Marketing Politique
Marketing Politique
Marketing Politique
le marketing politique est donc une technologie intellectuelle qui permet à l’homme ou à
l’institution politique qui l’utilise de recueillir un certain nombre d’informations sur une
population, de segmenter celle-ci en cibles homogènes, puis de définir une image, un
discours, le positionnant de la manière la plus favorable possible sur les segments les plus
porteurs. Le marketing politique est donc une méthodologie dont la finalité est d’adapter
l’offre politique à la demande sociale en persuadant les citoyens que les propositions du
candidat ou de l’institution correspondent bien aux attentes explicites ou implicites que des
spécialistes ont cru détecter.
Cette méthodologie rationnelle utilise des techniques qui jouent sur l’émotion, ce qui n’est pas
en soi condamnable puisque, nous venons de le voir, la communication en politique ne peut
pas être uniquement rationnelle. Le problème est que le marketing politique vise un but
unique : la fabrication du consentement. Il s’agit de faire adhérer une cible à un projet conçu
par autrui, ce qui est antidémocratique, puisque la démocratie est « auto monos », la
capacité à faire et à défaire les règles collectives qui nous gouvernent. La démocratie n’est
pas l’adhésion à un projet conçu par d’autres, mais la participation à la construction d’un
projet collectif. La finalité est donc différente entre la communication politique (créer du
commun à partir des différences) et le marketing politique (fabriquer de l’adhésion).
Cependant, les moyens sont aussi opposés.
Dans le domaine politique, sous l’influence de plus en plus grande des « spin doctors »
(conseillés en marketing politique, spécialistes des sondages électoraux, etc.), la distinction
entre communication politique, marketing politique et propagande n’est pas toujours faite, ce
qui d’une part délégitime la communication politique et, d’autre part, tend à pousser le
marketing politique vers les frontières dangereuses de la propagande. Pourtant, comme
l’indique le Tableau 2, il est aisé de balayer cette confusion néfaste, car, rappelons-le, il n’y a
pas de démocratie sans communication politique. C’est pourquoi, chercher à concevoir une
autre approche (délibérative) de la communication politique qui, ne reposant pas sur la
recherche du consentement, s’éloigne du marketing politique, c’est chercher à renforcer la
démocratie
En effet, pour tenter de contourner les problèmes d’exposition sélective, les publicitaires
multiplient la diffusion de leurs messages. Or cette stratégie nuit à leur efficacité : plus il y a
de messages concurrents, plus il faut diffuser de messages, moins chaque message a de
chances d’être efficace. Trop de publicité tue la publicité. Face à un consommateur de plus en
plus cultivé, ayant appris à ne pas voir les messages qui ne l’intéressent pas a priori, la
communication marketing développe, pour contourner cette aporie, deux stratégies pourtant
peu efficaces.
Dans un premier temps, la publicité se fait intrusive. Elle intervient au milieu des films,
s’infiltre dans les boîtes courriel, surgit au coin de la rue, etc. Selon les publicitaires eux-
mêmes, 76 % des Français jugent la publicité envahissante 17. Du coup, elle a une mauvaise
image. Or les travaux sur la communication persuasive montrent que la capacité d’un
message à convaincre dépend aussi de la confiance que l’on a dans la source du message. La
confiance dans la publicité étant faible, les chances de persuasion le sont aussi.
Dans un deuxième temps, la publicité se fait créative. Pour retenir l’attention, elle joue sur la
qualité esthétique des messages, mais aussi sur des émotions fortes, comme la peur ou
l’érotisme. Soit les émotions sont trop faibles et l’on ne remarque pas le message persuasif,
soit elles sont trop fortes et le sujet ne comprend pas le message, trop occupé qu’il est à
réguler ses émotions fortes. De même, pour la créativité esthétique d’un spot, soit elle est
trop ténue pour que l’on accorde de l’attention au message, soit on ne remarque que cette
forme créative et, du coup, l’on ne retient plus le contenu du message. Dès lors, le dosage
exact entre les deux (esthétique et émotion) devient complexe, d’autant plus que personne
ne réagit de la même manière aux codes esthétiques et aux émotions. Enfin, dans le même
ordre d’idée, dans la communication marketing, la liaison entre persuasion et action (en
l’occurrence l’achat) ne va pas de soi. Je peux être persuadé que Ferrari fait les meilleures
voitures du monde et ne jamais en acheter faute de moyens, ou je peux vouloir acheter une
marque dans mon hypermarché et ne pas la trouver dans les rayons faute de référencement
par l’enseigne de distribution.
Bien entendu, ce qui est vrai pour le marketing commercial l’est encore plus pour le
marketing politique. La démarche du marketing politique est, en effet, la même que celle du
marketing commercial, seuls les termes changent : les études de marché deviennent « des
études d’opinion », l’analyse concurrentielle se transforme en « étude de l’offre politique », le
produit se nomme « programme » ,etc. Comme la démarche et les outils de communication
sont les mêmes, les résultats sont les mêmes : une relative inefficacité. Le marketing
politique accroît la notoriété des candidats, nourrit les caisses des agences de communication
spécialisées (plus de 50 millions d’euros pour la campagne présidentielle française de 2012),
crée des barrières à l’entrée pour les petits partis, mais ne fabrique pas le vainqueur, ne fait
pas adhérer massivement une population à un programme, à une institution, et ce, pour au
moins trois raisons.
D’une part, le lien entre persuasion et vote est encore plus ténu que le lien entre persuasion
et achat. Moins l’achat est impliquant, plus le consommateur peut se laisser influencer par la
communication marketing. Or, tout au contraire, le choix d’un candidat pour son pays ou
glisser un bulletin de vote lors d’un référendum sont des actes « impliquants », la
communication marketing est donc peu efficace dans un débat politique à fort enjeu. La
deuxième raison, beaucoup plus fondamentale, est que le marketing repose sur la notion
de marque. Or les acteurs politiques ne sont pas des marques.
D’autre part, l’inefficacité pragmatique du marketing politique est liée au décalage entre la fin
(politique) et le moyen (commercial). Le cœur de la communication marketing est la notion de
ciblage. Il s’agit de segmenter le public, de décomposer la masse des consommateurs en
cibles profitables, alors que l’art politique consiste à rassembler en une volonté générale des
avis différents. La condition d’efficacité de la communication politique est la visée
d’hétérogénéité de la communauté rassemblée derrière le parti, l’association ou l’institution,
celle du marketing est l’homogénéité de la communauté réunie derrière la marque. Une
collectivité démocratique, quelle que soit sa taille, n’est pas une marque qui pourrait
rapprocher, grâce aux bons offices des agences de marketing, les citoyens de leurs
institutions. C’est un projet politique qui ne peut se réaliser de manière démocratique sans la
participation des citoyens. L’oublier est dangereux, car le marketing est dangereux pour la
démocratie.
Les dangers symboliques du marketing politique :
La puissance pragmatique du marketing capable de vendre n’importe quoi à n’importe qui
n’est qu’un mythe. Au fond, et c’est là toute sa force, le marketing ne vend avec efficacité
qu’une seule chose : lui-même. Pour autant, l’utilisation du marketing à des fins politiques
est-elle inoffensive? Non, car le mythe de son efficacité pragmatique détourne les analyses
des vrais dangers, symboliques, qu’il fait courir à la démocratie. En effet, la généralisation du
marketing politique pose deux problèmes : la domination, dans l’espace public, d’un registre
de communication qui appauvrit les relations humaines, le renforcement de l’émergence d’une
société de marché anti démocratique.
La communication marketing
se distingue de tout autre type de communication par son besoin d’efficacité. Ce besoin va pousser le
créateur à fabriquer des messages qui orientent vers l’interprétation souhaitée en multipliant les signes
formant un chemin le plus évident possible jusqu’à celle-ci. Il en résulte que la rhétorique publicitaire
n’est pas une communication osée ou novatrice. Tout au contraire, elle va chercher à recourir au
maximum aux symboles avérés, aux idées toutes faites largement répandues dans la population qu’elle
vise (Coutant, 2004, p. 4).
S’appuyant sur une doxa commune, la communication marketing exclut ceux qui ne partagent
pas cette doxa, les étrangers. En cherchant à limiter l’interprétation, c’est l’esprit critique
qu’elle tend à décourager. Or c’est l’esprit critique qui, en démocratie, permet de lutter contre
les idées reçues, la fabrication des boucs émissaires si facile en période de crise. De même, la
nature intrusive de la communication marketing pose problème dans l’espace public. Elle
envahit tout, de l’écran de cinéma, au set de table du restaurant en passant par les murs de
la cité. La communication marketing crée un bruit de fond permanent que nous avons appris à
zapper. Ainsi, apprenant à ne plus tenir compte des signes qui nous entourent, nous
devenons, aussi, de plus en plus sourds à notre environnement, de moins en moins aptes à
nous ouvrir à la nouveauté. Pourant, « [l]’habitude de l’inattention doit être considérée
comme le plus grand vice de l’esprit démocratique », rappelle Tocqueville (1961, p. 309). Par
ailleurs, la mise en place d’une communication marketing passe par une professionnalisation
de la fonction communication dans les organisations qui l’adoptent (collectivités territoriales,
partis politiques, ONG, etc.). Cette professionnalisation transforme la communication politique
en un savoir professionnel, alors qu’elle est une compétence citoyenne primordiale. Pour le
dire autrement, la communication marketing n’empoisonne pas la communication politique,
elle asphyxie le citoyen. Persuasive, intrusive, simplificatrice et professionnelle, la
communication marketing tend à imposer un modèle où le citoyen n’est plus un sujet critique
nourrissant le débat politique, mais une cible validant les idées que les autres ont pour lui.
La démocratie est forte quand les citoyens participent activement au débat contradictoire
dans l’espace public. Or la généralisation de la communication marketing décourage cette
participation en accentuant la fermeture à l’autre et en délégitimant la communication
ordinaire. De plus, cette généralisation conduit à une unification des registres
communicationnels de l’espace économique et de l’espace public. Dans les deux espaces, la
communication ne devient qu’une seule et même chose : l’élaboration d’une image de marque
attractive. L’espace public tend alors à devenir partie intégrante de l’espace économique dont
il ne se distingue plus que par la nature du « prix » réclamé au consommateur : non plus un
billet de banque, mais un bulletin de vote. Cette résorption de l’espace public dans le marché
est néfaste, puisqu’elle marque la défaite complète et définitive d’une démocratie délibérative
au profit d’une loyauté de masse (Habermas, 1978).
2. Une méthode qui affaiblit le politique
Le marketing politique n’est donc pas l’art de « vendre un programme politique », c’est
surtout l’art de le constituer. L’institution politique, sous prétexte d’une efficacité pourtant peu
avérée, abandonne une partie de sa réflexion stratégique, une partie de sa souveraineté, à
des professionnels qui ne sont pas élus et qui ont pour visée, non pas l’intérêt général, mais
leur profit personnel.
L’autre grand problème posé par la généralisation institutionnelle du marketing politique est le
renforcement d’une idéologie néolibérale pourtant hostile aux institutions politiques.
L’adoption du marketing politique passe par un changement de vocabulaire, le plus important
étant que les citoyens deviennent des « cibles », les autres institutions politiques, des
« concurrents ». Le langage n’est pas neutre, il véhicule une vision du monde. En
l’occurrence, celle d’une société uniquement régie par les lois du marché, une « société de
marché » (Polanyi, 1983). Or cette société de marché est antagoniste avec l’idée de
démocratie (Humbert et Caillé, 2006). Dans la même optique, le marketing s’appuie sur des
sciences de gestion qui restent profondément marquées par la vision rationaliste et
réductionniste de l’économie orthodoxe. Cette vision est de plus en plus remise en cause dans
les sciences de la nature (Amzallag, 2010), comme dans les sciences sociales (Corcuff, 2012).
Pourtant, c’est cette vision gestionnaire propagée par le marketing qui gangrène les
institutions politiques. Celles-ci semblent ne pas percevoir la contradiction entre les fins
qu’elles se donnent (agir dans un monde de plus en plus incertain et complexe) et le logiciel
intellectuel dont elles se dotent pour le comprendre (déterminisme et réductionnisme). Cette
légitimation, par l’emploi institutionnel du marketing politique, d’une idéologie pourtant
largement décriée depuis la crise, contribue aussi à délégitimer les visions alternatives du
monde. Sous prétexte de s’adapter à la demande politique des citoyens, le marketing
politique pousse les institutions à s’engluer dans le présent. Il ne s’agit plus de proposer de
nouvelles frontières, mais de s’adapter aux contraintes du moment. Toute autre démarche
devient irréaliste, idéologique. Faute de visions alternatives de l’avenir, les institutions ne
peuvent que déplorer les dégâts de l’émergence d’une société de marché, sans voir que leurs
propres outils d’ajustement à l’environnement ne font qu’en accélérer l’avènement. Dès lors,
le marketing politique n’est plus la solution aux problèmes de défiance croissante des citoyens
vis-à-vis de leurs institutions, mais le problème central des institutions politiques. Celles-ci
entendent reconquérir leur légitimité en répondant aux préconisations d’une méthode et d’une
discipline qui dénient la spécificité du politique, justement parce qu’elles reposent sur une
idéologie faisant du marché le principe autorégulateur des relations sociales.
Si l’on rassemble les dangers de l’utilisation de la communication marketing par les acteurs
politiques et ceux liés à l’adoption du marketing par les institutions politiques, on voit poindre
l’horizon de la société de marché rêvée par Hayeck, dénoncée par Polanyi et décrite par Serge
Tisseron (2013) : une société où chacun est sa propre marque qu’il cherche à valoriser dans
un marché fortement concurrentiel. Autrement dit, une jungle, la fin de la démocratie. Pour
autant, signaler le danger (Tableau 4) ce n’est pas affirmer que la catastrophe est arrivée. Si
la communication marketing ne cesse d’accroître sa domination dans l’espace public, elle n’est
pas le seul registre présent : les associations ont su développer leurs propres répertoires de
communication qu’elles continuent à déployer (Dacheux, 2000), les partis politiques poussent
encore leurs militants aux échanges directs sur les marchés ou dans les cages d’escaliers, les
citoyens participent toujours à des débats publics où subsiste une part d’argumentation
rationnelle, etc. La communication politique n’a pas été – pas encore? – totalement conquise
par le marketing politique. C’est pourquoi il convient, si on veut revitaliser la démocratie,
d’abandonner une des composantes surexploitée et de plus en plus inefficace de la
communication politique – la communication marketing (approche persuasive) – pour
revitaliser l’autre composante, oubliée et efficiente, de la communication politique : la
construction de désaccords (approche délibérative).