Ludmila Wurtz La Poésie Lyrique
Ludmila Wurtz La Poésie Lyrique
Ludmila Wurtz La Poésie Lyrique
Ce livre a été publié une première fois en 2002 et n’a pas été modifié depuis.
Il le sera peut-être dans les mois ou les années à venir. Il aborde Hugo
(évidemment), mais seulement en passant.
AVANT-PROPOS
1. UN « ANTI-GENRE »
Critères énonciatifs - Histoire d'un concept - Lyrique, épique, tragique -
Poésie et narration - Un genre négatif - La quête des origines.
2. LE SUJET LYRIQUE
« Je » du poète, « je » du lecteur - Le sujet réel - Le personnage du poète -
Sujet et individu - Une fiction d'individu - L'expérience du réel - Le sujet
dans l'histoire - Une poésie objective - Mort du sujet, quête du moi.
3. LES INTERLOCUTEURS
Un appel au dialogue - Tu et je - Abstraction de la deuxième personne -
Mise à distance du moi - Le lecteur - La dédicace - Le rapport au pouvoir -
L'amante - Hélène, Marie, Elsa.
5. ACTES DE LANGAGE
Poème et récit – « Une passante » (Baudelaire) - Recueil et livre - Fonction
émotive - Fonction conative - L'exclamation - La question lyrique.
6. DESCRIPTIONS
Description du moi - La « tyrannie du prédicat » - Comparaison et
métaphore - Portraits - Paysages - Le jet d'eau - Le centre perdu.
BIBLIOGRAPHIE
REPERTOIRES DES FORMES FIXES
CHRONOLOGIE DES RECUEILS
CHAPITRE 1
Un « anti-genr e »
Cr itèr es énonciatifs
C'est entre ces trois pôles - formel, thématique, énonciatif - que les
tentatives de définition de la poésie lyrique ont oscillé pendant plusieurs
siècles.
L'adjectif "lyrique" désigne, au sens propre, une poésie chantée avec
un accompagnement instrumental, celui de la lyre ou de la flûte. Ce type de
poésie remonte à l'Antiquité et regroupe une multitude de formes fixes. Les
poètes grecs des VIIe et VIe siècles avant Jésus-Christ (Sappho, Stésichore,
Anacréon) et, après eux et à leur exemple, les poètes latins du Ie siècle avant
Jésus-Christ (Catulle, Tibulle, Properce, Ovide) ont composé des poèmes
destinés à être chantés d'une extrême diversité : hymnes, chansons, élégies,
odes, etc. - formes poétiques qui n'ont en commun que d'être régies par des
règles formelles strictes (l'élégie, par exemple, se caractérise par l'emploi
d'une forme métrique, le distique élégiaque) (MARGE 2). La poésie lyrique
ne constitue donc pas, au départ, un genre : aucune homogénéité formelle,
thématique ou stylistique entre ces oeuvres.
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MARGE 2 : Voir la note du chapitre 3 portant sur l'élégie.
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C'est pourtant à deux genres constitués que l'on a coutume de
l'opposer : la poésie épique et la poésie dramatique. La théorie qui rend
complémentaires les genres lyrique, épique et dramatique est communément
attribuée à Platon et à Aristote : selon cette théorie, le poète lyrique parle
seul (c'est-à-dire sans déléguer la parole à des personnages) et de lui-même ;
le poète épique donne, lui, la parole à ses personnages et raconte une action
héroïque, historique ou légendaire - l'épopée serait, en ce sens, à l'origine du
roman ; dans le genre dramatique, seuls parlent les personnages. Ce système
des genres définit implicitement la poésie lyrique par le refus du récit et de
la fiction : le discours lyrique, centré sur le "je", s'oppose au récit épique,
centré sur le "il" ; l'énonciateur lyrique, réel, se distingue des personnages
dramatiques, fictifs.
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ENCADRE 1 : Récit et discour s
Emile Benveniste distingue le "récit", objectif (en ce qu'il ne fait pas
référence à sa situation d'énonciation) et centré sur le passé, et le "discours",
subjectif (en ce qu'il manifeste la présence du "je" qui l'énonce, au moyen
des pronoms, des embrayeurs, des déictiques, etc.) et centré sur le présent
(Problèmes de linguistique générale, 1, Gallimard, "Tel", 1966). Gérard
Genette formule ainsi les choses : "Dans le discours, quelqu'un parle, et sa
situation dans l'acte même de parler est le foyer des significations les plus
importantes ; dans le récit, personne ne parle, en ce sens qu'à aucun moment
nous n'avons à nous demander qui parle, où et quand, pour recevoir
intégralement la signification du texte." (Figures II, "Points-Seuil", 1969, p.
65).
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Or, cette distribution des genres, qui sous-tend la plupart des théories
littéraires du XIXe et du XXe siècles, est une reconstruction qui date de la
fin du XVIIIe siècle : ni Platon ni Aristote n'ont défini la poésie lyrique, ni
ne s'y sont même intéressés.
En effet, Platon et Aristote ne conçoivent de poésie que narrative : il
s'agit, pour l'un comme pour l'autre, d'analyser les différents modes de
représentation poétique de l'action humaine - autrement dit, les différentes
formes de la mimésis (MARGE 3). L'épopée et la tragédie les intéressent
donc au premier chef : la question est, pour eux, de savoir si l'illusion du
réel est mieux servie par la narration épique (et plus particulièrement par la
narration homérique) ou par le discours direct prononcé par les
protagonistes de la tragédie. La poésie lyrique est, quant à elle, exclue de
leur champ de définition : l'hétérogénéité même de ses formes et de ses
thèmes ne permet pas de lui attribuer une fonction unique ; et, prises une à
une, les formes lyriques ont une visée plus expressive que représentative :
éloge de grands personnages (ode pindarique), célébration du plaisir (ode
anacréontique), exhortation (élégie nationale), plainte (élégie amoureuse),
etc.
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MARGE 3 : Mimésis
Le terme mimésis est emprunté au grec, et notamment à Aristote. Il procède
du verbe mimeisthai, "mimer, imiter" ; aussi l'a-t-on traduit, du XVIIe au
XIXe siècles, par le mot français "imitation". Or, il désigne chez Aristote la
manifestation sensible des caractères cachés de l'homme, c'est-à-dire une
expression ou une représentation, et non une imitation. Afin d'éviter tout
contresens, les critiques du XXe siècle préfèrent adopter le mot grec. Pour
une analyse détaillée du concept de mimésis, on se reportera au livre d'Erich
Auerbach, Mimésis, La représentation de la réalité dans la littérature
occidentale, trad. fr., Gallimard, "Tel", 1968.
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MARGE 4 : L'abbé Batteux
L'abbé Charles Batteux (1713-1780) a enseigné la rhétorique et la
philosophie grecque et latine. Il est l'auteur, notamment, d'un traité intitulé
Les Beaux-Arts réduits à un seul principe (1746), dans lequel il ramène
tous les arts à l'imitation de la nature.
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La maison de briques
Et son ventre froid.
La maison de briques
Où le rouge a froid. vi
Un genr e négatif
COMMENTAIRE DU TEXTE 1
COMMENTAIRE DU TEXTE 2
"Sonnet" ne doit pas être lu seul : ce poème fait partie d'un ensemble
de quatre textes intitulé "Jeunesse" (I, "Dimanche" ; II, "Sonnet" ; III, "Vingt
ans" ; IV). Sa date d'écriture a fait l'objet de diverses hypothèses, comme
celle des Illuminations dans leur ensemble : le sort du manuscrit est
incertain. On a d'abord pensé que le recueil était antérieur à Une Saison en
enfer (1873), puis qu'il lui était postérieur ; les critiques s'accordent
désormais à penser que l'écriture des Illuminations, entreprise avant celle
d'Une Saison en enfer , a pu se prolonger au-delà de la date de parution de ce
recueil. "Jeunesse" ne figure pas dans la première édition (posthume) des
Illuminations, en 1886 : comme quatre autres poèmes du recueil - "Fairy ",
"Guerre", "Génie" et "Solde" -, il n'apparaît qu'en 1895 dans l'édition Vanier
des Poésies complètes, préfacée par Verlaine. Il peut avoir été écrit en 1874.
"Jeunesse" propose plusieurs strates de sens : il permet, comme le
suggère Yves Bonnefoy, une lecture autobiographique ; le poète y revient
sur son passé et sur sa pensée poétiques. Mais le poème entreprend aussi un
récit de l'histoire de l'humanité qui s'associe étroitement au récit -
métaphorique - d'une histoire de la poésie ; ce double récit aboutit à
l'évocation d'un "à présent" ambigu, qui se réfère moins au présent de
l'écriture qu'à l'intuition qu'une nouvelle ère - poétique et politique - vient de
commencer : "Reprenons l'étude au bruit de l'oeuvre dévorante qui se
rassemble et remonte dans les masses" ("Jeunesse", I). La Commune a eu
lieu en 1871 ; si la répression sanglante du peuple des Communards par les
troupes de la jeune IIIe République a sonné le glas des espérances de toute
une génération de républicains - et Rimbaud forge sa pensée à la lecture des
écrivains républicains -, l'événement n'en a pas moins radicalement
transformé l'appréhension du réel de ses contemporains : le progrès ne se
confond plus avec la république. La poétique de Rimbaud se fonde sur la
conviction que la poésie doit désormais dire autre chose, et autrement.
COMMENTAIRE DU TEXTE 3
i
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, XIII, "Le Lac" ; Pierre de Ronsard, Odes,
Livre I, XVII, "A sa maîtresse".
ii
Gérard Genette analyse la genèse du concept de lyrisme dans Introduction à l'architexte,
Le Seuil, coll. "Poétique", 1979.
iii
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Esthétique, VIII (La Poésie ), trad. fr., Aubier, p. 129.
iv
Victor Hugo, Préface de Cromwell, Laffont, coll. "Bouquins", 1985, Tome "Critique", p.
5.
v
L'abbé Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un seul principe, 1746, rééd. Slatkine, p. 243.
vi
Guillevic, Terraqué, "Poésie / Gallimard", 1968, p. 32.
vii
Karlheinz Stierle, "Identité du discours et transgression lyrique", Poétique, n° 32, Le
Seuil, 1977.
viii
Nous reprenons ici la distribution proposée par P. Brunel (Rimbaud, Poésies complètes,
Le Livre de Poche, 1998).
ix
Hugo Friedrich, Montaigne, trad. fr., Gallimard, "Tel", 1968, p. 166.
x
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, "A Elvire".
xi
Cette idée est développée par Yves Vadé dans "L'émergence du sujet lyrique à l'époque
romantique", Figures du sujet lyrique, textes réunis par D. Rabaté, PUF, "Perspectives
littéraires", 1996.
xii
Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie politique, trad. fr., Editions Sociales,
1957.
xiii
La Bible, trad. de Lemaître de Sacy, Robert Laffont, coll. "Bouquins", 1990, p. 9.
C HAPITRE 2
Le sujet lyr ique
« J e » du poète, « je » du lecteur
Le sujet r éel
(...)
j'ai épousé une femme
que je suis seul capable d'aimer et d'apprécier,
et qui était pauvre et misérable
quand je l'ai épousée.
Quel beau mariage,
car je suis maintenant aussi pauvre et misérable
qu'elle!
Elle n'est même pas avenante ni belle,
elle a cinquante ans dans sa corbeille,
elle est maigre et sèche :
je n'ai pas peur qu'elle me trompe. ii
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MARGE 2 : Complainte
Poème de forme libre (rimes plates ou strophes) et de tonalité triste.
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(...)
Diable! j'ai du malheur, - encore un barbarisme.
Sujet et individu
aussi bien que de celle du "pendu" : "Ridicule pendu, tes douleurs sont les
miennes!" xxiii. Quant à Hugo, il définit l'énonciateur des Contemplations
comme une instance universelle. Les Contemplations sont des "mémoires",
mais ce sont celles d'une "âme" :
Est-ce donc la vie d'un homme ? Oui, et la vie des autres hommes
aussi. Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie
est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la
destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se
plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous,
leur crie-t-on. Hélas! quand je vous parle de moi, je vous parle de
vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah! insensé, qui crois que je
ne suis pas toi! xxiv
COMMENTAIRE DU TEXTE 5
Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme
Ecoutez la chanson lente d'un batelier
Qui raconte avoir vu sous la lune sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds
COMMENTAIRE DU TEXTE 6
i
Michel Zinc, La Subjectivité littéraire, P.U.F., "Ecrivains", 1985.
ii
Poèmes de l'infortune, éd. de Jean Dufournet, "Poésie / Gallimard", 1986, p. 60.
iii
Ibid., p. 70.
iv
Texte daté du 26 mai 1871.
v
Louis Aragon, Je n'ai jamais appris à écrire, Ed. Skira/Flammarion, 1969.
vi
Alfred de Musset, Premières Poésies, "Namouna".
vii
Dominique Combe, Poésie et Récit, Une rhétorique des genres, Corti, 1989, p. 162.
viii
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, dite "deuxième lettre du
voyant".
ix
Pierre Albouy, "Hugo ou le Je éclaté", Mythographies, Corti, 1976.
x
Victor Hugo, Préface à la première édition des Odes et Ballades, juin 1822.
xi
Charles Baudelaire, "Théophile Gautier", article paru dans la Revue fantaisiste, cité dans
les Oeuvres complètes, Gallimard, "La Pléiade", Tome II, p. 152.
xii
Baudelaire, Les Fleurs du mal, "Au lecteur".
xiii
Käte Hamburger, Logique des genres littéraires, trad. fr., Le Seuil, "Poétique", 1986.
xiv
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Un Poète lyrique à l'apogée du capitalisme, trad.
J. Lacoste, Petite Bibliothèque Payot, "Critique de la politique", 1979, p. 150.
xv
Ronsard, Les Amours, Second Livre des Meslanges, VI.
xvi
Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard, mai 1871, Edition du centenaire, p. 183.
xvii
Arthur Rimbaud, Illuminations, "Soir historique".
xviii
Gustave Flaubert, Lettre à Louise Colet, janvier 1854.
xix
Paul Verlaine, article consacré à Baudelaire, L'Art, novembre-décembre 1865, cité dans
les Oeuvres complètes, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", p. 50.
xx
Charles Baudelaire, Petits Poèmes en prose, XIII, "Les Veuves".
xxi
Ibid., XII, "Les Foules".
xxii
Ibid., XXXV, "Les Fenêtres".
xxiii
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, XCI, "Les Petites Vieilles" ; CXVI, "Un Voyage
à Cythère".
xxiv
Victor Hugo, Préface des Contemplations.
xxv
Saint-John Perse, Eloges, "Les Cloches".
xxvi
Arthur Rimbaud, Une Saison en enfer, "Alchimie du verbe".
xxvii
Ibid.
xxviii
Michel Serres, Feux et Signaux de brume, Zola, Grasset, 1975, p. 178-179.
xxix
Jules Laforgue, Les Complaintes, "Complainte des complaintes".
xxx
Ibid., "A Paul Bourget".
xxxi
Henri Meschonnic, "Rhétorique et poétique de la catastrophe", Politique du rythme,
politique du sujet, Ed. Verdier, Lagrasse, 1995, p. 444.
xxxii
Jean-Michel Maulpoix, La Voix d'Orphée, Corti, 1989.
xxxiii
Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p. 359.
xxxiv
Ibid.
xxxv
Guillaume Apollinaire, Alcools, "Cortège".
xxxvi
Nathalie Dauvois, Le Sujet lyrique à la Renaissance, PUF, "Etudes littéraires / Recto-
Verso", 2000, p. 12.
xxxvii
Ibid., p. 14.
xxxviii
Frank Lestringant, Préface à L'Adolescence clémentine, "Poésie / Gallimard", 1987, p.
14.
xxxix
N. Dauvois, op. cit., p. 26.
xl
F. Lestringant, op. cit., p. 337.
xli
L'Adolescence clémentine, édition citée, p. 253-254.
xlii
Sur la question de l'identité dans "El Desdichado", voir le commentaire magistral que
Julia Kristeva propose de ce poème dans Soleil noir, Dépression et mélancolie, Gallimard,
1987, p. 151-182.
xliii
Les Filles du feu, éd. de Michel Brix, Le Livre de Poche, 1999, p. 117.
xliv
Ibid., p. 128.
xlv
Voir à ce propos le livre de Paule Petitier, Littérature et Idées politiques au XIXe siècle,
Nathan Université, 1996, p. 34-35.
xlvi
Gérard de Nerval, Oeuvres complètes, éd. dirigée par J. Guillaume et Cl. Pichois,
Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1984-1993, Tome I, p. 698.
xlvii
Les Filles du feu, édition citée, p. 124.
xlviii
Gérard de Nerval, Oeuvres complètes, Tome II, p. 301 ; cité par M. Brix.
xlix
Cité par M. Brix, édition citée, p. 412.
l
Pour plus de détails, se reporter à M. Brix, édition citée, p. 411-413.
li
Shoshana Felman, "Lyrisme et répétition", Romantisme, n°6, Flammarion, 1973.
lii
Jean-Claude Mathieu, "Le poète tardif : sujet lyrique et sujet éthique chez Jaccottet", Le
Sujet lyrique en question, p. 207.
CHAPITRE 3
Les inter locuteur s
Un appel au dialogue
Tu et je
C'est pourquoi "le tu, dans la poésie lyrique, peut toujours signifier
simultanément aussi bien le discours à soi-même du je lyrique que le
discours adressé à un destinataire" viii. Si le lecteur prête voix et donne corps
au "je" lyrique, le "tu" est destiné à rester virtuel, forme en creux autour de
laquelle se construit le discours, mais que le cadre monologique du poème
ne permet pas d'actualiser. Cette dissymétrie entre l'actualité du "je" et
l'inactualité du "tu" crée les conditions d'une expérience radicale de la
solitude : le "tu" est au centre du discours, dans l'inflexion de la voix, dans
la flexion des verbes, et cependant irrémédiablement absent, amenant le
sujet à découvrir que l'altérité est d'abord en lui-même - dans la structure du
langage et de la conscience de soi. Le "tu" du poème lyrique peut, en ce
sens, être lu aussi comme une mise à distance du "je". Le poème de
Philippe Jaccottet intitulé "Portovenere" en fait un "écho" du moi -
reprenant d'ailleurs ainsi l'image qu'emploie Emile Benveniste pour désigner
le "tu" ("je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu'elle est à
"moi", devient mon écho auquel je dis tu et qui me dit tu." ix) :
Le lecteur
La dédicace
Le r apport au pouvoir
L' amante
L'absence de nom de famille caractérise une autre catégorie
d'interlocuteurs poétiques : les personnages féminins auxquels sont
consacrés nombre de recueils de poésie amoureuse. Marie, Hélène, Elsa...
Tous ces personnages n'ont qu'un prénom.
Certains exégètes n'ont pas manqué d'identifier les femmes réelles
qui, selon eux, auraient servi de modèles à ces personnages - et ont ainsi
"rendu" à ces derniers un nom de famille que les poèmes ne leur donnent
pas. "Hélène", dont le nom est au centre des Sonnets pour Hélène de
Ronsard (1578), désignerait Hélène de Surgères, une fille d'honneur de
Catherine de Médicis. "Marie", personnage qui apparaît pour la première
fois dans la Continuation des Amours de Ronsard (1555), serait une jeune
paysanne de Bourgueil, dont l'humble origine expliquerait seule l'effacement
de son nom de famille. "Elsa", dont le nom a été chanté par Louis Aragon,
ne serait autre que l'écrivain Elsa Triolet.
Certes, Hélène de Surgères et Elsa Triolet ont existé, et l'on sait que
Ronsard a connu la première et que Louis Aragon a partagé la vie de la
seconde. De l'existence de Marie, on est moins sûr. Les dates d'écriture et de
publication des recueils correspondent aux dates auxquelles ces femmes
sont entrées dans la vie des deux poètes. Mais il n'en reste pas moins que les
poèmes dissocient leurs prénoms de leurs noms ; l'individualisation que
provoque le nom propre n'a pas lieu. Et lorsque, par exception, un nom
propre apparaît - c'est le cas, on l'a vu, dans le sixième poème du Second
Livre des sonnets pour Hélène -, c'est dans un contexte qui réactive son
matériau sonore et graphique aux dépens de sa fonction d'identification :
"Voilà comme de nom, d'effet tu es aussi / LE RE DES GENEREUX, Elène de
Surgères".
Donner un nom de famille à ces personnages revient donc à annuler
le travail du poème, qui bloque toute référence à un individu réel. C'est
d'autant plus vrai lorsque les poèmes n'accordent pas même un prénom à
l'aimée. La jeune "maîtresse" à qui Ronsard dédie son ode ("Mignonne,
allons voir si la rose...") n'apparaît dans le poème que sous la forme d'un
"vous" ; on l'a cependant identifiée à Cassandre Salviati, fille d'un banquier
florentin, sur la foi des dates et parce que, dans la cour du château des
Salviati, il y aurait eu un rosier grimpant qui aurait inspiré Ronsard. C'est
oublier qu'il y a des rosiers dans presque tous les jardins, que la beauté
éphémère des roses est un topos poétique au XVIe siècle, et, surtout, que le
poème ne nomme ni les personnages ni les lieux.
De même, l'absente du "Lac" serait Julie Charles, une jeune femme
que Lamartine a rencontrée aux eaux d'Aix en 1816 ; cela, parce que le
poème a été achevé en septembre 1817 à Aix, où Lamartine a attendu en
vain que Julie Charles le rejoigne. Le titre qui figure sur le manuscrit,
"L'ode au lac du Bourget", irait dans le même sens, puisqu'Aix-les-Bains se
situe sur la rive orientale de ce lac. Mais, là encore, c'est faire peu de cas du
fait que Lamartine a modifié le titre du poème : la suppression du nom du
Bourget manifeste sa volonté de suspendre toute visée référentielle
(MARGE 7) - "Le Lac" désigne n'importe quel lac. D'autre part, l'aimée
n'est pas même désignée comme une femme, mais comme une "voix" : "Le
flot fut attentif, et la voix qui m'est chère / Laissa tomber ces mots (...)".
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MARGE 7 : Fonction r éfér entielle
Voir l'encadré du chapitre 5 portant sur les fonctions du langage.
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COMMENTAIRE DU TEXTE 7
A une passagère.
Ni ma poésie où : - Posée,
Tu seras la mouette blessée,
Et moi le flot qu'elle rasa...,
Et coetera.
10' long. O.
40' lat. N.
(Rimbaud, Lautréamont, Corbière, Cros, Oeuvres poétiques complètes,
Laffont, "Bouquins", 1980, p. 405)
COMMENTAIRE DU TEXTE 8
COMMENTAIRE DU TEXTE 9
i
Lamartine, Méditations poétiques, XIII, "Le Lac".
ii
Victor Hugo, Les Contemplations, I, 27.
iii
Lamartine, Méditations poétiques, XIII, "Le Lac".
iv
K. Stierle, article cité, p. 438.
v
H. Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p. 210.
vi
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard, coll.
"Tel", 1966, p. 260.
vii
Ibid.
viii
K. Stierle, article cité, p. 439.
ix
E. Benveniste, opus cité, p. 260.
x
Philippe Jaccottet, L'Effraie, VII, "Portovenere".
xi
Henri Michaux, Poteaux d'angle, Gallimard, 1981, p. 53.
xii
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, "Au lecteur".
xiii
Traduction du latin proposée par S. de Sacy (Les Regrets, "Poésie /
Gallimard", 1967).
xiv
Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p. 164.
xv
Ibid., p. 129.
xvi
Gérard Genette, Seuils, Ed. du Seuil, coll. “Poétique”, 1987, p. 115.
xvii
Joachim Du Bellay, Les Regrets, IV.
xviii
Ibid., VII.
xix
Floyd Gray, La Poétique de Du Bellay, Nizet, 1978, p. 75.
xx
Joachim Du Bellay, Les Regrets, "A Monsieur d'Avanson, conseiller du
roi en son privé conseil".
xxi
Opus cité.
xxii
Victor Hugo, Odes et Ballades, II, 5, "Le repas libre", dédié "Aux rois de
l’Europe", et III, 5, "Au colonel G.-A. Gustaffson".
xxiii
Jean-Marie Gleize, La Poésie, Textes critiques XIVème-XXème siècles,
Larousse, "Textes essentiels", 1995, p. 493.
xxiv
Louis Aragon, Le Fou d'Elsa, "Medjnoun".
xxv
J.-M. Gleize, Poésie et Figuration, p. 121.
CHAPITRE 4
La voix
L' or al et l'écr it
Le lyrisme est pour toujours marqué par son origine orale. Dans
l'Antiquité et jusqu'au XIIIe siècle, les poèmes lyriques sont des poèmes
chantés avec accompagnement de la lyre, puis d'autres instruments.
Lorsqu'on évoque la poésie antérieure au XIVe siècle, l'adjectif "lyrique"
s'applique donc à des poèmes qui n'ont d'autre point commun que d'être
chantés (voir le chapitre 1).
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ENCADRE 1 : La lyr e
La lyre est un instrument de musique antique à cordes pincées, fixées sur
une caisse de résonance d'une forme voisine de celle de la cithare. Hermès
l'aurait, selon la légende, bricolée à partir d'une carapace de tortue, "animal
cosmophore (il porte et stabilise le monde sur ses pattes) et cosmographe (il
figure le cosmos par sa forme, ronde au-dessus comme le dôme céleste,
plate au-dessous comme la ligne de l'horizon terrestre)" (Jean-Michel
Maulpoix, La Voix d'Orphée, p. 109). Comme "luth", le mot "lyre" a pris,
chez les poètes de la Pléiade, le sens métaphorique de "poésie lyrique", et a
développé dans la langue littéraire, au début du XIXe siècle - avec
Chateaubriand notamment -, le sens figuré d'"instrument qui reçoit les
impressions et les traduit". (Dictionnaire historique de la langue française,
Le Robert, 1993)
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Cette origine orale ne pouvait manquer d'influer sur les définitions
par lesquelles poètes et théoriciens se sont ensuite efforcé de restreindre le
champ du lyrisme : parce qu'il exige la voix sinon la présence d'un récitant,
le texte chanté a peut-être plus d'affinités avec la première personne que le
texte écrit ; Michel Zinc fait par ailleurs l'hypothèse que la poésie chantée
favorise l'identification du récitant au "je" du poème - sans doute parce
qu'elle fait intervenir la voix, le souffle, c'est-à-dire le corps (voir le chapitre
2).
Cette hypothèse a pour corollaire que l'écrit maintiendrait le lecteur
muet à distance, l'inciterait à distinguer son propre "je" de celui du poète. On
peut partir de ce constat. L'histoire de la poésie lyrique est en effet celle de
la recherche d'une écriture qui garde l'empreinte d'un corps - celui, rêvé, du
poète - et, pour cette raison même, permette au lecteur d'investir le discours
poétique : l'expérience lyrique est, dans sa forme accomplie - ou idéale ? -,
celle d'une transformation imperceptible du souffle, du rythme, de la
circulation du sang, orchestrée par l'écriture et qui donne accès pour ainsi
dire de l'intérieur à une subjectivité autre.
La poésie lyrique se rêve donc écriture douée de toutes les
caractéristiques du chant. Aussi multiplie-t-elle à son propre endroit les
métaphores de l'oralité - métaphores de la parole aussi bien que du chant,
puisque la poésie, d'abord chantée, puis récitée, rompt progressivement avec
la voix.
Le chant
Ce qui est "écrit" sur la plinthe du bas-relief antique, c'est le poème lui-
même, ce que confirme l'emploi de l'adjectif démonstratif "cette (pierre)",
qui a ici valeur de déictique (MARGE 2). L'écriture lyrique se grave dans la
pierre, et dans une pierre déjà écrite : le poème se superpose, sur le mode du
palimpseste (MARGE 3), à la tradition lyrique dans son ensemble, figurée
par le "statuaire ancien" qui le premier sculpta le bas-relief. Or, cette écriture
dans la pierre répond à l'injonction "Chante!" - l'écriture lyrique est
sculpture de la voix.
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MARGE 2 : Déictique
"Les expressions déictiques permettent d'identifier le référent par renvoi
aux composantes de la situation d'énonciation ou deixis : "je lis le journal",
"donne-moi ça", "il est venu ici hier" ne sont interprétables que si l'on se
réfère aux données immédiates de la situation d'énonciation (à la personne
du locuteur, à l'espace et au temps contemporains de l'énonciation)." (Anne
Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, p. 9)
MARGE 3 : Palimpseste
"Un palimpseste est, littéralement, un parchemin dont on a gratté la
première inscription pour lui en substituer une autre, mais où cette opération
n'a pas irrémédiablement effacé le texte primitif, en sorte qu'on peut y lire
l'ancien sous le nouveau, comme par transparence. Cet état de choses
montre, au figuré, qu'un texte peut toujours en cacher un autre, mais qu'il le
dissimule rarement tout à fait, et qu'il se prête le plus souvent à une double
lecture où se superposent, au moins, un hypertexte et son hypotexte - ainsi,
dit-on, l'Ulysse de Joyce et l'Odyssée d'Homère." (Gérard Genette,
Palimpsestes, La littérature au second degré, Le Seuil, "Poétique", 1982,
quatrième de couverture)
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Le poème de René Char intitulé "Sur le tympan d'une église romane"
associe lui aussi la pierre et le chant : le "tympan" (qui vient d'un mot grec
signifiant "tambourin") désigne, dans son acception architecturale, une
partie du portail d'une église, mais aussi une membrane du conduit auditif.
Le poème s'écrit donc dans la pierre (le tympan désigne d'ailleurs aussi la
partie des presses à bras sur laquelle on place la feuille à imprimer), mais, en
même temps, dans l'oreille de son lecteur : il est architecture et chant, la
référence au tambourin que permet l'étymologie et celle aux chants
liturgiques qu'implique le mot "église" situant les sons entendus du côté de
la musique. Quant à la "maison pour recevoir l'abandonné de Dieu"
qu'évoque le poème lui-même, elle est l'une des définitions possibles de la
poésie, maison sans murs, architecture de paroles, "la plus offrante des
tanières" vii.
On peut noter que le poème s'écrit sur le portail d'une église, c'est-à-
dire, par métonymie, sur une partie mobile du bâtiment : la contradiction
propre à la poésie lyrique se déplace ainsi au coeur même de la métaphore
architecturale. Une localisation semblable caractérise des titres tels que
"Ecrit sur la vitre d'une fenêtre flamande" (dans Les Rayons et les Ombres
de Victor Hugo), "Sur le volet d'une fenêtre" (dans Fureur et Mystère de
René Char) ou "Ecrit sur la porte" (dans Eloges de Saint-John Perse). Ce
dernier poème ouvre le recueil, assimilant le livre à un bâtiment dont la
première page serait la "porte" - l'une et l'autre invitant au même
mouvement d'ouverture. Quant au poème de Hugo, il associe
significativement une architecture aérienne ("un frêle escalier de cristal
invisible", "le trou vif et clair / Que ferait en s'ouvrant une porte de l'air") à
la musique du "carillon", cette sonnerie de cloches sur plusieurs tons qui
marque l'heure.
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ENCADRE 2 : Le r écitatif
Selon Henri Meschonnic, tout poème est, non pas récit, représentation, mais
récitatif. Citant un carnet où la poétesse Marina Tsvetaïeva constate
"l'impossibilité de (s)on problème, (...) avec des mots (c'est-à-dire avec des
pensées) dire un gémissement : a-a-a", le critique conclut que "l'impossible
est aussi l'inévitable. Du moment que l'interrogation apparaît, on ne peut
plus la chasser. Elle est indifférente aux catégories littéraires qui ont l'air de
partager la poésie (...). Ces distinctions s'effacent devant celle qui s'introduit
par ce a-a-a , une relation entre récit et récitatif, qui fait le poème du sujet.
Dans le a-a-a ." (Politique du rythme, politique du sujet, Verdier, 1995, p.
460-461)
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Le ver s
"L'Impair", c'est bien sûr le vers impair - celui de neuf syllabes qui structure
le poème, par exemple. L'esthétique classique et romantique se fonde en
effet sur les vers pairs : l'alexandrin, mais aussi le décasyllabe ou
l'octosyllabe, pour ne citer que les vers les plus fréquemment employés.
Le vers a longtemps été considéré comme le facteur essentiel de la
transformation de la parole en chant. Cela, parce qu'il impose au texte une
structure rythmique régulière qui favorise la mise en musique, puis la
remplace. Pour Louis de Jaucourt, auteur de l'article "Poésie lyrique" de
L'Encyclopédie (1765), la poésie lyrique est issue du chant de l'homme
primitif à la gloire de Dieu : "Quand l'homme eut ouvert les yeux sur
l'univers, (...) il éleva sa voix pour payer le tribut de gloire qu'il devait au
souverain bienfaiteur. Voilà l'origine des cantiques, des hymnes, des odes,
en un mot de la poésie lyrique." Le divorce de la poésie et de la musique à
l'époque moderne ne remet pas en cause, aux yeux de Jaucourt, l'identité de
leur objet :
... la poésie lyrique et la musique doivent avoir entre elles un rapport
intime, fondé dans les choses mêmes, puisqu'elles ont l'une et l'autre
les mêmes objets à exprimer ; et si cela est, la musique étant une
expression des sentiments du coeur par les sons inarticulés, la poésie
musicale ou lyrique sera l'expression des sentiments par les sons
articulés, ou, ce qui est la même chose, par les mots.
On peut donc définir la poésie lyrique, celle qui exprime le sentiment
dans une forme de versification qui est chantante (...). xi
Je suis le premier qui ait fait descendre la poésie du Parnasse, et qui ait
donné à ce qu'on nomme la Muse, au lieu d'une lyre à sept cordes de
convention, les fibres mêmes du coeur de l'homme, touchées et émues
par les innombrables frissons de l'âme et de la nature.
Le r ythme
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MARGE 6 : Ver s libr e
Les "vers libres" - dont l'émergence date de la fin du XIXe siècle - sont des
vers non rimés qui apparaissent dans des poèmes n'obéissant à aucun
principe métrique régulier. Des vers comptant un nombre différent de
syllabes alternent, sans que leur alternance réponde à un système cohérent.
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Cette théorie du vers peut se lire à la lumière de ce que Henri
Meschonnic dit de "l'oral", qu'il distingue du "parlé" : "Le parlé est le
phonique, qui s'oppose à l'écrit. L'oral, libéré de cette confusion, peut
désigner le primat du rythme et de la prosodie comme mode de signifier" xxiv.
L'oral est, dans ces conditions, une propriété possible de l'écrit comme du
parlé ; c'est, en définitive, dans la poésie qu'il trouve sa forme la plus
accomplie, parce qu'elle est une "subjectivisation maximale du langage. De
l'extrême ordinaire. De l'intime extérieur." xxv
Le rythme est donc ce qui reste du corps dans le langage. Le sujet
poétique est "un homme-rythme, son propre rythme comme sujet du poème,
sans lequel les autres sujets sont sans voix" xxvi. Aussi Jean-Marie Gleize
peut-il écrire, à propos de Lamartine, que "le corps du "lecteur" (...) doit
idéalement vibrer au même rythme que le corps vibrant du poète" xxvii : le
rythme du vers est censé agir sur le rythme intérieur du lecteur (battements,
pulsations, syncopes) ; le poème se fait acte, il propose au lecteur une
configuration non seulement mentale, mais encore physique, dans laquelle
se couler.
On peut lire dans cette perspective la métaphore du sang qui scande
la poésie baudelairienne (MARGE 7) : le poète des Fleurs du mal voudrait
que le "sang chrétien" de la Muse "coulât à flots rythmiques" (VII, "La Muse
malade") ; il lui "semble parfois que (son) sang coule à flots, / Ainsi qu'une
fontaine aux rythmiques sanglots" (CXIII, "La Fontaine de sang"). Si la
métaphore du sang n'apparaît pas dans l'article que Baudelaire consacre à
Théophile Gautier, elle y est remplacée par celle, analogue, du fleuve
coulant vers sa propre mort : "C'est, du reste, le caractère de la vraie poésie
d'avoir le flot régulier, comme les grands fleuves qui s'approchent de la mer,
leur mort et leur infini, et d'éviter la précipitation et la saccade" xxviii. La
question du rythme est, ici encore, liée à celle du vers : Théophile Gautier a
prouvé sa compréhension du rythme propre à la poésie lyrique en
"introduisant systématiquement et continuellement la majesté de l'alexandrin
dans le vers octosyllabique". Mais, si Baudelaire ne conçoit pas la poésie
lyrique hors du vers, il rêve cependant "le miracle d'une prose poétique,
musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour
s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie,
aux soubresauts de la conscience" xxix. La prose lyrique, contrairement à la
poésie lyrique versifiée, admet le heurt, le soubresaut ; cet "idéal obsédant"
naît de "la fréquentation des villes énormes" xxx : le rythme urbain, brusque,
cassé, saccadé, précipite le flux de la conscience. La révolution industrielle
et l'urbanisation, en transformant le rythme intérieur du sujet, rendent
nécessaire l'invention d'une écriture lyrique neuve :
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MARGE 7 : Marie-Paule Berranger propose une analyse des métaphores
physiologistes qui scandent la poésie lyrique dans "Le lyrisme du sang", Le
Sujet lyrique en question, p. 27-41.
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Et la vigne tortisse
Mon sepulcre embellisse,
Faisant de toutes pars
Un ombre espars.
Là viendront chaque année
A ma feste ordonnée,
Avecques leurs troupeaux
Les pastoureaux :
Que tu es renommée
D'estre tombeau nommée
D'un, de qui l'univers
Chante les vers!
Ny ne r'apprist l'usage
De l'amoureux breuvage,
Ny l'art des anciens
Magiciens!
La gresle ne la neige
N'ont tels lieux pour leur siege,
Ne la foudre oncque là
Ne devala :
Là là j'oiray d'Alcée
La lyre courroucée,
Et Sapphon qui sur tous
Sonne plus dous.
COMMENTAIRE DU TEXTE 10
Les Quatre Premiers Livres des Odes paraissent en 1550. Au fil des
rééditions (la dernière date de 1584), l'architecture du recueil se modifie
profondément : aux quatre premiers livres s'en ajoute un cinquième, tandis
que de nombreuses pièces sont retranchées, déplacées ou ajoutées. L'édition
de 1550 provoque des réactions violentes de la part des lecteurs : la liberté
que revendique le poète à l'égard de la langue et des formes passe pour du
désordre. C'est pourtant cette liberté qui assure l'originalité de l'oeuvre.
Ronsard y relève un défi : il s'agit pour lui d'être "le premier auteur Lirique
François" (avertissement "Au lecteur" de l'édition originale). Il est en effet le
premier à appeler du nom "Odes" un livre en français (et non en latin), et
s'efforce de conjuguer les modèles de Pindare et d'Horace, c'est-à-dire la
gravité sublime et la légèreté. Comme le remarquent J. Céard, D. Ménager
et M. Simonin xxxiv, un parti pris formel domine le livre dans son ensemble :
celui de la régularité strophique à l'échelle du poème - qui ne contredit pas
la diversité strophique et métrique à l'échelle de l'oeuvre -, nécessaire, selon
Ronsard, à la mise en musique des odes. La poésie lyrique est en effet
encore chantée au XVIe siècle, et la plupart des Odes de Ronsard ont été
mises en musique. Cette destination musicale influe sur la composition des
poèmes, et tout particulièrement sur celle de l'ode "De l'election de son
sepulchre", qui prend la "vois" pour objet.
Cette ode compte vingt-sept quatrains composés de trois vers de six
syllabes et d'un vers de quatre. Comme l'explique Nathalie Dauvois, la
brièveté des vers et l'hétérométrie "accentuent le décalage entre mètre et
syntaxe" et "privilégient, par là même, le rythme" xxxv. Par "rythme", il faut
entendre ici "l'organisation d'un discours par un sujet et d'un sujet par son
discours" telle que l'a définie Henri Meschonnic. Le retour rapide des rimes,
dû au choix des rimes plates et à la brièveté des vers, crée par ailleurs "des
échos sonores beaucoup plus rapprochés que les successions régulières
d'alexandrins ou de décasyllabes" xxxvi : ce dispositif a pour fonction de faire
entendre la voix d'un sujet, son cri, à la fois en-deçà et au-delà des mots.
COMMENTAIRE DU TEXTE 11
L'Art d'être grand-père paraît en 1877, alors que Hugo mène une
lutte politique sans relâche pour l'amnistie des Communards. En 1876, il a
déposé au Sénat un premier projet de loi en faveur d'une amnistie totale ; ce
projet a été refusé. Ce n'est qu'après le dépôt de deux autres projets de loi,
en 1879 et 1880, que la loi est enfin adoptée. Comme l'a montré Anne
Ubersfeld, L'Art d'être grand-père participe de ce combat pour la clémence
politique xxxvii : Georges et Jeanne, pour lesquels le "grand-père" réclame
l'indulgence de leurs parents, y figurent les Communards en butte à la
répression. Ce contexte politique pousse Hugo à adopter dans ce recueil une
position énonciative qui ne soit plus celle du grand poète : la parole du
"grand-père" est volontairement humble, familière, entrecoupée de voix
autres que la sienne, trouée de songes ; elle figure, dans l'ordre symbolique,
la parole du peuple.
Le poème "Fenêtres ouvertes" se situe dans le Livre I, "A
Guernesey". Hugo, de retour d'exil depuis sept ans, y adopte fictivement la
position du proscrit : elle lui permet de parler au nom des faibles, le proscrit
devenant la métaphore de toutes les formes d'exclusion - enfance, misère ou
répression. Ce poème, l'avant-dernier du Livre I, juxtapose des énoncés
hétéroclites entendus dans un demi-sommeil. Il manifeste en ce sens la
polyphonie énonciative qui caractérise le recueil, donnant à entendre une
voix où résonnent toutes les voix du monde.
COMMENTAIRE DU TEXTE 12
i
Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Le Seuil, "Poétique", 1981,
p. 132.
ii
"Le Dit des cordeliers", "La complainte de Rutebeuf", Poèmes de
l'infortune et autres poèmes, éd. de J. Dufournet, "Poésie/Gallimard", 1986.
iii
Joachim Du Bellay, Les Regrets, XXI.
iv
Ronsard, Les Amours, CXCIII.
v
Ibid., XXVII.
vi
Victor Hugo, Les Contemplations, III, 21.
vii
René Char, La Parole en archipel.
viii
Saint-John Perse, La Gloire des rois, "Récitation à l'éloge d'une reine".
ix
Jean-Marie Gleize, Poésie et Figuration, Le Seuil, 1983, p. 28.
x
Paul Verlaine, Jadis et Naguère, "Art poétique".
xi
Cité par Jean-Marie Gleize, La Poésie, p. 249.
xii
Théodore de Banville, Petit Traité de poésie française, p. 3-5.
xiii
Charles Baudelaire, "Théodore de Banville", Revue fantaisiste, dans les
Oeuvres complètes, Edition de la Pléiade, Tome II, p. 164.
xiv
Stéphane Mallarmé, Oeuvres complètes, Edition de la Pléiade, p. 264.
xv
Victor Hugo, Les Misérables, Le Livre de Poche, 1985, Tome III, Notes
de Guy Rosa, p. 578.
xvi
Victor Hugo, Les Contemplations, I, 7, "Réponse à un acte d'accusation".
xvii
Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p. 24.
xviii
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, "Des Destins de la
poésie".
xix
Jean-Marie Gleize, Poésie et Figuration, p. 29.
xx
Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques, II, "L'Homme" ; "Des
Destins de la poésie".
xxi
Victor Hugo, Les Feuilles d'automne, I.
xxii
Stéphane Mallarmé, Divagations, "Crise de vers", "Poésie / Gallimard",
1976, p. 240.
xxiii
Ibid., p. 244.
xxiv
Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p.380.
xxv
Ibid., p. 79.
xxvi
Ibid., p. 364.
xxvii
Jean-Marie Gleize, Poésie et Figuration, p. 30.
xxviii
Charles Baudelaire, L'Artiste, "Théophile Gautier", Oeuvres complètes,
Edition de la Pléiade, Tome II, p. 126.
xxix
Charles Baudelaire, Petits Poèmes en prose, "Préface", Oeuvres
complètes, Edition de la Pléiade, Tome I, p. 275-276.
xxx
Ibid.
xxxi
Georges Perros, Papiers collés III, Gallimard, coll. "Le Chemin", 1978,
p.10 ; cité par Marie-Paule Berranger dans "Le lyrisme du sang", Le Sujet
lyrique en question, p. 28.
xxxii
Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, p. 332.
xxxiii
Michel Deguy, "L'infini et sa diction", Poétique, n°40, nov. 1979, p.
439.
xxxiv
Introduction à l'édition des Oeuvres complètes, Gallimard,
"Bibliothèque de la Pléiade", 1993.
xxxv
N. Dauvois, Le Sujet lyrique à la Renaissance, p. 108.
xxxvi
Ibid., p. 109.
xxxvii
A. Ubersfeld, Paroles de Hugo, Messidor / Editions sociales, 1985, p.
167-184.
CHAPITRE 5
Actes de langage
Poème et r écit
Pendant près de cent ans - jusqu'au milieu du XXe siècle -, les poètes
français excluent le récit de la poésie (voir le chapitre 1). Cela revient à
éliminer du discours poétique les actes de langage fondamentaux que sont
"raconter", "enseigner" et "décrire", rangés par ceux qui se réclament de
Mallarmé du côté de l'"universel reportage" (Crise de vers ), de la parole à
l'état brut. Les actes de langage spécifiquement lyriques - puisque la poésie
lyrique tend à se confondre avec la poésie tout court, l'épopée étant peu à
peu tombée en désuétude - seraient donc d'ordre "expressif" : louer, célébrer,
déplorer, se lamenter, exhorter, supplier, etc.
Si la poésie antérieure à 1870 n'ignore pas ce partage, elle ne l'érige
pas en principe d'exclusion. La ballade romantique, que Victor Hugo associe
à l'ode, forme lyrique par excellence, dans les Odes et Ballades, est
d'essence narrative ; nombre de sonnets de Ronsard développent de brefs
récits à la faveur d'une comparaison ("Comme un chevreuil, quand le
printemps destruit / L'oyseux crystal de la morne gelée, / Pour mieulx
brouster l'herbette emmielée / Hors de son boys avec l'Aube s'en fuit..." i) ; et
le "dit" médiéval insère des formes fixes spécifiquement lyriques dans une
structure narrative.
Comme l'a montré Dominique Combe, la rhétorique dualiste de la
poésie et du récit qui prévaut dans la première moitié du XXe siècle se
fonde sur une lecture radicale de Mallarmé par Valéry. Celui-ci projette sur
l'esthétique mallarméenne "son propre refus du récit, de la description, de la
mimésis - du monde sensible" ii. Le récit est, en réalité, un acte de langage
qui entre dans la composition de toutes les formes de discours, littéraires ou
non, en vers ou en prose. Il semble, dans ces conditions, nécessaire de
s'interroger sur sa place et sa fonction dans la poésie lyrique : le terme
"récit" ne peut revêtir exactement le même sens dans le cadre lyrique et dans
celui du roman, sur lequel se fondent la plupart des théories du récit
contemporaines. En effet, centré sur le "je" et organisé en recueil, le
discours lyrique se distingue du roman - centré sur le "il" et constitué en
livre - en ce qu'il développe des récits nécessairement brefs (à l'échelle du
poème) ou discontinus (à l'échelle du recueil), et qui ont, explicitement ou
métaphoriquement, le moi pour objet.
Pour tenter de définir un statut proprement lyrique du récit, on peut
partir de l'hypothèse que le poème lyrique est le récit d'un événement
énonciatif - naissance, transformation ou mort du moi -, dans la mesure où
tout poème lyrique constitue une quête du moi. Le récit lyrique ne se
bornerait donc pas à représenter des actes, mais les effectuerait : l'événement
énonciatif au centre du poème ne peut manquer d'agir sur l'énonciation elle-
même, les actes représentés se traduisant nécessairement par des actes de
langage.
Recueil et livr e
Fonction émotive
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Fonction conative
L' exclamation
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MARGE 4 : L'apostr ophe
Au même titre que l'impératif - avec lequel elle entretient des relations
étroites - l'apostrophe est exclusivement liée au discours. Elle consiste en
effet à nommer le destinataire singulier ou collectif à qui on adresse la
parole, en vue d'attirer ou de retenir son attention. L'apostrophe relève donc
de la fonction phatique du langage. (D'après M. Arrivé, F. Gadet et M.
Galmiche, La Grammaire d'aujourd'hui : Guide alphabétique de
linguistique française, Flammarion, 1986)
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La question lyrique
Je ne crois pas en Dieu, mais j’ai le sens de l’infini. Nul n’a l’esprit
plus religieux que moi. Je me heurte sans cesse aux questions
insolubles. Les questions que je veux bien admettre sont toutes
insolubles. Les autres ne sauraient être posées que par des êtres sans
imagination et ne peuvent m’intéresser. xxvii
COMMENTAIRE DU TEXTE 13
i
Pierre de Ronsard, Les Amours, LX.
ii
Dominique Combe, Poésie et Récit, p. 20.
iii
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, "Tableaux parisiens", XCIII, "A
une passante".
iv
Ibid., XCII.
v
Dominique Combe, "Aimé Césaire et la quête dramatique de l'identité", Le
Sujet lyrique en question, textes réunis par D. Rabaté, J. de Sermet et Y.
Vadé, Modernités 8, Presses Universitaires de Bordeaux, 1996, p. 182.
vi
Ibid.
vii
Philippe Hamon, "Sujet lyrique et ironie", Le Sujet lyrique en question, p.
21.
viii
Colette Astier, "Le lyrisme impossible : poésie et litanies", Le Sujet
lyrique en question.
ix
Agrippa d'Aubigné, "Méditation et Prière" ; cité par C. Astier, article cité.
x
Charles Baudelaire, Oeuvres complètes, Gallimard, "Bibliothèque de la
Pléiade", Tome II, p. 165.
xi
Jean-Marie Gleize, "Un pied contre mon coeur", Le Sujet lyrique en
question, p. 266.
xii
Les Beaux-arts réduits à un seul principe, p. 203.
xiii
Michel Deguy, Poèmes de la Presqu'île, Gallimard, 1961, p. 139. Cité
par Jean-Michel Maulpoix dans La Voix d'Orphée, Corti, 1989, p. 77.
xiv
Octavio Paz, L'Arc et la Lyre, Gallimard, 1965. Cité par Jean-Michel
Maulpoix dans La Voix d'Orphée, p. 82.
xv
Saint-John Perse, Eloges, "Images à Crusoé", Oeuvres complètes,
Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1982, p. 13.
xvi
Ibid.
xvii
Ibid., p. 14.
xviii
ibid.
xix
Colette Astier, article cité.
xx
Philippe Hamon, article cité, p. 21.
xxi
Colette Astier, article cité, p. 238.
xxii
Henri Meschonnic, Politique du rythme, politique du sujet, p. 169.
xxiii
Philippe Jaccottet, Leçons, "Poésie / Gallimard", 1977, p. 171.
xxiv
Voir Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, trad. fr., Le Livre
de Poche, "Références", 1999.
xxv
Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, trad. de Maurice
Jacob, Gallimard, "Bibliothèque des idées", 1988, p. 88.
xxvi
Ibid., p. 92.
xxvii
Robert Desnos, Deuil pour deuil, Ed. Kra, 1924.
CHAPITRE 6
Descr iptions
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MARGE 2 : Le pr édicat
"Il existe plusieurs usages de la notion de prédicat en linguistique. Le plus
ancien résulte de l'analyse de la proposition en sujet et prédicat selon le
modèle de la logique classique, le sujet représentant "ce dont on parle", le
prédicat, "ce qu'on dit de ce sujet". (...) En fait, l'interprétation logique de la
proposition selon les deux termes sujet-prédicat n'est intuitivement
acceptable que pour des phrases qui ne comportent qu'une seule expression
nominale, le prédicat pouvant alors être assimilé à une propriété ou un
attribut que l'on affeecte au sujet (pour la grammaire de Port-Royal, Paul
dort était considéré comme l'équivalent de Paul est grand par
l'intermédiaire d'une paraphrase du type : "Paul est dormant")." (M. Arrivé,
F. Gadet et M. Galmiche, La Grammaire d'aujourd'hui, Guide alphabétique
de linguistique française, Flammarion, 1986, p. 550-551). Roland Barthes
assimile ici, à l'évidence, le prédicat à l'attribut.
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La contradiction des prédicats qu'observe Roland Barthes dans les
textes de Michelet caractérise la description lyrique du moi. Les poèmes du
XVIe siècle fondés sur l'antithèse (MARGE 3) en constituent l'exemple le
plus frappant : "J'espere & crains, je me tais & supplie, / Or je suis glace &
ores un feu chault, / J'admire tout, & de rien ne me chault, / Je me delace, &
puis je me relie." (Ronsard, Les Amours, XII) ; "Je vis, je meurs ; je me
brûle et me noie ; / J'ai chaud extrême en endurant froidure : / La vie m'est et
trop molle et trop dure. / J'ai grands ennuis entremêlés de joie." (Louise
Labé, Sonnets, VII). S'il y a ici "carence" du sujet, elle est due à la folie : le
sujet amoureux est hors du sens, victime d'un poison qui dérègle l'harmonie
du moi en même temps que celle de l'univers. La figure de l'antithèse
manifeste la rupture de l'ordre naturel, fondé sur la synecdoque (MARGE 4)
: la coexistence des contraires en son sein (qu'elle prenne la forme de la
juxtaposition - "J'ai chaud extrême en endurant froidure" - ou de l'alternance
sans fin - "Or je suis glace & ores un feu chault") rend le sujet incapable de
trouver sa place dans le Tout ; il est ici et là, vivant et mort, c'est-à-dire nulle
part, manifestant ainsi que le "tout" a pour envers le "rien". Si la carence du
sujet que provoque l'amour est assimilée, au XVIe siècle, à une maladie
mortelle, c'est parce qu'elle a pour corollaire une carence de l'Être.
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MARGE 3 : L'antithèse
Elle "oppose deux objets l'un à l'autre, en les considérant sous un rapport
commun, ou un objet à lui-même, en le considérant sous deux rapports
contraires" (Pierre Fontanier, Les Figures du discours, p. 379).
MARGE 4 : La synecdoque
Ce trope par connexion consiste "dans la désignation d'un objet par le nom
d'un autre objet avec lequel il forme un ensemble, un tout, ou physique ou
métaphysique, l'existence ou l'idée de l'un se trouvant comprise dans
l'existence ou dans l'idée de l'autre" (Pierre Fontanier, op. cit., p. 87).
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Compar aison et métaphore
Portr aits
Les projections du moi dans le paysage que l'on observe dans les
textes du XIXe siècle se fondent au contraire sur le principe d'une
réversibilité de l'intérieur et de l'extérieur : si le moi peut s'installer en creux
dans les éléments naturels, c'est parce qu'il englobe la nature tout entière en
son sein. Le moi est, chez Baudelaire, un espace intérieur qui rime avec
l'espace extérieur : "Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, /
Défilent lentement dans mon âme" ; "Je te hais, Océan! tes bonds et tes
tumultes, / Mon esprit les retrouve en lui" ; "Car je serai plongé dans cette
volupté / D'évoquer le Printemps avec ma volonté, / De tirer un soleil de
mon coeur, et de faire / De mes pensers brûlants une tiède atmosphère" xvi.
Verlaine explicite ce principe dans les Fêtes galantes : "Votre âme est un
paysage choisi" ("Clair de lune").
C'est parce que le moi contient le monde que le monde est pour lui
un miroir. Si la comparaison de la mer avec un miroir est légitimée - chez
Baudelaire par exemple : "La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme /
Dans le déroulement infini de sa lame" xvii - par le pouvoir réfléchissant de
l'eau, l'image du paysage-miroir ne doit sa cohérence qu'aux
correspondances intimes qui s'établissent entre l'âme et le monde :
Le jet d'eau
Le centr e per du
COMMENTAIRE DU TEXTE 16
COMMENTAIRE DU TEXTE 17
(L'Oeuvre poétique, éd. annotée par J. Ristat, Livre Club Diderot, Messidor,
1989-1990, Tome IV, p. 959)
COMMENTAIRE DU TEXTE 18
Le "butor" est un oiseau échassier qui vit dans les marais - de même
que le "courlis", qui donne son titre au poème qui suit "Les poissons noirs".
L'oiseau aquatique, comme le pêcheur, est entre le ciel et l'eau : son cri se
confond donc avec les "vocables d'eau claire où se lisent le ciel". Ces
vocables sont un "rêve" que le poète doit prendre dans ses "filets" ; le
pêcheur à l'affût des "lourds poissons noirs rêv(ant) du grand large" ne
cherche donc pas à capturer les poissons eux-mêmes, mais leur "rêv(e)", qui
est le rêve propre à une époque, le rêve d'un peuple aux prises avec le réel -
les "secrets" du Musée Grévin "ne sont pas les miens mais ceux d'une
époque trop longue et pourtant fugitive, d'une époque où s'affolait le coeur
de France", écrit l'auteur des "Poissons noirs, ou de la réalité en poésie". En
capturant le rêve des "poissons noirs" dans ses filets, le poète parle donc au
nom de tous, "cri(e) à pleine voix" le "coeur" de tous en même temps que le
sien propre. Il fait ainsi advenir le "jour" : alors que le "faux pêcheur" rend
le rêve ramené dans ses filets à la "nuit" ("Le cri du butor", VIII), le pêcheur
de poissons noirs capture le "jour" en même temps que les "rêves", dans une
eau désormais "toute bleue" (v. 8). Il faut chanter les rêves du peuple pour
que l'histoire sorte de la nuit, il faut "avoue(r) enfin l'azur" pour que
viennent "les temps prédits de la bonté" ("Le cri du butor", VIII).
Les filets du pêcheur sont "blonds" et "gris", "blonds" puis "gris" :
les filets qui ramènent les poissons noirs sont faits des propres cheveux du
poète, et, par métonymie, de ses nerfs, de ses veines, capillaires sensibles
chargés de capter les rêves d'un peuple. Le "moi" accueille ainsi la
subjectivité de tous.
i
Philippe Hamon, Du Descriptif, Hachette Supérieur, "Recherches littéraires", 1993, p. 116.
ii
Ibid.
iii
Léo Spitzer, Etudes de style, trad. franç. Gallimard, 1970, p. 451 ; cité par Ph. Hamon,
Du Descriptif, p. 117.
iv
Jean-Michel Maulpoix, "Lyrisme et description", La Voix d'Orphée, p. 89-99.
v
Roland Barthes, "Aujourd'hui, Michelet", L'Arc, n° spécial "Michelet", 52, 1973, p. 20.
vi
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, trad. J.
Lacoste, Petite Bibliothèque Payot, "Critique de la politique", 1979, p. 84.
vii
Jean-Claude Mathieu, "Le poète tardif : sujet lyrique et sujet éthique chez Jaccottet", Le
Sujet lyrique en question, p. 205.
viii
Jean-Claude Mathieu, article cité, p. 211.
ix
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, XIX, "La géante" ; XXXI, "Le vampire".
x
Pierre de Ronsard, Les Amours, CCX.
xi
Philippe Hamon, "Sujet lyrique et ironie", Le Sujet lyrique en question.
xii
Victor Brombert, "Lyrisme et dépersonnalisation : l'exemple de Baudelaire",
Romantisme, 6, 1973, p. 34.
xiii
Ibid., p. 33.
xiv
Joachim Du Bellay, Les Regrets, XXI.
xv
Ibid., XXXI.
xvi
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, LXXVIII, "Spleen" ; LXXIX, "Obsession" ;
LXXXVI, "Paysage".
xvii
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, XIV, "L'homme et la mer".
xviii
Paul Verlaine, Romances sans paroles, "Ariettes oubliées", IX.
xix
Ibid., III.
xx
Jean-Marie Gleize, Poésie et Figuration, Le Seuil, coll. "Pierres vives", 1983, p. 209.
xxi
Ibid., p. 211.
xxii
Ibid., p. 215.
xxiii
Guillevic, Terraqué, "Poésie / Gallimard", 1968, p. 83.
Bibliogr aphie
I. OEUVRES POETIQUES
1. APPROCHE LINGUISTIQUE
2. SUR UN AUTEUR
3. SUR LA POESIE
BALLADE
e e
Ce poème d'origine médiévale connaît un succès éclatant aux XIV et XV
e e
siècles (Villon). Il disparaît du XVI au XVIII siècles, pour réapparaître au
e
XIX ; le mot désigne alors un poème de structure monodramatique - K.
Hamburger désigne par ce terme, dans Logique des genres littéraires, un
poème dont l'énonciateur est un personnage fictif - d'origine populaire ou
pseudo-populaire (Hugo). La ballade procède d'une chanson de danse
médiévale : elle se compose de trois strophes isométriques (dont tous les
vers comptent le même nombre de syllabes) construites sur les mêmes
rimes, et s'achevant chacune sur le même vers, appelé refrain. L'ensemble
est suivi d'un "envoi" dont la longueur équivaut à une demi-strophe, qui
emprunte les rimes de la seconde partie des strophes. Le plus souvent, la
ballade est écrite en octosyllabes ou en décasyllabes. Molinet a contribué à
imposer les strophes dites carrées : les strophes comprennent autant de vers
que les vers ont de syllabes (la petite ballade compte trois huitains
d'octosyllabes, suivis d'un quatrain ; la grande ballade présente trois
dizains de décasyllabes et un quintil).
BALLADE DE LA RUINE
ENVOI
BLASON
Le blason est un poème descriptif voué à l'éloge d'un individu ou d'un objet.
e e
Pratiqué dès le XV siècle, il connaît un grand succès au XVI siècle. Il se
compose d'octosyllabes ou de décasyllabes à rimes plates.
LE FRONT
CHANT ROYAL
Le chant royal est construit selon le même principe que la ballade, mais il
est sensiblement plus long : il compte cinq strophes au lieu de trois. Les
strophes sont le plus souvent composées de onze décasyllabes, et l'envoi de
cinq, six ou sept décasyllabes. « Le plus souvent, la matière du chant royal
est une allégorie obscure enveloppant sous son voile louange de Dieu ou
Déesse, Roi ou Reine, Seigneur ou Dame » (Sébillet).
CHANT ROYAL
DE LA CONCEPTION NOTRE-DAME,
QUE MAITRE GUILLAUME CRETIN VOULUT AVOIR
DE L'AUTEUR :
LEQUEL LUI ENVOYA AVECQUES CE HUITAIN
A MONSIEUR CRETIN,
SOUVERAIN POETE FRANÇAIS,
SALUT
ENVOI
ÏAMBE
Le mot désigne, par analogie avec l'ïambe prosodique (pied composé d'une
syllabe brève puis d'une longue), un poème construit sur l'alternance
d'alexandrins et d'octosyllabes, elle-même redoublée par l'alternance des
rimes.
ODE
Ce nom provient du grec ôdè, « chant ». Il désigne un poème composé d'une
succession de strophes de schéma identique. Voir le texte 10, « De l'election
de son sepulchre » (Pierre de Ronsard, Odes, IV, 4, édition de 1550).
PANTOUM
D'origine malaise, ce poème est constitué de quatrains à rimes croisées, dans
lesquels le deuxième et le quatrième vers d'une strophe sont repris par le
premier et le troisième vers de la strophe suivante. Le pantoum connut une
certaine vogue au XIXe siècle (Verlaine insère un « Pantum négligé » dans
Jadis et Naguère ).
HARMONIE DU SOIR
RONDEAU
e
Le rondeau a revêtu des formes variables jusqu'au XV siècle. Cette forme
e
est surtout cultivée dans la première moitié du XVI siècle, puis dans la
e
première moitié du XVII siècle, mais elle n'a jamais totalement disparu.
Elle procède elle aussi d'une chanson de danse. Jean Marot, Lemaire de
Belges, Cretin et Gringore ont contribué à imposer les formes canoniques
immortalisées par Jean Marot, le rondeau quatrain et le rondeau cinquain.
Le rondeau quatrain (ou rondeau simple ) est construit en octosyllabes et
sur deux rimes. Il compte deux quatrains encadrant un distique (groupe de
deux vers) ; le « rentrement » qui clôt la deuxième et la troisième strophes
répète les deux, trois ou quatre premières syllabes du rondeau. Le rondeau
cinquain (ou rondeau double ) est construit en décasyllabes. Il compte deux
quintils encadrant un tercet, et le « rentrement » répète les quatre premières
syllabes du rondeau.
RONDEL
e e
Le rondel est aussi appelé rondeau ancien. En vigueur du XIV au XVI
siècles, cette forme a été abandonnée par la suite, puis reprise par quelques
e e
poètes des XIX et XX siècles. Le rondel peut compter neuf, dix, douze,
treize ou quinze vers. Celui de treize vers est le plus fréquent. Il est construit
sur deux rimes, et se divise en trois strophes de quatre vers, plus un refrain
final. La première et la dernière strophes sont à rimes embrassées et la
deuxième à rimes croisées. Le premier et le deuxième vers sont répétés,
sous forme de refrain, après le sixième vers, et le premier vers constitue de
nouveau, dans un refrain final, le treizième vers.
RONDEL
Mars 1913
SONNET
Le sonnet est une forme originaire d'Italie, issue de Pétrarque, et pratiquée
e e
par la Pléiade. Elle a connu un grand succès aux XVI et XVII siècles, et à
e
nouveau au XIX siècle, après une éclipse d'un siècle. Le sonnet compte
quatorze vers, divisés en deux quatrains sur deux rimes et un sizain sur trois
rimes - qu'on a coutume de séparer en deux tercets. La disposition des rimes
est la même dans les deux quatrains ; elles y sont généralement embrassées
et quelquefois croisées. Dans les sonnets dits réguliers, les quatrains sont
construits sur les mêmes rimes embrassées, et le sizain se compose de deux
vers à rimes plates suivis de quatre vers à rimes croisées.
TRIOLET
e
On trouve des exemples de triolet dès le XIII siècle, et cette forme reste en
vigueur jusqu'à la Renaissance. Elle est ensuite inusitée jusqu'à la fin du
e
XVII siècle. Le triolet se compose de huit vers sur deux rimes : le premier
vers revient comme quatrième, le septième et le huitième vers sont la
répétition du premier et du deuxième. Une pièce peut être constituée par un
seul triolet ou par une suite de triolets.
TRIOLETS FANTAISISTES
La poésie lyrique n'exprime pas les sentiments d'un individu : elle met la catégorie de
l'individualité en question. Elle n'expose pas un « moi » : elle invite le lecteur à le faire
provisoirement sien. Elle ne constitue pas un genre : elle subvertit les autres genres. Ce
livre s'efforce de rendre compte de ce pouvoir de négation selon deux points de vue
complémentaires : un essai théorique qui propose des hypothèses de lecture et des outils
e e e
critiques ; et des commentaires de textes du XVI , du XIX et du XX siècles qui
montrent que chaque poème s'écrit contre la tradition poétique dans laquelle il s'inscrit
pourtant.