Ebook Leonard Rosen - La Theorie Du Chaos
Ebook Leonard Rosen - La Theorie Du Chaos
Ebook Leonard Rosen - La Theorie Du Chaos
La Théorie
du chaos
Préface de Cédric Villani
Traduit de l’anglais(États-Unis)
par Hubert Tézenas
COLLECTION THRILLERS
Direction éditoriale : Arnaud Hofmarcher
« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion
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atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »
H enri Poincaré !
Au-delà d’un jeu de mots facile, cinq syllabes qui évoquent une figure
emblématique de la science.
Généralement considéré comme le plus grand mathématicien de son
époque, Poincaré était aussi un grand physicien, un ingénieur averti, un
philosophe hors pair ; bref, un savant universel, au fait de tous les
développements scientifiques de son époque. Et pour faire bonne mesure,
c’était aussi un homme de lettres accompli, dont les ouvrages populaires ont
connu de spectaculaires succès en librairie.
Cent un ans après sa mort, Poincaré demeure un symbole de
l’intelligence, une incarnation de la puissance et de la fulgurance de la pensée
humaine – la pensée, cet « éclair dans une longue nuit », aussi fragile que
précieuse.
Sa pensée, Poincaré l’a inlassablement consacrée à des problèmes qui
souvent font rêver les enfants : la course des planètes et des étoiles, l’étude
des flots capricieux, la transmission sans fil, la description des formes qui
nous entourent. Doué d’une faculté d’émerveillement juvénile, Poincaré a
aussi écrit de beaux textes scientifiques pour les enfants, professant que leur
apprendre à s’émerveiller était la chose la plus importante au monde !
Aujourd’hui, les scientifiques de tous les pays révèrent Poincaré :
fondateur de la topologie, créateur de la théorie moderne des systèmes
dynamiques, précurseur de la théorie du chaos, défricheur de la théorie de la
relativité, explorateur visionnaire de la physique mathématique… Poincaré,
dit-on, est le dernier à avoir fait progresser toutes les branches de la
mathématique !
À l’Institut Henri Poincaré, au cœur de Paris, chaque année, des milliers
de mathématiciens et physiciens venus du monde entier célèbrent cet
héritage, en traquant les mystères abstraits de l’univers, chacun avec son style
et sa méthode. On croirait un congrès permanent de détectives travaillant de
pair sur des centaines d’affaires criminelles, toutes reliées entre elles.
Car le scientifique est effectivement une sorte de détective ; il m’est arrivé
de le comparer à un inspecteur Columbo, mettant tous ses talents en jeu pour
confondre par la rigueur le coupable que son intuition lui a déjà permis
d’identifier.
Un détective, certes, mais dans un monde éthéré, un monde d’idées, une
sorte d’espace parallèle où les humains sont remplacés par des équations, et
les crimes par des théorèmes ; où les erreurs judiciaires peuvent toujours se
réparer et où la vie de l’enquêteur n’est jamais en danger. Et, de fait, Poincaré
interagissait peu avec le monde réel, réservant les débats politiques à
d’autres, et se mêlant de la justice des hommes uniquement face à la criante
absurdité de l’affaire Dreyfus, où il fut expert pour représenter la voix
rationnelle des meilleurs scientifiques de l’époque.
Il n’est cependant pas interdit d’imaginer Henri Poincaré se transformant
en détective de ce monde-ci, mettant ses prodigieuses facultés intellectuelles,
son intuition, sa perspicacité, son imagination, sa mémoire au service de la
justice.
C’est le pas qu’a franchi Leonard Rosen dans ce roman : il a imaginé
Henri Poincaré en héros d’une incroyable histoire de détective. Henri
Poincaré, ou un petit-fils imaginaire, qu’importe ! il s’agit bien d’une
réincarnation d’Henri Poincaré. Un Poincaré qui ne serait pas protégé par
l’abstraction et l’épaisseur des liasses de brouillon, mais qui au contraire
serait directement en prise avec le monde, dans toute sa cruauté et sa crudité.
À la fois plus universel et plus humain que Sherlock Holmes : penseur
perspicace certes, mais aussi père de famille, voyageur, en proie aux
passions, en lutte contre la violence et la haine du monde.
Souvent, quand un personnage de fiction s’inspire d’un personnage réel,
le vrai paraît un peu fade en comparaison de la romance… mais ici c’est
plutôt l’inverse : le personnage historique de Poincaré est si extraordinaire, si
peu probable, que son alter ego imaginaire semblera plus réel et plus
accessible.
Quelle ironie, tout de même, dans la mise en scène de Leonard Rosen :
après avoir théorisé le chaos, Henri Poincaré se retrouve pris dans le chaos ;
non seulement observateur des choses et des hommes, mais aussi acteur d’un
drame confus, au centre d’un inextricable mélange de tensions et de
vengeances, nourri par la politique internationale et l’économie mondiale, un
maëlstrom où il risque de perdre sa chair et son sang, où il doit combattre les
pulsions des autres et les siennes propres, où il fait face à la mort et à la
souffrance. Certainement pas une lecture pour les enfants !
Quiconque a lutté avec un problème mathématique, comme si sa vie en
dépendait, pourra voir une métaphore de la recherche scientifique dans la
bataille de Poincaré luttant pour sauver sa famille. Mais ici, nous trouverons
aussi un problème mathématique au cœur de l’intrigue, comme pour nous
rappeler l’étonnant pouvoir du formalisme abstrait. Au cours des derniers
millénaires, les progrès des sciences fondamentales ont été essentiels pour
permettre aux humains de dicter leur loi aux éléments, pour prédire
l’imprévisible. Les objets mathématiques sont aujourd’hui plus présents dans
notre monde qu’ils ne l’ont jamais été : ils se cachent dans les ordinateurs,
dans les algorithmes, dans les échanges économiques et la technologie de la
vie quotidienne ; ils font partie de notre univers comme jamais. D’ordinaire,
ils sont cachés, mais dans cette aventure ils vont se révéler être au centre de
toutes les tensions…
On pourra trouver tant de significations et d’interprétations derrière cette
aventure de Poincaré ! Mais, avant tout, on pourra se réjouir de suivre le
cheminement de sa pensée et de son combat. Occupé à traquer les
coïncidences et les illuminations, tentant de saisir sa chance tout en respectant
les règles, Poincaré affrontera un ennemi bien plus dangereux qu’une
équation, un ennemi qui n’obéit à aucune règle. Il mettra toute son
intelligence en jeu pour le vaincre sans pour autant sacrifier son humanité.
Cédric VILLANI
Mathématicien
Professeur de l’université de Lyon
Directeur de l’Institut Henri Poincaré
Dans le temple, tous disent « Gloire ! »
Dans les rues, tous crient « Chaos ! »
Qui peut voir l’ordre dans les trombes ?
Qui peut voir le modèle dans la jungle ?
Qui ose crier « Gloire » au milieu du chaos ?
R. SHAPIRO, d’après Psaumes 29:9
PROLOGUE
Devant l’Ambassade, Poincaré leva les yeux sur ce qui avait été une
chambre et qui semblait avoir été arraché au reste de l’immeuble avec des
tenailles. À ses pieds, un contour oblong tracé à la craie marquait l’endroit où
avait été projetée une des jambes de Fenster. Il vit ce dessin et sut qu’il allait
se charger de l’enquête, une décision moins liée pour lui au fait de se la voir
officiellement confiée par Interpol qu’à la survenue ou non de certains déclics
intérieurs. Bien entendu, certaines conditions préalables devaient être
remplies : il fallait un crime dont la commission et l’élucidation dépassaient
le cadre des frontières d’une nation. Mais aucune enquête ne pouvait
commencer pour Poincaré tant que ses détails ne le touchaient pas. Il repensa
à ses retrouvailles avec Banović ce matin-là et, deux ans plus tôt, à sa
découverte d’un charnier bosnien, qui avait suscité chez lui un déclic
semblable. La carcasse calcinée de cet homme remplissait le critère, son
meurtre étant un affront à l’humanité.
Personne ne méritait de mourir penché sur un lavabo.
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Fenster n’eut pas droit à la moindre mention pendant les débats, sa place
au programme ayant été reprise au pied levé par un universitaire local qui
discourut sur l’impact du réchauffement climatique sur la profitabilité des
entreprises. Poincaré vit, presque sous ses yeux, une tragédie s’effacer de la
mémoire collective. L’Ambassade obtint rapidement satisfaction quant à sa
demande d’indemnisation par les assurances et rouvrit ses portes après deux
journées intensives de nettoyage et de remise en état de ses fonctions
essentielles. Quand le sommet prit fin, les ouvriers avaient déjà repeint la
façade et entrepris, sous un épais bâchage industriel, de reconstruire la
chambre détruite. La couverture médiatique de l’événement eut tôt fait de
glisser de la une aux pages intérieures des quotidiens amstellodamois, jusqu’à
disparaître tout à fait le dimanche. Il n’avait fallu que vingt-quatre heures
pour que l’« attentat » soit requalifié, de façon moins sinistre, en
« explosion ». De son côté, la police néerlandaise en était venue à voir la
mort de Fenster comme un crime isolé, ourdi par des intérêts étrangers.
Le meurtre d’un obscur mathématicien ne constituait pas à proprement parler
une menace pour la sécurité des Pays-Bas, ce qui épargna aux forces de
l’ordre la nécessité de mettre sur pied une investigation sérieuse. Poincaré
comprenait. L’assassinat de Fenster inquiétait moins les autorités locales que
ne l’auraient fait les agissements d’un réseau de voleurs à la tire risquant de
perturber l’activité touristique.
Le dimanche après-midi, à l’institut médico-légal, Annette Günter
confirma à Poincaré que le défunt était bien le mathématicien de Harvard.
Elle placarda deux images radiographiques contre un écran mural rétro-
éclairé.
– Pas de doute, Henri, il s’agit de la même bouche. Vous voyez les
amalgames sur la 3, la 11 et la 14 ? Et cette dent dévitalisée ? fit-elle en
entourant les zones concernées au crayon gras. Remarquez aussi ces
protubérances osseuses des deux côtés de la mâchoire inférieure. Tout à fait
caractéristiques. L’image de gauche nous a été envoyée par mail par le
stomato de Fenster à Boston, je crois qu’il était suivi à l’école dentaire de
Harvard. Un dossier numérique. Ça se fait de plus en plus, vous savez.
Les obturations ont été réalisées par des praticiens différents, certains plus au
point techniquement que d’autres. Quant au deuxième cliché, je l’ai tiré moi-
même hier après-midi. Je vous fais confiance pour apprécier la concordance.
C’était la première fois que Poincaré voyait la légiste en dehors de la
scène de crime. Annette Günter était une femme massive de son âge,
apparemment taillée pour l’endurance avec son ossature trapue et son double
menton, une sorte de Winston Churchill à cheveux bouclés. S’il l’avait
rencontrée chez le fromager ou dans une soirée sans connaître sa profession,
jamais il ne se serait douté qu’elle passait le plus clair de son temps à
trifouiller des viscères avec du sang jusqu’aux coudes. Sa nature enjouée
l’avait empêchée de devenir blasée, un mal fréquent chez ses confrères.
Günter lui faisait l’effet d’une de ces voisines diligentes et sympathiques qui
organisent des collectes ou tricotent des chaussons à l’annonce de chaque
naissance. Sauf que dans la journée elle fréquentait des cadavres.
– Son identité ne fait aucun doute, ajouta-t-elle en affichant deux autres
images, représentant chacune une colonne sombre entrecoupée de bandes
horizontales plus claires.
Malgré son œil peu exercé, Poincaré trouva la similitude évidente.
– Le laboratoire criminel de l’État du Massachusetts a analysé une goutte
d’urine séchée recueillie sur les W.-C. De l’appartement de Fenster, ainsi
qu’une tasse de café sale à son bureau. Quelques cheveux retrouvés sur un
peigne, dont plusieurs au follicule intact, sont venus compléter
l’échantillonnage. Ces trois spécimens ont permis de dégager une signature
ADN commune, identique à celle que nous avons obtenue en analysant un
fragment du fémur de votre victime. Nous avons aussi reçu les empreintes
digitales relevées au bureau et au domicile de Fenster à Boston, et elles
correspondent à celles de la scène de crime. C’est bien votre homme, conclut-
elle en indiquant à Poincaré une boîte en carton posée sur un coin de sa table.
Cette boîte aurait pu contenir un ballon de football ; elle était doublée
d’une épaisse couche intérieure de plastique rabattue sur les bords et fermée
par un couvercle rigide.
Poincaré mit un moment à comprendre.
– Vous l’avez fait incinérer ?
– Il l’était déjà aux trois quarts. Les cendres seront expédiées demain.
Bon, il faut que je file, j’ai promis un rôti braisé à mon mari. Si je ne m’y
mets pas très vite…
Elle jeta un coup d’œil à sa montre puis sortit une boîte de pastilles
mentholées d’un tiroir.
– Sur autorisation de qui ?
Sa question frisait l’accusation, une erreur. Après avoir placé deux
pastilles sur le bout de sa langue, Günter poussa la boîte vers Poincaré, qui
s’abstint d’y toucher.
– D’une certaine Madeleine Rainier.
Il ajusta sa cravate, conscient de la gravité de sa faute de calcul.
– Elle est potentiellement suspecte, Annette.
Günter n’était pas impressionnée.
– Vous savez, j’ai eu un jour le cas d’un suicidé dont trois personnes se
disputaient le corps. L’une tenait à le faire incinérer. Une autre, à le faire
embaumer. Et la troisième disait : « Laissons-le pourrir. » Tout ça pour vous
dire que je perdrais mon précieux temps pour rien si je cherchais à
m’interposer entre un cadavre et les gens qui se battent pour le récupérer.
Personne ne m’a demandé de ne pas suivre la procédure habituelle. Cet
institut n’est pas un cimetière, figurez-vous. Une fois mon travail terminé, je
me débarrasse des corps, fit-elle avec un claquement de doigts. Mais comme
je vous vois contrarié…
Elle sortit un dossier de la pile qui encombrait son bureau et le feuilleta
pour retrouver la page voulue, qu’elle parcourut en diagonale. Elle poussa le
dossier vers lui.
– C’est clair comme de l’eau de roche, je dirais. Nous n’avons rien fait
d’illégal.
De fait, la note de service qu’il avait sous les yeux n’aurait pas pu être
plus explicite. D’après l’avocat de Fenster à Boston, un testament en bonne et
due forme établi par celui-ci treize mois plus tôt désignait Madeleine Rainier
comme son exécutrice. Si cette note était authentique, ce dont Poincaré ne
voyait aucune raison de douter, Rainier aurait eu le droit de hisser les restes
de Fenster en haut d’un mât sur le Dam.
– Ils étaient fiancés quand il a signé ça, remarqua-t-il.
– En quoi est-ce que ça me regarde ?
– Quand vous a-t-elle demandé de l’incinérer ?
– Hier soir, assise exactement à votre place. Mon assistante a contacté le
bureau du doyen de Harvard, qui a réussi à localiser l’avocat, qui a prévenu
miss Rainier. Elle est arrivée très rapidement, je dois dire.
– Elle était déjà à Amsterdam.
Günter récupéra sa boîte de pastilles.
– Ma foi, c’est ce qui s’appelle une coïncidence.
Poincaré referma le dossier et le rendit à la légiste, sentant qu’elle
l’observait à présent avec autant de détachement que ses cadavres. Il s’en
voulait à mort d’avoir aussi gravement méjugé Rainier. Trois jours plus tôt, il
avait vu cette femme à peine capable de respirer sans assistance. Et elle
cherchait maintenant à détruire des éléments de preuve ?
– Vous n’avez pas trouvé bizarre, Annette, qu’un homme de 30 ans, en
bonne santé et sans aucune personne à charge, ait déjà fait son testament ?
– Je n’ai manifestement pas votre talent pour mettre en doute les faits les
plus plausibles.
Après avoir rectifié la position de son sous-main, elle déplaça un petit
coffret garni de feutre rouge qui contenait un élégant stylo à encre. Cet
institut médico-légal commençait à oppresser sérieusement Poincaré avec son
odeur de désinfectant et ses chariots en attente de clients frais.
– Je peux ? dit-il, montrant la boîte de pastilles. Vous n’auriez pas le nom
du légataire de ce testament, par hasard ?
– Comment voudriez-vous que je sache ça ? Écoutez, Henri. Cet homme
avait perdu ses deux parents. Il n’avait aucune famille. Et vous croyez qu’il
aurait laissé le soin de choisir son cercueil à la secrétaire de son avocat ?
Dans ce type de situation, 30 ans me paraît être un âge plus que raisonnable
pour rédiger son testament. J’ai signé le mien à 22 ans.
– Vous êtes médecin légiste, bon Dieu.
Derrière l’épaule de Günter, une porte entrouverte lui offrait une vue
partielle sur la salle d’autopsie, où un assistant était en train d’extraire un
amas d’organes de l’abdomen d’un docker tué dans une rixe de bar, qu’il
déposa dans une bassine d’acier. Et c’est de ça qu’est fait l’humain ? pensa
Poincaré, qui commençait à manquer d’air.
– Vous voudriez que je m’excuse, dit Günter, de l’avoir fait incinérer ?
– Ce qui est fait est fait. Oubliez ça.
– Eh bien, je ne m’excuserai pas. Les consignes de l’avocat étaient claires,
celles de Rainier aussi. Et maintenant, avec votre permission, j’ai un rôti
braisé à préparer.
Elle décrocha son manteau et se retourna vers lui avec un sourire
consolateur.
– Haut les cœurs, mon ami. Un enterrement vous aurait privé de ce
cadavre d’ici quelques jours, de toute façon. Au fait, je vous ai dit qu’elle
avait demandé à le voir ? Je fais ce métier depuis quarante ans, mais je n’ai
jamais rien vu d’aussi touchant. Les restes de ce type n’étaient pas
ragoûtants, même pour quelqu’un comme moi, et j’ai essayé de la dissuader.
Au moment où j’ai soulevé le drap, elle a eu un sourire d’une tristesse
incroyable et elle a passé une main sur sa carcasse comme si elle donnait le
bain à un nourrisson. J’en ai eu les larmes aux yeux, je n’ai pas honte de le
dire. Elle a posé son front contre les os de M. Fenster et a murmuré quelque
chose. Elle aimait cet homme, ce qu’il en restait. Ce sont des choses qu’on
n’oublie pas.
L a fuite de Rainier lui restait en travers de la gorge comme une arête qu’il
ne pouvait ni avaler, ni recracher. Par tempérament, Poincaré portait un
regard attentif, presque brutal sur ses échecs, car ils l’aidaient à prendre
conscience de ce qu’il était. Un jour, à l’âge où les enfants commencent à
comprendre comment papa gagne sa vie, son fils lui avait demandé : « Tu
connais Sherlock Holmes ? » Poincaré n’avait pu que sourire et répondre oui
– le grand détective était un ami personnel. Mais la pénible vérité était qu’à la
différence du héros de Conan Doyle Poincaré – malgré un taux de réussite
supérieur à la moyenne – gardait de ses enquêtes le souvenir d’un certain
nombre d’échecs cuisants, qui étaient pour lui autant de blessures profondes,
intimes.
Il s’étira, se renversa en arrière dans un fauteuil qu’il avait déjà recollé
deux fois pour l’empêcher de s’effondrer. Les forces de l’ordre néerlandaises
estimaient avoir fait une fleur à Interpol en louant pour une courte durée la
grande salle de bal d’un palais du XVIIIe siècle proche du Dam. Sans trace
d’ironie, les hôtes de Poincaré avaient présenté cette caverne en état de
désagrégation avancée comme « un espace de travail exceptionnel, au cœur
du vieil Amsterdam ». Pour l’âge, en tout cas, ils n’avaient pas menti : toutes
les surfaces de plâtre étaient craquelées et s’effritaient. Le peu qu’il restait
des moulures de corniche rappelait un ivrogne aux dents jaunies. Le parquet
fendu geignait au moindre pas et la vision des rideaux flétris, le premier jour,
avait carrément arraché un râle à Poincaré. Aucune couleur ne l’émouvait
davantage que le cramoisi velouté d’une salle d’opéra, avec Claire ou Étienne
à ses côtés. Et aucune couleur ne le déprimait davantage qu’un beau rouge
laissé à dépérir. Il avait connu autrefois un homme assez semblable à cette
salle, issu d’une lignée de six générations de barons, aussi pauvre en argent
que riche en vanité, un poseur habitué à cirer les pointes de sa moustache.
La porte s’ouvrit en grinçant et Laurent, de retour d’une des dernières
démarches qu’il leur restait encore à effectuer à Amsterdam, lui lança en
agitant à bout de bras une chemise cartonnée :
– Quatre photos de plus… La responsable administrative chargée de
recruter des orateurs pour le sommet ne savait pas où les renvoyer suite au
désistement de Fenster. Oui, c’est le terme qu’elle a utilisé, cette harpie. Il les
lui avait fait parvenir à l’avance pour que des photocopies puissent être
distribuées au début de sa conférence. Il n’y a plus aucun doute, l’image
qu’on a retrouvée sur les lieux du crime faisait partie de sa présentation.
Poincaré arriva à la table de conférences en même temps que Laurent, qui
posa sa serviette dessus puis chercha son paquet de cigarettes dans ses
poches. Une allumette s’enflamma.
– Serge, voyons.
Laurent avait déjà perdu un lobe de poumon pour cause de cancer et,
depuis, essayé par deux fois d’arrêter. Il tira une longue bouffée et souffla un
panache bleuté au-dessus de la table.
– Ça se confirme, dit-il en pointant la chemise du doigt. Avec James
Fenster, on a une énigme certifiée. Je te propose un échange de missions,
Henri.
Le matin même, Interpol avait attribué à Poincaré l’affaire Fenster. Suite à
l’identification du corps, les autorités néerlandaises avaient contacté
l’ambassade des États-Unis, laquelle, tout en se réservant le droit de faire
intervenir le FBI, avait prié Interpol de prendre l’enquête en main, à deux
conditions : que les Américains soient tenus informés et que la recherche de
la source du perchlorate d’ammonium fasse l’objet d’une attention toute
particulière. Ils ne voulaient pas d’autres attentats au propergol. Fenster,
apparemment, passait au second plan.
– Ta nouvelle affectation est tombée, Serge ?
Laurent s’éclaircit la gorge et cracha dans son mouchoir.
– Par e-mail. Lyon me refile les Soldats de l’enlèvement, un truc vraiment
pourri. Aussi appelés les enlèvementistes : une secte fondamentaliste,
évangélique, qui prêche une théologie apocalyptique. Ils sont organisés en
cellules autonomes, de type Al-Qaïda, sans autre autorité centrale que celle
du Nouveau Testament, sans église, et chaque cellule est dirigée par un
prophète auto-désigné qui puise ses instructions dans son interprétation
personnelle de la parole divine. Pour te la faire courte, ce sont des terroristes
bibliques. Ils ont commis plus de vingt assassinats, en laissant chaque fois
derrière eux une citation des Écritures en guise d’explication. Ils posent aussi
des bombes au nom de Jésus : l’attentat de Milan, c’est eux. Figure-toi qu’ils
cherchent à rendre le monde encore plus mauvais qu’il n’est pour accélérer le
Second Avènement. Comme il est écrit que le Christ ne redescendra sur Terre
qu’en un temps de vrai chaos, le bon chrétien non seulement ne doit pas
contribuer à l’amélioration du monde, mais il est censé participer activement
à sa destruction. D’où les balles et les bombes. Juste au moment où on
commençait à se dire que les humains avaient peut-être épuisé leur potentiel
de stupidité…
Poincaré n’aurait probablement pas cru Laurent sans cet article sur le
meurtre de Barcelone. Il tapa Matthieu, 24:24 sur son ordinateur et trouva le
verset suivant :
Seule chose à faire, marcher. Le col relevé, les mains au fond des poches,
il erra dans les rues de la vieille ville. Des heures durant. Il sillonna les
quartiers de Saint-Just et Saint-Irénée, la nécropole antique, attiré par les
places historiques et les traboules, ces étroits passages couverts plusieurs fois
centenaires dont raffolait Claire. Il longea des palais Renaissance bâtis sur
d’anciens remparts médiévaux eux-mêmes construits sur d’anciens thermes
romains, contourna des fontaines et traversa des halles aux rideaux de fer
baissés, gravit des rues pavées et des venelles familières jusqu’à faire halte,
pour finir, devant la cathédrale Saint-Jean.
Chaque fois qu’Étienne et sa petite famille venaient les voir de Paris,
Poincaré entraînait les jumeaux et Chloé dans des promenades qui se
terminaient souvent dans la nef de Saint-Jean où ils restaient assis, le plus
silencieusement possible pour des enfants, à contempler les immenses
espaces vides et surtout les vitraux jusqu’à ce que le soleil se couche. Du haut
de leurs 6 ans, Émile et Georges étaient un peu jeunes pour ressentir la
spiritualité du lieu, mais à l’instar de leur grand-père, ils étaient fascinés par
les voûtes noyées de ténèbres des cathédrales. Chloé, en revanche, était
capable de garder une immobilité complète, comme si elle entendait des
esprits chuchoter dans l’ombre. Tous quatre s’asseyaient sur de simples
chaises cannées et, selon un accord tacite, n’en bougeaient pas avant que le
rouge de la robe des apôtres vacille puis vire au noir, moment salué par une
salve de stridents Papi, une glace ! qui arrachaient à Poincaré ce qu’aucun
lieu de culte, en soi, n’avait jamais réussi à obtenir de lui : une prière.
Il entra. Malgré bien des efforts, il n’avait jamais compris la foi de Claire.
Il n’allait à la messe qu’à l’occasion, parce qu’elle le lui demandait et qu’il
trouvait réconfortant, pour elle, de la sentir glisser une main dans la sienne
quand le prêtre, défiant les instructions de Rome, en revenait à la liturgie
latine. Elle avait tenu à ce qu’Étienne soit baptisé et il avait accepté, même si
ce genre de cérémonie lui parlait à peine plus que le vaudou. Aussi avait-il
été plus que surpris de l’émotion qui s’était emparée de lui quand le prêtre
avait béni son fils en lui aspergeant le front d’eau bénite. Que certains
puissent considérer cette eau comme sacrée ; qu’Étienne, qui pour lui était
sacré, soit béni par un autre au nom de mystères qui les dépassaient tous ; que
ce sacrement puisse avoir lieu dans une cathédrale édifiée en un temps où les
rues bourbeuses de Lyon étaient sillonnées par des chars à bœufs ; que sa
femme et sa famille puissent, sans le moindre embarras, accueillir Étienne au
sein d’une communauté vieille de deux mille ans ; que lui-même, Poincaré,
un mécréant complet, puisse être amené tellement au bord des larmes par
cette cérémonie qu’il avait dû s’en détourner soudainement pour reprendre le
contrôle de lui-même – tout cela contribuait à établir un seul et même fait :
Henri Poincaré était un homme aspirant à croire, un homme ému par le
mystère et la beauté mais pour qui la foi était impossible. Il était trop
scientifique, trop accaparé par son investigation perpétuelle d’un monde pris
dans les filets d’une myriade de causes et d’effets qui l’avaient bien servi sur
tous les plans sauf un : car, entre chien et loup, lorsque le ciel glissait du
cobalt le plus intense à la nuit noire, il soupçonnait la présence de quelque
chose de grand, et même de capital, tout juste hors de sa portée, dont la forme
jaillissait parfois dans sa conscience comme un éclair, avant de disparaître
dès qu’il essayait de s’en saisir.
Il s’arrêta et hocha la tête à l’intention d’un prêtre dont les pas claquaient
dans le vaste silence. Il avait le temps de rentrer chez lui et de se doucher
avant de prendre son train pour le Sud-Ouest. Il lui restait un peu de temps
avant de devoir faire face à ceux qu’il aimait pour leur expliquer qu’en
s’appliquant à bien faire un métier difficile il venait de répandre le chaos sur
leurs têtes innocentes. Que dirait-il ? Il se souvint du vieil homme de la
légende qui, à force de pleurer, avait empli un lac de larmes. Une petite fille
du voisinage s’était approchée de lui le lendemain matin.
– C’est merveilleux, monsieur, avait-elle dit. Pourquoi êtes-vous triste ?
Voyant la bonté en elle, il avait dit la vérité :
– Parce que la vie est douce.
L’enfant l’avait tiré par la manche.
– Je ne comprends pas, monsieur.
Et l’homme, fondant à nouveau en sanglots :
– Moi non plus.
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Chambi prit congé de ses derniers étudiants en leur serrant la main. Elle
s’éleva dans les gradins à l’autre bout de l’amphithéâtre, puis s’approcha de
Poincaré en longeant une rangée de sièges. De corpulence moyenne, elle
possédait un visage rond, un nez camus et une tresse d’un noir de jais aux
allures de corde. De nationalité équatorienne, d’après les notes de Poincaré,
titulaire d’un visa d’étudiant et venue aux États-Unis pour se former à la
modélisation des systèmes complexes. En consultant sa notice biographique
sur le site Internet du département de mathématiques, il avait appris qu’elle
s’intéressait en particulier à l’expansion d’une forme de tuberculose résistante
aux traitements. Son objectif consistait à modéliser mathématiquement cette
expansion ; elle pourrait ensuite rentrer dans son pays et travailler au
ministère de la Santé pour lutter contre la maladie, qui frappait de façon
disproportionnée les populations indigènes les plus pauvres.
– Si vous êtes de l’Immigration, dit-elle à Poincaré, sachez que mon visa
est valide.
Il rit.
– Ça se voit tant que ça ? Vous avez un don de divination, ma parole.
Henri Poincaré, ajouta-t-il en tendant la main. Pardonnez-moi si je ne vous ai
pas demandé la permission d’assister à votre cours. J’espère ne pas vous
avoir dérangée.
– Vous me dérangez maintenant. Vous avez dit Poincaré ?
Il comprit.
– Le père de mon grand-père.
– Vous êtes l’arrière-petit-fils de Jules Henri Poincaré ?
– On ne choisit pas sa famille, vous savez.
Elle le guida jusqu’à une alcôve de béton, près de l’entrée principale du
centre scientifique.
– Un homme remarquable, dit-elle. Un vrai géant des mathématiques.
– Ce que je ne suis malheureusement pas. Mes parents espéraient m’avoir
transmis la bosse des maths, mais je les ai déçus. J’ai essayé un temps et j’ai
jeté l’éponge. Force m’a été de constater, docteur Chambi, que je n’étais pas
un poète des équations.
Il sourit.
– Et je ne suis pas docteur, dit-elle. Pas encore. James était mon directeur
de thèse. Après sa mort, personne d’autre dans le département n’a voulu
m’encadrer parce que personne n’était capable de comprendre ses travaux, ni
les miens. Je me retrouve donc avec une thèse écrite aux trois quarts que
seuls quelques chercheurs dans le monde pourraient m’aider à conclure – et
encore, ils ne sont pas vraiment au niveau. Si votre arrière-grand-père était
encore là… En attendant, Harvard me pousse vers la sortie.
– Impossible. Vous êtes trop forte.
Elle portait un foulard autour du cou et Poincaré remarqua la lisière
supérieure d’une grosse tache de vin qui se détachait sur sa peau couleur
miel. Elle rajusta le foulard en surprenant son regard.
– Oh, je ne suis pas indispensable. Le département de maths grouille de
thésards et on ne peut pas dire que le doyen ait brillé par sa loyauté envers
moi ces derniers temps, malgré la façon dont j’ai repris le séminaire de
James. Mais passons. Ça alors, vous avez du sang de Jules Henri dans les
veines ! Vous l’avez connu ?
Poincaré pouffa.
– Je suis vieux, miss Chambi, mais tout de même.
Une vénération soudaine, à la limite de l’émerveillement : le même
phénomène se reproduisait chaque fois qu’il rencontrait un mathématicien ou
un physicien. Jeune homme, Poincaré s’était senti tellement accablé par le
fardeau de son patronyme qu’il avait envisagé d’en changer. Il se contentait à
présent d’accepter les compliments posthumes et de passer à autre chose.
– Je n’ai hérité de lui qu’un goût prononcé pour les puzzles, dit-il. Assez
utile dans mon métier. Mais de vous à moi, je serais infichu de distinguer une
dérivée d’un derrière.
Chambi émit un petit rire nonchalant et déposa sa sacoche d’ordinateur
sur une saillie du mur.
– Permettez-moi d’en douter. Votre arrière-grand-père avait un talent tel
qu’on n’en voit qu’une fois par génération. À vrai dire, c’était même l’idole
personnelle de James. Il avait des citations de lui un peu partout dans son
bureau, il en scotchait même sur ses ordinateurs. Je ne plaisante pas : c’était
une véritable source d’inspiration pour lui. Einstein aurait pu citer Jules
Henri, vous savez. Au minimum, votre arrière-grand-père a été le précurseur
de la théorie générale de la relativité, s’il ne l’a pas découverte avant tout le
monde. Et je ne parle pas de la théorie du chaos.
Poincaré le jeune montra du doigt une cafétéria exiguë, de l’autre côté du
couloir.
– Je suis ici pour mon travail, miss Chambi. J’aurais besoin d’en savoir
plus sur M. Fenster. J’enquête sur sa mort.
Il lui présenta une carte de visite. Chambi l’étudia.
– Interpol ?
– Exact.
– Cette histoire m’a mise sens dessus dessous.
– Oui, je comprends. Moi aussi. Une perte immense.
– Je regrette, inspecteur. Je ne vais pas pouvoir vous en parler.
Elle plia brusquement le bras pour regarder l’heure et arrangea son
foulard.
– J’oubliais. Il faut que j’y aille.
– Juste cinq minutes. Et on pourrait terminer demain, peut-être. Je suis à
Boston jusqu’à samedi.
– Ça ne va pas être possible.
Il sortit de sa poche une photo de Madeleine Rainier.
– Vous connaissez cette femme ?
Chambi leva les mains.
– Je ne peux pas. Je vous assure.
– Demain, alors. Je crois que vous êtes ici toute la matinée.
– Vous avez vérifié ? Je ne veux pas parler de tout ça. Ça me fait trop de
peine. La réponse est non.
– Vous ne voulez pas m’en parler parce que ça vous fait de la peine ? Ou
parce que vous n’avez pas le temps ?
– De la peine. Pas le temps. Les deux. Je dois y aller.
– Je suis ici dans le cadre d’une enquête officielle. Vous pourriez
m’apprendre des choses qui nous aideront à faire la lumière sur ce qui s’est
passé. Je sais que vous voulez nous aider. Parlez-moi.
– Je dois partir.
– Demain, alors.
– J’ai des étudiants à recevoir.
– Toute la journée ? Il faudra bien que vous mangiez. Que diriez-vous de
midi et demi, demain, dans cette cafétéria ?
Il se livra à un rapide inventaire mental des possibilités : elle avait été
plaquée par Fenster, ou elle lui en voulait de l’avoir laissée en plan avec sa
thèse. À moins que ce ne soit tout bonnement ce qu’elle disait : le chagrin.
– Jeudi, alors ?
– Je suis prise.
– Je dois insister, miss Chambi.
Elle mit sa sacoche en bandoulière et ramassa ses notes.
– Vendredi matin en milieu de matinée, dit-elle. Vous n’aurez qu’à
regarder mon emploi du temps sur le site du département.
Sur ce, Dana Chambi traversa le couloir, s’engagea dans une porte à
tambour et prit la poudre d’escampette.
P oincaré chercha son portable à tâtons, sans trop savoir sur quel continent
il était. Il renversa un verre d’eau au passage.
– Oui ? marmonna-t-il en s’asseyant sur son lit, une main en visière pour
se protéger du soleil qui se faufilait entre les rideaux de sa chambre d’hôtel.
– Du nouveau, Henri.
– Paolo ?
– Borislav s’appelle en fait Christof Mladic et c’était le numéro 2 des
Patriotes de la grande Serbie, la milice de Banović. Interpol a émis un mandat
d’arrêt international contre lui il y a deux ans, mais la police des frontières
néerlandaise l’a laissé passer à l’entrée comme à la sortie. Je l’ai retrouvé à
Banja Luka, il vivait au-dessus d’une laverie automatique.
Il y eut un décrochage, avec des clics et de la friture, puis la voix de
Ludovici se reconstitua.
– Tout est vrai, Henri, j’en ai bien peur. Banović a lancé quatre contrats :
un sur Claire, un sur Étienne, un sur Lucille et le dernier sur les enfants – ils
comptent pour une seule personne. Il se peut qu’il y en ait aussi un sur toi,
mais ce n’est pas sûr. J’ai prévenu Albert.
– Des noms, Paolo. Qui ?
Un surcroît d’informations ne changerait rien à la sinistre réalité, mais
Poincaré était à l’affût du moindre détail, de la moindre nuance négligée
jusque-là pouvant lui suggérer une ligne de défense ou, mieux, un angle de
contre-attaque. Il jeta les jambes par-dessus le bord du lit.
– C’est là que ça coince. Mladic ne connaissait pas les exécutants. Il est
passé par un intermédiaire pour en remettre une couche question sécurité.
Conformément aux instructions de Banović, il a versé une avance et transmis
les coordonnées des cibles à cet intermédiaire, qui s’est occupé du reste.
– S’est occupé ?
– Je suis arrivé trois jours trop tard. Les exécutants sont
vraisemblablement des types issus du bloc de l’Est qui opèrent en solo, du
genre anciens agents de la Stasi. Je suis en ce moment sur la piste de
l’intermédiaire. C’est un Hongrois et je le cherche à Budapest. C’est tout ce
qu’a pu me dire Mladic avant son accident.
Poincaré ne demanda pas de précisions.
– L’information est solide, Henri, poursuivit Ludovici. Je vous tiendrai
informé au fur et à mesure, mais je me suis dit que vous deviez savoir ça.
Poincaré s’enfouit le visage dans les mains : il n’y avait rien qu’il puisse
faire, de ce côté-ci de l’Atlantique ou de l’autre, pour lever le décret de
Banović. Il téléphona à Monforte, pour qui la nouvelle ne faisait que
confirmer la nécessité du dispositif en place.
– Le rapport de Ludovici ne change rien, déclara le directeur d’Interpol.
Même les ambassadeurs n’ont pas droit au niveau de protection dont
bénéficient vos proches. Faites confiance au système, Henri.
Poincaré avait voué sa vie à ce système qui ne pouvait lui apporter aucune
garantie pour protéger sa famille. Déjà qu’il était difficile pour un Premier
ministre ou un président d’échapper à un assassin vraiment déterminé, alors
tirer sur un gamin en train de faire de la balançoire dans un jardin public ou
sur Étienne en train de monter dans sa voiture pour aller acheter du lait
relevait d’un jeu d’enfant. Poincaré se doucha, avala un café en vitesse et le
peu qu’il lut du Boston Globe suffit à le convaincre que son monde à lui
n’était pas le seul à s’effondrer. Des séparatistes éthiopiens avaient exécuté
des Chinois employés sur des forages pétroliers ; des sunnites avaient
mitraillé des chiites en se présentant comme la main de Dieu ; des chiites
avaient décapité des sunnites au nom du même Dieu, avant de larguer les
corps dans des ruelles ; et dans une ville très couleur locale du Massachusetts,
un étudiant avait massacré treize camarades de classe. Juste parce que.
Poincaré sortit de l’hôtel. Le ciel était limpide et le soleil radieux avait fait
de la rivière Charles un miroir liquide à la surface duquel des rameurs sur leur
bateau glissaient par deux ou par quatre, agiles comme des araignées d’eau.
Il monta sur la passerelle qui enjambait le cours d’eau et s’arrêta au milieu :
les villes de Cambridge et Boston s’éveillaient de chaque côté du pont.
Les allées étaient encombrées de cyclistes et de joggeurs ; le grondement de
la circulation lui parvenait des boulevards. Il observa tout cela et attendit,
jusqu’à perdre patience.
– Allô, Claire ?
Il crut voir danser son sourire sur la surface froissée. Allez, parle-lui,
s’exhorta-t-il. Elle avait commencé un nouveau tableau ? Parfait. Les enfants
apprenaient à nager. Quant à Étienne, il venait de remporter un concours en
vue de l’extension d’un musée bruxellois. Savoir qu’ils continuaient tous à
mener une vie ordinaire ne rassura pas Poincaré, bien au contraire. Il fit de
son mieux pour masquer l’inquiétude de sa voix. En face à face, il se serait
trahi. Il l’entendait respirer.
– Claire ?
– Oui, Henri ?
Une embarcation effilée émergea de la passerelle, fendant l’onde.
Les rames plongèrent, le dos de l’athlète se redressa. Un afflux de puissance.
Avec un peu de chance avec les correspondances, il aurait pu être à Lyon
pour le dîner.
– Rien, finit-il par dire. Je voulais juste entendre ta voix.
Quand des crissements de pneu sur les graviers lui indiquèrent qu’un
véhicule montait vers la ferme, Poincaré venait de donner à Claire son repas
de midi et était en train de l’installer dans un fauteuil près de la fenêtre, où il
projetait de lui faire la lecture ou de remplir une grille de mots croisés en
sollicitant son aide. Il pourrait dire : « Saisonnier en dix lettres, commençant
par un H ? » Elle ne répondrait pas, mais il continuerait sur le même mode,
parfois pendant une heure. Connaissant sa passion pour les romans
historiques, il avait exhumé un exemplaire des Misérables remontant à ses
années d’études, qu’il lui lisait à haute voix par tranches d’une demi-heure.
De temps à autre, il allumait la radio et guettait un changement d’expression,
l’ombre d’un souvenir glissant sur son front. Malgré tous ses efforts, Claire
ne revenait pas.
Le véhicule engagé dans l’allée ne pouvait être que la camionnette
antédiluvienne de Laval, le vieil homme étant censé lui apporter des
nouvelles des travailleurs agricoles immigrés qu’ils avaient prévu d’engager à
l’automne pour les vendanges. Mais, après que la portière se fut ouverte puis
refermée sans l’habituelle protestation de métal rouillé, Poincaré sortit et
découvrit Paolo Ludovici, une valise à la main, prêt à frapper à la porte.
Ils restèrent un moment immobiles de part et d’autre du seuil, Poincaré lisant
sur les traits de Ludovici tout ce qu’il avait besoin de savoir sur l’oubli de lui-
même où il était tombé.
– Bon sang, Henri, quelle idée de venir vous enterrer au milieu de nulle
part !
Poincaré ne l’invita pas à entrer. Il sortit sur la terrasse et accompagna
Paolo à travers les vignes, content qu’ils se connaissent assez bien pour ne
pas avoir à parler et surpris du réconfort que lui procurait cette visite. Après
six semaines sans le moindre bulletin médical susceptible d’être considéré
comme encourageant, il était persuadé que la notion même de réconfort avait
disparu de la surface du globe ou que, du moins, il ne méritait pas d’éprouver
ce sentiment tant que les siens souffriraient.
Au crépuscule, ils s’installèrent tous les trois sur la terrasse au pied du
vieux chêne, au-dessus des vignes et de la vallée. Poincaré fit griller les côtes
d’un cochon abattu par Laval et Eva avait préparé en salade des légumes
verts du potager. Ludovici scruta le contenu de son verre, puis la bouteille
sans étiquette que Poincaré avait posée sur la table.
– Buvable, dit-il. Tout juste. Je repars dès ce soir, si vous voulez. Je n’ai
pas prévenu parce que je sais que vous auriez dit non.
– Restez dormir. Eva va faire votre lit.
Ludovici resta une semaine. Il se levait tôt pour finir des tâches dont
Poincaré, en des temps meilleurs, se serait acquitté avec plaisir. L’aube le
trouva un jour sur le toit avec un seau de goudron, traquant les fuites.
La pluie de la veille au soir avait laissé des flaques sur le sol de la maison et
son hôte se contentait de placer des bassines et d’espérer une amélioration.
Un autre matin, Poincaré fut réveillé par le bruit d’un camion venu livrer du
bois, Ludovici ayant fait appel sur les conseils de Laval à un fournisseur de la
vallée. Chaque jour, une nouvelle corvée disparaissait d’une liste que
Poincaré ne s’était même pas donné la peine de faire. Tout se passait comme
s’il était devenu incapable de se projeter dans un avenir où il saurait encore
apprécier une toiture étanche ou la chaleur d’une flambée en décembre.
Poincaré, en réalité, n’avait pas d’avenir parce que les attaques avaient réduit
son existence à une succession sans fin de moments de désolation. Ludovici,
lui, réagissait par l’action. La réparation d’un mur de pierre, le remplacement
des vitres cassées de la grange, la reprise des joints de fondation : chacune de
ses interventions était une main tendue, que Poincaré choisissait de ne pas
saisir.
Paolo lui demanda la permission pour une seule chose, ainsi que celle de
Laval. Il avait apporté avec lui une petite valise à coque rigide contenant une
carabine de précision qu’il avait appris à manier pendant son service militaire
dans l’armée italienne. Il s’entraînait aussi souvent que possible pour ne pas
perdre la main, mais les lieux pour pratiquer le tir à mille mètres étaient
plutôt rares.
– Je ne peux pas trop faire ça à Milan, expliqua-t-il. Si je manque ma
cible, il y a de bonnes chances pour que je descende le pékinois d’une vieille
dame.
Poincaré avait dit oui, à condition que le bruit n’incommode pas Claire.
Laval, qui adolescent s’était battu dans la Résistance, s’empressa de donner
lui aussi son accord. Il accompagna Paolo dans ses sorties quotidiennes et en
rendit fidèlement compte chaque soir à Poincaré. Le vieil homme, d’ordinaire
taciturne, n’en revenait pas de voir Ludovici toucher des cibles que lui-même
avait du mal à repérer dans ses jumelles. Toujours sur ses talons, il lui posait
des questions sur les derniers systèmes de visée télescopique, qui tenaient
compte de la flèche des balles et de la force du vent. Ludovici utilisait deux
lunettes de fabrication suisse, une pour le terrain plat et l’autre pour les
reliefs. Simples réticules du temps de Laval, les viseurs étaient devenus des
instruments de mesure ultra-sophistiqués, conçus pour calculer la distance de
la cible. Quant à l’arme elle-même, c’était une carabine à verrou de
fabrication allemande qui, démontée, tenait dans une mallette.
– Prodigieux, déclara Laval à Poincaré. Avec le mien, j’aurais manqué
une montagne à mille mètres. Il a placé dix cibles grosses comme mon pouce
à intervalles de cent mètres, en variant les hauteurs, et il les a toutes touchées
en plein centre ! Votre ami me plaît, Henri.
Une semaine s’écoula. Un matin, pendant que Poincaré et lui longeaient
le muret séparant la propriété de celle de Laval, Ludovici annonça son départ
sans plus de préavis qu’il ne l’avait fait pour son arrivée.
– Je suis attendu à Lyon demain.
Ils poursuivirent leur marche. Sur le versant sud de la vigne, Ludovici
s’arrêta pour inspecter les treilles dont Laval, face au somnambulisme de
Poincaré, s’occupait à présent lui-même. Le dos tourné à son hôte, il rattacha
la branche d’une vigne au treillage en ajoutant :
– J’ai trouvé l’intermédiaire, au fait. Albert vous l’a dit ?
– Oui, lâcha Poincaré.
– À Dresde.
Dresde ? Ça n’avait aucun sens.
– Il vous a aussi dit que Banović est totalement isolé ? Il ne pourra être
défendu que par un Néerlandais. Plus aucun contact permis avec des
personnes non habilitées par la Cour pénale internationale. Ils lui ont imposé
un avocat commis d’office, bien qu’il insiste pour se défendre lui-même.
Ils l’ont coupé du monde, Henri. Le procès va bientôt s’ouvrir. La lecture des
chefs d’accusation va avoir lieu la semaine prochaine en audience publique.
Poincaré fixa un pied de vigne contre un poteau.
– Vous comprenez, Henri ? Les hommes de Banović sont morts.
Poincaré se remit en marche. Paolo le rattrapa.
– Eva s’occupe bien de Claire. C’est une gamine adorable.
Poincaré opina du chef.
– Arrêtez-vous et regardez-moi.
Poincaré s’immobilisa.
– J’ai fait tout ce que je pouvais. J’ai à peine pris le temps de dormir.
Poincaré ouvrit un canif et gratta la terre qui s’était logée sous ses ongles.
– J’ai remonté sa piste jusqu’à Dresde, où j’ai découvert une espèce de
gros plein de soupe vieillissant, installé dans un appartement avec sa femme
et un fils adulte. Ils vendaient des légumes sur un étal au marché et vous ne
l’auriez pas remarqué si vous l’aviez croisé dans la rue. Sauf que c’était un
ancien de la Stasi et qu’il m’a confié que les temps étaient durs depuis la
chute du Mur pour les gens ayant son profil. « Mais bon, c’est la vie »,
répétait-il. Je lui ai dit la même chose au moment de le jeter dans le vide du
toit de son immeuble. Ils sont morts, Henri. Tous.
Poincaré cueillit une grappe. Il la porta à hauteur d’yeux et trouva que les
grains évoluaient joliment.
– Ça fait six semaines, Paolo. Étienne a deux plaques en métal dans la
hanche et est toujours sous drainage thoracique. Ils le font marcher tous les
jours avec un déambulateur, jusqu’à ce qu’il s’écroule de douleur. Il hurle…
Il m’insulte et ils lui donnent un sédatif. Lucille a subi cinq greffes de peau
pour ses brûlures, mais ce n’est rien par rapport à ce qu’elle endure avec les
enfants. Elle est inconsolable. Elle ne peut même pas rendre visite à Chloé, à
cause du risque d’infection pour elles deux. Georges commence à porter sa
jambe artificielle et n’arrête pas de pleurer, à cause des ampoules sur son
moignon et parce que son frère et sa sœur lui manquent. Émile est dans une
sorte d’état second, sans réaction par moments, puis il sort d’un coup de sa
torpeur, puis il y retombe. Alors, ajouta Poincaré en se tournant vers la ferme,
il est un peu tard pour m’entendre dire que les tueurs sont morts. Vous avez
essayé, Paolo. Ce n’est pas votre faute. C’est la mienne. C’était à moi de
protéger les miens. Je ne l’ai pas fait. J’aurais dû quitter Interpol il y a des
années. Claire me disait de partir. J’aurais dû partir.
Le feu monta aux joues de Ludovici.
– Vous auriez dû tuer Banović à Vienne, voilà ce que vous auriez dû
faire ! Il le méritait et vous le saviez. Dans six mois, les juges de La Haye le
déclareront coupable et après ? Toute cette souffrance pour satisfaire je ne
sais quelle vision sacrée que vous avez de l’État de droit ? Pourriez-vous, rien
qu’une fois dans votre vie, regarder le monde pour ce qu’il est ? Dites merde
à Dieu et retroussez-vous les manches, Henri ! Servez-vous de votre colère !
Revenez-nous !
– C’est Albert qui vous envoie ?
– Non ! J’ai pris des congés pour venir, si vous voulez le savoir.
– Interpol, c’est fini pour moi.
– Sûrement pas !
Poincaré était fatigué. Même s’il croyait encore en la mission d’un
tribunal consacré aux crimes de guerre – un procès était justement ce qui
séparait les Banović du monde des gens qui les jugeaient et rappelaient ainsi
la primauté de la conscience et de la loi –, il n’avait plus ni l’énergie, ni la
volonté de discuter. De toute façon, Ludovici obéissait à un code de conduite
différent du sien et ne le comprendrait pas.
– Si d’aventure vous croisez un faiseur de miracles sur la route de Lyon,
Paolo, envoyez-le par ici.
Ludovici lui saisit le bras.
– Vous êtes vraiment trop con avec vos principes et vos scrupules !
Pleurait-il ? Poincaré s’en fichait. La Terre entière pleurait.
– Vous voulez dire que vous ne le tueriez pas si l’occasion se présentait ?
Même maintenant, s’il était là, devant vous ? Moi, je n’hésiterais pas !
– Ne faites pas ça, Paolo.
– Je pourrais encore me débrouiller. Il n’est pas trop tard. Ils vont
l’amener à l’audience en fin de semaine prochaine. Une balle dans la tête à
mille cinq cents mètres de distance, quand il descendra du fourgon de
transfèrement. Je connais bien la Cour pénale. Je connais les abords. Jamais
on ne remonterait jusqu’à moi.
– Ça suffit.
– Revenez avec nous, Henri. Laissez la gamine s’occuper de Claire. Vous
êtes en train de mourir à petit feu, ici.
Poincaré enfouit les mains au fond des poches de sa veste préférée, dans
laquelle, depuis quelque temps, il commençait à flotter au niveau des épaules
et du torse. Il observa le fond de la vallée en se creusant la cervelle pour
retrouver ce qui les avait attirés ici, Claire et lui. C’était toujours le même
vaste ciel ; le même acacia, le même cyprès, la même odeur de fumier, les
mêmes ceps de vigne en bon ordre et la même route étroite, menant à un
monde maintenant vidé de tout ce qu’il aimait.
– Vous vous trompez, Paolo, rétorqua-t-il en s’éloignant vers la terrasse
où Claire était assise seule, telle une statue de sel. Je ne suis pas en train de
mourir. Je suis mort.
18
M ais ce n’était pas tout à fait vrai. Si la mort signifiait une longue nuit
d’insensibilité à la douleur, Poincaré n’en avait pas fini de ses souffrances.
Le lendemain du départ pour Lyon de Ludovici, il reprit son programme
habituel et partit à Paris où il veilla Étienne, Lucille et les garçons pendant la
nuit, contre la volonté de son fils, pour aller ensuite passer la journée au
chevet de Chloé. Le coût de leur suivi dans cet établissement privé où ils
recevaient des soins lourds vingt-quatre heures sur vingt-quatre s’était révélé
exorbitant, mais Poincaré n’en avait cure. Il vendit l’appartement de Lyon et
le produit de la vente fut englouti en un mois. Il ouvrit le robinet de son
épargne. L’hémorragie fut massive. Peu lui importait.
En entendant la double porte s’ouvrir au bout du long couloir, l’infirmière
du soir, Marianne Berrenger, vérifia plusieurs feuilles de température avant
de lever la tête et d’affronter le regard d’un spectre.
– Aucun changement, dit-elle. Votre fils a fait quelques pas de plus que
d’habitude avec le déambulateur, mais ils l’ont remis sous morphine. On se
demande s’il n’est pas en train de devenir dépendant et pas seulement à cause
de ses douleurs physiques. Le staff se réunit demain pour lui choisir un autre
antalgique. Quant à Georges, ajouta-t-elle en passant à la feuille suivante, il
souffre depuis peu d’une irritation suppurante dans la zone de fixation de sa
prothèse. Il continue à réclamer son frère et sa sœur, et une psychologue est
venue le voir. Votre belle-fille est à peu près tirée d’affaire pour ce qui est des
infections associées à ses brûlures, mais le Dr Kempf a décidé de maintenir
les antibiotiques par perfusion et je vois ici qu’il lui a aussi prescrit un nouvel
anti-dépresseur. Sa sixième et peut-être dernière greffe de peau est
programmée pour la fin de la semaine. Celle-là sera au bras, je crois.
Heureusement qu’elle n’a pas été brûlée au visage.
L’infirmière se rendit compte de sa gaffe.
– Je n’aurais pas dû dire ça, inspecteur.
Poincaré s’agrippa au comptoir.
– Ma petite-fille bénéficie des meilleurs soins possibles, lâcha-t-il en
s’éclaircissant la gorge.
Pourquoi se leurrer ? Elle aurait droit à des moqueries dans la cour de
récréation. Adulte, Chloé devrait tartiner de fond de teint des cicatrices
qu’elle ne pourrait jamais cacher complètement et fuirait toute sa vie les
miroirs en se demandant si un homme, un jour, serait capable de faire
abstraction de sa laideur et de l’inviter à danser. Mais Poincaré ne considérait
pas Marianne Berrenger comme quelqu’un de cruel. Après tout, elle lui avait
sauvé la vie le premier jour, quand Étienne, reconnaissant son père au sortir
de sa divagation, s’était mis à hurler : Dehors ! Tu nous as détruits !
L’infirmière lui avait pris la main en disant :
– J’ai déjà vu ça, monsieur. C’est la morphine qui parle. Votre fils ne
pense pas ce qu’il dit.
N’empêche : la colère d’Étienne avait fait basculer Poincaré dans un
abîme et il se souvenait de s’être senti tomber jusqu’à ce qu’une main
invisible le rattrape.
– Il ne sait pas ce qu’il dit, avait-elle ajouté d’une voix ferme. Ne perdez
pas courage, monsieur ! Il ne faut pas !
Il ne l’avait pas crue mais s’était tout de même laissé consoler ce terrible
premier jour, escorté par elle dans un couloir de service, hors de la vue
d’Étienne, mais toujours à portée d’oreille de ses vociférations. Poincaré
tenait à peine debout et Berrenger ne l’avait pas lâché. Elle avait fini par
l’asseoir sur une chaise, entre un panier à linge sale et un lit roulant. Après
être allée lui chercher un gobelet d’eau, elle l’avait aidé à boire en tenant ses
mains tremblantes et s’était accroupie pour qu’il puisse voir son visage. Elle
l’avait regardé au fond des yeux.
– J’ai lu les journaux, inspecteur. Vous avez fait votre travail. Votre
travail ! La vie peut être vraiment affreuse.
En quittant l’hôpital ce jour-là, il avait décidé de rendre uniquement visite
à Étienne et aux siens de nuit, pendant leur sommeil, comme le suggérait
Berrenger, jusqu’à ce que son fils soit revenu à de meilleurs sentiments. Au
bout de six semaines de cette épreuve, Poincaré commençait à s’installer dans
une sorte de routine : debout avant l’aube à la ferme, une demi-heure de
voiture pour atteindre la gare, puis une série de correspondances qui le
faisaient arriver à Austerlitz vers minuit. S’ensuivaient une course en taxi et
pour finir une longue marche jusqu’à une aile éloignée de la clinique, où il
passait cinq heures au chevet des siens. Dès les premières lueurs de l’aube, il
repartait vers le service des brûlés, à l’autre bout de la ville, pour entamer sa
veillée diurne de Chloé.
– Et comment va Émile ? s’enquit-il.
L’infirmière examina une autre feuille de température.
– Il a fait une infection pulmonaire. Traitée à la céfuroxime, en
intraveineuse. Je vous en prie, entrez. Je vous ai mis un fauteuil à côté de la
porte. Et pas besoin de vous rappeler que si quelqu’un se réveille…
Au cours de sa vie, Poincaré avait plus d’une fois vu la mort de près en se
faisant tirer dessus ou rouer de coups. Claire et lui avaient enterré un enfant,
la sœur d’Étienne, âgée de quelques semaines seulement, et enduré trois
fausses couches. Pendant une randonnée avec son père dans les Alpes, celui-
ci était tombé raide mort au bout d’un certain nombre de kilomètres sur un
sentier perdu, son cœur ayant cédé de façon aussi irrévocable qu’une
brindille. Poincaré l’avait ramené sur son dos. Bien des années plus tard, il
avait prié au sommet d’un ravin empli d’ossements d’enfants et s’était assis à
une table face à sa mère, dont la démence l’empêchait de reconnaître son fils
unique. Mais aucune de ces souffrances n’égalait celle-ci : voir une sonde
d’alimentation serpenter jusqu’à l’estomac d’Émile, ou bien Georges dormir
sous un drap qu’un arceau tendait au-dessus de sa jambe amputée, ou encore
Lucille calée sur le flanc, le bras levé et maintenu loin de son corps par un
système complexe de poulies. Et rien de tout cela n’égalait la perte de
l’affection d’Étienne.
Poincaré se raccrocha aux accoudoirs d’un fauteuil de métal, perdu dans
la respiration en dents de scie de son fils. Il entendait une voix d’enfant :
« Papa, regarde ! Si tu renforces les colonnes comme ça… » Il revit Étienne,
haut comme trois pommes, renforcer la base de deux colonnes avec d’autres
cubes, tout à sa joie de découvrir le principe de l’arc-boutant : « Si tu les
places comme ça, tu peux construire une arche au-dessus et les colonnes ne
s’écroulent pas. Tu peux même ajouter des cubes au-dessus de l’arche ! »
La même année, pour l’anniversaire de Claire, Étienne avait fabriqué une
réplique en pain d’épice de la primatiale Saint-Jean de Lyon. Pendant un bon
mois, sa chambre avait été interdite d’accès à ses parents. Une fois son œuvre
achevée, il avait organisé une présentation en grande pompe en allumant des
bougies à l’intérieur de sa cathédrale et en plongeant tout l’appartement dans
le noir. L’effet obtenu était sidérant, ce qui n’avait pas empêché les Poincaré
de grignoter le soir même des gargouilles et quelques morceaux de la
spectaculaire façade. Qu’avaient-ils fait pour mériter un enfant pareil ?
La chambre n’était éclairée que par les voyants des appareils qui
contrôlaient sa tension artérielle et sa respiration. À 4 heures du matin,
Étienne remua. Avant que Poincaré ait pu quitter la pièce, il le repéra dans la
pénombre et, d’une voix rauque :
– Sors d’ici !
Poincaré se pencha en avant, les mains écartées.
Son fils le toisa de pied en cap.
– Ce n’est pas toi qui as appuyé sur les boutons, papa. Mais ça revient au
même. Ces bombes ont explosé par ta faute, à cause de ton métier. Va-t’en.
Nous sommes fichus.
Étienne s’était exprimé d’un ton calme. Ce n’était plus la morphine qui
parlait.
Poincaré se leva. Il aimait assez son fils pour ne rien dire, assez pour
tourner les talons et s’en aller.
P oincaré ne portait pas son chagrin comme un étendard, une veste ou une
montre neuve. En le croisant dans la rue, devant l’étal d’un fleuriste de
La Haye, on l’aurait seulement pris pour un homme épuisé, à la rigueur
malade. Mais, au-delà de son aspect extérieur négligé – pour le décrire tel
qu’il se voyait lui-même, tel que Claire l’aurait vu sur-le-champ si elle avait
été en état d’ouvrir les yeux et de hurler Stop ! –, Poincaré n’était plus qu’un
cri et un paquet de nerfs à vif. Il était là pour tuer et avait méticuleusement
préparé son meurtre.
Dans la mesure où quelqu’un qui n’avait ni mangé ni dormi depuis une
semaine méritait d’être qualifié de soigné. Fermer les yeux signifiait voir sa
petite-fille, aussi Poincaré ne dormait-il pas. La nourriture était pour les
vivants et, comme quelque chose d’essentiel en lui était mort – pas seulement
ses rêves pour Chloé, mais aussi une croyance fondamentale en la justice de
la vie et en la bonté des gens –, il ne mangeait plus. Ses palpitations le
torturaient. Il avalait comprimé sur comprimé dans l’espoir de réduire au
silence la bête qui lui labourait l’intérieur de la poitrine. Sa main tremblait
lorsqu’il essaya de se raser. Il se coupa et, à la vue du sang, l’envie d’en voir
couler plus le mit en rage. Banović allait payer. La femme et les enfants de
Banović allaient payer. Poincaré les tuerait tous, maudirait Dieu et mourrait.
Il nettoya et graissa son arme pour la troisième fois. Puis il quitta sa chambre
d’hôtel pour préparer l’acte final d’une vie saccagée.
– Une mission tout ce qu’il y a de simple, monsieur Depaul, dit l’homme
en remettant une chemise cartonnée à Poincaré. Vous trouverez tout ce que
vous m’avez demandé sur le CD : une note de synthèse suivie d’un descriptif
de leurs activités quotidiennes, un dossier d’images et un tableau récapitulant
le tout. Il vous suffira de cliquer sur n’importe quelle cellule pour localiser
Mme Banović et ses enfants à tel ou tel moment de leur journée type et les
voir in situ – avec photos, adresses et numéros de téléphone. Tout est là,
ajouta-t-il en tapotant le dossier. C’est une femme étonnamment ponctuelle.
Tous les dimanches à l’église, puis à la prison en tram, puis dans un parc
côtier avec ses enfants. En semaine, elle les emmène et va les chercher à pied
à l’école. Sans exagérer, elle ne leur lâche pas la main, pas une seule seconde,
tant qu’ils n’ont pas atteint la porte de l’école. Ensuite, direction la papeterie
où elle travaille comme vendeuse. Elle fait ses courses le mardi, après avoir
récupéré son fils et sa fille. Vous trouverez une liste de ses emplettes
habituelles dans le tableau – surtout des pâtes, des fèves, des pommes de terre
et du lait en poudre. Chez le boucher, elle achète des os ou du gras pour la
soupe. Son budget est serré, je dois dire. J’ai vérifié auprès de
l’administration, elle n’a fait aucune demande d’aide sociale. Ils vivent à trois
dans un studio, avec douche commune dans le couloir. Tout est dans le
dossier.
– Vous êtes entré chez eux par effraction, fit Poincaré d’un ton neutre.
L’homme renifla.
– J’étais en train de réparer la serrure et la porte s’est ouverte.
Sous un nom d’emprunt et à partir d’un faux compte de messagerie ouvert
dans un cybercafé parisien où il avait payé en liquide, Poincaré avait engagé
Dominicus Groot sans l’avoir jamais vu ni savoir quoi que ce soit à son sujet,
grâce à un annuaire en ligne d’enquêteurs privés néerlandais. Sur le site de
Groot, il avait été attiré par deux bannières publicitaires proclamant :
« Le spécialiste de l’infidélité ! » et « Nous retrouvons les personnes
disparues partout aux Pays-Bas ! » L’homme faisait un enquêteur assez
improbable, peu susceptible de se fondre dans la foule. Dominant Poincaré
d’une bonne tête, doté de jambes d’échassier et d’une crinière grise, il était
tellement maigre qu’on le sentait prêt à s’envoler au moindre coup de vent
comme l’oiseau auquel il faisait irrésistiblement penser. Groot dégageait
malgré tout une étonnante impression de force pour un personnage d’aspect
aussi gracile avec son visage rubicond et ses mains vigoureuses, crevassées
d’homme travaillant au grand air. Il suffisait de voir une fois Dominicus
Groot pour se souvenir de lui ; le revoir ne pouvait qu’éveiller les soupçons.
Il devait pourtant avoir bien fait son travail, car son rapport sur la famille
Banović indiquait une surveillance assidue. Apparemment, l’épouse n’avait
rien vu.
Le détective ouvrit un sachet de graines de tournesol et, après s’en être
fourré une pleine poignée dans la bouche, jeta la suivante aux pigeons de la
place, déclenchant un tumulte de roucoulades et de picorements.
– Une mission tout ce qu’il y a de simple, répéta-t-il. Concernant votre
demande d’hier soir par courriel, aujourd’hui n’est évidemment pas un jeudi
ordinaire dans la mesure où M. Banović va comparaître devant la cour cet
après-midi. Sa femme n’a pas conduit les enfants à l’école ce matin, je
m’attends donc à les voir tous au tribunal. À ma connaissance, ils devraient
y aller à pied, ce qui est dommage pour eux car ça fait un peu loin pour les
petits, la CPI. Dans le quartier où ils habitent, les transports en commun ne
leur seront pas d’une grande utilité. Et le taxi, pour une famille aux
ressources aussi limitées, est hors de question. Non, ils vont devoir marcher
douze kilomètres et pour pas grand-chose, je le crains. La lecture des chefs
d’accusation prendra moins d’une heure, en comptant la déclaration de
l’accusé. Le procès doit s’ouvrir le mois prochain et je n’imagine pas
Mme Banović y emmenant ses enfants tous les jours.
Groot s’interrompit pour avaler une autre poignée de graines et les
pigeons se bousculèrent à ses pieds.
– Une situation tout à fait exceptionnelle, poursuivit-il, très éloignée du
terrain habituel de mes enquêtes. Cette femme ne fait rien de mal, monsieur
Depaul, à moins que vous ne trouviez répréhensible qu’une jeune mère et ses
enfants vivent dans le dénuement. Mais vous êtes peut-être un philanthrope ?
Poincaré lui tendit une enveloppe.
– Pas la peine de compter.
L’homme ouvrit l’enveloppe et se mit à compter.
– Dans ma branche, vous savez…
– Dans votre branche, coupa Poincaré, vous devriez savoir qu’on
s’abstient de demander aux clients pourquoi ils vous engagent.
Il ramassa sa serviette et glissa la chemise à l’intérieur, CD inclus, avant
d’ajouter :
– Mais, pour satisfaire votre curiosité : oui, je suis un philanthrope.
Et ce fut ainsi que Poincaré refit surface, comme s’il émergeait d’une
crypte, pour mettre la main sur la meurtrière de sa petite-fille. Pendant dix
semaines, il n’avait ni lu le journal ni regardé la télévision, ne mettant que de
temps en temps la radio dans l’espoir vain de trouver une musique capable de
calmer ses nerfs. Ses allers-retours entre Paris et Fonroque l’avaient tenu à
l’écart d’un monde qui continuait de tourner, indifférent aux catastrophes de
sa vie. Il fut donc surpris de constater que les médias de toutes sortes
parlaient à présent du 15 août comme de la date à laquelle le Christ viendrait
sauver ses fidèles. Contre toute attente, les Soldats de l’enlèvement avaient
réussi en deux petits mois à focaliser une telle attention sur leur prophétie du
Second Avènement que, quoi qu’on puisse penser par ailleurs de la théologie
de la fin des temps, il était dorénavant impossible de considérer le 15 août
comme un jour ordinaire du calendrier. En un sens, les Soldats étaient des
Ésaïe modernes, envoyés pour préparer le monde aux temps nouveaux, et il
n’était tout bonnement plus possible d’ignorer leur cri de guerre : Dieu est
proche ! Les vingt-quatre fuseaux horaires résonnaient de leurs hosannas,
lesquels s’étalaient en outre sur des panneaux d’affichage géants au bord des
routes et des rues, comme si le seul fait de marteler cette date aussi fort et
aussi souvent que possible pouvait suffire à apporter la délivrance escomptée.
Lorsque Poincaré regagna le monde en titubant, l’Enlèvement faisait déjà
les gros titres, ce qui promettait une couverture médiatique allant crescendo
jusqu’à la date fatidique à 11 h 38 du matin. Des célébrations publiques de
l’Enlèvement étaient prévues à Tokyo, Londres, New York et Amsterdam, et
l’on pouvait d’ores et déjà s’offrir des calendriers et des horloges de compte à
rebours à la seconde près. En l’absence de Poincaré, l’annonce de
l’Enlèvement s’était propagée comme un virus – une pandémie transmise par
les journaux télévisés, les messageries électroniques et le téléphone arabe.
Le phénomène le sidéra d’autant plus que les assassinats sur lesquels
enquêtait Laurent avaient redoublé dans le même temps, toujours sur le
modèle de celui de Barcelone : une balle dans la nuque, un passage des
Écritures épinglé sur le corps de la victime et un message limpide : ceux qui
œuvraient pour le bien général n’étaient plus les bienvenus, car leurs actes
retardaient la Grande Tribulation et, par rebond, le Second Avènement.
Et comme si cette logique tirée par les cheveux ne suffisait pas, plusieurs
kamikazes chrétiens, inspirés par l’exemple de l’attentat de Milan, s’étaient
fait sauter au nom du Christ dans l’espoir d’avancer encore l’Enlèvement.
Puisque le rachat des âmes était censé intervenir en un temps de grands
troubles, raisonnaient-ils, aggraver les troubles ne pouvait qu’accélérer le
rachat.
Poincaré découvrit tout cela les yeux écarquillés, comme s’il venait de
basculer dans une hallucination collective. Des faits déjà présents pour la
plupart deux mois plus tôt – la même guerre civile, le même réchauffement
climatique global, les mêmes famines, les mêmes maladies – étaient
maintenant considérés comme des signes irréfutables de la fin des temps. Des
millions de gens croyaient à l’imminence de l’Enlèvement parce que des
millions de gens y croyaient. Des millions d’autres, sans se prononcer sur le
retour du Christ, commençaient à se demander s’il n’était pas temps pour eux
de se soucier du salut de leur âme. Et presque tous les autres se méfiaient des
individus en aube blanche susceptibles de dissimuler une bombe qu’ils
voyaient dans les lieux publics. Serge Laurent devait en savoir plus, raisonna
Poincaré. Il enquêtait depuis un bon moment sur cette histoire délirante et
aurait sûrement quelque chose d’utile à lui apprendre.
Poincaré avait potassé son problème à l’avance et passa les dix minutes
suivantes à imiter les tâtonnements d’un élève de seconde. Suivant les
indications de Chambi, il finit par produire l’équation suivante :
Il appuya sur la touche d’envoi, certain que De Vries lui répondrait dans
l’heure.
L’ infirmière qui avait retiré ses perfusions et sa poche à urine lui fit
rapporter ses affaires pendant qu’il se douchait et Poincaré eut une surprise
désagréable à sa sortie de la salle d’eau : le grand sac en plastique déposé sur
son lit contenait un portefeuille, une montre, une alliance, un téléphone
satellite et une clé de chambre d’hôtel… mais pas sa serviette. L’infirmière
des urgences qui s’était chargée de son admission la veille ne se rappelait pas
l’avoir vue, pas plus que le brancardier qui l’avait transporté ensuite dans le
service de cardiologie. Poincaré ne put que laisser un message à Charles Bell
et un autre au standard de la compagnie d’ambulances. À 15 heures, habillé et
prêt à partir, il se connecta sur le site de la ligue de mathématiques. Hubert
Levenger lui avait donné pour consigne de garder Chambi en ligne au moins
quinze minutes, le temps nécessaire à son logiciel de traçage pour repérer son
adresse IP.
Il appela Lyon.
La liaison satellite avec l’Europe était tellement bonne que Poincaré
entendit un journaliste à la radio donner les dernières nouvelles du soir dans
le bureau de Levenger.
– Une piste, Hubert ?
– Oui. L’ennui, c’est que, cette fois, votre cliente est passée par deux
serveurs proxy pour se connecter au site. Elle n’a pas du tout envie qu’on la
repère et elle fait ça intelligemment. Nous avons réussi à pénétrer dans le
fichier journal du deuxième serveur, celui d’où est partie la connexion au site
de la ligue de maths. Ce serveur se trouve en Belgique – sans doute du côté
de Bruxelles ou d’Anvers. La piste du premier serveur nous a menés à
l’Italie, mais nous n’avons pas pu affiner la recherche, le fichier journal était
trop bien défendu. Évidemment, elle pourrait tout à fait s’être connectée à ce
serveur depuis l’Asie ou l’Amérique du Sud.
– Ce n’est pas l’heure du dîner en Asie. Ni en Amérique du Sud.
– Vous dites ?
– Non, rien. Notre prochain entretien n’est pas encore calé, mais je vous
préviendrai.
– Essayez de lui faire écrire un e-mail, Henri. Un e-mail, c’est quelque
chose qui a un point de départ défini – et ça, je peux le trouver.
– Avec ou sans mandat ?
Il y eut un silence.
– Je n’ai pas bien entendu. Votre voix est hachée.
– C’était une hypothèse, Hubert.
– Je m’en doutais. Bonne chasse.
Poincaré posa son portable et écrivit un courriel à Ludovici.
Il s’étira, ferma les yeux. À 15 h 30, il ne lui restait plus qu’à attendre les
résultats d’une dernière prise de sang. Même s’il se fichait comme d’une
guigne de son état de santé, Poincaré tenait à savoir s’il avait eu ou non un
infarctus, dans la mesure où cette information déterminerait la dose d’efforts
qu’il pourrait ou non exiger de lui-même dans les jours à venir. Il avait besoin
de temps et ne voulait surtout pas s’écrouler une deuxième fois avant d’avoir
débusqué Chambi. Donc, au lieu de s’en aller, il attendit. Privé de documents
à étudier par la disparition de sa serviette, il braqua une télécommande sur le
téléviseur fixé au mur en hauteur et passa d’un canal à l’autre jusqu’à tomber
sur une chaîne d’informations. Il la laissa en fond sonore tout en parcourant
le dépliant de l’aumônière : une double page sur papier glacé, imprimée sur
les quatre côtés. Son titre, Révélation imminente !, lui en indiqua la teneur
avant même qu’il ait lu la première des huit citations bibliques, dont chacune
se voulait une preuve supplémentaire que le jour du Jugement approchait :
Dans le noir, Poincaré pensa à Claire. Inutile de l’appeler pour dire qu’il
était malade. Il aurait aimé l’avoir à ses côtés, mais préféra se souvenir des
jours meilleurs où il lui suffisait d’un mot pour qu’elle le rejoigne. Comme la
fois où il lui avait envoyé ce Télex au retour d’une mission au Liban :
Demain matin 10 heures vol 2113. Billet prépayé. Habille-toi pour cinq jours
au bord d’une mer noire comme du vin. HP. Sans autre précision, persuadé
qu’elle se débrouillerait pour réorganiser son emploi du temps malgré le délai
absurdement court et qu’il la verrait descendre de l’avion à Athènes. Et elle
était venue, avec un chapeau d’été et des bagages quasiment réduits à un
maillot de bain et son chevalet pliant. Ils s’étaient embarqués sur un ferry au
Pirée et la houle les avait rendus malades. Mais, à peine avaient-ils débarqué
et pris une douche à l’hôtel que Claire lui avait tendu un bermuda et hélé un
taxi depuis leur balcon. « Perivolos », avait-elle dit au chauffeur, Poincaré
n’ayant aucune idée de ce que signifiait Perivolos. Une demi-heure plus tard,
ils s’allongeaient sur une plage volcanique de sable noir, Claire lovée contre
lui et Poincaré contemplant la dérive des nuages avec la distincte impression
d’être en suspens dans le temps.
Ce soir-là, ils s’étaient assis de part et d’autre d’une table recouverte
d’une nappe à carreaux dans le café d’un village perché sur une falaise
dominant le cratère balayé par les flots. Trois jours durant, ils avaient bu trop
de vin et fait la sieste, entremêlés dans leur lit près d’une fenêtre ouverte sur
la mer, tous deux assez âgés pour savoir que cela ne durerait pas. Que la vie,
et non la mort, se chargerait de venir mettre un terme à leur bonheur. Mais le
bonheur ne s’était pas enfui, ni à ce moment-là, ni après, ni même
maintenant. Pas encore.
Québec est la seule cité fortifiée d’Amérique du Nord. Tandis que son
taxi approchait d’une des portes de la ville, Poincaré se laissa aller à imaginer
que l’avion dans lequel il était monté à Boston avait dévié vers l’est pendant
son court vol et qu’il avait atterri quelque part dans la France médiévale.
– Où voulez-vous aller ? demanda le chauffeur, en français.
– Au Château Frontenac.
L’hôtel Frontenac était situé à plusieurs centaines de mètres du sien, mais
il avait envie de le revoir et de se dégourdir les jambes. Le temps était radieux
ce matin-là et, avec son nouveau traitement qui commençait à faire effet, il
sentait revenir son énergie.
– C’est impossible, monsieur.
Poincaré comprit vite pourquoi. La première banderole qu’il aperçut disait
« Dehors, les bandits du G8 ! » Il crut tout d’abord que les 32 accrochés un
peu partout dans les arbres et sur les façades étaient liés au sommet, mais la
prophétie des Soldats de l’enlèvement lui revint en mémoire. Le journal plié
sur ses genoux était daté du 14 juillet : à condition de ne pas être retardé par
des embouteillages, Jésus était donc censé revenir sauver le monde dans un
mois.
– Le quartier du Frontenac est bouclé ?
Le chauffeur hocha la tête. Poincaré ne tarda pas à voir de ses yeux le
déploiement des forces de l’ordre. Dans un rayon de six cents mètres autour
de l’hôtel, des policiers militaires canadiens armés de pistolets-mitrailleurs
patrouillaient à pied dans les rues. Plus près, l’armée avait établi des postes
de contrôle. Sans compter, il le savait, la foule d’agents des services secrets
de chacun des pays membres du G8 mobilisés pour assurer la protection des
chefs d’État. Le Vieux-Québec était coupé du monde, et même son insigne
d’Interpol ne lui aurait pas permis d’arriver à distance de marche de l’hôtel.
Il en allait tout autrement du rassemblement organisé par le Front
indigène de libération. Quito et consorts cherchaient à attirer un maximum de
monde et d’attention médiatique. Depuis trois ans, le FIL montait un contre-
sommet à chaque réunion du G8, afin de bénéficier indirectement du feu des
projecteurs que la presse braquait sur les chefs d’État et de gouvernement
dont les pays dominaient le commerce mondial. Les porte-parole du FIL
dressaient des réquisitoires contre le pouvoir des multinationales, des tables
rondes abordaient des sujets allant de l’agriculture durable à la préservation
des langues indigènes.
Vers 8 h 30, après avoir pris possession de sa chambre à l’hôtel Sainte-
Anne, Poincaré trouva Paolo en train de lire la dernière édition du Soleil dans
la salle du petit déjeuner, face à une assiette contenant une montagne de
fromages, de viandes fumées et de pâtisseries.
– Alors, comme ça, lança Ludovici dès qu’ils furent assis face à face,
vous avez totalement renoncé au sommeil ? Vous êtes un prodige médical,
Henri.
– Moi aussi, ça me fait plaisir de vous revoir, répondit Poincaré en
montrant du doigt le journal. Du nouveau ?
– Toujours le même bordel. Le FIL a publié hier soir un communiqué
accusant les nations du G8 de promouvoir un nouveau colonialisme.
La formule rencontre un certain succès, ajouta Ludovici en étalant du
fromage de chèvre particulièrement fait sur un croûton de pain. En dehors de
ça, les guerres et les famines habituelles. Et à Boston, c’était comment ?
– Utile.
Ludovici haussa un sourcil.
– J’ai entendu dire que vous aviez eu une mésaventure. Restez ici, je vais
vous chercher à manger.
– Je ne suis plus à l’hôpital. Je m’en occupe.
– Assis !
Poincaré déplia une serviette et médita sur la journée qui les attendait
pendant que Ludovici faisait la queue au buffet. Quito devait prononcer un
discours au cours d’une manifestation de l’autre côté du parc voisin du
Frontenac. Il était censé rencontrer ensuite Poincaré, qui lui poserait des
questions sur Chambi.
– Je vous ai tout pris en double, dit Ludovici en revenant avec une assiette
aussi débordante que la sienne. Mangez, ça vous évitera de tourner de l’œil
en entendant ce que j’ai à vous annoncer. Et rappelez-vous : on ne tue pas le
messager, ce n’est pas bien.
Poincaré creva un œuf poché d’un coup de cuiller.
– Alors ? Vous ne voulez pas savoir ?
Poincaré posa sa cuiller.
– Je n’ai pas trop de mal à deviner.
– Vous prenez de l’avancement, Henri. Félicitations. Vous quittez le
terrain pour un poste administratif créé spécialement pour vous. Vous n’êtes
plus en charge du dossier Perchlorate.
– La dernière fois que je l’ai eu entre les mains, ce dossier s’intitulait
Fenster.
– Voyons, Henri. Depuis quand est-ce qu’Interpol s’occupe des
assassinats isolés, même si la victime est dotée d’un CV aussi impressionnant
que celui de Fenster ? Nous ne sommes pas équipés pour ça. Notre mission se
limite exclusivement à empêcher la diffusion sur le marché d’une recette à
base de propergol trafiqué. Ce sont mes instructions. Je suis votre remplaçant,
au fait.
– Un homme est mort dans cette chambre d’hôtel.
– Exact, et cette enquête-là a peu de chances d’aboutir, sauf si les
Américains se décident à mettre le paquet. Mais quel que soit leur choix,
nous allons remonter jusqu’à la source de l’explosif. Il y a quelque chose qui
vous étonne dans ce que je vous dis ?
– Non. Rien. Vous avez raison.
Pendant que Poincaré mangeait, Ludovici lui décrivit la façon dont le
couperet avait fini par tomber pour Monforte et ajouta que le nouveau
directeur, un Américain issu du Bureau de l’alcool, du tabac, des armes à feu
et des explosifs, venait de décider de mettre en préretraite tous les agents de
terrain de plus de cinquante ans, avec effet immédiat. Dans le cas de
Poincaré, il était prêt à lui proposer un poste créé sur mesure.
– Quelque chose comme « conseiller supérieur des opérations de terrain »,
précisa Ludovici. Une sorte de super agent, quoi. Le directeur m’a envoyé un
texto ce matin pour me dire de vous demander comment votre cœur tenait le
choc. Ils ont reçu un message d’un hôpital de Boston et je le sens assez
exaspéré de ne pas pouvoir vous joindre. Vous avez pensé à rallumer votre
portable ?
– Il est allumé.
– Et vous ne prenez pas ses appels ?
– Je suis occupé chaque fois qu’il essaie. Et mon cœur va très bien.
– À part qu’il vous a expédié à l’hôpital. Notre nouveau patron – il
s’appelle Felix Robinson – ne veut prendre aucun risque. Il sait ce qui est
arrivé à vos proches. Il sait que la femme de Banović vous a sauté dessus en
pleine audience à La Haye et il m’a demandé ce que vous fichiez là-bas, ce à
quoi j’ai répondu pour vous défendre que c’était une preuve de votre
professionnalisme : je lui ai sorti un bobard sur votre combat pour la justice.
Comme si ça suffisait à expliquer votre présence dans cette salle avec un
flingue – un flingue dont, soit dit en passant, Robinson ne sait rien. J’aurais
peut-être dû lui dire que vous aviez l’intention de tuer Banović. Et là-dessus,
une crise cardiaque ? Vous êtes au bout du rouleau, Henri, et vous feriez
mieux de raccrocher avant que ça devienne gênant pour vous ou pour
l’agence. Ce sont ses mots, pas les miens.
– Ce n’était pas une crise cardiaque.
– Ça n’aurait rien changé pour lui si vous aviez eu une crise
d’hémorroïdes. Vous n’avez plus qu’une semaine devant vous. Il vous attend
à Lyon le 23 pour rendre votre insigne et votre arme de service. Il veut vous
voir chez vous, auprès de vos proches, et il est prêt à faire installer une ligne
sécurisée à Fonroque, d’où vous pourrez distiller vos conseils aux têtes
brûlées dans mon genre. Ça vous ira comme un gant : dispenser votre sagesse
tout en buvant de la piquette.
Poincaré ne pouvait qu’admirer le nouveau directeur. L’élimination par la
promotion : assez astucieux.
– Je dois donc considérer ceci comme ma dernière mission.
– Je dirais même la dernière étape de votre dernière mission : vous n’avez
pas réussi à élucider cette affaire en trois mois, vous ne risquez donc pas d’y
arriver en une semaine. Ça vaut peut-être mieux, Henri. Peut-être qu’il est
temps d’arrêter.
– Vous croyez ?
– Je ne sais pas.
– J’arrêterai dès que j’aurai coincé Chambi.
– Vous arrêterez le 23. Je suis censé vous retrouver à Lyon, où vous me
transmettrez tous les éléments de l’enquête en votre possession.
Poincaré posa son couteau et sa fourchette.
– Elle était à Amsterdam, Paolo. Gisele me l’a confirmé : Chambi a quitté
la ville le jour de l’explosion. Quand je l’ai vue à Boston, elle a refusé de me
parler du meurtre de Fenster. Depuis, elle est introuvable.
Ludovici roula une tranche de jambon et se la fourra dans la bouche.
– Un peu court. Vous voulez la retrouver à cause de Chloé, pas à cause de
Fenster ni du propergol. Le nouveau directeur est au moins d’accord avec
Monforte sur ce point. Il a fait de la recherche de Chambi une priorité, mais
c’est un dossier complètement séparé. Interpol la retrouvera, Henri. Laissez
tomber. Ça brouille votre jugement.
– Les deux affaires sont liées.
– Comment ?
– Je ne le sais pas encore.
– Voilà, vous recommencez.
– C’est ce qui s’appelle une investigation, Paolo. On commence par des
questions, pas par des réponses.
– Ce serait donc ça, notre travail ? Vous êtes en train de me dire que…
– Elle est impliquée. L’assistante de Fenster, assassiner Chloé ? C’est moi
qui suis le lien. J’enquêtais sur Fenster. Quelqu’un a voulu me mettre hors jeu
parce que j’étais trop près de quelque chose, mais je ne sais pas de quoi.
– Et vous voudriez que je poursuive l’ombre de cette femme à travers le
monde sur la seule foi de votre intuition ? Quand l’affaire sera entre mes
mains, je commencerai par aller au labo de la NASA pour établir la signature
chimique de cette bombe et j’essaierai ensuite de découvrir comment
Madeleine Rainier, une antiquaire, s’est retrouvée avec de la poussière de
perchlorate d’ammonium sur les vêtements. Si vous tenez vraiment
à chercher quelqu’un, concentrez-vous sur elle.
– Je m’en occupe déjà. J’ai rendez-vous au JPL dans deux jours, et je pars
dès ce soir pour Minneapolis, où elle est née. Je vous laisserai mes notes dans
le dossier.
– Rentrez en France, Henri. Profitez de cette semaine pour vous reposer.
Levez le pied, pour une fois dans votre vie.
– Non, merci.
– C’est à vous de voir. Moi, en attendant, je file à Fort Benning.
– En Géorgie ? Qu’est-ce que vous allez faire là-bas ?
– Une compétition internationale de tireurs d’élite, à la base militaire.
Je suis tout excité.
– Ce serait plutôt à vous de lever le pied. C’est le cerveau qui est utile
dans notre métier, pas les armes.
Un serveur vint remplir leurs verres d’eau.
– Qu’est-ce que ça peut bien vous faire ? J’ai pris une semaine de congé
et j’ai l’honneur d’être le seul membre civil de l’équipe italienne. Écoutez,
j’ai toujours été nul au foot. Mais dans ce créneau-là… Je peux offrir à
l’Italie la place de numéro un mondial.
– En faisant quoi, au juste ?
– Du tir aérien, de l’attaque de convoi à balles réelles, du tir de nuit, des
opérations antisnipers et Dieu sait quoi d’autre – raser le velours d’une pêche
à trois cents mètres, peut-être. Trente équipes de tireurs d’élite sont en lice,
y compris celle de l’armée américaine, et les gagnants auront le droit de
bomber le torse pendant un an. Le vainqueur individuel aux points se verra
offrir une paire de bottes de cow-boy en peau de serpent. J’ai l’intention
de faire gagner l’Italie et d’enfiler ces bottes.
– Très bien.
Ludovici brisa en deux un bâtonnet de pain séché.
– Épargnez-moi votre ironie. Vous, vous faites de la piquette et moi, j’ai
ça, dit-il en actionnant de l’index une détente imaginaire. Un don de Dieu.
– Je ne plaisantais pas. Allez-y et gagnez. Vous êtes le meilleur tireur que
je connaisse. Quant à l’enquête, je suis content que ce soit vous qui preniez le
relais.
Il posa une fourchette sur le bord de son verre et tous deux la regardèrent
osciller, puis trouver un équilibre.
– Et je suis content de vous voir ici aujourd’hui, ajouta Poincaré. Vous
êtes le seul à qui je pouvais faire appel.
Ludovici porta sa serviette à ses lèvres.
– Ça va aller, Paolo.
– Il n’est pas question que je vous laisse crever ici, Henri. Rentrez en
France.
– Personne ne va crever. Pas encore.
– Alors finissez-moi ce putain de petit déjeuner. Le contre-sommet du FIL
s’achève sur le rassemblement à proximité du Frontenac. Mille deux cents
délégués sont venus en avion des quatre coins du monde – avec quel argent,
je serais incapable de vous le dire. Mais ils sont ici, et ils n’ont pas cessé de
manifester contre le G8. J’ai vu Quito hier pendant un plus petit meeting
devant le Parlement et je lui ai transmis votre message. Il m’a répondu qu’il
avait hâte de vous revoir.
– Il a dit ça ? En ces termes ?
– Il tient à vous présenter personnellement ses condoléances.
Ludovici tapota la table pour attirer l’attention du serveur en jetant des
regards dans toutes les directions, excepté celle de Poincaré. Il but une gorgée
de café.
– Comment voyez-vous la suite ? finit-il par demander. Après Interpol, je
veux dire ? Qu’allez-vous faire ?
– Ça dépend.
– De quoi ?
– Si oui ou non je retrouve Dana Chambi cette semaine.
27
– J’ ai appelé tous les hôpitaux, s’agaça Ludovici dès que Poincaré l’eut
rejoint dans le hall de l’hôtel à 2 heures du matin. J’ai appelé les cliniques
sans rendez-vous. J’ai appelé la morgue. Bon Dieu, Henri, vous avez l’air
d’un cadavre !
Poincaré lui raconta ce dont il se souvenait, avec un trou noir d’environ
deux heures. Il avait vu s’écrouler le policier au bâton, victime d’une
décharge de Taser. C’était donc quelqu’un d’autre qui l’avait frappé, peut-
être l’homme de Quito. Mais il ne servait à rien de reconstituer la scène
maintenant, d’autant que son énorme mal de crâne rendait vaine toute
tentative de spéculation. Il avait reçu un gros coup sur la tête et se sentait
flagada, nauséeux.
– Je ne crois pas Quito, conclut-il. Il ne dit pas tout ce qu’il sait sur
Chambi.
Ludovici leva les yeux au ciel. Poincaré vit qu’un vilain bleu lui colorait
la pommette et qu’il traînait la patte.
– Ne recommencez pas avec ça.
– Il me reste une semaine pour enquêter à ma façon, Paolo. On se reverra
à Lyon.
Poincaré s’éloigna vers l’ascenseur.
– D’accord. Très bien. Si on arrêtait un peu de parler boulot pour siffler
ensemble de quoi faire vraiment passer la douleur ? Vous savez que j’ai dû
assommer un flic ? Ça ne lui a fait ni chaud ni froid quand je lui ai mis mon
insigne sous le nez. Ce type est devenu un psychopathe à la seconde où il a
franchi les barrières de sécurité. À se demander comment ils entraînent leurs
gars, dans ce pays. J’ai commandé deux verres et une bouteille, ajouta
Ludovici en montrant une table dans une alcôve. Je me suis dit que vous
finiriez bien par revenir. Venez, vous allez me raconter les autres émeutes
que vous avez connues et je vous parlerai de la plainte que je vais déposer
contre l’État canadien pour brutalités policières.
Par le hublot, Poincaré regarda une aurore boréale tordre ses immenses
voiles verts. Ce n’était pas la première fois qu’il assistait à ce phénomène.
Un jour, la traque d’un pédopornographe l’avait mené au fin fond de la
Norvège où, dans un village oublié du soleil plusieurs mois par an, un
employé de bureau avait amassé la plus exécrable bibliothèque virtuelle
imaginable de photos d’abus sexuels sur mineurs, dont certains âgés d’à
peine un an, et les revendait pour son profit personnel sur Internet.
Les merveilles de la technologie. Pendant que ce père de trois enfants aussi
chétif qu’effacé était escorté vers une voiture de police, la seule de tout un
ensemble de hameaux perdus dans le grand Nord, d’autres agents avaient
transporté ses ordinateurs et ses classeurs jusqu’à une camionnette en
stationnement. Poincaré, adossé à un poteau, avait alors levé les yeux sur un
ciel très semblable à celui qu’il admirait à présent de son avion. Si, à ce
moment-là, quelqu’un lui avait tapoté l’épaule en disant : « Un combat de
dinosaures : c’est ce qui provoque les aurores boréales », peut-être aurait-il
répondu : Pourquoi pas ? Avec ses connaissances livresques qui
n’expliquaient rien, il avait regardé les flots de particules éjectées par le soleil
exploser dans les hautes couches de l’atmosphère tandis qu’au niveau du sol
la femme d’un pédopornographe, tout aussi stupéfaite que lui, voyait les
forces de l’ordre embarquer un inconnu qu’elle avait jusque-là appelé son
mari. Comment pouvait-on comprendre l’un ou l’autre ?
Et comment lui-même avait-il pu vivre cinquante-sept ans en passant
complètement à côté de la beauté de ce qu’avaient vu Fenster et deviné Chloé
ce jour-là à Fonroque : l’existence de couches de symétries invisibles pour lui
et néanmoins aussi proches que les battements de son cœur ? Dans son
électrocardiogramme vivaient des formes récurrentes communes à la foudre,
aux arbres et au développement des villes. Il n’osa pas se demander où, ni à
quoi tout cela menait, car poser cette question-là l’aurait contraint à se lancer
dans une investigation qu’il n’était pas disposé à mener. Mais de ceci, au
moins, il était sûr : pour Fenster, le monde en soi – là-haut et ici-bas –
scintillait comme une aurore polaire et la clé de son meurtre résidait dans ce
scintillement.
Il se détourna du hublot.
La maison était située à la limite sud de Saint Paul, sur un terrain d’angle
bordé par une clôture rouillée. Une vieille piscine hors sol en aluminium
jonchée de feuilles mortes, aux flancs gauchis, occupait l’essentiel d’une
large dalle de béton coulée dans ce qui faisait office de jardin. Au fond de la
propriété, le squelette d’une balançoire renversée se dressait hors d’un bac à
sable envahi de mauvaises herbes. Personne ne répondit quand Poincaré
frappa et il crut que la maison était abandonnée. Il la contourna, frappa à la
porte de derrière. Rien là encore. Il revint frapper une dernière fois sur le
devant et s’apprêtait à rebrousser chemin quand, contre toute attente, une
lampe éclaira l’entrée. Un homme ouvrit la porte et se mit une main en
visière sur le front. Il portait un débardeur couvert de taches et rien d’autre.
Poincaré se présenta.
– C’est pour quoi ?
– Vous êtes Richard Scott ?
– J’ai payé les impôts et mes factures du mois.
Poincaré plaça une chaussure en travers du seuil. Quand Scott voulut
claquer la porte, elle lui revint en pleine figure.
– Hé, ça fait mal !
– Madeleine Rainier.
– Hein ?!
– Je cherche Madeleine Rainier. Ou Madeleine Scott.
– D’où est-ce que vous la connaissez ? Vous êtes qui ?
Il passa une main dans ses cheveux raides de crasse et cligna des
paupières dans la forte lumière de l’après-midi.
– Mettez un pantalon, monsieur Scott, et nous en parlerons.
– Vous avez des nouvelles de Maddy ?
– Habillez-vous, monsieur Scott.
Poincaré laissa Meyer dans son laboratoire et fut ensuite escorté jusqu’au
bureau de Valerie Steinholz, la directrice des ressources humaines. Dans la
mesure où son enquête impliquait une faille potentielle de la sécurité du JPL,
elle lui communiqua sans hésiter les noms et adresses de six de ses employés
sans montrer aucun des scrupules relatifs au respect de la vie privée qui
avaient tant contrarié Poincaré dans le Minnesota. Ces six personnes étaient
Meyer lui-même, les quatre membres de son équipe et enfin Randal Young –
au cas où, par extraordinaire, les morts seraient encore capables de sévir
d’outre-tombe. Mais c’était avant tout sur les collaborateurs de Meyer que
Poincaré souhaitait en savoir plus. Young était intéressant, mais improbable.
Le calendrier ne correspondait pas.
S’il s’avérait que ni Meyer, ni personne de son laboratoire n’avait quitté
les États-Unis en avril, Poincaré irait bientôt interroger leurs homologues des
autres agences spatiales nationales. Sa tâche serait ardue dans tous les cas,
mais il allait devoir attendre une douzaine d’heures avant de savoir à quoi
s’en tenir. Il ne lui restait donc plus qu’à être patient.
31
Ils ne bâtiront pas des maisons pour qu’un autre les habite,
Ils ne planteront pas des vignes pour qu’un autre en mange le fruit.
Après le dîner, Poincaré fit une deuxième tentative pour ouvrir le disque
dur de Fenster. À Cambridge, il avait calculé le nombre de combinaisons
possibles d’un mot de passe à soixante-treize caractères : 95^95 × 73.
Autrement dit 95 puissance 95 multiplié par 73. Le calculateur lui avait
donné le résultat en notation scientifique :
5.58554252422875 × 10^189
5 585 542 524 228 750 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000
000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000
000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000
000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000 000
Hurley avait dit vrai : aucune langue n’avait de mot pour exprimer un
nombre aussi colossal ; et aucun ordinateur, en dehors des super calculateurs
utilisés pour simuler les explosions nucléaires, n’était assez puissant pour
découvrir le mot de passe de Fenster dans un délai mesurable autrement
qu’en années. Un homme capable de réciter toutes les actions de toutes les
manches de tous les matchs de base-ball qu’il avait vus ou entendus pouvait
sans problème avoir appris par cœur une série aléatoire de 73 caractères.
Mais, concrètement, Fenster s’était-il donné le mal de taper soixante-treize
caractères sans aucun lien les uns avec les autres chaque fois qu’il s’installait
devant son ordinateur ? Cela représentait une telle corvée qu’il avait dû se
rabattre sur une phrase ou sur un nombre connu. C’était le dernier espoir de
Poincaré.
Pour cette séance, il opta pour un angle d’attaque unique et limité : celui
des nombres ayant une signification particulière pour les mathématiciens. 76
était un nombre pair ; peut-être fallait-il y voir un indice. Donc, à l’aide d’un
générateur trouvé sur Internet, il tapa successivement toutes les combinaisons
possibles de 76 chiffres pairs dans la fenêtre du mot de passe. Rien. Il tapa
ensuite les 76 premiers chiffres du nombre π, d’abord à l’endroit, puis à
l’envers. Il réessaya en commençant à la deuxième décimale, puis à la
troisième, et ainsi de suite jusqu’à la dixième. Rien. Il trouva sur un site les
76 premiers chiffres de la constante de Feigenbaum. Là encore, rien. Il essaya
les 76 premiers chiffres de la suite de Fibonacci. Il y passa des heures, sans
plus de résultat. Il existait des centaines de constantes et de séries
mathématiques, et Fenster pouvait avoir utilisé n’importe laquelle.
Son approche valait à peine mieux que la force brute. Il n’avait aucune
chance de voir apparaître à l’écran un message disant : Tu te rapproches,
encore un petit effort. Soit c’était juste, soit c’était faux, et on repartait de
zéro à chaque fois. Poincaré allait devoir faire preuve de plus d’intelligence et
il était trop fatigué pour ça.
Il remit le disque dur dans sa pochette et alla se coucher.
32
L e rêve était assez fort pour qu’il sente le soleil lui chauffer le visage –
sauf que ce n’était pas son visage, ou peut-être que si, mais tout en étant aussi
celui de sa mère, ou de son père, il ne savait pas trop. Les émotions étaient les
siennes, puis les leurs, puis à nouveau les siennes. Tous trois avaient passé la
matinée à gravir les contreforts du mont Blanc sur un étroit sentier qui, à
chaque tournant, leur offrait un nouveau panorama à couper le souffle sur la
montagne. L’air était vif et cristallin ; une brise régulière soufflait des cimes,
les edelweiss étaient en fleur. Du haut de ses 12 ans, Poincaré grimpait d’un
bon pas, joyeusement. Il fit halte à l’entrée d’un nouveau lacet, se retourna
vers ses parents et constata qu’eux aussi s’étaient arrêtés, pour le regarder.
Ce fut à ce moment du rêve qu’il devint l’un d’eux, ou les deux à la fois, et
qu’il se vit loin devant, en train d’agiter la main. Puis il redevint lui-même et
se demanda pourquoi, par une aussi magnifique journée, sa mère avait l’air
de pleurer et en même temps d’être heureuse, une main dans la main de son
père et de l’autre lui rendant son salut. Puis il se retrouva à nouveau en bas,
donnant la main à quelqu’un, les yeux levés sur sa propre silhouette qui se
découpait sur la prairie et la montagne, avec le ciel immense en toile de fond,
éprouva tout à coup une douleur épouvantable, mais en même temps belle et
douce, et s’éveilla dans l’atelier de Claire, sachant exactement ce que
savaient ses parents : que ce que nous aimons le plus en ce monde, nous le
perdons.
Après un dîner tardif, il était monté à l’atelier et s’était écroulé sur place,
tiré de son sommeil aux premières lueurs par ce rêve étrange. Il avait prévu
de rester à Lyon le temps de régler la question du bail et de rencontrer le
nouveau directeur d’Interpol, puis il reprendrait un train pour Fonroque.
Depuis les attaques fomentées par Banović, il n’avait pu se résoudre ni à
pousser la porte de l’atelier de sa femme, ni à prendre quelque initiative que
ce soit en son nom. Mais le bail était expiré et il avait bien fallu qu’il vienne
inspecter les lieux et donner une réponse au propriétaire. Claire n’était pas
près de revenir peindre ici et il ne voyait pas l’intérêt de renouveler la
location maintenant qu’ils vivaient dans le Sud-Ouest, surtout pour une
question de coût. Mais tout de même.
Elle y avait installé un lit simple et une mini-plaque chauffante pour les
périodes de frénésie productive où elle refusait d’interrompre son travail en
rentrant manger ou dormir à la maison. Poincaré avait appris à ses dépens
qu’il ne fallait pas la déranger. Ses bouffées créatrices commençaient par un
petit mot annonçant qu’elle projetait un nouveau tableau et qu’elle allait
devoir passer un certain temps seule à l’atelier. Une fois, après une absence
de quatre jours, il avait commis l’erreur de grimper jusqu’à sa mansarde et de
frapper à la porte. Elle lui avait ouvert, l’avait vu regarder derrière elle
l’œuvre en cours sur son chevalet, s’était précipitée sur la toile et l’avait
lacérée d’un grand coup de couteau de peintre en hurlant : « Pas prêt ! Pas
prêt ! » Ils étaient convenus dans un moment plus rationnel, c’est-à-dire entre
deux tableaux, qu’elle lui laisserait dorénavant chaque jour un message sur
leur répondeur. S’il le trouvait, il ne l’interromprait pas ; l’absence de
message signifierait qu’elle était morte et qu’il devait venir récupérer son
cadavre. Elle s’était excusée pour son côté Dr Jekyll et Mr Hyde en ajoutant
qu’elle avait fait de son mieux pour l’en protéger mais que, somme toute, il
avait toujours su à quoi s’en tenir.
C’était vrai. Ils s’étaient connus à une exposition-concours qu’elle avait
remportée. Elle n’était pas visible lorsqu’il s’était approché de son œuvre,
une miniature sur bois qui suggérait un nu féminin, ou peut-être un cocotier
abattu par la tempête.
– Vous en pensez quoi ? avait lancé une voix dans son dos.
– Je ne sais pas trop, avait-il répondu sans quitter le tableau des yeux.
Je crois que j’aime bien, mais je ne saurais pas vous dire pourquoi. Il est à
vendre ?
En se retournant, il avait été frappé par la franchise de son regard. Ses
cheveux étaient réunis en un petit chignon qu’elle avait transpercé d’un
pinceau. Ses mains portaient encore les traces de sa palette de ce matin-là et
elle sentait la térébenthine.
– Il n’est pas à vendre, avait-elle répliqué. Mais je vous le donne.
Ce qui les avait menés à un dîner, qui à son tour les avait menés chez
Claire.
C’était cet historique de départs et de retours successifs qui donnait à
Poincaré l’espoir que Claire émergerait un jour de ses tourments actuels.
À son réveil, il découvrit l’atelier tel qu’elle l’avait laissé des mois plus tôt :
sur un chevalet attendait une scène urbaine inachevée. Du moins crut-il
reconnaître les lumières d’une ville dans une gerbe explosive de jaunes et de
rouges. S’il ne comprenait pas vraiment le travail de sa femme, il appréciait
que d’autres en soient capables. Claire était représentée par des galeries à
Paris, Milan, New York, Los Angeles et Buenos Aires. Elle emballait dans
des caisses et leur envoyait ce qu’elle avait terminé, et ses agents vendaient
ce qu’ils recevaient. Poincaré considérait ses toiles comme une succession
d’humeurs exprimées sur le mode visuel, de même que les mélodies
pouvaient suggérer des sentiments.
Malgré les années, Poincaré s’émerveillait toujours autant de constater
qu’Étienne avait hérité le meilleur de Claire : son intrépidité, tout d’abord, et
aussi son génie pour penser en termes d’espace et de couleurs. Il s’assit au
coin du lit et approcha l’oreiller de son visage, mais l’odeur de Claire n’y
était plus. Il fit le tour de l’atelier, laissant ses doigts courir sur les tubes de
peinture entortillés et sur l’improbable dispositif qui lui servait à tendre ses
toiles. Il fouilla dans le bric-à-brac d’où elle tirait parfois des accessoires.
Mais, en dépit de tous ses efforts d’invocation, Claire resta absente. Cet
atelier n’était plus un lieu vivant.
Au moment de partir, il remarqua une caisse contenant un tableau prêt à
expédier, contre un mur, près de la porte, avec l’adresse de son agent new-
yorkais. Poincaré savait ce que c’était : le portrait de lui à propos duquel elle
l’avait taquiné des mois plus tôt et dont la seule idée lui faisait honte. Dans
les quelques semaines qu’il avait passées à Lyon à exaspérer sa femme en se
démenant pour renforcer la sécurité de l’appartement, elle lui avait proposé à
plusieurs reprises de passer à l’atelier pour donner son avis.
– Tu n’es pas curieux de savoir comment je te vois ? demandait-elle.
– Si. Mais je sais aussi que, si je vois cette toile, je te demanderai de ne
pas la vendre. Tu m’accuseras d’ingérence, ce qui ne sera pas faux, et on se
disputera. Donc, non, je préfère éviter.
Le tableau était empaqueté ; il trouva un marteau arrache-clous, ouvrit le
haut de la caisse, la plaça tête en bas et la souleva en prenant soin de
détourner les yeux. Poincaré recula jusqu’au centre de la pièce avant de
regarder le tableau et il dut s’appuyer contre une chaise ; car Claire, en
l’assurant qu’il était assez abstrait pour que personne ne puisse le reconnaître,
s’était fendue d’un mensonge spectaculaire. Elle avait toujours décrié l’art
comme photographie du réel. Jamais il ne l’avait vue rendre avec réalisme
une corbeille de fruits ou une route de campagne, encore moins une personne.
Et cependant il avait sous les yeux une version assagie, plus généreuse de lui-
même, en bleu de travail, un sécateur à la main, assis sur une caisse renversée
sur la terrasse de Fonroque, avec dans son dos le chêne de la cour et les
vignes au-delà. Ses cheveux étaient clairsemés, grisonnants ; la musculature
de son visage cédait la place à un masque de gravité. Claire était une
archiviste aussi fidèle qu’impitoyable et ce fut précisément ce qui lui serra le
cœur : car si elle montrait un homme ayant gravi dans sa vie une colline
abrupte et dépassé le sommet de quelques pas, elle suggérait aussi que cet
effort l’avait bonifié. Aux commissures de ses yeux et de sa bouche, il vit une
gentillesse peu compatible avec les exigences d’un travail déshumanisant.
Dans l’inclinaison de la tête et la position pas vraiment résolue de la
mâchoire inférieure, il vit du désarroi face à un monde parfois très cruel.
Et dans la main ferme qui tenait le sécateur, il vit du respect pour une
personne capable de répondre à cette cruauté. Mais, ce qui sauta par-dessus
tout aux yeux de Poincaré, ce fut l’affection de l’artiste pour son sujet. Il était
tombé sur cette toile comme un veuf découvrant les plus tendres lettres
d’amour de sa bien-aimée, jamais envoyées. Ce portrait le plongea dans la
tristesse.
36
Ludovici lisait un rapport dans son bureau, les pieds sur la table. Chaussé
de bottes de cow-boy en peau de serpent.
– Alors elles vous plaisent ? demanda-t-il quand Poincaré fut entré.
Les Italiens ont tout déchiré, Henri. Et votre équipe a fini dans les places
d’honneur.
– Vous avez rasé le velours de votre pêche ?
– J’ai rasé le velours du velours, putain !
– Félicitations, Paolo.
Poincaré posa sa serviette sur le bureau, l’ouvrit et en retira une grosse
pile de chemises cartonnées avant d’ajouter :
– Tout ce que j’ai sur le dossier Fenster… enfin, Perchlorate.
Ce n’était pas tout à fait vrai. Il avait décidé de garder le disque dur pour
Eric Hurley et lui-même.
– Je vous ai préparé une note de synthèse et une table des matières, reprit-
il. Mais vous ne devriez pas avoir trop de mal, vous connaissez déjà les
grandes lignes de l’affaire.
Il se livra ensuite à une petite démonstration de transparence absolue en
vidant le contenu de ses poches sur le bureau. Il produisit des trombones, des
emballages de chewing-gum, un peu de monnaie et une loupe de bijoutier.
– Pour vous, dit-il en tendant la loupe à Ludovici. Pour vous aider à ne
laisser passer aucun détail. Quant à ces pièces… votre premier café et votre
premier beignet sont pour moi.
Poincaré compta plusieurs euros et sourit en retrouvant la pièce au bison,
qu’il empocha.
– Henri, ce n’est pas plus facile pour moi que…
– Il n’y a aucun problème, Paolo. Vraiment.
– Vous allez prendre le poste ?
– Je n’en suis pas sûr.
– Je ne sais pas ce que je préférerais. En tout cas, vous avez intérêt à
rester occupé. Vous feriez peut-être mieux d’accepter, ça empêchera vos
facultés mentales de dépérir.
– Voilà un judicieux conseil à donner à un retraité. Merci.
– Allez au diable… et laissez votre portable allumé. J’aurai peut-être
besoin de vous.
P oincaré rédigea un bref courriel : Miss Chambi, je sais que vous n’avez
pas tué ma petite-fille. Nous devons nous voir. Contactez-moi. Il appuya sur
la touche d’envoi et sortit sur la terrasse.
Les orages qui s’étaient abattus sur la vallée la semaine précédente
avaient purifié l’air. Le temps des vendanges approchait ; et sans argent pour
payer les ouvriers immigrés, Poincaré regarderait les grappes de l’année
pourrir sur pied. C’était actuellement le cadet de ses soucis. Quelques heures
plus tard, au lever du soleil, il embrasserait Claire et descendrait à la cave
ouvrir son coffre-fort, où il gardait un pistolet. Il le prendrait et, avant de
partir, retournerait l’embrasser, cette femme sans laquelle il n’avait pas le
goût de vivre. Pourtant, un jour, il devrait vivre sans elle, ou elle sans lui,
parce qu’il en allait ainsi de ce monde : on aime, si possible, et on perd ce
qu’on aime.
– Qui est là ?
La femme s’exprimait dans un allemand correct, mais son accent était
américain.
Poincaré répondit à travers la porte close.
– Madame Young ? Je travaille pour Interpol, annonça-t-il – ce qui était
techniquement vrai tant qu’il n’aurait pas rejeté l’offre de Robinson. J’aurais
quelques questions à vous poser au sujet de Randal.
Il entendit des pas, puis des murmures.
La porte s’ouvrit.
– Notre fils est mort il y a plusieurs mois, dit l’homme.
– Je sais, et j’en suis désolé pour vous. Mais il se pourrait qu’il ait joué un
rôle dans une affaire sur laquelle je suis chargé d’enquêter, alors si ça ne vous
dérange pas… Mais peut-être le moment est-il mal choisi. Je pourrais
repasser demain matin.
– Une affaire ? Quelle affaire ?
Perdre un fils n’avait pas fait de bien à Lewis Young. Non seulement son
visage était blafard, mais le chagrin avait coloré cet homme tout entier en
gris. Ses yeux étaient ternes et Poincaré se demanda ce qu’il y avait de pire :
être le père d’un homme qui vous déclarait mort ou avoir un fils qui, dans les
faits, était mort.
Les Young avaient organisé leur austère salon autour d’un poêle à bois et
de ce qu’il fallait bien appeler un autel à la mémoire de Randal, constitué de
photos de lui à divers stades de sa vie, de la petite enfance à l’âge adulte. Sur
toutes les photos où il apparaissait avec ses deux parents ou l’un d’eux, le
sourire était de mise. Randal sur une paire de skis, haut comme trois pommes
et emmitouflé contre le froid. Randal négociant en équilibre précaire une
porte de slalom géant. Randal à cheval avec sa mère dans un pré. Randal,
encore enfant, levant une chope de bière avec ses parents. Et quelques années
plus tard : Randal en toge de diplômé, Randal au côté d’une jeune femme
rousse. Puis avec un bambin roux, puis deux. Poincaré buvait du thé pendant
que Mme Young lui donnait quelques repères chronologiques.
– Vous savez, la première fois qu’il a chaussé des skis, il a dévalé la piste
d’initiation en ligne droite et s’est retrouvé dans les bottes de foin. Il s’est
relevé d’un bond en criant : « Encore ! Encore ! » L’hiver, il ne voulait rien
faire d’autre. Randal avait 12 ans quand Lewis a été nommé au Japon ; il
aurait bien voulu rester ici, chez les voisins. Il est parti avec nous, mais nous
lui avons promis de garder ce chalet.
– Vous êtes là pour quoi ? interrogea Lewis Young.
Poincaré se prépara à frapper en pleine face un homme déjà défiguré.
Il respectait assez le deuil de Young pour lui tenir un langage direct.
– Je crois comprendre que votre fils était un expert de la propulsion.
– C’est exact.
– Et aussi un expert du placement des explosifs.
– Il a travaillé plusieurs étés de suite pour une compagnie minière du
Wyoming. Et alors ?
– Quand il est revenu en mars, monsieur Young, Randal transportait-il
avec lui des produits liés à son travail à Pasadena ? Des produits chimiques ?
En particulier une substance cristalline de couleur blanche, ayant l’aspect du
sel de table ?
– Il tenait à peine debout, dit la femme. Non, pas du tout. Il n’avait qu’une
petite valise. Et un livre sur les oiseaux, qu’il m’a laissé. Vous voulez le
voir ?
– Ce n’est pas ça qui l’intéresse, Francine !
– Est-ce qu’il vous a parlé d’aller à Amsterdam ? demanda Poincaré.
Lewis se frotta les mains comme s’il voulait les laver.
– Il est allé suivre un traitement dans ce centre de soins au nord d’ici, de
l’autre côté de la frontière. Ensuite, il est revenu passer un jour ou deux avec
nous et il est reparti aux États-Unis, où il est mort. Il n’a même pas eu le
temps de rentrer chez lui.
Poincaré avait assez ravivé leur douleur. Il s’excusa de les avoir dérangés
et regagna sa chambre d’hôtel en se demandant si ce voyage à Scharnitz en
valait la peine, quand un courriel lui arriva de la compagnie auprès de
laquelle Randal Young avait contracté une assurance-décès de 2 millions de
dollars. Poincaré avait demandé des informations relatives au versement du
capital et il fut surpris de la réponse :
P oincaré comprenait.
Après avoir renié ses parents adoptifs à l’âge de 18 ans, Madeleine Scott
s’était lancée dans une longue recherche qui avait abouti huit ans plus tard à
Pasadena, où elle avait trouvé Randal Young, déjà malade du cancer, vivant
avec sa femme et leurs deux enfants. Poincaré imagina les retrouvailles : la
joie de voir que Randal et elle se complétaient comme seuls peuvent le faire
les jumeaux et le désespoir lié à son état. Elle avait tout fait pour le sauver en
lui donnant successivement plusieurs morceaux d’elle-même.
Grâce à Rainier, Poincaré faisait maintenant le lien entre l’expert en
explosifs Randal Young et James Fenster. Dix-huit mois avant l’attentat
d’Amsterdam, Rainier et Fenster projetaient encore de se marier, ce dont on
pouvait déduire que Rainier avait dû parler de son frère à son fiancé, voire le
lui présenter en chair et en os. Mais, par la suite, Fenster et elle avaient
rompu. Quelle trahison monumentale, se demanda-t-il, pouvait avoir poussé
la jeune femme à prendre pour cible l’homme qu’elle aimait et à obtenir de
son jumeau qu’il fabrique une bombe – ou, peut-être, qu’il lui apprenne
comment la fabriquer ?
De retour à Scharnitz juste avant le coucher du soleil, Poincaré mit le cap
sur la Pfarrkirche Maria Hilf, espérant que le père Ulrich serait disponible
pour une conversation un peu plus franche que l’autre fois. Il était possible
que Rainier soit restée à distance de Scharnitz pour ne pas avoir à rencontrer
les parents adoptifs de son frère. À son arrivée à l’église, il trouva la lumière
éteinte et les volets clos. Il se rendit à l’arrière de l’édifice, côté cimetière, et
regarda par la fenêtre du bureau où il avait parlé au curé la veille. L’église
était vide. Poincaré en était à se demander comment il allait se procurer
l’adresse du père Ulrich, qui ne devait pas être bien loin, quand il remarqua
un homme et une femme agenouillés devant une tombe.
Il les observa. L’homme finit par se relever et tendit la main à la femme.
Ils restèrent un moment immobiles, enlacés, la tête basse. Ce ne fut qu’après
qu’ils se furent engagés sur une allée en pente que Poincaré reconnut Lewis
et Francine Young. Il s’accroupit derrière un buisson et les regarda monter
jusqu’à la sortie du cimetière, attendant qu’ils soient hors de vue pour pousser
un vieux portillon de fer. La vallée était plongée dans l’ombre, mais la clarté
du ciel restait suffisante pour qu’il voie où il mettait les pieds. Il quitta l’allée
centrale en bifurquant à gauche et fit halte pour se repérer par rapport à
l’endroit où il s’était tenu derrière l’église. Il s’avança encore de quelques pas
et découvrit un bouquet de fleurs fraîches posé à même la terre d’une
sépulture. Sur la stèle était écrit : RANDAL YOUNG, FILS, PÈRE ET
MARI BIEN-AIMÉ.
En règle générale, un corps ne s’enterrait pas en deux endroits distincts,
même en cas de désaccord des proches. Young reposait soit au cimetière de
Mountain View à Pasadena, soit ici. Du temps où il était agent opérationnel,
Poincaré aurait ordonné l’ouverture des deux tombes ; mais là, privé de son
insigne et surtout du temps nécessaire au dépôt d’une requête qui
provoquerait une levée de boucliers, il demanda la permission de commettre
un acte terrible au seul tribunal qui comptait encore pour lui : sa conscience.
Il força la serrure d’un abri de jardin, trouva une pelle et attendit la nuit noire.
Voici, je vous dis un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous
serons changés, en un instant, en un clin d’œil, à la dernière trompette.
La trompette sonnera, et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous,
nous serons changés. Car il faut que ce corps corruptible revête
l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l’immortalité.
Des milliers de gens se tournèrent vers elle, comme sur ordre. La voix de
cette femme avait un pouvoir comparable à celle d’un prêtre pour des enfants
assistant à leur première messe, persuadés que le ciel s’adresse directement à
leurs jeunes oreilles. Elle déployait tout l’éventail des émotions humaines et il
n’y avait pas besoin de saisir le sens des mots pour comprendre que la ruine
et le salut étaient dans la balance. Alors que dans l’ensemble l’atmosphère
était festive, dès le début du discours de l’oratrice, Poincaré perçut un net
changement, comme si, à l’unisson, la foule venait de se rappeler que le
moment était grave. Les croyants baissèrent la tête. Les indécis, ceux qui
étaient là au cas où, se replièrent dans un silence respectueux. Même les plus
déterminés à assister en ricanant à la soi-disant fin du monde puis à rentrer
chez eux la fixaient avec une expression voisine de la terreur. Car si ces
appels à la rédemption étaient fondés, où, exactement, finiraient-ils avec leur
cynisme ?
L’oratrice cita ensuite les Actes 2:38 :
Pierre leur dit : Repentez-vous, et que chacun de vous soit baptisé au nom
de Jésus Christ, pour le pardon de vos péchés ; et vous recevrez le don du
Saint-Esprit.
> Vous dites que si je vous paie, vous pouvez m’avoir ce disque
dur ?
> Exact. Mais ce n’est pas moi que vous paieriez, monsieur Bell.
Nous ferions ça de façon moins directe. L’argent irait au fonds de
secours de la police du Massachusetts. Un geste de philanthropie,
pas un pot-de-vin.
> Ha ! Et déductible, avec ça ! J’adore.
> Une petite avance dès maintenant, en gage de votre bonne foi –
comme on en a discuté au téléphone. J’espère que vous avez pensé
à l’enveloppe… Ah, très bien. Voyons… 10 000, le compte y est.
Marché conclu. Je vais juste attendre que vous ayez viré la somme
convenue.
> Moins les 10 000.
> Désolé. Ces 10 000 sont ma commission. On est d’accord ?
Faites le virement et vous aurez vos informations.
– Fumier !
– Le meilleur reste à venir, Charles. Cette partie-ci est tirée de votre
deuxième rendez-vous :
> Bien joué, monsieur Bell. Les bonnes œuvres vous remercient.
Et voici une carte de remerciement. Vous y trouverez des
instructions qui vont vous obliger à voyager un peu, mais je pense
que ça vous plaira.
> Dommage que les fonctionnaires ne soient pas toujours aussi
efficaces. Bon, au revoir.
> Non, monsieur Bell. On ne se reverra pas.
Pendant que Bell écoutait l’enregistrement, Poincaré jeta quelques brefs
coups d’œil autour de lui, dans l’espoir de repérer Chambi. Il ne la vit nulle
part.
– Voici comment les choses vont se passer, reprit-il. Je vais vous donner
certaines informations, que vous serez libre de croire ou non. Ensuite, vous
n’aurez plus qu’à vous taire. Si vous reprenez contact avec Dana Chambi,
Eric Hurley ou moi-même sous quelque forme que ce soit, sachez que toutes
les précautions sont déjà prises pour que cet enregistrement arrive et je
précise qu’il en existe un grand nombre de copies, entre les mains du
procureur fédéral du Massachusetts. Si jamais notre tranquillité est perturbée
de quelque façon que ce soit, si vous envoyez qui que ce soit frapper à notre
porte, le procureur recevra l’enregistrement. Si n’importe lequel d’entre nous
meurt prématurément, le procureur recevra l’enregistrement : de ce fait, vous
auriez même plutôt intérêt à prier pour que notre santé et notre bonheur soient
durables. Mais, haut les cœurs, Charles. Vous n’allez pas repartir les
mains vides.
Charles Bell, d’ordinaire si sûr de lui, était livide. Il était aussi appauvri
d’un quart de million de dollars, même s’il aurait certainement eu les moyens
de verser beaucoup plus aux bonnes œuvres de la police.
– Je roule ma bosse depuis assez longtemps pour savoir reconnaître une
vraie ordure quand j’en croise une, dit Poincaré. Il se trouve, Charles, que
vous n’êtes pas de cette étoffe-là. Vous êtes juste quelqu’un de rebutant et qui
ne fait pas le poids, loin de là. Voici les informations que j’ai pour vous :
primo, j’ai établi que vous n’avez pas tué James Fenster. Si ça peut vous
intéresser, sachez que vous ne figurez plus sur ma liste de suspects. Secundo,
comme vous le soupçonniez, Fenster s’intéressait à la modélisation des
marchés boursiers. J’ai de quoi prouver qu’il cherchait à mettre en évidence
une régularité mathématique des cours, mais ce qu’il savait est mort en même
temps que lui. Je suis certain qu’aucun fonds de placement concurrent n’en a
bénéficié, ce qui veut dire que vous allez garder l’avantage stratégique qui est
aujourd’hui le vôtre. Enfin, même si vous obtenez gain de cause contre
Harvard en ce qui concerne la propriété du disque dur, vous vous heurterez à
un mot de passe de soixante-treize caractères impossible à déchiffrer. Je sais
de source sûre que même les plus puissants ordinateurs gouvernementaux n’y
arriveraient pas. Bref, c’est un combat perdu d’avance. Renoncez-y, vous
vous rendrez service à vous-même.
Poincaré lui tendit l’enregistreur.
– Je crois, ajouta-t-il, que le moment est venu pour vous de vous retirer.
Vous avez la chance de bénéficier d’une partie du fruit des travaux de
Fenster. Vos affaires sont florissantes. Vous êtes riche. Alors oubliez le reste,
Charles. Vivez votre vie. Ça ne me procurerait aucun plaisir de vous abattre,
mais je le ferai s’il le faut. Excusez-moi, je dois y aller.
Le compte à rebours disait 00:14:12.
44
Henri,
J’espère que vous allez bien. Je viens de recevoir un courrier de
Madeleine Rainier – qui, je suis soulagé de l’apprendre, n’est plus
recherchée par la justice. Miss Rainier est entrée en possession d’une
grosse somme d’argent, vraiment considérable. Elle a ouvert un
compte accessible sans restriction à votre nom à la Banque de
Genève, sur lequel sont déposés 12 millions d’euros. Le fisc français
ayant déjà prélevé ce qu’il y avait à prélever sur le montant brut, qui
s’élevait au départ à 19 millions d’euros, cette somme vous
appartient en totalité. Elle m’a chargé de vous envoyer tous les
documents nécessaires et de vous transmettre le message suivant :
« Pour solde de tout compte d’une pièce de cinq cents au bison. Merci
encore, MR – et, au passage, mon père vous salue bien. »
Dans l’attente de vous lire,
Sincèrement vôtre,
Peter Roy
La vie, songea Poincaré, est tellement étrange. Il ne sauta pas de joie, ne fit
pas non plus venir Claire dans la pièce pour lui annoncer que leurs soucis
d’argent étaient terminés. Tout juste rentrée d’un effroyable voyage, elle
ignorait leur existence. Poincaré relut la lettre et sortit sur la terrasse, d’où il
contempla les collines qui scintillaient dans le couchant au-delà des vignes.
Il pensa à Banović et à un ravin de Bosnie ; il pensa à Eduardo Quito et à un
homme qui buvait du whisky en guise de petit déjeuner, pleurant sa femme
morte et sa fille disparue ; il pensa à ces collines ondulantes, aux treilles, aux
arbres en hiver et au froid ciel cobalt ; et il pensa à Claire, quand elle avait
enfin redit son nom. Autant d’êtres en soi, autant de facettes du joyau que
James Fenster avait découvert mais choisi de dissimuler, à juste titre, à un
monde qui ne le méritait pas. C’était assez pour Poincaré de savoir qu’à
chaque instant, tout comme le majestueux chêne de la terrasse, lui-même se
ramifiait et se développait. Il regagna la maison, s’assit à son bureau et écrivit
deux lettres, la première à un médecin de Boston :
Cher monsieur Beck,
Après mûre réflexion, j’ai décidé de ne pas me soumettre à
l’intervention chirurgicale que vous préconisiez. Mon cœur, tel qu’il
est, devra continuer à faire l’affaire. Merci quand même de vos
judicieux conseils,
Bien à vous,
Henri Poincaré
Cher ami,
Vous m’annoncez une nouvelle extraordinaire. Il y a beaucoup à
dire et peut-être aurons-nous l’occasion d’en discuter bientôt de vive
voix. Mais, avant tout, voici ce qui me vient à l’esprit : je vous
demande d’ouvrir et d’administrer un compte en fidéicommis dont les
bénéficiaires seront une veuve et ses deux enfants. Vous trouverez ci-
joint leur adresse actuelle à La Haye. Je tiens à ce que mon nom ne
soit jamais associé à cette disposition. La veuve recevra une pension
mensuelle de 8 000 euros pour subvenir aux besoins de son foyer.
Toutes les dépenses relatives à l’éducation de ses enfants, études
supérieures comprises, seront directement financées par le
fidéicommis, sur demande adressée à vous ou à votre correspondant
à La Haye. Le versement de cette pension devra être maintenu
jusqu’à la fin de ses jours. En vous remerciant par avance de votre
discrétion,
Bien à vous,
HP
O n ne peut pas écrire sur les fractales sans se reconnaître une dette vis-à-
vis de Benoît Mandelbrot, dont le regard sur la géométrie de la nature a
profondément influencé la science moderne 1 et, au moins dans cet ouvrage,
fait déborder le champ de l’imaginaire.
Je suis tout particulièrement redevable à James D. Jones (ingénieur retraité
de l’US Navy), mon tuteur en mathématiques, pour sa patience, sa bonne
humeur et sa connaissance des fractales et de la théorie du chaos ; à Moshe
Waldoks et à Meir Sendor, qui ont créé un sanctuaire au sein duquel j’ai pu
explorer les questions qui forment le cadre de ce roman ; à mon agent Eve
Bridburg, qui non seulement a trouvé un destinataire au projet mais m’a
poussé à le revoir jusqu’à ce qu’émerge une histoire correspondant à mon
intention. Sans son regard critique, ce livre aurait été très différent. Je suis
également redevable aux commentaires de Doug Starr sur mes nombreux
premiers jets, m’indiquant souvent des possibilités qui m’avaient échappé.
C’est un critique exigeant et loyal, un ami sûr et un coach de tous les instants.
Arthur Golden a lui aussi commenté mes ébauches et s’est montré plus que
généreux en conseils tout au long de la rédaction. Todd Shuster a comblé un
auteur inconnu par une attention éditoriale toute particulière qui fait que
l’agence littéraire Zachary, Shuster et Harmsworth sort du lot. Tous ces
efforts n’auraient abouti à rien sans Marty et Judy Shepard, éditeurs à The
Permanent Press. Ils m’ont accueilli et ont témoigné un enthousiasme
extraordinaire pour Théorème. Je n’aurais pas pu disposer d’avocats plus
sagaces et plus dévoués.
Merci aussi à Susan Ahlquist, Beth Keister, Lon Kirschner, Joslyn Pine,
Kathy Porter, Graham Orr, Jessica Schwartz et Jessica Stein pour leurs
conseils avisés aux divers stades de la gestation du manuscrit. Les personnes
suivantes ont également lu des versions précoces et formulé d’utiles
critiques : Larry Behrens, Martha Brand, Jeffrey Chin, Adam Cohen, Will
Cohen, Aaron Cooper, Tina Feingold, Larry Heffernan, Suzanne Heffernan,
Kathy Koman, Stuart Koman, Lester Lefton, Mindy Lubber, Emma Marks,
Richard Marks, Bob Morrison, Jenny Morrison, Mark Pevsner, Jeanette
Polansky, Rosalie Renbaum, Jed Schwartz, Monica Sidor, Barry Siegel, Jane
Siegel, Lois Slade, Frank Sladko, Abe Stein, Norman Stein, et Dean
Sudarsky.
J’ai les tempes un peu grises pour un débutant ; mais être un écrivain
vieillissant comporte aussi certains avantages, dont le moindre n’est pas le
plaisir d’avoir des fils adultes comme critiques. Jonathan et Matthew Rosen
ont été les témoins de l’intérieur de l’évolution du présent livre. Ils l’ont vu,
et m’ont vu moi, cheminer au fil d’un long processus ; leur soutien et leurs
conseils ont été inestimables. Robert et Gerald Rosen, mes frères, ne m’ont
jamais offert qu’encouragements et affection pendant toutes ces années.
Je célèbre avec eux l’engagement en faveur de la famille sur lequel repose ce
roman. La personne la plus importante de toutes a été Linda Rosen, pierre
angulaire de ma vie depuis trois décennies et auteur d’une bonne part de ce
qui m’est le plus précieux. À Linda, à nos fils et à la mémoire de mes parents,
je dédie ce livre.
CRÉDITS
Texte