RFP 673 0943
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2003/3 - Volume 67
ISSN 0035-2942 | ISBN 213053564X | pages 943 à 958
Alain KSENSÉE
1. P.-C. Racamier (1996), Le génie des origines. Psychanalyse des psychoses, Paris, Payot, 1996,
420 p.
2. Ibid.
3. J. Chasseguet-Smirgel, Éthique et esthétique de la perversion, Seyssel, Éd. Champ-Vallon,
1984, 317 p. Elles sont décrites et individualisées par J. Chasseguet-Smirgel au chapitre I de son étude.
4. S. Freud (1921), Psychologie des masses et analyse du moi, OCP, Paris, 1991, 426 p. Le cha-
pitre intitulé « L’identification », p. 42.
5. S. Freud (1922), Le moi et le ça, OCP, Paris, PUF, 1991, 426 p. Le chapitre intitulé « Le moi
et le surmoi (idéal du moi) », p. 272.
6. M. Fain, P. Marty (1959), Aspects fonctionnels et rôle structurant de l’investissement homo-
sexuel au cours des traitements psychanalytiques de l’adulte, Revue française de psychanalyse, 23, 4,
608-617.
Rev. franç. Psychanal., 3/2003
944 Alain Ksensée
De la psychiatrie
Les auteurs de l’argument de ce numéro ont avec juste raison relevé cer-
tains commentaires de Racamier en s’étonnant de leur violence. Il semble que
P.-C. Racamier ait conscience de sa propre répulsion pour le pervers narcis-
sique lorsqu’il écrit : « Aussi bien cette rage en contrecoup, ce réflexe naturel
d’autopréservation, inspire également cette révolte et cette répulsion qui
s’observent dans notre culture envers la perversité et dont on n’aura pas man-
qué de trouver parfois un écho assourdi dans le ton du texte qu’on vient de
lire. Mais à tout prendre, mieux vaut ironiser qu’ignorer. »4
La description clinique de Racamier s’inspire-t-elle aussi de sa rencontre
avec des soignants ? Une remarque ultérieure le laisse penser : « Cette attaque
du cadre pourra être le fait, soit des patients, soit des familles, parfois aussi
des soignants ; et pourquoi pas ? Peut-être des médecins. »5 Lorsque la perver-
sion narcissique surgit au cœur même de l’équipe soignante, il est difficile
pour un psychiatre, fût-il psychanalyste, de préciser dans le cadre de ces inter-
actions les véritables enjeux psychiques. En effet, sur la scène institutionnelle
on peut observer une sorte de « contagion hystérique » avec une « dramatisa-
tion », des mensonges, un certain « théâtralisme » autour de la rivalité phal-
1. M. Fain (1973), Intervention, Revue française de psychanalyse, 38, 5-6, 978-979. La lecture de
cette intervention constitue la base de ce travail, elle s’en inspire et lui doit cette réflexion.
2. J. Chasseguet-Smirgel, L’idéal du Moi. Essai psychanalytique sur la maladie d’idéalité, Paris,
Tchou, 1975, 292 p.
3. J. Chasseguet-Smirgel, Éthique et esthétique de la perversion, Seyssel, Éd. Champ-Vallon,
1984, 317 p.
4. P.-C. Racamier, Le génie des origines. Psychanalyse et psychoses, Paris, Payot, 1992.
5. P.-C. Racamier, L’esprit des soins. Le cadre, Paris, Éd. du Collège, 2001, 124 p.
Hystérie et perversion 945
lique entre le « leader » et ses « rivaux ». Quoi qu’il en soit, ces évocations ins-
titutionnelles très succinctes, imprécises, me permettent d’évoquer une
rencontre possible entre la perversion narcissique et l’hystérie. Je vais tenter
d’introduire mon hypothèse de travail à partir d’un exemple clinique. Il s’agit
d’un premier temps qui prépare le psychanalyste à « saisir » dans le strict
cadre de l’analyse classique, les événements psychiques qui auraient pu orga-
niser une perversion narcissique décrite par P.-C. Racamier.
À la psychothérapie psychanalytique
« Exemple clinique »
quelquefois son avis sur ses choix et ses décisions. Les éléments du transfert
paraissent se rassembler autour d’une représentation qui évoque celle du
beau-père ; la dimension homosexuelle est présente mais vivement contre-
investie. Dans ce contexte associatif où se mêle sa culpabilité qui prend pour
thème son divorce, il apporte à une séance le « dossier médical » de son
père, me demande de le consulter pour que « vous m’expliquiez certains ter-
mes que je ne comprends pas ». La psychothérapie est dominée par une cul-
pabilité profonde qui est, sans nul doute, issue de cette « mort du père ». Les
différentes « sanctions » professionnelles et affectives qu’il connaît en témoi-
gnent sans qu’il puisse en avoir pleinement conscience. Je peux lui montrer à
plusieurs reprises la force de cette culpabilité, ce qui le soulage quelque peu.
Ce sentiment de culpabilité gouverne l’ensemble de sa vie psychique. Ce
début présente une difficulté particulière qui m’a conduit à décider le « face-
à-face ». Il existe une condensation traumatique entre la réalité fantasma-
tique de la mort du père et le suicide effectif du père « réel » ; il s’agit d’une
« condensation à boulets rouges »1 pour le moi du patient, laquelle confère à
son organisation hystérique une dimension traumatique importante qui gêne
en particulier sa sûreté « perceptive ». Daniel « doute » en permanence, il
éprouve quelques difficultés à faire la part entre la réalité psychique et la
réalité. Cette particularité ne s’accompagne pas de « confusion »2 et si le
cadavre du père est au cœur des pensées latentes, ce cadavre reste pourvu
d’un pénis érotique3. Ce « doute » souvent latent introduit pour Daniel la
question du « faux », de ce qu’il prétend être et qui n’est pas vrai. Au cours
d’une séance, il évoque ses études universitaires pour me confier son malaise.
Il ne mérite pas d’avoir les responsabilités commerciales importantes qui sont
les siennes. Il a pu entrer dans une « grande école » grâce à une passerelle,
après l’obtention d’un DESS de « cinéma ». Il ne connaît pas grand-chose, me
dit-il, à l’art, au commerce et à l’économie. Ce sont ses « prétendues »
connaissances qui lui ont permis selon lui d’être recruté pour un poste
important.
La dépressivité de Daniel semble pouvoir être mise en relation avec la
culpabilité liée au surmoi, mais la présence d’une « insuffisance », d’une
« infériorité »4, donne toute son importance à l’idéal du moi. Daniel me fait
part de sa capacité à « tricher », à manipuler dans sa vie sociale et affective.
Ses nombreuses amantes l’ont traité de « pervers », de « manipulateur ». Et
pourtant, Daniel semble rechercher une forme de vérité qui contraste vive-
ment avec leurs « accusations » ! Il me confie qu’il se construit une forme de
« faux » par rapport à un « référent » qu’il se donne à lui-même. Il remarque
que tout cela a commencé bien avant le suicide de son père : « Depuis tout
petit, je n’ai jamais pensé que je passerais dans la classe supérieure, on allait
s’apercevoir que c’était de la supercherie. » Certes, nous retrouvons le surmoi
et l’idéal du moi, la culpabilité et l’insuffisance. Mais, progressivement, Daniel
en arrive à me dire : « C’est impressionnant ce que je me suis raconté comme
histoires sur mon père, je me suis inventé un père ingénieur des télécoms alors
qu’il n’était que chef de chantier, j’en ai fait un héros, je me suis raconté des
tas d’histoires. »
Daniel fait de son père réel un personnage de roman : un homme qui a
les traits du père mais dont l’individualité est différente.
Le moi de ce patient obéit à une identification à un « faux père réel ». Il
me montrera comment, dans certaines situations, cette identification peut le
conduire à certaines manœuvres et manipulations « politiques » au sein de
son entreprise. Il joue ainsi sur son physique et sur le verbe tout en se perce-
vant comme un « menteur », « un tricheur ». Le « feu de l’action » le conduit
à sauter littéralement par-dessus son sentiment d’être un imposteur... Daniel
exerce dans ces situations un véritable effet de persuasion, de « contagion
hystérique » sur ses collaborateurs. Le point de départ de ce déploiement de
« faux » est toujours en relation avec une situation où sont sollicitées ses
capacités identificatoires à une figure d’autorité. Ainsi, au cours d’une
séance, il apprend que son « boss » souhaite partir et que, de ce fait, il va
être placé « sous » l’autorité de quelqu’un d’autre ; « Il ne sera plus mon
patron, me dit-il, je ne veux pas me construire un “nouveau relationnel”. »
La rencontre avec une nouvelle autorité sollicite toute la conflictualité en
relation avec les identifications paternelles œdipiennes qu’il tente d’éviter de
manière systématique. Cette identification au « faux père réel » est sollicitée
chaque fois que le moi du patient rencontre une figure d’autorité. En effet, le
complexe d’Œdipe a échappé de façon massive au refoulement. Daniel nous
apprend que le recours au « faux », à la manipulation surgit chaque fois que
se trouve réinvestie la réalité psychique de la castration. Dans ce cas toute
personne qui en « sait plus » et représente une autorité doit être réduite à un
« ustensile »1.
Le début de cette psychothérapie nous a permis de pressentir une véri-
table oscillation des conduites perverses du patient. Les actes de Daniel, le
déploiement de sa capacité à créer du « faux » sont destinés à l’analyste mais
déplacés sur des objets significatifs. Ils ne peuvent être interprétés dans le
transfert car il s’agit du début de la psychothérapie.
Mais l’écoute de ces passages à l’acte nous montre une certaine fluctua-
tion qui suit assez fidèlement le recours à l’identification au faux père réel.
Freud insiste sur un aspect de l’identification, laquelle « a entre autres comme
conséquence, qu’on restreint l’agression contre la personne avec laquelle on
s’est identifié, qu’on la ménage, qu’on lui apporte son aide »1. La condensa-
tion traumatique (le meurtre œdipien du père et le suicide du père réel), ren-
force la convocation de cette identification au faux père réel. « Pour tuer quel-
qu’un, encore faut-il qu’il soit présent », dira Freud à « l’homme aux rats »
qui déniait ses vœux meurtriers à l’égard de son père en évoquant le fait qu’il
était déjà mort. C’est bien le meurtre du père réel qui crée le père fantasma-
tique et ce dernier semble faire cruellement défaut à Daniel. Mais cette place
vide est heureusement présente sur la chaîne des signifiants ! C’est bien ce que
nous montre une ligne transférentielle fragile mais certaine, celle du transfert
homosexuel.
La dimension homosexuelle du transfert se manifestera progressivement
par une certaine admiration de l’analyste « beau-père ». C’est cette mobilisa-
tion de la libido homosexuelle qui fait office d’une formation réactionnelle qui
tempère, diminue le mouvement pervers du patient. Ce lien d’admiration qui
puise son énergie dans la libido homosexuelle est en fait la projection sur
l’analyste d’un idéal. Lorsque cette projection vient à céder du fait de la pres-
sion du retour du refoulé des pulsions agressives, la création du faux par ce
patient augmente en intensité. Lors de ces mouvements transférentiels, il nous
a semblé que Daniel abandonnait un idéal du Moi, le « goût de la vérité » au
profit du « faux-semblant ».
Cette illustration clinique nous permet de préciser les enjeux identificatoi-
res et pulsionnels du « soulèvement perversif », de ces « moments perversifs »,
qui font partie des formes transitoires, provisoires, des perversions narcissi-
ques décrites par Racamier. Elle nous a permis de souligner l’importance
d’une identification pathologique du Moi et le rôle de la libido homosexuelle
lors de ces « soulèvements perversifs ». Ces deux caractéristiques nous rappro-
chent d’un noyau commun « pervers » que nous pouvons rencontrer dans dif-
férents fonctionnements névrotiques.
Je vais tenter de montrer à l’aide de la métapsychologie, m’appuyant sur
certains travaux mentionnés dès le début de cet article, les liens étroits de la
perversion narcissique avec un « noyau commun pervers » et ce qui rapproche
ces perversions des perversions sexuelles classiques.
1. S. Freud (1921), Psychologie des masses et analyse du Moi, OCP, t. XVI, Paris, PUF, 1991,
426 p. Il s’agit du chapitre consacré à l’identification.
Hystérie et perversion 949
P.-C. Racamier évoque une perversion sans plaisir érogène. Est-ce pos-
sible ? Est-il justifié d’ignorer pour autant la présence d’une économie pulsion-
nelle-objectale qui serait tout aussi importante ? Le terme de « narcissique »
semble en quelque sorte remplacer la dimension érogène.
Une étude des étroites relations entre le narcissisme et les perversions
sexuelles a été faite par J. Chasseguet-Smirgel1 qui souligne le rôle fondamen-
tal de l’idéalisation de la pulsion prégénitale sadique anale. Elle propose par
ailleurs une conception du fantasme incestueux qui inclut un vœu narcissique
fondamental2.
Les perversions sexuelles classiques restent dans la sphère privée de la vie
sexuelle des patients. Ce qui n’est pas le cas de la perversion « narcissique »
évoquée par Racamier. Elle apparaît dans le champ social et impose un cen-
seur dans l’institution psychiatrique pour sauvegarder une option thérapeu-
tique que Racamier qualifie de soin psychanalytique3. Elle implique donc un
tiers. Mais la psychanalyse ne saurait se contenter de définir une organisation
psychique par des facteurs externes à la stricte réalité psychique !
La description du pervers narcissique nous montre, dans le cas d’une
organisation « durable », combien celui-ci ne cherche apparemment pas la
jouissance sexuelle, l’érotisation de ses défenses n’est pas consciente. Cette
délimitation clinique confère au concept de perversion narcissique, par
l’importance du facteur narcissique, une place qui semble le rendre apparem-
ment quasi indépendant de la libido liée aux pulsions sexuelles et à leurs inves-
tissements objectaux.
Je propose tout d’abord de considérer les perversions narcissiques
décrites cliniquement par Racamier comme une expression symptoma-
tique d’un « noyau pervers commun ». Selon cette hypothèse, la per-
version narcissique serait liée, comme dans toutes les perversions, à
l’idéalisation de pulsions prégénitales qui concernent dans ce cas la pulsion
sadique-orale.
Le noyau commun
libidinale qui accompagne pour un temps ces analyses, une régression dont la
fixation est constituée par l’oralité. Notre réflexion a été éclairée par un article
de Béla Grunberger1, qui nous montre, par l’exposé détaillé d’une cure analy-
tique, comment « la frustration survenue au stade oral préambivalent a culpa-
bilisé celui-ci en le déviant précocement vers l’analité ». Lorsque le processus
analytique se déroule convenablement, il existe une période intermédiaire où
au cœur de la régression orale, le patient utilise l’analité pour dépasser ses
conflits oraux. Ce mouvement lui permet une réorganisation de ses identifica-
tions (donc des introjections), dont nous savons qu’elles sont la base de la
névrose hystérique.
1. B. Grunberger (1953), Conflit oral et hystérie, Revue française de psychanalyse, 17, 3, 250-265.
2. « Qui offrent la forme complète avec participation inégale des deux composantes » : S. Freud
(1922), Le moi et le ça, OCP, Paris, PUF, 1991, 426 p. Le chapitre intitulé « Le moi et le surmoi (idéal
du moi) », p. 272.
3. Selon la nouvelle traduction des œuvres complètes.
4. « Disons-le tranquillement : il fait de son père un idéal. Ce comportement n’a rien à voir avec
une position passive ou féminine » : S. Freud (1921), Psychologie des masses et analyse du moi, OCP,
Paris, 1991, 426 p. Le chapitre intitulé « L’identification », p. 42.
5. En effet les identifications terminales « ne correspondent pas à notre attente, car elles
n’introduisent pas l’objet abandonné dans le moi ».
6. B. Grunberger (1979), Narcisse et Anubis, Paris, Éditions Des Femmes, 1982, 628 p. « Au-
delà de l’Œdipe, ou le combat avec l’ange », p. 319, et « Narcisse et Œdipe », p. 501.
7. Voir n. 6, p. 15.
952 Alain Ksensée
ment puise son énergie dans la libido homosexuelle et les pulsions sadiques
anales. Nous savons que ce mouvement est dans les deux sexes source de con-
flits liés à l’introjection anale du pénis du père et à une sorte d’assimilation du
père à son pénis. Fain et Marty1 insistent sur le rôle fondamental de la libido
homosexuelle : « Le sujet revit alors intensément tous les conflits centrés sur le
désir de capter quelque chose à l’analyste, mêlé à celui que l’analyste fasse
pénétrer ce quelque chose de force en lui. La pulsion homosexuelle apparaît
ainsi, étroitement liée aux désirs d’acquisition des patients. »2 La création du
« faux père réel » est souvent pour des patients hystériques (le plus souvent des
hommes) une façon de se défendre contre la passivité, la soumission homo-
sexuelle qui donnera « corps » à l’identification positive au père œdipien. Nous
pouvons observer lors de l’analyse de ces patients l’apparition de ce « faux père
réel » auquel le sujet s’identifie. Dans ces cas, la mère entretient l’illusion chez
l’enfant que c’est non pas le père de l’enfant, mais le père de sa mère qui a le
« vrai » pénis. Ce pénis appartient désormais à la mère ; c’est un phallus oral
délivré par la mère ; phallus que la mère authentifiera en privilégiant un lien
intense avec l’enfant, un lien marqué par un « trop » d’oralité. Ces mères ont
resexualisé la « censure de l’amante ». Ce sont des passionnées de la « nourri-
ture », du gavage de l’enfant. Ces mères font croire à l’enfant par ce « corps à
corps oral » que le « rejeton » est capable de les faire jouir. Ce dernier n’a plus
la possibilité de tenter de séduire sa mère. « L’hystérie maternelle en place de
s’exercer aux dépens de son mari – ce qui est habituel – prend le fils pour se
faire [...] l’enfant ne nie donc pas dans un premier temps, la distance entre sa
génération et celle de son père, mais littéralement la saute [...] cette mère s’est
reconstitué un érotisme en utilisant la douleur du deuil qu’avait entraîné son
refoulement lors de la constitution de son Surmoi. »3 Nous conviendrons avec
ce dernier auteur que l’enfant est inclus dans un scénario qui n’est pas le sien.
Nous ajouterons que ce drame hystérique qui lui est étranger mais dont il est
acteur, contribue à lui faire croire que la mère est munie d’un pénis et que sa
possession ne dépend que de ses pulsions orales. Une particularité de cette hys-
térie maternelle a été soulignée par M. Fain ; elle céderait en présence du père
de l’enfant bien que ce dernier soit désigné implicitement à l’enfant comme
insuffisant, absent, falot, châtré. En effet, dans le cas de patients névrotiques et
hystériques cette identification est fugace. Elle semble balayée non seulement
par une régression libidinale (qui permet le refoulement de la pulsion œdi-
pienne), mais aussi par une souffrance particulière. En effet, le point de fixation
est une oralité très conflictuelle car liée au sadisme oral. D’une certaine façon,
1. Ibid.
2. Voir n. 6, p. 151.
3. Voir n. 1, p. 152.
Hystérie et perversion 953
« les symptômes douloureux de l’hystérique ont leur origine dans le fait qu’il
doit se servir dans sa régression orale de son analité »1. C’est ce mouvement
dynamique dans la cure, lié à la régression libidinale à une position conflictuelle
entre la libido orale et celle du stade anal, qui dissimule souvent ce bref
moment où surgit cette identification au faux père réel. La tendance du patient
à créer du « faux » et du « clinquant », par et aux moyens des « mots » dits à
l’analyste sera de courte durée. Nous retrouvons cette défense devant l’analité
dans le cas de nombreuses hystéries.
Mais il nous a semblé que, lorsque le « faux » et le « clinquant » tendent
à prendre le pas sur l’exigence de vérité, la conflictualité entre l’oralité et ana-
lité est de moindre intensité. Le moi du patient semble vouloir « éviter » cette
conflictualité, faire « comme si » elle n’existait pas. L’identification au « faux
père réel » devient alors une véritable défense « perverse ». C’est cette particu-
larité de certaines cures analytiques de patients hystériques hommes qui m’a
conduit progressivement à cette hypothèse de travail.
En fait, le pervers narcissique comme tous les pervers idéalise la pulsion
prégénitale. Il veut faire croire et se faire croire que la pulsion prégénitale est
supérieure à la pulsion génitale, celle qui appartient au père. L’univers du per-
vers narcissique n’est pas celui du « sadisme anal » comme dans les perver-
sions sexuelles « classiques ». Il existe dans le cadre de la perversion narcis-
sique une idéalisation qui concerne les pulsions orales. Le pervers narcissique
crée un « phallus idéal » comme dans toutes les perversions ; un phallus
magique, autonome, d’autant plus autonome que c’est dans l’autarcie orale
qu’il prend racine. Il prétend établir au cœur de la vie terrestre, humaine, un
monde oral idéalisé. Un monde humain délivré de toute matérialité.
moins au début de la vie – le soin d’amener son enfant à projeter son Idéal du
Moi sur des modèles successifs de plus en plus évolués ». Il y aurait selon cet
auteur un idéal du moi présent à chaque étape du développement, l’idéal du
Moi génital (œdipien et postœdipien) intègre les précédents et répond au vœu
fondamental et adapté de suturer la faille narcissique inhérente au développe-
ment du moi. Nous savons que ce parcours n’est pas simple. Il exige une
« censure de l’amante » bien tempérée par le surmoi de la mère. Ce dernier
assure non seulement la confirmation narcissique mais aussi le contre-
investissement des pulsions de l’enfant. Lorsque à un âge précoce « la censure
de l’amante » est défaillante, le narcissisme reste clivé du courant pulsionnel,
la libido narcissique investira un Idéal du Moi démesuré.
Nous savons que le porteur de l’idéal œdipien est le père. Le pervers narcis-
sique tente de rendre nul et non advenu l’idéal du moi œdipien au profit d’un
idéal du moi prégénital gouverné par la toute-puissance narcissique. Le pervers
narcissique, à la différence des pervers sexuels habituels, du fait de sa fixation
orale n’a pas les moyens « concrets » de toute la richesse anale idéalisée pour
obtenir un tel résultat. En effet, L’idéalisation a pour objet le sadisme oral1. Le
pervers narcissique prend comme idéal la pulsion partielle de l’oralité en la glo-
rifiant et tente par l’érogénéité du mot à la rendre supérieure à l’analité et à la
génitalité. Certes, le refoulement de l’analité, voire son clivage dans certains
cas, lui donne peu de moyens au regard du pervers sexuel habituel. Il se rabat-
tra sur les mots pour détruire toute personne susceptible de réveiller en lui sa
faille identificatoire. La sémantique du pervers narcissique brille par son éclat,
elle peut séduire dans un premier temps pour se révéler d’une faiblesse peu
commune par sa labilité obscure et clinquante. L’attitude sociale du pervers
narcissique est l’équivalent du scénario du pervers sexuel.
1. Nous considérons avec B. Grunberger la phase sadique orale comme appartenant déjà au
stade anal. Cette infiltration par l’analité de l’oralité donne une cohérence certaine à notre hypothèse
qui rattache la perversion narcissique aux perversions sexuelles.
2. B. Grunberger (1953), Conflit oral et hystérie, Revue française de psychanalyse, 17, 3, 251-265.
Hystérie et perversion 955
1. Cette destructivité n’est pas spatialisée, sans véritable hiérarchie. D’une manière générale,
cette nouvelle émanation d’un narcissisme négatif nécessiterait tout un développement.
956 Alain Ksensée
tasme d’avoir été « pénétré ». Ce qui est pour lui une injure narcissique, une
blessure narcissique qui peut le terrasser1 : « Tuez-les, ils s’en foutent, humiliez-
les, ils en crèvent », écrivait avec ses étincelles de génie P.-C. Racamier.
La formation réactionnelle la plus efficace des pulsions sadiques orales est la
dimension persécutive2 présente de manière latente au cœur du discours du per-
vers narcissique. C’est la raison pour laquelle, le domaine électif de certains per-
vers narcissiques est celui de l’idéologie, du politique et des luttes institutionnel-
les ; son arme est le « slogan » déguisé en pensée véritable. Il s’agit pour ces
« idéologues » de construire un nouveau monde uniquement en parole (les len-
demains qui chantent) car l’acte nécessiterait l’emprunt à l’énergétique anale.
Cette caractéristique permet au pervers narcissique de détruire tout ce qui
évoque la transmission « humaine », la vérité de l’interprétation historique de la
« vie des hommes ». Il efface de manière implacable comme tous les pervers, la
différence des sexes et des générations. La description de Racamier est sur ce
point particulièrement démonstrative. Le pervers narcissique utilise les « mots »
de façon surprenante. Ce ne sont pas les mots de l’hystérie qui s’accrochent aux
mots pour les opposer aux « choses », mais des mots qui jouent avec le sens de
façon à les vider de leur sens. Ce sont les mots qui constituent le phallus magique
autonome du pervers narcissique ; le déni du sens, selon Racamier. Les mots
sont des « emblèmes » destinés à détruire toutes les lois qui gouvernent les signi-
fications. La force de cette perversion ne réside pas dans le faux en tant que tel
mais en ce qu’il détruit la vérité du sens, de la signification. La description cli-
nique de Racamier consacrée à la pensée perverse et à la « parole de vérité » chez
le pervers narcissique est éloquente. La recherche de la « vérité » est détruite
dans une jouissance spécifique car cette destruction vise celui qui est porteur
d’un idéal dont les racines sont œdipiennes. Cette jouissance narcissique particu-
lière est bien une « perversion pour disqualifier ». La passion secrète du pervers
narcissique est celle du faux témoignage lucide, son but est de déclarer la réalité
psychique de la castration « hors jeu ». Il tente de se convaincre d’une « immu-
nité conflictuelle », selon l’expression de Racamier.
1. Selon le gradient narcissique, cette pénétration peut prendre dans les meilleurs cas la forme
d’une sodomisation passive.
2. Winnicott remarquait que c’est l’analyse du sadisme oral qui « lève » la dimension per-
sécutive.
3. Voir n. 4, p. 152.
Hystérie et perversion 957
1. Ibid., p. 287.
2. N. 2, p. 152.
958 Alain Ksensée
CONCLUSION