond
par la négative. Bien qu'il soit aliéné, le monde continue à exister. L'homme moderne n'est pas
un extra-terrestre devenu totalement hostile à la condition humaine. La liberté et l'action ne
sont pas des reliquats d'un âge antique aujourd'hui révolu :

Malgré tout ce que la sociologie, la psychologie, l'anthropologie nous disent


de « l'animal social », les hommes persistent à fabriquer et à construire, encore
que ces facultés soient de plus en plus restreintes aux talents de l'artiste, de sorte
que la prise de contact avec le monde qui les accompagne échappe de plus en plus
à l'expérience ordinaire. De même la capacité à agir, au moins au sens de
déclencher des processus, est toujours là.1

La condition humaine est déterminée par le fait que les hommes existent dans un
monde qu'ils ne peuvent pas déterminer à leur guise, et qu'ils sont chacun – par le seul fait de
leur naissance – des êtres résolument uniques et distincts. La liberté peut être aliénée mais il
n'est pas possible de rompre complètement avec la condition humaine sans rompre totalement
avec les conditions dans lesquelles les hommes vivent dans le monde. La condition moderne
apparaît ainsi comme une condition aliénée et inversée, mais il ne s'agit toutefois pas d'une
nouvelle condition, distincte de la condition humaine. L'existence moderne est une existence
inauthentique car elle n'est plus en prise avec le monde et avec la pluralité, mais elle reste
malgré tout une existence humaine.

1
Ibid., p. 402

167
II. Révolution et fondation

1. Le problème du commencement

Dans Condition de l’homme moderne (The Human Condition), Hannah Arendt


procède à une analyse des rapports entre l’homme et le monde, y compris dans les évolutions
qu’ils ont pu connaître avec la naissance du monde moderne. Elle n’y analyse aucun
phénomène politique en particulier mais présente ce qu’est la condition humaine et comment
l’existence humaine est déterminée par le fait qu’elle est une existence dans le monde. Même
les événements qui marquent la naissance de la société moderne – la découverte de
l’Amérique, la Réforme, et les démonstrations de Galilée – ne sont pas étudiés en eux-mêmes
mais comme l’origine de processus qui ont abouti à l’inversion de la vita activa. Au contraire,
dans des ouvrages tels que De la révolution ou La crise de la culture (Between Past and
Future), Hannah Arendt analyse directement plusieurs phénomènes politiques contemporains,
et leurs relations avec les concepts politiques traditionnels, afin de montrer en quoi la société
moderne peut se concevoir comme une aliénation vis-à-vis du monde.

Parmi ces différentes analyses, l’interprétation de la révolution s’avère


particulièrement importante pour notre propos. En effet les concepts politiques de la société
moderne vont pouvoir se former dans les expériences révolutionnaires, et plus précisément
dans celle de la Révolution française. Bien que plusieurs événements prémodernes aient pu
engendrer un ensemble de processus qui ont abouti progressivement à une inversion de la vita
activa et à la formation d’une véritable condition moderne, ce n’est proprement qu’à partir de
la Révolution que se forme la société politique moderne. La Révolution est ainsi, dans la
pensée d’Hannah Arendt, le moment où la société moderne va naître et où vont se former tous
les concepts qui régissent la vie politique contemporaine. Selon Hannah Arendt, la révolution
est en effet un phénomène totalement nouveau, inconnu avant la fin du XVIIIe siècle. Son
concept même implique une rupture complète avec le passé et la naissance d’une société
radicalement nouvelle, et s’oppose pour cela à toute la tradition politique antérieure. Arendt
affirme ainsi que « les révolutions sont les seuls événements politiques qui nous confrontent
directement, inéluctablement, au problème du commencement »1. Cette définition rattache
donc le phénomène révolutionnaire au domaine de l’action, dont le propre est de pouvoir
engendrer de nouveaux événements qui vont à leur tour entraîner de nouveaux processus. La

1
HANNAH ARENDT, Sur la révolution, in « L’humaine condition », p. 341, Paris, édition Quarto Gallimard,
2012

168
révolution apparaît ainsi comme un acte fondateur, un événement nouveau et imprévisible,
capable de rompre la chaîne des précédents processus et d’amorcer une nouvelle série
d’événements en rupture avec ce qui existait auparavant. La révolution se présente donc
comme le moment de fondation de la société moderne.

Cette analyse se heurte néanmoins à un problème important, dans le sens où Hannah


Arendt affirme que « les révolutions sont les seuls événements politiques qui nous confrontent
directement, inéluctablement, au problème du commencement ». Cette insistance sur le fait
que la révolution serait l’unique phénomène politique à poser la question du commencement
entre directement en contradiction avec son analyse de la condition humaine dans laquelle
tout événement est, en lui-même, un nouveau commencement en rupture avec la chaîne des
processus qui le précède. Le commencement en tant que capacité à initier librement de
nouveaux phénomènes, est présent en tout acte politique, et non exclusivement dans les
phénomènes révolutionnaires. L’action, en tant que condition humaine, est d’ailleurs
intimement liée à la condition générale de l’être humain – à savoir la naissance et la mort – et
au renouvellement des générations qu’elle implique. Il y a de l’action et des événements parce
que les acteurs de la vie politique ne sont jamais les mêmes et que chaque individu, par le
simple fait de sa naissance, est déjà un être totalement unique et imprévisible, qui s’insère
dans une pluralité qui existait avant lui, et qu’il contribue à modifier par le simple fait de son
existence. Comment Hannah Arendt peut-elle donc affirmer que seule la révolution serait liée
au commencement en tant qu’événement politique, sans remettre en cause toutes ses
affirmations sur la condition humaine ?

Le problème du commencement en politique n’a évidemment pas attendu la


Révolution française ou américaine pour se poser. On peut ainsi parfaitement interpréter une
théorie du contrat social, comme celle de Hobbes par exemple, comme une tentative de
résoudre ce problème du commencement et de l’origine de l’État. Par la séparation entre état
de nature et état civil, Hobbes dote l’État d’un commencement et d’un fondement juridique.
La théorie du droit naturel ne part pas du principe que la société existerait de toute éternité,
mais permet au contraire de concevoir la naissance de l’État à partir d’un état de nature qui le
précède et justifie son existence. Toutefois il ne s’agit pas de créer un nouveau régime mais de
trouver un fondement juridique et philosophique pour justifier l’existence de l’État. La
démarche de Hobbes ne se place pas dans une perspective historique mais juridique.
L’opposition entre l’état de nature – caractérisé par l’état de guerre de tous contre tous – et
l’état civil constitue ainsi le fondement de l’État, quel que soit le contexte dans lequel il se
169
trouve pris. Le contrat social joue donc un rôle fondateur par rapport à l’État en justifiant son
pouvoir par le recours à moment théorique antérieur dans lequel ses sujets délaisseraient leur
liberté naturelle pour garantir leur sécurité.

Or cette antériorité de la fondation distingue une théorie comme celle de Hobbes de


l’expérience révolutionnaire. La question du commencement a déjà été posée en dehors de la
révolution, mais essentiellement en référence à une continuité politique et juridique. Qu’il
s’agisse de questions relatives à des changements de régime, de conquêtes, de légitimité du
pouvoir, ou de problèmes de succession, on a toujours affaire à des événements qui se sont
déjà produits auparavant, et qui ont lieu dans un cadre déjà délimité. Au contraire, la
révolution est le seul événement politique à avoir jamais pensé qu’il soit possible de créer une
société et une histoire entièrement nouvelle. Si le phénomène révolutionnaire nous confronte
directement au problème du commencement, ce n’est pas au même titre que Hobbes, qui
cherche un fondement permettant de définir l’origine de l’État, mais parce que les révolutions
ont cherché à fonder une nouvelle société en rupture avec ce qui existait auparavant :

Quelque définition qu’on soit tenté de leur donner, les Révolutions ne sont
pas de simples changements. Les Révolutions modernes n’ont que peu à voir avec
la mutatio rerum de l’histoire romaine ou avec la stasis, les querelles intestines qui
semaient le trouble dans la polis grecque. Nous ne pouvons les assimiler ni aux
metabolais platoniciennes – la mutation quasi naturelle d’une forme de
gouvernement en une autre –, ni à la politeiôn anakuklôsis de Polybe – le cycle
récurent, convenu, auquel s’attachent les affaires humaines toujours portées aux
extrêmes. L’antiquité connaissait bien le changement politique et la violence qui
allait de pair, mais ni l’un ni l’autre ne leur paraissait introduire rien de tout à fait
nouveau. Les changements n’interrompaient pas ce que l’époque moderne a
nommé l’histoire, laquelle, loin de marquer un nouveau commencement, était
considérée comme un retour à un stade différent de son cycle, prescrivant un
cheminement réglé d’avance par la nature même des affaires humaines, et par
conséquent immuable.1

La question du changement, et donc celle de la possibilité d’un nouveau


commencement, est présente dès la conception antique de la politique. L’analyse politique de
Platon consiste en une interprétation des processus par lesquels on passe d’un régime à
l’autre, et intègre donc la possibilité de la nouveauté, considérée comme le propre de la vie
publique par opposition à l’éternité de la vie contemplative. Cette variabilité qui caractérise
les affaires humaines est toutefois prise dans des cycles naturels et historiques qui lui font
perdre toute sa dimension novatrice. Il n’y a pas de nouveauté à proprement parler dans cette

1
Ibid., p. 341

170
conception antique du monde, il n’y a que des changements et des variations qui s’insérèrent
dans un monde immortel constitué par des cycles répétitifs. Ainsi, dans la pensée de Platon, la
dégradation de la société depuis la Cité aristocratique idéale suit une logique cyclique et
naturelle. Partant de la forme idéale et paradigmatique de la société, il montre par quels
mécanismes celle-ci se dégrade au fur et à mesure que le conflit interne à la Cité augmente, et
comment elle passe par des formes de plus en plus imparfaites et corrompues. Or cette
dégradation n’est due ni à des événements particuliers, ni à l’action des hommes dans le
monde, mais à la nature humaine et à l’accroissement du désir en opposition aux autres parties
de l’âme, qui engendre une modification de l’organisation du pouvoir et des valeurs de la
Cité. Le changement est donc conçu comme un cycle déterminé dû à l’évolution d’une Cité
idéale dans la réalité sensible.

Le changement apparaît donc comme une loi du monde, qui fait partie de ses cycles et
n’est pas donc pas capable de changer en profondeur sa nature ou son fonctionnement. Le
changement, tel qu’il est conçu dans la pensée grecque, ne peut pas modifier le monde tel
qu’il existe, mais participe au contraire à son organisation. La parole et l’acte, moteurs de la
condition de l’action, ne sont pas des moyens de modifier le monde mais d’immortaliser son
existence singulière en s’insérant dans la pluralité des hommes. Il ne s’agit pas d’une manière
de commencer une nouvelle histoire mais de participer aux cycles du monde :

[L’homme] se distingue de tous les êtres par une course en ligne droite qui
coupe, pour ainsi dire, le mouvement circulaire de la vie biologique. Voilà la
mortalité : c’est se mouvoir en ligne droite dans un univers où rien ne bouge, si ce
n’est en cercle. Le devoir des mortels, et leur grandeur possible, résident dans leur
capacité à produire des choses – œuvres, exploits et paroles – qui mériteraient
d’appartenir et, au moins jusqu’à un certain point, appartiennent à la durée sans
fin, de sorte que par leur intermédiaire les mortels puissent trouver place dans un
cosmos où tout est immortel sauf eux.1

Le changement est ainsi régi par des règles et des mécanismes cycliques, sans
possibilité de rompre avec ces processus. Tout au plus les hommes peuvent-ils espérer tendre
à l’immortalité en laissant dans le monde des œuvres et des actes qui continueront à exister
après leur disparition, mais cette recherche de l’immortalité ne leur permet pas de modifier la
structure du monde dans lequel ils se trouvent pris. De même, le changement introduit dans le
monde par le renouvellement permanent des générations et le fait que chaque nouvel individu
soit un être à part, est conçu comme une loi de la nature qui n’entraîne pas de modification

1
Condition de l'homme moderne, Op. cit., p. 54

171
radicale dans l’ordre du monde : « Peu importait la novation dont les neoi, les jeunes et les
nouveaux pouvaient faire preuve, ils naissaient tous, siècle après siècle, à un spectacle naturel
ou historique qui demeurait essentiellement toujours le même »1.

Le problème du changement et du commencement est donc présent dans la pensée


antique, mais d’une manière radicalement différente de celle posée par la révolution. Ce n’est
pas la condition humaine elle-même qui se trouve modifiée par la société moderne mais sa
perception par les acteurs de la vie politique. Les hommes ne commencent pas à agir dans le
monde avec la révolution, pas plus qu’ils ne cessent de le faire à partir de cette date, mais
cette capacité à agir prend un sens radicalement différent de celui qu’elle pouvait avoir
auparavant. Dans la pensée grecque, l’action est une activité qui a lieu entre les hommes, dans
laquelle ils peuvent égaler l’immortalité de la nature, mais qui ne peut pas modifier l’ordre du
monde. Avec la révolution, elle va au contraire pouvoir porter sur le monde lui-même et en
changer les lois. La révolution apparaît ainsi comme le moment où les processus de l’action
ne se déroulent plus simplement dans le monde mais agissent également sur lui. Par cette
capacité à créer un nouveau commencement qui marque la naissance d’un monde nouveau, le
phénomène révolutionnaire n’apparaît pas tellement proche du monde grec et de ses
mutations cycliques perpétuelles, mais beaucoup plus de la conception romaine et chrétienne
d’une fondation initiale et antérieure de l’histoire qui va déterminer le sens de celle-ci.
Conception à laquelle la révolution s’oppose néanmoins :

Nous avons souligné l’élément de nouveauté inhérent à toutes les


révolutions, et l’on soutient fréquemment que du fait de son évolution qui suit un
cours rectiligne, toute notre idée de l’histoire est d’origine chrétienne. […] La
philosophie chrétienne, il est vrai, rompait avec l’idée que l’Antiquité se faisait du
temps en ce que la naissance du Christ, survenant dans le temps séculier humain,
constituait un nouveau commencement ainsi qu’un événement unique, sans
répétition possible. Pourtant, dans la perception chrétienne de l’histoire telle que
la formula saint Augustin, ce nouveau commencement ne pouvait se penser que
comme un événement transcendant le monde physique, faisant irruption et
interrompant le cours normal de l’histoire séculière. Un tel événement, souligne
saint Augustin, s’est produit une seule fois et ne se reproduira jamais plus jusqu’à
la fin des temps.2

Dans cette citation, Hannah Arendt récuse la théorie de l’origine chrétienne de la


révolution en montrant que, contrairement à la révolution qui prétend pouvoir introduire un
nouveau commencement dans l’histoire, la naissance du Christ est un événement unique,

1
Sur la révolution, Op. cit., p. 348
2
Ibid., p. 347

172
totalement à part du cycle historique, qui ne se reproduira jamais. Tout comme le contrat
social ou la fondation de Rome, la naissance du Christ est un moment théorique fondateur vis-
à-vis duquel toute la société qui en est issue va se rapporter comme fondement de sa
légitimité. Or face à une telle fondation, la révolution va à la fois en rejeter le caractère
déterminant et l’autorité traditionnelle qui en découle, et chercher à en reproduire le caractère
absolument novateur. Chaque révolution, à partir de la Révolution française, se présente ainsi
comme une manière de créer une nouvelle fondation dans la réalité politique, sans se référer à
un événement antérieur qui fonderait sa légitimité. La révolution se conçoit donc par rapport à
un temps rectiligne, comme l’est celui du christianisme, mais dans lequel l’événement
fondateur qu’est la naissance du Christ peut se reproduire à cause de l’action des hommes, et
interrompre de la même manière le cours normal de la vie séculière en faisant irruption dans
l’histoire. L’expérience révolutionnaire apparaît ainsi comme une nouvelle fondation
politique qui ne doit son existence qu’à elle-même.

L’une des conséquences les plus importantes de l’entreprise révolutionnaire est donc
la libération des liens traditionnels qui reliaient l’homme au passé. La révolution ne change
pas la condition humaine elle-même mais modifie le rapport que l’homme entretenait avec
son propre passé, libérant ainsi le concept de commencement des cycles naturels du
changement en politique et du déterminisme de la première fondation. Ce rapport à l’histoire
et à la tradition est d’ailleurs la principale différence qui existe entre la Révolution française et
la Révolution américaine. Arendt peut affirmer que « ce fut la Révolution française et non la
Révolution américaine qui embrasa le monde »1 pour une question de contexte. La Révolution
américaine, ayant eu lieu au milieu de colonies britanniques peu peuplées (3 millions
d'habitants dans les treize colonies contre 25 millions en France) et éloignées des principaux
centres du pouvoir européens, n’a évidemment pas eu la même influence qu’une révolution
ayant lieu au cœur de l’Europe, dans une monarchie absolue vieille de plusieurs siècles. Cette
différence contextuelle est alors déterminante pour le rapport à la tradition qu’ont exercé ces
deux révolutions de la fin du XVIIIe siècle.

Plus qu’une guerre de libération, la Révolution américaine est une guerre


d’indépendance, organisée par des colons contre leur métropole pour obtenir des libertés
fondées avant tout sur des questions commerciales. Dans ce premier conflit se manifestent
donc des désirs de séparation et d'indépendance, et la volonté de créer une nouvelle nation

1
Ibid., p. 372

173
dans un espace qui en était jusque-là dépourvu. Inversement, la Révolution française a eu lieu
dans un État absolu et centralisé, au cœur d’un état social hérité de la féodalité. La nation
française n’est pas née avec la révolution, contrairement à la nation américaine. Dès lors, la
Révolution française ne s’est pas portée seulement contre le régime politique en place, mais
également contre l’état social de la France de la fin du XVIIIe siècle. Il ne s’est pas s’agit
uniquement de fonder un nouvel État mais également de rompre avec l’autorité de la tradition.

Dans « Il faut défendre la société », Michel Foucault montre ainsi qu’un des aspects de
la Révolution française a consisté en une nouvelle interprétation de l’histoire. L’analyse de
Foucault cherche à montrer comment le discours juridique de la souveraineté, qui n’utilise
l’histoire que comme une justification du pouvoir de l’État et de sa légitimité en droit, fait
place, au cours du XVIIIe siècle, à un discours politique qui conçoit l’histoire en termes de
rapports de force et de domination. Le premier moment de cette réinterprétation de l’histoire
est défendu, en France, par la réaction de la noblesse vis-à-vis du pouvoir royal. Foucault cite
notamment les interprétations de Boulainvilliers qui, au début du XVIIIe siècle, cherche à
penser l’histoire de France non plus à partir de l’élaboration du droit et sur la légitimité
juridique de la monarchie, mais sur la base de l’invasion germanique, c’est-à-dire sur la
domination initiale des Francs sur la Gaule. Pour Foucault, cette interprétation marque le
commencement d’une nouvelle intelligibilité de l’histoire fondée sur le rapport de force : «
L’histoire, à partir du fait même de la guerre et à partir de l’analyse que l’on fait de la guerre,
[…] va donc être un principe d’intelligibilité de la société. C’est la guerre qui rend la société
intelligible chez Boulainvilliers et je pense, à partir de là, dans tout le discours historique »1.

Toutefois, ce rapport de force ne tire sa justification que du passé. L’analyse de la


société en termes de guerre que propose Boulainvilliers repose entièrement sur l’invasion
initiale de la Gaule par les Francs, conflit à partir duquel toute l’histoire politique va se
rapporter. Boulainvilliers ne cherche pas à justifier la domination sociale de la noblesse par la
réalité factuelle de sa puissance militaire, mais à défendre ses privilèges en recourant à un
rapport de force initial, lié à une invasion et à une domination qui a lieu plus de dix siècles
auparavant. Il met au jour le caractère historique du système féodal en le présentant comme
« une Gaule franque heureuse, stable, beaucoup moins pauvre que n’était la Gaule romaine à
la fin de l’occupation romaine »2, et indique par quels mécanismes « s’est fait tout un court-

1
MICHEL FOUCAULT, « Il faut défendre la société » : cours au collège de France, 1976, p. 14, Paris, édition
Seuil Gallimard, 1997
2
Ibid., p. 134

174
circuitage de l’aristocratie guerrière par une alliance entre la monarchie et le peuple, par le
biais de l’Église, du latin et de la pratique du droit »1 pour montrer que l’histoire de France est
fondée sur une lutte séculaire qui a consisté à priver la noblesse de ses prérogatives légitimes.

Cette analyse historico-politique du rapport de force est tout entière tournée vers le
passé et vers la justification d’une domination sociale au nom d’un acte fondateur. L’analyse
de Boulainvilliers repose sur la valorisation d’une élite guerrière révolue et privée de son
pouvoir, dont il s’agit de revendiquer la filiation. Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette
justification des privilèges de la noblesse à cause d’un rapport de force initial n’intervient pas
au XVIIe mais au XVIIIe siècle, c’est-à-dire à un moment où la noblesse française a perdu sa
position de force, à la suite de l’affrontement qui l’avait opposée au pouvoir central lors de la
Fronde. A l’époque de Boulainvilliers elle ne dispose ainsi plus de la puissance militaire et
politique qui lui permettait d’asseoir sa domination sociale un siècle plus tôt. À cette analyse
de l’histoire fondée sur un rapport de force initial tourné vers le passé, où se manifeste une
certaine impuissance politique de la réaction nobiliaire, va alors se substituer avec la
Révolution un discours historique de l’élaboration de la nation tourné vers le futur. Foucault
montre ainsi qu’apparaît à la Révolution un nouveau discours historique qui n’est ni la
justification de la souveraineté du roi, ni une analyse des rapports de domination qui existent
au sein de la société. En utilisant principalement Qu’est-ce que le Tiers État ? de Sieyès, il
cherche à montrer que ce nouveau discours repose sur une définition de la nation en fonction
d’un critère juridique et d’un critère économique. Pour qu’il y ait une nation selon cette
définition, il est nécessaire qu’il y ait à la fois un état de droit, une loi qui permette de définir
juridiquement la nation, et une vie collective des citoyens les uns avec les autres. Condition
juridique et condition économique sont toutes les deux nécessaires à l’existence d’une nation.
Un État peut exister sur le plan purement juridique, mais il ne pourra exister et prospérer dans
l’histoire que si ses membres agissent ensembles.

L’agriculture, l’industrie, le commerce, ou même l’administration, ne sont pas rendus


possible par l’existence de l’État mais sont au contraire les conditions de l’existence de la
nation, au même titre que la constitution juridique de l’État. Cette nouvelle définition de la vie
politique contribue à penser le concept d’État-nation. Ce n’est plus seulement l’État souverain
incarné dans le corps du roi, ni la nation aristocratique en lutte contre d’autres nations pour
conserver sa domination sociale, qui est au cœur de la vie publique, mais le couple de l’État et

1
Ibid., p. 136

175
de la nation, qui forment une unique entité sans que l’un soit subordonné à l’autre. Ce sont les
activités des citoyens qui sont déterminantes pour l’existence de l’État dans l’histoire :
« Sieyès renverse l’analyse. Il fait passer ces travaux et ces fonctions, avant la nation – avant,
sinon historiquement, du moins dans l’ordre des conditions d’existence. Une nation ne peut
exister comme nation, elle ne peut entrer et subsister dans l’histoire, que si elle est capable de
commerce, d’agriculture, d’artisanat »1.

Or ce renversement de l’ordre de l’État et de la nation, qui dissocie le caractère


purement juridique de l’existence de la nation de sa vie économique et sociale, engendre la
possibilité d’une virtualité de la nation. En effet, si l’un des deux critères qui permettent de
définir la nation est satisfait au détriment de l’autre, cela signifie que cette nation existe en
puissance mais n’existe pas en acte. La nation n’est donc pas une unité politique déterminée
dans le temps, mais une potentialité susceptible de se réaliser dans le monde. Ce renversement
entre la dimension économique et la dimension politique de la nation traduit donc également
un renversement dans le rapport de la société à l’histoire. Alors que dans la conception
traditionnelle de la vie politique le rapport au passé prime sur le présent, la conception
révolutionnaire va au contraire insister sur le futur en tant que potentialité à réaliser : « La
revendication va pouvoir s’articuler sur une virtualité, sur un avenir, un avenir qui est
imminent, qui est déjà présent dans le présent puisqu’il s’agit d’une certaine fonction
d’universalisme étatique, déjà assurée par « une » nation dans le corps social »2.

Cette virtualité de la nation, qui existe comme potentiel historique qu’il est nécessaire
de réaliser, se présente d’ailleurs également comme une véritable dynamique sociale et
politique. En séparant la dimension juridique de la dimension économique de la nation, Sieyès
vise la situation particulière du Tiers-État dans la France de la fin du XVIIIe siècle. Le Tiers-
État assure, sinon l’intégralité du moins la majeure partie de la vie économique de la nation
française, mais se trouve dans le même temps privé de toute reconnaissance juridique comme
État universel à part entière, et n’existe donc qu’en tant que nation en puissance. Or, par son
discours, Sieyès vise justement la réalisation de cette potentialité. Il ne cherche pas à présenter
une grille de lecture historique de la situation prérévolutionnaire, mais bien à justifier
l’intervention du Tiers-État dans la vie politique, et donc la Révolution. Ce n’est pas le passé,
la fondation initiale ou la légitimité du souverain, qui justifie les entreprises présentes, mais la

1
Ibid., p. 197
2
Ibid., p. 199

176
virtualité que représentent les processus économiques du Tiers-État qu’il est nécessaire de
faire passer dans la sphère politique.

La révolution se distingue donc de l'expérience antique où le changement est une loi


de la nature, et de la conception aristocratique du monde où les actes individuels reproduisent
les rapports de force d'un conflit initial, par le fait que la possibilité du commencement est le
résultat d'un processus historique, déterminé par l'action humaine. L'industrie, le commerce,
l'agriculture, ont permis la réalisation d'une possibilité dont la révolution va être le catalyseur.
Le moment de la révolution, avec son lot de guerres et de violences jugées nécessaires pour sa
réalisation, est le moment du passage à l'acte de cette potentialité dans le présent de l'histoire.
La violence n'est donc pas constitutive de l'histoire mais est un moment passager pour la
réalisation d'une virtualité. Le commencement absolu qu'est la révolution est ainsi le point de
passage à l'acte d'une réalité qui était déjà présente dans le monde en puissance. La révolution
pose aussi inéluctablement le problème du commencement pour Hannah Arendt parce qu'il
s'agit de la dynamis par laquelle une chose en puissance devient une chose en acte.

Cette situation particulière ne s'applique d'ailleurs pas uniquement au cas de la


Révolution française mais à toute forme de révolution moderne. On ne peut comprendre la
Révolution russe que comme le passage à l'acte, engendré par l'action humaine, d'une
potentialité présente dans le monde mais qui n'existait qu'en puissance. La Révolution russe
est un phénomène incompréhensible pour une pensée marxiste classique. La pensée de Marx
reposant sur une dialectique historique et économique, la lutte des classes est censée aboutir
mécaniquement, par le simple effet de la logique interne de l'histoire, à la dictature du
prolétariat puis à la fin de l'histoire, mais il n'est pas possible dans cette perspective de faire
advenir politiquement la fin de l'histoire. Par ailleurs, comme ce sont les conditions de
production qui déterminent le changement social dans la pensée marxiste, la révolution
prolétarienne devrait logiquement se produire dans un pays industrialisé comme l'Allemagne
ou l'Angleterre, mais n'aurait pas due pouvoir se produire dans un état social comme celui de
la Russie tsariste.

La Révolution russe est donc impossible à comprendre sans se référer à l'expérience


révolutionnaire elle-même et à cette possibilité de créer un nouveau commencement par
l'action humaine. De plus, le fait que la révolution soit un moment ponctuel de l'histoire dans
lequel se réalise une virtualité qui était déjà présente dans le monde permet d'expliquer en
quoi le concept de « révolution permanente » apparaîtra si contradictoire à Hannah Arendt et

177
caractérisera un régime qui ne sera plus révolutionnaire mais totalitaire, puisque faire de la
révolution un phénomène permanent revient à la considérer comme une loi de la nature,
comme l'est le changement dans la pensée grecque, ce qui contredit l'essence même du
phénomène révolutionnaire.

2. Libération et liberté

Si la révolution pose aussi inéluctablement le problème du commencement, ce n’est


pas seulement parce qu’elle rompt avec l’autorité de la tradition et permet de penser une
nouvelle temporalité fondée sur les œuvres à accomplir, mais parce qu’elle conduit à fonder
un nouvel espace public dans lequel la liberté peut prendre corps. La révolution rompt, voire
cherche à détruire, l’ancien monde dans lequel les hommes se trouvaient pris, mais cette
rupture doit également être suivie d’une nouvelle fondation, sans laquelle il n’y aurait pas une
révolution mais une simple révolte. Hannah Arendt cherche à montrer que la révolution ne
consiste pas seulement à libérer les individus d’un régime oppressif, bien que ce mouvement
fasse également partie du processus révolutionnaire, mais à fonder une liberté proprement
politique qui puisse se réaliser dans le cadre d’un nouvel espace public :

En 1793, quatre ans après le début de la Révolution française, au moment où


Robespierre pouvait définir son régime comme « le despotisme de la liberté » sans
craindre d’être accusé de faire du paradoxe, Condorcet résumait ce que nul
n’ignorait : « Le mot ‘‘révolutionnaire’’ ne peut s’appliquer qu’aux révolutions
dont la liberté est le but ». L’établissement du calendrier révolutionnaire, dans
lequel l’année de l’exécution du roi, de la proclamation de la république marquait
l’An Un, attestait déjà plutôt l’idée que les révolutions introduisaient une ère
nouvelle. La coïncidence de l’idée de liberté et celle d’un « nouveau
commencement » ou avènement est donc capitale pour toute compréhension de la
révolution moderne.1

La finalité de la révolution est donc la réalisation de la liberté. Derrière ce concept


Hannah Arendt vise évidemment le champ de l’action, c’est-à-dire cette condition dans
laquelle l’homme peut créer de nouveaux processus politiques, imprévisibles et irréversibles,
au sein d’un espace d’apparence, caractérisé par la pluralité et l’égalité de ses membres. La
révolution fonde la liberté, et pour ce faire, elle doit également fonder l’espace public sans
lequel il ne peut y avoir d’interaction entre les différents acteurs de la vie politique. Les
processus révolutionnaires ne s’achèvent donc pas dans la réalisation de la liberté mais
continuent à exister tant que perdure l’action des citoyens dans l’espace commun de la
République.

1
Sur la révolution, Op. cit., p. 348

178
Parler d’une finalité de la révolution comme on peut parler d’une œuvre à réaliser par
un artisan est donc une simplification. Le but de la révolution, la fondation de la liberté, se
confond avec l’entreprise révolutionnaire elle-même. La révolution n’est pas un événement
ponctuel, disposant d’un commencement et d’une fin déterminés, qui s’achèverait avec la
réalisation de son objectif final, mais l’introduction d’une ère nouvelle dans laquelle la
possibilité du commencement revient sans cesse à cause de l’action des citoyens. Les
processus politiques engendrés par la proclamation de la République n’ont pas cessé une fois
cet objectif atteint, mais se sont au contraire accélérés sous l’action des citoyens au cœur d’un
espace public redécouvert. L’analyse de Sieyès sur la position du Tiers-État n’avait pas pour
but la simple prise de pouvoir de la bourgeoisie sur la noblesse mais bien la réalisation d’un
espace politique parcouru par la liberté. Toutefois cette fondation de la liberté tend
naturellement à se confondre avec l’entreprise de libération qui la précède. Cette double
opération caractérise la révolution moderne : un mouvement de rupture avec l’ordre ancien
suivi d’un mouvement de fondation d’un nouvel espace public. La finalité de la libération est
la possibilité de fonder la liberté, et les protagonistes de la révolution ont eux-mêmes tendance
à assimiler ces deux moments. L’analyse d’Hannah Arendt sur le sens de la révolution va
alors consister à distinguer ces deux dimensions et à délimiter leur champ conceptuel
respectif.

C’est peut-être un truisme d’affirmer que la libération et la liberté ne sont


pas identiques ; que la libération peut être la condition de la liberté mais qu’elle
n’y mène en aucun cas de manière automatique ; que la notion de liberté implicite
dans la libération ne peut être que négative et partant, que même l’intention de se
libérer n’est pas identique au le désir de liberté. Pourtant, si ces truismes sont
souvent oubliés, c’est que la libération a toujours semblé imminente alors que la
fondation de la liberté s’est toujours révélée incertaine, si ce n’est même
totalement vaine. […] C’est donc devenu presque un axiome, y compris dans la
théorie politique, que d’entendre par liberté politique non pas un phénomène
politique, mais bien au contraire le champ plus ou moins libre d’activités non
politiques qu’un corps politique donné autorise et garantit à ses membres.1

Cette distinction conceptuelle entre libération et liberté rejoint d’une certaine manière
la séparation qui existe entre l’œuvre et l’action. L’œuvre consiste en effet en une libération
du travail qui permet de fonder l’action par la construction d’un monde objectif qui s’oppose
au déterminisme de la nature. Les processus de libération qu’on retrouve dans la révolution
ont ainsi le même rapport à la liberté que l’œuvre à l’action. Tout d’abord, la libération n’est
pas un processus potentiellement infini dont l’idée initiale se perdrait dans la série des actions

1
Ibid., p. 349

179
et des réactions qu’elle engendre, mais un moment ponctuel ayant un commencement et une
fin prévisible en fonction d’une finalité claire. Un mouvement de libération contre un régime
oppressif peut réussir ou échouer, sans autre alternative possible. Ce n’est qu’une fois cette fin
obtenue – que le régime en question se soit effondré ou non – que l’imprévisibilité propre à la
vie politique réapparaît et qu’il n’est plus possible de prédire clairement comment les choses
vont évoluer.

La libération est une entreprise qui dispose d’une fin, en l’occurrence permettre de
fonder la liberté, mais cette finalité, bien qu’essentielle pour permettre de créer un espace
public dans lequel la liberté pourra se manifester, exclut également la libération du champ de
l’action qui se caractérise au contraire par son absence de finalité. Tout comme l’œuvre, les
mouvements de libération exercent une force à l’encontre d’une autre substance, dans
l’objectif de créer un monde nouveau. Ce faisant ils rompent également avec la pluralité, qui
nécessite que des individus égaux agissent ensemble les uns avec les autres, et non que les uns
agissent sur les autres. Dans une perspective de libération, les relations humaines ne sont
conçues que comme des rapports d’opposition par rapport au projet révolutionnaire, qu’il
s’agisse de lutter contre ses partisans ou contre ses adversaires. Les paroles et les actes
perdent alors leur sens propre et deviennent des moyens en vue d’une fin, qui doivent
permettre d’acquérir la victoire contre l’autre.

De plus, comme l’affirme Hannah Arendt, « la notion de liberté incluse dans la


libération ne peut être que négative ». Cette négativité de la liberté nous renvoie à une
conception de la liberté comprise comme libre-arbitre. Il s’agit de reconnaitre des droits
personnels naturels qui garantissent l’autonomie du sujet par rapport au pouvoir de l’État,
même si celui-ci ne participe pas à la vie publique, et s’opposent donc à la notion de liberté
comprise comme un phénomène proprement politique. Or cette autonomie de l’individu,
laissé libre d’agir à sa guise et selon sa seule volonté tant qu’il n’empiète pas sur la liberté
d’autrui, est également l’idéal de l’homo faber dont le pouvoir souverain ne dépend de rien
d’autre que lui-même mais qui se trouve dans le même temps séparé du reste de ses
semblables. La libération n’est donc pas synonyme de liberté politique, et s’oppose même par
plusieurs aspects à l’espace public qu’elle contribue pourtant à fonder.

La libération n’en reste pas moins un moment nécessaire de la révolution, sans


laquelle la liberté ne peut pas être fondée. De même que l’œuvre assure la réification d’un
monde commun sans lequel l’action ne peut pas exister, mais devient nocive dès lors qu’on

180
applique ses catégories de penser à l’espace public, la libération prépare la fondation de la
liberté en rompant avec l’oppression du précédent régime, mais conduit également à rejeter ce
moment de la fondation dès lors qu’on ne pense la révolution qu’à partir du cadre conceptuel
de la libération. Tout comme l’homo faber ne participe pas aux actions qui ont lieu dans le
monde qu’il a pourtant bâti, il est nécessaire que le processus de libération cesse une fois qu’il
a atteint son objectif, pour laisser place à la fondation de la liberté.

Dans Du mensonge à la violence, Hannah Arendt présente les événements de mai-juin


1968 comme « une situation révolutionnaire qui ne déboucha pas sur une révolution parce que
personne, et les étudiants moins que quiconque, n’était prêt à s’emparer du pouvoir et des
responsabilités qui en découlent »1. Mai 68 est une situation révolutionnaire à cause du
délitement du pouvoir, qui ne parvient plus à asseoir son autorité sur la population qu’il
gouverne. La révolution y est donc présente en puissance à cause de l’écart entre la vie
politique et les changements sociaux qui agitent le pays, au même titre qu’elle est présente en
puissance dans la France du XVIIIe siècle à cause de l’écart grandissant qui existe entre les
réalités sociales et la structure du pouvoir. Si les événements de Mai 68 n’ont donc pas abouti
à une révolution, contrairement à la Révolution française, ce n’est donc pas à cause de
rapports économiques entre des classes sociales mais à cause du manque de volonté de
prendre le pouvoir politique et d’en assumer ses responsabilités. Seul De Gaulle est prêt à
assumer les responsabilités du pouvoir selon Arendt, et parvient ainsi à le conserver au-delà
de la révolte populaire et du désir de libération sociale qui agitent la France de 1968, malgré
la perte de son autorité. Les acteurs de Mai 68 n’ont jamais cherché à fonder un nouveau
régime politique qui les conduirait à prendre le pouvoir. Ces événements sont donc restés dans
une situation révolutionnaire en puissance qui n’est jamais passée à l’acte, et n’a pas abouti à
une révolution qui aurait pu refonder la liberté politique. Mai 68 est un mouvement de
libération qui est resté cantonné à la sphère privée et n’est pas parvenu à entrer dans la sphère
publique. Ses auteurs ont obtenu la reconnaissance de droits individuels et sont parvenus à
modifier la structure sociale du pays, mais les institutions et la structure politique de la
Ve République sont restées en place.

Hannah Arendt affirme ainsi que « le désir de se libérer de l’oppression, aurait pu se


réaliser sous un régime monarchique – mais non sous la tyrannie ou pire, sous le despotisme –
tandis que [la liberté comme mode de vie politique] nécessitait la mise en œuvre d’une forme

1
Du mensonge à la violence, Op. cit., p. 150

181
de gouvernement inédite, ou plutôt redécouverte ; il exigeait la constitution d’une
république »1. En mettant ainsi l’accent sur la question du gouvernement et le passage de la
monarchie à la république, Hannah Arendt cherche à montrer que le sens de la révolution ne
peut pas se concevoir en dehors de la forme que prend l’espace de la vie politique. Obtenir de
nouveaux droits, aussi étendus soient-ils, ne remet pas en cause la structure politique d’un
régime. Une réforme du système d’imposition aurait pu se produire à l’intérieur de la
monarchie. Les tentatives de Turgot, par exemple, à la fin du XVIIIe siècle, s’inscrivent dans le
cadre de la monarchie sans en remettre en cause les fondements. La constitution d’une
république, au contraire, exige la participation des citoyens à la vie politique de la nation. Il ne
s’agit pas d’un ensemble juridique constitué de textes de lois et de droits naturels, mais d’un
espace politique qui se caractérise par sa dimension publique.

Quelle que soit l’importance qu’ont les apparences dans une monarchie absolue, il
s’agira toujours d’un régime privé, fondé sur la légitimité d’une dynastie et l’existence d’un
pouvoir familial. La monarchie intègre la vie politique dans sa sphère privée. Or l’espace
privé est un espace qui se caractérise par le règne de la nécessité, et son opposition au monde
commun de la vie publique. La sphère privée est un espace déterminé par des rapports de
force et de domination dans lequel les choses sont cachées et ne peuvent parfaitement
apparaître au grand jour. Par ailleurs, la vie privée est également l’espace de la propriété
privée. Bien qu’on ait pu atteindre un certain niveau de distinction entre l’État et la personne
du roi dans les monarchies du XVIIIe siècle, le royaume reste en partie la propriété du roi où se
manifeste sa souveraineté.

Il s’agit donc d’un espace qui est peu propice à la réalisation de la liberté comme mode
de vie politique dans lequel l’individu se distingue en se révélant au monde commun par ses
paroles et par ses actes. L’opposition entre la monarchie et la république rejoint ainsi
l’opposition qui existe entre espace public et espace privé. Le sens de la révolution est de
permettre la fondation d’une république, c’est-à-dire d’un régime politique fondé sur
l’existence d’un espace public où tous les citoyens peuvent agir les uns avec les autres.
L'espace public de la république est donc celui de l'action. Monde commun d'apparences dans
lequel tout ce qui se produit apparaît aux yeux de tous, au point qu'être et paraître s'y
confondent, l'espace public est assurée par l'existence d'une pluralité dans laquelle chaque
individu peut agir avec les autres et ainsi manifester sa propre singularité à l'intérieur d'une

1
Sur la révolution, Op. cit., p. 352

182
puissance collective. L'espace public est à la fois celui de la liberté politique individuelle et de
la puissance commune.

Le monde commun de la République est celui qui rassemble tous les citoyens en leur
permettant d'agir ensemble. En insistant ainsi sur l'aspect politique de la révolution comme
fondation de la république en tant qu'espace commun, Hannah Arendt s'oppose aux théories
sociales de la révolution, en particulier celle de Tocqueville qui fait de la démocratie un état
social caractérisé par l'égalité entre ses membres qui s'oppose à celui de l'aristocratie. Dans la
pensée d'Hannah Arendt, au contraire, l'égalité ne s'oppose pas à la liberté mais assure son
existence. Les hommes peuvent former une communauté politique où agir les uns avec les
autres parce qu’ils sont égaux. La révolution n'a donc lieu qu'avec la prise du pouvoir et la
fondation d'un espace politique qui assure la liberté des citoyens et l'existence d'une véritable
puissance révolutionnaire. Or l’espace public ne peut pas exister en dehors de l’espace
déterminé par les interactions de ses acteurs. Un espace commun mondialisé est un non-sens,
l’action politique ne peut avoir lieu que dans le cadre délimité par la pluralité des citoyens.
Hannah Arendt s’oppose donc aux conceptions universalistes de la révolution. La révolution,
en tant que fondation d’un nouvel espace public, est limitée à la fois dans l’espace et dans le
temps. Il ne s’agit pas d’un processus mécanique qui se matérialiserait dans une dialectique de
l’histoire, mais d’un événement ponctuel qui se manifeste à l’intérieur de limites
géopolitiques définies. On ne peut pas déterminer à l’avance l’évolution d’une révolution, il
s’agit d’un moment imprévisible et irréversible qui permet la fondation d’un monde commun
d’où naitront de nouveaux processus tout aussi imprévisibles.

De plus, l’espace public ne s’oppose pas à l’espace privé mais présuppose son
existence. La fondation de la république au cours de la révolution ne nécessite pas l’abolition
de la propriété privée et la naissance d’un homme nouveau qui n’existerait que dans la pleine
lumière de la vie publique, constamment exposé au regard des autres, mais la fondation d’un
espace public et politique dans lequel les hommes peuvent agir et s’exprimer. Or la propriété
privée est la limite qui assure l’existence du domaine public et garantit à l’individu une place
dans le monde. Il n’y a de vie politique que parce que les citoyens sont capables de passer de
l’espace privé à l’espace public et réciproquement. La libération de l’espace public des limites
de l’espace privé conduirait à une extension de la politique à des champs qui lui sont
normalement étrangers, ce qui aboutirait à la constitution d’une unique sphère sociale dans
laquelle tout ce qui se produit apparaît au grand jour.

183
Dès lors, la révolution ne peut pas avoir de portée universelle, malgré la volonté
affichée des révolutionnaires de créer des institutions qui y parviennent. La révolution ne peut
se dérouler qu’à l’intérieur du cadre politique défini par l’espace commun et les espaces
privés des hommes qui la mettent en œuvre. L’échec des différentes révolutions depuis la
Révolution française dans leurs tentatives pour exporter la révolution à tous les pays du
monde est ainsi dû à l’essence de la révolution qui est de permettre le commencement d’un
nouvel espace public. Malgré leur volonté de créer un mouvement universel et permanent, la
révolution reste un phénomène politique lié à l’existence d’une nation. Cette séparation entre
libération et fondation de la liberté permet également de mieux saisir la place que joue un
concept comme la violence dans la pensée d’Hannah Arendt et dans le phénomène
révolutionnaire. Pour Hannah Arendt, on ne peut parler de révolution que là « où la violence
sert à constituer une forme de gouvernement totalement différente, à mener à la formation
d’un corps politique nouveau »1. La violence fait donc partie de la révolution et peut
permettre la fondation d’un nouvel espace public. Pourtant la violence apparaît dans la pensée
arendtienne comme un phénomène résolument antipolitique, qui rompt avec la pluralité de la
vie publique : « Le pouvoir et la violence s’opposent par leur nature même ; lorsque l’un des
deux prédomine de façon absolue, l’autre est éliminé. La violence se manifeste lorsque le
pouvoir est menacé, mais si on la laisse se développer, elle provoquera finalement la
disparition du pouvoir »2.

Pouvoir est ici entendu comme la capacité d’un groupe à se rassembler et à modifier le
monde par l’action de ses membres. La violence s’oppose donc au pouvoir de la communauté,
elle ne permet pas de rassembler les hommes dans un espace commun et conduit à la
destruction du pouvoir politique lorsqu’elle prédomine. Pourtant, si on peut parler de
révolution là où la violence conduit à la formation d’un corps politique nouveau, cela signifie
que la violence dispose bien d’un pouvoir créateur sur l’espace public. De plus, Hannah
Arendt affirme que « ni la violence ni le pouvoir ne sont des phénomènes naturels, c’est-à-
dire des manifestations de ce processus vital ; l’une et l’autre font partie du domaine politique
des affaires humaines, dont la qualité est garantie par la capacité d’action de l’homme »3.
L’opposition entre pouvoir et violence n’est donc pas une opposition entre une dimension
politique et une dimension naturelle de l’existence humaine. Tous les deux sont des
manifestations de l’action humaine à l’intérieur du domaine public, la violence se substituant

1
Ibid., p. 354
2
Du mensonge à la violence, Op. cit., p. 157
3
Ibid., p. 183

184
au pouvoir comme fondement de l’action à partir du moment où il n’est plus capable de tenir
ensemble les acteurs de la vie publique.

Hannah Arendt conçoit donc que la violence puisse être un moyen dans l’action
politique, alors qu’elle est incapable de fonder un espace commun et conduit à détruire le
pouvoir collectif. Une telle situation n’est possible qu’à partir du moment où la violence n’est
conçue que comme un moyen, pouvant être utilisé dans le champ des affaires humaines sans
en être le principe directeur. La violence, lorsqu’elle est rationnelle, a ainsi une dimension
instrumentale qui la rapproche de l’œuvre, dont elle fait partie intégrante. « Cet élément de
violation, de violence est présent dans toute fabrication : l'homo faber, le créateur de l'artifice
humain, a toujours été destructeur de la nature »1. Recourir à la violence, dans le domaine
politique, consiste dès lors à agir sur le modèle de l’œuvre, en agissant sur – et contre – les
autres individus plutôt qu’avec eux. Pour Hannah Arendt cet usage de la violence ne s’oppose
donc pas à l’action publique, et peut même apparaître justifié, à partir du moment où il ne
détermine pas l’ensemble des relations humaines et se fixe des objectifs précis à atteindre, qui
ne doivent pas durer dans le temps2. Comme l’expose Martine Leibovici, « la vertu de la
violence à certains moments est de rendre possible une brèche, un hiatus entre la routine de la
domination et le temps de l’action »3. Elle souligne ainsi la capacité de la violence de rompre
avec les processus de domination, assurant la possibilité d’une libération pour ceux qui y
recourt, tout en rappelant que la violence n’est pas à même de fonder un espace public propre
à accueillir l’action politique.

Le recours à la violence peut donc apparaître comme un moment ponctuel et


nécessaire à l’intérieur des processus politiques. Cette description correspond alors à la
situation de la libération par rapport à la révolution dans sa totalité, qui prépare la fondation
de la liberté sans pouvoir pour autant l’assurer par elle-même. La violence, à laquelle la
révolution est fréquemment assimilée, est ainsi liée à cette nécessité de libérer les individus
pour pouvoir fonder par la suite la liberté politique. Le recourt à la violence peut être justifié
pour abattre le pouvoir antérieur parce que les hommes sont privés de cette liberté, mais cette
violence s’avérera ensuite incapable de fonder un nouveau pouvoir permettant l’accès à
l’espace public. Bien qu’elle puisse paraître justifiée à un moment précis, la terreur doit rester

1
Condition de l'homme moderne, Op. cit., p. 191
2
Du mensonge à la violence, Op. cit., p. 179
3
MARTINE LEIBOVICI, « Que manifeste la violence ? », in La diagonale des conflits : expériences de la
démocratie en Argentine et en France, p. 109-128, Paris : Éditions de l’IHEAL, 2018

185
un moment ponctuel de la révolution. Elle ne doit pas être érigée en système sous peine de
perdre le sens même de ce processus de fondation.

La révolution est donc beaucoup plus qu’une rupture avec un ordre répressif. Elle ne
se fonde pas seulement sur des droits personnels garantis hors du champ de la politique mais
réclame la constitution d’un nouveau mode de vie basé sur les actes et sur la parole au sein
d’un espace public. La fondation de la liberté apparaît ainsi comme une véritable redécouverte
de l’action en tant que condition humaine, et la révolution se présente comme une entreprise
politique visant à instaurer un nouvel espace public et donc une nouvelle forme de
gouvernement. Contrairement à une analyse marxiste qui voudrait que la révolution soit le
résultat d’un soulèvement lié à des rapports économiques et sociaux, Hannah Arendt
interprète la révolution en un sens politique, fondé sur l’événement, pour lequel la forme du
gouvernement et la responsabilité du pouvoir est en jeu. Le sens de la révolution n’est donc
pas à trouver dans l’expression d’une dialectique de l’histoire, allant vers un progrès continu
et universel, mais dans l’expérience de la liberté, du commencement, et de la fondation :

Ce que les révolutions mirent en évidence, c’était cette expérience d’être


libre, une expérience toute nouvelle, non pas dans l’histoire de l’humanité
occidentale – elle était assez répandue dans l’Antiquité grecque et romaine –, mais
au regard des siècles séparant la chute de l’Empire romain de l’aube des temps
modernes. Et cette expérience relativement nouvelle, en tous les cas pour ceux qui
la menaient, était en même temps celle de l’aptitude humaine à commencer
quelque chose de nouveau. […] C’est seulement là où ce pathos de la nouveauté
existe et là où la nouveauté est reliée à l’idée de liberté que nous sommes en droit
de parler de révolution.1

La révolution apparaît ici comme une véritable redécouverte existentielle de l’action.


Elle n’est plus présentée comme un changement de régime, une remise en cause de l’ordre
établi, ou la construction d’une nouvelle organisation sociale, mais comme l’expérience de la
liberté en tant que capacité à entreprendre quelque chose de nouveaux. Or cette capacité à
engendrer de nouveaux commencements n’est pas propre à un système politique particulier,
tel que la république ou la monarchie, mais s’inscrit dans l’existence humaine et son rapport
au monde. Chaque individu, dès sa naissance, commence déjà quelque chose de nouveau qui
modifie la composition du monde, à savoir sa propre existence. Cette succession
ininterrompue d’hommes entièrement nouveaux rend dès lors possible la constitution d’un
espace public commun.

1
Sur la révolution, Op. cit., p. 353

186
La liberté est donc une caractéristique de l’existence humaine puisque chaque être
humain est en soi le commencement de quelque chose de nouveau, et cette capacité à
engendrer de nouveaux processus au-delà de la simple naissance de chaque acteur, est mise en
évidence par la révolution. La révolution n’a donc pas créé de toute pièce la liberté politique.
Cette liberté fait partie de la condition humaine et est liée au caractère unique de chaque être
qui existe dans le monde. La nouveauté et le changement n’ont pas surgi dans le monde
moderne avec la Révolution française, comme si rien n’avait bougé au cours des siècles
précédents, mais la révolution a mis en lumière cette capacité de l’homme à modifier le
monde dans lequel il se trouve pris. La liberté a beau être une caractéristique de l’existence
humaine, les individus n’ont pu en faire l’expérience qu’avec les Révolutions américaines et
françaises. Il y a donc, dans la révolution, la redécouverte d’un certain rapport au monde qui
était rendu impossible, ou du moins limité dans la situation antérieure.

Cette expérience de la liberté, redécouverte dans la révolution, est d’autant plus


importante que, contrairement à l’expérience de la liberté qui prévalait dans l’Antiquité
grecque et romaine, chaque nouveau commencement est revendiqué en lui-même, et non
comme un élément naturel faisant partie de l’ordre du monde. Comme on l’a vu
précédemment, l’expérience antique de l’action repose sur une conception cyclique du monde.
Le changement est une norme de la vie humaine propre à l’existence de la Cité, mais ces
changements ne sont pas capables de modifier l’essence même de la vie politique. Au
contraire, dans la révolution moderne, le commencement est un absolu, qui ne se réfère à rien
d’autre qu’à lui-même et à ses conséquences futures. Hannah Arendt parle même ici d’un
« pathos » de la nouveauté pour décrire cette propension des révolutions à affirmer que rien
de tel ne se s’est jamais produit auparavant, chose qu’aucun homme de l’antiquité n’aurait pu
affirmer selon Arendt. L’expérience de la liberté qui est redécouverte par la révolution n’est
donc pas la même que la liberté antique. Il ne s’agit pas d’un retour à la République romaine
mais de la mise en œuvre d’un nouveau paradigme politique dans lequel la liberté est conçue
comme la capacité à modifier radicalement le monde. De plus, la révolution moderne conduit
à une ouverture beaucoup plus importante de l’expérience de la liberté. La citoyenneté n’est
plus réservée à une minorité sociale composée d’hommes libres comme dans la Cité antique,
mais est étendue à l’ensemble des hommes qui font partie de la nation. Avec la révolution, la
notion de peuple devient décisive pour son rapport à la liberté et son accès à la sphère
publique. Il est donc essentiel de comprendre les formes que cette nouvelle fondation a prises.

187
3. Peuple et souveraineté

L’une des conséquences les plus évidentes des révolutions de la fin du XVIIIe siècle a
été l’élargissement du champ de la vie politique à l’ensemble de la population. Contrairement
à la Cité antique ou au système d’Ancien Régime, la sphère de l’action publique n’est plus
réservée à une minorité aristocratique disposant de ce droit en tant que privilège de naissance,
mais devient accessible à tous. L’égalité, en tant que fondement de l’action, n’est donc plus
une égalité inter pares, valide uniquement au sein d’une classe spécifique d’hommes libres,
mais devient une valeur universelle, propre à l’ensemble des hommes en tant qu’hommes.

Cela ne signifie pas pour autant que la notion de peuple n’apparaisse qu’à partir de la
Révolution française. Le peuple est considéré comme une force politique propre au moins
depuis la République romaine. Une institution comme le tribun de la plèbe prouve que le
peuple est reconnu comme ayant un rôle politique à jouer sur la scène publique, tout comme
la chambre des communes dans la monarchie britannique, ou les états-généraux dans l’Ancien
Régime. Toutefois ce ne sont pas ces institutions qui sont au cœur de la vie politique. Bien
qu’elles puissent disposer de pouvoirs propres relativement étendus, il s’agit principalement
d’un contre-pouvoir face au pouvoir central et aux institutions aristocratiques – le sénat, la
chambre des lords, le roi, etc. Le pouvoir populaire est donc essentiellement vu comme une
force négative, pouvant faire valoir ses privilèges en la matière, mais ne disposant pas du
pouvoir de se diriger par lui-même. Comme le suggère Hannah Arendt, « si le peuple avait
parfois le droit de décider qui ne devait pas le gouverner, il n’était certainement pas appelé à
décider qui devait le gouverner. […] Parmi les droits, les anciens privilèges et libertés dont
jouissait le peuple, celui de prendre part au gouvernement n’était manifestement pas du
nombre »1.

Cette impossibilité de prendre part à la vie politique proprement dite, alors que le
peuple est reconnu comme une composante à part entière de l’ordre social, est due à la
structure même du pouvoir et des techniques de gouvernements qui prévalent avant la
Révolution française. En effet, comme le montre Michel Foucault, la théorie juridico-
politique à partir de laquelle sont pensés les rapports de pouvoir jusque dans la Révolution, est
celle de la souveraineté. Il s’agit avant tout d’une théorie juridique, cherchant à définir la
légitimité du pouvoir dans le droit et à en fixer les limites. Cette théorie s’articule donc autour
de la figure royale et de l’État plus généralement. Qu’il s’agisse de recourir au droit afin de

1
Ibid., p. 359

188
renforcer le pouvoir du roi ou au contraire pour limiter sa puissance, la théorie de la
souveraineté a été au centre des analyses politiques jusqu’au XVIIIe siècle, selon Michel
Foucault. Partisans et adversaires du pouvoir royal recourent donc aux mêmes concepts pour
analyser l’organisation du système politique.

La théorie de la souveraineté, telle qu’elle est présentée par Foucault, apparaît donc
comme une technique de pouvoir qui repose sur la séparation entre sujets et souverain, et sur
l’élaboration du droit comme source de la légitimité du pouvoir. « La théorie de la
souveraineté présuppose le sujet : elle vise à fonder l’unité essentielle du pouvoir et elle se
déploie toujours dans l’élément préalable de la loi »1. La notion de population a donc un rôle
limité dans cette théorie du gouvernement. La relation de pouvoir qu’elle met en avant s’opère
à partir d’une unité fondamentale du pouvoir qui s’exerce du souverain vers ses sujets.
Chaque individu est à la fois conçu comme un sujet de droit, bénéficiant de libertés et de
privilèges qui lui sont accordés, et comme sujet du royaume, assujetti au pouvoir de l’État et
ne pouvant pas prendre part à la réalité du gouvernement. Adversaires et partisans du pouvoir
central vont donc soit insister sur les droits des individus et les limites du pouvoir royal, soit
insister sur la légitimité du pouvoir à agir à cause de l’existence du droit, mais sans remettre
en cause cette relation qui va du souverain au sujet individuel.

Dans la théorie de la souveraineté, la communauté disparaît. Le peuple n’est pas


considéré en lui-même comme une force politique capable d’agir dans l’espace public, mais
comme une collection de sujets, présents dans le territoire du royaume, sur lesquels s’exerce
le pouvoir du souverain et qui bénéficient d’un ensemble de droits. La communauté des pairs
du royaume, qui bénéficient du pouvoir d’agir dans la sphère publique en tant que pluralité
d’hommes libres, est toujours une réalité politique et sociale qui continue à exister y compris
au niveau des institutions, mais renvoie à une structure aristocratique et féodale de la société,
à laquelle le pouvoir souverain s’oppose. L’unité du pouvoir que fonde la théorie de la
souveraineté implique que seul l’État puisse détenir le droit de gouverner et non une pluralité
d’acteurs différents, et le recours à la loi implique l’édiction de normes générales qui
s’appliquent au comportement de chaque individu.

Le paradigme de la souveraineté, à laquelle Foucault fait référence, est donc le


Léviathan de Hobbes. Pour garantir la légitimité du pouvoir, Hobbes part d’un état de nature
qui précède l’existence de l’État et qu’il définit comme un état de « guerre de tous contre

1
« Il faut défendre la société », Op. cit., p. 38

189
tous ». Chaque individu dispose d’un droit naturel, qui lui est propre, à la conservation de son
existence, et il n’y a donc aucune relation entre les individus. Chacun agit à sa guise, en
fonction de sa propre volonté et du droit naturel. L’État va alors pouvoir se former parce que
tous les individus, séparément, vont renoncer à leur propre liberté au profit de l’État, afin de
sortir de cet état de nature et pouvoir préserver ainsi leur propre sécurité. Il n’y a donc pas
d’intermédiaire entre le pouvoir de l’État et l’individu. Chaque membre du corps social
contracte avec le souverain indépendamment de tous les autres, bien qu’ils soient tous soumis
en même temps au pouvoir de l’État. La population qui compose le corps social n’existe pas
en dehors du contrat social qui a permis la formation du pouvoir souverain. Le passage de
l’état de nature à l’état social n’est pas le fait d’une pluralité qui aurait fondé un nouvel espace
public où agir, mais le résultat de la volonté personnelle de chaque individu, qui a agi en
fonction de son intérêt propre à la conservation de soi.

Le mécanisme de pouvoir qui s’appuie sur le principe de la souveraineté exclut donc


non seulement le peuple du gouvernement, mais également toute forme de pluralité qui serait
distincte de l’État. Par ailleurs, Foucault affirme que « la théorie de la souveraineté est liée à
une forme de pouvoir qui s’exerce sur la terre et les produits de la terre, beaucoup plus que sur
les corps et sur ce qu’ils font »1. La souveraineté s’exerce dans un territoire délimité, plutôt
que sur une population définie. La manifestation même de ce pouvoir est ainsi le système
pénal, qui s’applique à l’intérieur de tout un territoire, autorise certains actes et en interdit
d’autres, mais n’agit pas directement sur les comportements individuels. Le système juridique
fixe un code normatif à respecter, mais ne cherche pas à diriger les hommes dans une
direction précise. Ce n’est que lorsque la loi est transgressée que la force publique
interviendra pour sanctionner la transgression. Contrairement à d’autres formes de
gouvernement, la souveraineté implique une séparation entre le champ de la loi et celui de
l’action à cause de son caractère territorial. La loi n’est pas inscrite dans chaque homme mais
s’applique à tous ceux qui vivent sur le territoire du souverain.

Individus et populations ne sont donc pas l’enjeu du mécanisme de pouvoir qui


découle de la théorie de la souveraineté, qui se préoccupe avant tout d’un territoire à
organiser. Même dans la formule de Bodin selon laquelle « il n’y a de richesse que
d’hommes », la population n’est pas conçue en elle-même, comme une force pouvant prendre
part à la vie politique et au gouvernement, ou simplement comme la finalité du gouvernement,

1
Ibid., p. 32

190
mais comme une composante du territoire que l’État doit prendre en compte s’il veut pouvoir
accroître sa puissance. Le peuple est un instrument dont le souverain doit se servir s’il veut
développer son territoire. Ce n’est ni un des acteurs, ni l’objet de la politique, mais un moyen
que l’État peut utiliser pour parvenir à d’autres fins :

Pour qu’un souverain soit puissant, il fallait bien sûr qu’il règne sur un
territoire étendu. On mesurait aussi, ou on estimait, ou on supputait, l’importance
de ses trésors. Étendue du territoire, importance des trésors et population, sous
trois aspects d’ailleurs : donc, une population nombreuse et par conséquent
pouvant figurer au blason de la puissance d’un souverain, cette population se
manifestait par le fait qu’il disposait de troupes nombreuses, le fait que les villes
étaient peuplées, le fait enfin que les marchés étaient très fréquentés. Cette
population nombreuse ne pouvait caractériser la puissance du souverain qu’à deux
conditions supplémentaires. C’est qu’elle soit obéissante d’une part, et d’autre
part, animée d’un zèle, d’un goût du travail, d’une activité qui permettaient que le
souverain d’une part soit effectivement puissant, c’est-à-dire obéi, et d’autre part
riche.1

La population apparaît donc, ici, comme une véritable extension du territoire sur
lequel s’exerce la souveraineté. Le roi a besoin d’une population nombreuse et efficace pour
entretenir et faire prospérer son territoire. L’objectif est de disposer d’une population
besogneuse qui va permettre d’enrichir le royaume et la puissance de l’État par ses activités,
et non d’améliorer le bien-être, la sécurité, ou la prospérité de la population. Cela ne signifie
pas que l’État n’interviendra pas dans la vie de la population, par exemple pour prévenir la
disette ou les épidémies, mais l’enjeu de ces interventions n’est pas la population en tant que
telle mais la sauvegarde de l’État, en particulier pour éviter les révoltes populaires. La
population n’est pas le cœur de la vie politique mais une ressource exploitable par le
souverain, au même titre que des sols fertiles ou riches en matières premières, qui est affichée
publiquement comme une marque de sa puissance.

Pour que cette ressource puisse être exploitée convenablement, il est nécessaire que la
population soit à la fois nombreuse et obéissante. Une population qui se révolterait en
permanence contre son souverain légitime, n’obéirait pas à ses lois, et refuserait de
reconnaître son autorité, ne présente aucun intérêt en termes de puissance. De même, la
population doit être dynamique, elle doit participer activement à la vie de la société, et
entretenir la richesse du territoire. Or si la théorie de la souveraineté peut garantir l’obéissance
des sujets par le recourt à la loi, en concentrant le pouvoir au niveau central mais également

1
MICHEL FOUCAULT, Sécurité, Territoire, Population : cours au collège de France, 1977-1978, p. 70, Paris,
édition Seuil Gallimard, 2004

191
en garantissant des droits aux sujets, elle s’avère impuissante pour garantir le zèle et le goût
du travail de la population. Comme Foucault l’a montré, la souveraineté est une théorie du
gouvernement qui repose sur la loi et sur l’élaboration d’un code précisant ce qui est autorisé
et ce qui ne l’est pas, et s’applique donc sur un territoire plutôt que sur les corps individuels.
L’utilisation exclusive de la théorie de la souveraineté comme technique de gouvernement
revient ainsi à garantir l’ordre au sein d’un territoire et à laisser la population faire, en
espérant qu’elle parvienne naturellement à enrichir le territoire. La souveraineté est un
pouvoir qui favorise la stabilité politique, mais qui ne permet de stimuler le dynamisme de la
population.

Ce contrôle de la population ne peut intervenir que dans le cadre du deuxième


mécanisme de gouvernement que présente Foucault, à savoir le pouvoir disciplinaire.
Contrairement à la souveraineté qui s’applique dans un territoire, la discipline s’applique sur
les individus, et sur les corps plus particulièrement, afin de les diriger dans une certaine
direction et de créer ainsi une dynamique de groupe. Évidemment, comme Foucault le
souligne, il n’y a pas un âge de la souveraineté qui succéderait à un pouvoir purement
aristocratique pour être à son tour remplacé par un pouvoir exclusivement disciplinaire.
Aucun mécanisme de pouvoir n’est un absolu qui exclurait l’usage des autres, mais ce sont
des techniques de gouvernement qui peuvent se combiner les unes aux autres et coexister au
sein d’un même système politique et social. Les techniques de surveillances et de coercitions
propres au pouvoir disciplinaire s’ajoutent à l’architecture juridique propre au pouvoir
souverain, sans en remettre en cause les fondements. La discipline donne ainsi au pouvoir
souverain les moyens d’agir au niveau de la population et d’accroître sa puissance. La
population devient un enjeu pour le pouvoir, mais sans remettre en cause son rapport de
subordination vis-à-vis de la légitimité l’État.

Cette interaction entre le pouvoir souverain et les techniques disciplinaires va


notamment prendre la forme de la théorie mercantiliste. Dans la théorie de la souveraineté, la
population est un élément qui fait partie du territoire de l’État. Elle n’est pas traitée en elle-
même mais comme une extension du territoire. Au contraire dans le mercantilisme, la
population est « au principe même d’une dynamique et de dynamique de puissance de l’État
et du souverain. La population, c’est un élément fondamental, c’est-à-dire un élément qui
conditionne tous les autres »1. La population est au cœur de cette théorie du gouvernement.

1
Ibid., p. 70

192
Elle n’est plus un élément parmi d’autres de la richesse d’un territoire, mais la clé qui permet
de disposer d’un État riche et puissant. D’une conception juridique du pouvoir dans laquelle la
population est donnée comme un élément du territoire où les sujets bénéficient de droits et
sont soumis à des devoirs vis-à-vis du souverain, on est donc passé à une conception
économique dans laquelle la population assure exclusivement la puissance de l’État.
Contrairement aux physiocrates pour qui il est nécessaire de ne pas intervenir dans les
processus économiques pour générer de la richesse, les mercantilistes prônent alors
l’encadrement de la population pour garantir son dynamisme :

Que la population soit ainsi à la base de la richesse et de la puissance de


l’État, ceci ne peut se faire, bien sûr, qu’à la condition qu’elle soit encadrée par
tout un appareil réglementaire qui va empêcher l’émigration, appeler les
immigrants, favoriser la natalité, un appareil réglementaire aussi qui va définir
quelles sont les productions utiles et exportables, qui va fixer encore les objets à
produire, les moyens de les produire, les salaires aussi, qui va interdire encore
l’oisiveté et le vagabondage.1

Dans la théorie mercantiliste, la population – principe fondamental de la richesse – ne


va donc pas générer d’accroissement des richesses par elle-même, et il est nécessaire de la
mettre au travail par un ensemble de techniques de surveillance et de coercition. La
population n’est pas décrite comme libre dans cette analyse. Les individus ne peuvent pas
aller et venir à leur guise, ils sont limités par un appareil réglementaire qui encadre les
mouvements de population, mais qui définit également comment le travail doit être réalisé, à
quel coût, et quels biens doivent être produits. Le gouvernement de la population en tant que
force productive semble ici beaucoup plus proche d’une sorte d’élevage que d’une
organisation politique. Bien que la population soit le moteur de l’enrichissement de l’État, elle
ne dispose d’aucun pouvoir de décision. Il y a même une diminution de la liberté par rapport à
la théorie de la souveraineté puisque les individus ne sont même plus libres de décider ce
qu’ils veulent faire dans la sphère économique. Toutes les décisions sont prises au niveau
central pour favoriser le dynamisme démographique et économique de la population, et elles
doivent ensuite être mise en œuvre à l’aide d’un système de répression et d’encadrement qui
garantisse leur efficacité. Or les techniques disciplinaires utilisées pour garantir l’encadrement
de la population s’opposent, dans les rapports de pouvoirs qu’elles dessinent, à l’organisation
du pouvoir fondée sur la souveraineté.

1
Ibid., p. 71

193
Cette nouvelle mécanique de pouvoir porte d’abord sur les corps et sur ce
qu’ils font, plus que sur la terre et sur son produit. C’est un mécanisme de pouvoir
qui permet d’extraire des corps du temps et du travail plutôt que des biens et de la
richesse. C’est un type de pouvoir qui s’exerce continûment par surveillance et
non pas de façon discontinue par des systèmes de redevances et d’obligations
chroniques. C’est un type de pouvoir qui suppose un quadrillage serré de
coercitions matérielles plutôt que l’existence physique d’un souverain.1

Alors que la théorie de la souveraineté requiert la manifestation d’un pouvoir


individualisé et absolu, qui s’exerce de façon magistrale et discontinue dans la volonté du
souverain, la discipline nécessite au contraire la mise en place de mécanismes continus de
surveillance et de soumission des corps. Inversement, la discipline requiert la soumission
continuelle à un ordre général qui a pour fin le gouvernement de ceux qui lui sont soumis,
dans leur propre intérêt. Contrairement au roi, le médecin ne donne pas son sens à l’institution
médicale. L’hôpital psychiatrique n’existe pas grâce aux médecins mais à cause des malades.
Or la fonction du médecin est justement de les gouverner pour les faire parvenir à la guérison,
guérison qui ne peut être acquise que par l’abandon par les malades de leur propre volonté.
L’usage des techniques disciplinaires nécessite donc la mise entre parenthèse de la
souveraineté des personnes sur lesquelles elles s’appliquent.

Il y a ainsi une véritable hétérogénéité des techniques disciplinaires et de la théorie de


la souveraineté. Pourtant, la théorie mercantiliste repose justement sur la conjonction de ces
deux mécanismes de pouvoir. Si la population, en tant que source de la productivité, implique
de recourir à des techniques disciplinaires, leur finalité reste l’accroissement des richesses
d’un territoire, ce qui nécessite donc de conserver la souveraineté comme moyen de justifier
l’utilisation du pouvoir disciplinaire. De plus, l’application de techniques de surveillance
continue nécessite la persistance d’un appareil judiciaire qui puisse les légitimer.
L’hétérogénéité de ces deux formes de pouvoir ne conduit donc pas à leur exclusion
réciproque mais à leur superposition. La théorie de la souveraineté permet ainsi de légitimer
dans le champ du droit, des pratiques disciplinaires qui rendent le pouvoir plus efficace dans
le champ économique.

« Un droit de la souveraineté et une mécanique de la discipline : c’est entre ces deux


limites, je crois, que se joue l’exercice du pouvoir »2. Cette possibilité d’une conjonction entre
deux systèmes de pouvoir qui ne peuvent pas s’identifier l’un à l’autre s’explique d’ailleurs

1
« Il faut défendre la société », Op. cit., p. 32
2
Ibid., p. 34

194
par la persistance, dans le système disciplinaire, d’une conception de l’homme comme sujet
de droits. « C’était comme sujets de droit, sujets soumis à une loi, sujets pouvant être
susceptibles d’un encadrement réglementaire, c’était dans le rapport de la volonté du
souverain à la volonté soumise des gens que se situait le projet mercantiliste, caméraliste ou
colbertien si vous voulez »1. Malgré le fait que la population soit conçue comme la source
fondamentale de la richesse du pays, elle n’est pas entendue comme une force politique à part
entière mais comme la somme d’individus séparés qui produiront d’autant plus de richesses
qu’ils sont nombreux et bien encadrés.

L’organisation du pouvoir continue donc de s’appliquer du souverain vers ses sujets,


mais la forme de ce pouvoir a changé et s’exprime désormais comme une surveillance
continue de chaque individu. Dans les théories mercantilistes, le pouvoir disciplinaire se
manifeste donc toujours dans le cadre d’un État souverain, analysé dans les mêmes termes que
dans la pensée de Hobbes. La population n’est qu’une collection d’individus qui ne fait corps
que dans sa relation au souverain et ne peut pas constituer de nation en elle-même. Il est
ensuite dans l’intérêt du souverain d’entretenir cette population, qui est la source principale de
sa richesse, par des techniques de normalisation et d’encadrement qui s’insèrent toujours dans
la théorie du droit. La discipline apparaît ainsi comme une sorte d’infra-pouvoir qui agit au
plus près des individus mais qui continue d’avoir besoin d’un supra-pouvoir institutionnel,
fondé sur la souveraineté et qui s’exprime dans le droit, sur lequel elle puisse se greffer.

La population, notion déterminante pour la pensée mercantiliste puisqu'elle est au


fondement de la richesse de l'État, ne dispose d'aucun pouvoir politique. Les individus qui
composent la population n'apparaissent pas dans le champ de l'espace public. On en reste
toujours, finalement, à la situation initiale que décrit Hannah Arendt lorsqu'elle affirme que
« parmi les droits, les anciens privilèges et libertés dont jouissait le peuple, celui de prendre
part au gouvernement n’était manifestement pas du nombre »2. Le peuple a même perdu une
grande partie de ses anciens privilèges puisque la population est conçue comme étant
incapable de se gouverner elle-même et qu'il est nécessaire de l'encadrer d'une part par un
pouvoir juridique fondé sur la théorie de la souveraineté et d'autre part par des techniques
disciplinaires qui contraignent les individus au plus près de leur propre corps. Supra -pouvoir
juridique et infra-pouvoir disciplinaire conditionnent la population et excluent radicalement le
peuple de son propre gouvernement.

1
Sécurité, Territoire, Population, Op. cit., p. 72
2
Sur la révolution, Op. cit., p. 360

195
Or face à ce pouvoir normatif, qui s’exprime à la fois dans le droit et dans les pratiques
disciplinaires, la Révolution française va se présenter comme une réactivation du politique à
travers l’idée de nation. Cela ne signifie évidemment pas que la collusion entre les normes
juridiques dérivées de la théorie de la souveraineté et les techniques disciplinaires disparaît à
partir de 1789, puisque pour Michel Foucault la société contemporaine se présente justement
comme une société de normalisation, mais qu’avec la Révolution française se dessine un
nouveau schéma politique dans lequel la nation est au cœur du pouvoir. Avec la Révolution se
produit l’apparition du peuple en tant que force politique déterminante, et non en tant que
composante économique de la richesse du territoire.

Cette utilisation de l'idée de nation ne date pas de la Révolution française. On la trouve


déjà invoquée par l'aristocratie, en tant qu'ordre distinct du reste de la société, pour justifier
ses privilèges tout au long du XVIIIe siècle. Comprise en ce sens, la nation est la noblesse, qui
est fondamentalement distincte du peuple que ses ancêtres ont conquis, et qui a été
progressivement privée de son droit de nation conquérante par l'alliance entre le roi, le clergé,
et le Tiers-État, mais, comme on le voit, cette définition de la nation est profondément
négative. Il s'agit d'une réaction défensive de la noblesse face au pouvoir royal. La noblesse
s'oppose au pouvoir juridique et aux techniques disciplinaires utilisées par l'État en invoquant
une dialectique historique qui est censée garantir des privilèges immémoriaux. De plus cette
notion de nation ne promeut pas le peuple comme puissance politique mais cherche au
contraire à s'en distinguer, à affirmer que la noblesse, en tant qu'elle est une nation, n'a pas à
se voir traiter comme le reste de la population.

La grande nouveauté de la Révolution française ne tient donc pas dans l'utilisation du


concept de nation mais dans sa redéfinition. La nation, telle que va la définir Sieyès dans
Qu'est-ce que le Tiers-État ? va s'articuler autour de deux grands principes : un principe
juridique et un principe économique. Une nation ne peut donc formellement exister que si elle
se dote de lois et d'institutions communes, mais pour subsister, elle a également besoin d'une
activité économique qui lui permette d'assurer toutes les fonctions liées à la vie de la nation.
L'industrie, le commerce, l'agriculture, mais également l'armée et l'administration, sont des
éléments constitutifs de la nation au même titre que la justice ou la loi fondamentale du pays.
On retrouve donc le couple discipline-souveraineté caractéristique du mercantilisme, dans
lequel les techniques disciplinaires permettent d'entretenir une population encadrée par le
droit, mais le rapport entre droit et économie est ici inversé par rapport à la conception
mercantiliste.
196
Dans la théorie classique, l’État est fondé sur le droit. Qu’elle s’inscrive dans la
personne même du souverain ou dans le contrat social, la loi est première par rapport à l’État.
Toutes les activités du peuple, l’agriculture, le commerce, l’armée, bien qu’elles soient
essentielles pour asseoir sa puissance, ne sont que des conséquences de l’existence du droit.
Dans cette perspective l’existence de l’État permet aux individus d’agir ensemble, et non
l’action collective d’un groupe qui permet de définir une loi commune. Le poids de l’État est
tel qu’il va même encadrer ces différentes activités par tout un ensemble de pratiques et de
méthodes disciplinaires, afin que la population agisse bien dans le sens souhaité. Au contraire,
dans l’analyse de Sieyès, ce sont ces activités qui sont déterminantes. L’existence d’un droit
commun est une condition nécessaire mais non suffisante pour qu’il existe une nation. Une
nation ne peut exister dans la réalité historique du monde que par la vie de la population et les
activités des citoyens entre eux :

En effet, tant qu’avait régné la définition juridique de la nation, au fond ces


éléments que Sieyès isole comme condition substantielle de la nation –
l’agriculture, le commerce, l’industrie, etc. – qu’est-ce c’était ? Ce n’était pas la
condition pour que la nation existe ; c’était, au contraire, l’effet de l’existence de
la nation. […] C’est-à-dire que toutes ces fonctions n’étaient, en réalité, que de
l’ordre de la conséquence, ou en tout cas de l’ordre de la finalité, par rapport à la
constitution juridique de la nation ; et ce n’était que lorsque que cette organisation
juridique de la nation était acquise, que ces fonctions pouvaient se déployer. […]

Or vous voyez que Sieyès renverse l’analyse. Il fait passer ces travaux et ces
fonctions, avant la nation – avant, sinon historiquement, du moins dans l’ordre des
conditions d’existence. […] Ceci veut dire qu’un groupe d’individus peut toujours
se réunir, peut toujours se donner des lois et une législature ; il peut se donner une
constitution. S’il n’a pas ces capacités de faire du commerce, de l’artisanat, de
l’agriculture, de former une armée, une magistrature, etc., il ne sera jamais,
historiquement, une nation.1

On avait déjà utilisé ce passage pour montrer que la Révolution française ouvrait une
nouvelle conception de l’ordre temporel du monde. À partir de l’analyse de Sieyès, il est
possible de concevoir la révolution comme un phénomène radicalement nouveau qui rompt
avec l’ordre du monde. Le droit issu de la fondation initiale et du contrat social originel ne
détermine pas pour toujours l’organisation politique de la société, mais il devient possible de
fonder la nation sur une virtualité, virtualité qui se fonde sur le dynamisme de la population.
Le peuple, en tant que force agissante dans l’espace public, détermine la réalité du droit,
plutôt qu’être encadré dans son action le droit. La fondation qui a lieu dans la révolution, en
tant que nouveau commencement absolu capable de rompre avec l’ordre de la tradition, ne se

1
« Il faut défendre la société », Op. cit., p. 197

197
résume donc pas à définir une constitution qui répartisse les pouvoirs et délimite les
institutions, comme tentera de le faire la Restauration après la Révolution française. Elle
nécessite au contraire l’émergence d’une nouvelle force collective agissante capable de faire
vivre l’espace public. La fondation de l’espace public apparaît ainsi comme un moment
politique et non juridique. Il ne s’agit pas de définir un nouvel État mais de fonder une nation,
dont le peuple apparaît comme la source de sa légitimité.

198
III. La question sociale

1. Nécessité historique et nécessité biologique

La Révolution française marque pour Arendt l’irruption d’un concept fondamental de


la philosophie politique, ayant eu une influence majeure sur la compréhension et la réalisation
des événements du XIXe siècle et du XXe siècle : la nécessité historique. Reprenant l’origine du
concept de révolution comme rotation périodique de la Terre autour du Soleil, elle souligne
que la notion de révolution politique n’a conservé que l’idée de mouvement inexorable de ses
origines sémantiques1. La révolution astronomique renvoie en effet au mouvement cyclique
d’une planète autour d’un axe de rotation permanent, revenant donc sans cesse au même point
de départ. L’idée de révolution politique repose au contraire sur l’idée d’un changement
radical, et généralement violent, de régime. Parmi les révolutions modernes seule la Glorieuse
Révolution britannique de 1688 désigne le retour du roi plutôt que la décapitation de Charles
Ier et l’instauration de la République en 1649, et reprend donc l’idée d’un retour au point de
départ. L’ensemble des révolutions ultérieures, en particulier les Révolutions françaises et
américaines, sont au contraire la manifestation d’un désir de changement politique, la volonté
de fonder un nouveau système politique et social, qui s’oppose donc à l’idée d’une rotation
périodique revenant inéluctablement à son état antérieur.

S’appuyant sur le célèbre échange entre La Rochefoucauld et Louis XVI à la suite de


la prise de la Bastille2, sur lequel se fonde la notion moderne de révolution, Arendt montre
que l’accent est porté sur le caractère inarrêtable des événements plutôt que sur leur caractère
cyclique. La métaphore astronomique est alors utilisée pour souligner la perte de pouvoir du
roi face au début de la Révolution. En interprétant les événements comme une révolte, Louis
XVI les assimile en effet à un phénomène social connu, une contestation armée de son
pouvoir qu’il est en mesure de mater, tant militairement que politiquement, pour rétablir son
autorité. Réciproquement, en comparant les mouvements de la foule parisienne avec ceux des
corps célestes, La Rochefoucauld souligne à la fois le caractère sans précédent des
événements et le fait qu’ils sont hors de portée de l’action humaine, et de celle du roi plus
précisément. Une fois le mouvement révolutionnaire lancé, il ne peut plus être arrêté et les
changements qu’il engendre s’imposent sans possibilité de retour au statu quo ante. L’usage
politique de la métaphore astronomique reprend donc uniquement la dimension inexorable de

1
HANNAH ARENDT, De la révolution, p. 69, traduit par Marie Berrane, Paris : Gallimard, 2017
2
Ibid.

199
l’idée de révolution, tout en lui ôtant son caractère cyclique pour mieux souligner l’impossible
retour au point de départ, contrairement au sens initial de ce concept.

Ce mouvement inexorable désigne d’abord le soulèvement du peuple, dont le nombre


rend les actions irrésistibles. Arendt insiste sur le caractère total du mouvement, fondé sur « le
soulèvement de la populace des grandes villes se mêlant inextricablement à l’insurrection du
peuple pour la liberté »1. Elle souligne ainsi l’origine sociale du mouvement – la « populace »
désignant alors les couches les plus faibles, reléguées au bas de l’échelle sociale des grandes
villes – et le fait qu’il s’étende à l’ensemble des parties de la société privées du pouvoir. On
retrouve donc dans cette description les deux caractéristiques fondamentales du peuple mis en
avant par les acteurs de la Révolution française : le peuple comme couche sociale défavorisée,
synonyme alors de classe populaire, et le peuple comme totalité intégrant l’ensemble de la
société. Le mouvement dont il est question apparaît donc comme celui de la foule, composée
de l’ensemble des groupes populaires soulevés pour leurs droits politiques. La représentation
du peuple en termes de flux est également dominante puisqu’Arendt reprend les expressions
qui décrivent les événements comme un « torrent révolutionnaire » (en français dans le texte),
une « lame de fond », ou un « puissant courant de la révolution »2. Cette métaphore souligne
ainsi l’importance des représentations de la révolution comme un phénomène en mouvement,
avançant dans une unique direction, et emportant tout sur son passage.

Pour Hannah Arendt, le soulèvement populaire qui se manifeste avec la Révolution


française a un sens éminemment politique. Présentée comme étant composée des « pauvres et
des opprimés »3, la foule se soulève pour apparaître sur une scène publique dont elle est
traditionnellement exclue. L’inexorabilité du mouvement est dès lors celle de la conquête de
l’égalité politique, c’est-à-dire la possibilité « pour ceux qui ne sont pas libres parce qu’ils
vivent soumis à des besoins quotidiens »4 d’intervenir sur la vie publique, au même titre que
la minorité sociale, qui n’a pas besoin d’assurer ses besoins naturels, et qui assumait jusque-là
l’ensemble des prérogatives politiques. Avec la Révolution française, la « multitude »
s’impose donc comme un acteur politique majeur capable, par son soulèvement, d’apparaître
et d’agir sur la sphère publique. Le caractère inexorable de ce mouvement politique renvoie
alors à la capacité du peuple à agir et à imposer ses actes sans qu’ils puissent être remis en
cause par les autres forces politiques en présence.

1
Ibid.
2
Ibid. p. 70
3
Ibid. p. 69
4
Ibid.

200
Comme le montre Pierre Rosanvallon, le soulèvement joue en effet un rôle
fondamental dans la théorie politique issu de la révolution, et en particulier dans la question
de la représentation et de la souveraineté du peuple :

Le peuple est dans cette mesure toujours marqué par une tension interne : il
apparaît continuellement séparé de lui-même. […] Tension entre un principe
juridique et un principe sociologique qui est en même temps distance nécessaire
entre la réalité et sa figuration, différence de l’un et du multiple. […] Il faut
l’incandescence de l’événement pour que cette tension paraisse se résorber.
Lorsqu’on célèbre en 1789 le peuple ou la nation […] s’opère alors une véritable
métallurgie de l’événement : c’est en son foyer que le peuple se révèle, qu’il sort
de l’ambiguïté et de l’obscurité pour devenir pure positivité, puissance pratique.1

Le soulèvement du peuple permet de résoudre, au moins pour le temps de


l’événement, les apories qui résultent de la représentation politique et de l’opposition entre
une conception du peuple comme principe du droit et une conception sociologique se
confondant avec les classes populaires. Avec l’événement, la distance entre le peuple et sa
représentation s’abolit dans l’action. Le peuple s’impose alors comme un acteur directement
visible par sa présence agissante dans l’espace public. L’action, l’événement en acte, lui
permettent alors de se manifester dans la vie politique sans passer par la médiation de la
représentation. La valorisation du soulèvement populaire au cours de la première moitié du
XIXe siècle, notamment dans les œuvres de Delacroix ou de Victor Hugo, s’explique ainsi par
cette capacité du peuple à s’incarner dans l’événement, et à s’imposer politiquement comme
une puissance d’agir en acte.

Pourtant, cette dimension politique du soulèvement comme mouvement inexorable des


classes populaires vers la liberté publique, disparaît rapidement au profit d’une conception de
la révolution comme processus historique suivant irrémédiablement les mêmes phases. Or la
représentation de la foule se soulevant pour conquérir le pouvoir sans que personne ne puisse
l’en empêcher implique une action politique. La foule est constituée par une multitude
d’acteurs individuels qui agissent les uns avec les autres pour se constituer en un tout
politique capable de s’imposer sur la scène publique. La foule révolutionnaire apparaît donc
comme un être actif, en mouvement, qui se présente comme un acteur à part entière de la vie
politique. Au contraire, en faisant porter l’accent sur le processus révolutionnaire lui-même
plutôt que sur ses acteurs, les représentations de la révolution transforment cette dernière en
un phénomène passif. Tout se passe alors comme si les hommes étaient mus par les

1
PIERRE ROSANVALLON, Le peuple introuvable : histoire de la représentation démocratique en France, p.
53, Paris : Gallimard, 1998

201
événements plutôt qu’ils n’en soient l’origine. Du point de vue des acteurs de la Révolution
française eux-mêmes s’impose ainsi l’impression de ne pas pouvoir contrôler les événements
mais d’être à l’intérieur d’un processus disposant de sa propre énergie et impossible à arrêter :
« On eut dit qu’une force surhumaine était intervenue, lorsque les hommes commencèrent à
affirmer leur grandeur et à défendre leur honneur »1. Ce n’est donc plus l’homme en tant
qu’être capable de provoquer de nouveaux commencements, mais la révolution elle-même qui
devient le sujet de l’action politique.

Cette interprétation de la révolution comme un processus historique se déroulant selon


une logique nécessaire sans que l’action humaine ne puisse entraver son cours, se traduit alors
dans l’élaboration de la philosophie de l’histoire au début du XIXe siècle. Comme l’expose
Hannah Arendt, la Révolution française a eu une influence considérable sur nos
représentations de la révolution, bien plus que ne l’a eu la Révolution américaine2. Cette
dernière est ainsi restée un événement essentiellement local pendant plus d’un siècle, alors
que la Révolution française a durablement marqué l’imaginaire et les réalités politiques de
l’Europe et du monde. L’ensemble des révolutions ayant suivi celle de 1789, en particulier les
révolutions européennes des XIX -XXe siècles, se sont présentées comme la continuité de la
Révolution française, reprenant à leur compte ses événements pour tenter de les reproduire ou
de les éviter. Le vocabulaire de la Révolution française est ainsi omniprésent chez les acteurs
de la Révolution d’Octobre. La volonté « d’éviter un thermidor » est ainsi présente à diverses
reprises lors de la Révolution russe, et est utilisée jusque dans les années 1930 pour justifier la
mise en œuvre des purges. La Révolution française cesse dès lors d’être pensée comme un
événement politique, un moment ancré dans une période et un contexte spécifique où des
hommes tentent de fonder la liberté politique, pour devenir la matrice universelle de toutes les
révolutions. Comme le montre Arendt, le concept de « révolution permanente », fondée par
Proudhon au milieu du XIXe siècle, suppose l’idée qu’il n’existe qu’une unique révolution qui
se confond avec les mouvements mêmes de l’histoire3. L’action révolutionnaire se transforme
ainsi en un processus de lutte continue qui ne s’arrête jamais mais poursuit un processus
commencé avec la nuit du 3 août.

Plus que sur les événements de la Révolution française, Arendt s’attache donc aux
interprétations qui lui succèdent, en particulier de ceux qui n’y ont pas participé mais l’ont

1
De la révolution, Op. cit., p. 71
2
Ibid. p. 73
3
Ibid.

202
observé pour en tirer leurs propres analyses politiques. L’idée de nécessité historique
s’impose à partir de la contemplation des événements de la Révolution française plutôt qu’à
partir de ses expériences politiques spécifiques. Elle provient du « sentiment de crainte et
d’émerveillement devant la puissance de l’histoire elle-même »1. Cette nouvelle approche
théorique dans laquelle l’histoire, et non l’action humaine, devient le lieu de la manifestation
d’une vérité universelle, s’incarne notamment dans la philosophie de l’histoire développée par
Hegel, et sa tentative de penser les expériences historiques comme l’expérience d’un esprit
absolu. Cette analyse contribue dès lors à déplacer la réflexion vers l’interprétation
rétrospective du passé, la totalité des événements historiques étant alors pensée comme le lieu
de constitution d’un savoir universel, plutôt que vers une analyse de la politique en tant
qu’espace des actions humaines. De la sorte, comme le suggère Arendt, « le monde nouveau
inauguré par les révolutions du XVIIIe siècle ne bénéficia pas d’une “nouvelle science de la
politique” comme le réclamait Tocqueville, mais d’une philosophie de l’histoire »2. Le
problème ne vient donc pas de l’expérience révolutionnaire elle-même mais du système
interprétatif qui en est tiré et de sa lecture des événements à l’intérieur d’une structure
historique fondée sur la nécessité.

L’idée de nécessité historique, qui s’impose comme un concept interprétatif majeur


pour penser le phénomène révolutionnaire après les événements de la Révolution française,
est par ailleurs liée à une autre réalité sociale et biologique : celle de l’expérience du besoin
par toute une catégorie de population qui accède à l’espace public à partir de 1789. Ainsi,
comme l’explose Hannah Arendt :

Derrière les apparences, il y avait une réalité, et cette réalité était biologique
et non historique, même si, pour la première fois peut-être, elle accédait à la pleine
lumière de l’histoire. La nécessité la plus impérieuse dont on ait soi-même
conscience en se livrant à l’introspection, c’est le processus vital qui irrigue notre
corps et le maintien constamment dans un état changeant dont les mouvements
sont automatiques, indépendants de nos activités et irrépressibles – autrement dit
d’une acuité écrasante. 3

Cette description de la nécessité comme manifestation du processus vital qui anime le


corps humain nous renvoie à la description arendtienne du travail comme activité biologique
dans Condition de l’homme moderne et à ses implications politiques. L’homme est un être
biologique soumis, comme tout être vivant, à des besoins naturels fondamentaux qu’il doit

1
Ibid., p. 74
2
Ibid., p. 75
3
Ibid., p. 86

203
assurer pour simplement continuer à vivre ou prolonger sa propre espèce. La satisfaction de
ces besoins vitaux est un phénomène profondément intime, qui renvoie l’être humain au
fonctionnement interne de son propre corps et s’avère donc impossible à communiquer
pleinement. Elle obéit de plus à un ordre naturel impérieux, dont le manque se traduit par de
violents déficits physiologiques capables de paralyser toute activité. Enfin, comme on l’a vue
précédemment 1, les activités du travail qui permettent de satisfaire ces besoins, se
caractérisent par leur dimension circulaire : l’énergie utilisée pour produire ses aliments est
immédiatement réinvestie dans le corps pour continuer à entretenir ses cycles de production et
de consommation.

Le processus vital s’impose donc à l’homme à son niveau le plus intime, c’est-à-dire le
fonctionnement de son propre corps, avec toute la force de la nécessité biologique. Tenter de
résister à cette nécessité naturelle, en refusant de s’alimenter par exemple, signifie disparaître
à plus ou moins court terme. De plus, avec l’invention de l’agriculture et la mise en place des
premières structures politiques lors de la « révolution néolithique », les sociétés humaines ont
commencé à dégager des excédents agricoles qui leur ont permis de produire plus que la
somme des besoins individuels. Ces excédents ont alors rendu possible l’émergence de classes
sociales non productives, qui échappent ainsi à la nécessité en maintenant dans le processus
vital la majorité de la population, qui doit non seulement continuer à assurer ses propres
besoins mais également produire assez pour nourrir les autres. La nécessité biologique se
transforme ainsi en une structure socio-politique organisée qui permet l’accès d’une minorité
de la population à la vie publique.

L’irruption de la « question sociale » sur la scène publique avec la Révolution


française se traduit alors par l’apparition de cette nécessité biologique dans les enjeux de la
vie politique, dont elle était jusque-là exclue par un système social réservant l’action politique
à ceux dont les besoins sont assurés par les autres classes sociales. Face à cette réalité
politique et sociale, Arendt nous décrit alors un phénomène de fusion entre les deux
thématiques liées à nécessité. La première, fondée sur la comparaison de la vie politique avec
les mouvements des corps célestes et interprétant les événements comme la manifestation
d’un déterminisme historique, se met en quelque sorte au diapason de la seconde, qui conçoit
la nécessité comme l’expression d’un besoin biologique intime. L’apparition de la question
sociale sur la scène publique conduit ainsi au développement des « théories organicistes et

1
Voir chapitre 1, II.5, p. 72

204
sociales de l’histoire »1, c’est-à-dire à une conception de l’histoire qui fait de l’événement le
résultat d’une nécessité historique fondée sur une mécanique économique et sociale où les
besoins jouent un rôle déterminant. Or le propre de ces théories est de penser l’action
politique à partir de « l’image d’un corps surnaturel, mû par une “volonté générale” unique,
surhumaine, irrésistible »2. Elles contribuent donc à penser la politique comme un tout
organique, mu par une nécessité biologique et sociale, plutôt que par les interactions d’une
pluralité agissante.

En soulignant l’importance prise par la question sociale à partir de la fin du


XVIIIe siècle, Arendt critique donc l’interprétation qui en est faite, et qui s’impose dans la
pensée politique au cours du XIXe siècle. Au-delà de ce qu’elle considère comme l’échec de la
Révolution française, à savoir la capitulation de la liberté « face à l’acuité du processus vital
lui-même »3 comme on va y revenir, elle cherche à remettre en cause la place prépondérante
de la nécessité historique et biologique dans l’analyse et l’interprétation des phénomènes
politiques. Cette position critique l’amène dès lors à une confrontation avec la pensée de Marx
autour de ces questions. Pour Arendt, Marx est en effet le théoricien par excellence du
basculement qui s’est opéré dans la Révolution française, et au cours duquel les questions
liées à l’organisation politique ont cédé face à l’importance des enjeux liés aux nécessités de
la vie et des conditions sociales. Elle décrit ainsi la pensée de Marx dans une relation de
filiation avec l’expérience de Révolution française, sur laquelle il s’appuie, et la Révolution
russe qu’il inspire, affirmant notamment qu’« il fit ce que son maître en révolutions,
Robespierre, avait fait avant lui, et ce que son principal disciple, Lénine, devait faire après lui
dans la plus grande révolution que sa doctrine ait inspirée »4.

Comme souvent, le rapport d’Arendt à Marx est très ambivalent. Elle lui reconnait
d’une part une place prépondérante dans l’histoire de la pensée et la théorisation du
phénomène révolutionnaire, tout en critiquant de l’autre le rôle qu’il a joué dans « la doctrine
politiquement la plus pernicieuse de l’époque moderne »5. Marx est en effet présenté comme
un penseur de la révolution, dont « l’apport le plus déterminant et le plus original […] fut
d’interpréter les besoins contraignants de la misère de masses en termes politiques comme un
soulèvement, non seulement pour avoir du pain ou accéder à la richesse, mais aussi pour la

1
Ibid., p. 87
2
Ibid.
3
Ibid., p. 88
4
Ibid., p. 95
5
Ibid., p. 94

205
liberté »1. Dans cette description, l’auteur du Capital apparaît comme un penseur qui, loin de
concevoir l’action à travers les catégories de la nécessité historique, où les événements se
reproduisent selon des cycles prédéterminés, interprète la révolution comme un phénomène
politique. Il fonde donc son analyse de la société sur l’existence d’un conflit de classes où se
manifeste la capacité des groupes sociaux à agir pour prendre le pouvoir et renverser les
rapport forces. La misère se trouve ainsi réinterprétée comme le résultat d’un rapport social
d’exploitation, engendré par l’usage de la violence par une classe possédante. Étant le produit
d’un rapport politique et non la conséquence d’un état de nature nécessaire, cette situation
peut donc être modifiée par l’action des classes exploitées, qui sont à même de se libérer par
elles-mêmes de l’état de grande pauvreté dans lequel elles sont activement maintenues. En
faisant de la misère un rapport d’exploitation et non un état nécessaire, Marx la dote d’une
puissance d’agir. Il se présente donc en penseur du politique, qui voit dans la capacité des
hommes à modifier le monde dans lequel ils se trouvent pris le moteur de la vie publique.

Cette dimension révolutionnaire de l’œuvre de Marx est ici présentée comme


l’élément central de sa pensée. Arendt n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que des éléments aussi
essentiels que son matérialisme ou son structuralisme sont « annexes et accessoires », ou à
remettre en cause ses analyses économiques en affirmant qu’elles n’auraient « certainement
pas pu survivre à plus d’un siècle de recherche historique, n’était [leur] contenu plus
révolutionnaire que scientifique »2. Aux yeux d’Arendt, sa théorie ne doit pas être conçue
comme une analyse économique où la nécessité s’imposerait comme une loi naturelle
régissant l’ordre du monde, mais comme une « économie politique » qui s’appuie sur la
capacité des groupes sociaux à agir pour modifier les structures de classes. Arendt voit donc
en Marx un penseur de la liberté et de l’action politique, dont elle souligne l’importance pour
avoir interpréter la question sociale en termes de rapports d’exploitation, et le phénomène
révolutionnaire en termes de fondation de la liberté. Pour Arendt cette dimension politique et
révolutionnaire de l’œuvre marxienne va toutefois céder la place à une conception
économique de la société, où se manifeste un processus dialectique fondé sur la nécessité.
L’analyse de Marx, tout en mettant l’accent sur l’essence politique de ses premiers ouvrages,
se double donc d’une critique de la place de la nécessité dans son interprétation de la lutte des
classes.

1
Ibid., p. 90
2
Ibid., p. 91

206
Cette inflexion dans les analyses de Marx, qu’Arendt décrit comme une « véritable
capitulation de la liberté devant la nécessité »1, est essentiellement de nature théorique. Elle
consiste en l’inversion, motivée par la volonté de rendre sa théorie plus scientifique, du
rapport entre violence et nécessité. Tels que les décrit Arendt, les premiers écrits de Marx
présentent la grande pauvreté et la nécessité biologique qui l’accompagne comme le résultat
d’une violence politique, organisée par les classes sociales dominantes. Toutefois, à mesure
qu’il a cherché à rationnaliser sa théorie, ce rapport a tendu à s’inverser. Dans les textes plus
tardifs, la nécessité n’apparaît plus comme la conséquence de l’oppression politique et sociale
mais comme la source de cette exploitation économique. La violence, pensée initialement
comme une force d’origine humaine, devient dès lors la conséquence d’un système
économique fondé sur l’appropriation des ressources produites par le processus vital de
l’humanité. Ce renversement contribue ainsi pour Arendt à déplacer sa pensée de l’analyse
politique vers une analyse économique fondée sur un processus organique de production et
consommation.

L’enjeu du marxisme n’est dès lors plus de « libérer les hommes de l’oppression de
leurs semblables, encore moins de fonder la liberté, mais de libérer le processus vital de la
société des fers de la pénurie pour lui permettre de croître dans l’abondance »2. On retrouve
ici la critique, déjà soulevée dans The Human Condition, de faire de la vie le souverain bien
en pensant la libération de l’homme comme une libération du travail plutôt que comme une
fondation politique. Or, pour Arendt, l’homme ne peut être libre que dans l’action politique, le
travail étant au contraire la sphère de la nécessité biologique où il assure ses besoins vitaux.
Le projet marxiste de libération du travail ne conduit dès lors pas à former un nouvel espace
de liberté mais à produire une « humanité sociabilisée » qui se confond entièrement avec ses
cycles de production et de consommation. En se saisissant de la question sociale posée par
l’apparition des pauvres sur la scène publique lors de la Révolution française, Marx pense
donc d’abord la révolution comme un phénomène politique dans lequel une classe opprimée
est capable d’agir pour conquérir sa propre liberté, puis comme un phénomène économique
où s’expriment les « lois d’airains de la nécessité historique »3. Aux yeux d’Arendt, sa théorie
reproduit donc l’échec de la Révolution française, phénomène qui se reproduira par la suite,
pour d’autres raisons, dans la Révolution russe.

1
Ibid., p. 95
2
Ibid., p. 94
3
Ibid., p. 93

207
En s’attachant à penser le monde à partir des lois de la nécessité, historique et
biologique, les théoriciens comme les acteurs des révolutions ont contribué à renoncer à la
fondation politique, au nom d’un ordre supérieur qui s’imposerait à eux. Pour Arendt cette
situation n’est toutefois pas le résultat d’une loi de l’histoire mais bien d’une interprétation et
d’un renoncement politique. Le succès de la Révolution américaine, mais également les
potentialités de la Révolution française ou de la Révolution russe, montrent au contraire que
d’autres possibilités existaient. Le développement du concept de nécessité est ainsi lié aux
choix politiques et aux interprétations théoriques qui ont été faites lors de la confrontation
avec ce qu’elle désigne comme l’irruption de la « question sociale ». Comme on le verra par
la suite, cette description ne signifie pas qu’Arendt tracerait une ligne directe allant de la
Révolution française au totalitarisme, rendant Robespierre et Marx responsables de ce dernier.
Elle montre néanmoins l’émergence d’une interprétation du monde fondée sur la nécessité
historique ou biologique, qui trouvera son expression la plus extrême dans les idéologiques
totalitaires décrites dans Les origines du totalitarisme.

2. La question de la pauvreté

La réflexion autour de la « question sociale » et de son rôle dans la Révolution


française fait partie des éléments les plus complexes à saisir de la pensée arendtienne, en
particulier à cause des concepts employés par Arendt, qui prêtent parfois à confusion. La
notion de « question sociale » ne renvoie en effet pas, pour Arendt, à une approche
sociologique qui définirait le « social » comme l’ensemble des relations structurelles qui
existent entre les hommes à l’intérieur d’une société donnée. Par ce terme, elle ne désigne pas
les relations ou les conflits qui pourraient exister entre les différentes classes sociales, mais
parle de la situation spécifique des catégories sociales les plus pauvres. Comme elle l’exprime
elle-même, plutôt que « question sociale », « il vaudrait mieux et plus simplement [l’appeler]
l’existence de la pauvreté »1. Ce qu’Arendt désigne comme étant la pauvreté reste toutefois
extrêmement flou d’un point de vue sociologique. Elle ne traite en effet pas d’une classe
sociale identifiée par une profession ou une activité précise comme les paysans ou les ouvriers
par exemple, ne recourt pas à des distinctions liées à la propriété comme la notion marxiste de
prolétariat, ni à une stratification financière qui permettrait d’identifier un groupe comme les
10% les plus pauvres. Sa description est avant tout liée à l’imaginaire de la très grande
pauvreté, tel qu’il s’est développé au cours des XVIIIe et XIXe siècles autour des représentations

1
Ibid., p. 88

208
des malheureux ou des misérables, et s’appuie sur sa propre approche de la condition
humaine.

Hannah Arendt présente la pauvreté comme « un état de besoin constant et de misère


aiguë dont toute l’ignominie tient à sa force de déshumanisation ; la pauvreté avilit parce
qu’elle impose aux hommes le diktat absolu du corps, c’est-à-dire le diktat absolu de la
nécessité »1. La pauvreté se trouve ainsi définie à partir d’un état subjectif caractérisé par une
situation de manque extrême dans laquelle les besoins vitaux essentiels ne sont plus satisfaits,
soumettant dès lors l’individu à son propre organisme. Hannah Arendt ne conçoit donc pas la
pauvreté à partir d’une situation objective, qui permettrait de la situer dans son rapport à une
organisation sociale et politique, mais à partir du rapport intime de l’homme à son propre
corps. Elle se présente ainsi comme une situation prolongée dans laquelle l’individu n’est plus
capable de satisfaire les besoins de son propre organisme. La déshumanisation à l’œuvre dans
la pauvreté est alors le résultat de l’emprise de la pauvreté qui en découle. Moins les besoins
biologiques sont satisfaits et plus ils s’expriment selon une violente intensité. Les hommes
réduits à la misère ne peuvent dès lors plus sortir de cet état de besoin aiguë et se trouvent
ainsi réduits à l’expression d’une force vitale qui se manifeste d’autant plus qu’ils sont privés
de la possibilité de la satisfaire. Cette description radicale permet alors de distinguer ce
qu’Arendt décrit comme étant la question sociale, et qui relève en fait de l’existence de la
misère ou de la très grande pauvreté, et l’existence des classes sociales populaires. La
description arendtienne de la pauvreté va en effet au-delà de la paupérisation et du manque de
ressources qui caractérisent les classes subalternes d’une société, mais se présente comme un
état de manque absolu qui réduit l’homme aux besoins de son propre corps.

Une classe sociale peut se situer au dernier échelon de la hiérarchie d’une société, ou
se caractériser par sa subalternité c’est-à-dire voir ses actions ignorées par les élites au
pouvoir, sans relever de ce qu’Arendt décrit comme étant la pauvreté. Le prolétariat, au sens
marxiste du terme, désigne ainsi l’ensemble des populations qui ne possèdent que leur force
de travail et sont donc contraint de la vendre à ceux qui disposent des moyens de production
pour assurer leur subsistance : « par prolétariat, [on entend] la classe des travailleurs salariés
modernes qui, ne possédant pas en propre leurs moyens de production, sont réduits à vendre
leur force de travail pour vivre »2. Le prolétariat est donc défini par rapport à l’accès à la

1
Ibid.
2
FRIEDRICH ENGELS, Note au manifeste communiste, 1888 in KARL MARX, Philosophie, p. 594, Paris :
Gallimard, 1994

209
propriété, les prolétaires étant ceux qui ne disposent même pas de leurs propres outils de
travail, et non par rapport à un état subjectif de manque absolu. Bien que ces classes sociales
soient les premières à être touchées par la misère en cas de pénurie économique, leur
fonctionnement ordinaire ne relève pas de la « question sociale » au sens arendtien car ils ne
sont pas affectés par ce « diktat absolu du corps » lorsque le système fonctionne et qu’ils
peuvent disposer des ressources nécessaires pour assurer leurs besoins vitaux. La situation
économique et sociale de la France des Trente glorieuses est ainsi révélatrice de cette
opposition. Au sens marxiste, la classe ouvrière des années 1950 continue à relever du
prolétariat puisqu’elle ne dispose toujours pas des moyens de production. Au sens arendtien,
au contraire, la classe ouvrière ne relève plus de la « question sociale » mais se présente
comme une force majeure de la vie politique.

Il est ici intéressant de souligner l’écart qui sépare entre les descriptions arendtiennes
de la classe ouvrière dans The Human Condition, et celles de la masse des miséreux dans On
Revolution. Dans Condition de l’homme moderne, Arendt affirme en effet que le mouvement
ouvrier « était la seule organisation dans laquelle les hommes agissaient et parlaient en tant
qu’hommes, et non en tant que membres de la société »1. Elle présente donc le mouvement
ouvrier comme une force politique distincte de la société. La classe ouvrière ne s’identifie pas
à la vie sociale et ne se confond pas avec une force de production pensée comme faisant partie
du processus vital de l’humanité. Elle apparaît au contraire comme un corps politique
indépendant, agissant sur la scène publique et jouant un rôle essentiel dans la politique
moderne. Parlant de la Révolution hongroise de 1956, Arendt écrit ainsi que « la classe
ouvrière en Europe, formant le seul secteur organisé et par conséquent le secteur dirigeant du
peuple, a écrit l’un des chapitres les plus glorieux et sans doute les plus riches de promesses
de l’Histoire récente »2.

Cette présentation de l’action de la classe ouvrière, tranche alors avec la description


des malheureux dans De la révolution, présentés sous le champ lexical du besoin et de la
multitude. Arendt affirme ainsi que « ce furent la nécessité, les besoins pressants du peuple
qui déchaînèrent la Terreur et menèrent la Révolution à sa perte »3, ou décrit le soulèvement
du peuple comme « une masse qui se meut comme un seul corps et agit comme si elle était

1
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 280
2
Ibid., p. 278
3
De la révolution, Op. cit., p. 89

210
habitée par une seule volonté »1. Alors que le mouvement ouvrier est présenté comme un
corps politique organisé, capable d’agir et d’apparaître sur la scène publique, les miséreux
sont présentés comme une masse mue uniquement par la nécessité biologique. L’opposition
conceptuelle apparaît ainsi entre un état de misère, caractérisé par le « diktat absolu de la
nécessité » qui s’impose au niveau le plus intime, et des classes sociales populaires qui, si
elles se caractérisent par leur pauvreté économique, participent toujours activement à la vie
politique.

Or cette opposition joue un rôle décisif dans l’analyse des causes de l’échec de la Ière
République et du succès politique de la République américaine. Pour Hannah Arendt,
l’absence de la grande pauvreté est en effet l’un des principaux éléments qui expliquent la
réussite de la fondation de la liberté lors la Révolution américaine, c’est-à-dire la construction
d’un nouveau régime qui permettent aux citoyens d’agir librement dans un espace public
donné : « La raison de ce succès et de cet échec, c’était l’absence, sur la scène américaine,
d’un fléau de la misère présent partout ailleurs dans le monde »2. La prospérité économique
des États-Unis et les mœurs américaines ont permis aux Pères fondateurs de bâtir un nouveau
système politique, dont la constitution encore en vigueur aujourd’hui est la preuve de la
stabilité, sans avoir à traiter la « question sociale », qui s’est au contraire imposée comme
l’enjeu central de la Révolution française. Cette interprétation d’un succès de la Révolution
américaine lié à l’absence de la misère dans les colonies américaines, par opposition à la
situation économique et sociale dont a héritée la France de la Révolution, permet de souligner
un élément essentiel de l’analyse arendtienne.

Certains passages du texte arendtien peuvent en effet laisser croire qu’elle rend les
pauvres directement responsables de la capitulation devant la nécessité et de l’échec de la
Révolution française, comme lorsqu’elle affirme que « quand [les pauvres] firent leur
apparition sur la scène politique, la nécessité y fit son apparition avec eux, ce qui se solda par
un pouvoir de l’Ancien Régime réduit à l’impuissance et une nouvelle République mort-
née »3. Arendt ne défend pourtant pas l’exclusion de la pauvreté de la sphère publique, ce qui
aurait pour conséquence d’instaurer un système censitaire entretenant sa persistance hors de la
vie politique. Si elle critique la place prise par la « question sociale » dans la vie politique
moderne, elle reste extrêmement sensible à la situation de dénuement extrême qu’est la misère

1
Ibid., p. 141
2
Ibid., p. 100
3
Ibid., p. 88

211
et qu’elle décrit en des termes très forts. Toutefois le règlement de cette question relève pour
elle d’une action pré-politique, qui appartient à la sphère économique et sociale plutôt qu’à
celle de l’action publique. La fondation de la constitution américaine à la suite de la Guerre
d’indépendance a donc pu se réaliser parce que la « question sociale » était déjà réglée sur le
territoire américain avant la Révolution.

La prospérité économique des États-Unis a d’abord permis d’éviter l’émergence d’une


misère de masse comparable à celle que connaissait l’Europe à la même période, tandis que
l’existence de mœurs fondées sur l’égalité ont permis d’éviter l’apparition d’une
hiérarchisation sociale figée, comme le montre Tocqueville dans De la démocratie en
Amérique. Pour Arendt, la liberté politique est liée à l’existence d’une pluralité agissante, qui
se libère ainsi de la nécessité biologique en se constituant en un espace public où les citoyens
peuvent agir les uns avec les autres. La nécessité est donc ce dont l’homme doit sortir pour
être capable d’agir dans un espace politiquement constitué. La misère contribue au contraire à
river l’homme dans la nécessité, l’enfermant dans le rapport à son propre corps, et se présente
en cela comme un état antipolitique, qui empêche la formation d’une pluralité de citoyens.
L’existence de la misère paralyse la constitution d’un nouveau corps politique, car elle
condamne tout une partie de la population à vivre dans un état de dénuement soumis à la
nécessité biologique. La « question sociale » apparaît donc comme un enjeu de société, et non
de politique, qui doit être traité en amont de l’émergence d’une sphère publique pour
permettre à cette dernière de s’épanouir pleinement.

Plutôt qu’exclure la pauvreté de l’espace public, Arendt préconise donc de traiter cette
question à partir d’outils économiques et techniques. Son analyse des potentialités de la
Révolution russe est en en cela particulièrement révélatrice de son interprétation de la
question sociale puisqu’elle y présente le choix d’une solution technique (l’électrification)
comme la plus pertinente pour traiter le problème de la pauvreté. Soulignant « les dons
d’homme d’État de Lénine »1, qu’elle décrit comme un homme capable de trouver des
solutions non idéologiques à des problèmes donnés, elle met donc en avant le choix d’une
solution technique pour régler la question sociale, plutôt qu’une solution politique qui
contribuerait à confondre action politique et vie privée. Elle souligne d’ailleurs le caractère
« neutre » de la technique, qui « ne prescrit ni n’exclut aucune forme spécifique de

1
Ibid., p. 97

212
gouvernement »1. Réciproquement, la mise en place, même avortée, du système des soviets,
lui apparaît comme une tentative de fonder un nouvel espace public, qu’elle présente comme
un « nouveau corps politique né durant la révolution, en dehors de tous les partis »2. Ces deux
solutions, l’électrification comme technique neutre pour résoudre la question de la misère et
les soviets comme nouvelle forme de gouvernement, apparaissent ainsi comme les deux
manières par lesquels la Révolution russe aurait pu parvenir à fonder la liberté politique. Au
contraire, l’abandon de cette double solution au profit d’une structure politique (le parti
comme garant de l’émancipation des pauvres), censée assurer la transformation politique et
sociale du pays, aboutit à un échec de la Révolution russe dans sa tentative de fonder la
liberté, similaire en cela à celui de la Révolution française. Derrière cette analyse se trouve
donc l’idée d’une séparation stricte entre la sphère privée, fondée sur la nécessité, et la sphère
publique fondée sur la liberté.

Hannah Arendt évoque toutefois deux correctifs majeurs, qui vont infléchir cette
interprétation d’un succès de la Révolution américaine fondé sur l’absence de la misère aux
États-Unis. Tout d’abord elle rappelle que « ce qui était absent de la scène américaine, c’était
la misère et le dénuement, et non la pauvreté »3. Cette formule confirme ainsi l’idée que ce
qu’Arendt décrit lorsqu’elle parle de la « question sociale » est l’existence de la misère
absolue, et non celle d’une classe sociale paupérisée. Dès leurs origines et au cours de leur
histoire, les classes populaires ont bien existé aux États-Unis, et ces derniers ont connus de
nombreux conflits sociaux, notamment entre grands et petits propriétaires. L’existence d’une
classe ouvrière, de travailleurs saisonniers, ou d’un chômage de masse, ont ainsi marqué
l’histoire des États-Unis. Tocqueville souligne d’ailleurs l’existence d’une classe domestique
et de ses rapports avec ses maîtres dans De la démocratie en Amérique, qu’il présente comme
un élément révélateur de l’égalité qui caractérise les sociétés démocratiques dans son analyse
des mœurs américaines4. La différence entre l’Ancien et le Nouveau Monde au XVIIIe siècle ne
se situe donc pas dans l’existence ou non de la pauvreté, mais dans la présence d’une misère
de masse en Europe, qui a conditionné l’évolution des révolutions.

Si les classes paupérisées ont joué un rôle essentiel dans l’histoire des États-Unis, sa
prospérité économique et l’immensité de son territoire, qui a limité la pression foncière en
permettant des vagues successives de colonisation servant de véritables soupapes sociales, ont

1
Ibid., p. 96
2
Ibid.
3
Ibid., p. 101
4
TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, vol. II, p. 221, Paris : Garnier-Flammarion, 1981

213
permis d’éviter l’émergence d’une misère masse. Elles ont dès lors joué un rôle majeur dans
la stabilité politique et sociale du pays. Cette résilience du système américain se manifeste
notamment dans le fait que les différentes crises économiques et sociales qu’il a connues
n’ont jamais conduit à une remise en cause des principes fondamentaux de la constitution.
Ainsi, malgré l’intensité de la crise de 1929 et la catastrophe économique et sociale qu’elle
représente aux États-Unis et dans le reste du monde, la Grande dépression n’a pas eu les
conséquences politiques et sociales qu’elle a eu en Europe, et dans l’Allemagne de Weimar en
particulier. Une œuvre comme Les Raisins de la colère de Steinbeck, qui témoigne pourtant
de la pauvreté et des conflits sociaux nés de la crise, nous montre ainsi la persistance d’une
forme de prospérité en pleine crise économique à travers le nombre d’automobiles présentes
dans le récit, à une époque où il s’agit encore d’un produit de luxe en Allemagne ou en
Russie. L’égalité relative des citoyens américains, comparée aux inégalités sociales
extrêmement fortes en Europe à la même époque, a ainsi contribué à la fondation et à la
stabilité de la démocratie américaine.

Mais Hannah Arendt rappelle de plus que cette absence de la grande pauvreté n’est
valide que dans le cadre de la population blanche. Fondée à l’origine sur l’esclavage, la
prospérité américaine s’appuie en effet sur l’existence d’une « misère dégradante et atroce
[qui] était partout présente sous la forme de l’esclavage et du travail des Noirs »1. Ce passage
essentiel de On Revolution, nous montre qu’Arendt n’est pas dupe de la réalité de la
« question sociale » aux États-Unis. La misère et la pauvreté, présentées comme absentes de
la scène américaine trois pages plus haut, sont à présents décrites comme présentes « partout »
dans l’espace américain. Pourtant, malgré cette omniprésence d’une population réduite au
dénuement le plus total, et d’autant plus déshumanisée qu’elle est également réifiée à l’état de
chose échangeable comme une marchandise, les témoignages cités par Arendt ne font que
souligner « l’aimable égalité qui caractérise la société américaine »2, comme si l’existence
d’environ 400 000 Noirs réduits à l’esclavage ne comptait simplement pas.

Arendt relève cette situation d’invisibilité sociale dans laquelle les Noirs semblent pris
lors de la Révolution américaine en affirmant que « l’institution de l’esclavage est porteuse de
ténèbres plus noires encore que celles de la pauvreté »3. Elle montre ainsi l’état de
subalternation dans lequel se trouvent prises les populations noires américaines. Plus que par

1
De la révolution, Op. cit., p. 104
2
Ibid., p. 105
3
Ibid.

214
leur dénuement, ces populations se caractérisent en effet par le fait qu’elles ne sont pas prises
en compte comme des acteurs de la société américaine au moment où se fonde l’organisation
politique de celle-ci. Bien qu’elles aient été actives lors de la Guerre d’indépendance,
rejoignant l’un ou l’autre camp dans un objectif d’émancipation ou poursuivant leurs propres
objectifs, elles ne sont pas considérées comme des citoyens à part entière. Alors qu’à la même
époque, la question de la pauvreté s’impose sur la scène publique de la Révolution française,
la question de l’esclavage rencontre une forme d’indifférence mêlée de crainte de la part des
Pères fondateurs, crainte notamment exprimée par Jefferson en affirmant qu’ils « tremblaient
quand [ils] pensaient que Dieu est juste »1.

Arendt souligne alors le rôle joué par la compassion dans les événements qui ont suivi
ceux de 1789. Directement inspirée par la pensée rousseauiste pour qui l’homme se
caractérise par une « répugnance innée à voir souffrir un de ses semblables »2, cette
compassion s’exprime dans le sentiment d’urgence face à la misère de masse et la sensation
qu’il est nécessaire de souffrir avec eux pour leur permettre de s’émanciper de la pauvreté. Or
cette compassion, dans laquelle s’exprime également un désir de communion avec le peuple
conçu comme la masse des miséreux, est absente de la Révolution américaine, malgré la
présence de plus d’un quart de la population réduit à un état de misère comparable à celui qui
a animé la Révolution française. L’absence de la grande pauvreté dans l’Amérique du
XVIIIe siècle est ainsi la conséquence de l’exploitation d’une population subalterne, confrontée
à l’indifférence des fondateurs de la constitution. L’absence de compassion pour ce groupe
ostracisé a dès lors permis le succès politique de la Révolution américaine, à savoir la
fondation d’un nouvel espace public dont est exclu le groupe social qui permet par ailleurs la
relative égalité des citoyens.

La « question sociale » ne s’est donc pas imposée au cours de la Révolution


américaine parce qu’elle y a pris la forme d’une « question raciale ». Contrairement à la
Révolution française où la question sociale s’est imposée comme l’enjeu central de l’action
publique à cause de la visibilité de la misère, le processus révolutionnaire américain a pu
écarter les populations les plus touchées par la misère grâce à la structuration raciale de la
société américaine. Le nouveau système de gouvernement américain a ainsi pu asseoir sa
stabilité politique sur une structure sociale qui a invisibilisé toute une partie de sa population.
Le succès politique de la démocratie américaine est ainsi lié à sa prospérité économique, à sa

1
Ibid., p. 106
2
Ibid., p. 105

215
relative égalité sociale, mais également à sa nature raciste. Les États-Unis se présentent dès
lors comme une République raciale, et les enjeux liés à cette question restent déterminants sur
la scène américaine contemporaine.

3. « Les malheureux sont les puissances de la Terre »

Contrairement à la Révolution américaine où la question sociale a pu être contournée


grâce à la prospérité économique du pays et une stratification raciale qui exclut de la
citoyenneté la part de la population la plus touchée par la misère, le cours de la Révolution
française a été profondément marqué par la place prise par la question de la pauvreté dans les
débats publics. Cette situation politique et sociale a dès lors conduit le mouvement
révolutionnaire à faire de la misère la puissance politique par excellence. Or, comme on l’a vu
précédemment en opposant les descriptions arendtiennes du mouvement ouvrier et des
miséreux, cette irruption de la misère sur la scène publique ne prend pas la forme d’un groupe
socio-politique organisé mais d’un mouvement social multiforme où s’expriment les besoins
fondamentaux plutôt qu’un projet politique construit. L’introduction de cette force vitale
comme une puissance politique majeure signifie pour Arendt que la nécessité biologique s’est
substituée à l’action politique. Ce processus, par lequel la question sociale s’impose sur la
scène publique, est alors présenté comme une forme de glissement ou d’inflexion du projet
révolutionnaire initial, provoqué par la réalité sociale du pays. En effet, la Révolution
française est d’abord pour Arendt un projet politique. Comme lors de la Révolution
américaine, l’enjeu est la fondation d’un nouveau modèle de gouvernement et la création d’un
espace public où les citoyens peuvent paraître et agir :

Contre la tyrannie et l’oppression, et non pas contre l’exploitation et la


misère, ils avaient affirmé les droits du peuple, du consentement duquel – suivant
la Rome antique, à l’école de laquelle l’esprit révolutionnaire avait été instruit et
éduqué – tout pouvoir doit tirer sa légitimité. 1

La relation au peuple apparaît ici comme un point central de l’aventure


révolutionnaire, qui va jouer un rôle décisif dans les évolutions du mouvement, et se présente
d’abord en un sens essentiellement politique. Les premiers moments de la Révolution, en
particulier ceux qui suivent immédiatement la convocation des États-généraux, apparaissent
ainsi comme une manière de s’imposer sur la scène publique pour toute une catégorie de la
population qui en était jusque-là exclue. Le conflit se situe dans l’opposition à la structure
politique de la monarchie absolue, qui place l’ensemble des pouvoirs entre les mains du roi.

1
Ibid., p. 109

216
Tout l’enjeu de cette première phase est donc la conquête du pouvoir par le peuple, entendu
comme l’ensemble des citoyens. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
l’abolition des privilèges, ou l’instauration de la monarchie constitutionnelle, sont autant
d’éléments de cette lutte politique au cours de laquelle la source de la légitimité se déplace du
droit divin vers un droit constitutionnel fondé sur le consentement du peuple. Arendt souligne
d’ailleurs que l’unité politique rassemble le peuple et ses représentants en une communauté
d’intérêts confrontée à la structure politique de la monarchie absolue, dont ils sont tous
exclus :

Sachant qu’ils étaient eux-mêmes à l’évidence politiquement sans pouvoir


et, de ce fait, au nombre des opprimés, ils se sentaient appartenir au peuple et
n’éprouvaient nul besoin de s’en déclarer solidaires. S’ils sont devenus le porte-
parole du peuple, ce n’est pas par goût du pouvoir qu’ils exerçaient sur lui ou par
amour pour lui ; ils ont parlé et agi comme ses représentants pour une cause
commune.1

Cette unité politique entre le peuple et ses représentants va alors se contracter à mesure
que les événements de la Révolution française vont l’écarter de ce projet de fondation
politique et qu’une nouvelle conception du peuple va être portée, en particulier par les
jacobins. La Révolution américaine a fonctionné grâce à une structure sociale relativement
homogène, les Noirs ayant été exclus de l’ensemble des citoyens. Au contraire la Révolution
française n’a pas réglé les inégalités sociales qui prévalaient dans la société d’Ancien régime,
y compris au sein du Tiers-État. L’unité politique, a été garantie par l’opposition à la
monarchie et à sa structure en corps, qui excluait l’ensemble de la société civile de la sphère
publique. Le rassemblement des « opprimés » s’est donc opéré face à un ennemi commun,
dont la présence a pu masquer les disparités internes au corps social révolté. Comme le
suggère Arendt, les représentants du peuple n’avaient pas le sentiment d’usurper le pouvoir
pour l’exercer sur lui ou à sa place car ils provenaient du même groupe exclu du pouvoir, et
pouvaient ainsi agir en son nom étant donné qu’ils représentaient effectivement une
communauté d’intérêts. Toutefois les victoires politiques qui ont mis fin à la société d’ordres
et sa mécanique de privilèges, ont fait apparaître la persistance des inégalités sociales, qui
existaient cette fois entre les représentants et la masse des miséreux qu’ils étaient censés
représentés.

La conquête du pouvoir par le Tiers-État et la disparition des privilèges fait ainsi surgir
les disparités qui existent à l’intérieur même d’un peuple censé pourtant être composé de

1
Ibid.

217
citoyens égaux entre eux : « La chute de la monarchie ne modifia pas les rapports entre
gouvernants et gouvernés, entre le gouvernement et la nation, et nul changement ne paraissait
en mesure de combler le fossé entre eux »1. La liberté politique, gagnée par le mouvement
révolutionnaire à la suite de la « libération de la tyrannie » ne s’est révélée effective « que
pour la minorité et se faisait à peine sentir pour la majorité qui demeurait accablée par la
misère »2. Pour Arendt, le problème de la Révolution française se tient ainsi dans cette
structure sociale où les fortes inégalités persistantes empêchent la majorité de la population
d’accéder à la sphère publique. Non plus à cause d’un régime autocratique et d’une société
d’ordre qui leur interdit l’accès à ce domaine, mais à cause d’une réalité économique et
sociale qui maintient la majorité de la population dans la nécessité. A ses yeux, les mœurs et la
structure sociale de la France de la fin du XVIIIe siècle n’étaient pas en adéquation avec le
projet politique que le mouvement révolutionnaire entendait promouvoir, et qui nécessitait
donc un profond changement de la société elle-même, déplaçant ainsi les enjeux du mode de
gouvernement vers les questions de société. La tentative de fondation de la liberté y a eu lieu
en quelque sorte trop tôt, alors que la question sociale n’était pas encore traitée et s’est donc
imposée avec d’autant plus de force sur la scène publique que les barrières politiques qui
garantissaient la stabilité de la société d’ordres avaient été levées.

Face à cette question, s’opposent alors deux tendances antagonistes : celle qui
s’attache toujours aux formes du gouvernement et aux enjeux politiques de la révolution, et
celle qui affirme au contraire que la question politique est devenue secondaire face à la
libération du peuple de la misère. Reprenant les représentations historiographiques classiques
de la Révolution, Arendt oppose ainsi les positions des Girondins et celle des Montagnards.
La défaite des Girondins, dont le projet politique s’était concentré sur les formes du
gouvernement et l’élaboration d’une constitution permettant d’assurer la stabilité du nouveau
régime et l’organisation du pouvoir, a ainsi contribué à l’accès au pouvoir des Jacobins, dont
le projet se concentre au contraire sur le soin du peuple, entendu comme « l’immense classe
des pauvres »3 et non comme la somme des citoyens.

Dans son interprétation des événements révolutionnaires, Arendt insiste alors sur la
notion de « peuple » et en souligne l’évolution, qui passe d’un sens politique à un sens
sociologique : « Pour la première fois, ce mot ne désignait pas seulement ceux qui ne

1
Ibid., p. 110
2
Ibid.
3
Ibid., p. 111

218
participaient pas au gouvernement, non plus les citoyens, mais le petit peuple »1. La définition
de ce qu’est le peuple passe donc d’un rapport au pouvoir politique, dont il est soit l’élément
exclu soit ce qui en fonde la légitimité, à une approche plus sociologique qui présente le
peuple comme une classe sociale incluant les petits commerçants, les ouvriers ou les
journaliers. La description des classes inclues derrière le « petit peuple » nous montre
d’ailleurs la dimension urbaine de cette notion. Arendt ne parle en effet jamais de la situation
spécifique des paysans, qui représentent pourtant la majorité de la population. Sa description
correspond en fait aux catégories sociales les plus démunies de la vie urbaine parisienne, qui
vont notamment se présenter à travers le mouvement des Sans-culottes. Cette conception
sociologique, s’accompagne alors d’une évolution de la compréhension du pouvoir, qui n’est
plus pensé comme la participation des citoyens à la vie politique mais comme l’incarnation
des mouvements du peuple, qui se confond avec le « petit peuple » de Paris organisé en
sections révolutionnaires. Se met ainsi en place une conception organique de l’action
politique, fondée sur l’unité du peuple et du gouvernement. Les hommes de la Convention
n’entendent plus être simplement les représentants du peuple et agir pour lui, mais faire corps
avec lui.

Cette approche organique de la politique se manifeste notamment dans le rapport à


l’idée de consentement, abandonnée par Robespierre et les Jacobins au profit de la notion de
« volonté générale », elle-même tirée de la pensée rousseauiste. Le consentement implique en
effet une séparation entre le peuple et ses représentants. Il suppose que les citoyens accordent
leur confiance à un groupe de personnes chargées d’agir en leur nom, et sur lesquels il est
nécessaire d’exercer un contrôle régulier, généralement représenté par les élections mais qui
peut également passer par l’intermédiaire de la presse ou de la justice. La notion de
consentement suppose également une forme de rationalité. Il sanctionne une reconnaissance
par les citoyens de l’action du gouvernement, et s’appuie pour cela sur leurs échanges
d’opinions. En terme arendtien, il se présente donc comme une action politique fondée sur le
jugement, puisqu’il repose sur la capacité des citoyens à agir les uns avec les autres et à se
présenter sur la scène publique comme des acteurs distincts entre lesquels peut se développer
une opinion. Au contraire, la volonté générale « proscrit par essence tout processus d’échange
d’opinions et un accord éventuel entre elles »2. Comme on l’a vu dans un chapitre précédent 3,
Arendt pense en effet la volonté générale selon les mêmes principes que la volonté

1
Ibid.
2
Ibid., p. 113
3
Chapitre 1II.5

219
individuelle. Elle s’oppose à la conception rousseauiste de la politique car cette dernière
contribue à penser le pouvoir comme un tout unifié. La volonté ne peut être qu’une et
indivisible. Elle manifeste un choix libre et souverain où ne s’exprime aucune opinion mais
uniquement la décision individuelle de la personne, physique ou morale, qui exprime ainsi sa
volonté.

Pour Arendt, qui s’écarte en cela des propos que tient Rousseau dans le Contrat
social1, la volonté générale suppose l’unanimité. Il s’agit d’une volonté unique qui se confond
avec les mouvements du corps dont elle est l’expression et exclut les conflits d’opinions qui
pourraient exister en son sein. En définissant l’action politique comme l’expression d’une
volonté générale, les acteurs de la Révolution française ne la conçoivent donc pas comme le
résultat des interactions d’une pluralité de citoyens égaux et distincts, mais comme la vie
même du peuple. L’action s’incarne dans le mouvement révolutionnaire lui-même, qui ne fait
qu’un avec le peuple dont la volonté s’exprime dans le soulèvement populaire. Cette
identification entre le mouvement révolutionnaire et le peuple, entendu comme la masse des
misérables, conduit dès lors les acteurs de ce processus à rejeter la stabilisation politique que
représentent les institutions2. La Commune insurrectionnelle de Paris, qui prend le pouvoir
lors du 10 août 1792 et contribue à l’instauration de la Terreur, est ainsi un mouvement
populaire organisé contre la monarchie constitutionnelle, mais également contre l’Assemblée
nationale, qui n’avait pas donné de réponses aux sections parisiennes 3. Par son soulèvement,
le mouvement révolutionnaire parisien s’impose ainsi face aux institutions élues. Il devient
dès lors le cœur d’une action politique conçue comme un mouvement permanent, qui n’est
pas cadrée par une constitution ou des institutions publiques à même de stabiliser les
interactions des citoyens.

Le mécanisme politique par lequel s’opère cette identification du peuple et du


gouvernement est la compassion vis-à-vis des malheureux. Le rapport entre le peuple et les
membres du Comité de salut public, mis en place à partir de 1792, prend la forme d’une
relation émotionnelle voire passionnelle. Lorsque Robespierre affirme que « le peuple, les
malheureux m’applaudissent »4 (en français dans le texte), il définit le peuple par son malheur
économique et social. La misère est donc ontologiquement le propre du peuple et la légitimité

1
« Pour qu’une volonté soit générale, il n’est pas toujours nécessaire qu’elle soit unanime, mais il est nécessaire
que toutes les voies soient comptées », Du contrat social, Op. cit., p. 64
2
De la révolution, Op. cit., p. 114
3
ÉRIC HAZAN, Une histoire de la Révolution française, p. 169, Paris : La Fabrique, 2012
4
De la révolution, Op. cit., p. 111

220
du pouvoir provient de la capacité des dirigeants à communier émotionnellement avec cette
souffrance sociale. Les représentants et le peuple se trouvent ainsi unis par une relation intime
et personnelle qui s’exprime par l’émotion. L’idée selon laquelle la compassion envers les
opprimés est la source de la légitimité est directement inspirée de la pensée rousseauiste et sa
distinction entre pitié et compassion, à qui elle donne une portée politique. Pour Rousseau, la
compassion est en effet un sentiment naturel, qui s’inscrit dans la répulsion innée chez
l’homme à voir souffrir son prochain. Elle fait ainsi partie de ce que Rousseau désigne comme
l’amour de soi et se manifeste dans la capacité de l’homme à ressentir lui-même la souffrance
d’autrui. La compassion est donc une relation empathique dans laquelle l’homme ressent et
intériorise les sentiments des autres. Au contraire la pitié est un sentiment qui n’implique pas
de relation à autrui. Elle se présente alors comme une forme de dégradation de la compassion,
due à l’apparition de la société et au développement de l’amour propre par opposition à
l’amour de soi.

Pour Rousseau, cette opposition conceptuelle a avant tout un sens anthropologique.


Développée dans son Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes,
elle vise à expliquer la dégradation engendrée par la société à partir d’un état de nature
supposé, fondé sur l’hypothèse d’un homme bon par nature. Les acteurs du mouvement
jacobin donnent alors à cette opposition une portée politique. Elle ne sert plus à distinguer
l’homme à l’état de nature de l’homme dans la société, mais à légitimer l’action politique des
partisans d’une unité entre le peuple et le gouvernement. Comme l’expose Arendt, « si
Rousseau introduisit la compassion dans la théorie politique, ce fut Robespierre qui la promut
sur la place publique, avec la véhémence qui caractérisait sa grande éloquence
révolutionnaire »1. En fondant la légitimité politique sur la compassion vis-à-vis des
malheureux, le mouvement révolutionnaire en vient à la faire reposer sur la capacité à
ressentir de l’empathie pour un groupe social identifié comme le peuple. La sincérité des
sentiments devient donc le cœur du bien-fondé du pouvoir, par opposition à une normativité
juridique qui exclut l’émotion, mais également à une hypocrisie politique et sociale qui
falsifie ses sentiments. La lutte contre l’hypocrisie apparaît alors comme un élément central
de la politique mise en œuvre par Robespierre d’après Hannah Arendt.

Or, pour Arendt, la compassion est un sentiment antipolitique qui « abolit la distance,
l’espace temporel entre les hommes où se situe le politique et tout le domaine des affaires

1
Ibid., p. 121

221
humaines »1. Il s’agit d’une relation empathique dans laquelle une personne ressent la
souffrance d’une autre, sans qu’il soit nécessaire de passer par l’intermédiation du langage.
Dans la théorie rousseauiste, la compassion est décrite comme le propre de l’homme à l’état
de nature, tel qu’il existe avant l’émergence d’une quelconque structure sociale. Elle se
présente comme une forme d’intériorisation spontanée et naturelle de la douleur d’autrui,
indépendamment de toute forme de communication. Cette absence de langage l’exclut dès
lors de l’espace public, formé, dans la conception arendtienne, par les relations entre les
hommes. Pour Hannah Arendt, la politique est le résultat des paroles et des actes issus d’une
pluralité d’individus à la fois égaux et distincts. L’espace public rassemble les hommes en une
communauté agissante, mais contribue également à les maintenir séparés les uns des autres.
L’objet de l’action politique n’est pas l’homme en tant que tel, mais l’ensemble des enjeux
communs qui peuvent intéresser une communauté, constituée par le rassemblement d’une
pluralité d’hommes différents. Arendt explique ainsi qu’une telle chose « présente un intérêt
(interest) pour l’un et l’autre parce qu’elle est entre eux (inter-est) »2. La compassion, au
contraire, abolit cette distinction entre les acteurs du processus politique. Fondée sur
l’intériorisation des sentiments d’autrui, elle n’implique pas de dialogue entre deux personnes
sur un objet commun, mais une relation empathique qui les pousse à se fondre dans l’autre.
Elle se situe donc en-deçà de l’action politique et de son organisation institutionnelle fondée
sur les paroles et les actes.

La vertu, mise en avant par Robespierre pour légitimer la Terreur, n’est ainsi pas
assimilable à la virtus de Machiavel, qui se présente comme le courage de s’impliquer dans le
cours des actions publiques, mais se présente comme une sorte de pureté des sentiments et des
motivations. Elle s’apparente ainsi à une passion désintéressée pour le peuple, qui ne doit pas
être motivée par un intérêt commun mais par la pure empathie envers ses souffrances. Or cette
conception de la vertu se transforme rapidement en une suspicion généralisée, à partir du
moment où elle est intronisée comme la valeur suprême de l’action politique. Comme
l’expose Arendt, « les qualités du cœur requièrent de l’obscurité, elles demandent à être
protégées contre la publicité pour croître et demeurer ce qu’elles sont censées être – des
ressorts intimes qui n’ont pas vocation à être affichés en public »3. Dans Condition de
l’homme moderne, Hannah Arendt avait déjà souligné que l’amour et la bonté ne peuvent
s’exercer qu’en dehors d’un espace public d’apparence sous peine de perdre leur caractère

1
Ibid., p. 129
2
Ibid.
3
Ibid., p. 144

222
désintéressé. Dans De la révolution, elle affirme de plus que les motivations et les sentiments
personnels ne peuvent apparaître sur la scène publique sans perdre leur intériorité et devenir à
leur tour des actes et des paroles, soumis à la possibilité du mensonge et de l’hypocrisie. En
faisant de la compassion envers les malheureux la source de la légitimité du pouvoir, la
position de Robespierre est donc amenée à interroger la sincérité de sentiments qui ne peuvent
pas être vérifiés : « La même logique déplorable du cœur humain […] incita Robespierre et
ses partisans, une fois qu’ils eurent assimilé la vertu aux qualités du cœur, à voir partout
intrigue et calomnie, traîtrise et duplicité »1.

La suspicion généralisée s’impose donc comme une politique centrale de la


Révolution française à partir de 1793 parce que les hommes au pouvoir ont fondé leur
légitimité sur un sentiment d’amour et de compassion vis-à-vis d’une entité politique et
sociale. L’instauration d’un sentiment par nature antipolitique comme fondement de l’action
publique transforme ainsi le gouvernement des hommes en Terreur politique. Une telle
situation n’est d’ailleurs pas propre à Robespierre ou à la Révolution française mais apparaît
chaque fois qu’un sentiment en-deçà des apparences s’impose comme le fondement de la
politique. Il est ainsi intéressant de constater que la dictature théocratique mise en place par
Savonarole à Florence à la fin du XVe siècle présente déjà des caractéristiques proches des
éléments décrits par Arendt à propos de la Révolution française. Sa volonté de lutter contre la
corruption des mœurs florentines se traduit en effet par un embrigadement de la jeunesse, la
charité forcée, et la mise en place d’une milice chargée d’entrer chez les particuliers pour
contrôler leur vie privée2. En parallèle, le régime abolit pourtant la torture, instaure une cour
d’appel, et met en place un système de secours aux pauvres. On retrouve donc dans ce
système la compassion à l’égard des pauvres, qui caractérise pour Arendt l’évolution de la
Révolution française, et la volonté de s’assurer de la pureté des mœurs en luttant contre
l’hypocrisie sociale.

Arendt marque néanmoins une distinction entre la Terreur de 1793 et la politique de


terreur stalinienne, telle qu’elle se donne notamment à voir lors des Grandes Purges de 1937.
Pour elle, « la terreur, en tant que mécanisme institutionnel employé délibérément pour
accélérer la dynamique de la révolution, était inconnue avant la Révolution russe »3. La
terreur stalinienne n’est pas un événement politique mais un mécanisme structurel intégré au

1
Ibid.
2
MARIE VIALLON, Savonarole : glaive de Dieu, Paris : Ellipses, 2008
3
De la révolution, Op. cit., p. 150

223
fonctionnement de l’État totalitaire, dont l’objectif est de maintenir l’illusion d’un mouvement
révolutionnaire permanent en se retournant périodiquement contre des éléments internes du
régime. Le propre de la terreur totalitaire est de continuer à fonctionner même une fois le
totalitarisme parvenu au pouvoir au nom d’une nécessité historique qui, si elle est issue des
analyses de ceux qui ont cherché à interpréter les événements de la Révolution française, est
encore inconnue des membres du Comité de salut public. Pour Arendt, « la terreur du
XVIIIe siècle s’était toujours exercée de bonne foi, et si elle se déchaine sans frein, ce fut
seulement parce que la chasse aux hypocrites est, par nature, illimitée »1. Il s’agit donc d’une
politique organisée par une faction révolutionnaire pour lutter, avec les outils de la violence,
contre ce qui leur apparaissait comme le vice politique par excellence, et non un mécanisme
de régulation, ancré dans le fonctionnement ordinaire du régime.

Si Arendt souligne le caractère illimité de cette lutte, elle insiste également sur la
« bonne foi » de ses auteurs. Contrairement à la terreur totalitaire, qui n’hésite pas à accuser
des innocents dans le seul but de faire fonctionner le système, la Terreur de l’An II est avant
tout une quête de vérité. Bien que son but soit « d’arracher le masque du traître déguisé »2,
engendrant une suspicion généralisée sur toute la population, elle ne cherche pas à inventer de
nouveaux ennemis pour entretenir le processus de répression. Le fait que les tribunaux
révolutionnaires aient gracié autant de personnes qu’ils en ont condamnées, est ainsi
révélateur de cette opposition entre la Terreur et les Grandes Purges. Le problème de la
politique de Robespierre est donc moins son caractère dictatorial, lié à la situation d’urgence
dans laquelle se trouve prise la Révolution, qu’à sa lutte contre l’hypocrisie, qui s’oppose à
l’existence même d’un monde d’apparence et ne peut donc jamais vraiment aboutir. Arendt
souligne d’ailleurs le fait que « la défiance insensée dont faisait preuve Robespierre à l’égard
d’autrui, y compris de ses plus proches amis, provenait en fin de compte de sa suspicion […]
à l’égard de lui-même »3. La volonté de lutter contre la corruption des mœurs et de la vie
politique amène Robespierre à se positionner comme la figure de l’Incorruptible, étendant
cette suspicion personnelle à tous les citoyens.

Par les phénomènes politiques qui y voit le jour, tels que l’apparition de la nécessité
sur la scène publique, l’attachement à une relation émotionnelle avec le peuple, ou la

1
Ibid.
2
Ibid., p. 151
3
Ibid., p. 145

224
suspicion généralisée à l’ensemble des citoyens, la Révolution française apparaît comme un
moment essentiel de la construction de la société moderne. A la fois par l’échec de son projet
de fondation politique et par la place majeure qu’y prend la question sociale, la Révolution
française se présente comme le point de départ d’une nouvelle forme de société, où vont
éclore les nouveaux enjeux de la modernité. A causes de ces analyses, certains commentateurs
ont voulu voir dans l’interprétation arendtienne de la Révolution l’expression d’une causalité
historique qui relierait Hitler à Robespierre. Arendt prend toutefois soin de préserver
l’irréductibilité du phénomène révolutionnaire et de souligner la rupture que constitue le
totalitarisme. Si on peut trouver dans l’analyse arendtienne de la révolution des points
saillants de ce qui va constituer son interprétation du totalitarisme, les révolutionnaires de la
fin du XVIIIe siècle ont obéi à leurs propres enjeux et ont cherché à fonder un nouvel espace
politique.

225
226
Chapitre 3 : La rupture totalitaire

Bien qu’elle n’en soit pas la première théoricienne, le terme étant utilisé dès 1923 par
Carlo Sforza et Luigi Sturzo pour décrire le mouvement fasciste italien, Hannah Arendt est
l’une des premières penseuses à avoir développé et popularisé le concept de totalitarisme.
Très marquée par l’expérience du nazisme auquel elle a été directement confrontée et dont
l’arrivée au pouvoir est la cause de son émigration aux États-Unis, Hannah Arendt est une
philosophe dont l’œuvre peut se lire comme une tentative de trouver dans l’histoire moderne
et contemporaine les motifs qui ont permis l’émergence de la catastrophe totalitaire. La notion
de totalitarisme, représentée par les deux régimes que sont l’Allemagne nazie et la Russie
stalinienne, n’apparaît pourtant pas immédiatement dans la réflexion arendtienne. Le
communisme est en effet relativement absent de sa réflexion jusqu’à la fin de la Seconde
Guerre mondiale et c’est essentiellement sur le nazisme que portent ses recherches. Le projet
initial des Origines du totalitarisme proposé en 1946 ne comportait d’ailleurs aucune
comparaison avec le communisme. La quatrième partie s’intitulait « L’impérialisme
accompli » et se concluait par le chapitre « L’impérialisme racial : le nazisme »1. Le cœur de
l’analyse arendtienne était donc la relation de continuité du nazisme avec l’impérialisme, et sa
nature raciste et coloniale, davantage que sa proximité avec le régime stalinien. Le concept de
totalitarisme n’apparaîtra lui-même qu’avec la prise en compte de l’URSS, à partir de 1947.
L’idée d’un régime totalitaire entièrement nouveau et en rupture avec la modernité naît ainsi
de l’amalgame entre nazisme et stalinisme après la Seconde Guerre mondiale, la réflexion
d’Arendt sur le national-socialisme constituant l’ossature de son analyse de la nature du
totalitarisme.

L’entreprise arendtienne consiste dès lors en une double opération. Il s’agit d’une part
de montrer en quoi la naissance du totalitarisme s’appuie sur l’évolution d’une société
moderne et son aliénation-au-monde, tout en montrant d’autre part que le totalitarisme
s’oppose à l’ensemble des fondements de la modernité et constitue une véritable rupture avec
la condition humaine. Cette volonté de faire du totalitarisme un régime en rupture avec le
monde commun se traduit par la radicalité avec laquelle Hannah Arendt décrit la nature de
l’organisation totalitaire. Au cours de son analyse elle prend ainsi soin de montrer que les
régimes totalitaires se démarquent de l’ensemble des régimes politiques qui les ont précédés.
Il ne s’agit pas de régimes autoritaires ou tyranniques dans lesquels un chef suprême

1
KATIA GENEL, Hannah Arendt l’expérience de la liberté, p. 58, [Paris] : Belin, 2016

227
disposerait du pouvoir absolu, mais bien d’un système à part, entièrement nouveau, et
caractérisés par un enchevêtrement de corps intermédiaires se surveillant les uns les autres
pour donner au régime une impression de mouvement permanent.

Plus qu’un nouveau régime politique, le totalitarisme se présente ainsi comme la


destruction de toute activité politique. Il ne s’agit pas d’un système politique fondé sur les
interactions de ses membres et leur capacité à agir autour d’un espace commun, mais d’une
organisation bureaucratique aspirant à la domination totale, caractérisée par l’impuissance et
la déresponsabilisation de ses membres. Cherchant à « en finir une bonne fois pour toutes
avec la neutralité du jeu d’Échecs, c’est-à-dire avec l’existence autonome d’absolument
n’importe quelle activité »1, la structure totalitaire se traduit par la destruction de tout lien
social qui pourrait unir des individus en dehors du mouvement. Le totalitarisme n’est pas
hostile au jeu d’Échecs en soi, mais à sa neutralité, c’est-à-dire à son refus de s’impliquer
dans le mouvement. Dès qu’une activité est pratiquée pour elle-même, qu’elle n’est pas
organisée et contrôlée par le régime, elle s’oppose à l’ordre voulu par le totalitarisme.

Le nazisme et le stalinisme ne sont pas pour elle des péripéties historiques


particulièrement dramatiques : ce sont des événements au sens fort du terme qui
ont non seulement fait émerger un type de régime jusque-là inconnu dont on peut
se demander s’il porte encore le nom de régime politique, mais qui ont aussi mis à
jour des dimensions de l’être humain jamais révélées comme telles. 2

Pour Hannah Arendt, les régimes totalitaires dépassent toutes les formes d’oppression
qui ont pu exister auparavant par leur rejet radical de toutes les organisations qui disposeraient
d’une existence propre, menée en dehors du parti. Cette dissolution de toute société
indépendante du mouvement se traduit dans tous les aspects de la vie civile. La radicalité de la
rupture avec le monde commun apparaît particulièrement dans la manière dont le régime se
constitue en un véritable monde de mensonge se substituant totalement à la réalité par le biais
de la propagande et du conditionnement. Hannah Arendt distingue la propagande totalitaire du
mensonge classique, affirmant qu’elle consiste à « établir un monde fictif capable de
concurrencer le monde réel, dont le principal désavantage est de ne pas être logique, cohérent
et organisé »3. Alors que le mensonge traditionnel vise l’accès à l’information, et préserve
donc la distinction entre vérité et fausseté au moins pour ses auteurs, le mensonge moderne
s’attaque à des faits parfois connus de tous au point de fausser entièrement la notion même de

1
HANNAH ARENDT, Les origines du totalitarisme, p. 690, traduit par Micheline Pouteau, Martine Leiris,
Jean-Loup Bourget, Robert Davreu, et Patrick Levy, Paris : édition Quarto Gallimard, 2010
2
L’homme est-il devenu superflu ?, Op. cit., p. 35
3
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 683

228
vérité factuelle. Il ne s’agit plus d’une simple dissimulation des faits à des fins politiques,
mais d’une tentative de falsification des faits connus de tous afin d’y substituer une fiction
collective en faveur du régime, quitte à effacer toutes les traces et personnes qui pourraient en
témoigner.

Plus qu’un discours idéologique au service du pouvoir, la propagande est l’essence


même du régime, jusqu’à donner l’impression, lorsqu’on lit la description du régime
totalitaire, que tous ses membres sont pris au piège d’une vaste illusion érigée en système.
Afin de prouver la véracité de ses affirmations, la structure totalitaire préfère nier l’existence
de la situation qu’elle prétend résoudre plutôt que se confronter à la réalité du monde. La
violence à l’œuvre dans les régimes totalitaires obéit à la même logique. Plus qu’un outil de
répression au service de l’État, la violence est la manifestation même du pouvoir totalitaire.
Hannah Arendt distingue alors l’usage traditionnel de la violence du « cercle de fer »1 de la
terreur. Comme la propagande par rapport au mensonge, la terreur se démarque de la violence
par son absence de finalité. Il ne s’agit plus d’un instrument visant à obtenir des résultats
déterminés mais de l’expression d’une politique aliénée et tournant sur elle-même. Alors
qu’elle insiste sur le caractère instrumental de la violence, dont l’usage est déterminé par les
objectifs qu’on lui a assignés, Arendt fait de la terreur une violence pure et sans fin, se
retournant sans cesse contre de nouveaux ennemis fictifs ou réels, pour alimenter l’état
d’agitation qui donne au totalitarisme l’illusion d’incarner les mouvements de l’histoire. Les
régimes totalitaires s’opposent ainsi à toute théorisation politique traditionnelle, puisque ni la
liberté politique, ni la volonté de pouvoir, ni même l’intérêt économique ou social ne
permettent de rendre compte de leur fonctionnement.

1
Ibid., p. 821

229
I. Un système en forme d’oignon

L’analyse de l’aliénation-au-monde d’Hannah Arendt porte avant tout sur une période.
L’inversion de la vita activa, le désenchantement du monde, les modifications de la structure
politique, sont des processus qui commencent à partir de dates similaires, et qui se
manifestent au cœur de l’époque moderne et contemporaine. Hannah Arendt n’étudie ni
régime, ni nation, mais un phénomène global qui se manifeste dans la totalité des rapports
entre l’homme et le monde. Même dans De la révolution, où elle étudie plus précisément la
Révolution française et la Révolution américaine, ce ne sont pas ces événements en
particuliers qui sont l’objet de son analyse, mais le phénomène même de la révolution. Au
contraire, le concept de totalitarisme est une notion particulière dans l’œuvre d’Hannah
Arendt puisqu’il ne s’agit pas d’un phénomène général, conçu à partir de l’évolution de la
condition humaine, mais d’un régime particulier, propre à l’époque contemporaine, qui
permet de caractériser le système politique de l’Allemagne nazie et de l’URSS stalinienne. Le
totalitarisme n’est donc pas une redéfinition de la condition humaine, mais un modèle
politique. Toutefois, Hannah Arendt n’étudie pas les régimes totalitaires d’un point de vue
historique, à partir de leur développement chronologique en Allemagne et en Russie. Le
totalitarisme lui apparaît comme un phénomène politique limite 1, qu’elle attribue au mal
radical avant d’introduire la notion de banalité du mal. À travers son organisation, ce système
modifie le rapport existentiel entre l’homme et le monde et se présente ainsi comme une
exacerbation de l’aliénation-au-monde qui caractérise la société moderne.

1. Définir le totalitarisme

L’analyse du totalitarisme en tant que phénomène politique commence, de façon assez


classique, par une définition de celui-ci à partir des rapports entre le gouvernement et le
peuple. Cette interprétation du totalitarisme comme un régime politique vise à montrer que le
totalitarisme est un régime à part entière qu’on ne peut pas subordonner à un autre système.
La structure politique du totalitarisme est totalement nouvelle : il est possible de l’intégrer
dans une théorie des régimes, mais elle forme alors une catégorie à part entière. Pour cela,
Hannah Arendt distingue le totalitarisme de deux autres structures politiques, avec lesquelles
il est souvent confondu : l’autoritarisme et la tyrannie. Arendt n’analyse donc pas le
totalitarisme comme une pathologie de la démocratie, mais comme une nouvelle forme de
régime. Cette analyse du totalitarisme comme structure politique s’oppose ainsi à une analyse

1
Journal de pensée, vol. 1, Op. cit., p. 84

230
sociologique de ce phénomène, ou à une interprétation du totalitarisme comme résultat d’un
processus historique. Pour Arendt ces interprétations conduisent en effet à passer à côté de la
spécificité du totalitarisme et à ne pas percevoir les principes propres à l’URSS stalinienne et
à l’Allemagne nazie, qui les distinguent des autres régimes politiques.

Avec cette approche politique, Hannah Arendt se place dans la filiation des typologies
politiques classiques d’Aristote ou de Montesquieu, pour qui un régime politique se définit
avant tout par le nombre de personnes qui sont chargées de diriger l’État, mais se rapproche
également des courants américains qui avaient déjà saisi le totalitarisme comme un régime
politique à part dès les années 1930. Comme le fait remarquer Raymond Aron dans
Démocratie et Totalitarisme, Arendt s’inscrit dans une tradition politologue dominante aux
États-Unis jusque dans les années 1950, dont elle s’inspire pour construire sa propre théorie.
« On peut dire qu’en un sens Hannah Arendt n’a fait que nouer en une synthèse géniale [...]
les différents éléments en dégageant la logique qui les sous-tendait »1. L’idée que le
totalitarisme constitue un nouveau système et ainsi directement inspirée du Béhémoth de
Franz Neumann, où apparaît la thèse selon laquelle le national-socialisme serait une structure
politique dépourvue de la médiation de l’État et où la société est placée directement sous le
contrôle du parti.

Parmi les différentes interprétations socio-historiques du totalitarisme, Hannah Arendt


relève deux courants principaux 2. Le premier est une analyse libérale qui conçoit le
phénomène totalitaire comme une réduction du libre-arbitre au sein d’un progrès historique de
la liberté. Dans cette perspective, le totalitarisme apparaît donc comme une simple erreur de
l’histoire ou comme une réaction face au processus historique d’accroissement de la liberté.
De la sorte, le communisme et le nazisme ne sont pas interprétés comme des phénomènes
politiques propres mais sont mis sur le même plan que toutes les réactions autoritaires telles
que la Restauration. Cette analyse repose, pour Hannah Arendt, sur une confusion entre le
pouvoir et la violence. La théorie libérale refuse tout exercice d’un pouvoir coercitif sur les
individus et confond donc autoritarisme, tyrannie et totalitarisme dans une même catégorie
politique où le pouvoir passe par la force, sans concevoir qu’il puisse exister différentes
formes de cet exercice. Une telle analyse ne peut donc pas rendre compte de la possibilité
d’un pouvoir autoritaire légitime, borné par des lois et des coutumes, et ne peut donc pas
saisir ce qui caractérise le totalitarisme. Tout ce qui n’est pas une démocratie libérale sera

1
PIERRE HASSNER, « Le totalitarisme vu de l’Ouest », in Totalitarismes, p. 25 Paris, Economica, 1984
2
La crise de la culture, Op. cit., p. 127

231
instantanément compris comme un régime despotique, sans que soit analysés les rapports
entre le peuple et le gouvernement. La seconde interprétation que cite Hannah Arendt consiste
au contraire à rendre la démocratie libérale responsable du totalitarisme en ayant rompu avec
toutes les structures traditionnelles qui assuraient la stabilité sociale. Dans cette perspective
l’État totalitaire est conçu comme un État tyrannique qui peut se développer à cause de
l’absence de contre-pouvoirs efficaces, tant au niveau politique que dans les mœurs, dans la
société libérale. Le totalitarisme y est donc conçu comme un résultat logique dû à la
détérioration de l’autorité, et non comme un phénomène politique totalement nouveau.

Au contraire, Arendt analyse le totalitarisme comme un type de régime entièrement


nouveau. Il n’est ni le résultat d’un processus historique, ni une réaction face à la démocratie
libérale, mais bien une structure politique autonome, qui n’a jamais existé auparavant. Pour
défendre son analyse, Arendt compare la structure du totalitarisme avec celle des régimes
autoritaires et tyranniques. L’objectif est de montrer que les trois structures n’ont rien en
commun, et que le totalitarisme ne peut donc pas être comparé à un régime qui aurait déjà
existé précédemment. L’autoritarisme se caractérise, pour Hannah Arendt, par une structure
hiérarchique et pyramidale :

La pyramide est en effet une image particulièrement adéquate pour un


édifice gouvernemental qui a au-dehors de lui-même la source de son autorité,
mais où le siège du pouvoir se situe au sommet, d’où l’autorité et le pouvoir
descendent vers la base de telle sorte que chacune des strates successives possède
quelque autorité, mais moins que la strate supérieure, et où précisément à cause de
ce prudent processus de filtrage, toutes les couches du sommet à la base sont non
seulement solidement intégrées dans le tout, mais sont entre elles dans le même
rapport que des rayons convergents dont le foyer commun serait le sommet de la
pyramide aussi bien que la source transcendante d’autorité au-dessus de lui. 1

Deux éléments centraux caractérisent cette structure. Tout d’abord on peut voir que la
source de l’autorité du pouvoir est extérieure au pouvoir lui-même. Qu’elle que soit sa
justification, le pouvoir est soumis à une norme extérieure sur laquelle il ne peut pas agir et
qui lui donne toute sa légitimité. Hannah Arendt donne ainsi l’exemple de la Rome antique,
où l’autorité du pouvoir provient de la fondation de la Cité et de la référence perpétuelle au
passé, mais une telle autorité de la tradition est également valide pour l’Ancien Régime, où les
privilèges sont justifiés à partir d’un droit coutumier et d’actes qui ont été accomplis des
siècles plus tôt. Ainsi, tout pouvoir autoritaire agit dans le cadre d’un ordre social et de
normes politiques fixes, qui limitent l’arbitraire dont peut disposer un tel pouvoir. Quel que

1
Ibid., p. 130

232
soit l’absolutisme du souverain, il se trouve confronté à des groupes secondaires qui peuvent
s’opposer à son autorité puisque les pouvoirs dont ils disposent proviennent de la même
source que le sien.

Ensuite, la structure politique d’un régime fondé sur l’autorité est telle que tous les
individus qui en font partie sont reliés entre eux par un ordre hiérarchique strict. La division
du pouvoir n’est pas une dichotomie entre le gouvernement et le peuple, le premier disposant
de la totalité du pouvoir tandis que le second n’aurait rien. Au contraire, chaque individu
dispose d’une part du pouvoir qui dépend de sa position dans la hiérarchie sociale. Ainsi, dans
la société féodale, les privilèges ne sont pas le propre de la noblesse, tous les individus en
disposent, qu’il s’agisse d’un monopole, de droits, ou d’exceptions, mais ces privilèges ne
sont pas les mêmes selon l’ordre auquel ils appartiennent. Cette structure politique se
caractérise donc par de très fortes inégalités entre les citoyens, puisque les droits et l’autorité
dont ils disposent sont très différents les uns des autres ; mais également par de très forts liens
sociaux, puisque la hiérarchie du pouvoir relie entre eux tous ceux qui la composent.

On retrouve la conceptualisation de ce rapport entre une forte inégalité et un lien


resserré entre les citoyens dans l’analyse de Tocqueville de la différence entre société
aristocratique et société démocratique où il affirme notamment que « l’aristocratie avait fait
de tous les citoyens une longue chaîne qui remontait du paysan au roi ; la démocratie brise la
chaîne et met chaque anneau à part »1. Dans une structure autoritaire, tous les individus sont
reliés les uns aux autres par l’ordre social, l’histoire et les traditions. Il y a donc une forte
pluralité, malgré l’absence d’égalité entre les citoyens. Même si chaque individu n’a pas la
même valeur que les autres, tous agissent ensemble, à l’intérieur de leur classe sociale et en
fonction de leur rang dans la société. Le souverain d’un régime autoritaire est donc en contact
avec le monde. Il n’agit pas en dehors de la société mais s’intègre au contraire dans la
structure politique dont il incarne le sommet. Il est relié aux autres citoyens par une autorité et
une tradition qui limite son absolutisme et son arbitraire, et le met au contact de l’action dans
la pluralité. Il n’en va pas de même dans la structure tyrannique du pouvoir, où le souverain se
caractérise au contraire par la séparation stricte entre le gouvernement et le peuple : « le tyran
est le dirigeant qui gouverne seul contre tous, et les "tous" qu’il oppresse sont tous égaux,
c’est-à-dire également dépourvus de pouvoir »2.

1
TOCQUEVILLE, De la Démocratie en Amérique, volume II, p. 127, Paris, Garnier-Flammarion, 1981
2
La crise de la culture, Op. cit., p. 131

233
Contrairement à un souverain autoritaire, le pouvoir du tyran n’est borné ni par des
lois ni par des traditions qui seraient à la source de son autorité. Son pouvoir n’est donc ni
légitime ni limité, et repose entièrement sur la capacité du dirigeant à faire appliquer sa
volonté par tous les moyens possibles, notamment la violence, sans se référer à autre chose
qu’à lui-même. Le règne de Bokassa Ier qui, après s’être fait sacrer empereur en 1977 au terme
d’une cérémonie aussi fastueuse que mal organisée (deux chevaux meurent lors du trajet ce
qui le contraint à parcourir les derniers mètres en limousine 1), s’est fait renversé par un coup
d’État piloté par les services secrets français, relève ainsi davantage d’une tyrannie que d’un
régime autocratique. Indépendant de toute norme politique et juridique, libre de créer ou de
détruire à sa guise, et séparé de la population, le tyran n’est donc pas dans le registre de
l’action politique. Il ne tient pas compte des mouvements de la pluralité, mais agit comme il le
souhaite sur l’État, tel un artisan faisant violence à de la matière première pour en tirer une
œuvre. Ainsi, bien qu’isolé du reste des sujets, le tyran n’est pas pour autant coupé du monde.
Il peut en revanche intervenir sur le monde et même créer un espace public où il sera possible
d’agir, mais sans pour autant faire partie de la pluralité du monde. La pluralité se forme au
contraire par l’opposition au tyran, dans la masse des personnes exclues du pouvoir, égales
entre elles, et isolées les unes des autres, qui ne peuvent alors se constituer en une
communauté qui intervient dans l’espace public que pour s’opposer au pouvoir en place.

Enfin, le totalitarisme s’oppose à l’autoritarisme et à la tyrannie par son absence de


pluralité. Sa structure politique présente des similitudes avec celle de l’autoritarisme
puisqu’elle se compose de strates successives, qui relient entre eux chacun des individus dans
l’ensemble du tout de la société. Toutefois, contrairement à la structure autoritaire dans
laquelle ces différentes couches sociales sont organisées selon un ordre hiérarchique où le
pouvoir se situe au sommet, la structure totalitaire est organisée de telle sorte que le pouvoir
provienne de l’intérieur de la structure et que chaque couche protège la suivante du monde.
Comme la tyrannie, le totalitarisme fait disparaître les corps intermédiaires qui existent entre
l’État et les citoyens et pourraient constituer une limite à sa domination. Cependant, alors
qu’une vie privée peut subsister dans les régimes tyranniques et que les groupes sociaux
peuvent continuer à y exister tant qu’ils ne représentent pas une menace pour le pouvoir, les
régimes totalitaires font entièrement disparaître les organisations indépendantes pour mieux
les intégrer à leur structure et en assurer le contrôle. Entreprises, partis politiques, syndicats
ou associations sont ainsi assimilées par le pouvoir totalitaire qui procède à une dissolution

1
JEAN-PIERRE BAT, « Bokassa, dernier empereur d'Afrique », L'Histoire, décembre 2013, no 394, p. 67

234
des structures sociales et du contre-pouvoir qu’elles représentent. Il ne reste de la sorte plus
que la structure interne d’un parti unique, qui contrôle l’ensemble des organisations de la vie
civile et assure ainsi une domination totale sur ses membres.

Cette interprétation du totalitarisme comme un nouveau système faisant disparaître


toute vie sociale au profit d’une domination directe de l’individu par le Parti, provient des
travaux de Neumann pour qui les régimes totalitaires se caractérisent par « la destruction de
tout clivage entre l’État et la société et la politisation totale de la société »1. Pour Neumann, le
national-socialisme se présente comme un non-État, une structure politique non
institutionnalisée qui contrôle la population sans passer par un appareil de gouvernement
classique mais en assimilant toute la société civile. Il fait ainsi du régime un nouvel idéal-
type, au même titre que les formes antérieures d’organisations politiques2. En reprenant cette
thèse, et en démarquant le système totalitaire de l’autoritarisme et de la tyrannie, Hannah
Arendt s’inscrit donc dans la même perspective politiste et fait du totalitarisme un régime
nouveau, dont l’organisation s’oppose radicalement à tous les autres régimes qui l’ont
précédé.

2. La multiplication des organisations internes

Le totalitarisme se caractérise par une « structure en oignon » dont le rôle essentiel est
de couper les individus qui font partie du mouvement du reste du monde. Cette rupture avec le
monde n’est pas identique à celle qui s’opère avec l’époque moderne. En effet, l’aliénation-
au-monde est un processus de désenchantement et de mise à distance du monde. Ici, le
processus de perte du monde commun qui s’opère avec le totalitarisme est beaucoup plus
radical. Les individus qui font partie de l’appareil totalitaire ne sont pas simplement éloignés
d’un monde qui ne serait plus l’objet de leurs actions, ils en sont littéralement coupés,
maintenus dans l’ignorance d’un monde extérieur par une structure organisée en une
multitude de groupes différents qui se cachent mutuellement le monde tout en s’intégrant les
uns les autres autour de croyances communes :

Toutes les parties, extraordinairement multiples, du mouvement : les


organisations de sympathisants, les diverses associations professionnelles, les
membres du parti, la bureaucratie du parti, les formations d’élite et les polices,
sont reliées de telle manière que chacune constitue la façade dans une direction, et
le centre dans l’autre, autrement dit joue le rôle du monde extérieur normal pour

1
FRANZ NEUMANN, The Democratic and the Authoritarian State. Essays in Political and Legal Theory, p.
245, Glencoe: The Free Press, 1957
2
Ibid., p. 235

235
une strate, et le rôle de l’extrémisme radical pour l’autre. Le grand avantage de ce
système est que le mouvement fournit à chacune de ces couches, même dans le
cadre d’un régime totalitaire, la fiction d’un monde normal en même temps que la
conscience d’être différent de ce monde, et plus radicale que lui. Ainsi les
sympathisants des organisations de façade, dont les convictions ne diffèrent qu’en
intensité de celles des membres du parti, encadrent tout le mouvement, et
fournissent une façade trompeuse de normalité au monde extérieur, du fait de leur
absence de fanatisme et d’extrémisme, tandis qu’en même temps ils représentent
le monde normal pour le mouvement totalitaire dont les membres en arrivent à
croire que leurs convictions ne diffèrent qu’en degré de celles des autres gens, de
sorte qu’ils n’éprouvent jamais le besoin de s’informer de l’abîme qui sépare leur
de celui qui l’environne réellement. La structure en oignon permet au système
d’être, par son organisation, à l’épreuve du choc dont le menace la factualité du
monde réel.1

Le pilier de cette organisation en oignon est la multiplication des différents groupes et


organisations internes à la structure. Alors qu’elle décrivait la structure autoritaire simplement
composée de plusieurs strates successives, Arendt affirme que les parties de la structure
totalitaires sont « extraordinairement multiples » et énumère une longue série de parties qui
donne l’impression que leur nombre est presque infini. Pourquoi une telle énumération ? On
aurait très bien pu faire de même avec la structure autoritaire en énumérant les différentes
classes sociales. Pour reprendre l’exemple de la République romaine, les relations entre le
sénat, les patriciens, les plébéiens, les consuls, les tribuns, et l’armée, sont au moins aussi
complexes que ceux qui existent entre le parti communiste, le peuple russe, et le NKVD. Une
telle énumération sert alors à montrer la densité et le dynamisme interne de la structure
totalitaire. En parlant simplement de « strates successives » on donne l’impression d’une
structure fixe, régie selon une norme unique et verticale. Au contraire, en donnant une liste
non exhaustive de ces différentes organisations, on donne l’impression d’une structure en
forme de labyrinthe, extrêmement complexe et composée de parties distinctes qui se
répondent les unes aux autres, selon un ordre difficile à comprendre au premier abord. Dans
une structure autoritaire, les détenteurs de l’autorité sont clairement identifiés et les individus
appartiennent à des classes sociales larges qui représentent une grande partie de la population.
Les membres d’une structure totalitaire semblent au contraire tous appartenir à différentes
organisations à moitié coupées du reste de la structure, dont le rôle n’est pas clairement défini
et qui sont en relation avec d’autres parties, à l’autorité et au pouvoir tout aussi flous.

L’objectif de cette structure est d’amortir les chocs qui résultent de la confrontation
entre le mouvement totalitaire et le reste du monde par une hiérarchisation du radicalisme.

1
Ibid.

236
L’idéologie totalitaire repose en effet sur une dichotomie qui veut que « l’univers étant divisé
en deux gigantesques camps, dont l’un est le mouvement, le mouvement peut et doit
combattre le monde entier »1. Par la radicalité de son opposition, un tel dogme devrait
normalement engendrer un degré de fanatisme peu à même d’attirer les masses dans le
mouvement. L’existence de groupes de plus en plus militants réduit alors la violence de cette
opposition en entretenant l’illusion que le monde non totalitaire est composé des groupes
moins militants que le leur. Les sympathisants s’opposent au monde extérieur, les militants
ordinaires s’opposent aux sympathisants, et les organisations d’élite s’opposent aux militants.
La radicalité du mouvement est ainsi organisée en cercles concentriques qui préservent
chacun des membres d’une opposition trop brutale avec la réalité du monde. Puisque les
membres du mouvement ne s’opposent pas directement au monde non totalitaire mais à
d’autres organisations internes, aucun d’eux n’a conscience de la radicalité du totalitarisme.
La multiplication de couches intermédiaires dans le mouvement permet donc à ce dernier de
concilier une idéologique extrémiste avec une structure de masse.

De la sorte, plus on s’intègre dans la structure totalitaire, plus on devient coupé du


monde par une série d’organisations internes qui s’interposent entre l’individu et la réalité et
lui donnent une impression de normalité tout en l’amenant à se radicaliser. Placé au centre de
ce dispositif, le leader d’un mouvement totalitaire n’a plus aucun contact avec la réalité.
Entouré par un ensemble d’organisations plus ou moins secrètes à l’intérieur même du
mouvement, il ne perçoit plus le monde tel qu’il est, mais tel qu’il l’imagine, sans que
personne ne puisse le lui montrer dans sa réalité. Le Chef du régime n’a donc qu’une
influence personnelle très limitée sur le monde. Sa principale influence est d’être au cœur du
dispositif totalitaire et de lui donner son sens, mais son action individuelle est déterminée par
la structure même du totalitarisme. Hannah Arendt affirme ainsi que « le leader totalitaire
n’est en substance que le fonctionnaire des masses qu’il conduit »2. L’influence de l’action du
Chef est quasiment nulle, bien que ce soit lui qui donne tout son sens à cette structure.

Cette rupture avec le monde n’est toutefois pas le propre des dirigeants du
mouvement. Elle est également valide pour tous ses membres, à divers degrés. En effet les
seules personnes à être directement en contact avec le monde sont les sympathisants du
régime qui encadrent la structure. On notera immédiatement que ce groupe est qualifié
« d’organisations de façade », ce qui signifie qu’il ne s’agit là que d’une illusion, destinée à la

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 690
2
Ibid., p. 636

237
fois à protéger les groupes internes de la structure du monde extérieure, et à présenter au
monde une image fausse de ce qu’est la réalité du régime. On verra alors rapidement que le
totalitarisme est fondé, pour Arendt, sur de telles illusions, et que son existence repose
principalement sur sa capacité à donner des images fallacieuses de lui-même, tant à l’extérieur
qu’à l’intérieur de sa structure. Il est donc essentiel pour un tel régime de se protéger du
monde, car découvrir la réalité du monde extérieur reviendrait pour ses membres à
comprendre que toutes leurs croyances sont fondées sur le mensonge.

Or, si les organisations de façade sont la seule partie de la structure totalitaire qui soit
en contact avec le monde, cela ne signifie pas pour autant qu’elles en fassent partie. En effet
on peut voir que la structure politique du totalitarisme tient à la capacité de ces strates
intermédiaires à concevoir les couches qui les entourent comme le monde, et à se différencier
d’elles par un plus haut degré de radicalisme. De la sorte, bien qu’étant encore peu radicales,
elles ne se conçoivent pas comme étant du monde, mais comme faisant partie intégrante de la
structure totalitaire. Bien qu’elles soient en contact avec le monde extérieur et donc le
connaissent, elles refusent d’en faire partie et prêchent le même radicalisme que le reste du
mouvement. Cette relation se reproduit alors à l’intérieur de toute la structure totalitaire.
« Elle se répète à différents niveaux, à l’intérieur même du mouvement. Tout comme les
membres du parti sont liés aux compagnons de route et séparés d’eux, les formations d’élite
du mouvement sont liées aux membres ordinaires et séparées d’eux »1. Puisque chacune des
couches conçoit son univers à partir des autres couches intermédiaires qui l’éloignent du
monde, plus on entre dans la structure, plus le radicalisme et l’ignorance de la réalité
augmente, sans pour autant que les individus se conçoivent comme des extrémistes, mais
seulement comme étant plus radicaux que la normale, normalité qui n’est établie qu’à partir
des autres strates dont ils ont connaissance.

À l’opposé des organisations de sympathisants, les formations d’élite forment le noyau


du mouvement, celles qui bénéficient du plus haut niveau de militantisme. Alors que les
sympathisants encadrent le mouvement de l’extérieur et lui donnent « un air de respectabilité
et inspirent confiance »2, les formations d’élite encadrent le mouvement de l’intérieur. Leur
fonction est de rappeler, par leur violence et leur radicalité, l’opposition fondamentale entre le
totalitarisme et le reste du monde. « En étendant la complicité [elles] rendent chaque membre
du parti conscient qu’il a quitté pour de bon le monde normal, qui met le meurtre hors la loi,

1
Ibid., p. 690
2
Ibid., p. 697

238
et qu’on le tiendra responsable de tous les crimes commis par l’élite »2 . Il s’agit donc des
organisations les plus militantes du mouvement, celles qui assument le plus la rupture avec la
normalité du monde, et qui entraînent le reste de la structure avec elles. Elles protègent ainsi
la structure totalitaire du monde extérieur en entretenant un sentiment d’impunité et de
supériorité vis-à-vis de celui-ci. Du fait de leur radicalisme, les formations d’élite sont le
moteur du mouvement. Elles impulsent sa direction en ayant l’impression de transmettre
directement la volonté du leader dont elles sont l’incarnation aux yeux des autres formations
de sympathisants.

Les formations d’élite ne sont toutefois pas l’équivalent d’une élite militaire ou sociale
sur laquelle peut aisément s’appuyer le dirigeant d’un régiment ou d’un mouvement politique.
Elles ne forment pas un corps stable et bien identifié comme peuvent l’être les patriciens dans
un régime autoritaire, ou une garde prétorienne dans une dictature militaire. Arendt rappelle
ainsi que l’une des premières décisions d’Hitler une fois arrivé au pouvoir, fut la liquidation
des SA qui assuraient pourtant le rôle de force paramilitaire d’élite au sein du NSDAP. La
structure en forme d’oignon du totalitarisme implique au contraire une multiplication des
corps intermédiaires, y compris au sein des formations d’élite. Chaque nouveau corps étant
ainsi chargé de surveiller les précédents, et d’accroître la radicalité du mouvement dans son
opposition au monde non totalitaire. Cette « hiérarchie fluctuante, analogue à celle des
services secrets, permet, même sans pouvoir effectif, de rétrograder tout échelon ou groupe
qui vacille ou donne des signes de relâchement, simplement en intercalant une nouvelle
couche plus extrémiste »1. La multiplication des couches intermédiaires permet ainsi d’éviter
la stabilisation du mouvement et garantit sa fluidité. Elle évite la prise de pouvoir d’un groupe
qui pourrait se distinguer du mouvement en établissant sa supériorité définitive sur les autres
corps, ce qui engendrerait une stabilisation de son militantisme. Au contraire, en insérant sans
cesse de nouvelles formations d’élite qui se substituent aux précédentes, comme les SS l’ont
fait vis-à-vis des SA en 1933, le mouvement totalitaire entretient son activisme et évite de se
stabiliser en un régime politique. Le totalitarisme peut ainsi créer une véritable montée en
puissance de la radicalité, chaque nouvelle faction se concevant plus militante que les
précédentes, tout en protégeant l’ensemble de la structure de la réalité du monde.

Cette multiplication des structures internes parfois en concurrence les unes avec les
autres, qui créé l’illusion d’une normalité tout en entrainant ses membres dans un processus

1
Ibid.

239
de radicalisation empêchant toute stabilisation politique, est ce qui constitue l’originalité de la
structure totalitaire par opposition aux autres types de régimes qui l’ont précédée :

Le résultat est qu’aucun fonctionnaire ne sait définitivement à qui il doit


obéir, tandis que « l’habitant du IIIe Reich hitlérien (…) ne pouvait jamais savoir
avec certitude (…) quelle autorité il était censé placer au-dessus de toutes les
autres » (OT 3, p. 732). La multiplication des services mis en concurrence les uns
avec les autres permet à la volonté du Chef de « s’incarner en tout lieu et en tout
temps » (OT 3, p. 739), sans que lui-même ne soit assujetti à aucune hiérarchie,
son mode de commandement ne passant pas par les échelons d’une hiérarchie
bureaucratique stable. 1

A travers cette analyse, Martine Leibovici montre en quoi le totalitarisme se distingue


des régimes autoritaires, fondés sur une forte structure hiérarchique, et s’oppose à une
approche bureaucratique de la politique. Cherchant à décrire la position d'Eichmann dans
l'architecture politique du IIIe Reich et son rôle dans la solution finale, elle tente de sortir
d'une lecture d'Eichmann comme une forme de « criminel de bureau » sans pour autant
remettre en cause l'interprétation d'Arendt. Son analyse l'amène donc à rappeler que
l'organisation de la bureaucratie totalitaire ne répond pas à celle d'une administration
classique, fondée sur la neutralité axiologique et la hiérarchisation de l'autorité, mais prend la
forme d'un enchevêtrement de services dont l'objectif est de prévenir toute forme de stabilité.
Le totalitarisme fait disparaître toute notion d’autorité ou de hiérarchie en multipliant les
organisations intermédiaires, ayant des fonctions et des domaines qui se chevauchent sans que
l’une ou l’autre ne puisse être identifiée comme les dépositaires du pouvoir. Ce système
permet alors la volonté du Chef de s’incarner dans toutes les parties du régimes, sans avoir
besoin d’être soutenu par un dispositif administratif qui lui permettrait de mettre pratique sa
politique mais qui contribuerait parallèlement à encadrer son pouvoir en institutionnalisant les
responsabilités et les fonctions de chacun. Puisqu’aucun fonctionnaire ni habitant du Reich ne
peut savoir quelle autorité est située directement au-dessus de lui, seule la volonté du Chef
vient jouer ce rôle. Cette organisation contribue ainsi à déresponsabiliser les acteurs du
mouvement, chacun se réclamant de l’ordre supérieur émanant de la volonté du Chef, qu’elle
clairement identifiée ou juste supposée, pour accomplir sa tâche.

Une telle situation contribue en quelque sorte à liquéfier la structure totalitaire, dans le
sens où elle prend pas la forme d’une organisation bureaucratique stable et hiérarchisée mais
au contraire d’un mouvement permanent ne pouvant pas s’arrêter et dont nul ne peut connaître

1
MARTINE LEIBOVICI et ANNE-MARIE ROVIELLO, Le pervertissement totalitaire : la banalité du mal
selon Hannah Arendt, p. 53, Paris : Éditions Kimé, DL 2017

240
avec certitude l’organisation du pouvoir, mis à part le principe du Chef qui donne son sens
idéologique au reste du mouvement.

3. Un mouvement permanent

Tel que le présente Arendt, le totalitarisme repose donc sur une structure idéologique
qui isole ses membres de la réalité, mais également d’eux-mêmes. Ce n’est pas l’action des
individus qui détermine l’évolution du totalitarisme mais l’organisation de leurs
représentations. Chaque membre est défini par son intégration à la structure globale et par son
rejet du reste du monde, représenté par des organisations internes à la structure. Il n’y a donc
pas de pluralité dans le totalitarisme : chacun vit isolé au milieu des autres, dans le rejet de
corps intermédiaires imbriqués les uns dans les autres. Par ailleurs, on peut constater que cette
structure qui caractérise le totalitarisme n’est pas le propre d’un État mais d’un mouvement.
Le mouvement totalitaire qualifie toutes les structures politiques de ce type, tandis que le
régime totalitaire qualifie le moment où ce mouvement parvient au pouvoir. Pour Hannah
Arendt, le totalitarisme se caractérise ainsi par son incapacité à se constituer en un régime
stable qui pourrait donc être un monde commun où la pluralité pourrait s’établir. Au contraire,
pour se protéger du monde extérieur, il doit prendre la forme d’un mouvement perpétuel, y
compris lorsqu’il existe en tant qu’État et non comme un mouvement politique au sein d’un
autre régime.

Cette notion de mouvement permanent est une caractéristique essentielle de la


structure totalitaire qui trahit sa radicale aliénation-au-monde. Pour pouvoir exister, un
mouvement totalitaire doit toujours être en activité. Les processus qui le composent ne
doivent pas cesser, et il doit toujours se retourner contre un ennemi intérieur ou extérieur qui
lui donne un sens. Le mouvement totalitaire semble ainsi pris dans un état de guerre civile
perpétuelle. Hannah Arendt reprend d’ailleurs la formule de Trotski appelant à une
« révolution permanente » pour qualifier cette incapacité du totalitarisme à se constituer en un
monde stable :

Le dirigeant totalitaire doit affronter une double tâche qui, d’abord, semble
contradictoire jusqu’à l’absurde : il doit, d’une part, donner au monde fictif du
mouvement une réalité tangible, et un fonctionnement perceptible dans la vie
quotidienne ; il doit, d’autre part, prévenir la résurgence d’une stabilité nouvelle
dans ce monde nouveau, car la stabilisation de ses lois et institutions aboutirait,
sans nul doute, à la liquidation du mouvement lui-même et, avec lui, son espoir de
pouvoir un jour conquérir le monde. Le dirigeant totalitaire doit, à tout prix, éviter
que la normalisation devienne telle qu’un nouveau mode de vie puisse apparaître

241
– mode de vie qui serait susceptible, le temps aidant, de perdre son caractère
bâtard et de s’assimiler aux modes de vie des autres nations de la terre, si
profondément différenciées et opposées. À partir du moment où les institutions
révolutionnaires deviendraient un mode de vie national […] le totalitarisme
perdrait son caractère « total » et s’assujettirait aux lois qui régissent les rapports
entre les nations […] – pluralité qui réfute, ipso facto, toute prétention à soutenir
qu’une forme particulière de gouvernement quelle qu’elle soit est valable dans
l’absolu.1

Le totalitarisme est donc un mouvement avant d’être un État, et il doit être en mesure
de continuer à rester actif sans se stabiliser sous des lois et des coutumes stables qui
pourraient alors l’intégrer au reste de la communauté des nations. Ce refus de toute
normalisation politique est dû à la prétention du totalitarisme à l’absolu et à sa volonté de
pouvoir conquérir le monde. Cette quête d’absolu défini tout mouvement totalitaire. Un
régime qui renoncerait à cette prétention ne serait plus un totalitarisme, car il renoncerait alors
à diriger la totalité du genre humain dans la totalité de sa vie. Un État totalitaire est par nature
un régime qui tend à l’universalisation de sa structure politique. Or, Arendt affirme également
que « l’omnipotence implique toujours la destruction de la pluralité »2. Le régime totalitaire,
puisqu’il aspire à pouvoir étendre son emprise à la totalité de la vie humaine, ne peut donc pas
accepter d’être intégré dans un concert de nations égales entre elles.

Toute normalisation d’un mouvement totalitaire, telle que la forme juridique que peut
prendre un gouvernement, se traduirait par la disparition du mouvement lui-même en tant
qu’entreprise totalisante. La transformation du mouvement en un système politique lors de sa
prise de pouvoir est donc une pure fiction. Elle vise à faire croire au monde que le régime
admet les limites de sa souveraineté en reconnaissant celle des autres, et à mieux intégrer ses
sympathisants dans une fiction qui se traduira dans la vie quotidienne. Arendt affirme ainsi
que « le totalitarisme au pouvoir use de l’État comme une façade, destinée à représenter le
pays dans le monde non totalitaire »3. L’État n’est donc, pour le totalitarisme, qu’une
apparence qui doit masquer la réalité de sa structure au reste du monde, tout en préservant la
dynamique du mouvement à l’intérieur de ses frontières.

La force attractive du mouvement repose sur son activisme, qui lui permet d’attirer
puis de conserver la fidélité des masses qui le composent. Comme on l’a vu, les masses sont
de vastes ensembles d’individus, rassemblés dans une totalité uniforme, sans être pour autant

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 722
2
La condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 262
3
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 759

242
structurés autour d’idées communes qui pourraient former une pluralité. Dépourvues
d’identité et de possibilité d’action, les masses tendent toujours vers le conformisme social et
l’anonymat. L’activisme du totalitarisme apporte alors une identité et un sens à ces masses
inertes, et est d’autant plus attirant qu’il se présente sous la forme d’un rejet de la société
bourgeoise et du cadre social traditionnel : « ces gens se sentaient attirés par l’activisme
prononcé des mouvements totalitaire, et par l’accent que mettaient ceux-ci [...] à la fois sur le
primat de l’action pure et sur la force écrasante de la pure nécessité »1. D’où l’importance de
conserver le dynamisme interne de cette action sans lequel le mouvement s’effondre, y
compris après son accès au pouvoir.

Cet activisme du totalitarisme n’est pas une forme d’action. L’action, en tant que
condition humaine, ne peut se produire que dans la pluralité, et se manifeste à travers les actes
des individus, qui interagissent les uns avec les autres en se révélant acteurs dans l’espace
public. De plus l’action est intrinsèquement hostile à toute forme de nécessité, et exprime au
contraire la liberté individuelle, capable de rompre avec le déterminisme des processus.
L’activisme totalitaire est au contraire une pure activité, indépendante voire hostile à l’espace
public, qui se manifeste comme le métabolisme de tout un mouvement uniforme. Il ne
cherche pas à créer un monde commun et à agir avec autrui, mais à faire éclater un cadre
social puis à rester dans la pure immanence du processus. Il n’y a donc aucune liberté dans cet
activisme où une activité effrénée côtoie la pure nécessité.

Cet activisme est inhérent à la structure en forme d’oignon du totalitarisme, et se


traduit sous la forme d’une hiérarchie fluctuante où les différents groupes qui composent le
mouvement totalitaire se succèdent les uns aux autres pour éviter toute stabilisation du
régime : « [le schéma totalitaire] peut se répéter indéfiniment et maintient l’organisation dans
un état de fluidité qui lui permet d’insérer constamment de nouvelles couches et de définir de
nouveaux degrés de militantisme »2. De la sorte, aucune des différentes couches qui forment
la hiérarchie ne reste très longtemps dans la même position par rapport aux autres. Le
processus politique change sans cesse les rapports de pouvoir entre les organisations, ajoutant
de nouvelles organisations aux anciennes et modifiant le centre de gravité du mouvement,
engendrant ainsi une confusion et une instabilité dans la vie politique qui empêche la
structuration d’une autorité clairement définie. Le système totalitaire se présente alors comme
un enchevêtrement d’appareils politiques, qui se surveillent et se contrôlent les uns les autres

1
Ibid., p. 644
2
Ibid., p. 690

243
en recréant en interne le dynamisme et les conflits qui existent entre le mouvement totalitaire
et le monde non totalitaire.

Ce dynamisme apparent contribue également à renforcer le nihilisme du régime.


Comme le suggère Karine Laborie, le totalitarisme tel qu’il est décrit par Hannah Arendt
relève d’une « politique nihiliste »1. Si Arendt n’emploie pas ce terme elle-même, l’expression
permet de rendre compte de cette volonté du totalitarisme de nier toute stabilité politique au
profit d’un état de domination totale faisant disparaître toute liberté publique, et dont le camp
de concentration est le maillage central comme on le verra par la suite. La politique
génocidaire nazie, où se manifestent la volonté de destruction de l’autre mais également un
désir d’autodestruction en cas d’échec, est l’expression par excellence de cette opération de
dislocation du sens commun. L’activisme effréné du régime devient ainsi une manière
d’alimenter cette politique nihiliste en évitant toute forme de normalisation qui conduirait à
l’abandon de ce projet de destruction du monde commun. Il s’agit dès lors de « prévenir la
résurgence d’une stabilité nouvelle dans ce monde nouveau, car la stabilisation de ses lois et
institutions aboutirait sans nul doute, à la liquidation du mouvement lui-même et avec lui de
son espoir de conquérir un jour le monde »2.

Le totalitarisme se présente comme une nouvelle forme d’aliénation-au-monde.


Cependant, contrairement au processus décrit dans The Human Condition, la structure
totalitaire est délibérément conçue pour s’opposer au monde. Sa prétention à une hégémonie
absolue du pouvoir sur toute l’humanité, et sur l’ensemble de la vie des individus, la conduit à
s’opposer à la pluralité des nations et des institutions. Sa structure en forme d’oignon, joint au
fait qu’elle est composée de masses d’individus éclatés, rend ses membres impuissants et
inconscients de la réalité du monde, incapables d’agir ensemble et de se révéler en tant
qu’acteurs autonomes. Enfin, son organisation en groupes fluctuants et en perpétuel
mouvement est faite pour éviter de se structurer en un monde stable et identique. Le
totalitarisme s’oppose au monde dans toute sa réalité et sa matérialité. Pour exister il ne veut
pouvoir compter que sur son organisation et la domination des masses, à l’exclusion de toute
autre réalité, qu’elle soit militaire, diplomatique, ou économique. Ainsi, pour la première fois
dans l’histoire, nous sommes en présence d’une structure politique qui est fondamentalement
hostile à la condition humaine telle que nous la présente Hannah Arendt.

1
KARINE LABORIE. Métaphysique et politique à l’épreuve du nihilisme. p. 416. Thèse dirigée par Jean-Marie
Lardic, Philosophie. Université de Grenoble, 2011.
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 722

244
4. Le rôle de la police secrète

La police secrète joue un rôle spécifique dans la structure totalitaire, Hannah Arendt
lui consacre d’ailleurs tout un chapitre dans Les origines du totalitarisme. Loin d’être propres
aux régimes totalitaires, services secrets et services de renseignement constituent un dispositif
présent dans de nombreux États modernes, aussi bien autoritaires que démocratiques. Les
conditions dans lesquelles s’exercent le pouvoir exécutif nécessitent fréquemment le recours à
des services administratifs qui, tout en restant sous le contrôle de l’État, peuvent exercer des
fonctions secrètes qui échappent à l’activité constante de la vie publique. Qu’il s’agisse de
dissimuler des informations compromettantes pour la sûreté de l’État ou au contraire de
découvrir des données tenues secrètes par des adversaires politiques, les services secrets
existent dans un entre-deux qui permet de mener des opérations politiques sans passer par les
institutions officielles. Particulièrement présents dans les régimes despotiques qui « se sentent
beaucoup plus menacés par leur propre peuple que par n’importe quel peuple étranger »1, ils y
jouent un rôle répressif de police secrète, capables de traquer les opposants au régime dans la
plus parfaite clandestinité, sans avoir de compte à rendre à aucune institution. Toutefois si les
polices secrètes sont un élément constitutif des dictatures modernes, les agences de
renseignements des démocraties n’en jouent pas moins un rôle politique ambigu, qu’il
s’agisse « des spécialistes de la solution des problèmes » de la CIA de la guerre au Vietnam,
dénoncés par Hannah Arendt dans Du mensonge à la violence, ou bien des écoutes de la NSA
au début du XXIe siècle. Reposant sur le même rapport à la vie publique, les polices secrètes
que sont la Gestapo pour le nazisme et le NKVD pour le stalinisme poussent l’ambiguïté plus
loin encore car elles se trouvent dotées d’une véritable fonction politique. Leur rôle n’est alors
plus de simplement traquer les opposants au régime mais d’alimenter la vie du régime en
alimentant un sentiment permanent de paranoïa.

Dans un régime composé de couches successives s’opposant et se surveillant


mutuellement pour créer l’illusion d’un mouvement permanent, la police secrète constitue le
cœur caché du système. En parvenant au pouvoir, le totalitarisme continue de s’appuyer sur
les institutions traditionnelles de l’État moderne, telles que l’administration publique, la
justice ou l’armée, allant jusqu’à imiter les principes issus du positivisme juridique en se
dotant d’une constitution ou d’un organe législatif théoriquement indépendant. Ces
institutions ne servent toutefois que de « façade » pour créer une impression de normalité face
au monde extérieur et masquer la réalité du pouvoir. Mais les institutions propres au
1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 760

245
totalitarisme, construites directement d’après la hiérarchie du parti et non une fonction
publique indépendante du pouvoir, se trouvent elles-mêmes confrontées à une multiplication
continue des services et appareils bureaucratiques allant dédoubler les structures de l’État
traditionnel. L’exemple le plus frappant de cette inflation administrative est probablement
celui du Politburo soviétique, véritable conseil intérieur du Comité central, considéré lui-
même comme l’instance suprême du parti communiste, dont l’autorité redouble et se
superpose à celle du gouvernement officiel de l’Union soviétique. Or au sein même de ces
différents appareils, la police secrète se comporte comme un organe politique à la fois interne
et parallèle, surveillant les activités publiques et disposant de sa propre division
administrative, tout aussi complexe et foisonnante. La police politique assume ainsi la réalité
du pouvoir effectif à l’intérieur du régime :

Au-dessus de l’État et derrière les façades du pouvoir apparent, dans le


dédale des multiples services, sous-jacent à tous les déplacements d’autorité et
dans le chaos de l’inefficacité, se trouve le noyau du pouvoir dans le pays : les
services hyper efficaces et hyper compétents de la police secrète. 1

Arendt oppose à ce sujet le poids de la police secrète dans le totalitarisme à celui, plus
classique, qu’occupe l’armée dans les régimes autoritaires. Alors que son potentiel répressif
s’avère très supérieur à celui de la police en général, et que le projet de domination du monde
promu par le mouvement devrait logiquement l’amener à mettre en œuvre une politique
d’expansion militaire, les régimes totalitaires se caractérisent au contraire par leur défiance à
l’égard des forces armées et leur dédoublement par un pouvoir policier visant à les garder
sous contrôle. Cette survalorisation des forces de l’intérieur par rapport au pouvoir militaire
s’explique par la nature du totalitarisme et son rapport au monde. Véritable solipsisme, le
totalitarisme est un régime qui tourne en vase clos, centré sur lui-même, et qui se caractérise
par un rejet du monde qui l’entoure. Seule la mise en œuvre de son projet idéologique lui
permet de trouver un sens. Son organisation en différents corps intermédiaires se masquant
mutuellement la réalité lui permet de conserver un dynamisme apparent, mais ne fait que
cacher le néant écrasant de sa vie politique. L’armée, par ses traditions et le rôle politique
qu’elle est amenée à jouer, constitue un pôle à part entière qui peut mener une existence
indépendante de l’idéologie du mouvement. Elle constitue donc un contre-pouvoir potentiel,
une organisation interne au régime qui dispose pourtant d’une unité spécifique en dehors de
l’agitation permanente du mouvement.

1
Ibid., p. 759

246
Comme on aura l’occasion d’y revenir par la suite, Hannah Arendt ne procède pas à
une opposition entre l’expansionnisme militaire du IIIe Reich et l’internationalisme
prolétarien défendu par le régime soviétique, dont les mécanismes sont pourtant différents.
Pour l’URSS stalinienne, les États étrangers ne constituent pas des peuples souverains
obéissant aux mêmes règles du droit international, mais ne sont que des États impérialistes
dont l’effondrement doit mécaniquement conduire à l’émergence d’un prolétariat international
reconnaissant l’Union soviétique comme guide. L’expansion du modèle communiste n’est
donc pas conçue comme une opération militaire, mais comme une politique de libération des
peuples et leur ralliement à la cause socialiste. De plus l’Armée rouge a eu une place
ambivalente dans l’histoire du régime, jouant un rôle de premier plan dans la guerre civile et
la Seconde Guerre mondiale, mais soumise au contrôle des commissaires politiques et
subissant de plein fouet les purges des années 1930. Au contraire la conquête militaire fait
partie intégrante de l’idéologie nazie. L’expansion territoriale allemande est perçue comme la
quête d’un espace vital (Lebensraum) devant être pris par la force et comme la manifestation
d’une lutte biologique pour la survie du peuple allemand 1. La Wehrmacht a ainsi pris une
place importante dans la politique d’éradication à l’Est, en collaboration étroite avec les unités
militaires SS comme les Einsatzgruppen 2. Russie stalinienne et Allemagne nazie s’avèrent
donc divergentes dans leur rapport à l’armée et à la conquête militaire, tant sur le plan
institutionnel que sur le plan idéologique.

Hannah Arendt ne s’attache pourtant pas à cette opposition et rapproche au contraire


les deux régimes en mettant l’accent sur le rapport à l’extériorité impliqué par le totalitarisme.
Pour elle « [le dirigeant totalitaire] traite les victimes de son agression en tant que des
rebelles, coupables de haute trahison et par conséquent préfère donc gouverner les territoires
occupés à l’aide de la police »3. La perception de l’autre, en l’occurrence du peuple conquis,
joue donc un rôle plus important pour rendre compte du phénomène totalitaire aux yeux
d’Arendt que la place de la Wehrmacht ou de l’Armée rouge au sein des institutions et de la
culture nazie ou soviétique. Ce qui caractérise le gouvernement totalitaire est qu’il fait fi de la
distinction entre politique étrangère et politique intérieure. Dans son désir simpliste de
domination mondiale, le totalitarisme ne reconnaît pas de frontière. Il refuse l’opposition
définie par les États modernes entre le national et l’étranger, mais aspire à s’étendre à toute
l’humanité comme une règle universelle se confondant avec les lois de la Nature ou de

1
JOHANN CHAPOUTOT, La loi du sang : penser et agir en nazie, p.411, Gallimard, 2014
2
WOLFRAM WETTE, Les crimes de la Wehrmacht, Librairie Académique Perrin, 2009
3
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p.760

247
l’Histoire. Sa diplomatie prend donc la forme d’une « cinquième colonne »1 visant à étendre
la politique intérieure à la sphère internationale en préparation du moment où le régime
lancera sa politique d’expansion mondialisée. De plus l’opposition entre le mouvement et le
monde extérieur continue de conditionner la structure totalitaire même une fois celle-ci
parvenue au pouvoir. La recherche et l’élimination des ennemis de classe ou des ennemis de
la race allemande restent une obsession de la Russie stalinienne et de l’Allemagne nazie
lorsque leurs projets de conquête se réalisent, ce qui explique le rôle prépondérant de la police
sur l’armée. Pour le régime totalitaire, toute activité est calquée sur la politique intérieure,
dont la recherche de traîtres vis-à-vis de l’idéologique du pouvoir constitue l’alpha et
l’oméga.

Contrairement à l’armée, la police politique s’insère dès lors parfaitement dans


l’enchevêtrement de corps intermédiaires qui structurent le totalitarisme. Sa nature secrète,
son besoin de se dissimuler pour pouvoir agir, et sa tendance à justifier son existence en
provoquant elle-même les conditions qui légitiment sa présence 2, en font un appareil de
gouvernement qui s’adapte à toutes les structures idéologiques. Contrairement aux institutions
traditionnelles comme l’armée, la police secrète ne dispose pas d’une identité propre, elle
n’apparaît pas comme un acteur à part entière de la sphère publique, mais est un dispositif
bureaucratique interne à une structure plus large. Cachée derrière la façade des organisations
officielles, elle redouble l’ensemble des structures du régimes pour tirer les ficelles du
pouvoir sans pour autant mener une action politique qui lui serait propre. Par sa nature comme
par ses modes de fonctionnement, elle se présente donc comme l’organisme le plus adapté à la
structure totalitaire ; une institution cachée capable d’assurer un pouvoir politique au milieu
d’une multitude de services administratifs, sans pour autant disposer des responsabilités
propres à l’homme d’action. Le rôle de la police politique est ainsi celui d’un gouvernement
secret, dont la terreur et l’oppression sont d’autant plus fortes qu’il n’apparaît pas comme
l’acteur officiel de la vie publique. Comme l’affirme Arendt, « la seule règle sûre dans un État
totalitaire est que plus les organes de gouvernement sont visibles et, moins le pouvoir dont
ils sont investis est grand ; que moins est connue l’existence d’une institution, plus celle-ci
finira par s’avérer puissante »3.

1
Ibid.
2
Ibid., p. 763
3
Ibid., p. 737

248
La police secrète assure dès lors son pouvoir en entretenant un climat de paranoïa
généralisée dans lequel chacun est susceptible d’être surveillé dans ses moindres faits et
gestes par l’appareil d’État. Cette surveillance constante contribue à préserver un semblant de
vie sociale au sein de la population du régime – limitant ainsi les effets de la dichotomie du
système totalitaire – tout en s’assurant du contrôle de celle-ci, de façon à éviter l’émergence
d’une société civile autonome. Pour Hannah Arendt, la police secrète assure la réalité du
pouvoir dans un système totalitaire, bien plus que la direction du parti ou l’appareil
administratif de l’État. Dans une structure en perpétuel mouvement, où de nouveaux corps
intermédiaires sont régulièrement créés pour éviter la stabilisation du régime et la prise de
pouvoir d’un groupe interne, les mécanismes institutionnels classiques du pouvoir politique
perdent toute signification. Ce sont au contraire les différentes polices politiques qui disposent
de la réalité du pouvoir, et contrôlent l’ensemble des institutions nécessaires pour faire
fonctionner le pays. Pour Arendt, la prise de pouvoir de Staline s’explique ainsi par sa
mainmise sur l’appareil de conspiration et la police secrète du parti bolchévique, plutôt que
par une victoire politique dans l’institution officielle qu’est le Congrès du parti communiste1.
Le pouvoir réel, dans un régime totalitaire, n’est donc pas détenu par des institutions
publiques, dont l’existence officielle implique une action ouverte et visible, mais sur une
myriade d’organisations cachées, dont l’existence est mal connue et qui exercent un pouvoir
de surveillance sur le reste de la population. Le pouvoir totalitaire ne se fonde donc pas sur
une action publique, visible par tous et capable de se révéler aux yeux du monde, mais
cherche au contraire à dissimuler son existence pour n’exercer qu’une influence souterraine :

Derrière la façade des structures étatiques et de l’armée, s’étendent les


ramifications de l’organisation du parti, elles-mêmes doublées par le réseau de la
police secrète qui est le cœur le plus central du fonctionnement de l’ensemble. La
démultiplication des couches de pouvoir – qui n’est pas une division des pouvoirs
– permet et provoque une surveillance et un contrôle permanents de tous et de
chacun de ceux qui y sont impliquées, chacun devenant un suspect potentiel. 2

Bien que disposant de la réalité du pouvoir totalitaire, ces organisations secrètes ne


sont toutefois pas plus capables d’initiative que les sympathisants ou que les formations
d’élite du parti. Il ne s’agit pas d’un corps interne solidaire qui assumerait le pouvoir politique
réel face à des institutions publiques impuissantes, comme une classe économiquement
dominante peut le faire dans un système politique ordinaire. Le pouvoir exercé par la Gestapo

1
« Les méthodes de Staline furent toujours typiques d’un homme issu de l’appareil de conspiration du parti. […]
Son principal appui dans la lutte de succession qui suivit la mort de Lénine vint de la police secrète qui, à cette
époque, était déjà devenue l’un des secteurs les plus importants et les puissants du parti » (Ibid., p. 705)
2
FRANCOISE COLLIN, L’homme est-il devenu superflu ?, Op. cit., p. 50

249
ou le NKVD sur l’appareil d’État et l’ensemble de la population ne consiste pas à impulser
une politique qui leur serait propre ou au service de leurs intérêts particuliers, mais au
contraire à empêcher la formation de tout rassemblement qui pourrait détenir un quelconque
pouvoir dans la hiérarchie du système. Le pouvoir totalitaire est résolument antipolitique dans
le sens où il implique la disparation de toute pluralité agissante. Il ne conserve que des masses
d’individus atomisés et ordonnés de telle sorte à transmettre directement le principe du Chef à
l’ensemble de la structure. « Le pouvoir, tel que le conçoit le totalitarisme, réside
exclusivement dans la force produite par l’organisation »1. Il ne repose pas sur l’action
d’individus agissant dans un espace commun, mais sur des mécanismes de contrôle établis par
des organisations secrètes enchevêtrées les unes dans les autres pour dissoudre toute
opposition.

À la différence des services secrets des États ordinaires, la police secrète n’est pas un
« État dans l’État » qui poursuivrait son propre agenda sans tenir compte du jeu des
institutions comme a pu l’être le FBI sous la direction de J. Edgar Hoover. Elle détient un rôle
politique de premier plan puisqu’elle constitue un îlot de stabilité et d’efficacité dans un
univers qui refuse toute stabilisation. Le rôle de la police politique se rapproche donc de celui
de la loi dans un État constitutionnel. Mais, alors que la loi a pour vocation d’encadrer
l’action humaine, lui donnant un socle commun pour que des interactions sans cesse
changeantes puissent s’épanouir, l’action de la police secrète ne cherche qu’à entretenir l’état
d’agitation permanente et l’illusion d’une conspiration dirigée contre le système en
découvrant chaque jour de nouveaux ennemis. Véritable cheville ouvrière du régime, la police
politique est le seul appareil dans l’enchevêtrement de services et de corps intermédiaires qui
caractérise le totalitarisme, à connaître les véritables intentions du leader. Ainsi comme
l’affirme Arendt, « seuls les agents du NKVD savent ce que veut Moscou, quand […] elle
ordonne d’accélérer le rythme de fabrication des tuyau – car Moscou peut tout simplement
vouloir plus de tuyaux, comme il peut vouloir […] liquider toute la direction »2 Seul dispositif
sur lequel le Chef puisse s’appuyer, la police secrète assure donc une fonction exécutive
centrale en permettant l’application de la politique voulue par le pouvoir, les autres
institutions régaliennes ayant été écartées de crainte qu’elles ne représentent un contre-
pouvoir disposant de sa propre faculté de juger.

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 756
2
Ibid., p. 767

250
Le rôle politique de la police secrète, le « mieux organisé et le plus
efficace » de tous les services du gouvernement, dans l’appareil du pouvoir du
régime totalitaire, n’est ni douteux ni superflu. Il constitue le véritable organe
exécutif du gouvernement par l’intermédiaire duquel tous les ordres sont transmis.
Avec le réseau d’agents secrets, le dirigeant totalitaire a créé pour son usage
personnel une courroie de transmission directement exécutive qui, par contraste
avec la structure en oignon de la hiérarchie de façade, est complètement coupée et
isolée de toutes les autres institutions. En ce sens, les agents de la police secrète
sont la seule classe ouvertement dirigeante des pays totalitaires.1

Malgré la mainmise de la police secrète sur la politique totalitaire, elle ne prend jamais
complètement le pouvoir sur l’appareil d’État, continuant au contraire à maintenir l’illusion de
la suprématie et de l’infaillibilité du Chef. Prenant l’exemple d’Himmler, resté éternellement
dans l’ombre d’Hitler tout en ayant tenté de conclure une paix séparée avec les Alliés à la fin
de la guerre, et de Beria, dont la tentative de prendre le pouvoir à la mort de Staline s’est
soldée par son arrestation et son exécution, Arendt affirme que « le chef de la police ne
semble pas être en mesure de pouvoir jamais s’emparer du pouvoir et diriger lui-même le
pays »2. Le pouvoir de la police politique, quels que soient les moyens et l’influence dont elle
dispose, ne peut pas s’exercer dans un gouvernement officiel et visible de tous. Elle reste une
forme de « courroie de transmission » au service de l’idéologie du mouvement, dépourvue
d’identité propre et de capacité à paraître sur la scène publique. Si elle exerce la réalité du
pouvoir au sein de la multitude de services qui compose la structure totalitaire, elle ne peut
prendre le pouvoir sans remettre en cause l’infaillibilité du Chef et sa place centrale au sein du
dispositif, c’est-à-dire la structure même qui lui donne un sens. Voilà pourquoi, d’après
Hannah Arendt, « Beria abandonna volontairement tous ses desseins quelques jours plus
tard » alors même que « personne, à l’exception de l’Armée rouge, n’eut été en mesure de
briser sa marche au pouvoir »3 (c’est nous qui soulignons). La police secrète assure un
pouvoir de contrôle sur l’ensemble des activités du régime pour prévenir toute émergence
d’une puissance politique. La nature même de son pouvoir est donc antipolitique et ne peut,
pour cette raison, parvenir au sommet de l’État, mais alimente la dynamique totalitaire au
service du leader suprême.

L’influence de la police secrète s’incarne dans la notion « d’ennemi objectif » propre


au régime totalitaire. Par la surveillance de masse et le récolement d’informations sur
l’ensemble de la population, la police politique développe une capacité à accuser toute

1
Ibid., p. 772
2
Ibid., p. 740
3
Ibid.

251
personne que désignerait le parti comme « ennemi objectif », quelle que soit par ailleurs sa
position au sein de celui-ci. L’introduction de cette notion, qui va au-delà de la simple
suspicion généralisée promue par un régime despotique, est au cœur de la fonction de la
police politique dans un régime totalitaire. Un suspect peut être défini par des paroles, des
actes, des prises de positions publiques, des remarques, ou mêmes par sa simple proximité
avec des opposants avérés. L’« ennemi objectif », lui, n’est défini que le choix de l’État
totalitaire de le faire basculer dans le camp des opposants au régime. Quelle que soit la
paranoïa d’un régime despotique, quel que soit le degré de suspicion dont peut faire preuve la
police d’une dictature, la cible est toujours l’individu, ses convictions personnelles et le risque
qu’il représente pour le régime. Or le totalitarisme parvient à un niveau de contrôle tel que
l’idée même de suspect potentiel n’y fait plus sens. L’objectivation de l’opposition prive
l’opposant de sa propre volonté, elle retire à l’homme la simple possibilité de se dire
subjectivement pour ou contre le régime. La prétention du totalitarisme à se confondre avec
les lois de la Nature ou de l’Histoire exclut la subjectivité et rejette la notion même
d’opposition politique. Tel qu’il est défini par le régime stalinien, le koulak est
ontologiquement un « ennemi du peuple », quelle que soit par ailleurs la position de chaque
paysan à l’égard de la collectivisation. Le totalitarisme parvient ainsi à définir des classes
entières comme ennemies du régime, en s’appuyant uniquement sur des critères objectivables,
déterminés par l’État et sur lesquels les individus n’ont aucune prise :

Le concept d’« opposant objectif », dont l’identité varie au gré des


circonstances – si bien que sitôt une catégorie liquidée, la guerre peut être
déclarée à une autre – correspond exactement à la situation de fait, répétée tant et
tant de fois, par les dirigeants totalitaires : leur régime n’est, en aucun sens
traditionnel, un gouvernement mais un mouvement qui, dans sa progression, ne
cesse de buter sur de nouveaux obstacles à éliminer. 1

La notion d’ennemi objectif n’est donc pas fixe. Contrairement à ce que l’idée
d’objectivité semble suggérer, elle ne recouvre pas une catégorie sociopolitique définie
clairement par l’idéologie dominante, comme peut l’être la figure du bourgeois dans la
doctrine marxiste-léniniste, mais s’avère suffisamment large pour pouvoir inclure toutes les
personnes et toutes les catégories sociales que le régime souhaite éliminer. Serviteur zélé de
l’État totalitaire et des forces suprahumaines qu’il entend incarner, la police secrète a pour
fonction de mettre en œuvre la politique intérieure du régime et d’alimenter le mouvement
permanent en éliminant les ennemis objectifs désignés comme tels par le parti au nom de son

1
Ibid., p. 766

252
idéologie dominatrice. Elle se fait dès lors l’expression de la volonté suprême du Chef et
renforce son sentiment d’infaillibilité puisque tous ceux qui sont qualifiés d’opposants le
deviennent effectivement.

Le rôle et l’importance de la police secrète démontre ainsi le caractère antipolitique du


totalitarisme. Son poids dans la société totalitaire illustre tout d’abord l’impuissance des
autres institutions. Pour Hannah Arendt ni les soviets, ni le gouvernement, le Comité central
du parti communiste ou le Politburo ne disposent de la réalité du pouvoir soviétique. Ce ne
sont que des façades pour masquer que le pouvoir décisif est en réalité tout en entier entre les
mains du NKVD, Staline n’exerçant son emprise que par le biais de sa police politique. De
même pour la Wehrmacht, dont le rôle est limité par l’importance de la SS et de la Gestapo,
seules institutions pleinement au fait des objectifs du Führer. Or qu’un organisme fondé sur le
culte du secret et ayant massivement recours à des méthodes de conspirateurs en vienne à
disposer de l’essentiel du pouvoir témoigne de la déstructuration de la vie politique d’un
régime où les membres sont dépourvus de toute capacité à agir. L’omniprésence de la police
secrète, dont les agents forment « la seule classe ouvertement dirigeante » du pays, révèle le
vide d’un système politique où toute puissance commune a disparu, où les institutions
publiques n’ont plus leur rôle de stabilisateur des actions humaines, et où l’homme ne compte
tout simplement plus.

La structure totalitaire, refusant l’imprévisibilité de l’action humaine au profit d’une


idéologie définissant l’ordre du monde comme un tout parfaitement cohérent, fonctionne ainsi
comme une machine à opposer et isoler chacun de ses membres, rendant impossible toute
activité collective qui n’émanerait pas directement du parti. Au sein de cet appareil de
domination, seuls les services internes de la Gestapo ou du NKVD qui partagent au plus haut
niveau la volonté de contrôle et culte de la conspiration, disposent d’un réel pouvoir et d’une
capacité à agir. Inféodés au Chef auquel ils finissent par s’identifier, leur fonction est
d’assurer le fonctionnement du système en entretenant la désolation qui y règne et en
maintenant la fiction d’une organisation toute puissante en conflit avec le reste du monde. Le
rôle de la police politique est donc d’interdire la constitution d’un véritable pouvoir politique.
La surveillance généralisée, la transformation du suspect en ennemi objectif, la conspiration
qui entoure le régime, et l’organisation des camps, sont autant d’outils pour isoler les hommes
les uns des autres, leur nier tout pouvoir, et maintenir la fiction totalitaire en place.

253
II. Un monde de mensonges

Un des éléments les plus frappants dans l’analyse du totalitarisme par Hannah Arendt
est que toute sa structure est fondée sur le mensonge. La propagande prend la place du sens
commun, qui est aliéné avec le monde, et on a l’impression en lisant la description que fait
Hannah Arendt du régime totalitaire, que tous les individus qui en font partie sont pris au
piège d’une vaste illusion érigée en système. Le totalitarisme, ayant totalement rompu avec la
réalité du monde commun, ne peut toutefois pas exister sans qu’il y ait une cohésion entre
chacun de ses membres, c’est-à-dire sans un monde commun qui existe entre les individus et
les réunissent ensemble dans un même mouvement où ils perçoivent tous la même chose.
Comme l’hégémonie totalitaire ne peut admettre quoi que ce soit qui puisse contester son
pouvoir, fût-ce la réalité, la propagande vient jouer ce rôle de lien entre les hommes, et forme
un monde immanent à l’organisation : « Le mensonge de la propagande devient réalité,
édification d’une société dont les membres agissent conformément aux règles d’un monde
fictif »1.

1. De la dissimulation à la destruction

Le rapport entre vérité et politique fait partie des questions classiques abordées par la
philosophie depuis Platon. Comme le souligne Hannah Arendt dans La crise de la culture, « il
n’a jamais fait de doute pour personne que la vérité et la politique sont en assez mauvais
terme »2. Dès ses origines, le philosophe en quête de vérité s’oppose à la vie de la Cité fondée
sur le règne de l’opinion. Cette opposition initiale entre politique et vérité n’est néanmoins pas
celle d’une opposition entre mensonge et vérité de fait, mais entre ignorance et savoir. Plus
que le mensonge, le thème philosophique par excellence est l’illusion, présent à divers
niveaux dans des œuvres aussi diverses que la République de Platon, les Méditations
métaphysiques de Descartes, ou la Critique de la raison pure de Kant. L’allégorie de la
caverne ne dénonce pas une falsification volontaire de la réalité, mais les illusions naturelles
provoquées par le monde sensible. La recherche d’une vérité intelligible, absolue et
universelle, repose au contraire sur la mise en retrait de l’ordre des phénomènes et des
activités quotidiennes de la vie humaine. L’exercice de la pensée philosophique implique une
généralisation dont l’objectif est la découverte d’essences universelles qui ne s’appliquent pas
à la réalité concrète et particulière que constitue l’événement. « Considéré sous l’angle du

1
ANNE AMIEL, Hannah Arendt, politique et événement, p. 25, Paris : Presses Universitaires de France, 1996
2
La crise de la culture, Op. cit., p. 289

254
monde quotidien des phénomènes, le partout du moi pensant […] est un nulle part »1, qui ne
fait partie d’aucun espace politiquement structuré. La recherche d’une vérité absolue s’oppose
ainsi à la pluralité des opinions qui fonde la vie publique. Son caractère irréfutable rompt avec
la nécessité du débat public tandis que son caractère universel s’oppose à la phénoménalité
d’un monde commun où le particulier règne en maître.

La critique des sophistes fait partie de ce conflit entre l’idéalisme platonicien et la vie
de la Cité fondée sur l’opinion. Le problème abordé dans Le Sophiste est celui de l’être et du
non-être, et de la manière dont le discours peut le formuler. La difficulté posée par le sophiste
ne tient pas dans le fait qu’il déforme la vérité par ses propos, mais qu’il ne parle pas des
choses réelles. Pour Platon le sophiste ne se tient pas dans le registre du logos mais dans celui
de la mimétique. Il parle, mais ne produit que des simulacres de vérité dans le but de tromper
son interlocuteur et pour contredire ses adversaires 2. Son discours est donc une production
humaine – et non divine – qui relève de la technique et de l’imitation davantage que du logos.
Comme Protagoras, le sophiste défend ainsi une approche relativiste selon laquelle « l’homme
est la mesure de toute chose », qui s’oppose à la théorie platonicienne des idées
intelligibles. Or Platon critique autant les théories épistémiques des sophistes que leur rôle
dans la vie de la Cité, et en particulier le fait qu’ils fassent payer pour leurs leçons, entretenant
dès lors l’idée que l’efficacité rhétorique prévaudrait sur la quête de la vérité. L’art du
sophiste est de toujours donner l’impression qu’il a raison, sans rechercher la vérité des
choses en soi mais en s’appuyant au contraire sur des opinions contingentes. Par cette activité
il entretient ainsi l’illusion que la vérité n’existe pas par elle-même mais serait subordonnée
aux jugements des hommes, empêchant ainsi de parvenir à une vérité intelligible, une et
universelle.

Davantage que le mensonge, qui suppose un travestissement des faits mais implique
de disposer de la vérité, le savoir philosophique s’oppose à l’ignorance et à l’illusion, ce qui
explique que ce thème soit aussi présent dans l’histoire des idées, et en particulier dans la
théorie de la connaissance. Au fondement de la démarche du doute hyperbolique cartésien se
trouve ainsi l’idée que notre accès à la connaissance n’est pas fiable et que nos capacités
cognitives sont marquées par un certain nombre d’illusions qui nous empêchent de disposer
d’une certitude absolue. Le doute apparaît dès lors comme une méthode introspective visant à

1
La vie de l’esprit, Op. cit., p. 257
2
PLATON, « Le Sophiste », 268d, in, Œuvres complètes, traduit par Luc Brisson et Nestor-Luis Cordero, Paris :
Flammarion, 2008

255
examiner les différentes sources du savoir pour se débarrasser de ces illusions cognitives et
pouvoir ainsi fonder la connaissance sur une base certaine, qui ne sera plus soumise au doute.
Cette volonté de trouver des fondements solides à la connaissance, dépourvus des illusions de
l’entendement se retrouve également chez l’ensemble des auteurs ayant cherché à développer
une théorie de la connaissance. En remettant en cause les antinomies de la raison, Kant
s’inscrit ainsi dans la même démarche que Descartes, dont il critique pourtant les
raisonnements, puisque l’objectif de la Critique de la raison pure n’est autre que refonder la
métaphysique sur des bases solides à la suite des critiques du scepticisme empirique de Hume.

En critiquant les illusions transcendantales, c’est-à-dire la tendance naturelle de la


raison de se porter sur des objets en dehors de l’expérience (Dieu, l’âme…), Kant cherche à
poser les limites de l’entendement pour mieux définir ce qui peut être l’objet de la
connaissance. Il montre ainsi que la raison ne peut pas connaître les choses en soi (noumènes),
mais uniquement la manière dont les choses apparaissent sous la forme d’un phénomène
accessible à l’expérience. Dans l’opposition entre noumènes et phénomènes se rejoue donc
l’opposition entre savoir et illusion. La Critique de la raison pure cherche à définir
les modalités de toute expérience, et à établir ainsi les conditions de l’accès à la connaissance
par opposition aux illusions transcendantales de la métaphysique. Kant souligne le fait que ces
illusions ne sont pas de simples erreurs de raisonnement, mais bien de véritables fictions dues
à la nature même de la raison qui cherche spontanément à connaître des idées intelligibles
pour lesquelles elle ne dispose pas d’intuition sensible. Le rôle de la critique n’est donc pas de
rejeter ces illusions mais de comprendre d’où elles viennent afin de pouvoir établir une
séparation entre une connaissance légitime, fondée sur l’expérience et qui entend comprendre
les phénomènes, et une connaissance illusoire, qui prétend porter sur les réalités nouménales
mais qui relève au contraire d’une croyance1.

L’illusion apparaît donc au cœur de l’histoire des idées. En dénonçant les illusions
cognitives, qu’elles proviennent des sens, de la nature de la raison, ou bien de la structure du
langage, la philosophie cherche à établir un cadre qui permette d’accéder à une connaissance
sûre et certaine. Inversement, le mensonge jouit d’une relative bienveillance de la part de la
tradition philosophique, et en particulier de la pensée platonicienne qui voit en lui un outil
légitime du bon gouvernement. Platon ne considère pas seulement le mensonge comme un
phénomène moins important que l’erreur ou l’opinion, mais procède à un éloge du mensonge

1
KANT, « Le canon de la raison pure », Critique de la raison pure (A795/B823), traduction par André
Tremesaygues et Bernard Pacaud, Paris : Presses Universitaires de France, 2012

256
éclairé : « [La fausseté] est utilisable par les hommes sous la forme d’un remède […] C’est
donc aux gouvernants de l’État qu’il appartient comme à personne au monde de recourir à la
fausseté, en vue de tromper soit les ennemis, soit leurs concitoyens, dans l’intérêt de l’État »1
Le mensonge, la falsification délibérée des faits n’est pas considéré comme un vice moral
mais se présente au contraire comme une vertu politique, pourvue qu’il soit utilisé à des fins
louables. La dissimulation de la vérité peut se justifier si elle permet d’atteindre un plus grand
bien, tel que tromper ses ennemis en temps de guerre ou apaiser les angoisses de la
population. Il s’agit donc d’une forme de ruse, qui apparaît comme l’outil pleinement légitime
d’un bon gouvernement. Mais cet usage positif de la tromperie est la prérogative exclusive de
l’homme d’État qui, disposant du savoir intelligible, peut tromper les autres pour leur bien
sans s’abuser lui-même. Au fondement de cet éloge du mensonge noble se trouve donc
l’opposition entre vérité et ignorance plutôt qu’entre vérité et falsification. Le mensonge est
justifié au nom de son efficacité mais ne remet pas en cause la recherche de la vérité, détenue
par une minorité d’hommes capables d’assumer la nécessité du pouvoir.

Comme le souligne Hannah Arendt, « le mensonge est souvent plus plausible, plus
tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir
d’avance ce que le public souhaite entendre »2. Contrairement à l’erreur ou à l’opinion, le
mensonge ne s’oppose pas à la raison, et peut même apparaître plus rationnel que la réalité
empirique elle-même. L’opposé du mensonge n’est pas la vérité rationnelle, mais la vérité
factuelle. Or les faits sont essentiellement des événements contingents qui auraient pu se
dérouler autrement qu’ils ne se sont produits. Il est aisé d’imaginer un autre déroulement des
événements et des conséquences qui en découlent. François Ferdinand aurait pu accepter les
conseils de ses proches et éviter de se rendre à Sarajevo alors qu’un attentat se préparait ou
même renoncer à son inspection après l’échec du premier attentat 3, ne déclenchant pas la
Première Guerre mondiale telle qu’elle s’est produite. Malgré les tentatives de l’hégélianisme
pour penser un cours nécessaire à l’histoire, l’événement lui-même est fondamentalement
imprévisible et échappe au contrôle de ses propres auteurs. Or cette imprévisibilité s’oppose à
l’exigence d’universalité du discours rationnel. Comme le rappel Arendt, « l’aversion de la
raison à l’égard de la contingence est très forte »4. Comment en effet penser quelque chose qui
aurait pu ne pas être ? Ce conflit entre la contingence du monde et la pensée chargée de

1
PLATON, République, 389 b-c, traduction par George Leroux, Paris : Flammarion, 2002
2
Du mensonge à la violence, Op. cit., p. 11
3
FREDERIC LE MOAL, La Serbie : du martyre à la victoire 1914-1918, p. 35, [Saint-Cloud] : 14-18 Editions,
2008
4
Du mensonge à la violence, Op. cit., p. 16

257
l’interpréter a poussé de nombreux penseurs à privilégier la fiction à la réalité dans le but de la
simplifier afin d’en atteindre une vérité rationnellement acceptable. L’allégorie de la caverne,
la guerre de tous contre tous, ou la théorie des jeux sont ainsi des fictions conceptuelles qui
permettent à leurs auteurs d’interpréter le monde à partir d’une vision non contingente de ce
dernier.

Cette légitimation du mensonge en tant que ruse du bon gouvernement est au


fondement des théories de la raison d’État et de la mise en valeur des arcana imperii qui
l’accompagne. La dissimulation de la vérité à des fins politiques est légitimée au nom d’un
but supérieur, les questions morales étant momentanément suspendues face aux exigences du
pouvoir. Machiavel pousse alors jusqu’au bout cette conception du noble mensonge en
rompant totalement avec l’ordre moral qui le soutenait. Le Prince machiavélien n’utilise plus
le mensonge comme un outil pour atteindre une plus grande fin, mais comme une modalité à
part entière du pouvoir. Au cœur du renversement réalisé par Machiavel se trouve sa
conception de la vérité comme réalité effective, la « verità effetuale della cosa »1. La vérité
n’étant plus conçue par rapport à des idées intelligibles existant par elles-mêmes mais comme
la réalité factuelle influencée par les actions humaines, le mensonge n’est plus conçu comme
une manière de dissimuler la vérité par ceux qui en disposent, mais comme une action
humaine dont l’efficacité fait advenir une nouvelle vérité. « Avec ce renversement
machiavélien, c’est au nom de la vérité (mais en son sens de vérité effective) qu’il faut parfois
“entrer en mal” et donc mentir quand l’occasion se présente et que la vérité l’exige. »2 La
pensée machiavélienne poursuit donc la légitimation du mensonge au nom de son efficacité
politique déjà opérée par Platon, mais il la dote d’une dimension performative. Le mensonge,
n’étant plus indexé sur des fins éthiques ou curatives, peut se présenter comme un mode
d’action ordinaire de la vie publique, capable non seulement de cacher mais également de
modifier la vérité.

Face à l’usage classique du mensonge en politique, Arendt décrit une autre dimension
de la manipulation des faits, propre à l’époque moderne, qui ne consiste plus seulement à les
dissimuler mais à les faire entièrement disparaître au nom d’une fiction idéologique. Cette
nouvelle dimension du rapport moderne à la vérité l’amène dès lors à distinguer le mensonge
traditionnel, dont l’objectif est la dissimulation des faits à des fins politiques, du mensonge
moderne qui procède à une manipulation de masse telle que même ses auteurs perdent le sens

1
MACHIAVEL, Le Prince, chap. 15, traduit par Jean-Yves Boriaud, Paris : Perrin, 2013
2
GAELLE JEANMART, Le mensonge et les vertus de la vérité : une histoire, p. 45, Turnhout : Brepols, 2012

258
de la réalité. Alors que le mensonge traditionnel vise l’accès à l’information, et préserve donc
la distinction entre vérité et fausseté au moins pour ses auteurs, le mensonge moderne
s’attaque à des faits parfois connus de tous au point de fausser entièrement la notion même de
vérité factuelle. « Le mensonge politique est moderne ou organisé lorsqu’il opère sur des faits
constituant la réalité commune et partagée et lorsque, en conséquence, il dépend de la
participation du grand nombre afin d’être efficace »1. L’objectif est de changer la réalité
même des événements tels qu’ils apparaissent spontanément, quitte à effacer toutes les traces
et personnes qui pourraient en témoigner. Le mensonge moderne se caractérise ainsi comme
un acte de destruction, là où le mensonge traditionnel était un acte de falsification. Le
mensonge moderne n’est donc pas qu’une tentative de cacher des faits, y compris à la
majorité de la population, mais de remettre en cause la réalité commune vécue par ses acteurs.
Il ne s’agit pas seulement d’un outil pouvant être employé pour égarer un adversaire politique
ou même sa propre population, mais d’une manipulation de masse telle qu’elle s’attaque à des
faits connus de tous afin d’y substituer une fiction collective en faveur du régime.

Bien qu’Arendt soit en partie revenue sur ces analyses – rappelant notamment que
même pour de tels régimes il est impossible d’éliminer entièrement tous les textes et
témoignages relatant un événement – sa description du totalitarisme illustre la nouveauté du
mensonge moderne : celle d’un discours destructeur dont la volonté de se substituer au réel
conduit son auteur à l’assimiler entièrement. Les leaders des mouvements totalitaires sont à ce
point coupés de la réalité du monde que le mensonge devient le mode normal de leur
existence, sans qu’ils ne puissent plus distinguer la réalité de la fausseté. En l’absence d’un
contre-pouvoir capable de contredire le discours officiel, le mensonge s’impose comme la
seule donnée du vécu, au détriment d’une réalité qui n’a rien perdu de sa complexité.

2. La fiction totalitaire

Hannah Arendt distingue la propagande de l’endoctrinement. La première est destinée


à l’extérieur du mouvement tandis que la seconde est utilisée pour les habitants du régime
totalitaire, lorsque le mouvement est parvenu au pouvoir. Ces méthodes conduisent toutes
deux à créer un monde fictif où le pouvoir totalitaire peut se déployer. Le rapport entre
propagande et endoctrinement dépend essentiellement de la pression exercée par le monde
extérieure sur le régime totalitaire. Plus le mouvement totalitaire est confronté à une réalité

1
LUCAS G. MARTIN, « Le mensonge organisé pendant la dernière dictature argentine. Penser la société
argentine avec Hannah Arendt », in Tumultes 2008/1 (n° 30), p. 198.

259
extérieure qu’il ne peut pas maîtriser, et plus il recourra à la propagande. Inversement un
régime totalitaire entièrement coupé du reste du monde privilégiera l’endoctrinement de sa
population au détriment de la propagande. Hannah Arendt ajoute que « le rapport entre
propagande et endoctrinement dépend de la dimension des mouvements d’un côté et de la
pression extérieure de l’autre »1. Néanmoins, plus un mouvement est grand, et plus la pression
exercée sur lui de l’extérieur perd de sa force. Cette séparation conceptuelle est donc
déterminée par le rapport entre l’extériorité et l’intériorité du mouvement. La propagande est
un moyen de se défendre de la réalité du monde en établissant une rupture manichéenne entre
ceux qui savent – c’est-à-dire les membres du mouvement – et ceux qui ignorent la vérité, de
façon à nier toute véracité des discours tenus à l’extérieur du mouvement. L’endoctrinement,
quant à lui, vise à renforcer l’unité interne du régime en imposant et en répétant une même
idéologie qui doit structurer les rapports entre les individus.

Il est intéressant de voir que, étant donné la structure politique du totalitarisme que
présente Arendt, la notion d’intériorité et d’extériorité par rapport au mouvement est très
relative. Un régime totalitaire est composé d’une multitude de couches superposées les unes
sur les autres, et chacune constituent pour la suivante le monde normal dont elle cherche à se
distinguer par un surplus de radicalité. Ce qui est de l’endoctrinement pour l’une apparaîtra
donc comme de la propagande pour l’autre. Chacun est ainsi convaincu de détenir la vérité du
mouvement, et de mentir aux couches inférieures, considérées comme le monde extérieur.
Plus on s’approche du centre du mouvement et plus les individus sont donc coupés de la
réalité, persuadés d’être les seuls à détenir une vérité qui en fait les initiés d’un secret dont
personne d’autre n’a conscience. Le mensonge, animé par la propagande et l’endoctrinement,
sépare les membres du mouvement totalitaire du monde réel, les mettant à l’abri de
l’imprévisibilité qui le caractérise, et les soude en une communauté partageant une idéologie
commune, avec la conviction que le reste du monde est soit hostile soit ignorant.

Le plus frappant dans cette analyse de la propagande totalitaire est qu’elle semble
capable de se transformer en réalité concrète si cela lui permet de démontrer la cohérence de
ses mensonges. « Le totalitarisme ne se contentera pas d’affirmer contre l’évidence que le
chômage n’existe pas ; sa propagande lui fera supprimer les indemnités de chômage »2. Afin
de prouver que ses affirmations sont vraies, la structure totalitaire préfère donc faire comme si
la situation qu’elle prétend résoudre n’existait pas plutôt que se confronter à la réalité du

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 660
2
Ibid., p. 657

260
monde. Ce désir de nier la réalité ne se contente d’ailleurs pas de simplement nier la réalité en
cachant ses propres problèmes. Hannah Arendt affirme ainsi que « lorsque Staline décida de
réécrire l’histoire de la Révolution russe, la propagande en faveur de la nouvelle version
consista à détruire, en même temps que les livres et documents anciens, leurs auteurs et leurs
lecteurs »1. On voit ici quelle radicalité le totalitarisme est capable d’atteindre pour créer sa
fiction. Selon Arendt, Staline ne s’est pas contenté d’une simple censure pour imposer sa
vision de l’histoire de la révolution. Il n’a pas seulement modifié les supports datant de cette
époque, mais a éliminé physiquement tous leurs auteurs et l’ensemble de leurs lecteurs. Pour
pouvoir masquer la réalité et justifier ses mensonges, Staline a donc entrepris d’éliminer toute
personne qui aurait pu avoir entre ses mains un ouvrage antérieur à 1924.

Il y a donc une action ontologique de l’idéologie totalitaire, qui est capable d’agir
directement dans la réalité pour prendre corps au détriment des faits. La propagande totalitaire
semble capable de se transformer en réalité concrète si cela lui permet de démontrer la
cohérence de ses mensonges. À partir du moment où les dirigeants du régime mettent en
place, dans la pratique politique, des affirmations fausses uniquement pour démontrer leur
véracité, alors le mensonge n’en n’est plus un. Il n’est pas conçu comme tel mais comme une
idée structurante qui meut tout le mouvement. Elle devient ainsi l’espace à partir duquel le
régime pense et agit. Le mensonge n’est plus conçu comme un instrument pour obtenir une
fin mais devient l’essence même du régime. Bien que ce caractère instrumental persiste dans
le cas de la propagande, où il s’agit effectivement d’un moyen pour tromper le monde
extérieur et le séparer du monde totalitaire, le mensonge est omniprésent dans le mouvement
totalitaire. La propagande n’est plus une tentative de falsification et de dissimulation des faits
mais devient une réalité concrète pour le régime totalitaire, qui joue de la sorte le même rôle
que le monde pour l’existence humaine. Les membres d’un mouvement totalitaire n’agissent
les uns avec les autres qu’à l’intérieur de cette fiction :

Ce qui différencie les leaders totalitaires des dictateurs c’est plutôt la


détermination simpliste et exclusive avec laquelle ils choisissent les éléments
d’idéologies existantes les plus propres à devenir les fondements d’un autre
monde entièrement fictif. […] Tout l’art consiste à utiliser, et en même temps à
transcender les éléments du réel, d’expériences vérifiables empruntées à la fiction
choisie, puis à les généraliser pour les rendre définitivement inaccessibles à tout
contrôle de l’expérience individuelle. Grâce à de telles généralisations, la
propagande totalitaire établit un monde capable de concurrencer le monde réel,
dont le principal désavantage est de ne pas être logique, cohérent et organisé. […]

1
Ibid., p. 658

261
Une fois que ces slogans sont intégrés à une « organisation vivante », ils ne
peuvent être éliminés sans risque de ruiner la structure dans son ensemble. La
propagande totalitaire transforma l’affirmation d’une conspiration juive
mondiale : d’un sujet objectif et ouvert à la discussion, elle fit l’élément clé de la
réalité nazie. L’important, c’est que les nazis agissaient comme si le monde était
dominé par les Juifs et avait besoin d’une contre-conspiration pour se défendre. 1

On voit donc que la propagande n’est pas qu’une arme destinée à la politique étrangère
du régime, mais bien la méthode à partir de laquelle la fiction totalitaire peut s’ériger en un
monde commun qui transcende la réalité. La propagande, telle qu’elle est présentée dans cette
citation, ne se contente pas d’affirmer que la réalité du monde ne serait pas vraie au profit des
mensonges du totalitarisme. Elle est en mesure de concurrencer le réel, et de proposer ainsi
une fiction telle qu’elle pourra jouer exactement le même rôle que le monde commun, tout en
étant sous le contrôle du parti. Dans un monde fondé sur l’apparence, où « ce qui apparaît à
tous, c’est ce que nous nommons l’Être »2, la réalité est en effet très fragile et ne dispose pas
des ressources d’un monde fondé sur des idées intelligibles qui, situées au-delà des
apparences, gardent toujours leur validité quelles que soient les différentes perceptions. Pour
tromper la réalité des apparences il suffit au contraire d’imposer un unique mensonge à la
totalité des individus pour qu’il devienne une réalité commune qui apparaît à tous, même si
elle est fictive.

La propagande totalitaire se compose ainsi d’un double mouvement qui consiste à


imposer un mensonge comme vérité commune, puis à en transcender la réalité pour qu’il
devienne une formule naturelle du vivre ensemble et non une idée sur laquelle on peut
débattre. Dans l’exemple du racisme, on voit ainsi que cette idée s’impose dans les habitudes
de la vie quotidienne et qu’elle devient une part constitutive de la réalité. Personne ne se pose
plus la question de savoir si cette idée est vraie ou fausse : elle devient un fait acquis qui ne se
discute plus, au même titre qu’on « voit » chaque jour le soleil se lever. Dans ce cas
particulier, on voit d’ailleurs que l’action des nazis n’est pas motivée par un fanatisme qui les
pousserait à défendre cette idéologie envers et contre tout. Ils font au contraire « comme si ».
C’est-à-dire qu’ils y sont poussés par une force qui relève plus de l’habitude que de la
croyance, et qui trouve sa source dans une fiction commune que personne ne remet en doute.

Deux éléments sont à souligner dans cette analyse de la propagande totalitaire. Tout
d’abord, les idées sur lesquelles repose cette formation d’un nouveau monde ne proviennent

1
Ibid., p. 683-684
2
La condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 258

262
pas du régime lui-même mais existent en tant qu’idées dans le monde réel. L’art de la
propagande consiste alors à extraire ces idées du monde et à les radicaliser pour en faire un
système général et prédictif qui permette de définir un nouveau monde où tout ce qui existe
est cohérent par rapport à sa structure d’ensemble. La réussite de cette entreprise de
propagande s’explique alors par cette faculté à tirer des idées du monde commun pour en faire
un autre monde, parfaitement cohérent, sur lequel l’action et l’expérience individuelle n’ont
aucune prise.

Ensuite, l’absence de cohérence de la réalité du monde dérange le régime totalitaire au


point qu’il ait besoin de créer un monde fictif qui réponde à ses besoins d’organisation. Cette
recherche d’un monde parfaitement cohérent est due à la volonté de domination absolue qui
caractérise le totalitarisme. Un régime totalitaire cherche à conquérir le monde, et à y
contrôler absolument tout ce qui s’y produit, dans ses moindres détails. Il ne peut donc pas
s’intégrer à un monde où règnent l’imprévisibilité et la contingence. Le totalitarisme est mu
par des forces nécessaires, qui sont censées rendre compte du monde de façon universelle et
déterminée. Ne pouvant pas supporter la contingence et les actions individuelles qui nieraient
sa capacité prédictive, il a besoin de construire une fiction, qui tiendra office de monde et
répondra à sa quête de nécessité. Un tel monde, « logique, cohérent et organisé », apparaît
alors comme une négation de la condition humaine au profit d’un monde de processus
prévisibles et déterminés qui ne laissent pas la place à la nouveauté.

Cette structure fictionnelle est garantie par le culte du Chef qui, au centre de ce
dispositif, incarne le mouvement totalitaire et lui donne tout son sens. Le Chef joue un rôle
fondamental dans un régime totalitaire car sa personnalité permet de légitimer l’ensemble du
mouvement. Sa position est ainsi très différente de celle d’un autocrate traditionnel, qu’il
s’agisse d’un souverain absolu ou d’un dictateur. Contrairement au souverain d’une
monarchie de droit divin, il n’y a pas de distinction entre la fonction du Chef du parti et la
personne qui l’exerce. Le Chef incarne personnellement le mouvement dont il est le cœur. Le
Führer ne saurait être quelqu’un d’autre qu’Adolf Hitler. Il ne s’agit pas du titre du chef de
l’État nazi, dont les pouvoirs seraient déterminés par une loi supérieure, et qui pourrait lui être
retirés ou transmis. Le Führer est ontologiquement Hitler, et l’existence même du parti nazi
n’a aucun sens en dehors de sa personne.

Dans le même temps, cette fonction n’est pas liée aux qualités personnelles du Chef,
comme dans le cas d’un dictateur. Le Chef d’un mouvement totalitaire ne dirige pas l’appareil

263
d’État parce qu’il est capable d’en assurer les fonctions régaliennes et de contrôler
personnellement l’ensemble des institutions. Entièrement coupé du monde par un cercle
d’intimes, qui l’isole également des formations d’élite du parti, le Chef d’un mouvement
totalitaire n’a aucune influence concrète dans le fonctionnement de son régime. Son pouvoir
ne repose pas sur les forces de contrôle classiques d’un État autoritaire, telles que la police ou
l’armée. Arendt oppose ainsi la position de Trotski – chef de l’Armée rouge et de la Tchéka –
à celle de Staline – secrétaire du parti communiste – pour montrer que le contrôle des
instruments classiques de répression n’est pas suffisant pour prendre le pouvoir dans un
régime totalitaire. Elle va jusqu’à affirmer qu’« il se distingue des types antérieurs de
dictateurs en ce qu’il emporte rarement par la simple violence »1. L’usage de la violence
impliquerait en effet une proximité avec les institutions chargées de les appliquer, qu’il
s’agisse de pouvoirs régaliens tels que l’armée ou de forces paramilitaires comme les SA. Or
le pouvoir du souverain totalitaire ne doit pas dépendre de la loyauté de forces organisées et
instituées, mais repose au contraire sur la séparation avec la masse du mouvement et sur un
culte du secret qui entretient son image d’omnipotence. Ses principales activités consistent
essentiellement à ourdir des intrigues de chambre au sein de son cercle d’intimes, et à
multiplier les changements de personnel au sein de la bureaucratie du parti afin conserver le
pouvoir interne. L’ascension du Chef est ainsi liée à sa capacité à « manipuler les luttes de
pouvoir internes du parti »1 mais celui-ci ne se préoccupe ni de la réalité du monde extérieur,
ni des forces politiques propres à un État institutionnalisé.

3. La hiérarchie du cynisme

Une fois sa prise de pouvoir effectuée, la fonction du Chef consiste à prendre


personnellement la responsabilité de l’ensemble des actes qui sont commis dans un régime
totalitaire. Cette position le place au cœur du dispositif et le rend incontournable. Or, comme
sa fonction est ontologiquement liée à sa personnalité, il en vient à se confondre avec
l’ensemble de la structure. Le Chef est totalement intégré dans le mouvement totalitaire. Il ne
s’agit pas d’un tyran qui imposerait sa domination à un peuple sans en faire véritablement
partie. La fiction totalitaire ne repose pas sur les mensonges d’un dirigeant qui entretiendrait
sciemment la censure et la propagande pour conserver le pouvoir. Au contraire, le Chef se
trouve au cœur d’un mouvement auquel il donne son sens, complètement isolé de la réalité du
monde et pris dans ses propres mensonges. Il s’agit de la véritable raison d’être du
mouvement. Sans lui, le mouvement totalitaire perd tout son sens.
1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 698

264
La tâche suprême du Chef est d’incarner la double fonction qui caractérise
toutes les couches du mouvement – d’agir comme le défenseur magique du
mouvement contre le monde extérieur ; et, en même temps, d’être le pont qui relie
le mouvement à celui-ci. Le Chef représente le mouvement d’une façon
complètement différente de tous les dirigeants ordinaires de partis ; il revendique
personnellement la responsabilité de tous les actes, faits ou méfaits commis par
n’importe quel membre ou fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions. Cette
responsabilité totale constitue, sur le plan de l’organisation, l’aspect le plus
important de ce qu’on appelle le principe du Chef, selon lequel chacun des cadres,
non content d’être nommé par le Chef, en est la vivante incarnation, et chacun des
ordres est censé émaner de cette unique source toujours présente. 1

À travers cette citation, on pense d’abord aux justifications des crimes contre
l’humanité par les dirigeants nazis après la Seconde Guerre mondiale. Le principe du Chef
apparaît comme un moyen de déresponsabiliser les masses. Chaque membre du mouvement
peut justifier les actes qu’il a personnellement commis, quel que soit son degré d’implication,
en invoquant la volonté suprême du Chef. En incarnant une responsabilité collective, le Chef
protège donc le mouvement de l’extérieur en permettant à ses adhérents de se dédouaner à
bon compte de toute responsabilité. Néanmoins, cette déresponsabilisation n’est pas propre
aux régimes totalitaires. On la retrouve également dans de nombreux domaines réclamant un
fort devoir d’obéissance, tels que la fonction publique ou l’armée. Il est naturel de chercher à
justifier ses actes en invoquant l’ordre d’un supérieur hiérarchique ou une autorité suprême
afin de réduire sa responsabilité personnelle, mais dans le cadre du totalitarisme cette
déresponsabilisation imprègne toute la structure du mouvement. La responsabilité supérieure
du Chef n’est pas simplement utilisée comme un moyen de se disculper en impliquant sa
hiérarchie, elle est délibérément revendiquée par le leader qui assume l’intégralité des actes de
l’ensemble des membres du mouvement. Le principe du Chef apparaît alors comme une
inversion du principe politique selon lequel « l’affaire d’un seul, c’est l’affaire de tous »2. Ici,
au contraire, l’affaire de tous est l’affaire d’un seul. Le Chef prend en charge personnellement
toute l’activité politique du mouvement, dont il devient le seul et unique responsable. Il y a
ainsi une totalisation de la responsabilité. Le Chef n’est pas une simple autorité hiérarchique
qui dirige l’organisation, mais l’incarnation de tout le mouvement. De même, les cadres du
parti ne sont pas de simples représentants du chef de l’État mais s’identifient totalement à lui
pour transmettre directement sa volonté.

La qualification majeure d’un leader de masse est désormais une


infaillibilité éternelle ; il ne peut jamais admettre d’erreur. […] Une fois au

1
Ibid., p. 699
2
Journal de pensée, vol. 1, p. 145, Paris, éditions du Seuil, 2005

265
pouvoir, les leaders de masses n’ont qu’un souci, qui passe outre à toutes les
considérations utilitaires : réaliser leurs prédictions. 1

Au cœur du mouvement, nimbé dans son aura de mystère, le Chef apparaît comme
détenteur d’une vérité inaccessible qui justifie que sa volonté fasse loi. La figure du Chef
incarne ainsi le mélange d’impuissance et d’omnipotence qui semble caractériser le monde
totalitaire tel que le décrit Arendt. Coupé du monde par la structure en forme d’oignon du
totalitarisme, il s’avère incapable d’une action concrète dans la réalité du monde. Pourtant, sa
place s’avère fondamentale puisque son existence même donne tout son sens au mouvement
totalitaire, « tel le moteur qui lui donne l’impulsion »2. Un tel paradoxe ne s’avère possible
que parce que le totalitarisme repose sur un mensonge. Le Chef donne son sens à l’illusion
d’un monde totalitaire entièrement cohérent, mais son action se limite à entretenir cette
fiction. Tout régime totalitaire repose alors sur le mythe de l’infaillibilité du Chef, la force
prédictive de ses paroles assurant la cohérence de la fiction. Détenant toute la vérité à laquelle
ni le monde extérieur, ni les couches intérieures n’ont accès, le Chef est susceptible de
prendre sur lui toute la responsabilité du mouvement car il devient l’interprète ultime de la
nécessité historique.

Si l’infaillibilité du Chef relève d’une fiction à l’échelle de tout le régime, le


mensonge qui imprègne la structure totalitaire est également lié à une hiérarchie du cynisme
interne au mouvement. Le mensonge qui structure le régime totalitaire est perçu de façon
différente selon le rang qu’occupe chacun des membres du mouvement. Plus les individus
sont haut placés et proches du pouvoir, et plus ils sont conscients que son idéologie repose sur
un mensonge, mais choisissent délibérément d’entretenir l’illusion afin de préserver la fiction
qui les meut. Au centre du mouvement, le Chef est celui qui définit le mensonge. Son
infaillibilité de principe lui permet d’en changer totalement le contenu si nécessaire, sans
remettre en cause sa validité. Afin de préserver la cohérence de la fiction, chaque membre fera
alors comme si le changement de contenu était une tactique visant à contrecarrer les ennemis
du mouvement, sans en remettre en cause l’idéologie fondamentale. La fiction est ainsi
préservée des contradictions du monde extérieur puisque, quelles que soient les incohérences
de celle-ci, chacun préfère considérer qu’elle reste valide plutôt que remettre en cause
l’infaillibilité fictive du Chef :

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 666
2
Ibid., p. 698

266
Un mélange de crédulité et de cynisme prévaut à tous les échelons des
mouvements totalitaires, et plus l’échelon est élevé, plus le cynisme l’emporte sur
la crédulité. La conviction essentielle que partagent tous les échelons, du
compagnon de route au leader, est que la politique est un jeu où l’on triche, et que
le « premier commandement », du mouvement : « le Führer a toujours raison »,
est aussi nécessaire pour les objectifs de la politique mondiale, c’est-à-dire de la
tricherie à l’échelle mondiale, que les règles de la discipline militaire le sont pour
les objectifs de guerre. 1

Le caractère fictif de l’infaillibilité du Chef est donc pleinement assumé par le


mouvement totalitaire. Les masses ne sont pas manipulées par le leader ou par les cadres du
parti. Elles acceptent le mensonge au même titre qu’un soldat accepte d’obéir à ses supérieurs,
et ce même au détriment de sa propre existence, afin d’accomplir les objectifs du mouvement.
Certes, la crédulité est plus importante chez les sympathisants que chez les cadres, mais le
cynisme apparaît ici comme une pratique collective qui existe à tous les niveaux de la
structure. On admet les mensonges des dirigeants du mouvement car on estime que toute
politique est de toute manière un mensonge. Les masses adhèrent à la fiction totalitaire car
elle donne un sens à leur existence en leur offrant un monde cohérent qui leur permet
d’échapper à l’imprévisibilité de la réalité. Il est donc nécessaire de soutenir son idéologie,
quelles que soient ses contradictions, pour conserver le sens de son existence. Cynisme et
crédulité apparaissent dès lors comme une manière de garantir la fiction totalitaire contre le
monde extérieur.

La hiérarchie du cynisme qui prévaut au sein du mouvement entretient son


organisation en forme d’oignon. Le cynisme des cadres est une manière pour eux de se
distinguer des simples sympathisants en s’estimant détenteurs d’une vérité supérieure : « la
propagande totalitaire leur fait compliment de cette intelligence supérieure qui est censée les
distinguer du monde extérieur non totalitaire, qu’à leur tour ils ne connaissent que par
l’anormale crédulité des sympathisants »1. Plus on s’élève dans la hiérarchie totalitaire et plus
le cynisme prime. Chaque organisation interne s’estimant plus proche des desseins
prophétiques du leader, elle accepte d’autant mieux de considérer ses revirements comme une
tactique délibérée pour tromper les ennemis du parti. Hannah Arendt compare ainsi la
structure du totalitarisme à celle des sociétés secrètes2. Plus on s’élève vers le cœur du
mouvement, et plus ses membres s’apparentent à des initiés détenant une compréhension des
secrets intimes de l’organisation qui les distingue des cercles inférieurs.

1
Ibid., p. 710
2
Ibid., p. 701-703

267
Le mensonge totalitaire n’est toutefois pas lié à une quelconque stratégie, bien que les
cadres le considèrent comme un moyen d’atteindre les objectifs politiques du parti. Le noyau
idéologique des régimes totalitaires est anti-utilitariste et s’oppose à toute analyse qui
reposerait sur l’intérêt de ses membres. La fiction totalitaire n’est pas un outil de contrôle
mais une négation de la réalité, qui structure le mouvement en le préservant du monde
extérieur. Un concept aussi communément admis que l’intérêt de ses membres rendrait le
mouvement totalitaire trop facilement accessible pour le reste du monde, alors que la
propagande le protège justement de cette réalité extérieure. Si les mécanismes du totalitarisme
pouvaient être rendus en termes de fins et de moyens, alors il pourrait être intégré à la théorie
qui fait traditionnellement de l’intérêt concret le moteur de la vie politique. Il n’y aurait donc
pas cette scission entre les membres du mouvement et le reste de l’humanité que garantit
l’organisation en oignon du totalitarisme : « En matière politique, le scientisme continue à
présupposer qu’il a pour objet le bien-être de l’humanité, concept profondément étranger au
totalitarisme »1. L’idéologie totalitaire n’est pas utilitaire, elle ne cherche pas à promouvoir
l’intérêt des masses mais à se faire l’interprète de forces nécessaires qui agissent
indépendamment des individus. La fiction est l’arrière-plan à partir duquel les membres du
mouvement pensent et agissent, et cette fiction ne repose que sur elle-même. Elle n’est liée à
aucun des enjeux traditionnels qui structurent la vie politique mais se présente au contraire
comme une scission avec le monde commun.

Le pouvoir, tel que le conçoit le totalitarisme, réside exclusivement dans la


force produite par l’organisation. Staline ne voyait dans chaque institution,
indépendante de sa fonction réelle, qu’une « courroie de transmission reliant le
parti au peuple ». Il croyait sincèrement que les plus précieux trésors de l’Union
soviétique n’étaient pas les richesses de son sol ou la capacité de production de
son énorme main-d’œuvre, mais les « cadres » du parti (c’est-à-dire la police) […]
Pour Staline, la croissance et le développement ininterrompu de l’encadrement
policier étaient incomparablement plus importants que le pétrole de Bakou, le
charbon et le minerai de l’Oural, les céréales d’Ukraine, et les trésors que recelait
en puissance la Sibérie – bref que le plein développement du potentiel russe. 2

Le développement économique, politique, ou social, d’un pays n’est pas l’enjeu d’un
régime totalitaire. Seule sa propre organisation compte à ses yeux. La fiction totalitaire
occulte ainsi la réalité même de la vie de sa propre population, au point d’aboutir à une sorte
de solipsisme idéologique dans lequel le mouvement se définit lui-même au détriment de
toute réalité concrète. Le succès de cette propagande tient alors à l’éclatement social des

1
Ibid., p. 665
2
Ibid., p. 756

268
masses qui composent le totalitarisme. N’étant plus organisées en corps sociaux politiquement
stables pouvant être définis par des intérêts communs, les masses ne disposent même plus du
sens de leur propre conservation. Face au « chaos d’intérêts individuels »1 qui les caractérise,
la notion d’intérêt perd sa valeur épistémique. Au contraire l’efficacité de la propagande
totalitaire « provient du désintéressement des masses prêtes à se sacrifier ». Parce que les
masses ont perdu le sens de leur intérêt économique et social, elles peuvent pleinement
s’intégrer à un ordre fictif qui s’oppose au sens commun mais les organise en un tout
cohérent. La fiction totalitaire parvient ainsi à un niveau de nihilisme qui l’oppose à toute la
théorie politique antérieure.

Le mensonge n’est pas un simple outil au service de la politique des dirigeants


totalitaires, mais est l’essence même du totalitarisme. Le mouvement totalitaire est construit
autour d’une fiction, dont le sens est défini par le Chef et qui sera défendu envers et contre
tout par ses partisans. Cette construction idéologique, entretenue par la propagande et
l’endoctrinement, assure le fonctionnement du mouvement en protégeant ses membres de
toute confrontation avec le monde extérieur. Quelle que soit la réalité, les partisans du
totalitarisme s’accrochent à la fiction qui leur donne un sens. Des sympathisants jusqu’aux
formations d’élite et au cercle d’intimes du Chef, chacun semble avoir besoin d’entretenir la
cohérence du monde fictif édicté par l’infaillibilité de son leader, quelles que soient ses
contradictions. La fiction apparaît donc au cœur du totalitarisme. Le mensonge permet au
mouvement d’exister et de perdurer en donnant un sens aux masses qui le composent, et sans
lequel elles perdraient toute cohérence. Il est ainsi tellement vital pour la structure totalitaire,
qu’elle s’effondre lorsque la fiction est révélée :

C’est à l’heure de la défaite que la faiblesse inhérente à la propagande


totalitaire devient visible. Privés de la force du mouvement, ses membres cessent
immédiatement de croire au dogme pour lequel hier encore ils étaient prêts à
sacrifier leur vie. Au moment où le mouvement, c’est-à-dire le monde fictif qui les
abritait, est détruit, les masses retournent à leur ancien statut d’individus isolés
qui, ou bien sont heureux d’accepter une nouvelle fiction dans un monde changé,
ou bien retombent à leur ancien caractère superflu et désespéré. 2

Le totalitarisme n’est pas un véritable engagement politique. Il n’y a pas, dans la


relation entre le régime totalitaire et ses membres, l’engagement patriotique qui peut lier les
citoyens d’un même pays avec leur État, ni même le fanatisme qui résulte de l’engagement

1
Ibid., p. 666
2
Ibid., p. 685

269
total d’un individu pour une idée à l’exclusion de toute autre cause. Le monde du totalitarisme
n’est pas un monde composé de relations autour d’un espace commun, mais une fiction dont
le rôle est d’encadrer les masses plutôt que lier des acteurs les uns avec les autres. Un individu
véritablement engagé pour une cause n’est dépendant d’aucune structure pour continuer à
s’investir en sa faveur. Même battus ou exilés, les hommes d’action restent fidèles à leurs
idées car elles peuvent continuer à vivre par leurs paroles et leurs actes. Ce sont les idées
politiques qui dépendent des individus et non les individus qui dépendent de leurs idées. Il
n’en va pas de même pour l’idéologie totalitaire. La propagande assure le lien entre la
structure totalitaire et les masses qui composent le gros de ses membres. Dès que le
mouvement cesse et que la fiction est rompue, les masses perdent le cadre qui leur donnait
leur cohérence et elles retournent à leur état primaire, à la recherche d’une nouvelle fiction qui
pourra à nouveau leur donner un sens. L’attachement des partisans au mouvement totalitaire
relève d’une illusion. Tant que le mouvement dure, les masses défendent la fiction totalitaire
contre toutes ses contradictions. Lorsque le mouvement est vaincu, elles cessent de s’y
accrocher et retournent à la réalité du monde comme si le mouvement n’avait jamais existé.

4. Mensonges et masses modernes

La capacité du régime totalitaire d’échapper à la réalité du monde pour construire une


fiction cohérente et hostile à la condition humaine est liée à la nature des masses :

[Les masses modernes] ne croient à rien de visible, à la réalité de leur propre


expérience ; elles ne font confiance ni à leurs yeux ni à leurs oreilles, mais à leur
seule imagination, qui se laisse séduire par tout ce qui est à la fois universel et
cohérent en soi. Les masses se laissent convaincre non par les faits, mêmes
inventés, mais seulement par la cohérence du système dont ils sont censés faire
partie.1

Le totalitarisme se forme dans une société de masses où les liens sociaux ont déjà
éclaté et où la séparation entre sphère publique et sphère privée a disparu au profit d’un
unique état social. Les masses sont, par nature, hostiles à la réalité du monde. Tout se passe
comme si les individus, éclatés et agglomérés dans un monde informe, ne pouvaient plus
accepter leur propre condition individuelle. Que leurs facultés d’agir et de créer leur faisaient
horreur et qu’ils recherchaient dans l’uniformité de la multitude le moyen d’échapper à leur
propre identité humaine. Ils renoncent ainsi à cette possibilité de rompre les processus par
l’introduction de phénomène totalement nouveaux et indéterminés. La description d’Hannah

1
Ibid., p. 670

270
Arendt est ici très proche du concept d’inauthenticité de l’existence, tel qu’on le trouve
développé par Heidegger dans Sein und Zeit, ou par Sartre dans L’Être et le néant. Au cours
du XXe siècle, Sartre et Heidegger ont en effet décris les vertiges de la liberté, montrant
comment l’homme moderne peut renoncer à sa liberté ontologique pour s’enfermer dans un
rôle social qui le préserve de l’angoisse et des inquiétudes liées au fait d’être libre. L’homme
de masses d’Hannah Arendt est ainsi semblable au garçon de café de Sartre, qui préfère mener
une existence inauthentique en refusant la liberté de sa propre existence pour se réfugier dans
un rôle déterminé à l’abri de l’imprévisibilité du monde.

Le concept d’existence inauthentique trouve sa source dans la pensée d’Heidegger 1,


dont l’influence est notable dans les descriptions arendtiennes du fonctionnement des masses.
L’ontologie heideggérienne repose sur l’idée que l’homme, contrairement aux choses, est un
être dont l’essence réside dans l’existence. Heidegger utilise le terme d’« être-là » (Dasein)
pour désigner cet être qui n’est pas une substance mais une manière d’être (mögliche Weisen
zu sein). Le fait d’être homme, d’être un individu existant ici et maintenant, se confond donc
avec le fait d’exister : « de ce point de vue, le Dasein n’est pas un être qui est ce qu’il est,
mais un être qui a à être, un Zu-sein »2. Cette relation de soi à soi, le fait d’être ce que j’ai à
être, sans que j’aie à m’identifier à une substance distincte de ce que je suis, est ce
qu’Heidegger nomme la mienneté (Jemeinigkeit), et qui désigne donc le fait que le Dasein
s’appartient lui-même : il est ce qu’il a qu’il a à être. Cette approche ontologique devient dès
lors le socle métaphysique de la liberté et du concept d’authenticité ou d’inauthenticité qui
l’accompagne. Par l’idée de mienneté, le Dasein est libéré des déterminismes qui pèsent sur la
définition de l’homme. L’être du Dasein se confond avec sa pure existence, et l’authenticité
est cette manière d’exister en se choisissant soi-même, c’est-à-dire d’être ce qu’il est3.

Or, cette libération de la détermination s’accompagne également d’une forme


d’angoisse face au néant de l’être – thème qui sera ensuite repris par Sartre dans L’Être et le
néant. Heidegger parle alors d’une véritable déchéance du Dasein (Verfallenheit) pour décrire
cette tentation d’échapper à l’angoisse d’être livré à soi-même dans un monde qu’on ne
maîtrise pas au profit d’une tranquillité d’esprit qui refuse sa propre liberté ontologique. Cette
déchéance dans l’inauthenticité est liée à la domination de la quotidienneté du « On »4. Face à

1
Voir plus précisément le chapitre IX de Sein und Zeit
2
PHILIPPE CABESTAN, Authenticité et mauvaise foi : que signifie ne pas être soi-même ?, Les Temps
Modernes, Gallimard, 2005/4 n° 632-633-634, pages 604 à 625
3
HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 267, Tübingen : Niemeyer, 1993
4
Ibid., p. 175

271
la perspective d’être ce qu’il est sans pouvoir se sentir chez soi, l’emprise d’autrui prive
l’homme de ses possibilités mais lui offre également une échappatoire face à l’insignifiance
du monde qui l’entoure et où il peut retrouver un sens fixé sans avoir à vivre pleinement sa
vie. L’inauthenticité est donc une fuite du Dasein devant son être, une tentative d’échapper à
l’abîme de la liberté, au profit d’un monde plus confortable où il n’a pas l’impression d’être
jeté et où il peut vivre comme on doit vivre sans devoir assumer le fait d’être ce qu’il est.

Sartre reprend et développe le concept d’inauthenticité qu’il tire directement


d’Heidegger, et, par la dimension qu’il donne à ce concept, il s’approche des descriptions que
fait Arendt des mécanismes de la propagande totalitaire. L’idée d’inauthenticité apparaît chez
Sartre sous la forme de la mauvaise foi, c’est-à-dire d’un mensonge dans lequel le sujet se
masque à lui-même sa propre liberté pour échapper à l’angoisse de la responsabilité. Cette
approche de l’inauthenticité s’appuie sur le statut ontologique ambigu de l’homme. Comme
Heidegger, Sartre définit l’homme comme un être qui a à être. Il n’est pas une chose en soi,
une substance réifiée dont l’essence définirait ses conditions d’être. Or, privé de cette
définition ontologique qui lui permettrait d’être sûr de son identité comme on peut dire d’une
table qu’elle est ontologiquement une table, l’individu ne peut plus coïncider avec lui-même.
S’en suit dès lors une tentative de la conscience de refermer cette brèche intérieure en se
pensant comme un être en soi, ce qui implique de se cacher sa propre spontanéité pour faire
comme si ses actions étaient le résultat d’une substance déterminée à agir comme elle le fait
plutôt que comme celui d’une liberté proprement humaine.

Davantage encore que chez Heidegger, la mauvaise foi apparaît chez Sartre comme
une action délibérée de l’homme qui se masque sa propre spontanéité. Tout en ayant
conscience d’être libre, il fait semblant de ne pas l’être, donnant l’apparence d’adhérer à
l’idée qu’il est une chose en soi pouvant être définie comme une substance. Le garçon de café
joue une comédie, il sait qu’il ne se confond pas avec ce statut, mais adopte pourtant
l’ensemble des attitudes qui le définisse ontologiquement comme tel, comme si « garçon de
café » était une chose obéissant à un ensemble de critères objectifs avec lesquels l’homme
pourrait entièrement s’identifier. La mauvaise foi se présente donc comme une sorte de
facticité de l’homme sur lui-même dont la conséquence est une tentative d’objectivisation de
soi-même et des autres : « Voilà bien des précautions pour emprisonner l’homme dans ce qu’il

272
est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et
n’élude tout à coup sa condition »1

La liberté a en effet une dimension presque monstrueuse comme l’évoque la jeune


mariée de La Transcendance de l’Ego. Par les potentialités qu’elle suggère, la spontanéité
s’oppose au cadre normatif de la vie humaine, chaque action devenant possible sans que rien
ne vienne la justifier. En permettant la réification de l’homme, chacun s’enfermant dans un
rôle, la mauvaise foi permet dès lors de redonner un sens aux constructions sociales en
masquant leur caractère contingent et injustifiable. La transformation d’une factualité
contingente – être garçon de café plutôt qu’ambassadeur – en un désir d’être en soi n’est donc
pas seulement liée à des motifs ontologiques mais prend également sa source dans un
ensemble de contraintes tant psychologiques que sociales. La quête de la blancheur décrite par
Franz Fanon dans Peau noire, masques blancs, notamment par le recours à des cosmétiques
fortement cancérigènes, apparaît ainsi comme une forme d’inauthenticité dans une société
raciste et coloniale ou post-coloniale, une manière de refuser le fait d’être noir et de chercher
à s’identifier à un être factice. La description sartrienne de la mauvaise foi lie donc une
conception ontologique de l’homme cherchant à se définir comme une chose en soi pour
échapper à l’ambiguïté de son existence, et une approche plus sociale qui montre comment les
hommes font semblant de ne pas être libres pour mieux s’intégrer dans une structure sociale
contingente. Or cette description se retrouve également dans la définition arendtienne du
rapport entre les masses et la réalité du monde.

Si Hannah Arendt ne reprend pas le concept heideggérien d’inauthenticité, sa


description de l’homme de masses et de sa quête de cohérence face à l’imprévisibilité du
monde s’appuie en partie sur les interprétations de son ancien professeur. Arendt ne partage
pas la conception ontologique de l’homme comme être qui a à être, et s’avère même critique
de la pensée existentialiste, en particulier du courant français incarné par Sartre et Camus,
dont elle souligne les limites dans La philosophie de l’existence. En affirmant que « le trait
commun de toutes les conceptions de l’homme se créant lui-même est une révolte contre le
donné réel de la condition humaine – il est bien évident qu’en tant qu’individu ou en tant que
membre de l’espèce l’homme ne doit pas à lui-même son existence. »2, elle se démarque des
thèses existentialistes et souligne sa volonté de penser l’existence humaine comme celle d’un
être conditionné par son rapport au monde. Pourtant, sa présentation du conflit entre l’homme

1
SARTRE, L’Etre et le Néant, p. 94, Paris : Gallimard, 1976
2
Du mensonge à la violence, Op. cit., p. 116

273
de masses et la réalité du monde reprend les thématiques développées par les conceptions
sartriennes et heideggériennes de l’inauthenticité. L’homme de masses est cet être pris dans
un monde dépourvu de sens qu’il ne maîtrise pas et qui, comme le garçon de café voit dans la
mauvaise foi une manière de fuir sa propre liberté, trouve dans la fiction totalitaire un moyen
d’échapper à la contingence et à l’imprévisibilité du monde. La propagande totalitaire, en
construisant un monde de mensonge, permet ainsi à l’homme de se penser comme une chose
en soi, prise dans un univers parfaitement cohérent qui lui donne un sens en en faisant une
partie d’une totalité historique, au prix de sa propre spontanéité.

La nouveauté de l’analyse arendtienne tient alors dans son interprétation de l’action


des masses prises dans leur totalité. Il ne s’agit pas d’interpréter la psychologie de l’individu
pris dans la masse, mais de présenter l’activité des masses en tant qu’êtres uniques et distincts.
Or cette attitude entre en conflit avec la réalité du monde :

La propagande totalitaire ne peut insulter outrageusement le sens commun


que lorsque celui-ci n’a plus de valeur. De l’alternative : faire face à la croissance
anarchique et à l’arbitraire total de la décadence, ou s’incliner devant une
idéologie à la cohérence extrêmement rigide et fantastiquement fictive, les masses
choisiront probablement toujours le second terme, prêtes à en payer le prix par
leurs sacrifices individuels – non qu’elles soient stupides ou perverses, mais parce
qu’au milieu du désastre général, cette évasion leur accorde un minimum de
respect de soi. 1

L’hostilité des masses au monde n’est donc pas liée à une incapacité des masses à
penser, mais à leur propre conviction. Ce n’est pas que les masses soient incapables de saisir
le sens commun mais qu’elles refusent sciemment cette réalité commune. Non seulement
Arendt insiste sur le fait que les masses ne sont pas stupides, mais on peut voir dans le
vocabulaire utilisé que cette hostilité est bien un refus délibéré de leur condition. Les masses
ne « font pas confiance » au sens commun, elles « choisissent » de fuir la réalité, « refusent de
reconnaître » l’imprévisibilité du monde. Tout ce vocabulaire démontre que, pour Hannah
Arendt, il y a une recherche délibérée de la cohérence. Il ne s’agit pas d’une tendance
naturelle de l’homme mais d’un désir conscient, engendré par la situation des masses dans la
société et l’aliénation-au-monde. Les masses peuvent ainsi saisir le sens commun mais
refusent de s’y attacher. Elles soutiendront donc toute idéologie qui leur garantira de donner
un sens cohérent au monde et d’en extirper tout hasard et toute liberté. D’où la facilité, pour la

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 671

274
propagande totalitaire, de créer un monde fictif qui satisfasse en même temps ses besoins de
domination sur le monde et les besoins de cohérence des masses.

« La révolte des masses contre le “réalisme”, le sens commun et toutes “les


plausibilités du monde” (Burke) résultait de leur atomisation, de leur perte de statut social. En
même temps que celui-ci, elles avaient perdu tout ce champ de relations communautaires qui
donne sens au sens commun. »1 Ce besoin de cohérence s’explique donc par la position
sociale des masses plutôt que par une psychologie individuelle. Cette hostilité à la réalité du
monde s’explique alors par leur déracinement. L’action individuelle ne peut avoir lieu que
dans un monde structuré socialement, où chacun peut se révéler en tant qu’acteur et intervenir
dans un tissu politique composé d’une pluralité d’acteurs égaux et distincts. Or la réalité du
monde dans laquelle les masses sont prises n’est pas celle-ci. Confrontées à l’aliénation-au-
monde, séparées des classes qui assurent la cohérence de la structure sociale moderne, les
masses sont plongées dans un monde où règne l’arbitraire du hasard plutôt que l’action
individuelle. Les hommes de masses ne sont pas reliés ensemble par un monde commun mais
isolés les uns des autres, incapables d’agir sur les processus. Le choix de la fiction totalitaire
plutôt que la réalité du monde s’explique ainsi par l’opposition entre un monde réel où elles
n’ont de toute façon aucune place, et une fiction extrêmement cohérente qui leur rend toute
leur dignité. Les masses soutiennent donc le totalitarisme car, n’ayant aucune prise sur les
processus du monde, elles ne perdent pas grand-chose à troquer leur libre-arbitre individuel
contre une place déterminée dans une structure cohérente. Le totalitarisme ne peut donc avoir
lieu que dans un monde moderne qui se caractérise déjà par son aliénation-au-monde et son
éclatement social.

1
Ibid.

275
III. La société totalitaire

La structure totalitaire est organisée de sorte à se protéger de la réalité du monde pour


préserver son univers fictif. Cette protection implique une réduction de l’action individuelle
de ses membres, chacun renonçant à sa propre spontanéité pour préserver le mythe de
l’infaillibilité du Chef et la manifestation de sa volonté. La fiction de la cohérence qui anime
le totalitarisme le conduit à refuser toute existence autonome par rapport à son mouvement
idéologique. Ce refus de l’autonomie est particulièrement prégnant quand le mouvement
totalitaire parvient au pouvoir et qu’il prend la forme d’un régime totalitaire disposant de tous
les instruments de l’État pour préserver sa fiction. L’individu est alors nié dans toutes ses
composantes culturelles ou sociales jusqu’à ce qu’il n’existe plus aucune distance entre lui et
le mouvement qui lui donne son sens.

1. Une société de masses

Les mouvements totalitaires se forment à partir des masses désolées (loneliness) qui
composent la société moderne de la première moitié du XXe siècle. L’existence des masses est
le préalable essentiel à la naissance du totalitarisme, au point que les mouvements totalitaires
soient obligés de créer les conditions de leur atomisation lorsqu’elles n’existent pas, comme
c’est le cas pour la Russie stalinienne selon Arendt 1. La définition de la société de masses joue
un rôle intermédiaire important dans l’analyse du système totalitaire puisqu’elle permet
d’expliquer comment les mouvements totalitaires ont pu se développer dans les pays
européens et devenir des régimes politiques aboutis. La radicalité de la structure totalitaire, sa
violence endémique, son rejet du réel et du sens commun n’ont pu s’imposer qu’à partir d’une
société de masses qui la précède, et qui contribue à nier la singularité de l’individu. Le
totalitarisme ne parvient à édifier son système de propagande que parce qu’il se trouve déjà
confronté à une masse de population qui rejette le sens commun. S’inspirant notamment des
travaux de Gustave Le Bon sur La Psychologie des foules, Arendt fait des masses des êtres à
part entière, disposant de traits et de caractéristiques propres. Lié à l’effondrement de la
société de classes après la Première Guerre mondiale, l’homme de masses devient dès lors une
des figures de la modernité. L’existence d’un tel homme, à la fois « superflu, déraciné,
isolé (ou encore désolé) »2 est la condition du déploiement de la structure totalitaire et de sa
négation de l’individualité. Les mouvements totalitaires sont un moyen pour l’homme de
masses, confronté à l’inutilité de sa propre condition, de retrouver un sens en adhérant à une

1
Ibid., p. 627
2
Hannah Arendt, politique et événement, Op. cit., p. 24

276
idéologie qui lui garantit un monde cohérent, fût-ce au prix de sa propre existence une fois ces
derniers parvenus au pouvoir.

La notion de masses est d’abord un concept quantitatif, comme en témoigne d’ailleurs


la popularité des dirigeants totalitaires. Le poids démographique des populations modernes
contribue à rendre l’homme superflu et à le vider de toute utilité pour n’en faire qu’une simple
statistique dont la mort ne pourra faire l’objet d’aucune tragédie. Le déploiement intégral d’un
régime totalitaire implique l’existence d’un réservoir de population nécessaire à la mise en
place de la terreur qui définit l’essence du totalitarisme. À moins de cette réserve
démographique, le régime ne peut mettre en pratique la politique d’épuration qui assure la
domination absolue de la population sans mettre son propre pouvoir en péril. L’absence de
masses de population suffisantes permet à Arendt d’expliquer pourquoi le totalitarisme ne
s’est développé qu’en Russie et en Allemagne malgré l’existence de mouvements totalitaires
dans d’autres pays d’Europe centrale comme la Serbie. Seule la Russie soviétique disposait en
effet de la population nécessaire à la mise en œuvre d’une politique totalitaire sans en craindre
les pertes démographiques. Dans les autres pays, y compris l’Allemagne, le régime totalitaire
ne pouvait pas prendre de forme cohérente, à moins de liquider entièrement sa propre
population, et les mouvements totalitaires y ont donc pris une forme plus traditionnelle de
dictature. Un véritable régime totalitaire n’a pu s’épanouir en Allemagne qu’avec la guerre,
qui a permis aux nazis de conquérir de nouveaux territoires et les masses de population
nécessaires à leur politique d’extermination. Le totalitarisme n’est donc possible que lorsque
la population atteint un seuil critique qui la rend superflue et permet la mise en place de ses
politiques de destruction.

Les masses se caractérisent ensuite par leur apathie et leur désintérêt pour la vie
publique. Contrairement au concept de plèbe et à ses dérivés, dont le sens initial nou s renvoie
à l’opposition politique entre deux groupes de population aux intérêts distincts, les masses se
définissent par leur neutralité. Elles ne se confondent pas avec les classes populaires, qui
partagent une condition et une culture communes les dotant d’une position particulière au sein
de la société. De même elles ne sont pas constituées par un groupe social uniforme, mais sont
le résultat de l’agrégation de l’ensemble des individus atomisés qui se désintéressent de la vie
publique et ne cherchent pas à prendre une part active à la vie de la société. Masses informes
donc, qui ne sont pas ordonnées par un intérêt économique commun qui pourrait leur donner
sens, mais ne sont que le simple rassemblement des personnes non intégrées dans les
organisations qui font vivre la communauté. Les masses n’ont pas d’unité politique ou sociale.
277
Elles ne forment pas un tout cohérent, si ce n’est par leur passivité et leur absence de
conviction. L’homme de masses que décrit Arendt est d’abord un être isolé et incapable de
participer à la vie commune. La négation de l’individualité qui caractérise le totalitarisme
s’appuie ainsi paradoxalement sur l’hyper-individualisation de la société moderne et
l’atomisation qu’elle engendre.

Politiquement neutres, « les masses existent en puissance dans tous les pays et
constituent la majorité de ces vastes couches de gens neutres et politiquement indifférents »1.
Arendt ne procède pas à une analyse sociologique où elle montrerait que la naissance du
totalitarisme serait liée à une catégorie socio-professionnelle spécifique, telle que les
chômeurs ou les classes moyennes. Comme souvent, son analyse est d’abord d’ordre politique
et non social. Ce n’est pas la crise économique ni la déconstruction sociale qui l’a
accompagnée qui ont conduit à l’éclatement de la société – bien qu’elles aient joué un rôle
accélérateur dans l’émergence d’une société de masses comme on le verra plus loin – mais
l’absence d’engagement des individus qui la composent, ces derniers étant issus de toutes les
classes sociales. Cette dimension politique des masses permet d’ailleurs à Arendt d’expliquer
pourquoi aucun régime totalitaire n’est né dans les pays anglo-saxons malgré une crise
économique et sociale aussi importante que dans le reste de l’Europe. La culture
démocratique et l’habitude de s’impliquer dans la vie publique qui fonde le modèle américain
en particulier ont ainsi contribué à éviter la formation d’une société de masses comparable à
celle de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres :

Contrairement aux prédictions, les masses ne furent pas le produit de


l’égalité croissante des conditions, ni du développement de l’instruction générale,
avec l’inévitable abaissement du niveau et la vulgarisation du contenu qu’il
implique. (L’Amérique, exemple classique de l’égalité des conditions et de la
diffusion de l’instruction générale avec toutes ses insuffisances, est peut-être
moins représentatif de la psychologie des masses qu’aucun autre pays du monde). 2

La désolation (loneliness) qui caractérise l’homme de masses est donc le résultat d’une
culture et d’un mode de vie individualiste conduisant à dénigrer la vie civique, plutôt que la
conséquence d’une égalisation des conditions de vie due à la démocratisation de la société.
« La principale caractéristique de l’homme de masses n’est pas la brutalité et l’arriération
mais l’isolement et le manque de rapports sociaux »3. En soulignant la passivité des masses,
Arendt dénonce également l’illusion selon laquelle le simple élargissement du droit de vote

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 619
2
Ibid., p. 625
3
Ibid.

278
conduise mécaniquement à la participation de l’ensemble des citoyens à la vie publique.
L’existence de masses de population neutres et politiquement indifférentes démontre au
contraire que, même au sein d’une démocratie, la légitimité du pouvoir repose essentiellement
« sur l’approbation et la tolérance silencieuse des couches indifférentes et indistinctes de la
population »1. L’égalité devant la loi et les mécanismes démocratiques ne suffisent pas à créer
une citoyenneté fondée sur l’intérêt pour la vie publique et le sentiment d’appartenance à un
corps politique. La participation des citoyens à la communauté doit pouvoir s’appuyer sur
l’existence de groupes sociaux capables de les représenter et de les mobiliser, tandis que
l’absence d’une telle représentation sociale provoque le désintérêt progressif des citoyens
pour la vie politique et le sentiment de sa facticité face à la désolation du monde moderne.

La structure sociale qui donnait encore son sens à la vie publique dans les démocraties
occidentales est la structure de classe. La société de masses naît de l’effondrement de ce
système de régulation après la Première Guerre mondiale, et du déracinement qu’il engendre.
En distinguant les masses des classes populaires ou de la plèbe, Arendt oppose ainsi le
totalitarisme aux autres formes de régimes, en montrant qu’un tel régime ne peut naître que de
la situation sociopolitique spécifique de l’effondrement de l’État-nation. Cette définition de
l’homme de masses qui s’oppose à la structure de classe héritée du XIXe siècle joue donc un
rôle essentiel puisqu’elle permet de définir le totalitarisme comme une rupture avec l’ordre
social de la modernité. Composées d’individus éclatés et dispersés, sans lien avec une classe
sociale qui pourrait les rassembler autour d’intérêts ou d’une culture commune, les masses
sont au principe du totalitarisme. Un régime totalitaire ne peut s’épanouir qu’au sein d’une
société de masses, la désolation qui le caractérise ne pouvant s’imposer qu’à l’intérieur d’un
ordre social dépolitisé. Le totalitarisme apparaît dès lors comme un symptôme d’une crise
politique, qui peut imposer la radicalité de son rejet de toute spontanéité parce que le fil de la
tradition publique a été rompu et laisse ainsi la place à son plein épanouissement. Pour
reprendre l’expression d’Annabel Herzog, « la crise est le symptôme de la dissolution de la
tradition. […] Elle est un moment dans lequel le collectif ne sait plus sur quoi se fonder pour
agir. C’est à ce moment précis que les systèmes totalitaires émergent, en remplaçant la
tradition et l’action par l’idéologie et la terreur »2.

1
Ibid., p. 620
2
ANNABEL HERZOG, Hannah Arendt : totalitarisme et banalité du mal, p. 118, Paris : Presses universitaires
de France, 2011

279
Les masses se distinguent par deux traits caractéristiques : le repli sur soi et
l’affaiblissement de l’esprit de conservation1. Le désintérêt de l’homme de masses pour la vie
politique s’accompagne ainsi d’un désintérêt de soi, c’est-à-dire une attitude nihiliste dans
laquelle la vacuité de l’existence est ressentie jusqu’à faire disparaître tout désir pour sa
propre survie. Dépourvues du sens que conférait encore la société de classes, les masses
modernes sont composées d’hommes qui se considèrent eux-mêmes comme sans valeur.
Isolés et dépossédés des rapports sociaux normaux, ils trouvent dans le totalitarisme un
moyen de sortir d’une société où ils ont perdu leur signification sociale, quitte à embrasser un
mouvement prônant une forme de politique nihiliste, c’est-à-dire, comme le développe Karine
Laborie, « moins une politique dénuée de but qu’une politique dont les fins détruisent la
politique elle-même »2. Le totalitarisme peut ainsi s’appuyer sur ce dégoût de soi-même et de
la société moderne qui caractérise les masses de l’entre-deux-guerres. La fascination qu’il
exerce est liée à sa capacité à apparaître comme une réponse à la désolation des masses
modernes. Face à l’atomisation et à l’isolement de la société moderne, le mouvement
totalitaire permet à l’homme de masses de trouver un sens et une justification à son existence
au sein d’un tout entièrement cohérent et prévisible. Le choix de la société totalitaire apparaît
ainsi comme l’expression d’une volonté nihiliste de la part des masses, celle de « plutôt
vouloir le rien que ne rien vouloir »3. Le totalitarisme naît de la crise de la société de classes
et de la dissolution des liens politiques et sociaux qui la structuraient. Le nihilisme et
l’isolement de la société de masses ne sont pas le résultat de la politique totalitaire mais la
condition de son émergence.

Cet attrait du totalitarisme pour les masses désociabilisées de la société moderne se


conjugue par ailleurs à la fascination qu’il exerce sur les élites intellectuelles issues de la
Première Guerre mondiale. Marqués par la violence de la guerre de 1914-1918 et la remise en
cause de la structure sociale qui fondait la société de classes, les mouvements avant-gardistes
de l’entre-deux-guerres se caractérisent par la volonté d’en finir avec la société bourgeoise et
l’hypocrisie de ses valeurs morales : « Le désir de démasquer l’hypocrisie était irrésistible
parmi l’élite »4. Ce désir constitue l’aspect essentiel de la psychologie de l’homme avant-
gardiste selon Hannah Arendt, et dépasse toutes les autres attentes et valeurs morales, y
compris la préservation de la dignité morale ou celle de son propre intérêt. Le totalitarisme

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 624
2
Métaphysique et politique à l’épreuve du nihilisme. Op. cit., p. 404
3
Ibid., p. 405
4
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p.650

280
offre dès lors aux élites intellectuelles le moyen de mettre à bas l’hypocrisie de la société
bourgeoise en remettant en cause le socle de valeurs humanistes sur lequel elle s’appuie. Or
ce désir s’accompagne d’un « désintérêt de soi perverti »1 qui se traduit notamment dans la
fascination des artistes contemporains pour le nazisme et le stalinisme alors même que des
deux régimes organisent leur persécution. Comme le souligne Karine Laborie, les élites
intellectuelles décrites par Arendt « s’apparentent bien à des destructeurs stériles, des
passionnés de la destruction dont Zarathoustra n’a de cesse de se démarquer au cours de son
périple parmi les hommes »2. Ce désintérêt de soi rejoint donc celui des masses, et contribue
dès lors à généraliser un horizon d’attente nihiliste où la destruction de soi est considérée
comme une fin préférable au maintien des structures morales de la société bourgeoise.

Cette analyse des masses se traduit dans l’examen de la figure du criminel totalitaire.
Outre son interprétation politique de la disparition du sentiment de responsabilité dans les
régimes totalitaires, Hannah Arendt présente en effet les crimes du nazisme à partir d’une
approche sociologique liée aux classes de la société allemande des années 1930. Les crimes
commis dans un régime totalitaire ne sont pas le fait d’une force de répression, protégée par le
pouvoir et recourant à des méthodes criminelles, comme c’est le cas dans une tyrannie ou un
despotisme traditionnel. Bien que le mouvement puisse recourir à des milices paramilitaires,
comme les SA avant 1933, celles-ci sont liquidées au moment de la prise de pouvoir. De telles
forces de répression reposent en effet sur leur capacité à exercer un pouvoir arbitraire sur la
population. Or le totalitarisme renonce à l’usage traditionnel du pouvoir pour diriger les
hommes de l’intérieur. Il ne peut donc pas s’appuyer sur un modèle paramilitaire comme les
chemises noires ou les Oustachis. Pour Hannah Arendt, les crimes du nazisme n’ont pas été
commis par des criminels qui en auraient pris eux-mêmes l’initiative mais par des masses
anonymes :

Pour les impitoyables machines de domination et d’extermination, les


masses de philistins bien organisées constituaient un matériau bien meilleur et
capable de crimes bien plus grands que les criminels soi-disant professionnels,
pourvu que ces crimes fussent soigneusement organisés et eussent l’apparence de
besognes de routine. 3

L’analyse de la banalité du mal développée par Arendt ne consiste pas à affirmer qu’il
y aurait potentiellement un criminel contre l’humanité en chacun d’entre nous, comme on a pu

1
Ibid.
2
Métaphysique et politique à l’épreuve du nihilisme, Op. cit., p.410
3
Les origines du totalitarisme, p. 652

281
l’affirmer, mais vise une catégorie sociologique spécifique. La description de la désolation
(loneliness) s’accompagne ainsi d’une critique de la figure du petit bourgeois allemand, qui
transparaît particulièrement dans le portrait d’Himmler. La respectabilité et l’honnêteté dont il
s’enorgueillit deviennent sous la plume d’Arendt les principales raisons qui en font également
le grand criminel du XXe siècle : « il est apparu clairement que pour garantir sa retraite, son
assurance vie et la sécurité de sa femme et de ses enfants, un tel homme était disposé à
sacrifier ses croyances, son honneur et sa dignité humaine »1. Tourné presque exclusivement
sur sa vie privée, le petit bourgeois apparaît comme un être presque réfractaire à tout
engagement politique et à toute vertu civique. Son attachement citoyen et sa conscience
humaine sont déjà viciés par sa routine quotidienne et le calcul de ses intérêts privés, bien
avant que le totalitarisme s’en empare. Si la société de classes lui donne un sens en assurant
l’ordre social, son effondrement à la suite de la Première Guerre mondiale engendre sa
transformation en homme de masses prêt à assumer toute fonction sans se poser de question,
pourvu qu’elle soit toujours dépourvue de responsabilité et d’engagement politique.

Cette approche quasiment sociologique des crimes totalitaires, fondée sur analyse des
classes sociales, est relativement rare dans l’œuvre d’Hannah Arendt qui privilégie
généralement une approche plus anthropologique. Elle lui permet de distinguer les crimes
contre l’humanité de la figure traditionnelle du criminel. En décrivant les responsables du
nazisme comme appartenant à une classe sociale qui relève davantage de la classe moyenne,
elle montre qu’il ne s’agit ni de mafieux ni de malades mentaux. Leurs actes ne font pas partie
du registre du droit pénal mais s’inscrivent dans le champ d’une vie quotidienne marquée par
la banalité. Arendt prend même soin de distinguer Himmler des formes de pathologies
mentales ou morales encore considérées comme telles au milieu du XXe siècle, et qu’on aurait
parfois du mal à interpréter comme un crime aujourd’hui. L’enjeu est ainsi d’insister sur la
respectabilité de la figure d’Himmler, en opposition aux autres dignitaires nazis, pour mieux
souligner l’inscription du crime totalitaire dans le registre de la quotidienneté. « Heinrich
Himmler n’est […] ni un bohème comme Goebbels, ni un délinquant sexuel comme Streicher,
ni un pervers fanatique comme Hitler, ni un aventurier comme Goering. C’est un “bourgeois”
avec tout l’attirail externe de la respectabilité, et les habitudes d’un bon pater familias »2.

1
HANNAH ARENDT, Humanité et terreur : et autres essais, p. 110, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot,
Paris : Payot, 2017
2
Ibid., p.109

282
Cette normalité du criminel totalitaire par rapport aux considérations classiques sur les
origines de la criminalité, perçue en tant que perversion qu’elle soit morale ou sociale, ne
signifie toutefois pas qu’il s’agirait d’un « monsieur-tout-le-monde » présent en chacun
d’entre nous. La description de ce qu’Arendt désigne comme le bourgeois allemand « en
l’absence d’un meilleur terme »1 est d’abord une figure de l’anti-citoyen. Son caractère
ordinaire voire banal cache à la fois une réalité sociale propre à la modernité et un refus
personnel de s’engager dans la vie civique, au point de ne plus percevoir l’intolérable de sa
vie quotidienne. Le vide de pensée et l’absence de conscience d’avoir commis un crime, qui
seront au cœur de l’analyse d’Eichmann à Jérusalem, sont ici interprétés comme la
conséquence d’une structure sociale en faillite. La banalisation du crime de masse ne signifie
pas que chacun d’entre nous serait un criminel en puissance, mais que la société
contemporaine favorise leur banalité en valorisant l’abandon de la vie publique. Cette
description permet ainsi de dissocier la naissance de l’homme de masses de celle du
totalitarisme. Le criminel totalitaire n’est pas un homme nouveau, pure construction du
régime, mais le résultat d’une évolution sociopolitique antérieure aux régimes totalitaires. La
déconstruction de la vie politique est de la sorte une des sources du totalitarisme. En
produisant une classe sociale marquée par son désintérêt de la vie publique, la société
contemporaine a créé les conditions de l’épanouissement de la société totalitaire. La remise en
cause des structures politiques et sociales qui prévalaient avant la Première Guerre mondiale
achève ainsi de transformer ces classes dépolitisées en masses inertes que le régime peut alors
modeler à sa guise.

2. La disparition de la société

La dissolution des classes, qui pouvaient encore servir d’intermédiaires entre les
individus et la vie de la collectivité, est un préalable essentiel à la naissance d’une société
totalitaire. Lorsque le mouvement totalitaire parvient au pouvoir, l’une de ses premières
entreprises est ainsi la destruction des classes sociales qui pourraient subsister, comme ce fut
le cas pour les koulaks après la prise de pouvoir de Staline2. Le totalitarisme se caractérise
comme un mouvement infini, en quête de domination absolue. Il ne peut donc admettre
l’existence de rapports sociaux indépendants de sa structure. Pour le totalitarisme, tous les
rapports individuels doivent être tournés vers le Parti, sans intermédiaire. Toutefois, le
mouvement totalitaire ne se contente pas de nier l’existence des classes sociales. Il implique

1
Ibid., p. 111
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 631

283
également une négation de l’individu lui-même et de l’ensemble des activités qui le
constituent en tant qu’homme menant une existence propre en dehors de la structure
totalitaire :

L’égalité de conditions parmi leurs sujets a été l’un des principaux soucis
des despotismes et des tyrannies depuis l’Antiquité, mais la domination totalitaire
ne se satisfait pas d’une telle égalisation, qui laisse plus ou moins subsister entre
les sujets certains liens communautaires, non politiques comme les liens familiaux
et les intérêts culturels communs. Si le totalitarisme prend au sérieux ses propres
exigences, il doit en venir au point où il lui faut « en finir une bonne fois pour
toutes avec la neutralité du jeu d’Échecs », c’est-à-dire avec l’existence autonome
d’absolument n’importe quelle activité. Les amoureux du « jeu d’Échecs pour lui-
même », justement comparés par leur liquidateur aux amoureux de « l’art pour
l’art », sont les éléments non encore absolument atomisés d’une société de masses
dont l’uniformité complètement hétérogène est l’une des conditions originelles du
totalitarisme.1

L’égalisation des conditions sociales est un objectif propre à tout régime despotique.
Dans un système politique qui repose essentiellement sur la capacité du tyran à maintenir son
pouvoir par l’usage de la violence contre ses sujets, il est fondamental de limiter au maximum
les organisations sociales pouvant favoriser le rassemblement politique des citoyens. Le tyran
établit son règne grâce à une séparation vis-à-vis des citoyens, qui lui permet de disposer d’un
pouvoir absolu qui ne peut souffrir d’une quelconque opposition politique. L’égalité de
condition de ses sujets signifie qu’il n’existe aucune sphère politique à l’intérieur du pays, le
dictateur bénéficiant de l’intégralité du pouvoir de décision et gouvernant selon sa propre
volonté. Il est donc nécessaire de procéder à la liquidation de toutes les forces publiques
pouvant constituer une force d’opposition à son pouvoir arbitraire, en particulier les différents
partis politiques, mais également les institutions comme les syndicats ou les Églises dès lors
qu’elles ne sont pas contrôlées par le despote. Néanmoins un tel régime politique ne s’oppose
pas à l’existence de relations sociales ou économiques en dehors de la sphère publique. À
partir du moment où de telles relations ne menacent pas son pouvoir, un « bon tyran » peut
tolérer ou même promouvoir le développement culturel ou économique de ses sujets, d’autant
plus qu’un tel développement privé peut être source d’enrichissement personnel pour lui et ses
proches. Les républiques bananières d’Afrique subsaharienne ne se sont jamais montrées
hostiles à l’existence de trafics qu’elles ne pouvaient pas contrôler. Tant que les différentes
organisations civiles se cantonnent à la sphère privée, une tyrannie peut en tolérer l’existence.

1
Ibid., p. 632

284
Le totalitarisme quant à lui ne peut admettre l’existence d’une quelconque activité qui
ne soit pas entièrement organisée par le mouvement. Comme le despotisme, il ne peut pas
supporter l’existence d’une sphère publique autonome pouvant permettre le rassemblement
des citoyens, mais il ne peut pas non plus admettre l’existence d’une sphère privée propre aux
individus, sur laquelle il n’aurait aucune prise. Pour le totalitarisme, il ne peut exister que des
individus entièrement atomisés, laissés à eux-mêmes et dépourvus de tout lien avec les autres.
Il ne peut donc pas accepter d’organisations qui disposeraient d’une existence propre, menée
en dehors du parti. Cette dissolution de toute organisation indépendante du mouvement se
traduit alors dans tous les aspects de la vie civile. Contrairement au despotisme, le
totalitarisme ne s’attaquera pas uniquement à des institutions pouvant soutenir ses opposants,
telles que les partis politiques ou les syndicats ; il cherchera à détruire toute vie sociale
indépendante du mouvement. Des relations aussi fondamentales que les liens familiaux ou des
organisations aussi inoffensives qu’une association de joueurs d’Échecs peuvent ainsi être
liquidées au même titre qu’une opposition politique. Un régime totalitaire ne se contentera pas
d’enlever les enfants d’opposants politiques pour les confier à des partisans du pouvoir
comme ont pu le faire les régimes de Franco ou de Pinochet ; il organisera la dissolution de
tout lien familial, y compris pour les membres du parti.

L’objectif de ce processus est de détruire tout lien qui pourrait unir des individus entre
eux, en dehors de la structure totalitaire. Le totalitarisme n’est pas hostile au jeu d’Échecs en
soi, mais à sa neutralité, c’est-à-dire à son refus de s’impliquer dans le mouvement. Le
totalitarisme implique une dichotomie fondamentale entre les membres du mouvement et le
monde extérieur qui lui est hostile. Aucune marge de manœuvre n’est donc envisageable pour
rester dans la neutralité. Soit les individus font partie du mouvement et lui assurent leur
fidélité, soit ils sont extérieurs au mouvement et sont donc hostiles. Dès lors qu’une activité
est pratiquée pour elle-même, qu’elle n’est pas organisée et contrôlée par le régime, elle
s’oppose au totalitarisme. Toutefois, ce ne sont pas les activités socio-culturelles en tant que
telles que combattent les régimes totalitaires mais l’existence d’une société civile
indépendante et hors de leur contrôle. Ainsi, les jeunesses hitlériennes pratiquaient des
activités semblables à toute association ordinaire de jeunesse, mais l’ensemble de ces activités
avaient pour objectif de renforcer la prise en charge de la population allemande par le parti
nazi. De la même manière, il est possible d’envisager une association nationale-socialiste
d’amateurs du jeu d’échec, tant que ce rassemblement n’a pas pour finalité le jeu d’Échecs en
lui-même mais le renforcement des liens entre partisans du nazisme.

285
Le totalitarisme maintient ainsi les cadres et lieux sociaux traditionnels, mais les vide
de leur sens. L’homogénéisation sociale mise en œuvre par le régime doit lui permettre de
prendre en charge l’intégralité des relations entre ses membres, au point de devenir le seul lien
qui existe entre des individus éclatés. Si la Hitlerjugend s’inspire directement des principes du
scoutisme, dont l’objectif n’est autre que permettre le développement de cadres coloniaux
pour l’empire britannique1, elle prend une autre dimension du fait de son ampleur et de sa
capacité à embrigader toute une génération. À partir de 1939, l’appartenance aux jeunesses
hitlériennes devint ainsi obligatoire et pouvait être proclamée contre l’avis des parents,
atteignant dès lors plus de 8 millions de membres. Tout en imitant les principes pédagogiques
développés en Angleterre par Baden-Powell (éducation communautaire, pratique du sport,
confrontation avec la nature, port de l’uniforme, badges…), les jeunesses hitlériennes
deviennent le cœur d’une éducation à la brutalité sous le contrôle étroit du parti. Comme le
souligne Johann Chapoutot, « la Jeunesse Hitlérienne est le lieu où se construit le sujet nazi
[…] débarrassé de l’héritage humaniste et judéo-chrétien »2. L’organisation totalitaire reprend
ainsi un cadre de pensée classique, expérimenté dans d’autres sociétés contemporaines du
national-socialisme, pour mieux le priver de son sens initial et l’utiliser comme un outil de
lutte contre les structures sociales traditionnelles.

Le totalitarisme aspire à une société atomisée et homogène dont il pourrait contrôler


l’intégralité des relations entre ses membres. Les régimes totalitaires sont des idéologies en
quête d’absolu, qui prétendent à une domination totale de l’ensemble des masses qu’ils
contrôlent. « Leur caractéristique la plus apparente est leur exigence d’une loyauté totale,
illimitée, inconditionnelle et inaltérable, de la part de l’individu qui en est membre. »3 Les
relations sociales, familiales, ou culturelles, ne doivent pas être un frein à la relation qui unie
le totalitarisme à ses membres. Tout individu qui vit dans un régime totalitaire doit pouvoir
rompre unilatéralement avec tous ses proches et les condamner spontanément si le parti
l’exige. De la sorte, tous les rapports sociaux qu’entretiennent les membres d’un mouvement
totalitaire entre eux sont subordonnés aux injonctions dudit mouvement. Contrairement à
l’éthicité hégélienne (Sittlichkeit) où la liberté est pensée comme autoréalisation de soi par
l’action individuelle dans le champ de la vie politique et où l’individu peut s’objectiver dans
l’expression de sa propre responsabilité, la vie sociale totalitaire est entièrement conçue

1
JOHANN CHAPOUTOT, « L’avenir appartient à celui qui contrôle la jeunesse », in Comprendre le nazisme, p.
351, éditions Tallandier, 2018
2
Ibid., p. 355
3
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 634

286
comme un outil au service du régime pour permettre la réalisation de son idéologie. Si le
cadre de socialisation est bien réel comme en témoignent les millions de personnes passées
par les jeunesses hitlériennes qui ont constitué les générations allemandes d’après-guerre, il se
trouve en quelque sorte réifié, pris en charge par le régime, qui l’utilise comme support de sa
politique de façonnement culturelle. La vie sociale totalitaire apparaît ainsi comme une vie
inauthentique dans le sens où, s’il ne s’agit pas de la déchéance du Dasein dans la
quotidienneté du « On », le pouvoir totalitaire nie la spontanéité de la société et cherche à
l’organiser comme une chose en soi, une substance définie par un ensemble de critère où la
liberté de l’individu n’a pas sa place.

Cette négation de l’individu en tant que membre d’une pluralité agissante est alors de
plus en plus prégnante à mesure qu’il s’élève dans la hiérarchie du mouvement, au point que
sa vie finisse par s’identifier avec celle de la structure totalitaire. On retrouve ainsi la structure
en forme d’oignon qui caractérise le totalitarisme :

Si le compagnon de route semble être un habitant normal du monde


extérieur, qui a adopté la croyance totalitaire comme on peut adopter le
programme d’un parti ordinaire, le membre ordinaire du mouvement nazi ou
bolchévique appartient encore, à maints égards, au monde environnant : ses
rapports professionnels et sociaux ne sont pas encore complètement déterminés
par son appartenance au parti quoi qu’il sache peut-être – contrairement au simple
sympathisant – qu’en cas de conflit entre son allégeance au parti et sa vie privée,
c’est la première qui est censée l’emporter. D’un autre côté, le membre d’un
groupe militant s’identifie absolument au mouvement ; il n’a pas de profession ni
de vie privée qui en soient indépendantes. 1

Si l’ensemble des rapports sociaux du membre d’un mouvement totalitaire sont


organisés autour du parti et de son idéologie, la négation de sa vie privée est proportionnelle à
son engagement dans le mouvement. Plus un membre est proche des formations d’élite qui
impulsent la direction du mouvement et plus son existence même semble subordonner à celle
du parti. Cette structure, qui contribue à réduire l’impact de la dichotomie qui sépare le
mouvement totalitaire du monde réel, se traduit donc par une incapacité de plus en plus
importante des membres du mouvement à mener une existence propre, qu’ils pourraient
assumer eux-mêmes. Leurs paroles, leurs actions, mais également leur vie et leur identité
personnelle, sont de plus en plus tributaires du mouvement au point qu’elles finissent par se
confondre avec lui.

1
Ibid., p. 690

287
Les compagnons de route, qui représentent la façade du mouvement aux yeux du
monde extérieur, sont ainsi des individus ordinaires menant une existence classique dans le
monde environnant, sans avoir nécessairement conscience de la réalité du totalitarisme. Cette
conscience distingue les sympathisants du mouvement de ses membres ordinaires. Tandis que
les sympathisants adhèrent à l’idéologie sans se rendre réellement compte de ce qu’elle
implique, et peuvent donc manifester une certaine surprise dès lors que le régime totalitaire
s’immisce dans leur vie personnelle, les membres du mouvement savent que leur adhésion
doit être totale et peut impliquer une négation de leur vie privée. Bien que disposant encore
d’un semblant de vie sociale dans le monde extérieur, ils sont conscients que celle-ci n’est
qu’une façade dont ils doivent se débarrasser si le parti l’exige. Le membre ordinaire du
mouvement n’est pas nécessairement obligé de se défaire de toute attache sociale ou familiale,
comme le sont les membres des formations d’élite, mais il doit accepter cette éventualité
comme un sacrifice que peut potentiellement lui demander le parti. Les membres des factions
militantes, quant à eux, n’ont même plus accès à une vie privée qui leur serait propre. Leur vie
entière, publique comme privée, se confond avec celle du mouvement. Les militants finissent
ainsi par s’identifier au mouvement dont ils impulsent la dynamique. Ils n’existent plus en
tant qu’acteurs autonomes disposant d’une certaine marge d’action, mais uniquement en tant
que représentants directs du Chef qui incarne l’intégralité du mouvement.

De la sorte, plus on s’élève dans la hiérarchie du mouvement, et plus les rapports


sociaux qui unissent ses membres à d’autres hommes, quelle que soient leurs natures,
disparaissent au profit d’une relation unilatérale avec le mouvement lui-même. Les membres
d’un mouvement totalitaire ne sont pas des acteurs égaux qui disposeraient d’une identité
personnelle et qui pourraient agir dans un espace public commun, mais les membres d’une
totalité organique où tout ce qui existe doit se rapporter à la structure totalitaire. Les relations
qui unissent ses membres n’existent pas entre des individus distincts qui forment une même
société, mais n’existent que par l’intermédiaire du parti. Chaque adhérent n’est relié aux
autres que parce qu’ils partagent la même idéologie, sans qu’il entretienne de relation directe
avec ses compagnons. Dès lors qu’un membre se retrouve exclu par le parti, l’intégralité de
ses proches se détournera de lui, comme s’il n’y avait jamais adhéré :

Dès qu’un homme est accusé, ses anciens amis se transforment


immédiatement en ses ennemis les plus acharnés ; afin de sauver leur peau, ils se
font mouchards et se hâtent de corroborer par leurs dénonciations les preuves qui

288
n’existent pas contre lui ; tel est évidemment le seul moyen qu’ils ont de prouver
qu’ils sont dignes de confiance. 1

Ce système de terreur par lequel le totalitarisme accuse par association les proches des
membres qu’il veut éliminer – les poussant ainsi à se retourner contre lui en suivant tout le
mouvement pour sauver leur vie – lui permet ainsi d’abolir ou de contrôler les liens qui
unissent ses membres. Puisque chacun peut être condamné pour son association avec un
membre dont le parti chercherait à se débarrasser, il est absolument nécessaire d’éviter tout
lien affectif avec quiconque pouvant vous faire condamner. Pour les personnes qui sont au
cœur du mouvement totalitaire, il est donc vital d’exclure toute relation avec autrui et de
garantir leur position par une adhésion totale avec les directives du parti.

Cette structure sociale ne fonctionne dès lors que grâce à la hiérarchie du cynisme.
Chaque strate se distingue des autres par la conscience qu’elle a ou non de faire partie d’un
mouvement qui exige de ses membres qu’ils renoncent à leur vie privée. Les formations
d’élite renoncent à disposer d’une vie sociale indépendante du parti avant tout par calcul
politique. Conscients que le mouvement attend d’eux une soumission totale et un contrôle sur
l’intégralité de leur vie personnelle, ils renoncent de leur propre chef à mener une existence
propre, s’identifiant à leur mouvement pour en monter les échelons et obtenir une place plus
importante dans le système extrêmement cohérent qu’est le totalitarisme. Bien que plus
relâché, un contrôle semblable s’exerce sur le simple sympathisant du parti. Là où la crédulité
l’emporte sur le cynisme, les membres du mouvement continuent à avoir des relations
sociales ordinaires avec la population qui les entoure. Le fait qu’ils ne sachent pas « qu’en cas
de conflit entre [leur] allégeance au parti et [leur] vie privée, c’est la première qui est censée
l’emporter »2, ne signifie pourtant pas que cette pression ne s’exerce pas. Simplement ils
n’ont pas conscience de ce contrôle potentiel du parti sur leur vie privée. La volonté de
contrôle absolu du totalitarisme ne se borne pas à s’appliquer aux formations d’élite, comme
une dictature traditionnelle qui chercherait à se prémunir des coups d’État de la part de ses
propres partisans, elle doit pouvoir porter sur l’intégralité de la population. Le totalitarisme
aspire à un contrôle intégral sur les masses qui l’ont porté au pouvoir. Il nécessite de disposer
d’une population soumise, incapable de prendre des initiatives par elle-même ou de se
rassembler. D’où l’importance des organismes de contrôle comme la Gestapo ou la Stasi,
capables de surveiller l’intégralité de la population dans l’ensemble de leurs activités.

1
Ibid., p. 633
2
Ibid.

289
3. La fin de la politique

La disparition de l’espace privé propre à chaque individu va de pair avec la disparition


de toute forme d’espace public. Ne pouvant plus bénéficier d’une place dans le monde qui
leur appartiennent personnellement, et où ils peuvent échapper au regard inquisiteur de la vie
publique, les membres d’un État totalitaire se trouvent pris dans une vaste totalité, régie par
des lois relevant de la nécessité historique, sur laquelle ils n’ont plus aucun contrôle. En
cherchant à organiser l’intégralité des relations sociales entre les individus et en niant
l’existence d’une société civile indépendante, le totalitarisme aboutit ainsi à faire disparaître
toute notion d’espace public ou d’espace privé. Les individus n’agissent plus les uns avec les
autres par eux-mêmes, en fonction des relations qui les unissent au sein d’une pluralité ou
même d’une communauté matérielle. Ils font partie d’un ensemble organique qui les
rassemble et les organise pour les diriger en fonction de sa propre idéologie. Chaque individu
y est en effet soumis à une surveillance permanente, exercée par la police secrète qui
l’empêche de prendre la moindre initiative sans être immédiatement exposé à l’appareil de
contrôle du régime. Le pouvoir totalitaire ne s’exerce donc pas sur des citoyens ou des sujets
disposant d’une identité propre, mais sur une masse qui forme un tout organique cohérent.

L’usage de cette force immanente au mouvement totalitaire annihile toute capacité


d’action, sans nécessiter l’intervention d’un appareil de contrainte traditionnel. Le
totalitarisme s’oppose ainsi, non seulement à l’existence d’un espace public tel que le
conceptualise Arendt, mais également tel qu’il est habituellement entendu comme champ
d’intervention de l’État :

Le totalitarisme ne se satisfait jamais de gouverner par des moyens


extérieurs, c’est-à-dire par l’intermédiaire de l’État et d’une machinerie de
violence ; grâce à son idéologie particulière et au rôle assigné à celle-ci dans
l’appareil de contrainte, le totalitarisme a découvert un moyen de dominer et de
terroriser les êtres humains de l’intérieur. En ce sens, il élimine la distance entre
gouvernants et gouvernés, et réalise un système dans lequel la puissance et la
volonté de puissance, telles que nous les entendons, ne joue aucun rôle ou, au
mieux, qu’un rôle secondaire. Le leader totalitaire n’est, en substance, ni plus ni
moins que le fonctionnaire des masses qu’il conduit ; ce n’est pas un individu
assoiffé de pouvoir qui impose à ses sujets une volonté tyrannique et arbitraire.
Etant un simple fonctionnaire, il peut être remplacé à tout moment, et il dépend de
la « volonté » des masses qu’il incarne tout autant que ces masses dépendent de
lui.1

1
Ibid., p. 636

290
Pour Hannah Arendt, le totalitarisme n’est pas réductible à un autre système politique,
aussi répressif soit-il. Le totalitarisme n’est ni une tyrannie, ni un régime autoritaire, car sa
structure est fondamentalement antipolitique. L’ensemble des concepts habituellement utilisés
pour rendre compte du fonctionnement d’un système politique, en particulier la répartition du
pouvoir, se révèlent inopérants dans le cas du totalitarisme. Un régime totalitaire ne repose
pas sur la violence, sur la capacité d’un homme ou d’un groupe d’hommes à imposer leur
volonté contre celles des autres, en exerçant une force de contrainte extérieure. Un tel pouvoir
de domination, caractéristique de la tyrannie, se heurterait en effet à la résistance de la volonté
individuelle. Autant il est possible de contraindre un individu à agir d’une certaine manière
sans tenir compte de ses propres désirs, autant il est impossible de nier entièrement sa volonté
par l’exercice d’une force de contrainte. L’usage de la violence peut permettre de contraindre
les individus malgré eux, mais il ne permet pas de les diriger avec leur plein consentement.

« La violence ne dépend ni de l’opinion, ni du nombre, mais des instruments dont elle


peut disposer. […] L’ordre le plus efficace est celui que vient appuyer le canon du fusil, qui
impose l’obéissance immédiate la plus complète. Mais il ne peut jamais être la source du
pouvoir. »1. La quête de domination absolue qui caractérise le totalitarisme ne peut donc pas
se limiter à diriger les hommes par l’intermédiaire d’une force de contrainte extérieure, telle
que celle qui provient de l’exercice des pouvoirs régaliens d’un État. Le totalitarisme
implique que les individus agissent par eux-mêmes comme des agents du mouvement, ayant
intégré pleinement l’idéologie totalitaire. Il ne se contente pas de diriger des êtres humains,
mais fait en sorte qu’ils se comportent comme les parties d’un tout agissant de concert sans
interagir les uns avec les autres. Voilà pourquoi la notion traditionnelle de pouvoir joue un
rôle si faible dans le totalitarisme tel que le présente Arendt, qui ne lui accorde qu’un rôle au
plus secondaire, si ce n’est nul. Les dirigeants d’un État totalitaire ne sont pas mus par une
volonté de pouvoir. Ils ne cherchent pas à diriger leurs semblables ou à assumer une
responsabilité politique. Ils ne sont que les vecteurs de l’idéologie totalitaire telle qu’elle
transite dans le culte de l’infaillibilité du chef suprême.

La volonté de puissance nous renvoie à la pensée nietzschéenne et à la capacité d’un


être à manifester son individualité par la domination du reste de ses semblables. Or il n’y a
rien de tel dans le totalitarisme. Les individus n’y sont pas contraints par une force de
domination provenant de la volonté supérieure d’un homme, qui exprimerait ainsi sa propre

1
Du mensonge à la violence, Op. cit., p. 155

291
singularité au détriment de celle des autres, mais sont soumis de l’intérieur par un dispositif
de surveillance et une idéologie immanente, sans que l’intervention d’une volonté individuelle
ne soit nécessaire. Le dirigeant du régime lui-même n’exerce aucune forme de contrainte sur
les masses qu’il dirige. Son pouvoir ne repose pas sur un appareil de contrainte capable de
soumettre les résistances par l’emploi d’une force coercitive, mais sur sa capacité soi-disant
supérieure à interpréter les mécanismes de la nécessité de façon infaillible. Au même titre que
les autres membres du mouvement, le leader totalitaire n’est qu’un agent de la nécessité que
son idéologie prétend incarner. Il revendique son devoir historique de diriger les masses selon
l’ordre du monde, mais n’assume aucune responsabilité personnelle pour ses actes.

Placé au cœur du système, « dans une sorte d’espace vide »1, le leader totalitaire
n’exerce pas de relation d’autorité car la présence d’une quelconque hiérarchie implique
l’existence de niveaux intermédiaires, disposant d’une autorité propre, entre le centre du
pouvoir et les exécutants. Or l’État totalitaire ne peut tolérer la présence de ces cadres
intermédiaires dont le pouvoir personnel, même limité à un service ou une organisation
interne, représente un obstacle à la domination complètement à laquelle aspire le totalitarisme.
La multiplication continue des services et des corps intermédiaires fictifs ne sert qu’à donner
l’apparence d’un régime autoritaire classique, à préserver une illusion de normalité, et à
masquer le fait que tout le pouvoir procède directement du leader. L’absence de stabilité
institutionnelle contribue par ailleurs à faire disparaître les autorités traditionnelles et les
repères sociaux qu’elles représentent, favorisant la mise en œuvre d’une domination totale
s’opposant à toute spontanéité et toute faculté de penser. Le totalitarisme se présente de la
sorte comme une dissolution de tous les rapports sociaux ou individuels qui peuvent unir les
citoyens d’un système politique. Même la volonté d’exercer une force de contrainte sur autrui
s’avère trop individuelle pour un système qui implique une disparition de toute activité
autonome :

La volonté du Führer peut s’incarner en tout lieu et en tout temps, et lui-


même n’est assujetti à aucune hiérarchie, pas même à celle qu’il aurait mise en
place. […] La multiplication à l’infini des services, et la confusion dans l’autorité
donnent lieu à un état des choses tel que chaque citoyen se sent directement
confronté à la volonté du Chef. […] La dépendance directe était réelle, la
hiérarchie, sans doute importante socialement, n’était qu’un leurre, la contrefaçon
d’un État autoritaire.2

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 889
2
Ibid., p. 740

292
La séparation entre dirigeants et dirigés nécessite une répartition des fonctions
publiques au sein d’un système politique. Dans le totalitarisme cette séparation est abolie au
profit d’une organisation organique dans laquelle chaque membre n’est que l’agent de
l’idéologie totalitaire. Au lieu d’une relation autoritaire hiérarchique, et du partage du pouvoir
qu’elle implique, le pouvoir totalitaire prend la forme d’une relation directe et pour ainsi dire
intime avec la volonté du chef suprême. Ainsi les serments dans l’Allemagne nazie se font-ils
non à la nation allemande ou à l’idéal fasciste mais directement à la personne d’Hitler, qui
incarne ontologiquement la fonction de Führer. L’apparence d’État monolithique et le tissu
d’institutions parallèles contribuent à cacher l’impuissance de ces dernières et à diluer la
responsabilité personnelle de chaque cadre administratif. Ne reste plus que la volonté suprême
du leader qui se présente non comme une décision individuelle mais comme une loi générale
se confondant avec l’ordre nécessaire de la nature ou de l’histoire.

L’absence de volonté personnelle, qui amène les dirigeants totalitaires à se conformer


à la volonté totalisante qui émane du Chef, est particulièrement présente dans l’analyse
arendtienne de la banalité du mal. En s’appuyant sur propos tenu par Eichmann pendant le
procès de Jérusalem, Arendt présente la morale nazie comme un véritable détournement de
l’impératif catégorique kantien, puisqu’elle consiste en l’intériorisation et l’application de la
volonté universelle du Führer : « Agis de telle manière que le Führer, s’il avait connaissance
de ton action, l’approuverait »1.

Contrairement à l’idée selon laquelle Arendt ferait d’Eichmann une sorte de criminel
de bureau, obéissant à des directives mécaniques sans se poser de question, et minimiserait
donc sa responsabilité personnelle, elle souligne son investissement dans l’appareil du parti et
dans la Shoah. Hannah Arendt rappelle qu’Eichmann est parfaitement renseigné sur la finalité
des camps de la mort et a déjà visité ces installations à plusieurs reprises, pleinement
conscient des événements qui s’y déroulent. Ce qui caractérise Eichmann pour Arendt n’est
pas tant une obéissance aveugle à des institutions bureaucratiques, qu’une incapacité à penser
par lui-même et partant à distinguer le bien du mal. Eichmann n’obéit pas simplement aux
ordres que lui donnerait une autorité supérieure mais une loi morale pervertie résidant à
l’intérieur de lui-même. Dana Villa parlera à ce propos « d’une confusion entre le devoir
moral et l’obéissance à la loi »2, dans le sens où Eichmann confond l’universalisme de la loi

1
Eichmann à Jérusalem, in Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 1150
2
DANA R. VILLA, Politics, Philosophy, Terror: essays on the Thought of Hannah Arendt, p. 51, Princeton:
Princeton University Press, 1999

293
morale avec les lois raciales mis en place par le IIIe Reich et leur obéit sans y être forcé,
dotant la parole du Führer d’une véritable force de loi.

Hannah Arendt appuie ses analyses en rappelant que l’attitude d’Eichmann en 1944
n’a pas été de faire cesser les déportations comme Himmler l’avait ordonné pour tenter de
négocier avec les Alliés face à l’arrivée de l’Armée rouge, mais de poursuivre la politique
d’extermination au mépris des ordres immédiat de sa hiérarchie. Confronté à la déchéance du
nazisme, il n’a cherché ni à appliquer les nouveaux ordres qui lui étaient donné, ni à se plier
aux normes des nouveaux dirigeants comme le fonctionnaire ordinaire d’une bureaucratie
monolithique l’aurait fait, mais à faire son devoir jusqu’au bout, selon ce lui qui était dicté
« par sa conscience même »1. Que sa conscience lui dictât de déporter les Juifs de Budapest
jusqu’à Vienne en faisant marcher plus de 35 000 personnes sur des centaines de kilomètres,
illustre pour Arendt la manière dont le pouvoir totalitaire s’exerce sur ses membres. Il ne
s’agit pas d’un rapport d’autorité fondé sur l’obéissance à des institutions mais d’une
domination totale résidant dans l’intériorisation de la volonté du Führer et interdisant toute
faculté de penser. Comme un double perverti de la figure du Juste, Eichmann désobéit à
l’ordre qui lui est donné parce qu’il contrevient à la loi morale édictée par le régime et son
culte du Chef. Ainsi comme l’expose Martine Leibovici :

Le type de conscience dont il s’agit ici n’est plus une conscience sachant le
mal et le faisant quand même, animée qu’elle serait par une haine irrationnelle. Ce
n’est pas non plus une conscience obéissante envers ses supérieurs puisque
Eichmann désobéit. C’est une conscience qui se considère comme engagée
d’abord par rapport à la volonté du Chef qu’elle suit, même lorsque ses supérieurs
hiérarchiques lui ordonnent autre chose. […] Une conscience qui depuis
longtemps fonctionnait à l’envers.2

À travers la figure d’Eichmann, Arendt nous montre que le totalitarisme nie la


singularité de l’individu. À la lecture d’Eichmann à Jérusalem, le haut fonctionnaire SS
exécuté à Ramla apparaît avant tout comme un être vide, dépourvu de capacité de penser par
lui-même et égrenant des poncifs incohérents, dépourvu de tout sentiment de culpabilité. Le
sentiment de faire son devoir ne s’accompagne d’aucune forme de fierté, de revendication, ou
de fanatisme, mais se cantonne à être une forme de conscience morale à ce point dénaturée
qu’elle confond la volonté du leader suprême avec l’idée de loi universelle. Face à l’ampleur
des actes qu’il avait commis et dans le procès qu’il savait pourtant perdu, Eichmann n’a

1
Eichmann à Jérusalem, Op. cit., p. 1159
2
MARTINE LEIBOVICI, « De l’obéissance en régime totalitaire », in Hannah Arendt : totalitarisme et banalité
du mal, Op. cit., p. 36

294
manifesté ni remord ni conviction (on notera que sur ce point, les régimes communistes ont
montré un visage radicalement différent). Loin d’être une excuse au nom de sa soi-disant
banalité, cette analyse illustre la déconstruction de la vie politique qui caractérise le
totalitarisme pour Hannah Arendt. Le régime totalitaire, dont Eichmann est le représentant,
annihile toute forme de pouvoir au sens arendtien du terme. La capacité à agir, c’est-à-dire
non seulement la possibilité de provoquer de nouveaux événements mais également celle de
revendiquer ses paroles et ses actes, tout comme la faculté de juger, semblent toutes les deux
dissoutes dans un état de terreur aussi absolu qu’il est vide de sens.

4. Responsabilité collective et faculté de juger

La dissolution de la vie politique à l’œuvre dans le régime totalitaire s’accompagne


d’une forme de déresponsabilisation de ses auteurs. La conscience morale pervertie
d’Eichmann s’accompagne d’un refus de sa responsabilité personnelle, l’obéissance à la
volonté suprême du Führer contribuant à faire disparaître tout esprit d’initiative qui pousserait
à assumer ses actes en tant que tels. Le concept de banalité du mal qu’utilise Arendt pour
rendre compte de ce phénomène ne consiste pas à excuser Eichmann en le rendant
irresponsable de ses actes, mais à montrer comment le régime totalitaire valorise ce genre de
comportement en faisant disparaître toute trace de responsabilité personnelle. L’analyse ne
porte pas tant sur la figure d’Eichmann en tant que telle que sur ce qu’elle nous révèle du
totalitarisme et sa capacité à produire une société dans laquelle l’action humaine est aliénée
dans une responsabilité collective qui s’oppose à la liberté politique.

Comme le souligne Jacques Semelin dans Purifier et détruire, l’impunité est un


élément essentiel du déclenchement de meurtres de masse. Le sentiment d’être protégé par le
pouvoir en place, au-dessus des lois ou hors d’attente de la justice et de ses conséquences,
favorisent l’apparition d’actes de violence collectifs se transformant rapidement en massacres
de masse. La guerre est en elle-même un moment de suspension de la loi civile dans laquelle
des actes normalement répréhensibles sont non seulement tolérés mais également valorisés
par les autorités. Elle entraîne ainsi avec elle des débordements comme les viols ou le pillage
que les États modernes ont progressivement cherché à faire disparaître mais qui reviennent
périodiquement à la surface, comme le prouvent le viol d’enfants commis par l’armée
française en Centrafrique au cours de l’opération Sangaris en 2015 1. Un tel sentiment

1
MALAGARDIS MARIA, « Viols d’enfant par des soldats en Centrafrique : un non-lieu qui ne dissipe pas le
malaise », in Libération, 15 janvier 2018, Texte en ligne [dernière consultation le 24 juin 2018]

295
d’impunité implique néanmoins la conscience de faire quelque chose de répréhensible qui
n’aurait pas été toléré en d’autres circonstances. Le criminel de guerre jouit de la liberté que
lui offrent les circonstances pour commettre des actes qu’il sait par ailleurs prohibés. C’est
parce qu’il sait que ses actes n’auront pas de conséquences juridiques qu’il peut les accomplir.
Napoléon regrettera de la sorte la liberté dont il jouissait pendant la campagne d’Egypte où,
loin du Directoire et des contraintes exercés par l’opinion publique européenne, il a pu
commettre des massacres comme ceux de Jaffa 1.

Le processus de déresponsabilisation à l’œuvre dans les régimes totalitaires va au-delà


du simple sentiment d’impunité qu’on retrouve chez la majorité des criminels de guerre. La
déresponsabilisation totalitaire implique la disparition complète de tout sentiment
d’implication. Les responsables des crimes nazis ne donnent pas l’impression de se sentir au-
dessus de la loi, mais de se comporter comme s’ils avaient été de simples témoins, alors qu’ils
sont les auteurs directs des meurtres de masse commis par le régime. Une fois de plus,
Hannah Arendt s’appuie donc sur l’existence d’un phénomène politique antérieur pour mieux
souligner la rupture que représente le totalitarisme. Tandis que le sentiment d’impunité
préserve la présence d’une vie politique, renforçant par contraste l’idée de justice bafouée par
les privilèges de quelques-uns, la déresponsabilisation propre au totalitarisme ne révèle que le
vide politique du régime.

La conception qu’a Arendt de l’acte politique a ceci de particulier qu’elle ne suppose


pas l’imputation de son sujet comme une condition de sa réalisation. Contrairement à la praxis
aristotélicienne, dont elle revendique pourtant la filiation, l’action arendtienne n’implique pas
l’existence d’un sujet qui serait à l’origine de ses propres actes. L’homme ne peut revendiquer
ses actes et se poser comme leur auteur que par le biais de la parole, parole qui implique elle-
même l’existence d’un public où paraître. La question de la responsabilité est dès lors liée à la
faculté de juger. L’intervention des spectateurs percevant la scène est ainsi essentielle pour
que l’action puisse être imputée à un auteur. Or en mettant fin à l’existence d’une scène
publique indépendante du mouvement qui le compose, le totalitarisme abolit également la
responsabilité individuelle. Dépourvus d’un public capable de juger leurs actes, la
responsabilité personnelle des membres du mouvement est masquée par l’anonymat conféré
par la structure du parti. Le système totalitaire rompt la pluralité humaine dans laquelle se
trouve prise toute existence personnelle. Grâce à son système de surveillance et de terreur, il

1
FAVIER OLIVIER, « Quand la France s’inventait en Syrie », in Dormira jamais, (Texte en ligne) [dernière
consultation le 24 juin 2018]

296
dissout l’ensemble des relations entre les hommes, qu’elles soient politiques ou sociales,
mettant fin à l’existence d’un espace public où l’opinion peut juger les actions politiques. La
domination totalitaire s’inscrit à l’intérieur de chaque être qui intériorise son idéologie et
abolit toute forme de spontanéité. L’incapacité à penser par soi-même se traduit ainsi par une
forme de conformisme allant jusqu’au renoncement de la faculté de juger, source de la nature
spécifiques des crimes de masse commis par les régimes totalitaires.

Ce mécanisme s’apparente au processus à l’œuvre dans le système bureaucratique des


États modernes, qu’Arendt qualifie de « règne de l’Anonyme » :

La bureaucratie, pouvoir d’un système complexe de bureaux où ni un seul,


ni les meilleurs, ni le petit nombre, ni la majorité, personne ne peut être tenu pour
responsable, et que l’on peut fort justement qualifier de règne de l’Anonyme. Si
nous qualifions de tyrannie, conformément à la pensée politique traditionnelle, un
gouvernement qui n’est pas tenu de rendre compte de ses actes, le règne de
l’Anonyme est sans conteste le plus tyrannique de tous, puisqu’on ne voit en fin
de compte personne qui soit susceptible de répondre de ce qui a été accompli.1

Dans une description très kafkaïenne, Arendt décrit les administrations modernes
comme un système dans lequel le pouvoir n’est plus exercé par qui que ce soit mais provient
directement de la structure bureaucratique elle-même et de sa méthode de gestion
administrative. Contrairement à un système autoritaire traditionnel où le pouvoir réside dans
un ordre hiérarchique et où les décisions prises par les supérieurs sont appliquées par les
subordonnées, selon une chaîne de commandement claire et bien identifiée, la complexité de
la bureaucratie bloque tout engagement personnel. Le pouvoir est à ce point décentralisé qu’il
ne réside plus nulle part, chacun ayant l’impression d’obéir aux directives floues d’un système
contre lequel personne ne peut lutter, pas même les cadres dirigeants qui le font pourtant
vivre. Même la dictature de la majorité, pourtant régulièrement dénoncée de Platon à
Tocqueville pour des conséquences similaires, apparaît plus incarnée et personnifiée que ce
pouvoir anonyme exerçant sa tyrannie sur tous mais que personne ne peut représenter. Le
public lui-même, au service duquel est censée être la bureaucratie, perd sa faculté de juger et
de servir de référence pour définir les enjeux de l’administration, au profit d’un ordre
idéologique intangible qui oriente l’action du pouvoir.

La domination totalitaire amplifie ce processus d’anonymisation en l’étendant à


l’ensemble de la société. Le « règne de l’Anonyme » ne désigne alors plus ce complexe

1
Du mensonge à la violence, Op. cit., p. 138

297
système de bureaux que constitue l’administration mais le peuple dans sa totalité, poussé par
le régime à s’investir entièrement dans le processus de destruction au point de masquer
l’implication réelle de chacun. Cette question de la disparition de la responsabilité est un
thème récurrent des analyses arendtienne qu’on trouve dès les premiers articles publiés par
Arendt aux États-Unis, en particulier dans un texte comme « German guilt »1. Publié dans
Jewish frontier en 1945, ce texte nous rappelle que la question de la responsabilité des crimes
contre l’humanité est bien antérieure au procès de Jérusalem et de la confrontation avec
Eichmann. Dès ses premiers travaux, Arendt théorise la difficulté de juger l’implication de
chacun dans un régime qui promeut la responsabilité collective au détriment de l’action
individuelle. Cette difficulté continuera d’ailleurs à apparaître dans la manière dont
l’Allemagne d’après-guerre a géré son devoir de mémoire, préférant sacrifier la génération
n’ayant pas participé au génocide sur l’autel du « tous coupable » plutôt que juger les
industriels ayant activement participé à la Shoah comme Ferdinand Porsche (ce dernier
passera néanmoins 20 mois sans procès dans les prisons françaises avant d’être libéré contre
rançon2). Or, comme le souligne Hannah Arendt, « là où tout le monde est coupable, personne
en dernière analyse ne peut être jugé »3.

Le processus d’anonymisation du totalitarisme s’appuie dès lors sur un double


mouvement : d’une part contraindre l’ensemble de la population à prendre parti pour le
régime, ne fût-ce que sous la forme d’un consentement forcé, et de l’autre diluer l’implication
des auteurs du génocide dans un sentiment de responsabilité collective. L’arbre du criminel
contre l’humanité se cache ainsi au milieu de la forêt de la responsabilité des citoyens
ordinaires, ce qu’Arendt résume en affirmant qu’un « peuple tout entier » a pris part à la
Shoah : « Que tout un chacun, qu’il soit ou non directement actif dans d’extermination, soit
contraint de prendre part d’une façon ou d’une autre au fonctionnement de cette machine de
meurtre de masse – voilà la chose horrible »4. La dépolitisation à l’œuvre dans le régime
totalitaire va de plus paradoxalement de pair avec l’hyper-politisation de la vie quotidienne
des citoyens. L’idéologie totalitaire rejette la simple possibilité de la neutralité, ne laissant le
choix qu’entre l’adhésion ou l’élimination. Les opinions divergentes ou même prudentes n’y
ont aucune possibilité de se manifester, ne serait-ce que dans un cadre privé qui n’échappe pas
à la surveillance du régime, produisant ainsi l’image d’un peuple engagé massivement dans la

1
Humanité et terreur, Op. cit., p. 99
2
CLASSIC & SPORT CARS, Ferdinand Porsche – Biographie, (Texte en ligne) [dernière consultation le 25
juin 2018]
3
Humanité et terreur, Op. cit., p. 107
4
Ibid., p. 106

298
politique du parti. La politisation absolue de toutes les activités conduit de la sorte à la
disparition d’une sphère publique autonome, les criminels se voyant déresponsabilisés par
cette mécanique d’adhésion forcée qui suspend toutes les facultés de juger.

Cette situation de déconstruction de la faculté de juger est au cœur des dynamiques du


meurtre de masse décrite par Jacques Semelin. Le meurtre de masse s’opère conjointement
par l’action des responsables et par l’indifférence voire le consentement de la population qui
assiste aux événements. Si le rôle de la structure bureaucratique qui ordonne et organise les
opérations s’avère décisif, la mise en œuvre des crimes contre l’humanité n’est rendue
possible que grâce à la passivité des tiers. Semelin rappelle ainsi que de nombreux allemands
ont été choqué par la nuit de Cristal du 9 novembre 1938, désapprouvant le déferlement
brusque de violence et le caractère trop visible du pogrom. Les nazis ont donc réagi en
conséquence, en recourant à des formes de violence moins visibles et en isolant de plus en
plus les Juifs de la scène publique allemande 1. Force armée chargée d’exterminer « l’ennemi
judéo-bolchévique », les Einsatzgruppen ne seront ainsi déployés que sur le front de l’Est, là
où la guerre et l’éloignement vis-à-vis de l’opinion allemande rendent possible de mettre
ouvertement en œuvre les massacres et tueries voulues par le régime.

Une certaine acceptation de la population est donc nécessaire à la conduite du meurtre


de masse. Parallèlement aux nombreuses insultes antisémites qu’il subit, le journal de Victor
Klemperer témoigne pourtant de plusieurs manifestations de sympathies de la part des
citoyens allemands : « J’ai constamment l’occasion de remarquer l’esprit de camaraderie, le
comportement parfaitement naturel, souvent tout à fait chaleureux, des ouvriers et des
ouvrières envers les Juifs »2 (4 juin 1943). Il y a donc bien une forme de résistance vis-à-vis
de l’idéologie du régime, mais elle ne parvient pas à dépasser le cadre individuel. L’incapacité
à juger est politique avant d’être personnelle. La désapprobation du régime n’a jamais atteint
la sphère publique et n’a pas été portée par des autorités morales qui auraient pu limiter la
mise en œuvre des politiques d’extermination, laissant ainsi au régime le champ libre pour
agir. Par son silence ou par son investissement, le peuple allemand a donc été partie prenante
de la Shoah, qu’il a laissé progressivement se mettre en place par une forme de consentement
tacite. Le régime a dès lors pu engager l’ensemble des citoyens ordinaires dans le processus
de destruction, les entraînant dans un « engrenage passif [qui] s’est simultanément transformé,
ne l’oublions pas, en un engrenage actif qui s’est traduit par l’enrôlement de toutes sortes de

1
JACQUES SEMELIN, Purifier et détruire, p. 317, Paris : Seuil, 2005
2
VICTOR KLEMPERER, Je veux témoigner jusqu’au bout, p. 362, Paris : Le Seuil, 2000

299
secteurs d’activité collaborant à la Solution finale »1. L’absence de jugement politique et la
déresponsabilisation des acteurs des crimes vont ainsi de pair pour impliquer l’ensemble de la
population dans le processus de destruction.

L’implication de l’ensemble de la société dans le processus de destruction est toutefois


liée à une mutation des cadres moraux qui permettent de juger les événements. Comme le
suggère Annabel Herzog : « On pourra dire qu’en régime totalitaire le mal est une obligation
publique. C’est la seule forme d’espace commun acceptée (et imposée) après que le régime a
annihilé toute forme d’opinion et de communication »2. Le processus de décomposition
sociopolitique engendre une inversion des valeurs morales au cours de laquelle ce qui était
considéré comme le mal dans la société traditionnelle devient non seulement toléré mais
également valorisé par le régime. Déjà présenté par Thucydide dans l’Histoire de la Guerre
du Péloponnèse, ce processus apparaît comme une transformation du cadre de la pensée à un
moment d’effondrement de la structure politique et sociale. Si Thucydide décrit les mutations
que subit la Grèce à la fin du Ve av. J.-C – où la guerre engendre une modification sociale,
militaire, et culturelle, raids et massacres se substituant aux affrontements traditionnels tandis
que le peltaste s’impose face aux hoplites – et les changements dans la perception du juste et
de l’injuste qu’elle provoque, le totalitarisme cherche à provoquer directement cette
transformation morale.

Johann Chapoutot nous rappelle ainsi que le nazisme se présente comme un projet
politique et culturel, visant à réorganiser les fondements moraux de la société, et qui s’oppose
à la conception humaniste de la société issue de l’héritage des Lumières. La volonté
d’« effacer 1789 de l’histoire »3 revient ainsi régulièrement dans les discours des dignitaires
du IIIe Reich, témoignant de la détermination à remettre entièrement en cause les structures
culturelles et morales qui ont prévalu dans la société moderne, que ce soit dans les principes
du droit international ou dans ceux des droits de l’homme et de la dignité de la personne
humaine. Le nazisme se conçoit comme une « révolution culturelle » au sens antique du
terme, c’est-à-dire comme une restauration du droit naturel allemand face à l’aliénation que
représente la société moderne marquée par l’héritage du catholicisme et de l’humanisme, dont
l’objectif n’est autre qu’appauvrir la race germanique 4. L’enjeu du nazisme est dès lors de

1
Purifier et détruire, Op. cit., p. 322
2
ANNABEL HERZOG, « Hannah Arendt et la banalité de la crise », in Hannah Arendt : totalitarisme et
banalité du mal, Op. cit., p. 121
3
JOHANN CHAPOUTOT, La révolution culturelle nazie, p. 73, Paris : Gallimard, 2017
4
JOHANN CHAPOUTOT, La loi du sang : penser et agir en nazie, p. 165, Gallimard, 2014

300
redonner sens à la « totalité naturelle organique »1 du peuple allemand en réévaluant
l’ensemble des valeurs pour se libérer de l’acculturation et de l’abstraction que représente à
ses yeux le cadre moral de la société traditionnelle. La valorisation de la procréation, la lutte
contre les personnes inadaptées, ou le rejet de la conception commune de l’humanité, sont
autant d’éléments qui constituent le cadre de la pensée nazie et s’opposent aux mœurs de la
société moderne, fondée sur le droit universel et l’égalité des hommes. Ce nouveau cadre
moral promu par le régime, dans lequel il n’est plus considéré comme injuste de laisser
mourir des personnes jugées inadaptée ou inférieures, contribue ainsi à l’épanouissement de
son idéologie et à la déconstruction politique et sociale que constitue le totalitarisme. En
érigeant un nouveau cadre de pensée le régime renforce son emprise sur la société, et accélère
ainsi la dépolitisation décrite par Hannah Arendt en remettant en cause les délimitations
classiques entre le bien et le mal.

La société totalitaire refuse la neutralité. Dans l’esprit du totalitarisme toute action,


toute pensée, devraient avoir pour objet le parti et son idéologie. Non seulement l’opposition
politique mais également toutes les activités indépendantes sont réprimées, de telle sorte
qu’aucune zone neutre ne puisse subsister en dehors de l’État totalitaire. En conséquence, tous
les Allemands ordinaires sont tenus d’adhérer au programme national-socialiste et de prouver
leur adhésion en se rendant complices des crimes qu’il implique, que ce soit en commettant
les actes ou en consentant à leur réalisation. Le nazisme créer ainsi une situation dans laquelle
il est impossible de distinguer les criminels des citoyens ordinaires, chacun ayant participé à
des degrés divers à la machine de destruction qu’est le IIIe Reich, phénomène qu’Arendt
résume crûment en affirmant que « la seule façon certaine d’identifier un antinazi, c’est quand
les nazis l’ont pendu. Il n’existe pas d’autres garanties fiables »2. La capacité de juger se
trouve ainsi compromise par l’implication de l’ensemble des citoyens dans le meurtre de
masse et la déresponsabilisation qu’elle implique.

1
Ibid., p. 195
2
Humanité et terreur, Op. cit., p. 103

301
IV. Terreur et idéologie

Pour Hannah Arendt, les régimes totalitaires se présentent comme des régimes dont
l’essence est la terreur. La terreur constitue le cœur de leur activisme forcené par laquelle ils
imposent une domination totale sur leur société, au profit d’une mécanique quasiment
organique. Cette notion apparaît dès lors au centre de la réflexion arendtienne sur la nature du
totalitarisme, et fait intervenir des rapports complexes avec les concepts de pouvoir et de
violence. Si les régimes totalitaires semblent asseoir leur politique sur un simple usage massif
de la violence, Arendt pousse plus loin sa réflexion en cherchant à démontrer que le
totalitarisme est au-delà de l’opposition entre pouvoir et violence, dont il abolit la distinction
au profit d’un état de désolation du monde.

1. Violence, terreur, et pouvoir

Pour reprendre les distinctions présentées par Bernard Quelquejeu 1, le pouvoir


arendtien est un « pouvoir-en-commun » propre à un groupe dont les membres sont capables
d’agir les uns avec les autres, et qui s’oppose à un « pouvoir-sur » caractéristique de la force
de contrainte qu’un individu est susceptible d’exercer sur autrui. Le pouvoir n’est pas la
propriété d’un être, qu’il s’agisse d’une personne morale ou physique, mais le résultat des
interactions des individus entre eux autour d’un espace commun susceptible de les rassembler.
Le pouvoir se confond ainsi avec la vie même d’une communauté. Il s’agit de la dynamique à
travers laquelle des citoyens se rassemblent et agissent ensemble de telle sorte à modifier le
monde dans lequel ils se trouvent pris. Le pouvoir apparaît à la fois comme le résultat et le
moteur de l’action humaine. Il ne s’agit pas d’un outil appartenant à une organisation
politique ou sociale, et dont on pourrait délimiter la répartition de façon quantitative, mais
d’une dynamique qui se confond avec la vie politique même.

Partout où les hommes se rassemblent, il est là en puissance, mais seulement


en puissance, non pas nécessairement ni pour toujours. […] : il n’existe qu’en
acte. Le pouvoir qui n’est pas actualisé disparaît et l’Histoire prouve par une foule
d’exemple que les plus grandes richesses matérielles ne sauraient compenser cette
perte.2

Le pouvoir se présente comme un « pouvoir-en-commun » propre à une communauté


dynamique capable d’agir de façon concertée autour d’un espace pluriel et égalitaire. La
violence se caractérise, elle, comme un « pouvoir-sur ». Il s’agit de la capacité d’une personne

1
BERNARD QUELQUEJEU, « La nature du pouvoir selon Hannah Arendt » Du pouvoir-sur au pouvoir-en-
commun, Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2001/3 TOME 85, p. 511-52
2
Condition de l’homme moderne, Op. cit., page 259

302
à exercer une force de contrainte sans tenir compte de la volonté d’autrui. On retrouve donc
dans le phénomène de la violence le pouvoir conçu comme rapport de domination et de
gouvernement, représenté au sein de l’État par l’appareil exécutif. La violence se présente
comme un instrument, utilisable par les institutions gouvernementales, et non comme
l’essence même du pouvoir politique. Arendt insiste particulièrement sur ce fait négligé dans
On Violence. La violence est un outil, à la fois brutal et primitif, mais terriblement efficace,
qui permet d’obtenir une fin déterminée. « La violence est par nature, instrumentale ; comme
tous les instruments, elle doit toujours être dirigée et justifiée par les fins qu’elle entend
servir »1. Alors que le pouvoir est caractérisé par sa légitimité, c’est-à-dire qu’il est à lui-
même sa propre fin et conditionne sa propre existence, la violence doit être justifiée par une
fin qui lui est extérieure et lui donne un sens.

Cette définition de la violence a deux conséquences fondamentales. D’une part, la


violence ne peut pas être le principe directeur d’une action. Affirmer que la violence est un
instrument, signifie également qu’elle est limitée par la tâche à accomplir. Dès lors que la
violence remplit ses objectifs, elle perd sa finalité et n’a plus aucun sens à être poursuivie. La
violence pure et radicale, qui s’exerce librement sans être conditionnée par un objectif qui lui
donne une fin, nie le principe même de la violence. En devenant sa propre fin, la violence
n’est plus un instrument mais devient un processus endémique de terreur. D’autre part, la
violence est rationnelle. Obéissant à une finalité et à une logique fins-moyens, elle est
soumise à des impératifs d’efficacité, notamment représentés par les instruments à partir
desquels elle s’exerce. L’usage de la violence est justifié par les fins qui lui sont assignées. Un
esclave qui tue son propriétaire pour s’enfuir exerce une forme de violence justifiée par la
recherche de sa libération. De la même manière, un dictateur qui fait assassiner un lea der de
l’opposition pour réussir un coup d’État, ou un criminel qui enlève un enfant pour réclamer
une rançon utilisent une violence quantifiable pour obtenir une certaine fin. On pourra ainsi
justifier le recours à la violence par sa capacité à atteindre des objectifs déterminés, quelle que
soit par ailleurs leur légitimité.

Toutefois l’opposition du pouvoir et de la violence ne signifie pas leur exclusion


mutuelle de la vie publique. Hannah Arendt admet que « rien n’est plus fréquent que
l’association du pouvoir et de la violence »2. Tout en dénonçant leur confusion conceptuelle,
elle souligne donc leur proximité dans la réalité de la vie politique. Pouvoir et violence

1
Du mensonge à la violence, Op. cit., p. 151
2
Ibid., p. 147

303
apparaissent ainsi dans une relation complexe dans laquelle la violence joue un rôle important
et tend à se substituer au pouvoir dans les situations où il manque, mais se révèle également
incapable d’instaurer un pouvoir politique stable.

Hannah Arendt affirme que « le règne de la pure violence s’instaure quand le pouvoir
commence à se perdre » et d’autre part que si « la violence peut détruire le pouvoir, elle est
parfaitement incapable de le créer »1. Le recours à la violence est le principal moyen qui
permet aux dictatures de fonctionner. Reposant sur la domination d’une personne ou d’un
groupe d’hommes sur l’ensemble d’une population, une tyrannie ne peut admettre
l’émergence d’un pouvoir civil susceptible de rassembler les citoyens autour d’un espace
égalitaire. L’usage de la violence permet alors de rompre avec toute forme de pluralisme en
réprimant les sources d’opposition politique. Arendt souligne néanmoins que si la violence
s’oppose à l’émergence d’un pouvoir politique fondé sur la concertation et l’égalité, elle ne
s’oppose pas nécessairement à la persistance d’un bonheur privé. Un régime autoritaire fondé
sur la répression peut ainsi favoriser le développement économique et culturel d’un pays, et ce
d’autant plus que l’absence de nécessité de concertation favorise le dirigisme et la
planification : « si la tyrannie est toujours caractérisée par l’impuissance des sujets, qui ont
perdu leur faculté d’agir et parler ensemble, elle n’est pas nécessairement caractérisée par la
faiblesse et la stérilité »2. Le Chili de Pinochet s’est ainsi caractérisé par une relative stabilité
économique, malgré sa répression de la société civile et l’illégitimité de son accession au
pouvoir.

L’opposition de la violence au pouvoir explique alors sa persistance dans le monde


politique. Recourir à la violence au sein de l’espace public signifie rompre avec toute forme
de pluralité, refuser de tenir compte des aspirations de chacun, et rétablir un rapport de force
plus simple qui permet d’imposer une décision personnelle et arbitraire, sans avoir besoin
d’accepter les lourdeurs du processus de concertation. Il s’agit donc d’une tentation constante
qui parcourt le champ politique ; une manière d’abolir toute discussion et d’être simplement
dans un rapport de pour ou contre un parti donné. La violence apparaît alors à la fois comme
un outil de libération et d’oppression. Elle rétablit la souveraineté de l’individu face à la
dynamique de la collectivité, mais au prix d’une opposition à l’autre. La rupture avec la
pluralité humaine se traduit dès lors par une dissociation entre amis et ennemis, processus qui
se produit « chaque fois que l’unité humaine est perdue, c’est-à-dire lorsqu’on est seulement

1
Ibid., p. 154 et 157
2
Condition de l’homme moderne, Op. cit., page 262

304
pour ou contre autrui »1. Ce processus ne pourra dès lors se stabiliser qu’en sortant de la
violence, soit par la victoire d’un des camps soit par la fin concertée des hostilités.

La formule traditionnelle de Clausewitz prend ici tout son sens. En effet, si la guerre
est la continuité de la politique par d’autres moyens, cela ne signifie pas que la politique doive
être interprétée en termes de guerre, mais qu’au contraire la guerre ne trouve son sens que si
elle est encadrée par la politique. Bien que la violence soit par nature instrumentale, elle ne
dispose pas de fin en soi. Il s’agit avant tout d’un outil utilisé pour atteindre une fin
déterminée, mais cette finalité doit être déterminée à l’intérieur de l’espace politique. Si le
recours à la violence par le pouvoir peut être justifié, le politique en fixe les limites en en
définissant les objectifs. Ce faisant, l’espace public est aboli au profit d’une opposition entre
adversaires déterminés, mais une fois ces objectifs atteints il est nécessaire de rétablir la
pluralité de l’espace public en retournant à la table des négociations. Inversement, l’incapacité
à mettre fin à la violence implique de rester enfermé dans cette opposition et d’être ainsi
confronté à un conflit cyclique sans parvenir à rétablir la stabilité du monde.

Si la violence apparaît comme l’exercice d’une force de contrainte afin d’obtenir une
fin déterminée, la terreur est un état de violence permanent qui, n’étant plus limitée par une
fin, s’étend à tout le champ de la vie politique et sociale. La terreur se présente ainsi comme
une situation dans laquelle la violence rompt non seulement avec la pluralité qui caractérise
l’espace public, mais se substitue également au pouvoir comme moteur de l’action humaine.
Devenant son propre principe, elle ne peut plus simplement s’achever par la victoire d’un
camp sur l’autre, rationalisable en termes de moyens à mobiliser, mais se traduit par la quête
perpétuelle d’adversaires réels ou imaginaires pour se perpétuer. La terreur ne cherche plus à
atteindre un objectif donné mais à perdurer en tant que système de terreur. Arendt parle ainsi
du « cercle de fer » de la terreur qu’elle oppose au « désert de la tyrannie »2.

Le recours à la violence contribue à séparer les hommes dans des camps isolés et à
abolir ainsi la liberté en tant que réalité politique vivante impliquant l’action des citoyens. La
terreur pousse cette situation à un extrême tel qu’elle ne se contente plus d’isoler les individus
mais abolit l’espace qui existe entre eux. Ce qui distingue la terreur de la répression la plus
violente et autoritaire qui soit, ne repose pas sur l’usage d’instruments particulièrement
sophistiqués mais sur la capacité de la terreur à s’ériger en un système durable, se substituant

1
Ibid. page 237
2
HANNAH ARENDT, Idéologie et Terreur, in « Les origines du totalitarisme », page 821, Paris, édition
Gallimard, 2002

305
aux relations entre les hommes. La terreur survient dès lors que la violence est utilisée à tous
les échelons de la vie politique et sociale, et ne poursuit plus que sa propre perpétuation. Elle
germe ainsi sur l’état de désolation qu’instaure l’usage de la violence, comme une tentative
d’animer un mouvement politique sans permettre la naissance d’un pouvoir à proprement dit.

La confusion du politique et de la violence aboutit à la nécessité de maintenir sans


cesse un processus de violence s’exerçant contre des ennemis non identifiés, qui se traduit par
une véritable fuite en avant vers la destruction. Si l’usage de la violence relève d’une logique
selon laquelle on ne peut pas faire d’omelettes sans casser des œufs, la terreur relève d’une
situation où casser des œufs est devenu une fin en soi, l’omelette ne servant plus que de
prétexte pour continuer à les briser 1. Elle caractérise le moment à partir duquel la violence et
la loi se confondent. Bien que tout système politique puisse nécessiter le recours à la violence
pour assurer son fonctionnement dans certaines circonstances, la terreur se présente comme le
moment où le pouvoir politique a cessé de fonctionner comme moteur de l’action humaine et
où seule la violence peut permettre d’assurer la cohérence du système.

La terreur est donc un état d’exception permanent, au cours duquel la loi est suspendue
au nom de sa propre sauvegarde mais reste finalement dans cet état d’indiscernabilité entre la
règle et l’arbitraire. Il ne s’agit donc pas de la guerre de tous contre tous de l’état de nature
hobbesien, moment anarchique qui précède la naissance de l’État, mais d’une forme de
dégénérescence de la vie politique qui survient lorsque la violence a détruit tout pouvoir, tout
en continuant à animer l’ordre social en entretenant les conflits. La terreur se caractérise dès
lors par un mélange d’effervescence de l’espace public et d’impuissance des citoyens,
l’agitation du mouvement pour lutter contre ses supposés adversaires n’ayant d’égale que son
incapacité à résoudre les problèmes qui lui font face. On est ainsi frappé, à la lecture
d’Idéologie et terreur, par le caractère proprement inhumain de la terreur, décrite comme un
processus autonome sur lequel ses propres auteurs ne semblent plus avoir prise.

Le pouvoir arendtien se présente comme une potentialité, comme une puissance d’agir
par laquelle ses acteurs sont capables de créer une rupture pour modifier le monde dans lequel
ils se trouvent pris. La terreur se traduit au contraire par un état d’impuissance et de stérilité.
L’agitation permanente qui anime un pays confronté à une guerre civile par exemple cache
l’incapacité des partis en présence à sortir du conflit et à provoquer une rupture qui

1
HANNAH ARENDT, Les œufs se rebiffent, in « La philosophie de l’existence et autres essais », page 177,
Payot, 2000

306
permettrait de rétablir la stabilité politique. La permanence de guérillas comme les FARC en
Colombie ou la récurrence des affrontements au cours de la guerre civile libérienne,
témoignent de la désolation politique qui agite ces conflits, marqués par une succession de
massacres sans fin et un dépit grandissant de la population. La terreur totalitaire se présente
dès lors comme l’institutionnalisation de cet état de guerre civile par la politisation de toutes
les sphères de la vie sociale, conduisant ainsi à un état permanent d’agitation qui ne révèle que
l’impuissance du régime totalitaire.

2. La dictature de la nécessité

Intitulé « Idéologie et terreur : une nouvelle forme de gouvernement », le chapitre XIII


des Origines du totalitarisme est celui dans lequel la rupture totalitaire est le plus
manifestement affirmée par Hannah Arendt. Ecrit en 1958, c’est-à-dire en même temps que
The Human Condition, cet ajout à la version initiale du texte apparaît comme une forme de
synthèse de la thèse arendtienne selon laquelle la terreur est l’essence même du régime. Tout
au long des Origines, Arendt montre en effet en quoi le régime totalitaire se distingue des
autres formes d’oppression qui l’ont précédé, tout en soulignant constamment que le
totalitarisme est issu d’une déconstruction de la société moderne antérieure à son apparition.
Cette double approche du totalitarisme traverse l’ensemble du texte. Arendt fait ainsi de la
propagande totalitaire un véritable monde de mensonge prétendant rompre avec le donné
sensible de l’existence, et souligne que le pouvoir totalitaire s’apparente à une domination
absolue refusant toute spontanéité individuelle. Dans le même temps, elle montre comment
les mécanismes du totalitarisme ont été préparés par l’irruption de l’antisémitisme et
l’impérialisme dans la vie publique, et que la société de masses est issue de l’effondrement du
système de classes qui donnait encore un sens aux individus désolés par la modernité.

Arrivée à la fin de son exposé, Hannah Arendt s’interroge donc de nouveau sur la
nature du totalitarisme : y a-t-il une essence propre au totalitarisme ou bien est-il la
conséquence de l’échec de la tradition politique ? À travers cette question se pose celle de
l’ampleur de la rupture totalitaire. Jusqu’à quel point Arendt fait-elle du totalitarisme une
nouveauté en opposition radicale avec l’ensemble des phénomènes qui l’ont précédé ? Arendt
alterne entre les deux approches. Le projet initial des Origines était de présenter le
totalitarisme dans la filiation de l’impérialisme, au point de s’apparenter à un unique
phénomène, mais au fur et à mesure de son avancement, il apparaît comme un type de régime
nouveau, jusque-là inconnu de la philosophie politique. En s’interrogeant sur la nature

307
intrinsèque du totalitarisme, et non plus simplement sur sa structure politique, Arendt entend
montrer qu’il ne s’agit pas de la réactivation d’une forme de tyrannie utilisant des outils
modernes d’oppression, mais d’une perte radicale de la notion même de politique. En
affirmant que le régime fait « éclater l’alternative même sur laquelle reposait toutes les
définitions de l’essence des gouvernements de la philosophie politiques »1, elle fait du
totalitarisme une rupture absolue dans l’ordre de la compréhension des phénomènes
politiques : un régime qui par sa nature même abolit le cadre de la vie publique.

La vie politique recouvre en effet l’ensemble des domaines touchant aux actions entre
les hommes. Or, le totalitarisme ne se satisfait pas de gouverner des êtres humains mais aspire
à se confondre avec les forces de la nature ou de l’histoire. Ce faisant, il remet en cause une
distinction structurante dans la compréhension du fait politique : l’opposition entre la loi et
l’arbitraire. L’essence du totalitarisme est de rejeter la contingence des activités humaines en
prétendant construire un monde entièrement régi par des forces suprahumaine. Sa prétention à
se confondre avec les lois de la Nature remet donc en cause le cadre politique hérité du
positivisme juridique car il se place en dehors de la condition humaine. Toute activité
politique est par essence non naturelle. Les droits, les lois, et les règles sociales tacites sont
des constructions humaines faites pour réguler les relations entre les hommes. Elles
appartiennent à un domaine qui leur est propre et qui ne se confond pas avec les règles de la
causalité physique. En introduisant une naturalité dans la vie publique, sous la forme de lois
biologiques ou d’un déterminisme historique, le totalitarisme ne se présente pas comme un
nouveau régime proposant un modèle innovant de gouvernement des hommes, mais comme
un État qui prétendrait agir avec la même force de loi que la gravitation universelle.

Telle est la prétention monstrueuse et pourtant apparemment sans réplique,


du régime totalitaire que, loin d’être « sans loi », il remonte aux sources de
l’autorité, d’où les lois positives ont reçu leur plus haute légitimation ; loin d’être
arbitraire, il est plus qu’un autre avant lui soumis à ces forces surhumaines ; loin
d’exercer le pouvoir au profit d’un seul homme, il est tout à fait prêt à sacrifier les
intérêts vitaux de quiconque à l’accomplissement de ce qu’il prétend être la loi de
l’Histoire ou celle de la Nature. Son défi aux lois positives est, assure-t-il, une
forme plus élevée de légitimité qui, s’inspirant des sources elles-mêmes peut se
défaire d’une légalité mesquine. 2

La volonté du totalitarisme de se présenter non comme un parti politique au pouvoir


mais comme une loi universelle de l’existence se traduit dans la relation qu’il exercer avec la

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 814
2
Ibid., p. 815

308
normativité juridique. Contrairement à un mouvement anarchiste qui entend abolir le règne de
la loi pour vivre dans une société sans État constitué, et contrairement à une tyrannie qui
instaure la domination arbitraire d’un seul homme, le totalitarisme ne se préoccupe pas de la
loi mais se pose en dehors de la sphère des intérêts humains. Tout en rejetant unilatéralement
les limites posées par les principes du droit moderne, le régime totalitaire ne prend même pas
la peine d’abolir le corpus juridique issu des démocraties libérales. Le national-socialisme est
ainsi resté dans le cadre de la constitution de Weimar qu’il n’a jamais remis en cause, comme
si un tel geste n’avait aucune espèce d’importance. La conviction d’incarner la race suprême
et les mouvements de la nature est telle que le nazisme ne se préoccupe pas d’une quelconque
règle du jeu qui viendrait encadrer ou limiter ses actions. Se plaçant en dehors du droit, à la
source même des mouvements globaux de la vie, sa légitimité universelle lui semble telle
qu’il n’est même plus besoin de révoquer quelque chose d’aussi trivial qu’une norme
législative.

Arendt insiste ainsi sur la nature spécifique du totalitarisme, État qui n’est ni sans loi
ni arbitraire mais échappe pourtant aux règles du droit classique. Le régime totalitaire
s’appuie sur la loi, mais une loi qui n’est conçue ni par ni pour l’être humain. En entendant
instaurer le règne absolu d’une légitimité naturelle sans la transformer en droit positif, le
totalitarisme sacrifie l’ensemble des intérêts et besoins humains à la réalisation de ce qui est,
non pas un idéal recherché au nom de l’humanité, mais une définition de l’ordre du monde
indépendante de l’action des hommes. Le totalitarisme inverse la logique du droit positif.
Qu’elle soit révélée, coutumière, ou issue de la volonté générale, la loi a pour but de donner
un cadre commun à l’activité humaine, un socle à partir duquel les actions individuelles
prennent un sens collectif. Au contraire, la politique totalitaire « applique la loi directement au
genre humain sans s’inquiéter de la conduite des hommes »1. L’homme ne compte pas, il n’est
conçu que comme le vecteur par lequel la loi se réalise. La loi devient ainsi l’expression
même du mouvement, abandonnant totalement le champ de la vie publique, le consensus juris
à partir duquel sont pensées les activités humaines, pour s’imposer dans le monde avec toute
la force d’une nécessité naturelle. Les hommes sont là pour produire la loi, fût-ce malgré eux,
davantage que la loi n’est faite pour les hommes :

Le propre du totalitarisme, en effet, est d’être sans lois auxquelles se référer


et pourtant articuler à une Loi impérieuse : celle de la Nature ou celle de l’Histoire
[…] Or le propre de ce type de Loi, c’est que, à la différence des lois positives qui

1
Ibid.

309
instaurent la stabilité, elles sont en perpétuel mouvement et dès lors insaisissables.
C’est donc le règne de la Terreur puisque nul, quel que soit son comportement et
ses intentions, n’est jamais assuré de ne pas devenir à son insu un ennemi de ces
forces obscures ou un obstacle à leur développement. 1

Cette identification du mouvement et de la loi est différente du vieux principe


d’incarnation qui prévaut dans les régimes autoritaires. Que le souverain soit perçu comme un
dieu vivant, comme le dépositaire d’un droit divin, ou comme le père de la nation, il persiste
une distinction entre la source de la loi et son champ d’application. Leur position leur permet
de disposer d’une autorité absolue qui vient réguler les actions humaines, mais ils n’entendent
pas faire des activités humaines l’expression d’une loi suprême. Quel que soit le degré
d’absolutisme, la loi ne se confond pas avec l’ordre du monde comme c’est le cas dans les
régimes totalitaires. Les lois servent de régulateurs aux activités humaines. Elles transforment
l’origine idéologique de la légitimité en un ensemble de codes moraux et juridiques qui posent
ce qui est autorisé ou interdit, bien ou mal. Il est toutefois normal que des personnes leur
désobéissent ou que des phénomènes n’entrent pas dans ce cadre légal. La conception que le
totalitarisme se fait de la loi implique au contraire que rien ne puisse sortir de l’ordre imposé
par le mouvement.

L’idéologie qui conditionne la nature du régime englobe l’ensemble des phénomènes


naturels en un unique mouvement dont la logique unilatérale n’admet aucune alternative. Nul
acte spontané, nul événement imprévisible ne saurait enrailler la mécanique implacable de
l’idéologie totalitaire. Pour le nazisme, l’éradication des races considérées comme inférieure
n’est pas qu’un projet économique et social visant à préserver la pureté de la race allemande,
mais l’expression même de la loi de la nature, dont la logique interne implique l’élimination
de tous les êtres soi-disant non aptes à vivre. « Les dirigeants eux-mêmes ne prétendent pas
être justes ou sages, mais seulement exécuter les lois historiques ou naturelles ; ils
n’appliquent pas des lois mais réalisent un mouvement conformément à la loi qui lui
inhérente »2. L’action individuelle, la faculté de juger, la nouveauté que constitue chaque
naissance, sont autant d’éléments de la condition humaine que rejettent les régimes
totalitaires, qui se conçoivent au contraire comme l’irruption de forces surhumaines dans le
champ de la vie publique. D’où également la tendance simpliste du totalitarisme à prétendre à
la domination mondiale. Son idéologie se concevant comme une loi nécessaire de l’existence,
le totalitarisme se pense spontanément comme un mouvement universel qui doit naturellement

1
L’homme est-il devenu superflu ?, Op. cit., p. 47
2
Ibid., p. 819

310
s’imposer indépendamment des limites fixées par la géographie et l’histoire des États
traditionnels.

La terreur est la réalisation de la loi du mouvement ; son but principal est de


faire que la force de la nature ou de l’histoire puisse emporter le genre humain
tout entier dans son déchaînement, sans qu’aucune forme d’action humaine
spontanée ne vienne y faire obstacle. Comme telle, la terreur cherche à
« stabiliser » les hommes en vue de libérer les forces de la nature ou de l’histoire.1

Cette dimension suprahumaine de l’idéologie totalitaire est au fondement de l’essence


de terreur du régime. Son interprétation de la loi comme règle nécessaire de l’existence dont
le mouvement est l’expression interdit en effet toute forme de stabilisation politique. La loi
naturelle ne saurait avoir de fin. Si la loi du mouvement implique la destruction de l’Autre,
alors la politique d’éradication ne peut jamais se terminer, mais doit toujours se retourner
contre de nouveaux ennemis, continuant un processus infini qui ne peut jamais se conclure
dans l’édification du monde idéalement souhaité, sous peine de perdre son statut même de loi
nécessaire. Une fois parvenu au pouvoir, le totalitarisme rejette tout ce qui constitue l’homme
en tant qu’homme. Les enjeux qui lui ont permis de s’imposer politiquement, tels que la crise
économique ou la question des frontières de l’Allemagne de Weimar dans le cas de
l’ascension du nazisme, cèdent brusquement le pas face à une idéologie absolue dont la
prétention l’amène à se confondre avec les forces de la Nature ou de l’Histoire. Tous les
éléments qui composent la condition humaine et font de l’homme un être à part dans sa
relation au monde sont des obstacles à l’irruption de la loi de la nature dans la société, qui
limitent la capacité du régime à se transformer pleinement en un pur agent de la nécessité
naturelle ou historique. Tout l’enjeu du totalitarisme est donc de rompre avec cette condition
humaine qui limite son pouvoir. La terreur est dès lors l’outil utilisé par le régime pour
transformer une pluralité d’hommes, caractérisée par son imprévisibilité, en un tout organique
qui agit selon la loi nécessaire de la nature ou de l’histoire.

« La terreur totale, l’essence du régime totalitaire n’existe ni pour les hommes ni


contre eux. Elle est censée fournir aux forces de la nature ou de l’histoire un incomparable
moyen d’accélérer leur mouvement »2. Les notions qui structurent classiquement la vie
publique et les relations humaines comme la liberté, la fidélité, l’intérêt partagé, la vertu, ou
même les simples concepts d’innocence et de culpabilité sont ainsi repoussées par le
totalitarisme, qui aspire à juger le monde à partir de la seule « objectivité » de son idéologie.

1
Ibid.
2
Ibid., p. 821

311
L’opposition entre amis et ennemis qui constitue le fondement de la politique selon Carl
Schmitt1 est ici poussée à son extrême. L’ami ou l’ennemi n’est en effet pas celui de l’État,
entité politique définie par des rapports politiques et organisée selon des règles juridiques,
mais celui du mouvement conçu comme une loi universelle de l’existence. Seul compte
« l’ennemi objectif » du mouvement. Le totalitarisme ne juge pas les hommes en fonction de
ce qu’ils font mais uniquement en fonction de ce qu’ils sont, quelles que soient par ailleurs
leurs convictions en faveur ou en opposition au régime. La terreur contribue ainsi à détruire la
zone neutre qui existe entre les hommes en faisant disparaître toute référence aux paroles et
aux actes des citoyens. Seule subsiste la pure eccéité de l’homme, qui le désigne comme un
membre légitime du mouvement ou au contraire comme le membre d’une « race inférieure »
ou d’une « classe agonisante » s’opposant par son essence même à la loi du régime.

Le rapport perverti du totalitarisme à la loi théorisé par Hannah Arendt va au-delà de


la conceptualisation du régime totalitaire comme un « état d’exception permanent » qu’on
trouve par exemple chez Johann Chapoutot. Comme Hannah Arendt, Chapoutot souligne en
effet le rejet du droit traditionnel par le régime national-socialiste2. À la conception du droit
comme garantie universelle défendue par le positivisme juridique, les nazis opposent – dans
un geste qui n’est pas sans évoquer Edmund Burke – le droit du peuple allemand conçu
comme une unité biologique et organique indivisible. Contrairement à la position du
philosophe anglo-saxon, qui oppose les droits des anglais obtenus par la tradition et l’action
politique aux droits de l’homme universels revendiqués par la Révolution française, les nazis
ne défendent toutefois pas une approche coutumière du droit. Il ne s’agit pas pour eux de se
contenter de revendiquer les droits naturels du peuple allemand, qui auraient été brimés par le
traité de Versailles et le droit international, bien que cette thématique soit très présente au
début du mouvement, mais d’affirmer un statut spécifique du droit nazi, qui ne soit fixé ni par
des lois ou des coutumes mais réinterprété en permanence pour assurer l’expansion du peuple.

Cette approche du droit revient dès lors à affirmer que ce qui est bon pour le peuple
allemand est le droit, le Führer étant en l’occurrence le seul juge capable de définir ce qui est
bon pour le peuple allemand. Les travaux de Johann Chapoutot tendent ainsi à confirmer un
certain nombre d’intuitions arendtiennes sur la nature du national-socialisme, et le rapport
spécifique que l’État nazi entretient avec son leader. L’idée que le droit nazi n’est que

1
CARL SCHMITT, La notion de politique : théorie du partisan, traduit par Marie-Louise Steinhauser, Paris :
Flammarion, 2009
2
La révolution culturelle nazie, Op. cit.

312
l’expression de la volonté supposée du Führer, seul capable d’interpréter les besoins du Volk
allemand, se trouve ainsi renforcée par les analyses historiques contemporaines. Sans entrer
aussi loin dans l’analyse arendtienne du totalitarisme, il conforte également l’idée selon
laquelle le droit y perd sa fonction de stabilisation du monde commun, pour devenir un outil
au service d’un mouvement en état de liquéfaction perpétuel. L’approche arendtienne du droit
totalitaire va pourtant au-delà de cette conception de la loi inféodée aux intérêts d’un
mouvement, qui refuse les principes établis par le droit moderne et le positivisme juridique.
Pour Hannah Arendt, en déniant au droit sa fonction stabilisatrice, le totalitarisme se présente
comme un régime politique qui cherche à abolir la sphère publique elle-même. L’approche du
nazisme comme état d’exception permanente contribue à maintenir le régime dans l’ordre de
la vie politique traditionnelle : le rejet des valeurs positivistes prend la forme d’une
légalisation de la criminalité qui se manifeste particulièrement dans l’affaire de Potempa 1 ou
lors de la nuit des Longs Couteaux. Au contraire, la définition arendtienne de la terreur
totalitaire en fait un rejet absolu de la condition humaine.

Aucun principe directeur de conduite, lui-même emprunté au domaine des


actions humaines, tels la vertu, l’honneur, la crainte, n’est nécessaire, ni ne peut
être utile, pour mettre en mouvement un corps politique qui n’utilise plus la
terreur comme moyen d’intimidation, mais dont l’essence est terreur. En lieu et
place celui-ci a introduit dans les affaires publiques un principe entièrement
nouveau qui se passe complètement de la volonté humaine d’agir et en appelle au
besoin insatiable de pénétrer la loi du mouvement selon laquelle opère la terreur.2

Comme le souligne Etienne Tassin, le totalitarisme tend à l’acosmisme3. Il s’agit d’un


mouvement en quête de domination totale qui, par l’usage intensif de la terreur, parvient à
abolir entièrement toute forme de pluralité et de spontanéité. Pour Arendt le totalitarisme est
plus qu’un nouveau régime rejetant la forme classique du droit au profit d’une unité organique
du peuple allemand et de la volonté du Führer, mais le rejet total et univoque de tout ce qui
constitue l’action publique. Le totalitarisme va plus loin encore qu’un état de crime permanent
légalisé par le pouvoir : il s’agit d’une rupture absolue avec l’ensemble des éléments qui
permettaient de structurer et de justifier l’action humaine, au point que même la violence et le
sentiment de crainte cessent d’y faire effet pour laisser place à une terreur totale qui meut la
société totalitaire sans plus se préoccuper des trajectoires et des intérêts de ses membres.
Arendt souligne ce point pour mieux distinguer le totalitarisme des autres régimes où la
violence joue également un rôle prépondérant comme les tyrannies ou les systèmes mafieux.
1
JOHANN CHAPOUTOT, Le meurtre de Weimar, Paris : Presses universitaires de France, 2017
2
Les origines du totalitarisme, Op. Cit, p. 823
3
ETIENNE TASSIN, Le trésor perdu, p. 185, Paris : édition Payot, 1999

313
La terreur n’est pas seulement un outil de répression entre les mains du pouvoir ; elle est
inscrite dans le fonctionnement ordinaire du régime, portant indistinctement sur tous ses
membres sans se préoccuper de leur degré de responsabilité ou de soumission : « La terreur
est l’essence même de cette forme de régime. Son existence ne dépend pas plus de facteurs
subjectifs, psychologiques ou autres, que l’existence de lois, dans un régime constitutionnel,
ne dépend du nombre de gens qui les enfreignent. »1

3. Le camp, stade suprême du totalitarisme

La négation de la spontanéité et de la singularité individuelle qui caractérise le


totalitarisme lorsqu’il parvient au pouvoir s’exprime dans toute sa radicalité avec le système
concentrationnaire. Le camp d’extermination (centre de mise à mort) est le paroxysme de la
domination totalitaire, le moment où le mouvement peut pleinement achever sa quête de
domination absolue et produire un état de désolation tel que l’homme y est réduit à sa plus
simple expression biologique. Dans le camp d’extermination, l’homme devient entièrement
superflu, réduit à l’état de variable pour une industrie qui n’est pas tournée vers la création de
biens d’usage ou de consommation mais ne produit qu’une longue traînée de cadavres
dépourvue de sens. Hannah Arendt insiste sur cette dimension meurtrière autant qu’anti-
utilitaire du camp. Fondé sur la pure expression d’une idéologie dont l’objectif ultime est la
soumission de l’homme et sa transformation en une force nécessaire, celle de la nature ou
celle de l’histoire, le camp échappe à toute analyse. Il fait partie d’un domaine hors du champ
de compréhension des sciences sociales.

Intrinsèquement hostile à une existence séparée de l’idéologie qu’il entend mettre en


œuvre, le régime totalitaire procède à une réduction de l’homme, de l’individu existant par et
pour lui-même, à l’état de chose, de variable de l’histoire ne s’appartenant plus lui-même.
Cette démarche s’opère selon trois étapes dont le camp de concentration est le champ
d’expérience privilégié, l’étape ultime où toutes les barrières sont franchies et où tout devient
possible jusqu’à retirer aux hommes leur propre humanité. L’opération commence par la
privation de nationalité, le retrait des droits civiques, et la mort de la personnalité juridique.
La tentative de rendre l’homme superflu commence donc par une forme d’amputation
juridique qui consiste en une véritable ablation de la communauté des hommes établie par le
droit. Avant d’exterminer les Juifs, les nazis ont commencé par en faire des apatrides, les
soustrayant à l’ordre juridique qui régit les relations entre les États et les privant de la

1
Les origines du totalitarisme, Op. Cit, p. 661

314
protection que confère la nationalité. La critique arendtienne des droits de l’homme souligne
ainsi l’incapacité du monde moderne à réagir face à cette première menace et à l’engrenage
qu’elle suppose. La deuxième étape consiste ensuite à acter la mort morale des groupes visés
par le processus d’extermination. Brimades, discriminations, rumeurs et propagandes, sont
autant d’outils utilisés par le régime pour exclure leurs victimes de la communauté et rompre
les solidarités qui peuvent y subsister. Cette étape se présente ainsi comme une forme
d’excision de la communauté des hommes, dont l’objectif est d’isoler un peu plus les
individus de la vie sociale. Enfin, la troisième étape consiste en une forme de destruction
métaphysique et morale, la victime se trouvant privée de sa propre mort par la déportation
dans les camps d’extermination :

La destruction de la personnalité juridique est suivie de la destruction de la


personne morale par l’effacement des distinctions entre le bien et le mal, et
l’éradication systématique de toute trace du caractère unique de l’individualité de
chacun, à travers des degrés de pression qui culminent dans la déportation, la
réduction à l’anonymat par des sévices moraux et corporels, la torture, le gazage. 1

Pour Hannah Arendt, le camp constitue donc le dernier moment d’un processus de
destruction de l’homme en tant qu’homme, réduit à l’état de cadavre vivant dont la mort
biologique ne fait qu’acter une situation considérée déjà admise par le système. L’homme est
nié en tant qu’individu, réduit à l’état de « spécimen de l’animal humain »2 auquel est refusé
la dignité et l’appartenance à la communauté des hommes. Le totalitarisme procède de la sorte
à un isolement progressif de ses victimes, les privant d’abord de leur identité juridique, puis
de leurs relations sociales, et leur retire enfin toute dignité humaine. « Telle est la conclusion
d’Hannah Arendt : le mal est absolu puisque les victimes ne sont plus humaines aux yeux de
leurs bourreaux »3. Ce processus de déshumanisation mis en œuvre par les nazis durant la
Solution finale est d’abord théorisé par le concept de « mal radical », avant qu’Arendt ne lui
substitue celui de banalité du mal lors de sa réinterprétation de la Shoah au moment du procès
de Jérusalem. Issu de la tradition kantienne, qui introduit ce concept en 1792 dans Sur le mal
radical dans la nature humaine, la définition arendtienne en est pourtant l’opposé. Alors que
Kant voulait mettre en avant l’intelligibilité de la violence, le fait que le mal soit causé par
une volonté délibérée de transgression provenant de l’homme lui-même, Arendt l’utilise pour
désigner une forme de violence absolue, qui se distingue autant par son ampleur que par son
inintelligibilité. Le mal radical est un mal extrême, propre aux totalitarismes, dont les motifs

1
L’homme est-il devenu superflu ?, Op. cit., p. 49
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 801
3
Hannah Arendt l’expérience de la liberté, Op. cit., p. 72

315
sont si enracinés dans une idéologique morbide qu’ils échappent à toute compréhension
humaine. La radicalité est avant tout celle du système, et c’est en s’intéressant au contraire à
l’agent incarné par Adolf Eichmann qu’Arendt développera l’idée d’une banalité du mal. Elle
désigne cette violence pure, dépourvue de motifs ou d’intérêts personnels qui pourrait la
rendre humainement accessible, mais dont la seule fin est de rendre l’homme superflu.

Hannah Arendt cherche à souligner ainsi la rupture totalitaire en montrant que


l’institution des camps est impossible à concevoir par des disciplines sociales dont les
présupposés fondamentaux s’appuient sur une conception de l’homme comme être rationnel
et guidé par la recherche de son propre intérêt. Les conditions sociales qui prévalent au sein
du camp de concentration échappent à ceux qui ignorent que « tout est possible » et qui
tentent de donner un sens utilitaire aux actions humaines. Le camp d’extermination (centre de
mise à mort) fait exploser nos catégories de pensée en nous mettant face à une société qui
semble dépourvue de sens et tournée uniquement vers la destruction de toute notion
d’humanité au point d’aller à l’encontre de ses propres intérêts. Le camp invite donc à faire
évoluer nos catégories de pensée pour comprendre ce qui constitue la catastrophe totalitaire.
Du fait de son caractère indicible et irrationnel, le camp est donc l’institution qui incarne le
plus nettement la rupture épistémologique qu’est le totalitarisme. En nous empêchant de
penser sa structure politique et sociale à l’aune des concepts généralement utilisés dans les
sciences humaines, l’existence des camps nous amène à interpréter le totalitarisme comme un
phénomène entièrement à part, hostile à la condition humaine. Le centre de mise à mort joue
donc un rôle central dans la conceptualisation de la rupture totalitaire pour Hannah Arendt,
puisque c’est cette incapacité à penser la structure du camp qui oblige à réinterpréter
l’ensemble du mouvement :

Les camps d’internement et d’extermination ne sont donc pas un ajout


périphérique mais une pièce constitutive des systèmes totalitaires. Ils servent à
« transformer la personnalité humaine en une simple chose » et à montrer que
chacun est bien « superflu » en le rendant tel. Ils n’ont, d’ailleurs, aucun autre
fondement car ils sont sans utilité : les « travaux forcés » des prisonniers étant non
productifs et les « usines de la mort », une caricature tragique de l’usine. […] Car
c’est bien là, selon Arendt, l’articulation fondamentale du système totalitaire :
déposséder chaque homme de soi-même, le réduire à l’état de chose ou
d’instrument – victime ou bourreau – lui dénier toute capacité de juger.1

À l’appui de sa démonstration, Arendt souligne le caractère proprement irréel qui se


dégage de l’expérience du camp y compris dans les récits de ceux qui l’ont directement vécue.

1
L’homme est-il devenu superflu ?, Op. cit., p. 48

316
Se fondant notamment sur le témoignage de Bruno Bettelheim, elle rappelle que même pour
ses principales victimes, il est difficile de se convaincre que « c’était réel, que cela se passait
vraiment, et que ce n’était pas un simple cauchemar »1. Son analyse repose ainsi sur le
paradoxe souligné par Primo Levi selon lequel nul ne peut témoigner pleinement de la réalité
d’Auschwitz car les vrais témoins sont ceux qui n’y ont pas survécu : « Nous ne reviendront
pas. Personne ne reviendra d’ici, qui pourrait porter au monde, avec le signe imprimé dans sa
chaire, la sinistre nouvelle de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme. »2
Le caractère indicible du camp, le non-sens qu’il représente pour la compréhension humaine,
se manifeste ici pleinement dans l’incapacité des survivants à dire leurs expériences et à
revenir dans la communauté des vivants. Dès lors, comment espérer rendre compte d’un
phénomène si ceux-là mêmes qui l’ont vécu semblent incapables de le définir comme une
réalité rationnelle ? Auschwitz se présente alors comme une sorte de point noir dans notre
approche ordinaire du monde : un phénomène dont on ne peut que toucher les contours mais
sans pouvoir en discerner le sens profond. Pour comprendre l’institution des camps, nous dit
Arendt, il est donc nécessaire de faire « abstraction de tous les critères sur lesquels se fonde
notre vie en général »3, de renoncer à les penser selon une grille de lecture utilitariste, pour
mieux les comprendre comme un dispositif à l’intérieur de cette structure intrinsèquement
hostile à l’idée même d’humanité qu’est le totalitarisme :

Derrière ses horreurs gît la même logique inflexible qui caractérise certains
systèmes paranoïaques où, une fois acceptée la première prémisse folle, tout le
reste en découle par une absolue nécessitée. La folie de ces systèmes ne réside pas
à l’évidence dans leur seul postulat, mais dans leur logique même, qui procède
sans aucun égard pour les faits et avec un parfait dédain de la réalité, laquelle nous
enseigne que quoi que nous entreprenions, nous ne pouvons pas le mener à bien
avec une perfection absolue.4

Le camp d’extermination (centre de mise à mort) est la conséquence d’une conception


idéologique du monde poussée à son extrémité au mépris de la réalité et de toute valeur
accordée à la vie humaine. Le non-sens du camp ne fait que refléter le non-sens de l’idéologie
totalitaire dont il n’est que l’expression la plus aboutie. Au-delà de leur mépris absolu pour la
vie et la dignité humaine, les camps concentration se caractérisent par la répulsion dont ils
font preuve à l’égard de tout principe de réalité. Les camps sont l’expression paroxystique

1
BETTELHEIM BRUNO, ”On Dachau ad Buchenxald”, p. 824, cite par Hannah Arendt dans Humanité et
terreur, Op. cit., p. 175
2
PRIMO LEVI, Si c’est un homme, Paris : R. Laffont, 2002, traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger
3
Humanité et terreur, Op. cit., p. 175
4
Ibid.

317
d’un régime qui refuse la factualité du monde et considère la réalisation de son idéologie
comme la quintessence de l’action politique, au détriment de toute autre considération, qu’elle
soit morale ou simplement pragmatique. Le totalitarisme, dans sa quête de domination totale,
ne peut tolérer qu’un principe aussi simple que l’incapacité de contrôler entièrement les
conséquences de ses actes, puisse restreindre la mise en œuvre de son projet. Le camp est dès
lors le moment où cette tentative de contrôle absolu de l’existence humaine se met en place
avec une insouciance vis-à-vis de tout réalisme.

Comme Arendt le développe dans The Human Condition, toute action politique, parce
qu’elle est prise dans un faisceau de causes et conséquences qu’elle ne peut entièrement
contrôler ni a fortiori anticiper, implique une part de courage et de prudence. Agir signifie
prendre des risques pour tenter de réaliser quelque chose, tout en sachant que le sens de son
action risque de se perdre au gré des réactions et de la dialectique qu’elle engendre en retour.
Si nul n’intervient sur la scène sans la conviction que son action peut être couronnée de
succès, la présence d’une pluralité d’acteurs agissant en même temps que nous, nous force à
accepter l’idée que les conséquences de nos actes ne peuvent pas être entièrement sous notre
contrôle. L’idéologie totalitaire s’appuyant au contraire sur la conviction intime de représenter
la marche nécessaire du monde, ne peut que rejeter la contingence et l’imprévisibilité qui
prévaut dans l’ordre des actions humaines. Le camp de concentration, par sa capacité à nier
l’essence même de l’homme, à le réduire à l’état de chose sur lequel s’exerce la force de la
nécessité, apparaît dès lors comme l’outil par excellence grâce auquel le régime peut remettre
en cause la spontanéité humaine.

Institution hostile au monde, le camp doit également en être protégé pour aller au bout
de son idéologie morbide. Penser pour s’opposer à la contingence des actions et permettre la
mise en œuvre d’une idéologie de domination totale, il est lui-même particulièrement sensible
à la dialectique des passions politiques et des changements qu’elle engendre. Consommant un
grand nombre de ressources et de personnes dans une entreprise de destruction de l’autre peu
productive économiquement, le camp n’est pas viable, a fortiori dans une situation de guerre
totale nécessitant la mobilisation de toutes les ressources du pays. Son existence n’est due
qu’à la volonté des leaders totalitaires de mettre en place leur folle idéologie sans tenir compte
des limites qui s’opposent concrètement à la pérennisation d’un tel système. Pour asseoir son
analyse, Arendt s’appuie notamment sur le fait qu’Himmler ait expressément exigé
« qu’aucune considération économique ou militaire ne devait interférer avec le processus

318
d’extermination »1. Les dignitaires nazis sont donc pleinement conscients que leur système
concentrationnaire n’est pas viable mais draine tant de moyens humains qu’il compromet
l’ensemble du projet de conquête de l’Europe, au point que la Wehrmacht demande, sinon la
fin du projet, du moins sa suspension le temps de gagner la guerre 2. Que le plan
d’extermination des Juifs ait été poussé dans ses plus extrêmes conséquences dans une
situation de guerre totale, au détriment des objectifs militaires et de la viabilité même du
régime, témoigne du fait que le régime totalitaire accorde plus d’importance à la réalisation de
son idéologie qu’à la réalité des faits. La Shoah est l’œuvre d’un mouvement qui a poussé au
bout sa logique selon laquelle « soit les Juifs sont exterminés soit l’Allemagne est détruite »
au point de créer les conditions mêmes dans laquelle cette prophétie s’est réalisée.

La folie de la Shoah ne tient pas dans son prédicat, aussi morbide soit-il. D’autres
mouvements antisémites ont tenu des propos similaires sans pour autant pousser jusqu’au
bout ce déni de réalité qui consiste à s’autodétruire pour réaliser son idéologie exterminatrice.
L’aberration que constituent les camps de la mort, leur caractère sans précédent et au-delà de
l’entendement humain, ne provient pas de l’horreur qu’ils représentent aux yeux des
spectateurs extérieurs au mouvement, mais bien du non-sens économique et militaire qu’ils
constituent du point de vue du IIIe Reich lui-même. L’aliénation-au-monde à l’œuvre dans le
totalitarisme est telle que la mise en place de son idéologie va contre ses propres intérêts, avec
la conviction intime d’agir selon les lois de la nécessité historique ou biologique. Hannah
Arendt est ainsi légitimée à affirmer que les camps ne sont pas seulement « non-utilitaire »
mais qu’ils ont une fonction « anti-utilitaire »3. Les camps d’extermination ne sont pas
seulement un outil de terreur servant à asseoir le pouvoir totalitaire en s’attaquant
délibérément aux innocents. Ils sont la plus haute expression d’un mouvement qui rejette à ce
point toute idée d’humanité, qu’il n’est plus capable de justifier ses actions par ses propres
intérêts mais uniquement par une conception idéologique du monde ayant rompu avec la
réalité des faits.

Cette dimension sans précédente du camp d’extermination, fondée sur son caractère
irrationnel davantage que sur son caractère morbide, est d’autant plus renforcée qu’Arendt
prend soin de distinguer le camp totalitaire des autres politiques de destruction qui l’ont
précédé, et ce au sein même de la courte histoire du national-socialisme. En effet si Arendt

1
Ibid., p. 182
2
Ibid.
3
Ibid., p. 176

319
oppose le totalitarisme à l’esclavage et à la colonisation, elle ne sous-estime pas la violence de
ces événements. Les termes, très forts, qu’elle emploie pour désigner « l’extermination des
indigènes »1 nous montrent qu’elle a pleinement conscience de l’extrême violence du système
colonial, comme le démontrent ses travaux sur l’impérialisme ainsi que nous le verrons
ultérieurement. La violence de masse n’est ni nouvelle ni rare, mais fait partie intégrante de
l’histoire moderne. La politique nationale-socialiste elle-même s’inscrit jusqu’à un certain
point dans cette banalité morbide héritée de l’antisémitisme et de l’impérialisme colonial.
Arendt rappelle que jusqu’à l’instauration des camps d’extermination, « l’antisémitisme nazi a
montré en outre une absence presque frappante d’originalité ; il ne contenait pas un seul
élément, ni dans son expression idéologique ni dans son application à la propagande, qui
n’aurait pu se retrouver dans un mouvement précédent »2.

L’exil forcé, la privation de droits civiques, la spoliation des biens privés, mais
également la déportation dans les ghettos, et le massacre par la faim font partie des mesures
classiques prises par les États européens à l’encontre des Juifs tout au long de leur histoire. Et
Arendt d’insister sur l’absence de surprises des démocraties occidentales face aux premières
lois antisémites du IIIe Reich. À leurs yeux, la nuit de Cristal et les lois de Nuremberg
apparaissaient comme la résurgence d’une violence du passé à l’égard des Juifs davantage que
comme une nouveauté radicale. La violence antisémite du nouveau régime a beau être
apparue dès ses premiers jours, elle n’a pas été interprétée comme une raison suffisante pour
intervenir. Dès lors, la rupture totalitaire est moins liée à son caractère morbide qu’irrationnel.
Jusqu’à la mise en place des camps d’extermination, la violence du national-socialisme fait
partie de l’histoire d’un ordre européen qui n’a pas hésité à recourir à dessein à la famine, aux
massacres, et aux déportations pour asseoir sa domination sur le monde, comme on le verra
par la suite dans le chapitre consacré à L’Impérialisme. Ni la destruction ni la réification de
l’autre, réduit à l’état de chose qu’on peut légitimement échanger sur un marché ou se
débarrasser sans se soucier de son statut d’être humain, ne constituent une nouveauté à
l’échelle de l’histoire. Bien que les États européens aient dénoncé cette violence comme
illégitime et immorale, ils ont continué à voir dans l’Allemagne du IIIe Reich un membre à
part entière de la communauté internationale jusqu’à l’Anschluss, montrant ainsi que la
violence du régime était considérée sinon comme légitime du moins comme ordinaire.

1
Ibid.
2
Ibid., p. 178

320
La rupture totalitaire ne se manifeste donc pleinement que dans le non-sens des camps,
institution anti-utilitaire au service d’une idéologie de pure destruction. L’horreur des camps
de la mort ne vient pas seulement de la terreur qui s’y déroule, des images des chambres à
gaz, ou des témoignages des survivants luttant au quotidien pour rester simplement des
hommes. Il provient également de la vacuité d’un tel projet. De l’idée que l’asservissement et
la destruction de toute une partie de l’humanité s’est faite au détriment de tout intérêt commun
ou particulier, pour satisfaire les seuls besoins d’une idéologie de mouvement prétendant se
confondre avec les lois de la Nature. Le centre de mise à mort nie l’homme en tant
qu’homme, lui refusant toute prétention à la dignité ou à la spontanéité, et lui ôtant même la
simple possibilité de comprendre pourquoi un tel asservissement a lieu. Il incarne ainsi la
tentative totalitaire de rendre l’homme superflu (superfluous), le moment ultime de la
domination totalitaire : celui où l’existence des hommes est elle-même niée en tant que norme
ultime de l’action politique, et où ne subsiste plus que le règne idéologique de la nature ou de
l’histoire.

4. L’homme superflu : nihilisme et désolation

La négation de l’humanité contenue en l’homme fait partie des dimensions cruciales


de l’analyse déployée par Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme. La description
du mal radical s’applique essentiellement à la manière dont le totalitarisme, et le nazisme en
particulier, déshumanise ses victimes selon une logique inintelligible. Le mal radical est avant
tout un concept visant à rendre compte de la Shoah, c’est-à-dire une politique d’extermination
et de destruction de tout un peuple. Le génocide a pour but de faire disparaître toute une
catégorie de personne de la surface de la terre. Le processus de déshumanisation vise donc
une population spécifique, considérée comme indésirable par le régime : il cible un groupe
pour mieux l’éradiquer. Pourtant cette politique n’épuise pas entièrement ce qu’Arendt
désigne par la production de la superfluité. Le système totalitaire ne se borne en effet pas à
cette relation de victimes et bourreaux mais étend cette déshumanisation à tous les acteurs du
mouvement. Comme l’affirme Hannah Arendt, « le totalitarisme ne tend pas vers un régime
despotique sur les hommes mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus »1.
Le régime totalitaire rejette toute forme de spontanéité ou d’individualisme. Il ne se satisfait
jamais de gouverner tant qu’il reste en l’homme une once d’indépendance qui échapperait à la
domination totale et s’oppose dès lors à tout ce qui constitue l’homme en tant qu’homme.
Nazisme et stalinisme ne désirent pas régner sur les hommes mais entendent gouverner des
1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 808

321
forces naturelles dans lesquelles les individus n’ont pas de rôle à jouer et n’existent qu’en tant
qu’ensemble de réactions. Communistes et nazis convaincus représentent dès lors un danger
aussi important pour le régime que les populations qu’il cherche à exterminer, car la
persistance de convictions idéologiques est un frein à la liquidation radicale de toute
spontanéité :

Ce qui rend si ridicules et si dangereuses toute conviction et toute opinion


dans la situation totalitaire, c’est que les régimes totalitaires tirent leur plus grande
fierté du fait qu’ils n’en n’ont pas besoin, non plus que d’aucune forme de soutien
humain. [...] C’est pourquoi le caractère est une menace et même les règles légales
les plus iniques sont un obstacle ; mais l’individualité, comme tout ce qui, bien
sûr, distingue un homme d’un autre, est intolérable. Aussi longtemps qu’on n’a
pas rendu tous les hommes également superflu – et c’est là ce qui s’est fait que
dans les camps de concentration – l’idéal de domination totalitaire n’a pas été
pleinement réalisé. 1

Le totalitarisme marque ainsi une rupture dans l’histoire car il ne nécessite plus aucune
forme de consentement ou de soutien de la part des populations sur lesquelles s’exerce sa
domination. La nouveauté des régimes totalitaires ne tient pas dans leur mépris pour la vie
humaine ou dans le caractère massif des destructions commises, mais dans le fait que, pour la
première fois de l’histoire, l’homme ne compte plus et est rendu accessoire dans l’exercice du
gouvernement. Comme Hannah Arendt l’a suggéré dans The Human Condition, le fondement
de la vie politique est la capacité des hommes à agir ensemble les uns avec les autres, formant
dès lors un monde commun constitué par leurs interactions. De même l’ensemble des théories
politiques ont insisté sur le rôle prépondérant du consentement et le soutien du peuple dans la
légitimité d’un régime. Dès le Discours de la servitude volontaire de La Boétie se trouve ainsi
affirmée l’idée que toutes les formes d’autorité et de domination reposent sur le consentement
de la population sur lesquelles elles s’exercent. En affirmant que la persistance des tyrannies
n’est pas due à l’exercice d’une force de contrainte contre les populations, mais à la volonté
des habitants, ces derniers acceptants librement la servitude soit par habitude soit par intérêt,
La Boétie souligne le rôle et l’importance de l’action humaine dans la vie politique. Aucun
régime ne peut donc se maintenir par le simple usage de la force et la structure sociale qui en
assure la légitimité est in fine liée au libre consentement de chacun.

L’intérêt du Discours de la servitude volontaire est d’affirmer que l’état de servitude


n’est pas une nécessité, mais est le résultat d’une action humaine. La naissance de l’État tout
comme la prise du pouvoir par un souverain absolu sont des événements contingents, qui ne

1
Ibid.

322
doivent leur pérennité qu’au consentement tacite de la population. Contrairement à Aristote
pour qui le fait d’être libre ou non est dû à un état de nature, faisant dès lors de l’activité
politique le propre d’une minorité de citoyens libres par nature, l’homme est naturellement
libre pour La Boétie, et l’existence de la servitude n’est due qu’à l’oubli de cette liberté
originelle. Cette omission de la liberté n’est toutefois pas passive. Si le texte ne présente pas
la manière dont a pu s’opérer cette disparition de la liberté, comme tentera de le faire plus tard
Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, il
s’attache néanmoins à montrer par quels mécanismes les populations soumises contribuent à
perpétuer la domination qui pèse sur elles. Rappelant notamment qu’on trouve des personnes
prêtes non seulement à obéir mais également à perdre la vie pour en servir une autre, La
Boétie fait de la liberté quelque chose qui, plus qu’oubliée, est volontairement délaissée. Le
pouvoir de l’État repose ainsi sur l’obéissance volontaire de ses sujets plutôt que sur la
violence qu’il exerce. Que cette obéissance soit le fruit de l’habitude et de la coutume, ou bien
d’un désir de participer à cette domination en assurant un contrôle sur le reste de la vie
sociale, elle n’en reste pas moins le fondement du pouvoir du tyran, qui ne peut s’exercer sans
ce consentement volontaire à sa propre servitude.

Cette analyse est avant tout une critique de l’autoritarisme, dont l’objectif est de
rappeler que le pouvoir le plus absolu est toujours contingent et peut se voir contester à tout
moment. La Boétie cherche à rappeler aux hommes que la liberté existe toujours en puissance
et les appelle ainsi à sortir de cet asservissement en assumant simplement leur propre liberté.
Cette importance accordée au consentement se retrouve néanmoins dans d’autres textes
favorables à l’absolutisme, et en particulier chez Hobbes. L’analyse du Léviathan repose en
effet sur l’idée que les hommes se rassemblent et cèdent leur liberté au souverain pour sortir
de l’état de guerre de tous contre tous. Si, contrairement au Discours de la servitude
volontaire, la liberté ne persiste pas une fois le contrat social en place, le libre consentement
de chacun est nécessaire à l’apparition de l’État absolu. L’existence du souverain est liée au
fait que chaque citoyen lui a cédé sa propre liberté et contribue ainsi à en constituer le corps
social. Hobbes ne présente donc pas un système qui existerait par lui-même et dont le pouvoir
absolu pourrait s’exercer indépendamment de la volonté de ses membres. Le soutien de la
population, le libre consentement de chacun cédant sa propre liberté, sont des éléments
fondamentaux de la construction du contrat social dont la rupture rétablit au contraire l’état de
guerre de tous contre tous.

323
Le totalitarisme constitue dès lors une rupture politique dans le sens où l’homme n’y
est plus nécessaire pour la persistance du régime. L’opinion, le soutien populaire, ou le
consentement de ses membres, ne sont plus des éléments dont le régime se soucie et qui lui
permettraient d’assurer sa légitimité. Les hommes y jouent un rôle accessoire, non nécessaire,
dont le régime peut se passer. De même les différentes vertus mises en avant par la théorie
politique, qu’il s’agisse du courage, de la virtus machiavélienne, ou même de la neutralité
axiologique et de l’investissement dépassionné qui caractérisent le fonctionnaire moderne,
constituent un frein dans la mise en œuvre de la domination totale. La personnalité, l’histoire
individuelle, et tout ce qui fonde l’identité de chacun et lui permet d’apparaître comme un être
distinct des autres, capable d’agir selon sa volonté propre, sont autant d’éléments hostiles à un
monde totalitaire où l’être humain n’est conçu que comme une variable superflue et
interchangeable. Le régime totalitaire cherche ainsi à se débarrasser de tout ce qui constitue la
dimension proprement humaine de l’action politique. Au-delà du racisme et de la volonté de
destruction de l’autre, qu’il s’agisse d’une classe sociale ou d’un groupe ethnique considéré
comme hostile, le totalitarisme se présente comme une tentative d’abolir la nature même de
l’homme. Si le camp constitue le lieu privilégié où cette transformation s’opère, cette
opération ne s’applique pas uniquement sur les populations visées par la propagande du
régime mais porte indistinctement sur l’ensemble de la société. Le communiste authentique,
partisan de la lutte des classes mais qui garderait son esprit critique face à la politique du
parti, représente ainsi un danger aussi grand pour ce dernier que l’ennemi de classe marxiste,
ce qui justifie donc son élimination.

Cette superfluité de l’homme est l’expression poussée à l’extrême du sentiment de


vacuité face au monde qui caractérise les masses dans la société moderne. La société moderne
produit en effet un sentiment de vacuité d’une façon presque mécanique et pour ainsi dire
passive. Comme on l’a vu dans un précédent chapitre 1, l’homme de masses est confronté à
une perte de sens due à une vie passée « sur une terre surpeuplée »2 où il ne peut trouver sa
place, d’où la tentative de retrouver un sens à la fois social et métaphysique dans une vie
inauthentique, comme l’expose Sartre dans L’Être et le néant. L’idéologie totalitaire exerce
dès lors une véritable fascination sur les masses car elle instaure un « sur-sens » qui justifie et
encadre la vacuité de leur existence et leur donne l’illusion de retrouver un sens. Toutefois,
loin de régler la superfluité de l’homme de masses, ce sur-sens idéologique en exacerbe les

1
Chapitre 3III.1
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 809

324
traits car il constitue, comme l’expose Katia Genel, une tentative consciente et délibérée
de réduire « l’être humain à l’état de “superflu”, non pas tant dans l’ordre métaphysique où
l’exprime Sartre comme “en trop" que dans la réalité effective du monde »1. Si les masses
sont confrontées à un monde vide de sens où elles sont de trop, le totalitarisme produit lui-
même cette superfluité en instaurant un sur-sens au monde dans lequel les hommes ne sont
plus nécessaires ; sur-sens qui, poussé jusqu’à l’absurde, se révèle lui-même un non-sens.
L’appareil totalitaire produit des hommes superflus parce qu’il conçoit l’être humain comme
en trop face au sur-sens dont il dote le monde. L’idéologie et la propagande organisent le
monde comme un tout cohérent où ni les faits ni l’action humaine n’ont leur place, tandis que
le camp entreprend de transformer l’homme en une chose dans la réalité concrète.

Dans l’indistinction d’une humanité réduite à l’état de masse, l’homicide n’a


pas plus d’importance que « le tir au pluvier ». Dès lors l’insistance d’Arendt sur
la pluralité répond à l’affrontement de ce traumatisme qui fait qu’il n’y a plus
d’autre, plus de visage. Ce n’est même pas un adversaire qu’on massacre, mais
personne. Désormais, tout n’est pas seulement permis : tout est possible. 2

Le désir de rendre l’homme superflu, accessoire par rapport à une idéologie qui entend
organiser l’ordre du monde sans se préoccuper ni des faits ni des actions humaines, apparaît
alors comme une tentative de transformation de la nature même de l’homme. Comme le
souligne Hannah Arendt, « le dessein des idéologiques totalitaires n’est donc pas de
transformer le monde extérieur, ni d’opérer une transformation révolutionnaire de la société,
mais de transformer la nature humaine elle-même »3. Les régimes totalitaires ne cherchent pas
à modifier le monde, ils ne portent pas un désir révolutionnaire de changer la structure de la
société et de fonder un nouvel ordre sociopolitique. Au contraire leur nature idéologique leur
fait voir le monde comme un tout logique, parfaitement cohérent, et organisé de telle sorte que
rien ne peut venir le modifier. Dès lors, l’action totalitaire ne peut porter que sur les hommes,
avec l’intention expresse d’en modifier la condition. Le monde étant un concept arendtien qui
désigne l’espace existant entre les hommes à partir duquel ils agissent les uns avec les autres,
la volonté de « rendre le monde cohérent, de prouver le bien-fondé de son sur-sens »4
implique d’exclure les hommes du monde, de les priver de la possibilité même d’agir sur le
monde qu’ils contribuent à constituer. Le sur-sens idéologique qui fonde le système totalitaire
ne peut tolérer que l’imprévisibilité de l’action humaine remette en cause son approche

1
Hannah Arendt l’expérience de la liberté, Op. cit., p. 38
2
L’homme est-il devenu superflu ?, Op. cit., p.34
3
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 810
4
Ibid.

325
hégémonique du monde comme un tout prévisible et cohérent. La dignité humaine, sa
capacité à modifier le monde par ses paroles et par ses actes représentent un danger pour le
projet même de société totalitaire. La volonté de transformation de la nature humaine prend
dès lors la forme d’une tentative de destruction à la fois de l’homme et du monde.

La rupture dans l’ordre de la condition humaine que constitue le totalitarisme, sa


tentative de remettre en cause la nature même de l’homme a poussé plusieurs commentateurs
comme Karine Laborie à analyser la politique totalitaire comme une forme de nihilisme. Cette
dimension se manifeste particulièrement dans l’idée que, désormais, « tout est possible ».
Exprimée d’abord par David Rousset face à son expérience des camps (« les hommes
normaux ne savent pas que tout est possible […] les concentrationnaires savent […] ils sont
séparés des autres par une expérience impossible à transmettre. »1), cette idée souligne le fait
que le totalitarisme fait éclater les cadres à partir desquels il était possible d’envisager les
événements. À partir du moment où les camps ont pu exister, alors tout devient possible. Les
catégories éthiques qui permettraient de juger les événements qui s’y sont produits se révèlent
inopérantes pour saisir leur réalité. Ce principe selon lequel tout est désormais possible n’est
toutefois pas l’équivalent du principe selon lequel « tout est permis » qui, pour la philosophie
nihiliste de la fin du XIXe siècle, caractérise une époque marquée par la mort de Dieu.

Comme le rappelle Karine Laborie, Hannah Arendt cherche à distinguer l’expérience


totalitaire de la pensée nihiliste telle qu’elle s’est manifesté à la fin du XIXe siècle. Si les
camps nazis et soviétiques s’inscrivent dans la même perspective qu’une pensée
philosophique qui avait érigé la puissance humaine comme norme suprême de l’existence
indépendamment de toute norme éthique ou ontologique, ils en constituent un saut qualitatif
puisqu’ils vont jusqu’à nier la possibilité même de l’action humaine, remettant ainsi en cause
toute forme de normalité. Le principe selon lequel « tout est permis », tel qu’il est exprimé
chez Nietzsche par exemple, consiste à faire de l’action humaine la seule référence d’un
monde où toute norme transcendantale a disparu. Le régime totalitaire, en érigeant l’idée que
« tout est possible » en norme ultime de son projet de domination totale, exclut au contraire
l’action humaine de son référentiel. Le camp se présente dès lors comme le laboratoire où
peut se réaliser cette excision de l’être humain du monde et sa transformation en un « faisceau
de réactions »2.

1
DAVID ROUSSET, L’univers concentrationnaire, p.181, les éditions de minuit, 1965
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 858

326
Pourtant, malgré cette démarcation par laquelle Arendt fait du camp un événement
inatteignable pour l’entendement et le sens commun mais pensable uniquement comme
élément constitutif d’une idéologie totalitaire en quête de domination absolue, Karine Laborie
fait du totalitarisme la manifestation d’une politique nihiliste. Comme on l’a vu
précédemment, le concept de nihilisme politique signifie que le totalitarisme est « moins une
politique dénuée de but qu’une politique dont les fins détruisent la politique elle-même »1. Le
projet totalitaire ne relève pas du nihilisme dans le sens où il serait privé de toute finalité ou
rejetterait toute signification au monde, mais dans le sens où il cherche à détruire le
fondement même de la politique en remettant en cause la liberté et la spontanéité de l’action
humaine, et partant la condition même de l’homme comme être capable d’agir : « Le
totalitarisme au pouvoir offre donc non seulement la configuration historique d’une politique
aux prises avec le nihilisme mais d’une véritable politique nihiliste dans laquelle le camp
devient une pièce maîtresse »2.

Pour Etienne Tassin, le régime totalitaire va toutefois au-delà de cette politique


nihiliste dont la finalité est la destruction de la politique elle-même. En insistant sur la perte
du monde commun et la négation de la pluralité qui caractérise le projet totalitaire, il fait de ce
dernier une forme d’acosmisme, c’est-à-dire comme un mouvement qui ne s’intéresse plus à
la réalité du monde composé par les actions humaines. En s’appuyant sur la même opposition
entre « tout est permis » et « tout est possible », le concept d’acosmisme contribue en effet à
mettre en lumière le fait que, pour Hannah Arendt, le totalitarisme annihile totalement la place
et le rôle de l’homme. La société totalitaire est un espace sans monde, qui « interdit que se
déploie un monde »3. Or le monde n’est rien d’autre que l’ensemble des actions humaines,
c’est-à-dire le lieu où les hommes agissent et qui donne un sens à leurs actes. L’acosmisme
implique donc la destruction de l’homme en même temps qu’il implique l’absence de monde.
L’homme est littéralement exclu du projet totalitaire, il ne compte plus comme un acteur mais
comme un élément à réduire à l’état de variable de l’espèce humaine pour permettre la mise
en place de la domination totale.

De plus, contrairement au nihilisme politique où la destruction de l’espace politique se


présente comme un projet conscient, le concept d’acosmisme implique un désintérêt radical
vis-à-vis du monde : « L’acosmisme que révèle la logique totalitaire ne s’énonce jamais ni

1
Métaphysique et politique à l’épreuve du nihilisme. Op. cit., p. 404
2
Ibid., p. 425
3
Le trésor perdu, Op. cit., p. 189

327
comme projet ni comme thèse : il est mis en œuvre, sans avoir à se justifier, tout comme les
camps ou l’extermination qui ne répondent à aucune raison, à aucune motivation, à aucun
intérêt, à aucun but sinon l’accomplissement systématique de la destruction elle-même. »1. La
notion de nihilisme politique implique la persistance d’un intérêt pour le monde. Elle suppose
l’existence d’une volonté de destruction de la sphère politique qui, même si elle cherche à
remettre en cause l’action et la spontanéité humaine, continue de recourir à une logique
utilitariste et nécessite une forme d’implication dans le monde composé par les hommes. En
faisant du régime totalitaire un acosmisme qui va au-delà de la politique nihiliste, Etienne
Tassin souligne donc la radicalité de la rupture totalitaire. Le totalitarisme nie la possibilité
même d’un projet politique ou la manifestation d’une volonté fût-elle de destruction.
« L’acosmisme totalitaire […] se met hors du monde »2. Il ne constitue pas un espace public
et ne peut plus être interprété comme un mouvement politique ayant un projet spécifique. Sa
quête de domination absolue, sa prétention à affirmer que tout est possible sans que rien ne
vienne limiter la manifestation des lois de la nature ou de l’histoire, contribuent ainsi à faire
du totalitarisme un régime qui échappe entièrement à l’action humaine.

Ce processus par lequel les régimes totalitaires transforment l’homme en un être


superflu, amène dès lors Arendt à affirmer que l’expérience fondamentale du totalitarisme est
celle de la désolation (loneliness), c’est-à-dire d’une expérience absolue de non appartenance
au monde. Si ce concept est déjà présent dans Les origines du totalitarisme, en particulier
dans l’analyse de la société de masse, Arendt lui donne une définition plus poussée dans
Idéologie et terreur, en le démarquant de la solitude et de l’isolation. Rédigé au moment où
elle publie The Human Condition, ce chapitre permet à Hannah Arendt d’inscrire son analyse
du totalitarisme dans sa conception de la condition humaine, et de montrer ainsi en quoi la
domination totalitaire apparaît comme une forme d’excision du monde. La solitude est en
effet décrite comme un retrait volontaire et librement consenti des affaires humaines, qui nous
renvoie aux interprétations arendtiennes de la technique ou de la pensée. L’artisan seul avec
son œuvre ou le penseur en dialogue avec lui-même sont ainsi deux figures présentées par
Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne et dans La Vie de l’esprit dont l’activité
implique de se tenir en retrait des phénomènes et de s’éloigner de la vie publique. La solitude
ne se constitue toutefois pas en une privation mais en un simple éloignement vis-à-vis du
monde. Tout en impliquant de s’écarter de l’espace public, l’œuvre et la pensée sont toujours

1
Ibid., p. 190
2
Ibid.

328
en lien étroit avec le monde dont elles ne se retirent que le temps de mener à bien leurs
activités de production ou de contemplation.

Inversement l’isolement constitue une forme de privation de la vie collective.


L’homme isolé est celui qui est exclu de la société de ses semblables, qu’il soit ostracisé
politiquement ou bien privé d’un espace public où il peut apparaître comme dans le cas d’une
tyrannie. L’isolement ne désigne pas le fait d’être seul mais d’être repoussé en dehors de la
vie politique. Il se présente dès lors comme une situation d’exclusion marquée par le
sentiment de ne pas compter. L’homme de masses moderne, perdu au milieu d’une foule où il
ne trouve plus de sens, n’est jamais complètement seul mais se caractérise pourtant par son
exclusion des structures sociales et son désintérêt pour la vie publique. Individu atomisé, pris
dans un ensemble dépourvu d’unité politique ou sociale où il se trouve incapable d’agir, il
incarne ainsi ce qu’Arendt désigne par l’isolement. Comme le souligne Etienne Tassin
« l’isolement est la rupture du lien humain qui se marque dans l’expérience politique par la
privation de l’espace public d’action concertée »1. Il se traduit par une situation
d’impuissance, c’est-à-dire comme l’incapacité d’agir et de constituer un monde commun.
Privés de cette relation à autrui qui fonde le lien et l’action politique, les individus isolés se
trouvent rejetés dans la sphère privée. L’isolement se présente dès lors comme l’état classique
des dictatures et des tyrannies, qui cherchent à produire cet état pour briser les solidarités
politiques et éviter l’apparition d’une scène publique qui pourrait contester leur domination.

Néanmoins, malgré la privation qu’il représente, l’isolement n’en constitue pas moins
une relation au monde, défini comme l’espace qui existe entre les hommes. Le fait d’être
exclu d’un espace donné suppose en effet que cet espace continue d’exister par ailleurs. À la
manière d’un exilé qui chercherait à retourner dans son pays d’origine, l’homme isolé a la
possibilité de revenir dans la pluralité des hommes, de constituer à nouveau une communauté
où il peut exister en tant que membre actif. Ainsi, si la prison constitue une forme de mise à
l’écart des criminels, elle suppose également leur réinsertion une fois leur peine purgée.
Comme le souligne Hannah Arendt dans The Human Condition, l’espace public existe
toujours en puissance mais ni nécessairement ni pour toujours : il résulte de l’action des
hommes les uns avec les autres et n’existe que dans l’espace qui existe entre eux. L’isolement
ne met pas fin à la vie publique mais la suspend. Elle reste une potentialité, une capacité
humaine qui se réveille dès que les hommes cherchent de nouveau à agir ensemble. Une

1
Ibid., p. 180

329
dictature peut réprimer toute tentative de manifestation ou de rassemblement public qui
prendrait un tour politique pouvant contester son pouvoir, mais elle ne cherche pas à remettre
en cause la dimension politique de la condition humaine au contraire d’un régime totalitaire.
Malgré la répression des forces soviétiques qui a suivi, le fait que le Printemps de Prague ait
pu voir le jour représente la différence de nature qui existe pour Hannah Arendt entre l’URSS
stalinienne et celle de Khrouchtchev. L’opposition entre l’isolement et la désolation est ainsi
la même que celui qui existe entre privation et destruction.

Si l’isolement se caractérise comme une situation d’impuissance, la désolation se


présente comme une disparition totale du monde commun, et partant comme une remise en
cause radicale de la condition humaine. L’isolement est un état de privation politique, une
rupture des liens communautaires, mais il n’affecte pas la vie privée et laisse substituer une
organisation sociale ainsi qu’un « univers poïétique »1. La désolation constitue l’extension de
cet état d’isolation à l’ensemble des aspects de la vie humaine, privant l’homme non
seulement de sa capacité d’agir avec ses semblables et d’apparaître comme un acteur de la vie
publique, mais également de sa faculté « d’ajouter quelque chose de soi au monde
commun »2. La quête de domination absolue des régimes totalitaires implique l’abolition
conjointe de la sphère publique et de la vie privée, ne laissant à l’homme plus aucun espace
où agir ou simplement être parmi les autres. L’expérience de la désolation qui résulte de la
terreur totalitaire est une rupture totale avec le monde commun, une forme de non-
appartenance au monde qui va « à l’encontre des existences fondamentales de la condition
humaine »3 et étend le sentiment de ne pas compter non seulement à la vie politique mais à
tous les aspects de l’existence.

S’appuyant sur les témoignages des rescapés des camps d’extermination, Hannah
Arendt souligne l’incapacité à témoigner qui caractérise ceux qui ont échappé à la terreur
totalitaire, et qui est exprimée en particulier par David Rousset dans Les Jours de notre mort
et d’où Hannah Arendt tire le concept de désolation : « Lorsqu’il n’y a plus de témoins aucun
témoignage n’est possible. […] Pour s’accomplir un geste exige une signification sociale.
Nous sommes ici des centaines à vivre dans l’absolue solitude »4. Or, pour Arendt,
l’expérience du monde est liée à la pluralité des hommes et à la faculté des objets à apparaître
aux yeux de tous. Le monde est commun parce que les mêmes phénomènes y apparaissent de

1
Ibid.
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p.833
3
Ibid., p. 834
4
DAVID ROUSSET, Les jours de notre mort, p. 464, Paris : Ramsay, 1988

330
façon commune, garantissant ainsi l’objectivité des faits : « Même l’expérience du donné
matériel et sensible dépend de mon être en rapport avec d’autres hommes, notre sens commun
qui règle et régit tous les autres sens et sans lequel chacun de nous serait enfermé dans la
particularité de ses propres données sensibles »1. L’incapacité à témoigner, à dire le camp, va
ainsi plus loin que le seul traumatisme et fait de la désolation une forme de non-expérience,
un événement indicible qui ne peut pas être partagé en tant qu’expérience commune. Par
ailleurs, contrairement à la grande douleur qui renvoie l’homme à un vécu personnel si intime
qu’il ne peut pas être pleinement partagé, l’expérience du camp le prive de sa propre
singularité, en en faisant un être superflu qui ne compte plus, un spécimen de l’espèce
humaine dont la propre perception sensible n’a plus d’importance. Comme l’expose Étienne
Tassin, le totalitarisme détruit ainsi la possibilité même de l’expérience comme fondatrice
d’un monde commun : « la désolation du monde signifie alors la destruction du sujet de
l’expérience (l’être singulier) dans celle de la modalité de l’expérience (le vivre-ensemble) et
dans celle de son objet le monde qui n’est tel que commun) »2.

Conçue à partir de l’expérience du camp de concentration, la désolation devient donc


l’expérience fondamentale sur laquelle se fonde le régime totalitaire. Si la désolation n’est pas
une condition spécifique du totalitarisme, puisqu’elle apparaît avec l’expérience que font les
masses de leur propre superfluité dans une société moderne, le régime totalitaire contribue à
l’organiser et à lui donner un sens. Il renforce ainsi la condition de désolation moderne en
transformant l’état d’isolation et la privation qu’elle implique en véritable destruction de la
relation au monde, au point d’atteindre un stade où l’homme ne compte plus. Comme le
souligne Karine Laborie, « le totalitarisme est le régime de la désolation organisée ou
l’organisation de la désolation »3. Cette organisation de la désolation fait dès lors du
totalitarisme une rupture avec la condition humaine, un régime capable d’abolir la vie
publique et privée, de transformer l’homme en un être superflu, et finalement de nier la
possibilité même d’une expérience commune. À travers le concept de désolation, distingué de
la solitude et de l’isolement, Arendt resitue donc le totalitarisme par rapport à la structure de
la condition humaine qu’elle a présenté dans The Human Condition, afin d’en souligner la
rupture. La désolation permet de caractériser l’essence du totalitarisme comme un régime en
quête de domination absolue conduisant à une remise en cause de la nature humaine comme
être capable d’initiative. Elle contribue ainsi à démarquer le totalitarisme des mouvements qui

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p.834
2
Le trésor perdu, Op. cit., p. 184
3
Métaphysique et politique à l’épreuve du nihilisme. Op. cit., p. 423

331
l’ont précédé afin de saisir la nouveauté radicale de cette condition organisée, tout en la
replaçant dans le rapport à ses origines.

Tel qu’il est décrit dans Les origines du totalitarisme, le totalitarisme est donc plus
qu’un nouveau régime politique, il est l’abolition de toute vie politique. Le totalitarisme ne se
comporte pas comme un État classique, qui cherche à stabiliser les relations politiques et
sociales en posant un cadre défini par la loi et incarné par ses institutions. Il se présente au
contraire comme un mouvement permanent dont le but ultime est de faire un avec la marche
de l’histoire. Dès lors toute la vie politique et sociale est subordonnée à cet objectif, qui nie
toute la liberté et la spontanéité humaine pour la réduire à l’état de variable superflue au sein
d’un système dominé par l’ordre de la nécessité. Cette interprétation de la nature du
totalitarisme reste toutefois soumise à un ensemble de critiques, qui portent autant sur la
méthode arendtienne en tant que telle et sur les tensions internes à son œuvre, que sur la
réalité politique et sociale des régimes totalitaires.

332
Chapitre 4 : Le mythe totalitaire

Les origines du totalitarisme fait partie des ouvrages qui ont contribué à populariser le
concept de totalitarisme et à en faire un élément central des représentations et des recherches
sur la Russie stalinienne et l’Allemagne nazie. Hannah Arendt n’est pourtant pas la première
auteure à avoir développé cette notion. Lorsque son ouvrage paraît aux États-Unis en 1951, le
concept de totalitarisme est déjà un élément de philosophie politique, développé depuis plus
les années 1920 par des auteurs italiens comme Luigi Sturzo (L’Italia e il fascismo, 1926) ou
Francesco Saverio Nitti (Bolscevismo, fascismo e democrazia, 1927), et repris au cours des
années 1930 par des auteurs français comme Élie Halévy (L’Ère des tyrannies, 1938) ou
germanique comme Franz Neumann (Behemoth: The Structure and Practice of National
Socialism, 1933-1944). À l’origine, le concept de totalitarisme a été utilisé par les opposants
italiens à Mussolini pour dénoncer l’emprise de l’État fasciste sur la société, et a été
revendiqué par les partisans du Duce qui vont définir le régime comme un « stato
totalitarismo », avant d’être progressivement étendu au nazisme et au stalinisme à partir des
années 1930 et de l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Lorsqu’Hannah Arendt s’en empare pour en
forger sa propre conception, le totalitarisme désigne donc déjà un État absolu, apparu au cours
du XXe siècle et caractérisé par l’existence d’un parti unique prétendant régir l’intégralité de la
vie de la société à l’aide d’un système de propagande et d’endoctrinement des masses, d’un
système policier ultra-répressif, et d’une idéologie tournée autour du culte de la personnalité
de son leader. Arendt ne prétend d’ailleurs pas forger un concept politique ex nihilo mais
affirme au contraire l’utiliser pour penser un phénomène politique entièrement nouveau. Sa
réflexion s’appuie donc sur les travaux antérieurs, en particulier sur ceux de Franz Neumann,
à partir desquels elle cherche à théoriser la rupture que constitue le totalitarisme dans l’ordre
de la condition humaine.

L’historique du concept a donc une influence sur l’approche arendtienne de la question


totalitaire, et n’est pas sans poser des difficultés pour saisir les phénomènes politiques qu’il
cherche à interpréter. Développé par des auteurs appartenant à des courants de pensée et
d’opinions très différentes, voire hostiles, le totalitarisme est un concept particulièrement
chargé idéologiquement. Comme le souligne Thierry Ménissier, « la notion de totalitarisme
apparaît donc comme un des termes les plus marqués politiquement et idéologiquement qui se
puissent trouver, et représente de ce fait un élément très instable du lexique de la philosophie

333
politique – un élément dont l’emploi était et demeure extrêmement délicat »1. La notion d’État
totalitaire, ou simplement d’État total, fût en effet utilisée à la fois par des antifascistes
libéraux comme Bernard Lavergne (Le Totalitarisme ou la régression de l’Europe, 1937) ou
Raymond Aron (États démocratiques et États totalitaires, 1939), et par des auteurs
conservateurs partisans d’un État fasciste comme Ernst Jünger (La Mobilisation totale, 1930)
ou Carl Schmitt (Évolution de l’État total en Allemagne, 1933), mais également par des
auteurs marxistes comme Gramsci (Sur l’État totalitaire, 1932). De plus, avec la guerre
froide, la diversité idéologique du concept se transforme progressivement en une apologie de
la démocratie occidentale, les auteurs anticommunistes comme Benedetto Croce recourant au
concept pour prendre activement part à l’affrontement culturel entre Est et Ouest, comme
c’est le cas dans La Cité du Dieu athée (1949). Cette dimension apologétique se retrouve
également après l’effondrement du mur de Berlin chez des auteurs comme François Furet
dans Le Passé d’une illusion (1995). Réciproquement, des auteurs contemporains comme
Slavoj Zizek (Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (més)usages d’une
notion, 2007) récusent parfois violemment la pertinence historique et politique du concept de
totalitarisme. En s’appropriant le concept de totalitarisme, Hannah Arendt s’inscrit donc dans
un contexte extrêmement chargé idéologiquement, le développement de l’idée de totalitarisme
ayant été marqué par des tensions et des critiques, justifiées par l’appartenance à tel ou tel
courant de pensée.

Pourtant, malgré les critiques qu’il a pu susciter et sa remise en cause en tant que
catégorie politique et historique objective par différents chercheurs qu’ils soient historiens ou
philosophes2, le concept de totalitarisme est parvenu à s’imposer comme une notion évidente,
relevant pour ainsi dire du sens commun. Le totalitarisme reste ainsi une notion dominante
dans nos représentations des phénomènes du XXe siècle qui parvient à s’imposer jusqu’au
cœur de la recherche en sciences sociales. La persistance de ce concept dans le programme
d’histoire, dans un tiers des thèmes abordés en classe de 3 e mais également en 1 re, montre que
la maîtrise de la notion de totalitarisme fait partie des attendus nécessaires à la fin du cycle
scolaire. De même la récupération du concept à des fins électorales par François Fillon dans
son Totalitarisme islamique, souligne le poids qu’il continue à avoir dans l’imaginaire
collectif. La notion de totalitarisme fait ainsi partie des représentations politiques communes

1
THIERRY MENISSIER, « Pour une connaissance émotionnelle de la domination : une lecture des Origines du
totalitarisme d’Hannah Arendt ». in Éthique, politique, religions, Classiques Garnier, 2012, pp.87-102.
2
On se réfèrera notamment à la critique de Domenico Losurdo, « Pour une critique de la catégorie de
totalitarisme », Actuel Marx, 2004/1 (n°35), p, 155-147

334
qui, au même titre que l’idée de démocratie ou de république, peuvent être mobilisées
rapidement pour évoquer une catégorie politique et historique à des fins de pédagogie ou de
diabolisation d’un groupe politique. Cette importance du totalitarisme ne se limite d’ailleurs
pas à la culture populaire mais s’empare également du débat scientifique. Historien spécialisé
dans l’étude des régimes communistes, Stéphane Courtois a directement recours à cette
notion, en particulier dans son ouvrage Lénine, l’inventeur du totalitarisme où il ne cherche
pas à présenter le fonctionnement de la Russie léniniste et de la révolution bolchévique, mais
bien à démontrer la responsabilité de Lénine dans la construction du système totalitaire. Les
sciences sociales continuent donc d’utiliser une notion politique dont elles dénoncent par
ailleurs les apories.

Étudier la question totalitaire et ses conséquences dans l’œuvre d’Hannah Arendt


implique dès lors d’étudier l’élaboration et la réception du concept de totalitarisme afin de
pouvoir replacer la pensée arendtienne dans un cadre historiographique plus large et la
confronter avec les travaux philosophiques comme historiques réalisés sur le sujet.

I. Origines et limites d’un concept

1. Le totalitarisme entre antifascisme et anticommunisme

Le concept de totalitarisme trouve sa source dans les écrits antifascistes italiens, qu’ils
soient libéraux, socialistes, ou catholiques. Sa première apparition date de 1923 sous la plume
de Giovanni Amendola dans l’article « Maggioranza e minoranza » du journal Il Mondo le 12
mai 1923. Chef de l’opposition démocrate-libérale à Mussolini, sa position se traduit par une
série d’agressions de la part des milices fascistes qui conduisent à son décès en 1926. Dans
l’esprit des opposants, le terme « totalitarismo » désigne toutefois moins un régime
radicalement nouveau, une nouvelle forme de dictature qui s’impose au XXe siècle à cause des
évolutions de l’État moderne et de la société de masse, que la réactualisation de l’absolutisme.
Le terme « tyrannie » est en effet plus utilisé que le terme « totalitarisme » et l’idée d’État
total est conçue en référence à la Première Guerre mondiale, elle-même qualifiée comme telle.
Un penseur marxiste comme Gramsci voit ainsi dans le caractère totalitaire du fascisme une
tendance de l’État capitaliste moderne, due aux évolutions historiques des rapports sociaux :
« Les dictatures contemporaines abolissent légalement même ces formes nouvelles
d’autonomie et s’efforcent de les incorporer à l’activité de l’État : la centralisation légale de

335
toute vie nationale dans les mains du groupe dominant devient totalitaire »1. L’abolition de
l’autonomie des groupes sociaux subalternes sous le fascisme est ainsi interprétée comme la
conséquence de l’hégémonie sociale du groupe dominant et de la centralisation opérée par
l’État moderne, davantage que comme une rupture avec l’ordre de la modernité. La volonté
d’abolir la vie sociale en l’intégrant dans l’ordre de l’État totalitaire est présentée comme une
tendance historique de l’État moderne et non comme le projet spécifique d’un régime qui
constituerait une catégorie socio-politique à part.

La postérité du concept de totalitarisme en tant que catégorie historico-politique en


rupture avec l’ordre antérieur est dès lors liée à son appropriation par le mouvement fasciste
lui-même et ses partisans. Comme le souligne Enzo Traverso, « L’idée de totalitarisme est
sans doute l’innovation la plus significative d’un régime qui […] a élaboré une synthèse
éclectique et pragmatique à partir de matériaux empruntés à des traditions de pensée
différentes et jusqu’alors séparés »2. La théorisation du mouvement fasciste et de son système
politique et social par Mussolini et Giovanni Gentile dans La Doctrine du fascisme apparaît
ainsi comme l’une des premières conceptualisations du totalitarisme en tant que structure
politique visant à absorber et à régir l’intégralité de la vie sociale. Plus qu’une description du
fonctionnement des institutions fascistes, l’idée d’État totalitaire est un manifeste idéologique
qui expose le projet de société voulue par Mussolini : celle d’un État capable non seulement
d’incarner mais également d’englober toute la société civile, de telle sorte qu’il ne reste « rien
en dehors de l’État, rien contre l’État »3. Au cœur du dispositif, le Duce est la figure qui donne
tout son sens cette structure politique et sociale, permettant à chacun de trouver sa place dans
un appareil d’État conçu comme le principe, le moteur, et la fin de la société. L’ensemble des
éléments qui vont venir caractériser le totalitarisme tels que le culte de personnalité, le parti
unique, le régime policier, l’embrigadement et la propagande, sont autant de structures
d’abord élaborées par le mouvement fasciste pour la mise en œuvre de son idéologie.
L’élaboration d’une doctrine totalitaire permet ainsi au régime fasciste de disposer d’une unité
idéologique propre, distincte des courants conservateurs, antilibéraux, ou révolutionnaires
traditionnels.

1
ANTONIO GRAMSCI, Cahiers de prison, extraits du cahier 25 p.312, traduit par Pierre Laroche, Paris :
Gallimard, 1991, cité par Enzo Traverso, Le totalitarisme : le XXe siècle en débat, p. 278, Seuil, 2001
2
ENZO TRAVERSO, Le totalitarisme : le XXe siècle en débat, p. 278, Seuil, 2001
3
BENITO MUSSOLINI, Opera Omnia, XXI, p. 362, Florence : La Fenice, 1967, cité par Enzo Traverso, Op.
cit., p.20

336
Ce concept de totalitarisme se trouve alors marqué par une approche néo-hégélienne
que cherche à lui insuffler celui qui se présente lui-même comme le « philosophe du
fascisme ». La dimension totalitaire que Giovanni Gentile souhaite donner au fascisme trouve
en effet son fondement dans la manière dont il envisage l’ontologie. Sa conception de l’État
total assurant un contrôle absolu sur tous les aspects de la vie de ses membres apparaissant
comme une réinterprétation de l’idéalisme absolu hégélien, qui suppose une identité entre
l’être et la pensée. L’idéalisme actuel que Gentile souhaite promouvoir se présente comme un
monisme radical faisant disparaître toute trace de transcendance ou d’altérité. Comme le
souligne Pierre-Philippe Druet « Giovanni Gentile est l’auteur d’un idéalisme tellement
absolu qu’il fait paraître réaliste la pensée hégélienne »1. Gentile nie toute dialectique des
idées pour proposer une métaphysique dans laquelle rien n’existe en dehors de son
actualisation. Cette négation de la transcendance des idées l’amène également à nier
l’individualité, ce dernier n’étant plus conçu que comme un moment empirique de l’unité de
l’humanité constitué par l’État. Pour Gentile, la société n’existe pas entre les hommes mais est
l’expression d’une unité transcendantale n’existant que dans son actualisation. L’État fasciste
est interprété comme l’accomplissement de l’État éthique hégelien, et pensé comme le seul
détenteur de l’autorité. L’individu empirique doit lui être entièrement soumis dans la mesure
où il n’a de valeur que pris à l’intérieur de l’État qui lui donne sa signification, position qui
justifie dès lors son caractère totalitaire :

Le libéralisme met l’État au service de l’individu ; le fascisme réaffirme


l’État comme la véritable réalité de l’individu. Si la liberté doit être l’attribut de
l’homme réel, et non de ce pantin abstrait qu’envisageait le libéralisme
individualisme, le fascisme est pour la liberté. Il est seulement pour une liberté qui
puisse être une chose sérieuse, la liberté de l’État et de l’individu dans l’État. Et
cela parce que, pour le fasciste, tout est dans l’État et que rien d’humain ou de
spirituel, pour autant qu’il ait de la valeur, n’existe en dehors de l’État. Dans ce
sens le fascisme est totalitaire et l’État fasciste, synthèse et unité de toute valeur,
interprète, développe, et donne puissance à la vie tout entière du peuple. 2

Parfois négligé ou perçu comme un régime totalitaire non abouti, le fascisme italien
est le lieu où va s’élaborer la doctrine totalitaire, avant qu’elle ne soit reprise par les penseurs
de la « révolution conservatrice » allemande. Contrairement au fascisme où les autorités se
sont saisies du concept de totalitarisme pour élaborer leur idéologie, les théoriciens du
nazisme comme Hitler ou Himmler se sont peu intéressés à un tel concept, l’idéologie raciale

1
PIERRE-PHILIPPE DRUET, « La politisation de la métaphysique idéaliste : le cas de Gentile ». In: Revue
Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 74, n°21, 1976. pp. 68-95 (Texte en ligne)
2
GIOVANNI GENTILE, « Fascismo », Enciclopedia italiania, vol. XIV, p.847, Florence : Treccani, 1932, cité
par Enzo Traverso, Op. cit., p.21

337
structurant davantage le mouvement que la forme de l’État. La réflexion sur l’État total va dès
lors être développée par des auteurs conservateurs allemands comme Ernst Jünger ou Carl
Schmitt, partisans d’un modèle autoritaire et fascisant, mais peu impliqués dans la
théorisation du nazisme, voire opposés au NSDAP. L’État total de Carl Schmitt s’apparente en
effet à une tentative de restaurer l’État absolu hobbesien en s’opposant au positivisme
juridique défendu notamment par Kelsen. Juriste de formation, opposé aussi bien au
communisme qu’au nazisme – du moins jusqu’à son arrivé au pouvoir – Carl Schmitt propose
une solution politique à la crise que traverse l’Allemagne de Weimar : celle d’une dictature de
l’exécutif capable de restaurer la souveraineté nationale en prenant les pleins pouvoirs et en
rompant avec la conception normative de l’état de droit hérité de la société libérale. Fondé sur
une conception de la politique définie comme la séparation entre amis et ennemis, l’État total
de Carl Schmitt se veut la continuité et le dépassement de l’État constitutionnel. Sa dimension
totalitaire est ainsi liée au monopole traditionnel de l’État de faire la guerre, guerre qui, après
14-18, ne peut être qu’une guerre totale, justifiant dès lors le contrôle total de l’État sur la
société. Sa définition du totalitarisme est donc résolument conservatrice et nationaliste, encore
loin de la vision du mouvement permanent profondément anti-utilitariste qu’en fera Hannah
Arendt.

Pourtant, avec la prise du pouvoir des nazis à Berlin, Carl Schmitt adapte son discours
pour correspondre à l’idéologie national-socialiste ; adoptant un discours ostensiblement
antisémite et justifiant les mesures du pouvoir comme les lois de Nuremberg ou la nuit des
Longs Couteaux pour tenter de s’imposer dans l’appareil juridique du IIIe Reich. Cette
position ne l’empêchera toutefois pas d’être exclu du parti en 1936. La position de Carl
Schmitt illustre la rupture que constitue la prise de pouvoir d’Hitler dans l’interprétation du
phénomène totalitaire. Quel que soit le degré d’adhésion réel de Schmitt au nazisme une fois
celui-ci mis en place en Allemagne, sa pensée reste inscrite dans un cadre juridico-politique
classique, fondé sur la souveraineté de l’État sur un territoire délimité et son rapport au droit.
Or si l’appareil d’État est au cœur de la doctrine mussolinienne, l’idéologie nazie promeut au
contraire le rôle de la communauté raciale, indépendamment de la structure étatique. Cet
aspect de l’idéologie nazie a dès lors conduit les théoriciens du totalitarisme à redéfinir les
régimes totalitaires comme une rupture avec la société moderne plutôt que comme la
réactualisation d’une forme de tyrannie contemporaine. Pour Franz Neumann, la nature du
régime nazi implique de penser le totalitarisme comme un non-État plutôt que comme un État
monolithique caractérisé par une bureaucratie omniprésente. Le titre même de son ouvrage –

338
Béhémoth : structure et pratique du national-socialisme – souligne l’opposition du
totalitarisme à l’État incarné chez Hobbes par la figure du Léviathan. Plus qu’un retour à un
État absolu cherchant à phagocyter la société civile, le totalitarisme apparaît pour Neumann
comme l’antithèse de toute institution politique et constitue dès lors une rupture par rapport à
la structure de l’État moderne.

Tout en s’imposant progressivement dans la littérature politique avec la montée en


puissance du régime nazi au cours des années 1930, et l’arrivée des opposants politiques
chassés d’Allemagne en France ou aux États-Unis, le concept de totalitarisme reste toutefois
une notion partagée essentiellement par des mouvements antifascistes aux idéologies parfois
différentes. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la notion de totalitarisme reste ainsi
un concept aux contours relativement flous, qui ne renvoie pas aux mêmes réalités selon les
auteurs qui se saisissent de cette question. Ce caractère éclectique et imprécis du concept de
totalitarisme est d’autant plus marqué que certains événements restent encore largement
inconnus des chercheurs qui tentent d’élaborer ce concept. Ainsi, comme le rappelle Enzo
Traverso « Neumann persistait à qualifier l’antisémitisme allemand, en dépit de son caractère
totalitaire, d’expérience essentiellement propagandiste (un ersatz de la lutte des classes), en
excluant explicitement sa dérive génocidaire »1, et ce alors que la conférence de Wannsee
venait de se tenir pour mettre au point l’organisation administrative de la Solution finale, et
que la Shoah avait déjà commencé depuis plusieurs mois. L’accès aux faits restera ainsi un
problème récurrent de la conceptualisation du totalitarisme, y compris après la découverte des
camps d’extermination à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. La difficulté d’accès aux
archives russes contribuera à limiter la connaissance précise des événements et du
fonctionnement du système soviétique jusqu’à la chute du mur de Berlin.

La variété des approches autour du concept de totalitarisme se manifeste dans la


définition qu’en donne un auteur comme Marcuse par exemple. À la manière de Gramsci, il
voit l’apparition de l’État total comme le prolongement du libéralisme et la manifestation
d’une crise du système capitaliste. La notion de totalitarisme n’est toutefois plus utilisée
comme un synonyme de tyrannie moderne mais comme un concept central de son analyse
politique. Voyant dans la société industrielle et le triomphe de la technique au XXe siècle une
forme d’aliénation sociale, Marcuse lie en effet la domination totale mise en œuvre par les
régimes totalitaires au projet de domination des hommes par la rationalité instru mentale et

1
Le totalitarisme : le XXe siècle en débat, Op. cit., p. 400

339
technicienne. La violence du régime nazi devient dès lors le résultat de « l’alliance funeste qui
l’inspire entre une idéologie irrationaliste (le racisme völkisch) et la technologie moderne
(industrielle) »1. Si cette position l’amène à critiquer autant la société occidentale des trente
glorieuses que la Russie soviétique, en particulier dans ses essais tardifs comme L’Homme
unidimensionnel, elle consiste essentiellement en une dénonciation de la société industrielle.
Le totalitarisme n’est dès lors pas interprété comme une rupture avec la modernité mais
comme la manifestation de la société de consommation et de ses tendances totalisantes,
l’antilibéralisme des positions nazis et fascistes masquant en fait leur proximité idéologique
avec la société capitaliste.

L’intégration de l’URSS stalinienne à la catégorie du totalitarisme a de plus été une


question récurrente dans l’histoire du concept. Non seulement les dirigeants soviétiques ne se
sont jamais revendiqués ouvertement d’un État total, contrairement au régime fasciste et aux
nationalistes allemands, mais les intellectuels marxistes se sont emparés de cette notion pour
dénoncer la violence des régimes fascistes, soutenant de la sorte l’idée d’une équivalence
entre fascisme et totalitarisme. La difficulté à concevoir l’Union soviétique comme un régime
totalitaire est ainsi liée à l’antagonisme idéologique entre fascistes et communistes. La pensée
marxiste intègre en effet progressivement le totalitarisme comme un élément de son discours
antifasciste et anticapitaliste. L’État totalitaire n’est donc pas pensé comme une catégorie
politique transversale, incluant l’Allemagne nazie et la Russie stalinienne, mais comme une
analyse sociologique devant relier les mouvements fascistes à l’histoire du capitalisme. La
nature antifasciste de la critique du totalitarisme a par ailleurs conduit certains auteurs
communistes à adopter une position négationniste à l’égard du stalinisme, en prenant la
défense de la politique stalinienne comme le fait Merleau-Ponty vis-à-vis des procès de
Moscou dans Humanisme et terreur, voire en niant l’existence des camps soviétiques. Si cette
position finira par devenir intenable après la déstalinisation réalisée par Khrouchtchev,
l’antifascisme de l’Union soviétique a consisté en un puissant moyen de faire taire les
critiques à son égard jusque dans les années 1950. Ainsi, lorsque David Rousset, ancien
déporté à Buchenwald et auteur de l’Univers concentrationnaire, dénonce l’ampleur du travail
forcé en URSS et le rôle économique des camps en 1949, le député communiste Virgile Barel
n’hésite pas à le traiter « d’écrivain hitlérien »2 sans que cela lui paraisse contradictoire.

1
Ibid., p. 283
2
EMILE COPFERMANN, « Les communistes, le Goulag et la “salade confite“ », Libération, 12 décembre
1997, (texte en ligne) [dernière consultation le 26 mars 2019]

340
Des critiques du régime stalinien, venues parfois d’auteurs eux-mêmes marxistes, vont
pourtant apparaître précocement malgré le développement de l’historiographie socialiste du
totalitarisme et appuyer la comparaison entre ses structures et celles des régimes de Mussolini
et d’Hitler. Cette analyse est d’abord portée par des auteurs trotskystes – dont Trotski lui-
même – comme Victor Serge, qui pose ainsi les fondements d’une critique marxiste
antistalinienne dès 1933, notamment dans ses Mémoires d’un révolutionnaire. Ancien
révolutionnaire ayant participé activement à la Révolution de 1917 puis à la guerre civile,
avant de soutenir l’opposition trotskiste et d’être condamné à la déportation en Sibérie, Victor
Serge représente ainsi le divorce qui s’opère entre les intellectuels internationaux et le régime
stalinien à partir de la collectivisation et des procès de Moscou. Le totalitarisme devient dès
lors le concept permettant à une opposition communiste à Staline d’exprimer son rejet de la
politique suivie par ce dernier. En se saisissant de la notion de régime totalitaire l’objectif est
dès lors de dénoncer les pratiques staliniennes afin de montrer qu’elles ne sont pas
véritablement communistes. Le concept de totalitarisme devient donc l’enjeu d’une lutte pour
l’hégémonie culturelle entre communistes, qui oppose notamment partisans de l’URSS
stalinienne et membres de la Quatrième Internationale défendue par Trotski.

Cette position est également défendue par des auteurs libéraux comme Hayes dans La
Nouveauté du totalitarisme dans l’histoire de la civilisation occidentale. Publié en 1939, cet
article de Hayes constitue un moment important de la conceptualisation du totalitarisme
puisqu’il rassemble les régimes nazis, fascistes, et communistes dans une même catégorie
politique qu’il oppose à la tradition occidentale. Douze ans avant la parution des Origines du
totalitarisme, l’idée de rupture totalitaire apparaît ainsi clairement dans ce texte qui affirme
que « le totalitarisme dictatorial d’aujourd’hui est une réaction – plus que cela, une révolte –
contre l’ensemble de la civilisation historique occidentale »1. L’approche du totalitarisme
défendue par Hayes est toutefois d’ordre essentiellement social et ne s’appuie pas sur les
structures politiques et idéologiques des deux régimes mais révèle davantage les angoisses
d’une élite sociale face aux transformations du XXe siècle. L’auteur fonde en effet son constat
de la rupture totalitaire sur le fait que « jusqu’à présent, le despote qui réussissait venait d’une
bonne famille. […] Aucun de ces despotes de notre temps qui ébranlent le monde ne peut
attester d’une bonne naissance, pas plus qu’aucun d’entre eux n’a reçu une bonne éducation.
[…] C’est précisément parce qu’ils sont issus des masses, et non pas de la haute société, qu’ils

1
CARLTON HAYES, “The Novelty of Totalitarism in the History of Western Civilization”, Proceeding of
American Philosophical Society, vol. 82, n°1, 1940, p. 91-102, traduit par Sylvie Courtine-Denamy, cité par
Enzo Traverso, Op. cit., p.336

341
ont pu trouver plus aisément un écho dans les masses »1. L’identification du nazisme et du
stalinisme contribue dès lors à faire du totalitarisme un mouvement politique hostile à l’ordre
social européen hérité des Lumières, quitte à gommer les spécificités de chaque régime.

On retrouve également la même logique d’assimilation chez un auteur comme Hayek.


Penseur libéral, ayant considérablement influencé le néolibéralisme à partir des années 1980,
Hayek voit en effet dans le nazisme et le stalinisme l’antithèse de la démocratie. Sa critique
du totalitarisme assimile toutefois la liberté avec la « soumission de l’homme aux forces
impersonnelles du marché »2. Dès lors, toute tentative étatique de contrôle de l’économie ou
d’influence sur le marché se voit interprétée par Hayek comme un pas en avant vers
l’émergence d’une société totalitaire. La route de la servitude marque ainsi un tournant dans
l’appréhension du phénomène totalitaire. Contrairement aux penseurs antitotalitaires des
années 1920 et 1930, ce n’est plus l’Italie fasciste et son approche charismatique du pouvoir
qui sert de référence, mais la Russie soviétique et son approche collectiviste de l’économie.
En regroupant l’ensemble des tentatives de planification de l’économie en un même
mouvement de progression vers la société totalitaire, Hayek pose donc les bases d’une vision
manichéenne du monde opposant démocratie libérale et régime totalitaire. La société libérale
et la protection des marchés deviennent ainsi les seuls avatars de la liberté, Hayek n’hésitant
pas à comparer l’idée de justice sociale à un « cheval de Troie » du totalitarisme. Si, lorsque
Hayek rédige La route de la servitude, son texte peut sembler à contrecourant au moment où
la Russie stalinienne fait parties des Alliés se réunissant à Yalta pour décider du sort du
monde, sa conception du totalitarisme va rapidement devenir dominante au cours des
décennies qui suivent. L’œuvre d’Hayek participe ainsi à l’évolution décrite par Enzo
Traverso d’une conception antifasciste du totalitarisme vers une approche anticommuniste.
Avec l’avènement de la guerre froide, la dimension idéologique de ce concept prend dès lors
une tournure politique de plus en plus importante.

2. Un concept marqué idéologiquement

L’approche du totalitarisme incluant le régime stalinien est profondément liée aux


événements politiques qui rendent Staline plus ou moins fréquentable pour les démocraties
occidentales. La signature du pacte germano-soviétique affermit ainsi la position de ceux qui
défendent l’idée d’une unité ontologique entre nazisme et stalinisme. Bien qu’il obéisse à des

1
Ibid., p. 326
2
FRIEDRICH HAYEK, La route de la servitude, p. 148, traduction de G. Blumberg, Paris : Presses
universitaires de France, 1993, cité par Enzo Traverso, Op. cit., p.407

342
objectifs géopolitiques distincts des questions idéologiques, le rapprochement des deux
régimes en 1939 affaiblit le positionnement de la Russie soviétique comme régime
antifasciste, et renforce au contraire l’idée que les deux systèmes partagent une même nature
politique fondée sur le règne des masses. Inversement la Seconde Guerre mondiale et
l’invasion de l’URSS renforcent la conception antifasciste du totalitarisme. Face à un ennemi
clairement identifié comme étant l’Allemagne nazie, l’Union soviétique fait figure d’allié
essentiel pour l’Angleterre et les États-Unis, et sa victoire contre le IIIe Reich contribue à son
prestige international, qui occulte la comparaison avec l’Allemagne nazie. Au moment où les
États-Unis cherchent à soutenir l’effort de guerre russe en prise avec la Wehrmacht, la
propagande américaine insiste en effet davantage sur la figure du « bon vieil oncle Jo » que
sur les crimes de masse commis par le régime stalinien. Il faut attendre le début de la guerre
froide pour que la réflexion sur le concept de totalitarisme prenne une nouvelle inflexion.
Sous l’influence du maccarthysme, l’ennemi de la liberté n’est plus le nazisme mais la Russie
communiste, et ce d’autant plus que Berlin, coupé en deux suite à la fusion des zones
d’occupation alliées est devenu le symbole de l’affrontement entre les deux superpuissances.
Le passage de l’Allemagne, ou du moins de sa partie ouest, de la position d’ennemi objectif à
celle de membre actif de l’OTAN contribue donc à faire de l’Union soviétique le modèle de
référence de l’État totalitaire.

Entre les années 1950 et les années 1960, le concept de totalitarisme devient donc un
véritable enjeu d’État pour les États-Unis dans la lutte contre l’URSS. Survenu en 1966, le
scandale du Congrès pour la liberté de la culture illustre parfaitement cette implication du
gouvernement américain dans l’évolution du concept de totalitarisme. Fondé en 1950 et
considérant dans les articles 11 et 12 de son Manifeste aux hommes libres que « la théorie et la
pratique des États totalitaires sont la plus grande menace que l’humanité ait dû affronter au
cours de son histoire » et que « l’indifférence et la neutralité envers une pareille menace
constituent une trahison à l’égard des valeurs essentielles de l’humanité et une abdication de
l’esprit libre »1, le congrès se donnait pour objectif de soutenir les intellectuels victimes des
régimes totalitaires. Comptant parmi ses membres des intellectuels comme Raymond Aron,
Benedetto Croce, Bertrand Russell, ou Karl Jaspers, le congrès a à la fois cherché à soutenir la
dissidence en Europe de l’Est et à lutter contre les intellectuels communistes, en particulier en
lançant une campagne contre Pablo Neruda en 1960, alors que ce dernier était candidat au

1
« Manifeste aux hommes libres. La création du Congrès international pour la liberté de la culture, juin 1950 »,
Commentaire, 2007/3 (Numéro 119), p. 827-830

343
prix Nobel 1. Or, à la suite d’une enquête du New York Times de 1967 le Congrès pour la
liberté de la culture s’est révélé être une organisation financée par la CIA, sans que ses
membres en soient conscients ; les archives de la CIA n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer que
« [t]he Congress for Cultural Freedom is widely considered one of the CIA’s more daring and
effective Cold War covert operations »2 soulignant l’importance de cette opération en pleine
guerre froide.

L’implication de la CIA dans la vie culturelle, que ce soit en soutenant les intellectuels
anticommunistes ou la diffusion de l’art abstrait dans les galeries d’art, montre ainsi
l’importance politique prise par la notion de régime totalitaire à partir des années 1950. Dans
ce contexte de guerre froide, le concept de totalitarisme change de sens, passant d’une critique
des régimes fascistes et communistes à celle d’une apologie du modèle occidental comme le
suggère Enzo Traverso 3. Le totalitarisme n’est pas un concept neutre cherchant à décrire
objectivement les fonctionnements d’un régime nouveau. Dès ses origines, il se trouve
marqué par une dimension politique forte et critique, que ce soit du fascisme ou du
communisme ; critique qui, à partir des années 1950, est utilisée à des fins de promotion du
modèle américain et plus largement de la démocratie libérale. Cette dimension apologétique
est également renforcée par le fait que de nombreux théoriciens du totalitarisme sont
d’anciens exilés allemands qui, après la Seconde Guerre mondiale, se sont intégrés à la
société américaine. Apportant avec eux l’expérience du nazisme et la critique du fascisme,
leurs analyses vont dès lors s’adapter aux enjeux de la géopolitique et à l’anticommunisme
qui anime la société américaine dans les années 1950-1960. Traverso parle à ce propos d’une
forme de « transfert culturel dans lequel la problématique que les exilés avaient importée
d’Europe (le fascisme et le totalitarisme) était maintenant repensée à partir de catégories
nouvelles »4.

Les États-Unis ne sont d’ailleurs pas les seuls à être concernés par cette mutation. Sans
sombrer dans les mêmes travers que la chasse aux sorcières anticommuniste déclenchée par le
maccarthysme, la RFA (République Fédérale d’Allemagne) utilise le concept de totalitarisme
pour se démarquer aussi bien du nazisme que de la RDA (République Démocratique
Allemande). L’idée de rupture totalitaire est alors au cœur du processus de dénazification

1
FREDERIC CHARPIER, La CIA en France : 60 ans d’ingérence dans les affaires françaises, Le Seuil, 2007
2
SIDNEY HOOK, « Origins of the Congress for Cultural Freedom, 1949-1950 — Central Intelligence
Agency », www.cia.gov (texte en ligne), [dernière consultation le 27 mars 2019]
3
Le totalitarisme : le XXe siècle en débat, Op. cit., p. 51
4
Ibid., p. 54

344
réalisé dans les premières années du pays et permet à l’Allemagne de l’ouest de se convertir
rapidement à la démocratie libérale tout en exonérant les institutions comme l’armée ou
certains industriels conservateurs de leur participation à la politique du IIIe Reich. Ainsi, tout
en maintenant par ailleurs la distinction entre communisme et totalitarisme, Jaspers n’hésite
pas à parler de « la lutte non seulement spirituelle mais également directe contre le
communisme » qui consiste « à combattre les actions subversives de la cinquième colonne »1.
Le concept de totalitarisme devient dès lors symptomatique de la fracture idéologique entre
les deux Allemagnes. Si en RFA le terme apparaît comme l’outil intellectuel qui permet de
renvoyer dos à dos le passé nazi et le voisin communiste, la RDA rejette ce concept et cherche
au contraire à s’approprier l’idée d’antifascisme quitte à oublier le rôle des auteurs marxistes
dans la construction du concept de régime totalitaire. En désignant la RDA comme un régime
totalitaire, la RFA peut justifier sa transition vers un régime démocratique tout en passant sous
silence l’adhésion de ses membres au NSDAP ; réciproquement la RDA justifie l’érection du
mur de Berlin par la lutte contre le fascisme d’après-guerre2. L’usage ou au contraire le rejet
de la catégorie de totalitarisme apparaissent dès lors comme une forme de positionnement des
deux régimes l’un par rapport à l’autre. La notion de totalitarisme est ainsi mise au service de
la construction de l’identité ouest-allemande, conduisant à l’élaboration d’une « idéologie du
totalitarisme » qui vient justifier sa politique :

Une fois reproposé sous une lumière essentiellement anticommuniste, le


« totalitarisme » remplissait une double fonction politique : d’une part, il
contribuait à « immuniser » le système occidental en le plaçant au-dessus de toute
critique (les opposants des État-Unis et de la RFA se transformaient
automatiquement en sympathisants potentiels ou réels de l’ennemi totalitaire) ;
d’autre part il impliquait une relativisation, voire une mise entre parenthèse du
passé nazi. […] L’antitotalitarisme ouest-allemand, a écrit à ce propos Jürgen
Habermas, est ainsi devenu la source d’un « anti-antifascisme » qui, s’opposant à
l’idéologie d’État de la RDA, essayait d’évacuer tout héritage antifasciste et, avec
lui, la mémoire du nazisme. 3

À la fin des années 1960, le concept de totalitarisme va toutefois être progressivement


remis en cause ou abandonné par une partie des intellectuels et subir une éclipse qui va durer
jusqu’à la fin de la guerre froide et la chute du mur de Berlin. Cette évolution est due, d’une
part, aux évolutions politiques et sociales qui s’opèrent dans les sociétés occidentales au cours
des années 1960 et 1970, et, d’autre part, aux nouvelles perspectives historiographiques qui,

1
KARL JASPERS, « Lutte contre le totalitarisme », Essais philosophiques : philosophie et problèmes de notre
temps, traduction de L. Jospin, Paris : Payot, 1969. Cité par Enzo Traverso, Op. cit., p. 471
2
ENZO TRAVERSO, Le totalitarisme : le XXe siècle en débat, Op. cit., p. 58
3
Ibid.

345
en s’attachant davantage aux spécificités du nazisme et du stalinisme, vont sortir d’une
conception du totalitarisme comme amalgame des deux régimes. Les recherches sur la Shoah,
qui se développent à partir des années 1960, vont notamment jouer un rôle prépondérant dans
la manière de percevoir le nazisme et contribuer à l’éclipse que va connaître le concept de
totalitarisme. La prise de conscience du caractère unique du génocide perpétué par
l’Allemagne du IIIe Reich, encore très fragmentaire dans les années 1950, commence à
s’imposer dans la décennie qui suit, en particulier avec le développement de l’État d’Israël. Le
procès de Jérusalem, en 1963, constitue ainsi un moment important de cette prise de
conscience. L’analyse du génocide remplace alors celle de l’État national-socialiste dans la
perception de ce qu’a été le nazisme, et la notion d’Holocauste commence à s’imposer au
détriment de celle de totalitarisme. Cette prise en compte de l’irréductibilité de la Shoah remet
donc en cause l’équivalence opérée dans les années 1950 entre camps nazis et camps
soviétiques, et poussent les chercheurs à repenser l’unité de chaque système.
L’historiographie du nazisme comme du stalinisme sort ainsi du concept de totalitarisme pour
mieux resituer ces régimes dans leur histoire respective, loin de la conception d’un État
totalitaire monolithique. Des auteurs comme Marc Ferro ou Hans Mommsen, relisent de la
sorte le fonctionnement du nazisme au prisme d’une approche sociale de l’histoire qui rompt
avec le schéma structurant du totalitarisme comme régime ontologiquement hostile à la
liberté.

« Utile comme arme de combat le “totalitarisme” se révélait encombrant comme


catégorie analytique »1. La remise en cause de la pertinence historiographique de la catégorie
de régime totalitaire s’accompagne également d’une critique de sa récupération à des fins
politiques, en particulier par les conservateurs. La gauche américaine dénonce ainsi le
caractère idéologique de la notion de totalitarisme et la partition qu’elle suppose entre monde
libre et monde totalitaire. Cette critique est profondément liée aux mutations sociales qui
affectent les sociétés occidentales et aux événements mondiaux qui modifient le rapport des
citoyens américains et européens aux régimes communistes. Avec la Révolution cubaine et
plus encore avec la guerre du Vietnam, l’usage du concept de totalitarisme au nom de la lutte
anticommuniste se trouve en effet de plus en plus rejeté par ceux qui dénoncent les
conséquences d’une telle politique. De même le soutien à des dictatures militaires sous
couvert de lutte contre le totalitarisme, en particulier en Amérique latine comme lors du coup
d’État de Pinochet en 1973, renforce les doutes sur une notion qui apparaît être un outil

1
Ibid., p. 81

346
idéologique visant à justifier l’ingérence américaine dans le monde. L’apparition du tiers-
monde sur la scène internationale à partir de la conférence de Bandung contribue également à
remettre en cause l’opposition entre modèle libéral et modèle soviétique. Cette remise en
cause est d’autant plus forte que les nouveaux pays communistes comme la Chine ou Cuba
servent de contre-modèle pour les intellectuels comme Sartre, qui soutient la Révolution
cubaine dès 1960 avant de rompre avec le gouvernement castriste en 1971 à la suite de
l’emprisonnement d’Heberto Padilla. L’URSS cesse donc d’incarner la société communiste.
L’opposition entre démocratie libérale et régime communiste totalitaire se voit remplacée par
une analyse de l’impérialisme occidental face aux mouvements anticoloniaux – interprétation
qui avait été mise entre parenthèse par les lectures « totalisatrices ».

Pourtant, malgré cette remise en cause, le concept de totalitarisme trouve un nouvel


élan en France, où il ne s’était jamais pleinement développé jusque-là. L’importance du parti
communiste tant dans la vie politique que pour la vie intellectuelle dans la France de la IV e et
du début de la Ve République a en effet longtemps empêché l’émergence d’une réflexion
structurée sur le totalitarisme, bien que des penseurs libéraux comme Raymond Aron ou
marxiste comme Castoriadis se soient emparés très tôt de cette notion et aient contribué à sa
diffusion. La diffusion de L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne a joué un rôle décisif dans la
popularisation du concept de totalitarisme au moment même où ce dernier était
progressivement abandonné par les chercheurs américains, l’ouvrage faisant redécouvrir les
crimes du stalinisme à toute une génération d’intellectuels jusque-là admirateurs de la Chine
maoïste. Comme le souligne Enzo Traverso, cette redécouverte ne fait toutefois que
renouveler des thèmes déjà présents dans la littérature antitotalitaire des décennies
précédentes, en particulier avec la comparaison entre camps soviétiques et camps nazis : « À
l’exception de Lefort, Abensour et quelques autres, le débat français sur le totalitarisme se
limitera à reproduire, avec trente ans de retard, les clichés d’une soviétologie anglo-saxonne
désormais essoufflée »1. D’un point de vue analytique, la réapparition du concept de
totalitarisme dans la France des années 1970 consiste davantage à mettre en lumière les
travaux déjà réalisés auparavant par des penseurs antitotalitaires comme Raymond Aron ou
Claude Lefort qu’à proposer une nouvelle approche du concept de totalitarisme. Si Michel
Foucault a bien tenté d’intégrer les régimes totalitaires à sa conception généalogique de
l’histoire, en liant le Goulag soviétique et le camp d’extermination nazi au Panopticon de
Bentham, cette analyse est restée sans suite et n’a donné lieu qu’à une lecture succincte du

1
Ibid., p. 86

347
stalinisme comme « guerre des races »1 calquée sur l’idéologie nazie, plutôt qu’à une
réinterprétation du stalinisme comme une manifestation spécifique de la modernité.

La nouveauté de l’appropriation du totalitarisme par la sphère culturelle française tient


alors dans la rupture qu’elle représente entre deux générations d’intellectuels. La redécouverte
du totalitarisme marque en effet la fin d’un cycle intellectuel qui, après la guerre, s’était
notamment constitué autour de la figure prépondérante de Jean-Paul Sartre. Marqués par
l’expérience de la résistance et de la libération, des penseurs d’après-guerre comme Albert
Camus ou Franz Fanon se sont ainsi caractérisés par leurs rapports – critiques ou non – avec
le parti communiste et leur engagement dans la lutte anticoloniale en particulier pendant la
guerre d’Algérie. Si les relations avec les régimes communistes sont parfois complexes –
Sartre soutiendra notamment l’URSS de 1952 à 1956 avant de se détacher du parti
communiste après l’insurrection de Budapest – le socialisme reste une référence idéologique
majeure. L’idée d’une unité ontologique entre nazisme et stalinisme est donc étrangère au
mouvement intellectuel qui se caractérise au contraire sur sa dimension anti-impérialiste,
comme l’illustre la préface de Sartre aux Damnés de la terre de Franz Fanon. Ainsi, à une
époque où les État-Unis théorisent le lien synchronique entre nazisme et stalinisme pour
justifier leur politique anticommuniste, les auteurs français comme Aimé Césaire théorisent le
lien diachronique entre impérialisme et nazisme pour mieux défendre la lutte anticoloniale.
L’appropriation du concept de totalitarisme par des auteurs de la Nouvelle philosophie
comme André Glucksmann marque dès lors la rupture avec ce courant de pensée. Procédant à
une lecture critique du marxisme à partir de la notion de régime totalitaire, ils rejettent non
seulement le communisme comme modèle de référence, mais font également disparaître la
question coloniale des débats. Cette rupture est d’autant plus forte qu’elle s’accompagne du
déclin du gauchisme en France après 1968, la critique s’étendant à l’ensemble du marxisme et
aux pays comme la Chine maoïste, qui avait pu un temps servir de modèle alternatif d’une
société communiste non soviétique.

Avec vingt ans de décalage se rejoue donc l’opposition idéologique entre une
conception du totalitarisme comme fondamentalement hostile à la liberté, amalgamant
nazisme et stalinisme dans une même catégorie politique, et une approche antifasciste faisant
de la lutte contre l’impérialisme la clef de son analyse, au risque d’occulter la violence des
sociétés communistes. Le contexte dans lequel s’opère cette rupture est toutefois radicalement

1
« Il faut défendre la société », Op. cit., p.

348
différent de celui dans lequel s’était jouée la scission entre penseurs antifascistes et
antitotalitaires après la Seconde Guerre mondiale. Lorsque les États-Unis avaient élaboré leur
approche du totalitarisme en y intégrant les régimes communistes, l’URSS venait de sortir
victorieuse du conflit avec l’Allemagne et des révolutions communistes avaient éclaté dans
les différentes parties du globe. Au contraire lorsqu’André Glucksmann reprend les travaux de
Claude Lefort et de Raymond Aron pour se réapproprier la critique contre le totalitarisme, le
néolibéralisme commence à s’imposer comme la nouvelle idéologie dominante, représentée
notamment par l’accession de Margaret Thatcher ou de Ronald Reagan au pouvoir.

La critique du totalitarisme, qui se concentre alors sur les régimes communistes, glisse
donc de nouveau vers l’apologie de la démocratie libérale. Cette dimension apologétique se
manifeste particulièrement après la chute du mur de Berlin dans les textes de François Furet.
À la manière de Hayek, Furet renvoie en effet dos à dos fascisme et communisme en les
opposant à la démocratie libérale, seul système capable d’assurer le progrès politique et
social. Or cette idée selon laquelle l’histoire du XXe siècle pourrait être résumée par un
affrontement entre totalitarismes et démocratie contribue à faire comme si libéralisme et
démocratie étaient deux notions rigoureusement identiques. En transformant le communisme
et le fascisme en une forme de réaction antilibérale face aux progrès de la démocratique,
François Furet procède par contraste à un éloge du libéralisme qui devient la norme de
l’histoire. Cette approche s’apparente ainsi à une reconstruction historique, qui occulte
volontairement différents aspects du libéralisme pour proposer un sens normatif à l’histoire.
« Ce qui frappe le plus, dans cette reconstruction c’est sa vision complètement acritique du
libéralisme comme tradition politique intrinsèquement vertueuse et historiquement
innocente »1. L’hagiographie développée par François Furet dans Le passé d’une illusion
passe sous silence le rôle du libéralisme dans la colonisation ou le soutien aux dictatures
engagées dans la lutte anticommuniste. Le concept de totalitarisme n’a dès lors plus de
fonction critique, il ne cherche pas à dénoncer les pratiques de régimes contemporains, mais à
justifier par contraste la suprématie d’un modèle triomphant. En s’appropriant la lutte
antitotalitaire, le libéralisme se présente comme le seul modèle légitime face à des alternatives
politiques dont les structures ont été discréditées par l’histoire.

Tout au long de son histoire, le concept de totalitarisme apparaît donc comme une
notion profondément marquée par les enjeux idéologiques et liée aux mutations qui animent la

1
Le totalitarisme : le XXe siècle en débat, Op. cit., p. 88

349
vie politique. Qu’il s’agisse de procéder à une apologie du libéralisme en produisant un
amalgame entre stalinisme et nazisme, ou au contraire de rejeter la notion en privilégiant une
lecture anti-impérialiste du monde qui masque par ailleurs la violence des régimes socialistes,
le « totalitarisme » est une notion problématique dont l’usage et la définition sont marqués par
des tensions politiques gravitant autour de la nature des régimes communistes et leur
rapprochement avec les régimes fascistes. D’abord développé par les opposants du fascisme
italien puis revendiqué expressément par ses partisans, le concept de totalitarisme s’est
progressivement déplacé d’une analyse antifasciste à celle d’une approche anticommuniste
visant à promouvoir la démocratie libérale par contraste avec les régimes totalitaires. Les
usages et évolutions de cette notion restent donc marqués par des enjeux politiques qui en
déterminent le sens. Loin d’être une catégorie objective pour désigner un ensemble de
régimes précis, le « totalitarisme » est une notion aux contours flous qui a évolué en fonction
de son contexte d’élaboration pour répondre à des enjeux distincts qui vont au-delà de leur
portée analytique. En resituant le concept dans son contexte historico-politique, avec ses
évolutions et ses mutations, la recension d’Enzo Traverso contribue dès lors à éclairer la
dimension idéologique de cette notion en montrant comment elle a pu être utilisée à des fins
politiques. Ce travail nous permet ainsi de comprendre comment le contexte historique et
politique a pu jouer sur les théoriciens du phénomène totalitaire, et sur l’œuvre d’Hannah
Arendt en particulier.

3. L’herméneutique du totalitarisme

Malgré les critiques sur ses limites et son incapacité à décrire la complexité des faits
qu’il prétend saisir, le concept de totalitarisme continue néanmoins d’être utilisé et justifié, y
compris par des chercheurs qui dénoncent par ailleurs la pertinence d’un tel concept pour
saisir les faits historiques. Ainsi, tout en désignant le totalitarisme comme une abstraction
« qu’on applique aux faits historiques beaucoup plus souvent qu’on ne la déduit de leur
analyse »1, Enzo Traverso continue pourtant d’en justifier son utilisation dans le champ
éthico-politique. L’objectif du totalitarisme ne serait dès lors pas de rendre compte de la
réalité factuelle des événements, mais de servir d’idéal-type pour comprendre les possibilités
d’aliénation de la vie politique et de mètre-étalon pour juger les évolutions des sociétés
contemporaines. Au cours de son analyse sur l’histoire du totalitarisme, Enzo Traverso montre
en effet que la dimension idéologique de ce concept, et le lien étroit qu’il entretient avec

1
ENZO TRAVERSO, « Le totalitarisme : Histoire et apories d’un concept ». In : L’Homme et la société, N. 129,
1998. Regards sur l’humanitaire. pp. 97-111.

350
l’actualité politique, rendent le concept malléable et soumis à de fortes évolutions selon la
finalité recherchée par ses théoriciens. Sa réflexion l’amène ainsi à affirmer que le
totalitarisme est « un mot caméléon plus souvent utilisé à des fins polémiques
qu’analytiques »1. Face à la réalité des événements, à la complexité des rapports sociaux, et à
la diversité des structures politiques, le totalitarisme opère une simplification qui lui permet
d’inclure des mouvements politiques différents voire hostiles en une même catégorie de
pensée. Il apparaît ainsi comme un outil conceptuel au service d’un discours visant à dénoncer
tel ou tel régime, plutôt que comme un outil d’analyse permettant de comprendre le
fonctionnement quotidien des sociétés visées.

Enzo Traverso introduit alors une distinction entre deux approches méthodologiques
concernant l’usage de ce concept. D’une part la théorie politique pour qui l’idée de régime
totalitaire serait « incontournable » afin de dresser une typologie du pouvoir qui tienne
compte des expériences du XXe siècle ; de l’autre l’historiographie pour qui ce concept est
insuffisant car il ne permet pas de rendre compte de la réalité de faits. Confrontée à
l’apparition du nazisme et du stalinisme, la philosophie politique aurait donc besoin du
concept de totalitarisme pour repenser sa conception du pouvoir, que les anciennes
distinctions ne permettent plus de saisir. Au contraire, l’histoire, soucieuse de se rapprocher
des faits pour en donner une description la plus objective possible, tenterait d’éviter un
concept qui contribue à simplifier la réalité factuelle. Le raisonnement d’Enzo Traverso
s’appuie ainsi sur un double mouvement. Dans un premier temps, il reconnaît le caractère
abstrait du concept de totalitarisme, plus proche dans ses implications de la société décrite par
Orwell dans 1984 que de la réalité des régimes fascistes et communistes. Puis, dans un second
temps, il justifie son utilisation au nom de l’idée selon laquelle la réalité est nécessairement
plus complexe que les moyens déployés pour la comprendre, et qu’un concept politique est
toujours une approximation par rapport aux faits qu’il prétend saisir. Dans cette perspective, la
pertinence d’un concept ne s’apprécie pas en fonction de sa coïncidence vis-à-vis des faits
mais en fonction de la fécondité des réflexions qu’il engendre.

Le concept de totalitarisme se voit donc légitimé en tant qu’idée abstraite, et non en


dépit de son abstraction. L’enjeu n’est pas de rendre compte de la réalité mais de servir de
référence historique pour la pensée politique. Enzo Traverso dote ainsi l’idée de totalitarisme
d’une fonction mémorielle, dont l’objectif serait de conserver le souvenir des événements du

1
Le totalitarisme ; le XXe siècle en débat, Op. cit.. p. 107

351
XXe siècle afin de continuer à stimuler la réflexion politique à leur sujet. En tant qu’idéal-type
le totalitarisme n’a donc pas besoin de correspondre à la réalité empirique pour avoir des
effets sur la pensée politique. Son intérêt ne tient pas dans l’analyse des régimes fascistes et
communistes mais dans sa capacité à guider la pensée en offrant une forme de
« condensation » des catastrophes politiques du XXe siècle, même si cette image reste
approximative et ne rend pas compte de l’exacte matérialité des faits.

L’idée de totalitarisme a trop souvent fait l’objet d’instrumentalisations


contestables ; elle constitue néanmoins un repère irremplaçable pour maintenir
ouvert, en ce tournant de siècle, un horizon de liberté. […] Renouer le fil d’une
critique du totalitarisme signifie cultiver la mémoire d’un siècle qui a connu le
naufrage du politique ; signifie conserver un garde-fou de la pensée comme la
balustrade d’une fenêtre ouverte sur un paysage dévasté. 1

La position d’Enzo Traverso a ceci de particulier qu’elle cherche à tenir ensemble


critique du concept de totalitarisme, dont il montre les usages idéologiques et les limites de la
comparaison qu’il implique, et défense du sens philosophique de cette notion dont il assure
l’intérêt pour l’analyse politique et la persistance d’une mémoire du XXe siècle. Malgré les
simplifications qu’elle engendre, l’idée de régime totalitaire resterait donc pertinente sur le
plan de l’interprétation politique. Cette approche conduit alors à cloisonner cette notion au
seul domaine philosophique, tandis que sociologie et histoire ne pourraient pas y recourir, ce
qui induit l’idée que la philosophie n’aurait pas à s’interroger sur les faits mais uniquement
sur les idées. Ce raisonnement contribue dès lors à revendiquer une conception idéaliste du
totalitarisme, qui n’est plus considéré comme une réalité historique empirique mais comme un
garde-fou pour la pensée. En défendant l’usage du concept de totalitarisme tout en affirmant
dans le même temps qu’il s’agit d’une abstraction plus proche de la fiction que de la réalité du
fascisme et du communisme, l’approche d’Enzo Traverso en fait une idée intelligible qui
existe indépendamment de sa réalisation concrète. Le totalitarisme s’apparente ainsi
davantage à une catégorie a priori au sens kantien du terme comme le caractérise Pierre
Bouretz2, qu’à une théorie politique empiriquement construite. Le sens du totalitarisme ne se
trouve alors plus dans l’interprétation des régimes nazis ou staliniens qu’il permettrait mais
dans les effets qu’il produit dans la construction de la pensée politique.

Cette interprétation consiste dès lors à doter le totalitarisme d’une dimension


mythologique, dont la fonction n’est pas de décrire des phénomènes politiques mais de faire

1
Ibid., p. 109-110
2
PIERRE BOURETZ, « Le totalitarisme : un concept philosophique pour la réflexion historique »,
Communisme, n° 47-48, 1996, p. 40

352
sens. Si la notion de régime totalitaire est une abstraction n’étant jamais parvenue à son plein
développement dans la réalité des faits, mais qu’on continue pourtant à utiliser pour expliquer
le passé et éclairer l’avenir, alors le concept de régime totalitaire s’apparente à une fiction.
L’idée de totalitarisme relève ainsi davantage de la littérature que de l’analyse historique ou
politique. De 1984 à The Handmaid’s Tale, les régimes totalitaires se sont incarnés dans des
œuvres de fiction, où l’idée de contrôle total et absolu peut s’imposer dans un scénario, sans
être confrontée à l’imprévisibilité de l’action humaine.

353
II. Les oscillations d’Hannah Arendt

1. Entre déduction et induction

Les travaux d’Hannah Arendt s’inscrivent dans une période de mutation du concept de
totalitarisme, ce qui contribue à expliquer les fractures entre les différentes parties des
Origines du totalitarisme. Lorsqu’elle commence à réfléchir sur le totalitarisme, Arendt est
encore une exilée allemande, s’étant réfugiée aux États-Unis pour fuir l’Allemagne nazie et
son avancée en Europe. Sa réflexion est dès lors tournée vers l’Allemagne et l’histoire de
l’Europe, ce qui se traduit notamment dans L’Antisémitisme et L’Impérialisme. L’expérience
de l’exil et le statut des apatrides sont également au cœur de sa pensée, ce qui explique la
présence d’une réflexion sur le statut des droits de l’homme et l’incapacité de ces derniers à
régler la question des apatrides à la fin d’une partie pourtant consacrée à l’influence de
l’impérialisme et de la colonisation sur la naissance du totalitarisme. De même le contexte
géopolitique joue sur la manière dont Hannah Arendt perçoit l’Union soviétique, cette
dernière étant absente de sa réflexion jusqu’en 1947. L’Allemagne nazie et son rapport à
l’histoire sociale européenne restent ainsi le cœur de sa pensée tout au long de la Seconde
Guerre mondiale, c’est-à-dire au cours de la période où le nazisme est au cœur de la vie
politique mondiale. Inversement lors de la publication des Origines du totalitarisme en 1951,
Hannah Arendt est devenue une citoyenne à part entière, intégrée à la société américaine et
impliquée dans les enjeux politiques qui agitent les États-Unis, qu’il s’agisse du
maccarthysme ou des discriminations raciales. L’anticommunisme naissant influence donc sa
réflexion sur la nature du totalitarisme en l’amenant à tenir compte de l’histoire soviétique et à
s’écarter de sa première conception du nazisme interprété comme « impérialisme racial ». La
place accordée au stalinisme augmente ainsi à mesure que le régime stalinien n’apparaît plus
comme un allié contre le nazisme mais comme un régime totalitaire en lutte contre le monde
libre, ce qui est traduit dans l’évolution des différentes parties des Origines du totalitarisme.

La position d’Hannah Arendt est ainsi liée aux évolutions du concept de totalitarisme
lui-même. Ses analyses se présentent d’abord sous un prisme antifasciste, focalisées sur le
régime nazi et son lien avec l’histoire occidentale. Puis, à partir de la fin de la Seconde Guerre
mondiale et la montée en puissance du conflit avec l’Union soviétique, elle prend
progressivement en compte le régime stalinien dans ses réflexions. L’importance consacrée au
lien entre impérialisme et nazisme, en particulier, diminue à mesure que s’impose la
comparaison entre nazisme et stalinisme qui fonde la catégorie de totalitarisme. Les
évolutions survenues dans le contexte politique global comme dans la vie personnelle
354
d’Hannah Arendt expliquent ainsi en partie l’inflexion du projet arendtien et la prise en
compte tardive de l’Union soviétique, ce qui se traduit par un « manque d’harmonie »1 dans le
texte arendtien relevé par différents commentateurs. Sa trajectoire s’avère ainsi proche de
celle Jaspers, qui voit sa position s’infléchir dans une direction hostile au communisme avec
l’émergence de la guerre froide et la partition de l’Allemagne. Toutefois, comme on le verra
par la suite, la position d’Arendt à l’égard de Marx restera toujours plus complexe qu’il n’y
paraît, et n’aboutira pas à un discours anticommuniste tel qu’il est défendu par le
maccarthysme, et qu’elle dénonce dans « Les ex-communistes ». La démarche arendtienne
s’apparente dès lors à un va-et-vient entre deux approches du phénomène totalitaire, dont les
mouvements sont liés aux événements politiques et personnels qui suivent la fin de la
Seconde Guerre mondiale et l’émergence de la guerre froide.

Comme le souligne Katia Genel, le projet arendtien est parcouru par une tension liée à
sa volonté de saisir les origines d’un phénomène qu’elle conçoit pourtant comme une rupture
radicale avec les évènements antérieurs. Les distinctions classiques issues de la philosophie
politique s’étant révélées incapables de saisir la nouveauté du nazisme, la démarche
arendtienne consiste en une tentative de repenser les catégories politiques pour comprendre
l’événement que constitue la rupture totalitaire. Cette approche se veut alors une démarche de
compréhension plutôt que d’analyse. Il ne s’agit pas de déterminer les causes du totalitarisme,
mais d’en comprendre les origines, sans que ces dernières ne soient conçues comme une
forme de causalité. Pour Hannah Arendt, les éléments qui constituent la source du régime
totalitaire ne sont pas des facteurs qui suffiraient à déterminer son essence. L’émergence du
totalitarisme est un événement irréductible, qui ne se laisse pas assimiler à l’étude de ses
causes mais possède son unité propre. L’objectif d’Hannah Arendt est de comprendre le
fondement du phénomène totalitaire, saisir d’où il vient, tout en évitant les démarches
déductive ou comparatiste qui pourrait le réduire à ses éléments constitutifs. Dans sa réponse
à la critique d’Eric Voegelin, Arendt se défend ainsi d’écrire une histoire du totalitarisme et
justifie sa démarche en expliquant avoir cherché à rendre compte « historiquement des
éléments qui ont cristallisé sous forme de totalitarisme »2. L’interprétation arendtienne du
totalitarisme n’est pas historienne mais politique : l’évènement éclaire son propre passé mais
sans que ses origines ne permettent de le déduire.

1
Hannah Arendt : l’expérience de la liberté, Op. cit., p. 78
2
Les origines du totalitarisme, « Une réponse à Eric Voegelin », Op. cit., p. 968

355
Cette démarche visant à élucider la généalogie du totalitarisme tout en écartant toute
relation de causalité se manifeste dans les deux premières parties des Origines du
totalitarisme, consacrées à l’antisémitisme et à l’impérialisme. À ce moment du texte l’enjeu
n’est pas le totalitarisme en tant que tel mais le national-socialisme et son lien avec
l’impérialisme, dont il constituerait la forme la plus radicale. En étudiant comment
antisémitisme et impérialisme ont pu influencer la société moderne et accompagner le déclin
de l’État-nation, le projet initial d’Hannah Arendt était d’éclairer la nature du nazisme en
montrant qu’il ne s’agit pas d’un simple État autoritaire mais d’une remise en cause radicale
du cadre de politique qui fait éclater le principe même d’État – idée qu’elle emprunte
directement à Franz Neumann. Dans sa conception initiale, avant 1947, Les origines du
totalitarisme forment donc un projet cohérent, centré sur le déclin de l’État-nation dont les
fondements et les institutions sont remis en cause par le développement de l’antisémitisme
moderne et de l’impérialisme. Le national-socialisme, présenté alors comme une forme
d’impérialisme racial, apparaissait dès lors comme l’aboutissement de cette évolution qui
s’achève avec la dislocation de l’État-nation. Dans cette perspective, le nazisme éclaire les
évènements qui l’ont précédé, donnant un sens nouveau à l’émergence de l’antisémitisme et
de l’impérialisme, tout en restant interprété comme un événement irréductible ne pouvant pas
être déduit de ses origines historiques. Dans les deux premières parties de son texte, Arendt
adopte ainsi une approche dialectique dans laquelle elle cherche à saisir les conditions
historiques de l’apparition du national-socialisme, sans en faire des causes structurelles qui
suffiraient à expliquer sa naissance.

Or l’introduction de l’URSS dans la réflexion d’Arendt à partir de 1947 rompt avec


cette approche diachronique du nazisme. Le lien entre national-socialisme et impérialisme,
qui constituait le cœur de l’analyse arendtienne dans son projet initial, s’efface alors au profit
d’une comparaison avec le stalinisme. L’unité de l’ouvrage se trouve alors remise en cause
par la présence d’une troisième partie qui ne cherche plus à analyser les origines du nazisme
mais à traiter de la nature et du fonctionnement d’un nouveau régime qui inclut l’Allemagne
nazie et la Russie stalinienne. L’intronisation de la catégorie de totalitarisme à partir de
l’analyse comparative du nazisme et du stalinisme pose dès lors un problème d’articulation
avec les deux précédentes parties où est présenté le déclin de l’État-nation et son échec face
au nazisme. Ce décalage entre le projet initial et la forme finale des Origines du totalitarisme
conduit ainsi Katia Genel à présenter le texte d’Arendt comme la superposition de deux

356
strates distinctes1, la première se présentant comme une analyse généalogique du national-
socialisme et la seconde comme une tentative d’élaboration d’un idéal-type permettant de
saisir le fonctionnement de la société totalitaire. Le totalitarisme, en tant que catégorie à la
fois sociale et politique, n’apparaît donc que dans la troisième partie des Origines du
totalitarisme, et se substitue à l’analyse des origines historiques du national-socialisme. Cette
situation contribue dès lors à donner un caractère très hétérogène au texte arendtien comme
l’avait souligné Eric Voegelin 2, brouillant son approche du processus de « cristallisation »
d’éléments déjà présents dans la société européenne moderne, au profit d’une analyse
comparative qui fait du totalitarisme une rupture radicale avec l’ordre de la modernité.

Comme l’expose Thierry Ménissier, le concept de totalitarisme s’est construit


progressivement, en même temps qu’Hannah Arendt a développé sa réflexion, sans qu’une
ligne directrice ne vienne s’imposer. L’objet du texte arendtien est lui-même difficile à
déterminer tant les sujets qu’elle aborde semblent hétérogènes. La question centrale de la
nature du totalitarisme n’intervient ainsi qu’aux deux-tiers de l’ouvrage, et ne trouve de
réponse synthétique qu’avec Idéologie et Terreur publié en 1958 soit sept ans après la
rédaction des Origines du totalitarisme. Ce caractère hétérogène se manifeste également à
l’intérieur de chaque partie, en particulier dans la deuxième, consacrée à l’impérialisme, où
Arendt mêle réflexions sur le fonctionnement du système colonial et analyses de la situation
des apatrides. De même, si le nazisme est présent dès l’introduction de la première partie
consacrée à l’antisémitisme, dont il s’agit de saisir l’influence sur l’idéologie national-
socialiste, le texte s’oriente rapidement vers une réflexion autour du rapport entre
antisémitisme et État-nation. Cette diversité a dès lors conduit certains commentateurs à
s’interroger sur l’unité du texte arendtien :

Tout se passe comme si l’auteure précisait son objet et sa méthode à même


les différents terrains d’analyse qu’elle affronte et au moment où elle les affronte.
Par suite, il apparaît que, tout le temps qu’Arendt réfléchissait au projet des
Origines du totalitarisme, elle n’a eu aucune idée préconçue du résultat exact où
son investigation allait la conduire ; par-là s’expliqueraient de fréquentes
réorientations et réorganisations de son propos, que l’évolution du livre reflète
même après sa dernière édition de 1966.3

1
Hannah Arendt : l’expérience de la liberté, Op. cit., p. 78
2
ERIC VOEGELIN, « Les origines du totalitarisme », in Review of Politics, janvier 1953, trad. E. Tassin in Les
origines du totalitarisme, Op. cit., p. 958-966
3
« Pour une connaissance émotionnelle de la domination : une lecture des Origines du totalitarisme d’Hannah
Arendt », Op. cit.

357
Le fil conducteur de la démarche arendtienne se trouve alors dans l’intuition, présente
de façon constante dès le début de ses recherches, de la rupture que constitue le totalitarisme ;
intuition qui s’exprime dès les premières pages de l’Antisémitisme avec l’affirmation d’une
différence ontologique entre les dictatures modernes et les tyrannies classiques. L’idée que la
terreur constituerait l’essence du totalitarisme, avec pour corolaire le fait que « personne, pas
même les bourreaux, n’est jamais à l’abri de la peur »1 est ainsi présente dès le début de
l’ouvrage. Cette notion de rupture se manifeste également dans les différentes parties de
l’ouvrage puisqu’Hannah Arendt cherche systématiquement à monter en quoi les phénomènes
qu’elle décrit s’opposent à ceux qui les ont précédés (l’antisémitisme moderne par opposition
à la haine du Juif, l’impérialisme par opposition à la colonisation, le totalitarisme par
opposition à la tyrannie). Loin d’être un discours uniforme apportant une réponse unique à un
problème identifié dès le début de ses recherches, comme on pourrait le croire en s’intéressant
uniquement à sa troisième partie, Les origines du totalitarisme abordent une pluralité de
questions différentes, tournées vers la recherche des éléments qui permettent de saisir la
rupture que constitue le national-socialisme. Toutefois si ce fil conducteur court dans tout le
texte arendtien et guide ses analyses, les méthodes mises en œuvre pour comprendre la nature
de cette rupture changent au fur et à mesure qu’Arendt avance dans son interprétation du
totalitarisme.

Ces évolutions sont révélatrices de ce que Domenico Losurdo décrit comme « une
oscillation de caractère méthodologique »2. L’analyse déployée par Arendt dans Les origines
du totalitarisme alterne en effet entre deux positions : d’une part une méthode inductive qui
cherche à présenter les conditions de possibilité historiques du totalitarisme en étudiant les
phénomènes sociaux et politiques qui l’accompagnent, et d’autre part une position déductive
qui cherche à élaborer le concept de totalitarisme en tant que régime et société hostile à la
condition humaine. Cette seconde position donne alors lieu à une approche qui s’apparente à
une forme d’idéalisme. De la même manière qu’Arendt a fait directement découler le
totalitarisme du marxisme, avant de revenir sur sa position, elle n’hésite pas ainsi à affirmer
que l’art n’existe pas dans la Russie stalinienne au prétexte que « la domination totale ne
tolère la libre initiative dans aucun domaine de l’existence »3. Cette affirmation ne procède
dès lors pas d’une analyse des structures sociales et de la vie artistique de la Russie

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 223
2
DOMENICO LOSURDO. « Pour une critique de la catégorie de totalitarisme », Actuel Marx, vol. 35, no. 1,
2004, pp. 115-147
3
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 655

358
stalinienne, mais bien d’une prise de position épistémologique qui dénie l’existence de l’art
soviétique au motif que le concept de totalitarisme rejette toute forme de spontanéité. La
factualité de la vie culturelle soviétique est ainsi reléguée au second plan de l’analyse
arendtienne, la théorisation du concept de totalitarisme se substituant à la volonté d’analyser
les fondements de chaque évènement et d’en souligner les spécificités.

De plus, comme le montre Katia Genel, la comparaison entre les régimes staliniens et
nazis contribue à occulter le caractère irréductible du nazisme sur lequel Arendt insistait
pourtant en soulignant que le national-socialisme ne peut pas être déduit de ses origines.
« L’étude comparative de deux systèmes sous l’égide de la catégorie de totalitarisme, aura
finalement pris le pas, minant ce que l’exposé de la méthode prenait par ailleurs soin d’établir,
à savoir la nécessité, face au national-socialisme, d’écarter toute relation de causalité »1. En se
substituant à l’analyse historique des origines, l’interprétation comparative du totalitarisme
provoque un parallélisme entre deux systèmes qui n’ont ni la même histoire ni la même
idéologie. L’équation qui, avec l’apparition de la guerre froide, conduit à soutenir
l’équivalence du régime nazi et du régime stalinien, amène ainsi Arendt à renoncer à l’idée de
l’irréductibilité de l’évènement qu’elle défend pourtant par ailleurs. Amalgamés sous la
catégorie de totalitarisme, ni le stalinisme ni le nazisme ne sont analysés en tant
qu’évènements uniques avec leurs particularités et leur histoire propre, mais apparaissent
comme la manifestation d’une rupture historique globale. Or cette démarche comparative se
trouve affaiblie par le manque de données concernant le fonctionnement de l’Union
soviétique et la disproportion qu’elle engendre dans l’analyse de la Russie stalinienne et de
l’Allemagne nazie :

En recensant l’ouvrage et tout en s’exprimant avec respect et parfois avec


admiration, des historiens et des historiens des idées éminents (Carr et Stuart
Hughes) n’ont pas de difficulté à se rendre compte de la disproportion chez
l’auteur entre les connaissances réelles et approfondies du IIIe Reich, et les
informations approximatives sur l’Union Soviétique ; ils soulignent surtout ce
qu’il y a de pénible dans la tentative d’adapter l’analyse de l’Union Soviétique
(qui renvoie à l’éclatement de la guerre froide) à l’analyse du IIIe Reich (qui
renvoie aux années de la grande coalition contre le fascisme et le nazisme). 2

La disproportion entre la connaissance du national-socialisme et celle de l’URSS est


liée, de l’aveu d’Arendt elle-même, à la difficulté d’obtenir des sources fiables sur le sujet. Au

1
Hannah Arendt : l’expérience de la liberté, Op. cit., p. 78
2
DOMENICO LOSURDO, « Pour une critique de la catégorie de totalitarisme », Actuel Marx, vol. 35, no. 1,
2004, pp. 115-147

359
moment de la première parution des Origines du totalitarisme, Staline est en effet toujours à
la tête de l’Union soviétique, contrairement à l’Allemagne nazie qui s’est effondrée quelques
années plus tôt. De plus, même si la déstalinisation survient quelques années plus tard,
libérant la parole sur la réalité des crimes de Staline, les archives soviétiques et les données
primaires sur le fonctionnement du régime se relèvent encore largement inaccessibles. Face à
ce manque de données objectives, Arendt choisit donc de se passer des sources soviétiques
qu’elle considère comme relevant de la propagande, comme elle l’expose notamment dans
Comprendre le communisme. Cette position l’amène donc à privilégier les ouvrages
d’historiens ou de journalistes contemporains ayant travaillé sur la question soviétique comme
Waldemar Gurian, Harrison Salisbury, ou Boris Souvarine plutôt que les sources produites par
le régime lui-même. Souvent pionniers dans les études sur la Russie soviétique, la
connaissance de ces auteurs témoigne de l’intérêt que porte Hannah Arendt à cette question, et
de sa volonté de disposer d’une connaissance plus précise sur le sujet. Contemporains si ce
n’est témoins des évènements qu’ils relatent, ces ouvrages ne sont toutefois pas des sources
objectives mais bien des discours militants soutenant un certain regard sur les événements, en
particulier dans le cas d’anciens communistes comme Isaac Deutscher ou Boris Souvarine. Se
revendiquant lui-même comme communiste dissident, ce dernier apporte ainsi un regard
critique sur un régime qu’il considère dès les années 1930 comme une antithèse du
communisme.

De plus si Arendt peut s’appuyer dans cette démarche sur des textes précis comme la
biographie de Staline par Isaac Deutscher, elle lit ces sources à l’aune de sa propre pensée,
n’hésitant pas à transformer certains éléments pour les adapter à sa propre approche du
totalitarisme. Ainsi l’origine prolétarienne de Staline, qui joue un rôle prépondérant dans le
fonctionnement de son régime comme on le verra par la suite 1, est absente des Origines du
totalitarisme alors qu’elle est pourtant bien soulignée dans les biographies de Boris Souvarine
et d’Isaac Deutscher. De même son rôle dans la Révolution russe, pourtant mis en exergue par
Isaac Deutscher, est passé sous silence par Arendt qui préfère insister sur sa dimension
bureaucratique, faisant de lui un « homme issu de l’appareil de conspiration du parti »2 plutôt
qu’un révolutionnaire à part entière comme Lénine ou Trotski. En omettant certains aspects
des textes sur le stalinisme qu’elle a en sa possession, ou en contraire en insistant sur d’autres

1
Chapitre 4III.3
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 705

360
éléments qui servent sa pensée, Hannah Arendt peut ainsi faire correspondre le
fonctionnement du régime stalinien à celui de l’Allemagne nazie.

La critique de Domenico Losurdo porte dès lors moins sur le déséquilibre entre le
traitement du stalinisme et celui du nazisme, que sur la tendance à analyser le premier à partir
du second. Ne disposant pas de l’ensemble des éléments historiques qui lui permettraient de
saisir la nature spécifique du stalinisme, et d’en conserver le statut d’événement, Arendt finit
par adopter une position qui consiste à faire du totalitarisme un idéal-type dont le régime
stalinien est l’une des principales manifestations. Cette démarche déductive s’illustre alors
dans la tentative de résoudre le différentiel interprétatif qui persiste entre les deux régimes en
étudiant la source idéologique de la Russie soviétique, c’est-à-dire le marxisme. Cette
tentative l’amènera alors à formuler l’hypothèse d’un lien étroit entre marxisme et
totalitarisme. Hypothèse qui, comme on le verra ci-dessous, est également soumise à de
nombreux va-et-vient au fur et à mesure qu’Arendt avance dans sa propre réflexion et sa
découverte de Marx.

2. Le marxisme est-il l’origine du totalitarisme ?

L’évolution du propos arendtien est manifeste dans l’analyse qu’elle fait du marxisme
dans Les origines du totalitarisme. La relation d’Arendt à l’égard de Marx a profondément
évolué au fil du temps. À partir de Condition de l’homme moderne, elle tisse en effet un
dialogue avec Marx qui l’amène à s’interroger sur son concept de travail et d’aliénation,
s’appuyant sur ses travaux pour développer sa propre théorie tout en remettant en cause
plusieurs conclusions du marxisme. Sa relation avec l’auteur du Capital est donc complexe,
mêlant critiques et alliances avec sa pensée philosophique. Avant les années 1950 toutefois, sa
lecture de Marx s’avère très parcellaire et sa découverte du marxisme au moment où elle
rédige Les origines du totalitarisme se fait davantage sur le mode de la critique, voire de la
dénonciation du rôle de Marx dans l’émergence du totalitarisme. Comme le rappel Katia
Genel, Arendt finit en effet par voir dans le totalitarisme stalinien la « conséquence logique et
inévitable de la théorie marxiste »1. La philosophie de l’histoire de Marx est ainsi présentée
comme la principale responsable du totalitarisme soviétique, selon une ligne déterministe
allant de la rédaction du Manifeste du parti communiste à la prise de pouvoir de Staline. Le
marxisme est alors présenté comme porteur d’une forme de « péché originel », à savoir sa
volonté de définir des lois de l’histoire, qui ne peut nécessairement déboucher que sur un

1
Hannah Arendt : l’expérience de la liberté, Op. cit., p. 81

361
régime totalitaire. L’irréductibilité de l’évènement se trouve dès lors remise en cause par une
forme de déductivisme qu’Arendt cherchait précisément à éviter en analysant les origines
historiques du national-socialisme. En subsumant le stalinisme sous la catégorie de
totalitarisme, Arendt procède de la sorte à une analyse déductive qui affirme la responsabilité
structurelle de Marx dans l’apparition de ces régimes, et s’oppose à la recherche des
particularités historiques que sa méthode s’attache pourtant à souligner. La Révolution russe
comme la prise de pouvoir de Staline se voient refuser le statut d’évènements pour devenir
l’illustration d’un concept censé être déjà présent en puissance dans la philosophie de
l’histoire de Marx.

Cette lecture à charge de Marx s’incarnera dans le projet, jamais achevé, d’un ouvrage
qui devait présenter « l’arrière-fond idéologique du bolchévisme »1. L’enjeu était alors
d’exposer les éléments totalitaires déjà présents dans l’œuvre de Marx afin de compenser le
différentiel d’analyse entre le national-socialisme et le stalinisme dans Les origines du
totalitarisme. Or, comme le montre Katia Genel, ce projet change rapidement d’orientation et
se transforme en une analyse élargie de la responsabilité de la tradition philosophique face à
l’émergence du totalitarisme. Cette inflexion s’opère dès le début des années 1950 alors que
l’anticommunisme qui se développe aux États-Unis et menace notamment son mari, Henri
Blücher, lui-même ancien communiste, et contribue à disculper Marx en soulignant que le
marxisme n’est pas en lui-même responsable du totalitarisme mais a néanmoins « pu être
utilisé par le totalitarisme »2. Arendt sort donc d’un rapport déterministe entre le marxiste et le
totalitarisme stalinien pour rétablir l’idée que l’événement totalitaire n’est pas déductible des
fondements intellectuels sur lesquels il s’appuie. L’idée directrice mise en avant par Arendt
n’est alors plus de se s’interroger sur les éléments totalitaires présents en germe dans le
marxisme, mais de se demander comment les régimes totalitaires ont pu récupérer ces
éléments à leur propre compte. Cette question s’élargit de plus à l’ensemble de la tradition
philosophique et devient un questionnement sur les raisons qui ont contribué à transformer,
malgré elle, une pensée philosophique en une idéologie totalitaire ; questionnement qui
l’amène notamment à souligner l’oubli de la pluralité par la philosophie occidentale :

Marx n’a pas déployé une pensée totalitaire mais il a pu « être utilisé par le
totalitarisme ». À travers l’interrogation sur les « éléments totalitaires » que le
marxisme, et finalement la tradition, ont pu contenir, Arendt mène une réflexion

1
Ibid., p. 98
2
ELIZABETH YOUNG-BRÜHL, Hannah Arendt, p. 362, Feuillet 012642, trad. Par J. Roman et E. Tassin,
Fayard, 2010

362
sur la raison pour laquelle la grande tradition philosophique et politique n’a pas su
être un rempart, tout en « disculpant » Marx. […] La tension entre philosophie et
politique renvoie à celle entre l’homme singulier et les hommes au pluriel : […]
La philosophie occidentale a oublié la pluralité des hommes. Arendt l’appréhende
à l’aune de sa capacité à rendre compte de l’expérience politique. Il y a, sinon une
certaine culpabilité, du moins une responsabilité de la pensée face à l’événement. 1

L’abandon du discours à charge contre Marx se traduit ainsi par une réflexion sur la
responsabilité de la pensée philosophique en général. Plutôt que faire du marxisme une
tendance idéologique conduisant mécaniquement au totalitarisme, Arendt s’interroge sur les
raisons pour lesquelles la philosophie n’a pas permis d’empêcher la montée du totalitarisme.
La question ne porte donc plus sur le rapport intime qui unirait marxisme et totalitarisme en
un même courant idéologique, mais sur les raisons pour lesquelles les régimes totalitaires sont
apparus malgré une forte tradition philosophique et politique. Le marxisme se trouve ainsi
dissocié du stalinisme. L’évènement que constitue la transformation de l’URSS en régime
totalitaire est indépendant de la pensée philosophique sur laquelle son idéologie s’appuie,
rendant dès lors caduque l’idée que le Marx aurait nécessairement engendré Staline. De plus
la dissociation conceptualisée entre la dictature révolutionnaire de Lénine et le régime
totalitaire stalinien renforce la discontinuité entre ces événements, invalidant toute notion de
causalité historique. Arendt renonce à voir dans le marxisme la cause des crimes de masse du
XXe siècle, position qui la démarque radicalement des penseurs libéraux comme Hayek pour
qui le communisme et son opposition à la propriété privée constituent la véritable matrice du
totalitarisme. Toutefois, si cette position contribue à « disculper » Marx des accusations
qu’Arendt avait elle-même formulées, elle ne retire pas toute responsabilité à la tradition
philosophique. Au contraire, comme l’exprime Katia Genel, en négligeant la question de la
pluralité, c’est-à-dire de l’action politique, la philosophie s’est révélée incapable de penser le
phénomène totalitaire et, a fortiori, de s’y opposer. En s’attachant à penser l’homme plutôt
que les hommes, la tradition a laissé aux régimes totalitaires l’opportunité de mener à bien
leur projet de rendre les hommes superflus.

S’il ne s’agit pas de rendre Nietzsche ou Platon responsables du nazisme, comme


Marx serait responsable du stalinisme, cette analyse pousse Arendt à affirmer que la pensée
« n’est pas tout à fait innocente » dans l’émergence du totalitarisme. Or, dans cette
perspective, Marx s’avère à la fois un membre à part entière de cette tradition qui a échoué à
faire barrage au totalitarisme, et un penseur ayant cherché à rompre avec elle afin de penser

1
Hannah Arendt : l’expérience de la liberté, Op. cit., p. 78

363
l’homme comme un être actif. D’où une approche de Marx dans La crise de la culture et dans
Condition de l’homme moderne bien plus complexe que celle qui avait été avancée dans la
troisième partie des Origines du totalitarisme. Arendt montre en effet la place particulière
qu’occupe Marx par rapport à la tradition philosophique, dont il constitue une tentative de
rupture. En insistant sur la nécessité de « transformer le monde » plutôt que l’interpréter, Karl
Marx place la praxis au cœur de sa réflexion par opposition à la tradition platonicienne pour
qui la contemplation implique un retrait des phénomènes. « Pour Marx, la vérité de la
philosophie ne se tient plus en dehors des affaires humaines mais doit être réalisées dans le
champ du vivre-ensemble des hommes »1. En soulignant la non-innocence de la tradition
philosophique, Arendt va donc trouver en Marx un partenaire avec qui penser les activités
humaines dans leur rapport au monde. Ce geste de réconciliation avec le marxisme s’opère
notamment dans l’introduction du troisième chapitre de Condition de l’homme moderne où
Arendt reprend les termes de Benjamin Constant en affirmant : « J’éviterais, certes, de me
joindre aux détracteurs d’un grand homme. Quand le hasard fait qu’en apparence je me
rencontre avec eux sur un seul point, je suis en désaccord avec moi-même. »2. Si le rapport
avec Marx reste critique, puisqu’Arendt dénonce toujours l’oubli de l’action qui s’opère à ses
yeux et l’instauration d’une philosophie de l’histoire dans laquelle la liberté se transforme en
nécessité, il s’éloigne considérablement du discours à charge tenu dans Les origines du
totalitarisme. Marx apparaît désormais comme un auteur de premier plan pour l’œuvre
arendtienne, qui lui permet de penser les évolutions de la société moderne et son rapport au
travail. Si Hannah Arendt ne devient pas un auteur marxiste pour autant, sa pensée évolue
pour tenir compte des travaux de Marx sans voir en lui le père de l’idéologie totalitaire.

Le rapport d’Hannah Arendt à Marx passe donc d’une position dénonçant la dimension
totalitaire de sa pensée, à une position l’incluant dans une critique plus générale de la
philosophie occidentale, puis à un dialogue avec son œuvre. La complexité de cette relation se
manifeste particulièrement dans De la révolution où Arendt critique l’importance de la
nécessité historique dans la philosophie marxiste, et souligne son influence sur le cours de la
révolution bolchévique. L’analyse arendtienne de ce lien se manifeste notamment dans la
formule selon laquelle « ce développement conduisit [Marx] à une véritable capitulation de la
liberté devant la nécessité. Il fit ce que son maître en révolutions, Robespierre, avait fait avant
lui, et ce que son principal disciple, Lénine, devait faire après lui dans la plus grande

1
Ibid., p. 100
2
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 123

364
révolution que sa doctrine ait inspirée. »1. Se trouve ici réaffirmé le lien généalogique entre
Marx et Lénine d’une part, Robespierre et Marx d’autre part, dans une relation de filiation qui
court de la Révolution française à la Révolution russe. Hannah Arendt critique ici la place
qu’a prise la question de la nécessité dans le marxisme au détriment de celle de la liberté,
pourtant essentielle dans le processus révolutionnaire.

Il serait toutefois faux d’affirmer que cette critique constitue un retour à l’hypothèse
selon laquelle le totalitarisme serait la conséquence logique et linéaire du marxisme, comme
le fait Domenico Losurdo en affirmant que « le parcours qui va de Marx au totalitarisme en
passant par Lénine est maintenant lisse et sans obstacles »2. Il est notable que le texte anglais
diverge sensiblement de la traduction que cite Losurdo pour dénoncer la lecture arendtienne
du lien entre Marx et Lénine puisque cette dernière présente la révolution bolchévique
« comme la révolution la plus grandiose et la plus terrible que ses enseignements aient
jusqu’ici inspirée » 3 alors que le texte original parle uniquement de « the most momentous
revolution his teachings have yet inspired »4 (c’est nous qui soulignons). La traduction de
Marie Berrane, plus neutre, correspond ainsi mieux à l’approche arendtienne qui s’appuie sur
l’œuvre de Marx pour comprendre la révolution, sans pour autant voir en lui le père du
totalitarisme. Hannah Arendt ne renoue donc pas avec la conception linéaire du lien entre
marxisme et totalitarisme, en incluant de plus la Révolution française dans une entreprise de
condamnation qui l’alignerait sur les positions de penseurs libéraux comme Hayek. Le lien
qu’elle établit entre Robespierre, Marx, et Lénine est d’ordre purement généalogique. Son
objectif est de montrer pourquoi chacun de ces révolutionnaires a finalement « capitulé » face
à la nécessité que constitue la misère, mais sans pour autant conclure que cette capitulation
était nécessaire comme si Marx et la Révolution française avant lui étaient directement
responsables de l’émergence du totalitarisme. La relation entre les trois hommes cités par
Arendt est celui d’une inspiration et non d’un engendrement. Confrontés à la persistance à
travers plus d’un siècle du même problème de la grande pauvreté, ils ont chacun à leur
manière tenté d’y répondre en s’appuyant sur les solutions apportées par leurs prédécesseurs.

Arendt tisse ainsi un véritable dialogue avec Marx autour du concept de révolution,
s’attachant à montrer la complexité et les évolutions de sa pensée notamment autour de la
question de la liberté et de la lutte sociale. La lecture de Losurdo, qui fait de De la révolution

1
De la révolution, Op. cit., p. 95
2
« Pour une critique de la catégorie de totalitarisme », Op. cit.
3
Ibid.
4
HANNAH ARENDT, On Revolution, p. 65, London: Penguin Book, 1990

365
un ouvrage intrinsèquement antimarxiste, s’explique une fois de plus par des décalages dans
la traduction du texte arendtien. Pour Losurdo, Arendt affirme en effet que « Marx est l’auteur
de la “doctrine politiquement la plus nuisible de l’ère moderne” »1, tandis que le texte
arendtien affirme qu’« il en vint finalement plus que quiconque à renforcer la doctrine la plus
pernicieuse de l’époque moderne »2 (c’est nous qui soulignons). Si la nuance peut sembler
faible, elle s’avère pourtant fondamentale pour comprendre la manière dont Arendt perçoit le
marxisme et son rapport au totalitarisme. Bien qu’elle critique toujours la manière dont la
quête de l’abondance est devenue la principale finalité du projet révolutionnaire, Marx n’est
pas identifié comme le père de cette idée et de ses conséquences au XXe siècle. S’il participe
activement à faire du processus vital de la société le moteur de la vie collective au détriment
de l’action politique, il s’agit d’un mouvement global propre à la société moderne et non
d’une idéologie propre au marxisme. La critique d’Arendt ne prend donc pas la forme d’une
accusation faisant de Marx le responsable de ce processus mais d’une recherche généalogique
des éléments qui ont amené à cette renonciation de la liberté politique. Ses analyses
soulignent par ailleurs les évolutions de Marx autour de cette question et le rôle essentiel qu’il
joue dans la compréhension de la misère comme un phénomène politique impliquant une
« oppression de l’homme par l’homme »3. Il y a donc une lecture dynamique de Marx par
Arendt, qui insiste à la fois sur ses renoncements et sur ses apports par rapport à la question de
la liberté dans l’entreprise révolutionnaire.

L’analyse déployée dans De la révolution constitue donc davantage un retour à la


méthode généalogique des premières parties des Origines du totalitarisme que la poursuite de
son hypothèse déductiviste, avancée dans la troisième partie. Comme le titre de l’ouvrage
l’indique clairement, l’objet abordé par Hannah Arendt n’y est d’ailleurs pas le régime
totalitaire mais bien le phénomène révolutionnaire et son rôle politique, avec une focalisation
sur les Révolutions françaises et américaines. Si le rapport entre Staline et Lénine est présent
à divers moments du texte, il n’est envisagé que comme la conséquence de l’échec de la
révolution, et non comme la conclusion logique et inévitable du marxisme. On ne trouve
d’ailleurs que cinq occurrences du terme « Staline » contre vingt pour « Lénine », cinquante-
neuf pour « Marx », et cent-douze pour « Robespierre ». Contrairement à la lecture qu’en fait
Domenico Losurdo, le rapport au stalinisme est donc au mieux anecdotique. Loin d’un
parcours « lisse et sans obstacle » allant de Robespierre à Staline, Arendt insiste au contraire

1
« Pour une critique de la catégorie de totalitarisme », Op. cit.
2
De la révolution, Op. cit., p. 94
3
Ibid., p. 93

366
sur les potentialités de chaque moment, y compris sur celles de la Révolution russe.
S’appuyant notamment sur la formule de Lénine selon laquelle la révolution d’Octobre, c’est
« l’électrification, plus les soviets »1, elle cherche à montrer que la capitulation face à la
nécessité, qu’elle critique par ailleurs, n’est pas un phénomène inéluctable due à l’essence
même du marxisme, mais le résultat d’un choix politique et social. Non seulement Lénine
aurait pu choisir un autre mode de développement pour la Russie, mais la possibilité de
recourir à des outils techniques (l’électrification) pour régler la question sociale de la misère
fait partie des possibilités qu’il envisage. Le fait que Lénine ait finalement choisi de sacrifier
la structure politique des soviets au profit du pouvoir du parti bolchévique ne signifie pas qu’il
existerait un strict lien de causalité allant de Marx à Staline par l’intermédiaire de Lénine.

L’interprétation du rapport entre marxisme et totalitarisme a donc profondément


évolué. Si Hannah Arendt critique toujours l’importance que la nécessité historique a prise
chez Marx au détriment de la question de la liberté politique, son discours s’adapte désormais
aux écrits de Marx avec qui elle entretient un dialogue théorique. Toute notion de causalité
entre marxisme et totalitarisme est désormais écartée, et la figure de Lénine apparaît de plus
comme un élément important de sa réflexion sur la révolution, bien que son texte soit dominé
par celle de Robespierre. Cette évolution témoigne ainsi de l’abandon de l’hypothèse
déductiviste et du retour à l’approche généalogiste des premières parties des Origines du
totalitarisme. Pourtant, en renonçant à une analyse en termes de causalités, cette évolution
contribue également à brouiller le lien entre Lénine et Staline, renforçant paradoxalement la
confusion entre stalinisme et nazisme en coupant le régime stalinien de ses origines tant
idéologiques que politiques. Dès Les origines du totalitarisme, Arendt conceptualise en effet
l’idée d’une rupture entre stalinisme et léninisme, ce dernier étant présenté comme une
dictature révolutionnaire plutôt que comme un régime totalitaire à part entière. C’est
seulement avec la prise de pouvoir de Staline et le démantèlement de la structure politique
mise en place auparavant autour des soviets que le régime totalitaire va pouvoir s’épanouir sur
des masses privées de la structure de classes qui leur auraient permis de conserver un sens
politique et social. Toutefois si cette thèse permet de rappeler le rôle des circonstances
historiques et d’éviter ainsi tout retour à une position déductiviste, elle pose néanmoins un
problème conceptuel en instaurant l’idée que Staline serait plus proche d’Hitler à cause de la
nature totalitaire de son régime que de Lénine dont il est pourtant le successeur.

1
De la révolution, Op. cit., p. 96

367
Si Hannah Arendt parvient à sortir d’une conception déterministe du rapport entre
marxisme et totalitarisme, l’évolution de sa pensée renforce donc indirectement l’idée d’une
rupture totalitaire et les problèmes conceptuels qu’elle soulève. La structure du parti
bolchévique tout comme l’usage de la terreur et de la police secrète sont en effet des éléments
déjà présents sous Lénine et ont conditionné la politique soviétique depuis la guerre civile. De
la même manière, la collectivisation et plus généralement la politique suivie dans les années
1930 ne sont pas propres au stalinisme mais apparaissent auparavant dans le projet défendu
par Trotski dans les années 1920, repris par la suite par Staline. Le régime stalinien s’ancre
dans un contexte idéologique, social, et politique dont il est le prolongement. Instaurer l’idée
d’une séparation entre Lénine et Staline signifie ainsi occulter cet arrière-plan politique à
partir duquel le stalinisme a pu se développer. Si penser le marxisme comme la cause directe
du stalinisme est problématique, l’idée d’une rupture diachronique entre Staline et Lénine
nous confronte à de nouveaux écueils. Plus que de l’idée d’une continuité entre Marx et le
totalitarisme, qu’Arendt a certes envisagé mais dont elle s’est progressivement détachée, le
problème vient donc du concept de totalitarisme lui-même. L’idée d’un fil conducteur qui
unifierait Marx, Lénine, et Staline n’est problématique que si on ajoute Hitler à l’équation. Au
contraire, lorsqu’on pense le stalinisme comme un régime communiste, intégré à l’histoire de
ce courant de pensée, le lien généalogique avec Marx est parfaitement évident et s’impose
comme un élément à prendre en compte pour comprendre la nature du régime stalinien.

Dans cette perspective, renoncer à la catégorie de totalitarisme et à la rupture qu’elle


représente devient le préalable nécessaire pour penser le marxisme et son influence dans la
société moderne, mais également saisir le stalinisme et le nazisme comme deux événements
irréductibles disposant de leur propre histoire et de leurs propres origines.

3. Le rôle de l’émotion dans la compréhension du totalitarisme

Le caractère composite des Origines du totalitarisme se traduit dans les sujets abordés
par l’ouvrage, dans les évolutions de la pensée arendtienne par rapport au marxisme, mais
également dans les méthodes philosophiques utilisées par Hannah Arendt. Comme Domenico
Losurdo l’a souligné, l’ouvrage présente une forme d’oscillation entre une approche déductive
et une approche inductive des fondements du totalitarisme. De la même manière, le texte
alterne entre une démarche de compréhension des événements qui exclut les modèles
axiomatiques, et une démarche de conceptualisation du totalitarisme en tant que modèle de
gouvernement. L’enjeu même des Origines du totalitarisme varie ainsi selon qu’Arendt se

368
place dans une perspective de jugement des événements, ou dans une démarche de
théorisation d’un système politique. Cette double approche du totalitarisme est notamment
relevée par Thierry Ménissier qui, tout en pointant ses limites dans l’analyse historique,
justifie l’interprétation arendtienne du phénomène totalitaire en insistant sur le caractère
émotionnel de sa démarche :

Il est nécessaire de faire l’hypothèse que la véritable portée du projet


arendtien se situe dans une autre dimension, en ce qu’il offre une double
opportunité : promouvoir une théorie originale de la domination politique, et
forger les conditions d’un rapport renouvelé au monde à partir d’une réflexion sur
la causalité historique. Or, dans ces deux perspectives, l’auteure adosse son travail
philosophique à des contenus émotionnels puissants et particuliers. 1

Les affects jouent en effet un rôle prépondérant dans l’analyse d’Hannah Arendt, qui
revendique leur place dans sa démarche méthodologique. La colère et l’indignation face aux
événements dont elle est contemporaine constituent le point départ de sa démarche de pensée,
et guident tout une partie de ses réflexions. Dans sa réponse à Eric Voegelin, Arendt se défend
non seulement de faire un travail d’historien, mais défend également sa méthode fondée sur
l’émotion, revendiquant ces affects comme faisant partie intégrante de son analyse.
S’appuyant sur l’exemple de la grande pauvreté, elle affirme ainsi que « colère et indignation
constituent la réaction humaine naturelle à de telles conditions si contraires à la dignité
humaine »2. La manifestation de l’indignation fait partie de la description du phénomène
auquel elle est confrontée. La position arendtienne ne consiste pas à décrire l’enchaînement et
les causes des événements, mais à comprendre les phénomènes en tant qu’ils impliquent un
spectateur amené à les juger. Contrairement à l’historien qui cherche à se retirer des éléments
qu’il veut présenter, Arendt cherche à susciter des émotions chez son lecteur face aux
conséquences qu’engendre le totalitarisme. La position objective qui consiste à décrire les
faits sans y mettre d’affects lui apparaît réciproquement comme une forme de « cécité » face à
la réalité même des camps, lesquels, parce qu’ils s’opposent à tout ce qui définit l’être
humain, doivent naturellement engendrer de la colère. Le rôle de l’émotion est donc
clairement revendiqué par Hannah Arendt elle-même, qui s’oppose de la sorte à la position
historiographique en quête d’objectivité. Cette revendication est donc une démarche de
compréhension qui se veut également une approche empathique des faits. Ainsi comme
l’expose Katia Genel :

1
« Pour une connaissance émotionnelle de la domination : une lecture des Origines du totalitarisme d’Hannah
Arendt ». Op. cit.
2
Les origines du totalitarisme, « Une réponse à Éric Voegelin », Op. cit., p. 969

369
Il y a une dimension sinon empathique du moins affective dans le traitement
du sujet. […] Arendt défend la nécessité des affects de l’indignation et de la colère
dans l’appréhension théorique de ses objets. La compréhension, à la différence de
l’explication, suppose une sorte d’empathie au sens où elle nécessite que l’on
reconnaisse des conduites rationnelles chez les acteurs. 1

Face à « une réalité qui a ruiné nos catégories de pensée et nos critères de jugement »2,
l’entreprise de compréhension du phénomène totalitaire vise à retrouver les éléments
permettant de saisir les événements et de se réconcilier ainsi avec un monde qui a fait éclater
les outils à partir duquel il était possible d’interpréter les faits. Il s’agit donc d’une démarche
philosophique, qui ne relève pas de « la connaissance étiologique de l’historien »3 mais d’une
démarche éthique visant à restaurer les outils de jugement moraux mis à mal par la
catastrophe totalitaire. La dimension affective de l’analyse arendtienne contribue dès lors à
renforcer cette approche éthique en permettant, par l’imagination, de se rapprocher de
l’expérience de la domination totale vécue dans les camps. La théorisation du concept de
totalitarisme apparaît ainsi comme une forme d’approximation émotionnelle au service d’une
entreprise de réconciliation avec un monde marqué par la rupture que représentent lesdits
régimes. En renonçant à la quête de la pure factualité qui caractérise la démarche historienne,
Hannah Arendt cherche à penser la rupture totalitaire et la domination qu’elle engendre par
une démarche de compréhension affective vis-à-vis des événements. L’émotion sert le propos
arendtien en permettant de rétablir des critères de jugement philosophique face à un
événement qui a fait éclater les catégories antérieures. Cette approche affective ne signifie
toutefois pas qu’Arendt s’abîmerait dans un rapport purement empathique avec les victimes
du totalitarisme, d’où aucune interprétation conceptuelle ne pourrait ressortir. Tout en donnant
une place majeure aux affects dans son analyse, Arendt cherche à maintenir une distance avec
les structures qu’elle cherche à décrire. Cette distanciation qui se veut à la fois impartiale mais
impliquée, intégrant le rapport à l’autre sans pour autant entrer en symbiose avec lui,
caractérise alors le jugement dans la pensée arendtienne.

Cette attitude de compréhension accompagne en effet une perspective de jugement


face aux phénomènes du XXe siècle. La position d’Hannah Arendt vis-à-vis du totalitarisme
n’est pas neutre. Elle ne cherche pas à décrire objectivement la structure politique et sociale
des systèmes qu’elle analyse, mais à comprendre un phénomène qu’elle dénonce par ailleurs.

1
Hannah Arendt : l’expérience de la liberté, Op. cit., p. 65
2
HANNAH ARENDT, « Compréhension et politique », in Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, trad. M.-
I. Brudny de Launay, Paris, Payot & Rivages, 2006, p. 33-53
3
« Pour une connaissance émotionnelle de la domination : une lecture des Origines du totalitarisme d’Hannah
Arendt ». Op. cit.

370
Arendt est donc partie prenante dans ce processus. Il ne s’agit pas d’une pure description du
totalitarisme, mais bien d’un jugement dont l’enjeu est la dénonciation de ces régimes. Pour
Hannah Arendt, le jugement est le propre de la communauté politique. Contrairement à
l’activité de penser qui implique de se retirer du monde pour saisir les phénomènes, le
jugement nécessite un rapport à autrui. S’appuyant sur la Critique de la faculté de juger,
Hannah Arendt reprend l’idée d’une « mentalité élargie » qui orienterait la pensée. Le
jugement repose sur la communication entre les membres d’un groupe percevant les mêmes
événements et trouve sa validité dans la recherche d’un accord entre chacun de ceux qui
perçoivent l’objet jugé. La faculté de juger s’accompagne ainsi d’une dimension persuasive
puisqu’il s’agit de convaincre l’autre du bien-fondé de son propre point de vue en cherchant à
adopter le sien afin de parvenir à un accord avec lui. Loin d’une activité purement subjective
qui reposerait sur la défense de ses goûts particuliers et le refus de toute discussion, le
jugement suppose l’existence d’une pluralité avec laquelle s’instaure un dialogue persuasif.
Même dans le cadre d’un jugement solitaire dans lequel je serais le seul à juger, l’autre est
toujours potentiellement présent pour guider le jugement « dans une communication avec
autrui avec qui je sais finalement devoir trouver un accord »1.

Cette dimension discursive fait du jugement une activité politique, ancrée dans
l’existence d’une communauté. Le jugement est le propre des spectateurs qui, percevant la
même scène, sont à même de partager leurs opinions et de tendre ainsi vers la recherche d’un
accord pouvant valider leur jugement. Dans cette perspective, l’émotion et l’imagination
jouent un rôle prépondérant dans la faculté de juger telle que la conçoit Hannah Arendt car
elles permettent de rendre les autres présents et de faire advenir cette « mentalité élargie » qui
est au cœur du jugement. La recherche de l’accord avec autrui sur laquelle s’appuie la validité
du jugement ne s’apparente toutefois pas à la quête d’une vérité universelle qui disposerait
d’une force de validité contraignante. Le jugement est avant tout une forme d’interprétation
partagée face à des phénomènes communs. L’enjeu de la faculté de juger n’est pas de définir
les règles générales de l’entendement mais de saisir le particulier tel qu’il apparaît. Sa validité
se tient ainsi dans une mise à distance de son objet qui préserve la pluralité des points de vue.
Plus que vers l’universalité, le jugement tend vers l’impartialité grâce à laquelle les
spectateurs peuvent à la fois saisir les phénomènes auxquels ils assistent et échanger leurs
opinions en cherchant à s’adapter à celles des autres. Comme le souligne Katia Genel « ce
n’est pas en se mettant à la place des autres comme si les perspectives étaient

1
La crise de la culture, Op. cit., p. 281

371
interchangeables, mais à partir des opinions réelles, singulières, des individus forgeant un
espace public de discussion, que se constitue le point de vue général »1.

Bien que la démarche de compréhension et de jugement mise en œuvre par Hannah


Arendt refuse l’objectivité de l’historien, elle n’en reste pas moins une opération de
connaissance. Arendt intègre les émotions comme un élément faisant partie intégrante de la
chose étudiée, mais ne cherche pas à décrire les événements d’un point de vue purement
affectif qui ne laisserait plus aucune place à l’analyse conceptuelle. L’empathie est un outil au
service de la connaissance du totalitarisme. Contrairement aux témoignages des rescapés des
camps qui, à la manière de Primo Levi, peuvent décrire les événements auxquels ils ont été
directement confrontés en restant uniquement dans un registre émotionnel, l’approche
arendtienne cherche à saisir la nature du totalitarisme et intègre une recherche rationnelle de
la vérité. Il s’agit d’une démarche empathique qui s’appuie sur les témoignages des camps
pour décrire le phénomène totalitaire sans se confondre avec eux. L’entreprise de
compréhension se présente donc comme une interprétation des faits qui inclue l’émotion dans
le but de parvenir à la vérité sur la nature du totalitarisme. Il y a ainsi une dimension
assertorique dans le jugement arendtien puisqu’il s’agit d’atteindre une vérité de fait sans la
soumettre à des règles générales. Arendt s’oppose à toute approche en termes de nécessité
historique. Le jugement porte sur des événements particuliers qu’il ne traite pas comme des
lois nécessaires mais comme des phénomènes qui apparaissent au monde.

Comme l’expose Anne Amiel, « si Arendt défend les droits de la doxa en politique, ce
peut être contre la vérité rationnelle, mais jamais contre la vérité factuelle en sa fragilité »2. La
pensée arendtienne est une philosophie de l’événement, accordant une place prépondérante
aux faits par rapport aux structures générales de la société. L’importance de la factualité ne
signifie toutefois pas qu’Arendt défendrait l’idée d’une relativité du savoir. Le respect de la
vérité de fait, située au croisement d’une diversité de point de vue, impose une exigence
d’impartialité « interne à la pluralité des opinions »3. En défendant la vérité de fait face à la
vérité rationnelle, Arendt défend l’événement contre les tentatives d’explication conçues à
partir d’une loi rationnelle se voulant universelle et nécessaire, mais également contre sa
réduction à une pure contingence. La réflexion arendtienne autour du mensonge moderne, que
ce soit à propos de la propagande totalitaire ou lors des révélations des Pentagon Papers sur la

1
Hannah Arendt : l’expérience de la liberté, Op. cit., p. 275
2
Hannah Arendt : politique et événement, Op. cit., p. 41
3
Ibid., p. 118

372
guerre du Vietnam, consiste ainsi à affirmer qu’il existe une nouvelle forme de mensonge qui
ne cherche plus à dissimuler les faits mais à falsifier la réalité pour la faire correspondre à une
idée prédéfinie. La factualité du monde est alors sacrifiée au profit d’une vérité rationnelle
située en dehors des phénomènes, qu’on tente d’imposer pour des raisons idéologiques. Au
contraire, le jugement arendtien cherche à saisir le particulier sans l’analyser à partir de
catégories systématiques se prétendant universelles.

Cet attachement à l’événement qui caractérise la démarche arendtienne de


compréhension s’oppose ainsi au paradigme structuraliste, qui domine les sciences sociales et
la pensée marxiste en particulier dans les années d’après-guerre. Comme l’explique Anne
Amiel, « les sciences sociales reposent sur le présupposé fondamental qu’elles n’ont pas à se
préoccuper du contenu des phénomènes historiques et politiques, mais de la fonction qui est la
leur dans la société »1. L’événement n’est donc pas analysé en tant qu’il est porteur de sens
pour ses acteurs et constitue ainsi la base d’un récit commun mais comme un élément qui
s’insère dans un tout systémique. La volonté d’établir un discours positiviste sur la totalisation
historique aboutit dès lors à penser les événements selon une interprétation fonctionnaliste,
qui conduit à adopter une grille de lecture univoque des phénomènes politiques et sociaux.
Face à cette tendance, la compréhension se veut une manière de penser l’événement et le récit
qui en découle à partir d’un jugement qui inclut émotionnellement le spectateur dans le
phénomène qu’il perçoit. D’où le rejet de toute forme de causalité, la nature du totalitarisme
ne se révélant qu’à partir du moment où ce dernier advient dans le monde. La place de
l’émotion dans le texte arendtien est donc légitimée par le caractère événementiel du
totalitarisme. L’enjeu des Origines du totalitarisme n’est pas tant d’analyser les structures des
régimes totalitaires que de comprendre un phénomène se présentant comme une rupture qui a
fait éclater nos catégories de penser. La factualité du totalitarisme, le fait qu’il se soit produit
dans les circonstances où il s’est réalisé, est ce qui justifie l’usage de l’émotion pour juger ces
événements et comprendre comment ils ont pu advenir dans le monde.

La question du temps joue également un rôle important dans cette entreprise de


compréhension émotionnelle du totalitarisme. En affirmant dans sa préface à la troisième
partie des Origines du totalitarisme, que « c’était la première occasion d’essayer de dire et de
comprendre ce qui s’était passé, pas encore sine ira et studio, [mais] toujours avec douleur et

1
Ibid., p. 45

373
affliction »1, Hannah Arendt rappelle que ses analyses se placent dans un contexte historique
précis : celui de l’immédiat après-guerre. Rédigées au début du IIe siècle, les Annales de
Tacite, dont Hannah Arendt se démarque en affirmant ne pas être capable de procéder à une
analyse sans colère ni complaisance, décrivent des événements comprit entre la mort
d’Auguste en 14 ap. J.-C. et celle de Néron en 68. Un délai de cinquante à cent ans sépare
donc les faits décrits par l’auteur qu’il n’a lui-même pas connus. Au contraire, Hannah Arendt
commence à rédiger Les origines du totalitarisme dès 1945, soit immédiatement après la
chute du IIIe Reich. Dans cette période qui suit la défaite de l’Allemagne nazie et où tout est à
reconstruire en Europe, la nécessité de comprendre ce qui s’est passé ne se présente pas avec
la distance nécessaire au travail d’historien mais s’impose au contraire avec la force de
l’immédiateté. Si la fin du nazisme permet de s’interroger sur les événements passés,
notamment grâce à l’accès à des sources documentaires importantes dès 1946 (Arendt parle à
ce propos d’un « embarras de richesse »2), cette interrogation ne dispose pas encore du recul
suffisant pour devenir une analyse historienne proprement dite.

Au moment de la première publication des Origines du totalitarisme en 1951, les faits


font encore partie de la mémoire immédiate et ont été directement vécu par ceux qui
cherchent à décrire. Hannah Arendt s’approprie d’ailleurs les événements, parlant notamment
des « questions en compagnie desquels ma génération avait été forcé de vivre »3, ou affirmant
que « les années que j’ai passées à l’écrire, à partir de 1945, apparaissent comme la première
période de calme relatif après des décennies de tumultes »4 (c’est nous qui soulignons). Les
questions soulevées par le totalitarisme s’inscrivent ainsi dans le cadre de sa vie personnelle.
Contrairement à Tacite qui présente des faits auxquels il n’a jamais assisté, la pensée
arendtienne peut revendiquer un rapport intime aux événements qu’elle analyse. Les affects
jouent donc un rôle d’autant plus important que les faits décrits sont proches et touchent au
vécu personnel de l’auteur. La proximité de l’événement est ce qui rend nécessaire l’usage de
l’émotion. Pour Hannah Arendt l’analyse historienne dépourvue de douleur et d’affliction
n’est pas encore souhaitable mais nécessite le passage préalable par une démarche de
compréhension intégrant les émotions dont la colère. Elle se place ainsi dans la position du
spectateur qui, assistant lui-même aux événements sans y participer, est capable de prendre
suffisamment de recul pour pouvoir les juger, mais n’en n’est pas suffisamment détaché pour

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 196
2
Ibid.
3
Ibid.
4
Ibid., p. 195

374
pouvoir les expliquer. La dimension affective du traitement du totalitarisme décrite par Katia
Genel est ainsi liée à une étape de réflexion où, après la chute du nazisme, la pensée peut
passer de « l’indignation muette »1 à une tentative de compréhension qui tienne compte des
affects provoqués par les événements, avant de pouvoir passer à une autre approche du
phénomène où la démarche objective de l’historien pourra se déployer.

La chute du nazisme représente une forme de libération qui permet à l’analyse de se


déployer, tout en nécessitant le recourt à l’émotion et à l’imagination comme un outil essentiel
pour la compréhension des faits qui viennent d’avoir lieu. Ce moment est toutefois une étape
qui doit se transformer en une analyse de la structure totalitaire. En affirmant que le moment
n’était « pas encore » venu de procéder à une analyse historienne dépourvue d’émotions,
Hannah Arendt suggère en effet qu’une telle analyse est également nécessaire pour permettre
une meilleure interprétation des phénomènes. Si la place de l’émotion et sa « tendance à la
lamentation »2 est justifiée comme une composante essentielle des Origines du totalitarisme,
le texte se réclame néanmoins d’une démarche en termes d’histoire, impliquant notamment le
recours à une importante documentation. Le fait que les premiers paragraphes de la préface à
la troisième partie soient écrits au passé renforce également le sentiment que cette étape
dominée par l’émotion est révolue et nécessite de passer à une nouvelle phase
d’interprétation :

This seemed the first appropriate moment to look upon contemporary events
with the backward-directed glance of the historian and the analytical zeal of the
political scientist, the first chance to try to tell and to understand what had
happened, not yet sine ira et studio, still in grief and sorrow and, hence, with a
tendency to lament, but no longer in speechless outrage and impotent horror. 3

Rédigée en 1966, cette partie de la préface décrit l’état d’esprit d’Arendt au moment
où elle entame la rédaction des Origines du totalitarisme, ainsi que le contexte dans lequel
elle écrit. Il s’agit donc d’une analyse rétrospective décrivant, dix-sept ans plus tard, les
conditions dans lesquelles s’est faite la première édition de son ouvrage. La préface pointe
ainsi les évolutions qui se sont opérées dans son approche du totalitarisme, entre le moment
où elle a achevé son manuscrit original et les éditions successives qui ont enrichi et modulé
son propos. Or parmi les principales évolutions connues par le texte arendtien, se trouve la
place accordée à l’émotion. Si Hannah Arendt défend le rôle que l’émotion a joué dans la

1
Ibid.
2
Ibid.
3
HANNAH ARENDT, The Origins of totalitarism, p. XXIII, Harvest Book: Harcourt Brace, cop. 1979

375
rédaction des Origines du totalitarisme après la guerre, elle souligne néanmoins la nécessité
de réviser son analyse pour tenir compte de l’accès à de nouvelles ressources documentaires
en particulier après la mort de Staline et le discours du XXe congrès du parti communiste. S’il
ne s’agit pas d’une remise en cause de son propos, Arendt affirmant que « ce que j’appris
alors était intéressant certes, mais n’appelait pas de changements essentiels »1, cette évolution
constitue une inflexion de la méthode arendtienne, qui s’appuie désormais davantage sur les
méthodes propres à l’historien et la recherche de sources documentaires. Avec l’accès à de
nouvelles sources issues de la recherche sur le nazisme, tels que les documents du procès de
Nuremberg, ou accessibles avec la fin du stalinisme, comme les archives de Smolensk
publiées en 1958, Arendt opère un changement dans son travail de recherche qui l’amène à
rééditer son ouvrage à plusieurs reprises. L’inclusion de la réflexion d’Hannah Arendt sur la
Révolution hongroise dans la deuxième édition et supprimée par la suite, puis celle de
« Idéologie et terreur » dans les éditions suivantes, témoignent de l’actualisation de sa pensée
au fur et à mesure des événements contemporains et des découvertes historiographiques.

4. Le totalitarisme comme idéal-type

À côté de la démarche émotionnelle mise en œuvre pour comprendre les événements,


il existe donc une tendance épistémique dans Les origines du totalitarisme, qui se traduit par
la volonté de définir le totalitarisme comme un nouveau modèle de gouvernement dont
l’essence est la terreur. Hannah Arendt ne cherche pas seulement à comprendre les faits : elle
procède à un jugement apodictique dans lequel le totalitarisme est défini comme un type de
régime, indépendamment de la réalité du nazisme ou du stalinisme. Dans cette approche le
totalitarisme s’apparente à un idéal-type, une forme de gouvernement dont l’essence reste
valide universellement, quelles que soient par ailleurs les spécificités de chaque mouvement.
Cette dimension cognitive ne se contente pas de juger des événements mais entend
conceptualiser une nouvelle forme de gouvernement englobant les particularités. Sa présence
rend dès lors légitime les critiques quant à la pertinence historique des concepts arendtiens.
Bien qu’Hannah Arendt se défende de faire un travail d’historien et rejette toute notion de
causalité dans sa description du totalitarisme, elle revendique une démarche interprétative
portant sur les faits et nécessitant un fort apport en documentation historiographique. Or c’est
sur cette interprétation des faits que porte la critique historienne. Ainsi, comme l’affirme
Thierry Ménissier :

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 196

376
Arendt a soutenu l’idée que son ouvrage ne relève pas du genre historique.
En dépit de cette concession, les critiques émanant des historiens sont fondées sur
la faiblesse effective de l’ouvrage en matière historique, par exemple celles qui lui
reprochent de n’avoir pas inclus le fascisme dans le concept de totalitarisme : le
défaut dans la documentation relativement à l’expérience italienne apparaît
préjudiciable pour un ouvrage dont l’ambition dépasse très largement l’analyse
des cas allemand et soviétique, et cette critique rejaillit sur la rigueur du concept
même de totalitarisme.1

Si le manque de documentation, en particulier concernant l’Union soviétique, est


reconnu par Arendt elle-même, il ne suffit toutefois pas à expliquer la « la faiblesse effective
de l’ouvrage en matière historique ». Si elle ne dispose pas de sources primaires sur la Russie
soviétique, Arendt a accès aux réflexions et aux témoignages de différents auteurs sur l’URSS
comme Boris Souvarine ou Isaac Deutscher, qui ont pu faire l’expérience du fonctionnement
du système stalinien. Plus que de l’accès à la documentation historique, les interrogations
quant à la pertinence du concept de totalitarisme en que modèle permettant de rendre compte
des faits historiques proviennent de la tension entre les deux approches arendtiennes du
phénomène. Sa démarche émotionnelle cherche en effet à saisir le particulier à partir d’un
jugement impliquant le spectateur vis-à-vis de l’objet à juger, tandis que sa démarche
cognitive cherche à décrire le totalitarisme comme une forme générale de gouvernement. La
première approche doit se situer au plus près de l’événement, perçu comme une rupture avec
les chaînes de causalité qui l’ont précédé. La seconde implique au contraire d’élaborer un
idéal-type pouvant être appliqué à différentes situations sans que la diversité des circonstances
ne remettent en cause sa validité épistémique. Il y a donc une opposition quant à la nature
même de l’objet visé par ces deux approches : l’une cherche à comprendre le particulier,
tandis que l’autre aspire à construire un cadre général d’interprétation. Dans cette double
perspective, le totalitarisme est tantôt analysé comme un événement et tantôt comme un type
de gouvernement. Une telle situation brouille dès lors le statut du concept de totalitarisme,
provoquant cette impression de manque de rigueur historique que décrit Thierry Ménissier.

En effet si le totalitarisme est analysé comme un événement particulier, il ne peut pas


être utilisé pour décrire des phénomènes politiques n’ayant ni la même origine historique ni la
même idéologie, et ne peut s’appliquer qu’à un phénomène spécifique comme les camps
d’extermination. Au contraire si le totalitarisme est pensé comme un type de gouvernement
incluant différentes expériences particulières, sa description doit s’appuyer sur des

1
« Pour une connaissance émotionnelle de la domination : une lecture des Origines du totalitarisme d’Hannah
Arendt », Op. cit.

377
caractéristiques générales et il est dès lors délicat d’en exclure des régimes présentant des
caractéristiques similaires. Si Thierry Ménissier cite le cas de l’Italie fasciste, s’appuyant
notamment sur les travaux d’Emilio Gentile, les interrogations sont les mêmes pour la Chine
maoïste. Outre le fait qu’Arendt sous-estime considérablement le bilan humain du Grand
Bond en avant au moment où elle rédige sa préface, ce dernier allant de 30 à 50 millions de
victimes quand elle n’en évoque “que” 15 millions, elle semble ne pas remarquer le
parallélisme entre les politiques chinoises et soviétiques. Parallélisme d’autant plus évident
que la Chine s’inspire directement du modèle soviétique jusqu’en 1957. Visiblement
consciente de la violence de la politique maoïste, qu’elle décrit en termes de terreur, elle n’en
affirme pas moins que « c’était une terreur d’un genre différent ; quels qu’en soit les résultats,
elle n’a pas décimé la population. L’intérêt national, le bien-être du peuple tout entier, est
resté le critère décisif »1. La présence d’une telle formule dans la préface des Origines du
totalitarisme a quelque chose d’étonnant. Elle aurait eu davantage sa place dans les mémoires
d’un Molotov justifiant les morts de la collectivisation au nom de l’intérêt général du peuple
soviétique plutôt que sous la plume de l’auteure de Condition de l’homme moderne. Hannah
Arendt justifie ici que le régime chinois, sous prétexte que sa politique de terreur s’est faite au
nom du « bien-être du peuple » et « a permis au pays, sans aucune aide extérieure, de se
développer dans la paix et d’éviter le retour de désastres comme la famine »2, n’est pas
totalitaire. Elle défend donc l’idée que les 15 millions de morts peuvent être considérés
comme légitimes en vue du développement chinois.

De la même manière, elle soutient qu’il y aurait une opposition ontologique entre
Staline et Mao, affirmant que ce dernier « est profondément un révolutionnaire et non un
assassin »3. Au moment où elle écrit ces lignes, Mao organise pourtant l’arrestation et le
supplice de Peng Dehuai, ancien camarade ayant joué un rôle décisif pendant la Longue
Marche et la guerre contre les Japonais. L’analyse de la Chine est révélatrice des paradoxes
soulevés par le concept de totalitarisme. Si on peut expliquer la position de l’auteure par son
manque de connaissance des événements et pointer le fait qu’elle hésite à propos de la nature
du régime chinois, on ne peut que constater qu’il y a deux poids deux mesures entre son
traitement de la Russie stalinienne et celui de la Chine maoïste. Hannah Arendt ne semble pas
s’apercevoir que son interprétation d’une terreur chinoise utilisée pour le bien générale
pourrait aussi bien s’appliquer à l’industrialisation de l’Union soviétique. En cherchant à

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 199
2
Ibid.
3
Ibid., p. 200

378
« utiliser le mot totalitaire avec parcimonie et prudence »1, restreignant ce concept aux seuls
nazisme et stalinisme, elle finit par ne plus voir des liens pourtant évidents entre des régimes
qui partagent une idéologie et des politiques similaires. Pis, en justifiant ces différences de
régimes, elle utilise des arguments pourtant incompatibles avec sa propre pensée, puisqu’elle
n’hésite pas à suggérer l’idée que la mort de millions de personnes puisse être une statistique
au service d’un plus grand projet – donnant ainsi paradoxalement raison à la formule de
Joseph Staline.

Si la Chine maoïste est désormais considérée comme un régime totalitaire à part


entière par l’historiographie contemporaine, les hésitations d’Arendt quant à sa nature et les
arguments qu’elle utilise sont révélateurs des limites de son analyse politique. Ces difficultés
sont dues à la tentative de conceptualisation du totalitarisme comme une forme de
gouvernement. Le passage d’une réflexion sur le nazisme en tant qu’événement à une
réflexion sur le totalitarisme en tant qu’idéal-type devrait aboutir à un élargissement de la
catégorie de régime totalitaire. Au lieu de cela, cette catégorie reste limitée à deux régimes qui
servent en quelque sorte de repoussoir pour la réflexion philosophique. Le refus de considérer
la Chine maoïste ou l’Italie mussolinienne comme des régimes totalitaires est lié à une
volonté de penser le totalitarisme comme une rupture radicale avec le monde, qui doit dès lors
rester un phénomène politique limité. Un régime ne pourrait donc être qualifié de totalitaire
que par son appartenance préalable à ladite catégorie, enfermant dès lors le concept dans une
structure axiomatique.

Anne Amiel soutient l’idée selon laquelle Hannah Arendt s’oppose à une conception
des sciences sociales qui consisterait à interpréter les faits à partir de catégories analytiques
préconstruites ne tenant pas compte des discours des acteurs de l’événement. Arendt rejette en
effet le recourt à la causalité pour expliquer le déroulement des faits historiques et s’oppose à
toute approche axiomatique du monde. Elle critique par exemple l’usage de l’idéal-type de la
domination charismatique, conçu à partir de la figure archétypale de Jésus, pour analyser la
structure politique du national-socialisme. En soulignant que « seuls des gens qui refusent
d’écouter le discours tenu par Jésus ou par Hitler peuvent parvenir à une telle conclusion »2,
elle rappelle l’irréductibilité de l’événement face aux tentatives de rationalisation des sciences
sociales. Cette position critique d’un positivisme scientifique qui serait appliqué aux actions

1
Ibid., p. 201
2
HANNAH ARENDT, La nature du totalitarisme, Payot, 1990. Cité par ANNE AMIEL, Hannah Arendt :
politique et événement, Op. cit., p. 46

379
humaines ne l’empêche pourtant pas de faire du totalitarisme une catégorie politique qui
transcende les différences entre les régimes. Pointant un ensemble de divergences entre les
deux systèmes, telles que le rôle de la corruption dans l’URSS ou l’extrême cruauté des
camps d’extermination, elle affirme en effet qu’« on pourrait multiplier les différences de ce
genre ; elles sont hautement significatives et font partie intégrante de l’histoire nationale des
pays respectifs, mais elles n’ont pas d’incidence directe sur la forme du gouvernement »1.
Arendt fait donc elle-même du totalitarisme un idéal-type à partir duquel les événements
particuliers se trouvent interprétés. Les événements qui structurent l’histoire respective des
deux État, leurs particularités sociales et politiques, ou même leur opposition idéologique,
sont considérés comme ayant un rôle mineur face à la structure générale du totalitarisme.

Dans cette perspective, l’objectif des Origines du totalitarisme est la définition d’une
forme de gouvernement en rupture avec les modèles politiques antérieurs. L’objet de sa
réflexion n’est pas l’histoire de la Révolution russe, la structure sociale du parti communiste,
ni la construction de l’idéologie nazie, l’élimination des SA, ou les spécificités des camps
d’extermination qui occupent pourtant une place essentielle dans son œuvre. Dès lors, sans
être niées, les divergences entre chaque mouvement ne sont pas considérées pertinentes pour
saisir la nature du totalitarisme. De la même manière que le modèle du chef charismatique,
conçu pour guider la recherche en grossissant des traits caractéristiques, est utilisé pour
décrire des régimes aussi différents que le Premier Empire ou le IIIe Reich, le concept de
totalitarisme est appliqué aussi bien à la Russie communiste qu’à l’Allemagne nazie, aux
positions idéologiques pourtant opposées. Pour paraphraser la formule d’Arendt à propos de
Jésus et d’Hitler, on pourrait ainsi affirmer que seules les personnes qui ne font pas attention
aux discours et aux idées défendues par Staline et par Hitler, peuvent parvenir à la conclusion
qu’ils sont identiques car ils partagent la même fonction. Pour soutenir sa position, Arendt
rappelle notamment que « la monarchie absolue fut chose très différente en Espagne, en
France, en Angleterre, en Prusse ; pourtant, elle fut partout la même forme de
gouvernement »2. Le particulier, qui s’incarne dans les trajectoires pourtant très divergentes
de Louis XIV ou Charles Ier – le premier ayant imposé son pouvoir absolu après la Fronde
tandis que le second a fini décapité – et les spécifiés économiques et sociales de chaque pays,
cède ici le pas face à la catégorie générale qu’est la monarchie absolue. L’usage de cet
exemple témoigne dès lors de la présence d’une démarche qui ne cherche pas uniquement à

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 201
2
Ibid. 201

380
juger le particulier sans le subsumer sous des règles générales, mais également à construire le
concept de totalitarisme comme une nouvelle catégorie de pensée pouvant s’insérer dans une
typologie politique.

En justifiant l’idée selon laquelle le concept de totalitarisme resterait valide malgré les
divergences parfois importantes entre les régimes qu’elle décrit, Hannah Arendt en fait un
idéal-type au sens wébérien du terme, c’est-à-dire une approximation utilisée pour simplifier
les faits. L’idéal-type wébérien est un outil sociologique dont l’objectif est de filtrer le réel
pour permettre de caractériser des régimes qui, sans cette simplification, se révéleraient
incapables à saisir intellectuellement, à cause de la multiplicité des événements et des
structures politiques qui les déterminent. De même, si la démarche de compréhension
émotionnelle mise en œuvre par Arendt s’oppose à la recherche de la neutralité axiologique de
Max Weber, on retrouve chez les deux auteurs la volonté de comprendre les phénomènes à
partir des intentions et des mobiles des acteurs impliqués1. Dans sa démarche cognitive de
définition du totalitarisme comme modèle politique, Hannah Arendt se rapproche ainsi de
l’approche sociologique mise en œuvre par Max Weber, qui consiste à penser le réel comme
une multiplicité de faits et d’événements particuliers qu’on ne peut saisir qu’à partir d’une
approximation permettant de comprendre les mobiles et les intentions des auteurs.

Le concept de totalitarisme ne peut ainsi fonctionner que comme une simplification du


réel. Sans remettre en cause la factualité du monde, elle permet la mise en œuvre d’une
réflexion philosophique sur la nature des régimes totalitaires et leur impact sur la condition
humaine. Toutefois, cette démarche cognitive ne peut se faire qu’au prix d’un renoncement au
particulier, analysé à partir de l’idéal-type de la structure totalitaire. D’où le va-et-vient dans
la pensée arendtienne entre un jugement attaché aux événements particuliers, et l’élaboration
d’un idéal-type permettant de penser le phénomène totalitaire en tant que catégorie
philosophique. Contrairement à la nuit de Cristal ou à la dékoulakisation, le totalitarisme n’est
pas un événement politique à proprement parler mais une tentative d’interprétation de
plusieurs phénomènes rassemblés sous un même type de gouvernement. La volonté d’exclure
les catégories systématiques de la vérité rationnelle au profit d’une compréhension
émotionnelle des faits, se heurte ici à la conceptualisation du totalitarisme en tant que régime
politique archétypal. Les oscillations entre une tendance déductive et une tendance inductive,
se manifestent ainsi de nouveau dans le conflit entre un jugement émotionnel portant sur des

1
MAX WEBER, l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, traduit par Isabelle Kalinowski, édition
Flammarion, 2002

381
événements et une approche cognitive cherchant à définir le totalitarisme comme une
nouvelle catégorie systémique.

Le problème de cette double approche est qu’elle conduit à penser le totalitarisme en


même temps comme un événement particulier en rupture avec le monde et comme un type de
gouvernement général. Il en ressort cette interprétation du régime totalitaire qui amalgame en
un même concept deux mouvements hostiles l’un à l’autre, tout en excluant des régimes
pourtant proches comme l’Italie mussolinienne et la Chine maoïste. En insistant sur la
dimension émotionnelle de l’analyse arendtienne au détriment de sa démarche analytique,
Thierry Ménissier invite dès lors à se concentrer sur les perspectives ouvertes en termes de
jugement philosophique. Les origines du totalitarisme se présenteraient alors « à la fois
comme une modélisation phénoménologique de la domination contemporaine, [et] comme
une incitation à réfléchir le sens politique de l’existence humaine »1. L’intérêt de l’ouvrage ne
se situerait donc pas dans la description du totalitarisme en tant que phénomène historique et
politique, mais dans sa capacité à interroger l’activité politique et l’existence humaine. Cette
approche de l’œuvre arendtienne contribue ainsi à la doter d’un sens distinct de sa pertinence
descriptive, comme une forme de prélude à la réflexion sur la condition humaine et la société
moderne déployée par la suite dans The Human Condition et On Revolution. Le concept de
totalitarisme se présente alors comme une idée directrice permettant de juger l’événement, et
non comme une forme de gouvernement stricto sensu.

1
« Pour une connaissance émotionnelle de la domination : une lecture des Origines du totalitarisme d’Hannah
Arendt », Op. cit.

382
III. Des formes de gouvernement divergentes

1. Le fascisme, un régime semi-totalitaire ?

La question de la nature du fascisme occupe une place particulière dans la réflexion


sur le totalitarisme. Les origines du totalitarisme tendent en effet à gommer les liens
idéologiques qui existent entre fascisme et nazisme pour faire place à une conception du
totalitarisme qui inclut national-socialisme et stalinisme tout en excluant les régimes
franquiste et mussolinien de l’équation. La critique de l’oubli du fascisme italien est
notamment portée par les travaux d’Emilio Gentile, qui rappellent que, « puisque le problème
du totalitarisme, et le terme lui-même, s’ancrent dans le fascisme, nier le caractère totalitaire
du fascisme, comme le fait Hannah Arendt, investit toute la problématique du totalitarisme »1.
La description arendtienne du fascisme mussolinien en fait en effet une « dictature
nationaliste ordinaire », dirigée par un « parti au-dessus des partis », mais qui n’atteint jamais
le stade du gouvernement totalitaire 2. Derrière cette opposition entre fascisme italien et
totalitarisme se trouve l’idée selon laquelle le totalitarisme constitue une rupture avec le
modèle de l’État moderne. Pour Arendt, les régimes totalitaires sont des mouvements de
masse caractérisés par leur rejet de toute stabilité. La prise de pouvoir initiale et leur contrôle
de l’appareil d’État n’est que le préalable à la destruction de ce dernier et la remise en cause
de toute la vie politique. La persistance de la machine étatique dans l’Italie mussolinienne ou
l’Espagne franquiste est par conséquent le signe de leur nature non-totalitaire.

Le rapport à l’État constitue ainsi l’élément de distinction du fascisme et du


totalitarisme. Pour Arendt, le fascisme est « le seul exemple d’un mouvement de masse
moderne organisé au sein de la structure d’un État existant, inspiré uniquement par une forme
radicale de nationalisme »3. Ce dernier se trouve donc bien caractérisé comme un mouvement
de masse à la manière du bolchévisme ou du national-socialisme, mais qui ne serait pas
parvenu à prendre la forme d’un régime totalitaire à part entière, en particulier à cause de la
faiblesse du sentiment national et de la place de l’Église dans la société4. Arendt utilise même
l’expression « mouvements semi-totalitaires »5 pour désigner ces régimes autoritaires, fondés
sur la dictature d’un parti unique et présentant des caractéristiques proches des régimes

1
EMILIO GENTILE, « Le silence de Hannah Arendt : L’interprétation du fascisme dans Les origines du
totalitarisme », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 55-3, no. 3, 2008, p. 13.
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 546
3
Ibid., p. 550
4
Ibid., p. 549
5
Ibid., p. 615

383
totalitaires, mais n’étant jamais parvenu à un stade pleinement totalitaire qui s’opposerait à
toute activité politique.

Cette description de l’opposition entre fascisme et totalitarisme constitue dès lors une
dramatisation du totalitarisme, dont l’essence est opposée à l’État et à toute vie politique, et
une dédramatisation du fascisme, présenté comme une dictature « ordinaire ». Le fascisme ne
transformerait fondamentalement pas la structure de l’État moderne tandis que le totalitarisme
constituerait au contraire une rupture dans l’ordre de la modernité. Or cette approche
contribue à négliger l’origine du fascisme italien et son organisation, destinée non seulement à
prendre le pouvoir mais également à remodeler la structure politique sur le modèle d’un État-
parti disposant d’un contrôle absolu sur les institutions. Emilio Gentile rappelle notamment la
violence des milices squadristes dans la prise de pouvoir de Mussolini et la répression de la
société civile. Outre la marche sur Rome, les « faisceaux italiens de combat » ont en effet
organisé la liquidation des différents partis d’opposition et les organisations indépendantes
telles que les syndicats socialistes.

Comme dans le cas du meurtre de Potempa commis par les SA dix ans plus tard, la
violence squadriste jouit de la tolérance voir du soutien actif des autorités politiques et
morales italiennes, qui pensent les utiliser pour la lutte contre les socialistes. Ainsi, malgré le
climat de quasi-guerre civile qui anime l’Italie des années 1920 et la multiplication des
expéditions punitives commis par les chemises noires, le gouvernement Giolitti lève les
poursuites contre les fascistes et va jusqu’à offrir les 4/5 de leur solde aux officiers
démobilisés qui rejoignent les faisceaux de combat 1. S’il s’avère d’abord relativement
indépendant, la création du parti fasciste permet à Mussolini de garder le squadrisme sous
contrôle et d’en faire un élément de sa domination sur l’État et la société italienne. Comme le
nazisme après lui, le fascisme italien a en effet entrepris de contrôler la totalité des éléments
qui composent la société en s’assurant d’abord un contrôle sur ses propres éléments
fondateurs. Mussolini ne procède pas à une purge des chemises noires à la manière d’Hitler
avec l’assassinat d’Ernst Röhm qui sert de point de départ à l’élimination de l’opposition au
nazisme. Néanmoins la construction d’un parti fasciste dont il est le leader suprême lui permet
de transformer une milice décentralisée en une force paramilitaire disciplinée lui permettant
d’instaurer un état de terreur permanent sur lequel va s’appuyer son pouvoir 2.

1
PIERRE MILZA et SERGE BERSTEIN, Le Fascisme italien : 1919-1945, pp. 98-103, Paris : le Seuil, 1980
2
Ibid.

384
La violence fasciste n’est pas l’expression d’un pouvoir dictatorial dont l’objectif
serait de garder le pouvoir en exerçant une forme de contrainte sur ses opposants. Par son
ampleur comme par sa permanence, la violence relève d’un véritable mode d’être du régime
fasciste et s’inscrit ainsi dans la description que donne Hannah Arendt du « cercle de fer » de
la terreur totalitaire. La violence initiale du mouvement fasciste engendre un effet de
banalisation de la violence, la rendant consubstantielle au régime. Cette violence est par
ailleurs renforcée par la déresponsabilisation des criminels défendue par Mussolini, instaurant
l’idée d’une unité organique entre le Duce, le mouvement fasciste, et le peuple italien.
Affirmant dans son discours du 3 janvier 1925 que « si le fascisme a été une association de
criminels, je suis le chef de cette association de criminels »1, il développe le premier cette
logique d’assimilation du Chef et du mouvement, qu’Arendt présente comme une
caractéristique du totalitarisme. Cette situation dans laquelle le Chef prend l’entière
responsabilité de la violence commise par son mouvement s’avère ainsi typique des
mouvements fascistes et du nazisme, mais étrangère au stalinisme où le pouvoir se présente
sous une forme davantage collégiale comme on le verra par la suite 2. La violence anime de la
sorte tout le régime fasciste selon une logique de mouvement permanent, que ce soit dans la
liquidation de l’opposition ou dans sa politique expansionniste, notamment en Éthiopie. Elle
ne s’apparente plus à un outil de conquête du pouvoir, mais apparaît comme le principe même
de l’action fasciste.

Par ailleurs, comme le souligne Emilio Gentile, Hannah Arendt sous-estime l’emprise
du parti fasciste sur la société et sur l’appareil d’État. De la même manière que l’Allemagne
nazie n’a pas formellement abolie la République de Weimar, malgré les pleins pouvoirs
accordés à Hitler, l’élimination de l’opposition, et l’instauration du Führerprinzip, Mussolini
reste dans le cadre juridique de la monarchie jusqu’à la constitution de la République sociale
italienne (RSI) en 1943. Cette impression de légalité, renforcée par les accords du Latran avec
l’Eglise catholique, conduit Arendt à faire du fascisme un « parti au-dessus des partis », qui
préserverait la structure de l’État contrairement à l’Allemagne nazie. La loi Acerbo en 1923,
suivie par les lois fascistissimes promulguées en 1926 après l’assassinat de Giacomo
Matteotti, font pourtant de l’Italie mussolinienne un état d’exception permanent qui s’oppose
à l’état de droit. Ces lois instaurent en effet une dictature du parti unique, faisant du parti
fasciste le seul autorisé et renforce les pouvoirs de l’exécutif en permettant au Duce d’établir

1
BENITO MUSSOLINI, Œuvres et discours, trad. de Maria Croci, Paris : Flammarion, 1935
2
Chapitre 4III.3

385
des lois juridiques, tandis que les autorités locales sont directement nommées par le
gouvernement de Mussolini. Elles abolissent également la liberté de la presse, le droit de
grève, et suppriment les syndicats non fascistes ainsi que les associations citoyennes
indépendantes, désormais soumises au contrôle de la police. Enfin elles mettent en pla ce une
police secrète ainsi qu’un tribunal spécial pour la sécurité de l’État, sous le contrôle direct du
parti fasciste, qui permet au régime de lutter contre les mouvements antifascistes. Le régime
mussolinien ne se contente donc pas de prendre le pouvoir politique mais opère une fusion
entre le mouvement fasciste et l’État dans un but de contrôle de toute la société italienne.
Cette situation conduit ainsi des auteurs comme Luigi Sturzo à décrire le fascisme comme un
régime totalitaire dès la fin des années 1920 :

La centralisation étatique et le monopole du parti s’unirent étroitement pour


soumettre toutes les institutions ou organismes autonomes à leur étroite
obédience. […] Cette tendance fut appelée “totalitaire” parce que le fascisme,
devenu le fascisme-nationaliste, déclara se confondre avec la patrie, être toute la
force : le reste du pays ne serait plus rien, n’aurait que des devoirs de gouvernés.
Quant aux opposants, on les considérait comme des ennemis du pays et comme
des blasphémateurs de l’Italie.1

La destruction de la société est l’un des principaux éléments utilisés pour défendre le
caractère totalitaire ou non du fascisme italien. Pour Hannah Arendt, le totalitarisme ne peut
se former que dans une société de masses où toutes les structures sociales, en particulier celles
de la société de classes qui la précède, ont été dissoutes. La quête d’absolu des régimes
totalitaires s’oppose à toute existence indépendante du mouvement : « Le membre d’un
groupe militant s’identifie absolument au mouvement ; il n’a pas de profession ni de vie
privée qui en soient indépendantes »2. La persistance d’une vie sociale en dehors du parti
fasciste, représentée notamment par ses relations souvent conflictuelles avec l’Église
catholique, contribue donc à faire de l’Italie mussolinienne un régime non totalitaire, plus
proche des régimes nationalistes et de l’impérialisme continental tardif de l’Allemagne
wilhelmienne qu’elle décrit dans L’Impérialisme. Au contraire, la déconstruction de la
structure parlementaire et les attaques du squadrisme contre les syndicats sont, pour Emilio
Gentile, des signes de la nature totalitaire du régime du Duce. S’appuyant notamment sur les
travaux d’Emil Lederer, il fait du fascisme un État de masse dont l’objectif est la destruction
de la société au même titre que l’Allemagne nazie décrite par Arendt. Dans cette perspective,

1
LUIGI STURZO, L’Italie et le fascisme, traduit par Marcel Prélot, p. 127, Paris : Félix Alcan, 1927
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit.,. p. 690

386
il est dès lors important de se demander dans quelle mesure la destruction de la société est une
réalité effective des régimes totalitaires.

Contrairement aux régimes communistes, parvenus au pouvoir suite à une révolution


ayant profondément remise en cause la structure politique et sociale antérieure, fascisme et
nazisme ont pris le contrôle de l’État grâce au soutien, passif ou actif, des autorités judiciaires
et des élites sociales. Outre la grande tolérance dont SA et chemises noires ont bénéficié dans
les premières années du mouvement comme l’illustre l’affaire du meurtre de Potempa en
19321, l’accession de Mussolini et d’Hitler à la magistrature suprême n’a pu se faire que grâce
à l’alliance avec les forces politiques conservatrices. Plus que de l’échec de la démocratie, les
élections d’Hitler et de Mussolini sont révélatrices de l’appui social dont les mouvements
fascistes ont profité avant de parvenir au pouvoir. Le mélange de violence de rue et de
stratégie électoraliste qui a permis à Mussolini de prendre le pouvoir est en effet lié au soutien
financier des grands propriétaires fonciers et des organisations patronales comme la
Confindustria, soucieuses de lutter contre les mouvements ouvriers 2, ainsi qu’à l’alliance avec
d’autres partis politiques – dont le parti populaire italien fondé par Luigi Sturzo, lui-même
exclu pour sa critique du fascisme.

La politique économique du régime est particulièrement marquée par cette alliance


avec les élites économiques et sociales. Malgré une politique sociale incluant la journée de
travail de huit heures et la semaine de quarante heures en 1923, le régime suit une politique
libérale dans le prolongement de celle suivie auparavant. Loin de mettre en place une
politique de contrôle de l’économie comparable à celle de l’URSS avec le plan quinquennal et
la collectivisation des terres, le régime fasciste continue de s’appuyer sur une structure
économique et sociale fondée sur la propriété privée. Mussolini déclare d’ailleurs à ce
propos : « je pense que l’État doit renoncer à ses fonctions économiques et surtout à celles qui
s’exercent par des monopoles, parce qu’en cette matière l’État est incompétent »3. Le parti
fasciste accorde ainsi un grand nombre d’exonérations fiscales et renfloue les entreprises
déficitaires aux frais de l’État tout en refusant les nationalisations 4. La politique autarcique
mise en place par le régime à partir 1935 apparaît comme une tentative de lutter contre la
hausse de la dette publique et le ralentissement de l’activité économique dus à l’invasion de
l’Éthiopie, plutôt que comme une tentative de contrôle de l’économie comparable à celle du

1
Le meurtre de Weimar, Op. cit., p. 76
2
Le Fascisme italien : 1919-1945, Op. cit., p. 103
3
DANIEL GUERIN, Fascisme et grand capital, p. 191, Paris : éd. Syllepses, 1999
4
Ibid., p. 197

387
stalinisme ou même du nazisme. La socialisation de l’économie ne se met concrètement en
place que dans la dernière incarnation du régime fasciste : celle de la République sociale
italienne, mise en place par l’armée allemande après la destitution de Mussolini et véritable
ersatz d’État ne disposant plus de la souveraineté sur son propre territoire.

L’échec de l’industrialisation de l’économie italienne et la persistance d’une structure


sociale fondée sur la propriété privée témoigne ainsi de la résistance de la société face aux
tendances totalitaires du régime mussolinien. Le régime fasciste cherche à contrôler
l’ensemble des activités de la société, procédant à une politique d’embrigadement qui doit
intégrer tous les aspects de la vie des citoyens avec des organisations telles que l’Œuvre
nationale du temps libre ou l’Œuvre nationale Balilla. Son programme échoue pourtant à
soumettre intégralement la société au point qu’elle s’identifie intégralement à la vie du
mouvement. La résistance au parti fasciste se manifeste alors particulièrement dans les
dernières années du règne de Mussolini, avec l’amorce de la défaite militaire du IIIe Reich et
la motion de défiance du Grand Conseil du fascisme contre Mussolini portée par Dino Grandi.
L’existence d’une telle motion, émanant directement de la plus grande instance du parti
fasciste et s’opposant directement au Duce pour confier les pleins pouvoirs au roi, témoigne
de la persistance de l’action politique au cœur même du système fasciste. Après sa destitution,
Mussolini est d’abord enfermé par le roi avant d’être libéré par l’Allemagne nazie qui le place
à la tête d’un État sous tutelle allemande. Cette dernière expérience fasciste est marquée par
un retour aux fondements du squadrisme, débarrassés des compromis que le parti fasciste
avait dû faire avec les forces sociales italiennes, tels que l’abolition de la propriété et
l’expropriation des terres1. Elle semble ainsi justifier l’interprétation qui inclut le fascisme
dans la catégorie de totalitarisme pour sa proximité avec le communisme. Toutefois la
brièveté de son existence comme les très fortes résistances qu’elle rencontre excluent d’en
faire le modèle par excellence du régime fasciste.

Le régime mussolinien occupe dès lors une place particulière dans la réflexion sur le
totalitarisme. Événement fondateur à partir duquel est élaboré ce concept, il s’en trouve
pourtant écarté au profit de l’analyse du stalinisme et du nazisme. Contre l’interprétation
arendtienne qui voit en lui une « dictature ordinaire », le fascisme présente pourtant
l’ensemble des traits caractéristiques des régimes totalitaires. La terreur, l’embrigadement de
la population, le culte de la personnalité, et la volonté de contrôler l’ensemble de la société

1
PIERRE MILZA, Les fascismes, p. 449, Paris : Editions du Seuil, 2001

388
sont des éléments consubstantiels du régime. Plus que le stalinisme, le fascisme est apparenté
au nazisme, dont il est l’une des principales sources d’inspiration. Si l’idéologie raciste et la
volonté d’extermination sont propres au nazisme, les régimes d’Hitler et de Mussolini
partagent une même conception du rôle du Chef comme être infaillible donnant son sens au
système. La déresponsabilisation des criminels dans une sorte d’état d’exception permanent y
est un élément central de leur approche du fait juridique, qui s’oppose aux principes
classiques du droit. Enfin les deux régimes ont pris le pouvoir grâce à un mélange de violence
de masse et de poussée électoraliste réalisée avec le soutien, passif ou actif, des autorités alors
en place. Reprenant les interprétations arendtiennes sur la nature du totalitarisme, Emilio
Gentile défend ainsi l’appartenance du fascisme à la catégorie de régime totalitaire telle
qu’elle est élaborée par Arendt :

Le fascisme, tout comme les mouvements totalitaires, vise et réussit « à


organiser des masses et non des classes ». Le fascisme ne se contenta jamais « de
gouverner par des moyens extérieurs, c’est-à-dire par l’intermédiaire de l’État et
d’une machinerie de violence », parce que sa conception de la domination « ne
pouvait être réalisée ni par un État, ni par un simple appareil de violence mais
seulement par un groupement animé d’un mouvement constant : à savoir la
domination permanente de chaque individu dans chaque sphère de sa vie »1.

Toutefois, contre l’approche qui en fait un mouvement de masse étant parvenu à


détruire complètement la société, il est également nécessaire de souligner la résistance des
structures sociales au développement du fascisme. Malgré la violence du système, la censure,
la répression de l’opposition, et l’embrigadement de la société, le régime a dû composer avec
une structure sociale indépendante du parti, engendrant un ensemble de frictions et de
résistances ouvertes. La nécessité de garder le soutien du patronat, la persistance du rôle de
l’Église catholique, ou encore la pression de l’allié allemand qui a conduit le régime à mettre
en place ses lois antisémites, sont autant d’obstacles et de contraintes qui ont limité le plein
déploiement du projet fasciste. Le moment où la société mussolinienne est la plus proche de
l’idéal de régime totalitaire est la République de Salò où le mouvement reprend les éléments
fondamentaux du squadrisme. Elle mène ainsi une politique de répression extrêmement
violente, procède à une politique de socialisation de l’économie, et participe activement à la
Solution finale en soutenant les SS. Ce moment est toutefois également celui où la résistance
au fascisme est la plus élevée, soutenue notamment par la dichotomie au sein du pouvoir
fasciste entre le roi et Mussolini. Si le pouvoir est resté entre les mains du Duce jusqu’en

1
« Le silence de Hannah Arendt : L’interprétation du fascisme dans Les origines du totalitarisme », Op. cit.

389
1943, réduisant le roi à l’impuissance1, la chute de Mussolini et la fondation de la RSI a
engendré une rupture dans l’organisation politique et sociale du système, faisant basculer le
pays dans la guerre civile entre fascistes et partisans 2. Bien qu’éphémères, l’émergence de
Républiques partisanes au cœur du conflit, menant une résistance ouverte contre le régime
avant d’être reconquises par l’armée allemande, témoigne par ailleurs de la vitalité politique
d’une société qui n’a pas été entièrement dominée par un système pourtant au paroxysme de
sa démarche totalisante.

Plus qu’un régime totalitaire qui serait parvenu à détruire entièrement la société et à
imposer un état de désolation, le fascisme apparaît comme un État à vocation totalisatrice. La
volonté d’instaurer un pouvoir absolu capable de contrôler l’ensemble des aspects de la vie de
la société est une tendance forte du régime. De même la violence endémique accompagne en
permanence le régime, depuis son accession au pouvoir jusqu’à sa destruction au terme de la
guerre civile, soulignant ainsi « l’obsession du mouvement perpétuel des mouvements
totalitaires qui restent au pouvoir aussi longtemps qu’ils demeurent en mouvement »3. Cette
quête de domination absolue se concrétise dans la politique du régime, à travers le rôle du
Duce, la répression des organisations indépendantes, ou la propagande de masse. Le régime a
pourtant dû composer avec un ensemble de contraintes endogènes et exogènes qui ont limité
ses ambitions. Les régimes totalitaires s’inscrivent dans un contexte politique et social qui
conditionne leur capacité à s’imposer à la société. L’État mussolinien est parvenu à imposer
son idéologie et sa domination sur la société italienne tant que ses compromis avec les classes
sociales supérieures lui ont permis de maintenir son alliance avec elles. La rupture de ce pacte
tacite, concrétisée dans la motion Grandi puis la proclamation de la RSI, se traduit au
contraire par l’éclatement de la société fasciste et la multiplication des formes de résistance.
La volonté d’imposer « la domination permanente de chaque individu dans chaque sphère de
sa vie »4 se heurte dès lors à la réalité d’une société antérieure au fascisme et à la persistance
de la capacité des hommes à agir.

En décrivant Les origines du totalitarisme comme un processus de cristallisation


d’éléments déjà présents dans les sociétés non-totalitaires, Hannah Arendt parvient à penser
cette inscription du totalitarisme dans un contexte socio-politique particulier. Toutefois son
1
« Le silence de Hannah Arendt : L’interprétation du fascisme dans Les origines du totalitarisme », Op. cit.,
p.28
2
CLAUDIO PAVONE, Une guerre civile : essai historique sur l’éthique de la Résistance italienne, pp. 70-72,
traduit par Jérôme Grossman, Paris : édition du Seuil, 2005
3
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 612
4
Ibid., p. 637

390
interprétation du totalitarisme comme rupture avec la condition humaine l’amène également à
théoriser l’existence d’un régime totalitaire entièrement débarrassé des réalités socio-
économiques qui structureraient sa vie politique. La persistance de la société dans un régime
fasciste pourtant issu d’un mouvement de masse aux ambitions totalitaires nous montre au
contraire le différentiel qui existe entre l’idéal de domination porté par ces mouvements et
leurs réalités sociopolitiques.

2. La nature du pouvoir nazi

Comme dans le régime mussolinien, la personnalité et les choix politiques d’Hitler


ainsi que des dignitaires nazis ont eu une influence majeure sur la nature du III e Reich et sur la
situation de fuite en avant vers la radicalisation dans laquelle l’Allemagne s’est enfermée dans
les années 1940. Comme le rappelle Ian Kershaw, « on ne saurait ramener la “solution finale”
à une question de personne »1. Le nazisme est le résultat de l’action collective de tout un
peuple, dont les différents groupes sociaux ont activement soutenu la politique, ou ont du
moins gardé le silence face aux crimes du pouvoir. La mise en place de la structure du III e
Reich, sa stratégie diplomatique et militaire, et surtout les exactions commises par le régime,
restent néanmoins le résultat d’une action politique voulue par des hommes adhérant à une
idéologie raciste et expansionniste.

L’arrivée des nazis au gouvernement s’est traduite par un déclin de l’appareil d’État au
fur et à mesure qu’Hitler s’est emparé du pouvoir absolu. Ce phénomène de déconstruction de
l’État est un processus qui s’est étalé de 1933 à 1938. Au milieu des années 1930, la
persistance de l’administration héritée de l’Empire prussien et la « normalisation » des
discriminations raciales, désormais inscrites dans la loi, ont laissé croire à une transformation
possible de l’Allemagne nazie en un État autocratique et conservateur 2. La décapitation des
SA en 1934 s’inscrit ainsi dans le cadre d’une normalisation des relations du NSDAP avec les
forces conservatrices allemandes comme l’armée, tout en permettant à Hitler de se débarrasser
d’un rival potentiel dans le parti qu’il a lui-même créé. Cette apparente déradicalisation du
mouvement cache alors l’emprise progressive d’Hitler sur les différentes institutions. La loi
sur les pleins pouvoirs du 24 mars 1933 lui permet ainsi de faire promulguer et exécuter
directement les lois prises par son cabinet, excluant le président du Reich du gouvernement, et
de s’imposer comme le cœur de la vie politique allemande. Le contrôle de l’armée à partir de

1
IAN KERSHAW, Hitler : essai sur le charisme en politique, p. 258, traduit par Jacqueline Carnaud et Pierre-
Emmanuel Dauzat, Paris : Gallimard, 2001
2
Ibid., p. 184

391
1938, avec les démissions de Blomberg et Frisch, respectivement ministre de la guerre et
commandant en chef de l’armée, marque la fin de ce processus. En prenant le commandement
des forces armées, Hitler se débarrasse en effet de la dernière institution indépendante capable
de s’opposer à sa vision du monde : « L’armée, largement émasculée, cessa de constituer une
force indépendante, pour devenir une simple “élite fonctionnelle” au service du Führer »1.
Cette date, qui marque également le passage de l’Allemagne nazie d’un état pré-totalitaire à
un régime totalitaire pour Hannah Arendt, signe ainsi la fin de la vieille garde conservatrice et
annonce la mainmise absolue d’Hitler sur l’ensemble des institutions.

Reprenant par ailleurs le concept de légitimité charismatique telle qu’elle est


développée par Max Weber, Ian Kershaw souligne le caractère populaire du pouvoir nazi.
Disposant d’un fort soutien dans la population allemande, pour qui il représente une réponse à
un faisceau d’attentes politiques et sociales, Hitler a pu asseoir son pouvoir sur une véritable
« légitimation plébiscitaire »2. Avant sa prise de pouvoir, le nazisme dispose déjà d’une base
sociale importante comme le prouvent ses résultats électoraux lors des dernières élections
pluralistes de l’Allemagne de Weimar. S’il est loin de disposer de la majorité absolue – le
parti n’atteint pas 50% des suffrages lors des élections de mars 1933 alors qu’Hitler est déjà
chancelier et que les SA procèdent à l’intimidation des socialistes et des communistes – ses
scores lui permettent de peser dans le jeu démocratique et témoignent du soutien d’une partie
de la population au programme national-socialiste. Cet ancrage social va alors s’étendre à
mesure que le régime va s’imposer dans la société civile. Ainsi, « en 1939, la “majorité de la
majorité” qui n’avait pas voté pour Hitler six ans plus tôt s’était ralliée à lui »3. Si la
répression de l’opposition et la mise en place de la propagande nazie ont joué un rôle décisif
dans cette hausse de popularité, celle-ci s’explique également par l’existence d’un consensus
autour de plusieurs questions auxquelles a su répondre le NSDAP. Sans parler d’une adhésion
complète de la part de la population allemande, le nazisme est ainsi parvenu à disposer du
soutien tacite des différentes classes sociales, contrairement à une République de Weimar qui
est restée confrontée à une opposition sociale tout au long de son existence.

Le régime a ainsi pu s’appuyer sur le sentiment d’humiliation face la défaite de 1918,


le rejet de la démocratie, la crise économique due à l’hyperinflation, les aspirations au retour à
un État autocratique, la peur du marxisme, ou encore l’antisémitisme latent. Présents dans les

1
Ibid., p. 217
2
Ibid., p. 155
3
Ibid., p. 156

392
différentes couches de la société allemande de l’entre-deux-guerres, ces éléments ont formé la
base du soutien dont a pu bénéficier le régime jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Comme le souligne Ian Kershaw, les classes paysannes et moyennes, qui représentent la
majorité de la société allemande, se sont montrées très hostiles envers le syndicalisme ouvrier
et les conquêtes sociales de la République de Weimar 1, et ont soutenu l’émergence d’un État
autoritaire, seul capable à leurs yeux d’agir au nom de « l’intérêt général ». De la même
manière, les élites sociales traditionnelles se sont reconnu un ensemble d’intérêts communs
avec le NSDAP, en particulier sa haine du marxisme et de la démocratie, et ont ainsi soutenu
le nouveau régime, tout en rejetant sa nature populiste2. Les différentes Églises allemandes,
enfin, ont agi comme des alliés de circonstance avec le régime nazi, malgré leur opposition
idéologique au programme national-socialiste, soutenant notamment sa politique antimarxiste.
Ainsi, comme l’expose Ian Kershaw, « malgré de graves divergences […] l’Église protestante
resta liée au régime par un nationalisme chauvin, un antimarxisme effréné, un autoritarisme
prononcé et une foi dans le Führer »3.

Ce soutien populaire au régime et réciproquement est également corroboré par les


travaux de Götz Aly dans Comment Hitler a acheté les Allemands. Pour Götz Aly ce soutien
de la population allemande vis-à-vis du nazisme est d’ailleurs d’ordre essentiellement
économique, et non idéologique. La thèse de l’ouvrage repose en effet sur l’idée que le régime
a « achetée » le soutien populaire en accordant de nombreux bénéfices matériels aux
allemands, obtenus grâce au pillage des pays occupés et à la spoliation des biens des juifs.
Contrairement à l’Allemagne wilhelmienne qui, à la fin de la guerre 14-18, a sacrifié le bien-
être des populations à des fins militaires, facilitant ainsi la fin de l’empire allemand,
l’Allemagne nazie a pris soin d’acheter la paix sociale en assurant la redistribution d’une
partie des biens issus du pillage de l’Europe et de la confiscation des biens des juifs.

Se dessine de la sorte une forme de consensus autour de plusieurs grandes idées


politiques, portées par toutes les classes sociales à l’exception des classes ouvrières, très
marquées par le marxisme mais qui ne représentent qu’une minorité de la population.
Contrairement au concept de masses, qui décrit la société totalitaire composée d’individus
isolés et désociabilisés, la structure de classes est restée très forte dans l’Allemagne nazie. Le
régime a dès lors dû tenir compte de l’existence d’une opinion publique disposant de ses

1
Ibid., p. 158
2
Ibid., p. 161
3
Ibid., p. 163

393
propres attentes politiques pour orienter sa propagande dans le sens de cette dernière et
obtenir une adhésion totale. Le culte de la personnalité autour du Führer a ainsi été un outil
d’endoctrinement et de contrôle de la population, mais également la conséquence d’un soutien
populaire au régime, qui n’a accepté le national-socialisme que parce qu’il répondait à ses
attentes politiques et sociales. Ian Kershaw cite de la sorte un membre du SPD en exil, qui
résume cette situation en affirmant que « par l’approbation indubitablement écrasante que le
plébiscite annoncé pour le 29 mars lui apportera, le Dictateur se laisse lier par le peuple à la
politique qu’il voulait ! »1. La relation entre Hitler et le peuple allemand se présente ainsi sous
une forme dynamique. La légitimité du Führer provient en effet du soutien plébiscitaire vis-à-
vis de sa politique, qu’il faut dès lors entretenir, tandis que la propagande et le culte de la
personnalité créent les conditions pour que ce plébiscite populaire puisse se constituer.

Contrairement à Staline qui s’appuie sur un gouvernement collégial qu’il dirige, Hitler
apprécie par ailleurs peu la gestion administrative que suppose un gouvernement moderne, et
ne s’intéresse pas aux réunions de cabinet ministériel 2. Cette situation provoque dès lors un
appauvrissement de la dimension collégiale du gouvernement. Désormais chaque ministre
prépare seul son projet de loi, avant de le proposer à Hitler, qui l’approuve ou le rejette sans
participer à son élaboration. Seuls quelques proches comme Lammers ou Goebbels ont alors
un accès direct au Führer et peuvent influencer sa décision qui, sinon, se fait essentiellement
sur un coup de tête ou sur l’inspiration du moment 3. Cette décomposition de l’État allemand
se traduit également par la montée en puissance de véritables potentats locaux, les Gauleiter,
qui jouissent d’une forte autonomie vis-à-vis de la structure du parti, comme vis-à-vis des
autorités locales, et ne doivent leur pouvoir qu’à leur fidélité vis-à-vis d’Hitler. Cette
disposition du nazisme, dans laquelle des liens personnels se voient récompenser par
l’attribution de véritables fiefs, contribue dès lors à apparenter le régime à un « système néo-
féodal »4 et ce d’autant plus que ces chefs locaux vont jouer un rôle décisif dans la
radicalisation constante du mouvement.

Une telle situation, dans laquelle Hitler est au cœur du dispositif politique mais refuse
d’en assurer la gouvernance, conduit donc à une véritable atrophie des fonctions de
gouvernement. Elle provoque alors l’apparition d’une clique autour du Führer, dans laquelle
on trouve notamment des personnalités comme Himmler, Göring, Goebbels, Ribbentrop, ou

1
Ibid., p. 182
2
Ibid., p. 188
3
Ibid., p. 191
4
Ibid., p. 194

394
Bormann. A la manière d’un groupe de courtisans, chacun de ces membres, aux conceptions
parfois rivales voire opposées, cherchent à influencer Hitler pour lui faire adopter leur propre
approche de la politique allemande. Les accords de Munich sont ainsi le fruit des initiatives
politiques de Göring, qui va également influencer Hitler pour l’alliance avec l’Italie fasciste
ou l’intervention lors de la guerre d’Espagne. Partisan d’un accord avec le Royaume-Uni,
Göring se retrouvera en opposition sur cette question avec Ribbentrop, partisan au contraire
de la guerre contre la Grande-Bretagne et désireux d’apaiser les tensions avec l’Union
soviétique1. Tout en restant le chef suprême de l’Allemagne nazie, qui détermine en dernier
recourt la politique suivie par cette dernière, Hitler est de la sorte entouré par différents
protagonistes qui sont capables d’agir et d’influencer ses décisions. Cette approche du pouvoir
nazi rejoint donc la description arendtienne de la « hiérarchie secrète du pouvoir »2, dans
laquelle les dignitaires du régime ne savent pas eux-mêmes où se situe la réalité de leur
pouvoir.

Toutefois, ce jeu d’ombre comme le décrit Arendt, n’est pas qu’un outil au service
d’Hitler pour manipuler ses cadres politiques et éviter la stagnation du mouvement. Il est aussi
la conséquence d’une conception personnelle du pouvoir, où Hitler n’assume aucune fonction
de gouvernance, tout en refusant l’ingérence d’une autorité ou d’une hiérarchie extérieure à
son pouvoir absolu. Le jeu d’intrigue permanent par lequel la clique au pouvoir cherche à
orienter ses décisions est ainsi le résultat de ce mélange de vide politique et d’omnipotence du
Führer propre à l’Allemagne nazie. Se met dès lors en place le principe du Chef tel que le
décrit Hannah Arendt. Hitler joue un rôle central dans l’architecture politique puisqu’il est le
seul à pouvoir approuver une loi, mais s’investit peu dans le processus de décision. Fondant
son pouvoir sur une légitimité charismatique et plébiscitaire, il ne s’engage pas dans les
questions administratives et les affaires courantes. Dès lors, la seule manière de peser
politiquement revient à se référer à la volonté – réelle ou imaginaire – du Führer. On retrouve
donc ici le principe d’intériorisation de la volonté du Führer, théorisé par Hannah Arendt,
selon lequel chaque cadre politique d’un régime totalitaire se présente comme l’incarnation de
la volonté du Chef, excluant dans le même mouvement sa propre responsabilité et sa faculté
de penser 3.

1
Ibid., pp. 237-238
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 734
3
Ibid., p. 699

395
Comme l’exprime Martine Leibovici, « si l’on s’engage sur cette voie avec Arendt, les
connaissances apportées par les historiens permettent d’enrichir plutôt que démentir son
interprétation “bureaucratique” d’Eichmann », à condition néanmoins de « savoir de quelle
bureaucratie il s’agit »1. Pour Hannah Arendt, la structure totalitaire se caractérise non pas par
un dispositif administratif monolithique et hiérarchisé, mais par un éclatement de l’appareil
d’État sous la forme d’une multitude d’organisation internes fonctionnant parallèlement voire
s’opposant les unes aux autres. Dans ce système en mouvement permanent, la volonté du
Führer joue un rôle central en impulsant et en justifiant la politique suivie par le régime sans
être assujetti aux règles d’une organisation hiérarchique. Face à ce système bureaucratique
privé de structure hiérarchisée, les relations individuelles jouent une fonction essentielle en
permettant à des cadres intermédiaires comme Himmler ou Heydrich de disposer d’un accès
direct au Führer et donc d’une partie de son autorité suprême, sans passer par une organisation
classique du pouvoir. Martine Leibovici souligne ainsi cette situation en rappelant
qu’Eichmann est d’abord un proche d’Heydrich avant de se rapprocher d’Himmler à la suite
de l’assassinat du premier 2. La « bureaucratie » totalitaire décrite par Arendt s’apparente ainsi
davantage au système « néo-féodal » présenté par Ian Kershaw, où la loyauté totale vis-à-vis
de la volonté réelle ou supposée d’Hitler permet de lier les acteurs du processus
d’extermination, plutôt qu’à un système administratif fondé sur un positivisme juridique.

Tel qu’il est présenté par Ian Kershaw, ce principe se présente néanmoins comme une
forme d’autolégitimation, dans laquelle les différents responsables politiques s’emparent de la
moindre remarque d’Hitler pour la transformer en « ordre du Führer »3, pourvue qu’elle reste
dans le cadre assez large du programme national-socialiste. Ce rapport à la volonté supposée
du Führer, invoquée par ses subordonnés pour justifier leurs propres exactions, est
particulièrement notable dans la radicalisation du régime et les régulières poussées de
violences qu’il connaît à partir de 1938 et de la nuit de Cristal en particulier :

Hitler lui-même était peu intervenu directement dans cette aggravation


dramatique des persécutions. Cela n’avait pas été nécessaire. Ses subordonnés
avaient juste besoin de son aval pour réaliser ce qu’ils pensaient être ses « désirs »
Et ces « désirs » n’étaient pas seulement en phase avec les convictions des
antisémites virulents. Aller au-devant de tels « désirs » offrait des possibilités de
carrière, de promotion et d’enrichissement personnel ; c’était aussi l’occasion ou
jamais de se distinguer du lot pour beaucoup qui ne nourrissaient pas forcément

1
Le pervertissement totalitaire, Op. cit., p. 58
2
Ibid.
3
Hitler : essai sur le charisme en politique, Op. cit., p. 191

396
une haine paranoïaque des Juifs, mais était tout prêts à utiliser la politique
antijuive à leur avantage.1

Cette description des mécanismes à l’œuvre dans la nuit de Cristal, mais qu’on
retrouvera également dans l’occupation de la Pologne et les exactions commises par les
Einsatzgruppen sur le front de l’Est, nous montre le phénomène d’intériorisation et
d’identification aux « désirs » du Führer. Comme Hannah Arendt l’avait suggéré, « chacun
des cadres, non content d’être nommé par le Chef, en est la vivante incarnation, et chacun des
ordres est censé émaner de cette unique source toujours présente »2. Hitler n’a pas besoin de
s’engager personnellement dans les violences de masse commises par son régime, mais se
contente de donner le feu vert aux militants du parti national-socialiste pour que ceux-ci
mettent en application ce qu’ils supposent être la volonté du Führer, sans que cette dernière ait
été clairement identifiée. Ce processus contribue dès lors à libérer une violence hors de
contrôle de l’appareil d’État. Ce phénomène n’est toutefois pas une pure intériorisation de la
volonté d’Hitler dans laquelle se manifesterait une absence complète de faculté de penser. Les
violences antisémites de novembre 1938 obéissent également à la logique rationnelle de la
poursuite de l’intérêt bien compris de leurs auteurs. Comme le montre la description de Ian
Kershaw, participer activement aux violences répond non seulement aux convictions
antisémites des militants les plus virulents du parti, mais est également un acte social valorisé
permettant de se démarquer et de s’élever dans la hiérarchie du mouvement. L’identification à
la volonté supposée du Führer masque dès lors les haines personnelles des antisémites et la
recherche de l’élévation sociale. Elle participe ainsi à laisser libre cours à une violence
structurelle à laquelle participent activement ses auteurs.

Les leaders intermédiaires jouent dès lors un rôle essentiel dans l’amplification et
l’organisation de ces vagues de terreur. Situés en dehors de l’espace juridique du Reich, les
territoires occupés comme la Pologne deviennent des zones d’expérimentation de la violence
nazie, où Hitler donne carte blanche à des responsables locaux comme Hans Frank ou
Heydrich pour procéder à la liquidation des autorités et à l’épuration raciale. Hitler se
contente ainsi de donner une direction générale pour la politique raciale du Reich, mais ce
sont les potentats locaux, Gauleiter et responsables de la SS, qui mènent la politique sur place.
La déportation des Juifs polonais dans les ghettos est ainsi un ordre direct d’Heydrich, alors
responsable des Einsatzgruppen, tandis qu’Himmler ordonne les massacres en Union

1
Ibid., p. 245
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 699

397
soviétique en août 1941 1. La même logique prévaut dans l’instauration de la « solution
finale ». Si la décision d’exterminer les Juifs provient directement d’Hitler, elle répond aux
demandes des SS et des responsables locaux d’en finir avec la « question juive » alors que la
guerre contre l’Union soviétique s’enlise, rendant la déportation des Juifs à l’Est impossible.
Fait révélateur de la nature spécifique du pouvoir nazi, aucune directive écrite n’ordonne la
déportation des Juifs allemands vers l’Est, et l’ordre est probablement donné par Hitler à
l’oral2. Cette décision est pourtant mise immédiatement en application par tous les acteurs du
processus, en particulier Heydrich et Himmler, qui se réclament de la volonté et de l’autorité
d’Hitler pour procéder à la déportation et à l’extermination des Juifs.

La mise en œuvre de la « solution finale » est ainsi révélatrice de l’effondrement de


l’État traditionnel allemand et du rapport particulier qu’entretient Hitler avec les composantes
du IIIe Reich, en particulier les SS qui constituent un véritable moteur idéologique dans la
politique de l’Allemagne nazie. Hitler est le principal responsable du génocide, qui s’insère
dans l’idéologie antisémite et expansionniste qu’il a développée. Sa position unique dans
l’architecture politique du IIIe Reich en fait le point central du régime, l’élément clé sans
lequel aucune décision ne peut être prise. L’absence de contre-pouvoir politique comme le
Grand Conseil fasciste en Italie, lui accorde de plus un pouvoir absolu et une autorité
illimitée, indépendante de toute contrainte interne, ce qui explique par ailleurs sa persistance
au pouvoir malgré la catastrophe économique et militaire que fut la fin du régime. Cette
absence d’opposition et de collégialité dans le pouvoir amène en outre Hitler à prendre de plus
en plus de risques dans ses choix politiques, sans tenir compte des appels à davantage de
mesure de la part d’autres dignitaires, en particulier au sein de la Wehrmacht 3. Cet hubris du
pouvoir l’amène ainsi à exalter ses succès initiaux, entrainant l’Allemagne nazie dans une
quête d’expansion territoriale sans fin, qui va justifier réciproquement la radicalisation
continue de la société nazie.

Dans le même temps, l’absence d’organisation gouvernementale contribue à accroître


le pouvoir des potentats locaux et des SS, véritables acteurs du processus de destruction
engendré par les conquêtes allemandes. Ne disposant pas de légitimité politique par eux-
mêmes, ils ne peuvent justifier leurs actions qu’en se réclamant de la volonté du Führer, qui
leur accorde réciproquement une importante marge de manœuvre. La volonté supposée ou

1
Hitler : essai sur le charisme en politique, Op. cit., p. 249
2
Ibid., p. 257
3
Ibid., p. 240

398
confirmée du Führer devient dès lors une formidable machine à justifier une politique qui
entraîne l’Allemagne toujours plus loin dans le processus de destruction de soi-même et des
autres. Organisation fondée sur la conviction de sa supériorité raciale, les SS sont au cœur de
cette dynamique meurtrière dont ils amplifient le processus, et entraînent avec eux l’ensemble
de la structure politique et sociale. Cette double mécanique, avec d’une part les décisions du
Führer au cœur du dispositif qui justifient la politique nazie, et de l’autre les formations
d’élite et les potentats locaux qui servent de moteur au mouvement et renforcent sa
radicalisation, explique ainsi la dynamique propre au régime national-socialiste. L’absence de
structure gouvernementale et la nature quasi-féodale du IIIe Reich se combinent de la sorte à
une idéologie raciste et expansionniste, engendrant cette impression de mouvement permanent
décrit par Hannah Arendt.

Les travaux de Ian Kershaw nous invitent toutefois à ne pas surinterpréter le poids de
l’idéologie dans la politique suivie par l’Allemagne nazie. L’idéologie nazie a orienté sa
politique dans une direction constante, fondée sur la haine antisémite et la quête du
Lebensraum. La politique nazie est néanmoins restée conditionnée par les enjeux
géopolitiques et une approche pragmatique de la situation, jusqu’au basculement du régime.
Le nazisme a ainsi su faire preuve d’opportunisme et profiter des faiblesses de la diplomatie
alliée pour s’imposer en Europe centrale, réorientant sa politique au dernier moment pour
mieux annexer l’Autriche puis les Sudètes1. Le pacte germano-soviétique est l’aboutissement
de ce pragmatisme politique grâce auquel le régime national-socialiste peut conclure un
accord avec ce qu’il considère comme son principal ennemi idéologique depuis toujours, dans
le but d’envahir la Pologne. Loin d’être la manifestation de la proximité des deux régimes, le
pacte de non-agression est l’expression d’une forme d’opportunisme politique dans le cadre
d’un projet d’annexion territoriale. Ce pragmatisme stratégique reste toutefois au service
d’une politique d’expansion continue qui, en étendant toujours plus loin les frontières du
Reich, amplifie la radicalisation du régime et donne toujours plus de pouvoir aux potentats
chargés de procéder à la « germanisation » des territoires conquis, renforçant dès lors la
dynamique de destruction à l’œuvre dans le système nazi.

L’organisation du pouvoir dans l’Allemagne nazie s’appuie de la sorte sur la


déconstruction des structures étatiques classiques et la volonté du Führer comme principale
source de justification de l’action politique. Parallèlement la quête du Lebensraum et

1
Ibid., p. 242

399
l’expansion continue du territoire renforcent le rôle des élites les plus marquées par
l’idéologie raciste, faisant de cette politique d’expansion une politique de destruction. A la
suite du Béhémoth de Franz Neumann, Ian Kershaw décrit donc le fonctionnement de
l’Allemagne nazie comme un régime opposé à l’État moderne, fondé sur un système de
fidélité « néo-féodal » et sur un modèle de « domination charismatique » qu’il tire de Max
Weber. Il parvient ainsi à montrer comment le système politique tourné autour d’Hitler prend
la forme d’une course vers la destruction. Ses travaux contribuent également à confirmer un
ensemble d’analyses arendtiennes, en particulier celles de l’intériorisation de la volonté du
Führer par les formations d’élites, ou la quête d’un mouvement permanent hostile à toute
stabilisation sous la forme d’un État classique. Cette analyse fait donc du nazisme le modèle
par excellence du régime totalitaire, de façon cohérente avec les sources dont disposait
Hannah Arendt et l’orientation de ses recherches. Mais ces travaux contribuent également à
penser l’organisation du nazisme par rapport à elle-même, comme un modèle spécifique
disposant de son identité propre, sans la rattacher à un modèle totalitaire qui occulte ses
particularités tant idéologiques que politiques. Le nazisme peut dès lors être pensé par rapport
à ses propres objectifs, tels que son expansionnisme ou son eugénisme idéologique, plutôt que
se présenter comme une forme de nihilisme politique s’opposant à l’ensemble de la condition
humaine.

3. Culte de la personnalité et collégialité du pouvoir

Le pouvoir et la position du leader suprême dans l’architecture politique du régime


prennent une forme différente dans l’URSS stalinienne et dans l’Allemagne nazie, ce qui
illustre les différences structurelles entre communisme et fascisme. Certes, les deux Chefs
disposent d’un pouvoir absolu et ont pratiqué une propagande intensive autour de leur figure
respective. Toutefois, ni l’existence d’un pouvoir absolu ni le simple culte de la personnalité
ne suffisent pour définir l’essence du totalitarisme en opposition à l’ensemble des régimes
politiques qui l’ont précédé, tant cette pratique est courante dans l’histoire des régimes
autoritaires. De Ramsès II à Napoléon, autocrates et hommes providentiels ont su mettre en
scène leur propre image pour en faire un outil au service de leur politique, valorisant leurs
victoires et réduisant l’impact de leurs échecs. Qu’elle soit alliée à un mandat divin ou qu’elle
repose sur sa propre mythologie, la figure du souverain est bien souvent omniprésente et se
concrétise dans l’ensemble des représentations officielles et monuments à sa gloire. Dans de
nombreux cas, cette propagande prend la forme d’un véritable culte de la personnalité frisant
parfois la divinisation, comme dans l’apothéose des empereurs romains ou dans des

400
phénomènes plus modernes comme la légende napoléonienne. L’iconographie bonapartiste
n’hésite pas en effet à doter l’empereur d’un caractère messianique qui s’exprime dans des
œuvres de comme le mausolée de Napoléon, Le Rêve d’Édouard Detaille, ou le Mémorial de
Sainte-Hélène.

Ces différents cultes de la personnalité ne sont d’ailleurs pas un phénomène antique,


réactivé par le totalitarisme, qui se présenterait ainsi comme un retour à des pratiques
antérieures, dépassées par le triomphe universel de la démocratie. Les sociétés modernes ont
en effet montré la persistance de ces méthodes tout au long du XXe siècle. Un chef d’État
comme Haïlé Sélassié Ier, empereur d’Éthiopie de 1930 à 1974, a non seulement utilisé toute
la gamme des techniques de communication classiques comme modernes (couronnement,
mandat divin, représentations omniprésentes, allocutions…), mais a également fait l’objet
d’une quasi-divinisation par le mouvement rastafari, bien qu’il ne s’en soit lui-même jamais
revendiqué1. La liste de ses titres officiels, tels que « Négus », « Lion Conquérant de la Tribu
de Juda », ou « Lumière du Monde », démontre ainsi la persistance de pratiques qu’on
pourrait croire liées à l’antiquité dans un État moderne. De la même manière, le culte de la
personnalité est resté une pratique courante dans des dictatures et régimes autoritaires comme
autour de Saddam Hussein en Irak ou de l’imam Khomeini en Iran. Le culte de la personnalité
apparaît même comme une véritable stratégie marketing, utilisée par les hommes politiques et
les entrepreneurs des sociétés libérales contemporaines. Toute la communication d’Apple
autour de Steve Jobs par exemple, s’apparente à un culte de la personnalité à des fins
publicitaires. Une telle politique n’aurait pas été reniée par un dictateur comme Fidel Castro,
le mythe de l’entrepreneur de génie se substituant simplement à la figure du révolutionnaire.
La récupération de la figure du Che par l’industrie textile nous rappelle d’ailleurs que la
frontière entre publicité et politique est parfois plus floue qu’on ne l’imagine.

Le simple culte de la personnalité ne suffit donc pas à définir le totalitarisme comme


un type de régime à part entière. La conception qu’a Hannah Arendt de la propagande
totalitaire a l’avantage de dépasser cette limite en définissant le culte du Chef sous la forme
d’une véritable fiction instaurant son infaillibilité. Il ne s’agit pas d’un simple culte de la
personnalité louant son efficacité ou instaurant la sacralité de sa fonction, mais d’un
mécanisme politique qui conduit à confondre les décisions du leader suprême avec l’ordre du
monde, qu’il soit historique ou naturel. Toutefois si la radicalité de l’analyse arendtienne

1
DENIS GERARD, Ras Tafari. Haïlé Sélassié : visages du dernier empereur d’Ethiopie, Apt/Barcelone :
L’Archange Minotaure, 2006

401
permet d’isoler le concept de totalitarisme en tant que régime en rupture avec les phénomènes
politiques antérieurs, elle masque les profondes divergences dans les pratiques du pouvoir
entre la Russie stalinienne et l’Allemagne nazie. Contrairement aux différents régimes
fascistes, caractérisés par le culte de l’homme providentiel venu sauver l’État ou la Nation, les
régimes socialistes sont restés marqués par une idéologie marxiste valorisant un usage
collectif du pouvoir. Si l’idéal démocratique s’est rapidement effondré et que le pouvoir a été
accaparé par des dirigeants autoritaires comme Lénine ou Ceausescu, les communistes ont
préservé une certaine collégialité dans leurs pratiques politiques. Malgré la violence et
l’autoritarisme des régimes socialistes, le pouvoir s’y est exercé par le biais de conseils et de
comités de personnes théoriquement égales et prenant leurs décisions à la majorité. Ni la
présence de conseils internes, comme le Comité central élisant à son tour le Politburo, ni la
mainmise du secrétaire général sur ces institutions, ne changent fondamentalement la forme
collégiale de la prise de décision, comme en témoigne d’ailleurs la fréquence des congrès du
parti communiste en URSS.

Cette dimension plurielle du pouvoir socialiste – à défaut d’être pluraliste – se traduit


également dans le fait que les différentes successions qu’ils ont pu connaître ont rarement
signé la fin des régimes. Contrairement aux États fascistes, le leader d’un pays communiste
n’est pas un être irremplaçable dont la disparition coûte la vie au système qu’il a mis en
place : Mao Zedong n’est pas ontologiquement président du parti communiste chinois, tandis
que le Führer ne peut être qu’Adolf Hitler. Quelle que soit l’emprise du leader suprême sur le
pouvoir, le processus de succession fait partie intégrante des régimes communistes. Staline
succède ainsi à Lénine et se voit lui-même remplacé par Khrouchtchev à sa mort. De même
Deng Xiaoping accède au pouvoir à la mort de Mao, Tôn Đức Thắng prend la succession
d’Ho Chi Minh, et Raúl Castro se voit confier le pouvoir par son frère en 2008. La Corée du
Nord possède un système particulier puisque la proclamation de Kim Il-sung comme
« Président éternel de la République » a produit un phénomène dynastique comparable à une
monarchie, induisant à la fois la continuité du souverain et la possibilité de sa succession. La
Yougoslavie titiste est le seul contre-exemple notable de cette dimension du leader
communiste, le pays n’ayant pas survécu à la mort du dictateur et à la réapparition des
violences éthniques. Réciproquement, les régimes fascistes ne survivent généralement pas à la
mort du leader, celui-ci faisant véritablement corps avec le système mis en place. Que ce soit
en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Portugal, en Croatie ou au Chili, la défaite ou la mort
du Chef a signé la chute rapide du régime, qu’elle soit politique ou militaire.

402
Le stalinisme s’est ainsi caractérisé par une dimension collégiale du pouvoir, lequel a
été exercé par un petit nombre de pairs proches du leader soviétique, à l’intérieur d’une
structure politique plus large. Contre l’image d’un Chef omniprésent et seul responsable des
crimes réalisés sous son règne, l’ouvrage de Sheila Fitzpatrick 1 nous présente une gestion
relativement collective de la Russie soviétique. Elle souligne que Staline n’aurait jamais pu
gouverner sans une équipe de fidèles auprès de lui, qui constituait un véritable groupe de
proches et d’amis. Si Staline a dirigé le pays d’une main de fer en recourant massivement à la
terreur et à la répression, ses proches n’étaient pas de simples marionnettes dépourvues
d’initiatives mais disposaient de véritables responsabilités et d’une forte implication dans la
politique soviétique. Plusieurs figures comme Beria ont même pu développer une autonomie
importante loin du Kremlin, et instaurer leur propre culte de la personnalité indépendamment
de celui de Staline. Ainsi, lorsque Khrouchtchev dénonce les dérives du stalinisme en se
concentrant sur son culte de la personnalité, il préserve non seulement la politique suivie par
Lénine puis Staline jusqu’au début des années 1930 mais couvre également sa propre
responsabilité dans la mise en œuvre de la terreur stalinienne. À la représentation arendtienne
d’un Chef suprême coupé du monde par son cercle d’intime, Sheila Fitzpatrick substitue donc
celle d’un tyran autoritaire gouvernant avec toute une équipe à ses côtés.

Dans l’équipe de Staline décrit de la sorte la construction et l’évolution des relations


du Père des peuples avec son cercle de proches, ouvrant un nouveau regard sur le
gouvernement de la Russie stalinienne et les relations politiques souvent conflictuelles qui ont
pu exister entre les différentes factions et institutions de l’URSS. En opposition à la vision
arendtienne d’un régime totalitaire antipolitique, où les convictions personnelles ne jouent
qu’un rôle mineur face à l’accomplissement la loi de l’Histoire ou celle de la Nature, Sheila
Fitzpatrick nous présente une équipe soudée par des expériences et des certitudes communes.
Loin de l’imaginaire d’une révolution dévorant ses propres enfants et se retournant
indistinctement contre ses membres pour alimenter le mouvement de l’histoire, le cercle
intime de Staline apparaît marqué par la persistance de valeurs politiques traditionnelles, telles
que la loyauté, voire la camaraderie. Malgré l’ensemble des crises connues par le régime
bolchevik depuis la fin de la guerre civile, la plupart de ses plus proches collaborateurs sont
restés à ses côtés, échappant largement aux purges dont ils étaient les principaux responsables.
Si de nombreux membres du parti, notamment des représentants de l’opposition comme

1
SHEILA FITZPATRICK, Dans l’équipe de Staline : de si bon camarades, traduit de l’anglais par Jacques
Bersani, Paris : Perrin, 2018

403
Zinoviev ou Kamenev, furent victimes des purges staliniennes, ainsi que des membres
importants du gouvernement comme Nikolaï Iejov qui dirigea le NKVD de 1936 à 1938 avant
d’être exécuté en 1940, on constate que de nombreux proches de Staline ont survécu aux
purges mais également à Staline lui-même. Des personnalités comme Kaganovitch (1893-
1991), Molotov (1890-1986), Vorochilov (1881-1969), ou même Khrouchtchev (1894-1971)
ont traversé l’ensemble de la période stalinienne pour ainsi dire main dans la main avec
l’occupant du Kremlin. Certains comme Boudienny (1883-1973) se révèlent même de
véritables héros de guerre, actifs dès la Première Guerre mondiale, et restés fidèles à leur
passé de « vieux bolcheviks ».

Il est donc faux d’affirmer que « Staline exécuta presque tous ceux qui pouvaient se
vanter d’appartenir à la clique dirigeante, il recourait à la rétrogradation et à l’avancement des
membres du Politburo chaque fois qu’une clique était en passe de s’implanter solidement » 1
comme le fait Arendt. Si la formule correspond en partie à la « méthode graduée » employée
par Staline pour se maintenir au pouvoir, et qui consistait à isoler ses adversaires politiques en
les excluant progressivement des institutions centrales jusqu’à pouvoir les éliminer, elle est
loin d’être une règle générale du pouvoir soviétique. Dès les premiers temps de l’URSS,
Staline a su s’entourer d’une véritable bande d’amis et de collaborateurs qui a constitué un
cercle intérieur durable au sein de l’appareil d’État et du parti communiste. Parmi eux,
Molotov fait figure de véritable bras droit, présent dans le comité central dès 1921, et
occupant différentes fonctions de gouvernement jusqu’en 1956. Ses entretiens dans les années
1970 ne laissent d’ailleurs planer aucun doute sur sa participation active à la Terreur et au
régime en général. Alors qu’Arendt estime que « le trait marquant des deux personnalités
d’Hitler et de Staline leur interdisait de présider quelque chose d’aussi tenace et durable
qu’une clique »2, Sheila Fitzpatrick nous montre que le pouvoir personnel de Staline
s’appuyait sur l’existence d’une équipe relativement stable, composée de fidèles disposant de
responsabilités importantes dans l’appareil d’État, et sur laquelle il pouvait compter pour la
mise en œuvre de sa politique.

L’une des raisons de la cohérence d’un tel groupe est d’ordre sociologique. Comme
Staline lui-même, la majorité des membres de l’équipe sont issus de milieux populaires russes
ou géorgiens, voire ukrainiens : Staline était le fils d’un cordonnier géorgien, Kirov d’un
domestique, Khrouchtchev était ouvrier et Vorochilov mineur, pour ne citer que quelques

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 742
2
Ibid.

404
exemples. Même une personnalité comme Molotov, issue d’une famille aisée, est restée
marquée par ses origines provinciales. Son niveau de langues, notamment, était très en deçà
du niveau attendu pour un ministre des affaires étrangères, ce qui restera un symptôme
d’infériorité sociale à ses yeux. Or ces origines modestes ont été une source de distinction
importante face aux autres factions communistes dans les années 1920, et donc un puissant
outil de cohésion du groupe, qui s’est constitué autour de Staline dans cette période. Face à
des personnalités comme Trotski, Boukharine, ou Zinoviev, toutes issues d’une certaine
intelligentsia cosmopolite, ayant l’habitude de voyager à l’étranger et parlant couramment
plusieurs langues, le groupe de Staline s’est très tôt positionné comme le groupe prolétarien
par excellence : « La rudesse (tverdost’) bolchévique, entendue comme une qualité naturelle
des travailleurs et non des intellectuels, était particulièrement appréciée par l’équipe de
Staline, dont beaucoup de membres avaient travaillé ensemble sur différents fronts lors de la
guerre civile »1. La figure même du dictateur paranoïaque, incapable de faire confiance à qui
que ce soit, se trouve ainsi remise en cause, tant Staline présente un visage différent dans les
premières années de son règne :

« Quelle belle époque ce fut ! » écrivit Ekaterina Vorochiliova dans les


années 1950. […] « Quelle simplicité, quelle gentillesse spontanée, quelle amitié
dans les relations ! Et l’on a peine à comprendre, jusqu’à en souffrir
physiquement, comment la vie au sein du parti a pu se compliquer, tout comme les
rapports entre nous ». […] Il n’était pas question de mesure de sécurité à cette
époque. Staline, coiffé d’un chapeau de fourrure dont les oreillettes pendaient,
riait et parlait avec les autres, racontant des blagues. C’était un patronage
d’hommes libres, commente Kaganovitch, en utilisant l’expression russes héritée
des temps du servage, vol’nista, qui peut également définir un gang de hors-la-
loi.2

Le groupe de Staline a ainsi pu se présenter comme une bande d’amis, unis par leur
expérience de la guerre, et davantage préoccupés par des questions pratiques que de théorie
dialectique. L’usage d’un terme féodal pouvant renvoyer aussi bien à des hommes libres qu’à
une bande de criminels nous renseigne également sur la dimension mafieuse du régime. Après
des années de clandestinité en marge de la loi et l’expérience de la guerre civile, le groupe
reproduit les mécanismes qui l’ont amené au pouvoir : « Conspiration, camaraderie et un
humour masculin assez lourd : tels sont les termes que l’on a pu utiliser pour décrire
l’ambiance qui régnait au sein de l’équipe »3. Cet esprit de camaraderie ne signifie
évidemment pas que le régime n’était pas parcouru de fortes tensions. Le caractère meurtrier
1
Dans l’équipe de Staline, Op. cit., p. 44
2
Ibid., p. 93
3
Ibid., p. 44

405
du stalinisme n’est plus à démontrer. L’équipe a été un outil de conquête du pouvoir puis de
gouvernement entre les mains du Père des peuples, et Staline a su régulièrement doser la
confiance qu’il accordait, faisant passer les membres de son groupe interne tantôt à cinq,
tantôt à sept, pour mieux maîtriser le Politburo. Mais cette approche collégiale du pouvoir
stalinien nous permet de sortir d’une vision du régime totalitaire qui se réduirait à une
gigantesque conspiration secrète tournant sur elle-même au nom de la marche de l’histoire.
Loin d’un régime qui « applique la loi directement au genre humain sans s’inquiéter de la
conduite des hommes »1, les conflits et luttes entre factions qui ont marqué l’accession de
Staline à la tête du régime, sont marquées par des relations humaines où s’exprime toute la
gamme des passions et de l’hubris du pouvoir traditionnellement dénoncées par la philosophie
depuis Platon. Le cas de Boukharine est ainsi révélateur des fractures qui pouvaient exister au
sein du régime. Souvent présenté comme le symbole de ce système qui se retourne
indistinctement contre les siens à cause des procès de Moscou, ses relations avec le pouvoir
s’avèrent plus tendues qu’il n’y paraît et son exécution s’inscrit dans la longue lignée de
trahisons et d’assassinats politiques qui courent d’Agrippine à Indira Gandhi.

Il est également intéressant de constater que la description arendtienne d’Himmler,


présenté comme « un “bourgeois” avec tout l’attirail externe de la respectabilité, et les
habitudes d’un bon pater familias »2 s’applique très mal à l’équipe de Staline. De même la
conception d’un système stalinien composé uniquement d’apparatchiks issus de la
bureaucratie du parti ne correspond pas à la réalité des personnalités et des origines qui
composent l’entourage proche de Staline. Cette image provient essentiellement des textes de
Trotski qui, « ayant été banni de Moscou à la fin de 1927 et d’Union soviétique deux ans plus
tard, [ne] connut les membres de l’équipe que très tôt dans leur carrière, à supposer qu’il les
ait jamais vraiment connus ».3 Du fait de leur origine populaire et de leur expérience de la
guerre civile, les dirigeants de l’Union soviétique présentent une structure sociale et politique
qui s’apparente davantage à une bande ou à un groupe mafieux qu’à la figure du « petit
bourgeois allemand » qui culmine avec la figure d’Eichmann. Loin d’être une figure
universelle permettant de rendre compte de la réalité des crimes de masse modernes, cette
dernière s’avère spécifique à une structure sociale et à un moment historique propre à
l’Allemagne nazie. Avec son expérience de la révolution, sa camaraderie qui rappelle celle

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 815
2
Ibid., p.109
3
Dans l’équipe de Staline, Op. cit., p. 23

406
d’une bande mafieuse ou d’une équipe de footballeurs1, et ses conflits entre factions, l’URSS
stalinienne dispose d’une structure sociale et d’une dynamique propre qui n’est pas celle de
l’Italie mussolinienne ou de l’Allemagne nazie.

Cette dimension populaire est restée prégnante jusque dans les années 1930, mais, à
partir de la Grande Terreur, le fonctionnement interne du gouvernement stalinien prend une
autre forme. Cette rupture pourrait sembler donner raison à Hannah Arendt, qui affirme que le
régime doit utiliser des techniques semblables à celles des tyrannies dans les débuts de son
règne, avant de révéler sa véritable nature de mouvement absolu, effaçant toute forme de
hiérarchie politique et sociale. Pourtant, si on suit les travaux de Sheila Fitzpatrick, le rôle de
l’équipe est loin de s’être effacé au cours de cette période, prenant au contraire la forme d’un
gouvernement professionnel dont l’efficacité a été essentielle pour la mise en place des purges
et de la collectivisation. Au groupe d’ami uni par une idéologie commune et l’expérience de la
guerre, se succède ainsi un pouvoir exécutif fort qui a permis au Chef de l’URSS de garder le
contrôle sur sa politique de terreur. L’intérêt de ces travaux est dès lors de montrer
l’implication directe des membres de l’équipe dans la politique stalinienne. Hannah Arendt
nous présente en effet l’image d’un Chef totalitaire incapable d’agir, coupé du monde par son
cercle d’intimes, et ne pensant qu’à travers le prisme d’une idéologie déformant la réalité des
faits. Sheila Fitzpatrick nous décrit au contraire Staline en chef d’orchestre d’une équipe
gouvernementale agissant en toute connaissance de cause selon une partition politique bien
définie.

Hannah Arendt affirme que « le leader totalitaire n’est en substance que le


fonctionnaire des masses qu’il conduit »2, réduisant son pouvoir à donner un sens à la
structure mais sans avoir d’influence réelle sur le monde. L’infaillibilité du Chef est due à sa
séparation vis-à-vis du monde. Son incapacité à agir entretient l’illusion d’un monde
entièrement cohérent, dirigé par la seule idéologie, sans qu’aucun événement imprévisible ne
vienne remettre en cause ses prédictions. Arendt reprend d’ailleurs à son compte l’idée
trotskiste selon laquelle Staline ne serait qu’un simple produit de l’appareil bureaucratique du
parti. Cette conception renforce alors l’impression que la structure totalitaire fonctionne par
elle-même, son leader suprême se contentant de lui impulser le mouvement et de lui donner
un sens, mais sans que son activité puisse être analysé sous la forme d’une action politique.

1
« Ils avaient les mêmes liens entre eux que des footballeurs : en cas de victoire, ils s’embrassaient ; en cas de
défaite, ils s’adressaient des reproches amers et ils subissaient les rudes remontrances de leur capitaine-
entraîneur » Ibid., p. 103
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 636

407
Sheila Fitzpatrick nous présente au contraire une équipe gouvernementale organisée pour
mener à bien une politique de développement industriel et de collectivisation agricole dont les
conséquences pour la population allaient s’avérer désastreuses. Chacun de ses membres a
ainsi disposé de responsabilités gouvernementales importantes et s’est investi dans le
fonctionnement de son ministère (Ordjonikidzé à l’industrie, Vorochilov à l’armée, ou
Mikoïan à l’approvisionnement par exemple). Ils ont ainsi défendu leurs propres subordonnés
et leurs propres intérêts comme le ferait un gouvernement classique, qui n’hésiterait pas à nier
sa responsabilité dans les conséquences nocives de sa politique. Au sein de ce dispositif
gouvernemental, Staline s’apparente davantage à un chef d’équipe tyrannique, à la fois craint
et admiré par ses subordonnés1, qu’à un leader coupé du monde et incapable d’agir. À la
manière d’un chef d’Etat cherchant à se tenir « au-dessus de la mêlée » tout en gardant le
contrôle sur l’appareil exécutif et législatif, il laisse une véritable marge de manœuvre à ses
subordonnés mais veille à toujours contrôler les orientations politiques et l’ensemble de
l’organisation bureaucratique.

La structure politique de l’URSS stalinienne semble ainsi plus proche d’un État
moderne extrêmement centralisé avec ses ministères, ses groupes d’intérêts, ses congrès, ses
nombreuses commissions et services administratifs, que du modèle de l’anti-État décrit par
Franz Neumann. Si l’absence de pluralisme et la mainmise de l’État sur la plupart des
institutions n’en fait certainement pas une démocratie, le concept de « dictature du parti
unique » suffit à décrire sa structure politique sans qu’il soit nécessaire de recourir à un
concept de totalitarisme en rupture avec le modèle de l’État moderne. L’importance des
relations semi-amicales semi-professionnelles au sein de l’appareil de gouvernement conduit
même certains historiens comme Simon Sebag Montefiore à décrire le système stalinien
comme une politique de cour 2, replaçant ainsi le régime dans le cadre d’une histoire politique
moderne et non en rupture avec cette dernière. De plus, pour centralisée qu’elle soit, la
structure politique de l’URSS stalinienne n’en compte toutefois pas moins son lot de services
déconcentrés et de potentats locaux. L’accession de Beria aux plus hautes sphères du pouvoir
stalinien s’explique ainsi par ses fonctions de premier secrétaire du parti communiste de
Géorgie puis de Transcaucasie, et de la politique de collectivisation qu’il y a menée. Etant lui-
même d’origine géorgienne, cette assise locale restera au cœur de son influence jusqu’à son
exécution après la mort de Staline.

1
Dans l’équipe de Staline, Op. cit., p. 25
2
SIMON SEBAG MONTEFIORE, Staline : la cour du tsar rouge, volume I et II, traduit par Florence la
Bruyère et Antonina Roubichou-Stretz, Paris : édition Perrin, 2010

408
Dans sa description des déportations de Nazino 1, Nicolas Werth montre par ailleurs les
décalages qui existent entre le pouvoir central qui coordonne la politique soviétique et les
services locaux chargés de la mettre en application. À la suite du premier plan quinquennal de
1930, les pouvoirs soviétiques décident en effet de procéder à la déportation en Sibérie de
toute une partie de la délinquance urbaine, afin de désengorger les villes des populations
immigrées qui cherchent à fuir la collectivisation. Or les institutions locales n’ont pas les
moyens d’accueillir un tel afflux de déportés. De plus, les arrestations se font de façon très
arbitraire, résultat de situations malencontreuses et des excès des forces de polices plutôt que
d’un plan parfaitement exécuté. Nicolas Werth cite ainsi l’exemple d’un ingénieur, membre du
parti, envoyé en déportation pour avoir oublié ses papiers d’identité alors qu’il se rendait dans
un magasin pour acheter une bouteille afin de célébrer une promotion. Le processus de
déportation se caractérise donc par sa dimension entropique et arbitraire, ce qui amplifie les
problèmes d’organisation liées au déplacement des masses de personnes déportées. Face à
cette situation, les autorités locales telles que les responsables des camps réagissent alors en
alertant les pouvoirs centraux sur ce qui leur apparaît comme une directive inadéquate face à
leurs propres capacités. Elles ne dénoncent pas le système de déportation en tant que tel, mais
écrivent pour pointer ce qui leur semble être une erreur d’appréciation due à un manque
d’information. Certaines critiquent même le choix des personnes à déporter, pointant le fait
que, contrairement aux koulaks, les populations urbaines n’ont pas l’habitude de résister à des
conditions éprouvantes. Davantage que le système en tant que tel, les pouvoirs locaux
critiquent donc le manque de moyens qui leur est alloué pour faire face à une tâche qui
dépasse leurs missions habituelles. La catastrophe humanitaire qui en résulte, et qui se solde
par la mort de plus de 4 000 personnes sur l’île de Nazino dans des conditions épouvantables,
illustre la dimension entropique du régime. La catastrophe est en effet le résultat de la
politique de déportation décidée par les pouvoirs centraux, mais également du manque
d’organisation et de gestion de celle-ci.

La collégialité du pouvoir soviétique apparaît également à la fin du règne de Staline.


Face à un leader vieillissant, malade, et ne pouvant plus assurer l’ensemble de ses
responsabilités, l’équipe s’est en effet soudée pour garantir la pérennité du pouvoir, agissant
parfois contre la volonté du chef suprême. Si Staline reste central dans l’architecture du
pouvoir et impose son mode de vie au reste du gouvernement, les traces de déclin
s’accumulent au début des années 1950. La figure du leader « puissant et énergétique » qui

1
WERTH NICOLAS, L’île aux cannibales : 1933, une déportation-abandon en Sibérie, Paris : Perrin, 2008

409
avait dirigé l’Union soviétique depuis plusieurs décennies, s’efface ainsi face à celle d’un
« vieux monsieur fatigué qui s’efforçait à l’évidence de tenir bon sous le lourd fardeau de ses
responsabilité »1. Ce déclin des facultés physiques et intellectuelles de leur chef contribue à
accroître le rôle du Politburo dans le gouvernement de l’URSS, avec l’apparition d’un noyau
dur autour de quatre à sept membres (Beria, Malenkov, Khrouchtchev, Boulganine, Molotov,
Mikoïan, et Kaganovitch) capables de prendre des décisions malgré l’opposition de Staline.
Sheila Fitzpatrick cite plusieurs exemples de cette prise de pouvoir informelle au sein de
l’appareil de gouvernement soviétique. Ainsi lorsque Staline proposa de supprimer les fermes
d’État, aucun membre de l’équipe ne le soutint et la proposition fut rapidement abandonnée 2.
De façon plus révélatrice encore, on assiste à une forme de solidarité des membres de l’équipe
dans les dernières années du règne stalinien. En effet, alors que Molotov et Mikoïan semblent
en pleine disgrâce auprès du Vodj, ils sont régulièrement réintroduits par le reste de l’équipe
dans leurs différentes réunions ; privant de la sorte Staline du pouvoir de mettre tel ou tel
membre à distance, sans pour autant remettre formellement en cause sa position centrale.
Sheila Fitzpatrick expose la situation qui précède la mort de Staline en ces termes :

Le comportement de l’équipe rappelle, d’un côté, la façon dont on se


conduit avec un père atteint de démence sénile, qui a développé une haine
irrationnelle à l’encontre de certains membres de la famille, une haine dont le
reste de cette famille espère l’amener à se défaire. D’un autre côté, on pouvait
interpréter cette attitude – et ce fut sûrement l’interprétation de Staline – comme
une manifestation tranquille de défiance collective de la part de l’équipe,
impliquant la certitude que, d’une façon ou d’une autre, Staline n’en n’avait plus
pour très longtemps. 3

Cette analyse rend compte de la perte d’influence progressive de l’occupant du


Kremlin – position qu’il occupe d’ailleurs de moins en moins puisqu’il passe désormais la
majorité de son temps en vacances dans le Sud 4. On assiste ainsi à une perte de pouvoir face à
une équipe de proches collaborateurs qui ne semble plus tenir compte des décisions du leader
tout en préparant sa succession, et en même temps à une certaine passivité de cette même
équipe. Staline n’est pas officiellement écarté du pouvoir, il reste au cœur du dispositif
bureaucratique qu’il a mis en place, mais ses décisions ne font plus force de loi comme elles
pouvaient le faire auparavant. Tout en restant fidèle au Père des peuples, Khrouchtchev se
plaint d’ailleurs régulièrement des ralentissements qu’engendrent les nombreuses discussions

1
Dans l’équipe de Staline, Op. cit., p. 257
2
Ibid., p. 260
3
Ibid., p. 278
4
Ibid., p. 257

410
et rencontres avec ce dernier. Cette transition reste néanmoins très passive, prenant avant tout
la forme d’une « manifestation tranquille de défiance », et on aurait tort de minimiser le rôle
de Staline dans les derniers accès meurtriers de son régime tels que le complot des blouses
blanches. Cette analyse contribue toutefois à remettre en cause le principe de l’infaillibilité du
Chef, qui apparaît comme un effet de propagande au service du Politburo mais dont les
membres ne sont pas dupes. Contrairement à l’interprétation d’Arendt qui affirme que « la
qualification majeure d’un leader de masse est désormais une infaillibilité éternelle »1, la fin
du règne de Staline nous montre donc que les dirigeants du régime sont capables de déployer
une véritable stratégie de contournement du leader sans pour autant sortir du système qu’il a
mis en place. Cette perspective remet donc en cause sa prétention à l’infaillibilité puisque le
Chef reste en place tout en voyant ses décisions détournées ou contredites par sa propre
équipe.

Si l’ouvrage de Sheila Fitzpatrick confirme un ensemble d’intuitions arendtiennes sur


la structure du régime, telle que la multiplication des corps intérieurs au sein de l’appareil
exécutif, il rend le fonctionnement de la Russie stalinienne plus intelligible et permet donc de
sortir d’une conception du totalitarisme comme rupture radicale avec le monde.

4. L’empire économique du Goulag

Hannah Arendt souligne la différence entre les camps soviétiques et les centres de
mise à mort nazis en les comparant l’un et l’autre au « Purgatoire » et à « l’Enfer » : « Le
Purgatoire est représenté par les camps de travail en Union soviétique, où la négligence se
combine avec un travail forcé chaotique. L’Enfer au sens le plus littéral a été incarné par ces
types de camps réalisés à la perfection par les nazis : là l’ensemble de la vie fut
minutieusement et systématiquement organisé en vue des plus grands tourments possibles » 2.
Le Goulag est en effet un système de camps de travaux forcés qui, par son ampleur et par son
emprise sur la société, joue un rôle majeur dans l’économie de la Russie stalinienne. Il s’agit
d’un dispositif pénitentiaire dirigé par la police politique qui obéit à une double finalité, à la
fois répressive et économique. Le Goulag a d’une part une fonction coercitive puisqu’il s’agit
d’une condamnation visant à sanctionner un délit ou à exclure groupe politique ou social de la
sphère commune. D’autre part, le Goulag obéit à un objectif économique puisqu’il s’agit de

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 666
2
Ibid., p. 793

411
disposer d’une main d’œuvre corvéable dans un but d’exploitation et de mise en valeur du
territoire.

Par sa nature comme par son mode de fonctionnement, il s’apparente ainsi aux bagnes
coloniaux comme Cayenne dont il poursuit la finalité. Dans les deux cas, le camp est d’abord
pensé comme un outil de pression permettant d’exclure les populations indésirables et
reconnues comme criminelles par l’appareil d’Etat. Comme le soulignent Juliette Cadiot et
Marc Elie, la majorité des déportés du Goulag ne sont pas des prisonniers politiques, mais des
détenus de droit commun, condamnés principalement pour vol 1. Le régime entretient
d’ailleurs une confusion entre ces deux notions en englobant sous le terme de « politiques »
un ensemble de pratiques qui relèvent davantage de la délinquance telles que vagabondage,
indiscipline ou mendicité. Le système du Goulag est donc moins un outil de lutte politique qui
frapperait les opposants au régime qu’un instrument de répression de la misère et de la
marginalisation sociale :

L’URSS stalinienne n’avait de l’Etat-providence que le discours, mais il


n’existait pas de filet social pour soutenir ces personnes : leurs interlocuteurs
étaient la police et le Goulag, dont la tâche était de faire disparaître les délinquants
poussés par la pauvreté à mendier, spéculer (revendre) ou voler. En particulier, on
manquait cruellement de foyers et de dispensaires. La police, qui était charge de
placer vieillards, invalides, malades et mineurs, sans-logis et sans travail, était
débordée. Et tous ceux qui le pouvaient tentaient de s’échapper de ces institutions
où les conditions de vie étaient terribles, au grand dam de la police qui se plaignait
de ne pas pouvoir les forcer à y rester. 2

L’univers du Goulag semble ainsi plus proche des descriptions de la misère faite au
XIXe siècle par Dickens ou Dostoïevski dans les Souvenirs de la maison des morts, que de la
structure totalitaire décrite par Orwell dans 1984. Face à l’afflux de migrants désocialisés et à
l’exode rural provoqué par la politique de dékoulakisation et le premier plan quinquennal, le
Goulag a été un outil de répression sociale utilisé par le régime pour réguler les populations
marginalisées, telles que les paysans fuyant la collectivisation et la famine. Inscrite sur les
papiers d’identité après le passage au Goulag – qui libérait environ 20 % à 40 % des détenus
par an – la déportation est ainsi synonyme d’ostracisation sociale. Les personnes passées par
ce système se trouvent en effet interdites de séjour dans différentes régions, et en particulier
dans les centres urbains les plus développés, accroissant dès lors leurs difficultés à retrouver
un travail en plus de les mettre à la merci de la police. L’idée même de rééducation par le

1
JULIETTE CADIOT et MARC ELIE, Histoire du Goulag, p. 30, Paris : La Découverte, 2017
2
Ibid., p. 32

412
travail ou de camps correctifs s’avère étrangère au système pénitentiaire soviétique qui
fonctionne au contraire en renforçant l’ostracisation sociale des victimes, et s’apparente à une
opération de communication de la part de la police politique pour proposer une meilleure
image du système plutôt qu’à la réalité de son fonctionnement. La déportation joue donc un
rôle d’ingénierie sociale. À la manière des poorhouse britanniques décrit par Engels dans La
situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844, le Goulag sert à écarter les populations
paupérisées des centres du pouvoir pour les reléguer dans des espaces de travail délimités :
« Le Goulag est à la fois le produit des transformations violentes que Staline et son groupe ont
fait subir à l’URSS […] et un instrument majeur de ces bouleversements »1.

Le Goulag se rapproche également du bagne colonial par l’emprise qu’il représente


dans l’espace géographique. La déportation dans les colonies pénitentiaires représente en effet
une double peine pour les personnes déportées qui, une fois leur peine purgée, ne peuvent
revenir en métropole mais sont condamnées à s’installer sur le territoire de la colonie,
renforçant ainsi le poids économique et social du bagne au-delà du camp. De la même
manière, il existe une sorte de « deuxième Goulag » pour reprendre l’expression de Nicolas
Werth2, composé des villages d’exilés existant en dehors des camps de travail proprement dit
mais dans des espaces néanmoins soumis à la tutelle de police politique. Cette configuration
permet dès lors au Goulag de disposer d’une véritable emprise territoriale et d’une influence
prépondérante sur l’économie et la société soviétiques. Le dispositif pénitentiaire est alors au
service d’une politique de « colonisation intérieure » permettant d’envoyer des travailleurs en
exil forcé dans des régions excentrées et éloignées des zones d’habitats et de production
traditionnelles. Ces régions jouent alors un rôle fondamental dans l’économie soviétique
puisqu’il s’agit d’espaces d’extraction de matières premières telles que le nickel ou le pétrole.
La violence de masse du système stalinien est ainsi mise au service d’une politique de
développement industriel et d’exploitation du territoire soviétique. Le Goulag apparaît comme
un véritable empire économique dirigé par la police politique à l’intérieur de l’URSS, qui
l’alimente en main d’œuvre corvéable et en ressources naturelles :

Au cours des années 1930, les camps devinrent d’immenses entreprises


carcéro-productives. Des régions entières étaient placées sous la tutelle d’un ou

1
Ibid., p. 6
2
NICOLAS WERTH, « Déplacés spéciaux et colons de travail dans la société stalinienne », Vingtième siècle.
Revue d’histoire, vol. 54, n °1, 1997, pp 34-50

413
plusieurs complexes pénitentiaires employant des dizaines de milliers de détenues
et d’exilés.1

Le Goulag joue un rôle économique en assurant la production de ses propres


entreprises, touchant des secteurs diversifiés telles que l’extraction de houille, l’élevage, ou la
sylviculture. De nombreux secteurs économiques se trouvent ainsi transférer à ce dispositif
carcéral qui croit tout au long des années 1930. Il permet également de renforcer les industries
soviétiques avec une population pénitentiaire, « louant » sa main d’œuvre aux autres
ministères tels que l’Agriculture ou la Défense. Le travail forcé est utilisé pour soutenir la
production et alimenter la politique de grands travaux voulus par le régime. Des entreprises
telles que le canal de la mer Blanche ou la construction de la ligne de chemins de fer Kotlas-
Vorkouta, se sont ainsi réalisées au prix de milliers de victimes. Enfin, le Goulag joue un rôle
d’aménagement du territoire en permettant l’émergence de nouveaux espaces de production.
Véritable symbole de cette fonction économique du camp de travaux forcé, la Kolyma est une
ruée vers l’or organisée par Staline pour financer l’achat de machines-outils et rembourser ses
emprunts à l’étranger 2. Chargée de gérer la production du camp de la Kolyma, l’entreprise de
Dalstroï, a ainsi été l’un des principaux producteurs d’or mondiaux au cours des années 1930,
fondant sa productivité sur l’exploitation des travailleurs déportés. La déshumanisation des
détenus et l’extrême violence décrite par Chalamov dans Récits de la Kolyma est dès lors à
mettre en perspective avec ce plan d’exploitation aurifère. Ce dernier n’est d’ailleurs pas sans
évoquer le mépris pour la vie et l’exploitation brutale des ressources qui se manifestent dans
le projet colonial, que ce soit dans les mines d’argent des colonies espagnoles au XVIe siècle
ou dans l’exploitation du caoutchouc belge au XIXe, comme on le verra par la suite 3.

Les victimes du Goulag sont la conséquence directe d’une politique productiviste,


entraînant la mort de milliers de personnes par la malnutrition et l’épuisement physique dans
des projets de développement et de recherche de la croissance économique réalisés au dépend
de la vie humaine. Alors qu’Hannah Arendt affirme que « pour Staline, la croissance et le
développement ininterrompu de l’encadrement policier étaient incomparablement plus
importants que le pétrole de Bakou, le charbon et le minerai de l’Oural, les céréales
d’Ukraine, et les trésors que recelait en puissance la Sibérie »4, on s’aperçoit que ces deux
variables fonctionnent de concert sous le régime stalinien. Le développement de la police

1
Histoire du Goulag, Op. cit., p.45
2
Ibid., p. 49
3
Voir chapitre 5, II.2, p. 480
4
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 756

414
politique et son emprise sur la société sont liés à une finalité économique. Pour Hannah
Arendt, l’idéologie totalitaire se caractérise par sa dimension profondément anti-utilitaire, sa
seule finalité est de réaliser ses prédictions pour s’identifier à des forces de la nature et de
l’histoire qui ne dépendent plus des simples intérêts individuels ou collectifs mais
transcendent la condition humaine. La structure et le fonctionnement du Goulag nous montre
pourtant la persistance de cette conception utilitaire de la politique. La violence et la brutalité
du système de déportation stalinien est au service d’un dispositif de régulation socio-
économique dont l’enjeu est d’exclure les éléments marginalisés de la société et de disposer
d’une main-d’œuvre corvéable pour alimenter l’économie soviétique.

La violence du Goulag se manifeste dans les conditions de vie extrêmes des détenus,
la malnutrition et la surcharge de travail, qui font de l’expérience des camps soviétiques une
lutte permanente pour la survie. Le productivisme forcé qui caractérise l’économie stalinienne
se concentre en effet presque exclusivement sur les quantités à produire, au détriment des
conditions de travail des détenus. Les quotas de production à atteindre conduisent dès lors les
autorités pénitentiaires à exploiter les prisonniers au maximum, en particulier en fin de
semestre ou en fin d’année pour remplir le plan de production qui leur a été confié 1. Cette
exploitation totale se fait ainsi au mépris de l’épuisement et de la détérioration physique
engendrée par des travaux extrêmes réalisés dans des régions aux conditions hostiles dans des
camps souvent mal équipés. Les rations allouées aux travailleurs sont par ailleurs inférieures à
celles nécessaires pour réaliser une activité physique éprouvante et sont allouées en fonction
de la production réalisée. Ce mécanisme de répartition touche donc en particulier les
travailleurs les plus faibles, qui ne parviennent pas à dépasser leurs quotas et sont les
premières victimes du système. Composés majoritairement de pain, et manquant de
nutriments essentiels pour assurer une survie en bonne santé, ces rationnements provoquent
l’apparition de maladies chroniques liées à la sous-alimentation telles que scorbut ou anémie 2,
renforçant dès lors la morbidité du Goulag. Le camp soviétique se situe donc en deçà du
principe de surtravail décrit par Marx dans Le Capital puisque le ravitaillement ne suffit pas à
régénérer la force de travail dépensée dans le processus de production. Les témoignages
comme celui de Chalamov montrent ainsi la situation de dénuement dans la laquelle les zeks
se trouvent pris :

1
Histoire du Goulag, Op. cit., p. 59
2
Ibid.

415
Il ne faut pas avoir honte de se souvenir qu’on a été un « crevard », un
squelette, qu’on a couru dans tous les sens et qu’on a fouillé dans les fosses à
ordures [...] La faux mortelle de Staline fauchait tout le monde sans distinction, en
nivelant selon des répartitions, des listes et un plan à réaliser. Il y avait le même
pourcentage de vauriens et de lâches parmi les hommes qui ont péri au camp
qu’au sein des gens en liberté. Tous étaient des gens pris au hasard parmi les
indifférents, les lâches, les bourgeois et même les bourreaux.1

Pour autant, le Goulag n’est pas cet état de domination absolue que décrit Arendt à
propos du camp d’extermination nazi (centre de mise à mort), et qui se présente comme la
négation de l’idée même d’humanité. Le camp soviétique procède à une réduction utilitariste
de l’être humain, réduit à l’état de variable à exploiter pour atteindre des quotas de
production, mais reste mû par une logique d’optimisation des ressources dont la main d’œuvre
fait partie. Il est ainsi révélateur de constater que les chefs des camps disposaient d’une
importante latitude pour atteindre leurs fins tant que leurs quotas étaient respectés 2.
Contrairement à Auschwitz, le camp soviétique n’a pas de vocation exterminatrice, bien qu’il
soit directement impacté par la politique impulsée au niveau central ce qui se traduit par des
hausses de la mortalité lors des purges ou de la Seconde Guerre mondiale. La réduction de
l’homme à des fins utilitaires qui s’y opère prend dès lors la forme d’un arbitrage entre
exploitation totale des travailleurs et amélioration de leurs conditions de vie. « Pour stimuler
les détenus, [les chefs de camp] recouraient à un mélange de coercition et d’incitation : terreur
physique, rationnement, menace répressive d’un côté ; ration améliorée, remise de peine,
salaire et décoration de l’autre »3. Le Goulag gère ses prisonniers comme une ressource à
exploiter, entretenir, et renouveler si nécessaire. Il se présente ainsi comme une entreprise
économique dont la finalité, strictement utilitaire, ne tiendrait pas compte de l’état des
individus qui la composent, autrement que comme une variable parmi d’autres pour atteindre
ses objectifs semestriels.

Contrairement aux dispositifs de surveillance décrits par Michel Foucault dans


Surveiller et punir comme le Panopticon de Bentham, le Goulag se distingue de plus par sa
dimension entropique et faiblement organisée. Avec un taux d’encadrement de 9 à 14
surveillants pour 100 détenus 4, le Goulag est un système pénitentiaire peu surveillé, très
éloigné des systèmes carcéraux contemporains avec un taux d’encadrement de 1 surveillant

1
VARLAM CHALAMOV, Les Récits de la Kolyma, traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier et
Luba Jurgenson, Lagrasse : Éditions Verdier, 2003.
2
Histoire du Goulag, Op. cit., p. 57
3
Ibid.
4
Ibid., p. 76

416
pour 2,5 détenus dans les prisons françaises par exemple. Le sous-effectif de l’administration
pénitentiaire stalinienne conduit dès lors les tchékistes en charge des camps à déléguer une
grande partie des tâches de surveillance et de gestion quotidienne aux détenus eux-mêmes, et
en particulier aux bandes organisées qui font la loi dans les zones d’habitation. Le rôle et
l’importance de ces bandes de détenus dans le fonctionnement ordinaire du camp fait du
Goulag un dispositif pénitentiaire spécifique, disposant d’une vie et d’une structure sociale
propre. En échange de conditions de vie améliorées ces bandes assurent en effet le contrôle du
camp avec le soutien de l’administration, dont les fonctions se concentrent sur la gestion de la
production économique et qui tente de maintenir son pouvoir sur le camp en entretenant les
conflits entre bandes rivales1. Tout en étant sous le contrôle de la police politique, le Goulag
apparaît donc comme un ensemble à la frontière de la loi, où se constitue une pègre locale
avec laquelle l’administration doit composer pour garantir ses quotas de production. L’empire
industriel du Goulag est donc autant un dispositif socio-économique aux mains de l’État
stalinien qu’un microcosme socio-politique obéissant à ses propres règles. Les stratégies
mises en place par les détenus pour survivre et contourner son fonctionnement
(automutilation, échange d’identité, organisation en bandes, voire révolte) comme celles
mises en œuvre par les administrations locales pour assurer leurs quotas (falsification des
comptes, pots-de-vin, alliance avec les détenus), témoignent ainsi de la persistance d’une vie
sociale dans la recherche de la survie.

La fin du complexe carcéro-industriel du Goulag est elle-même liée à des motifs


économiques, la principale cause de son arrêt après la mort de Staline étant son manque de
productivité. La rentabilité du travail forcé commence ainsi à être remise en cause à la fin des
années 1940, et le système est progressivement abandonné après le dégel opéré par
Khrouchtchev. Ce changement majeur dans l’économie soviétique est motivé par les coûts
sécuritaires élevés et le manque de rentabilité du travail servile soulevé par les responsables
des camps de travail. « Fondamentalement, la direction du Goulag se mit à préférer les “serfs”
aux “esclaves”, les ouvriers contraints aux détenus »2. La disparition du Goulag en tant que
service administratif et économique sous le contrôle de la police politique est ainsi due à un
changement de perspective des autorités soviétiques et à la volonté de réformer un système
qui s’avère trop coûteux économiquement. Comme le remarque Anne Applebaum, le système
judiciaire reste toutefois en place et continue à utiliser la déportation après la fin officielle du

1
Ibid., p. 80
2
Ibid., p. 68

417
Goulag1. La libération et la réhabilitation de milliers de détenus dans les années 1950 marque
donc la fin du rôle central joué par le camp de travail dans l’économie soviétique, mais elle ne
signifie pas la disparition d’un dispositif pénitentiaire qui va continuer à avoir une incidence
sur la société jusque dans années 1980. Le système carcéral mute alors pour répondre aux
enjeux socio-économiques de la Russie poststalinienne, plus qu’il ne disparaît totalement du
dispositif juridico-politique.

1
ANNE APPLEBAUM, Goulag : une histoire, p. 557, , traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris : Grasset,
2003

418
IV. Un régime intelligible

1. Une violence instrumentale

La description arendtienne du totalitarisme frappe par le caractère inintelligible du


régime et de son organisation politique. Tel qu’il est décrit dans Les origines du totalitarisme,
le totalitarisme est plus qu’un nouveau régime mais l’abolition de toute vie politique. Il ne se
comporte pas comme un État classique, qui cherche à stabiliser les relations humaines en
posant un cadre défini par la loi et incarné par ses institutions, mais se présente comme un
mouvement permanent dont le but ultime est de faire un avec la marche de l’histoire. Dès lors,
toute la vie politique et sociale est subordonnée à cet objectif, qui nie la liberté et la
spontanéité humaine pour la réduire à l’état de variable superflue au sein d’un système
dominé par l’ordre de la nécessité. Le leader du régime n’a ainsi rien d’un tyran absolu
agissant selon ses propres intérêts. Il n’est que le centre de la structure à laquelle il donne sens
mais dans laquelle il est incapable d’agir, coupé du monde par un cercle d’intimes qui lui
coupe l’accès à la réalité. De même, les membres du mouvement sont amenés à prendre parti
sous peine d’être considérés comme des ennemis du mouvement, sans que puisse subsister
une zone neutre au sein d’un quelconque espace privé, et leur capacité à agir se trouve diluée
dans une forme de responsabilité collective annihilant toute vie publique.

Véritable symbole de cette bureaucratie totalitaire, Eichmann incarne l’absence de


pensée qui fonde le régime et rythme ses meurtres de masse. La terreur est ainsi l’outil utilisé
par le régime pour basculer toute la population dans ce vide politique. Violence systématique
portant sur tous indistinctement, sans prendre en compte les obédiences réelles, la terreur est
un mouvement sans fin dont le seul but est de maintenir le régime dans un état d’ébullition et
de paranoïa constante d’où nulle vie politique ne peut sortir, tout en maintenant sa machinerie
morbide en marche. L’organisation du régime est entièrement tournée vers la réalisation de
son idéologie, au point que cette dernière oblitère toute perception de la réalité, substituant un
monde fictif mais cohérent idéologiquement face à l’imprévisibilité de l’événement. Quant
aux camps, ils constituent le paroxysme du pouvoir totalitaire, le moment où toute notion
d’humanité disparaît, et où les mécanismes de domination absolue et de réduction de la
personne humaine se mettent pleinement en place. L’inintelligibilité du totalitarisme, son
caractère irrationnel qui n’obéit pas aux motifs classiques de la vie politique, se manifeste
particulièrement dans la description du totalitarisme comme un régime dont l’essence est la
terreur. La violence se caractérise pour Arendt par sa dimension instrumentale. Il s’agit avant
tout d’un outil permettant d’obtenir certaines fins sans tenir compte de la volonté d’autrui.
419
L’usage de la violence est donc subordonné à des motifs appréhendables par l’esprit humain.
Au contraire la terreur se présente comme une forme de violence sans fin, dont le seul objectif
est la perpétuation de son propre principe. L’usage de la terreur n’est donc plus subordonné à
des motifs mais est érigé en système durable, dont la seule finalité est de permettre au régime
de se confondre avec les lois de la Nature ou de l’Histoire :

Aucun principe directeur de conduite, lui-même emprunté au domaine des


actions humaines, tels la vertu, l’honneur, la crainte, n’est nécessaire, ni ne peut
être utile, pour mettre en mouvement un corps politique qui n’utilise plus la
terreur comme moyen d’intimidation, mais dont l’essence est terreur. En lieu et
place celui-ci a introduit dans les affaires publiques un principe entièrement
nouveau qui se passe complètement de la volonté humaine d’agir et en appelle au
besoin insatiable de pénétrer la loi du mouvement selon laquelle opère la terreur.1

Lorsqu’on suit l’interprétation d’Hannah Arendt, les régimes totalitaires semblent ne


pas être conçus ni pour ni par des hommes, mais se pensent comme un système de domination
absolue qui fonctionnerait indépendamment des actions humaines. Le totalitarisme est un
régime politique qui entend pouvoir se débarrasser de l’être humain comme une variable
superflue au nom d’un ordre nécessaire qui transcenderait l’action individuelle. Le
totalitarisme représente une rupture non seulement avec la vie politique moderne mais
également avec toute la condition humaine. Le régime totalitaire ne se contente de s’opposer
aux libertés publiques traditionnellement admises par les États modernes, ou même de rejeter
les droits de l’homme dans leur totalité. Il refuse l’essence même de l’homme : celle d’un être
fini, pris dans un monde qu’il ne maîtrise pas mais qu’il contribue à modifier par ses paroles
et par ses actes. Le totalitarisme se présente dès lors comme un phénomène incompréhensible
par les outils de la théorie politique classique. Son fonctionnement ne peut pas être interprété
à partir des concepts traditionnels tels que la souveraineté ou la répartition du pouvoir, mais
implique la constitution d’une nouvelle typologie politique qui tienne compte de la nature
spécifique des régimes totalitaires. La rupture représentée par le totalitarisme ne se situe pas
uniquement au niveau de la structure politique et sociale du nouveau régime, représentée par
des éléments tels que le culte de la personnalité ou l’embrigadement de la population, mais se
manifeste dans l’opposition du régime à la condition humaine telle qu’Hannah Arendt l’a
théorisée. La nouveauté radicale du totalitarisme se situe dans le fait qu’un système politique
ne réponde plus aux interprétations fondées sur le pouvoir ou l’intérêt personnel mais

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 823

420
prétende rendre l’être humain superflu et soit « prêt à sacrifier les intérêts vitaux de quiconque
à l’accomplissement de ce qu’il prétend être la loi de l’Histoire ou celle de la Nature »1.

Les travaux plus récents d’historiens nous invitent pourtant à nuancer la théorie
d’Hannah Arendt. Orlando Figes2, par exemple, nous livre une vision relativement différente
de la société stalinienne. Si le régime se caractérise bien par une violence permanente et une
politique de censure oppressive vis-à-vis de tout ce qui sort de la propagande officielle, il ne
s’agit pas pour autant d’un système faisant perdre tout sens de la réalité à ses membres.
Malgré une surveillance omniprésente qui rend risquée toute prise de position publique
comme privée, les informations continuent de circuler, alimentées par les chuchotements des
citoyens plutôt que par leurs discours. De même, si la conception du leader totalitaire coupé
du monde par son cercle d’intimes nous renvoie immédiatement l’image d’Hitler enfermé
dans son bunker et envoyant au combat des divisions qui n’existent plus, il s’agit là du
symptôme d’une fin de règne sanglante, propre aux tyrannies de Caligula jusqu’à Kadafi,
plutôt que le fonctionnement ordinaire du régime. Le chef suprême de l’URSS décrit par
Simon Sebag Montefiore3 s’apparente ainsi plus à un tyran autoritaire, parfaitement au
courant de ce qui se passe dans son pays et utilisant la propagande pour son pouvoir
personnel, qu’à un être coupé du monde et pris au piège de ses propres illusions. Le mensonge
n’apparait pas comme une fiction se substituant au monde commun mais comme un outil au
service d’un pouvoir tyrannique. Au centre de l’appareil soviétique, Staline n’est non
seulement pas dupe de ses propres mensonges, mais assume leur caractère fictif. Il conçoit
lui-même sa propre propagande comme une image présentée aux yeux du monde, tout en
sachant que la réalité n’est pas ce qu’il décrit. Cette conscience de soi et de ses propres
mensonges ne rend d’ailleurs pas le système moins violent : avoir conscience d’utiliser des
faux témoignages pour faire exécuter des adversaires potentiels ne rend pas la sentence plus
clémente pour les victimes.

Au cœur même du système se retrouvent donc les fonctions traditionnelles de la


manipulation des faits : dissimuler ou modifier les événements passés afin de mettre en scène
une image du pouvoir, au nom d’une action politique concrète. Les évolutions techniques ont
permis une manipulation de masse, tandis que les régimes totalitaires ont fait sauter les
barrières limitant la mise en œuvre d’une telle politique, mais ils n’ont pas pour autant changé

1
Ibid., p. 815
2
ORLANDO FIGES, La Révolution russe : 1891-1924, la tragédie d’un peuple, , traduit par Pierre-Emmanuel
Dauzat, Paris : Gallimard, 2009
3
Staline : la cour du tsar rouge, Op. cit.

421
le rôle fondamental du mensonge en politique. De la même manière, la violence des régimes
totalitaires est rationalisable en termes de fins et de moyens. Loin de l’imaginaire arendtien
d’une terreur sans fin tournant sur elle-même en quête de nouveaux ennemis, la violence
apparaît comme un outil au service d’une politique concrète. Qu’il s’agisse des purges
staliniennes, de la dékoulakisation, ou du Goulag, la violence à l’œuvre dans la Russie
stalinienne est d’abord au service de la politique du pouvoir central. Loin d’une violence
aveugle ayant pour seule finalité de faire tourner le système à vide, la violence de masse est
liée à des enjeux spécifiques de lutte de pouvoir et d’exploitation du territoire ou de la
population. La terreur est au service d’une ingénierie économique et sociale voulue par le
pouvoir. De la même manière, Adam Tooze nous montre les enjeux économiques qui sous-
tendent le « plan général Est » (Generalplan Ost), dans le Salaire de la destruction. Loin
d’une guerre de destruction gratuite, l’invasion de la Russie obéit à un désir d’appropriation
des terres, la politique d’extermination qui l’accompagne ayant pour but d’en débarrasser les
occupants1.

La violence totalitaire n’est donc pas un phénomène inintelligible mais obéit à une
rationalité utilitaire s’exerçant au détriment de la vie des populations. Qu’il s’agisse d’une
finalité économique dans le cas de la collectivisation ou de mobiles plus triviaux, comme ceux
qui finissent par sceller le sort Tatiana Okounevskaïa ou de Nicolaï Starstine – célèbre joueur
de foot envoyé au Goulag par Beria en 1942 pour avoir battu son équipe fétiche 2 – la violence
est liée à des motifs qu’on peut saisir et appréhender. Il n’est pas nécessaire de recourir au
concept de totalitarisme pour comprendre la brutalité des purges et des déportations de masses
organisées par le pouvoir soviétique. Ne voir en Beria « que le fonctionnaire des masses qu’il
conduit »3 comme le fait Hannah Arendt, revient à faire l’impasse sur les aspects les plus
saillants de sa personnalité. La politique stalinienne n’est pas « au-delà de toute
compréhension humaine ». Elle peut se concevoir en terme humains – trop humains pourrait-
on ajouter – de volonté de pouvoir, de calculs économiques, ou même de fanatisme
idéologique, sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir l’idée d’une terreur entièrement
dépourvue de motifs.

1
ADAM TOOZE, Le salaire de la destruction : formation et ruine de l’économie nazie, Paris : Les Belles lettres,
2012
2
Ibid., p. 312
3
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 636

422
2. Nazisme et autodestruction

Les limites du concept de totalitarisme apparaissent particulièrement dans la manière


dont Hannah Arendt interprète la chute de l’Allemagne nazie, qui surestime la dimension
autodestructrice du régime nazi. Bien que cet aspect fasse partie intégrante de l’idéologie
nationale-socialiste, dont la politique a directement provoqué la destruction de la moitié de
l’Europe, Allemagne comprise, l’interprétation de ses causes s’apparente à une forme de
mystification. Le IIIe Reich a instauré l’idée que son projet ne pouvait s’achever que par la
victoire ultime ou la mort du peuple allemand, entraînant avec lui le reste du monde dans une
guerre totale qui l’a conduit à sa propre fin. Arendt transforme alors cet extrémisme jusqu’au-
boutiste en une sorte de théorie du complot, passant à côté de motifs plus concrets, parfois
évoqués par les dignitaires du régime eux-mêmes. Sa réflexion vise à sortir d’une
interprétation de ce fait comme une pure folie meurtrière sans pour autant l’analyser en termes
traditionnels de recherche de pouvoir et d’extension territoriale. Toutefois cette démarche
l’amène à lire le processus d’autodestruction du nazisme à partir de motifs cachés et à la doter
d’un sens profond, quand elle ne relève que de l’incompétence militaire du Führer et des
déficiences structurelles de l’économie allemande.

Dans « Les germes d’une internationale fasciste »1, Arendt développe en effet l’idée
que la destruction de l’Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale doit être analysée à
l’aune d’un mouvement fasciste mondiale. En l’absence d’une victoire totale sur les Alliés, les
hauts-dignitaires nazis auraient délibérément choisi de sacrifier le territoire et le peuple
allemand pour assurer la survie du mouvement fasciste international. L’annihilation des villes
allemandes sous les bombes alliées ne seraient dès lors que le résultat d’une politique voulue
et assumée par Hitler consistant à faire de l’Allemagne le martyre de la cause fasciste. Arendt
pousse son raisonnement jusqu’à affirmer que les autorités allemandes ont sciemment « fait
traîner la guerre jusqu’à l’arrivée des Russes sur l’Elbe et l’Adriatique pour donner à leurs
mensonges sur le danger bolchévique un fondement post facto dans la réalité »2 (sic.). Dans
cette perspective, l’échec des armées allemandes sur le front de l’Est n’est donc pas dû à des
réalités militaires concrètes, telles que la surestimation de l’état des routes soviétiques, les
problèmes logistiques liés à l’étendu du front, ou encore la reprise en main de l’Armée rouge

1
Humanité et terreur, p. 124. Titre original : « The Seeds of a Fascist International », publié initialement dans
Jewish Frontier en juin 1945.
2
Humanité et terreur, Op. cit., p. 134

423
après la retraite de 1941. Non. Selon ce texte les succès militaires des Russes sont avant tout
dus à la volonté des nazis de rendre réels leurs fantasmes sur la menace communiste.

La prophétie auto-réalisatrice que constitue l’invasion de la Russie et la défaite qui lui


a succédé est donc considérée comme telle par les dirigeants du IIIe Reich, prêts à sacrifier
leur propre victoire pour prouver l’effectivité de leur idéologie ; fût-ce au prix de l’occupation
du territoire allemand par les Russes et sa transformation en un régime communiste pérenne
pendant plus de quarante ans. Il ne s’agit pas d’un simple échec militaire mais bien d’un
projet élaboré pour démontrer l’effectivité de la menace bolchévique. Si on peut trouver ce
prix chèrement payé pour rendre un mensonge plus crédible, il va toutefois dans le sens de la
conception arendtienne du totalitarisme comme un régime à la fois irrationnel et
profondément cohérent. Pour Hannah Arendt, l’aliénation totalitaire est telle que la
propagande y prend la forme d’un véritable monde de mensonge, prenant le pas sur la réalité
des faits1. Les nazis vivent tellement coupés de la réalité du monde qu’ils sont prêts à tous les
sacrifices pour promouvoir leur idéologie – celle d’un mouvement fasciste mondialisé.

Bien différente de la vieille vision impérialiste allemande défendue par l’armée, ce qui
explique la rupture finale entre le chancelier suprême et les officiers de la Wehrmacht, une
telle idéologie ne se soucie guère de l’existence d’un État national : son seul objectif est sa
victoire en tant que mouvement d’idée. L’autodestruction de l’Allemagne apparaît dès lors
comme un moyen de transformer le mouvement national-socialiste en une organisation
fasciste disséminée dans tous les pays du monde. Arendt prévoit d’ailleurs que la dispersion
du mouvement en dehors des limites de l’Allemagne nazie conduise à une évolution de son
idéologie vers la défense du suprématisme blanc, plus à même de répondre aux contextes
culturels de l’Amérique latine que l’antisémitisme traditionnel allemand 2. Comme une sorte
de parodie du complot juif international décrit dans le Protocole des sages de Scion, le
fascisme international se présente comme une véritable société secrète, tirant dans l’ombre les
ficelles des mouvements d’extrême-droite et servant de grille d’analyse pour comprendre les
événements du XXe siècle et la manière apparemment paradoxale dont le régime nazi a
précipité sa propre fin. Cette comparaison est d’ailleurs justifiée par Arendt par l’inspiration
qu’a exercée ce texte sur l’idéologie nationale-socialiste. Le fantasme d’une conspiration
juive mondialisée a produit une telle fascination sur les fondateurs du mouvement qu’ils en

1
Chapitre 3II.4
2
Humanité et terreur, Op. cit., p. 136

424
auraient produit une sorte de double visant à combattre par les mêmes moyens l’imaginaire
qu’ils s’étaient eux-mêmes créé :

L’organisation des prétendus Sages de Sion est le modèle de l’organisation


fasciste, et les Protocoles recèlent en réalité les principes adoptés par le fascisme
pour s’emparer du pouvoir. Le secret du succès de ce faux n’a donc pas été en
premier lieu la haine des Juifs mais plutôt une admiration sans bornes pour la
rouerie dont témoigne une technique d’organisation mondiale prétendument
juive.1

À bien des égards, l’analyse d’Hannah Arendt présentée dans cet article relève d’une
forme de théorie du complot, et la comparaison de l’internationale fasciste avec le Protocole
des sages de Scion ne fait que renforcer cette impression. Comme pour les partisans du
complotisme, qu’il s’agisse des francs-maçons ou de l’assassinat de Kennedy, l’interprétation
d’Arendt vise à boucher les trous de l’histoire face à des événements qu’elle juge
incompréhensibles, et à doter d’un sens ce qui n’en a pas ou relève de la simple coïncidence.
Très révélatrice est en cela la tendance d’Arendt à refuser les explications venant des
dignitaires nazis eux-mêmes, leur préférant une justification se référant à une soi-disant
internationale fasciste qui n’a jamais existé en tant qu’institution à part entière.

En effet, contrairement à l’internationale communiste, institution disposant d’une


existence concrète en particulier avec le Komintern, l’internationale fasciste n’a jamais existé
autrement qu’en tant qu’ensemble de relations bipolaires entre des régimes qui partagent une
idéologie commune. La présence de forces allemandes pendant la guerre civile espagnole et
réciproquement ne démontre rien d’autre que la proximité politique entre deux États fascistes,
la destruction de l’Allemagne nazie n’ayant rien apporté à l’Espagne franquiste. La défaite
des nazis intervient d’ailleurs en même temps que celle de la plupart de ses alliés. Loin de se
développer à la suite du « martyre » du IIIe Reich, le fascisme ne survit que dans quelques
régions périphériques par apport à l’Allemagne, en particulier dans les pays hispaniques. « En
clair, les nazis ont offert l’Allemagne en sacrifice à l’avenir du fascisme »2. Au moment où
Arendt écrit cette phrase, les régimes fascistes viennent pourtant de s’effondrer simultanément
en Italie, en Ukraine, en Roumaine, en Yougoslavie, ou au Japon.

La théorie de l’internationale fasciste ne sert dès lors qu’à conférer un sens caché à ce
qui est apparemment un non-sens aux yeux d’Hannah Arendt, à savoir la destruction de
l’Allemagne au terme de la guerre. Consciente de la persistance des mouvements fascistes

1
Ibid., p. 126
2
Ibid., p. 132

425
malgré la victoire des Alliés, et en particulier des causes qui ont donné naissance à ces
mouvements, elle lie le destin du national-socialisme à celui d’un hypothétique fascisme
international, transformant ainsi l’échec du nazisme en un agenda secret parfaitement
orchestré. Cette volonté de doter le national-socialisme d’une herméneutique cachée,
contribue alors à masquer les motifs beaucoup plus concrets qui ont prévalu dans la politique
du IIIe Reich. L’explosion de l’Europe au terme de la Seconde Guerre mondiale peut pourtant
s’expliquer à partir de points beaucoup plus concrets, sans faire référence à un projet caché.
Dans Le Salaire de la destruction, Adam Tooze apporte ainsi une interprétation davantage
basée sur la réalité socio-économique de l’Allemagne nazie, et montre que cette tendance à
l’autodestruction est liée à l’échec de son projet politique plutôt qu’à son succès. Il rappelle
pour commencer que l’occupation de l’Europe et l’invasion de la Russie font partie d’un plan
d’expansion territoriale, faisant lui-même partie d’un projet politique et social plus large. En
s’appuyant sur les discours et textes des dignitaires du IIIe Reich, et en particulier sur le
« deuxième livre d’Adolf Hitler »1 resté inédit jusqu’en 2003, il montre que l’enjeu du plan
Barbarossa est l’annexion des terres russes et l’extermination de leur population pour y
installer des colons allemands.

Cette politique expansionniste s’inspire à la fois d’une vision agrarienne de la Nation


allemande où la paysannerie et d’une critique de la politique de colonisation menée par
l’Allemagne wilhelmienne. Un tel projet s’inscrit donc dans la continuité de ce qu’Arendt a
désigné comme l’impérialisme continental. Cherchant à égaler les États-Unis
démographiquement et économiquement, l’Allemagne nazie a cherché à s’étendre à l’Est tout
en éliminant le danger que représentait à ses yeux la menace communiste. Alors qu’Hannah
Arendt ne perçoit le projet nazi que sous la forme d’un délire cherchant à transformer ses
fantasmes en réalité au prix de sa propre destruction, Adam Tooze nous en livre une vision
nettement plus intelligible, en montrant comment sa politique est inscrite dans l’histoire et le
territoire européen. Sans pour autant nier la dimension idéologique de ce projet d’annexion et
d’extermination, il n’en fait donc pas une conspiration internationale mais bien un État ancré
dans un espace donné.

L’élément d’irrationalité vient dès lors de l’infaisabilité d’un tel projet. Au-delà de
l’hubris du seul plan Barbarossa, à la fois mal préparé et sous-estimant considérablement les
capacités de l’Union soviétique puisqu’il envisage très sérieusement de mettre à bas la Russie

1
WEINBERG GERHARD L. (dir.), Hitler’s Second Book: The Unpublished Sequel to Mein Kampf, New York,
Enigma Books, 2003.

426
en l’espace de quelques mois, Adam Tooze souligne le caractère puissamment déséquilibré de
l’économie nazie. Fondé sur une politique de prédation, d’annexion et d’extermination, le
IIIe Reich semble toujours en manque d’une ressource naturelle pour poursuivre son projet
d’expansion territoriale (d’abord le fer de Suède puis le pétrole d’URSS). Jetant
systématiquement toutes ses forces dans des guerres qu’elle n’a pas les moyens de mener sur
le long terme pour obtenir ces ressources et poursuivre son projet, l’Allemagne nazie semble
toujours au bord de l’explosion économique, malgré les succès rencontrés à ses débuts. Dans
une sorte de quitte ou double perpétuel où elle joue avec le sort de l’Europe, l’Allemagne
nazie remet en cause les conditions de sa propre existence pour obtenir les moyens qui lui
permettraient d’aller plus loin dans sa logique meurtrière. Le recours au travail forcé comme
le STO n’est là que pour compenser la perte de travailleurs allemands partis exterminer les
peuples exploités dans les camps de travail.

L’arrêt du processus d’expansion à la suite des défaites du front de l’Est signe le début
de la fin pour l’Allemagne nazie, qui continue pourtant de puiser dans les ressources des pays
occupés pour alimenter sa machine exterminatrice, se comportant ainsi comme un véritable
trou noir entraînant les peuples européens dans sa propre chute. Nul n’est donc besoin de
recourir à un hypothétique complot international du mouvement fasciste pour expliquer la
tendance autodestructrice du national-socialisme. Au niveau structurel, les déficiences
économiques de l’Allemagne nazie, son idéologie exterminatrice, et sa politique
expansionniste suffisent à expliquer pourquoi le régime semble en permanence au bord du
gouffre et a poursuivi sa politique jusqu’à sa propre destruction. De même, les vices de
conception du plan Barbarossa et la guerre à outrance lancée contre tous les Alliés permettent
de mieux saisir l’échec militaire de l’armée allemande, tandis que l’idéologie prônée par les
nazis suffit pour comprendre comment cette défaite a transformé la quête de la victoire à tout
prix en volonté autodestructrice. Il est remarquable qu’un auteur comme Arendt, qui accorde
une place prépondérante à l’imprévisibilité dans le cadre des actions humaines, refuse
d’analyser la chute du Reich en termes conjoncturels, lui préférant une explication causaliste
faisant intervenir un dessein caché mené par une conspiration internationale. Tout se passe
comme si le nazisme représentait une telle aliénation-au-monde qu’il ne pouvait plus être
interprété en termes d’actions humaines mais uniquement comme un vaste complot
mondialisé où hasards et coïncidences se retrouveraient bannies.

Analyser le processus d’autodestruction de l’Allemagne en termes économiques et


militaires n’ôte pourtant rien à l’horreur qu’a donné à voir la politique exterminatrice du
427
national-socialisme. L’idéologie nazie, faite de volonté expansionniste et de vision eugéniste,
la pousse bien à entreprendre une lutte à mort avec l’URSS dans le but avoué d’exterminer
30 millions de Russes pour leur prendre leurs terres. Cette politique d’extermination s’inscrit
toutefois dans un projet économique concret, qui fait partie de la rationalité propre au régime.
L’enjeu de la guerre est de s’approprier des espaces fertiles, vidés de leur population, afin d’y
développer un empire agrarien, et non de favoriser une internationale fasciste dépourvue de
territoire. En soulignant les motifs territoriaux qui sous-tendent la guerre à l’Est, Adam Tooze
réintègre donc le national-socialisme dans le champ de la politique européenne et en donne
une interprétation plus intelligible. La destruction de l’Allemagne n’apparaît plus comme un
objectif sciemment recherché par un mouvement international, mais comme le résultat de
l’échec d’une politique expansionniste poussée à un extrémisme radical. Cette conception
contribue dès lors à estomper la rupture totalitaire mis en avant par Hannah Arendt et à
restreindre l’impression de totale irrationalité qui se dégage de sa lecture du national-
socialisme. Contrairement aux camps d’extermination, l’autodestruction de l’Allemagne n’est
pas « au-delà de toute compréhension humaine »1 mais obéit à une logique utilitaire et
idéologique confrontée à son propre échec. Le totalitarisme cesse ainsi d’être un mouvement
sans fin cherchant à faire corps avec le cours de l’histoire pour redevenir un État national
ancré dans un territoire, dont la politique d’expansion radicalisée finit par sceller la propre fin.

Cette approche contribue également à remettre en cause l’idée selon laquelle les
régimes totalitaires seraient la manifestation d’une politique nihiliste. Comme l’expose Karine
Laborie :

Une « politique nihiliste » semble être une politique qui se mesure à sa


capacité de destruction. Elle serait moins une politique dénuée de but qu’une
politique dont les fins détruisent le politique lui-même. Aussi, la politique ne peut
se proposer un tel dessein au risque de se nier elle-même : une politique qui opère
la négation du politique n’est ni pensable ni possible. 2

Dans cette formule est exprimé l’oxymore que constitue le concept de politique
nihiliste. Une politique nihiliste serait la manifestation d’une volonté de destruction de la
politique elle-même. Elle n’est pas simplement privée de finalité, mais cherche à détruire le
fondement même de la politique en remettant en cause la liberté et la spontanéité de l’action
humaine, et partant la condition même de l’homme comme être capable d’agir. Concevoir le
totalitarisme comme une forme de politique nihiliste signifie ainsi faire du totalitarisme

1
Humanité et terreur, Op. cit., p. 175
2
Métaphysique et politique à l’épreuve du nihilisme. Op. cit., p. 404

428
l’antithèse de toute activité politique : un régime dont la finalité n’est autre que la destruction
de la politique elle-même et donc de sa propre existence. Cette conception permet d’exclure
les régimes dits totalitaires du champ d’interprétation classique de la vie politique, et d’en
faire un mouvement inintelligible dont les enjeux n’obéissent à aucune forme de rationalité.
La domination absolue qui caractérise le totalitarisme s’apparente à une remise en cause de la
condition humaine et de sa capacité à agir. À travers le concept de « politique nihiliste » se
dessine un régime dont la seule finalité est la pure destruction de tout ce qui fonde l’homme,
indépendamment de toute autre considération. La volonté d’autodestruction du nazisme que
nous présente Arendt se présente alors comme la manifestation ultime de ce nihilisme, qui
conduit le IIIe Reich à sacrifier sa propre existence pour éviter toute réapparition de stabilité
politique.

En remettant en cause cette perspective autodestructrice, on remet donc également en


cause le nihilisme politique de l’Allemagne nazie, et partant la rupture que représente le
totalitarisme. Le concept de nihilisme politique contribue à brouiller les motifs qui permettent
de comprendre la politique nazie. Il dote le régime d’un sens caché alors que ce dernier peut
être analysé à partir de mécanismes économiques et politiques simples, découlant de son
idéologie. Le national-socialisme ne se caractérise pas par une politique nihiliste, mais bien
par une politique raciste, eugéniste, et expansionniste. Si la radicalité des moyens mis en
œuvre par le nazisme pour parvenir à ses fins a été sans précédent, elle ne doit pas occulter
l’intelligibilité des objectifs visés par le régime. La politique nazie fait sens si on la ramène à
l’idéologie soutenue par le peuple allemand entre 1933 et 1945. Il ne s’agit pas d’une pure
volonté de destruction de tout ce qui fait la condition humaine, mais bien d’une politique de
construction d’un monde commun fondé sur le racisme et l’expansion territoriale. Quelles que
soient sa radicalité et sa violence extrême, la politique nazie poursuit des finalités
économiques, politiques, et sociales qui la rendent intelligible. La destruction du régime est
elle-même due aux conséquences économiques et militaires de cette politique expansionniste
et eugéniste, et non à une volonté nihiliste qui l’amènerait à se sacrifier au nom d’un
mouvement international absent de sa propre idéologie.

3. Sur-sens et surinterprétation

La spécificité d’Hannah Arendt par rapport à d’autres théoriciens du phénomène


totalitaire tient dans la radicalité avec laquelle elle pense la rupture totalitaire. Tout en
s’appuyant sur les travaux d’Hannah Arendt, Raymond Aron cherche à comprendre le

429
totalitarisme à partir d’une nouvelle typologie politique, fondée sur l’opposition entre régimes
« constitutionnels et pluralistes » et régimes « à parti monopoliste »1. Développée dans
Démocratie et totalitarisme, cette opposition l’amène dès lors à penser le totalitarisme comme
une structure politique à part entière, qui s’avère suffisamment large pour inclure différents
régimes dont l’Espagne franquiste et la Turquie d’Atatürk. Au contraire, lorsqu’elle définit le
totalitarisme comme un régime dont l’essence est la terreur, Arendt démarque radicalement
les régimes totalitaires de toutes les différentes formes d’expériences politiques, au point d’en
faire un régime antipolitique, hostile à l’existence même de la pluralité. La radicalité de
l’interprétation arendtienne se manifeste à diverses reprises dans Les origines du
totalitarisme. Ainsi, en affirmant que le système totalitaire s’oppose à l’existence même de
l’art2, elle fait du totalitarisme un régime radicalement à part, allant au-delà de toutes les
formes de tyrannies dans son opposition à la liberté et ontologiquement hostile à toutes les
manifestations de spontanéité. De la même manière, en décrivant le nazisme comme un
régime anti-utilitaire, tourné vers la pure recherche de destruction au détriment de tout projet
de construction politique – y compris issu de son idéologie raciste et eugénique – elle fait du
totalitarisme une forme de nihilisme politique cherchant à remettre en cause toute structure
politique au profit d’un état de désolation absolu dont la manifestation concrète est le camp de
concentration.

Or, comme on l’a vu dans les chapitres précédents, ces analyses conduisent à écarter
les motifs et les enjeux, souvent plus concrets, qui président aux réalisations politiques des
régimes totalitaires. Arendt procède ainsi à une forme de surinterprétation des faits qui
reprend comme par mimétisme son concept de sur-sens dans la société totalitaire. Ce
phénomène de surinterprétation est ainsi particulièrement notable dans son analyse du métro
de Moscou :

Les formations d’élites […] savent que lorsqu’on leur dit que seul Moscou a
un métro, cela signifie en réalité qu’il faut détruire tous les métros, et elles ne sont
pas surprises outre mesure lorsqu’elles découvrent le métro à Paris. Le terrible
choc de désillusion que subit l’Armée rouge lors de son voyage victorieux à
travers l’Europe ne pouvait être guéri que par les camps de concentration et l’exil
forcé pour une grande partie des troupes d’occupation ; mais les formations de
police qui accompagnaient l’armée étaient préparées à subir le choc,

1
RAYMOND ARON, Démocratie et totalitarisme, Paris : Gallimard, 2003
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 212

430
[…] simplement parce qu’elles étaient, de manière générale, entraînées à mépriser
suprêmement tous les faits et toute réalité.1

Cette citation illustre la notion de sur-sens telle qu’elle est développée par Hannah
Arendt. Dans un régime totalitaire, les événements ne sont jamais conçus pour eux-mêmes
mais uniquement par rapport à une idéologie qui les dote d’un sens caché, accessible
uniquement aux « formations d’élite ». Cette analyse a pour but de montrer l’ampleur de
l’aliénation-au-monde que représente le totalitarisme. Ce dernier se constitue en effet en un
monde de mensonge, en rupture avec la réalité des faits, prétendant substituer une idéologie
déterministe à l’imprévisibilité de l’événement. L’exemple du métro de Moscou sert alors à
souligner le différentiel de réaction entre les masses de populations confrontées à la réalité du
monde et celle des formations d’élite. Les masses se contentent de croire à l’idéologie
officielle du régime, en l’occurrence que le métro est une prouesse technologique telle qu’il
ne peut pas exister en dehors de la Russie soviétique. L’événement qu’est la construction du
métro de Moscou se trouve ainsi doté d’un sur-sens idéologique. Il n’est pas interprété en lui-
même, comme un élément d’une politique de transport et d’aménagement urbain, mais
comme un outil d’embrigadement, instaurant l’idée que seul le métro de Moscou peut exister
du fait de la supériorité de la technologie et du système soviétique.

La confrontation avec la réalité, représentée ici par le « choc de désillusion » de


l’Armée rouge en découvrant l’existence des autres métros après sa victoire sur les nazis,
provoque alors la déconstruction de ce sur-sens chez les masses qui prennent l’idéologie
totalitaire au premier degré. Le régime stalinien a dès lors dû corriger cette désillusion en
envoyant dans les camps les millions de soldats russes confrontés à la réalité du monde
extérieur. Au contraire, les formations d’élites telles que la police politique sont en quelque
sorte immunisées contre la confrontation au monde. Leur idéologie, ancrée profondément
dans leurs représentations, redouble le sur-sens idéologique du totalitarisme. Le sur-sens ne se
manifeste alors plus dans la simple certitude que le métro ne peut pas exister en dehors de
l’URSS, mais dans celle qu’il est également nécessaire de détruire les autres métros pour que
celui de Moscou soit le seul qui existe désormais, conformément à l’idéologie stalinienne. Le
sur-sens redouble ainsi chaque événement d’un sens idéologique caché, dont la signification
est différente selon qu’il affecte les masses ou les formations d’élite. La construction d’un
moyen de transport collectif n’est pas interprétée pour elle-même et ses conséquences en
matière d’urbanisme, d’économie, ou de géographie sociale, mais uniquement à partir de

1
Ibid., p. 713

431
considérations idéologiques. Le sur-sens est ainsi présent dans tous les aspects de la vie
quotidienne d’un régime totalitaire et se superpose à toute tentative d’interprétation des faits.
Il remplace dès lors le jugement commun par un dispositif cognitif qui emprisonne tout
événement dans un schéma de pensée prédéfini et entièrement cohérent.

Cette illustration du sur-sens et de la hiérarchie du cynisme qui l’accompagne


témoigne toutefois davantage du phénomène de surinterprétation qui se manifeste à différents
moments des Origines du totalitarisme, que de la réalité des expériences totalitaires. Arendt
mélange en effet deux événements historiques distincts qu’elle relie sous une interprétation
commune : la création du métro de Moscou en 1936 et l’instauration de camps de « filtrage »
pour les soldats russes faits prisonniers par les allemands à partir de 1941. Or chacun de ces
deux événements obéit à une finalité qui lui est propre et dispose d’une signification qui n’est
pas réductible à une pure manifestation idéologique. Construit en 1936, le métro de Moscou
obéit ainsi à une double finalité, politique et esthétique. Comme tous les moyens de transport
collectifs de ce type, il poursuit un objectif d’aménagement urbain, à savoir faciliter les
transports quotidiens des moscovites et permettre une expansion de la ville. Comme le
souligne Michèle Kahn, « la construction du métro s’inscrit […] dans le Plan général de
reconstruction de Moscou de 1935, conçu pour dix ans, qui prévoit une extension de la ville,
dont la superficie doit passer de 28500 à 59400 hectares »1. Il poursuit donc une politique
d’urbanisme et répond à un besoin réel de la population en transport en commun. Le fait que
le métro ait été continuellement étendu et réaménagé depuis sa création, au point d’être
aujourd’hui l’un des métros les plus fréquentés du monde, témoigne de la sorte des motifs
économiques et politiques qui ont prévalus à sa construction, et en font autre chose qu’un
projet stalinien avorté au service de la seule propagande du régime.

La construction du métro de Moscou répond évidemment à un enjeu de propagande et


de mise en valeur du régime, mais cette entreprise de valorisation répond à une finalité
esthétique et s’inscrit dans la pure tradition des œuvres grandioses construites par les régimes
autocratiques pour mettre leur pouvoir en scène. Le métro de Moscou est en effet pensé
comme une œuvre d’art issue du réalisme socialiste. Enfoncé en profondeur, disposant de
matériel avancé comme des escalators, de stations luxueuses, et de couloirs décorés par des
artistes soviétiques, il s’agit d’une œuvre architecturale monumentale, valorisant les succès du
régime et sa maîtrise des techniques de pointe. Le métro de Moscou fait donc partie de ces

1
MICHELE KAHN, « Entendu et lu », Le Courrier des pays de l’Est, vol. no 1057, no. 5, 2006, pp. 87-92.
(Texte en ligne)

432
œuvres qui, à la manière des grandes pyramides ou des jardins de Versailles, mettent en avant
le régime et sa maîtrise de la technique. Principal initiateur du projet, Kaganovitch déclare à
ce propos « nous construisons le meilleur métro du monde »1. Il souligne donc avec cette
affirmation l’existence, ailleurs dans le monde, d’autres métropolitains que l’Union soviétique
entend dépasser, ce qui, au vu du succès architectural que constitue la réalisation du chantier,
ne relève pas seulement de la pure propagande mais également d’une certaine réalité.

En affirmant que « pour demeurer un Bolchevik, il faut détruire le métro parisien » 2.


Hannah Arendt dote au contraire le métro de Moscou d’un sens caché, comparable à une
théorie du complot. De la même manière que la destruction du IIIe Reich était analysée en
termes purement idéologiques plutôt que militaires ou économiques, comme si la fin du
nazisme servait les desseins secrets du national-socialisme, Arendt fait du métro un pur outil
idéologique au service de la domination totale, plutôt qu’une œuvre architecturale ayant une
portée politique et esthétique. La théorie du sur-sens apparaît alors comme une forme de
surinterprétation qui enferme l’analyse des faits dans un concept idéal-typique à l’aune duquel
les événements sont réinterprétés. Au lieu de penser les phénomènes à partir de leur sens
économique, social, ou politique, et du contexte où ils se produisent, la notion de totalitarisme
réduit le sens des événements au schéma prédéfini d’un régime qui chercherait à imposer sa
domination totale. Le sur-sens ne provient alors pas tant du régime totalitaire lui-même que de
la théorie philosophique qui entend l’interpréter.

La surinterprétation des faits se manifeste également dans l’amplification de


phénomènes bien réels. Ainsi lorsqu’elle écrit que « le terrible choc de désillusion que subit
l’Armée rouge lors de son voyage victorieux à travers l’Europe ne pouvait être guéri que par
les camps de concentration et l’exil forcé pour une grande partie des troupes d’occupation »3,
Arendt fait référence à un événement bien précis de l’histoire soviétique : les camps de
filtrage mis en place par le régime pendant la Seconde Guerre mondiale « pour vérifier
l’identité des individus qui reviennent en URSS après un séjour de l’autre côté du front »4. Or
l’existence de tels camps est liée aux impératifs d’une guerre totale menée contre un ennemi
dont l’objectif avoué est la destruction de l’URSS. Leur nombre est par ailleurs très faible
comparativement à la place prédominante du Goulag dans l’économie soviétique ou aux

1
JOSETTE BOUVARD, Le métro de Moscou : la construction d’un mythe soviétique. Paris : Éditions du
Sextant, 2005
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 810
3
Ibid., p. 713
4
Histoire du Goulag, Op. cit., p.107

433
effectifs de l’Armée rouge pendant la grande guerre patriotique. Bien que plusieurs centaines
de milliers de personnes soient passé par ces camps, seule une minorité est effectivement
condamnée1. Les soldats passés par ces camps de filtrage ne représentent ainsi qu’une faible
minorité des troupes de l’armée soviétique, cette dernière mobilisant plus de 2,5 millions
d’hommes pour la seule bataille de Berlin à titre de comparaison. Ce phénomène est donc loin
du dispositif structurel décrit par Arendt qui vise à préserver le régime totalitaire des
désillusions des masses confrontées à la réalité du monde. Si la réflexion arendtienne s’appuie
sur une structure ayant bel et bien existé, elle surinterprète son importance, amplifiant un
épiphénomène issu de l’univers carcéral soviétique pour en faire un élément structurel en
adéquation avec sa conception du totalitarisme.

De même, lorsqu’elle affirme que « lorsque Staline décida de réécrire l'histoire de la


Révolution russe, la propagande en faveur de la nouvelle version consista à détruire, en même
temps que les livres et documents anciens, leurs auteurs et leurs lecteurs »2, elle ne semble pas
se rendre compte de ce que cette affirmation impliquerait si elle avait été réellement mise en
pratique telle qu’elle la présente. Trotski est en effet le fondateur de l’Armée rouge et le chef
de la Tcheka pendant la guerre civile. Son rôle a été prédominant en URSS jusqu’à sa défaite
politique face à Staline et son expulsion d’URSS en 19293. De plus, même exilé d’Union
soviétique, il continue à disposer d’une influence politique jusqu’à son assassinat en 1941, en
particulier par le biais de la IVe Internationale. Faire disparaître toutes les traces de son rôle y
compris en éliminant toutes les personnes l’ayant connu ou ayant lu des documents à son sujet
aurait eu des conséquences démographiques bien supérieures aux victimes du stalinisme,
pourtant déjà très importantes. L’événement bien réel qu’est la lutte du stalinisme contre les
trotskystes, incarné dans les purges des années 1930 et la falsification des archives
soviétiques, se trouve ainsi amplifié pour en faire un élément structurel de l’acosmisme
totalitaire indépendant de toute considération ou but politique, et non une lutte contre une
faction politique rivale, disposant par ailleurs d’une influence internationale réelle.

La majeure partie des victimes du stalinisme sont par ailleurs le résultat de la


collectivisation, de l’industrialisation forcée, et des famines qu’elles ont engendrées. Ainsi
comme l’affirme Andrea Graziosi « entre la fin de 1932 et l’été de 1933, la faim fit en URSS
près de sept fois plus de victimes que la Grande Terreur de 1937-1938, en moins de la moitié

1
VANESSA VOISIN, L’URSS contre ses traîtres : l’épuration soviétique, 1941-1955, p. 299, Paris :
publications de la Sorbonne, 2015
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 658
3
BORIS SOUVARINE, Sur Lénine, Trotski et Staline, [traduit par Régis Gayraud], Paris : Allia, 1990

434
du temps »1. De même, quelle que soit la violence de masse et la déshumanisation extrême
qu’elle représente, la Shoah ne représente qu’une minorité des victimes de la politique
expansionniste et eugénique du IIIe Reich, le front de l’Est faisant à lui seul cinq fois plus de
morts que l’extermination des Juifs. En définissant le totalitarisme comme un régime dont
l’essence est la terreur, et en mettant au centre de son dispositif interprétatif le camp comme
lieu où se réalise la domination totale de l’homme, Arendt procède à une amplification de
certains phénomènes tout en réduisant la place prépondérante de certains autres dans la réalité
quotidienne de ces régimes. Cette position limite dès lors sa perception des motifs et du sens
donné par les acteurs des régimes totalitaires à leurs actions, fussent-elles des meurtres de
masses. Des éléments aussi décisifs que le rôle économique et la mission de peuplement du
Goulag, ou l’expansionnisme et le racisme du III e Reich sont ainsi absents voire écartés de sa
réflexion :

Avec ces nouvelles structures, bâties sur la force du sur-sens et mues par
leur dimension de système logique, nous sommes certes à la fin de l’ère
bourgeoise des profits et de la puissance, à la fin tout aussi bien de l’impérialisme
et de l’expansion. L’agressivité du totalitarisme ne naît pas de l’appétit de
puissance et son expansionnisme ardent ne vise pas l’expansion pour elle-même,
non plus que le profit ; leurs raisons sont uniquement idéologiques : il s’agit de
rendre le monde cohérent, de prouver le bien-fondé de son sur-sens.2

L’expansionnisme allemand est ici réduit à une pure expression idéologique, où seul
compte de rendre le monde cohérent par rapport à la vision du Führer. La situation
économique et sociale de l’Allemagne des années 1930, la conception agrarienne de la société
allemande défendue par Hitler, ou même le désir de puissance face aux autres États européens
disparaissent ainsi face à un concept de sur-sens qui rend toutes les motivations humaines
superflues. Cette approche du totalitarisme, pensé comme un régime cherchant à modifier la
nature humaine selon une idéologie excluant toute forme d’action et d’imprévisibilité, est
ainsi apposée aux événements plus qu’elle n’est tirée des faits. Toute la difficulté du concept
de sur-sens est qu’il écarte les motifs et le sens que les acteurs donnent à leurs actions, pour
penser les régimes totalitaires sous une forme idéalisée, mue par une idéologie propre au
totalitarisme dont le seul objectif est de rendre le monde cohérent. Les différents enjeux de
société propres à chaque régime, et jusqu’à leurs spécificités idéologiques, sont dès lors
réinterprétés à partir de cette idée d’un sur-sens qui conditionnerait toutes les politiques mises
en œuvre par les régimes totalitaires.
1
ANDREA GRAZIOSI, « Les famines soviétiques de 1931-1933 et le Holodomor ukrainien », Cahiers du
monde russe, 46/3 | 2005 (Texte en ligne)
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 810

435
La violence de masse bien réelle des régimes totalitaires se trouve ainsi amplifiée au
point d’en faire un système de terreur dépourvu de logique ou de motif mais ne cherchant
qu’à réaliser ses prédictions d’un monde entièrement déterminé par les lois de la Nature ou de
l’Histoire. La notion arendtienne de totalitarisme va au-delà d’une dénonciation de
l’inefficacité de l’empire industriel du Goulag ou de la politique d’extermination du IIIe
Reich, mais se présente comme un régime politique capable de nier l’essence politique de
l’homme. Ce faisant, elle fait disparaître l’identité de chaque régime et les fractures
irréductibles qui les séparent pour mieux les amalgamer en un tout où toute trace d’action
politique a irrémédiablement disparu.

4. La persistance de l’action politique

En instaurant l’idée selon laquelle la société totalitaire serait parvenue à un état


d’acosmisme tel que toute motivation et toute vie sociale pourrait disparaître au profit d’une
quête permanente de la cohérence idéologique, un tel concept prive alors ses habitants de
toute possibilité d’action et de toute faculté de juger. Le concept de masses s’appuie sur le
même raisonnement. L’homme des masses est en effet cet être superflu, déraciné et privé de
sens, qui trouve dans le totalitarisme un moyen de retrouver une signification au sein d’une
structure dont l’idéologie, fondée sur la quête de cohérence, le prive ce faisant de sa propre
liberté. Les régimes totalitaires, qu’ils soient fascistes, nazis, ou staliniens, possèdent pourtant
une vie sociale et politique active, marquée, certes, par la propagande et l’endoctrinement,
mais qui n’est pas synonyme d’absence totale d’espace public comme le suggère Les origines
du totalitarisme1. Les témoignages de soldats russes pendant la Seconde Guerre mondiale
témoignent ainsi d’une pluralité de points de vue face à une même expérience d’une guerre
totale où la victoire devait être obtenue quel qu’en soit le prix en vies humaines2. Or une telle
pluralité est au fondement de la faculté de juger telle qu’elle est pensée par Arendt. La Russie
stalinienne dispose également d’une société civile qui peut manifester son opinion face à tel
ou tel événement, tout en restant dans le cadre d’un régime totalitaire pratiquant une forte
surveillance sur ses citoyens.

De la même manière, Johann Chapoutot nous montre les résistances d’une société
allemande conservatrice, en particulier sur la question du christianisme, face à un régime

1
Chapitre 3III.3
2
ELENA JOLY, Vaincre à tout prix : des combattants soviétiques témoignent [1941-1945], Paris : le Cherche
Midi, 2005

436
national-socialiste contraint de reculer sur certains points de son projet de société 1. Le
nazisme se caractérise en effet par son antichristianisme qui, s’il n’est pas aussi central que
son antisémitisme, n’en constitue pas moins un élément clé de son idéologie. Le christianisme
est en effet considéré par les théoriciens du nazisme comme une idéologie antinaturelle, en
particulier à cause de son opposition à la sexualité, et dont le développement a littéralement
dénaturé la race nordique en pervertissant son essence : « L’homme a appris à mépriser les
lois de la vie, car il avait perdu tout lien avec la nature et avec la vie. […] Les Églises ont
appelé notre sainte terre une vallée de larmes et fait de la conception et de la naissance un
péché et une faute »2. Comme le montre Chapoutot, le nazisme se fonde sur un rejet de
l’égalitarisme universel auquel il oppose l’essence naturelle de la race allemande. Le
christianisme lui apparaît donc comme une forme d’aliénation et d’acculturation de l’essence
germanique par des éléments étrangers, dont il est nécessaire de se débarrasser pour assurer le
renouvellement d’une race allemande. Ainsi libérée des scories de l’égalité et de
l’universalisme, elle serait de nouveau capable d’être en adéquation avec elle-même3. Le
nazisme est donc une idéologie profondément anti-chrétienne, et dont le programme prévoit la
disparition de cette religion.

Pourtant, malgré cette idéologie faisant du christianisme un mouvement hostile au


national-socialisme et à l’essence même du peuple allemand, les nazis ne vont globalement
pas mettre leur programme de déchristianisation en pratique. Si les discours des dignitaires du
IIIe Reich appellent bien à éradiquer le christianisme pour lever les barrières morales qu’il
impose, et si Himmler va jusqu’à interdire les religions chrétiennes dans la SS4, aucune
véritable mesure ne sera prise contre les Églises allemandes pour éviter de brusquer une
société civile allemande encore largement attachée à ses pratiques cultuelles. Comme l’expose
Johann Chapoutot, « l’affrontement direct avec les Églises n’est pas souhaitable : les nazis ne
sont pas là depuis longtemps, les Allemands ne sont pas mûrs pour une réforme radicale de
leur entendement. Laissons-leur les gris-gris, l’encens et la magie de leur enfance, leurs
messes, et leurs minuits chrétiens »5. Il y a ainsi une opposition entre d’une part une idéologie
fondamentalement antichrétienne, cherchant à transformer la société allemande pour se
débarrasser de valeurs chrétiennes telles que l’égalité, la pitié, ou le rejet de la sexualité, et de
l’autre une approche plus pragmatique de la politique, qui cherche à éviter tout conflit avec la

1
La loi du sang : penser et agir en nazi, Op. cit.
2
« Woran sterben Völker ? », 1939, p. 21. Cité par Johan Chapoutot in La loi du sang, p. 138.
3
Ibid., p. 130
4
Ibid., p. 238
5
Ibid.

437
société allemande. Cette situation pousse ainsi les nazis à maintenir une alliance tacite avec
les Églises allemandes, qui se présentent de plus comme des alliées dans la lutte antisémite et
anticommuniste lancée par le IIIe Reich. Le national-socialisme est donc amené à restreindre
ses positions antichrétiennes et à considérer les religions chrétiennes comme des formes de
folklore qui doivent disparaître par elles-mêmes, plutôt qu’à procéder à une remise en cause
soudaine de la place des Églises dans la société allemande comme le voudrait son idéologie.

Le régime nazi doit donc composer avec une société allemande, qu’il ne considère pas
suffisamment apte à accepter toutes les conséquences de son projet de société. Ces formes de
résistances culturelles de la société civile se traduisent également au niveau institutionnel,
avec notamment les échecs des procès de Leipzig en 1933 et de Berlin en 1944. Comme le
montre Johann Chapoutot, le nazisme développe une conception du droit hostile à l’idée de
positivisme ou d’universalisme juridique. Le droit doit se confondre avec la vie du peuple
allemand. Il s’incarne ainsi dans la volonté du Führer et le « bon sens populaire » 1, par
opposition au droit formalisé, tel qu’il est théorisé par des partisans du droit positif comme
Kelsen. Le dispositif judiciaire de l’Allemagne nazie donne alors une place prédominante aux
juges, qui se doivent de rendre une justice populaire en adéquation avec les intérêts du peuple
allemand. Pour soutenir cette conception du droit, le régime instaure ainsi des tribunaux
spéciaux dès 1933, dont le champ de compétence est progressivement élargi jusqu’à englober
la quasi-totalité des crimes et délits en 1939 2. Conçus comme une arme pour la mise en œuvre
de l’idéologie national-socialiste, ces tribunaux n’ont pas vocation à rendre une justice neutre
mais à être un instrument politique entre les mains du régime, ce qui se traduit par la
subordination directe des juges au Führer.

Pourtant, malgré cette domination politique de l’appareil judiciaire, les « divisions


blindées du droit » vont s’avérer un véritable échec du programme national-socialiste. Le
procès de Leipzig en 1933, qui devait juger les responsables supposés de l’incendie du
Reichstag, se conclut en effet par la relaxe d’un des principaux accusés, non sans que ce
dernier ne soit parvenu à mettre en lumière la partialité de la procédure et le caractère
idéologique du procès. Le fiasco en termes de propagande s’avère tel que Goebbels
interrompt la retransmission des débats 3. Or, cet échec est en grande partie dû au respect des

1
Ibid., p. 176
2
Ibid., p. 260
3
JOHANN CHAPOUTOT « Les procès politiques du nazisme, ou l’échec des « divisions blindées du droit » :
Leipzig 1933, Berlin 1944 », Histoire de la justice, vol. 27, no. 1, 2017, pp. 69-74 (Texte en ligne)

438
principes du droit positif traditionnel, par des juges pourtant eux-mêmes partisans du IIIe
Reich et soutenant la transformation de la société allemande voulue par Hitler :

Procureurs et juges n’ont pu que se rendre à la validité des arguments de la


défense, non seulement parce qu’ils respectaient le droit et les codes de procédure,
mais aussi parce qu’ils étaient fidèles à un habitus judiciaire dont la trahison aurait
signé leur déshonneur. Si les magistrats siégeant à Leipzig étaient proches de la
droite la plus dure, voire des nazis, ils demeuraient des professionnels de la
justice, qui accordaient un prix et une valeur à leur honneur de juges et de
procureurs : magistrats d’Ancien Régime, formés sous l’Empire, actifs sous la
République de Weimar, ils ne pouvaient pas avoir vu leur vision du monde et leur
éthique professionnelle radicalement modifiées par les quelques mois qui s’étaient
écoulés depuis la naissance supposée de « l’Allemagne nouvelle ».1

L’élément le plus frappant dans le procès de Leipzig est ainsi la persistance d’une
culture judiciaire à laquelle est opposée l’idéologie nationale-socialiste. Malgré l’instauration
des tribunaux spéciaux, le contrôle absolu du régime nazi sur l’appareil judiciaire, et même le
soutien politique des juges aux dirigeants du III e Reich naissant, on assiste à la persistance
d’une structure sociale et surtout d’une culture juridique qui reste favorable à une procédure
issue du positivisme juridique. L’usage du concept bourdieusien « d’habitus » par Chapoutot
souligne bien le phénomène à l’œuvre dans le procès de Leipzig : celui de la persistance d’une
pratique sociale malgré la perte de son sens original. Le procès souligne ainsi la persistance
d’une société civile, obéissant à des valeurs morales qui ne sont pas en adéquation avec
l’idéologie national-socialiste, à l’intérieur de l’Allemagne nazie. Malgré la mainmise du
nazisme sur l’appareil judiciaire et sur l’encadrement de la société plus généralement, la
persistance de phénomène sociaux opposés à l’idéologie du régime souligne ainsi l’incapacité
de celui-ci à parvenir à un état de domination totale de tous ses membres.

Le concept de totalitarisme développé par Arendt contribue par ailleurs à nier


l’importance de l’action individuelle dans la structure politique et sociale de ces régimes. Il
fait ainsi disparaître toute réflexion sur les actions de ses membres au profit d’une analyse du
totalitarisme comme superstructure tournant presque par elle-même. Les actions et les paroles
individuelles y jouent pourtant un rôle central, comme dans toute structure politique. Il est
ainsi impossible de comprendre l’idéologie nazie sans s’attarder sur les trajectoires d’Hitler et
d’Himmler, et sur leurs relations parfois conflictuelles. De même les événements particuliers
jouent un rôle essentiel dans les évolutions que connaissent ces deux régimes. Les Grandes
Purges et le tournant politique des années 1930 en URSS sont ainsi liés à des enjeux

1
Ibid.

439
politiques internes et externes à la structure soviétique, mais également à deux événements
survenus coup sur coup dans la vie de Staline : l’assassinat de Kirov et le suicide de sa
femme, Nadia. Si ces deux incidents n’ont pas déterminé la nature de l’URSS, elles forment
néanmoins le point de départ des purges staliniennes et ont conditionné un important
changement d’attitude chez le chef du Kremlin, qui n’est pas sans influence sur sa politique.
Occulter cette importance de l’événement signifie dès lors penser le totalitarisme à partir
d’une conception du monde qui ne laisse plus de place à l’action politique.

Hannah Arendt décrit le totalitarisme comme un système hostile à l’action humaine et


à la liberté politique. Le régime cherche à gouverner les hommes de l’intérieur,
indépendamment de « l’intermédiaire de l’État et d’une machinerie de violence »1. Son
idéologie, fondée sur l’instauration d’une nécessité historique ou naturelle qui doit s’imposer
aux hommes comme une loi de l’existence au même titre que les règles de la causalité
physique, rejette toute forme de spontanéité, ou même d’engagement et de conviction
politique : « Les dirigeants eux-mêmes ne prétendent pas être justes ou sages, mais seulement
exécuter les lois historiques ou naturelles »2. Toute activité est ainsi assimilée à la marche
nécessaire du mouvement, écartant de fait toute implication et responsabilité individuelle,
réduite à la simple expression d’une Loi universelle. La nature même du régime totalitaire est
antipolitique. Il s’oppose à toute recherche du pouvoir, mais également à la simple capacité
d’agir et à former un corps politique. Le régime condamne ainsi les hommes à un état
d’impuissance, isolés et séparés les uns des autres, d’où nulle puissance collective ne peut
surgir. Toute l’architecture totalitaire est de la sorte conçue pour atteindre un état de
domination absolue qui permette de rendre l’homme superflu au profit d’une organisation
structurelle écartant toute forme d’individualité3. Le leader totalitaire n’est lui-même conçu
que comme un élément annexe de cette structure en quête de mouvement permanent. S’il
donne un sens à la structure en mettant en mouvement des « masses amorphes »4 qui, sans lui,
retournent à leur état initial, ni sa personnalité ni sa volonté personnelle n’entrent en compte
dans le fonctionnement du régime. « Ce n’est pas un individu assoiffé de pouvoir qui impose
à ses sujets une volonté tyrannique et arbitraire. Étant un simple fonctionnaire, il peut être
remplacé à tout moment »5.

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit. p. 636
2
Ibid., p. 819
3
Ibid., p. 808
4
Ibid., p. 636
5
Ibid.

440
L’influence personnelle de Staline et d’Hitler sur le fonctionnement de l’URSS et de
l’Allemagne nazie apparaît pourtant beaucoup plus prégnante qu’Arendt ne semble vouloir le
penser. Au cœur d’un dispositif politique qu’il n’a pas créé mais dont il a pris le contrôle,
Staline s’apparente en effet davantage à un leader tyrannique, « assoiffé de pouvoir » et
craignant de le perdre, plutôt qu’à un « fonctionnaire des masses qu’il conduit »1, révocable à
tout moment au nom de l’efficacité du système. Un acte tel que l’Ordre opérationnel du
NKVD n° 00447 « Sur la répression des ex-koulaks, criminels et autres éléments
antisoviétiques », signé par Iejov le 30 juillet 1937 et qui ouvre officiellement la Grande
Terreur, n’est pas la manifestation structurelle d’un régime dévorant ses propres enfants au
nom d’une idéologie fondée sur la nécessité historique. Il s’agit d’un choix politique délibéré,
lancé par le maître du Kremlin avec le soutien de la police secrète, pour entreprendre une
vaste opération de « prophylaxie sociale »2. La vague de terreur qui lui a succédé est ainsi
l’expression d’une véritable violence d’État, portée par un appareil policier mais également
judiciaire hyper-répressif, qui ne gouverne pas les hommes de l’intérieur mais impose une
violence extérieure, menée par ailleurs dans le plus grand secret par les autorités3, dans le but
d’éliminer des éléments sociaux considérés comme nuisibles. Cet acte s’avère ainsi la
poursuite et le paroxysme d’une politique entamée sept ans plus tôt avec le premier plan
quinquennal, qui avait ouvert la voie à la collectivisation des terres et à ses conséquences.

De même, l'Ordre n°227 du 28 juillet 1942 signé par Staline en tant que commissaire
du Peuple à la Défense, obéit à une logique tant politique que militaire, et traduit un
changement majeur dans la propagande du régime. L’ordre vise en effet à empêcher toute
retraite sur le champ de bataille, après la retraite de plusieurs milliers de kilomètres de l’armée
soviétique face à l’invasion allemande de juin 1941. Outre la traduction en cours martial des
commandants militaires reculant sans ordre, il institue la mise en place d’unités de barrage
chargées de tirer sur les troupes qui reculeraient. L’ordre cherche ainsi à reprendre en main et
à réorganiser l’Armée rouge pour faire face à la Wehrmacht. Il se démarque alors de la
propagande utilisée jusque-là par le régime par son ton résolument pessimiste et ses nombreux
appels au nationalisme russe. Loin de nier la situation critique de l’Union soviétique, l’ordre
227 indique en effet que « la population de notre pays, qui aime et respecte l’Armée rouge,
commence à s’en décourager » ou encore que « Nos moyens ne sont pas sans limites. Nous

1
Ibid.
2
NICOLAS WERTH, Le cimetière de l’espérance : essais sur l’histoire de l’Union soviétique 1914-1991, p. 220
Paris : Perrin, 2019
3
Ibid., p. 230

441
avons perdu plus de 70 millions de personnes, plus de [12,8 millions de tonnes] de pain
produit par an, et plus de 10 millions de tonnes de métal annuelles »1. Il tranche donc avec la
vision idéalisée de la production soviétique encore en vigueur peu de temps auparavant dans
la propagande stalinienne. Cet ordre, comme les discours et plus généralement la politique
suivie pendant la guerre, montrent ainsi la capacité du pouvoir soviétique à s’adapter à la
situation. Il ne se présente pas comme un mouvement permanent en quête de domination
mondiale, mais bien comme un État autocratique, confronté à un conflit armé, qui cherche à
mobiliser sa population et son appareil de production. La politique mise en place par Staline à
l’arrière comme sur le front, de même que les concessions faites aux officiers, s’inscrivent
alors dans une politique nationale dont le but est la victoire.

Le caractère tyrannique du gouvernement stalinien se manifeste de plus dans les


relations interpersonnelles des responsables politiques, entre eux ou avec leur entourage. Le
régime se caractérise par une dimension bureaucratique indéniable, qui s’incarne notamment
dans le système de quotas qui fixe autant le nombre de tonnes d’acier à produire pendant le 1 er
plan quinquennal, que le nombre d’exécutions à réaliser lors des Grandes Purges de 1937.
Toutefois, à côté de cette violence systémique et organisée, le régime laisse également la place
à une violence personnelle, où s’expriment les goûts et les choix des responsables au pouvoir.
Staline se présente alors comme un tyran disposant d’un droit de vie et de mort sur ses sujets,
plus que comme un fonctionnaire qui donnerait sens à des masses sans lesquelles il resterait
« une personne insignifiante »2. Certains événements, où se jouent pourtant le destin de
plusieurs personnes, sont ainsi dues à des raisons d’une extrême futilité. C’est ainsi que Beria
fait condamner Nicolaï Starstine en 1942, après que ce dernier ait gagné un match de football
contre l’équipe fétiche du chef du NKVD 3. Ces différents événements relèvent alors
davantage d’un pouvoir arbitraire et archaïque, où se manifeste une volonté tyrannique de
domination, plutôt que d’un système de terreur dont l’objectif est de gouverner les hommes de
l’intérieur.

Alors qu’Hannah Arendt affirme que « le caractère est une menace et même les règles
légales les plus iniques sont un obstacle ; mais l’individualité, comme tout ce qui, bien sûr,
distingue un homme d’un autre, est intolérable » 4, la personnalité et les rapports individuels
semblent bien jouer un rôle déterminant dans la politique des régimes totalitaires, comme

1
JOSEPH STALINE, Ordre n°227 du Commissaire du Peuple de la Défense de l’URSS, (Texte en ligne)
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 636
3
Goulag : une histoire, Op. cit., p. 312
4
Les origines du totalitarisme, Op. cit. p. 808

442
dans tout système politique fondé sur l’action des hommes entre eux. Beria, présenté comme
un homme cruel et pervers par ses contemporains comme par la plupart de ses biographes, au
point de se constituer une légende noire comparable à celle de Caligula ou de Néron, n’est pas
un équivalent soviétique d’Himmler mais dispose de sa propre histoire. Ce n’est d’ailleurs
sans doute pas un hasard si cette personnalité, crainte et haïe par ses collègues et ses
subordonnées, n’a pas survécu à sa tentative de prendre le pouvoir après la mort de Staline.
Au contraire, une personnalité comme Boudienny, héro de guerre reconnu et apprécié par ses
pairs, en particulier pour son caractère jovial et haut-en-couleur au point de figurer dans des
chants populaires russes comme le Chant de la cavalerie rouge, survit à l’ensemble des
purges staliniennes et meurt en 1973 à 90 ans.

La description arendtienne de la mort de Beria se montre ainsi révélatrice de la


réduction du rôle de l’individu et de sa capacité à agir à l’œuvre dans le concept de
totalitarisme. S’appuyant sur les travaux d’Harrison Salisbury, Arendt interprète la fin du chef
du NKVD comme si ce dernier avait volontairement abandonné le pouvoir pour éviter une
guerre de succession après la mort de Staline 1. Beria aurait donc accepté sciemment sa propre
exécution alors qu’il disposait des troupes nécessaires pour prendre le pouvoir, afin de
préserver la structure politique du régime. Cette situation illustre pour Arendt l’aliénation du
totalitarisme et le fait que cette forme de gouvernement « a bien peu de rapport avec la soif de
pouvoir, ou même avec le désir d’une machine génératrice de pouvoir »2. Le totalitarisme
rejette l’idée même de vie politique. Les personnes en place dans les gouvernements
totalitaires ne sont reliées entre elles par aucun lien et sont toutes substituables au gré des
purges et des rétrogradations, pour éviter la constitution d’un groupe solidaire au pouvoir qui
limiterait la prétention du système à la domination totale : « L’important est qu’il n’existe pas
d’interconnexion entre les gens en place. Ils ne sont liés ni par un statut d’égalité à l’intérieur
d’une hiérarchie politique, ni par les rapports de supérieurs à subordonnés, ni par la douteuse
loyauté des gangsters »3. L’absence de tentative de coup d’État révèle donc la capacité du
totalitarisme à faire disparaître le pouvoir en tant que capacité collective à agir. Par la
multiplication des services, les déplacements constants des personnels, et l’instauration du
principe du Chef qui empêche tout partage de l’autorité, le totalitarisme interdit que puisse se
former un corps politique constitué d’individus distincts en relation les uns avec les autres.

1
Ibid., p. 741
2
Ibid., p. 742
3
Ibid.

443
L’exécution de Beria quelques temps après la mort de Staline relève pourtant bien
d’un coup d’État ou d’une révolution de palais, montée par une cabale de personnalités
proches du pouvoir et effrayées par la possibilité que le chef de la police politique prenne le
contrôle du parti. Son élimination intervient en effet trois mois après la mort de Staline, alors
qu’il met en place un programme de réforme du système soviétique dans le but d’accéder au
pouvoir suprême. S’étant rapproché de Malenkov, alors président du Conseil des ministres et
premier dans l’ordre de succession, il met en place, dans les quelques semaines qui séparent la
mort du Père des peuples de la sienne, une critique du stalinisme dont il est pourtant l’un des
principaux responsables. Parmi ces changements, on trouve notamment l’amnistie pour
environ un million de personnes envoyées au Goulag, la libération des victimes du complot
des blouses blanches, ou encore la dénonciation de l’inefficacité des grands chantiers
staliniens. Autant d’éléments qui se retrouveront dans le programme de déstalinisation
entrepris par Khrouchtchev après sa prise de pouvoir. Beria se place donc dans une position
de leader potentiel pour la succession, proposant un programme de réformes que les membres
de l’équipe de Staline attendaient mais qui s’était révélé impossible à mettre en place tant que
ce dernier était encore en vie. Contrairement à ce qu’affirme Arendt, Beria ne démissionne
alors pas de ses fonctions mais est arrêté en pleine séance du Politburo par Joukov 1 avant
d’être condamné et exécuté par un tribunal spécial. Son fils, Sergio Beria, défend même la
thèse selon laquelle il aurait été exécuté avant son procès, sa détention et sa condamnation
officielle n’étant qu’une mise en scène destinée à légitimer sa liquidation lors de la course à la
succession qui suit la fin du règne stalinien 2.

La mort de Beria témoigne ainsi de la persistance de ces « sanglants changements de


pouvoir personnel »3 qu’Arendt pense absents des régimes totalitaires. Comme souvent dans
Les origines du totalitarisme, certaines de ses analyses apportent une vision très proche des
mécanismes du pouvoir dans les régimes totalitaires. Sa description de la manière dont Staline
organise la rétrogradation et la mise en concurrence des responsables du parti pour éviter que
l’un d’entre eux ne gagne trop d’influence et menace sa position, donne notamment une image
précise des méthodes employées dans la Russie stalinienne. Le complot des blouses blanches
à la fin du règne stalinien est d’ailleurs conçu comme une manière de décrédibiliser puis de se
débarrasser de Beria, dont Staline se méfie, en mettant en place un ministère de la Sécurité

1
ANTON KALENDIC, Les derniers jours : de la mort de Staline à celle de Beria, p. 183, Paris : Fayard, 1982
2
SERGO BERIA, Beria, mon père : au cœur du pouvoir stalinien, trad. Françoise Thom, Paris : Plon, 1999.
3
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 741

444
d'État détaché de la police politique 1. Le problème tient alors dans la conclusion d’Arendt, qui
consiste à faire du totalitarisme un régime en rupture avec la condition humaine et dans lequel
l’action politique se révèle impossible. D’un mécanisme politique au service du pouvoir d’un
tyran autocratique et paranoïaque, elle conclut à un système antipolitique fondé sur
« l’isolement d’individus atomisés »2 et dépourvus de toute relation entre eux. La fin de Beria,
de sa tentative de prendre le pouvoir à son arrestation et à son exécution à la suite d’un
complot mené par Khrouchtchev et Joukov, nous montre pourtant la persistance de la capacité
des hommes à agir les uns avec les autres, ne serait-ce que pour se débarrasser d’un rival et
s’emparer du pouvoir.

1
Staline : la cour du tsar rouge, Op. cit., vol. II, p. 422-433
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 742

445
446
Chapitre 5 : Du totalitarisme à l’impérialisme

I. Race et bureaucratie

Hannah Arendt fait partie des premiers penseurs américains à avoir souligné le lien
entre l’impérialisme et le totalitarisme. Dès la parution des Origines du totalitarisme, Arendt
souligne le rapport d’engendrement de l’impérialisme colonial au totalitarisme. Elle rejoint
ainsi Simone Weil qui, rédactrice au sein de la France libre à Londres, affirme dès 1943 que
« l’hitlérisme consiste dans l’application par l’Allemagne au continent européen, et plus
généralement aux pays de race blanche, des méthodes de la conquête et de la domination
coloniale »1. Les concepts de race et de bureaucratie, qui sont au cœur du processus totalitaire,
émergent à partir de l’expérience coloniale et sa confrontation avec une altérité extra-
européenne. Les outils de la domination des peuples occidentaux sur les peuples colonisés, en
particulier en Afrique, ont été la matrice à partir de laquelle la domination totalitaire a pu se
concrétiser. Le totalitarisme est engendré par l’histoire de l’Occident et la relation qu’il
implique avec l’altérité. Au cours de son analyse de l’impérialisme, Arendt montre comment
les structures du totalitarisme naissent avec la partition de l’Afrique, puis se déplace à
l’Europe avec les mouvements impérialistes pangermaniques et panslaves, avant de trouver
leur aboutissement dans les régimes totalitaires. Le projet initial des Origines du totalitarisme
proposé en 1946 ne comportait d’ailleurs aucune comparaison avec le communisme. La
quatrième partie s’intitulait « L’impérialisme accompli » et se concluait par le chapitre
« L’impérialisme racial : le nazisme »2. Le concept de totalitarisme n’apparaitra lui-même
qu’avec la prise en compte de l’URSS, à partir de 1947, alors que le projet était déjà entamé.
La relation de continuité du nazisme avec l’impérialisme, ainsi que sa nature raciste et
colonial, apparaissait donc comme le point central de l’analyse arendtienne, davantage que sa
proximité avec le régime stalinien.

L’interprétation du totalitarisme comme un mouvement issu du colonialisme européen


de la fin du XIXe siècle fait partie des grandes intuitions de la pensée arendtienne. Hannah
Arendt peut ainsi être considérée comme un auteur anticolonialiste, au même titre que Simone
Weil ou Franz Fanon. Pourtant, cette partie de l’analyse arendtienne du totalitarisme a
longtemps été négligé par l’historiographie. Comme le rappelle Enzo Traverso, ce n’est qu’à
partir des années 1990, avec le développement des post-colonial studies, que cette partie de

1
SIMONE WEIL, A propos de la question coloniale, in « Œuvres », p.430, Paris, Quarto Gallimard
2
Hannah Arendt l’expérience de la liberté, Op. cit., p. 58

447
l’œuvre d’Hannah Arendt a pu être mise en avant par les historiens ou les commentateurs. En
France, la parution séparée des trois parties qui constituent Les origines du totalitarisme
(L’Antisémitisme, L’Impérialisme, et Le Totalitarisme) a contribué à négliger les analyses
d’Arendt sur l’impérialisme et sa relation avec le système totalitaire. Ce n’est qu’à partir de
2002 que Pierre Bouretz a pu rétablir l’unité de l’œuvre d’Hannah Arendt en rassemblant des
textes jusque-là éclatés dans trois volumes distincts. L’analyse du système colonial se
présente dès lors comme un enjeu important d’une recherche sur le totalitarisme, afin de
résoudre la tension qui existe entre ses analyses de la condition humaine et celles du régime
totalitaire. En montrant le lien entre le nazisme et le colonialisme européen, Arendt nous
donne les clés pour comprendre la filiation et la généalogie du totalitarisme. Les régimes
totalitaires ne se présentent plus comme une négation radicale de la liberté, surgissant dans un
monde soudain soumis à une violence extrême, mais s’intègrent au contraire dans l’historialité
des pays européens et de leur modernité.

Son analyse ne consiste toutefois pas en une interprétation historienne en termes de


causes et de conséquences. Elle ne cherche pas à montrer que le totalitarisme serait le stade
suprême de l’impérialisme, pour reprendre la formule de Lénine, mais à découvrir quels sont
les éléments de la modernité qui se sont cristallisés dans la structure totalitaire et lui ont donné
sa forme. Comme le souligne Étienne Tassin, l’objectif des Origines du totalitarisme est
d’élucider la structure élémentaire du totalitarisme en analysant la formation de ces éléments
dans leur contexte historique. Arendt n’écrit pas une « histoire du totalitarisme » mais une
« analyse en termes d’histoire »1. Le colonialisme ne doit pas être interprété comme la cause
historique du totalitarisme qui en serait la suite logique, mais comme le moment dans lequel
se forment des éléments caractéristiques de la structure totalitaire. C’est ainsi qu’Arendt décrit
les principes de la race et de la bureaucratie à partir de l’expérience coloniale. La race est le
principe explicatif permettant de légitimer la domination occidentale et de justifier les
massacres commis sur les peuples colonisés, tandis que la bureaucratie est la forme que le
pouvoir colonial a prise et qui a permis d’organiser l’expansion impérialiste.

Pour Hannah Arendt ces deux éléments se sont développés indépendamment l’un de
l’autre, bien qu’ils soient profondément liés. Chacun d’eux représente un élément structurel
du totalitarisme, mais leur dissociation permet de séparer conceptuellement l’impérialisme du
totalitarisme. Ce qui distingue le système colonial du système totalitaire est donc l’absence de

1
Le trésor perdu, Op. cit., p. 134

448
projet conscient visant à « instaurer une communauté politique restreinte et rationnelle » grâce
à l’emploi de « massacres administratifs »1 organisés par la bureaucratie. Bien qu’Arendt ne
sous-estime pas l’ampleur de la violence coloniale, elle la présente comme une réaction folle
et spontanée des occidentaux face à un continent qui leur apparaissait monstrueux et
inhumain. La violence à l’œuvre dans le colonialisme serait dès lors un état de fait justifié a
posteriori par les théories raciales, et non une politique coordonnée de destruction
systématique comme celle mise en place par les nazis.

1. L’émergence de l’idéologie raciste

Pour Hannah Arendt, le racisme est un principe d’organisation politique qui prend
forme à la fin du XIXe siècle, au cours de la « mêlée pour l’Afrique »2. Bien que le concept
même de race existe avant le développement de l’impérialisme européen de la fin du
XIXe siècle, il ne prend pas la forme d’une idéologie prétendant à la domination globale d’un
groupe ethnique sur tous les autres. Avant l’émergence du racisme, la pensée raciale se
présente comme une opinion intellectuelle parmi d’autres. Si des auteurs comme Gobineau ou
Boulainvilliers fondent leur théorie sur le concept de race pour expliquer l’évolution de
l’histoire, ce concept n’exerce pas de monopole sur la théorie politique ou le sens commun.
Arendt affirme ainsi que « selon toute vraisemblance, la pensée raciale aurait disparu le
moment venu [si] l’ère nouvelle de l’impérialisme n’étaient pas venue exposer l’humanité
occidentale au choc de nouvelles expériences »3. Dès lors, il est nécessaire de distinguer la
pensée raciale, qui se présente comme une réaction spontanée face à l’altérité raciale, et le
racisme en tant qu’idéologie politique structurée autour de l’idée de race. Si la pensée raciale
se présente comme une réaction naturelle plus ou moins développée, le racisme est
inextricablement lié à l’impérialisme colonial. Sans la fièvre de la colonisation qui a pris
l’Europe à la fin du XIXe siècle au moment du partage de l’Afrique, la pensée raciale aurait
finalement disparu en tant qu’opinion théorique. Contrairement à la pensée raciale spontanée,
le racisme est une idéologie structurée permettant d’expliquer la domination coloniale et d’en
légitimer la violence. Au même titre que la lutte des classes, il s’est imposé comme une
structure de pensée capable de servir d’horizon indépassable à toutes les références
communes. Arendt ne s’intéresse donc pas à l’histoire de l’idée de race, mais uniquement au
rôle moteur qu’a joué le racisme dans l’expansion coloniale. Bien que s’appuyant sur une

1
Les origines du totalitarisme. Op. cit., p. 453
2
Ibid., p. 448
3
Ibid.

449
certaine tradition de pensée, l’idéologie raciste n’est conçue « qu’en tant qu’arme politique et
non doctrine théorique »1.

Cette interprétation du racisme comme idéologie de l’impérialisme colonial conduit


Arendt à privilégier le temps court au détriment du temps long pour son analyse. Moins de
50 ans séparent en effet la conférence de Berlin, qui marque le début de la « mêlée vers
l’Afrique », et l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. En affirmant que le racisme est un outil
idéologique utilisé consciemment par les politiques impérialistes pour légitimer la domination
coloniale, Arendt souligne le rapport d’engendrement qui existe entre l’impérialisme et le
totalitarisme. Pour légitimer sa domination sur les masses, le nazisme a pu s’appuyer sur une
idéologie déjà fortement présente dans les mœurs, élaborée dans le cadre d’une politique
d’expansion réalisée à peine deux générations plus tôt. Inversement, Arendt accorde une
faible importance au développement de la structure coloniale qui commence dès 1493. La
traite négrière et le système de plantation ne sont pratiquement pas évoqués dans le
développement de la pensée raciale. « Même l’esclavage, bien que fondamentalement établi
sur une base strictement raciale, n’a pas éveillé de conscience de race chez les peuples
esclavagistes avant le XIXe siècle »2. Avant la mise en place de l’impérialisme moderne, la
structure raciale se présente comme un ensemble d’institutions pragmatiques et de théories
ayant vocation à disparaître à terme. Même dans les sociétés esclavagistes du XVIIIe siècle,
elle n’a pas la force dogmatique qu’elle acquerra seulement un siècle plus tard. Sans pour
autant nier l’existence de la pensée raciale avant le racisme, Hannah Arendt en minimise donc
l’importance dans les institutions et les mœurs coloniales. Ce faisant, elle néglige le poids
conceptuel de la race dans l’histoire occidentale, et en particulier les enjeux liés à la question
noire ; phénomène qu’on retrouvera également dans De la révolution ou dans la controverse
autour de l’affaire Little Rock.

De la même manière, Arendt remet en cause le rôle joué par les théories scientifiques
de la race, en particulier celui du darwinisme social à la fin du XIXe siècle. Selon Hannah
Arendt, « leur aspect scientifique est secondaire ; il découle d’abord du désir d’apporter des
arguments sans faille, ensuite de ce que le pouvoir de persuasion des idéologies s’est aussi
emparé des scientifiques »3. Le racisme scientifique n’est donc pas à l’origine du
développement de l’idéologie raciste de la fin du XIXe siècle. Au contraire il n’a pu pleinement

1
Ibid., p. 417
2
Ibid., p. 439
3
Ibid., p. 417

450
se développer que parce qu’il apportait les outils appropriés pour justifier l’idéologie
coloniale. Les théories scientifiques de la race ont été des outils utilisés par l’impérialisme
colonial pour légitimer sa domination, et non la source théorique ayant permis le
développement de ces pratiques. La race est conçue par Arendt comme un instrument au
service d’une politique d’expansion coloniale. La validité scientifique de la race n’est pas au
cœur du problème posé par l’idéologie raciste. « Du point de vue politique, le darwinisme en
tant que tel est neutre : il a donné lieu à toutes sortes de pacifisme et de cosmopolitisme aussi
bien qu’aux formes les plus aiguës d’idéologie impérialiste »1. La scientificité du discours
racial n’est qu’une forme accidentelle d’une idéologie de domination qui a cherché à légitimer
son propos. Le racisme n’intéresse Arendt qu’en tant que projet politique. Né à la fin du
XIXe siècle avec la ruée vers l’Afrique, le racisme idéologique est indissociable du projet
d’expansion impériale, et devient la matrice de l’idéologie nazie en s’imposant comme
principe de toute la vie politique.

Arendt réfute enfin le rapport qui existerait entre race et nationalisme. Contrairement à
une idée reçue, elle affirme que le racisme n’est pas issu de l’évolution logique d’un
nationalisme radical, mais s’oppose dès ses origines aux fondements politiques de l’État-
nation. « D’entrée de jeu, le racisme a délibérément coupé à travers toutes les frontières
nationales […] et nier toute existence politico-nationale en tant que telle »2. Basé sur la
segmentation du genre humain en unités biologiques distinctes et sur l’affirmation de
l’inégalité de ces sous-groupes, le racisme nie qu’une unité puisse être fondée sur une identité
politique à l’intérieur de frontières légalement définies. La race s’érige en unité héréditaire qui
traverse les frontières des États, et refuse l’idée que tous les hommes puissent être égaux et
s’intégrer à des constructions politiques par leurs actions plutôt que par leur naissance. Le
racisme refuse donc toute légitimité à l’idée de nation, dont il remet en cause le légalisme et
l’égalité des citoyens. Arendt rappelle notamment que les premières théories raciales du
XVIIIe siècle trouvent leur source dans le refus de l’aristocratie française de voir leurs
privilèges héréditaires remis en cause. En érigeant la noblesse en race de conquérant d’origine
germanique face aux races latines, un auteur comme Boulainvilliers remet à la fois en cause la
souveraineté de l’État et la possibilité du Tiers-État à accéder au pouvoir politique par leurs
actions ; position qui l’oppose directement à un penseur de l’État-nation comme Sieyès. Pour
Arendt le racisme ne provient donc ni d’une théorisation scientifique ni d’une construction

1
Ibid., p. 441
2
Ibid., p. 445

451
politique depuis l’État-nation. Il ne s’agit pas d’un mouvement cohérent, organisé par des
théoriciens en vue d’un objectif précis, mais du résultat de l’aliénation-au-monde et du refus
de l’autre qui trouve sa source dans la confrontation des colons avec le continent africain.

Dans Les origines du totalitarisme, l’émergence des théories racistes est d’abord liée à
la confrontation des populations occidentales avec le continent noir et « l’accablante
monstruosité de l’Afrique »1. Étudiant notamment le développement de la société Boers en
Afrique du Sud, elle désigne la race comme « une réaction semi-consciente face à des peuples
dont l’humanité faisait honte et peur à l’homme européen »2. La race n’est pas une
construction politique, sciemment pensée pour organiser la domination coloniale, mais le
résultat d’une confrontation quasi empirique avec l’altérité représentée par l’Afrique. Elle
résulte avant tout du refus des occidentaux de considérer les peuples africains comme des
êtres humains, et de la tentative de justifier les massacres qui l’ont suivi par un concept ayant
l’apparence de la rationalité. Le concept de race naît donc pour Arendt du contact entre une
classe de colons déracinés, n’appartenant plus à l’espace et à la société occidentales, et un
continent sauvage, étranger à toute civilisation, où ils pouvaient librement exprimer leur
volonté dominatrice sans être contraints par les limites imposées par la loi. La race se présente
dès lors comme le concept permettant de tenir et d’organiser cette existence fantomatique. Il
s’agit de l’idée permettant de soutenir et de justifier la domination d’un groupe de colons sur
un espace sauvage n’ayant rien d’un monde commun. Or, à partir de cette première
expérience empirique, va se produire une transformation du concept de race qui, de
justification d’une réaction semi-consciente va devenir un principe politique se substituant à
la nation :

Puisque, en dépit de toute explication idéologique, les hommes noirs


s’entêtaient néanmoins à conserver leurs traits humains, les « hommes blancs »
n’avaient qu’à considérer leur propre humanité et à décréter qu’ils étaient eux-
mêmes plus qu’humain, et manifestement élus par Dieu pour être les dieux des
hommes noirs. C’était la seule conclusion logique si l’on voulait dénier
radicalement une communauté de liens quelconques avec les sauvages. 3

Confrontée à la réalité de la diversité, cette pensée raciale non théorisée et incapable


d’accepter l’humanité des peuples africains, est conduite à repenser le statut de l’homme
blanc afin de justifier sa domination par sa propre élection. Le refus délibéré de former une
communauté politique égalitaire avec les indigènes se traduit par la conviction d’une rupture

1
Ibid., p. 451
2
Ibid., p. 481
3
Ibid., p. 464

452
ontologique avec le reste de l’humanité. Marquée par les descriptions de Conrad dans Au
cœur des ténèbres, à propos desquelles elle affirme que « cette nouvelle est l’ouvrage qui peut
le mieux nous éclairer sur la véritable expérience de la race en Afrique »1, Arendt insiste sur
l’irrationalité qui caractérise cette pensée raciste propre à l’Afrique coloniale. L’élection
raciale sur laquelle s’appuie la société Boers se traduit par une sorte de folie et de
dégénérescence qui conduit les Blancs à se transformer en une tribu sauvage, étrangère à toute
valeur de la civilisation occidentale. Comme le personnage de Kurtz du roman de Conrad, les
Boers finissent par se transformer en idoles, « adorés comme des divinités par des hommes
noirs qui partageaient leur infortune »2. Le déracinement des Boers, leur perte de « tout
sentiment humain de territoire, d’une patria bien à soi »3, les empêche de former un monde
commun constitué par une pluralité humaine, ou même de modifier leur environnement par
leur travail. La seule relation dont ils sont encore capables est celle de la domination qu’ils
exercent sur la population noire, servile et incapable de se constituer en espace public
politiquement fondé. En justifiant la domination d’une partie de l’humanité sur une autre au
nom d’une élection divine, la pensée raciale se traduit par une forme d’aliénation-au-monde,
caractérisée par le mépris de l’égalité politique, du travail, et d’une quelconque limitation
territoriale. L’ensemble de la condition humaine est ainsi rejeté par le racisme émergent, qui
dénie toute possibilité de construction d’un monde commun au nom d’une pureté raciale
interdisant de former une communauté politique. Cette expérience coloniale permet de la sorte
à Arendt de montrer comment la pensée raciale, portée par une population composée
d’hommes déracinés et superflus, finit par aboutir à un état de privation du monde qui sera au
cœur de son analyse du totalitarisme.

De plus, par une sorte de transfert de la situation sud-africaine au reste du monde, dû à


l’arrivée des travailleurs chinois et indiens sur le continent africain, la pensée raciale a fini par
s’étendre à l’ensemble du système colonial. Issue de la confrontation avec le continent noir, la
race a finalement gagné en légitimité pour devenir une caractéristique du rapport des
occidentaux avec le reste du monde :

Un changement d’attitude envers la population de couleur se fit aussitôt


sentir en Asie où, pour la première fois, les gens se virent traités à peu de chose
près comme ces sauvages d’Afrique qui avaient effrayé les Européens au point de
leur faire perdre la raison. La seule différence, c’est qu’il n’y avait ni excuse ni
raison humainement compréhensible pour traiter les Indiens et les Chinois comme
1
Ibid., p. 451
2
Ibid., p. 467
3
Ibid., p. 466

453
s’ils n’étaient pas des êtres humains. En un sens c’est seulement là que commença
le véritable crime parce que cette fois chacun aurait dû savoir ce qu’il faisait.1

L’attitude d’Hannah Arendt face au concept de race montre ici toute son ambivalence.
Arendt décrit en effet la pensée raciale comme une réaction spontanée. Les empires coloniaux
n’ayant pas encore été démantelés au moment où elle écrit Les origines du totalitarisme, sa
pensée reste marquée par les théories racistes faisant de l’Europe le berceau de la civilisation
et de la raison, tandis que l’Afrique serait ce continent sauvage, étranger à toute forme de
culture ou d’organisation politique. En expliquant la naissance du racisme à partir d’une
confrontation entre l’Europe et l’Afrique, Arendt contribue donc à justifier l’attitude des
occidentaux, à la rendre « humainement compréhensible ». Le développement des théories
racistes faisant des Blancs des êtres supérieurs apparaît comme une réaction normale des
peuples occidentaux pour expliquer la sauvagerie inhérente à l’Afrique. Toutefois,
contrairement aux théories racistes encore largement en vogue dans les années 1950, Arendt
ne donne aucun fondement scientifique à la race. Si la réaction des Blancs face à l’Afrique est
explicable, elle n’est pour autant ni légitime ni rationnelle. Il s’agit au contraire d’une réaction
spontanée, liée à l’incapacité empirique de rendre compte du réel, qui conduit d’ailleurs à une
perte de la raison et à une régression politique et sociale aboutissant à la mise en œuvre de
massacres de masse. La race n’a pas de fondement rationnel, sa rationalisation constituant au
contraire le véritable crime du racisme. Si Arendt explique l’émergence d’une pensée raciale,
elle ne légitime pas sa transformation en une idéologie raciste capable de structurer
l’ensemble de la pensée.

En érigeant la race en principe rationnel à des fins de domination, les théories raciales
ont étendu l’aliénation propre à la situation sud-africaine à l’ensemble du système colonial.
Ce qui aurait dû rester un état de désolation (loneliness) politique propre à une région
spécifique a été appliqué à des peuples traditionnellement considérés comme simplement
étrangers, et a conduit à l’usage du concept de race pour l’ensemble des relations humaines.
Le déracinement et la perte de raison propre à la société sud-africaine a dès lors pu devenir un
principe politique universel, le système colonial devenant le prélude à la privation du monde
qui caractérisera le système totalitaire. En se substituant à la nation comme principe politique,
la race produit dès lors une forme d’acosmisme fondé sur le caractère superflu à la fois des
hommes et des processus économiques, et aboutit à la confusion des groupes politiques en un

1
Ibid., p. 479

454
unique mouvement. Arendt peut ainsi affirmer que « la race est, politiquement parlant, non
pas le début de l’humanité mais sa fin, non pas l’origine des peuples mais leur déchéance »1.

2. Race et capitalisme

Si cette privation du monde est née de la confrontation des Afrikaners avec l’Afrique,
elle n’a pas pris fin avec l’arrivée de l’administration britannique mais s’est au contraire
érigée en un système politique qui a perduré au moins jusqu’à la fin de l’apartheid. Malgré la
défaite militaire et la perte des ressources minières qui en étaient l’enjeu, les Boers sont non
seulement restés les maîtres du pays mais ont vu de plus leur légitimité politique confortée, au
point que les théories raciales se sont étendues à l’ensemble du monde. Attiré par la ruée vers
l’or dans le Transvaal, le système financier a finalement laissé le système racial perdurer tant
que ses intérêts n’étaient pas affectés, fût-ce au détriment du développement industriel et
capitaliste du pays. Arendt souligne ici le lien qui existe entre le système financier et les
théories raciales expérimentées en Afrique du Sud. De la même manière que le système racial
fonctionne à partir d’une absence de monde commun et d’un mépris du travail, le secteur
financier fonctionne indépendamment du réel. Il ne dépend pas d’un système de production et
d’échanges concrets, mais des fluctuations des valeurs attribuées à des produits réels ou
dérivés. « C’est ce qui donne au financier, même au sein d’une économie normale, ce
caractère irréel, cette existence fantôme et essentiellement factice qui caractérise tant
d’événements sud-africains »2.

Arendt montre ainsi la proximité qui existe entre racisme et impérialisme colonial.
Tous les deux produisent les mêmes affects, se caractérisant par une mise à distance du réel et
la superfluité des hommes ou des capitaux. Le système financier n’ayant pas d’intérêt
particulier dans le fonctionnement de l’économie réelle, il peut fonctionner indépendamment
d’un système social organisé autour de la production de marchandises. La nature économique
de l’exploitation d’or et de diamants en Afrique du Sud a pu aller de pair avec un système de
domination politique basé sur la race, malgré l’irrationalité que représente un tel système du
point de vue d’une entreprise capitaliste théoriquement fondée sur la raison économique et la
maximisation des profits. Arendt montre que le capitalisme n’a pas par essence de tendance
égalisatrice ou productive, et qu’il n’est pas lié à un type de structure politique et sociale.
« L’impérialisme était prêt à abandonner les prétendues lois de la production capitaliste et

1
Ibid., p. 414
2
Ibid., p. 472

455
leurs tendances égalisatrices, tant que demeuraient saufs les profits tirés d’un investissement
bien précis. Ce qui aboutit en fin de compte à l’abolition de la loi du profit pur et simple »1.
Cette situation, dans laquelle le libéralisme renonce à ses propres principes moraux au profit
de l’immédiateté des revenus tirés de ses investissements dans un pays dominé par une classe
sociale hostile à ses valeurs, est caractéristique de ce qu’Arendt nomme « l’alliance entre la
populace et le capital ».

La populace est un concept utilisé par Arendt pour désigner le « rebut mais aussi le
sous-produit de la société bourgeoise »2. Sorte de sous-classe composée des exclus et des
« déchets » de l’ensemble des classes du système socio-économique dominé par la
bourgeoisie. Issue de la déconstruction sociale provoquée par l’expansion du capitalisme, la
populace trouve dans le racisme un moyen de s’élever en groupe dominant. Or, du fait de sa
tendance à l’accumulation de pouvoir et de capital, l’impérialisme colonial contribue à
renforcer l’importance d’une telle classe sociale. Fondé sur une surcharge de capitaux
superflus, trop importants pour être réinvestis dans l’économie européenne, l’impérialisme qui
se développe à la fin du XIXe siècle trouve dans l’expansion coloniale un moyen de s’assurer
des débouchés ayant un fort retour sur investissement. Le développement d’une importante
classe déshéritée et déracinée du système social, dû à l’accumulation capitaliste de la fin du
siècle, nourrit alors ce processus d’expansion coloniale, donnant l’illusion de la possibilité
d’une recherche perpétuelle de l’expansion impériale. L’impérialisme favorise donc la
désolation politique et sociale. Le racisme, en instaurant une division entre races inférieures et
supérieures, soutient l’entreprise impériale et donne un sens à une classe rendue superflue et
dépourvue des relations qui unissent les hommes avec leurs semblables. Il favorise la
domination d’une classe d’hommes superflus qui entretiennent l’expansion coloniale et
assurent au capitalisme financier les débouchés dont il a besoin ; capitalisme qui légitime à
son tour la domination raciale. La déconstruction sociale et le désintérêt pour le
développement économique qui caractérisent l’impérialisme de la fin du XIXe siècle se
conjuguent donc au refus de l’égalité et d’un monde commun rassemblant les différents
peuples qui caractérisent le racisme.

La race se présente dès lors comme le concept permettant d’unifier une population
déracinée et le processus capitaliste dont elle est issue. En tant que système politique

1
Ibid., p. 476
2
Ibid., p. 411

456
cohérent, la pensée raciste est le résultat de l’union entre le processus d’expansion coloniale et
une classe sociale d’exclus en quête de domination.

La société de race d’Afrique du Sud enseigna à la populace la grande leçon


dont celle-ci avait toujours eu la prémonition, à savoir qu’il suffit de la violence
pour qu’un groupe défavorisé puisse créer une classe encore plus basse, qu’une
révolution n’est pas nécessaire pour y parvenir mais qu’il suffit de se lier à
certains groupes des classes dominantes et que les peuples étrangers ou sous-
développés offrent un terrain idéal pour une telle stratégie.1

En montrant comment la recherche des intérêts financiers au détriment de l’économie


réelle favorise l’émergence d’un pouvoir de domination exercé par des classes défavorisées au
moyen de la violence, Arendt s’oppose à deux types d’analyses du progrès économique. Les
théories libérales qui font du marché et de la recherche du taux de profit le moteur du
développement économique d’une part, mais également les théories marxistes basées sur la
lutte des classes.

En réservant l’accès des postes qualifiés aux Blancs et en favorisant leur domination
sociale, la ségrégation raciale a considérablement ralenti le développement industriel de
l’Afrique du Sud, et limité la rentabilité des secteurs productifs. Selon la théorie libérale
classique, l’intérêt rationnel des entreprises capitalistes aurait donc dû être l’abolition de ces
lois afin de favoriser l’exploitation industrielle et de mettre en place une politique de
développement économique. Or, au lieu de fonctionner selon les lois de la raison économique
qu’ils prétendaient représenter, le pouvoir britannique a au contraire négligé les politiques
industrielles pour garantir la paix sociale et les investissements financiers dans les
exploitations d’or. L’usage de la violence, pour protéger les intérêts des actionnaires
britanniques défendus par Cecil Rhodes, s’est faite contre le développement économique du
pays, au bénéfice de la domination raciale. Au lieu de se traduire par un progrès économique
et social, l’arrivée des capitaux étrangers s’est traduite par une involution économique, voire
par une régression sociale, la domination raciste pouvant désormais s’appuyer sur une
nouvelle légitimité politique. Arendt montre ainsi que le capitalisme n’est pas lié au
développement, mais favorise au contraire la déconstruction sociale et le conservatisme
économique.

Dans le même temps, elle montre qu’il y a une communauté d’intérêts entre les
actionnaires britanniques et les populations déracinées qui composent la société blanche

1
Ibid., p. 480

457
d’Afrique du Sud. En opposition avec la doctrine de la lutte des classes, les groupes de
déclassés sociaux s’allient avec les classes dominantes afin de pouvoir continuer à exercer une
domination sociale sur un groupe encore plus déclassé, fût-ce au détriment de leurs intérêts
économiques. En renonçant délibérément aux ressources minières laissées aux investisseurs
britanniques, les populations déclassées d’Afrique du Sud ont pu garantir une division raciale
où elles pouvaient s’élever naturellement au rang de race de seigneur sans y jouer de rôle
économique ou social. Le déclassement social produit par le système financier ne se
concrétise pas par la recherche d’une révolution visant à détruire le système, mais par une
posture résolument conservatrice de ces classes défavorisées. Reléguée par le système
économique, la population trouve finalement dans la race un moyen de créer une nouvelle
classe inférieure sur laquelle exercer leur propre domination. Cette alliance entre race et
capital contribue ainsi à faire disparaître toute notion d’égalité ou de solidarité nationale,
fondée sur une unité politique.

L’intérêt des analyses d’Hannah Arendt est de montrer que le système colonial ne
s’appuie pas sur un modèle de développement économique mais est lié à une forme de
domination caractérisée par la superfluité des hommes et des processus. L’alliance entre la
race et le capital qui caractérise l’impérialisme colonial se traduit par une déconstruction
politique, appuyée sur une stagnation économique et sociale. La recherche de l’expansion
pour soutenir la rentabilité des investissements financiers va de pair avec un système social
improductif et dominateur, fondé sur la division entre races. Ni la finance ni la race ne sont
rationnelles, mais elles fonctionnent de pair dans le système colonial de telle sorte à produire
une domination sociale caractérisée par l’aliénation-au-monde et l’improductivité
économique. Si cette idée d’un lien entre racisme et capitalisme peut dans un premier temps
paraître mineure à l’échelle des thèses arendtiennes, elle joue un rôle important pour notre
compréhension des phénomènes politiques et économiques contemporains, et notamment du
rapport entre nazisme et capitalisme. Loin d’avoir mis en place une économie dirigiste,
contrôlée intégralement par l’État comme l’Union soviétique, le nazisme a été très tôt soutenu
par les milieux industriels et financiers allemands, dont il a contribué à défendre les intérêts.
Des industriels comme Ferdinand Porsch ont participé activement à la mise en place du
système des camps, qui fut au cœur de l’économie allemande pendant la Seconde Guerre
mondiale. Malgré l’irrationalité d’un tel système économique, dans lequel des déportés se
substituent aux travailleurs allemands envoyés exterminer les peuples sur lesquels cette
domination s’exerce, industriels et populations allemandes ont soutenu la politique

458
d’expansion du IIIe Reich. L’analyse d’Hannah Arendt nous montre dès lors que cette
irrationalité n’est pas née avec l’Allemagne nazie, mais qu’elle trouve ses origines dans la
structure de l’impérialisme colonial.

3. La bureaucratie coloniale

Race et bureaucratie sont les deux moyens par lesquels le processus d’expansion
impérialiste a pu s’imposer à la fin du XIXe siècle selon Arendt. La race est le principe
politique qui a légitimé la domination sur les autres peuples, tandis que la bureaucratie est la
forme qu’a prise cette domination. Issu des analyses de Max Weber sur la bureaucratie
comme modèle d’organisation sociale, ce concept nous renvoie à une forme de l’État où le
pouvoir est exercé directement par l’appareil administratif. En tant qu’outil de domination, la
bureaucratie coloniale que décrit Arendt se présente comme une forme de substitution du
pouvoir politique. De la même manière que la race se substitue à la nation en tant que principe
de l’action politique, remplaçant l’appartenance à un corps politique par l’appartenance à un
ensemble biologique, la bureaucratie se substitue à l’activité politique en faisant disparaître
les institutions publiques au profit d’une structure administrative qui s’oppose au
fonctionnement normal de l’État-nation. Comme l’expose Martine Leibovici, « le nerf de
l’argumentation d’Arendt consiste à montrer que face à de tels phénomènes, l’État-nation ne
peut agir qu’en contradiction avec ses propres principes et déléguer l’action à son
administration, à la bureaucratie, voire directement à la police »1.

Toutefois, bien qu’étant tous les deux des outils de contrôle des peuples colonisés, la
bureaucratie et la race divergent radicalement dans leur origine sociale et leurs motifs. Si la
race est un principe politique qui rassemble la populace et les rebuts de la société, la
bureaucratie rassemble au contraire « les couches de l’intelligentsia européenne »2. Alors que
la race est un principe politique motivé par la quête de domination de la populace, le moteur
de la bureaucratie coloniale est « le sens exagéré des responsabilités » 3 dont ont fait preuve
les membres de l’administration coloniale. Cette responsabilité « qu’aucun homme, aucun
peuple ne sauraient endosser ni envers son semblable ni envers quelque autre peuple »4 se
traduit par un sentiment de devoir moral envers des peuples inférieurs qui n’auraient jamais
pu se gouverner eux-mêmes sans l’intervention occidentale. Race et bureaucratie ont donc la

1
LEIBOVICI MARTINE, « Biopolitique et compréhension du totalitarisme. Foucault, Agamben, Arendt »,
Tumultes, 2005/2 (n° 25), p. 23-45, (Texte en ligne)
2
Ibid., p. 452
3
Ibid.
4
Ibid.

459
même origine et relèvent chacun du sentiment de supériorité des hommes blancs face à des
peuples étrangers, mais ont été portées par des couches sociales différentes de la population
européenne.

Cette conviction en une responsabilité exacerbée de l’administration n’est évidemment


pas propre au système colonial. Défendue par des sociologues comme Max Weber ou
Durkheim, et par des juristes comme Maurice Hauriou ou Léon Duguit, la bureaucratie
s’impose au début du XXe siècle comme un des modes privilégiés de l’action de l’État.
Dépositaire d’une nouvelle légitimité liée à son expertise et sa neutralité politique, elle se
présente comme un moyen de compenser la perte de confiance dans les institutions publiques
traditionnelles et leur instabilité chronique. Comme le souligne Pierre Rosanvallon 1, le
tournant du XXe siècle voit l’administration se doter d’un pouvoir autonome et s’affranchir de
la stricte subordination avec le pouvoir politique. Les pouvoirs publics prennent une nouvelle
forme qui les amène à opposer les concepts de puissance publique et de services publics. Le
fonctionnaire est dès lors placé au cœur du fonctionnement de l’État, représentant finalement
plus que l’élu les intérêts publics. Se constitue ainsi une sorte de « corporatisme de
l’universel »2 dans lequel une fonction, du fait de sa neutralité axiologique, peut prétendre
incarner les intérêts du service public et disposer d’un pouvoir de gouvernement autonome.
Cette fonction publique indépendante apparaît alors investie d’une mission supérieure, qu’elle
accomplit au nom et dans l’intérêt des populations qu’elle gouverne : « On allait dans
l’administration comme on allait en religion, pour continuer le combat »3. La bureaucratie se
réclame ainsi d’une dimension quasiment sacerdotale, disposant d’une fonction de gardienne
du bien commun indépendante des institutions politiques.

Cette conception de la bureaucratie comme pouvoir exécutif à part entière, autonome


par rapport au pouvoir politique, apparaît au cœur de l’interprétation arendtienne de
l’impérialisme colonial. S’appuyant sur les œuvres de Kipling, comme elle s’appuyait sur
celle de Conrad pour sa description des « fantômes du continent noir », Arendt commence son
analyse de la bureaucratie impérialiste par un paradoxal éloge des fonctionnaires coloniaux,
présentés comme de véritables « pourfendeurs de dragons qui partirent enthousiastes vers des
terres lointaines et curieuses, aux peuples étranges et naïfs, pour y attaquer les innombrables

1
PIERRE ROSANVALLON, La légitimité démocratique, Paris : édition du Seuil, 2010
2
Ibid., p. 67 (Pierre Rosanvallon emprunte l’expression à Pierre Bourdieu)
3
Ibid., p. 88

460
dragons qui les dévastaient depuis des siècles »1. Tout en soulignant le racisme et l’hypocrisie
à l’œuvre dans le « fardeau de l’homme blanc », Arendt voit « un air de vérité » dans cette
pensée coloniale, s’incarnant dans des fonctionnaires chevaleresques qui ont à cœur de
protéger les peuples indigènes. Honnêtes, intègres, et idéalistes, les fonctionnaires coloniaux
sont présentés comme des parangons de vertus n’ayant pour seule ambition que
l’accomplissement de leur devoir. Toutefois, en procédant à une inversion des valeurs
considérées communément comme celle d’un bon gouvernement, Arendt transforme cet éloge
en une critique de la rationalité administrative :

L’intégrité même de l’administration britannique rendait son gouvernement


despotique plus inhumain et plus inaccessible à ses sujets que ne l’avaient jamais
été les chefs asiatiques ou les cruels conquérants. […] En comparaison,
l’exploitation, l’oppression et la corruption font figure de remparts de la dignité
humaine, car exploiteur et exploité, oppresseur et opprimé, corrupteur et
corrompus vivent encore dans le même univers, partagent encore les mêmes
ambitions, se battent encore pour la possession des mêmes choses ; et c’est bien ce
tertium comparationis que le détachement détruisit.2

L’objectivité, la compétence, et la neutralité politique qui fondent la légitimité du


pouvoir administratif, deviennent ici les sources de l’aliénation politique que représente la
bureaucratie. Les qualités reconnues du fonctionnaire, telles que l’intégrité et le détachement,
apparaissent plus tyranniques et meurtrières que la cruauté et l’arbitraire d’un régime
despotique. Même l’oppression et l’exploitation sont présentées comme des relations
humaines par rapport au détachement de l’administration coloniale. L’oppression économique
ou sociale implique l’existence d’un espace commun entre ses membres, où chacun peut
interagir avec les autres et se présenter comme un acteur à part entière du système
d’exploitation. La corruption est une relation humaine, impliquant deux acteurs distincts. Au
contraire, le détachement bureaucratique implique la mise à distance des relations humaines
pour permettre une application optimale de ses programmes. Un système technocratique,
fondé sur les compétences et l’objectivité de ses agents, implique la disparition de l’espace
existant entre les hommes et l’abrogation de leur statut d’acteur. Arendt s’avère ici très proche
de la conception foucaldienne du biopouvoir, comme le souligne d’ailleurs Martine Leibovici
dans « Biopolitique et compréhension du totalitarisme »3. Le dispositif bureaucratique ne
porte pas tant sur des individus que sur des populations qu’il s’agit d’organiser et de juguler.
De plus, au sein même du pouvoir bureaucratique, les agents se mettent en retrait par rapport

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 484
2
Ibid., p. 487
3
« Biopolitique et compréhension du totalitarisme. Foucault, Agamben, Arendt », Op. cit.

461
aux mécanismes et aux procédures qu’ils représentent plus qu’ils n’en déterminent le sens. Le
détachement de l’administration devient une manière de faire disparaître l’humain et de
substituer un organisme agissant aux actions des citoyens. Or si l’administration
métropolitaine s’est constituée en lien avec les pouvoirs publics traditionnels, dont elle s’est
pensée à la fois le prolongement et le contre-pouvoir, l’administration coloniale s’est
constituée en un pouvoir indépendant. En l’absence d’un pouvoir politique local avec lequel
elle aurait dû se confronter, la bureaucratie coloniale a fini par devenir une nouvelle forme de
gouvernement, se substituant entièrement à l’espace public.

Cette « forme de gouvernement hybride »1 se caractérise par la prédominance du


pouvoir exécutif, et par le détachement vis-à-vis de tout contrôle politique. La bureaucratie
coloniale se présente comme un outil de contrôle des pays étrangers, s’exerçant
indépendamment du cadre normatif qui pourrait en poser les limites. Les bureaucrates
coloniaux exercent une domination sur les pays colonisés, sans avoir à assumer la
responsabilité politique d’un gouvernement. Le caractère hybride d’un tel pouvoir tient au fait
que les pays colonisés ne sont pas annexés et intégrés aux institutions métropolitaines mais
sont maintenus sous contrôle de façon presque officieuse, indépendamment du cadre offert
par la loi. Ce système est particulièrement marqué dans les cas de colonialisme informel, tels
que l’Égypte ou le Brésil, qui, tout en gardant des institutions propres, ont été pour ainsi dire
inféodés aux intérêts britanniques au cours du XIXe siècle. Cette situation se traduit alors par la
mise à distance des populations locales, mais également des institutions métropolitaines.
L’administration coloniale exerce son pouvoir par « décrets temporaires et changeants »2, sans
se référer à un traité ou une loi fondamentale, et sans recourir à une politique définie qui
pourrait dès lors être anticipée ou contrôlée. En comparant les personnalités de Lord Cromer
et de Cecil Rhodes, Arendt insiste sur l’importance du secret qui préside au gouvernement
bureaucratique. La discrétion des fonctionnaires coloniaux à l’égard de la scène publique va
de pair avec leur impunité. Leur pouvoir s’exerce essentiellement dans les coulisses, sans
qu’ils aient besoin de rendre compte de leurs actes auprès d’une instance politique, qu’il
s’agisse du parlement, du peuple anglais, ou de la presse.

Caractérisé par une culture du secret, exercé par une minorité d’experts gouvernant par
décrets indépendamment d’un cadre législatif et du contrôle des institutions, le pouvoir
bureaucratique décrit par Arendt semble s’apparenter aux arcana imperii, qui caractérisent le

1
Ibid., p. 488
2
Ibid., p. 492

462
pouvoir d’État dans l’Ancien Régime, plutôt qu’aux régimes totalitaires. Toutefois, malgré sa
proximité avec une conception absolutiste du pouvoir, la bureaucratie coloniale se distingue
d’un tel mode de gouvernement par son absence de fondement politique. Tout en impliquant
un recourt récurrent au secret et une absence de contrôle par les institutions politiques, la
raison d’État est un système de gouvernement fondé sur un droit coutumier et sur un projet
politique clairement identifié. La bureaucratie d’État traditionnelle est encadrée par la loi et
par les principes du réalisme politique. Au contraire, la bureaucratie coloniale, exerçant son
pouvoir sur des peuples étrangers, en dehors des limites imposées par la loi et les coutumes de
l’espace public européen, échappe à toute stabilisation politique. Le seul projet politique qui
fonde l’action des administrateurs coloniaux est celui d’une croyance en la possibilité d’une
expansion infinie du système impérial. Dès lors, l’ensemble des principes qui régissent
l’action politique se dégradent en moyens d’entretenir un processus d’expansion, considéré
comme la finalité du gouvernement. Le processus impérialiste ne cherche plus à créer un
empire, que ce soit dans l’intérêt des peuples colonisés ou dans celui des métropoles, mais
uniquement à entretenir son propre mouvement d’expansion, à la recherche de nouveaux
débouchés.

Ce gouvernement hybride n’est donc pas une nouvelle forme de politique de chambre,
mais un processus d’anonymisation dans lequel tous les acteurs disparaissent au profit d’un
mouvement d’expansion continu. Ni les peuples, ni les territoires, ni même les convictions ou
la vanité des administrateurs coloniaux ne jouent de véritable rôle dans ce gouvernement
impérialiste, sinon comme moyen d’entretenir le processus lui-même. Le détachement de la
bureaucratie coloniale envers les peuples qu’elle est censée gouverner se traduit de façon
particulièrement aiguë dans la gestion des famines indiennes par l’administration britannique,
entre le XVIIIe et le XIXe siècle. La figure de Richard Temple apparaît comme le représentant
par excellence d’une bureaucratie caractérisée par son détachement et sa capacité à gouverner
un territoire en appliquant un programme, sans considération pour la vie des peuples qui y
vivent. Confronté à une sécheresse au Bengale en 1874, Temple a en effet géré la disette en
important massivement du blé birman et en fournissant une aide alimentaire aux populations
sinistrées, ce qui a permis d’éviter une famine de grande ampleur. Toutefois, loin d’être
soutenu par le gouvernement pour de cette intervention, il fut vivement critiqué par
l’administration pour sa politique de dépenses publiques ; The Economist allant même jusqu’à
lui reprocher d’avoir fait croire aux Indiens que « le devoir du gouvernement était de les

463
maintenir en vie »1 (sic.). Devenu vice-gouverneur des Indes en 1877 et confronté à une
nouvelle sécheresse, Temple a conditionné l’accès aux secours à l’obtention d’un certificat
d’aptitude au travail. Les victimes de la famine devaient « se rendre dans des camps-dortoirs
situés loin de chez elles pour y effectuer un travail de coolie sur les chantiers »2, laissant pour
compte les victimes les plus affaiblies. Par ailleurs, afin de réduire les dépenses publiques,
cette aide fut réduite à moins d’une livre de riz par jour, soit le minimum pour maintenir en
vie un adulte ne réalisant aucune activité épuisante, conduisant ainsi à des taux de mortalité de
plus de 94 % dans ces camps de travail 3.

Cet exemple illustre parfaitement l’aliénation du politique qui se traduit dans la


bureaucratie coloniale. En 1874, Temple pensait encore peut-être que sa mission était de
garantir la vie et la sécurité de ses administrés. Toutefois, l’administration et la presse
britanniques lui ont montré que ce n’était pas le rôle qui était attendu. La bureaucratie
coloniale n’a pas pour but de gouverner les peuples colonisés, qui seraient dès lors pleinement
intégrés à la vie politique, mais d’assurer le fonctionnement de la mécanique d’expansion
impériale. Dans une perspective impérialiste, la survie de millions de paysans indiens joue un
rôle mineur par rapport à une expédition en Afghanistan. Le rôle de la bureaucratie n’est pas
de maintenir les individus en vie ou de garantir la prospérité des peuples colonisés, mais de
s’assurer que les procédures administratives et en particulier fiscales soient bien réalisées.
L’individu se trouve ainsi dépossédé de toute valeur humaniste. Il ne constitue plus une fin en
soi qu’il s’agirait de préserver, mais d’une variable administrative au sein d’un processus plus
vaste de gouvernement.

Comme Lord Cromer qui a finalement justifié un système hybride sur lequel il
émettait pourtant d’importants doutes, Temple a radicalement changé de politique après les
critiques subies en 1874. Après avoir sauvé des milliers de vies humaines au Bengale trois ans
plus tôt, il procéda à une violente politique de terreur lors de la famine de 1877, allant jusqu’à
affirmer qu’« il n’y aura pas grand monde pour déplorer un sort qu’ils ont bien cherché et qui
a mis fin à une existence d’oisiveté et trop souvent de crime »4. Le détachement que décrit
Arendt à propos des fonctionnaires britanniques se manifeste ici pleinement dans la rapidité
avec laquelle le vice-gouverneur a changé sa conception du monde. Sa nomination au poste de

1
MIKE DAVIS, Génocides tropicaux : catastrophes naturelles et famines coloniales : 1870-1900 : aux origines
du sous-développement, p. 47, traduit par Marc Saint-Upéry, Paris : La Découverte, 2006
2
Ibid.
3
Ibid., p. 51
4
Ibid., p. 51

464
vice-gouverneur nonobstant les critiques, montre également que l’administration britannique
n’avait pas de doute sur sa capacité à changer radicalement de politique en fonction des
attentes de sa hiérarchie. Le Times fera même l’éloge de son « esprit si malléable et ses
principes si flexibles qu’il est capable de changer d’attitude d’un moment à l’autre ».1 Le
bureaucrate est donc lui-même dépossédé de sa fonction politique. Il n’a ni conviction ni
devoir à accomplir mais se contente d’être « un instrument d’une valeur incommensurable »2
suivant les directives que le processus d’expansion suggère. La bureaucratie coloniale se
présente donc comme une aliénation-au-monde privant l’homme de sa dimension politique,
qu’il s’agisse des peuples colonisés ou des bureaucrates qui les gouvernent.

« À la base de la bureaucratie comme forme de gouvernement, et des décrets


temporaires et changeants qu’elle substitue à la loi, repose la croyance superstitieuse en la
possibilité d’une identification magique de l’homme aux forces de l’histoire »3. L’aliénation-
au-monde qui caractérise la bureaucratie coloniale prend ainsi la forme d’une idéologie
coupant ses membres de la réalité concrète en leur donnant le sentiment d’appartenir à une
civilisation supérieure et à un processus historique avec lequel ils pourraient se confondre.
« La définition minimale d’Arendt permet de qualifier d’idéologiques les reconstructions
historiques qui découlent de la fétichisation d’une idée soustraite au temps, et qui visent à
justifier la “logique” interne de cette idée se manifestant au fil de l’histoire »4. En ce sens, les
théories utilitaristes mises en œuvre par la bureaucratie britannique relèvent de l’idéologie, et
la croyance en la possibilité d’une expansion permanente relève du même phénomène que
l’illusion du mouvement permanent entretenu par le système totalitaire. De la sorte, le
système bureaucratique apparaît comme une des sources du totalitarisme. Sans avoir eu la
conscience des mouvements totalitaires de créer un nouveau système échappant totalement
aux limites imposées par la loi et l’espace public, la bureaucratie coloniale a permis
d’instaurer un gouvernement hybride qui a servi de structure élémentaire à l’émergence du
totalitarisme.

Race et bureaucratie sont donc les structures politiques dans lesquelles s’instaure une
perte du monde commun. En tant que principe d’organisation du corps social, la race nie
l’égalité de la pluralité humaine, transformant les communautés politiques en ensembles
1
Ibid., p.47
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p.491
3
Ibid., p. 492
4
MARCO RAMPAZZO BAZZAN, « Le refoulement de la dictature souveraine. Transformations du sens et de
l’usage de la notion « dictature » à partir de la « guerre civile européenne » », p.7, Cahiers du GRM, 7, 2015
(texte en ligne)

465
biologiques où les individus apparaissent superflus. En tant que système de gouvernement
hybride, la bureaucratie renonce à l’action politique au profit d’un programme d’expansion
indéfini, excluant toute limitation due à la loi ou à un espace défini. Par ailleurs, ces deux
principes se rejoignent dans un même détachement vis-à-vis du développement économique
ou politique des pays colonisés. La construction d’un monde commun par des acteurs
participant à sa fondation est délaissée au profit d’une domination exercée par un groupe
ethnique ou un groupe d’experts s’identifiant avec les forces de l’histoire. Race et
bureaucratie se présentent ainsi comme la concrétisation d’un acosmisme politique. En
instaurant un processus d’expansion indéfini pour s’assurer des débouchés à son économie et
se débarrasser des couches sociales déracinées par ce processus, le système colonial a créé les
conditions d’une privation du monde qui est à la source du système totalitaire.

Cette analyse permet également de comprendre l’importance des limites politiques


dans la pensée d’Hannah Arendt. L’espace public arendtien est une réalité spatiale autant que
politique. Contrairement à l’espace public habermassien fondé sur la communication
rationnelle, la vie politique telle la décrit Arendt est d’abord celle d’une communauté concrète
capable d’agir dans les limites spatiales et politiques définies par la loi. Fondé historiquement
et géographiquement, encadré par la loi et soumis à l’autorité du jugement, l’espace public
arendtien est une construction finie. Au contraire, les mouvements qui prétendent substituer
un processus infini à l’action dans les limites de la vie publique, et se constituer en un espace-
monde faisant disparaître toute limite spatiale, se traduisent par une aliénation du monde
commun. Cette privation du monde prend forme dans le système colonial, avec l’instauration
d’un processus d’expansion organisé autour de la race et de la bureaucratie, et s’incarne en
Europe avec le développement de l’impérialisme continental.

4. Une conscience tribale élargie

L’impérialisme continental joue un rôle important dans les analyses de l’impérialisme


d’Hannah Arendt puisqu’il se présente comme la mise en œuvre des principes tirés du
système colonial en Europe. Conséquence probable de ses origines allemandes, la place
accordée à l’impérialisme continental dans Les origines du totalitarisme contribue à
distinguer Arendt des autres penseurs qui, à la même époque, avaient également souligné le
lien entre impérialisme et totalitarisme. Après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs auteurs
tels qu’Aimé Césaire, Franz Fanon, ou Simone Weil, ont en effet théorisé le lien entre le
nazisme et les régimes coloniaux. Tous ces auteurs ont montré les points communs entre la

466
domination nazie en Europe et la domination des occidentaux sur leurs colonies d’outre-mer.
Pour Hannah Arendt toutefois, les mouvements totalitaires ne sont pas les héritiers directs des
régimes coloniaux. Les régimes totalitaires ne se sont en effet pas développés dans des pays
disposant d’importants territoires extra-marins tels que l’Angleterre ou la France. Si la Russie
dispose d’une longue tradition expansionniste, elle est essentiellement tournée vers
l’élargissement de ses frontières continentales. De même, si la politique coloniale allemande a
pu être extrêmement violente, elle est également très limitée dans le temps puisqu’elle ne dure
qu’une trentaine d’années, de 1884 à 1914. Dès lors, pour Arendt, le totalitarisme n’est pas lié
uniquement à l’application des méthodes coloniales en Europe, mais passe par le truchement
des mouvements annexionnistes continentaux. Ces mouvements n’apparaissent pas dans les
colonies d’outre-mer mais au cœur de l’Europe, à partir des empires continentaux et de
l’idéologie tribale qu’ils développent à la fin du XIXe siècle.

Alors que la race et la bureaucratie sont nées d’une confrontation avec un univers
étranger, voire sauvage, l’impérialisme continental les a appliqués au sein de l’ordre juridique
européen. Si les principes coloniaux ont été expérimentés dans un espace public laissé vacant
par les pouvoirs publics, l’impérialisme continental s’est imposé au sein de l’architecture
juridique et politique de l’Europe. Dès lors, au lieu de la laisser se développer librement,
l’impérialisme continental a créé consciemment les conditions de l’aliénation-au-monde. Il se
présente ainsi comme une politique assumée de radicalisation des principes du système
colonial. Cette description de l’impérialisme continental se concentre presque exclusivement
sur le panslavisme et le pangermanisme, laissant de côté les autres mouvements d’expansion
continentale tels que le panturquisme ou le panserbisme. Arendt cherche à montrer qu’il existe
une relation d’engendrement entre l’impérialisme continental et les régimes totalitaires, et
s’attache à montrer ce lien en Allemagne et en Russie. Le totalitarisme ne doit donc pas être
interprété uniquement comme une pathologie caractéristique de la modernité mais s’inscrit
dans l’historicité des pays où il s’est développé.

L’impérialisme colonial repose à l’origine sur une dynamique économique puisqu’il


s’agit de garantir des débouchés aux économies nationales. L’impérialisme continental repose
au contraire sur une idéologique politique, liée à une « conscience tribale élargie »1. Pour les
mouvements panslaves ou pangermanistes, il s’agit avant tout de rassembler les peuples qu’ils
prétendent incarner. La race n’est pas une réaction inconsciente face à un monde étranger,

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 503

467
mais un outil au service d’une politique d’expansion dont elle constitue le fond idéologique.
Dépourvus d’objectifs économiques qui auraient pu donner une réalité concrète au
mouvement, les projets impérialistes continentaux se caractérisent étrangement par leur
caractère idéaliste. En effet, malgré leur caractère superflu, les investissements capitalistes
dans les projets coloniaux produisent des effets bien réels. L’émigration de la populace dans
les colonies s’est traduite par un changement radical de vie pour des milliers de colons, et a
généré d’importants mouvements financiers. Or, du fait de la structure de l’Europe, le
nationalisme tribal des mouvements annexionnistes n’a pas pu produire de tels effets. Sa
conception du monde est restée de l’ordre de l’idéalisme politique, proposant un ordre
nouveau à une classe sociale déracinée, sans qu’il puisse se concrétiser politiquement. Les
mouvements annexionnistes n’ont pas produit les résultats revendiqués mais ont constitué un
imaginaire commun dont les conséquences perdurent tout au long du XXe siècle.

« L’impérialisme continental ne pouvait rien donner, si ce n’est une idéologie et un


mouvement. C’était pourtant assez pour une époque qui préférait une clef de l’histoire à
l’action politique »1. Malgré leur absence de résultats concrets, les projets annexionnistes ont
exercé une force d’attraction sur les classes déracinées, aussi forte sinon plus que celle de
l’expansion coloniale. L’idéologie fondée sur une « conscience tribale étendue » contribue en
effet à donner un sens aux exclus de la structure de l’État-nation en leur donnant un statut de
victimes de l’histoire sans interroger sa réalité économique ou sociale. L’absence d’objectifs
politiques clairement identifiés se traduit par une mystique de l’appartenance à une race en
tant qu’ensemble de caractéristiques ethniques mal définis. Contrairement au nationalisme
propre à l’État-nation, qui s’appuie sur le citoyen et sa capacité à agir dans l’espace public, le
« nationalisme tribal » considère l’individu dans son essence personnelle. Il ne s’intéresse pas
à la capacité d’un groupe de citoyens à former un corps politique par leurs actions, mais à la
manière dont un ensemble de valeurs collectives sont censées s’incarner chez ses membres.
L’appartenance au groupe n’est pas fondée sur sa participation à la vie publique mais sur sa
vie privée, et sur la possession de « mystérieuses qualités de corps et d’âme »2. Le
nationalisme tribal se caractérise donc par sa dimension totalisante. D’une part il prétend
intégrer l’ensemble des peuples partageant une origine ethnique commune, et de l’autre il
affirme s’incarner dans tous les aspects de la vie des individus qui en font partie. Chaque

1
Ibid., p. 504
2
Ibid., p. 507

468
membre se trouve investi de valeurs morales supérieures du seul fait de son existence, sans
qu’il lui soit nécessaire d’assumer un rôle ou une action publique.

De plus, ne s’appuyant pas sur une réalité politique concrète, il se trouve libre
d’exalter toutes les valeurs intérieures imaginables et de réinterpréter le passé pour le faire
coïncider avec sa conception du mouvement. « On le reconnaît sans peine à cette arrogance
démesurée, inhérente à sa concentration sur soi, qui ne craint pas de mesurer un peuple, son
passé et son présent, à l’aune de qualité intérieures dont il exalte la gloire »1. Arendt insiste
sur le caractère mythique et illusoire des valeurs défendues par le nationalisme tribal. Fondé
sur un rejet de la réalité du monde et l’exaltation de valeurs morales intériorisées, il
réinterprète les événements en fonction de sa propre conception idéaliste de l’histoire.
L’usage d’un passé magnifié, souvent révolu depuis des siècles, devient un outil idéologique
pour souligner les injustices dont ils auraient toujours été victime. La bataille de Tannenberg
(1410) est ainsi utilisée cinq siècles plus tard par l’impérialisme allemand en tant que symbole
d’une civilisation teutonne en quête de revanche face aux populations polonaises. Dans le
monde des impérialistes, si leur peuple n’a pas la place qui lui revient malgré sa supériorité
morale, ce n’est pas à cause de la réalité politique et sociale, mais parce qu’il est entouré
« d’un monde d’ennemis »2 qui l’empêche d’accomplir son destin historique. Le projet de
« Grande Serbie » notamment s’appuie à la fois sur la conviction de l’élection du peuple serbe
et celle de son martyre. Le sacrifice serbe face à l’empire ottoman n’aurait jamais été reconnu
par les autres peuples, et seule l’annexion de tous les territoires historiquement serbes
permettrait de les protéger des tentatives génocidaires des peuples jaloux, pour donner à la
Serbie la place qu’elle mérite. Dès l’origine de ces mouvements, on trouve donc le rejet de la
réalité, la quête de l’expansion, et la volonté de totalisation qui vont caractériser le
totalitarisme. Les régimes totalitaires ont ainsi constitué l’application à l’échelle du monde
d’un programme politique déjà présent dans les projets expansionnistes continentaux.

L’impérialisme continental s’est développé au sein d’un espace géographique


constitué d’empires traditionnels comme l’Autriche-Hongrie ou d’États-nations émergents
tels que l’Allemagne ou la Roumanie, dans lesquels les intérêts des puissances coloniales
comme l’Angleterre ont joué un rôle récurrent. Dès lors l’imaginaire politique de l’identité
qui supporte les projets annexionnistes apparaît au carrefour de ces trois dynamiques. Pour un
empire traditionnel comme l’empire ottoman, l’identité musulmane a été un moyen de lutter à

1
Ibid.
2
Ibid.

469
la fois contre les revendications nationalistes et l’expansionnisme des puissances coloniales.
En se recentrant sur l’islam et l’identité turque, l’État ottoman a cherché à renouveler sa
légitimité face à des mouvements indépendantistes contestant sa souveraineté, et à limiter
l’annexion de ses territoires par les puissances occidentales. Dans le même temps, les
nouveaux États tels que la Grèce ou la Bulgarie ont utilisé le nationalisme à la fois comme un
outil de libération contre le pouvoir impérial, et comme un mode d’expansion pour récupérer
les territoires revendiqués au nom d’une unité nationale et historique. De la sorte, l’identité
nationale a été tantôt conçue comme un projet de construction nationale, un moyen de
reconquérir une souveraineté remise en cause, ou un outil d’expansion territoriale. Or, dans un
espace géographique caractérisé par un fort multiculturalisme, ces politiques nationalistes ont
été accompagnées d’importants mouvements de populations, voire d’épurations ethniques.
Dès la fin du XIXe siècle, des milliers de réfugiés ont dû quitter leur foyer au nom de la
constitution d’une unité nationale. Déportations et génocides ont constitué de la sorte un
moyen de faire correspondre la réalité à l’imaginaire développé par les mouvements
annexionnistes, dans un espace traversé par de fortes tensions politiques et sociales.

Dans Le Nomos de la terre, Carl Schmitt montre que la sécularisation des États
européens est allée de pair avec le cloisonnement du monde autour d’un « ordre spatial
européano-centré »1. Le développement du droit public européen a permis de mettre fin à la
guerre civile européenne en instaurant un monopole de l’État sur la guerre et les relations
internationales, mais a également ouvert l’espace non européen à la conquête. Considéré
comme un « Outre-monde » libre de droit, l’espace situé en dehors de l’Europe est conçu
comme un espace dépourvu de lois et librement colonisable par les puissances européennes.
« Dans la perspective du Jus publicum europaeum, toute terre sur le globe est soit territoire
d’États européens soit terre encore librement occupable »2. Dans un tel espace, le droit n’a pas
court, laissant la place à la conquête ou au pillage. Tandis que la souveraineté de l’État est le
fondement de l’ordre européen, les territoires extra-européens ne sont conçus qu’en tant que
« territoire étatiques potentiels ou colonie potentielle »3. L’impérialisme colonial de la fin du
XIXe siècle apparaît dès lors comme l’ultime manifestation de cette conception eurocentrée du
droit. L’impérialisme continental consiste alors en la transposition de cette conception du
monde à la sphère européenne. En revendiquant le mépris de la loi qui caractérise la

1
CARL SCHMITT, Le nomos de la terre : dans le droit des gens du Jus publicum europaeum, p. 149, traduit par
Lilyane Deroche-Gurcel, Paris : Presses universitaires de France, 2012
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 171
3
Ibid.

470
bureaucratie coloniale, les mouvements annexionnistes remettent en cause l’ordre juridique
européen. Ils entendent ainsi occuper les territoires sur lesquels ils estiment avoir
légitimement droit au nom d’une unité raciale supposée. Les méthodes de la domination
coloniale, telles que le gouvernement par décrets et le rejet des principes législatifs, sont dès
lors des outils qu’ils s’approprient et utilisent sur le sol européen. Or, en utilisant l’idéologie
et les méthodes du projet impérialiste de la fin du siècle, les mouvements annexionnistes
lèvent les barrières juridiques et géographiques qui séparaient les territoires européens des
« briseurs de lois » du système colonial. Ce faisant, l’impérialisme continental ouvre la
possibilité d’une expansion continue au sein de la sphère européenne, dont le nazisme sera
l’illustration la plus aboutie.

5. Le mépris des lois

Arendt souligne également le mépris des lois qui unie les mouvements annexionnistes
continentaux et les administrations coloniales. Comme le montre Olivier Le Cour
Grandmaison dans De l’Indigénat, le système juridique colonial se présente comme un régime
d’exception par rapport aux lois métropolitaines. Afin d’assurer la domination des populations
indigènes, les administrations coloniales disposent en effet de pouvoirs renforcés leur
permettant de diriger par décrets, indépendamment des règles de droit établies dans les
régimes constitutionnels. L’auteur confirme les sources arendtiennes qui définissent les
colonies françaises comme un « régime des décrets »1. Il montre notamment comment des
pratiques caractéristiques des régimes absolutistes restent la norme dans les colonies
européennes jusque dans les années 1930. Des méthodes telles que l’emprisonnement par
décret sans contrôle judiciaire, les exécutions publiques, ou les punitions collectives, restent
en vigueur dans le régime colonial, en violation de l’ensemble des principes fondamentaux du
droit moderne. Ce régime juridique contraire à l’état de droit est justifié par les juristes par
l’incapacité des peuples colonisés à comprendre les principes du droit. Les nécessités de la
domination coloniale imposent dès lors de dépasser les lourdeurs des procédures législatives
ou judiciaires, qui résultent de principes tels que la séparation des pouvoirs ou
l’individualisation de la peine 2. L’administration coloniale s’appuie donc sur le mépris des
populations indigènes, mais également sur celui de la loi, dont les principes universels ne
pourraient que réduire l’efficacité du gouvernement administratif. Le régime juridique en

1
Ibid., p. 530. Hannah Arendt se réfère notamment à Emile Larcher, Traité élémentaire de législation algérienne,
1903, vol. II (voir note de bas de page 63)
2
OLIVIER LE COUR GRANDMAISON, De l’indigénat : anatomie d’un monstre juridique, p. 62, Paris :
Zones, 2010

471
vigueur dans les colonies prend ainsi une forme archaïque et arbitraire, plus proche des
régimes bureaucratiques de l’Autriche-Hongrie ou de la Russie tzariste que de la France de la
IIIe République.

Un tel régime juridique est justifié essentiellement par l’efficacité des décisions
administratives quand elles ne sont plus encadrées par les procédures législatives et
juridiques. Décrets, ordonnances ou arrêtés sont des outils essentiels pour l’action d’un
gouvernement. Pris directement par une autorité administrative, ils permettent au pouvoir
exécutif d’agir efficacement dans des cas particuliers, en disposant d’une présomption de
légalité sans avoir à passer par des procédures législatives ou judicaires. Comme le souligne
Arendt, un décret ou un arrêté n’existe pas en dehors de son application, contrairement à la loi
qui définit un ordre général à respecter. Un décret est avant tout une décision réglementaire
qui génère des effets concrets et pratiques, et sur lesquels repose toute l’activité
administrative. L’efficacité administrative entre dès lors régulièrement en conflit avec les
procédures législatives ou judiciaires qui l’encadrent et la contrôlent. Reposant sur des
principes universels parfois abstraits et impliquant une forte concertation, ces procédures sont
en effet beaucoup plus longues que l’action administrative, et semblent parfois coupées de la
réalité concrète. D’où « l’éternel dédain de l’administrateur pour le prétendu manque de
liberté du législateur enfermé dans des principes, et pour l’inaction de ceux qui, appliquant la
loi, sont freinés par son interprétation »1. Ce mépris de la loi semble ainsi une réalité propre à
toute administration publique, en particulier dans des domaines tels que l’administration
pénale où pouvoir réglementaire et pouvoir judiciaire sont étroitement mêlés.

Un « régime des décrets » se présente alors comme l’institutionnalisation de ce mépris


de la loi, pour qui l’efficacité de l’action administrative prime sur le respect de la loi et
l’autorité judicaire. L’absence de cadre légal permet aux autorités administratives de gagner
en flexibilité. Elles sont plus à même de réagir aux circonstances, sans devoir justifier leur
action par des principes généraux. De plus, l’absence de contrôle judiciaire permet de réduire
le nombre d’instances administratives, puisque la même personne est à même de promulguer
un décret, de le faire appliquer, et de juger les contrevenants. L’action administrative n’étant
plus encadrée par la loi mais laissée à la libre interprétation des administrateurs, seule compte
la décision des autorités face à la réalité brute des circonstances. Un tel régime est soumis à
l’arbitraire des autorités administratives et à leur habilité à gouverner, indépendamment des

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 530

472
principes généraux du droit constitutionnel. Toutefois les agents administratifs n’exercent pas
un pouvoir personnel : « Dans les gouvernements bureaucratiques, les décrets apparaissent
dans leur pureté toute nue comme s’ils n’étaient pas le fait d’hommes puissants, mais
l’incarnation du pouvoir lui-même, et l’administrateur, seulement l’agent fortuit de celui-ci »1.
L’arbitraire bureaucratique ne se transforme donc pas en une dictature autoritaire mais prend
la forme d’un flux constant de décrets impersonnels.

Contrairement à un système constitutionnel, dans lequel la loi est censée être


compréhensible par l’ensemble des citoyens, un régime bureaucratique cherche à maintenir
les sujets gouvernés dans l’ignorance des procédures administratives. Or les décrets sont
d’autant moins intelligibles qu’ils obéissent à des circonstances et des motifs connus des seuls
administrateurs. La rétention d’information renforce le poids du pouvoir bureaucratique en
empêchant la population de comprendre ses procédures. Le mépris de la loi propre au
« régime des décrets » se caractérise par l’arbitraire, l’absence de contrôle et l’inintelligibilité
des décisions administratives. À un cadre légal stable et général, il substitue le flou d’une
action constante et inaccessible aux citoyens. Un tel système de gouvernement contribue dès
lors à faire disparaître toute forme d’espace public qui pourrait exister entre les citoyens.
D’une part le mépris de la loi prive la vie politique du législatif et de l’autorité qui assure sa
stabilité. De l’autre, l’anonymisation du système administratif empêche ses membres d’agir
comme des acteurs à part entière sur la scène publique. Au lieu d’un espace délimité par la loi
dans lequel des individus distincts apparaissent aux yeux de tous, le « régime des décrets » se
présente comme « une énorme machine construite sur le plus simples des principes »2.

Bien que le mépris de la loi soit propre à l’ensemble des administrations, où


l’efficacité des décrets et de la hiérarchie prévalent bien souvent sur les principes généraux de
l’action politique, c’est seulement avec l’impérialisme que ce mépris a été institué en un
système de gouvernement. Arendt distingue « le simple débordement et la déformation de
l’administration [devenue] finalement un organisme inutile dont le seul but semble être de
chicaner » 3
du gouvernement bureaucratique à proprement parler. Malgré le poids pris par
l’administration française au cours de la IVe République, et le délitement des institutions
politiques, elle ne s’est jamais érigée en un système de gouvernement autonome.
Contrairement à l’administration coloniale qui a été instituée comme un état d’exception

1
Ibid.
2
Ibid., p. 534
3
Ibid., p. 531

473
indépendant des principes fondamentaux de la République, l’administration métropolitaine est
restée limitée par le cadre de la loi. L’opposition entre l’impérialisme colonial et
l’impérialisme continental tient alors exclusivement à la séparation vis-à-vis de la population
soumise au régime des décrets. Dans l’administration coloniale, un tel régime est conçu soit
comme une domination arbitraire par les peuples indigènes, soit comme une mesure
d’exception visant à assurer la domination coloniale par les juristes métropolitains. Au
contraire, dans les régimes impériaux tels que l’Autriche-Hongrie ou la Russie tzariste, un tel
régime est perçu comme légitime par la majorité de la population.

Se développe dès lors une « aura pseudo-mystique » qui résulte de l’inintelligibilité du


pouvoir bureaucratique. Comme le pouvoir échappe largement aux citoyens et est détenu par
une machinerie administrative aux procédures incompréhensibles, il semble émaner
d’institutions omnipotentes aux contours flous, situées au-delà de la société. Ce pseudo-
mysticisme est d’ailleurs renforcé par l’archaïsme des régimes autoritaires où il se développe.
L’infaillibilité de l’administration semble se confondre directement avec l’absolutisme du
souverain. Or ce pseudo-mysticisme est finalement repris par les mouvements annexionnistes
de la fin du XIXe siècle, qui trouvent dans le gouvernement bureaucratique un modèle
politique pour leur idéologie nationaliste. Le régime bureaucratique à l’œuvre dans les
empires continentaux présente en effet tous les traits caractéristiques du nationalisme tribal
que promeuvent ces mouvements. Ce modèle leur permet de se penser comme un mouvement
permanent et infaillible, situé au-dessus des partis et des oppositions de la société, qui peut
ainsi prétendre incarner tout un peuple. Pour Arendt, l’impérialisme continental est donc la
matrice à partir de laquelle vont se développer les régimes totalitaires. Si les mouvements
annexionnistes sont « les précurseurs du totalitarisme »1, ils se forment à partir de la structure
politique des régimes impériaux de la fin du XIXe siècle. En instituant le mépris des lois au
sein de la sphère européenne, la bureaucratie impériale a permis à l’idéologie tribale des
mouvements annexionnistes de disposer d’un modèle politique concret qui va finalement
trouver son aboutissement dans les régimes totalitaires.

1
Ibid., p. 540

474
II. « Génocides tropicaux »

Hannah Arendt nous montre comment l’origine de principes structurants du


totalitarisme doit être cherchée dans l’impérialisme de la fin du XIXe siècle. À ses yeux, il
existe néanmoins une différence ontologique entre impérialisme et totalitarisme.
Contrairement aux régimes totalitaires, l’impérialisme colonial n’a pas cherché à se constituer
en un système de contrôle absolu des masses. Il n’a pas non plus pratiqué de politique
consciente d’aliénation-au-monde, ni de massacres administratifs. Bien que les principes du
totalitarisme apparaissent dans le système colonial, ce dernier n’a pas été un projet élaboré de
meurtres de masse. L’impérialisme colonial a échoué à se constituer en un projet politique
capable de modifier la structure des institutions européennes. Le totalitarisme se forme dès
lors à partir des mouvements annexionnistes continentaux et de leur projet de former un tout
au-dessus des partis politiques. Pourtant, les travaux d’historiens réalisés au cours des
dernières années, nous invite à poursuivre et à critiquer l’interprétation arendtienne de
l’impérialisme. D’une part les travaux réalisés sur le totalitarisme et la Seconde Guerre
mondiale tendent à montrer la dimension coloniale des politiques suivies par les régimes
totalitaires. Le système colonial a été une source d’inspiration et un modèle mis en œuvre par
les dirigeants totalitaires. D’autre part, les travaux réalisés sur la question coloniale nous
montrent qu’Arendt sous-estime l’ampleur de la violence coloniale et des meurtres de masse
qui ont été perpétués.

Le totalitarisme s’inscrit dès lors dans une filiation plus étroite avec l’impérialisme.
Loin de se limiter à la fin du XIXe siècle, les phénomènes coloniaux relèvent d’une continuité,
qui va de la conquête du Mexique à la guerre d’Algérie. La quête de l’expansion permanente
est déjà présente dès le début du XVIe siècle dans la conquête de l’Amérique latine et le travail
forcé, tandis que la domination bureaucratique de l’East India Compagny sur le sous-
continent indien commence dès le milieu du XVIIIe siècle. La violence coloniale persiste
également au-delà du XIXe siècle, avec la politique mussolinienne en Libye ou en Éthiopie.
Les massacres commis en Algérie ou au Kenya lors de la décolonisation sont les ultimes
incarnations d’une politique d’expansion ayant duré de 1491 à 1960. Malgré la volonté
d’Arendt de maintenir une distinction entre colonisation et impérialisme, l’expansionnisme
colonial est un phénomène qui traverse quatre siècles d’histoire européenne. En comparant les
violences de masse commises entre le XIXe et le XXe siècle, l’objectif n’est pas de présenter le

475
système colonial dans sa totalité 1, mais de montrer comment les dynamiques que décrit
Arendt relèvent d’un phénomène commun d’aliénation-au-monde. Le totalitarisme n’apparaît
dès lors plus comme un phénomène unique, qui trouve sa source dans un impérialisme de fin
de siècle, mais comme la manifestation d’un processus politique propre à l’ensemble de la
modernité.

1. Génocide et meurtres de masse

Mettre en perspective les violences de masse du XIXe et du XXe siècle implique un


ensemble de prérequis méthodologiques, en particulier autour de la notion de génocide. Créé
par Raphaël Lemkin en 1944, ce concept a en effet été utilisé à des fins politiques ou
historiques pour décrire des situations extrêmement hétérogènes, depuis le génocide Arménien
jusqu’aux crimes commis par le Baas irakien. Soulevant de nombreuses objections, le terme a
même pu être utilisé de façon rétrospective pour qualifier des événements antérieurs au
XXe siècle, tels que les guerres de Vendée ou le massacre des peuples amérindiens. L’origine
de la notion de génocide et l’importance de la Shoah dans l’imaginaire collectif en fait un
concept sujet à de fortes instrumentations politiques. Tant du point de vue moral que
juridique, le génocide apparaît comme le crime ultime aux yeux de la société contemporaine.
Crime contre l’humanité, le génocide est imprescriptible et peut donc avoir des conséquences
des décennies après les événements dont il est question. Enjeux de mémoire, il cristallise les
conflits entre les peuples comme l’illustre encore aujourd’hui le conflit historiographique
entre la Turquie et l’Arménie plus d’un siècle après les faits. S’affirmer victime de génocide
permet à des peuples de se reconstituer une identité structurante contre un pouvoir central qui
a cherché à la nier. Les demandes de réparation des aborigènes d’Australie sont ainsi liées à
une volonté de reconnaissance d’une identité propre face à une société qui a tenté de les faire
disparaître par l’extermination ou l’assimilation. Enjeu historique, l’utilisation du terme
génocide est également un enjeu médiatique face à une actualité parfois brulante. Le terme
génocide est utilisé par des journalistes ou des observateurs confrontés aux massacres commis
contre des populations civiles, pour frapper la communauté internationale et la forcer à réagir.
Face à de telles situations d’urgence, la qualification juridique des faits compte moins que la
capacité à mobiliser la sympathie vis-à-vis des victimes et à légitimer une intervention des
autorités internationales. Comme l’illustre le cas du Soudan en 2004, le recours au terme
génocide est un enjeu médiatique à part entière, les qualifications des crimes contre

1
On ne s’intéressera par exemple pas ici à la violence culturelle du système coloniale telle qu’elle a pu être mis à
jour par des auteurs comme Franz Fanon dans Peau noire, masque blanc ou les postcolonial studies.

476
l’humanité ou de crimes de guerre n’ayant pas la même portée symbolique. La notion de
génocide est chargée de fortes valeurs émotionnelles et morales, souvent indépendantes de
son sens juridique et politique. Comme l’affirme l’historien Henry Huttenbach, « Trop
souvent, l’accusation de génocide a été posée simplement en vue d’un effet émotionnel ou
pour atteindre un but politique, avec pour conséquence que de plus en plus d’événements ont
été taxés de génocide, au point que le terme a perdu son sens originel »1.

Toutefois, même en se concentrant sur le sens originel de cette notion pour éviter tout
risque d’instrumentalisation, le concept de génocide s’avère extrêmement délicat à utiliser en
sciences humaines et sociales. Le génocide est d’abord une notion d’ordre juridique, définie
par l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide,
adoptée par les Nations Unies le 9 décembre 1948. Dans ce contexte il ne peut être utilisé que
pour qualifier les crimes jugés par la Cour pénale internationale et les instances juridiques
compétentes en la matière, ce qui exclut tout jugement rétrospectif des actes commis avant
1948. Par ailleurs, la définition du génocide reconnue par l’ONU s’avère très restrictive
puisqu’elle implique la volonté assumée d’exterminer totalement une population considérée
en tant que telle. Pour qualifier un crime de masse au sens juridique, deux éléments sont
nécessaires : d’une part une intentionnalité dans la mise en place du processus de destruction,
et d’autre part l’identification spécifique d’une population à exterminer. Il n’y a pas de
génocide sans volonté d’exterminer un groupe, ni tri de la population victime en fonction de
critères spécifiques. Or ces deux notions sont parfois difficiles à identifier. Si dans certains
cas, la volonté d’extermination d’une population ne fait aucun doute, comme dans le cas du
génocide rwandais, elle n’est pas toujours affichée publiquement par les autorités.
L’Holodomor a ainsi été qualifié de génocide par la cour d’appel de Kiev en lui prêtant un
caractère intentionnel. Pourtant on peut toujours s’interroger sur les finalités de la famine, et
se demander si elle a été créée dans un but assumé d’extermination, ou si elle est la
conséquence d’une politique de collectivisation que les autorités soviétiques ont laissé
s’aggraver. Bien que la responsabilité du pouvoir central dans la mort de millions d’ukrainiens
entre 1932 et 1933 ne fasse aucun doute, la qualification de ces événements comme génocide
reste soumise à controverse. Elle pourra varier selon l’interprétation des historiens, qui la
considéreront comme une politique visant spécifiquement les populations ukrainiennes, ou

1
HENRY R. HUTTENBACH, « Locating the Holocaust under the Genocide Spectrum: Toward a Methodology
of Definition and Categorization », in Holocaust and Genocide Studies, vol.3, n°3, 1988.

477
comme le résultat d’une politique de collectivisation globale ne touchant pas uniquement ces
peuples.

L’approche juridique du génocide, défini comme « l’intention de détruire, en tout ou


en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel »1, se heurte
également à la difficulté de délimiter la notion de peuple ou de groupe ethnique. La validité de
cette accusation dépend en effet de la reconnaissance d’un groupe fondé sur une identité
commune. Or, élaborée au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la définition onusienne du
génocide est restée marquée par les spécificités de la Shoah et les rapports de pouvoir entre
Alliés. Malgré la présence du critère religieux comme source de l’identité communautaire,
cette conception exclut les meurtres de masse politiques ou sociaux, le pouvoir soviétique
ayant cherché à se couvrir des crimes qu’il a lui-même commis. Les massacres commis contre
le parti communiste indonésien en 1965, qui se sont traduits par l’exécution de plus de
500 000 personnes en quelques semaines, n’entrent donc pas dans cette catégorie. Définir ce
qui relève d’un peuple en tant que tel s’avère également difficile dans le cadre de relations
souvent tendues entre le pouvoir central et les communautés locales. Les interprétations d’un
même événement pourront diverger selon qu’on considérera une communauté comme la
partie d’un ensemble national plus vaste ou comme une population disposant d’une identité
propre. L’extermination de villages entiers pendant la guerre civile guatémaltèque est
caractéristique de cette ambivalence, pouvant être interprétées comme une politique
génocidaire ou comme des opérations de pacification des régions tenues par la guérilla.

Les difficultés méthodologiques visant à établir l’existence d’un génocide, ainsi que la
nature juridique de sa définition, ont dès lors conduit certains chercheurs en sciences sociales
à renoncer à ce concept et à privilégier des notions qui ne dépendent pas du droit. Dans
Purifier et détruire, Jacques Semelin invite à « laisser au terme génocide ses usages
identitaires, militants et juridiques » et à préconiser « la notion de massacre comme unité
lexicale de référence » 2. L’enjeu n’est pas de remettre en cause la légitimité du concept de
génocide mais de la limiter à un registre juridique et politique, de telle sorte à se dégager des
ambiguïtés qu’elle soulève dans le registre scientifique. Limitée au domaine éthico-politique,
la polysémie de cette notion peut dès lors pleinement s’exprimer et être l’objet d’enjeux de
mémoire ou de mobilisation de la communauté internationale. Renoncer à la notion de
génocide en sciences humaines et sociales signifie donc renforcer le rôle des institutions

1
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 1948
2
Purifier et détruire, Op. cit., p. 380-384

478
internationales chargées de juger les crimes contre l’humanité en distinguant clairement le
travail du juriste de celui de l’anthropologue ou du sociologue. La notion de massacre de
masse a en effet l’avantage sociologique d’être plus objective et plus générale que celle de
génocide. N’ayant pas à établir de responsabilité juridique, le concept peut mettre de côté la
question de l’intentionnalité et se concentrer entièrement sur les faits et sur les processus qui y
ont conduit. De plus, ne portant pas sur une population spécifique, exterminée en tant que
telle, la notion de massacre de masse couvre un champ plus large que celle de génocide. Elle
évite de plus la multiplication de termes tels qu’ethnocide, politicide, ou démocide, qui ont pu
être utilisés par des chercheurs afin de définir des réalités n’étant pas couvertes par le concept
juridique de génocide. Le concept de massacre de masse peut être utilisé pour désigner
n’importe quel processus d’extermination, quelle que soit par ailleurs la nature de la
population visée. Il peut être autant utilisé pour désigner l’extermination de groupes ethniques
comme au Rwanda en 1994, ou celle de groupes politiques comme en Indonésie en 1965.
Comme le rappelle Jacques Semelin, il peut même être utilisé pour désigner la tuerie
d’animaux. Le concept de massacre de masse est donc pertinent dès lors que les violences
commises prennent une ampleur suffisamment exceptionnelle pour être désignées comme
massives.

Cette notion est néanmoins plus précise que la simple notion de « violences de
masse », qui peut désigner toute irruption de violence de grande ampleur notamment lors des
guerres. Semelin la définit comme « une forme d’action le plus souvent collective, de
destruction de non-combattants, hommes, femmes, enfants ou soldats désarmés »1. En
définissant ainsi les massacres de masse, il permet de rassembler sous une même catégorie
sociologique l’ensemble des processus de destruction visant un groupe désarmé. Cette notion
permet de se dégager des questions subjectives liées à la notion de génocide – quelles sont les
intentions des auteurs ? Les victimes sont-elles considérées comme un peuple en tant que tel ?
Quelle charge émotionnelle les événements déclenchent-ils ? – pour aborder la réalité
objective des événements. L’objectif est de mettre à jour les mécanismes aboutissant à la mort
de milliers voire de millions de personnes afin de distinguer ces processus en fonction des
dynamiques qu’ils impliquent. Tandis que la question de l’intension apparaissait comme
l’enjeu principal du concept de génocide, le concept de massacres de masse implique de
s’intéresser davantage aux procédures et à l’usage politique qui en a été fait. L’intérêt est alors

1
Ibid., p. 385

479
de pouvoir mettre les événements en perspective selon le sens qu’ils prennent pour leurs
auteurs, et les pratiques qu’ils impliquent à l’intérieur d’un cadre socio-politique spécifique.

La comparaison de phénomènes parfois fortement éloignés géographiquement et


historiquement implique deux prérequis. D’une part, il est nécessaire d’éviter les équivalences
qui se contenteraient de rassembler l’ensemble des processus de destruction sur une base
statistique sans chercher à les distinguer. Et, de l’autre, il est nécessaire d’éviter la réduction
des événements à une unicité qui interdirait toute mise en perspective de ces processus.
Comparer les processus de destruction implique de se tenir éloigner de ces deux tendances en
concevant à la fois l’unité irréductible de chaque événement et les liens historiques qui
peuvent exister entre eux. La comparaison systématique du nazisme et du stalinisme s’avère
caractéristique de cette confusion. En créant une équivalence entre deux régimes aux
fonctionnements pourtant différents, on provoque une réduction de l’un à l’autre niant leurs
spécificités ; mais cette négation de l’unité propre aux deux régimes interdit également de les
mettre en perspective face à d’autres régimes pourtant plus proches. On en arrive ainsi à
affirmer que le stalinisme serait plus proche du nazisme que du maoïsme, avec lequel il
partage pourtant une idéologie et des processus communs. Comme tout événement historique,
les meurtres de masse sont des phénomènes singuliers dont on ne peut réduire l’unicité, mais
qui s’inscrivent dans un processus historico-politique commun. Comparer ces événements
signifie dès lors mettre à jour les processus communs qui permettent de les distinguer, tout en
soulignant les différences qui les rendent caractéristiques d’un moment et d’une société
spécifique. Mettre en perspective les violences du XXe siècle avec celles du XIXe ne signifie
donc pas suggérer une équivalence entre les massacres coloniaux et les massacres totalitaires,
mais montrer en quoi ces processus de destruction s’inscrivent dans une perspective
commune. Il s’agit dès lors de montrer comment les processus mis en place dans les régimes
totalitaires se retrouvent dans les régimes coloniaux, et que le sens donné à ces processus peut
être interprété comme celui d’une politique coloniale.

2. Violences coloniales et meurtres de masse

La comparaison entre les massacres de masse dus à la colonisation et ceux des régimes
totalitaires est d’abord rendue possible par l’ampleur de la violence coloniale. Le XIXe siècle
n’est en effet pas moins violent que son successeur. Bien que l’historiographie des meurtres
de masses se concentre généralement sur ceux du XXe siècle, il n’y a statistiquement pas de
rupture entre les catastrophes humanitaires de ces deux périodes historiques. Sans être niés,

480
les crimes de « l’ère des empires » sont pourtant considérés comme n’atteignant pas le niveau
de violence de ceux de « l’âge des extrêmes ». Tournés vers l’Occident et marqués par les
deux catastrophes humanitaires que furent la Première et la Seconde guerre mondiale, nous
avons tendance à nous représenter le XXe siècle comme celui où émerge une violence de
masse inconnue jusque-là. Dans sa trilogie sur le XIXe siècle, Éric Hobsbawm ne mentionne
pas les famines que connurent l’Inde et la Chine au cours des années 1870 puis des années
1890, et qui causèrent pourtant la mort de plusieurs dizaines de millions de personne. Entre
1851 et 1864 la révolte des Taiping en Chine s’est pourtant soldée par un nombre de victimes
aussi élevé que la Première Guerre mondiale, pour une population équivalente à celle de
l’Europe un demi-siècle plus tard. De même, les 20 à 30 millions de victimes causées par le
Grand Bond en Avant entre 1958 et 1960 doivent être mises en perspective avec les famines
qu’a connues la Chine en 1876 puis en 1896, et qui ont chacune causé plus de 10 millions de
victimes. Ainsi lorsqu’on met en perspective les catastrophes démographiques qui ont eu lieu
entre 1850 et 1950, on constate qu’il n’y a pas de rupture dans l’ampleur de la violence entre
les événements du XIXe et ceux du XXe siècle. Or cette violence est en grande partie liée aux
politiques suivies par les puissances coloniales, et ses conséquences directes ou indirectes sur
les populations locales. Étudier les formes qu’a prises la violence coloniale apparaît donc
essentiel pour comprendre la filiation qui existe entre l’impérialisme et les régimes
totalitaires, et les mécanismes de la violence de masse.

La violence coloniale est le résultat d’une politique de conquête et de soumission de


territoires extra-métropolitains. À l’origine de l’expansion coloniale se trouve la volonté des
puissances européennes de dominer et d’exploiter les ressources de territoires toujours plus
importants pour assurer leur puissance économique et politique. L’hubris de la conquête
coloniale est bien soulignée par Arendt dans le désir permanent d’expansion affiché par Sir
Cecil Rhodes et son souhait d’envahir la Lune s’il le pouvait. La première origine de la
violence coloniale est la conquête. Nonobstant l’existence de cas extrêmement rares de
colonisations pacifiques comme le Laos en 1885-18901, le principal moteur de l’expansion
coloniale est la guerre. Or le conflit est une importante source de massacre. La présence de
bandes armées face à des populations civiles facilite la possibilité des exactions commises en
temps de guerre, tandis que la désagrégation sociale renforce l’impunité de leurs auteurs.
Pendant des siècles, guerres, pillages et massacres ont été des notions allant de pair. La

1
ISABELLE DION, Nouvelle histoire des colonisations européennes, pp. 28-37, Paris : Presses Universitaires
de France, 2013

481
constitution de normes juridiques sécularisées au cours de l’époque moderne a certes permis
de limiter ces débordements, mais ces normes n’existaient pas entre les États européens et les
territoires extra-métropolitains qu’ils ont cherché à coloniser. Le Jus publicum europaeum
décrit par Carl Schmitt dans Le Nomos de la Terre ne s’impose qu’à la sphère européenne des
relations entre États. La mer, et par extension les territoires extra-marins, sont au contraire
considérés comme des espaces vierges, laissés à disposition des États souverains. D’où
l’explosion de violences de masses pourtant exclues de la scène européenne au cours de
conquêtes coloniales non encadrées par le droit.

Cette violence militaire est d’autant plus importante que la conquête coloniale du
XIXe siècle se caractérise par une forme d’archaïsme par rapport aux armées occidentales de la
même époque. Malgré la présence d’innovations technologiques telles que les mitrailleuses,
les corps expéditionnaires occidentaux recourent à un ensemble de méthodes qui semblent
appartenir à un âge révolu. La persistance de la charge de cavalerie, à une époque où les
progrès de l’artillerie rendent son utilisation obsolète, est caractéristique de la régression
militaire à l’œuvre dans la conquête coloniale. L’existence de pratiques comme le butin et la
razzia, parfois pratiquée de façon massive par les troupes coloniales, témoigne également
d’une manière de faire la guerre qui a disparu des champs de bataille européen du XIXe siècle.
L’imaginaire colonial se nourrit de cette primitivité, exaltant la figure chevaleresque du soldat
ou du colon, le genre du western en étant l’illustration la plus évidente. La description de la
bataille d’Omdurman par Winston Churchill pendant la conquête du Soudan en 1898, s’avère
plus proche d’une bataille rangée du Péloponnèse, que d’une guerre moderne comme le
conflit franco-prussien qui a pourtant eu lieu 28 ans plus tôt. Lancelot Arzel souligne à ce
propos la proximité entre chasse et guerre dans les représentations coloniales1. La conquête
n’est pas conçue comme une opération militaire professionnelle mais comme une expédition
similaire à une partie de chasse dont la traque et le trophée, fût-il humain, constituent des
éléments essentiels. La multiplication des massacres est dès lors liée à cette violence
primitive, résultat d’une conception archaïque de la guerre et de la conquête. L’interprétation
d’Arendt de la dégénérescence des occidentaux face aux « fantômes du continent noir »
s’explique en partie par cette primitivité de la conquête coloniale, thématisée par Joseph
Conrad mais présente plus largement dans l’ensemble des expéditions militaires.

1
Ibid., p. 21-27

482
A la manière d’Hannah Arendt, Sven Lindqvist souligne d’ailleurs dans Exterminez
toutes ces brutes, l’importance du massacre dans la conquête coloniale. Pour Lindqvist, les
descriptions de Conrad dans Au cœur des ténèbres sont au plus près de ce qui a été l’essence
de la colonisation de l’Afrique au cours du 19 e siècle : un processus de conquête fondé sur la
volonté d’éliminer des populations entières considérés comme des « brutes » et dont
l’humanité est ainsi niée. Si, comme le roman de Conrad, le récit de Lindqvist n’est pas un
ouvrage académique à proprement parler, son ouvrage contribue à pointer la dimension
idéologique de la conquête coloniale, et à souligner le fait que le massacre fait partie
intégrante de la politique de colonisation.

Le massacre colonial n’est toutefois pas seulement le retour du refoulé des archaïsmes
de la guerre mais est également le résultat d’une politique utilisant sciemment la violence de
masse à des fins de conquête. Les exactions commises contre des populations locales sont des
outils qui visent à soumettre le territoire pour accélérer sa prise de contrôle. Ces violences
peuvent prendre la forme d’une politique de terreur dont l’objectif est de soumettre les
populations à la domination étrangère, politique ayant été utilisée dès la découverte de
l’Amérique, comme le rappelle l’Histoire des Indes de Las Casas. Elles peuvent également
prendre la forme de politiques d’extermination ou de déportation, dont l’objectif n’est pas de
soumettre les populations mais de s’approprier les territoires qu’elles occupaient jusque-là. Ce
lien entre meurtres de masse et colonisation est particulièrement présent dans le cadre de la
conquête de l’Ouest, où ils ont été le préalable inévitable à l’installation des colons
américains. Dans son Histoire des Indiens des États-Unis1, Angie Debo estime ainsi à 18 000
le nombre de personnes qui ont été déportées de Géorgie en Oklahoma en 1838 pour
permettre la vente de leurs terres. Sans s’apparenter à des génocides, massacres de masse et
déportations font pleinement parties du dispositif expansionniste. La constitution d’empires
coloniaux se fait au prix de la destruction des populations indigènes. Critiques et partisans de
la conquête n’hésitent d’ailleurs pas à parler directement d’exterminations pour qualifier la
politique de Bugeaud en Algérie. Des méthodes comme l’emmurage ou l’enfumade, qui
consistent à asphyxier les réfugiés dans les grottes, ont notamment été régulièrement utilisées
pendant la conquête de l’Algérie. Entre 1830 et 1870, l’extermination de tribus entières a été
présentée comme une nécessité pour terroriser les populations civiles et priver les forces
militaires de leurs ressources locales 2. Cette politique de la terre brûlée à grande échelle s’est

1
ANGIE DEBO, Histoire des Indiens des États-Unis, p. 151, Paris : Albin Michel, coll. « Terre indienne », 1994
2
OLIVIER LE COUR GRANDMAISON, Coloniser Exterminer : Sur la guerre et l’État colonial, pp. 138-145,

483
alors traduite par la désagrégation de la structure sociale algérienne et par une chute
démographique, allant jusqu’à un tiers de sa population selon les historiens 1. Bien que le
corps expéditionnaire français ne soit pas directement responsable de l’ensemble de ces
disparations, dues entre autres à l’émigration et au typhus, les massacres de masse sont le
principal moteur de cette décroissance démographique. Bien que cette politique
d’extermination ait été contestée en France dès la fin du XIXe siècle, elle témoigne du poids de
la violence dans le processus de conquête coloniale.

La violence du régime colonial se manifeste également dans son fonctionnement


ordinaire et le statut de l’indigène, considéré comme un éternel mineur par un code juridique
lui refusant tout droit à l’égalité, y compris au nom de son propre développement. Olivier Le
Cour Grandmaison rappelle notamment que le Code de l’Indigénat, en vigueur de 1875 à
1945, ne leur accorde pas le statut de citoyen mais les maintient dans un statut de sujet 2. Ne
disposant pas des mêmes droits que les colons, les populations indigènes sont d’ailleurs
astreintes à des travaux forcés et soumises à une justice d’exception, rendue directement par
un pouvoir exécutif pouvant procéder à des internements administratifs et à des punitions
collectives. Le droit colonial s’oppose ainsi à l’ensemble des principes du droit moderne, qu’il
s’agisse de l’égalité devant la loi, de la séparation des pouvoirs, ou de l’individualisation des
peines. Il s’avère dès lors plus proche du fonctionnement de l’Ancien Régime que de la IIIe
République. Certains juristes comparent d’ailleurs ouvertement le statut de l’indigène au
servage, et justifient ces archaïsmes par la nécessité de dominer des peuples sur lesquels les
droits de l’homme ne peuvent s’appliquer. Les théories raciales contribuent à fonder un ordre
extrêmement répressif, appuyé sur des « codes matraques » qui, loin de délimiter un espace
permettant l’interaction entre citoyens, privent les peuples de toute liberté politique. Tout en
critiquant les massacres commis pendant la conquête, Auguste Bordier décrit par exemple la
colonisation en termes d’élevage scientifique, entrepris par la race blanche afin de diriger la
croissance et le développement des races indigènes 3. La population locale est donc conçue
comme une ressource à faire croitre et à réguler pour en tirer les meilleurs bénéfices, plutôt
que comme une partie intégrante du corps politique. Le dispositif de répression devient dès
lors un outil de « mise en valeur » du territoire, légitimé au nom de l’intérêt général. Le

Paris : Fayard, 2005.


1
R. RICOUX, La démographie figurée de l’Algérie, p. 260, Paris : Masson, 1880
2
De l’indigénat : Anatomie d’un monstre juridique, Op. cit., p. 59
3
AUGUSTE BORDIER, La colonisation scientifique et les colonies françaises, Paris : Reinwald, 1884

484
système colonial contribue ainsi à nier l’individu, réduit à une force de travail, tout en
l’encadrant par un système de contrainte assuré par les autorités administratives.

La violence initiale de la conquête se répète donc dans le fonctionnement ordinaire du


régime, à travers des dispositifs administratifs de gestion des peuples, et des massacres
commis lors d’opérations de pacification. Liées à la répression de soulèvements indigènes,
comme lors de la révolte des cipayes en 1856 ou la pacification de Madagascar par Gallieni
1896, ces pratiques de destruction visent à soumettre les populations civiles à l’aide d’une
politique de terreur. L’objectif est non seulement de réprimer les révoltes mais également de
détruire toute possibilité de contestation, de façon à instaurer définitivement la domination
raciale. Le discours de Guillaume II lors de la révolte des Boxers illustre particulièrement
cette volonté d’utiliser les massacres pour soumettre les peuples et obtenir leur sujétion. En
affirmant qu’il faut que « le nom de l’Allemagne soit connu en Chine de façon que jamais
plus un Chinois n’ose par exemple regarder de travers un Allemand », il montre que l’enjeu
n’est pas simplement la victoire militaire mais bien l’infériorisation de l’ensemble du peuple
chinois. À ces politiques de soumission s’ajoutent par ailleurs des politiques d’éradication.
Pour reprendre la distinction établie par Jacques Semelin 1, il ne s’agit pas de soumettre une
population, mais de la faire disparaître entièrement d’un espace donné. L’objectif est de
disposer de terres vides en éliminant leurs habitants par la déportation ou l’extermination. Ces
événements sont ceux qui se rapprochent le plus de la notion de massacres administratifs
suggérée par Arendt. Ils ne consistent plus seulement en une politique d’expansion territoriale,
mais bien d’extermination totale des peuples qui s’y trouvent. Cette volonté exterminatrice est
clairement identifiée dans le massacre des Hereros et des Namas par le général von Trotha en
1904, qui s’est soldé par la mort de 80 % de la population de Namibie et la déportation des
survivants en camps de concentration 2. Cette politique d’éradication est en partie liée à la
situation économique et démographique de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle, confrontée à la
crise de 1880 et à une vague d’émigration. La révolte des Hereros contre la spoliation de leurs
terres devient alors le prétexte d’une politique non plus de pacification mais de purification du
territoire, visant à libérer l’espace pour les colons.

Si la dimension foncière de ce nettoyage ethnique est centrale, elle s’accompagne de


plus d’une forte dimension raciste. Pour Elisa von Joeden-Forgey les analyses arendtiennes de

1
Purifier et détruire, Op. cit., p. 512 et suivantes
2
L’ordre du 2 octobre 1904 prévoit que « Tout Herero, avec ou sans arme, avec ou sans bétail, sera abattu »,
CHRISTINE DE GEMEAUX, Nouvelle histoire des colonisation européennes, pp. 47, Op. cit.

485
l’impérialisme sont intimement liées aux expériences coloniales allemandes 1. Elle suggère
notamment que, d’abord peu présent dans la politique suivie par Bismarck, le racisme s’est
développé à cause de la confrontation avec la réalité de la situation coloniale. Les théories
raciales auraient ainsi été utilisées pour justifier les exactions commises en outre-mer, et non
l’inverse. Face à des pratiques jugées inacceptables pour l’opinion métropolitaine, telles que
prédominance des châtiments corporels dont la flagellation, le IIe Reich se serait couvert en
invoquant la hiérarchie des races et la lutte contre la mixité raciale. De même la construction
des indigènes (Eingebroren) comme ensemble soumis à l’État mais non protégé par la loi ou
la morale, créé une catégorie sociale dont le meurtre n’est pas considéré comme illégale,
ouvrant la possibilité de son extermination ; possibilité dont le massacre des Hereros est la
réalisation concrète. Tout en appelant à la combattre, certains libéraux en viennent même à
reconnaître la légitimité « historique et philosophique » d’une telle extermination. Le racisme
s’impose de la sorte dans l’opinion allemande du début du XXe siècle comme l’exercice
normal du pouvoir. La possibilité de dominer les peuples inférieurs devient synonyme d’une
liberté offerte par la suprématie raciale à l’ensemble des colons, quelle que soit leur classe
sociale.

Or une telle conception du monde a des effets sur la pensée métropolitaine. La


conception d’un pouvoir fondé sur la domination raciale est finalement transférée de l’Afrique
de l’Est à l’Europe continentale, notamment par l’intermédiaire des mouvements
pangermanistes. Les massacres de masse commis dans le cadre du système colonial ne sont
donc pas limités à la sphère ultra-marine, mais ont également des conséquences concrètes sur
la culture et la vie politique des peuples colonisateurs :

Colonies were used as a space of institutional innovation, where violence


could be imagined to serve scientific purpose. Their mere existence transformed
political language, such as colonial scholars could casually refer to forced labor
and genocide as if these things were part of the sanitary operation of a normal
political process.2

La colonisation se présente de la sorte comme un véritable laboratoire dans lequel ont


été expérimentées les politiques de destruction qui ont affecté l’Europe au XXe siècle.
L’exemple de l’impérialisme allemand en particulier, nous montre en quoi les massacres de
masse commis dans les colonies peuvent avoir des répercussions sur les idées métropolitaines

1
ELISA VON JOEDEN-FORGEY, “Race Power, Freedom, and the Democracy of Terror in German Racialist
Thought”, in Hannah Arendt and the uses of history, p.21 et suivantes, New York: Berghahn Books, 2007
2
Ibid., p.34

486
et la constitution d’un « pouvoir racial ». Il nous montre ainsi que l’idéologie raciale se nourrit
des exactions qui ont été commises au cours de la domination coloniale, de la même manière
que le racisme engendre la mise en place de meurtres de masse.

3. L’impérialisme et l’idéologie libérale

Outre l’ampleur de leur violence, les meurtres de masse du XIXe siècle et ceux du
XXe siècle se caractérisent par une dimension idéologique récurrente. Le système colonial est
avant tout un système de domination économique. Des mines d’argent de Potosi au
caoutchouc belge, en passant par les plantations de Saint-Domingue, les colonies européennes
ont assuré la prospérité de leur métropole en s’appuyant massivement sur le travail forcé. La
violence coloniale est dès lors le résultat d’un dispositif de gestion économique, fondé sur la
soumission des peuples dominés et la volonté d’exploiter un territoire, fut-ce au détriment de
l’existence de ses membres. L’ingénierie sociale à partir de laquelle les régimes totalitaires
ont agi sur le corps social se trouve déjà en germe dans le contrôle économique exercé par les
métropoles sur leurs colonies, et dont les effets en termes de vies humaines ont été tout aussi
meurtriers. Mis chacun en service à un peine un an d’écart, le canal de la mer Blanche en
URSS et le chemin de fer Congo-Océan en Afrique-Équatoriale française se sont ainsi soldés
par la mort de plusieurs milliers d’ouvriers, faisant chacun respectivement 25 0001 et 17 0002
victimes. Cette politique économique meurtrière est soutenue dans les colonies par une
idéologie libérale particulièrement forte dans l’impérialisme anglo-saxon, qui garantit la
viabilité morale du régime colonial au même titre que le concept de race. L’un des épisodes
les plus violent de la domination coloniale est ainsi lié à un mélange de racisme et
d’utilitarisme benthamien, et s’est manifesté dans une série de famines de masse qui se sont
soldées par la mort de plusieurs dizaines de millions de personnes dans les pays colonisés.
Directement causées par la politique suivie par la bureaucratie coloniale, ces grandes famines
nous renseignent sur le fonctionnement du système colonial, mais également sur la manière
dont l’État peut procéder à la destruction de régions entières, sans qu’il soit nécessaire de
procéder à une politique d’extermination assumée.

Entre 1876 et 1878, puis entre 1896 et 1900, les pays tropicaux ont connu plusieurs
catastrophes météorologiques, liées au phénomène El’Nino, qui se sont traduits par des crises
alimentaires globales et la mort de 30 à 60 millions de personnes dans le monde. L’ampleur

1
Goulag : une histoire, Op. cit., p. 102
2
SENNEN ANDRIAMIRADO, Le défi du Congo-Océan ou l’épopée d’un chemin de fer, [Brazzaville] : Agence
transcongolaise des communications 1984

487
de ces famines, comparable à la Seconde Guerre mondiale ou le Grand Bond en avant, en fait
parmi les épisodes les plus meurtriers de l’histoire contemporaine. Malgré leur origine
climatique, la dimension proprement catastrophique de ces événements est liée à la politique
coloniale et à la déconstruction sociale qui l’a accompagnée. Le racisme et le libéralisme
benthamien de l’administration coloniale ont en effet aggravé la situation alimentaire jusqu’à
aboutir à des scènes quasi-apocalyptiques dans les grands foyers de population du monde, tels
que l’Inde, le Brésil, ou l’Égypte. D’une part la politique fiscale imposée par les métropoles
européennes a modifié l’ensemble de la structure économique et sociale des colonies, et
d’autre part l’action de l’administration coloniale pendant la crise alimentaire a contribué à
transformer une disette en famine de masse. Par l’intégration forcée des colonies dans le
marché mondial, mais également par l’absence de politique visant à limiter la famine, la
domination coloniale a créé une situation d’une violence comparable à celle des grands
meurtres de masse du XXe siècle. Les mécanismes ayant abouti à ces famines de la fin du
XIXe siècle sont alors à mettre en perspective avec ceux qui, un demi-siècle plus tard,
conduiront à la mort de dizaines millions de personnes au cours des politiques de
collectivisation des terres réalisées par les différents régimes socialistes.

La responsabilité de l’administration coloniale est particulièrement nette dans le cas de


l’Inde victorienne qui, soumise à la domination britannique, est entièrement conditionnée par
sa politique économique avant et pendant la crise alimentaire. Selon Mike Davis, qui décrit la
mise en œuvre de ces processus de déconstruction, l’Inde se présente en effet comme « le plus
grand marché captif de l’histoire »1. Le marché indien permet à la fois d’absorber la
production industrielle britannique et de fournir les marchés anglais en ressources
alimentaires à bas prix, avec pour corollaire la paupérisation des populations indiennes les
plus vulnérables. La déconstruction de l’agriculture de subsistance par l’intégration forcée des
paysans au commerce mondial a affaibli leur autonomie financière, et les a placés dans un état
de surendettement renforcé par le système fiscal. La levée des barrières douanières et le
développement d’une économie agricole tournée vers l’exportation ont également affaibli les
économies locales et contribué à priver le sous-continent des ressources alimentaires dont il
aurait eu besoin pour gérer la famine. La construction des voies ferrées, a par ailleurs joué un
rôle contre-productif en permettant aux commerçants d’exporter plus facilement leurs stocks,

1
MIKES DAVIS, Génocides tropicaux : catastrophes naturelles et famines coloniales : 1870-1900 : aux
origines du sous-développement, p. 326, Paris : La Découverte, 2006

488
facilitant la hausse des prix. De la sorte, la politique impériale de l’Angleterre a créé les
conditions d’une famine à grande échelle.

Mike Davis souligne un élément essentiel pour bien comprendre son propos. Bien que
les disettes causées par des crises climatiques telles que les sécheresses et les inondations
soient fréquentes dans l’histoire chinoise et indienne, l’ampleur des famines de la fin du
XIXe siècle est liée à la domination coloniale. Grâce à un système de solidarité et de
redistribution inter-régionale, assuré par le maillage social dans le cas de l’Inde précoloniale
ou directement par l’État dans celui de la Chine Quin, ces pays sont en effet parvenus à
réguler l’un des principaux problèmes des sociétés européennes jusqu’au XIXe siècle. Ainsi
lors de l’épisode El Nino de 1740, comparable à celui de 1876 et qui s’est traduit par un pic
de mortalité de plusieurs millions de personnes en Europe, la Chine Quin a mobilisé une aide
de 10 millions de taels pour endiguer la famine en assurant la subsistance de plus de 2
millions de personnes par l’État. Cette maîtrise de l’économie lui vaut d’ailleurs l’admiration
de philosophes des Lumières comme Voltaire, qui souligne le caractère rationnel de la culture
chinoise dans Essai sur les mœurs et l’esprit des Nations. Grâce à la surveillance des prix, à la
flexibilité fiscale, et à un fort réseau de greniers et de réserves impériales, l’État chinois a
réussi à éviter les catastrophes démographiques que sont les famines et épidémies tout au long
du XVIIIe siècle.

De même, bien que ne disposant pas d’infrastructures étatiques aussi développées,


l’Inde Moghol a cherché à limiter les famines de masse grâce à la lutte contre la spéculation et
l’exportation de vivres, ainsi qu'à la redistribution alimentaire. Si elle ne parvient pas à
empêcher complètement l’apparition de famines de grande ampleur, comme celle du Deccan
de 1630, ces analyses montrent l’existence d’un savoir-faire social permettant aux pouvoirs
publics de lutter contre les crises climatiques. Bien que la sécheresse de 1876 ait été
particulièrement intense, il est probable qu’elle n’aurait pas fait autant de victimes si l’État
chinois avait pu mobiliser les outils qu’il avait à sa disposition un siècle plus tôt. Seule la
déconstruction politique et sociale permet d’expliquer l’ampleur des famines qu’ont connues
la Chine et l’Inde à la fin du XIXe siècle. Or, cette déconstruction est liée au système colonial
et à l’incorporation forcée des producteurs aux circuits financiers mondiaux, contrôlés par les
puissances coloniales. Par ailleurs les pouvoirs coloniaux ont prouvé qu’ils avaient les
moyens de lutter efficacement contre la faim comme le prouve la très faible mortalité lors de
la famine de 1874 au Bengale, gérée par Richard Temple deux ans avant la grande famine ce
qui lui a fallu les critiques de son administration comme on l’a vu précédemment.
489
L’aggravation de la situation par les autorités britanniques alors qu’elles avaient les moyens
de palier au problème montre de plus le caractère idéologique de la politique suivie par le Raj.

Le pouvoir colonial a en effet amplifié la crise alimentaire par ses réactions pendant la
famine, au point de l’apparenter à une politique délibérée de meurtre de masse. L’hostilité des
britanniques à toute forme de contrôle des prix ou de régulation des échanges a en effet accru
l’érosion du pouvoir d’achat des paysans pauvres et leur fragilité face aux aléas climatiques.
La massification de la famine est d’abord engendrée par l’absence de réaction des pouvoirs
coloniaux. Le gouvernement n’ayant pris aucune mesure pour éviter la fuite des céréales,
l’Inde a exporté plus de 36 000 tonnes de blé vers le Royaume-Unis, dont plus de 18 000
tonnes en 1877, au milieu de la famine 1. Les premières véritables mesures de lutte contre la
famine se sont révélées tout aussi catastrophiques, consistant en l’instauration de véritables
camps de travail pour les paysans touchés par la crise, et à la limitation des rations
quotidiennes fournis aux travailleurs. Il ressort des analyses de Mike Davis que les différentes
famines de masse qu’a connues l’Inde à la fin du XIXe siècle ne sont pas seulement le résultat
d’une crise climatique ou même d’une erreur de politique économique, mais la conséquence
d’une politique coloniale assumée, qui a consciemment causé et amplifié une famine de
masse. Or, une telle politique s’est également reproduite dans les mêmes circonstances une
génération plus tard lors de la famine de 1896 ; mais également, sous des circonstances
différentes, dans des régions aussi différentes que la Chine, l’Égypte, ou le Brésil. Tout en
cherchant à réguler l’ordre social, le pouvoir colonial n’a pas hésité à laisser mourir de faim
des millions de personnes sans chercher à en limiter les effets, sa politique conduisant au
contraire à renforcer le processus de destruction.

Au cours de son essai, Mike Davis montre alors que cette politique de destruction
sociale repose sur l’idéologie libérale du pouvoir colonial. Dans Les origines du totalitarisme,
Hannah Arendt montre comment l’idéologie totalitaire se substitue progressivement à
l’expérience du monde, et prend la forme d’une fiction qui assure la cohérence du mouvement
en le coupant de la réalité concrète. Or cette interprétation est également pertinente pour
décrire les mécanismes de la pensée coloniale. L’idéologie libérale et les principes socio-
économiques issus des théories malthusiennes forment en effet la référence ultime des
administrateurs coloniaux, qui jugent les événements à partir de ces représentations, quelle
que soit par ailleurs la réalité du monde. Mike Davis dénonce ainsi l’orthodoxie libérale suivie

1
Ibid., p. 38

490
par l’administration coloniale en affirmant que « l’Inde, tout comme l’Irlande avant elle,
devenait un laboratoire de l’utilitarisme où des millions de vie étaient à la merci d’une foi
dogmatique dans la toute-puissance des marchés »1.

Le refus délibéré de ne pas intervenir pour endiguer la famine en distribuant de la


nourriture ou en baissant les prix du marché est lié à une double tradition. D’une part la
certitude, tirée d’Adam Smith, que la régulation de la disette est due aux marchés qui doivent
être laissés libres d’augmenter les prix afin d’engendrer une augmentation des importations
endiguant le développement de la famine. Et de l’autre la conviction, ancrée dans le
gouvernement colonial, que les Indiens sont « des mendiants-nés » et que la famine n’est que
le résultat de leur propre incapacité à travailler. D’où l’importance des poorhouse, mises en
place pour éviter que les pauvres puissent bénéficier d’une aide alimentaire sans rien faire. En
1877, le vice-roi Lytton n’hésite pas à dénoncer « les hystériques de l’humanisme » et à
déclarer « que les citoyens britanniques paient eux-mêmes la facture de leur sentimentalisme
bon marché s’ils veulent sauver des vies à un prix qui mettrait l’Inde en banqueroute »1 . Aux
croyances en la toute-puissance des marchés, s’ajoutent donc des convictions malthusiennes
qui conduisent les autorités britanniques à imputer la famine au comportement moral des
paysans indiens. Un rapport de 1881 justifie ainsi la politique du pouvoir colonial en affirmant
que « 80 % de la mortalité due à la famine concernaient les 20 % les plus pauvres de la
population » et que « si l’on arrivait à éviter ces morts, cette couche de la population serait de
toute façon incapable d’adopter les mesures de prudence qui s’imposent »2.

Par ses taux d’imposition foncier élevés et le soutien à l’exportation massive, la


politique économique britannique a créé les conditions d’une paupérisation de la population
indienne. Ne pouvant plus assurer leur propre subsistance, les indiens finissent dès lors par
devenir l’image que les britanniques se font d’eux : celle d’une horde affamée incapable de
travailler, dont l’aide doit être strictement réglementée. La famine indienne relève donc d’une
autoréalisation. Le pouvoir colonial créé les conditions d’une famine de masse qui justifie à
son tour le maintien de sa domination. L’impérialisme libéral relève d’une prophétie auto-
réalisatrice, comparable à celles que Jacques Semelin a décrit dans Purifier et détruire à
propos des génocides du XXe siècle. Le discours identitaire contribue en effet à créer lui-même
les ennemis qu’il évoque. La croyance en un Autre inassimilable qui menace son identité
aboutit à l’émergence d’une telle menace, qui légitime dès lors les discours réclamant son

1
Ibid., p. 41
2
Ibid.

491
extermination. Hitler a justifié l’invasion de l’URSS par la conviction que les bolchéviques
menaçaient l’Allemagne et qu’il était donc nécessaire de les éradiquer pour garantir la paix au
peuple allemand. La conséquence de cette politique a finalement été la défaite face aux
Russes, la chute du nazisme, et l’occupation de Berlin par l’Armée rouge, conformément à la
prophétie initiale. De même, le discours colonial britannique a créé les conditions
d’émergence d’une famine de masse, qui justifie à son tour le discours libéral initial.

Ce processus auto-justificatif peut être mis en parallèle avec les affirmations d’Arendt
sur la recherche de la cohérence par la propagande totalitaire. De la même manière que tout ce
qu’affirme le Chef d’un mouvement totalitaire est vrai quelle que soit la réalité du monde, le
système de pensée de l’administration coloniale permet de justifier la politique impériale
indépendamment de ses résultats. Si la famine a causé la mort de près de 10 millions de
personnes, ce n’est pas à cause de la politique britannique mais parce que les victimes sont
des pauvres et que les pauvres sont de toute façon inaptes à diriger leur propre vie. Quelle que
soit la politique suivie par le gouvernement, elle n’aurait pas pu sauver la population. Peu
importe que 4 ans plus tôt, la politique de Richard Temple soit parvenue à empêcher
l’émergence d’une famine de masse dans les mêmes circonstances. Ce ne sont pas les
principes du libéralisme qui sont en cause, mais la nature même des indigènes. De la même
manière qu’il est évident pour tout militant communiste que la famine de 1933 doit être due
aux saboteurs anticommunistes, il est clair pour les responsables britanniques que la famine
n’est due qu’à l’indolence des paysans indiens.

Les analyses de Mike Davis nous conduisent donc à conclure à la nature idéologique
de la politique menée par le gouvernement colonial. Si la mort en masse des populations
indiennes par la faim n’était pas l’objectif recherché par le pouvoir, les idées issues du
libéralisme et du darwinisme social ont indirectement causé la mort de plusieurs dizaines de
millions de personnes entre 1876 et 1878, puis entre 1896 et 1903. De la sorte, si la
comparaison avec la Shoah ou avec d’autres politiques d’extermination comme le génocide
rwandais n’est pas pertinente, les famines de la fin du XIXe siècle s’inscrivent bel et bien dans
la perspective des processus d’extermination perpétrés au cours du XXe siècle en Chine ou en
Ukraine. La violence de masse n’est pas née au XXe siècle. Dans leur forme comme dans leur
intensité, les politiques modernes d’extermination font déjà pleinement parties du système
colonial. Un demi-siècle avant l’Holodomor, la famine apparaît déjà comme un outil
d’extermination au service d’une véritable ingénierie économique et sociale. Si, selon
l’expression de Michel Foucault, le pouvoir moderne se définit par sa capacité à « faire vivre
492
et laisser mourir », alors il faut considérer la famine de masse comme un dispositif
caractéristique de la modernité, qui se manifeste dès les origines de l’impérialisme.

4. Totalitarisme et expansion coloniale

La deuxième partie des Origines du totalitarisme consiste à montrer comment la


structure totalitaire se forme à partir d’éléments déjà en germe dans les colonies, et comment
ils vont émerger en Europe par l’intermédiaire de l’impérialisme continental. Hannah Arendt
maintient néanmoins une distinction ontologique entre impérialisme et totalitarisme. Bien que
l’idéologie et la structure bureaucratique qui fondent les régimes totalitaires puissent naître
avec l’impérialisme à la fin du XIXe siècle, le système colonial n’en est pas pour autant
totalitaire. Le problème de cette théorie est toutefois qu’elle repose sur une inversion
conceptuelle du rapport entre colonisation et totalitarisme. En étudiant l’impérialisme, Arendt
cherche à élucider la structure totalitaire plutôt qu’à établir une relation de causalité entre ces
deux systèmes. Ses analyses sont donc entièrement tournées vers le totalitarisme, qui reste
l’arrière-plan conceptuel des Origines. S’il lui apparaît nécessaire d’analyser les différentes
sources du totalitarisme dans leur contexte historique, cette analyse historique a pour fonction
d’identifier les moments où émergent les éléments qui constituent la structure totalitaire.
Arendt ne prétend pas faire un travail d’historienne mais de théoricienne politique, et
interprète donc l’impérialisme à partir du totalitarisme. D’où l’importance de maintenir une
distinction entre ces deux moments afin d’éviter de voir l’impérialisme comme un
totalitarisme en devenir.

Toutefois, pour les acteurs historiques eux-mêmes, cet ordre de l’analyse n’est pas le
même. La colonisation est l’arrière-plan historique à partir duquel ils ont élaboré leur propre
pensée. Dans l’esprit des mouvements totalitaires, il n’y a pas de rupture conceptuelle avec
l’impérialisme mais une continuité avec l’entreprise coloniale. Ce n’est donc pas un hasard si
des éléments caractéristiques du totalitarisme, tels que l’idéologie raciale ou les massacres de
masse, sont déjà présents dans la colonisation. Les promoteurs du totalitarisme se sont
inspirés des méthodes coloniales, mais se sont également pensés comme des mouvements
coloniaux. La colonisation n’est donc pas seulement un laboratoire pour les crimes
totalitaires, mais est un processus dont les régimes totalitaires ont été le prolongement
historique. De la sorte, si les régimes coloniaux ne peuvent pas être interprétés comme
totalitaires, ce qui serait un contresens chronologique, il est possible d’analyser les régimes
totalitaires comme des régimes coloniaux.

493
La politique d’expansion continue qui caractérise l’impérialisme de la fin du
XIXe siècle ne s’arrête pas au XXe mais se poursuit avec l’expansionnisme totalitaire. Cette
filiation est particulièrement nette dans les régimes fascistes. La quête de nouveaux territoires
prend une dimension coloniale assumée dans l’Italie mussolinienne, avec la conquête de
l’Éthiopie. Fréquemment exclue de la réflexion sur le totalitarisme, et de celle d’Arendt en
particulier, l’Italie fasciste s’avère pourtant un régime fondé sur les mêmes structures que
l’Allemagne nazie, comme les travaux d’Emilio Gentile tendent à le démontrer. Le terme
même de totalitarisme provient du stato totalitarismo qui désigne le rôle de l’État dans le
projet fasciste. L’originalité de l’Italie mussolinienne est de disposer d’une politique coloniale
à proprement parler puisqu’elle exerce un contrôle sur la Lybie depuis 1911 et qu’elle procède
à la conquête de l’Éthiopie à partir de 1935. Contrairement à l’Allemagne, l’Italie n’a pas été
privée de ses colonies bien que son expansion coloniale ait été bloquée par la défaite d’Adoua
en 1896, et qu’elle n’ait pas bénéficié de la redistribution des colonies allemandes qu’elle
réclamait après la Première Guerre mondiale. L’arrivée au pouvoir des fascistes en 1922 ne se
traduit donc pas par une rupture mais par une continuité avec la politique coloniale antérieure.
L’État fasciste relance l’ambition coloniale de l’Italie en l’incluant dans son nouveau système
de valeur. La communication autour du projet colonial repose d’ailleurs sur des institutions
antérieures au régime, telles que l’Institut Colonial Italien, créé en 1906. Tout en intégrant
l’idéologie fasciste, en particulier l’iconographie autour de la restauration de l’empire romain,
le discours colonial italien reprend l’ensemble de l’imaginaire colonial classique, insistant sur
la mission civilisatrice, la hiérarchie des races, ou la nécessité de la ségrégation.

La politique coloniale italienne des années 1930 se caractérise également par les
massacres de masse commis lors de la campagne d’Abyssinie, et la mise en place de camp de
concentration en Éthiopie et en Cyrénaïque 1. Si la présence italienne en Éthiopie ne dure que
de 1935 à 1941, et s’apparente donc davantage à une occupation, similaire à celle qu’a connue
la France à la même époque, la politique suivie en Libye relève d’une logique de pacification
coloniale. Bien que présente en Libye depuis 1911, la domination italienne s’exerce
essentiellement sur la côte Tripolitaine, tandis que des foyers de résistance continuent à la
contester en particulier en Cyrénaïque. Or, à partir de 1928, le gouvernement fasciste va
chercher à éradiquer ces formes de résistance en procédant à une politique de déportation
massive. Entre 1928 et 1935, environ la moitié de la population de Cyrénaïque est ainsi
déplacée dans des camps de concentration dans l’objectif de priver les résistants de soutien

1
NICOLAS LABANCA, Nouvelle histoire des colonisations européennes, Op. cit., pp. 167-179

494
local. L’objectif n’est toutefois pas de mater une rébellion épisodique, mais également de
refaçonner la structure sociale tribale, afin d’éradiquer entièrement toute forme de résistance :
« Graziani considère pour la première fois que les rebelles et ses adversaires ne sont plus
seulement certains membres de la société de Cyrénaïque, mais tous ses habitants en soi »1.
L’élément le plus révélateur de cette politique de façonnage social est la construction d’une
barrière « démesurée », selon les termes mêmes de son auteur, sur 270 km afin de couper la
frontière orientale de la Libye et la priver ainsi de ses liens séculaires avec l’Égypte. En plus
de priver la résistance de sa logistique, un tel projet témoigne de la volonté du pouvoir
colonial d’instaurer une frontière physique pour délimiter le territoire qu’il prétend dominer.
La déportation de la population dans des camps de concentration et la fermeture du territoire
sur lequel s’exerce la domination relève donc d’une forme d’excision sociale à travers
laquelle l’État fasciste a modifié la société libyenne en fonction de ses objectifs de
valorisation du territoire.

Comme dans les répressions mises en place trente ans plus tôt par Gallieni à
Madagascar, les camps de concentration italiens ont eu pour objectif la soumission des
populations locales afin de s’assurer la domination des territoires contrôlés. La nature
coloniale de l’expansionnisme italien conduit Hannah Arendt à conclure à la nature non-
totalitaire de l’État fasciste, qui ne serait dès lors qu’un régime autoritaire menant une
politique impérialiste. Or, si on suit les analyses d’Emilio Gentile sur l’essence totalitaire du
régime, on doit au contraire en conclure à la nature coloniale du régime totalitaire, qui
s’appuie sur l’imaginaire et les méthodes caractéristiques du système colonial. Cette
dimension coloniale de la politique totalitaire est également confirmée par l’Allemagne nazie
qui, si elle ne dispose pas d’une politique coloniale aussi bien identifiée que l’Italie fasciste,
se réclame d’une vocation impérialiste. La guerre à l’Est se présente ainsi comme une
politique d’expansion et d’éradication, dont l’objectif est de s’approprier les territoires
conquis tout en éliminant leur population. Contrairement à l’Italie fasciste où la déportation
est au service de la soumission des territoires, l’Allemagne nazie a mené une politique
d’éradication des populations. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une politique génocidaire à
strictement parler comme l’est parallèlement la Shoah, le conflit en Russie se présente comme
une véritable guerre d’extermination. L’enjeu pour le pouvoir allemand n’est pas d’éliminer
totalement le peuple russe en tant que tel, mais d’éradiquer les populations russes des
territoires qu’ils occupent.

1
Ibid., p. 171

495
Cette dimension foncière de la politique nazie est notamment mise en avant par Adam
Tooze dans le Salaire de la destruction. Ce dernier nous dresse un tableau de la structure
sociale de l’Allemagne des années 1930 très différent de celui généralement mis en avant par
les représentations historiques. L’image traditionnelle de l’Allemagne de l’entre-deux guerres
est celle d’un pays urbain et industriel, porté par des courants artistiques d’avant-garde
inspirés du Bauhaus, et incarné par la vitrine qu’est Berlin. Les représentations populaires de
l’Allemagne pré-hitlérienne, telles qu’on les trouve dans le film Cabaret de 1973 par
exemple, insistent ainsi sur la vie culturelle d’un pays en crise économique et nous renvoie
l’image d’un espace fortement urbanisé, qui s’oppose généralement à une France encore
rurale. De même, la Wehrmacht est le plus souvent représentée par ses divisions panzers, qui
lui donnent l’image d’une armée moderne et industrielle, loin d’une réalité où le cheval est
couramment utilisé pour tracter les pièces d’artillerie. Face à ce mythe d’une Allemagne
urbaine et industrielle, Adam Tooze nous présente au contraire un pays essentiellement rural.
Révélateur d’une industrie n’ayant pas la place qu’on lui attribue, l’automobile est ainsi peu
présente en Allemagne, avec 1 voiture pour 100 habitants contre 1 pour 25 en France et 1 pour
5 aux États-Unis1. De même, l’industrie est moins présente dans la structure sociale, le secteur
secondaire étant majoritairement artisanal. En 1933, 21 % de la population allemande vit ainsi
de l’agriculture et 39 % de l’artisanat, contre seulement 17 % de l’industrie2, tandis que de
l’autre côté du Rhin, l’industrie française représente jusqu’à 36 % de la population active.

Or cette population rurale se caractérise par un nombre d’hectares moyen par


agriculteur relativement faible, surtout quand on le compare à celui des États-Unis. Dans une
lettre d’avril 1939 envoyée au président Roosevelt, Hitler lui-même affirme ainsi que « vous
avez la chance de n’avoir à nourrir que 15 personnes par km², alors que l’Allemagne supporte
140 habitants par km² »3. La pression foncière s’exerçant sur les agriculteurs est par ailleurs
renforcée par une structure familiale autoritaire, qui conduit de nombreux allemands à quitter
leurs terres pour émigrer à l’étranger. Au cours du XIXe siècle, l’Allemagne présente ainsi la
situation paradoxale d’un pays développé disposant encore d’un fort taux d’émigration. Entre
1881 et 1890 environ 1,5 millions d’Allemands quittent ainsi l’Europe pour partir aux États-
Unis4. Cette perte démographique explique en partie le changement de politique allemande

1
ARBOS PHILIPPE. « La fabrication et la circulation des automobiles ». In: Annales de Géographie, t. 43,
n°243, 1934. pp. 332-333, Op. cit. (Texte en ligne)
2
Le salaire de la destruction, Op. cit., p. 180
3
Ibid., p. 188
4
RAFFESTIN CLAUDE. L’évolution de l’immigration allemande aux Etats-Unis. In: Le Globe. Revue
genevoise de géographie, tome 109, 1969. pp. 31-46. (Texte en ligne )

496
après 1890 et sa volonté de disposer d’un empire colonial pour réguler l’émigration. Or l’idéal
social promu par les nazis s’appuyant sur une forte ruralisation de la société, avec un passage
de 21 à 35 % la part agricole dans la population active, la conquête de nouveaux territoires
apparaît comme une part centrale de leur programme politique. Face à la disparition de
l’empire colonial allemand à la suite de la Première Guerre mondiale, l’Europe de l’Est
devient donc la principale cible du projet d’expansion nazi, et va connaître à grande échelle
une politique similaire à celle de von Trotha en Namibie. La dimension coloniale de ce projet
est notamment défendue par Goebbels qui, au terme de l’opération Barbarossa, écrit dans son
journal que « le führer considère l’Est comme notre Inde à venir. Voilà le territoire colonial
que nous devons occuper »1. Dans l’esprit de ses promoteurs, la politique allemande en
l’Europe de l’Est s’apparente donc bien à un projet colonial, semblable à celui défendu par
Cecil Rhodes en Afrique du Sud ou par Richard Temple en Inde.

Les pays anglo-saxons sont d’ailleurs la référence coloniale qui permet aux
intellectuels nazis de justifier l’expansion territoriale allemande en Europe. Plus que
l’Angleterre victorienne, les États-Unis sont la principale référence en matière de politique
coloniale. Contrairement à la politique coloniale entreprise par l’Allemagne wilhelmienne,
l’Allemagne nazie ne cherche pas à créer un empire extra-marin en dominant les peuples
indigènes, mais à fonder un empire continental peuplé par un groupe ethniquement
homogène. Cette politique d’expansion va donc de pair avec une politique d’épuration dont
l’objectif est de disposer de terres vierges pour y installer de nouveaux colons. Comme
l’affirme Konrad Meyer en 1942, « La germanisation sera considérée comme accomplie
quand le foncier et le sol auront été placés dans des mains allemandes et que les travailleurs
ainsi que leur famille seront allemands »2. La comparaison s’effectue donc avec la conquête
de l’Ouest américaine, qu’Adam Tooze présente comme une véritable obsession du IIIe
Reich. Pour les partisans de l’expansionnisme nazi, l’extermination des peuples de l’Est est
justifiée par la volonté de créer un empire continental capable de rivaliser économiquement
avec les États-Unis, et est légitimée par le précédent que constitue l’extermination des peuples
amérindiens pour s’approprier leurs terres. Au moment où elle cherchait à faire disparaître le
peuple juif de la surface de la Terre, l’Allemagne a donc également cherché à faire disparaître
les Slaves de leurs terres. Cette volonté exterminatrice à des fins de conquête coloniale se
traduit notamment dans le « plan général Est », qui prévoyait l’élimination de 30 millions de

1
Cité par Adam Tooze, dans Le salaire de la destruction, Op. cit., p.180
2
Ibid.

497
Slaves pour permettre l’installation des colons allemands. Même s’il n’a pas eu le temps ni les
moyens d’être mis en place – malgré des pertes russes pendant la Seconde Guerre mondiale
estimées à plus de 20 millions soit jusqu’à 14 % de la population avant 1939 – l’existence
d’un tel plan montre que la volonté exterminatrice des nazis repose également sur des
questions économiques et sur un programme d’expansion territorial hérité de la colonisation.

En s’appuyant sur le deuxième livre d’Hitler, écrit en 1928 et inédit jusqu’en 2003,
Adam Tooze montre ainsi que la politique de l’Allemagne nazi n’est pas seulement liée à une
pure idéologie de destruction mais qu’elle s’inscrit dans un projet économique concret, fondé
sur la structure sociale de l’Allemagne pré-hitlérienne et le cadre de pensée issu de la
conquête coloniale. Ces analyses ne remettent évidemment pas en cause la nature idéologique
à l’œuvre dans la politique génocidaire d’Hitler : la Shoah se fait en parallèle et souvent en
opposition avec la politique expansionniste à l’Est, puisqu’elle draine des ressources
économiques et militaires qui auraient pu être plus utiles dans le cadre d’une guerre totale
menée contre la Russie. Elles nous montrent toutefois que le lien entre impérialisme colonial
et régime totalitaire est plus étroit qu’Arendt l’a montré dans Les origines du totalitarisme.
L’impérialisme n’est pas seulement une des sources du totalitarisme. Dans des cadres
différents, l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie ont chacune mené une politique coloniale à
part entière. Comme Simone Weil et Aimé Césaire l’avaient souligné au milieu du XXe siècle,
le nazisme est l’expression dans le cadre européen, d’une violence utilisée auparavant par les
pays européens dans le cadre colonial.

5. La théorie du « boomerang » et ses critiques

L’analyse arendtienne de l’impérialisme repose sur la théorie dite du « boomerang »1,


bien que son approche diffère de l’effet décrit par Aimé Césaire dans le Discours sur le
colonialisme. Arendt ne s’intéresse au système colonial que pour mieux comprendre
l’émergence du totalitarisme au XXe siècle. Cette théorie permet alors d’expliquer comment
une pensée profondément hostile à l’ensemble des acquis des lumières a pu se développer et
s’imposer au cœur de la sphère occidentale. En montrant comment une idéologie raciste et
une bureaucratie opposée à l’égalité démocratique ont pu s’imposer dans le régime colonial,
Arendt cherche à souligner que l’origine du totalitarisme est extérieure à la tradition politique
occidentale. L’expansionnisme racial qui caractérise l’impérialisme de la fin du XIXe siècle

1
RICHARD H. KING and DAN STONE, Hannah Arendt and the uses of history, p.2, New York, Oxford:
Berghahn Books, 2007

498
s’est imposé en dehors des territoires métropolitains et des limites imposées par l’État-nation.
Le système juridique colonial est lui-même un régime d’exception, dont la structure est
autonome par rapport à l’état de droit qui fonde l’espace public occidental. L’impérialisme a
ainsi créé en dehors de l’Europe les conditions d’émergence du totalitarisme. Cette idéologie
a néanmoins des conséquences sur la culture métropolitaine en institutionnalisant l’idée que
des races sont naturellement supérieures aux autres. En s’appliquant à l’intérieur de l’Europe
par le biais de l’impérialisme continental, la théorie raciale finit par se constituer en un
système de pensée cohérent capable de définir toute la structure sociale. La théorie du
boomerang caractérise donc la dynamique à l’œuvre entre l’empire colonial et la pensée
occidentale. Elle repose sur l’idée que les européens ont créé les éléments qui vont définir le
totalitarisme en dehors de leur espace traditionnel, et que c’est seulement par un retour dans la
société occidentale que ces éléments vont donner naissance à l’Allemagne nazie et à la Russie
stalinienne. Les colonies se présentent donc comme des laboratoires à partir desquels ont été
expérimentés des crimes et des méthodes de gouvernement qui ont trouvé leur apogée dans
les régimes totalitaires :

Là, à la barbe de tous, se trouvaient maints éléments qui, une fois réunis,
seraient capables de créer un gouvernement totalitaire fondé sur le racisme. Des
« massacres administratifs » étaient proposées par des bureaucrates aux Indes,
tandis que les fonctionnaires en Afrique déclaraient qu’« aucune considération
éthique telle que les droits de l’homme ne sera autorisée à barrer la route » de la
domination blanche. 1

Une telle théorie permet à Arendt d’exclure le développement du racisme de la sphère


européenne. La deuxième partie de L’Impérialisme – « la pensée raciale avant le racisme » –
est ainsi consacrée à montrer en quoi le racisme ne trouve pas sa source dans les différentes
théories politiques et scientifiques développées au cours des XVIIIe et XIXe siècles. Pour Arendt
ni le nationalisme ni le darwinisme, ni même les premières hiérarchies raciales théorisées par
Boulainvilliers ou Gobineau, ne sont à l’origine de la constitution de la race en tant
qu’idéologie structurante. Cette position lui permet donc de s’éloigner de l’histoire de
l’Europe pour s’interroger sur l’espace colonial. Au cours de ses développements sur le
régime colonial, elle ne cesse d’insister sur la distance qui sépare les colonies de leur
métropole. Le racisme naît d’une situation de rupture avec la scène occidentale et de la
confrontation des colons avec l’univers africain, tandis que le gouvernement bureaucratique
se développe à partir de l’autonomisation de l’administration coloniale face aux institutions

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 499

499
centrales. En tant que principe politique, la race se forme donc directement dans l’espace
ultramarin, en dehors du contrôle exercé par le pouvoir politique traditionnel. De la même
manière, la quête de l’expansion permanente qui caractérise l’impérialisme ne peut se
développer que dans la confrontation avec un « Outre-monde » situé hors des limites
juridiques imposées dans les relations entre États européens.

Hannah Arendt accorde donc une importance décisive au régime colonial en montrant
que le totalitarisme ne s’est pas développé dans un cadre exclusivement européen, mais est
intimement lié à l’expansionnisme de l’Europe en dehors de ses frontières historiques. Le
concept d’impérialisme continental permet alors d’expliquer pourquoi le totalitarisme s’est
instauré en Russie et en Allemagne alors que l’idéologie raciste s’est imposée dans l’ensemble
de l’Europe. Si la culture raciste issue l’expérience coloniale s’est diffusée à toute la sphère
occidentale par un « effet boomerang », ces éléments n’ont pu pleinement s’épanouir que dans
les pays disposant déjà d’une bureaucratie autoritaire fondée sur une « aura pseudo-
mystique ». L’intérêt de la théorie du boomerang est donc d’expliquer comment une idéologie
hostile à la pensée occidentale a pu naître en dehors de la sphère européenne avec
l’impérialisme colonial, puis être intégrée dans la culture métropolitaine, et s’épanouir
finalement dans les mouvements totalitaires. De plus, tout en mettant en avant le lien entre
l’impérialisme colonial et les crimes totalitaires, elle évite une lecture causale de la relation
entre ces deux moments. Pour Hannah Arendt, le totalitarisme n’est pas la conséquence
mécanique du système colonial, mais est le résultat d’une cristallisation de différents facteurs,
dont une partie seulement trouve son origine dans l’impérialisme.

Cette théorie a néanmoins fait l’objet de plusieurs critiques, en particulier pour sa


conception de l’Afrique précoloniale et de la condition noire. Certains commentateurs comme
Shiraz Dossa dans les années 1980 ont ainsi mis en cause l’ethnocentrisme, voire le racisme
inhérent à la théorie arendtienne. En faisant de la confrontation avec l’Afrique le moment de
la construction de l’idéologie raciste, Hannah Arendt conforte la conception traditionnelle de
l’Afrique comme continent primitif et vide d’histoire. Pour Robert Bernasconi la « théorie du
boomerang » est d’abord destinée à préserver la dignité de la tradition occidentale 1, et
contribue à l’absoudre de sa responsabilité dans l’émergence du concept de race. Cette théorie
implique en effet que le concept de race se soit formé à partir du contact des européens avec
des peuples qui ne leur apparaissaient pas comme humains, et que le « vrai crime » n’ait

1
ROBERT BERNASCONI « When the real crime began », in Hannah Arendt and the uses of history, Op. cit.,
p.55-67

500
commencé qu’avec la théorisation de cette première impression, puis son universalisation à
l’ensemble des peuples.

Le concept de race joue pourtant un rôle central dans une philosophie de l’histoire
aussi fondatrice que celle de Hegel, et a eu un rôle important pour les théoriciens de la
hiérarchie raciale. La théorisation du racisme apparaît donc indépendante de ce contact
empirique avec l’altérité que décrit Arendt. Bernasconi rappelle ainsi que le rôle de la
philosophie dans la construction du concept de race ne fait aucun doute jusqu’à la Seconde
Guerre mondiale. Kant, en particulier, est identifié en 1933 par Eric Voegelin comme l’un des
premiers penseurs à avoir systématisé l’usage de la Race pour la description de l’humanité et
à défendre l’opposition à la mixité ethnique. Or non seulement Arendt inclut ces textes dans
sa bibliographie, mais elle s’appuie sur Race et État pour construire son opposition
conceptuelle entre pensée raciale et idéologie raciste. La thèse arendtienne n’est donc pas due
à une méconnaissance du rapport entre racisme et pensée occidentale, mais à une volonté de
l’occulter afin de préserver la dignité de la tradition philosophique : « It seems that, like many
philosophers since, Arendt was determined to protect Kant’s reputation, instead of asking if
some of the best representatives of the Western philosophical tradition were not responsible
for the spread of racism » 1.

L’opposition entre pensée raciale et racisme fait également partie de cette stratégie
visant à exclure la philosophie occidentale de la construction du racisme. Arendt considère
l’universalisme des Lumières comme l’essence de la tradition philosophique, tandis que le
racisme lui apparaît comme une anomalie dont il convient d’expliquer l’origine. Dès lors, au
lieu de voir en quoi des auteurs comme Kant ou Hegel ont pu influencer des théoriciens du
racisme comme Ernest Haeckel, elle cherche à montrer que les différentes théories
philosophiques et scientifiques, même racistes, ne se sont jamais érigées en idéologies
structurantes, et que le racisme s’est développé en dehors de cette pensée raciale. Hannah
Arendt ne consacre ainsi que quelques pages au darwinisme social, sans percevoir le rôle que
cette théorie a pu jouer dans le milieu intellectuel de la fin du XIXe siècle et la théorisation de
l’impérialisme. En affirmant que « du point de vue politique, le darwinisme en tant que tel est
neutre »2, elle cherche à montrer le darwinisme social n’a pas influencé l’idéologie raciste,
mais que les théories racistes s’en sont emparées afin de disposer d’une crédibilité
scientifique.

1
Ibid., p. 59
2
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 441

501
La distinction entre racisme et théories raciales contribue donc à préserver la dignité
de la tradition philosophique, et conteste l’influence de ces mouvements intellectuels sur la
naissance du racisme. Pour Hannah Arendt, le racisme se caractérise par son « incompatibilité
fondamentale avec toutes les valeurs politiques et morales occidentales héritées du passé »1
(c’est nous qui soulignons). Tout en montrant comment il a pu s’appuyer sur une certaine
tradition raciale, Arendt fait du racisme une véritable rupture avec le passé, les théories
raciales étant réduites à de simples opinions. Pensée raciale et racisme sont ainsi séparés par
« un abîme qu’aucune argumentation intellectuelle ne saurait combler »2. Cette
incompatibilité radicale du racisme avec la tradition occidentale, conduit dès lors Arendt à
négliger le rôle des mouvements intellectuels dans la construction d’une culture raciste, et le
poids du racisme dans l’histoire européenne.

Arendt cherche en effet à montrer que le totalitarisme est issu de la cristallisation de


différents éléments produits au cours du XIXe siècle, mais tente également de montrer
comment chacun de ces éléments est le résultat d’une rupture avec la tradition occidentale
antérieure : l’antisémitisme s’oppose à la haine traditionnelle du Juif, l’impérialisme s’oppose
à la colonisation, et le racisme à la pensée raciale. Toutes ces oppositions contribuent donc à
se focaliser sur la fin de la conquête et à négliger le temps long de la colonisation. Arendt ne
perçoit pas le lien qui existe entre l’impérialisme de la fin du XIXe siècle et l’ensemble du
processus colonial à l’œuvre depuis la fin du XVe. Révélateur de cette absence de réflexion sur
le long terme, les colonies hispaniques ne sont jamais citées au cours de L’Impérialisme, et
des œuvres telles que l’Histoire des Indes de Las Casas ou la Conquête du Mexique de Cortès
sont absents de sa bibliographie. En affirmant par ailleurs que l’Amérique était un continent
qui ne disposait pas d’une culture et d’une histoire propre, elle montre qu’elle ne s’intéresse
pas à l’histoire précolombienne et à ses civilisations, mais uniquement à la colonisation de
l’Amérique du nord par les Anglais puis les Américains. Lorsqu’Arendt parle de la
colonisation, elle a donc en tête la conquête de l’Amérique et de l’Australie au cours du
XVIIIe siècle, qu’elle oppose à l’expansionnisme du XIXe siècle.

La colonisation implique une extension de l’espace et des lois de la métropole dans les
colonies, tandis que l’impérialisme se présente comme une expansion économique continue
qui ne cherche pas à intégrer les espaces colonisés mais à étendre son influence sur le monde.
De la même manière qu’elle distingue racisme et pensée raciale pour préserver la dignité de la

1
Ibid., p. 449
2
Ibid., p. 448

502
tradition occidentale, Arendt ne conçoit donc pas que colonisation et impérialisme puissent
être un même phénomène, tout en percevant les similitudes entre les techniques de
domination employées en Amérique au XVIIIe siècle et un siècle plus tard en Afrique. Or cette
opposition conceptuelle ne rend pas bien compte de la réalité des faits. Si on peut parler d’une
accélération du processus d’expansion coloniale à partir de la conférence de Berlin, il n’y a
pas de rupture dans les méthodes de domination entre une période coloniale qui
correspondrait à la conquête de l’Amérique, et une période impérialiste qui suivrait la mêlée
pour l’Afrique.

L’extermination et le travail forcé des amérindiens dans les colonies américaines, ainsi
que la déportation des esclaves africains lors de la traite négrière, témoignent de la violence à
l’œuvre dans la période dite coloniale. L’hubris de la conquête et la recherche d’une
expansion sans fin ne sont pas propre à la fin du XIXe siècle mais sont une constante de
l’histoire coloniale, qui s’illustre dès le mythe de l’El Dorado par les conquistadors espagnols.
La domination de l’Inde par l’Angleterre commence ainsi dès 1757, avec la prise de contrôle
du Bengale par la Compagnie britannique des Indes orientales. Au moment où Adam Smith
rédige Richesse des nations, la main invisible du marché et la substitution des cultures
vivrières par celles du coton et de l’indigo destinées à l’exportation provoquent la mort de
plusieurs millions de personnes, victimes d’une famine qui annonce déjà celles de la fin du
XIXe siècle. Inversement, si la période allant de 1884 à 1914 est définie par l’expansionnisme
colonial des pays européens, elle se caractérise également par des politiques d’intégration et
de normalisation juridique. Léopold II lègue ainsi le Congo à la Belgique en 1908, qui est
alors intégré à l’appareil administratif de l’État colonial au lieu d’être la propriété d’une
personne privée comme l’était jusque-là l’État indépendant du Congo.

L’opposition entre colonisation et impérialisme que conceptualise Arendt apparaît


donc floue. Bien que ces événements ne remettent pas en cause l’opposition conceptuelle
entre Nation, Commonwealth, et Empire, ils contredisent l’idée d’une rupture chronologique
entre ces notions. Comme l’illustre le cas de l’Inde britannique, il n’y a pas de période
coloniale au cours de laquelle les États auraient cherché à intégrer les territoires colonisés, et à
laquelle aurait succédé une période authentiquement impérialiste. Colonisation et politique
impériale sont intimement mêlées. Les différents empires coloniaux européens se sont chacun
accompagnés de tentatives d’intégration des peuples colonisés (controverse de Valladolid,
Commonwealth britannique, projet de loi Blum-Viollette…) et d’exploitation brutale du
territoire (mines de Potosi, famines en Inde, caoutchouc belge…). Si l’impérialisme apparaît
503
comme un concept qui permet de décrire la manière dont l’expansionnisme colonial a pu
s’imposer comme le principal moteur de la vie politique à la fin du XIXe siècle, il ne se
présente pas comme une rupture avec la colonisation mais comme une accélération de celle-
ci, et une exacerbation de ses traits caractéristiques. La théorie du boomerang défendue par
Hannah Arendt s’oppose donc à une interprétation plus linéaire de la relation entre
colonisation et impérialisme. Au lieu de mettre en avant la continuité qui existe entre ces
phénomènes, comme l’avait fait Césaire, l’effet boomerang arendtien crée l’illusion d’une
rupture à la fois géographique et historique engendrée par l’impérialisme.

Comme le souligne Kathryn T. Gines, « her analysis leads her to connect racism to
imperialism rather than identify the seeds of racism that were already planted during
colonialism »1. En un sens, le paradoxe du totalitarisme se reproduit avec l’impérialisme. De
la même manière que le régime totalitaire apparaissait comme un phénomène entièrement
nouveau, en rupture avec la tradition occidentale, l’impérialisme se présente comme une
rupture diachronique avec le phénomène colonial antérieur. La filiation entre totalitarisme et
impérialisme contribue donc à décaler les problèmes posés par l’analyse des fondements du
totalitarisme. « In a sense, the origins of imperialism are overlapping with the origins of
totalitarianism »2. En montrant comment le totalitarisme se développe à partir de la
cristallisation d’éléments déjà présents dans le monde avec l’impérialisme, mais en affirmant
que ces éléments sont des ruptures incompatibles avec « toutes les valeurs politiques et
morales occidentales », Hannah Arendt reproduit les interrogations qui étaient les notre à
propos du totalitarisme, et nous amène à nous interroger sur les origines de l’impérialisme.
Dès lors qu’on renonce à interpréter l’impérialisme comme une rupture avec la tradition
occidentale, et qu’on cherche au contraire à l’interpréter à partir d’une relation de continuité
avec la situation antérieure, il devient nécessaire de s’interroger sur la colonisation avant
l’impérialisme, c’est-à-dire sur les colonies européennes au XVIIIe siècle. Cette interrogation
sur l’origine de l’impérialisme rejoint dès lors une importante question de l’interprétation des
textes d’Hannah Arendt, à savoir son traitement de l’esclavage et la place de cette question
dans son œuvre.

1
KATHERYN T. GINES « Race thinking and racism in Hannah Arendt’s », in Hannah Arendt and the uses of
history, Op. cit., p. 39
2
Ibid., p. 40

504
III. Race et modernité

1. Le problème de l’esclavage chez Hannah Arendt

La naissance du racisme est probablement l’analyse politique d’Hannah Arendt la plus


soumise à critiques. Non seulement sa conception de l’Afrique comme un continent sauvage
et vide de tradition politique est soumise à de vives controverses, mais elle contribue de plus à
lui faire négliger le premier grand contact des peuples européens avec le continent noir. La
relation blancs-noirs ne s’est pas mise en place au cours du XIXe siècle en Afrique du Sud mais
dès l’époque des Lumières et la traite atlantique. Si le racisme se distingue de la pensée
raciale par sa dimension structurante et sa capacité à exercer un « monopole sur la vie
politique des nations concernées »1, il est impossible de ne pas tenir compte de la question de
l’esclavage et son rapport avec la pensée politique occidentale. Dans la dernière partie de
L’Impérialisme, Arendt souligne certes que le véritable drame de l’esclavage ne tient pas dans
la privation des droits de l’individu mais dans son essentialisation. Contrairement à l’esclave
traditionnel où l’affranchissement était la norme et où les esclaves pouvaient obtenir un statut
social avancé dans la société (en particulier dans la société romaine ou ottomane 2), la traite
atlantique s’est caractérisée par une biologisation précoce du statut d’esclave, comme s’il
s’agissait d’une réalité naturelle plutôt qu’une institution humaine. Pourtant, malgré ces
analyses qui montrent la spécificité de la traite atlantique, le rôle joué par l’esclavage dans la
société moderne reste une sorte de point aveugle de l’œuvre arendtienne, fréquemment abordé
mais jamais pleinement traité. Les quelques lignes qui lui sont consacrées dans Les origines
du totalitarisme ne sont là que pour exclure cette idée comme s’il s’agissait d’emblée d’une
fausse hypothèse, tandis que De la révolution esquisse à peine ce problème pourtant central
dans l’histoire américaine. Bien qu’Arendt reconnaisse l’ampleur du phénomène, elle semble
l’exclure de ses réflexions, au point d’occulter le rôle qu’il joue dans l’économie et la culture
occidentale.

La théorie arendtienne repose sur l’idée que le racisme n’aurait pris la forme d’une
idéologie structurante qu’à la fin du XIXe siècle. Si elle ne nie évidemment pas l’existence
d’une pensée raciale antérieure, elle la perçoit davantage comme une opinion personnelle que
comme une idéologie capable de déterminer l’orientation de la société. Ce n’est qu’avec
l’épanouissement de l’impérialisme colonial que le racisme a gagné suffisamment en dignité

1
Les origines du totalitarisme, p.448
2
JULIETTE DUMAS, « Des esclaves pour époux… Stratégies matrimoniales dans la dynastie ottomane (mi-
XIVe - début XVIe siècle) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 34 | 2011, 34 | 2011, 255-275 (texte en ligne)

505
pour être considéré comme un élément fondamental de la civilisation occidentale. À l’appui
de cette théorie d’une naissance tardive du racisme, Arendt souligne la diversité des opinions
autour des théories raciales. Loin d’être un bloc d’idées uniformes faisant l’unanimité, ces
théories apparaissent comme un ensemble disparate de conceptions divergentes, peu
reconnues jusqu’à la fin du siècle. L’opinion publique adhère faiblement à ces idées, et les
textes de Gobineau sur l’inégalité des races et la déchéance de l’humanité ne reçoivent, en
1853, qu’un accueil au plus mitigé voire indifférent. La postérité des écrits de Gobineau est
essentiellement posthume, et ce n’est qu’avec leur diffusion en Allemagne par Ludwig
Schemann près d’un demi-siècle plus tard qu’elle trouve son public dans les milieux
wagnériens. Tocqueville lui-même, pourtant protecteur de Gobineau et fervent défenseur de la
colonisation de l’Algérie, s’oppose à une conception hiérarchique de l’humanité. Malgré leur
développement, les théories raciales vont ainsi peiner à s’imposer dans l’opinion publique tout
au long du XIXe siècle. En 1885, Clemenceau continue à opposer une éthique humaniste et
égalitaire au discours raciste et colonisateur de Jules Ferry. Ce n’est qu’avec l’accélération de
la colonisation à la suite de la conférence de Berlin que le discours égalitaire finit par devenir
minoritaire et que le racisme s’impose avec l’apparence de la raison scientifique.

Cette analyse a l’avantage de montrer que le racisme ne s’est pas imposé


spontanément mais a mis plus d’un siècle pour devenir une idéologie structurant la vie
politique occidentale. Néanmoins, cette description de l’évolution du racisme passant
d’opinion minoritaire à idéologie structurante ne s’applique qu’à la sphère publique
métropolitaine. Les auteurs cités par Arendt, de Boulainvilliers à Disraeli, sont
essentiellement des écrivains et des hommes politiques européens, n’ayant jamais vécu dans
les territoires ultra-marins. Parmi les colons, seul Jefferson est là pour accréditer l’idée selon
laquelle l’esclavage n’aurait été qu’une étape transitoire et dénuée de fondement raciste dans
l’esprit des propriétaires. Or, très tôt dans l’histoire coloniale, s’est établie une rupture entre
l’opinion publique métropolitaine et celle des colonies. De la même manière que Clemenceau
a soutenu la colonisation malgré ses convictions antiracistes, la structure raciste des colonies
européennes a longtemps cohabité avec une opinion publique ouverte à l’étranger et à la
diversité des cultures. Que le siècle des Lumières soit à la fois celui où « on opposait
l’honnêteté et la simplicité des peuples sauvages et non civilisés à la sophistication et la
frivolité de la culture »1 et celui qui a pratiqué la déportation de plusieurs dizaines de milliers
de personnes par an essentiellement sur critère racial, n’est contradictoire que si on pense la

1
Les origines du totalitarisme, Op.cit. p. 80

506
société des Lumières comme un tout. Pouvoirs et opinions publiques ont au contraire adopté
des positions ambivalentes à l’égard de l’esclavage et des théories raciales qui les soutiennent,
ayant recours, dans leurs colonies, à des pratiques théoriquement interdites sur leur propre
sol1. Attachée à montrer d’où viennent les éléments constitutifs du totalitarisme, Hannah
Arendt fait porter son effort d’interprétation sur la scène européenne où l’absence d’esclavage
de masse a contribué au développement tardif d’une idéologie proprement raciste, tandis
qu’elle laisse à part le système des plantations où le racisme a structuré l’ensemble de
l’organisation économique et sociale dès ses origines.

L’opposition entre pensée raciale et racisme provient de cette focalisation sur l’espace
public occidental au détriment des colonies américaines, où le concept de race s’est imposé
plus précocement comme ferment de la vie politique. Hannah Arendt ne s’intéresse pas au
fonctionnement économique et social des colonies européennes au XVIIIe siècle. Elle ne se
préoccupe du développement des théories raciales que dans leur rapport aux idées politiques
et à l’évolution de la sphère publique européenne. La pensée raciale censée précéder le
racisme idéologique est ainsi liée aux enjeux politiques et sociaux de la construction nationale
qui se posent dans les États européens aux XVIIIe et XIXe siècles, plutôt qu’à des impératifs
économiques propres aux colonies américaines. Boulainvilliers et Gobineau, auteurs cités
comme les fondateurs de la pensée raciale par Hannah Arendt, sont deux aristocrates
confrontés à la contestation ou à la fin de leurs privilèges face à la montée en puissance de la
bourgeoisie. Pour Boulainvilliers, le concept de race permet de défendre les privilèges
inaliénables de la noblesse, obtenus par une conquête séculaire et menacés par l’alliance qui
s’opère au début du XVIIIe siècle entre la monarchie et le Tiers-État. Il ne s’agit pas d’un
concept biologique opposant la supériorité de l’homme blanc à l’ensemble des races du
monde jugées inférieures, mais d’un concept politique qui oppose le féodalisme primitif à
l’unité nationale soutenue par la monarchie absolue. La pensée de Boulainvilliers est liée à un
contexte historique spécifique à la France de l’Ancien Régime, loin des préoccupations des
propriétaires d’esclaves dans les plantations sucrières de Saint-Domingue

De même, la pensée de Gobineau s’inscrit dans la filiation de Boulainvilliers, malgré


sa conception d’un déclin universel de l’espèce humaine. Confrontée un siècle plus tard à la
chute de la noblesse plutôt qu’à l’émergence de l’idée de nation, elle prend la forme d’une
philosophie de l’histoire insistant sur la décadence des civilisations sur fond de mélange des

1
NOËL ÉRICK, « L’esclavage dans la France moderne », Dix-huitième siècle, 2007/1 (no 39), p. 361-383.
DOI : 10.3917/dhs.039.0361. (texte en ligne)

507
races. Pour Arendt, l’universalisme de la théorie raciale de Gobineau est une illusion qui n’est
autre qu’une projection de la déchéance politique de la noblesse française sur le sort de
l’humanité. Dans un contexte intellectuellement marqué par le progrès technique et le
développement de la philosophie de l’histoire, la disparition de l’aristocratie héréditaire est
interprétée par Gobineau comme le signe du déclin de toute l’espèce humaine.

Arendt insiste sur le décalage du père de la théorie raciale par rapport à sa propre
époque. Gobineau a inventé le racisme que « pour ainsi dire par hasard », sans l’inscrire dans
une véritable quête de domination des peuples jugés inférieurs. « Petit à petit, il identifia la
chute de sa caste à la chute de la France, puis avec celle de la civilisation occidentale, et enfin
avec celle de l’humanité tout entière »1. Son universalisme apparent n’est que la projection de
la pensée raciale aristocratique dans une société où l’aristocratie a déjà perdu. Ne pouvant
plus invoquer l’origine germanique de la noblesse pour l’opposer aux prétentions politiques
de la bourgeoisie comme l’a fait Boulainvilliers avant lui, sa pensée trouve dans l’opposition
entre les civilisations une manière de rétablir l’hérédité du conflit social. L’apparente
modernité des écrits de Gobineau cache donc une pensée marquée des enjeux d’Ancien
Régime et l’expérience du déclin de l’aristocratie. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, alors que
les questions politiques dues à la chute de la noblesse auront perdu leur actualité et que
l’entreprise coloniale aura imposé de nouveaux enjeux, que l’œuvre de Gobineau trouvera
finalement son public et apparaîtra comme l’un des fondements du racisme.

Arendt choisit donc d’illustrer son propos avec la thèse d’un aristocrate français,
fondant la supériorité de la noblesse sur le Tiers-État sur la conquête barbare des origines,
plutôt qu’avec une analyse du Code noir dont la rédaction est pourtant contemporaine des
écrits de Boulainvilliers. Elle exclue de la sorte le rôle de l’esclavage dans le développement
du racisme pour montrer son épanouissement dans la sphère européenne. L’objectif des
Origines du totalitarisme est de comprendre les fondements qui ont abouti à la catastrophe qui
a marqué l’histoire européenne au milieu du XXe siècle. Boulainvilliers et Gobineau sont ainsi
invoqués en tant qu’auteurs qui ont préparé l’émergence d’un racisme nationaliste en
Allemagne. Leur pensée raciale, focalisée sur des enjeux d’Ancien Régime, s’appuie sur la
conceptualisation d’une élite raciale définie par son origine germanique, et biologiquement
opposée à l’universalisme de la bourgeoisie, concept repris par la suite par le nationalisme
allemand en quête d’unité.

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 98

508
À travers cette généalogie du racisme, l’enjeu est donc l’émergence du racisme
allemand et sa transformation en idéologie structurante, plutôt que les origines des hiérarchies
raciales, encore largement en vigueur au milieu du XXe siècle. Le nazisme et ses origines est la
ligne d’horizon vers laquelle convergent toutes les analyses des Origines du totalitarisme.
Cette finalité de l’œuvre arendtienne l’amène dès lors à privilégier une lecture européenne du
racisme, et à limiter la place consacrée au racisme colonial d’Ancien Régime, dont l’influence
sur l’idéologie nazie est beaucoup plus lointaine que l’entreprise coloniale de la fin du
XIXe siècle, encore en mémoire au moment où Hitler parvient au pouvoir. Le problème est que
cette lecture orientée par l’histoire allemande a pour revers d’épargner à la pensée occidentale
le travail critique sur ses fondements raciaux, en ne s’interrogeant pas sur les structures des
sociétés esclavagistes. Hannah Arendt ne s’interroge pas sur le fonctionnement de la société
coloniale américaine. Les mécanismes par lesquels la domination s’est exercée sur les
esclaves, les tentatives de révoltes, ou encore la situation particulière des libres de couleurs,
sont autant d’enjeux ayant structuré la société coloniale du XVIIIe siècle qu’Arendt n’aborde
pas dans son texte.

Plusieurs commentateurs, en particulier dans le monde anglo-saxon, ont déjà souligné


l’ambiguïté de cette question. Comme le montre Kathryn T. Gines dans Hannah Arendt and
the Negro question, Arendt affirme que le crime fondamental de la traite atlantique tient dans
la biologisation du statut d’esclave, rendant ainsi impossible toute libération des esclaves.
Pourtant elle maintient dans le même temps que la nature raciale de l’esclavage ne faisait pas
de l’Amérique esclavagiste une société raciste, comme si les américains n’étaient pas
conscients que les milliers de Noirs nés esclaves et privés des droits fondamentaux l’étaient
sur un fondement raciste alors que les Blancs ne pouvaient pas connaître un tel sort 1. Si on
peut tenter de défendre la thèse arendtienne en affirmant que la structure raciale de la société
esclavagiste n’a pas pris la forme idéologique et n’a pas eu le même impact destructeur sur les
sociétés africaines que l’impérialisme colonial, il est impossible de nier que les rapports
sociaux dans les sociétés coloniales du XVIIIe siècle s’appuient sur une conscience raciale. Une
société dans laquelle les lois érigent des distinctions raciales, interdisent les mariages
interraciaux, et prévoient que certaines personnes soient condamnées à la servitude sur le
fondement de leur origine ethnique, ne peut pas ne pas avoir conscience d’être une société
raciste. La position arendtienne est en cela intenable, car elle consiste à reconnaître

1
GINES T. KATHERYN, Hannah Arendt and the Negro question, p. 65, Bloomington: Indiana University Press,
2014

509
l’esclavage de masse comme un crime contre l’humanité tout en affirmant que la société
n’avait pas conscience de sa nature raciale.

L’ambiguïté d’Hannah Arendt face à l’esclavage se retrouve également dans des


œuvres plus tardives, en particulier dans son traitement de la Révolution américaine, et dans
la manière dont elle aborde l’affaire Little Rock. Grande admiratrice de l’œuvre des Pères
fondateurs, Arendt considère en effet que le succès de la Révolution américaine – la fondation
d’un nouveau régime assurant la liberté politique de ses citoyens – est lié à l’absence de la
question sociale de la société américaine. Contrairement à la Révolution française, où
l’extrême dénuement de la population a rendu urgente la question de la pauvreté au détriment
de la construction politique, la relative égalité économique des citoyens américains a permis
la fondation d’un nouveau corps politique stable permettant à ses membres de participer
pleinement à la vie publique. La prospérité économique des États-Unis leur a permis de ne pas
avoir à traiter le problème de la grande pauvreté et de réussir une révolution politique.

Arendt reprend ainsi les analyses de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique


en faisant de l’égalité sociale le préalable à la participation politique. S’il ne s’agit pas d’une
égalité stricte, l’absence de dénuement total et les possibilités accrues de promotion sociale
permettent aux citoyens de partager des aspirations communes et d’agir ensemble au sein
d’institutions stables. Pour Hannah Arendt, la vie politique et la vie sociale sont deux
domaines distincts, et l’erreur des révolutions est de croire qu’il soit possible de régler les
questions sociales à l’aide d’outils politiques et réciproquement. Bien qu’il ne s’agisse pas
d’une apologie de la démocratie américaine, dont elle critique par ailleurs les dérives, Arendt
voit dans la Révolution américaine l’exemple d’une fondation réussie où l’irruption de la
nécessité sociale dans la sphère publique n’a pas eu lieu, préservant ainsi les libertés
publiques nouvellement acquises.

Or l’absence de nécessité sociale et la prospérité économique des colonies américaines


à l’aube de la révolution sont justement liées au travail forcé et à la distinction raciale qui
sévit dans une toute une partie des 13 colonies. La relative égalité économique et sociale qui
explique le succès de la révolution pour Arendt, est ainsi celle des citoyens américains, ce qui
exclut l’ensemble de la population noire. Le problème est qu’elle reste ambiguë sur cette
question pourtant centrale de la société coloniale américaine. Si elle garde en tête que « la
misère abjecte et dégradante était présente partout sous la forme de l’esclavage et du travail

510
des nègres » et considère l’esclavage comme « le crime originel » des États-Unis1, elle
n’aborde ni le fonctionnement des plantations, ni la participation des Afro-américains à la
Guerre d’indépendance et les questions que leur émancipation a soulevé.

On ne trouve ainsi que 27 occurrences du terme « slave » et ses dérivés dans On


Revolution. La question de l’esclavage ne représente que 8 % du volume de l’œuvre, alors
qu’il s’agit d’une question décisive pour la fondation de la démocratie américaine, touchant
directement près de 25 % de la population. Contrairement à Tocqueville qui traite l’ensemble
des éléments de la société américaine auxquels il a été confronté, y compris la place des Noirs
et des Indiens, Arendt laisse dans l’ombre certains aspects de la Révolution américaine pour
lesquels elle dispose pourtant de sources, tels que la nature coloniale de la Guerre
d’indépendance, ses motifs monétaires, ou les réactions des grands propriétaires 2. Il semble
qu’Arendt ait ainsi cherché à préserver la dignité des Pères fondateurs, qui auraient été
conscients du crime que constitue l’esclavage mais auraient échoué à l’abolir et laissé cette
tâche à leurs successeurs. Cette image d’une révolution encore inachevée mais consciente
d’elle-même lui permet alors de ne pas aborder la question de l’esclavage de front, en
l’évoquant sans pour autant la traiter.

Arendt makes repeated attempts to present slavery and racism as social


rather than political, issues, this framework does not hold. Just as Arendt
eventually (even if reluctantly) acknowledges that segregation is at once a social,
private, and even a political issue, she also comes to recognize that slavery is not a
social issue but a crime with political implications.3

Pour Kathrin T. Gines, Hannah Arendt ne parvient pas à une position claire sur
l’esclavage et les discriminations raciales qui en découlent, les concevant tantôt comme un
crime à caractère politique, tantôt comme une question d’ordre social ou privé, et ne relie pas
cette condition avec l’expérience de l’antisémitisme. Si l’esclavage est bien présent dans
l’œuvre arendtienne, il n’est donc pas conçu comme un fondement de la modernité, portant en
puissance certains éléments constitutifs de la catastrophe totalitaire, en particulier l’idéologie
raciste. Hannah Arendt sous-estime la précocité des hiérarchies et des ségrégations raciales
qui émergent dès le XVIIe siècle et s’imposent comme fondement du corps politique au XVIIIe .

1
De la révolution, Op. cit., p. 95 et p. 316
2
ANNE AMIEL, La non-philosophie de Hannah Arendt : révolution et jugement, p. 46-49, Paris : Presses
Universitaires de France, 2001
3
Hannah Arendt and the negro condition, Op. cit., p. 63

511
La question de l’esclavage est abordée mais n’est pas traitée dans ses implications
idéologiques, comme si l’exclusion d’une partie de la population de la sphère publique,
condamnée à la servitude par son appartenance à une certaine catégorie avait pu se faire sans
l’existence d’une théorie raciale structurante. Kathryn T. Gines avance même l’idée que la
question noire est d’abord pour Arendt un problème de Noirs : « Arendt frames the issues of
slavery, segregation, and colonialism/imperialism in a way that presents Black persons as the
problem rather than situating white people’s anti-Black racism as the problem »1. Pour
Hannah Arendt, l’émergence du racisme est dû à la confrontation avec l’altérité que représente
l’Afrique plutôt qu’au développement d’une idéologie déjà présente dans la pensée
occidentale. De même la bureaucratie comme principe de domination et le mépris des lois qui
l’accompagne se forgent dans l’éloignement par rapport à la sphère européenne, et en rupture
vis-à-vis de ses traditions. L’altérité africaine est donc présentée comme la source du racisme
plutôt que comme son résultat.

Le colonialisme des XVII-XVIIIe siècles présente pourtant un ensemble de traits


caractéristiques de l’impérialisme tel qu’Arendt le conçoit, qui remettent dès lors en cause
l’opposition de ces deux concepts. En cherchant à montrer en quoi la colonisation du
XVIIIe siècle et son système esclavagiste ont pu constituer un moment de mise en place des
structures idéologiques de l’impérialisme, l’accent n’est plus porté sur l’altérité de l’Afrique
mais sur la politique coloniale elle-même et ses conséquences en termes de relations Blancs-
Noirs. Le racisme n’apparaît donc pas comme réaction spontanée des européens face au
caractère sauvage de l’Afrique intérieure, conceptualisée par la suite par l’impérialisme
continental, mais comme une construction sociale théorisée dès l’époque moderne, et
entretenue par un ensemble de dispositifs économiques et culturels 2. La transcription
sociobiologique de la race au cours du XIXe siècle n’est pas directement sortie de la cuisse de
la politique victorienne, mais s’est greffée sur une idéologie raciste déjà constituée, issue de la
première colonisation américaine.

Le mouvement de « boomerang » théorisé par Arendt pour rendre compte du concept


de race prend dès lors une forme plus complexe. L’idée de race n’a pas émergé lors de la
conquête de l’Afrique à la fin du XIXe siècle pour ensuite s’épanouir dans la sphère
européenne. Elle s’est d’abord développée lors de la première colonisation pour soutenir son
économie du travail forcé, puis s’est étendue à l’ensemble des peuples colonisés au cours de

1
Hannah Arendt and the negro question, Op. cit., p. 123
2
ACHILLE MBEMBE, Critique de la raison nègre, p. 74, Paris : la Découverte, 2015

512
la seconde vague de colonisation dès le milieu du XIXe siècle, avant de revenir dans la sphère
européenne. L’impérialisme ne prend donc pas la forme d’une rupture diachronique avec la
pensée occidentale à partir de laquelle se cristalliseraient les fondements du totalitarisme.
L’entreprise coloniale dans sa totalité constitue un mouvement à long terme au cours duquel
se mettent en place un ensemble d’idées sur lesquelles le totalitarisme va s’appuyer. Loin
d’être une solution provisoire vouée à l’extinction comme le pense Jefferson lors du
compromis de Philadelphie de 1787, l’esclavage de masse est un élément fondateur de la
modernité coloniale qui a perduré entre le XVIe et le XIXe siècle. La race et le travail forcé ne
sont pas des ruptures avec la modernité, mais bien des outils propres à cette dernière qu’on
retrouve sous différentes formes jusqu’à l’époque contemporaine.

2. La plantation, système racial et mortifère

Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt fait de la conquête de l’Afrique


l’origine du racisme et conçoit la filiation entre totalitarisme et colonisation comme une
évolution courte, étalée sur à peine quelques générations. Or la race est le principe structurant
des sociétés esclavagistes du XVIIIe siècle. Il ne s’agit ni d’une opinion courante ni d’une
mesure transitoire vouée à disparaître, mais d’une idéologie structurante qui détermine les
positions de chacun selon une unité biologique. Face à la violence de la traite négrière et du
système de travail forcé à l’œuvre dans les plantations, l’opposition entre pensée raciale et
racisme perd son sens. Comment en effet justifier le fait que le racisme serait une idéologie
structurante dans l’Europe impérialiste du XIXe siècle, mais qu’il ne serait qu’une opinion
courante dans les systèmes esclavagistes du XVIIIe ? Le racisme à l’œuvre dans le système
économique et politique des plantations ne peut pas être assimilé à une simple opinion. Il n’a
pas été défendu par des « hommes aux conceptions faciles et brillantes » comme les
intellectuels auxquels pensent Arendt, mais a bel et bien été l’idéologie d’hommes « aux actes
brutaux qui ne sont que brutalité en action »1. Dès lors, en considérant que l’idéologie de la
race est l’une des origines du système totalitaire, il devient nécessaire de remonter sa
généalogie au-delà du XIXe siècle et montrer en quoi ces principes s’ancrent dans une des plus
importantes déportations de masse de l’histoire.

La distinction entre la colonisation et l’impérialisme présents dans l’œuvre arendtienne


s’appuie en partie sur l’idée que l’entreprise coloniale des XVII-XVIIIe siècles aurait touché des
pays vides ou du moins peu peuplés comme l’Amérique ou l’Australie. Elle aurait dès lors

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 98

513
pris la forme d’une intégration des territoires à la métropole par des colons les mettant en
valeur, tandis que l’expansionnisme de la fin du XIXe siècle aurait consisté en une domination
des peuples déjà présents sur les terres. Or cette interprétation néglige d’une part l’importance
des peuples indigènes chassés des territoires colonisés ou exterminés, mais occulte également
le fait qu’une telle domination s’est exercée sur des populations qui ont été massivement
importées dans les colonies pour servir de main d’œuvre servile. Si la déportation d’esclaves
africains dans les colonies américaines n’a pas constitué une destruction des sociétés locales
comparable à celle de la mêlée pour l’Afrique, elle a ainsi constitué un véritable laboratoire
dans lequel les pratiques coloniales telles que l’idéologie raciste, le mépris des lois, ou encore
la politique de la terreur, ont pu s’élaborer.

La mise en place du racisme dans la société coloniale d’Ancien Régime est liée à des
questions d’ordre économique. L’exploitation des ressources naturelles du Nouveau Monde
s’est en effet appuyée sur le travail forcé, c’est-à-dire sur l’obligation de travailler sans
rémunération à des projets n’étant pas la propriété des travailleurs. L’ensemble de l’Amérique
a été touché par ce phénomène, qu’il s’agisse de colonies britanniques, espagnoles, françaises,
ou portugaises. Jusqu’au XIXe siècle, l’économie américaine s’est essentiellement appuyée sur
l’extraction de matières premières précieuses (argent, sucre, coton, tabac, etc.) et leur
exportation en Europe. L’exploitation de ces différentes ressources a nécessité un travail
physique important et le recours à une main d’œuvre abondante, favorisant l’emploi de
travailleurs contraints. Dans un contexte de recherche de l’enrichissement maximum,
l’esclavage absolu pratiqué outre-Atlantique s’est dès lors avéré la solution permettant de
dégager les plus-values les plus importantes pour les colons, nonobstant les critiques d’Adam
Smith dénonçant l’incurie d’un système de servitude totale. La déportation des travailleurs a
ainsi consisté en une importante opération de déshumanisation permettant de priver des êtres
humains de leur origine sociale, et de les réduire à une main d’œuvre corvéable, ne disposant
ni d’identité ni d’autorité sur sa propre vie. La politique coloniale a donc pris la forme de ce
que Françoise Vergès désigne comme « l’économie de prédation »1, faite de rapts et de
pillages dans le but d’approvisionner les espaces de production en main d’œuvre servile.

Ce furent les forces incontrôlées du marché qui déterminèrent combien


d’esclaves africains pouvaient être entassés dans la cale d’un bateau – des
hommes enchaînés ensemble pendant cinq semaines ou plus, constamment voûtés
ou collés les uns aux autres comme des cuillères, tête contre pieds, dans

1
FRANCOISE VERGES, L’homme prédateur : ce que nous enseigne l’esclavage sur notre temps, p. 57, Paris :
Albin Michel, 2011

514
l’impossibilité de se tenir debout ou de s’étendre, sur des planchers couverts
d’urine et de merde – afin de satisfaire la demande pour le sucre, le rhum, le tabac,
le café.1

Ce système a pourtant longtemps indistinctement recouru à des travailleurs blancs et


noirs, fournis par le début de la traite atlantique et la condamnation de sujets métropolitains.
La déportation dans les colonies de personnes ou de communautés considérées comme
superflues en Europe a ainsi été un moyen courant d’éliminer les « sujets indésirables » et de
fournir les colonies en main d’œuvre. Contrairement aux travailleurs blancs, libérés après
leurs années de servitude, l’institutionnalisation du travail forcé des populations d’origine
africaine a néanmoins permis de maintenir une force de travail servile à disposition. Par
ailleurs, les épidémies comme la malaria ou la fièvre jaune, auxquelles les populations
africaines se sont révélées plus résistantes, ont contribué à rendre les grandes exploitations
négrières plus rentables que les petites plantations recourant à des serviteurs européens. Si
cette thèse, défendue par Charles C. Mann dans 1493, ne permet pas d’expliquer l’origine de
l’esclavage, pratiqué également dans des régions épargnées par ces épidémies, elle permet
d’expliquer pourquoi le modèle de la plantation a pu économiquement s’imposer dans les
régions affectées. En favorisant les grandes exploitations capables d’acquérir un nombre
important d’Africains déportés en Amérique, les épidémies ont contribué à faire de
l’esclavage le modèle économique dominant de la colonisation du XVIIIe siècle.

En tant qu’idéologie structurante, le racisme s’est donc développé avec


l’institutionnalisation de l’esclavage destiné à l’exploitation des ressources américaines. Les
premières lois de discriminations raciales se mettent ainsi en place au cours du XVIIe siècle et
au début du XVIIIe, institutionnalisant le statut de l’esclave sur plusieurs générations (Virginie,
1662) ou interdisant les relations interraciales (Massachussetts, 1705). S’instaure ainsi une
hiérarchie raciale qui va structurer les relations sociales dans les colonies américaines pendant
les siècles qui suivent. Le concept de race, distinct des théories raciales qui peuvent exister
dans la sphère métropolitaine, s’impose ainsi dans les colonies américaines à travers ce travail
législatif de construction du statut de l’esclave noir. Privé de droits civiques, interdit de
témoigner dans les tribunaux, légalement réduit à un bien meuble, l’esclave est entièrement
aliéné en tant que personne morale. L’instauration de la servitude à vie et de son statut
héréditaire contribue également à le priver de ses perspectives d’émancipation, en particulier
dans les colonies britanniques.

1
DAVID BRION, « Foreword », in Atlas of the Atlantic Slave Trade, p. XXI, New Haven: Yale University Press,
2010

515
Loin d’être un réflexe spontané lié à la découverte de l’Afrique comme l’imagine
Hannah Arendt, le racisme se greffe sur une domination économique et sociale, en lui
apportant une légitimité idéologique. Il ne s’agit pas d’une réaction face à l’altérité mais d’une
démarche active de construction de la figure du Noir comme autre, qui contribue à justifier la
servitude absolue qui caractérise l’esclavage pratiqué dans les colonies américaines :

Depuis 1670 se posait la question de savoir comment mettre au travail une


grande quantité de main d’œuvre en vue d’une production commercialisée sur de
longues distances. L’invention du Nègre constitue la réponse à cette question. Le
Nègre est en effet le rouage qui, en permettant de créer, par le biais de la
plantation, l’une des formes les plus effaces d’accumulation de richesses à
l’époque, accélère l’intégration du capitalisme marchand, du machinisme et du
contrôle du travail subordonné.1

L’ampleur des déplacements de population durant la traite atlantique en fait une


véritable déportation de masse. La déportation désigne en effet le transfert et l’internement de
personnes ou de populations dans des camps situés dans des régions éloignées de leur lieu de
résidence. Privés de liberté, déplacés sur un autre continent, et condamnés à travailler dans un
lieu géographiquement clos, les esclaves africains issus de la traite atlantique peuvent
légitimement être apparentés à des déportés. Le terme désigne d’ailleurs la condamnation à
l’exil prononcé contre les détenus métropolitains au cours de la même période. Selon
l’historienne Aline Helg, qui s’appuie sur The Transatlantic slave data base2, plus de
12 millions d’Africains furent embarqués vers les Amériques entre le XVIe et le XIXe siècle,
dont plus de la moitié entre 1775 et 1866. Le commerce d’êtres humains à destination des
colonies du Nouveau Monde ne cesse ainsi de progresser pendant trois siècles pour atteindre
son point culminant dans la décennie 1784-1793, avec plus de 90 000 esclaves par an
importés des côtes africaines. Malgré le développement de la philosophie des Lumières et les
progrès de l’abolitionnisme, les trafics persistent donc jusqu’au milieu du XIXe siècle et
trouvent leur paroxysme au moment même où la Révolution française déclare les hommes
libres et égaux en droit. Ces chiffres montrent ainsi que la traite et le système qu’elle engendre
sont des phénomènes résolument modernes, comparables à des phénomènes similaires comme
le Goulag par exemple, par lequel entre 15 et 18 millions de personnes ont transité selon
l’historienne Anne Applebaum3.

1
Critique de la raison nègre, Op. cit., p. 38
2
ALINE HELG, Plus jamais esclaves ! : de l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation :
1492-1838, p. 29 et suivantes, Paris : Éditions la Découverte, 2016
3
Goulag : Une histoire, Op. cit., p. 9

516
La traite atlantique se caractérise par ailleurs par un taux de mortalité extrêmement
élevé. Environ 16 % des 12 millions d’Africains déplacés sont ainsi morts pendant la
traversée, sans compter les captifs n’ayant jamais atteints les ports africains et qu’il n’est donc
pas possible d’évaluer précisément 1. De plus certains historiens estiment qu’un esclave sur
deux n’a pas dépassé la première année de servitude du fait des conditions de travail et des
sévices infligés. À titre de comparaison, le taux de mortalité annuel du Goulag est de 3 à 7 %
en moyenne selon Nicolas Werth, avec un pic de mortalité d’environ 20 % des populations
déportées par an pendant la Seconde Guerre mondiale, loin de la mortalité des plantations
américaines2. Si le niveau de développement, en termes d’avancées médicales et d’hygiène, a
sans aucun doute joué un rôle important, il ne suffit pas à expliquer une telle mortalité. La
morbidité des sociétés esclavagistes est le résultat d’une action consciente et assumée par ses
auteurs, qui s’illustre dans la promiscuité, les sévices corporels, et la violence globale des
conditions de travail imposées aux esclaves. Les colonies américaines s’appuient ainsi sur le
mépris à l’égard de la vie humaine, ou du moins de celle soumise au joug des propriétaires.
Bien qu’il s’agisse d’un système de travail forcé et non d’une politique d’extermination, la
colonisation pré-impérialiste s’avère donc un moment particulièrement morbide. Les camps
de travail du Nouveau Monde, mines ou plantations, consomment littéralement leurs
travailleurs déportés, et ont donc un besoin constant de réapprovisionnement en main d’œuvre
servile.

Si la comparaison de la traite atlantique avec le Goulag s’avère éclairante pour notre


propos, puisqu’il s’agit de deux systèmes de travail forcé fondés sur une déportation de masse
avec un très fort taux de renouvellement et ayant eu un rôle structurant dans l’économie des
pays affectés, elle ne doit pas nous faire occulter les oppositions entre ces deux entreprises. Le
Goulag est en effet un système de camps créé par le pouvoir central, et ayant une forte
dimension politique. L’objectif du Goulag est autant de disposer d’une main d’œuvre gratuite
que de sanctionner les opposants au régime. Inversement, la traite est avant tout une entreprise
commerciale. Bien qu’elle soit soutenue par les pouvoirs publics, les lois régissant le
commerce d’esclaves sont là pour encadrer l’action des acteurs privés et non pour régir les
camps eux-mêmes. Le travail forcé dans les colonies du Nouveau Monde est ainsi lié à des
questions entièrement économiques et sociales, d’où est absente la dimension politique propre
aux camps soviétiques. De même, alors que la question de l’hérédité est au cœur du

1
Plus jamais esclaves !, Op. cit., p. 29
2
NICOLAS WERTH, La Terreur et le désarroi : Staline et son système, Paris : Perrin, 2007

517
fonctionnement des sociétés esclavagistes, la déportation au Goulag est rarement une sanction
à vie.

L’objectif n’est donc pas d’affirmer que le Goulag et les autres systèmes de
déportation de masse seraient la conséquence directe de la traite atlantique. Tout comme
Hannah Arendt cherche à découvrir dans L’Impérialisme l’origine des éléments dont la
cristallisation a pris la forme du totalitarisme, il s’agit davantage de voir comment des
éléments tels que la violence de masse, le travail forcé, ou la race comme idéologie, prennent
déjà naissance dans la société esclavagiste du XVIII-XIXe siècle, dont la structure est laissée de
côté par l’œuvre arendtienne. Le Goulag n’est donc pas la suite de la traite, mais plutôt une
forme renouvelée du camp de travail, structure économique déjà présente dans la société
occidentale plus de deux siècles avant l’arrivée des communistes au pouvoir.

Ce rapport généalogique entre les sociétés esclavagistes et les régimes dit totalitaires
apparaît également dans la terreur et la paranoïa qui caractérisent la société coloniale, sans
qu’aucune police secrète ne vienne y jouer le rôle décisif qu’Arendt leur attribut dans Les
origines du totalitarisme. La violence dans les sociétés esclavagistes est liée à la peur
omniprésente de la révolte. Dans des régions comme Saint-Domingue, où le nombre
d’hommes libres (Blancs et libres de couleurs) n’atteint pas 15 % de la population totale 1, la
crainte d’une conspiration d’esclaves menaçant la hiérarchie raciale a justifié le recourt aux
pires méthodes pour soumettre les populations captives. Pourtant, comme le montre Aline
Helg, les véritables tentatives de révoltes restent extrêmement rares jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle et les premières guerres d’indépendances sur le continent américain. La crainte
du complot et les réactions qu’elle implique relèvent donc d’une forme de paranoïa de la part
de colons ayant le sentiment d’être en permanence entourés d’ennemis prêt à les égorger dans
leur sommeil. « Partout minoritaires, ces derniers vivaient dans l’angoisse tant d’une attaque
d’Amérindiens que de façon plus immédiate, d’une révolte d’esclaves africains […]. Dans ce
contexte inquiétant, ils transformèrent souvent les manifestations de mécontentements en
conspiration qu’ils assimilèrent ensuite à des révoltes qu’ils réprimèrent cruellement »2. Cette
illusion des élites blanches entretient dès lors l’idée que seule la violence structurelle peut
assurer leur domination ; violence qui, en produisant le mécontentement qu’elle est censée
corriger, réalise les conditions de sa propre perpétuation.

1
Plus jamais esclaves !, p. 41
2
Ibid., p. 113

518
Comme dans le régime totalitaire défini par Arendt, la terreur coloniale s’appuie sur un
ensemble d’outils juridiques, qui assurent la soumission des populations sur lesquelles elle
s’exerce. Ainsi, les différentes législations esclavagistes ne distinguent pas l’intention de
l’action et refusent aux Noirs la possibilité de témoigner à un procès. Dès lors, la moindre
manifestation de mécontentement peut être interprétée par les propriétaires comme le signe
d’une future rébellion et se voir sanctionner en tant que telle. Par ailleurs, l’aveu est la seule
preuve exigée par les autorités pour s’assurer de l’existence d’une révolte, aveux obtenus le
plus souvent par recourt à la torture. Dans le paradigme mis en place par la justice coloniale,
ce ne sont pas les faits qui sont répréhensibles mais la simple possibilité. En 1696, le
gouverneur de Jamaïque signe ainsi un décret stipulant que « pour un esclave, imaginer la
mort d’une personne blanche était un crime passible de la peine de mort »1. Asservir le corps
des esclaves ne suffit donc pas à l’administration coloniale jamaïcaine, qui cherche à les
priver également de la plus intime forme de libération possible, basée sur la pure imagination.
Le moindre signe d’une conspiration peut donc donner lieu à une répression sanglante, même
s’il n’existe que dans l’imaginaire de colons entourés d’esclaves et guettant le moindre indice
de sédition. Il ressort de cette situation une violence structurelle et arbitraire faisant peser une
menace permanente sur les esclaves et leur famille, et interdisant dès lors toute manifestation
d’opinion, aussi restreinte soit-elle.

Plus que la violence des châtiments, qui correspond somme toute à une conception
traditionnelle du pouvoir qui doit s’incarner dans les corps comme Michel Foucault l’a montré
dans Surveiller et punir, les sociétés esclavagistes se distinguent donc par leur profonde
paranoïa. La peur qui agite les élites coloniales n’est pas seulement celle d’une révolte
localisée, c’est également celle d’une conspiration qui viserait à instaurer un royaume noir en
Amérique et à tuer tous les Blancs – crainte récurrente dans tous les exemples cités par Aline
Helg. Or malgré les tentatives de révoltes qui ont pu éclater sporadiquement dans l’histoire de
coloniale américaine, les populations noires n’ont jamais tenté de créer un royaume hostile
aux colons, n’ayant ni les moyens militaires ni les outils de communication nécessaires à un
tel projet.

Même dans les cas de révoltes couronnées de succès, comme au Suriname où les
autorités hollandaises signent un traité avec les insurgés en 1783, leur objectif est davantage la
fuite et la liberté que l’extermination des Blancs. Ce n’est qu’avec la Révolution haïtienne,

1
Ibid., p. 115

519
réalisées dans les conditions spécifiques issues de la Révolution française et cas unique de
l’histoire, qu’un nouvel État a pu être fondé par les esclaves sur leurs terres de déportation.
Les colons vivent donc dans un monde fictif, fantasme inversé de leur propre domination et
de leur minorité démographique. La crainte d’un royaume noir créé par les esclaves est avant
tout la peur d’une inversion de la hiérarchie raciale et illustre l’angoisse des colons de voir
leur violence se retourner contre eux. Peur qui justifie en retour l’exercice même de cette
violence, dans une forme de prophétie auto-réalisatrice générant elle-même la situation à
laquelle elle prétend remédier.

Les sociétés esclavagistes peuvent dès lors être qualifiées de régimes de terreur au
sens arendtien. Comme on l’a déjà montré1, Hannah Arendt distingue l’usage de la violence
en tant que force de contrainte, de la terreur comme état permanent de la société. Pour Hannah
Arendt, la violence se caractérise par sa dimension instrumentale. Il s’agit d’un outil pouvant
être utilisé pour atteindre une certaine fin sans tenir compte de l’intention de l’autre. Tout en
affirmant sa stérilité – la violence ne peut pas créer un espace public fondé sur l’action de ses
membres – elle en reconnaît l’utilité dans certaines circonstances. Menacer quelqu’un pour
obtenir une rançon, tirer dans la foule pour écraser une révolte, ou tuer un gardien pour
s’enfuir, sont autant de situations où l’usage de la violence est justifié par la finalité à obtenir
(que cette dernière soit légitime ou non). La violence appartient au registre de la fin et des
moyens. Une fois ses objectifs obtenus, elle perd son sens et doit s’arrêter. La terreur désigne
au contraire une situation où la violence a atteint un stade structurel tel qu’elle est devenue sa
propre finalité et se substitue à l’action en tant que moteur de la vie publique. Alors que
l’usage de la violence rompt l’action politique, la terreur l’anime d’une agitation perpétuelle,
dans une recherche effrénée de nouveaux ennemis pour justifier la poursuite de son exercice.
La terreur ne cherche pas à atteindre un objectif donné mais à se perdurer en tant que système
de terreur.

Or, dans la société esclavagiste, la violence n’est pas un outil au service du pouvoir qui
romprait sporadiquement son exercice ordinaire, comme c’est le cas en métropole dans des
situations de guerre ou de révolte. La violence est au cœur du système colonial et en constitue
la réalité habituelle. Il n’y a pas de paix, la violence est présente à tous les moments de la vie
publique ou privée, dans la déportation des esclaves, le rythme de travail, la traque des
fugitifs, la répression du marronnage ou la répression de révoltes qu’elles soient réelles ou

1
Voir chapitre 3, IV.1, p. 302

520
imaginaires. La terreur constitue l’essence même du pouvoir dans les plantations américaines,
dont la seule finalité est sa propre reproduction.

La société esclavagiste repose ainsi sur ce « cercle de fer » décrit par Arendt, dont le
but est « d’éliminer, non seulement la liberté, quel que soit le sens particulier donné à ce
terme, mais encore la source même de liberté que le fait de la naissance confère à l’homme, et
qui réside dans la capacité qu’a celui-ci d’engendrer un nouveau commencement »1. L’esclave
africain est non seulement privé de ses libertés fondamentales, telles que la liberté de
circulation ou d’opinion, mais se voit également refusé toute spontanéité et nié jusque dans sa
natalité, dont il est privé par l’ordre juridique. Le Nègre est ainsi une des premières figures
modernes de l’homme superflu, nié dans son humanité et soumis à un pouvoir absolu. La
possibilité que les esclaves puissent commencer quelque chose de nouveau est odieuse aux
colons, comme l’illustre les fantasmes autour de la fondation d’un royaume africain en
Amérique, car elle nie l’ordre social raciste de ces sociétés. La mise en spectacle de la terreur
(châtiments corporels publics, exécutions de masse, exhibitions prolongées des corps
démembrés…) sert autant à priver les esclaves de leur autonomie qu’à rassurer les Blancs sur
leur supériorité et la réalité de leur domination.

En tant qu’esclave, le Nègre représente donc l’une des figures troublantes de


notre modernité, dont il constitue au demeurant la part d’ombre, la part de mystère
et la part de scandale. Personne humaine dont le nom est honni, le pouvoir de
descendance et de génération brouillé, le visage défiguré et le travail spolié, il
témoigne d’une humanité mutilée, profondément marquée au fer rouge.2

Régime de terreur fondé sur une idéologie raciste, la plantation présente déjà les traits
évoqués par Hannah Arendt à propos de l’impérialisme. Contrairement à l’esclavage
traditionnel pratiqué par les peuples antiques, la traite atlantique est un phénomène résolument
moderne, à la fois par son caractère massif et par sa dimension absolue. Déporté dans les
plantations américaines, considéré comme superflu, l’esclave noir est nié en tant qu’être
humain. Le pouvoir colonial va jusqu’à lui refuser tout droit à l’imagination et le priver de la
liberté conférée par la naissance et la succession des générations. L’institutionnalisation du
statut de l’esclave au cours du XVIIe siècle a constitué une idéologie raciste structurée, loin des
théories raciales intellectuelles évoquées par Hannah Arendt. La persistance de l’esclavage
jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle et sa transformation au-delà en fait par ailleurs un

1
Idéologie et Terreur, in « Les origines du totalitarisme », Op. cit., page 821
2
Critique de la raison nègre, Op. cit., p. 64

521
phénomène qui traverse les époques, au point de marquer encore aujourd’hui notre actualité
politique, comme en témoigne la manifestation du 12 août 2017 à Charlottesville.

L’absence d’une police secrète ou d’une bureaucratie omniprésente, qui caractérisent


le totalitarisme selon Hannah Arendt, ne doit pas occulter le rôle central qu’a joué l’esclavage
dans la construction de la modernité. L’impérialisme, comme le totalitarisme après lui, ont pu
s’appuyer sur les représentations et les structures socio-économiques héritées d’une première
colonisation fondée sur la soumission des peuples déportés dans ses camps de travail.

3. Persistance et métamorphoses de l’esclavage

Contrairement à ce qu’implique l’opposition entre colonisation et impérialisme


théorisée par Hannah Arendt, la première vague de colonisation tournée vers l’Amérique s’est
donc appuyée sur un régime de terreur et une idéologie raciste niant le statut d’être humain à
la majorité de sa population. Le rôle structurant qu’a joué la traite atlantique dans la
construction de la modernité va toutefois au-delà de cette première période coloniale. Les
structures héritées des sociétés esclavagistes perdurent en effet sous d’autres formes au cours
malgré le processus d’abolition qui se met en place à partir de la fin du XVIIIe siècle.
L’archipel colonial qui va s’étendre progressivement sur le monde s’est massivement appuyé
sur le travail forcé. Si, jusqu’au milieu du XIXe siècle, cette fonction est principalement
assurée par l’esclavage issu de la traite atlantique, le travail forcé a perduré bien après
l’abolition de 1848, et est resté d’actualité dans l’univers colonial jusqu’en 1945 avant d’être
définitivement aboli. L’esclavage lui-même reste un phénomène encore largement pratiqué et
consenti un siècle après son abolition officielle, en particulier dans les colonies africaines
avec l’esclavage de case. Cette persistance des structures sociales et des représentations issues
des sociétés esclavagistes fait donc de la première colonisation une véritable origine de la
condition moderne, s’inscrivant pleinement dans le cadre des analyses arendtiennes, et
rendant son absence de traitement d’autant plus problématique.

La persistance de l’esclavage est liée au mépris de la loi des propriétaires, qui s’est
intensifié à la fin du XVIIIe siècle à mesure que la violence structurelle des colonies est
apparue de plus en plus choquante pour un espace public métropolitain où progressaient les
idées abolitionnistes. Alors que, sous l’influence des Lumières, l’exercice de la justice
évoluait en Europe, que la torture et l’exposition publique des dépouilles se trouvaient de plus
en plus contestées, la persistance de telles pratiques dans les colonies est devenue de plus en
plus incompréhensible aux étrangers. Si l’humanité de l’esclave dérange la société

522
esclavagiste au point de recourir à la terreur pour la nier, elle finit ainsi par la mettre en
lumière aux yeux du monde.

La paranoïa des propriétaires s’est dès lors accrue à mesure que les rumeurs et projets
d’émancipation se sont multipliés, les élites coloniales ayant le sentiment d’affronter un
complot constitué par l’alliance conjointe des esclaves noirs et des élites métropolitaines.
Jusque-là soutenus par les pouvoirs publics, les colons des pays esclavagistes se sont
progressivement retrouvés dans une position minoritaire à cause du développement de
l’abolitionnisme. La peur que le pouvoir ne soutienne plus les Blancs s’est alors traduite par
des regains de violence contre les populations noires, mais également par l’apparition des
« lois scélérates », qui ont rétablis les discriminations malgré la loi générale visant à interdire
ces pratiques. Au moment où le dispositif juridique s’est retourné contre les esclavagistes, la
croyance en la suprématie de la race a donc persisté sous la forme d’un habitus, qui s’est
rapidement traduit par l’émergence de l’apartheid dans différents pays. Ce rejet de l’égalité a
ainsi permis à l’institution particulière de perdurer malgré les défaites successives de ses
partisans. Dans les faits, les conséquences juridiques directement issues de l’esclavage se
traduisent ainsi jusqu’au milieu du XXe siècle, soit plus d’un siècle après son abolition.

Le mépris des lois, la conviction de représenter par soi-même un pouvoir supérieur


n’étant soumis à aucune forme d’autorité, s’est manifesté à plusieurs reprises chez les colons
américains au cours des différentes étapes qui ont marqué l’histoire de l’émancipation des
esclaves, en particulier lors des guerres d’indépendance qui ont touché le continent entre 1770
et 1825. La participation active des populations noires aux processus révolutionnaires au
cours des Révolutions françaises et américaines a été le moment où le mépris de la loi et le
rejet de l’action collective se sont exprimés avec le plus de vigueur chez les propriétaires
d’esclaves. Confrontés à la remise en cause de leur pouvoir et à la manifestation de la liberté
d’agir des anciennes populations asservies, les forces coloniales ont utilisé toute la violence
du système esclavagiste pour s’opposer à la fin de la servitude absolue.

Malgré la défaite finale des partisans de l’esclavage et son abolition universelle au


milieu du XIXe siècle, l’incapacité des cultivateurs à accepter l’égalité devant la loi et la
capacité des Noirs à se constituer en un pouvoir légitime, a finalement abouti à la
transformation du système esclavagiste et à la persistance de ses discriminations. Le régime
colonial, imposé par la suite aux peuples africains et asiatiques, est ainsi l’héritier de cette
métamorphose des institutions esclavagistes issues de la colonisation de l’Amérique. De la

523
même manière les discriminations raciales qui ont persisté aux États-Unis jusque dans les
années 1960, sont la suite directe des métamorphoses de l’esclavage au cours du XIXe siècle.
Les colons de la fin du XVIIIe siècle se trouvent dans la même position que les administrateurs
coloniaux de la fin du XIXe décrits par Arendt, qui refusent l’ingérence de la loi dans leur
gouvernement au nom de l’efficacité administrative. Si la valorisation de la « pureté
administrative » n’apparaît pas dans le discours des colons, la bureaucratie n’ayant pas atteint
le niveau de développement qui sera le sien à la fin du XIXe siècle, leur pouvoir présente les
mêmes caractéristiques que le « régime des décrets » que constitue le Code de l’Indigénat.
L’arbitraire, l’absence de contrôle, l’inintelligibilité des décisions et le rejet de l’ordre général
défini par la loi sont des traits qu’on retrouve autant dans la bureaucratie impérialiste du
XIXe siècle que chez les propriétaires d’esclaves du XVIIIe .

Certes l’impersonnalité de l’action bureaucratique, le sentiment de n’être que l’agent


fortuit d’un pouvoir s’incarnant dans le décret lui-même, sont absents des propriétaires
d’esclaves, qui agissent comme des tyrans autoritaires ne représentant que leur propre pouvoir
sur leurs terres. Le mépris de la loi et de l’interprétation de ses principes généraux au profit de
l’efficacité d’une action n’obéissant qu’à l’arbitraire du gouverneur se retrouvent pourtant
dans la figure de l’administrateur colonial comme dans celle du grand propriétaire. Le Code
de l’Indigénat, dont les pratiques semblent directement issues de l’Ancien Régime (punitions
collectives, châtiments publics, déportation par décret…), reprend ainsi les mêmes outils que
la terreur exercée contre les esclaves dans les colonies du Nouveau Monde. La figure du
fonctionnaire se substitue progressivement à celle du propriétaire, mais les fondements du
pouvoir colonial restent les mêmes. Tout en s’opposant au régime esclavagiste, qu’il a par
ailleurs contribué à abolir, le régime colonial en reprend donc des éléments structurants qu’il
intègre à son propre fonctionnement. La relation entre impérialisme et esclavagisme est celle
d’une « cristallisation » semblable à celle décrite par Arendt dans la relation entre
impérialisme et totalitarisme. L’impérialisme apparaît donc comme ce moment où
l’administration coloniale, se substituant au colon, s’empare de l’idéologie raciste construite
au cours de la première colonisation, pour former cette alliance entre race et bureaucratique
décrite par Hannah Arendt.

La Révolution haïtienne est probablement l’un des symboles les plus importants de
cette persistance du régime colonial, malgré la libération de l’esclavage et la fondation d’une
nouvelle nation. Le mépris de la loi et le refus de voir les Noirs accéder par eux-mêmes à la
liberté publique a produit la persistance des inégalités, qui font aujourd’hui encore d’Haïti un
524
des États les plus pauvres du monde. Fait notable, la première révolte de 1789 à Saint-
Domingue s’est appuyée sur un projet d’émancipation défendu par la monarchie absolue. Bien
que ne proposant pas l’abolition de l’esclavage, Louis XVI avait en effet cherché à en limiter
la violence par ordonnance dès 1784 1. Promulguant une amélioration du sort des esclaves,
« les ordonnances des îles Sous-le-Vent » n’ont toutefois jamais été appliquées par les colons,
refusant de voir une partie de leur pouvoir limitée par ordonnance royale.

Les premières manifestations qui agitèrent l’île au moment où la Déclaration des droits
de l’homme et du citoyen était votée en métropole s’appuyèrent donc sur l’autorité du roi,
réclamant la fin des sévices corporels et l’obtention de jours de repos sans prétendre
initialement à la libération de leur condition. La violente répression de ces exigences, qui
déboucha sur l’éclatement de la révolte haïtienne à l’échelle de l’île, témoigne donc du rejet
de toute concession par les colons. Les propriétaires refusent de renoncer à leur pouvoir
absolu. La terreur qu’ils exercent sur leurs esclaves ne peut ni tolérer que les Noirs se
constituent en un pouvoir pouvant prétendre à l’autonomie, ni accepter une ingérence des
autorités nationales limitant leur gouvernement local. Après treize années de conflits, marqués
par une série de massacres, la défaite des colons, l’abrogation de l’esclavage, son
rétablissement par Napoléon, et la fondation d’Haïti, ce mépris s’est manifesté une ultime
fois, dans le paiement des indemnités exigées par la France pour dédommager les
propriétaires dont les esclaves avaient eux-mêmes gagné leur propre liberté.

L’abrogation de l’esclavage par l’assemblée nationale en 1792 et le débarquement de


troupes républicaines n’ont par ailleurs pas mis fin au travail forcé et aux institutions
esclavagistes. En effet, bien que des milliers d’esclaves se fussent engagés dans les troupes
républicaines et aient acquis la pleine citoyenneté, les commissaires dépêchés par la
République ont cherché à relancer les exportations de sucres, et ont forcé les anciens esclaves
à retourner travailler sur les plantations. Malgré l’abrogation théorique de l’esclavage, la
condition servile des « nouveaux libres » a donc été maintenue, les condamnant au travail
forcé sur leurs terres de déportation. Symbole de cette persistance des méthodes esclavagistes,
le règlement de culture2 instauré par Toussaint Louverture en 1800 abolit la liberté de
circulation et rétablit même le fouet dans les plantations. Tandis que l’article 3 de la
constitution de 1801 interdit l’esclavage sur le territoire haïtien, son article 16 prohibe le
changement de domicile, et l’article 17 réinstaure même la traite pour assurer « l’introduction

1
Plus jamais esclaves !, Op. cit., p. 190
2
Ibid., p. 207

525
des cultivateurs indispensables à l’accroissement et à l’extension des cultures » 1. La terreur
esclavagiste a donc persisté à l’intérieur même du processus d’émancipation.

Nonobstant la fin de l’esclavage, le travail forcé est resté le fondement de l’économie


haïtienne, les nouvelles élites militaires recourant à leur tour aux méthodes utilisées par les
anciens propriétaires. Si ce « caporalisme agraire » n’est pas un rétablissement de l’esclavage
stricto sensu, il en reprend néanmoins la majorité des principes, sous une forme de servage
obligeant les cultivateurs à venir travailler dans les plantations pour maintenir les bénéfices de
l’industrie sucrière2. Le paroxysme de ce mouvement est atteint au moment du rétablissement
de l’esclavage par Napoléon et de l’expédition Leclerc. Les atrocités commises notamment
par Rochambeau relèvent à la fois de la violence ordinaire du système esclavagiste et de la
politique de conquête coloniale telle qu’elle pourra être mise plus tard en pratique par
Bugeaud en Algérie ou par Gallieni à Madagascar.

La seconde période coloniale qui s’ouvre au début du XIXe siècle avec la fin des
révolutions et l’indépendance des colonies américaines s’est ainsi construite dans la continuité
et l’opposition des anciennes pratiques esclavagistes. Le triomphe des idées abolitionnistes a
en effet transformé les principales puissances colonisatrices en pays anti-esclavagistes. Le
Royaume-Uni, qui figure parmi les principaux acteurs de la traite atlantique au XVIIIe siècle,
l’abandonne dès 1807, et aboli définitivement l’esclavage dans ses colonies en 1838. Après le
traité de Vienne, Londres est devenu un des principaux promoteurs de la lutte abolitionniste
dans le monde, menant une véritable chasse contre les navires négriers sur les côtes africaines.
La lutte contre l’esclavage s’est alors transformée en prétexte pour poursuivre
l’expansionnisme territorial et renforcer la politique coloniale britannique 3.

La pénétration commerciale et militaire du continent africain a en effet été justifiée par


la volonté de lutter contre la traite négrière. Au nom de leur « mission civilisatrice », les
puissances occidentales ont imposé des protectorats aux pays africains, pour les protéger des
prédations dont ces mêmes États étaient directement responsables quelques décennies
auparavant. La fin de la traite atlantique est donc allée de pair avec l’émergence de
l’impérialisme. La création en Afrique de nouveaux États devant accueillir les esclavages

1
LOUIS-JOSEPH JANVIER, Les constitutions d’Haïti (1801-1885), Paris : Flammarion, 1886, (Gallica.bnf)
2
MICHEL-ROLPH TROUILLOT, Silencing the past: power and the production of history, Boston: Beacon
Press, 2015
3
JEAN-FRANÇOIS ZORN, « Abolition de l’esclavage et colonisation », in Le XIXe siècle. Science, politique et
tradition, Paris : Berger-Levrault, 1995

526
affranchis comme le Libéria, créé en 1822 par d’anciens esclaves noirs américains, illustre ce
moment de transition entre deux systèmes. Conçus comme des moyens de lutter contre
l’esclavage, ces États se révèlent être de nouvelles colonies, fondées sur un système
d’apartheid, et marquées par une nouvelle violence envers les peuples autochtones, soumis au
travail forcé et considérés comme des citoyens de second ordre. Le régime colonial prend
ainsi le pas sur le régime esclavagiste. Tout en revendiquant l’humanité des peuples colonisés,
il en reproduit la violence et les fondements raciaux :

L’abolitionnisme, avec toute sa générosité, reste une doctrine prisonnière


des ambiguïtés d’un universalisme qui masque sa singularité, sa territorialisation.
Il va même donner aux visées de la conquête coloniale une justification morale –
qu’il s’agisse d’aller sauver des populations asservies par une monarchie féodale
et esclavagiste (comme à Madagascar), soumises au despotisme oriental (comme
en Algérie), ou abandonnées à la barbarie (comme en Afrique). 1

Conçu comme un principe moral universel, l’abolitionnisme devient le support d’un


véritable droit d’ingérence s’emparant des trafics intra-africains. Il ne s’agit pas de libérer
simplement les esclaves déportés dans les colonies américaines, mais de protéger les peuples
indigènes contre eux-mêmes, légitimant ainsi le discours impérial et la poursuite des
conquêtes coloniales. Au moment même où elle vote l’abolition universelle de l’esclavage, la
Deuxième République entérine la conquête de l’Algérie, commencée sous la Restauration.
L’Institut de l’Afrique, où siègent des abolitionnistes, défend à la fois l’abandon de la traite, et
la colonisation du continent africain par l’Europe, la seconde entreprise devant servir la
première et garantir ainsi la régénération de l’Afrique. La colonisation de Madagascar en
1896 se fait pareillement au nom des droits de l’homme, la lutte contre l’esclavage justifiant
les opérations de conquête et de soumission des Malgaches.

L’humanisme universel des abolitionnistes contribue donc à justifier les massacres et


exactions commises contre les populations locales, au nom de la lutte pour un idéal suprême.
L’abolitionnisme colonial devient un principe d’autant plus abstrait qu’il ne met pas fin au
travail forcé : deux mois à peine après avoir officiellement mis fin à l’esclavage dans la
nouvelle colonie, l’administration de Gallieni impose un système de corvée au peuple
conquis. En 1903, le taux de mortalité causé par le travail forcé est estimé à 20 % et les forces
militaires écrasent violemment toute forme de résistance. Comme l’avait bien perçu Hannah
Arendt, le « fardeau de l’homme blanc », qui prétend assumer la liberté pour les peuples

1
FRANCOISE VERGES, « Approches postcoloniales de l’esclavage et de la colonisation », in Mouvement n°
51, 2007/3

527
indigènes en les protégeant d’eux-mêmes, rend « son gouvernement despotique plus inhumain
et plus inaccessible à ses sujets que ne l’avaient jamais été les chefs asiatiques ou les cruels
conquérants »1.

Comme le souligne Françoise Vergès, l’abolitionnisme a par ailleurs contribué à


occulter le rôle pro-actif des esclaves dans leur propre libération. Les populations noires ont
en effet été des acteurs majeurs de ce processus, participant activement à la guerre civile
américaine pour gagner leur liberté, ou fondant un nouvel État lors de la Révolution haïtienne.
Au cœur même de la société esclavagiste, le marronnage constitue un mouvement de fuite et
de résistance à part entière. Le quilombo de Mercédès tient ainsi tête aux autorités brésilienne
pendant plus d’un siècle, tandis que les Bonis du Suriname obtiennent une véritable
autonomie après des décennies de lutte en négociant avec les Néerlandais. La mythologie
abolitionniste ne valorise pourtant pas cette résistance constante des populations déportées, et
n’a conservé que le récit d’un don à des esclaves essentiellement passifs. Les représentations
de l’abolition universelle de 1848 sont particulièrement symptomatiques de cet imaginaire. La
liberté y est accordée aux Noirs par les Blancs, qui restent ainsi les maîtres de l’histoire. Le
récit des luttes qui émaillent la première colonisation est comme effacée au profit d’une
réconciliation qui laisse les anciens esclaves dans la situation de pures victimes sans les
reconnaître comme des acteurs à part entière de leur émancipation. L’abolitionnisme perpétue
de la sorte une figure abstraite du Nègre, déterritorialisée et considérée du point de vue
universel des droits de l’homme, sur laquelle va pouvoir s’appuyer le nouveau discours
civilisateur.

La libération de l’esclave par les Blancs le maintient donc dans un statut d’éternel
mineur. Le discours d’abolitionnistes comme Lamartine ou Tocqueville 2 défend par exemple
une intégration très progressive dans la communauté, conçue pour son propre bien et lui
refusant le statut de pairs auxquels il aspire. S’il lui ait reconnu le statut d’être humain, voire
de citoyen, il reste relégué à une citoyenneté de second ordre, sous le contrôle avisé de
l’administration coloniale. La persistance de lois d’exception dans les colonies sera ainsi
régulièrement dénoncée par des élus d’outre-mer, sans que ces critiques ne parviennent à
aboutir, et ce malgré leur participation active au processus démocratique. Cet échec de
l’abolitionnisme à mettre fin au travail forcé nous renvoie donc directement à la critique des
droits de l’homme réalisée par Hannah Arendt à la fin de L’Impérialisme.

1
Les origines du totalitarisme, Op. cit., p. 487
2
TOCQUEVILLE, Sur l’esclavage, Arles : Actes Sud, 2008

528
Un siècle et demi avant les embarras suscités par les droits de l’homme,
l’universalisme abstrait échoue déjà dans son projet de protéger ceux qui, n’étant couverts par
aucun État, auraient dû être défendus en tant qu’hommes. Dans la figure de l’ancien esclave,
se trouvent déjà les ambiguïtés dénoncées par Arendt sur le traitement des apatrides. Libérés
sans que leur participation ne soit reconnue, considérés comme des citoyens mais non comme
des pairs, éternels mineurs d’un régime qui perpétue leur domination politique pour leur
intérêt, les nouveaux libres restent exclus de la sphère publique, soumis à la prédation des
colons et aux nouvelles discriminations qui se mettent rapidement en place. En l’absence d’un
espace public constitué par ses membres, à même de leur garantir une citoyenneté pleine et
entière, l’abolitionnisme reste un principe moral qui ne se réalise pas dans une politique
concrète.

La protection du droit universel ne suffit pas à mettre fin à la terreur coloniale, au


racisme, et au travail forcé. À l’esclavage et l’exploitation dans les camps de travaux forcés
que sont les plantations succède le dispositif bureaucratique et raciste propre à l’impérialisme.
L’expansionnisme colonial, soutenu par le discours humaniste qui prétend libérer malgré eux
les peuples nouvellement conquis, s’étend à l’échelle de la planète en utilisant des méthodes
de terreur et de pacification déjà présentes dans la première colonisation. Si, à l’aube du
XXe siècle, l’esclavage a finalement été aboli dans tous les États, le travail forcé et le racisme
persistent sous de nouvelles formes, et restent le fondement de l’économie coloniale.

4. Race et démocratie en Amérique

Aux États-Unis, le processus d’émancipation de l’esclavage et de transformation du


racisme s’est étalé sur plus d’un siècle, depuis la Guerre d’indépendance de 1770 jusqu’à la
guerre de civile de 1861. Les lois Jim Crow et leurs conséquences sont alors l’illustration la
plus aboutie du mépris de la loi des colons, qui assure la persistance des structures sociales
héritées de l’esclavage et à leur métamorphose malgré l’abolition de ces institutions. La race a
en effet joué un rôle idéologique prédominant dans la construction de la démocratie
américaine.

Comme le souligne Emmanuel Todd dans Le destin des immigrés, l’égalité de la


société américaine s’est appuyée sur l’identification des Noirs comme groupe social
antagoniste, et leur exclusion à l’intérieur de la sphère politique. Les différentes vagues
d’immigration entre 1776 et 2016 ont été toutes progressivement intégrées après une phase
souvent conflictuelle d’acclimatation (par exemple dans le cas des populations d’origine

529
irlandaise ou italienne), mais la population noire est restée le groupe paria sur lequel s’est
appuyée la frontière irréductible de l’identité sociale, et ce malgré la présidence de Barack
Obama. Dès 1830, Tocqueville souligne ainsi la persistance des préjugés à l’égard des Noirs
et de leur exclusion sociale à mesure même que l’abolitionnisme s’étend dans les États du
nord. La démocratie américaine apparaît donc dès ses origines comme une démocratie
racialisée, fondée sur une dichotomie entre deux groupes ethniques, le rejet de l’un permettant
l’intégration dans l’autre.

Hannah Arendt a conscience de cet état de fait initial. Son constat du succès de la
Révolution américaine par rapport à la Révolution française s’explique par l’absence d’une
question sociale outre-Atlantique, la prospérité des colonies américaines leur permettant
d’échapper à la misère de masse. L’absence d’une classe sociale en situation de très grande
pauvreté a dès lors permis à la Révolution américaine de se concentrer sur les enjeux
politiques de la fondation constitutionnelle, mais cette absence de dénuement absolu qui
caractérise la société américaine révolutionnaire est liée à l’invisibilisation de l’esclavage qui
domine encore l’ensemble des 13 colonies :

On est tenté de se demander si cette bonté du pays pour le blanc pauvre ne


dépendait pas considérablement de la main d’œuvre noire et de la misère des
Noirs. – au milieu du XVIIIe siècle, il y avait en Amérique environ 400 000 Noirs
et 1 850 000 Blancs et, même en l’absence de données statistiques fiables, nous
pouvons être sûr que le pourcentage de dénuement et de misère absolue était
considérablement moins élevé dans les pays européens. Nous pouvons seulement
en conclure que l’institution de l’esclavage est porteuse de ténèbres plus noires
encore que celles de la pauvreté ; c’était l’esclave, et non le pauvre, qui était
« totalement invisible ».1

Arendt souligne ainsi le rôle joué par l’esclavage dans la construction de la nation
américaine. L’absence de question sociale apparaît comme un trompe-l’œil qui cache la
misère et le dénuement absolue des peuples réduits en esclavage – dénuement plus important
que celui des masses de miséreux européens dont l’importance dans la vie politique est
pourtant la cause de l’échec de la Révolution française. La « bonté du pays pour le blanc
pauvre » est donc liée à la relégation des populations asservies en dehors de la sphère
publique. Malgré leur extrême dénuement, la condition des Noirs n’est pas apparue comme un
enjeu à résoudre, au contraire de la misère du peuple en France.

1
De la révolution, Op. cit., p. 105

530
Non seulement les esclaves ont contribué à la prospérité économique des États-Unis,
mais leur invisibilisation a permis à la Révolution américaine de se concentrer sur la
fondation de la liberté pour les Blancs. C’est la présence des Noirs qui permet à l’Amérique
d’exclure la question sociale de sa fondation, la persistance des discriminations contribuant à
garantir le sentiment d’égalité entre les Blancs, et de l’élargir progressivement aux autres
populations non-noires. Les États-Unis forment donc une démocratie raciale, fondée sur
l’exclusion d’un groupe interne considéré par essence comme Autre, qui assure l’égalité entre
les citoyens. Si Arendt nous rappelle ainsi le fondement racial de la démocratie en Amérique,
elle n’aborde pas de front les conséquences de cette réclusion sociale. Comme on l’a montré
précédemment 1, la position arendtienne à l’égard de l’esclavage moderne est souvent floue
pour ne pas dire ambiguë, n’aboutissant pas à une position claire, mais alternant entre
dénonciation, occultation, voire justification de « l’institution particulière ». Sous la plume
d’Arendt, l’esclavage apparaît comme une solution palliative, une institution dont la pérennité
doit être remise en cause par la conscience des Pères fondateurs que son existence est
incompatible avec la liberté qu’ils entendent promouvoir.

Si son traitement de la Révolution américaine lui permet de mettre en avant ses


concepts politiques, en particulier le rôle de l’autorité, ou la distinction entre libération et
liberté, il contribue également à mettre de côté le rôle joué par la race dans la construction de
la sphère publique américaine. La race y joue pourtant un rôle similaire à celui qu’elle occupe
dans la société sud-africaine, où la confrontation des Afrikaners avec l’Afrique a abouti à
l’émergence d’un acosmisme racial, véritable matrice de l’impérialisme moderne d’après
Hannah Arendt. En s’attachant à la conscience que les Pères fondateurs auraient eu « du crime
primordial sur lequel reposait la structure de la société américaine » et « tremblaient quand ils
pensaient que Dieu est juste »2, Arendt reconnaît dans un même mouvement le racisme de la
société américaine et en occulte le caractère structurant, pourtant porteur d’un impérialisme
ayant fortement inspiré les régimes totalitaires.

La dynamique d’abolition puis de déségrégation qui agite la société américaine de


1787 à 1965 est ainsi largement absente des réflexions arendtiennes, et cet arrière-plan lui fait
défaut lorsqu’elle aborde la question des discriminations raciales, comme dans ses Réflexions
sur Little Rock. À la veille de la guerre de sécession, l’esclavage est en effet encore une
pratique légale dans 15 des 34 États américain et représente plus de 4 millions de personnes,

1
Voir chapitre 5, III.1, p. 505
2
De la révolution, Op. cit., p. 106

531
soit 12 % de la population1. Cette persistance de l’esclavage est le résultat de la convention de
Philadelphie, signée en 1787, qui donne aux États du sud les garanties constitutionnelles pour
protéger leur économie servile. La fugitive slave clause (article IV, section 2, § 3) permet
ainsi aux États de reconnaître l’esclavage comme une pratique légale, et empêche la fuite des
esclaves vers les États qui l’auraient aboli. Malgré des prises de positions publiques des Pères
fondateurs souvent hostiles à cette institution et souhaitant sa disparition, l’esclavage est donc
légitimé dans la source même du droit de la nouvelle démocratie américaine. Cette
ambivalence à l’égard de l’esclavage est présente jusque dans le discours des Pères
fondateurs. En 1820, Jefferson, affirmera de la sorte que « dans la situation actuelle, nous
tenons le loup par les oreilles, et nous ne pouvons sûrement ni le tenir, ni le lâcher. Dans un
des plateaux de la balance, la Justice ; dans l’autre, la sûreté de nos personne »2. Se manifeste
donc le désir de mettre fin à la servitude au nom d’un sentiment de justice, et la crainte
classique des sociétés esclavagistes que la libération des esclaves ne débouche sur des
représailles contre les Blancs.

Le fait que plus de la moitié des États aient finalement aboli l’esclavage quarante ans
plus tard semble accréditer la thèse arendtienne et aller dans le sens d’une histoire linéaire de
l’abolitionnisme. L’esclavage ne serait dès lors qu’une solution provisoire, un mal nécessaire
pour garantir la stabilité de l’union, et la convention de Philadelphie un compromis visant à en
délimiter le champ d’application pour mieux le voir disparaître. Cette hypothèse, basée sur le
discours des Pères fondateurs sur lequel s’appuie Arendt, se heurte toutefois à la vigueur
économique des États esclavagistes, véritable point de départ de la guerre civile américaine et
de ses conséquences qui persistent encore au milieu du XXe siècle.

Alors que les Pères fondateurs croyaient en 1787 que l’esclavage était une
institution sur le déclin que les législatures des États du Sud, confrontées à une
pression constante des autorités fédérales, allaient rapidement éliminer, celui-ci
bénéficia au contraire d’un dynamisme nouveau à partir du début du XIXe siècle. Il
n’était alors plus question pour les États esclavagistes d’accepter une extinction
progressive de la servitude : ils aspiraient à en imposer la pérennisation.3

Comme Hannah Arendt l’avait souligné dans son analyse sur l’Afrique du sud et le
développement de l’impérialisme, le capitalisme s’adapte parfaitement à la violence d’une

1
RENAN LE MESTRE, « Le loup de Monsieur Jefferson. L’évolution du statut constitutionnel de l’esclavage
aux États-Unis de 1787 à 1865 », Droits 2014/1 (n° 59), p. 201-230.
2
THOMAS JEFFERSON, lettre du 22 avril 1820 à John Holmes, reproduite in P. Leicester Ford (ed.), The
Works of Thomas Jefferson, G.P. Putnam’s Sons, 1904-5, vol. XII, p. 158.
3
« Le loup de Monsieur Jefferson. L’évolution du statut constitutionnel de l’esclavage aux États-Unis de 1787 à
1865 », Op. cit.

532
société raciste. Le travail forcé que représente l’esclavage est compatible avec les mécanismes
d’une économie moderne, et s’avère un modèle d’expansion favorisant la concentration du
capital et des capacités de production. La révolution industrielle à l’œuvre à la fin du
XVIIIe siècle s’est en effet accompagner de l’invention de machines-outils permettant de
mécaniser la production agricole, et de rentabiliser la monoculture du coton.

Les États du sud, multipliant leur capacité de production, se sont ainsi mis à recourir à
d’avantage d’esclaves pour alimenter l’industrie textile des États du nord, la main d’œuvre
servile passant de 700 000 à 3 millions entre 1790 et 1810. Les années qui suivent le
compromis de Philadelphie, loin de se traduire par la victoire progressive des abolitionnistes,
voient donc se renforcer les lois permettant le recours au travail des esclaves, tandis que de
nouveaux États esclavagistes comme la Louisiane ou le Mississipi entrent dans l’Union. Le
commerce d’esclaves connaît même une expansion territoriale avec la conquête de l’Ouest,
les espaces ouverts à la colonisation comme le Texas s’approvisionnent en main d’œuvre
servile dans les États qui en possèdent en excédant comme la Virginie. Alors que le projet des
Pères fondateurs était de circoncire le système esclavagiste à un espace limité dans l’espoir
qu’il périclite de lui-même, le début du XIXe siècle voit au contraire se développer une intense
activité commerciale, concentrée le long du Mississippi. Une traite interne se substitue ainsi à
la traite atlantique, témoignant de l’activité du commerce d’esclaves et de sa capacité
d’adaptation au mépris des lois censée le juguler.

L’idée que l’esclavage aurait été un mal nécessaire provisoire se heurte donc à la
réalité de son expansion tant géographique qu’économique, l’esclavage apparaissant comme
un pilier du développement économique et industriel des États-Unis. Le racisme s’instaure
ainsi comme un principe moral de la société américaine, n’hésitant pas à contredire
ouvertement l’égalité entre les hommes défendue par la constitution. Seule la guerre civile et
le vote du 13e amendement, qui inscrit explicitement l’abolition de l’esclavage dans la
constitution en 1865, mettent véritablement fin à cette extension du système esclavagiste dans
l’espace de l’Union. La fin de cet expansionnisme commercial est toutefois loin de signifier la
mort de l’idéologie raciste dans la démocratie américaine. Si les mesures prises par l’État
fédéral pendant et après la guerre vont dans le sens de l’accès des anciens esclaves à la
citoyenneté, notamment avec le vote des 14 e et 15e amendement en 1868 et 1870 qui
reconnaissent l’égalité des droits civils et civiques, cette politique d’intégration prend fin dès
les années 1880 ; l’esclavage se voit alors remplacé par une politique de ségrégation raciale
particulièrement vive dans le sud des États-Unis.
533
L’arrêt Plessy vs. Ferguson, rendu par la Cour suprême en 1896, marque le point de
départ de ce système de discriminations en instituant la doctrine separate but equal, qui a
permis aux États américains de contrevenir à la loi garantissant l’égalité des citoyens en
instaurant des espaces de ségrégations dans l’ensemble des lieux publics ou privés. La
politique de ségrégation raciale aux États-Unis relève ainsi de la même logique que le mépris
de la loi des administrations coloniales, décrit par Arendt dans L’Impérialisme. Tout comme
les bureaucraties coloniales font primer le « régime des décrets » sur les principes généraux
du droit au nom de l’efficacité administrative, les États du Sud rejettent l’égalité civique au
nom de leur droit local à instaurer des mesures ségrégationnistes. La jurisprudence de la Cour
suprême, de la même manière que le Code de l’Indigénat dans les colonies françaises, ne fait
que donner une apparence de légalité au maintien d’une politique raciste et arbitraire.
L’égalité théoriquement préservée par l’arrêt Plessy v. Ferguson cache ainsi un simple rejet de
la loi fédérale, et en particulier du Civil Rights Act de 1875 qui interdisait explicitement la
ségrégation dans les lieux publics. L’autorité de la Cour suprême n’est pas suffisante pour
expliquer la persistance de la ségrégation, puisque le retournement de la jurisprudence en
1959 se traduit justement par les affrontements autours de la mixité à l’école. Seule
l’existence d’une idéologie raciste ancrée dans les mœurs et le rejet de l’égalité politique
permettent de comprendre comment la ségrégation a pu s’imposer pendant un siècle après
l’abolition de l’esclavage.

Malgré l’existence d’un mouvement abolitionniste précoce, l’esclavage apparaît donc


comme une pratique pérenne aux États-Unis, ayant fortement contribué à sa vie économique,
politique, et sociale. Entre la Guerre d’indépendance et le vote du 13 e amendement, le loup de
Thomas Jefferson ne s’est pas contenté d’être tenu par l’oreille comme l’exprime le troisième
président des États-Unis, il a également connu des phases d’expansion et de développement,
parallèlement à son abolition progressive de différents États. La victoire du camp fédéré lors
de la guerre civile n’a par ailleurs pas mis fin au racisme qui structure la société américaine.
Le vote des lois scélérates dans les États ségrégationnistes, soutenues judiciairement par
l’arrêt Plessy vs. Ferguson, a contribué à donner un fondement légal à l’inégalité raciale,
assise sur l’autorité de la Cour suprême.

La lutte pour la mixité a ainsi pris la suite, au cours du XXe siècle, du combat politique
contre l’esclavage. Le rejet des discriminations sociales, et la lutte pour l’accès à l’éducation
en particulier, sont des questions éminemment politiques, portées par un groupe ethnique à
qui la loi refuse l’égalité entre citoyens. Comme le mouvement ouvrier à la même époque, la
534
lutte des Noirs américains pour l’égalité sociale a été une quête de la visibilité, une manière
d’apparaître sur la scène publique en tant que groupe politiquement constitué. Le mouvement
des droits civiques, qui s’oppose à la ségrégation dans l’enseignement au cours des années
1950-1960, n’est que l’extension à l’éducation d’un mouvement plus global d’affirmation de
l’égalité civique. L’arrêt Brown vs. Board of Education qui, en 1954, ouvre le conflit juridique
autour de l’accès à l’école publique est en lui-même un acte politique dont le but est de mettre
fin à la ségrégation dans son ensemble.

Or Arendt ne veut justement pas voir la nature politique de ce combat contre la


ségrégation à l’école. Sa conception de l’opposition entre espace public et vie privée l’amène
à interpréter l’éducation comme relevant de la sphère privée, et donc à refuser la possibilité
que la lutte contre la ségrégation porte sur le monde de l’éducation, tandis qu’elle perçoit la
décision de la Cour suprême comme une irruption de la vie publique dans la vie privée. La
réflexion d’Hannah Arendt sur l’affaire Little Rock est avant tout une réaction à la photo prise
au moment des faits et représentant Elizabeth Eckford, jeune lycéenne noire se rendant à
l’école sous les insultes d’une jeune fille blanche, qui la suit dans son dos. Face à cette
situation, Arendt affirme réagir avec empathie, en se projetant à la place de la jeune fille noire
soumise à la violence raciale. Sa conclusion n’est toutefois pas de s’opposer aux insultes
subies mais de remettre en cause l’influence des adultes qui laissent leurs enfants subir cette
violence au nom de l’émancipation politique de la communauté noire.

Arendt fait ainsi de cette image la représentation de ce qui, selon elle, ne doit pas être
la politique. Dans cette perspective, elle refuse de faire de l’éducation le lieu des
affrontements publics. Le passage de la sphère privée à la sphère publique est le propre de la
citoyenneté, et il est essentiel de préserver les enfants, qui n’ont pas la maturité suffisante
pour se confronter à la liberté publique, des conflits qui peuvent naître de l’action politique.
Le problème est que cette conception de l’éducation comme relevant de la sphère privée pour
préserver les enfants des conflits de la vie publique la conduit à justifier les inégalités qui s’y
déroulent. Au nom de la protection de l’enfance, préservée de la confrontation avec le monde,
Arendt en vient à accepter que l’école puisse être un espace de non-mixité, tout en affirmant
combattre la ségrégation dans l’espace public.

535
Comme l’ont souligné plusieurs commentateurs, Arendt en oublie que la race compte1
aussi à l’école, faisant de l’égalité une conquête essentiellement politique qui ne porte pas sur
la sphère privée. « Elle préfère considérer que le racisme avant l’âge adulte n’est qu’une
question de préjugé social contre lequel on ne peut légiférer »2, et ne perçoit pas que le
racisme puisse être une véritable idéologie à la fois politique et sociale profondément ancrée
dans l’histoire américaine, comme le lui reproche Ralph Ellison. Pour Kathryn T. Gines,
l’échec d’Hannah Arendt à penser la déségrégation de l’école est double. D’une part son
identification aux protagonistes de la photographie ne parvient pas à refléter l’histoire
collective des discriminations vécues par les Noirs depuis des siècles, y compris en
s’appuyant sur son propre vécu de Juive confrontée à l’antisémitisme de la société allemande
dans sa jeunesse. Sa projection dans l’expérience vécue par Elizabeth Eckford ne tient pas
compte de la fierté qui résulte de l’appartenance à une communauté opprimée et cherchant à
apparaître publiquement, et ne débouche que sur une critique de cette communauté d’un point
de vue extérieur à celle-ci. D’autre part sa conception d’une opposition entre sphère publique
et sphère privée, ainsi que son manque d’intérêt pour l’histoire longue de la race aux États-
Unis, amène Arendt à mésestimer l’ampleur du racisme dans la société américaine. En
refusant son caractère politique au combat contre la ségrégation à l’école, elle ne perçoit pas
comment le racisme touche à la fois la vie privée, sociale, et politique du peuple américain.

L’opposition théorisée par Arendt entre les sphères privées, publiques, et sociales à
propos de l’affaire Little Rock s’avère néanmoins plus pertinente qu’elle n’y parait lorsqu’on
s’attarde sur les évolutions qu’a connues la condition noire aux États-Unis entre les années
1860 et le début du XXe siècle. En insistant, en opposition à son propre camp politique, sur
l’intervention de l’État fédéral dans l’éducation, sphère relevant selon elle de la sphère privée,
plutôt que sur la persistance des discriminations dans le sud des États-Unis, Arendt souligne
l’ambiguïté d’une action politique prétendant agir directement sur la vie sociale. À travers ce
texte, qui soulève les enjeux abordés plus tard dans la Crise de l’éducation, Arendt montre sa
conscience des limites de l’action, en particulier lorsqu’elle se confronte à une sphère privée
qui lui est hostile.

À partir des années 1960, l’émancipation des Noirs a en effet été soutenue par la
politique de l’État fédéral. Dès 1964, le Civil Right Act et le Voting Rights Act font de

1
CORNEL WEST, Race Matters, Boston: Beacon Press, cop. 2001
2
HOURYA BENTOUHAMI, « Le cas de Little Rock. Hannah Arendt et Ralph Ellison sur la question noire »,
Tumultes 2008/1 (n° 30), p. 161-194

536
l’inclusion des Noirs un objectif prioritaire, et ont amorcé une vaste politique de
déségrégation de l’éducation et de l’économie. L’affirmative action a ainsi contribué à faire
entrer la communauté dans le système éducatif et la fonction publique, en particulier dans la
police ou les pompiers, grâce à une importante politique de quotas. Pourtant, malgré des
sondages qui semblent faire apparaître une baisse de l’hostilité à l’égard de la communauté
noire (notamment vis-à-vis du mariage interracial), le sentiment racial persiste comme
fondement de la vie sociale américaine 1. La politique de déségrégation et de quotas de l’État
fédéral a en effet eu pour conséquence un rejet de plus en plus marqué du Welfare et de la
politique fiscale fédérale par les classes populaires blanches confrontées à la
désindustrialisation, à qui cette politique était pourtant favorable. La lutte contre la
ségrégation s’est ainsi paradoxalement traduite par une remise en cause des fondements de
l’égalité des citoyens, comme le souligne Thomas et Mary Edsall dans Chain Reaction : the
impact of Race, Rights and Taxes on American Politics. La division raciale se trouve dès lors
reconduite par le rejet du modèle social américain de l’après-guerre, interprété comme une
politique pro-noire.

Le mépris de la loi décrit par Arendt dans la mise en place de l’impérialisme se traduit
dans cette réaction de rejet de la fiscalité fédérale. De la même manière que les Boers finissent
par soutenir le pouvoir colonial britannique, malgré leur assujettissement économique, pourvu
qu’il préserve la ségrégation raciale en Afrique du Sud, les classes populaires américaines,
confrontées à la désindustrialisation, soutiennent l’abandon d’une protection sociale conçue
en leur faveur, sous prétexte qu’elle favorise les Noirs. Comme au moment de l’affaire Little
Rock, le refus de l’intervention de l’État dans les affaires relevant de la vie économique ou
éducative est lié au refus de l’égalité que cette action cherche à promouvoir. La déségrégation
contribue ainsi paradoxalement à l’éclatement d’un monde commun jusque-là structuré par la
division raciale ; le racisme continuant par ailleurs à produire ses effets dans une sphère
sociale qui refuse l’égalité politique.

Cette persistance des divisions raciales se traduit également dans l’enfermement


massif qui vise particulièrement les populations afro-américaines. Le taux d’incarcération aux
États-Unis au début du XXIe siècle est en effet l’un des plus importants de la planète. Environ
0,7 % de la population américaine est derrière les barreaux, ce qui place le système pénal
américain en tête des État les plus répressifs, devant la Russie de Vladimir Poutine où le taux

1
EMMANUEL TODD, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, p. 313, Paris : Seuil, 2017

537
d’incarcération s’élève à 0,5 % de la population totale1. Si ces taux sont largement inférieurs à
ceux d’un univers concentrationnaire comme l’a été la Virginie esclavagiste, ils témoignent de
l’ampleur persistante du système carcéral dans la société américaine. L’incarcération touche
en priorité les populations noires sans qualification. Un homme noir n’ayant pas fait d’étude a
ainsi jusqu’à 30 % de chance de passer par la prison au moins une fois dans sa vie, contre 5 %
pour un homme blanc dans la même situation 2.

Or, comme le souligne Loïc Wacquant, la prison s’avère une véritable forme
d’ostracisme social, conduisant à la privation d’un grand nombre de droits civiques, dont le
droit de vote, même une fois la peine purgée. Cette situation l’amène donc à présenter le
système carcéral comme la nouvelle « institution particulière » des États-Unis, prenant la suite
de la division raciale. Les responsables politiques utiliseraient en quelque sorte la répression
pénale comme un substitut à la ségrégation, permettant ainsi la continuité de l’opposition
raciale fondatrice de la démocratie américaine auprès d’une population blanche se sentant
dépossédée de ses droits initiaux. Dans The new Jim Crow, Michelle Alexander montre par
ailleurs comment les victoires des années 1960 pour l’accès à l’éducation supérieure a permis
la formation d’une nouvelle classe sociale éduquée, échappant aux discriminations raciales
qui affectent les Noirs américains, en particulier en matière carcérale. La nouvelle
stratification sociale s’opère donc à un double niveau, raciale et éducative.

L’émergence de cette nouvelle bourgeoisie, cherchant davantage à protéger les


avantages issus de l’affirmative action plutôt qu’à poursuivre l’émancipation politique et
éducative, nous conduit dès lors à réviser l’interprétation arendtienne de l’affaire Little Rock à
l’aune des évolutions sociales connues par l’Amérique post-ségrégation. Si Hannah Arendt a
du mal à percevoir le caractère politique de la lutte contre les discriminations aux États-Unis
et le combat des Noirs pour apparaître sur la scène publique, elle perçoit néanmoins les
limites d’une action publique qui prétend agir directement sur la vie sociale. La persistance
des discriminations raciales, leur transformation en un rejet du Welfare et en un système
d’enfermement reconduisant de nouvelles formes de ségrégation, nous montre la résilience de
la vie sociale et de ses représentations face aux interventions politiques. Par ailleurs
l’apparition d’une nouvelle classe sociale émancipée par son accès à l’enseignement supérieur
nous montre les transformations du combat politique initial. Comme la classe ouvrière,

1
ROY WALMSLEY, World Prison Population list (9e edition), International Centre for Prison Studies
2
LOÏC WACQUANT, « America’s New Peculiar Institution: on the prison as Surrogate Ghetto », in Theoretical
Criminology, London: SAGE Publications, 2000

538
reléguée dans la nécessité par la société moderne et dont l’apparition sur la scène publique a
constitué une force politique majeure du XXe siècle, la population noire s’est en quelque sorte
dissoute progressivement dans la société américaine après son apparition politique.

Le véritable problème posé par l’interprétation arendtienne de l’affaire Little Rock ne


tient donc pas dans son opposition entre social et politique, mais dans sa mésestimation du
rôle de la race dans la société américaine. Son interprétation de l’opposition entre pensée
raciale et racisme lui permet de restreindre le poids de la race dans la société moderne, en
particulier dans les colonies du XVIIIe siècle. Si elle reconnaît le rôle joué par l’esclavage dans
la révolution, elle ne développe pas cette part de la société américaine, faisant comme si le
programme des Pères fondateurs avait permis l’abrogation de ce crime originel mais somme
toute temporaire. Les difficultés posées par Reflections on Little Rock, enfin, sont liées au fait
qu’elle perçoit la ségrégation éducative comme un phénomène privé ou social, niant le
caractère politique de la lutte, alors que la ségrégation raciale est un phénomène qui inonde
toute la société américaine, relevant à la fois de la sphère privée, publique, et sociale, comme
l’a souligné Kathryn T. Gines.

Hannah Arendt voit dans l’émergence de l’idéologie raciste une rupture avec les
principes de la modernité. La race lui apparaît comme une forme de perversion de la tradition
occidentale, dont le développement contribue à l’émergence du totalitarisme. Cette
interprétation lui interdit donc de voir que la race a joué un rôle structurant dans la démocratie
américaine et la modernité en générale. Le racisme n’est pas un accident de l’histoire, une
rupture avec la tradition qui s’épanouirait dans les régimes autoritaires et conduirait par
cristallisation à l’émergence des régimes totalitaires. La division raciale a eu une place
déterminante dans la démocratie américaine en permettant l’intégration des autres groupes
ethniques et l’égalité des citoyens non-noirs. La race a donc joué un rôle fondateur pour les
institutions démocratiques et continue à avoir des effets dans la vie politique et sociale malgré
la déségrégation.

L’idée que le racisme ait pu structurer la société moderne et la démocratie américaine


en particulier remet dès lors en cause l’idée du totalitarisme comme rupture avec la tradition
occidentale. Comme l’impérialisme avant lui, le totalitarisme a pu émerger à partir d’une
société qui avait fait de la race un principe de la vie politique, et par extension du camp un
principe économique où tout devient possible.

539
5. Le camp, paradigme de la modernité

Etudier L’Impérialisme nous ramène au problème central posé par la lecture


arendtienne du totalitarisme : comment penser la genèse du système totalitaire tout en le
concevant comme une rupture radicale avec la modernité et la tradition occidentale. Hannah
Arendt parvient à résoudre ce problème en présentant les sources du totalitarisme comme une
sorte de catalyseur de ce dernier. Les régimes totalitaires sont nés à partir des éléments
présents dans l’antisémitisme et l’impérialisme, mais n’en sont pas la conséquence directe. En
récusant toute forme de causalité, Arendt préserve ainsi la nouveauté radicale du totalitarisme
tout en le liant à une histoire qui permet d’expliquer son émergence au cours du XXe siècle.
Or, à la lecture des Origines du totalitarisme, on s’aperçoit que ce mécanisme conceptuel est
déjà à l’œuvre dans son analyse de l’impérialisme. La race est elle-même présentée comme
une rupture avec la tradition de la pensée occidentale, rupture récente qui plus est, liée à la
confrontation avec un continent sauvage et étranger et non au développement d’une pensée
politique cohérente. L’impérialisme apparaît à son tour comme une rupture avec le monde
commun, surgissant tout aussi brusquement de l’hubris de la conquête coloniale et du mépris
des lois qui l’accompagne, sans que son lien avec la première colonisation, celle de
l’Amérique, ne soit identifié. Arendt maintient cette opposition grâce à une distinction
conceptuelle entre colonisation et impérialisme, pensée raciale et racisme, instaurant ainsi
l’idée d’une rupture avec la modernité qui s’épanouit pleinement dans l’avènement des
régimes totalitaires.

Par la suite Hannah Arendt reviendra sur l’idée d’un processus à long terme
conduisant progressivement à l’aliénation-au-monde avec l’avènement de la modernité, en
particulier dans la Condition de l’homme moderne, mais sans pour autant renouer avec son
intuition initiale d’un lien entre impérialisme et totalitarisme. La conquête coloniale et la
naissance du racisme se voient remplacées par les grandes explorations, la Réforme, et leurs
effets sur notre rapport au monde ou à nous-même. Si cette substitution s’inscrit pleinement
dans le cadre de l’évolution de la pensée arendtienne, qui s’élargit à l’ensemble de la
condition humaine pour penser les catastrophes du XXe siècle, elle pousse également à oublier
le processus colonial dans la construction de la modernité. Le passage de l’impérialisme aux
grandes explorations contribue ainsi à normaliser ce processus en le rendant plus pacifique.
Même si leur conséquence est de « circoncire en jours et en heures la sphère de l’habitat

540
terrestre »1, les expéditions scientifiques de Cook ou de La Pérouse font partie d’une
modernité éclairée cherchant à comprendre le monde, au contraire des déportations de masse
dans les îles à sucre qui ont pourtant lieu à la même époque. Hannah Arendt préserve de la
sorte la dignité d’une pensée occidentale qui conduirait à l’aliénation-au-monde presque
malgré elle.

La réalité économique et sociale des colonies d’Ancien Régime avait pourtant toute sa
place dans la critique arendtienne de la condition moderne. La plantation se distingue en effet
par son aliénation de la natalité, concept arendtien s’il en est où se déploie la capacité de
l’homme à changer le monde et à engendrer de nouveaux événements, et tout son système
économique s’appuie sur la réification de l’autre. Le camp colonial se présente déjà sous les
traits d’une machine à dégrader l’identité et à nier l’humanité de ceux qui y sont soumis. Les
mécanismes de l’impérialisme de la fin du XIXe siècle n’y sont pas seulement présents à l’état
de germe en développement, mais comme une réalité concrète s’incarnant dans la déportation
de masse de travailleurs serviles, le pouvoir absolu et la terreur exercée par les propriétaires,
ou la négation de la pluralité. L’impérialisme apparaît dès lors moins comme une rupture avec
le monde commun que comme la poursuite d’un processus colonial déjà à l’œuvre plus d’un
siècle auparavant. Avec lui, c’est donc toute l’idée de rupture avec la modernité qui se
retrouve remise en question.

Comme l’affirme Françoise Collin, Hannah Arendt est une penseuse qui, « à la lumière
de la catastrophe totalitaire, traque au sein même des régimes démocratiques et dans la
tradition occidentale, le risque de dissolution qui pèse sur le pouvoir de penser par soi-même
et d’agir en commun qui fait la dignité des êtres humains et l’amour partagé du monde »2. À
la lumière des analyses précédentes, il devient possible d’affirmer que les éléments
constitutifs du totalitarisme sont présents dès les origines de la modernité, au cœur de la
tradition occidentale. La quête de l’expansion perpétuelle, la race comme idéologie
structurante, et le mépris des lois, sont les fondements de l’entreprise coloniale et apparaissent
dès les premiers jours de la conquête du Nouveau Monde. Le travail forcé et l’esclavage de
masse ont été des moyens privilégiés du développement économique des sociétés coloniales,
et en ont structuré les rapports sociaux comme les représentations culturelles.

1
Condition de l’homme moderne, Op. cit., p. 318
2
L’homme est-il devenu superflu ? : Hannah Arendt, Op. cit., p. 40

541
L’aliénation-au-monde et la condition moderne qui l’accompagnent ont commencé par
la transformation de toute une partie de la population humaine en une pure force de travail
vouée à l’enrichissement des colonies et de leur métropole. La négation de l’individu, de sa
capacité à agir et à constituer un nouveau commencement, est un processus à long terme qui
traverse l’ensemble de la modernité ; les transformations qui accompagnent l’abolition de
l’esclavage nous en montrent la persistance dans le temps. La désolation du monde ne surgit
pas brusquement avec l’émergence de l’impérialisme mais s’appuie sur une tradition
économique séculaire qui a institué le travail forcé en moteur du développement. Désolation
du monde et déracinement de l’individu ont constitué la matrice du projet colonial dès ses
origines. Même la politique de nettoyage ethnique entreprise en Europe de l’Est par
l’Allemagne nazie, qui a causé plus de 30 millions de victimes, s’inscrit dans la filiation des
meurtres de masse commis pendant les conquêtes coloniales, les dirigeants du IIIe Reich
n’hésitant pas à se référer directement à l’impérialisme anglais pour illustrer leur démarche 1.

Pour reprendre la formule de Giorgio Agamben, on peut affirmer que le camp est une
figure paradigmatique de la modernité. Néanmoins, contrairement à ce que la tradition
philosophique qui s’est interrogée sur cette question a pu développer, c’est le camp de travail,
davantage que les centres de mise à mort, qui apparaît comme tel. Espace où tout devient
possible et où l’existence humaine est réduite à l’état de variable utilitaire, le camp de travail a
été le lieu de construction d’une humanité désolée à des fins économiques, qu’il s’agisse de la
plantation esclavagiste, du bagne colonial, ou du Goulag soviétique. Dans une telle
perspective le centre de mise à mort nazi reprend sa dimension d’exception radicale
qu’Arendt avait cherché à mettre en avant. Le degré de violence atteint par l’entreprise nazie
en fait un phénomène radicalement à part dans le champ de l’expérience humaine. Si la
volonté de destruction de l’autre n’est pas propre à l’Allemagne nazie, elle a porté le
processus d’éradication à un niveau paroxystique. Les camps de la mort s’ajoutent au
nettoyage ethnique et à la guerre d’extermination menée en Europe de l’Est. Ces derniers
apparaissent de plus comme une expérience fortement restreinte, tant dans l’espace que dans
le temps : le complexe concentrationnaire d’Auschwitz n’est ainsi actif qu’entre 1940 et 1945,
quand les plantations ont couvert la surface de l’Amérique pendant des siècles.

Les centres de mise à mort se distinguent enfin par leur profonde inutilité économique.
Alors que l’ensemble des meurtres et des déportations de masse commis jusque-là trouvent

1
Voir chapitre 5, II.4, p. 493

542
leur sens dans une rationalité utilitariste consistant à transformer l’homme en chose à des fins
de production, les camps d’extermination se présentent comme un véritable non-sens. Le
« plan général Est » lui-même dispose encore d’un semblant de sens qui, malgré toute son
horreur, peut être interprété en termes de finalité économique, à savoir exterminer les
populations locales pour s’approprier leurs terres. Au contraire, par leur logique industrielle,
l’organisation qu’ils impliquent, et leurs coûts de fonctionnement qui ne débouchent que sur
une pure destruction de l’humanité, les camps de la mort se distinguent de tous les systèmes
concentrationnaires qui les ont précédés.

Dans son article Sciences sociales et camps de concentration1, Hannah Arendt rappelle
la récurrence des meurtres de masse dans l’histoire, affirmant que « la route vers la
domination totale passe par de nombreux stades intermédiaires relativement normaux et
compréhensibles »2. Parmi ces meurtres normaux, sont ainsi inclus le massacre ou le génocide
de peuples jugés hostiles, les guerres d’invasion, l’expropriation des terres, ou encore
l’esclavage. Elle n’hésite d’ailleurs pas à parler directement « d’extermination » pour qualifier
la destruction des amérindiens et des aborigènes d’Australie au cours du processus colonial.
Quel que soit leur degré de violence et de terreur, l’ensemble ces événements appartiennent
pourtant au registre de l’action humainement compréhensible. Ce n’est qu’avec les camps
d’extermination que la terreur prend une dimension telle, qu’elle perd toute forme de
rationalité et devient inintelligible pour l’analyse politique.

La violence obéit en effet à une logique instrumentale. Elle dispose d’une rationalité
propre qui relève d’un rapport fin/moyen, et peut être organisée en fonction d’objectifs
quantifiables. Qu’un chef d’État autoritaire fasse tirer sur des manifestants en grève pour
rester au pouvoir est analysable en termes de rationalité humaine, bien qu’il soit politiquement
condamnable. De même tuer un témoin gênant pour éviter des poursuites judiciaires a beau
être un crime, il s’agit d’un acte intelligible dont on peut comprendre les ressorts. Exterminer
toute une population pour s’approprier leurs terres et enrichir son propre pays est de la même
manière une politique rationnelle qui a prévalu tout au long de l’histoire coloniale. Pour
reprendre l’expression d’Arendt, elle « bénéficie aux dominants de la même façon qu’un
cambriolage ordinaire bénéficie aux cambrioleurs »3. D’un point de vue purement

1
Humanité et terreur, Op. cit., p. 174
2
Ibid.
3
Ibid.

543
instrumental de tels actes sont humainement compréhensibles. Ils peuvent être jugés à l’aune
de critères moraux ou juridiques mais conservent une rationalité dans le champ politique.

Or, pour Hannah Arendt, la majorité de la politique nationale-socialiste appartient à


cette catégorie de l’horreur « humainement compréhensible », et seule l’instauration des
camps de la mort échappe à cette interprétation. La politique de conquête à l’Est, dont
l’objectif était de s’approprier des terres en exterminant les peuples indigènes, appartient à
une longue tradition de guerres coloniales et s’inspire directement de la conquête de l’Ouest
américaine. De même, l’antisémitisme nazi n’est pas une idéologie neuve, et Arendt se plaît à
en souligner « l’absence presque frappante d’originalité »1. Bien que les lois de Nuremberg
soient une rupture par rapport à l’ordre social démocratique, elles ne relèvent que de
l’application d’un programme défendu dès le XIXe siècle par des partis antisémites. Pogroms,
ghettos, et émigrations forcées faisaient parties « de ce que l’on pouvait attendre si un parti
antisémite gagnait le monopole du pouvoir dans un pays européen »2.

Même la famine de masse, utilisée par les nazis dans le cadre de leur politique
d’extermination en Pologne ou en Russie, appartient à une forme de rationalité économique
moderne, employée par des idéologies aussi distinctes que l’utilitarisme anglais (Inde, 1876)
et le collectivisme soviétique (Ukraine, 1933) 3. Ni la violence extrême exercée par les nazis,
ni l’ampleur des destructions commises pendant la guerre, ni même leur politique
ouvertement exterminatrice, ne constituent donc une rupture avec l’histoire des violences de
masse selon Arendt. Seuls les camps de la mort sortent du registre de cette horreur
« humainement compréhensible » et se distinguent par leur inintelligibilité. « La vérité, c’est
qu’alors que toutes les autres mesures antijuives faisaient du sens et étaient susceptibles de
bénéficier à leurs auteurs d’une façon quelconque, les chambres à gaz ne bénéficiaient à
personne »4. La mise en œuvre des camps d’extermination constitue ainsi ce moment où
l’idéologie nazie a poussé sa logique morbide au point d’abolir même le semblant de
rationalité économique – aussi brutale soit-elle – qui lui donnait encore un sens, et a quitté
définitivement le champ de la réalité intelligible.

Cependant, souligner ainsi le caractère unique de la Shoah ne fait que renforcer par
contraste la dimension paradigmatique du camp de travail. En montrant le non-sens radical

1
Ibid.
2
Ibid.
3
Voir chapitre 5, II.3, p. 487
4
Humanité et terreur, Op. cit., p. 180

544
que constitue le camp de la mort (centre de mise à mort), en en soulignant la dimension
exclusivement idéologique, et en le distinguant de toutes les autres formes de violence de
masse, y compris celles commises auparavant par le national-socialisme, on contribue à
rendre l’ensemble des phénomènes de destruction de masse humainement compréhensibles.
Le fait qu’Arendt cherche à montrer à tout prix la rupture absolue que représente les centres
de mise à mort, y compris face à des phénomènes aussi violents et importants que l’esclavage,
l’extermination des populations locales, ou les déportations de masse dans des camps de
travail, conduit à circoncire une telle expérience de domination totale. En comparaison, tout
projet disposant d’un semblant de rationalité économique ou sociale apparaîtra porteur de sens
et de rapports humains, quelle que soit la violence dont il fait preuve par ailleurs.

La Shoah se présente de la sorte comme cet événement unique dans l’histoire, qui
pousse son idéologie au point d’atteindre un niveau d’inintelligibilité inégalé, y compris par
les régimes les plus meurtriers de l’histoire. L’élément le plus révélateur de cette unicité, est
la manière dont Hannah Arendt est amenée de façon cohérente à affirmer que les lois de
Nuremberg ou le « plan général Est » appartiennent encore à des pratiques intelligibles, voire
récurrentes dans l’histoire moderne. Ce caractère unique dans l’histoire implique dès lors
réciproquement qu’on ne puisse pas faire du camp de la mort le paradigme de la modernité, le
moment à partir duquel l’histoire a pris un tournant décisif, et où la forme de l’action politique
a changé à jamais. Si le camp de la mort est bien cet « événement sans précédent » que décrit
Hannah Arendt, il se présente davantage comme une forme d’exception dans l’histoire,
comme l’irruption d’un moment de domination totale qui ne s’est jamais reproduit, que
comme un changement de paradigme politique.

En effet si le camp de travail est antérieur à la Shoah – notamment sous la forme de


l’esclavage ou du camp colonial – il lui est également postérieur. La découverte des camps de
la mort n’a pas mis fin l’existence des camps de travail, qui ont continué à structurer la vie
politique et sociale que ce soit dans les pays soviétiques jusqu’à la mort de Staline ou dans les
colonies jusqu’à leur indépendance. La persistance du modèle des camps, qui s’est notamment
illustré au début du XXIe siècle dans des démocraties modernes avec le traitement des
prisonniers de Guantanamo ou l’accueil des migrants à Sangatte1, nous prouve par ailleurs
que nous n’en n’avons pas fini avec un modèle politique et social qui a conditionné
l’ensemble de la modernité.

1
Olivier Le Cour Grandmaison, Gilles Lhuilier, et Jérôme Valluy. Le retour des camps ? Sangatte, Lampedusa,
Guantanamo...Autrement, 2007 (Texte en ligne) [dernière consultation le 29/03/2018]

545
546
Conclusion

Hannah Arendt défend l’idée que la politique est le domaine de la liberté, l’espace
dans lequel les hommes peuvent agir les uns avec les autres, et engendrer ainsi de nouveaux
changements qui alimentent continuellement le processus par lequel les citoyens interagissent
entre eux. Elle ne perçoit pas l’activité politique comme un système de gouvernement, fondé
sur la construction d’un dispositif administratif incarné par l’État, mais comme un mode
d’être spécifique de l’existence humaine, où se révèle la capacité de l’homme à agir et à
modifier le monde dans lequel il se trouve pris. L’action politique est intimement liée à
l’existence humaine elle-même, au fait de que des hommes naissent et se rassemblent,
modifiant continuellement les conditions dans laquelle leur existence se déroule, et
constituant par leurs interactions un espace public dans lequel ils sont susceptibles de
continuer à agir. Malgré les transformations engendrées par les évolutions de la société
moderne, l’activité politique continue de constituer un élément structurant et fondamental de
la condition humaine, qui se confond avec le fait même de commencer. « Le commencement,
avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l’homme ;
politiquement, il est identique à la liberté de l’homme. […] Ce commencement est garanti par
chaque nouvelle naissance ; il est, en vérité, chaque homme »1. La liberté politique est ainsi
inscrite dans l’existence de chaque homme qui, dès sa naissance, engendre déjà de nouveaux
processus qui rompent avec l’existant tel qu’il le précède. Chaque naissance est la promesse
de la continuité de ces processus imprévisibles et de la perpétuation de la liberté politique.
Quelle que soit la structure et le déterminisme d’une société, la liberté ne peut être
entièrement remise en cause sans abolir l’existence même des hommes, car chaque nouvel
acteur porte en lui-même le potentiel d’action nécessaire à la persistance de la vie politique.

La description du totalitarisme comme un régime antipolitique, en rupture avec la


condition humaine pose alors un problème conceptuel car elle remet en cause cette conception
de la liberté politique fondée sur la capacité à commencer, et qui s’inscrit dans l’existence
même de chaque homme. Le travail de compréhension entrepris par Arendt pour ressaisir le
monde à la suite de l’événement totalitaire aboutit à décrire les régimes totalitaires comme des
mouvements dont le but est la destruction complète de toute activité politique. Arendt va au-
delà d’une description de la violence des régimes, de la politique génocidaire du nazisme, des
déportations des koulaks, des procès politiques, ou de l’endoctrinement et de la propagande

1
Origines du totalitarisme, Op. cit. p. 838

547
qu’ils ont mis en place. Elle les présente comme une véritable abolition de tout ce qui
constitue l’idée même d’humanité. Dans l’interprétation arendtienne du phénomène totalitaire
même les éléments les plus fondamentaux des activités humaines, présents dans l’ensemble
des systèmes politiques, sont absents de régimes où seule l’idéologie conditionne le
fonctionnement et l’organisation. La radicalité avec laquelle Arendt présente les mécanismes
du totalitarisme nous conduit alors au dilemme de devoir soit accepter qu’un régime puisse
abolir intégralement la liberté politique, remettant ainsi en cause la thèse de l’irréductibilité la
liberté conçue comme capacité à commencer, soit renoncer à la radicalité de la description du
totalitarisme.

Par ailleurs, en fondant l’interprétation du totalitarisme sur l’analyse de deux régimes


aux idéologies et aux fonctionnements divergents, tout en les excluant du reste des régimes
présentant pourtant des caractéristiques semblables, le concept de totalitarisme finit par
devenir une forme d’idéal-type, ne prétendant plus décrire la réalité concrète d’une société
donnée mais construire un concept existant en dehors de la réalité empirique des faits.
L’amalgame des deux régimes que sont l’Allemagne nazie et la Russie stalinienne – écartant
au passage l’Italie fasciste ou la Chine maoïste – contribue également à éloigner l’analyse
arendtienne d’une de ses premières intuitions, lorsqu’elle avait théorisé le lien généalogique
entre l’impérialisme et les phénomènes totalitaires. En s’attachant à montrer les mécanismes
de fonctionnement des régimes dit totalitaires, que ce soient les conflits autour du pouvoir
soviétique, les raisons militaires qui expliquent la chute du III e Reich, ou bien les motifs
économiques qui sous-tendent la Shoah ou le Goulag, ce travail de recherche a dès lors
cherché à souligner l’intelligibilité de régimes qui s’inscrivent dans le cadre d’une rationalité
politique moderne. De même, en reprenant et en prolongeant l’interprétation arendtienne de
l’impérialisme, nous avons tenté de montrer que les phénomènes coloniaux présentent déjà en
germe les caractéristiques des régimes totalitaires, telles que le mépris de la loi ou
l’institutionnalisation de la terreur, mais également que les régimes totalitaires se présentent
eux-mêmes comme des régimes coloniaux, ou du moins menant une politique coloniale. À
travers cette analyse il ne s’agit alors pas de nier la violence et la terreur des régimes
totalitaires, mais de souligner qu’ils s’inscrivent dans le temps long de l’histoire moderne, et
dans la continuité de phénomènes politiques antérieurs dont ils constituent une forme
renouvelée, plutôt que comme une rupture qui aurait fait éclater nos catégories de pensée.
Cette approche du totalitarisme contribue alors à donner raison à l’interprétation arendtienne
de la liberté politique comme une des modalités fondamentales de l’existence humaine,

548
puisque même les régimes nazis et staliniens peuvent dès lors être interprétés comme des
formes d’action politique, inscrites dans un contexte historique et un monde fondé par les
actions humaines.

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575
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Index des personnes

Agamben, 542 Collin, 134, 541


Aly, 393, 562 Conrad, 453, 460, 482
Amiel, 372, 373, 379 Constant, 63, 364
Applebaum, 417, 516 Courtois, 335
Aristote, 19, 26, 52, 54, 55, 56, 113, 116, Croce, 334, 343
121, 138, 231, 323 Dante, 121
Aron, 231, 334, 343, 347, 349, 429 Davis, 488, 489, 490, 492
Baden-Powell, 286 De Gaulle, 181
Bentham, 347, 416 Delacroix, 201
Beria, 251, 403, 408, 410, 422, 442, 443, Descartes, 138, 151, 152, 153, 154, 156,
444 158, 254, 256, 571
Bernasconi, 500, 501 Deutscher, 360, 377
Bismarck, 486 Dostoïevski, 412
Bodin, 190 Duguit, 460
Bokassa, 234, 569 Durkheim, 20, 166, 460
Boudienny, 404, 443 Eckford, 535, 536
Boukharine, 405, 406 Eichmann, 283, 293, 294, 295, 298, 316,
Boulainvilliers, 174, 175, 449, 451, 499, 406, 419, 551
506, 507, 508 Elie, 412
Bouretz, 352, 448 Emilio Gentile, 378, 383, 384, 385, 386,
Bugeaud, 483, 526 389, 494, 495
Burke, 275, 312 Engels, 68, 96, 413
Cadiot, 412 Fanon, 273, 348, 447, 466, 476
Camus, 273, 348 Fichte, 114
Castoriadis, 347 Figes, 421
Castro, 401, 402 Fillon, 334
Ceausescu, 402 Fitzpatrick, 403, 404, 407, 408, 410, 411
Césaire, 348, 466, 498, 504 Foucault, 174, 175, 188, 189, 190, 192,
Chalamov, 414, 415 196, 347, 416, 492, 519, 569, 574
Chapoutot, 286, 300, 312, 436, 437, 438, Franco, 285
439 François Ferdinand, 257
Churchill, 482 Furet, 334, 349

577
Galilée, 138, 147, 148, 152, 153, 168 170, 189, 195, 323, 339
Gallieni, 485, 495, 526, 527 Hobsbawm, 481
Gandhi, 406 Honneth, 114
Genel, 211, 325, 355, 356, 359, 361, 362, Hoover, 250
363, 369, 371, 375 Hugo, 201
Gines, 504, 509, 511, 512, 536, 539 Hussein, 401
Giovanni Gentile, 336, 337 Jaspers, 28, 32, 343, 345, 355
Glucksmann, 348, 349 Jefferson, 215, 506, 513, 532, 534, 567
Gobineau, 449, 499, 506, 507, 508 Jobs, 401
Goebbels, 282, 394, 438, 497 Jünger, 334, 338
Göring, 394 Kaganovitch, 404, 405, 410, 433
Gramsci, 334, 335, 339 Kamenev, 404
Grandi, 388, 390 Kant, 7, 28, 29, 30, 31, 32, 37, 38, 39, 42,
Graziosi, 434 254, 256, 315, 501
Hauriou, 460 Kelsen, 338, 438
Hayek, 342, 349, 363, 365 Kershaw, 391, 392, 393, 394, 396, 397,
Hayes, 341 399, 400
Hegel, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 97, 163, Khomeini, 401
165, 203, 501 Khrouchtchev, 330, 340, 402, 403, 404,
Heidegger, 7, 8, 27, 36, 40, 41, 42, 43, 44, 410, 417, 444, 445
45, 123, 271, 272 Kierkegaard, 36, 37, 38, 39, 40, 45
Helg, 516, 518, 519 Kipling, 460
Héraclite, 117 Klemperer, 299
Herzog, 279, 300 La Boétie, 322, 323
Heydrich, 397 Laborie, 244, 280, 281, 326, 327, 331, 428
Himmler, 251, 282, 294, 318, 337, 394, Lammers, 394
397, 406, 437, 439, 443 Las Casas, 502
Hitler, 239, 251, 263, 282, 293, 333, 337, Lavergne, 334
338, 341, 367, 368, 379, 380, 384, 385, Le Bon, 276
387, 389, 391, 392, 394, 395, 396, 397, Le Cour Grandmaison, 471, 484, 545
398, 400, 402, 404, 421, 423, 426, 435, Lefort, 347, 349
439, 441, 450, 492, 496, 498, 509 Leibovici, 11, 185, 240, 294, 396, 459, 461
Ho Chi Minh, 402 Lénine, 205, 212, 249, 335, 360, 363, 364,
Hobbes, 20, 129, 161, 162, 163, 165, 169, 365, 366, 367, 368, 402, 403, 434, 448

578
Levi, 317, 372 Peng Dehuai, 378
Lindqvist, 483, 567 Pinochet, 285, 304, 346
Locke, 48, 59, 67, 69, 82, 83, 84 Platon, 29, 53, 116, 121, 170, 254, 255,
Losurdo, 334, 358, 361, 365, 366, 368 256, 258, 297, 363, 406
Louis XIV, 380 Porsch, 458
Louis XVI, 199, 525 Protagoras, 255
Louverture, 525 Quelquejeu, 302
Lukács, 48, 61 Reagan, 349
Luther, 137 Rhodes, 457, 462, 481, 497
Machiavel, 222, 258 Ribbentrop, 394
Mao, 378, 402 Robespierre, 178, 205, 208, 219, 220, 221,
Marx, 19, 23, 27, 36, 47, 52, 59, 60, 61, 222, 223, 224, 225, 364, 365, 366, 367
63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, Röhm, 384
76, 78, 80, 82, 84, 85, 86, 93, 94, 95, 96, Rosanvallon, 201, 460
112, 144, 165, 166, 177, 205, 206, 207, Rousseau, 20, 63, 90, 129, 130, 131, 132,
208, 334, 355, 358, 359, 361, 362, 363, 133, 134, 135, 221, 323
364, 365, 366, 367, 368, 415, 558, 570, Rousset, 326, 330, 340
571 Russell, 343
Ménissier, 333, 357, 369, 376, 377, 378, Salisbury, 360, 443
382 Sartre, 271, 272, 273, 324, 347, 348
Merleau-Ponty, 340 Schelling, 28, 29, 32
Molotov, 378, 404, 405, 410 Schmitt, 312, 334, 338, 470, 482, 569, 574
Montefiore, 408, 421 Sélassié, 401
Montesquieu, 129, 134, 231 Semelin, 295, 299, 478, 479, 485, 491
Mussolini, 333, 335, 336, 341, 384, 385, Serge, 341
387, 388, 389 Sforza, 227
Napoléon, 296, 400, 525, 526 Sieyès, 175, 176, 179, 196, 197, 451
Néron, 374, 443 Smith, 58, 59, 64, 67, 111, 491, 503, 514
Neruda, 343 Socrate, 116, 138
Neumann, 231, 235, 333, 338, 339, 356, Souvarine, 360, 377
400, 408 Staline, 249, 251, 253, 261, 264, 268, 283,
Nietzsche, 75, 126, 151, 153, 326, 363 341, 342, 360, 361, 363, 366, 367, 368,
Orwell, 351, 412 376, 378, 380, 394, 402, 403, 404, 405,
Padilla, 347 406, 407, 408, 409, 410, 413, 414, 416,

579
417, 421, 434, 440, 441, 442, 443, 444, Traverso, 336, 337, 339, 341, 342, 344,
445, 517, 545 345, 347, 350, 351, 352, 447
Steinbeck, 214 Trotski, 241, 264, 341, 360, 368, 405, 406,
Stirner, 123 434
Sturzo, 227, 333, 386, 387 Vergès, 514, 528
Tacite, 374 Voegelin, 355, 357, 369, 501
Tassin, 46, 313, 327, 328, 329, 331, 357, von Trotha, 485, 497
362, 448 Vorochilov, 404, 408
Temple, 463, 464, 492, 497 Weber, 87, 142, 143, 381, 392, 400, 459,
Thatcher, 349 460
Thucydide, 300 Weil, 96, 447, 466, 498
Tocqueville, 90, 183, 203, 212, 213, 233, Werth, 409, 413, 517
297, 506, 510, 511, 528, 530 Zinoviev, 404, 405
Todd, 529 Zizek, 334
Tooze, 422, 426, 427, 428, 496, 497, 498

580
Index des concepts

action, 8, 9, 12, 13, 14, 15, 19, 23, 24, 25, 449, 456, 458, 466, 467, 531, 533
26, 27, 28, 32, 44, 46, 47, 49, 50, 53, 55, bureaucratie, 65, 228, 233, 257, 287, 290,
56, 68, 73, 78, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 331, 388, 399, 411, 438, 439, 440, 450,
90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 451, 452, 453, 454, 455, 456, 457, 458,
100, 101, 102, 104, 106, 107, 108, 109, 462, 465, 478, 489, 491, 503, 513, 515,
110, 111, 112, 113, 114, 117, 118, 119, 574
120, 121, 122, 123, 125, 126, 127, 128, condition humaine, 3, 7, 8, 9, 10, 12, 13,
129, 130, 131, 132, 135, 136, 139, 142, 14, 15, 16, 18, 19, 20, 26, 27, 28, 29, 30,
143, 144, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 32, 34, 35, 38, 39, 42, 43, 51, 52, 54, 55,
155, 156, 157, 158, 159, 161, 162, 164, 56, 61, 63, 64, 66, 67, 70, 76, 77, 78, 82,
165, 166, 170, 171, 172, 173, 175, 176, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 98, 99, 100, 101,
177, 178, 179, 180, 181, 183, 190, 192, 107, 108, 115, 126, 127, 128, 129, 130,
194, 195, 196, 197, 199, 200, 203, 205, 140, 143, 151, 152, 155, 157, 158, 159,
208, 209, 212, 213, 214, 215, 216, 226, 160, 161, 162, 165, 166, 179, 180, 202,
227, 230, 234, 236, 241, 242, 243, 246, 220, 223, 236, 237, 256, 263, 266, 301,
251, 254, 255, 256, 259, 263, 265, 266, 303, 304, 306, 309, 319, 321, 323, 324,
267, 268, 269, 272, 279, 281, 283, 286, 326, 351, 374, 375, 384, 393, 407, 412,
288, 289, 290, 291, 292, 294, 295, 296, 421, 437, 439, 444, 531, 538, 572
298, 299, 302, 303, 304, 305, 306, 311, désolation, 246, 271, 272, 273, 275, 295,
314, 315, 317, 318, 319, 320, 321, 322, 299, 300, 307, 314, 321, 323, 324, 383,
346, 356, 357, 359, 378, 381, 384, 392, 422, 445, 447, 533, 573
400, 412, 413, 420, 427, 428, 431, 432, esclavage, 11, 46, 49, 90, 94, 207, 313,
435, 437, 450, 451, 454, 457, 459, 463, 441, 495, 496, 497, 498, 499, 500, 501,
464, 470, 478, 504, 508, 510, 511, 514, 502, 503, 504, 505, 506, 507, 512, 513,
515, 526, 527, 528, 529, 534, 536, 538, 514, 515, 516, 517, 518, 519, 520, 521,
540, 572, 574 522, 523, 524, 525, 530, 532, 533, 534,
aliénation-au-monde, 3, 8, 130, 131, 136, 536, 545, 555, 556, 559, 560, 561, 574
138, 139, 140, 141, 142, 144, 147, 148, État-nation, 168, 272, 349, 350, 442, 450,
151, 152, 158, 159, 220, 223, 228, 234, 459, 489, 557, 558
237, 267, 268, 312, 419, 423, 443, 444, éthicité, 25, 26, 27, 279

581
impérialisme, 5, 8, 10, 220, 300, 313, 340, 511, 512, 513, 514, 515, 516, 517, 520,
341, 347, 349, 350, 351, 379, 418, 427, 532, 534, 535, 539, 542, 552, 573
438, 439, 440, 441, 442, 446, 447, 449, totalitarisme, 1, 2, 3, 4, 5, 7, 8, 9, 10, 125,
451, 457, 458, 459, 460, 461, 464, 465, 127, 201, 217, 218, 219, 220, 221, 222,
466, 472, 476, 477, 478, 482, 483, 484, 223, 224, 225, 227, 228, 230, 231, 232,
489, 490, 492, 493, 494, 495, 496, 500, 233, 234, 235, 236, 237, 238, 239, 240,
503, 504, 512, 513, 515,517, 520, 522, 241, 243, 245, 246, 247, 252, 253, 255,
523, 528, 530, 531, 532, 533, 539, 574 256, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263,
marxisme, 13, 40, 54, 88, 89, 90, 170, 179, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 274,
200, 201, 202, 245, 317, 328, 333, 334, 275, 276, 277, 278, 279, 280, 281, 282,
340, 354, 355, 357, 366, 394 283, 284, 285, 286, 287, 288, 289, 291,
masses, 264, 266, 267, 269, 271, 272, 273, 293, 294, 295, 298, 300, 301, 302, 303,
275, 276, 317, 322 304, 305, 306, 307, 308, 309, 310, 311,
nihilisme, 10, 237, 262, 273, 274, 314, 312, 313, 314, 315, 317, 318, 319, 320,
319, 320, 324, 393, 420, 421, 422, 547 321, 323, 324, 325, 326, 327, 328, 329,
révolution, 5, 9, 130, 131, 161, 162, 166, 330, 331, 332, 333, 334, 335, 336, 337,
167, 168, 169, 170, 171, 174, 177, 180, 338, 339, 340, 341, 342, 343, 344, 345,
181, 189, 190, 192, 193, 195, 196, 197, 347, 348, 349, 350, 351, 352, 353, 354,
198, 200, 201, 203, 204, 205, 206, 207, 355, 356, 358, 359, 360, 361, 362, 363,
208, 209, 210, 211, 213, 216, 217, 218, 365, 366, 367, 368, 369, 370, 371, 372,
223, 254, 305, 334, 353, 355, 358, 360, 373, 374, 375, 376, 377, 378, 379, 381,
373, 413, 426, 501, 502, 507, 511, 515, 382, 383, 388, 389, 393, 394, 397, 398,
521, 522, 546, 551, 572 400, 401, 403, 404, 407, 411, 412, 414,
superfluité, 8, 29, 221, 242, 244, 262, 269, 415, 416, 420, 421, 422, 423, 424, 425,
270, 303, 307, 308, 309, 314, 315, 318, 426, 427, 428, 431, 432, 434, 435, 436,
321, 324, 413, 428, 432, 445, 459, 512, 437, 438, 439, 440, 441, 443, 444, 445,
532, 546, 573 450, 452, 456, 457, 458, 460, 461, 463,
terreur, 7, 178, 216, 217, 222, 241, 270, 465, 466, 481, 483, 484, 489, 490, 492,
272, 275, 282, 288, 289, 291, 294, 295, 493, 495, 496, 497, 498, 499, 500, 504,
296, 298, 299, 300, 304, 306, 310, 312, 509, 512, 513, 515, 519, 530, 531, 532,
314, 321, 323, 333, 351, 361, 369, 371, 538, 539, 542, 543, 546, 551, 554, 557,
377, 378, 381, 390, 395, 400, 409, 411, 559, 560, 561, 573, 574
412, 414, 415, 416, 420, 422, 427, 428, travail, 5, 8, 9, 12, 13, 15, 19, 29, 40, 41,
433, 434, 455, 474, 475, 505, 509, 510, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52,

582
53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 505, 506, 507, 508, 509, 511, 512, 513,
64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 516, 517, 518, 519, 520, 524, 532, 533,
75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 84, 85, 86, 87, 536, 538, 539, 544, 561, 572
88, 89, 90, 91, 92, 95, 100, 105, 117, vita activa, 12, 14, 15, 16, 18, 19, 23, 30,
120, 123, 130, 137, 138, 139, 151, 152, 32, 41, 45, 49, 61, 85, 86, 87, 90, 91,
154, 158, 159, 172, 184, 185, 186, 187, 100, 115, 125, 143, 151, 152, 153, 154,
196, 200, 202, 207, 333, 343, 354, 357, 157, 158, 159, 161, 223, 572
362, 367, 369, 380, 404, 405, 406, 407, vita contemplativa, 16, 18, 19, 21, 22, 27,
410, 419, 444, 446, 455, 466, 470, 475, 32, 33, 50, 115, 142
477, 481, 484, 493, 500, 501, 503, 504,

583
Table des matières
Introduction ..................................................................................................................................... 7
Chapitre 1 : La condition humaine ............................................................................................... 19
I. Les conditions de l’existence humaine............................................................................. 19
1. Vita activa ................................................................................................................... 19
2. L'être et le monde ....................................................................................................... 27
3. Une philosophie de l'existence .................................................................................. 36
II. Le travail et l’œuvre....................................................................................................... 47
1. Des conditions distinctes ........................................................................................... 47
2. La réduction de la vita activa .................................................................................... 52
3. La conception moderne du travail............................................................................. 58
4. Arendt et Marx ........................................................................................................... 63
5. Une activité circulaire ................................................................................................ 72
III. Propriété et espace privé ................................................................................................ 81
1. Le fondement de la propriété .................................................................................... 81
2. Un processus d’accumulation collectif ..................................................................... 84
3. La naissance d’une sphère sociale ............................................................................ 88
4. Bonheur et abondance................................................................................................ 91
5. L’impossible libération du travail ............................................................................. 94
IV. L'action politique ........................................................................................................... 99
1. La condition de la pluralité ........................................................................................ 99
2. Le monde comme espace public ............................................................................. 107
3. La révélation de l'identité ........................................................................................ 115
4. Puissance et apparence ............................................................................................ 120
5. Une critique de la souveraineté ............................................................................... 129
Chapitre 2 : Vers le monde moderne .......................................................................................... 137
I. Aliénation-au-monde ....................................................................................................... 137
1. L'éloignement du monde ......................................................................................... 137
2. La quête de l'introspection ....................................................................................... 147
3. L'inversion de la vita activa ..................................................................................... 158
II. Révolution et fondation ............................................................................................... 168
1. Le problème du commencement ............................................................................. 168
2. Libération et liberté .................................................................................................. 178
3. Peuple et souveraineté ............................................................................................. 188
III. La question sociale....................................................................................................... 199
1. Nécessité historique et nécessité biologique .......................................................... 199
2. La question de la pauvreté ....................................................................................... 208

584
3. « Les malheureux sont les puissances de la Terre »............................................... 216
Chapitre 3 : La rupture totalitaire ............................................................................................... 227
I. Un système en forme d’oignon ....................................................................................... 230
1. Définir le totalitarisme ............................................................................................. 230
2. La multiplication des organisations internes .......................................................... 235
3. Un mouvement permanent ...................................................................................... 241
4. Le rôle de la police secrète ...................................................................................... 245
II. Un monde de mensonges ............................................................................................. 254
1. De la dissimulation à la destruction ........................................................................ 254
2. La fiction totalitaire ................................................................................................. 259
3. La hiérarchie du cynisme......................................................................................... 264
4. Mensonges et masses modernes .............................................................................. 270
III. La société totalitaire ..................................................................................................... 276
1. Une société de masses ............................................................................................. 276
2. La disparition de la société ...................................................................................... 283
3. La fin de la politique ................................................................................................ 290
4. Responsabilité collective et faculté de juger .......................................................... 295
IV. Terreur et idéologie ...................................................................................................... 302
1. Violence, terreur, et pouvoir .................................................................................... 302
2. La dictature de la nécessité ...................................................................................... 307
3. Le camp, stade suprême du totalitarisme ............................................................... 314
4. L’homme superflu : nihilisme et désolation ........................................................... 321
Chapitre 4 : Le mythe totalitaire ................................................................................................ 333
I. Origines et limites d’un concept ..................................................................................... 335
1. Le totalitarisme entre antifascisme et anticommunisme........................................ 335
2. Un concept marqué idéologiquement ..................................................................... 342
3. L’herméneutique du totalitarisme ........................................................................... 350
II. Les oscillations d’Hannah Arendt ............................................................................... 354
1. Entre déduction et induction ................................................................................... 354
2. Le marxisme est-il l’origine du totalitarisme ? ...................................................... 361
3. Le rôle de l’émotion dans la compréhension du totalitarisme .............................. 368
4. Le totalitarisme comme idéal-type.......................................................................... 376
III. Des formes de gouvernement divergentes.................................................................. 383
1. Le fascisme, un régime semi-totalitaire ? ............................................................... 383
2. La nature du pouvoir nazi ........................................................................................ 391
3. Culte de la personnalité et collégialité du pouvoir................................................. 400
4. L’empire économique du Goulag ........................................................................... 411

585
IV. Un régime intelligible .................................................................................................. 419
1. Une violence instrumentale ..................................................................................... 419
2. Nazisme et autodestruction ..................................................................................... 423
3. Sur-sens et surinterprétation .................................................................................... 429
4. La persistance de l’action politique ........................................................................ 436
Chapitre 5 : Du totalitarisme à l’impérialisme .......................................................................... 447
I. Race et bureaucratie ........................................................................................................ 447
1. L’émergence de l’idéologie raciste ......................................................................... 449
2. Race et capitalisme .................................................................................................. 455
3. La bureaucratie coloniale ........................................................................................ 459
4. Une conscience tribale élargie................................................................................. 466
5. Le mépris des lois .................................................................................................... 471
II. « Génocides tropicaux » .............................................................................................. 475
1. Génocide et meurtres de masse ............................................................................... 476
2. Violences coloniales et meurtres de masse............................................................. 480
3. L’impérialisme et l’idéologie libérale .................................................................... 487
4. Totalitarisme et expansion coloniale....................................................................... 493
5. La théorie du « boomerang » et ses critiques ......................................................... 498
III. Race et modernité ........................................................................................................ 505
1. Le problème de l’esclavage chez Hannah Arendt .................................................. 505
2. La plantation, système racial et mortifère .............................................................. 513
3. Persistance et métamorphoses de l’esclavage ........................................................ 522
4. Race et démocratie en Amérique ............................................................................ 529
5. Le camp, paradigme de la modernité ...................................................................... 540
Conclusion ................................................................................................................................... 547
Bibliographie ............................................................................................................................... 551
Œuvres d’Hannah Arendt en anglais ..................................................................................... 551
Œuvres d'Hannah Arendt en français ..................................................................................... 552
Autres auteurs .......................................................................................................................... 553
Littérature secondaire en français .......................................................................................... 557
Littérature secondaire en anglais............................................................................................ 560
Essais et témoignages sur le totalitarisme ............................................................................. 562
Essais sur la colonisation et l’esclavage ................................................................................ 566
Articles en français ................................................................................................................. 569
Articles en anglais ................................................................................................................... 574
Index des personnes .................................................................................................................... 577
Index des concepts ...................................................................................................................... 581

586
Résumé
La pensée arendtienne est marquée par deux thèses fortes : l’idée selon laquelle
l’homme est conditionné par le milieu dans lequel il se trouve pris et qu’il contribue à
modifier par ses paroles et par ses actes d’une part ; et de l’autre l’idée selon laquelle le
totalitarisme constitue une rupture avec le monde et la tradition politique, au point
d’apparaître comme un système ontologiquement hostile à la condition humaine. Or la
cohabitation de ces deux thèses ne va pas de soi. Hannah Arendt fait de l’activité politique un
mode d’être spécifique de l’existence humaine, fondé sur la liberté d’agir, pour finalement
nous décrire un système politique où cette dimension a perdu tout son sens. En mettant en
perspective ces deux dimensions, cette thèse cherche dès lors à résoudre ce paradoxe d’un
régime politique capable de rompre avec tout ce qui constitue l’action politique. En procédant
à une remontée méthodologique des textes arendtiens, depuis les plus récents jusqu’à ses
premiers travaux sur l’impérialisme, elle montre de plus que la conception du totalitarisme
comme rupture avec la condition humaine va de pair avec une autre approche faisant du
totalitarisme la continuité de processus déjà en germe dans le système colonial.

Abstract
The Arendtian thought is marked by two strong theses: the idea according to which
man is conditioned by the environment in which he finds himself caught and that he
contributes to modifying by his words and his acts on the one hand; and on the other the idea
that totalitarianism constitutes a break with the world and the political tradition, to the point of
appearing as a system ontologically hostile to the human condition. But the coexistence of
these two theses is not self-evident. Hannah Arendt makes political activity a mode of being
specific to human existence, based on the freedom to act, to finally describe a political system
where this dimension has lost all meaning. By putting these two dimensions into perspective,
this thesis seeks to resolve this paradox of a political regime capable of breaking with all that
constitutes political action. By proceeding with a methodological review of the Arendtian
texts, from the most recent to his first works on imperialism, it shows moreover that the
conception of totalitarianism as a break with the human condition goes hand in hand with
another approach making totalitarianism the continuity of processes already germinated in the
colonial system.

587
Mots-clés : Arendt Hannah (1906-1975) ; Philosophie politique ; Totalitarisme ;
Colonisation ; Impérialisme ; Racisme

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