Albert Beguin - Balzac-Lu-Et-Relu

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J’ai maintes fois été étonné, dit Baudelaire, que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un
observateur : il avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire... ” De cette phrase
est né en 1946 le “ Balzac visionnaire ” d’Albert Béguin qui eut un grand retentissement dans le monde des
exégètes de “ la Comédie humaine ”, et qui fit lire Balzac avec des yeux neufs. On y vit que Balzac ne
pouvait être réduit au rôle de premier romancier réaliste, naturaliste, et qu’on ne rendait pas compte de
toute “ la Comédie humaine ” en la limitant à l’État civil d’un millier de personnages. Pour Béguin, il y a un
lien étroit entre le monde intérieur et le monde surnaturel de Balzac, entre les œuvres-mythes “ Melmoth ”,
“ Séraphîta ”, “ Louis Lambert ”... ou les récits symboliques “ La fille aux yeux d’or ” et les romans
d’apparence réaliste. Car “ le monde réel ne paraît si réel que parce qu’il est la surface transparente de
l’autre ”.
Puis, de 1949 à 1953, Albert Béguin dirigea l’édition en seize volumes du Club français du Livre, qui
donnait des romans de Balzac une lecture chronologique ; il écrivit des préfaces pour seize de ces romans.
Enfin, il préfaça deux autres romans de. Balzac, au Club des Libraires de France.
Albert Béguin rêvait d’écrire un deuxième Balzac, car Balzac l’a accompagné toute sa vie. La mort l’en a
empêché. Il fallait au moins réunir ces préfaces et ce “ Balzac visionnaire ” que Gaëtan Picon présente
aujourd’hui avec une lucide admiration.

ALBERT BÉGUIN

BALZAC LU ET RELU

ÉDITIONS DU SEUIL
27 rue Jacob, Paris VIe

Sommaire

Couverture
Présentation

Page de titre

NOTE DE L’ÉDITEUR

PRÉFACE - DE GAËTAN PICON

BALZAC VISIONNAIRE

EXCUSE AU PRINCE

PRÉFACES

LOUIS LAMBERT

LA VENDETTA
LE MESSAGE

FACINO CANE
MELMOTH RÉCONCILIÉ

LES ILLUSIONS PERDUES


UN DRAME AU BORD DE LA MER

MADAME FIRMIANI
GOBSECK

LE CURÉ DE VILLAGE
LA PEAU DE CHAGRIN

Z. MARCAS
LA MUSE DU DÉPARTEMENT

JÉSUS-CHRIST EN FLANDRE

CHEF-D’ŒUVRE INCONNU
LA RECHERCHE DE L’ABSOLU

SARRASINE

LA FEMME AUTEUR

Notes

Copyright d’origine

Achevé de numériser

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le texte de Gaëtan Picon qui figure ici en guise de préface est une étude intitulée Balzac surnaturel,
publiée dans le numéro spécial d’Esprit (décembre 1958) consacré à Albert Béguin. Le Balzac visionnaire a
été publié par Albert Skira à Genève en 1946.
Les préfaces d’Albert Béguin aux Illusions perdues et à la Peau de chagrin nous ont été confiées par le Club
des Libraires de France. Les seize autres préfaces à des romans de la Comédie humaine figurent dans
l’édition du Club Français du Livre, qui nous a aimablement autorisés à les reproduire.

PRÉFACE

DE GAËTAN PICON

Dans l’Ame romantique et le Rêve, Albert Béguin écrit que l’on découvrirait dans « les œuvres
philosophiques de Balzac l’écho d’expériences du rêve bien proches de celles qui nous intéressent ».
Pourtant, Balzac n’est pas étudié dans ces pages qui vont de Sénancour et Rousseau à Nodier, Maurice de
Guérin et Proust, « maîtres de la rêverie », puis de Nerval et Hugo à Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, les
symbolistes et les surréalistes, jalons d’une poésie fondée, comme celle du romantisme allemand, sur un
certain usage de l’inconscient. Une telle absence semble d’ailleurs aller de soi. Si le rêve intervient dans les
romans de Balzac (et par exemple dans Sur Catherine de Médicis, Ursule Mirouet, César Birotteau), il s’agit
presque toujours d’un rêve prémonitoire, dramatique, nullement poétique. Quand Balzac veut placer la
scène terrestre sous une lumière venue de plus loin qu’elle, il ne s’adresse pas au rêve, mais au mythe qui,
s’il vient de l’inconscient, vient pour ainsi dire d’un inconscient diurne, éveillé. Cependant, l’avertissement
pour la réédition de 1938 se retourne vers Balzac comme vers un remords. « Je regrette... de n’avoir pas su
faire leur place légitime à deux génies qui me sont particulièrement chers et qui, par certains aspects de
leur œuvre au moins, se situent bien dans la direction où s’est engagée mon enquête : Balzac d’une part et
Claudel de l’autre. Je dirai en manière d’excuse qu’ils sont tous deux trop grands et, de façon fort
différente, trop uniques pour qu’on les fasse entrer sans violence dans une tradition aussi restreinte que
celle que j’interroge dans ces pages. Et je ne désespère pas de revenir à leur message mieux que ne le
permettrait un simple chapitre. »
La vérité est que Balzac n’avait guère sa place dans l’Ame romantique, mais que Béguin a toujours eu
l’envie et le besoin de parler de lui. Dans la page « du même auteur », l’Ame romantique annonce le Poète
et son Mythe, essai sur l’œuvre de Balzac. En 1946 paraît le Balzac visionnaire. Mais l’auteur nous en
prévient dans sa préface : ce n’est là que « l’esquisse d’un livre rêvé ». La naissance de ce petit volume, en
effet, est marquée de quelque contingence ; il s’agissait de présenter les œuvres courtes, contes et
nouvelles, qui participent de la même veine philosophique et fantastique. Ce livre si riche a été rapidement
écrit, parce qu’il fallait ne pas retarder l’entreprise d’édition à laquelle il était lié. Mais Béguin gardait
l’espoir de reprendre à loisir son sujet. Et de 1949 à 1953, il eut l’occasion de revenir à Balzac en dirigeant
(avec J.A. Ducourneau) l’édition en seize volumes du Club Français du Livre. Pour cette édition, il écrivit un
grand nombre de préfaces : autant de pages qu’en compte le Balzac visionnaire. Mais, ici encore, il s’agit
d’une entreprise d’édition, d’un travail contingent qu’il faut mener vite et qui ne permet pas de tout dire.
Cet ensemble de préfaces, ce n’est pas encore le grand livre rêvé. Et ce livre, dans les dernières années de
sa vie, Béguin savait qu’il ne l’écrirait pas. C’est du moins ce qu’il me confia, la dernière fois que je le vis,
en octobre 1956, avec décision et courage, mais avec une évidente mélancolie.
Rien de ce qu’Albert Béguin a écrit sur Balzac ne peut donc être considéré comme l’exposé cohérent et
définitif que nous attendions de lui. De son système d’interprétation, il n’a pu dérouler toutes les
conséquences ; il s’est contenté d’en donner quelques saisissantes illustrations. Dans son livre comme dans
ses préfaces, il procède par approches discontinues, acceptant la redite et consentant aux lacunes. Il a
pourtant dit l’essentiel. Avec beaucoup de netteté et de force, il a proposé de l’œuvre balzacienne une
interprétation personnelle avec laquelle toute exégèse doit compter.


Bien entendu, l’interprétation que propose Béguin n’est pas entièrement originale puisqu’elle se réclame
du mot fameux de Baudelaire opposant chez Balzac le visionnaire à l’observateur, et que beaucoup d’autres
ont éprouvé la création balzacienne comme création fondamentalement poétique. « Balzac, notait Ernst-
Robert Curtius, n’a été entièrement compris que de ceux qui se laissèrent aller à sa magie. Et c’est
pourquoi seuls les poètes, un Browning, un Baudelaire, un Hugo, un Wilde, un Hofmannsthal, l’ont saisi à
partir du centre même de son être. » Et Curtius lui-même voit la Comédie humaine sur ce plan de la
création poétique. Mais le livre de Béguin est tout d’abord la réfutation de la tradition critique française ; et
par rapport à cette tradition, il faut reconnaître son caractère radicalement insolite. A l’exception du livre
de Curtius, les études qu’il cite dans sa dédicace à Marcel Bouteron, « prince des balzaciens », sont toutes
signées de critiques français et s’inspirent plus ou moins d’une interprétation étrangère à la sienne : ce
sont celles de Pierre Abraham, d’Alain, de Maurice Bardèche, de Ramon Fernandez, de Fernand
Baldensperger, de Bouteron lui-même. Le Balzac visionnaire est d’abord un texte polémique, dirigé contre
le jugement traditionnel de la critique française et contre la place traditionnellement faite à Balzac. La
France voit Balzac à travers les romanciers réalistes et naturalistes qui se sont cru ses disciples et qui ont
déterminé notre optique du roman. Elle le considère comme le peintre incomparable de la société de son
temps, comme un observateur soumis aux modèles extérieurs ; elle le juge selon les normes du roman
réaliste. Béguin consacre les premières pages de son essai à dégager Balzac de cette famille qui lui est
étrangère, et à le mettre vraiment hors de pair. Du long parallèle entre Balzac et Flaubert, puis entre
Balzac et Stendhal, il ressort que Balzac représente une conception infiniment plus haute de la création
romanesque, conception à laquelle on ne peut rendre justice qu’en récusant le privilège accordé aux
valeurs que représentent un Stendhal et un Flaubert. On ne préfère Flaubert à Balzac que pour tenir, et
bien à tort, pour essentiels les caractères que Flaubert donne au roman : observation minutieuse, rythme
de composition et de style. On ne préfère Stendhal que parce que l’on confond la lucidité psychologique
avec la loi du roman. Les qualités de Balzac sont autres, infiniment plus hautes et plus rares. Car nous
trouvons en lui une expérience de l’âme dans son rapport avec le mystère de l’existence, et un génie
créateur de symboles par lesquels cette expérience intérieure vraiment sans limites reçoit l’incarnation et
la limitation de la forme.
Mais après avoir ainsi fait justice de la légende d’un Balzac réaliste ou psychologue, Béguin passe à
l’analyse de ce qualificatif de visionnaire que Baudelaire et quelques autres lui ont accordé, et l’on voit
alors assez vite quel sens, plus précis et plus original qu’il ne semblait tout d’abord, il donne à ce mot. Car
on peut dire de Balzac qu’il est visionnaire au sens où on le dit aussi de Shakespeare (et Hofmannsthal, très
justement, rapproche les deux noms) : c’est-à-dire qu’il substitue au monde donné un autre monde qui lui
emprunte ses éléments, mais qui les organise différemment selon les lois d’une mythologie personnelle. La
création balzacienne est poétique, mythique ; elle est donc visionnaire en ce sens. Et tout d’abord, il semble
que Béguin ne veuille dire rien d’autre. « Le romancier, le poète, l’artiste, est celui qui, dédaignant les
apparences des choses, s’intéresse uniquement à celles-là qu’il parvient à détacher du rocher silencieux
qu’elles constituent hors de nous, pour les plonger dans la cohérence de sa vision. Elles s’animent alors
d’une vie toute neuve, puisée non pas en elles-mêmes, mais en nous. » Et Béguin n’a aucune peine à
montrer que les romans apparemment réalistes recouvrent les mêmes mythes que les contes fantastiques et
les études philosophiques. Car dans les romans les plus réalistes, note-t-il justement, se produisent de
soudaines accélérations, le rythme de la narration se précipite, l’écrivain cède à la suggestion des mots,
devient lyrique. « Manifestement, le romancier entre dans un état très particulier, où une participation
exceptionnelle à la vie se révèle par une participation non moins singulière à la substance verbale ». Alors :
« le monde des objets et le monde des hommes, décrits jusqu’à ce point tels que nous croyons bien les
connaître, viennent de faire place à un autre monde, ou plutôt à un nouvel aspect qui, sans dépouiller la
réalité commune de son existence, la charge soudain de signification. » Aux réalités insignifiantes se
substituent des signes et des symboles. Mais rien ne dit encore que ces symboles soient d’une autre nature
que ceux que nous trouvons chez Shakespeare, ou chez Stendhal, chez Flaubert, chez Zola : dans toute
création qu’anime une personnalité assez forte pour s’imposer au monde extérieur.
Le grand intérêt du livre d’Albert Béguin est dans le lien qu’il établit entre le monde intérieur de l’œuvre
balzacienne, et le monde surnaturel : dans la signification mystique et transcendante qu’il donne à une
vision qui tout d’abord peut apparaître comme relation simplement immanente entre le monde réel et
l’individu réel. Il arrive d’ailleurs que Béguin glisse un peu d’un sens à l’autre. Par exemple, il cite le début
fameux de Facino Cane (« Je pouvais épouser leur vie... Mon âme passait dans la leur... ») comme preuve du
don de seconde vue, du don de spécialité du romancier. Mais que signifie ce don ? Assurément qu’il dépasse
les apparences physiques pour saisir la vie intérieure de ses personnages ; cela, Balzac nous le dit
nettement dans les pages admirables de ce début. Mais lorsque Béguin écrit que Balzac « ne vise qu’à
disperser ces fantômes que sont les données sensibles, afin de parvenir à ce qu’elles dérobent à la vue », et
qu’il rapproche la confidence de Facino Cane de la phrase dans laquelle le romancier déclare son intention
« d’arracher des mots au silence et des idées à la nuit », n’y a-t-il pas un déplacement de sens ? Ce qui se
dérobe à la vue, c’est le drame psychique des personnages ; ce sont les passions mêmes de Balzac. Mais ce
devant quoi les apparences ne sont plus que « fantômes » est un autre monde qui efface toute distinction
entre les objets que l’on voit et décrit et les passions que l’on sent et devine, qui les confond au sein d’une
même irréalité : c’est un monde spirituel et surnaturel.
Tout le propos du livre est pour nous persuader d’identifier, dans le cas de Balzac tout au moins, l’autre
monde relatif de la création poétique et l’autre monde absolu de la réalité spirituelle. Car l’expérience de
Balzac est liée au surnaturel ; le Mythe, ici, est moins l’expression symbolique de la vie intérieure que la
confrontation de la destinée terrestre à l’horizon surnaturel. « L’existence humaine, la nature ambiante, la
société, la courbe de chaque destin, l’aventure courue par chaque esprit, tout lui paraît traversé, habité,
gouverné par des influences dont il ignore si elles sont divines ou démoniaques, mais dont il sait au moins
qu’elles ont un caractère surnaturel. » Ce n’est d’ailleurs pas la pensée consciente de Balzac qui est en
cause, et plus nettement encore que dans son Balzac visionnaire, Béguin précisera dans la préface écrite
quelques années plus tard pour Louis Lambert que les doctrines martinistes et swedenborgiennes, très
superficiellement approchées, n’ont été pour le romancier qu’un vocabulaire « où il jette la lave de sa
propre pensée », ou plutôt d’une expérience profonde et confuse. Béguin a très justement et
vigoureusement montré le contraste, l’extériorité de la pensée consciente et de l’imagination créatrice au
service, elle, des vraies pulsions. Ce n’est pas la pensée, ce sont les mythes qui témoignent. Or, ces mythes,
une région privilégiée de l’œuvre les découvre. « L’Elixir de longue vie, Jésus-Christ en Flandre, Melmoth
réconcilié, et surtout Séraphita, méritent le titre de mythes en un sens plus littéral que le reste de l’œuvre
balzacienne. Il s’agit là explicitement d’interventions surnaturelles, et surtout d’histoires qui ne sont plus
celles d’un homme courant les risques et les chances terrestres de son destin, mais les images de l’aventure
poursuivie, des origines aux fins dernières, par l’humanité entière. Chacun de ces récits, qu’il soit
d’invention balzacienne ou une simple transposition de légendes traditionnelles, se déroule aux frontières
de la réalité temporelle et de l’au-delà, aux limites de la terre et du ciel. » Ces contes, dit encore Béguin,
sont « le foyer de toute l’œuvre et le centre profond par rapport auquel elle s’éclaire de son vrai jour ».
Mais pourquoi Balzac renonce-t-il si tôt aux mythes, pourquoi se consacre-t-il à une œuvre romanesque
dont les apparences, au moins, sont réalistes ? Chaque mythe nous annonce et nous rappelle l’échec de la
tentative initiale d’angélisation. L’homme balzacien veut rejoindre ce monde surnaturel qui l’entoure, mais
il en est incapable. C’est dans l’incarnation qu’il lui faut finalement vivre ; c’est dans l’incarnation que le
poète va créer les mythes qui, dans les romans réalistes, vont cependant nous montrer ce même homme,
hanté par l’absolu, appelé par l’ange... Le réel ne sera jamais que le cadre de la recherche de l’absolu. Car
l’incomparable impression de réalité que nous donnent les grands romans vient justement de ce que « le
plan de la vie quotidienne se double constamment de toute une profondeur cachée. Le monde réel ne paraît
si réel que parce qu’il est la surface transparente de l’autre ».
Tous les personnages balzaciens sont « vaincus par le temps dans leur effort et leur tentative de créer
quelque chose qui soit soustrait au temps ». Les romans d’amour, par exemple, toujours dramatiques,
disent l’échec de la tentative d’angélisme. Les amants croient franchir le seuil du Paradis, puis retombent.
Le mythe de l’Androgyne, que Séraphîta présente, le montre bien : c’est là l’effort le plus extrême dans la
tentative d’angélisme. La première partie est écrite dans le sentiment de la plus folle espérance ; nous nous
élevons avec l’ange, nous allons atteindre le ciel. Mais on connaît les derniers mots du récit : « L’Impur et la
Mort ressaisissaient leur proie. » On ne peut transcender sa condition.
A l’analyse de Séraphîta succède celle de la Fille aux yeux d’or que Béguin prend comme exemple de récit
symbolique. Le symbolisme des couleurs (rouge et or) suggère non seulement un drame de passion et de
mort, mais « une quête, une connaissance, une plongée dans le mystère des choses ». Symbolisme,
d’ailleurs, doit s’entendre non point comme « système de correspondances stables », mais comme
sentiment mouvant d’une relation essentiellement indéterminée. Les couleurs, comme les gestes, les mots
et les physionomies « prennent successivement dans son invention des valeurs diverses ». Mais ce que
révèle le récit, c’est « l’intime alliance entre les formes et ce qu’elles ont à manifester », c’est l’essence
même de la vision symbolique.
Le chapitre consacré au mythe de la courtisane est l’un de ceux où Béguin nous fait le mieux percevoir la
relation inextricable de la passion terrestre et d’une quête qui ne saurait avoir de sens qu’en dehors d’elle.
Balzac peintre de la société n’est pas l’observateur que l’on croit voir en lui. Par exemple, le nombre et
l’importance des courtisanes est ici sans commune mesure avec ce qui se passe dans le monde réel.
Pourquoi cette prédilection ? Comme l’Usurier (Gobseck) et comme le Commis-Voyageur (Gaudissart),
autres mythes balzaciens, la courtisane possède une expérience totale de la vie et des hommes. Et surtout
Balzac pressent ce que pressent aussi Baudelaire : par l’amour, elle accède à l’infini. Son caractère en
marge, son insouciance des buts et des normes habituelles lui confèrent une sorte de signification sacrée.
Cette relation de la courtisane et du sacré, Béguin la précise dans la préface écrite pour Jésus-Christ en
Flandre. L’Eglise y apparaît, on le sait, sous les traits d’une vieille prostituée ; et à ce propos, Béguin
évoque les phrases de Baudelaire relatives à la « prostitution divine », et cette Femme pauvre où Léon Bloy
montre dans la prostitution, don total de soi-même, une forme de la sainteté.
Le dernier chapitre du Balzac visionnaire revient sur la relation entre ce que j’appelais vision poétique et
vision mystique, qui est aussi la relation entre les contes et les romans. Les romans n’ont de sens que par
rapport aux mythes. Pourtant, admet Béguin, « dans les romans où des destinées communes se déroulent
en pleine société moderne, la vision n’est pas autre chose qu’une vue en transparence, qu’un regard qui
charge d’une signification insolite des êtres, des objets, des événements laissés à leur place habituelle et
dans la cohérence du quotidien. Tandis que les contes sont visions en un sens plus fort du mot ; ils
pourraient être, ou bien ils sont la transcription de songes, d’hallucinations, le relevé de faits hors nature,
le compte rendu d’histoires fantastiques ». Apparemment, reconnaît Béguin, un Balzac sans expérience du
surnaturel eût pu inventer Goriot ou Grandet, non Jésus-Christ en Flandre ou Melmoth réconcilié. Comment
expliquer le passage de ceux-ci à ceux-là ? La clef se trouve dans Louis Lambert. Balzac, c’est Louis
Lambert, familier du surnaturel, tentant la métamorphose de la créature humaine en créature angélique,
puis prenant peur, et revenant dans le monde de l’incarnation. La création proprement romanesque est
donc la conséquence d’un échec. Mais elle est aussi le signe d’une compréhension et d’une victoire,
puisqu’elle se situe dans le seul monde où il soit possible et permis de vivre, et qu’elle le charge d’une
signification implicite, mais invinciblement rayonnante, héritage de l’initiale volonté de désincarnation. On
ne peut vivre et créer que dans l’incarnation. Mais l’incarnation n’a de sens que référée à un au-delà « vu
en transparence ».


Dans les seize préfaces qu’il a écrites quelques années plus tard, quatre seulement ont été imposées à
Béguin par des nécessités d’édition. De Madame Firmiani, de la Muse du département, de la Vendetta et du
Message, il parle rapidement pour dire au fond qu’il n’y a rien à en dire. Les autres sont naturellement
inspirées par les œuvres sur lesquelles s’appuie le Balzac visionnaire. Béguin n’a pas choisi de présenter les
grands romans réalistes, ceux où la vision n’existe qu’en filigrane ; il a élu les œuvres courtes, les contes
qui sont des visions au sens le plus plein du mot. A l’exception de Séraphita (abandonnée à Gaston
Bachelard), nous les trouvons presque tous introduits par ses soins : Louis Lambert, Un drame au bord de
la mer (qui en est un fragment), Melmoth réconcilié, Facino Cane, Gobseck, Jésus-Christ en Flandre, le
Chef-d’œuvre inconnu, Sarrasine. Et Béguin a également retenu deux romans qui rapprochent le mythe
explicite des contes et le mythe implicite du réalisme : la Recherche de l’Absolu et le Curé de village. La
Recherche de l’Absolu montre la hantise du secret ultime sous les espèces de la vie réelle ; et dans le Curé
de village, Béguin voit fort justement « l’approximation la plus hardie » de ce « problème des rapports entre
le moral et le physique, le spirituel et la création sensible, qui est depuis l’adolescence la grande question
majeure autour de laquelle tournent ses méditations ».
Le plus souvent, les préfaces précisent les perspectives du Balzac visionnaire, sans les modifier. Comme il
est naturel, puisque la relation du critique au modèle, comme on le voit au choix des préfaces, est
fondamentalement inchangée. Par ailleurs, certaines indications nouvelles, et à mes yeux très précieuses,
apparaissent sans recevoir de développements. (Elles concernent par exemple le rapport du lyrisme et de
l’expérience, la dimension du temps, la négligence ou la gaucherie de la composition...)
A relire Balzac pour cette édition, il semble cependant que Béguin ait sinon modifié, du moins enrichi son
premier éclairage. On peut en recueillir quelques indices. Malgré tout, dans le Balzac visionnaire, les
contes fantastiques ont un statut privilégié ; pour mettre les romans sur le même plan, le critique doit se
contraindre. Or, celui qui signe près de dix ans plus tard le texte de présentation et le Balzac lu et relu du
dernier tome semble s’être sinon éloigné des contes, du moins rapproché des romans. Il est devenu plus
sensible à l’unité de la Comédie humaine. On peut voir un signe de cette évolution dans la remarquable
préface au Curé de village. Ce roman, nous dit-il, il l’a longtemps préféré à tous les autres, parce qu’il est
« le meilleur des romans non-balzaciens ». Jugement révélateur. C’est dire que le Curé de village a été
privilégié parce qu’il ressemble moins aux Illusions perdues qu’aux contes philosophiques. Le chef-d’œuvre,
s’il lui semble maintenant la Comédie humaine, c’est que la distance entre les romans et les contes s’est
peu à peu effacée.
On peut être surpris de voir l’auteur du Balzac visionnaire diriger une édition qui, substituant à l’ordre
balzacien (en effet arbitraire) un nouvel ordre de lecture fondé sur la chronologie interne, c’est-à-dire sur la
date à laquelle se situe l’histoire rapportée, arrache Balzac à l’éternité de l’expérience spirituelle pour le
soumettre au temps de la société. Sans doute Béguin ne porte-t-il pas l’entière responsabilité de ce choix
qui fut suggéré, il nous le dit lui-même, par Marcel Bouteron. Pourtant, il la partage, et ne fait rien pour la
rejeter. « Il faut savoir aussi que son ambition était d’abord de devenir l’historien des mœurs de son
époque. » Dans cette phrase de la présentation, Béguin semble répondre à ses propres objections. Et dans
le texte de conclusion, trois ans après, il signe ces phrases plus nuancées : « Une société romanesque,
quand elle appartient à un grand créateur, naît sur une certaine ligne de partage, où viennent se rencontrer
deux projections différentes : la projection dans l’imaginaire d’un monde réel que le romancier a enregistré
de son mieux, et la projection dans le réel d’un mythe personnel où s’exprime sa connaissance de soi, sa
conscience du destin, sa notion des forces matérielles et spirituelles dont le champ est la créature
humaine. » Béguin est de plus en plus attiré par le Balzac créateur d’une société complète qu’il charge
d’exprimer ou de révéler ce que l’homme engage de profond dans son rapport à autrui. Et c’est là
qu’intervient un certain changement d’éclairage. Non point au bénéfice de la fidélité de l’historien : au
bénéfice de l’homme social. Béguin a préfacé la Femme auteur, roman dont ne fut écrit qu’un chapitre, et
qui ne s’inscrit nullement dans la ligne du visionnaire. Et à propos de ce chapitre, comme du plan d’Un
caractère de femme, autre roman abandonné, il remarque l’extraordinaire foisonnement des personnages :
dix-sept dans le chapitre et trente-six pour le plan. Et il commente : « L’expérience acquise au fur et à
mesure qu’il inventait un monde peuplé de figures nombreuses l’avait accoutumé à voir l’être humain défini
et constitué par ses rapports à autrui. » La comparaison, cette fois, n’est plus à l’avantage des études
philosophiques. Elles sont en effet « des mythes de la solitude où le regard du romancier considère l’homme
dans ce qu’il a de moins ouvert à autrui ». Plus il avance et plus il passe « de l’individu à la collectivité, et
du roman isolé à la série de romans enchevêtrés ». L’interdépendance des personnages : voilà ce que l’ordre
chronologique (par ailleurs si discutable) de l’édition met en lumière ; voilà ce qui a frappé Béguin dans sa
relecture ; et c’est aussi la raison nouvelle d’un nouvel attachement pour Balzac. Comme Béguin l’écrit
dans son texte de présentation avec beaucoup de profondeur :
« On n’a jamais réussi à donner une définition valable et exhaustive du roman, mais il me paraît certain
que dans cette définition doit entrer, avec le sens et l’importance de la durée, le sentiment d’un lien entre
les aventures d’un seul et l’aventure de tous. Il n’est pas de roman digne de ce nom où ne joue un rôle
dominant cette solidarité des destins, image de ce que la théologie chrétienne appelle la communion des
saints. L’une des découvertes que l’on fera peut-être en relisant Balzac dans notre édition sera celle de cette
mystérieuse texture du réel qui fait que toutes les créatures balzaciennes s’en vont de conserve et
poursuivent ensemble à travers un temps continu, leur navigation régie par une aimantation centrale, à
jamais indéfinissable, mais partout perceptible. »


Nous pouvons admirer la réussite, la grandeur purement artistique d’une œuvre. Mais, pour l’aimer et la
préférer, il faut reconnaître en elle une réponse à l’interrogation de notre être et de notre vie. Béguin, en
tout cas, était tout le contraire d’un amateur d’art ; et Balzac se prête assez mal à semblable attitude. Dans
la Comédie humaine, la conscience ne cesse de s’appeler et de se répondre ; et les réponses sont multiples,
diverses, comme les appels. Alors qu’il ne lui posait pas toujours la même question, Béguin a toujours reçu
d’elle une réponse. Dans les œuvres, l’auteur de l’Ame romantique épiait d’abord le reflet d’une expérience
spirituelle, celle du rêve ou celle du mythe : ce fut le Balzac visionnaire. Et l’homme qui venait
d’abandonner, avec sa chaire de l’Université de Bâle, la solitude au bras des ombres, la paix de tant de jours
passés dans le silence de la poésie, pour rejoindre les autres dans le combat social (combat pour lequel, en
un sens, et il le savait, il n’était pas fait, et qui l’a usé prématurément, comme le combat créateur a usé
Balzac — mais il lui fallait, au risque de mourir bientôt, vivre ensemble...), cet homme découvrait
naturellement en Balzac cette interdépendance des destinées qu’il a vue comme l’image en creux de la
communion des saints. Balzac s’est d’abord confondu avec les premiers maîtres d’Albert Béguin : Novalis,
Arnim, Brentano... Il a fini par se confondre avec ceux qui inspirèrent ses dernières années, ceux qui mirent
un terme au jansénisme en littérature en plaçant le salut commun au-dessus du salut individuel : Péguy,
Bloy, Bernanos. Et dont l’exemple l’a soutenu chaque jour, sans doute, dans le sacrifice passionné qu’il avait
finalement consenti.

GAETAN PICON.

BALZAC VISIONNAIRE

Il faut que le romancier soit Dieu le Père pour ses personnages. (Julien Green.)


J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il
m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné.
Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il est animé lui-même. Depuis le sommet de
l’aristocratie jusqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa comédie sont plus âpres à la vie,
plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus
angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne le montre.
Bref, chacun, dans Balzac, a du génie. Toutes les âmes sont des âmes chargées de volonté jusqu’à la
gueule. (Baudelaire.)

EXCUSE AU PRINCE

à Monsieur Marcel Bouteron,


prince des balzaciens.

Cher Monsieur,

Tout ce que l’on écrit sur Balzac vous appartient de droit, mais ce n’est pas sans un peu de crainte qu’à
mon tour je vous apporte aujourd’hui le tribut de ces pages. Composées pour servir d’introduction à une
série de trente œuvres brèves de Balzac, elles ne sont que l’esquisse d’un livre rêvé, et se bornent à
proposer certains des thèmes qu’il y faudrait développer. Le caractère provisoire de cet essai m’imposait de
m’en tenir à des aperçus, sans les étayer de toutes les vérifications que permettent aujourd’hui les travaux
des balzaciens et, éminemment, les vôtres. J’ai tout simplement repris mon Balzac de la Pléiade, non pas
même pour la joie d’une nouvelle lecture intégrale, mais pour une promenade menée au hasard de mes
curiosités du moment, plongeant ici puis ailleurs dans l’océan de la Comédie humaine. Je n’ai consulté à
nouveau, au moment de rédiger ces notes, aucun commentaire, ni les bons livres de Ernst-Robert Curtius,
d’Alain, de Pierre Abraham, de Maurice Bardèche, de Ramon Fernandez, de Fernand Baldensperger, ce qui
ne m’empêche pas de leur devoir plus que je ne le sais moi-même. Ce sont ici les simples réflexions d’un
lecteur. Puissiez-vous ne pas les trouver trop arbitraires, et y déceler du moins cette intention de fidélité à
Balzac à laquelle vous m’avez obligé jadis en me remettant le talisman du BEDOUK.

A.B.

Je suis inexplicable pour tous, car nul n’a le secret de ma vie, et je ne veux le livrer à personne. (A
Madame Hanska, 1837.)


Le Lys dans la vallée étant l’ouvrage le Plus considérable de ceux où l’auteur a pris le moi pour se
diriger à travers les sinuosités d’une histoire plus ou moins vraie, il croit nécessaire de déclarer ici qu’il
ne s’est nulle part mis en scène. Il a sur la promiscuité des sentiments personnels et des sentiments
fictifs une opinion sévère et des principes arrêtés... Les sentiments bons ou mauvais dont l’âme fut
agitée la colorent de je ne sais quelle essence... Mais, de cette physionomie sombre ou attendrissante...
à la prostitution des plus chers trésors du cœur, il est un abîme que seuls franchissent les esprits
impurs.
Si quelque poète entreprend ainsi sur sa double vie, que. ce soit par hasard, et non pas par parti pris
comme chez Jean-Jacques Rousseau. (Préface du Lys dans la Vallée, 1835.)

Nous croyons tous savoir ce que nous devons à Balzac, ce qui, dans les Lettres françaises, ne se trouve
pas ailleurs que chez lui, mais aussi ce qu’il serait vain de lui demander. S’il n’est personne qui, une fois au
moins, ne se soit laissé prendre aux puissances de l’imagination balzacienne, on a presque toujours mesuré
son œuvre à des critères qui s’y appliquaient mal, — ce qui est le sort naturel de toute invention
entièrement originale. Les contemporains de Balzac, lorsqu’ils n’étaient pas des liseurs ingénus (ce sont les
meilleurs), ne l’admirèrent qu’avec un peu de crainte et toutes sortes de réticences ; c’est qu’il n’entrait pas
dans les cadres de leur jugement esthétique, déterminé encore par la forte doctrine du classicisme français.
On acceptait l’arbitraire des romans de Hugo, et leur monde irréel, — je ne parle pas des Misérables, où
Hugo rejoint Balzac et la meilleure tradition du roman populaire, — mais on pardonnait malaisément à
l’auteur de la Comédie humaine la liberté avec laquelle il taillait en pleine réalité quotidienne les éléments
de sa réalité romanesque. Une noblesse très artificielle, un sublime plus verbal qu’intérieur, dans les
romans de Hugo, flattait le goût des conventions, tandis que Balzac, avec les disparates de son style et les
spectacles tout quotidiens dont il feignait de se contenter, passait pour trivial. Seul, parmi les amateurs de
romantisme, Victor Hugo lui-même savait la grandeur de Balzac.
Mais les disciples, ou ceux qui crurent être les continuateurs. de l’œuvre balzacienne, ne commirent pas
une moindre erreur. C’est d’eux, de Flaubert, des Goncourt, de Zola ensuite, que datent toutes les
définitions immobiles qui ont longtemps faussé le sens de l’œuvre. Les « réalistes » et les « naturalistes »
eurent le tort de prendre Balzac au mot lorsqu’il prétendait n’avoir eu d’autre intention que de faire
concurrence à l’état civil, de peindre la société de son temps, et de transporter le monde extérieur, sans
aucune métamorphose, dans le tableau qu’il en brossait. Il faut bien croire que Balzac se proposa une
entreprise de cette sorte, puisqu’il l’affirme. Mais nous commençons à savoir que l’auteur n’est pas toujours
le témoin le plus perspicace, lorsqu’il s’agit de la véritable portée de son œuvre, ou de l’impulsion profonde
d’où elle est issue. Et il n’est peut-être pas un seul écrivain dont les intentions délibérées aient été aussi
souvent et aussi totalement renversées par la réalisation, que Balzac. On soutiendrait, sans nul paradoxe,
que dès l’instant où ses personnages se mettent à vivre, ils échappent à son contrôle pour suivre la loi
autonome de leur destinée, et semblent se plaire à démentir les idées qui lui tiennent le plus à cœur. Mais il
faut aller jusqu’au paradoxe, et dire que Balzac, le Balzac profond, vivant, créateur, ne cherchait rien autre,
dans sa propre création, que ce démenti opposé à ses vues théoriques. Des signes nombreux révèlent qu’il
aimait cette insurrection, contre lui-même, de la vie qu’il portait en lui et qu’il savait être plus vraie que la
vie observée au dehors.
Aussi bien les réalistes se réclamaient-ils à tort de son exemple quand ils usaient leurs forces à
représenter le monde « tel qu’il est », à réduire l’homme à ses apparences ou à ses brutalités, et à
s’absenter de leur œuvre. Mesurée à la Comédie humaine, toute la masse des romans naturalistes apparaît
comme privée de la dimension de la vie intérieure, qui est toujours suggérée, et souvent beaucoup plus que
suggérée, par Balzac.
Ces mêmes disciples infidèles, qui méconnurent leur maître dans les éloges dont ils le couvraient, ne
furent pas moins injustes lorsqu’ils crurent le dépasser. On sait quils lui reprochaient, — et ils ont fait
école, — de « mal écrire ». Ici encore, il se pourrait bien que l’erreur initiale de leur esthétique les ait
égarés, et qu’en se proposant un art supérieur à celui de Balzac ils se soient condamnés à demeurer très en
deçà de sa réussite. Les mêmes romanciers qui ôtaient à l’art toute efficacité créatrice et tout pouvoir autre
que la fidèle copie de la « réalité », firent de l’Art une idole. Dans la mesure où ils lui assignaient une
fonction plus médiocre, ils exigeaient que tout fût subordonné à sa loi. et que la vie, au besoin, lui fût
sacrifiée, ainsi que Flaubert en donna l’effrayant exemple. En fait, ce sont deux aspects, moins
contradictoires qu’il ne paraît, d’une même hérésie. Dès que l’art se perd hors de ses limites naturelles, dès
qu’il se propose autre chose que d’incarner une vie spirituelle dans les formes dont l’imagination use
librement, il est l’objet d’un culte absurde. Peu importe, à ce moment-là, qu’il ait tendance à se désincarner
et se prétende créateur d’un monde entièrement irréel, sans rien de commun avec la simple existence
terrestre, ou qu’au contraire il veuille n’en être plus que le fidèle reflet : dans l’un et l’autre cas, c’est la
nécessité de l’incarnation qui est méconnue, soit qu’on oublie que, pour représenter la vie, il faut en
recréer les apparences par l’esprit, soit que, voulant traduire les expériences des profondeurs invisibles, on
s’aventure trop loin des données nécessaires du réel. Et si l’art, maintenu dans l’ambiguïté essentielle de sa
nature, inspire toujours quelque humilité à celui qui l’exerce et qui en connaît les limites assez proches, il
ne peut s’attribuer les pouvoirs de l’invention absolue ou, au contraire, de la pure imitation, sans se gonfler
d’orgueil.
L’orgueil de Flaubert est d’une tout autre nature que l’orgueil, bien plus naïf, de Balzac. Celui-ci se
manifeste par la joie et le sentiment d’une puissance enivrante. C’est la légitime fierté d’un homme qui s’est
acharné à forcer les portes du mystère, qui y a employé toutes les forces de son imagination, et qui, sans
ignorer que le secret des choses demeure au delà de ses prises, s’émerveille à juste titre d’avoir mis au
monde tout un monde viable. Il sait bien que son ouvrage est imparfait, mais il n’a pas eu la folie de vouloir
atteindre à la perfection. Il a usé de moyens de fortune, parce qu’il n’en est pas d’autres entre les mains de
l’homme, pour imiter moins l’univers offert à nos regards que le geste même de Dieu créant cet univers. Et,
malgré les apparences, cette imitation est plus humble que l’autre, puisqu’elle ne saurait prétendre à
égaler son modèle. Il ne s’agit que de chercher à comprendre la vie, en feignant qu’on en soit
l’auteur, — mais on sait bien qu’on ne l’est pas. Et pourtant en récompense, la vie s’est donnée à vous.
Balzac, après l’œuvre accomplie, en sait plus long sur la destinée, sur le tragique des existences, sur
l’espérance permise, qu’au moment où il n’avait encore que l’expérience de sa propre vie et les réponses de
son intelligence.
Chez Flaubert, et chez tous les réalistes, l’œuvre n’apporte pas avec elle cette connaissance profonde. Ce
n’est pas, pourtant, que Flaubert ait été exempt d’anxiété métaphysique et n’ait voulu d’abord percer le
mystère de la vie humaine ; ses admirables écrits de jeunesse et quelques cris qui lui échappent plus tard,
dans sa correspondance, en témoignent assez. Mais, impuissant à surmonter une première conclusion
désespérée, il paraît avoir choisi de bonne heure le silence sur ces questions trop angoissantes. Son art lui
a servi d’écran, dressé entre lui-même et des abîmes qu’il ne voulait plus affronter ; s’il a divinisé non pas
même cet art, mais la forme, mais la phrase et le mot, ce ne fut pas, peut-être, sans qu’il sût obscurément
l’absurde d’une pareille tentative. Il s’y résolut pour cette absurdité même, car il fallait bien, afin de ne pas
succomber au désespoir, se donner arbitrairement une raison de vivre. Tout ce drame poussé à une solution
hâtive se sent dans la contrainte qu’il s’imposera désormais, et dans ce bannissement de soi-même hors de
son œuvre, qui est comme une atroce macération de sa chair et comme un suicide fictif. Flaubert se tue, en
s’excluant en même temps qu’il exclut Dieu et tout ce qui ne tombe pas sous les sens. Mais l’orgueil ? Il
reparaît, transféré de l’écrivain à l’œuvre, qui devient un absolu, au style, qui se veut parfait. Ecrire pour
écrire, il n’est pas de vanité plus folle que cet abandon de soi au profit de ce que l’on invente. Si le premier
propos du réaliste était d’employer la langue à restituer la totalité du sensible, Flaubert se laisse entraîner
au delà de cette entreprise déjà démesurée. Les mots se libèrent de ce qu’ils avaient mission d’évoquer.
Plus rien ne compte que leur composition autonome et la place qu’ils ont à occuper dans le déroulement
forcené d’un rythme qui n’a plus d’autre but que lui-même. Cela donne à toute une partie de l’œuvre de
Flaubert son caractère dément, lorsque brusquement ne vient pas l’envahir la simple vérité d’un geste
humain ou d’un mouvement du cœur. Et c’est en comparaison de cette perfection maniaque, avec ses
interminables reprises de phrases à trois membres rythmiques toujours pareils, et de clausules attendues,
qu’on juge insuffisante la langue merveilleusement libre de Balzac !
La hantise du nombre qui fascine Flaubert a exercé, après lui, son influence paralysante sur le roman
français et sur la critique pendant un demi-siècle. A peine la foisonnante vie des romans étrangers et la
libération des formes conventionnelles, tentée par les écrivains de notre temps, commencent-elles à nous
rendre l’oreille plus sensible à une écriture de page en page adaptée à ce qu’elle signifie. Balzac, dont les
apprentissages furent hâtifs et soustraits, au prestige des régularités classiques, comme aux tendances
abstraites du dix-huitième siècle, est en quelque sorte antérieur à la malédiction flaubertienne. Non pas
qu’il n’ait, parfois, recherché les harmonies d’un « beau style » et cédé à la tentation d’écrire des pages
« sublimes », — c’est alors qu’il tombe presque immanquablement dans le galimatias et la fausse
noblesse, — mais quand il suit sa meilleure inspiration, il cède aux suggestions du langage plutôt qu’il ne le
façonne, et il choisit son expression selon les changeantes exigences du récit. Le style, chez lui, n’est pas
conforme à quelque schéma sonore qui préexisterait au roman et devrait s’imposer à chacune de ses pages.
Le style de Balzac n’est jamais dans un morceau isolé, dans une phrase, dans la perfection des détails ; il
est fait de rapports entre les épisodes, de précipitations ou de ralentissements du rythme général, de
changements de registre ou de vocabulaire, que commandent le moment et l’action même. On peut isoler
des fragments de cette prose, qui, séparés de l’ensemble, paraîtront ternes, neutres, sans vie, ou d’autres
dont les images et les adjectifs seront empreints du pire goût qu’on puisse imaginer. Mais qu’on replace ces
morceaux dans le roman d’où on les a arrachés et qu’on les lise comme ils s’y présentent : ou bien on ne
remarquera rien, si exigeant soit-on, parce que toute l’attention, à cet instant-là, sera prise par l’événement
en cours, ou bien la page douteuse tiendra sa justification de subtiles correspondances avec tout un monde
de symboles dont l’éclosion était préparée par les épisodes antérieurs. J’en dirais autant des digressions de
Balzac, des exposés théoriques, des conversations, ou des interminables descriptions d’intérieurs, de
jardins, de paysages, qu’on lui conteste comme si elles déséquilibraient la composition de ses romans.
Presque toutes peuvent se défendre, dès qu’on juge cette composition, non pas comme on juge Flaubert
selon une loi universellement applicable, mais comme il faut juger Balzac : selon les innombrables analogies
cachées dont le réseau, courant sous le drame et l’intrigue, forme la véritable trame de chacun de ses
romans.


Il fut un temps, pas très lointain, où l’on ne pouvait parler de Balzac sans lui comparer Stendhal et sans
que se rouvrît le fameux débat sur la préférence qu’il convient d’accorder à l’un ou à l’autre. Et l’opinion de
beaucoup de bons esprits est encore aujourd’hui qu’on montre plus de délicatesse en s’avouant lecteur
passionné de la Chartreuse de Parme, ou mieux de Lucien Leuwen, qu’en admirant la Comédie humaine. Je
veux bien. J’aime beaucoup Stendhal, et il m’arrive de ne mettre aucun plaisir au-dessus de celui que
procure l’admirable imprévu, l’enchaînement de surprises, de découvertes soudaines que l’auteur semble
lui-même goûter au moment où il invente les aventures de Fabrice et les détours de ses sentiments. Il y a
une poésie stendhalienne, moins faite des instants lyriques ou des rêveries aussi vite interrompues que
suggérées dont il réserve la joie aux familiers de son œuvre, que d’une limpidité intelligente d’où l’on peut
tirer un agréable vertige. Il y a une vérité stendhalienne, moins étroitement psychologique qu’on ne le dit
communément, et qui, au delà de ce que livre de façon explicite une langue tendant sans cesse à la litote,
n’est pas sans faire allusion à une extraordinaire connaissance des régions obscures de l’être.
Balzac donne bien rarement, et comme par accident, cette jouissance qui vient d’un regard soudain jeté
sur les mécanismes ignorés de nos réactions les mieux déguisées. C’est aussi que Balzac n’a jamais
l’intrépide cruauté de Beyle. Mais, si ses personnages sont, en quelque manière, moins habilement percés à
jour et montrés dans les articulations de leur être, il me semble que leur réalité est plus dense, plus proche
de la véritable pesanteur des créatures charnelles, et en même temps plus abandonnée aux souffles de
l’esprit. Si Stendhal connaît notre mécanisme, — je ne parle pas du système qu’il en échafaude dans ses
écrits théoriques, inspirés des idéologues, et qui reste, comme toute psychologie savante, très au-dessous
de ce qu’il sait intuitivement et qui se manifeste par les actes de ses héros, — Balzac possède une science
de l’âme et un sens de la destinée que je ne trouve que chez lui. Ce qui empêche les esprits « stendhaliens »
de s’en apercevoir, c’est qu’ils comparent personnage à personnage, sans prendre la peine de comprendre
d’abord que Balzac et Stendhal ne représentent pas de la même façon, à l’intérieur de chacune de leurs
créatures, ce qu’ils peuvent avoir à dire de l’homme. Il est bien vrai que Julien Sorel ou Fabrice ou le comte
Mosca sont plus complexes, plus nuancés, plus imprévisibles dans leurs actes que Rastignac ou Félix de
Vandenesse ou Vautrin. On ne peut nier, non plus, que la Sanseverina réserve au lecteur de la Chartreuse
autant d’heureuses surprises ou de déconvenues qu’une femme peut en ménager, plus ou moins
consciemment, aux hommes qui l’approchent, tandis que Mme de Mortsauf ou la duchesse de Maufrigneuse
n’ont que des ruses ou des coquetteries auxquelles, après deux ou trois scènes de roman, on s’attend avec
la certitude de ne pas se tromper dans ses prévisions. Mais d’abord, il existe, dans l’immense œuvre
balzacienne, des personnages, hommes et femmes, qui ont reçu la grâce de surprendre le lecteur le plus
accoutumé à Balzac. Et surtout, aucune créature de Balzac ne porte en elle-même la totale complexité de
l’humaine nature, telle que le romancier la connaissait. Il l’a répartie, pourrait-on dire, entre ses
personnages, de telle sorte que chacun d’eux représente un ou deux aspects seulement d’une psychologie
qui ne s’exprime entièrement que par la somme des créatures balzaciennes.
Il est permis d’avancer que, plutôt qu’une psychologie dont les éléments constituraient chaque âme
particulière dans son univers romanesque, Balzac a édifié une mythologie de l’homme. Et cela dans un
double sens. Mythologie, d’abord, parce que les passions, les tendances, les sentiments, les grandes
constantes humaines sont figurés non pas comme des forces inextricablement mêlées ou affrontées les unes
aux autres dans le nœud serré d’une même personne, mais comme ayant pris forme et réalité de personnes
différentes. (Il faudrait, d’ailleurs, apporter des nuances et des correctifs à cette observation, car Goriot
n’est pas seulement l’amour paternel, ni Gobseck la cupidité, ni Vautrin... mais qu’est donc Vautrin ? Et il
n’est aucun personnage vraiment balzacien qui ne soit dévoré de la passion de connaître, cachée sous le
déguisement d’une autre passion, d’un vice, d’une avidité matérielle.) Mythologie, ensuite, parce que, au
lieu d’être clos sur lui-même et entièrement définissable par l’analyse de sa donnée psychologique,
l’individu balzacien est en réalité ouvert de toutes parts à des influences, à des appels, à des forces autres
qu’humaines. Ces forces, surnaturelles ou bien qui tendent à le devenir dans la rhétorique de Balzac, sont
désignées par une majuscule quand il parvient à leur donner un nom. Elles s’appellent l’Argent, le Destin, le
Pouvoir, la Passion, l’Ambition ; elles se nomment aussi Matière et Esprit, Vie et Énergie, Enfer et Paradis,
Dieu et Satan. Autour de chaque être vivant, mettant sous ses yeux la promesse de la Félicité ou la menace
du Malheur, elles forment l’immense conjuration de la destinée et ouvrent sa brève existence sur les
espaces illimités des origines, des profondeurs ancestrales, des prolongements dans l’avenir et les
générations, des fins dernières. Si Balzac ne compose pas une série de romans autonomes, mais le vaste
ensemble de la Comédie humaine, et s’il lui donne ce titre inspiré de Dante, c’est peut-être, dans son
propos conscient, pour avoir un cadre à la mesure des multiples aspects de la société moderne. Mais c’est
surtout, en un sens pour lui-même moins clair et d’autant plus révélateur, parce que seul cet extrême
enchevêtrement des destinées pouvait lui permettre à la fois de représenter par une figuration assez
nombreuse la vie infiniment variée et mouvante de l’âme humaine, et à la fois de situer chacun de ses
personnages en un point ou s’entre-croisaient les forces multiples dont le faisceau nous environne, nous
attire ou nous malmène.
Pourquoi comparer encore Stendhal et Balzac ? « Cela est impossible, et d’un autre ordre », comme disait
Pascal. Tout, de l’un à l’autre, est si différent : les intentions, le centre d’intérêt, le rapport de l’auteur avec
la vie et avec son monde imaginaire, les nécessités de style qui en résultent. Comme le dialogue Corneille-
Racine, la confrontation Stendhal-Balzac n’est utile que si, au lieu d’en vouloir tirer l’impératif d’une
préférence, on y cherche, par la différence même, la clef de chacun de ces univers que constitue toute
grande œuvre d’imagination.
Ce qui peut ainsi s’éclairer, c’est, outre ce que j’ai tenté de suggérer déjà, la relation entre le romancier
et ses personnages. La curiosité de Stendhal commence par lui-même ; rien, d’abord, et même toujours, ne
l’intéresse autant que cet homme qui s’appelle Henri Beyle et qui, en se masquant de ses divers
pseudonymes, cherche moins à s’évader de soi-même qu’à se protéger de l’indiscrétion d’autrui. De sa
personne, de sa nature première et de celle qu’a formée l’expérience, il aime tout ce qui lui paraît n’avoir
jamais trouvé de champ d’action à sa mesure. Quant à ce qu’il pourrait désapprouver de son être, il
s’attache à le récuser, et ne veut pas le reconnaître pour sien. Ainsi construit-il un premier personnage,
généreux, passionné, héroïque, auquel il veut ressembler, et auquel sans doute il ressemble comme les
héros de Corneille à cette image d’eux-mêmes, parfaite et glorieuse, qu’ils se sont formée. Il se retrouve,
sous ces traits admirables, dans les peuples qu’il choisit au cours de ses voyages et qui lui semblent
répondre à son attente. Mais ce n’est pas pour rien qu’il va quérir hors de son pays ces frères de son âme ;
le dépaysement dans « l’espagnolisme » ou dans une Italie en partie inventée traduit l’obscure conscience
qu’il garde d’avoir à sortir de lui-même pour se voir avec ce beau visage de grandeur et ce bonheur de
vivre. Sa gênante clairvoyance, au contraire, son excessive méfiance, tout ce qui paralyse ses élans et lui
fait manquer sa vie, il le prête à ses concitoyens grenoblois, à ses compatriotes français, avouant par là
sans l’avouer pourtant, qu’il est moins parfaitement Milanese que ne le prétendra son épitaphe. Lorsque,
très tard, il devient romancier, c’est encore une fois son portrait qu’il recommence et sa vie qu’il
remanie, — mais, dans le secret et la solitude, il compose en même temps une autobiographie où, s’il
affirme son penchant au rêve et son désir de grandeur, il ne dissimule rien de ses échecs ou de ses
déficiences. De Stendhal à Julien Sorel, à Fabrice del Dongo, à Lucien Leuwen, la filiation est directe, et
plus que la filiation. S’il a défini le roman comme un miroir promené sur les chemins de la vie, c’est à lui-
même surtout qu’il tend ce miroir, et son visage y paraît tel qu’il eût voulu le voir. Passionné de soi-même, il
ne se quitte pas quand il crée, et si son roman n’est pas simplement autobiographique, c’est que Stendhal
est plus curieux de ce qu’il est que de ce qu’il a pu faire ou subir. Autour du héros, qui est encore un
pseudonyme de Beyle, les autres personnages sont l’objet d’une curiosité très perspicace, celle qu’il
exerçait dans la réalité sur son entourage : sans doute parce que le spectacle des passions humaines le
divertissait, mais plus encore parce qu’il pensait qu’une science d’autrui dépourvue de toute illusion, qui le
mettrait à l’abri des duperies de son prochain, et lui permettrait en revanche de mystifier ses partenaires
au jeu de la vie, était le plus nécessaire des instruments pour la quête du bonheur. La clairvoyance, et aussi
les limites, du génie stendhalien viennent de cette immédiate dépendance qui lie sa création romanesque à
ses préoccupations personnelles.
Rien de semblable chez Balzac. Il peut avoir transposé, plus littéralement que Stendhal ne le fit jamais,
certains épisodes de sa vie dans tels de ses romans. L’enfance de Louis Lambert, la jeunesse de Félix de
Vandenesse, la solitude des adolescents balzaciens, la misère des débutants, les plaisirs de la bohème
intellectuelle, les amours de bien des personnages ont des sources autobiographiques connues. Les érudits
ont retrouvé dans la Fille aux yeux d’or un salon qui fut celui de Balzac, dans le personnage de Mme de
Maufrigneuse un portrait de Mme de Castries qui est une vengeance d’amant déçu, et dans le paysage du
Lys dans la vallée une retraite que Balzac aima. M. Marcel Bouteron, à qui l’on doit déjà une foule de
découvertes de ce genre, nous en réserve sans doute beaucoup d’autres. Pourtant, aucun personnage de
Balzac ne le représente de la même manière que Julien et Fabrice représentent Stendhal. Mais aucun, non
plus, ne lui est étranger comme le sont à leur auteur les comparses de la Chartreuse ou du Rouge et le Noir.
Car Balzac n’avait ni pour lui-même ni pour autrui la même sorte de dilection ou d’intérêt que Beyle. Sans
être désépris de soi, comme cet étrange Benjamin Constant qui n’arriva jamais ni à se croire tout à fait un
être réel, ni à se vouer une juste affection, Balzac estime que les incidents heureux ou malheureux de son
existence, et les particularités de son caractère ne peuvent passer, tels quels, de la vie au roman. Ce
mélange des deux plans lui paraît impur. Et pourtant, Baudelaire l’a bien vu, les créatures de Balzac sont
toutes semblables à lui-même et portent sur elles les marques de son expérience majeure : elles ont, comme
lui, du génie.
L’orgueil de l’homme de génie, Balzac n’a jamais eu la pudeur de le dissimuler. Pourquoi aurait-il fait
silence sur cette force qui le dévorait et l’exaltait à la fois, sur cette énergie active à laquelle il obéissait,
harassé et heureux ? Il ne la confondait avec aucune ambition de parvenir, car il visait plus haut : il pensait
que l’imagination, quand elle est poussée à son suprême degré d’incandescence, est une flamme éclairante
et le plus sûr de nos instruments de connaissance. Créer, inventer, employer à plein rendement la fécondité
que l’on sent en soi, c’est, pour Balzac, approcher les mystères sacrés de l’existence et se donner une
chance de forcer les limites imposées à notre savoir. Seulement, s’il lui arrive souvent de parler du génie en
termes d’époque, comme d’une foudre fatale qui brûle ses favoris, ou comme d’une glorieuse étincelle
posée sur leur front, cette idée grandiloquente du grand homme n’est peut-être pas son dernier mot. Elle
appartient à l’arsenal des pensées incontrôlées qu’il reçoit de son temps, et qui deviennent chez lui des
formules prêtes à servir, quand l’occasion le veut, avec une sorte d’automatisme facile. En réalité, lorsqu’il
ne met pas en scène avec quelque excès théâtral l’homme de génie, tel que l’a conçu son romantisme de
surface, il ne prétend point que l’artiste ou le penseur soit absolument différent de n’importe quel autre
homme, et en particulier de l’ambitieux, du cupide, de tous ceux que mène une violente passion. A ses yeux,
il n’y a pas, ou presque pas de distance réelle entre les héros de la pensée et toute créature qui veut être
l’auteur de sa propre destinée. Ou plutôt, il admet bien qu’il existe une foule obscure de gens amorphes, qui
ne possèdent de l’unique énergie, origine des actes comme des œuvres, qu’une défaillante part. Mais ces
êtres-là n’ont pas place dans son univers romanesque, où l’on ne peut être admis si l’on ne fait la preuve de
quelque volonté ardente ou de quelque passion insatiable.
Car, partout et sous mille formes, la même énergie, qui soulève la lourde pâte terrestre et les enfants du
limon, creuse dans leur cœur la béante avidité du Désir. Les uns aiment l’or, et les autres s’acharnent à
s’emparer du pouvoir ; tel d’entre eux ne songe qu’à posséder une femme et, comme M. de Montriveau
dans la Duchesse de Langeais, la voudra morte si, vivante, elle lui échappe ; tel autre, au lieu d’une unique
amante, en conquiert d’innombrables ; et Vautrin ne demande pas moins que de gouverner secrètement les
destins de toute une société, prenant un singulier plaisir à s’en tenir lui-même écarté, comme un démiurge,
et à s’y faire représenter par les jeunes gens auxquels il impose l’occulte puissance de sa paternité
spirituelle. Qu’ont-ils tous, qui leur vaut la sympathie et l’admiration de Balzac ? Rien, sinon qu’ils sont lui-
même, reparaissant en mille figures dissemblables, sans aucun trait extérieur qui le rappelle, sans même
avoir hérité de ses préoccupations ou de ses préférences. Mais ils sont lui par ce qui, dans le désir qui les
anime, est instinct créateur, pouvoir de l’imagination, expérience de l’invention continuelle. C’est là ce que
Balzac leur prête toujours, parce que, au delà des anecdotes de la vie, son expérience personnelle se
résume par ces deux termes : imagination, pouvoir créateur.
On ne cesse de redire que la vie des romans de Balzac tient à l’exactitude des observations qu’il a pu
accumuler au cours d’une existence fort diverse et riche en points de vue favorables, connaissant la
basoche pour avoir été clerc de notaire, les journaux et les affaires parce qu’il s’y est débattu, le monde du
plaisir après y avoir goûté. Et ce n’est pas faux, mais c’est prendre l’accessoire pour l’essentiel. Certes, la
perception que Balzac avait de la lutte qui se livre en tout homme entre la matière et l’esprit, sa science
d’un combat spirituel qui est mené en pleine épaisseur de la chair, sa conviction qu’en cherchant les
satisfactions les plus variées nous aspirons tous, inconsciemment, aux joies immatérielles de la
connaissance, — toute cette sagesse balzacienne demeurerait incommunicable s’il n’avait à sa disposition,
pour la manifester, les ressources immenses des signes concrets qu’il emprunte aux visages, aux gestes,
aux habitudes des gens dans la rue. Mais ce n’est pas la précise description qu’il est capable de faire d’une
démarche révélatrice, d’une physionomie parlante ou d’un vêtement trahissant son homme, qui fait de lui
un tel maître de l’illusion romanesque. Pour que ces détails, — qui, lorsqu’on y regarde de près, sont
souvent notés de façon beaucoup plus vague, plus sommaire qu’on ne croyait s’en souvenir, — s’imposent
au lecteur et se mettent à vivre sous ses yeux « comme dans la réalité », il faut qu’ils soient, comme la
réalité précisément, les manifestations de quelque chose de plus intérieur qu’eux-mêmes. Les personnages
de Balzac, leurs comportements, leurs propos, leur physiologie même, doivent cette extraordinaire intensité
de présence à un feu caché, qui brûle au cœur du romancier avant d’enflammer ses créatures. Ils n’existent
si fortement que parce qu’ils existent à la façon des symboles, non point comme une matière qui ne
signifierait qu’elle-même.

Il se passe, chez les poètes ou les écrivains réellement philosophes, un phénomène moral
inexplicable, inouï, dont la science peut difficilement rendre compte. C’est une sorte de seconde vue qui
leur permet de deviner la vérité dans toutes les situations possibles ; ou, mieux encore, je ne sais quelle
puissance qui les transporte là où ils doivent, où ils veulent être. Ils inventent le vrai, par analogie, ou
voient l’objet à décrire, soit que l’objet vienne à eux, soit qu’ils aillent eux-mêmes vers l’objet...
Les hommes ont-ils le pouvoir de faire venir l’univers dans leur cerveau, ou leur cerveau est-il un
talisman avec lequel ils abolissent les lois du temps et de l’espace ? La science hésitera longtemps à
choisir entre ces deux mystères également inexplicables. Toujours est-il constant que l’inspiration
déroule au poète des transfigurations sans nombre et semblables aux magiques fantasmagories de nos
rêves. (Préface de la Peau de Chagrin, 1831.)

C’est tout autre chose de lire, par hasard, un roman de Balzac, ou de vivre longtemps en compagnie de
son œuvre et d’explorer peu à peu tout l’univers de la Comédie humaine. La légende de l’œuvre réaliste et
documentaire n’a pu être inventée et transmise que par des gens qui n’avaient jamais pris la peine, — la
joie, — de prolonger leur lecture balzacienne, de livre en livre. Ils n’auraient pu manquer, sinon, de
s’interroger sur l’envoûtement particulier auquel est irrésistiblement soumis le vrai liseur de Balzac, même
quand l’aventure le mène aux régions plates et désertiques des rares romans ennuyeux ou faibles qui,
avouons-le, figurent dans la grande série balzacienne.
Le mystère où baigne cette somme romanesque est vraiment singulier. Voici un romancier qui, comme
tant d’autres à sa suite le tenteront à leur tour, prétend retenir notre attention en évoquant, par le menu
une époque en elle-même médiocrement passionnante. La Renaissance offre plus de troubles, de guerres,
d’occasions d’héroïsme, de bouillonnements d’idées, d’extraordinaires découvertes, de voyages nouveaux
que ce dix-neuvième siècle. Le dix-septième a plus de style, de grandeur, d’austère beauté, le dix-huitième
serait tout de charme irréel et de jeu s’il ne s’achevait par l’exaltation et le sang de la Révolution. Et sans
doute la gloire de Napoléon rayonne-t-elle sur l’âge de la Restauration et sur le monde balzacien auquel
l’Empire a légué une impressionnante vieille garde de géants légendaires. Mais quarante-huit est encore
imprévisible, et malgré ce qu’il peut y avoir de prophétique dans son intelligence de l’histoire, Balzac n’est
pas de ceux qui sentent de loin monter la fièvre des révolutions : elles lui sont, pour cela, trop étrangères,
trop peu sympathiques. La matière de son énorme roman, c’est donc cette société fatiguée, qui succède aux
espérances, aux ivresses, aux cauchemars de la Révolution et de l’Empire. Plus rien de grand, aucune
auréole méritée n’environne les castes régnantes ; la monarchie fait triste figure quand le roi est Charles X
ou Louis-Philippe. On vit petitement, avec des souvenirs et l’ambition est bourgeoise. La bourgeoisie
conquiert le pouvoir, accumule les richesses, commence à les dilapider. La bourgeoisie encore met la main
sur la vie de l’esprit et, après avoir été athée, s’installe au banc d’œuvres des églises, où elle apporte les
sentimentalités religieuses d’un romantisme nostalgique et les principes hypocrites de l’ordre établi,
soutenu par la prédication d’un évangile déformé. Une seule puissance monte et impose sa loi d’iniquité,
tandis qu’on parle plus que jamais de justice, de liberté, d’égalité : la puissance de l’Argent.
Les historiens, s’ils se méfiaient moins des témoignages de romanciers, trouveraient dans Balzac la
documentation la plus utile, et la plus exacte, sur cette époque sans grandeur. Mais les historiens ne le
lisent pas, et nous autres, simples mortels, qui ne sommes guère curieux de ces renseignements sur un
temps sans attraits, nous y revenons sans cesse, séduits par quel charme ? Si Balzac, à travers sa peinture
de générations qui nous demeurent assez indifférentes, n’atteignait qu’à des vérités d’ordre psychologique,
dégageant avec perspicacité de tous ces comportements médiocres les lois générales des conduites
humaines, il répondrait sans doute à certaines de nos curiosités. Ce n’est pas de cette façon-là qu’il retient
ses vrais lecteurs. On ne sort pas indemne de l’univers où il nous introduit, car à chaque page on a été
assailli de questions, on a côtoyé des abîmes, éprouvé des inquiétudes, on a été mené aux limites du monde
terrestre ; là, la vie s’ouvre sur quelque région au delà de la vie, le temps vient mourir aux rivages de
l’éternité, le déroulement normal des choses est soudain troublé, ou du moins menacé de l’être, par des
influences surnaturelles. L’impression singulière que l’on ressent, — et je parle ici des romans les mieux
installés dans le terrestre, non pas même des contes fantastiques ou du livre mystique, — tient précisément
de ce que tout est à la fois conforme à notre image habituelle du monde et de ses rassurantes normes, et à
la fois environné d’une étrangeté dans laquelle il entre du divin et du démoniaque. La réalité est là, solide,
concrète, inébranlablement établie dans son équilibre de matière connue ; les hommes ont leur visage de
plein jour ; leurs gestes, leurs désirs sont maintenus dans ces mesures moyennes qui donnent au quotidien
sa rassérénante banalité. Et pourtant, ces blocs du réel, tout semblables à ce qu’ils sont quand nous rêvons
le moins, semblent ici émerger d’une grande ombre, d’une immense mer d’eau nocturne, dont les flots
mouvants entourent de toutes parts les apparences inchangées des choses. Mieux encore, cette réalité
qu’on croyait d’abord empruntée à l’observation de la vie courante, c’est comme si elle ne demeurait pas
extérieure, comme si elle était elle-même le produit du rêve, une terre formée par la vague et dont
l’immobilité ne serait qu’illusion.
D’où vient donc cette animation pleine de mystère, et ce mouvement infini, profond, qui fait de l’univers
balzacien une féerie de perpétuelles métamorphoses ? Si on ne quitte pas ce grand songe sans avoir été mis
en alerte, on n’y pénètre pas non plus de plain-pied. Comme à l’instant où la conscience abdique pour céder
aux images du sommeil, il faut franchir une frontière avant de s’aventurer dans l’empire fermé du roman
balzacien. Car il a ses lois, qui ne sont pas celles d’ici, ou qui sont bien les mêmes, mais comme multipliées,
apparues de façon plus complète, plus surprenante, et portées à une puissance supérieure. Il a aussi ses
proportions, autres, essentiellement autres, et ses critères de réalité ou de vraisemblance, qui ne coïncident
pas avec les exigences coutumières de notre logique. Les passions y éclatent dans les gestes ou les jeux de
physionomie, les grimaces, les rides ; la pureté et la vie spirituelle y produisent, sur les fronts et les visages,
des flammes, des étincelles, des lumières rayonnantes ; la démence fait craquer les os, les peurs et les
colères rugissent plus fort que ne crient autour de nous les hommes. Quand le drame atteint à sa phase
mortelle, sa sauvagerie est extrême et le sang versé empourpre tout le décor. Ni l’Espagne, ni les
élizabéthains, ni le mélodrame populaire ne vont à de tels excès, ou surtout ne réussissent à leur conférer
cet air de vérité dépourvue d’exagération. On a besoin d’un temps de réflexion, et de se frotter un peu les
yeux, pour se rappeler que, dans ce que nous nommons « la vie », ce n’est pas tout à fait à ce diapason que
se passent les choses.
Un monde à part, mais qui est encore notre monde, composé des mêmes formes autrement groupées,
habité par les mêmes êtres dont les relations secrètes semblent toutefois se dévoiler mieux : c’est le rêve.
Autant dire, plus simplement, que c’est le roman, ou l’œuvre de poésie. Tout s’est mis à signifier, et
pourtant tout garde son exacte pesanteur concrète. La réalité de l’art, en effet, n’est pas celle où les formes
et les êtres se dissipent, se dépouillent de leur poids d’existence, pour n’être plus que représentés par des
signes abstraits. C’est celle où la vie demeure elle-même, mais en même temps se met à porter visiblement
un sens, ordinairement inaperçu. Il en est bien ainsi chez Balzac : il raconte la vie « telle qu’elle est », il
dépeint les hommes sans rien leur ôter de leur épaisse présence temporelle, et cependant la vérité de sa
peinture est plus grande que la vérité des modèles.
Balzac, qui n’était nullement l’inventeur à moitié conscient que l’on suppose, mais avait au contraire, sur
les problèmes de la création esthétique, des vues aussi lucides que celles de Baudelaire, connaissait à
merveille la nécessité d’une transfiguration du réel, seule capable de faire apparaître ses aspects les plus
vrais. En 1846, dans une réponse à un critique, Hippolyte Castille, qui lui reprochait de montrer des
caractères exceptionnels, ou de « les faire gigantesques en accumulant des riens », il affirmait avec force
qu’il eût rendu son œuvre illisible, s’il eût voulu laisser scrupuleusement à ses personnages « la place réelle
qu’occupent dans l’état social les honnêtes gens dont la vie est sans drame ». Il revendiquait le droit, ou
mieux encore, la nécessité, de recourir, pour être vrai, aux « ressources du conte arabe » et au « secours
des titans ensevelis ». Et il poursuivait bizarrement : « Dans cette tempête d’un demi-siècle, il y a des
géants qui font marcher les flots, ensevelis sous les planches du troisième dessous social. » C’était soutenir
que la vision du poète doit inévitablement modifier les proportions apparentes de la réalité, et découvrir
dans l’histoire, au-dessous du cours visible des choses, non pas l’influence des meneurs de jeu connus de
tout le monde, mais les puissances autrement efficaces qui agissent dans l’ombre. Toutes les proportions
accoutumées se trouvent ainsi renversées, aux yeux de qui pénètre le sens secret des faits. Et pour le
pénétrer, il ne suffit pas d’un regard d’observateur intelligent. Il y faut ce que Balzac appelle le « don de
spécialité », qui discerne, davantage que l’enchaînement analysable des causes et des effets, les rapports
plus complexes de la « signifiance ».


Balzac se bat contre la vaste et profonde nuit de l’inconnu, où baigne, pour lui, le peu de réalité distincte
que nous livre notre perception habituelle. S’il s’épuise à noter les détails de l’existence courante, ce n’est
pas qu’il leur accorde en eux-mêmes une importance définitive ; c’est, tout au contraire, qu’il cherche à les
dépasser, comme s’il lui était nécessaire de les dénombrer d’abord, de fatiguer cette réalité en pesant sur
elle avec insistance, jusqu’à ce que sa croûte durcie cède sous la pression et s’ouvre sur un arrière-plan
qu’elle dissimulait. On peut décrire minutieusement les apparences de deux façons et dans deux intentions
très diverses : soit, à l’exemple des réalistes (qui, pour cette raison, se sont trompés sur l’effort de Balzac),
en admettant que les apparences sont toute la réalité et méritent ainsi d’être fidèlement reproduites ; soit,
comme Balzac le tente, parce que justement on ne vise qu’à disperser ces fantômes que sont les données
sensibles, afin de parvenir à ce qu’elles dérobent à la vue. Balzac confesse cette intention quand, dans une
phrase qu’aurait pu signer Rimbaud, il se donne pour tâche d’« arracher des mots au silence et des idées à
la nuit ». Ou encore lorsque, dans son vocabulaire si maladroitement, si comiquement rationaliste, il
exprime l’ambition de « faire venir l’univers dans son cerveau ». Il ne se lasse pas de répéter que, si
l’observation exacte est une partie indispensable du génie, le véritable écrivain ne copie pas le monde
extérieur, mais commence par en replonger en lui-même les images, afin que, dans l’ombre favorable de sa
rêverie, elles s’organisent à nouveau, se combinent selon des associations différentes, et composent ainsi
une architecture que déchiffrera la « seconde vue » du poète. « Les passions, les pays, les mœurs, les
caractères, accidents de nature, accidents de morale, tout arrive dans sa pensée », proclame de bonne
heure (1831) la préface de la Peau de chagrin. On se rappellera aussi le triomphal début de Facino Cane, où
Balzac, évoquant ses années de misère et de travail silencieux, ses promenades solitaires, au sortir de sa
mansarde, dans les rues populaires de Paris, s’exalte au souvenir de la naissance, en lui, du romancier
visionnaire : « Chez moi, l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âme sans négliger le
corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu’elle allait sur-le-champ au delà ; elle me
donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerçait, en me permettant de me
substituer à lui comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur
lesquelles il prononçait certaines paroles. Lorsque, entre onze heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et
sa femme revenant ensemble de l’Ambigu-Comique, je m’amusais à les suivre... En entendant ces gens, je
pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers
percés ; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur. C’était le
rêve d’un homme éveillé... Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l’ivresse des facultés
morales, et jouer ce jeu à volonté, telle était ma distraction. A quoi dois-je ce don ? Est-ce une seconde
vue ? est-ce une de ces qualités dont l’abus mènerait à la folie ? Je n’ai jamais recherché les causes de cette
puissance ; je la possède et m’en sers, voilà tout. »
La « seconde vue », le « don de spécialité » ont quelque chose d’une participation mystique, en même
temps que de cette continuelle métamorphose qui, dans le rêve, rapproche brusquement autour d’une
figure apparue, d’une forme, d’un objet, des significations multiples. Comme dans les songes, la fluidité des
apparitions, le glissement incessant qui d’un visage fait une masse de nuages sonores, puis une plaque de
métal, puis un autre visage, créent des jaillissements de métaphores : ce qui était très éloigné, les
fragments du réel qui n’avaient jamais rien eu de commun, s’épousent, coïncident, révèlent leurs
ressemblances. Mais la plupart des métaphores surgies ainsi de notre passive conscience nocturne
demeurent inintelligibles ; elles portent un message, quelque chose nous en avertit sourdement, et pourtant
ce message est indéchiffrable. Je ne saurai jamais pourquoi les yeux angoissés d’un être cher, surgis dans le
décor du rêve, y furent remplacés soudain par deux billes d’argent ou par deux bêtes admirables, me
laissant d’ailleurs le sentiment qu’entre les regards et ce qui est venu s’y substituer, une analogie ou même
une identité irrationnelle mériterait d’être élucidée. La vision du poète, du romancier balzacien, procède de
même par métaphores, mais celles-ci opposent moins de résistance à une tentative de l’intelligence pour en
percer le mystère. Si elles prouvent leur degré d’authenticité en se soustrayant à une traduction
absolument claire, et si elles ne gardent leur force de révélation qu’en taisant une part de leur secret, il est
possible de discerner toutefois quelques-uns des rapports d’où elles naissent. Les plus évidents, et qui
suffisent déjà à leur donner du prix, sont des rapports d’analogie entre les événements du monde extérieur,
présentés par le romancier, et un petit nombre d’événements spirituels ou d’expériences qui constituent la
vie intérieure du visionnaire.
Car le monde tel qu’il le présente n’est qu’apparemment une image banale de la réalité banale. Ce sont
bien les mêmes formes du quotidien, dont les lois et le déroulement habituel ne semblent pas être troublés.
Mais ces formes, qui dans notre expérience de tous les jours sont inexplicables, ces faits qui s’enchaînent
très superficiellement de causes en effets et laissent s’accumuler alentour l’immense ombre de l’inconnu,
voici qu’ils se montrent dans une nouvelle lumière et nous convainquent qu’entre eux tous existe une
impeccable coordination. « Tu n’expliques rien, ô poète, déclare Claudel, mais par toi toutes choses
deviennent explicables. » Oui, parce que rien n’est laissé à son état d’objet extérieur, c’est-à-dire isolé et
muet. Tout, au contraire, a été transporté, avant de pouvoir être nommé, désigné, situé, dans un univers
autre : dans l’univers qui seul a un centre, un foyer, seul dispose de mesures et d’un point fixe par rapport
auquel tout a une place. C’est l’univers intérieur, la vision d’un homme. Le romancier, le poète, l’artiste, est
celui qui, dédaignant les apparences des choses, s’intéresse uniquement à celles-là qu’il parvient à détacher
du rocher silencieux qu’elles constituent hors de nous, pour les plonger dans la cohérence de sa vision.
Elles s’animent alors d’une vie toute neuve, puisée non pas en elles-mêmes, mais en nous. Aussi Balzac
écrit-il dans Séraphita ; « Les miracles, les enchantements, les incantations, les sortilèges, enfin les actes
improprement appelés surnaturels, ne sont possibles et ne peuvent s’expliquer que par le despotisme avec
lequel un Esprit nous contraint à subir les effets d’une optique mystérieuse qui grandit, rapetisse, exalte la
création, la fait mouvoir en nous à son gré, nous la défigure ou nous l’embellit, nous ravit au ciel ou nous
plonge en enfer, les deux termes par lesquels s’expriment l’extrême plaisir ou l’extrême douleur. Ces
phénomènes sont en nous, et non au dehors. »


On accordera sans peine cette qualité de transfiguration du réel aux contes fantastiques de Balzac, et aux
œuvres où il fait intervenir explicitement des aspects extraordinaires ou occultes de la vie. Mais ses grands
romans, qui peignent une époque, définissent le rôle des classes sociales et des castes, dévoilent la
puissance de l’argent et les intrigues de la politique, ne sont-ils pas à l’opposé de cet art des
métamorphoses ? On peut, en effet, s’y tromper, et ne pas discerner du premier coup que les mêmes
sources de vie donnent leur intensité de présence aux usuriers balzaciens et à « l’ange » Séraphitus-
Séraphita. Pourtant, les signes avertisseurs ne manquent pas dans les œuvres les plus attachées à analyser
l’existence sociale ou les terrestres aventures des humains. Tous les liseurs de Balzac connaissent ces
moments où, dans le récit jusque-là absolument « normal », précis comme un reportage, avec ses
descriptions, ses inventaires, ses circonstances très communes, quelque chose change. Quelque chose qui
au premier abord peut ne rien faire soupçonner de bien insolite. Le rythme de la narration se précipite, ou
bien se ralentit et immobilise tout pour une sorte de contemplation ; le langage se charge d’images, de
heurts, de disparates ; et les mots, qui tout à l’heure étaient encore comme effacés, sans autre fonction que
de désigner exactement des objets ou des gestes, semblent doués soudain de pouvoirs plus rares. Ils se
libèrent des servitudes de leur usage accoutumé, et Balzac, possédé, réellement possédé par sa passion de
la langue, s’abandonne aux suggestions des vocables. Les plus concrets se doublent de synonymes,
d’équivalents moins matériels ; de simples analogies de sonorités font dériver la phrase, d’un mot à l’autre,
à travers des calembours suggestifs. Manifestement, le romancier entre dans un état très particulier, où
une participation exceptionnelle à la vie se révèle par une participation non moins singulière à la substance
verbale. Il cède aux rapprochements, aux affinités que la langue lui propose, en même temps qu’il se laisser
aller plus passivement à une sorte d’invasion des choses. C’est l’instant où celles-ci, cessant de mener hors
de lui une existence d’objets, descendent en lui et viennent y prendre place dans le réseau complexe et
l’échange infini des correspondances.
Ces irruptions de la poésie que marquent le rythme, l’usage des mots, toute une exaltation imprévue, il
serait facile de les relever, non seulement dans des œuvres où le mystère est cerné avec intention, mais
jusque dans l’histoire terre à terre de César Birotteau, par exemple, au moment où éclate la musique de
Beethoven. Ou bien, que l’on se rappelle les épisodes du Curé de village, avec tous les instants qui, sous la
marche des événements extérieurs, constituent la trame plus secrète du livre et l’histoire de l’âme de
Véronique ; cette histoire n’est ni analysée, ni décomposée en une succession d’états de conscience, mais
suggérée par les transformations du paysage, que provoquent mystérieusement les progrès de Véronique
sur la voie de pénitence. Que l’on songe aussi à tous les romans d’amour de Balzac, — qui est, dans la
littérature française, le plus grand, peut-être même le seul romancier de la passion, — et l’on se souviendra
aussitôt de scènes où le bonheur, le désespoir, le sentiment royal de posséder l’éternité dans un corps et
dans une âme, ou bien la conscience contraire de l’inévitable échec terrestre bouleversent l’ordonnance du
monde. Et ailleurs, si ce n’est pas l’amour, c’est le triomphe de l’ambitieux ou son implacable défaite, c’est
l’ivresse du luxe ou le drame de la misère, c’est encore la folie de la générosité ou l’âpreté de l’égoïsme, qui
rendent excessive l’expression des visages, surhumaine l’ampleur suggestive des gestes, et font grouiller de
vie les inertes objets, soudain devenus étranges et parlants.
La spontanéité de ces brusques passages à un ton nouveau est évidente. Il ne s’agit pas là des procédés
d’un artiste calculant ses effets, mais des emportements d’un esprit qui, quêtant une communication avec le
dessous des apparences, suit le mouvement même de ses découvertes intérieures. Balzac ne tente pas
consciemment de désorienter son lecteur pour le mener en quelque lieu que lui-même connaîtrait ou dont il
devinerait l’approche. Il n’entreprend aucun dérèglement systématique des sensations, à la manière de
Rimbaud. Non, c’est bien les choses qu’il regarde, et c’est bien le sens de la vue, avec les autres sens
associés, qu’il emploie d’abord à son enquête. Il est, pour y mettre aucune méthode concertée, bien trop
persuadé que les vérités réservées à l’art ne peuvent se dévoiler qu’à l’improviste et devant un esprit qui
peut-être les espère, mais ne sait leur tendre aucun piège. De même que, dans le Chef-d’œuvre inconnu, il
proclame que les peintres doivent méditer les brosses à la main, il n’attend la transformation du sensible en
un spectable intelligible que des surprises de la création littéraire : sa vue devient vision, le décor du
monde s’approfondit de perspectives fantastiques au moment où il écrit. Toute découverte, chez un écrivain
de sa race, — la race des grands imaginatifs, — se fait la plume à la main.
Ainsi naissent, on peut dire quand il s’y attend le moins, les pages les plus profondes, les plus prenantes
de son œuvre, celles où la banale réalité s’ouvre ou se multiplie. Dans ces instants-là, qui nous
apparaissaient tout à l’heure comme les signes avertisseurs d’un secret mal discernable, on assiste à une
véritable rupture, ou à un changement de plan : le monde des objets ou le monde des hommes, décrits
jusqu’à ce point tels que nous croyons bien les connaître, viennent de faire place à un autre monde, ou
plutôt à un nouvel aspect qui, sans dépouiller la réalité commune de son existence, la charge soudain de
signification. Ce qui se contentait d’exister ne cesse pas de le faire, mais devient quelque chose d’autre par
surcroît : devient signe et symbole. Ce surplus de sens, auquel Balzac parvient par l’évocation et par
l’expression, le comble toujours de joie. Il jouit alors de se sentir le pouvoir de bousculer les apparences
banales ou de les recréer toutes neuves. Le lyrisme verbal qui l’a conduit à cette découverte s’intensifie, se
multiplie dans le bonheur de créer, les mots deviennent surprenants, les intuitions se prolongent d’autres
intuitions plus aventureuses, de divinations. Et le roman réaliste, le roman des quotidiennes aventures
débouche sur la même vision fantastique qui était la donnée première des contes ou de Séraphîta.
On a souvent fait un reproche à Balzac de ces exaltations qui, dans chacune de ses grandes œuvres,
soulèvent par moments le récit, portent les personnages à des dimensions gigantesques ou légendaires, et
suggèrent autour d’eux l’active présence de forces mythiques. C’est lui reprocher d’être Balzac. Car rien
n’est plus intiment lié à l’originalité de son génie, rien n’est aussi logiquement inscrit dans la droite ligne de
sa vie spirituelle, que ces transfigurations. Elles donnent à l’ensemble de l’œuvre son unité et rattachent les
uns aux autres les romans explicitement mystiques et les romans du « réel », — ces deux moitiés de la
Comédie humaine qui s’éclairent réciproquement. Les Études philosophiques manqueraient souvent de
l’enracinement terrestre indispensable et paraîtraient parfois n’être qu’inventions arbitraires, si les visions
qui s’y déroulent n’étaient exactement confirmées par les scènes de la vie parisienne ou provinciale. Et
celles-ci, en particulier dans tout ce qui touche à la passion, ne seraient pas intelligibles en leur vraie
profondeur, si nous n’avions, pour en situer le sens, les pages où Balzac a affronté les zones frontières de la
vie terrestre.
Les meilleurs romans de Balzac sont des romans de la destinée, mais, grâce à la fois à leurs chapitres
lyriques et au voisinage des romans mystiques, la destinée des hommes y apparaît bien plus vaste que n’est
la simple courbe d’une existence sur cette terre. Les créatures de Balzac sont telles que les gens que nous
côtoyons dans la rue, et leur vérité, sur ce plan-là, est assez forte pour que l’on puisse, si l’on a l’esprit ainsi
fait, ne rien deviner en elles qui appartienne au mystère. Pourtant, elles y plongent toutes leurs racines,
elles y dirigent leurs vœux et leurs pas, leur destinée est une destinée parce qu’elle a ses origines dans
l’inconnu, et ses fins dans l’inconnu, et ses étapes soumises à la loi de l’inconnu, Ces créatures peuvent être
aveugles, — aussi aveugles que beaucoup de lecteurs de Balzac, — ignorer, comme elles ignorent presque
toutes, les puissances surnaturelles qui les mènent ou avec lesquelles elles ont à lutter ; elles peuvent
croire à des hasards, quand il s’agit de signes, ne voir que des buts limités là i où elles-mêmes désirent
obscurément trouver la béatitude infinie ; elles confondent avec de pauvres désirs matériels l’élan qui les
jette à la possession de l’absolu ou à la connaissance illimitée. Balzac les regarde se tromper ainsi sur leurs
vraies espérances. et il les aime dans leur erreur, dans leur aveuglement, parce qu’il est le dieu qui les a
créées à son image et qui les connaît mieux qu’elles ne se connaissent. Il devine surtout, — lui qui tend
toujours à déceler les grandes ressemblances et à découvrir l’unité cachée sous les multiples
apparences, — que chacun des êtres qui habitent son univers est, comme lui-même, un chercheur d’absolu
et un assoiffé d’éternité. Et puisque les créatures de son imagination sont ainsi, il en conclut, — pour lui la
conclusion de l’un à l’autre est logique et impérative, — que les créatures de Dieu, les simples créatures
vivantes, leur ressemblent, ressemblent à Balzac.
C’est là, sans doute, que prend source sa grande pitié pour les humains, ce don de sympathie qui illumine
par éclairs le monde féroce qu’il dépeint ; admirateur des forts, des conquérants, méprisant pour les
médiocres, sachant bien à qui appartient la terre, il se penche pourtant sur les faibles et les déshérités avec
une compassion qui lui a permis de tracer de quelques-uns d’entre les plus misérables des portraits
pathétiquement vrais. Créateur d’une humanité qui sans le savoir, et sous mille déguisements, obéit au
même désir immense que lui, Balzac devait, quand il ne se surveillait pas, se croire le créateur de tous les
hommes, des vivants de cette terre comme des vivants de sa Comédie. Et les regarder comme ses enfants...

Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens, quoique nous soyons
dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent de toute part, ils servent à tout, ils expliquent tout.
(La Vieille Fille.)


Dem Mythos liegt nicht ein Gedanke zu Grunde, wie die Kinder einer verkünstelten Kultur meinen,
sondern er selber ist ein Denken ; er teilt eine Vorstellung von der Welt mit aber in der Abfolge von
Vorgänen, Handlungen und Leiden. (Nietzsche.)

A quel besoin profond répond, chez Balzac, l’invention d’un univers, et cette représentation de l’existence
qui s’ouvre de toutes parts sur le mystère des origines et des fins de l’existence ? Il suffirait, en un certain
sens, de répondre, comme Balzac lui-même, que, né romancier et doué du pouvoir d’imaginer des âmes ou
des destinées, il se servait de ce pouvoir. La question resterait posée, à peine différente : pourquoi
l’exercice de sa fécondité imaginative comblait-il Balzac de joie, même lorsqu’il sa lamentait de succomber
sous tant de fiévreux labeur, même lorsque le prenait la crainte d’être entraîné jusqu’à la folie ? Ce n’est
pas sans de profondes raisons qu’un poète met au monde ses personnages, surtout quand il est Balzac,
c’est-à-dire un homme que ni le jeu d’un art gratuit, ni les seules curiosités de l’esprit d’analyse ne
conduisent au prodigieux effort de sa création romanesque.
Il peut y avoir avantage, — quand il s’agit d’un être aussi exceptionnel dans les lettres modernes que l’est
Balzac, — à tenter une hypothèse qui emprunte ses termes à un domaine éloigné de la littérature. Cela n’ira
pas sans le risque de commettre une confusion, ou un rapprochement arbitraire. Mais une confusion,
pourvu qu’on la connaisse pour ce qu’elle est, et qu’on ne la donne pas pour une explication, oriente parfois
l’intelligence et suggère une ressemblance entre des choses qu’il importe de distinguer, et dont chacune,
pourtant, s’éclairera d’une confrontation provisoire.
C’est donc par analogie, et pour un instant seulement, que nous parlerons du mythe de Balzac, sachant
bien qu’il n’y a de mythe que collectif, au sens exact du mot, et que Balzac est très éloigné d’être, comme
Hugo, une conscience « primitive », dont le fonctionnement puisse être comparé à celui des peuples
inventeurs de mythes.
La conscience collective de ces peuples ne construit pas ses mythes sans obéir à une profonde nécessité
intérieure : la nécessité où l’homme se trouve, dès son premier éveil, d’établir un accord, un dialogue, entre
lui-même, et la menaçante, l’angoissante réalité qui l’environne. Incapable encore d’analyser cette réalité et
d’en décrire les lois ou les constantes, la saisissant comme une gigantesque personne ou comme une foule
de personnes, en tout cas comme une vie plus forte que sa propre vie, l’homme tentera de la maîtriser,
d’établir entre elle et lui une rassurante harmonie. Il dispose, pour cela, du pouvoir de fabulation et de la
parole, qui est douée, à ses yeux, d’efficacité magique. En nommant les choses, en les racontant, en
imaginant leur histoire, et au cœur de cette histoire la sienne propre, il établit une participation avec ce
qu’il nomme, et conquiert un premier sentiment de sécurité. Ainsi que le disait naguère Roger Caillois, le
mythe est fait de l’information, par une nécessité interne, des exigences et des données extérieures. Il se
présente, en outre, comme une puissance d’envoûtement qui investit la sensibilité, s’impose à elle et
l’enchante. Et enfin, le héros mythique est « celui qui donne aux conflits insolubles une solution, une issue,
heureuse ou malheureuse ».
Le mythe n’est donc pas n’importe quelle fable, imaginée pour le seul plaisir gratuit ou le simple jeu de
l’invention, et d’ailleurs rien n’est gratuit au stade de la conscience primitive. Il faut se garder également
de concevoir le mythe comme la traduction en images et en événements de quelque vue de l’intelligence
abstraite ou de quelque idée préconçue. Le caractère le plus évident du mythe est son immédiateté ; né
d’une nécessité, réponse à une angoisse, tentative pour coordonner selon des exigences subjectives les
données multiples du monde extérieur, il naît tout armé et sous forme d’image ou de narration. Nietzsche
l’a fort bien dit : « Le mythe n’est pas la transposition d’une pensée, ainsi que le croient les enfants d’une
civilisation dénaturée, il est par lui-même un mode de pensée ; il manifeste une représentation du monde,
mais sous la forme d’une succession d’événements, d’actions et de souffrances. »
La définition péjorative de Valéry peut servir encore à éclairer la nature du mythe. N’écrit-il pas : « Mythe
est le nom de tout ce qui n’existe et ne subsiste qu’ayant la parole pour cause. » Il est vrai, mais une parole
qui n’a pas, lorsqu’il s’agit de la conscience primitive, le sens d’irréalité ou d’inefficacité que lui donne le
scepticisme de Valéry. Des deux mots grecs qui désignent la parole, Mythos et Logos, il nous est permis
d’employer un peu arbitrairement le premier à désigner la parole des primitifs, et le second à préciser le
sens qu’elle a reçu à une étape plus évoluée de la conscience. La phrase de Valéry n’a le sens qu’il entend
lui donner que par rapport au logos, à la parole devenue simple désignation des choses réelles, elle-même
ne possédant aucune réalité propre et se limitant à sa fonction de remplacement de l’objet par un signe
abstrait. Et l’on voit bien ce que suggère Valéry : que le mythe est illusion, qu’il est l’erreur présomptueuse
d’un signe qui se prend pour ce qu’il sert simplement à signifier. Si l’on se reporte à un âge plus ancien, le
langage n’a pas, pour ceux qui en sont les auteurs et les usagers, un rôle aussi effacé. Le mot est
réellement doué d’un pouvoir, il est évocateur au sens plein et magique du terme. Le mythos ensorcelle la
redoutable ambiance de l’homme et, en lui racontant le drame dont il est le héros, ou plutôt la victime, la
fable mythique apaise les fantômes, se concilie les forces ennemies, met fin aux maléfices. Il est un
exorcisme sous forme d’histoire.
L’imagination du poète est sans doute différente de l’imagination collective, car le poète moderne peut
bien tenter de retrouver, en deçà de l’évolution humaine vers la conscience claire, les facultés immédiates
du primitif : il n’est pas et ne peut pas redevenir un primitif. S’il pense par mythes, c’est en marge de sa
pensée quotidienne, qui demeure logique. Il lui faut, pour réveiller en lui d’anciens pouvoirs, mettre en
somnolence ceux que lui ont formés les âges. Mais, — et c’est ici ce qui nous importe, — l’imagination du
poète n’est pas davantage un jeu gratuit que l’invention mythique des peuples. Comme nos ancêtres, en
dépit de tout ce que la civilisation lui offre de sécurités et d’explications, d’accoutumances et de vues
cohérentes, le poète redevient, au moins par instants, un être voué à l’étonnement, à l’anxiété. Sous ses
yeux, l’univers reprend sa figure de menace, son aspect adversaire, et en lui-même, quand il se regarde, le
poète aperçoit d’abord les conflits de la nature humaine, auxquels la pensée rationnelle n’apporte aucune
solution. Elle n’est capable que de les définir, de les situer, de dégager les lois générales qui les engendrent
ou commandent à leur déroulement. Mais la pensée claire s’arrête devant le paradoxe de la condition
humaine et le mystère de notre confrontation avec le monde qui nous entoure. C’est alors que le poète,
remis en état de stupeur, apercevant toutes choses aussi neuves, aussi étranges qu’au premier jour de
l’existence terrestre, fait appel à l’invention. Ce qu’il ne saurait comprendre, il le raconte, le nomme ; ce qui
est inconciliable, il le dit inconciliable ; et, renonçant à résoudre les insolubles problèmes de la vie, il
persiste à faire éclater son mystère. Car, si un problème exige une solution, un mystère ne demande qu’à
être manifesté. Fût-ce le plus tragique, le plus douloureux de tous ceux auxquels nous nous heurtons, il
advient ceci de surprenant qu’à le nommer on éprouve une joie profonde. La langue reprend son rôle
antique d’exorcisme, de mythe.


Mais sommes-nous bien autorisés à ranger le romancier Balzac parmi les poètes, et à invoquer, quand il
s’agit de lui, cette imparfaite mais commode analogie entre la poésie et le mythe ? Il me semble que cela ne
saurait faire aucun doute, et qu’il faut soit poursuivre cette ressemblance, soit renoncer à saisir le sens de
la grande entreprise balzacienne.
Balzac, dès le premier mouvement de son esprit, se heurte à l’expérience de l’angoisse, d’une angoisse
qui, à vrai dire, ne s’est jamais apaisée tout à fait, chez lui, sinon dans les heures exaltées de la création
romanesque. Le réel lui inspire d’abord étonnement et frayeur. Il est hanté de questions, de pressantes
interrogations sur le temps destructeur, sur l’usure de la vie, sur les abîmes, toujours ouverts devant lui, de
la mort et de la démence. L’existence humaine, la nature ambiante, la société, la courbe de chaque destin,
l’aventure courue par chaque esprit, tout lui paraît traversé, habité, gouverné par des influences dont il
ignore si elles sont divines ou démoniaques, mais dont il sait au moins qu’elles ont un caractère surnaturel.
Rien ne demeure immobile sous son regard, rien n’est une fois pour toutes à sa place. Dès qu’il se livre à sa
perception immédiate et qu’il écarte de lui les béquilles de la tradition et de la culture intellectuelle, Balzac
perçoit le monde extérieur et la vie intérieure comme une immense réalité mouvante, emportée par la
course du temps, brassée par les conflits incompréhensibles de forces obscures. Mais il n’est pas ainsi fait
qu’il puisse accepter avec détachement ce spectacle d’universelle fluidité et d’écoulement sans fin. Il est
aussi affamé d’absolu qu’il est enclin à percevoir partout un dynamisme infini et insaisissable. Baignant
dans la matière agitée du devenir temporel, y baignant même avec une puissante joie, il est possédé du
désir de l’éternité, du besoin de saisir une vérité immuable.
Il a essayé, non sans y mettre toute sa belle naïveté d’autodidacte, de répondre à l’angoisse et de combler
son propre désir en échafaudant une doctrine, une philosophie dont il empruntait les termes à ses maîtres
occultistes. On a grand tort, certes, de traiter légèrement, comme le fait presque toute la critique française,
le système d’idées dont Balzac ne cesse de recommencer l’exposé dans son œuvre. Il le prenait au grand
sérieux et pensait avoir trouvé, dans cet amalgame d’explications scientifiques vite assimilées et de
traditions religieuses plus ou moins hérétiques, une synthèse capable d’éclairer bien des problèmes. Cet
édifice, qui à l’en croire ramenait les manifestations les plus disparates de la vie physique et spirituelle à
une vue d’ensemble cohérente, est extrêmement fragile, et plein de singulières contradictions. Pour s’en
contenter, il fallait bien que Balzac fût ce qu’il était : une vaste intelligence, tombant en arrêt devant tous
les problèmes proposés à l’esprit par la vie, l’expérience, ou la contemplation, mais une intelligence dénuée
d’exigences logiques. Ses théories de l’Unité, de la Vie issue d’une unique énergie, mais composée
d’antagonismes nécessaires, de conflits générateurs du mouvement, ses vues péremptoires sur l’esprit et la
matière, l’amour des corps et la pureté, que sais-je encore, prêteraient à sourire si on les examinait comme
on examine le système d’un philosophe. Elles échappent pourtant à l’ironie, dès qu’on a compris que cette
armature ingénument intellectuelle n’est qu’un très provisoire échafaudage, tandis que la vraie réponse de
Balzac aux questions qui le hantent se situe sur un tout autre plan.
Sa réponse est celle du romancier, de l’inventeur de mythes. Ce n’est pas quand il explique, moins encore
quand il emprunte aux sciences naturelles leurs méthodes d’observation, d’analyse et de synthèse, que
Balzac livre la clef de sa pensée, ou trouve la clef qui lui donne accès aux secrets de l’univers. C’est quand
il raconte des histoires, imagine des destinées, prête à ses personnages des gestes, des physionomies, des
paroles dont la justesse l’enthousiasme avant de frapper son lecteur. Car en chacun de ses personnages, et
jusqu’au plus humble, au plus insignifiant, il découvre, parfois sans se l’avouer clairement, un être
semblable à lui : jeté en plein mystère, confronté à l’angoisse, dévoré par le temps, dressé de toutes ses
forces contre l’usure de son énergie vitale et cherchant avec plus ou moins de bonheur un triomphe qui le
divinise. Le mythe de Balzac, je ne le vois pas dans son système du monde, mais dans l’humanité qu’il
enfante et qui est une humanité toute tendue vers un acte créateur. Il a pu écrire, sur la continuité de l’élan
vital et de l’effort spirituel, sur la transfiguration qui exalte la matière et porte les hommes de chair au seuil
de la pureté angélique, les maximes denses et fortes de Louis Lambert ou les pages discursives de
Séraphîta, — ces exposés ou ces affirmations théoriques ne seraient rien si leur contenu n’était vérifié, en
quelque sorte, expérimentalement, par l’histoire de ses héros. Ce qui n’était encore que propos arbitraire et
éminemment contestable ne se discute plus quand c’est devenu la vérité intérieure de créatures vivantes, la
force qui les fait agir ou subir. Et la preuve est faite, — du moins pour Balzac lui-même et pour le lecteur
qui consent à se laisser entraîner, — dès que les aventures et les comportements des héros du mythe ont la
force convaincante que leur vaut une étonnante ressemblance avec la vie même.
Sans doute Balzac a-t-il tenté plusieurs fois, surtout à ses débuts, d’inventer des histoires fantastiques et
de construire des fables, au sens le plus profond du mot. Les Études philosophiques sont composées
d’œuvres, datant pour la plupart des années 1830-1835, qui reflètent ces préoccupations ou ces ambitions
selon deux voies diverses. Certains de ces récits, tels que le Chef-d’œuvre inconnu, la Recherche de
l’Absolu, Gambara, Massimilla Doni, et bien d’autres épisodes de la Comédie humaine, mettent en scène un
penseur ou un artiste qui s’épuise à trouver le secret de son art ou le secret de l’univers ; tragiquement pris
entre sa passion de connaître et les simples revendications de la nature humaine, il court à une catastrophe
exemplaire. Qui ne discernerait là autant d’images de Balzac lui-même, avec ses folles espérances de
possession du monde, avec sa lucide conscience des périls courus sur ce chemin de Prométhée, et avec
l’immense regret qui ne le quitta jamais : regret d’avoir laissé la vie pour la connaissance de la vie ? Ici, le
« mythe » de Balzac, mythe de la création, de la science universelle et des limites temporelles, est encore
présenté sous la forme d’une image à peine transposée de l’auteur. Ailleurs, dans les Études
philosophiques, Balzac a osé une tentative plus risquée, dans la mesure où elle visait à représenter, non
plus la recherche de l’absolu, mais déjà une partie de la vision à laquelle le chercheur prétendait accéder.
L’Élixir de longue vie, Jésus-Christ en Flandre, Melmoth réconcilié, et surtout Séraphîta, méritent le titre de
mythes en un sens plus littéral que le reste de l’œuvre balzacienne. Il s’agit là explicitement d’interventions
surnaturelles, et surtout d’histoires qui ne sont plus celles d’un homme, courant les risques et les chances
terrestres de son destin, mais les images de l’aventure poursuivie, des origines aux fins dernières, par
l’humanité entière. Chacun de ces récits, qu’il soit d’invention balzacienne ou une simple transposition de
légendes traditionnelles, se déroule aux frontières de la réalité temporelle et de l’au-delà, aux limites de la
terre et du ciel.
Ces mythes constituent bien, en un sens, le foyer de toute l’œuvre et le centre profond par rapport auquel
elle s’éclaire de son vrai jour. Ils révèlent sans déguisement les ambitions de l’esprit balzacien et donnent
pour tels les mystères autour desquels Balzac n’a cessé de vouloir construire son vaste songe. Plus que les
autres épisodes de la Comédie humaine, ils sont placés hors des époques de l’histoire et, malgré les dates
qui les fixent dans une chronologie « réelle », ils appartiennent à une zone que l’imagination situe en marge
du temps terrestre. La vision, — peut-être partiellement immédiate, authentiquement donnée à Balzac dans
une heure d’extase poétique, ou peut-être arbitrairement imitée par une tension voulue de l’imagination,
peu importe ! — la vision est nécessaire à leur naissance.
Et pourtant, le vrai mythe balzacien, celui qui, répondant à ses angoisses premières et traduisant sa
perception du mystère, est pour lui la vraie forme de la pensée, je crois qu’on le trouve dans ses romans
« réalistes » autant, sinon même davantage, que dans les contes de ses débuts. A mesure que Balzac,
possédant mieux son métier d’« inventeur du vrai » et sachant plus sûrement suivre les pistes de son
univers propre, ajoute les uns aux autres les grands romans de la Comédie humaine, il revient plus
rarement à l’expression fantastique et à l’intrusion manifeste du surnaturel. Serait-ce qu’il a renoncé à son
dessein, qui était, plus ou moins consciemment, d’imaginer un monde où parût dans son entière ampleur
l’homme jeté dans le temps, l’homme incarné dans un corps et de toutes parts attaché par mille liens
occultes à des forces autres que corporelles ? Certes non ! Mais Balzac a tiré de son œuvre même, de ses
premiers mythes, l’enseignement qu’ils lui apportaient. Le relatif échec de ses récits fantastiques, et
singulièrement l’issue tragique où aboutit l’aventure de l’ange Séraphîta, lui ont montré sa voie de
romancier. Ce que l’expérience ainsi tentée sur des chemins d’exception lui a révélé, c’est précisément que
l’ascension spirituelle de l’homme, si haut qu’elle s’élève, reste une histoire de la terre, une histoire
incarnée. Le vrai mythe, il faut le créer dans le quotidien, dans le temps, dans l’incarnation. Enseignement
de la vie, qui est aussi la découverte d’une loi de l’art. Mais, devenu ainsi plus vraiment romancier, Balzac
ne répudie pas son propos initial. Le roman de la vie sera chargé de sens mythique, et devra à cette tacite
présence du mythe le meilleur de sa puissance.
Le lecteur naïf, qui aborde le Père Goriot ou les Illusions perdues, peut ne pas se douter de ce fond de
mystère sur lequel s’édifie l’histoire dont il n’aperçoit que le très normal déroulement. Mais il est certain
que l’impression de forte réalité qu’il en reçoit tient justement à ce que le plan de la vie quotidienne se
double constamment de toute une profondeur cachée. Le monde réel ne paraît si réel que parce qu’il est la
surface transparente de l’autre. On a le sentiment d’être vraiment dans la vie, mais on ne l’aurait pas si, à
chaque instant, le sensible n’était le symbole et la manifestation de l’invisible. Car la vie n’est pas, comme
le crurent grossièrement les naturalistes, limitée à son apparence immédiate. Elle n’est la vie que quand,
tout autour d’elle, au-dessus et au-dessous, en haut, en bas, et surtout à l’intérieur, on devine ou on perçoit
quelque chose qui la dépasse. Pour voir la vie ainsi, dans sa vraie réalité, il faut, plus encore que pour
évoquer les songes, être doué de pouvoirs visionnaires.

La terre est la pépinière du ciel. (Séraphîta.)


Ils ne pouvaient alors être comparés qu’à un ange qui, les pieds posés sur le monde, attend l’heure de
revoler vers le ciel. Ils avaient accompli ce beau rêve de tous ceux qui cherchent un sens à l’humanité ;
ils ne faisaient qu’une seule âme, ils étaient bien cette perle mystérieuse, destinée à orner le front de
quelque astre inconnu, notre espoir à tous ! (L’Enfant maudit.)


Peut-être un jour le sens inverse de l’ET VERBUM CARO FACTUM EST sera-t-il le résumé d’un nouvel
évangile qui dira : ET LA CHAIR SE FERA LE VERBE, ELLE DEVIENDRA LA PAROLE DE DIEU. (Louis
Lambert.)

Albert Thibaudet a dit un jour — en passant, et comme s’il ne se doutait pas des prolongements possibles
de son idée — que la Comédie humaine était « l’imitation de Dieu le Père ». C’était mettre le doigt sur
l’origine profonde du génie de Balzac, sur le sens de son angoisse, de sa souffrance, et sur la relation qui le
lie à ses personnages.
Les êtres qui séduisirent l’imagination du romancier et qui sont les grands héros de son univers
romanesque échappent aux catégories et renversent les barrières, moins parce qu’ils sont libres que parce
qu’ils emploient leur énergie à créer leur propre existence. Qu’ils ambitionnent le pouvoir, la jouissance, la
connaissance ou la contemplation, ils ont tous ceci de commun qu’ils sont doués d’une extraordinaire
puissance de création. Ils font plus qu’ils ne sont. Celui qui ressemble le plus à son auteur, c’est Vautrin, et
Vautrin, accordant sa protection à des jeunes gens auxquels le lie une paternité spirituelle, est la figure
mythique du pouvoir créateur. En lui — mais aussi en Gobseck l’usurier et en chacune des courtisanes qui
sont légion dans cet univers — Balzac a mis ce qui était son expérience la plus chère, en même temps que
sa plus tragique souffrance : l’expérience de sa fécondité d’invention et le sentiment de l’usure de ce
pouvoir, de la catastrophe menaçante. Père de centaines d’êtres dont il dirigeait la destinée, Balzac avait la
certitude qu’inventer, c’est connaître. Mieux encore, il se persuadait que cette connaissance était illimitée
et pouvait aboutir à lui conférer un pouvoir efficace, une vision à laquelle aucun mystère ne pourrait
opposer son opacité. Mais cette ambition d’une science divine s’accompagnait chez lui de la conscience
constante et douloureuse d’un échec inévitable.
Cet échec, il le conçoit comme étant la loi implacable du monde terrestre, et il le pense en termes
d’énergie et d’usure. La Peau de chagrin en est la plus complète expression. L’angélisme premier connaît
une issue tragique, car c’est la norme commune qui veut que l’homme, soumis à la dévorante action du
temps, épuise ses énergies à mesure qu’il les emploie à vaincre le temps. Norme commune qui frappe aussi
bien l’ambitieux en quête de puissance ou d’argent que le spirituel avide de vérité. Nucingen, Rubempré,
Grandet, Lambert, Claës et Balzac lui-même sont vaincus par le temps dans leur effort et leur tentative de
créer quelque chose qui soit soustrait au temps.
Et si, pour Balzac, il y a, à l’origine de toute énergie, de toute vie, de tout acte créateur, un antagonisme
fondamental et fécond entre la matière et l’esprit ; si dans ce combat la matière est basse et l’esprit
ascendant, leur dualisme n’est pas celui du Bien et du Mal. Le grand criminel peut être plus créateur, donc
plus admirable, que le cœur charitable. Il est assez remarquable que, dans le Curé de village, qui est le
roman du remords efficace, la pénitence de Véronique Graslin consiste, sans aucun secours de la grâce,
sans attente de ce secours, à créer autour d’elle un pays nouveau ; et l’abbé Bonnet, un prêtre chrétien,
présente une doctrine du repentir en de tels termes qu’on y retrouve tout le culte voué par Balzac aux
valeurs d’énergie et de fécondité !


Les romans d’amour de la Comédie humaine offrent l’exemple le plus clair et le plus complexe de
l’angélisme balzacien et de son tragique aboutissement. Si divers qu’ils puissent être, ces récits, toujours
dramatiques, même quand certains de leurs épisodes ont les couleurs de l’idylle, se situent tous à l’un des
points d’une vaste trajectoire dialectique. Le schéma, une fois dégagé de la multiplicité vivante des destins
concrets, n’est pas tellement compliqué. Le premier mouvement de Balzac est de conférer à l’amour
humain des pouvoirs de transfiguration interne et spontanée qui peuvent l’exalter jusqu’à une pureté
divine. Tout le « spiritualisme » de Balzac est dans cet élan, dans cettte lancée continue qui porte les
amants au seuil du Paradis. Dans l’éternel combat de l’esprit et de la matière, Balzac rêve si peu d’une
désintégration des deux éléments adverses qu’il croit la matière, malgré sa résistance et sa pesanteur,
associée à l’ascension de l’esprit. L’amour des corps n’est pas exclu de l’amour pur, et les songes de
chasteté du Lys dans la vallée ne sont dus qu’à l’obstacle créé par le mariage de Mme de Mortsauf. Elle-
même déclare que nous devons « passer par un creuset rouge (le rouge, c’est la passion terrestre,
charnelle) avant d’arriver, saints et parfaits, aux sphères supérieures ». Ailleurs, et fréquemment, l’union
physique de ceux qui s’aiment fait naître à la même seconde une étoile dans le ciel des constellations, ou un
ange androgyne, composé de la fusion des deux âmes, dans le ciel des félicités futures.
Mais Balzac ne refuse jamais les désastres où le mènent ses aventureuses explorations. Il est trop
soucieux de vérité, ou plutôt trop incapable de taire quoi que ce soit de son expérience intérieure, pour
dissimuler aucun de ses échecs. Les impérieuses limites de la condition terrestre reprennent toujours les
créatures qui ont tenté de s’en évader, que ce soit dans la folie de l’amour ou dans les conquêtes de la
connaissance. L’interdiction les frappe un jour, usure des forces, mort de désirs ou menace de démence.
L’élan matériel ou l’élan spirituel retombent. Aux harmonies angéliques répond le ricanement des démons.
De là vient aussi que l’œuvre de Balzac soit baignée dans cette ambiance d’obscurs périls qui prend tant
de formes diverses. L’amour est dangereux dans la mesure même où ses promesses étaient infinies ; la
conquête de la lumière éternelle ne progresse qu’avec la conscience des abîmes qu’elle côtoie. Et les
pouvoirs supérieurs sont distribués aux âmes désireuses de monter en grade par des personnages, comme
l’antiquaire de la Peau de chagrin, qui ont en eux quelque chose de satanique. Pour Balzac, comme pour
E.T.A. Hoffmann, l’esprit est supérieur à la matière et offre à l’homme de l’emmener sur la seule voie
ascendante. Mais l’esprit a d’inquiétantes ressemblances avec les puissances infernales. Une peur règne
sur toute l’œuvre de Balzac, qui est la peur du surnaturel, de son intrusion dans le monde de la nature. Et
cette peur s’attache à toute œuvre de l’esprit, elle n’est nulle part mieux manifestée que dans l’histoire des
artistes, Recherche de l’Absolu, Chef-d’œuvre inconnu, Gambara, Massimilla Doni, ou dans ce petit conte si
révélateur qui s’intitule Melmoth réconcilié.


Balzac n’est pas l’inventeur du mythe de l’Androgyne, qui trouve sa plus complète expression dans
Séraphîta, mais qui n’a cessé de reparaître, sous mille formes fugitives, dans les rêveries de tous ses
personnages amoureux. Ce mythe est naturellement très ancien, puisqu’il répond à l’un des premiers
étonnements qu’ait dû connaître l’esprit de l’homme, quand il se regarda au sortir du Jardin perdu, avec la
lucidité nouvelle qui lui était donnée dans son infortune. Il se vit devant le mystère profond de la dualité des
sexes.
Est-ce une illusion qui veut que l’union de deux êtres, ou seulement le désir de cette union, les emporte
hors d’eux-mêmes, dans une exaltation sans commune mesure avec sa cause apparente ? Qu’est-ce donc
qui, dans le plaisir ou la souffrance de l’amour, nous suggère qu’il y a là autre chose que l’accouplement de
deux bêtes humaines ? Une métamorphose, sans cesse approchée, jamais accomplie, fait des instants de
l’amour ceux où nous croyons nous sentir une mystérieuse étendue, plus vaste que nos habituelles limites.
Les fables des poètes et des mythologies, les hypothèses scientifiques elles-mêmes tentent, sinon
d’expliquer, du moins de raconter cette métamorphose. Elles disent notre ressemblance avec les dieux, et la
similitude des engendrements cosmiques avec les nôtres : la Nuit et le Chaos, aux origines lointaines, ont
fait l’amour, comme nous le refaisons, cessant pour un moment d’être isolés dans notre taille bornée et
notre courte existence. Les vieilles cosmogonies tendent à montrer que, dans un univers fait à notre image,
la même loi d’amour et de fécondité commande à la naissance du monde, à celle des créatures de chair, et
aux enfantements de l’esprit.
Le mythe de l’Androgyne n’est qu’en apparence une négation de l’amour, et c’est un contresens que de
l’expliquer par une volonté ascétique ou, pire erreur encore, par un rêve homosexuel. Sa signification
profonde, — et qui devait attirer l’esprit de Balzac dont c’est ici l’orientation dominante — tient à cette
nostalgie du retour à l’Unité perdue, qu’expriment tant d’images de tous les temps. Le rêve d’une humanité
échappant à l’incompréhensible dualisme de son état présent est l’une des formes de ce grand songe qui,
de siècle en siècle, s’essaie à créer une figure de l’homme où viennent s’harmoniser toutes ses
contradictions internes.
Cependant, l’Androgyne, du moins dans son expression la plus achevée, n’est pas issu de l’imagination
collective. Quoique certaines religions asiatiques en offrent des préfigurations, ce mythe s’est développé
dans la spéculation des penseurs. Les dieux androgynes de l’antiquité grecque ne sont pas ceux de la
croyance populaire, mais de l’initiation orphique : le Zeus des hymnes, à la fois mâle et « vierge
immortelle » ; le Phanès arsénothêlus (mâle et femelle) qui est la première créature sortie de » l’œuf
originel et qui, de façon fort significative, s’identifie à l’Eros présidant aux amours des dieux et au coït des
éléments ; ou encore le Dionysos « à la double nature » qu’une singulière image, remontant aux mystères et
conservée au musée d’Angers, représente barbu, pourvu du phallus et de trois rangées de mamelles,
joignant en lui les pouvoirs de fécondation et de conception. L’hermétisme païen des siècles tardifs imagine
à son tour un Jupiter « mâle, émettant les spermes, et femelle, les recevant », qui se confond d’ailleurs avec
l’Univers « faisant jaillir en soi et prospérer tous les germes ». Des chrétiens hétérodoxes des premiers
âges célèbrent encore dans leurs hymnes un Dieu « père et mère, mâle et femelle, racine du cosmos, centre
de ce qui est, sperme de toutes choses ». La même tradition ésotérique, à laquelle Platon pouvait
emprunter l’androgyne du Banquet, se continue dans la Gnose et reparaît dans les ambitions de l’alchimie,
qui prétend à la création d’un homunculus, d’une créature artificielle, œuvre de la science humaine, en
laquelle se réuniraient les deux sexes. Tous ces mythes sont savants, et en tous l’homme est conçu comme
le microcosme, comme l’abrégé de l’univers : pour l’être de façon complète, il faut admettre qu’à un stade
passé de son histoire il a nécessairement contenu en lui les principes mâle et femelle, — ou qu’il les
contiendra à un stade encore à venir.
C’est à cette tradition que recourent également les mystiques de la Renaissance lorsque, tel Jakob
Bœhme, ils renouvellent le sens du mythe. Pour le cordonnier silésien, en effet, c’est l’aurore et le terme de
l’histoire humaine qui s’incarnent dans l’androgyne. Adam, selon lui, portait en lui-même les deux sexes,
Sophia (ou la divine sagesse) étant confondue dans son être au temps de sa royauté primitive et de sa
perfection. C’est seulement lorsqu’il eut imaginé et souhaité la vie animale que le principe féminin fut ôté
de son flanc pour devenir, hors de lui, Ève. Car il fallait que la chute d’Adam dans l’animalité fût enrayée
par l’union de l’homme avec une créature qui eût, comme lui-même, une étincelle de la lumière divine. Et,
toujours selon Bœhme, l’effort de l’humanité à travers son histoire, comme celui de l’individu, doit aboutir à
supprimer à nouveau toute séparation, à réintégrer tous les êtres dans la parfaite Unité originelle, et
l’homme dans sa nature sans sexe. Ainsi, chez les occultistes disciples de Bœhme, l’androgyne passé et
futur exprime la destinée humaine au cœur de la destinée cosmique. L’homme de ténèbres est encadré
entre la royauté primitive d’Adam et sa royauté reconquise. Ces trois étapes sont nettement figurées dans
les illustrations des ouvrages maçonniques ou rosicruciens : Adam porteur du sceptre dans l’Éden n’a
aucun organe sexuel (car il se distingue de l’hermaphrodite et des dieux antiques de la fécondité double),
mais son corps unit assez étrangement les caractères secondaires des deux sexes. L’homme de chair (ou
« de ténèbres ») du deuxième âge a tous les organes physiologiques, et on juge bon de voiler ses reins.
L’homme réintégré, enfin, est celui dont le corps a été transfiguré dans toutes ses parties ; le sexe de ce
nouvel androgyne est marqué d’un signe lumineux.
Ce mythe devait subir, à l’époque romantique, de bien curieuses variantes. Un poète de la physique
comme Ritter, l’ami de Novalis, imaginera, par exemple, un âge futur où l’union des corps se sera élevée au
rang d’une sorte d’acte magique ; l’homme et la femme alors « se confondront dans un même éclat, ne
feront plus qu’une lumière, et cette lumière à son tour deviendra un seul corps sans sexe, et donc
immortel ». Le cycle s’achèvera comme il a commencé, le jour où la perfection même de l’amour délivrera
l’homme, et du même coup la nature, de tout principe de différence. A la même époque, Franz von Baader
mènera la fable à son plus haut degré de cohérence, — de cette cohérence qui n’est pas de l’ordre de la
logique, mais qui réside dans l’accord des images et le symbolisme des mots. Pour ce catholique, Ève a été,
comme chez Bœhme, l’occasion de la seconde chute, après qu’Adam n’eut plus voulu se satisfaire de sa
compagne intérieure à lui-même ; mais Eve et Adam restèrent l’un et l’autre androgynes jusqu’à l’instant du
péché, jusqu’à ce qu’ils se fussent connus et que, par un double sens révélateur, ils eussent connu leur sexe,
qui alors seulement se manifesta par l’apparition des organes différenciés. Mais, à la fin des temps, c’est
par l’intercession du Seigneur, fils de la Vierge, que s’opérera la suppression de l’animalité. Chez Baader, il
ne subsiste plus rien de cette fusion des deux êtres dans un acte sexuel (aussi lumineux soit-il)
qu’entrevoyait Ritter. La réintégration se fera séparément en l’homme et en la femme qui, se prêtant aide
mutuellement, redeviendront androgynes chacun pour son compte.
Nous n’avons malheureusement qu’une seule description précise de l’Androgyne par quelqu’un qui l’ait
vu, et le témoin n’est pas de ceux à qui l’on puisse absolument se fier. Le récit pourtant vaut d’être cité ;
voici donc ce que demoiselle Antoinette Bourignon, la visionnaire bœhmiste du XVIIe siècle, nous dit de
l’anatomie d’Adam, telle qu’une extase la lui révéla :
« Dieu lui représenta dans l’esprit, sans l’entremise des yeux corporels, la beauté du premier monde, et la
manière dont il l’avoit tiré du chaos : tout étoit brillant, transparent, rayonnant de lumière et de gloire
ineffable. Il luy fit paroitre de la même manière spirituelle Adam, le premier homme, dont le corps étoit plus
pur et plus transparent que le cristal, tout léger, et volant pour ainsi-dire ; dans lequel et au travers duquel
on voyait des vaisseaux et des ruisseaux de lumière qui pénétroit du dedans en dehors par tous ses pores,
des vaisseaux qui rouloient dans eux des liqueurs de toutes sortes, et de toutes couleurs, très-vives et
toutes diafanes, non seulement d’eau, de lait, mais de feu, d’air et d’autres : ses mouvements rendoient des
harmonies admirables : tout luy obéissoit : rien ne luy résistoit et ne pouvoit luy nuire. Il étoit de stature
plus grand que les hommes d’à présent : les cheveux courts, annelés, tirans sur le noir, la lèvre de dessus
couverte d’un petit poil ; et au lieu des parties bestiales que l’on ne nomme pas, il estoit fait comme seront
rétablis nos corps dans la vie éternelle, et que je ne sçay si je dois dire. Il avoit dans cette région la
structure d’un nez, de même forme que celuy du visage ; et c’estoit là une source d’odeurs et de parfums
admirables : de là devoient aussi sortir les hommes, dont il avoit tous les principes dans soy. Car il avoit
dans son ventre un vaisseau où naissoient de petits œufs, et un autre vaisseau plein de liqueur qui rendoit
ces œufs féconds. Et lorsque l’homme s’eschauffoit dans l’amour de son Dieu, le désir où il estoit qu’il y
eust d’autres créatures que luy pour louer, pour aimer et pour adorer cette Grande Majesté, faisoit
répandre par le feu de l’amour de Dieu cette liqueur sur un ou plusieurs de ces œufs avec des délices
inconcevables ; et cet œuf rendu fécond sortoit quelque temps après par ce canal hors de l’homme en forme
d’œuf, et venoit peu après à éclore en homme parfait.
» C’est ainsi que dans la vie éternelle il y aura une génération sainte et sans fin, bien autre que celle que
le péché a introduite par le moyen de la femme, laquelle Dieu donna à l’homme en tirant hors des flancs
d’Adam ce viscère qui contenoit les œufs, que la femme possède, et desquels les hommes naissent encore à
présent dans elle, conformément aux nouvelles découvertes de l’Anatomie. »
Revenant ailleurs sur cette vision, Antoinette Bourignon ajoute quelques précisions utiles :
« Comme des petites rivières couloit le sang, l’eau sur la chair ; et le vent les battoit d’une juste mesure,
coulant chacune en son centre, par une belle cadence... Et sortoit aussi de ce corps une si douce harmonie
du coulant de ces eaux, de ces vents et de ce sang, qu’il charmoit l’ouïe... Véritablement Adam avoit deux
nez, comme je l’ay vû avant son péché. Car il n’avoit ès parties extérieures de son corps nulle ressemblance
d’homme ou de femme ; ains avoit un nez et deux narines, au pied de son ventre, comme il avoit un nez au
pied de son front ; desquels deux nez sortoyent des liqueurs si odoriférantes que jamais nuls parfums ne
peuvent être à comparer... »
Gardons-nous de toute interprétation et de tout commentaire, car la visionnaire nous prévient :
« Ce sont des mystères qui ont été cachés aux hommes jusqu’à présent... Que les profanes pourceaux ne
mettent pas leurs groins icy dedans : qu’ils demeurent plutôt dans leurs étables et dans leurs ordures,
jusqu’à ce qu’on vienne les traiter en bêtes et en pourceaux. »
Mais revenons à Balzac, qui ne dut connaître qu’une partie de cette longue tradition, sans doute à travers
les occultistes de la fin du XVIIIe siècle. Séraphîta est l’œuvre où il a le plus témérairement tenté l’aventure
d’angélisation humaine, et c’est une œuvre profondément tragique. Il n’a pas simplement fait vivre, par
plaisir d’invention ou par libre fantaisie, un personnage androgyne, déjà surnaturel et doué d’une
surhumaine pureté. Cette création était, en quelque manière, une épreuve décisive de son propre pouvoir
créateur. S’il pouvait donner vie à cet enfant de son imagination et, dans son roman, l’amener jusqu’au
triomphe d’une parfaite spiritualisation terrestre, ne doutons pas qu’il y eût attaché une extrême
importance. C’eût été comme la preuve que le pouvoir du poète était capable de mettre au monde un être
soustrait aux lois destructrices du temps et aux impuissances de la nature infirme. Mais si le poète, qui
demeure un homme, pouvait réaliser ce miracle, c’est que l’humanité avait le droit d’espérer, dans un
avenir proche ou lointain, sa transfiguration par ses seules forces parvenues à maturité.
En outre, l’ange Séraphîta devait incarner l’idéal amoureux de Balzac, ou plus exactement cette vertu
magique qu’il attribuait à l’amour. Aussi bien, en s’appuyant sur les doctrines swedenborgiennes, a-t-il
imaginé déjà la naissance de Séraphîta selon ses nostalgies personnelles. Elle est bien une créature
humaine, née d’homme et de femme, mais de deux êtres eux-mêmes parvenus à une telle pureté spirituelle
que leur enfant a en naissant une nature angélique. Elle est androgyne parce qu’en un sens elle est
antérieure au péché et à la séparation des sexes, ou encore douée par avance de l’unité qui sera restaurée
un jour. Ainsi, il serait possible que l’humanité, par son seul effort et son progrès interne, remédie à la
blessure originelle. Une naissance chamelle ferait un ange pour le ciel où il s’élèverait sans avoir à passer
par la mort physique. Balzac n’écrit-il pas : « Dieu n’a point créé d’anges spécialement. Il n’en existe point
qui n’ait été homme sur la terre. La terre est ainsi la pépinière du Ciel. »
La première partie de l’œuvre est manifestement composée dans la joie et dans la plus folle espérance. Le
paysage hivernal d’une Norvège imaginaire entoure de sa somptueuse blancheur la candide Séraphîta. Et la
promenade à « patins » (qui aujourd’hui, sous le nom de skis, ont perdu beaucoup de leur immatérielle
sorcellerie) est véritablement triomphale. A mesure que l’ange et sa terrestre compagne Minna s’élèvent
vers les sommets, la lumière se fait plus rayonnante sur la création de Dieu qui apparaît dans une mystique
transparence.
Mais la descente et le retour aux régions habitées sont une première chute, qui préfigure le dénouement
du livre. Séraphîtus-Séraphîta perd de son éclat angélique et l’union en elle des deux natures, mâle et
femelle, ne paraît plus avec la même évidence. Il y a plus grave : l’ange n’échappera pas à la douleur. Car
deux être humains, Minna et Wilfrid, l’une la tenant pour un jeune homme et l’autre pour une jeune fille,
vont l’aimer d’une passion qu’il lui faudra repousser. Et Séraphîta sera atteinte, blessée, torturée par la
souffrance qu’elle doit infliger. Soustraite au temps, elle n’est pas soustraite à l’amère expérience de la
condition souffrante d’ici-bas.
C’est l’évidence même : Balzac, absolument sincère, fidèle à la découverte que lui impose son mythe à
mesure qu’il se laisse conduire par sa logique interne, fait ici l’expérience des limites imposées à son
angélisme. Peu à peu, la pure atmosphère, l’ambiance diaphane du poème initial se marque d’opacité et de
pesanteur. Séraphîta peut bien enseigner, selon Swedenborg, une doctrine de la contemplation d’après
laquelle le vrai miracle n’est pas de métamorphoser les choses, mais de les voir transfigurées en nous. Elle
peut vaincre les tentations nocturnes, quelque chose résiste à son pouvoir et à la vision souveraine que
Balzac a voulu atteindre : on ne transfigure pas la douleur humaine, et l’ange lui-même demeure impuissant
à l’éloigner de ceux qui ont tout espéré de sa présence. Car elle ne saurait ni redevenir une créature
comme les autres, ni obtenir que les deux jeunes gens deviennent semblables à elle, puisqu’ils ne sont pas
eux, nés d’êtres accédant à la perfection humaine.
La note tragique finit par se faire entendre, et par tout dominer, à partir du chapitre des « Adieux », où
Séraphîta, s’apprêtant à quitter la terre, se sépare solennellement de Wilfrid et de Minna. Sans doute
annonce-t-elle que les temps viendront où toute la création se transformera en pure harmonie, et où le
cœur des hommes ne sera plus qu’amour et prière. Mais, pour le moment présent, elle confesse son
impuissance. Les lignes par lesquelles débute ce chapitre sont un terrible aveu de doute et de désespoir.
Vanité du miracle, aussitôt noyé dans l’océan de l’histoire, inefficacité de la vision et de la révélation,
recouverte par le désordre des choses humaines, tout retombe toujours sous la loi du doute.
« Il est en l’homme un phénomène désespérant pour les esprits méditatifs qui veulent trouver un sens à la
marche des sociétés et donner des lois de progression au mouvement de l’intelligence. Quelque grave que
soit un fait, et s’il pouvait exister des faits surnaturels, quelque grandiose que serait un miracle opéré
publiquement, l’éclair de ce fait, la foudre de ce miracle s’abîmerait dans l’océan moral dont la surface à
peine troublée par quelque rapide bouillonnement reprendrait aussitôt le niveau de ses fluctuations
habituelles... Le Doute couvre tout de ses vagues. Les mêmes flots battent par le même mouvement le
granit humain qui sert de bornes à l’océan de l’intelligence. Après s’être demandé s’il a vu ce qu’il a vu, s’il
a bien entendu les paroles dites, si le fait était un fait, si l’idée était une idée, l’homme reprend son allure, il
pense à ses affaires, il obéit à je ne sais quel valet qui suit la Mort, à l’Oubli, qui de son manteau noir
couvre une ancienne Humanité dont la nouvelle n’a nul souvenir... »
L’épilogue de Séraphîta est à la fois conforme à cette connaissance des limites, et à la fois il y répond par
une nouvelle espérance. Séraphîta, selon sa nature angélique, monte au ciel dans une assomption
lumineuse. Et son extase est si forte que, pour une partie du chemin, les deux créatures terrestres qui
l’aiment sont entraînées à sa suite. Wilfrid et Minna s’élèvent ainsi jusqu’au seuil de la vision béatifique.
Mais Séraphîta franchira seule cette frontière du monde éternel. Les deux autres vont redescendre sur
terre pour y achever le cours de leur vie temporelle. Une parole tragique échappe à Balzac : « L’Impur et la
Mort ressaisissaient leur proie. »
C’est là la conclusion de l’expérience tentée par Balzac dans Séraphîta. Il vient d’éprouver, parce que son
invention l’y a contraint, que la transformation de la créature de chair en un être de lumière est impossible,
ou que si, comme il veut encore le croire, elle est réservée à de rares élus, l’humanité commune reste liée
aux chaînes du temps et de l’imperfection.
Pourtant, si c’est bien là l’issue du drame mythique, Balzac, qui n’a pas voulu en fausser la donnée, tente
malgré tout de surmonter cet échec. Rendus à la vie infirme, Wilfrid et Minna sont mystiquement unis par
leur amour pour Séraphîta, et ils vont, par une sorte de pacte des âmes, le prolonger en un amour
réciproque. Cet amour ne sera pas pareil à ceux des autres humains, il ressemblera à cette rencontre des
êtres purs qui, chez les parents de Séraphîta, a été l’origine de l’ange. Et déjà l’on peut prévoir qu’à leur
tour Wilfrid et Minna engendreront un nouvel androgyne. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que la lumière
l’emporte sur les ténèbres, jusqu’à ce que, de l’océan des siècles oublieux, émergent de plus en plus
nombreuses les âmes de désir et de prière. On entrevoit, comme si souvent chez Balzac, l’espérance et la
prévision d’une Église invisible qui vaincra l’indifférence des âges, traversera les temps et saluera le Jour
de l’assomption finale.
Pour bien comprendre le sens de ce retour à l’espérance, il faut prendre garde aux paroles que Minna
adresse à Wilfrid. Elles sont un adieu aux ambitions magiques, un consentement à l’humilité, et une
exhortation à la prière : « Tu n’as ni la mission des Prophètes, ni celle du Réparateur, ni celle du Messager...
Essayons de franchir les espaces sur les ailes de la prière. » Ces mots font écho aux dernières leçons de
Séraphîta, lorsque, enseignant le « chemin pour aller à Dieu », elle expliquait la voie de l’ascèse, de la
résignation et de la prière.
Dans la confuse recherche de Balzac, à travers les divagations et les rêveries, les doctrines incertaines et
les mouvements lyriques, il y a de très profondes intuitions. Les unes reflètent fidèlement son expérience la
plus personnelle, d’autres la dépassent et appartiennent à une pensée plus volontaire. Il en est ainsi dans
Séraphîta. Le mythe lui-même, son ambitieuse envergure et son tragique échec traduisent les étapes de
l’expérience vraiment vécue dont on retrouve l’expression dans toute l’œuvre balzacienne : expérience de
la création d’un monde d’images, qui, par la puissance que se connaît le génie de Balzac, lui paraît d’abord
autoriser tous les espoirs de triomphe magique. A ce mythe de l’imagination souveraine, de la vision
transfiguratrice, s’associe le désir de prolonger jusqu’à l’amour divin l’élan des passions terrestres et de
leur conférer un pouvoir absolu de spiritualisation. De la matière à l’immatériel, du temps à l’éternité, il y
aurait une ascension continue. Une même fécondité irait aussi de la paternité charnelle à l’enfantement
d’un monde « vrai » par le poète et, finalement, à la création de l’univers par Dieu. L’artiste, créant son
univers, opérerait la nouvelle création, la réconciliation définitive, le salut de l’homme et de toutes choses.
Mais ces espoirs, que renforce la tradition de l’occultisme romantique, se heurtent à l’expérience de la vie,
que Balzac a eu le courage de ne jamais refuser. Avec la conscience des limites et de la souffrance, avec
l’angoissante pensée de l’usure des énergies, il redécouvre le tragique et l’échec. C’est l’heure du désespoir
dont ses lettres font le si fréquent aveu. C’est l’heure, aussi, où le gagne le sentiment que ses tentatives se
brisent contre une interdiction, ou suscitent la menace de la folie.
Pourtant, si obscure qu’elle soit, son œuvre ne demeure pas désespérée. Et c’est ici qu’intervient sa
pensée volontaire. Spontanément, il serait porté à faire encore confiance au seul élan de la vie. Mais son
exigence spirituelle veille et lui fait chercher une autre réponse. Il ne l’emprunte pas à son expérience, qui
est enfermée dans le mythe de la conquête, de l’angélisme, de la créativité et de l’échec. Il la trouve
pourtant au bout de cette expérience. Peut-être n’est-il jamais allé au delà d’une certaine étape. Ni sa vie
trépidante, ni la dévorante activité de son imagination et le mouvement sans repos de sa nature
conquérante n’ont dû, une fois passé l’âge d’adolescence où il fut Louis Lambert, lui permettre de s’arrêter,
de se recueillir et d’apprendre la prière. Mais il a reconnu que c’était, dans l’humilité et la résignation, la
voie qu’il avait follement cherchée ailleurs.
Séraphîta le montre bien. Tout ce qui a rapport à la tentative angélique prend figure et force de mythe
vivant, concret, réel, tandis que la voie de prière est enseignée sous forme discursive. Là est le point au
delà duquel Balzac ne trouvait pas en lui-même la riche substance imagée du vécu, mais l’austère énoncé
d’une conclusion, d’une leçon.
La grandeur de Balzac — dès qu’on considère son œuvre comme la traduction mythique de sa vie
spirituelle et comme la réponse à l’exigence de son âme religieuse — est dans cette exacte fidélité à ses
connaissances vérifiées. Sa grandeur est dans son échec, comme sa vérité éclate par ses erreurs.


Après Séraphîta, Balzac ne reviendra plus de la même manière au mythe de l’androgyne, mais,
poursuivant toujours sa méditation sur l’amour charnel, il restera hanté par cette image qui, un jour, l’avait
si profondément attiré. Elle reparaît toutes les fois que le tente à nouveau l’idée du dépassement de
l’homme par lui-même et de la mystérieuse efficacité dévolue à l’union des amants. Dans une œuvre qui ne
décrit jamais l’amour physique mais où il est partout présent, l’espoir d’une fusion des âmes opérée par le
don des corps renaît fréquemment. Au détour d’une phrase, à la faveur d’une image, on surprend Balzac à
rêver d’instants parfaits où deux êtres qui s’aiment réaliseraient « l’androgyne platonique » par « une
graduelle fusion des deux natures » donnant naissance à un ange. L’évocation de ce rêve suscite à chaque
fois cette exaltation lyrique où la langue de Balzac s’affole, devient merveilleusement incohérente, absurde,
poétique. Des bruits de paradis, les échos d’un Éden naïf soulèvent sa phrase, où les métaphores se
succèdent, s’accumulent, s’entre-détruisent. C’est ainsi que, dans le Cabinet des Antiques, le jeune
d’Esgrignon, au moment de se séparer de sa maîtresse, « l’ange » Maufrigneuse, retourne au lieu de leurs
rendez-vous. On lit alors ces lignes étonnantes, exemple parfait de ce que la critique appelle le charabia de
Balzac, et qui, je l’avoue, m’enchante :
« Le comte avait voulu dire adieu à ce nid élégant, bâti par lui qui en avait fait une poésie digne de son
ange, et où désormais les œufs enchantés, brisés par le malheur, n’écloraient plus en blanches colombes, en
bengalis brillants, en flamants roses, en mille oiseaux fantastiques qui voltigent encore au-dessus de nos
têtes pendant les derniers jours de la vie. »

... L’âme a je ne sais quel attachement pour le blanc, l’amour se Plaît dans le rouge, et l’or flatte les
passions, il a la puissance de réaliser leurs fantaisies. Ainsi tout ce que l’homme a de vague et de
mystérieux en lui-même, toutes ses affinités inexpliquées se trouvaient caressées dans leurs sympathies
involontaires. Il y avait dans cette harmonie parfaite un concert de couleurs auquel l’âme répondait par
des idées voluptueuses, indécises, flottantes. (La Fille aux yeux d’or.)

Troisième épisode de l’Histoire des Treize, le roman de la Fille aux yeux d’or occupe une place privilégiée
dans l’ensemble de l’œuvre de Balzac. Alors que, dans les deux premiers épisodes (Ferragus et la Duchesse
de Langeais), dédiés à Hector Berlioz et à Franz Liszt, la musique accompagne et rythme l’action
romanesque, la Fille aux yeux d’or ne porte pas sans intention précise une dédicace « à Eugène Delacroix,
peintre ». En écrivant cette étrange histoire, Balzac se proposait de rivaliser avec l’art pictural et
d’exprimer par le moyen du langage ce que les peintres disent normalement par le jeu des couleurs. Faute
de prendre garde à ce dessein de l’auteur, on court le risque de ne rien entendre aux singulières aventures
de Paquita, de Henri de Marsay et de la marquise de San-Réal, où tant de bons critiques n’ont su voir qu’un
récit mélodramatique, plein d’invraisemblances, issu d’une imagination débridée ou théâtrale. On a trop
insisté aussi sur le caractère audacieux de la peinture qui est faite ici de l’amour entre deux femmes, sujet
que Théophile Gautier et Henri de Latouche venaient, vers 1835, de mettre à la mode, bien longtemps
avant les Femmes damnées de Baudelaire ou les jeunes filles de Proust.
Sans doute y a-t-il tout cela dans la Fille aux yeux d’or ; l’optique excessive du théâtre, et la curiosité des
passions anormales entrent pour une bonne part dans la composition de ce livre étrange. Mais ce que
Balzac a manifestement tenté, avant tout c’est de « faire du Delacroix », et d’approcher le secret du
symbolisme des couleurs.
Il admirait fort Delacroix, qui, comme on sait, a servi de modèle au personnage de Joseph Bridau (dans la
Rabouilleuse), mais qui de son côté, si l’on en croit le Journal, n’avait pour Balzac qu’une estime mitigée.
Cela n’empêcha pas le romancier d’être très attentif aux propos et aux théories du peintre ; le Chef-d’œuvre
inconnu, par exemple, garde certainement l’écho de leurs entretiens. Il y avait entre eux une grande
différence de tempéraments : le classicisme aristocratique de Delacroix, sa vigilance, son goût des
exigences techniques et du métier exact, corrigeaient, gouvernaient son romantisme d’imagination, tandis
que, chez Balzac, l’intelligence finit toujours par céder le pas à l’emportement visionnaire. Mais on
relèverait de nombreux points où les deux hommes sont apparentés par leurs communes origines
intellectuelles et par certaines tendances d’époque.
La Fille aux yeux d’or suffit à prouver que Balzac avait, sur l’art et les intentions de Delacroix, des idées à
la fois superficielles et profondes : superficielles dans la mesure où elles se résument en quelques
définitions conscientes et banales ; profondes, quand il se fie à une connaissance intuitive, à une divination
par affinité. Le roman « pictural » de Balzac reste sommaire et insuffisant tant que l’écrivain s’applique à
restituer, par ses moyens propres, ce qu’il croit être l’ambiance particulière des toiles de Delacroix. Il est,
au contraire, très proche des secrets du peintre lorsqu’il s’abandonne à son invention personnelle et à ce
qu’il pensait savoir de l’influence occulte des couleurs sur la vie des hommes, ou de leur indéfinissable
« signifiance ». Ces recherches passionnées annoncent souvent celles de Baudelaire, et ce rapprochement
n’a rien de surprenant, puisque le poète des Correspondances reste jusqu’aujourd’hui l’homme qui a le
mieux compris et Delacroix et Balzac.
Balzac s’est imaginé, semble-t-il, qu’il donnerait à la Fille aux yeux d’or la tonalité d’un Delacroix en y
accumulant les couleurs vives, singulièrement le rouge intense et l’or éclatant, de même qu’en y évoquant
sans cesse les fastes de l’Orient. On songe aux vers des Phares ;

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,


Ombragé par un bois de sapins toujours vert...

Dans le tableau de la population parisienne, qui forme le brillant prologue du roman, et qui lui aussi est
déjà baudelairien, la blême grisaille où baigne l’existence des classes pauvres fait place progressivement
aux teintes de plus en plus éclatantes qui sont réservées aux couches supérieures de la société. On voit la
bourgeoisie commerçante « étendre les mains sur l’Orient, y prendre les châles dédaignés par les Turcs et
les Russes » ; les gens d’affaires s’enivrer de féeries orientales à l’Opéra ; les artistes dans leurs mansardes
évoquer ces mêmes songes exotiques ; et toute la pyramide sociale n’existe, finalement, que pour permettre
aux femmes, aux « petites peuplades heureuses » des courtisanes, de vivre splendidement, « à l’orientale ».
Ces allusions se multiplient dans la suite du roman. A la période enthousiaste de leurs amours, Marsay et
Paquita rêvent d’aller vivre en Asie, et leur première nuit de volupté, dans le salon blanc, rouge et or — le
salon de Balzac lui-même, celui où il écrivait la Fille aux yeux d’or, — est pour eux comme « un poème
oriental ». Aux yeux de Balzac, la scène sanglante de l’épilogue, où la marquise lacère le corps de Paquita,
maculant de pourpre le satin des meubles, devait avoir cette intensité dramatique qu’on voit à la
Desdémone de Delacroix, et le luxe tragique d’une Venise tournée vers les rivages d’Orient.
Mais ce n’est là encore que le bric-à-brac balzacien, cette imagination à la fois merveilleusement féconde
et dédaigneuse de tout choix sévère, qui l’autorise à risquer le côtoiement téméraire du mélodrame et du
mauvais goût. Seulement, comme toujours chez cet étonnant génie, le mouvement dramatique, la
précipitation de l’aventure lancée vers son inévitable catastrophe, emportent tout l’attirail facile et lui
confèrent tant de vie, que le lecteur, privé de défense et hors d’haleine, ne songe plus à juger la qualité des
détails. Le secret de ce sortilège tient, cependant, à des raisons plus profondes : c’est que, sous le drame le
plus apparent, drame de passion et de mort, Balzac cache à demi, révèle à demi un autre drame, celui d’une
quête, d’une connaissance, d’une plongée dans le mystère des choses. Ici, dans la Fille aux yeux d’or, la
recherche du mystère est poursuivie par le jeu du symbolisme des couleurs.
Le titre primitif de l’œuvre devait être, d’après une lettre à Mme Hanska, la Femme aux yeux rouges.
C’est en cours de rédaction — rédaction qui fut tumultueuse, acharnée, conquise de haute lutte comme
celle de tous les meilleurs romans balzaciens — que les yeux de Paquita perdirent leur teinte de sang pour
se semer de paillettes dorées. Avec cette obéissance instinctive que Balzac offrit toujours aux nécessités
intérieures de sa propre création, il faisait ainsi passer son héroïne du camp rouge de la passion amoureuse
au camp de l’or, qui est à la fois celui d’une certaine lumière spirituelle et celui de l’ambition. (Car, pour lui,
il n’y avait pas de différence bien notable entre la soif de connaître et l’avidité de posséder, entre les
illuminations de l’intelligence et les joies du pouvoir ; le personnage de Gobseck en est la meilleure
illustration.)
Tout au long du roman, les deux couleurs majeures, qui se détachent sur un fond chatoyant de blanc et de
teintes diverses, s’affrontent dans une lutte mortelle. Dès les premières lignes, l’or et le rouge sont posés,
dans les images de la moisson fauchée et du volcan incandescent, qui figurent tour à tour la population
parisienne, assoiffée de richesse et de volupté. Il faudrait une minutieuse analyse pour suivre les épisodes
de ce combat, à travers les heures du plaisir et de la passion, jusqu’à l’éclatement sanguinaire du crime
final. Le feu et le sang, l’or et la lumière sont à toutes les pages composés diversement entre eux et avec
toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Mais, on ne saurait trop y insister, ce symbolisme constant n’est fixé par
aucun système de correspondances stables. De même que Balzac, qui croyait ferme à la physiognomonie, à
la signification des formes corporelles, ou à la prédestination incluse dans les noms de lieux et de
personnes, ne s’est jamais tenu à une table d’analogies qui eût permis de déchiffrer automatiquement ces
précieux indices — de même, il a su éviter l’écueil d’un symbolisme des couleurs déterminé une fois pour
toutes. La même syllabe, le même geste, le même trait du visage prennent successivement, dans son
invention, des valeurs diverses, et il en va ainsi du sens que, d’œuvre en œuvre, il attribue au rouge, à l’or,
à l’azur, à la blancheur. Et non seulement d’œuvre en œuvre, mais de page en page, dans un même roman.
Ce symbolisme demeure extraordinairement vivant, mouvant, et on a l’impression qu’il est sans cesse
redécouvert, réinventé, que tout naît, vit et se transforme à l’instant même de l’écriture. L’une des sources
de la puissance suggestive que Balzac exerce, plus que tout autre romancier, sur l’esprit de ses lecteurs, est
justement cette perpétuelle victoire de l’imagination sur l’abstrait, qui jette à terre chacune de ses vues
intellectuelles, chacun de ses préjugés. Une foncière honnêteté lui impose d’accepter ce que lui
apprennent, en dépit de ses intentions préconçues, le destin imprévu de ses personnages, les découvertes
faites en cours de route sur leurs mobiles ou leurs abîmes intérieurs, le sens à chaque fois différent des
formes et des métamorphoses de la vie.
Ce serait très mal lire la Fille aux yeux d’or, que de traduire en notions claires et univoques les couleurs
qui s’y chargent de significations cent fois renouvelées, et peu à peu devenues inextricablement
polyvalentes. Sans doute Balzac dit-il, à diverses reprises, que le rouge correspond à la passion amoureuse,
et l’or à la possession des richesses matérielles. Mais c’est là une de ces théories comme il en professait à
tout propos, enseignant, par exemple, sur la société humaine, des doctrines empruntées aux théoriciens de
l’ordre, de la tradition et de l’autorité, tandis que ses meilleurs personnages sont des hors-la-loi, criminels,
hommes de génie, aventuriers de tout poil, qui traversent en bolides les cadres et les hiérarchies. De façon
tout à fait semblable, Balzac a pu penser, selon les thèses des occultistes ou selon ses propres observations
sur les arts, que chaque couleur de la palette avait un sens immuable. Mais le voici qui se met à écrire son
roman des couleurs, et, à mesure qu’il les regarde vivre, se combiner, se heurter, tout emmêlées au destin
et au rêve des humains, les contrastes deviennent moins nets, moins évidents. Au lieu d’un dictionnaire des
symboles colorés, il a devant lui la vie des couleurs, vie changeante, inattendue, où chacune d’elles
représente, selon les instants et selon le voisinage des autres couleurs, quelque réalité intérieure qui ne
semblait pas lui être réservée. Elles poursuivent entre elles des échanges infinis, comme, dans le cœur des
personnages, se confondent, s’allient, s’affrontent les diverses passions, les forces multiples de l’unique
énergie. Si le monde des apparences et des sensations correspond au monde profond du cœur et de
l’intelligence, ce ne saurait être comme une image fixe qui traduirait une réalité elle-même immobile. C’est,
tout au contraire, par sa mobilité, par le vertige de ses incessantes métamorphoses, que le sensible
ressemble, avant tout, à l’existence cachée de l’univers et de l’esprit, dont la nature est mouvement,
perpétuelle transformation, tension de forces innombrables.
Merveilleux Balzac ! Il n’atteint à la souveraineté de son art qu’en consentant à la défaite de son dessein
concerté. Cet homme, à qui la puissance enivrante de son pouvoir créateur inspirait un orgueil
apparemment illimité, s’est montré singulièrement humble devant la vérité qui venait à lui soudain à
travers ses propres inventions, et lui dévoilait la complexité des choses, tellement plus grande qu’il ne
l’avait supposée. Un accueil aussi généreux n’était possible qu’à un romancier qui coïncidait entièrement
avec la réalité de ses personnages, et s’identifiait à eux au point d’accepter leurs échecs quand bien même
il les avait destinés au triomphe. Et il acceptait ainsi tout le réel, non seulement, comme on le croit trop
souvent, le réel extérieur, visible, tangible, mais la réalité du mystère. C’est vers elle qu’il est toujours en
chemin, car, jusque dans les récits les plus « réalistes », il demeure le même homme qui a écrit le Livre
mystique : un homme qui s’est donné pour ambition majeure l’entière spiritualisation de la matière et le
prolongement de l’élan vital jusqu’à ces frontières lointaines où il déboucherait dans la pure lumière de
l’éternité bienheureuse.
L’attention qu’il accorde au symbolisme des couleurs se rattache étroitement au vaste dessein de son
œuvre entière. De quoi s’agit-il, en effet, sinon de considérer les aspects du monde sensible comme les
manifestations, peut-être partiellement déchiffrables, de l’invisible ? et d’orienter, par l’esprit, tout le
multiple vers une transfiguration qui en fasse le langage, le discours infini par lequel l’Unique, le Divin, se
communique dans son incommunicable essence ? Seuls les esprits mystiques — Novalis, Nerval,
Baudelaire — peuvent admettre que les couleurs sont secrètement chargées, non seulement de traduire
notre existence profonde, mais de nous faire accéder à l’intelligence de l’univers. Balzac appartient à la
famille de ces esprits insatiables de connaissance, et la Fille aux yeux d’or, sous ses apparences de roman
pathétique, est, par sa structure picturale, l’une des œuvres où il a le plus audacieusement tenté de dérober
le secret des dieux. « Voleur de feu », comme disait Rimbaud.
Pourtant, prenons garde : s’il est loisible de lire ce roman en suivant le jeu des couleurs qui s’y combinent
de mille façons et en déterminent vraiment la construction profonde, cela ne signifie pas que l’aventure des
personnages, leurs passions, la fatalité de leurs destins soient sans importance. Certes, l’intention qui
commande tout est bien ici ce surprenant propos de s’abandonner aux suggestions des couleurs, et de
conformer les scènes ou les événements à la loi mystérieuse d’une composition picturale. Dans un certain
sens, on peut dire que, vraiment, c’est pour fêter l’invasion et la victoire du rouge que la marquise doit
massacrer Paquita. Le peintre Balzac, pour cet épilogue qui n’est délirant qu’en apparence, a besoin de
jeter à foison la pourpre dans son tableau, et tout le sang d’un corps déchiqueté lui est nécessaire. Mais, en
cédant ainsi aux exigences de sa palette, Balzac n’agit pas autrement qu’un peintre qui, dans l’alliage
harmonieux ou discordant des couleurs choisies par son œil de peintre, suggère, souvent sans l’avoir prévu
bien consciemment, quelque profonde vérité humaine. L’histoire tragique de Marsay et de Paquita peut
bien, pour qu’éclatent les triomphantes couleurs, se dérouler sur un plan où tout est extraordinaire, exalté
au-dessus de la vie courante, et soumis à une vraisemblance qui n’est plus celle du quotidien. Cette histoire
n’en est pas, pour autant, moins vraie, et les conflits du rouge avec l’or ou le blanc, le passage de la
pourpre passionnée à la pourpre fatale et sanglante ont manifestement mis Balzac sur la voie d’une
connaissance visionnaire qui illumine soudain, pour lui puis pour ses lecteurs, certains aspects très
profonds du cœur et de la destinée des hommes.
Cette intime alliance entre les formes et ce qu’elles ont à manifester est essentielle à une pensée et à un
art vraiment symboliques. L’un et l’autre, chez Balzac, le symbole et sa signification, les couleurs et les
secrets de l’âme qui s’y associent ou s’y révèlent, sont inséparables. Et c’est à l’une des grandeurs de
Balzac que nous touchons ici. A son espoir de spiritualisation de la vie terrestre, qui, dans Séraphîta par
exemple, l’entraîne à une tentative de désincarnation, l’expérience a répondu d’abord par une sorte de
rappel à l’ordre dont on perçoit l’écho anxieux en de fréquents passages de son œuvre : aux dernières
pages du roman de l’androgyne, dans le Lys dans la vallée, et chaque fois que la condition terrestre fait
valoir sa loi ou ses infranchissable-limites. Mais c’est précisément le point où Balzac, refusant de ss laisser
abattre, de céder à la peur si souvent exprimée dans ses lettres, lui oppose l’acte par lequel il invente son
univers romanesque. Si la tentative angélique de spiritualisation mène au seuil interdit de la folie et se
heurte à une menace terrible, il reste une voie de salut qui n’aura pas la tristesse d’une résignation ou
d’une défaite. Il reste à se retourner vers la vie, vers les hommes, à imaginer leur existence, et jusqu’à la
plus lourdement prisonnière de al pesanteur matérielle, dans ce qui malgré tout l’exalte. On ne saurait
posséder le pur amour ou la pure connaissance, mais il est possible d’en déceler les reflets, les marques, la
douloureuse persistance blessée, dans l’imperfection de la vie. Le roman de Balzac est riche de toute cette
tension entre la conscience de l’échec et une opiniâtre volonté d’ascension. La connaissance — et, par
exemple, dans la Fille aux yeux d’or, le sens caché des couleurs — au lieu de demeurer l’objet d’une
intelligence dégagée du corps, est incarnée dans les figures, les passions, les destins des hommes. De là
vient que ces destins, ces passions, ces figures, vivent si intensément : ils sont animés et dévorés par la
même flamme mystique que Balzac lui-même.

Je ne partage point la croyance à un progrès indéfini, quant aux sociétés ; je crois aux progrès de
l’homme sur lui-même. (Préface de la Comédie humaine.)


Les sociétés n’ont plus rien de pittoresque ; il n’y a plus ni costumes ni bannières, il n’y a plus rien à
conquérir, le champ social est à tous. Il n’y a plus d’originalité que dans les professions, de comique que
dans les habitudes. La forme faisant défaut, il a fallu que la littérature se jetât dans la peinture de
l’idée, et cherchât les émotions les plus délicates du cœur humain. Voilà pourquoi l’auteur a choisi pour
sujet de son œuvre la société française... L’auteur ne sait encore aucun observateur qui ait remarqué
combien les mœurs françaises sont, littéralement parlant, au-dessus de celles des autres pays comme
variété de types, comme drame, comme esprit, comme mouvement... Ce désordre est une source de
beautés. (Préface d’Une Fille d’Ève, 1839.)

Balzac peintre de la société, ne croyait pas qu’elle fût perfectible, et tenait que seule l’âme individuelle,
courant les risques de son salut, avait à proprement parler une destinée.
Balzac, apologiste de l’ordre établi et des plus strictes hiérarchies sociales, choisissait, de préférence à
toute autre, la société française pour objet de son œuvre, parce que son mouvement, son désordre
l’enchantaient.
Balzac, qui défendait par tradition la stabilité des classes et des castes, s’est attaché, parmi les créatures
de son imagination, à celles-là seules qui brisent les cadres, franchissent les degrés de l’ascension sociale
ou tombent des cimes aux bas-fonds.
Balzac, qui vouait à l’aristocratie un sentiment idolâtre, méprisait la bourgeoisie, et se sentait de
l’éloignement pour le peuple, n’a peint que des duchesses hypocrites et haïssables, des nobles sans
générosité, beaucoup de petits bourgeois pleins de la plus réelle noblesse d’âme, et quelques humbles
auxquels il accorde sa sympathie.
Toutes ces contradictions demeurent inexplicables, tant qu’on prend Balzac pour un observateur
impartial, attentif à donner, d’une société dont il fut le témoin, un tableau conforme aux exigences de
l’objectivité historique.
Mais, dans son Avant-Propos de 1842, il prend soin de revendiquer pour le romancier une liberté qui
n’appartient pas à l’historien, et un droit au mensonge qu’il sait être indispensable à la vérité particulière
de la fiction.
Son tableau de la société du XIXe siècle est bien loin d’être véridique, au sens positiviste de ce mot. Les
amusantes statistiques établies par Pierre Abraham ont démontré qu’un écart considérable sépare la
proportion des gens à cheveux noirs, blonds ou châtains, à yeux sombres et clairs, telle qu’on la relève dans
la Comédie humaine et dans la population française. Balzac, en effet, attribuant une valeur symbolique à la
couleur des yeux ou des cheveux, et peignant avec prédilection des caractères excessifs, en vient à douer
ses personnages de signes physiques beaucoup plus fortement contrastés qu’ils ne le sont dans la réalité.
Alors qu’en France, le châtain domine, en terre balzacienne cette teinte neutre n’appartient qu’à une faible
minorité, les chevelures d’encre ou d’or se partageant les faveurs du romancier. « Mensonge utile de l’art »,
répond par avance Balzac à qui lui en ferait un grief.
Il y a davantage : pour Balzac, la société est un spectacle passionnant, parce qu’elle offre, dans un
mouvement jamais interrompu, un merveilleux réservoir de figures grimaçantes ou magnifiques, de
créatures glorieuses ou déchues, qui séduisent son imagination, sa passion de l’humain visage, son goût des
gestes peu à peu formés ou déformés par le destin. C’est toujours, au fond, la personne et son aventure, ses
chances, ses périls, l’homme ou la femme avec son succès ou son infortune, son épanouissement ou sa
flétrissure, qui suscitent dans l’esprit de Balzac le déclenchement du lyrisme et de la vision. La société est
d’abord pour lui ce théâtre où apparaissent, un à un, sortis de l’ombre, amenés sous le projecteur de son
propre regard visionnaire, les êtres dont le drame le passionnera.
Mais, au delà même de cet immense spectacle, qui n’a jamais de fin et qui, comme Pascal le dit de la
nature, ne cesse pas de « fournir », la société est, dans la Comédie humaine, une sorte de personnage
géant, un homme grandi à des proportions surhumaines, une personne portant en elle toute l’inépuisable
variété que nous connaissons d’ordinaire répartie entre des créatures diverses. Ici apparaît la valeur
mythique de la Société dans l’œuvre de Balzac. Ce mot s’y écrit avec une majuscule comme le mot Argent,
le mot Désir, le mot Passion. Il désigne un des dieux qui règnent sur l’univers balzacien et y exercent une
mystérieuse influence. Mais ce dieu-ci est différent des autres du fait qu’en devenant une personne, il n’a
pas cessé de demeurer ce qu’il était d’abord : une assemblée d’êtres humains vivant côte à côte, se donnant
ou subissant des lois, respectant ou violant un ordre, exerçant l’autorité ou s’y soumettant.
De là vient l’étrange ambivalence de toutes ces notions d’ordre, d’autorité, de loi, et, au contraire, de
toutes ces forces de révolte, d’insurrection, de transgression. Quand Balzac considère la société sur le plan
banal de la simple observation, elle demeure pour lui une réalité, sans doute, mais en quelque manière
étrangère à la tendance profonde de son esprit et aux spontanéités de son tempérament. Il en parle alors
comme de cette société non perfectible, qu’il condamne, en fidèle traditionaliste, aux règles inférieures qui
régissent la matière. La société, en tant que telle, ne connaît ni perdition ni salut ; elle n’est pas appelée à
une ascension spirituelle, elle ne saurait avoir, à proprement parler, de destin. Car il n’est de destin que là
où il y a une force ascendante, combattue par une pesanteur. Ce n’est pas la société, c’est l’âme de chaque
homme — ou plutôt, c’est son âme et son corps, son âme mêlée à son corps — qui entend l’appel de l’esprit,
médite de se transfigurer, et ambitionne une existence élevée à la lumière. C’est aussi cette créature de
chair et d’âme qui est menacée de tomber, attirée vers l’ombre, happée par les puissances maléfiques.
Théâtre de destinées périlleuses ou splendides, la société est matière, et parce qu’elle est matière, elle doit
être organisée, hiérarchisée, défendue, dans son ordre et sa structure établie, contre les dangereuses
entreprises de ses membres.
Et sans doute, Balzac contredit à tout instant ces vues qui opposent la société à l’individu, et qui semblent
condamner la vie sociale à l’immobilité. Il s’enivre du mouvement de l’histoire, assiste à la montée des
classes nouvelles avec le sentiment d’être témoin d’une naissance grandiose — mais alors la Société prend
sa majuscule, le Balzac visionnaire se substitue à l’observateur, et, sous le nom même de la Société, achève
son portrait d’un Homme riche de tous les mouvements des créatures innombrables. Dès que surgit en lui
le feu de la vision, Balzac ne voit plus l’immuable communauté régie par des impératifs et des
interdictions ; il n’a plus sous les yeux que ce visage gigantesque sur lequel, à l’aide de ses méthodes de
physiognomoniste intuitif, il déchiffre inlassablement les marques de la vie intérieure façonnant le corps.
Ce paradoxe fondamental a égaré la plupart des commentateurs de Balzac, aussi bien en France où, plus
accessibles à l’idéologie clairement déduite, les critiques n’ont guère aperçu que les théories conservatrices
du Balzac raisonneur, qu’à l’étranger où, faute de comprendre cet attachement à la tradition, on a exagéré
son penchant au dynamisme romantique et révolutionnaire. Balzac n’est complet que dans la simultanéité,
l’intime fusion, la tension à jamais insoluble des deux tendances qu’il porte en lui. Rien, d’ailleurs, ne le
rattache plus typiquement à la France, pays de la tradition et de la révolution, seul pays où l’on sache, de
très vieille et très sage science, que toute tradition se sclérose si elle n’engendre sans cesse ses révolutions,
mais que, comme le disait si bien Péguy dans sa jeunesse, « une révolution est un appel d’une tradition
moins parfaite à une tradition plus parfaite ».
Amour du mouvement, qui est création, qui est chance d’ascension, et qui est toujours suscité par les
forces de l’esprit ; goût de l’ordre, qui est la loi préalable et la condition, inférieure mais nécessaire, de tout
mouvement fécond : Balzac en revient sans cesse à cet inextricable dualisme. Et précisément, le langage
qu’il applique à la vie personnelle et à la vie sociale est presque identiquement le même, pour désigner
cette certitude que toute vie naît d’une lutte, d’une tension intérieure. « La vie résulte du jeu de deux
principes opposés : quand l’un manque, l’être souffre », lit-on dans Une fille d’Eve et, en termes approchés,
en cent endroits de l’œuvre. La vie, dit-il encore dans Béatrix, « est préférable avec ses blessures et ses
douleurs aux noires ténèbres du dégoût, au poison du mépris, au néant de l’abdication, à cette mort du
cœur qu’on appelle indifférence. »
La Société est un homme gigantesque ; chaque homme, inversement, est comparable à une nation
entière, avec ses conflits intérieurs et ses vicissitudes. Balzac le dit dans une page de César Birotteau, où il
met en parallèle le sort des cités qui « naissent, s’élèvent et tombent », avec la courbe des destins
individuels passant, comme toute chose ici-bas, par les étapes de la croissance, de la décroissance et de la
mort. Mais ce qui est réel pour lui, ce sont les vies des individus ; l’histoire n’est qu’une suite d’images
exemplaires, offertes à notre sagacité pour nous enseigner le rythme inévitable de toute existence
terrestre. « Troie et Napoléon ne sont que des poèmes. » Et, revenant aux aventures de son marchand
parfumeur, Balzac ajoute : « Puisse cette histoire être le poème des vicissitudes bourgeoises auxquelles
nulle voix n’a songé, tant elles semblent dénuées de grandeur, tandis qu’elles sont au même titre
immenses : il ne s’agit pas d’un seul homme ici, mais de tout un peuple de douleurs. »


Le visionnaire de la Société qu’était Balzac a choisi, pour le représenter à l’intérieur de sa vision, de son
mythe, de la Comédie humaine, deux singuliers délégués de ses pouvoirs : l’Usurier et le Commis voyageur,
Gobseck et l’illustre Gaudissart. De l’un et de l’autre, il fait un éloge lyrique, qui certes n’est pas sans
humour, — un humour plus gai pour Gaudissart, plus féroce pour Gobseck, — mais qui confère à ces
personnages un bien surprenant privilège. Quand Balzac s’amuse aussi royalement, ou s’acharne avec une
pareille véhémence, on peut être certain qu’il touche à quelque sujet essentiel de sa méditation, ou qu’il
livre le secret de quelque expérience très personnelle. Ici encore, le lien autobiographique qui le relie à ses
créatures n’a rien de réaliste ; s’il a tâté de plusieurs métiers qui lui ont offert le spectacle des humains et
la comédie de leur vie dérisoire ou pathétique, il n’a ni pratiqué l’usure ni visité la clientèle pour placer un
produit de l’industrie. Mais l’usurier, harcelé par les hommes que mène la grande force du Désir, et les
voyant aux instants où ils ne taisent plus leurs hontes ni leurs passions, éprouve des jouissances que Balzac
n’ignorait pas : celles de la connaissance des cœurs et, grâce à celle-ci, de l’intelligence des puissances
divines ou démoniaques qui gouvernent les destinées terrestres. Et le commis voyageur, en jouant lui-même
sa comédie, manœuvre ses interlocuteurs comme des marionnettes dont tous les ressorts lui sont familiers.
En l’un et l’autre, la connaissance est la source d’un pouvoir. En Balzac aussi : regardant vivre ses
personnages, — car c’est en les inventant qu’il apprend la science de l’homme, et il n’en a pas de plus sûre
expérience que celle qu’il fait de ces créatures de son imagination, — il dispose d’eux, régit leur sort, et,
emporté par l’illusion, goûte le plaisir de régner sur des vivants. Gobseck, Gaudissart et Honoré de Balzac
sont des démiurges.
Démiurge de sa société imaginaire, Balzac s’est plu à la diviser en classes sociales, et à porter sur ces
classes un véritable jugement dernier. La justice qu’il exerce peut surprendre, et paraître impénétrable,
d’abord, comme la Justice divine aux yeux des créatures. Elle n’est pourtant pas inexplicable.
L’attitude politique et sociale de Balzac, les choix qu’il fait, les condamnations qu’il prononce, ne peuvent
vraiment être compris, si on ne les réfère à ses vues générales et aux tendances majeures de sa pensée ou
de son tempérament. Il faut se rappeler que, pour lui, la matière est par elle-même improductive, mais
aussi qu’elle est portée, par son propre élan, au-devant de la force qui doit la féconder : à la rencontre de
l’esprit. La cosmologie balzacienne est sexuelle, non pas tant parce que le désir est placé par lui à l’origine
de toutes les formes de vie ou de mouvement, que parce qu’il conçoit comme une union amoureuse les
relations de la matière avec l’esprit. Laissée à elle-même, la matière est pesanteur stérile ; mariée à l’esprit
dont elle a désiré la venue, elle donne un corps aux entreprises de cet époux, et ils engendrent ensemble
tout ce qui doit naître dans le temps mais qui déjà est appelé vers la lumière éternelle. Cette métaphysique
vaut ce qu’elle vaut, elle est chez Balzac une intuition première, non point une construction délibérée. Sur
elle repose son mythe de la créativité, au nom duquel il porte tous ses jugements, et en particulier ses
jugements sur la société et ses classes.
Il convient d’y joindre son éternelle nostalgie de l’unité, dont on pourrait relever l’influence jusque dans
les moindres détails de ses opinions et de ses inventions. C’est l’indispensable complément de son dualisme
et de sa notion de la lutte d’où naît toute vie. Aussi ne tiendra-t-il pour viable une société, pour fidèle à sa
mission une classe ou un individu, pour valable une idéologie sociale, que si cette société, cette classe, cette
idéologie sont conscientes des exigences de l’harmonie totale et en même temps douées de pouvoirs
créateurs.
Gaudissart lui-même, l’illustre commis voyageur, parle au nom de Balzac quand il explique au fou
Margaritis comment il conçoit le progrès ; il travaille à « une plus logique coordination des intérêts
sociaux », en fondant une économie qui « capitalise le temps » et donne aux hommes la liberté nécessaire
au plein exercice de leurs facultés créatrices. Le traditionalisme politique de Balzac tient à son idée de la
thésaurisation du temps et de l’accumulation de l’énergie. L’héritage, la propriété privée, l’autorité
monarchique lui paraissent favoriser une concentration des forces dont les hommes ont besoin pour vivre et
pour créer ; ce sont les organismes nécessaires qui modèrent la dépense de ces forces et, empêchant
qu’elles ne soient gaspillées dans le désordre, assurent la longévité des sociétés assez sages pour les
respecter. Certes, Balzac en tire des conclusions à l’appui de ses préférences réactionnaires, mais cela
importe moins que les mobiles profonds de cette attitude générale. Il n’y a pas, à l’origine de son
conservatisme ou de sa méfiance à l’égard de tout le socialisme contemporain, l’égoïsme étroit que l’on
pourrait soupçonner. S’il refuse les doctrines nouvelles, c’est dans la mesure où la primauté de
l’économique lui paraît accorder dangereusement à la matière une prédominance qui risque d’entraver la
liberté créatrice de l’esprit, et cela non seulement au niveau supérieur des activités proprement
spirituelles, mais dans l’existence même du corps social et jusque chez le plus humble citoyen.
Sa répugnance a une autre raison encore ; il croit que, s’il s’agit d’organiser la société, les coutumes et
les méthodes éprouvées de la tradition, les structures « naturelles » de l’Ancien Régime, sont plus
conformes à la vie, plus propices à son épanouissement, que les vastes administrations rationnelles des
Etats modernes. Balzac a été saisi de peur devant la formation de ces grandes sociétés ; plus encore, quand
il entrevoyait un avenir où leurs cadres nationaux craqueraient à leur tour pour faire place à une immense
humanité uniforme, il a redouté que cette internationale si éloignée des cellules sociales primitives, famille,
commune, corporation, ne fût mortelle à l’homme. Un peu de la même façon, dans son œuvre la plus
réactionnaire, l’Envers de l’Histoire contemporaine, il voulut opposer à toute organisation de la prévoyance
sociale l’action immédiate et personnelle de la charité exercée envers les proches.
Il y a, dans tout cela, beaucoup de naïves nostalgies, et très contraires à l’évolution du siècle de Balzac.
Mais on est en droit de dire que les aveuglements dont il fait preuve n’étaient que les erreurs ou les
déviations d’une exigence qui se connaissait mal. Les pages fameuses sur lesquelles s’achève le Curé de
Tours sont à relire minutieusement, car la protestation de Balzac contre les sociétés trop amples ne s’élève
pas au nom de quelque préjugé aristocratique, mais bien au nom des faibles. Non sans candeur, Balzac
affirme, en effet, que seuls les esprits supérieurs, les très vastes intelligences, seraient capables de
concevoir la réalité d’un organisme géant. Il lui déplaît qu’on soit amené ainsi, — pense-t-il, — à laisser en
arrière, dans l’obscurité et l’incertitude, les simples mortels, aptes tout au plus à embrasser du regard et à
aimer le groupe humain concret qui est à leur portée. « Nous vivons à une époque où le défaut des
gouvernements est d’avoir moins fait la Société pour l’Homme, que l’Homme pour la Société... Le cercle au
milieu duquel s’agitent les hommes s’est insensiblement élargi : l’âme qui peut en embrasser la synthèse ne
sera jamais qu’une magnifique exception ; car habituellement, en morale comme en physique, le
mouvement perd en intensité ce qu’il gagne en étendue. La Société ne doit pas se baser sur des exceptions.
D’abord l’homme fut purement et simplement père... Plus tard, il vécut pour un clan... Aujourd’hui, sa vie
est attachée à celle d’une immense patrie ; bientôt sa famille sera, dit-on, le monde entier. Ce
cosmopolitisme moral, espoir de la Rome chrétienne, ne serait-il pas une noble erreur ? Il est si naturel de
croire à la réalisation d’une noble chimère, à la fraternité des hommes. Mais hélas ! la machine humaine n’a
pas de si divines proportions. Les âmes assez vastes pour épouser une sentimentalité réservée aux grands
hommes ne seront jamais celles ni des simples citoyens, ni des pères de famille. »
On sent bien planer sur ces pensées les ombres de Maistre et de Bonald, et on trouverait pire encore dans
les discours de l’ingénieur Grégoire Girard, du Curé de village, qui, contre les méfaits de la démocratie,
finit par souhaiter la venue d’un Dictateur, d’un Marius ou d’un Sylla, « homme providentiel » apparu pour
refaire la Société. On était en 1845. Sept ans après...
Sept ans après, Balzac était mort, mais il avait assez vécu pour voir éclater la Révolution de quarante-
huit, — et pour s’y rallier, reconnaissant, dans sa profession de foi du mois d’avril, que la vie était de ce
côté-là et avec elle toutes les puissances créatrices. Non pas que son antipathie envers les doctrines
socialistes eût diminué, il continuait à voir en elles la menace de l’excessive organisation rationnelle et de la
part trop belle faite aux questions économiques. Lorsqu’il lui arrivait de se libérer de ses propres théories
politiques, il penchait davantage du côté des anarchistes. Les journées d’émeute l’eussent appelé sous le
drapeau noir plutôt que sous le drapeau rouge. Dans un long essai de 1840, assez confus, où d’ailleurs il
déplorait la fin de la monarchie absolue, n’écrivait-il pas : « Quand un gouvernement déploie des forces
contre des masses, ce n’est pas la masse qui a tort ; c’est, dans tous les cas, le gouvernement, même quand
il est vainqueur. La réunion d’une masse quelconque mécontente est un acte d’accusation contre lui. » Et,
plus explicitement encore, dans un texte de 1848 : « Un État où les bons et sages ouvriers, en travaillant
tant qu’ils veulent, tant qu’ils peuvent, ne trouvent pas l’aisance pour leur famille, cet État est mal ordonné.
Mais alors la faute n’est plus aux patrons ; c’est le crime de l’État. La punition de cet État, c’est le drapeau
noir des ouvriers de Lyon, portant écrits ces mots terribles, qui sont moins une accusation qu’une
condamnation : Du travail ou la mort ! »
Mais Balzac vient de nous entraîner hors de son œuvre. Plutôt que ses vues conscientes sur la société et
les classes, la peinture qu’il en donne dans la Comédie humaine peut nous indiquer quel est son véritable
jugement, celui qui, étant instinctif et spontané, se nourrit au trésor de son âme profonde. Une fois de plus,
le vrai Balzac est celui qui s’exprime dans son invention romanesque.
De la noblesse, quand il ne cédait pas aux ingénuités de son snobisme, il a aimé l’élégance et l’art de
vivre, qui, d’ailleurs, ne semblent plus être des vertus efficaces que chez les vieillards de la Comédie
humaine, ces survivants du XVIIIe siècle qui veillent avec une indulgence amusée sur les amours des jeunes
gens, et leur prodiguent d’excellents conseils. On peut penser que Balzac n’a pas arbitrairement réservé à
ces générations mourantes les qualités qui, pour lui, étaient celles d’une aristocratie digne de son rang.
Pour savoir de quels yeux il voyait cette classe, et avec quelle sévérité il en mesurait la déchéance, il faut
relire, dans la Vieille Fille, le portrait-charge du chevalier de Valois ; ou bien, dans le Cabinet des Antiques,
les pages où le journaliste Emile Blondet, l’homme d’esprit des romans balzaciens, évoque les d’Esgrignon,
dont l’existence semble se dérouler sous les vitrines d’un musée ; ou encore, dans le même roman, la féroce
peinture de la duchesse de Maufrigneuse. Et la duchesse de Langeais, que Balzac n’épargne pas davantage,
est comme une figure symbolique de la noblesse déchue. Pas plus que cette femme n’a l’imagination et la
générosité qu’il faudrait pour donner un style à son existence et de l’animation à son salon, pas davantage
la classe tout entière des nobles n’a sauvegardé, sous la Restauration, l’âme qui eût justifié son rang.
Balzac s’en explique longuement dans cet épisode de l’Histoire des Treize ; la faute fatale de la noblesse
fut, à ses yeux, d’avoir perdu le sens de « l’harmonie » dans laquelle elle devait vivre avec les autres classes
de la nation. C’est pour avoir cessé de servir, pour avoir oublié le commandement premier de l’unité, que la
noblesse, condamnée à l’appauvrissement de ses facultés créatrices, en est venue à ne plus pouvoir tirer de
son sein un seul homme de génie. Le réquisitoire est implacable, car Balzac tourne résolument le dos aux
énergies épuisées et aux forces qui meurent par leur propre faute.
Les reproches qu’il fait à la bourgeoisie sont du même ordre. Il ne lui en veut pas de ses ridicules, qu’il a
si bien notés, ni de ses maladroites singeries du style de vie aristocratique, où il ne voit encore qu’une
excusable faiblesse. Il fait plus que lui pardonner son ambition, sa voracité ; car il y reconnaît la puissance
des grands désirs et la forme encore grossière d’un espoir de conquête semblable à celui qui chez lui-même
s’était spiritualisé. Mais il blâme l’égoïsme de classe qui « offusque de ses petites passions les grands
intérêts du pays ». La bourgeoisie aussi est coupable de se soustraire à l’harmonie générale. Pourtant, elle
a le bénéfice de sa vitalité, et quand un bourgeois de la Comédie humaine devient soit un grand passionné,
porté par les forces rédemptrices de l’amour, soit un vaste esprit, qui domine la vie par les pouvoirs de la
connaissance, il quitte l’enfer de Balzac pour pénétrer dans l’éden des êtres supérieurs. Seront sauvés
aussi, par la miséricorde de leur créateur Balzac, les braves petits bourgeois qui, dans les modestes
échoppes des rues parisiennes ou dans leurs ateliers provinciaux, mènent une humble existence,
spiritualisée par les vertus ancestrales, le travail et la pauvreté.
Quant au prolétariat ouvrier, et à la population paysanne, on sait à quel point Balzac les a méconnus. A
vrai dire, pour des raisons diverses. L’ouvrier ne lui est guère connu, et l’on ne peut manquer d’observer
qu’il est presque totalement absent d’une œuvre qui prétendait être un miroir fidèle de la société
contemporaine, à moins que l’on ne se contente de la fugitive évocation, çà et là, d’une gentille midinette
ou d’une petite-main, les yeux chastement baissés sur son travail. Il serait vain d’invoquer à ce propos, pour
la défense de Balzac, le silence traditionnel de la littérature française, car il y avait eu, avant lui, par
exemple, les typographes de Restif de La Bretonne. La vérité est que Balzac avait peur de l’ouvrier et
considérait avec effroi la menace des mouvements insurrectionnels. Cette terreur instinctive contredit
étrangement les textes presque incendiaires que nous citions tout à l’heure, ou les protestations émues de
la Cousine Bette contre la misère de certains quartiers de Paris. Ou plutôt, comme si souvent chez Balzac,
la contradiction ne fait que traduire de deux façons diverses un même sentiment, trop profond pour être
tiré au grand jour. La vue des contrastes entre l’extrême pauvreté et l’extrême magnificence, qui, dit
Balzac, « caractérisent la reine des capitales », suscite en lui la montée d’une vision où il croit reconnaître
l’image éternelle de la condition humaine, faite de toutes les chutes et de toutes les ascensions. Il ne reste
pas, pour autant, insensible à l’injustice ou impassible devant la détresse. A sa peur de l’émeute, clairement
avouée dans Madame de la Chanterie, s’associe la crainte plus secrète de tomber lui-même un jour dans
une misère semblable. Comment ne l’eût-il pas redouté, dès que pour lui toute vie humaine était sous la
menace des pires catastrophes ? Il a moins peur du pauvre que de la pauvreté, ou bien sa peur des révoltes
du miséreux s’accroît de l’autre peur. Et dans la misère matérielle, s’il en voit avec une réelle pitié les
souffrances trop évidentes, il aperçoit en outre l’image de n’importe quel destin funeste. Elle lui est
l’emblème effrayant de la maladie, de la déchéance, de la vieillesse, de la mort, de tous ces fantômes errant
autour de sa rêverie et qu’il repoussait désespérément, comme le jour où il écrivait : « La mort est
inévitable, oublions-la ! »
A vrai dire, il lui a fallu du courage, et se surmonter lui-même, pour prêter à son Marcas un si
sympathique visage et des propos si révolutionnaires !
Son injuste tableau de la paysannerie française ne tient pas aux mêmes incompréhensions, ni à des
terreurs secrètes. Pourtant, là encore, le préjugé social ou la simple ignorance ne suffisent pas à tout
expliquer, et il faut bien que Balzac ait quelque profonde raison de montrer les campagnards brutaux,
cupides, égoïstes, comme il le fait dans les Paysans ou le Médecin de campagne, et comme, hélas ! l’ont fait
depuis lors tant de romanciers qui se croyaient ses fidèles disciples. Aucune malédiction, dans la Comédie
humaine, n’est prononcée par le démiurge, sans qu’elle ait sa source dans les principes vivants qui
engendrent cet univers imaginaire et qui le régissent. Je crois qu’on comprendra celle qui condamne la
classe entière des paysans, si l’on s’aperçoit qu’elle souffre au moins une notable exception. Dans le Curé
de village, les entretiens politiques et les théories sociales qui déparent ce chef-d’œuvre d’entre les chefs-
d’œuvre balzaciens, renouvellent, plus durement que jamais, les sévérités du jugement porté sur les
paysans ; mais il y a dans ce roman une famille villageoise, qui est douée de toutes les vertus, sens de la
solidarité familiale, de l’honneur, héroïsme moral, dévouement allant jusqu’au sacrifice. C’est la famille du
criminel, de ce Tascheron qui est lui-même un être très sympathique et qui l’est surtout pour se laisser
entraîner jusqu’au crime par le plus violent amour. Qu’est-ce donc qui préserve ces paysans des foudres et
du mépris de Balzac ? J’en vois deux raisons possibles, et qui se tiennent de près : d’une part, il y a,
précisément, le crime, c’est-à-dire, dans le monde de Balzac, une sorte d’élection à rebours, ou même pas à
rebours, une grâce étrange. Tascheron eût été, en effet, sans cet accident fatal, une créature sans destinée,
menant hors de toute aventure, de tout risque, l’existence monotone des gens de la terre. Pour Balzac, ce
n’est pas là être un homme, car la vie humaine est dans le drame, dans l’espoir d’une métamorphose, d’un
avènement, dans l’imminence toujours suspendue d’une épouvante. Là où n’existe ni mouvement, ni chance
d’un mouvement, ni possibilité d’une lutte déchirante, la vie est absente. Un être qui n’est pas menacé et
que n’éveillera aucun appel du bonheur, ne saurait être promu à la dignité de l’existence romanesque. Il
demeure au niveau des bêtes, inerte comme un simple détail du décor. L’amour, puis le crime fondent sur
Tascheron et dès cet instant celui qui n’était qu’un corps reçoit une âme. Son destin terrestre, il est vrai,
sera bref désormais, et il n’aura plus rien à sauver ici-bas, mais il est entré dans le risque surnaturel, son
âme est entre le salut et la perdition. Du coup, il vit dans les dimensions balzaciennes. Et sa famille entière
avec lui, qui est élue aussi : non seulement à partir de l’instant où elle vivra pour racheter son honneur et,
en gardant la mémoire du fils perdu, porter elle-même sa faute — mais dès qu’elle apparaît. C’est que
Balzac, au moment où il invente cette famille, sait déjà, avec sa divine prescience de démiurge, qu’elle est
destinée à être la douloureuse famille du criminel. La voici tout entière exhaussée à l’étage du drame.
Cependant, elle sera soutenue, dans sa fidélité et sa pénitence, par un autre paysan qui est l’un des plus
beaux personnages de Balzac : l’abbé Bonnet. On entrevoit la seconde raison qui exclut ces villageois de la
condamnation : ils sont chrétiens.
Est-il abusif d’en conclure, en prenant le contrepied de leurs vertus et de leur prestige, que l’injuste
mépris de Balzac pour les paysans vient d’une double erreur qu’en vrai bourgeois il commet à leur égard ?
Parce qu’ils ne s’expriment pas, il les croit sans âme, sans exigence spirituelle, réduits à une existence
végétative ; il ignore ce que leur silence enferme de lente méditation ou de sûre connaissance. Et parce
qu’ils suivent avec fidélité le rythme uniforme de la vie saisonnière, où il y a plus de retours éternels des
mêmes heures que de course vers un dénouement, il les imagine sans destinée ; c’est ignorer encore
l’ampleur que prennent, dans cette lente habitude des choses, tous les grands sentiments humains, la
hauteur des joies et la profondeur des souffrances que suscitent quelques rares et simples événements,
presque tous prévisibles. La grande confrontation de la vie et de la mort est aussi solennelle pour le paysan
qui la découvre dans le cycle des jours semblables, que pour le plus trépidant des aventuriers. Mais ce n’est
pas là le tempo de Balzac, et il ne s’y j reconnaît plus. Il ne sait que faire de ces gens auxquels il ne suppose
ni spiritualité, ni destin, ni imagination. Leur place n’est pas prévue dans son mythe, dont l’accès est
réservé aux créateurs de leur propre aventure.
Qu’importent, après tout, les préjugés sociaux de Balzac, ses théories et ses erreurs ? La société qu’il
invente n’est pas la société dont l’histoire se déroule sous ses yeux. Sa vérité est une autre. Il poursuit une
connaissance de l’homme qui n’a point de commune mesure avec tout ce qu’il pouvait penser quand il se
prenait pour un profond politique ou pour le Cuvier de la sociologie. La société de ses romans est à l’image
de la personne humaine ; elle est la personne, démesurément, mythologiquement grandie ; elle est aussi à
l’image de Balzac, du vrai Balzac intérieur, qui la portait en lui et ne la projette au dehors que pour mieux
se voir. Aimant de soi le dynamisme auquel il était en proie ; hanté par les risques, les promesses, les
mystérieuses influences surnaturelles dont il se sentait environné ; acharné à vivre, à durer, à produire, à
imaginer ; jamais las de chercher, au-dessus de tant de conflits grondant dans la profondeur, le moyen de
faire régner l’harmonie et d’instaurer la divine unité : tel est Balzac. Et telle la société en laquelle il s’est
représenté.
Mais il y a réservé une place de choix aux êtres d’exception, aux hors-la-loi, aux hommes de génie, aux
grands vaincus, et aux courtisanes. C’est une part, la plus singulière, de sa confession visionnaire.

... le monde des Fanny-Beaupré, des Suzanne du Val-Noble, des Mariette, des Florentine, des Jenny
Cadine, etc., ce monde si dangereux a déjà fait irruption dans cette histoire des mœurs par les figures
typiques de Florine et de l’illustre Malaga... Mais pour le peindre avec fidélité, l’historien doit
proportionner le nombre de ces personnages à la diversité des dénoûments de leurs singulières
existences, qui se terminent par l’indigence sous sa plus hideuse forme, par des morts prématurées, par
l’aisance, par d’heureux mariages, et quelquefois par l’opulence. (Béatrix, 1844.)


Peut-être rendra-t-on justice à l’auteur en voyant avec quels soins il a mis en scène ces figures, si
curieuses, de la courtisane, du criminel, et de leurs entourages ; avec quelle patience il est allé
chercher le comique, avec quel amour du vrai il a trouvé les côtés beaux de ces caractères, par quels
liens il les a rattachés à l’étude générale du cœur humain. (Préface de Splendeurs et Misères des
Courtisanes, 1844.)


Elles rachètent tous leurs défauts, elles effacent toutes leurs fautes par l’étendue, par l’infini de leur
amour quand elles aiment. (Illusions perdues.)

S’il est un point où le recensement de la population balzacienne s’éloigne des statistiques prises dans la
réalité, c’est bien l’énorme proportion des courtisanes, filles, lorettes, grisettes, rats et autres variétés de
femmes légères. Balzac n’ignorait pas qu’il bénéficiait là des libertés accordées à la fiction, et il a pris soin
de s’en expliquer à plusieurs reprises. Les arguments qu’il invoque en faveur de cette invasion des
Florentine Cabirolle et des Héloïse Brisetout, ne manquent pas de force et sont de ceux qui éclairent le
mieux les intentions de son œuvre entière. Il voit dans ce monde particulier, qui forme une société dans la
société, des réserves de « comique », des trésors de beauté morale, et des indices précieux pour la
connaissance du cœur humain : la courtisane lui paraît porter en elle, et manifester plus suggestivement
que toute autre créature, les sentiments, les élans, les pouvoirs qui constituent en chacun de nous la source
du mouvement vital. Il s’attache encore à ces êtres, lancés dans l’aventure et démunis des garanties de
l’ordre social, parce que leurs existences offrent une extraordinaire variété de dénouements possibles, des
plus noires déchéances aux paisibles établissements et aux éclatantes réussites ; la courtisane, en ses
splendeurs et ses misères, est éminemment quelqu’un qui a une destinée. Enfin, libérées des égoïsmes de
l’honnête femme, exemptes des prudences de qui se réserve et calcule ses générosités, les filles sont seules
capables d’un don d’elles-mêmes qui soit vraiment total : la courtisane vit et meurt d’amour, elle donne
l’exemple de l’infini dans la passion.
Il se peut aussi que Balzac soit, de livre en livre irrésistiblement ramené à ces personnages féminins et à
leur ambiance par une sensualité à moitié consciente, pas très éloignée du penchant qui, chez un Restif de
la Bretonne, allait jusqu’à la mythomanie amplificatrice. Après tout, nous ne savons pas grand-chose de
l’expérience sensuelle de Balzac, et pour ma part je ne suis guère curieux d’en apprendre davantage, car je
me persuade que ce genre d’informations est particulièrement inutile à l’intelligence de cette œuvre.
Certains indices permettent de supposer que la puissante nature de Balzac s’était si fortement développée
dans le sens des activités imaginatives et intellectuelles, qu’il y dépensait la plupart de ses énergies et ne
devait donner ni beaucoup de temps ni trop d’importance aux satisfactions charnelles. Ce transfert
probable n’empêche pas que, sur le plan du rêve, de l’imagination romanesque, et dans ce monde de son
invention qui était celui des seules expériences valables à ses yeux, Balzac n’ait été un homme qui aimait le
luxe des amours vénales et se trouvait en accord avec la chair et l’âme des filles. Quand il n’y eût été porté
ni par une inclination de nature ni par des habitudes prises dans la jeunesse, il pouvait y venir encore pour
se venger des déceptions que lui infligèrent des femmes du monde, ou parce que ces échecs l’amenaient à
goûter, par contraste, la libéralité séduisante des femmes faciles. Encore une fois, peu importent les
origines psychologiques de la fascination qu’il subissait. Il est autrement intéressant de constater que, dans
sa vie imaginaire, il se plut toujours à rechercher la compagnie des Florine ou des Carabine, à faire vivre
leurs corps, à dessiner leurs gestes, à imiter les inflexions attrayantes de leur voix. Admettons que les
caresses dont il modelait et façonnait les courtisanes de ses romans, satisfaisaient ses appétits sensuels
mieux que ne le fit aucune maîtresse vivante.
Cependant, ces jouissances rêvées ne suffisent pas à expliquer une telle insistance, et il faut en croire
Balzac quand il suggère que la présence de tant de filles dans la Comédie humaine répondait à certaines
exigences intérieures de l’œuvre, auxquelles il avait mûrement réfléchi. L’âme de la courtisane lui paraît, en
un premier sens, exemplaire, parce qu’elle possède une envergure, une étendue qui n’est nulle part ailleurs
aussi manifeste. Tous les sentiments lui sont connus, elle s’est abandonnée à tous sans précaution, sa règle
de vie étant de n’en observer aucune et de suivre jusqu’en ses excès chacune des impulsions du dedans,
chacune des invites du dehors. Ses joies sont extrêmes comme ses désirs, ses désespoirs outranciers
comme ses audaces. Elle n’est pas sans ressembler aux démiurges balzaciens, l’usurier Gobseck, le
voyageur de commerce Gaudissart, avec qui elle a en commun une extraordinaire connaissance des
hommes, de leurs faiblesses, de leurs côtés vulnérables. Balzac aima en elle cette science intuitive, pas très
différente de celle qu’il s’attribuait à lui-même. L’intervention d’une de ces intelligentes créatures dans le
roman qu’il était en train d’écrire, y suscitait le point d’aimantation dont il avait besoin. Il lui déléguait son
pouvoir et son savoir humains ; par les yeux de cette femme d’expérience il regardait vivre les autres
personnages ; et aussitôt tout ce monde existait de façon plus intense.
A cette pénétration des cœurs, la courtisane balzacienne ajoute d’autres dons admirables. Ayant choisi de
créer elle-même son destin, elle a brisé tous les cadres et les écrans que les hommes vivant en société ont
appris à maintenir entre eux et les périls ou les promesses de la vie. Elle est l’auteur de ses fortunes et de
ses infortunes, le poète de ses propres aventures, une créature qui emploie dans leur plénitude ses facultés
créatrices. Rien n’est plus près du cœur du romancier que ces existences faites par la volonté et
l’imagination. Et ce sont, en même temps, des existences offertes au risque aussi témérairement qu’aux
chances heureuses. Elles ne demandent pas l’ordonnance de leur terrestre aventure aux prévoyances et aux
calculs de la raison, mais se fient à toute l’imprévisible irruption des hasards. Balzac aime qu’on ne se défie
pas des accidents inattendus par lesquels peuvent être proposés aux humains d’extraordinaires départs
vers l’inconnu. Les filles ne sont pas seulement savantes du cœur des hommes, elles sont averties de toute
sorte d’influences mystérieuses, et leur histoire se déroule dans un monde qui reste peut-être, parmi la
platitude moderne, le seul monde féerique. Aussi sont-elles communément superstitieuses, c’est-à-dire
attentives aux signes, exercées à les deviner dans les moindres choses, toujours prêtes à entrevoir, derrière
la simple promesse d’une volupté ou d’un luxe, les portes entr’ouvertes de la béatitude conquise. Et, à
l’autre extrême, disposées à penser qu’une fleur fanée, un miroir brisé, la vue répétée d’une couleur
funeste, annoncent les pires désastres et les flammes de la géhenne inexorable. Cette science-là également,
Balzac n’a cessé d’en rêver la possession, et pour lui, comme pour les filles, l’univers visible est plein de
symboles avertisseurs où se dévoilent les forces surnaturelles, les puissances mythiques toujours aux
aguets autour de nous.
Ces destinées, où le miracle et la catastrophe peuvent surgir à chaque instant, sont partagées entre le
luxe et la misère, et il n’en est point qui doive maintenir plus vivace dans la conscience l’affrontement de la
vie et de la mort. Car la vie s’y propose avec toute l’intensité qu’elle peut atteindre dès qu’elle est créée de
jour en jour, — créée des ombres et des lumières les plus fortement contrastées qui soient, puisque la
courtisane obéit à l’amour, à la chance, à la passion de connaître, qui sont les manifestations humaines du
divin, et suit en même temps les appels profonds du mal. Mais la vie ne serait pas encore portée à sa plus
haute flamme, si elle n’avait cette grandeur d’être une marche consciente vers la mort. La courtisane est un
être qui accepte, en se laissant dévorer par la vie, de livrer ses énergies vitales à une combustion
précipitée. Elle le sait, et c’est ce qui lui donne son visage pathétique, ce qui lui vaut la compassion de
Balzac. Les destinées des filles, dit-il, comportent la plus grande variété de dénouements possibles ; il feint
que cela les rende seulement plus romanesques, plus précieuses à qui fait profession de raconter des
histoires. En réalité, il s’agit là d’un privilège bien plus rare, et qui n’est pas exclusivement littéraire. Tout
le mythe balzacien, et en particulier le thème de l’usure des forces, de l’impitoyable victoire du temps, y
trouve son compte. D’autres créatures peuvent se donner l’illusion de faire des choix et d’accomplir des
actes qui ne comptent que dans la durée terrestre, comme si cette durée était illimitée et qu’il ne fût pas
nécessaire de songer que sa fin viendra. Mais la courtisane, elle, ne saurait se distraire de cette pensée ;
alors que tant de gens se désintéressent d’une mort sans doute susceptible de se présenter sous des
aspects divers, mais toujours dans certain cadre, certaines limites prévisibles, un être qui a accepté de
rester dans le risque suppose tantôt que sa mort sera entourée d’opulence, et tantôt assombrie par la
misère. Peut-être la différence n’est-elle pas très grande, si on parvient à la considérer comme d’au delà de
la mort, et du sein de l’éternité. Mais nous sommes en deçà, et c’est une de nos plus tenaces faiblesses que
de vouloir mourir « en beauté ». Les courtisanes balzaciennes en ont le souci, avec cette candeur, cette
innocence qu’on leur voit en tant d’autres choses. Et les plus beaux récits d’agonies, dans l’œuvre
balzacienne, leur sont réservés.


Séduit par tout ce qu’il y a d’exceptionnel dans la destinée et dans le caractère des courtisanes, épris
d’elles comme il l’est de tout être humain échappant aux cadres fixes et aux hiérarchies de l’ordre social,
Balzac avait encore une raison, tout opposée de s’y intéresser. Au sein de la société contemporaine, les
filles forment, à Paris du moins, une seconde société qui a, elle aussi, ses classes, ses castes, son échelle de
milieux superposés. C’est comme une image réduite de la communauté totale, une scène plus frappante en
laquelle se reproduisent les lois et les mouvements internes de la vaste comédie. L’imagination balzacienne
trouve à satisfaire dans ce spectacle ses deux penchants, celui qui prend son plaisir à voir vivre les
individus, et celui qui s’attache aux collectivités. Les courtisanes franchissent, comme les grands ambitieux
de la Comédie humaine, les frontières immobiles des hiérarchies sociales ; mais entre elles, à leur tour,
elles ont leurs traditions, leur pyramide d’élévation, leurs rangs auxquels on n’accède pas sans passer au
crible d’un examen sévère. Et de l’un à l’autre degré de cette échelle, celles qui y appartiennent se
distinguent par des signes très définis, qui sont les signes mêmes par lesquels Balzac aime à deviner ou à
définir les individus : un maintien, un costume, un langage.
Peut-être convient-il d’insister sur cette dernière marque distinctive : la courtisane, selon le rang qu’elle
occupe dans la hiérarchie particulière de ce milieu, se reconnaît à son vocabulaire, et Balzac a une affection
très vive pour les personnages qui parlent un idiome spécial. Aimant la langue comme il l’aimait, c’est-à-
dire pour sa richesse, sa variété, sa vigueur colorée plus que pour sa pureté ou sa perfection écrite, il est de
ces écrivains, rares dans la tradition française, — Rabelais seul est ici son égal, — qui ont une sorte
d’amour sensuel des mots. Les Contes drolatiques, où il s’est littéralement grisé de langage ancien et
délecté de la saveur du style pré-classique, n’en sont pas l’unique témoignage. Balzac est l’un des plus
prodigieux pasticheurs de la littérature française, non seulement quand il s’amuse à faire parler, par un de
ses personnages, un incroyable patois qu’il appelle « le Sainte-Beuve », mais aussi quand il goûte une
volupté évidente à imiter l’expression, la volubilité ou le charabia d’un milieu, d’un type d’homme, d’une
profession. Je ne crois pas qu’avant les romans ou les lettres fictives de Max Jacob, personne, hors Balzac,
ait goûté à ce point les délices du mimétisme verbal. Et quand il s’agit des courtisanes, les variétés du
répertoire sont infinies.
Une fille comme Ida Gruget, — dans Ferragus, — n’existe guère d’abord, pour le lecteur, que par la
langue qu’elle parle, ce qui suffit à lui donner une existence étonnamment concrète. On se rappelle la scène
où elle survient chez Mme Jules Desmarets, qui est la fille de son amant, Ferragus, mais qu’elle croit être sa
séductrice. « C’est très mal, quand on a son affaire faite, et qu’on est dans ses meubles comme vous êtes
ici, de vouloir enlever à une pauvre fille un homme avec lequel j’ai contracté un mariage moral, et qui parle
de réparer ses torts en m’épousant, à la mucipalité... » jusqu’à l’extraordinaire mot de la fin : « J’ai bien
l’honneur de vous saluer. Par où s’en va-t-on donc d’ici ? » Le mélange de canaillerie et de sentiments
profonds qui transparaît à travers cette syntaxe irrégulière crée d’emblée une présence inoubliable, et qui,
malgré tout, ne demeure nullement caricaturale. La merveille, dans ces scènes-là, est justement que Balzac
parvienne à exprimer à la fois le comique du personnage et ce qu’il y a en lui de touchant, ou même de
tragique. Réussite d’un observateur qui ne reste jamais simple témoin, indifférent ou conscient de sa
supériorité, et qui, à l’exacte évocation, joint toujours un regard plus profond, corrigeant sa propre ironie
par la compassion et le sens des âmes, échappant à toute cruauté grâce à ses dons visionnaires.
L’apparition d’Ida Gruget est précédée, d’ailleurs, de l’une de ces pages épiques où, derrière une créature
de son imagination, Balzac voit se lever la cohorte, ensemble réelle et légendaire, de toute une population
parisienne : « Cette demoiselle était le type d’une femme qui ne se rencontre qu’à Paris. Elle se fait à Paris,
comme la boue, comme le pavé de Paris, comme l’eau de la Seine se fabrique à Paris, dans de grands
réservoirs à travers lesquels l’industrie la filtre dix fois avant de la livrer aux carafes à facettes où elle
scintille et claire et pure, de fangeuse qu’elle était... Elle ne sera jamais vraie que dans son grenier, parce
qu’elle sera toujours, autre part, ou calomniée ou flattée... Et cela ne saurait être autrement ! Elle a trop de
vices et trop de bonnes qualités ; elle est trop près d’une asphyxie sublime ou d’un rire flétrissant ; elle est
trop belle et trop hideuse ; elle personnifie trop bien Paris, auquel elle fournit des portières édentées, des
laveuses de linge, des balayeuses, des mendiantes, parfois des comtesses impertinentes, des actrices
admirées, des cantatrices applaudies... Qui pourrait saisir un tel Protée ? Elle est toute la femme, moins que
la femme, plus que la femme... C’était une grisette de Paris, mais la grisette dans toute sa splendeur ; la
grisette en fiacre, heureuse, jeune, belle, fraîche, mais grisette, et grisette à griffes, à ciseaux, hardie
comme une Espagnole, hargneuse comme une prude Anglaise réclamant ses droits conjugaux, coquette
comme une grande dame, plus franche et prête à tout ; une véritable lionne sortie du petit appartement
dont elle avait tant de fois rêvé les rideaux de calicot rouge, le meuble en velours d’Utrecht, la table à thé,
le cabaret de porcelaines à sujets peints, la causeuse et le petit tapis de moquette, la pendule d’albâtre et
les flambeaux sous verre, la chambre jaune, le mol édredon ; bref toutes les joies de la vie des grisettes : la
femme de ménage, ancienne grisette elle-même, mais grisette à moustaches et à chevrons, les parties de
spectacle, les marrons à discrétion, les robes de soie et les chapeaux à gâcher ; enfin toutes les félicités
calculées au comptoir des modistes, moins l’équipage, qui n’apparaît dans les imaginations du comptoir que
comme un bâton de maréchal dans les songes du soldat. »
Comment ne pas aimer cet entraînement des mots par une vision qui se déroule à un rythme sans cesse
accéléré, jetant dans l’équilibre périlleux d’une phrase géante et pleine du plus étonnant illogisme, les
images d’une existence entière, de milliers d’existences ? La petite grisette Ida Gruget est portée par le
lyrisme balzacien à une dimension exemplaire, et vit désormais avec une telle intensité que son destin,
quand il la mène au suicide final, domine tout le livre de sa grandeur tragique. On reproche à Balzac les
excès de son pathétique ; il lui arrive, certes, de s’y laisser glisser. Mais pourquoi ne remarque-t-on pas
plutôt de quelle admirable simplicité il est capable, quand il écrit, par exemple, la mort et les pauvres
funérailles de la petite grisette ? Aux dernières pages de Ferragus, cette scène parfaite est comme une
protestation silencieuse contre les cérémonies et les formalités qui entourent, un instant avant, la mort de
Mme Jules.
On serait tenté de parcourir, à travers toute l’œuvre, le monde indéfiniment varié des filles, et de rappeler
une à une ces destinées, leurs courbes ascendantes, le perpétuel accompagnement secret des misères ou
des anxiétés sous les triomphes, les miracles de l’amour vrai, qui ne se trouvent guère ailleurs, chez Balzac,
et finalement les morts des courtisanes dont la grandeur tragique est inégalée. Peu à peu, on verrait cette
société des filles révéler ses lois et sa délicate structure intérieure. Mais ce serait un livre entier à écrire, il
faut nous en tenir à quelques repères.
Quelle carrière que celle de Suzanne du Val-Noble, par exemple, qui apparaît toute jeune, belle,
florissante, et, déjà rouée, feignant une grossesse, dans la Vieille Fille ; en dépit de sa ruse, elle a, comme
toutes les grisettes, un sûr instinct de la misère et des souffrances du cœur, et c’est sa générosité qui lui
inspire pour le pitoyable Athanase Granson un amour jailli comme « une étincelle électrique ». Partie pour
Paris, elle reviendra un jour pleurer sur la tombe d’Athanase, fidèle à sa propre jeunesse malgré l’éclatante
réussite qui fait d’elle, dans les Illusions perdues, l’une des premières courtisanes de la capitale, puis, vingt
ans après, dans Béatrix, l’épouse un peu bas-bleu d’un journaliste riche et stupide. Réussite ? Cet
embourgeoisement final ne serait-il pas plutôt, pour Balzac, une déchéance, le reniement du cœur et
l’exclusion du risque ?
Apparues un instant, comme ces fillettes bizarres, aux noms suggestifs, Olympia Bijou, Élodie Chardin,
Atala Judici, que déniche successivement le baron Hulot dans la Cousine Bette, ou bien retrouvées ainsi que
de vieilles connaissances de roman en roman et constituant un des groupes sociaux les plus stables de
l’univers balzacien, comme Florentine Cabirolle (la comtesse de Las Florentinas y Cabirolos), Mariette
Godeschal, Claudine Chaffaroux, dite Tullia, Sophie Grignault, qui deviendra Mme Raoul Nathan, — toutes
sont également inoubliables. Mais il en est dont la vie et le personnage sont si pittoresques, qu’elles sont
les reines du demi-monde balzacien. Celles-là ne trahiront pas leur vocation de courtisanes, et pour elles il
ne saurait être question de mariage. Bon pour « la petite Aurélie » de grimper peu à peu à travers « les
quatre saisons du bonheur au XIIIe arrondissement », d’augmenter progressivement son train de vie, et de
n’avoir d’autre ambition que celle de se marier devant M. le maire. Les vraies, les pures, si l’on peut dire,
refusent ces établissements bourgeois. C’est Carabine, la maîtresse du banquier Du Tillet, femme d’esprit,
qui réunit à ses dîners l’élite des lettres et de la presse, et qu’on verra aller jusqu’au crime pour posséder
une toile de Raphaël, simplement parce que sa rivale Josépha Mirah « lui scie les omoplates avec ses
tableaux ». C’est, plus sage, Marie Godeschal, la danseuse, qui arrive à la célébrité par prudentes étapes,
ou bien Héloïse Brisetout, qui ne se plaît qu’avec les bohèmes et les artistes, mais se donne, pour le solide,
à Isidore Baudoyer, maire de son arrondissement.
Aucune de ces filles qui n’ait sa personnalité, et un destin dont elle peut se vanter d’être elle-même le
principal artisan. N’oublions pas celle qui a sans doute le caractère le plus complexe, et qui pourrait être,
s’il n’y avait les courtisanes tragiques, le meilleur personnage féminin de Balzac : Josépha Mirah, fille
illégitime d’un banquier juif, abandonnée, petite ouvrière découverte par Crevel, mieux dotée ensuite par
Hulot, puis magnifiquement installée par le duc d’Hérouville et entourée d’admirateurs illustres. Cette
femme capricieuse, cupide, effrontée, d’une immoralité désinvolte et heureuse, est la bonté même, quand
elle recueille et pourvoit, dans sa déchéance finale, son ancien amant Hulot. Et tout le monde sait avec quel
plaisir Balzac a dû imaginer le prodigieux dialogue de la Cousine Bette, où la très bourgeoise et très
bienfaisante Mme Hulot, venue pour réclamer son époux infidèle et croyant affronter une fascinante et
redoutable tigresse, trouve en face d’elle « une femme calme et posée, ayant la noblesse de son talent, la
simplicité d’une actrice qui se sait reine le soir, et enfin, mieux que cela, une fille qui rendait par ses
regards, par son attitude et ses façons, un plein et entier hommage à la femme vertueuse, à la Mater
dolorosa de l’hymne saint, et qui en fleurissait les plaies, comme en Italie on fleurit la Madone... »
Il est difficile de ne pas sourire de ce style, et pourtant ! Pourtant, peu de scènes, dans l’œuvre
balzacienne, sont aussi révélatrices que cette confrontation symbolique. Les détails, l’évocation minutieuse
du décor, des gestes, des regards, créent une ambiance de réalité normale, mais il semble que ce soit là une
précaution, ou une simple démarche préalable, nécessaire pour qu’ensuite, les proportions changeant, la
vision s’édifie sur une base solide. Alors, le dialogue, les commentaires, tout contribue à donner aux deux
personnages en présence la taille de figures symboliques, plus solennelles, plus « vraies », ou d’une autre
vérité : celle de la vision.
Autre symbole, autre incarnation de la femme séduisante, Marguerite Turquet, dite Malaga, n’est pas
moins extraordinaire. On fait sa connaissance quand elle est écuyère dans un hippodrome de foire et
commence son ascension qui se poursuivra, après la Fausse Maîtresse, dans la Muse du département et la
Cousine Bette. Son amant, Thaddée Paz, fait d’elle un éloge qui l’environne d’illusions, de prestiges et de
lumières étranges, lumières du cirque et de la gloire, lumière plus mystérieuse d’une sorte de royauté
féminine. L’imagination balzacienne, quêteuse de fantastique, créatrice de climats merveilleux en pleine
réalité moderne, a découvert la poésie de la vie foraine avec ses artifices, qui devait, bien plus tard,
intéresser si vivement les peintres. « Quand je la vois, dit le Polonais, ses cheveux noirs retenus par un
bandeau de satin bleu flottant sur ses épaules olivâtres et nues, vêtue d’une tunique blanche à bordure
dorée et d’un maillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vivante, les pieds dans des chaussons
de satin éraillé, passant, des drapeaux à la main, aux sons d’une musique militaire, à travers un immense
cerceau dont le papier se déchire en l’air, quand le cheval fuit au grand galop, et qu’elle retombe avec
grâce sur lui, applaudie, sans claqueurs, par tout un peuple... eh bien ! ça m’émeut... Cette admirable
agilité, cette grâce constante dans un constant péril me paraissent le plus beau triomphe d’une femme. »
Poésie que Balzac aime en accord avec « le peuple, le vrai peuple : les paysans et les soldats », mais qu’il
n’évoque pas, dans son œuvre, pour le seul plaisir d’exprimer véridiquement ce goût populaire du cirque.
Malaga est à ses yeux la femme dans sa pleine liberté, dégagée des obéissances sociales, des préjugés, de
tout ce qui l’asservirait. Avec toute sa perversité et « son museau de génisse », elle est l’un des anges de
l’univers balzacien.


Mais il y a encore, dans le pays fantastique des courtisanes, une autre royauté que celle du triomphe : la
royauté du malheur.
La folie, la misère, la maladie, l’assassinat, le suicide sont les fantômes qui menacent toutes les créatures
de Balzac, mais aucune davantage que la courtisane, ici encore exemplaire. Dès la l’eau de chagrin, on voit
apparaître la robe rouge que porte, en souvenir de l’exécution de son amant, la petite Aquilina, fausse
Italienne devenue ensuite Mme de La Garde. Peu de détresses sont aussi déchirantes que celle de Caroline
Crochard, alias Mlle de Bellefeuille (dans Une double famille) ; fille d’un danseur dont la vie a fait un
officier des armées napoléoniennes, et d’une chanteuse de chœurs de l’Opéra transformée en modeste
brodeuse, Caroline abandonne inconsidérément son protecteur, Grandville, dont elle a eu deux enfants,
pour suivre un jeune homme qui la ruine. Elle n’avait pas la vocation qui inspire plus de prudence aux
vraies courtisanes. Et c’est une pitoyable victime encore, que Cydalise, l’angélique Normande de seize ans,
venue de Valognes « pour placer à Paris une fraîcheur désespérante, une candeur à irriter le désir chez un
mourant » (la Cousine Bette) ; elle se trouve prise dans une effroyable intrigue, et ne sera bientôt plus
qu’un pion dans le jeu serré que la fée méchante, Mme Nourrisson, joue contre la plus belle de toutes les
coquettes balzaciennes, Valérie Marneffe. La vieille n’imagine-t-elle pas de la faire contaminer par un nègre
atteint d’un mal affreux, pour qu’elle-même passe cette maladie au baron brésilien Montès de Montejanos
(celui que Balzac appelle « un lion inexpliqué » et qui, dans la colère se métamorphose en tigre...), qui à son
tour en infectera Mme Crevel !
Mais les grandes figures tragiques qui dominent tout le monde des filles sont trois Juives, Coralie et les
deux Gobseck. Coralie, c’est la courtisane absoute par l’amour, et transformée jusqu’à la totale acceptation
du sacrifice. Sa vie est brève et se déroule selon les fatalités les plus cruelles, mais aussi les plus normales
dans l’existence que le sort lui a choisie. Vendue par sa mère à de Marsay qu’elle déteste, jouissant ensuite,
grâce à l’industriel Camusot, d’une tranquillité dont elle s’ennuie vite, elle ne commence à être tout à fait
elle-même que du jour où elle aime Lucien de Rubempré et se dévoue à lui, corps et âme, sans rien
ménager, sans rien prévoir. Un instant, c’est presque le bonheur, car la fortune qu’elle a pu s’assurer
auparavant lui permet de ne pas souffrir encore de la pauvreté où le faible Lucien finira par l’entraîner.
Mais la décadence vient bientôt, quand une cabale ruine ses ambitions d’actrice, et on voit la malheureuse,
suivie par sa fidèle Bérénice, descendre les degrés de l’échelle sociale. De la rue de Vendôme à la rue de la
Lune, ses logis se font de plus en plus pauvres. La maladie survient avec la misère, et Coralie meurt,
presque enfant encore. Balzac a décrit sa mort, puis ses funérailles à Notre-Dame de Bonne-Nouvelle en y
employant tous les pouvoirs de son imagination. Rien, dans ces pages extraordinaires, qui ne soit lourd de
significations symboliques et d’allusions à la dérisoire fragilité humaine, en même temps qu’aux vertus
rédemptrices des terrestres amours. Ces scènes-là peuvent passer pour invraisemblables, tant qu’on ne
consent pas à suivre Balzac dans l’exaltation qui les lui dicte. Pour lui, il ne s’agit nullement, — ici moins
encore qu’ailleurs, — de peindre la réalité courante, mais au contraire d’en pousser tous les détails à
l’hyperbole, de contraindre un spectacle quotidien à se métamorphoser en vision. Il faut que la veillée
funèbre, pendant laquelle Lucien compose en pleurant, près du corps de son amie, les chansons gaies qui
lui permettront de payer le cercueil, rassemble en un même tableau d’horreur et de paix les marques d’une
destinée entière. La misère du lieu, le pauvre linceul substitué aux oripeaux rouges et verts de l’actrice, la
douleur de Lucien et les couplets joyeux qu’il écrit, tout est contraste. Mais ces antithèses ne sont que les
signes grossiers d’un paradoxe plus profond qu’elles servent à suggérer. Lorsque le docteur Bianchon et
l’écrivain D’Arthez, ces deux représentants de l’intelligence de Balzac, surviennent au matin, ils restent
muets devant la grandeur de ce qu’ils voient ; car ils comprennent que Coralie, au terme de sa misérable
destinée, est sauvée, et que son visage a pu reprendre dans la mort une souriante sérénité, parce que dans
son dernier soupir elle a prononcé ensemble le nom de Lucien et celui de Dieu.
Sauvée par l’amour, Coralie avait dès longtemps pressenti ce miracle, et Balzac a certainement aperçu
lui-même le parallélisme de cette scène finale avec un autre épisode du roman, où la promesse du salut
était déjà annoncée. En face de la veillée de Lucien auprès du lit mortuaire, c’est, après leur première
heure de volupté, l’autre tableau : dans la chambre luxueuse de l’actrice, « ravissante création du luxe,
toute blanche et rose », dans l’ambiance claire du bonheur, Coralie déjà debout regarde dormir Lucien. Et
le thème angélique de l’androgyne, une fois de plus, sert à exprimer un amour où s’harmonisent la chair et
le cœur, la terre et le ciel, dans la parfaite lumière d’une absolution. « Elle avait contemplé son poète
endormi dans le plaisir, elle s’était enivrée sans pouvoir se repaître de ce noble amour, qui réunissait les
sens au cœur, et le cœur aux sens pour les exalter ensemble. Cette divinisation qui permet d’être deux ici-
bas pour sentir, un seul dans le ciel pour aimer, était son absolution. A qui d’ailleurs la beauté surhumaine
de Lucien n’aurait-elle pas servi d’excuse ? »
L’imprécision même avec laquelle Balzac évoque fugitivement ici l’une de ses plus chères idées, — celle
de l’ange créé dans le ciel par les deux âmes confondues dont les corps s’unissent sur terre, — révèle qu’il
est conduit à ce moment-là par une espérance enracinée très profond en lui-même. Et en effet, quand une
scène de ses romans prend cet envol lyrique, on peut être certain qu’elle touche à une vérité qui n’est plus
extérieure, objective, mais liée à cette transmutation magique du terrestre qui est la grande entreprise
balzacienne. C’est dans un univers ainsi métamorphosé que « l’infini de l’amour », dont est capable une
Coralie, « efface toutes les fautes ».
Lucien de Rubempré, s’il n’y avait en lui que ses côtés les plus délicats, si ce n’était pas un être exposé
par sa faiblesse à la dégradation, aurait pu devenir un héros de cette magie balzacienne. Car après le
sacrifice de Coralie, il se voit offrir celui d’Esther, dont l’histoire est plus pathétique encore.
Il y a deux courtisanes dans la famille de l’usurier Gobseck : sa nièce, Sarah, et la fille de celle-ci, Esther,
dite La Torpille. La mère appartient aux couches inférieures de la prostitution, et n’a connu qu’une brève
période de splendeur, quand elle est parvenue à se faire installer par le notaire Roguin ; mais le destin se
venge d’elle un peu plus tard, lorsque, follement éprise du brillant Maxime de Trailles, elle se ruine pour
lui. Assassinée, dans une maison hospitalière du Palais-Royal, par un officier en proie à une crise de
sadisme, elle a laissé longtemps après elle, parmi les débauchés de Paris et leurs amies, le souvenir
légendaire de sa mort, souvenir qui se double bientôt de celui de sa fille.
Esther, à son tour, a débuté dans la prostitution dès son adolescence ; elle y est retombée, après un stage
à l’Opéra, et vit en maison quand, un soir de congé, elle rencontre au théâtre Lucien de Rubempré. L’amour
naît entre eux, et les transforme l’un et l’autre, soustrayant momentanément Lucien à ses fatalités, éveillant
chez Esther un grand désir de pureté. A leur tour, la passion les rend angéliques, et ils cachent leur
bonheur. Mais ils commettent l’imprudence d’aller à un bal masqué où Esther est reconnue et insultée. A
partir de ce moment-là, l’histoire devient très étrange, comme à chaque fois que surgit, derrière les simples
mortels comme Lucien et Esther, la figure démoniaque de Vautrin, meneur du jeu, artisan des destins
d’autrui.
Il n’y a pas, dans toute l’œuvre balzacienne, de plus redoutable personnage, ni de plus ambigu que cet
homme qui pour lui-même semble avoir renoncé à tout, mais s’acharne à créer, par son influence, ses
interventions et sa force de suggestion, les jeunes gens qu’il distingue. Est-il une incarnation de Satan, un
génie malfaisant ? est-il un être à moitié divin, qui voit le véritable bien là où les autres sont impuissants à
le discerner ? Sans doute faut-il lui reconnaître les deux natures, agent du mal et instrument lucide de la
Providence. Il porte en lui l’équivoque qui environne toujours, chez Balzac, l’intrusion active du surnaturel
dans l’existence banale : il y produit des bouleversements tels que personne ne peut savoir s’ils sont
bienfaisants ou funestes. La seule chose certaine, c’est que Vautrin obéit à des lois qui n’ont rien à voir avec
les limites communément admises, et qu’il est de la race des démiurges. Lui-même se tient pour
incompréhensible et se nomme un « poète infernal ». Il n’agit pas, malgré son extrême clairvoyance, sans
qu’une ombre épaisse couvre à ses propres yeux le sens de ses actes. Le risque qu’il assume ainsi, — risque
de déchaîner le crime et de faire régner la mort en obligeant ses protégés à exalter jusqu’à la démesure
toutes leurs énergies, — ressemble singulièrement à cet autre risque que Balzac lui-même avait si souvent
l’impression de courir en inventant l’histoire aventureuse de ses héros. Sa crainte perpétuelle de la
démence se reflète ainsi dans la poésie infernale de Vautrin, romancier qui comme Balzac gouverne des
existences, mais des existences qui ne sont pas seulement imaginaires.
Sa conduite envers Esther est ambiguë aussi bien dans ses mobiles que dans ses conséquences.
Passionnément penché sur le destin de Lucien, il l’aime d’un amour dont il s’efforce de faire une paternité
spirituelle, sans pouvoir se dissimuler les origines troubles de ce sentiment. C’est pour Lucien, dans l’espoir
de le transformer, de le fortifier pour la lutte, qu’il entreprend l’éducation d’Esther. Education singulière,
impitoyable, conversion obtenue à force de souffrances méthodiquement infligées, pendant les mois d’une
longue mise au secret. Cette extravagante aventure pourrait n’être que la libre fantaisie d’une imagination
en quête d’épisodes romanesques, et il est incontestable que Balzac, ici comme ailleurs, puise à pleines
mains dans la tradition du roman noir et du roman populaire. La séquestration, la femme torturée et
utilisée comme instrument par le chef d’une police occulte, le poison javanais qui servira au suicide
d’Esther, le fabuleux héritage de Gobseck qui arrive trop tard et qui eût tout sauvé : que d’inventions en
apparence faciles et dont les modèles sont aisément discernables ! Mais Balzac s’en sert, comme il se sert
de tout, pour arracher son univers à une ressemblance serve avec la banalité des existences « normales ».
Tout pareil à Vautrin, il cherche, en construisant ces rapports hallucinants entre des êtres tâtonnant dans la
nuit, à explorer les limites du possible et à braver les interdictions que l’esprit connaît ou devine au terme
de tous les élans humains.
Vautrin va jusqu’au bout de sa tyrannique entreprise ; Esther va être contrainte, pour enrichir Lucien, de
se livrer au banquier Nucingen. Sacrifice bien plus dur que le dévouement de Coralie, et placé dans la
lumière douteuse qui émane de Vautrin. La femme qui se donne ainsi pour de l’argent n’est plus, en effet,
l’ancienne Esther, qui eût trouvé cela tout naturel ; son amour, et, ce qui est le signe satanique, l’éducation
que Vautrin lui-même lui a donnée ont changé sa morale. Désormais, elle ne peut s’imposer cet acte sans
être glacée, tuée, par son infamie. Une série de scènes atroces, où le grotesque et l’ignoble se mêlent,
marquent les étapes de ce sacrifice, jusqu’au moment où, découvrant le suicide d’Esther, Nucingen a, dans
son jargon alsacien, ce mot incroyable : « Elle est morde te moi ! »
Ce dénouement est, réalisée, la menace qui pèse sur la vie de toutes les courtisanes, mais cette menace
toujours présente est justement l’une des causes de leur noblesse aux yeux de Balzac. Plus que n’importe
quelle créature, elles sont les artisans, non seulement de leur vie, mais de leur mort : elles ont une mort qui
« signifie », une mort qui atteint aux dimensions de la réalité visionnaire. Il n’a pas fallu moins que les
forces divines et sataniques associées en Vautrin, le pouvoir de l’argent représenté par Nucingen, le
charme dangereux du faible Lucien, et, dans le cœur d’Esther elle-même le désir commun à toutes les
courtisanes « d’aimer purement, saintement et noblement un être auquel elles sacrifient tout », pour nouer
les fils innombrables qui provoquent le suicide de la pitoyable fille.
La courtisane porte ainsi une suprême signification : son destin est fait de l’entre-croisement de cent
destins qui l’entourent et s’y mêlent de façon inextricable. La personne humaine n’est jamais solitaire, pour
Balzac, elle est faite d’elle-même, mais aussi de ces puissances énormes qui l’appellent, se la disputent, la
séduisent et la façonnent, et encore de tout ce qu’attendent d’elle ses semblables. Et la femme qui par
vocation appartient à plusieurs hommes, dont elle est la victime ou la meurtrière, a ce privilège d’être plus
manifestement que quiconque engagée dans l’immense communauté des créatures vivantes. Si la Comédie
humaine est l’image de cette communauté inséparable, les courtisanes, en courant leur propre aventure,
tissent la toile qui se compose de tous les épisodes de l’œuvre. Et c’est pourquoi elles y prennent ce
prestige légendaire. Sans elles, l’amour ne serait pas, dans l’univers de Balzac, cette force qui mène tout et
transfigure le réel.
Sans elles, il n’y aurait pas non plus, dans toute la Comédie humaine, de peinture véridique de la Femme.
On a souvent observé que Balzac, quand il tente de faire le portrait d’une femme à ses yeux admirable,
pure, vertueuse, l’idéalise jusqu’à lui ôter toute vie réelle, et l’enjolive de teintes fades jusqu’au ridicule.
C’est qu’en vérité ces figures de l’honnêteté féminine lui demeuraient étrangères et, malgré ses rêveries
d’amant romantique, indifférentes. Tandis que les courtisanes, accablées de malheurs, riches de leur génie
inventif, capables du véritable amour, s’animaient pour lui. Elles lui ressemblaient, tout simplement, il
pouvait leur prêter sa générosité et ses angoisses. Et pour qu’un personnage de Balzac pût vraiment naître
à l’existence, être créé dans sa vision où vie et signification se confondent, il fallait qu’il pût être façonné à
l’image et ressemblance de son créateur.

... arracher des mots au silence, et des idées à la nuit.


Je ne voudrais pas prendre sur moi d’affirmer que les noms n’exercent aucune influence sur la
destinée. Entre les faits de la vie et le nom des hommes, il est de secrètes et d’inexplicables
concordances, ou des désaccords visibles, qui surprennent ; souvent des corrélations lointaines mais
efficaces, s’y sont révélées. Notre globe est plein, tout s’y tient. (Z. Marcas.)


... Sa forme, il l’abandonnait au caprice de la vie réelle... Il y avait quelque chose d’effrayant dans son
regard, qui contemplait un monde de Plus que celui qui frappe les yeux des hommes ordinaires. (Z.
Marcas.)

L’artiste « donne un développement nouveau à l’œuvre que nous accomplissons tous aveuglément », écrit
Balzac, qui établit ainsi continuité et analogie de la vie la plus humblement vécue à l’invention du génie. Il
avait le sentiment très fort de ce lien, dont il a proposé diverses interprétations, tantôt reconnaissant à
l’artiste un don prophétique ou des pouvoirs de guide inspiré, tantôt au contraire suggérant que la création
des images esthétiques traduit simplement une conscience ou une divination collectives. Mais un autre lien,
bien plus puissant, rattache l’œuvre à son créateur, et ce lien est dramatique, il est l’occasion d’une
angoisse. Balzac n’a pas cessé de craindre, d’abord, que son travail d’invention ne fût une dépense
d’énergie qui usait ses forces et hâtait sa mort, ensuite qu’il n’y eût quelque chose de démoniaque dans
cette réalité multiple qu’il trouvait en lui-même davantage que dans l’observation du monde extérieur. Se
dire à tout instant : « ceci est moi-même », et à la même minute avoir l’impression contraire : « ceci est
étranger » ; penser à la fois : « j’imite la création divine et ainsi je lui rends hommage », mais aussi : « cette
imitation de Dieu le Père est interdite, orgueilleuse, peut être punie de folie » : tels sont les aspects d’un
dialogue secret qu’il est permis de prêter à Balzac et d’où vient sans doute la tension qui anime l’œuvre,
aussi bien que l’étrangeté de son climat.
Presque rien de cette conscience anxieuse ne paraît dans les pages où Balzac a tenté d’expliquer ses
intentions. Préfaces, apologies et lettres intimes, sauf dans ces dernières quelques aveux brefs et très
révélateurs, comme des cris qui n’ont pu être étouffés, restent, à cet égard, décevantes. Les vastes romans
de la Comédie humaine ont un tel pouvoir de sugggestion et transportent si bien le lecteur au cœur d’un
monde donné pour objectif, qu’il a été possible à plusieurs générations de les lire sans s’apercevoir que
leurs origines véritables se trouvent dans le mythe personnel de l’auteur et dans une projection
extraordinairement vigoureuse de son âme secrète, distribuée entre cent personnages. Mais il y a les
œuvres brèves de Balzac, les nouvelles qui appartiennent aux diverses parties de la Comédie humaine, et
surtout celles qui forment, dans le plan définitif, le sommet de la pyramide ou le sanctuaire réservé aux
initiés. Datant pour la plupart d’une première période de création, antérieure à la conception de
l’architecture d’ensemble, les Études philosophiques et les autres récits explicitement visionnaires ouvrent
l’accès du Balzac le plus près de dévoiler ses inquiétudes personnelles.
On oublie trop, parce que son génie fut incomparable dans les vastes constructions où la vie est comme
brassée et rebrassée en tous ses aspects possibles, que Balzac est un maître de la narration courte. S’il
n’avait jamais écrit que certains des contes où son sens du drame humain s’exprime par l’aventure d’un ou
deux personnages, ou par le récit d’un drame ramassé en un épisode, on saurait mieux ce qu’est cette
partie de son œuvre ; et c’est à ces nouvelles trop dédaignées qu’il faut souvent aller demander la clef des
symboles qui commandent toute la production balzacienne.
Certes, parmi les nouvelles de Balzac, il en est qui présentent des événements aussi vraisemblables que
ceux des grands romans ; mais les plus frappantes font intervenir, sous mille formes, ou bien la recherche
passionnée de l’absolu et les périls qu’elle présente, ou bien l’intrusion du surnaturel dans l’ordre
accoutumé des choses. Si l’on veut bien me permettre d’exagérer, par le choix d’une formule un peu
risquée, la différence entre les nouvelles et les romans, je dirai que les premières me paraissent avoir été
écrites par Balzac à une époque où il était encore Louis Lambert, ou, plus tard, dans des moments où cet
autre moi ressuscitait en lui. Mais il faut s’expliquer. J’ai tenté de montrer, par quelques explorations
sommaires de cet univers romanesque, qu’il était tout entier l’univers d’un visionnaire, et que les romans
les plus « réalistes » sont encore une « invention du vrai » qui prend tout son sens profond dans un mythe
et s’organise selon les symboles de ce mythe. Pourtant, dans les romans où des destinées communes se
déroulent en pleine société moderne, la vision n’est pas autre chose qu’une vue en transparence, qu’un
regard qui charge d’une signification insolite des êtres, des objets, des événements laissés à leur place
habituelle et dans la cohérence du quotidien. Tandis que les contes sont visions en un sens plus fort du
mot ; ils pourraient être, ou bien ils sont la transcription de songes, d’hallucinations, le relevé de faits hors
nature, le compte rendu d’histoires fantastiques. Balzac aurait pu, en apparence — en apparence
seulement, il est vrai, si du moins nous avons bien vu les dessous de sa recréation du réel — inventer
Goriot, Rubempré ou Mme de Mortsauf sans avoir connu d’expérience certains états « anormaux » de
« seconde vue ». Aurait-il écrit de même Jésus-Christ en Flandre, ou l’Élixir de longue Vie, ou Melmoth
réconcilié, s’il n’avait été hanté par des images étranges, apparues dans des moments où l’aspect ordinaire
des choses avait cessé de lui paraître vrai et de lui imposer ses lois ?
Or, il serait difficile de décider jusqu’à quel point ces histoires étranges, évidemment recomposées et
arrangées en mythes intelligibles, furent vraiment, à l’origine, d’authentiques visions, jusqu’à quel point, au
contraire, elles sont construction délibérée, — si nous n’avions, pour connaître l’expérience de Balazc, la
partie autobiographique de Louis Lambert. On assiste là à l’éducation progressive de facultés visionnaires,
éducation que Balzac s’était très certainement donnée à lui-même. La seule différence est que Balzac dut
interrompre ces exercices, mettre fin à cette ascèse, le jour où il en devina les périls. Louis Lambert aboutit
à la folie — quelque soin que prenne le romancier de dépouiller ce mot de tout sens péjoratif — parce que
Balzac a vu que, sur la voie où lui-même s’était avancé, il n’y avait pas d’autre issue possible que la
démence ou une brusque volte-face. Mais il en avait appris assez pour user encore, dans ses premières
œuvres, de l’expérience acquise. Le caractère tragique de ces œuvres, le tressaillement de peur qui les
rend toutes si frémissantes, en sont une preuve certaine.
Dans toute l’initiation de Lambert, rien n’est aussi frappant que les rapports qu’il parvient à s’assurer
avec le langage. On a relevé, avec raison, tout ce que les pages où il en est question doivent à la tradition
occultiste et aux études contemporaines sur le mystère de la langue des hommes. Balzac répète ses auteurs
préférés quand il montre Lambert s’enivrant au spectacle de l’histoire d’un mot et de son évolution à
travers les siècles. Mais, à ces thèses livresques, il mêle le souvenir de découvertes qui sont les siennes. On
ne risque pas de s’égarer si l’on imagine Balzac, comme Lambert, entrecoupant ses longues contemplations
intérieures d’exercices plus systématiques, et pour donner une activité précise à ses facultés, attachant sa
méditation au corps d’un vocable. Il a dû, lui aussi, « éprouver d’incroyables délices en lisant des
dictionnaires » et y trouver l’occasion de longues rêveries, savourer « l’assemblage des lettres, leurs
formes, la figure qu’elles donnent à un mot », et penser que ces formes « dessinent exactement des êtres
inconnus dont le souvenir est en nous ». Louis acquiert ainsi une singulière souveraineté intellectuelle, mais
surtout il s’entraîne à une sorcellerie évocatoire, apprenant à faire surgir de chaque mot des images
intérieures plus encore que la désignation d’objets sensibles. « Par leur seule physionomie, dit-il, les mots
raniment dans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent de vêtement. »
La formation que se donne spontanément Lambert est moins celle d’un mystique que d’un poète. C’est la
formation de Balzac, et c’est à l’aide de cette même méthode que, comme dira Rimbaud, il s’est « fait
voyant ».
Au souvenir de ces pages étonnantes, on se représente, dans la mesure où c’est possible, la façon dont
Balzac provoquait en lui-même la naissance de la vision, qu’il s’agisse d’ailleurs d’une vision proprement
fantastique ou de l’invention d’un personnage. Il est banal de redire que les noms de ses héros expriment
leur être et sont choisis avec un sens prodigieux de la suggestion verbale. Peut-on aller plus loin encore, et
supposer que le nom, l’assemblage des syllabes, du moins dans des cas privilégiés, précéda chez Balzac
l’apparition du personnage, la conception de son caractère et de son histoire ? Le célèbre début de Z.
Marcas rend la chose très vraisemblable. Dès lors, il n’est pas interdit de penser que, lorsqu’il s’agit de
Balzac, c’est poser un faux problème que de se demander, comme tout à l’heure, si ses contes et ses mythes
ont pour origine première une véritable vision, ou ont été construits arbitrairement par l’écrivain. Car l’un
et l’autre ne se différencient pas chez quelqu’un qui avait du langage la connaissance savoureuse et
intuitive que Balzac dut développer en lui, comme Lambert, longtemps avant d’écrire. Il voit en écrivant, il
voit parce qu’il écrit, il voit ce que les mots mêmes qu’il interroge lui font voir.
Aussi peut-on observer que les contes dont l’auteur nous paraissait être Louis Lambert, et qui sont tous
de date ancienne,. utilisent l’art d’écrire à l’évocation de réalités mystérieuses ; plus tard, sans que le
pouvoir visionnaire du poète Balzac se soit atténué davantage que sa sensibilité aux mots, il parvint à s’en
servir pour susciter le mystère jusqu’au cœur d’une réalité où on ne soupçonne pas communément sa
présence. Bien loin de s’affaiblir, la puissance verbale de Balzac, qui se confond avec sa puissance
visionnaire, ou qui en est la baguette magique, n’a cessé de s’accroître à mesure que, se détournant du
fantastique donné pour tel, il en venait à le déceler dans la vie de tous les jours. Que l’abandon aux
suggestions du langage soit pour lui le moyen de mille découvertes et l’occasion toujours offerte
d’inventions, de coups de sonde en profondeur, toute étude un peu attentive de son style, si décrié, le
montrerait. Combien de fois ne le surprend-on pas à dériver d’un mot à un autre par obéissance à des
analogies sonores ou à des rythmes, puis à tirer du rapprochement d’abord purement verbal une synthèse
ou un développement d’idées qui envahit les pages ? Citons, pour seul exemple, ces lignes, tirées de
l’admirable début du quatrième chapitre de Séraphîta, sur les perles : « Ne connaissent-elles pas les
douleurs et les joies des grands comme celles des petits ? Elles ont été portées partout : elles ont été
portées avec orgueil dans les fêtes, portées avec désespoir chez l’usurier, emportées dans le sang et le
pillage, transportées dans les chefs-d’œuvre enfantés par l’art pour les garder. » Et un peu plus loin : « Ces
fêtes splendides de lumière, enceintes de musique où la parole de l’Homme essaie à tonner, tous ces
triomphes de sa main, une pensée, un sentiment les écrase... »


Les mêmes secrets, les mêmes intuitions sont exprimés par l’univers fantastique où se déroulent les
contes et par l’univers quotidien qui donne leur cadre aux grands romans. Melmoth et Vautrin sont, au
même titre, des incarnations de Satan ; ils jouissent de pouvoirs analogues, et tous les deux exercent un
empire sur les hommes et les choses, que Balzac leur enviait. Démoniaques, et pourtant si semblables à ce
démiurge que le romancier se sentait être lui-même quand il mesurait à la fois l’étendue de son génie
créateur et les périls spirituels auxquels il était exposé ! Mais nous devinerions moins bien et l’ambiguïté
profonde du rôle de Vautrin, et sa ressemblance avec Balzac, si nous n’avions, pour nous orienter, la figure
de Melmoth, dont les relations avec Satan sont plus manifestes. Il en est de même de la plupart des grands
thèmes balzaciens. C’est dans les Illusions perdues et dans vingt autres romans du réel qu’ils parviennent à
leur épanouissement, mais ils y demeurent dissimulés sous l’apparence du cours « normal » des choses. Les
nouvelles extraordinaires les dévoilent avec leurs prolongements, mettent le temps terrestre en relation
avec l’éternité, situent les hommes entre la damnation et le salut. La destinée des personnages de romans,
nous la croirions d’abord limitée à la durée de leur vie dans un corps de créature, et définie par le succès
ou l’échec, le luxe ou la misère, la puissance et la gloire ou la servitude et l’humiliation sociale. Les contes
sont là pour nous éclairer : la Comédie humaine est une comédie qui se joue sous le regard de Dieu. La
destinée n’a point de si proches frontières, l’ambition cache, sous ses puérils désirs de possession, de bien
autres avidités. Il n’est pas de créature, chez Balzac, qui ne veuille le salut et la connaissance, qui ne soit,
comme lui-même, à la recherche de l’Absolu. La vie n’est pas seulement là de la naissance à la mort, elle est
devant l’éternité.
Lorsqu’on relit la Comédie humaine comme une œuvre unique et non comme une série d’œuvres
autonomes, les Études philosophiques apparaissent de plus en plus comme le foyer lumineux qui éclaire
tout l’édifice de l’intérieur, et des rapports innombrables surgissent, qui multiplient à travers cet univers la
circulation du sang où il puise sa vie. Jésus-Christ en Flandre, composé d’ailleurs de morceaux disparates
que Balzac a soudés ensemble plus tard, fut peut-être, dans sa première intention, une violente diatribe
contre la décadence de l’Église visible, peut-être aussi, de façon très romantique, l’annonce de quelque
nouvelle Église. Mais cette vision de désordre dans le temple en ruine, peut prendre un tout autre sens : la
vieille prostituée qui apparaît d’abord est remplacée soudain, on se le rappelle, par une jeune vierge
rayonnante de blancheur et on pense communément que Balzac entendait par là figurer la décrépitude de
l’ancienne chrétienté et l’avènement d’une religion plus pure. Et si, comme il arrive dans les rêves, cette
substitution signifiait que c’est encore la même femme ? Et si Balzac, qui a parfois de ces intuitions
bouleversantes, tellement plus profondes que son catholicisme conscient, — le Curé de village en est tout
plein, — si Balzac avait assimilé l’Église à une courtisane dans un sens voisin des paroles de Baudelaire sur
la prostitution divine, ou des analogies établies par Léon Bloy entre la prostitution et la charité ? Je ne
voudrais pas insister sur cette interprétation. Elle ne me paraît pourtant pas étrangère à l’esprit de Balzac ;
nous avons vu quel rôle sacré il donne aux courtisanes dans son univers.
Les nouvelles suscitent, autour de la population humaine de la Comédie, la présence de Dieu et de ses
anges, du Diable et de ses démons. Balzac croyait-il naïvement à Satan ? le Malin avait-il pour lui
l’existence concrète, efficace, que lui reconnaît la théologie ? ou bien n’était-ce pour lui qu’une image, un
thème commode, et ses diableries sont-elles simple mode littéraire ? Je suis persuadé, pour moi, que non
seulement il ajoutait créance à l’immixtion du démon dans les affaires de la terre, mais que la pensée de
cette redoutable influence ne l’a guère quitté tout au long de sa vie. Les modes qu’il suivait, roman noir ou
imaginations hoffmannesques, ne demeuraient jamais chez lui de simples sources d’invention. Aussi bien
que les sciences, l’histoire, et tout ce qu’il tirait des livres, aussi bien que les réalités concrètes, chaque
image, chaque être, réel ou imaginaire, était happé par sa vision, y prenait un sens, ou devenait un vivant
symbole. Pourquoi, sinon, dans la très abondante littérature fantastique qui envahit les revues et les
almanachs après la traduction des contes d’Hoffmann, ne trouve-t-on guère que ceux de Balzac qui gardent
aujourd’hui leur force de persuasion ? Il avait commencé par s’adapter au genre en vogue, comme il
s’inspira du roman populaire. Mais nous savons que l’écriture, la langue avait sur lui-même une puissance
de fascination. S’il ne racontait pas toujours des histoires auxquelles il avait cru d’avance, il lui suffisait de
les écrire pour se mettre à y croire. Le premier « bon public », le premier à subir les prestiges du talent
balzacien, c’était toujours Balzac !
D’ailleurs, quand nous douterions encore de sa sincère croyance au diable, il faudrait relire l’Elixir de
longue vie ou, surtout, Melmoth réconcilié. Les influences démoniaques sont associées, dans ces deux petits
chefs-d’œuvre, à des thèmes qui appartiennent aux grandes constantes spirituelles de Balzac, thèmes
étroitement apparentés à celui de la Peau de chagrin, cette autre diablerie vraie. L’inquiétude de la
longévité, la hantise d’une usure qui détruit implacablement les énergies vitales, a poursuivi Balzac comme
aucune autre crainte ne l’a fait. C’est de cette angoisse que naissent les images, et par exemple la
terrifiante évocation de l’œil, seul ressuscité dans un cadavre ; c’est elle aussi, mais en quelque manière
inversée pour devenir un refuge et un moyen de salut, qui inspire tout le mythe de Melmoth. N’y voit-on pas
la puissance de Satan vaincue elle-même par l’inévitable usure, passant de main en main et s’amenuisant
comme une pièce de monnaie ? Curieuse « fin de Satan », et traitée de main de maître, mais surtout
pathétiquement vraie parce qu’on sent combien l’auteur, ici, s’attache à sa vision. Ce qui le tourmentait le
plus, la déperdition des forces, devient un bien, quand il découvre que les forces du mal s’usent aussi,
assurant ainsi la victoire de Dieu. Le diable de Balzac a les faiblesses, les impuissances de la terre, il ne
peut rien, finalement, en regard de l’immuable éternité divine.
Toute cette méditation en images reflète la très étrange complexion spirituelle de Balzac. Il y avait en lui
une évidente orientation mystique, celle qui est minutieusement décrite dans Louis Lambert, puis
transposée dans le mysticisme amoureux du Lys dans la vallée et de tant d’autres œuvres. Elan vers un
climat de lumière, de légère béatitude, espérance d’une angélisation de l’homme par la contemplation ou
par l’amour heureux, c’est une volonté de désincarnation qui ne cesse jamais de séduire Balzac. Peut-être
est-il possible de saisir ici ce qui a fait défaut à sa culture spirituelle, et l’a laissé se débattre dans une
incertitude prolongée ou s’aventurer aux fantaisies religieuses d’un illuminisme parfois bien fragile. Il nous
est difficile, aujourd’hui, de nous représenter l’ignorance du dogme et des mystères, l’absence d’initiation à
la vision chrétienne du monde, dans laquelle vivaient les croyants de ce début du XIXe siècle. On reste
confondu, quand on lit, non seulement certaines pages de romantiques, mais même un Lamennais, par
l’imprécision de leurs connaissances théologiques. Le réveil de la sentimentalité religieuse, après Jean-
Jacques et Chateaubriand, et la restauration d’un catholicisme politique, n’ont pas été suivis aussitôt d’un
nouvel approfondissement de la doctrine. Lorsque survient un Baudelaire, qui était, lui, bien mieux instruit
et d’une spiritualité plus exigeante, plus rigoureuse, on s’aperçoit qu’il lui faut tout redécouvrir. Voit-on
bien la différence qu’il y a entre les vagues aspirations spirituelles de Lamartine ou de Maurice de Guérin,
et la précision des poèmes de Verlaine, oui, Verlaine, qui avait du moins lu saint Augustin et saint Thomas,
et qui connaissait bien les textes liturgiques ? L’influence des grands chrétiens de ce siècle, Bloy, Péguy,
Claudel, Bernanos, parallèle à tout un mouvement théologique, a fini par redonner une conscience exacte
des dogmes non pas seulement aux fidèles, mais même aux lecteurs incroyants. Un adversaire de l’Eglise,
aujourd’hui, en sait plus long sur l’esprit du christianisme et sur la conception orthodoxe du monde, que
n’en savait un catholique moyen de 1830. Balzac participait de cette inculture des chrétiens de son temps,
et c’est la raison pour laquelle son mysticisme spontané ne fut jamais orienté ou discipliné. Les thèses les
plus hétérodoxes des occultistes lui paraissaient conciliables avec la foi chrétienne, il n’apercevait guère
l’abîme qui sépare l’une des autres.
De là vient, sans doute, la persistance de son angélisme, et cet esprit de conquête qu’il manifesta
toujours. Seulement, pour l’empêcher de dériver vers un spiritualisme désincarné, comme pour le garder
d’un naturalisme mystique, il y avait en lui une force très précieuse : son absolue loyauté devant
l’expérience intérieure, et, soutenant cette loyauté, un sens très averti des limites humaines. Il ne faut pas
oublier non plus la charité active de Balzac, ce goût passionné des âmes, qui est à l’origine de son invention
de personnages et de destinées. S’il a commencé par les rêveries de Séraphîta, ou de ses contes étranges,
s’il a continué ensuite à caresser l’espoir d’une transfiguration de la vie par elle-même, et à chercher le
talisman qui ferait du temps un paradis, Balzac n’a jamais reculé quand son univers imaginaire lui révélait
les impossibilités ou les interdictions que la vie soulève sur la voie d’une aussi téméraire aventure. De ses
personnages et de leurs échecs, il apprend que les pouvoirs de métamorphose accordés à l’homme ont des
bornes infranchissables, que l’amour n’ouvre pas les portes du ciel sans ouvrir d’abord celles de la
souffrance, que l’existence terrestre est admirable même et surtout quand, renonçant à l’idéaliser, on arrive
à l’aimer avec tout ce qu’elle a de tragique.


Il y eut, sans événement qui puisse porter une date, une véritable conversion de Balzac. Conversion à la
vie — s’il est possible de penser qu’un homme qui portait en lui la vie elle-même eût besoin de la découvrir.
A ne considérer que les œuvres brèves de la Comédie humaine, ou les contes dispersés dans les
périodiques, on voit déjà que l’imagination balzacienne possède deux registres à la fois très différents et
liés entre eux par une analogie à peu près parfaite. D’une part, ce sont les contemplations, les visions
autonomes, où la pureté appartient à des anges, le mal à Satan et à ses suppôts, les événements se
déroulant dans un univers qui ne ressemble que de loin à notre monde temporel. Mais d’autre part, des
nouvelles plus dramatiques que fantastiques mettent sous nos yeux de simples aventures humaines, comme
dans l’Auberge rouge par exemple, ou dans la terrible histoire de la Grande Bretèche, qui est un hallucinant
chef-d’œuvre. Et pourtant, ces œuvres situées dans un temps absolument « normal », loin des frontières où
les lois du temporel allègent leur tyrannie, ne sont pas exemptes de mystérieuses présences, diaboliques ou
divines. Les influences surnaturelles, pour n’emprunter aucune des apparences de la légende, n’y sont pas
moins sensibles. Point de Satan en personne, ni de démons subalternes, mais dans le cœur des hommes les
insinuations de la passion, la folie de l’or, du pouvoir, les penchants criminels. Point d’ange Séraphitus-
Séraphita, mais l’amour et ses espérances lumineuses, les mystères de la sympathie, le mariage silencieux
des âmes à travers la distance. Par-dessus tout, le règne terrestre de la douleur, des échecs, des
catastrophes. Tout cela n’existe, n’a de sens, que par rapport à un ciel et à un enfer, qui ne sont pas
explicitement évoqués, mais qui orientent tous les destins, partagés entre leurs appels contraires.
Le monde des nouvelles balzaciennes propose à la méditation du lecteur, dans des drames d’une intensité
prodigieuse, une constante interrogation sur la nature humaine, ou plutôt encore sur les limites de la
personne. Ce n’est pas en vain que tout y est expliqué par le magnétisme, la sympathie des âmes,
l’influence sourde des images et des couleurs. La grande question de Balzac est toujours la même : où sont
nos frontières ? qu’est-ce qui est moi ? à quoi suis-je exposé, de quelles communications avec autrui, de
quels échanges avec tout ce qui m’entoure dois-je faire dépendre mes actes et mon destin ? Le conte
fantastique évoque les présences sensibles de Satan et de Dieu, exerçant leur influence, intervenant dans
nos actes, guidant notre sort, et déjà la personne y apparaît non pas comme un être clos, qui se
déterminerait lui-même, mais comme ouverte à des forces surnaturelles. Le conte dramatique, à son tour,
décèle d’autres échanges, d’autres intrusions : le pressentiment maternel, dans le Réquisitionnaire,
témoigne qu’un être aimé mène à la fois sa vie hors de nous et une seconde vie, ou la même, en nous, si
bien que la mère peut lire dans son propre cœur ce qui advient à son fils. Dans l’Auberge rouge, la velléité
criminelle de l’un des deux amis suscite mystérieusement le crime de l’autre, et toute l’anxiété panique qui
règne dans ce conte vient de cette effrayante pensée : nous pouvons obéir à une volonté qui est non pas en
nous-même mais dans un autre être.
L’homme, donc, se situe à l’entre-croisement d’influences diverses, et sa vraie personnalité, à chaque
instant, est constituée par la mécanique vivante de ces forces dont il n’est pas le maître. Balzac traduit ainsi
la peur qu’il avait lui-même d’être envahi, de céder à la pression trop forte de la nature ou d’un monde des
esprits animé de pouvoirs agressifs. Quelle résistance opposer à cette invasion, comment échapper à
l’abîme de la démence menaçante ? Les contes qui ont pour héros des songeurs, des chercheurs d’absolu,
donnent la réponse balzacienne à cette question : l’homme a, pour se défendre, le pouvoir de son
intelligence, les dons qui le mettent en mesure de comprendre, d’ordonner autour de lui les forces amies ou
ennemies. Déchiffrer le réel, en lire les signes, c’est aussi se donner les moyens de le dominer. Sans doute
Balthazar Claës et Frenhofer, en se proposant pour objet de leur pensée ou de leur art la découverte d’une
formule magique ou d’un pouvoir sans limites, se condamnent-ils à la catastrophe. Mais, si la conclusion de
la Recherche de l’Absolu ou du Chef-d ’œuvre inconnu est tragique, si le peintre qui ambitionne la
perfection divine aboutit au néant, et si Claës ne peut crier Eurêka avant l’heure de sa mort, ils sont tout de
même des héros, et leur quête est une noble quête. Qui a raison, se demande-t-on, de Balthazar Claës qui
sacrifie le bonheur des siens à l’effort de la pensée, ou de Marguerite, sa femme, qui défend sa vie pied à
pied contre cette folle destruction ? Ils ont raison tous les deux, car Balzac ne choisit pas ici des
responsabilités ; l’affrontement tragique des deux époux symbolise une lutte qui ne s’est jamais apaisée
dans la conscience de Balzac lui-même, et qui, à ses yeux, se poursuit éternellement en tout être humain.
Cette lutte est la loi de la vie, partagée entre le désir du bonheur et l’ambition de la connaissance ou du
pouvoir, déchirée par les vœux contradictoires de la tranquillité temporelle et des triomphes de l’esprit.
L’esprit est meurtrier pour qui suit son impérieuse exigence, il use la vie, il lui tourne le dos et la nie ; mais
pour autant il n’est pas question de refuser la vocation spirituelle au profit de la vie. Le paradoxe demeure
insoluble, l’éternité ne peut être possédée ni par la résignation à l’humble bonheur humain, ni par la
conquête héroïque de l’intelligence. Elle est au delà de la mort.
Parvenu à ce terme, Balzac est au moment de découvrir la beauté de la vie, de comprendre que c’est une
beauté dans l’imparfait et dans l’insatisfaction. De la plongée dans le mystère qu’il vient d’opérer en
écrivant ses nouvelles, il rapporte, en outre, ce sentiment que la personne est ouverte de toutes parts et
composée de bien plus de choses que nous ne le savons d’ordinaire. Mais, instruit par l’expérience même
de ses visions fantastiques, il va s’apercevoir que cette ouverture et cette complexité des êtres, cette
constitution de chaque destinée par la rencontre d’influences multiples, peuvent se lire et se déchiffrer sans
recours explicite au surnaturel. C’est ainsi qu’il devient définitivement romancier.


Romancier de naissance, certes, Balzac l’était plus que personne, et nul n’est romancier qui ne doive
s’inspirer de son exemple. Mais il y a eu un moment où, pour être entièrement en possession de son art
propre, et pour exprimer ce qu’il avait découvert jusque-là de plus précieux, il a éprouvé le besoin de
passer de l’œuvre brève à l’œuvre ample, de la méditation concentrée, inspirée d’une brusque vision, à la
grande vision globale. Il ne renoncera pas à écrire parfois encore des contes ou des nouvelles, mais qui
seront ou des divertissements en marge de sa vaste épopée, ou des compléments nécessaires à tel de ses
épisodes.
Cette constante amplification, ces dimensions croissantes de ses tableaux ne répondent pas seulement à
une fécondité d’imagination qui, par son propre exercice, se libère ou s’exalte. Elles correspondent à la
conversion dont nous parlions tout à l’heure, conversion simultanée à la vie réelle et au roman. Mais il faut
s’entendre. En évoquant désormais des destinées placées dans « le réel », Balzac n’abandonne rien de son
propos antérieur. Le surnaturel, les influences occultes, n’ont pas quitté sa pensée. Il a appris, seulement,
qu’on en pouvait relever les traces et les signes en pleine pâte de la vie. Ses pouvoirs visionnaires,
désormais portés à leur plus grande puissance, lui permettent de suggérer sans mythologie les secrets de
son mythe personnel, et de donner à ses créatures leurs dimensions extraordinaires sans les éloigner de la
vie ordinaire. Soudaine et brève à l’origine, la vision maintenant embrasse et anime toutes choses. Ce n’est
pas Balzac qui quitte son monde intérieur d’angoisses, d’espérances, de perceptions spirituelles, pour
rejoindre hors de lui-même une réalité objective ; c’est la vie tout entière qui lui est devenue intérieure,
s’est organisée en vision, est venue se placer dans la clarté de son regard.
Tel est le souverain parmi les romanciers : il a vaincu l’inertie des objets, triomphé de la nuit et du
silence. Qu’il nomme les choses et les êtres, désormais, c’est eux-mêmes que nous croyons voir vivre sous
nos yeux. Mais ils ne sont tellement eux-mêmes que parce que, en dessous d’eux, les animant, les créant
une seconde fois, il y a l’esprit de Balzac qui leur asssigne leur vivante fonction dans la cohérence de son
mythe. Ainsi que Ramuz le dit du poète :

On dirait qu’il prend avec les yeux les choses qui sont et les arrange de sorte qu’elles sont à nouveau, et
elles sont elles-mêmes, et elles sont autrement.


Collobrières, Bâle, 1937-1939.
Paris, Pâques 1946.

PRÉFACES

LOUIS LAMBERT

L’ordre chronologique adopté pour notre édition de la Comédie humaine place l’épisode de Louis Lambert
en tête de toute l’œuvre balzacienne, puisque c’est en 1811 que le personnage auquel Balzac a prêté tant
de lui-même entre au collège de Vendôme. Mais cette priorité dans le temps coïncide heureusement avec
une prééminence dans l’ordre de la signification. J’imagine fort bien qu’un plan différent de l’ensemble, qui
tiendrait à faire ressortir les articulations internes de la pensée balzacienne, donnerait à Louis Lambert les
mêmes droits de préséance. Aucun roman, en effet, ne saurait mieux que celui-là servir de porche à l’édifice
ou d’ouverture à la symphonie. Balzac non seulement s’y peint sous les traits d’un jeune philosophe et
indique ainsi que sa création romanesque obéit aux exigences d’une pensée cohérente. Il montre encore,
dans les dons de voyance attribués à Lambert, puis dans la démence qui l’enveloppe de nuit, que son
immense entreprise n’alla jamais sans une secrète anxiété. Le voyant, l’homme de pensée dont l’esprit
s’exerce à une connaissance supérieure, est toujours menacé de perdre pied, de franchir le seuil de la folie.
C’est le thème du Chef-d’œuvre inconnu, de la Recherche de l’Absolu, de Gambara, et c’est l’aveu de la
peur dont Balzac ne parvint pas à se libérer : peur que sa puissance, sa fécondité d’imagination ne
tombassent sous la malédiction qui condamne les activités téméraires de l’esprit humain et leur réserve la
sanction des ténèbres intellectuelles. Pourtant, aux dernières pages de Louis Lambert, il prend soin de
maintenir une singulière ambiguïté qui n’est pas seulement respect de l’inexplicable et souci de rester
objectif. Lambert est fou, sa folie a des causes psychologiques et même physiologiques que Balzac analyse
avec précision. Mais Pauline de Villenoix maintient qu’il est « parfaitement sain d’entendement » ; peut-
être, entré dans une continuelle extase, n’a-t-il fait que devancer le terme de son accession au séjour
céleste.
Ainsi le récit de Louis Lambert pose-t-il, à l’entrée de l’œuvre balzacienne, une question qui en est en
quelque sorte le point d’origine. Balzac en avait conscience, puisque, dans la préface qu’il écrivit en 1835
pour le Livre mystique (réunissant Louis Lambert, Séraphîta et les Proscrits), il évoquait « les inextricables
difficultés de son œuvre, le danger même que courait son esprit en se plongeant dans les gouffres infinis
ouverts par les mystiques ». Rappelant qu’il s’était passionné « dès l’enfance » pour ces sujets, qu’il avait
rêvé sa Séraphîta à l’âge de dix-neuf ans, il confessait n’avoir pu que donner le squelette de l’œuvre
projetée et « bégayer le poème qui devait occuper toute sa vie ». La page finale de Louis Lambert contient
un autre aveu : Balzac achève son livre avec le sentiment d’un échec partiel. Il aurait fallu reconstituer en
une synthèse poétique cette vie intérieure de Louis Lambert dont il n’a su retenir que les « débris ». La
préface du Livre mystique exprime les mêmes doutes, mais en cherchant à déceler les raisons profondes de
cette imparfaite réussite. L’univers spirituel qu’il s’agissait de décrire, celui de Lambert et de Swedenborg,
y est comparé à un océan nocturne, plongé dans l’obscurité d’une lumière aveuglante pour un esprit peu
accoutumé à ces clartés. Des « torrents de phrases échevelées » appellent l’expression poétique, qui seule
pourrait les ordonner. Mais Balzac ne disposait pas de cet instrument, n’avait pas eu le temps de se
l’approprier. « Hélas ! le rythme voulait toute une vie, et sa vie a exigé d’autres travaux ; le sceptre du
rythme lui a donc échappé. La poésie sans la mesure est peut-être une impuissance ; peut-être n’a-t-il fait
qu’indiquer le sujet à quelque grand poète, humble prosateur qu’il est ! » Puis, encore une fois, Balzac se
rassure : « Peut-être le mysticisme y gagnera-t-il en se trouvant, dans la langue si positive de notre pays,
obligé de courir droit comme un wagon sur le rail de son chemin de fer. »
Il est peu d’œuvres balzaciennes qui aient été remaniées aussi souvent que Louis Lambert. La première
version de 1832 ne contenait qu’une faible partie du texte que nous lisons aujourd’hui, et dès 1835 Balzac
prévenait ses lecteurs qu’ayant triplé le volume du roman primitif, il faisait détruire les exemplaires
restants des anciennes éditions. Chaque édition nouvelle, — il y en eut sept de 1832 à 1842, — apporte des
retouches importantes qui mériteraient une étude minutieuse. Cette étude révèlerait que les exposés de
doctrine swedenborgienne, étroitement mêlés à « l’histoire intellectuelle » du personnage principal, sont
des ajouts tardifs. Aux souvenirs de sa première formation et de son éveil spirituel, Balzac associe donc
après coup des précisions et des orientations qu’il emprunte à des lectures plus récentes. Le roman de son
adolescence se transforme peu à peu, et accueille un système de pensée auquel Balzac s’est initié dans son
âge mûr.
On a cherché à dépister les sources de cette pensée mystique, et Rolland de Renéville, dans une préface à
Louis Lambert 1 a cru pouvoir affirmer que Balzac, affilié à une secte martiniste, n’avait passé sous silence
les noms de ses inspirateurs directs que pour éviter de divulguer son initiation. Ses vues sur le langage
viendraient de Court de Gébelin, sa théorie de la volonté serait empruntée à Wronski, les grandes lignes de
son monisme dériveraient de Saint-Martin, et l’intervention de madame de Staël dans la destinée de
Lambert aurait le sens d’une allusion à la tradition occultiste, de même que les origines juives de Pauline de
Villenoix suggèreraient un syncrétisme conscient. Il y a dans tout ceci une part de vérité, bien que, dans sa
préface de 1835, Balzac déclare préférer Swedenborg à Jakob Boehme, prôné par Saint-Martin, qu’il trouve
peu intelligible. Peut-être aussi n’est-il pas nécessaire de supposer une connaissance très approfondie des
doctrines proprement martinistes. Balzac était un esprit avide, dévorant, une intelligence active mais aussi
hâtive, qui en toutes sciences se contentait d’approches assez superficielles et de lectures sommaires. Il lui
suffisait d’un aperçu très général, et d’une ou deux idées particulières, qui aussitôt, chez lui, faisaient
image et venaient s’amalgamer à son trésor chaotique de suggestions à grand-peine coordonnées. Ses
lectures sont mal connues, mais il semble peu probable qu’il se soit attaché très sérieusement à beaucoup
d’ouvrages martinistes. Même pour Swedenborg, qu’il invoque avec une évidente prédilection, il est certain
qu’il s’en est tenu à quelque abrégé de la doctrine. Et bien des thèses, sur le langage par exemple, ont pu
parvenir jusqu’à lui à travers les écrits de Bonald, auxquels il accorda une attention assez soutenue dans les
années où il écrivit Lambert et Séraphîta.
Aussi bien ces filiations et ces influences ne sont-elles pas ce qui fait de Louis Lambert un livre si
prodigieusement captivant. Ce que nous y cherchons, ce n’est pas le reflet de la tradition occultiste,
presque toujours si pauvre et qui échappe si rarement au didactisme le plus ingénu. Les formules
martinistes ou swedenborgiennes ne sont guère qu’un vocabulaire dont Balzac se sert, faute de mieux, un
moule dans lequel il jette la lave de sa propre pensée, ou plutôt de ce mouvement incontrôlé qui ne cesse de
jaillir en lui. C’est Balzac qu’il faut aller chercher dans Louis Lambert.
A ce personnage privilégié, Balzac a donné sa propre ressemblance. Il ne s’est pas contenté de le faire,
comme lui, et dans le même temps, élève malheureux du collège de Vendôme. Il n’a pas seulement revécu,
en écrivant ces souvenirs scolaires, les tourments de l’adolescent fasciné par l’éveil de son fébrile besoin de
connaître, et qui s’expose ainsi aux brimades de ses condisciples, au mépris de ses maîtres. La biographie
de Lambert est une biographie intellectuelle de Balzac, mais magnifiée et élevée au rang de mythe grâce à
une triple transposition. D’abord, l’éclosion de Lambert est d’une précocité à peu près monstrueuse et il
parcourt en quelques années juvéniles un chemin ascendant que Balzac mit sa vie entière à gravir. Puis il
ignore les tâtonnements de Balzac, et son génie embrasse d’un seul coup ce qui, chez le romancier, fut
intuition immédiate et ce qu’il n’acquit que par les progrès de la réflexion ou de la science. Enfin,
l’infortune de Lambert a le caractère d’une tragédie totale, alors que Balzac n’a connu que la crainte de
cette même catastrophe et la souffrance encore tolérable d’un conflit intérieur beaucoup moins aigu,
quoiqu’il s’agisse bien, au fond, du même conflit dont l’impossible solution hante l’œuvre entière de Balzac.
C’est subjectivement, l’antagonisme de la pensée et de la vie naturelle dont les activités de l’esprit
compromettent l’équilibre et usent l’énergie. Mais, c’est aussi, métaphysiquement, le dualisme manichéen
de la terre et du ciel, de la chair et de l’esprit, de la nature et du surnaturel, de l’homme et de l’ange,
dualisme que Balzac était par tempérament porté à surmonter, mais qui se reconstituait toujours sous
quelque forme et le rejetait à la vieille épouvante.
Il y a quelque chose d’inachevé, d’incomplet dans le roman de Louis Lambert, qui n’est pas seulement,
comme tant de constructions balzaciennes, une œuvre maladroite. Il arrive que Balzac renonce à l’effort et,
las de ses personnages avant d’avoir écrit la fin de leur histoire, la finisse tant bien que mal. Ici, rien de
pareil. Il est allé jusqu’au bout de sa tentative, bien qu’il en sentît assez tôt l’échec partiel, et les failles de
ce roman semblent entrer pour une part dans l’impression pathétique qui s’en dégage, tant le demi-
avortement du récit correspond bien à sa signification ou à l’équivoque sur laquelle il repose.
On ne saurait imaginer composition plus gauche que celle-là, où les lenteurs des premiers épisodes au
collège sont si disproportionnées à la brusque précipitation du dénouement. Tout le début est comme le
prologue d’un ample roman, et l’on attendrait, après la minutieuse évocation de l’adolescence, une
évolution progressive jusqu’à l’issue tragique. Mais soudain, le fil de la narration se casse, le narrateur
cesse d’être le témoin de l’existence de Lambert, on saute par dessus les années. Deux séries de lettres, à
l’oncle Lefèvre et à Pauline, tout juste raccordées aux événements, comblent mal les lacunes de l’histoire.
Le lecteur éprouve quelque difficulté à reconnaître dans l’amoureux passionné de Pauline le même Lambert
qui naguère paraissait si totalement libéré de son corps et de son cœur, ne vivant plus que par l’esprit.
Comment Balzac, si habile d’ordinaire à créer la cohérence de chacun de ses personnages, a-t-il pris si
peu de soin pour donner à Lambert son unité personnelle ? On est tenté d’abord de penser qu’il n’est pas
parvenu à faire le raccord nécessaire entre la partie composée de souvenirs vécus et une suite où, quittant
l’histoire réelle de sa vie, il imagine qu’elle ait pris un autre développement. Mais s’il est un art où Balzac
soit passé maître et qui ne lui pose aucun problème, c’est bien celui qui consiste à insérer sans heurt, sans
soudure visible, dans un même tissu romanesque le vécu et l’imaginaire (qui pour lui sont si peu deux
réalités différentes). Il faut qu’il y ait ici autre chose.
Il y a autre chose, en effet. Balzac n’est jamais allé si loin dans l’expression, dans l’aveu de ses angoisses
personnelles et de ses espérances les plus extraordinaires. Si le roman de Louis Lambert présente ces
étranges solutions de continuité et ces mystérieux silences entre les pages, c’est qu’il est une exploration
aux profondeurs. Nulle part autant qu’ici on n’a cette impression, si forte déjà dans l’ensemble de l’œuvre
balzacienne, que les morceaux du réel appelés à la vie par la tension des mots émergent d’une vaste nuit
environnante, à laquelle ils sont arrachés au prix d’un immense labeur. Nulle part l’intelligence de Balzac
ne trahit d’une façon plus bouleversante sa rare puissance, mais aussi cette épaisseur d’obscurité qu’elle
doit traverser pour qu’éclate sa lumière. Tout le génie de Balzac est un génie de la contradiction, un don
d’apercevoir en chaque chose et dans l’ensemble des choses les paradoxes qui en sont la structure et la
source vive. La vie, à ses yeux, est faite d’oppositions, d’antagonismes ; et le vœu d’unité qui l’incline aux
systèmes, en particulier aux systèmes monistes, traduit simplement l’angoisse qu’il éprouvait devant cet
irréductible dualisme de la réalité expérimentale. Son adhésion aux doctrines unitaires l’apaisait si peu que
les exposés qu’on en trouve sous sa plume sont les seules parties mortes de son œuvre, alors que tout
s’anime dès qu’il consent à évoquer les luttes de forces éternellement hostiles. Lorsqu’il saisit ces forces au
niveau où elles sous-tendent l’existence quotidienne des hommes et des sociétés, il se trouve dans les
meilleures conditions possibles pour inventer ses créatures, comme si en lui aussi la lutte des contraires
était génératrice de vie. Mais dans Lambert et dans quelques autres Études philosophiques, il a tenté de
saisir le combat premier, celui qui se livrait à la fois en lui-même et entre les forces élémentaires de
l’univers. Comment l’eût-il fait avec la maîtrise d’un paisible observateur ?
Le personnage de Louis Lambert ne manque d’unité qu’en apparence. Son unité réelle n’est autre que
l’unité du conflit, l’unité de deux forces aussi inséparables qu’inconciliables. C’est, proprement, l’unité
même de l’expérience de Balzac. Comme Louis Lambert, il a exercé méthodiquement l’art de s’enclore dans
la « chambre noire » de sa méditation et de voir tout l’univers s’y refléter. « C’est en nous, sinon nulle part,
que sont les mondes », disait jadis Novalis. Lambert sait cela pour l’avoir découvert expérimentalement, et
Balzac aussi bien que son personnage eût mérité d’être appelé « un vrai voyant ». Est-ce le héros, est-ce
l’auteur qui parvient à une acuité de vision proche de la folie et qui, dans l’ivresse de la connaissance
soudaine, proclame que « penser, c’est voir » ? Et lequel des deux songe qu’il est possible de « dégager
l’ange » de l’homme ? de se faire ange pour rencontrer un jour « l’ange-femme » ? A vrai dire, tout
l’idéalisme amoureux de Balzac est entrevu déjà par cet adolescent que ravage la flamme de la vision.
Flamme et foudre sont les images préférées de Balzac quand il cherche à rendre compte de la soudaineté
de la connaissance. Les pages extraordinaires où, à propos de Lambert, il tente de décrire la naissance de
l’idée, son imprévisible fulgurance dans la nuit, son jaillissement montant des profondeurs physiques de
l’être, sont des pages qui doivent beaucoup plus aux étonnements du jeune Balzac devant son propre génie
qu’aux théories de ses maîtres occultistes. On s’en rendrait compte, s’il n’était cent autres indices, rien qu’à
lire ce qui est dit ici de l’épouvante qui accompagne l’éveil de la pensée. Pourquoi cette peur, sinon parce
que cet homme physiquement « vital » qu’était Balzac, et préoccupé de sa longévité corporelle, éprouva
d’abord le tourbillon harassant de son esprit comme une dangereuse usure de son énergie vivante ? Peu à
peu, à travers cette histoire « intellectuelle », les deux pôles qui le commandent précisent leur opposition
féconde et redoutable. La pensée est d’origine physique, mais elle attaque la vie physique, telle est
l’expérience.
Tel est aussi le lien qui secrètement rattache au Lambert spéculatif de la première partie, le Lambert
passionné de la seconde. A son épouvante, il n’a vu qu’un remède possible : l’amour. Mais l’amour, lui aussi,
est équivoque et ambivalent chez Balzac. Il est à la fois cette chance unique que nous avons de nous
spiritualiser, et à la fois il plonge ses racines au plus épais de notre matière. L’amour de Lambert pour
Pauline de Villenoix est sans doute, dans l’œuvre balzacienne, l’une des passions qui ont été décrites avec le
plus de réalisme physiologique, en dépit de la chasteté du langage. La série des lettres à Pauline marque
une montée de la passion qui est une descente de l’esprit aux sens. La folie de Lambert peut être une folie
sacrée, elle est aussi une démence nettement érotique, et Balzac a eu soin de marquer cette origine, de
suivre les étapes de cette fixation destructrice. La longue continence du jeune homme, son impatience du
plaisir charnel, ont des effets ruineux pour lui dans la mesure où il s’est davantage voulu angélique.
L’extrême développement des facultés spirituelles, bien loin de lui épargner les périls de la chair, en a rendu
plus irrémédiables les répercussions. La crainte de l’impuissance, — crainte d’homme qui s’est voulu
désincarné, — le hante jusqu’au complexe d’Abailard. Et inversement, l’attrait de la femme lui fait craindre
quelque souillure de son pur destin, quelque obstacle mortel à sa vocation d’explorateur de l’invisible.
Il fuit dans la folie, à la veille de son mariage, Balzac prend note de cette date avec précision. Est-il passé
de l’autre côté du réel, s’est-il libéré de la prison du corps ? Pauline de Villenoix l’affirme, et la description
que Balzac fait de Lambert fou donne bien cette impression d’un homme dont le corps n’est plus qu’un
compagnon éphémère et dérisoire. Pour un peu, cette scène serait admirable. La gaucherie de Balzac, par
malheur, le pousse, comme si souvent, à « en remettre », à passer la ligne au delà de laquelle toute
vraisemblance s’effondre. Pourquoi faut-il qu’il nous le montre en proie à un tic irrésistible, frottant une de
ses jambes sur l’autre, « et le frottement continuel des deux os produisait un bruit affreux » ?
Ce roman tragique, où les erreurs de technique romanesque se multiplient sans détruire l’œuvre,
s’achève sur une série de pensées attribuées à Lambert. Elles sont toutes d’inspiration occultiste, mais
aucune ne reproduit textuellement les formules de la tradition. Balzac demeure romancier là encore, car
chaque fragment de cette anthologie doctrinaire se rattache à la vie concrète du personnage qui est censé
en être l’auteur. L’une de ces pensées, entre toutes, est significative : elle suit l’enseignement occultiste ;
elle reprend sous forme abstraite le paradoxe vécu par Louis Lambert ; et elle traduit une des
préoccupations les plus chères à Balzac. C’est cet aphorisme singulièrement audacieux, d’accent
prométhéen, où est annoncé un avenir de triomphe de l’homme, un temps qui lui donnera le pouvoir de se
diviniser :
« Peut-être un jour le sens inverse de l’ET VERBUM CARO FACTUM EST sera-t-il le résumé d’un nouvel
évangile qui dira : ET LA CHAIR SE FERA LE VERBE, ELLE DEVIENDRA LA PAROLE DE DIEU. »
Oui, Balzac est allé jusque là : jusqu’à concevoir une contre-indication, où ce ne serait pas Dieu qui
descendrait dans la chair, mais bien la nature, la terre charnelle qui se ferait médiatrice divine. Mais Balzac
n’ignorait pas que cette ambition se heurtait au poids de chair qui empêche l’homme de se désincarner.
Louis Lambert est beaucoup mieux que le roman d’un « cas » psychologique. C’est une sorte de mythe
assez secret, le mythe du grand paradoxe de la chair et de l’esprit. L’immense orgueil de Balzac y reçoit le
démenti de son immense humilité, dans ce consentement à la défaite qui est identique à son respect de la
vérité, fût-elle incompréhensible.

LA VENDETTA

L’histoire de Luigi Porta et de Ginevra de Piombo n’est certes pas l’une des meilleures œuvres de Balzac.
On en dénombrerait aisément les défauts : excès de pathétique, recherche des scènes à grand effet,
contraste trop marqué entre la pureté des âmes et la misère des destinées. Le pire est sans doute ce souci
de psychologies nationales qui entraîne souvent chez Balzac les simplifications les plus conventionnelles.
Les passions implacables de ces personnages corses ne sont guère plus vraies qu’ailleurs les caractères
allemands, juifs, polonais, que Balzac conçoit selon les plus médiocres poncifs. Au baron brésilien Montès
de Montejanos qu’il appelle quelque part « un lion inexpliqué », à Madame Evangelista qui lui arrache, dans
le Contrat de mariage, cette exclamation : « Elle était jalouse, car elle était Espagnole », correspond ici
l’étonnant : « Il était Italien, c’est tout dire ! » Les vraies « nationalités » dont Balzac avait le sens, c’étaient
les pays intérieurs entre lesquels se répartit la société, non point les provinces de France, mais les classes
sociales, les milieux, tout ce qui met son empreinte la plus forte dans le langage des êtres. Ainsi, dans la
Vendetta, se retrouve-t-il à son aise lorsque entrent en scène le notaire Roguin et ses acolytes, parlant le
jargon de leur office.
Mais, si la couleur corse de ce petit roman prête à sourire, le désir qu’a eu Balzac de l’évoquer n’est pas
sans intérêt. C’est dans ses erreurs que se trahissent parfois les impulsions profondes auxquelles il
obéissait. S’il choisit ces personnages, s’il accumule les circonstances qui aggraveront la fatalité des
vengeances corses, c’est pour le plaisir qu’il prend à peindre des êtres excessifs et des tragédies
irrémédiables. Dans une famille française, le drame de la Vendetta n’eût pas pris ce cours de catastrophe,
et au lieu de cinq cadavres au dénouement, on n’eût guère obtenu que de secrètes souffrances dissimulées
sous les criailleries, les intrigues ou les solennels discours de quelque père noble. Le goût du poignard
ayant tenté l’imagination de Balzac, il lui fallait des ennemis implacables qui ne pussent manquer de le
brandir.
Pourtant, noué dans l’île napoléonienne, le drame est transplanté à Paris et en reçoit une sorte de
naturalisation. De même que Bonaparte, au début du récit, paraît devenu assez peu Corse pour ne plus
tressaillir au nom des ennemis de sa famille, le vieux Piombo est déjà presque apprivoisé aux mœurs d’une
France où règnent la loi et la maîtrise des passions élémentaires. L’arme levée contre sa fille lui tombe des
mains. Il se contentera de la faire périr de misère.
On surprend, dans ce récit, l’imagination balzacienne mise en branle par une ambiance particulière,
comme elle peut l’être par une couleur, par l’aspect tout visuel d’une scène ; à tel point qu’on se demande
parfois si Balzac n’a pas écrit tel de ses romans, inventé toute une intrigue romanesque à partir d’une
image et pour lui donner un support. Cette germination de l’œuvre autour d’un noyau pictural, si manifeste
par exemple dans la Fille aux yeux d’or, se vérifie dans la Vendetta. Il n’est pas indifférent que ce roman,
comme plusieurs autres, ait son personnage de peintre et se déroule en partie dans l’atelier de Servin. Et
une scène semble bien faire discrètement allusion à cette génération de l’œuvre, car on y voit Ginevra obéir
au même réflexe d’artiste que Balzac. C’est la scène où Servin panse la blessure de Luigi, et où la jeune fille
contemple la scène avec « plus de plaisir que de souffrance ». Car, dit Balzac, « une artiste devait admirer
involontairement cette opposition de sentiments et les contrastes que produisaient la blancheur des linges,
la nudité du bras, avec l’uniforme bleu et rouge de l’officier ».
Mais cette sensation esthétique détermine aussi, chez Ginevra de Piombo, la première naissance de
l’amour. La passion qui éclate à cet instant entre les deux jeunes gens va atteindre des hauteurs
romanesques assez contestables, et pourtant tout ce drame de l’amour garde sa vérité. Non pas une vérité
psychologique, mais, si l’on peut dire, une vérité proprement balzacienne : est vrai, chez Balzac, le sens de
la destinée, le lien organique, naturel, qui fait se décider le sort des êtres selon la poussée de leur désir.
Nobles, ils vont à l’infortune par un désir du sublime qui les met hors de la vie commune et de ses
sécurités. Ignobles, ils prennent la même voie en se livrant sans défense à leurs vœux les plus bas, mais les
plus puissants.
La catastrophe à laquelle se précipitent Luigi et Ginevra est inévitable, non pas tant parce que l’inimitié
de leurs familles les condamne, mais bien plus parce que, s’aimant comme ils s’aiment, ils sont déjà des
victimes désignées. Leur union est maudite par le vieux Piombo avant qu’il connaisse la fatale identité de
Luigi Porta, et tout s’est déjà ligué contre les amants, l’égoïsme féroce des parents, la jalousie des
camarades de Ginevra, les suspicions politiques de l’époque qui suivit la fin de l’Empire. Cette situation,
c’est bien souvent celle des amants prédestinés l’un à l’autre, et par là prédestinés au drame, dans la
Comédie humaine. Les dieux, dit-on, sont jaloux des hommes heureux. Chez Balzac, la divinité jalouse,
jalouse jusqu’au meurtre, armée d’une arme terrible, la misère, c’est cette Société dont il se voulait le
défenseur, alors qu’au fond de son cœur il prit toujours contre elle le parti des individus exceptionnels.
Luigi et Ginevra, nés pour la félicité sans ombre, descendent aux ombres de la pauvreté, du dénuement, de
la mort, comme y descendront d’autres couples balzaciens. Mais, à l’heure où il appellera ces amants
Lucien et Coralie, le Balzac des Illusions perdues aura renoncé depuis longtemps à certain exotisme
superflu. Il en sera plus grand romancier, sans avoir rien changé à son sentiment des malédictions
attachées au véritable amour.

LE MESSAGE

Datée de 1832, l’année de Louis Lambert, du Curé de Tours, de la Muse du département, des premiers
Contes drolatiques, cette brève nouvelle est un divertissement, mais aussi une parfaite réussite. C’est
l’époque où Balzac, encore tendu vers ses ouvrages les plus chargés de philosophie et d’occultisme, libère
peu à peu son imagination et se laisse prendre à une invention plus simplement romanesque.
Il y a, dans l’histoire funèbre du Message, alertement enlevée, une sorte de bonheur secret de l’écrivain.
Les premières pages surtout sont visiblement écrites avec un certain amusement, fait d’ironie envers soi-
même, de retour aux innocences juvéniles, de plaisir à bien conter. Aucune trace de cette cruauté avec
laquelle souvent Balzac insiste sur les événements tragiques, de cette malice qui le rend comme complice
des méfaits du sort. Il aime parfois à s’abandonner, à se faire ce qu’il était certainement dans une part de
lui-même, candide, rêveur, assez ingénuement sentimental. Ce qu’on admire alors, dans ces chefs-d’œuvre
en miniature, glissés parmi les grands blocs massifs, c’est l’aisance de Balzac à garder le ton une fois
adopté. La richesse de la Comédie humaine est faite de la justesse de ses multiples registres.

FACINO CANE

La brève histoire de Facino Cane, patricien de Venise devenu joueur de clarinette dans les bals de la
Bastille, est de celles qui durent enchanter l’imagination de Balzac avant de séduire celle des lecteurs. Il
tenait là l’un de ces sujets qu’il aimait parce qu’ils prêtaient au jeu des contrastes, et parce qu’une
rencontre fortuite avec son personnage lui livrait une belle aventure à raconter. Quel plaisir plus grand,
pour lui, que de décrire un bal populaire, rue de Charenton, d’évoquer l’orchestre des trois aveugles, d’y
distinguer un vieillard digne « d’arrêter tout court l’artiste et le philosophe » ? Et surtout, quelle joie plus
vive que d’apprendre le passé de ce personnage misérable, passé romanesque, où la passion de l’or, de
l’amour, le meurtre jouent leur rôle ?
Le récit est rondement mené, et Balzac ne se refuse aucune des facilités qui lui sont offertes. Marco
Facino Cane, aristocrate vénitien, assassin du mari de sa maîtresse, évadé en emportant le trésor secret de
la République, perd la vue pour avoir été ébloui par l’éclat de l’or après un long croupissement dans
l’ombre d’un cachot. Il n’est plus, vers 1820, que « le père Canet », musicien aveugle, mais qui n’a pas
perdu l’espoir de redevenir millionnaire et qui meurt d’un catarrhe. Tout y est, toutes les antithèses que
Balzac aime au moins autant que Hugo. La richesse et la misère, l’amour heureux et la solitude, l’espérance
chimérique à la veille de la mort, et enfin « l’eau noire des fossés de la Bastille » pour faire pendant aux
canaux de Venise, la situation avec le décor prennent aux yeux de Balzac « les proportions d’un poème ».
Et ce poème vient occuper, dans le grand poème balzacien, une place centrale. Il est en l’un de ses foyers,
celui où flambent les feux magiques de l’Or. C’est l’un des démons du mythe de la Comédie humaine, la
puissance maléfique qui inspire les crimes mais aussi le pouvoir séducteur où s’alimente l’élan lyrique.
L’image souveraine et symbolique du métal précieux domine ces quelques pages de Facino Cane comme elle
commande la prose enthousiaste de Gobseck. Si quelque chose donne à l’univers balzacien son caractère
féerique, son aspect de conte des mille et une nuits, c’est bien ce thème constant du trésor caché, des
masses d’or ou de pierreries entassées dans un caveau. Venise est pour ces fantasmagories orientales une
cité prédestinée, cité des intrigues, des mystères, des richesses fabuleuses.
Le trésor vénitien est magique : ses talus de pièces d’or ou d’argent amoncelés sous terre éveillent chez
Facino Cane beaucoup mieux qu’une vulgaire convoitise. Car il existe entre lui-même et l’Or une
correspondance qu’il explique par l’hérédité, sa mère ayant été saisie de la passion de l’or pendant sa
grossesse et lui-même n’ayant jamais pu vivre sans en palper. Il « sent » l’or, dont la vue le met en état de
fièvre, il s’affirme capable de le voir à travers les murailles, il en peuple ses rêves jusqu’au jour de sa mort.
Mais chez Balzac le mythe de la richesse est toujours doublé d’ombre, complété par le mythe de la
misère. Il n’est pas rare qu’en même temps il s’apparente au mythe du génie, ou que du moins l’homme
doué du sens de l’or soit aussi une âme poétique ou musicienne. Le misérable clarinettiste de la Bastille,
après avoir conté son aventure, improvise une barcarolle désespérée, sorte de psaume de la destinée
tragique. Et, mieux encore, le préambule de cette étonnante nouvelle renferme la définition la plus hardie
que Balzac ait donnée de son propre génie.
Si Facino Cane, en effet, compte parmi les œuvres préférées de tous les vrais balzaciens, c’est avant tout
pour son prologue où Balzac a exprimé comme nulle part ailleurs sa stupéfaction devant les dons de vision
qui lui avaient été départis. Remontant au souvenir du temps où, confiné dans une mansarde, il faisait
l’apprentissage de ses facultés, Balzac ajoute en quelque sorte un chapitre supplémentaire aux parties
autobiographiques de Louis Lambert. Comment ne pas reconnaître Balzac-Lambert dans ce narrateur qui
pour travailler a accepté une existence monastique ? Mais Lambert restait enclos dans l’univers désincarné
de ses spéculations. Balzac, au contraire, descend de sa soupente pour aller à la découverte des visages
humains dans la foule du Paris nocturne. Ce qu’il raconte en ce début de Facino Cane, c’est tout
simplement l’événement décisif de sa vie, l’instant de conversion, de métamorphose où en lui naquit le
Romancier.
Cinq ans avant Facino Cane, en 1831, dans la préface de la Peau de chagrin, Balzac avait déjà parlé de
« ce phénomène moral inouï » qu’il appelait le don de « seconde vue » particulier aux poètes et aux
écrivains, à ceux qui « inventent le vrai ». En des termes qui mériteraient une étude attentive, le voici
maintenant qui cherche à analyser de plus près cette faculté à laquelle il donne aussi le nom de
« spécialité ». On imagine la scène : Balzac suivant dans les rues un couple d’ouvriers, écoutant leurs
propos mais surtout regardant leurs gestes, leurs vêtements, pour deviner leur être et leur histoire. Il ne
tarde pas à quitter sa propre conscience, pour « épouser leur vie » dans un véritable échange d’âmes, et
avec l’impression de vivre tout éveillé dans un rêve : « Je marchais, les pieds dans leurs souliers percés. »
Pour Balzac, qui sait précisément de quoi il parle, ce qui se produit alors n’appartient plus au domaine de
l’observation, si aiguë soit-elle. Assez bizarrement, comme cherchant ses mots, il dit qu’en ce temps-là son
observation, déjà devenue intuitive, « pénétrait l’âme sans négliger le corps, ou plutôt saisissait si bien les
détails extérieurs qu’elle allait sur-le-champ au-delà. » Ainsi, le regard du romancier n’a-t-il point à se
détourner des apparences sensibles pour atteindre à la réalité spirituelle ; tout au contraire, il n’ira « au-
delà » que s’il retient d’abord les détails extérieurs ; il ne pénétrera l’âme que s’il prend soin de ne point
ignorer le corps.
Pourtant, tout enchanté qu’il est de ses pouvoirs et exalté par leur progrès, Balzac est pris d’inquiétude. Il
sait bien que rien n’est enivrant comme de se quitter pour « devenir un autre que soi », mais il sait aussi
que ce jeu de prince, joué à volonté, est périlleux. Il ne pose pas à la légère cette question sans réponse :
« A quoi dois-je ce don ? Est-ce une seconde vue ? est-ce une de ces qualités dont l’abus mènerait à la
folie ? » La constante angoisse de Balzac une fois de plus se fait jour ; jamais il n’a cessé de craindre la
démence possible, de la sentir rôder autour de lui. Vivre la vie d’autrui, comme fait le romancier, il a pensé
parfois que c’était un acte interdit, et que le privilège de cette vision insolite pouvait bien ressembler à la
malédiction du délire mental. Mais il est un signe auquel se reconnaissent à coup sûr, chez Balzac, les
instants où revenait cette peur profonde ; aussitôt qu’il y fait allusion, il se reprend brusquement, écartant
la fâcheuse pensée par le même réflexe de défense qui lui fit dire un jour : « La mort est inévitable,
oublions-là ! » Ici, dans Facino Cane, cette volonté de laisser dans l’obscur les problèmes périlleux est
évidente. Il écrit : « Je n’ai jamais recherché les causes de cette puissance (de seconde vue) ; je la possède
et m’en sers, voilà tout. » Voilà tout ! ce haussement d’épaules si balzacien ne trahit-il pas un repli, un refus
d’affronter le problème angoissant, et comme un recours à l’expérience pure, toujours rassurante. « Je m’en
sers, voilà tout », c’est-à-dire : j’y prends ma joie dans l’ignorance protectrice d’un acte vital, ce serait tout
compromettre que de vouloir en savoir davantage.
On ne manquera pas de s’arrêter encore, dans Facino Cane, au portrait du vieillard, qui est l’un des
exemples les plus purs (d’aucuns disent les plus détestables) du style balzacien. D’un certain style, celui de
l’exaltation, de l’excès, du baroque, qui est le style même de la seconde vue. On y surprend en plein travail
l’imagination balzacienne et cet art de physionomiste dont on a trop répété qu’il était un art de l’exactitude
concrète. Ce ne sont point les traits précis du musicien aveugle qui sont fixés par les mots, mais l’animation
de ce visage, l’expression d’une face humaine où tout porte la marque d’un destin comme il y en a tant dans
Paris, « ville de douleur ». Tous les détails de ce portrait sont autant de signes qui traduisent
symboliquement la grandeur et la déchéance, la flamme d’une vie intense et la mort déjà victorieuse.
L’incohérence des images, qui appellerait ici les sévérités d’un censeur de goût académique, n’est que de
surface. Il n’en est aucune qui ne naisse, plus ou moins directement, d’une même cellule première :
« C’était un Italien. » Ce visage, écrit Balzac, était « noblement coupé, lividement italien ». Il ressemble au
masque en plâtre de Dante, non seulement parce que Dante fut toscan, mais aussi parce que la sensation et
la couleur du plâtre s’associeront à l’image parente de la lave, du volcan éteint mais jadis ardent. C’est à ce
Vésuve que font allusion, dès la première ligne, les évocations contrastées du feu dans le regard et du front
semblable à un vieux mur, des torches et des cendres, du chaud et du froid. Et l’Italie est là encore lorsque
les orbites creuses sous l’ombrage des sourcils suggèrent des cavernes d’où pourraient surgir des brigands
armés de torches et de poignards.
Balzac seul parvient à des extravagances aussi sensées.

MELMOTH RÉCONCILIÉ

Le petit conte philosophique de Melmoth réconcilié occupe une place privilégiée dans la Comédie
humaine et ne s’y trouve pas aussi isolé qu’on pourrait le croire d’abord. Mille liens secrets le relient à des
thèmes essentiels de l’œuvre balzacienne, comme mille autres liens le rattachent à la littérature des
premières années romantiques. Car la figure de Satan hantait alors les imaginations.
Dans un monde sorti des références chrétiennes, mais habité par des aspirations religieuses plus ou
moins imprécises, le diable avait pris des apparences diverses, et le grand Rusé adaptait habilement son
personnage aux préférences, aux tendances de chacun. Les poètes de ce temps-là ont tous plus ou moins
rêvé d’un univers réconcilié et projeté d’écrire quelque Fin de Satan ; mais ce mythe commun, si significatif
de l’époque, se conformait, à chaque fois, à une vision particulière des choses. Vers 1830, on a cessé de
trouver divertissant le démon de pacotille, personnage littéraire et théâtral dont le XVIIIe siècle s’était
amusé à se donner le frisson. On vient de reléguer au magasin des défroques usées le diable pas bien
méchant, tout juste capable de mener une intrigue romanesque ou d’abuser les naïfs, que Le Sage puis plus
mystérieusement Cazotte avaient mis en circulation. Depuis ces jeux inoffensifs, Gœthe a inventé un
Méphisto plus redoutable, encore que bien artificiel, lui aussi. Et lord Byron est intervenu, et le roman noir
avec ses châteaux et ses crimes. Tout récemment encore, la traduction des Contes d’Hoffmann a suscité
cent imitateurs dont les démoneries plus ou moins vraisemblables créent un style nouveau et répandent
une plus tremblante angoisse. Lucifer regagne ses antiques prestiges, on ajoute foi à la noirceur de ses
desseins, et on se garderait de trop moquer sa barbiche ou ses cornes. Les beaux déclamateurs du temps,
les ténébreux drapés de sombres capes, les rhéteurs de la révolte se donnent volontiers des airs de petits
Satans. Les uns admirent l’opiniâtre négation de l’ange tombé ; les autres, compatissant aux souffrances de
son long exil, l’inscrivent au compte de leur philanthropie. Ils s’accordent tous pour plaider sa cause,
implorent pour lui le pardon divin qui sera le sceau de l’Age d’or revenu au terme des siècles douloureux de
l’histoire humaine. Une époque étrangement ambiguë, oscillant de la feinte à la sincérité, attentivement
masquée et prétendant avoir le visage découvert, se prend à magnifier les illustres victimes de la fatalité.
En est-il de plus pitoyable que le grand Banni, le grand Infortuné, frappé par l’implacable décret de la
Justice éternelle ? Le romantisme aime ce malheur absolu, confond un peu lord Byron avec Satan, mais se
persuade en même temps que l’heure est proche où le mal sera vaincu, la douleur pour toujours apaisée.
Dans cette littérature en partie frelatée, en partie dictée par une réelle inquiétude, Satan devient une figure
symbolique : ce qui s’y exprime, c’est la noire splendeur du Mal, mais c’est aussi l’espoir de voir bientôt
tant d’ombre réabsorbée dans l’unique Lumière triomphante.
Alfred de Vigny a nourri longtemps le projet d’un Satan pardonné ; c’est Victor Hugo, une fois de plus
réalisateur des plans d’autrui, qui l’écrira beaucoup plus tard. L’ange déchu et sauvé de la Fin de Satan
ressemble singulièrement au poète qui l’inventa durant les nuits hallucinées de son propre exil. Il porte les
marques fatales du génie, solitude douloureuse, orgueil blessé, appel désespéré vers un ciel muet. Le
combat entre Dieu et Satan se poursuit à travers les âges, tant que dure l’histoire des hommes, dont il est
le vrai secret. Mais il revêt les formes habituelles à l’imagination hugolienne ; toute l’épopée prophétique
est construite, en effet, sur le symbolisme de l’ombre et de la lumière. Cette image dominante signifie que
le mal n’est que privation, que son existence est purement négative. Satan ne saurait donc être lui-même la
totale nuit, la source première du mal, puisque, né dans les cieux, il en garde, même après sa chute, une
nature lumineuse. Le mal absolu — l’absolu néant — c’est sa fille nocturne, Lilith, qui vit auprès de lui dans
l’abîme d’une vie sans vie. Il l’a mise au monde dans l’acte criminel et dérisoire d’une contre-création qui
ne peut que demeurer fictive et dont le seul mobile est l’envie jalouse. Il est l’imitateur, le singe de Dieu ;
mais Dieu crée l’être, et lui n’enfante que Lilith, cet avorton, ce défaut dans l’être. Cependant, il faut que
Satan soit pardonné, pour la tranquillité de l’esprit de Hugo. Sa réintégration sera possible, par le jeu
même du symbolisme d’ombre et de clarté qui, pour le poète, équivaut à une réalité incontestable. Face à
sa fille maudite, Satan a une autre fille, Isis ou la Liberté. Elle est née d’une plume détachée de l’aile de
Lucifer à l’instant de son expulsion et animée par un regard de Dieu. Isis, quand les temps seront révolus,
descendra dans le gouffre au fond duquel souffre Satan. Lumière, elle chassera les ombres, et à son
approche Lilith ne mourra même pas : elle se révélera ce qu’elle est, un pur néant. Retrouvant alors, en sa
fille Isis, la Liberté, Satan verra s’accomplir son vœu de toujours : le pardon de Dieu, qu’il n’a pas cessé
d’aimer dans l’abîme où il gisait.
Ce mythe grandiose satisfaisait son auteur et lui apparaissait comme une valable réponse au problème du
Mal, parce que ce problème ne pouvait se poser à lui que dans la cohérence particulière de son monde
d’images. Le mythe balzacien de la « fin de Satan », tel qu’on le trouve dans Melmoth réconcilié, n’est pas
moins accordé à la physique et à la métaphysique de la Comédie humaine. Tout amenait Balzac à s’affronter
un jour ou l’autre à la figure de Satan, et à la concevoir à l’intérieur des catégories particulières où évoluait
sa pensée.
Perméable, plus qu’on ne le croit, aux modes littéraires, Balzac n’a guère laissé sans le repétrir aucun des
thèmes majeurs de son époque. Cet homme si solitaire, si fortement fasciné par des événements qui
n’avaient point d’autre théâtre que son propre cerveau, était étonnamment attentif à toutes les idées qui
étaient « dans l’air ». Ses préoccupations philosophiques, commandées et orientées par la lecture des écrits
occultistes, l’amenaient tout naturellement à poser le problème du Mal, et à le poser dans une perspective
qui n’était ni celle de la doctrine chrétienne, ni celle de la pensée rationaliste. Son imagination était aussi
nativement mythique que le génie de Hugo, bien qu’ils suivissent des voies très différentes. Il ne faut jamais
oublier que Balzac a construit dans son œuvre entière, plutôt qu’une psychologie et une sociologie, une
véritable mythologie de l’homme. Le personnage balzacien n’est jamais clos sur lui-même ; ouvert à autrui il
ne se définit pas par ses seules coordonnées sociales, quelque importance que Balzac leur reconnaisse. Il
s’offre de toutes parts à des appels, à des influences, à des forces surnaturelles, ou bien qui tendent à le
devenir par l’effet d’une singulière rhétorique de l’imagination. Ces forces, lorsqu’elles sont nommées,
portent la majuscule qui en fait des personnes actives et les guerriers d’une lutte livrée autour de chaque
âme, de chaque destin. Elles s’appellent l’Argent, le Pouvoir, la Passion ; elles forment des couples
d’adversaires, Matière et Esprit, Energie et Usure, Enfer et Paradis. Autour de la créature vivante, elles
sont la promesse de la félicité, ou la menace du malheur, fomentant ainsi l’immense conjuration de la
Destinée. Par ces présences, notre brève existence s’ouvre sur les espaces illimités des origines
mystérieuses, des transmissions ancestrales, des prolongements vers les générations futures.
Dans l’univers balzacien, cependant, l’intervention divine ne se manifeste pas comme telle, et Satan ne
s’y révèle que bien rarement sous son nom. La polarité qui domine ce champ de forces et gouverne leurs
combinaisons, n’est pas à proprement parler l’antagonisme du Bien et du Mal : ce qui est aux prises, dans
cette mécanique animiste, ce sont de sélans et des pesanteurs, des mouvements ascensionnels contrecarrés
par des tendances vers le bas. A l’appel de l’esprit répond avec une égale insistance l’attirance vers la
lourde matière. Mais ces sollicitations adverses ne reçoivent pas de qualification morale, et le combat
spirituel semble être mené en pleine épaisseur de la chair. Le Désir est partout, immense courant
dynamique qui porte toutes choses à être ce qu’elles sont, à vivre leur vie, à mourir de leur mort. Sous mille
déguisements, il soulève la pâte terrestre et quête les satisfactions sensibles. Sous d’autres apparences, le
même unique désir creuse en nous l’appétit des jouissances immatérielles. Volonté de puissance et volonté
de connaissance ont pareillement en lui leur source vive. Parce qu’il était un assoiffé d’absolu, donc d’unité,
et parce que les philosophes occultistes l’avaient confirmé dans cette orientation de sa recherche, Balzac en
était venu à penser que toute vie, du corps comme de l’esprit, était issue d’une unique énergie, mais
entretenue par des tensions internes, des antagonismes féconds, des conflits générateurs de mouvement.
Les maximes prêtées à Louis Lambert, et qui donnent la formulation la plus complète de la philosophie
balzacienne, se ramènent presque toutes à une seule affirmation : elles mettent en lumière la continuité, la
connaturalité de l’élan vital et de. l’effort spirituel. De leur côté, les épisodes amoureux de la Comédie
humaine seraient presque tous obscurs, si l’on n’apercevait pas l’hypothèse qui les explique : Balzac
suppose toujours que l’exaltation des sens peut se transfigurer d’elle-même, sans l’intrusion d’aucun
élément étranger, au point de porter l’homme de chair au seuil de la pureté angélique. Rappelons qu’on lit
dans Séraphîta cette phrase révélatrice : « La terre est la pépinière du ciel. » Rappelons que Lambert
annonce l’avènement d’un nouvel Evangile, pour lequel c’est la chair qui se fera Verbe divin. N’oublions pas
non plus madame de Mortsauf, dans le Lys dans la vallée, déclarant qu’il nous faut passer par « un creuset
rouge » (couleur de la passion charnelle et de la souffrance) avant « d’arriver, saints et parfaits, aux
sphères supérieures ».
Il y a donc un angélisme balzacien, qui consiste précisément en l’espoir d’une spiritualisation possible par
l’opération propre de la nature terrestre. Balzac a voulu courir jusqu’au bout, par l’imagination, l’aventure
de cette transfiguration, et c’est ainsi qu’il a inventé l’histoire de Séraphîta, ange né des amours parfaites
de deux créatures de chair. Mais cette audacieuse tentative s’est heurtée à des limites qu’il a bien fallu
reconnaître. L’épilogue de Séraphîta enregistre une inévitable défaite. L’homme ne saurait se transformer
par lui-même en un être de transparence totale. Séraphîta demeurera seule de son espèce, et rien ne
prouve qu’elle annonce une future ascension de tout le genre humain qui, dans les personnages de Wilfrid
et Minna, se trouve renvoyé aux chaînes du temps, de la souffrance et de l’imperfection. Avec une
honnêteté et un courage intellectuel qui ne lui ont jamais fait défaut, Balzac reconnaît son échec et
redécouvre le tragique. Mais ce nouveau sens tragique de la vie prend, dans son œuvre ultérieure, le
caractère d’une angoisse liée à ses idées familières. La pensée qui ne cessera plus de l’obséder, c’est celle
de la Peau de chagrin : la pensée de l’inéluctable usure de l’énergie, de la vie se consumant elle-même. Le
mal, à ses yeux, c’est cette déperdition contre laquelle on ne peut rien. Mais n’y aurait-il pas, de façon assez
paradoxale, une usure possible de ce mal lui-même, une usure de l’usure ? La norme commune veut que
l’homme, soumis à la loi du temps dévorateur, épuise ses forces à mesure qu’il les emploie à tenter de
vaincre le temps. Cette norme est valable pour l’être spirituel avide de vérité et de
connaissance — Balthazar Claës, Frenhofer — aussi bien que pour l’ambitieux en quête de puissance ou
d’argent — Rubempré, Rastignac, Nucingen. Ne le serait-elle pas pour le temps lui-même, pour le pouvoir
démoniaque, sujet à s’amenuiser comme toute énergie y est condamnée ? C’est ici qu’intervient le mythe de
Melmoth réconcilié.
Le récit de Balzac ne doit pas grand-chose au roman de Maturin auquel est emprunté le personnage de
Melmoth. Ce n’est pas une simple transposition de l’aventure dans une ambiance parisienne et
contemporaine. Une autre différence est beaucoup plus importante. Balzac a transformé la donnée
première afin de mieux imaginer l’extinction du mal selon les exigences de sa croyance à l’énergie vitale et
à son fatal épuisement. Tout est situé dans le Paris de la Restauration, et dans le monde des spéculateurs de
la Bourse (une fois de plus, c’est donc l’argent qui est le symbole et la manifestation de l’énergie). Les
bureaux de la banque Nucingen, le théâtre du Gymnase, l’appartement d’une courtisane servent de décor
aux derniers épisodes de la vie de Satan. L’étrangeté des événements paraît d’autant plus inquiétante qu’ils
se passent dans la banalité du quotidien, entre un aristocrate anglais — plus anglais que nature — un
officier de la Grande Armée devenu caissier de banque et saisi par la débauche, une fille insolente,
malfaisante et généreuse, quelques coulissiers plus ou moins suspects. Dans cette société moderne, qui a
renié la morale de l’honneur, tout est soumis au pouvoir maudit de l’Argent, et le démon n’aura aucune
peine à y trouver son instrument pervertisseur. Mais, lui qui achète tout, il finira par être littéralement
« vendu », trahi par ce même pouvoir d’achat qu’il croyait éternel et qui se révèle périssable à l’instar de
toutes choses.
En quête d’âmes à vendre, Satan a jeté son dévolu sur l’Anglais Melmoth. Il lui a conféré des pouvoirs
surnaturels, grâce auxquels ce personnage glacial, rigide, vêtu de noir, au visage impassible et aux regards
« poignardants », devient le détenteur patenté du mal sur la terre. Ses dons exceptionnels ne sont pas
indéterminés. Balzac les choisit selon son optique personnelle : John Melmoth possède la faculté de l’action
infaillible et, plus redoutable, la faculté de connaissance absolue. Sans se l’avouer, peut-être, Balzac laisse
apparaître, dans ce choix entre les bénéfices du pacte satanique, certaines hantises que l’on retrouve
souvent dans son œuvre. Pensons à l’usurier Gobseck : l’or lui confère une véritable possession d’autrui, en
même temps qu’une clairvoyance diabolique qui lui permet de lire dans les âmes et d’en forcer les secrets.
Qui ne verrait que cette perspicacité visionnaire s’apparente à la « seconde vue » que Balzac attribue au
romancier, et dont il craignit toujours qu’elle ne le menât finalement à la folie ? L’alchimiste de la
Recherche de l’absolu, les artistes de Gambara, de Massimilla Doni, du Chef-d’œuvre inconnu, sont tous les
victimes de la même passion de connaître qui les met aux bords de la science universelle, mais qui finit par
se révéler comme une malédiction, destructrice de la vie, ruinant la personne, provoquant la tragédie. Il est
des limites au-delà desquelles il vaut mieux ne pas s’aventurer.
Enfant de la même race des élus, Melmoth ne peut pas ignorer la cruelle ambivalence de son pouvoir, et
Satan a prévu qu’il n’en supporterait pas longtemps l’écrasante prérogative. Aussi lui a-t-il accordé, par
surcroît, la licence de revendre son privilège à quiconque s’en rendrait acquéreur au prix de son salut
éternel. L’homme séduit est donc devenu, à son tour, semblable à son Séducteur. Las de son rôle
démoniaque, il trouvera sans peine un successeur, puisque, lisant dans les âmes, il en surprendra toujours
une qui sera prête à succomber.
Jusque là, en somme, sauf le décor d’époque, tout est traditionnel dans le récit, et Balzac, bien qu’il
insiste de façon significative sur le don de connaissance démoniaque, s’inspire des histoires de pactes avec
le Diable qui figurent, nombreuses et conventionnelles, dans la littérature populaire où les romantiques
allèrent les rechercher. Les particularités proprement balzaciennes du conte ne surviennent qu’ensuite :
dans la description des pouvoirs sataniques et de leur déficience finale ; dans les moyens auxquels recourra
la grâce pour sauver le premier successeur de John Melmoth ; enfin et surtout dans le dénouement, qui
reposera sur la bizarre idée de l’usure du mal par le temps, de sa progressive dévaluation, comparable à
celle d’une monnaie.


Melmoth surprend le caissier Castanier au moment où il commet un faux pour enlever la belle Aquilina, et
le contraint à accepter le pacte. Les pages où Balzac décrit l’expérience intérieure du caissier, soudain doué
de lucidité surhumaine, sont écrites dans ce style exalté et pourtant précis qui trahit toujours, dans la
Comédie humaine, l’ivresse de la découverte et le ravissement de l’intelligence. Lorsque Balzac s’emporte
ainsi, on peut être certain qu’il touche à quelque sujet proche de ses intimes préférences ou de ses craintes
secrètes. L’état de science souveraine où se trouve soudain appelé Castanier, dont la pensée embrasse le
monde « d’une hauteur prodigieuse », est ici comme l’évocation hyperbolique des dangereux privilèges
impartis aux hommes de génie, aux grands artistes — à Balzac lui-même. De Satan, par l’entremise de
Melmoth, Castanier a reçu le moyen de satisfaire tous ses désirs, mais le vrai présent, celui qui compte,
c’est l’omniscience qui le place en quelque sorte au-delà du temps et de l’espace. « Eritis sicut dei... » Peut-
être Balzac n’a-t-il pas imaginé ces instances d’extase maudite sans se souvenir de Faust, dont son ami
Nerval avait donné la traduction quelques années auparavant. Mais il y a dans cet épisode un accent
personnel qui ne saurait tromper et qui se fait plus perceptible encore dans la suite, lorsque Castanier en
vient très vite à goûter l’amertume de la déception. Doué de cette puissance illimitée que Balzac a rêvé de
posséder, et que Louis Lambert pensait pouvoir acquérir méthodiquement, le pauvre bonhomme comprend
bientôt qu’il a fait un marché de dupe. Il a la jouissance et le savoir, mais il a renoncé en échange à l’amour
et à la prière. « Ce fut un horrible état... Il sentit en dedans de lui quelque chose d’immense que la terre ne
satisfaisait plus... » La pire souffrance est d’avoir désormais une intelligence accrue de toutes choses, et un
désir que rien n’apaisera plus. Connaissant tout ce qui peut être connu, il « halète après l’inconnu ». Et,
recourant à l’image de l’ange qui n’intervient chez lui qu’aux moments capitaux, Balzac écrit : « Il passait la
journée à étendre ses ailes, à vouloir traverser les sphères lumineuses dont il avait une intuition nette et
désespérante ».
« Une intuition nette et désespérante » du mystère universel : tel est, une fois savouré, le fruit de l’Arbre
de Science ! Castanier découvre, à l’usage, qu’il s’est isolé des autres humains et qu’il a consommé « un
déplorable adieu à sa condition d’homme », sans cesser pourtant d’être une créature temporelle. Il sombre
dans « cette horrible mélancolie de la suprême puissance à laquelle Satan et Dieu ne remédient que par
une activité dont le secret n’appartient qu’à eux ». Son malheur est d’être tout-puissant sans qu’aucun objet
lui paraisse mériter qu’il lui applique cette toute-puissance, et sans qu’un discernement divin ou
démoniaque lui en désigne l’emploi possible. Son désir s’est accru dans de telles proportions qu’il n’est plus
d’objet à sa mesure. Dans le monde balzacien, il n’est de satisfaction que par l’acte. Castanier ne saurait
acquérir la force créatrice de Dieu, mais pas davantage la haine qui procure à Satan les joies de la
destruction. Ces joies, en effet, n’existent que pour un être qui les sait éternelles, tandis que Castanier « se
sent démon, mais démon à venir », démon encore inaccompli. Créature moyenne — ni ange, ni bête, mais
homme — blasé sur tout ce qu’il pourrait posséder, et il est plus que jamais tourmenté par le besoin
lancinant de quelque chose au-delà de sa possession.
Cette analyse, si vigoureuse et si originale, n’est pleinement valable que par référence aux grands thèmes
de la pensée balzacienne : hantise de la connaissance ambivalente ; mythe de la créativité et de l’action ;
goût passionné de l’infini, aussi torturant que put l’être celui de Baudelaire, et qu’accompagne en sourdine
le souvenir d’un manque définitif, à jamais inhérent à la condition humaine. Mais c’est encore par un
mécanisme propre à Balzac que va s’articuler ici l’espérance du salut. L’insatisfaction du personnage
faustien qu’est Castanier rouvrira dans son enfer la fissure par où s’infiltrera la grâce. Toutes choses
terrestres lui paraissant exiguës et dérisoires, le désir de l’immensité fuyante s’étant installé en lui, il ne
peut plus détacher la pensée de ce qui échappe à sa prise. Parce qu’il a renoncé à l’éternité des
bienheureux, il n’en détournera plus son attention. « Il ne pouvait plus penser qu’au ciel », dit Balzac, un
peu comme si le désir maudit de la puissance avait, en le décevant, creusé en lui une lacune que comblerait
seule la présence de Dieu.
Affolé par ces tourments, Castanier court chez Melmoth, pour y apprendre que son prédécesseur en
damnation a fait la veille une mort édifiante. Il assiste à ses funérailles dans l’église Saint-Sulpice. La
musique intervient alors, comme elle le fait souvent chez Balzac, et surtout la musique liturgique (qu’on
songe à la Duchesse de Langeais, et à l’enterrement de Ferragus). Castanier qui, à l’heure de sa faute, avait
déjà perçu, un instant, l’harmonie des anges dans le ciel, mais qui y avait opposé la surdité de l’opiniâtre,
est bouleversé par les accents du Dies irae. Inculte, naïf, il est d’autant mieux accessible à cette voix qui
l’appelle, et capable de s’ouvrir par elle aux messages de la grâce. L’instinct y est plus enclin que
l’intelligence, et Castanier, illuminé par une véritable visitation, reprenant conscience de sa petitesse de
créature mortelle, accueille la vérité. Balzac commente de façon assez surprenante cette brusque
conversion. Le caissier, dit-il, s’était « trempé dans l’infini du mal » et en avait gardé la soif de l’infini du
bien. « Sa puissance infernale lui avait révélé la puissance divine. » Le commentaire tourne court, mais on
peut lui supposer, dans la méditation inexprimée de Balzac, des prolongements qui vont loin, devançant les
intuitions de Léon Bloy, les expériences paradoxales des héros de Dostoïevski, et la spiritualité qui
commande toute l’œuvre de Bernanos. Ce que Castanier vient d’apercevoir dans un éclair, c’est que,
comme le dit un mot inoubliable de Barbey d’Aurevilly, « l’Enfer, c’est le ciel en creux ».
Ce n’est pas encore la fin de Satan. L’homme qui en avait été le suppôt est délivré, mais il lui faudra
encore se décharger sur autrui du fardeau maudit. Le dénouement de Melmoth réconcilié est précipité,
visiblement bâclé, mais par un coup de théâtre qui n’est pas sans avoir sa justification implicite. Castanier
vend ses pouvoirs à un financier ruiné qui ne les garde qu’un instant et les cède à perte, comme une valeur
en baisse. Successivement, le présent du Malin passe de mains en mains, pour un prix toujours plus bas.
jusqu’à échoir dans la même soirée à un peintre en bâtiment qui n’en connaît plus trop la nature, puis à un
clerc amoureux. Et celui-ci, dernier détenteur, en use la force restante dans une orgie dont il crève sans
avoir pu choisir un nouvel acquéreur.
Ainsi le mal s’est-il dévalué, amenuisé au frottement comme un vieil écu, évanoui par une perte
progressive d’énergie. Littéralement, il est dépensé jusqu’à consommation totale. Il y a une part de comique
dans cet épilogue qui finit par rendre nulle la toute-puissance du Diable, épuisée, avachie, réduite à néant.
Ce qui fut souveraine connaissance déchoit au rang de médiocre instrument de volupté physique.
L’omniscience n’est plus rien qu’un mauvais aphrodisiaque, dont ses derniers usagers méconnaissent la
haute et ténébreuse provenance.
Sans doute cette version inédite de la fin de Satan, mourant par autoconsomption, n’allait-elle pas sans
poser des problèmes. A vouloir la rendre trop cohérente, on aboutirait à des impasses et à des difficultés
logiques. Balzac n’était pas homme à s’embarrasser de si peu ; l’invention du mythe le passionnait, mettait
en mouvement son cerveau fertile, lui donnait la sensation de pénétrer dans l’épaisseur d’un mystère qui
l’angoissait de vieille date. Mais cette énergie aussi, qui soutenait son enthousiasme d’inventeur, était
soumise à l’universelle loi de l’usure. L’élan, le vertige de la première inspiration, si sensibles sous l’ironie
du récit de Melmoth réconcilié, s’épuisent vers la fin. Balzac brusque les choses et s’en tire par une
pirouette ; il termine le conte sur quelques calembours douteux et sur l’intervention saugrenue d’un
grotesque savant allemand, disciple de Jacob Boehme, démonologue émérite, que bafouent des clercs
facétieux. On peut estimer que cet épilogue est de mauvais goût, ou bien, si l’on connaît mieux les anxiétés
qui torturaient Balzac, préférer croire que cet éclat de rire final couvre un cri de peur. Balzac est l’homme
qui a laissé échapper un jour cette parole révélatrice : « La mort est certaine, oublions-la. » Le problème du
mal et le problème des limites de la connaissance n’étaient pas, pour lui, l’objet d’une interrogation moins
angoissante que la conscience de la mort. A trop y fixer son esprit, il craignait de franchir, comme Louis
Lambert, la frontière qui sépare la vision raisonnable de l’hallucination démente. S’il rit alors, ce rire prend
un son bien inquiet, bien inquiétant.


Satan ne reparaît pas en personne dans l’œuvre ultérieure de Balzac. Mais il y délègue ses émissaires,
dont plusieurs portent, plus ou moins distincte, son effigie. Leur maître à tous, bien près d’être créé à
l’image et fidèle ressemblance de l’Ange noir, c’est Vautrin. Au centre de cette réalité sociale dont Balzac
passe pour avoir été l’observateur objectif, et qu’il n’a jamais mieux dépeinte que dans les Illusions perdues
et Splendeurs et misères des courtisanes, ce personnage très réel n’est, si l’on veut, qu’un bandit et un
policier, qui use de moyens obscurs, mais tout humains, pour se donner les jouissances d’une puissance
occulte. Il fait règner la terreur parce qu’il tient les fils de mille intrigues et s’en sert pour exercer le
chantage, soutenir ses menaces, écarter ses ennemis. Il terrifie, et aussi il séduit, tenant les uns par la
crainte, les autres par l’inexplicable envoûtement auquel il les soumet avec facilité. Il n’est pas sans raison
mêlé aux affaires de Gobseck, l’usurier dont l’or est l’instrument de pouvoir, comme il l’est pour Satan lui-
même. Vautrin change de nom, de visage, d’apparence, recommençant à séduire, sous son « incarnation »
nouvelle, ceux qui s’étaient défiés de la précédente. C’est l’Imposteur, qui abuse tout le monde et qui se
donne le nom équivoque de « Trompe-la-mort ». On ne sait pas toujours s’il n’enjôle pas ses préférés pour
les guider vers le bonheur, vers ce qu’il croit être le bonheur et qui est la volupté de la puissance portée à
ses extrêmes limites. Devant toute autre forme de vie, tout autre désir, toute passion différente de la sienne,
il a le rire effrayant de Méphisto assistant aux amours de Faust et de Marguerite.
Ce démiurge, qui par tant de traits est l’un des reflets de Balzac lui-même dans le miroir à facettes de son
œuvre, est si bien une créature appartenant au « côté de chez Satan » que sans cesse il est parlé de lui en
des termes qui conviendraient au Prince de ce Monde. Sa passion pour Lucien de Rubempré est un désir de
possession, en un sens qui dépasse de loin l’homosexualité banale ; c’est l’irrésistible désir d’entrer par
effraction dans une âme vivante, de déterminer son destin, d’en faire un autre soi-même, mais plus jeune et
en quelque manière plus innocent. Comme Thibaudet le faisait observer, précisément à propos de Vautrin,
la Comédie humaine mériterait de s’intituler l’Imitation de Dieu le Père. Le mythe de la paternité y est
central, de la paternité douloureuse de Goriot à la paternité monstrueuse de Vautrin, mais à l’arrière-plan,
on devine toujours la présence de Balzac lui-même, père de ses personnages, exalté par sa fécondité
paternelle de romancier, prêtant à toutes ses créatures, pour principale ressemblance avec leur géniteur,
une fécondité pareille, qui peut être charnelle, imaginaire ou spirituelle.
Mais l’imitation, dans l’œuvre entière, ne serait-elle pas, plutôt que de Dieu le Père, celle de Satan ?
Certes, Balzac ne l’a point voulu ainsi, et s’il donne ses sympathies aux grands révoltés de son univers
romanesque, il ne va pas jusqu’à les accorder à l’Ange de la Révolte. On l’imagine malaisément écrivant,
comme Baudelaire, des Litanies de Satan. On l’imagine, au contraire, fort bien, on le surprend en train de
s’interroger sur son entreprise et d’en entrevoir le caractère défendu. Refaire le monde de Dieu, créer
après lui une humanité rivale de la sienne, faire vivre ces enfants de l’imagination que sont les
personnages, n’est-ce pas imiter le Créateur dans son œuvre, mais l’imiter non point au sens de l’imitation
mystique et dévote — l’imiter dangereusement, comme fait nul autre que Satan ? Si l’épouvante poursuivit
Balzac dans les nuits qu’il passait à « arracher des mots au silence », ne faut-il supposer que c’était cette
épouvante-là, celle qui a mis le feu sous le chaudron de l’apprenti-sorcier et mélangé dans la cornue les
ingrédients dont se composera l’homunculus faustien ? On songe à l’angoisse d’Achim d’Arnim passant ses
journées « dans la solitude de la poésie » et s’attachant à l’histoire du « golem », créature retournée contre
l’homme qui a eu la témérité de lui donner vie.
Il n’y a plus ici de « fin de Satan », plus de Melmoth réconcilié. Il n’y a plus que la défaite de Vautrin-
Balzac. L’épuisement de l’énergie demeure la loi irrévocable, mais c’est le romancier qui consume ses
forces et qui mourra d’avoir jeté dans son œuvre toute sa substance vive. Ruiné pour avoir eu l’ambition de
la connaissance illimitée, terrassé pour avoir conçu l’espoir d’une œuvre si immense que rien ne fût resté
en dehors.

LES ILLUSIONS PERDUES

Le bloc formé par Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes occupe une place privilégiée
dans l’ensemble de la Comédie humaine, dont il constitue une sorte d’abrégé et comme la plaque tournante
d’où partent et où reviennent tous les itinéraires des personnages. On n’exagérerait pas beaucoup en disant
que la lecture de ces deux vastes romans peut suffire à donner une image complète de l’univers balzacien.
On y trouve à peu près tous les milieux qui constituent cette société imaginaire — vie de province et vie
parisienne, artisans, bourgeois, aristocrates, mondains et demi-mondaines, magistrats et gangsters — et la
plupart des thèmes majeurs : la jeunesse ambitieuse exposée à toutes les séductions, les faiblesses qui se
paient cher, la corruption qu’on ne peut limiter une fois qu’on a cédé, la solitude des purs, le dur triomphe
des forts, et l’amour vrai qui tue mais qui seul sauve.
Balzac a entrepris ce double roman en pleine maîtrise de son génie, exercé par une longue série d’œuvres
antérieures dont aucune n’a encore ces dimensions et cette puissance. Il y a travaillé jusqu’à la veille du
fléchissement de ses forces créatrices, alors qu’il ne lui restait plus à achever que deux livres majeurs, la
Cousine Bette et le Cousin Pons, tous ses autres projets devant rester inaccomplis. Mais, dans les années
mêmes où il écrivait Illusions et Splendeurs, il menait à bien, parallèlement, une trentaine d’autres romans,
longs ou brefs, dont quelques-uns sont des chefs-d’œuvre. Illusions et Splendeurs, au reste, qui racontent
deux moments successifs de la destinée de Lucien, de Vautrin et de quelques autres protagonistes, ont été
composés presque simultanément, si bien que les épisodes de la troisième partie d’Illusions, qui se situent
en 1821, étaient encore à faire lorsque parurent les premières parties de Splendeurs, qui reprennent les
événements à la date de 1824. Cette singulière puissance de création, qui permettait à Balzac de suivre en
même temps les destins d’un même personnage à diverses étapes de sa vie, est bien connue, puisqu’elle a
présidé à toute l’invention de la Comédie humaine, et qu’elle était liée par nature à la loi des personnages
reparaissants.
La première partie d‘Illusions perdues — celle qui dans la version définitive s’intitule les Deux
Poètes — fut écrite de juin à décembre 1836 et parut en février 1837. La seconde, Un grand homme de
province à Paris, commencée en décembre 1838, fut publiée en juin 1839. Dans l’intervalle Balzac avait
écrit le début du roman qui ne prit que plus tard le titre de Splendeurs et misères des courtisanes ; il
publiait en effet dès octobre 1838, la Torpille, dont une version plus étendue fut donnée en juin-juillet
1843 ; c’est la partie intitulée maintenant Comment aiment les filles, que suivirent de près Esther ou les
amours d’un vieux banquier et Esther heureuse, c’est-à-dire l’actuelle seconde partie : A combien l’amour
revient aux vieillards. A la même date sortait de presse l’épilogue d’Illusions perdues, qui s’intitula d’abord
David Séchard ou les souffrances d’un inventeur, puis Ève et David, enfin les Souffrances de l’inventeur.
Entre juin 1836 et août 1843, Balzac avait donc écrit et publié d’abord le récit de la vie de Lucien à
Angoulême jusqu’en 1820, puis son second séjour à Paris en 1824, ensuite le premier épisode parisien de
1820 à 1822 et le retour à Angoulême, où le romancier suivait encore, après le nouveau départ de Lucien,
la destinée de David Séchard.
Les deux dernières parties de Splendeurs devaient paraître, la troisième, Où mènent les mauvais chemins
(d’abord intitulée Une instruction criminelle, puis Un drame dans les prisons), en juillet 1846 ; la
quatrième, Dernière incarnation de Vautrin, en avril-mai 1847. Elles racontaient la vie de Lucien à Paris
jusqu’à son suicide en 1830.
Durant cette longue période, de 1836 à 1847, Balzac écrivit, entre autres romans de premier plan : la
Vieille Fille, les Employés, César Birotteau (1837), le Curé de village, la Maison Nucingen, le Cabinet des
Antiques, Béatrix, les Secrets de la princesse de Cadignan (1838-1839), Pierrette, la Fausse Maîtresse, Une
ténébreuse affaire, Ursule Mirouet, la Rabouilleuse (1840-1841), Albert Savarus, Mémoires de deux jeunes
mariées, Un début dans la vie, Honorine (1842-1843), l’Envers de l’histoire contemporaine, Un homme
d’affaires, Modeste Mignon, (1844-1846), le Député d’Arcis, la Cousine Bette, le Cousin Pons (1846-1847).
Dans la plupart de ces romans, on retrouve des personnages qui jouent un rôle dans Illusions perdues ou
Splendeurs et misères des courtisanes.
Mais, en fait, ces deux romans majeurs ont des personnages en commun avec tous les romans de
Balzac — je veux dire avec tous ceux qui se situent au XIXe siècle et constituent, à proprement parler, le
roman unique des mœurs contemporaines. On sait que la méthode des personnages « reparaissants »
s’imposa peu à peu à l’esprit de Balzac et qu’il prit clairement conscience de l’usage qu’il en pourrait faire
au moment où, en 1834, il composait le Père Goriot, ce livre que l’on méconnaît en l’isolant de la Comédie
humaine et en le célébrant, avec Eugénie Grandet, comme une œuvre close en elle-même et comme une
parfaite « étude de caractère ». En réalité, le Père Goriot est, dans l’ensemble de la création balzacienne,
une sorte de cellule-mère, à partir de laquelle se sont développés les innombrables liens organiques qui font
de quelque soixante-dix ouvrages romanesques, les chapitres d’un immense roman aux épisodes
inextricables. Il n’est pas indifférent, pour le sujet qui nous occupe, de noter que c’est, précisément, dans le
Père Goriot qu’apparaît, pour la première fois, la figure puissante de Vautrin le démiurge qui règne
clandestinement sur tout l’univers d’Illusions et de Splendeurs. Ainsi se confirme la place centrale qui
revient à ces deux romans dans la Comédie humaine. Mais voyons les choses d’un peu plus près.
Aux liens créés par le retour, dans Illusions et Splendeurs, de personnages surgis auparavant dans la
Comédie humaine, — et ceci dans un double sens : surgis dans des romans composés avant 1836, ou dans
des romans, antérieurs ou postérieurs à cette date, mais dont les épisodes se situent avant l’année 1819-
1820 où commence le récit d’Illusions, — aux liens que créeront à leur tour des personnages apparus
d’abord ici et réapparus ultérieurement (dans ce même double sens : romans composés après 1846, ou
situés après 1830, année du dénouement de Splendeurs par le suicide de Lucien), il convient d’ajouter les
nombreuses relations de parenté qui existent entre les personnages balzaciens. Pour peu qu’on y prenne
garde, on s’apercevra bientôt que, dans la société imaginée par Balzac avec ses quelque deux mille cinq
cents créatures vivantes, tout le monde, si l’on peut dire, est cousin. Des grandes familles aristocratiques
aux plus humbles artisans, les mariages, les alliances, les filiations légitimes et les bâtardises finissent par
instaurer une parenté universelle à laquelle n’échappent guère que quelques personnages hors-série ; ces
cousinages à l’infini, dont peut-être Balzac ne prit jamais une conscience absolument lucide, et qu’il suscita
par un instinct sans cesse en éveil, correspondent à l’une des significations profondes de son œuvre : pas
plus qu’aucun de ses romans n’existe pleinement sans les harmoniques des autres œuvres, aucun de ses
héros n’est lui-même en dehors de la symphonie dont il est l’un des thèmes ou l’une des notes constitutives.
Balzac ne s’attache pas tant à peindre des individus séparés, ou même des « types » (comme on le dit trop
hâtivement), qu’à inscrire tous les individus de son univers dans le système organique d’une vaste
communauté. Chaque destin, chez lui, reste en deçà de sa vraie signification tant qu’on le considère à part
et ne prend son sens que par les attaches, les servitudes, les hérédités, les liens naturels ou contractés qui
le relient aux autres. Balzac est le romancier d’une humanité collective.
Sur les deux mille cinq cents personnages de la Comédie humaine, il en est quelque seize cents qui ne
figurent que dans un seul roman. Mais, parmi eux, on trouve surtout des comparses à demi anonymes, des
« utilités », et il faudrait en déduire tous les protagonistes des romans qui, se déroulant aux siècles passés,
du XIVe au XVIIIe siècle, n’appartiennent pas à la grande série des Études de mœurs au XIXe siècle. Dans
celles-ci, on peut admettre — le calcul variant selon qu’on y inclut ou non les ouvrages ébauchés ou
interrompus — que ces études contemporaines mettent en scène environ deux mille personnages, dont cinq
cents « réapparaissent ». Mais de ces derniers, plus de deux cents ne figurent que dans deux romans. Il
resterait à peu près trois cents personnages figurant dans plusieurs œuvres (ce calcul étant fait d’après le
texte définitif où Balzac, en revoyant ses premiers livres, a substitué souvent à des personnages non
réapparus plus tard, ceux qu’il avait créés une fois son « système » mis au point). Or, que trouvons-nous
dans Illusions et Splendeurs ? Deux cent soixante-cinq personnages dont cent dix-huit ne figurent dans
aucun autre roman, et cent quarante-sept, au contraire, réapparaissent ailleurs. La proportion de ces
derniers, par rapport à l’ensemble est donc beaucoup plus forte dans Illusions et Splendeurs que dans la
totalité de la Comédie humaine ; plus de la moitié de « reparaissants » au lieu du sixième. On voit donc que
l’arithmétique confirme la position de « plaque tournante » occupée par Illusions et Splendeurs dans
l’œuvre totale.
Autre constatation : en laissant de côté les romans « du passé » (ceux dont les épisodes se situent avant la
fin de l’Empire napoléonien), on observera que seuls cinq courts récits n’ont avec Illusions et Splendeurs
aucun personnage commun : la Grenadière, le Message, Facino Cane, Massimila Doni et Z. Marcas. On y
pourrait joindre la Recherche de l’Absolu, mais cette « étude philosophique » est reliée aux Illusions par
une parenté au moins : celle du droguiste Protez avec son beau-père, le négociant Cardot, protecteur de
Florentine Cabirolle. Viendraient ensuite les romans qui n’ont avec nos Illusions et Splendeurs que très peu
de personnages communs (de un à huit). Il faudra noter qu’il s’agit là, en majeure partie, d’œuvres
composées dans les années 1830 à 1836, donc avant le cycle de Lucien de Rubempré : le Curé de Tours, le
Médecin de campagne, la Duchesse de Langeais, la Fille aux yeux d’or, Eugénie Grandet, etç. Encore
Balzac, faute de personnages « reparaissants », a-t-il établi de multiples parentés et liens généalogiques
entre certains de ses romans (les Chouans, par exemple, ou la Duchesse de Langeais) et les œuvres de
1836-1846. Le nombre des personnages communs avec Illusions et Splendeurs est naturellement plus élevé
dans les romans composés à la même époque que ceux-ci : de neuf à vingt pour la Fausse Maîtresse, la
Vieille Fille, Gobsek, la Muse du département, Ursule Mirouet, etc. ; de vingt à trente-cinq pour (cités dans
l’ordre croissant) : Un début dans la vie, Modeste Mignon, la Maison Nucingen, la Princesse de Cadignan,
les Petits Bourgeois, César Birotteau, Béatrix, les Employés, le Cabinet des antiques, la Rabouilleuse. Mais,
aux deux extrêmes — avant 1836 et après 1846 — on relèvera que le nombre des personnages communs est
particulièrement élevé entre Illusions et Splendeurs d’une part, et, d’autre part : le Père Goriot, (1834-
1835), dix-huit personnages communs, ce qui est naturel puisque là commence le « cycle » de Vautrin) : la
Peau de chagrin (1831, quinze personnages communs) ; le Cousin Pons (1847, dix-neuf) et la Cousine Bette
(1846, trente-quatre).
On pourrait analyser plus minutieusement encore ces indications statistiques, mais laissons-là les
chiffres. Ce qui importe, c’est de bien marquer que le roman de Rubempré et de Vautrin reçoit des apports
de l’œuvre tout entière et, réciproquement, donne à tous les autres romans des personnages qui y
poursuivent l’itinéraire commencé, quand ils n’y sont pas racontés dans leur passé avant les événements de
1820-1830. Il faut donc lire Illusions et Splendeurs en se souvenant que les lignes qui s’y enchevêtrent ont
ailleurs leur origine ou leur aboutissement. Mais il faut aussi savoir que, dans le vaste organisme de la
Comédie humaine, ce double roman le plus ample de tous est en soi-même un microcosme qui, pour refléter
le dessin général de l’œuvre globale, n’en a pas moins sa tonalité propre et sa réalité humaine très
particulière. Car là est le plus beau miracle balzacien, dans cette nécessité d’une unité vivante, faite de
cellules multiples et très individualisées.
De la société humaine, Balzac n’a peut-être donné nulle part une image aussi conforme à sa pensée
secrète que dans Illusions et Splendeurs. Il ne faut pas s’étonner de trouver cette image plus tragique, plus
féroce qu’elle n’est dans d’autres romans : c’est celle à laquelle aboutissait peu à peu une connaissance
d’œuvre en œuvre plus amère. Lucien Chardon et David Séchard, aux premières pages, sont deux poètes,
l’un et l’autre porteurs d’espérances qui furent celles de Balzac à leur âge ; mais à mesure qu’avance le
récit et que se précisaient leurs deux expériences de la vie, ils se heurtent à la volonté hostile d’un monde
d’argent — et c’est David — ou se laissent séduire aux attraits de l’intrigue, du calcul, de la jouissance
facile — et c’est Lucien. Balzac n’a été ni tout à fait ce sublime idéaliste de Séchard, ni complétement ce
vaincu par sa propre faiblesse qu’est Chardon. Mais, comme le premier, il a naïvement cédé à toutes les
illusions de l’inventeur et connu ses déconvenues, comme le second, il a changé son nom pour un
patronyme plus noble, voulu les succès du grand monde, cru pouvoir mener de front les jeux du dandysme
et les tâches de l’écrivain. Comme tous les deux, mais avec ce qu’y ajoutait sa puissance visionnaire, il a dû
faire le dur apprentissage d’une réalité sociale qui ne pardonne rien à l’homme libre et tend ses pièges à
quiconque s’incline devant la loi d’un siècle pervers. Si Illusions et Splendeurs sont le sommet de l’œuvre,
le bilan d’une expérience personnelle, on y voit aussi à juste titre, une sorte d’enfer de l’univers balzacien.
Là où surgit Vautrin qui, à son tour, est un reflet déformé du génie de son créateur — comme lui maître des
destins, comme lui passionné des âmes — s’ouvrent les cercles maudits. Le bagne est proche, les gangs
s’affrontent, les pouvoirs s’en servent ou s’y subordonnent, et les destinées personnelles prennent un
caractère de ronde funèbre. Le bal masqué à l’Opéra, les funérailles de Coralie, le suicide de Lucien, le
tombeau d’Esther, tous ces rendez-vous au Père-Lachaise marquent, à travers l’œuvre, le retour insistant du
thème macabre. Et la danse des vivants n’est pas plus gaie que cette danse des morts. Elle aussi a ses
refrains et ses motifs obsédants : scènes d’humiliation, personnages démasqués et mis en face de leur
vilenie, sarcasmes des habiles faisant chorus autour d’êtres sacrificiels.
Mais est-ce là le dernier mot de ce roman ? A cette symphonie macabre ne manquent pas, cependant, les
élans, les enthousiasmes, les phrases rayonnantes de pureté. Je ne songe pas là à ces personnages
vertueux, à ces gens de bien, si peu convaincants, tellement moins attachants que leurs antagonistes veules
ou démoniaques : les penseurs incorruptibles tels d’Arthez et ses amis, le républicain Chrestien, le savant
docteur Bianchon, ou bien ce modèle de tendresse, de fidélité, d’héroïsme humble qu’est Ève Séchard. Ces
anges sont trop anges. La lumière que Balzac les a chargés de porter ne rayonne guère sur le monde
humain, ils n’ont pas ce pouvoir d’agir sur la réalité ambiante dont dispose à volonté le démon Vautrin. La
vraie lumière jaillit des ténèbres mêmes : du cœur des courtisanes généreuses, vouées au sacrifice, Coralie,
Esther ou même leurs sœurs plus adroites Florine et Florentine ; du cœur aimant de Vautrin, dont l’amour
est monstrueux, mais mêle à la rage destructrice un tel désir, un tel pouvoir d’assurer — avant la
catastrophe fatale — le bonheur des êtres aimés. Et par-dessus tout, il y a cette force du romancier lui-
même, sorte de Vautrin sans maléfice, et il y a son énorme joie de créateur d’un monde, son immense
amour de ses propres créatures, et cette faculté qu’il a de les sauver de leur solitude apparemment
inexpiable, en les soutenant de toutes ses forces, en leur donnant sans compter l’unique félicité possible :
celle d’exister au cœur d’un réseau d’êtres associés à leur destin, d’entrer dans la mystérieuse symphonie
où tous ont à jouer leur partie nécessaire. Comme tous les poètes authentiques, Balzac par l’opération
même de son génie, exorcise ces cohortes de Satan dont il a commencé par déchaîner l’innombrable assaut.
Et, peignant une société où tout est vénalité, intrigue, duperie, il ne cesse pas de participer à
l’enthousiasme de ce monde du XIXe siècle lancé à la conquête de l’avenir. Voyez sa description inoubliable,
et aujourd’hui encore si vraie, de la presse : on ne saurait la montrer plus sordidement asservie à l’argent,
plus bassement utilisée par les combinards et les cyniques. Et pourtant, Balzac ne cache pas sa sympathie
pour cette forme nouvelle de la puissance, mise à la disposition de l’esprit humain. Ce faux ami de l’ordre
établi n’aimait en réalité que le mouvement, la nouveauté, la conquête. Ce laudateur des structures
traditionnelles, accueillait avec lyrisme les bouleversements et les inventions neuves. La Comédie humaine,
plus encore qu’une peinture de la société existante, est un prolongement de son évolution. Ce qu’a décrit
Balzac, ce pessimiste gorgé d’espérance, c’est l’Avenir.

UN DRAME AU BORD DE LA MER

L’histoire de Cambremer, assassin de son fils, est l’une de ces œuvres qui ne prennent leur sens et leur
vraie valeur qu’une fois replacées dans l’ensemble de la Comédie humaine. Faute de percevoir toutes les
correspondances secrètes qui relient Un drame au bord de la mer à plusieurs autres épisodes, on risque de
se tromper sur les intentions de Balzac et de juger malhabile la composition du récit. Le fait n’est pas rare,
et l’on citerait aisément d’autres œuvres courtes où le romancier semble avoir méconnu la nécessité de
maintenir une juste proportion entre l’épisode proprement dit et le « cadre » où il vient s’insérer plus au
moins arbitrairement. Ici, la promenade des deux amants sur le rivage retient longtemps l’attention et ne
laisse à l’histoire dramatique de Cambremer que le tiers de l’ouvrage total. Pourquoi Balzac s’attarde-t-il
ainsi à noter les sensations de deux personnages qui ne sont, après tout, que des témoins, et à analyser
leurs pensées avant même qu’ils ne rencontrent le pêcheur ? Pourquoi, de plus, s’aperçoit-on en cours de
lecture, et assez tard, que l’on est en train de lire une lettre adressée par le narrateur à son oncle ? Et que
nous sert d’apprendre, par une allusion, que cet oncle est un prêtre ? N’est-il pas singulier, encore, que le
prénom du narrateur — qu’on a d’abord confondu avec l’auteur — soit révélé à l’épilogue seulement ?
A lire ainsi la nouvelle sans en avoir la clef (qui se trouve dans un autre roman de Balzac), on garde
l’impression que tout n’est pas dit et que l’auteur passe sous silence quelque chose qui serait indispensable
à l’intelligence du texte.
On serait tenté d’abord de se reporter à Béatrix, puisque c’est le même paysage de marais salants, entre
Le Croisic, le Bourg-de-Batz et Guérande. Mais ni les personnages de la nouvelle ni sa tonalité générale
n’ont aucun rapport avec ceux de Béatrix. Une lettre de « Louis » à son oncle, prêtre, et le prénom de
Pauline suffisent à mettre sur la voie le balzacien le moins averti. Un drame au bord de la mer est un
chapitre détaché de Louis Lambert. J’ignore si Balzac l’a conçu d’abord comme un morceau destiné à entrer
réellement dans la version remaniée de Louis Lambert qui parut en 1835 et où se trouve l’autre grande
lettre à l’oncle, si importante pour l’approfondissement du personnage. La chose est possible, puisque cette
lettre-ci est datée de novembre 1834 ; mais il se peut aussi que, s’identifiant à ce Lambert qui est de ses
créatures la plus proche de lui, il ait tout naturellement écrit en son nom, et dans ses dispositions d’âme,
l’histoire de Cambremer. Dès lors, préoccupé de revivre un moment de la vie de Lambert, il devait être
attentif surtout à l’effet que produiraient sur celui-ci le récit du pêcheur et la vue du sinistre pénitent sur
son rocher. Dans cette perspective, la disproportion entre le cadre et la nouvelle proprement dite se justifie
pleinement.
Il ne s’agit pas, en effet, d’un moment quelconque de la vie de Lambert, mais d’un incident décisif,
survenu dans des circonstances que nous connaissons bien. Ce sont ces circonstances que Balzac omet ici
de rapporter parce qu’il les a dites dans Louis Lambert. Il n’y a ellipse gênante que si l’on isole Un drame
au bord de la mer de son contexte naturel. Le point d’articulation entre les deux œuvres est déterminable
avec précision. La suture se fait par deux petites phrases qui se correspondent. Dans Un drame, après avoir
évoqué son euphorie devant le paysage breton, Lambert ajoute : « Une fois déjà le lac de Bienne, vu de l’île
Saint-Pierre, m’avait ainsi parlé ; le rocher du Croisic sera peut-être la dernière de ces joies ! Mais alors
que deviendra Pauline ? » Cette allusion à un autre voyage, cette inquiétude inexpliquée ne prennent leur
sens que par les paroles de Pauline de Villenoix, dans Lambert, lorsqu’elle raconte les années de folie de
Louis et achève ainsi : « Depuis trois ans, à deux reprises, je l’ai possédé pendant quelques jours : en
Suisse, où je l’ai conduit, et au fond de la Bretagne dans une île où je l’ai mené prendre des bains de mer.
J’ai été deux fois bien heureuse ! »
Le raccord n’est certainement pas intentionnel : l’un des textes parle d’une île, l’autre situe la scène dans
la presqu’île du Croisic ; le premier fait allusion à un bonheur sans nuage, le second à une joie menacée et
bientôt détruite. Mais précisément, ces différences dans le détail marquent que mieux encore qu’entre
l’une et l’autre œuvre le lien n’est pas de surface. La rencontre de Cambremer retentit dramatiquement
dans l’esprit et la destinée de Louis Lambert, parce qu’elle se produit durant l’une des rares périodes de
répit que lui laisse sa maladie mentale. Pauline a réussi à lui faire quitter pour quelque temps leur retraite
de Villenoix et à lui rendre, de façon éphémère, le sentiment du bonheur possible. Plus exactement, et pour
employer le langage de Balzac décrivant la folie de Lambert, le séjour breton lui a permis de réintégrer son
corps, de s’incarner à nouveau dans une existence qu’avait dissociée et anéantie une excessive « vie de
l’âme ». Le véritable « drame au bord de la mer », c’est moins celui du père meurtrier, solitaire sur le
rivage, que celui de Louis Lambert arraché par la vue de ce monstre à sa quiétude provisoire et rendu à son
implacable destin. Encore faut-il tenter de comprendre pourquoi l’apparition sinistre de Cambremer
provoque ce naufrage et rallume la flamme qui « brûle le cerveau » de Lambert. Le long prologue lyrique
de la nouvelle est là pour nous l’apprendre.
Lambert s’y montre conforme à l’image que Balzac en a donnée dans le roman. Sorti pour un temps de sa
claustration taciturne, il a retrouvé, devant l’océan, l’enivrante certitude qui avait soutenu sa précoce et
studieuse jeunesse : certitude de pouvoir concilier la pensée et l’action, la vision de l’intelligence et les
réalisations de la volonté. Seul sur une falaise, il se croit à nouveau maître d’un avenir que son imagination
« meuble d’ouvrages ». Cette harmonie intérieure se reflète aussitôt dans le spectacle de la nature dont les
phénomènes sensibles semblent être devenus des « traductions matérielles » de la pensée.
Les pages lyriques de ce prologue sont de celles qui ne trompent pas le lecteur de Balzac. Il n’atteint à
cette exaltation, il ne se risque à cette ivresse d’un langage tout allusif et parfois confus, que lorsqu’il
transpose en l’un de ses personnages sa propre expérience, la plus secrète de toutes : l’expérience d’une foi
absolue en soi-même, d’une entière confiance accordée à ses pouvoirs créateurs. Dès qu’il accède à cet
enthousiasme, il n’y a plus, autour de lui et en lui, qu’accord parfait de toutes choses. Accord des facultés
entre elles, accord du présent et du futur, accord de l’âme avec la nature ambiante, et ici accord de
l’homme avec la femme unis comme par une sympathie magique. L’authenticité de cette extase romantique
est attestée par un symptôme très digne de remarque : il n’est point besoin d’un spectacle rare pour que
vienne à éclore la félicité d’un pareil instant. Une pauvre anfractuosité de roche y suffit, tapissée de maigre
camomille, car l’âme disposée au dialogue avec les choses entend le langage des plus humbles d’entre elles.
C’est à cet instant béni que se produisent, coup sur coup, les deux rencontres qui vont d’abord confirmer
puis ruiner sans recours l’heureux état où sont montés Louis et Pauline. Un pauvre pêcheur apparaît le
premier, et les deux jeunes gens, pour qui tout est lumineux, l’accueillent comme un messager de bonne
nouvelle. Sa misère est pour eux un appel adressé à la charité qui ne demande qu’à rayonner de leurs
cœurs illuminés par la vision merveilleuse de l’harmonie universelle. Mais déjà la source heureuse
commence à tarir. Lambert s’assombrit, le paysage désert l’angoisse, il est repris par la crainte de la
solitude.
Et voici la seconde rencontre, celle de Cambremer le meurtrier, qui va rompre tous les charmes. Ici
encore, le style de Balzac, qui change brusquement, trahit une expérience profonde : l’expérience de la
peur ressentie devant la douleur d’un être et le mystère de l’âme criminelle. Après les hyperboles du
lyrisme, ce sont soudain les excès de l’horreur qui dictent à Balzac l’une de ces pages où il ne craint plus
aucune exagération. On peut contester le bon goût de ces descriptions de physionomies où triomphent les
délires de l’imagination, mais on ne saurait en méconnaître la valeur d’indices révélateurs. Voyez le visage
de Cambremer : « Son coup d’œil, semblable à la flamme d’un canon, sortit de deux yeux ensanglantés » !
Voyez ses « mains poilues et dures » où Lambert discerne, d’assez loin, « des nerfs qui ressemblent à des
veines de fer » ! Je ne sais quoi fait songer aux procédés de style de Victor Hugo en ses moments les moins
contrôlés : « Pourquoi cet homme dans le granit ? Pourquoi ce granit dans cet homme ? Où était l’homme,
où était le granit ? »
Puis l’effroyable aventure de Cambremer, justicier de son fils et pénitent grandiose, est racontée par le
pêcheur dans son langage populaire que Balzac, pasticheur-né, se plaît à imiter. Quelques lignes suffiront
ensuite à suggérer le brusque écroulement de Lambert, rendu à ses fantômes. Autour des promeneurs, le
pays naguère magnifique et ensoleillé se plombe d’ombres pesantes, la nature paraît souffrante, maladive,
les marais salants ne sont plus que « les écrouelles de la terre ». La nouvelle s’achève sur une brève
allusion à la maladie de Lambert, dont la guérison est compromise. On sait par le roman qu’il devait mourir
quelque deux ans après, et le Curé de Tours nous apprend que Pauline de Villenoix, pieusement fidèle au
souvenir de son mari, sera presque seule à compatir au malheur de l’abbé Birotteau, parce qu’elle aura de
longue date la science de l’infortune humaine.
Ainsi s’éclaire, par le jeu des recoupements qu’offrent plusieurs romans de la Comédie humaine, le sens
caché de cette courte et quelque peu énigmatique nouvelle. Si la tragédie de Cambremer fait sur Louis
Lambert une impression aussi forte, c’est d’abord qu’elle vient le surprendre au moment d’une guérison
précaire et à l’heure où l’harmonie perdue s’est fugitivement réinstaurée en lui. Nul doute n’est permis,
Balzac traduit ici, en l’enveloppant d’ombres protectrices, l’une de ses hantises majeures. La même rupture
soudaine intervient plus d’une fois dans son œuvre. C’est elle, en particulier, qui fait retentir dans
Séraphîta, après les chœurs angéliques et les espérances célestes, les orgues funèbres du désespoir ; et là
aussi, le rêve s’enfuit parce que surgit le spectre de la souffrance humaine. « Pourquoi, pensais-je, pourquoi
vient un mal ? » s’écrie Lambert dans le prologue d’Un drame au bord de la mer.


Mais la souffrance, chez Cambremer, a un aspect très particulier. Cet homme qui vit dans le souvenir du
pire des crimes est une figure « horriblement repentante », et Lambert écrit à son oncle cette phrase lourde
de sens, lourde de charité autant que d’effroi : « Vous qui avez pratiqué le confessionnal, vous n’avez jamais
peut-être vu un si beau remords, mais ce remords était noyé dans les ondes de la prière, la prière continue
d’un muet désespoir. » N’oublions pas que Balzac, s’il a été hanté par le mystère du crime, n’a pas été
moins fasciné par l’opération cachée du remords, qu’il a admirablement analysée sous sa forme sombre
dans Ursule Mirouet et sous sa forme rayonnante dans le Curé de village.
Il y a plus : cet homme a tué son propre fils. Comment ne pas nous souvenir que Balzac n’a cessé de
revenir à ce thème du parricide ou de l’infanticide qui fait toute l’horreur de contes philosophiques comme
El verdugo ou l’Élixir de longue vie ? Il faudrait étudier de près la permanence de ce meurtre du père ou du
fils chez un romancier dont on a dit très justement que tout chez lui convergeait autour du mythe de la
Paternité (voir Goriot, voir Vautrin, etc.), On pourrait être tenté de rechercher à ces constances une
explication psychanalytique, et je ne doute pas que l’on ne parvienne à la rendre plausible. Mais elle ne le
sera que si l’on comprend d’abord que la fascination du mythe paternel traduit en termes charnels, chez
Balzac, un mythe plus général de la Fécondité, mythe qui se rattache à sa conscience de créature, de père
de personnages.
Or c’est ici précisément que la relation établie, dans Un drame au bord de la mer, entre le parricide et
l’angoisse de Lambert est hautement significative. Si Louis Lambert ressemble à Balzac, ce n’est pas
tellement parce que le romancier lui a prêté ses souvenirs du collège de Vendôme et la fièvre intellectuelle
de ses années juvéniles. Entre Balzac et son personnage, il existe une ressemblance plus profonde. L’un et
l’autre ont cru au développement indéfini de leur puissance créatrice ; mais l’un et l’autre ont appris à leurs
dépens que cette puissance était limitée dans la nature terrestre, où la vie de l’âme ne s’exalte qu’au
détriment de l’énergie charnelle. Tout est combat désespéré entre l’esprit et la chair. L’homme possédé par
une idée est voué à la catastrophe, qui peut se présenter sous diverses apparences, ruine physique,
démence, acte criminel, abandon d’espoirs trop ambitieux. Lorsque Lambert doit affronter l’apparition
monitrice de Cambremer, il vient encore une fois de céder à sa grande tentation, qui est de se croire maître
de soi-même et de l’avenir. Cambremer n’a tué son enfant que parce qu’il a fait un absolu d’une idée, celle
de son honneur paternel. Péché d’orgueil qui le mènera au plus absurde des actes : dans l’oubli du vrai
sentiment paternel, il s’imagine agir en père alors que, supprimant son fils, il anéantit sa paternité. Ce
meurtre secoue Lambert d’un choc « aussi aigrement incisif que l’est un coup de hache ». Car il lui met
sous les yeux, dans une traduction grossière, le paradoxe tragique de la fécondité spirituelle, meurtrière
d’elle-même.
Lambert, véritable Oreste de la tragédie balzacienne, est saisi alors par les Erynnies. Balzac, dont c’est
l’histoire à peine retouchée, a réussi jusqu’au bout à se soustraire à la poursuite des furies démentes. C’est
qu’aussi bien il avait écouté le conseil qu’aux dernières lignes de la nouvelle Pauline de Villenoix donne à
son mari : « Louis, écris cela, tu donneras le change à la nature de cette fièvre. »
En « écrivant cela », en faisant de la Comédie humaine tout entière la confession poétique de sa
conscience du malheur, Balzac exorcisait sa peur jamais apaisée.

MADAME FIRMIANI

Je ne crois pas qu’aucun balzacien, même parmi les plus fervents et les plus audacieux de se montrer
originaux, soutienne jamais que Madame Firmiani est l’une des perles de la Comédie humaine. On ne
trouvera rien ici de cette délicatesse, si souvent méconnue, dont Balzac fait preuve, dans certaines de ses
œuvres brèves, comme par exemple les deux Etudes de femmes. On déplorera, au contraire, la présence
d’une sensiblerie qui porte sa date, et d’une morale faussement faite de finesse, du plus beau style Louis-
Philippe. Il arrive à Balzac de céder à la pression, aux prestiges d’une époque dont pourtant il a si bien
dénoncé les idoles. Mais est-ce vraiment à des influences extérieures qu’il succombe ? La bourgeoisie,
l’esprit bourgeois, ne les porte-t-il pas en lui, quitte à s’en délivrer, lorsque éclate la force de son génie, par
le rire ou par la perspicacité qui met tout à nu ? C’est une ressemblance de plus qu’il a avec Diderot, dont
le théâtre n’est pas tellement éloigné de Madame Firmiani.
Voyez l’édifiante histoire ! Admirez cette émulation dans la vertu entre deux amants qui attachent à
l’honnêteté en matière d’argent je ne sais quelle héroïque auréole ! — Je ne puis aimer un homme qui vit
d’une fortune mal acquise, dit la vertueuse dame. — Qu’à cela ne tienne ! répond le non moins vertueux
jeune homme (mais dont la vertu est un peu retardataire), je cours restituer cet argent suspect, et je
reviens à vous, pauvre mais honnête, digne de votre cœur (et de vos biens). — Quel touchant spectacle !
conclut l’oncle très dix-huitième siècle, dont la philosophie galante s’avoue vaincue par la morale de la
passion souveraine. Ajoutez l’émouvante situation d’où Octave tire la famille ruinée par son père, le vieil
homme et ses filles travaillant, la mère malade. Ajoutez encore la superfétation d’honnêteté qui persuade le
repenti de payer les intérêts de la somme abusivement détenue. Il faut avouer que nous voilà au cœur d’une
morale de l’honorabilité dont les mesures et les valeurs sont mesures et valeurs exactement chiffrables. Les
familles et les livres de lecture à l’usage des écoles vont s’alimenter longtemps à ces préceptes, s’exalter
sans péril à cette forme de courage. Et c’est pour préparer son lecteur à ce tableau d’une sainteté terre-à-
terre que Balzac, à la première page du récit, multiplie les précautions, les appels au cœur, à l’âme, à
l’observation des signes célestes ! Tout le langage des préromantiques, tous les adjectifs depuis trop
longtemps déjà à la mode — mystérieux, mélancolique, songeur — lui suffisent à peine pour annoncer qu’ici
va s’ouvrir le monde des plus beaux secrets humains. Vague et nerveuse tristesse, molle souffrance, demi-
maladie, il faudrait relire les auteurs chers à M. André Monglond pour se rappeler d’où viennent ces teintes
estompées.
Le portrait de Mme Firmiani est dans les mêmes nuances, avec une note de gaieté pourtant, et une
fermeté de décision, qui appartiennent à une époque plus avancée. Mais elle n’est pas de la grande classe
des héroïnes balzaciennes, grandes dames, courtisanes ou jeunes bourgeoises soudain maîtresses d’elles-
mêmes, qui ont parfois ces mêmes charmes mineurs mais qui s’en servent consciemment pour jouer le
grand jeu.
Cette fois-ci, il n’est guère possible d’en douter, c’est Balzac qui s’est pris au petit jeu de la mélancolie et
des vertus moyennes, accident qui n’est point du tout unique dans son œuvre. N’exagérons rien, toutefois :
ses repos sont encore repos d’un grand fauve, prêt à d’étonnants réveils en sursaut, et lorsque ainsi il se
donne les vacances d’un agréable récit, il le tourne de main de maître.
Madame Firmiani, qui est un temps faible dans l’œuvre balzacienne, serait une page brillante parmi les
écrits de tel ou tel contemporain, spécialiste du genre. On y surprend par instants quelque chose qui n’est
pas sans rappeler le théâtre de Musset, et c’est vrai que la meilleure part est ici dans le dialogue. La scène
de l’oncle avec Mme Firmiani, son irruption chez son neveu ont le rythme et l’allure de la scène, avec ce
don qu’avait Balzac d’imiter le langage particulier de chaque personnage.
Certains romans de Balzac, certaines nouvelles aussi, où il a engagé toute la ferveur de sa perpétuelle
interrogation sans réponse, atteignent à une si parfaite réussite que chaque trait porte aujourd’hui comme
si l’œuvre venait d’être écrite. Le créateur du roman moderne invente alors toutes les ressources dont cet
instrument d’expression sera jamais capable et devance d’un coup ses plus lointains successeurs. Mais il lui
advient aussi de trahir la gaucherie des premiers inventeurs, la naïve maladresse des gens sans maître.
Madame Firmiani appartient à cette classe d’ouvrages balzaciens qui ont la candeur des primitifs d’un
genre ou d’un style. Il n’est, pour s’en rendre compte, que de lire ce petit roman en s’imaginant, si l’on y
parvient, qu’il est publié sous une signature inconnue par une revue littéraire de 1950. Rien ne résiste,
dans Madame Firmiani, à cette expérience d’ailleurs absurde. Ni la façon de mener l’intrigue, ni
l’acheminement vers un coup de théâtre prévu, ni le ton, ni le langage ne sont défendables. Sauf, peut-être,
le long prologue.
Je n’entends pas cette première page de précautions oratoires où Balzac, comme il le fait parfois,
commence par annoncer très sérieusement ses intentions — vraies ou fausses, du reste (voir, par exemple,
l’exorde de Un début dans la vie présenté comme « un travail archéologique » destiné à conserver pour la
postérité « le matériel social » d’une époque antérieure au chemin de fer). J’entends cette comédie des
erreurs où Balzac s’amuse à présenter son héroïne par la voix de la renommée aux cent bouches. Fidèle à
son système qui répartit la société en un certain nombre d’« espèces », l’admirateur de Cuvier donne la
parole, tour à tour, aux représentants de ses diverses catégories : le Positif, le Flâneur, le Personnel, le
Lycéen, le Fat, la Tracassière, l’Attaché d’ambassade, la Dame distinguée, le Niais, l’Original, l’Observateur,
le Contradicteur, l’Envieux, le Planteur de province, et les individus de tous genres... L’énumération dit
assez que Balzac n’était pas dépourvu d’ironie envers son propre penchant aux classifications sociales.
Mais on aurait tort de ne voir dans ce défilé de Témoins, chacun parlant de Mme Firmiani selon son
optique, qu’un banal artifice de romancier aiguisant la curiosité du public. La partie qui s’engage dans
l’esprit de Balzac est plus sérieuse et c’est elle qui, dans cette nouvelle surannée, introduit un élément plus
détaché de l’esprit du temps.
Remarquons d’abord qu’en guise d’introduction à cette confrontation, Balzac glisse une phrase sur les
« idiomes » de notre langue commune, aussi nombreux aujourd’hui, dit-il, que les variétés d’hommes
existant dans la société. Toujours la même attention à la multiplicité non tant des opinions que des
langages. Et Balzac ne dit pas en vain que cette multiplicité est un phénomène d’« aujourd’hui ». Il a été
l’un des premiers à apercevoir — à prophétiser — qu’une société perdant sa cohésion n’avait d’autre nom
que Babel. Il donne cette dispersion, dont il note les premiers symptômes, pour un spectacle « vraiment
curieux et agréable ». Entendons bien, c’est là plaisir de romancier, intéressé à la différenciation des êtres
concrets, et l’Avant-Propos de 1842 à la Comédie humaine loue dans le même sens la société française de
présenter une richesse particulièrement grande de types humains — c’est-à-dire d’être une plus parfaite
matière à romans.
Pourtant, cette euphorie n’est pas le dernier mot de Balzac ; une fois écrites les pages où l’image de Mme
Firmiani se reflète dans un miroir à mille facettes, il est saisi d’une angoisse qui fait songer au Pirandello de
Chacun sa vérité ou au Proust des multiples et inconciliables Albertines. Il n’y a donc pas de vérité qui ne
soit pétrie de mensonge, pas d’identité personnelle qui ne risque de se morceler en insaisissables reflets.
« Effrayante pensée ! Nous sommes tous comme des planches lithographiques dont une infinité de copies
se tire par la médisance... » C’est ici que le fauve s’éveille en sursaut, dans l’instant où nous l’avions cru
assoupi. Le Balzac négatif — non pas négateur — celui qui ne nie pas par orgueil de l’esprit, mais qui goûte
une secrète joie à entrevoir que tout se disperse dans l’inévitable multiplicité, suit une fois de plus la pente
sombre de son génie. Epris d’unité, mais recommençant à tout propos l’expérience de l’universelle
fragmentation, c’est l’homme d’une certaine épouvante jamais apaisée. C’est aussi l’homme qui, tenant plus
que tout à la cohésion de la personne humaine — de la sienne d’abord — était étrangement sensible à ce
qui la menace. L’image de la lithographie, galvaudée dans ses reproductions, ne rappelle pas vainement
l’hostilité de Balzac envers la photographie, qu’il soupçonnait de tirer de chacun de nous un peu de
substance vive, désormais extérieure, divaguant au dehors — perdue !
Inimitable Balzac ! jusque dans ses œuvrettes les plus décevantes il montre le bout de l’oreille et
lorsqu’on croit déjà l’avoir pris en faute, un détail, une allusion à quelque détour de phrase, réconcilie le
lecteur un peu découragé, toutes choses reprenant soudain leurs proportions balzaciennes — géantes.

GOBSECK

Voici l’une des pièces maîtresses de la Comédie humaine, non seulement l’un des chefs-d’œuvre
incontestables de Balzac romancier, mais un centre, un foyer, un de ces rubis sur lesquels, dans une
horlogerie complexe, tournent les rouages les plus délicats. Qui n’a pas lu Gobseck, il lui manquera toujours
l’une des références essentielles dont on a besoin pour situer tous les personnages de l’immense roman
balzacien : pour saisir les véritables liens qui mettent en correspondance la vie profonde de l’auteur et la
vie de son univers imaginé.
Gobseck est d’abord un microcosme à peu près complet où se reflètent en abrégé toutes les données qui
composent le macrocosme total de la création balzacienne. Presque rien n’y manque. Les Grandlieu
figurent l’aristocratique faubourg, et les Restaud, de plus petite noblesse, touchent à la bourgeoisie par leur
alliance avec les Goriot. Si les uns sont restés dans l’ordre de leur morale de classe, soucieux de ménager à
leur fille une dot convenable et l’envoyant à sa chambre quand la conversation n’est plus faite pour ses
oreilles virginales, les autres sont livrés aux chaos des passions déchaînées. La comtesse de Restaud, qui ne
s’est point amendée depuis le temps où elle insultait à la douloureuse paternité de Goriot, prépare à son
mari une épouvantable agonie et à son fils une vie atroce. Derville, l’homme de loi intègre, c’est la vertu
bourgeoise, non point médiocre et prudente, mais généreuse, délicate, humaine. On entrevoit Fanny
Malvaut, modeste et pure dans la pauvreté, qui grâce à Gobseck deviendra Mme Derville ; c’est le côté des
anges. Survient aussi Maxime de Trailles, le cynique, le méchant garçon — côté des démons. Mais tous ces
personnages, et le drame où chacun d’eux est engagé, sont contraints à se déclarer pour ce qu’ils sont par
le grand ferment catalyseur : par l’Argent. L’argent fait et défait les familles, les amours, les bonheurs, les
infortunes. Les passions les plus étrangères à l’avidité matérielle sont encore aiguisées, poussées à
l’extrême, ou tournées à la dégradation par l’omniprésent métal qui élève toutes choses à la puissance
supérieure avant de les précipiter au gouffre des irrémédiables corruptions.
Mais si l’argent est bien cette divinité cachée qui, à travers toute la Comédie humaine, sculpte les
caractères et les visages, épanouit les floraisons enviables du luxe, use les cœurs dans la palpitation du
désir ou la terreur des grandes paniques, nous pénétrons ici dans les derniers recès du sanctuaire, où le
Pontife suprême de l’Argent célèbre les mystères de son dieu. Encadré, selon un procédé cher à Balzac, par
la conversation chez Mme de Grandlieu, inscrit dans l’histoire des Restaud, le portrait de Gobseck occupe
presque tout le roman. Il est tracé conformément aux méthodes habituelles — la physionomie, le vêtement,
l’habitat, le discours, des fragments de biographie avec de vastes périodes laissées exprès dans
l’ombre — mais je ne sais pas si Balzac a réussi ailleurs un portrait qui, tenant autant d’espace, soit aussi
peu statique, aussi constamment animé. L’auteur le reprend, accuse un trait déjà marqué, joue de la
répétition comme d’un moyen de style, insiste, ajoute, surprend. On le devine lui-même pris par la joie de
peindre, et cette impression de participer à l’œuvre en train de se faire est pour beaucoup dans l’attention
avec laquelle le lecteur lit ces pages. Il en est peu, dans toute l’œuvre de Balzac, qui soient aussi
visiblement inventées de ligne en ligne, avec ce plaisir de la découverte sans cesse imprévue.
Balzac tenait là un grand sujet, et savait bien de quelle importance était le personnage ainsi campé.
Gobseck l’attirait de bien des façons. Car Gobseck, c’est d’abord un aventurier, et un aventurier qui a
réussi, atteignant à cette forme de la puissance que Balzac a toujours préférée secrètement : la puissance
occulte. Il règne du fond de son misérable logis ; dans l’ombre, dédaignant les attributs visibles de sa
monarchie qui se veut solitaire et cachée. Par là déjà, comme Ferragus, comme Vautrin, l’usurier est un
personnage, et l’on sait assez que dans l’univers balzacien, le vrai partage n’est pas entre les bons et les
méchants, mais entre les hommes à destin, admis à l’existence romanesque, et les hommes du quotidien,
qui en sont exclus. Une limite implacable sépare les deux races, si bien que quiconque demeure au-dessous
de cette ligne de démarcation n’a droit à l’aumône d’un regard. Tel est le vrai aristocratisme de Balzac, son
préjugé nobiliaire. Les lettres de noblesse qu’il distribue ne sont point conférées à la naissance, mais au
génie, étant entendu qu’à l’intérieur de la caste géniale il y a encore une hiérarchie complexe, toute une
superposition d’étages. Au sommet, les génies de la pensée, de la connaissance, de l’expression, les poètes
et les mages de cette romantique société humaine. Plus bas, les conquérants de la force, les hommes d’Etat,
les beaux ambitieux, dont les talents s’attachent au maniement des hommes et de l’argent. Mais les
triomphateurs, qui à tout instant peuvent être précipités des sommets aux abîmes — de la vision à la
démence, de la gloire à l’ignominie, de la richesse à la misère — ne sont pas les seuls privilégiés. Il y a
encore d’autres héros, dignes d’entrer au temple de la Comédie humaine, où ne pénètre pas qui veut. Ce
sont tous les volontaires, les insurgés, ceux qui n’ont pas accepté qu’une place leur fût une fois pour toutes
assignée dans l’ordre établi et qui, artisans de leur propre destin, ont traversé les cadres et brisé les
obstacles. Mieux encore, la réussite, l’ascension ne sont qu’une des preuves que puisse fournir une créature
de sa dignité de personnage. A l’opposé, on trouve les grandes victimes, les vaincus, les déchus, tous ceux
qui, par quelque échec ou quelque tragédie, ont traversé en sens inverse l’échelle sociale. Eux aussi ont
acquis un droit à l’attention, non pas parce que le romancier, tels les grands Russes, sympathiserait à leur
souffrance, mais parce que, tout simplement, ils ne sont pas immobiles. Descendante ou ascendante, la
courbe de leur destin passe les bornes prévues. Leur vie est une vie qui bouge. Ils seront admis dans la
réalité balzacienne, où tout est mouvement.
Gobseck appartient doublement, triplement, à cette catégorie des élus. Vainqueur parti de rien, il peut
revendiquer les titres de la réussite. Né obscurément d’un Hollandais et d’une Juive, ayant couru le monde
entier et connu diverses aventures sur les routes terrestres et maritimes, il ne s’est installé dans une
apparente quiétude qu’après avoir nourri sa mémoire d’une foison d’images colorées. Et la paix, celle de
l’araignée aux aguets, à chaque seconde prête à bondir, tout occupée d’une incessante guerre. L’homme en
embuscade ne risque point de devenir un pantouflard. Autour de Gobseck, tout respire l’irrégularité,
l’anarchie, le défi aux stabilités. Sa petite-nièce, assassinée, porte le même nom que lui, bien qu’apparentée
par les femmes : c’est que, dit-il, dans sa famille, depuis des générations, les femmes ne se marient jamais.
Plus tard, Balzac lui donnera pour arrière-petite-nièce la pathétique Esther Van Gobseck, qui mourra pour
sauver Lucien de Rubempré, figure tragique entre toutes les courtisanes qui, dans la Comédie humaine,
portent le plus grand poids de fatalité.
Ce n’est pas encore assez. Gobseck, qui s’est hissé lui-même aux positions dominantes, est en même
temps un personnage douloureux. L’activité qui a été l’instrument de son ascension est de celles qui mettent
sur un visage les marques fatales de la dégradation et dans un cœur le sentiment du vide impossible à
combler. Vue sous son autre aspect, son existence est une chute à l’infortune, une descente aux enfers de la
société ; car l’usurier est sous le coup d’une double malédiction : celle que lui jette le monde qui le méprise,
celle qu’à lui-même il s’inflige en se faisant « homme-billet ». Le mot est terrible, cet homme n’est plus un
homme. Il est un monstre, mais en termes de romancier, c’est là son salut. Un monstre est un personnage.
Gobseck est Juif. Remarquons que Balzac, sauf à propos de ses origines maternelles, n’y insiste pas plus
qu’il ne le fera pour ses autres personnages israélites. Leur nom, leur métier, leur accent germanique
(Nucingen) les désignent sans doute comme enfants d’Israël, et l’on pourrait, en les confrontant tous,
relever bien des traits communs qui sont ceux-là mêmes que traditionnellement, en Occident, on applique
aux descendants du peuple élu. Mais pourquoi cette discrétion de Balzac, qui ne nous a pas accoutumés à
tant de prudente réserve ? Quand un de ses héros est Polonais ou Italien, il se l’entend répéter à tout
propos, et chacun des traits marquants de son caractère est référé à sa psychologie nationale. A propos des
Juifs, Balzac s’abstient-il de ce procédé par mépris, par ignorance, par délicatesse ? Il est assez difficile de
se prononcer. Je croirais volontiers à un défaut d’attention, mais aussi, pour une part, à des mobiles plus
mystérieux, dont il ne dut pas avoir une très claire conscience. Le Juif, avant Balzac, n’occupe pas une
grande place dans la littérature, et cela s’explique par les conditions historiques où vécut le peuple des
ghettos. Maintenu à l’écart, menant une existence peu connue, rencontré pour des échanges tout matériels,
il échappait à l’observation, en un temps où, isolé par le mépris où on le tenait, il était plus étranger qu’un
étranger. Et les siècles classiques n’étaient guère portés à insister sur les différences entre les espèces
d’hommes. Lorsque Balzac ouvre les yeux sur la société française, tout cela a bien changé. La Révolution a
libéré Israël de son long exil à l’intérieur des nations, mais la race d’Abraham n’a pas encore eu le temps
d’affirmer ses caractères distinctifs comme elle le fera au cours du XIXe siècle — caractères d’autant plus
manifestes que désormais ils ne s’expliquent plus par une existence anormale. L’antisémitisme, qui déjà est
général en Allemagne et exprimé dans une foule d’écrits, n’existe guère dans la France de la Restauration.
Il se développera plus tard. Pour Balzac, Gobseck n’est pas d’abord, et en tous ses gestes, « un Juif », mais
un usurier ; moins le représentant d’une race que d’une activité et d’une passion.
Cette passion, on se tromperait à la définir trop simplement. Gobseck n’est pas à proprement parler un
avare, et s’il aime l’or, cet amour n’a rien de comparable à l’activité d’un Harpagon ou d’un père Grandet. Il
n’a pas pour fin la possession, et la jouissance des biens matériels ne suffirait pas à le contenter. Tandis que
l’avare cherche la sécurité et se livre à la lourde matière comme à un maître auquel l’asservissent ses
appétits, Gobseck nourrit un tout autre rêve. On s’en aperçoit lorsqu’il restitue au jeune comte de Restaud
une fortune que rien ne l’empêcherait de garder. Bien qu’il diffère cette restitution jusqu’au jour de sa
mort, c’est un acte que jamais n’accomplirait un simple avare, car l’avarice ne connaît pas la mort. Si donc
il use de sa puissance pour autre chose que son plaisir de possesseur d’or, nous le voyons s’en servir en
redresseur de torts accouru au secours d’une victime innocente. Son vice, finalement, se fait le complice de
l’honnêteté de Derville. Il faut qu’il y ait un mystère.
Ne serait-ce pas, précisément, le mystère juif, tel qu’il se traduit, méconnaissable d’abord, dans l’échelle
des valeurs propre à Balzac ? Et ce mystère ne serait-il pas lié à celles de ces valeurs dont Balzac ne parle
qu’avec prudence, justement parce qu’elles tiennent à quelque chose qui à ses yeux avait un caractère
sacré ? Les remaniements subis par le roman, de sa première version de 1830, intitulée les Dangers de
l’inconduite, au texte que nous lisons aujourd’hui, sont significatifs. Le seul changement du titre indique
déjà que, naguère personnage secondaire, quoique tout-puissant, Gobseck a passé au premier plan. Et
Balzac a soigneusement effacé le jugement final porté par l’honnête Derville sur l’usurier « qui s’était
amusé à faire de la vertu comme il faisait jadis de l’usure » et qui, méprisant les hommes, se plaisait à leur
verser le bien et le mal tour à tour. Derville ajoutait : « C’est un dieu, c’est un démon ; mais plus souvent
démon que Dieu. Autrefois, je voyais en lui le pouvoir de l’or personnifié. Maintenant il est pour moi comme
une image fantastique du Destin. »
En cours de refonte et sous l’influence de sa propre œuvre en croissance (qui fut son champ d’expérience
continuelle), Balzac lui-même a dû découvrir peu à peu la signification de son héros. Il savait d’emblée qu’il
s’y était attaché moins pour l’évidence de son caractère vorace que parce que Gobseck représentait, sous
des traits humains, une figure de la puissance ou divine ou diabolique. Mais alors, pourquoi retirer cet
aveu ? Il n’y a qu’une réponse, celle qui explique tous les silences de Balzac : il a eu le sentiment d’en avoir
trop dit, parce que ce Gobseck démiurge portait en lui le secret même de son créateur. Il en portait même,
dangereusement, la ressemblance.
Il convient de lire avec la plus vigilante attention le grand monologue où Gobseck décrit les plaisirs de
l’usurier. C’est, comme presque tout le roman, un modèle de style vigoureux, net et par moments
vertigineux auquel Balzac n’atteint que lorsqu’il est entièrement « pris » par sa fiction et qu’il y transcrit
l’une de ses expériences tout à fait intimes. Si je vois juste, on peut comprendre par là le demi-silence du
romancier sur la passion et la vocation particulière de Gobseck. Le Juif, c’est, provisoirement au moins, une
image en laquelle Balzac se reconnaît lui-même.
Ecoutons Gobseck. Il se déclare poète, de ceux qui n’ont pas besoin de faire imprimer des vers. Ayant vu
tous les pays et observé toutes les sortes de gens, il a conçu un scepticisme universel d’où il tire son unique
jouissance. Toute activité, sous son regard sans illusions, est vaine, sauf l’activité de pure connaissance qui
lui livre jour après jour les mobiles cachés des hommes. Du poète, il a la faculté de contemplation, qui
transforme l’univers entier en un spectacle sans cesse offert pour le divertir. Qui ne songerait, en lisant
cette évocation, à l’enthousiasme de Balzac devant son œuvre, et à ce titre même de Comédie humaine, que
Gobseck prendrait très bien à son compte ? Et — c’est ici que l’on touche au vrai mystère qui ne pouvait
être trahi plus explicitement — ce premier pouvoir de perspicacité du poète « Gobseck est assimilé au don
divin de celui qui sonde les reins et les entrailles : « Mon regard est comme celui de Dieu, je vois dans les
cœurs. » Voilà qui en dit beaucoup plus long que tout à l’heure l’assimilation au Destin. La faculté de
connaître autrui, acquise par Gobseck à force d’entendre les confidences des suppliants qui ne lui cachent
plus rien, c’est quelque chose comme une grâce sacerdotale, et c’est cette exceptionnelle clairvoyance que
tout romancier s’attribue, s’il a vraiment l’expérience profonde de l’invention romanesque.
A ce premier don de voir s’ajoute, chez Gobseck, un autre don, qui lui est étroitement associé : le don
d’exercer son pouvoir, grâce à l’or qu’il peut accorder ou refuser. Ce don-là est aussi apanage de poète ou
de romancier. A la vision vient s’adjoindre la faculté de « faire », de créer. L’imagination passe alors du rêve
passif, ou même de l’appréhension passive du réel, à l’action efficace sur la réalité. Si Gobseck s’enivre de
régir des destinées, précipitant à l’abîme qui il veut, sauvant qui l’a séduit ou attendri, il peut là encore
prétendre que quelque chose des privilèges de Dieu lui est concédé. Plus et mieux que le Destin, il est
devenu la Providence, souveraine en ses décrets, mais lucide alors que le Fatum reste aveugle. L’analogie
entre ces fonctions providentielles et celles du romancier décrétant le sort de ses personnages, achève la
ressemblance de Gobseck avec son créateur. La Comédie humaine, spectacle délectable, redevient, à sa
suprême puissance, divine comédie — comédie dont un Dieu règle les épisodes à son plaisir.
Ainsi Gobseck, de toutes les images de Balzac, est l’une des plus ressemblantes, parce qu’elle est faite à
la ressemblance de Balzac romancier, à l’imitation de son génie plus que de ses particularités d’homme.
Pourtant, Gobseck se sert, semble-t-il, de moyens grossièrement matériels, comme s’il était à Balzac ce
qu’un vulgaire magicien est à un mage. Il faut prendre garde, toutefois, à ce qu’est l’Or dans le cosmos
balzacien. Ce n’est pas un simple synonyme de l’Argent, en tant que celui-ci est un moteur social, source et
soutien de toutes les énergies. Le métal précieux garde quelque lien, par association subconsciente, avec
ses vieux prestiges mythiques. Balzac s’est assez passionné d’alchimie pour ne pas oublier que l’or, au
terme d’opérations audacieuses, prométhéennes, peut-être maudites, n’est pas seulement le garant de la
richesse et de la jouissance charnelle. On ne chercherait pas avec cet acharnement la voie par où le
fabriquer s’il ne portait en lui des vertus plus rares. L’alchimie — qu’on se souvienne de Balthazar
Claës — est en quête de l’absolu, sa fin est spirituelle, son triomphe serait d’atteindre à la plénitude de la
connaissance. Du coup, voici Gobseck élevé, dans cette hiérarchie balzacienne dont nous parlions, jusqu’au
rang suprême — celui des penseurs, des hommes de l’esprit. Du coup, le mystère du Juif, étroitement lié au
même symbole de l’Or, prend une étrange profondeur et rejoint le mystère qui hanta le plus Balzac : le
mystère de la connaissance.
Gobseck, disions-nous, n’est pas un quelconque avare, à qui suffirait la volupté de posséder une inerte
matière. Son avidité est d’un autre ordre, supérieur, elle est l’appétit de l’intelligence, jamais lasse de saisir,
de voir et d’ordonner. Comme l’œuvre même de Balzac, la ténébreuse entreprise de l’usurier, maître des
destinées, est en quelque manière entreprise prométhéenne, faustienne, « imitation de Dieu le Père ».
Seulement — l’inquiétude balzacienne en est alertée depuis bien longtemps — cette tentative la plus haute
porte risque d’être maudite. Le premier qui voulut imiter les pouvoirs divins, c’est le Prince de ce monde,
celui qui s’appelle aussi le Singe de Dieu. La condamnation pourrait tomber comme la foudre, et la figure
de Gobseck est marquée d’une souffrance qui n’est pas loin d’être une épouvante, la peur des agonies sans
rémission.
Dès lors, s’il a entrevu que la passion du Juif n’est pas la basse cupidité mais la volonté téméraire de la
totale connaissance, il n’est pas surprenant que Balzac ait hésité à trop insister sur cet angoissant exemple.
Mieux valait le laisser dans l’ambiguïté d’une seule créature, que d’affronter les questions qui se poseraient
si Gobseck, au lieu d’être un personnage particulier, représentait le peuple élu, le peuple jamais rassasié
spirituellement, en cela si semblable à ce qu’était, par sa dévorante vocation, Balzac lui-même.

LE CURÉ DE VILLAGE

J’ai longtemps tenu le Curé de village pour le chef-d’œuvre de Balzac, ou tout au moins pour le meilleur
de ses romans non « balzaciens ». Il me semblait, après des lectures répétées, que jamais l’auteur de la
Comédie humaine n’avait si parfaitement réussi à faire éclater les cadres prescrits par lui-même à son
invention, pour s’aventurer sur les terres inconnues d’une étonnante psychologie des profondeurs. Si,
reprenant une fois de plus l’histoire de Véronique Graslin, j’hésite maintenant à lui accorder la même
prééminence absolue, ce n’est pas que j’aie fini par m’en désenchanter ou par céder au poids de
l’accoutumance. C’est plutôt, je crois, que d’autres parties de l’œuvre, relues récemment, équilibrent celle-
ci et font balancer mes préférences. C’est aussi que de plus en plus je considère que le chef-d’œuvre de
Balzac s’appelle tout simplement la Comédie humaine, dont l’ensemble l’emporte sur les meilleurs épisodes
pris à part. Comme n’importe lequel des autres romans, le Curé de village n’atteint à toute sa valeur, à sa
plénitude de résonances et d’harmonies, que par rapport à cette vie totale qui circule à travers
l’architecture entière de l’immense « cathédrale » balzacienne. Ainsi replacé en son lieu, dans le système
de coordonnées qui le rattache à plusieurs épisodes apparemment sans relation avec lui, ce roman du crime
et du remords livre mieux à l’analyse la puissance d’abord mystérieuse qui me le faisait croire unique.
On le situe communément, ainsi que Balzac l’a voulu, dans les environs des Paysans et du Médecin de
campagne, mais il y est relié par des fils un peu trop visibles pour qu’il puisse s’agir de correspondances
réellement profondes. On passe du Curé au Médecin par ce qui, dans le premier, est heureusement
demeuré à l’état d’intention noyée par le développement de l’œuvre, tandis que, dans l’autre roman,
l’intention l’a emporté sur les imprévus de la création imaginaire. Pour n’en plus reparler, disons que les
doctrines sociales du docteur Benassis, fidèle reflet des théories que professait Balzac, font l’intérêt du
Médecin de campagne, dont la part d’invention proprement romanesque reste faible — tandis que les
mêmes propos paternalistes, attribués à un personnage bien falot, l’ingénieur protestant Gérard, sont
comme un corps étranger dans l’admirable vie jaillissante du Curé de village. C’en est la partie morte, et à
chaque lecture nouvelle on se surprend à tourner ces pages-là avec impatience. Rarement le contraste
entre le Balzac doctrinaire et le Balzac emporté par sa création est apparu aussi crûment qu’ici. Car
rarement l’irrésistible montée de la sève a atteint à la même puissance. Qu’importent les idées sociales
exposées par l’ennuyeux Gérard, quand le drame de Véronique et de Tascheron offre au lecteur la joie de
continuelles découvertes ?
Je ne parle pas de la découverte tardive qu’à première lecture on fait de la culpabilité de Véronique. Les
atermoiements de cette révélation, que Balzac a voulu ménager avec tout l’art des auteurs de romans
policiers, ne sont pas tels que les moins prévenus s’y laissent prendre longtemps. Il faut une perspicacité
toute sacerdotale à Mgr Dutheil pour dépister ce secret de polichinelle, que le lecteur perce bien avant lui,
et la magistrature, en la personne de Grandville, met bien de l’aveuglement à ne rien soupçonner de ce qui
saute aux yeux. De plus, même s’il subsistait quelque mystère, la surprise serait éventée pour qui reprend
le livre déjà lu. Or on peut le reprendre vingt fois sans que s’atténue l’impression d’aller peu à peu à la
découverte de quelque chose qui, à y regarder d’un peu près, n’est jamais prononcé en clair, mais qui,
partout sous-entendu, s’exprime par des faits inexpliqués et des images sans commentaires.
Il y a bien d’autres crimes, dans l’œuvre de Balzac, que le meurtre du père Pingret, d’autres complicités
secrètes que celle de Véronique et du malheureux Tascheron. Il y a aussi d’autres histoires, où, comme dans
Ursule Mirouet, le cheminement du remords transforme sourdement une conscience solitaire, soustraite à
la justice des hommes. Mais de ces histoires aucune n’exerce la même fascination. On ne saurait rendre
compte de ce privilège du Curé de village par la simple réussite d’une évocation plus parfaite. Quelque
chose d’autre est en jeu, qui incite à chercher ailleurs la raison de cet attrait particulier, dont on sent
aussitôt qu’il tient à quelque prolongement de l’angoisse vers une dimension plus métaphysique.
Pourtant, je ne puis passer sous silence, bien que je n’aie pas de quoi l’étayer suffisamment, une
hypothèse qui, sans éclairer la signification du roman, justifierait psychologiquement ce qu’il garde
d’allusif, cette sorte de constante référence à quelque chose qui ne sera pas dit. Voici l’hypothèse, que je
livre aux chercheurs, et que peut-être un balzacien mieux informé que moi pourrait confirmer. Je remarque
que le roman a pour cadre le pays limousin, plus proche qu’aucun autre décor balzacien de la contrée de
langue d’oc où vécurent les ancêtres de Balzac. Tascheron et Farrabesche, les deux meurtriers parallèles,
sont gens de ces provinces, et le second des deux noms en a la sonorité particulière. Est-il tout à fait
impossible qu’en racontant ces crimes et l’exécution de l’un des assassins, Balzac ait obscurément songé à
celui de ses oncles qui mourut ainsi, coupable châtié par la justice ? Il n’en a jamais parlé ailleurs, je crois.
Raison de plus pour supposer que ce souvenir pût venir animer, malgré lui, l’intérêt passionné qu’il prenait
à une histoire analogue. La famille de Tascheron quitte le pays où l’un des siens a été condamné, comme la
famille Balzac s’est faite tourangelle — et si le crime de l’oncle ne fut pas le mobile de cette émigration,
rien n’empêche de penser qu’il entre pour une part dans la transformation du patronyme et dans l’oubli où
Honoré de Balzac tint ses origines étrangères à la Touraine. Je n’insite pas sur une supposition que
n’autorise pas le moindre commencement de preuve, mais dont la vraisemblance interne me paraît grande.
Quoi qu’il en soit, les silences du Curé de village demanderaient encore une autre explication, même si l’on
parvenait à leur trouver un mobile psychologique tel que celui-là.
Il faut noter, en effet, que le mystère environne beaucoup moins le personnage du meurtrier Tascheron
que celui de Véronique, et qu’elle en est baignée longtemps avant le meurtre puis tout au long de sa lente
et difficile pénitence cachée. Le mystère du crime, de l’acte criminel, n’est nullement au centre de l’œuvre,
et l’on s’étonnerait même à bon droit que Balzac se contente de le préparer et de l’éclairer par des moyens
très rudimentaires. Tascheron y est amené par des motifs parfaitement simples et par des circonstances
malheureuses qui ne sortent guère de la banalité. Il a voulu voler par amour ; surpris, il a tué, et dès lors la
fatalité régit son destin. Par amour encore, il se défendra de livrer le nom de sa complice et, de peur de
faiblir, s’acharnera dans une sorte de fureur impénitente. A peine Balzac fait-il une fugitive allusion à un
thème qu’ailleurs il développe hardiment : le thème cornélien de « la majesté de toutes les grandes choses
humaines, même criminelles ». Encore le met-il cette fois dans un éclairage qui lui ôte toute portée de
révolte : c’est le curé Bonnet qui, dans l’excès de sa charité, au moment où par un suprême effort il
réconcilie le furieux avec Dieu, entrevoit cette grandeur d’une âme livrée à une sorte d’absolu dans le mal.
En tout ce qui concerne Tascheron, il ne subsiste donc aucune sorte d’ombre mystérieuse. La marge de
l’indicible commence dès que le regard se porte sur Véronique, sur la réversibilité par laquelle elle aura à
porter la faute du jeune homme, et sur l’étrange relation qui, d’un bout à l’autre de son existence, s’établit
entre l’histoire de son âme et le monde ambiant. Telle est la double profondeur du roman : sous ses deux
aspects, lien entre deux destinées, lien entre une vie intérieure et la nature physique, il s’agit d’une unique
interrogation, essentiellement balzacienne, puisque c’est la troublante question des rapports entre l’esprit
et le corps.
Car il serait abusif de voir dans la solidarité entre le meurtrier et sa complice une transposition
romanesque du mystère de la communion des âmes ou de la réversibilité des fautes et des peines. Le Curé
de village est sans doute l’un des romans les plus délibérément catholiques de Balzac — on serait même
tenté de dire qu’il a sa place toute marquée parmi les écrits d’un Balzac bien-pensant, qui se tenait pour
très compétent en matière de dogme. Mais, malgré les personnages ecclésiastiques qui y apportent les uns
l’onction de leur prélature, l’autre — le curé Bonnet — la réelle profondeur de sa charité sacerdotale, le
roman d’intention catholique ne va pas beaucoup plus loin que les limites d’un vocabulaire conventionnel.
Véronique et Tascheron ne sont nullement liés par l’insondable réversibilité qui par exemple, chez Léon
Bloy, tisse sa trame entre tous les personnages de la Femme pauvre. Ce qui, au contraire, les enserre et les
enchaîne l’un à l’autre, c’est la toute-puissance de l’amour-passion, d’un amour humain, charnel, dont le
caractère sacré ne doit rien qu’à lui-même. Tascheron protège l’incognito de Véronique parce qu’il n’a pas
cessé de l’aimer avec la même véhémence qui l’a mené au crime. Et Véronique, acceptant d’échapper à la
justice et au regard des hommes, s’impose en secret une sanglante discipline que lui fait supporter son
amour intact. Seulement, cette origine de sa pénitence, bien loin d’en diminuer la valeur, l’accroît aux yeux
de Balzac. L’amour charnel et adultère, qu’excuse déjà la hideuse figure du mari trompé, renferme en son
ardeur même de quoi se sublimer et engendrer les miracles de l’action charitable. Chez Balzac, la charité
n’est pas première, elle n’est point la source de lumière de quoi tout découle ; elle est la transfiguration et
comme le produit naturel de la nature, en ce que celle-ci a de plus instinctif. Comme dans la fameuse
maxime de Louis Lambert, c’est « la chair qui se fait verbe », et la sainteté finale de Véronique, jusque dans
la confession où publiquement elle détruit la gloire trompeuse de ses vertus, n’est que la dernière fleur d’un
« horrible héroïsme ». Véronique se présentera à son Juge, ayant pris en charge non pas les crimes de
quelque âme inconnue, ainsi que le fera sainte Thérèse de Lisieux, mais la faute de celui qui a tué pour elle
et qu’elle aime toujours, attachée à lui, parce qu’il est lui, non point parce qu’il fut ce pécheur. Quant à la
longue réparation qu’elle a offerte par ses œuvres bienfaisantes, elle a consisté à marquer dans la nature
d’un paysage la trace édifiante de son remords. Ainsi s’établit, de la chair au verbe et de l’amour repentant
à la création visible, un échange multiple, une communication en tout sens, qui sont ce qu’il y a dans cette
histoire de proprement balzacien. Et la fascinante profondeur qui appartient à ce roman plus qu’à aucun
autre n’a pas d’autre cause réelle que celle-ci : Balzac a tenté d’approcher une fois de plus, par une
approximation plus hardie que jamais, ce problème des rapports entre le moral et le physique, le spirituel et
la création sensible, qui est depuis l’adolescence la grande question majeure autour de laquelle tournent
ses méditations.
Je disais du Curé de village qu’il était en un sens l’épisode le moins « balzacien » de la Comédie humaine.
Sauf aux premières pages, dans la présentation de Limoges et des vieux Sauviat, qui composent un exorde
magistral, une parfaite réussite de style balzacien, tout se passe ici sur le plan insolite où les moyens
éprouvés du romancier ne seraient guère efficaces.
Il ne recourt à sa maîtrise habituelle que pour les moments secondaires, comme les portraits des prêtres,
si heureusement différenciés et socialement définis. Mais il lui faut inventer un art tout autre dès qu’on
approche de l’âme de Véronique.
On peut se demander pourquoi la fille du marchand auvergnat, dès l’adolescence, a vu sa surprenante
beauté ravagée par la petite vérole, et pourquoi Balzac a tant insisté sur l’étrange phénomène par lequel
cette beauté parfois réapparaît, comme une gloire rayonnante. Il ne peut s’agir là d’un simple cas
d’anomalie physiologique, auquel le romancier se serait intéressé comme à toutes les singularités de la vie
du corps humain. La transfiguration intermittente du visage de Véronique introduit précisément dans le
roman, dès le premier chapitre, ce thème des indéfinissables rapports du corps et de l’âme, qui va être le
thème caché de tout le livre. Qu’a Véronique de particulier, entre les personnages de Balzac ? On
exagérerait à peine en disant qu’elle a une âme. Bien d’autres ont un cœur, une conscience, un esprit, sont
tournés vers la contemplation ou anxieux de leur salut. Il y a même, dans la Comédie humaine, des
« anges » qui sont comme allégés de la pesante enveloppe charnelle (et qui ne sont pas les meilleurs
personnages de Balzac...). Mais je n’en vois point dont le romancier ait voulu signifier d’abord, et par des
moyens concrets, tangibles, qu’ils vivaient de la vie de l’âme, comme le fait Véronique, au point que leur
corps semblât en être moins l’opaque vêtement que l’effusion sensible. Chez Véronique, c’est un peu
comme si l’on pouvait voir et toucher l’âme, devenue communicable aux sens. Le magnétisme, qui s’exerce
souvent, chez les créatures de Balzac, d’un esprit puissant sur un autre esprit et sur les corps hors de lui,
va ici de l’âme de Véronique à son visage.
Dans tous les moments où elle est émue par quelque chose de plus grand et de plus inconnu que les
simples mouvements de l’affectivité, Véronique est illuminée du dedans par une sorte d’éclair magique qui
efface les empreintes de la petite vérole. Ce coup de baguette de la fée intérieure n’est pas produit par les
émotions de surface ; il n’a lieu que lorsque s’anime vraiment la plus profonde vie spirituelle. Dans
l’adolescence, c’est durant la prière que le visage de la jeune fille prend cette apparence significative, et
plus tard la métamorphose se produit toutes les fois que la femme coupable est affrontée au souvenir de sa
faute ou appliquée à la racheter par une générosité surnaturelle. Il suffit que l’entretien porte sur « des
questions religieuses » pour que ses interlocuteurs la voient soudain méconnaissable, le « paysage d’hiver »
de sa physionomie cédant la place aux splendeurs d’une brusque saison de soleil. Ce n’est pas en vain que
Balzac met dans la bouche de Grandville cette comparaison du visage changeant avec les saisons de la
nature ; le même mystère va bientôt répandre jusque sur les forêts et les prés l’émanation d’une vie
intérieure capable de changer la face visible des choses. Et jusqu’à la scène finale qui les explique en clair,
nous suivrons les étapes d’une longue expiation à travers un double langage chiffré : Balzac nous les
raconte tantôt par la description des traits de son héroïne, tantôt par l’évocation du paysage qui se
transforme autour du village de Montégnac. Il faut observer ici que la souffrance qui marque peu à peu le
visage de Véronique, parce qu’elle est une souffrance spiritualisée, opère le même miracle qu’opérait le
phénomène du rayonnement transfigurateur. On ne sait rien encore du drame qui se joue dans le for
intérieur de Mme Graslin lorsque le curé Bonnet lit sur ses traits toute son histoire. Et, entre tous les signes
qu’il y relève aussitôt, le plus frappant n’est pas le feu sauvage des yeux comme un volcan dans le désert du
visage immobile ; c’est le double sillon tracé par les larmes et qui, effaçant les marques de la petite vérole,
a laissé là « deux places nacrées », deux îlots de blancheur, auxquels s’attarde invinciblement une curiosité
qui est à la fois celle de l’amour sacerdotal des âmes et celle du romancier avide de les connaître sous les
apparences.
La charité du curé de Montégnac — le seul prêtre de Balzac qui ait quelque chose d’un saint — le rend
extraordinairement perspicace. Le premier, il déchiffre le secret de sa paroissienne à la fois dans son visage
et dans le regard qu’il lui voit porter sur la nature ambiante. Ce curé est enclin à interpréter le monde créé
selon un symbolisme qui est cher à Balzac. Et s’il dirige l’expiation de Véronique vers l’action bienfaisante,
ses mobiles ne sont pas aussi simplement moraux qu’il pourrait sembler d’abord. Sans doute l’engage-t-il
tacitement à racheter son crime et celui de Tascheron par une œuvre méritoire, qui transformera en un
pays heureux la triste vallée où a vécu la famille du jeune assassin. Mais il s’agit moins là d’une somme de
mérites balançant le poids des fautes, que d’une sorte d’action magique, dont l’efficacité est beaucoup plus
difficile à définir. Nous sommes dans le monde de la « signifiance », cher à Balzac, où tout un réseau
d’analogies et de correspondances circule dans les formes offertes à nos sens, pour les animer d’une vie
spirituelle et les faire entrer dans l’autre réalité, celle des esprits et des âmes.
Le paysage de la forêt, partout présent, est bien autre chose qu’un décor où se déroule l’existence de
Véronique. Il est littéralement elle-même, portant aussi en lui le sacrement qui la délivrera. Elle retrouve
dans le spectacle des bois la présence de Dieu, parce que les arbres, une fois entrés dans sa propre
contemplation, sont à ses yeux comme une figure de la communion des âmes. Parmi « ces créatures
obéissant à leurs destinées et immuablement soumises », elle comprend tout à coup qu’elle est, elle aussi,
comme l’un d’eux, à sa place dans la création divine, et qu’il est temps de se soumettre avec simplicité,
après s’être trop débattue et tourmentée. Cette page de la conversion de Véronique, d’où date en elle la
progressive invasion de la paix, mériterait une minutieuse analyse. Il serait difficile, je crois, d’en justifier
tous les termes dans une perspective chrétienne, et elle n’est pleinement intelligible qui si on la replace
dans la cohérence de pensées familières à Balzac. La nature a ses blessures, comme l’âme, et Véronique
commence à s’apaiser lorsqu’elle ose se dire que « la matière est punie là sans avoir péché ». N’est-ce point
une innocence qui lui est rendue, ou du moins une telle ombre projetée sur toute faute et tout châtiment
que le remords puisse être guéri ? Sortant alors des tristes méditations qui depuis longtemps, comme dit
Balzac, « avaient vanné son cœur ». Véronique aura la force d’agir. Aucun raisonnement ne l’y pouvait
conduire. La leçon du monde physique la libère, parce qu’elle vient de découvrir cette interpénétration du
physique et du spirituel, fondée sur l’universelle analogie, et sur quoi se fondera son action expiatrice.
Ainsi le roman catholique du Curé de village s’oriente-t-il, tout au fond, sur des idées que Balzac, en
réponse à son inquiétude première, est allé emprunter à l’occultisme. Et ces pensées tiennent si
profondément aux origines de sa vie intérieure qu’elles lui permettent d’écrire là des pages qu’il n’a
surpassées nulle part ailleurs. Avoir réussi à raconter l’histoire entière d’une âme douloureuse, coupable et
repentante, sans recourir à d’autres moyens que l’évocation répétée d’un paysage, est un tour de force
poétique sans précédent. Et avoir mené cette secrète ascension au calvaire jusqu’à l’extraordinaire
solennité de l’agonie ne peut être que le fait d’un génie dont les pouvoirs dépassent singulièrement ceux de
l’invention romanesque.
En vérité, ce roman demeure bien unique dans l’ensemble de la Comédie humaine. Mais pour bien
mesurer sa profondeur, ou pour le voir s’élever comme un sommet éclairé des feux d’une aurore étrange, il
faut apercevoir d’abord tout ce qui le relie à l’œuvre totale. Très grand en lui-même, il grandit encore par
sa situation dans le vaste paysage balzacien dont il ne convient pas de l’isoler.

LA PEAU DE CHAGRIN

La Peau de chagrin mérite une place à part dans l’œuvre balzacienne. Ce roman, rangé par Balzac dans la
série des Romans et Contes philosophiques (parus en trois volumes, chez Gosselin, en 1831, réédités en
1833, puis en 1835 chez Werdet sous le titre définitif d’Études philosophiques), peut être considéré comme
la cellule-mère de la Comédie humaine. Il n’a été précédé que par les Chouans (1829, premier roman signé
Honoré Balzac) et par les nouvelles groupées sous le titre de Scènes de la vie privée (1830). Ces
« scènes » — Gobseck, la Maison du Chat-qui-pelote, la Double Famille, etc. — inaugurent la description du
monde tel qu’il est et de ses menus drames familiaux ; mais elles ne sont pas encore sous-tendues, du moins
explicitement, par la philosophie personnelle de l’auteur. La dimension métaphysique de sa création
romanesque n’apparaît vraiment qu’avec la Peau de chagrin. Et même si l’on ne tient pas compte de cette
priorité chronologique — pour la première fois, notons-le, le romancier signe Honoré de Balzac — l’histoire
de Raphaël de Valentin occupe, dans l’édifice total de la Comédie humaine, une situation privilégiée. Non
pas du tout comme, plus tard, le Père Goriot et le vaste roman de Vautrin (les Illusions perdues et
Splendeurs et misères des courtisanes) à cause du très grand nombre des personnages « reparaissant »,
c’est-à-dire communs à ces œuvres-là et à d’autres parties de l’ensemble. De ce point de vue, la Peau de
chagrin n’est reliée à la Comédie humaine que par des liens assez ténus. Ses protagonistes, Raphaël,
Fœdora, Pauline, l’Antiquaire, ne figurent pas ailleurs. Les comparses qui jouent dans d’autres romans un
rôle important, tels Bixiou, Blondet, Cardot, Bianchon, Nathan, Canalis, Finot, Desroches, ne portaient pas
ces noms dans les premières éditions. Balzac les a rebaptisés en 1845 pour relier son roman de début à
ceux qui suivirent. La Peau de chagrin doit son importance, par rapport aux œuvres ultérieures, à son
thème central, où s’exprime en clair une idée chère à Balzac, qui partout se retrouve comme en filigrane et
qui ici est le sujet même du roman : l’idée de l’usure inévitable de l’énergie, source commune de la vitalité
physique et des activités spirituelles.
Dès les premières notes qui, dans un carnet de 1830, attestent la naissance de l’œuvre dans l’esprit de
Balzac, la signification du mythe s’ébauche : « L’invention d’une peau qui représente la vie. Conte
oriental », note d’abord Balzac. Puis : « La peau de chagrin. L’expression pure et simple de la vie humaine
en tant que vie et que mécanisme. Formule exacte de la machine humaine. Enfin, l’individu décrit et jugé,
mais pratiquement. » On observera la singularité des termes employés. Le romancier ambitionne la
découverte d’une « formule exacte », valable non seulement pour décrire un individu, mais pour le « juger »
en fonction de ce qui, dans toute psychologie individuelle, dépasse le particulier et tombe sous une
définition universelle ou collective. Mais, si Balzac assigne ainsi à son invention romanesque une fin qui
peut sembler philosophique plutôt que poétique, il n’ignore pas que cette orientation de sa recherche
risque de faire basculer l’œuvre dans l’abstraction et la théorie. Aussi se reprend-il : « L’individu décrit et
jugé, mais pratiquement » — on pourrait traduire : concrètement, et ce « concret » est la condition même
du roman. Toute l’œuvre balzacienne s’inscrit dans ce jeu de la connaissance abstraite et du support
concret, de l’intelligence génératrice de formules et de l’intuition animatrice de personnages et
d’événements. Située à cette frontière, à cette charnière, la Peau de chagrin est une clef qui ouvre les recès
de l’univers propre à Balzac.
Il n’était pas sans deviner l’importance de ce premier de ses grands romans. La publication fut précédée
de lectures chez Mme Récamier et de fragments donnés à titre d’essai à des revues : la Caricature en
décembre 1830, la Revue des deux mondes et la Revue de Paris en mai 1831. L’édition originale, parue en
août 1831 chez Gosselin et Urbain Canel, s’ouvrait sur une préface qui constitue le premier manifeste
littéraire de Balzac. Dès lors, il est en possession de son « art poétique » et revendique pour le romancier,
tel qu’il le conçoit, avec une sorte d’omniscience et avec la maîtrise du verbe, la faculté de vision qui
transfigure le réel apparent, et, en lui substituant une image chargée de sens, atteint à un ordre de vérité
supérieure. Ces lignes de la préface de 1831 sont justement célèbres :
« L’écrivain doit être familiarisé avec tous les effets, toutes les natures. Il est obligé d’avoir en lui je ne
sais quel miroir concentrique où, suivant sa fantaisie, l’univers vient se réfléchir ; sinon le poète et même
l’observateur n’existent pas ; car il ne s’agit pas seulement de voir, il faut encore se souvenir et empreindre
ses impressions dans un certain choix de mots, et les parer de toute la grâce des images, ou leur
communiquer le vif des sensations primordiales. (...)
« Outre ces deux conditions essentielles au talent, il se passe, chez les poètes ou chez les écrivains
réellement philosophes, un phénomène moral inexplicable, inouï, dont la science peut difficilement rendre
compte. C’est une sorte de seconde vue qui leur permet de deviner la vérité dans toutes les situations
possibles ou, mieux encore, je ne sais quelle puissance qui les transporte là où ils doivent, où ils veulent
être. Ils inventent le vrai, par analogie, ou voient l’objet à décrire, soit que l’objet vienne à eux, soit qu’ils
aillent eux-mêmes vers l’objet. »
La nouvelle préface que signa Philarète Chasles pour les deux tirages des Romans et Contes
philosophiques de 1831, et qui fut écrite à la demande de Balzac, sous sa surveillance, probablement même
avec sa collaboration effective, indique une relation assez curieuse entre le thème de l’usure de l’énergie
individuelle et l’évolution des sociétés humaines. Ce n’est pas seulement la personne qui connaît la loi
tragique de l’usure, et de l’épuisement des forces vitales par la dépense qu’en fait l’esprit. L’humanité,
comme une personne gigantesque, est soumise dans son devenir historique à la même norme, et le
romancier de la Peau de chagrin aperçoit déjà les passionnantes perspectives que son œuvre découvrira
peu à peu, à mesure qu’au destin de quelques personnages viendra se surajouter le destin collectif de
l’homme, sujet de l’histoire. Le frémissement de Balzac lui-même, impatient au seuil de l’univers qui va
naître de ses pouvoirs créateurs, est sensible dans certaines des phrases que signe son ami Chasles : « A
mesure que l’homme se civilise, il se suicide ; et cette agonie éclatante des sociétés offre un intérêt
profond... La Peau de chagrin est l’expression de la vie humaine, abstraction faite des indidualités sociales ;
la vie avec ses ondulations bizarres, avec sa course vagabonde et son allure serpentine, avec son égoïsme
toujours présent sous mille métamorphoses. »
Nul n’ignore que Balzac a vu se préciser peu à peu le plan de sa Comédie humaine et qu’après avoir écrit
déjà un bon nombre de romans, il s’aperçut tardivement, en 1841, qu’il avait mis sur pied un vaste édifice,
dont il découvrit avec enthousiasme les structures internes, les proportions architecturales et les
innombrables correspondances à demi voilées. Mais, s’il aboutit après dix ans de labeur à cette vision claire
de sa propre entreprise — au contraire de ses épigones modernes, si inférieurs à lui précisément parce
qu’ils sont partis d’un plan préconçu et d’un système théorique — il avait eu dès le départ le sentiment de
l’unité future où viendraient se ranger en ordre les morceaux épars de l’œuvre en devenir. Nous en avons la
preuve dans une lettre à Montalembert, du 20 août 1831, qui reprend, à propos de la Peau de chagrin,
certains thèmes de la préface, mais qui y ajoute les grandes lignes d’un immense projet :
« La Peau de chagrin est la formule de la vie humaine, abstraction faite des individualités. Et, comme le
dirait M. de Ballanche, tout y est mythe et figure. Elle est donc le point de départ de mon ouvrage. Après
viendraient se grouper, de nuance en nuance, les individualités, les existences particulières, depuis les plus
humbles jusqu’à celle du Roi, jusqu’à celle du prêtre, derniers termes de notre société. Dans ces tableaux,
je suivrai les effets de la pensée dans la vie. Puis un autre ouvrage intitulé « Histoire de la succession du
marquis de Carabas », formulera la vie des nations, les phases de leurs gouvernements, et, sous une forme
railleuse, démontrera évidemment que les politiques tournent dans le même cercle et sont évidemment
stationnaires, que le repos est dans le gouvernement fort et hiérarchique. »
Cette esquisse sommaire de l’œuvre à faire, telle que Balzac l’entrevoyait en 1831, mêle étrangement la
lucidité du créateur et les illusions de l’homme à programme. L’« Histoire de la succession du marquis de
Carabas » n’a pas été écrite et les personnages appelés à la vie par l’imagination balzacienne n’ont pas
permis à leur auteur de donner à son œuvre totale le caractère démonstratif auquel il songeait. Jamais
peut-être on ne vit de façon aussi manifeste s’affirmer l’autonomie des personnages de romans à l’égard de
l’esprit qui les engendre. Ils font ce qu’ils veulent, non ce que l’auteur voudrait qu’ils fissent. Les créatures
balzaciennes, loin de donner l’image probante d’une société. saine parce que solidement hiérarchisée,
mettent sous nos yeux la fécondité des destinées hors cadre, les privilèges des âmes capables d’inventer
leur aventure et de braver les normes de la société. Mais il reste vrai que la Peau de chagrin est « mythe et
figure », posant au principe de l’univers balzacien l’affirmation tragique de l’énergie vitale soumise à
l’implacable loi de l’épuisement par le temps et par l’activité. Puis les livres qui se succèdent ordonnent
progressivement, autour de ce foyer primitif et de cet axe métaphysique, les destinées humaines dans ce
qu’elles ont de plus personnel, de plus concret. La loi d’usure de la vie n’y est plus exprimée comme telle,
sous forme de mythe cohérent. Mais elle commande les vies, les ascensions et les chutes, les conquêtes et
les ruines, l’épanouissement des fortunes et l’infortune des décrépitudes, l’ivresse et les limites de la
connaissance.
De roman en roman, variant son champ d’observation selon que l’exigent ses personnages et leurs
complexes relations, Balzac interprète les multiples aspects de la vie contemporaine à la lumière de la
même intuition fondamentale : celle dont la Peau de chagrin donne la « formule ». Ainsi se dessine, à
travers vingt ans de travail, la figure complète de la Comédie humaine, tracée par cercles concentriques
autour de ce même point axial. Elle s’achèvera, pour y trouver sa plus parfaite expression, dans le groupe
de romans que domine la personnalité de Vautrin : les Illusions perdues et Splendeurs et Misères des
courtisanes.
Il n’est pas inutile de signaler brièvement les principales modifications que Balzac devait apporter à son
roman pour le faire entrer, en 1845, dans la Comédie humaine. En 1838, comme en 1831, les personnages
qui assistent au souper chez le banquier Taillefer (celui-ci reparaît dans l’Auberge rouge et dans le Père
Goriot) sont ou anonymes — « un journaliste », « le plus spirituel des artistes » — ou empruntés à la
réalité : Hugo et Lamartine. En 1845, Balzac substituera à ces inconnus et à ces hommes illustres des
figurants de sa Comédie : Canalis et Nathan remplacent Hugo et Lamartine ; Claude Vignon, Bixiou,
Blondet, Desroches et quelques autres personnages bien connus des lecteurs de Balzac prennent la place
des anonymes. Certains qui portaient un nom imaginaire en reçoivent un autre, tel M. de Marivault, qui
désormais est identifié avec Finot, venu des Illusions perdues. Mais Balzac n’a pas tenté de relier à ses
autres romans son héros Raphaël (on ne le voit ailleurs que dans le dialogue des Martyrs ignorés (1836),
qui n’appartient pas à la Comédie humaine, de même que l’on ne retrouvera que dans Entre savants (1845)
les professeurs Laville, Planchette et Japhet, apparus d’abord dans la Peau de chagrin). Quant aux
personnages réels, qui ne sont désignés que par des allusions transparentes (on reconnaît au passage
Delacroix, David d’Angers, Henri Mon-nier, Latouche, Gustave Planche, Sainte-Beuve, Janin,
Montalembert), ils ne sont pas nommés plus clairement dans le texte définitif, où le Dr Broussais continue à
s’appeler Brisset et le Dr Récamier se nomme Myorus Cameristus.
Premier chef-d’œuvre balzacien, la Peau de chagrin demeure ainsi une œuvre un peu à part. Si l’on peut
dire, c’est un Balzac « primitif » : à l’époque de sa rédaction, l’univers de la Comédie humaine était dans les
limbes, et le romancier ne connaissait pas encore cette foule d’êtres issus de son invention qui peu à peu
allaient devenir, tout autour de lui, plus réels que les individus rencontrés au cours de son existence. Son
monde imaginaire était alors — même dans ce « conte oriental » régi par des influences occultes — plus
étroitement relié à la société contemporaine et aux personnages du Paris de 1830 qu’à la puissante réalité
balzacienne et à son innombrable population fictive. Pour parler comme Giraudoux (dans son La Fontaine),
Balzac n’était pas encore parvenu à ce « rendez-vous » que tout artiste, à ses débuts, s’est donné avec son
propre génie et avec les enfants de son imagination.

Z. MARCAS

La première page de Z. Marcas est justement célèbre. Parmi les entrées en matière de Balzac, si souvent
magistrales, il en est peu d’aussi retentissantes. La brève symphonie s’ouvre ici par un fameux coup de
clairon et dans cette ambiance heureuse qui est toujours sensible lorsque le romancier de la Comédie
humaine se sent pleinement maître de ses moyens. L’euphorie manifeste de son langage trahit alors ou la
certitude de la réussite ou l’affleurement de quelqu’un de ses plus chers secrets. Cette fois-ci, au moment
de présenter l’un de ses héros les plus mystérieux, Balzac jouit de la double félicité de réussir et de dire ce
qu’il n’a jamais encore dit aussi clairement. A peine la phrase initiale tâtonne-t-elle, comme à la recherche
de la note juste, et se maintient-elle dans les généralités. Aussitôt formulé un principe auquel il attache une
grande importance — l’analogie entre le nom et la personne, ou la destinée — Balzac se trouve « en
contact » avec le monde intérieur des images. Tout devient concret, vivant, vibrant. L’univers musical des
correspondances s’est ouvert, le mouvement est donné, le lyrisme naît.
Que s’est-il produit au juste ? Où est l’étincelle d’où monte la flamme soudaine ? Je crois qu’elle jaillit à la
jonction de deux courants, ou de deux ordres de réalité, qui l’un et l’autre sont reliés à cette conscience
profonde, à ce centre caché de son esprit, d’où Balzac tire toutes ses jouissances spirituelles. D’une part, la
plus simple réflexion sur les noms des personnes l’amène à évoquer l’axiome majeur de sa métaphysique
occultiste, et d’autre part, entre son personnage et lui-même, l’assonance des noms établit ce rapport de
ressemblance qui ne manque jamais de manifester concrètement la filiation de la créature au créateur.
« Notre globe est plein, tout s’y tient. » Balzac répète ici ce qui est pour lui une certitude mystique et la
cause d’une satisfaction dont il ne saurait se lasser. Ce précepte emprunté aux occultistes a pour lui une
vertu bienfaisante qui en dit long sur l’angoisse à laquelle une croyance si souvent professée apporte
réponse. Si l’interrogation la plus constante de Balzac concerne la vie et la mort, le temps et l’éternité, la
matière et l’esprit, l’un de ses aspects s’exprime dans l’antinomie de l’un et du multiple. Percevant avec une
acuité exceptionnelle l’infinie diversité du réel (sans quoi il n’eût pas été romancier, créateur de vie
multiple), hanté par l’inépuisable variété d’un univers dont le spectacle avoisine le pur chaos (sinon il n’eût
pas été pris de vertige et sans cesse menacé de démence), Balzac devait éprouver plus que quiconque ce
besoin de l’unité, cette soif d’une totale cohérence, qu’il attribue à Louis Lambert. Ce qui l’enchanta,
lorsque très tôt il s’initia aux doctrines de Swedenborg ou de Saint-Martin, ce fut précisément la rencontre
d’une métaphysique dont la première affirmation attestait la « plénitude » de l’univers. Et il demeura fidèle
à cet enseignement, non seulement dans sa conception générale du monde, mais jusque dans l’exercice de
son métier de romancier. S’il prend un si vif plaisir à démontrer qu’un individu s’exprime par ses gestes,
par sa physionomie, par son vêtement, son mobilier, par les syllabes de son nom, ce n’est pas simplement
parce qu’il trouve là une méthode qui lui permet de saisir et de décrire cet individu. Bien plus
profondément, il goûte les joies de la connaissance lorsqu’il peut ainsi relever, sur des exemples précis, les
preuves de ces multiples « corrélations » qui tracent à travers toute l’étendue et l’épaisseur du réel un
réseau aux mailles serrées. « Tout se tient », et nous l’ignorons parce que nous n’avons pas appris à voir.
Mais celui qui a exercé son regard, l’homme de pensée et de vision, décèle partout les symptômes de la
profonde unité de toutes choses. On exagérerait à peine en disant que, sous un de ses aspects au moins,
l’œuvre entière de Balzac n’est rien autre que l’immense inventaire de ces correspondances grâce
auxquelles les choses les plus banales et les êtres les plus ternes, apparus dans le faisceau de leurs diverses
analogies, se revêtent de « signifiance ».
On peut se demander, d’ailleurs — mais la réponse ne saurait qu’être hypothétique — comment l’esprit de
Balzac, une fois entraîné à dépister ces fugitives ressemblances, procédait pour les incorporer à des
personnages inventés. Lorsqu’il se mit à sa table de travail pour écrire Z. Marcas, que possédait-il d’abord :
le nom, encore inexpliqué mais chargé de mystère, d’où allait naître le visage, puis le destin, du
personnage — ou au contraire l’idée, fût-elle encore confuse, de ce destin, pour lequel il inventerait un nom
adéquat ? La marche du récit, l’allure triomphale de l’exorde, semblent suggérer qu’en effet l’histoire de
Marcas dut se construire après coup, calquée en quelque sorte sur la donnée initiale de ces deux syllabes,
précédées d’un Z au « Zigzag aléatoire », composant ensemble le nombre cabalistique de sept lettres
lourdes de présages. Mais — tandis que souvent, chez Balzac, les noms ont un rapport trop simple avec les
caractères pour ne pas leur avoir été attribués après coup — il vaut mieux supposer que, dans le cas de
Marcas, s’il n’y eut antériorité du nom sur la personne, il y eut sans doute simultanéité absolue de leur
apparition dans l’imagination du romancier. Cette perception globale serait, au reste, le plus conforme à la
théorie même de Balzac et reproduirait, dans l’esprit de l’inventeur, la concomitance qu’il aimait à
constater dans la vie réelle.
Sa joie, cependant, en écrivant ces trente lignes sur le nom de son héros, avait une autre cause encore.
Ce nom, nous dit Balzac, a « le droit d’aller à la postérité ; il est bien composé, il se prononce facilement, il
a cette brièveté voulue pour les noms célèbres. » N’en peut-on dire autant du nom même de Balzac, de ses
deux syllabes, de sa double voyelle a ? Et si le Z à l’« allure contrariée » est mis en initiale devant Marcas,
n’existe-t-il pas, au cœur du nom, dans Balzac ? Croit-on que ne puissent s’appliquer au romancier lui-
même, selon la conscience qu’il avait de sa destinée, non seulement le présage d’une célébrité posthume,
mais aussi les prophéties plus sombres de « sinistre signifiance », de « vie tourmentée », et cette bizarrerie
mêlée à la douceur, et plus encore la menace de l’« inachevé », d’un sort brisé par une chute et n’excédant
pas l’espace de « sept lustres » ? Je sais bien que Balzac avait franchi l’étape du huitième lustre lorsqu’il
composa sa nouvelle, mais rien n’empêche de considérer qu’en l’écrivant il se reporte à sa jeunesse et à
une époque où sa durable crainte de ne pas vivre longtemps pouvait encore s’halluciner sur le chiffre de
trente-cinq ans. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, il me paraît indéniable que l’analogie des deux noms
n’a point échappé à l’esprit de Balzac ou que, pour le moins, elle a influencé sur le choix qu’il fit du bizarre
patronyme donné à son personnage. Peu importe, dès lors, le syllogisme comique par lequel il en explique
l’initiale : « Marcas s’appelait Zéphirin. Saint Zéphirin est très vénéré en Bretagne. Marcas était Breton. »
Après un exorde aussi sensationnel, la nouvelle entière n’en est pas indigne. Elle est composée avec cette
merveilleuse liberté que Balzac a acquise désormais (on est en 1840) et à laquelle se sont toujours reconnus
les meilleurs moments de son inspiration. N’importe quel écrivain moins adroit eût craint de différer
l’entrée en scène d’un personnage annoncé avec tant de fracas. Balzac, lui, commence par évoquer la
sensation douloureuse qu’inspirait la physionomie de Marcas ; il dérive alors sur le nom de cet être
mystérieux ; puis il situe longuement le narrateur, Charles Rabourdin (dont le nom n’apparaît d’ailleurs
qu’à l’épilogue) et son ami Juste, qui, vers 1836, partageait sa chambre à l’hôtel Corneille. On nous décrit la
vie des deux étudiants, leur pauvreté, leur déception dans une France qui n’ouvre aucun avenir ni au futur
médecin ni au juriste : l’un et l’autre décideront de s’expatrier, Juste pour exercer la médecine quelque i
part en Asie, Charles pour devenir marin. De Z. Marcas, il n’est question, cependant, que pour dire que
durant six mois les deux jeunes gens n’ont perçu aucun signe de sa présence dans la chambre voisine de la
leur. Ils ne le rencontreront qu’au terme de ce silence prolongé, qui déjà l’auréole de mystère.
Mais la rencontre reprend, sur un autre ton, l’effet de surprise que Balzac avait ménagé dès le
préambule. Le portrait de Z. Marcas est de ceux que l’on n’oublie pas, lorsqu’on a quelque habitude de la
Comédie humaine. Avec sa tête de lion, sa crinière, son front chargé de pensée, il appartient à cette race
supérieure de l’univers balzacien, où prennent rang tous les privilégiés de l’esprit, penseurs, artistes,
poètes, ambitieux de grande classe. C’est la race maîtresse, et c’est la race du maître : la race de Balzac lui-
même. L’analogie déjà suggérée par le nom est confirmée par le visage, dont les traits marquants n’ont pu
être observés par Balzac que dans son miroir. « Deux yeux noirs, mais d’une douceur infinie, calmes,
profonds, pleins de pensées », doués d’un « regard fascinateur », capables parfois de « lancer la foudre »,
seraient, eux aussi, ceux de Balzac, s’il ne notait en eux la marque d’une singulière humiliation. N’en
doutons plus, nous sommes ici devant un autoportrait, mais sciemment infidèle : Balzac s’y est dépeint avec
sa puissance, mais vaincue ou encore il a imaginé ce qu’il fût devenu, s’il eût consenti à désespérer de lui-
même et de la vie. Et, jouant franc jeu comme il le fit toujours, il a prêté à Z. Marcas toutes les raisons de
désespoir qu’il portait réellement en lui, et dont son œuvre, son effort créateur, sa lutte corps à corps avec
l’ennemi intérieur le sauvaient chaque jour.
Il y a, à travers toute la Comédie humaine, et tous les écrits de Balzac, une veine d’amertume et de
pessimisme très noir, où l’on a souvent cru pouvoir lire son dernier mot sur la vie et les hommes. A prendre
au pied de la lettre certaines de ses déclarations, on en composerait un manuel de sagesse désabusée, dont
les conclusions iraient à des préceptes purement machiavéliques. Et de fait Balzac professait consciemment
une sagesse de cette sorte — mais à laquelle le mouvement intérieur de son œuvre, l’éclatement de sa
générosité, les joies de l’invention partout sensibles, opposent sans cesse le démenti de l’expérience la plus
profonde, celle qui n’est saisie que dans la création poétique. Balzac peut bien écrire cent fois le roman
qu’il croit être celui des illusions perdues, il peut bien se juger libre de toute erreur flatteuse sur la nature
humaine — rien n’empêchera qu’il ne soit un homme d’espérance et que son œuvre ne témoigne de son
intacte candeur.
Aussi, lorsqu’il veut, dans Z. Marcas, peindre son visage des heures sans espoir, choisit-il de se
représenter sans son génie créateur, ou plutôt en transposant ce génie dans une autre sphère, où il ne
saurait être la source des mêmes joies. Le romancier, avec son monde fictif de vivants, peut reprendre
confiance en la vie. Le grand penseur politique, réduit à manier les hommes tels qu’ils sont, est acculé à
d’amères expériences. Nécessairement méconnu, parce qu’il voit grand dans un domaine où règne la
petitesse, il est par définition un vaincu, et, né pour la souveraineté, il se verra rejeté au rang des nobles
victimes, sans autre revanche que celle d’une lucidité devenue impitoyable.
L’aventure de ce Breton est donc celle du grand homme englouti par les flots bourbeux de l’histoire. Mais
elle est exactement datée et, outre sa portée générale et symbolique, elle revendique une signification
politique précise et actuelle. Nulle part Balzac n’a fait avec plus de vigueur le procès de la Monarchie de
Juillet. Les reproches qu’il lui adresse, par la bouche de Z. Marcas, sont typiquement balzaciens. Le tort du
régime, et sa condamnation à plus ou moins longue échéance, c’est d’avoir instauré une gérontocratie, où la
jeunesse ne trouve pas à employer ses forces neuves. Nous n’avons donc pas ici la critique d’un légitimiste,
qui garderait rancune aux Orléans de leur usurpation dynastique, ni l’opposition d’un conservateur
qu’inquiéterait l’esprit moderne de la bourgeoisie industrielle. Balzac s’en prend au poids d’inertie qui
accable la France de Louis-Philippe et paralyse l’élan des nouvelles générations. Il prophétise, avec plus de
véhémence qu’ailleurs, l’inéluctable explosion qui mettra fin à un pouvoir dépourvu de véritable énergie et
hostile à la montée naturelle des puissances vitales. Quelles que puissent être les différences entre Z.
Marcas, rejeté à l’inaction par sa défaite politique, et Honoré de Balzac, observateur d’un phénomène de
décadence, ils ont en commun la même indignation, parce que leur philosophie est la même : une
philosophie qui met au premier rang des valeurs la vie vivante, l’énergie prête à se dépenser. Déjà, on
pressent ici l’attitude que Balzac prendra nécessairement dans sa profession de foi du 20 avril 1848,
souhaitant longue vie à la République naissante, parce qu’il en espère une libération des forces restées sans
emploi. Les meilleurs, parmi les jeunes, ne recevront plus alors le conseil de quitter leur pays, à nouveau
tourné vers l’avenir.

LA MUSE DU DÉPARTEMENT

Balzac n’a peut-être rien écrit de plus triste que la Muse du département, ce roman qui donne souvent
l’impression d’être hâtivement composé, et presque toujours de piétiner dans la grisaille. Il n’est pas
ennuyeux, il est sinistre. C’est le Balzac des mauvais jours et des amertumes, le misanthrope hanté par la
fatalité des échecs et des déchéances, qui s’exprime dans cette œuvre sans joie. L’héroïne en est une Bovary
sans rêves, sans vraie ambition d’avenir et sans nostalgie du passé. Le romancier a peut-être commencé par
aimer cette créature issue de son imagination, comme il les aima presque toutes. Mais on dirait qu’elle l’a
déçu et qu’il n’a pas tardé à désenchanter. Il se venge d’elle et l’accable assez méchamment, comme s’il lui
en voulait de s’être montrée incapable d’un meilleur sort. Ce rapport singulier entre l’auteur et son
personnage fait peser sur l’œuvre une hypothèque qui l’empêche de se gonfler de vie, comme le font si
aisément les grands drames de la Comédie humaine ou ses épisodes fantastiques. Ailleurs il est arrivé que
la petitesse, la banalité, la médiocrité d’âme des personnages finisse par accéder à une espèce de grandeur
paradoxale, parce que la mesquinerie d’horizons confinés suscite un déroulement tragique. Ici, on tâtonne
très longtemps dans l’insuffisance, et il en résulte cette coloration terne qui surprend d’abord. Jusqu’au
dénouement, le drame reste en deçà du pathétique, retenu dans les limites d’une situation sans gloire. Le
destin lugubre de Mme de la Baudraye n’appelle aucune pitié de la part de Balzac, qui ne s’est jamais
montré plus enclin au cynisme. Devant cette victime bafouée, on devine qu’il est du côté des rieurs et que
secrètement, analysant les causes d’un pitoyable échec, il se dit : « Tant pis pour elle ! »
Avec une insistance lassante, Balzac explique toute l’histoire de Dinah par une cause unique : elle est
provinciale. Qu’elle subisse donc la loi de la province, où dépérissent les cœurs les plus généreux et les
esprits les mieux doués ! La femme de province n’est pas une femme, ou si elle en a eu le génie, elle n’en
acquiert jamais les moyens d’expression. La moindre comparaison avec une Parisienne l’écrase, l’art de la
courtisane a des finesses auprès desquelles la dame de Sancerre est tout empêtrée dans sa lourdeur. Ses
qualités intellectuelles, qui sont solides et moyennes, ne font qu’empirer son cas ; elles la mettent tellement
au-dessus de son milieu qu’elle s’accoutume à jouir d’une renommée qu’il eût fallu justifier par un progrès
et un raffinement réservés aux privilégiés de Paris. Quant à son authentique supériorité de caractère et de
cœur, comment ne s’étiolerait-elle pas dans une société où nul n’est capable de l’apprécier ? Pis encore,
aucune occasion ne lui est offerte d’exercer ses vertus et ses dons. Parmi les hommes qui l’entourent, il
n’en est point qui puisse lui inspirer une passion. Elle ne connaîtra donc ni le creuset d’une belle résistance
à la tentation, ni l’heureuse influence qu’aurait sur sa féminité un amant. A sa portée, il n’y a rien qu’un
monde opaque, cohérent, routinier, dont le style de vie et de langage s’impose peu à peu à elle, la marquant
de cette marque d’infamie qui est l’inélégance provinciale. Habituée à voir toujours les mêmes visages, à
être vue toujours par les mêmes yeux, elle se laisse aller à paraître publiquement telle qu’elle est, sans
recourir au mensonge des artifices de toilette. Les affaissements de l’âge sont avoués au grand jour par un
corps qu’on ne prépare pas savamment à se montrer en scène. Avoir été belle suffit, et Balzac note avec
une cruelle finesse que les tares mêmes, dans cette optique d’un salon provincial, passent pour touchantes,
parce qu’elles sont familières, connues de tous et comme inhérentes à la personne.
Pourtant les éléments d’une tragédie ne font pas défaut. La Muse du département doit porter le poids
d’un mariage où elle est la partie souffrante. En face de son époux âgé, nain, froid, toutes ses supériorités,
sa jeunesse, sa beauté, sa nature ardente, ne sont pas des armes valables. C’est lui qui est le plus fort,
simplement parce qu’il est opiniâtre dans ses desseins ; si ; médiocres soient-ils, ils prennent de l’ampleur
par le seul effet d’une obstination sans défaillance et d’un absolu dédain pour tout ce qui n’est pas la
rageuse volonté d’atteindre aux consécrations sociales. Cet être vil et d’une atroce sécheresse l’emporterait
sur une femme plus combative que la sienne, dont il triomphe sans combat.
La meilleure partie du roman est celle qui est à peine suggérée : l’horreur de cette vie conjugale dont
Balzac n’a pas osé déclarer en clair le secret physique. Il a beau annoncer que « l’avide scalpel du XIXe
siècle fouille audacieusement les coins du cœur que la pudeur des siècles précédents avait respectés » :
rien n’est mis à nu du drame auquel il n’est fait que des allusions voilées. Entre ce « vieillard » de quarante
ans et sa jeune femme, la mésentente n’est pas seulement affaire de caractères, mais le romancier laisse au
lecteur le soin d’imaginer ses aspects les plus irrémédiables.
Les aveux voilés que Dinah glisse dans ses poèmes, le pauvre jeu de coquetterie qu’elle poursuit entre
trois admirateurs prudents et ridicules, la misérable illusion d’une réputation littéraire locale définissent les
limites proches entre lesquelles Mme de La Baudraye eût passé le reste de sa vie, si Balzac n’eût pas été là
pour la précipiter aux aventures. Cruel une fois de plus, il a imaginé de la confronter, déjà indéfectiblement
provincialisée, avec deux personnages qu’il est allé chercher parmi ces convives des soirées parisiennes
dont il ne se lasse pas de répéter les spirituels propos. Il ne lui faut pas moins, pour accabler la pauvre
femme, que l’illustre docteur Bianchon et le redoutable littérateur Lousteau. Tous deux Sancerrois de
naissance, mais tous deux façonnés par des années de Paris, ils répondent à l’invitation que la malheureuse
poétesse berrichonne leur adresse. Ces deux hommes blasés, commensaux des actrices en renom, virtuoses
de la vie jouée et du mot d’esprit, arrivent comme deux écoliers en vacances, décidés à ne pas s’ennuyer et
à se prêter appui dans toutes leurs entreprises. Ils ne tarderont pas à juger de la situation stratégique et
mettront à leurs manœuvres cette habileté machiavélique qu’ils ont acquise dans les luttes et les plaisirs de
la capitale. Leurs discours, que Balzac tient pour si spirituels qu’on l’entend applaudir dans les coulisses,
produisent l’effet attendu, et il ne faut plus à Lousteau qu’une bonne dose de goujaterie pour parvenir à ses
fins.
Menée comme une excellente comédie, cette partie du roman fut écrite probablement avec plaisir par cet
homme en Balzac qui se croyait très libre d’esprit en adoptant tous les préjugés d’un certain monde
parisien. Mais cela reste du théâtre, et il y manque cette sympathie pour les personnages qui fait le
romancier. Elle est sensible, chez Balzac, dans toutes les grandes pages de l’œuvre, et son défaut n’en est
que plus manifeste, lorsqu’il lui arrive d’inventer ses histoires sans cette participation intérieure. Il ne
parviendra pas tout à fait à la rejoindre dans les épisodes de la fin, où le ton du drame est sans cesse
traversé par celui du vaudeville.
L’arrivée de Mme de La Baudraye à Paris, où elle tombe en pleins projets matrimoniaux de Lousteau,
appartient au pur comique de situation qui, jusqu’à la fin du roman, commandera une intrigue fertile en
rencontres imprévues et en coups de théâtre. C’est d’un bon faiseur, calculant heureusement ses effets,
mais ici encore on ne peut que s’étonner de voir l’héroïne livrée à tant de coups bas du destin. Son amour,
son courage à braver l’opinion, son dévouement total à l’homme qu’elle aime restent comme méconnus par
Balzac qui ne se sert de ces épreuves et de ces renoncements que pour permettre à Lousteau et à la vie de
duper plus impitoyablement l’infortunée. Il ne lui restera, pour finir, qu’à s’en remettre à l’indulgence d’un
vieux magistrat, son dérisoire amoureux de Sancerre venu la sauver, à l’austère bonté de Mme Piédefer, sa
mère, et aux décrets de son imperturbable mari qui assume tout, même les petits bâtards, pourvu que se
poursuive sa conquête des honneurs.
Tel est le démiurge Balzac. Lorsque, en vertu de la législation singulière qui régit son univers
romanesque, une créature est vouée aux gémonies, rien ne l’en peut sauver. Et les décrets de cet empire
totalitaire sont parfois bouffons. Tu es provinciale, tu auras le sort des provinciales, qui est la damnation, la
défaite de la femme, le désastre d’une vie inévitablement ridicule, à jamais inapte aux splendeurs, aux
réussites, aux aristrocratiques perfections que le dieu de ce monde imaginaire réserve à la Parisienne. La
limite de la vérité humaine, chez Balzac, coïncide avec des frontières aussi factices que celles de Paris et de
la province. Pour lui, elles sont réelles et déterminantes, comme s’il s’agissait des lois éternelles de la vie.
Bien loin de se douter qu’il soumettait ainsi sa création à la tyrannie de l’absurde, il se figurait parfois que
les idées préconçues d’une société étaient identiques au bon sens. Installé dans cette certitude, il se
moquait alors de quiconque était, pour cette société-là, un barbare — un étranger sans carte d’identité. Ce
sont les moments où sommeille son vrai génie, avec ce qu’il a de force explosive et d’anarchisme innés. Les
romans qu’il écrit durant ces assoupissements ne sont pas négligeables, mais forment en quelque manière
l’envers de l’immense tapisserie. Certains lecteurs, qui s’y sentent plus à l’aise que dans les œuvres
majeures, s’amusent avec ce Balzac sans Balzac, puisqu’il est sans générosité. J’avoue que je le préfère
quand l’anecdote le retient moins et qu’il est plus libre. Mais peut-être fallait-il qu’il se donnât ces temps de
répit. Peut-être aussi la province se venge-t-elle de lui par l’intérieur, quelque diable le métamorphosant
moins en Parisien qu’en provincial de Paris.
Ceci dit, on passe une bonne soirée à lire l’histoire cocasse de la Muse du département.

JÉSUS-CHRIST EN FLANDRE

Telle que nous la lisons aujourd’hui, la petite nouvelle fantastique qui s’appelle Jésus-Christ en Flandre
est assez difficile à interpréter. Si l’on s’attache à l’impression générale que produit le récit, on est tenté de
lui donner un sens qui n’autorise guère l’acte de foi et la déclaration de guerre défensive que Balzac a mis
en conclusion, juste avant la date : février 1831. Mais, si cette date n’est pas absolument fictive, elle n’en
constitue pas moins une sorte de tromperie : l’auteur l’a inscrite au bas de son texte en 1836 seulement, et
à ce moment-là le texte ainsi postdaté ne correspondait qu’à la seconde moitié de notre nouvelle. Cette
œuvre énigmatique, à propos de laquelle les meilleurs balzaciens se sont affrontés (parfois avec
véhémence), est l’amalgame, plus ou moins réussi, de plusieurs morceaux d’abord autonomes. Il est
nécessaire d’en rappeler succinctement l’histoire, qui offre l’un des plus rares exemples de la liberté que
s’arroge un grand créateur à l’égard de ses propres œuvres. En suivant pas à pas les étapes de cette
composition à plusieurs temps, on voit Balzac d’une part « sauver » des pages qu’il ne voulait pas laisser
perdre, puisqu’elles existaient, et d’autre part renverser l’intention d’un ancien écrit sans trop se donner de
mal pour l’adapter à sa nouvelle destination. Il montre en tout ceci beaucoup de désinvolture, mais aussi
une insistance, un retour aux mêmes préoccupations, qui n’est pas dépourvu de sens.
En octobre 1830, donc, paraissait dans la Silhouette, sous le pseudonyme d’Alcofribas un conte
fantastique dans le goût allemand, intitulé Zéro : rencontre, à Paris, rue Croix-des-Petits-Champs, d’une
vieille femme repoussante, qui a « une configuration presque circulaire et l’habitude de rouler dans la boue
des ruisseaux, lamentable prostituée vieillie », à laquelle le narrateur adresse de vifs reproches. Dans
l’horrible créature qui a souillé son ancienne pureté, des allusions très explicites permettent de reconnaître
l’Eglise, infidèle à sa haute mission. La tendance de cette brutale pochade ne fait point de doute : Balzac, à
cette date ancienne, est encore anticlérical, même s’il ne l’est pas sans quelque secret effroi.
Peu de temps après, en décembre, la Caricature publie, sous la signature du Comte Alex. de B..., une
fantaisie intitulée la Danse des pierres. La scène est à Tours, dans la cathédrale Saint-Gratien, où un
promeneur mélancolique aperçoit, dans une hallucination, un curieux sabbat où tout l’édifice entre en
branle, tandis que le Christ de l’autel sourit « avec une malicieuse bienveillance. » Ce conte, assez
insignifiant en apparence, appartient à ce genre de visions provoquées que Balzac cultive volontiers dans
ses œuvres mineures, sans doute pour exercer ses dons et s’entraîner à la perception de l’insolite.
En septembre 1831, au tome III des Romans et Contes philosophiques publiés chez Gosselin, on lisait un
conte, l’Eglise, qui est formé par la réunion des deux morceaux précédents : la rencontre de la vieille
prostituée est simplement introduite à la fin du sabbat dans la cathédrale, au lieu d’être située à Paris.
Quelques retouches de détails effacent, aux yeux du lecteur, les traces d’une suture après tout très
artificielle.
Dans cette édition, comme dans celles de 1832, 1833 et 1836 (Etudes philosophiques), l’Eglise voisine
avec un autre récit, Jésus-Christ en Flandre, qui, par la date et le lieu de l’épisode comme par l’esprit qui
s’y manifeste, est loin de se rattacher au premier. C’est, telle que nous la lisons au début de la nouvelle
actuelle, l’histoire de la barque menacée et sauvée entre l’île de Cadzant et le port d’Ostende.
Enfin, en 1845, au tome XIV de la Comédie humaine publiée par Furne, on retrouve l’Eglise, composée
des deux fragments primitifs (Zéro, et la Danse des pierres), mais un nouvel amalgame a fondu ensemble ce
conte et Jésus-Christ en Flandre, dont le titre s’applique maintenant à l’œuvre ainsi obtenue. La scène qui
d’abord s’était déroulée à Paris, puis à Tours, est transportée à Ostende. Il n’était pas difficile de justifier la
fusion des textes : après avoir raconté la légende de la barque, qui se situe à la fin du moyen âge, Balzac se
contente d’évoquer une promenade sur les lieux du miracle, au cours de laquelle se produit la vision jadis
tourangelle et parisienne. Mais il fallut retoucher attentivement bien des passages et modifier surtout la
page finale de l’ancien Zéro, pour accorder l’esprit de ce morceau avec la pieuse histoire flamande. Balzac
y pourvut avec un soin dont M. Jean Pommier a relevé minutieusement les indices dans son édition critique
de l’Eglise.
On peut, à l’aide de ces indications, suivre l’évolution politique et religieuse de Balzac depuis le moment
où il écrivait Zéro jusqu’à celui où il publia la version définitive de Jésus-Christ en Flandre. Cette analyse a
été faite, et bien faite, par M. Pommier et M. Bernard Guyon. Mais on est en droit de négliger ces
variations, d’ailleurs fort intéressantes, pour se demander plutôt ce que signifiait l’œuvre pour son auteur
en 1845 et ce qu’elle peut signifier pour le lecteur non prévenu. Lorsqu’un écrivain reprend des textes
anciens pour les insérer dans une œuvre nouvelle, ou lorsqu’il fond ensemble deux fragments d’abord
isolés, il ne saurait se satisfaire d’une simple opération technique, par laquelle il accorderait les détails de
chaque récit, mais sans rien changer au sens de l’un et de l’autre. Il y a quelque chose de plus mystérieux
dans les rapports de l’écrivain et de ses ouvrages, auxquels il ne peut toucher, après un certain temps, sans
leur ôter un peu de ce qu’ils furent lors de leur première invention, et surtout sans leur ajouter tout ce que
lui-même est devenu dans l’intervalle. Il a tous les droits à cet égard, même celui d’inverser la signification
d’un texte ; même, comme l’a fait ici Balzac, d’utiliser à la louange de l’Eglise, des pages qui furent écrites
d’abord, sinon contre elle, du moins pour exprimer un doute non exempt de rancœur.
N’allons pas imaginer, toutefois, que Balzac se soit contredit sans trop le savoir, ou bien qu’il ait eu pour
seul souci la récupération d’un morceau de littérature utilisable. Je ne consens à le soupçonner ni d’autant
d’inconséquence, ni de ce tranquille cynisme. Il faut chercher ailleurs une explication.
A bien relire les versions primitives de l’Eglise, on s’aperçoit que le doute balzacien et l’anticléricalisme
qui en est le corollaire ne sont pas si simples à définir. De toute évidence, la Danse des pierres s’inspire
d’un texte célèbre : le Discours du Christ mort proclamant qu’il n’y a point de Dieu, de Jean-Paul Richter.
Aucune page des romantiques allemands n’a exercé une influence comparable à celle de ce Songe de Jean-
Paul, qu’ont imité tour à tour Nodier, Quinet, Vigny, Nerval, Renan, et d’où Hugo a retenu l’image du ciel
désert comparé à l’orbite vide d’un œil absent, — l’image tellement devenue sienne qu’on la voit reparaître,
sous cent formes diverses, des Chants du crépuscule en 1834 au Pape en 1878. Madame de Staël la
première, dans de l’Allemagne, avait reproduit le Songe dans une traduction de Charles de Villers, qui
reparut, entre autres, dans les Annales romantiques de 1828. Mais on peut supposer que Balzac a connu
plutôt la version française de Loève-Veimars, que la Revue de Paris donna en juin 1830, c’est-à-dire bien
peu de temps avant la publication de la Danse des pierres. La plupart des romantiques, trompés sur le sens
du mythe jean-paulien dont Mme de Staël avait tronqué la fin, considérèrent Jean-Paul comme un farouche
négateur de Dieu. Le réveil consolateur étant demeuré inconnu, on crut que le cauchemar du Christ mort
était « un chant de désespoir » (Nodier) et que son auteur était un intrépide blasphémateur. Balzac n’en
jugea point autrement. Mais, tandis que les autres émules français de Jean-Paul lui empruntaient avant tout
l’image de l’œil crevé de Dieu, Balzac retint un autre aspect du Songe : l’édifice chancelant, l’église dont les
pierres se disloquent dans un épouvantable sabbat. Ce choix différent n’est pas sans signification. Pour
Hugo, pour Nerval, le poème de Jean-Paul est le poème de l’absence de Dieu, le cri de la créature
abandonnée de son père, et pour Vigny c’est le défi jeté par l’homme à un Dieu qui se tait, retranché dans
son ciel fermé. Balzac, lui, s’attache à la décrépitude de l’Eglise sur la terre. C’est l’institution sainte, mais
temporelle, destinée à engendrer la civilisation, les sciences, les lettres, qui lui paraît vermoulue et dont il
enregistre la faillite. Tandis que Nerval, dans le Christ aux Oliviers et Hugo, dans Dieu, précurseurs du
fameux « Dieu est mort » nietzschéen, s’écrient « Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus ! », Balzac se borne à
dénoncer la faillite historique de l’Eglise chrétienne. Entre « l’athéisme » des chercheurs de Dieu et celui
de Balzac, la distance est considérable. Pour lui, la question religieuse se pose au niveau de l’histoire
humaine. Il concevra l’Eglise, quand il s’en proclamera le défenseur en même temps que de la monarchie,
comme un grand corps institutionnel, dont l’humanité a besoin pour ne pas glisser au chaos. Cela explique
sans doute que sa profession de foi catholique l’ait si peu amené à approfondir le mystère chrétien et ne
l’ait pas empêché de rester fidèle à une religion personnelle où entraient à parts égales un occultisme
impénitent et un culte prométhéen de l’énergie.
Mais les sarcasmes qu’en 1830 il semble adresser à une Eglise déchue n’ont pas, même alors, le
caractère qu’ils prendraient chez un ennemi déclaré de la religion. Balzac, malgré tout, avait l’âme
religieuse, sinon chrétienne, et la biographie de Louis Lambert suffit à le démontrer. Lorsque l’Eglise de
Rome lui paraît mourante, il en parle en homme pour qui la mort d’une église est une cause d’effroi.
Comme ses contemporains romantiques, comme Hugo, Vigny, Musset, Nerval, il a le sentiment profond de
la solitude où vivent les hommes, une fois délaissés par Dieu, et en compensation il lui arrive souvent,
comme à tous les autres, d’appeler de ses vœux la naissance d’une nouvelle religion. Certes, dans les
morceaux qui entreront plus tard dans le texte définitif de Jésus-Christ en Flandre, il n’y a pas trace de cet
espoir. Mais on ne peut s’empêcher d’y entendre l’accent d’une déploration et d’une crainte. La loi du genre
le veut, d’ailleurs : en écrivant des contes fantastiques, à l’exemple de Hoffmann et de ses devanciers
allemands, les romantiques français jouaient à se faire peur. C’était, plus ou moins, jeu de littérateurs, mais
chez Balzac rien n’est jamais tout à fait gratuit. Il se peut qu’il commence, lorsqu’il se propose un sujet de
ce genre, par imaginer de sang-froid la donnée d’une hallucination toute factice. Il ne tarde pas à se
prendre au jeu, et ce n’est pas sans recourir à sa propre expérience qu’il a décrit,dans Louis Lambert, le
processus par lequel il est possible de s’entraîner à l’hallucination authentique. D’abord volontaire et
concertée, la métamorphose du sensible finit par déclencher un mécanisme qui, en désorganisant les
apparences, en fait apparaître les aspects inconnus. Cette méthode de connaissance poétique est, pour
Balzac, beaucoup plus qu’un moyen servant à libérer les mots et les images ; il lui attribue une vertu de
découverte proprement métaphysique. Mais, comme Hugo, il a entrevu les périls de cette aventure du
songeur, toujours menacé de s’ensevelir dans les profondeurs du songe, comme il advient précisément à
Louis Lambert.
Cependant, quel que soit le sérieux caché sous la fantaisie assez légère encore de la Danse des pierres et
de Zéro, on sent bien que Balzac n’est pas allé très loin, à ce moment-là, dans la méditation sur
l’écroulement de la religion. Il n’est pas possible de faire la même remarque à propos du texte de 1845.
Cette fois, ce n’est plus jeu littéraire, et l’étrange conglomérat que le romancier fait de morceaux épars
prend une nouvelle signification.
En faisant précéder les deux visions de l’église ruinée et de la vieille prostituée par la légende de la
barque flamande, Balzac modifie déjà tout l’éclairage des épisodes finaux. Il y ajoute les lignes de
conclusion qui, avec leur allusion à la fuite de Charles X, sont censées justifier la date de février 1831 :
« Croire, me dis-je, c’est vivre ! Je viens de voir passer le convoi de la Monarchie, il faut défendre
l’Eglise ! » Rien de plus clair, semble-t-il : c’est pour des raisons d’ordre temporel, pour sauvegarder l’ordre
social, qu’il importe de ne pas laisser périr l’institution ecclésiale, quand déjà vient de s’effondrer l’autre
institution, monarchique, qui pouvait maintenir la société dans un équilibre stable. Pourtant, comme toutes
les fois qu’il se pose en catholique, Balzac ici se dupe lui-même. Ces valeurs d’ordre et de stabilité, au nom
desquelles il prétend défendre le christianisme, n’ont pas cours dans son univers imaginaire, où son
tempérament le porte à affirmer implicitement une hiérarchie de valeurs tout opposées. Les grands
personnages de la Comédie humaine, ceux que l’auteur préfère et à qui il prête beaucoup de lui-même, sont
des révoltés, des conquérants, des hors-cadre, qui jettent un défi aux préceptes d’un monde où tout
resterait à sa place. Cet anarchisme natif du romancier se double d’une sorte de religion très peu
chrétienne, culte de l’énergie vitale, de la terre s’élevant de son propre mouvement jusqu’à donner
naissance à l’esprit — jusqu’à « se faire Verbe », lit-on sous la plume de Louis Lambert. Il serait bien
surprenant qu’on ne trouvât aucun écho de ces voix intérieures de Balzac dans un conte où il s’applique à
canaliser les jaillissements de son ancienne révolte.
Certes, en 1845, Balzac s’était peu à peu éloigné de ses rêveries swedenborgiennes. Mais, en reprenant
ses textes de 1831, il ne pouvait y effacer tout à fait les traces de cet occultisme auquel il s’adonnait alors
sans réserve. Dans l’épilogue de l’Eglise, on assistait déjà à l’étrange métamorphose de la vieille prostituée
redevenue une angélique jeune fille, autour de laquelle apparaissait la vision d’une chrétienté rayonnante.
Qu’annonçait alors cette image de renaissance ? Il faut toujours, à propos de Balzac, se reporter à
l’ambiance spirituelle du moment où il écrit, car il était plus qu’un autre accessible aux idées qui sont
« dans l’air ». Qu’il s’agisse de Musset, de Ballanche, des saint-simoniens, de Hugo, de tant d’autres, on
relève partout, aux environs de 1830, un double sentiment : d’une part celui de la ruine du christianisme,
de cette fin d’une civilisation dont Chateaubriand, dans les Mémoires d’outre-tombe, orchestre
inlassablement le leitmotiv susceptible de beaux développements lyriques ; et d’autre part, comme la
Révolution vient de montrer qu’on peut créer un monde neuf, l’espoir surgit un peu partout d’une nouvelle
religion dont les plus ambitieux — Hugo — se croient les prophètes prédestinés et dont d’autres, plus
humbles — Musset — attendent la venue sans s’y attribuer aucun rôle privilégié. Balzac n’échappe pas à
cette tendance si générale. Il est trop marqué par l’enseignement martiniste et swedenborgien pour ne pas
croire à un avènement proche et à un prophétisme destiné à relayer la révélation chrétienne. La vision de la
jeune fille naissant comme un papillon de la vieille femme pourrait bien, dans son esprit, être une vision
d’avenir, présageant l’approche d’un nouvel âge religieux qui viendra supplanter l’Eglise défunte. Il
entrevoit ainsi une Eglise des initiés, des purs, sans que l’on puisse préciser s’il espère assister à son
instauration dans l’histoire temporelle, ou s’il la situe au-delà des temps, dans une vision eschatologique.
L’occultisme traditionnel connaît les deux espérances : d’une nouvelle Eglise terrestre et d’une Eglise
rassemblant les hommes à l’heure finale de la Réconciliation, lorsque le monde du temps et de la séparation
rentrera dans l’Unité première.
Il va de soi que, quinze ans plus tard, lorsque Balzac reprend ces prophéties imprécises, il ne leur donne
plus le même sens. Le lecteur, désormais, est introduit au cœur même de la mystique chrétienne par
l’histoire miraculeuse sur laquelle s’ouvre le récit. Jamais peut-être Balzac n’a-t-il été aussi près du
christianisme que dans cet épisode où l’Eglise visible a pour représentant un évêque de peu de foi et où
tout rappelle que l’Evangile de Jésus-Christ est l’Evangile des pauvres et des simples. Idylle chrétienne,
rédigée d’abord parce que c’était un beau sujet de conte et le prétexte à une certaine poésie, ce long
prologue a en quelque sorte pris avec le temps une profondeur qu’il n’avait pas à l’origine. Cette
profondeur va plus loin encore dès l’instant où, pour souder ensemble les deux morceaux, Balzac imagine
qu’il se trouve, quatre siècles plus tard, sur les lieux du miracle. Ces siècles sont ceux durant lesquels ont
paru se perdre la simplicité de la foi et la puissance de l’Eglise sur la terre. La vision de ruine et de
déchéance se fait plus impressionnante par cette confrontation avec les âges où le cœur des humbles
pouvait encore appeler une grâce manifeste. Mais dès lors, la vision d’avenir ne peut plus suggérer ce que
jadis elle suggérait : l’avènement d’une autre Eglise, destinée à supplanter l’Eglise morte. Pour le lecteur
qui ne s’est pas soucié des versions antérieures, l’apparition de la belle jeune fille et d’une terre vouée aux
œuvres pies ne saurait annoncer que la renaissance future de la même Eglise du Christ, rendue à sa pureté
et du même coup retrouvant son règne dans le temps. La jeune fille n’est pas une autre que la vieille femme
misérable et flétrie : quels qu’aient pu être ses trahisons, son amour du luxe et du pouvoir, elle demeure
l’éternelle créatrice des valeurs de civilisation, qui a élevé les cathédrales, formé les esprits à la méditation,
donné naissance aux sciences et aux arts. L’Eglise, institution humaine et donc temporellement faillible,
conserve sous ses oripeaux dorés comme sous ses haillons le même visage d’impérissable pureté. Il
réapparaîtra au grand jour quand la chrétienté sera redevenue la communauté des pauvres, rassemblés
autour du Pauvre entre les pauvres. La légende flamande donne à toute la nouvelle le caractère imprévu
d’un mythe de la charité et d’une louange de la vie humble. C’est tout le scandale des Béatitudes qu’on y
peut entrevoir et cet anarchisme chrétien, si opposé au monarchisme professé par Balzac, mais si proche de
l’anarchisme secret qui commande tout son monde romanesque.
Une œuvre aussi mystérieuse que Jésus-Christ en Flandre a toujours une signification inaperçue de
l’auteur. Je hasarderai ici un prolongement assez peu vérifiable, mais à mon sens légitime, des réflexions
qu’inspire cette étrange nouvelle. L’assimilation de l’Eglise à une prostituée — qui est de tradition chez les
prédicateurs et qu’on trouve chez Savonarole — n’est pas nécessairement blasphématoire. Que Balzac y ait
recouru d’abord dans un esprit d’hostilité, ne fait point de doute. Mais qu’il ait conservé cette image
lorsqu’il allait conclure à la nécessité de défendre l’Eglise permet de penser qu’il lui avait conféré, plus ou
moins consciemment, une portée très différente. Un double rapprochement peut ici nous mettre sur la voie
de ce que Balzac a dit sans vouloir le dire. Je pense d’abord aux passages de ses Journaux intimes où
Baudelaire a audacieusement parlé de la « prostitution divine », désignant par cette hyperbole l’extrême ou
l’excès de la charité ; ou bien encore, je songe à la Femme pauvre de Léon Bloy, où la prostitution apparaît
comme une forme scandaleuse de la sainteté, du don total de soi. Et d’autre part, je crois nécessaire de
rappeler que, sur un plan plus profane, l’œuvre de Balzac fait aux courtisanes une place éminente, pour des
raisons multiples dont les unes sont d’ordre esthétique, mais les autres bien proches des aventureuses
suggestions de Baudelaire ou de Bloy. Ce qui « sauve » la courtisane, aux yeux de Balzac, c’est que d’abord
elle risque tout, c’est qu’elle forge elle-même son destin, mais c’est aussi qu’elle aime et qu’elle se donne.
Je ne prétends aucunement que l’auteur de Jésus-Christ en Flandre ait pris conscience du rapport que
j’essaie de dégager entre son mythe romanesque de la courtisane aimante et l’image de la vieille prostituée
telle qu’elle apparaît dans l’église en ruine. Mais les rapports connus de l’écrivain, entre telle de ses
œuvres et la hiérarchie implicite des valeurs que suppose l’ensemble de sa création, ne sont pas seuls
intéressants. Il y a des corrélations qui, pour demeurer moins conscientes, n’en existent pas moins. Il serait
imprudent d’y appuyer une interprétation trop affirmative, et pourtant on n’entrevoit la richesse d’une
œuvre que du moment où on ne se refuse pas à certaines hypothèses qui, avec toute leur fragilité, restent
éclairantes.

CHEF-D’ŒUVRE INCONNU

Ce court récit est l’une des œuvres tragiques de Balzac. Il appartient à cette série des mythes de l’Artiste,
qui sont autant de mythes des limites de l’Art, ou des fragiles frontières entre l’Art et la Folie. Gambara,
Massimilla Doni, la Recherche de l’Absolu, et aussi Louis Lambert sont les expressions de cette même
conscience malheureuse qui est celle de Balzac romancier : de Balzac affrontant la seule question, la
question cruciale, le fond du problème, et résumant dans une histoire toujours assez gauche — d’autant
plus probante — son expérience majeure. Cette expérience n’a qu’un sens : si l’intelligence de l’artiste est
destinée à percer le mystère des apparences, elle n’en est pas moins soumise, par définition, à la servitude
qui la contraint à se servir de ces mêmes apparences, et à les faire revivre dans leur opacité. Tout le
problème est là : il faut forcer la muraille du possible, la rendre transparente, et pourtant tout art, toute
intelligence se perdent s’ils ne parviennent pas à transposer dans l’œuvre (peinte, chantée, écrite) cette
épaisseur du concret hors de laquelle il n’y a plus de support pour l’esprit devenu vagabond. Pour Balzac,
dont la vie entière n’a jamais eu d’autre sens que d’explorer ces contrées étranges de la conscience et de la
création esthétique, les antinomies inhérentes à toute expression sont vertigineuses, ouvrent sur l’abîme, la
mort, la démence.
On peut, certes, dépister dans les dialogues du Chef-d’œuvre inconnu les vestiges d’une information sur
l’esthétique picturale que Balzac n’a pas manqué de se faire donner par des gens compétents. Certaines
discussions sur la ligne, le volume, la lumière montrent bien que des peintres ont renseigné le romancier
sur les débats qui divisent leur corporation. Les figures historiques de François Porbus, de Mabuse, de
Nicolas Poussin, que Balzac transforme à son usage, gardent pourtant quelques traits qu’il dut emprunter à
des sources sérieuses. Et la Fille aux yeux d’or est là pour nous prouver que l’auteur de la Comédie
humaine avait assez profondément réfléchi sur l’essence de la peinture pour tenter de rivaliser avec elle et
de lui ravir son trésor, qu’il eût été si merveilleux d’annexer aux arts de littérature. Les peintres ne sont pas
rares dans l’univers balzacien, et si Delacroix ne put se sentir flatté d’avoir servi de modèle à Joseph
Bridau, ce complexe personnage témoigne que Balzac était allé loin dans l’intuition de l’expérience propre
aux arts de la forme plastique.
Pourtant, le vrai débat, et le vrai sujet de cette Etude Philosophique ne sont pas là. Il s’agit bien de
peinture ! Il s’agit des limites de la connaissance humaine, des obstacles que la matière oppose à la prise de
l’esprit, et surtout de cette incertitude dramatique sur l’objet de ses travaux qui met tout homme supérieur
au bord de la déraison.
La part proprement romanesque du Chef-d’œuvre inconnu est aussi bâclée que peut l’être un récit de
Balzac — et cette mesure est grande. Les rencontres et les coïncidences s’y produisent à point nommé, la
pauvreté de l’artiste débutant est aussi conventionnelle que sa vie partagée avec une adorable jeune fille
dans une mansarde de Vie de Bohême. Le côté Henri Murger de Balzac triomphe ici sans fausse honte,
pourquoi se gênerait-il ? et ne sait-il pas que ces banalités opportunes sont indispensables à qui désire être
entendu ? Trop nativement romancier pour se soustraire aux lieux communs et au langage qu’apprécient
les liseurs de romans, Balzac ne se refuse à aucune des facilités à la mode. Rien de plus faux que les scènes
entre Nicolas Poussin et sa maîtresse Gillette, « l’obéissante et joyeuse fille » qui saute sur ses genoux,
« parée de toutes les richesses féminines et les éclairant par le feu d’une belle âme ». Rien de plus
mélodramatique que l’attitude du jeune homme, en proie à de « naïfs et jolis » scrupules, la main à la garde
de sa dague, devant la porte de l’atelier où Gillette pose nue pour le vieux Frenhofer. Rien de plus absurde
que le dilemme où se débat Poussin : contraindre, par amour de l’art, sa maîtresse à se dévoiler devant le
vieillard, ou bien, par amour de Gillette, lui épargner cette cruelle atteinte à sa pudeur.
Mais tant de platitudes idylliques et d’invraisemblances n’apparaissent qu’à une lecture critique, dont la
légitimité est discutable. Si Balzac a dédaigné ces parties du récit, c’est que les autres appelaient son
attention et un effort d’intelligence qui emporte le tout dans sa marche hardie vers l’inconnu. Il a donné ses
soins à un dialogue qui, sous couvert de discussions touchant à la seule peinture, amène le lecteur au bord
d’une interrogation autrement vaste.
Il y a d’abord, et avant tout, l’histoire du vieux Frenhofer. Ce personnage se signale dès son entrée en
scène par cet excès de caractère, cette expressivité anormale de la physionomie, que l’on voit, dans la
Comédie humaine, à tous les héros préférés du démiurge qui les suscite à l’existence. Frenhofer est de la
race surhumaine des Vautrin et des Gobseck, des Goriot et des Balthazar Claës, hommes d’une passion
dévorante, chargés de génie « jusqu’à la gueule » comme dira Baudelaire, éclatants de vie mais d’avance
voués à la mort parce que leur propre surcroît d’énergie est destructeur. Ce peintre génial, dont la moindre
esquisse pourrait passer pour une œuvre achevée de Giorgione, a conçu l’ambition de mener la peinture
jusqu’à la perfection de son être. Ce dont il rêve, c’est un art qui saisisse la totalité du réel, précisément
parce qu’il serait d’emblée un défi à l’apparence ; une peinture entièrement ordonnée à ses lois internes se
moquerait des ressemblances superficielles et, au mépris de toute imitation de la nature, parviendrait à un
achèvement angélique. L’art, à ce degré de souveraineté, dirait ce qui est, mais le dirait par des moyens qui
n’ont plus grand’chose de commun avec la reproduction du monde « tel qu’il est ». Le discours que
Frenhofer tient à Porbus est une sorte de manifeste de l’expressionnisme le plus intransigeant, et il n’est
pas difficile de comprendre que Balzac ne tire pas cette théorie de l’histoire de la peinture : il recourt à ce
que lui a enseigné sa propre expérience d’inventeur de formes et de personnages. C’est pour lui, pour le
romancier, que l’art se doit de créer un monde, et non point de copier la nature, d’employer les formes à
exprimer l’invisible, nullement à retenir les « accidents de la vie ». Il faut descendre sous la surface des
choses, pour percevoir ces lignes où se révèlent « les arcanes de la nature » : une forme plus cachée,
perceptible au poète seul, signalée par une voix tout intérieure. Mais il faut prêter l’oreille aux mots dont se
sert Balzac pour désigner cette réalité la plus profonde ; il dit bien d’abord qu’elle est peut-être le monde
de l’âme, mais gardons-nous de trop nous attacher au sens spirituel de l’expression. Frenhofer n’ajoute pas
en vain qu’il faut tendre à exprimer, derrière l’apparence de la vie, « son trop-plein qui déborde ». Toute la
métaphysique balzacienne de l’énergie, de l’inépuisable force vitale, origine commune de la matière et de
l’esprit, est sous-entendue dans ce discours d’esthétique exaltée.
Cette métaphysique, toutefois, ne manque pas d’amener Balzac et avec lui Frenhofer, au seuil de la
tragédie. Pour se libérer des phénomènes et atteindre à la seule « signifiance » des choses, le vieux peintre
a fait violence à sa conduite terrestre. Une mortelle démesure l’a conduit à briser les limites imposées à
l’existence incarnée. Il a prétendu se passer du dessin et reproduire, sur la toile qu’il remanie depuis dix
ans sans vouloir la montrer à personne, les « rondeurs » qui dans la nature « s’enveloppent les unes dans
les autres ». Fasciné par cette tentative prométhéenne, il en est venu à effacer peu à peu de son tableau
tout ce qui permettrait à l’œil de le déchiffrer. Lorsque enfin il le découvre à Porbus et Poussin, pour leur
montrer que sa Belle-Noiseuse surpasse en beauté la pauvre Gillette et toute femme vivante, les deux
spectateurs se trouvent devant une surface d’où a disparu la dernière forme discernable. Peut-être Balzac
a-t-il théoriquement entrevu là ce que serait, un jour, une peinture vraiment abstraite. Encore que ce genre
de similitudes et de prémonitions soit toujours périlleux, on ne peut se tenir de songer à tel peintre du XXe
siècle lorsqu’on essaye de se représenter d’après les descriptions de Balzac, le « chef-d’œuvre » du vieux
dément, avec cet unique pied, comparable à un marbre de Paros, seul réel, mais d’un réalisme inerte et en
trompe-l’œil ; figurant comme un dernier vestige de notre monde d’apparences au coin d’une toile couverte
de couleurs sans contour.
Balzac est un explorateur des frontières humaines. Il n’a cessé de s’avancer sans prudence vers les
contrées extrêmes que l’art et la pensée peuvent se proposer d’atteindre au terme de leur évolution
logiquement poussée à l’absurde. Au point ultime de l’expressionisme, aucune forme ne peut plus subsister,
et à la limite d’une peinture de l’âme cachée, la pesanteur palpable du concret se dissipe en brouillard.
Mais Balzac est aussi celui qui, ayant touché du doigt la frêle muraille qui sépare l’humaine réalité des
concepts sans corps, a éprouvé le frisson de l’absurde. Au-delà du pas qu’il venait ainsi de franchir, il avait
appris par expérience, en des heures d’effroi, qu’il n’existait plus rien que le gouffre sans fond de la folie.
Louis Lambert, Séraphîta, bien d’autres œuvres encore et beaucoup de lettres de Balzac évoquent cette
intuition épouvantée. C’est à ces instants-là qu’intervient, pour le sauver de l’appel des sirènes, sa robuste
nature charnelle et ce bon sens attaché à la vie qui compensait les séductions de son angélisme. Louis
Lambert passe les bornes de l’inexprimable, mais Balzac ne l’y suit qu’en imagination, avec une admiration
tremblante et la ferme volonté de s’accrocher au réel. Comme Séraphîta s’achève sur un retour à la
condition terrestre, chacune des histoires d’artistes absolus qu’a inventées Balzac établit, au dénouement
ou dans le cours du récit, des positions de repli que lui-même n’a jamais abandonnées.
Dans le Chef-d’œuvre inconnu, l’angélisme fatal de Frenhofer a pour contre-partie les propos sensés du
bon Porbus, qui ont la valeur d’un rappel à l’ordre, ou d’un rappel à l’humble condition terrestre de
l’artiste. Le jeune Poussin ne prête qu’une attention distraite au discours de Porbus, parce qu’il est encore
un adolescent, que séduit l’aventure téméraire de l’esprit. Porbus, lui, parle d’expérience. Il n’est pas
insensible à l’entreprise démesurée de Frenhofer, mais il connaît les limites qu’on ne franchit pas sans
perdre pied et les étroites exigences imposées à l’art, qui cesse d’être art s’il prétend se libérer totalement
du donné. Le peintre parvenu à la maturité ne se laisse entraîner ni par la folle audace de Frenhofer ni par
le candide enthousiasme de l’adolescent. Il prononce des paroles que Balzac ne dut pas lui prêter, en cette
année 1832 où il était enfin à pied d’œuvre, sans se les appliquer à lui-même. Balzac est à la fois
Frenhofer — qui, « à force de rechercher, est arrivé à douter de l’objet même de ses recherches » — et
Porbus qui sait, lui, que « la pratique et l’observation sont tout chez un peintre ». Le « raisonnement » (ou
la théorie antérieure à l’œuvre) et la « poésie » (ou l’angélisme prétendant dépasser le sensible pour ne
saisir que l’âme seule) mènent au doute et à la folie. Et Porbus conclut par ce précepte que le jeune Poussin
écoute à peine, mais que Balzac sut faire sien : « Travaillez ! Les peintres ne doivent méditer que les
brosses à la main. » Si Balzac est devenu le plus grand des romanciers, c’est parce que, récusant la
tentation de l’absolu, il a su à temps que l’écrivain ne doit méditer que la plume à la main : c’est-à-dire qu’il
a pour vocation propre d’affronter les questions qui le hantent non pas sur le plan de la réflexion
métaphysique, mais par l’invention de personnages humains, de créatures vivantes, et d’un mythe fait
d’images vraies.
Baudelaire disait de la Princesse Brambilla que Hoffmann avait composé là un « catéchisme de véritable
esthétique ». Le catéchisme esthétique de Balzac romancier, c’est dans le Chef-d’œuvre inconnu qu’il faut
déchiffrer, en transposant de l’art pictural à l’art romanesque, le dilemme qui y est si profondément posé.

LA RECHERCHE DE L’ABSOLU

L’histoire de Balthazar Claës est la première œuvre de Balzac dont Sainte-Beuve ait consenti à parler.
Avec ce flair particulier qui lui était propre mais dont il ne suivait pas toujours les indications (il avait tant
de motifs de déguiser sa pensée !), il devina cette fois le génie du romancier, que ne lui avaient révélé ni la
Peau de chagrin ni aucun des chefs-d’œuvre antérieurs à 1834. Il est vrai qu’en ces années 1833-1835,
Balzac connaît un épanouissement extraordinaire et produit coup sur coup des livres admirables et très
différents les uns des autres. Aussitôt après le Médecin de campagne, il donne Eugénie Grandet à la fin de
1833, quelques mois après la Duchesse de Langeais, puis la Fille aux yeux d’or. La Recherche de l’Absolu
précède de peu Séraphîta et le Père Goriot. Ces sept romans sont autant de réussites, et il n’en est pas deux
qui appartiennent à la même veine balzacienne. De la théorie sociale à la monographie d’une passion, du
délire de couleurs à la vindicte amoureuse et à la symphonie musicale, de la tragédie du génie à l’angélisme
du grand mythe swedenborgien et, pour finir, au drame familial, les romans de ces quelques mois
prodigieux forment à eux seuls une petite comédie humaine très complète, doublée d’une divine comédie.
L’intelligence de Balzac connaît alors un de ces moments où la perspicacité n’a plus de bornes et va comme
sans obstacle au cœur de n’importe quel sujet. Certaines de ces œuvres, germées en même temps dans un
cerveau en effervescence, prolongent l’interrogation métaphysique des Etudes philosophiques et tâtent
encore les frontières du monde invisible. D’autres se jouent dans le domaine de la pure imagination
poétique, et leur thème apparent compte moins que leur texture esthétique et la libre naissance des
images. D’autres encore, quittant le monde de la fantaisie créatrice ou des intuitions mystérieuses,
saisissent d’une étreinte serrée, passionnée, la réalité même de la vie quotidienne. Mais, dans toutes, il y a
cette ardeur partout semblable, ce feu qui anime aussi bien l’exaltation généreuse que l’avidité matérielle,
cette flamme à la fois génératrice d’énergie féconde et dévorante, destructrice, cause de ruines et
d’incendies ravageurs.
La Recherche de l’Absolu est comme au confluent de tous ces courants. C’est une Etude philosophique, et
son titre indique bien qu’il s’agit de quelque chose de plus vaste que la manie d’un faiseur d’or. C’est un
épisode de mœurs contemporaines et une scène de la vie de province. En même temps qu’un mythe de la
pensée et des fatalités qu’elle porte en elle, ce roman merveilleusement équilibré est un mythe de la
famille, un éloge du sacrifice et une belle histoire d’amour angélique.
Balzac ne fit jamais preuve plus éclatante de son impartialité. Démiurge regardant de haut vivre et
souffrir ses créatures, il ne choisit pas ici le clan de l’un ou de l’autre, comme il lui arrive souvent de le
faire. On ne saurait dire qu’il y ait jamais, chez lui, de « bons » et de « méchants », car son parti pris n’est
pas moral. Mais il divise d’ordinaire son monde de personnages entre les héros et les comparses. Cela ne
signifie pas qu’il établisse entre eux la simple distinction de l’acteur placé sous les feux de la rampe et du
figurant perdu dans les fonds reculés du décor. Les héros, ce sont tous les volontaires et les imaginatifs, les
hommes de génie, penseurs, artistes, gens de la profondeur et de la souffrance, mais aussi ceux qui d’une
façon ou d’une autre modèlent, façonnent, pétrissent leur propre destin. Les comparses, que l’on pourrait
aussi bien appeler les mollusques, subissent l’existence au lieu de la faire, vivent passivement, n’imaginent
rien, ne souffrent pas, sinon de cette souffrance des victimes pâles que Balzac méprise. Le premier parti est
celui du mouvement, l’autre représente les valeurs de la stabilité et de l’ordre. Politiquement, Balzac
préconise l’immobilité, garante de l’équilibre nécessaire ; romanesquement, si l’on peut dire, il est du côté
de tout ce qui va de l’avant, qui explore, qui fait éclater les cadres, même au prix de catastrophes et de
naufrages. Ce réactionnaire en idéologie sociale est un révolutionnaire dans tous ses choix instinctifs.
Mais, ayant imaginé l’affrontement tragique de Balthazar Claës et de son épouse, puis du père et de la
fille, Balzac tient en quelque sorte la balance égale. Je défie un lecteur de bonne foi de dire où vont cette
fois les sympathies de Balzac. Ou plutôt, si, on le sait bientôt, elles vont à Balthazar et à « sa Pépita », par
une sorte de justice bien répartie. Le bourgeois épris de bonne gestion des fortunes acquises épousera
inévitablement la cause de Joséphine et croira que le romancier s’en est fait l’avocat, démontrant que la
manie de connaître est criminelle, et légitime la défense des intérêts menacés. Ce sera faire tort à Mme
Claës et à sa fille, qui ne cherchent point à sauver leurs biens, mais leur amour, conjugal ou filial, et cette
entité sainte qu’est à leur yeux la famille. Le lecteur romantique, féru des droits du génie, se rangera aux
côtés de l’alchimiste, qu’il croira injustement persé cuté par les siens et entravé dans ses hautes
entreprises. Mais lui aussi se montrera injuste envers Claës, qui ne revendique aucune légitimité de ses
actes et qui, dans ses intervalles de bon sens, mesure lucidement l’énormité de son crime.
En intention, je ne doute pas que Balzac n’approuve Mme Claës et ne veuille opposer à la déraison de
l’intelligence impérialiste l’existence sacrée de la tribu familiale. En fait, dans la juridiction particulière au
monde du roman, la stature de Balthazar surplombe de haut la modeste figure de l’épouse vertueuse et
sacrifiée. Ce n’est point un jugement porté par Balzac, c’est la loi romanesque qui en décide ainsi, et cette
loi, qui a ses origines dans l’épopée, pèse toute créature selon ses dimensions ou la hauteur de sa
silhouette. D’une lecture ancienne de ce long récit, que conserve-t-on en mémoire ? Essentiellement la folie
géniale de Claës et les proportions gigantesques qu’il prend dans sa démence. Il faut revenir au livre, le
relire avec plus d’attention et de sensibilité aux nuances pour apercevoir, dans l’ombre du géant, son
admirable victime. Le devant de la scène, chez Balzac l’épique, est tenu par des êtres plus grands que
nature, des manières de surhommes, d’ailleurs plus vrais que ne seraient des créatures au format de la
terre où nous sommes. Mais les autres personnages, ceux qui vivent dans la mesure commune, échappent
un peu à nos regards. Leurs voix ne sont pas au diapason, dans cette acoustique réglée sur les grandes
orgues.
Pourtant dans la Recherche de l’Absolu justement, Balzac a établi une sorte d’équivalence paradoxale
entre le grand homme foudroyé et la faible femme qui, à son esprit souverain mais meurtrier ne trouve à
opposer que les vertus de sagesse et les délicatesses d’un amour trop parfait. Prenons garde, comme il faut
toujours faire à propos des personnages balzaciens, à la physionomie de Joséphine de Temninck : elle n’a ni
la douceur, ni les grâces un peu mièvres des femmes que Balzac, tout en les adorant, voue aux gémonies.
Infirme, contrefaite, elle a un fier visage et des traits qui annoncent la grandeur. Elle a aussi son génie, qui
est celui de l’amour, et qui métamorphose cette laide pour toutes les œuvres amoureuses. Ecrasée, vaincue,
nécessairement victime puisque son mari est devenu un sacrificateur cruel, elle meurt ayant tout perdu :
ses biens, auxquels elle renonce aisément, son amour qui a été bafoué, ses enfants qu’elle n’a pas préférés
à tout. Et pourtant, elle triomphe en quelque manière, puisqu’elle a tout donné et que sa perfection,
l’accomplissement de son être n’était en réalité ni de réserver ni de préserver quoi que ce soit, mais
d’accepter entièrement sa défaite.
Balthazar Claës est sans doute l’une des figure tragiques où Balzac a transposé ses ambitions
intellectuelles, cette folle passion de la connaissance et du pouvoir qui était chez lui un instinct vorace. Il a
prêté à Claës, comme à Frenhofer, comme à Louis Lambert, comme à Gobseck ou à Vautrin, cette avidité
qui, voulant engloutir l’univers, finit par engloutir celui qui s’y est livré sans réserves. La catastrophe de
Claës exprime le terrible pressentiment qui hanta Balzac dès l’heure où il connut en lui cette passion de
l’Absolu : le pressentiment du désastre, de la démesure probable, de la mort hâtée par la dépense et l’usure
inévitable des forces. Auprès de Lambert il avait placé la figure sacrificielle de Pauline de Villenoix, sans
pourtant lui donner une grandeur égale à celle du héros. Une seule fois, dans l’histoire de Claës, il est
parvenu à faire que la sacrifiée fût aussi admirable que son bourreau. Plus tard, lorsque dans la Cousine
Bette il situera sur un plan plus vulgaire un ménage dont le drame est l’analogue (ou la caricature ?) de
celui-ci, le lourd baron Hulot, sans avoir la grandeur de Claës, sera grandi par le malheur que lui attirent
ses passions ; mais Mme Hulot, l’épouse votive, ne sera plus qu’un être dérisoire, dont les vertus seront
vainement louées par Balzac. Le privilège de Mme Claës est d’être moins vertueuse qu’aimante, d’aimer
jusqu’à des excès très contraires à sa mesure, et enfin de vivre déchirée entre deux amours antagonistes.
Au lieu d’être, comme l’ineffable baronne, un parangon de bienfaisance et une dame d’œuvres, elle est une
hostie offerte, un cœur crucifié.
Au prologue de cette œuvre pleine, Balzac se justifie envers les critiques qui s’en prenaient à la longueur
de ses descriptions, et il fait la preuve de leur nécessité ; car l’ambiance flamande, toute cramoisie de
velours et de tentures, est mieux qu’un décor : un élément indispensable à la juste résonance des scènes
qui vont se dérouler. Mais Balzac eût pu aussi bien se justifier d’avoir minutieusement peint, commenté,
détaillé les états d’âme sans cesse changeants de Joséphine Claës. Je ne sais s’il a jamais mis autant de
soins à évoquer les rêveries et les scrupules d’aucun autre personnage. Nulle part, il n’a montré pareille
science des méandres d’une psychologie. Il le fallait ici, précisément pour que de tant de minutie se
dégageât la grandeur de cette femme. C’est par la surabondance du détail qu’elle est haussée à une taille
qui égale celle de Balthazar et qu’elle le rejoint au premier plan, si même elle ne le dépasse.
La Recherche de l’Absolu est une parfaite tragédie, parce que personne n’a raison et personne n’a tort
(sinon aux yeux d’une morale tout à fait étrangère aux critères intrinsèques de cette œuvre). On est au
foyer d’un paradoxe insoluble, en un de ces points d’absolue divergence où s’allument les fournaises de
l’anéantissement. L’amour et le génie se déchirent, se détruisent, dans une lutte inexpiable et égale, comme
les combattants d’une Iliade intérieure. Ni l’un ni l’autre ne vaincra, il n’y a d’issue que dans le meurtre
réciproque, et la vie apparaît fidèle à sa loi la plus profonde : sa propre intensité l’épuise. Rien n’est plus
beau que la générosité, celle du cœur ou celle du génie aventureux. Mais la générosité affrontée à une
autre générosité d’égale puissance ne peut mener qu’à la mort.

SARRASINE

Parmi les œuvres brèves qui servirent d’exercice à Balzac, apprenti-romancier, Sarrasine est
certainement l’une des plus intéressantes, non seulement par son habile structure, mais encore par son
étrange sujet. Dès l’entrée en matière, le lecteur est averti qu’on va le mener aux frontières du mystère
humain, mais les approches seront lentes et savamment ménagées. La révélation du secret autour duquel
tout s’organise exigeait ces touches prudentes, et Balzac prend un plaisir visible à laisser dans la pénombre
la délicate explication des bizarres événements qu’il raconte. Il commence, ainsi qu’il le fera souvent dans
ses nouvelles, par mettre en scène un personnage qui parle à la première personne et qui sera le témoin et
le narrateur de l’histoire. Ce personnage ne se confond pas, cette fois-ci, avec le romancier, ou s’il lui
ressemble — curieux d’autrui, exercé à deviner les mobiles cachés, sensible à l’aspect inquiétant de la
vie — c’est un Balzac mondain, triomphant dans le monde, amoureux passionné et séducteur adroit : un
Balzac tel que souvent il se rêva. Il apparaît d’abord plongé dans une profonde rêverie et donnant une
dimension mythique au spectacle d’une fête nocturne. Le paysage du jardin sous la lune, à minuit, est
moins décrit que transporté en images chargées de signification. L’atmosphère est « fantastique », Balzac le
dit, et en effet ce début a quelque chose des ambiances hoffmannesques : les objets les plus réels, la scène
la plus quotidienne, on sent d’emblée qu’ils vont servir de décor à une aventure peu ordinaire. Les arbres
sous la neige prennent figure de spectres et semblent être les personnages d’une danse des morts, tandis
que dans les salons d’un luxueux hôtel particulier les vivants aussi dansent, environnés des splendeurs
artificielles qui, pour Balzac, favorisent les passions de l’amour. L’antithèse se précise et s’agrandit, prenant
peu à peu les proportions d’une vision hallucinante. Comme il arrive souvent chez Balzac, l’hallucination se
concrétise dans une sensation physique qui en est peut-être la cause et l’explication très simple, peut-être
la conséquence et l’expression symbolique : un courant d’air glaçant l’une des jambes de l’observateur
posté à la fenêtre, la chaleur du salon pénétrant l’autre moitié de son corps, l’impression visuelle se double
d’une impression cénesthésique de même signification. Que j’aime Balzac, lorsque, à cette évocation, il
ajoute d’autorité une remarque pour lui seul vraisemblable : « Accident assez fréquent du bal ! »
Le lecteur, désormais, est préparé à l’inquiétude. Balzac ne va pas le laisser se rassurer : il introduit
aussitôt deux personnages qui font allusion aux origines inconnues de la fortune des maîtres de céans. Si la
mort rôde aux environs de cette fête des vivants, c’est qu’il y a dans la maison un mystère, inconnu de tous
les convives. Dès qu’il en est averti, le lecteur est en alerte, il ne quittera pas sa lecture avant d’avoir appris
de quoi il en retourne. Balzac use ici d’une technique que les fabricants de littérature romanesque lui ont
enseignée lorsqu’il était à leur école, mais il va s’en servir pour élucider bien autre chose qu’une simple
situation inexpliquée. On peut compter sur lui, l’incertitude sur les ressources de la famille de Lanty ne
demeurera pas un problème du genre policier ; elle n’est que l’apparence grossière sous laquelle se
dissimule une plus profonde incertitude. Suivons-en pas à pas le dévoilement.
Disciple encore des professionnels de la surprise romanesque, Balzac égare ensuite notre attention sur
deux portraits, présentés de telle sorte que nous croirons avoir sous les yeux les protagonistes du récit, les
porteurs du secret. Toute l’habileté consiste ici à nous faire prendre pour des figures centrales deux
femmes, la comtesse de Lanty et sa fille Marianina, qui ne sont guère que les témoins de la véritable
aventure et les détentrices de son mystère. Le comte et son fils Filippo, brièvement présentés à leur tour,
ne seront sans doute que des comparses. Mais dès maintenant, avertis qu’il y a quelque point inexpliqué
dans la vie de cette riche famille, nous nous attendons à être instruits de son passé.
C’est vouloir aller trop vite, au gré d’un romancier qui se plaît à différer le moment où surgira la lumière.
Survient un nouveau personnage. « C’était un homme », dit d’abord le narrateur, mais quand nous serons
mieux informés nous saurons que cette première définition est un leurre. De lui se dégage — nous
l’apprenons avant de rien savoir de son apparence, de son âge, de ses traits — une bizarre impression de
glaciale froideur. Et Balzac n’a encore ajouté aucun détail concret, lorsqu’il suggère que ce nouveau-venu,
plutôt qu’un homme, passe pour une créature « anthropomorphe » : goule vampire, homme artificiel, Faust
ou Robin des Bois. Le souvenir de Hoffmann le fantastique est si bien présent que Balzac, non sans ironie,
attribue à « des Allemands », qui se trouvent là à point nommé, assez de crédulité pour ajouter foi à ces
hypothèses. Quant à la société parisienne, son bon sens lui inspire d’autres légendes : l’étrange vieillard (le
mot est souligné) doit avoir derrière lui un passé d’intrigues politiques et de crimes, à moins que tout
simplement sa singulière puissance — dont nous ne savons rien encore — tienne à la possession d’énormes
capitaux. Véritable sorcier ou adroit faiseur, alchimiste ou aventurier, réincarnation de Cagliostro ou du
comte de Saint-Germain, l’homme en tous cas est entouré par la famille de Lanty d’une crainte révérentielle
qui justifie les plus insolites suppositions.
Le spectateur qui parle à la première personne va être amené à vouloir lever le voile sur tout ce mystère,
et il y prendra un intérêt personnel, dès l’instant où le vieillard fantôme aura effrayé une jeune femme à
laquelle lui-même s’intéresse. Il s’agira à la fois de la rassurer et, en se montrant bien renseigné, de
l’éblouir. Le lecteur est tacitement invité à sympathiser avec cette entreprise de séduction : nous sommes
en pleine situation de romanesque sentimental, et l’artifice est connu. Balzac n’a jamais hésité à se servir
de ces recettes éprouvées, qui appartiennent à la démagogie du romancier vulgaire, mais il y recourt si
souverainement que, tout en s’y laissant prendre, on lui en donne licence.
Le portrait du vieillard, que l’on attendait depuis un moment, est fait de main de maître, et tout contribue
à le rendre plus qu’étrange : ambigu, d’une ambiguïté dont la clef ne sera donnée que beaucoup plus tard.
Relevons ici quelques termes qui insinuent subtilement l’équivoque nature du personnage : excessive
maigreur, délicatesse des membres, petites jambes semblables à « deux os mis en croix sur une tombe »,
ruches de dentelles en haillons sur la poitrine, face creuse, jaunâtre, tout juste humaine, étoilée de rides
comme une vitre fêlée, l’impression générale est macabre, comme d’un cadavre habillé. Mais la toilette, les
anneaux d’oreilles, les pierreries, dont est paré cette « idole japonaise », annoncent une « coquetterie
féminine » qui sera soulignée par de nombreuses allusions du récit. Sans se le dire clairement, on peut se
demander si ce « débris humain » n’est pas une femme en travesti masculin.
C’est à ce moment-là seulement que le narrateur s’avoue mieux renseigné qu’il ne le paraissait. Il donne
rendez-vous, pour le lendemain, à la jeune femme qu’il aime, lui promettant des révélations. Nous saurons
ainsi qui est l’énigmatique vieillard, et nous nous apercevrons que, parvenus à peu près à la moitié de notre
lecture, nous n’avons lu encore qu’un prologue : le vrai récit sera celui que fera, d’un passé déjà lointain,
l’observateur avec lequel s’identifie de plus en plus le romancier. Je laisserai aux lecteurs le plaisir de
découvrir peu à peu cette histoire ; il partagera sans doute l’irritation qu’exprime l’interlocutrice lorsque,
au milieu de la narration, elle demande avec impatience quel rapport il peut y avoir entre ces événements
anciens et les secrets de la famille de Lanty. Balzac a voulu que cette question fût posée, car elle porte sur
le vrai mystère auquel il s’est attaché, mystère en partie double, dont les deux aspects se retrouvent en
bien d’autres épisodes de la Comédie humaine.
Au premier chef, il s’agit du contraste entre la figure du vieillard et ce que nous apprenons de sa lointaine
jeunesse. Toute l’insondable opération du temps, qui métamorphose un merveilleux Adonis en une ruine
humaine, apparaît ici environnée d’autant d’angoisse métaphysique qu’aux dernières pages du Temps
retrouvé, lorsque Proust fait défiler sous nos yeux, méconnaissables et pourtant identiques à eux-mêmes,
les personnages que nous avions connus dans la gloire de leurs jeunes années. Mme de Rochefide, qui
écoute le récit, est si effrayée de cette métamorphose par l’âge qu’elle se refuse, par une sorte
d’inconsciente prudence, à admettre l’identité du vieux spectre avec le ravissant Zambinella d’autrefois.
Profondeur et maléfice du temps humain, marque indélébile des déformations juvéniles dont les grimaces
de la vieillesse sont comme la tragique manifestation tardive : rien n’est plus vertigineux à la pensée que
cette action lente des années qui expriment en clair sur un visage aux approches de la mort ce qui jadis
demeurait caché.
L’autre aspect du mystère est d’autant plus angoissant ici que Balzac le suggère sans cesse, mais n’en
exprime la douteuse profondeur qu’avec toutes sortes de réticences. Si le vieillard est tellement hors de la
vie qu’à son voisinage tout le monde est pris d’un frisson d’anxiété mortelle, et s’il y a chez cet homme on
ne sait quelle troublante féminité, nous saurons pour finir qu’il est ce monstre qu’on appelle un eunuque.
Le sujet, en apparence, est banal, et Balzac a pu en trouver les éléments dans cent recueils de nouvelles
italiennes, où l’aventure du castrat dont s’éprend naïvement un homme donne lieu à des quiproquos
comiques. Seulement, pour Balzac, cette anomalie ne saurait rester le prétexte d’une comédie à surprises.
Il a toujours été hanté par toutes les formes de l’anomalie sexuelle, de l’impuissance native ou forcée, et
l’on sait assez quelle place il a faite à l’homosexualité. Mais Sarrasine montre très clairement que cette
préoccupation ne répondait pas chez lui à une pure curiosité psychologique ou à quelque souci de faire
entrer dans son roman tous les phénomènes humains qu’on peut observer dans la réalité. L’espèce de peur
qui règne sur toute cette nouvelle, et l’extrême pessimisme du dialogue final avec Mme de Rochefide
(« Vous m’avez dégoûtée de la vie et des passions pour longtemps... Tous les sentiments humains ne se
dénouent-ils pas ainsi, par d’atroces déceptions ? ») associent étrangement le sentiment de l’anomalie
physique à celui de la mort. C’est ici l’envers du mythe central par rapport auquel s’organise tout l’univers
balzacien, mythe de la fécondité et de la paternité. Nulle créature, pour Balzac, n’est justifiée, si de quelque
façon elle n’est apte à une fécondité, à un engendrement de vie. Etre père, charnellement, est une preuve
que le vivant se donne de son pouvoir créateur — et l’on sait que l’accident qui priva Balzac de l’enfant
qu’attendait Mme Hanska ébranla en lui jusqu’à sa confiance dans ses facultés, dont cette nouvelle sonna le
glas. C’est ici le lieu de nous rappeler que Thibaudet appelait la Comédie humaine « l’imitation de Dieu le
Père », et de nous remettre en mémoire que la figure démiurgique de Vautrin, au centre de cette œuvre, est
comme une tragique divinité paternelle. Tout personnage important de Balzac est créateur de vie, que ce
soit en engendrant un enfant, en donnant naissance à une œuvre de l’esprit ou en inventant son propre
destin et en devenant ainsi le géniteur de soi-même. L’eunuque Zambinella, dans Sarrasine, n’est pas
seulement un monstre physiologique ; il est la figure inverse du Père, l’antéchrist de ce demi-dieu paternel
qui règne sur les principaux épisodes de la Comédie humaine. La tristesse déchirante des répliques
échangées entre Mme de Rochefide et le narrateur de Sarrasine tient à cette mystique balzacienne de la
fécondité à laquelle le castrat oppose la contradiction de sa monstrueuse stérilité. Et le sculpteur Sarrasine,
assassiné par les protecteurs de l’eunuque dont il s’est follement épris, est en quelque sorte un martyr de la
virilité ; un homme, dans toute la mâle plénitude que peut prendre ce mot, et qui tombe sous les coups d’un
monde pervers, diaboliquement vendu à l’idole froide de l’infécondité.

LA FEMME AUTEUR

Nous connaissons mieux les dernières années de la vie de Balzac et nous commençons à entrevoir quel en
fut le vrai drame : celui de l’usure des forces créatrices. On en suit les étapes progressives dans les Lettres
à l’Etrangère et dans la correspondance générale de Balzac qui, durant ces années 1847-1850, constitue le
plus pathétique des documents. Les deux longs séjours en Ukraine — dans l’hiver 1847-1848, puis de
l’automne suivant au printemps 1850 — encadrant un été parisien envahi de soucis, d’angoisses, de projets
trop nombreux. Sa préoccupation la plus lancinante semble bien être, à première vue, celle du mariage
sans cesse différé avec Mme Hanska, qui temporise, crée des obstacles, redoute visiblement de s’engager,
avec toute sa fortune, dans l’aventure où « son Honoré » veut l’entraîner. Pour lui, ce mariage est devenu
une idée fixe, un objet de fascination : ce serait l’accomplissement d’un rêve trop longtemps caressé pour
n’être pas devenu quelque peu maniaque. Et puis, comme tout au long de sa vie, il mêle imprudemment les
questions d’argent aux impatiences du cœur. Il ne faut pas lui en faire grief. Ses romans montrent assez
qu’il n’a jamais conçu le bonheur que dans un climat de générosité, de largesse illimitée, pour ne pas dire
de gaspillage. Afin d’y installer dignement l’Etrangère, il imagine l’étonnant décor de la rue Fortunée, et il
le réalise avec un excès de luxe qui le jette dans les pires embarras. Qu’à cela ne tienne ! puisque bientôt
Eve sera Mme de Balzac, il trouve très simple de faire entrer dans ses calculs les revenus d’Ukraine. Mme
Hanska n’est pas toujours pressée d’intervenir dans la ronde échevelée des chiffres et refuse de payer elle-
même les entrepreneurs devenus menaçants ou de rembourser une avance consentie par Rothschild (j’allais
dire par Nucingen). A ces déconvenues, Balzac oppose courageusement de superbes défis : « J’écrirai
davantage, j’abattrai quatre volumes en deux semaines, je paierai tout. » Et dans une autre lettre, il
annonce que, le mois d’après, il n’aura plus un sou de dettes, sauf — bagatelle ! — quelques dizaines de
milliers de francs-or.
L’amour, l’argent, le travail : trois thèmes se tiennent et se commandent dans l’imagination de plus en
plus chimérique de Balzac. Tant qu’il garde confiance dans sa prodigieuse capacité de travail, il ne se laisse
abattre ni par le fardeau de ses finances obérées, ni par les dérobades de l’amante. Mais le vrai drame va
commencer le jour où Balzac sera atteint dans cette certitude de ses pouvoirs créateurs qui avait été la
grande force de toute sa vie. Je ne sais si l’on a attaché assez d’importance à un petit fait décisif, à partir
duquel les aveux d’angoisses apparaissent et bientôt se multiplient. A la fin de l’année 1846, Balzac
apprend que « Victor-Honoré », l’enfant qu’attendait Mme Hanska, est mort-né. Le coup, pour lui, est
foudroyant, au point qu’il ne s’en relèvera plus. Il convient ici de se rappeler la place absolument centrale
que tient, dans la Comédie humaine, le mythe de la paternité (Goriot, Vautrin, le Cambremer du Drame au
bord de la mer, tant d’autres figures et d’autres épisodes attestent cette permanence de l’idée hypotassée
du Père). Dès le jour où s’écroule son espoir d’être père charnellement, Balzac se sent atteint dans ses
forces vives et se prend à douter aussi de sa fécondité spirituelle ; entre l’une et l’autre puissance
d’engendrement, celle du père et celle du romancier, il établit d’emblée ce rapport d’analogie, ou même
d’identité, qui dans sa philosophie existe toujours entre les énergies du corps et de l’esprit. Jusque-là, la
surabondance de ses facultés créatrices n’avait cessé de l’enivrer et de le tourmenter, mais d’une
inquiétude qui était celle de l’excès plutôt que de la déperdition. Ce que maintenant il devait découvrir, ce
n’était plus cette ancienne crainte de passer les limites permises et de déboucher dans la démence ; c’était
la perfide crainte souterraine de la déperdition, l’avertissement donné à tant de ses personnages par
l’épuisement de leurs ressources vitales. Avant de parvenir à la cinquantaine, il pressentait qu’à son tour il
allait subir la loi dont il avait si souvent évoqué les effets irrémissibles.
Une même plainte, à partir de cet hiver de 1846, revient dans ses lettres, sauf quelques rares instants où
il retrouve la maîtrise et la libre disposition de son labeur. Peu à peu, l’imagination s’enraye, le cerveau
refuse de fournir toutes écluses levées. Rien n’est plus tragique que ce refrain et cette courbe progressive
du mal : « Mon cerveau s’est couché comme un cheval fourbu... Il faut essayer ce que j’appelle la
masturbation du cerveau. C’est effrayant, mais il faut le réveiller à tout prix (8 décembre 1846)... Ces trois
lignes inutiles, regarde-les : c’est le fruit de sept heures de veille (9 décembre)... Impossible d’écrire une
ligne (10 décembre)... Le cerveau n’obéit qu’à ses propres lois, lois inconnues ! Rien n’agit sur cette bouillie
(11 décembre)... Je connais l’évanouissement de la pensée (11 décembre)... La mémoire des noms
m’échappe. Il est bien temps que je me repose (20 décembre)... Moi, je les hais, les romans, surtout les
romans à finir ! (26 décembre)... Je suis sans âme ni cœur ; tout est mort... Je mourrai épuisé, je mourrai de
travail et d’anxiété, je le sens... Ecoute : non seulement le cœur et l’âme sont attaqués, mais, je te le dis
bien bas, je perds la mémoire des substantifs, et je suis prodigieusement alarmé (3 janvier 1847)... Ma main
est devenue lourde. Je n’écris plus si-facilement (31 mai)... Je ne sais pas ce que j’ai, je suis déplanté ou
dans la mauvaise terre... Ma tête est constamment vide ; je la sens sur moi comme quelque chose de vide,
de gênant (30 juillet)... Je ne peux pas concentrer ma pensée. Je comprends que la mort volontaire soit le
dénouement de cet état, quand il se prolonge... Je suis épouvanté, mais mon cerveau, la faculté de faire s’en
moque. Ce divorce de la raison et de l’imagination est quelque chose de curieux à observer (4 août)... Je
dors à tout moment, comme accablé. La vie ainsi est un supplice. Moi qui avais des sujets à traiter par
douzaines, tout s’est envolé (9 août)... Je ne combats plus. Je me laisse aller à l’incessable paresse du
chagrin (10 août)... Je n’ai pas conscience de la vie ; je ne crois plus à l’avenir (17 août)... Jamais de la vie je
n’ai été si malheureux, car je n’ai plus ni âme, ni esprit, ni volonté (19 août)... J’ai fait mon plan pour m’en
aller de ce bas monde (23 août). »
S’il trouve encore « curieux à observer » le processus de désagrégation qui atteint son courage et son
intelligence, s’il en note minutieusement les symptômes — perte des noms, des substantifs, vacuité,
somnolence, apathie — on le sent glisser de mois en mois vers le désespoir. De façon très significative, il
déplore plus que tout le ralentissement de ce qu’il appelle si bien « la faculté de faire », car il avait mis
dans cette faculté génératrice toute sa joie et l’avait située au sommet des valeurs humaines selon
lesquelles sont jugés ses personnages. Mort l’enfant de sa chair, voici que meurent en lui les enfants de son
imagination. Faut-il s’étonner qu’il parle de mort volontaire et que, le 2 juillet 1847, il écrive, toujours à
Mme Hanska : « J’ai tort d’être né, je crois ? »
« Moi, je les hais, les romans, surtout les romans à finir ! » Toute la profondeur de cet aveu apparaît
lorsqu’on met en regard l’une de l’autre deux listes sans commune mesure : la liste interminable des
romans projetés ou ébauchés vers cette époque, et la liste succincte des ouvrages menés à bien, même
partiellement : « Romans à finir », tels resteront l’Envers de l’histoire contemporaine, le Député d’Arcis, les
Petits Bourgeois. Après quoi il n’y aura plus que des romans tout juste commencés, les Héritiers Boisrouge,
le Théâtre comme il est, les Méfaits d’un procureur. De ces fragments, dont les uns ont été publiés par
Marcel Bouteron dans l’édition de La Pléiade, les autres par Maurice Bardèche (d’après des copies
annotées par Lovenjoul) et par Pierre Cas-tex, il nous a paru qu’il fallait retenir Mademoiselle du Vissard,
pour les qualités d’un admirable début et pour le lien entre cette œuvre et les Chouans, puis, pour les
raisons que nous allons dire, la Femme auteur et Un caractère de femme.
L’une et l’autre ébauches sont assez développées pour que l’on entrevoie, sinon leur plan complet, du
moins l’envergure que Balzac pensait leur donner. Si différents soient-ils, ces deux romans ont ceci de
commun que, portant des titres qui semblent annoncer un portrait, ils devaient mettre en scène un très
grand nombre de personnages : il y en a dix-sept dans le seul chapitre rédigé de la Femme auteur, trente-six
dans le plan de l’autre ouvrage. Le premier éditeur de ces textes n’a pas eu tort d’insister sur ce caractère
qui appartient déjà aux derniers romans achevés par Balzac, la Cousine Bette et les Paysans. Il semble bien
que l’évolution interne de son art le menât vers une conception du roman à personnages multiples, qui était
la conséquence nécessaire de sa grande entreprise. A mesure qu’il avançait dans la construction de la
Comédie humaine, les relations et les parentés établies précédemment entre ses créatures composaient un
réseau plus vaste, de sorte qu’il n’en pouvait guère évoquer aucune sans que surgissent de tous les
horizons celles qui avaient été impliquées jadis dans quelque autre épisode où apparaissait la première.
Mais cette raison technique n’est certainement pas la seule qui orienta Balzac vers la convocation de toute
une population romanesque, puisque Un caractère de femme ne comporte aucun personnage déjà connu
des lecteurs de la Comédie humaine. Ainsi, même lorsqu’il ne reprenait pas l’évocation d’un milieu
précédemment décrit ou d’un groupe humain autrefois rassemblé dans le cadre d’un roman, Balzac en était
venu à penser tout naturellement par milieux et par groupes. L’expérience acquise au fur et à mesure qu’il
inventait un monde peuplé de figures nombreuses l’avait accoutumé à voir l’être humain défini et constitué
par ses rapports à autrui. La pratique d’un art, chez lui comme chez tous les créateurs nés, équivalait à
l’acquisition d’une connaissance dont le mode était de plus en plus déterminé par cet exercice du métier.
S’il avait commencé par les Chouans, où le nombre est encore foule indistincte et où en réalité les vrais
personnages se comptent sur les doigts de la main, il s’était adonné longtemps au récit ou au roman centré
sur une figure unique, ou sur le couple, ou sur la famille. Les Etudes philosophiques sont encore des mythes
de la solitude, où le regard du romancier considère l’homme dans ce qu’il a de moins ouvert à autrui ; et
Balzac, à cette période de sa création, connaît de l’humain ce qu’il a découvert par l’introspection. Est-ce,
ensuite, la nécessité d’enrichir son art et de devenir romancier de la société multiple et mouvante — est-ce
plutôt l’approfondissement de sa notion de l’homme ? Quelque chose — et sans doute l’un et l’autre mobiles
ensemble — le fait passer de l’individu à la collectivité, et du roman isolé à la série de romans enchevêtrés.
Cette démarche, dès lors, ne cesse plus de s’amplifier, jusqu’à ces années tardives où il lui est devenu
nécessaire de « travailler » une pâte épaisse d’humanité.
Rappelons-nous maintenant que Balzac conçoit ces grands desseins de ses dernières années au moment
où tout lui suggère qu’il n’est plus en état de les soutenir jusqu’à l’achèvement. Ne faut-il pas apercevoir ici
un élément dramatique, dans ce lien étrange, chez un écrivain menacé de paralysie de l’imagination, entre
la conscience de sa fatigue et l’envergure de ses projets ? On pourrait croire qu’il les esquisse d’autant plus
immenses qu’il se sait plus inapte désormais à les nourrir de sa substance amenuisée. Dès lors, dès que l’on
aperçoit cette association paradoxale de l’entreprise démesurée avec la mesure décroissante des forces,
l’état fragmentaire de ces œuvres ultimes devient une part, peut-être la part essentielle, de leur
signification. Et on est tenté de dire que la beauté de ces pages sans contexte tient à leurs marges
démeurées vierges, comme l’émouvant attrait d’un tableau interrompu par la mort du peintre prend un
sens plus mystérieux que celui d’aucune œuvre réaliste.
Si toutefois la Femme auteur et Un caractère de femme ont en commun cette séduction des ouvrages
avortés, dont on se perd à supputer les formes accomplies, jamais accomplies, il y a entre ces deux
fragments une grande différence. Un caractère de femme a ceci de pathétique que c’est sans doute la
dernière tentative de Balzac pour mettre sur pied un grand roman. Nous n’y voyons guère qu’une
présentation de personnages, mêlés à une intrigue politique, et qui surgissent à nos yeux dans ce monde si
particulier des pataches et des diligences où Balzac se sentait comme chez lui. D’autres débuts de roman se
situent dans ce même cadre, éminemment romanesque, où se font les rencontres imprévues, où s’engagent
de précautionneux dialogues entre inconnus, dans une ambiance à la fois libérée des soucis quotidiens et
quelque peu suspecte. Mais ceux des lecteurs qui cherchent volontiers l’auteur sous les détails en
apparence anodins de ses livres, ne manqueront pas de se souvenir que Belley, où nous transporte ce
roman, évoquait pour Balzac deux sortes de souvenirs : les humiliants voyages dans les bagages de Mme de
Castries, et l’inutile campagne menée pour sauver la tête de son ami Peytel, condamné à mort. Ne nous
laissons pas détourner, par quelque fausse honte, du rapprochement peut-être facile qui s’impose ici.
Balzac, près de mourir, atteint dans la conscience de son génie qui l’avait consolé de tous ses échecs,
choisit de situer l’action de son ultime roman dans des lieux qui lui rappelaient deux de ses plus cuisants
échecs, l’un en amour, l’autre dans sa vie publique.
La Femme auteur est tout de même d’une autre trempe. Même réduit aux quelques pages que nous
possédons, ce roman pourrait être, aux yeux d’un familier de l’œuvre balzacienne, quelque chose comme le
Temps retrouvé de cette Recherche du Temps perdu qu’est l’ensemble de la Comédie humaine. Si, au
dernier tome de l’œuvre proustienne, on voit reparaître, montés sur les échasses du temps écoulé, tant de
personnages surgis jeunes aux premières pages et maintenant vieillis, la même impression de relief
temporel émane de la rencontre qu’on fait, dans la Femme auteur, de Claude Vignon, Lousteau, Bixiou,
Lebas, Gaudissart, Popinot, Steinbock. Peut-être ne devaient-ils être que des comparses, autour du notaire
Hannequin, de son bas-bleu de femme, Albertine Becker, et du jeune Achille Malvaux. Mais ils comptent
parmi les vieilles connaissances de tout balzacien, et dès qu’on les voit paraître, on s’intéresse à leur destin,
à leur carrière, à leur déchéance camouflée sous les prestiges sociaux comme on le fait lorsqu’on rencontre
par hasard un camarade longtemps perdu de vue. S’il existe une dimension temporelle de la personne,
comme Proust l’a si bien vu et montré, Balzac est certainement l’un des premiers à l’avoir pressentie et à
en avoir donné la sensation concrète. Sans doute n’attache-t-il à cette perception, chez lui instinctive,
aucune des réflexions philosophiques qui chez Proust créent l’ampleur de l’œuvre et déterminent sa
composition. Mais il a, comme Proust, le sentiment de la correspondance entre la durée des personnes, ou
des générations et la marche de l’histoire ou les métamorphoses de la société. L’ascension de Claude
Vignon, ancien professeur de grec, jusqu’au Conseil d’Etat et au Collège de France, ne saurait nous laisser
indifférents, pas plus que nous ne voyons sans plaisir ce qui est advenu, après tant d’années, de Bixiou et
de ses éternels bons mots, du Sancerrois Etienne Lousteau, devenu directeur d’un théâtre, et surtout de
Gaudissart, l’illustre commis voyageur, que nous avions quitté « Napoléon des théâtres du boulevard » en
1845 (dans le Cousin Pons) et que nous entrevoyons maintenant, en 1846, millionnaire et fondateur d’une
banque. Comme lui, l’ancien employé de Birotteau, Anselme Popinot, et le commis du Chat-qui-pelote,
Joseph Lebas, ont fait carrière ; le premier, comte et plusieurs fois ministre, protège les arts ; le second,
pair de France, jouit des prestiges de la fortune. Le temps de l’histoire a marché tout au long des trente
années que couvre le roman balzacien, et le temps des destins personnels a avancé, sinon au même rythme,
du moins en subissant les contrecoups du temps social. Et les plus médiocres personnages, pour avoir été
mêlés à un siècle mouvant, prennent une grandeur que rien en eux ne semblait annoncer : non pas la
grandeur de leur situation acquise, de leur réussite apparente — car celle-ci compte peu par elle-
même — mais cette autre grandeur, romanesque, balzacienne, mythique : d’être devenus des personnages
pourvus d’une signification. Ils ne l’étaient pas par leurs qualités ou leurs chances ; ils le sont parce que la
courbe de leur sort exprime en une image évidente la courbe même de la métamorphose sociale qui s’est
opérée sous les yeux attentifs de Balzac. 1846 en est le point extrême, et la Femme auteur s’interrompt
ainsi et demeure en suspens à la date où Balzac sent fléchir ses forces. La Comédie humaine se termine sur
cette page inachevée, où on nous donne pour la dernière fois des nouvelles de quelques personnages de
l’œuvre immense. Nous ne saurons jamais ce que sont devenus, après cette année-là, ni Claude Vignon, ni
Bixiou, ni Gaudissart, ni aucun autre des vivants dont Balzac est le père. Mais ce suspens est néanmoins
une ouverture ; la trajectoire de chaque destinée individuelle est imprévisible, si bien que seul Balzac eût
pu la tracer jusqu’à son terme, mais la trajectoire historique se prolonge sur la même lancée où Balzac nous
l’a montrée. Sa vue est si perspicace — d’autant plus merveilleuse qu’il est le premier à deviner que le
temps a un sens analysable, ou pour le moins descriptible — sa prévision est si juste, qu’en peignant la
société du règne de Louis-Philippe, il a tout dit déjà du Second Empire qu’il ne devait pas connaître, et
même d’un avenir bien plus proche de nous.
L’œuvre de Balzac ne pouvait avoir ni conclusion ni limite chronologique voulue ; il fallait qu’elle finît sur
ce mystère d’un début de roman à jamais inachevé, mais qui est le seul épilogue convenable à cette œuvre
épousant le mouvement des années. Le blanc, le soupir, le silence final, c’est le lieu où se poursuit le temps
non balzacien, auquel le romancier semble garder en réserve cette page vierge, comme si tout entière la
Comédie humaine était une seule grande phrase, attendant encore les derniers mots qui la parachèveront
et la clausule finale. En quoi précisément cette œuvre ressemble au temps terrestre, toujours dans
l’expectative de cette fin qui la supprimera en l’accomplissant et l’expliquera en la résorbant.

Notes

1
Collection « Incidences », Monaco, 1944.

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