Ludmila Wurtz La Poésie Lyrique

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Ludmila Charles-Wurtz

La poésie lyr ique

Ludmila Charles-Wurtz est l'auteur d'une thèse sur la poésie lyrique de


Victor Hugo, soutenue à Paris 7 sous la direction de Guy Rosa, et d’articles
universitaires. Elle est maître de conférences à l'Université de Tours.

Ce livre a été publié une première fois en 2002 et n’a pas été modifié depuis.
Il le sera peut-être dans les mois ou les années à venir. Il aborde Hugo
(évidemment), mais seulement en passant.

Autres ouvrages publiés :


- Poétique du sujet lyrique dans l'oeuvre de Victor Hugo, Champion,
« Romantisme et Modernités », 1998.
- Victor Hugo, Les Contemplations, Gallimard, « Foliothèque », 2001.
- Victor Hugo, Les Contemplations, Présentation et Notes, Le Livre de
Poche, 2002.
Avant-pr opos

Qui s'attache à définir la poésie lyrique doit commencer par dire ce


qu'elle n'est pas - pour déraciner les contresens (le poème n'exprime pas les
sentiments d'un individu ; il met au contraire la catégorie de l'individualité
en question) ; pour expliciter la théorie des genres selon laquelle on l'a
longtemps pensée (le lyrique n'est ni l'épique ni le dramatique ; il n'a
d'identité que par défaut) ; mais surtout pour rendre compte de son pouvoir
de négation propre (de la tradition littéraire, des codes poétiques en vigueur,
de la représentation du sujet proposée par l'idéologie). Tout discours positif
sur cette poésie court, en ce sens, le risque d'altérer imperceptiblement son
objet, d'affaiblir, en l'érigeant en critère théorique, l'acte subversif
qu'effectue le poème. C'est pourquoi les chapitres de cet essai trouvent un
contrepoint dans les commentaires de textes : ces deux discours se
recoupent, mais ne coïncident pas, le second cherchant moins à illustrer le
premier qu'à en creuser les failles et à en exploiter les virtualités. Le poème,
rendu à sa singularité, retrouve ainsi sa place, à l'écart de la poétique qu'il
contribue pourtant à fonder, à l'écart de la poésie qu'il prolonge en
l'affrontant.
e e e
Ces commentaires portent sur des textes du XVI , du XIX et du XX
e e
siècles. Non qu'il n'existe pas de poésie lyrique au XVII et au XVIII
siècles : de Malherbe (né en 1555, au moment où la poésie de la Pléiade
connaît son plein essor) à Chénier (mort en 1794, en pleine Révolution, et
dans l'oeuvre duquel Hugo salue « une poésie nouvelle qui vient de naître »),
la poésie continue de vivre intensément. Mais la Renaissance est marquée
par une explosion poétique - dislocation des formes anciennes, jaillissement
d'une langue neuve - qui ne se renouvelle pas avant le XIXe siècle, et par
une exploration de l'expression de la subjectivité à laquelle fait écho - toutes
choses égales d'ailleurs - la quête de l'identité qui sous-tend la poésie depuis
la Révolution française. Entre ces deux crises, la poésie n'invente pas de
formes lyriques nouvelles, parce qu'elle ne se donne pas pour tâche
d'inventer le sujet : la monarchie absolue qui se met en place au XVIIe siècle
place l'action et la parole individuelles sous l'autorité de Dieu, du Roi, de la
règle sociale et littéraire.
Ce livre veut, en définitive, aider le lecteur de poésie lyrique à
percevoir les résonances - historiques, politiques, philosophiques - du
poème. Il propose des outils et des pistes critiques qui n'ont d'autre but que
d'accroître la liberté de la lecture.
Table des matièr es

AVANT-PROPOS

1. UN « ANTI-GENRE »
Critères énonciatifs - Histoire d'un concept - Lyrique, épique, tragique -
Poésie et narration - Un genre négatif - La quête des origines.

TEXTE 1 : Joachim Du Bellay, Les Regrets, XIV


TEXTE 2 : Arthur Rimbaud, Illuminations, « Jeunesse », II, « Sonnet »
TEXTE 3 : Jacques Prévert, Paroles, « Le message »

2. LE SUJET LYRIQUE
« Je » du poète, « je » du lecteur - Le sujet réel - Le personnage du poète -
Sujet et individu - Une fiction d'individu - L'expérience du réel - Le sujet
dans l'histoire - Une poésie objective - Mort du sujet, quête du moi.

TEXTE 4 : Clément Marot, L'Adolescence clémentine, « Rondeaux », LXVII,


« Rondeau parfait à ses amis après sa délivrance »
TEXTE 5 : Gérard de Nerval, Les Filles du feu, Les Chimères, « El
Desdichado »
TEXTE 6 : Guillaume Apollinaire, Alcools, « Nuit rhénane »

3. LES INTERLOCUTEURS
Un appel au dialogue - Tu et je - Abstraction de la deuxième personne -
Mise à distance du moi - Le lecteur - La dédicace - Le rapport au pouvoir -
L'amante - Hélène, Marie, Elsa.

TEXTE 7 : Pierre de Ronsard, Continuation des Amours, VII


TEXTE 8 : Tristan Corbière, Les Amours jaunes, « Steam-boat »
TEXTE 9 : Paul Eluard, Capitale de la douleur , « Celle de toujours, toute »
4. LA VOIX
L'oral et l'écrit - Le chant - Ecriture et architecture - Les métaphores du
chant - Le vers - Le rythme.

TEXTE 10 : Pierre de Ronsard, Odes, IV, 4, « De l'élection de son sepulcre »


TEXTE 11 : Victor Hugo, L'Art d'être grand-père, I, 11, « Fenêtres ouvertes -
Le matin. - en dormant »
TEXTE 12 : Henri Michaux, La Nuit remue, Mes propriétés, « Je suis gong »

5. ACTES DE LANGAGE
Poème et récit – « Une passante » (Baudelaire) - Recueil et livre - Fonction
émotive - Fonction conative - L'exclamation - La question lyrique.

TEXTE 13 : Louise Labé, Sonnets, II


TEXTE 14 : Paul Verlaine, Poèmes saturniens, « Sérénade »
TEXTE 15 : Francis Ponge, Nouveau Recueil, « L'Asparagus »

6. DESCRIPTIONS
Description du moi - La « tyrannie du prédicat » - Comparaison et
métaphore - Portraits - Paysages - Le jet d'eau - Le centre perdu.

TEXTE 16 : Maurice Scève, La Délie, Dizain XCV


TEXTE 17 : Jules Laforgue, Les Complaintes, « Complainte d'un autre
dimanche »
TEXTE 18 : Louis Aragon, Le Nouveau Crève-coeur , « Les poissons noirs »

BIBLIOGRAPHIE
REPERTOIRES DES FORMES FIXES
CHRONOLOGIE DES RECUEILS
CHAPITRE 1
Un « anti-genr e »

Cr itèr es énonciatifs

Qu'est-ce que la poésie lyrique ? A cette question, on a,


curieusement, envie de répondre en citant des vers ou des bribes de vers :
"Ô temps! suspends ton vol...", "Mignonne, allons voir si la rose..." i. La
plupart des lecteurs ont oublié de quels poèmes, de quels recueils sont issus
ces vers ; et, s'ils les identifient spontanément comme lyriques, restent
indécis lorsqu'il s'agit de justifier cette intuition. Quels points communs
entre ces deux textes ?
Ce sont deux textes en vers - mais la diversité des mètres, des
strophes et des rimes employés empêche l'établissement de critères formels.
L'ode de Ronsard compte trois strophes de six octosyllabes, le poème de
Lamartine, seize strophes composées de trois alexandrins et un hexasyllabe
ou de deux alexandrins et deux hexasyllabes. Dans les strophes de l'ode,
deux rimes plates précèdent quatre rimes embrassées ; les rimes sont
croisées dans le poème de Lamartine. Si la structure métrique et strophique
des deux poèmes est différente, elle est complexe dans les deux cas : la
poésie lyrique refuse la prose. Le travail sur le rythme et la rime, la
disposition même du texte sur la page signifient d'emblée que la langue
s'écarte des normes habituelles du discours - bref, que l'on a affaire à un
poème.
C'est pourquoi on ne parlera pas ici de lyrisme (MARGE 1), mais
uniquement de poésie lyrique. On évoque souvent le lyrisme de certaines
pages des Confessions de Rousseau, par exemple : par là, on entend la
représentation, par le narrateur, de sa propre subjectivité. Sans doute ce trait
caractérise-t-il aussi la plupart des poèmes lyriques ; il n'en reste pas moins
que les Confessions ne cherchent pas à produire un "effet-poème", pour
reprendre la terminologie de Ph. Hamon, ce qui suffit à les exclure du
domaine de la poésie lyrique. Par contre, nombre de textes poétiques non
versifiés du XIXe et du XXe siècles y ont leur place, dans la mesure où la
versification n'est que l'un des éléments permettant de produire cet effet.
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MARGE 1 : Lyr isme
Le mot "lyrisme" apparaît pour la première fois en 1829 sous la plume de
Vigny. Créé à partir de l'adjectif "lyrique", il désigne à l'époque romantique
le "mouvement lyrique du style, de l'expression". Par extension, il prend
chez les écrivains romantiques, et notamment chez Musset, le sens
d'"exaltation d'esprit analogue à l'enthousiasme des poètes lyriques"
(Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1993).
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Les poèmes de Ronsard et de Lamartine associent, d'autre part,


discours amoureux et méditation sur le temps. L'énonciateur de l'ode fonde
une rhétorique de la séduction sur le constat de la brièveté de la jeunesse :
Donc, si vous me croyez mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.
Celui du "Lac" oppose la permanence des lieux et du souvenir au
"vol" du temps - qui, dans sa fuite à tire d'aile, emporte le bonheur pour ne
jamais le rendre :
Ô temps! suspends ton vol, et vous, heures propices!
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours!
On peut être tenté de conclure que la poésie lyrique parle toujours
d'amour ; critère d'identification thématique, donc. Cependant, ces deux
poèmes traitent de l'inscription de l'être humain dans le temps autant - ou
plus ? - que de la joie et de la douleur d'aimer. Et, dans les recueils de
Lamartine et de Ronsard, ils côtoient des poèmes qui ne parlent pas d'amour
du tout - poèmes chantant la gloire de grands personnages, poèmes faisant
retour sur le travail ou la mission poétiques, poèmes adressés à Dieu, etc.
L'absence de critères formels ou thématiques convaincants rend
d'autant plus intéressant le dernier point commun de ces deux textes, de ces
deux vers : ce sont deux discours à la première personne qui s'adressent à un
ou plusieurs interlocuteurs. L'ode de Ronsard est tout entière adressée à la
jeune "maîtresse" à qui son titre la dédie. La structure énonciative du poème
de Lamartine est plus complexe : dans les premières strophes, le poète
s'adresse au "lac" qui fut témoin de son bonheur ; les strophes suivantes
laissent la parole à l'amoureuse, qui s'adresse au temps pour l'implorer de
"suspend(re) son vol" ; le poète reprend ensuite la parole pour s'adresser à
son tour au "Temps jaloux", et revient à la fin du poème à son premier
interlocuteur, le lac :
Ô lac! rochers muets! grottes! forêt obscure!
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir!
En définitive, seuls les critères énonciatifs semblent permettre une
identification de la poésie lyrique qui ne repose pas sur la seule intuition -
bien que les critères formels et thématiques ne puissent être entièrement
évacués. Un "je" (celui du poète ou d'un autre personnage) s'adresse à un
"tu" (qui peut désigner un être humain aussi bien qu'un objet inanimé ou une
instance abstraite) dans un discours qui prend la forme d'un poème. C'est
pourquoi dresser l'inventaire des thèmes lyriques est une tâche sans fin : ce
ne sont pas les objets qu'il évoque, mais le point de vue subjectif qu'il
adopte qui caractérise ce discours.

Histoir e d'un concept

C'est entre ces trois pôles - formel, thématique, énonciatif - que les
tentatives de définition de la poésie lyrique ont oscillé pendant plusieurs
siècles.
L'adjectif "lyrique" désigne, au sens propre, une poésie chantée avec
un accompagnement instrumental, celui de la lyre ou de la flûte. Ce type de
poésie remonte à l'Antiquité et regroupe une multitude de formes fixes. Les
poètes grecs des VIIe et VIe siècles avant Jésus-Christ (Sappho, Stésichore,
Anacréon) et, après eux et à leur exemple, les poètes latins du Ie siècle avant
Jésus-Christ (Catulle, Tibulle, Properce, Ovide) ont composé des poèmes
destinés à être chantés d'une extrême diversité : hymnes, chansons, élégies,
odes, etc. - formes poétiques qui n'ont en commun que d'être régies par des
règles formelles strictes (l'élégie, par exemple, se caractérise par l'emploi
d'une forme métrique, le distique élégiaque) (MARGE 2). La poésie lyrique
ne constitue donc pas, au départ, un genre : aucune homogénéité formelle,
thématique ou stylistique entre ces oeuvres.
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MARGE 2 : Voir la note du chapitre 3 portant sur l'élégie.
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C'est pourtant à deux genres constitués que l'on a coutume de
l'opposer : la poésie épique et la poésie dramatique. La théorie qui rend
complémentaires les genres lyrique, épique et dramatique est communément
attribuée à Platon et à Aristote : selon cette théorie, le poète lyrique parle
seul (c'est-à-dire sans déléguer la parole à des personnages) et de lui-même ;
le poète épique donne, lui, la parole à ses personnages et raconte une action
héroïque, historique ou légendaire - l'épopée serait, en ce sens, à l'origine du
roman ; dans le genre dramatique, seuls parlent les personnages. Ce système
des genres définit implicitement la poésie lyrique par le refus du récit et de
la fiction : le discours lyrique, centré sur le "je", s'oppose au récit épique,
centré sur le "il" ; l'énonciateur lyrique, réel, se distingue des personnages
dramatiques, fictifs.
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ENCADRE 1 : Récit et discour s
Emile Benveniste distingue le "récit", objectif (en ce qu'il ne fait pas
référence à sa situation d'énonciation) et centré sur le passé, et le "discours",
subjectif (en ce qu'il manifeste la présence du "je" qui l'énonce, au moyen
des pronoms, des embrayeurs, des déictiques, etc.) et centré sur le présent
(Problèmes de linguistique générale, 1, Gallimard, "Tel", 1966). Gérard
Genette formule ainsi les choses : "Dans le discours, quelqu'un parle, et sa
situation dans l'acte même de parler est le foyer des significations les plus
importantes ; dans le récit, personne ne parle, en ce sens qu'à aucun moment
nous n'avons à nous demander qui parle, où et quand, pour recevoir
intégralement la signification du texte." (Figures II, "Points-Seuil", 1969, p.
65).
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Or, cette distribution des genres, qui sous-tend la plupart des théories
littéraires du XIXe et du XXe siècles, est une reconstruction qui date de la
fin du XVIIIe siècle : ni Platon ni Aristote n'ont défini la poésie lyrique, ni
ne s'y sont même intéressés.
En effet, Platon et Aristote ne conçoivent de poésie que narrative : il
s'agit, pour l'un comme pour l'autre, d'analyser les différents modes de
représentation poétique de l'action humaine - autrement dit, les différentes
formes de la mimésis (MARGE 3). L'épopée et la tragédie les intéressent
donc au premier chef : la question est, pour eux, de savoir si l'illusion du
réel est mieux servie par la narration épique (et plus particulièrement par la
narration homérique) ou par le discours direct prononcé par les
protagonistes de la tragédie. La poésie lyrique est, quant à elle, exclue de
leur champ de définition : l'hétérogénéité même de ses formes et de ses
thèmes ne permet pas de lui attribuer une fonction unique ; et, prises une à
une, les formes lyriques ont une visée plus expressive que représentative :
éloge de grands personnages (ode pindarique), célébration du plaisir (ode
anacréontique), exhortation (élégie nationale), plainte (élégie amoureuse),
etc.
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MARGE 3 : Mimésis
Le terme mimésis est emprunté au grec, et notamment à Aristote. Il procède
du verbe mimeisthai, "mimer, imiter" ; aussi l'a-t-on traduit, du XVIIe au
XIXe siècles, par le mot français "imitation". Or, il désigne chez Aristote la
manifestation sensible des caractères cachés de l'homme, c'est-à-dire une
expression ou une représentation, et non une imitation. Afin d'éviter tout
contresens, les critiques du XXe siècle préfèrent adopter le mot grec. Pour
une analyse détaillée du concept de mimésis, on se reportera au livre d'Erich
Auerbach, Mimésis, La représentation de la réalité dans la littérature
occidentale, trad. fr., Gallimard, "Tel", 1968.
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Les formes lyriques ne se caractérisent pas pour autant, dans l'esprit


de Platon et d'Aristote, par le refus de la narration : certaines y ont recours
ponctuellement ; d'autres sont de véritables récits. Aristote définit par
exemple le dithyrambe, qui est un poème lyrique à la louange de Dionysos,
comme une forme de récit représentatif. La poésie lyrique fait donc, chez
Platon comme chez Aristote, l'objet d'une définition soit négative (elle n'est
ni l'épopée ni la tragédie), soit purement formelle (ce sont des poèmes
chantés, et parfois dansés, avec accompagnement de la lyre). Nulle part elle
n'est définie comme un genre au même titre que l'épopée ou la tragédie. Et,
au XVIe et au XVIIe siècle encore, l'adjectif "lyrique" s'applique
exclusivement aux formes poétiques françaises issues de la poésie grecque
antique : c'est en ce sens que Ronsard réclame le titre de "premier auteur
Lirique François" dans l'avertissement "Au lecteur" des Quatre Premiers
Livres des Odes (1550) ; c'est lui, en effet, qui a introduit l'ode dans la
poésie française, sur le modèle de l'ode pindarique.

Lyrique, épique, tr agique

C'est, en réalité, de la fin du XVIIIe siècle que date l'idée que la


littérature se distribue en trois genres complémentaires, le lyrisme, l'épopée
et la tragédie. G. Genette attribue ce contresens à une confusion entre les
genres et les modes ii. Platon et Aristote définissent des modes énonciatifs
propres à la langue en général, dont les genres littéraires ne sont que des
exemples particuliers : énonciation assumée par le poète seul (l'exemple
choisi est le dithyrambe) ; énonciation mixte assumée tour à tour par le
poète et les personnages (l'épopée) ; énonciation entièrement déléguée aux
personnages (la tragédie). Dans cette description technique de situations
énonciatives, aucun souci de classement chronologique ou hiérarchique. Or,
le glissement du mode vers le genre que l'on peut observer dans la théorie
littéraire à la fin du XVIIIe siècle coïncide avec la volonté d'introduire un tel
classement : le souci proprement romantique de comprendre le réel dans son
rapport à l'Histoire conduit théoriciens et philosophes à interpréter les
formes littéraires comme les manifestations d'un état de la société. Epopée,
lyrisme et drame correspondent à des époques distinctes du développement
de l'humanité - et se succèdent donc -, et la vision finaliste de l'Histoire qui
prévaut jusqu'à la fin du XIXe siècle incite à lire cette succession comme un
progrès.
Le concept de genre en est radicalement modifié : il ne répond plus à
des critères purement formels, mais gagne un contenu quasi existentiel.
Pour Hegel, la poésie épique, premier des trois genres dans l'ordre
chronologique, est l'expression de la conscience collective d'un peuple ; la
poésie lyrique voit le jour lorsque le moi individuel prend conscience de lui-
même hors de la collectivité ; la poésie dramatique, enfin, est la synthèse
des deux premières, puisqu'elle associe le récit d'événements objectifs à la
représentation des "événements de l'intériorité" iii. Hugo modifie cet ordre :
pour lui, la poésie lyrique est première. Elle est l'expression naturelle de
l'homme des temps primitifs, qui "chante comme il respire" iv. La poésie
devient épique dans la société antique, lorsque naissent les rites, les lois, les
dogmes. Aux temps modernes, marqués par la naissance du christianisme,
correspond la poésie dramatique, et plus particulièrement la comédie :
grotesque et sublime s'y associent, comme dans l'homme le corps et l'âme.
Si la poésie lyrique devient un "genre" à part entière, c'est, on le voit, parce
que les genres ainsi redéfinis ne coïncident plus avec des catégories
purement littéraires : pour Hugo, Pindare est "plus épique que lyrique", et
"c'est surtout dans la tragédie antique que l'épopée ressort de partout" ; à
vrai dire, "tout dans la nature et dans la vie passe par ces trois phases, du
lyrique, de l'épique et du dramatique" (Préface de Cromwell ).
Les deux systèmes de Hegel et de Hugo, bien que très différents, ont
un point commun : la poésie lyrique y est l'expression d'une subjectivité qui
se construit contre la société. Cette poésie naît, pour Hugo, avant la
constitution des Etats, dans un univers où il n'y a "point de propriété, point
de lois, point de froissements, point de guerres" (Préface de Cromwell ) ;
pour Hegel, "lorsque le moi individuel s'est séparé du tout substantiel de la
nation" (Esthétique ). L'autonomie que les théories de la littérature du XIXe
siècle accordent au "genre" lyrique semble répondre à une inquiétude
philosophique directement issue de la Révolution française : quelle est la
place de l'individu dans la société ? La société d'Ancien Régime fixait cette
place en fonction de la naissance. La Révolution abolit ce cloisonnement :
tous les citoyens jouissent des mêmes droits. Les penseurs contre-
révolutionnaires ont vu dans cette égalité un risque d'uniformisation -
feignant d'oublier qu'elle était au principe du droit, pour chaque individu, de
penser, de parler et d'agir en son nom. La question des limites de la liberté
individuelle se pose néanmoins, expliquant, au moins en partie, le souci de
définir un espace de parole réservé à l'expression de l'intériorité, censée
manifester l'irréductible unicité de l'individu. La redéfinition de la poésie
lyrique au tournant du XIXe siècle participe donc d'une réflexion
philosophique et politique sur la notion de sujet.

Poésie et nar r ation

La liaison du système des trois genres avec la philosophie du sujet


explique la distribution - absente de la théorie platonicienne et
aristotélicienne - des formes littéraires entre genres objectifs (récit
d'événements) et subjectifs (expression de soi). Ces catégories propres à la
pensée du XVIIIe et du XIXe siècles ne pouvaient se superposer aux
catégories recensées par Platon et Aristote qu'au prix d'une déformation. Ces
derniers distinguent, on l'a vu, trois situations énonciatives (le poète parle
seul ; le poète cède la parole aux personnages ; les personnages parlent
seuls). L'opposition binaire entre objectif et subjectif rendait donc
nécessaire, pour la préservation d'un système ternaire, l'introduction d'une
catégorie "mixte". Ce pouvait être l'épopée (parce que le récit des
événements est assumé par le "je" du narrateur ; le drame est alors objectif,
puisqu'aucun narrateur n'y intervient ; c'est la répartition adoptée, par
exemple, par Friedrich Schlegel) ou le drame (parce que le récit des
événements prend pour support le discours subjectif des personnages ;
l'épopée est alors objective, puisque c'est une pure narration ; c'est la
répartition adoptée, entre autres, par Schelling et Hegel).
Seule l'identification de la poésie lyrique au genre subjectif semble
aller de soi : elle exprime les sentiments du poète - et l'on reste rêveur à
l'idée que cette définition, ancrée dans le contexte philosophique et politique
du XIXe siècle naissant, est celle que proposent encore la plupart des
manuels scolaires et des dictionnaires du XXe siècle. Mais la cohérence du
système des trois genres implique alors d'en exclure toute forme de
narration : la poésie lyrique doit, pour s'opposer au drame et à l'épopée, ne
rien raconter . Ce qui n'était qu'un constat chez Platon et Aristote (la plupart
des formes lyriques ne sont pas mimétiques) devient un dogme.
Or, un dogme littéraire - comme tout autre dogme - sert à prescrire
et à juger. C'est l'une des raisons pour lesquelles, au terme d'un processus de
plus d'un siècle, le sytème des genres mis en place à la fin du XVIIIe siècle
se transforme en échelle des valeurs. En amont de ce processus, l'abbé
Batteux (MARGE 4) propose de définir la poésie lyrique par l'interruption
du récit :

Tant que l'action marche dans le Drame ou dans l'Epopée, la poésie


est épique ou dramatique ; dès qu'elle s'arrête, et qu'elle ne peint que la
seule situation de l'âme, le pur sentiment qu'elle éprouve, elle est de
soi lyrique (...). v

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MARGE 4 : L'abbé Batteux
L'abbé Charles Batteux (1713-1780) a enseigné la rhétorique et la
philosophie grecque et latine. Il est l'auteur, notamment, d'un traité intitulé
Les Beaux-Arts réduits à un seul principe (1746), dans lequel il ramène
tous les arts à l'imitation de la nature.
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En aval, Mallarmé définit la poésie comme l'autre radical du récit : la


narration participe de "l'universel reportage " qui attribue à la parole une
fonction de "numéraire facile et représentatif" ; la poésie, "au contraire",
rend à la parole sa "virtualité" (Crise de vers ). Mallarmé ouvre ainsi la voie
à la rhétorique contemporaine, qui juge du degré de poéticité d'un texte en
fonction de la présence ou de l'absence du narratif : le récit est considéré
comme une scorie, comme un résidu du langage courant dont la poésie doit
se débarrasser pour atteindre à la pureté. La poésie "pure" ne serait que
discours.
La poésie, et non la poésie lyrique. On n'écrit plus, depuis la fin du
XIXe siècle, de poèmes tragiques ou épiques ; on en lit peu. La poésie
lyrique tend donc à se confondre pour nous avec la poésie tout court. C'est
aussi parce qu'elle ne prend plus sens par rapport à d'autres types de poésie
qu'on l'oppose désormais au récit. Mais comment imaginer un discours
dénué de toute dimension narrative ? Même un texte composé
exclusivement de phrases nominales ne peut évacuer l'événement minimal
que constitue le passage d'une phrase à l'autre :

La maison d'en face


Et son mur de briques.

La maison de briques
Et son ventre froid.

La maison de briques
Où le rouge a froid. vi

Dans ce poème de Guillevic, les phénomènes de reformulation suffisent, en


rompant la répétition du même, à introduire l'idée d'une transformation dans
la durée - le regard du sujet (dont la locution adverbiale "en face" signale
discrètement la présence "ici") assimile progressivement la maison à un être
vivant, en trois étapes matérialisées par les trois strophes. Dans les faits,
c'est-à-dire dans les textes, discours et récit se mêlent inextricablement.

Un genr e négatif

On a envie de conclure ce parcours historique par un constat d'échec


: le genre lyrique n'existe pas. Il semble impossible de le définir autrement
qu'en disant ce qu'il n'est pas : il n'est ni le drame ni l'épopée (pour Platon et
Aristote) ; il est l'autre radical du récit (à partir de la fin du XVIIIe siècle).
Un poéticien du XXe siècle, Karlheinz Stierle, propose de faire de
cette faiblesse théorique un trait définitoire : le genre lyrique serait un genre
négatif, qui se définirait précisément par sa capacité à transgresser genres et
codes vii.
Comment un lecteur identifie-t-il le genre du texte qu'il a sous les
yeux ? Le texte peut lui-même nommer le genre auquel il appartient, par le
biais du paratexte (préface, avertissement au lecteur, titre, etc.) ou d'un
métalangage (intrusion de la figure de l'auteur, qui commente son propre
travail). Il peut également ne faire aucune allusion à son genre. Dans ce cas,
c'est au lecteur d'interpréter un ensemble de signes. Le savoir théorique qu'il
a acquis par son éducation, par ses lectures, crée chez lui un horizon
d'attente (MARGE 5) : d'une tragédie, par exemple, il peut attendre qu'elle
soit écrite en vers, qu'elle comporte cinq actes divisés en scènes, qu'elle
représente un héros déchiré entre des exigences légitimes et contradictoires,
etc. Cet horizon d'attente lui permet d'apprécier les écarts du texte par
rapport au cadre générique dans lequel il s'inscrit - car aucun texte ne
satisfait à tous les critères définissant son genre.
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MARGE 5 : Horizon d'attente
"Tout texte (...) actualise un ou plusieurs types structuraux in absentia en
attente dans la compétence idéologique, culturelle, rhétorique et linguistique
du lecteur, pose et propose un certain "pacte de lecture" - type qui
constituera, tout le temps que durera la lecture, un horizon d'attente
définissant écarts, variantes ou conformités." (Philippe Hamon, "Narrativité
et lisibilité", Poétique 40, Seuil, novembre 1979, p. 454)
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L'existence de tels horizons d'attente oriente en effet aussi bien la
production que la réception des textes littéraires : un texte s'attache toujours
à décevoir en partie l'attente du lecteur, car ce jeu avec - c'est-à-dire contre -
la norme préserve l'essentielle singularité du travail créateur. L'identité
générique d'un texte résulte autant des règles qu'il transgresse que de celles
qu'il applique.
L'hypothèse de K. Stierle est que la poésie lyrique pousse la logique
de la transgression jusqu'à son extrême limite : n'étant pas un genre propre,
elle transgresserait les règles de tous les autres, tour à tour ou
simultanément, jouant ainsi le rôle de "négatif" (au sens photographique du
terme) du système contemporain des genres. La poésie lyrique dans son
ensemble, voire chaque poème en particulier, convoquerait donc plusieurs
horizons d'attente à la fois, échappant ainsi à tout classement. Plus qu'un
genre, elle serait le pouvoir de négation des autres genres. La meilleure
illustration de cette définition négative de la poésie lyrique réside peut-être
dans l'énumération des titres des poèmes de Rimbaud : "Roman" ("recueil
Demeny", 1870), "Chant de guerre parisien" (lettre à P. Demeny, 15 mai
1871), "Oraison du soir" ("dossier Verlaine", 1871), "Comédie de la soif",
"Chanson de la plus haute tour" (poèmes de mai-juin 1872) ; "Conte",
"Parade", "Antique", "Phrases", "Mystique", "Nocturne vulgaire", "Marine",
"Fairy", "Sonnet", "Scènes", "Soir historique" (Illuminations ) viii. Ces titres
font allusion à des formes et à des genres sanctionnés - poétiques ou non -,
dont les textes eux-mêmes transgressent systématiquement les règles :
"Sonnet", deuxième partie du poème "Jeunesse", prend le contre-pied de la
tradition du sonnet amoureux, rendant ainsi sensibles les codes qu'il
transgresse.
Car c'est bien de cela qu'il s'agit : rompre l'illusion d'une parole
immédiate, spontanée, afin de souligner la dimension codifiée du discours
lyrique - et, en définitive, de l'expression de la subjectivité, dont la poésie
lyrique est comme le champ d'expérimentation. La perspective
chronologique de ce chapitre peut donner à penser que cette prise de
conscience du lyrisme comme code est propre aux poètes de la fin du XIXe
siècle, qui réagiraient à l'illusion romantique du poème comme pure
expression de soi. Mais les poètes romantiques ont, en réalité, été
particulièrement sensibles à la contradiction inhérente à l'expression de la
subjectivité : le désir de dire sa singularité se heurte nécessairement aux
conventions linguistiques (le pronom "je" est réénonçable par tous) et aux
codes culturels (l'image de soi est une variable historique). La préface des
Contemplations (1856) ne dit pas autre chose : "Ah! insensé, qui crois que
je ne suis pas toi!"
D'autre part, si la notion moderne d'individu est une invention de la
Révolution française et prend sens dans la visée d'une société démocratique,
l'idée d'individualité naît bien plus tôt : Hugo Friedrich rappelle à juste titre
que "l'idée d'individualité qui fait charnière entre le XVIIIe et le XIXe
siècles a en (Montaigne) un de ses grands précurseurs" ix. Dès le XVIe
siècle, on commence à considérer l'individu, non plus seulement comme un
représentant de l'humaine condition, mais comme la combinaison unique de
qualités générales. La poésie lyrique, parce qu'elle est un discours à la
première personne, ne peut pas ignorer la question du moi. Mais celle-ci ne
se pose pas, au XVIe siècle, dans les mêmes termes qu'au XIXe : elle
s'articule à celle de l'imitation (il s'agit d'égaler les grands modèles), dans
une société hiérarchisée où la parole individuelle a besoin d'un garant
institutionnel - le Roi, l'Eglise, les Anciens - pour atteindre à la légitimité.
Lorsque l'énonciateur des Regrets affirme ne pas vouloir "feuilleter les
exemplaires Grecs", "retracer les beaux traicts d'un Horace", ni "imiter d'un
Petrarque la grace, / Ou la voix d'un Ronsard" (Les Regrets, IV), il
s'interroge sur la possibilité même de tenir un discours personnel dans le
cadre codifié qui est celui de la poésie lyrique, et, plus largement, de la
société d'Ancien Régime.
La poésie lyrique pose, en définitive, la question des codes qui
régissent la parole individuelle. Elle fonde ainsi son identité sur ce qui la
menace : la subversion des codes qui la définit lui fait courir le risque de
l'éclatement, voire de l'illisibilité. Le seul élément positif qui permette
d'englober sous le qualificatif "lyrique" des textes aussi différents que Les
Regrets de Du Bellay et les Illuminations de Rimbaud est leur structure
énonciative commune : un "je" s'adresse à un "tu" dans un discours qui
prend la forme d'un poème, selon la définition minimale proposée au début
de ce chapitre. Dans ces conditions, les rapports intertextuels (MARGE 6)
quasi systématiques qu'entretiennent les poèmes lyriques avec les poèmes
antérieurs ont toute chance d'avoir une fonction d'identification.
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MARGE 6 : Inter textualité
Le concept d'intertextualité désigne le "processus par lequel tout texte peut
se lire comme l'intégration et la transformation d'un ou de plusieurs autres
textes" (Pierre-Marc de Biasi, article "Intertextualité" du Dictionnaire des
genres et notions littéraires, Encyclopaedia Universalis - Albin Michel,
1997).
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La quête des or igines

L'histoire de la poésie lyrique est celle d'une recherche des origines.


Les romantiques, en réaction au poids du classicisme, revendiquent
l'héritage des poètes de la Pléiade. Ceux-ci rejettent les "épiceries" de la
poésie médiévale (Défense et Illustration de la langue française ) pour
renouer avec les modèles grecs et latins. Tout se passe comme si
l'inscription dans une filiation devait faire contrepoids à l'identité toujours
problématique des textes : en rupture avec les codes poétiques
contemporains, la poésie lyrique ne peut préserver son espace propre qu'en
se référant à son propre passé, réel ou mythique.
La figure d'Orphée, dont la légende fait le premier poète lyrique, est
omniprésente. Le premier poème des Regrets (1558) évoque, sans le
nommer, "Cil qui jadis aux rochers et aux bois / Faisoit ouïr sa harpe
thracienne" ; la première des Odes de Victor Hugo (datée de 1821) décrit le
poète qui "s'élance, armé de sa lyre, / Comme Orphée au sein des enfers".
Apollinaire lui consacre un recueil, Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée
(1910), dont quatre poèmes s'intitulent "Orphée" ; l'énonciateur du recueil
s'identifie au poète mythique dans le poème intitulé "La Tortue", en
référence à la lyre d'Orphée qu'Hermès aurait fabriquée à partir d'une
carapace de tortue : "Du Thrace magique, ô délire! / Mes doigts sûrs font
sonner la lyre. / Les animaux passent aux sons / De ma tortue, de mes
chansons." (II). La figure d'Orphée fonctionne, depuis quatre siècles, comme
un signal destiné à avertir le lecteur qu'il a affaire à un poème lyrique. La
citation du nom d'Orphée est donc une manière de convoquer, dans le
poème en train de s'écrire, tout le passé du lyrisme - comme si chaque
nouveau poème avait à régler la question de son rapport à ce passé.
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ENCADRE 2 : Or phée
Orphée est un poète mythique de Thrace, fils du roi Oeagre et de la muse
Calliope, protectrice de la poésie épique et de l'éloquence. Il reçoit
d'Apollon la lyre à sept cordes et en ajoute deux, atteignant ainsi le nombre
des Muses, neuf. Son chant a le pouvoir d'émouvoir même les êtres
inanimés : embarqué avec les Argonautes pour scander le mouvement des
rameurs, il apaise de ses chants une querelle entre les marins, calme les flots
furieux d'une tempête, envoûte les Sirènes, charme les rochers errants. Une
fois la Colchidie atteinte, il endort le dragon qui garde la Toison d'or.
Lorsqu'il descend aux Enfers pour en ramener Eurydice, son épouse
disparue, Orphée, par son chant, suspend la roue d'Ixion, atténue les
souffrances de Sisyphe et de Tantale, adoucit les Cerbères et les Euménides.
Mais en se retournant, malgré sa promesse, pour regarder Euridyce avant
qu'elle ne soit sortie des Enfers, il la perd à jamais. Il reste alors
inconsolable et solitaire. Il meurt dépecé par les Ménades. La légende veut
que le son d'une lyre sorte parfois de son tombeau ; selon d'autres mythes, sa
lyre devient, à sa mort, une constellation. Sur le mythe d'Orphée, voir le
chapitre que Jean-Michel Maulpoix consacre à "Orphée au nom fameux"
dans La Voix d'Orphée, Corti, 1989.
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Ce principe d'écriture fait souvent l'objet d'un commentaire explicite.


L'énonciateur des Sonnets pour Hélène se compare à Pétrarque chantant
Laure : "Laure ne te veincroit de renom ny d'honneur / Sans le Ciel qui luy
donne un plus digne sonneur, / Et le mauvais destin te fait present du pire"
(Livre II, XXXVII). Pour chanter Elvire, Lamartine évoque Properce (ses
Elégies sont adressées à Cynthie), Pétrarque et le Tasse (sa poésie
amoureuse célèbre Eléonore d'Este) :
Oui, l'Anio murmure encore
Le doux nom de Cynthie aux rochers de Tibur,
Vaucluse a retenu le nom chéri de Laure,
Et Ferrare au siècle futur
Murmurera toujours celui d'Eléonore!
Heureuse la beauté que le poète adore!
Heureux le nom qu'il a chanté! x

Verlaine intitule le premier poème de Jadis et Naguère, consacré au


sonnet, "A la louange de Laure et de Pétrarque", et y cite Ronsard. Louis
Aragon, dans son Cantique à Elsa , choisit à son tour de s'inscrire dans la
filiation de Pétrarque, Ronsard et Lamartine xi :

Tant pis si le bateau des étoiles chavire


Puisqu'il porte ton nom larguez larguez les ris
On le verra briller au grand mât du navire
Alors Hélène Laure Elvire
Sortiront t'accueillir comme un mois de Marie

Elles diront Elsa comme un mot difficile


Elsa qu'il faut apprendre à dire désormais
Elsa qui semble fait d'un battement des cils
Elsa plus doux que n'est Avril
Elles diront Elsa que c'est un mois de Mai

Pierre Jean Jouve fait d'"Hélène" la figure centrale de Matière


céleste. Si le personnage n'a pas de rapport explicite avec celui de Ronsard,
la troisième partie du recueil, placée sous le signe d'Orphée, remplace le
nom d'Hélène par celui d'Eurydice, renouant ainsi avec les origines du
lyrisme.
Chaque poème semble garder en mémoire tous les poèmes antérieurs
: la poésie lyrique s'écrit sur le mode du palimpseste - les strates d'écriture
se superposant les unes aux autres à l'infini.
Prenant ce principe à la lettre, Raymond Queneau a réécrit un poème
de Verlaine. Il n'est pas le premier : la réécriture (des poèmes de Pétrarque,
par exemple) est au principe du travail des poètes de la Pléiade ; mais elle
est motivée par la traduction d'une langue étrangère - le grec, le latin ou
l'italien. Les poètes du XVIe siècle instituent ainsi la langue française,
jusque-là langue vulgaire n'ayant pas droit de cité en poésie, en langue
poétique, tout en s'inscrivant dans la filiation des Anciens. Dans le cas de
Queneau, la réécriture est également un moyen - paradoxal, puisque cette
réécriture est parodique - de s'inscrire dans une filiation lyrique ; et un
moyen de rompre l'opposition entre langue vulgaire et langue savante, mais
cette fois à l'intérieur même de la langue française : Queneau bouscule les
habitudes de lecture qui assimilent la poésie à une langue hiératique. Le
début du poème "Rue Paul Verlaine" : "Je fais parfois le rêve étrange et
pénétrant / d'une rue en étain blanchâtre et maternelle..." (Courir les rues ),
est un clin d'oeil aux premiers vers de "Mon rêve familier" - texte qui, à la
différence de celui de Queneau, est immédiatement identifié par les lecteurs
comme lyrique : "Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant / D'une
femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime..." (Poèmes saturniens ). Cette
réécriture parodique désacralise un texte qui figure dans toutes les
anthologies à usage scolaire : c'est la transformation des vers de Verlaine en
"morceaux choisis" - et la réduction de la poésie lyrique à une somme de
clichés : nostalgie, rêverie, musicalité, etc. - qui est ici la cible de la parodie
: à la femme idéale, présentée par les manuels scolaires comme un thème
quasi constitutif du lyrisme, il substitue la rue avec "tout son poids d'étant".
En réécrivant les vers de Verlaine sur le mode prosaïque, Queneau rend à la
poésie lyrique (à celle de Verlaine comme à la sienne propre) le pouvoir de
subversion des codes qui l'inscrit dans la langue vivante.
Il fait en cela un travail poétique similaire à celui de Rimbaud dans
"Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" (Poésies ). Rimbaud y énumère
les "Lys, Açokas, Lilas et Roses" que les codificateurs de la littérature
s'attendent à trouver dans les poèmes lyriques, pour opposer à ce "Tas
d'oeufs frits dans de vieux chapeaux" les "calices pleins d'Oeufs de feu / Qui
cuisent parmi les essences" que voit le vrai poète. Le poème repose sur un
conflit de codes : la cuisine est un motif a-poétique, dont l'irruption au
milieu des fleurs, thème réputé poétique par excellence, remet en cause la
lisibilité même du texte en tant que "poème".
Cette illisibilité partielle est propre à la poésie lyrique : se définissant
par son pouvoir de subversion des codes, elle doit lutter constamment contre
sa propre codification. Elle produit donc, à chaque étape de son évolution,
un public apte à la comprendre - puisque la production, selon Marx, ne
produit pas seulement un objet pour le sujet, mais aussi un sujet pour
l'objet xii -, et s'attache aussitôt à décevoir ce public, enclin à la figer dans la
forme qu'elle s'est provisoirement donnée. Cela est vrai, bien sûr, de l'art en
général ; mais la poésie lyrique rend ce processus particulièrement sensible,
parce qu'elle n'est pas un genre propre.
La poésie lyrique apparaît en définitive comme un véritable
laboratoire énonciatif : elle met à l'épreuve les conditions de possibilité
d'une parole subjective. Interrogeant les codes poétiques et politiques qui
régissent le discours, elle échappe à la rhétorique des genres pour mieux la
révéler.

TEXTE 1 : Joachim Du Bellay, Les Regrets, XIV (1558).

Si l'importunité d'un crediteur me fasche,


Les vers m'ostent l'ennuy du fascheux crediteur :
Et si je suis fasché d'un fascheux serviteur,
Dessus les vers (Boucher) soudain je me défasche.

Si quelqu'un dessus moy sa cholere délasche,


Sur les vers je vomis le venim de mon coeur :
Et si mon foible esprit est recreu du labeur,
Les vers font que plus frais je retourne à ma tasche.

Les vers chassent de moy la molle oisiveté,


Les vers me font aymer la doulce liberté,
Les vers chantent pour moy ce que dire je n'ose.

Si donc j'en recueillis tant de profits divers,


Demandes-tu (Boucher) dequoy servent les vers,
Et quel bien je reçoy de ceulx que je compose ?

(Les Regrets, éd. de F. Joukovsky, Garnier-Flammarion, 1971, p. 67)

COMMENTAIRE DU TEXTE 1

Ce poème est le quatorzième des Regrets, recueil de Joachim Du


Bellay paru en 1558. Il prend place, au seuil du livre, dans un ensemble de
poèmes qui ont la poésie pour objet : "Si les vers ont esté l'abus de ma
jeunesse, / Les vers seront aussi l'appuy de ma vieillesse", affirme
l'énonciateur du sonnet XIII, tandis que le sonnet XV s'achève, comme celui
qui nous intéresse ici, sur une question : "Avecques tout cela, dy (Panjas) je
te prie, / Ne t'esbahis-tu point comment je fais des vers ?" Les "vers" sont au
centre du sonnet XIV. Le mot sature le texte, qui répond par avance à la
question de la fonction de la poésie, formulée dans les deux derniers vers :
"Demandes-tu (Boucher) dequoy servent les vers, / Et quel bien je reçoy de
ceulx que je compose ?" Or, la fonction de la poésie semble essentiellement
négative : elle "ost(e) l'ennuy" du créancier et "défasche" le poète "fasché
d'un fascheux serviteur" ; elle purge le coeur du "venim" des offenses et
efface les effets du "labeur". Elle se définit donc, dans un premier temps,
comme l'envers de l'activité sociale.
Le sonnet XIV s'adresse, comme la plupart des poèmes du recueil, à
un pair en poésie : Boucher, destinataire qui n'apparaît qu'une fois, à la
différence de Paschal, Ronsard, Magny, Morel ou Baïf. Les Regrets, qui
s'ouvrent sur un poème adressé "A Monsieur d'Avanson", conseiller du roi,
et s'achèvent par un poème adressé au roi lui-même, se détournent presque
entièrement, entre ces deux bornes du recueil, de ces destinataires
traditionnels du discours lyrique que sont les protecteurs et les mécènes. Le
choix de destinataires qui soient, d'un point de vue social, les égaux du
poète, doit être interprété comme un refus : celui d'une poésie subordonnée
aux codes propres à la société monarchique, celui de l'obligation faite aux
poètes de payer en vers leur tribut à leur protecteur. Le pouvoir de négation
attribué aux "vers" s'exerce donc, non seulement contre l'activité sociale qui
détourne le poète de la poésie, mais encore contre l'assimilation de la poésie
à une activité sociale soumise, comme toute autre, aux contraintes imposées
par l'organisation hiérarchique de la société monarchique. La poésie de Du
Bellay se définit par opposition à celle de son temps : c'est du rapport de la
poésie au pouvoir qu'il est ici question.

L'activité poétique est d'abord présentée comme l'envers de l'activité


sociale. Le premier quatrain permet en cela une lecture autobiographique : le
"crediteur" et le "serviteur" auxquels est confronté le poète renvoient à la
double charge d'intendant et de secrétaire qu'a assumée Du Bellay à Rome
auprès de son cousin, le cardinal Jean Du Bellay, de 1553 à 1557. Le sonnet
XV est plus explicite encore à cet égard :
Panjas, veulx-tu sçavoir quels sont mes passetemps ?
Je songe au lendemain, j'ay soing de la despense
Qui se fait chacun jour, et si fault que je pense
A rendre sans argent cent crediteurs contents :

Je vays, je viens, je cours, je ne perds point le temps,


Je courtise un banquier, je prens argent d'avance :
Quand j'ay despeché l'un, un autre recommence,
Et ne fais pas le quart de ce que je pretends.
La proximité des deux poèmes incite le lecteur à faire une lecture
économique du premier quatrain : le "fascheux crediteur" - comme les "cent
crediteurs" du poème XV - est un créancier qui réclame de l'argent, le
"fascheux serviteur" est un domestique aux gages. Les "vers" permettent
donc à l'intendant du cardinal Du Bellay de s'abstraire des soucis de sa
charge. Cela constitue un premier renversement de la conception
contemporaine de la poésie : l'activité poétique n'est pas première, elle
s'inscrit dans les creux de l'emploi du temps ; le poète ne se définit pas avant
tout comme tel. La figure du poète inspiré par les Muses fait place à celle,
prosaïque, du "serviteur" qui ne peut écrire que dans ses moments de loisir.
L'écriture est donc déterminée par l'activité sociale : elle en épouse le
rythme, se définissant avant tout comme moyen d'échapper à l'"ennuy"
qu'elle cause. Le terme "ennuy", s'il désigne déjà, au XVIe siècle,
l'impression de lassitude provoquée par une activité sans intérêt, a cependant
à cette époque un sens dominant plus violent : forgé à partir du latin odium,
"haine", il renvoie au dégoût, au tourment. L'idée de dégoût est également
contenue dans le verbe "fascher", qui ne signifie "affliger" puis "mettre en
colère" que par atténuation de son sens. L'activité sociale est un objet de
rejet, et la poésie a pour fonction première de "défasche(r)", de lutter contre
le dégoût qui légitime, dans le second quatrain, l'image du vomissement :
"Sur les vers je vomis le venim de mon coeur".
Mais le quatrain opère un second renversement : plus que l'activité
sociale qui concurrence l'activité poétique, c'est l'implication sociale de cette
dernière qui est rejetée. Le "credit" renvoie à l'origine à l'idée d'influence, de
considération. Un "crediteur" est donc un personnage influent à qui sont dus
certains égards ; s'il est "fascheux", c'est parce qu'il réclame son dû sous
forme de vers. Mais, loin de le payer par l'éloge, les vers le font disparaître -
ils l'"ostent" -, et avec lui la valeur d'échange de la poésie. Un "serviteur", à
l'inverse, a des obligations envers son bienfaiteur (le mot contient une idée
de dévouement qui en fait un équivalent de "chevalier servant" dans le
vocabulaire galant). Si le "serviteur" est "fascheux", le poète a donc loisir de
le prendre pour cible de sa satire : il ne lui doit rien. Mais, précisément, le
poète "fasché" se "défasche" en écrivant, refusant d'acclimater dans la poésie
la logique hiérarchique en vigueur dans la société. Ce sont, en réalité, les
rapports hiérarchiques dans lesquels est prise la poésie qui sont "fascheux" :
le "crediteur" et le "serviteur" sont aussi "fascheux" l'un que l'autre, par cela
même qu'ils se définissent exclusivement par leur rang social.
Ils s'opposent à "quelqu'un" (v. 5), pronom indéfini qui ne statue pas
sur le rang social de celui qu'il désigne. Mais cette indétermination est
symboliquement supprimée par le complément "dessus moy" : celui qui
"délasche" sa colère sur le poète le fait d'en haut, signe d'une position
sociale dominante. Aussi le poète ne répond-il pas à l'attaque : l'expression
"vomi(r) le venim" ne signifie pas que celui qui écrit laisse libre cours à sa
colère (sous forme satirique par exemple), mais que l'écriture le purge du
poison social. La poésie opère une catharsis salutaire. Elle change en cela
d'orientation, au sens spatial du terme : elle est tournée, non vers l'extérieur
(comme le lyrisme de l'éloge), mais vers l'intérieur, vers le sujet lui-même.
Vers le sujet, et non vers l'individu : le poète, dans l'écriture, s'approprie le
statut de sujet absolu dont sa propre condition sociale et l'organisation de la
société dans son ensemble lui interdisent de jouir dans la réalité. Son
"coeur" (à la rime du vers 6) et son "esprit" (à la césure du vers 7) se purgent
et se recomposent dans la pratique poétique.
De fait, les vers 7 et 9 posent, à la rime, un couple antithétique :
"labeur" - "oisiveté", pour aussitôt en dénoncer l'insuffisance : si les vers
reposent l'esprit du "labeur" imposé par l'activité sociale, ils "chassent"
l'oisiveté. Un troisième terme est ainsi suggéré, bien qu'il n'apparaisse pas
dans le texte : les vers impliquent un "travail". Ce terme n'est pas un
synonyme de "labeur" : emprunté au latin labor , qui désigne le travail en
tant qu'effort fourni, "labeur" renvoie à l'idée d'un travail pénible (et, plus
particulièrement, à celle d'un travail physique éprouvant, d'où la
spécialisation du mot "labour") ; par extension, il désigne l'affliction, la
peine, le malheur. Dans le mot "travail", au contraire, l'idée de
transformation efficace l'emporte, à partir du XVIe siècle, sur celle de
fatigue ou de peine - prégnante cependant, puisqu'à l'origine de "travailler"
on trouve le verbe latin tripaliare, "torturer avec le trepalium", du nom d'un
instrument de torture. Si le mot "travail" est absent de notre texte, il apparaît
cependant à plusieurs reprises dans Les Regrets, et notamment dans le
sonnet II : "Et peult estre que tel se pense bien habile, / Qui trouvant de mes
vers la ryme si facile, / En vain travaillera, me voulant imiter". Les vers sont
un "travail" en ce qu'ils émancipent le sujet poétique - et la poésie - de
l'asservissement au code social. Ils s'opposent donc à la traditionnelle poésie
de l'éloge, qualifiée de "plaisant labeur" dans le sonnet XIII, où le poète
revient sur ses débuts (Du Bellay, devenu en 1549 le protégé de Madame
Marguerite, soeur du roi, publie à la fin de la même année un Recueil de
Poësie qui lui est dédié).
A la différence du "labeur", qui a partie liée avec le malheur de
l'asservissement, le "travail" rend libre : "Les vers me font aymer la doulce
liberté" (v. 10). L'esprit "recreu du labeur" est en effet menacé dans son
essence même : "recreu" signifie, au sens étymologique, "qui s'avoue
vaincu". La poésie des Regrets déclare la guerre à la société qui l'assujettit,
et à la poésie elle-même, en ce qu'elle intériorise cet assujettissement. Il
s'agit, pour le poète, d'apprendre à aimer la liberté, qui implique un travail
du sujet sur lui-même qui se confond avec le travail poétique.
Le premier tercet peut donc enfin attribuer aux vers des actions
positives. Dans les quatrains, les vers se bornent à défaire ce que fait la
société ("oste(r) l'ennuy", "défasche(r)", "vomi(r) le venim", reposer l'esprit
"recreu du labeur") ; désormais, ils "chassent" l'oisiveté, "font aymer" la
liberté, "chantent" ce que le poète n'ose dire. De façon significative, le
pronom personnel "moy" apparaît deux fois à la césure, comme si le travail
négatif des vers permettait, jusque dans le corps du texte, l'émergence d'un
sujet nouveau.
Le jeu des pronoms du vers 11 manifeste la scission entre le "je", qui
renvoie à l'individu tributaire des contraintes sociales - il est des choses qu'il
"n'ose" dire -, et le "moy", confondu avec le "chan(t)" des vers, pure instance
textuelle qui abolit, d'une assertion, la sujétion de la poésie aux contraintes
qui pèsent sur l'individu. Ici comme dans d'autres poèmes du recueil, c'est
Ronsard, poète qui jouit de la faveur de la Cour et en assume les
conséquences poétiques, qui est indirectement visé.
Le dernier tercet suggère donc que les "profits divers" dont bénéficie
le poète ne sont pas d'ordre économique, mais d'ordre poétique et
philosophique. Les vers instituent un sujet libre, ce que manifeste le jeu
anagrammatique sur lequel s'achève le vers 12 : "dequoy servent les vers".
Le nom "vers" inverse les consonnes du verbe "servent", comme pour
signifier que la poésie est à l'opposé de la servitude - ce que suggèrent
d'ailleurs déjà les vers 3 et 4, dans lesquels le "serviteur" "fasche", tandis
que les "vers" "défasche(nt)". Les derniers mots du sonnet, "je compose",
semblent avoir pour fonction de signaler la double lecture à laquelle invite le
texte - de même que le vers 11, qui dit explicitement que les vers "chantent"
ce qu'il est impossible de "dire". Dès lors, si l'interlocuteur que se donne le
poète est "Boucher", c'est peut-être parce que le nom propre réactive le
substantif "bouche" : c'est dans l'énonciation même du sonnet que la poésie
se livre à elle-même une guerre sans merci.

TEXTE 2 : Arthur Rimbaud, Illuminations, "Jeunesse", II, "Sonnet" (1895 -


1e éd.)

Homme de constitution ordinaire, la chair


n'était-elle pas un fruit pendu dans le verger, - ô
journées enfantes! le corps un trésor à prodiguer ; - ô
aimer, le péril ou la force de Psyché ? La terre
avait des versants fertiles en princes et en artistes,
et la descendance et la race vous poussaient aux
crimes et aux deuils : le monde votre fortune et votre
péril. Mais à présent, ce labeur comblé ; toi, tes calculs,
- toi, tes impatiences - ne sont plus que votre danse et
votre voix, non fixées et point forcées, quoique d'un double
événement d'invention et de succès une saison,
- en l'humanité fraternelle et discrète par l'univers
sans images ; - la force et le droit réfléchissent la danse
et la voix à présent seulement appréciées.

(Illuminations, éd. de P. Brunel, Le Livre de Poche, "Classiques", 1998, p.


137)

COMMENTAIRE DU TEXTE 2

"Sonnet" ne doit pas être lu seul : ce poème fait partie d'un ensemble
de quatre textes intitulé "Jeunesse" (I, "Dimanche" ; II, "Sonnet" ; III, "Vingt
ans" ; IV). Sa date d'écriture a fait l'objet de diverses hypothèses, comme
celle des Illuminations dans leur ensemble : le sort du manuscrit est
incertain. On a d'abord pensé que le recueil était antérieur à Une Saison en
enfer (1873), puis qu'il lui était postérieur ; les critiques s'accordent
désormais à penser que l'écriture des Illuminations, entreprise avant celle
d'Une Saison en enfer , a pu se prolonger au-delà de la date de parution de ce
recueil. "Jeunesse" ne figure pas dans la première édition (posthume) des
Illuminations, en 1886 : comme quatre autres poèmes du recueil - "Fairy ",
"Guerre", "Génie" et "Solde" -, il n'apparaît qu'en 1895 dans l'édition Vanier
des Poésies complètes, préfacée par Verlaine. Il peut avoir été écrit en 1874.
"Jeunesse" propose plusieurs strates de sens : il permet, comme le
suggère Yves Bonnefoy, une lecture autobiographique ; le poète y revient
sur son passé et sur sa pensée poétiques. Mais le poème entreprend aussi un
récit de l'histoire de l'humanité qui s'associe étroitement au récit -
métaphorique - d'une histoire de la poésie ; ce double récit aboutit à
l'évocation d'un "à présent" ambigu, qui se réfère moins au présent de
l'écriture qu'à l'intuition qu'une nouvelle ère - poétique et politique - vient de
commencer : "Reprenons l'étude au bruit de l'oeuvre dévorante qui se
rassemble et remonte dans les masses" ("Jeunesse", I). La Commune a eu
lieu en 1871 ; si la répression sanglante du peuple des Communards par les
troupes de la jeune IIIe République a sonné le glas des espérances de toute
une génération de républicains - et Rimbaud forge sa pensée à la lecture des
écrivains républicains -, l'événement n'en a pas moins radicalement
transformé l'appréhension du réel de ses contemporains : le progrès ne se
confond plus avec la république. La poétique de Rimbaud se fonde sur la
conviction que la poésie doit désormais dire autre chose, et autrement.

"Sonnet" participe à cette entreprise de déconstruction de la poésie.


Par son titre, tout d'abord : ce "sonnet" est, comme le remarque Pierre
Brunel, un poème en prose disposé sur quatorze lignes (certaines éditions
proposent d'ailleurs le texte d'un seul tenant). Chaque vers comporte plus de
douze syllabes, sauf le dernier, que l'on peut lire comme un alexandrin :
cette ultime conformité avec le modèle du sonnet rend d'autant plus sensible
le jeu avec la norme poétique. Les rimes des quatre premiers vers
correspondent, sur le mode parodique, au schéma traditionnel du quatrain
(abba) : "chair" / "ô" / "ô" / "terre". Le "ô", rejeté de façon provocante en fin
de vers, fonctionne ici comme un indice permettant d'identifier le poème
comme lyrique (voir le Chapitre 5). Enfin, "Homme", à l'attaque du premier
vers, est souligné par l'emploi des italiques : les sonnets amoureux sont
généralement adressés à une Dame. Mais les italiques, qui signalent
habituellement une citation en langue étrangère, incitent à voir ici plus qu'un
simple changement de sexe du destinataire de la poésie : le jeu
typographique tend à réactiver l'origine latine du mot, homo, qui désigne
non un individu, mais l'espèce humaine - ce que confirme le complément
"de constitution ordinaire", qui renvoie à l'idée de normalité en même temps
qu'à celle d'impersonnalité : est ordinaire ce qui est "commun à un grand
nombre de gens". L'"Homme " auquel s'adresse le poète n'est donc ni
singulier ni pluriel : il désigne l'espèce humaine, dont le poème va raconter
la transformation en "vous" (v. 6), puis en multiples "toi" (V. 8 et 9), et
enfin en "humanité fraternelle et discrète" (v. 12).
Cet élargissement du destinataire de la poésie à l'humain explique
l'emploi de l'article défini : "la chair". Il s'agit ici du rapport de l'être humain
à la "chair", au "corps", à l'amour, pris comme catégories philosophiques et
non comme objets référentiels. Le vers 2 rappelle, de fait, le mythe de
l'Eden - "le verger", jardin planté d'arbres fruitiers, évoque le jardin d'Eden
où Adam et Eve goûtent au fruit défendu - et de la Chute - symboliquement
annoncée par le participe "pendu", qui rend la chute du fruit imminente. Le
poème évoque les origines de l'humanité - ses "journées enfantes", c'est-à-
dire son enfance -, affirmant ainsi d'emblée une visée légendaire : la durée
historique est vue à travers le prisme du mythe, c'est-à-dire de la poésie.
Le poème réécrit la Genèse en la déformant : l'évocation du paradis
terrestre se confond avec elle d'un corps glorieux, solaire, fertile : "le corps
un trésor à prodiguer" (v. 3). Dans ce contexte de sublimation de la chair,
l'adjectif "enfantes" convoque, à la lecture, le verbe "enfanter" : la
métaphore de l'écriture comme enfantement qui traverse le texte prend ici sa
source, dans la description d'un âge d'or où la création n'est pas encore
synonyme de souffrance. Le verbe "aimer", mis sur le même plan
syntaxique que "la chair" et "le corps", montre que la matière est élan,
impulsion vers autrui.
Cet élan est "le péril ou la force de Psyché" (v. 4) : sur le mythe
chrétien se greffe - pour le subvertir - la mythologie antique. Psyché,
personnification de l'âme, est en effet l'héroïne d'un conte d'Apulée, Le
Conte de Psyché, qui fait partie des Métamorphoses. Le récit de l'histoire de
l'humanité se confond, on le voit, avec une traversée de la littérature depuis
ses origines. Dans le conte d'Apulée, Psyché, persécutée par Aphrodite -
déesse grecque de l'amour et de la fécondité - qui est jalouse de sa beauté,
est aimée d'Eros. Celui-ci est tardivement assimilé à la divinité de l'Amour,
mais il représente, dans les premiers mythes cosmogoniques grecs, la force
qui assure la cohésion de l'univers et la reproduction des espèces. Psyché -
comme l'Eve chrétienne - pèche par curiosité, et perd son amant divin. Elle
devient l'esclave d'Aphrodite, qui la soumet à de dures épreuves, avant de
retrouver Eros et de connaître l'éternelle félicité de l'amour.
L'alternative que propose le poème - "aimer, le péril ou la force de
Psyché" - n'implique pas un choix : la conjonction de coordination "ou" dit
que le péril n'est que l'envers de la force. Les mots "péril" et "force" sont en
définitive présentés comme deux formulations de la même idée : l'amour
met Psyché en péril et la sauve - la met en péril pour la sauver. Le salut de
Psyché modifie radicalement la signification du mythe de l'Eden ; Eve
sauvée efface la faute originelle et la malédiction des hommes : "Dieu dit
aussi à la femme : Je vous affligerai de plusieurs maux pendant votre
grossesse ; vous enfanterez dans la douleur. (...) Il dit ensuite à Adam : (...)
la terre sera maudite à cause de ce que vous avez fait, et vous n'en tirerez de
quoi vous nourrir pendant toute votre vie qu'avec beaucoup de travail."
(Genèse, III, 16 et 17) xiii.
Loin d'être "maudite", la terre que décrit le poème a "des versants
fertiles en princes et en artistes" (v. 5) : la malédiction qui oblige l'homme à
travailler se retourne en bienfait, puisqu'elle engendre la poésie même,
représentée, de façon métonymique, par les "princes" et les "artistes" - sous
l'Ancien Régime, le prince protecteur permet à l'artiste d'exercer son art. La
fertilité est attribuée à la terre, au travail ; l'enfantement, auquel renvoient la
"descendance" et la "race" (la descendance est l'ensemble des descendants
limité à la famille, la race, une descendance élargie à l'échelle de
l'humanité), engendre, lui, la mort, infligée - les "crimes" - ou subie - les
"deuils" (v. 7). Mais il s'agit du cycle même de la vie, de la naissance à la
mort : l'éternité est perdue.
Aussi "le monde" (v. 7) reçoit-il, comme le verbe "aimer" (v. 4), un
attribut ambivalent : "le monde votre fortune et votre péril". Le mot "péril",
dont c'est la seconde occurrence, souligne le chiasme entre les vers 7 et 4 :
"aimer" est "le péril ou la force de Psyché". A la "force" de Psyché répond la
"fortune", c'est-à-dire le hasard qui dispense les biens et les maux ; "et"
remplace "ou", manifestant, peut-être, la dualité qui caractérise l'homme
déchu : ce qui n'était qu'un devient duel. Mais, si le monde des hommes est
une version dégradée de l'Eden, sa structure n'en est pas moins la même,
comme le montre l'identité syntaxique des vers 4 et 7. La malédiction
qu'entraîne la faute originelle se retourne en pouvoir, puisqu'elle donne
naissance à la poésie, assimilée, dans le vers 8, à un "labeur" - labeur de
l'homme qui travaille la terre, labeur de la femme "en travail", c'est-à-dire
dans les douleurs de l'enfantement. La lecture métaphorique du mot "labeur"
est confirmée par son sens technique : un "labeur", dès le XVIIIe siècle,
désigne, dans le vocabulaire de l'imprimerie, un travail de composition et
d'impression important. "Ce" labeur désigne donc par cataphore, comme le
suggère Pierre Brunel, les "calculs" et les "impatiences" évoqués dans la
suite du vers, mais aussi la poésie, dont l'histoire se confond avec celle de
l'humanité - voire le poème lui-même, point d'aboutissement de cette
histoire.
"A présent", le labeur est "comblé" : le récit de l'histoire de
l'humanité aborde - après l'Eden et l'entrée dans les temps historiques - une
troisième période, dans laquelle le présent de l'énonciation se trouve pris.
"Combler", qui signifie au sens étymologique "remplir en accumulant",
donne ici l'impression d'un achèvement, au niveau de l'énoncé comme à
celui de l'énonciation : l'ère de la malédiction est close, et le récit des
origines prend fin. Les "calculs" de l'un et les "impatiences" de l'autre - ce
sont deux modalités du "labeur" - ont donc atteint leur but : le révolté
("impatience" est formé à partir du verbe latin pati, "subir, endurer" ;
l'impatient est donc celui qui refuse de se résigner) et l'utopiste ("calculer",
c'est, au sens étymologique encore, "déterminer, à l'aide d'opérations sur des
nombres donnés, un nombre que l'on cherche", donc chercher l'inconnu à
partir du connu, l'idéal à partir du réel) ont produit un même résultat. Ces
deux rôles sont déjà esquissés dans "Dimanche" ("Jeunesse", I) :
l'énonciateur du poème laisse, brièvement, "les calculs de côté", tandis que
les "desperadoes languissent après l'orage, l'ivresse et les blessures". Les
deux pronoms "toi" renvoient donc aux acteurs de la section précédente de
"Jeunesse", montrant ainsi que le "labeur" est "comblé" dans l'histoire, mais
aussi dans le texte.
Pierre Brunel propose de lire "ne sont plus que..." (v. 9) comme un
équivalent d' "Il n'y a plus que...". Dans l'ère nouvelle qui s'amorce - et dans
la fin du poème -, il n'y a plus que "votre danse et votre voix, non fixées et
point forcées" (v. 10). La malédiction qui associait le travail à la souffrance
prend fin : la danse et la voix sont des signes du corps, des indices de la
présence ; mais les corps eux-mêmes sont, d'une certaine manière, absents.
Aussi danse et voix ne sont-elles pas "fixées" : ces manifestations de la
subjectivité se détachent de tout individu particulier pour exister en elles-
mêmes, se contentant de signifier la subjectivité. C'est, en définitive, la
suprématie idéologique de la personne qui prend fin : la "poésie objective"
que Rimbaud appelle de ses voeux dans la lettre qu'il adresse à G. Izambard
en mai 1871 trouve ici une application. "C'est faux de dire : Je pense : on
devrait dire on me pense", écrit Rimbaud dans la même lettre ; de façon
significative, "votre danse et / votre voix" (v. 9 et 10) deviennent, à la fin du
poème, "la danse / et la voix" (v. 13 et 14).
Si le révolté et l'utopiste ont engendré, par leur "labeur", "la danse et
la voix", c'est parce qu'ils ont contribué à faire naître une "humanité
fraternelle et discrète" (v. 12) : l'ère de la poésie objective se confond avec
l'avènement d'une république idéale où les individus soient à la fois unis -
l'humanité est désormais "fraternelle" - et divisés - "discret" est issu du latin
discretus, "divisé, séparé" -, étroitement solidaires et absolument singuliers.
Ils se dégagent ainsi de l'indétermination de l'espèce impliquée par le mot
"Homme ", tout en créant - à l'instar d'Eros - une cohésion nouvelle : la
"fratern(ité)" universelle qu'évoque le vers 12 annule la "descendance" (v.
6), marquée du sceau de la malédiction divine. En cela, "l'événement" de la
danse et de la voix, c'est-à-dire leur façon d'advenir, est "double" (v. 10) :
engendrées par les "impatiences" et les "calculs", dont l'antinomie s'abolit,
elles associent poétique et politique.
Si l'univers est désormais "sans images" (v. 13), c'est peut-être au
sens rhétorique du terme : l'image évoque une réalité différente de celle à
laquelle renvoie le sens propre. Or, le "présent" que décrit le poème annule
la distinction entre sens propre et sens figuré : "la force et le droit
réfléchissent la danse / et la voix à présent seulement appréciées" (v. 13 et
14). L'abstrait réfléchit le concret, dans un jeu de miroir où l'image devient
la chose même. Cette "force" positive - celle que le vers 4 attribue à Psyché
- ne se confond pas avec le pouvoir de contraindre auquel renvoie le
participe "forcées" (v. 10) : elle est l'envers du "droit", comme la "danse" et
l'envers de la "voix".
La locution "à présent" ne se réfère pas, on le voit, au présent de
l'énonciation : elle dessine les contours de ce que devrait être le présent si
l'histoire avait un sens - et rejette, par là même, la réalité présente du côté du
simulacre : "Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En
tout cas, rien des apparences actuelles." ("Jeunesse", IV). Le réel est, en
définitive, dans la poésie.

TEXTE 3 : Jacques Prévert, Paroles, "Le message" (1949)

La porte que quelqu'un a ouverte


La porte que quelqu'un a refermée
La chaise où quelqu'un s'est assis
Le chat que quelqu'un a caressé
Le fruit que quelqu'un a mordu
La lettre que quelqu'un a lue
La chaise que quelqu'un a renversée
La porte que quelqu'un a ouverte
La route où quelqu'un court encore
Le bois que quelqu'un traverse
La rivière où quelqu'un se jette
L'hôpital où quelqu'un est mort.

(Oeuvres complètes, éd. de D. Gasiglia-Laster et A. Laster, Gallimard,


"Bibliothèque de la Pléiade", Tome I, 1992, p. 122)

COMMENTAIRE DU TEXTE 3

"Le message" figure dans Paroles, recueil de Jacques Prévert paru en


1949. Il se situe entre deux poèmes qui, comme lui, associent structure
anaphorique et narration implicite. Le précédent, "Premier jour", raconte une
naissance qui aboutit à une mort en juxtaposant dix vers construits sur le
même modèle syntaxique - un groupe nominal relié à un second par la
préposition "dans" :

Des draps blancs dans une armoire


Des draps rouges dans un lit
Un enfant dans sa mère
Sa mère dans les douleurs
(...)

Le suivant, "Fête foraine", qui évoque lui aussi le "sang" de la vie et


de la mort, est construit sur l'anaphore de l'adjectif "Heureux" :

Heureux comme la truite remontant le torrent


Heureux le coeur du monde
Sur son jet d'eau de sang
(...).
Le poème décrit une fête funèbre : les conscrits qui "vis(ent) le coeur du
monde / En éclatant de rire" devant le "stand de tir" anticipent leur propre
mort. Le texte s'organise autour de l'événement narratif que constitue le
remplacement de "Heureux" par "Malheureux" :

Malheureux les conscrits


Devant le stand de tir
Visant le coeur du monde
Visant leur propre coeur
(...).
Entre ces deux poèmes dont l'un évoque la mort en couches et l'autre
la mort à la guerre, "Le message" évoque, lui aussi, une mort, dont les
circonstances restent indéterminées : s'agit-il de la mort d'un individu ou de
plusieurs ? Le poème se compose de douze vers construits sur le même
modèle : un nom désignant un objet (les objets sont d'ailleurs en nombre
réduit, puisque "la porte" apparaît trois fois et "la chaise" deux fois)
constitue l'antécédent d'un pronom relatif ("que", "où") qui introduit une
subordonnée débutant par le pronom indéfini "quelqu'un". Rien, sinon la
logique narrative implicite du poème, ne permet d'affirmer que ce pronom
désigne toujours le même individu. Il signifie avant tout négativement :
"quelqu'un" désigne un être humain indéterminé qui n'est pas "moi". Le
poème se construit donc sur un refus : celui de la poésie subjective centrée
sur le "moi".
Le poème procède à une énumération d'objets : "la porte", "la
chaise", "la lettre", etc. Il crée ainsi un "effet de liste" (Ph. Hamon) qui
correspond davantage à la définition de la description qu'à celle du récit.
Mais l'ordre des vers - et par conséquent l'ordre d'apparition des objets -
suggère une succession d'actes : un récit implicite se construit, qu'il
appartient au lecteur de déchiffrer. Le poème est composé de vers libres qui
comptent de sept à neuf syllabes. A l'intérieur de ce cadre rythmique, les
variations font sens : le premier vers de sept syllabes correspond au moment
du drame (la lecture de la lettre), et souligne donc la logique narrative de
cette description.
"Le message" s'attaque donc aux deux impératifs idéologiques
auxquels est soumise la poésie du XXe siècle : le refus du récit et le refus du
"moi". Mais le poème réintroduit logique narrative et subjectivité à
l'intérieur de cette poésie ostensiblement "objective" : comme pour prévenir
les contresens dont peur faire l'objet la formule de Rimbaud, Prévert montre
ici que la poésie objective refuse moins la subjectivité que ses
manifestations traditionnelles (le "moi") ; cette redéfinition de la subjectivité
implique un transfert du récit sur le plan de l'énonciation. Les objets
énumérés dans le poème sont en effet définis par l'action qu'un sujet a
exercée sur eux : les relatives deviennent déterminatives. Si les actions n'ont
pas lieu dans le poème (les verbes, rejetés dans les subordonnées, sont
principalement au passé composé), leur effet s'y prolonge : les objets
semblent garder la trace de l'action exercée sur eux, et la subjectivité se
manifeste dans cette empreinte laissée sur l'inanimé. Cette poésie nominale
décrit, en définitive, la résonance d'une subjectivité dans les choses, et dans
les noms qui désignent les choses. Le poème met en effet la poésie en
abyme : son titre, "Le message", et l'objet qui déclenche le drame, la "lettre"
(v. 7), renvoient à la poésie même et à son effet - à son action - sur le
lecteur.

Dans le premier vers, l'article défini - "la porte" - est rendu


nécessaire, d'un point de vue syntaxique, par la subordonnée relative : parmi
les multiples référents du nom, la relative en sélectionne un ; l'objet est
défini par l'action exercée sur lui : "que quelqu'un a ouverte". Mais cette
détermination n'en est pas une : l'action répond en effet à l'usage normal de
l'objet. L'emploi du passé composé implique par ailleurs un repère temporel
centré sur le présent, et par conséquent la présence implicite d'un "je"
(l'énonciateur du poème, qui observe l'empreinte du drame sur les objets).
Le récit s'ébauche dans le deuxième vers : la porte est "refermée", donnant
au lecteur l'impression que les actes s'enchaînent selon une logique
chronologique. Cette ouverture et cette fermeture, dans l'incipit du poème,
posent le principe d'un lieu clos : un personnage entre dans une maison qui
n'est nulle part nommée, en même temps que le lecteur entre dans un récit
que le poème ne fait pas.
A l'intérieur de ce lieu clos - maison ou poème -, apparaît un nouvel
objet, banal : une "chaise". Sur cette chaise, "quelqu'un s'est assis" : l'action
est à nouveau déterminée par l'usage normal de l'objet. Comme "Déjeuner
du matin" - "Il a mis le café / Dans la tasse / Il a mis le lait / Dans la tasse de
café / Il a mis le sucre / Dans le café au lait / (...)" (Paroles, p. 102) -, "Le
message" représente la normalité avec tant de minutie qu'elle perd son
caractère familier pour devenir oppressante, laissant affleurer le désespoir
ordinaire de ceux qui en sont prisonniers. L'action de s'asseoir met un terme
à la première étape du récit : le mouvement de l'extérieur vers l'intérieur
s'achève par l'immobilité. L'action se concentre désormais dans une sphère
étroite - celle que circonscrivent les gestes du personnage assis -, ce qui
accroît l'effet symbolique de chaque détail.
Les trois vers suivants enchaînent trois actes silencieux : caresser le
chat, mordre le fruit, lire la lettre. Le salut distrait au chat suggère qu'il est le
seul habitant de la maison, ce qui produit une impression de profonde
solitude. Aucune parole n'est prononcée, aucun acte de langage n'est
narrativisé : un silence étouffant enveloppe la scène, qui renvoie à la même
banalité familière que le vers précédent. Les vers 5 et 6 riment entre eux : la
voyelle finale de "lue" fait écho à celle de "mordu". La rime, pauvre,
suggère une liaison symbolique entre les deux actes.
L'emploi transitif du verbe "mordre" - mordre un fruit, au lieu de
mordre dans un fruit - empreint l'acte, banal, de croquer un fruit d'une
violence inattendue. Il favorise la lecture mythique de l'événement : le vers 5
renvoie, sur le mode parodique, au mythe du péché originel (Adam et Eve
goûtant au fruit défendu de l'arbre du savoir). Cette dimension intertextuelle
est confirmée par la liaison du vers 5 avec le vers 6 : "La lettre que
quelqu'un a lue". Le personnage a accès, par la "lettre", à un savoir dont la
suite du récit montre qu'il est dangereux. Or, la lettre est, comme la poésie,
de l'ordre de l'écrit : l'écriture poétique donne accès à un savoir d'ordre
moral (l'arbre dont Adam et Eve goûtent le fruit donne accès à la
connaissance du bien et du mal) qui arrache son détenteur à la normalité
rassurante du quotidien ; elle peut, en cela, générer la mort.
Un renversement narratif s'opère au vers suivant : "La chaise que
quelqu'un a renversée". Pour la première fois, l'acte ne correspond pas à
l'usage normal de l'objet : celui qui était assis s'est levé brusquement,
entraînant la chute de la chaise - et la Chute du sujet moral. Le poème refuse
ici le vocabulaire de l'émotion : la violence intérieure est manifestée par la
violence à l'égard de l'objet. Du contenu de la "lettre", le lecteur ne saura
rien : le drame réside dans l'événement même de la lecture, dans l'accès au
savoir. Ce renversement narratif inaugure une troisième étape du récit, qui
se construit comme l'inversion de la première : la porte qui a été "ouverte" et
"refermée" au début du poème est à nouveau "ouverte" ; le personnage sort
de l'espace clos où a eu lieu le drame, dont les conséquences vont désormais
se déployer à l'extérieur.
Le vers suivant est marqué par un changement de temps, que la
structure répétitive du poème dramatise ; le présent remplace le passé
composé : "La route où quelqu'un court encore". Ce présent se confond avec
le présent de l'énonciation, comme le suggère l'adverbe "encore". Mais c'est
un présent sans borne, sans limite, qui se distend jusqu'à englober l'éternité.
"La route" est, à jamais, celle "où quelqu'un court" sans destination (le verbe
"courir" ne reçoit aucun complément). Elle pose, spatialement, la question
du sens : celui qui y "court" est poussé par l'urgence, mais ne sait où il va.
Réactivant l'origine étymologique du mot - "route" provient, par ellipse, du
latin via rupta , "voie ouverte" -, le sujet tente de se frayer un chemin dans
l'univers opaque dont la lecture de la "lettre" lui a donné l'intuition : la route
n'a d'autre fonction que de l'aider à "traverse(r)" le "bois", lieu d'ombre et
d'obstacles.
Les lieux évoqués par le poème - la "route", le "bois", la "rivière" -
ne sont pas sans rappeler les espaces initiatiques des contes de fées ;
l'emploi systématique de l'article défini les érige en lieux purement
symboliques. Le "bois" est traversé comme doit l'être une épreuve - il ne
constitue pas, lui non plus, une destination -, et la "rivière" apparaît comme
l'endroit d'une résolution : on s'y "jette", pour mourir ou pour renaître.
Mais qui s'y jette ? Celui qui a écrit la lettre, et qu'il s'agit de sauver ?
Celui qui l'a lue et veut se suicider ? Le poème laisse ouvertes ces
différentes possibilités narratives - celle du salut comme celle du néant.
Elles coexistent, et il n'y a pas lieu de choisir entre elles, puisque le poème
ne permet pas le décryptage ; le lecteur doit se contenter de formuler des
hypothèses, dans la mesure où le poème, comme son titre l'indique par
antiphrase, se refuse à délivrer un "message".
Le récit s'achève par la mort - celle du sujet comme celle du récit lui-
même, puisque le poème arrive à son terme : "L'hôpital où quelqu'un est
mort". Est-ce celui qui s'est jeté dans la rivière qui est mort ? Ou bien le
suicide est-il, au contraire, une réaction à la nouvelle de la mort d'un autre, à
l'hôpital ? L'hôpital, lieu de la guérison, rend l'issue ambivalente : une
tentative de rédemption a échoué. Le fait que ce vers, le dernier du poème,
suive trois vers au présent permet d'interpréter "est mort", soit comme un
passé composé (dans ce cas, la mort est un événement ponctuel), soit
comme une tournure attributive au présent : le fait d'être mort dure
indéfiniment. Cette association oxymorique de l'"être" et de la "mort" définit
la poétique du recueil, dont Prévert écrit les textes entre 1930 et 1944.
Ce poème met en oeuvre une technique quasi cinématographique ;
rappelons que Prévert a participé à l'élaboration de plusieurs films, de
Marcel Carné notamment. Il multiplie les "plans fixes" sur des objets
désertés et des lieux indéfinis : la subjectivité subsiste à l'état de trace
sensible dans un univers dont le sujet n'est plus le centre ; la poésie, elle
aussi, se décentre, inscrivant dans l'objet la quête de l'humain.

i
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, XIII, "Le Lac" ; Pierre de Ronsard, Odes,
Livre I, XVII, "A sa maîtresse".
ii
Gérard Genette analyse la genèse du concept de lyrisme dans Introduction à l'architexte,
Le Seuil, coll. "Poétique", 1979.
iii
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, VIII (La Poésie ), trad. fr., Aubier, p. 129.
iv
Victor Hugo, Préface de Cromwell, Laffont, coll. "Bouquins", 1985, Tome "Critique", p.
5.
v
L'abbé Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un seul principe, 1746, rééd. Slatkine, p. 243.
vi
Guillevic, Terraqué, "Poésie / Gallimard", 1968, p. 32.
vii
Karlheinz Stierle, "Identité du discours et transgression lyrique", Poétique, n° 32, Le
Seuil, 1977.
viii
Nous reprenons ici la distribution proposée par P. Brunel (Rimbaud, Poésies complètes,
Le Livre de Poche, 1998).
ix
Hugo Friedrich, Montaigne, trad. fr., Gallimard, "Tel", 1968, p. 166.
x
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, "A Elvire".
xi
Cette idée est développée par Yves Vadé dans "L'émergence du sujet lyrique à l'époque
romantique", Figures du sujet lyrique, textes réunis par D. Rabaté, PUF, "Perspectives
littéraires", 1996.
xii
Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, trad. fr., Editions Sociales,
1957.
xiii
La Bible, trad. de Lemaître de Sacy, Robert Laffont, coll. "Bouquins", 1990, p. 9.
C HAPITRE 2
Le sujet lyr ique

« J e » du poète, « je » du lecteur

Ce n'est pas Lamartine qui apostrophe le "lac", les "rochers muets",


les "grottes" et la "forêt obscure" du poème "Le Lac" ; ce n'est pas Ronsard
qui parle dans son ode. Un poème n'est pas une lettre, et le nom d'auteur qui
s'inscrit sur la couverture du recueil ne vaut pas pour une signature : au seuil
du poème commence la fiction. Qui parle, alors, dans le poème ? Posée en
ces termes, la question est sans réponse. Elle sous-entend que le poème est
un objet fini dont on peut énumérer les propriétés, au nombre desquelles
figurerait l'identité de l'énonciateur au même titre que le mètre choisi ou les
temps employés. Or, si un poème est bien un texte dont on peut décrire le
fonctionnement rythmique et syntaxique, c'est aussi un acte de
communication, et cela à plusieurs niveaux. Comme tout texte littéraire, il
s'adresse à un public : le lecteur est son destinataire. Mais, à la différence du
roman ou du théâtre, il prend la forme d'un discours à la première personne :
l'acte de lecture fait se rencontrer deux "je", celui qui parle et celui qui lit,
radicalement différents l'un de l'autre, et parfois distants de plusieurs siècles.
L'un se confond pourtant avec l'autre, puisque le discours poétique implique
un acte d'énonciation (MARGE 1) : il s'actualise dans la mesure où le
lecteur lui prête voix, dans l'exercice oral de la récitation comme dans la
lecture à bouche fermée - alors que le discours du personnage dramatique
est assumé par la voix du comédien qui l'interprète, et que le narrateur du
roman prend, au contraire, le lecteur pour interlocuteur. Le lecteur,
destinataire du poème, est aussi à la source de son énonciation - ou, du
moins, de sa réénonciation, en l'absence de laquelle le texte reste lettre
morte.
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MARGE 1 : L'énonciation
"L'énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte
individuel d'utilisation. (...) En tant que réalisation individuelle,
l'énonciation peut se définir, par rapport à la langue, comme un procès
d'appropriation." (E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 2, p.
80 et 82).
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La question de l'identité du "je" lyrique ne peut recevoir de réponse


hors de ce dialogue complexe avec le lecteur. Confronté à un "je" poétique
d'autant plus différent du sien qu'il fait référence à des éléments
autobiographiques, le lecteur se voit cependant investi de la responsabilité
énonciative de son discours : le poète lyrique ne dit "je" que dans la mesure
où un autre le dit pour lui.
L'hypothèse de Michel Zinc, dans La Subjectivité littéraire i, est que
le chant, qui caractérise la poésie lyrique à son origine, favorise la
réappropriation du discours par son interprète. Parce qu'il engage le corps -
voix, respiration, posture -, le chant permet peut-être en effet au chanteur
d'investir, de façon quasi instinctive, la subjectivité que construit le
discours. Le passage d'une poésie chantée à une poésie écrite et faite pour
être lue, phénomène que l'on peut dater de la seconde moitié du XIIIe siècle,
entraverait donc le processus d'identification au "je" lyrique. Et, de fait, le
XIIIe siècle est à la charnière de deux esthétiques : la poésie courtoise,
"poésie de la formalisation rhétorique et de la généralisation éthique" (M.
Zinc), se caractérise par son impersonnalité - et favorise, par là même, la
réappropriation du discours par son interprète ; elle coexiste, au XIIIe siècle,
avec de nouvelles formes poétiques, qui ne sont plus destinées à être
chantées mais simplement dites, et qui se fondent au contraire sur
l'individualisation du discours. La poésie de Rutebeuf, par exemple,
multiplie les détails et les anecdotes autobiographiques visant à construire
un "je" singulier. La disparition de la musique coïncide avec cette
individualisation, à l'origine, selon Michel Zinc, d'une transformation
radicale du rapport du récitant ou du lecteur au "je" du poète : le lecteur
serait désormais tenu à distance, confronté à un individu auquel il ne
pourrait s'identifier.
Il faut nuancer cette hypothèse : si la poésie lyrique n'est plus
chantée, elle se donne pour une parole - le métatexte se référant d'ailleurs
plus souvent à l'oral (chant, murmure, cri) qu'à l'écrit. Aussi fait-elle
constamment osciller le lecteur entre les deux pôles de la distance et de
l'assimilation. En tant que parole, elle exige d'être réénoncée, invitant ainsi
le lecteur à prendre le "je" du poète pour le sien. Le fonctionnement du
pronom personnel "je", qui désigne celui qui le profère, implique d'ailleurs
nécessairement le lecteur dans le discours lyrique ; cela, parce que ce
discours n'est pas explicitement attribué à un personnage, comme c'est le cas
dans le théâtre ou le roman, mais qu'il rompt le silence sans transition,
jaillissement inespéré d'une voix. Mais, en même temps, la subjectivité de
ce discours relègue le lecteur au rang de simple témoin, d'altérité radicale.
C'est dans cette tension même que se construit la spécificité du discours
lyrique.

Le sujet r éel

Il n'est bien évidemment pas question de nier la dimension


autobiographique, et donc personnelle, de la poésie lyrique. La date qui
coupe le recueil des Contemplations en deux, "4 septembre 1843", est la
date de la mort de la fille de Victor Hugo, Léopoldine. "Hauteville House",
où sont censés avoir été écrits nombre de poèmes du même recueil, est le
nom de la maison où Hugo a réellement vécu en exil sous le Second
Empire. Et Hélène de Surgères, dont le nom apparaît en toutes lettres sous la
plume de Ronsard - le sixième poème du Second Livre des sonnets pour
Hélène s'achève sur un anagramme : "Voilà comme de nom, d'effet tu es
aussi / LE RE DES GENEREUX, Elène de Surgères" -, a bel et bien existé.
Le "je" qui dit le poème se présente donc comme un individu unique,
doué d'une biographie jalonnée de dates, de lieux, de noms propres. Le
lecteur semble ainsi tenu à distance, rejeté hors du poème qu'il est censé
réénoncer.
"Le Mariage de Rutebeuf" joue davantage encore de la confusion
entre poète et auteur, puisque le nom de l'auteur figure dans le titre même du
poème. Celui-ci propose une véritable confession :

(...)
j'ai épousé une femme
que je suis seul capable d'aimer et d'apprécier,
et qui était pauvre et misérable
quand je l'ai épousée.
Quel beau mariage,
car je suis maintenant aussi pauvre et misérable
qu'elle!
Elle n'est même pas avenante ni belle,
elle a cinquante ans dans sa corbeille,
elle est maigre et sèche :
je n'ai pas peur qu'elle me trompe. ii

Mais cette anecdote personnelle prend un tout autre sens si l'on


considère l'ensemble de l'oeuvre de Rutebeuf. Le début de "La Complainte
de Rutebeuf" (MARGE 2) est également autobiographique, mais la vie à
laquelle le poème fait référence est moins celle que le poète a vécue que
celle qu'il a racontée - et donc construite - dans les poèmes antérieurs.
L'autobiographie est ici intertextuelle :

Nul besoin de vous rappeler


la honte dont je me suis couvert,
car vous connaissez déjà l'histoire,
comment
j'épousai récemment ma femme,
qui n'était ni belle ni avenante.
(...)
Ecoutez donc,
vous qui me demandez des vers,
quels avantages j'ai retirés
du mariage. iii

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MARGE 2 : Complainte
Poème de forme libre (rimes plates ou strophes) et de tonalité triste.
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La reprise des mêmes termes d'un poème à l'autre (gente ne bele,


dans "Le Mariage de Rutebeuf" ; bele ne gente, dans "La Complainte de
Rutebeuf") a pour fonction de signaler au lecteur que les textes renvoient à
d'autres textes, et non au réel : les poèmes ne racontent pas la vie de
Rutebeuf - dont on sait d'ailleurs peu de choses -, mais construisent une
figure de poète qui s'oppose point par point à celle du poète courtois. Celui-
ci est du côté de la grandeur, poétique, sociale et amoureuse ; celui-là, du
côté de la petitesse : aux modèles rhétoriques du discours amoureux, il
substitue l'anecdote ; il est "pauvre et misérable" ; et son amour va à une
femme laide, "maigre et sèche". Une esthétique s'oppose à une autre. La
dimension autobiographique des textes est un leurre, qui participe d'un
dispositif énonciatif destiné à contrer la tradition courtoise.

Le per sonnage du poète

De la même façon, le récit de la naissance de la vocation poétique,


qui semble devoir singulariser radicalement le sujet lyrique - l'auteur du
texte que le lecteur a sous les yeux raconte comment il est devenu auteur, et
quel cheminement personnel l'a amené à produire ce texte -, est toujours un
récit mythique : c'est un véritable topos lyrique (MARGE 3). Le récit qui
devrait sceller la singularité du moi n'est en définitive qu'un modèle
rhétorique qui permet au poète de s'inscrire dans la tradition lyrique.
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MARGE 3 : Topos
Ce mot grec signifie la "région", le "lieu". Il désigne par ailleurs un lieu
commun, un développement en rhétorique, le thème d'un discours. C'est en
ce sens qu'il est employé en français.
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Lorsque Rimbaud, dans "Les Poètes de sept ans" iv, évoque la mère
du poète qui, "satisfaite et très fière", ne voit pas que l'âme de son enfant est
"livrée aux répugnances", il fait remonter l'exil intérieur du poète aux
origines mêmes de son histoire familiale. Il semble ainsi ancrer sa vocation
poétique dans un passé intime, inaliénable. Mais Baudelaire construit la
même fiction avant lui : Les Fleurs du mal dressent le portrait d'une mère
"épouvantée et pleine de blasphèmes" ("Bénédiction") lorsqu'elle comprend
qu'elle a mis au monde un poète. La référence à l'enfance n'est pas ici au
service d'un projet autobiographique : elle sert à montrer que l'exil social du
poète n'est que l'autre face d'un exil intime, que la sphère privée n'est pas
moins atteinte que la sphère publique par le refus de la singularité ; le poète
est seul, au sein de sa famille comme au sein de la société, parce qu'il récuse
normes et modèles. Manifestant sa répugnance pour les valeurs en vigueur,
l'enfant décrit dans "Les poètes de sept ans" s'entête à s'enfermer dans "la
fraîcheur des latrines" et fait des "romans" en s'aidant de "journaux
illustrés". Ces détails ont une résonance moins personnelle que symbolique :
Louis Aragon raconte à son tour qu'enfant, il écrivait sur les murs des
cabinets et pastichait dans ses romans la littérature d'aventure proposée par
les journaux illustrés v. Le refus d'une poésie régie par les codes hérités du
passé génère le motif, provocateur, d'une poésie née dans les latrines.
C'est donc au moment où il semble affirmer avec le plus de force sa
singularité que le poète lyrique rompt radicalement avec le caractère
personnel de l'écriture : le récit de la naissance de la vocation poétique,
censé faire retour sur une expérience unique, puise ses images dans la
mémoire collective. C'est le personnage archétypal du poète qui se construit
ainsi, et non l'auteur qui exprime sa subjectivité : sujet du poème et individu
réel se scindent définitivement. Le souci que manifestent ces récits de
construire une figure de poète au centre du recueil s'explique, au moins en
partie, par l'absence de critères formels permettant d'identifier la poésie
lyrique comme genre (voir le chapitre 1). Le caractère auto-référentiel du
discours lyrique - les textes construisent la figure d'un poète au travail ou en
manque d'inspiration, font retour sur les conditions matérielles de l'écriture,
etc. - compense ce manque : la cohésion du recueil est assurée par la
récurrence, de poème en poème, d'un "je" censé énoncer l'ensemble du
discours poétique.
Il arrive pourtant que le poète se proclame "sincère". De la sincérité
de qui s'agit-il, dans ce cas ? Un personnage ne peut mentir : la fiction est
l'autre versant du réel ; le mensonge, lui, s'oppose à la vérité, catégorie qui
ne s'applique qu'à un sujet énonciatif réel. Pour mentir, il faut déguiser ses
intentions ou ses pensées secrètes, pensées et intentions dont le personnage
fictif est absolument dépourvu : il n'existe que dans les mots qui le
décrivent ou qui lui sont attribués.
Les premiers sonnets des Regrets installent, au seuil du recueil, un
"je" qui affirme la sincérité de la poésie qu'il compte écrire : "Je me plains à
mes vers, si j'ay quelque regret, / Je me ris avec eulx, je leur dy mon secret, /
Comme estans de mon coeur les plus seurs secretaires" (I) ; "Je me
contenteray de simplement escrire / Ce que la passion seulement me fait
dire" (IV) ; "Ceulx qui veulent flater, feront d'un diable un ange : / Moy qui
suis malheureux, je plaindray mon malheur" (V). La diversité thématique
des textes ultérieurs est englobée par avance dans un projet unificateur ; au
centre de ce dispositif, le "je" poétique annonce un discours intime, sincère,
qu'en définitive il n'écrit pas - ce discours est seulement projeté, théorisé,
légitimé. Il s'agit moins, en effet, pour Du Bellay, d'écrire "ce que la passion
seulement (lui) fait dire" que de revendiquer le droit, pour les poètes, de se
dégager des grands modèles rhétoriques (la fureur sacrée du poète habité par
la Muse) afin de leur substituer une poétique nouvelle, fondée sur
l'appréhension individuelle du réel dans ce qu'elle peut avoir d'incertain,
d'hésitant, de contradictoire. La sincérité revendiquée s'oppose, non au
mensonge, mais au formalisme de l'ode à la gloire des grands ou des dieux.
Trois siècles plus tard, l'énonciateur de "Namouna" s'enorgueillit de
sa "franchise" sur le mode parodique :

(...)
Diable! j'ai du malheur, - encore un barbarisme.

On dit mahométisme, et j'en suis bien fâché.


Il fallait me lever pour prendre un dictionnaire,
Et j'avais fait mon vers avant d'avoir cherché.
Je me suis retourné, - ma plume était par terre.
J'avais marché dessus, - j'ai soufflé, de colère,
Ma bougie et ma verve, et je me suis couché.

Tu vois, ami lecteur, jusqu'où va ma franchise.


Mon héros est tout nu, - moi, je suis en chemise.
Je pousse la candeur jusqu'à t'entretenir
D'un chagrin domestique. - Où voulais-je en venir ? vi

Le vers adressé au lecteur est à prendre au pied de la lettre : la


"franchise" du poète ne peut s'exercer que dans des limites restreintes, celles
du retour sur les conditions matérielles de l'écriture. Quant à l'objet même
du discours, il échappe à la catégorie de la sincérité : celle-ci est
revendiquée dans le cadre d'une digression assumée comme telle ("Où
voulais-je en venir ?").

Sujet et individu

L'approche critique consistant à confondre le sujet lyrique avec la


personne réelle de l'auteur, et à vérifier l'exactitude biographique de tous les
détails du poème, est donc un véritable contresens. Comme l'explique D.
Combe, chaque fois qu'il dit "je", le poète assume toute la tradition de la
poésie lyrique, "de sorte que, s'élevant à une certaine universalité, il désigne,
outre sa propre personne, celle du Poète archétypique, devenu le personnage
d'une fiction allégorique de la création poétique" vii.
S'acharner à trouver une origine biographique - ou, faute de mieux,
une explication psychanalytique - au moindre détail conduit nécessairement
à constater l'inexactitude, ou au moins la gratuité, de certains éléments du
poème. Cela revient à donner à ce dernier le statut d'un procès-verbal de la
conscience : le poème aurait charge d'exprimer le plus fidèlement possible
des sentiments qui existeraient hors de lui et avant lui, dans la conscience -
ou, selon les époques, dans l'âme ou dans le coeur - de l'individu.
Le langage poétique ne serait donc pas de l'ordre de la création, mais
de la simple formulation - et le langage lui-même serait un outil indifférent
à son objet. Or, de même que les instruments de mesure des physiciens
modifient, de manière au moins infinitésimale, le réel qu'ils sont censés
enregistrer, le langage agit sur les sentiments qu'il est censé exprimer : il les
transforme en mots, les plie aux règles de la syntaxe, les soumet aux
catégories de la logique - bref, il les réinvente. L'expression des sentiments
est, à tout prendre, une fiction : l'amour exprimé dans le poème n'existe pas
hors de son expression même.
De la même façon, le "je" lyrique s'affranchit de toute dépendance à
l'égard du "moi" de l'auteur dans la mesure même où il est langage - "Je est
un autre", écrit Rimbaud. La lettre à Paul Demeny dont est extraite cette
formule pose clairement le problème :

On n'a jamais bien jugé le romantisme ; qui l'aurait jugé ? Les


critiques!! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson
est si peu souvent l'oeuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et
comprise du chanteur ?
Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien
de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma
pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la
symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient
d'un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la
signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de
squelettes qui, depuis un temps infini,! ont accumulé les
produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les
auteurs! viii

Le poème n'est pas l'expression d'une pensée qui lui préexisterait : le


poète "assiste à l'éclosion de (sa) pensée" dans l'acte même d'écrire. Une
poésie purement expressive - c'est-à-dire qui se borne à mettre en mots une
pensée déjà comprise - est bien une oeuvre, au sens où elle est le résultat
d'un travail, mais elle ne renvoie qu'à son auteur ; la véritable poésie produit
au contraire son énonciateur, ne laissant à l'auteur que le loisir de
"regarde(r)" et d'"écoute(r)" ce double de lui-même, cette "figure du moi qui
se sépare pour parler", pour reprendre une expression de P. Albouy à propos
de la poésie de Hugo ix. Le sujet poétique est une fiction d'individu.
Aussi l'intimité que dit le poème lyrique n'est-elle pas celle de
l'auteur - ses joies et ses peines ont, somme toute, peu de chances
d'intéresser le lecteur -, mais celle d'une conscience anonyme. "La poésie,
c'est tout ce qu'il y a d'intime dans tout" x, écrit Hugo en 1822 ; et, si
Baudelaire considère Théophile Gautier comme le plus grand poète lyrique
de son siècle, c'est parce qu'il a " exprimé, sans fatigue, sans effort, toutes
les attitudes, tous les regards, toutes les couleurs qu'adopte la nature, ainsi
que le sens intime contenu dans tous les objets qui s'offrent à la
contemplation de l'oeil humain" xi.
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ENCADRE 1 : Victor Hugo, Littérature et Philosophie mêlées
"Certes, ce n'est pas nous qui répéterons les banalités convenues, ce n'est
pas nous qui exigerons que toutes souffrances peintes par l'artiste soient
constamment éprouvées par l'artiste, ce n'est pas nous qui trouverons
mauvais que Byron pleure dans une élégie et rie à son billard, ce n'est pas
nous qui poserons des limites à la création littéraire et qui blâmerons le
poète de se donner artificiellement telle ou telle douleur pour l'analyser dans
ses convulsions comme le médecin s'inocule telle ou telle fièvre pour l'épier
dans ses paroxysmes." (Littérature et Philosophie mêlées, "Ymbert
Galloix", Oeuvres complètes, Laffont, "Bouquins", 1985, Tome "Critique",
p. 203)
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Une fiction d'individu

Les détails autobiographiques contenus dans les poèmes ont donc


pour fonction de construire cette fiction d'individu : en tissant des liens entre
le réel (les éléments de la vie de l'auteur connus du public) et la fiction
(l'intimité construite par les poèmes), ils rendent cette dernière d'autant plus
vraisemblable.
Mais dans quel but ? Pourquoi donner l'apparence de la réalité à une
subjectivité illusoire, pourquoi favoriser volontairement la confusion entre
sujet lyrique et individu réel ?
La réponse se trouve dans le rapport complexe que le texte lyrique
entretient avec son lecteur : il s'agit de donner au lecteur, figure virtuelle que
vient actualiser chacun des individus qui se saisissent du recueil, l'illusion
qu'un individu réel évoque une expérience à laquelle il puisse comparer la
sienne. Cette communauté d'expérience est au fondement du pacte de
lecture lyrique : le sujet poétique renvoie le lecteur à son propre statut de
sujet, dans un jeu de miroir où l'identité s'expérimente dans l'altérité.
Paradoxalement, c'est en se donnant pour un individu singulier que le "je"
lyrique permet au lecteur de se découvrir son "semblable", son "frère" xii.
Cette problématique n'est pas nouvelle. Les poètes de la Renaissance
visaient le vraisemblable (ce qui paraît vrai à tous), et non la réalité (ce qui
est vrai pour un seul). Les poèmes de Ronsard appartenant au cycle Sur la
mort de Marie ont ainsi été écrits longtemps après la mort de Marie de
Bourgueil, que les exégètes ont identifiée comme le "modèle" du
personnage de Marie, et à l'occasion de la mort de Marie de Clèves,
maîtresse du roi Henri III : bien que l'on ne puisse faire abstraction du désir
probable de Ronsard de plaire au roi, le personnage dont le poète pleure la
perte ne se confond avec aucune des deux femmes, parce qu'il doit pouvoir
se confondre avec toutes. L'anecdote privée n'a de valeur, dans l'esthétique
du vraisemblable, qu'en tant qu'elle est exemplaire : elle doit révéler un
aspect de la nature humaine, et non une particularité individuelle. Or, la
"nature humaine" relève d'un imaginaire collectif structuré par les textes -
théologiques, philosophiques, poétiques. Pour paraître vrai, le poème doit
donc se conformer à une représentation du réel construite par d'autres textes
: la douleur que chante Ronsard doit, pour émouvoir le lecteur, entrer en
résonance avec la mémoire littéraire de ce dernier, tout en se présentant
comme une douleur réellement vécue. La fiction autobiographique a charge
de "naturaliser" un topos littéraire.

L' expér ience du r éel

Seule compte, en définitive, l'illusion d'une expérience réellement


vécue. Aussi les recueils dont l'énonciateur est entièrement fictif sont-ils
lyriques au même titre que ceux qui font référence à la vie réelle de l'auteur,
pour peu qu'ils représentent une subjectivité. Vie, Poésies et Pensées de
Joseph Delorme, de Sainte-Beuve, ou Les Poésies de A. O. Barnabooth, de
Valéry Larbaud, ont la particularité d'attribuer à leur énonciateur une
identité positive - Joseph Delorme et A. O. Barnabooth ont un nom -, alors
que la plupart des recueils lyriques, en ne fixant pas l'identité de leur
énonciateur, permettent au lecteur de lui attribuer par défaut celle de
l'auteur. Les uns et les autres produisent cependant le même effet de lecture,
dans la mesure où, dans tous les cas, le "je" lyrique est corrélé à un nom
propre : qu'il soit réel ou fictif, le nom circonscrit une identité singulière, et
fournit ainsi au sujet du poème l'ancrage individuel dont il a besoin pour
créer l'illusion du réel.
Certes, le nom de Victor Hugo produit davantage cette illusion que
celui de A. O. Barnabooth, et ce dernier côtoie celui de Valéry Larbaud,
alors que celui de Hugo apparaît seul ; mais ce jeu de dévoilement de la
fiction peut, en dernière analyse, avoir pour fonction de suggérer au lecteur
que le premier est un masque pour le second et ancrer ainsi le "je" lyrique de
façon d'autant plus convaincante dans le réel. C'est ce que laisse d'ailleurs
entendre l'un des premiers poèmes du recueil de Valéry Larbaud, "Le
masque" :

J'écris toujours avec un masque sur le visage ;


(...)
Oh, qu'un lecteur, mon frère, à qui je parle
A travers ce masque pâle et brillant,
Y vienne déposer un baiser lourd et lent
Sur ce front déprimé et cette joue si pâle,
Afin d'appuyer plus fortement sur ma figure
Cette autre figure creuse et parfumée.

Aussi l'hypothèse de Käte Hamburger, pour éclairante qu'elle soit,


peut-elle être discutée dans le détail. Renouant avec la tradition critique qui
renvoie le discours poétique à la personne même de l'auteur, cette
théoricienne allemande définit le lyrisme comme une énonciation réelle
(celle de l'auteur), par opposition au roman et au théâtre, qui représentent
des énonciations feintes (celles du narrateur et des personnages) xiii. Le rejet
du sujet lyrique hors de la fiction lui permet d'introduire dans son analyse la
catégorie de l'expérience (Erlebnis ) : le poème rendrait compte d'une
expérience réelle ; la douleur dite renverrait à une douleur vécue. K.
Hamburger ne méconnaît pas pour autant la dimension impersonnelle de la
poésie lyrique : pour elle, l'objet du poème est la vérité subjective de
l'expérience (le sentiment même de la douleur face à la mort), et non la
description exacte des conditions de cette expérience (tel deuil particulier).
Cette définition du discours lyrique lui permet de légitimer la communauté
d'expérience au fondement du pacte de lecture lyrique : dans la douleur du
poète, le lecteur, autre sujet réel, trouve un écho de la sienne propre.
Mais la définition du discours lyrique comme énonciation réelle
oblige à réintroduire la catégorie de la vérité : le poète s'engage
implicitement à ne pas tromper la confiance du lecteur. Si l'inexactitude des
détails ne compromet pas la vérité subjective de l'expérience, cette
expérience doit, elle, être réelle. Aussi K. Hamburger exclut-elle de l'espace
lyrique les poèmes dont l'énonciateur est évidemment fictif - ceux, par
exemple, dont l'énonciateur est une femme, alors que l'auteur dont le nom
s'inscrit sur la couverture du recueil est un homme. Ce sont, pour elle, des
poèmes monodramatiques : leur énonciateur est assimilé à un personnage de
théâtre.
Or, cette définition restrictive vaut peut-être pour l'ensemble de la
poésie lyrique. Il est indéniable que le poème touche le lecteur - ou, du
moins, le lecteur du XXe siècle - à proportion de l'impression de vérité qu'il
produit. Mais la vérité du discours lyrique réside moins dans son
énonciation (comment être sûr que le poète dit vrai ?) que dans son effet :
c'est le lecteur qui lui donne statut de vérité en identifiant dans sa propre
expérience les sentiments décrits dans le poème. En ce sens, le poème des
Orientales intitulé "La captive" n'est pas moins lyrique que ceux des
Contemplations : la jeune prisonnière à l'origine de son énonciation ne peut
en aucune manière être confondue avec Hugo ; mais sa nostalgie des lieux
d'enfance et de liberté a toute chance d'entrer en résonance avec la mémoire
du lecteur.
Le lecteur est donc le seul garant de la vérité subjective du poème. Il
ne se borne pas à la vérifier : il la construit. Loin d'être le témoin passif des
joies et des peines d'autrui, le lecteur investit le poème de sa propre
expérience - mais, paradoxalement, ne s'approprie cette expérience qu'à la
faveur de ce détour par le "je" d'un autre.
Walter Benjamin fait dépendre la lisibilité de la poésie lyrique de
son rapport avec l'expérience du lecteur. Si "l'accueil fait aux poèmes
lyriques rencontre des conditions de moins en moins favorables" dans la
seconde moitié du XIXe siècle, c'est, selon lui, parce que "cette poésie ne
conserve qu'exceptionnellement le contact avec l'expérience du lecteur . Il se
pourrait qu'il en fût ainsi, parce que cette expérience même s'est transformée
dans sa structure". Dans l'impossibilité d'y reconnaître - c'est-à-dire d'y
projeter - sa propre appréhension du réel, "le public est devenu de plus en
plus réticent à l'égard des poèmes lyriques que lui transmet le passé" xiv.

Le sujet dans l'histoir e

En effet, contrairement à ce que peut laisser croire la lecture de


certains poèmes du Moyen Age ou de la Renaissance, immédiatement
lisibles pour un individu du XXe siècle, la représentation que les hommes
ont du monde et d'eux-mêmes change au rythme de l'histoire. L'expérience
du réel que peut faire un contemporain de Ronsard n'a rien à voir avec la
nôtre : la transformation du réel entraîne celle des structures mentales qui
permettent de l'appréhender, et la psychologie d'un homme du XVIe siècle
est, par exemple, radicalement différente de celle d'un homme du XXe.
Nombre de commentateurs du XXe siècle privilégient, parmi les
poèmes de Ronsard, ceux qui sont adressés à Sinope : ce seraient les plus
"sincères", c'est-à-dire les plus conformes à la réalité supposée des
sentiments de l'auteur. A l'appui de ce jugement, on a coutume de souligner
dans ces textes les contradictions, les sautes d’humeur, la jalousie propres
au véritable amoureux. Ce type de lecture met en évidence un présupposé
des plus contestables : échappant aux bouleversements historiques, la
psychologie amoureuse serait restée la même depuis quatre siècles ; la
représentation de l'amour d'un homme du XXe siècle lui permettrait de juger
de la réalité des sentiments d'un homme du XVIe siècle.
Or, lorsque Ronsard, dans un poème à Sinope, utilise le cliché de "la
poison amere" qui, filtrant des yeux de l'aimée dans ceux de l'amant, lui
"esmeut tout le sang" et "jusques au cueur de vene en vene passe" xv, il
reprend une image stéréotypée, mais, ce faisant, décrit un schéma
psychologique et physiologique qui est, pour ses contemporains, l'image
même de la réalité. Cette description quasi clinique de l'amour tel qu'on se
le représentait au XVIe siècle est au contraire perçue par les lecteurs du
XXe siècle comme une imagerie allégorique invraisemblable.
L'expérience du réel que fait le sujet est tributaire du système de
représentations - connaissances scientifiques, croyances religieuses, canons
esthétiques, modalités de la conscience de soi, etc. - propre à son époque.
Comment, dans ces conditions, le lecteur peut-il investir de sa propre
expérience un discours proféré quelques siècles plus tôt - mais quelques
décennies peuvent suffire à creuser cet abyme - par un sujet dont
l'expérience n'a rien à voir avec la sienne ? Comment se fait-il que les
poèmes des siècles passés soient encore lisibles ?
Tous ne le sont pas. Certains poèmes se referment sur leur radicale
étrangeté, l'appareil critique parvenant à expliquer, mais non à réduire, la
distance qui nous sépare d'eux. D'autres, au contraire, laissent entendre une
voix familière, d'autant plus bouleversante qu'elle surgit du passé. Mais la
voix que nous entendons n'est sans doute pas celle qu'entendaient les
lecteurs contemporains de l'oeuvre : toute lecture est une réénonciation.
Seuls sont lisibles pour nous les poèmes qui, par analogie ou par métaphore,
traduisent notre propre expérience du réel ; ils ne deviennent donc lisibles
qu'au prix d'une déformation de leur sens initial - qui n'est pas leur "vrai"
sens, mais celui qu'ils avaient dans leur contexte d'énonciation premier.
Lorsqu'il voit dans les yeux de l'aimée "Amour, qui va changeant de
place, / Ores bas, ores haut, tousjours (le) regardant, / Et son arc contre (lui)
coup sur coup debandant", l'énonciateur du poème à Sinope sent sa raison
vaciller :

Tant s’en faut que je sois alors maistre de moy,


Que je vendrois mon pere, & trahirois mon Roy,
Mon païs, & ma soeur, mes freres & ma mere:
Tant je suis hors du sens, apres que j’ay taté
A longs traits amoureux de la poison amere,
Qui sort de ces beaux yeux, dont je suis enchanté.
La folie qu'évoquent ces vers n'a, pour un lecteur du XVIe siècle,
rien de métaphorique : il faut être "hors du sens" pour trahir son roi, son
pays, sa famille, c'est-à-dire les fondements mêmes de la société
monarchique. Cette perte de la maîtrise de soi introduit un principe de
dérèglement dans l'harmonie universelle, mettant l'ordre du monde en péril.
L'image que le poème donne de l'amour est donc profondément négative.
Or, cette image acquiert une connotation positive pour un lecteur du XXe
siècle. L'amour devient, pour lui, principe de libération : il délivre l'individu
du carcan de la raison, l'affranchit du joug des lois et des conventions. Le
poète "enchanté" n'est plus, dès lors, victime d'un envoûtement néfaste, mais
émerveillé de cette naissance à soi. Ce changement de statut du poème n'est
pas dû à une simple évolution du sens des mots : il résulte de la
démocratisation de la société, qui amène l'individu à revendiquer son
indépendance face à l'ordre établi - alors que l'homme du XVIe siècle se
considère comme un garant de cet ordre.
L'impression de vérité que le lecteur éprouve à la lecture des poèmes
lyriques est toujours un effet du texte, produit par une rhétorique de la
sincérité différente à chaque époque. Rien de plus variable, par exemple,
que les manifestations codées de la spontanéité (exclamations, interjections,
usage "expressif" de la ponctuation, etc.). L'interjection "hélas" ne résonne
plus pour nous que comme un pur artifice rhétorique, alors qu'elle est
perçue, au XIXe siècle, comme un cri du coeur : elle participe d'une
représentation de la subjectivité désormais périmée.

Une poésie objective

La recherche d'une poésie débarrassée du "moi" qui s'amorce à la fin


du XIXe siècle - "L'oeuvre pure implique la disparition élocutoire du poète",
écrit Mallarmé dans Crise de vers - doit, en ce sens, être interprétée comme
un rejet de toutes les formes anciennes de représentation de la subjectivité,
jugées caduques, et non comme le refus de la subjectivité elle-même.
Si Rimbaud annonce la naissance d'une "poésie objective" xvi, c'est
parce qu'il "n'est plus possible de se soumettre à cette atmosphère
personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une
affliction"xvii. C'est la représentation de la subjectivité que propose le
premier romantisme qui est ici visée - ou plutôt, sa perpétuation dans un
contexte historique où elle ne se justifie plus : le cadre de la personne est
devenu trop étroit pour rendre compte de l'éclatement du sujet dans la
société industrielle de la fin du XIXe siècle. La poésie de Lamartine devient
l'emblème d'une conception personnelle du moi dans laquelle les lecteurs ne
se reconnaissent plus : "Il faut couper court avec la queue lamartinienne et
faire de l'art impersonnel ; ou bien, quand on fait du lyrisme individuel, il
faut qu'il soit étrange, désordonné, tellement intense enfin que cela devienne
une création" xviii, écrit Flaubert ; et Verlaine ne manifeste que mépris pour
les "jérémiades lamartiniennes" xix.
La remise en cause de la catégorie de la personne ne date cependant
pas de la fin du siècle. La confusion entre identité et altérité qu'engendre
l'expérience nouvelle de la foule des grandes villes est déjà au centre de la
poétique de Baudelaire. L'énonciateur du poème en prose "Les Veuves" ne
peut s'empêcher "de jeter un regard, sinon universellement sympathique, au
moins curieux, sur la foule de parias qui se pressent autour de l'enceinte d'un
concert public" xx. La sympathie universelle dont le poète a la tentation est,
au sens étymologique, une capacité à ressentir les sentiments d'autrui : au
"concert public" qui attire la foule fait écho le concert intérieur d'un sujet
habité par toutes les voix. Car le poète " jouit de cet incomparable privilège
qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui" xxi ; lieu d'une infinie
substitution d'identités, il vit et souffre "dans d'autres que (lui)-même" xxii,
solidaire de toutes les faiblesses - de celle des "petites vieilles" :

Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus ;


Mon coeur multiplié jouit de tous vos vices!
Mon âme resplendit de toutes vos vertus!

aussi bien que de celle du "pendu" : "Ridicule pendu, tes douleurs sont les
miennes!" xxiii. Quant à Hugo, il définit l'énonciateur des Contemplations
comme une instance universelle. Les Contemplations sont des "mémoires",
mais ce sont celles d'une "âme" :
Est-ce donc la vie d'un homme ? Oui, et la vie des autres hommes
aussi. Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie
est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la
destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se
plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous,
leur crie-t-on. Hélas! quand je vous parle de moi, je vous parle de
vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah! insensé, qui crois que je
ne suis pas toi! xxiv

Pas de recueil plus autobiographique, pourtant, que celui-là. Mais le récit de


vie se creuse, s'évide, jusqu'à laisser transparaître la trame de la "destinée"
commune : l'amour, la mort, la solitude. S'en prendre aux "écrivains qui
disent moi" relève, pour Hugo, du contresens : cela revient à croire à la
possibilité même de tenir un discours individuel, alors que l'individu est une
instance sociale - ou plutôt, une catégorie sociologique, mais l'expression
est anachronique au XIXe siècle - qui s'abolit au seuil du discours poétique.
L'emploi du pronom "je" dépouille le sujet de tous les attributs qui
l'individualisaient jusque-là : nom, âge, sexe, statut social. Aussi Les
Contemplations sont-elles le "livre d'un mort" : l'individu qui y parle est
mort à soi-même pour n'être plus qu'un "moi", une subjectivité détachée de
la personne. Le poète est, en ce sens, toujours un exilé : Saint-John Perse le
représente, un siècle plus tard, sous les traits de Robinson Crusoé : "Ô
Dépouillé!" xxv.
Le chant individuel se fissure, gagné par la polyphonie (MARGE 4)
: l'énonciateur des Contemplations parle pour tous, celui d'Une Saison en
enfer devient "un opéra fabuleux" xxvi. Le sujet lyrique se définit désormais
comme un carrefour de voix, sa vocation à accueillir tous les discours
ruinant la notion même d'identité : "Aucun des sophismes de la folie, - la
folie qu'on enferme, - n'a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je
tiens le système" xxvii.
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MARGE 4 : Polyphonie
Mikhaïl Bakhtine élabore la théorie de la polyphonie à propos d'oeuvres
littéraires (Esthétique de la création verbale, Gallimard, "Bibliothèque des
idées", 1984). Oswald Ducrot l'applique à l'étude de l'énonciation (Le Dire
et le Dit, Ed. de Minuit, 1984). Cette théorie permet de contester l'unicité du
sujet d'énonciation, dans la mesure où elle part du principe que le locuteur
ne coïncide pas toujours avec le point de vue exprimé au travers de son
énoncé ; dans celui-ci peuvent se mêler plusieurs points de vue, plusieurs
"voix" - le mot polyphonie est un emprunt savant au grec poluphônia ,
"grand nombre de voix, de sons".
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Cette révolution poétique, qui se prolonge au XXe siècle, manifeste
une crise du sujet : l'individu est "fêlé", écrit Michel Serres ; "il se divise, il
part en morceaux. Ce qui se casse, c'est simplement le vieux discours de
l'individuel. L'ancien monde et l'ancienne logique. La science désuète,
déterministe et rigide; la vieille histoire du vieil ordre" xxviii. Le moi plein,
souverain, libre de penser et d'agir en son nom que revendiquaient les
Lumières à la veille de la Révolution française apparaît désormais comme
un mythe : l'analyse des mécanismes du déterminisme social, la découverte
de la psychanalyse, les théories de l'aliénation de l'individu par les structures
sociales font voler en éclats la fiction d'un sujet entièrement présent à lui-
même et permanent dans la durée.
La poésie lyrique ne peut pas, dans ces conditions, ne pas poser la
question de sa propre légitimité : la poésie du XXe siècle se construit sur le
soupçon de son impossibilité, inaugurée en cela par Jules Laforgue. Comme
Les Regrets de Du Bellay, Les Complaintes de Laforgue prennent pour
objet la possibilité même d'un discours poétique à la première personne.
Alors que Du Bellay légitime par avance une poésie du moi qu'en définitive
il n'écrit pas, Jules Laforgue écrit la poésie "d'un défunt Moi" xxix, c'est-à-dire
une poésie mort-née : la poésie lyrique est "en deuil d'un Moi-le-
Magnifique" xxx, son sujet se dissout dans l'incessant va-et-vient des "atomes
éternels, oublieux, anonymes" : "Oui, ces poumons, ce coeur, cette
substance grise / Est-ce Moi ? N'est-ce pas tout aussi bien la brise, / Les
charognes, les fleurs, les troupeaux, tout enfin ?", interroge le poème "Suis-
je ?".

Mort du sujet, quête du moi


Mort du sujet, fin de la poésie : le XXe siècle a développé à son
propre endroit une "rhétorique de la catastrophe", pour reprendre une
formule de Henri Meschonnic xxxi. Mais la conscience d'une impossibilité
fondatrice de la poésie n'est pas entièrement nouvelle : comme l'explique
Jean-Michel Maulpoix xxxii, les plus anciennes théories de l'inspiration
poétique mettaient déjà l'accent sur ce paradoxe, puisque l'enthousiasme et
la furor faisaient du poète un être possédé par le souffle du dieu et
dépossédé de soi, qui ne pouvait exercer l'intégrité de son pouvoir qu'en se
laissant investir par des forces étrangères.
Si la poésie lyrique continue d'exister envers et contre toutes les
théories de la mort du sujet, c'est précisément parce qu'elle est le lieu d'une
quête du moi - et non celui de son affirmation : le sujet poétique, écrit Henri
Meschonnic, "est la nécessité et la fiction de l'individu. Non une fiction au
sens où la fiction, dans une poétique ancienne, était prise pour du mensonge,
mais une fiction au sens où c'est sa propre histoire que le sujet se raconte à
lui-même, pour se trouver. Sa voix est sa recherche, c'est pourquoi le sujet
du poème, qui n'existe que de se trouver, importe à tous les sujets." xxxiii
Loin d'être une donnée de départ, l'identité du sujet lyrique se
construit dans le poème - non pas une fois pour toutes, mais dans
l'opération, renouvelable à l'infini, de sa lecture. Réel dans la mesure où le
lecteur l'investit de sa propre réalité, le "je" lyrique est "l'accomplissement
même d'un accord de sujet à sujet" xxxiv : il ne désigne en définitive ni le
poète, ni le lecteur, mais leur rencontre. La lecture d'un poème lyrique est,
en ce sens, l'expérience d'une intersubjectivité : le poème construit un "je"
que le lecteur puisse, non seulement comparer au sien, mais prendre pour le
sien pendant la durée de sa lecture, lui permettant ainsi d'être
provisoirement un autre - mais un autre qui englobe tous les sujets.
Le poème d'Apollinaire intitulé "Cortège" peut être lu comme une
allégorie de cette universalité du "moi" :

Le cortège passait et j'y cherchais mon corps


Tous ceux qui survenaient et n'étaient pas moi-même
Amenaient un à un les morceaux de moi-même
On me bâtit peu à peu comme on élève une tour
Les peuples s'entassaient et je parus moi-même
Qu'ont formé tous les corps et les choses humaines xxxv

TEXTE 4 : Clément Marot, L'Adolescence clémentine, "Rondeaux", LXVII,


"Rondeau parfait à ses amis après sa délivrance" (1532)

En liberté maintenant me pourmène,


Mais en prison pourtant je fus cloué :
Voilà comment Fortune me démène.
C'est bien, et mal. Dieu soit de tout loué.

Les Envieux ont dit que de Noé


N'en sortirais : que la Mort les emmène!
Malgré leurs dents le noeud est dénoué.
En liberté maintenant me pourmène.

Pourtant, si j'ai fâché la Cour romaine,


Entre méchants ne fus oncq alloué.
Des bien famés j'ai hanté le domaine ;
Mais en prison pourtant je fus cloué.

Car aussitôt que fus désavoué


De celle-là qui me fut tant humaine,
Bientôt après à Saint-Pris fus voué :
Voilà comment Fortune me démène.

J'eus à Paris prison fort inhumaine,


A Chartres fus doucement encloué ;
Maintenant vais où mon plaisir me mène.
C'est bien, et mal. Dieu soit de tout loué.

Au fort, Amis, c'est à vous bien joué,


Quand votre main hors du parc me ramène.
Ecrit et fait d'un coeur bien enjoué,
Le premier jour de la verte Semaine,
En liberté.

(L'Adolescence clémentine, éd. de F. Lestringant, "Poésie / Gallimard",


1987, p. 216)
COMMENTAIRE DU TEXTE 4

L'Adolescence clémentine rassemble, distribuée par formes


poétiques ("Epîtres", "Complaintes", "Epitaphes", "Ballades", "Rondeaux"
et "Chansons"), la production des années de jeunesse de Clément Marot -
jusqu'à 1526 environ - et constitue en ce sens une autobiographie poétique.
Marot a trente ans en 1526 ; le terme "adolescence" est donc à prendre au
sens latin : il désigne la période qui s'étend, dans la vie d'un homme, de
quatorze à vingt-huit ans. Nombre d'historiens de la littérature attribuent à
Clément Marot l'invention d'une subjectivité non plus abstraite - comme
celle des Grands Rhétoriqueurs du XVe siècle - mais singulière, voire
personnelle. "Le poète, n'étant plus ou ne se voulant plus indiciaire ni
historiographe, ferait sa propre chronique par défaut en quelque sorte, au
défaut de l'histoire à laquelle il ne participe plus" xxxvi. Mais, comme le fait
remarquer Nathalie Dauvois, "ce désengagement poétique n'exclut pourtant
pas une implication forte dans l'histoire religieuse et politique". Si
l'expression d'une subjectivité apparaît comme une des clés de l'évolution du
poète, il s'agit plus "d'un jeu sur les différentes postulations de l'expression
du sujet que d'une entreprise quasi autobiographique" xxxvii.
Le rondeau - toujours assumé par un "je" - est l'une des facettes de
cette exploration poétique de l'expression de la subjectivité. Le rondeau
marotique, que l'on classe généralement parmi les genres traditionnels, voire
"médiévaux" - au même titre que la ballade, le chant royal ou la complainte
-, est en réalité extrêmement novateur, en ce qu'il manifeste un "subtil
dialogisme entre forme close et forme ouverte" xxxviii. Or, "le grand apport de
la Renaissance, par rapport au lyrisme des deux siècles précédents, est le
passage (...) des formes closes aux formes ouvertes" xxxix, de la circularité -
fondée, notamment, sur la répétition - à la linéarité, qui ouvre le texte au
déroulement du temps et à la multiplication des représentations du moi.
Le "Rondeau parfait à ses amis après sa délivrance" (LXVII) clôt la
section des "Rondeaux" et constitue un adieu à cette forme : il s'agit du
dernier rondeau écrit par Marot. Si le poème fait explicitement référence à
un événement biographique - l'emprisonnement de Marot au Châtelet en
1526 -, il renvoie également à une "délivrance" d'ordre poétique : la prison
des formes fixes se superpose à celle du Châtelet, permettant la construction
d'un "je" qui, s'il est autobiographique, est avant tout celui d'un poète
s'inscrivant de façon contradictoire dans la tradition lyrique.

Le rondeau, dans sa forme traditionnelle, se constitue de trois


couplets, le premier et le dernier ayant le même nombre de vers, le
deuxième, la moitié seulement. Au deuxième et au troisième couplets
s'ajoute, sous forme de refrain, une partie, voire la totalité du premier
couplet. Clément Marot - suivant en cela l'exemple de son père, Jean Marot
- réduit le retour des premiers vers au seul hémistiche initial : "En liberté"
ouvre et clôt le poème. Le "rentrement" - terme qui désigne cette répétition -
compte donc quatre syllabes seulement dans ce rondeau composé de
décasyllabes. L'effet circulaire de la répétition en est sensiblement diminué à
l'échelle du poème, et la "liberté" du poète, accrue.
Mais le poème joue de l'opposition entre linéarité et circularité en
introduisant dans la forme du rondeau ainsi renouvelée une contrainte
supplémentaire : chaque vers du premier quatrain est repris à tour de rôle à
la fin de chacune des strophes suivantes, en une sorte de "refrain tournant" xl.
Le rondeau, qui compte six strophes au lieu de trois, se construit d'autre part
sur deux rimes. La liberté acquise grâce à la réduction du "rentrement" est
ainsi abolie par une double fermeture du poème sur lui-même - sa
"perfection" résidant, du point de vue de la tradition poétique, dans cette
clôture même.
Une dialectique de l'enfermement et de la délivrance se met ainsi en
place dès le titre. Elle semble, dans le premier quatrain, s'appliquer à
l'expérience biographique : l'adverbe "maintenant" renvoie à la date sur
laquelle se clôt le poème, le "premier jour de la verte Semaine", c'est-à-dire
le premier mai (la "verte Semaine" désigne la première semaine de mai). Or,
Marot, emprisonné à la fin du mois de février 1526 pour avoir "mangé le
lard" un jour de Carême, est relâché le premier mai de la même année. Le
poème serait donc écrit le jour même de cette "délivrance".
Mais, dans la mesure où "maintenant" - comme tous les embrayeurs
- renvoie à la situation d'énonciation, il se réfère aussi, de façon concrète, au
moment de l'écriture : c'est l'écriture même du rondeau qui est définie
comme une libération. Le verbe "se promener" - "pourmène" correspond, en
français moderne, à "promène" - renvoie à l'idée de marcher pour le plaisir ;
mais cette forme pronominale conserve, vivace, le sémantisme du verbe
transitif "promener", qui, au XVIe siècle, signifie "conduire - quelqu'un ou
quelque chose, en l'occurrence soi-même - dans une direction déterminée",
avec l'idée de contrainte contenue dans le verbe "mener". Se promener, c'est
donc, aussi, être son propre maître : les contraintes extérieures - celles,
concrètes, de la "prison" (v. 2), mais aussi celles, abstraites, des formes
fixes codifiées par la tradition poétique - s'abolissent, permettant au sujet de
jouir d'une liberté nouvelle.
Le deuxième vers oppose à la liberté présente la captivité passée :
"Mais en prison pourtant je fus cloué". Le participe "cloué" joue de la
proximité de deux verbes, "clore" et "clouer" (tous deux sont issus du latin
clavus, "cheville"). Le premier construit l'image d'un sujet enfermé - "clore",
c'est entourer d'une clôture -, tandis que le second superpose à l'image du
prisonnier celle du martyr chrétien attaché à la croix par des clous. Cette
référence christique est ironique : Marot, condamné par l'Eglise romaine
pour acte d'impiété, assimile sa condamnation à celle du Christ, mettant
ainsi l'Eglise dans la position de Ponce Pilate - façon pour lui de suggérer
que l'Eglise "papiste" trahit la religion qu'elle prétend servir. Dogme
religieux et dogme poétique sont donc du côté de la "prison" : ils enferment
pareillement le sujet. "Cloué" a, de fait, une valeur abstraite aussi bien que
concrète : le rhétoricien Pierre Fabri explique ainsi, dans son Grand et Vrai
Art de plaine Rhétorique (1521), que le rondeau doit être "cloué" par le
double "rentrement" qui fait s'achever le poème par où il a commencé. C'est
donc à la clôture du rondeau aussi bien qu'à l'enceinte de la prison du
Châtelet qu'échappe le "je" poétique.
L'enfermement et la "délivrance" sont mis au compte de "Fortune",
personnification du hasard qui influe sur la destinée des hommes. Alors que
le sujet se "pourmène", Fortune le "démène", contrant l'absolue "liberté"
affirmée dans le premier vers : si le préfixe "dé-" ajoute au sémantisme du
verbe "mener" une idée d'agitation, il vaut avant tout, dans le contexte du
poème, comme envers du préfixe "pour-". Le quatrain s'achève sur une
action de grâce : la liberté du sujet ne se déploie que dans la mesure où Dieu
le lui permet. Marot disjoint ainsi Dieu et l'Eglise : par son injustice même,
l'Eglise sert, sans le vouloir, la Providence ; et Dieu, en définitive, bénit les
efforts du sujet pour s'affranchir des dogmes.
Aux malveillants (les "Envieux" sont ceux qui veulent du mal, ceux
qui sont animés par la haine) qui prédisaient au poète qu'il ne sortirait pas de
prison avant Noël - "de Noé" -, le destin a donné tort, puisque le rondeau "A
ses amis après sa délivrance" est écrit le premier jour de mai. Noël, fête de
la Nativité, associe une fois encore l'image du poète à celle du Christ ; à la
naissance de l'un est reliée la "délivrance" de l'autre, dans un jeu de mots
blasphématoire attribué aux "Envieux" - terme qui, dans ce contexte,
désigne les représentants de l'Eglise romaine. Inversant l'image, le poète
voue ces derniers à la "Mort" (v. 6). Désignés de façon métonymique par
"leurs dents" au vers suivant, ils sont représentés comme des bêtes féroces
attachées à leur proie.
La forme "Noé" doit, par ailleurs, se lire "Noué", puisqu'elle rime
avec "dénoué" : la thématique du "noeud" qui se développe dans les deux
derniers vers du quatrain s'amorce donc plus haut. Un "noeud" est un
enlacement serré de fils : le mot renvoie, sous l'influence du mythe du
"noeud gordien", à une difficulté insoluble, mais aussi à l'idée
d'attachement, de lien sentimental. Le dénouement qu'évoque le vers 7 est
donc double (il est objectif et subjectif) et opère à deux niveaux (il est
religieux et poétique) : en même temps qu'il sort de prison, le poète rejette le
lien filial qui l'unissait, comme tous les croyants, à l'Eglise romaine ; en
même temps qu'il se dégage du carcan formel de la forme fixe, il renie la
filiation qui fait de lui l'héritier de la tradition poétique. La "liberté"
s'acquiert ici par la rupture.
Le mot "Cour", au vers 9, a un sens juridique : il désigne le tribunal
qui rend la justice au nom de l'Eglise romaine. Mais cette Cour s'oppose
implicitement à celle du roi, représentée métaphoriquement par le
"domaine" des "bien famés" (ceux dont la renommée est universelle ; dans
L'Enfer , poème qui revient sur l'incarcération de 1526, les personnages de la
Cour royale apparaissent sous le masque des figures mythologiques de
l'Olympe xli). Le poète tire argument de sa fréquentation assidue de l'une -
"j'ai hanté le domaine" - pour invalider le jugement de l'autre : un "méchant"
- le terme désigne celui qui cherche à faire le mal, dans un contexte
religieux - ne saurait être admis parmi les gens de bien. De fait, Marot est à
cette époque secrétaire de Marguerite d'Angoulême, soeur du roi François
Ier. Mais la reprise, à la fin du quatrain, du deuxième vers du poème - "Mais
en prison pourtant je fus cloué" - perturbe le raisonnement en faisant
entendre, de façon assourdie, un discours concurrent du premier : la "prison"
n'est autre que le "domaine" des "bien famés" ; le poète de Cour abdique sa
liberté.
Le "désav(eu)" de la protectrice - "celle-là qui me fut tant humaine"
désigne assez clairement Marguerite d'Angoulême : seul un être divin peut
faire preuve d'humanité - se prête, dans cette mesure, à une double lecture.
S'il concerne au premier chef l'acte d'impiété, il peut aussi être d'ordre
poétique, et implique alors un emprisonnement intérieur : à ses protecteurs,
le poète se doit d'offrir la poésie à laquelle ils s'attendent. Le poète voué à
"Saint-Pris", patron fictif des prisonniers ("Pris" est le participe passé du
verbe "prendre"), est captif d'une esthétique autant que d'une geôle du
Châtelet.
La "prison fort inhumaine" que connaît le poète à Paris - lieu de
résidence de la Cour de François Ier - répond sur le mode ironique à
l'"huma(nité)" présumée de la protectrice. Si la captivité est plus "douc(e)" à
Chartres - où Marot est assigné à résidence à partir du mois de mars, sans
doute dans une auberge, et où il entreprend L'Enfer -, c'est parce que les
conditions d'une délivrance poétique y sont enfin réunies. Le troisième vers
du quatrième quatrain - "Maintenant vais où mon plaisir me mène" -
constitue d'ailleurs une reformulation du premier vers du poème, repris à la
fin du second quatrain : "En liberté maintenant me pourmène". Cette
reformulation d'un vers qui affirme, dans son énoncé, la liberté du poète,
manifeste cette liberté sur le plan de l'énonciation également : le vers initial
est transformé au lieu d'être répété, infraction à la règle du rondeau qui
entérine la "délivrance" poétique annoncée par le titre.
Le "parc" (v. 22) hors duquel s'élance le poète renvoie donc à la
prison ("parc" a d'ailleurs pour diminutif "parquet", mot qui désigne la
partie d'une salle de justice où se tiennent les juges), à la poésie clôturée par
les codes, mais aussi, de façon symbolique, à la sphère d'influence de la
Cour (un parc est, à l'origine, une terre seigneuriale où sont parqués les
animaux destinés à la chasse).
Le troisième vers du dernier quatrain constitue une signature
poétique : "Ecrit et fait d'un coeur bien enjoué". L'enjouement - qui renvoie
étymologiquement au jeu : "enjoué" rime d'ailleurs avec "joué" - se réfère
donc explicitement à l'acte d'écrire : le poète signale, au terme de ce
"Rondeau parfait", le jeu poétique auquel il s'est livré, mais aussi et surtout
le jeu de déchiffrement auquel il convie son lecteur. Cet enjouement est le
signe d'une renaissance : la "verte Semaine" (v. 24) renvoie à une
symbolique du vert très vivace au XVIe siècle, qui associe la floraison
printanière à une renaissance symbolique (d'où la coutume consistant à
porter sur soi du vert le premier jour de mai). Le nom "verd" désigne
d'ailleurs, à cette époque, la période de la vie comprise entre la jeunesse et la
maturité : la "verte Semaine" qui tient lieu de date au poème annoncerait en
ce sens la fin de l'"adolescence clémentine" et le début d'une période
poétique nouvelle, placée sous le signe de la "liberté".

TEXTE 5 : Gérard de Nerval, Les Filles du feu, Les Chimères, "El


Desdichado" (1854)

Je suis le ténébreux, - le veuf, - l'inconsolé,


Le prince d'Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,


Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le pampre à la rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?... Lusignan ou Biron ?


Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la syrène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :


Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.
(Les Chimères, dans Les Filles du feu, éd. de M. Brix, Le Livre de Poche,
1999, p. 365)

COMMENTAIRE DU TEXTE 5

Les Filles du feu ne sont pas un recueil de poèmes : le livre, qui


paraît en janvier 1854, mêle prose, théâtre et poésie, et se clôt sur un
ensemble de douze sonnets, Les Chimères, inauguré par "El Desdichado".
On trouve cependant, au XIXe siècle, des éditions où manquent Les
Chimères : le mélange des genres qui caractérise le livre heurte les
habitudes de lecture et les conventions éditoriales de l'époque. Or, ce
mélange manifeste, à l'échelle du livre, l'éclatement du sujet qui se donne à
lire dans chacune de ses parties. L'affirmation sur laquelle s'ouvre "El
Desdichado" - "Je suis" - engendre une série de définitions qui, par leur
multiplicité même, aboutissent à la dissolution du "moi" poétique xlii.
La question de l'identité au centre des Chimères a souvent été reliée
à l'expérience biographique de la folie : Nerval a subi plusieurs
internements pour crises nerveuses, et c'est depuis la clinique du docteur
Blanche qu'il dirige la composition des Filles du feu. Mais le livre invite au
contraire à considérer les "chimères" - le mot désigne les visions de la folie
- du poète comme la métaphore d'une remise en cause proprement poétique
de la logique discursive. La lettre-préface sur laquelle s'ouvrent Les Filles
du feu est adressée à Alexandre Dumas, qui, dans un article paru dans Le
Mousquetaire le 10 décembre 1853, faisait état de la folie de Nerval, décrit
comme un guide entraînant le lecteur "dans le pays des chimères et des
hallucinations" xliii. La réponse de Nerval est explicite : "la dernière folie qui
me restera probablement, ce sera de me croire poète : c'est à la critique de
m'en guérir." xliv
Les Chimères font voler en éclats la conception commune de
l'individu comme entité rationnelle et souveraine. Le "moi" qui prend ici la
parole est troué d'absence, traversé de voix passées et présentes qui ne se
soumettent pas au principe de cohérence. Ce défaut de contours fixes n'est
pas étranger au contexte historique dans lequel le sujet poétique se construit
- ou se déconstruit : les révolutions avortées de 1830 et 1848, le
rétablissement de l'Empire consécutif au coup d'Etat de Louis-Napoléon
Bonaparte, en 1851, engendrent un désenchantement auquel n'échappe pas
Nerval. Ses oeuvres de jeunesse témoignent en effet d'un libéralisme
patriotique xlv que les désillusions politiques détournent peu à peu du réel.
La poétique de l'inachèvement au centre de son oeuvre doit être mise en
rapport avec un présent perçu comme un espace où l'engagement individuel
et l'action de la poésie sont désormais impossibles. Au naufrage intérieur de
la folie fait écho le naufrage historique.

Si les premiers mots du poème affirment avec force l'existence d'un


sujet - "Je suis" -, leur effet est suspendu par le titre, à la troisième personne
: "El Desdichado". Ce mot espagnol, couramment traduit par "le déshérité"
(c'est, selon Michel Brix, l'Ivanhoé de Walter Scott qui impose ce sens en
1819), signifie en réalité "le malheureux". "Dés-hérité" ou "mal-heureux", le
sujet se définit par un manque, qui renvoie au manque essentiel manifesté
par la disjonction entre la première et la troisième personne. La convocation
d'une langue étrangère dit l'étrangeté du rapport à soi-même, le clivage
intime de l'identité - "je" et "il".
Le premier vers multiplie les caractérisations négatives du "moi". Il
est "ténébreux" ; or, les ténèbres désignent une obscurité profonde et, dans
le langage biblique, le domaine des âmes rejetées par Dieu. Le "ténébreux"
est exclu hors de la communauté et hors de lui-même ; sa propre obscurité
l'aveugle : les ténèbres désignent, dans le langage médical du XIXe siècle,
un obscurcissement de la vue, image de la nuit mentale - "la nuit du
tombeau" (v. 5) - dans laquelle s'enferme le sujet. Mais "le ténébreux"
constitue également une première référence intertextuelle : le Beau
Ténébreux est le surnom donné à Amadis de Gaule, héros d'un roman de
chevalerie espagnol du XIVe siècle. Amadis, archétype du chevalier, se
retire dans un ermitage lorsque sa dame le repousse : il est perçu, au XIXe
siècle, comme un personnage mélancolique proche des héros romantiques -
et l'allusion littéraire annonce ainsi la "mélancolie" du vers 4.
A ce premier adjectif substantivé en succèdent deux autres - non
coordonnés, si bien qu'au lieu d'accroître la netteté du portrait, ils
morcellent l'image -, "le veuf" et "l'inconsolé". Avant de désigner un
individu dont le conjoint est mort, l'adjectif "veuf" dit le vide, la privation ;
"inconsolé" suggère le caractère irréparable de ce deuil de soi-même, dans
la mesure où le présent du verbe "être" en prolonge l'effet indéfiniment.
Le vers 2 propose une caractérisation du moi d'ordre apparemment
référentiel : "Le prince d'Aquitaine à la tour abolie". Cette notation est à
rapprocher, selon Michel Brix, d'un passage des lettres réunies sous le titre
"Un roman à faire", dans lesquelles le narrateur se décrit comme un "pauvre
et obscur descendant d'un châtelain du Périgord" xlvi. L'allusion serait
autobiographique : c'est à son ascendance paternelle que le poète ferait ici
référence. Mais un châtelain "à la tour abolie" est avant tout un châtelain
sans château, c'est-à-dire un être privé de cela même qui le définit ; l'image
renvoie d'autre part à la féodalité médiévale, inscrivant la perte dans un
passé lui-même aboli. Ce passé n'est pas seulement d'ordre historique : il est
également poétique. L'Aquitaine est la terre des troubadours, poètes lyriques
en langue d'oc qui introduisirent en Europe, aux XIIe et XIIIe siècles, la
littérature de l'amour courtois. L'identité qui se construit ici est textuelle : le
poète énumère les figures poétiques archétypales dans lesquelles il lui est
désormais impossible de se reconnaître, dessinant en creux un vide poétique
qui le condamne à la disparition.
Le mot "étoile ", en italiques, constitue une autre citation : il renvoie,
comme le note Michel Brix, aux personnages de l'Etoile et du Destin qui
apparaissent dans le Roman comique de Scarron. Or, l'énonciateur des
Filles du feu entreprend d'écrire la suite de ce roman du XVIIe siècle dans
un texte intitulé "Le roman tragique", qui figure dans la lettre-préface du
livre. Le narrateur du "Roman tragique", comédien, s'identifie à ses
personnages, et notamment à Néron : "Oh! tenez, mes amis! j'ai eu un
moment l'idée d'être vrai, d'être grand, de me faire immortel enfin, sur votre
théâtre de planches et de toiles, et dans votre comédie d'oripeaux! (...) j'ai eu
un moment (...) l'idée auguste enfin de brûler le théâtre et le public, et vous
tous!" xlvii. La seule vie digne d'être vécue ne peut l'être que sur scène, par la
fiction - le présent historique ne permet, lui, ni d'être "grand" ni d'être
"vrai". L'allusion intertextuelle au "Roman tragique" transporte cette
problématique à l'intérieur du sonnet "El Desdichado" - qui porte d'ailleurs,
sur un manuscrit, le titre "Le Destin". Le "je" poétique est une fiction
produite par un roman "tragique" qui réécrit un roman "comique". Son
"étoile " n'est elle aussi que fiction, et fiction perdue : elle est "morte",
inscrivant dans le texte la thématique courtoise de la dame inaccessible - à
cette différence près que la poésie courtoise elle-même est incluse dans la
perte.
L'image du "luth" - symbole du lyrisme au même titre, depuis la
Pléiade, que la lyre - confirme la dimension métapoétique du sonnet :
l'"étoile" (v. 3) et le "Soleil" (v. 4) n'existent que dans la fiction produite par
le luth "constellé". De fait, le "Soleil noir de la Mélancolie " constitue une
double référence poétique : à la gravure d'Albert Dürer intitulée
Melancholia , qui a inspiré nombre de poèmes ; et à la description de cette
gravure qui figure dans Le Voyage en Orient, texte publié par Nerval en
1851 : "Le soleil noir de la mélancolie, qui verse des rayons obscurs sur le
front de l'ange rêveur d'Albert Dürer, se lève aussi parfois aux plaines
lumineuses du Nil, comme sur les bords du Rhin, dans un froid paysage
d'Allemagne" xlviii. La mélancolie est un concept que se sont approprié les
romantiques ; si le mot grec a un sens médical - il désigne la "bile noire" -,
le mot français a d'abord un sens psychologique et appartient déjà au
vocabulaire littéraire courtois : il renvoie à une tristesse profonde, voire à la
folie et au délire, ce qu'enregistre sa spécialisation médicale au début du
XIXe siècle. Sujets autobiographique, psychologique et poétique convergent
donc dans la "Mélancolie " du premier quatrain. Le "soleil noir" est un
oxymore : ce qui obscurcit éclaire, la "chimère" est une illumination
permettant d'accéder à la connaissance - preuve que la folie est ici
métaphorique d'une logique poétique qui permet au sujet d'échapper à la
rationalité asphyxiante dont se meurt le réel.
La "nuit du tombeau" prolonge l'obscurité paradoxale de ce soleil
noir : le poète se construit son propre tombeau - le mot s'applique à une
composition poétique en l'honneur d'un artiste disparu -, signe que le moi
est mort, ou plutôt qu'il ne peut exister, dans le réel factice du Second
Empire, que comme mort. Ce tombeau en convoque un autre, celui de
Virgile : le "Pausilippe" (v. 6) est la montagne de Naples où est enterré le
poète latin. Si ce dernier est le destinataire du second quatrain - "toi" -, c'est
peut-être parce qu'il est le poète de la grandeur romaine : Virgile veut faire
des Géorgiques une épopée nationale qui soit pour les Romains l'équivalent
de l'Iliade pour les Grecs. Mais le Second Empire n'est pas l'Empire
romain, et le poète n'a plus qu'une place marginale dans la société du XIXe
siècle : Virgile constitue donc un modèle impossible ; nul ne peut "rend(re)"
(v.6) au poète la grandeur dont l'histoire et la poésie sont désormais privées.
Le tombeau poétique devient tombeau funéraire : si Virgile a pu dans le
passé le "consol(er)", le poète des Chimères est maintenant "inconsolé", et
son coeur est "désolé". Les trois termes constituent, dans ce contexte, une
variation autour du mot latin solus, "seul" : "désoler", c'est, au sens
étymologique, "dépeupler", "laisser seul". Le poète est abandonné par son
modèle, dépossédé de la visée patriotique de la poésie antique dans un réel
que le peuple a déserté. Le participe "désolé" s'oppose ainsi fortement à
"consolé" - avec lequel il rime -, où se laisse entendre l'écho de cum sole,
"avec le soleil" : au soleil qui illuminait la poésie de Virgile s'oppose
désormais le "Soleil noir de la Mélancolie ". La "fleur " qui plaisait tant à
ce coeur maintenant désolé est, si l'on en croit une notation marginale
figurant sur un manuscrit, "l'ancolie" xlix : or, l'ancolie est, d'un point de vue
phonétique, la mélancolie sans la noirceur (la première partie du mot est
issue du grec melas, "noir"), le "Soleil noir" rendu à sa lumière première.
Quant au "pampre" et à la "rose" (v. 8), ce sont des objets investis d'une
forte charge poétique par la tradition lyrique : c'est à cette tradition que le
poète fait ici ses adieux.
Le premier tercet transforme l'affirmation initiale - "Je suis" - en
question : "Suis-je... ?". Les deux alternatives qui suivent - "Amour ou
Phébus ?... Lusignan ou Biron ?" - achèvent de dissoudre l'identité du moi.
Des rapports d'opposition unissent ces quatre noms : le dieu Amour, autre
nom d'Eros, est engendré par le chaos primitif, et s'oppose en cela à
Apollon-Phébus, dieu de la lumière et de l'harmonie. Quant à la famille des
Lusignan, elle est liée à la légende de la fée Mélusine : lorsque doit mourir
l'un des membres de cette famille seigneuriale, Mélusine pousse de grands
cris depuis les tours du château. Lusignan est donc un personnage à la fois
historique et légendaire ; de même, Biron, dont l'existence est
historiquement attestée - le duc de Biron, accusé de conspiration contre
Henri IV, fut condamné à avoir la tête tranchée - , apparaît dans Les Filles
du feu comme un personnage de chanson populaire : le narrateur de
"Sylvie" cite les paroles de la "chanson de Biron" l. Au mythe - Amour et
Phébus - pourrait ainsi s'opposer la légende populaire - Lusignan et Biron. -,
dans une multiplication des registres fictifs et des références culturelles.
Comme l'écrit Shoshana Felman, la subjectivité apparaît dans ce poème
"non plus comme un sens premier et référentiel, mais comme un sens figuré.
(...) L'Origine du lyrisme n'est plus personnelle, mais culturelle, mythique,
textuelle." li
La "reine" (v. 10) pourrait être, selon une notation marginale sur un
manuscrit, un avatar de la légendaire reine de Saba - à moins qu'elle ne
renvoie à l'univers des contes, à l'instar de la "syrène" (v. 11). Celle-ci
annonce l'identification du poète à Orphée, fondateur mythique du lyrisme :
comme Orphée, elle envoûte par son chant ; comme lui encore, elle traverse
une eau symbolique - elle "nage", tandis qu'il "travers(e) l'Achéron", l'un
des fleuves des Enfers. Elle amorce ainsi la féminisation du moi qui s'opère
dans le dernier tercet : le poète module "sur la lyre d'Orphée / Les soupirs de
la sainte et les cris de la fée". Comme le note Jean-Claude Mathieu, le "je",
"dans l'indétermination de son être actuel, se retourne vers le souvenir d'un
chant antérieur, qui avait effacé la frontière des sexes" lii. Le moi poétique se
définit, dans les deux tercets, par des ressemblances multiples et
contradictoires : à la fois Lusignan et Mélusine - il pousse "les cris de la
fée" -, homme et femme, comédien et poète, réel et fictif, personnage
toujours, le poète se caractérise en définitive par son aptitude à dire la
subjectivité de tous. Le discours lyrique abolit l'individualité de son
énonciateur, qui chante "sur la lyre d'Orphée", à côté de lui-même, en
résonance avec tous les autres moi.
Mais cette universalité du chant, qui est un pouvoir, est évoquée au
passé : le passé composé des deux tercets s'oppose au présent employé dans
les quatrains. L'absence d'identité qu'implique idéalement le lyrisme a fait
place au manque d'identité. Dès lors, si le poète a "deux fois vainqueur
traversé l'Achéron" - ce qui revient à entrer au royaume des morts et à en
ressortir -, ce n'est pas, comme Orphée, pour revivre, mais pour adopter de
son vivant le discours d'un mort : il parle depuis "la nuit du tombeau". Au
pouvoir orphique se substitue l'anticipation du néant.
TEXTE 6 : Guillaume Apollinaire, Alcools, "Nuit rhénane" (1913)

Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
Ecoutez la chanson lente d'un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds

Debout chantez plus haut en dansant une ronde


Que je n'entende plus le chant du batelier
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile aux nattes repliées

Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent


Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter
La voix chante toujours à en râle-mourir
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été

Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire

(Oeuvres poétiques, éd. de M. Adéma et M. Décaudin, Gallimard,


"Bibliothèque de la Pléiade", 1965, p. 111)

COMMENTAIRE DU TEXTE 6

Alcools paraît en 1913. Le recueil constitue une autobiographie


poétique, au sens où il rassemble des poèmes écrits entre 1898 et 1913 ; au
sens, aussi, où il met en scène un "je" qui mêle souvenirs biographiques et
fiction. Au seuil du livre, le poème "Zone" met en abyme le processus de
transformation du matériau biographique à l'oeuvre dans Alcools : des
instantanés du souvenir - au sens photographique du terme - s'y juxtaposent
au présent, si bien qu'une logique spatiale s'y substitue à la logique
chronologique qui ordonne habituellement le récit de souvenirs. Si les lieux
évoqués - Paris, Marseille, Rome, Amsterdam ou Prague - renvoient de fait
à l'expérience biographique, l'oscillation du poème entre le "je" et le "tu"
montre que le "moi" passé est mis à distance par le "je" présent, mais aussi
que ce "je" est perçu comme une instance multiple et contradictoire. "Je"
désigne en définitive un personnage de poète qui se construit de poème en
poème.
"Nuit rhénane" inaugure la section du recueil intitulée "Rhénanes".
Si ce titre fait allusion à un voyage effectué par Guillaume Apollinaire en
Allemagne de septembre 1901 à mai 1902 - comme l'indiquent les dates qui
figurent à la fin de la section -, le mot "Rhénane" résonne comme une
caractérisation générique : de fait, le septième poème de la section est une
"Rhénane d'automne". Il s'agit donc ici d'un voyage dans la poésie et dans la
langue, le détour par le Rhin signifiant un déplacement poétique : une
poétique neuve, qui implique l'oubli des repères anciens, se définit à l'écart.
La thématique du vin et de l'ivresse à l'oeuvre dans le poème fait par ailleurs
écho au titre Alcools : la poésie qu'Apollinaire expérimente dans ce recueil
se réfléchit dans "Nuit rhénane", qui s'ouvre sur l'évocation du reflet
"trembleur comme une flamme" du vin dans le verre. Le dernier poème de
la section s'achève sur un identique vacillement de la vision : "Les femmes
se signaient dans la nuit indécise" ("Les femmes"). Dans "Rhénanes", la
poésie tremble et se brise, à l'image du "verre" dans lequel ce contexte
métaphorique invite à reconnaître le "vers". "Nuit rhénane" est, de fait, un
poème brisé : il est composé de treize alexandrins, ce qui en fait un sonnet
amputé de son dernier vers. La mutation poétique passe, ici encore, par la
rupture.

La "flamme" qui tremble dans le verre du poète prolonge l'image du


feu développée dans le poème précédent, "Le brasier". La flamme y est
symbole de régénération : "Voici le paquebot et ma vie renouvelée / Ses
flammes sont immenses / (...) / Les flammes ont poussé sur moi comme des
feuilles". Si le vin est "trembleur" - et non "tremblant" - c'est parce que sa
vibration ardente est destinée à se propager, à se communiquer de proche en
proche jusqu'à embraser la poésie. Cet embrasement régénérateur a pour
premier effet de provoquer un dédoublement du "moi" poétique : le "je" qui
apparaît dans le premier vers - "Mon verre" - fait place, dans le second, à un
"il" : c'est désormais un "batelier" qui chante. La "chanson lente" que le
poète enjoint aux lecteurs d'"écoute(r)" n'est donc pas la sienne - mais les
deux n'en font qu'une dans l'articulation du poème, si bien que l'énonciation
poétique se caractérise d'emblée par son vacillement du "je" au "il".
Un "batelier" conduit un bateau. Or, dans "Le brasier",
l'embrasement du "moi" poétique lui permet de renouer avec l'océan, espace
mythique de la conquête du Nouveau Monde : "Voici ma vie renouvelée /
De grands vaisseaux passent et repassent / Je trempe une fois encore mes
mains dans l'Océan". Dans "Nuit rhénane", l'océan est remplacé, mais aussi
annoncé, par le Rhin : le fleuve vaut moins comme élément référentiel que
comme lieu de légendes - celles des "fées aux cheveux verts" ou de la
Loreley -, c'est-à-dire comme lieu textuel. Mais le mot "bateau" renvoie
aussi à l'ancien français bastel, "instrument d'escamoteur", si bien que le
"batelier" convoque implicitement la figure du bateleur : le poète est un
passeur, mais aussi un saltimbanque, acrobate et prestidigitateur à la fois - à
l'image des "baladins" pourvus de "tambours" et de "cerceaux dorés" du
poème "Saltimbanques" -, qui tire la poésie de son sanctuaire pour la
transporter sur les places publiques, sous forme de "chanson" ou de "ronde".
Le batelier "raconte" une légende (v. 3) : le récit produit par cette
figure du poète met en abyme le poème lui-même, dont les trois strophes et
le vers final correspondent aux étapes d'une narration - celle de l'événement
proprement énonciatif que constitue la transformation du chant. Celui-ci est
"len(t)" dans la première strophe, et évoque des femmes aux "cheveux verts
et longs jusqu'à leurs pieds" - la lenteur de la chanson s'associant à la
longueur des "vers" dont les cheveux "verts" des fées laissent, à nouveau,
entendre l'écho. A l'adjectif "verts", à la césure, répond le nom "pieds", à la
rime : le jeu homonymique fait des "sept femmes" de la légende une
figuration de la poésie en train de s'écrire, si bien que la "lune" à la lumière
de laquelle les voit le batelier éclaire la "nuit" qui donne son titre au poème.
Dans cette nuit poétique, les cheveux verts se "tord(ent)" et le verre se
"bris(e)". Les fées à l'origine de cette distorsion poétique ressemblent
étrangement à la Loreley, héroïne du cinquième poème de "Rhénanes", dont
le vent "tor(d) (l)es cheveux déroulés". Cette "sorcière blonde" dont les yeux
"tremblants" sont des "flammes" ("La Loreley") tombe dans le fleuve pour
s'y être mirée, comme y "tombe en tremblant", pour s'y "refléter", tout "l'or
des nuits" (v. 10). La fée incarne le rapport entre le réel et son reflet
poétique ; celui-ci n'est pas la simple image inversée de celui-là, mais son
envers : entre le réel et sa figuration poétique se joue une mort symbolique -
la Loreley se noie, la voix du batelier chante "à en râle-mourir" (v. 11) -, si
bien que la poésie, reflet d'un réel aboli, devient la réalité même.
Cette sorcellerie poétique suscite l'effroi du poète dans la deuxième
strophe : afin de ne plus "entend(re)" la chanson du batelier, il enjoint à un
"vous" indéterminé - celui-là même qu'il sommait d'"écoute(r)" la chanson
dans la première strophe - de "chante(r) plus haut". Un chant doit en couvrir
un autre. La lutte entreprise est d'ordre vocal - la voix des danseurs de la
"ronde" doit étouffer la voix singulière du batelier -, mais aussi d'ordre
symbolique : la chute dans l'envers poétique du réel qu'incarnent les "sept
femmes" aux cheveux verts est remplacée par le mouvement circulaire de la
ronde populaire, que reflète la forme circulaire de la strophe - celle-ci
reprend en effet l'une des deux rimes autour desquelles s'organise la
première strophe, et répète le mot "batelier", créant un écho qui résonne
comme un refrain. L'évocation des "filles blondes" répond par ailleurs terme
à terme à celle des "sept femmes" de la première strophe : aux cheveux
"verts et longs", image du mouvement linéaire de la poésie, s'opposent les
"nattes repliées" des danseuses ; aux yeux pleins de reflets et de flammes de
la Loreley, soeur poétique des sept fées, s'oppose le "regard immobile" des
filles blondes - la mobilité se déplaçant de l'intérieur vers l'extérieur, dans le
mouvement étourdissant de la ronde ; au chiffre "sept", investi par les
contes d'une forte charge symbolique, s'oppose enfin l'adjectif indéfini
"toutes" (v. 7). La deuxième strophe remplace ainsi la légende par le réel, le
reflet poétique par son référent. Aussi les filles blondes sont-elles "près de
moi" (v. 7), alors que les fées sont vues, par un autre, "sous la lune" (v. 3) :
si l'objet de la poésie est lointain - comme le sont les fées -, c'est en
définitive parce que le sujet poétique est loin de lui-même, parce qu'il
n'accède à la parole qu'en s'incarnant dans un autre, saltimbanque ou
batelier.
Mais si le chant des danseurs ne couvre pas celui du batelier - la
"voix chante toujours" dans la troisième strophe -, le chant du batelier
n'annule pas non plus, dans l'ordre de la valeur, celui des danseurs : la
troisième strophe n'enregistre pas la victoire de l'un sur l'autre, mais leur
interaction. La logique du collage en vigueur dans Alcools aboutit ici à la
tension harmonieuse des "fées" et des "filles", du légendaire et du prosaïque,
de l'alexandrin classique et du refrain populaire. L'événement que constitue
l'irruption du prosaïsme dans la deuxième strophe entraîne, dans la
troisième, une transformation du chant initial : le "moi" s'y confond
désormais avec "le Rhin", et cette fusion avec la nature, en le faisant accéder
au registre du mythe, lui permet de se réapproprier le chant.
Le Rhin, en effet, est "ivre" : le "moi", grisé par le vin et la danse, se
dilate jusqu'à englober le fleuve, l'ivresse désignant précisément cet
effacement des frontières entre le moi et le non-moi. Alors que, dans le
premier vers, les reflets se concentraient dans le verre, c'est désormais "tout
l'or des nuits" qui se reflète dans le fleuve, dans un mouvement
d'élargissement métonymique - les "vignes" pour le "vin", "l'or" pour la
"flamme" - qui transpose la scène initiale, d'ordre strictement référentiel,
dans le registre du mythe. Le "moi" se projette dans l'univers, si bien que la
"voix" qui chante n'est plus celle du batelier, ni même celle du "je", mais,
comme l'indique l'emploi de l'article défini, une voix sans ancrage. Cette
voix qui chante "à en râle-mourir" est celle de la poésie : l'individu est mort
à lui-même en accédant au mythe, et les voix des "fées aux cheveux verts"
se mêlent désormais à la sienne. Elles "incantent l'été" : le verbe "incanter",
formé à partir du latin incantatio, qui désigne des paroles magiques, renvoie
au pouvoir d'enchantement de la poésie. Si "l'été" est la saison de la
plénitude, et évoque dans cette mesure la maturation poétique dont les
strophes du poème retracent les étapes, le mot fait aussi entendre l'écho de
"Léthé". Or, le Léthé est le fleuve des Enfers dont les eaux procurent l'oubli
: les âmes des morts y boivent pour oublier les circonstances de leur vie,
tandis que les âmes destinées à une nouvelle existence terrestre y boivent
pour perdre tout souvenir de la mort. Au Rhin légendaire se superpose donc
le Léthé mythologique, et au vin, l'eau de l'oubli : le fleuve qui traverse le
poème est celui de la poésie, où l'individu se noie pour renaître au mythe, où
le réel "tombe" pour naître à son reflet. Le "râle" (v. 11), qui renvoie au
bruit rauque de la respiration, dit que cette sorcellerie s'opère par le chant, et
par un chant dissonant : l'"éclat de rire" du dernier vers rompt l'harmonie du
sonnet, qui s'achève sur l'image des débris du verre - et du vers. Le "moi",
lui aussi, "s'est brisé", le poème agençant des éclats de subjectivité dans une
mosaïque miroitante.

i
Michel Zinc, La Subjectivité littéraire, P.U.F., "Ecrivains", 1985.
ii
Poèmes de l'infortune, éd. de Jean Dufournet, "Poésie / Gallimard", 1986, p. 60.
iii
Ibid., p. 70.
iv
Texte daté du 26 mai 1871.
v
Louis Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire, Ed. Skira/Flammarion, 1969.
vi
Alfred de Musset, Premières Poésies, "Namouna".
vii
Dominique Combe, Poésie et Récit, Une rhétorique des genres, Corti, 1989, p. 162.
viii
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, dite "deuxième lettre du
voyant".
ix
Pierre Albouy, "Hugo ou le Je éclaté", Mythographies, Corti, 1976.
x
Victor Hugo, Préface à la première édition des Odes et Ballades, juin 1822.
xi
Charles Baudelaire, "Théophile Gautier", article paru dans la Revue fantaisiste, cité dans
les Oeuvres complètes, Gallimard, "La Pléiade", Tome II, p. 152.
xii
Baudelaire, Les Fleurs du mal, "Au lecteur".
xiii
Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, trad. fr., Le Seuil, "Poétique", 1986.
xiv
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Un Poète lyrique à l'apogée du capitalisme, trad.
J. Lacoste, Petite Bibliothèque Payot, "Critique de la politique", 1979, p. 150.
xv
Ronsard, Les Amours, Second Livre des Meslanges, VI.
xvi
Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard, mai 1871, Edition du centenaire, p. 183.
xvii
Arthur Rimbaud, Illuminations, "Soir historique".
xviii
Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, janvier 1854.
xix
Paul Verlaine, article consacré à Baudelaire, L'Art, novembre-décembre 1865, cité dans
les Oeuvres complètes, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", p. 50.
xx
Charles Baudelaire, Petits Poèmes en prose, XIII, "Les Veuves".
xxi
Ibid., XII, "Les Foules".
xxii
Ibid., XXXV, "Les Fenêtres".
xxiii
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, XCI, "Les Petites Vieilles" ; CXVI, "Un Voyage
à Cythère".
xxiv
Victor Hugo, Préface des Contemplations.
xxv
Saint-John Perse, Eloges, "Les Cloches".
xxvi
Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, "Alchimie du verbe".
xxvii
Ibid.
xxviii
Michel Serres, Feux et Signaux de brume, Zola, Grasset, 1975, p. 178-179.
xxix
Jules Laforgue, Les Complaintes, "Complainte des complaintes".
xxx
Ibid., "A Paul Bourget".
xxxi
Henri Meschonnic, "Rhétorique et poétique de la catastrophe", Politique du rythme,
politique du sujet, Ed. Verdier, Lagrasse, 1995, p. 444.
xxxii
Jean-Michel Maulpoix, La Voix d'Orphée, Corti, 1989.
xxxiii
Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p. 359.
xxxiv
Ibid.
xxxv
Guillaume Apollinaire, Alcools, "Cortège".
xxxvi
Nathalie Dauvois, Le Sujet lyrique à la Renaissance, PUF, "Etudes littéraires / Recto-
Verso", 2000, p. 12.
xxxvii
Ibid., p. 14.
xxxviii
Frank Lestringant, Préface à L'Adolescence clémentine, "Poésie / Gallimard", 1987, p.
14.
xxxix
N. Dauvois, op. cit., p. 26.
xl
F. Lestringant, op. cit., p. 337.
xli
L'Adolescence clémentine, édition citée, p. 253-254.
xlii
Sur la question de l'identité dans "El Desdichado", voir le commentaire magistral que
Julia Kristeva propose de ce poème dans Soleil noir, Dépression et mélancolie, Gallimard,
1987, p. 151-182.
xliii
Les Filles du feu, éd. de Michel Brix, Le Livre de Poche, 1999, p. 117.
xliv
Ibid., p. 128.
xlv
Voir à ce propos le livre de Paule Petitier, Littérature et Idées politiques au XIXe siècle,
Nathan Université, 1996, p. 34-35.
xlvi
Gérard de Nerval, Oeuvres complètes, éd. dirigée par J. Guillaume et Cl. Pichois,
Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1984-1993, Tome I, p. 698.
xlvii
Les Filles du feu, édition citée, p. 124.
xlviii
Gérard de Nerval, Oeuvres complètes, Tome II, p. 301 ; cité par M. Brix.
xlix
Cité par M. Brix, édition citée, p. 412.
l
Pour plus de détails, se reporter à M. Brix, édition citée, p. 411-413.
li
Shoshana Felman, "Lyrisme et répétition", Romantisme, n°6, Flammarion, 1973.
lii
Jean-Claude Mathieu, "Le poète tardif : sujet lyrique et sujet éthique chez Jaccottet", Le
Sujet lyrique en question, p. 207.
CHAPITRE 3
Les inter locuteur s

Un appel au dialogue

La poésie lyrique n'est pas le monologue narcissique auquel la réduit


le cliché. Pas de poème qui ne soit adressé à quelqu'un :

Eternité, néant, passé, sombres abîmes,


Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ? i

La question du poète est destinée à rester sans réponse. Cela ne tient


pas au caractère non anthropomorphe de l'éternité ou des sombres abîmes :
on ne s'attend pas davantage à ce que la "mignonne" qu'interpelle l'ode de
Ronsard prenne la parole. La jeune maîtresse et les sombres abîmes sont
absentés par l'écriture au même titre ; convoqués dans le non-lieu du poème,
ils ne sont nulle part, présents seulement sur le mode du manque. Cette
absence, qui ne se confond pas exactement avec le défaut d'existence du
personnage fictif, est produite par la structure même du discours lyrique.
N'admettant qu'une seule voix, ce discours ne peut accueillir qu'en creux la
voix des interlocuteurs :

Oui, je suis le rêveur ; je suis le camarade


Des petites fleurs d'or du mur qui se dégrade,
Et l'interlocuteur des arbres et du vent.
Tout cela me connaît, voyez-vous. (...) ii

Le "oui" qui ouvre ce poème des Contemplations présente le


discours du poète comme une réponse à une question inaudible : le discours
du "vous" façonne celui du "je", qui rend compte de deux points de vue
énonciatifs distincts selon un procédé proche du discours indirect libre.
Seule la voix du poète se fait entendre : du discours de l'interlocuteur, on ne
peut appréhender, comme en écho, que l'effet qu'il produit.
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ENCADRE 1 : Le discour s r apporté
On distingue traditionnellement trois manières de rapporter des paroles ou
(dans la fiction) des pensées : les discours direct, indirect, et indirect libre.
Le premier reprend non seulement l'énoncé d'autrui, mais son acte
d'énonciation ; le deuxième relève de la traduction ou de la paraphrase du
discours d'autrui ; le troisième superpose deux instances d'énonciation (ou
plus), celle qui cite et celle qui est citée, sans qu'on puisse délimiter de
frontières exactes entre elles. Gérard Genette y ajoute le discours narrativisé
(ou raconté), qui consiste à traiter le récit de paroles ou de pensées comme le
récit d'un événement.
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Lorsque le discours lyrique fait résonner d'autres voix que celle du


poète, c'est dans le cadre d'un discours rapporté :

Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;


On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.

Tout à coup des accents inconnus à la terre


Du rivage charmé frappèrent les échos :
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :

"Ô temps! suspends ton vol, et vous, heures propices!


Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours! iii

Le poète cède la parole à l'absente. Le discours de celle-ci, rapporté


au style direct, rompt la trame du monologue. Il ne constitue pas pour autant
une réponse : non seulement ce discours n'est pas contemporain de celui du
poète (le verbe introducteur est conjugué au passé simple), mais encore il
s'adresse à un autre que lui (le temps). Le monologue de l'aimée s'imbrique
dans celui de l'amant, scellant l'impossibilité du dialogue. Le silence de la
scène remémorée n'est rompu que par la répétition du même : bruit des
rameurs qui "frapp(ent) en cadence" les flots du lac, voix de l'aimée qui
"frapp(e) les échos". Ces sons répétitifs semblent mettre en abyme l'absence
de circulation de la parole : les mots "tomb(ent)", sans autre réponse que
leur propre écho. Et c'est encore la répétition à l'infini des mêmes mots que
le poète appelle de ses voeux à la fin du poème :

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,


Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé!

"Le Lac" fonctionne, de ce point de vue, comme une métaphore du


discours lyrique : les voix s'y juxtaposent sans se répondre, prisonnières de
la structure monologique du poème. Elles appellent cependant toutes une
réponse : questions et injonctions scandent leur discours ("Regarde!", "t'en
souvient-il ?", "Parlez", etc.), érigeant êtres et objets en interlocuteurs
potentiels. Le poème de Lamartine transforme ainsi le réel en univers de
langage : interpeller le temps, le lac ou les abîmes est une façon, pour le
poète, de postuler la possibilité d'une réponse de leur part, et donc de
modifier la qualité de leur silence (MARGE 1).
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MARGE 1 : Pour une analyse détaillée de ce poème, voir Jean-Marie
Gleize, Poésie et Figuration, p. 38-46.
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Ce paradoxe est propre à la poésie lyrique dans son ensemble : bien
que monologique, elle crée la fiction d'un univers de langage où tout - être
humain, objet, entité abstraite - est sujet d'une parole potentielle. Interpellés,
les personnages non humains accèdent au statut d'êtres de langage : la
matière s'anime, la transcendance s'incarne. Leur silence n'est plus celui du
néant, mais celui des muets, dont il faut apprendre à déchiffrer le langage.
Quant aux personnages humains, ils sont convoqués par l'emploi de la
deuxième personne dans une relation d'échange à laquelle ils ne peuvent se
soustraire. La poésie lyrique peut, en ce sens, se définir comme un appel au
dialogue : le "je" est constamment tendu vers un "tu".

Tu et je

L'hypothèse selon laquelle le poème lyrique permet au lecteur d'être


un autre pendant la durée de sa lecture doit, dans ces conditions, être
complétée : s'il s'agit bien pour le lecteur "d'expérimenter pour ainsi dire de
l'intérieur une possibilité d'identité complexe" iv, cette expérience a pour
cadre une interlocution. Le sujet auquel le poème invite le lecteur à
s'identifier est "tu et je inséparablement" v.
C'est, d'un point de vue linguistique, une évidence. "Je" n'existe que
dans sa relation à "tu" :

La conscience de soi n'est possible que si elle s'éprouve par


contraste. Je n'emploie je qu'en m'adressant à quelqu'un, qui sera dans
mon allocution un tu. C'est cette condition de dialogue qui est
constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je
deviens tu dans l'allocution de celui qui à son tour se désigne par je.
(...)
Ainsi tombent les vieilles antinomies du "moi" et de l'"autre", de
l'individu et de la société. (...) C'est dans une réalité dialectique
englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle
qu'on découvre le fondement linguistique de la subjectivité. vi

On ne peut, en définitive, répondre à la question "qui suis-je ?" qu'en


définissant le lieu d'où je parle et la personne à qui je parle. Le lecteur qui
s'identifie au "je" lyrique fait donc l'expérience d'une intersubjectivité - non
seulement au sens où ce "je" englobe tous les sujets (voir le chapitre 2),
mais aussi parce qu'il se construit par rapport à un "tu". La pragmatique a
souligné le fait qu'un sujet ne s'adresse pas à tous ses interlocuteurs de la
même façon : la position respective de chacun des partenaires du dialogue
dans la hiérarchie sociale, l'effet que le sujet cherche à produire sur son
interlocuteur, le savoir implicite qu'ils partagent déterminent les modalités
de la prise de parole - et, par conséquent, la manière dont le "je" se définit.
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ENCADRE 2 : la pr agmatique
La pragmatique considère non seulement le contenu d'un énoncé mais sa
valeur d'acte de langage, et son rôle dans l'interaction verbale. Elle part du
principe que les interlocuteurs cherchent à "agir les uns sur les autres", et se
différencie en cela du point de vue strictement syntaxique, qui consiste à
déterminer les règles permettant de construire des phrases ou des formules
correctes, ou de la sémantique, qui s'intéresse à l'interprétation de ces
phrases et de ces formules (Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov,
Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Le Seuil, 1972, p.
423). Pour des exemples d'approche pragmatique des textes littéraires, on
pourra notamment se reporter au chapitre sur "L'ironie" dans Stylistique de
la prose, d'Anne Herschberg Pierrot (Belin, "Lettres Belin Sup", 1993), et à
Pragmatique pour le discours littéraire, de Dominique Maingueneau
(Bordas, 1990).
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Certes, l'application aux textes littéraires de catégories linguistiques


élaborées à partir de l'analyse de dialogues réels ne va pas de soi. Si les
rapports qui s'établissent entre l'auteur et son public constituent une
situation d'échange réelle qui rentre de plein droit dans le champ de la
pragmatique (l'auteur élabore des stratégies énonciatives et éditoriales visant
à produire un certain effet sur un certain public), le "je" lyrique et ses
allocutaires sont, eux, des êtres de papier. Mais, dans la mesure où la poésie
lyrique se définit comme lieu d'expérimentation de la parole subjective, elle
légitime - voire nécessite - une approche linguistique de ce type.
Le lecteur de poésie lyrique est donc amené à faire sien le discours
qu'un "je" adresse à un "tu", et à faire ainsi l'expérience d'une identité
façonnée par cette intersubjectivité même.
Abstr action de la deuxième per sonne

Comme le pronom "je", le pronom "tu" est une instance de discours.


Il n'a pas de référent constant : chaque "tu" correspond à un être unique, à
savoir l'individu auquel "je" s'adresse en lui disant "tu".
Cette symétrie apparente entre les pronoms personnels de la
première et de la deuxième personnes peut faire naître une hypothèse
séduisante : de même qu'elle invite chaque lecteur à prendre le "je" lyrique
pour le sien - pour, en dernière analyse, lui faire prendre conscience de son
universalité -, la poésie lyrique inciterait le lecteur - dans le même but et
avec les mêmes conséquences - à donner au "tu" un référent dans sa propre
vie.
Mais cette hypothèse néglige une dissymétrie majeure dans le
fonctionnement des deux pronoms "je" et "tu" : la polarité des personnes

... ne signifie pas égalité ni symétrie : "ego" a toujours une position de


transcendance à l'égard de tu ; néanmoins, aucun des deux termes ne
se conçoit sans l'autre ; ils sont complémentaires, mais selon une
opposition "intérieur / extérieur", et en même temps ils sont
réversibles. Qu'on cherche à cela un parallèle ; on n'en trouvera pas.
Unique est la condition de l'homme dans le langage. vii

S'identifier au "je" de l'ode de Ronsard relève, on l'a vu, d'un


processus linguistique : un sujet, replié sur lui-même dans l'acte de lecture,
découvre un "je" sans origine qui, dans ces conditions, ne peut désigner que
lui-même. Mais prêter à la jeune maîtresse à laquelle s'adresse le poète le
nom ou la physionomie d'un être familier est un jeu purement arbitraire : le
"je" ne peut renvoyer qu'au lecteur, puisqu'il est seul à être là ; mais le "tu"
peut désigner n'importe qui, puisque personne d'autre n'est là. En l'absence
de tout interlocuteur réel, aucune nécessité linguistique ne légitime
l'identification de la deuxième personne à tel individu plutôt qu'à tel autre.
La jeune maîtresse que représente l'ode de Ronsard n'a pas de visage : sa
"beauté" et sa "jeunesse" sont affirmées sans être décrites, et se prêtent si
bien à toutes les identifications qu'elles n'en autorisent aucune.
Le "tu" du poème lyrique est, en réalité, une abstraction : c'est une
représentation de l'altérité à l'état pur, sans laquelle le "je" ne peut exister ni
son discours prendre sens - "je ne parle qu'à toi, mon absente, ma terre..."
(Philippe Jaccottet, L'Effraie, III).

Mise à distance du moi

C'est pourquoi "le tu, dans la poésie lyrique, peut toujours signifier
simultanément aussi bien le discours à soi-même du je lyrique que le
discours adressé à un destinataire" viii. Si le lecteur prête voix et donne corps
au "je" lyrique, le "tu" est destiné à rester virtuel, forme en creux autour de
laquelle se construit le discours, mais que le cadre monologique du poème
ne permet pas d'actualiser. Cette dissymétrie entre l'actualité du "je" et
l'inactualité du "tu" crée les conditions d'une expérience radicale de la
solitude : le "tu" est au centre du discours, dans l'inflexion de la voix, dans
la flexion des verbes, et cependant irrémédiablement absent, amenant le
sujet à découvrir que l'altérité est d'abord en lui-même - dans la structure du
langage et de la conscience de soi. Le "tu" du poème lyrique peut, en ce
sens, être lu aussi comme une mise à distance du "je". Le poème de
Philippe Jaccottet intitulé "Portovenere" en fait un "écho" du moi -
reprenant d'ailleurs ainsi l'image qu'emploie Emile Benveniste pour désigner
le "tu" ("je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu'elle est à
"moi", devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu." ix) :

La mer est de nouveau obscure. Tu comprends,


c'est la dernière nuit. Mais qui vais-je appelant ?
Hors l'écho, je ne parle à personne, à personne. x

La nécessité de s'entendre dire "tu", de recevoir une réponse de la


part de son interlocuteur, n'est pas d'ordre psychologique : c'est le statut
même de sujet du locuteur qui est en jeu. Est sujet celui auquel autrui
reconnaît cette qualité en lui parlant ; aussi la poésie lyrique, qui est une
poésie du sujet, résonne-t-elle constamment d'appels au dialogue, alors
même qu'elle est, structurellement, monologique. Henri Michaux déplie ce
paradoxe dans le recueil intitulé Poteaux d'angle. Un "je" anonyme s'y
adresse à un "tu", anonyme lui aussi, et tourne en dérision le désir de ce
dernier de "communiquer" - désir duquel relève pourtant l'inscription d'un
"tu" au centre de son propre discours. "Tu" est, ici encore, un double de "je"
:

Communiquer ? Toi aussi tu voudrais communiquer ?


Communiquer quoi ? tes remblais ? - la même erreur toujours.
Vos remblais les uns les autres ?
Tu n'es pas encore assez intime avec toi, malheureux, pour avoir
à communiquer. xi

Communiquer, c'est transmettre un savoir à autrui, partager avec lui une


expérience, moins pour l'instruire que pour s'approprier soi-même cette
expérience et ce savoir : "je" se construit dans sa relation à "tu". Cette idée
de construction, de chantier intime, est suggérée par l'image du "remblai" :
un remblai est un travail de terrassement qui a pour fonction de combler une
cavité ou de faire une levée. "Communiquer (ses) remblais", c'est donc se
présenter à l'autre avec le moins de trous possible - colmaté, refermé,
barricadé en soi. C'est, aux yeux du poète, une "erreur" : le "je" ne peut se
construire seul. Pour "communiquer", il faut au contraire devenir d'abord
"intime" avec soi-même, c'est-à-dire approfondir la béance intérieure,
creuser les failles : l'intime est ce qui est au plus profond (l'adjectif est issu
du superlatif du mot latin signifiant "intérieur"). Mais ce travail de
creusement implique déjà l'autre : "je" se scinde pour se connaître, et invite
le lecteur à reconnaître en lui-même cette scission, cette fêlure.

Le lecteur

Les poèmes adressés au lecteur rompent apparemment ce dialogue


entre soi et soi. Le "tu" semble, par exception, pouvoir s'actualiser : la
situation énonciative invite en effet le lecteur qui tient le livre entre ses
mains à se reconnaître dans le "lecteur" qu'interpelle le poète. Ceux qui
lisent Les Fleurs du mal ne peuvent manquer de se sentir visés par les deux
derniers vers du poème liminaire, "Au lecteur" :

Tu le connais, lecteur, ce monstre indélicat,


- Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère! xii

Cependant, la structure énonciative de ce poème n'est pas différente


de celle des autres poèmes lyriques : le "je" qui y parle est une instance
virtuelle que seul le lecteur peut actualiser. Celui-ci est donc écartelé entre
les deux pôles de la communication - position énonciative inconfortable s'il
en est.
Les choses sont, en réalité, plus simples, pour peu qu'on distingue
l'allocutaire du discours de son destinataire. Si l'allocutaire est celui à qui le
discours s'adresse à la deuxième personne, le destinataire est celui sur qui le
discours cherche à produire un effet. Dans une situation d'interlocution
réelle, ces deux instances linguistiques ne se confondent pas nécessairement
: on peut s'adresser à quelqu'un dans le but d'être entendu et compris d'un
tiers assistant au dialogue. Dans la situation d'interlocution fictive instaurée
par le poème, ces deux instances sont nécessairement disjointes :
l'allocutaire est une instance textuelle, tandis que le destinataire est une
instance extra-textuelle, impliquée dans le contexte social et politique de la
publication. Ce destinataire est, en dernière instance, le public ou une partie
de celui-ci.
Le poème "Au lecteur" de Charles Baudelaire prend le lecteur pour
allocutaire : il s'adresse à lui à la deuxième personne. Mais il s'agit, dans ce
cas, d'un personnage de lecteur, instance virtuelle qui ne se confond avec
aucun lecteur réel en particulier (nous savons bien que ce n'est pas à nous
personnellement que s'adresse l'énonciateur des Fleurs du mal ). Le lecteur
est aussi le destinataire du poème, dans la mesure où il est le destinataire
ultime de tous les textes littéraires. Mais il s'agit alors du lecteur réel, c'est-
à-dire de celui qui est impliqué dans la réception (MARGE 2) de l'oeuvre.
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MARGE 2 : Réception
On pourra se reporter à la théorie de la réception des oeuvres littéraires que
Hans Robert Jauss a développée dans Pour une esthétique de la réception,
trad. fr., Gallimard, "Tel", 1978.
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Le lecteur réel, interpellé tout d'abord par la deuxième personne ("Tu
le connais, lecteur"), est amené, au vers suivant, à se dissocier du "tu" pour
s'identifier au "je". La répétition de l'adjectif possessif de la première
personne ("mon semblable, - mon frère!"), qui constitue la première
apparition du "je" dans le poème (jusque-là, on ne trouve qu'un "nous" qui
englobe poète et lecteur sans les différencier), invite doublement le lecteur à
prendre le "je" du poète pour le sien : sur le plan de l'énonciation, d'une part,
dans la mesure où ce "je" sans origine fait écho au "je" du lecteur ; sur le
plan de l'énoncé, d'autre part, puisque le poète, mettant comme en abyme la
situation de communication dans laquelle se trouve impliqué le lecteur qui
tient le livre entre ses mains, présente le personnage du "lecteur" comme un
double de lui-même - son "semblable", son "frère".
L'adresse au "lecteur" n'a en définitive pas d'autre but, au seuil du
recueil, que d'impliquer le lecteur réel dans la situation d'énonciation
poétique. Attiré dans un dialogue par le "tu", puis détourné vers le "je", ce
dernier comprend que la lecture des Fleurs du mal ne peut être passive : le
recueil exige de lui qu'il réénonce le discours poétique. Le poème liminaire
"Au lecteur" peut, à cet égard, être considéré comme une sorte de mode
d'emploi du recueil : il représente, à l'intention du lecteur réel, un
personnage de lecteur qui met en abyme son propre rapport au texte.
Le poème liminaire des Regrets de Du Bellay, "Ad lectorem", met
en place un dispositif également complexe :

Ce petit livre que nous t'offrons aujourd'hui, lecteur, sa saveur est à


la fois celle du fiel et du miel, au sel mêlés. S'il doit être agréable à ton
palais, viens ici en convive : le repas a été préparé pour toi. S'il te
déplaît, éloigne-toi, je te prie : c'est que le repas ne t'était pas
destiné. xiii

L'apostrophe au "lecteur" semble convoquer le lecteur réel dans un


dialogue. Mais, aussitôt, le système conditionnel rompt le tête-à-tête du
poète et du lecteur : celui-ci n'est plus considéré dans sa singularité, mais
pris dans la foule du public - il peut être de ceux qui trouvent le livre
"agréable" ou de ceux à qui il "déplaît". Le public considéré est, en outre, un
public à venir : il faut avoir lu le livre pour savoir dans quelle catégorie de
lecteurs se ranger (ce que manifeste l'emploi de la périphrase du futur : "s'il
doit être agréable"), alors que le lecteur réel vient d'ouvrir le livre et en
découvre les premiers vers. Le "lecteur" auquel s'adresse le poète est ainsi
renvoyé à sa virtualité : sa représentation au seuil du recueil a pour fonction
d'indiquer au lecteur réel quel mode de lecture adopter.
Cette lecture est d'ordre gustatif : le livre est comparé à un "repas" et
les lecteurs à des "convive(s)". Or, la "saveur" que ces derniers sont invités
à goûter est d'abord celle des mots - c'est-à-dire celle dont le "palais" du
lecteur réel est en train de faire l'expérience : le "fiel" et le "miel" renvoient
bien sûr à la satire (MARGE 3) et à l'élégie (MARGE 4) qui structurent le
recueil, mais la paronomase (MARGE 5) (qui existe aussi, en latin, entre
fellis et mellis ) et l'allitération (MARGE 6) en "m" et en "l" (qui se donne
à entendre aussi bien dans le "miel" au "sel mêl(é)" que dans la formule
latine felisque simul, simulque mellis ) attirent l'attention sur la matière
même du langage, sur sa densité sonore. Le "repas" poétique annoncé a déjà
commencé, avec le lecteur réel pour seul convive : c'est dans sa bouche que
se mêlent les sonorités du "fiel" et du "miel", et la métaphore culinaire n'a
d'autre but que de lui faire comprendre que la lecture à laquelle il est invité
est un échange entre le son et le sens, entre le concret de la langue et
l'abstraction des concepts. La représentation du "lecteur" au seuil du recueil
est, dans Les Regrets aussi, une mise en abyme de la position de lecture que
le poète souhaite voir ses lecteurs adopter - position active, puisqu'elle passe
par l'appropriation de la langue du poète.
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MARGE 3 : Satir e
Le mot est issu du latin satira , "macédoine de légumes", puis, en littérature,
"pièce de genres mélangés". Dans la littérature latine, il désigne d'abord une
pièce dramatique à portée morale où se mêlent les vers, la musique et la
danse ; puis, un poème qui attaque les ridicules des contemporains de son
auteur. Par extension, il renvoie, dans la littérature française, aussi bien à un
écrit mêlant prose et vers qu'à un discours s'attaquant à quelqu'un ou à
quelque chose en s'en moquant.
MARGE 4 : Elégie
Le mot est issu du grec elegos, "chant de deuil". Il désigne d'abord un
poème grec ou latin composé de distiques - unités formées d'un hexamètre
et d'un pentamètre - dont la tonalité est mélancolique. Par extension, il
s'emploie à propos d'une oeuvre poétique fondée sur la plainte.

MARGE 5 : Par onomase


Selon Pierre Fontanier, elle "réunit dans la même phrase des mots dont le
son est à peu près le même, mais le sens tout-à-fait différent" (Les Figures
du discours, Flammarion, "Champs", 1977, p. 347).

MARGE 6 : Allitér ation


Répétition de phonèmes consonantiques.
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Si le personnage du lecteur a pour fonction d'indiquer au lecteur réel
le mode d'emploi du recueil au seuil duquel il se tient, ce n'est donc pas au
moyen d'une série de prescriptions à la deuxième personne : le poème est
"une parole qui agit sur les modes de sentir et de penser, transformant son
rapport et les rapports de tous avec le langage, donc avec eux-mêmes et
avec les autres" xiv. Cette transformation énonciative, et par conséquent
éthique et politique, résulte de l'expérimentation d'un langage, non de
l'application de préceptes : le lecteur doit, pour en bénéficier, se faire le
sujet de "l'activité du poème" xv.

La dédicace

"Tu" est une abstraction. Il existe cependant des cas où la deuxième


personne est clairement identifiée : le poème semble alors isoler un
destinataire singulier dans la foule des lecteurs. C'est le cas des poèmes
comportant, en exergue, dans leur titre ou dans les premiers vers, une
dédicace.
A la différence du "lecteur" auquel s'adressent nombre de poèmes, le
dédicataire est pourvu d'un nom propre. Ce nom, parce qu'il renvoie à un
individu unique et le plus souvent bien réel, semble désigner un lecteur
privilégié, pour qui le texte serait écrit et qui serait donc particulièrement
apte à en saisir la part d'implicite. Le lecteur peut, dans ces conditions, se
croire expulsé de la situation de communication instaurée par le texte.
La dédicace est une pratique ancienne : elle date de l'époque où les
poètes dépendaient économiquement des mécènes. Sa forme classique est
celle de l'“épître élogieuse” xvi où le poète vante les mérites du seigneur dont
il veut obtenir la protection et les subsides. Ce geste d'hommage ouvre le
texte à la réalité extra-textuelle : il l'inscrit explicitement dans un contexte
social et politique.
Cette dépendance des poètes et de la création poétique à l'égard du
pouvoir n'est jamais allée de soi. Ainsi, lorsque le poète des Regrets affirme
qu'il n'écrit plus de haute poésie (la fureur poétique qui l'anime désormais
est "basse" xvii) parce que le Prince ne lui en commande pas, il adopte un
discours ambivalent :

Ce pendant que la court mes ouvrages lisoit,


Et que la soeur du Roy, l'unique Marguerite,
Me faisant plus d'honneur que n'estoit mon merite,
De son bel oeil divin mes vers favorisoit,

Une fureur d'esprit au ciel me conduisoit


(...).

Ores je suis muet (...). xviii

Le poète des Regrets se plaint de l'inconséquence des Grands, et lui


attribue la perte de son inspiration ; mais il revendique en même temps son
désintéressement, cherchant à "mettre en relief le caractère strictement
personnel d'une poésie dont la pratique est la seule récompense" xix. Dans ces
conditions, les dédicaces aux grands personnages que comporte le recueil
n'élisent pas un destinataire privilégié, mais satisfont à une nécessité sociale
reconnue comme telle. Ainsi, l'épître "A Monsieur d'Avanson" dédie
l'ensemble du recueil à ce grand seigneur "seul entre tous" :
Or si mes vers meritent qu'on les loüe
Ou qu'on les blasme, à vous seul entre tous
Je m'en rapporte icy, car c'est à vous,
A vous, Seigneur, à qui seul je les voüe (...). xx

Mais l'épître suit immédiatement le poème "Ad lectorem", qui


atténue par avance la portée de cette dédicace : le court poème en latin qui
ouvre le recueil désigne en effet le lecteur sensible à la saveur du "fiel" et du
"miel" comme le véritable destinataire du livre - "le repas a été préparé pour
toi". L'épître, d'autre part, ne satisfait aux conventions de l'éloge que dans
son titre et dans ses six dernières strophes ; les vingt-et-une autres strophes,
d'où toute mention du dédicataire est absente, développent l'idée en germe
dans le poème précédent : l'originalité du "regret" réside dans le fait qu'il
participe du plaisir et de la douleur.
Les six dernières strophes procèdent, en outre, à une mise en abyme
du lien de dépendance que manifeste la dédicace : le poète espère que son
livre sera "autant (...) aggreable" à M. d'Avanson que le "service" de ce
dernier a été "aggreable" au roi - qui l'a nommé ambassadeur pour le
récompenser. Si Du Bellay place ainsi son interlocuteur dans la position
flatteuse du roi, il rappelle aussi au lecteur qu'il remplit, en dédiant son
recueil à un grand seigneur, une obligation sociale à laquelle nul ne peut
échapper.

Le r apport au pouvoir

Le lecteur est, en définitive, le véritable destinataire de ce jeu de


décodage : les dédicaces établissent, à son intention, la nature des rapports
qu'entretient le livre avec la société.
C'est pourquoi la plupart des poèmes des Regrets sont dédiés, non à
de grands seigneurs, mais à des poètes. En dédiant ses textes à des pairs, Du
Bellay laisse entendre à ses lecteurs qu'il refuse toute obédience au pouvoir :
c'est à ses frères en poésie, et donc sans attendre aucun avantage matériel en
retour, qu'il adresse presque toutes les dédicaces. Comme pour confirmer
que le lecteur est son véritable destinataire, Du Bellay détache, dans une
certaine mesure, les noms propres des individus qu'ils désignent dans la
réalité : comme le montre Floyd Grayxxi, les noms des dédicataires sont
incorporés au tissu phonique du poème, et c'est leur matériau sonore autant -
sinon plus - que la personnalité de celui qu'ils désignent qui motive le
discours poétique. Ainsi, un sonnet sur l'âge d'or est adressé à Dorat
(CLXXIX), un autre, sur la "doulce ardeur", à Melin, dont le nom évoque le
miel (CLXXVIII).
Trois siècles plus tard, les Odes et Ballades de Victor Hugo
inaugurent une pratique de la dédicace qui prend le contre-pied de la
pratique sociale antérieure à la Révolution. Loin de solliciter faveur ou
protection, les poèmes dédiés aux "grands" de ce monde avertissent ceux-ci
de leur imminente déchéance ou saluent la mémoire de ceux qui, déjà, sont
déchus. Des deux odes dédiées à des rois, l’une met les "rois de l’Europe"
en garde contre le "tigre populaire" qui les menace, et l’autre rend hommage
à un roi exilé xxii. La plupart des autres dédicaces sont adressées à des
proches ou à des artistes - manière de signifier que la Révolution française a
aboli l'obédience des poètes au pouvoir monarchique.
Renouvelant le jeu onomastique que proposent Les Regrets, Hugo
tend, dans ses oeuvres poétiques, à vider peu à peu le nom des dédicataires
de tout contenu personnel : le peintre Louis Boulanger, nommé en toutes
lettres dans les Odes et Ballades et Les Orientales, n'est plus désigné que
par ses initiales dans les recueils suivants ("A M. Louis B." dans Les
Feuilles d'automne ; "A Louis B." dans Les Chants du crépuscule, Les Voix
intérieures et Les Rayons et les Ombres ), ce qui fait de lui le double
poétique de la musicienne Louise Bertin, désignée dans les mêmes recueils
par des initiales quasi identiques ("A Mademoiselle Louise B." dans Les
Feuilles d'automne, Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures, Les
Rayons et les Ombres et Les Contemplations ). Le peintre et la musicienne,
dédicataires les plus fréquents de Hugo, sont ainsi présentés comme
interchangeables : ils n'ont plus de nom de famille, et leurs prénoms font
d'eux des jumeaux. Tout se passe comme si la poésie lyrique ne pouvait
avoir pour interlocuteur qu'une instance anonyme.

L' amante
L'absence de nom de famille caractérise une autre catégorie
d'interlocuteurs poétiques : les personnages féminins auxquels sont
consacrés nombre de recueils de poésie amoureuse. Marie, Hélène, Elsa...
Tous ces personnages n'ont qu'un prénom.
Certains exégètes n'ont pas manqué d'identifier les femmes réelles
qui, selon eux, auraient servi de modèles à ces personnages - et ont ainsi
"rendu" à ces derniers un nom de famille que les poèmes ne leur donnent
pas. "Hélène", dont le nom est au centre des Sonnets pour Hélène de
Ronsard (1578), désignerait Hélène de Surgères, une fille d'honneur de
Catherine de Médicis. "Marie", personnage qui apparaît pour la première
fois dans la Continuation des Amours de Ronsard (1555), serait une jeune
paysanne de Bourgueil, dont l'humble origine expliquerait seule l'effacement
de son nom de famille. "Elsa", dont le nom a été chanté par Louis Aragon,
ne serait autre que l'écrivain Elsa Triolet.
Certes, Hélène de Surgères et Elsa Triolet ont existé, et l'on sait que
Ronsard a connu la première et que Louis Aragon a partagé la vie de la
seconde. De l'existence de Marie, on est moins sûr. Les dates d'écriture et de
publication des recueils correspondent aux dates auxquelles ces femmes
sont entrées dans la vie des deux poètes. Mais il n'en reste pas moins que les
poèmes dissocient leurs prénoms de leurs noms ; l'individualisation que
provoque le nom propre n'a pas lieu. Et lorsque, par exception, un nom
propre apparaît - c'est le cas, on l'a vu, dans le sixième poème du Second
Livre des sonnets pour Hélène -, c'est dans un contexte qui réactive son
matériau sonore et graphique aux dépens de sa fonction d'identification :
"Voilà comme de nom, d'effet tu es aussi / LE RE DES GENEREUX, Elène de
Surgères".
Donner un nom de famille à ces personnages revient donc à annuler
le travail du poème, qui bloque toute référence à un individu réel. C'est
d'autant plus vrai lorsque les poèmes n'accordent pas même un prénom à
l'aimée. La jeune "maîtresse" à qui Ronsard dédie son ode ("Mignonne,
allons voir si la rose...") n'apparaît dans le poème que sous la forme d'un
"vous" ; on l'a cependant identifiée à Cassandre Salviati, fille d'un banquier
florentin, sur la foi des dates et parce que, dans la cour du château des
Salviati, il y aurait eu un rosier grimpant qui aurait inspiré Ronsard. C'est
oublier qu'il y a des rosiers dans presque tous les jardins, que la beauté
éphémère des roses est un topos poétique au XVIe siècle, et, surtout, que le
poème ne nomme ni les personnages ni les lieux.
De même, l'absente du "Lac" serait Julie Charles, une jeune femme
que Lamartine a rencontrée aux eaux d'Aix en 1816 ; cela, parce que le
poème a été achevé en septembre 1817 à Aix, où Lamartine a attendu en
vain que Julie Charles le rejoigne. Le titre qui figure sur le manuscrit,
"L'ode au lac du Bourget", irait dans le même sens, puisqu'Aix-les-Bains se
situe sur la rive orientale de ce lac. Mais, là encore, c'est faire peu de cas du
fait que Lamartine a modifié le titre du poème : la suppression du nom du
Bourget manifeste sa volonté de suspendre toute visée référentielle
(MARGE 7) - "Le Lac" désigne n'importe quel lac. D'autre part, l'aimée
n'est pas même désignée comme une femme, mais comme une "voix" : "Le
flot fut attentif, et la voix qui m'est chère / Laissa tomber ces mots (...)".
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MARGE 7 : Fonction r éfér entielle
Voir l'encadré du chapitre 5 portant sur les fonctions du langage.
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Hélène, Mar ie, Elsa

Les rapports qui lient les personnages d'amoureuses à telle ou telle


femme réelle peuvent émouvoir l'auteur des poèmes, mais n'ont, en réalité,
que peu d'intérêt pour le lecteur. D'Hélène de Surgères ou de Julie Charles,
ce dernier ne connaît que le reflet incertain qu'en offrent les textes ; ces
femmes n'existent pour lui qu'en tant qu'objets littéraires. Aussi la recherche
des "sources" aboutit-elle paradoxalement à la construction de doubles
fictifs des personnages, eux-mêmes fictifs, que les poèmes mettent en scène.
Les poèmes à Hélène, à Marie ou à Elsa s'inscrivent dans une
structure énonciative inaugurée par Pétrarque dans le Canzoniere qui
regroupe les poèmes à Laure. Dissocié de tout nom de famille, le prénom
prend sens selon un code fixé par la tradition poétique : il désigne l'amante
absente (perdue, morte, ou inaccessible dans son altérité même) et inscrit
ainsi le texte dans l'immense intertexte de la poésie amoureuse. Le nom de
l'aimée est le support énonciatif d'un discours amoureux qui excède
largement le cadre de l'expérience personnelle : "Marie" est l'anagramme
d'"aimer" (Ronsard, Continuation des Amours, VII).
Dans une conférence intitulée "L'Evidence poétique", prononcée à
Londres le 24 juin 1936 à l'occasion de l'Exposition surréaliste, Paul Eluard
explique que le poète est "celui qui inspire" le lecteur "bien plus que celui
qui est inspiré" :

Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes


marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un
délire sans passé. Leur principale qualité est non pas, je le répète,
d'invoquer, mais d'inspirer. Tant de poèmes d'amour sans objet
réuniront, un beau jour, des amants. On rêve sur un poème comme on
rêve sur un être. La compréhension, comme le désir, comme la haine,
est faite de rapports entre la chose à comprendre et les autres,
comprises ou incomprises.

La mémoire du poète, "ardente", se consume dans le poème : le


souvenir fait place à la création, "délire sans passé". Aussi n'est-ce pas en
amont, dans l'expérience de l'auteur, qu'il faut chercher la signification des
poèmes d'amour, mais en aval, dans l'effet qu'ils tendent à produire sur les
lecteurs. Le "nous" des amants ne se referme pas sur une singularité : il
contient en creux l'humanité tout entière, invitant les lecteurs à inventer une
communauté neuve, fondée sur un usage du langage qui exclut toute
hiérarchie dans les rapports humains. Le poème devient ainsi un lieu
d'échange - "non par substitution du "nous" au "je", mais par constitution de
l'espace "entre nous", comme si tout vrai lyrisme était dialogique" xxiii.
La destinataire des poèmes d'amour se confond alors avec la poésie
même - ou avec son avatar, la Muse -, puisqu'elle a pour fonction de
désorienter le langage usuel, d'en annuler les normes et les procédures. Le
titre du recueil de Louis Aragon Le Fou d'Elsa compare implicitement le
langage du poète amoureux à celui du "fou" ; comme le bouffon du roi, le
sujet en proie à l'amour fou parle hors des codes, contre les conventions,
faisant ainsi surgir une vérité indicible dans le cadre du langage usuel :

Et si pourtant l'on a mémoire un jour ou l'autre que je fus


Disant ce nom qui n'est que d'elle et qui me trouble dans mon
âme
Qu'on daigne alors selon mon coeur me laisser être un anonyme
A son parage à son passage et qu'il soit dit que c'était son fou xxiv

TEXTE 7 : Pierre de Ronsard, Continuation des Amours, VII (1555)

Marie, qui voudroit vostre beau nom tourner,


Il trouveroit Aimer : aimez-moi donq, Marie,
Faites cela vers moi dont vostre nom vous prie,
Vostre amour ne se peut en meilleur lieu donner:
S’il vous plaist pour jamais un plaisir demener,
Aimez-moi, nous prendrons les plaisirs de la vie,
Penduz l’un l’autre au col, & jamais nulle envie
D’aimer en autre lieu ne nous pourra mener.
Si faut il bien aimer au monde quelque chose:
Cellui qui n’aime point, cellui-là se propose
Une vie d’un Scyte, & ses jours veut passer
Sans gouster la douceur des douceurs la meilleure.
E, qu’est-il rien de doux sans Venus? las! à l’heure
Que je n’aimeray point puissai-je trépasser!

(Les Amours, éd. de H. et C. Weber, Garnier, coll. "Classiques", 1963, p.


175)

COMMENTAIRE DU TEXTE 7

Ce sonnet, le septième de la Continuation des Amours (1555),


introduit la figure de Marie, au centre d'un nouveau cycle de poésie
amoureuse caractérisé par un style "bas". Le poème inaugural du recueil
commente cette évolution poétique :

Thiard, chacun disoit à mon commencement


Que j'estoi trop obscur au simple populaire :
Aujourd'hui, chacun dit que je suis au contraire,
Et que je me dements parlant trop bassement. (I)
L'invention langagière et les multiples références mythologiques qui
définissent la poétique des Amours (1552-1553) font place, dans le cycle
consacré à Marie, à un langage volontairement simple et à la représentation
d'un réel familier. A la figure de Cassandre, destinataire principale des
Amours, succède celle de Marie : la mythologie grecque est abandonnée au
profit de la fiction réaliste, et la grandeur aristocratique de la Dame
remplacée par l'humilité de la jeune paysanne. Si certains commentateurs
ont voulu reconnaître dans ce personnage une femme réelle - au sujet de
laquelle tous s'accordent cependant à dire que les informations manquent -,
le recueil invite au contraire à considérer Marie comme le symbole de ce
renouveau poétique.
Le sonnet VII, dans lequel elle apparaît pour la première fois,
succède à six sonnets adressés par le poète à ses compagnons de la Pléiade :
"Thiard" (I), "Jodelle" (II), "Mon Bellay" (III), "Peletier" (IV), "Aurat" (V),
"mon Paquier" (VI). Or, le chiffre sept symbolise la Pléiade - la
constellation de la Pléiade compte sept étoiles, et Ronsard, lorsqu'il énumère
ses pairs en poésie, en choisit toujours six -, si bien que le sonnet VII clôt
l'énumération, renvoyant implicitement à Ronsard lui-même. "Marie"
incarne donc le style bas que Ronsard expérimente dans la Continuation des
Amours : le personnage de l'amoureuse est le support d'une réflexion sur la
fonction de la poésie.

Le caractère fictif du personnage est posé dès le premier vers. Le


prénom "Marie", à l'attaque du vers, est aussitôt renvoyé à la matérialité de
son signifiant : les cinq lettres qui le composent permettent d'écrire le verbe
"aimer", "Marie" est un anagramme avant d'être un personnage. Plus qu'une
figure référentielle, Marie est donc la personnification de la poésie
amoureuse : écrire "Marie", c'est écrire l'amour, et le pronom "qui" montre
que l'énonciateur du discours amoureux n'est pas plus individualisé que sa
destinataire. Avant d'être un "moi" - ce pronom n'apparaît que dans le
second hémistiche du deuxième vers -, le poète se désigne comme un "il",
instance générique qui renvoie à l'acte même d'écrire : "qui voudroit vostre
beau nom tourner, / Il trouveroit Aimer". L'emploi du conditionnel présent
achève ce processus de dépersonnalisation, puisqu'il multiplie à l'infini les
énonciateurs possibles.
Le second hémistiche du deuxième vers réactive cependant la fiction
d'un couple : "aimez-moi donq, Marie". Mais l'injonction résume, de façon
lapidaire, celle qui sous-tend la poésie amoureuse dans son ensemble et la
définit comme genre. Le chiasme - "Marie" (v. 1) / "Aimer" / aimez" /
"Marie" (v. 2) - dit que la fiction référentielle du couple n'est en définitive
que la figuration d'une abstraction linguistique : "Marie" est l'anagramme du
verbe "aimer", et "aimez-moi", la matrice grammaticale dont les poèmes
d'amour ne proposent jamais que des reformulations. Le troisième vers
poursuit ce jeu sur le signifiant : "Faites cela vers moi dont vostre nom vous
prie". A la prière de l'amant se substitue celle du mot : son nom fixe le
destin narratif et la fonction poétique du personnage, qui se définit donc
avant tout comme un signe linguistique - et non seulement comme la
représentation d'une personne. A l'abstraction du "vous" répond celle du
"moi". Le dernier vers du quatrain remplace le pronom de la première
personne par le mot "lieu" : "Vostre amour ne se peut en meilleur lieu
donner". Le "moi" est un lieu textuel - le mot "lieu" a d'ailleurs, au XIIIe
siècle, le sens, repris du latin, de "passage d'un livre", qui inspire au XVIe
siècle la locution "en premier lieu" - et c'est, en dernière analyse, dans le lieu
fictif que circonscrit la poésie que l'"amour" de Marie peut se "donner".
De même que le premier quatrain se construit, d'un point de vue
lexical, comme une variation autour du verbe "aimer" ("Aimer", "aimez-
moi", "vostre amour"), le second multiplie les dérivés du verbe "plaire" ("s'il
vous plaist", "un plaisir", "les plaisirs"), tandis que le second quatrain
décline la "douceur" ("la douceur des douceurs", "doux"). Le fil lexical de
l'amour n'en traverse pas moins le texte de part en part : "aimez-moi" (v. 6),
"aimer" (v. 8 et 9), "qui n'aime point" (v. 10), "je n'aymerai point" (v. 14).
Ce jeu sur le lexique attendu du discours amoureux inscrit clairement le
poème dans un genre : ce sonnet module avec virtuosité un chant dont la
partition est fixée par la tradition.
Le jeu sur les divers sens de "plaire" - le premier vers du second
quatrain laisse brièvement entendre une prière, "s'il vous plaist", avant que
le second hémistiche attribue au verbe "plaire" un complément formé sur la
même racine que lui : "un plaisir demener" - s'organise autour de la reprise
de l'injonction première : "Aimez-moi" (v. 6). Cette déclinaison des "plaisirs
de la vie" est associée, non à la fugacité de l'instant - dans la rhétorique
amoureuse, la brièveté de la jeunesse est un argument en faveur de la
jouissance immédiate -, mais à la perspective de l'éternité : l'adverbe
"jamais" apparaît deux fois dans le quatrain. Ce n'est donc pas dans le réel
que le plaisir doit être vécu, mais dans l'écriture, seule à même d'en assurer
la pérennité : c'est dans l'espace même du vers que les amants sont "penduz
l'un l'autre au col" (v. 7), symboliquement réunis par la construction "l'un
l'autre" qui accole les pronoms sans préposition. "En autre lieu" (v. 8)
reprend "en meilleur lieu" (v. 4) : le poème est un lieu où "aimer" prend une
valeur absolue (l'"envie / D'aimer" n'a pas de complément), l'objet de
l'amour disparaissant à mesure que le poème se transforme en monument
amoureux.
L'évanouissement de la figure référentielle de l'aimée aboutit, dans le
premier tercet, au remplacement de la deuxième personne par l'indéfini
"quelque chose" : "Si faut il bien aimer au monde quelque chose" (v. 9) -, et
à celui de la première personne par un démonstratif à valeur universelle :
"Cellui qui... cellui-là" (v. 10). L'axiome - il "faut (...) aimer" - remplace
l'injonction - "aimez-moi" - : c'est de l'amour comme objet philosophique et
poétique qu'il s'agit désormais.
Les Scythes vivaient au nord du monde que connaissaient les
anciens Grecs, et étaient représentés comme des guerriers violents et
incultes. Le mot "Scyte" désigne, au XVIe siècle, le barbare : l'amour est
présenté comme le moyen de s'inscrire dans une culture, dans un savoir ;
plus que l'expérience affective, c'est le code amoureux, dans ses dimensions
sociale, culturelle et poétique, qui est ici facteur de civilisation. Il est accès à
la "douceur", sensuelle - le pluriel "douceurs" désigne des aliments doux au
goût, sens que réactive le verbe "gouster" - et morale : la douceur s'oppose à
la violence mythique du barbare, sur laquelle se greffe, au moment où
Ronsard écrit ce sonnet, la violence bien réelle engendrée par les tensions
politiques et religieuses qui annoncent la guerre civile (ce que l'on appelle
les guerres de religion consiste en une guerre civile qui a duré plus de trente
ans, de 1562 à 1598, et a opposé les "papistes" aux "huguenots", mais aussi
les grands seigneurs au pouvoir royal). "Venus", sous l'égide de laquelle est
placé le dernier tercet, s'oppose clairement au "Scyte", comme s'opposent
ardeur amoureuse et violence guerrière, culture et barbarie, poésie et
insignifiance, individualisation ("Venus") et indétermination ("un" Scythe).
Comme légitimé par ce détour théorique, le "je" poétique réapparaît dans les
deux derniers vers, sous la forme du pronom, mais aussi au travers des
exclamations - "É", "las!", "puissai-je trépasser!" - et de l'interrogation :
"qu'est-il rien de doux sans Venus ?" Ce "je" intériorise l'opposition entre
culture et barbarie : il est pris dans l'alternative de l'amour ou du "trépa(s)",
manière de signifier que le "je" s'abolit lorsqu'il n'est plus sujet du verbe
"aimer" ; le barbare ne dit pas "je".
Le sonnet suggère ainsi que la subjectivité ne peut s'exercer qu'à
l'intérieur d'un espace pacifié par les codes et les usages : cet espace social
est figuré par l'espace du poème, qui cherche moins à construire l'illusion
référentielle d'un couple d'amants qu'à statuer sur les rapports possibles
entre le "je" et le "tu". Ce n'est pas de l'amour de Ronsard pour une
hypothétique "Marie" qu'il est ici question, mais de la possibilité même de
rapports intersubjectifs fondés sur la réciprocité.

TEXTE 8 : Tristan Corbière, Les Amours jaunes, "Steam-boat" (1873)

A une passagère.

En fumée elle est donc chassée


L'éternité, la traversée
Qui fit de Vous ma soeur d'un jour,
Ma soeur d'amour!...

Là-bas : cette mer incolore


Où ce qui fut Toi flotte encore...
Ici : la terre, ton écueil,
Tertre de deuil!

On t'espère là... Va légère!


Qui te bercera, Passagère ?...
Ô passagère <de> mon coeur,
Ton remorqueur!...
Quel ménélas, sur son rivage,
Fait le pied ?... - Va, j'ai ton sillage...
J'ai, - quand il est là voir venir, -
Ton souvenir!

Il n'aura pas, lui, ma Peureuse,


Les sauts de ta gorge houleuse!...
Tes sourcils salés de poudrain
Pendant un grain!

Il ne t'aura pas : effrontée!


Par tes cheveux au vent fouettée!...
Ni, durant les longs quarts de nuit,
Ton doux ennui...

Ni ma poésie où : - Posée,
Tu seras la mouette blessée,
Et moi le flot qu'elle rasa...,
Et coetera.

- Le large, bête sans limite,


Me paraîtra bien grand, Petite,
Sans Toi!... Rien n'est plus l'horizon
Qu'une cloison.

Qu'elle va me sembler étroite!


Tout seul, la boîte à deux!... la boîte
Où nous n'avions qu'un oreiller
Pour sommeiller.

Déjà le soleil se fait sombre


Qui ne balance plus ton ombre,
Et la houle a fait un grand pli...
- Comme l'oubli! -

Ainsi déchantait sa fortune,


En vigie, au sec, dans la hune,
Par un soir frais, vers le matin,
Un pilotin.

10' long. O.
40' lat. N.
(Rimbaud, Lautréamont, Corbière, Cros, Oeuvres poétiques complètes,
Laffont, "Bouquins", 1980, p. 405)

COMMENTAIRE DU TEXTE 8

Les Amours jaunes paraissent en 1873. Le titre du recueil fait écho


aux Amours de Ronsard, et inscrit de ce fait la poésie de Corbière dans
l'espace lyrique. Mais le jaune, qui est l'attribut de Judas dans la symbolique
médiévale, est une couleur infamante : au XIXe siècle, les passeports des
anciens forçats sont jaunes. Le lyrisme est ici parodié, pastiché ; la poésie
représente, avec une ironie grinçante, sa propre marginalisation dans la
société du XIXe siècle, et tourne en dérision un poète penché sur des
décombres : ceux du lyrisme, relégué dans les anthologies scolaires ; ceux
de l'histoire, trouée par la Commune ; ceux du moi, fragmenté en instances
contradictoires. Dans "Steam-boat", le poète est figuré par un "pilotin" qui
"déchant(e)" : le chant se défait, assumé par un énonciateur sans légitimité -
le "pilotin" n'est qu'un apprenti pilote, un guide par usurpation.
Le poème compte onze quatrains, dont la structure mime
l'essoufflement du chant : à trois octosyllabes succède un vers de quatre
syllabes, que les rimes plates font résonner comme un simple écho du
précédent. Le "steam-boat", bateau à vapeur qui symbolise la modernité par
opposition à l'ancienne marine à voile, hoquette : l'innovation poétique se
résout en spasmes grinçants, en syncopes rythmiques ; ruptures syntaxiques,
incises et points de suspension brisent l'unité du vers. A l'évanouissement du
poème "en fumée" (v.1) répondent celui du "je", que le poète attribue à un
autre dans la dernière strophe, et celui de la destinataire, "passagère"
disparue. Ce poème d'amour dit le deuil. Comme l'écrit Jean-Marie Gleize,
la poésie des Amours jaunes, discours de "qui meurt", a "à se connaître sans
destinataire" xxv. Le dialogue entre soi et soi remplace le dialogue avec
l'autre, toujours absent.

Le poème s'ouvre sur une disparition : "l'éternité" se dissipe "en


fumée", si bien que la fumée que produit la machine à vapeur semble
résulter de la combustion des illusions. La strophe est sous le signe de
l'instabilité : la fumée est "chassée" - et le verbe "chasser" s'emploie
d'ailleurs, dans le vocabulaire des hommes de mer, pour désigner le
déplacement incontrôlé d'un navire -, et la destinataire du poème n'est autre
qu'une "passagère" rencontrée lors d'une "traversée". Au coeur de cette
instabilité, redoublée par celle de l'élément marin, se loge l'éternité : mesure
intérieure du temps, elle désigne un instant fixe dans une durée
indéterminée et un espace mouvant. Elle est matérialisée dans le texte par la
majuscule du pronom "Vous" : la femme de passage est figée dans la
posture archétypale de la Dame, la solennité du pronom l'arrache à
l'instabilité temporelle et spatiale en la métamorphosant en monument
poétique.
Mais la deuxième strophe dit le "deuil" de la Dame : "Vous" se
transforme en "Toi", et de ce "Toi" naufragé ne subsistent que des débris qui
"flotte(nt)" sur la mer. L'introduction du neutre - "ce qui fut Toi" - manifeste
la réification de ce Sujet idéal, qui entraîne celle du sujet du poème : "ici",
lieu qui devrait se centrer autour du "moi", est un "écueil", c'est-à-dire un
lieu inhabité. "Ecueil" est issu d'un mot grec qui désigne un promontoire
d'où l'on guette ; l'écueil annonce ainsi la "hune" où le pilotin est "en vigie"
(v. 42), mais en modifie par avance la portée : le naufrage duquel le pilotin
de la dernière strophe doit protéger le navire a déjà eu lieu ; sur l'écueil,
"tertre de deuil", se sont déjà brisés le "moi" et le "Toi" - le pronom "toi" ne
porte plus de majuscule dans le reste du poème -, et la mer poétique est
désormais "incolore". La troisième strophe introduit un tiers : "On t'espère
là...". Un "on" indéterminé attend ailleurs, décentrant définitivement
l'espace ; les déplacements sont désormais sans destination. "Va" n'a d'autre
complément que "là", et la "Passagère", en perdant sa majuscule au vers 11,
perd aussi son but dans l'espace : la valeur temporelle de l'adjectif se
réactive, la "passagère" est déjà destinée à "l'oubli" (v. 40) qu'apporte la fin
du poème. Le "coeur", "remorqueur", tire après lui un souvenir évanescent :
Les Amours jaune substituent à la poétique du monument celle de
l'effacement.
Une poésie révolue - celle des Amours - fait naufrage en mer. La
passagère à laquelle le poème est dédié est désormais attendue sur le
"rivage", où quelque "ménélas" fait le "pied". L'épopée homérique a rétréci :
Ménélas a perdu sa majuscule, et n'a plus à faire le siège de Troie ni à
combattre Pâris pour retrouver Hélène ; il se borne à attendre le retour de sa
femme sur la terre ferme. L'épopée tourne au vaudeville, entérinant la
déchéance du poète : celui-ci est, en définitive, un amant mythique égaré
dans un univers sans mythes. Il s'efforce cependant de reconstruire le mythe
; tentant de faire à nouveau coïncider la figure de la Dame avec la poésie, il
identifie, dans les cinquième et sixième strophes, la passagère à la mer : sa
gorge est "houleuse", ses sourcils sont "salés de poudrain" - c'est-à-dire
d'embruns -, ses cheveux sont "au vent". Mais cette tentative est aussitôt
tournée en dérision : la septième strophe cite, en italiques, des vers qui
mettent en abyme, en le caricaturant, l'effort du poète pour renouer avec le
lyrisme ancien et avec le réel saturé de symboles qui lui est propre - "Posée,
/ Tu seras la mouette blessée, / Et moi le flot qu'elle rasa ..., / Et coetera."
Les italiques signalent une mise à distance ironique, que parachève l'emploi
de "Et coetera", qui suggère que le poème cité est une juxtaposition de
clichés littéraires que l'on peut abréger sans dommage.
La métaphore maritime qui sous-tend "Steam boat" se reflète dans
les vers du pilotin, avec cette différence qu'elle inclut, dans "Steam boat", la
représentation de la modernité, alors qu'elle est, dans les vers du pilotin,
coupée de toute référence au présent : le passé simple ("rasa") y succède au
futur ("seras") sans passage par le présent, et la "mouette" et le "flot" sont
des objets poétiques intemporels. "Steam boat", au contraire, s'inscrit dans
le XIXe siècle par la référence à la machine à vapeur, et use d'un langage
technique - remorqueur, poudrain, quarts de nuit... - que ne s'est pas
approprié la poésie lyrique. Mais, loin d'aboutir au constat d'une innovation
poétique positive, le poète définit l'esthétique des Amours jaunes par le
manque. L'océan, image traditionnelle de l'infini, se rétrécit : il n'a
désormais d'infini que sa "bêt(ise)" ; et, quittant des yeux "l'horizon" qui
borne la vision du poète inspiré, le poète des Amours jaunes ne voit qu'une
"cloison". En l'absence d'un "Toi" idéal susceptible d'orienter et de légitimer
son discours, la poésie se dissout : le poème, "boîte à deux" construite pour
accueillir un discours tendu vers un "Toi", est trop "étroi(t)" pour contenir
le dialogue entre soi et soi ; les formes poétiques héritées du passé
deviennent inhabitables, et les formes nouvelles restent à inventer.
Aussi "Steam-boat" s'achève-t-il sur un déclin : celui du "soleil" qui
"se fait sombre" ; celui de la "houle" qui se fait suaire (elle fait "un grand
pli... / - Comme l'oubli! -") ; celui du chant qui se défait (il se "déchant(e)") ;
celui du "moi" qui devient "il". Ne reste, "vers le matin", qu'un lieu désert :
"10' long. O. / 40' lat. N.". La longitude et la latitude situent un point de la
surface terrestre par rapport au méridien et à l'équateur : l'espace n'a plus
l'individu pour centre.

TEXTE 9 : Paul Eluard, Capitale de la douleur , "Celle de toujours, toute"


(1926)

Si je vous dis : "j'ai tout abandonné"


C'est qu'elle n'est pas celle de mon corps,
Je ne m'en suis jamais vanté,
Ce n'est pas vrai
Et la brume de fond où je me meus
Ne sait jamais si j'ai passé.

L'éventail de sa bouche, le reflet de ses yeux,


Je suis le seul à en parler,
Je suis le seul qui soit cerné
Par ce miroir si nul où l'air circule à travers moi
Et l'air a un visage, un visage aimé,
Un visage aimant, ton visage,
A toi qui n'as pas de nom et que les autres ignorent,
La mer te dit : sur moi, le ciel te dit : sur moi,
Les astres te devinent, les nuages t'imaginent
Et le sang répandu aux meilleurs moments,
Le sang de la générosité
Te porte avec délices.

Je chante la grande joie de te chanter,


La grande joie de t'avoir ou de ne pas t'avoir,
la candeur de t'attendre, l'innocence de te connaître,
Ô toi qui supprimes l'oubli, l'espoir et l'ignorance,
Qui supprimes l'absence et qui me mets au monde,
Je chante pour chanter, je t'aime pour chanter
Le mystère où l'amour me crée et se délivre.

Tu es pure, tu es encore plus pure que moi-même.


(Oeuvres complètes, éd. de M. Dumas et L. Scheler, Gallimard,
"Bibliothèque de la Pléiade", 1968, Tome I, p. 196)

COMMENTAIRE DU TEXTE 9

"Celle de toujours, toute" est le dernier poème du recueil Capitale de


la douleur , paru en 1926. Le premier titre envisagé par Eluard pour ce
recueil était L'Art d'être malheureux, formule dans laquelle le mot "art" est
premier : le recueil se donne à lire comme une exploration de l'expression
poétique du malheur - et non comme le récit d'une expérience personnelle.
Le titre définitif remplace "l'art" par la "capitale", mot qui renvoie à la
matérialité de l'écriture (une capitale est un caractère d'imprimerie), et la
structure attributive "être malheureux" par le nom "douleur", c'est-à-dire
une expérience par un concept. L'expérience est ici purement verbale. Le
poème "Celle de toujours, toute" clôt cette traversée du langage : "celle" que
définit le titre est une femme, mais une femme qui naît du chant et le fait
naître - "je t'aime pour chanter" (v. 24) -, si bien que le pronom désigne
peut-être la poésie même.
Chacune des trois premières strophes est introduite par un verbe de
parole : dire (à "vous"), parler ("seul"), chanter ("toi"). Le discours exige la
présence d'un "toi" pour devenir chant. Cette représentation de la genèse de
la poésie aboutit, dans le vers final, à une affirmation - la première - portant
sur l'identité de la destinataire : "tu es pure". Mais cette identité se construit
par rapport à celle du "moi" : "tu es encore plus pure que moi-même". Le
"toi" est le "miroir" (v. 10) du "moi", une instance qui le construit en le
reflétant : le "je" ne prend corps qu'en apparaissant au miroir, il ne s'incarne
qu'en se dédoublant.

Le poème s'ouvre paradoxalement sur un mensonge. L'énoncé "j'ai


tout abandonné", que les guillemets isolent comme le discours d'un autre,
est déréalisé par l'hypothèse : "Si je vous dis...". Le poète commence par
dire ce qu'il ne peut pas dire : "tout" abandonner revient à l'abandonner,
"elle" ; or, elle est "celle de mon corps", une part inaliénable du "moi". Le
corps de femme décrit par fragments dans la deuxième strophe - la
"bouche", les "yeux", le "visage" - est en effet un "miroir" qui "cern(e)" le
poète : le verbe "cerner" renvoie au reflet du corps qu'encadre le bord
circulaire du miroir. Le corps de la destinataire et celui du poète ne font
qu'un, si bien que l'image des yeux "cerné(s)" affleure, attribuant
symboliquement les "yeux" de la femme (v. 7) au moi "cerné" (v.9). A
l'hypothèse qui déréalise l'énoncé succède, dans le troisième vers, une
tournure négative : "Je ne m'en suis jamais vanté". "Se vanter" signifie, au
sens étymologique, être vain, c'est-à-dire vide, creux, et donc mensonger. Si
l'affirmation "j'ai tout abandonné" relève de la vanité, c'est parce qu'elle est
fausse - et le vers 4 le confirme : "Ce n'est pas vrai" -, mais aussi parce que
l'abandon de "tout", et par conséquent celui de la poésie, implique un
évidement intérieur : le risque est ici celui de l'évanouissement du "moi".
De fait, les contours du "moi" sont presque effacés, puisque "la brume de
fond où je me meus / Ne sait jamais si j'ai passé" : au brouillard de mer
qu'évoque le mot "brume" s'allie l'opacité du "fond" marin, si bien que les
différences s'estompent entre l'air et l'eau, entre le "moi" et le "non-moi".
Celui qui "pass(e)" dans la brume - comme une couleur passe, jusqu'à
l'extinction - ne se distingue pas suffisamment d'elle pour qu'elle sache si
quelqu'un est là.
Le "moi" se reconstruit, dans la deuxième strophe, dans le "miroir"
que lui tend son double, et l'air à nouveau circule ; grâce à "l'éventail de sa
bouche" (v. 7), qui transforme la parole en souffle, comme si la circulation
du langage pouvait seule sauver le sujet de l'asphyxie : de fait, le "je" se met
à son tour à "parler" (v. 8) et redevient singulier ("Je suis le seul") ; grâce
aussi au "reflet de ses yeux", qui met en abyme le "miroir si nul où l'air
circule à travers moi" (v. 10). Si le miroir est "nul", c'est parce qu'il annule,
entre le sujet et son double, la vitre qui sépare, pour ne conserver que le
reflet vivant : entre eux, "l'air circule" avec la parole. Une réciprocité
s'instaure, qui détermine l'apparition du "tu" : "Et l'air a un visage, un visage
aimé, / Un visage aimant, ton visage". Le reflet n'est plus simple image
inversée : il s'érige en instance de dialogue ; "aimant" répond à "aimé",
permettant le passage de l'article indéfini - "un visage" - à l'adjectif
possessif - "ton visage". Ce "toi" n'a "pas de nom" : le nom propre, en
scellant une identité sociale connue des "autres", abolirait la réciprocité qui
définit le "je" et le "tu" l'un par rapport à l'autre exclusivement. La
réciprocité amoureuse prend donc sa source dans le fonctionnement même
de la langue : comme l'a montré Emile Benveniste, "tu" désigne
l'interlocuteur de "je" et ne prend sens que par rapport à lui.
Cette relation exclusive fait du "moi" et du "toi" du poème des sujets
sans ancrage. Leur universalité leur permet d'englober symboliquement
l'univers : leur "moi" se confond avec celui de la "mer" et du "ciel" ; et si les
astres "devinent" la bien aimée, si les nuages l'"imaginent", c'est parce que
le dialogue des amants assimile la circulation de l'air à celle de la parole, et
érige de ce fait les éléments de l'univers en sujets. Tout parle, tout pense,
comme si l'air, chargé de sens, faisait naître le monde à lui-même : la
subjectivité des amants circule hors d'eux-mêmes, représentée par la
circulation du "sang" ; "le sang" coule en eux et hors d'eux - l'article défini
empêche de le circonscrire dans un corps -, irriguant le corps de l'univers
avec "générosité".
La troisième strophe explicite le caractère purement verbal du "toi".
"Toi" désigne la destinataire du chant poétique : elle est "celle de toujours,
toute", puisqu'elle est celle de ce poème, mais aussi celle de tous les poèmes
jamais écrits ; "toute" plutôt que "toutes", parce que les destinataires de la
poésie lyrique se confondent en un "toi" unique, qui englobe et transcende
les personnages particuliers construits au fil des siècles. Que la destinataire
du poème n'ait pas de référent réel importe peu : "avoir ou (...) ne pas (...)
avoir" la femme aimée est indifférent au regard du pouvoir qu'a la poésie de
la faire indéfiniment renaître, et c'est ce pouvoir que célèbre le poème - "Je
chante la grande joie de te chanter". Le chant rend présent ce qui n'est plus
et ce qui n'est pas encore, supprimant "l'oubli" et "l'espoir", le passé et
l'avenir, pour instaurer une pure présence : il "me(t) au monde". Il ne peut
en ce sens employer que le présent : l'emploi exclusif du présent de
l'indicatif fait de cette troisième strophe le lieu même de cette présence
immédiate, absolue, transparente. La "candeur" et "l'innocence" du poète ne
sont donc pas celles de l'enfant qui "ignor(e)" tout du monde : elles sont
celles de qui découvre le monde de l'intérieur, de qui le connaît intimement
; c'est en effet "te connaître" qui supprime "l'ignorance", le "moi" des
amants se confondant avec celui de l'univers. "Toi" ne désigne rien d'autre
que cette présence qui rend le monde intelligible. L'adjectif "pure", qui
apparaît deux fois dans le dernier vers, renvoie étymologiquement à
l'absence de mélange : si la poésie est "pure", c'est parce qu'elle a le pouvoir
de "supprime(r)" ce qui, dans le réel, entrave la circulation de l'air, du sang,
du sens.

i
Lamartine, Méditations poétiques, XIII, "Le Lac".
ii
Victor Hugo, Les Contemplations, I, 27.
iii
Lamartine, Méditations poétiques, XIII, "Le Lac".
iv
K. Stierle, article cité, p. 438.
v
H. Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p. 210.
vi
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard, coll.
"Tel", 1966, p. 260.
vii
Ibid.
viii
K. Stierle, article cité, p. 439.
ix
E. Benveniste, opus cité, p. 260.
x
Philippe Jaccottet, L'Effraie, VII, "Portovenere".
xi
Henri Michaux, Poteaux d'angle, Gallimard, 1981, p. 53.
xii
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, "Au lecteur".
xiii
Traduction du latin proposée par S. de Sacy (Les Regrets, "Poésie /
Gallimard", 1967).
xiv
Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p. 164.
xv
Ibid., p. 129.
xvi
Gérard Genette, Seuils, Ed. du Seuil, coll. “Poétique”, 1987, p. 115.
xvii
Joachim Du Bellay, Les Regrets, IV.
xviii
Ibid., VII.
xix
Floyd Gray, La Poétique de Du Bellay, Nizet, 1978, p. 75.
xx
Joachim Du Bellay, Les Regrets, "A Monsieur d'Avanson, conseiller du
roi en son privé conseil".
xxi
Opus cité.
xxii
Victor Hugo, Odes et Ballades, II, 5, "Le repas libre", dédié "Aux rois de
l’Europe", et III, 5, "Au colonel G.-A. Gustaffson".
xxiii
Jean-Marie Gleize, La Poésie, Textes critiques XIVème-XXème siècles,
Larousse, "Textes essentiels", 1995, p. 493.
xxiv
Louis Aragon, Le Fou d'Elsa, "Medjnoun".
xxv
J.-M. Gleize, Poésie et Figuration, p. 121.
CHAPITRE 4
La voix

L' or al et l'écr it

Le lyrisme est pour toujours marqué par son origine orale. Dans
l'Antiquité et jusqu'au XIIIe siècle, les poèmes lyriques sont des poèmes
chantés avec accompagnement de la lyre, puis d'autres instruments.
Lorsqu'on évoque la poésie antérieure au XIVe siècle, l'adjectif "lyrique"
s'applique donc à des poèmes qui n'ont d'autre point commun que d'être
chantés (voir le chapitre 1).
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ENCADRE 1 : La lyr e
La lyre est un instrument de musique antique à cordes pincées, fixées sur
une caisse de résonance d'une forme voisine de celle de la cithare. Hermès
l'aurait, selon la légende, bricolée à partir d'une carapace de tortue, "animal
cosmophore (il porte et stabilise le monde sur ses pattes) et cosmographe (il
figure le cosmos par sa forme, ronde au-dessus comme le dôme céleste,
plate au-dessous comme la ligne de l'horizon terrestre)" (Jean-Michel
Maulpoix, La Voix d'Orphée, p. 109). Comme "luth", le mot "lyre" a pris,
chez les poètes de la Pléiade, le sens métaphorique de "poésie lyrique", et a
développé dans la langue littéraire, au début du XIXe siècle - avec
Chateaubriand notamment -, le sens figuré d'"instrument qui reçoit les
impressions et les traduit". (Dictionnaire historique de la langue française,
Le Robert, 1993)
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Cette origine orale ne pouvait manquer d'influer sur les définitions
par lesquelles poètes et théoriciens se sont ensuite efforcé de restreindre le
champ du lyrisme : parce qu'il exige la voix sinon la présence d'un récitant,
le texte chanté a peut-être plus d'affinités avec la première personne que le
texte écrit ; Michel Zinc fait par ailleurs l'hypothèse que la poésie chantée
favorise l'identification du récitant au "je" du poème - sans doute parce
qu'elle fait intervenir la voix, le souffle, c'est-à-dire le corps (voir le chapitre
2).
Cette hypothèse a pour corollaire que l'écrit maintiendrait le lecteur
muet à distance, l'inciterait à distinguer son propre "je" de celui du poète. On
peut partir de ce constat. L'histoire de la poésie lyrique est en effet celle de
la recherche d'une écriture qui garde l'empreinte d'un corps - celui, rêvé, du
poète - et, pour cette raison même, permette au lecteur d'investir le discours
poétique : l'expérience lyrique est, dans sa forme accomplie - ou idéale ? -,
celle d'une transformation imperceptible du souffle, du rythme, de la
circulation du sang, orchestrée par l'écriture et qui donne accès pour ainsi
dire de l'intérieur à une subjectivité autre.
La poésie lyrique se rêve donc écriture douée de toutes les
caractéristiques du chant. Aussi multiplie-t-elle à son propre endroit les
métaphores de l'oralité - métaphores de la parole aussi bien que du chant,
puisque la poésie, d'abord chantée, puis récitée, rompt progressivement avec
la voix.

Le chant

Au XIIIe siècle, lorsque s'opère le passage aux formes écrites du


lyrisme, cette oralité n'est pas seulement fictive. Si le "dit" (MARGE 1), par
exemple, est un texte écrit, il est cependant destiné à être lu à haute voix. La
pratique de la lecture solitaire à bouche fermée est extrêmement récente :
pendant des siècles, les textes littéraires ont fait l'objet de lectures
collectives - un récitant s'adressant à un auditoire.
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MARGE 1 : Le dit
Le dit est un poème narratif médiéval. Il "prend en charge l'histoire de la
subjectivité, tandis que l'épanchement affectif est exprimé à travers des
poèmes à formes fixes insérés dans ce "Dit", l'ensemble étant considéré
comme poétique. Mais la poéticité est représentée par excellence par ces
poèmes à formes fixes, et dans une moindre mesure par le "Dit" narratif."
(D. Combe, Poésie et Récit, p. 146). Ainsi, le Testament de François Villon
contient, insérés entre les huitains d'octosyllabes qui constituent le "dit" à
proprement parler, plusieurs ballades (dont la "Ballade des dames du temps
jadis") et rondeaux.
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Paul Zumthor distingue "l'oralité mixte", qui procède de l'existence
d'une culture "écrite" - c'est-à-dire possédant une écriture -, mais où
l'influence de l'écrit demeure externe, partielle et retardée, en raison,
notamment, d'un analphabétisme massif, et "l'oralité seconde", qui procède
d'une culture "lettrée" - c'est-à-dire où toute expression est marquée plus ou
moins par la présence de l'écrit - et se (re)compose à partir de l'écriture au
sein d'un milieu où celle-ci tend à exténuer les valeurs de la voix dans
l'usage et l'imaginaire. Si l'oralité seconde se développe aux dépens de
l'oralité mixte à partir du XIIIe siècle, c'est "parce qu'alors l'écriture se
généralise dans les administrations publiques et que s'instaure l'idée d'une
fixité du texte qui rejette désormais la mutabilité et la variation de l'oralité
parmi les moyens pauvres, méprisables, bientôt "populaires" de la
communication" i. Jusqu'au XIIIe siècle, le langage que fixe le manuscrit
reste potentiellement celui de la communication directe (le scripteur reçoit
auditivement le texte à reproduire) et l'écrit se constitue par contagion à
partir de la voix. C'est à partir du XIIIe siècle seulement que l'écriture
commence à s'organiser en livre : la lecture orale de l'oeuvre s'inscrit
désormais par anticipation dans le texte, comme projet, comme intention. Le
statut de la performance orale du récitant en est nécessairement modifié :
alors que, jusque-là, la voix seule conférait au texte son autorité, celle-ci
vient désormais du livre comme tel, objet visuellement perçu par les
auditeurs.
L'oralité des "dits" de Rutebeuf n'est donc pas pure fiction, puisque
ces textes sont destinés à être assumés par une voix : l'injonction d'écouter
qui ouvre nombre d'entre eux - "Seigneurs, écoutez donc pour l'amour de
Dieu, et vous saurez tout sur les cordeliers", "Ecoutez donc, / vous qui me
demandez des vers, / quels avantages j'ai retirés / du mariage" ii - n'est pas
métaphorique pendant le temps de la lecture. Cependant, cette injonction
figure dans le texte écrit, disjointe en cela de sa réalisation orale : elle est, en
ce sens, déjà de l'ordre de la représentation.
L'évolution des pratiques de la lecture transforme peu à peu le statut
du discours de la poésie sur elle-même : si la voix est le prolongement
naturel de l'écrit au Moyen Age, elle n'est plus qu'une possibilité de l'écrit au
XVIe siècle, et devient objet de nostalgie au XIXe siècle. Cela ne veut pas
dire que la pratique de la lecture à haute voix se soit perdue : Victor Hugo
réunit fréquemment ses amis pour leur lire les textes qu'il vient d'écrire ; les
poèmes de Châtiments font l'objet de lectures publiques pendant le siège de
Paris, en septembre 1870, après la proclamation de la République ; et, au
XXe siècle, si l'audience des lectures publiques de textes poétiques est
devenue confidentielle, les adaptations théâtrales de recueils poétiques
drainent un public assez large. Enfin, tous les lecteurs de poésie ont éprouvé
un jour ou l'autre le besoin de prononcer à haute voix le texte qu'ils étaient
en train de lire, pour l'entendre mieux, ou autrement. Cependant, l'écrit a
supplanté l'oral dans notre culture : quel que soit le destin vocal d'un poème,
le lexique de la voix qu'il emploie pour se désigner lui-même est
métaphorique, parce qu'il se définit avant tout comme texte.
Ainsi, le poète des Regrets multiplie les références au chant : "Si ne
veulx-je pourtant delaisser de chanter, / Puis que le seul chant peult mes
ennuys enchanter" (XI), "Je ne chante (Magny) je pleure mes ennuys" (XII).
Mais ce chant, toujours évoqué dans le cadre d'une négation lorsqu'il
renvoie au poète lui-même ("Si ne veulx-je (...) delaisser de chanter", "je ne
chante"), est finalement attribué aux seuls vers : "Les vers chantent pour
moy ce que dire je n'ose" (XIV). Le poète, lui, n'est pas un chanteur, mais un
écrivain :

Si j'escry quelquefois, je n'escry point d'ardeur,


J'escry naïvement tout ce qu'au coeur me touche,
Soit de bien, soit de mal, comme il vient à la bouche,
En un stile aussi lent que lente est ma froideur. iii

Le processus de la création poétique connaît donc plusieurs étapes : le poète


écrit comme il parle ("comme il vient à la bouche"), ou plutôt charge ses
vers, qui sont "de (s)on coeur les plus seurs secretaires" (I), de transcrire ce
qu'il leur "di(t)". Les vers constituent donc un texte, un livre (et à ce livre
s'adresse le troisième poème du recueil, "A son livre"), et c'est en tant que
tels qu'ils sont censés "chant(er)" (XIV).
Mais, pas plus que le chant, l'écriture ne renvoie à la production du
poème dans lequel elle est évoquée : elle est rejetée dans un présent
d'habitude qui semble exclure le présent de l'énonciation ("Si j'escry
quelquefois") ou est projetée dans un avenir indéterminé ("Je me
contenteray de simplement escrire / Ce que la passion seulement me fait
dire", IV). L'écriture est un objet du discours - le poète dit qu'il écrit, écrira
ou souhaiterait écrire -, ce qui rejette implicitement le présent de
l'énonciation du côté de la parole.

Ecr itur e et ar chitectur e

Aux vers le chant, au poète la parole - l'écriture, évoquée comme un


simple relais entre le poète et les vers, disparaît dans sa spécificité. Les
Amours de Ronsard lui attribuent un statut tout aussi problématique.
L'écriture est associée au chant : "Bien mille fois & mille j'ay tenté / De
fredonner sus les nerfz de ma lyre, / Et sus le blanc de cent papiers escrire, /
Le nom, qu'Amour dans le cuoeur m'a planté" (XXVII), "si dignement je
n'use / L'encre & la voix à tes graces vanter" (LXVI), "Soit que j'écrive, ou
soit que j'entrelasse / Mes vers au luth" (XCVIII). La référence au chant
entraîne systématiquement celle à l'écriture : les deux activités semblent
strictement équivalentes, comme le suggère le chiasme du poème XXVIII
("fredonner sus les nerfz de ma lyre, / Et sus le blanc de cent papiers
escrire") ou l'alternative ouverte par la répétition de la conjonction "soit".
Ecrire, c'est chanter. La première édition des Amours, en 1552,
s'accompagne d'ailleurs d'un supplément musical comportant six partitions
permettant de chanter la plupart des sonnets du recueil.
Mais l'écriture a fonction de monument : lorsque le poète enjoint à
son serviteur de lui donner, après la "lyre chanteresse", "l'encre, & le papier
aussi", c'est parce qu'il veut "tracer" la peine qu'il endure "en cent papiers
tesmoingz de (s)on souci", "en cent papiers plus durs que diamant", afin que
la "race future" juge de sa souffrance iv. Le premier et le dernier poème du
recueil développent une semblable métaphore architecturale. Dans le poème
liminaire, le poète demande aux Muses d'"engrave(r)" ses paroles :

Plus dur qu'en fer, qu'en cuyvre ou qu'en metal,


Dans vostre temple engravez ces paroles :
RONSARD, AFFIN QUE LE SIECLE A VENIR,
DE PERE EN FILZ SE PUISSE SOUVENIR,
D'UNE BEAUTE QUI SAGEMENT AFFOLE,
DE LA MAIN DEXTRE APPEND A NOSTRE AUTEL,
L'HUMBLE DISCOURS DE SON LIVRE IMMORTEL,
SON CUOEUR DE L'AUTRE, AUX PIEDZ DE CESTE IDOLE.

Le frontispice du livre de Ronsard vaut pour celui du temple des Muses,


puisque le portrait de Cassandre ("ceste idole", c'est-à-dire cette image)
figure en tête de la première édition des Amours, et que c'est sur la première
page du recueil que sont gravés, en lettres capitales qui rappellent l'écriture
sur pierre, les vers que le poète enjoint aux Muses de transcrire. Le livre est
"immortel", parce que son papier est "plus dur" que fer, cuivre ou diamant.
Ecrire, c'est donc laisser une "trac(e)" inaltérable, graver des paroles dans la
mémoire collective, comme le suggère le discours du poète aux Muses dans
le poème qui clôt le recueil : "Si quelque foys vous m'avez abreuvé, / Soyt
pour jamais ce souspir engravé, / Dans l'immortel du temple de Memoyre".

L'écriture lyrique est ainsi prise entre deux métaphores, celle de


l'architecture et celle du chant, celle du matériau plus dur que le métal et
celle de la voix qui "fraude (la) bouche", puisque le poète se décrit comme
une "prestresse folle, / Qui bégue perd la voix & la parolle" v devant
l'ampleur de la tâche poétique à accomplir. L'écriture lyrique est définie par
cette contradiction : elle veut pérenniser l'éphémère, graver la fragilité de la
voix dans le "temple de Memoyre".
L'association des métaphores de l'architecture et de la voix n'est pas
un phénomène isolé. Le poème des Contemplations intitulé "Ecrit sur la
plinthe d'un bas-relief antique" s'ouvre sur le vers : "La musique est dans
tout. Un hymne sort du monde" et s'achève sur une image qui réunit la
métaphore architecturale contenue dans le titre et la métaphore musicale qui
sous-tend le poème :

La nature nous dit : Chante! Et c'est pour cela


Qu'un statuaire ancien sculpta sur cette pierre
Un pâtre sur sa flûte abaissant sa paupière. vi

Ce qui est "écrit" sur la plinthe du bas-relief antique, c'est le poème lui-
même, ce que confirme l'emploi de l'adjectif démonstratif "cette (pierre)",
qui a ici valeur de déictique (MARGE 2). L'écriture lyrique se grave dans la
pierre, et dans une pierre déjà écrite : le poème se superpose, sur le mode du
palimpseste (MARGE 3), à la tradition lyrique dans son ensemble, figurée
par le "statuaire ancien" qui le premier sculpta le bas-relief. Or, cette écriture
dans la pierre répond à l'injonction "Chante!" - l'écriture lyrique est
sculpture de la voix.
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MARGE 2 : Déictique
"Les expressions déictiques permettent d'identifier le référent par renvoi
aux composantes de la situation d'énonciation ou deixis : "je lis le journal",
"donne-moi ça", "il est venu ici hier" ne sont interprétables que si l'on se
réfère aux données immédiates de la situation d'énonciation (à la personne
du locuteur, à l'espace et au temps contemporains de l'énonciation)." (Anne
Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, p. 9)

MARGE 3 : Palimpseste
"Un palimpseste est, littéralement, un parchemin dont on a gratté la
première inscription pour lui en substituer une autre, mais où cette opération
n'a pas irrémédiablement effacé le texte primitif, en sorte qu'on peut y lire
l'ancien sous le nouveau, comme par transparence. Cet état de choses
montre, au figuré, qu'un texte peut toujours en cacher un autre, mais qu'il le
dissimule rarement tout à fait, et qu'il se prête le plus souvent à une double
lecture où se superposent, au moins, un hypertexte et son hypotexte - ainsi,
dit-on, l'Ulysse de Joyce et l'Odyssée d'Homère." (Gérard Genette,
Palimpsestes, La littérature au second degré, Le Seuil, "Poétique", 1982,
quatrième de couverture)
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Le poème de René Char intitulé "Sur le tympan d'une église romane"
associe lui aussi la pierre et le chant : le "tympan" (qui vient d'un mot grec
signifiant "tambourin") désigne, dans son acception architecturale, une
partie du portail d'une église, mais aussi une membrane du conduit auditif.
Le poème s'écrit donc dans la pierre (le tympan désigne d'ailleurs aussi la
partie des presses à bras sur laquelle on place la feuille à imprimer), mais, en
même temps, dans l'oreille de son lecteur : il est architecture et chant, la
référence au tambourin que permet l'étymologie et celle aux chants
liturgiques qu'implique le mot "église" situant les sons entendus du côté de
la musique. Quant à la "maison pour recevoir l'abandonné de Dieu"
qu'évoque le poème lui-même, elle est l'une des définitions possibles de la
poésie, maison sans murs, architecture de paroles, "la plus offrante des
tanières" vii.
On peut noter que le poème s'écrit sur le portail d'une église, c'est-à-
dire, par métonymie, sur une partie mobile du bâtiment : la contradiction
propre à la poésie lyrique se déplace ainsi au coeur même de la métaphore
architecturale. Une localisation semblable caractérise des titres tels que
"Ecrit sur la vitre d'une fenêtre flamande" (dans Les Rayons et les Ombres
de Victor Hugo), "Sur le volet d'une fenêtre" (dans Fureur et Mystère de
René Char) ou "Ecrit sur la porte" (dans Eloges de Saint-John Perse). Ce
dernier poème ouvre le recueil, assimilant le livre à un bâtiment dont la
première page serait la "porte" - l'une et l'autre invitant au même
mouvement d'ouverture. Quant au poème de Hugo, il associe
significativement une architecture aérienne ("un frêle escalier de cristal
invisible", "le trou vif et clair / Que ferait en s'ouvrant une porte de l'air") à
la musique du "carillon", cette sonnerie de cloches sur plusieurs tons qui
marque l'heure.

Les métaphores du chant

Les métaphores architecturales de l'écriture, pesantes ou aériennes,


disent la complexité du rapport de la poésie lyrique à sa propre écriture -
c'est-à-dire à elle-même, puisqu'elle est, depuis des siècles, avant tout
écriture, et qu'elle se définissait déjà comme telle alors même que
subsistaient encore des pratiques orales institutionnalisées de la lecture.
Nombre de titres de recueils et de poèmes insistent au contraire sur
son caractère chanté. On trouve ainsi de multiples "chants" et "chansons" :
"Vieille chanson du jeune temps", "Chanson" (dans Les Contemplations de
Victor Hugo, qui intitule par ailleurs un recueil d'avant l'exil Les Chants du
crépuscule et un autre, après l'exil, Les Chansons des rues et des bois ),
"Chant d'automne", "Chanson d'après-midi" (dans Les Fleurs du mal de
Charles Baudelaire), "Chanson d'automne", "La Chanson des ingénues"
(dans les Poèmes saturniens de Paul Verlaine, qui publie également La
Bonne Chanson et Romances sans paroles), "Chant de guerre parisien",
"Chanson de la plus haute tour" (dans les Poésies d'Arthur Rimbaud),
"Chanson du Président de la République", "Chanson pour se laver",
"Chanson pour mourir d'amour au temps du Carnaval" (dans Le Mouvement
perpétuel de Louis Aragon), "Chanson des escargots qui vont à
l'enterrement", "Chanson dans le sang", "Chanson de l'oiseleur", "Chanson",
"Chanson du geôlier" (dans Paroles de Jacques Prévert, dont nombre de
poèmes ont été chantés sur scène), "Chant du refus", "Chanson du velours à
côtes" (dans Fureur et Mystère de René Char), ou encore Chansons
troglodytes de Jacques Dupin - cela, sans compter les innombrables
"hymnes", "complaintes" et "sérénades".
Le réseau métaphorique du chant n'est pratiquement jamais
dissociable de celui de la parole : ainsi, "Vieille chanson du jeune temps"
côtoie, dans Les Contemplations, des textes intitulés "Quelques mots à un
autre", "Paroles dans l'ombre", "Paroles sur la dune" ou "Ce que dit la
bouche d'ombre" ; et nombre de "chansons" de Jacques Prévert prennent
place dans le recueil Paroles. Alors même que la poésie lyrique semble se
définir comme parole seulement, comme dans le poème de Saint-John Perse
intitulé "Récitation à l'éloge d'une reine", le chant est à son horizon : réciter,
c'est dire à haute voix un texte appris par coeur, mais aussi, en un sens plus
ancien, chanter un récitatif. Et l'anaphore (MARGE 4), au début de chaque
partie du poème, du verbe "dire" - "J'ai dit, ne comptant point ses titres sur
mes doigts..." (II), "J'ai dit en outre, menant mes yeux comme deux chiennes
bien douées..." (III), "Et dit encore, menant mes yeux comme de jeunes
hommes à l'écart..." (IV) - associée à la sacralisation de l'interlocutrice ("ô
Affable! ô Tiède, ô un-peu-Humide, et Douce"), évoque une sorte de plain-
chant, scandé par la répétition, à la fin de chaque partie, du même vers : "-
Mais qui saurait par où faire entrée dans Son coeur ? " viii. La parole,
ritualisée par le procédé même de la citation, accède à la plénitude du chant.
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MARGE 4 : Anaphore
Répétition verbale en tête de vers ou de strophe.
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ENCADRE 2 : Le r écitatif
Selon Henri Meschonnic, tout poème est, non pas récit, représentation, mais
récitatif. Citant un carnet où la poétesse Marina Tsvetaïeva constate
"l'impossibilité de (s)on problème, (...) avec des mots (c'est-à-dire avec des
pensées) dire un gémissement : a-a-a", le critique conclut que "l'impossible
est aussi l'inévitable. Du moment que l'interrogation apparaît, on ne peut
plus la chasser. Elle est indifférente aux catégories littéraires qui ont l'air de
partager la poésie (...). Ces distinctions s'effacent devant celle qui s'introduit
par ce a-a-a , une relation entre récit et récitatif, qui fait le poème du sujet.
Dans le a-a-a ." (Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, 1995, p.
460-461)
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La poésie lyrique se fantasme, selon Jean-Marie Gleize, "comme


parole par opposition à l'écriture. Ou comme chant par opposition à la parole
(celle-ci étant cette fois comprise comme la prose ou l'usage non poétique
du langage)" ix. Car la poésie lyrique se définit avant tout par opposition à ce
qu'elle n'est pas, ou ne veut plus être (voir le chapitre 1).
Ainsi, à partir du XIXe siècle, les métaphores de la parole et du
chant se mêlent à celles de la peinture, puis à des références à des formes
d'écriture non poétiques ou à des formes poétiques non écrites. Inauguré par
le romantisme, le refus de l'unité de ton et de la séparation des genres
renverse une à une les frontières à l'intérieur desquelles la poésie lyrique
pouvait espérer recevoir une définition positive.
Dans la section "Paysages tristes" des Poèmes saturniens de Paul
Verlaine (1866), le poème "Soleils couchants" mêle à la métaphore picturale
qui le sous-tend - et, avec lui, la section tout entière - celle du chant, contenu
phonétiquement dans le titre même du poème, et dans les termes "champs",
"chant" et "couchants" qui se font écho de vers en vers :

Une aube affaiblie


Verse par les champs
La mélancolie
Des soleils couchants.
La mélancolie
Berce de doux chants
Mon coeur qui s'oublie
Aux soleils couchants.
Et d'étranges rêves,
Comme des soleils
Couchants sur les grèves,
Fantômes vermeils,
Défilent sans trêves,
Défilent, pareils,
A des grands soleils
Couchants sur les grèves.
C'est aussi dans la section "Paysages tristes" que l'on trouve le poème
"Chanson d'automne", tandis que la section "Caprices" - mot dont le Littré
retient le sens musical : "composition où l'artiste écrit au gré de son
inspiration, c'est-à-dire sans s'assujettir aux formes qui caractérisent les
pièces de musique réglées" - contient le poème "César Borgia, Portrait en
pied". La métaphore du chant prend sens dans un système d'oppositions
nouveau : il ne s'agit plus, ou plus seulement, d'opposer la voix à l'écriture,
mais de rendre complémentaires le sonore et le visuel, la musique et la
peinture. La poésie doit faire ce qu'elle dit, c'est-à-dire donner à entendre ce
qu'elle décrit - manière, pour Verlaine, de rejeter l'esthétique du Parnasse
(MARGE 5), qui joint au respect des formes fixes (sonnet, rondel, dizain,
ode) une conception purement plastique du poème (celui-ci doit figer le réel
en images visuelles, en figures de rhétorique).
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MARGE 5 : Le Par nasse
Cette appellation renvoie au Parnasse contemporain, "recueil de vers
nouveaux" publié par l'éditeur Lemerre en trois volumes successifs, en 1866,
1871 et 1876. La première livraison constitue le manifeste théorique d'une
poésie qui, en réaction contre le romantisme, se caractérise par la recherche
de la perfection formelle et le culte de "l'art pour l'art". Ce premier volume
contient des textes de poètes aussi divers que Théophile Gautier, Théodore
de Banville, Leconte de Lisle, Charles Baudelaire, José Maria de Heredia,
François Coppée, Catulle Mendès, Sully Prudhomme, Paul Verlaine et
Stéphane Mallarmé.
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De manière encore différente, Paroles de Jacques Prévert (1949)
oppose chant et écriture dans le cadre d'une remise en cause radicale de la
hiérarchie des valeurs en vigueur dans la société bourgeoise : celle-ci place
l'écrit au-dessus de l'oral, la culture livresque réservée aux nantis au-dessus
de la culture populaire, transmise oralement - hiérarchie culturelle qui,
toutes choses égales d'ailleurs, s'inscrit dans le prolongement du rejet de
l'oralité parmi les moyens de communication populaires, et par conséquent
méprisables, qui marque le passage, au XIIIe siècle, d'une culture "écrite" à
une culture "lettrée" (Paul Zumthor). Le livre de Jacques Prévert s'intitule
donc Paroles : il s'agit, pour le poète, d'arracher l'écriture poétique à la
sacralité qui la fige pour la rendre à la mutabilité du vivant ; de heurter les
habitudes de lecture pour échapper à toute classification - synonyme, pour
Prévert, d'embaumement -, afin de restaurer le pouvoir émancipateur du
livre. Victor Hugo établit, dans L'Âne (poème philosophique datant de
1857), une opposition analogue entre les "petits livres" faits pour circuler et
pour propager des étincelles dans le peuple, et les "gros livres" stockés dans
les bibliothèques.
Nombre de poèmes de Paroles, on l'a vu, sont présentés par leur titre
comme des "chansons". Lorsque l'écriture est évoquée, c'est le plus souvent
sous une forme non littéraire : "Page d'écriture", "Ecritures saintes",
"Composition française", "Inventaire" inscrivent les poèmes en dehors de
toute tradition littéraire. Quant au texte intitulé "L'Epopée", il met en scène
un soldat qui a "perdu ses deux jambes dans l'histoire". Marchant sur une
main, l'invalide conduit le "tombereau" de l'empereur ; la paronomase qui
associe "tombeau" à "tombereau" donne à entendre que les guerres que l'on
commémore (en organisant des cérémonies autour du tombeau de Napoléon
Ier, par exemple) ont fait des "tombereaux" de morts : le mot désigne une
voiture à deux roues susceptible d'être déchargée en basculant à l'arrière, et,
par métonymie, le contenu de cette voiture, transformant ainsi implicitement
les soldats morts à la guerre en chair à canon. Le travail parodique se situe
au niveau de l'énoncé aussi bien qu'à celui de l'énonciation : "L'Epopée" ne
célèbre pas un héros ni une action héroïque, elle se contente de décrire la
victime d'un massacre ; le titre vaut donc par antiphrase, définissant la
poétique du recueil avant tout par un refus : celui des formes littéraires
institutionnalisées, jugées solidaires d'une idéologie à combattre. Contre
cette idéologie, les armes choisies par le poète sont énonciatives - le titre du
recueil l'indique à lui seul : le texte poétique doit être compris comme un
acte de communication, c'est-à-dire comme une écriture qui, à l'instar de la
parole, ne prenne sens que dans le cadre d'une situation de communication,
celle, renouvelable à l'infini, qui réunit le poète et le lecteur. Pas de sens
fixe, établi une fois pour toutes, mais un travail d'appropriation du texte qui,
en bousculant les habitudes de lecture, oblige le lecteur à prendre conscience
des implications idéologiques de la hiérarchie culturelle à laquelle il adhère.

Le ver s

Parole par opposition à l'écriture, chant par opposition à la parole,


musique par opposition à la peinture et à l'architecture, la poésie lyrique se
définit toujours négativement. Le chant, la parole, la musique ont pourtant
en commun de faire intervenir le corps dans la production du sens : c'est
dans ce cadre qu'il faut poser la question du vers.
Lorsque la métaphore musicale apparaît seule, au lieu d'être l'un des
deux termes d'une opposition, c'est en effet toujours pour définir la fonction
et le pouvoir du vers. Le poème de Paul Verlaine intitulé "Art poétique" en
fournit un exemple frappant :

De la musique avant toute chose,


Et pour cela préfère l'Impair
Plus vague et plus soluble dans l'air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. x

"L'Impair", c'est bien sûr le vers impair - celui de neuf syllabes qui structure
le poème, par exemple. L'esthétique classique et romantique se fonde en
effet sur les vers pairs : l'alexandrin, mais aussi le décasyllabe ou
l'octosyllabe, pour ne citer que les vers les plus fréquemment employés.
Le vers a longtemps été considéré comme le facteur essentiel de la
transformation de la parole en chant. Cela, parce qu'il impose au texte une
structure rythmique régulière qui favorise la mise en musique, puis la
remplace. Pour Louis de Jaucourt, auteur de l'article "Poésie lyrique" de
L'Encyclopédie (1765), la poésie lyrique est issue du chant de l'homme
primitif à la gloire de Dieu : "Quand l'homme eut ouvert les yeux sur
l'univers, (...) il éleva sa voix pour payer le tribut de gloire qu'il devait au
souverain bienfaiteur. Voilà l'origine des cantiques, des hymnes, des odes,
en un mot de la poésie lyrique." Le divorce de la poésie et de la musique à
l'époque moderne ne remet pas en cause, aux yeux de Jaucourt, l'identité de
leur objet :
... la poésie lyrique et la musique doivent avoir entre elles un rapport
intime, fondé dans les choses mêmes, puisqu'elles ont l'une et l'autre
les mêmes objets à exprimer ; et si cela est, la musique étant une
expression des sentiments du coeur par les sons inarticulés, la poésie
musicale ou lyrique sera l'expression des sentiments par les sons
articulés, ou, ce qui est la même chose, par les mots.
On peut donc définir la poésie lyrique, celle qui exprime le sentiment
dans une forme de versification qui est chantante (...). xi

C'est donc la "versification", c'est-à-dire l'organisation des "mots" en vers,


qui doit être "chantante", et qui fait de la poésie lyrique le pendant de la
musique instrumentale. Les vers rendent la poésie "musicale". Quelque cent
ans plus tard, Théodore de Banville défend le même principe dans son Petit
Traité de poésie française (1872) :

Le Vers est la parole humaine rythmée de façon à pouvoir être


chantée, et, à proprement parler, il n'y a de poésie et de vers en dehors
du Chant. (...) A quoi donc servent les vers ? A chanter. A chanter
désormais une musique dont l'expression est perdue, mais que nous
entendons en nous, et qui seule est le Chant. xii

Banville s'efforce ici de théoriser le passage du chant concret au chant


métaphorique, "musique dont l'expression est perdue, mais que nous
entendons en nous". Le vers est le support d'une musique "désormais"
intérieure, d'un chant de "l'âme", pour reprendre une expression employée
par Baudelaire dans un article consacré, précisément, à Théodore de
Banville :

Ce mot, c'est le mot lyre, qui comporte évidemment pour l'auteur un


sens prodigieusement compréhensif. La lyre exprime en effet cet état
presque surnaturel, cette intensité de vie où l'âme chante, où elle est
contrainte de chanter , comme l'arbre, l'oiseau et la mer. xiii

La poésie lyrique, à l'origine poésie chantée avec accompagnement


de la lyre, devient au XIXe siècle l'expression d'un chant intérieur, d'un "état
presque surnaturel" de l'être ; à des critères définitoires exclusivement
formels semble donc succéder un critère psychique. Mais celui-ci est
cependant indissociable d'une forme : le vers. Si Baudelaire considère
Théodore de Banville comme l'un des plus grands poètes lyriques de son
siècle, si Mallarmé l'assimile à "la voix même de la lyre" xiv, c'est parce que
ce poète est aussi un technicien du vers, adepte des recherches formelles et
notamment rythmiques.
Ce qui se joue dans la redéfinition du vers, au XIXe siècle, est
politique. Jusqu'à la Révolution française, la poésie lyrique se coule dans
des formes métriques et strophiques héritées du passé (et plus
particulièrement dans celles que la Renaissance a élaborées à partir des
formes employées par la poésie antique). La Révolution fait de l'individu un
sujet ; aux "idées et aux pratiques des siècles classiques, où le sujet n'est pas
l'individu mais d'autres instances - la famille, les communautés
professionnelles ou géographiques, les Anciens et Aristote, le Roi, l'Eglise -
toutes fondées dans le Grand Sujet, Dieu", elle substitue donc "un ensemble
de représentations où l'individu est sujet : sujet d'art - donc pas de règles -,
de vérité - pas de révélation -, et de Bien” xv. La poésie issue de la
Révolution - et, au premier chef, la poésie romantique - ne peut donc plus se
borner à réemployer les formes métriques et strophiques que lui fournit la
tradition : l'individu, devenu sujet d'art aussi bien que de vérité, aspire à des
formes nouvelles susceptibles de manifester sa nouvelle condition ; la
subjectivité veut s'inscrire dans la langue.
C'est pourquoi l'alexandrin, matrice séculaire du discours lyrique, est
brisé par Victor Hugo - "sur les bataillons d'alexandrins carrés", le poète des
Contemplations fait "souffler un vent révolutionnaire" xvi ; c'est pourquoi
aussi "l'état" psychique dont procède le lyrisme aux yeux de nombre de
poètes du XIXe siècle, et qui manifeste à lui seul le recentrement des
représentations de l'art autour de la notion de sujet, implique un travail de
refonte radicale du vers - "Ce qu'on fait de la poésie dit quelque chose
spécifiquement sur ce qu'on fait du sujet, du politique" xvii.
Inaugurant ce mouvement, Lamartine fait de la préface de 1849 aux
Méditations poétiques un véritable manifeste :

Je suis le premier qui ait fait descendre la poésie du Parnasse, et qui ait
donné à ce qu'on nomme la Muse, au lieu d'une lyre à sept cordes de
convention, les fibres mêmes du coeur de l'homme, touchées et émues
par les innombrables frissons de l'âme et de la nature.

Si la poésie lyrique se fait musique, c'est pour faire résonner le "coeur"


humain, siège de la subjectivité : les "convention(s)" qui régissaient jusque-
là l'usage de la "lyre" sont caduques, indissociables qu'elles sont d'un état de
la société (l'Ancien Régime) et d'une conception de l'individu (le sujet d'un
roi, le membre d'une caste) désormais révolus. Si "cette espèce de chant
intérieur qu'on appelle poésie" xviii fait écho aux "frissons de l'âme et de la
nature", c'est parce qu'entre son âme et la nature, le sujet n'admet plus de
médiateur : les préceptes religieux et les dogmes artistiques qui prétendaient
jusque-là gouverner le rapport de l'homme au monde sont rejetés au profit
d'un rapport direct. L'âme est dans la nature, la nature est dans l'âme, se
comprenant l'une l'autre aux deux sens du terme : chacune contient l'autre, et
lui donne sens. Si, comme l'écrit Jean-Marie Gleize dans une étude
consacrée à Lamartine, "la poésie devient elle-même en s'intériorisant
intensément" xix, c'est parce que le rapport du sujet au réel s'intériorise.
Aussi les poèmes de Byron sont-ils des "concerts" dont la "sauvage
harmonie" rappelle "le bruit de la foudre et des vents / Se mêlant dans
l'orage à la voix des torrents" ; et Lamartine, évoquant la genèse de sa
vocation poétique dans la seconde préface aux Méditations poétiques, se
souvient qu'il se représentait, enfant, tout poète sous les traits d'un "beau
vieillard (...) écrivant entre ses oiseaux et son chien des histoires
merveilleuses, dans une langue de musique dont les paroles chantaient
comme les cordes de la harpe de (sa) mère, touchées par les ailes invisibles
du vent dans le jardin de Milly." xx
Hugo, quant à lui, élabore la théorie de l'"écho sonore" dans Les
Feuilles d'automne, recueil paru en 1831, six ans avant Les Voix intérieures
:

Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,


Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un écho sonore! xxi
L'âme du poète vibre au contact du réel. Elle n'est pas pour autant une
simple chambre d'écho, c'est-à-dire un lieu vide : c'est une âme qui contient
les "mille voix" du réel, et qui, touchée par un "souffle" ou un "rayon", rend
ces voix intérieures "sonore(s)". Le réel englobe l'âme (elle est "au centre de
tout"), mais est aussi englobé par elle, qui lui donne voix.

Le r ythme

La poésie doit donc inventer des formes nouvelles qui permettent à


la subjectivité de s'inscrire dans la langue. Cette recherche, qui se circonscrit
d'abord autour du vers, excède ce cadre devenu trop étroit à la fin du XIXe
siècle. Mallarmé théorise, en 1897, une "crise" du vers : l'émergence du
"vers libre" (MARGE 6) entraîne, selon lui, une confusion entre la prose et
le vers qui le conduit à repenser ce dernier. Dès lors qu'il n'est plus défini
par un nombre fixe de syllabes et par le retour de la rime, le vers désigne,
pour Mallarmé, toute prose rythmée : "la forme appelée vers est simplement
elle-même la littérature ; (...) vers il y a sitôt que s'accentue la diction,
rythme dès que style" xxii. Le vers est donc la marque textuelle - rythmique,
énonciative, etc. - d'une subjectivité :

Le remarquable est que, pour la première fois, au cours de l'histoire


littéraire d'aucun peuple, concurremment aux grandes orgues générales
et séculaires, (...) quiconque avec son jeu et son ouïe individuels se
peut composer un instrument, dès qu'il souffle, le frôle ou frappe avec
science (...). Toute âme est une mélodie, qu'il s'agit de renouer ; et
pour cela, sont la flûte ou la viole de chacun" xxiii.

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MARGE 6 : Ver s libr e
Les "vers libres" - dont l'émergence date de la fin du XIXe siècle - sont des
vers non rimés qui apparaissent dans des poèmes n'obéissant à aucun
principe métrique régulier. Des vers comptant un nombre différent de
syllabes alternent, sans que leur alternance réponde à un système cohérent.
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Cette théorie du vers peut se lire à la lumière de ce que Henri
Meschonnic dit de "l'oral", qu'il distingue du "parlé" : "Le parlé est le
phonique, qui s'oppose à l'écrit. L'oral, libéré de cette confusion, peut
désigner le primat du rythme et de la prosodie comme mode de signifier" xxiv.
L'oral est, dans ces conditions, une propriété possible de l'écrit comme du
parlé ; c'est, en définitive, dans la poésie qu'il trouve sa forme la plus
accomplie, parce qu'elle est une "subjectivisation maximale du langage. De
l'extrême ordinaire. De l'intime extérieur." xxv
Le rythme est donc ce qui reste du corps dans le langage. Le sujet
poétique est "un homme-rythme, son propre rythme comme sujet du poème,
sans lequel les autres sujets sont sans voix" xxvi. Aussi Jean-Marie Gleize
peut-il écrire, à propos de Lamartine, que "le corps du "lecteur" (...) doit
idéalement vibrer au même rythme que le corps vibrant du poète" xxvii : le
rythme du vers est censé agir sur le rythme intérieur du lecteur (battements,
pulsations, syncopes) ; le poème se fait acte, il propose au lecteur une
configuration non seulement mentale, mais encore physique, dans laquelle
se couler.
On peut lire dans cette perspective la métaphore du sang qui scande
la poésie baudelairienne (MARGE 7) : le poète des Fleurs du mal voudrait
que le "sang chrétien" de la Muse "coulât à flots rythmiques" (VII, "La Muse
malade") ; il lui "semble parfois que (son) sang coule à flots, / Ainsi qu'une
fontaine aux rythmiques sanglots" (CXIII, "La Fontaine de sang"). Si la
métaphore du sang n'apparaît pas dans l'article que Baudelaire consacre à
Théophile Gautier, elle y est remplacée par celle, analogue, du fleuve
coulant vers sa propre mort : "C'est, du reste, le caractère de la vraie poésie
d'avoir le flot régulier, comme les grands fleuves qui s'approchent de la mer,
leur mort et leur infini, et d'éviter la précipitation et la saccade" xxviii. La
question du rythme est, ici encore, liée à celle du vers : Théophile Gautier a
prouvé sa compréhension du rythme propre à la poésie lyrique en
"introduisant systématiquement et continuellement la majesté de l'alexandrin
dans le vers octosyllabique". Mais, si Baudelaire ne conçoit pas la poésie
lyrique hors du vers, il rêve cependant "le miracle d'une prose poétique,
musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour
s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie,
aux soubresauts de la conscience" xxix. La prose lyrique, contrairement à la
poésie lyrique versifiée, admet le heurt, le soubresaut ; cet "idéal obsédant"
naît de "la fréquentation des villes énormes" xxx : le rythme urbain, brusque,
cassé, saccadé, précipite le flux de la conscience. La révolution industrielle
et l'urbanisation, en transformant le rythme intérieur du sujet, rendent
nécessaire l'invention d'une écriture lyrique neuve :

Il y a lyrisme dès qu'il y a circulation. Rien de plus lyrique que le


sang. D'où peut-être y a-t-il un lyrisme par homme. Un battement de
coeur particulier qui sonne l'heure d'un discours ininterrompu puisque
discontinu. xxxi

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MARGE 7 : Marie-Paule Berranger propose une analyse des métaphores
physiologistes qui scandent la poésie lyrique dans "Le lyrisme du sang", Le
Sujet lyrique en question, p. 27-41.
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Henri Meschonnic explique, quant à lui, que penser le rythme revient


à penser le continu dans le langage : les adjectifs s'opposent, mais les
pensées se rejoignent. Le discours est en effet, pour Georges Perros,
"discontinu" parce que scandé par les battements du coeur, et donc
"ininterrompu" comme la pulsation intérieure du sujet. Il est "continu" pour
Henri Meschonnic par opposition à la pensée du discontinu que constitue à
ses yeux la théorie du signe, qui raisonne sur des unités trop petites (le mot)
ou trop grandes (la figure de rhétorique) pour être à même de saisir le
discours dans son flux. La définition du rythme sur laquelle se fonde le
poéticien est reprise à Emile Benveniste, pour qui le rythme est "la forme
dans l'instant qu'elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide" xxxii,
autrement dit l'organisation de la parole dans l'écriture, l'organisation du
sujet dans le langage.
Le rythme du discours lyrique s'oppose en cela à celui de la
communication usuelle. Il se caractérise pour Michel Deguy par un
ralentissement de la diction qui ouvre entre les syllabes un "intervalle" à
partir duquel l'intériorité peut se dire : "... "la ralentie", ce titre de Michaux,
serait un bon pseudonyme pour "la poésie"." xxxiii

TEXTE 10 : Pierre de Ronsard, Odes, IV, 4, "De l'election de son


sepulchre" (1550)

Antres, et vous fontaines


De ces roches hautaines
Qui tombez contre-bas
D'un glissant pas :

Et vous forests et ondes


Par ces prez vagabondes,
Et vous rives et bois
Oyez ma vois.

Quand le ciel et mon heure


Jugeront que je meure,
Ravy du beau sejour
Du commun jour,

Je defens qu'on ne rompe


Le marbre pour la pompe
De vouloir mon tombeau
Bastir plus beau :

Mais bien je veux qu'un arbre


M'ombrage en lieu d'un marbre,
Arbre qui soit couvert
Tousjours de vert.

De moy puisse la terre


Engendrer un lierre,
M'embrassant en maint tour
Tout à l'entour :

Et la vigne tortisse
Mon sepulcre embellisse,
Faisant de toutes pars
Un ombre espars.
Là viendront chaque année
A ma feste ordonnée,
Avecques leurs troupeaux
Les pastoureaux :

Puis ayant fait l'office


De leur beau sacrifice ;
Parlans à l'isle ainsi
Diront ceci :

Que tu es renommée
D'estre tombeau nommée
D'un, de qui l'univers
Chante les vers!

Et qui onq en sa vie


Ne fut bruslé d'envie,
Mendiant les honneurs
Des grands Seigneurs!

Ny ne r'apprist l'usage
De l'amoureux breuvage,
Ny l'art des anciens
Magiciens!

Mais bien à noz campagnes


Fist voir les Soeurs compagnes
Foulantes l'herbe aux sons
De ses chansons,

Car il fist à sa lyre


Si bons accords eslire,
Qu'il orna de ses chants
Nous et noz champs.

La douce manne tombe


A jamais sur sa tumbe,
Et l'humeur que produit
En May la nuit.

Tout à l'entour l'emmure


L'herbe et l'eau qui murmure,
L'un tousjours verdoyant,
L'autre ondoyant.
Et nous ayans memoire
Du renom de sa gloire,
Luy ferons comme à Pan
Honneur chaque an.

Ainsi dira la troupe,


Versant de mainte coupe
Le sang d'un agnelet
Avec du laict

Desur moy, qui à l'heure


Seray par la demeure
Où les heureux espris
Ont leur pourpris.

La gresle ne la neige
N'ont tels lieux pour leur siege,
Ne la foudre oncque là
Ne devala :

Mais bien constante y dure


L'immortelle verdure,
Et constant en tout temps
Le beau Printemps.

Le soin qui sollicite


Les Rois, ne les incite
Le monde ruiner
Pour dominer :

Ains comme freres vivent,


Et morts encore suivent
Les mestiers qu'ils avoient
Quand ils vivoient.

Là là j'oiray d'Alcée
La lyre courroucée,
Et Sapphon qui sur tous
Sonne plus dous.

Combien ceux qui entendent


Les chansons qu'ils respandent,
Se doivent resjouir
De les ouir ?

Quand la peine receue


Du rocher est deceue,
Et quand la vieil Tantal'
N'endure mal ?

La seule lyre douce


L'ennuy des coeurs repousse,
Et va l'esprit flatant
De l'escoutant.

(Oeuvres complètes, éd. J. Céard, D. Ménager et M. Simonin, Gallimard,


"Bibliothèque de la Pléiade", 1993, Tome I, p. 796)

COMMENTAIRE DU TEXTE 10

Les Quatre Premiers Livres des Odes paraissent en 1550. Au fil des
rééditions (la dernière date de 1584), l'architecture du recueil se modifie
profondément : aux quatre premiers livres s'en ajoute un cinquième, tandis
que de nombreuses pièces sont retranchées, déplacées ou ajoutées. L'édition
de 1550 provoque des réactions violentes de la part des lecteurs : la liberté
que revendique le poète à l'égard de la langue et des formes passe pour du
désordre. C'est pourtant cette liberté qui assure l'originalité de l'oeuvre.
Ronsard y relève un défi : il s'agit pour lui d'être "le premier auteur Lirique
François" (avertissement "Au lecteur" de l'édition originale). Il est en effet le
premier à appeler du nom "Odes" un livre en français (et non en latin), et
s'efforce de conjuguer les modèles de Pindare et d'Horace, c'est-à-dire la
gravité sublime et la légèreté. Comme le remarquent J. Céard, D. Ménager
et M. Simonin xxxiv, un parti pris formel domine le livre dans son ensemble :
celui de la régularité strophique à l'échelle du poème - qui ne contredit pas
la diversité strophique et métrique à l'échelle de l'oeuvre -, nécessaire, selon
Ronsard, à la mise en musique des odes. La poésie lyrique est en effet
encore chantée au XVIe siècle, et la plupart des Odes de Ronsard ont été
mises en musique. Cette destination musicale influe sur la composition des
poèmes, et tout particulièrement sur celle de l'ode "De l'election de son
sepulchre", qui prend la "vois" pour objet.
Cette ode compte vingt-sept quatrains composés de trois vers de six
syllabes et d'un vers de quatre. Comme l'explique Nathalie Dauvois, la
brièveté des vers et l'hétérométrie "accentuent le décalage entre mètre et
syntaxe" et "privilégient, par là même, le rythme" xxxv. Par "rythme", il faut
entendre ici "l'organisation d'un discours par un sujet et d'un sujet par son
discours" telle que l'a définie Henri Meschonnic. Le retour rapide des rimes,
dû au choix des rimes plates et à la brièveté des vers, crée par ailleurs "des
échos sonores beaucoup plus rapprochés que les successions régulières
d'alexandrins ou de décasyllabes" xxxvi : ce dispositif a pour fonction de faire
entendre la voix d'un sujet, son cri, à la fois en-deçà et au-delà des mots.

L'ode se compose de trois parties, qui instaurent chacune une


situation énonciative nouvelle. Dans les neuf premières strophes, le poète
s'adresse, à la deuxième personne, à la nature chargée d'accueillir son
"tombeau". Dans les huit strophes suivantes, il cède la parole aux bergers
qui "viendront chaque année" lui rendre hommage en versant du "sang" et
du "laict" sur sa tombe ; les bergers s'adressent à "l'isle" où se dresse le
"sepulchre" et évoquent le poète à la troisième personne. Dans les dix
dernières strophes, enfin, le poète reprend la parole pour s'adresser au
lecteur. La dernière strophe du poème a cependant un statut particulier,
signalé typographiquement - à partir de l'édition de 1555 - par les guillemets
qui l'encadrent : au terme d'un processus de dépersonnalisation amorcé en
amont, elle semble isoler une voix sans origine, qui commente l'effet de la
"lyre" sur "l'escoutant", mettant ainsi en abyme l'effet de l'ode sur son
lecteur. Les précédents changements d'énonciateur ne sont, eux, signalés par
aucune marque typographique, bien qu'ils fassent l'objet d'une narration : les
bergers "Parlans à l'isle ainsi / Diront ceci : / (...). / Ainsi dira la troupe" (str.
9 et 18). L'absence de guillemets a pour effet de suggérer que les locuteurs
qui se succèdent parlent, paradoxalement, d'une seule et même voix. Le
discours d'autres locuteurs encore est mentionné dans chacune des trois
parties de l'ode : les "pastoureaux" célèbrent le poète "de qui l'univers /
Chante les vers" (str. 10) et souhaitent que "l'emmure / L'herbe et l'eau qui
murmure" (str. 16) ; et le poète une fois devenu ombre "oir(a) d'Alcée / La
lyre courroucée, / Et Sapphon qui sur tous / Sonne plus dous" (str. 24).
Le chant poétique - celui que l'ode constitue en elle-même, mais
aussi celui qu'elle représente - se dissocie ainsi progressivement de son
énonciateur : il est d'abord assumé par le "je" du poète ; puis, par "l'univers"
qui chante ses vers après sa mort ; puis, par Alcée et Sapphon, qui tiennent
la "lyre" aux Enfers ; et enfin, dans la dernière strophe, par la "lyre" elle-
même. Cette dépersonnalisation du chant coïncide avec l'entrée dans la mort
: le chant du poète lui survit, pérennisant ce qui, du sujet, est le plus
éphémère, à savoir le souffle, les inflexions de la voix, le rythme intérieur.
L'énonciateur qui, dans la première partie de l'ode, choisit son
"sepulchre" appartient au monde des vivants : il participe de l'humaine
condition, du "beau sejour / Du commun jour". Imaginant sa propre mort, il
se représente comme un corps destiné à se décomposer pour participer au
processus infini de la régénération naturelle : "De moy puisse la terre /
Engendrer un lierre, / M'embrassant en maint tour / Tout à l'entour". Le
refus d'un tombeau de "marbre", matière imputrescible, manifeste son désir
de se fondre dans la nature, de faire corps avec elle. Mais cette osmose
n'aboutit pas à l'évanouissement du "moi" dans le grand tout : elle a au
contraire pour effet de disperser le "moi" dans la nature, si bien que
"l'univers / Chante les vers" du poète, amplifiant sa voix au lieu de
l'éteindre. La participation du corps au cycle naturel, loin de rejeter le "moi"
du côté de l'objet, fait ainsi accéder la nature au statut de sujet, et de sujet
poétique. C'est la "vois" même du poète qu'elle fait entendre.
Aussi le poète est-il assimilé, dans la deuxième partie de l'ode, à
Pan, dieu des bergers d'Arcadie et - depuis les Alexandrins - incarnation de
l'univers : les "pastoureaux" lui rendent un culte, lui faisant "comme à Pan /
Honneur chaque an" en versant du sang et du lait sur sa tombe.
L'assimilation du poète au dieu Pan est à l'origine du portrait d'abord négatif
qu'en dressent les bergers : le poète qu'ils décrivent jamais ne "mendi(a) les
honneurs / Des grands Seigneurs", ni ne "r'apprist l'usage / De l'amoureux
breuvage, / Ny l'art des anciens / Magiciens". Ce sont, non seulement les
obligations sociales du poète de Cour, mais aussi l'apprentissage auprès des
Anciens qu'implique la poétique de l'imitation en vigueur à la Renaissance
qui sont ici niés - et cela, en dépit du démenti apporté par le recueil lui-
même, qui s'ouvre, à partir de 1555, sur une ode "Au Roy Henry IIe de ce
nom" et multiplie les références aux poètes latins. Le poète est ici défini
comme l'auteur de "chansons" qui font danser les Muses dans les
"campagnes" : tout se passe comme si le travail poétique n'avait d'autre
fonction que d'effacer ses propres traces, afin de créer l'illusion d'une poésie
née de la nature elle-même, simple, accessible à tous. Si cette définition de
la poésie est contredite par d'autres à l'échelle de l'oeuvre, elle vaut pour ce
poème, qui se construit comme une chanson : la brièveté et la régularité des
vers, le retour rapide des rimes, le lexique et les images volontairement
simples font de ce poème le point d'achèvement de l'une des voies poétiques
qu'a expérimentées Ronsard - celle de l'harmonie lumineuse, de la
transparence du sens. Le "sepulchre" que se choisit le poète n'est autre que
l'ode elle-même, qui se confond - plus que toute autre ode du recueil, plus
que tout autre poème de Ronsard - avec la chanson aux sons de laquelle les
Muses "foul(ent) l'herbe" de la campagne, avec le "murmure" de l'eau, avec
les "vers" que chante "l'univers".
Dans la troisième partie de l'ode, le poète se représente comme l'un
des "heureux espris" qui séjournent dans les Champs-Elysées (le "pourpris"
désigne un lieu clos, une enceinte). A la description de la nature vivante
succède celle du "Printemps" éternel qui règne dans ce paradis : la "foudre"
jamais n'y "deval(e)", la "verdure" y est "immortelle". Cette mythification de
la nature implique celle du chant qui prend origine en elle : les vers que
chante l'univers se confondent désormais avec le son de la "lyre" d'Alcée et
de Sappho. Alcée, poète grec dont Horace s'inspire dans ses Odes, a partagé
le destin de Sappho, poétesse grecque dont Catulle et Horace ont également
imité les vers. Les "chansons qu'ils respandent" (str. 25) dans les Champs-
Elysées font écho aux "chansons" (str. 13) aux sons desquelles le poète fait
danser les Muses : le chant du poète est ainsi renvoyé aux origines même
du lyrisme, la joie que ressentent les âmes des morts à entendre la lyre
d'Alcée et de Sappho se confondant avec celle des lecteurs de l'ode.
A la dépersonnalisation progressive de la voix poétique correspond
donc celle des lecteurs : ils sont représentés, dans l'avant-dernière strophe,
comme "ceux qui entendent", puis, dans la dernière, comme "l'escoutant", la
référence minimale à l'individualité que comporte le pronom démonstratif
s'abolissant dans l'abstraction du participe présent. C'est désormais au sein
du monde des morts qu'a lieu la communication poétique : des âmes sans
corps y perçoivent une voix désincarnée. Ce dialogue d'ombres met en
abyme la situation de communication qu'instaure l'ode : le "sepulchre"
auquel renvoie son titre est celui du poète, qui se dissocie de son chant au
point de n'être plus, à son tour, qu'un "escoutant" - "Là là j'oiray d'Alcée / La
lyre courroucée" -, mais aussi celui du lecteur, qui n'est plus, dans la
dernière strophe, qu'un "coeu(r)" et un "esprit", une âme sans attaches
terrestres. La mort est, en ce sens, la métaphore du renoncement à
l'individualité qu'exige le poème lyrique.

TEXTE 11 : Victor Hugo, L'Art d'être grand-père, I, 11, "Fenêtres ouvertes


- Le matin. - en dormant" (1877)

J'entends des voix. Lueurs à travers ma paupière.


Une cloche est en branle à l'église Saint-pierre.
Cris des baigneurs. Plus près! plus loin! non, par ici!
Non, par là! Les oiseaux gazouillent, Jeanne aussi.
Georges l'appelle. Chant des coqs. Une truelle
Racle un toit. Des chevaux passent dans la ruelle.
Grincement d'une faulx qui coupe le gazon.
Chocs. Rumeurs. Des couvreurs marchent sur la maison.
Bruits du port. Sifflement des machines chauffées.
Musique militaire arrivant par bouffées.
Brouhaha sur le quai. Voix françaises. Merci.
Bonjour. Adieu. Sans doute il est tard, car voici
Que vient tout près de moi chanter mon rouge-gorge.
Vacarme de marteaux lointains dans une forge.
L'eau clapote. On entend haleter un steamer.
Une mouche entre. Souffle immense de la mer.

(Oeuvres complètes, éd. établie par le Groupe Inter-universitaire de Travail


sur V. Hugo sous la dir. de J. Seebacher et G. Rosa, Laffont, "Bouquins",
1985, Tome "Poésie III", p. 726)

COMMENTAIRE DU TEXTE 11

L'Art d'être grand-père paraît en 1877, alors que Hugo mène une
lutte politique sans relâche pour l'amnistie des Communards. En 1876, il a
déposé au Sénat un premier projet de loi en faveur d'une amnistie totale ; ce
projet a été refusé. Ce n'est qu'après le dépôt de deux autres projets de loi,
en 1879 et 1880, que la loi est enfin adoptée. Comme l'a montré Anne
Ubersfeld, L'Art d'être grand-père participe de ce combat pour la clémence
politique xxxvii : Georges et Jeanne, pour lesquels le "grand-père" réclame
l'indulgence de leurs parents, y figurent les Communards en butte à la
répression. Ce contexte politique pousse Hugo à adopter dans ce recueil une
position énonciative qui ne soit plus celle du grand poète : la parole du
"grand-père" est volontairement humble, familière, entrecoupée de voix
autres que la sienne, trouée de songes ; elle figure, dans l'ordre symbolique,
la parole du peuple.
Le poème "Fenêtres ouvertes" se situe dans le Livre I, "A
Guernesey". Hugo, de retour d'exil depuis sept ans, y adopte fictivement la
position du proscrit : elle lui permet de parler au nom des faibles, le proscrit
devenant la métaphore de toutes les formes d'exclusion - enfance, misère ou
répression. Ce poème, l'avant-dernier du Livre I, juxtapose des énoncés
hétéroclites entendus dans un demi-sommeil. Il manifeste en ce sens la
polyphonie énonciative qui caractérise le recueil, donnant à entendre une
voix où résonnent toutes les voix du monde.

A la rêverie, qui s'associe de façon récurrente dans le recueil à la


parole du grand-père à l'écoute des petits, se substitue ici le demi-sommeil :
les "lueurs" sont perçues "à travers (l)a paupière" close. La conscience,
engourdie, ne hiérarchise plus les bruits perçus à l'extérieur : "J'entends des
voix". Ces "voix" sont celles de la "cloche", des "baigneurs", des "oiseaux" :
l'humain, l'animal et le mécanique sont indifférenciés, comme si la parole
articulée, le cri et le bruit produisaient du sens au même titre. Ce sont les
voix du monde, que le poète ne distingue pas de la sienne propre : les "cris
des baigneurs" - "Plus près! plus loin! non, par ici! / Non, par là!" - sont
cités sans guillemets, se confondant avec le discours assumé par le "je".
L'énoncé attribué aux baigneurs met d'ailleurs ce discours en abyme,
puisque les indications spatiales qui le composent trouvent un écho dans les
derniers vers du poème : le rouge-gorge chante "tout près de moi" (v. 13),
tandis que les marteaux sont "lointains" (v. 14). Or, "près" et "loin", "ici" et
"là" ne prennent sens que par rapport au locuteur qui les profère : ce
locuteur ici est double - le "moi" du poète, d'une part, les "baigneurs",
d'autre part -, si bien que l'espace se décentre, manifestant l'universalité du
"je".
La cohérence énonciative du discours est maintenue par la mesure
fixe de l'alexandrin et le retour régulier des rimes plates, qui endiguent le
flux des voix. Mais, entre ces digues, le discours se désorganise ; les
phrases, pour la plupart nominales et toujours brèves, ne sont ni
coordonnées, ni subordonnées les unes aux autres, les contre-rejets achevant
de les fragmenter : "Georges l'appelle. Chant des coqs. Une truelle / Racle
un toit." La rime interne qui associe le raclement de la "truelle" à l'"appe(l)"
de Georges met en abyme la fusion des voix humaines avec les bruits du
monde qu'illustre le vers précédent : "Les oiseaux gazouillent, Jeanne
aussi".
L'introduction dans le poème du lexique du travail contribue au
remplacement de l'énonciation du grand poète par celle du peuple. Hugo,
qui a publié en 1866 Les Travailleurs de la mer , roman qu'il définit comme
une "épopée du travail", abolit la hiérarchisation des objets littéraires
qu'induit le statut social de la littérature : le travail peut faire l'objet d'une
épopée au même titre que les hauts faits des héros légendaires ; et le bruit de
la "truelle" et des "marteaux", le "sifflement des machines chauffées", le pas
des "couvreurs" sur le toit peuvent, au même titre que le chant des oiseaux,
résonner dans la voix du poète lyrique. Les bruits du travail se font écho
selon un axe vertical : en bas, "des chevaux passent dans la ruelle" (v. 6) ;
en haut, "des couvreurs marchent sur la maison" (v. 8). La symétrie
métrique et syntaxique des deux propositions montre que le travail n'est plus
en bas - dans l'échelle des valeurs -, ni au loin - dans l'espace symbolique
qui a la poésie pour centre -, mais ici et là-bas, en haut et en bas, sur la
"maison" même du poète, c'est-à-dire, par métonymie, à l'intérieur de la
poésie. Les "grincement(s)", les "chocs" et les "rumeurs" du monde
laborieux se font entendre dans le vers, "coup(é)" comme par une "faulx" en
unités d'une ou deux syllabes : "Chocs. // Rumeurs. // Des couvreurs /
marchent sur la maison". Les deux phrases nominales obligent à placer une
césure après la première syllabe et après la troisième, tandis que la rime
interne entre "rumeurs" et "couvreurs" instaure, après la sixième syllabe,
une pause qui réactive la césure classique de l'alexandrin.
Le "port" (v. 9) renvoie au lieu depuis lequel le poète est censé parler
: Guernesey est une île, et si la "musique militaire" s'y mêle aux "voix
françaises", c'est parce que cette île fut un lieu d'exil pour les républicains
français sous le Second Empire. Les mots "Bonjour. Adieu.", juxtaposés,
résument le drame de la proscription : ceux qui arrivent à Guernesey ne sont
pas sûrs de revoir jamais leur patrie. La voix des exilés se mêle donc aux
rumeurs du travail et au gazouillement de Georges et de Jeanne : trois
formes d'exclusion parlent ensemble dans le poème. Les enfants sont
mineurs d'un point de vue légal ; le peuple l'est d'un point de vue social ; les
proscrits le sont d'un point de vue politique. Ce n'est qu'une fois cette
équivalence posée que le poète reprend la parole en son nom : "Sans doute il
est tard, car voici / Que vient tout près de moi chanter mon rouge-gorge." (v.
12-13). Le complément de lieu "tout près de moi" permet de voir dans le
chant de l'oiseau une métonymie du chant du poète ; or, le "rouge-gorge" est
associé aux enfants : à Jeanne, parce qu'elle "gazouill(e)" comme les
oiseaux ; à Georges, parce que son prénom fait écho au nom de l'oiseau par
paronomase. Le poète chante donc avec les oiseaux, c'est-à-dire avec le
peuple : de fait, l'énoncé se caractérise par un vocabulaire et des tournures
familières ("Sans doute il est tard..."). Le volume sonore augmente aussitôt :
aux "bruits" et aux "voix" entendus jusqu'alors succède le "vacarme" des
marteaux dans la "forge" (v. 14). Or, la forge, dont le soufflet ronfle et
souffle, renvoie communément au bruit de la respiration ; ce souffle
s'amplifie dans le vers suivant, où un steamer - c'est-à-dire un bateau à
vapeur - "hal(ète)" ; dans le dernier vers, enfin, le "souffle immense de la
mer" donne à la respiration son amplitude maximale. C'est la respiration du
poète, c'est-à-dire celle du peuple, qui se donne ici à entendre, "immense",
puissante, sonore.

TEXTE 12 : Henri Michaux, Mes Propriétés, "Je suis gong" (1929).

Dans le chant de ma colère il y a un oeuf,


Et dans cet oeuf il y a ma mère, mon père et mes enfants,
Et dans ce tout il y a joie et tristesse mêlées, et vie.
Grosses tempêtes qui m'avez secouru,
Beau soleil qui m'a contrecarré,
Il y a haine en moi, forte et de date ancienne,
Et pour la beauté on verra plus tard.
Je ne suis, en effet, devenu dur que par lamelles ;
Si l'on savait comme je suis resté moelleux au fond.
Je suis gong et ouate et chant neigeux,
Je le dis et j'en suis sûr.

(La Nuit remue, "Poésie / Gallimard", 1967, p. 177)

COMMENTAIRE DU TEXTE 12

Mes Propriétés date de 1929, mais paraît en 1934 dans La Nuit


remue. C'est à cette date que Michaux joint à cet ensemble de textes
poétiques une "Postface" dans laquelle il les présente comme des
"morceaux, sans liens préconçus", écrits "pour (s)a santé", pour se rassasier,
lui qui fait partie de ceux "qui s'alimente(nt) de sons et de certains rapports
de son". Le "moi" au centre du recueil se définit par le manque, les carences
du corps n'étant que l'envers d'un défaut d'identité. Ce type d'écriture est en
effet "à la portée de tout le monde", profitable surtout "aux faibles, aux
malades et maladifs, aux enfants, aux opprimés et inadaptés de toute sorte.
(...) N'importe qui peut écrire "Mes Propriétés"."
"Je suis gong" définit ce moi lacunaire par le son qu'il produit : un
"gong" est un instrument de percussion, composé d'un plateau de métal sur
lequel on frappe avec une baguette à tampon. Dans ce titre, l'absence de
déterminant abolit toute différence entre comparé et comparant ; le sujet
n'est pas "comme un gong", ni même "un gong", mais "gong". Or, le mot
résonne comme une onomatopée : le son articulé se confond avec le son de
l'instrument, si bien que ce n'est plus même au gong, mais aux vibrations
qu'il produit que s'identifie le "moi". Cette motivation du rapport entre
signifiant et signifié est au fondement du travail sur la langue à l'oeuvre dans
Mes Propriétés : les mots inventés - "Rubililieuse ma bargerie, / Noue
contre, noue, noue, / Ru vaignoire ma bargerie" ("Rubililieuse") - tendent à
créer une langue où le rapport entre le son et le sens ne soit plus arbitraire,
où le mot devienne la chose même.
Le "je", qui est "gong", vibre, et l'introspection - que signale
l'accumulation des expressions de l'intériorité : "dans le chant", "dans cet
oeuf", "dans ce tout", "en moi", "au fond" - se confond avec l'analyse de sa
vibration. Cette vibration ébranle le poème, qui se caractérise d'emblée par
son vacillement - Mes Propriétés s'écrit "dans un léger vacillement de la
vérité" ("Postface") - et par sa violence : le son répond à un coup, c'est un
chant de "colère".

Le "chant" n'est pas celui du "moi", mais celui de sa "colère" : une


distance s'instaure entre le poète et son énonciation, qui fait de celle-ci un
objet d'observation ; la répétition du présentatif "il y a" manifeste le travail
d'identification et de recensement qu'implique cette observation d'un chant
devenu extérieur. L'anaphore de "dans" - "dans le chant", "dans cet oeuf",
"dans ce tout" - donne à cette analyse du chant le caractère d'une dissection :
de l'enveloppe extérieure, l'attention se porte sur la matière intérieure, qui
est à son tour fragmentée en atomes. Or, la "colère" tire son nom du latin
cholera , qui désigne une maladie de la bile : l'image du corps malade, qui
sous-tend Mes Propriétés, est au fondement de la représentation du chant
poétique, légitimant cette approche quasi anatomique. La pathologie a ici
une valeur avant tout littéraire : la colère s'oppose à la mélancolie
romantique, qui relève de la "bile noire". La poésie de Michaux rompt en ce
sens avec la tradition lyrique. A la mélancolie, qui plonge le sujet dans un
état d'abattement, se substitue une violence tournée vers l'intérieur aussi bien
que vers l'extérieur : le rapport de la poésie au réel se caractérise par la
fureur, et le chant se dé-chaîne, faisant éclater les codes et les formes
poétiques.
Le "chant de ma colère" renvoie d'autre part, sur le mode implicite, à
la colère divine : l'expression "Dies irae " - "Jour de colère" - constitue les
premiers mots d'une prose liturgique latine évoquant le Jugement Dernier, et
la "colère de Dieu" désigne, dans l'Ancien Testament, le sentiment de justice
qui porte Dieu à punir les crimes et les fautes. Mais cette allusion aux
Ecritures saintes se juxtapose à une structure énonciative propre à la
littérature enfantine : les emboîtements successifs qu'évoque l'anaphore de la
préposition "dans" constituent le ressort narratif de nombre de contes et de
comptines. Le poème s'écrit à la frontière de genres antinomiques, associant
la fureur vengeresse du "moi" souffrant à un rapport ludique à la langue.
L'image de l'oeuf renvoie à celle de l'embryon ; et, de fait, l'oeuf
semble contenir en germe, emboîtés les uns dans les autres, tous les
individus à naître : "ma mère, mon père et mes enfants". La loi du
renouvellement des générations est ici enfreinte : les ascendants et les
descendants sont renvoyés aux mêmes limbes, si bien que le "moi" est
expulsé de la filiation. Il est symboliquement rejeté hors de l'histoire,
puisqu'il est assimilé au Créateur : ses enfants et ses parents doivent naître
du chant de sa "colère". Or, les "enfants de colère" désignent, dans les
Ecritures saintes, une race maudite qui ne mérite que le châtiment, et plus
particulièrement la descendance d'Adam : une seconde Genèse prend origine
dans le chant, qui annule la malédiction engendrée par la première. Dans "ce
tout", il y a en effet "joie et tristesse mêlées, et vie" : la colère féconde du
poète recrée l'univers.
Les "tempêtes" désignent, par métaphore, cette colère salutaire : elles
portent "secour(s)". Le nom convoque, comme en écho, le verbe qui lui
correspond : "tempêter", c'est manifester à grand bruit sa colère ; la poésie
est un vacarme discordant, une tempête de mots, et c'est en tant que telle
qu'elle peut "secour(ir)" le sujet. Le "beau soleil" le "contrecarr(e)" : au
cercle parfait par lequel on représente le soleil s'oppose le "carré", dans une
lutte des formes qui ranime l'ouragan. Si le soleil est "beau", c'est parce qu'à
une esthétique s'en oppose une autre : la poésie ne doit plus viser la beauté -
"Et pour la beauté on verra plus part" (v. 7) -, mais le combat, le heurt, le
choc salvateur. C'est pourquoi "il y a haine en moi" : le "moi" poétique se
définit par sa force destructrice, par sa rage à anéantir un mode de
représentation qui tend à légitimer un réel jugé inadmissible. Le chant de la
colère cherche au contraire à engloutir le réel, de façon à ce que, de ce
naufrage, émerge un monde neuf.
Les "lamelles" appartiennent au vocabulaire des sciences botanique,
minéralogique et géologique ; comme au début du poème, le "moi" fait ici
l'objet d'une description scientifique qui le tient à distance : "je" se dédouble
pour s'observer. Il est - comme l'oeuf - "dur" à l'extérieur et "moelleux au
fond" ; le "gong" transpose cette ambivalence sur le plan phonique, puisque
la voyelle nasale s'insère entre deux occlusives sonores. La résistance que le
poète oppose au réel et à la poésie même a pour but de préserver la "moelle"
: le mot désigne une substance grasse, onctueuse, généreuse - et entraîne en
cela l'image de la "ouate" qui sert à panser les blessures -, mais aussi
l'essence des choses, leur sens intime. Cette intimité n'est plus circonscrite
dans l'individu : les vers 9 et 10 forment un chiasme sonore qui dit la
réversibilité du "je" et du "on" : "Si l'on savait comme je suis resté moelleux
au fond, / Je suis gong et ouate et chant neigeux". L'adjectif "neigeux", qui
qualifie le chant, laisse ainsi entendre l'écho assourdi d'une affirmation : nais
je, qui donne sens au dernier vers : "Je le dis et j'en suis sûr". Le chant de la
colère donne naissance à un "je" nouveau, première personne et non-
personne à la fois, instance définie par son usage performatif du langage : le
"je", qui est "gong", naît lorsqu'il dit "je nais" ; l'énonciation implique
l'existence.

i
Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Le Seuil, "Poétique", 1981,
p. 132.
ii
"Le Dit des cordeliers", "La complainte de Rutebeuf", Poèmes de
l'infortune et autres poèmes, éd. de J. Dufournet, "Poésie/Gallimard", 1986.
iii
Joachim Du Bellay, Les Regrets, XXI.
iv
Ronsard, Les Amours, CXCIII.
v
Ibid., XXVII.
vi
Victor Hugo, Les Contemplations, III, 21.
vii
René Char, La Parole en archipel.
viii
Saint-John Perse, La Gloire des rois, "Récitation à l'éloge d'une reine".
ix
Jean-Marie Gleize, Poésie et Figuration, Le Seuil, 1983, p. 28.
x
Paul Verlaine, Jadis et Naguère, "Art poétique".
xi
Cité par Jean-Marie Gleize, La Poésie, p. 249.
xii
Théodore de Banville, Petit Traité de poésie française, p. 3-5.
xiii
Charles Baudelaire, "Théodore de Banville", Revue fantaisiste, dans les
Oeuvres complètes, Edition de la Pléiade, Tome II, p. 164.
xiv
Stéphane Mallarmé, Oeuvres complètes, Edition de la Pléiade, p. 264.
xv
Victor Hugo, Les Misérables, Le Livre de Poche, 1985, Tome III, Notes
de Guy Rosa, p. 578.
xvi
Victor Hugo, Les Contemplations, I, 7, "Réponse à un acte d'accusation".
xvii
Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p. 24.
xviii
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, "Des Destins de la
poésie".
xix
Jean-Marie Gleize, Poésie et Figuration, p. 29.
xx
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, II, "L'Homme" ; "Des
Destins de la poésie".
xxi
Victor Hugo, Les Feuilles d'automne, I.
xxii
Stéphane Mallarmé, Divagations, "Crise de vers", "Poésie / Gallimard",
1976, p. 240.
xxiii
Ibid., p. 244.
xxiv
Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p.380.
xxv
Ibid., p. 79.
xxvi
Ibid., p. 364.
xxvii
Jean-Marie Gleize, Poésie et Figuration, p. 30.
xxviii
Charles Baudelaire, L'Artiste, "Théophile Gautier", Oeuvres complètes,
Edition de la Pléiade, Tome II, p. 126.
xxix
Charles Baudelaire, Petits Poèmes en prose, "Préface", Oeuvres
complètes, Edition de la Pléiade, Tome I, p. 275-276.
xxx
Ibid.
xxxi
Georges Perros, Papiers collés III, Gallimard, coll. "Le Chemin", 1978,
p.10 ; cité par Marie-Paule Berranger dans "Le lyrisme du sang", Le Sujet
lyrique en question, p. 28.
xxxii
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, p. 332.
xxxiii
Michel Deguy, "L'infini et sa diction", Poétique, n°40, nov. 1979, p.
439.
xxxiv
Introduction à l'édition des Oeuvres complètes, Gallimard,
"Bibliothèque de la Pléiade", 1993.
xxxv
N. Dauvois, Le Sujet lyrique à la Renaissance, p. 108.
xxxvi
Ibid., p. 109.
xxxvii
A. Ubersfeld, Paroles de Hugo, Messidor / Editions sociales, 1985, p.
167-184.
CHAPITRE 5
Actes de langage

Poème et r écit

Pendant près de cent ans - jusqu'au milieu du XXe siècle -, les poètes
français excluent le récit de la poésie (voir le chapitre 1). Cela revient à
éliminer du discours poétique les actes de langage fondamentaux que sont
"raconter", "enseigner" et "décrire", rangés par ceux qui se réclament de
Mallarmé du côté de l'"universel reportage" (Crise de vers ), de la parole à
l'état brut. Les actes de langage spécifiquement lyriques - puisque la poésie
lyrique tend à se confondre avec la poésie tout court, l'épopée étant peu à
peu tombée en désuétude - seraient donc d'ordre "expressif" : louer, célébrer,
déplorer, se lamenter, exhorter, supplier, etc.
Si la poésie antérieure à 1870 n'ignore pas ce partage, elle ne l'érige
pas en principe d'exclusion. La ballade romantique, que Victor Hugo associe
à l'ode, forme lyrique par excellence, dans les Odes et Ballades, est
d'essence narrative ; nombre de sonnets de Ronsard développent de brefs
récits à la faveur d'une comparaison ("Comme un chevreuil, quand le
printemps destruit / L'oyseux crystal de la morne gelée, / Pour mieulx
brouster l'herbette emmielée / Hors de son boys avec l'Aube s'en fuit..." i) ; et
le "dit" médiéval insère des formes fixes spécifiquement lyriques dans une
structure narrative.
Comme l'a montré Dominique Combe, la rhétorique dualiste de la
poésie et du récit qui prévaut dans la première moitié du XXe siècle se
fonde sur une lecture radicale de Mallarmé par Valéry. Celui-ci projette sur
l'esthétique mallarméenne "son propre refus du récit, de la description, de la
mimésis - du monde sensible" ii. Le récit est, en réalité, un acte de langage
qui entre dans la composition de toutes les formes de discours, littéraires ou
non, en vers ou en prose. Il semble, dans ces conditions, nécessaire de
s'interroger sur sa place et sa fonction dans la poésie lyrique : le terme
"récit" ne peut revêtir exactement le même sens dans le cadre lyrique et dans
celui du roman, sur lequel se fondent la plupart des théories du récit
contemporaines. En effet, centré sur le "je" et organisé en recueil, le
discours lyrique se distingue du roman - centré sur le "il" et constitué en
livre - en ce qu'il développe des récits nécessairement brefs (à l'échelle du
poème) ou discontinus (à l'échelle du recueil), et qui ont, explicitement ou
métaphoriquement, le moi pour objet.
Pour tenter de définir un statut proprement lyrique du récit, on peut
partir de l'hypothèse que le poème lyrique est le récit d'un événement
énonciatif - naissance, transformation ou mort du moi -, dans la mesure où
tout poème lyrique constitue une quête du moi. Le récit lyrique ne se
bornerait donc pas à représenter des actes, mais les effectuerait : l'événement
énonciatif au centre du poème ne peut manquer d'agir sur l'énonciation elle-
même, les actes représentés se traduisant nécessairement par des actes de
langage.

" Une passante" (Baudelair e)

L'analyse du poème des Fleurs du mal "Une Passante" est éclairante


à cet égard - qu'il nous soit donc permis de citer le poème dans son
intégralité. Ce sonnet met en scène la renaissance d'un "moi" - et, par là
même, l'émergence d'un régime énonciatif proprement lyrique :

La rue assourdissante autour de moi hurlait.


Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.


Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit! - Fugitive beauté


Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! jamais peut-être!


Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais! iii

Les deux quatrains ont recours à l'imparfait et au passé simple, temps


traditionnels du récit. Le premier vers pose le décor : "La rue (...) autour de
moi". Le "moi" est un point fixe, origine de la vision.
Les quatre vers suivants décrivent un personnage à la troisième
personne : "Une femme". Celle-ci fait l'objet d'un portrait en acte : aux
notations statiques ("Longue, mince, en grand deuil") succède l'évocation
d'un mouvement ("Une femme passa (...) / Soulevant, balançant le feston et
l'ourlet") ; mouvement et immobilité fusionnent dans l'image de la "jambe
de statue" qui clôt la description. C'est une "passante" - le titre du poème
transforme en substantif le verbe d'action qui sert de matrice au portrait.
Ces deux quatrains proposent donc un récit au passé, au sein duquel
l'énonciateur se représente sous la forme d'un "moi" muet (par opposition à
la rue "assourdissante" qui "hurl(e)" autour de lui) et fixe (par opposition à
la femme qui "pass(e)" près de lui). Le premier acte qui lui soit attribué, au
vers 6, est un regard : "Moi, je buvais (...) / Dans son oeil". Celui qui voit
(au passé) n'est pas celui qui raconte (au présent) : "je" et "moi" sont deux
instances distinctes.
La proximité du sonnet "Les Aveugles" iv éclaire le sens du texte : les
aveugles qui "traversent (...) le noir illimité" pendant qu'autour d'eux la cité
"chant(e), ri(t) et beugl(e)" annoncent le "moi" du poème suivant, assourdi -
et donc lui aussi coupé de la réalité qui l'entoure par la déficience de l'un de
ses cinq sens - par la rue qui hurle autour de lui. Mais alors que les aveugles
cherchent quelque chose "au Ciel", le "moi" du poème XCIII ne contemple
que le "ciel livide" contenu dans l"oeil" de la passante - ciel d'un bleu tirant
sur le noir, si l'on se fie à l'étymologie de "livide", à l'image du "noir
illimité" que traversent les aveugles sur terre. L'espoir d'un au-delà contenu
dans les "yeux / Levés au ciel" des aveugles s'abolit : l'adjectif "livide", qui
connote la maladie et la mort, reprend comme en écho les consonnes
composant le verbe "lever", mais leur associe le "vide" d'un ciel que n'habite
plus aucun dieu. Le "moi" à l'origine de la vision des deux quatrains est
donc, métaphoriquement, un "moi" aveugle : il n'y a plus rien à voir dans le
ciel des théologiens. Aussi le "moi" meurt-il à la fin du vers 8 : le poète boit
dans l'oeil de la passante, elle-même "en grand deuil", "le plaisir qui tue".
Mais le regard de la passante rend la vue et la vie au poète dans le premier
tercet, en substituant une clarté terrestre à la lumière divine disparue.
Le début du premier tercet correspond en ce sens à un événement,
qui n'est plus raconté - comme c'était le cas dans les quatrains -, mais a lieu
dans le poème : le poète "renaî(t)" dans le premier hémistiche, et plus
exactement dans l'intervalle signifié par les points de suspension qui
séparent les deux substantifs : "Un éclair... puis la nuit!" La brièveté de
l'événement - soulignée par l'emploi de l'adverbe "soudainement" et de
l'adjectif "fugitive" - légitime l'emploi du passé composé au vers suivant :
"Fugitive beauté / Dont le regard m'a fait soudainement renaître".
L'événement appartient déjà, au vers 10, à un passé proche. Ses
conséquences sont cependant durables : l'"éclair" entrevu dans les yeux de la
passante donne naissance à une forme nouvelle de mysticisme, qui légitime
l'hypothèse de retrouvailles dans "l'éternité".
Cette renaissance entraîne une transformation du régime énonciatif.
Aux temps du récit (passé simple et imparfait) succèdent, dans les deux
tercets, les temps du discours : présent ("j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je
vais"), passé composé ("m'a fait (...) renaître"), futur ("ne te verrai-je plus").
Le passage du récit au discours a pour corollaire l'apparition d'embrayeurs :
"ailleurs", "ici", "trop tard". Aux points et aux points-virgules qui
ponctuaient le récit des quatrains succèdent par ailleurs une ponctuation
"expressive" - points de suspension, points d'exclamation (au nombre de
cinq), point d'interrogation - ainsi que l'interjection "ô" répétée, qui
caractérise traditionnellement le discours lyrique : "Ô toi que j'eusse aimée,
ô toi qui le savais!" Enfin, à une relation tout extérieure entre un "moi" et un
"elle" succède une relation d'interlocution entre un "je" et un "tu" : le
chiasme du vers 11 dit l'entrelacement rêvé des instances du dialogue ("j'
(...) tu (...) tu (...) je (...)"). Le "moi", jusque-là muet et immobile, retrouve
la parole et le pouvoir d'agir : il "v(a)" (vers 11).
L'événement au centre du poème est donc d'ordre énonciatif : c'est en
cela qu'il peut avoir lieu dans le poème, au lieu d'être seulement représenté
par lui. Cet événement énonciatif est préparé, dans les deux derniers vers
des quatrains, par le remplacement de l'imparfait par un présent d'éternité :
"ciel livide où germe l'ouragan, / La douceur qui fascine et le plaisir qui tue"
; il est signifié, dans le premier hémistiche des tercets, par la disparition des
verbes - et, avec eux, des temps : "Un éclair... puis la nuit!" Cette phrase
nominale de transition permet l'émergence, aussitôt après, d'un présent qui
n'est plus d'éternité, mais le présent de l'énonciation.
Le poème se construit tout entier - sur le plan de l'énoncé aussi bien
que sur celui de l'énonciation - autour de l'événement que constitue la
renaissance du moi. Si cette structure narrative est particulièrement claire
dans "La Passante", elle apparaît de façon plus ou moins clandestine dans la
plupart des textes pouvant être considérés comme lyriques. Dominique
Combe, dans un article consacré au Cahier d'un retour au pays natal
d'Aimé Césaire, montre ainsi que "la structure dynamique du poème paraît
celle d'une "histoire" centrée autour d'un événement décisif, (...) vers lequel
tend le discours : la "conversion" intérieure par laquelle le sujet, qui
jusqu'alors maudissait son pays et sa race, épousant en somme le point de
vue des Blancs, reconnaît sa négritude et s'accepte" v. Cet événement
énonciatif se traduit dans le poème par la multiplication des déictiques
temporels, qui partagent le temps en un avant et un après : à la charnière de
ces deux étapes du récit, on trouve le performatif "j'accepte" : "C'est dans cet
acte illocutoire, absolument inséparable du moment de l'énonciation, que le
sujet lyrique achève de se constituer" vi.
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ENCADRE 1 : Le per for matif
Le nom de performatif a été donné à une classe de verbes par le linguiste
Emile Benveniste, qui reprend et adapte des travaux de philosophie du
langage anglo-saxonne (d'où le nom de performatif, de l'anglais to perform,
"accomplir"). Ces verbes ont la particularité d'accomplir, par le fait de leur
énonciation à la première personne du singulier du présent, l'acte qu'ils
énoncent (je te promets que... ; je déclare la séance ouverte ). Dans un
usage moins strict, performatif est entendu de façon extensive, sans
exigence de marque grammaticale. Il recoupe alors l'idée de force
illocutoire, qui désigne l'acte de parole accompli au moyen d'un énoncé dans
une situation d'énonciation donnée (il partira , dit d'un ton menaçant).
(D'après M. Arrivé, F. Gadet et M. Galmiche, La Grammaire d'aujourd'hui
: Guide alphabétique de linguistique française, Flammarion, 1986)
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Le présent à valeur performative que l'on trouve dans le Cahier d'un


retour au pays natal et la phrase nominale qui fait la jonction entre présent
d'éternité et présent d'énonciation dans "La Passante" ont ceci en commun
qu'ils confondent le "dire" et le "faire" : la poésie lyrique est hantée, selon
Philippe Hamon, par la nostalgie du "paradis perdu du langage en exercice
social efficace, énonciation idéale où dire, faire et être sont
vii
indissociables" . Le récit qui sous-tend le poème lyrique est centré autour
d'un événement que chaque lecture nouvelle - c'est-à-dire chaque nouvelle
réénonciation - inscrit dans le moment présent : parce qu'il tend vers la
performativité, le discours lyrique investit le lecteur de la responsabilité de
son achèvement. Il faut que le lecteur reprenne à son compte le performatif
qui scande le poème d'Aimé Césaire, il faut qu'il investisse de sa propre
subjectivité l'exclamation qui coupe le poème de Baudelaire en deux pour
que l'événement autour duquel sont centrés ces deux poèmes ait lieu - la
subjectivité du lecteur est en effet le seul lieu où ces événements purement
énonciatifs puissent se produire.

Recueil et livr e

La dimension narrative de la poésie lyrique peut ne pas se


circonscrire au poème, mais prendre effet à l'échelle du recueil : celui-ci se
présente alors comme un livre racontant une histoire qui a un début et une
fin, centrée autour de l'événement que constitue l'émergence d'un nouveau
moi. Parce qu'il revendique une visée autobiographique, le recueil des
Contemplations offre un exemple particulièrement "lisible" de ce
phénomène - pour peu que l'on ne confonde pas les plans de l'énoncé et de
l'énonciation. Le trait de pointillés qui coupe le recueil en deux, précédé de
date de la mort de Léopoldine Hugo, "4 septembre 1843", renvoie, sur le
plan de l'énoncé, à l'événement intime qu'est le deuil de l'enfant ; mais il
signifie aussi, sur le plan de l'énonciation, la mort de l'énonciateur à lui-
même. Dans le blanc du texte matérialisé par les points de suspension, le
"je" autobiographique se creuse, s'évide, pour n'être plus qu'une voix - celle
du "mort" auquel la Préface attribue le livre dans son ensemble. Ces deux
lectures sont complémentaires : la mort de l'enfant explique le
bouleversement énonciatif qui transforme le "je" autobiographique en
instance impersonnelle et désincarnée - bouleversement qui est le véritable
objet des Contemplations.
Le recueil est d'autre part composé de deux parties, intitulées
"Autrefois" et "Aujourd'hui", chacune divisée en trois livres numérotés de I
à VI. Ce découpage chronologique, qui correspond aux étapes de
l'autobiographie, est en décalage avec le découpage opéré par la ligne de
pointillés : celle-ci prend place, non - comme on pourrait s'y attendre - entre
"Autrefois" et "Aujourd'hui", mais à l'intérieur d'"Aujourd'hui", afin d'avertir
le lecteur que le récit à l'oeuvre dans Les Contemplations n'est pas celui de
la vie de Hugo, mais celui de la transformation du "je" lyrique.
On trouve une semblable stratification du temps - toutes choses
égales d'ailleurs - dans L'Ignorant de Philippe Jaccottet. Le recueil s'ouvre
sur quatre poèmes intitulés "Prière entre la nuit et le jour", "Nouvelles notes
pour la semaison", "Notes pour le petit jour" et "Au petit jour". Si le
premier, le troisième et le quatrième titres dessinent une lente progression
du jour, le deuxième est là pour signaler que cette narration implicite a
l'écriture pour objet : "Nouvelles notes pour la semaison" établit une liaison
intertextuelle entre L'Ignorant et L'Effraie, recueil immédiatement antérieur
qui contient un poème intitulé "La semaison". La progression de la nuit vers
le jour se superpose à celle de l'écriture lyrique, d'un recueil à l'autre.
De "l'aurore", dont les titres des quatre premiers poèmes de
L'Ignorant disent l'attente impatiente, l'énonciateur souhaite qu'elle "efface /
(sa) propre fable, et de son feu voile (son) nom" ("Prière entre le jour et la
nuit"). Le poète se sépare ici de l'auteur de L'Effraie - la lumière doit voiler
son "nom" -, renonçant en définitive à l'identité même d'auteur. C'est en
effet la "lumière du soleil" qui, dans le poème suivant, "écrit sur l'herbe avec
une encre légère", assumant ainsi la fonction d'auteur du recueil ; celui qui
écrit doit renoncer à soi. De ce renoncement dépend la possibilité de la
naissance d'une parole neuve : "Et c'est la chose que je voudrais maintenant /
pouvoir dire, comme si, malgré les apparences, / il m'importait qu'elle fût
dite..." ("Notes pour le petit jour") ; "Mais comment dire / cette chose qui est
trop pure pour la voix ?" ("Au petit jour").
Parler de "récit" dans la poésie lyrique implique, on le voit, une
redéfinition du terme. La narrativité à l'oeuvre ici est implicite, discontinue ;
plus que d'une structure narrative à proprement parler, il s'agit d'une logique
narrative. Mais la prise en compte de cette logique est nécessaire à la
compréhension de la performativité vers laquelle tend le discours lyrique.

Fonction émotive

Roman Jakobson (MARGE 1) distingue six fonctions du langage,


chacune étant centrée sur l'un des éléments du schéma de la communication.
Pour ce linguiste, les textes poétiques sont ceux dans lesquels la fonction
poétique domine toutes les autres fonctions du langage ; ils s'opposent ainsi
aux romans et aux nouvelles, dans lesquels domine la fonction référentielle,
et aux textes de publicité ou de propagande, dans lesquels domine la
fonction conative. La poésie lyrique, considérée comme un sous-genre
poétique, est donc, pour Roman Jakobson, d'abord déterminée par la
fonction poétique du langage (centrée sur le message, c'est-à-dire sur le
discours lui-même, soumis dans son déroulement au principe de la répétition
et de la variation, dont la rime est une manifestation parmi d'autres), et de
façon secondaire par la fonction émotive (centrée sur le sujet), associée à la
dominante grammaticale de la première personne du présent. L'épopée, au
contraire, se caractérise dans cette typologie par la dominante grammaticale
de la troisième personne d'un temps du passé, associée à la fonction
référentielle du langage.
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MARGE 1 : Roman J akobson (1896-1982) est l'un des fondateurs de la
linguistique structurale. Né en Russie, il fut, dès 1915, membre de l'école
des Formalistes russes. Il enseigna entre les deux guerres en
Tchécoslovaquie, et fut l'un des chefs de file du Cercle linguistique de
Prague. Il enseigna aux Etats-Unis après la guerre. Il est l'auteur,
notamment, d'Essais de linguistique générale (Tomes I et II, Ed. de Minuit,
1963 et 1973) et d'un article sur "Les Chats" de Charles Baudelaire écrit en
collaboration avec Claude Lévi-Strauss, paru dans Huit questions de
poétique (Le Seuil, "Points", 1977).
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ENCADRE 2 : Les fonctions du langage


Le schéma de la communication que propose Roman Jakobson fait
intervenir six instances : le destinateur adresse au destinataire un message
sur lequel influent le contexte énonciatif, le contact que cherchent à établir
ou à maintenir les interlocuteurs et le code qu'ils utilisent. Ces six
instances déterminent six fonctions du langage :
- la fonction émotive (ou expressive ) est centrée sur le destinateur .
Elle vise à une expression directe de l'attitude du sujet à l'égard de ce dont il
parle. Elle se manifeste notamment par l'exclamation, l'interjection, et, dans
des conditions plus complexes, par les modalisations.
- la fonction conative est centrée sur le destinataire. Elle vise à
obtenir de la personne à qui on s'adresse un comportement conforme à ce
qu'on lui dit. Elle se manifeste notamment par l'impératif et l'apostrophe.
- la fonction référentielle est centrée sur le contexte (au sens de
référent). Elle est celle qui permet de parler des objets du monde (que ces
objets soient perceptibles, imaginaires ou conceptuels).
- la fonction poétique est centrée sur le message. Elle se manifeste
notamment par des phénomènes d'équivalence entre éléments du message.
La rime en est, au niveau du signifiant, l'exemple le plus clair.
- la fonction phatique est centrée sur le contact entre le destinateur
et le destinataire. Elle établit, maintient ou interrompt ce contact par des
éléments tels que allô, n'est-ce pas, hein, ou, dans la graphie, le point,
susceptible d'être verbalisé dans la formule de clôture point final.
- la fonction métalinguistique est centrée sur le code. Elle permet de
donner ou de demander des informations sur certains des éléments du code
utilisé.
(D'après M. Arrivé, F. Gadet et M. Galmiche, La Grammaire d'aujourd'hui
: Guide alphabétique de linguistique française, Flammarion, 1986)
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Cette définition de la poésie lyrique constitue un progrès par rapport


aux définitions antérieures dans la mesure où elle n'exclut pas le récit
(apparenté à la fonction référentielle) : Roman Jakobson se borne à mettre
en évidence des dominantes, et part donc du principe que toutes les
fonctions du langage peuvent, de façon secondaire, intervenir dans le
discours lyrique.
Caractériser le discours lyrique par le rôle prépondérant de la
fonction émotive a cependant l'inconvénient de permettre un contresens : on
peut imaginer que, dans le poème, s'exprime un sujet déjà constitué. Or, si le
poème lyrique est bien centré sur le sujet, ce sujet se met lui-même à
distance ; une relation d'extériorité unit le "je" au moi, qui seule permet au
poème de se constituer en récit du moi. Le sujet lyrique se prend, en
définitive, lui-même pour objet : au prix d'une scission entre sujet réel et
sujet poétique, le sujet lyrique parle de lui-même comme d'un objet du
monde - objet conceptuel et intime à la fois, selon la dialectique propre au
lyrisme. Aussi le discours lyrique associe-t-il fonction référentielle et
fonction émotive sans qu'il soit réellement possible de déterminer laquelle
domine l'autre : s'il vise bien à une "expression directe de l'attitude du sujet à
l'égard de ce dont il parle" - exclamations et interjections scandent, de fait,
les poèmes lyriques -, c'est parce que les actes de langage qui inscrivent le
sujet dans l'énonciation participent à la genèse d'un moi, genèse dont le
poème est le récit.
Dominique Combe, reprenant l'analyse de Karlheinz Stierle, relie
quant à lui cette oscillation entre fonctions émotive et référentielle à la
nature négative de la poésie lyrique (voir le chapitre 1). La fonction émotive
ne se réalise, selon lui, qu'en s'opposant à la fonction référentielle, et les
actes de langage expressifs n'ont en réalité pour fonction que de dénier une
représentation qui tend à s'imposer. Les interrogations qui scandent le texte
de "L'Après-midi d'un faune" de Mallarmé auraient ainsi pour tâche de
mettre le récit en question, de le miner dans le mouvement même de sa
construction : "Mais, l'autre tout soupirs, dis-tu qu'elle contraste / Comme
brise du jour chaude dans ta toison ? / Que non! (...)" (Poésies ).

Fonction conative

Un panorama des actes de langage réputés spécifiquement lyriques


ne peut, d'autre part, dissocier ceux qui engagent la fonction émotive de
ceux qui relèvent de la fonction conative (centrée sur le destinataire) : le
discours lyrique s'adresse toujours à quelqu'un, être vivant ou entité
personnifiée. Louer, célébrer, déplorer, se lamenter, exhorter, supplier, sont
des actes de langage qui expriment l'attitude du sujet en même temps qu'ils
visent à influer sur celle du destinataire.
Ce destinataire est, d'abord, Dieu. La célébration religieuse marque,
dès l'origine, le lyrisme de son sceau : les hymnes et les odes, formes avec
lesquelles la poésie lyrique commence par se confondre, sont vouées à
l'éloge, et ont donc toujours, en dernière instance, Dieu ou la transcendance
pour destinataire. Le Littré, citant Fleury, explique ainsi que les Grecs "ont
reconnu que la plus ancienne et la meilleure espèce de poésie était la
lyrique, c'est-à-dire les hymnes et les odes pour louer la divinité." C'est à
cette origine religieuse du lyrisme que renvoie aussi Colette Astier
lorsqu'elle souligne la parenté de certaines formes lyriques avec la litanie viii :
le sujet, investi par l'Autre, n'a plus rien à dire de soi ; il n'a d'autre espace de
parole que celui de la déclinaison des qualités théologiques de son
destinataire, déclinaison qui peut prendre la forme d'une succession de
métaphores admiratives ou d'exclamations extasiées. Ce désir de se fondre
en Dieu, de voir son moi investi par l'Autre, est, par exemple, au fondement
de la poésie d'Agrippa d'Aubigné :
Que ton esprit, ô mon Dieu,
Esprit d'union m'unisse,
Et tout entier me ravisse
De si bas en si haut lieu.

Hausse-moy dessus le rang


De la pauvre humaine race,
Ma chair de ta chair se fasse,
Et mon sang de ton pur sang... ix

Dès le XVIe siècle et jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, des poètes


traduisent et paraphrasent les Psaumes (MARGE 2). Marot compose ainsi
un Psautier ; Malherbe écrit des "Stances" qui sont la paraphrase d'une
partie du psaume CXLV ; Nicolas Gilbert, quant à lui, est l'auteur d'une
"Ode imitée de plusieurs psaumes" qui fait se succéder louange de Dieu
("Soyez béni, mon Dieu! vous qui daignez me rendre / L'innocence et son
noble orgueil ; / Vous qui, pour protéger le repos de ma cendre, / Veillerez
près de mon cercueil!") et célébration de la nature ("Salut, champs que
j'aimais, et vous, douce verdure, / Et vous, riant exil des bois! / Ciel,
pavillon de l'homme, admirable nature, / Salut pour la dernière fois!"), selon
une logique métonymique - la nature est l'une des manifestations de Dieu -
qui caractérise aussi l'évolution de la poésie lyrique dans son ensemble.
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MARGE 2 : Les Psaumes
Le nom est emprunté au grec psalmos, "action de faire vibrer, de toucher un
instrument à cordes", et, par métonymie, "air joué sur la lyre" (Dictionnaire
historique de la langue française, Le Robert, 1993). Le Livre des Psaumes
est un recueil biblique de cent cinquante poèmes religieux hébraïques
composés du XIe au IIe siècles avant J.-C., dont soixante-treize sont dits "de
David". Ils sont répartis en cinq livres, par analogie avec le Pentateuque.
Les Psaumes servent de prières et de chants religieux dans la liturgie juive
et chrétienne.
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En effet, si une poésie proprement religieuse se développe de façon
autonome jusqu'au XXe siècle, le discours lyrique non religieux s'inscrit lui
aussi dans le prolongement de la rhétorique de la célébration : se détachant
des objets théologiques, il célèbre la Création (la nature) ou les créatures (la
femme aimée, la muse) en reprenant des structures et des motifs énonciatifs
issus des hymnes et des odes originellement adressés au Créateur. Tout se
passe en réalité comme si le discours lyrique, en raison de sa liaison
originelle avec l'action de grâce, déifiait son objet. Baudelaire met ainsi le
mot "apothéose" au centre de sa définition du lyrisme :

Tout, hommes, paysages, palais, dans le monde lyrique, est pour


ainsi dire apothéosé. Or, par suite de l'infaillible logique de la nature,
le mot apothéose est un de ceux qui se présentent irrésistiblement
sous la plume du poète quand il a à décrire (...) un mélange de gloire et
de lumière. x

Le mot "apothéose" vient du latin apotheosis, "déification", qui


renvoie lui-même au grec theos, "dieu". Ce texte de Baudelaire suggère
donc que le discours lyrique attribue une nature divine à ce qu'il loue : la
transcendance n'est pas dans l'objet de la louange, elle est un effet de l'acte
de langage consistant à louer. Dans ces conditions, l'analyse que développe
Jean-Marie Gleize à propos de la poésie de Francis Ponge semble pouvoir
être étendue à la poésie lyrique dans son ensemble - ou du moins à l'une de
ses tendances fondamentales : "le monde, la nature, le réel, ne sont pas
simplement constatés, nommés, ils sont (ils sont tendanciellement toujours)
l'objet d'une sorte de culte verbal : c'est la poésie du oui, de l'acquiescement
au réel, de l'adhésion à la machine universelle dont l'homme fait partie, dont
il doit prendre conscience qu'il fait partie." xi
La poésie religieuse elle-même change de nature, remettant en cause
la frontière entre discours religieux et non religieux. La réécriture des
Psaumes est la réécriture d'un texte sans auteur. Pratiquée d'abord par des
poètes protestants, elle peut être mise en relation avec le refus, inauguré par
la Réforme (MARGE 3), d'une médiation entre l'homme et Dieu : alors que
l'Eglise catholique ne reconnaît, au Moyen Age, le droit de lire et
d'interpréter les textes sacrés qu'à ses représentants, la Réforme vise
l'instauration d'un rapport individuel à Dieu, qui passe par la réappropriation
par tous les fidèles du droit de se livrer à l'exégèse des textes sacrés. Mais
l'individu n'est pas, au XVIe siècle, l'entité souveraine à laquelle la
Révolution et le romantisme accordent une existence légale, d'une part, et
énonciative, d'autre part : le "je" à l'origine des poèmes paraphrasant les
Psaumes est celui de la condition humaine misérable ne pouvant trouver le
salut que dans la glorification de Dieu. Un "je" impersonnel réénonce donc -
en s'écartant plus ou moins des formules originelles - un discours sans
auteur, que son inscription dans la liturgie chrétienne a rendu familier aux
lecteurs.
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MARGE 3 : La Réfor me
Ce mot désigne le changement introduit dans la doctrine et la discipline
chrétienne par les théologiens protestants du XVIe siècle. Martin Luther
(1483-1546) fut l'un de ses initiateurs.
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Le "je" qui s'affirme à la fin du XVIIIe siècle - et qui résulte du
processus politique et théologique de définition de l'individu entamé avec la
Réforme - revendique au contraire le droit de penser, de parler et d'agir en
son nom. Si la louange de Dieu passe nécessairement par la réénonciation de
formules consacrées (le sujet s'inscrivant ainsi dans la communauté des
croyants), elle se développe désormais dans le cadre d'un discours subjectif
pour lequel il ne peut exister de modèle.
Dieu devient ainsi, dans le poème "A Villequier" des
Contemplations (IV, 15), un interlocuteur à convaincre. La célébration, qui
réactualise des formules consacrées ("Je viens à vous, Seigneur! confessant
que vous êtes / Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant!"), s'insère
dans un tissu argumentatif qui en modifie le sens et la portée. La répétition
du verbe "je conviens" ("Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,
/ Et que l'homme n'est rien qu'un jonc qui tremble au vent ; / (...) / Je
conviens à genoux que vous seul, père auguste, / Possédez l'infini, le réel,
l'absolu ; / Je conviens qu'il est bon, je conviens qu'il est juste / Que mon
coeur ait saigné, puisque Dieu l'a voulu!") montre que le sujet ne reconnaît
la vérité divine qu'au prix d'un examen préalable engageant sa faculté de
juger. Cette structure rhétorique influe sur le sens du verbe "savoir", à la
charnière du texte :

Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent ;


Je le sais, ô mon Dieu!

Le savoir dont se prévaut l'énonciateur n'est pas celui inculqué par le


catéchisme ; il n'est pas non plus de l'ordre de l'évidence de la foi ; il est le
résultat de l'examen douloureux auquel le sujet du poème soumet le dogme.
Un effort analogue est demandé à Dieu dans la seconde partie du poème,
scandée par la répétition de l'injonction "considérez" : "Je vous supplie, ô
Dieu! de regarder mon âme, / Et de considérer / Qu'humble comme un
enfant et doux comme une femme, / Je viens vous adorer! / (...) / Considérez
encor que j'avais, dès l'aurore, / Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté, /
(...) / Considérez qu'on doute, ô mon Dieu! quand on souffre (...)". Dieu, à
son tour, est engagé à soumettre les arguments du poète à un examen
critique attentif : l'action de grâce fait place à la discussion ; deux
consciences s'affrontent, identiques. Dieu n'est en définitive rien d'autre
qu'une voix intérieure à la conscience humaine, qu'une instance du dialogue
intérieur qui seul permet au sujet de revendiquer le droit de penser, de parler
et d'agir en son nom. Aussi ce poème n'est-il pas un poème religieux, mais
un récit du moi centré autour de l'événement énonciatif déterminant que
constitue la célébration de la volonté divine ("Il faut que l'herbe pousse et
que les enfants meurent ; / Je le sais, ô mon Dieu!") : un moi déchiré
s'"apais(e)" en reconnaissant dans sa déchirure le principe même de sa
souveraineté.
La célébration n'est donc pas simplement la réponse rhétorique
adéquate à un certain nombre de "thèmes" réputés spécifiquement lyriques -
Dieu, la nature, l'amour, etc. -, mais un acte de langage par lequel le sujet
adhère au réel dans sa totalité, au réel pris dans ses contradictions les plus
douloureuses ; elle n'est, en ce sens, jamais que l'envers de la plainte : la
célébration de Dieu se greffe sur le constat de l'existence du mal, celle de la
nature est indissociable de la certitude qu'a le sujet que la nature continuera
d'exister sans lui, celle de l'amour, enfin, se fonde sur l'imminence de sa
perte. Cette adhésion sans réserve au réel est au fondement du projet lyrique
: le moi qui se construit dans le poème doit faire corps avec le réel, être
traversé de ses failles, être hanté par ses manques, pour permettre au lecteur,
non seulement de reconnaître en lui des bribes de sa propre expérience, mais
d'expérimenter pendant sa lecture une modalité d'être au monde universelle.
C'est aussi à la prise de conscience de son appartenance au réel que le
poème doit, idéalement, conduire chaque lecteur.

L' exclamation

La célébration comme la plainte passent par l'exclamation. Le mot


vient du latin clamare, "crier" ; il désigne, selon le Robert, un cri ou des
paroles brusques exprimant une émotion de manière spontanée. On sait que,
pour les théoriciens du XVIIIe et du XIXe siècles, la poésie lyrique naît avec
l'oralité ; aussi n'est-il guère étonnant que l'abbé Batteux assimile "la
première exclamation de l'homme sortant du néant" à une "expression
lyrique" xii. Le point d'exclamation permet de garder trace, à l'écrit, de cette
oralité : il traduit graphiquement une intonation, inscrivant ainsi dans le
texte la présence d'une voix, et donc d'un sujet.
L'exclamation fonctionne avant tout comme le signal d'une présence.
Réduite à son noyau énonciatif, qui est le cri, elle est en deçà du sens, c'est-
à-dire promesse de sens : une phrase articulant la pensée du sujet suit
nécessairement le cri, qui atteste l'intensité de l'émotion sans en formuler la
nature ni l'objet. C'est pourquoi nombre de poètes ont, après Paul Valéry,
défini le lyrisme comme le "développement d'une exclamation" (Tel Quel ).
Dans le chapitre de La Voix d'Orphée précisément intitulé "Exclamation et
développement", Jean-Michel Maulpoix fait entrer en résonance les points
de vue des poètes Michel Deguy et Octavio Paz. Pour le premier, entre
l'apostrophe initiale (MARGE 4) et le développement de la phrase se rejoue
symboliquement la naissance du langage :

Peut-être le charme d'une phrase exclamative qui commence par


Oh..., ou invocative par O..., vient-il de ce que le long frémissement
encore inarticulé de l'apostrophe qui est son avant d'être sens répète,
mais symboliquement, comme la naissance du langage en l'émotion,
célébrant un rite d'origine où l'on assiste à la figure de ce qui se lève,
aube nécessaire. xiii

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MARGE 4 : L'apostr ophe
Au même titre que l'impératif - avec lequel elle entretient des relations
étroites - l'apostrophe est exclusivement liée au discours. Elle consiste en
effet à nommer le destinataire singulier ou collectif à qui on adresse la
parole, en vue d'attirer ou de retenir son attention. L'apostrophe relève donc
de la fonction phatique du langage. (D'après M. Arrivé, F. Gadet et M.
Galmiche, La Grammaire d'aujourd'hui : Guide alphabétique de
linguistique française, Flammarion, 1986)
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Octavio Paz assimile lui aussi le développement de l'exclamation


lyrique à la naissance d'un langage neuf : "Entre développement et
exclamation s'instaure une tension contradictoire (...). Le développement
est un langage qui se crée lui-même face à cette réalité brute et proprement
indicible que désigne l'exclamation." xiv
Le premier recueil de Saint-John Perse offre une illustration
remarquable de ce principe. Son titre, Eloges, qui est aussi celui du dernier
poème du recueil, de même que le titre du long poème "Pour fêter une
enfance" l'inscrivent explicitement dans le registre de la célébration. Notons
par ailleurs que le premier poème du recueil suivant, La Gloire des rois,
s'intitule "Récitation à l'éloge d'une reine". Tout se passe comme si ces titres
emboîtés avaient pour fonction de mettre au jour, dès le seuil du recueil, la
dimension métapoétique du texte : c'est du lyrisme, de son origine et de son
essence qu'il est ici avant tout question.
Les exclamations qui scandent les versets ("Graisses! / Odeur des
hommes pressés, comme d'un abattoir fade! aigres corps des femmes sous
les jupes! / Ô Ville sur le ciel! / Graisses!" xv) sont assimilées à celles des
"astres" :
Crusoé! - ce soir près de ton Île, le ciel qui se rapproche
louangera la mer, et le silence multipliera l'exclamation des
astres solitaires. xvi

La voix du poète, dont les exclamations inscrivent l'intonation et la


respiration dans le texte, se confond avec celle du "ciel" et des "astres"
louangeant la "mer", leur miroir : la subjectivité à l'oeuvre dans le poème
excède le cadre trop étroit de la personnalité pour englober la nature tout
entière. De même que le ciel louange la mer dans laquelle il se reflète, le
poète célèbre le réel avec lequel il découvre faire corps - et c'est cette
intimité même qui fait l'objet de la célébration. Pour dire cette intimité, il lui
faut créer une langue nouvelle : Crusoé, explorateur de l'inconnu, est une
figure du poète. Naufragé dans la "Ville", exilé parmi les "hommes", celui-ci
doit renoncer à la langue commune, qui n'admet que les catégories du
dedans et du dehors, pour inventer une langue susceptible de dire la
réversibilité des contraires. La "face" de Crusoé est ainsi "offerte aux signes
de la nuit, comme une paume renversée" xvii, prête à donner - la face "offerte"
au ciel comme une paume ouverte évoque un geste d'offrande - comme à
recevoir - la face s'offre aux "signes de la nuit" comme une page blanche
attendant l'inscription : entre ces deux gestes, il n'y a pas à choisir, car l'un
est l'envers de l'autre dans un univers de langage où les contraires se
réconcilient pour dire l'universalité du moi et l'impersonnalité de l'écriture.
Cette réversibilité des contraires permet au poète d'éprouver l'émotion hors
de lui, "dans les hauteurs du ciel" :

Joie! ô joie déliée dans les hauteurs du ciel!


... Crusoé! tu es là! Et ta face est offerte aux signes de la nuit,
comme une paume renversée. xviii

L'adjectif "déliée" est, dans ce contexte, nécessairement polysémique


: s'il connote la volupté - le latin delicatus renvoie au plaisir des sens -, il dit
aussi que l'émotion n'est plus liée au moi, qu'elle est ressentie en lui et hors
de lui ; il évoque enfin les déliés de l'écriture à la plume, assimilant le ciel
nocturne à la page où s'écrit le poème, dans une inversion nouvelle du blanc
(celui de la page) et du noir (celui de la nuit).
L'interjection "ô" qui introduit la phrase exclamative semble avoir ici
pour fonction - mais peut-être est-ce vrai de son emploi dans la poésie
lyrique dans son ensemble - de signaler le poème comme lyrique : d'emploi
avant tout littéraire, elle fonctionne en effet comme un "signe extérieur de
poème" xix ; elle appartient d'autre part au registre de la célébration ; elle est
dépourvue de sens, "acte oral purement fondateur du lieu d'une origine"
virtuelle de la parole xx, et fonctionne en cela comme le signal de la présence
d'un sujet (le pronom "je" n'apparaît pas une seule fois dans "Images à
Crusoé") ; servant à interpeller - elle accompagne le terme "joie" en
apostrophe -, elle relève aussi de la fonction phatique, qui vise à établir ou à
maintenir le contact avec le destinataire, et postule donc d'emblée la
présence d'un interlocuteur. Toutes les caractéristiques du lyrisme semblent
se concentrer dans ce signe à la frontière entre le langage articulé et le cri :
une langue autre prend ici naissance. Selon Colette Astier, les formules
exclamatives sans verbe témoignent d'une "syncope du sujet", d'une "éclipse
du moi" procédant, selon une logique analogue à celle qui régit la
contemplation mystique, de son envahissement par l'objet invoqué xxi :
l'hypothèse est particulièrement intéressante dans le cas d'un poème qui dit
l'abolition de la frontière entre le dedans et le dehors, entre le moi et le non-
moi. La langue qui sort ici des limbes est celle d'un sujet qui fait corps avec
le réel, d'un sujet qui est "là" ("Crusoé! tu es là!"), dans une confusion du
lieu et de l'être.

La question lyrique

Créer une langue neuve qui oblige le lecteur à se confronter à


l'inconnu est un projet qui semble inhérent au lyrisme. "La poésie, comme la
science, dans ce qu'elle a d'exploratoire, est un rapport à l'inconnu. Autant
qu'un savoir." xxii, écrit Henri Meschonnic. Ce rapport à l'inconnu est moins
dans l'énoncé que dans l'énonciation lyrique : le travail sur la langue que
propose, par exemple, la poésie de Saint-John Perse vise à déconstruire la
représentation que se fait le lecteur de son rapport au réel, afin de l'obliger à
mettre ce rapport - sa nature, ses fondements idéologiques implicites, ses
conséquences pratiques - en question.
Car il s'agit moins, pour le discours lyrique, d'apporter des réponses
que d'ouvrir des questions - et cela y compris dans un sens strictement
syntaxique : la poésie lyrique résonne depuis huit siècles de questions sans
réponses, depuis la "Complainte de Rutebeuf" ("Que sont mes amis devenus
/ Que j'avais de si près tenus / Et tant aimés ?") jusqu'aux textes de Philippe
Jaccottet ("L'homme, s'il n'était qu'un noeud d'air, / faudrait-il, pour le
dénouer, fer si tranchant ?" xxiii). A la suite de Hugo Friedrich xxiv, Hans
Robert Jauss affirme que la question lyrique "a comme point de départ ce
qui est le terminus de la question rhétorique. La question lyrique dissout la
réponse préexistante que la question rhétorique suggère" et ouvre ainsi "un
horizon inattendu de signification possible qu’il est donné au lecteur de con-
crétiser dans une perception esthétique" xxv. Alors que le modèle de question
et de réponse qui fonde la question rhétorique satisfait à l’exigence logique,
"qui est de poser des questions pour lesquelles une réponse est possible" xxvi,
la question lyrique met au point un modèle de question sans réponse qui lui
est propre. Elle met ainsi le lecteur en demeure de renoncer au savoir
constitué pour se projeter dans l’inconnu. Les "questions insolubles"
qu’évoque Robert Desnos sont donc des questions lyriques :

Je ne crois pas en Dieu, mais j’ai le sens de l’infini. Nul n’a l’esprit
plus religieux que moi. Je me heurte sans cesse aux questions
insolubles. Les questions que je veux bien admettre sont toutes
insolubles. Les autres ne sauraient être posées que par des êtres sans
imagination et ne peuvent m’intéresser. xxvii

TEXTE 13 : Louise Labé, Sonnets, II (1555)

O beaus yeus bruns, ô regars destournez,


O chaus soupirs, ô larmes espandues,
O noires nuits vainement atendues,
O jours luisans vainement retournez :

O tristes pleins, ô desirs obstinez,


O tems perdu, ô peines despendues,
O mile morts en mile rets tendues,
O pires maus contre moy destinez.

O ris, ô front, cheveus, bras, mains et doits :


O lut pleintif, viole, archet et vois :
Tant de flambeaus pour ardre une femmelle!

De toy me plein, que tant de feus portant,


En tant d'endrois d'iceus mon coeur tatant,
N'en est sur toy volé quelque estincelle.

(Oeuvres complètes, Garnier-Flammarion, 1986)

COMMENTAIRE DU TEXTE 13

Les poèmes de Louise Labé paraissent en 1555. Ce sonnet en


décasyllabes est une expérimentation du discours de l'éloge au fondement
du lyrisme : centré autour de l'interjection "ô", il se présente comme un
blason dans le premier vers - l'invocation des "beaus yeus bruns" semble
introduire un portrait de l'amant -, mais se détourne aussitôt d'un "toi" adulé
pour se replier sur le "moi" douloureux de l'amante. L'interjection qui
scande le poème change ainsi de sens, ou plutôt se charge de sens
contradictoires : signalant la célébration - "O beaus yeus bruns" - puis la
déploration - "ô regars destournez" -, elle rend ces deux attitudes
énonciatives indissociables, si bien que les souffrances de l'amante délaissée
sont célébrées au même titre que les perfections de l'amant ; la douleur
d'aimer devient en quelque sorte une métonymie du bonheur d'aimer.
L'anaphore de "ô" résonne ainsi comme une action de grâce et comme une
plainte ; la première est au-delà du langage : la célébration se confond avec
une nomination extasiée qui exclut tout verbe conjugué ; la seconde est en-
deçà de la parole articulée : "ô... ô... ô..." inscrit dans le texte un long
gémissement. La poésie de Louise Labé se définit comme un va-et-vient du
langage entre ces deux pôles : la présence du sujet de l'énonciation s'y
manifeste dans le rythme - au sens élargi où Henri Meschonnic emploie ce
mot - bien plus que dans l'énoncé, dans le trouble énonciatif que manifeste
l'interjection "ô" bien plus que dans les images conventionnelles de la
déploration amoureuse.

Le premier vers invoque les "yeus" puis les "regars" de l'amant. Le


poème met ainsi en place un face à face amoureux aussitôt rompu par le
participe "destournez". L'amant ne regarde pas l'amante, l'interlocuteur fait
défaut : de fait, le pronom de la deuxième personne n'apparaît que dans le
dernier tercet - "De toy me plein" (v. 12). "Toy" est un absent. Les phrases
nominales qui composent les dix premiers vers du poème, tous inaugurés
par l'interjection "ô" et dont certains s'articulent autour de sa répétition à
l'hémistiche (v. 1, 2, 5 et 6) ou à l'attaque du vers (v. 9), s'efforcent de
combler cette absence en célébrant ses effets : "soupirs", "larmes", "pleins",
desirs". La souffrance que cause l'absence envahit le corps et le texte, si bien
que cette absence acquiert une épaisseur sensible, charnelle, ce que
manifestent les adjectifs "chaus", "noires", "luisans".
La chaleur brûlante des "soupirs" annonce l'image de l'embrasement
développée dans les tercets : les "larmes", loin d'éteindre le feu intérieur,
l'attisent. Le chiasme qui unit les "noires nuits" aux "jours luisans", et dont
l'assonance entre "nuits" et "luisans" prolonge l'effet, dit l'immobilité du
temps, qui n'est plus qu'infinie répétition du même ; "jours" et "nuits" sont
interchangeables puisque pareillement vides. L'adverbe "vainement", qui est
issu du latin vanus, "vide", renvoie en effet à la vanité de l'attente, mais
aussi au vertige du vide : la durée n'accueille plus d'événements, elle n'est
remplie que par l'absence. Ce premier quatrain est formé d'une phrase
unique, que vient clore un point d'exclamation : ce signe de ponctuation
marque la présence du sujet de l'énonciation, qui ne se manifeste par ailleurs
que dans l'anaphore de l'interjection "ô" ; aucun pronom personnel, aucun
adjectif possessif de la première personne ne l'inscrit explicitement dans le
texte. Les phrases nominales abolissent en effet les marques de la personne
et du temps : alors qu'un verbe conjugué oblige l'énonciation à choisir entre
la première et la deuxième personne, entre le présent et le passé, les phrases
nominales dont se compose le quatrain permettent l'indifférenciation du "je"
et du "tu", et la sortie hors de la durée. L'énonciation restaure ainsi l'union
des amants que nie l'énoncé.
Le mot "soupirs" (v. 2) est le premier qui renvoie au langage, et donc
au poème lui-même. Le soupir, qui n'appartient pas au langage articulé,
désigne le rythme haletant qu'impose la répétition du "ô", la respiration
entrecoupée que rendent sensible les phrases brèves du quatrain. Les
"soupirs" se transforment, dans le second quatrain, en "pleins" (v. 5), c'est-à-
dire en plaintes : le poème progresse en cela, de strophe en strophe, vers le
langage articulé, puisque la plainte désigne un gémissement qui, à la
différence du soupir, rend la voix audible. Cette plainte devient celle du "lut
pleintif" (v. 10) dans le premier tercet : la voix est encore mélodie sans
paroles ; le poème ne se décrit explicitement comme parole articulée que
dans le dernier tercet, où le verbe "se plaindre", conjugué à la première
personne, introduit une conjonctive - "De toy me plein, que..." (v. 12) - qui
formule les griefs du sujet de l'énonciation. A l'apparition de ce premier
verbe conjugué correspond la disparition de l'interjection "ô" : celle-ci
signale donc une parole à la frontière entre le discours et le cri. De fait, le
sens du second quatrain se construit dans les jeux d'échos entre les vers -
rimes, allitérations, assonances - plus que dans l'énoncé lui-même : une
logique poétique fondée sur les rapports sonores l'emporte sur la logique
proprement discursive.
Les deux quatrains se construisent sur deux rimes seulement, ce qui
contribue à restreindre la diversité des sons et à accentuer les effets de
répétition. Le premier hémistiche des vers 5 et 6 exploite en outre les
mêmes consonnes : "O tristes pleins" / "O temps perdu" (t - r - p / t - p - r) ;
le "d" de "perdu" est, d'autre part, la dentale sonore correspondant à la
dentale sourde "t". La proximité sonore de ces deux hémistiches montre que
le poème module à l'infini la même plainte. Le phénomène est renforcé par
le fait que le second hémistiche du vers 5 transformes les consonnes sourdes
du premier hémistiche en sonores : "O tristes pleins, ô desirs obstinez" (t - s
- p / d - z - b), tandis que le second hémistiche du vers 6 répète le "p" et le
"d" de "perdu" : "ô peines despendues" (p - d - p - d). Le premier hémistiche
des vers 7 et 8 est, lui, construit sur le même modèle vocalique : "O mile
morts" / "O pires maus" (o - i - e - o), l'ordre des consonnes s'inversant (m -
r / r - m). Les consonnes du mot "mort" se disséminent ainsi dans les deux
derniers vers du quatrain. Tandis que "mile" est répété de part et d'autre de
la césure dans le vers 7, "maus" devient "moy" dans le vers 8. Le "moy" est
assimilé à sa souffrance, et le poème à un gémissement sans fin, les
répétitions sonores sur lesquelles se fonde le quatrain aboutissant à la
représentation d'une durée qui n'admet aucune progression : la mort, loin de
mettre un terme aux souffrances du sujet, se démultiplie dans l'hyperbole -
"mile morts" -, le malheur devient "desti(n)".
Le premier tercet s'ouvre sur deux vers symétriques : "O ris, ô front,
cheveus, bras, mains et doits : / O lut pleintif, viole, archet et vois". Le corps
se prolonge en chant : la description de la tête, siège symbolique de la
création poétique, entraîne celle des "bras" qui tiennent l'instrument, puis
celle des "mains" et des "doits" qui en jouent ; l'instrument lui-même, "lut"
ou "viole", précède dans l'énumération l'"archet" qui fait vibrer ses cordes,
et le vers s'achève sur la "vois", c'est-à-dire sur cette vibration même, où le
son produit par l'instrument se mêle à la voix du chanteur. De la bouche
comme fragment d'un corps désirable que désigne le "ris", on passe donc à
la bouche comme origine du chant. Le corps absent s'incarne dans la "vois" :
dans celle de l'amant, que ce tercet présente comme un poète ; mais avant
tout dans celle qui résonne dans le poème. Le pouvoir attribué à l'amant -
celui d'"ardre", c'est-à-dire d'embraser, d'incendier - est en définitive celui
de la poésie même, qui consume les corps pour ne garder que la "vois".
Le "f" dont le souffle traverse le premier tercet - "front", "pleintif",
"flambeaus", "femmelle" - annonce les "feus" au centre du second : l'amant
qui les "port(e)" ne s'y brûle pas, alors qu'ils embrasent le coeur de l'amante.
Brûlant d'amour pour un poète, l'énonciatrice du poème adopte
paradoxalement la position du lecteur : l'absence de réciprocité dont elle se
"plein(t)" est, au sens premier, celle qu'engendre l'amour non partagé, mais
aussi celle qu'implique la relation unilatérale qui lie le poète au lecteur.
L'une devient la métaphore de l'autre : le poète est physiquement absent,
présent seulement dans la voix du lecteur qui réénonce son texte ; le "je" et
le "tu" se superposent, la deuxième personne n'étant plus qu'une modalité de
la première, si bien que le lecteur est renvoyé à sa propre solitude, qui fait
écho à celle du poète au lieu de la combler. Si la plainte que fait entendre ce
poème de Louise Labé n'a pas d'origine déterminée - puisque les phrases
nominales n'ont pas de sujet explicite -, c'est parce qu'elle s'efforce de faire
résonner deux voix en une, celle du poète et celle du lecteur. Ces deux voix
se mêlent, de même que se mêlent célébration et déploration ; mais elles ne
se répondent pas, l'émergence de l'une impliquant l'extinction de l'autre :
l'interlocuteur "destourn(e)" à jamais le regard, puisqu'il parle par la bouche
du "moy".

TEXTE 14 : Paul Verlaine, Poèmes saturniens, "Sérénade" (1866)

Comme la voix d'un mort qui chanterait


Du fond de sa fosse,
Maîtresse, entends monter vers ton retrait
Ma voix aigre et fausse.

Ouvre ton âme et ton oreille au son


De ma mandoline :
Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson
Cruelle et câline.

Je chanterai tes yeux d'or et d'onyx


Purs de toutes ombres,
Puis le Léthé de ton sein, puis le Styx
De tes cheveux sombres.

Comme la voix d'un mort qui chanterait


Du fond de sa fosse,
Maîtresse, entends monter vers ton retrait
Ma voix aigre et fausse.

Puis je louerai beaucoup, comme il convient,


Cette chair bénie
Dont le parfum opulent me revient
Les nuits d'insomnie.

Et pour finir, je dirai le baiser


De ta lèvre rouge,
Et ta douceur à me martyriser,
- Mon Ange! - ma Gouge!

Ouvre ton âme et ton oreille au son


De ma mandoline :
Pour toi j'ai fait, pour toi, cette chanson
Cruelle et câline.

(Poèmes saturniens, Garnier-Flammarion, 1977, p. 76)


COMMENTAIRE DU TEXTE 14

Les Poèmes saturniens paraissent en 1866. Le recueil entretient de


nombreux rapports intertextuels avec Les Contemplations de Victor Hugo,
parues dix ans plus tôt. L'énonciateur de "Sérénade", qui décrit sa voix
comme celle "d'un mort qui chanterait / Du fond de sa fosse", se construit
sur le modèle de celui des Contemplations - recueil qu'il faut lire "comme
on lirait le livre d'un mort" (préface). Mais le lyrisme des Contemplations
est ici désaccordé : la voix du poète est "aigre et fausse", et cette voix de
fausset dit métaphoriquement que la parole lyrique est désormais
discordante ; le "vrai jour" que prophétise la "bouche d'ombre" (Les
Contemplations, VI, 26) ne peut plus orienter - ni, a fortiori, légitimer - le
discours poétique dans un réel marqué par la fausseté.
"Sérénade" s'inscrit donc paradoxalement dans le registre de l'éloge.
Ce poème, dont le titre désigne un concert donné le soir sous les fenêtres
d'une personne que l'on veut honorer, esquive l'éloge annoncé en le
renvoyant dans un futur indéterminé - "je louerai" - et en le présentant
comme une contrainte académique - "comme il convient" -, si bien que la
"chanson" se vide de son contenu.

"Sérénade" succède au poème "Sub urbe", description d'un cimetière


où "les pauvres morts" sont "seuls, et sans cesse grelottants". Le poème
s'achève sur un voeu : "Ah! vienne vite le Printemps, / (...) / Et que, - des
levers aux couchants, - / L'or dilaté d'un ciel sans bornes / Berce de parfums
et de chants, / Chers endormis, vos sommeils mornes!" Au chant dont le
poète souhaite qu'il "berce" les morts succède, dans "Sérénade", le chant
d'un "mort". La situation énonciative semble ainsi s'inverser, puisque c'est
désormais le mort qui berce sa "maîtresse" : une chanson "câline" berce de
paroles tendres, caressantes.
Mais la chanson n'est "câline" que par antiphrase, puisque la voix est
"aigre et fausse", aiguë jusqu'à la discordance ; et la "maîtresse" à qui elle
s'adresse n'est pas à sa fenêtre, mais en son "retrait". Le mot prend ici le sens
ancien de "lieu où l'on se retire" ; mais il évoque aussi un corps qui se
rétracte, se recroqueville, comme pour échapper à la vie. Le "retrait" est en
ce sens une seconde "fosse" : les deux amants sont comme morts, et le
mouvement ascendant du chant - qui "mont(e)" du "fond" de la fosse -
semble circonscrit dans un monde souterrain, sub urbe. Le monde des
vivants apparaît comme un autre cimetière, où les individus sont "seuls, et
sans cesse grelottants" ("Sub urbe"). Dès lors, si la chanson est "cruelle",
c'est au sens où elle aspire à faire circuler le sang : le latin crudelis est un
dérivé de cruor , qui désigne le sang organique, mais aussi la vie. Dans un
réel exsangue, la poésie doit avoir pour but de faire jaillir le sang, de
ranimer la vie agonisante - fût-ce au prix de la "cru(auté)".
Aussi le poète ne peut-il se munir de la lyre d'Orphée, symbole du
pouvoir souverain de la poésie. Il se saisit, comme par défaut, de la
"mandoline", instrument dénué de résonance mythique, dont le nom connote
la petitesse, voire l'amoindrissement : l'italien mandolina est le diminutif de
mandola , mot qui désigne une sorte de luth. Or, le luth est, depuis la
Pléiade, une métonymie de la poésie lyrique : l'instrument dont
s'accompagne le poète de "Sérénade" symbolise dans cette mesure la
dégradation du chant. Ce chant n'est pas audible dans le poème - il est
évoqué au conditionnel : "qui chanterait", ou au futur : "je chanterai", "je
louerai", "je dirai" -, si bien que l'adjectif démonstratif ("cette chanson")
désigne, non le chant annoncé, mais le poème qui le déréalise. La poésie
s'inscrit désormais dans les failles du chant.
La troisième strophe décrit au futur les métaphores dont se compose
- ou plutôt, dont se composerait - l'éloge de l'amante dans ce chant
inaudible. Ces métaphores font d'elle l'incarnation de la mort : "le Léthé de
(s)on sein", "le Styx / De (s)es cheveux sombres" l'assimilent aux Enfers. Le
Léthé est en effet le fleuve des Enfers où boivent les âmes pour y trouver
l'oubli ; le Styx, autre fleuve, entoure les Enfers de ses eaux noires et
glacées aux vertus magiques : Achille devient invulnérable d'y avoir été
immergé. Ce chant à la louange de l'amante, s'il était chanté, érigerait la
mort en mythe, et lui donnerait ainsi le sens qui lui fait défaut dans le réel.
Mais le chant, rendu inactuel par l'emploi du futur, reste inopérant : la
quatrième strophe répète la première, réinscrivant dans le texte la "voix
aigre et fausse" du "mort", et manifestant ainsi l'avortement de cette
tentative de transfiguration. Les "yeux d'or" de l'amante, qui devraient, si le
chant pouvait s'élever librement, contenir "l'or dilaté d'un ciel sans bornes" -
seul à même, dans "Sub urbe", de "berce(r) de parfums et de chants" le
sommeil des morts -, se teintent "d'onyx" : le nom de cette pierre est issu du
grec onux, qui désigne l'ongle, la griffe ; l'onyx réintroduit ainsi, au coeur
même de la tentation du mythe, la trace sanglante de la cruauté.
La cinquième strophe creuse davantage encore l'écart entre le poème
proféré et le chant rêvé : l'adverbe "beaucoup" et le complément "comme il
convient" ravalent l'éloge au rang d'indice linguistique servant à signaler la
nature poétique du discours - "il convient", en ce sens, d'employer
"beaucoup" d'exclamations, d'interjections, de figures laudatives, etc. -,
l'annulant en tant qu'acte de parole. Le verbe "louer" n'admet en effet, dans
ce cas, aucun adverbe de degré : l'action de grâce est par nature superlative.
Elle l'est, de fait, dans l'expression "chair bénie" : le latin benedicere, dont
est issu le verbe "bénir", signifie d'abord "louer". La chair glorifiée devient
sanctuaire, l'éloge se confond avec la bénédiction divine. Le "parfum
opulent" du corps aimé, qui hante "les nuits d'insomnie", semble par ailleurs
faire écho aux "parfums" dont le ciel de printemps "berce" les "sommeils
mornes" des morts ("Sub urbe"). L'amante est ainsi assimilée à la force
vitale du printemps, c'est-à-dire à cela précisément qui fait défaut dans le
réel, où la "fosse" côtoie le "retrait". Mais le participe "bénie" s'oppose au
verbe "louer beaucoup", dont il dépend syntaxiquement, si bien que l'image
reste en suspens : la cruauté réside, précisément, dans ce refus de mener la
métaphore à son terme. "Pour finir", à l'attaque de la sixième strophe,
montre que le chant s'achève avant le poème : celui-ci compte encore une
strophe, qui fait écho à la deuxième. Tandis que le chant se clôt par la
célébration du "baiser / De (l)a lèvre rouge", le poème s'achève par
l'évocation de sa propre "cru(auté)" : de l'un à l'autre circule le sang, la
métaphore du "marty(r)" faisant affleurer, dans l'image du baiser, celle de la
morsure. Ce sang salvateur jaillit à la faveur du décalage entre le chant et le
poème, entre l'Ange" et la "Gouge" - ce terme, qui désigne à l'origine une
servante, connote la débauche -, entre le mythe et la rêverie érotique. A
l'éloge, qui implique l'adhésion du sujet au réel qu'il célèbre, se superpose
un discours du "retrait" : retrait du sujet hors d'un réel à l'agonie, retrait de
l'énonciation hors de formes poétiques inaptes à dire le manque, retrait du
poète hors de son chant.

TEXTE 15 : Francis Ponge, Nouveau Recueil, "L'Asparagus" (texte de


1951)

Plus divisément encore que chez le cèdre, admiré-je peut-être


chez l'asparagus cette façon de plafonner par chacun de ses hauts
étages, de ne présenter au salut de la lumière (ou mettons à
l'atterrissage en douce des avions de la lumière) que le dos de
ses mains à hauteur de lèvres suspendues ; d'étendre aussi
largement ses générosités, ses libéralités, ses largesses - c'est-à-
dire non seulement l'ombre qu'il procure, mais ses pluies : pluies
fines, non seulement d'ombres mais de graines... car chacune de
ses branches est un long nuage effilé, un large nuage profilé -
comme ceux qui s'étirent à l'horizon sur les plaines aux heures
des crépuscules, crépuscules d'orient comme d'occident, lorsque
s'apaisent les vents. Ainsi s'immobilisent de longues rames de
wagons violets abandonnées par leurs locomotives quand celles-
ci sont rentrées dans leurs rotondes, leurs rosaces en verrières,
qui s'empourprent et s'enfument : vraiment la rosace des vents,
bouquet de larges anémones vues à travers des branches de
cèdres.
Ainsi, les branches de l'asparagus offrent-elles à l'admiration
la plus vaste surface possible... Bien plus : c'est recto-verso.
Ce pourquoi tous les arbres ordinairement se contorsionnent,
elles l'obtiennent très calmement.
O palmes horizontalement divisées à l'extrême! O toits pour
le support des plus nobles sentiments!
Merveilleusement arasés, ces hauts-tapis-volants-sur-place,
planants, ces gazons maigres suspendus...
Strates en l'air... Ces tapis, ces tamis...
Flottilles de poissons plats à l'arrêt : soles, limandes, plies...
Flottilles de poissons squelettiques, fines charpentes faites
des squelettes de ce genre de poissons, immobiles...

Voyons maintenant l'asparagus dans un bouquet.


(...)

(Francis Ponge, Nouveau Recueil, Gallimard, 1967)


COMMENTAIRE DU TEXTE 15

Ce passage est la première partie d'un texte poétique qui en comporte


cinq, "L'asparagus". Ce texte, qui date de 1951, paraît en 1967 dans
Nouveau Recueil. En 1951, Francis Ponge a déjà publié Le Parti pris des
choses (1942) et Proêmes (1948), et travaille à La Rage de l'expression
(1952). Ces trois titres résument la poétique à l'oeuvre dans "L'Asparagus".
Le sujet s'efface au profit des "choses" : au centre des poèmes de Francis
Ponge, se déploient verbalement "La guêpe", "L'oeillet" ou "Le mimosa"
(La Rage de l'expression ). Mais les choses sont décrites telles que les
perçoit une conscience, si bien que cette poésie de l'objet est la plus
subjective possible : un "moi" prend le "parti" des choses. Ce parti pris rend
caduque la distinction entre prose et poésie (Proêmes est un mot-valise qui
réunit "prose" et "poèmes") : Francis Ponge se sert du langage comme d'un
matériau pour reconstruire le réel, et, ce faisant, remet le langage à neuf. La
"rage de l'expression" est, en ce sens, indissociable d'une réflexion sur le
pouvoir et la fonction de la poésie, si bien que le "bouquet" au sein duquel
s'épanouit "l'asparagus" désigne un assemblage de fleurs et de feuillages,
mais aussi la poésie elle-même - un "bouquet" est, au sens abstrait, un
recueil de poésies délicates et recherchées, d'inspiration galante.
"L'asparagus" se construit comme un éloge : la description est
motivée par "l'admiration" que suscite la plante chez un sujet - "je" - que le
texte définit par cette admiration même. L'éloge est, de fait, le type de
discours le mieux à même de manifester le "parti pris des choses" : le sujet
qui loue est tout entier tendu vers son objet, et s'efface ainsi dans l'acte de
parole qu'il effectue. Du "moi" ne subsiste que son mouvement vers l'autre,
la chose, le mot.

La première plante que mentionne "L'asparagus" n'est pas


l'asparagus, mais le cèdre : "Plus divisément encore que chez le cèdre,
admiré-je peut-être chez l'asparagus...", et c'est encore sur les "cèdres" que
se clôt le premier paragraphe. Le texte entame ainsi l'éloge de l'asparagus
avant même de le nommer : ce qui, de la plante, apparaît en premier lieu,
c'est sa supériorité sur une autre - "Plus" est le premier mot du texte. Une
hiérarchie se met en place, qui n'a d'autre fonction que d'assurer, d'emblée,
la primauté de l'objet loué. Celui-ci est assimilé à un seigneur auquel
l'hommage est dû : il présente "le dos de ses mains à hauteur de lèvres
suspendues" au "salut de la lumière", dans un geste qui appelle le baiser du
féal ; cette marque d'obédience répond symboliquement aux "générosités",
aux "libéralités" et aux "largesses" que prodigue l'asparagus. A l'hommage
de la "lumière" se superpose celui du texte : une relation de seigneur à
vassal s'instaure entre l'objet du texte et son sujet, si bien que l'éloge -
comme type de discours - ne semble plus relever d'un choix, mais répondre
à une nécessité. Mais, si l'éloge des princes est légitimé par leur renommée,
l'éloge de l'asparagus doit construire la renommée dont sa légitimité
énonciative dépend. Aussi le texte multiplie-t-il les superlatifs : l'asparagus
offre ainsi "à l'admiration la plus vaste surface possible". Mais l'expression
du plus haut degré est ici paradoxalement reléguée dans l'ordre du relatif : la
locution adverbiale qui la suit, "Bien plus", suggère qu'au degré le plus
élevé peut succéder un degré supérieur, si bien que l'éloge s'inscrit dans un
mouvement ascensionnel infini. La structure syntaxique reproduit en cela la
structure de la plante, qui "plafonn(e) par chacun de ses hauts étages" :
l'étagement de ses branches apparaît - contre toute logique - comme une
succession de points culminants. Une correspondance symbolique s'instaure
entre le faîte - jamais atteint - de la plante et le plus haut degré - toujours
dépassé - des qualités morales, puisque les branches de l'asparagus sont des
"toits" pour le support "des plus nobles sentiments".
Le développement de la plante - et de l'éloge - est vertical en ce qu'il
multiplie les plans horizontaux : l'asparagus étend "largement" ses
générosités, et chacune de ses branches est "un long nuage effilé, un large
nuage profilé", une "longu(e) ram(e) de wagons violets", un "bouquet de
larges anémones vues à travers des branches de cèdres". Largeur et longueur
se déploient horizontalement, comme la phrase elle-même. Le premier
paragraphe n'en compte que deux, dont la première s'étire en multipliant les
compléments de même rang : le complément d'objet du verbe "admirer"
comporte trois compléments du nom ("cette façon de plafonner..., de ne
présenter... ; d'étendre...") ; le complément d'attribution du verbe "présenter"
fait l'objet d'une reformulation ("présenter au salut de la lumière (ou mettons
à l'atterrissage (...) de la lumière") ; le verbe "étendre" compte, lui, trois
compléments d'objets juxtaposés, que vient préciser une conjonctive ("ses
générosités, ses libéralités, ses largesses - c'est-à-dire..."). Quant à la
seconde, elle prolonge la première, puisqu'elle se borne à développer une
comparaison : "Ainsi s'immobilisent...". Les répétitions qui saturent ce
premier paragraphe - "lumière", "ombre", "pluies", "nuage", "crépuscules",
"rosace(s)" apparaissent chacun deux fois, les deux occurrences du même
mot étant toujours rapprochées, voire juxtaposées : "ses pluies : pluies
fines", "aux heures des crépuscules, crépuscules d'orient comme d'occident"
- participent du même déploiement horizontal de la phrase : les mots
résonnent, la répétition de leur signifiant entraînant un élargissement de leur
signifié, si bien que la phrase se développe selon une logique métonymique
en principe infinie. Les paronomases participent de la même logique : le
"long nuage effilé" devient "large nuage profilé", les "tapis" deviennent
"tamis", dans une métamorphose lente, sans solution de continuité. Si le
texte aboutit à la métaphore, c'est par paliers successifs, de sorte que
l'asparagus n'est comparé qu'à des objets qui résultent d'une subdivision de
son être : la différence entre le même et l'autre s'estompe, l'asparagus
engendrant symboliquement tout l'univers - lumière, ombre, pluies, nuages,
crépuscules, vents. La description de l'asparagus englobe ainsi, de proche en
proche, celle de la nature entière. Cette extension horizontale va de pair
avec une immobilisation progressive : les avions de la lumière
"atterriss(ent)", les vents "s'apaisent", les rames de wagons violets
"s'immobilisent", les tapis-volants font du "sur place", les flottilles de
poissons sont "à l'arrêt". La description se définit ainsi implicitement par le
refus du récit : les actions évoquées s'achèvent, augmentant par contraste
l'immobilité souveraine de la plante et du texte.
La phrase se "divis(e) à l'extrême", à l'instar des "palmes" de
l'asparagus : de même que les branches se séparent en rameaux qui, à leur
tour, se subdivisent en rameaux plus petits, la phrase se ramifie en unités
syntaxiques de plus en plus brèves, dans un effort de précision croissant.
Ainsi, les trois compléments d'objet juxtaposés du verbe "étendre" ("cette
façon (...) d'étendre aussi largement ses générosités, ses libéralités, ses
largesses") sont redéfinis par une subordonnée conjonctive ("- c'est-à-
dire...") qui introduit un système corrélatif ("non seulement l'ombre qu'il
procure, mais ses pluies") qui se répète à l'intérieur d'une apposition ("pluies
fines, non seulement d'ombres, mais de graines..."). Les points de
suspension prolongent cette ramification de la phrase, en ce qu'ils créent
l'illusion d'une continuité entre la parole et le silence : en se subdivisant à
l'infini en séquences toujours plus petites, la phrase semble glisser
progressivement dans un silence qui apparaît dès lors, non comme l'envers
de la parole, mais comme son unité minimale.
L'éloge s'identifie ainsi à son objet. L'asparagus se déploie dans les
phrases qui le décrivent : l'expression "recto-verso" dit d'ailleurs
explicitement qu'il est de l'ordre de l'écrit. Le texte devient plante verbale
aux ramifications syntaxiques "suspendu(es)" dans le silence, "strates"
d'écriture "en l'air". Cette assimilation du texte à la plante s'opère dès les
tout premiers mots du texte : l'adverbe "divisément" porte en effet à la fois
sur l'énoncé et sur l'énonciation ; sur l'énoncé, parce que c'est, logiquement,
la plante qui "plafonn(e)" divisément - c'est-à-dire séparément - "par chacun
de ses hauts étages" ; sur l'énonciation, parce que la construction syntaxique
incite le lecteur à associer l'adverbe "divisément" au verbe "admirer",
conjugué à la première personne. Les propriétés de l'objet décrit - ses
"palmes horizontalement divisées à l'extrême" - deviennent celles de
l'énonciation, si bien que l'éloge crée ce qu'il célèbre.

i
Pierre de Ronsard, Les Amours, LX.
ii
Dominique Combe, Poésie et Récit, p. 20.
iii
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, "Tableaux parisiens", XCIII, "A
une passante".
iv
Ibid., XCII.
v
Dominique Combe, "Aimé Césaire et la quête dramatique de l'identité", Le
Sujet lyrique en question, textes réunis par D. Rabaté, J. de Sermet et Y.
Vadé, Modernités 8, Presses Universitaires de Bordeaux, 1996, p. 182.
vi
Ibid.
vii
Philippe Hamon, "Sujet lyrique et ironie", Le Sujet lyrique en question, p.
21.
viii
Colette Astier, "Le lyrisme impossible : poésie et litanies", Le Sujet
lyrique en question.
ix
Agrippa d'Aubigné, "Méditation et Prière" ; cité par C. Astier, article cité.
x
Charles Baudelaire, Oeuvres complètes, Gallimard, "Bibliothèque de la
Pléiade", Tome II, p. 165.
xi
Jean-Marie Gleize, "Un pied contre mon coeur", Le Sujet lyrique en
question, p. 266.
xii
Les Beaux-arts réduits à un seul principe, p. 203.
xiii
Michel Deguy, Poèmes de la Presqu'île, Gallimard, 1961, p. 139. Cité
par Jean-Michel Maulpoix dans La Voix d'Orphée, Corti, 1989, p. 77.
xiv
Octavio Paz, L'Arc et la Lyre, Gallimard, 1965. Cité par Jean-Michel
Maulpoix dans La Voix d'Orphée, p. 82.
xv
Saint-John Perse, Eloges, "Images à Crusoé", Oeuvres complètes,
Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1982, p. 13.
xvi
Ibid.
xvii
Ibid., p. 14.
xviii
ibid.
xix
Colette Astier, article cité.
xx
Philippe Hamon, article cité, p. 21.
xxi
Colette Astier, article cité, p. 238.
xxii
Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p. 169.
xxiii
Philippe Jaccottet, Leçons, "Poésie / Gallimard", 1977, p. 171.
xxiv
Voir Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, trad. fr., Le Livre
de Poche, "Références", 1999.
xxv
Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, trad. de Maurice
Jacob, Gallimard, "Bibliothèque des idées", 1988, p. 88.
xxvi
Ibid., p. 92.
xxvii
Robert Desnos, Deuil pour deuil, Ed. Kra, 1924.
CHAPITRE 6
Descr iptions

Descr iption du moi

Les théories contemporaines de la littérature font souvent de la


description (MARGE 1) une simple modalité du récit romanesque. Cela
tient aux habitudes de lecture propres au XXe siècle : le roman s'est, depuis
le XIXe siècle, approprié la visée mimétique que partageaient jusque-là tous
les genres. La description est cependant, à l'origine, liée au genre épidictique
- qui désigne, dans la rhétorique grecque, les discours de blâme et de
louange -, et prend d'abord la forme de l'éthopée, centrée sur les qualités
morales d'une personne, et de la prosopographie, centrée sur les qualités
physiques. Or, le texte lyrique peut passer, comme le suggère Philippe
Hamon, pour "la déclinaison systématique, sur le mode assertif ou
interrogatif, positif ou négatif, des "qualités" conjointes ou disjointes, d'un
être, Sujet qui est le sujet du texte" i. Le texte lyrique entretient en cela des
liens étroits avec le descriptif : centré sur le verbe "être" et ses modalisations
(paraître, devoir être, vouloir être, etc.), il décline l'identité d'un moi.
____________________________________________________
____________________________________________________
MARGE 1 : La descr iption
Sur la description, on consultera, de Philippe Hamon, Du Descriptif
(Hachette, 1993), "Qu'est-ce qu'une description ?" (Poétique, n°12, 1972) et
La Description littéraire de l'Antiquité à Roland Barthes, une anthologie
(Macula, 1991). On pourra également se référer à La Description de Jean-
Michel Adam (PUF, "Que sais-je ?", 1993) et à Métamorphoses du récit de
Raymonde Debray Genette (Le Seuil, 1988).
____________________________________________________
____________________________________________________
Mais, précisément, le moi est une forme vide. Alors que la
description de choses met en équivalence un nom (celui de la chose
considérée) et une liste (celle des qualités de cette chose), la description du
moi se construit autour d'un noyau vide : "je" n'est pas un nom, mais un
embrayeur, c'est-à-dire un mot qui manifeste dans l'énoncé la présence du
sujet de l'énonciation, et dont le référent ne peut être identifié que par les
témoins de l'acte d'énonciation. Si, structurellement, il n'y a "pas de
différence entre la description lyrique modalisée, accrochée à un morphème
vide (je) qu'il s'agit de remplir "d'être" ou "d'avoir", et la description
encyclopédique ou réaliste, accrochée à un terme "plein" (maison ;
cheval)" ii, on peut considérer que le point de départ de la seconde (la
possibilité pour le lecteur d'identifier le référent) constitue le point
d'aboutissement de la première : ce n'est qu'au terme de sa lecture que le
lecteur est en mesure de donner sens au "je", d'identifier le moi que le
poème a, précisément, pour tâche de construire.
Le discours lyrique peut, en ce sens, être comparé au portrait : celui-
ci est - du moins dans les textes classiques - centré autour d'un nom propre,
c'est-à-dire autour d'un nom, réel ou fictif, dont le lecteur ne peut identifier a
priori le référent ; le portrait a pour fonction de "remplir" ce nom vide, de
même que le poème lyrique a celle de "remplir" le morphème "je". Philippe
Hamon cite à cet égard Léo Spitzer, pour qui "le Moi est, du point de vue
grammatical, un nom propre" iii. Cependant, le nom propre a pour effet de
faire imaginer au lecteur une identité constituée, antérieure au portrait qui la
décline : s'il ignore tout de la personne qui porte ce nom, le lecteur part du
principe que le narrateur, lui, la connaît. Le lecteur d'un poème lyrique est,
en revanche, le seul garant possible de l'identité du "je", qu'il construit en
réénonçant le discours poétique (voir le chapitre 2).

La " tyrannie du pr édicat"

La structure attributive (je suis...) semble donc être le noyau


syntaxique de la poésie lyrique. Jean-Michel Maulpoix, dans La Voix
d'Orphée, compte le rôle prépondérant de l'adjectif au nombre des réalités
stylistiques qui manifestent le lien du lyrisme avec la description iv ; si sa
réflexion porte plus particulièrement sur l'épithète - épithète de nature qui
fixe les contours de l'objet chez Ronsard, épithète romantique qui, à
l'inverse, suggère autour de lui un halo d'impressions fuyantes, etc. -, elle
ouvre la voie à un questionnement sur le statut de l'attribut. Remarquons que
le critique Roland Barthes évoque, par métaphore, le "lyrisme" de Jules
Michelet dans un développement précisément consacré au "tourbillon des
adjectifs" dû à la prédilection de l'historien pour le prédicat (MARGE 2) :

Le "lyrisme" de Michelet tient moins à sa subjectivité qu'à la


structure logique de son énonciation : il pense par attributs - prédicats -
, non par êtres, constats, et c'est ce qui explique chez lui ces troubles de
la rationalité discursive ; le raisonnement, ou l'exposition rationnelle,
"claire", consiste à progresser de thèse en thèse (de verbe en verbe), et
non à déployer sur place le tourbillon des adjectifs ; pour Michelet, les
prédicats n'étant plus tenus par l'être du sujet, peuvent être
contradictoires : si tel héros "mauvais" (Bonaparte) accomplit une
action "bonne", Michelet dit simplement que c'est "inexplicable" ; c'est
que la tyrannie du prédicat entraîne une sorte de carence du sujet (...). v

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MARGE 2 : Le pr édicat
"Il existe plusieurs usages de la notion de prédicat en linguistique. Le plus
ancien résulte de l'analyse de la proposition en sujet et prédicat selon le
modèle de la logique classique, le sujet représentant "ce dont on parle", le
prédicat, "ce qu'on dit de ce sujet". (...) En fait, l'interprétation logique de la
proposition selon les deux termes sujet-prédicat n'est intuitivement
acceptable que pour des phrases qui ne comportent qu'une seule expression
nominale, le prédicat pouvant alors être assimilé à une propriété ou un
attribut que l'on affeecte au sujet (pour la grammaire de Port-Royal, Paul
dort était considéré comme l'équivalent de Paul est grand par
l'intermédiaire d'une paraphrase du type : "Paul est dormant")." (M. Arrivé,
F. Gadet et M. Galmiche, La Grammaire d'aujourd'hui, Guide alphabétique
de linguistique française, Flammarion, 1986, p. 550-551). Roland Barthes
assimile ici, à l'évidence, le prédicat à l'attribut.
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La contradiction des prédicats qu'observe Roland Barthes dans les
textes de Michelet caractérise la description lyrique du moi. Les poèmes du
XVIe siècle fondés sur l'antithèse (MARGE 3) en constituent l'exemple le
plus frappant : "J'espere & crains, je me tais & supplie, / Or je suis glace &
ores un feu chault, / J'admire tout, & de rien ne me chault, / Je me delace, &
puis je me relie." (Ronsard, Les Amours, XII) ; "Je vis, je meurs ; je me
brûle et me noie ; / J'ai chaud extrême en endurant froidure : / La vie m'est et
trop molle et trop dure. / J'ai grands ennuis entremêlés de joie." (Louise
Labé, Sonnets, VII). S'il y a ici "carence" du sujet, elle est due à la folie : le
sujet amoureux est hors du sens, victime d'un poison qui dérègle l'harmonie
du moi en même temps que celle de l'univers. La figure de l'antithèse
manifeste la rupture de l'ordre naturel, fondé sur la synecdoque (MARGE 4)
: la coexistence des contraires en son sein (qu'elle prenne la forme de la
juxtaposition - "J'ai chaud extrême en endurant froidure" - ou de l'alternance
sans fin - "Or je suis glace & ores un feu chault") rend le sujet incapable de
trouver sa place dans le Tout ; il est ici et là, vivant et mort, c'est-à-dire nulle
part, manifestant ainsi que le "tout" a pour envers le "rien". Si la carence du
sujet que provoque l'amour est assimilée, au XVIe siècle, à une maladie
mortelle, c'est parce qu'elle a pour corollaire une carence de l'Être.
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MARGE 3 : L'antithèse
Elle "oppose deux objets l'un à l'autre, en les considérant sous un rapport
commun, ou un objet à lui-même, en le considérant sous deux rapports
contraires" (Pierre Fontanier, Les Figures du discours, p. 379).

MARGE 4 : La synecdoque
Ce trope par connexion consiste "dans la désignation d'un objet par le nom
d'un autre objet avec lequel il forme un ensemble, un tout, ou physique ou
métaphysique, l'existence ou l'idée de l'un se trouvant comprise dans
l'existence ou dans l'idée de l'autre" (Pierre Fontanier, op. cit., p. 87).
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Compar aison et métaphore

Au XIXe siècle, les descriptions du moi obéissent moins à la logique


de l'antithèse qu'à celle de l'accumulation (MARGE 5). Les séries de
prédicats, chez Baudelaire par exemple, proposent des reformulations dont
on pourrait penser qu'elles sont au service d'une précision croissante de
l'image, mais qui, bien souvent, ont au contraire pour effet de rendre le sujet
de plus en plus flou : l'accumulation des prédicats dessine les contours d'une
absence, d'un moi en quête de lui-même. Ainsi, le poème des Fleurs du mal
intitulé "L'Héautontimoroumenos" ouvre la série des phrases attributives par
une question : "Ne suis-je pas un faux accord / Dans la divine symphonie, /
Grâce à la vorace Ironie / Qui me secoue et qui me mord ?" (LXXXIII).
L'interro-négative suggère une réponse affirmative - le poète est une
dissonance dans la "divine symphonie" -, tout en disant, d'emblée,
l'impossibilité du mode assertif : l'être du poète ne peut faire l'objet
d'affirmations positives, précisément parce qu'il est de l'ordre du manque, de
la lacune - c'est un "faux accord".
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MARGE 5 : L'accumulation
C'est une "figure par laquelle, au lieu d'un trait simple et unique sur le même
sujet, on en réunit, sous un seul point de vue, un plus ou moins grand
nombre, d'où résulte un tableau plus ou moins riche, plus ou moins étendu"
(Pierre Fontanier, op. cit., p. 363).
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Les assertions se succèdent pourtant dans les strophes suivantes.
Mais la première affirme une identité paradoxale : "Je suis le sinistre miroir
/ Où la mégère se regarde." Le "je" n'est que le reflet d'une altérité, et de
l'altérité la plus "sinistre" qui soit : le malheur imminent que dénote
l'adjectif n'est autre que la mort du moi. Les assertions suivantes disent en
effet son autodestruction :

Je suis la plaie et le couteau!


Je suis le soufflet et la joue!
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau!

Je suis de mon coeur le vampire,


- Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire!

Cette série de dédoublements n'a rien d'antithétique : elle associe des


éléments complémentaires, déclinant le paradigme de la "victime" et du
"bourreau". Le "je" est celui qui donne la mort et la reçoit : dire son identité
revient donc à dire sa disparition en tant que sujet, ce que manifeste la série
des comparants inanimés (objets, tels le "couteau" ou la "roue" ; parties du
corps détachées, comme après écartèlement, de leur possesseur, tels "la
joue" ou "les membres" ; meurtrissure de la chair valant pour la chair
suppliciée, selon le principe de la métonymie : "la plaie", "le soufflet").
Le poème "Spleen" associe de la même façon le "je" à une matière
morte : "- Je suis un cimetière abhorré de la lune, / (...) / Je suis un vieux
boudoir plein de roses fanées" (Les Fleurs du mal, LXXVI). Walter
Benjamin associe la dépersonnalisation que manifeste "l'intropathie" du moi
avec une matière inorganique à un phénomène économique marquant du
milieu du XIXe siècle : le déclin d'une petite-bourgeoisie - classe sociale à
laquelle appartient Baudelaire - entièrement vouée au commerce de la
"marchandise". Cette classe sociale ne pouvait, selon Walter Benjamin,
"dédaigner l'identification avec la marchandise. Elle devait savourer cette
identification avec le plaisir et l'angoisse que lui donnait le pressentiment de
voir là préfigurée sa destinée en tant que classe sociale. Elle devait
finalement apporter à cette identification une sensibilité qui sait percevoir le
charme des choses meurtries et pourrissantes" vi.
C'est peut-être parce que le sujet lyrique "ne s'apparaît qu'en se
déportant dans la comparaison" vii, parce qu'il lui faut, pour se décrire,
produire des figurations de soi en autre, que la poésie lyrique est aussi
sensible - au sens où une plaque photographique peut l'être - aux
représentations du sujet propres à la société dans laquelle elle s'écrit. Les
comparaisons et les métaphores qui permettent au "je" de se décrire
manifestent la représentation que le poète a de lui-même - et du rôle du
poète dans la société -, mais aussi son rapport à la représentation qu'a la
société du rôle de l'individu, et plus particulièrement du rôle du poète. Cette
dialectique complexe permet à la poésie lyrique de s'inscrire dans l'histoire.
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ENCADRE 1 : La métaphor e et la compar aison


"La métaphore est un trope par ressemblance. Dumarsais la définit
comme "une figure par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la
signification propre d'un mot à une autre signification qui ne lui convient
qu'en vertu d'une comparaison qui est dans l'esprit" (Dumarsais, Des Tropes
ou des différents sens (1730), éd. critique par F. Soublin, Flammarion,
1988, p. 135).
La comparaison, elle, est une figure non-trope. La comparaison
qualitative ou similitude et classée par Fontanier parmi les "figures de style
par rapprochement". Dans la similitude, à la différence de ce qui se passe
dans la métaphore, la relation entre le comparé et le comparant est le plus
souvent explicitée par des outils syntaxiques ("comme", "de même que",
"ainsi que", "pareil à"...). Elle peut aussi être formulée par un verbe
exprimant la semblance ou la ressemblance ("sembler", "paraître",
"ressembler à"). La comparaison pose et expose, dans la syntaxe, la relation
d'analogie, l'une de ses originalités syntagmatiques tenant à son "pouvoir de
retardement " (Henri Meschonnic, Pour la poétique I, Gallimard, 1970, p.
122)." (Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, p. 193-194)
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Ces figurations de soi en autre peuvent prendre la forme de la


métaphore - on en a vu des exemples chez Ronsard ou Baudelaire - ou celle
de la comparaison : celle-ci souligne, en la lexicalisant, l'approximation des
figurations par lesquelles le "je" s'efforce de se saisir, rend sensible un
irréductible écart entre le "je", sujet direct de l'énonciation, et le "moi" qu'il
décrit - l'un est "comme" l'autre, ne s'appréhendant que dans sa différence
avec lui. Cet écart jamais comblé est l'espace même dans lequel le discours
lyrique se déploie. La comparaison qui ouvre l'un des trois poèmes des
Fleurs du mal intitulés "Spleen" : "Je suis comme le roi d'un pays
pluvieux", introduit, de manière significative, une description à la troisième
personne : "Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux, / Qui, de
ses précepteurs méprisant les courbettes, / S'ennuie avec ses chiens comme
avec d'autres bêtes. / Rien ne peut l'égayer (...)" (LXXVII). L'effort qu'il fait
pour s'appréhender lui-même abolit le "je" au profit de son semblable, de sa
semblance. "En se glissant dans les images d'autrui, le "je" mue son
incertitude en certitude d'irréalité" viii, écrit Jean-Claude Matthieu à propos
de la poésie de Philippe Jaccottet. Le "je" lyrique ne peut s'appréhender
qu'en produisant des fictions de soi. Dans Les Fleurs du mal, la logique
d'expansion qui régit les listes de métaphores informe aussi les
comparaisons, qui s'enchaînent les unes aux autres comme pour infirmer
l'identité dont chacune d'entre elles fixe les contours : "J'eusse aimé vivre
auprès d'une jeune géante, / Comme aux pieds d'une reine un chat
voluptueux. / (...) / Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins, / Comme
un hameau paisible au pied d'une montagne" ; "Infâme à qui je suis lié /
Comme le forçat à la chaîne, / Comme au jeu le joueur têtu, / Comme à la
bouteille l'ivrogne, / Comme aux vermines la charogne" ix. Les comparants
glissent de l'humain vers l'animal, de l'animal vers l'inanimé, dans un
mouvement de perte qui contredit la logique même de l'accumulation.
"L'âme lyrique fait des enjambées vastes comme des synthèses", écrit
Baudelaire dans l'article qu'il consacre à Théodore de Banville : l'image de
l'enjambée manifeste la distance qui sépare le "je" du "moi", et que la
comparaison et la métaphore, figures de rhétorique qui opèrent toutes deux
un déplacement - la "métaphore" est, étymologiquement, un "transport" -,
parcourent sans la réduire.

Portr aits

L'irréductible écart entre le "je", sujet de l'énonciation, et le "moi",


objet de la description, légitime la projection de cette description sur
d'autres instances : il n'est pas rare que le portrait à la troisième personne
d'un personnage distinct du "je" - amante, enfant, proscrit, saltimbanque, etc.
- construise indirectement une image du sujet. Le portrait n'est alors qu'une
forme d'autoportrait. Le poème de Paul Eluard intitulé "L'amoureuse"
(Capitale de la douleur ) en offre un exemple d'autant plus intéressant qu'il
propose une réflexion métatextuelle sur le statut du portrait :

Elle est debout sur mes paupières


Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.

Elle a toujours les yeux ouverts


Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils,
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire.

L'oscillation du poème entre la troisième personne et la première dit


la complémentarité des amants : le vers "Elle a la forme de mes mains"
évoque un corps modelé pour et par les mains de l'amant, une étreinte qui
soude les deux moitiés d'un être enfin complet. La fusion des amants infirme
le partage entre ce qui est à "elle" et ce qui est à "m(oi)" dont les adjectifs
possessifs gardent la trace : "ses cheveux sont dans les miens". Aussi le
portrait reprend-il la structure énumérative propre au genre (description des
paupières, des cheveux, des mains, des yeux, sous l'aspect pictural de la
"forme" et de la "couleur") pour mieux la détourner, en accolant aux parties
du corps de l'amoureuse des adjectifs possessifs de la première personne : ce
sont "mes paupières", "mes mains", "mes yeux", "mon ombre" qui sont en
définitive au centre de la description. Le portrait amoureux, en tant que
genre, est ainsi renvoyé à son ambiguïté fondamentale : l'amoureuse est
"debout sur mes paupières", fermant symboliquement les yeux du sujet à la
réalité extérieure pour laisser le champ libre à la vision intérieure ; c'est à
l'intérieur du moi que le portrait puise sa matière. Rien d'étonnant à cela d'un
point de vue psychologique : la réalité d'autrui est appréhendée au travers
d'une représentation nécessairement subjective. Mais le poème dit quelque
chose de plus : les yeux "ouverts" de l'amoureuse empêchent le poète de
"dormir" ; ses rêves le font "parler" alors même qu'il n'a "rien à dire". "Elle"
est la part active, agissante du "moi", et son portrait se confond avec celui
du "moi" en pleine possession de son pouvoir poétique.
Le poème de Paul Eluard semble s'inscrire à cet égard dans le
prolongement d'un portrait amoureux tiré des Amours de Ronsard. Ce
portrait fait explicitement référence à la peinture, puisqu'il cite le peintre
Janet, qui, "de ses craïons", ne saurait mieux représenter l'aimée que ne l'a
fait "d'un Archer le trait ingenieus" x. L'Archer, symbole de l'amour, a "peint
au coeur" du poète le portrait de l'aimée : "Dans le coeur donque au fond
d'un diamant / J'ai son portrait, que je suis plus aimant / Que mon coeur
mesme." Le portrait poétique - le premier quatrain adopte la traditionnelle
structure énumérative : "& sa bouche, & ses yeus, / Son dous regard, son
parler gratieus, / Son dous meintien, sa douce contenance" - puise donc sa
matière dans le portrait gravé dans le "coeur" (l'image est d'ailleurs
considérée au XVIe siècle comme le reflet d'un processus physiologique
réel). Les emboîtements successifs - le portrait à l'intérieur d'un diamant, lui-
même à l'intérieur du coeur - font de ce portrait comme la quintessence du
coeur, sa part la plus pure, celle que le poète aime plus "que (son) coeur
même". Le sème de la vie lui est constamment associé : le portrait, "vive
remembrance" de l'aimée, est destiné à rester "vif" après la mort du poète.
Le principe immortel de l'être s'y concentre, confondu avec le pouvoir
poétique : le portrait dont le dernier tercet dit qu'il "demourra" -
contrairement à "l'artifice" du peintre, voué à la mort - juxtapose en une
même image le portrait gravé dans le coeur et celui que le lecteur a sous les
yeux ; le coeur du poète est sur la page blanche du livre, et c'est la poésie qui
lui confère l'immortalité. Le portrait de l'aimée est ici avant tout celui du
moi poétique :

(...) O sainte portraiture,


De ce Janet l’artifice mourra
Frapé du tans, mais le tien demourra
Pour estre vif apres ma sepulture.
Paysages

Mais si l'altérité inhérente au moi peut se projeter sur d'autres


personnages, elle peut aussi s'objectiver dans des choses ou des lieux -
comme l'ont montré, par ailleurs, les métaphores et les comparaisons par
lesquelles le "je" s'efforce de se définir. Un décor familier, un paysage
peuvent être les supports d'une description indirecte du moi ; les objets
extérieurs peuvent matérialiser les émotions et les sensations subjectives.
A ce phénomène, on peut trouver plusieurs explications : la première
est que ce type d'objectivation rend sensible l'étrangeté du rapport à soi, la
conscience paradoxale qu'a le sujet de sa propre altérité. L'objectivation du
moi dans un décor ou un paysage permet d'autre part de poser la question de
son rapport au monde. Mais c'est peut-être avant tout parce que choses,
décors et paysages sont des objets de représentation privilégiés qu'ils entrent
aussi souvent dans la description du moi : irreprésentable en tant que tel, le
moi ne peut devenir objet de représentation qu'en se comparant,
implicitement ou explicitement, à autre chose que lui-même. En
s'objectivant dans un paysage, il s'assimile à un objet du réel que la tradition
nous a formés à percevoir comme voué à la représentation artistique. Le
"paysage" est en effet, à l'origine (le mot date du XVIe siècle), un terme de
peinture qui désigne la représentation d'un site champêtre, puis le tableau
lui-même ; ce n'est que par métonymie que le mot désigne ensuite l'étendue
de pays que l'oeil peut embrasser dans son ensemble. A la Renaissance, le
traitement du paysage s'inscrit dans le prolongement des représentations de
la Vierge : celle-ci est traditionnellement entourée d'attributs symboliques
tels que la plaine bien cultivée, le champ non labouré, le puits, le pont, le
château, le village, le nuage. Aussi l'objectivation du moi dans le paysage
que l'on peut observer dans nombre de poèmes lyriques renoue-t-elle avec la
valeur symbolique originellement attachée à la représentation de la nature.
Philippe Hamon note par ailleurs qu'il serait arbitraire de privilégier
la seule notion actantielle (MARGE 6) de "sujet" dans l'analyse du poème
lyrique : le poète s'investit autant dans la posture actantielle d'objet, et dans
les pronoms "on", "il" ou "ça" xi. On peut citer à cet égard la lecture
éclairante que propose Victor Brombert du premier des trois poèmes des
Fleurs du mal intitulés "Spleen" (LXXV). Dans ce sonnet où le sujet de
l'énonciation n'apparaît que sous la forme d'un unique adjectif possessif
("Mon chat"), les termes renvoyant à la parole poétique sont attachés aux
êtres non humains et aux objets : "L'âme d'un vieux poète erre dans la
gouttière / Avec la triste voix d'un fantôme frileux. / Le bourdon se lamente,
et la bûche enfumée / Accompagne en fausset la pendule enrhumée, / (...) /
Le beau valet de coeur et la dame de pique / Causent sinistrement de leurs
amours défunts." Au moyen de transferts métonymiques, le moi poétique
"s'évanouit en se démultipliant, en s'installant ailleurs, en s'inscrivant en
creux" xii ; le sujet disparaît dans l'objet. La description des objets vétustes de
la chambre vaut ainsi pour celle des rapports du poète avec sa mort, avec la
mort : le mot "voix", monosyllabe sonore ponctuant fortement la césure du
vers-pivot du poème, marque à peu près le centre du sonnet ; quant au
premier et au dernier vers, ils se répondent par le premier et le dernier mots
du texte, "Pluviôse" et "défunts", "accouplant par là des images de mort et
de persistance funèbre : notion de mort incomplète (...) ; notion aussi de
dépassement de la mort par l'expression" xiii.
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MARGE 6 : Actantiel
L'analyse actantielle d'une séquence syntaxique ou narrative se fonde sur la
catégorie de l'actant, que l'on peut définir comme un "personnage-type" (Ph.
Hamon) ou comme un "archipersonnage" (I. Lotman), c'est-à-dire comme
une entité plus vaste et plus abstraite que le personnage. La typologie des
actants proposée par A. J. Greimas (Sémiotique narrative et structurale )
distingue trois couples complémentaires, définis par leur rapport à une
action de l'ordre de la quête : le Sujet et l'Objet, le Destinateur et le
Destinataire, l'Adjuvant et l'Opposant. Le Sujet actantiel est donc sujet de
l'action.
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La description de paysages, à la différence de celle de lieux clos
comme la chambre, met le sujet en rapport avec la nature : elle est donc
nécessairement informée par les conceptions philosophiques et théologiques
contemporaines des rapports de l'homme avec la nature. Alors que le Moyen
Age chrétien considère que la nature est marquée par le péché originel, et
que l'artiste doit, par son travail, relier les réalités terrestres corrompues au
réalités divines, le XVIe siècle voit l'émergence d'une doctrine religieuse
moins stricte, qui permet de considérer la nature comme positive. L'ordre
naturel se confond désormais avec l'ordre divin ; la nature propose un
modèle idéal qui incite les hommes à l'aimer et à l'imiter. Le théocentrisme
propre au XVIIe siècle ravive la méfiance à l'égard de la nature, que l'artiste
ne considère plus comme un modèle, mais doit corriger, idéaliser. Au
XVIIIe siècle, enfin, se développe une théorie expressiviste de la nature et
de la vie humaine qui transporte le modèle naturel dans le sujet lui-même.
Le sujet, en exprimant la nature qui est en lui, se confronte au modèle absolu
qu'est la nature hors de lui : celle-ci est en effet désormais considérée
comme l'expression d'un Sujet transcendant. Entre le microcosme et le
macrocosme, entre le sujet et le monde, s'établissent ainsi des
correspondances qui ouvrent la voie au romantisme : les phénomènes
naturels, en tant qu'ils résonnent en nous, manifestent une signification
transcendante (MARGE 7).
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MARGE 7 : Pour une analyse détaillée de cette évolution, on peut se référer à
Jean-Michel Maulpoix, "Lyrisme, mimesis et modèles", La Voix d'Orphée,
Corti, 1989, et à Charles Taylor, Les Sources du moi - La formation de
l'identité moderne, Seuil, coll. "La couleur des idées", 1998.
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Le rapport direct, intime, à la nature est donc un attribut de l'identité
moderne. Au XVIe siècle, le modèle naturel rend l'ordre divin intelligible :
si le poète des Regrets ne veut "point fouiller au sein de la nature" (vers 1
du sonnet I), c'est parce qu'il ne veut "point chercher l'esprit de l'univers"
(vers 2 du même sonnet). Dès lors, les projections du moi dans le paysage
ont pour visée de figurer la place qu'occupe le sujet dans l'univers :

Comte, qui me fis onc compte de la grandeur,


Ton Du Bellay n'est plus : ce n'est plus qu'une souche,
Qui dessus un ruisseau d'un doz courbé se couche,
Et n'a plus rien de vif, qu'un petit de verdeur. xiv

La petitesse et le dessèchement que connote l'image renvoient à la


poétique des Regrets : Du Bellay revendique une écriture pauvre, des sujets
humbles, une inspiration basse, par opposition à Ronsard, qui serait, lui, du
côté de la grandeur. Le moi qui se projette dans l'image de la "souche" n'a
donc rien d'intime : il s'agit du moi des Regrets, d'un moi défini
exclusivement par sa fonction poétique. L'image de l'arbre sec penché sur un
ruisseau interroge la place qu'occupe ce moi dans le paysage poétique (la
poésie d'inspiration "haute" engendrerait au contraire l'image d'un arbre
majestueux dressé au bord d'un fleuve), mais aussi celle qu'occupe la poésie
dans l'architecture de l'univers, ces différents plans s'articulant les uns aux
autres selon une logique analogique. Le paysage qu'évoque le célèbre sonnet
"Heureux qui, comme Ulysse..." peut être interprété dans le même sens : le
"petit village" et la "pauvre maison" dont le poète-voyageur a la nostalgie
s'opposent au "marbre dur" et au "front audacieux" des "palais Romains",
c'est-à-dire à la poésie imitée des Anciens qui puise ses sujets dans la
mythologie antique. La géographie est ici poétique :

Plus me plaist le sejour qu'ont basty mes ayeux,


(...)
Plus mon Loyre Gaulois, que le Tybre Latin,
Plus mon petit Lyré, que le mont Palatin :
Et plus que l'air marin la douceur Angevine. xv

Les projections du moi dans le paysage que l'on observe dans les
textes du XIXe siècle se fondent au contraire sur le principe d'une
réversibilité de l'intérieur et de l'extérieur : si le moi peut s'installer en creux
dans les éléments naturels, c'est parce qu'il englobe la nature tout entière en
son sein. Le moi est, chez Baudelaire, un espace intérieur qui rime avec
l'espace extérieur : "Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, /
Défilent lentement dans mon âme" ; "Je te hais, Océan! tes bonds et tes
tumultes, / Mon esprit les retrouve en lui" ; "Car je serai plongé dans cette
volupté / D'évoquer le Printemps avec ma volonté, / De tirer un soleil de
mon coeur, et de faire / De mes pensers brûlants une tiède atmosphère" xvi.
Verlaine explicite ce principe dans les Fêtes galantes : "Votre âme est un
paysage choisi" ("Clair de lune").
C'est parce que le moi contient le monde que le monde est pour lui
un miroir. Si la comparaison de la mer avec un miroir est légitimée - chez
Baudelaire par exemple : "La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme /
Dans le déroulement infini de sa lame" xvii - par le pouvoir réfléchissant de
l'eau, l'image du paysage-miroir ne doit sa cohérence qu'aux
correspondances intimes qui s'établissent entre l'âme et le monde :

L'ombre des arbres dans la rivière embrumée


Meurt comme de la fumée
Tandis qu'en l'air, parmi les ramures réelles,
Se plaignent les tourterelles.

Combien, ô voyageur, ce paysage blême


Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
Tes espérances noyées! xviii

La répétition de l'adjectif "blême", épithète du nom "paysage" et


attribut du pronom "toi" en position d'objet, achève de lier l'intérieur et
l'extérieur, sans que l'on parvienne plus à distinguer le comparant du
comparé. Dans les vers du même recueil : "Il pleure dans mon coeur /
Comme il pleut sur la ville" xix, c'est la paronomase que construisent les deux
verbes, plus encore que la comparaison, qui relie le "coeur" et la "ville" ;
les prépositions "dans" et "sur" deviennent ainsi interchangeables, abolissant
la frontière entre le dedans et le dehors. Dans le poème d'Apollinaire "Le
Pont Mirabeau" (Alcools ), la fusion entre la "Seine" et les "amours" est
opérée, de manière analogue, par le verbe conjugué au singulier :

Sous le pont Mirabeau coule la Seine


Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Si le verbe était conjugué au pluriel, il s'accorderait au sujet pluriel


que constitueraient alors les groupes nominaux coordonnés "la Seine / Et
nos amours", ce qui impliquerait que la Seine et les amours sont deux
réalités distinctes. Au singulier, le verbe s'accorde avec "la Seine", obligeant
le lecteur à confondre le fleuve et les amours pour donner sens à la phrase.
La suite du poème achève de fusionner réalité extérieure et réalité intérieure
en assimilant les bras des amants à un "pont" et leurs regards à une "onde" :

Les mains dans les mains restons face à face


Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse

Le jet d'eau

Le transfert métonymique du moi dans les objets est, au XIXe siècle,


un mode de représentation du moi si prégnant que certains objets acquièrent,
par le biais de l'intertextualité, une valeur symbolique inattendue. Le jet
d'eau en fournit un exemple particulièrement frappant, puisqu'il crée une
série d'échos entre trois poèmes de Baudelaire, Mallarmé et Verlaine
respectivement parus en 1865, 1866 et 1867, et dont les deux premiers ont
fait l'objet d'une publication dans Le Parnasse contemporain de mai 1866.
Le poème de Baudelaire, "Le Jet d'eau", fait partie de l'édition de 1868 des
Fleurs du mal. Il y est rangé dans la section "Galanteries", tandis que le
poème de Verlaine, "Clair de lune", ouvre le recueil des Fêtes galantes,
placé sous l'égide de Watteau, premier peintre à avoir reçu de l'Académie le
titre de "peintre des fêtes galantes". Le poème de Mallarmé, "Soupir", fait
partie des Poésies.
La structure énonciative de ces trois poèmes est semblable ; le poète
s'y adresse à l'amante à la deuxième personne : "Tes beaux yeux sont las,
pauvre amante!" (Baudelaire) ; "ô calme soeur" (Mallarmé) ; "Votre âme est
un paysage choisi" (Verlaine). Dans le premier, le jet d'eau dont le poète
entend le bruit "dans la cour" sert de comparant à l'âme de l'amante, qui
"S'élance, rapide et hardie, / Vers les vastes cieux enchantés", puis
"s'épanche, mourante, / En un flot de triste langueur, / Qui par une invisible
pente / Descend jusqu'au fond de mon coeur." Dans "Soupir", c'est au
contraire l'âme du poète qui monte "vers le ciel errant" des yeux de l'amante,
comme "un blanc jet d'eau soupire vers l'Azur", tandis qu'Octobre "mire aux
grands bassins sa langueur infinie". Enfin, dans "Clair de lune", les "grands
jets d'eau sveltes" "sanglot(ent) d'extase" dans l'âme de l'amante, comparée à
un "paysage" - tandis que le "jet d'eau" des Fleurs du mal "entretient
doucement l'extase" dans laquelle l'amour a plongé le poète en "sanglot(ant)
dans les bassins".
Le jet d'eau figure donc l'inlassable effort de l'âme vers l'infini, qui
est effort pour sortir de soi et se fondre dans l'espace. Mais cela n'épuise pas
le sens de l'image : le jet d'eau est aussi une figuration de l'écriture poétique,
autre forme - ou la même ? - de jaillissement hors de soi. Rappelons que le
mot "jet" - dont le signifiant contient celui du pronom "je" - s'emploie dans
les expressions "premier jet" ou "jeter sur le papier", qui renvoient au
jaillissement de l'écriture. Le premier sens du verbe "jeter" est d'ailleurs
"faire jaillir hors de soi" des cris, des larmes ou des paroles. De fait, les trois
poèmes associent au jet d'eau des verbes de parole : il "jase", "se tait" et
"sanglote" dans le poème de Baudelaire ; il "soupire" dans celui de
Mallarmé ; il "sanglot(e)" dans celui de Verlaine - qui décrit en outre les
masques et les bergamasques qui évoluent dans l'âme-paysage en train de
"jou(er) du luth" et de "chant(er) sur le mode mineur". Le "blanc" jet d'eau
qu'évoque Mallarmé fait par ailleurs écho au "vide papier que la blancheur
défend" du poème précédent, "Brise marine". L'image du jet d'eau renvoie
donc à l'écriture lyrique en acte, à la création poétique en tant qu'elle permet
au sujet de sortir hors de soi pour faire corps avec l'infini du monde.
Si les jets d'eau sont "sveltes" dans le poème de Verlaine, c'est peut-
être alors parce que l'adjectif vient de l'italien svegliere, "arracher, dégager" :
le jaillissement du sujet hors de soi est plus intense, plus douloureux aussi,
d'être lié à ce mouvement d'arrachement. L'"extase" que les poèmes de
Verlaine et de Mallarmé associent d'autre part au jet d'eau doit, elle aussi,
être prise à la lettre : le grec extasis désigne en effet "l'action d'être hors de
soi". L'écriture lyrique permet au sujet de s'apparaître hors de lui-même.
La représentation de l'effort créateur s'oppose cependant à celle de
l'oeuvre écrite. Détachée de son auteur, celle-ci a l'immobilité et la froideur
de la mort : dans le poème de Mallarmé, l'eau des bassins est "morte" et la
"fauve agonie / Des feuilles" y creuse un sillon ; dans le poème de Verlaine,
les "grands jets d'eau" sanglotent "parmi les marbres". Les "feuilles" mortes
ne peuvent manquer, ici, d'évoquer les pages imprimées, et l'on peut se
souvenir que le "marbre" a un sens typographique : le mot désigne le plateau
de fonte sur lequel les textes à imprimer sont composés. Mais son
immobilité est la condition même du pouvoir réfléchissant de l'oeuvre, qui
tend un miroir au moi et au monde confondus : Octobre "mire aux grands
bassins sa langueur infinie" ("Soupir") ; la "mélancolie" de l'"eau sonore",
de la nuit et des arbres est "le miroir de mon amour" ("Le Jet d'eau"). Dans
ces vers, les émotions du moi ("langueur", "mélancolie") deviennent celles
de la nature, si bien que l'oeuvre reflète l'un en réfléchissant l'autre.

Le centr e per du

Le rapport à la nature et à l'espace se modifie au XXe siècle. La


conception expressiviste de la nature en vigueur depuis le XVIIIe siècle fait
place à une interrogation sur la place du sujet dans un réel vide de toute
transcendance - ou, du moins, dont le rapport à la transcendance ne peut
plus être appréhendé qu'au terme d'une quête individuelle. Si Apollinaire est
à la charnière des deux siècles, un poète comme Guillevic rompt
radicalement avec l'héritage romantique. Jean-Marie Gleize définit le recueil
Du Domaine comme "une rêverie de l'espace, de l'établissement à tâtons
d'un sujet dans un espace et d'un espace dans un sujet" xx. L'unité du moi et
du monde, qui est encore, chez Hugo, un principe explicatif, devient chez
Guillevic un objet de désir. Le recueil commence par en manifester
l'absence : l'écriture fragmentaire "brise la perspective égo-centrique", "la
recomposition unitaire" du réel "par un moi-centre ou par un moi-source
autour duquel ou à partir duquel tout s'ordonne ou se hiérarchise" xxi ; il
brise, ce faisant, le modèle de représentation humaniste et individualiste du
moi. L'écriture a alors pour but de permettre au sujet de "trouver sa place,
son lieu, son équilibre" xxii dans un espace lui-même instable, ni subjectif, ni
objectif. Le recueil Terraqué dit une semblable oscillation entre le dedans
et le dehors, le contour et l'informe :

Mais le pire est toujours


D'être en dehors de soi
Quand la folie
N'est plus lucide.

D'être le souvenir d'un roc et l'étendue


Vers le dehors et vers le vague. xxiii

TEXTE 16 : Maurice Scève, La Délie, Dizain XCV (1544)

Ton haut sommet, ô Mont à Vénus sainte,


De tant d'éclairs tant de fois coronné,
Montre ma tête être de sanglots ceinte
Qui mon plus haut tiennent environné.
Et ce Brouas te couvrant étonné,
De mes soupirs découvre la bruine.
Tes Aqueducs, déplorable ruine,
Te font priser par l'injure du Temps,
Et mes yeux secs de l'eau qui me ruine
Me font du Peuple et d'elle passe-temps.

(La Délie, Objet de plus haute vertu, éd. de F. Charpentier, "Poésie /


Gallimard", 1984, p. 104)

COMMENTAIRE DU TEXTE 16

Délie, Objet de plus haute vertu paraît en 1544. Le recueil se


compose de dizains décasyllabiques - dix vers de dix syllabes -, forme close
et parfaite qui fait de chaque poème "un miroir convexe du tout" (F.
Charpentier). Construit sur le modèle du Canzoniere de Pétrarque, il est
tout entier consacré à "Délie", figure stylisée de l'objet d'amour. Comme le
remarque Françoise Charpentier, Délie, "Objet de plus haute vertu", n'est
jamais mise en position de sujet ; érigée en mythe, la destinataire du recueil
est une Idée - certains commentateurs ont d'ailleurs émis l'hypothèse que
"Délie" était un anagramme de "l'Idée" - qui obsède le "moi". Elle est, dans
ce dizain, désignée à la troisième personne, si bien qu'elle n'est pas même
une absente, mais une présence inaccessible : alors que le pronom "tu"
ouvre une béance dans le texte, "elle" permet en effet au discours de se clore
sur lui-même. Le discours poétique se centre donc sur son énonciateur,
"moi" enfermé en lui-même. Comme pour s'affranchir de cette clôture, le
"moi" se projette dans l'univers qui l'entoure : mais celui-ci lui renvoie,
comme en miroir, le reflet de son propre enfermement. Le dizain multiplie
en effet les images du cercle - "couronner", "ceindre", "environner" -, qui
renvoient symboliquement à l'encerclement du "Monde" sur lequel s'ouvre
le dizain précédent : le "Dieu volant" - c'est-à-dire l'Amour - y "environn(e)
le Monde".

Le "Mont à Vénus sainte" auquel s'adresse le poète est le mont


Fourvière, dont le nom est issu, selon son étymologie populaire, du latin
"Forum Veneris" (Forum de Vénus). Maurice Scève est un poète lyonnais,
et les paysages qui lui sont familiers - les monts qui entourent la ville, les
fleuves qui la traversent -, investissent la fiction. Mais s'il choisit ici la
périphrase, alors que d'autres dizains évoquent le "Mont Forvière" (d.
XXVI), c'est pour amorcer l'identification du "moi" et du mont : de même
que le mont est voué à Vénus, déesse de l'amour, le "moi" se voue à Délie,
dès lors assimilée à une "sainte". Le sommet du mont est, par ailleurs,
"coronné" d'éclairs : l'image de la couronne convoque celle de la tête, ce qui
a pour effet de personnifier le mont Fourvière. La comparaison de la "tête"
du poète avec le sommet du mont est donc légitimée par avance par ce lent
travail de métaphorisation, qui souligne par ailleurs l'étrange absence du
corps : le mot "tête", à la fin du premier hémistiche, semble se répéter au
début du second à la faveur d'un bégaiement - "ma tête / être" -, comme si le
corps occulté jetait le trouble dans le vers. De fait, la tête fait l'objet d'une
périphrase dans le quatrième vers - "mon plus haut" -, qui scelle l'identité du
mont et du "moi", auxquels le même adjectif est attribué - "ton haut
sommet" -, mais qui renvoie aussi au titre même du recueil : Délie, Objet de
plus haute vertu. L'élévation dans l'espace métaphorise celle de l'âme. Mais
la métaphore est à double détente : assimilés aux "éclairs" qui couronnent le
"haut sommet", les "sanglots" investissent le monde sensible, si bien que la
douleur morale se prolonge en souffrance physique. Le mont Fourvière
donne corps au "moi" - corps massif, monumental, corps qui écrase le
paysage -, si bien qu'entre corps et tête la métaphore abolit toute solution de
continuité. Les deux termes de la comparaison s'articulent autour du verbe
"montrer" : "Ton haut sommet (...) / Montre ma tête être de sanglots ceinte".
Montrer, c'est, au sens premier, mettre devant les yeux : le poème dit la
nécessité de ce passage dans l'ordre du sensible, qui concerne aussi bien
l'être moral - l'amour de "tête" prend corps - que le sujet poétique - le "moi"
devient visible.
Mais la comparaison aboutit au constat de différences. Si le mont et
le "moi" sont pareillement encerclés - le mont est "coronné" d'éclairs, la tête
est "ceinte" de sanglots qui la tiennent "environné(e)" -, le verbe
"couronner" implique une idée de récompense : le mont "coronné" est au
faîte de sa gloire. Pour récompense de son dévouement à sa dame, le "moi"
ne reçoit, lui, que "sanglots" : la solennité que connote le verbe "ceindre"
fait de l'énonciateur un roi misérable, couronné de larmes. Et, si les éclairs
sont des manifestations ponctuelles, les sanglots relèvent de l'habitude
quotidienne : le verbe "environner" signifie, au XVIe siècle, "vivre
habituellement auprès de quelqu'un". Cette différence radicale entre le mont
et le "moi" motive l'opposition entre "couvrir" et "découvrir" que
développent les vers 5 et 6. Le "Brouas" - c'est-à-dire le brouillard - qui
"couvre" le mont Fourvière frappé par la foudre ("étonner" est issu d'un
verbe latin signifiant "frapper du tonnerre") le cache et le protège. Mais, ce
faisant, il "découvre la bruine" des soupirs du poète : l'écran protecteur qui
dissimule le mont met le "moi" à découvert, dans la mesure où le brouillard
atmosphérique matérialise la "bruine" figurée des sentiments (le mot
désigne d'abord un brouillard épais, puis, au XVIe siècle, la pluie fine et
froide qui résulte de la condensation du brouillard). Le poète, comme pris au
piège de la métaphore, oppose ainsi le sens figuré au sens premier, et
l'espace référentiel construit par la fiction - le mont Fourvière "couv(ert)" de
brouillard - à l'espace de l'énonciation - où l'image manifeste le sens, le rend
visible, le "découvre". L'écriture poétique fait se rejoindre ces deux plans :
elle couvre le "moi" en le découvrant, le dissimule en le mettant à nu,
puisqu'elle ne peut le rendre visible qu'en lui imposant un masque - celui de
la métaphore. Le "moi", foudroyé comme le mont Fourvière, est donc à la
fois dissimulé par le brouillard qui descend sur le paysage lyonnais et
exposé au regard des lecteurs. De "sanglots" en "soupirs", il dit la douleur
de l'amant, mais aussi le discours nécessairement occulté, clandestin, qui est
celui de la poésie.
Les "Aqueducs" sont, à l'évidence, une métaphore des yeux voués
aux larmes : un aqueduc est, au sens propre, une conduite d'eau. Or, les
aqueducs romains en ruine qui traversent le mont Fourvière sont
"déplorable(s)" : ils suscitent les larmes de ceux qui les contemplent. Le
"Temps" qui les endommage les rend d'autant plus émouvants, si bien qu'ils
donnent du "pri(x)" au mont, l'embellissent à mesure qu'ils se dégradent.
Les métaphores ont donc le pouvoir d'émouvoir les lecteurs : si les aqueducs
en ruine font verser des larmes, c'est précisément parce qu'ils sont eux-
mêmes "secs" depuis des siècles ; les larmes, pour émouvoir, doivent être
métaphoriques. Les "yeux" du poète sont, eux, "secs" d'avoir trop pleuré :
"l'eau" qui "ruine" le sujet est celle des larmes. Mais les vraies larmes
n'émeuvent pas le "Peuple" - c'est-à-dire, dans ce contexte, la foule, le
public, au sein duquel se fond le "elle" de la destinataire idéale. Le public
considère comme un "passe-temps" le discours sans fard de la douleur : le
terme, qui a d'abord renvoyé à la joie, au plaisir, désigne à partir du XVIe
siècle un divertissement, une occupation légère et agréable qui détourne de
soi. Pour être émouvante, la douleur doit produire des images, créer des
mythes - bref, devenir fictive. Mais le poète s'identifie au mont, et ses yeux
sont "secs" comme les "Aqueducs" : l'opposition entre sens premier et sens
métaphorique, entre divertissement et émotion, est donc intérieure à sa
poésie. Celle-ci suscite donc pitié et plaisir, et divertit en faisant pleurer : le
"moi" ne peut se dire qu'en produisant des fictions, ses larmes doivent se
tarir pour susciter la pitié, si bien que le "moi" qui émeut le lecteur est
"ruin(é)", vidé de tout contenu biographique ou référentiel. L'amante, érigée
en lectrice, s'écarte donc de l'amant à mesure qu'elle se laisse émouvoir par
le poète. Si elle est désignée à la troisième personne - "elle" -, c'est parce
qu'elle ne peut, comme tous les lecteurs, appréhender le "moi" que sous la
forme d'un "il", d'une fiction où le "moi" se désagrège en se représentant.

TEXTE 17 : Jules Laforgue, Les Complaintes, "Complainte d'un autre


dimanche" (1885)
C'était un très-au vent d'octobre paysage,
Que découpe, aujourd'hui dimanche, la fenêtre,
Avec sa jalousie en travers, hors d'usage,
Où sèche, depuis quand! une paire de guêtres
Tachant de deux mals blancs ce glabre paysage.

Un couchant mal bâti suppurant du livide ;


Le coin d'une buanderie aux tuiles sales ;
En plein, le Val-de-Grâce, comme un qui préside ;
Cinq arbres en proie à de mesquines rafales
Qui marbrent ce ciel crû de bandages livides.

Puis les squelettes de glycines aux ficelles,


En proie à des rafales encor plus mesquines!
Ô lendemains de noce! ô bribes de dentelles!
Montrent-elles assez la corde, ces glycines
Recroquevillant leur agonie aux ficelles!

Ah! qu'est-ce que je fais, ici, dans cette chambre!


Des vers. Et puis, après ? ô sordide limace!
Quoi! la vie est unique, et toi, sous ce scaphandre,
Tu te racontes sans fin, et tu te ressasses!
Seras-tu donc toujours un qui garde la chambre ?

Ce fut un bien au vent d'octobre paysage....

(Oeuvres complètes, éd. de C. Pichois, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la


Pléiade", 1975, Tome I, p. 16)

COMMENTAIRE DU TEXTE 17

Les Complaintes paraissent en 1885, à compte d'auteur. Le terme


désigne, depuis Rutebeuf, une pièce poétique fondée sur la plainte, et plus
particulièrement, au XIXe siècle, une chanson populaire à déroulement
tragique racontant l'histoire d'un personnage légendaire. Ce personnage,
dans Les Complaintes de Jules Laforgue, n'est autre que le "moi" - qui se
"racont(e) sans fin" et se "ressass(e)" ("Complainte d'un autre dimanche").
L'écriture de soi affiche ici sa visée esthétique, remplaçant, comme
l'explique Daniel Grojnowski, le "référent" (réel ou fictif) par la "référence"
(à d'autres textes poétiques). Comment dire le "moi" lorsque l'histoire - et
tout particulièrement la répression de la Commune en 1871 - et la science -
les travaux sur l'inconscient se multiplient à la fin du XIXe siècle -
dénoncent l'illusion d'un sujet plein, absolu, souverain ? La référence à la
tradition lyrique ne suffit pas à préserver l'intégrité du "moi" : elle entérine
au contraire sa perte, en rendant sensible l'écart entre l'énoncé qui est
traditionnellement celui du poème lyrique - je suis... - et l'énonciation, qui
renvoie à un sujet émietté, pulvérisé. "Complainte d'un autre dimanche"
s'inscrit dans une séquence qui a pour objet la gestation du "moi" poétique :
"Complainte d'un certain dimanche" dit le désir de "vivre monotone" jusqu'à
ce que "la nature soit bien bonne" ; "Complainte d'un autre dimanche"
circonscrit cette attente monotone dans l'espace clos d'une "chambre" ;
"Complainte du foetus de poète" dit l'effort du "moi" pour se dégager, enfin,
de sa "chrysalide". Mais cette gestation est décrite comme une agonie : le
premier poème de cette série de trois exprime le désir régressif de
"redevenir" un "madrépor(e)", c'est-à-dire un organisme marin perçu, au
XIXe siècle, comme indifférencié, à la frontière du végétal et de l'animal.
"Complainte d'un autre dimanche" décrit le "moi" en gésine comme un
"moi" mourant ; et "Complainte du foetus de poète" assimile l'accouchement
à la sortie dans le "froid" d'un "pauvre enfant-terrible", condamné à vivre
"dupe" d'une "âme en coup de vent".
L'espace extérieur que décrit "Complainte d'un autre dimanche" -
chambre, paysage - représente donc une intériorité maladive, l'agonie d'un
"moi" en attente de lui-même. Le poème, composé de quatre quintils
d'alexandrins et d'un alexandrin isolé en clausule, manifeste dans sa forme
même l'enfermement du "moi" : le dernier vers du poème répète
partiellement le premier, tandis que le premier et le dernier vers de chaque
strophe reprennent le même mot à la rime.

Le premier vers s'ouvre sur un imparfait : "C'était un (...) paysage",


que contredit le présent du vers suivant : "que découpe, aujourd'hui
dimanche...". Le "paysage" d'octobre que décrit le poème sert aussi de cadre
au poème précédent, "Complainte d'un certain dimanche", qui dit la
désespérante répétition du même : "Oh! que d'après-midi d'automne à vivre
encore!" L'alternance du présent et de l'imparfait érige ainsi l'automne en
paysage intérieur fixe, indifférent à l'écoulement des jours, "monotone"
comme la vie même ("Complainte d'un certain dimanche"). L'imparfait fait
place, dans le dernier vers, au passé simple : "Ce fut un bien au vent
d'octobre paysage....". Les quatre points de suspension sur lesquels s'achève
le vers suggèrent que le poème pourrait reproduire sa structure close à
l'infini, prisonnier de ce paysage mental immuable.
Un paysage est - on l'a vu dans le chapitre 6 - un terme de peinture.
Ce paysage "découp(é)" par la "fenêtre" qui lui tient lieu de cadre est donc
d'emblée constitué en objet esthétique - tableau ou description. La référence
(à la peinture et à la littérature) remplace, ici encore, le référent : la
description renvoie moins à un univers référentiel - bien que Jules Laforgue
ait réellement vécu près du "Val-de-Grâce", et que ce paysage puisse donc
trouver un écho dans sa mémoire - qu'à une représentation symbolique du
"moi". De fait, le poème applique au paysage des termes propres à l'humain :
"jalousie", "glabre", "mals blancs", "mal bâti", "suppurant", "bandages",
"squelettes", "agonie". Ce paysage est, par ailleurs, "très-au vent d'octobre".
Or, avoir "le visage au vent" signifie "être malheureux" (Littré) : le paysage
"glabre" (v. 5) devient visage, figure du malheur du "moi".
Une "jalousie" est un volet mobile, et peut donc occulter une
"fenêtre". Mais le terme désigne aussi l'inquiétude que suscite l'infidélité.
Cette homonymie fait de la jalousie un écran impalpable qui brouille la
vision, et la brouille d'autant plus qu'elle est "en travers, hors d'usage" : "Elle
est partie hier", constate le poète de "Complainte d'un certain dimanche" à
propos d'une amante sans nom ; la "jalousie" qui occulte la fenêtre
"aujourd'hui dimanche" est donc sans "usage", dérisoire au vu de l'état
d'abandon dans lequel se trouvent la chambre et le "moi". Les "guêtres" qui
sèchent "depuis quand!" à la fenêtre sont de semblables vestiges d'un passé
révolu : elles sont sans usage pour qui "garde la chambre". Le terme désigne
une pièce de tissu qui recouvre le haut de la chaussure, et entre dans nombre
de locutions figées. "Laisser ses guêtres quelque part", c'est, selon le Littré, y
mourir : les guêtres abandonnées à la fenêtre disent la lente agonie dont la
chambre est le cadre. Elles tachent le paysage de deux "mals blancs", c'est-à-
dire de deux panaris (le panaris est une sorte d'abcès près de l'ongle) : la
décrépitude du "moi" gagne le réel qui l'entoure, atteint d'une nécrose qui
l'amoindrit jusqu'à le faire disparaître.
L'image du panaris légitime celle de la "suppura(tion)" (v. 6) : le
soleil "couchant" se transforme en abcès gigantesque par lequel s'écoule le
pus d'un corps métaphorique. L'adjectif "livide" - issu du latin lividus,
"bleuâtre, noirâtre" - renvoie, au sens premier, aux bleus qui marquent une
peau meurtrie : dans ce contexte médical, le "couchant" convoque l'image
d'un corps couché, celui du malade alité qui "garde la chambre". Ce corps
est "mal bâti" - l'expression s'applique normalement à la personne humaine -
, ce qui suggère que le mal qui l'atteint n'est pas ponctuel, mais chronique :
c'est un corps mal armé pour la vie. Parce qu'elle désigne un local où on lave
le linge, la "buanderie" qui apparaît dans le vers suivant semble avoir pour
fonction de lutter contre le sentiment de dégoût que suscite cette
représentation de la maladie ; mais ses tuiles sont "sales". Au centre du
tableau dans le "coin" duquel elle figure, au centre, aussi, de la strophe,
s'élève le "Val-de-Grâce", sorte de métonymie de la maladie qui gangrène le
paysage : cette ancienne abbaye a en effet été convertie en hôpital militaire
dès le début du XIXe siècle. Le Val-de-Grâce, dont le dôme est l'un des plus
élevés de Paris au XIXe siècle, "préside" cette assemblée sinistre, et en
assure la personnification : il est "comme un" qui préside. De fait, les arbres
sont au nombre de "cinq", comme les doigts d'une main gigantesque, tandis
que les rafales de vent "marbrent" le ciel, ainsi assimilé à la suppuration
"livide" du couchant : une peau marbrée est en effet marquée de teintes
bleuâtres. Si le ciel est "crû", c'est parce qu'il devient chair sanglante (la
proximité de l'adjectif avec le participe passé du verbe "croître" explique
peut-être la présence, ici, d'un accent circonflexe ; le sens du vers implique
en effet de lire "cru", et non "crû").
C'est encore à la couleur des ecchymoses que renvoie
symboliquement celle des "glycines", plante à grappes de fleurs mauves.
Mais les fleurs ont disparu : des glycines, il ne reste que des "squelettes"
accrochés aux "ficelles" - celles grâce auxquelles les jardiniers canalisent la
croissance de la plante ; mais aussi celles du métier poétique. Le poète
exhibe ici les "ficelles" de son art, en soulignant le caractère fabriqué de la
métaphore. Ces "ficelles" grossières rendent d'autant plus sensible la
détérioration des fils délicats dont se composent les "dentelles" : des
"dentelles" végétales et poétiques ne subsistent que des "bribes", si bien que
le poème est implicitement défini comme un "squelett(e)". La poésie montre
"la corde" : l'expression s'applique à une personne qui laisse voir l'embarras
de sa situation ou de ses affaires (Littré). Ce sont les "vers" (v. 17) aussi
bien que les fleurs qui "recroquevill(ent) leur agonie" aux ficelles, dans un
poème qui a pour objet sa propre dépoétisation.
Le "moi" se définit explicitement comme poète dans la dernière
strophe, où le "je" apparaît pour la première fois : "Ah! qu'est-ce que je fais,
ici, dans cette chambre! / Des vers." L'évocation des "vers" a pour
conséquence directe la conversion du "je" en "tu" : "et toi, (...) / Tu te
racontes sans fin". A l'objectivation du "moi" dans le paysage succède sa
mise à distance sous la forme d'une deuxième personne : le "moi" poétique
ne peut se dire qu'ailleurs, hors de lui-même. Il se représente sous les traits
de la "limace", gastéropode lent et visqueux qui, par contagion, réactive
brièvement le sens zoologique de "vers" et de "scaphandre" (le terme
désigne un autre gastéropode) : c'est, ici encore, l'humain qui fait défaut. La
poésie de qui se "racont(e) sans fin" apparaît comme une sécrétion
poisseuse, le "ressasse(ment)" de soi est ravalé au rang de processus digestif.
Le "scaphandre", qui désigne au sens propre un appareil de plongée,
assimile par ailleurs la "chambre" où s'élabore la poésie à un milieu sans air,
si bien que celui qui s'y confine redevient "madrépore" ("Complainte d'un
certain dimanche"), organisme marin indifférencié, être élémentaire. Ce
poème des Complaintes, qui, par son titre et par sa forme, s'inscrit dans la
tradition lyrique, travaille en définitive à sa propre destruction : le "moi" qui
l'assume est dans les "Limbes" ("Complainte du foetus de poète"), son
cheminement poétique est une régression - du corps malade à l'objet
inanimé, de l'animal à l'organisme indifférencié, du sujet souverain dont le
XIXe siècle imagine qu'il fondera la République universelle et fraternelle à
un sujet fragmenté, confronté à sa propre impuissance.

TEXTE 18 : Louis Aragon, Le Nouveau Crève-coeur , "Les poissons noirs"


(1948)

La quille de bois dans l'eau blanche et bleue


Se balance à peine Elle enfonce un peu
Du poids du pêcheur couché sur la barge
Dans l'eau bleue et blanche il traîne un pied nu
Et tout l'or brisé d'un ciel inconnu
Fait au bateau brun des soleils en marge
Filets filets blonds filets filets gris
Dans l'eau toute bleue où le jour est pris
Les lourds poissons noirs rêvent du grand large

(L'Oeuvre poétique, éd. annotée par J. Ristat, Livre Club Diderot, Messidor,
1989-1990, Tome IV, p. 959)

COMMENTAIRE DU TEXTE 18

Le Nouveau Crève-coeur paraît en 1948, au lendemain de la


Seconde Guerre mondiale, sept ans après Le Crève-coeur , publié
clandestinement en pleine guerre. Le recueil s'adresse à "ceux qui croient un
peu vite qu'il a suffi de l'insurrection nationale, et de tout l'héroïsme de notre
peuple, et du sang versé de nos martyrs, pour que le ciel tourne, et le monde
change" ("Les poissons noirs, ou de la réalité en poésie", préface tardive au
Musée Grévin ). Si la France est libérée, "les temps prédits de la bonté" ne
sont pas encore venus (Le Nouveau Crève-coeur , "Le cri du butor, VIII).
Aussi la poésie a-t-elle à redéfinir son rôle : à la résistance à l'occupant
succède le combat politique contre l'ordre bourgeois ; la "poésie de
circonstance" que légitimait l'état de guerre se heurte désormais, selon
Aragon, au mépris des tenants de la poésie pure, pour qui "la poésie
commence où la circonstance se perd" ("Les poissons noirs, ou de la réalité
en poésie"). Pour Aragon, au contraire, la poésie vivante est toujours de
circonstance : son inscription dans un réel historique précis garantit la
possibilité même de sa réactualisation dans des circonstances historiques
analogues. Deux textes publiés à deux ans d'intervalle et portant - presque -
le même titre font des "poissons noirs" le symbole de ce "poids" du réel
dans la poésie : le premier, intitulé "Les poissons noirs, ou de la réalité en
poésie", est une préface adjointe en 1946 au Musée Grévin, recueil publié
pour la première fois pendant la guerre ; le second est un poème du Nouveau
Crève-coeur intitulé "Les poissons noirs". Comme l'ont montré les travaux
de Nathalie Piégay-Gros, l'écriture d'Aragon est toujours réécriture, dialogue
interne à l'oeuvre et à la littérature : les deux textes se répondent, mais font
aussi écho à la Chanson de Roland - qui décrit une ville engloutie dans un
lac où fraient des "poissons noirs" - et à ses exégèses - un commentateur de
la Chanson de Roland situe en effet la ville légendaire sur l'emplacement
d'un lac réel, connu par les géographes pour les "poissons noirs" qu'on y
pêche ("Les poissons noirs, ou de la réalité en poésie"). C'est, de fait, un
"pêcheur" que l'on trouve au centre du poème : ce pêcheur de "poissons
noirs" représente le poète, au coeur d'une description qui fonctionne comme
une allégorie de la poésie.

"Les poissons noirs" s'insèrent dans la section du Nouveau Crève-


coeur intitulée "Tapisseries". Une tapisserie est un panneau mural
représentant un motif symbolique ; le poème-tapisserie s'offre donc au
regard, il est une figuration du réel accessible aux sens - ce que met en
abyme le jeu des couleurs dans le poème : le noir, le blanc, le bleu, l'or, le
brun, le blond et le gris y organisent la description du "pêcheur". Cette
tapisserie renvoie à une autre, la "Tapisserie de la grande peur" (Le Crève-
coeur ), où "le paysage enfant de la terreur moderne / A des poissons volants
sirènes poissons-scies" qui écrivent "blanc sur bleu dans le ciel". Le ciel est
une page bleue sur laquelle les avions, "poissons volants", écrivent la guerre
en blanc : le ciel reflète l'eau. Et si l'eau des "Poissons noirs" est "blanche et
bleue", c'est parce qu'elle reflète le ciel : "tout l'or brisé d'un ciel inconnu /
Fait au bateau brun des soleils en marge". Comme le ciel, l'eau est une page
pourvue de "marge(s)" : la distinction entre le haut et le bas, entre le réel et
son reflet se brouille, le poème décrivant la frontière où ils se rejoignent et
se confondent.
Tous les objets décrits se situent en effet à la surface de l'eau, au plus
près du plan horizontal où se forment les reflets. La "quille" est une pièce
allongée située sous la coque d'un navire ; or, la "barge", sorte de barque
légère, est une embarcation à fond plat : sa "quille" enfonce donc "un peu",
au ras de l'eau. Le pêcheur "couché" sur la barge accentue l'horizontalité de
la description : le "pied nu" qu'il immerge à peine met son corps au contact
de l'eau, si bien qu'il semble couché sur l'eau, au centre des reflets qui
rayonnent autour du bateau. La thématique du reflet détermine la forme
même du poème : celui-ci se compose de neuf décasyllabes qui, tous,
articulent de part et d'autre de la césure deux hémistiches égaux ; redoublant
cette symétrie, un chiasme fait du second hémistiche du vers 1 ("dans l'eau
blanche et bleue") l'image inversée du premier hémistiche du vers 4 ("Dans
l'eau bleue et blanche"). Le système des rimes, enfin, articule deux quatrains
aux rimes embrassées autour du vers 6 ("barge" / "nu" / "inconnu" /
"marge", d'une part ; "marge" / "gris" / "pris" / "large", d'autre part),
transformant ce vers qui dit le reflet (des "soleils" s'y inscrivent "en marge"
du "bateau") en source de reflets à l'échelle du poème.
Le poème apparaît, en définitive, comme un miroir de concentration
où se reflète tout le réel : sur la page "blanche et bleue", le reflet du "ciel" se
mêle à la silhouette noire des "poissons" qui nagent sous l'eau, comme, dans
le poème, le référent historique à l'utopie, ce "ciel inconnu" dont l'or brisé
crée des "soleils". Le poids de la réalité, que métaphorisent la "lourd(eur)"
des poissons et le "poids" du pêcheur qui fait "enfonce(r) un peu" la barge -
l'image prolonge celle des "mots (...) alourdis de réalité" que propose la
préface du Musée Grévin -, s'annule à la surface de l'eau, si bien que les
"poissons noirs" deviennent poissons volants dans un ciel aquatique : réalité
et utopie s'interpénètrent. Cette osmose du ciel et de l'eau est également au
centre du poème VIII du "Cri du butor", autre section du Nouveau Crève-
coeur . Le poème s'adresse au poète qui "n'os(e) pas crier à pleine voix (s)on
coeur" :

Tu n'oses pas former dans tes lèvres humaines


Les vocables d'eau claire où se lisent les cieux
Le rêve vainement que tes filets ramènent
A la nuit tu le rends et détournes les yeux
Faux pêcheur chasseur feint régisseur sans domaine
(...)
Avoue enfin la rose avoue enfin l'azur

Voici venir les temps prédits de la bonté

Le "butor" est un oiseau échassier qui vit dans les marais - de même
que le "courlis", qui donne son titre au poème qui suit "Les poissons noirs".
L'oiseau aquatique, comme le pêcheur, est entre le ciel et l'eau : son cri se
confond donc avec les "vocables d'eau claire où se lisent le ciel". Ces
vocables sont un "rêve" que le poète doit prendre dans ses "filets" ; le
pêcheur à l'affût des "lourds poissons noirs rêv(ant) du grand large" ne
cherche donc pas à capturer les poissons eux-mêmes, mais leur "rêv(e)", qui
est le rêve propre à une époque, le rêve d'un peuple aux prises avec le réel -
les "secrets" du Musée Grévin "ne sont pas les miens mais ceux d'une
époque trop longue et pourtant fugitive, d'une époque où s'affolait le coeur
de France", écrit l'auteur des "Poissons noirs, ou de la réalité en poésie". En
capturant le rêve des "poissons noirs" dans ses filets, le poète parle donc au
nom de tous, "cri(e) à pleine voix" le "coeur" de tous en même temps que le
sien propre. Il fait ainsi advenir le "jour" : alors que le "faux pêcheur" rend
le rêve ramené dans ses filets à la "nuit" ("Le cri du butor", VIII), le pêcheur
de poissons noirs capture le "jour" en même temps que les "rêves", dans une
eau désormais "toute bleue" (v. 8). Il faut chanter les rêves du peuple pour
que l'histoire sorte de la nuit, il faut "avoue(r) enfin l'azur" pour que
viennent "les temps prédits de la bonté" ("Le cri du butor", VIII).
Les filets du pêcheur sont "blonds" et "gris", "blonds" puis "gris" :
les filets qui ramènent les poissons noirs sont faits des propres cheveux du
poète, et, par métonymie, de ses nerfs, de ses veines, capillaires sensibles
chargés de capter les rêves d'un peuple. Le "moi" accueille ainsi la
subjectivité de tous.

i
Philippe Hamon, Du Descriptif, Hachette Supérieur, "Recherches littéraires", 1993, p. 116.
ii
Ibid.
iii
Léo Spitzer, Etudes de style, trad. franç. Gallimard, 1970, p. 451 ; cité par Ph. Hamon,
Du Descriptif, p. 117.
iv
Jean-Michel Maulpoix, "Lyrisme et description", La Voix d'Orphée, p. 89-99.
v
Roland Barthes, "Aujourd'hui, Michelet", L'Arc, n° spécial "Michelet", 52, 1973, p. 20.
vi
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, trad. J.
Lacoste, Petite Bibliothèque Payot, "Critique de la politique", 1979, p. 84.
vii
Jean-Claude Mathieu, "Le poète tardif : sujet lyrique et sujet éthique chez Jaccottet", Le
Sujet lyrique en question, p. 205.
viii
Jean-Claude Mathieu, article cité, p. 211.
ix
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, XIX, "La géante" ; XXXI, "Le vampire".
x
Pierre de Ronsard, Les Amours, CCX.
xi
Philippe Hamon, "Sujet lyrique et ironie", Le Sujet lyrique en question.
xii
Victor Brombert, "Lyrisme et dépersonnalisation : l'exemple de Baudelaire",
Romantisme, 6, 1973, p. 34.
xiii
Ibid., p. 33.
xiv
Joachim Du Bellay, Les Regrets, XXI.
xv
Ibid., XXXI.
xvi
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, LXXVIII, "Spleen" ; LXXIX, "Obsession" ;
LXXXVI, "Paysage".
xvii
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, XIV, "L'homme et la mer".
xviii
Paul Verlaine, Romances sans paroles, "Ariettes oubliées", IX.
xix
Ibid., III.
xx
Jean-Marie Gleize, Poésie et Figuration, Le Seuil, coll. "Pierres vives", 1983, p. 209.
xxi
Ibid., p. 211.
xxii
Ibid., p. 215.
xxiii
Guillevic, Terraqué, "Poésie / Gallimard", 1968, p. 83.
Bibliogr aphie

N.B. Cette bibliogr aphie, établie en 2002, r este à actualiser .

I. OEUVRES POETIQUES

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II. OUVRAGES CRITIQUES

1. APPROCHE LINGUISTIQUE

BENVENISTE (Emile), Problèmes de linguistique générale, Gallimard,


1966.
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2. SUR UN AUTEUR

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3. SUR LA POESIE

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4. SUR LE SUJET LYRIQUE ET LA SUBJECTIVITE

Figures du lyrisme, Romantisme, n°6, Flammarion, 1973.


Figures du sujet lyrique, textes réunis par D. Rabaté, P.U.F., « Perspectives
littéraires », 1996.
Penser le sujet aujourd'hui, textes réunis par E. Guibert-Sledziewski et J.-L.
Vieillard-Baron, Klincksieck, « Méridiens », 1988.
Le Sujet lyrique en question, textes réunis par D. Rabaté, J. de Sermet et Y.
Vadé, Modernités 8, Presses Universitaires de Bordeaux, 1996.
BADIOU (Alain), Théorie du sujet, Le Seuil, 1982.
BENREKASSA (Georges), Fables de la personne, Pour une histoire de la
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Réper toir e des for mes fixes

BALLADE
e e
Ce poème d'origine médiévale connaît un succès éclatant aux XIV et XV
e e
siècles (Villon). Il disparaît du XVI au XVIII siècles, pour réapparaître au
e
XIX ; le mot désigne alors un poème de structure monodramatique - K.
Hamburger désigne par ce terme, dans Logique des genres littéraires, un
poème dont l'énonciateur est un personnage fictif - d'origine populaire ou
pseudo-populaire (Hugo). La ballade procède d'une chanson de danse
médiévale : elle se compose de trois strophes isométriques (dont tous les
vers comptent le même nombre de syllabes) construites sur les mêmes
rimes, et s'achevant chacune sur le même vers, appelé refrain. L'ensemble
est suivi d'un "envoi" dont la longueur équivaut à une demi-strophe, qui
emprunte les rimes de la seconde partie des strophes. Le plus souvent, la
ballade est écrite en octosyllabes ou en décasyllabes. Molinet a contribué à
imposer les strophes dites carrées : les strophes comprennent autant de vers
que les vers ont de syllabes (la petite ballade compte trois huitains
d'octosyllabes, suivis d'un quatrain ; la grande ballade présente trois
dizains de décasyllabes et un quintil).

BALLADE DE LA RUINE

Je viens de revoir le pays,


Le beau domaine imaginaire
Où des horizons éblouis
Me venaient des parfums exquis.
Ces parfums et cette lumière
Je ne les ai pas retrouvés.
Au château s'émiette la pierre.
L'herbe pousse entre les pavés.

La galerie où les amis


Venaient faire joyeuse chère
Abrite en ses lambris moisis
Cloportes et chauves-souris ;
L'ortie a tué jusqu'au lierre.
Les beaux lévriers sont crevés
Qui jappaient d'une voix si claire.
L'herbe pousse entre les pavés.

Tous les serments furent trahis.


Les souvenirs sont en poussière,
Les midis éteints et les nuits
Pleines de terreurs et de bruits.
Qui fut la châtelaine altière ?
Pastels que la pluie a lavés
Restez muets sur ce mystère.
L'herbe pousse entre les pavés.

ENVOI

Prince, à jamais faites-moi taire ;


Rasez tous ces murs excavés
Et semez du sel dans la terre.
L'herbe pousse entre les pavés.

(Charles Cros, Le Collier de griffes, « Visions » ; publication posthume en


1908)

BLASON
Le blason est un poème descriptif voué à l'éloge d'un individu ou d'un objet.
e e
Pratiqué dès le XV siècle, il connaît un grand succès au XVI siècle. Il se
compose d'octosyllabes ou de décasyllabes à rimes plates.

LE FRONT

Front large et haut, front patent et ouvert,


Plat et uni, des beaux cheveux couvert :
Front qui est clair et serein firmament
Du petit monde, et par son mouvement
Est gouverné le demeurant du corps :
Et à son vueil sont les membres concors :
Lequel je vois être troublé par nues,
Multipliant ses rides très-menues,
Et du côté qui se présente à l'oeil
Semble que là se lève le soleil.
Front élevé sus cette sphère ronde,
Où tout engin et tout savoir abonde.
Front révéré, Front qui le corps surmonte
Comme celui qui ne craint rien, fors honte.
Front apparent, afin qu'on pût mieux lire
Les lois qu'amour voulut en lui écrire,
Ô front, tu es une table d'attente
Où ma vie est, et ma mort très-patente!

(Maurice Scève, Les Blasons anatomiques du corps féminin, cité par F.


Charpentier dans le Dossier des Oeuvres poétiques de Louise Labé,
« Poésie / Gallimar »", 1983 ; recueil de 1543)

CHANT ROYAL
Le chant royal est construit selon le même principe que la ballade, mais il
est sensiblement plus long : il compte cinq strophes au lieu de trois. Les
strophes sont le plus souvent composées de onze décasyllabes, et l'envoi de
cinq, six ou sept décasyllabes. « Le plus souvent, la matière du chant royal
est une allégorie obscure enveloppant sous son voile louange de Dieu ou
Déesse, Roi ou Reine, Seigneur ou Dame » (Sébillet).

CHANT ROYAL
DE LA CONCEPTION NOTRE-DAME,
QUE MAITRE GUILLAUME CRETIN VOULUT AVOIR
DE L'AUTEUR :
LEQUEL LUI ENVOYA AVECQUES CE HUITAIN

A MONSIEUR CRETIN,
SOUVERAIN POETE FRANÇAIS,
SALUT

L'homme sotard et non savant,


Comme un rôtisseur qui lave oie,
La faute d'aucun nonce avant
Qu'il la connaisse ne la voie :
Mais vous, de haut savoir la voie,
Saurez par trop mieux m'excuser
D'un gros erreur, si fait l'avoie,
Qu'un amoureux de musc user.

CHANT ROYAL DE LA CONCEPTION


Lorsque le Roi, par haut désir et cure,
Délibéra d'aller vaincre ennemis,
Et retirer de leur prison obscure
Ceux de son ost à grands tourments soumis,
Il envoya ses fourriers en Judée
Prendre logis sur place bien fondée :
Puis commanda tendre en forme facile
Un pavillon pour exquis domicile,
Dedans lequel dresser il proposa
Son lit de camp, nommé en plein concile
La digne couche où le Roi reposa.

Au pavillon fut la riche peinture,


Montrant par qui nos péchés sont remis :
C'était la nue, ayant en sa clôture
Le jardin clos à tous humains promis,
La grand cité des hauts cieux regardée,
Le lys royal, l'olive collaudée,
Avec la tour de David immobile.
Parquoi l'Ouvrier sur tous le plus habile
En lieu si noble assit et apposa
(Mettant en fin le dit de la Sibylle)
La digne couche où le Roi reposa.

D'antique ouvrage a composé Nature


Le bois du lit, où n'a un point omis :
Mais au coussin plume très blanche et pure
D'un blanc colomb le grand Ouvrier a mis.
Puis Charité, tant quise et demandée,
Le lit prépare avec Paix accordée :
Linge très pur dame Innocence file,
Divinité les trois rideaux enfile,
Puis à l'entour les tendit et posa,
Pour préserver du vent froid et mobile
La digne couche où le Roi reposa.

Aucuns ont dit noire la couverture :


Ce qui n'est pas, car du Ciel fut transmis
Son lustre blanc, sans autre art de teinture ;
Un grand Pasteur l'avait ainsi permis :
Lequel jadis par grâce concordée
De ses agneaux la toison bien gardée
Transmit au clos de Nature subtile,
Qui une en fit, la plus blanche et utile
Qu'oncques sa main tissut ou composa ;
Dont elle orna (outre son commun style)
La digne couche où le Roi reposa.

Pas n'eut un ciel fait à frange et figure


De fins damas, sargettes ou samis.
Car le haut ciel, que tout rond on figure,
Pour telle couche illustrer fut commis.
D'un tour était si précieux bordée,
Qu'oncques ne fut de vermine abordée.
N'est-ce donc pas d'humanité fertile
Oeuvre bien fait ? Vu que l'Aspic hostile,
Pour y dormir, approcher n'en osa ?
Certes si est, et n'est à lui servile
La digne couche où le Roi reposa.

ENVOI

Prince, je prends, en mon sens puérile,


Le pavillon pour sainte Anne stérile :
Le Roi, pour Dieu, qui aux cieux repos a.
Et Marie est (vrai comme l'Evangile)
La digne couche où le Roi reposa.

(Clément Marot, L'Adolescence clémentine, "Ballades" ; 1532)

ÏAMBE
Le mot désigne, par analogie avec l'ïambe prosodique (pied composé d'une
syllabe brève puis d'une longue), un poème construit sur l'alternance
d'alexandrins et d'octosyllabes, elle-même redoublée par l'alternance des
rimes.

PAROLES SUR LA DUNE

Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau,


Que mes tâches sont terminées ;
Maintenant que voici que je touche au tombeau
Par les deuils et par les années,

Et qu'au fond de ce ciel que mon essor rêva,


Je vois fuir, vers l'ombre entraînées,
Comme le tourbillon du passé qui s'en va,
Tant de belles heures sonnées ;
Maintenant que je dis : - Un jour, nous triomphons ;
Le lendemain, tout est mensonge! -
Je suis triste, et je marche au bord des flots profonds
Courbé comme celui qui songe.

Je regarde, au-dessus du mont et du vallon,


Et des mers sans fin remuées,
S'envoler, sous le bec du vautour aquilon,
Toute la toison des nuées ;

J'entends le vent dans l'air, la mer sur le récif,


L'homme liant la gerbe mûre ;
J'écoute et je confronte en mon esprit pensif
Ce qui parle à ce qui murmure ;

Et je reste parfois couché sans me lever


Sur l'herbe rare de la dune,
Jusqu'à l'heure où l'on voit apparaître et rêver
Les yeux sinistres de la lune.

Elle monte, elle jette un long rayon dormant


A l'espace, au mystère, au gouffre ;
Et nous nous regardons tous les deux fixement,
Elle qui brille et moi qui souffre.

Où donc s'en sont allés mes jours évanouis ?


Est-il quelqu'un qui me connaisse ?
Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis,
De la clarté de ma jeunesse ?

Tout s'est-il envolé ? Je suis seul, je suis las ;


J'appelle sans qu'on me réponde ;
O vents! ô flots! ne suis-je aussi qu'un souffle, hélas!
Hélas! ne suis-je aussi qu'une onde ?

Ne verrai-je plus rien de tout ce que j'aimais ?


Au dedans de moi le soir tombe.
O terre, dont la brume efface les sommets,
Suis-je le spectre, et toi la tombe ?

Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir ?


J'attends, je demande, j'implore ;
Je penche tour à tour mes urnes pour avoir
De chacune une goutte encore!

Comme le souvenir est voisin du remord!


Comme à pleurer tout nous ramène!
Et que je te sens froide en te touchant, ô mort,
Noir verrou de la porte humaine!

Et je pense, écoutant gémir le vent amer,


Et l'onde aux plis infranchissables ;
L'été rit, et l'on voit sur le bord de la mer
Fleurir le chardon bleu des sables.

5 août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey.

(Victor Hugo, Les Contemplations, V, 13 ; 1856)

ODE
Ce nom provient du grec ôdè, « chant ». Il désigne un poème composé d'une
succession de strophes de schéma identique. Voir le texte 10, « De l'election
de son sepulchre » (Pierre de Ronsard, Odes, IV, 4, édition de 1550).

PANTOUM
D'origine malaise, ce poème est constitué de quatrains à rimes croisées, dans
lesquels le deuxième et le quatrième vers d'une strophe sont repris par le
premier et le troisième vers de la strophe suivante. Le pantoum connut une
certaine vogue au XIXe siècle (Verlaine insère un « Pantum négligé » dans
Jadis et Naguère ).

HARMONIE DU SOIR

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige


Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige!

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;


Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige!
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le violon frémit comme un coeur qu'on afflige,
Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir!
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.

Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,


Du passé lumineux recueille tout vestige!
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...
Ton souvenir en moi lui comme un ostensoir!

(Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « Spleen et Idéal », XLVII ; 1857)

RONDEAU
e
Le rondeau a revêtu des formes variables jusqu'au XV siècle. Cette forme
e
est surtout cultivée dans la première moitié du XVI siècle, puis dans la
e
première moitié du XVII siècle, mais elle n'a jamais totalement disparu.
Elle procède elle aussi d'une chanson de danse. Jean Marot, Lemaire de
Belges, Cretin et Gringore ont contribué à imposer les formes canoniques
immortalisées par Jean Marot, le rondeau quatrain et le rondeau cinquain.
Le rondeau quatrain (ou rondeau simple ) est construit en octosyllabes et
sur deux rimes. Il compte deux quatrains encadrant un distique (groupe de
deux vers) ; le « rentrement » qui clôt la deuxième et la troisième strophes
répète les deux, trois ou quatre premières syllabes du rondeau. Le rondeau
cinquain (ou rondeau double ) est construit en décasyllabes. Il compte deux
quintils encadrant un tercet, et le « rentrement » répète les quatre premières
syllabes du rondeau.

RONDEAU RESPONSIF A UN AUTRE,


QUI SE COMMENÇAIT : MAITRE CLEMENT, MON BON AMI

En un rondeau sur le commencement


Un vocatif, comme « maître Clément »,
Ne peut faillir rentrer par huis ou porte :
Aux plus savants poètes m'en rapporte,
Qui d'en user se gardent sagement.

Bien inventer vous faut premièrement,


L'invention déchiffrer proprement,
Si que Raison et Rime ne soit morte
En un rondeau.

Usez de mots reçus communément,


Rien superflu n'y soit aucunement,
Et de la fin quelque bon propos sorte :
Clouez tout court, rentrez de bonne sorte,
Maître passé serez certainement
En un rondeau.

(Clément Marot, L'Adolescence clémentine, « Rondeaux », I ; 1532)

RONDEL
e e
Le rondel est aussi appelé rondeau ancien. En vigueur du XIV au XVI
siècles, cette forme a été abandonnée par la suite, puis reprise par quelques
e e
poètes des XIX et XX siècles. Le rondel peut compter neuf, dix, douze,
treize ou quinze vers. Celui de treize vers est le plus fréquent. Il est construit
sur deux rimes, et se divise en trois strophes de quatre vers, plus un refrain
final. La première et la dernière strophes sont à rimes embrassées et la
deuxième à rimes croisées. Le premier et le deuxième vers sont répétés,
sous forme de refrain, après le sixième vers, et le premier vers constitue de
nouveau, dans un refrain final, le treizième vers.

RONDEL

Mauve procession ce soir


Au couchant brumeux des époques ;
Autour du coeur, l'air équivoque,
Comme au pied d'un ancien manoir,

Vont les courtisanes d'Espoir


Que tristement toutes j'évoque :
Mauve procession ce soir
Au couchant brumeux des époques.

Vont, un peu lasses... Leur regard


Défie et leur lèvre se moque ;
Blanc cortège spectral plutôt que
Le long des murs du Doute noir
Mauve procession ce soir.

Mars 1913

(André Breton, Oeuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la


Pléiade », Tome I, « Inédits », p. 32)

SONNET
Le sonnet est une forme originaire d'Italie, issue de Pétrarque, et pratiquée
e e
par la Pléiade. Elle a connu un grand succès aux XVI et XVII siècles, et à
e
nouveau au XIX siècle, après une éclipse d'un siècle. Le sonnet compte
quatorze vers, divisés en deux quatrains sur deux rimes et un sizain sur trois
rimes - qu'on a coutume de séparer en deux tercets. La disposition des rimes
est la même dans les deux quatrains ; elles y sont généralement embrassées
et quelquefois croisées. Dans les sonnets dits réguliers, les quatrains sont
construits sur les mêmes rimes embrassées, et le sizain se compose de deux
vers à rimes plates suivis de quatre vers à rimes croisées.

I. SONNET, AVEC LA MANIERE DE S'EN SERVIR

Réglons notre papier et formons bien nos lettres :

Vers filés à la main et pied uniforme,


Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton ;
Qu'en marquant la césure, un des quatre s'endorme...
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.

Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;


Aux fils du télégraphe : - on en suit quatre, en long ;
A chaque pieu, la rime - exemple : chloroforme.
- Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.

- Télégramme sacré - 20 mots. - Vite à mon aide...


(Sonnet - c'est un sonnet -) ô Muse d'Archimède!
- La preuve d'un sonnet est par l'addition :

- Je pose 4 et 4 = 8! Alors je procède,


En posant 3 et 3! - Tenons Pégase raide :
« Ô lyre! Ô délire! Ô... » - Sonnet - Attention!
Pic de la Maladette. - Août.

(Tristan Corbière, Les Amours jaunes, « Les Amours


jaunes » ; 1873)

TRIOLET
e
On trouve des exemples de triolet dès le XIII siècle, et cette forme reste en
vigueur jusqu'à la Renaissance. Elle est ensuite inusitée jusqu'à la fin du
e
XVII siècle. Le triolet se compose de huit vers sur deux rimes : le premier
vers revient comme quatrième, le septième et le huitième vers sont la
répétition du premier et du deuxième. Une pièce peut être constituée par un
seul triolet ou par une suite de triolets.

TRIOLETS FANTAISISTES

Sidonie a plus d'un amant,


C'est une chose bien connue
Qu'elle avoue, elle, fièrement.
Sidonie a plus d'un amant
Parce que, pour elle, être nue
Est son plus charmant vêtement.
C'est une chose bien connue,
Sidonie a plus d'un amant.

Elle en prend à ses cheveux bonds


Comme, à sa toile, l'araignée
Prend les mouches et les frelons.
Elle en prend à ses cheveux blonds.
Vers sa prunelle ensoleillée
Ils volent, pauvres papillons.
Comme, à sa toile, l'araignée
Elle en prend à ses cheveux blonds.

Elle en attrape avec les dents


Quand le rire entr'ouvre sa bouche
Et dévore les imprudents.
Elle en attrape avec les dents.
Sa bouche, quand elle se couche,
Reste rose et ses dents dedans.
Quand le rire entr'ouvre sa bouche
Elle en attrape avec les dents.

Elle les mène par le nez,


Comme fait, dit-on, le crotale
Des oiseaux qu'il a fascinés.
Elle les mène par le nez.
Quand dans une moue elle étale
Sa langue à leurs yeux étonnés,
Comme fait, dit-on, le crotale
Elle les mène par le nez.

Sidonie a plus d'un amant,


Qu'on le lui reproche ou l'en loue
Elle s'en moque également.
Sidonie a plus d'un amant.
Aussi, jusqu'à ce qu'on la cloue
Au sapin de l'enterrement,
Qu'on le lui reproche ou l'en loue,
Sidonie aura plus d'un amant.

(Charles Cros, Le Coffret de santal, « Passé » ; 1873)


Chr onologie des r ecueils cités

1262-1265 Rutebeuf, Poèmes de l'infortune


1461-1462 François Villon, Le Testament
1532 Clément Marot, L'Adolescence clémentine
1544 Maurice Scève, La Délie
1550 Pierre de Ronsard, Odes
1552 Pierre de Ronsard, Les Amours
1555 Louise Labé, Sonnets
Pierre de Ronsard, Continuation des Amours
1558 Joachim Du Bellay, Les Regrets
1820 Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques
1828 Victor Hugo, Odes et Ballades
1829 Charles Augustin Sainte-Beuve, Vie, Poésies et Pensées de Joseph
Delorme
Victor Hugo, Les Orientales
1831 Victor Hugo, Les Feuilles d'automne
1835 Victor Hugo, Les Chants du crépuscule
1837 Victor Hugo, Les Voix intérieures
1840 Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres
1853 Victor Hugo, Châtiments
1854 Alfred de Musset, Premières Poésies
Gérard de Nerval, Les Chimères (Les Filles du feu )
1856 Victor Hugo, Les Contemplations
1857 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
1865 Victor Hugo, Les Chansons des rues et des bois
1866 Paul Verlaine, Poèmes saturniens
1869 Charles Baudelaire, Petits Poèmes en prose
Paul Verlaine, Fêtes galantes
1870 Paul Verlaine, La Bonne Chanson
1873 Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer
1874 Arthur Rimbaud, Illuminations (rédaction)
Paul Verlaine, Romances sans paroles
1877 Victor Hugo, L'Art d'être grand-père
1884 Paul Verlaine, Jadis et Naguère
1885 Jules Laforgue, Les Complaintes
1887 Stéphane Mallarmé, Poésies
1897 Stéphane Mallarmé, Divagations
1911 Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée
Saint-John Perse, Eloges
1913 Guillaume Apollinaire, Alcools
Valéry Larbaud, Les Poésies de A. O. Barnabooth
1924 Robert Desnos, Deuil pour deuil
1925 Louis Aragon, Le Mouvement perpétuel
Saint-John Perse, La Gloire des rois
1926 Paul Eluard, Capitale de la douleur
1934 Henri Michaux, La Nuit remue
1937 Pierre Jean Jouve, Matière céleste
1939 Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal
1942 Louis Aragon, Cantique à Elsa
Guillevic, Terraqué
Francis Ponge, Le Parti pris des choses
1943 Louis Aragon, Le Musée Grévin
1948 Louis Aragon, Le Nouveau Crève-coeur
René Char, Fureur et Mystère
Francis Ponge, Proêmes
1949 Jacques Prévert, Paroles
1952 Francis Ponge, La Rage de l'expression
1954 Philippe Jaccottet, L'Effraie
1958 Philippe Jaccottet, L'Ignorant
1962 René Char, La Parole en archipel
1963 Louis Aragon, Le Fou d'Elsa
1967 Francis Ponge, Nouveau Recueil
Raymond Queneau, Courir les rues
1977 Guillevic, Du Domaine
Philippe Jaccottet, Leçons
1981 Henri Michaux, Poteaux d'angle
1989 Jacques Dupin, Chansons troglodytes
1

< Quatr ième de couver tur e >

La poésie lyrique n'exprime pas les sentiments d'un individu : elle met la catégorie de
l'individualité en question. Elle n'expose pas un « moi » : elle invite le lecteur à le faire
provisoirement sien. Elle ne constitue pas un genre : elle subvertit les autres genres. Ce
livre s'efforce de rendre compte de ce pouvoir de négation selon deux points de vue
complémentaires : un essai théorique qui propose des hypothèses de lecture et des outils
e e e
critiques ; et des commentaires de textes du XVI , du XIX et du XX siècles qui
montrent que chaque poème s'écrit contre la tradition poétique dans laquelle il s'inscrit
pourtant.

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