Cirque 2
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Cirque 2
La guerre terminée, mon père ne fut pas long à s’apercevoir que les cages étaient devenues ma passion. Il
me confia alors la présentation de son groupe de bêtes. En observant mon père, j’appris à exécuter ces
gestes qu’il tenait lui-même de son père et que je voyais depuis ma plus tendre enfance, ces gestes qui
n’étaient expliqués dans aucun livre et qui existaient depuis les temps les plus anciens.
Au cours de mes premiers essais, j’ai connu beaucoup d’émotions, d’angoisses, d’incidents, dus à
l’inexpérience et à l’étourderie. Cette période fut très instructive et riche en souvenirs. Par la suite, le
dompteur ne cesse jamais d’enrichir cette expérience, mais c’est au cours de ces premiers essais qu’il
découvre ses possibilités et les étonnantes capacités du monde animal. L’aventure de Prince en est un bon
exemple.
J’avais alors dix-huit ans. Avec la paix retrouvée, notre chapiteau avait repris son activité.
C’était un matin de mai. Il faisait à peine jour. L’étape n’était pas très longue, mais il ne faut pas oublier
qu’à l’époque (vers 1920) les convois étaient tirés par des chevaux, ce qui était moins rapide et posait une
foule de problèmes que ne connaissent pas les chauffeurs de camions.
Je conduisais, ce jour-là, deux chevaux qui traînaient une voiture cage. La matinée était fraîche et j’étais
descendu du siège pour marcher à côté des chevaux. De temps en temps, pour donner un peu d’air aux
fauves, je soulevais le panneau qui fermait la cage. Je voyais alors mes cinq beaux lions qui couchés sur le
flanc ou renversés sur le dos se laissaient bercer par les mouvements de la voiture. Parmi eux se trouvait
Prince, un lion magnifique qui était né chez nous pendant la guerre et que j’avais élevé au biberon. C’était
mon préféré. Tout en marchant, je passais parfois la main entre les barreaux pour le caresser et lui me
répondait en me léchant les doigts. Nous approchions d’un pont étroit lorsque les chevaux s’emballèrent
brusquement.
Je n’eus que le temps de bondir de côté pour n’être pas renversé par la voiture. A grande allure, celle-ci
s’engagea très mal sur le pont ; l’inévitable se produisit. Elle se renversa. Les lions poussaient des cris de
colère et de terreur. Le fond de la voiture était disloqué sous l’effet du choc, et je vis soudain Prince bondir
comme un diable sur le pont. Il était complètement affolé. Je tentai de lui barrer la route ; dans sa peur il
ne me reconnut pas et se croyant encerclé, sauta par-dessus le parapet. Au-dessous coulait une rivière assez
large.
En entendant le « plouf » que fit son corps en tombant, je perdis la tête à mon tour : Prince allait se noyer.
Sans réfléchir, je me précipitai vers la rive. Prince se débattait au milieu des eaux. Je sautai, fis quelques
brasses et me retrouvai près du lion.
Saisi par le froid, au milieu du courant qui m’entraînait et sur le point de couler, je réussis à m’agripper à
la queue de l’animal. Je m’y accrochai désespérément ; Prince nageait mieux que moi. Il se laissa porter
par le courant et s’orienta vers la rive. Mes frères couraient à notre secours. J’empoignai Prince par la
crinière, il se secoua deux ou trois fois comme un chien pour se sécher et me suivit sans faire de difficultés.
Le lendemain, je n’eus même pas un rhume mais Prince toussait. Sans appétit, il haletait, couché sur le
flanc, le regard éteint. Le vétérinaire recommanda de le frictionner avec une pommade.
Je passai près de lui trois nuits dans la paille, partageant la même couverture. Personne ne se moquait de
moi, car nous savons, dans nos familles et depuis tant d’années vécues avec les bêtes, que les remèdes les
meilleurs ne suffisent pas à les guérir ; elles ont encore besoin de l’affection des hommes. Je crois même
qu’une bête qui se croirait abandonné de son maître peut se laisser mourir.
Prince ne fut pas abandonné. Le quatrième jour, il se remit sur ses pattes et s’étira. Il était très maigre. Il
but et, le lendemain, il mangea. Nous nous étions mutuellement sauvé la vie.
Prince est mort de vieillesse, un hiver, très longtemps après cette aventure. Malgré l’âge qui rend parfois
les bêtes difficiles et méchantes, Prince est toujours resté fidèle à notre ancienne amitié.