(Lectures De... ) Monique Dixsaut, Anissa Castel-Bouchouchi, Gilles Kévorkian (Dir.) - Platon (DL 2013., Ellipses)

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Lectures de ...

collection dirigée par Jean-Pierre Zarader

PLATON
Sous la direction de

Monique Dixsaut
Anissa Castel-Bouchouchi
Gilles Kévorkian

Universidad de Navarra
• Servicio de Bibliotecas
Dans la même collection
Table des matières
Lectures de Hume, sous la direction de J.-P. Cléro et Ph. Saltel, 408 pages, 2009.

Lectures de Husserl, sous la direction de J. Benoist et V. Gérard, 288 pages, 2010.

Lectures de Kant, sous la direction de M. Fœssel et P. Osmo, 312 pages, 2010.

Lectures de Machiavel, sous la direction de M. Gaille-Nikodimov et Th. Ménissier,


368 pages, 2006.
Les auteurs 5
Lectures de la philosophie analytique, sous la direction de S. Laugier et S. Plaud,
Avant-propos, par Monique Dixsaut 11
624 pages, 2011.

Lectures de Sartre, sous la direction de Ph. Cabestan etJ.-P. Zarader, 336 pages, 2011.
Première partie
Lectures de Spinoza, sous la direction de P.-F. Moreau et Ch. Ramond, 312 pages, La langue de la pensée
2006.
Chapitre 1 17
Lectures de Wittgenstein, sous la direction de Ch. Chauviré et S. Plaud, 428 pages, 2012. La priorité de la définition : du Lachès au Ménon, par Charles Kahn
Chapitte 2 41
Devenir de la dialectique, par Sylvain Delcomminette
Chapitre 3 53
Du nom à la négation, onoma et logos chez Platon,
par Fulmm Teisserenc
Chapitre 4 67
De l'Idea du bien à sa lumière, par Monique Dixsaut

Deuxième partie
La langue de l'être
Chapitte 5 89
Le Parménide historique et le Parménide de Platon,
par Denis O'Brien
ISBN 978-2-7298-75442 DANGER Chapitre 6
©ElIipses Édition Marketing S.A., 2013
32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15 ® ffiWO~PIIlAOE
lUEIEUVRE
Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux tennes de l'lli1icle L. 122-5.2 0 et
Le Troisième Argument, par Gilles Kévorkian
107

3°a), d'une part, que les ({ copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé Chapitte 7 131
du copiste et non destinées à une utilisation collective i', et d'autre part, que les analyses
et les courtes citations dans lm but d'exemple et d'illustration, ~,toute représentation ou 1: être et le non-être selon Platon, par Jérôme Laurent
reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants
droit ou ayants cause est illicite >, (art. L. 122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit constituerait une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle.

www.editions-ellipses.fr
Troisième partie
La langue de la cité Les auteurs
Chapitre 8 149
La théorie platonicienne de la motivation humaine, par John Cooper
Chapitre 9 173
Adieu au pasteur 1 Remarques sur le pastorat politique
dans le Politique de Platon, par Dimitri El Murr
Chapitre 10 187 Aldo Brancacci est Professeur d'Histoire de la philosophie ancienne à
La justice dans la cité : de l'économie à la politique, aller et retour, l'Université de Roma "Tor Vergata». Il fait partie de la Direction du Giornale
par Étienne Helmer G-itico della Filosofia Italiana, du Comité de direction de Elenchos, et du Conseil
scientifique de Elenchos. Collana di testi e studi sulpensiero antico. Ses recherches
Quatrième partie portent sur la philosophie grecque des Présocratiques à l'âge impérial. Parmi
Langages ses livres: Rhetorikè philosophousa. Dione Crisostomo nella cultura antica e
Chapitre 11 201 bizantina, Napoli, Bibliopolis, 1986; Antisthène. Le discours propre, Paris, Vrin,
2005. Il a publié en outre, avec M. Dixsaut, Platon, source des Présocratiques,
Mimèsis, poésie et musique, par Aldo Brancacci
Paris, Vrin, 2002, et, avec P.-M. Morel, Democritus: Science, The Arts, and the
Chapitre 12 215
Care ofthe Soul, Proceedings of the International Colloquium on Democritus,
Platon et les mathématiques, par Marwan Rashed Leiden-Boston, Brill, 2007.
Chapitre 13 233
Anissa Castel-Bouchouchi enseigne la philosophie en khâgne au lycée
Les touts de Platon et leurs parties, par Frédéric Nef Fénelon (Paris). Ses travaux portent essentiellement sur Platon et la réception
Chapitre 14 245 du platonisme dans la pensée contemporaine. Elle a traduit plusieurs dialogues
Le mythe dans les dialogues platoniciens, par Jean-François Mattéi de Platon, dont D4pologie de Socrate (Paris, Gallimard, Folioplus, 2008) ou le
Criton ainsi que Les Lois (anthologie, Gallimard, Folio-Essais, 1996), et codirigé
le volume des Œuvres Complètes de Simone Weil consacré aux sources grecques
Cinquième partie
(" Écrits de Marseille », IV, 2, Gallimard, 2009). Elle prépare un essai sur la
Avant Platon et après
raison et la loi chez Platon.
Chapitre 15 273
John M. Cooper est actuellement Professeur à Princeton après avoir enseigné
Socrate et les dialogues socratiques, par Anissa Castel-Bouchouchi
aux Universités de Pittsburgh et de Harvard. Spécialiste de philosophie antique,
Chapitre 16 291
ses recherches concernent tout à la fois la métaphysique, la psychologie morale,
Aristote, lecteur de Platon, par David Lefèbvre la philosophie de l'esprit, l'éthique et la théorie politique. Ses nombreux articles
Chapitre 17 321 sont publiés dans de prestigieuses revues comme la Philosophical Review, le
Comment Plotin a-t-il lu Platon 1, par Anne-Lise Darras-Worms Journal ofPhilosophy ou Phronesis. Il est notamment l'auteur de Reason and
Human Good in Aristotle (1986) qui a reçu un prix de l'" American Philosophical
Association» ; d'une édition des oeuvres complètes de Platon (1997) ; ainsi
Bibliographie 339"
que de deux recueils d'articles, Reason and Emotion: Essays on Ancient Moral
Index nominum 351 Psychology and EthicalTheory (1999), et Knowledge, Nature and the Good: Essays
Index rerum 355 on Ancient Philosophy (2004). Il vient de publier Pursuits ofWisdom: Six Ways
ofLift in Ancient Philosophy from Socrates to Plotinus (2012).
6 Platon Les auteurs 7

Anne~Lise Darras~Worms est maitre de Conférences en Grec à l'université Muthos : A Note on Plato, Pol., 277b6-7 », Mnemosyne 64, 2 (2011) 271-280,
de Rouen. Ses travaux portent principalement sur Plotin et la tradition plato- «Les Formes sans l'âme: Parménide, 131a-133a est-il une critique de la parti-
nicienne, ainsi que sur les conceptions du Beau dans l'Antiquité grecque. Elle cipation ? », Antiquorum Philosophia, 4 (2010) 137-160, «Politics and Dialectic
a publié en 2007, aux éditions du Cerf (collection « Les écrits de Plotin »), la in Plato's Statesman », in Gurder, G. s.j. and Vians, W. (eds), Proceedings ofthe
traduction et le commentaire du Traité 1 (l, 6) de Plotin et prépare actuellement Boston Area Colloquium in Ancient Philosophy, vol. XXV (2009), Leiden, Brill,
ceux du Traité 31 (V, 8) pour la même collection (publication en 2013). 2010, p. 109-147, « Hesiod, Plato and the Golden Age: Hesiodic Motifs in
the My th of the Politicus» in J. Haubold and G. Boys-Stones (eds), Plato and
Sylvain Delcomminette est Professeur assistant de philosophie ancienne à
Hesiod, Oxford, Oxford, University Press, 2010, p. 276-297, L'Amitié, choix
l'Université libre de Bruxelles. Il a notammenr publié L'inventivité dialectique
de textes avec introduction, commentaires et glossaire, Paris, GF-Flammarion,
dans le Politique de Platon (Bruxelles, Ousia, 2000) et Le Philèbe de Platon.
collection" Corpus », Paris, 2001, 249 p.
Introduction à l'agathologie platonicienne (Leyde-Boston, Brill, 2006). Il prépare
actuellement un ouvrage sur la nécessité chez Aristote. Étienne Helmer est Docteur en philosophie, et enseigne à l'Université de
Porto Rico. Ses travaux portent principalement sur la philosophie politique
Monique Dixsaut, ancienne élève de l'ENS, est professeur émérite à
antique, Platon en particulier, et sur les conceptions de l'économie chez les
l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a publié en GF-Flammarion une
philosophes de l'Antiquité. Il a publié notamment La part du bronze. Platon
traduction commentée du Phédon (Paris, 1991, multiples réimpr.) et de nombreux
et l'économie (Paris, Vrin, 2010), ainsi qu'une traduction et un commentaire
ouvrages sur Platon chez Vrin: Le Naturel philosophe, Essai sur les Dialogues de
du livre II de la République (Paris, Ellipses, 2006), et un Focus sur Gorgias
Platon, 1985, 3' éd. carr. Paris, 2001 (trad. italienne, Napoli, Loffredo, 2003; trad.
(Paris, Elllipses, 2011).
arabe, Centre national tunisien de traduction, 2010); Platon et la question de la
pensée. Études platoniciennes 1, Paris, 2000; Métamorphoses de la dialectique dans Charles H. Kahn est professeur de philosophie à l'Université de Pennsylvanie.
les Dialogues de Platon, Paris, 2001 ; Platon. Le Désir de comprendre, Paris, Il est notamment l'auteur du classique The verb 'be' in ancient Greek, D. Reidel,
2003, et avec A. Braneacci, Platon, Source des Présocratiques. Exploration, Paris, Dordrecht, Boston, 1973. Essays on Being, Oxford, OUP, 2009, reprend les études
2002. Elle a également dirigé des ouvrages collectifs, dont: Contre Platon, 2 vol., qui ont jalonné sa réflexion philologique et philosophique sur l'être sur plus de
Paris, 1995; La Fêlure du plaisir. Études sur le Philèbe de Platon, 2 vol., Paris, quarante ans. En philosophie ancienne, il a publié notamment Anaximander
1998; Études sur la République de Platon, 2 vol., Paris, 2005. Certains de ses and the origins ofGreek cosmology, N.Y., Columbia University Press, 1960, The
travaux portent sur Nietzsche, comme Nietzsche, Par-delà les antinomies, 2006, Art and Thought ofHeraclitus, Cambridge, CUP, 1979, Plato and the Socratic
2' éd. Paris, Vrin, 2012. Elle dirige aux éditions Vrin la collection «Tradition Dialogues, Cambridge, CUP, 1996, Pythagoras and the Pythagoreans : a brief
de la pensée classique », history, Indianapolis, Hackett Publishing Company 2001. Il a publié en outre
de nombreux articles sur les présocratiques et Platon dans les grandes revues
Dimitri El Mun est ancien élève de l'École Normale Supérieure de la rue
de philosophie ancienne.
d'Ulm, Maître de conférences en philosophie à l'université Paris 1 Panrhéon-
Sorbonne et membre junior de l'Institut Universitaire de France. Ses recherches Gilles Kévorkian est professeur de philosophie en hypokhâgne et khâgne
portent sur les Dialogues de Platon et plus particulièrement sur l'épistémologie, à Lyon (Lycée Herriot), membre de l'Institut Jean Nicod (EHESS-ENS). Son
la dialectique et la philosophie politique platoniciennes. Il s'intéresse également dernier article porte sur « L'''invention de la proposition" dans le Sophiste de
à la réception du platonisme politique dans l'Antiquité tardive et aux différenres Platon: une projection des paradigmes aristotéliciens et frégéens de la prédi-
figures du socratisme, telles que nous les ont conservé les témoignages anciens cation» in Le Langage, Paris, Vrin, 2013 (éd. G. Kévorkian). Il vient d'achever
et médiévaux sur Socrate et les Socratiques. D. El Murr dirige le projet Jeunes pour Vrin un recueil d'articles inédits sur la métaphysique contemporaine sous
Chercheurs « Socrates : pour une nouvelle herméneutique du socratisme »;' le titre, La Métaphysique, à paraître en 2013.
financé par l'Agence Nationale de la Recherche. Parmi ses publications figurenr JérÔme Laurent, né en 1960 à Bordeaux, est actuellement Professeur de philo-
Aglaïa. Autour de Platon. Mélanges offerts à Monique Dixsaut, textes réunis sophie ancienne à l'Université de Caen Basse-Normandie; auteur notamment
par Aldo Brancacci, D. El Murr et Daniela Patrizia Taormina, Paris, Vrin, de La Mesure de l'humain selon Platon, Paris, Vrin, 2002, Le Charme, Paris,
Bibliothèque d'Histoire de la philosophie, 2010, 616p., « The Telos of our Larousse, 2008, L'Eclair dans la nuit. Plotin et la puissance du beau, Chatou,
8 Platon Les auteurs 9

La Transparence, 2011, il a dirigé le volume Les Dieux de Platon, Caen, Presses weight in the ancient world, vol. 1 : Democritus, weight and size (Paris, Les Belles
Universitaires, 2003, et co-dirigé, avec Claude Romano, le volume Le Néant, Lettres / Leiden, E.]. Brill, 1981), vol. 2 : Plato, weight and sensation (Paris,
Paris, PUF, 2006. Les Belles Lettres / Leiden, E.]. Brill, 1984), Ihéodicée plotinienne, théodicée
David Lefebvre est maltre de conférences en Histoire de la philosophie gnostique (Leiden, E.]. Brill, 1993) ..
ancienne à l'université Paris-Sorbonne (Paris-IV) et membre du centre Marwan Rashed est professeur à l'École normale supérieure, où il enseigne
Léon-Robin (UMR 8061 du Cnrs). Ses travaux portent sur Aristote, ses le grec, l'histoire de la philosophie grecque et arabe, et la paléographie byzantine.
commentateurs (Alexandre, Boèthos) et ses successeurs à la tête du Peripatos Il a publié une édition du traité d'Aristote De la génération et la corruption (Les
(Théophraste, Straton). Il a co-dirigé Dunamis. Autour de la puissance chez Belles Lettres, 2005) et, plus récemment, trois livres consacrés à la tradition
Aristote (Peeters, 2008). aristotélicienne: L'héritage aristotélicien. Textes inédits de l'Antiquité (Les Belles
Jean-François Mattéi, Docteur d'État ès-Lettres, Agrégé de Philosophie, Lettres, 2007), Essentialisme. Alexandre d'Aphrodise entre logique, physique et
DiplÔmé de Sciences politiques, est professeur émérite de l'université de cosmologie (de Gruyter, 2007) et Alexandre d'Aphrodise, commentaire perdu
Nice-SophiaAntipolis, professeur de philosophie politique à l'Institut d'Études à la Physique d'Aristote (Livres IV-VIII). Les scholies byzantines (de Gruyter,
Politiques d'Aix-en-Provence et professeur associé à l'université Laval de Québec. 2011). Il prépare actuellement une nouvelle traduction commentée du Timée
Auteur de plusieurs ouvrages sur Platon depuis L'Étranger et le Simulacre. Essai sur de Platon.
la fondation de l'ontologie platonicienne (Paris, PUF, 1983), il a écrit notamment Fulcran Teisserenc, agrégé de philosophie, docteur de l'Université Paris l
Platon et le miroir du mythe. De l'âge d'or à l'Atlantide (Paris, PUF, 1996) ; Panthéon-Sorbonne est professeur en classes préparatoires. Auteur de Langage
il vient de proposer une nouvelle Présentation de Xénophon, Les Mémorables et image dans l'œuvre de Platon (Vrin, Paris, 2010), des commentaires accom-
de Socrate (Paris, Manucius) et de publier deux ouvrages sur le platonisme: pagnant Le Banquet et les livres VI et VII de La République dans la collection
le premier, Platon (Paris, Le Cerf, 2012) est un choix des meilleurs articles Folioplus philosophie (Gallimard, Paris, 2006, 2007) et de divers articles sur
internationaux sur la pensée platonicienne; le second porte sur l'Actualité de la philosophie platonicienne et aristotélicienne, il prépare une monographie
Platon. La puissance du simulacre (Paris, François Bourin). sur Le Sophiste de Platon, à paraltre aux PUF.
Frédéric Nef est directeur d'études à l'EHESS et membre de l'Institut
Jean Nicod (EHESS-ENS). Son derniet ouvrage, La force du vide, vient de
paraltre au Seuil (Paris, Le Seuil, 2011). Toujours dans le domaine de l'011to-
logie, il a publié un Traité d'ontologie pour philosophes et non philosophes (Paris,
Gallimard, 2009) er Qu'est-ce que la métaphysique? (Paris, Gallimard, 2005).
Il a contribué aux études platoniciennes avec i( Plato's lheory of Relations », in
F. Clementz et J. M. Monnoyer (éds.), Ihe Metaphysics ofRelations, Frankfurt,
Ontos Verlag, 2012, et « Platon et l'actualité de la métaphysique analytique"
in Actualité de la pensée de Platon, Études platoniciennes, vol. IX, L. Brisson et
M. Narcy (éds.), Paris, Les Belles Lettres, à paraltre.

Denis O'Brien est entré au CNRS (Paris) en 1970, après quinze ans passés
à l'Université de Cambridge. Ses publications, en français et en anglais, portent
sur divers aspects de la philosophie de l'Antiquité, à partir des philosophes
présocratiques jusqu'à Platon et au Néoplatonisme. Ses principales publicatiohs
sont Empedocles' cosmic cycle, A reconstruction from the fragments and secondary
sources, (Cambridge, CUP, 1969, réimpr. 2008), Le non-être, Deux études sur
le Sophiste de Platon, (Sankt Augustin, Academia Verlag, 1995), Iheories of
Avant-propos
Monique Dixsaut

Lorsque Gilles Kévorkian m'a demandé d'assurer la direction de ce volume,


le travail était déjà bien avance, tant par lui que par Anissa Castel-Bouchouchi.
Je me suis contentée d'ajouter quelques contributions, dues à des auteurs avec
lesquels j'ai l'habitude de travailler et que je tiens à remercier. J'ai également
souhaité donner à ce recueil d'articles une orientation et une structure qui
correspondent à son titre, Lectures de Platon.
Platon a écrit des dialogues, et il ne s'agit pas chez lui du choix d'une
forme littéraire destinée à dramatiser l'exposé d'une pensée dont la nature
serait monologique. Lorsque j'un de ses personnages (Socrate dans le Théétète,
l'Étranger d'Élée dans le Sophiste) s'interroge sur la façon dont il se représente
ce qu'il appelle « penser }), sa réponse est que c'est « un dialogue de l'âme avec
elle-même ". Penser consiste à se parler, la langue de la pensée est dialogique.
Mais silencieuse ou orale, proférée ou écrite, la parole n'est pensante que si elle
se dédouble, cesse d'affirmer et de nier pour s'interroger et se répondre. Grâce à
cette syntaxe interrogative, tout énoncé assertorique, positif ou négatif, a pour la
pensée le statut de réponse et ne peut être compris qu'en référence à la question
dont il procède. Ce dédoublement que la pensée impose à la parole a pour effet
de rompre la coïncidence entre les mots et les choses, er rend possible d'ouvrir
tout mot à la question de ce qu'il signifie vraiment. Cette mise en question
transporte les termes dans la « plaine de vérité }), dans le « lieu intelligible )}, et
entraîne des mutations lexicales de nature métonymique -le {( visible » vaut
pour toude sensible - ou métaphorique: eidos, l'aspect sensible, devient Forme
intelligible; ousia, ce qui est possédé en propre, désigne l'essence'; dialegesthai
ne veut plus dire converser mais dialectiser.
Pour que la parole qu'on adresse à soi-même soit dela pensée et non un simple
flot de sensations, humeurs, passions et opinions, il faut en outre que la question
posée porte sur un être véritablement réel. La pensée intelligente oppose à la
toute-puissance d'un devenir toujours changeant, qui voue à disparaître tout ce
qui est advenu, son désir de saisir ce qu'est absolument, essentiellement, chaque
réalité. La position d'Idées ne résulte pas chez Platon de la décision métaphysique
12 Platon Avant-propos 13

d'instaurer une coupure entre deux mondes mais de la forme socratique que La dernière partie de ce volume s'intitule « Langages ». En distinguant
doit présenter toute question posée par la pensée: qu'est, en vérité, la chose dont entre langues et langage, je n'ai nullement souhaité entrer dans la subtilité des
je parle? Être vraiment est le mode d'existence qui n'appartient qu'à ce qui est distinctions opérées par les différentes théories linguistiques, et encore moins
pleinement intelligible, à l'Idée. Les Idées sont les seules réalités véritables, mais prendre parti pour l'une ou l'autre de leurs définitions. Je voulais simplement
leur réalité n'a pas le mutisme et l'extériorité indifférente de la chose en soi, elle dire ceci : une langue a pour nature de dire quelque chose de quelque chose
ne s'épuise pas dans sa seule présence, elle exige la seule manière de penser et de et ce quelque chose doit avoir une nature telle qu'elle puisse se dire dans cette
dire en chaque cas {( ce que c'est» : la dialectique. Pour une pensée dialectique langue, alors qu'un langage doit être produit, il renvoie à un domaine d'activité,
tout progrès dans la connaissance d'un être est simultanément retour de la pensée à une pratique ou à un système de symboles spécifiques, particuliers à un groupe
à elle-même et ressouvenir de sa force, affirmation de sa capacité d'atteindre, ou à un individu. Sa possibilité d'être traduite en n'importe quelle autre a pour
par elle seule, " la vérité des êtres» (pouvoir qui prend chez Platon le nom de postulat la prétention de toute langue à être universellement compréhensible,
" réminiscence ,,). Le Sophiste prend pour paradigme de cette" langue de l'être» mais elle force aussi une langue à reconnaître les limites indiquées par la nature
la " grammatique », à la fois pour sa distinction principielle singulier/pluriel, intraduisible de certains de ses termes. Celles-ci signalent des différences irréduc-
et pour la nécessité que circulent à travers tous les autres genres (ou Idées) des tibles d'expérience et de « vision du monde », et montrent que comprendre
" Genres-voyelles », conditions de possibilité de toute relation eidétique. Une une langue ne se réduit pas à savoir l'utiliser mais demande qu'on s'efforce de
Idée particulière peut donc se définir non seulement par division entre ses diffé- comprendre les choses dont elle parle comme elle les comprend. Un langage,
rentes espèces, mais aussi grâce à une double articulation, articulation interne: mathématique ou musical, par exemple, n'a en revanche pas besoin d'être
être même qu'elle-même et autre que ce dont elle diffère essentiellement, et traduit, sa forme intégralement conventionnelle lui procure une universalité qui
articulations externes ou relationnelles, naturellement sélectives, avec des Idées ne rencontre pas ce genre d'obstacle, et il requiert un apprentissage en vue, non
qui l'enveloppent, la traversent ou s'y opposent. d'une compréhension, mais d'une pratique. Les « langages ); groupés dans la
Si « elle est une intelligence véritable », l'intelligence « est libre comme il est dernière partie sont chez Platon les éléments fondamentaux de toute éducation,
conforme àsa nature », mais elle n'est pas libre de renoncer à sa nature, c'est-à-dire de la culture (paideia) qui fait d'un petit d'homme un être humain.
à son désir de comprendre. Elle doit donc se concevoir aussi comme le moyen La place centrale accordée par Platon à une discursivité intuitive, activité
de conférer forme, unité et sens à un devenir qui, abandonné par elle, ne serait questionnante qui doit pdtir de la réalité qu'elle interroge pour pouvoir en saisir
qu'un chaos de contradictions et de péripéties, et dont fi' émaneraient en guise au moins partiellement l'essence, commande son écriture dialogique. Cette
de discours que des ramassis successifs d'opinions aussi inconsistantes qu'inco- écriture impose à ses interprètes, qu'ils en soient conscients ou non, qu'ils le
hérentes. Le devenir, cependant, ne peut tolérer ni le dédoublement intérieur refusent ou l'acceptent, une lecture elle-même dialogique. On trouvera dans
qu'introduit dans la pensée intelligente le mouvement de l'interroger/répondre, ni ce recueil, comme en tout autre de même genre, une diversité d'interprétations
l'altérité interne qui, en les travaillant, empêche l'être de se réifier et chaque être liées à différents choix méthodologiques. Des lectures « analytiques» voisinent
de s'isoler. Mais, sous le regard d'un philosophe, la chose sensible peut devenir avec des lectures « contemplatives » et quasi mystiques, des partisans d'un
signe d'une absence; en elle s'instaure ainsi également une distance, entre ce système caché de doctrines non écrites côtoient des philologues qui tiennent
qu'elle est et ce qu'elle aspire à représenter sans jan1ais y réussir complètement, pour préalables indispensables les décisions quant à la chronologie des oeuvres
mais sans non plus échouer totalement. Si puissant soit l'ordre et l'arrangement écrites, mais un trait commun Se dégage avec évidence, à savoir que lire Platon,
(kosmos) que le Démiurge impose au Monde, celui-ci ne sera jamais que l'image c'est être sensible aux risques pris, à la diversité des chemins frayés, aux « digres-
la moins imparfaite possible de son modèle intelligible; si juste soit la cité sions » qui se révèlent être les seules voies possibles, aux différences de vitesse
gouvernée par un ou plusieurs philosophes, elle ne sera que l'image la moins d'une pensée déroutante que ne décourage ni petit ni grand problème, et qui
imparfaite possible de la justice que seule la pensée peut saisir. Il faut les supposer reconnaît dans sa liberté la condition de sa rencontre avec la vérité. La nature
gouvernées par des lois intelligentes pour conférer à ces grandes totalités que sont du texte de Platon possède cette singulière puissance: forcer chacun, quand il
la Cité et le Monde un maximum d'intelligibilité: elles appellent une langue s'efforce de l'interpréter, à dévoiler la manière dont il se représente ce que c'est
dans laquelle les conditions de leur participation à des réalités intelligibles se que penser, et, au-delà, à révéler ce qu'il attend de la philosophie.
font normatives et où l'histoire laisse place à la généalogie.
Première partie

La langue de la pensée

Penser et parler, c'est la mdme chose, saufque c'est le dialogue intérieur


et silencieux de l' dme avec elle-même que nous avons appelé" pensée li.
Sophiste, 263e
Chapitre 1

La priorité de la définition :
du Lachès au Ménon
Charles Kahn*

On peut distinguer deux types d'exigences pour la définition jusqu'au


Ménon, l'un qui fait appel au principe de priorité épistémique sur les autres
questions, l'autre non. Lexigence la moins forte est illustrée dans Gorgias pour
spécifier le caractère de sa profession (i.e. le caractère rhétorique), afin qu'elle
puisse être évaluée. Socrate insiste sur le fait que la question« Qu'est-ce que la
rhétorique? }) doit être traitée avant de décider si oui ou non la rhétorique est
une chose admirable (448e, 462clO, 463c). Socrate ne répondra pas àla seconde
question avant d'avoir répondu à la première, parce que cela ne serait pas juste
(ou dikaion, 463c6). C'est ce que j'ai appelé une règle de bonne méthode:
commencer par clarifier ce au sujet de quoi l'on parle avant de débattre des
traits controversés [... J. Dans le Lachès, cette fois, la question n'est pas seulement
d'accord des interlocuteurs, mais de connaissance. ({ Ne nous est-il pas demandé
de connaître ce qu'est la vertu? Car si nous ne savons pas du tout ce que la vertu
est véritablement, comment pouvons-nous être conseillers, pour quiconque,
sur la meilleure façon dont elle peut être acquise? » (190b7). Cela ne consiste
pas simplement en une règle relative à la clarté, mais en un principe de priorité
épistémique, le principe que la compétence réelle sur quelque sujet que ce soit
exige que l'on connaisse de ce sujet le ce-que-c'est. [...]

Lapriorité de la définition

C'est Richard Robinson qui, dans son étude classique Platos Earlier Dialectic,
a formulé le principe de priorité épistémique des définitions, mais l'attaque de

* Traduction des sections 4 à 7 du chapitre 6 de l'ouvrage de Charles Kahn, Plata and the
Socratic Dialogue, Philosophical use ofa literary fll'm, Cambridge University Press, 1996,
p. 157-180. Nous remercions l'auteur d'avoir bien voulu lever les droits pour la traduction
de ce chapitre.
18 Platon Chapitre 1. La priorité de la définition: du Lachès au Ménon 19

Peter Geach contre ce qu'il appelle « la confusion socratique» a donné lieu à des critère de l'usage correct d'un mot ou de la reconnaissance correcte d'exemples.
discussions plus récentes. Selon Geach, l'erreur consiste à présupposer« que si Il s'agit de mettre à l'épreuve une compétence, une tekhnè au sens platonicien
l'on sait que l'on prédique correctement un terme "T", alors on doit "savoir ce de maltrise d'un domaine donné. Le but est de vérifier si, dans le domaine
que ce c'est qu' êtr~ T", au sens où l'on doit être capable de proposer un critère de la vertu, un individu possède bien le savoir spécialisé lui donnant le droit
général pour qu'une chose soit T ». Cela rend alors impossible toute tentative d'enseigner, ou de donner des conseils faisant autorité. Lincapacité de Lachès
de parvenir à une définition de T par le biais d'exemples, puisque l'on ne peut à définir le courage ne remet pas en cause sa capacité à reconnaître la conduite
savoir si ces exemples sont réellement d es cas d e T l, 'a mOIns
. d e posse'der d'"
eF courageuse de Socrate àla bataille de Délium l . Elle fait plutôt naltre en lui un
la définition, car on ne sait pas si on prédique correctement "T", Tel qu'il est sentiment de frustration, et le conduit à commencer à reconnaître sa propre
formulé, ce principe a tout l'air d'être victime d'une double confusion, parce que ignorance: « Il me semble comprendre ce qu'est le courage, mais il m'échappe
1) l'utilisation correcte d'un prédicat ne nécessite normalement pas de connaître en quelque façon, si bien que je ne parviens pas à le mettre en paroles (logos)
une définition générale, et parce que 2) il est difficile de voir comment l'on pour dire ce qu'il est» (194b).
pourrait jamais aboutir à un accord sur les définitions, à moins de se fonder Ainsi, dans le Lachès, l'incapacité à définir le courage ne manifeste ni
sur des exemples (et des contre-exemples). l'absence de bravoure des généraux, ni leur incapacité à reconnaître des exemples
Une littérature abondante s'en est suivie, visant à montrer que la critique de bravoure, mais souligne plutôt leur manque de connaissance au sens fort du
de Geach à l'encontre de Socrate est textuellement infondée2 . Le passage de terme, leur incapacité à enseigner ou donner un conseil autorisé concernant
l'Euthyphron sur lequel il semble s'appuyer dit seulement que connaltre la l'entraînement à la vertu2 •
forme ou l'essence de la piété permettrait de trancher les cas controversés (6e), Dans le Ménon, Socrate donne à son interlocuteur une leçon similaire de
c'est-à-dire que cette connaissance pourrait être une condition suffisante, mais modestie épistémique. Mais au lieu de reconnaître son ignorance, Ménon
non nécessaire, pour appliquer un terme correctement. Cela constitue une réplique en proposant son célèbre paradoxe. Là encore, la question préalable est
exigence plausible. Il n'y a ici aucune trace de confusion, il n'y a pas non plus « Qu'est-ce que la vertu? », qui a pour corollaire « Comment l'acquérir? » La
trace de priorité épistémique. De plus, la référence à la possibilité de trancher différence ici consiste en ce que 1) l'accent est mis sur la connaissance dans les
des cas controversés est une caractéristique propre à ce dialogue, dans lequel deux questions, et que 2) le principe se voit généralisé er illustré par l'exemple
Euthyphron a entamé une procédure judiciaire pour meurtre contre son de savoir qui est Ménon :
père. (Le procès intenté par Euthyphron parait scandaleux à Socrate, ce à Si je ne sais pas ce qu'est une chose, comment puis-je savoir quelle sorte
quoi Euthyphron réplique qu'il est nécessaire pour des raisons religieuses. Le de chose (hopoion ti) elle est? À moins que tu penses qu'il est possible que
jugement porté sur cette affaire dépend clairement de la conception générale quelqu'un qui ne sait pas du tout (to parapan) qui est Ménon puisse savoir
que l'on se fait de la piété.) Dans les autres dialogues définitionnels, il n'y a s'il est beau, riche ou de noble extraction, ou le contraire? Penses-tu que
cela soit possible? (71b)
aucun désaccord sur les exemples. Quand le principe de priorité épistémique
est invoqué (dans le Lachès, le Ménon, et plus tard dans le premier livre de la Ici, la généralisation et l'illustration introduisent toutes deux des complica-
République) le problème est tout à fait différent. tions qui seront exploitées dans la formulation du paradoxe de Ménon.
Dans le Lachès, la demande de définition est avancée pour mettre à l'épreuve Par souci de clarté, il nous faut d'abord opérer une distinction entre
la compétence en matière d'éducation morale, et (comme nous l'avons vu) c'est deux affirmations (l'une de sens commun, l'aurre paradoxale) de la priorité
bien ainsi qu'elle est reçue par Lachès : « nous prétendons connaître ce qu'est épistémique, qui correspondent à la distinction entre un sens fort et un sens
la vertu [... ] et si cela est vrai, alors nous pouvons également dire ce qu'elle faible du verbe « savoir » concernant la connaissance en question. Le principe
est" (190c). Par conséquent, la demande d'une définition de la vertu, ou de
la partie qui nous intéresse ici, à savoir le courage, n'est pas présentée comme En Lachès, 193e, Socrate fait la remarque suivante: « Quelqu'un qui aurait surpris notre
conversation pourrait dire que nous faisons tous deux preuve de courage en action (ergon)
1. P. T. Geach, « Plato's Euthyphro », The Monist 50, 1966, 367-383, p. 371 ; repr. dans Logie ruais pas en paroles (logos). »
Matters, Berkeley-Los Angeles, 1972, p. 31-44. Pour ce lien entre définitions, savoir spécialisé et enseignement, comparer les remarques
2. Parmi les publications récentes, voir G. Vlastos, Soeratic ~tudies, ed. M ..Bur,nyeat, .de P. Woodruff, Plato, Hippias Major, Indianapolis, 1982, p. 139-141, et {( Plato's earlier
Cambridge,1994, p. 67-86, et pour des indications bibliographIques plus fourmes, td., « Is Iheory ofKnowledge», dans S. Everson ed, Companiom to ancient Thought 1: Epistemology,
the "Socratic Fallacy" Socratic? », Ancient Philosophy 10, 1990, 1-16, p. 15. Cambridge, 1990, p. 65-75.
Platon Chapitre 1. La priorité de la définition: du Lachès au Ménon 21
20

relevant du sens commun implique seulement la nécessité d'avoir une sorte de Il nous faudrait reconnaître que, d'un point de vue dramatique, la demande
contact cognitif minimal, ou de familiarité 1, avec le sujet dont il est question initiale de définition formulée par Socrate est pleinement intelligible. Socrate
si l'on veut connaitre autre chose à son propos. Dans le cas d'un individu et Ménon ont des conceptions radicalement différentes de l'excellence, ou
comme Ménon, on doit pouvoir l'identifier comme un sujet de discussion; aretè 1• Bien évidemment, la réponse à la question de la possibilité d'enseigner
dans le cas d'une notion comme le courage ou la vertu, on doit pouvoir en dépend de ce qu'on tente d'enseigner. Lusage fait du besoin raisonnable d'urie
reconnaître des exemples. Si l'on ignore tout de la chose en question (si l'on définition clariflcatrice, ainsi que le recours à la notion ordinaire de familiarité
ignore tout à fait, to parapan, ce dont on parle) alors il n'est guère possible de avec l'objet de la discussion, dans le but de justifier l'exigence très différente
savoir si elle possède ou pas un attribut donné. On pourrait appeler cela la et extraordinaire d'un savoir préalable des essences explicatives, font partie
priorité de la référence sur la description. Or, prise dans ce sens très faible, la de l'art de Platon. Dans la première partie du Ménon, c'est en effet la seconde
priorité épistémique est étrangère à la question des essences ou des définitions, demande (la plus forte) qui émerge au cours de la recherche systématique des
comme on peut le voir d'après l'exemple de savoir qui est Ménon. Le type de définitions.
connaissance requise n'est en rien plus fort que la notion de croyance vraie. Il faut prendre en compte cet arrière-plan, c'est-à-dire la dualité, radicale autant
En tant que lecteurs des dialogues, nous en savons tous bien assez sur Ménon que savamment camouflée, de la question qu'est-ce que 1, pour comprendre le
pour savoir qu'il est en réalité beau, riche, et bien né. (Cet exemple montre statut ambigu du paradoxe de Ménon et l'ambivalence de la réponse de Socrate.
clairement que la connaissance en question n'est pas ce que les philosophes ont D'un c6té, celui-ci qualifie l'argument d'éristique; de l'autre, il répond en
nommé 1< connaissance directe2 » : nous en savons beaucoup sur Ménon sans invoquant la doctrine mystique de l'immortalité et de la renaissance, ainsi qu'en
introduisant la théorie de la réminiscence qui va dominer la partie suivante du
le connaître personnellement.)
Ainsi construit, le principe de priorité est une version épistémique édulcorée dialogue. Mais cette ambivalence est profondément mystérieuse. Si l'argument
de la règle de méthode illustrée dans le Gorgias. Il équivaut au principe de sens de Ménon est éristique, pourquoi mérite-t-il une réponse si vigoureuse? Mon
hypothèse est que la distinction entre la version faible et la version forte de la
commun qui veut que l'on sache de quoi on parle.
Voilà pour la version modérée de la notion de priorité, et le sens faible de priorité épistémique fournit la clé du mystère.
savoir ». Reste que le dialogue joue aussi sur un autre genre de priorité et sur
<i
Ménon demande:
un sens beaucoup plus fort du verbe « savoir », correspondant à l'exigence de Comment chercheras-tu une chose si tu ne sais pas du tout ce que c'est?
compétence spécialisée présente dans le Lachès. Il s'agit du genre de savoir dans Laquelle des choses que tu ne connais pas vas-tu choisir comme objet de ta
lequel une essence explicative est comprise, une forme unique (eidos) de vertu recherche? Et même si tu trouves cette choseJ comment sauras-tu que cJest
la chose que tu ne connaissais pas? (Ménon, SOd)
commune à toutes les vertus, qui est « ce par quoi elles sont des vertus» (72c8),
et qui constitue <i ce que la vertu est effectivement» (ho tunkhanei ousa aretè) L'argument sera considéré comme éristique ou sophistique selon qu'il sera
(72dI). C'est ce savoir de {( ce qu'est la vertu », en ce sens précis, que réclame jugé dépendant d'un usage équivoque du verbe « savoir ». Selon cette lecture, le
Socrate, avant d'accepter de dire si la vertu peut ou non s'enseigner. Ainsi compris, paradoxe disparaît facilement une fois que cette ambiguïté de {( savoir» est levée.
le principe de priorité généralisé affirme que sans connaissance de l'essence de Il nous suffira de connaître au sens faible (être capable d'identifier) un objet,
X, pout tout sujet X donné, on ne peut rien savoir de X3. Aucune connaissance dont la connaissance en un sens plus fort fait défaut et doit être recherchée2 .
n'est possible sans connaissance des essences. Mais dans ce cas, comment cette C'est très clairement le cas pour tout objet de recherche scientifique. Et c'est
connaissance des essences peut-elle être acquise en premier lieu?

1. Cela apparaît le plus clairement lorsque Ménon définit la vertu comme« ce qui esr capable
1. Bien entendu, « savoir qui il est » (gignôskei hostis estin) inclut mais ne nécessite pas une
de gouverner les êtres humains ). Socrate doit lui rappeler qu'il faut ajouter « gouverner de
familiarité directe. Pour un bel exemple de cette lecture épistémique faible, voir Ménon,
façon juste » (Ménon, 73c9-d 8).
92c ! comment Anytos peut-il savoir si la pratique des sophistes est une bonne ou une
2. ~etre distinc.tion entre (a) en savoir assez pour identifier un objet de recherche, et (h) parvenir
mauvaise chose, s'il n'a pas de contact personnel avec eux? C'est bien facife, dit-il, puisqu'il
a un.e connaissance pleinement scientifique ou explicative de ce même objet désamorcera
« sait qui ils sont ».
ausS11~ paraphrase que propose Socrare du paradoxe: ({ Tu ne peux chercher ni ce que tu
2. Knowledge hy acquaintance, selon l'expression de Russell (N.d.T.).
connaIS. (car dans.ce cas il n'y a nul besoin de chercher) ni ce que tu ne connais pas (car alors
3. Pour une formulation claire ainsi qu'une défense de cetre interprétation forte, voir
tu ne sais pas qUOl chercher) » (80e). De façon significative, la même ambiguïté se retrouve
H. H. Benson, «The Priority of Definition and the Socratic Elenchus », Oxford 5tudies in
dans le Charmide, où Socrate demande comment l'on peut savoir ce que -1'on ignore.
Ancien, Phitosophy VII, 1990, 19-65.
22 Platon Chapitre 1. La priorité de la définition,' du Lachès au Ménon 23

ce sens faible de {( savoir» qui a été suggéré au début du dialogue, à travers la qui dormait à l'intérieur de l'âme1• La pensée de Platon est ici éléatique dans
comparaison avec savoir qui est Ménon. la forme: de même que l'Être ne saurait venir du Non-Être, le savoir ne peut
D'un autre côté, le fait que Platon utilise le paradoxe de Ménon pout intro- venir d'un non-savoir. C'est parce qu'un savoir des essences était déjà présent
duire la doctrine de la réminiscence montre qu'il a en vue une conception plus en quelque manière dans l'âme qu'il est susceptible d'être réactualisé dans un
forte de la connaissance préalable associée à la notion d'essences explicatives. acte de cognition.
C'est seulement parce que cet argument {( éristique » signale l'existence d'un Ainsi, selon la version forte du principe de priorité épistémique, il nous faut
problème plus profond posé par le principe fort de priorité épistémique, que le connaître les essences des choses si nous voulons connaître quoi que ce soit.
paradoxe de Ménon peut justifier l'artillerie loutde déployée par Platon pout Telle est l'exigence que l'introduction de la doctrine de la réminiscence doit
y faire face. satisfaire, en nous assurant qu'en fait nous possédons déjà une connaissance
Le paradoxe de Ménon doit être pris au sérieux parce qu'il constitue une de ce type. La réminiscence Oointe au mythe de la préexistence de l'âme telle
généralisation du genre d'objection soulevé par Geach à l'encontre de la qu'elle est présentée dans le Phèdre) est bien entendu à même d'expliquer la
priorité de la définition l . Si l'on doit posséder une connaissance de l'essence manière dont la connaissance des essences est antérieure à la connaissance
de X, une compréhension pleine et entière de ce-qu'est-X, pour connaître de toute autre chose, y compris de leurs applications particulières et de leurs
quoi que ce soit d'autre sur X, comment acquérir quelque connaissance que exemplifications. La réminiscence ne peut cependant en rendre pleinement
ce soit? Il ne servirait à rien d'invoquer le concept de croyance (ou opinion, compte que si elle se voit complétée par une théorie de ce dont on se ressouvient,
doxa) vraie introduit plus tard dans le dialogue, car la croyance peut procurer c'est-à-dire des Formes. La connaissance préalable des essences doit être d'un
seulement la sorte faible de connaissance requise pour reconnaître des genre différent de la connaissance ordinaire, sans quoi le problème concernant
exemples et identifier des individus. Cela pourrait nous permettre de donner là manière dont cette connaissance-là a été acquise se retrouvera tout simplement
une description extensionnelle de n'importe quel concept, c'est-à-dire une en amont. Par conséquent, le défi épistémique lancé, implicitement dans le
conjonction de conditions nécessaires et suffisantes (voir ci-dessous). Mais cela Lachès et explicitement dans le Ménon, par le principe de priorité ne trouve pas
ne nous donnerait pas accès aux essences explicatives. Aucune accumulation de réponse, jusqu'à ce que le Phédon formule la doctrine de la réminiscence-
de croyances vraies à propos de la vertu ne saurait nous procurer la connais- passant-par-les-Formes. Le Phédon souligne sans ambiguïté que la doctrine des
sance de ce-qu'est-la-vertu. Il semblerait qu'il faille reconnaître les essences Formes et la doctrine de l'âme transcendante, telle qu'elle est introduite dans
directement, ou pas du tout. le Ménon, sont indissociables2 .
Certains passages du Ménon pourraient amener le lecteur à croire que Platon Si on regarde du Phédon vers le Lachès, qui le précède, on s'aperçoit que
admet la possibilité de se hisser des croyances vraies au savoir à la force du la stratégie littéraire de Platon consiste à introduire la version épistémique du
poignet épistémique. C'est ainsi qu'il est dit du petit esclave qu'il a émis des principe de priorité dans un contexte où l'on peut facilement en accepter la
opinions vraies susceptibles de le mener vers une connaissance exacte (85c-d). version faible {comme dans la référence à la connaissance de Ménon, ou dans
Plus tard, Socrate affirme que si des opinions vraies sont liées par un calcul l'affirmation initiale du Lachès : « comment donner un conseil sur la façon
de la cause (ou un « raisonnement portant sur la cause », aitias !ogismôi) elles d"enseigner quelque chose si nous ne connaissons pas ce que nous voulons
deviendront du savoir (98a6). Dans un cas comme dans l'autre, cependant, enseigner? »), pour ensuite enchaîner avec la version forte à l'aide du paradoxe
le passage de l'opinion vraie au savoir est un éxemple de réminiscence, c'est-
à-dire de récupération d'un savoir qui était présent auparavant, et qui, en un 1.: Pour l'idée selon laquelle une croyance vraie représente un savoir endormi et qui doit être
réveillé, voir 85c9 (<< comme en songe )) et 86a7 (<< éveillé par le questionnement il). C'est
certain sens, est toujours « dans la personne » (85d6). Métaphoriquement en ce sens que l'on peut dire du petit esclave qu'il« possède maintenant la connaissance)
parlant, les opinions vraies représentent la phase initiale d'un réveil du savoir (85d9), parce que «la vérité concernant les réalités (ta onta) est toujours dans l'âme») (86b!).
Comme le remarque D. Scott (<< Platonic Anamnesis revisited )l, Classical Quarterly 37,
1987, 336-366, p. 351), la réminiscence est proposée « comme une réponse à la question
"..\"".",;,d;;e,;sa:iv:.:oir comment transcender nos opinions pour atteindre à la connaissance l).
76d-77a, où la dépendance de la connaissance par rapport aux Formes est invoquée
1. Bien entendu, le sophisme de Geach n'est pas du même ordre que le paradoxe de Ménon, comme une preuve de préexistence: «la nécessité est la même [...] l'existence de nos imes
mais tous deux découlent d'une interprétation forte du principe de priorité de la définition. 'avant notre naissance est du même ordre [c'est-à-dire a la même nécessité] que la réalité
Le lien a été reconnu par Vlastos, Socratic Studies, op. cit., p. 78, et H. H. Benson, « Meno, [des Formes dont tu viens de parler ) (76e8 sq.). C'est ce qui est dît implicitement dans le
the Slave-boy, and the Elenchus )), Phronesis 35, 1990, 128-158, p. 148. Ménon, 86b1 : « car la vérité des onta est toujours dans l'ime. »
Platon Chapitre 1. La priorité de la définition: du Lachès au Ménon 25
24
de Ménon. Après réflexion, cependant, on voit bien que la version forte du La définition du courage
principe de priorité épistémique doit avoir été présente auparavant, quoique de
On peutlire un dialogue tel que le Lachès à plusieurs niveaux. On a vu l'intérêt
façon implicite, dans le Lachès, sans quoi l'incapacité des généraux à fournir
qui y est exprimé pour l'épistémologie de la définition; dans la partie suivante,
une définition du courage ne pourrait servir à vérifier leur compétence réelle,
nous le lirons comme un exercice de logique de la définition, qui sera poursuivi
c'est-à-dire leur possession de connaissances adéquates dans le domaine de
dans l'Euthyphron et le Ménon. En tant qu'exploration de la notion de coura e,
l'éducation morale. C'est en cela que la recherche d'une définition dans ces
dialogues (comprise comme un préalable à la connaissance aU sens fort) sert
le Lachès traite un sujet dont il sera également question dans le Protagoras ai~si
qu'en République IV Enfin, on peut voir ce dialogue comme une mise en examen
directement à la formulation d'un problème dont la doctrine des Formes
des deux généraux, tendant à voir de quelle manière chacun rendra compte de
constituera la solution. son caractère et de ses croyances. Nous allons donc maintenant nous intéresser
Ce qui devrait apparaitre clairement à présent est que, pour jouer le rôle
à la façon dont les deux généraux rendent compte du courage. Et nous verrons
qui leur est attribué dans le Ménon, les objets de remémoration doivent être
comment l'usage que fait Platon de la forme aporétique sert tout à la fois à
des concepts a priori présents dans la psyché humaine à la naissance, concepts
dévoiler et à cacher une certaine compréhension de cette question.
qui représentent les essences de la réalité objective, de façon à rendre possibles
Lachès est peu rompu au débat philosophique, si bien qu'il ne saisit pas
rexpérience et l'apprentissage chez les êtres humains 1, C'est par conséquent la
d'emblée ce que Socrate veut dire lorsqu'il lui demande ce qu'est le courage. Il
totalité de la conception de la réminiscence, telle qu'on la trouve exposée dans
lui répond: « Ce n'est pas difficile à expliquer. Si quelqu'un entend rester en
le Phédon et dans le mythe du Phèdre, qui est implicitement présente dans le
formation pour combattre l'ennemi plutôt que fuir, c'est qu'il est courageux >;
Ménon. De plus, si les essences du monde de la nature sont accessibles à une
(190e). Pour exacte que soit l'affirmation de Lachès, elle ne répond guère à la
psyché transcendante, elles doivent elles-mêmes être transcendantes. Enfin,
question posée par Socrate. Il a dit ce qu'est le courage, c'est-à-dire ce que c'est
si la saisie de telles essences doit rendre possible notre expérience du monde,
que faire preuve de courage; mais il n'a pas dit ce que le courage est. Socrate
alors le monde sensible lui-même doit, d'une manière ou d'une autre, recevoir
lui donne. alors, à titre d'explication, l'exemple de la vivacité. Tout comme le
sa forme de ces essences, ou <1 participer d'elles ». courage, qui peut se rencontrer non seulement dans les formations habituelles
Ainsi, les caractéristiques les plus fondamentales de la métaphysique de
-_?es h~plite~ mais dans la cavalerie, ainsi que dans des manœuvres tactiques
Platon découlent toutes de la doctrine affirmant qu'apprendre, c'est se ressou-
plus elaborees, et non seulement à la guerre mais aussi dans d'autres formes
venir. Mais cette doctrine se trouve être à son tour motivée explicitement par
de danger (dès l'instant où l'on se trouve confronté à la maladie, à la pauvreté,
les problèmes posés par le principe de priorité épistémique des définitions, tel
_~~x terreu~s politiques, et jusque dans le combat mené contre désirs et plaisirs),
qu'il est formulé dans le Lachès, et tel qu'il se voit renforcé dans le Ménon par
peut faue preuve de vivacité non seulement à la course, mais également en
le paradoxe tenant au concept même de recherche. Je ne vois aucune raison
"....... Î<""ont de la lyre, en discourant, en apprenant, et dans les divers mouvements
de mettre en doute le fait que Platon ait eu tout cela à l'esprit lorsqu'il a choisi
'./ ••. <'I.U corps. Lorsque Socrate demande <1 Qu'est-ce que la vivacité? », il entend
d'introduire ce paradoxe à l'endroit précis où il apparaît dans le Ménon. Nous
:;j':~j; :!enua"d,O{ « Quest-ce qui est commun à tous ces cas? » Et il propose, à titre de
ne pouvons que nous perdre en conjectures dès lors qu'il s'agit de savoir dans
i&' .;,!#inition-':vt,e: c'est la capacité (dunamis) de faire un grand nombre de choses
quelle mesure il a anticipé tout cela en proposant le principe de priorité épisté-
de temps. De manière analogue, quelle est la capacité qui se retrouve
mique dans le Lachès. Comme nous l'avons vu, le Ménon renvoie à nombre de
tous les différents exemples de courage?
principes sans jamais en proposer de formulation explicite. Mais la destinée
Ayant enfin compris ce qu'on lui demande, Lachès répond : ~~ une certaine
transcendante de l'ime, à laquelle il est fait obscurément allusion dans le
ou fermeté (karteria tis) d'âme" (192b). Cette réponse a le mérite
Gorgias, est ici affirmée sans ambiguïté aucune. Dans le Ménon, Platon révèle
~~".lls<"le courage non pas dans un type particulier de comportement mais
ainsi pour la première fois ce lieu ultramondain dans lequel sa métaphysique,
là où l'on trouve les vertus, en tant que trait de caractère. Le trait
son épistémologie et pour finir sa psychologie se trouveront situées. rti."ulier que Lachès a retenu, toutefois, est trop large: la persévérance obstinée
Souvent stupide et néfaste, tandis que le courage doit être quelque chose
et de salutaire. Socrate propose alors de reformuler la proposition
1. Cf Ménon 81c9 : « la nature toute entière est d'une même famille, et notre âme a appris
toutes choses. »
en « persévérance intelligente ", et Lachès acquiesce (192d).
Platon Chapitre 1. La priorité de la définition,' du Lachès au Ménon 27
26
Bien que cette reformulation de la définition (<< persévérance intelligente ») À ce point de la discussion, Nicias fait une suggestion fondée sur une
soit à présent formellement correcte, en ce qu)elle spécifie un trait de caractère remarque qu'il a souvent entendue de Socrate, à savoir: {( chacun de nous
guidé par l'intelligence ou la compréhension (phronèsis), il noUS faut savoir est bon là où il est sage, mauvais là où il est ignorant. » D'où il s'ensuit, dit
de quel type d'intelligence il s'agit: intelligence de quoi? (192el). Le reste du Nicias, que le courage doit être une sorte de sagesse (194d). Mis en demeure de
dialogue peut être vu comme une exploration de ce problème. Quelle sorte s'expliquer, Nicias précise: le courage {( est la connaissance des choses qui sont
de savoir ou de sagesse est-elle requise pour que la persévérance ne dégénère ou ne sont pas à craindre (ta deina kai tharralea), à la guerre comme en tout
pas en obstination aveugle ou, autre possibilité, ne se résume pas à un calcul autre domaine» (194ell). Lachès proteste: le médecin et le fermier possèdent
relevant de la simple prudence? Les contre-exemples invoqués par Socrate, cette sorte de connaissance sans pour autant être courageux. Nicias répond
qui remplissent Lachès de perplexité et l'acculent à la contradiction, sont des en reprenant à son compte un argument utilisé par Socrate dans le Gorgias:
exemples d'une confiance résultant de diverses espèces de savoir technique, où le médecin ne sait pas s'il est meilleur pour nous de vivre ou de mourir, et
c'est la personne faisant face au danger à qui pareil savoir jàit défoutqui semble même le devin qui prédit l'avenir ne sait aucunement quel est le meilleur sort
faire preuve du plus grand courage. Ainsi, le cavalier émérite qui combat dans (195c-l96a3, avec, en parallèle, Gorgias, 511c-512b). La différence entre une
la cavalerie sera-t-il jugé moins courageux que le cavalier qui fait front alors compétence technique et la connaissance spécialement requise dans le cas de
qu'il ne maltrise pas la science hippique, et celui qui descend au fond d'un la vertu (cette connaissance qui sait ce qui vaut mieux) devient ici explicite.
puits sans posséder de compétence technique particulière sera jugé plus brave Socrate procède à l'examen de Nicias en deux étapes. Il commence par citer
que le spécialiste préposé au curage de puits (193b-c). Ce qui ne laisse pas les animaux qui sont généralement considérés comme courageux, comme le
d'intriguer dans cette argumentation est que Socrate a recours aux deux mêmes lion et le sanglier: doit-on les considérer comme sages? La réponse de Nicias
exemples dans le Protagoras pour parvenir, semble-t-il, à la conclusion inverse: est habile: il opère une distinction entre le courage et l'audace; celle-ci,
la plus grande confiance dont font preuve le cavalier émérite et le préposé au contrairement à celui-là, peut être une qualité appartenant aux animaux, aux
curage de puits sert alors de prémisse dans un raisonnement dont la conclusion enfants, aux insensés et aux insensées l , C'est la seconde étape de l'examen qui
est que la sagesse est courage (Protagoras, 350a-c). Mais le raisonnement du mène Nicias à sa perte. Il accepte d'abord la première hypothèse qui veut que
Protagoras n'est guère satisfaisant; Protagoras en attaque la logique, et Socrate le courage soit une partie de la vertu. Socrate lui fait ensuite accepter 1) que
l'abandonne immédiatement. Protagoras montre que la confiance en soi dont la' crainte est une attente concernant un mal à venir, et 2) que la connaissance
font preuve le cavalier mal entraîné et le nettoyeur de puits amateur ne relève d'un objet donné devrait valoir semblablement pour le passé, le présent et
pas tant du courage que de la folie (Protagoras, 350b5) ; cette remarque rejoint le futur. Il s'ensuit que quiconque a la connaissance de biens ou de maux à
la conclusion de Socrate dans le Lachès (193c9-d4), selon laquelle ces mêmes venir a du même coup une connaissance du bon et du mauvais en général,
exemples illustrent « la témérité et l'endurance inconsidérées » plutôt que le 'indépendamment du temps. Or, cette « connaissance de toutes choses, bonnes
courage. Ce que Lachès ne voit pas est précisément ce que Protagoras observe et mauvaises, et en toutes circonstances» ne serait pas une partie de la vertu
dans les cas parallèles: il y a des circonstances où la confiance en soi n'est pas seulement, mais de la totalité de l'aretè (19ge). Mais puisque c'est une partie
~e la vertu que l'on cherchait, on n'a pas réussi à trouver ce qu'est le courage.
une vertu morale, et, partant, pas une marque de courage.
La réfutation de Lachès laisse subsister cette question: de quel genre de Si bien que la discussion philosophique s'achève sur cette note d'échec.
courage est~il besoin pour garantir que l'intrépidité et l'endurance seront Cette conclusion est déconcertante à bien des égards, et ce pour plusieurs
synonymes de courage plut6t que de bêtise? La réponse implicite apportée i;;~i' èd:'i~::;r~En premier lieu, la formule proposée par Nicias et finalement rejetée
jusqu'ici à cette question est la suivante: ce ne sera pas quelque chose de "; être pratiquement identique à la définition du courage défendue par
l'ordre d'une habileté technique comme la science hippique ou le tir à l'arc, {( La sagesse concernant ce qui est et n'est pas à craindre
mais cela ne signifie pas que ce ne sera pas une tekhnè du tout. La situation »(Protagoras, 360d4). En outre, puisque la forme plus large que Socrate a
est ici comparable à la conclusion implicite de l'Hippias mineur: la justice doit donnée ,:Iallsle Lachès à la définition, « la connaissance de toutes les choses bonnes
différer, d'une manière qui devra être pertinente, des compétences techniques
ordinaires ou des savoir~faire acquis par apprentissage. La question reste la donc essentiellement la remarque de Protagoras concernant la témérité irra-
iCtiorinell, dans lepassage précité (Protagoras, 3S0c-351b 2). Cette même rematque trouve son
même: différer en quoi? dans le Menon 88b3-6 et dans la définition du courage en République IV, 430b6-9.
Platon Chapitre 1. La priorité de la définition: du Lachès au Ménon 29
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et mauvaises » est dite par lui correspondre à la vertu en général, la conclusion On peut dégager quatre parallèles, distincts quoique liés, entre le Laches
devrait être considérée plutôt comme un succès que comme un échec. Après tout, et le Protagoras: (1) les exemples du cavalier émérite et du nettoyeur de puits
ce qu'il fallait faire au départ était définir l'aretè; l'exemp1e du courage na ete
' " professionnel entendus comme cas contestables de courage (Lachès, 193b-c,
retenu que parce qu'il était censé être plus facile (190c-d). Ironie du sort, l'effott Protagoras, 350a) ; (2) la définition de la crainte comme anticipation d'un mal
consenti pour découvrir le plus simple a tourné court, et c'est au plus difficile à venir (Lachès, 198b8, Protagoras, 358d6) ; (3) la définition du courage comme
que l'on est arrivé. Enfin, nombre de commentateurs, à commencer par Bonitz connaissance de ce qui est ou non à craindre (Lachès, 194ell, Protagoras, 360d5) ;
voilà plus d'un siècle, ont fait remarquer que si l'on ajoute la formule de Nicias à (4) la distinction entre courage et audace ou témérité pures et simples (Lachès,
la définition de Lachès (aptès correction par Soctate), on aboutit à une définition 197a-b, Protagoras, 350b, 35Ia). Les deux dialogues s'accordent sur les points (2)
du courage patfaitement recevable: persévérance et fermeté d'âme guidées par et (4), mais les thèmes (1) et (3) reçoivent un traitement différent. Les exemples
la connaissance de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, de ce qui est et n'est en (1) sont cités par Socrate dans le Lachès dans le but de montrer qu'une
pas à craindre1. Ce qui ne diffère guère de la définition du courage donnée en connaissance spécialisée peut affaiblir plutôt que renforcer notre prétention au
République IV: la capacité de sauvegatder une opinion droite à propos de ce qUI courage, alors qu'ils sont invoqués dans le Protagoras comme arguments dans
est ou n'est pas à craindre, cette teinture de l'âme qui résiste en dépit des épreuves une démonstration qui tourne court, et qui avait pour fin d'identifier courage
2
imposées par le plaisit et la douleur, la peur et le désir (429c-430b ). et sagesse, Or, proposée par Nicias mais rejetée par Socrate dans le Lachès,
Platon a ainsi composé le Lachès de façon à permettre au lecteur attentif de cette identification est adoptée par Socrate lui-même dans le Protagoras. Que
percevoir 1) que la connaissance du bon et du mauvais est avancée en tant que sommes-nous censés faire de ces écarts?
formule générale de la vertu, et 2) que la fermeté d'âme, ainsi qu'une attention Dans une analyse détaillée de ces passages, von Arnim a été amené à conclure
à ce qui est réellement à craindre et ce qui ne l'est pas vraiment, sont des traits que le Protagoras est antérieur au Lachès, qui offre une analyse du courage
distinctifs du couragé. La conclusion, négative en apparence, est un défi lancé au plus mûrement réfléchie l . Reste que cette inférence chronologique n'est guère
lecteur, et si tout n'est pas élucidé, les grandes lignes d'une solution se dessinent convaincante, D)une part, Protagoras objecte immédiatement que l'audace
néanmoins. De plus, d'un point de vue littéraire, la répartition des différentes dont font preuve ceux qui prennent des risques sans nécessairement posséder
parties de cette solution entre les deux généraux est tout à fait confor~e à les compétences requises est signe de folie plut6t que de courage (Protagoras,
leur caractère. Lachès, en bon pragmatique qui n'y va pas par quatre chemins, 350b). Cette distinction constituerait une réponse à l'argument de Socrate dans
reconnaît que le courage est avant tout un trait de caractère ou de tempérament, le Lachès (193b-c), mais elle est en réalité introduite plus tard, qui plus est dans
tandis qu'il revient à Nicias, qui a des prétentions intellectuelles, de proposet un contexte différent (Lachès, 197b). Protagoras nous dit ainsi directement ce
la définition « socratique» de la vertu en termes de saVOlf. . 4 Reste a" repond re 'a que Platon attendait qu'un lecteur du Lachès découvre tout seul. D'autre part,
deux questions: quel rapport cette explication du courage entretient-elle avec inême s'il la reformule autrement, Platon n'abandonne pas la définition du
celle que l'on trouve dans le Protagoras? Quel rappott entretient-elle avec ce courage attaquée dans le Lachès et défendue dans le Protagoras. Comme nous
que l'on a appelé l'intellectualisme socratique, l'explication de la vertu morale vu, la compréhension de ce qui est ou non à craindre constitue une
en termes purement cognitifs? >.,'tJ'.tti<, de la définition donnée en République IV. Le Protagoras possède nombre
[".] Seule nous retiendra ici l'absence de toute référence aux
1. Voir H. Bonitz, « Zur Erklarung des Dialogs Laches », Hermes 5, 1871'4P' 413-4 42 ;
éUlol:iOIGS et aux humeurs, dimension du courage représentée par la karteria
M. J. O'Brien, « The Unit y of the Laches », Yale Classical Studies 18, 131-1 7, repr. d ans le Lachès. L'oubli de cette composante non cognitive est également une
Essays in Ancient Greek Philosophy,]. P. Anton and G. ~ustas eds, AI~any-New York, 1963, ,'tllta"té,tisl:iq1l< frappante de l'explication du courage avancée par Nicias, qu'il
303-316' et The Socratic Paradoxes and the Greek Mmd, Chapel HIll, 1967, p. 114.
2. La plupa:t des définitions du livre IV de la République précisent « opindion droiteh:'lplutôht. que inspirée de Socrate,
{( savoir» dans la mesure où le concept de savoir philosophique (donc e vertu p 1 osop lque
fondée sur un savoir) n'est introduit qu'au moment où l'on rencontre le roi-philosophe à la
fin du livre V, Arnim, Platos Jugenddialoge und die Enstehungszeh des Phaidros, Leipzig-Berlin,
3, Que la karteria soit une composante du courage est repris à son compte par Socrate en 24-34, Vlastos, Socratic Studies, op. cit., p. 117, a soutenu une conclusion similaire)
sur le fait que dans le Protagoras Platon n'a pas clairement vu la distinction impor-
194a4. d 1 d' .
4. Sur la parenté entre le caractère des généraux et la position qu'ils adoptent ans a Isc~sslOn entre sagesse morale et savoir-faire technique, En identifiant Platon à Socrate, Vlastos
voir M,], O'Brien, art. cité, et op, cit" p. 114-117; D, T. Devereux, « Courage and Wlsdom sa part omis la distinction nette tracée dans le discours de Protagoras (Protagoras,
in Plata', Laches »,journal oJthe History oJPhilosophy 15. 1977, 129-141, p. 134 sq. 4-5. 322b 5-7, c 5 sq. ; cf 318e-319a).
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Sommes-nous ici en présence de l'intellectualisme du Socrate historique, tout de souligner la continuité ainsi que le caractère cumulatif de l'exposition
dont Aristote affirme qu'il a défini les vertus comme aurant d'espèces de des trois dialogues, et ce afin d'indiquer qu'ils ont été conçus, et sont censés
savoir? Beaucoup de spécialistes considèrent cette vue comme historiquement être lus, comme un ensemble de textes indissociables. Il y a là un des cas les
recevable. [...] J'ai défendu pour ma part que, bien qu'il corresponde au Socrate, plus remarquables de continuité entre des dialogues de la première période,
historique, le lien établi entre savoir et vertu, telle qu'il est présenté ici sous comparable à celle que l'on rencontre dans la discussion sur le courage (entre
forme de définition, est vraisemblablement l'œuvre de Platon. le Lachès et le Protagoras) ou dans le principe de priorité de la définition (entre
Quoi qu'il en soit, il est clair que, pour l'auteur du Lachès comme pour le le Lachès et le Ménon, avec des échos dans le Charmide, le Protagoras, le Lysis
lecteur perspicace, une explication du courage en termes strictement cognitifs ne et République I). Le groupe de pères mentionnés dans les trois passages sur
saurait suffire: ce que le Lachès nomme karteria, {( fermeté », est une dimension les parents illustres qui ne transmettent pas l'aretè à leurs fils est un autre bel
essentielle!. Ce sur quoi le dialogueinsiste pour finir estl'aspect épistémique, la exemple de continuité thématique entre ces dialogues: Aristide et Thucydide,
connaissance du bon et du mauvais. Cette conception est exposée de manière représentés par leurs enfants dans le Lachès ; Périclès (lui aussi représenté par
inadéquate par Nicias, porte-parole naïf de vues qu'il ne comprend pas tout ses fils) dans le Protagoras (31ge-320a) ; groupe de trois auquel il convient
à fait. La référence répétée aux devins dans l'examen de Nicias est sans doute d'ajouter Thémistocle dans le Ménon (93c-94d). Dans chacun de ces quatre cas
destinée à rappeler l'erreur désastreuse commise à Syracuse, où sa peur supers- de continuité thématique, il semble naturel de tenir le Lachès pour le premier
titieuse du mauvais présage qu'est censée être r éclipse de lune a conduit à la. membre du groupe (et, dans les troisième et quatrième cas, de tenir le Ménon
destruction totale de farmée athénienne 2
• pour le dernier).
Mon argument en faveur de cette priorité du Lachès sera implicite dans la
La science du général ne croit pas devoir se soumettre à la science du
devin, mais croit au contraire qu'elle doit lui commander, étant donné qu'elle discussion des passages parallèles, mais je vais l'expliciter ici: qu'il s'agisse de
sait tout ce qui arrive et arrivera à la guerre. La loi elle-même ordonne~ l'exemple des fils insignifiants de pères célèbres, ou de la définition du courage,
non pas que le devin commande au général, mais que le général commande . ils reçoivent dans le Lachès le traitement le plus détaillé et le plus développé,
au devin (I98e-199a). et aussi celui qui est motivé de la façon la plus minutieuse. (Dans le Lachès,
Le rappel fait par Socrate dans ce texte confirme que le besoin de sagesse, ce sont les fils eux-mêmes qui se plaignent, lançant ainsi le dialogue, dont le
de savoir quoi craindre, est une composante essentielle de la vertu véritable. courage sera le thème principal.) Pour ce qui est du principe de priorité de la
Car c'est bien ce type de sagesse qui a fait si cruellement défaut à Nicias au définition, la formule du Lachès est moins nettement épistémique et est formulée
moment crucial, et qui se trouve symbolisé dans le dialogue par son incapacité de façon moins générale que dans le Ménon (et, là encore, introduite de manière
à défendre la thèse adéquate contre l'attaque portée par Socrate. C'est de cette plus élaborée, comme visant à vérifier la possession de la tekhnè adéquate). Si
manière que l'elenkhos oblige le général à rendre compte de sa propre vie. l'on en vient maintenant à la logique de la définition, on s'aperçoit à nouveau
que le besoin de définition est amené dans le Lachès de façon plus scrupuleuse
par la conversation préliminaire. Qui plus est, les seuls critères appliqués dans
Logique de la définition
ce dialogue sont de nature extensionnelle (contrairement à l'Euthyphron et au
Il nous reste à considérer le Lachès comme un essai d'introduction à une Ménon) ; enfin, le vocabulaire technique (termes tels que ousia, eidos et idea)
étude systématique de logique de la définition, qui sera poursuivie dans est totalement absent.
l'Euthyphron et le Ménon. Le traitement que fait Platon de la définition est Parler de logique de la définition est légèrement anachronique, dans la
bien entendu un sujet digne d'intérêt en lui-même. Mais mon but ici est avant h1esure où le terme ({ définition » (et, dans une mesure moindre, celui de
;'Ei,... "logiclue ») n'est pas encore chez Platon un terme dont le sens est fixé, comme
1. Voir ci-dessus note 17. C'est la raison pour laquelle certains spécialistes, qui tienl).ent le le cas chez Aristote. Platon n)utilise jamais le mot choisi par Aristote
point de vue de Nicias pour authentiquement socratique, estin:ent que Pl~ton fait preuve
ici d'une certaine réticence face à cette conception purement llltellectuahste de la vertu. «définition» (horismos) ; et celui qu'il emploie à l'occasion pour renvoyer
Voir G. Santas, {( Socrates at Work on Virtue and Knowledge in Plato's Laches », dans notion, horos, n'a pas totalement perdu son sens littéral de ({ frontière ».
G. Vlastos, 7he Philosophy ofSocrates: A Collection ofEssays, New York, 1971, note p. 196,
"","Q"e nous nommons '({ définir» correspond chez Platon à l'acte de « marquer
et D. T. Devereux, art. cité, p. 136 et 141.
2. Voir Thucydide VII.50.4, et VII.86 pour la suite des événements jusqu'à la mort de Nicias.
Le lien est très bien fait par M. J. O'Brien, art. cité.
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les frontières}) ou ({ délimiter », horizesthai1, Bien qu'il soit difficile de résister proposition, à l'initiative de Socrate lui-même, qui suggère que tout ce qui est
à la tentation d'utiliser l'expression « dialogues définitionnels» tant elle est pieux est également juste, et demande alors si, à l'inverse, tout ce qui est juste
commode, il nous faut garder à l'esprit non seulement que le concept de est pieux. Euthyphron ne comprend pas où Socrate veut en venir; ce dernier va
définition s'y trouve in statu nascendi, mais surtout que ce n'est pas le definiens donc prendre la peine de s'expliquer en recourant à l'exemple de l'effroi (aidas)
linguistique qui intéresse Platon au premier chef, mais bien la fonction objective er de la crainte (deos) : « pour beaucoup, la maladie et la pauvreté sonr objets de
de saisir une essence, de dire ce-qu'est-une-chose. crainte, comme le sont une foule d'autres choses qui ne sont pas sources d'effroi
[, ..] La crainte s'étend plus loin (epi pleon) que l'effroi. Car l'effroi esr une partie
de la crainte, tout comme l'imparité fair partie du nombre» (12b-c). De façon
Relations extensionnelles
similaire, où se trouve le pieux se trouve aussi le juste j « mais là où se trouve le
Le bref échange avec Lachès, qui n'occupe que deux ou trois pages dans juste, le pieux ne se trouve pas toujours. Car le pieux est une partie du juste »

l'édition Stephanus (190d-192d), contient une introduction brillante au principe (12dl-3). La relation exrensionnelle entre ces deux conceprs, qui sera présentée
de co-extensivité du definiens et du definiendum : ce principe veut que toute en logique formelle en termes d'inclusion de classe, est ici exprimée en termes
définition précise à la fois les conditions nécessaires et les conditions suffisantes de tOllt et de parties. Ce qui correspond à la distinction aristotélicienne entre
de la chose à définir. La première réponse de Lachès, utilisant le vocabulaire gènre et espèce. Lorsque Socrare poursuir, et demande: « quelle parrie du jusre
du combat d'hoplites, a fourni une condition suffisante mais non nécessaire est le pieux? » il demande en réalité qu'on lui précise la différence spécifique qui
du courage: elle était trop étroite. Sa deuxième réponse, en termes de fermeté distingue la piété des autres espèces de jusrice. Et toure la suire de l'Euthyphron
morale ou de persévérance (karteria), énonce une condition nécessaire mais sera une tentative, plus ou moins réussie, pour préciser cette différence.
non suffisanre : elle est trop large. La correction proposée par Socrare (<< persé- La discussion concernant les relations entre genre et espèce en termes de
vérance intelligente ») possède la forme requise pour une définition classique, en parries er de tout, introduire brièvement dans le Lachès (190c8-9, 198a, 19ge),
ceci qu'elle inscrit le definiendum à l'intérieur d'un genre plus large par le biais puis développée dans les passages de l'Euthyphron que nous venons de citer,
d'une différence spécifique. Platon, dans le Lachès, n'ira guère plus loin dans la est poursuivie de façon systématique dans le Ménon. En réponse à la deuxième
constitution des traits formels d'une définition. Le problème de la co-extensivité <"définirion de la vertu que propose Ménon en termes de gouvernement politique,
et des relations entre le genre et l'espèce sera traité de manière plus élaborée Socrate demande si l'on ne devrait pas ajouter « gouverne de façon juste, et non
dans l'Euthyphron et le Ménon, que nous abordons maintenant. ». Ménon accorde que la vertu implique un juste gouvernement ({ puisque
Lorsque Socrate demande à Eurhyphron de dire ce qu'est le pieux, il commence ;Ota Jw>tl(oe est vertu ». Socrate s'enquiert alors: ({ est-elle la vertu, ou une certaine

comme Lachès par donner une réponse trop précise: « est pieux ce que je suis en (areti! tis) ? » Tout comme Eurhyphron dans une circonstance analogue,
train de faire: poursuivre un malfaiteur, que cela concerne un meurtre, un vol ;>,Me:nc,nne comprend pas la question, si bien que Socrate est obligé d'expliquer.
d'objets sacrés ou quelque forfait de ce type" (5d8). Lorsque Socrate exige une >vL,et,es(,in d'explication chez un interlocureur est le procédé classique auquel
règle couvrant tous les cas de figure, Eurhyphron propose immédiatemenr une ",'.l{[at')ll a recours pour signaler l'importance d'un nouvel argument.) «Prends,
formule plus générale: ce qui plait aux dieux est pieux, ce qui ne leur plait pas, pâlreJœnlple, la rondeur: je dirais qu'elle esr une certaine figure (skhema ti),
impie (6elO). On en arrive alors, rapidement et sans difficulté, au problème de U"''''UII pas simplemenr qu'elle esr la figure. Er cela parce qu'il existe d'aurres
la co-extensivité, dont il a été longuement question lors de l'examen de Lachès. ») (73e). Ménon saisit immédiatement: «Tu as raison, et moi aussi je dis
(Ce qui, d'après moi, ne doit pas être compris seulement comme un indice ~ti'ilexist, d'autres vertus à côté de la justice. » Les autres vertus (le courage, la
de l'intelligence d'Euthyphron, mais surtout comme un signe de continuité ~l'Îllpé:tanlce, etc.) sonr désignées plus loin comme des parties de la vertu (78e1,

dans l'exposition: Platon ne ressent nul besoin de se répéter.) La deuxième sq.) Ainsi, ce qui apparait de prime abord comme une distinction enrre
définition sera également rejetée, mais non pour des raisons extensionnelles ; d'identité et le est de prédication (<< est la vertu par opposition à « est
)f

c'est pourquoi nous en reportons l'étude pour l'instant. Suit une troisième »)) se voit interprété à nouveau en termes de relations extensionnelles
tout conceptuel et ses parties logiques. Ce que veut Socrate, c'est une
1. Horizesthai dans le sens de « tracer les limites d'une définition)) est attesté une seule fois dans de la vertu en tant que tout (kata holou en 77a6). Er il affirme que
le Lachès (194c8), lorsque Lachès critique les tentatives de définition du courage proposées de priorité épistémique de la définition dégagé plus haut s'applique
par Nicias.
Platon Chapitre J. La priorité de la définition," du Lachès au Ménon 35
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à la priorité du tout sur la partie: « Crois-tu que l'on puisse connaître ce qu'est Ce passage introduit en philosophie la notion d'essence, ousia, comme
telle ou telle partie de la vertu sans connaître la vertu elle-même? » (79c8). Le contenu d'une définition faisant davantage que préciser les conditions néces-
principe de priorité épistémique est interprété ici comme une règle générale de saires et suffisantes de l'application correcte d'un prédicat, et cela en disant ce
la recherche dialectique, qui veut que l'on ne puisse répondre à une question en que la chose (vraiment, essentiellement) est. En opposant un proprium logique
faisant référence à des éléments qui sont toujours soumis à examen, et qui ne et une essence, Platon trace une ligne de partage entre condition à satisfaire
font pas encore l'objet d'un accord (79d3). Il Y a là un danger de régression à pour qu'il y ait équivalence extensionnelle (condition à laquelle satisfait la
l'infini qui sera conjuré aussit6t après grâce à l'introduction de la méthode par définition d'Euthyphron), et critère de contenu intensionnel ou« signification! »
hypothèse (86e sq.), méthode qui permettra à la recherche d'être poursuivie à (auquel cette même définition ne satisfait pas). Enfin, ce que Platon entend
titre conditionnel, sur la base de solutions provisoires apportées à des problèmes par contenu intensionnel gagne en précision grâce à l'argument par lequel la
position d'Euthyphron est réfutée.
qui les précèdent logiquement.
Cet argument est précédé de remarques rendues obscures par certains traits
propres à la langue grecque qui ne sont guère traduisibles en anglais 2 , mais
Critères dépassant la condition de co-extensivité
ce que veut établir l'argument est parfaitement clair; la définition d'Euthy-
La seconde définition proposée par Euthyphron (la piété est ce que les dieux phron n'est pas satisfaisante parce qu'elle n'a pas de valeur explicative: elle ne
approuvent) peut satisfaire aux critères de co-extensivité. Cela n'apparaît pas spécifie pas ce qui rend pieux les actes pieux. C'est Socrate qui pose la question
clairement d'emblée car la remarque précédente d'Euthyphron n'exclut pas la cruciale: « Le pieux est-il aimé des dieux parce qu'il est pieux, ou bien est-il
possibilité d'un conflit entre les dieux. Or, si les dieux se querellent, ils n'aiment pieux parce qu'il est aimé des dieux? » (lOal). La nouveauté et l'importance
pas tous la même chose. Si telle action paraît agréable aux uns et haïssable aux de la question sont soulignées par le procédé auquel Platon a le plus souvent
autres, elle relèvera à la fois de la piété et de l'impiété si l'on s'en remet à la recours: l'interlocuteur ne comprend pas ce qu'on lui demande, si bien que
définition d'Euthyphron. Pour empêcher la définition de déboucher sur une Socrate se voit contraint de clarifier sa question avant de la poser à nouveau
contradiction, il faut donc exclure la possibilité qu'un désaccord puisse exister (en lOd). Euthyphron répond maintenant sans aucune hésitation que c'est
entre les dieux. Ce n'est guère un problème pour Socrate, dans la mesure où précisément parce qu'il estpieux que ce qui est pieux est aimé des dieux (lOdS).
il n'était de toute façon pas prêt à concéder que les dieux puissent se quereller Cela n'a cependant guère de sens de dire que ce qui est pieux est aimé des
(6a7). Mais pour Euthyphron, cela signifie que la définition ne s'applique qu'aux dieux parce qu'il est aimé des dieux, ou cher aux dieux (theophiliÙ 3). Le fait que
cas où les dieux s'accordent entre euxI , Compte tenu de ces restrictions, nous la substitution échoue montre que, bien qu'elle soit vraie (et vraie uniquement)
avons satisfait à deux conditions extensionnelles concernant la définition: une de la piété, la définition d'Euthyphron n'a pas la puissance explicative d'un
action est pieuse si et seulement si elle est approuvée par les dieux. logos tës ousias, d'une explicitation de ce qu'est la chose. Il a été fait allusion plus
Dans ces circonstances, la méthode des contre-exemples ne peut plus servir
1. « Meaning}) (N.d.T.).
à réfuter la définition. Celle d'Euthyphron sera néanmoins rejetée, pour la 2. La distinction logique entre le participe passif pheromenon et la forme indicative pheretai
raison suivante: en 1~b1 (~vec des parallèles en lOb-c) est impossible à rendre en anglais, puisque les deux
se VOlent Inévitablement traduits par « is carried» (<< est porté »). La même difficulté se
Euthyphron, il s'avère que, bien que l'on t'ait demandé ce que peut bien retrouve quand il s'agit de traduire la distinction entre ({ is loved by the gods» 1 « est aimé
être le pieux, tu nas pas consenti à montrer son essence (ousia2)J mais tu des dieux ») (pht'leitai) et « god-beloved ») 1 « aimé des dieux ) (theophiles). Ce que Platon
veut dire est que l'action ou l'attitude exprimée par le vetbe à l'indicatif (actif ou passif)
as mentionné une de ses propriétés (pathos), à savoir que le pieux possède
pr~cè~e logiqu~ment et explique la description du résultat dans une forme participiale ou
cet attribut,' itre aimé de tous les dieux. Mais ce qu'elle est, tu ne l'as pas adJectIvale (phtloumenon, theophiles).
encore dit. (lIa) Mon analyse du raisonnement en l Da-lIa s'accorde pour l'essentiel avec celle de M. Cohen,
«Socrates on th~ Definition ofPiety: Euthyphro lOa-llb)), dans Vlastos, The Philosophy
ofSocrates, op. czt., 160-176, p. 165 sq. L'objection de Cohen, à savoir que « parce que»
cor:esp~nd d~ns l'argument à deux espèces différentes de relation (un « parce que »)
1. 9d. Il faut noter que la définition corrigée d'Euthyphron est compatible avec l'hypothèse
socratique de l'unanimité divine: ({ Je dirais que ce qui est pieux est ce que tou~ les dieux loglco-Semantlque dans un cas, une raison expliquant l'attitude des dieux dans l'autre),
"e~t co.r~e~te mais peu pertinente ici. Dans les deux cas (( c'est aimé des dieux parce que les
aiment; et que l'opposé, ce que les dieux n'aiment pas, est impie}) (ge1). Puisque le cas
intermédiaire d'un désaccord entre les dieux n'est pas mentionné id, la formulation de Platon dieux l aIment)) et « ils l'aiment parce que c'est pieux »), les occurrences de « parce que »
permet de combler habilement le fossé théologique qui sépare Socrate d'Euthyphron. . de nature explicative. En revanche, « les dieux aiment cela parce que c'est aimé des
dIeux» est faux, puisque la deuxième clause n'offre aucune explication.
2. '« Is-ness}) dans le texte anglais, c'est-à-dire son « être-té» (N.d.T.).
36 Platon Chapitre 1. La priorité de la définition: du Lachès au Ménon 37

haut à l'exigence d'explication qui est ici formulée, lorsque Socrate demandait toujours la couleur » (75blO), a pour défaut évident de renvoyer plutôt à un
à Euthyphron de préciser « cette Forme (eidos) par laquelle toutes les choses attribut (pathos) qu'à l'essence de la figure. Même si nous accordons dans ce
pieuses sont pieuses» (Mi panta ta hosia hosia estin, 6dll). cas l'équivalence extensionnelle, il n'en reste pas moins que cette définition ne
En posant comme préalable la condition que l'énoncé d'une ousia soit fournit qu'une marque distinctive ou qu'une propriété: elle ne dit en rien ce
explicatif, l'Euthyphron fait le pas décisif qui mène au-delà des considérations qu'est la figure. r;exemple que Ménon préfère, mais que Socrate qualifie de par
extensionnelles que l'on trouve dans le Lachès. Lorsqu'on se tourne vers le Ménon, trop « théitral » (tragikè) est la définition empédocléenne de la couleur comme
on constate que toutes les innovations de l'Euthyphron ont été assimilées, y {( une émanation de formes proportionnée à l'organe de la vue, et, partant,
compris les termes eidos et ousia pour désigner l'objet de la définition (Ménon, sensible » (76d4). Cette définition n'est jugée explicative qu'à la condition
72bl, c7, d8, e5), ainsi que l'exigence explicative (di ho dsin aretai, 72c8). d'adopter une théorie mécaniste particulière de la vision.
Socrate attire notre attention sur autre chose: l'unité nécessaire tant du definiens La définition qui a la préférence de Socrate! est la seconde définition de la
que du definiendum. Lorsque Ménon lui propose une définition sous forme figure comme limite ou frontière d'un solide (76a). Cette définition inscrit la
d'énumération (la vertu propre à un homme, à une femme, à un enfant, etc.), notion de figure dans le cadre plus large du savoir mathématique, et la relie à
Socrate réclame avec insistance la formulation unique d'une nature ou essence la structure tridimensionnelle des corps dans l'espace, ce qui constitue pour
unique: de ce qui est commun aux différents éléments de la liste. Ainsi, dans Platon une définition véritablement scientifique, par opposition à la formule
le cas de l'abeille: « Diras-tu qu'elles sont diverses et différentes les unes des pseudo-scientifique dérivée de la physique d'Empédocle2 . La préférence de
autres en tant qu'elles sont des abeilles (tiN mellitas einai) ? Ou bien diffèrent- Socrate pour la définition mathématique annonce sa critique de la physique
elles plutôt en ceci (toutfJi) mais pas en cela (en taille, en beauté, et ainsi de présocratique de la dernière partie du Phédon.
suite) ? »À quoi Ménon réplique: « Elles ne diffèrent en rien en tant qu'elles
sont des abeilles (hèi melittai eisin) » (72b). Ainsi, la terminologie de 1'« en tant La nature du definiendum
que» (qua) introduite en Ion 540e est utilisée ici afin d'indiquer que la notion
de contenu intensionnel (1< en tant qu'il est F ») est une manière de désigner Le Lachès n'a que peu à dire sur la statut d'un definiendum (en l'occurrence,
1 le courage), mis à part la suggestion qui est faite qu'il pourrait s'agir d'une
l'essence ou la nature commune des divers membres d'une classe Parunique •
conséquent, les diverses figures géométriques (cercle, carré, etc.) ne diffèrent puissance (dunamis) comme la vivacité, et qu'il « est le même dans tous les
pas les unes des autres « en tant que figures » : elles sont toutes mêmes 1< en cas », c'est-à-dire, face à divers dangers, tentations, etc. (19Ie, 192b7). Dans une
tant qu'elles sont des figures ». veine semblable, l'Euthyphron affirme que « le pieux est même que lui-même
Cette unité intensionnelle est présentée ici comme ce qui constitue la référence en toute action » (5dl). Mais l'Euthyphron poursuit en disant que, puisque
ou le nominatum d'un terme général: « cette chose dont "figure" est le nom» l'essence explique les propriétés que possèdent les choses, une connaissance de
(74ell). « Puisque tu appelles ces choses multiples d'un nom unique [...] bien l'essence peut servir de critère à leur description correcte. Socrate demande à
qu'elles s'opposent les unes aux autres, qu'est-ce donc qui inclut (katekhei) le Euthyphron :
courbe aussi bien que le droit, et que tu nommes "figure" ? » (74d5). Cette N'as-tu pas dit que c'est en vertu d'une Forme unique (miai ideai) que
recherche de l'unité est justement celle qui culminera dans l'identification les choses impies sont impies et les choses pieuses, pieuses? [... ] Veux-tu bien
d'une Forme: « Nous avons pour habitude de poser une Forme (eidos) unique alors m'expliquer ce qu'est en elle-mime cette Forme (autèn tèn idean),
chaque fois que nous nommons d'un nom unique une multiplicité de choses » afin que je puisse m'y référer (eis ekeinèn apoblepôn) et l'employer comme
modèle (paradeigma), de sorte que de tout ce que toi ou un autre ferez de
(République, X, 596a).
Dans le Ménon, Socrate offre trois exemples de définition très différents
dont un seul est recommandé, parce qu'il oriente vers une essence véritable. Le 76e7 : la définition de la figure est meilleure que la définition de la couleur. Certains
premier exemple, qui définit une figure comme « la seule chose qui accompagne commentateurs pensent que cela renvoie à la première définition de la figure, rejetée
pour des questions de méthode (79d2). Mais manifestement, c'est la seconde définition
màthématique, qui est préférée, ainsi que l'indique avec raison R. Sharples, Plato,' Meno:
1. De la même façon, la force d'un homme et la force d'une femme « ne diffèrent en rien en Warminster and Chicago, 1985, p. 137.
tant qu'elles sont de la force » (pros to iskhus einai), Ménon, 72e6. Voir aussi pros to aretè l'importance des mathématiques dans le Ménon, voir G. Vlastos, Socrates, Ironist and
MoralPhilosopher, Cambridge, 1991, chap. 4 : {( Elenchus and Mathematics )J.
einai, 73al.
38 Platon Chapitre 1. La priorité de la définition.' du Lachès au Ménon 39

semblable à elle je pourrai dire que c'est pieux, et que de toute chose qui mime, dépourvus qu'ils sont de tout prologue dramatique et d'introduction
n'est pas semblable à elle je dirai que ce n'est pas pieux!. (6e) narrative. Ils ont donc (avec lApologie) quelque raison d'être rangés parmi les
De toutes les références aux Formes ou aux essences dans les dialogues écrits de Platon les plus anciens; aucun d'entre eux ne comporte cependant de
définitionnels, c'est ce passage de l'Euthyphron qui est le plus riche en termes conclusion aporétique. Nous ne connaissons pas non plus de dialogue écrit par
et expressions qui anticipent la théorie complète des Formes. un autre auteur socratique qui serait aporétique. Je suggère donc que le dialogue
[... ] Pour le moment, je me contenterai de noter que la continuité est aporétique (et par conséquent, pour nombre de spécialistes, typiquement « socra-
nettement marquée par la terminologie dérivée de la question qu'est-ce que X ? tique ») est une création nouvelle de Platon, marquée par l'expérimentation
Le terme ousia, qui apparaît ici comme une forme nominalisée de la question de nouvelles formes littéraires (telles que le prologue dramatique ou le cadre
(Euthyphron, 11a7, Ménon, 72bl), devient le mot désignant 1'« essence» mais narratif), dans le but avoué de préparer la voie aux dialogues intermédiaires
aussi la « réalité» des Formes (par exemple Phédon, 76d9, 77a2). Et, bien dont la démarche est plus ambitieuse. La meilleure manière de comprendre
entendu, l'expression la plus technique utilisée par Platon pour désigner Forme pourquoi Platon a choisi la forme aporétique est de prêter attention à ce qu'il
et essence est précisément la forme inversée de cette même question: to ho dit dans le Ménon des bénéfices de l'aporie.
esti (hekaston), le « ce-qu'est-chaque-chose» (Phédon, 75bl, d2 ; République, VI, Je ne suis pas le seul à avancer que, dans la leçon avec le petit esclave,
507b7, etc.). Platon propose une nouvelle interprétation de l'elenkhos socratique!. On nous
présente ici l'elenkhos comme un préalable indispensable à une philosophie
constructive, mais comme rien de plus qu'un préalable. Alors que dans le Gorgias
Les vertus de l'aporie cette méthode de l'elenkhos (ainsi que l'epagôgè ou argument par analogie) est
Si, comme je le prétends, Platon a bien conçu le Lachès, l'Euthyphron et le utilisée dans le but de défendre des thèses positives contre Polos et Calliclès,
Ménon comme une leçon cumulative sur la logique de la définition, cette leçon et que des méthodes comparables sont employées afin d'étayer des hypothèses
a échappé à Lachès et Nicias, ainsi qu'à Euthyphron et Ménon. Dans la mesure paradoxales dans l'Ion et l'Hippias mineur, dans les dialogues définitionnels,
où cette leçon est cumulative, ce n'est pas Socrate qui l'adresse à ses différents l'elenkhos ne mène qu'à des résultats négatifs. Dans ces dialogues, comme
interlocuteurs, mais Platon qui l'adresse à ses lecteurs, comme par-dessus la tête dans la première partie du Ménon, Socrate et ses interlocuteurs s'avèrent inca-
des interlocuteurs des dialogues. Car seuls nous, les lecteurs, sommes à même pables de définir la vertu en question. Mais [... ] dans la leçon de géométrie cet
d'en suivre le développement d'un dialogue à l'autre. J'aimerais maintenant échec pourrait avoir une valeur pédagogique. Débarrasser l'âme de l'illusion
montrer que la trace d'une intention semblable, tout aussi méta-dialogique, peut de savoir, c'est ouvrir la voie à une recherche future. Dans le Ménon, Socrate
être décelée dans les commentaires généraux sur les bénéfices de l'aporie dans fait explicitement le parallèle entre la confusion du petit esclave après qu'il a
le Ménon. Ces commentaires servent à guider le lecteur dans l'interprétation donné deux mauvaises réponses, et la stupéfaction qui est celle de Ménon une
des dialogues aporétiques pris ensemble. fois que toutes ses tentatives de définition ont été réduites à néant: « Vois-tu
On suppose souvent que ces dialogues aporétiques, parce qu'ils sont à quoi il est arrivé en se ressouvenant? !) Il était tout aussi ignorant qu'il l'est
typiquement {( socratiques », sont à ranger parmi les premières œuvres de Platon. à présent, mais maintenant qu'il a reconnu son ignorance et qu'il est tombé
J'ai suggéré au contraire qu'ils appartiennent tous à une période postérieure au dans l'aporie, il va mieux; car il a désormais un désir de connaître qu'il n'avait
Gorgias. Cela permettrait de rendre compte des liens thématiques très étroits pas auparavant (Ménon, 84a-c).
unissant le Ménon et les dialogues aporétiques, d'une part, et le Ménon et le Ménon n'apprendra pas grand-chose de cette leçon. Mais il nous est permis
Phédon d'autre part. En ce qui concerne la nature des vertus et leur possibilité nous lecteurs de comprendre que telle est précisément la fonction de l'aporie
d'être enseignées, il existe là aussi des liens étroits entre les dialogues aporé- en général, et des dialogues aporétiques en particulier: éliminer la croyance
tiques et le traitement constructif de ces thèmes dans la République. Pour ce que ce sont là des sujets simples, faciles à comprendre, et instiller le désir
qui est de la forme littéraire, il convient de se souvenir que les trois dialogues />::/:"poursuivre la recherche. Les dialogues aporétiques sont donc tous protrep-
les plus brefs (Criton, Ion et Hippias mineur) revêtent tous la forme simple du en ceci qu'ils nous poussent à pratiquer la philosophie.

1. Cf Ménon, 72c8, pour le fait de « regarder vers la Forme» en réponse à la question


({ qu'est-ce que? ). , . Voir en particulier Benson, « Meno, the Slave-boy and the Elenchus», art. cité, p. 130.
Platon
40

Dans les dialogues définitionnels, l'aporie atteint des sommets au moment Chapitre 2
où le principe de priorité épistémique débouche sur le para~oxe de Mén~n.
C'est le moment que choisit Platon pour signaler le passage dune conceptlOn
négative et purgative de l'elenkhos à une théorie positive de la réminiscence et à Devenir de la dialectique
une méthode constructive de raisonnement par hypothèse. Dans cette optique,
Sylvain Delcomminette
on peut dire que le Ménon mène le mode aporétique à son terme, pour ouvrir
la voie aux dialogues intermédiaires.
Bien entendu, le contenu des dialogues définitionnels n'est pas entièrement
négatif et cathartique. Nous avons esquissé une étude de. la logique de la
définition dans ces dialogues, et nous avons vu comment il est possible de
trouver partiellement exprimées dans le Lachès une définition raisonnable d~
courage ainsi qu'une définition socratico-platonicienne de la vertu. Ce sont la
des indices positifs à l'usage du lecteur vigilant. Dans sa Septième Lettre, Platon
Dans un article datant de 1905 1, G. Rodier commençait par remarquer que
dit qu'essayer d'écrire sur les questions philosophiques les plus importantes ne si la dialectique suscitait l'enthousiasme de tous les exégètes de Platon, ce que
serait d'aucun bénéfice pour le lecteur,« exception faite du petit nombre de ceux ces derniers avaient à en dire d'essentiel tenait souvent en quelques lignes et ne
capables de découvrir la vérité par eux-mêmes à raide d'une petite indication
pouvait manquer de décevoir. Un siècle plus tard, la situation a bien changé:
(smikra endeixis) » (341e3). Platon a parsemé ses oeuvres d'indic~tions de c~ les études sur la dialectique platonicienne se sont multipliées, et l'enthousiasme
genre, en particulier sous la forme d'allusions positives dans des dialogues qUi semble avoir diminué à mesure, les interprètes s'attachant plutôt à en relever les
semblent n'être qu'aporétiques. erreurs, incohérences et autres insuffisances supposées. I:unité d'une démarche
(Traduit par Gérard Manent, revu par Monique Dixsaut.) méthodique que l'on pourrait nommer « la » dialectique platonicienne a en
particulier suscité bien des doutes. Ainsi, R. Robinson a pu écrire que « le mot
"dialectique" a une forte tendance chez Platon à signifier "la méthode idéale,
qlfelle qu'elle puisse être" », et que Platon « l'appliquait à chaque étape de sa vie
à ce qui lui semblait à ce moment la procédure la plus utile2 ». D'autres ont
suggéré que la disparité entre les différents exposés de la dialectique que l'on
trouve dans les Dialogues manifesterait l'inachèvement essentiel du système
platonicien, lui-même fondé dans « l'impossibilité de droit de saisir en un seul
é~nceptl'unique terme qui serait [le] principe [de ces différentes dialectiquesp ».
},U""" cette dernière suggestion, on peut faire remarquer que la prétendue
;: <qi,:parité en question se résorberait déjà sensiblement si l'on ne désignait par
terme de « dialectique » que ce que Platon appelle lui-même de ce nom - à
'"",:lw;ioil, par exemple, de ce que L. Robin nomme la« dialectique ascendante»
<iuB,m,ruet, mais aussi de la méthode de la deuxième partie du Parménide et
€2"i:;~U.lnJthe du Timée. À ce titre, on ne peut que louer la sobre et sûre méthode

({ Sur l'évolution de la dialectique de Platon» [1905], repris dans ses Études de


P:i~:~i:;!:.ei~:;; Paris, Vrin, 1957', p. 49-73 (ici p. 49).
oR Earlier Dialectic, Oxford, Clarendon Press, 195Y, p. 70 ; souligné
le texte.
Lavaud, ({ Le système impossible: remarques sur l'inachèvement des dialectiques
œkltorlidenr,,, », Revue philosophique de la France et de l'étranger 181, 1991, p. 545-555, id
Platon Chapitre 2. Devenir de la dialectique 43
42

de M. Dixsaut, consistant à étudier les « métamorphoses de la dialectique » à Dialogue et dialectique


1
partir des textes où celle-ci se trouve réfléchie et thématisée pour elle-même ,
Comme le fait remarquer M. Dixsaut ' , la désignation de la dialectique par
Une telle approche rencontre toutefois une limite, d'ailleurs magnifiquement
l'adjectif substantivé hè dialektikè n'apparalt que deux fois dans toute l'œuvre de
mise en lumière par M. Dixsaut elle-même, à savoir que Platon a toujours
Platon, au livre VII de la République (534e et 536d) ; le plus souvent, et jusque
manifesté une grande réticence envers tout exposé théorique sur la dialectique
dans les dialogues les plus tardifs, c'est le verbe dialegesthai qui sert à désigner
_ d'où l'état de choses déploré par Rodier en 1905 - , et ce pour une raison
cette démarche. Dialegesthai signifie originellement" dialoguer », activité qui
essentielle: la dialectique est avant tout une pratique, elle ne peut en aucun
selon Platon consiste à « interroger et répondre li (voir par exemple Apol., 33a-b,
cas être réduite à un objet d'étude ou de description à partir d'un point de vue
Protag., 336c, Gorg., 449b). Le dialecticien serait ainsi « celui qui est capable
extérieur qui ne pourrait qu'en fausser la compréhension2 • Toute étude de la
d'interroger et de répondre li (Crat., 390c). Comment comprendre le privilège
dialectique platonicienne se doit de tenir compte de cette pratique, et de tenter
accordé par Platon à cette activité, au point d'attribuer son nom à ce qui va
de la mettre en rapport avec les quelques rares lambeaux de description que
devenir chez lui la science suprême et la philosophie au sens propre?
Platon a consenti à nous livrer. On peut bien entendu expliquer ce fait par des raisons relativement contin-
Mon objectif sera ici de présenter une interprétation d'ensemble et conti-
gentes, comme le goût pour la pratique de la discussion chez les Grecs des V, et
nuiste de la dialectique platonicienne, selon laquelle les différentes figures que
Ive siècles avant notre ère. Mais ce serait manquer l'essentieL En effet, selon
prend celle-ci au cours des Dialogues se rattachent toutes à une même démarche
Platon, le dialogue est la forme même de la pensée (dianoia), qu'il définit, en
fondamentale qui s'annonce dès l'Apologie de Socrate et reste prégnante jusqu'au
plusieurs passages-clés de son œuvre, comme un dialogue intérieur de l'âme
Philèbe. Il ne s'agit bien entendu pas de nier que Platon ait évolué dans l'inter-
avec elle-même (Théét., 18ge-190a, Soph., 263e-264b, Phil., 38c-e2 ). Cette
valle séparant ces deux œuvres, mais plutôt de considérer que cette évolution,
~éfinition est capitale. Pour Platon, penser ne consiste ni dans l'interrogation
au moins en ce qui concerne la dialectique, peut être envisagée comme un
,e,lle-même, ni dans les réponses que l'on peut apporter aux questions que l'on
approfondissement progressif et non comme une suite de ruptures. S'il fallait
~f pose ou que l'on nous pose, mais bien dans le mouvement incessant qui
avancer une définition unitaire de la dialectique valable pour toutes les périodes
~a de la question à la réponse et inversement. L'arrêt de ce mouvement sur
de l'activité littéraire de Platon, je proposerais la suivante: la dialectique est
une réponse considérée comme mettant fin à la discussion, Platon l'appelle
une science (la science suprême), qui est en même temps la vertu, et qui consiste
dpxa (<< opinion »), et il ne cesse d'opposer la doxa à la connaissance véritable
qu'il identifie à la dialectique. La dialectique, en tant qu'elle correspond à c~
en l'entretien par questions et réponses suscité par une interrogation de la forme
" qu'est-ce que? li et se basant sur l'hypothèse des Idées, c'est-à-dire posant que la
, ~ouvement incessant de la pensée, n'est pas une simple« méthode» de la science
entend par là un instrument préalable qui nous permettrait d'atteindr~
réponse à cette question doit être la définition de ce que la chose interrogée est en
soi, ou encore de son essence. Dans les pages qui suivent, j'expliciterai progres-
science comme son résultat: elle est la science véritable, en tant que celle-ci
sivement cette définition en envisageant succinctement quelques-uns des
au mouvement de la pensée pure. Si elle est une méthode - et
principaux procédés explicitement désignés comme relevant de la dialectique
rIaton lui donne bel et bien ce nom - , c'est au sens où elle est ce mouvement
dans les Dialogues. Commençons toutefois par nous interroger sur l'origine
ce cheminement (met-hodos) bien réglé, à la différence des discussions
et la significati~n du terme même de {( dialectique3 ).
Platon nomme « éristiques» (eris ~ discorde, querelle) où l'apparence de
:l!,.alC>gu.e camoufle l'absence d'échanges et l'incompréhension mutuelle des
1. M. Dixsaut, Métamorphoses de la dialectique dans les Dialogues de Platon, Paris, Vrin, 2001.
Cet ouvrage, qui contient en outre deux appendices très utiles classifiant les emplois des . Cette différence est bien illustrée dans l'Euthydème, où toute
termes de la famille de dialegesthai dans les Dialogues, m'a été d'une aide précieuse pour Vlttuosité de ces « éristiques}) que sont Euthydème et Dionysodore consiste
la rédaction de ce texte.
2. Outre les travaux de M. Dixsaut, voir en dernier lieu sur cette question F. Teisserenc, . les ambiguïtés et les zones d'ombre du langage pour confondre
Langage et image dans l'œuvre de Platon, Paris, Vrin, 2010, p. 202-216. mterlocuteur et lui faire dire le contraire de ce qu'il veut dire. De tels
3. Étant donné les limites qui me sont imparties, les remarques qui suivenfseront avancées sans
les justifications d'usage. La plupart s'appuient sur les analyses plus approfondies consignées
Dixsaut, op, cit" p, 69-70.
dans des travaux antérieurs, notamment mes deux ouvrages L'Inventivité dialectique dans
le Politique de Platon, Bruxelles, Ousia, 2000 et Le Philèbe de Platon. Introduction à l'aga- ces textes, voir l'étude de!0-' Dixsaut, «Qu'appelle-t-on penser? Du dialogue intérieur
thologie platonicienne, Leyde, Brill, 2006, où l'on trouvera des discussions de la littérature 0: 47_70 selon Platon )), repnse dans Platon et la question de la pensée, Paris, Vrin, 2000,
secondaire pertinente.
44 Platon Chapitre 2. Devenir de /a dialectique 45

procédés n'ont pas de prise sur Socrate, qui veille toujours à comprendre le sens L'elenkhos et la maïeutique
et les implications des questions qui lui sont posées et précise sa pensée et ses
Le premier procédé dialectique que l'on trouve dans les Dialogues est celui
réponses de manière à court-circuiter toute mécompréhension qui risquerait de
que l'on a nommé l'elenkhos. Le verbe elenkhein signifie à la fois examiner et
l'entraîner à admettre des conclusions qui ne lui agréeraient pas, au grand dam
réfuter; l'elenkhos est la méthode par laquelle Socrate examine les opinions
des sophistes qui l'interrogent (cf Euthyd., 295b-c). La dialectique comme art
de ses interlocuteurs révélées à l'occasion de leur réponse à une question de la
de dialoguer consiste à s'assurer au contraire que chaque étape de la discussion
forme {( qu'est-ce que? » (qu'est-ce que le courage? la modération? l'amitié? la
est parfaitement claire et intelligible pour les interlocuteurs en présence, car
justice ?), avec pour effet de les réfuter. La structure logique de l'elenkhos a été
c'est seulement à cette condition qu'il y a bien cheminement et non sur-place:
bien mise en évidence par G. Vlastosl : elle consiste à montrer l'incompatibilité
avancer ne peut se faire que par étapes, et les questions et les réponses ont pour
entre l'opinion émise par l'interlocuteur et une ou des autres opinions que celui-ci
but de marquer ces différentes étapes et de garantir qu'elles sont effectuées
soutient égale~ent. Il s'agit donc de montrer que l'interlocuteur est incohérent,
par chacun des interlocuteurs en présence. Comme le répétera Socrate dans le
non pas au sens où l'opinion qu'il émet serait contradictoire en soi, mais au sens
Philèbe (15d-17a), dialectique et éristique sont deux manières opposées de réagir
où elle contredit d'autres opinions qu'il soutient en même temps.
à cette « identité de l'un et du multiple}) produite en toute occasion par les
Par exemple, dans le Gorgias, Socrate enchaîne trois réfutations successives
tagoi : dans un cas, tâcher de démêler cette confusion pour préciser sa pensée,
de l'opinion de Calliclès selon laquelle le plaisir est identique au bien (495e-
dans l'autre, s'appuyer sur elle pour mieux confondre son adversaire.
499b). 1) Tout d'abord, il fait reconnaitre à Calliclès qu'il est impossible d'être
Le lien entre dialectique et dialogue est donc tout sauf extérieur et contingent:
simultanément heureux et malheureux, tandis que, de son propre aveu, il est
en un sens, la dialectique est la condition de possibilité de tout dialogue véritable,
possible d'avoir du plaisir simultanément avec de la douleur - par exemple
pour autant que celui-ci ne se réduise pas à une confrontation d'opinions, c'est-
lorsqu'on boit en ayant soif, la soif étant une douleur et le fait de boire quand
à-dire de monologues1• Les Dialogues platoniciens mettent en scène ce travail
on a soif un plaisir; de sorte que lui-même ne peut en réalité soutenir que
de la pensée qui est une recherche en commun, et c'est ce qui les distingue
prendre du plaisir est équivalent à être heureux et ressentir de la peine à être
essentiellement de tant d'autres tentatives d'écriture de dialogues philoso-
malheureux. 2) Ensuite, Calliclès admet également que dans ce genre de situation,
phiques anciennes et modernes, qui le plus souvent n'ont d'autre objectif que
le p.laisir de boire cesse en même temps que la douleur de la soif, tandis qu'il
de présenter des thèses rivales d'une manière plus ou moins vivante2 . Il convient
'avait admiS auparavant que les biens et les maux, quant à eux, ne cessent pas
toutefois d'éviter de renverser l'ordre de préséance, au point de conclure de
simultanément; d'où l'on peut une nouvelle fois conclure que selon Calliclès
cette mise en scène que la pensée et la philosophie ne seraient possibles pour
lui-même, bien qu'il affirme le contraire, le plaisir n'est pas identique au bien.
Platon qu'entre deux interlocuteurs au moins. Au contraire, la pensée est avant
3) Socrate continue en rappelant que Calliclès avait soutenu auparavant que les
tout un dialogue intérieur de l'âme avec elle-même, dont le dialogue extérieur
hommes bons ne sont ni déraisonnables ni lâches. Or, Calliclès admet également
n'est que la représentation ou l'expression. Platon le souligne, expressément:
que c'est par le fait que les choses bonnes sont présentes en lui que l'on peut
c'est principalement pour soi-même que l'on dialogue, que l'on interroge et
)lire d'un homme bon qu'il est bon. En l'occurrence, si le plaisir est identique
répond ~ tant mieux, bien entendu, si cela peut profiter à autrui, mais là n'est
,~u bien, seront déclarés bons tous les hommes qui éprouvent du plaisir, et ce
pas l'essentiel (Rép., VII, 527e-528a). Le but poursuivi est moins l'accord avec
la mesure même où ils éprouvent du plaisir. Pourtant, même les hommes
les autres que l'accord avec soi-même, dont l'absence est considérée comme
et lâches peuvent ressentir du plaisir, parfois même plus que les
étant à éviter à tout prix (Gorg., 482b-c, Phéd., 91a-b3). Voyons à présent quels
" raisonnables et courageux. Il faudrait donc les dire également bons,
procédés sont mobilisés à cette fin.
a 1encontre de l'opinion proclamée de Calliclès.
On voit que dans tous les cas, la méthode de l'elenkhos permet à Socrate de
j .. !,éftlter ses interlocuteurs sans jamais prendre position fui-même, puisqu'il s'agit
L Cf H.-G. Gadamer, L'Éthique dialectique de Platon, Arles, Actes Sud,-1994.
2. Sur la spécificité du dialogue platonicien par rapport aux autres dialogues philosophiques
;.;•.,sÎmpl"ment de montrer qu'ils soutiennent des opinions contradictoires entre
de la tradition, cf J. Moreau, La Construction de l'idéalisme platonicien, Paris, Boivin,
1939, §5, p. 8-10, qui considère toutefois que cette spécificité se perd dans les dialogues
jlas-:os, {( The SOCratic elenchus) [1983], repris dans G. Fine (ed.), Plato, 1.' Metaphysics
plus tardifs - à tort selon moi.
3. Cf M. Dixsaut, Métamorphoses de la dialectique, op. cit., p. 71-72. an Eptstemology, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 36-63.
Platon Chapitre 2. Devenir de la dialectique 47
46

elles. De fait, Socrate se contente d'interroger et de réfuter toutes les réponses La dialectique comme science suprême et l'hypothèse des Idées
avancées: il ne propose quant à lui aucune réponse, car il ne prétend nullement
r;une des principales raisons qüi poussent un grand nombre d'interprètes à
posséder le moindre savoir à ce sujet. C'est ce que l'on nomme « l'ignorance
soutenir une évolution majeure dans la conception platonicienne de la dialec-
socratique », qu'il s'agit de bien comprendre. En effet, le savoir que Socrate
tique est le fait que l'hypothèse (que l'on nomme souvent, à tort, «théorie ») des
nie posséder est le savoir au sens où l'entendent ses interlocuteurs, c'est-à-dire
Idées n'est introduite explicitement que dans les dialogues dits {( de maturité»,
la réponse aux questions qu'il pose. Or un tel « savoir », dans la mesure où il
en particulier dans le Phédon où elle est directement prise pour thème. Or,
correspond à l'arrêt de la pensée, ne peut être que de l'ordre de l'opinion. En
poursuit-on, cette hypothèse, clairement présupposée par la conception de la
revanche, la méthode par laquelle Socrate examine et réfute ses interlocuteurs
dialectique qui émerge aux livres VI et VII de la République, était en revanche
peut bien quant à elle être considérée comme un savoir d'un type nouveau,
inutile relativement à la conception socratique de la dialectique comme elenkhos.
qui est précisément la dialectique. Est-ce si sûr ? ~elenkhos et la maïeutique interviennent dans le cadre d'une
Cette conclusion est confirmée par le Théétète, dialogue plus tardif dans lequel
recherche ouverte par la question « qu'est-ce que? ». Les réfutations qu'entre-
Socrate se présente comme un « accoucheur d'âme» qui est lui-même ignorant,
prend Socrate s'appuient sur la conception qu'il se fait des conditions que doit
mais capable d'aider ses interlocuteurs à mettre au jour le savoir contenu dans
remplir toute réponse correcte à cette question: cette réponse doit exprimer
leur ime (148e-151d). On rapproche souvent cette conception« maïeutique" du
l'essence de ce qui est interrogé; elle doit donc avoir une validité universelle,
savoir (maieusis = accouchement) du mythe de la réminiscence introduit dans
aussi bien dans l'espace que dans le temps; elle ne peut dès lors pas se réduire
le Ménon (81a-82a), selon lequel« apprendre, c'est se remémorer ». Les rapports
~~n e~emple, ni à quoi que ce soit de sensible; elle ne peut être saisie que par
précis entre ces deux notions ne peuvent être étudiés ici, mais comme d'habitude,
1mtelhgence au moyen du logos - du langage, de l'argumentation, du raison-
il est important de confronter la description que fait Socrate de son art maïeu-
nement. Qu'est-ce qui manque à l'entité correspondant à de telles exigences
tique à sa mise en pratique dans la suite du dialogue. Or dans celui-ci, il s'avère
pour être une Idée platonicienne? On répond souvent: la transcendance, la
que les prétendus savoirs qu'il lui permet de mettre au jour dans le chef de son
« séparation» (khôrismos). Mais si l'on refuse d'interpréter cette dernière en
interlocuteur ne sont <1 que du vent » et ne résistent pas à l'examen rigoureux
4~s termes spatiaux, ce qui est clairement exclu par Platon lui-même (l'espace
auquel les soumet Socrate, qui n'est qu'une forme d'elenkhos particulièrement
[khôra] étant précisément ce qui distingue les Idées de leurs participants: cf Tim.
élaboréeI, En ce sens, la maïeutique a moins pour effet de manifester un savoir
48e-52d), on ne peut la comprendre que comme la différence ontologique des
positif qui serait contenu dans l'ime de l'interlocuteur que de purifier cette
eu égard aux choses sensibles. Or que signifie celle-ci? Que seules les Idées
dernière de toutes les opinions fausses qu'elle contient, ce qui la rapproche de
,S?flt pleinement ce qu'elles sont, en tant qu'elles sont parfaitement déterminées
la« noble sophistique» décrite dans le Sophiste (226a-231b). Bien plus, ce n'est
~t, ne peuvent jamais devenir autres qu'elles-mêmes, c'est-à-dire recevoir des
pas seulement de l'opinion fausse, mais de l'opinion en général comme fausse
contradictoires, quel que soit le rapport (temporel, spatial, relationnel)
représentation du savoir qu'il convient de débarrasser l'âme qui veut réellement
lequel ~n l~s, considère. C'est-à-dire très précisément les caractères que
atteindre la connaissance. Mais quelle connaissance? On n'a pas suffisamment
""'u,,.lc',erlrl ~ntIte correspondant à la seule réponse acceptable à une question
remarqué que tout au long du Théétète, Socrate traitait la maïeutique comme
« qu ~st-ce que? » selon Socrate. Ce qui se passe dans des dialogues
un art (tekhnè : cf 161e, 184b, 21Ob, 21Oc), et qu'en ce sens, il reconnaissait
2 · •..':\>nlmele Phedon et la République n'est pas l'introduction de nouvelles entités
effectivement être détenteur d'une certaine science (cf 161b : epistamai ). La
7iJ\m"taphysiques », mais la thématisation réflexive des présupposés jusque-là
question {( qu'est-ce que la science ? » posée dans ce dialogue reçoit bel et bien
(\n:PIi,:i"" de l'interrogation socratique.
une réponse: la science n'est rien d'autre que la méthode dialectique elle-même.
reste que, dans la République en particulier', la dialectique se voit décrite
Tâchons à présent de préciser ces liens entre dialectique et science.
manière.:ui tt.anche avec la pratique socratique de l'elenkhos. Non pas
é.' ,",.,,'c dermere SOIt absente du dialogue: sans même parler du livre I, elle
L Contre l'idée -largement contredite par les textes eux-mêmes - que l'elenkhos ne serait
pratiqué que dans les premiers dialogues, cf M. Dixsaut, « Réfutation et di~lectique »,
dans J. Dillon et M. Dixsaut (eds), Agonistes. Essays in Honour ofDenis O'Brien, Aldershot,
de cÔté le pr.ob~ème de l~ méthode ({ hypothétique» décrite dans le Phédon (lOOa-
Ashgate, 2005, p. 53-74. la descnptlon peut a mes yeux être mise en correspondance avec celle de la
2. Voir toutefois D. Sedley, The Midwife of Platonism, Oxford, Clarendon Press, 2004,
dialectique dans la République, mais au prix d'une analyse que je ne peux entreprendre ici.
p.32-33.
Platon Chapitre 2. Devenir de la dialectique 49
48

réapparaît au livre VII, non seulement pour en stigmatiser les dérives lorsqu'elle On le voit, cette démarche reste orientée par la question « qu'est-ce que? »
est pratiquée sans préparation et précautions suffisantes (537c-539d), malS et s'inscrit dès lors dans le prolongement de l'elenkhos; mais alors que celui-ci
également pour en encourager l'application réglée à ce « suprême con~aissa~le » visait à nous délivrer de la fausse conception du savoir comme opinion vraie
qu'est l'Idée du bien (534b-c). Cependant, il semble bien que cette dlalec;lque afin de nous faire accéder au plan où la connaissance devient seulement
négative ou critique ne soit plus considérée à présent que comme une etape possible, celle-là présuppose que nous ayons déjà accédé à ce plan et consiste en
préparatoire en vue d'une dialectique positive ou construc:ive, dont la m~rc~e est la construction réglée d'une réponse adéquate à cette question. Les modalités
décrite à la fin du livre VI (510b-511e). Dans ce texte célebre, Socrate dIstingue exactes de cette construction demeurent toutefois obscures dans la République;
la démarche du géomètre et celle du dialecticien. Ces deux démarches ont pour . l'une des tâches des dialogues suivants sera de les préciser.
objet l'intelligible, mais les objets de la première doivent être considérés ~o~me
de simples « ombres » ou « images » de ceux de la seconde. Certes, le geometre_ La méthode de rassemblement et de division
étudie non pas tel ou tel triangle sensible, mais le triangle en soi, qui ne peut être
qu'intelligible. Cependant, il ne l'atteint que par l'intermédiaire d'une image Situer la méthode de rassemblement (sunagôgè) et de division (diairesis)
sensible, par exemple en le traçant sur le sable ou sur un papyrus. Il est clairq~e dans le prolongement de la description de la dialectique du livre VI de la
ce que vise ainsi le géomètre, c'est bien la figure en soi et non la figure dessmee République ne va pas de soi: pour beaucoup de commentateurs, il s'agirait bien
(un théorème vaut pour tout triangle en général, ou au moins pour tout triangle_ plutôt d'une nouvelle méthode introduite pour la première fois dans le Phèdre
rectangle isocèle, tout triangle équilatéral, etc.) ; cependant, il n'en reste pas moins et qui marquerait un nouveau départ dans les dialogues. Pourtant, dans la
qu'il n'est jamais en contact direct avec la figure en soi, mais seulement .avec la République aussi, la dialectique est opposée à l'éristique en ce qu'elle consiste
figure dessinée. Précisément pour cette raison, il n'en a pas une connaIssance à « examiner ce dont on parle en le divisant par espèce» (kat'eidè diairoumenoi
pleine et entière: il la présuppose plus qu'il ne l'examine en elle-même. Comme ta legomenon episkopein, V, 454a)l. Bien plus, l'analyse d'un dialogue comme
l'écrit Platon, cette figure, ainsi que les notions d'angle, de ligne, etc., demeurent ,<0;> . /[e Gorgias montrerait que les deux grands mouvements que sont le rassem-
pour lui des" hypothèses» (littéralement des" sup-positions ») ininterrogées, et et la division font partie intégrante des procédés utilisés par Socrate
par là même obscures. C'est pourquoi Platon nomme cette démarche « pensée de l'elenhkos des thèses en présence. On en trouve d'ailleurs déjà la trace
intermédiaire» (dianoia). Au contraire, la dialectique consiste à s'interroger sur ;i17;·~·•. ·' da.ns les Mémorables de Xénophon (IV, 5, 11-12), ce qui suggère qu'ils ont leurs
n'importe quelle notion en posant la question « qu'est-ce que?» et en l'éclairant /;/.i":'''l·acines chez le Socrate historique lui-même. Une nouvelle fois, les dialogues
à partir d'un principe « anhypothétique », c'est-à-dire d'une notion qui soit quant tardifs ne font que thématiser et systématiser une pratique déjà à l'oeuvre
à elle parfaitement claire pour les interlocuteurs en présence. On identifie généra- les textes antérieurs.
lement ce principe anhypothétique à l'Idée du bien dont parle Platon un peu Il reste que les principaux dialogues où la méthode de rassemblement et de
plus tôt dans ce dialogue (504e-509c), mais en réalité, il peut s'agir de n'imp~rte est à la fois pratiquée et réfléchie, d'ailleurs sous des formes variées,
quelle Idée, pour autant qu'elle soit effectivement mieux connue que la notIon le Phèdre, le Sophiste, le Politique et le Philèbe. Cette méthode a pour
examinée et pertinente dans le contexte de la recherche entreprise. Partant de là, tantôt de répondre à la question" qu'est-ce que? » à propos de l'objet
la dialectique, « s'attachant à ce qui s'attache àce principe, descend ainsi jusqu'au c'est-à-dire d'en fournir le logos, terme qui peut ici être traduit par
terme, sans du tout faire usage d'aucun élément sensible; c'est par les Idées elles- "dé,fin,iüon» ou « explicitation» ; tantôt de préciser ses relations avec d'autres
mêmes, passant à travers elles pour n'atteindre qu'elles, qu'elle trouve son terme, apparentés ou « appartenant au même genre» (sungenè), bref d'organiser
dans des Idées » (51lb-c). Bref, la dialectique consiste à se confronter directement classifier les espèces appartenant à ce genre. Les procédés utilisés sont
aux Idées elles-mêmes, sans passer par la médiation d'images sensibles, dans le tgèrerneJlt différents dans les deux cas, mais suffisamment proches pour que
but d'en gagner une connaissance parfaite, également nommée {( intelligence» parle d'une méthode unique présentant des variantes. Je me concentrerai
(no"s), et qui consiste à être capable de donner le logos de ce que l'on examin~ les procédés visant à définir, tels qu'ils sont appliqués en particulier
-la réponse à la question" qu'est-ce que? ». C'est pourquoi elle correspond a Sophiste et le Politique. Très schématiquement, ces procédés peuvent
la science suprême, dont Socrate déclare même un peu plus loin qu'elle est en ~d"crits de la manière suivante:

définitive la seule science véritable (VII, 533c-534a). Dixsaut, Métamorphoses de la dialectique, op. dt., p. 63-68.
Platon Chapitre 2. Devenir de la dialectique 51
50
1) On commence par poser le genre auquel appartient ce que l'on cherche à autres genres (253b-e). Dans le Philèbe, où la dialectique est également consi-
définir. Par exemple, si l'on veut définir l'homme, on pose le genre « animal » dérée comme la science suprême et identifiée à l'intelligence (57e-59d), elle est
auquel il appartient. Ce mouvement correspond à la remontée vers un principe plutÔt décrite en termes de déternlination de l'indéterminé (apdron), non pas
anhypothétique dont il est question dans la République, c'est-à-dire un principe au sens où elle agirait sur les Idées elles-mêmes - qui excluent par nature toute
qui ne passe pas seulement pour bien connu et évident pour les interlocuteurs transformation - , mais au sens où elle détermine la pensée du dialecticien au
en présence, mais le soit réellement, du moins dans le contexte actuel. Ce moyen des Idées. Ce faisant, la dialectique renoue avec l'objectif qui a toujours
faisant, on confronte l'objet de notre recherche à tout ce qui appartient au été le sien: déterminer, préciser la pensée, la libérer de toute ambiguïté et de
même genre que lui _ en l'occurrence, à tous les animaux. C'est l'étape du toute confusion, afin de lui permettre d'avancer.

rassemblement (sunagôgè).
2) Mais justement, l'homme n'est pas identique aux autres animaux. L'étape La dialectique et le bien
suivante consistera dès lors à le différencier de tous les autres membres du genre
auquel il appartient. Pour ce faire, il convient de diviser (diairein) le genre de Nous avons vu que, contrairement à une interprétation répandue, il n'y
départ en différentes espèces (ddè) - soit deux, soit le nombre le plus proche avait aucune raison d'identifier le principe anhypothétique de la République à
possible de deux. Divisons par exemple les animaux en animaux aquatiques et l'Idée du bien dont il est également question dans ce dialogue. En réalité, le
animaux terrestres. L'homme est évidemment un animal terrestre, mais il n'est principe anhypothétique invoqué dépend de la recherche entreprise: il s'agit
pas le seul: il est donc nécessaire de poursuivre la division, en distinguant par simplement d'une Idée considérée comme connue par les interlocuteurs - ou
exemple au sein des animaux terrestres les animaux volatiles et les animaux éh tout cas comme plus connue que l'objet d'examen - qui va servir de point
marcheurs, puis parmi les marcheurs ceux qui ont des cornes et ceux qui n'en de départ au processus - de genre à diviser. Cela ne signifie pas pour autant
ont pas, puis parmi ces derniers ceux qui peuvent se reproduire par croisement 'lue la dialectique n'a aucun rapport avec l'Idée du bien: au contraire, en tant
avec d'autres espèces (comme le cheval et l'âne) et ceux qui ne le peuvent pas, que source de la vérité et de la connaissance (Rép., VI, 508d-509a), le bien est
enfin parmi ces derniers les quadrupèdes et les bipèdes. Lhomme aura ainsi été à la fois le principe et l'objet ultime de la dialectique. La raison peut en être
distingué de tous les autres animaux, et on obtiendra la définition suivante: inférée du Philèbe, qui, au terme d'un cheminement complexe, aboutit à une
l'homme est un animal terrestre, marcheur, sans cornes, ne pouvant se repro- définition du bien qui l'identifie à l'unité de la mesure, de la beauté et de la
duire par croisement et bipède (cf Pol., 264b-266b). Mesure, beauté et vérité sont en effet trois aspects de la déterminité,
Pour Platon, ce procédé relève bien de la science, dans la mesure où il repose ;,',,;;, ,'qUI est la caractéristique par excellence des Idées en tant qu'elles rendent la
uniquement sur la considération des Idées et non sur celle de données sensibles. ;.l~;t',:ormaiss;ln<;e possible. Cette connaissance est la dialectique comme activité
En effet, toutes les déterminations qu'il met en jeu (<< animal », « aquatique »), détermination de l'indéterminé, activité par laquelle la pensée se rend
({ terrestre », etc.) sont des déterminations intelligibles (personne n'a jamais vu ni ;ib,orrtorme à son objet. Ce faisant, l'âme du dialecticien en vient elle-même
entendu l'animal, l'aquatique, le terrestre ...), bref des Idées, que le dialecticien participer au bien, également caractérisé comme ce dont la possession est
entrelace les unes aux autres pour former des espèces de plus en plus complexes. ,c~lpab,le de nous rendre heureux; en ce sens, la dialectique est aussi
la voie la
Un tel procédé suppose donc que les Idées ne soient pas des entités isolées les sûre vers le bonheur.
unes des autres, mais puissent se « mélanger » et former des combinaisons. Cette conclusion, qui se trouve fondée dans le Philèbe, figure déjà à l'arrière-
Les conditions de possibilité de ce processus sont étudiées dans le Sophiste, où de la République; bien plus, elle est présente dès l'Apologie de Socrate. En
Platon montre que la pensée et le discours ne sont possibles que si les Idées dans ce dernier dialogue, Socrate affirme explicitement que le dialegesthai
« communiquent » les unes avec les autres, non pas n'importe comment, mais le plus grand bien (megiston agathon), et qu'une vie à laquelle il ferait défaut
selon des règles qu'il revient au dialecticien de découvrir. Le dialecticien'se voit pas d'être vécue (38a). Il estime d'ailleurs qu'en confrontant ses
ainsi défini comme celui qui, telle grammairien pour les lettres de l'alphabet fjh<;ÎtciyeloS à leur ignorance par la voie de l'elenkhos, il les rend heureux (36d).
ou le musicien pour les tons graves et aigus, étudie les relations possibles ou donc la pratique même de la dialectique, et non les éventuelles réponses
impossibles entre les Idées, notamment au moyen des « genres-voyelles » que nous apporterait, qui est la source du bonheur, à tel point que l'espoir
sont l'être et l'autre, qui fondent ces relations en circulant à travers touS les 'S.ne.o." au cas où il existerait une vie après la mort n'est pas d'obtenir des
Platon
52

réponses à ses questions, mais de continuer à soumettre les mOft,s eux-même~ Chapitre 3
à l'examen auquel il soumet actuellement les vivants (41b-c). C est pourqUOi
Socrate, malgré sa profession d'ignorance et l'identification qu'il opère entre la
vertu et une science, à savoir la science du Bien, est réellement le plus vertueux Du nom à la négation,
des hommes car cette science qu'est la vertu n'est pas de l'ordre de celles que
prétendent détenir les soi-disant sages - qui n'est au ~ieux quJu~e o~inion
onoma et logos chez Platon
vraie _ mais la pratique même de la dialectique, dont il est le maltre lllcon- Fulcran Teisserenc
testé. Le'bien comme déterminité s'atteint dans l'activité même de l'intelligence
comme détermination de l'indéterminé. Or le bien est ce à quoi aspirent tous
les êtres vivants, et en particulier les hommes (Hipp. Ma)., 297b, Euthyd.,
278e-279a, Lys., 218c-220e, Gorg., 467c-468b et 49ge-500a, ~én., nb-78b,
Banq., 204e-205a, Rép., VI, 505d-e, Phil., 20d). C'est pourquOlla dialectique
est décrite dans le Sophiste comme « la science des hommes hbres » (253c) :
en effet, seul le dialecticien accède au bien, et en ce sens fait véritablement ce La réflexion platonicienne sur le langage est multiple dans ses visées et
qu'il veut. . . , . - dispersée dans ses réalisations. Il n'y a pas de Dialogue qui consigne et rassemble
On voit toute la distance qui sépare la dialectique platolllCienne d une Simple dé manière synthétiqne l'ensemble des recherches qui portent sur les mots,
« méthode;) au sens d'instrument de la science: pour Platon, la dialectique est lèurs combinaisons et leurs usages. Les distinctions devenues familières depuis
la science, une science qui n'est aucunement coupée d'implications éthiques, Aristote entre poétique, rhétorique, analyse linguistique et logique, sans être
mais est en même temps la vertu véritable. Plus précisément, afin de ne pas tout à fait ignorées dans leur signification, ne donnent pas lieu chez Platon à
préjuger des distinctions entre parties de la philosophie qui ~eront introduites (the répartition parallèle des exposés.
par Aristote, on peut dire qu'il s'agit d'une science agathologtqu: (de ~gatho~ = Le commentateur doit donc procéder à des choix; dans cette contribution,
« bien ») ; ce qui revient tout simplement à dire que la dialectique s identifie les aspects du langage qui ont intéressé Platon ne seront pas pris en compte.
en définitive à la philosophie elle-même. limitera aux analyses qu'i! a pu proposer de l'emploi référentiel er descriptif
noms (onomata) et de la forme élémentaire du discours (logos), affirmative
g",;C<>éOllltme négative, en se fondant principalement sur certains passages du Cratyle
Sophiste. On se demandera quels services peut rendre à une meilleure
"'Dmtpftih"nsion du langage une enquête qui se propose de remonter à un passé
.'·ithnlérnoJrial pour saisir les mots à leur naissance. À un niveau supérieur de
,célmplexité, il faudra examiner la manière dont se compose et s'articule le logos
que la structure ontologique sur laquelle il prend appui. Ce qui devrait
l "tnlettre d'éclairer tant la production du faux que la visée du vrai.
i

séduction des origines

Le Cratyle est célèbre pour la fantaisie étymologique à laquelle Socrate semble


La quête de l'etumon s'inscrit dans une recherche sur l'origine
\~.U""', supposée éclairer leur sens caché, recouvert par les scories d'un usage
'\1bllellX des arrêts du nomothète i . La mise au jour de la provenance des mots

de cet instituteur du langage reste floue et correspond plus à une fonction mytho-
qu'à une figure historique.
Platon Chapitre 3. Du nom à la négation, onoma et logos chez Platon 55
54

permettrait de faire retour à leur rectitude véritable. Or celle-ci se défi~itd~


une différence de taille et un phénomène de contraction, mais aucun procédé
stable qui permette de rirer avec rigueur la forme longue (antérieure) de la forme
deux manières, complémentaires en apparence mais concurrentes en reahte.
courte (postérieure). En réalité, la démarche suivie par les deux comparses
D'une part, un terme est correctement établi si sa signification correspond à
en étymologie est mixte: elle se fonde à la fois sur des relations d'assonance
l'essence d'une chose dont il est le symbole univoque. En conséquence, son
'et sur des relations sémantiques, et dans les deux cas, l'approximation est la
emploi est ou doit être coextensif à routes les situations où cette essence se
règle. On va donc chercher tour ce qui a pu sembler en accord avec l'opinion
trouve attestéel , Mais, d'autre part, le sens originel qui capture l'essence d'une
de l'instituteur du langage dans son approche des réalités à dénommer! et
chose est celui que le nomothète, quel qu'il soit, est censé avoir formulé dans la
proposition primitive dont le mot procède par contraction. Dès lors, le. projet
les propositions qui ont pu lui paraître vraisemblables au sujer de ces ch~ses
formeront auranr de candidats possibles à l'etumon, puis on choisira celle qui
étymologique découle d'une conjonction improbable entre une norme mtem-
s'apparente le plus, pour des raisons phonétiques, à la dénomination actuelle.
porelle et une fondation historique. Les décrets du nomothète ont inscrit dans
Il peut d'ailleurs arriver que plusieurs ascendances soient également plausibles,
les commencements du langage humain, en tout cas de la langue grecque, une
compréhension de l'essence, et donc de la signification, qu'il faut, aux ~( tard
divërses altérations pouvant conduire à la même configuration nominale: le
ëhoix souverain, mais uniquement conjecturé, de l'instituteur du langage est
venus}) que nous sommes, réactiver en déchiffrant le mode de formatlOfi et
alors censé avoir tranché (404b-c ; cf 399d, 401b, 407b, 408a). Le recours
d'établissement des noms. Cette situation engendre un certain nombre de
à cet ulrime expédient trahit assez la dimension arbitraire de l'enquête: les
difficultés, jamais expressément formulées, mais auxquelles le lecteur .est
discours mis à l'origine des noms expriment autant les préférences supposées
invité à réfléchir par l'accumulation des résultats étranges et contradictoires
du nomothète que les partis pris de l'étymologiste. Il y a donc une double
de l'enquête étymologique. 'I)erversion de l'étymologie: d'une part, elle ne vise qu'à reconstituer les opinions
Premier fait remarquable: par nne confiance plus feinte que naïve dans le
puissances instituantes ; d'autre part, elle chemine au gré des caprices et
génie de la langue et de celui qui l'a instituée, Socrate et Hermogène se dispens~n;
la fantaisie de l'enquêteur.
de produire une définition réelle qui établisse le lien entre le terme examme
Le lecteur ne doit pas être dupe de la manœuvre: les conséquences ébourif-
et la chose à laquelle il se rapporteZ. Leur recherche se satisfait, apparemment,
d'un déchiffrage de ce qui est codé dans les noms, prenant ainsi les propositions
· .•.·'Cd"'Ç' de ces analyses tournent en dérision le recours à l'étymologie entendue
s"Lè,omme moyen de s'assurer de la rectitude des noms, au lieu de l'établir de
cryptées dans la morphologie pour une révélation saisissante sur la nature d~s
par le biais de la dialectique. Ce qui n'exclut nullement qu'à l'occasion de
choses. Toutefois, le rapport entre la dénotation standard du terme soumiS
reprise ironique, Socrate se plaise à vaticiner comme le devin Eurhyphron
à investigation et le sens dévoilé par le déploiement du texte condensé dans
;\'(3916d, 400a), à reproduire une sorte d'encyclopédie des connaissances à la mode
l'acronyme nominal, demeure mystérieux et pour ainsi dire miraculeux. En tout
.;;Jliésiodliql.le ou homérique 2 , ou encore à évoquer des rapprochements suggestifs
cas, Socrate et son collègue Hermogène se gardent bien de l'interroger quant à
la pensée platonicienne elle-même3 ; il se pourrait même que certaines
son bien fondé. Du coup, la contribution de la signification « authentique » à la
qu'il avance ne paraissent pas à ses yeux aussi saugrenues qu'aux
référence apparaît quasi nulle, du moins ne remplit-elle aucune fonction opéra.-
Mais leur éventuelle véraciré sur le plan de l'histoire de la langue ne
toire. Il ne pourrait d'ailleurs en aller autrement puisque ce qui est encodé dans
gitam:it en rien leur rectitude sur le plan de son fonctionnement symbolique:
le nom est inconnu des non-initiés, c'est-à-dire de tous les locuteurs étrangers
!lest (:ertaiin que Socrate moque ceux qui prétendent trouver dans ces histoires
au vertige étymologique qui s'empare des deux protagonistes du Dialogue. ,
La deuxième étrangeté de la partie centrale de l'entretien est qu'à défaur d'une
recherche dialectique portanr sur les choses désignées par les noms (en vue de 'Cd' .)M. Dix~aut, « L'étymologie, ou la rationalité projetée à l'origine 11, dans J.-F. Mattéi
les rattacher aUX essences par des définitions rigoureuses), les interlocuteurs en
pt· , La Naissance de la raison en Grèce, Paris, PUF, 1987, p. 59-70 version remaniée dans
aton et la question de la pensée. Étudesplatoniciennes J Paris Vrin' 2000 p 155-174 .
p. 168-174. ' , , ,. ,VOir
sont réduits à se fonder sur des ressemblances morphologiques pour retrolLver
Voirv' Goldschmidt:Ess~i~urleCratyle, Paris, H. Champion, 1940, p. 109-143, T. Baxter,
discours qui a servi de base à l'institution du nom. Or ces ressemblances Cratylus: Platos. C;l:lqU~ ofNaming, Leiden, Brill, 1992, p. 86-105, C. Dalimier,
rien de systématique: entre le logos primitif et le nom qui en est dérivé, il , Cratyle, trad. Inedlte, mu·od. et notes, Paris, GF-Flammarion 1998 p 27-37
Sedley, Platos Cratylus, Cambridge, Cambridge University Pr;ss, 2003: p. 37-39 et
1. Crat., 388c-390a. Cf Phéd., 78e, 102b ; Rép., 596.; Parm., 130e, 133d; Tim" 52a, C. Dalimier, op. cit., p. 38-47.
2. Voir par'contraste Soph., 218c, Lois, 895d-e.
Platon Chapitre 3. Du nom-à la négation, onoma et logos chez Platon 57
56

de mots autre chose que des vicissitudes et des accidents, certes parfois divertis- Deux points méritent ici de retenir l'attention. Si Socrate conserve respect
sants, mais foncièrelnent étrangers à tout souci de vérité et à tout désir d'établir et considération pour la mimèsis tout en limitant son rôle dans la création des
un lien dialectiquement fondé entre signifiant et signifié. mots, c'est sans doute qu'il envisage de lui conserver un rôle décisif pour un
Le projet étymologique bute sur une limite naturelle: la recherche d'un logos usage fécond du langage qui corrige les insuffisances de son institution. On peut
originaire encapsulé dans le nom ne peut être poursuivie à l'infini. Certains songer à la possibilité de recourir à la métaphore et à toutes les figures d'une
termes, qui contribuent à la genèse des autres termes, ne peuvent être eux-même~ expression détournée, à condition qu'elles aient pour effet de faire des signifi-
dérivés de noms plus primitifs (422c). Or pour ces noms premiers, il faut cations sensibles les images de significations intelligibles. Il s'agit néanmoins
trouver une autre justification à leur établissement: non plus par contraction' d'une piste à peine entrouverte dans le Dialogue l .
d'un discours, mais par imitation directe de la chose même. Cette nouvelle Le deuxième point, complémentaire du premier, est que le schéma d'une
approche a le mérite de rappeler les exigences fondamentales de la rectitude correspondance globale entre le langage et le monde, suggéré dans la dernière
des noms. Pourtant, la connexion à l'essence supposée s'établir par mimèsis partie du Cratylt, restera à l'ordre du jour dans l'oeuvre de Platon. Sur le modèle
s'avère aussi incertaine que celle qui se faisait par le biais de l'étymologie. À de l'attribution des lettres à un mot pour former l'image linguistique de la
vouloir séparer le langage de la musique ou de la peinture, il conviendrait en chose désignée, Socrate conçoit que puisse se former un portrait plus complet
effet de n'imiter ni l'aspect visible, ni l'aspect audible des choses, mais leur de la réalité en coordonnant les mots en phrase et les phrases en texte (425a).
structure permanente et intelligible (423e). Or la nature exacte des realia Il y a donc ici l'idée qu'à la base de la formation d'une proposition, il y aurait
situées à l'horizon sémantique du langage est laissée dans l'ombre, au profit là lme opération d'attribution ou d'allocation 2 • Mais, tributaire du paradigme
encore des opinions ou des apparences qui ont prévalu auprès du nomothète. pictural, cette opération reste conçue comme extérieure au langage, elle est
Qui plus est, le mode opératoire de cette imitation est censé se faire moyennant ce qui produit le logos au lieu d'être ce que produit le logos lui-même. La
des lettres, dont la valeur expressive dépend en partie de l'aspect phonétique et :.' .dlifficulté de reconnaltre dans le discours le lieu même où se réalise la mise en
graphique, mais reste du coup en peine d'une signification abstraite clairement '·"r.nnrtd'un e'l'ement'a un autre, conrormement
r" a un entre1acement anto 1agique
circonscrite; d'où cette deuxième difficulté d'un potentiel de sens flexible et tient à ce qu'il n'est pas encore fait de distinction, sémantique comme
inchoatif, diversement orienté selon les touts en lesquels chaque lettre est appelée syntaxique, entre noms et verbes, ou du moins entre les diverses composantes
1 :·pe,ssil,les du plus petit logos.
à s'insérer. Enfin, chaque composition s'apparente à une convention . Ce dernier
point est fondamental: il marque les limites d'un enracinement mimétique du
langage. En effet, aucune lettre ne peut valoir directement comme nom, faute
de renvoyer à une détermination conceptuelle arrêtée, dont elle deviendrait
l'emblème net et incontestable. Inversement, chaque lettre reste si entachée ..ff/CC:ert:es, on trouve dans le Cratyle des remarques dispersées (425a, 431b)
de caractéristiques particulières et sensibles que le mot qu'elle compose, aussi font du discours élémentaire un enchaînement d'onomata et de rhèmata.
bien assemblé soit-il, est condamné à n'être qu'une image, c'est-à-dire une copie le Théétète, il est défini comme« entrelacement d'onomata» (202b), puis
imparfaite, nécessairement déficiente, du modèle qu'est la chose désignée en !i{oitfinle « composition d'onomata et de rhèmata» (206d), définition qui figure
son essence (431c-433c). De là résulte le recours inévitable à la convention pour ~gàllement dans la Lettre VII (342b). Mais, dans tous ces textes, il n'est nullement
former les noms sur une base qui intègre à la nature ambiguë et équivoque des ce qui distingue ces deux catégories de termes et il est difficile de les
lettres les jeux de la culture et de l'usage. La ressemblance« naturelle» est donc correspondre exactement à la distinction entre verbes et noms, comme le
d'une efficacité limitée pour expliquer l'institution du langage; elle passe le la traduction standard3.
relais à la convention dès lors qu'est engagé ce premier niveau de complexité
Voir Teisserenc, ibid., p. 85-91.
qu'est le nom. Elle reste toutefois une sorte de norme et d'idéal inspirant les . Williams, « Cratylus' Theory of Names and its Refutation », dans M. Schofield
constructions linguistiques à tous les étages du langage. Nussbaum (eds), Language and Logos, Cambridge, Cambridge University Press,
.83-93.
, Cratyle, onoma est appliqué à des noms, des adjectifs, des participes, des verbes,
a des substantifs et à des verbes. Nulle part dans ce Dialogue Socrate ne tente de
1. Un même verbe pour exprimer l'une et l'autre, la différence étant de voix. Voir F. Teiissere",:, par des considérations syntaxiques ou sémantiques un contraste entre les deux
Langage et image dans ['œuvre de Platon, Paris, Vrin, 2010, p. 78~84, Catég'Dri,,,. D'un sentiment différent, D, Sedley, op.cit., p. 163.
r
! 58
C'est en revanche dans la dernière partie du Sophiste que Platon se livre
Platon Chapitre 3. Du nom à la négation, onoma et logos chez Platon

isolément qu'une réalité mutilée: les agents privés d'action (au sens large,
qui inclut l'apraxia), des actions privées d'agents (au sens large, qui inclur le
59

à l'analyse grammaticale la plus précise et la plus sensible aux différences de


non-êrre). Mais le discours qui les combine fait voir leur enchaînemenr primitif.
starut entre les entirés linguistiques dont le logos est l'articulation'. rÉtranger
rentrelacs du nom et du verbe porte donc au jour la dérermination mutuelle
oppose deux types de signes (261e), l'un relatif aux actions, formant la catégorie
et réciproque de l'action et de l'agent.
des « verbes » (rhèmata), l'autre aux agents, formant la catégorie des « noms »
Si le logos comme totalité réalise un achèvement, le nom et le verbe y
(onomata, 262a). Il précise qu'« aucune action, ni inaction, ni manière d'être)
contribuent chacun d'une manière propre: le premier fixe la référence, le tinos
soit.d'un être, soit d'un non-être, ne sont révélées par les sons proférés, tant qu'on
du discours (262e, 263c'), le second donne la description sous laquelle est vu
n'a pas mélangé les verbes aux noms» (262c). Cette dernière proposition élargit
l'objet référé, le peri tinos (263a, b). run et l'autre concourent au " quelque
l'extension des rhèmata et des onomata au-delà des exemples avancés d'actions
chose» (ti) qu'exprime tout discours. Parler d'une chose et parler à propos
(<< marcher }), « courir », « dormir ») et d'agents (<< lion », « cerf », ({ cheval »), à
d'une chose sont donc des opérations distinctes mais complémentaires. Par
première vue limités aux êtres vivants et à leurs opérations. Figurent en effet
la première, l'objet principal du discours est indiqué - la chose, l'être qu'il
dans la première catégorie tous les termes susceptibles de marquer une inaction
'cherche à qualifier, à déterminer ou à préciser; par la seconde est montré ce
et, plus largement encore, une manière d'être; on notera d'ailleurs que le
,qui concerne cette chose, mais n'est pas, strictement parlant, cette chose -les
sommeil n'est pas une initiative ou une action proprement dite de l'animal, et
attributs, conditions, états que le locuteur lui reconnaît2.
que l'adjectif" non grand» est également désigné comme un rhèma (257b).
Le tinos désigne le pivot sur lequel la phrase construit sa signification,
Par conséquent, le ({ verbe ), loin d'être limité au seul verbe d'action, couvre
l'élénoeIlt fondateur de toute la sémanrique du logos. En son absence, la
également les verbes d'état. Quant au " nom », il ne s'applique pas exclusi-
.p,nrllSe s'effondre, il n'y a plus discours (262e, cf 263c). Nier, comme le ferait
vement aux individus sensibles. C'est ce que montre la présence du ({ non-être»)
AI"tistbLène3 , que le discours « Théétète vole» ait bien pour sujet le Théétète
parmi les réalités désignées par les sujets grammaticaux, présence guère plus
L"~"" qui « présentement» Socrate dialogue (263a), sous prétexte qu'un tel
étonnante que celle de 1'« inaction» dans la dénotation des (\ verbes », et qui
discours est faux, mettrait dans l'impossibilité de lui trouver un autre référent
ne saurait surprendre après l'analyse du genre et de la Forme du Non-être dans
s'il n'est le tien, il n'esr celui de personne d'autre »). Il faut préalablemenr
les pages précédentes du Sophiste. Que, par là même, le pragma identifié par le
.,ieC(Jllllaitre de quoi (tinos) parle le discours pour mesurer la pertinence de ce
nom2, ou l'état attribué par le verbe ne se limitent pas aux réalités empiriques,
se dit peri tinos. C'est à cette condition qu'il est possible de le soumettre
les lignes 262d-e le confirment clairemenr : " exactement comme dans les
du vrai ou du faux (262e ; 263a ; 263c-d). Encore faut-il que
choses (pragmata), les unes s'harmonisaient et d'autres non, de même, en ce
;Ja·xe,conn.a;';sance de la référence ne soit pas frappée d'ambiguïté: si elle
qui concerne les signes phonétiques, les uns s'harmonisent, les autres non ». Or
iaoouie sur une base linguistique et sémantique (les noms), elle reste en
cet accord entre les choses auquel il est fait allusion est celui, sélectif, qui existe
du domaine de la compréhension pragmatique de l'énoncé par l'usage
entre les eidè: l'Étranger vient d'en parler longuement et il le mentionnait tout
déictiques et des pronoms personnels « toi », « moi », Elle peut et doit
récemment encore en des termes dépourvus d'équivoque (261d).
facilitée par tous les moyens dont dispose le locuteur. Mais, et c'est là
rentrelacement de deux types distincts de signes est la condition requise
'!\\,poiint essentiel, il n'y aurait pas de sens à nier la référence. Seul ce qui se
pour que soient montrés des êtres (éternellement) présents, ou des êtres advenus,
ou qui adviennent ou qui adviendront (262d). C'est à chaque fois une pluralité,
tinos, une fois la référence convenablement identifiée, est susceptible
nié (eu égard à sa valeur de vérité). La définition du faux concerne
en devenir ou bien soustraite au temps, qui se trouve manifestée, pluralité .
toutefois dans sa cohésion, puisque c'est un certain sens que produit l'accord
entre les parties du discours. Leur conjonction ({ réalise un achèvement )} ,. ~"'d" (( Socrate est assis ), le nom ne suffit pas à identifier le référent du discours,
(262d, cf aussi Théétète, 207b, 207c). Les noms, comme les verbes, ne 'livrent, estfûncticm d'une situation d'énonciation dont la connaissance permet seule de décider
footballeur brésilien, d'un personnage philosophique de Platon, ou du chat
pailla",on.
1.Interpréta;ion développée dans F. Teisserenc, Langage et Image, op. cit., p. 141-144.
n. \"",.,sin., L'Effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 52-54, pour une confrontation
2. Dan' le Cratyle (391b, 393d, 414d, 428e. 430b, 432e, 433a-d, 435d) comme dam le le legem ti kata tinos d'Aristote.
(2ISe, 244d, 257c, 262e), pragma désigne la réalité que signifie le nom.
..'j>"oA".ti s\tote, Mét., /1, 29, 1024b32-1025al, et Proclus, In Crat., 3S5d (chap. 37,
véritable ou illusoire dépend de l'institution du nom et du jugement de celui qui 1,
le dialecticien.
Platon Chapitre 3. Du nom à la négation, onoma et logos chez Platon 61
60

donc exclusivement ce qui se dit à propos du sujet; ainsi, le logos trompeur Dans un contexte mythologique, par substitution d'Icare à Théétète ou par
énonce « des êtres réellement autres }) à ,( ton sujet » (peri sou, 263b). allusion à l'âme ({ emplumée », la phrase incriminée aurait pu à la rigueur faire
sens. Mais le soin apporté à en situer le sujet (<< Théétète ») dans la situation d'inter-
locution (<< avec qui présentem~nt je dialogue ») écarte d'entrée de jeux chimères
Exemples d'énoncés vrais et faux ou autres créatures fantastiques: dans le Sophiste, le problème ne porte pas sur
LÉtranger aborde le poion du discours - sa qualité de vérité ou de fausseté l'existence ou la non-existence des monstres mythologiques. Toutefois, parce qu'il
_ par des exemples empruntés à la sphère de l'expérience perceptive,,, Théétète faut aussi tenir compte de la composition dramatique du Dialogue, on ne peut
est assis }) ou {( Théétète, avec qui présentement je dialogue, vole », On bascule écarter aussi aisément le puzzle ontologique que constituent les personnages de
d'un ensemble d'analyses qui se tenaient jusqu'alors à un niveau méta-empirique, fiction vraisemblables. Le sphinx ou le bouc-cerf cher à Aristote procèdent sans
celui de la communication des Formes, à une réflexion ancrée dans un champ , doute de la confusion de l'esprit humain associant des formes qui ne sont pas
strictement empirique1, C'est que la concordance avec la réalité extralinguis- compatibles entre elles (ce sont des mixtes dont une analyse eidétique pourrait
tique est aisée dans le cas des vérités perceptives, la perception mesurant la faire justice en les rapprochant d'entités aussi impossibles qu'un cercle carré).
description. Le domaine des vérités transcendantales est en revanche plus délicat Mais les héros humains d'un récit dramatique ou dialogique (Œdipe, Ajax, ici
à appréhender: le discernement des réalités intelligibles selon la méthode par l'Étranger) n'ont rien d'aberrant et sont pour l'essentiel similaires à ceux que livre
hypothèses n'est pas toujours aisé, pas plus qu'il n'est à l'abri de polémiques t:eJ[périeloc< perceptive. Toutefois, c'esd'impossibilité de préciser la référence par
relatives tant à leur statut qu'à leur nature particulière. Le plus simple pour ,:'>re,coulpetnellt extra-textuel qui définit l'univers de la fiction, «discours de personne»
produire un exemple d'énoncé faux est encore de se référer à la situation , qui échappe de ce fait à l'alternative du vrai ou du faux. Du moins à un premier
« présente » à laquelle les deux interlocuteurs ont un accès direct. L'exemple
parce qu'on peut toujours demander à un deuxième degré, en se situant
sert alors de support pédagogique à l'analyse, en offrant un cas incontestable de 'à,rirltélriel1r de la fiction elle-même, s'il est vrai qu'Œdipe a tué son père, ou s'il
fausseté, sans avoir pour autant vocation à restreindre la portée de cette analyse <e'stvrai que l'Étranger a pensé démontrer l'existence du non-être.
au seul champ perceptif. D'ailleurs, en dehors de la question du poion, quand C'est pourquoi, en dépit de l'usage d'embrayeurs personnels (<< nous», «toi»,
»), « je ») et temporel (<< maintenant») destinés à mimer r évidence empirique
l'Étranger veut illustrer la structure minimale du logos comme association
d'un onoma et d'un rhèma, il choisit l'énoncé ({ l'homme apprend », qui peut référence, celle-ci reste oblique, interne à ce récit de paroles qui s'appelle le
difficilement être ramené à une vérité ou fausseté observable au moyen des sens: Il convient donc de prendre la mise en scène platonicienne cum grano salis
comme proposition générale, il relève d'une connaissance dialectique, comme '.".,,,".• ' 0 sensible à l'ironie que constitue le fait que l'Étranger comme Théétète
précisément des personnages inventés, ou du moins placés dans des situa-
proposition particulière, il requiert l'épreuve de la discussion.
À la différence de Socrate qui dans les Dialogues comme le Théétète ou le inventées. Mais, et c'est là le point essentiel, la convention qui situe les deux
Philèbe s'intéresse à l'allodoxia ou méprise, et plus généralement à un modèle gé):solnn:ag<" dans un monde semblable à celui des lecteurs élimine évidemment
cognitif de l'erreur, l'Étranger n'attire pas l'attention sur un problème d'iden~ 4à'iI'01lSil,i!ité qu'ils se conduisent comme Pégase ou l'ange Gabriel.
tification : Théétète n'est pas confondu avec Théodore ou avec une statue. , est-on mis face au paradoxe suivant : l'énoncé « Théétète, avec qui
'~s('nt"ment je dialogue, vole », réfère bien par convention à une partie d'un
«Appliquer notre esprit à nous-mêmes» (262e11) offre au moins l'avantage
~olid<osensi.bl< possible (conforme par hypothèse aux prescriptions dramatiques
l'on sait, en première approximation, de qui l'on parle. La proposition choisie
se recommande donc par l'évidence de sa fausseté; nullement destinée à faire !\lidélliniss<,nt le cadre de la discussion entre Théétète et l'Étranger). Pourtant,
'~JI,Sorl C()Ut:enu, il s'exclut à l'évidence de toute expérience perceptive possible;
réfléchir aux causes psychologiques ou anthropologiques de l'erreur, elle
pour seul office de favoriser la description générale d'un énoncé faux (et reflète, en vertu de son invraisemblance même, les possibilités a priori
cOlmbimLÏsc)Us linguistiques qu'offre le langage. C'est un énoncé sélectionné
l'explication de sa genèse).
sa forme logique, ou grammaticale, parfaitement correcte mais séman-
1. Cf M. Dixsaut, qui en tire de tout autres conséquences: {( La dernière définition du ,sophist~' irrecevable, au même titre que « Théétète, avec qui présentement
(Sophiste, 265 b~268 d)), dans M.-O. Goulet-Cazé, G. Madec et D. O'Brien ilal,ogue, dort », ou « Théétète, avec qui présentement je _9ialogue, court »,
maietores, « Chercheurs de sagesse Il. Hommage à Jean Pépin, Paris, Institut,1' "",Ie<
tiniennes, 1992, p. 45~75, repris dans Platon et la question de la pensée, op. dt., p. reprendre deux exemples de rhèmata donnés par l'Éiranger.
voir p. 290-295.
Platon Chapitre 3, Du nom à la négation, onoma et logos chez Platon 63
62

En écho aux ressources combinatoires du logos qui sont à l'origine du sont universellement participés, le Même, l'Autre et l'Être. Le Même ne peut
spécimen de pseudos choisi, l'analyse qu'en propose aussit6t l'Étranger s'appuie être connecteur ni séparateur pui~que sa fonction est d'établir ou de préserver
sur l'entrelacement des Formes (sumplokè tôn eidôn) préalablement décrit. Car l'identité interne de la Forme ou du genre qui participe de lui (256b). Restent
tout comme cet énoncé présente un assortiment d'action et d'agent qui excède l'Être et l'Autre. Déterminons pour chacun leurs fonctions.
les possibilités empiriques de méprises perceptives et se trouve donc décalé par rÊtre est incontestablement le lien qui unit les genres mutuellement
rapport à la situation« présente" à laquelle il réfère, de même l'analyse du faux consonants. En 256e, l'Étranger déclare qu'il y a« beaucoup d'être(s) autour
va convoquer la machinerie ontologique de la partie précédente du Dialogue d'tine Forme ", par quoi il faut entendre que fait partie de l'être d'une Forme
qui déborde largement le cas singulier constitué par un Théétète volant. -tout ce à quoi elle se lie, réalisant de la sorte les participations inscrites en son
Que l'Étranger retrouve - de façon inditecte - à propos de l'individu essence. Cet élargissement au-delà de la simple existence découle de ce que
sensible le mélange ontologique dont il s'est fait l'avocat pour les grands l'Être, connecteur universel, donne à chaque entité qui participe de lui de
genres est très clairement attesté par le renvoi explicite qui y est fait en 263b quoi se rapporter à tout ce dont elle doit pâtir selon sa nature. Par son action
(citation de 256e). Naturellement, Théétète, qui occasionne ce renvoi, n'est 'dynamique, l'Être actualise le potentiel de communication présent en une
pas lui-même une Forme; il n'empêche que les êtres comme les non-êtres qui •.~, .. '_ donnée relativement à d'autres en nombre limité (dans la mesure où il
existent relativement à lui correspondent aux propriétés qu'il acquiert par la !l'y a pour celle-ci de « mélange" possible que sélectif). Voilà qui correspond,
médiation de l'Être et du Non-être. Certes, il y a deux niveaux implicitement sur le plan du discours, à la prédication: la participation à l'Être n'est dite de
engagés dans l'analyse, cette réalité sensible et en devenir qu'est Théétète d'une ;'<m,cni,ère adéquate et fidèle qu'en déployant rous les usages du verbe « être »,
part, ces réalités intelligibles que sont les Formes auxquelles il participe ou ne existentiel que copulatif. Seul, en effet, ce plein emploi des ressources
participe pas d'autre part. Toutefois, l'Être et le Non-être jouent le même r61e "("érrtantiques du verbe représente convenablement la dunamis de l'Être l qui
de connexion ou de séparation que ceux qui ont été précédemment identifiés au i:"j.ns,orit positivement chaque Forme dans le nœud de relations qui la définit,
niveau des genres ou des Formes (la seule différence étant que la participation que le discours signale par ses propres entrelacements et qu'il reflète
à l'Être comme au Non-Être reste relativement à Théétète contingente). ';',..'r,;o lorsqu'il accède à la vérité.
Reste donc à examiner de quelle manière, parallèle à celle de l'Être, l'Autre
'.à"sume son rôle de Forme voyelle, instituant les distinctions çntre termes
Entrelacements logiques, entrelacements ontologiques
fondent le sens des énoncés négatifs. rÉtranger fait d'abord observer
Que sont exactement ces combinaisons de Formes dont l'Étranger consiidère. la négation d'un prédicat n'implique aucune référence positive à un
qu'elles sont la condition de possibilité même du discours, et, au-delà, de la philo- déterminé: niant le grand, elle ne manifeste pas davantage le Petit que
sophie elle-même? Pour le mettre en lumière, il a eu recours à un (257b6-7) ; l'expression négative ne nomme aucune essence spécifique
significatif, celui des lettres. Parmi celles-ci, les voyelles se distinguent, dit-il, en de laquelle déterminer le sujet auquel elle se rapporte, sauf ce genre
ce qu'elles circulent comme« un lien à travers toutes}), de sorte ~ue sans voyelle, ûnivers<:lIem"nt participé qu'est l'Autre. Tandis que la contrariété est une
aucune autre lettre ne peut se combiner avec une autre (253a). rEtranger 5I.cllusiion mutuelle entre genres, la négation met en rapport simplement un
de rechercher sur le même modèle deux types de Formes-voyelles: il demand" le terme nié, et« un quelconque des autres" (257b) ou, plus sobrement
«de l'autre» (258b), sans rien dire sur ce qu'il est par ailleurs2 •
si, les traversant tous [les genres}, il en est qui les connectent, de sorte
qu'ils soient capables de se mélanger, et de même si, en ce qui concerne les êrre plus précis sur la nature de ce rapport, à défaut de pouvoir
divisions, il en est d'autres, qui, traversant les ensembles, sont causes de la oitt;orlscrit< l'extension des termes négatifs en les rendant équivalents à un
division. (253c) nsemb,le plus ou moins ouvert de termes positifs? rÉtranger s'y emploie en

ranalogie compare aux voyelles les facteurs qui connectent ou se!,arem


Celles-là comme ceux-ci sont présents en tout assemblage. Or trois ~~~~~~~',;'v~o~ir~F~.:Teisserenc, « Puissance, activité et passivité dans le Sophiste J),
i: 96. 2007. 25-45, voir p. 40-45. .
Uc"",u, {( Le Non-être, l'Autre et la négation dans le Sophiste», dans P. Aubenque
1. Pour la défense de cette interprétation et un examen de la littérature proliférante sur Etl,de.rsur leSaphis" e de Platon, Napoli, Bibliopolis, 1991, p. 167-213, version rema-
sujet, voir F. Teisserenc, {( Consonnes et voyelles: les fonctions de l'Être et de l'Autre Ni:gatic''0, Non-être et l'Autre dans le Sophiste )', dans Platon et la question de
le Sophiste (251a-25ge) de Platon », Dialogue XLVI, 2007, II. 231-264. ..mp"~ee, op. cit.• p. 225-270, voir p. 252-257.
Platon Chapitre 3, Du nom à la négation, onoma et logos chez Platon 65
64

indiquant que les genres (et pas seulement les prédicats) négatifs sont issus par l'onoma et les propriétés positives (les êtres) ou négatives (les non-êtres)
d'une partition de l'Autre, à l'image de la science divisée en fonction de ses exprimées par les rhèmata qui définit la vérité. Le faux résulte dès lors de la
objets. Ils expriment une altérité toujours focalisée et spécifiée par le terme substitution d'une détermination positive à une détermination négative: faire
nié. Mais, surtout, ils n'émergent comme genres qu'en vertu d'un certain passer à propos de Théétète ce qui n'est pas pour ce qui est. Une supposée
relation de participation recouvre donc l'absence de participation, l'altérité réelle
travail d'opposition (antithèsis) qui les constitue. Cette modalité déterminée
de l'altérité fractionnée impose au sujet participant l'absence de participation convoyée par le non-être. Dire vrai en ce cas ne consisterait plus à affirmer mais
au terme nié, et non pas, simplement, l'absence d'identité, ou, à l'inverse, la à nier: n'est-ce pas inviter à se défaire des facilités de l'opinion, trop tentée de
se répandre en assertions positives? Restaurer la négation en ses droits, dé a er
présence du contraire. . 'ductl' be,lc'est aUSS1.menager
, lrre , g g
Quant au Non-être, il apparalt par rapport au Non-grand, au Non-beau, sa portee une place décisive à une modalité
au Non-juste comme le principe constitutif dont les Formes négatives sont les fondamentale du logos pour la pensée platonicienne, l'interrogation.
espèces particulières, aussi nombreuses qu'il y a d'êtres particuliers auxquels
s'opposer. Le Non-être s'identifie en effet à l'opposition même d'où découlent
le Non-grand, le Non-Beau, le Non-juste. Chaque opposition déterminée
emprunte ainsi à l'opposition constituante du Non-être le caractère intensif qui
la définit. Mais à quoi s'oppose cette opposition dans son essence générique 1
À la nature de l'Être (258a). Or la phusis marque tantôt la dynamique d'une
chose tantôt son unicité et sa spécificité (deux valeurs du reste qui ne s'excluent
pas). Quand donc le Non-être s'oppose à la nature de l'Être, il vise aussi, pour
s'y opposer, cette dunamis qui traverse tous les genres et fait exister chacun
en sa communion avec certains autres. De sorte que participer au Non-être
reviendrait à se retirer d'un jeu de participations, qui, quand il est donné,
reste toujours l'œuvre de l'Être. Principe d'écart, qui ne détermine jamais le
contraire, mais seulement le fait purement négatif de n'être pas (ceci, cela),
le Non-être n'engage nullement une non-existence (absolue), mais bien une
existence déterminée, quoique négativement. En s'opposant à l'Être, il ne
s'oppose point à l'existence, sans laquelle il n'aurait point d'être, mais il s'oppose
à l'être agrégatifl-. De manière implicite, le discours négatif renvoie lui aussi à
un entrelacement de Formes.
Par l'exploration de sa structure syntaxique, et de la structure ontologique
qui la sous-tend, l'Étranger libère le logos de l'alternative ruineuse dans laquelle
l'avaient enfermé les présocratiques, Parménide en tête, et dont avait profité
le sophiste. Ou bien en effet, argumentaient-ils, le discours dit l'être, et dit le
vrai, ou bien il énonce le non-être, mais cela n'est même pas dire. Ce dilemme,
le Cratyle n'avait pas permis de s'en défaire faute d'une dissociation entre les
fonctions respectives du verbe et du nom. La vérité du discours était ainsi
résultat d'une allocation globale, susceptible de degrés, comme un tableau
ou moins ressemblant à son original, depuis le mot primitif jusqu'au texte
plus riche. Avec le Sophiste en revanche, c'est la convenance entre le sujet dé:;i~llé

1. Cf l'interprétation divergente de D. O'Brien, Le Non-Être. Deux Études sur le Sophiste


Platon, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1995, p. 61-63.
Chapitre 4

De l'Idea du bien à sa lumière


Monique Dixsaut

« Si on veut agir de manière sensée soit en privé soit en public ~),


« l'idea du bien qu'il faut voirl . » Cette déclaration de Socrate n'a rien de
>~i'an,:lio,se, c'est une banalité et presque une lapalissade: pour bien agir, il faut
ce qu'il est bon de faire. Mais ce n'en est pas tout à fait une, d'abord
que, comme le soutient Aristote, la valeur d'une action ne dépend pas
fblccém,:nt d'un savoir, elle peut résulter d'un instinct ou d'une habitude;
parce que subordonner la connaissance de ce qui est bon à une saisie de
bien suppose la distinction platonicienne entre le savoir et l'opinion et
différentes natures de leurs objets, dont le fondement ontologique est
à la fin du livre V de la République. Un gouvernant doit être capable de
terminer ce qui est bon pour la cité et les citoyens, lui compris, non pas en
de son opinion du moment mais parce qu'il a fait l'effort d'acquérir
oon.nais"lOc:e de ce qui est toujours et inconditionnellement bon. Il doit être
de défendre et de faire valoir la bonté des décisions qu'il prend, et c'est
?nJlar:ssanc, du bien qui lui permet de les imposer comme bonnes. Le bien
pour lui - pour lui en tant que gouvernant et gardien des vertus
cité qu'il doit mettre en ordre -l'objet de la plus importante étude et
(telos) de son éducation.
il est courant d'objecter que Platon, précisément, ne nous dit jamais
le bien. Lorsqu'il répond à Glaucon, Socrate ne dit plus que l'objet de
la plus importante est le bien, mais l'idea du bien: c'est par elle « que
justes et les autres choses dont on use deviennent utiles et avanta-
». r idea du bien est doncla valeur qui doit s'ajouter à toute valeur pour
le,e"."'" d'en être hypothétiquement une (d'en être une à la condition de

VII, 505a, cf SI7e : cette idea est « la cause de toutes choses droites et belles »),
Platon Chapitre 4. De l'Idea du bien à sa lumière 69
68
,même manière d'être, et si nous rapportons toutes les données sensibles à ce
procurer un certain nombre d'avantages), mais ce genre d'affirmation est vide
,mode d'être », il faut affirmer u~e « égale nécessité» d'existence pour nos
tant qn'on ne peut définir la nature de cette idea.
âmes: " Du beau, du bon et de toute essence (ousia) de cette sorte [...] nous
Cependant, une question préalable s'impose: pourquoi, dans la République,
découvrons progressivement qu'auparavant elle était nôtre 1". » r..;ousia propose
Platon emploie-t-ille terme idea à propos du bien et jamais le terme qui chez
à l'âme une façon d'être à son tour« elle-même en soi-même», L'âme n'existe
lui désigne habituellement ce qu'est une chose, son essence (ousia), à savoir
pas à la manière d'une essence, mais en la pensant, en « s'en ressouvenant »,
eidos' ? Faut-il penser qne cela a une signification, ou juger qu'à la différence
Fâme s'y apparente et découvre que sa puissance d'atteindre l'essence des choses
de leurs emplois dans le phédon les trois termes (ousia, cidos et idea) sont ici
,est ce qui la reconduit vers ce qui esr le plus proprement elle-même.
interchangeables2 ? Pour tenter de répondre, il me faut emptunter un " long
Dans la République, le terme ousia change de sens quand il s'agit de défendre
circuit »,
thèse du gouvernement des philosophes, de ceux qui sont amoureux d'une
{( étude qui leur rend évident quelque chose de ce qui est essentiellement, qui
Ousia, eidos et idea : analyse sémantique toujours et n'erre pas sous l'effet de la génération et de la corruption 2 »,
,'.];oçlÎnion porte sur des choses intermédiaires entre l'être véritable et le non-être
La manière d'être de l'essence (ousia) elle porte sur le " devenir» (genesis) alors que l'intellection (noèsis) porte
ce qui esr (sur l'ousia). Tout au long de l'analyse des cinq sciences propé-
Un tournant est pris à la fin du livre V de la République, le signe le plus
'3euriques, une même question revient: sont-elles propres à nous conduire vers
net étant le changement du sens donné à ousia. Dans les trois premiers livres
,;/uUJ,.",à opérer la conversion de l'âme vers la vérité et l'être véritable3 ? Le sens
(le terme est absent du livre IV), ousia conserve son sens courant de propriété,
;Oilltblogiique d'ousia apparalt dans un contexte qui est celui de la philosophie
fortune, avoir, sens que le teIme retrouvera au livre VIII et au début du
la conversion de l'âme: aucun contenu empirique ne saurait satisfaire le
livre IX ; lorsque Socrate, à un moment du livre IX, lui donne à nouveau son
du philosophe de connaître « chacun des êtres », Le terme s'inscrit dans
sens philosophique d'essence, il précise qu'il parle d'une ousia pure, associée
horizon qui est celui d'une liberté prise, par rapport non seulement aux
à la vérité3• Au premier abord) on voit mal quel rapport pourrait exister entre' ,
téo'CClup:ati"ns du corps mais à un temps perpétuellement asservi, toujours
les deux sens, mais le Phédon fournit le moyen de les relier. Socrate demande
rempli donc privé de lui-même. Cet affranchissement est le propre d'une
à Cébès : « affirmons-nous que le juste en soi est quelque chose, ou rien? » et
qui se désire pensante, et seule l'essence peut et mérite d'être pensée. Elle
ajoute que si quelque chose de tel existe) ce ne peut être saisi par aucun organe"
et pleinement intelligible, donc n'est accessible qu'à l'intelligence.
corporel. Le corps empêche l'âme 1< d'acquérir vérité et pensée » et la nens,'e
1allS!:on désir du« vrai et du pur», la pensée engendre l'essence comme trans-
d'" atteindre ce qui est» (65e-66a). Cela vaut aussi pour le beau et le bon en
~UL. .uœ à la pensée, et l'essence engendre la pensée comme acte de questionner
soi) et la grandeur) la santé, la force en soi, en un mot pour l'ousia de toutes
répondre concentré tout entier sur elle. La relation entre elles n'est pas
choses, c'est-à-dire pour « ce que chacune d'elles se trouve être », « ce qu'il
mais de recherche et cl'examen, c'est une relation d 'agir et de pâtir
a de plus vrai en elles », Cette manière d'être - c'est d'une manière d'être
cir,r.oQue", et la pensée ne peut pâtir que de ce qui lui appartient en propre,
cette sorte dont nous cherchons et donnons le logos (le sens et la uelrmlUL<H)'
de ce qui lui est étranger.
quand nous questionnons et quand nous répondons - se comporte W'.lJU'll"
discours à l'intérieur duquel la pensée et l'essence se déterminent récipro-
semblablement et reste toujours même qu'elle-même. Si donc {( il existe, comlne
est celui de la philosophie.
nous le rabâchons sans cesse, un beau, un bien, et tout ce qui comporte

1. Cf 505a2, 50Se2, 517bS. 526el, 534cl.


2. Je résume ici les principaux résultats de mon article ({ Ousia, eidos et·idea dans le
Revue philosophique, 1991, n° 4, 479-500, repris dans Platon et la question de la pensée,
Vrin, 2000, p. 71-91.
3. Rép., IX, 585b-d. C'est Thrasymaque qui lui donne pour la première fois ce sens \H:m'a/},
Le procédé est le même que celui qui prête à Phédon la première occurrence d'eidos 76dS-e2.
sens de Forme intelligible (Phédon, 102b). Manière, sans doute, pour Platon de refuser V, 4S5bl-3.
paternité d'un vocabulaire ({ technique )) qui couperait le sens d'un mot du mouvement Rép.• VII, 523d3. 525b5, 526e6 ; 534a2-3 et 525c6.
la réflexion (logos) qui conduit à le lui donner.
Platon Chapitre 4. De l'Ide. du bien à sa lumiCre 71
70
du menuisier, il Y aurait en effet dérivation, donc rapport avec la Forme du lit,
Essence et Forme
qui aurait bien alors trois manières de se montrer, alors qu'un lit peint n'est que
Une essence ne peut à coup sûr référer pour Platon qu'à une Forme intelligible l'image de la représentation que le peintre se fait d'un lit (tout comme la statue
ou Idée, car seules les Formes jouissent de ce mode d'être essentiel et inalté- d'Athéna est l'image de la façon dont Phidias se représente la déesse).
rable1. Ousia et eidos ont le même référent mais pas le même sens: avec ousia Les choses que spécifie successivement Socrate ne sont donc pas toujours des
l'accent est mis sur un mode d'existence tandis qu'eidos signifie l'articulation réalités intelligibles -la musique n'en est pas une, qui est indissociable de ses
entre les deux espèces de réalités si fortement opposées, celle des êtres qui sont (/'.st,ects sensibles, ni l'âme, dont Socrate dit qu'il n'a pas expliqué la véritable
vraiment et celle des êtres dont tout l'être consiste à devenir. Essence et Forme nature mais qu'il a néanmoins assez bien réussi à distinguer les espèces qu'elle
(ousia et eidos) renvoient à une même espèce de réalité, mais nommer cette présente dans la vie humaine (612a3-5). La différence entre espèce et aspect
sorte d'existence eidos affirme possible la participation des choses en devenir en ce cas difficile à préciser. En revanche, quand eidos désigne une espèce
aux Formes, et, déjà dans la République (476a4-7) mais plus régulièrement dans ihteliligible constituant une des patties d'une réalité elle-même pleinement
des Dialogues postérieurs, à la participation des Formes entre elles. ijlntelli1~ibl.e, c'est une Forme qui confère aux choses qui en participent leur
Le Phédon est sans doute l'œuvre où se dessine le plus clairement la série de et leurs propriétés: « nous avons l'habitude de poser une Forme (eidos),
transitions aboutissant au sens de « Forme intelligible », mais dans la République çl,.(:urle étant une, à propos de chacune des multiplicités auxquelles nous
le mouvement est le même. Eidos est employé au cours du Dialogue dans tous les ;~ttrilJU<llls le même nom» (596a6-8). On a tiré de cette phrase des conclusions
sens que lui confère la langue: l'éventail sémantique va de 1'« aspect» sensible Slllrpitenan!tes, attribuant à Platon une conception des Formes qui en ferait des
(618a6) à la « figure» (les mathématiciens se servent de " figures visibles », il'Itop,riétés abstraites à partir de multiplicités sensibles, puis séparées d'elles et
51Od5), de la figure à 1'« espèce », et de l'espèce à la Forme intelligible. Les ,'$UI,st"nrln,:es, réifiées l . Pour rejeter cette interprétation, il suffit de se demander
significations du terme se distribuent dans de multiples champs: physique, est le {( nous» qui donne aux éléments de ces multiplicités le même nom.
psychologique, logique, ontologique, eidos permettant justement de passer passage de l'unité du nom à la position d'une Forme une n'est justifié qu'à
d'un champ à l'autre; en articulant leur diversité, il articule du même coup lI:'oon(iition que le nom soit donné par un philosophe dialecticien et qu'il ne
les différentes sortes de présence et les différentes manières de se présenter. seulement présent dans la " langue que le hasard nous fait parler2 ».
Le sens « platonicien » n'est donc ni exclusif des autres usages, ni simplement deux peuvent parfois coïncider, quand il s'agit de lits ou de tables, mais
ajouté aux significations courantes du terme. C'est le sens d'« esp~c~ » qui ensemble de choses nommées « justes» par Calliclès ou Thrasymaque ne
dans la République est de loin le plus fréquent: Socrate ne cesse de dIStlnguer jnstit'ue,,,it sûrement pas une multiplicité d'éléments auxquels Socrate accep-
des espèces de discours, de rythlnes, de musique, de lois, de constitutions, de donner le même nom. Une multiplicité permettant de remonter à une
d'hommes, de forces en l'âme, de vertus, de vices, de mensonge, d'appétits, DfUle fleSl donc pas une multiplicité donnée, mais une multiplicité droitement
de plaisirs, d'altérité, de similitude, de puissances, de lieux, d'angles, de lits ... ohstitué, par le logos (507b3).
Pourtant, commentant le texte des trois lits, Heidegger objecte: De plus, le dialecticien se donne la liberté de rassembler sous une même
Si l'on traduit eidos simplement par espèce [... ] on escamote ce qu'il y en fonction du problème qu'il veut résoudre, des réalités qu'il peut
a [en lui} de décisif. Car l'intention de Platon est de rendre visibles ici üs amené à distinguer et même à opposer dans une autre perspective. Ainsi,
manières différentes dont le « même» se montre: trois manières de fe mam- IX (585bI4-cl), Socrate considère comme relevant d'un même eidos
2
flster et partant, trois manières de présence et de dérivation de l'Etre •
Or Platon ne dit pas« trois modes de l'aspect du lit », mais bien trois sortes, ~;;;';;;;;;~-;;ov;;'e;r~m;:;a;;;ny;(cf. G. Fine, «The One over Many», Philosophical Review 89,
censée désigner le rapport entre l'eidos unique et la multiplicité qui en
ou espèces de lits (au pluriel: klin6n). Si le lit du peintre était l'image de
. employée par Parménide dans le Parménide (132a2~3, cf a6-7
Je me contenterai de remarquer que cette formule est peu recommandable
au vieux Parménide de comprendre « physiquement» la participation
1. Je parlerai plutôt de Forme, traduction plus proche du ter~~ grec, mais Idée convient
'pw·~"le du voile) .
bien: l'important est de s'entendre sur ce que ces mots ~eslgnent.
~6irsut ce, point!'a!la!)'se de S. Rosen, {( Notes en vue d'une interprétation de la République»,
2. Rép" X, 597b sq. M. Heidegger, Nietzsche, Neske, Pfullmge~d' 1961, trad·SP'
1 des sur la République de Platon, M, Dixsaut (dir.), Paris, Vrin, 2005,
Paris, Gallimard, t. 1, 1971, p. 166 ; voir la critique de Hel egger par .
et T, Penner, 7he Ascentfrom Nominalism : Some Existence Arguments in Plato's Middle
platonisme comme aristotélisme » dans Contre Platon, vol. 2 : Renverser pla',",';'"'"
Pia.I'Ku"s. Dordrecht, Reidel, Kluwer, 1987.
M. Dixsaut (éd.), Paris, Vrin, 1995, p. 47~76,
Platon Chapitre 4. De !'Idea du bien à sa lumière 73
72
exige du dialecticien philosophe qu'il" perçoive adéquatement» l'idea unique.
(Forme ou espèce ?) « l'opinion vraie, la science, l'intelligence, et en un mot
Rassembler, .une multiplicité grâce à la détermination d'une ,'dea UnIque
. permet
toute vertu }) ; toutes, même l'opinion vraie, possèdent en effet la vertu d'être
de poser 1 ezdos correspondant, et d'examiner s'il comporte ou non d'sr-Iuerentes
des sortes de « remplissement }) de l'âme, donc des sources de plaisirs bien
espèces.
supérieurs à ceux procurés par la boisson et la nourriture. On peut rapprocher
ce passage de celui du Philèbe où une même idea caractérise la mémoire, la
Bidos et Idea
pensée, la science et l'opinion droite (6üd5) : le problème à examiner- peut-on
éprouver un plaisir sans que l'une d'elles intervienne - force également à La coupure ontologique marquée par le terme ousia est donc surmontée
dépasser l'opposition tranchée entre l'opinion et le savoir. par eidos, terme en lequel la participation affirme sa possibilité. Mais qu'en
Au dialecticien donc de poser l'eidos correspondant à ce qu'il veut établir, est-il d'idea ? Un commentateur récent affirme que « idea est synon me de
et seul celui qui pose une Forme comme objet de son questionnement peut "natu:e " o~ d'"
e real'Iten, (h
p USts. ou ousia) », ({ l'exemple le plus suggestif»
y de
tenir un discours vrai. Qu'il y ait là un cercle est indéniable, mais ce n'est pas cette identité étant selon lui" l'évocation de "l'idée du bien" (tou agathou idea)
un cercle vicieux. Poser une réalité toujours même et pleinement intelligible dans la République! ». Il est assez surprenant de donner comme seul exemple
permet d'éliminer les contradictions et les insuffisances des différentes défini- ze c~tte aSSImIlation un texte où le bien est précisément dit être i< par-delà
tions proposées, en montrant le caractère incompatible des choses auxquelles 1oUsta
. ». ,Le traducteur
. le plus récent de la Ré1>ublique
r affirm e pour sa part tout
on donne pourtant le même nom 1• La détermination du caractère unique, ,aUSSi. categoriquement: «Je ne conserve pas l'appellation traditionnelle (l'idée
(idea) légitimant l'identité de dénomination est le ressort de la réfutation et 1n bien), car on ne peut établir une différence quelconque entre idea et eidos
elle constitue la condition nécessaire pour chercher, apprendre et découvrir ce dans le vocabulaire métaphysique de Platon 2 • »
que la chose est en vérité. Si sa différenc~ avec ousia est indiscutable, il n'est en effet pas toujours facile
Le terme idea possède une seconde particularité: il est très fréquemment comprendre SI, et en quoi, idea se distingue d'eidos 3 . Comme eidos idea
accompagné de l'adjectif mia, unique 2 . C'est quasiment une épithète de nature. > possède le sens d'aspect physique4. Le terme peut prendre également I~ sens
L'idea désigne le caractère commun essentiel que le dialecticien a précisément >,géneoral d'aspect: « c'est dans l'aspect que présente le plus petit », l'individu,
pour tii.che de discerner, et la multiplicité qui fait obstacle à ce discernement faut examiner sa ressemblance avec le plus grand, la cités. Tout comme
n'est pas seulement sensible ou quantitative: la différence entres les espèces mais plus rarement, idea peut signifier espècé, mais il n'y a pas d'exemple
du juste, du beau ou du bon peut paraltre telle qu'on la juge indépassable et de ce sens dans la République. Comme l'eidos, encore, l'idea est
impossible à unifier sous une même Forme. Or découvrir l'idea unique est un peut être participée et servir de paradigme7. Enfin, les deux termes
moment indispensable de la démarche dialectique: parfois employés successivement sans qu'aucune différence semble être
Et quant au beau lui~même, assurément, au bien lui-même, et ainsi
Jd.-F. Pradeau, « Les formes et les réalités intelligibles L'usage platonicien d t ' J
pour toutes les réalités qu'alors nous posions comme multiples, en les posant ans Platon Les F. . Il' 'b' S f ' u erme eluOS )l,
d: ' .. ormes mte t~t tes. ur ta forme intelligible et la participation dans les
cette fois inversement d'après un caractère uniq-ue (kat' idean mian) de talognes platomctens, coordonne par J.-F. Pradeau, Paris, PUF 2001 P 17 54 . ' 1
29 et note 1 p. 46. ' , . - , VOlr note
chacune, comme relevant de ce caractère qui est unique, nous appliquons à
. Platon. La République, trad. inédite, introd. et notes par G.
Leroux
, Par,'s , GF FIammanon,
.
chacune la dénomination « ce que cest3 )). 667 11 7 '
,,~~~%~:;,~p:~.,:~~,:~n::o~t:e,~ tdea,
i;L
.. Pou~ un Inventaire des principales questions et des principales
vou M. Baltes « Idee (Ideenlehre) » dans DIANOEMATA KIe .
Une des qualités du naturel philosophe est que sa pensée se porte sponta-
B,,'mmze1u Platon und zum Plat~nismus, Stuttgart-Leipzig, Teubner, 1999, p. 276_28 ;ne
nément " vers l'idea de chaque êtré ». Le Sophiste répète que le philosophe" est (E1n.0S et IDEA, Etude sémantique et chronologique des œuvres de Plato'n
toujours, par ses raisonnements, orienté par l'idea de ce qui est» (254e9), et . G01CU~ &. C~, 193?-1940) voit dans l'idea une image de l'eidos. Cidea d~
;'"<en s",,'a(p". ;~l)~n une lOspuatIon neoplatonicienne, « l'Image créatrice qui trône dans l'esprit
1. Tel est le sens du conseil donné par Socrate à Cébès en Phédon, 101d : vérifier s'il y a conso- 315el, Chacm",157d2, 158bl, 175d7, Banq" 196a5, 204c6, Phéd., 108d9, 109b6,
nance dans ce qui découle de l'hypothèse (voir Platon. Phédon, trad. nouvelle, introd. 353b7 ; c est aussI le cas en Rép., II, 380d2 6 e2 - idea t 1 . "
notes de M. Dixsaut, Paris, GF Flammarion, 1991, note 289 p. 280-2"87) . >à',nortrhi' _ et IX, 588c4, 7, cl3. ' , es a OIS assocIee
2. Cf Euthyph" 5d4, 6d, Rip., VI, 507b6, 7, IX, 588c4, d3. Phèdre, 265d3, 273e2,
184d3, 203c6, e4, 205c2, d5, Parm., 132a3, c4, 157el, Soph" 233d2, 3, 4, Tim., , 237d6, Théét., 187c4, Saph., 235d2, Polit., 289b4 .
Phil" 65al, Lois, XII, 965c2. .J<,porlY"" : Phèdre, 2S3a3, participée: Soph., 255e5, paradigmatique' Ré'" X 596 f
3. Rép" VI, 507b6-1O. ~j"h,ph. 6e3-4. . r"" a, C.

4. Rép" VI, 486dlO.


Platon Chapitre 4. De l'Idea du bien à sa lumière 75
74
marquée. On peut donc affirmer que dans c~rtai~s cas. eid~s et idea. so.n~ corps peuvent, de froids qu'ils étaient, devenir chauds sans pour autant
synonymes _ synonymie vraisemblable en raison a la f01~ d une proxlm~te Viv. ccoo", d'être ce qu'ils étaient, mais pas la neige: elle ne supportera jamais de
linguistique et d'occurrences entre lesquelles établir une distlllCtlOn.seral,t falte recevoir l'idea du chaud. L idea ne désigne pas une simple propriété de la chose,
preuve d'une subtilité excessive1, La polysémie des deux termes fauquon ne se définit « dynamiquement » par des verbes, donc par des actions, dont
doit cependant affirmer leur synonymie qu'à la condition de préciser, en chaque i~ éaractère guerrier a souvent frappé les commentateurs: elle s'empare de la
cas, selon laquelle de leurs significations on juge les deux rermes synonymes. chose, la contraint à la posséder, marche sur, s'avance sur elle, et la chose peut
Certains textes et certains emplois imposent toutefois de faire une différence. l'accueillir ou refuser de la recevoir. L idea signifie alors clairement la
Les occurrences d'idea (sauf les deux figurant dans le mythe terminal) )1ÎlaiJ~mlis< de l'eidos sur la chose, elle désigne la manière dont la Forme exerce son
se groupent en deux pages du dernier argument du Phédon (104-105). Alors èrnpr'ise, autrement dit sa causalité sur elle. Sa possession du caractère essentiel
que ce que recherchent les vrais philosophes était jusque-là nommé ousia, .viInp,osé par une Forme est ce qui permet à une chose de résister à l'altération et
l'hypothèse de la causalité de la Forme et de la participation intervie~t quan.d dissolution: elle ne doit pas s'écarter de son idea 1• Toute chose en devenir
il faut surmonter les contradictions qui risquent de faire tomber de 1antllogle vouée à s'en écarter, à changer et à se corrompre: cessant alors
dans la misologie. Soumises à la génération, au changenlent et à la corruption sous l'emprise de la Forme qui lui confère son essence, elle perd telle ou
et pouvant entrer dans une multiplicité de relations, les choses soumises au de ses qualités et, pour finir, sa nature même. Le terme idea vient donc
devenir peuvent acquérir successivement (de petit qu'il était Socrate peut ;f~I,p,:ler la seule cause pennettant d'attribuer correctement une propriété ou
devenir grand), ou posséder simultanément (Simmias est à la fois plus petit que èssence à une chose ou un ensemble de choses.
2
Phédon et plus grand que Socrate) des propriétés contraires . Bidos acquiert arrive également que Socrate dise d'une chose qu'elle est une idea. C'est
son sens de Forme ou Idée lorsque Socrate, déçu par les réponses des sciences de la lumière dans la République, et, hypothétiquement, de l'ime et de
de la Nature, réfléchit, non pas à la cause de l'existence des choses sensibles, lsyllal,e dans le 1héétète. Dans les trois cas, les réalités en question ne sont
mais à l'espèce de cause à laquelle les référer pour pouvoir tenir, à leur propos, purement sensibles, mais il est impossible de les considérer comme des
un discours non contradictoire; en d'autres termes, il cherche à donner des atemporelles et purement intelligibles - ce ne sont pas des Formes.
fondements métaphysiques à la connaissance physique. Tout terme en devenir possède pourtant son unité propre et toujours même en dépit de la
est pris dans une relation de contrariété telle qu'elle rend non seulement ":, de ses manifestations, et, dans le cas de l'ime et de la syllabe, malgré
toute prédication mais précaire toute dénomination (la neige fondue ne ,composition et un mode de composition en parties qui ne sont pas, ou
plus d'être appellée neige). La réponse par les Formes et la participation est. une Ail,oul:es, intelligibles. Chacune possède aussi une puissance particulière qui
réponse trop simple et trop naïve pour constituer une connaIssance, tnats . pas immédiatement perceptible, il faut réfléchir pour l'appréhender et la
les rendant inoffensives pour le logos donc intégrables par lui, elle rend . Elles ne peuvent exercer leur puissance qu'en s'unissant à d'autres
la connaissance des choses en devenir. (iss.an<;es, c'est pourquoi ce sont des conditions nécessaires, non des causes.
Certaines choses en devenir, pourtant, font exception et obéissent .IUmlere n'est pas la cause de la vision, il faut que l'œil ait la puissance de
même principe d'exclusion des contraires que les réalités intelligibles; l'objet soit visible; l'ime n'est pas la cause de la vie qu'elle apporte
sont incapables de supporter un prédicat qui leur est indirectement C01"r:ure qu'elle anime, mais elle les fait participer à la Forme de la vie 2 , dans
(la neige, qui participe essentiellement au froid, ne peut accueillir le chaud: où ils en sont capables; la syllabe ne devient signifiante que comme
le chaud est un contraire direct du froid, donc un contraire indirect de de la puissance diacritique du mot et de l'usage qu'en fait un logos.
qui en participe essentiellement, par exemple la neige). Le lien entre la Supposer que Platon parle alors d'idea précisément pour ne pas dire
intelligible et les choses possédant un contraire indirect est plus étroit: nomb,re permet donc un emploi plus souple.
n réslLffil" dans les cas où l'idea ne peut être tenue pour synonyme d'eidos
1. Ainsi, en Cratyle, 389b-.390a, eidos est la struc~ure qu'i~ fdaut do.nn~r,~ chaque chose '... Forme intelligible, il apparait 1) que le terme est un caractère imposé
fabrique: il se fait donc synonyme d'idea, ce n est pas 1 t ea qUl « s e :e): eidos aux réalités sensibles ou intelligibles qui en participent, ou encore
synonyme d'eidos. C'est le cas en revanche dans le passa?e sur ~es trOls ~l~S: menuisi,
regarde vers l' idea du lit ou de la table (Rép., X, ~96b7-10), tdea. qua~c~n attls~n ne
ce que Socrate reprend (597al-2) en disant qu aucun ne fabnque l etdos du Îlt.
2. Phédon,102b-103a.
76 Chapitre 4. De l'Idea du bien à sa lumière 77

un caractère inscrit dans les choses qu'il fabrique par un ouvrier tourné vers trouvent agréable ou ce qui leur semble beau (au sens esthétique ou éthique de
un modèle; 2) que, réciproquement, la compréhension de l'idea commune à ;>dé,oen,t, honnête). Avoir l'idée du bien signifie pour eux mener une vie bonne et
une multiplicité est la condition permettant de remonter à l'unité d'une Forme ~cquérir des choses bonnes, et Socrate expose dans le Philèbe quels doivent être
intelligible ou d'une essence (eidos ou ousia) ; 3) et que ce trait unique peut aussi . les véritables ingrédients responsables de la « bonté" des choses, proportion,
être saisi à propos de choses qui ne sont pas des Formes intelligibles, mais qui > 1._ ...... et vérité (65a). Les trois caractères s'entre-impliquent. La beauté est le

exercent une sorte de puissance produisant toujours un même type d'effets; signe manifeste, éclatant (tel est son privilège') de la présence de la mesure:
ces choses sont alors identifiées à leut idea. ,{( la juste mesure et la proportion se trouvent sans doute faire naître partout
. 1... _ .... et vertu 2 » ; parce qu'elle comporte mesure et proportion la chose existe

en vérité », ce n'est ni un simple processus ni un simulacre. Cette « route »


Videa du hien conduit cependant pas jusqu'au bien lui-même, elle permet seulement de le
Ce qui précède peut-il servir à éclairer le sens de l'expression « l'idea du te(;onnaître dans ses trois indissociables manifestations.
bien» ? Le bien n'est pas, comme la lumière, identifiable à une idea, car il règne ne sont pas les espèces en lesquelles l'eidos du bien se divise, mais les trois
dans le lieu intelligible et c'est de lui qu'émane la lumière: le sens 3) doit être inséparables de la puissance du bien:
écarté. Quant aU sens 2), celui de trait unificateut, peut-il s'appliquer au« bon»? Affirmons, dit Socrate, qu'il serait tout à foit correct de traiter cela [sc.
Est-ce que les multiples biens énumérés par exemple dans le Philèbe (66a-d) ces trois manifèstations] comme une seule unité et de les tenir pour respon-
ou dans les Lois (1, 631b-d) présentent tous une idea unique? La formule du sables des qualités du mélange, et disons que c'est à cause de cela, qui est
Phédon peut-elle s'appliquer, et est-ce par le bien que toutes les choses bonnes bon, que ce mélange l'est3 •
sont bonnes? Une phrase du livre V de la République l'affirme: Le terme idea a alors clairement le sens (1) : trait commun imposé par une
du juste et de l'injuste, du bien et du mal et de fOUtes les Forme~ (eidôn\ aux réalités sensibles QU intelligibles qui en participent. Socrate n)affirme
on peut dire la mime chose,' chacune en elle-meme est une, mats du folt qu'il existe trois Formes) ou trois essences du bien) mais que) si nous ne le
qu'elles se présentent partout mélangées à des actions, des corps, et les unes In'CmJll' que dans des choses mélangées) nous ne pouvons le déterminer par
avec les autres, chacune parait itre plusieurs. (476a4-1) seule idea, au sens de caractère imposé par une Forme intelligible. Nous
Le bien, comme toute Forme, est un, même 5' il se manifeste dans une vuuy.)m saisir l'idea unique du bien tant que nous le cherchons dans des
pluralité de choses bonnes, et il est présent à d'autres Formes. La conclusion mélangées car aucun des trois caractères du bon ne suffit à déterminer
du Philèbe est pourtant qu'il est impossible de captuter le bien sous une d)un mélange) or être suffisant est un critère du bien. C)est pourquoi
idea. Comment remonter alors de l'idea unique, le bon, à une Forme tenir les trois caractères ensemble et les considérer « comme une seule
unique, le bien? Lorsque la démarche dialectique est réfléchie dans le Y~'Ile/"
c'est encore une idea une qu'il faut, l'ayant posée, rechercher: ne sont pas seulement la cause de la bonté de la vie bonne) ils sont la cause
Il nous fout donc [... ] posant toujours, en chaque cas, à propos de chacune i'" oume de tout mélange, et toute chose en devenir en est un. La triple idea du
[sc. de chaque multiplicite], un caractère (idea) unique, le rechercher- on est la cause de la bonté de toutes les choses de ce genre) et elle est la cause
le trouvera en effet présent en ellel [...] existence même) elle leur assure une sorte de permanence et les rend
l;lTIOÏJ1S partiellement intelligibles. Là réside précisément une des difficultés
Comment expliquer cette contradiction? Le bien n'est pas saisissable
llle:erllallt le bon: il n)est pas, comme le juste ou le courageux) seulement
une seule idea, mais il fait partie de ces hénades, ou monades, dont il
dans certaines choses mélangées, il leur est présent à toutes, si toutefois
poser l'unité et qu'il faut ensuite diviser2. La raison est que pour « trouver
des choses distinctes. On a inféré de son omniprésence l'impossibilité
l'idea, il n'existe (comme Socrate l'affirmait dans la République) qu'une
de saisir de lui une idea unique: le bien ne pourrait être saisi que dans
route, la dialectique. Or ce n'est justement pas celle qu'emprunte la m'ljOl'it,
!q\lte-plü,,;arLce, ce qui autoriserait à l'identifier à Dieu ou à l'Un-bien des
des hommes: ils nomment bon ce qui leur est utile, avantageux, ce

1. Phil.. 16clO-d2. 64e6-7, cf Tim., 87e : « ce qui est bon est beau, et le beau n'est pas sans mesure. ))
65a3-5.
2. Phil .. 15a4-6.
78 Chapitre 4. De l'Idea du bien à sa lumière 79

néoplatoniciens. Ma principale objection est que cela contredit une déclaration


maintes fois répétée, tant dans la République que dans le Philèbe : la dialectique
est le seul fil0yen de connaître ce qu'est le bien, et, comme Plotin, je vois mal Platon, en effet, semble ne donner au bien aucun contenu, et le bon ne

la dialectique avoir pour objet Dieu ou l'Un-bien. ,paraît en acquérir un qu'en se multipliant dans les choses (\ mélangées ». Mais
Il est plus probable que dans « idea du bien » idea a également le sens (2) :T",mm"nt le bien est-il présent aux réalités pures, tout eutières intelligibles ?
S',uiit-" de deux sortes de présence radicalement différentes, ou peut-on établir
et que, s'agissant aussi du bien, une idea unique permette de remonter à ce
qu'il est, en soi-même. C'est d'ailleurs ce que déclarait Socrate en Rép., VII, lien entre elles ?
534b-c: le discours dialectique est le logos capable de saisir l'essence (ousia) de
chaque chose j un dialecticien doit pouvoir rendre raison de cette essence à Vérité et lumière
lui-~ême et à un autre, et c'est dans cette mesure qu'il a l'intelligence de cette
La réponse se trouve dans l'Analogie avec le soleil 1 À partir de la distinction
chose (534b3-6). Socrate conclut: « Il en va donc de même du bien. » Et pour
}./"nore deux lieux, l'un visible et l'autre intelligible, une série de correspon-
qu'aucun doute ne subsiste, il précise: :·(Ian.ces est posée. Mais la symétrie n'est pas parfaite: dans le lieu visible, c'est
Celui qui n'est pas capable de définir par le logos, en la distinguant de :1'lpl'é",nc:e et l'action de la lumière qu'il faut faire découvrir, -le rapport avec
toutes les autres, l'idea du bien, et, comme dans une bataille, de s'ouvrir un « maître », le soleil, est perceptivement évident - , tandis que la lumière,
passage à travers toutes les objections, ayant à cœur de les réfuter en raison-
}..'co)n,iitiion de la vision, échappe à la vision: ce qui donne à voir ne peut pas être
nant non pas selon l'opinion mais selon l'essence, et de se frayer un chemin
au milieu d'elles toutes par un logos qui ne foillit pas, n'affirmeras-tu pas il faut réfléchir pour le saisir. Dans le lieu intelligible, les termes ayant une
de celui qui se comporte ainsi qu'il n'a pas de savoir du bien, ni d'aucun fonlcti,on analogue à celle de la lumière sont l'être et la vérité, or leur lien avec
autre bien d'ailleurs, mais que s'il en saisit par quelque biais une image, connaissance est manifeste et c'est l'action du bien qu'il faut découvrir. Il y
c'est par une opinion, non par un savoir qu' il le saisit! ? une première difficulté. Tout au long des livres V et VI, l'être était l'objet
La détermination, la distinction et la défense de l'idea du bien doivent pas la condition de la connaissance: on devrait donc le retrouver au
faire non pas en fonction d'une opinion mais en fonction de « ce qu'est}) le des choses connaissables, non à celui de la Vérité. Son association avec

bien, de son essence (ousia). Aucun critère empirique-l'utilité, l'agrément- est cependant nécessaire pour indiquer qu'en tant qu'elle est l'effet du
ne peut convenir pour déterminer correctement ce qui est bon, et le risque est la vérité n'est pas une vérité prédicative ou propositionnelle, mais une
qu'ils nous portent à désirer de faux biens; or parmi les choses qui oerv,,,tiis,,,nt ontologique, ce qui signifie en retour que l'être objet de la connaissance
l'âme et la détournent de la philosophie, il y a" tout ce qu'on regarde comrne le, « vraiment étant », l'ousia. Chaque terme constitue pour l'autre une
des biens 2 ». Le logos visant à un savoir du Bien doit, pour en définir l'idea, la çtérm.in'ttic)il interne.
distinguer de toutes les autres, ce qui permet de réfuter, d'une part, toutes les' .:.l:aü'th"ia, la vérité, n'est pas une Forme intelligible, elle est condition de
assimilations erronées (par exemple celle du bon à l'avantageux), d'autre intelligibilité, comme la lumière l'est de toute visibilité. C'est pourquoi on
toutes les objections envers l'unicité de cette idea (la position d'une ml11t.iplicit:é en parler que métaphoriquement. Elle est en fait la métaphore même
irréductible d'espèces de biens). La réfutation fait partie de la définition, c'est le désir qu'elle en a qui transporte l'âme du philosophe dans le
en est un moment, mais elle n'est pas toute la définition car une définition lieu qui lui soit propre, le lieu intelligible. Il y a un lieu visible quand le
se fait pas « selon l'ousia », elle porte sur telle ou telle ousia donc sur une dispense sa lumière; il y a un lieu intelligible parce que le bien dispense
et la dispense toujours. En engendrant la vérité, le bien révèle au sujet
intelligible et elle va de Forme en Forme.
Il semble donc raisonnable d'admettre qu'il y a du bien une idea tIWla;';Sa'"t la puissance de l'intelligence et il arrache les objets de connaissance
correspondant à un eidos donc à une ousia, et que seule la puissance di,,\e,:ti'iu~ .<.1evelliren le,,, donnant le mode d 'existence de l'essence. Lorsque l'on articule
« bien », c'est avant tout la puissance de distinction entre réalité et
peut l'appréhender. Mais l'objection demeure: ce parcours dialectique,
paren(;equ'il convient d'entendre. La différence dont le bien est la cause est
ne l'a pas fait.
<.1eJtneu"lilt énoncée de façon moins solennelle en 505d5-9 :

1. Rép" VII, 534b8-c6.


2. Rép., VI, 49Ic4. VI,508a-509d.
Platon Chapitre 4. De l'Idea du bien à sa lumière 81
80

[... ] s'agissant des choses justes et belles, beaucoup choisiraient celles qui bien relie donc les deux lieux en les hiérarchisant, hiérarchie rendue possible
leur semblent l'être [... J, mais quand il s'agit des choses bonnes, personne par le rapport paradigmatique (qui suppose à la fois distinction et liaison)
ne se contente plus de celles qui semblent l'être, mais cherchent celles qui existant entre une réalité vraie et ses images. Toute connaissance, sensible ou
le sont réellement. intelligible, est donc un effet du bien, ce qui force à dépasser le clivage strict
S'ils peuvent se contenter de l'apparence du juste ou du beau, c'est qu'ils par l'Analogie, ce dépassement étant marqué par des métaphores!. C'est
croient que celle-ci suffira à leur procurer des avantages ou du plaisir. La la dépendance au bien de la connaissance tout entière que l'Analogie commence
recherche de l'avantageux et de l'agréable prend la forme d'un calcul et s'inscrit par rendre évidente.
dans le devenir, alors que le désir de ce qui est bon reconnait en quelque sorte Le bien en acquiert du même coup une forme de causalité éminente par
la transcendance du bien, laquelle est cependant simplemenr « devinée» par ra(.port à celle exercée par toutes les autres Formes. Il est aisé de comprendre
la plupart des hommes. .. en quoi le soleil, qui fait partie du monde visible, surpasse pourtant ce monde
Principe de distinction, le bien est également principe de liaison. Dans le ;..!'ui';qule sans sa chaleur les réalités sensibles n'existeraient ni ne croîtraient: le
Phédon (99c5-6), c'est ce que ne comprennent pas les savants en science de la est à la fois une chose visible et la cause de rour devenir sensible, bien que
Nature: 1< mais qu'en vérité ce soit le bien, c'est-à-dire l'obligatoire, qui lie et ce second aspect il ne soit pas une genesis, un processus soumis à génération
tienne ensemble ... ». Selon l'Analogie, la lumière était dite le « jong » le plus ;.,t C(,rnlp'lon Il me semble donc possible de penser que le bien a dans le domaine
précieux (508al) qui puisse unir un organe des sens à ses objets, joug dans la :;)nU:1ilI5W·" le même double statut: il est l'objer d'une connaissance dialectique,
mesure où il impose une limite tant à la puissance de l'organe qu'à celle des tfrfe essence, une Forme, et il exerce la même espèce de causalité que toute
objets qu'il peut percevoir, et par là les assujettit l'un à l'autre: la contrainte Forme. Mais de même que le soleil n'est pas seulement un objet visible
imposée est salutaire car elle est la condition de l'exercice de leurs puissances que sa puissance dépasse celle de toutes les autres choses qui tiennent
respectives. Cela vaut pour la vérité, elle aussi est un <1 joug» pour l'in:elligence, lui leur existence, le bien n'est pas seulement une réalité intelligible parce
car elle ne peut exercer sa puissance que sur des réalités véritables. A la diffé- sa puissance dépasse celle de toutes les autres essences qui tiennent de lui
rence cependant de la lumière bornée au lieu visible, la vérité éclaire les deux manière d'être. Sous cet aspect, en tant qu'il est la cause de toute existence
lieux, qui se trouvent ainsi reliés. Ce qui la dispense, le bien, lie donc l'essence ",,:mlleue, il n'est pas, pas seulement, une essence.
à ses images sensibles (ce lien sera explicité par la suite lors des divisions de la
Ligne et de l'allégorie de la Caverne), et grâce à lui, il n'existe pas de coupure Puissance du bien et puissance dialectique
entre la science d'ici et celle d'en haut! :
Faire du bien l'" achèvement» (le telos) de la dialectique signifie-t-il que
Quand ils auront atteint cinquante ans, ceux qui seront restés sains et examen dialectique doive remonter vers lui comme vers le principe
saufs en traversant travaux et sciences et sy seront distingués en tous ?oints et
de toutes choses, et qu'arrivée à son terme, la puissance dialectique
de toutes manières, ilfoudra alors les pousser vers le but et les contramdre, en
alors se muer en contemplation? Dans la République, la supériorité de
élevant la lumière qui est en leur âme à regarder vers cela même qui fournit
de la lumière à toutes choses, et quand ils auront vu le bien lui-même, ils !;SClenCe dialectique tient à ce qu'elle ne se sert pas d'images et remonte des
s'en serviront comme d'un modèle pour ordonner la cité, les particuliers et Kl'(.th"se, vers un principe: faur-il voir dans le bien le principe unique vers
eux-mêmes pour le reste de leur vie, chacun à son tou-fl. elle doit toujours remonter? Et ce principe unique est-il le seul à être
La vérité n'est plus prise comme analogue de la lumière, elle est métalpb,o~;
riquement lumière et lumière qui" éclaire» toutes choses (cf 508d4-5), La seconde section de l'intelligible est celle que saisit le logos lui-même
cette lumière s'affaiblit en passant d'un lieu à l'autre. Elle reste source de la puissance dialectique, faisant de ses hypothèses non pas des principes
et d'intelligibilité, auxquelles les choses" mélangées» ne peuvent œpelld;mt
. bien réellement des hypothèses, qui sont comme des points d'appui et
élans pour, allantjusqu'à ce qui est anhypothétique, arriver au principe
participer qu'à la condition d'être constituées selon une juste proportion. tout2•

1. C'est l'objection la plus grave adressée par Parménide à la position de Formes i',Ltelligib,le. ,ces métaphores, voir « L'analogie intenable Il, dans Platon et la question de la pensée,
(Parm., 134a-c).
CI'., p. 129-130.
5I1b4-7.
2. Rip., 540a4-b2.
82 83

Cette définition n'est pas une définition de« la dialectique) ou de la« science >.cap'lU" de pâtir de la nature de chacun et de se laisser guider par elle. Que le
dialectique », mais de sa puissance, et celle-ci consiste à supprimer le caractère soit le principe de tout être véritable et de toute intelligibilité - principe
hypothétique des hypothèses en remontant à un principe. Mais dans certaines de l'existence des essences, donc de l'être et de l'intelligibilité que ces essences
traductions de cette phrase, le verbe « aller », au participe présent, est censé confèrent à toutes les autres choses - ne condamne pas pour autant toutes
gouverner deux prépositions qui indiqueraient toutes deux un même but et ne autres Formes, ou essences, à n'être que les hypothèses du dialecticien. Le
seraient pas reliées entre elles. Or la première (mekhri suivi du génitif) indique est la cause de l'existence anhypothétique des Formes, il n'est pas le seul
qu'un mouvement, spatial ou temporel, est arrivé à son terme, a atteint une .prin<oipe anhypothétique.
limite et ne va pas au-delà; c'est la seconde (epi suivi de l'accusatif) qui marque La dialectique n'a donc pas pour telos le bien en tant qu'il est un principe
la finalité. Le logos va jusqu'à ce qui n'est pas hypothétique pour atteindre ce anhypothétique, mais elle a pour telos le bien. Serait-ce parce qu'il n'est pas une
qui est le principe de l'ensemble. Rien n'empêche en effet qu'une hypothèse i,,,,,:nce, qu'il est par-delà l'essence? La remontée ne s'effectuerait plus d'hypo-
soit tenue pour un principe, et c'est justement ce que font les mathématiciens. en hypothèse jusqu'à un principe premier, mais d'essence en essence, ou
Un principe n'est donc pas en soi anhypothétique puisqu'une hypothèse peut degré d'être en degré d'être (selon l'ontologie plus ou moins scalaire prêtée
parfaitement en remplir la fonction. C'est la dialectique qui localise le principe à Platon), pour arriver à un au-delà de l'essence. C'est ce que semble déclarer
dans ce qui n'est pas hypothétique, elle poursuit sa marche jusqu'à ce qu'elle phrase fameuse du livre VI :
atteigne de l'anhypothétique afin de découvrir ce qu'elle pourra tenir pour un Et de même pour les réalités connues, tu affirmeras que ce n'est pas
principe. Le fait d'être « anhypothétique" n'est donc pas une propriété naturelle seulement le foit d'être connues qui leur est présent grdce au bien, mais
ou nécessaire de tout principe; c'est la condition pour que le dialecticien, que c'est par lui que leur viennent l'être et l'essence' , non parce que le bien
est une essence, mais parce que, par-delà l'essence, il la surpasse encore en
contrairement au mathématicien, accepte de parler de « principe ».
ancienneté et en puissance2 •
On peut alors admettre que le « principe du tout » n'est pas forcément
ni toujours le bien principe de toutes choses, mais seulement le principe de Ces lignes ont assurément quelque chose d'énigmatique. Certains pensent
l'ensemble d'une démarche dialectique. Ce à quoi cette démarche parvient est cette déclaration annule toutes celles où le bien a été et va être conçu
une Forme dont l'existence n'est pas posée par hypothèse, comme l'est, par >'cc,mme une Forme ou comme une essence, et qu'elle détient une vérité trans-
exemple, la sorte d'unité définie au départ par l'arithmétique. Dans le Phèdre ,>",,:ndante que Socrate n'explicite pas parce qu'elle est au-delà de tout discours3 .
(276c3-4), Socrate parle de celui" qui a les sciences des choses justes, belles et ,:",oH""«" interpréter autrement cette phrase unique et dont Glaucon se moque,
bonnes ». Si ce sont des sciences, elles ont forcément la connaissance de leurs sur laquelle se sont construites des philosophies entières ? Peut-être en
principes respectifs, le juste, le beau et le bien. Quand il remonte vers une réalité 'pl:enant ensemble les trois points énoncés par Socrate: le bien n'est pas une
essentielle, tout examen dialectique remonte vers un principe, c'est-à-dire vers iêsserlce, il est par-delà l'essence, il la surpasse en ancienneté et en puissance. Si
ce au-delà de quoi on ne peut pas remonter; de principes, il en existe donc les prend séparément, il faut comprendre que le bien n'est pas du tout une
une multiplicité, et tous sont anhypothétiques. .èsserlce, et la contradiction avec d'autres passages des Dialogues devient insur-
Leur pluralité va certes à l'encontre de ce que nous attendons d'un Principè monta~,le. Mais si on relie les trois points et si on les rattache à l'Analogie avec
premier: qu'il soit non seulement premier mais unique, universel, et qu'on y soleil, on peut comprendre que le bien n'est pas une essence dans la mesure
arrive au terme d'un parcours lui aussi unique, ascendant et continu. Or la il est par-delà l'essence, cette expression étant spécifiée par « en ancienneté
dialectique n'est pas chez Platon un parcours continu allant d'étape en étape en puissance ». Le bien est « plus ancien» que toute autre essence, étant la
pour s'achever sur la saisie d'un Principe unique. Elle a pour seule unité l'unité du fait que les essences existent, et il possède une puissance supérieure
de sa puissance - " interroger et répondre dans le lieu intelligible ». Son
cheminement (poreia) est multiple, ses parcours sont tous différents parce que :La distinction entre être (on) et essence (ousia) est appelée ici du fait que même les choses
chacun cherche à capturer un être essentiellement différent. Chacun de ces sensibles existent. « Être ) est un terme universellement participé, alors qu'ousia est un
êtres détermine les multiples moyens à mettre en œuvre et guide les multiples Rép., 509b6-1O.
efforts pour le comprendre. À la différence du mathématicien, le di;lle,oti,;iell. Ce~tains en déduisent que le bien est inconnaissable. Voir sur ce point les remarques
?d!éci"ives de M. Baltes, « 1s the 1dea of the Good in Plaro's Republic beyond being ? »),.dans
ne doit pas seulement avoir une puissance d'agir sur ses objets, il doit être DIANOEMATA, op. cit., p. 353-356.
84 Platon Chapim 4. De l'Idea du bien à sa lumière 85

à celle de toute autre essence: rendre connaissables toutes les choses connues le bien entendu comme un intelligible parmi d'autres. C'est la
à;"C011il;UUrC

et leur conférer l'existence. Sa puissance est à la fois antérieure et plus grande. »p"ns,ee intelligente en elle-même qui doit se comprendre comme un effet du
Ancienneté et puissance déterminent ainsi la signification du terme <1 par-delà » et comprendre que, quoi qu'elle pense, c'est le bien qu'elle pense. Tel est
et la restreignent. sens de l'objection adressée aux raffinés qui identifient le bien à la pensée
Le bien ne peut pas être seulement une essence parce qu'il excède toute essence )'C.hr·on"si's) : ils sont contraints d'admettre que penser c'est penser le bien, si
sous ce double rapport. Mais il n'est pas, sous tous les points de vue possibles, vraiment penser (phronein) et penser ce qui existe en vérité 1• D'où il
«par-delà l'essence», et, comme le soleil, il pelit posséder un double statut selon >ti;snllt< que la question de Glaucon était mal posée, car le rapport entre le bien
qu'on l'envisage dans ce qu'il est ou dans ce qu'il peut. On refuse évidemment connaissance n'est pas, comme pour les autres sciences, le rapport d'un
cette interprétation si on le situe« par-delà l'être », en substituant à la formule à une faculté de connaissance, c'est la relation entre un effet et sa cause,
« par-delà l'essence» (ousia) celle qui dit le bien « par-delà l'être» (ôn). Cette ou son principe. Que la pensée soit capable de connaître ce qui est et non pas
transformation (que les exégèses pré-plotiniennes n'opéraient pas) se propage iiseu,lelne.nl d'opiner droitement ou d'argumenter et de démontrer, tel est ce en
de Plotin à Proclus jusqu'à Heidegger, lequel donne de la phrase une traduction elle saisit l'action du bien. Le bien la libère de la relativité et de la précarité
grammaticalement impossible: {( même si le Bien n'est lui-même ni mode d'être >de.l',opinÎcm et lui ouvre un lieu où chaque être véritable est anhypothétique, ce
(Wîesein) ni essence (Wassein 1). » Sa puissance le situe par-delà l'essence, mais ce où réside ce qu'il y a de meilleur dans les êtres2 . De cela le bien est cause
qu'il est est cause de la bonté de toutes les choses bonnes auxquelles il impose. non pas la vérité, qui peut comme la lumière s'obscurcir puisqu'il existe des
son idea. Le bien exerce donc deux sortes de causalité: une causalité éminente ;.Ùpin.iolls vraies et que les mathématiques ne cessent d'aligner des propositions
et une causalité eidétique semblable à celle de toute autre essence. Le bien est par ailleurs aussi la cause de ces sortes de vérité, mais c'est
·;'il1st"menl ce que l'opinion et les sciences dianoétiques ignorent.
En quel sens le bien est-il le telos de la dialectique? En appeler au désir du philosophe comme à un mode de liaison à la vérité
>ltl(l!''lue que la question du bien ne relève pas d'une argumentation formel-
Il ne suffit pas, dit Socrate, «d'articuler le nom du bien» pour le comprendre ,,,....... logique. La puissance du bien a pour effet la puissance dialectique; de
(505c4), il importe de le reconnaître dans ses manifestations. Si son action qu'on ne peut définir le bien mais seulement le comprendre, de même
pent rester inaperçue de la plupart, elle ne peut pas échapper au dialecticien
"ladi"le<:ticlue ne peut se définir elle-même mais doit se comprendre comme la
qui n'est ce qu'il est et ne fait ce qu'il fait que parce que la puissance du bien ;'sdien,ce qui a pour telos le Bien:
existe. Chaque démarche dialectique particulière ne va pas nécessairement
Et de la mime manière, chaque fois qu'on entreprendpar l'exercice dia-
jusqu'au bien, mais la pensée dialectique tout entière implique l'intelligence
lectique, sans user d'aucun des sens, de s'élancer grâce au logos vers ce qu'est
du bien comme étant sa cause. Le bien et la dialectique possèdent tous deux chaque réalité, sans s'arriter avant d'avoir saisi par la pensée intelligente
une puissance, et il faut être à l'intérieur de l'une pour comprendre l'autre. elle-même ce qu'est en lui-même le bien, on atteint à l'achèvement même
Quand la puissance dialectique se déploie, le bien agit, il garantit qu'il existe de l'intelligible, comme l'autre tout al'heure acelui du visible'.
des objets en lesquels peut entièrement se reconnaître la pensée intelligente.
Ce texte décrit le parcours effectué à la sortie de la caverne, la libération et la
Telos de la dialectique, le bien lui est nécessairement intérieur j c'est seulement
du regard, c'est-à-dire les étapes de l'éducation (paideia) conduisant
de l'extérieur, en image, qu'on se le représente comme un principe transcendant
dialectiqué. La dialectique est donc le telos de la paideia, et l'intelligence
et qu'il prend figure d'énigme.
bien le telos de la dialectique. Mais si on peut, dans le premier cas, donner à
À l'intérieur, il est ce que l'intelligence dialectique comprend comme sa
àlafois le sens de but et de terme, peut-on l'entendre ainsi dans le second?
cause et sa fin. La puissance du bien garantit à la pensée que l'orientation de
son désir est bonne et que les essences qu'elle pose existent bel et bien, et la
La thèse critiquée dans la République (505b-c) est attribuée à Socrate au début du Philèbe
pensée dialectique est en retour la preuve décisive de l'existence du bien- toute
(411b) : elle n'est fausse qu'en tant qu'elle ({ s'arrête avant» de saisir le bien comme cause
pensée dialectiquement conduite, et non pas seulement celle qui s'applique de !a pensée intelligente Cphronèsis).
Vo~r, H.-G. Gadamer, L'Ethique dialectique de Platon. Interprétation phénoménologique du
'Phdebe [1931], trad. de F. Vatan et V. von Schenk, Arles, Actes Sud, 1994, p. 115 .
1. Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, p. 41 ; ontos a . 532a5-b2.
dans le génitif absolu valeur de verbe, non de substantif, G. Leroux, op, cit., p. 687 note 78.
86

Il serait paradoxal d'affirmer que lorsque la pensée comprend d'où elle tire sa
puissance, sa différence et sa prééminence, cela signifie pour elle son arrêt et
son silence (paradoxe qui, on le sait, est au centre de la philosophie de Plotin).
La dialectique ne doit pas s'arrêter avant de connaître le bien, mais rien ne dit
qu'elle doive s'arrêter une fois qu'elle l'a connu. Pas plus que la connaissance du
soleil comme cause de toutegenesis n'implique pour l'astronome ou le physicien
la fin de leurs recherches, la connaissance du bien n'entralne l'abandon de tOut
examen dialectique, donc de la philosophie'. Arriver au te/os est dans les deux
cas nécessaire, car c'est la condition pour que les sciences propres à chacun
des deux lieux cessent d'être imparfaites: plus rien ne leur manque pour être
vraiment des connaissances, et en ce sens elles sont « achevées », mais elles. ne
sont pas « terminées »,
En tant qu'il doit gouverner, le philosophe doit au contraire, on l'a vu, tirer
de sa connaissance du bien les conséquences pratiques et politiques. Mais il doit
aussi comprendre les conséquences auxquelles le mène l'examen dialectique: Deuxième
trait essentiel, l'idea du bien, n'est pas le bon (au sens pratique) mais « ce qu'il
y a de meilleur dans les êtres» (532c5), leur réalité vraie et leur intelligibilité.
Voir cela ne le dispense pas de sa tiche, ne le dispense ni de philosopher, ni . La langue de l'être
d'inscrire autant d'intelligibilité qu'elles sont capables d'en recevoir dans l'âme
de chacun et dans la cité tout entière. Mais cela lui assure que cette tâche est
possible et qu'elle a un sens.
Telle est la principale conséquence de la connaissance du bien comme· Il ny a en effit que la parole) à l'exclusion de tout autre moyen,
cause éminente: il garantit à l'intelligence que son désir de connaître ce pour donner des réalités incorpore!!es qui sont les plus bettes
et les plus importantes une représentation précise.
est vraiment n'est pas une visée absurde et vide. La question du bien n'est
seulement posée par la pensée, elle est, dans la pensée, la question du sens Politique, 286a
peut y avoir à désirer penser. Si énigme il y a, celle-là à coup sûr en est
Le bien de Platon ne réussit sans doute pas à la dissiper, mais sa lumière a
mérite de nous la faire apercevoir.

1. Au terme de leur éducation, les gardiens, qui auront « vu » le bien, pourront cOl,sa,,,e,·1,
plus grande partie de leur temps à la philosophie (Rép., VII, 540b2), qu'ils n'aloan,do,nm:ron
que lorsque vient leur tour de gouverner.
5

Le Parménide historique
et le Parménide de Platon
Denis O'Brien

({ Le tout, à ce que tu dis, est un. » Ainsi s'est exprimé le jeune Socrate,
..,'dressant à Parménide (128a8-b1). Ainsi a-t-il résumé ce que Parménide aurait
{( dans ses vers» (128a8). Ainsi a-t-il formulé la thèse en faveur de laquelle
iP'à.rménide aurait proposé des arguments {( bien agencés » (128b1!).

Le dernier commentateur en date à étudier de près cet endroit précis du


idia.log:ue, L. Brisson, prend pour argent comptant les propos du jeune Socrate2 .
·.DrISSOn traduit to pan, non point par « le tout ),, mais par (\ le monde ». Ce terme
déi;ig!lerait i selon lui, « l'ensemble de tous les particuliers sensibles ». Défini de
sorte, to pan est à la fois, si l'on en croit Brisson, le sujet du verbe esti dans
première partie du poème de Parménide et le thème des démonstrations
,M)or,ées successivement dans la seconde partie du dialogue le Parménide.
Cette interprétation a certes le mérite de la simplicité. Une même expression,
dotée d'un attribut hen, formant ainsi une proposition « le toutlle
est un », résumerait à la fois la thèse du Parménide historique et la thèse

Bien agencés» : le jeune Socrate, s'il vivait de nos jours, dirait peut-être « bien ficelés ».
L'une comme l'autre expression n'est qu'une paraphrase des deux adverbes (128bl : kalôs
kai eu), mais une paraphrase plus fidèle au sens de l'original que ne le serait une traduc-
mot à mot. Dans la traduction française de la phrase qui précède, je mets en oratio
thèse que prête à Parménide le jeune Socrate (<< le tout est un »), introduisant sous
·'··f"."~. ""' .• _,.,~ (<< à ce que tu dis ») le verbe qui, en grec, commande l'infinitif (12SaS). Une
tradw:ti()filittérale qui conserverait l'ordre des mots en grec serait: {{ C'est un que tu dis
le tout. »
Brisson, {( "Is the world one ?", A new interpretation of Plato's Parmenides», Oxford
"studies in ancient philosophy 22,2002, 1-20.
Platon Chapitre 5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon 91
90
le dialogue de Platon, Brisson se propose de coiffer le verbe de la première voie
proposée par le Parménide de Platon 1. Mais cette simplicité se paie au prix
(esti) d'un sujet (to pan) qui ne se trouve nulle part dans les fragments conservés
fort. I.:interprétation qu'a proposée Brisson ne bénéficie d'aucun appui dans
allant jusqu'à laisser entendre que l'explicitation de ce sujet a pu se formule;
les textes; elle ne se fonde que sur le silence - fondement fragile.
dans une partie du poème qui ne nous a pas été transmise. Caressant ainsi la
[expression to pan ne se trouve en effet nulle part dans les fragments conservés
p~ssibilité de récupérer un nouveau fragment de Parménide (to pan) à partir
du poème de Parménide. Plus inquiétant encore, elle n'est jamais prononcée dans
d un texte de Platon (Parm., 128a8-b1), Brisson néglige toutefois l'essentiel :
la seconde partie du Parménide de Platon. Si le jeune Socrate prête à Parménide
i.l ne tient pas compte de l'expression qui, dans les fragments conservés, prend
l'emploi de cette expression dans la première partie du dialogue (voir le texte
déjà le relais du verbe esti.
déjà cité: 128a8-b1), si Parménide, après avoir longuement interrogé le jeune
Socrate, se propose' de passer à l'examen de 1< l'hypothèse qui est la sienne »)
(137bl-4), il n'en reste pas moins que l'expression to pan ne se retrouvera nulle
part dans les pages du dialogue qui suivent (137c4 sqq.).
Cette expression, comme on pouvait d'ailleurs s'y attendre, n'est pas ({ le
Linterprète désireux de se mesurer aux textes peut-il faire fi de ce silence?
» (to pan), mais « l'être» (to eon). Aussi la déesse affirme-t-elle que rien
La réponse à cette question ne se fait pas attendre dès que nouS revenons
vient à l'existence« à c6té de ce qui est» (fr.812-13
. 'pa
. r 'a u"o
• repren d <tou
fragments de Parménide. ':e!l>nt,," du vers précédent). Par le biais d'un questionnement, elle maintient
'« ce qui est » (encore une fois to eon) n'est pas venu à l'existence dans le

II. et ne viendra pas à l'existence dans l'avenir (fr.8. 19-20) .« R'len d'autre })
:onclut-elle. « n'est ni ne sera, outre ce qui est» (fr. 8.36-37). '
La thèse de Parménide - du Parménide historique - est présentée sous
Que l~ dis~~urs de, la ~éesse soit jalonné:; à ces trois endroits, par une
forme d'un long discours que lui aurait adressé une déesse (anonyme), habitant
a « 1 etre » n est pas le fruit du hasard. Le passage du verbe sans
ni complément (esti, « est »), à l'expression substantivée du même ~erbe
au-delà des portes du Jour et de la Nuit. Deux « voies de recherche»
évoquées par la déesse, dans des vers qui suivent de près le commencement de
»/« ce qui est}) (to eon), commande en effet l'ensemble du raisonnemen;
son discours (fr. 2.1-2) ; ce sont, dit-elle, « les seules que l'on puisse concevoir2
~évd(,pç,é. dans la pr~mière partie du poème. Ainsi s'explique que, peu de temps
De ces deux voies, la première est « chemin de pers~asion, car la pel:suasi,o!t'
aVOlf prononce estt, « est}) (fr. 2.3), la déesse réunit verbe et participe
accompagne la vérité» (v. 3-4) ; la seconde est, au contraire, « un sentier
former un ensemble, eon emmenai (fr. 6.1) ; traduisons soit par {( étant
rien ne se peut apprendre» (v. 5-6). La première voie, nul ne s'en étonnera,
est », soit par {( d'>être est! ». Dans les vers que nous venons d'énumérer
celle que doivent emprunter la déesse et son disciple.
19-20,36-;7), ce p~rticipe (eon) est renforcé par l'adjonction d'un
Cette voie se présente sous la forme d'un verbe, énoncé sans sujet
(d~nc to eon, « 1 être, »). A l'objet ainsi désigné (<< l'être », « ce qui est »)
complément: esti, «est» (fr. 2.3). Brisson se propose de porter remède à
S agréger tous les attributs qui font la spécificité de l'être parménidien et
syntaxe insolite, en accolant au verbe le sujet dont se sert le jeune Socrate
,talnnoellt l'absence de toute genèse et de toute possibilité de destruction:
le dialogue de Platon, à savoir to pan. procédant de la sorte, écrit-il, «
est le contexte des propos tenus par la déesse quand elle revient à la «voie
pouvons éliminer la difficulté que pose l'absence d'un sujet à ce verbe
3 », après avoir condamné les opinions des mortels (fr. 6.4-9) et
cette partie du poème de Parménide qui nous a été transmise ».
\tè,; ",'oÎl: d"nc)fic:éles erreurs de la perception sensible (fr. 7). «Il ne reste plus »,
Cette « élimination)) de la difficulté est fort peu convaincante. Se pn,ciloit'"!
en effet, en ce moment décisif de son discours (fr. 8.1-2), « qu'une seule
pour introduire dans le texte du poème les mots qu'emploie le jeune Socrate
celle de la voie énonçant ('est". » « Sur cette voie», poursuit-elle (fr. 8.2-3),
1. « Le tout»/« le monde» : cet emploi d'une barre oblique est censé préciser le sens des signes fort nombreux, montrant que, étant inengendré, il est
l'expression to pan (Parm. 128a8-bl) dans l'interprétation de Brisson.
2. Les traductions adoptées sont celles d'un ouvrage collectif, Études sur Parménide, P. 176~ne analyse plus d.ét~illée de ce~te formule, voir Études sur Parménide, tome l,
(dir.), tome 1 : Le Poème de Parménide, texte, traduction, essai critique par D. O'Brien" Wî 179 et 207-212, amSI que D. 0 Brien, ({ Parmenides and Plato on what is not »
collab. avec J. Frère pour la traduction française, Paris, Vrin, 1987. b mged Chariot, Collected essays on Plato and Platonism in honour ofL M d R"l'
3. L. Brisson, ({ "ls the world one ?" », p. 7 : en adoptant to pan comme sujet de esti, ~( we y M, Kardaun and J. Spruyt, Leiden/Boston/Kôln 2000 p 19 104 (. .' e IJ (,
27-30). ' ,. - VOIr surtout
eliminate the difficulty caused by the lack ofa subject for esti in that part ofParmenides'
which has come down to us »,
Chapitre 5, Le Parménide historique et le Parménide de Platon 93
92

aussi impérissable. » Ce sont les deux termes (<< inengendré ), « impérissable ») Considérons « l'être». Les « particuliers sensibles» font évidemment partie
que la déesse prétend avoir établis lorsque, à la fin de son raisonnement, elle « l'être ». Ils peuvent même en constituer la totalité. Qui dit « ensemble »,
déclare (fr. 8.21) : « Ainsi est éteinte la genèse, éteinte aussi la destruction, dit aussi « unité». Si « l'être» est « l'ensemble de tous les particuliers sensibles »,
disparue sans qu'on en parle. )} Puisque « la genèse}) est« éteinte », ce dont on «-l'être » est donc {( un ».
parle est « inengendré ». Puisque est « éteinte aussi la destruction », ce dont on De l'être passons au « tout ». Les « particuliers sensibles» font évidemment
du « tout ». Ils peuvent même en constituer la totalité. Qui dit {( ensemble »,
parle est « indestructible »/« impérissable ».
Or, l'objet qui se révèle « inengendré }) et « impérissable », n'en doutons '.tUt :am:si « unité ». Si « le tout» est « l'ensemble de tous les particuliers sensibles »,
pas, c'est l'être. Tel est le sens des mots déjà cités (cf fr. 8.19-20) : " ce qui est» le tout» est donc « un ».
n'est pas venu à l'existence dans le passé et ne viendra pas à l'existence dans Nous revenons par ce biais à la proposition que le jeune Socrate prête à
l'avenir. Entendons: tant dans le passé que dans l'avenir, l'être est inengendré. l"annénicle dans le dialogue de Platon: " Le tout, à ce que tu dis, est un »
C'est donc l'être qui est désigné par « les signes fort nombreux, montrant que, 'ULo:aO··Ul). Nous revenons également à la thèse formulée par la déesse dans le
étant inengendré, il est aussi impérissable» (cf fr. 8.2-3). Partant, c'est l'être ,n,nlm" de Parménide quand elle affirme que l'être est" un » (cf fr. 8.6).
qui se révèle le sujet de la " seule parole qui reste, celle de la voie énonçant La boucle (dira-t-on) est ainsi bouclée: reconstituée à partir d'une synonymie
« l'être}) et du « tout », l'interprétation qu'a proposée Brisson réussit à
"est" » (cf fr. 8.1-2).
La conclusion est claire. Ce n'est pas ta pan, « le tout ), mais « l'être »'. ta .)cJonc:ili,,,le langage des fragments (la déesse parle, non pas du" tout », mais de
eon, que l'on doit suppléer comme snjet de la première voie dans le discours ») et le langage de Platon (le jeune Socrate parle, non pas de " l'être »,
du « tout »).
de Parménide (cf fr. 2.3 : esti, « est »).
« Lêtre » et " le tout », d'après l'interprétation de Brisson, telle que nous
seraient synonymes. Ces deux termes désigneraient une même
IV. ::~".allte, à savoir le monde. Le mond~ serait {( un » du fait que les ({ particuliers
Comment donc comprendre que Brisson ait substitué {( le tout » à {( r être ») c;""nsibles » constitueraient un ({ ensemble ». Telle serait donc la thèse soutenue
dans « cette partie du poème de Parménide qui nous a été transmise» ? Comment Parménide dans son poème. Telle serait aussi la thèse soumise à l'examen
expliquer que, mettant de c6té l'expression (to eon) qui revient plusieurs la seconde partie du Parménide'.
dans le texte du poème, il lui en ait substitué une autre (to pan), qui ne se
nulle part dans les fragments conservés ?
Se peut-il que, pour Brisson, ces deux expressions (ta eon, ta pan) soient
synonymes? Qui dit « r être », dit « le tout )}. Qui dit « le tout », dit « l'être')), Mais cette thèse n'est exprimée nulle part dans le poème de Parménide.
Que Parménide n'ait employé qu'une seule de ces deux expressions ne même à l'encontre de la doctrine exposée par la déesse. Celle-ci affirme
donc pas à conséquence, puisque l'objet de la démonstration (ainsi doit 'exl>m,;, verbis, au cours de son raisonnement (fr. 8.38-41), que" toutes les choses
croire ce commentateur) est à coup sûr tout ce qui est, donc à la fois « l'être les mortels, convaincus qu'elles étaient vraies, ont supposé venir au jour et
être et ne pas être, et aussi changer de place et varier d'éclatante
et {( le tout »...
Encore que cette synonymie de « l'être» et du « tout» ne soit jamais pr,ésenti'e )} ne sont qu'un « nom ». Les choses qui changent de « place» et de
explicitement dans l'article de Brisson, sa présence implicite se laisse ~e'virLeti '.cc'u"'ur » sont, de toute évidence, ce que Brisson appelle des « particuliers
dès que l'on essaie de s'expliquer l'importance que revêt aux yeux de cet exégi,te rènsi~,les ». Or, de ces « particuliers sensibles» la déesse affirme expressément,
la formule" l'ensemble de tous les particuliers sensibles' ». Proposée comrne§ les vers cités, qu'ils ne sont qu'un {( nom ». Comment donc les inscrire
définition du " monde », cette formule (où perce l'empreinte de la IO~;lqtle la rubrique de l'être?
contemporaine) semble avoir aussi, discrètement, pour fonction de dtaç,ea.ut,er
, ~ar~~raphes ,~ui pré:èdent, j'essaie de tirer au clair la prémisse implicite qui me
à la fois « l'être» et {( le tout», conférant ainsi à l'objet désigné par l'une et " al ongme de 1 mterpretation proposée par Brisson. Si nous prenons comme point
l'autre expression 1'« unité» propre à la notion même d'" ensemble)} (<< set »). . départ ~e son interprétation une synonymie de {( l'être Il et du « tout Il, nous comprenons
:leux la dem~rche conceptuell~ qu'il a pu adoprer dans son exégèse du poème de Parménide
t du Parmémde de Plaron. Brisson ne parle pas lui-même d'une telle synonymie.
1. L. Brisson, {( "ls the world one ?" 11, p. 5-6 : « the set ofal! sensible particulars >1.
95
94

Qu'ils fassent ou non partie du « monde », les particuliers sensibles, tels qu'ils ""JoltuClfal(' la thèse qu'aurait exposée la déesse dans le poème de Parménide
sont présentés dans le poème de Parménide, ne font certainement pas pour elle parle de l'unité de « l'être » (cf fr. 8.6).
autant partie de l'être. C'est bien plutôt le contraire. « Toutes les choses que les Cette conséquence n'en ~st que plus claire si, au lieu de prendre {( l'être»
mortels ont supposé changer de place » et « de couleur », dans la terminologie «-le tout» pour des synonymes, permettant ainsi à l'un de ces deux termes
de Brisson « les particuliers sensibles », « viennent au jour » et {( disparaissent », se mettre à la place de l'autre, nous les réunissons, faisant du {( tout» un
« sont et ne sont pas », De tels objets ne peuvent que s'opposer à r être dont la ;t:onlplérn,enl de « l'être », les deux termes constituant ainsi un ensemble. Quand
,auc"O>C parle de l'unité de" l'être» (cf fr. 8.6), quand le jeune Socrate parle de
déesse affirme qu'il est « inengendré i) et « impérissable », donc qu'il ne vient
du « tout » (128a8-bl), ils auraient tous deux présent à l'esprit, d'après
pas au jour et ne disparait pas (cf fr. 8.1-21).
Or, l'être « inengendré 1) et « impérissable », selon Parménide, est « un »
nouvelle hypothèse, un seul objet, le même, à savoir {( l'être du tout ».

(cf fr. 8.6). Le monde, tel que le définit Brisson, « l'ensemble de tous les parti- Encore une fois, la thèse du Parménide hisrorique rejoindrait la thèse du
culiers sensibles », en s'opposant à l'être, ne peut donc que s'opposer aussi à ,Parrn.én.ide de Platon. Pour les deux Parménide, les objets que nous percevons
l'un. Le verdict tombe: la thèse qu'a formulée Brisson (( le tout/le monde est les sens peuvent bien changer de « place » et de" couleur» (cf fr. 8.38-41),
il n'en irait pas de même de l'I< être » -1'« être» du ({ tout» - qui, lui,
un ») n'est pas celle de Parménide.
Si je l'ai bien reconstitué, le raisonnement que suit ici Brisson ne se fonde exempt de tout changement et de toute pluralité.
en effet que sur des glissements successifs. En adoptant, ne serait-ce qu'im-_ Et Brisson (peut-être) de rebondir: " Mais voilà ce que j'ai voulu dire. tes
plicitement, une synonymie de « l'être » et du {( tout », en prêtant à ce dernier thèses sont les mêmes, celle que le jeune Socrate prête à Parménide dans
terme le sens de 1< monde )} et en définissant « le monde» comme {( l'ensemble :,dialol,ue de Platon, celle qui est exposée dans le poème de Parménide. Que
de tous les particuliers sensibles », Brisson se croit autorisé à passer de « r être» parle de "l'être", que l'on parle du "tout", ou que l'on parle du "monde)),
au <1 tout» et au {( monde », pour ensuite rebrousser chemin, en affirmant du ' on déclare l'unité, dans les deux textes, c'est l'être du tout, c'est l'être
{( monde )}, donc du « tout)}, donc de « l'être », qu'il est \( l'ensemble de tous ~rtlonde'. .. »
. Sachons toutefois raison garder. La déesse parle de l'unité de « l'être »
les particuliers sensibles », et qu'en ce sens il est 1< un ».
Non seulement cette conclusion ne se trouve nulle part dans les fragmentà- 8.6). Le jeune Socrate parle de l'unité du « tont » (128a8-bl). Si l'on
conservés du poème de Parménide; elle va jusqu;à contredire ce que dir expfC"· à concilier ces deux thèses, on peut certes avoir recours soit à la
"UJ'YIlllC (<< l'être» et {( le tout» auraient dans ce contexte un seul et même
sément la déesse. Les objets, quels qu'ils soient, que {( les mortels ont 'UIPP')'C
changer de place» et ({ de couleur », dans la terminologie de Brisson les « l'un de ces deux mors pouvant donc remplacer l'autre) soit à la synecdoque
culiers sensibles », ne font pas partie de l'être et ne constituent pas une unité. du tout » serait désigné ou bien par ({ l'être» ou bien par « le tout »,
ou l'autre mot faisant penser à l'expression dans son ensemble). Mais
que ce sont là des facilités pour conférer à des mots différents
VI. qui soit le même.

Il n'en' reste pas moins une difficulté: si nous rejetons l'interprétation de céder à de telles facilités, prenons du recul. Scrutons de plus près
proposée Brisson, ne s'ensuit-il pas que nous récusons, de ce fait, le ternolgn,ag< ,j,nlplois de pan er de to pan dans les fragments de Parménide et dans les
de Platon, en nous rappelant cette évidence, que les mots dont se servait
de Platon?
D'après Platon, s'exprimant par l'intermédiaire du jeune Socrate, « le tout à une époque bien antérieure à la jeunesse de Socrate (premières
dans le poème de Parménide, ({ est un ». Ne doit-on pas alors en conclure, du cinquième siècle) ne sont pas forcément les mots qui viendront
bien que ce terme, {( le tout », faisait partie du poème, dans des vers qui ,11t,mi:1nI,nt à l'esprit de Platon, quand il se mettra à rédiger son dialogue le
'(te;ma:e, une bonne centaine d'années plus tard 2 •
pas été conservés, ou bien que les deux expressions, « le tout » et ({ l'être
pour Platon, comme aussi semble-t-il poux Brisson, sont synonymes?
ces deux termes (<< l'être », ({ le tout ») sont synonymes, ne doit-on pas présence de guillemets, ces mots ne sont pas une citation. Je prête ici à mon ami
l'interprétation que l'on vient d'écarter? La thèse que résume le jeune Socralt' que v~nt.lui inspi:er (peut-être) les variantes de sa thèse proposées ci-dessus.
Socrate etalt « fort Jeune », Parménide avait déjà « dans les soixante-cinq ans ))
en parlant de l'unité du « tout » (l28a8-bl : « le tout, à ce que tu dis, est un 127b3 et cS).
'CL,aPI'tre5. Le Parménide historique et le Parménide de Platvn 97

faisant précéder ce tnot d'un article, transformant ainsi pan en to pan,


VII.
(le jeune Socrate) l'emploie pour désigner ce qui est « un » - dans le
ra
L'expression ta pan, on déjà dit, ne se trouve pas darr,s les ~~rs. co~servés de Parménide, l'être - à l'exclusion des apparences?
du poème de Parménide; examinons toutefois deux emplOis de 1 eplthete sans pour répondre à ces questions, nous devons faire un détour, en passant
l
article (un simple pan ). Empédocle.
Ces deux emplois de pan ne sont pas les mêmes. Dans son exposé de la voie
de la persuasion, qui est aussi celle de la vérité, la déesse affirme (fr: 8.24) :
<1 Tout entier, il est plein d'être. » Dans son exposé du monde qUI faIt

des opinions des mortels, elle affirme (fr. 9.3) : «Tout est plein en mêm~' . timpét1oc!e refuse la distinction qu'établit Parménide entre l'être immobile,
de lumière et de nuit invisible. » La répétition, en grec, est trop rnarquee part, et le monde des apparences et de mouvement, d'autre part. Il croit
qu'elle ne soit pas délibérée (fr. 8.24 : pan d'empleon estin, fr. 9.3 : pan pleon . comme Parménide, que rien de ce qui est ne vient à l'existence ni ne
estin). lspa""" mais il s'inscrit en faux contre la conclusion qu'en tire Parménide.
De cette répétition on ne doit toutefois pas conclure à une i~e~tit~ ,de pélio,;le, à la différence de Parménide, ne croit plus en effet que tout ce qui
ui est ({ plein d'être» et de ce qui est « plein de lumière et de nuit Invisible de place» ou « de couleur» soit de ce fait irréel, rien d'autre qu'un
qC'est bien plutôt le contraire. Si ces deux vers IOnt
c 'h0 l'un a'1'autre, C'est
ec » (cf fr. 8.38). Cet accord et ce désaccord font surgir, comme objet de
mettre en évidence la différence qui oppose l'être de la déesse, qui est un, la notion de croissance: Parménide refuse la croissance; tantôt Empédocle,
monde des mortels, constitué d'une dualité de lumière et de nuit. la refuse, tantôt il l'admet.
Lemploi, volontairement paradoxal, d'un seul et même terme (pan) :œmf,édDcle admet une « croissance Il quand il parle de l'un. Les quatre
exprimer cette différence et cette opposition rend bien aléatoire la thèse }} ou éléments (l'air, le feu, l'eau et la terre) sont tour à tour un et multiple,
synonymie de « r être » et du « tout » dans les fragments de Parménide. {( !in1ultiple prenant son essor de l'un, et l'un, inversement, « s'accroissant» à
dans les fragments conservés, ne désigne pas uniquement 1'« être ». La du multiple (fr. 17.1). En s'exprimant de la sorte - en parlant d'une
expression renvoie tantôt àl'{( être» qui est {( un» (fr. 8.24), tantôt aux apipal,ellce•• rUli;saIICC» de l'un - Empédocle prend le contre-pied de Parménide, qui
à la dualité de la« lumière» et de la « nuit invisible» (fr. 9.3). à propos de l'être (fr. 8.6-7) : Il Quelle origine chercheras-tu pour
Mais, si nouS devons renoncer à une synonymie de 1'« être » et du « tout où, à partir d'où, se serait-il accru? )} La réponse à cette question
comment expliquer que, lorsque la déesse parle de l'unité de 1'« être» (cf fr. !'év'id,errlment négative. « L'être » de Parménide, à la différence de « l'un »)
le jeune Socrate parle de l'unité du « tout» (128a8-b1) ? jmpé,io,;le, n'a pas d'origine; il ne « s'accroit ) pas.
Le langage des fragments ne fait qu'aggraver ce problè~e.,« Tout ». E.nlpi:dode s'exprime pourtant en sens contraire quand il ne parle plus de
dans le poème de Parménide, s'emploie en deux contextes dIfferents, SOlt ld,mboiitallt le pas à Parménide, il demande (fr. 17.32) : « Ceci, le tout,
désigner l'unité de l'être (fr. 8.24), soit pour désigner la dualité des appal'ence qui pourrait l'accroître, en s'ajoutant à lui, et d'où serait-il venu? »)
(fr. 9.3). Comment donc expliquer que Platon ait retenu l'une seule de ces pour Empédocle comme elle l'était aussi pour Parménide, est ici
occurrences de pan, et qu'il ait passé sous silence l'autre? Comment eXI?li,'JU~ -Dans ce contexte, Empédocle se met d'accord avec Parménide: il n'y
croissance. Mais ce n'est pas seulement la doctrine qui est maintenant
1. Pour d'autres emplois de pas (toujours sans l'article), voir Études sur P~rménide,
Index des mots grecs, s.v. (p. 131). Au fr. ~.38-3?, !e lis: «. seront donc (tv:) un nom, ; le vers d'Empédocle (fr. 17.32 : touto d'epauxéseie to pan ti ke, leai
les choses que les mortels, convaincus qu elles etaIent vraies ... )). Le dernier elthon ?) est une reprise du vers de Parménide (fr. 8.7 : péi, pothen
en date, J. A. Palmer, Platv's receptivn 'Of Parmenides, Oxford, 1999, p. 209. -21. 0,
. . . fi r 'he ail> there is ever1/ name such as mortals have bestvwed, ?)l.
IClpar.«'O~, . / h . bell,ving
be true ... )). Mais cet auteur est peu scrupuleux. 1) On cherc e en vam
mot qui correspondrait à every dans l'anglais. 2) Traduisant hossa par s~ch as,
semble pas distinguer hossos et hvios. 3) On comprend malle passage d ~.n antéeéde,nt' connaissait le poème de Parménide. Au moment de passer à son exposé des
singulier (onvma) à un relatif au pluriel (hvss~). 4) ~~fi?" c~~mentant .tOl des mortels, la déesse prévient son disciple qu'il doit «prêter l'oreille à l'arran-
ne fait aucune allusion à l'anomalie que consntueralt ICII élISIon du danf. n~r~:i::~~~'~~: de mes dires ) (fr. 8. 52). Empédocle reprend la même épithète, mais
Ausführliche Grammatik der griechischen Sprache, Erster Teil.' Elementa~- , li pr<,eéder d'une négation, quand il enjoint son disciple à lui, Pausanias, de
DritteAufiage in zwei Banden, inneuer Bearbeitung besorgtvon Dr Fnednch Blass, .•, •• 1'_ .. _' ) au récit ({ non trompeur)) de la théorie cosmique qui va suivre (fr. 17.26).
polémique est manifeste.
!, Hannaver, 1890, p. 235-236.
YilA,av,itre 5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon 99
98
» ou 1'« univers )}, est le monde tel que nous le percevons, le monde,
L'imitation est claire, mais l'innovation ne l'est pas moins. Àla différence
J\1I1ivc,rs, tel qu'il existe en ce moment, " le monde que voici» (cf fr. 17.32 :
Parménide, Empédocle parle, non pas de l'être, mais de ce que nous voyons:
touto, démonstratif, « ce que voici )}, Et pour compléter l'expression, il ajoute
[...l to pan). Dans le deuxième passage cité (fr. 13), l'absence de tout
.eterm.imltil' confère à l'expression une référence diachronique: « le tout» est
pan, fr. 17.32: Il Le tout que voici, qu'est-ce qui pourrait l'accroître, en. s'ajoutant
,m.on,de, l'univers, à n'importe quel moment de son existence, « le tout li que
à luil ? " Or voilà l'expression qu'emploie le jeune Socrate dans le dIalogue
dans le passé, dans le présent ou dans l'avenir. " Le tout» (fr. 13 : tou
Platon. Voilà l'expression que l'on cherche, en vain, dans le poème de Parménide.
est ici, tout simplement, « le tout », « l'univers })1.
I( Le tout », to pan, voit le jour, non pas dans les vers de Parménide, mais

un vers d'Empédocle.
Le vers en question est la reprise d'un vers de Parménide; mais, en rep,rellants
les mots de Parménide, Empédocle en a changé le contenu. Empédocle,
Telle est l'expression qu'emploie Platon quand il résume la doctrine d'Empédocle
même que Parménide, refuse ici la possibilité d'une croissance. Mais les
un passage célèbre du Sophiste. Les Muses ioniennes (Héraclite) affirment que
doctrines ne sont pas pour autant les mêmes: tandis que Parménide
à la fois un et multiple. Les Muses siciliennes (Empédocle), plus portées à
une croissance de l'être, Empédocle refuse une croissance du monde, « le
c;lulgerlce, affirment (242e5-243a2) que « le tout" (to pan) est « tour à tour» (en
que voici» (fr. 17.32 : touto [...l to pan).
un et multiple. Quand il résume la doctrine d'Empédocle dans la Physique,
reprend les mêmes formules (to pan et en merei), mais pour exprimer une
IX. de mouvement et de repos. « Le tout (to pan) », dit-il (Phys. VIII 1,
20-21), est 1< tour à tour}} (en merei) en repos et en mouvement.
Cette occurrence de to pan n'est pas la seule qui soit attestée dans
tout», dans ces deux passages, comme dans le vers d'Empédocle cité à
fragments d'Empédocle. I:expression revient dans un deuxième contexte
(fr. 13), signifie de toute évidence « le tout »/« l'univers2 ». Tant pour
l'on entend, encore une fois, des échos de Parménide.
que pour Aristote, quand ils parlent d'Empédocle, cette expressiou ne
Parménide affirme, parlant de l'être (fr. 8.44-45) : " Il est nécessaire
seulement au monde tel que nous le connaissons de nos jours, monde
ne soit ni plus grand de quelque façon que ce soit, ni de quelque façon que
OU'i'enOerlt et de multiplicité; elle recouvre aussi l'absence de mouvement
soit plus petit, ici plutôt que là. » Il enchaîne (v. 47-4S) : il ne peut y avoir «
de multiplicité. C'est l'univers d'Empédocle qui est « tour à tour»
d'être ici, moins ailleurs}). Empédocle aussi entend démontrer
'cm'"ltlple (Platon), en repos et en mouvement (Aristote).
mais, ici encore, ce qui l'intéresse, ce n'est pas l'homogénéité de l'être,
Socrate emploie la même expression, s'adressant à Parménide:
l'homogénéité du « tout ». « Aucune part du tout (tou pantos) », dit-il,«
à ce que tu dis, est un » (128aS-bl). Contrairement à ce que l'on a
vide, aucune part n'est trop plein» (fr. 13).
le jeune Socrate, en s'exprimant de la sorte, ne cite pas textuellement
Dans ce second contexte, l'expression tou pantos n'est plus limitée
~e ~arménide. C'est Empédocle, le premier, qui confère à to pan le
que nous voyons. L'absence à la fois de vide et de \( trop plein )} vaut tout
1 Ufllvers }). Platon, reprenant l'expression au sens que lui avait donné
bien pour les éléments quand ils sont séparés et multiples que pour les
la met à contribution pour résumer la thèse d'un auteur (Parménide)
quand ils se réunissent et ne font plus qu'un, C'est l'univers qui n'a pas
ce néologisme.
et qui n'a pas de trop-plein.
I.:originalité de cet emploi de l'expression to pan (fr.
« l'univers }») risque de passer inaperçue. Le concept de « l'univers })
tellement familier que nous avons du mal à imaginer que la formule qui
n'ait pas toujours existé. Les deux emplois que fait Empédocle de 1'0,.","0",
to pan mettent en évidence à la fois la naissance du concept et l'é"oltlticor . . A. L~lande, Vocabulaire :echnique et critique de fa philosophie,
Pans " 1980, s. v. ({ UnIvers » (p. 1166) : « 1 ensemble de tout ce qui existe dans
la formule qui l'exprime. Dans le premier passage cité (fr. 17.32), 1 et d ans 1espace 1).
du démonstratif (touto) circonscrit la référence qui suit: Il le tout », j'em~loie une barre oblique pour indiquer le sens que je prête à l'expression to
trOIS passages cités (Empédocle, fr. 13 ; Placon, Soph. 242eS-243a2 . Aristote
1. 252a 20-21). ' ,
1. {( En s'ajoutant à lui)1 : c'est ainsi que je traduis le préverbe (fr. 17.32).
100
Chapitre 5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon 101

inengendré,
"- impérissable
,, et immobile. Pour Empédoc1e, en revanch e, « 1e tout»
XI.
'est tautot; ;un, tantot "multiple tantôt en repos , tant"t
0 en lnouvement.
Cet emploi d'une même expression pour résumer deux doctrines diffé- Lad reference de 1 expression est ainsi différente ' voire a pposee, . quan d on
rentes, celle de Parménide et celle d'Empédocle, ne se comprend que si nous e ces deux auteurs: la multiplicité et le mouvement s'intègrent d 1
d'E 'd 1 '1 ans« e
distinguons sens et référencé. » mpe oc e ; 1 Ssont exclus du « tout» de Parménid M' b' 1
Rappelons que, pour Empédocle, le monde, tel que nous le voyons, n'existe ;: "éféren,oe d . . . . / e. aIS, len que a
.J d .; terme so~t al11S,1 d1fferente, voire opposée, quand il s'agit de Parménide
plus quand les éléments sont ramenés par l'Amour en une sphère qui est une quan 1 est questlOn d Empédocle , son sens , d ans ces d eux contextes reste
et immobile. Cette période non cosmique d'unité et d'immobilité n'est donc « Le tout», - c'est le tout, l'univers, tout ce qu'il y a. '
pas un « monde » si, par ce mot, nous entendons un cosmos, le monde tel que
nous le connaissons de nos jours, un monde de pluralité et de mouvement.
D'où la commodité d'un terme (<< l'univers », to pan) qui recouvre tout à la
fois le « monde» (au sens de cosmos) et la période non cosmique d'unité et Ce jeu" et de réftrence est essentiel à l'inte11'Igence d e notre texte. Un
de sens,
2
d'immobilité qui le précède et qui le suit . et meme sens n ayant pas nécessairement pour référence un seul et m "-
Telle est la référence de l'expression (<< le tout dl< l'univers» recouvre à
. », pris au sens de « l'univers» (cf. Parm ., 128a8 -
, «le tout bl.. to pan, na )e~e
fois le monde et l'absence de monde) dont témoignent tant Platon necessairement pour référence le « mond e )}.
quand ils résument le système « cyclique» d'Empédocle. Ce n'est pas « Le tout }}~« l'univers)} (to pan) peut certes avoir pour référence {( le monde»
monde» qui est tour à tour un et multiple; c'est « le tout », « l'univers », phIlosophe, le monde est aussi l'univers. Il en est ainsi pa 1
1 Ti' ' L d' . ' rexempe,
est rantÔt un, tantÔt multiple. (Ainsi s'exprime Platon dans le Sophiste.) Ce e lm,ee. e emlUrg~« construisit cet univers» (29d7- el : to pan fode).
pas « le monde}) qui est tour à tour en repos et en mouvement; c'est « le tout a ce texte, plUSIeurs pages plus loin, Timée reprend l'histoire « de
« l'univers », qui est tantôt en repos, tantôt en mouvement. (Ainsi s'exprirm " (48e2 : pert tou pantos). Il clÔt son histoire en utilisant la m'
Aristote dans la Physique.) "ç">,u',, (92c4 : peri tou pantos). S'exprimant de la sorte, Timée fait allus~:e
En somme, pour ces deux auteurs, quand ils parlent d'Empédocle, ces
. trois passages,
, au monde. Il n'y aurait en effet,d'après
e olatth" l e qUI:
« le tout d« l'univers» (to pan) qui se présente tantôt sous la forme que SIenne, qu un monde unique, le cosmos tel que nous le voyons de
connaissons, disons « le monde », tantôt sous une forme non cosmique, le l "1 . nos
cosmos te qu 1 perSIstera, sans cesse dans l'avenir1 C d
"é"m:nt.' , . e mon e, par
l'absence de «( monde ». l;:J est
.aUSSI. {( l'univers)}' à savoir tout ce qu"1 1 y a et tout ce qu'il
La référence de l'expression n'est plus la même quand nous passc>fi (abstractIon falte des formes et du démiurge). y
d'Empédocle à Parménide. La signification de l'expression n'en a pas ~a,pas de même du système d'Empédocle. «runivers» d'Empédocle n'a
autant changé. Quand il parle d'Empédocle dans le Sophiste et quand il reference unIque ce monde. ÎI Le tout)} cl 'Empédocle recouvre à 1 :ft.
de Parménide dans le Parménide, Platon prête à to pan un seul et même et son ab sence, pmsqu. " 1' a OlS
1 recouvre a la fois une période de mit' l' . ,
« le tout », « l'univers ». Mais cette unicité de sens (cette univocité) ne ienlülivemf'n' ( , . , . U 1p 1c1te
et ,. p.e~l~de ~~ se vo~t la naissance du « monde ») et une période
pas une référence unique. Pour Parménide, « le tout», d'après le jeune d 1m~obtllte (perrode ou ne se voit plus « le monde »). La référence
est « un}) ; cet « un », si nous suivons le texte du poème (cf fr. 8.6), est "'f>f,es:sio,n n est donc pas la même quand Platon parle d'Empédocle dans
Ti' (242e5-243a2)
'( et quand il prête à Timée l'emplOi' d u meme
' terme
1. Compréhemion et extemion si nous préférons la terminologie de Port-RoyaL e Voir A.
et P. Nicole, La Logique ou l'art de bien penser, 1'" partie, chap. YI, et 2 partie, chap.
lmee 29d7, 48e2, 92c4). « Le tout» du Timée est le monde que nou
(première édition, sans nom d'auteur', Paris, 1662). « Le tout» d'Empédocle n'est plus limité au monde tel que no s
2. Sur l'alternance de périodes cosmiques et non cosmiques dans la P~~~!~~~s:,;;:;c:!~ ; I( le tout» d'Empédocle recouvre tout aussi bien le monde qUS
voir mon ouvrage Empedocles' cosmic cycle, A reconstruction !rom ;h
de monde. ue
sources, Cambridge, Cambridge classical studies, 1969, p. l)'6-1~) Je n'entre
le détail du système: un état non cosmique des éléments fait aussi partie de la Univer~idad de Navarra
multiplicité et de mouyement, si bien que le monde, tel que nous le connaissons.
raît quand les éléments se réunissent sous l'influence de l'Amour et aussi quand ils
. ServI CIO de Bibiiotecas
séparés totalement les uns des autres, sous l'influence de cet adversaire de l'Amour UnIque)):
32b8-c4 ; cfvoir Tim 55 c7-d6 . C
41a7-b6·. e mon d '
e {( perSIstera, sans cesse, dans l'avenir»)
la Discorde.
Chapitre 5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon 103
102

La référence de r expression est encore différente quand le jeune Socrate Le conflit dont semblait témoigner notre texte (la déesse parle de " l'être »,
. parle de Parménide dans le Parménide (12SaS-bl : « Le tout, à ce que tu dis, lè jeune Socrate parle du « tout }») est ainsi résolu, à condition de ne pas prêter
est un If). Rappelons la thèse du Parménide historique: {( r être » qui est « un ») 'à ce dernier terme (to pan, ({ le tout ») une référence au ({ monde », ce monde
dans le poème de Parménide (cf fr. S.6), s'oppose à la pluralité d'objets qui qui, pour Parménide, ne fait pas partie de l'être et ne peut donc pas bénéficier
changent {( de place )} et ( de couleur », constituant ainsi le « Inonde » des de l'attribut « un )}.
mortels, alors qu'en réalité de tels objets ne sont rien d'autre qu'un « nom» (cf
fr. S.3S-4l). Puisque de tels objets ne font pas partie de« l'être» qui est« un»
dans le discours de la déesse, rien ne nous invite à penser qu'ils font partie de
ce « tout» qui est « un », quand le jeune Socrate résume la thèse de Parménide Il n'en reste pas moins que l'expression to pan, pour autant que nous pouvons
juger, ne remonte pas à Parménide. Selon toute probabilité, c'est Platon qui
dans le dialogue de Platon.
Rien par conséquent, dans ce contexte précis (Parm., 12SaS-bl), ne nous l'origine de l'emploi de ce terme pour résumer la doctrine de l'Éléate l . Or,
permet d'itnposer comme référence au « tout », à ({ l'univers» (to pan), le monde change la forme, change aussi le contenu. La substitution de to pan à to eon
tel que nous le voyons (tel que nous croyons le voir ...), à savoir cet amas d'objets se fait donc pas impunément. Imposant à Parménide une terminologie qui
qui changent constamment « de place» et « de couleur », qui {( viennent au pas la sienne, Platon lui impose un virage conceptuel qui ne sera pas sans
jour » et {( disparaissent », qui ({ sont et ne sont pas» (cf fr. 8.38-41). De tek :C,;,,,,,,,", n,'p pour le rôle que doit jouer le Parménide du Parménide.
objets ne font pas partie de « l'être» qui est « un » dans le poème de Parménide; «Tu dis que le tout est un. Tu apportes en faveur de cette thèse des arguments
rien donc n'oblige à supposer qu'ils font partie de ce {( tout }) qui est « un agencés. »Ainsi s'exprime le jeune Socrate, dans le Parménide (cf l2Sa8-
Or voilà précisément ce que Parménide -le Parménide historique - ne
dans le dialogue de Platon.
Le sens du terme to pan n'en est pas pour autant différent quand Platon pas. Voilà précisément ce qui manque dans les vers du poème qui nous ont
parler Timée (dans le Timée), quand il parle d'Empédocle (dans le Sophiste) Ire ltralnsrms. Car, si la déesse dit bien que l'objet de son discours est« un » (cf
quand il parle de Parménide (dans le Parménide). Quelle que soit sa référence, elle n'apporte aucune preuve destinée à le montrer.
sens du terme reste le même dans ces trois contextes. « Le tout» est ({ le tout silence est d'autant plus remarquable que toutes les autres épithètes dont
« l'univers », que ce soit un univers qui s'identifie au monde (Timée), ou
Ilhl,<poopenrichit l'objet de son discours, « inengendré )}, « impérissable », « sans
univers où le monde et l'absence de monde se succèdent tour à tour (Elmp,éd,ode), rénnissernel't », «sans terme }), « continu}) (fr. 8.3-6), sont reprises, d'une façon
ou bien encore un univers où il n'y a pas de « monde » (Parménide). autre, dans les raisonnements qui suivent. Au fil de son discours, la
reprend en effet les termes de " continu JJ (v. 25), d'« immobile JJ (v. 26),
sans commencement }} et de « sans fin )} (v. 27). Nulle part, au cours de
XIII. raisonnements (fr. 8.7 sqq.), ne revient le mot « un ».
D'où le malentendu à l'origine de l'interprétation de Brisson. De l'urüv"cit On peut certes essayer de combler cette lacune. L'unité de l'être, dira-t-on, est
de sens on n'est pas en droit de passer à une référence unique. On n'a donc de l'ensemble. Si l'unité ne fait pas l'objet d'un raisonnement à part, ce
le droit de substituer « le monde » au « tout » dans les propos du jeune que parce que l'être, dès qu'il est immobile, continu, sans commencement
(cf 12SaS-bl). Quand le jeune Socrate affirme que, d'après Parménide, « fin, ne peut pas ne pas être « un )}. Il me semble toutefois curieux que
tout est un », il ne lui prête pas une thèse de l'unité du monde; c'est ({ le Socrate, faisant allusion deux fois aux « prel}-ves )} qu'aurait établies
irltlténide (128bl ; voir aussi b2), privilégie, comme objet de ces « preuves JJ,
« l'univers », dont il affirme qu'il est" un » (12SaS-bl).
Cette thèse ne contredit en rien celle que la déesse expose dans le poème. épithète qui ne fasse pas l'objet d'une « preuve JJ dans le poème original
Parménide quand elle affirme, de" l'être », qu'il est « un» (cf fr. S.6). Les ealm,;nlde, à savoir l'épithète « un }).
qui ({ viennent au jour » et ({ disparaissent}), qui « sont et ne sont pas}) (cf fr.
ne font pas partie de « l'être» qui est ({ un }) dans le discours de la déesse.
passu de tels objets ne font pas non plus partie de ce « tout }) qui est ({ un }) expression revient à la page suivante du Sophiste (244b6). Voir aussi la thèse de
et de l'immobilité du « tout », évoquée tant dans le Sophiste (252a6-7) que dans le
le jeune Socrate résume la thèse de Parménide dans le dialogue de Platon. (183e3-4).
104 ;èh'a/Jl'tre5. Le Parménide historique et le Parménide de Platon 105

Mais le mot de cette énigme n'est-il pas tout indiqué? Limoclrt'lll"e Ces deux hypothèses constituent le point de départ de tous les raisonne-
accordée à 1'« un » dans la présentation, par le jeune Socrate, de la théorie qui suivent. Aussi Parménide affirme-t-il vouloir poser comme hypothèse
Parménide ne provient-elle pas, en partie, de la substitution de to pan à ta eon. «à propos de l'un lui-même, s'il est "un", ou bien s'il est "non un",
«Le tout»/« l'univers» d'Empédocle, d'après l'Étranger d'Élée dans le :OO,DIJI'ste.: qui doit en être la conséquence1 ».
est tour à tour « un » et 1< multiple », « Le tout »/« l'univers}) de Parménide, La thèse ainsi reformulée ne comporte plus aucune mention du « tout )} ou
dans le dialogue de Platon, ne serait que le premier terme de cette oppo,sidon.; «l'univers ». Parménide (le Parménide de Platon) a lui-même supprimé ce qui
Lunivers d'Empédocle est tantôt un, tantôt multiple, à la différence de le sujet de la proposition telle que l'avait formulée le jeune Socrate (to pan,
de Parménide qui est un et qui n'est jamais multiple. tout »). Effaçant la mention du « tout» (to pan), isolant de la sorte ce qui
Lunivers d'Empédocle embrasse à la fois l'un et le multiple. Lunivers 'attribut dans la version primitive de sa thèse (hen), il en fait un nouveau
de Parménide, par effet de ricochet, si l'on peut dire, s'identifie au p",mier. ayant pour attribut, si l'on peut dire, lui-même. De « l'un lui-même »,
terme de l'opposition empédocléenne, et en exclut le second. Ainsi s'explique, demande {( s'il est "un" ».
selon toute probabilité, l'origine de la formule qu'emploie le jeune Socrate (cf Cette transformation radicale de la thèse que formulait le jeune Socrate
128a8-bl) : « Le tout est un. » Substituant« le tout}) à « l'être» sous rilllitlenice les premières pages du dialogue n'a sans doute été possible que parce que
d'Empédocle, Platon (le jeune Socrate) ne retient qu'un seul des attributs de deux termes en question, {( le tout » et « l'un », ne relevaient pas directement
l'être dans le poème original de Parménide, celui-là même qui s'oppose. poème de Parménide. «Le tout »/« l'univers)t n'avait aucun ancrage dans les
multiple dans le poème d'Empédoclel . de Parménide; ce ne fut qu'un terme d'appoint, emprunté à Empédocle
mettre en relief la notion d'unité. Non pas que la mention de 1'« un »
absente du poème (cf fr. 8.6), mais elle n'y avait pas l'importance qui lui
xv.
accordée dès que « l'un » s'opposera au « multiple » dans la philosophie
Cette présentation de la théorie de Parménide permet de tirer au clair
rôle qui lui est assigné dans la seconde partie du dialogue. Parménide a de toute attache réelle dans le texte original du Parménide histo-
affirmer qu'il se mettra lui-même en ligne de mire (cf 137b2-3), que la la formule " le tout est un » (cf 128a8-bl) ne sauta donc résister aux
qui sera mise à l'examen est la sienne (137b2), la thèse qu'il reprendra n'est ocig;en<:es dialectiques du Parménide de Platon. Le sujet de la proposition (" le
celle que lui a prêtée le jeune Socrate, au début du dialogue. )} /« l'univers >f, to pan) sera même évincé de la seconde partie du dialogue,
La formule qu'a proposée le jeune Socrate (128a8-bl : « le tout, à ce que tmj,Ia<:épar le terme qui dans un premier temps lui avait été subordonné (hen
dis, est un !» est construite à partir de la conjonction de deux épithètes '.~nstclrrrlé en to hen, « un )t transformé en {( l'un !».
heis), dont la fonction syntaxique est distinguée par l'adjonction d'un aHm",.'
« Le tout » (to pan) est sujet de la proposition, « un » (hen) en est l'attribut.
Cette thèse est reprise sous une tout autre forme dans la seconde partie
dialogue. L épithète qui jouait le rôle d'attribut (hen, « un ») est malin1:enan~ ,Ce n'est que si l'on a suivi toutes ces permutations dans la formulation
précédée d'un article (to hen, « l'un ») ; elle devient par conséquent le sujet thèse de Parménide - substitution de to pan à to eon, mise en exergue
la phrase. L'attribut est la même épithète, mais sans l'adjonction d'un ,r,épith,~te hen, substantivation de cette épithète pOut former le sujet d'une
Ainsi sont formées deux hypothèses, l'une positive: « si l'un est "un" )l, 1 iopositicill nouvelle, mise à l'écart, par conséquent, du concept de l'univers,
négative: « si l'un est "non un" )1. - que l'on sera en mesure de suivre les péripéties des raisonnements
proposés dans la seconde partie du dialogue.
1. La formule « le tout est un» sera reprise par Aristote quand il parle de Parménide p' cl'""tr'
« Lun » qui fait l'objet de l'examen dans la seconde partie du dialogue
(notamment dans le premier livre de la Métaphysique, cap. 3, 984bl-2 : hen [...]
et reviendra fréquemment dans la tradition doxographique. Voir les textes de 1h"opl1ras' plus- en effet « l'être» qui est « un » dans le poème de Parménide. Dès
(Physicorum opiniones fr. 6 = Alexandre d'Aphrodise, Met. 31.11-12 ed. Hayduck: hen ~ prernii:res lignes du premiet raisonnement, Parménide nous apprend que
d'Hippolyte (Refutafio omnium haeresium 1, 11 [16.9-10 ed. Wendland] : hen [... ]
et de Philodème (Volumina rhetorica, fragmenta incerta III, lignes 7-10 ed. Sudhaus :
pan [...) dnai). Tous ces textes sont répertoriés par H. Diels et W. Kranz, Die Fragmente de cette phrase fait l'objet d'un article « "L'hypothèse" de Parménide (Platon,
Vorsokratiker, griechisch unddeutsch, se éd., Berolini, 3 Bande, 1934-1937, Band l, 28 A 7,23, l'arm"nia',. 137A7-B4) », Revue des études grecques, tome 120, 2007, p. 414-480.
106

«l'un" dont il est ici question est« illimité" (137d8) et« sans forme" (d9). 6
n'est donc plus {( l'être» de Parménide, qui est, au contraire, « fini» (fr. 8.42)
«semblable à la masse d'une sphère à la belle circularité" (v. 43). Dans «l'un" .
soumis à l'examen dans le dialogue de Platon on ne peut donc plus w:orm'LÎU'e
Le Troisième Argument
« l'être » qui est « un » dans le poème de Parménide.
t.'ùltel'lmital~ion analytique de /,,, Argument du Troisième Homme»
Mais une différence plus radicale encore sépare « l'un » qui fait l'objet
(Parménide, 132al-b2)
arguments successifs élaborés dans la seconde partie du dialogue de n"mn.
d'une part, et« l'être» qui est « un), dans le poème de Parménide, d'autre
« L'être» qui est « un» dans le poème de Parménide constitue l'ensemble de Gilles Kévorkian
qui est. Admettons donc qu'il est, en ce sens, l'univers. Admettons donc
le jeune Socrate, quand il prête à Parménide la thèse suivant laquelle « le
est un " (128a 8-bl), n'a pas faussé sa pensée l .
Or, « l'un» qui fait l'objet des raisonnements dans la seconde partie
dialogue de Platon n'est plus l'univers. Il n'est donc plus to pan. Parménide·-Ie
Parménide de Platon --.- propose en effet d'examiner les conséquences que
entraîner chacune des deux hypothèses (que l'un soit « un » ou que l'un
{( non un »), non seulement pour l'un, mais aussi pour« les autres), \l:ib"'l-c);1.
Si « l'un ), était l'univers, il n'y aurait pas d'« autres ". deux noms de baptême et les deux régimes logiques
Mais l'on ne doit pas s'étonner que la thèse du Parménide ne soit plus l'Argument
thèse de Parménide. Ici, comme dans les critiques adressées à Parménide
le Sophiste, Platon ne s'occupe plus de 1'« univers » qui est « un » ; il s'altta<:he :En concluant son article matriciel sur « L'Argument du Troisième Homme
à savoir ce que c'est que d'être un. Cet « un» n'est plus par conséquent ni le Parménide de Platon », le célèbre platonisant de Princeton, Gregory
monde ni l'univers. Ce n'est certainement pas « le monde » : le monde, écrivait qu'il est « plutÔt rare de trouver un philosophe qui mette en
pour Parménide que pour Empédocle, s'oppose à l'un. Mais ce n'est pas ses aptitudes les plus hautes au service d'un argument qui, s'il avait
plus {( l'univers» : s'il s'agissait de l'univers, donc de la totalité de ce qui est, correct, aurait détruit les fondations logiques de l'œuvre de sa viel }). Rien
n'aurait même pas le droit de s'interroger sur « les autres ", car ces « autres », n'y est en jeu que la « Théorie des Formes 2 », puisque pour chaque Forme
fait même qu'ils ne faisaient pas partie de l'univers, n'existeraient pas. « L'un comme unique par le jeune Socrate, le vieux Parménide montre qu'il en
de la seconde partie du Parménide, - c'est l'un, en tant que tel. un nombre indéfini. Voici le texte de l'aporie de la première partie du
À partir de ce moment, le Parménide historique et le Parménide du PQ:rm,énia 'amzénid, en 132a1-b23 :
se sont bien éloignés l'un de l'autre. L« un >l, qui n'était, pour le Parm,énid (Al) Parménide - Voici, j'imagine, ce qui te conduit à supposer
historique, que l'une des nombreuses épithètes de l'être, n'est plus, pour qu'il y a en chaque cas une Forme unique [Voici, selon moi, ce qui te
Parménide du Parménide, une épithète parmi d'autres. Par l'adjonction d
Vlastos, 1954, p. 190. Nous citons les deux articles exemplaires de Vlastos sur l'Ar-
article, il est devenu un nom, non plus {( un », mais « l'un >l., Cet {( un » "."_0" du Troisième Homme dans le Parménide'_$uivant leur date de parution, avec la
à ce point détaché de son contexte d'origine que l'on peut demander s'il pag;ination des volumes où ils sont réédités, soit G. Vlastos, Studies in Greek Philosophy,
II, Princeton University Press, 1995, p. 166-190, pour l'article de 1954 : « The Third
« un" ou s'il est« non un», et l'on peut aller jusqu'à conclure (fin du
"Man Argument in the Parmenides Il, PhilosophicalReview 63, et Platonic Studies, Princeton
raisonnement) qu'il« n'est pas un et qu'il n'est pas» (141e12). University Press, 2 dc éd. corrigée, 1981, p. 342-365, pour l'article de 1969 : {( Plato's "Third
Ce n'est plus le Parménide historique qui parle; c'est le Parménide Man" Argument (Parm. 132al-b2) : Text and Logic», Philosophical Quarterly 19.
.. Vlastos, 1954, p. 166.
Platon. calquons nos choix de traduction sur ceux de Vlastos, en 1954, puis en 1969, afin
les analyses qui suivent. La version entre crochets correspond aux choix de
7':::~~:~::::~ de Vlastos en 1969 ; le texte grec figure entre parenthèses pour les choix de
,'::- difficiles.
L Voir § XIII supra.
108 'I.·hat,itrt 6. Le Troisième Argument 109

conduit à soutenir que chaque Forme est une.] (aimai se ek tou toioude hen "(<<_Aporie l )), ait répondu chez le commentateur l'urgence d'une « analyse
hekaston eidos oeisthai einai). Quandplusieurs choses te paraissent ifre ''''Y.'qu' »poussée« plus loin que quiconque [...] ait jugé profitable de le faire 2 » à
grandes (poll'atta megala soi doxèi einai), il semble peut-ifre qu'il y a ;j'elll:lrc<Ïl de l'aporie la plus célèbre de la première partie du Parménide. Le texte
une Forme unique qui est la mime dans ton appréhension d'elles toutes platon s'est trouvé ainsi recouvert par une herméneutique qui a substitué un
[Chaque fois que tu penses qu'un certain nombre de choses sont grandes,
>,r>,gime logique à un autre, un régime inférentiel à un régime dialectique. En
peut-être penses-tu qu'il existe une certaine Forme unique, la mime, dans
ton appréhension d'elles toutes.] (mia tis isôs dokei idea hè autè einai epi en décidant de caler la lecture d'une aporie sur les réquisits logiques de
panta idonti). De là tu crois que la Grandeur est une chose unique [De .einfer<:nce où la complétude des prémisses doit assurer au moins la dérivation
là tu crois que la Grandeur est une.] (hothen hen to mega hègèi einai). conclusion valide, Vlastos a fixé durablement la surimpression d'un
- Tu dis vrai, dit-il [Socrate]. >'p,,,a,dig,me de lecture à un autre, d'un texte à un autre, d'un argument à une
Toutefois, en visant {( une exactitude et complétude formelles 3 » dans
(Al) Parménide - Que se passe-t-il si de la même façon tu saisis
disposition de l'argument, Vlastos ne faisait que pousser à l'extrême une
intellectuellement la Grandeur en soi et les autres choses grandes? [Que
se passe-t-il si tu saisis dans ton esprit la Grandeur en soi et les autres choses :4e,ctur< inférentielle amorcée par Aristote.
grandes ?] Est-ce qu'une Grandeur unique n'apparaitra pas une nouvelle De ces déplacements herméneutiques témoignent les deux noms de baptême
fois, en vertu de laquelle elles toutes (sc. la Grandeur et les autres choses l'aporie. Le premier nom de baptême est donné à partir du Peri ideôn
grandes) apparaitront grandes? [Est-ce qu'une autre Grandeur ne va pas ,<!'éUl'LUlC : l'argument du « Troisième Homme }} devient la première version
se présenter, en vertu de laquelle, elles toutes apparaîtront grandes ?] 7.SC<JlalrC de l'aporie platonicienne. Le second nom de baptême se trouve fixé
Socrate - Ille semble. 1955 quand Vlastos prend l'acronyme TMA pour désigner « la première
Parménide - Il s'ensuit qu'une autre Forme de la Grandeur appa- !{versicm de l'Argument du Troisième Homme dans le Parménide » (sic !). Les
raitra, au-dessus de la Grandeur en soi et des choses qui en participent versions du TMA de Gregory Vlastos s'éloignent ensuite de deux degrés
[Ainsi, une autre Forme de la grandeur va se présenter au-delà d'elle-même platonicienne, sous le nom de TMA l, la version de 1954, puis
et de ses participants.]. Et au-dessus d'elles toutes, une autre, en vertu II, la version de 1969.
de laquelle elles seront toutes grandes [Idem.]. Ainsi tu n'auras plus en
deux noms de baptême de l'aporie platonicienne correspondent, de
chaque cas une Forme unique, mais un nombre infini (de Formes l )
deux régimes discursifs distincts dans la constitution et la fixation
[Ainsi chaque Forme ne sera plus une Forme pour toi, mais une pluralité
infinie.]. de l'aporie. Les fragments du Peri ideôn, préservés dans le commen-
de la Métaphysique d'Aristote par Alexandre d'Aphrodise, permettent de
Vlastos a sans doute raison de noter qu'un tel argument a dû s011mettr,
Istiingl1er le régime logique du Stagirite par l'explicitation des prémisses néces-
son auteur à une « urgence sans commune mesure aucune dans les pages dé
à la conclusion de l'argument du« Troisième Homme}} ; la réception de
philosophie occidentale2 »), puisqu'à travers lui c'est la {( puissance di:lle,cti'l ue
l'gtlment da!!s la tradition de commentaire analytique, par Taylor dès 1916 4 ,
tout entière » qui pourrait être {( abolie ». « Que feras-tu de la philosophie?
Vlastos dès 1954, s'inscrit dans l'horizon herméneutique des paradoxes
demande Parménide à Socrate, si aux apories précédemment énoncées « tu
théorie des ensembles et de la théorie des types de Russell. À n'en pas
pas de réponsé », s'il est vrai que la philosophie requiert la position de
il y a interaction des paradigmes dans cette double translatio de l'aporie
intelligibles pour tout ce qui est objet de pensée. Il est cependant troublant
~to'nic;ielllle chez Aristote, puis chez les « analytiques 5 ». La disposition de
l'urgence d'un entraînement « dialectique », proposé par Parménide dans
gUlneJnt en bonne et due forme par Vlastos, selon le lexique aristotélicien
seconde partie du dialogue (<< Eupone ») pour résoudre les apories de la pt<:mièl

division du Parménide, voir S. Scolnicov, Platos Parmenides, University of


1. On trouve cette ligne de traduction dans l'article de 1955, « Addenda ta the Third California Press, 2003.
Argument: a Reply to Professor Sellars », Philosophical Review 64, in Studies in 1954, p. 166.
Philosophy, op. cit.. p. 196. 1969, p. 348.
2. G. Vlastos, 1954, p. 190. « Parmenides, Zeno, and Socrates », Proceedings ofthe Aristotelian Society 16,
3. Les deux références qui précèdent sont tirées de Parménide, 13Se. Nous suivons,
première expression, la traduction de M. Dixsaut, in Métamorphoses de la dialectique analytique de l'argument du «Troisième Homme», l'excellent L. Gazziero,
VOlt sur la réception

les dialogues de Platon, Vrin, 2001, p. 136. ex machina, Vrin, 2008.


110 ,;C&apim 6. Le Troisième Argument 1!1

de la « protase )} et de 1'« apodose 1 }) hérite innocemment des inLventiOllS I!utilité d'un article supplémentaire se justifie dans ces conditions d'un
terminologiques aristotéliciennes ; la requalification de l'aporie pl:ltonic:iertne de vue économique: fixer, à destination du lecteur francophone, une
en " enthymème» par M. Cohen appelle les commentateurs à re,oOIlstiitu,if ,géogl:aphie conceptuelle des distinctions sur lesquelles reposent les différentes
les prémisses manquantes de l'argument j de manière générale, on le hUltrices des reconstructions anglo-américaines de l'argument; indiquer un
2
c'est tout le dispositif de la logique scolastique qui est mobilisé , et r«:ouvre <~pJnllC'f" de limitation à la régression des commentaires en pointant l'impro-
ainsi le régime logique propre à la dialectique platonicienne. Inversement, du canon logique à l'aune duquel l'Argument a été formellement décrit.
disposition logique de l'aporie platonicienne dans la tradition de comlnenta.tre. maintenant à présenter les deux versions scolaires de l'argument, à les
analytique, l'arrière-plan de la théorie des ensembles et de la théorie des selon le semblable et le dissemblable, avant de mettre en évidence les
sert de matrice à l'interprétation de l'argument du « Troisième Homme » liSluilmp,w;si()ns textuelles qu'elles pratiquent.
Aristote. De la sorte, la circulation des paradigmes interprétatifs se fait
en aval et d'aval en amont. 'Arisltot,e, Peri ideôn, 84.21-85.3, l'Argument du ({ Troisième Homme»
Or, au report des paradigmes herméneutiques d'aval en amout, vient
un principe herméneutique normatif selon lequel l'argument interprété doit Si ce qui estprédiqué avec vérité d'une pluralité de choses (pleionôn) est
reconstruit et évalué selon le canon de vérité le plus avancé. Si aussi (une) autre chose (allo) à côté (para) des choses desquelles il est prédi-
adéquate de l'argument dépend de ce qui est tenu pour valide dans la moor... en étant séparé (kekhôrismenon) d'elles (c'est ce que ceux qui posent
truction qu'en produit le commentateur, et si ce qui est tenu ainsi pour Idées pensent prouver; car c'est pourquoi, selon eux, il existe quelque
dépend de la norme logique de son époque, alors c'est le texte du COmrnel1-' chose comme l'homme en soi, parce que l'homme estprédiqué avec vérité des
hommes particuliers (kath'hekasta), ceux-ci constituant une pluralité, et il
tateur le dernier venu qui constitue le modèle de l'argument, quand le
est diffirent (allo) des hommes particuliers) - mais s'il en est ainsi, alors il
d'un commentateur plus ancien se trouve lui-même évalué selon le nouv"a1\" y aura un troisième homme. Car si l'[hommeJ qui estprédiqué est différent
canon. Quant à l'" original» lui-même, il fait figure de simple copie, mesllré' des choses desquelles il est prédiqué et subsiste indépendamment (kat' idian
au modèle descriptif et normatif du dernier commentaire. On peut huphestôs), et si l'homme est prédiqué aussi bien des choses particulières
de voir que le texte de commentaire devenant le paradigme logique du que de l'Idée, alors il y aura un troisième homme en dehors de l'homme
original qui en est alors rimage, il faut alors qu'un troisième commentaire particulier et de l'Idée. De la même foçon, il y aura aussi un quatrième
[homme}, et de même aussi un cinquième, et ainsi de suite à !'infini.
serve de canon commun, selon une norme logique plus proche de la vérité,
ainsi ad injinitum. Ainsi s'amorce la régression à l'infini des commentaires. Le texte reporté par Alexandre d'Aphrodise endosse, dans la transmission
l'Argument, une double fonction logique. La première, on ra vu, consiste
1. Respectivement, G. Vlastos, 1954, p. 168, n. 6 et p. 169;. ", . l'explicitation des prémisses absentes du texte de Platon, en calant la forme
2. Nous donnons rapidement ici un petit vademecum qUI aIdera 1 etU?lant PIOUl. la
Nous ne faisons que reprendre les expressions couramment employees par a HU""""' l'airgllment sur un régime inférentiel comprenant« protase» et« apodose ».
secondaire. seconde fonction consiste à fixer le rôle de l'Argument dans la relation
1. «Protase» et « apodose » désignent respectivement l'antécédent et le conséquent
une proposition conditionnelle (si ... , alors " ' ) ' . .
entretient avec la position platonicienne des Formes, puisqu'il s'agit pour
2. «Enthymème» est entendu id au sens lâche d'un argument lllcomplet auquel Il de réfuter par cet argument la « Théorie des Formes » - dans le texte
une ou plusieurs prémisses. . .
3. «Non sequitur » qualifie un argument dans lequel la conc1uslOn ne SUIt pas des ltoln/Clen le caractère décisif de l'aporie à l'endroit des Formes est sujet à
misses. La parenté de l'herméneutique d'Aristote et de celle des commentateurs
4. « Reductio ad absurdum» énonce que si un ensemble de prémisses implique une
,IVlcimlp, a sans doute conduit de l'une à l'autre. Puisqu'il paraît bien établi
diction, alors n'importe laquelle des prémisses peut être niée: si p (et ... ) alors
alors non-p. , 1 •
1\rist,ote tient sa formulation de la régression ad injinitum pour un argument
5. «Exfalso sequitur quodlibet» énonce que du f~u,x ~.on ~eut. denver,~eellfaço,~ contre les Formes, cela constitue pour le commentateur analytique un
n'importe quelle conclusion (dans sa table de vént:, llmpltcatlon .maten e qUI a
antécédent une proposition fausse est toujours vraIe, par conventton). . herméneutique suffisant pour reconstituer l'aporie platonicienne en y
6. « Regressus ad injinitum » désigne une régression à l'infini: selon une formulanon prémisses susceptibles de produire la régression annoncée dans
générale, si r est dit fondé par q, au plan logique, épistémol~giqu.e o~ .
rcesse d'être fondé si q lui-même doit être fondé par p, ~t SI P lUl-meme d~lt 1
corlchlsÎ<m. Puisqu'Aristote aurait construit sa théorie de la prédication et
par un autre terme, et ainsi ad injinitum. Cette régresslOn suffit souvent a refuter 'caté1;ories à partir d'un examen du « Troisième Homme », en cherchant
proposition qui l'implique.
\C~a!~itl'e 6. Le Troisième Argument 113
112

à poser des prédicats (<< homme» ou « grand» se prédiquent de sujets) qui distinction logique de type de façon à bloquer la conjonction d'individus
tombent pas sous le coup de cette régression - il est ainsi conduit à ne de praedicata communs! ».
accepter l'une des prémisses de l'argument - , il s'agirait parallèlement, Nous discuterons seulement ici, pour les besoins de notre description de
le commentateur analytique de Platon, tout en suppléant d'une main ralrgU.m('IlL, la façon dont Owen pense qu'Aristote aurait levé l'ambiguïté de
prémisses manquantes, de chercher de l'autre celle qui serait rejetée dans présentation de l'argument dans le texte de Platon. Owen formule comme
corpus platonicien. "les prémisses de l'objection aristotélicienne à Platon, interprétées à partir
Le parallélisme stratégique des commentaires, celui d'Aristote, ceux des fragment sur le « Troisième Homme 1> au stade du Peri ideôn. Il les note
historiens analytiques de la philosophie antique, conduit à une synthèse ',respectivenlent (a) puis (b) :
le mode de lecture, qui se trouve fixée autour de l'interprétation analytique Platon est accusé de mal construire la logique d'énoncés de la forme
« Troisième Homme» chez Aristote, paradigmatiquement celle d'Owen, et "Socrate est un homme" en soutenant à leur propos deux hypothèses incom-
l'interprétation analytique du« Troisième Homme» chez Platon, paradigma- patibles. Il pense (a) que ce qui se prédique, dans ce cas homme (non pas
tiquement celle de Vlastos - à laquelle Owen emprunte son cadre d'analyse
l'expression mais ce qu'elle représente), est toujours quelque chose de distinct
des sujets dont il est le prédicat; car s'il était identique à ses sujets, ceux-ci
Comparons donc ces deux versions pour décrire le paradigme.
deviendraient identiques entre eux. Platon est un homme, Socrate est
Dans un texte de 1966 intitulé «The Platonism ofAristotle », Owen in<iique\ un homme: si ces énoncés ont la forme 'a=c, b=c', a sera b et Platon sera
que le « Troisième Homme » constitue l'objection à laquelle Aristote a le Socrate.
souvent recours contre la « Théorie des Formes ») ; il décrit comme suit
Owen distingue comme suit la seconde prémisse, dans ce qu'il tient pour
économie logique dans la systématique aristotélicienne:
n!lterprétation aristotélicienne de Platon dans le « Troisième Homme» :
[L'objection} fit une apparition ambiguë dans le Parménide de Platon,
Platon pense également (b) que ce qui se prédique est soi-même un
puis fut explicitée [set out] schématiquement dans l'essai d:Aristote intitulé
sujet de ce même prédicat; car il semble indéniable, et même trivial, que
Sur les Idées. C'est l'argument qui se tient derrière le reproche massifadressé
par Aristote à l'encontre de l'invention des Formes, dans laquelle Platon h~m~e ~st ~o~me o~ que un homme est un homme. On peut emprunter
1artzcle zndéfinz et rejouer le coup. Platon avait dit (sic !) .' " Quand j'ap-
commit une erreur au sujet des prédicats .' ilprit toute expression prédicative
, pelle A un homme et B un homme, qu'est-ce que cette étiquette commune,
comme représentant une chose individuelle plutôt qu'une certaine sorte de
"un homme", représente? Pas le sujet individuel auquel je l'applique, car
chose [.. .]. Ce foisant, pensait Aristote, il commit deux foutes .' il ne parvint
l'étiquette représenterait sinon n'importe lequel d'entre eux; mais A et B
pas à expliquer comment nous utilisons les prédicats pour classer et décrire
ne peuvent pas n~(n plus être tous deux la chose commune unique que nous
des individus réels, et il emplit la scène d'individus d'une autre sorte qui
cherchons, Donc un homme" représente une troisième sorte de chose », Mais
étaient fictif!.
alors, est-il objecté, ex hypothesi, cette troisième chose est un homme. Et
D'un mot, la position platonicienne des Formes reviendrait à prendre ainsi nous avons trois hommes quand nous avions commencé avec deux, et
expressions prédicatives, comme ( Homme» dans « x est Homme », comme par des opérations semblables nous pouvons en générer un quatrième et un
'Cinquième ad inflnitum2 ,
pour référence des termes qui sont pris une fois pour des universaux,
sont prédicables, et une seconde fois pour des individus, puisqu'il semble
que pour le Platon d'Aristote les Formes soient des substances premières.
Kung, «~rist~tle on Thises, Suches and the Third Man Argument », Phronesis 26, 1981,
réponse aristotélicienne à la régression ad infinitum reviendrait alors, touje)U!
215. En s InSpIrant de la solution russellienne au paradoxe des prédicats qui se prédiquent
selon Owen, à soutenir que ({ ce qui se prédique d'un individu n'est pas Kung affirme que l'on {( ne peu~pas parler de deux choses quand les items
autre individu », ou encore, qu'il ne faut pas confondre les expressions que'tion sont d.e ty~e di,fférent», ni a fortiori d'une infinité, ce qui se produit si l'on
façon conjOnctlVe d« homme» pris comme prédicat et d\ homme» pris comme
signifient un « tel et tel » (<< a such and such ») et les expressions qui s!~:mneI '::üldividu.Les expressions (1) « Socrate est homme» et (2) {( Homme est homme» réécrites
un " quelque chose 1>, (<< a this2 1». Cette distinction reviendrait pn,ci:sérnellt une distinction catégorielle, en (1) «Socrate existethis et est un homme »'et en (2)
:i~~~'::::~~.:~'~·~,.:,~h et est un homme », bloqueraient la régression qui engendre un troisième
une distinction carégorielle où la tradition de commentaire analytique deux précédents. On peut se souvenir, pour fixer le paradigme, de la
<rema.rqlle<le Vlastos sur l'une des prémisses du TMA, dans la préface de son recueil Plato
;?';~"1ta.nérnell'lll.,,971, p. 1-2: « Si Platon avait connu le paradoxe de Russell, il aurait v~
1. G. E. L. Owen in Logie, Science and Dialeetie, Cornell University Press, 1986, p. 207. ': ~onséquences absurdes de 'Le Fest F' pour la plupart des valeurs de F ».
2. G. E. L. Owen in Logie, Science and Dialeetie, Cornell University Press, 1986, p. 208. . Owen, op. ot., p. 207-208.
114 Chapitre 6. Le Troisième Argument 115

Or, dans cette reconstruction, Owen rapporte (a) et (b) aux prémisses utilisées Ce premier travail de lecture de 1'« Argument du Troisième Homme» par
par Vlastos dans sa propre reconstitution de l'argument de Platon! (a) et (b) . suivant les dénominations de Vlastos permet enfin sa reconstruction
écrit Owen, ont été {( récemment redécouvertes et estampillées la Prémisse de la:: 'célmj,lèl:e selon une séquence Owen-Fine:
Non-identité et la Prémisse de l'auto-prédication ("the Non-identityAssumption (1) (Hypothèse) : a, b, c sont F.
l
and the Selfpredication Assumption", (NI) et (SP) selon l'usage ) ». Owen (2) (OM) : Il existe une certaine chose unique Fen vertu de laquelle les
Aristote explicitant un argument d'origine platonicienne via la . choses F sont F, qui se prédique d'elles.
ad hoc de l'argument platonicien par son commentateur le plus récent! (3) (SP) : F est elle-même F.
Les prémisses étant posées, il s'agit encore de mesurer, suivant le canon aristo-' (4) (De (1) et (3» : a, b, c, F forment un nouveau groupe de choses F.
télicien, les prémisses à la conclusion, en l'occurrence le passage des prémisses (5) (NI) : a, b, c, F ne sont pas F en vertu de F.
à la régression ad infinitum. G. Fine, auditrice du séminaire d'Owen en 1970, (6) (De (4), (5) et (OM» : Il existe une certaine chose unique FI diffé-
traductrice et interprète du Peri ideôn, en restitue la logique comme suit, dans rente de F en vertu de laquelle ils a, b, c, F, sont F.
un article au titre symptomatique, « Owen, Aristotle and the lhird Man )) : (7) (SP) FI est F, et ainsi de suite ad infinitum.
Comment (NI) et (SP) sont-ils censés générer la régression? L'idée Reste alors à situer la riposte aristotélicienne au« Troisième Homme », selon
est la suivante. Supposons que nous ayons un groupe de choses qui :ont coordonnées des nouvelles prémisses (SP), (NI), (et (OM» présupposées dans
F _ disons, un groupe d'hommes. Ils sont tous hommes en vertu dune l'irltel:p",tation d'Owen. I:exercice logique consiste, on l'a dit, à repérer la (ou
certaine chose unique qui leur est commune - appelons-la homme. (SP) prémisse(s) faussets). Puisque selon Owen (SP) et (NI) sont incompatibles
nous dit que homme est soi-même homme. Nous pouvons alor: fi:~mer un
fdiiagnosti,:) - il reconduit le diagnostic que Vlastos avait fait à l'endroit de
nouveau groupe, l'un consistant dans les membres du groupe mtttal, plus
homme. En vertu de quoi toutes ces choses sont-elles hommes? (NI) nous l'al'gu'fiI,nt de Platon - , Aristote doit rejeter l'une des deux prémisses (théra-
dit qu'elles ne peuventpas être hommes en vertu de homme. Car, selon (NI) ptllti'jue). Sans formuler ici les implications de chaque prémisse, on peut noter
rien n'est F en vertu de soi-même, et donc homme n'est pas (un) homme en qu"ac(;epter (NI) conduirait Aristote à admettre que ce qui se prédique, universel
vertu de soi-même. Il s'ensuit qu'il doitY avoir un autre homme au-dessus <ssenltie! ou accidentel, « homme» ou « blanc », doit être distinct, donc séparé,
de ce groupe qui, par (SP), est soi-même homme - et ainsi de suite, ad sujets qui en reçoivent le prédicat. Or, pour reprendre le lexique d'Owen
infinitum 2 • sur le grec d'Aristote, les« suches)} (les « tels ou tels ») ne sont pas séparés,
Cette reprise a le mérite d'indiquer positivement et négativement la peuvent r être les {( thises » (les « ceci ») - seuls peuvent être séparés les
lation des prémisses entre le texte de Platon et celui d'Aristote. . ihdiviclus. Aristote bloquerait bien par le refus de (NI) la régression ad infinitum
la différence de l'implicite et de l'explicite est donnée par les prémisses ng,:ndréepar la conjonction de (OM), (SP), et (NI). Et cela le conduirait en
et (NI) qui sont absentes du texte de Platon. Il restera à marquer la différelll;e: à penser que les formes ne sont pas des universaux séparés.
fine'qui, sous l'identité de dénomination, distingue l'argument platonicien , C'est cette grande configuration herméneutique qui circule entre les inter-
aristotélicien. Positivement, les deux textes semblent supposer une pri;miisse. du TMA et les interprètes du {( Troisième Homme », et à travers eux
commune nommée (OM) pour {( One-over-Many ») par G. Fine, énoncée Platon et Aristote. Or, qu'il faille créditer Aristote d'avoir fait porter son
Parménide 132al-a3 et Peri ideôn 84.21-25. Voici comment se 6bj<ectiion à l'endroit même où se nouait la position des Formes séparées, c'est
modo {( cette sorte de One-over-Many Argument) : chose; qu'il faille reverser cette économie ontologique au texte de Platon,
(OM) nous dit que les membres d'un groupe de choses F sont F en vertu est une autre. Il faudrait pour ce faire attribuer à Platon une configuration
d~une chose unique qui est au-dessus d'elles, ou qui se prédique d'elles. C'est .hé'JtÎliue où la prédication joue un rôle central, et où les Formes sont l'entité
(OM) qui explique pourquoi des groupes de choses semblables [groups of Dfitolc'gi'jue susceptible de fournir des prédicats. Il est certain que la tradition
like things] ont besoin de quelque chose au-dessus d'eux 3 • ".\lallytiQtle répondra positivement plut6t deux fois qu'une à cette description.
il est moins sûr que les Formes soient des prédicats, qu'elles soient de là
écc:s"ü",ment des universaux, d'où il ressort qu'il peut être aussi vrai qu'elles
1. G.E.L. Owen, op. dt., p. 208. que des {( thises »), des individus, comme le laisserait à penser la critique
2. G. Fine, {( Owen, Aristotle and the Third Man »), Phronesis 27, 1982, p. 15~
paradigmatisme dans la suite du Parménide.
3. Ibidem.
116 6. Le Troisième Argument 117

Vlastos, TMA l, la restitution des prémisses manquantes (Al) Si un certain nombre de choses, a, b, c, sont toutes F, il doit y avoir
Forme unique, la F-té, en vertu de laquelle nous saisissons a, b, c comme
A partir du texte du Parménide qu'il traduit de façon assez orl:hc.doxe,
Vlastos marque son originalité de traitement par l'explicitation de « la "tf\lcture (A2) Si a, b, c, et la F-té sont tous F, il doit y avoir une autre Forme [[FI-tél]
logique de l'Argumentl ». Notons le préalable logique suivant: il suffit à la vertu de laquelle nous saisissons a, b, c, et la F-té comme étant tous F. '
de Parménide que la conclusion de l'argument contredise la prémisse p1'ltOlli~, Alors ... reductio ad absurdum ? Puis ... regrmus ad injinitum ?
cienne initiale, celle de l'unicité de la Forme F-té surplombant la multiplicité Trois remarques de Vlastos, qui préparent la disposition inférentielle,
des choses F; que cela vienne, dans l'inférence qui produit la conClUSIOlI, :l.CcolT,paRnent ce qui apparaît comme la première prémisse généralisée des
de la position d'une seconde Forme, ou que cela vienne de la position 132al-a5 (Al). Première remarque, qui relève apparemment de la seule
quantité indéfinie de Formes. Cette remarque indique une différence entre ,otation logique: F représente n'importe quel « caractère )} ou {{ propriété ". Cette
machineries logiques distinctes, l'une a minima, la reductio ad absurdum, 'êlt,anlue conduit à décrire, au stade du Parménide, l'économie de l'ontologie
a maxima, le regressus ad infinitum : les réquisits de chacune sont .!aton,lc](:mLe selon trois termes et non deux, les Formes, les caractères universels,
distincts, puisque pour obtenir la reductio, il suffit d'avoir, « si p (et ... ), particuliers sensibles, notamment à partir de l'interprétation d'un passage
non-p, donc non-p », quand pour obtenir le regressus, avoir non-p (ici, deux du Phédon (102 sq.). L:introduction subséquente de deux symboles,
plusieurs Formes) ne suffit pas. et F, pour désigner respectivement une Forme qui est F et le caractère F,
Cette alternative logique ne préjuge pas de la correction textuelle de 1 toutefois subrepticement la justification d'une prémisse cruciale dans la
ou de l'autre hypothèse, mais fait comprendre l'analyse de l'argument êccmsltitllticm de l'argument: la non-identité de la« grandeur» des particuliers
Vlastos. Celui-ci dispose, en effet, l'argument comme une inférence iêJ:l,;ibles et de la« grandeur de la forme» (NI) - d'où la nécessité d'introduire
premier moment (Al), comprenant « protase ) et « apodose », où la positiion ({ troisième grandeur )} commune aux deux, etc. l
de l'unicité de la Forme F, englobant une pluralité de choses F, est assenée, Deuxième remarque: la séquence identifiée par Vlastos dans le texte de
un second moment (A2), comprenant {{ protase}} et <1 apodose ", où la positiioJ:l se présente, selon lui, explicitement comme un {{ argument déductif"
d'une seconde Forme FI est engendrée, en contradiction avec l't'v!lOt:hè,se, se propose de <1 traiter comme une structure formelle d'inférences à partir
produisant ainsi « l'un des mécanismes favoris de la logique éléatique, la re.'uc/io pternLlsses, énoncées ou implicites2 ". Or, rien ne dit que ce soit le cas, et
ad absurdum 2 ». Ainsi, le mode d'engendrement du regressus ad injinitum options alternatives sont nombreuses. Pour n'en retenir qu'une maje'ure, la
relégué plus loin; déplacement d'autant plus fon que c'est bien cette rél,re,SS;')( peut être caractérisée comme un <1 exercice dialectiqué ", où l'appli-
à l'infini qui figure comme la conclusion explicite de l'argument3, comme réitérée de l'inclusion de F-tél , 2, ... , n dans le groupe des choses qui sont
forme logique retenue par les commentaires antiques et contemporains, vertu de (SP)), bloque l'application réitérée de la distinction de F-té2 ,... , n+ 1
aussi comme le point de fixation de la tradition philosophique analytique '\'".n,,~" des choses qui sont F (en vertu de (NI)) - ou inversement.
Bradley et Russe1l4 . Voici maintenant la disposition inférentielle par Vlastos Troisième remarque sur laquelle nous reviendrons: la mise en forme complète
texte du Parménide privé de sa conclusion sur la régression: l'argument inférentiel est traitée par Vlastos indépendamment des autres
de Platon sur la « Théorie des Formes4 ».
1. G. Vlastos, 1954, p. 166.
2. Nous citons ici la réponse à Sellars de 1955, in Studies in Greek Philosophy, vol. II, op. Vlastos, 1954, p. 184. La conception platonicienne des« degrés de réalité)) en substituant
p. 196, où Vlastos identifie explicitement cette forme logique. la question de la différence encre les propriétés d'un côté et les particuliers de l'autre,
3. Parm., 132b1 : « kai ... dé ... ». celle de la différence entre les propriétés prises'« superlativement», celles des Formes, et les
4. On voit que le traitement de Vlastos relègue au second plan la question de la régression, propriétés dépréciées des particuliers sensibles, conduit droit, selon Vlastos, à l'hypothèse
qui explique qu'elle ne tienne pas une place centrale dans notre approche du ({ (NI), puisque, alors, cette différence des propriétés reporte la différence des particuliers et
Homme )). Une typologie peut être faite des formes de régression à l'infini que des Formes vers le pôle formel lui-même : on obtient alors une première « grandeur » qui
construire à partir de l'argument du« Troisième Homme )). Pour une démarche revient aux particuliers sensibles, et une seconde grandeur, « grandeur} ), qui revient à la
toire, voir D. M. Armstrong, ({ Infinite RegressArguments and the Problem Ur,ivc"s,ls -Forme. « Puisque la Grandeur est, par hypothèse, la Forme du prédicat grand, elle ne peut
in Australasian Journal ofPhilosophy 52,1974, p. 191~201. Pour un blocage tecohniql!e pas être la Forme du prédicat différent grandeur] )).
la régression de l'exemplification décrite par Ryle, on lira le texte décisif de F. , G. Vlastos, 1954, p. 167.
propriétés sont~elles vraiment invisibles? Il, in Les Propriétés des choses, coll. « Problemes J. Malcolm, Plato on the SelfPredication ofForms, Oxford University Press, 1991, p. 51.
controverses ), Vrin, 2006.
G. Vlastos, 1954, p. 167.
118 P.A,aPl'tre 6. Le Troisième Argument 119

C'est l'évaluation logique du passage (Al) à (Al) qui va marquer l'acte En vertu de (A4), la Forme requise pour le nouveau groupe des F (a, b,
naissance du TMA. Vlastos est le premier commentateur à noter que la F-té) doit être une autre Forme que la F-té, une seconde Forme, FI-té. Or
en forme inférentielle du texte révèle que les prémisses (Al) et (Al) co'lstiitu<'nt seule étape contredit l'hypothèse (Al) qui requiert qu'il y ait une seule
un cas de non sequitur: (Al) n'implique pas la protase de (Al) «< Si a, b, c, tt lit ;rrJëme Forme pour un ensemble de choses qui sont F. Or, le premier groupe
la F-té sont tous F). Il faut citer ici intégralement Vlastos : b, c) et le second groupe F (a, b, c, F-té) sont alors F en vertu' de deux
Il y a une différence dans la protase de (Al) et (A2), et c'est sans aucun !COIrmes distinctes, F-té et FCté. D'où la contradiction, selon Vlastos, et le rejet
doute ce qui a trompé les défenseurs ou les critiques de l'Argument: (A2) l'hypothèse de départ (Al).
inclut, alors que (Al) non, la F-té, parmi les choses qui ont la propriété F. Avant de disposer l'argument et les diverses formes d'inférence que l'argument
La portée de l'hypothèse qui pousse à cette inclusion [ . .] restera l'enjeu le oODoplet autorise, il faut noter les menues différences de reconstitution de
plus important à travers l'ensemble de cet article l . 1;'«.1ug;uDlelll du Troisième Homme» par Owen et du TMA par Vlastos, alors
Mise sous cette forme, l'erreur de raisonnement est manifeste, de sorte qu" que les prémisses y apparaissent identiques. Peut-on créditer cette hermé-
faut soit attribuer à Platon une séquence fantaisiste, soIt restituer une se<lu<,nc:ey :heutique nlicroJogiql1epropre aux commentaires analytiques du « jeu sérieux »
valide. A ce stade de la mise en forme inférentielle, Vlastos met en oeuvre réclamait Parménide, à la diffirence de régime logique près? Certains diront
stratégie interprétative, {( le principe de charité )), susceptible de remédier au ' Istl,m,mt que cette différence constitue une opposition philosophique, celle de la
non sequitur de (Al) à (A2). Dans la suppléance des prémisses manquantes, '.düLle,:ticlue » et de la {( logique )}. Mais faut-il pour autant récuser une lecture
il cherche les prémisses « les plus simples, non fournies dans l'Argument fait au texte l'honneur de le hisser aussi haut que possible dans le canon
question, qui auraient dû être ajoutées à sa première étape pour transfonne,r; ,'intelligibilité des lecteurs contemporains? Quoi qu'il en soit du conflit des
(A2) en une conclusion légitime » : 2 [~flnéne,utiques, la différence la plus décisive des deux reconstitutions semble
celle de la « prédication» et de la « participation ». Il faut, sans aucun doute,
(A3) (SP I954 ) : Toute Forme peut se prédiquer d'elle-même. La ",[<mueur
ifférenLcie:rle schéma aristotélicien qui repose sur la distinction de l'universel et
est elle-même grande. La F-té est elle-même F.
particulier, obtenue à partir du schéma prédicatif, et le schéma platonicien
En vertu de (A3), laF-té intégrée au groupe (a, b, c) peut être dite ell,e-nlërae. lequel c'est la participation qui fonde l'énoncé prédicatif. Chez Platon, la
F. Ainsi, ce ne sont pas seulement les particuliers sensibles a, b, c, qui rti>oipation comme telle n'implique pas l'incompatibilité de l'universel et du
prédiqués par F, mais toute chose. D'où la formulation généralisée de (Al) TIH;Ulter, puisque la Forme peut être conçue ou bien comme universel qui a
1969 : « Si n'importe quel ensemble de choses partage un caractère uu,e""", s lIlSr:lm;es, ou bien comme paradigme qui a des copies. Cette différence entre
alors il existe une Forme unique correspondant à ce caractère3 [ ... J. » Ainsi platonicien et aristotélicien devient particulièrement manifeste dans
«poll'atta4 » de la première prémisse ne sont plus entendus resrri,cti'verne'"t ,:oralI,e' pr<'miisse (SP), nous y reviendrons, entendue soit comme selfpredication à la
une « pluralité " de particuliers sensibles, mais comme pluralité quelconque,' soit comme selfparticipation à la Platon l , On peut noter, en particulier,
susceptible de contenir comme item des Formes. Cette étape permet de Vlastos, qu'il est douteux qu'Aristote ait su identifier la forme si stricte
la seconde prémisse nécessaire à l'argument en vertu de laquelle a, b, c, pt·édica.ticm qui est requise pour caractériser la selfpredication : car cela
sont tous F. Ne manque dès lors plus que l'engendrement d'une Forme U1>lJHClC; mo,se!'ait la distinction, dans la relation prédicative, de l'appartenance d'un
de la F-té pour justifier la multiplicité de choses F. Cela requiert (A4) : à une classe (ce qu'exige une certaine lecture de (SP)), quand Aristote
(A4) (NI I954) : Si une chose quelconque a un caractère, elle ne peut pas distingué entre la prédication selon le modèle de l'appartenance
identique à la Forme en vertu de laquelle nous saisissons ce caractère. Si x classe, de l'identité, de l'inclusion à une classe, ou de l'équivalence de
F, x ne peut être identique à la F-té.

1. G. Vlastos, 1954, p. 168.


2. G. Vlaseos, 1954, p. 170.
3. G. Vbtos, 1969, p, 348. terminologie des commentateurs sera explicitée dans la suite.
4. Parm., 132a2. Vlastos, 1969, p. 350, n. 35.
120 :t::J,aoitre 6. Le Troisième Argument 121

Vlastos, TMA!, les logiques de l'argument aura eu ainsi pour bénéfice de montrer qu'il repose sur des prémisses
'né,cessaires et contradictoires! Comme d'une contradiction il s'ensuit ce que l'on
Une fois les prémisses inaugurales de Vlastos spécifiées, on peut écrite y compris des choses aussi bizarres que des régressions à l'infini, Vlastos
l'argument complètement reconstitué: que les prémisses ainsi disposées sont aussi suffisantes pour générer (A2),
(1) : a, b, c sont F. surtout suffisantes pour enclencher par itération la régression indéfinie1 :
(2) (Al ) : Il doit y avoir une Forme unique, la F-té, en vertu de laclueUe sequitur quodlibet [du faux il s'ensuit ce que l'on veut] !
1954
nous saisissons a, b, c comme tous F. La contradiction des prémisses déplace ainsi le nerf de l'argument en amont
(3) (SP 1954) : La F-té, est elle-même F. la régression, que l'on peut bien produire si l'on veut. Puisqu'il suffit que les
(4) (De (1) et (3)) : a, b, c, F-té sont F. ,térnisses (A3) et (A4) soient mutuellement exclusives pour que la " Théorie des
(5) (De (4) et (Al 1954)) : Il doit y avoir une Forme unique, la F-té, en vertu )} soit rejetée au motif dirimant cl 'une contradiction interne, s'il est vrai
de laquelle nous saisissons a,b, c, F-té comme tous F. la position des Formes implique conjointement ces deux énoncés, il aurait
(6) (De (5) et (NI 1954) : Cette Forme unique en vertu de laquelle gaiement suffi à Socrate de réfuter ou de rectifier la première ou la deuxième
saisissons a, b, c, et F-té comme tous F ne peut être elle-même la F-té. ,tèrms,se de l'argument avancé par Parménide pour maintenir sa « Théorie
(7) (Conclusion = " apodose » de (A2 1954) : Il doit y avoir une autre rU'Ulile. Formes )}, Le dispositif de régression indéfinie devient ainsi inutile: non
[[FI-té]], en vertu de laquelle nous saisissons a, b, c, and F-té comme tOllS ml"ment parce que la contradiction de (7) et de (2) suffit pour réfuter une
centrale de la " Théorie des Formes" - celle qui énonce que la Forme
F.
de laquelle quelque chose est F est unique; mais encore parce que la
Or, une fois l'argument ainsi disposé, il apparaît non seulement qu'il
~nt:fa(Hcti'on des prémisses de la séquence énoncée par Parménide, une fois
avait bien entre (Al) et (A2) un cas de non sequitur, mais que si Parrrléntid"
manifeste, suffit pour réfuter l'argument avancé par Parménide. Cela
avait réussi à reconstituer les prémisses manquantes, il aurait montré que
Vlastos, en 1969, à qualifier le regressus ad infinitum de " pur bonus
contredit (2) - ce qui constitue un argument de reductio ad absurdum, COlm""e,
seulement pour son effet rhétorique 2 ". De cela Vlastos conclut que
nous l'avions annoncé de façon anticipée. Selon cette hypothèse de lecture,
ÎLPlatt)ll avait identifié toutes les prémisses qui sont nécessaires (et suffisantes)
formulation d'une conclusion contradictoire avec la première prémisse
garantir la seconde étape [A2] de l'Argument du Troisième Homme, il
devient -nécessaire. Que la réécriture de l'argument par Vlastos donne
pas produit l'Argument du, Troisième Homme du tout3 ».
conclusion contradictoire avec la prémisse (Al) n'est toutefois une nécessitç
que si l'on admet en première instance que l'argument constitue bien,
son allure explicite dans le texte, une reductio ad absurdum. Si tel n'est pas lstratégiie paradoxale de l'interprète et l'histoire
'l'llltel'prl:tation analytique du TMA
cas, les prémisses elles-mêmes auront à être réécrites afin de produire cette
le regressus ad infinitum. .L:JlÎstoiI'e de l'interprétation analytique du TMA pourrait en situer les
Quant à la reductio ad absurdum elle-même, Vlastos note qu'elle aurait
fén,ntes versions selon le degré de proximité avec la vérité: le TMA a bien
être produite de façon beaucoup plus économique. Il fait remarquer que ~·plus:iellfS fois mesuré au mètre-étalon, ou au standard yard, du canon
. apparaît comme une prémisse nécessaire, sinon (A2) serait fausse, puisque
'l'mell<'utlqlledu commentaire j mais ce canon a lui-même son mètre-étalon,
{( protase )) ne serait pas constituée: on ne pourrait pas dire sans (SP) que a,
cette fois la vérité philosophique que l'on peut attribuer à l'argument.
c, et la F-té sont F. (NI) apparalt également nécessaire pour assurer le l'hypothèse de M. Cohen et D. Key t, l'histoire de l'interprétation
de la protase à l'apodose de (A2) : sans (NI) il ne serait pas nécessaire qu'il
relèverait ainsi d'un schéma historiographique dans lequel les
une autre Forme, la Fcté, en vertu de laquelle a, b, c, et F-té soient F. Mai~, interprétations proposées prétendent constituer autant d'étapes
deux prémisses nécessaires sont, on l'a vu, mutuellement exclusives, et ce de
flagrante, puisqu'elles impliquent que la F-té n'est pas identique à la F-té:
énonce que la F-té est F, (NI) énonce que si x est F, x ne peut pas être ld"ntlquo V~a~~os, 1954, p. 173 : {( a bOlla fide regress, logically vicious [une régression de bonne
ViCiee au plan logique] »).
à la F-té, ce qui donne bien une contradiction en remplaçant x par la F-té, 1969, p. 352,
vertu de (SP), dans (NI). La disposition en bonne forme de l'" argument» Vlastos, 1954, p. 174,
122 Chapitre 6. Le Troisième Argument 123

dans le progrès du canon logique du commentateur, sinon dans le progrès La deuxième étape de la stratégie de l'interprète est atteinte lorsque aucune
herméneutique ou philologique!. prémisse adéquate au canon logique de l'interprète ne peut justifier la conclusion
« Platon a-t-il une philosophie? », interrogent M, Cohen et D. Keyt en 'argument. Ou bien alors, il faut admettre un principe d'indétermination de
commençant leur article« Analyzing Plato's Arguments Il, Au lieu de répondre l'iJoterp,rétati,on ou bien il faut substituer à la séquence: prémisse manquante,
à cette question, comme le recommanderait le vieux Parménide, selon des' dél:iv'lticm logique de la conclusion incorrecte, la séquence: prémisse fausse,
hypothèses disjonctives positives et négatives, en se demandant ce qu'il s'ensuivrait d"rh'ation logique de la conclusion correcte - car il ne s'agit pas ici d'abord
dans chaque cas, les deux platonisants prennent directement la voie positive- <le la vérité matérielle de la conclusion, mais bien de la correction formelle de
alors qu'une réponse négative eût sans doute changé le statut de r« argument» dérivation. Le canon logique de l'interprète recommande qu'une prémisse
du « Troisième homme» en aporie. À cette « philosophie », ils appliquent alors explique la dérivation d'une conclusion (selon l'hypothèse de la deuxième
le régime logique de l'argumentation: « Si tel est le cas, quelle est-elle [cette, plutôt qu'une conclusion fausse soit attribuée à l'indétermination des
philosophie] et comment [Platon] argumente-t-il en sa faveur? Il Vient ensuite p,:énlis:;es - cas de non sequitur. Cette nouvelle situation herméneutique est
la présentation d'un cas critique qui pousse aux extrêmes cette pente analytique .<wuo"" par l'échange de Vlastos avec Geach, puis avec Sellars au sujet de la
de l'argumentation, S'il arrive, en effet, à Platon de défendre une thèse par un logique de l'argument du TMA. Vlastos répare le non sequitur en exfolso
argument, il arrive souvent, écrivent-ils, que des « prémisses cruciales» fassent l;"st'quitUl quodlibet, par la suppléance des prémisses nécessaires à l'argument; mais
défaut. Linterprète analytique, tenu au principe de charité selon lequel« toutes constate que ces prémisses nécessaires sont mutuellement incompatibles -
choses égales par ailleurs, une interprétation est meilleure qu'une autre dans l'étape suivante de l'interprétation selon laquelle l'une de ces prémisses
2
l'exacte mesure où elle produit un meilleur argument qu'elle Il, doit-il alors être fausse. Selon le progrès du canon logique de l'interprète, Geach réécrit
suppléer au défaut des prémisses manquantes? N'est-il pas conduit, s'il procède mutuellement exc!usi1!eS » de Vlastos pour (SP) et (NI) en {( formellement
de la sorte, à« platoniser », c'est-à-dire à substituer aux textes du corpus le régime u:oi.tr,ad,·doù·'eJ » de la façon suivante: « Ces prémisses ne sont pas seulement
discursif rigide de la thèse et de l'argument? Dans cette hypothèse, la« "ln,cotlèn,ntes ; elles sont formellement contradictoires, comme 'p' et 'non-p'.
des Formes Il serait soutenue par un ensemble complet de prémisses et le TMA "aucun F n'est (identique à) F-té" [(NI)] est équivalent à "F-té n'est aucun
réfuté par l'identification de la prémisse pouilleuse, Le TMA présente bien ce qui est la contradictoire directe de "F-té est elle-même un F [(SP)]''', »
cet égard un cas critique puisqu'il constitue peut-être la systématisation de sorte qu'une confusion aussi profonde, conclut Geach, ne doit pas « être
méthode herméneutique: la recherche d'un ensemble complet de pr,emllsses· mrmt"e avec tant de légèreté à Platon2 D'où une attitude herméneutique,
)J.

susceptibles de justifier la correction d'une inférence entre (Al) et (A2) fut, par M. Cohen et D. Key t, qui s'achemine vers la troisième étape où
dPP""dL)UU· du principe de charité commande à l'interprète de proposer une
l'a vu, le premier acte de naissance du TMA.
Suit, dans la présentation de M. Cohen et D. Key t, la description de six "érmsm:lctiion aussi favorable que possible» à un énoncé textuel.

herméneutiques de la stratégie de l'interprète soumis au principe de charité. La , 'Ce nouveau moment est illustré par Vlastos qui, en 1969, suivant cette
première étape présente la situation de rinterprète face à un« enthymème réel naturelle, substitue à ce qu'il avait pris pour une erreur patente de Platon
Elle est parfaitement illustrée par la démarche de Vlastos en 1954, laquelle contradiction directe entre deux prémisses), une forme d)erreur logique
, consiste à « chercher une prémisse manquante» plutôt que de « poursuivre manifeste. TMA II est ainsi engendré à partir de la correction de TMA
philosophe pour non sequitur » ; mais cela sans aller « farfouiller dans d et ron pourrait retourner le compliment que Vlastos adresse à rargument
textes3 ») pour réduire 1'« enthymème réel » du texte à un ({ enthymème apparent : « Cela fait du TMA un spécimen de raisonnement philosophique
(les prémisses sont apparemment manquantes si elles sont explicitées dans ,àUC011r plus attractif [... ] ; mais faut-il en verser le crédit à Platon3 ? » Sans
contexte plus large que celui où l'argument est présenté). . ici dans les détails d'une réécriture complexe, on peut retenir seulem~nt
incohérence» des prémisses se situe cette fois entre (SP) et (NI) d'une part
1. M. Cohen et D. Key t, « Analyzing Plato's Arguments: Plata and Platohism », in J. de l'autre. Dans l'iInportante note 40 de la seconde reconstitution du
et N, Smith (eds,), Methods ofInterpreting Plato andhis Dialogues, Oxford . ,
1992, La pagination est celle du texte en ligne disponible sur le site de M, Cohen:
faculty,washington.edu/smcohen/Publications.htmL Geach, ({ The Third Man Again », Philosophical Review 65, 1956, p. 72,
Geach, ibidem.
2. Pour toutes les citations qui précèdent, ibidem, p. 1.
VIastos, 1969, p. 343.
3. G. Vlastos, 1954, p. 170.
124 6. Le Troisième Argument 125

TMA, TMA II, Vlastos précise que (NI) et (SP) cessent d'être COllWldic:toire: (Al ,969) : F-té est F en vertu de sa participation à la Forme unique F-té par
si on les réécrit à la lumière de la différence entre prédication et particif)atiion la participation à laquelle un x quelconque est F.
D'où deux substitutions. (NI ,969) : Si F-té est F, alors F-té est différente de la Forme qui lui confère
(SP ,954) : Toute Forme peut se prédiquer d'elle-même, est remplacée par: son caractère, mettons alors F-tén ,
(SP 1969) : La Forme correspondant à un caractère donné possède ell,e-nlërni Al ,969) : La Forme qui confère à une chose F son caractère est l'unique
ce caractère!. F-té.
(NI I954 ) : Si une chose quelconque a un caractère, elle ne peut être Id(:ntiqu D'où l'on dérive la contradiction à trois termes des prémisses (SP 1969) et
à la Forme en vertu de laquelle nous saisissons ce caractère. Si x est F, x d'une part avec la prémisse (Al '969 = OM) d'autre part. Si, en partant
peut être identique à la F-té, est remplacée par: matrice logique, on introduit ~ la première étape, par substitution, les
(NI I969) : Si une chose quelconque a un caractère donné par sa requises pour x: a, b, c; si après l'introduction de (SP I969), qui établit
à une Forme, elle n'est pas identique à cette Forme. ,or,otase de la conclusion «Al) : si a, b, c, etF-té sont F), l'on dispose (NI I969)
Il est ainsi faux que (SP 1969) soit contradictoire avec (NI ,969) puisqu'on obtenir la distinction de la Forme baptisée F-té n en vertu de laquelle on
peut plus opérer la substitution calamiteuse de 1954 : de " F-té est F" et" protase de (Al) - cette prémisse énonce que F-té placée dans le groupe
est F, x ne peut être identique à F-té », on obtenait pour la valeur F-té, « F-té b, c, ne peut être F en vertu de la F-té ; alors, de l'ensemble des prémisses
peut être identique à F-té ». Puisque maintenant (SP 1959) énonce qu'une .récéd,'ntes on peut conclure par l'apodose de la conclusion (Al) : il existe
correspondant à un caractère F possède elle-même ce caractère, sans qu'il unique Forme F-tén , distincte de F-té, en vertu de laquelle a, b, c, et F-té
dit en vertu de quoi elle le possède, il est tout à fait possible d'énoncer F. On obtient ainsi par la réitération du même raisonnement la seconde
possède ce caractère en vertu d'une autre Forme qu'elle-même, par ext.:m!,lt. complète du TMA, baptisée TMA II.
F-té n . De la sorte, la non-identité (NI ,969 ) de la Forme F-té, qui possède . Ce basculement chez Vlastos d'un schéma prédicatifà un schéma participatif,
caractère F, et de la Forme participée, en vertu de laquelle elle le possède, en fait de reformulations du TMA proposées par le philosophe Wilfrid
conduit plus à une contradiction, puisqu'on a bien F-té est différente de en 1955' . Le principe de charité y faisait un progrès supplémentaire en
Mais, cela ne modifie que les termes de la contradiction dans l'argument, ,naUlsam à ne pas attribuer une faute logique indigne d'un étudiant oxonien
laforme contradictoire de l'argument. Car, l'écriture de la première e preDllel cycle à un philosophe majeur comme Platon (une contradiction à
de l'argument, à l'introduction de la participation près, reste inchangée: puisque Sellars en 1955 fait, comme on peut s'y attendre, la critique
continue à énoncer que c'est en vertu d'une Forme unique, par pa.rticif)atiol\ version du TMA de 1954). I:ensemble des prémisses du TMA pouvait
à une Forme unique, que quoi que ce soit acquiert un caractère; de sorte d'« incohérentes» à « cohérentes » si l'on réécrivait d'une part, comme
le caractère F ne peut être ontologiquement dérivé que de la participation à ["m:SSllS, (SP 1954) en substituant la relation de participation à la relation de
Forme F-té, et cela vaut pour la Forme F-té elle-même. Vlastos écrit en réd.ication, de façon plus c(1nforme au centrage du texte platonicien; et si
la première prémisse ainsi: part, l'on réécrivait (Al 1954 = OM) de façon à substituer à la position
(Al l969 = OM) : Si un ensemble quelconque de choses partage un calcaCiLelS Forme unique en vertu de laquelle a, b, c, seraient F, celle d'une classe
donné, alors il existe une Forme unique correspondant à ce caractère; et Formes, dont « Grandeur» serait le nom, et dont le premier élément serait
cune de ces choses possède ce caractère par participation à cette Forme". .pl·errlièlce Grandeur, Grandeur!, unifiant le premier ensemble de choses
le second élément une deuxième grandeur, Grandeur2 , nécessaire
On aura alors:
unifier le deuxième ensemble, et ainsi de suite. Or, cela a pour effet de
(Al l969) : Il existe une unique Forme F-té par la participation à lagluellc cette fois la contradiction entre la seconde étape de l'argument disposé
pour tout x, x est F. (A2) et la première étape (Al), en même temps que la contradiction
(Sr 1969) : F-té est elle-même F. à l'argument entre (SP) et (NI). En prévenant la contradiction de (SP)
relativement à (OM), ce nouveau dispositif produit le beau résultat d'un

1. G. Vlasros. 1969, p. 351.


2. G. Vlastos, 1969, p. 348. Nous soulignons. Sellars, « Vlastos and "The Third Man" )), Philosophical Review 64, 1955.
126 :>t2,h,,"im 6, Le Troisième Argument 127

argument valide générant une régression ad infinitum -la question étant ph,ilclSopr,ic contemporaine1• }) L'interprète du texte antique doit ainsi, selon
savoir s'il est historiquement et textuellement correct, ce qui ne paraît pas ::,ra !el,U" de T. Penner, être au moins au clair avec « la nature et les présupposés
le cas pour la réécriture de la première prémisse 1, Ce jeu d'écriture une tft,ét"physiques de la logique, et les sources des paradoxes de la logique, de la
fait, la faute logique dans l'argument peut en tout cas être reportée de ;,'sém"ntiqlle et de la théorie des ensembles 2 »,
à Vlastos (vetsion de 1954), faisant du premier un meilleur logicien que Si l'on discute maintenant, àla quatrième étape du principe de charité, de la
interprète. philosophique plus que philologique, c'est surtout (SP) qui apparalt dans
Poursuivant l'examen logique de l'argument, mais selon une autre :l'j\q~ulnentcomlme une extravagance. Vlastos lui-même le remarque dans « The
M, Cohen déblaie de son c6té la route du « principe de charité» en ét"blis"'nt of the Virtues in the Protagoras }), notamment à propos d'expressions
logiquement la légitimité du jeu de réécriture ad infinitum des pf'CIIlISSe, }'t'I,mme « La Justice est juste }} ou « La Justice est pieuse }} :
introduites par Vlastos : si les prémisses introduites par Vlastos sont en Dire d'un universel qu'il estjuste ou injuste [, , ,] serait un pur non-sens :
({ nécessaires» à l'argument, il va de soi qu'elles ne peuvent être modifiées; ce sont des prédicats moraux, et pour cette raison ils ne sont pas prédicables
elles ne peuvent être modifiées, l'interprétation de l'argument, erroné, d'une entité logique comme un universel [, ,,] dire que la Justice est pieuse
pas suffisamment charitable, Or, puisque la conclusion seule de l'argument serait tout aussi absurde que de dire que le nombre huit ou l'hexagone est
requise dans le texte de Platon (la régression ad infinitum), alors elle poun'air
tout aussi bien être dérivée de n'importe quel ensemble de prémisses i'nc()hé c, Cela est vrai mutatis mutandis pour « La Grandeur est grande », Quelle
rentes, en vertu du principe ex folso sequitur quodlibet ; or cela permet, ironiserait-on, a la Grandeur en soi? Ce problème de la selfpredicatioé
contrecoup, de nier que les prémisses (SP) et (NI) de Vlastos soient néces!'aù'es;' "tl"Ut cClllc!ui.re à trois traitements possibles, comme l'a indiqué S. Peterson, une
Voire, il suffit que la conclusion ne soit pas « incohérente}} pour qu'il soit de Vlastos : le rejet pur et simple de la selfpredication, la " redescription »
que les prémisses incohérentes soient nécessaires 2 . la strucrure logique de la phrase auto-prédicative, la réinterprétation de
Les prémisses, dites nécessaires, ainsi remplacées par d'autres pr'énlisses selfpredication tout en prenant la forme grammaticale de la phrase pour
suffisantes, autant de versions logiquement amendées que l'on voudra oomrorlt' forme logique, Selon cette dernière option, appelée par l'application du
croltre et multiplier. Ce qui conduit à la troisième étape du principe de rh,,,,,,., ;principe de charité dans sa quatrième étape, il s'agit de montrer comment l'on
« Un interprète ne considérera pas qu'un enthymème d'un philosophe de p",mier entendre à la fois la selfpredication comme un cas spécial de prédication
plan est correctement interprété tant qu'il n'a pas trouvé le moyen de le non comme l'expression d'une identité, d'une relation de caractérisation,
qui le transforme en un bon argument, c'est-à-dire un argument qui est self-participation, etc.), tout en maintenant sa légitimité, une fois qu'on
et dont les prémisses, explicites ou implicites, expriment des propositions réinterprétée dans le canon prédicatif contemporain. Il est possible, en effet,
sont proches de la vérité 3 . }} Comme ce que l'interprète considère, à n("n'eau traiter la self-predication comme un cas particulier d'une forme correcte de
comme vrai dépend de la philosophie qui lui est contemporaine, il ne iréc!ic;,ti()n que Vlastos nomme la Prédication Pauliniennes (par différence
échapper à l'anachronisme caractéristique de la quatrième étape du paradoxe la Prédication Ordinaire), puisque dans un cas comme dans l'autre il s'agit
l'interprète: « Toute philosophie, y compris celle écrite il y a 2400 ans, est

Vlastos, in Platonic Studies, op. dt., p. 252.


1. C'est ce dernier élément qui conduit Vlastos à récuser la réécriture de (OM) et a J">C'UC' On trouvera cette mise au point, et la recension fidèle des articles importants, dans l'Annexe
ainsi la contradiction à trois termes. II rédigée par L. Brisson, de son édition du Parménide, GF-Flammarion, 1994. On lira sur ce
2. En lisant la conclusion comme ceci: «Chacune de tes Formes ne sera plus un,' rn,aisplttr.,lît . la puissante critique deM. Dixsaut, op. dt., p. 213 sq. Les deux interprétations opposées
infinie », l'interprète-traducteur laisserait entendre que chaque Forme est une et de Dixsaut, nous le montrerons prochainement, travaillent la question majeure
({ incohérent! )) ; en la lisant comme cela: ({ Il n'y aura plus une Forme pour toi d.,nSi-ha,., relations entre Formes, mais reposent sur un double malentendu, qui relève de la non
cas, mais une pluralité infinie »), !'interprète-traducteur laisserait entendre que c'est prise en compte de la contrainte de formalisation à laquelle Vlascos cherche à faire face.
pour un certain nombre de choses qui sont F qu'il y a une Forme u~ique : « cohérent)~ , C'est ce que fait notamment R. Heinaman, dans ( Self-Predication in Plato's Middle
l'hypothèse selon laquelle « il y a une seule Forme » mais cette fOLS pour ~~le plural~t: ), Phronesis 34, 1989, p. 67-68. La Prédication Paulinienne est faite en référence
choses F posées en chaque cas (puisqu'on peut alors poser FI pour la premlere plurahte aux formules de saint Paul aux Corinthiens, ({ La charité est longanime» ou « La charité est
choses F, F2 pour une seconde pluralité, alors que dans la première hypothèse, par . ·serviable» dans lesquelles il est entendu que ce sont les êtres charitables qui sont longanimes
la prémisse interdit absolument la position de plus d'une Forme). ou serviables - , ce qui autorise une traduction dans les termes de l'appartenance à une
3. M. Cohen et D. Key t, article cité, p. 3. classe.
128 (:ha,vih'e 6. Le Troisième Argument 129

de prédiquer une Forme d'une autre Forme prise comme sujet. Ou bien, écrit 'regat'<1 du canon de vérité, et non plus absurde, N [(x) (Fx => Fx)] (<< néces-
Vlastos, la relation prédicative s'entend correctement, en bonne orl:hcldclxi<,,; sairement, si x est juste, alors x est juste »).
comme appartenance d'un élément à une classe: c'est la prédication ordinaire Cette constrnction a prêté le flanc à la critique précisément parce qu'elle
où une Forme, prise comme prédicat, se prédique d'un particulier sensible tradIUll'a!! dans un langage extensionnel des relations intensionnelles. S'il est
comme sujet: « Socrate est sage» s'écrit alors comme appartenance de l'élément ' . que Vlasros emploie un opérareur intensionnel (de nécessité) pour traduire
Socrate à la classe des choses sages (on peut préciser que ce schéma de prédication les relations entre Formes, il n'en reste pas moins que cet opérateur porte sur
ordinaire convient aussi lorsqu'une Forme prise comme prédicat se prédique les relations de leurs instances, de sorte que les relations entre Formes sont bien
effectivement d'une Forme, comme dans: « La Justice est éternelle }»). Ou bien ''"'CC',, apartir des instances de Formes! I:invraisemblance ontologique d'un
la relation prédicative ne peut s'entendre correctement de cette façon: quand tel schéma extensionnaliste, noté par J. Malcolm 1, apparait immédiatement:
ce qui se prédique, la Forme, ne peut être attribué correctement au sujet de la 'une Forme se distingue ontologiquement des particuliers sensibles qui en parti-
proposition lui-même, en l'occurrence une autre Forme. C'est le cas notamment cipent; la relation entre les particuliers ne peut déterminer, extensionnellement,
des formules qui relèvent de la selfpredication (<< La Justice est juste ,,), cas la relation entre les Formes, alors que c'est par la relation entre les Formes que
particulier de la Prédication Paulinienne (<< La Justice est sage ,,). La solution les relations entre les particuliers sont connues, fondées, et déterminées; enfin,
consiste alors à faire porter le prédicat non sur la Forme elle-même, mais sur c:1est un contresens que de concevoir une relation prédicative de façon réaliste
ses insrances : en effet, cela n'a pas plus de sens de dire que« La [Forme] Justice en termes de classes (sans lier au moins propriétés et classes par un opérateur
est juste" que de dire que « La [Forme] Feu est chaude ". de nécessité). Cet ensemble de critiques nous conduit à la cinquième et dernière
, Pourtant, c'est bien une relation des Formes entre elles que Plaron entend étape de l'interprétation charitable, puisqu'il semble qu'il faille, pour trancher
caractériser. Or, une relation entre les Formes ne peut être traitée comme t'interprétation de l'Argument, être au clair, selon la formule de T. Penner, avec
une relation d'appartenance: une Forme n'est pas un élément d'une classe, «la nature et les présupposés métaphysiques de la logique2 Il.
comme le particulier sensible Socrate est un élément de la classe des choses
sages (elle ne pourrait être traitée comme élément que relativement à un
, Épilogue: la profession de foi d'un extensionnaliste ?
prédicat de second degré comme « intelligible" ou « éternel ,,) : reste donc
que la relation entre les Formes soit traitée via la relation d'inclusion d'une Deux critiques peuvent être faites au formulaire du TMA introduit par
classe dans une autre. Mais, selon Vlastos, une Forme ne peut être prise, 'Vlastos. La première est méthodologique : est-illégitime de faire usage du
sinon métaphoriquement, comme une partie d'une autre Forme, de sorte langage ensembliste pour formaliser et évaluer la légitimité de l'engagement
qu'il faut bien réinterpréter cette relation d'inclusion comme une relation iè,nr,)logi'jue des « Formes ", alors que le langage ensembliste ou bien porte des
qui porte sur les instances des Formes. <i La Justice est sage » se traduit alors engagements de la même catégorie que les Formes (celle des objets abstraits),
dans un prelnier temps par: « si x est juste, alors x est sage ». Mais puisque ou bien les neutralise en réduisant les Formes à des classes? La seconde critique
cette relation est censée traduire formellement une relation entre les Formes, est substantielle: est-illégitime de traduire par la relation d'appartenance
et qu'une relation portant exclusivement sur les instances « reviendrait à [es rapports prédicatifs qui engagent les particuliers et les Formes, et par la
donner une interprétation purement extensionnelle [de la prédication de type relation d'inclusion les rapports prédicarifs des Formes entre elles? Nous ne
paulinien] qui irait contre la veine de l'ontologie platonicienne! ", il faut lui POU'VOllS ici qu'indiquer une objection de principe. S'il est vrai que Vlastos,
adjoindre un opérateur modal de nécessité: en procédant aux substitutions : (:on,tf2,i,,:ment à la critique la plus fréquente qui lui est faite, reconnait la Forme
requises pour la seif-predication, on obtient alors une formulation correcte au à la fois comme « entité individuelle» et ({ néanmoins générale» du fait que les
,,,'otm,,, sont « instanciables3 », ses critiques se trompent en lui attribuant une
1. G. Vlastos, Platonic Studies, op. dt., p. 319. On peut profiter de cette occurrence pour réduction des Formes aux classes, comme ils se trompent lorsqu'ils manquent
indiquer la différence entre extensionnel et intensionnel qui sert dans la suite: un terme
singulier, un prédicat, une proposition sont traités de façon extensionnelle quand
expressions qui ont la même référence peuvent leur être substituées (respectivement, un J. Malcolm, article cité, p. 273.
autre terme singulier, un autre prédicat avec la même extension, une autre proposition avec T. Penner, cité par M. Cohen et D. Key t, article cité, p. 3.
la même valeur de vérité) sans changer la valeur de vérité de l'ensemble. Le contexte est G. Vlastos, « More on Pauline Predication», in PlatonicStudies, op. dt., p. 320. Les italiques
intensionnel quand ces substitutions salva veritate ne sont pas permises. SOntcelles de Vlastos.
130
Chapitre 7
de faire aussi la preuve que des entités instanciables, qui servent de prédicats,
sont nécessairement des classes (ce n'est bien sûr pas le cas). Les traductions
formelles des Formes platoniciennes en classes ne constituent pour Vlastos
u'un J'eu d'écriture. Or, c'est pour suivre les contraintes inévitables de la forma-
L'être et le non-être selon Platon
q . . . '0 b' 1
lisation que Vlastos réécrit ainsi Platon. A-t-Il raIson sur ce pOlut . li leu e Jérôme Laurent
formulaire de Vlastos est lui-même correct, et il faut mesurer si l'ontologie y
est respectée ou non respectée; ou bien il est incorrect, et il est alors inutile.
Pour trancher cette alternative, rappelons un principe de formalisation que
Vlastos semble oublier: un langage véritablement intensionnel LI est un langage:
tel qu'il n'existe pas nn autre langage extensionnel L2 dans lequel LI puisse
être traduit, auquel cas la structure profonde de LI serait extensionnelle. Dès .
lors, il est effectivement erroné de prétendre traduire des entités qui réclament
un traitement intensionnel dans un langage des classes : soit que, selon une Alors que Démocrite associait l'être aux atomes, et le néant au vide1 proposant J

hypothèse basse de lecture de Vlastos, le langage des classes ne traduise une interprétation physique de l'opposition fondatrice de la philosophie
correctement les relations intensionnelles requises par l'ontologie; soit .~rec(IUe, qtIe Parménide avait établie dans son Poèmil, Platon, lui, pense l'être et
selon une hypothèse haute, le traitement intensionnel des classes par Vlastos non-être selon l'opposition de l'intelligible et du sensible: l'être véritable est
, ., Il de l'Idée, l'être sensible ou ce que l'on peut appeler encore le« devenir"
ne soit qu apparemment IntenslOnne .
Resterait alors, positivement, à produire le langage intensionnel su,sceptibk qu'intermédiaire entre l'être et le non-être. Le non-être est ainsi une
2
de traduire correctement les positions ontologiques de Platon r.:"ntre!,ri"e là où il n'y a plus rien à saisir par les sens ou à penser par l'intelligence.
est rendue possible par les progrès récents de la logique intensionnelle dans limite en tant qu'elle s'oppose à l'être obtient cependant une certaine
traitement des objets abstraits, pour autant que ces nouvelles possibilités ~e"""" parce qu'elle est « altérité
» : n'être pas ceci, différer de, voilà aussi
formalisation de l'ontologie soient assorties d'une conception correcte des détermination des choses qui sont. Le Beau n'est pas l'Égal. On le voit, il
au point de vue ontologique. Quels que soient les progrès de la tOI:m:H1s:atlon, donc une polysémie du « non-être }) dans la pensée de Platon, divers sens
reversés à l'herméneutique du cOlnmentaire, ceux-ci restent vains s'il n'est correspondent à une approche dialectique de ce que le Phédon nomme la
d'abord répondu à la question: ({ qu'est-ce qu'une Forme? ». Il faut encore aux étants (thèreuein tôn ontôn) ", (66a). Pour « chasser ", en effet, il
cette question ne soit pas posée indépendamment de la diversité des textes user à la fois de persévérance, de ruse et d'une certaine violence: l'être ne se
elle peut trouver une réponse. . pas à la pensée humaine d'une façon immédiate et évidente; il se cache
Les remarques qui précèdent permettent toutefois de trancher la question laisse voir que des signes, des traces qui mèneront le chasseur habile à sa
savoir si le cinquième stade de l'application du principe de charité est La dialectique est cet art par lequel ce qui se donne de façon immédiate à
faut-il s'y connaître un peu en logique, sémantique, voire en ontologie fnrmidl
pour étudier la « Théorie des Formes » comme le su~gérait Terr~ Penn~r ? M;;;~;;;;:;;;-ID)]KK;A\.i4Do-:,-;;-« Il [Démocrite] tient le même langage que Leucippe sur les
surinterprétation qui appelle ces ressources de la logIque, de la semantlque le plein et le vide, appelant le plein être et le vide non-être)) (trad. J.-P. Dumont)
de Jean-Paul Dumont, ({ Les Abdéritains et le non-être ), Bulletin de la Société
de la métaphysique, ne peut-elle pas corriger l'anachronisme qu'elle de philosophie 77, 1983, 37-76.
tout en permettant positivement de traduire Platon? fragment 8 : « De voie pour la pensée,! Ne reste que il y a. Sur cette voie,
nombreux: qu'étant inengendré, il est aussi impérissable, /entier, unique,
.éb,:anlable et sans terme. / Ni il n'était une fois, ni il ne sera, puisqu'il est maintenant,
entier ensemble, un, continu. / Quelle naissance, en effet, lui rechercherais-tu?
:"nlment d'où/ ne serait-il accru? Du non-être? je ne te laisserai ni le dire nif le penser;
. n'est ni dicible ni pensable: il n'y a pas)), vers 1-9, trad. M. Conche, Paris, PUF,
p. 127. On peut parler à propos de Parménide d'un dualisme ontologique strict, l'être
1. Nous examinerons le rôle de l'opérateur intensionnel de néceslsité dans la entier un absolu, le non-être est indicible et totalement hors du domaine de l'être
la Prédication Paulinienne de Vlastos dans un prochain ar~ic e. , . ' , . AUlgUStilO, Descartes et Bergson, pour ne citer qu'eux, reprendront la thèse selon
2. Je remercie ici F. Nef pour l'hospitalité qu'il me donne a son seml11aue, precIeUX, lé {( non-être» n'est rien du tout, qu'une illusion liée à nos habitudes de langage}.
l'EHESS, pour exposer ce genre de traitement.
Chapitre 7. L'être et le non-être selon Platon 133
132

notre pensée, notamment sur le mode des opinions que l'on tient ordinairement caS des réalités artisanales, ce qui permet de le reproduire. Platon a insisté
sur le monde, est mis à distance et interrogé. Il ne faut pas seulement décrire constamment dans son œuvre sur la rationalité de la réalité: le monde ne
l'ordre des choses, mais en rendre raison, non pas proposer une géographie ou sombre pas dans le chaos et le sensible se maintient dans l'être parce qu'il y
une histoire, mais rechercher une archéologie et une science stable. Quelle est a nne réalité des Idées que l'intelligence peut comprendre. Le " récit vraisem-
l'origine des phénomènes? qu'est-ce qui « est » au sens le plus plein du terme, blable » du Timée présente l'ordre dn kosmos comme le résultat de l'action
sans être menacé de disparition ou de changement? Avoir dégagé plusieurs d'un dieu artisan qui fabrique le monde en regardant un modèle intelligible.
significations au mot {( être ») et au mot « non-être ») est sans doute l'une des platon indique alors:
leçons majeures de Platon'. Ce qui est ne se réduit pas à ce que l'on touche, au Il ya lieu, à mon sens, de commencer parfoire cette distinction: qu'est-ce
« matériel» ou au « corporeF ») ; ce qui n'est pas n'est pas aussitôt synonyme qui est toujours, sans jamais devenir, et qu'est-ce qui devient toujours, sans
ftre jamais? De toute évidence, peut ftre appréhendé par l'intellect etfoire
d'un néant radical et impensable.
l'objet d'une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En
revanche, peut devenir objet d'opinion au terme d'une perception sensible
1: être véritable est la Forme intelligible rebelle à toute explication rationnelle, ce qui naît et se corrompt, ce qui n'est
réellement jamais. [...] Aussi, chaque fois qu'un démiurge fobrique quelque
Ce par quoi une chose est ce qu'elle est, son « essence ») ou sa réalité, nous chose en posant les yeux sur ce qui toujours reste identique et en prenantpour
le saisissons par la pensée. Autrement dit, la question de l'être de « x ) peut modèle un objet de ce genre, pour en reproduire la forme et les propriétés,
d'abord correspondre à la question" qu'est-ce que "x" ? ». Quelle est la réalité tout ce qu'il réalise en procédant ainsi est nécessairement beau; au contraire,
s'ilfixait les yeux sur ce qui est engendré, s'il prenait pour modèle un objet
du lit dans lequel je dors? est-ce les planches et le sommier, c'est-à-dire du
engendré, le résultat ne serait pas beau'.
bois, des ressorts et de la toile? ou bien n'est-ce pas plutôt sa fonction, ce à
quoi il sert et pour quoi il a été fabriqué? Dans le livre X de la République La bonne production ne produit pas une copie sensible du sensible, mais
(596a-598e) Platon soutient la thèse selon laquelle, le " lit véritable », l'être ina.nil·este dans le sensible un contenu intelligible, c'est-à-dire une Idée ou un
du lit, c'est le lit auquel pense le menuisier quand il agence des planches selon !t:alll>'éritat,le. La nature pour Platon s'explique par la présence d'une intelli-
un ordre rationnel. Cet ordre le grec le nomme" forme» (eidos) et Platon divine qui contemple les Formes et non par des rencontres hasardeuses
parfois" idée» (idea 3). Il serait faux de parler aussitôt d'" idéalisme» plato- des corps. Dans le texte du Timée que nous venons de citer Platon oppose
nicien, dans la mesure où ce terme signifie dans l'histoire de la philosophiè êtl:e<luj ne devient jamais et le sensible qui devient toujours et n'est jamais. Le
une doctrine qui soutient que le réel, l'être, est une représentation mentale, ne fait que participer à l'être, le manifester partiellement, comme un
une réalité produite par l'esprit (humain ou divin). Les" Idées» de ,'",ron. juste avec toutes ses déterminations contingentes manifeste à sa manière
n'ont que le nom de commun avec les" Idées» dont parle Kant, par ex"mpre:, en soi. En disant que le sensible « n'est jamais », Platon ne dit pas
dans la Critique de la raison puré. rIdée ou la Forme est le contenu ratlOnmer n'est pas du tout, car il est bien objet de sensation et d'opinion. Ce qui
que la pensée peut saisir dans un phénomène, ce qui l'explique et, dans le devient est figuré par les ombres dans la Caverne, au livre VII de la

1. Aristote donnera un développement considérable à cette méditation d'une, polys~~ie La stabilité et la permanence sont ainsi l'une des caractéristiques de l'être
l'être, notamment dans sa doctrine des dix «( catégories » et dans celle de 1 OppoSItIOn
Platon: être, c'est se maintenir, garder une identité, pouvoir offrir un
l'être en acte et de l'être en puissance (voir pour une introduction à l'ontologie
tote, Pierre Aubenque, Le Problème de l'être chez Aristote, [1962) Paris, PUF, coillection dans tous les domaines possibles. Ce sur quoi on peut compter, il faut
« Quadrige ))). cela soit fidèle à soi, ayant toujours les mêmes propriétés, en un mot, la
2. Socrate dans le Théétète décrit ainsi les ({ non-initiés ) à la philosophie: \( Ce sont des
qui n'accordent l'être qu'à ce qu'ils peuvent à pleines mains étreindre: les,. nature. Cette permanence stable et sûre de l'essence, Platon la rapproche,
genèses, tout ce qui ne se voit point, ils se refusent à l'admettre au partage de 1 etre) le Cratyle, de la divinité du Foyer, Hestia, quand il propose une étymo-
trad. A. Diès),
l';.;
3. Sur ces deux termes et, plus généralement, sur la participation du sensible à ::;li~i~J:,
de ce terme:
voir le recueil cl' études dirigé par Jean-François Pradeau, Platon, les formes
Paris, PUF, 200l.
4. Voir la section sur les « idées transcendantales» dans la {{ dialectique transcendantale
ces idées visent l'inconditionné et ne correspondent à rien dans l'expérience que l'
28a-b, trad. L. Brisson.
a du monde.
134 Chapitre 7. L'être et le non-être selon Platon 135

Quelle intention pourrait-on attribuer à celui qui a nommé Hestia? donné de voir le beau en lui-même, dans la vérité de sa nature, dans sa
[...] Ce que nous appelons, nous autres, ousia, certains l'appellent essia, pureté sans mélange! ?
d'autres encore [les Doriens} ôsia.
Ces sentiments sont l'admiration et la joie la plus grande de qui, d'une
Eh bien, en premier lieu, que l'essence (ousia) des choses soit appelée certaine façon, arriverait ainsi à ({ s'immortaliser ) (212a7). La connaissance
Hestia, d'après le second de ces noms, voilà qui est logique; et quand, d'autre de l'être et des Formes intelligibles n'est donc pas seulement requise pour la
part, nous désignons, nous, par Hestia, ce qui participe à l'existence (to connaissance scientifique d'entendement, c'est la destination la plus haute
tès ousias metekhon), en ce sens encore Hestia est le nom juste: car nous- de l'existence humaine. Voir et dire l'être, telle est la nature du bonheur de
mêmes, semble-t-il, nous appelions anciennement essia l'existence (ousia).
l'homme selon Platon. Le culte d'Hestia cependant n'était pas rendu seulement
En outre, si l'on réfléchit à la lumière des sacrifices, on interprétera ainsi la
pensée de ceux qui ont établi ces noms: avant tous les dieux, c'est à Hestia dans la solennité de l'Acropole, mais aussi dans le moindre foyer d'Athènes et il
la première que doivent naturellement sacrifier les hommes qui nommèrent en est de même de notre rapport confiant à la pennanence de l'ousia : l'extase
Hestia l'essence de toutes choses1 , «, érotique» que décrit Diotime n'épuise pas les possibilités de notre rapport
authentique à la vérité. Celui-ci est à la fois de contemplation et d'usage.
Hestia est l'une des douze divinités principales du Panthéon grec, c'est
Dans le Phédon Socrate évoquant ainsi le fait, tout simple, de mesurer deux
la déesse qui « reste à la maison» comme dit le Phèdre (247a1). Les Lois lui
bouts de bois égaux reprend quasiment mot à mot les termes qui sont ceux du
accordent une attention toute particulière. Platon écrit ainsi:
Banquet à propos du Beau en soi:
Le fondateur de la cité doit d'abord l'avoir établie le plus possible au
centre du pays [...] après quoi, il distinguera douze parties, en réservant L'égal en soi, le beau en soi, le réel en soi de chaque chose (auto hékas-
d'abord pour Hestia, Zeus etAthéna une enceinte qu'il nommera acropole ton ho .esti), ,ou son hre (to on), interroge Socrate, se peut-il que cela soit
(akropolis) et entourera d'une cl6ture, et à partir de laquelle il divisera en susceptible d un changement quelconque? ou plut6t chacun de ces réels,
douze parts la cité elle-même et tout le territoire 2 • dont la forme est une en soi et par soi, ne se comporte-t-il pas toujours de
même façon en son identité, sans admettre, ni jamais, ni nulle part, ni en
Lautel d'Hestia est l'endroit le plus sacré de la cité (IX, 856a), l'équivalent rien, aucune altération2 ?
du Prytanée à Athènes, là où l'on entretenait le feu sacré et où étaient nourris
Lidentité des significations qui permet la parole se fonde sur l'identité des
les hommes ayant mérité de la patrie 3 . Bref. rapprocher ousia et Hestia, c'est
autrement dit des Idées, dans l'être véritable.
donner une dimension quàsiment religieuse à l'essence, faire de l'être l'objet de
Plus généralement en effet, même le devenir et le multiple ont toujours une
notre vénération respectueuse. La découverte des Idées au-delà des apparences
forme d'identité. Socrate, dans la République, affirme qu'on ne pourra
sensibles s'accompagne pour le philosophe selon Platon d'une véritable joie. Telle
convaincre que quelque chose, qui est le même, puisse, sous le même
est l'une des leçons du célèbre discours de Diotime exposant la découverte de
ta!'p()rt et à l'égard de la même chose, être simultanément les contraires 3 ») :
l'Idée du Beau par celui qui a su élever le regard de son âme depuis les corps
ne peut donc pas dire n'importe quoi. Le logos suit l'être, cherche à y
jusqu'à l'intelligible: et à le manifester en sa vérité. Sans doute l'homme peut-il être en
Celui-là, explique l'étrangère de Mantinée, désormais en marche vers et en repos au même moment, mais pas « sous le même rapport »),
le terme de l'institution amoureuse, apercevra soudainement une certaine par exemple, il écrit à sa table, seules ses mains et ses paupières étant en
beauté, d'une nature merveilleuse [...] ; beauté à laquelle, premièrement,
. L'être est d'une certaine faç.on en attente de notre pensée qui cherche
une existence éternelle appartient, qui ignore génération et destruction,
accroissement et décroissement,. qui, en second lieu, n'est pas belle en ce saisir. On comprend qu'Étienne Gilson ait pu écrire à propos de Platon:
point, laide en cet autre, par davantage belle tant6t et tant8t non [...] se constitue donc tout entière sur le plan de la pensée pure, où le
Quelle idée nous faire dès lors des sentiments d'un homme à qui il serait in~ice concevable de la réalité d'un être est son aptitude à devenir objet de
»). Quel est l'être du lit ? son « essence »). Quelle est son <1 essence ») ?

1. Cratyle, 401 c-d, trad, L. Méridier,


2. Lois, V, 745b, trad, des Places. Banquet, 21Oe-211a et 2I1e, trad, L. Robin (Belles Lettres),
3. Voir l'étude de Jean-Pierre Vernant, « Hestia-Hermès: sur l'expression religieuse de P~édon~ 78d, trad. L. Robin (Les Belles Lettres).
et du mouvement chez les Grecs )), [1963] Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Ma.spero,,' Republzque, IV, 436e, trad. L. Robin.
1978, p. 124-170. L'Être et l'Essence, Paris, Vrin [1948], 3e édition, 1994, p. 38.
136 137

sa« Forme}) ou « Idée» qui correspond à sa fonction propre. Je peux définir (r.'"',J., Sophiste), une copie (République, livre X), une action vertueuse (Phédon,
qu'est le lit en disant à quoi il sert, Par là même, la conception platonicienne i'1;Rt,-él~e;), une sensation associée à un jugement (Théétète). C'est dans cet
de l'être s'éloigne encore d'un {( idéalisme» au sens moderne du terme. entre le vrai, le vraisemblable et/ou l'invraisemblable, que le Sophiste va
l découvrir la ({ nature du non-étant », ce par quoi ({ non-étant» n'est pas un mot
réalité se dévoile dans l'usage qu'elle appelle et pour quoi elle est faite , Il n'est
pas indifférent que le grand mythe cosmogonique du Timée propose cumIne de sens, En somme, c'est l'approfondissement de l'ensemble de la pensée
origine du monde un dieu artisan (un « démiurge ,,) qui met en ordre \ ,.illaitotLlclenne que propose le Sophiste, I:aflirmation selon laquelle, «le non-être
choses en regardant les Formes intelligibles, Le modèle artisanal sert à penser en quelque manière Il (240c), évite que, au nom de la scission radicale de
la Nature: Platon dépasse ainsi l'opposition que les sophistes avaient mis à la l'a.tfilèrllde entre ce qui est et ce qui n'est pas, tout ce qui participe à l'être
mode à son époque, celle de l'art (tekhnè) et de la Nature (Phusis) , Comme la soit de façon identique et plénière, Les illusions et les mensonges, la négation
chose fabriquée par l'homme grâce au rapport à un modèle, la réalité naturelle par quoi la pensée envisage d'autres possibles que ceux rendus manifestes par
est produite par la Nature dans la conformité à une Forme qui implique, pour présence, l'attente de ce qui n'est pas encore, tout cela n'est pensable que
2
chaque être, certaines propriétés. L'être de la neige n'est pas celui du feu • Dès par un einai pôs, un ({ certain être ,) du non-être. La philosophie condamne la
lors, il est très clair que la puissance est le concept par lequel Platon détermine :,c s,oprllS1:Iqlle pour laquelle tout ce qui apparait peut prétendre à être vrai, dans la
ce qu'est l'être, Dans le Sophiste, l'Étranger explique ainsi: <',oa,esure où cela apparair. Les sceptiques pour lesquels le critère fondamental est
phénomène1, suivront ainsi l'interprétation de Parménide pratiquée de facto
Ce qui a une puissance naturelle quelconque, soit d'agir sur ce qu'on
les sophistes, Mais ce non-être dont Platon précisde mode d'être comme
voudra d'autre, soit de subir l'action, même la plus minime, de l'agent le
plus insignifiant, dût cette puissance ne s'exercer qu'une seule fois, tout ce qui n'est pas le néant radical, ou le mèdamôs on, le« nullement étant" (237b)
la possède est véritablement (ont6s einai) ; car je pose, comme définition qui <qlle l'etLselm~,le de la pensée grecque dira impensable et étranger au logos2, Seules
définisse les êtres, qu'ils ne sont autre chose que puissance (dunamis)3, religions issues de la Bible, méditant la toute puissance de Dieu, penseront
Si l'être est puissance, le non-être ne sera-t-il qu'impuissance et abselac" <p,trfilis, précisément à cause de cette toute puissance d'un principe créateur, la
'.peJSsiibillité d'un néant absolu. Pour les Grecs, et Platon notamment, du rien,
de propriétés?
ne vient3 j seul le non-être relatif, celui qui est « entrelacé avec l'être )}
'(I,op,hiSite, 240c), a une signification, C'est bien pourquoi renonçons une fois
« Le non-être est en quelque manière Il
toutes à parler d'un « parricide» à propos du Sophiste et acceptons que

Dès le début de son œuvre, dans le Petit Hippias, Platon s'est interrogé sur suive les traces de son père Parménidé, Il faut prendre garde à la prière
l'Étranger en 241d :
la nature du non-être à travers la question du mensonge quand il dégage le
paradoxe selon lequel seul celui qui a la capacité du vrai a également celle du faux. - I:Étranger : Je te ferai encore une prière supplémentaire,
Ulysse, qui se fit appeler « Personne Il (Outis, Odyssée, 9, v, 366) pour tram"er. ; - Théétète : Laquelle?
Polyphème, est ainsi le premier visage rencontré par 'celui qui s'interroge sur le - I:Étr, : De ne pas admettre que je suis devenu en quelque sorte un
statut du néant chez Platon, Ulysse qui annonce tout à la fois l'errance d'Éros, parricide,
fils de Pénia, la pauvreté, et les ruses du sophiste, Ces mensonges homi:riqlue:,'
(Hippias Mineur, 370 a-cl qui font d'Ulysse un homme « disant beaucoup L'opposition de l'être et du no~-être est refus~ée par les philosophes sceptiques au profit
du regne de la seule apparence Immédiate: « A propos du fait que la réalité apparaît telle
choses fausses (poila pseudomenon, 369c) Il ouvrent le questionnement plato- ou telle, sans doute personne ne soulève de dispute, mais c'est le point de savoir si elle est
nicien, inlassablement repris, sur la possibilité de l'erreur, le choix de bien tell: qu'elle apparaît qui fait l'objet d'une recherche », Sextus Empiricus, Esquisses
Pyrrhonzennes, livre l, 11, trad. P. PeUegrin.
l'existence du vraisemblable, en un mot toutes les possibilités que Platon prête
Voir Denis O'Brien, Le Non-être. Deux études sur le Sophiste de Platon Sankt Augustin
la sophistique, Tout ce qui peut être vrai, peut aussi bien être faux, un di,;col~tS Academia Verlag, 1995. "
S~r.ce p~i~cipe, voir Vincent Carraud, Causa sive ratio, Paris, PUF, 2002, p. 42-49, « Ex
1. Sur l'importance de l'usage dans la pensée de Platon (à partir notamment de la page 'mhdo nthd fit ».
G02a de la République), on Hra l'étude de Jean-Louis Chrétien « Lucidité de l'usage» Que Platon ne soit pas « parricide)) sans pour autant être un fidèle disciple de Parménide
Promesses fortives, Paris, Minuit, 2004, p. 87~ 115. est part!c~lièrement bien présenté par Denis O'Brien, op. dt., p. 29-30. Sur « la question
2. Pour l'exemple de la neige, voir Phédon, 103d. d~ p~rnclde » Fr. Wolff ~ote également: « Rarement parricide a été aussi respectueux des
pnncipes paternels », L'Etre, l'homme et le disciple, Paris, PUF, p. 44.
3. Sophiste, 247e, trad. A. Diès.
:ct'dO""' 7. L'être et le non-être selon Platon 139
138
du Cratyle sur les deux Cratyle (432c) dégage clairement ce principe: " Les
_ Théét. : En quoi donc?
1II1.a~,,,sont loin de renfermer le même contenu que les objets dont elles sont les
_ I.:Étr. : C'est que, pour nous déftndre, il va nous hre nécessaire de
mettre à l'épreuve la thèse de notre père Parménide et d'avoir la violence <inlag;es', ); Ce qui ne veut pas dire qu'elles soient mensongères et trompeuses,
de dire que le non-être est en quelque façon, sous un certain rapport, et que simplement qu'elles ne sont pas exactement ce qu'elles manifestent. Le
l'être, aussi, n'est pas d'une certaine façon (to te mè on hôs esti kata ti kai 'fron-l:taIlt apparaît donc pour rendre raison des multiples participants aux
to on au palin hôs ouk esti pèi). Formes, tous ces sensibles qui sont et ne sont pas, tout à la fois, ce qu'ils sont.
_ Théét. : Il semble que, dans nos discours, ce soit bien sur une question même, dans le Sophi:te, c'est en faisant appel à la production d'eidôla, de
de ce genre qu'il faut combattre. (239d), que l'Etranger découvre la place du non-étant et sa fonction
_ I.:Étr. : Oui, comment cela ne sera-t-ilpas visible même, comme on dit, l'oIJPc,sition à l'être et à l'identité.
pour un aveugle? Tant qu'une telle réfotation ou une telle démonstration
n'auront pas été faites, [241 el on n'aura pas loisir de parler de discours ou
de jugements faux, ni de simulacres, d'images, d'imitations ou d'illusions, et le multiple
pas plus que des arts qui les ont pour objets, sans prêter à rire en étant obligé
à dire des choses contradictoires!. La reconnaissance de l'existence du non-être dans le Sophiste n'est pas un
de force ou une nouveauté radicale pour Platon. Le Parménide pose
La mise à l'épreuve de la thèse de Parménide n'est pas sa réfutation.
que la réalité n'est pas concevable sans une altérité par quoi chaque chose
non-être et l'être dont parle par la suite Platon ne sont plus les contI'adjctoit'e~
d'avec elle-même presque autant qu'elle diffère des autres choses. À ne
de Parménide. Car l'être aussi en quelque façon n'est pas: il participe à
l'être que dans une pureté indifférenciée, sans parties ni diversité, la
et au mouvement. Cette participation de l'être à l'altérité permet sadittracti'JI1
,hilosophie ne penserait ultimement qu'un terme synonyme d'un non-être
en formes distinctes que la dialectique a pour savoir de discriminer (253e).
üi-mêmeindistinct et ineffable. Les Idées pour Platon, alors même qu'elles sont
non-être du Sophiste a donc une fonction positive qui n'est pas seulement
de toute réalité, l'être qui soutient le devenir phénoménal du sensible,
rendre compte de l'erreur ou de l'opinion incertaine.
Idées, précisons-le, ont chacune une certaine composition et peuvent se
Tel était assurément le cas du non-être dans la République où Platon eIl'1lS'ŒeaIl
q:teJlangeI selon des rapports que la dialectique met en évidence. Telle est l'une
déjà le sensible comme ce qui n'est pas d'une certaine façon et l'opinion
leçons du Parménide.
ce qui en prend connaissance:
Ce dialogue qui commence par soulever les apories de la théorie de la partici-
N'avons-nous pas dit précédemment que, si nous trouvions quelque chose se poursuit en envisageant les liaisons possibles des concepts d'unité et de
qui fût et ne fût pas, cette chose tiendrait le milieu entre l'être pur (tau
'mram:e . Peut-on penser une unité radicale qui ferait abstraction du multiple?
eilikrinôs ontos) et le non-hre absolu (tau pantôs mè ontos), et qu'elle
avoir en vue une multiplicité pure qui ne connaîtrait aucune partici-
ne serait l'objet ni de la science, ni de l'ignorance, mais d'une faculté qui
apparaîtrait entre l'ignorance et la science? [...] Il nous reste à trouver, ce à l'unité? Nous ne retiendrons des patientes et complexes analyses de
semble, ce qui participe à la fois de l'être et du non-être (ta amphotérôn que ce qui peut éclairer la question de l'être et du non-être. Une chose
metekhon tau einai te kai mè einai) et qui n'est, à proprement parler, ni sûre, dès les premiers dialogues, le disciple de Socrate a souligné l'unité de
l'être ni le non-être purs2 • . face à la pluralité sensible et ses tentatives célèbres de définitions
Socrate indique aussitôt que telles sont les choses sensibles, les choses m'M',-roque la vertu? qu'est-ce que le beau, la piété ou le courage ?) montrent
par exemple, qui sont belles et ne sont pas belles par des aspects différents. recherche de l'essence ne peut qu'être la recherche d'une certaine unité:
sensible ne participe pas en effet de façon totale et accomplie à l'iIltelllig,ibl< pas un « essaim de vertus )} (Ménon, 72a), mais « la » vertu. L'être d'une
qui le fonde. Même Socrate n'est que" le plus sage et le plus juste» entre pour reprendre l'image que Socrate développe, ne se laisse pas saisir
ceux de son temps (Phédon, 118a). Il n'est pas la sagesse ou la justice en soi regar~ant ~oltiger ces insectes mellifiques, la pluralité de l'essaim suppose
n'en est qu'une image, très belle cerres, très fidèle au modèle intelligible, 1ufllte de chaque abeille: or, cette unité organique n'est possible qu'en
nécessairement distincte, en tant qu'imitation, de la Forme imitée. Le tp:ltticiIJaIlt» à l'essence de l'abeille, l'abeille en-soi dont l'apiculteur pourrait

Cr~~le, 432d, trad. L. Méridier. Voir également République, X, 597ale lit peint qui ressemble
1. Nous traduisons. au It « sans l'être » (toiouton hoion to on on de ou),
2. République, V, 478d-e, trad. E. Chambry.
,f',,,",,tre 7. l'être et le non-être selon Platon 141
140
vérité même! - Mais est-il un moyen d avoir part à l'Être, autrement que
parler avec droiture, lui qui en prend soin. Dire l'être, c'est dire ce qui
sous l'un de ces r,,;pports ? - Aucun moyen! - En nulle foçon ! donc, l'Un
constant, commun et partagé, même si concrètement l'être devenu sensible n'a pas part à l'Etre (oudamôs ara to hen ousias metekhei'),
changeant et particulier. Les abeilles diffèrent entre elles par des traits qui
sont pas leur essence propre (72b), Il est donc certain que la question de Ce texte affirme clairement qu'« avoir part à l'être )) c'est avoir part au temps;
n'est pas étrangère à l'enquête sur l'être: nous pourrions dire, il y a précisémenr, il y a un double rapport au temps: soit pour l'intelligible
plus d'être qu'il y a plus d'unité et c'est bien le souci du Platon politique donc pour ce qui est une participation au présent, soit pour le sensible une
cherche tout ce par quoi la Cité juste pourra accomplir son essence en ayant ipà:rticiF,"tiion au futur et au passé. Selon ce texte du Parménide, « avoir été )),
maximum d'uniré possible (voir la République V, 462a-e sur l'unité idéale de « arriver dans l'avenir )) sont des modalités du rapport à l'être, ce n'est pas
Cité), Cette unité de la Cité qui, d'une certaine façon, se réciproque avec {( il est ») au sens strict, mais c'est dans un cas, avoir rencontré la présence
être ne va pas toutefois sans une diversité que Platon détaille dans laRé,Dul~lùlUe donc une certaine forme d'être, dans l'autre attendre une actualisation
quand il est question des différentes « parties Il de la Cité, et plus encore pClSsible. Le passé et le futur ne sonr pas ici synonymes de non-être, et l'Un qui
les Lois où le nombre de foyers est fixé à 5040 (voir livre V, 737c sq,), {( aucune part au temps )) ne peut participer à r être. La proposition sous-
ne cherche donc nullement à fuir le multiple, mais il en fixe les limites et enterLduLe implique un lien essentiel de l'êrre et de la présence, soit disparue,
~ùiit actLlellle, soit à venir, Les élections présidentielles de mai 2012 en France ne
détermine la structure.
)) pas encore au moment où est écrit ce texte, mais tout le monde y pense
encolmptarltbien qu'elles auront lieu, Lintelligible, c'est ce qui a toujours lieu,
1: être et le temps le « lieu intelligible Il dont parle la République (livre VI, 508c2), l'éter-
Les rapports de l'un er du multiple, ou de l'identité et de l'altérité fieilenneIlt présent. Le temps compris comme flux et comme instabilité d'un
que les présente le Parménide se déploient dans ce que la tradition a nO>ffiII1i~ rrrLaIIlIenam ») disparaissant n'est dans ces conditions qu'une « image mobile

« neuf hypothèses Il où le philosophe cherche tour à tour les conséquences l'érernité Il selon les termes du Timée (37d), Le mouvement et le repos, avec
prémisses différentes (si l'Un' est, qu'en est-il pour lui? pour les Autres? . et l'altérité, sont aux côtés de l'être, les « genres suprêmes» que le
l'Un n'est pas qu'en est-il pour les Autres? et ainsi de suite), Dans la pnlmi.èrè. 'iobhiste propose comme condition de tout discours et de toute pensée (249d-
hypothèse (137c-142a), l'unité est tellement dépouillée de diversité, étr:ang;ère , Ce repos (stasis) correspond dans l'ordre de l'être à l'identité dans l'ordre
à toute forme de pluralité qu'elle bascule, si l'on peut dire, dans le non-être, raisonnement. Heidegger, dans son magistral commentaire du dialogue,
point de vue sur l'Un est précisé ainsi: «Ce qu'il faut, ce n'est pas en lumière le lien fondamental entre l'être et le repos:
c'est "un" qu'il faut qu'il soit. - C'est ce qu'il faut! - Ni donc il ne sera Il ya tout lieu de penser que la stasis (le repos) n'estpas un concept arbi-
Tout, ni il n'aura de parties, si c'est un qu'est l'Un Il (137d), N'ayant pas trairement choisi, comme conceptfoisant simplementpendantformellement
parties, ni de division en lui, l'Un ne sera ni dans l'espace, ni en repos; ni , à la kinèsis (au mouvement), mais que la stasis se manifeste, à y regarder
de plus près, comme la déterminité apriorique de l'étant lui-m~me, cette
mouvement, ni affecté par le temps (car être l'Un avant, puis l'Un après,
déterminité qui le rend susceptible d' ~tre découvert par le legein (la parole,
déjà lui accorder une multiplicité d'états), Un texte décisif pour la question le dire), c'est-à-dire qui rend possible la connaissance, Car stasis ne signifie
l'être chez Platon, indique clairement le lien entre l'être et le temps: rien d'autre que aei on) le toujours étant, le constant, en sorte qu'à présent
Il « était », il « a été », il « vint à être », n'est-ce pas au temps que ces où nous proposons une interprétation, nous ne traduirons plus stasis par
termes semblent signifier une participation, au temps qui a été ? - Bien « repos» mais par: « lt! constancè ». Vous voyez ainsi quavec ce phénomène
sûr ! _ Eh quoi? il « sera », il « viendra à être », il « deviendra », ne se de la constance, du toujours, cest en fait, encore qu'implicitement, mais
rapportent-ils pas au temps à venir, au futur? - Oui, - Et quant à « il quant à la chose m~me, le phénomène du temps qui surgit pour Platon,
est », il « vient à être», nest-ce pas au présent? - Parfaitement. -.Si comme phénomène déterminant l'étant dans son être: la présence, parousia
donc l'Un en aucune foçon n'a part à aucun temps, ni dans le passé il n'a dontousia est bien souvent l'aphérèse 2 ,
été, ne vint à être ou n'était; ni dans le présent, il ne vient à être ou n'est;
ni dans l'avenir il ne viendra à être, ne deviendra ou ne sera. - C'est la
Parménide, 141d-e, trad. J. Moreau.

1. Par convention, l'objet des hypothèses est écrit avec une majuscule, l'Un, opposé
Heidegger, Platon.' Le Sophiste, trad. J.-F. Courtine et alii Paris Gallimard 2001
p,546, " "
Autres.
142 <(::I~apitrt 7. ['être et le non-être selon Platon 143

L'être de l'Idée est donc une présence totale et perdurante, et non pas une « de tout ce qu'ils voyaient là-bas }), c'est-à-dire aussi des illusions, des
poralité abstraite ou une éternité transcendante au monde. Comme l'cv'lumce promenés le long du petit mur, comme des ombres (514b) : pas d'ombre
du monde qui, pour Platon et Aristote est éternellement offerte aux yeux lumière, pas de mensonge sans vérité. Le déploiement des différents sens
hommes mortels, l'évidence de l'Idée ne change ni ne passe. L être stable l'être et de la connaissance pour Platon (Idées, science, objets fabriqués,
l'Idée demeure visible à l'âme des hommes, comme le Soleil s'offre toujours 0lJiniorLs, sensations, ombres et reflets) sentacine dans un principe figuré par
nos yeux. L être selon Platon n'est pas hypostasié dans un " monde intelligible soleil et nommé plus proprement le Bien.
dont le temps serait exclu et la pluralité abolie ' . La célèbre" allégorie de Il est plus facile, dans l'analyse de cette Idée extraordinaire, de dire sa
Caverne2 » ne décrit pas le passage d'un monde à un autre, mais la découverl:e, que sa nature. Socrate explique en effet: « C'est précisément en
au sein du même univers, de régions différentes. n'COU""1ll à cette nature que toute action juste ou autre action analogue en
.viiennerlt à rendre service et à être utiles" (505a) alors que, ayant avancé dans
exposé, en parlant de ce qui est intelligible, il fait remarquer à Glaucon :
Au-delà de l'être: le Bien et le Mal
Pour les connaissables, ce n'est pas seulement, disons-le, d'être connus qu'ils
Sans entrer dans le détail de ce texte inépuisable, arrêtons-nous sur ce qui .,d.oÎ1rer1t au Bien, mais de lui ils reçoivent en outre et l'existence et l'essence
fonde la connaissance de l'être, depuis les réalités elles-mêmes jusqu'aux ombres, einai te kai ten ousian), quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu'il soit
qui sont inconsistantes et ne participent plus à l'être que de façon lalGtclma-, :. <llCU'C au-delà de l'essence (epekeina tès ousias), surpassant celle-ci en dignité
tique, le Bien. La réalité la plus haute que le prisonnier délivré, autrement dit en pouvoir » (50%).
le philosophe, peut contempler est le soleil qui correspond à ce que le livre VI Le Bien est ce par quoi l'utile voit le jour, il est l'horizon du ptofitable et de
a appelé" l'idée du Bien» (505a2) : l'a'"nLta!~eUx, notions qui reviennent inlassablement dans les dialogues de Platon
expliquer les rapports de la science et la vertu. Les Idées ou Formes ne sont
Finalement, ce serait, je pense, le soleil qu'il serait capable dès lors de
regarder, non pas réfléchi sur la surfoce de l'eau, pas davantage l'apparence seulement des modèles qui permettent la cohérence et la relative stabilité
du soleil en une place où il n'estpas, mais le soleillui-mJme dans le lieu qui sensibles qui y participent, elles sont ce qui est intentionnellement visé dans
est le sien; bref, de le contempler tel qu'il est. - Nécessairement! dit-il. pratique ou dans la parole scientifique. Le mathématicien utilise l'Idée
_ Après quoi, il forait désormais à son sujet le raisonnement que, lui qui égal en soi (Phédon, 74b-75b) comme le paysan manie avec art sa serpette
produit les saisons et les années, lui qui a le gouvernement de toutes choses connaissant l'" oeuvre propre» qui est liée à sa nature (République, l, 352a).
qui existent dans le lieu visible, il est aussi la cause, en quelque manière,
Bien n'est donc pas une Idée comme une autre, il est présent dès que l'utilité
de tout ce que, eux, ils voyaient là-ba?>.
donc la relation existent, en ce sens il est le « lien )} universel par lequel le
Le soleil est la condition de possibilité de la vie sur la Terre, ce dont la , (N1.on,1e a son ordre et sa beauté, aussi bien dans sa dimension sensible (la Nature)
Nature tout entière dépend; mais pas seulement des réalités que l'homme dans l'ordre intelligible (la Science)'. Il est dit « au-delà de l'essence » :
délivré a pu découvrir hors de la caverne, à l'air libre, tout aussi bien, il est la affirmer, que, ne relevant pas de l'être, il relève du non-être? Plotin le
ouvrant la voie à ce qu'il est convenu d'appeler la« théologie négative2 »;
1. Heidegger note: « Il faut se désaccoutumer de plaquer sur la philosophie . Platon, lui, ne l'affirme nulle part. Le Bien transcende, certes, les autres Idées,
l'horizon scolaire, comme s'il y avait chez Platon dans une case la sensibilité, et dans l'autre
il a bel et bien encore le statut d'Idée. La doctrine platonicienne de l'êtte
le suprasensible ), op. dt. p. 547. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre
étude La Mesure de l'humain selon Platon, Paris, Vrin, 2002, chap. 4 « L'unicité du monde )~, ainsi à son sommet l'éthique, l'être étant inséparable du devoir-être.
p.57-70. . même que l'être et la vérité sont au plus près de cette Idée éminente, de la
2. Nous préférons parler d'« allégorie Il plutôt que de « mythe 1) à propos de la Caverne, car 1Î
s'agit d'illustrer point par point une argumentation philosophique et non pas d'indiquer façon le mal et sa forme paradigmatique selon Platon, l'injustice, font
une possibilité qui dépasse le logos philosophique, comme dans les récits eschatologiques. vers le non-être, l'inconsistant et le vain. Ayant souligné qu'une « cité,
Les nombreux mythes chez Platon envisagent la destinée de l'âme et comportent un élément
religieux plus ou moins important (même dans le mythe d'Aristophane dans le Banquet,
il est question de Zeus), élément qui est totalement absent du début du livre VII de
République). On lira sur ces mythes deux ouvrages importants, Luc Brisson, Platon, Pour l'idée selon laquelle le Bien est un « lien» universel, on lira le chapitre de Danielle
Mots et les mythes, Paris, Maspero, 1982 et Karl Reinhardt, Les Mythes de Platon, Montet, «Les obligations du bien: beauté, proportion, vérité», dans Les Traits de l'hre,
trad. A.-S. Reineke, Paris, Gallimard, 2007. Grenoble, Millon, 1990, p. 137-158.
3. République, VII, 516b-c, trad. L. Robin. Ennéades. VI, 9 [9]. 3, 36-39.
144 Chapitre 7. L'être et le non-être selon Platon 145

une armée, une bande de brigands ou de voleurs }) ont besoin de respecter une une nouvelle notion, promise à un riche avenir dans la philosophie ancienne,
certaine forme de justice pour arriver à leurs fins mauvaises, Socrate conclut: notamment stoïcienne, la notion d' hexis, la disposition ou la manière d'êtrel .
« Ceux qui sont des méchants complets et des injustes en perfection sont, en pour prouver l'existence du dieu organisateur de l'univers, le livre X des Lois
perfection aussi, incapables d'agir» (352c). De cette inconsistance radicale, qui " différentes espèces de mouvements en privilégiant le mouvement qui
n'est pas reliée au Bien, la Caverne ne dit rien; elle n'évoque pas le noir totat se meut lui-même qui est celui de l'âme. Mais ce mouvement auto-moteur n'est
mais les ombres en mouvement sur la paroi qui fait face aux hommes. Car efficient que dans la mesure où les corps se constituent selon des combinaisons
l'analogie entre le Soleil et la vision et le Bien et la pensée a ses limites: si, là où d}éléments premiers, présentés dans le Timée comme les quatre éléments, le feu,
la lumière est totalement absente, l'œil voit encore l'obscurité, là où la puissance l'air, l'eau et la terre. Sans reprendre le détail de cette physique platonicienne,
1
discriminante du Bien n'agit pas, la pensée, ne pensant rien, disparaît • lisons cependant le passage où Platon présente les mouvements concernant les
Pour penser ce que Platon a voulu dire du non-être absolu, de ce néant réalités sensibles et leur mode d'existence:
radical que le Sophiste interdit au discours philosophique, c'est sans doute la fin Dans leurs rencontres mutuelles, ou bien elles [les choses en mouvement]
du Parménide qu'il faut lire, dans cette ultime hypothèse où Platon fait parler se div~sent en, s~ heurtant à d'autres, imr:zobiles, ou bien, venant de points
Parménide pour évoquer ce qu'il en est, pour les Autres, quand l'Un n'est pas: opposes, se penetrent mutuellement et s intercalent les unes aux autres de
flço,n à foire un composé commun. - En effit, j'entends bien cela tel que
Si, par conséquent, il ny a pas de Un (hen ara ei mè esti), les autres
tu l expltques. - Or, en se composant, elles s'accroissent et, se divisant) elles
choses ne sont, ni en réalité, ni pour l'opinion, pas plus un que plusieurs. décroissent aussi lo~gtemps qu'elles gardent leur constitution {hexis}, si elles
_ Non, vraisemblablement! - Ni non plus, par conséquent, semblables
la perdent, dans 1 un et l'autre cas, elles périssen!. Quant à leur généra-
ou dissemblables. - Non, en effit ! - Pas davantage, assurément, iden-
ttO~, dans quel ca:, pour toutes se produit-elle? Evidemment lorsque leur
tiques ou difftrentes, ni non plus contiguës ou à part; et toutes les autres
prmczpe) ayant przs son premier accroissement) en vient à son second stade
puis, de là, au stade suivant, jusqu'à ce que parvenu à trois, il soit deven~
affections précédemment énumérées dont nous leur accordions l'apparence,
elles n'en ont, les autres choses, ni la réalité, ni l'apparence (oute ti esti
sensible pour tout être doué de sensation. C'est par de telles transformations
oute phainetai), dans l'hypothèse où il ny a pas de Un. - C'est vrai!
et transpositions que toute chose s'engendre,' elle se trouve exister réellement
_ Par conséquent, en résumé, si nous disions que, dans l'hypothèse où il
(estin de ontôs on) tant qu'elle persiste en sa constitution, mais, dès qu'elle
ny a pas d'Un, rien n'est, n'est-ce pas à juste titre que nous le dirions?- passe dans une autre, elle périt totalemenf2.
Parfaitement, bien sûr2 !
Nous avons souligné la proposition décisive pour notre propos, l'affirmation
Toutes les déterminations que le discours déploie et qui permettent
la plénitude ontologique d'une réalité sensible par la triple flexion du verbe
l'homme de penser le monde selon les Formes intelligibles ne sont possibles
: estin de ontôs on. Si la notion d' hexis appara!t peu dans l'oeuvre de Platon
que par la permanence, au cœur de tout divers, d'une certaine unité. L'être,
les Lois, elle se trouve toutefois dans le Sophiste pour penser la partici-
et le non-être ne peuvent s'articuler que grâce à la puissance identifiante et
de l'âme à la Justice en soi :
constituante de l'unité.
, N'est-ce pas par la possession (hexei) de la justice et par la présence
:n elle de celle-ct, que chacune de ces dmes [celles qui sont justes] vient à
La disposition et l'incorporel Iftre de cette sorte, et de la sorte opposée, par la possession et la présence des
, qualités opposées3 ?
Cette unité de chaque réalité sensible qui fait qu'elle existe et se m;linltient
dans son être malgré le flux perpétuel du devenir, les Lois la présentent à trover's C'est donc la participation stable, voire permanente, de l'âme à l'Idée de
qui fait qu'elle peut être dite juste. Avoir une qualité sur le mode de
1. Nous suivons ici les analyses de Monique Dixsaut, « ranalogie intenable » [1993], dans
Platon et la question de la pensée, Paris, Vrin, 2000, p. 121~151 et notamment p. 139:«
lumière peut en effet nous faire sortir des ténèbres, de la nuit noire, et ses variations ~~ir, ~u tome II des Stoicorum Veterum Fragmenta réunis par von Arnim, les fragments de
tensité déterminent des variations de clarté dans la vision. I.:Idée du Bien nous fait .ryslppe numéros 368, 369, 393, 403, 474, 540 et 714 notamment.
non pas de l'ignorance totale, mais de l'opinion. Elle ne nous fait pas passer d~un rien ~:' X, 893e~894.a, t~ad. A. ~iès, légèrement modifiée. Sur ce texte on lira J. B. Skemp,
pensée à une pensée pure, mais d'un "faiblement" connaitre à un penser parfaitement. 7heory ofMotton m P~ato ~ ~ater r;!alog~es [1942], Cambridge, University Press, 1967,
Bien ne fait pas sortir du néant ou de l'absolue ignorance mais de l'opinion.» P. 9[9[-100 et G. Naddaf, L Ortgme et 1 evolutton du concept grec de phusis, Lampeter Edwin
2. Parménide, 166a7~c2, trad. J. Moreau (Paris, Gallimard, ({ Bibliothèque de la Pléiade Mle en Press, 1992, p. 494-498. '
p.255).
Sophiste, 247a, trad. L. Robin.
146

l' hexis, c'est participer droitement et de façon constante à une Forme in1:ellIgihlé
Les Lois assurément ne rappellent pas explicitement la théorie de la
pation, mais indiquent nettement que la génération par laquelle une
devient ce qu'elle est véritablement est la possession d'une certaine « mm'er,
cl' être1 » constitutive.
Dans la présentation de la page 246 du Sophiste où les « amis des i'orroe,~:
sont opposés de façon quasiment théâtrale aux « Fils de la Terre », Platon
un ultime « trait de l'être)} qui a eu une importante postérité, notamment
le débat de Plotin et des stoïciens2 , les Formes intelligibles sont dites «
porelles » : « Leurs adversaires [ceux qui définissent « le corps et l'exiist,:nc<
(ousia) comme identiques »] en cette dispute se tiennent soigneusement sur
gardes, et c'est du haut de quelque région invisible qu'ils se défendent,
pour établir que certaines formes intelligibles et incorporelles sont l'elds1:en'é'
véritable (alèthinè ousia) » (246b, trad. A. Diès). Et l'on peut lire égalerr,enf
dans le Politique: « On doit s'exercer à être capable, pour chaque chose,
donner et d'en recevoir une justification rationnelle: il n'y a en effet que Troisième
parole, à l'exclusion de tout autre moyen, pour donner des réalités inc:oqpOI'ell,,,
qui sont les plus belles et les plus importantes, une représentation nr;,o;,,,'"
(286a, trad. L Robin), La doctrine platonicienne de l'être est inséparable La langue de la cité
la dialectique, de la science du logos droit qui manifeste la réalité vé:titotblè
Le terme asômaton, « incorporel » ne désigne les Formes que dans ces
dialogues tardifs 3, comme si Platon y avait vu la quintessence de ce qu'il
C'est à des hommes que nous parlons, et non pas à des dieux . ..
toujours en parlant de l'étant véritable: l'immuable, l'intelligible, ce qui
stable et solide par opposition aux corps qui sont intrinsèquement com!los:è Lois, 732e
sensibles, pris dans le flux du devenir. Les réalités les plus importantes
pensées comme « in-corporelles », par une différence donc, par ce qu'elles
sont pas, plus que par leurs propriétés. Tel est le travail du logos, de dire
fois l'être et le non-être, l'identité et la différence.

1. C'est ainsi qu'Anissa Castel~Bouchouchi traduit le terme hexis en 894a7, dans Platon.
Lois. Paris, Gallimard, 1997, p. 208.
2. Les stoïciens, comme tous les nominalistes ultérieurs, considèrent les Idées de YJato[(ÇO'ffio
des réalités inconsistantes: « Ils disent que les concepts ne sont ni des "q,"el,qu,,,-,:hose
ni des "qualifiés", mais des phantasmes fabriqués par l'âme, qui sont des "qllaSi-quelqu
choses" et des "quasi~qualifiés". Ce sont là, disent-ils, les choses que les anciens phiilos,opl
appelaient Idées [...J. Les philosophes stoïciens disent qu'il n'existe pas d'Idées)
136 " SVP, 1, 65, A, Long et D. Sedley, 30A, trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin,
Philosophes hellénistiques, Il, Paris, CF, 1987, p. 51). L'être pour les stoïciens, c'est
ment le corporel. Plotin critique cette doctrine dans son traité Sur les genres de l'être
VI, 1[42], 25-30),
3. Une autre occurrence du terme (quatre en tout chez Platon, la quatrième est également
le Sophiste en 247dl) se trouve dans le Phédon (85e5) dans la bouche de Simmias,
s'agit là d'un passage critique qui n'attribue pas positivement l'incorporéité aux
8

La théorie platonicienne
de la motivation humaine
John Cooper*

Chacun sait que dans la République Platon propose la théorie selon laquelle
est composée de trois parties indépendantes (la raison, le « cœUf )} - ou
irascible - et l'appétit, pour les désigner selon la façon habituelle). A
de cette théorie, Platon rend compte des vertus humaines; chacune des
parties de l'âme a un rôle spécifique à jouer dans la vie d'un être humain,
pour nous la vertu consiste en ceci que chacune de ces parties de l'âme
son propre rôle pleinement et en harmonie avec les autres. Ainsi, selon la
?ép'ub,li~'ue, la vertu humaine, prise comme un tout, est un ensemble complexe
relations entre trois composants psychologiques distincts, chacun de ces
oarnp'Dsants ayant sa propre contribution essentielle à apporter.
Or cette théorie de la vertu diffère nettement de la théorie socratique que
trouve exposée, par exemple, dans le Protagoras l , Selon la théorie socratique,

Nous remercions J. Cooper d'avoir accepté la reprise de cet article, et 1. Brisson pour en
avoir revu la première traduction qu'il avait faite pour la Revue philosophique de la France
et de l'étranger, oct.-déc. 1991, 4.
En désignant par le terme « socratique)) la conception de la vertu défendue par le person-
nage de Socrate dans les premiers dialogues de Platon, je me conforme à la pratique devenue
conventionnelle parmi les universitaires, et considère que l'essentiel des opinions de ce
personnage peut être attribué au Socrate historique. Les conventions ont leurs dangers,
et celle-ci ne mérite certes pas d'être adoptée avec aussi peu de recul critique qu'on le fait
souvent (pour une argumentation récente en sa faveur, cf W. C. K. Guthrie, A History of
Greek Phi/osophy, vol. III, Cambridge, 1969, p. 349-355). À ce propos il est bon de noter
qu'Aristote, bien qu'ayant évidemment disposé de témoignages que nous avons aujourd'hui
perdus (la tradition orale, mais aussi les écrits d'Antisthène, d'Eschine et d'autres socra-
"tiques), attribue sans équivoque à Socrate les mêmes opinions sur la vertu que celles que
voit défendues par le personnage de Socrate dans les premiers dialogues platoniciens
(voir notamment MM, l 1, 1182 a 15-23; aussi, MM, l,20, 1190 b 28-32; 1198 a 10-12;
150 8. La théorie platonicienne de la motivation humaine 151

la vertu est essentiellement une propriété de l'intellect; peu importe de la vertu l . Même les platonisants, qui, pris comme groupe, ne se
autres parties l'âme pourrait avoir. pas par leur sensibilité aux erreurs de Platon, reconnaissent parfois
Que Platon rejette délibérément cette théorie socratique dans la J(e,Pul)ii~rll, ,reml,arras devant cette partie de la théorie platonicienne 2 • Et il n'est certes
cela est aujourd'hui une idée admise, et la plupart des lecteurs PhllOSO])he ;TaCHCL,e '.c,"'·" à l'impression que partage tout étudiant de première année
sont sans aucun doute d'accord pour voir dans la théorie de la Képu,lylitl' ~nQOue: platon a soutenu qu'il y avait trois parties dans l'âme humaine parce
une amélioration réelle. Même si la connaissance est en elle-même le l'ltava.ll besoin qu'il y en ait trois, à seule fin de développer l'argument qu'il
réel de l'action, comme Socrate l'avait soutenu, de façon évidente mais au début du second livre de la République. Supposant que la justice dans
·sans obscurités, 11 existe sûrement aussi d'autres facteurs de motivation; est identique à la justice chez l'individu, et ayant soutenu de manière
vertueux doit donc en partie consister à mettre ces autres facteurs, quels lâclsil,1e que dans l'État la justice requiert que l'on reconnaisse l'existence de
puissent être, dans telle ou telle disposition particulière. Après tout, classes séparées de citoyens, apportant chacune une contribution propre
acceptera l'idée qu'être vertueux c'est avoir ses attitudes et ses di,sp()sitia'l\ rbllen-ëltre de la société, Platon est de ce fait conduit à admettre l'existence
pratiques structurées d'une manière spéciale - quoi qu'il en soit de l'âme de trois parties distinctes, lesquelles correspondent aux trois classes
qui détermine les actions du sujet et les façons d'agir vers lesquelles société et assument des fonctions différentes pour réaliser la justice, dans
est porté. Les attitudes pratiques du sujet vertueux doivent être telles de l'individu. Platon ne fait-il alors qu'adapter de force les données de
produisent toujours, dans des circonstances données, la (ou une) P''Yc:hc,log,e humaine à des conceptions théoriques préexistantes, issues
vertueuse et droite. Et si ce ne sont pas seulement les pensées d'un llHllVIOlI autre argumentation ? Ou donne-t-il en fin de compte des raisons
sur ce qui est bien et mal, mais aussi les manières qu'il a de sentir les 1ê!<;pe:ndlanltes et fortes d'adopter cette théorie de la tripartition de l'âme,
(que ces manières soient ou non, en même temps, des manières qu'il a de .e.'""v'" fondées sur une réflexion impartiale menée sur des faits relatifs à
penser) qui constituent ses attitudes pratiques, attitudes qui influencent la ihdivi<1ualltté humaine?
dont cet individu est porté à agir, il est bien évident que la vertu est une cet essai, je voudrais montrer qu'une fois correctement comprise,
bien plus complète que ne le disait la théorie socratique. La vertu doit en ·th,éorie de Platon propose, de manière subtile et intéressante, des faits
inclure non seulement une pensée bien informée et correcte sur ce qui est
et mal pour une personne, mais aussi des états définis de sentiments à
'''''''' "n"",,, (EN, 113, II 5-6) décrit la vertu « de caractère») comme la conformité parfaite
de ce bien et de ce mal. Dans cette perspective, la théorie de la République la raison d'un côté et le désir non rationnel de l'autre. Il ne dit rien dans ce contexte
Platon peut être considérée comme une étape dans la progression menant différences qui peuvent exister entre diverses sortes de désirs non rationnels. Ailleurs
sa doctrine éthique, cependant, Aristote maintient effectivement les distinctions qui
rationalisme socratique à la théorie aristotélicienne où la vertu morale est Platon à considérer l'âme humaine comme dotée de trois parties. De façon
mélange de raison et de désir. Chez Aristote, la raison détient la vérité sur ,>t,"bitu~ll" il distingue dans !'orexis (le désir) trois sous-parties, boulèsis, thumoset epithumia
de An" II 3, 414 b 2, III 9, 432 b 3-7; de Motu, 6,700 b 22; EE, II 7, 1223 a 26-27,
buts de la vie et la manière de les atteindre; tandis que le désir donne corps 1225 b 25-26 ; MM, 1 12, 1187 b 36-37), et il rapporte la première à la raison elle-
ces vérités; ainsi, l'être humain veut le plus souvent les choses dont la (de An., 432 b 5, 433 a 23-25 ; Top., IV 5, 126 a 13), tandis que les deux dernières
,,---' -". de;< l'élément non rationnel ) (de An., 432 b 6). Ainsi Aristote soutient-il (comme
indique qu'elles sont dignes d'être recherchées. , voir ci-dessous) que la raison possède une espèce particulière de désir qui lui est
Ce tableau, bien que je le croie correct en lui-même, laisse de côté propre, et il distribue les désirs non rationnels dans les deux mêmes classes que Platon avait
""admises. Le fait qu'il accepte la doctrine platonicienne suivant laquelle il y a trois sortes
conception détaillée que Platon avait du facteur qui motive l'action nUlll'HlI.e, de désirs entraîne des conséquences importantes, bien que souvent mal appréciées, pour sa
I:idée de Platon selon laquelle il y a trois parties de l'âme est traitée psychologie morale, comme on peut le constater par exemple dans le concept aristotélicien
de proairesis (décision, choix rationnel) ; EE, II 10 fait apparaître (voir 1226 b 2-45, 1227
une bizarrerie sans intérêt, qu'Aristote fut bien avisé d'omettre de sa
""a 3-5), au contraire de EN, III 2-3, que l'orexis qui est selon Aristote une composante de
la.pro'a;'·"i, est une bou/èsis, c'est-a-dire un désir appartenant à la raison elle-même, et non

EN, VI 13, 1144 b 17-21,28-30; III 8, 111648 b 3-5 ; EE, 1 5,1216 b 3-8) ; et on
également en EE, VII 2, 1145 b 14-17 des expressions qui reprennent celles du nu'"X"'
'pass,, n'importe quelle sorte de désir rationnel. (J. Burnet, qui, semble-t-il, se fonde sur ce
de EE, attribue cette opinion, de façon correcte à mon avis, à Aristote dans l'EN
dit-il en commentant EN, III 3, est « l'élément appétitif dans la proairesis»,
(voir 352b8-c2) et invitent fortement à penser qu'Aristote, au moins dans
s'appuyait directement sur les dialogues de Platon pour construire son interp,rétatir>n :>;~~~~~:;:'~f~~::~:iLond"s, 1900, p. 109, 131, 132.)
Penner, « Thought and DesÏte in Plato »), dans G. Vlastos, Plato, II,
opinions du Socrate h!storique. Ai~si la façon dont Aristot,e par.le ~e Socrate ., 1971, p. 111-113; aussi W. Hardie, A Study in Plato, Oxford, 1936, p. 142-143,
justesse de la conventlOn en questIon, quelques doutes qu on aIt d abord pu aVOIr a èt F. M. Cornford, ,( Psychology and Social Structure in the Repubtic », Classical Quarterly
sujet. 6, 1912, 262-264.
1··Lr. . . . L ..

Chapitre 8. La théorie platonicienne de la motivation humaine 153


152

incontestables sur la psychologie de la motivation humaine, et que cette théorie La théorie de Platon selon laquelle il y a trois parties dans l'âme est, en gros,
rend compte, mieux que ne peuvent le faire d'autres théories postérieures, de la théorie selon laquelle il y a trois déterminants psychologiques du choix et
certains traits fondamentaux des êtres humains. Certes on ne saurait nier que de l'action volontaire.
la manière dont Platon coupe en morceaux les différentes formes de motivation Or on dispose d'une théorie moderne bien connue, qui remonte à Hobbes l ,
hu'maine ne paraisse à première vue assez primitive, et de toute façon bien selon laquelle les actes d'une personne sont le produit conjoint des croyances et
étrangère à notre façon de penser, mais cette façon de faire a en elle-même des désirs (pertinents) que cette personne entretient et de rien d'autre. Au désir
une forte raison d'être, qui mérite examen. Il y a, en fait, tout lieu de penser de fournir la force motrice originelle et à la croyance de donner une information
que pour Platon, en dépit de l'ordre d'exposition adopté, l'idée selon laquelle factuelle sur la manière dont il faut agir pour satisfaire le désir. Selon cette
la justice requiert trois classes sociales distinctes s'appuie sur la conception théorie, il y a donc deux sortes de déterminants de l'action : la croyance et le
l désir. r:un (le désir) est la source exclusive de motivation, tandis que l'autre
selon laquelle il y a trois parties indépendantes dans l' âme , plut6t qu'elle ne
l'appuie. C'est la théorie psychologique que Platon considérait comme mieux (la croyance) n'apporte qu'une information sur les faits et ne fournit aucune
ancrée dans les faits. Si cela est vrai, il faut alors, en restituant l'argumentation impulsion supplémentaire à agir. La ressemblance apparente entre cette théorie
de la République, donner la place d'honneur à la théorie psychologique. et celle de Platon est trompeuse. Car dans la théorie de Platon (comme du
:reste chez Aristote), la division fondamentale se situe, en un sens, entre d'un
cÔté, la raison (to logistikon, littéralement « la partie calculatrice ») et d'un
II. autre côté, l'appétit et le « cœur » pris ensemble. Certes, puisqu'à la raison est
Il est évident que la question « combien l'âme a·t-elle de parties distinctes.? » assignée, dans l'âme, la tâche d'être sage et de connaitre la vérité (441e4-5,
n'a de sens distinct et ne peut recevoir une réponse déterminée et dépourvue 44Zc5-8) il ne semble pas, à première vue, déplacé de la considérer comme
d'arbitraire qu'à condition d'être comprise en fonction d'un intérêt théorique jouant le même rôle que la croyance dans la théorie moderne j si c'était le cas,
bien défini. Platon éclaire suffisamment son point de vue quand pour la Platon admettrait une source unique d'information, mais diviserait, de façon
première fois il soulève le problème des parties de l'âme (435b-c). Il demande quelque peu surprenante, les désirs, source de motivation, en deux classes: les
en effet s'il existe, en chacun de nous, trois choses qui correspondent aux trois COU",." liés à l'appétit, et les désirs qui sont issus du « cœur »,
sortes de personnes qu'il est essentiel, comme il l'a montré, de bien distinguer Mais cette interprétation n'est pas correcte. Dans la théorie de Platon, les
et d'employer à bon escient SI l'on veut sauvegarder le bon ordre de la cité. Or parties, la raison aussi bien que l'appétit et le cœur, sont toutes trois des
c'est en fonction de ce que ces trois sortes de personnes font ou ne font pas que :sources indépendantes de motivation. Le contraste entre la raison et les deux
, .. "UWO, parties de l'âme n'a pas de réelle parenté avec la distinction (qu'on trouve
la vie du corps civique est déterminée; ce que ce corps tente et ne tente pas
de faire, ce que sont, en général, ses buts, ce qu'il réussit à faire et ce en quoi la théorie moderne) entre une croyance, inerte et purement factuelle, et
il échoue, qu'il s'agisse d'une bonne ou d'une mauvaise chose, dépendent de désir, source de motivation. Cela n'apparait pas de façon tout à fait explicite
cela. De même, la question de savoir combien l'âme a de parties, et si elle est, le livre IX de la République, où Socrate soutient que, « puisqu'il y a trois
comme la cité, composée de trois parties, revient à savoir combien de types ,"part.ies. il me parait qu'il y a aussi trois sortes de plaisirs propres à chacune d'elles,
distincts d'inputs psychologiques contribuent à déterminer les choix et les
Par exemple, Leviathan, chap. 8 : « For the thoughts are to the desires as scouts and spies, to
actions volontaires d'une personne, autrement dit son type de vie en général. range abroad andfind the way to the things desired ll. Bernard Gert fait valoir (Introduction
à Hobbes, Man and Citizen, Garden City, NY, 1972, p. 13-16) que Hobbes ne limite pas
la raison à son rôle d'éclaireur et d'espion, mais pense que, en outre, elle recherche une fin
1. La chose est certainement suggérée par sa remarque en 436e-438a, suivant laquelle si, qui n'a pas été déterminée par la passion, par exemple le fait d'éviter sa propre destruction
comme l'a fait valoir l'analyse politique antérieure, il y a trois sortes de personnes pa; l~ ~iolence. Sui;ant le point de vue de Gert, ce n'est pas Hobbes, mais Hume, qui est
tées à ces trois sortes de tâches dans la société, cela ne peut s'expliquer que parce al ongme de ce pOInt de vue moderne. Il semble préférable, toutefois, de considérer que
trouve dans chaque être humain trois éléments psychiques ou tr?is, c~pacit~s qui, HO,~bes sout~ent que le fait d'éviter sa propre destruction pal' la violence est l'objet d'une
puissance propre à chacun d'eux, font appartenir les personnes a 1 un ou 1 autre des paSSIOn établte, dont tout le monde faÏt constamment l'expérience et qui sert d'arrière~plan
groupes sociaux. De façon similaire, en 544d6-e5 (cf 545dl-3), Socrate . sur lequel les passions particulières et changeantes naissent et périssent. Suivant cette inter-
fait que le caractère d'une cité est timocratique, oligarchique ~u d~m~cratlque, prétation, la conception que se fait Hume de la raison comme seule « esclave des passions»
le caractère des gens qui, dans cette cité, se trouvent au pouvoIr: la ou des ge~s domi.nés (Treatise, éd. Selby-Bigge, p. 415) se réduit à une reformulation de la thèse de Hobbes;
par le « cœur» et préoccupés par les valeurs de compétition, gouvernent, la clté sera Hobbes mérite de recevoir crédit et blâme pour être à l'origine de ce point de vue moderne
familier.
timocratie (547el-4, 548e6-7), et de même dans les autres cas.
154 Chapitre 8. La théorie platonicienne de la motivation humaine 155

et aussi trois ordres de désirs ... » (580d7-8). En d'autres termes, il ya des désirs édictant des prescriptions (442c6, tauta parèngellen) et en s'assurant que l'acte
de la raison tout comme il existe des appétits corporels et des impulsions venues fé:quis est entrepris. Tout comme Socrate fait du désir de connaissance (c'est-
du « cœur ». Il est frappant de constater que le terme grec que traduit ici le mOt à-dire du désir qui amène la raison à accomplir une partie de son rôle naturel)
« désirs» (epithumiai) est celui qui est utilisé tout au long de la République pour ia conséquence directe de notre nature rationnelle, je pense qu'on peut montrer
désigner de façon générique les besoins corporels pressants (la soif, la faim et de même qu'il assigne aussi à la raison un désir propre d'accomplir l'autre aspect
le désir sexuel) ; ce sont ces désirs qui serviront de modèles pour concevoir la de sa fonction naturelle, celle de dirigerl .
troisième partie de l'ime, to epithumètikon, terme forgé à partir de epithumia. Qu'aux yeux de Socrate la raison humaine ait, pour ainsi dire, un goût
Ce qui implique que les désirs de la raison sont aussi des impulsions fortes, inné du commandement, tout comme elle a un goût inné de la connais-
d'une certaine sorte, que nous éprouvons de façon simple et directe parce que sance, peut apparaître comme une idée très convaincante si l'on considère la
nous possédons le pouvoir de la raison, pouvoir de raisonner sur les choses manière dont Socrate entreprend de traiter de la distinction entre la raison
(logizesthai) et de connaltre la vérité. Un peu plus loin dans le livre IX de la et l'appétit. Socrate estime, comme on le sait bien, que, si la raison s'oppose
République, Socrate précise la nature de l'un de ces désirs lorsqu'il déclare: parfois à l'appétit, c'est qu'ils sont à l'évidence deux parties distinctes de l'âme.
« Il est évident pour tous que la partie par laquelle nous apprenons tend sans rexemple que Socrate donne est la description incomplète du cas d'un homme
cesse et tout entière à saisir la vérité telle qu'elle est» (581b5-6). Pour Socrate, qui a soif, c'est-à-dire qui (à ce qu'il dit) désire, aspire à, ressent l'impulsion de
donc, du fait même que nous avons un esprit (et donc la capacité de rechercher boire (bouletai piein, kai toutou oregetai kai epi touto hormai, 439bl), mais que
et de trouver la vérité) nous possédons le désir de rechercher et de trouver le quelque chose d'autre, venant du raisonnement (ek logismou, dl), fait reculer
vral. On ne peut, selon Socrate, expliquer le désir de connaître 'la vérité comme (anthelkei, b3) et auquel il interdit ainsi de boire (kôluei piein, cf c6-7, 9). Cet
découlant du fait que nous avons découvert que la connaissance du vrai nous exemple est obscur sur plusieurs points (et, en fait, les autres cas de conflits
aide à promouvoir les buts vers lesquels nous portent nos appétits ou d'autres que Socrate invoque prouvent que l'âme a plusieurs parties distinctes). Le
désirs indépendants de la raison. Ce désir de connaltre la vérité ne résulte pas texte ne dit pas explicitement si, en soutenant que la raison s'oppose à l'appétit,
davantage de la découverte selon laquelle, pout employer ici la terminologie Socrate veut simplement dire que la raison rejette l'objet que poursuit l'appétit,
kantienne, notre sensibilité est constituée de telle manière que nous trouvons ou si c'est plutôt la raison qui, en rejetant l'objet, s'en prend aussi à l'appétit
gratifiant de connaltre la vérité (ou de penser que nous la connaissons). Le et s'oppose à lui. Un petit moment de réflexion fera voir que Socrate a plutôt
désir de connaitre la vérité pourrait bien être renforcé de cette façon-là, mais à l'esprit la thèse la plus forte, s'il veut garder la moindre chance d'aboutir à
il demeure toujours un irréductible désir de connaltre, qui ne dépend pas trois parties (et non pas à un nombre indéfini de parties) ; or, comme nous le
d'une interaction entre la raison et d'autres aspects de notre nature. Ce désir verrons, il est tout à fait clair que c'est ainsi que Socrate conçoit l'opposition
de connaître est un composant original de la nature humaine, au même titre du cœur et de l'appétit (cf 43ge - 440a)2. Ainsi, à la suite de T. Irwin3 , mon
que nos propres appétits ou que notre sensibilité en général. Socrate admet que interprétation sera que Socrate soutient que, parce que parfois la raison rejette
certains hommes ne le ressentent pas de façon aussi intense et aussi constante un appétit - c'est-à-dire insiste sur le fait qu'un appétit ne doit pas être suivi,
que d'autres et que chez certains plutôt que chez d'autres les actions sont plus
1. M'ont précédé dans cette interprétation R. C. Cross et A. D. Woozley, Plato's Republic :
souvent motivées par ce désir; mais il reste que ce désir doit, dans une certaine A philosophical Commentary, London and New York, 1964, p. 118-119.
mesure, être actif en chacun de nous; et si l'on faisait l'hypothèse qu'il existe 2. Et cf 554d-e, où Socrate parle d'un conflit entre Jes appétits dans J'âme de l'homme « oligar-
chique»; ses appétits ({ les meilleuts» (son amour de l'argent, son sens de J'économie, etc.) se
un être humain qui n'a jamais éprouvé ce désir, cela voudrait dire qu'un tel
trouveront en conflit et vaincront les appétits les moins bons ») (ses désirs extravagants, sa soif,
j(

homme serait radicalement dépourvu d'esprit, et donc, en conséquence, qu'il sa faim). Cet homme, fait valoir Socrate, a une espèce de contrÔle sur soi, mais un contrÔle qui
ne serait pas un être humain. est loin d'être une vertu, puisque l'appétit qui prévaut garde le contrôle non pas (comme la raison
pourrait le faire) grâce à la force rationnelle des idées, mais en provoquant une peur instinctive
Mais la curiosité intellectuelle n'est pas le seul désir que Socrate attribue à et irrationnelle -la peur irrationnelle de ce qui arrivetasi l'argent est dépensé dans le but de
la raison. En effet, dans le livre IV de la République, il assigne à la raison un satisfaire les appétits primitifs. Platon ne montre aucun signe de gêne ici, lorsqu'il reconnaît
l'existence de conflits au sein de ce qu'il continue de considérer comme une partie unique
double rôle: connaltre la vérité et commander (arkhein, 441e4, 442c5) à la de l'âme. C'est là quelque chose de raisonnable s'il n'avait pas l'intention de faire valoir dans
lumière de cette vérité. Quand il s'agit de la raison, la dche de commander le livre IV que tout conRit entre désirs suffit à trahir une différence d'origine (c'est~à~dire une
différence de type de motivation) dans les désirs, mais c'est à peine raisonnable auttement.
consiste à décider de sa propre autorité de ce qu'il est préférable de faire, en 3. Plato, moral Th,ory, Oxford, 1977, p. 327.
Platon Chapitre 8. La théorie platonicienne de la motivation humaine 157
156

que cet appétit ne représente pas, par exemple, une raison de boire telle ou motivations de l'action qui étaient déjà là. Dans un cas semblable (554d9-
telle boisson - , la raison et l'appétit doivent être distincts. Toutefois le texte Socrate parle d'appétits opposés, et non pas d'un conflit entre raison et
ne dit pas clairement que Socrate conçoit la raison comme une force qui va appétit. Il est vraisemblable qu'il estime que tous les cas de conflits ne sont pas
contre l'appétit, en détournant l'agent de ce vers quoi l'appétit le pousse. Socrate semblables à celui-ci, même si certains peuvent l'être. En fait, il ne paraît pas
propose ici une analogie entre ce qui se passe chez un homme assoiffé et ce qui douteux que selon le schème de la République la raison soit considérée comme
se produit lorsqu'un archer tend son arc (439b8-11) tandis que l'une des mains capable de décider en conformité avec ses propres raisons théoriques queUes
de l'archer ramène l'arc à lui alors que l'autre l'en éloigne, de la même façon, fins méritent d'être poursuivies, et qu'elle ne se borne pas (comme dans le cas
la soif le rapproche de la boisson alors que la raison l'en éloigne. Cela montre du calcul qu'on vient de décrire) à fournir les moyens de parvenir à des fins que
bien que, dès le livre IV de la République, la raison est conçue comme étant en l'appétit, ou autre chose aurait fixées, ou encore de définir un équilibre entre
elle-même une source de désirs, de conditions motivantes. Mais il est assez clair celles-d. Quand, de sa propre autorité, la raison assigne une fin, eUe fournit
que le désir de la raison à l'œuvre dans un tel cas ne peut vraisemblablement Ici, je me propose d'attribuer à Platon le plus fort des deux modèles qu'on peut avoir à l'esprit
pas être décrit comme étant ce que j'ai appelé de la curiosité intellectuelle; afin d'expliquer ce qu'implique pour la raison de gouverner dans nos vies. 1) Suivant le point
de vue le plus faible, la raison, dans la mesure où elle gouverne, accepte le désir comme le
ainsi, la raison conçoit apparemment d'autres désirs que celui de connaître la
critère dernier de la valeur; suivant ce point de vue, le fait qu'une chose est désirée, ou que
vérité. Que le désir rationnel à l'œuvre dans le cas de l'homme assoiffé soit sous certaines conditions elle peut venir à l'être (quelles que soient la nature et la source
une forme du désir que la raison a de commander, cela ressortira de l'attention du désir en question), constitue pour la raison le seul fondement qui permette d'attribuer
une valeur actuelle ou potentielle à quoi que ce soit et de lui donner ainsi du poids dans
que nous prêterons à une objection concernant l'emploi que fait ici Socrate de ses calculs. Ce critère étant admis et étant donné les objets que l'on désire ou que l'on
pourrait venir à désirer, le rôle de la raison est d'élaborer en général le meilleur plan de vie,
l'analogie de l'archer.
en élaborant des stratégies et des tactiques pour faire face aux problèmes particuliers qui
On pourrait soutenir que cette anal~gie est erronée, et que, quoi qu'on puisse peuvent apparaître, et pour décider d'entreprendre l'action appropriée, dans des circons-
vouloir dire de façon légitime en déclarant que, dans un cas semblable, la raison tances particulières. En réalisant cette tâche, la raison a pour but de satisfaire les désirs
d'un individu aussi pleinement que possible, en tenant compte de l'intensité avec laquelle
détourne q~elqu'un, cela ne justifie pas l'attribution à la raison d'une force de différentes choses sont désirées, en déterminant à quel point l'individu serait désolé s'il en
motivation qui lui soit propre, comparable à celle de la soif. Car, supposons était privé, à quel point obtenir ou ne pas arriver à obtenir quelque chose que cet individu désire
affecte sa capacité à obtenir d'autres choses qu'il désire, et ainsi de suite. Suivant ce modèle,
que j'aie soif, mais que je sache que la seule eau disponible est un leurre et que gouverner pour la raison, c'est: a) être libre de décider, à partir d'un examen impartial
je recevrai en y touchant une douloureuse décharge électrique. Je m'en écarte des faits, examen qui s'applique au monde et aux désirs d'un individu, comment cet individu
devrait vivre et se comporter; et b) faire en sorte que ces décisions prennent effet. Une fois
donc parce que je veux éviter cette douleur. Dans ce cas, bien qu'il soit certes
que la raison a décidé quel objet elle va poursuivre ou quel mode d'action elle doit adopter dans
correct de dire que la raison me retient, cela n'implique pas que la raison soit une situation donnée, elle peut aider à réaliset un nouveau désir qui lui est propre (le désir de
la source d'un quelconque désir me motivant à ne pas boire j ce qui me motive poursuivre cela ou de le faire parce que la raison l'appuie), mais ce désir n'intervient que
pour renforcer des désirs antérieurs sur la satisfaction desquels la raison était en train de
à m'abstenir de boire, c'est mon aversion pour la douleur. Si ron voulait parler délibérer. 2) Suivant le second modèle, qui est plus fort, le travail de la raison et les désirs
ici en termes de forces, il faudrait dire que ces deux désirs physiques, la soif auxquels il donne naissance sont plus fondamentaux. Ici, au lieu de prendre le désir comme
le .critère de la valeur dans son objet, la raison prend pour acquis qu'elle est capable, en
et l'aversion pour la douleur, qui ne tirent ni l'un ni l'autre leur origine de la faIsant appel à ses propres principes, de décider quelles choses sont bonnes et à quel point
capacité de raisonner, sont ici les forces en conflit. Si c'est là un exemple du elles le sont; le fait, comme cela peut arrivet, que ces choses sont aussi désirées et le degté
auquel peut parvenir leur désit, n'ont rien à faire avec leur valeur (sauf dans la mesure où
genre de conflit auquel pense Socrate, alors il n'a pas le droit de traiter la raison avoir un désir peut constituer la reconnaissance d'une valeut antérieure). Il ne serait pas
comme étant en elle-même une force de motivation; la question ne se pose fa:ile de déterminer ce que, suivant Platon, ces principes pourraient être, mais l'exemple
SUIVant peut indiquer l'idée générale. Nous parlons du bien des choses vivantes en général
donc pas de savoir quelle sorte de désir de la raison est ici à l'œuvre.
(et ras seulement des anÎmaux), et nous considérons que le bien d'une créature consiste, au
Je pense, néanmoins, que, dans le cas qui vient d'être décrit, Socrate accor- mOInS en partie, à atteindre son état naturel de maturité, et à s'y maintenir, La satisfaction

derait en fait que seule l'aversion pour la douleur a motivé l'abstention. Si l'on du désir ne peut évidemment pas servir de base pour un jugement de ce gente concernant
'Jes.plantes, et il n'est pas invraisemblable de penser que ce n'est pas le cas même pour des
considère les désirs comme donnés, et si l'on se limite à chercher à savoir comment an1maux. On pourrait tout aussi bien s'attendre à ce qu'un animal trouve la satisfaction de
les satisfaire, en permettant, par exemple, au désir le plus fort de déterminer ses désirs, dans la jouissance de son état naturel de maturité, mais si ce n'était pas le cas, on
ne devraIt pas conclure que son bien se trouve ailleurs, mais seulement que, en raison de
l'action d'un individu, ou en adoptant un dispositif conçu pour que la totalité quelque perversion, il n'arrive pas a jouir de son bien quand il le possède, Dans la doctrine
des désirs de cet individu puisse être satisfaite aussi complètement que possible, de .la République, le rôle de la forme du Bien est de fournir la connaissance des principes
~Ul r~nd~~t compte du bien en fonction duquel la raison planifiera les fins qu'il convient
alors il n'est pas douteux que les calculs de celui-ci n'ont en rien contribué auX a un IndiVIdu de poursuivre da,ns sa vie et quelles décisions déterminées il devra prendre
158 :Chapitre 8. La théorie platonicienne de la motivation humaine 159

aussi - c'est évidemment l'avis de Socrate - , au moins dans certains cas,


désir de son propre cru (le désir d'atteindre cette fin), et c'est là une force
motivation supplémentaire, qui dépasse et surpasse toutes les autres sortes L'appétit et le cœur interviennent donc dans la théorie socratique comme
peuvent être à l'œuvre. Le cas auquel pense ici Socrate est donc peut-être l'un éléments indépendants exerçant leur influence sur l'action, de façon parfois
ceux où un tel désir engendré par la raison vient en conflit avec un appétit. "i(;onBi,:tulell,e, parfois harmonieuse. Considérons d'abord l'appétit. Platon ne
Et si c'est le cas, le conflit auquel pense Socrate appartient au genre suivant prend malheureusemeht pas soin de donner une description générale systé-
l'homme assoiffé a déterminé (ou du moins il soutient) à partir de considéra, matique des formes de désirs qu'il impute à l'appétit. Dans le livre IV de la
tions raisonnables que la santé est une bonne chose, un bien plus irrlD(>rtanr République, il se focalise simplement sur ce qu'il appelle les exemples" les plus
que la satisfaction momentanée d'un appétit. Il désire aussi préserver sa santé' Slairs » (enargestatas, 437d3) de ce qu'il a en tête, la soif, la faim, et le désir
parce que c'est une bonne chose, et ce désir (produit par la raison) est en sexuel, ajoute-t-il un peu plus loin (439d6), laissant le cas qu'il fait de ces
conflit avec sa soif; dans le cas ici envisagé, le désir de la raison l'emporte et exemples se substituer à une explication générale. Socrate propose en fait une
l'homme s'abstient. Or il est probable que Socrate ne pense pas que le désir de caractérisation très stricte, même de ces appétits-là: si je veux boire de la bière
santé appartient à la constitution originelle de la nature humaine (comme c'est ou si je veux Inanger du chocolat, il n'est pas correct, d'après lui, de ranger
le cas, apparemment, du désir de connaltre) ; le désir de la santé est plutÔt la simplement ces désirs dans les catégories de la soif et de la faim (cf 437d-e6).
conséquence d'un désir de nature plus élevée pour le bien comme tel, uni aux Car il s'agit alors de la soif et de la faim modifiées par l'addition d'une autre
raisons, quelles qu'elles soient, qui permettent de penser que la santé est un chose (e7-8). Il ne précise pas quelle est l'addition id pertinente, mais il est
bien. De sorte que le désir qui est inhérent à la raison est le désir pour le bien ynüse:ml,lalble que c'est le goût qu'on a acquis pour la bière et le chocolat (avec
comme tel, pas le désir de quelque bien particulier. Et Platon parle bien sûr peut-être, dans le premier cas, un goût pour l'état dans lequel la bière me met).
de ce désir, dans la République (par exemple en 505d11-el) et ailleurs, comme ,La soif, en elle-même, si elle n'est pas modifiée par des additions de ce genre,
étant l'un de ceux que tous les êtres humains possèdent. Cependant nous concerne que la boisson, et la faim que la nourriture.
sommes à présent en mesure de dire, à propos de ce désir, dans la vie humaine, Ces exemples, et la manière dont ils sont traités, pourraient suggérer que
quelque chose de plus éclairant que le simple fait que chacun le possède. Le Platon limite les désirs relevant de l'appétit aux seules impulsions biologiques
désir pour le bien peut maintenant être considéré comme équivalent au désir "'F,écurrentes et fondamentales, et les limite à cela seul qui, en elles, est primitif,
que la raison éprouve de déterminer les fins de la vie qui lui sont propres et de altéré par les effets de l'expérience. D'un autre cÔté, même dans le passage
les réaliser. La raison veut faire ces choses d'elle-même, c'est-à-dire sans tenir "en question, Socrate se réfère à plusieurs reprises à d'« autres appétits » que
compte du fait que le sujet est attaché à une chose en raison de son appétit, c~s trois-là (439d7, 436a11 sq., 437d2-3)1; il donne également un exemple

de son cœur ou de toute autre source de désir qui puisse fournir une raison intéressant d'un autre appétit de ce genre quand, en racontant l'histoire de
de poursuivre cette chose. Ainsi affirmer que le désir du bien est inhérent à Léontios, il en vient à parler de l'" appétit » (epithumia, 440al) que celui-ci a
la raison elle-même revient à affirmer que quiconque possède le pouvoir de la éprouvé à regarder des cadavres entassés au bord de la route. Dans le même
raison veut déterminer par lui-même, sur une base purement rationnelle, quels ,~ontexte, en soutenant que le cœur ne s'allie jamais avec l'appétit (440b4-7),
buts il faut poursuivre dans la vie pour atteindre ces buts. Il veut, en d'autres SO,crate signale qu'un homme honnête, s'il pense qu'il a été dans son tort, ne
termes, que la raison règle sa viel. ,peut pas éprouver de la colère, même s'il est soumis, par un retour des choses,
~ la faim, au froid et autres atteintes physiques de ce genre (el-5), de telle sorte
en fonction des circonstances (sur le sujet, voir mon article « The psychology of Justice in
Plata », American Philosophical Quarterly 14, 1977, 151-157}. En fonction de cette connais-
sance, quelqu'un saura, par exemple, que manger ou boire est un bien et pourquoi ce l'est la raison qui poursuit son autre fin, celle de gouverner nos vies. Par suite, Aristote peur dire
(parce que la santé l'exige et que la santé est un bien) ; mais, du point de vue de la ~aison, que, dans ses deux tâches, la raison vise à la vérité (EN, VI 2, 1139 b 12) - et non pas la
les appétits qu'on éprouve pour la nourriture et la boisson en eux-mêmes ne fournissent vertu dans un cas et quelque chose d'autre (le bien, par exemple) dans l'autre. Car Aristote,
absolument aucune raison qui explique que ce sont de bonnes choses. Et il en va de même tout comme Platon, estime que la raison a la capacité de gouverner dans le plus fort des
pour tous les autres désirs non rationnels. deux sens distingués plus haut et que par suite le désir qu'éprouve la raison à gouverner
1. Cette interprétation de Platon permet facilement de voir commentAristote a pu arriver à cette est pour lui le désir d'atteindre à le vérité pratique et de la mettre en œuvre, c'est-à-dire la
distinction entre raison théorique et raison pratique, La raison théorique est tout simplement justesse des fins aussi bien que celle des moyens.
la raison que l'on utilise pour atteindre l'une des deux fins que, suivant Platon, les êtres Et il faut remarquer que, en 437d11-e2, la (( soif prise en soi )} n'en est pas moins classée
rationnels ont en tant que rationnels, c'est-à-dire connaître la vérité; la raison pratique est comme une epithumia.
:Chapitre 8. La théorie platonicienne de la motivation humaine 161
160
,à deux sources indépendantes de motivation, la raison d'un côté et l'appétit de
q\le le froid qu'il épro\lve est, ou suscite, un appétit avec lequel son cœur
de s'allier. Plus loin, dans les livres VIn et IX surtout, l'amour de l'argent est Vautre. Il est, pour cela, essentiel de choisir des exemples où il n'est pas douteux
traité à plusieurs reprises comme un appétit - et là où nous pourrions attendre qu'il s'agit de désirs qui motivent une action; mais de désir~ qui, non moins
l'expression cc partie appétitive» Platon parle souvent dans ces livres-là de la Undub,itaLbl,etI,et't, ne trouvent pas leur origine dans la raison. Les désirs ressentis
République de la partie « qui aime l'argent », philokhrèmata, ou « qui aime pour des espèces particulières de nourriture ou de boissons, de même que les
profit », philokerdes1• Et l'homme démocratique, dont le principe de vie est, goûts acquis, de quelque espèce soient-ils, ne conviendront pas: la formation
dit-on (561b2-c3), de laisser un cours libre et égal à chacun de ses appétits, se de semblables désirs met évidemment en jeu un certain pouvoir de la raison,
voit crédité non seulement d'une grande variété d'appétits particuliers pour èn ceci au moins qu'on remarque et qu'on se rappelle les effets produits sur soi
différentes sortes de nourritures, de boissons et d'objets sexuels, mais on lui 'par ce qu'on a mangé et bu, ou par des conditions extérieures et des activités
attribue aussi des appétits pour différentes occupations sportives et politiques, différentes. Et même si ~ comme, d'après moi, Platon voudrait finalement le
et même, à l'occasion, pour faire, à ce qu'il croit, de la philosophie (561c-d );
2 soutenir -les capacités rationnelles ici en cause n'ont pas à être considérées
Ainsi les désirs qui représentent une altération des appétits de base pour le sexe, comme relevant de la partie de l'âme qu'il appelle « raison », soutenir un tel
la boisson, et la nourriture (par exemple le désir de homard) sont néanmoins point de vue à cette étape du raisonnement introduirait certainement de la
encore ·des désirs relatifs à l'appétit. C'est le cas aussi des désirs physiques qui confusion. Il n'est pas d'ailleurs nécessaire qu'il le fasse. Il ne semble pas doureux
ne sauraient être ordinairement appelés des appétits, comme le désir de se q\le la faim et la soif, entendues comme de simples besoins de nourriture et
réchauffer quand on a froid, ou l'aversion pour la douleur; ces désirs sont au de boisson, sont intégralement issues de causes physiologiques (cf dia pathè-
nombre des appétits, comme l'est aussi l'impulsion morbide de Léontios à ",atôn te kai nosèmatôn paragignetai, 439d1-2) et ne requièrent aucunement
-<lue la raison intervienne ou qu)elle les informe, pas même par ces processus
regarder des cadavres. Il en est de même de l'amour de l'argent et du goût pour
.éQUiivoQues que sont les faits de remarq\ler et de se rappeler. Mais il est également
les exercices physiques. Et certaines sortes de goûts pour des choses comme
l'activité politique et l'amateurisme philosophique sont dans le même cas. Sur que ces désirs exercent une influence directe sur la motivation à agir,
<;:omme l'existence même du conflit auquel Platon fait clairement référence en
quel principe d'unité Platon s'appuie-t-il ici ? Yen a-t-il vraiment un ?
Commençons l'examen de cette question, là où Platon le fait lui-même, en tém()igne. Donc en s'en tenant à la faim et à la soif comme aux « exemples les
considérant les besoins biologiques récurrents pour la nourriture, la boisson et clairs », Platon peut démontrer de manière convaincante l'existence des
le sexe. Le premier souci de Socrate est de convaincre ses interlocuteurs qu'il 'y motivants qui fonctionnent tout à fait indépendamment de quelque
'J:aisonnement que ce soit. Et c'est tout ce qu'il veut, et doit, montrer à cette
de son argumentation.
1. Platon justifie ces épithètes en 580a5~581al en disant que l'usage principal de l'argent est
de fournir les moyens grâce auxquels les appétits sont satisfaits. ' Une fois que l'existence d'une telle source de désirs susceptibles de produire
2. En développant cette explication des différentes variétés de personne injuste (timocratique, motivation et qui sont indépendants de la raison, est établie, il n'est pas
oligarchique, démocratique, tyrannique), Platon fait clairement apparaître que, tout comme
le « timocrate » (550b5-6) a cédé le gouvernement de son âme à son thumos, de même :diltlcille de reconnaître pour l'essentielle même statut à d'autres désirs, à côté
1'« oligarque», le « démocrate }) et le « tyran » sont toUS gouvernés de différentes façons par besoins biologiques récurrents. Car il existe d'autres désirs à côté de la faim,
l'appétit. r« oligarque}) est dit de façon explicite (553e4~7) se donner l'appétit pour chef,
ce qui signifie que, dans ses plans et dans ses décisions, son but ultime est constamment la soif et du désir sexuel, des désirs qui s'appuient sur des causes physiques
et exclusivement de satisfaire son appétit: étant dominé par l'appétit, il force les autres pnysi'ologiclues, par exemple le désir de se réchauffer quand on a froid, O\l,
parties de son âme à vouloir et à n'éprouver que la satisfaction de seconder cet effort,
Mais l'objet que poursuit l'appétit prend la forme perverse de viser à satisfaire d'abord ce manière générale, la répugnance à la douleur. Certains autres désirs, plus
que Platon appelle les appétits « nécessaires » et, au-delà de ces appétits, le seul appétit :C()mp",xe:s, peuvent également être traités comme des transformations de ces
pour l'accumulation des moyens (l'argent) qui lui permettront de satisfaire ces appétits
d'autres encore. Le {( démocrate )} (559d-561e) refuse de suivre l'oligarque en réprimant ses
"f'pétit:,-là et d'aurres du même gente: c'est le cas de tous les goûts et répul-
autres appétits, et cela le force à établir l'égalité de toUS les appétits: il se permet d'acquérir touchant la nourriture et la boisson. Certaines saveurs nous paraissent
n'importe quel appétit que les circonstances et la nature lui permettent d'acquérir, et, par la
agréables, et celles q\li sont telles engendrent, par des ca\lses
suite, il donne à tour de rôle libre cours à tous ses appétits, en les mettant sur le meme p",a.,
De cette explication, il résulte, comme le note le texte, la conséquence sUI'val1te inrrmLédiaterrlenlt physiques, des désirs à leur égard. En admettant q\le le sujet
en accord avec ce système, le démocrate entreprend de poursuivre un but an,letloue. clairement quels sont les objets extérieurs à manipuler pour obtenir le
tique et philosophique, les désirs pour ces choses qu'il est incliné à rechercher doivel1t être
considérés comme des appétits, des désirs appartenant à l'epithumètikon ~ aussi en question, ces désirs donneront naissance à des désirs supplémentaires
que cela puisse paraître. Ce ne sont pas des désirs de l'esprit ou de la raison.
Chapitre 8. La théorie platonicienne de la motivation humaine 163
162
d'amusement ou de frisson, tout comme elle apprécie certains goûts simplement
pour ces objets eux-mêmes (Platon prouve cela en rangeant le désir d'argent
attrayants ; son imagination est constituée de telle manière que telles choses
parmi les appétits, cf 58005 sq.). Ainsi, même si les désirs que nous pourrions
ont pour elle un certain attrait, et que, les ayant trouvées attrayantes, elle forme
considérer (mais, comme je l'ai indiqué, Platon ne les considère pas comme
le désir de les contempler encore. Il se peut bien que le plaisir en question ne
tels) comme étant des capacités rationnelles jouent éventuellement un r61e dans
soit pas un plaisir corporel, et que sa source ne se trouve pas dans la consti-
la constitution de tels désirs supplémentaires, il ne s'agit en aucun cas d'une
tution du corps et de ses organes. Il reste que c'est un fait brut, s'agissant de la
raison qui motive mais seulement d'un calcul conçu pour servir nos appétits
J
manière dont Léontios est affecté par le monde physique, que la contemplation
qui visent à des gratifications physiques. De ce point de vue, en partant de la
des cadavres lui procure du plaisir, de telle sorte que si son imagination, et
faim et de la soif pures et simples, nous pouvons expliquer pourquoi les désirs
non ses organes corporels, est la source de ce plaisir, néanmoins le désir de ce
de boire de la bière et de manger du chocolat doivent être rangés au nombre des
plaisir est indépendant des désirs qu'éprouve sa raison de conna!tre la vérité et
désirs fondamentaux du type de la faim et de la soif: tous ces désirs reposent en
de gouverner sa vie. Quelle que soit la nature précise de l'imagination, celle-ci
dernière instance sur des faits bruts qui ont trait à notre constitution physique
est, dans la conception platonicienne, essentiellement reliée au monde tel qu'il
et aux moyens de créer chez nous des états physiquement agréables.
appara!t plut6t qu'à la raison comprise, dans l'optique de Platon, comme se
Il ne semble pourtant pas que Platon entend limiter les désirs de l'appétit
consacrant à la connaissance du vrai et au commandement selon le vrai. Cela
à ceux qui tirent leur origine de faits semblables relatifs à notre constitution
suggère qu'il est possible de considérer que la punition infligée à ses propres
corporelle. En tout cas, le désir morbide de Léontios de regarder des cadavres ou
yeux par Léontios implique que ce ne sont pas ces organes physiques, mais
le goût qu'éprouve l'homme démocratique pour l'amateurisme philosophique
bien plut6t, plus généralement, le fait d'être présent au monde physique hors
pourraient sembler de piètres candidats pour être considérés ainsi. Il y aurait
du contr61e de la discipline de la raison, qui est la source de son plaisir. Et il
pourtant lieu d'hésiter: quand Léontios est submergé par son appétit et que son
est certain que la référence à la vision et aux organes de la vision, les yeux, joue
cœur 5' interpose pour le fustiger en lui reprochant de réduire à rien sa raison et
souvent ce r61e symbolique dans la République1•
de rester le soufRe coupé devant les cadavres, Socrate dit bien que le coeur fait
Qu'en est-il alors du plaisir de l'homme démocrate à faire l'amateur en
porter le blâme sur les yeux de Léontios : « Regardez malheureux, - ce sont
philosophie? Si on doit l'interpréter comme un plaisir relevant de l'appétit,
les paroles prêtées à Léontios - jouissez de ce beau spectacle» (440e2-3). Ce
il faut alors nettement le distinguer du plaisir correspondant du vrai philo-
qui pourrait suggérer que, pour Platon, c'est la constitution des yeux (en tout
sophe, puisque c'est là un plaisir de la raison. En ayant plaisir à philosopher, le
cas des yeux de Léontios) qui rend si fascinante pour lui la contemplation des
philosophe se pla!t à poursuivre la vérité; et le désir qu'il éprouve pour pareil
cadavres; tout comme mes propres papilles sont responsables du fait que j'aime
plaisir est l'expression du désir de sa raison de connaître la vérité. Ce n'est donc
le goût du jus d'orange, les yeux de Léontios lui donnent un plaisir provoqué
pas parce qu'il éprouve un intérêt pour la vérité que l'homme démocrate est
par la vue des cadavres. Il serait néanmoins difficile d'étayer cette dernière
conduit à s'engager dans une activité philosophique. Qu'est-ce qui l'y conduit
suggestion j il semble en effet certain (à moins que nous n'interprétions le
alors? Il y voit probablement quelque chose d'attrayant: la manipulation des
penchant de Léontios comme étant de nature franchement sexuelle), quelle
mots, le processus de déduction, la surprise de la découverte, ou n'importe
que soit la raison de son attirance pour les cadavres, que celle-ci est en quelque .
quoi encore qui l'intéresse ou l'amuse. Et comme cela est sans lien avec une
manière liée à la façon dont il y pense - par exemple, une sorte de contraste
poursuite sérieuse de la vérité, la philosophie reste un jeu - de sorte qu'il n'est
à donner la chair de poule, entre des êtres humains vivants et animés et ces
pas surprenant que, dans la description qu'en donne Socrate, l'homme démocrate
personnages inertes et rompus - et il semble exagéré de croire que les yeux
rfe joue à ce jeu que par intermittence et ne conçoive aucun attachement plus
de tout un chacun sont faits de telle façon que lorsqu'ils considèrent ainsi les
cadavres ils en éprouvent du plaisir. Dans le cas présent, c'est l'imagination de Lho-:atos topos (508~2) décrit dans la.c~dre de l'analogie ~u soleil est aussi le royaume de
Léontios qui est à l'œuvre, et c'est sûrement elle, plutôt que ses yeux, qui est la t~ glgnom~non te kat apollumenon ; SI 1 âme porte trop d attention à cette dernière sorte
cl ê,tre en elaborant ses conceptions générales des choses, au lieu de porter attention au
source la plus importante du plaisir qu'il recherche. ?oeton, elle n'arrivera pas à connaître (d6-9) ; et quand une âme fait cela, elle est réduite
Ainsi le fonctionnement de l'imagination pourrait être considéré comme a r~ssembler la réalité (476c5-7) et à gouverner en accord avec des critères conventionnels
la source du plaisir de la même manière que les sens corporels. Une personne q~l. sont faux et inadéq~ats (479a3, d3-5), e~ qui ont ét~ développés pendant une longue
penode d; temps par ~ autres personnes qU!, de plus, s en sont remises à une expérience
trouve tout simplement dans certaines de ses imaginations un élément d'intérêt, sans pensee phtlosophtque pour guider leurs vies.
Chapitre 8. La théorie platonicienne de la motivation humaine 165
164

profond et plus constant pour la philosophie. Son désir de philosopher large; ils vont de la furie des enfants qui hurlent (441a7-9) et des chiens qui
être considéré comme un appétit parce qu'il ne s'attache qu'aux aspects super~ aboient (b2-3) à l'indignation d'Ulysse devant le mauvais comportement sexuel
ficiels, « visibles » de la philosophie, des caractères qu'il trouve intéressants. des servantes de Pénélope avec les prétendants (441b4-c2) ; ils incluent aussi
Cet intérêt qu'il éprouve appartient au même ordre de fait brut concernant son la contrariété de Léontios et son dégoût pour lui-même parce qu'il cède à la
interaction avec le monde physique que l'intérêt que Léontios ressent à regarder macabre fascination pour les cadavres et le sens aigu de la justice qui amène un
des cadavres. Aucun de ces deux intérêts ne représente un besoin biologique homme à faire valoir ses droits, même si l'effort peut lui coûter une destitution
récurrent; ce n'est même pas un besoin comme ceux qui se trouvent modifiés et une souffrance qui semblent en valoir à peine le prix. Plus loin au livre IV, le
par l'addition de penchants pour des saveurs, des odeurs ou des impressions courage se présente comme la vertu spécifique de cette partie de l'âme (442b5-
corporelles particulières. Mais ces intérêts ont leur origine première dans des c3), et dans les livres VIII et IX il est constamment décrit comme la partie qui
faits d'expérience; dans le fait que la personne en question se tfouve tirer un aime les honneurs (philotimon) et qui recherche la victoire (philonikon), parce
certain plaisir à faire ces choses - ce qui justifie de les ranger dans la même que, comme Socrate le dit à un endroit (581a9-1O), le cœur« ne cesse d'aspirer
catégorie que les appétits corporels. Ils sont d'une certaine manière indépen- de toutes ses forces à la domination, à la victoire et à la réputation» - c'est-
dants de la raison et peuvent voir, pour les mêmes motifs que lorsqu'il s'agit àpdire, apparemment, qu'il est caractérisé par l'efficacité, l'obstination, la force
des désirs corporels, la raison s'opposer à eux. de caractère et par d'autres vertus de« chef d'entreprise» (une réputation pour
Nous en venons finalement au « cœur ». Le nom habituel que Socrate la sensibilité et pour la compassion, pour l'esprit, pour l'intelligence, ou même
donne à ce troisième type de motivation, to thumoeides, vient d'un terme pour le bon sens n'aurait dans ce contexte aucune valeur au titre de bonne
grec, thumos, qui, à l'époque de Platon, semble avoir été ordinairement utilise réputation). Ainsi le « coeur» s'exprime d'abord dans la colère ordinaire sous
pour nommer la colère: le terme est, en fait, d'un point de vue étymologique~' toutes les formes; ensuite dans les sentiments moraux de honte, d'indignation
l'équivalent du terme « fumer" - quelqu'un qui est dans un état de thumos et dans le sentiment de la justice offensée; et troisièmement dans le désir de
serait en train de ({ fumer » contre quelque chose. Mais chez Homère, où il s'affirmer soi-même, dans le désir d'être efficace dans sa vie privée et dans
apparait très fréquemment, le terme a un usage plus large: il désigne la part la communauté à laquelle on appartient. Qu'est-ce qui, aux yeux de Platon,
d'eux-mêmes à laquelle s'adressent les héros homériques, ou qui leur parle, relie toutes ces choses les unes aux autres - quel est le principe qui les unifie
lorsqu'ils sont portés à l'action, et dans laquelle eux, ou une divinité tutélaire, ici ? Et pourquoi croit-il que, prises ensemble, elles constituent une troisième
verse puissance et force quand leur prouesse est sur le point d'être accomplie. sorte de motivation, qui se combine avec les désirs de la raison et les désirs de
C'est donc la source immédiate de l'action, surtout de l'action qui exige de la >l'appél:it ?
vigueur, et le siège de l'émotion, et notamment de ces émotions (la colère par Comme c'était le cas auparavant, cet argument se fonde sur la recon-
exemple, mais aussi, à l'occasion, la passion sexuelle) qui servent de mobile naissance d'un conflit. Mais la méthode d'argumentation de Platon qui part
à une action vigoureuse et audacieusel . Comme nous le verrons, la doctrine d'exemples frappants se trouve prise en défaut dans ce cas. Platon fait valoir
platonicienne du thumos doit évidemment beaucoup à Homère; si l'on considère que le thumos est distinct de l'appétit, en prenant l'exemple de Léontios,
l'explication que Platon donne du thumos en général, en mettant ensemble qui se met en colère contre lui-même (plus précisément contre son désir de
les développements des livres VIII et IX et l'argument qui se trouve au début· contempler des cadavres). Ici l'appétit est mis en échec par la colère, de sorte
du livre IV, le thumos semble être étroitement relié, aux yeux de Platon, tout que cette colère est un désir qui a une aurre source que l'appétit. Aussi Platon
comme aux yeux d'Homère, à une action vigoureuse et compétitive. Mais, fait-il valoir que le thumos est distinct de la raison: avant tout, parce que les
dans l'explication qu'il donne au livre IV, Platon évoque exclusivement les bébés et les animaux se mettent en fureur, alors qu'ils n'ont pas le pouvoir de
diverses formes de colère, et aucun des autres désirs et émotions qui se trouvent . (c'est-à-dire le pouvoir de se représenter la vérité des choses et de
assignés au thumos chez Homère. Ses exemples couvrent un domaine vraiment leurs vies en accord avec cette vérité) ; et deuxièmement, si l'on prend
;!'ex,:mlple d'Ulysse, parce que sa colère (plus précisément, son indignation)
1. David Clauss, dans la discussion la plus récente de l'usage homérique des termes qui dési~ Contre les servantes s'oppose à sa raison. La colère d'Ulysse lui enjoint de
gnent l'âme (Toward the Sou!, New Haven, 1981), fait valoir que chez Homère thumos,
.. . les servantes sur-le-champ, mais cela changerait son plan rationnel qui
comme minos, hètor et kêr, termes avec lesquels il est dans beaucoup de contextes a!S,'m,'"'
interchangeable, présente le sens central de « force de vie )) et indique une relation toute de tuer les prétendants, en sorte que son désir rationnel d'accomplir cette
spéciale avec l'affection que l'on se porte (voir son chap. l, surtout p. 37-42).
166 Chapitre 8. La théorie platonicienne de la motivation humaine 167

dernière action s'oppose en même temps à l'action proposée par la colère et à: leur vie!. Ainsi l'individu qu'il qualifie de timocratique, celui en qui le thumos
la colère elle-même!. Sa colère est par conséquent un désir qui dérive d'une fixé les buts autour desquels s'est organisée sa vie. Socrate décrit l'individu
autre source que la raison. Lune des difficultés de cet argument qui comporte timocratique comme un individu « plus confiant en lui-même et moins affiné
deux niveaux, c'est qu'il présuppose que tous les cas de colère considérés l'ar les Muses, quoiqu'il les goûte; il aime les discours, bien qu'il ne soit pas
sont du même type et dérivent de la même source interne; mais cela n'est du tout orateur. Un homme de cette sorte est dur pour les esclaves, au lieu de
pas évident, et il faut certainement un nouvel argument pour montrer qu'il les mépriser comme le fait celui qui a reçu une éducation parfaite; il est doux
en est bien ainsi. On ne peut prendre pour acquis que c'est seulement parce envers les hommes libres et fort soumis aux magistrats; il aime le pouvoir et
que tous peuvent être appelés « colère ), que, sous des aspects pertinents, ces les honneurs, mais il ne fonde point ses prétentions au commandement sur son
phénomènes sont semblables. En effet, il est clair que, quels que soient les éloquence ou toute autre qualité du même ordre, il les fonde sur ses travaux
sentiments qu'éprouvent les bébés qui pleurent et les chiens qui attaquent,- guerriers et ses talents militaires, et il est passionné pour la gymnastique et la
leurs sentiments sont très différents de ceux qu'éprouve Léontios, et que le chasse" (République, 548e4-549a7) ; il dédaignera l'argent et sa poursuite, même
fait que ce dernier type de sentiments n'est pas un appétit n'implique pas que s'il valorisera beaucoup le fait d'en posséder (549a9-b2, cf 548a5-b 2). En somme,
le premier ne puisse l'être. On peut concevoir, je crois, que nous ne trouvons l'individu dominé par le thumos est « un homme orgueilleux et recherchant les
rien d'autre une fois de plus que l'opposition eutre la raison et l'appétit, la honneurs ", hupsèlophrôn te kai philotimos (550b7). Il est important d'insister
colère de Léontios étant un second désir de la raison s'opposant à son appétit sur le fait que Socrate soutient seulement que cette situation survient quand
macabre, la fureur du bébé et de l'animal et l'indignation d'Ulysse n'étant motivations par le thumos non seulement sont particulièrement fortes chez
rien d'autre que des désirs de l'appétit, auxquels s'oppose, daus le cas d'Ulysse, un' individu, mais se développent librement, sans être entrainées et dirigées
la raison 2 . Pour arriver à combler ce fossé daus l'argument de Platon, il faut par d'autres valeurs auxquelles elles seraient subordonnées: il insiste sur le fait
considérer de façon plus fine comment ces variétés de colère sont effectivement que les hommes qui peuvent faire les meilleurs guerriers dans sa république
constituées, pourvoir si ces variétés ou quelques-unes d'entre elles constituent idéale doivent être par nature dotés de façon exceptionnelle de « force de cœur "
un nouveau type de motivation qui entre en conflit quelquefois avec les désirs . (thumoeides, 375al1-12, elO) ; mais la description qui vient d'être évoquée
de la raison et quelquefois avec les appétits. . ne peut s'appliquer totalement à eux, parce qu'ils ont été éduqués de façon à
Ce faisant, il sera utile de considérer dans un premier temps ce que Platon respecter les valeurs philosophiques et à rechercher le bien de leurs concitoyens,
dit du « cœur }} aux livres VIII et IX ; nous pourrons utiliser ce que nous y de sorte que le thumos les gouverne et que ce que le thumos les amène à faire
apprendrons pour interpréter de façon satisfaisante les exemples du livre IV. ne sera pas la même chose que l'homme timocratique de Socrate. Et,. de toute
Dans les livres VIII et IX, Socrate essaie de rendre compte des quatre types évidence, là où le thumos est subordonné à l'appétit, comme dans l'individu
de personnes qui sout privées de la vertu de justice telle qu'il l'a définie, parce Socrate qualifie d'oligarchique, ce thumos mettra en avant ses motivations
que la raison ne contrôle pas leur vie. Nous avons déjà vu que, pour la raison, ;i spé,cifique, pour appuyer les valeurs appétitives dominantes de l'individu qui
contrôler la vie de quelqu'un, c'est avoir déterminé, en se fondant sur des raisons
L'exposé hautement métaphorique de Platon qui décrit l'expulsion de la raison de son trône et
purement rationnelles et théoriques, quels buts il vaut la peine de rechercher l'usurpation du pouvoir par le thumos ou par l'appétit (550b4-5, 553c 4-7) peut induire très
et avoir planifié la vie de cet individu en fonction de la poursuite de ces buts. gravement en erreur. Platon ne veut pas dire que la raison cesse totalement de fonctionner
(voir 553d) ou que l'usurpateur se met à tenir le rôle de la raison, qui est de déterminer ce
Ces quatre genres de personnes mauvaises, Socrate les décrit en les concevant qu'il convient de faire, en indiquant où le bien général se trouve et en prenant une décision
comme des gens en qui une autre partie de r âme s'est renforcée, prenant la en fonction de ce bien. Ce qui arrive est plutôt simplement ceci: en cédant aux exigences
importunes des désirs usurpateurs (c'est-à-dire en acceptant la puissance ou la fréquence
place de la raison et établissant son propre contrôle sur les individus et sur de ces désirs comme critère de la valeur de leurs objets), la raison de l'individu en vient à
adopter, comme point de vue général concernant ce qui est bon pour lui, le plan général
qui lui permet de satisfaire ces désirs d'abord et avant tout. Ce faisant, la raison n'arrive
1. On remarque que dans ce passage Platon cite Homère (Od., Xx, 17 ; Rép., 4~~b6) qu1i pas à réaliser la tâche essentielle, qui est notamment de déterminer quelles sont, pour elle,
s'adresse à son kradiè, c'est~à~dire à sa colère ou à son cœur, conçu tomme le SIege de. a les bases théoriques où repose en fait le bien; et voilà pourquoi Platon dit que la raison
colère, pour le gourmander, en lui demandant de rester calme et de supporter sans fane ne gouverne plus dans la vie d'une personne et pourquoi il dit que, à la place des désirs
d'histoire. Le conflit, dans ce cas comme dans celui de Léontios où ce sont le cœur et de la raison, d'autres désirs règnent, ceux en faveur de qui la raison a abdiqué sa propre
l'appétit qui sont en conflit, indique une critique directe par la faculté {( la plus haute» de r;sponsabilité pour déterminer les buts. Mais la raison continue d'être la seule partie de
la fa'culté« la plus basse », et pas seulement des mouvements vers l'action. 1 âme dans laquelle les jugements au sujet du bien général et des désirs pour le bien qui en
2. C'est le point de vue défendu par Cornford, Hardie et Penner (voir lac. dt., ci-dessus). découlent sont situés.
Platon Chapitre 8. La théorie platonicienne de la motivation humaine 169
168

agit: l'homme oligarchique réduit son thumos« à n'admirer, à n'honorer (timdn) faiblesse ou acquiescement liche, et il n'y a (pense Ulysse) aucune raison de
que la richesse et les riches, à mettre toute sa gloire dans la possession de grands se déconsidérer à ses propres yeux pour avoir remis sa vengeance à plus tard
biens et de ce qui peut contribuer à les lui procurer» (553d4-7). (en fait, c'est pratiquement le contraire, puisque son plan esr d'arriver à la fois
L idée centrale suggérée par ces passages et par d'autres passages du livre VIn à punir les servantes et à tuer les prétendants). Mais, en dépit du fait que c'est
est que le thumas est compris par Platon comme ce en quoi on sent: a) la ainsi qu'il pense, ce n'est pas ainsi qu'il ressent les choses. La réaction de son
pulsion compétitive de se distinguer de « monsieur tout le monde », de faire thumas montre que l'estime qu'il se porte, la façon dont il se considère lui-même,
quelque chose de remarquable, d'être remarqué dans le contexre fourni par la est liée à une certaine conception traditionnelle de la dignité du roi, même
société dans laquelle on vit er par son système de valeurs; b) l'orgueil de soi et si elle n'est pas impliquée par son propre plan rationnel. Par suite, chez lui,
la réalisation de soi qui va jusqu'à la réussite dans son effort; c) l'esrime pour raison et cœur se trouvent en conflit sur la question de savoir quoi faire. Une
d'autres personnes remarquables et (en particulier) le désir d'être estimé par mauvaise éducation, suggère Socrate (cf 441a3), a corrompu le coeur d'Ulysse,
les autres et par soi-même. Parce que l'esprit de compétition peut se déployer en l'amenant à avoir un sentiment différent de ce qu'il pense.
en des directions si variées, et parce que les fondements de l'estime de soi (et Il en va de même pour Léontios. Suivant le point de vue considéré,
l'orgueil et l'estime pour les autres) peuvent tellement varier, le thumos, s'il est Léontios refuse de contempler des cadavres parce que c'est une mauvaise
bien tel, peut, chez différentes personnes, inciter à des actions et des modes de chose ou de toute façon quelque chose qui ne mérite pas intérêt. Pourtant, il
vie qui varient beaucoup; et Platon prétend que c'est bien le cas. Mais il me continue d'avoir un appétit pour ce genre de chose. A la différence d'Ulysse,
semble naturel de penser que quelqu'un chez qui l'esprit de compétition, le le thumos de Léontios est en accord avec sa raison: il estime que la contem-
désir d'estime et l'estime de soi sont particulièrement forts, devrait tendre à la plation des cadavres est une' chose sordide, et il ne veut pas être le genre
réalisation d'objectifs athlétiques, militaires et politiques, auxquels Platon dit de personne qui s'y adonne; en fait, peut-être Léontios aspire-t-il à être ce
que l'individu qui est dominé par le thumas peut se consacrer spécialement: ce type de personne qui considère les buts de la raison comme les siens et qui
sont là des activités évidentes aussi bien que traditionnelles, dans lesquelles un n'en a pas d'autres. Par conséquent, quand, de façon incontinente, il met en
homme, de toute façon, peut espérer se distinguer lui-même des autres comme œuvre ce désir qu'il repousse, non seulement sa raison exprime son désaccord
le requièrent l'estime et l'estime de soi, et comme l'implique la compétitivité. pour ce qu'il fait, mais aussi l'estime qu'il se porte en prend-elle un coup:
Je suggère alors que les motifs que Platon rapporte àla rubrique du« coeur» la colère qu'il ressent contre lui-même (il pourrait tout aussi bien ressentir
doivent être compris comme ayant leur racine dans l'esprit de compétition de la honte ou simplement de l'exaspération) est la réponse naturelle à son
et dans le désir à la fois de l'estime de soi et (comme on peut normalement incapacité à se montrer, à ses propres yeux, à la hauteur. La situation est la
le supposer) de l'estime pour les autres. Pouvons-nous donner un sens aux même avec l' homme qui réagit par la colère à ce qu'il juge être un traitement
exemples de colère que Platon propose dans ce sens au livre IV ? Trois ou quatre injuste: il est naturel de penser que ce qu'il a perçu comme injustice est pris
exemples trouvent immédiatement leur place. Quand Ulysse déguisé tombe sur par lui pour un signe du fait que celui qui a commis l'injusrice ne tient pas
les servantes de Pénélope en train de faire des cabrioles avec les prétendants, sa compte de lui et de ses intérêts ou les tient pour peu de chose, et sa colère est
réaction immédiare est de les punir sur-le-champ: la vue d'un tel désordre dans la réponse normale et naturelle à un tel affront. Ne pas se mettre en colère
sa propre maison est naturellement un coup porté à l'estime qu'il se porte (des serait le signe que l'on est d'accord avec l'estimation que se fait celui qui
nobles qui se respectent ne permettent pas ce genre de chose), et sa colère est commet cette injustice de votre valeur et de votre importance; et quelqu'un
une réponse à cet affront. Son {( cœur» le pousse à intervenir immédiatement qui éprouve de l'estime pour lui-même ne pourrait supporter cela. Dans ce
pour restaurer l'ordre et pour, de cette façon, se prouver à lui-même qu'il mérite cas aussi la colère exprime le désir d'acquérir et de préserver l'estime de soi
une estime qu'il considère être mise en danger par la continuation de ce'! état dans le cadre d'une compétition.
de choses. Sa colère, par conséquent, représente une vision traditionnelle des Les deux autres exemples de thumas auxquels fait appel l'argumentation
choses à laquelle l'estime qu'il se porte à lui-même continue d'être liée: il dans le livre IV sonr moins faciles à interprérer. Les bébés de deux semaines
se sentirait mal dans sa peau s'il n'agissait immédiatement pqur venger son (.~t les chiens féroces qui poussent des cris n'ont, semble-t-il, aucun sentiment
honneur. Cependant sa raison n'appuie pas cette vue traditionnelle: du point d'eux-mêmes (je prends pour acquis que les chiens sont dépourvus de conscience
de vue de la raison, remettre la chose à plus tard ne signifie pas indifférence, d'eux-mêmes) et, bien que leur colère puisse exprimer une forme primitive de
170 Chapitre 8. La théorie platonicienne de la motivation humaine 171

compétitivité, ce n'est, de toute façon, pas une forme de compétitivité qui a réflexion, mais peut se trouver dans toutes sortes de contingences qui relèvent
quelque chose à voir avec l'estime de soi que leur colère exprime. Mais peut-être de son éducation et d'événements antérieurs dans sa vie.
Platon considère-t-il que, dans leur cas, la colère est une motivation du même' Le thumos se développe sous l'influence de la façon dont d'autres personnes
type que chez Léontios et chez Ulysse parce qu'il considère ces exemples de (notamment les parents) réagissent à l'égard de quelqu'un et le traitent. Quels
colère comme des phénomènes primitifs centraux qui, à mesure que nous sont nos sentiments à notre égard ? En quelles circonstances faisons-nous
devenons adultes, se transforment en ce désir qualifié de compétition qui l'expérience d'un coup porté à l'estinie que nous nous accordons, à ce que nous
recherche l'estime de soi et qui s'exprime aussi bien notamment sous forme de aspirons à être et à faire? Dans quels types de compétition nous lançons-nous?
colère, comme chez Léontios et chez Ulysse, que dans l'admiration des autres lout cela est dans une large mesure déterminé par les expériences que nous
et l'émulation à leur égard, dans le dédain qu'on porte à ce qui est inférieur, avons faites dans notre enfance, même si une fois devenus adultes, nous pouvons
et dans l'aspiration pour des réalisations que nous avons trouvé attribuées au partiellement éluder ou diminuer les effets de l'éducation que nous avons reçue
thumos aux livres VIn et IX. de façon à rendre le sentiment que nous avons de nous-mêmes conforme aux
Si j'ai raison en pensant que l'esprit de compétition et le désir pour l'estime conceptions rationnelles que nous formons sur la façon dont nous devons vivre.
et l'estime de soi se trouvent au centre de ce que Platon entend par thumosdans nest possible, et même normal, de se trouver, comme Ulysse en fit l'expérience,
la République, il n'est pas difficile de montrer que la motivation du thumos est rravaillé par des conceptions et des attitudes conflictuelles, les unes dépendant
une espèce différente de la motivation qui vient des désirs de l'appétit ou de d'influences qu'ont exercées sur nous des événements antérieurs de notre vie
celle qui vient des désirs de la raison, comme il ressort de l'analyse de Platon. et qui constituent la base de l'estime que nous nous portons à nous-mêmes,
Le« coeur» est différent de l'appétit, parce que les appétits manquent de cette les autres étant le produit du jugement rationnel considéré. Naturellement, dit
référence à soi qui est essentielle à l'estime et à l'estime de soi; et il est différent Socrate, il faut que ces attitudes s'accordent, pour qu'une personne se sente
des désirs de la raison, qui évidemment peuvent être autoréférentiels, en raison bien ou mal dans sa peau, conformément au point de vue rationnel qui est le
de la façon dont ils sont constitués. Deux aspects caractérisent cette différence sien sur sa façon de vivre1• Voilà à quel résultat aboutit rautorité inhérente à
entre le thumos et la raison. Ce que désire un désir qui vient du thumos, c'est le la vérité, qui en principe réside dans la possession de la raison, vers laquelle à
succès dans la compétition et l'estime des autres et de soi-même qui accompagne
1. Ainsi Socrate dit (441a2-3) bien à juste titre que le thumos est par nature l'aide (epikouros)
ce succès. Comme pour tous les objets de désir, on peut, évidemment, dire que, de la raison, et il le décrit comme engageant des disputes entre la raison et l'appétit ou la
en désirant tout cela, le thumos (ou la personne en tant qu'elle fait l'expérience raison et des agents extérieurs comme l'allié (summakhos) de la raison (440b2-4, e7-9). Il
est plus difficile de comprendre pourquoi Socrate insiste si carrément (440b4-7) sur le fait
du thumos) considère qu'il s'agit d'un bien. Mais cela ne signifie pas qu'un qu'on ne trouve jamais le thumos de quelqu'un en train d'intervenir dans une dispute entre la
désir qui vient du thumos est un désir pour quelque chose de bon (un désir qui raison et l'appétit pour appuyer l'appétit. Plus tard, lui-même décrit l'homme oligarchique
comme rendant son thumos et sa raison esclaves de son appétit pour l'argent (563d), mais,
dépend du bien) au sens où le sont les désirs de la raison. La différence dépend, tout comme la domination de cet appétit ne suffit pas à empêcher le désir de la dépense
pour ainsi dire, de l'ordre des priorités entre le désir lui-même et les pensées d'apparaitre (554b7-c2), de même, vraisemblablement, cela ne suffit pas à empêcher la
raison ou le thumos de se rebeller occasionnellement et de donner libre cours à des désirs qui
concernant le bien. Dans le cas de la raison, les pensées qui déterminent ce
ne sont pas subordonnés à la poursuite de l'argent. Et, si après tout, la raison et le thumos
qui est bon prennent la première place, et suscitent un désir pour tout ce que sont indépendants l'un de l'autre, pourquoi un désir de la raison (par exemple dépenser
quelqu'un croit (avec raison ou non) être bon. Mais, dans le cas du thumos le de l'argent pour le bien public) ne pourrait-il pas naître et entrer en conflit avec l'appétit
dominant, seulement pour que s'y oppose le thumos, justement pour cette raison? Quand,
désir pour la compétition et l'estime prend la première place (sans tenir compte tout comme avec un individu oligarchique, le thumos a été habitué à appuyer l'appétit, c'est
de quelque question antérieure sur le fait de savoir si ces choses sont vraiment tout ce que, quelqu'un pourrait attendre: le désir qu'a la raison d'agir de façon généreuse
doit être senti par le thumos comme honteux - avoir le cœur faible - , comme un signe
bonnes, ou, si elles sont bonnes, pourquoi elles le sont), et les pensées sur ce de faiblesse, de sentimentalité, etc. Le fait que Socrate n'envisage pas cette possibilité dans
qui est bon ne viennent qu'après. le livre IV doit, selon toute vraisemblance, être expliqué en supposant qu'il prend ici pour
acquis que la satisfaction de l'appétit est une chose si simple et si facile à réaliser, ousi difficile
Cette différence est en rapport avec une autre. Car, bien que, comme le et si évidente en soi-même qu'il n'y a rien de quoi on puisse être fier, lorsque la raison s'y
dit Platon, le thumos d'un individu tende par nature à appuyer les jugements oppose. l?amour pour la compétition ne pourrait trouver aucune justification pour entrer
en activité, sauf en s'appuyant sur la raison (c'est-à-dire en se mettant du côté de ce dont
que porte sa raison sur le bien et sur les désirs qui ont pour objet le bien, ce la victoire pourrait montrer que quelque chose de valable couronnant le tout à été réalisé).
n'est pas toujours le cas. La raison en est que l'origine des désirs du thumos Cette pensée semble assez naturelle, et appropriée au contexte dans le livre IV ; mais elle
reste cependant relativement naïve, comme l'explication de l'homme oligarchique dans le
de quelqu'un ne se trouve pas toujours dans les opérations rationnelles de la livre VIII le montre.
172
la fois son point de vue rationnel sur les choses et ce qui fonde l'estime de soi Chapitre 9
devraient converger. Mais il n'en va pas toujours ainsi, et, même quand c'est le
cas, la base de l'estime que se porte un individu doit être justifiée par référence
non seulement à une argumentation rationnelle quelconque, mais aussi à son Adieu au pasteur?
expérience personnelle dans le cadre de relations sociales qui se modifient.
Suivant la doctrine tripartite de Platon, donc, la compétitivité et le désir pour
Remarques sur le pastorat politique
l'estime que vous portent les autres et pour celle que l'on se porte à soi-même dans le Politique de Platon1
constituent une forme de motivation humaine, distincte des appétits et de
la raison elle-même, et une motivation aussi fondamentale que ces dernières
Dimitri El Murr
pour la nature humaine. Il n'y a certainement rien à redire sur le fait que ce
genre de motivation, sous ses multiples visages, joue un rôle important dans
la conduite de tout être humain. Pour être plausible, toute doctrine de la .
motivation humaine doit y porter une attention toute particulière. Le mérite
considérable de la doctrine platonicienne de l'âme humaine dans la République,
quels que soient par ailleurs ses échecs, réside dans le fait qu'elle apporte une
reconnaissance vraiment pleine et plus explicite de ce fait que toutes les théories
qui l'ont suivie1,
Introduction
(Traduit par Monique Canto-Sperber et Luc Brisson.)
Dans le cadre de ses recherches sur la <i gouvernementalité f) et, plus généra-
lement, sur les rapports du savoir et du pouvoir, Michel Foucault a développé
une analyse Importante de la notion de « pastorat politique », autrement dit de
la modalité pastorale du gouvernement des hommes' . Ce mode d e gouvernement'
a, selon ~ou.ca~l:, troi~ traits caractéristiques. D'abord, le pouvoir pastoral est
non terntonahse, ce n est pas un pouvoir lié à une cité ou un lieu déterminés
mais il s'exerce sur la multiplicité en lTIOUVement qu'est le troupeau Ensuite '1'
, . d' . ,1
S agIt un pouvoir bienfaisant et tout entier défini par sa bienfaisance envers le
troupeau: le berger est en effet celui qui veille et prend soin de son troupeau

~:i emprunté la première partie du titre de cet article à Jacques Ranclère La Hame de la
emocratte, fa~s, La Fabrique édmons, 2005, p. 41 : « On prendra donc le ;exte platonicien
sou~ un ang e . ifférent: non pas l'adieu au pasteur, prononcé par Platon dans le Polttt ue
:,a:: au c~ntr,~l,reson mamtien .nost:lgique, sa présence obstinée au cœur de la Républqu;
li ser,t e re ~rence pour deSSIner l opposition entre le bon gouvernement et le ouverne-
:ent de~oc~at1que.,» J~ n,e pounai IC~ d~scuterles analyses de Ranclère, malS le ~euxlème
é;pl~re li l~vre cite precedemment (IntItulé « La politique ou le pasteur perdu ») est une
~f e~on pro onde ~ur le ;:apport de Platon à la démocratie et sur son actualité
'd' . F?ucault, Securite, terrttotre, populatIOn. Cours au Collège de FIance (1977-1978)
~ . ~tab1te sous la dir. de F. Ewald et A. Fontana par M. Senellard Paris Gallimardi
1eu~, 2004 : voir tout paltic~lièrement les leçons des 8, 15, 22 fév;ier et '1 er et 8 mars
P97t ,p. 119-259.
l" Foucault
d reviendra l'année suivante (en octobre 1979) su1 1aquestlon cl u
;.s otat po mque ans sa Tanner Lecture on Human Values intitulée Omnes et Smgulattm
1. Je remercie de m'avoir aidé par les commentaires qu'ils ont faits sur des versions antérieures p owaraS a c,rtttctsm of"Poltttcal Reason" et prononcée à l'université Stanford en Califolll1e'
de cet essai, notamment Annette Baier, Gail Fine (mon commentateur quand j'ai présenté our a version françaIse de ce texte, voir M. Foucault Dtts et écrtts tome IV 'cl ' bl"
sous 1 d' d D . 1 D e ' , ,e . eta le
la première version à Cornell), Cynthia Freeland,John Hare (commentateur pour une version G Il' a Id" e 4an !e elelt et François Ewald, avec la collab. de Jacques Lagrange Paris
donnée au New Jersey Regional Philosophy Conference) et Alexander Nehamas. alma, , 199 ,n° 291, p. 134-161. ' ,
172 Platon

la fois son point de vue rationnel sur les choses et ce qui fonde l'estime de soi Chapitre 9
devraient converger. Mais il n'en va pas toujours ainsi, et, même quand c'est le
cas, la base de l'estime que se porte un individu doit être justifiée par référence
non seulement à une argumentation rationnelle quelconque. mais aussi à son Adieu au pasteur?
expérience personnelle dans le cadre de relations sociales qui se modifient.
Suivant la doctrine tripartite de Platon, donc, la compétitivité et le désir pour
Remarques sur le pastorat politique
l'estime que vous portent les autres et pour celle que l'on se porte à soi-même dans le Politique de Platon l
constituent une forme de motivation humaine, distincte des appétits et de
la raison elle-même, et une motivation aussi fondamentale que ces dernières Dimitri El Murr
pour la nature humaine. Il n'y a certainement rien à redire sur le fait que ce
genre de motivation, sous ses multiples visages, joue un rôle important dans
la conduite de tout être humain. Pour être plausible, toute doctrine de la
motivation humaine doit y porter une attention toute particulière. Le mérite
considérable de la doctrine platonicienne de l'âme humaine dans la République,
quels que soient par ailleurs ses échecs, réside dans le fait qu'elle apporte une
reconnaissance vraiment pleine et plus explicite de ce fait que toutes les théories
qui l'ont suivie1,
(Traduit par Monique Canto-Sperber et Luc Brisson.) Introduction

Dans le cadre de ses recherches sur la « gouvernementalité » et, plus généra-


lement, sur les rapports du savoir et du pouvoir, Michel Foucault a développé
une analyse importante de la notion de <i pastorat politique }), autrement dit, de
la modalité pastorale du gouvernement des hommes'. Ce mode de gouvernement
a, selon Foucault, trois traits caractéristiques. D'abord, le pouvoir pastoral est
non territorialisé, ce n'est pas un pouvoir lié à une cité ou un lieu déterminés,
mais il s'exerce sur la multiplicité en lTIOUVement qu'est le troupeau. Ensuite, il
s'agit d'un pouvoir bienfaisant et tout entier défini par sa bienfaisance envers le
troupeau: le berger est en effet celui qui veille et prend soin de son troupeau

J'ai emprunté la première partie du titre de cet article à Jacques Rancière, La Haine de la
démocratie, Paris, La Fabrique éditions, 2005, p. 41 : « On prendra donc le texre platonicien
sous un angle différent: non pas l'adieu au pasteur, prononcé par Platon dans le Politique,
mais au contraire son maintien nostalgique, sa présence obstinée au cœur de la République
où il sert de référence pour dessiner l'opposition entre le bon gouvernement et le gouverne-
ment démocratique. » Je ne pourrai ici discuter les analyses de Rancière, mais le deuxième
chapitre du livre cité précédemment (intitulé « La politique ou le pasteur perdu ») est une
réflexion profonde sur le rapport de Platon à la démocratie et sur son actualité.
Cf. M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978),
éd. établie sous la dir. de F. Ewald et A. Fontana par M. Senellard, Paris, Gallimard/
Seuil, 2004 : voir tout particulièrement les leçons des 8, 15, 22 février et 1er et 8 mars
1978, p. 119-259. Foucault reviendra l'année suivante (en octobre 1979) sur la question du
pastorat politique dans sa Tanner Lecture on Human Values intitulée Omnes et Singulatim :
1. Je remercie de m'avoir aidé par les commentaires qu'ils ont faits sur des versions.~~térieures Towards a Critidsm of"Political Reason" et prononcée à l'université Stanford en Californie.
de cet essai, notamment Annette Baier, Gail Fine (mon commentateur quand Jal . Pour la version française de ce texte, voir M. Foucault, Dits et écrits, tome IV, éd. établie
la première version à Cornell), Cynthia Freeland, John Hare (commentateur pour une verSIOn sous la dit. de Daniel Defert et François Ewald, avec la collab. de Jacques Lagrange, Paris,
donnée au New Jersey Regional Philosophy Conference) et Alexander Nehamas. Gallimard, 1994, n" 291, p. 134-161.
Platon Chapitre 9. Remarques sur le pastorat politique dans le Politique de Platon 175
174
pour le bien de celui-ci. Enfin, cette bienfaisance prend la forme d'un pouvoir savoir si effectivement on peut caractériser non pas tel ou tel magistrat dans
individualisant, adressé au tout du troupeau comme à chacun de ses membres. la cité, mais le magistratpar excellence, ou plutôt la nature même du pouvoir
D'où ce que Foucault appelle le paradoxe du berger qui peut être amené à
politique tel qu'il s'exerce dans la cité, si on peut effectivement l'analyser à
l partir de ce modèle de l'action et du pouvoir du berger sur son troupeau.
sacrifier le tout pour l'un comme l'un pour le tout: omnes et singulatim •
[...] C'est la question fondamentale, ou en tout cas une des dimensions
Un tel pouvoir - et c'est là l'une des thèses majeures de Foucault - est fondamentales du Politique. Et à cette question le texte tout entier répond
étranger à la pensée politique grecque. En effet, si la modalité pastoral~, d~ « non ») et un non qui me paraît assez circonstancié pour qu'on puisse y
gouvernement politique est particulièremen~. prég~ante, ~ans les socletes voir une récusation en bonne et due forme de ce que Delattel appelait) me
orientales (Égypte, Assyrie, Judée) et se voit remvestle ulteneurem~nt, par le sembie-t-il à tort, un lieu commun, mais qu'ilfout bien reconnaître comme
· .' elle n'est pas courante encore moins familière, dans la htterature un thème fomilier à la philosophie pythagoricienne; le chefdans la cité doit
ch nStlalllSme, ' être le berger du troupeau 2 .
politique gréco-romaine: la preuve en est, selo~ Foucault, q~e l~ thème ~u
berger est absent du vocabulaire politique class,qu~ de la Greee . B,e~ sur, On voit donc que si Platon constitue une exception, au sens où il s)intéresse
Foucault n'ignore pas que les poèmes homériques temolgnent de la ~resence directement au pasto rat politique et lui consacre un dialogue tout entier, cette
d'une conception pastorale du gouvernement politiqu~, tout comme d aül~urs exception, une fois de plus, confirme la règle car tout l'enjeu du Politique est,
la littérature pythagoricienne. Mais ces deux exceptions confi~men: la regle selon Foucault, de critiquer radicalement le modèle pastoral.
ault Homère est sur cette question, tributaIre cl une Influence Mon but dans cet article n'est pas de vérifier le bien-fondé des thèses de
car pour Fouc, , .. . l '
orientale j quant aux pythagoriciens, ils incarnent une tradltlOn .margI~~ e a Foucault sur l'absence du pastorat politique dans la littérature politique antique;
l'impact très limité3• Mais si, « dans ce qu'on appelle le vocabulalre p~llt1que il n'est même pas de commenter pour elle-même l'interprétation foucaldienne du
classique de la Grèce, la métaphore du berger est une métaphore rare ~', que Politique. Il s'agit plutÔt, et sans doute plus modestement, de prendre appui sur
faire des dialogues de Platon, où le magistrat idéal est souvent ~ompare a un les analyses que Foucault a données du Politique - ce qui reviendra à maintenir
pasteur? Que faire, en particulier, du Politique qui aborde dtrectement la certaines d'entre elles, et réaménager ou nuancer certaines autres~) pour mettre
question du modèle pastoral de gouvernement politique? en lumière la contribution spécifique du Politique à la conception platonicienne
Le grand texte du Politique a précisément, me semble-t-il, pourfonction du gouvernement des hommes. À la question de savoir si le véritable politique
de poser, alors directement et en quelque sorte de plein fouet, le problème de d()it être une sOfte de pasteur d'hommes, le Politique, aux yeux de Foucault,
répond clairement et fermement par la négative: je voudrais montrer que les
M Foucault, Sécurité, territoire, population, op. dt p. 133 (1eço~ d~ 8 i~~!erd~978) : « E~ choses ne sont pas aussi simples et que le rapport de Platon au modèle pastoral
1. so~me on eut dire ceci: c'est que l'idée d'un pouvoir pastora, cest 1 e. un ~OUV?
ui s'e~ercePsur une multiplicité plus que sur un territoire. ~'est un PO~V?H qUi gUl~e ~u gouvernement des hommes est nettement plus subtil et nuancé.
q b d" t médiaire à ce but. C'est un pOUVOIr donc finalise, un pouvOlr
vers un ut et sert m er . ,d n quelque
finalisé par ceux-là même sur qui il s'exerce et nsm pas sur une .Ulll te e tlpe e .
sorte supérieur que ce soit la cité, le territoire, l'Etat, le souveram [...]. C est un p~~vo~r; I. Pastorat et politique
enfin qui vise à la fois touS et chacun dans leur paradoxale équivalence, et n~n pas ulllte
supé:ieure formée par le tout. Eh bien, je crois qu'à un ~o~voir ~e ce type, es structures
de la cité grecque et de l'Empire romain étaient tout à faIt etrangeres; » . ) F 1 Comme l'a bien noté Foucault, Platon associe volontiers pastorat et
Sécurité territoire population, op. dt., p. 141-142 et p. 150 (leçon du 15 fevner 1978. ~~cau t politique, et notamment dans la République. Au premier livre de ce. dialogue,
2. critiqu: ici la position d'Armand Delatte : A. Delatte,.Essai sur la politique pythagortctenne,
Thrasymaque, c'est bien connu, soutient que la justice est l'intérêt du plus fort
Liège, Vail1ant-Carmane, 1922 ; rééd. Genève, Slatb~e, 1979.. d' . , 1, d'ffusion
" l' ,h't 151 . « MalS ces pomts appUI a a 1 et, plus précisément, que le chef d'État érige en loi ce qu' il y a de meilleur pour
3. Sécurité, terrztOlre, pop~ atto.n, or,: Ct ., p. '1 h h du côté de la pensée politique
~it~~e~~~/~e~a~;~~~;tf~;:~;~'~r~:!~~:f:~ ;; ~a ~~~é.e~l faudrait sans do~t~~egard~r lui (Rép., I, 341a). Devant les objections répétées de Socrate qui n'a de cesse de
du côté des etites communautés, des groupes restreints avec les formes sp~c~ ques e lui montrer, à grand renfort d'analogies (le pilote et son navire, le médecin et
socialité qui leur étaient liées, comme les communauté ~hilosophi~uels oU rehgle~ses.' les son patient), que toute technique, quelle qu'elle soit, vise le bien de son objet et
'éd goglques les eco es de gymnasuque
pythagoriciens par exemp1e, les communauteS p a , 1 _( . , 1') 'r
[...]. )) Sur le sens de l'expression homérique « pasteur ~es ~eup es» pOlmen aon, VOl non l'intérêt de celui qui la possède, Thrasymaque contre-attaque en proposant
Haubold Homer's People, Cambridge, Cambridge Ulllverslty Press, 2000, p ?4-40. ~bulr sa propre analogie.
Jl'analyse
. ' l ' A P tit Le pastorat ou llmpossl e
pythagoricienne du pasto rat po itique, VOIr . e , ({ . (' d ) F du
raccourci théologico-politique ), dans E. Cattin, L. Jaffro et A. Peut e s., tgures
théologico-politique, Paris, Vrin, 1999, p. 9-23. Cf. nore 2, supra. p. 174.
M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. dt., p. 144 (leçon du 15 février 1978).
4. Ibid., p. 142.
176 Platon Chapitre 9. Remarques sur le pastorat politique dans le Politique de Platon 177

- Dis-moi, Socrate) as-tu une nourrice? Ce que Socrate rejette donc avec la plus grande énergie, c'est l'interprétation
_ Allons! Ne faudrait-il pas me donner une réponse, plutôt que de poser que Thrasymaque donne de l'art du berger: en tant qu'art, en tant que tekhnè, le
ce genre de question ? pastorat vise nécessairement le bien du troupeau!. La République oppose donc,
_ C'est que, tu vois, elle néglige de surveiller ton rhume, et ne te mouche par l'entremise de cet échange entre Socrate et Thrasymaque, deux conceptions
pas quand tu en as besoin, toi à qui elle n'a pas appris à distinguer les antagonistes du pastorat politique: l'une, disons tyrannique, où c'est l'intérêt
moutons du berger. propre du pasteur qui dicte le soin qu'il confère au troupeau, l'autre, réellement
- Pourquoi donc dire particulièrement cela? pastorale parce que bienveillante et bienfaisante, où le pasteur, parce qu'il
_ Parce que tu crois que les bergers ou les bouviers examinent le bien des dispose de la compétence qui légitime son titre, vise le bien de son troupeau
moutons ou des bœufs, et qu'ils les engraissent et les soignent en considérant et non directement son propre intérêt.
autre chose que le bien des maltres et le leur propre? Et plus particulièrement
Le Politique a-t-il pour objectif de critiquer le modèle pastoral du gouver-
tu penses que les dirigeants, dans les cités, ceux qui dirigent vé:itablement;
nement politique que Socrate développe dans la République et auquel il fait
ont à l'égard des dirigés un autre état d'esprit que celut quon aurait a
l'égard de moutons; et qu'ils visent, nuit etjour, un autre but que celui-ci : encore allusion dans le Théétète quand il explique que pour le philosophe, le
comment eux-mêmes en tirer profit. Et tu es si avancé au sujet de ce qui est tyran ou le roi n'apparait que comme« l'un parmi les bergers» (Théét., 174d4 :
juste et de la justice, et de ce qui est injuste et de l'injustice, que tu ignores hena tôn nomeôn) ? Telle est la thèse de Foucault selon lequel Platon prendrait
que la justice et ce qui est juste, c'est là en réalité un bien pour autrui, c'est ses distances avec un thème cher au pythagorisme. Telle est également la thèse
l'intérêt du plus fort, de celui qui dirige, mais un dommage personnelpour de Michel Narcy qui soutient que l'Étranger d'Élée, protagoniste principal du
celui qui obéit, qui sert. (Rép., l, 343a-c, trad. P. Pachet) .
Politique, élabore dans ce dialogue une critique radicale de la conception, non
Pour Thrasymaque, donc, le dirigeant au pouvoir dans une cité est à ses pas pythagoricienne, mais socratique de la politique 2 •
sujets ce que le berger est à ses moutons. Comme la suite de la discussion le
montre, Socrate conteste radicalement la position de Thrasymaque. Mais que
II. Pastorat divin, pastorat humain
conteste-t-il exactement? L'analogie elle-même, ou l'interprétation erronée
qu'en donne Thrasymaque ? Comme je l'ai déjà annoncé, il ne s'agit pas pour moi de nier que Platon,
Pour Socrate, le modèle pastoral semble tout à fait pertinent pour rendre dans le Politique, reprenne à nouveaux frais la question du rapport entre
compte du gouvernement des hommes. Ainsi, à la fin du livre III de la République, pasto rat et politique. Foucault a bien évidemment raison de voir dans cette
anticipant sur les mesures communautaires réservées aux gardiens, développées question l'un des fils directeurs du dialogue. Ce qui me semble, en revanche,
au livre V, Socrate précise que l'éducation gymnique et musicale des gardiens plus discutable dans la thèse foucaldienne comme d'ailleurs dans celle plus
auxiliaires ne saurait faire d'eux des bêtes de proie pour le reste des habitants de circonscrite de Narcy, c'est l'idée que Platon congédie purement et simplement
la cité idéale: en effet, des bergers ne sauraient élever des chiens de garde pour le pasto rat comme modèle de gouvernement politique. À mon sens, le Politique
nuire à leurs troupeaux, mais, au contraire, pour le protéger et veiller à leur vise tout autant à rectifier qu'à préciser ce modèle: le rectifier en montrant
prospérité (Rép., III, 416a-b). De même, plus loin, au livre IV, quand Socrate
examine le rôle du thumos, partie intermédiaire dans l'ordre tripartite de âme r 1. Ibid., p. 143-144 : « Un berger égoïste, c'est quelque chose de contradictoire. Le vrai
berger, c'est celui justement qui se dévoue entièrement pour son troupeau et ne pense pas
et correspondant à la classe des gardiens auxiliaires dans l'ordre politique de à lui-même. » Foucault voit dans cette analyse du pastorat de République 1 une {( référence
la cité, il revient sur cette analogie pour montrer que le thumos doit s'allier à explicite » au thème pythagoricien du mapistrat-berger.
2. M. Narcy, « La critique de Socrate par l'Etranger dans le Politique » dans C. Rowe (ed.),
la partie rationnelle, comme un chien de garde obéit aux ordres du pasteur
Reading the Statesman. Proceedings of the III Symposium Platonicum, Sankt Augustin,
qui le commande (Rép., IV, 440d). La triade berger - chien de garde - Academia Verlag, 1995, p. 227-235. Voir notamment p. 233 : « Les hommes, des animaux;
troupeau permet donc de décrire, au moins partiellement, les rapports' entre la cité, un élevage; ses habitants, du bétail: à une telle philosophie politique, la définition
de l'art politique comme anthrôponomikon est parfaitement conforme. Il est difficile de nier
les trois classes de la cité idéale comine entre les trois parties de l'âme qui leur qu'en rejetant au contraire cette définition, c'est la philosophie politique de Socrare que
correspondent. La classe des producteurs est comparée au troupeau, celle des rejette l'Étranger. )} J. B. Skemp soutenait déjà, en 1952, que la première moitié du Politique
a notamment pour cible la conception monarchiste du gouvernement développée dans la
gardiens aux chiens censés veiller à la bonne pâture de celui-ci, enfin le berger, Cyropédiede Xénophon: voir J. B. Skemp, P!atos Statesman, A translation ofthe Politicus
au philosophe-roi veillant au bien des deux précédents. of Plato with introductory essays and flotnotes, London, Routledge and Kegan Paul, 1952,
p.59-65.
Platon Chapitre 9. Remarques sur le pastoratpolitique dans le Politique de Platon 179
178
sommes présentement, le monde, provisoirement abandonné du dieu, conduit
la différence irréductible qui sépare le pasto rat divin du pasto rat humain, le
lui.même sa propre marche et tourne en sens contraire. Les hommes y sont
préciser en définissant les modalités nouvelles d'un véritable soin politique,
livrés à eux-mêmes dans une nature hostile.
sur le modèle du soin divin. Certes, l'un des résultats positifs essentiels du
La fonction explicite du mythe est méthodologique et rétrospective: grâce
dialogue sera de définir un art politique qui n'est plus pensé sur le modèle
à lui, il est possible d'identifier, donc de corriger, les erreurs commises par les
exclusif du soin du berger pour son troupeau, mais sur le modèle du soin du
premières divisions. En d'autres termes, le mythe permet de comprendre en quoi
tisserand pour son tissu. Mais est-ce à dire que Platon rejette intégralement
la première définition de l'art politique, l'art de paltre le troupeau des bipèdes
le modèle pastoral de gouvernement politique? On verra qu'il n'en est rien,
sans plume, est fautive. Cette démarche semble pleinement confirmer la thèse
pour peu que l'on comprenne le développement de l'argument général du
foucaldienne selon laquelle Plaron congédie le modèle pastoral de gouvernement
Politique.
politique, au profit d'un autre modèle. En effet, il apparalt qu'il est impossible
La première définition de l'art politique obtenue dans le dialogue assigne
de définir l'homme politique comme un pasreur du troupeau humain, puisque
à l'homme politique son troupeau: « le segment qui se détache, seule partie
cetre fonction est celle du dieu. Le mythe semble donc dispenser une leçon
restante pour le troupeau bipède, c~est celui qui consiste à paître les hommes:
capitale pour toute politique véritable: le modèle pastoral ne peut convenir à
voilà désormais précisément ce que l'on a cherché, cette partie même qu'on a
notre trop humaine politique. Cela apparalt d'autant plus clairement si l'on
appelée à la fois royale et politique (Pol., 267cl-3). » Lart politique est donc
considère en détailla vie des nourrissons de Kronos et si l'on remarque que l'âge
l'art de paître et de nourrir le troupeau bipède sans plumes et non-croisant,
de Kronos du Politique est une réécriture de l'âge d'or que le mythe hésiodique
et l'homme politique est un pasteur nourricier (268c). Comme le remarque
des races présente comme le premier âge de l'humanité!.
immédiatement l'Étranger, cette définition pose un sérieux problème: elle
ne correspond pas qu'au seul politique car nombre d'arts existants peuvent C'est le dieu qui les [les hommes} paissait, les dirigeant lui-mime, comme
se réclamer de cette fonction pastorale et, par là même, légitimement reven- de nos jours les hommes, qui se distinguent en ce qu'ils sont d'une race plus
divine, paissent d autres espèces qui leur sont inférieures. Or puisque le dieu
diquer le titre de politique1, Boulangers, commerçants, agriculteurs, et même
le; paissait, il ny avait pas de constitution, ni de possession de ftmmes et
médecins et professeurs de gymnastique peuvent également prétendre à juste d enfants: en effet, cest de la terre qu'ils revenaient à la vie, sans aucun
titre nourrir le troupeau humain. Lart politique semble ainsi la chose du souvenir de leur existence antérieure. Mais, si rien de tout cela n'existait, en
monde la mieux partagée et les cités regorger d'hommes politiques en tous revanche, des fruits à profusion leur venaient des arbres et d'innombrables
genres. Pour sortir de l'impasse, l'Étranger propose de suivre une autre route végétaux, fruits qui ne nécessitaient aucune culture, mais provenaient spon-
afin d'élucider les erreurs précédemment commises dans le parcours dialec- tanément de la terre. Et ils vivaient nus, dormant le plus souvent à mime
le sol, car les saisons avaient été tempérées pour leur éviter de souffrir, et
tique. Cette autre route consiste à raconter une histoire, mais pas fi' importe
leurs couches étaient molles, faites d'herbe foisonnante poussant à mime la
laquelle: l'histoire grandiose des cycles de l'Univers et des âges de l'humanité terre. (Pol., 27Ie5-272bl)
qui leur correspondent.
Le mythe du Politique (268d-274e) relate l'histoire cosmique comme Comme les hommes de la race d'or d'Hésiode, les nourrissons de Kronos
celle d'une alternance perpétuelle entre deux cycles de l'Univers. Un premier vivent nus et dorment à même le sol. Ils sont dispensés de tout ce qui est
cycle correspond au règne de Kronos, où le monde est guidé dans sa marche douloureux: la sensation de tel ou tel besoin, la dangerosité du milieu extérieur,
par le dieu et où les hommes et les autres animaux vivent en troupeau au mais aussi le travail ou la nécessité de se reproduire, car la terre leur fournit tout
sein d'une nature généreuse, sous le pastorat de divinités locales. Le second ce dont ils ont besoin. Pourtant, si Platon emprunte certains traits caractéris-
cycle correspond au règne de Zeus. Durant cette période, dans laquelle nous tiques de l'âge d'or hésiodique, il s'en écarte aussi de façon significative. D'abord,
innovation platonicienne majeure, l'âge de Kronos est un âge cosmique où le
1. Sur la méthode de division comme méthode de sélection et épreuve des prétendants, voir
l'analyse célèbre de Gilles Deleuze: « Il ne s'agit pas du tout d'une méthode de spécification,
mais de sélection [... ]. Le sens et le but de la méthode de division, c'est la sélection de rivaux,
l'épreuve des prétendants - non pas l'antiphasis mais l'amphisbètèsis (on le voit bien dans 1. Sur cette réécriture d'Hésiode et sa signification pour l'ensemble du mythe, je me permets
les deux exemples principaux de Platon; dans le Politique où le politique est défini çomme de renvoyer à mon article « Hesiod, Plata and the Golden Age : Hesiodic Motifs in the
celui qui sait "paître les hommes", mais beaucoup de gens surviennent, commerçants, My th of the Politicus », in J. Haubold and G. Boys-Stones (eds), Plato and Hesiod, Oxford,
laboureurs, boulangers, gymnastes, médecins qui disent: le vrai pasteur des hommes, c'est Oxford University Press, 2010, p. 276-297.
moi! [...]) }} (Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 84 (voir les p. 82-9).
Platon Chapitre 9. Remarques sur le pastorat politique dans le Politique de Platon 181
180

monde tourne dans le sens inverse du n6trel . La conséquence la plus notable de dépourvus de toutes les techniques, parce que, alors même que la nourriture
produtte spontanémentfaisait maintenant défaut, ils ne savaientpas encore
ce dispositif cosmologique est que les nourrissons de Kronos sortent adultes de
comme~t se la procurer, du fait qu'aucun besoin ne les y avait auparavant
la terre, sans aucun souvenir de leur existence précédente, et vont de la vieillesse contraznts. Pour toutes ces raisons, ils étaient tous dans les plus grandes
à l'enfance. En outre, ils vivent en troupeaux et ne connaissent aucun lien difficultés. (Pol., 274b5-c5)
naturel ou électif particulier, si ce n'est de provenir de la même terre-mère. En
Au paradis animalier succède la guerre des espèces et à l'abondance naturelle,
d'autres termes, dans l'âge d'or du Politique, les hommes naissent comme les
la lutte pour les ressources. Lhomme né directement du sol et objet de tous
plantes et vivent comme de placides animaux en harmonie avec leur milieu,
les soins du dieu fait ainsi place à l'homme issu de la reproduction biologique
sous la houlette d'un pasteur divin. devant prendre soin de. .lui-même, de sa descendance comme de sa subsistance.
Comment le pasteur divin prend-il soin de son troupeau? Si le mythe du'
S~, comm~ le rép~te l'Etranger, cet âge cosmique, zoogonique et anthropolo-
Politique reste silencieux sur ce point, un passage antérieur du dialogue permet
glque est blen le notre, alors, une fois de plus, tout semble indiquer que Foucault
de comprendre exactement en quoi ce pastorat consiste:
~ raisonde voir dans le mythe du Politique, et dans le dialogue tout entier,
Mais nous savons ceci: le bouvier, au moins, personne ne lui contes- 1expresslOn du refus du pasto rat comme modèle de gouvernement politique.
tera aucune des tdches précédentes. C'est lui-même, lui qui palt les bœufs, Le politique n'est pas un pasteur car cet âge de l'humanité est révolu: le temps
qui est le nourricier du troupeau, c'est lui-même qui en est le médecin, et
de l'art politique et celui de l'art pastoral s'excluent mutuellement.
pour ainsi dire, le marieur, et le seul à disposer d'un savoir dans l'art de
l'accouchement, pour tout ce qui touche aux petits qui viennent au monde
et à leur naissance. En outre, dans la mesure où la nature des nourrissons III. La politique comme épimélétique
participe de ce qui relève du jeu et de la musique, nul autre que lui est plus
capable de les réconforter et de les charmer pour les apaiser, en exécutant ~oucault aurait pleinement raison si le mythe invitait à balayer, purement
de la façon la plus belle, à l'aide d'instruments ou par l'usage de sa seule et SImplement, les premières divisions du dialogue. Mais ce n'est pas le cas.
bouche, la musique qui sied à son troupeau. Et il en est de même pour les
Ca~ la narration du mythe n'annule pas pour autant les divisions précédentes,
autres pasteurs, n'est-ce pas? (Pol., 268a5-b6)
malS les corrige, afin d'inclure tant le pastorat divin que le pastorat humain.
Même si cette description ne peut s'appliquer directement au pasteur Comme je l'ai montré ailleurs, l'effet dialectique du mythe sur les divisions
d'hommes qu'est le pasteur divin (qui, par exemple, n'a pas besoin d'apparier qui ~e précèdent n'est pas de faire table rase mais bien de réaménager l'étape
les membres du troupeau, puisque ceux-ci sortent directement de la terre), la fuutlve du processus diairétique afin que celui-ci puisse reprendre sur des
clause générale concluant le passage indique que certaines des caractéristiques bases solides. Ainsi, une fois le genre problématique de « l'art de nourrir les
définies ici sont valables pour tous les pasto rats. Le point essentiel est que le [toupeaux» (agelaiotrophikè) remplacé par celui plus inclnsif de « l'art de soigner
pasteur prend soin de tous les aspects de la vie de son troupeau: nourriture, . troupeaux », ou épimélétique (Pol., 275c-e), il est possible de distinguer le
éducation, jeu, reproduction, etc. som dl~tn du soin humain au sein du genre du soin lui-même. Grâce au mythe,
Il n'est qu'à considérer la situation des hommes sous notre âge de Zeus pour ,:n~us dl~posons donc bien d'une définition, certes encore schématique mais
voir à quel point elle s'oppose à celle du troupeau humain dont le dieu est le :: ,neanmOlns correcte, de l'art politique: le soin du troupeau bipède consentant l .
berger à l'âge précédent. ',' '~: cette même définition qui, à mon sens, sera examinée et précisée par
Une fois que nous fûmes privés du soin de la divinité qui nous avait , du paradigme du tissage2 . Si Foucault voit dans le mythe et dans
en sa possession et qui nous paissait, et après que la plupart des bêtes, dont la première partie du dialogue une critique du pasto rat comme modèle
les natures sont farouches, forent devenues sauvages, les hommes, qui pour ;,pc)litiique, c'est notamment parce qu'il pense que la structure générale du Politique
leur part étaient devenus faibles et sans défense, étaient mis en pièce par
scandée par un certain nombre d'échecs successifs (et volontaires), ou à tout
elles; en outre, dans les premiers temps, ils étaient sans aucun moyen et

1. Selon l'interprétation traditionnelle, en deux phases cosmiques, du mythe du Politique, à


P~r ~. d~t.ail des corrections que le mythe apporte aux divisions précédentes voir D El Mun
;9 ~ IVlSlon ,et l'u~it.é, du Po~iti~ue de PI,aton », Les Études philosophiq~es, 74,'3, 2005:
laquelle, pour ma part, je souscris. Pour une présentation synthétique de la position alter-
native, défendue par L. Brisson et Ch. Rowe, et pour un résumé de l'intérêt de ce débat
sur le nombre des phases de l'Univers, voir mon « Hesiod, Plaro and the Gqlden Age», art.
lb :d 324 . Je resume ICI a les pnnCIpaux pOlOts développés aux p. 300-302 de cet article.
t ., p. 304-305.
cité, p. 277-279.
Chapitre 9. Remarques sur le pastoratpolitique dans le Politique de Platon 183
182

le moins, par plusieurs tentatives infructueuses d'approche du problème!. En IV. Du pasteur au tisserand: gouverner, soigner, tisser
revanche, si, comme je le soutiens et espère l'avoir montré ailleurs, l'ensemble
C'est l'introduction, dans le dialogue, du paradigme du tissage (à partir de
du dialogue est unifié par la progression d'un seul et unique processus diairé-
287b) qui va permettre de préciser enfin ces conditions. Cette transition du
tique, il faut considérer que Platon ne rejette pas en bloc le modèle pastoral
modèle du pastorat nourricier, étroitement compris, à celui du soin du tisserand
mais le réaménage complètement en inscrivant normativement sa définition
pour son tissu, est significative à plus d'un titre. Je n'en relèverai qu'un seul,
de l'art politique dans le genre de l'épimélétique, c'est-à-dire du soin humain
particulièrement notable parce qu'il est symbolique et qu'il confirme très
du troupeau humain 2 J'en veux d'ailleurs pour preuve que plus loin dans le
simplement l'idée d'une continuité entre pastorat et tissage. Il n'est pas difficile
dialogue, l'Étranger continue de désigner l'objet de la législation à laquelle le
de voir que les premières divisions du dialogue correspondent aux étapes initiales
politique se voit contraint de recourir comme « des troupeaux d'hommes»
de la production du matériau nécessaire à la confection du tissu (l'élevage des
(294e9 : taisin agelais ; 295e6 : tais tôn anthôpôn agelais).
troupeaux de moutons et la récolte de leur laine) tandis que la seconde partie
Pourtant, objectera-t-on, notre âge de Zeus n'est pas celui du pastorat et
de la division est celle de la production du tissu proprement dite à partir de ce
Foucault a raison d'insister sur cette leçon évidente du mythe: la politique
matériau1• En tant qu'arts du soin, pastorat et tissage appartiennent au même
est le gouvernement des hommes par eux-mêmes3 • Bien sûr. Mais est-ce à dire
genre de l'épimélétique et ont tous deux pour fonction de protéger, mais l'un
qu'il n'y a aucune place pour une fonction pastorale proprement humaine?
se situe davantage dans le prolongement de la nature, tandis que l'autre, au
Tout dépend de la façon dont on lit l'âge de Zeus du mythe du Politique. Si
contraire, la dépasse et la transforme.
l'on considère, comme la plupart des commentateurs, qu'il s'agit là de notre
Mais que va transformer le royal tisserand? Comment va-t-il produire son
âge tel qu'il est et tel qu'il doit ifre, alors tout semble indiquer que Platon veut
tissu? Ce tissage doit s'entendre en deux sens. Le royal tisserand structure
prendre définitivement congé de la fonction pastorale. Mais si on pense, comme
et organise les compétences au sein de la cité, et en cela il prend modèle sur
le texte autorise à le faire, que l'âge de Zeus - où Platon réécrit les premiers
la fonction architectonique du tissage dans l'ensemble des arts qui lui sont
âges de l'humanité selon Protagoras, comme il l'a fait avec Hésiode pour l'ii.ge
subordonnés (Pol., 287b-305e). Mais il tisse également l'unité de la cité en
de Kronos _ est celui où la politique est certes nécessaire mais où la véritablè
prenant modèle sur la fonction propre du tissage, l'entrelacement de la chaine
politique, celle que le dialogue entenèl définir, ne peut advenir, alors il apparalt
et de la trame (305e-311c).
que l'une des leçons philosophiqnes essentielles du mythe est l'invitation à sortir
Tout comme les arts auxiliaires du tissage (les arts fabricateurs d'instruments)
de l'alternance des cycles en établissant une politique faite pour les hommes
et les arts causes directes du soin du tissu (le filage, le cardage), reçoivent leurs
mais dont le soin divin est la mesuré. A l'âge de Kronos, la politique est inutile,
prescriptions du tissage, seul art producteur du tissu à proprement parler, la
parce queles dieux veillent sur les moindres aspects de nos vies; à l'âge de
politique dirige, de loin, les arts liés à la condition matérielle de la cité, mais
Zeus, tel que le décrit le mythe et tel que le conçoit Protagoras, la politique est
gouverne de très près ceux qui sont relatifs à son unité. Ces arts parents sont
indispensable mais elle est impossible tant que les conditions et les modalitéS
la stratégie, l'art judiciaire et la r~étorique. Le point commun qui les unit est
d'un authentique pastorat humain n'auront pas été définies.
précisément d'être des compétences qui concernent directement l'unité de la
cité. La persuasion touche à la communauté d'opinions et de valeurs, la magis-
trature à la justice entre les citoyens et à l'impersonnalité de la loi: toutes deux
1. Foucault ne se prononce pas explicitement sur la structure d'ensemble du Politique mais la
ont donc pour enjeu d'empêcher toute forme de dissension. La stratégie est,
conception qu'il s'en fait est assez claire au vu de sa présentation schématique du « dérou-
lement du Politique» : voir Sécurité, territoire, population, op. dt., p. 144-150 (leçon du quant à elle, liée au problème de la guerre extérieure, dont l'efficacité dépend de
15 février 1978). l'unité de la communauté et dont les conséquences sur cette unité peuvent être
2. "Larticle précédemment ciré, « La division et l'unité du Politique», est consacré à la démons-
tration de cette thèse. '
dangereuses. D'où l'on voit que ces arts sont trop puissants pour être laissés à
3. M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. dt., p. 148 (leçon du 15 février 1978) :. eux-mêmes, mais qu'ils constituent, pour peu qu'ils soient subordonnés à une
« Mais et là encore le texte de Platon est très clair, ces hommes qui sont maintenant en
charge'des autres hommes ne sont pas au-dessus du troupeau comme les dieux pouvaient
être au-dessus de l'humanité. Ils font partie des hommes eux-mêmes et on ne peut donc
P.our une analyse détail~ée du paradigme du tissage, voir D. El Murr, « La symplokè poli-
les considérer comme des bergers. »
4. Là encore, je résume à grands traits l'interprétation que j'ai défendue dans « ,Hesiod, ttkè: le paradIgme du tIssage dans le Politique de Platon, ou les raisons d'un paradigme
and the Golden Age », art. cité, p. 294-297. arbitraire », Kairos, 19, 2002, 49-95.
Platon Chapitre 9. Remarques sur le pastorat politique dans le Politique de Platon 185
184
destine à la vie harmonieuse en cité1• Que l'art politique soit un tissage, qu'il
direction authentiquement politique, les moyens indispensables pour rendre la
vise donc à élaborer « le plus magnifique et le meilleur de tous les tissus » pour
cité plus une. 1.:art politique est donc un art prescriptif qui gouverne d'autres
en envelopper le peuple, comme le rappellent les dernières lignes du dialogue
compétences en instrumentalisant leur action en vue du bien de la cité tout
(Pol., 31lb-c), montre, à mon sens, que l'homme royal platonicien n'entend
entière. De ce fait, ce n'est plus un pouvoir individualisant, comme celui que
pas laisser nus les bipèdes sans plumes que nous sommes. En intégrant les
Foucault attribue à juste titre au pastorat.
citoyens au fil de la chaine ou à celui de la trame, l'homme royal dote ses
Cependant, outre son r61e prescriptif, l'art politique a une autre fonction
citoyens d'une nature politique. Ainsi, tisser l'unité de la cité n'est rien d'autre
qu'il emprunte également au tissage. Je ne vais pas commenter ici l'ensemble de
que de rendre mutuellement compatibles des tendances antagonistes, de faire
la conclusion du dialogue (305e-311c) consacrée aux détails de l'entrelacement
d'elles des parties d'un même tout en leur imposant une destination politique
que produit l'art politique!. Qu'il me suffise de considérer la définition que
commune. C'est en ce sens que, bien qu'il ne soit pas un dieu et qu'il ne puisse
l'Étranger donne de l'art politique au seuil de cette conclusion.
veiller sur chaque citoyen comme le berger veille sur chacun des membres du
Mais ce!le [la compétence] qui dirige toutes les autres, qui prend soin des troupeau, l'homme royal de Platon prolonge, autant que faire se peut, l'action
lois et de tous ceux qui sont dans la cité et qui tisse ensemble toutes choses de
du pasteur divin.
la façon la plus correcte, rien ne serait plus juste, semble-t-il, pour circons-
crire sa puissance propre en une dénomination commune, que de l'appeler
politique. (Pol., 305e2-6) Conclusion
Cette définition de l'art politique dit en effet l'essentiel: l'art politique
Comme je le rappelais au début de cet article, Foucault a noté à plusieurs
consiste à diriger d'autres compétences, mais il consiste aussi à prendre soin.
reprises que les références au pasto rat dans la littérature politique grecque sont
Être un authentique politique, c'est en effet prendre soin des hommes et des
rares. Il a noté en outre que lorsqu'elles sont explicites, leur origine barbare est
lois, c'est-à-dire unifier en un tissu souple les tensions antagonistes qui risquent
immanquablement rappelée. C'est bien sûr le cas des passages célèbres de la
à tout moment de déchirer la cité. À l'évidence, si Platon prend ici la peine de
Cyropé~ie où Xénophon rapproche pasto rat et politique (voir par exemple I,
rappeler que la politique est un art du soin, c'est bien qu'il considère que sa
1,2). C est aussi le cas de Platon quand dans les Lois (III, 694e-695a), il traite
définition de l'art politique conserve quelque chose de la fonction pastorale
de la royauté de Cyrus. Mais que Xénophon et Platon notent tous deux l'origine
qu'il a attribuée précédemment aux dieux.
perse du modèle pastoral implique-t-il pour autant que ce modèle n'ait ancune
Mais en quoi l'unification de la cité sur le modèle du tissage reviendrait-elle
importance ni aucun r61e positif à jouer dans leur pensée politique? J'ai essayé
à prendre soin des hommes? En quoi cette tâche complexe, technique, d'uni-
de montrer, au contraire, que Platon réinvestit positivement, même si c'est de
fication politique a-t-elle encore quelque chose à voir avec le pastorat ? On me
façon nuancée, le pasto rat politique. Cette réévaluation prend place dans un
pardonnera, je l'espère, d'être une fois encore un peu expéditif. Si l'on souscrit à
contexte athénien particulier dont je veux, pour finir, dire un mot.
la thèse que j'ai essayé de défendre ici et ailleurs, selon laquelle la seconde moitié
Sans doute parce qu'il tient plus qu'il ne le faudrait à l'idée que la renais-
du Politique ne renie pas les résultats obtenus dans la première, on est amené à
san:e de la pastorale est due au christianism~, Foucault oublie que le pastorat
comprendre que la définition de l'homme sur laquelle les protagonistes se sont
pohtlque a sans doute trouvé un écho favorable dans les milieux oligarchiques
précédemment accordés (l'homme est un bipède sans plumes non croisant) a
du IV' siècle avant J-c., dont plusieurs membres figurent également dans
toutes les chances d'être, non pas une vaste plaisanterie, comme on le pense
les cercles socratiques2 • Xénophon, Platon mais peut-être aussi Antisthène3 ,
trop souvent, mais bien la définition que l'homme doit donner de lui-même
et d'autres élèves de Socrate, ont en effet toutes les raisons de s'intéresser au
s'il veut être à même de comprendre l'exigence politique que Platon appelle
de ses vœux. C'est en conjurant l'anthropocentrisme, en se considérant donc 1. ~'ai développé c~tte thèse dans D. El Murr, « Polities and Dialectic in Plato's Statesman »,
comme un bipède sans plumes, comme un animal grégaire parmi d'autres, ln?urtler, G. s.J. and Vians, W. (eds), Proceedingsofthe Boston Area Colloquium in Ancient
Phtlosophy, vol. XXV (2009), Leiden, Brill, 2010, p. 109-147: voir les p. 132-135.
que l'homme peut parvenir à se doter d'une nature vraiment politique qui le 2: ~ur le: t.e,ndanc~s monarch~stes et ~es milieux oligarchiques dans la pensée politique grecque
dU ~~ s.tede, vOlr. C. Mosse, La Fm de la démocratie athénienne. Aspects sociaux et politiques
u ec/m de la CIté grecque au IV siècle avantJ-c., Paris, PUF, 1962, p. 375-399.
1. Pour un commentaire de ·la section finale du dialogue, voir M. Dixsaut, « Une politique
~elo~ le catal~gue de ses œuvres que nous a conservé Diogène Laërce (VI, 16 et 18), Antisthène
vraiment conforme à la nature » dans Ch. Rowe (ed.), Reading the State'sman, op. cit.,
utl auteur d un Cyrus, ou Sur la royauté, et d'un Archelaos, ou Sur la royauté. Sur la pensée
p.253-273.
Platon
186
Chapitre 10
modèle pastoral car tous, à des titres divers, sont partis~ns d'u~ gouver~emen~
autoritaire éclairé qui prendrait le contre-pied des pratiques democrat,lques, a

1eursyeux,e,d
'le'te'resl En confrontant directement l'idée du pastorat pohtlque et
IIPt' La justice dans la cité: de l'économie
en analysant les conditions du bon exercice du gouverne~ent r~ya, e 0 ttzque
constitue, sans aucun doute, la contribution de Platon a ce debat. , ,
à la politique, aller et retour
Malgré les critiques que j'ai pu faire de la lecture foucaldienne du Polttzque,
Étienne Helmer
'1 c d h mmage à Michel Foucault d'avoir su voir non seulement que la
l ,"utren re 0 , h' l' '
, du pastorat était d'une importance décisive pour la phIlosop le po ltlque
question ) . . d'h'
de Platon, mais également que le Politique, bien que 1on aIt aUjou,r U1 encore
tend ance a' l'0 ubll'er, est un élément essentiel de cette phIlosophIe,

Les cités historiques, injustes et divisées

Pour Platon, la vie qu'on mène dans les cités empiriques est nécessairement
pénible (Politique, 302b) : injustices, conflits et violences sont leur lot ordinaire,
A tel point que, dans la plupart des cas, elles périclitent et disparaissent, et
que celles qui résistent à ces épreuves sont de surprenantes exceptions (Pol"
302a), Cette situation dramatique, présente dans toute l'œuvre politique du
philosophe et étroitement liée aux violents troubles qui affectèrent Athènes et
le Péloponnèse à son époque, provient surtout, selon lui, d'une erreur d'identi-
fication de l'objet de la politique, Contrairement à des conceptions répandues
qu'il réfute, son objet propre n'est ni de préparer et de mener la guerre (Lois, l,
628c), ni de faire plaisir aux citoyens (Gorgias, 517b-c) : il consiste à unifier la
cité en instaurant entre eux des rapports de justice et des sentiments d'amitié,
l'effet conjugué de la vertu et des opinions droites sur les valeurs les plus
cimportanl:es (Lois, l, 631b-d), Pour reprendre la formule ramassée de l'Athénien
les Lois: « le politique, c'est le juste» (VI, 757c), Mais comment introduire
justice dans la cité et dans l'homme? Les turpitudes d'Alcibiade, disciple
l'U'UHdHl prometteur de Socrate rattrapé par son ambition et ses appétits, ou

,éllcore l'entretien avorté avec le violent Calliclès dans le Gorgias, enseignent que
Jediallo!;m socratique, par lequel Socrate invite ses interlocuteurs à se connaître
,èllx-Imêm,,, individuellement, est d'une efficacité restreinte pour les inciter à se
conv,ertir à la vie philosophique, ou à entreprendre une réforme d'eux-mêmes
les effets bénéfiqnes pourraient ensuite se répercuter sur l'ensemble de
-----c-:-~;-:----::~=~~I.1\:-;;d:;'=:;:;:;;,~;;;'irSs Husson La République cité. Le dialogue socratique ne convainc que ceux qui, comme Glaucon et
olitique d'Antisthène et sa critique e ,a e~ocrat1e, vou .. e II ' 191~200.
biouène. Un, e cité en quête de nature, Pans, Vnn, 2011, A\ppendlC b'· P: ,vr av"ng ,é",ull<m" par exemple (Rép" II, 358c ; 368a-b), sont déjà convaincus de la
b . d R Bi cl II FromFeeceto F a ne. we
1. Voir les remarques suggesuveds e : . DAn e., j~ Philosoph v 28,2005,23-75: p. 24-26.
in Plato's Statesman », Oxfor Stu dteS m ncun .f
Chapitre la. La justice dans la cité,' de l'économie à la politique, aller et retour 189
188
Homo œconomicus
hiérarchie de valeurs de Socrate, en particulier que la justice rend plus heureux
que l'injustice (Rép., 1, 354a). Les effets politiques d'une telle démarche SOnt
La cité de l'économie ou les métamorphoses de la nécessité
donc limités.
Toutefois, ces limites ne signent pas l'impuissance définitive de la philosophie (Politiques' I " 2 1253a) ,Pl
, Contrairement .à. Aristote
. at on ne VOlt . pas en
à transformer le monde vers plus de justice. Elles invitent plutôt à aborder 1,homme un alllmal pohuque par nature S'il vit dans les cit' ,
' , , . . es, ce nestpas sous
cette difficulté à l'échelle collective, comme le font les trois grands dialogues 1effet
. dune . teleologle naturelle qui le conduiral't'a s,y rea '1'Iser et a, attein
. d re
politiques de Platon - la République, le Politique et les Lois - qui, malgré le bIen-VIvre ou le bonheur, c'est-à-dire l'activité de l'a'me conwrme C à 1a vertu
des approches distinctes, proposent une même solution: c'est en découvrant q~e, selon Aristote, seule la vie en cité peut apporter (Politiques, I, l, 1252b).
la nature véritable de l'art politique ainsi que les principes et les institutions Lhomme, pour Platon, ne vit dans les cités empiriques que sous la pression
d'une cité vraiment juste que l'animal humain pourra être transformé en de ses besoins - c'est le seul moyen de les satisfaire - , et que par intérêt n
un être capable de relations justes et pacifiques avec ses congénères et avec "1 . l
ce qu .1 enVIsage a vie en commun comme un instrument au serVIce
'e
. d e ses
lui-même. Alors que la politique socratique du Gorgias envisageait la réforme appétits C'est ce qui ressort très nettement du re'Cl't de 1a naIssance
.
.,particuliers.
.
de la cité à partir de celle de ses membres pris individuellement, la politique de la CIte au Itvre II de la Re,;' ublique'. Socrate y pre'sente l"t e re h umaln . comme
platonicienne dans les trois dialogues mentionnés préconise, à l'inverse, une un animal économique, c'est-à-dire un être qui ne s'associe avec ses seInblables
réforme préalable de la cité comme condition de l'amélioration des individus que parce qu'il a " beaucoup de besoins» qu'il est incapable de satisfaire p
qui y vivent. À l'exception des philosophes que leur caractère et leur savoir lui-même (369c). Les deux étapes de cette naissance montrent toute l'ambiv::
rendent véritablement justes (Phédon, 68c-69a), ce n'est que grâce à la politique len~e d~ l' écon~~ie à l' é~ard d,e la cité, et font comprendre pourquoi Platon
véritable ou à ce que l'Étranger nomme la politique {( vraiment conforme à aSSIgne a la polltlque la tache d unifier cette dernière.
la nature" (Pol., 308d) que la plupart des individus peuvent, selon Platon, se Fille de la nécessité, la première cité n'est qu'une association économique.
tourner vers la justice. C~a~u~ y éch~ng~ ~e qu'il a contre ce qui lui manque, selon un principe de
La réalisation de ce projet se heurte cependant à de nombreux obstacles. speclahsauon llldlviduelle des tâches justifié parla répartition n t Il
Le plus important d'entre eux tient à cet aspect de la nature humaine que . d"d Il d a ure e et
ln IVI ue e es talents, par sa plus grande facilité et sa plus grande efficacité
Platon place pourtant à l'origine de la cité dans sa dimension matérielle: les (:6~e-370b). Tant que ses membres n'éprouvent que des besoins simples et
appétits, fruits de la nécessité et source de l'économie. Car si l'économie fait la ltmlt~s au né.cessaire, il n'y a pas grand sens à parler de justice et d'injustice
cité en assurant la subsistance de ses membres, elle la défait aussi très souvent, entre eux, parce que, par hypothèse, de tels besoins limités empêchent la
lorsque, soutenue par une mauvaise politique, elle favorise l'illimitation de ces ~utvenue d~ tout conflit (372a). Ces êtres ne sont pas justes par souci de la
appétits et la violence qui les accompagne pour se satisfaire. Une telle économie J~stlce, malS ~arc~ qu'ils n'ont pas de raison d'être injustesl . Aussi cette cité
sacrifie le monde commun de la polis aux intérêts du monde particulier et privé, na-t-ell~ besom d ~ucun organe de pouvoir pour réguler leurs rapports. C'est
notamment le monde domestique de l'oikos, qui désigne à la fois la famille et une pofts sans pohuque, une« cité de cochons », selon l'expression de Gl
la principale institution économique de l'époque classique. Si donc le juste est (372d) . , aucon
qUl resume à elle seule toute son ambivalence: simple et sans violence
l'objet propre de la politique, et si d'autre part l'économie repose sur des forces elle es; :outefois trop rustre pour être vraiment humaine. Si Socrate la qualifi~
dont la tendance première est de mener à la violence, comment réaliser une de" vel'ltable " (372e) au sens où elle représente un idéal de limitation naturelle
cité juste, sachant que l'économie y est indispensable? Quels rapports Platon des appétits corporels, cet idéal est cependant impossible à atteindre sauf par
préconise-t-il entre la politique et l'économie pour que la première favorise S~~rate lui-même peut-être, dont la sobriété et le contrôle sur ses appét:ts étaient
l'unité de la cité et que la seconde accomplisse son oeuvre indispensable sans ce,lebres (Banquet 214a ; 223b-d). Car les hommes se satisfont rarement du strict
entraîner la ruine de la cité? Pour le comprendre, je montrerai d'abord én quoi . llecessalte, comme il le reconnait volontiers (Rép., II, 372e-373a) : sous l'effet
Platon voit en rhomme un animal économique qui met en péril la justice
la cité, puis comment il propose, pour y remédier, de le politiser en politisant •. ;{uLois, ~II, ~78c-~79d, où l'Athénien décrit les premières sociétés en termes similaires
ne s::~sditU n~cessa1te, les homm~~ de ,cette époque reculée ne sont pas vraiment justes,il;
l'économie. autres. s« ons» que parce qu Ils n ont pas de raison d'entrer en conflit les uns avec les
Platon Chapitre 10. La justice dans la cité: de l'économie à la politique, aller et retour 191
190

du désir de posséder toujours davantage, de la tendance spontanée de leurs La conséquence ultime de ce mauvais usage de l'économie et du refus de
besoins à l'insatiabilité, ils inventent des pratiques et des objets dont le propre la réguler est la guerre, tant extérieure qu'intérieure, qui donne libre cours aux
est de s'écarter des bornes de la nature en faisant la part belle au superflu. appétits insatiables du corps (Phéd., 66c) et à la violence dont ils sont porteurs.
Placée d'emblée sous le signe de la multiplicité des besoins (369c), la première À travers l'augmentation sans mesure de la production et de la consommation,
cité contient ainsi les germes de son inévitable maladie, celle qui affecte la des écarts de richesse, du commerce poursuivi uniquement à des fins lucratives,
seconde cité, où nous vivons: fébrile, gonflée sous l'effet du superflu, marquée et des activités bancaires, en particulier du ctédit et de la dépendance mêlée
du sceau de l'illimitation des appétits et de la particularisation croissante de d'appauvrissement qu'il entraine (Rép., VIII, 555e-556b), l'anomie économique
leurs objets (373a-c), cette seconde cité est celle de la nécessité du non-nécessaire, entraine à sa suite des violences qui sont l'ordinaire des cités empiriques.
celle où l'homme s'écarte de l'animalité, et où devient possible la bestialité. Y Examinons les deux sortes de guerres. La guerre extérieure (polemos) ou
apparaissent trois choses: la médecine (373d), pour soigner l'homme de ses guerre de conquête, est motivée par le désir de s'approprier les terres et les biens
excès j la conquête de territoires extérieurs qu'entraîne le désir de possession d'une autre cité sous l'effet de l'inflation collective des besoins superflus, pour
(373d-e) ; et avec la conquête, le besoin de former des gardiens de la cité, c'est- lesquels les ressources locales se révèlent insuffisantes (Rép., II, 373d-e). Platon
songe sans doute, à l'arrière-plan de cette thèse courante à l'âge classique l , à
à-dire les prémisses de la politique (373e-374a).
Le passage nécessaire de la première à la seconde cité soulève la question de l'impérialisme athénien et aux violences qu'il provoqua. Il songe aussi aux
savoir quand s'arrête le nécessaire et où commence le superflu quand il s'agit de nombreuses cités qui, sous couvert d'un passé héroïque, se donnent la guerre
l'animal humain. Dans les cités empiriques, ce sont en général les « mœurs », pour objectif principal, en privilégiant, comme Tyrtée à Sparte, le courage
" l'usage» (372d), bref, l'arbitraire des cultures et des traditions qui trace la parmi toutes les vertus (Lois, l, 630b) pour assouvir leur soif de richesses. Car
frontière entre les deux, dans l'ignorance des dangers qu'encourent les cités et qu'est-ce que le courage en l'absence des autres vertus, et en particulier de la
les hommes quand la bride des appétits est lâchée. Ainsi, le besoin fait la cité, justice et de la réflexion (phronèsis), si ce n'est le meilleur allié des appétits?
et les besoins la défont. Le premier est nécessaire, les seconds sont inévitables La guerre extérieure parvient néanmoins, dans bien des cas, à fédérer les
membres de la cité dans une haine partagée contre un ennemi commun et à
et sont à l'origine de la guerre et de la politique.
faire éprouver le besoin de se ranger sous la bannière d'un chef unique, comme
L'anomie économique à l'origine de la guerre l'ont bien compris les tyrans (Rép., VIII, 566e). Bien qu'elle témoigne d'une cité
malade de son insatiabilité et de sa conception erronée de la finalité propre de la
Les activités économiques ne sont pas mauvaises en soi. Elles le deviennent
politique, la guerre de conquête peut ainsi encore impliquer une certaine unité
quand elles entrent au service exclusif de la satisfaction des appétits de chacun
de la cité, fût-elle superficielle et provisoire, contrairement à ce qui se produit,
sans souci _ et même délibérément à l'encontre - de l'intérêt commun. Elles
par définition, avec la guerre intérieure ou guerre civile (stasis).
sont seulement viciées par l'avidité de la plupart de ceux qui les exercent, ainsi
Cette seconde forme de guerre est, aux yeux de Platon, le pire des maux dont
que par les mauvais politiques qui se refusent à les réguler, faute de comprendre
puisse souffrir une cité (Lois, l, 628b ; 629d ; Rép., V, 462a-b). La guerre du
que l'art politique doit se soucier en priorité des vertus. (Lois, l, 6431b-d).
Péloponnèse et les conflits qui, dans Athènes même, opposèrent ses partisans
Comme le dit l'Athénien: à ceux de Lacédémone, ne sont sans doute pas étrangers à ce jugement. Mais
Elle est peu nombreuse, elle est naturellement rare et elle a besoin d'un c'est surtout la considération de ce qu'est une véritable cité qui l'explique.
entratnement d'un ordre supérieur, l'espèce des hommes qui, lorsqu'elle est Une cité n'en est vraiment une que lorsqu'elle est une (Rép., IV, 422e-423c),
confrontée aux besoins et qu'elle estplongée dans les désirs, est capable de tenir
qu'elle rassemble autour de valeurs communes des êtres enclins à se séparer et
bon en restant dans la mesure, et qui, quand elle est à même de se procurer
une grande quantité de richesses, demeure sobre et préfère la me:u:e à I~ à s'opposer, en faisant en sorte que tous soient en mesure d'éprouver la même
quantité. La majorité des hommes présentent des dzs~~sttzons to~t a 1~ppose chose face à l'injustice et à la justice, et que l'injustice faite à l'un soit pensée et
de celles-là: leurs besoins sont sans limites et, alors qu t! leur serazt lomble de ,~essentie comme une injustice faite à tous, comme si la cité n'était qu'un individu
foire un gain mesuré, leur appétit de gains ;st insatia~le. Voil~ p~urqu~i tous unique (Rép., V, 462c-d; cf Lois, V, 739c-d). Or, outre le conflit sur les valeurs
les métiers qui touchent au commerce de detat!, au negoce, a 1 hotellerze, sont Ct les affects qu'elles suscitent, le principal motif de la division interne des cités
décriés et tenus pour des objets de honte et d'opprobre. (Lois, XI, 918c-d)
1. Y. Garlan, Guerre et économie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1982,
Chapitre 10, Lajustice dans la cité,' de l'économie à la politique, aller et retour 193
192
est de nature économique: il s'agit de l'opposition des riches et des pauvres La méfiance de Platon à son égard tient ~ deux choses. Il tient d'abord au fait,
(Rép., IV, 422e-423a) que provoque la pleonexia, cet appétit concurrentiel pour confirmé par certains historiens, que la finalité économique de l'oikos était bien
avoir davantage que son semblable et que Platon prête à tout homme (Lois, souvent la richesse et pas la simple subsistance1• La recherche, nécessairement
IX, 875b; Rép., II, 359c). S'il se manifeste aussi sous la forme de l'ambition et concurrentielle, de cette finalité est particulièrement dangereuse pour l'unité de
de la soif de pouvoir, comme l'enseigne l'histoire de Gygès (Rép., II, 360a-b), la cité lorsqu'elle survient chez les dirigeants durant leur période de formation
son expression la plus fréquente - car la plus facile à réaliser - consiste dans (Rép., VI, 497e-498b) ou, pis encore, durant l'exercice de leurs fonctions:
le désir d'être et de paraître plus riche qu'autrui, dans l'ostentation des signes Dès queux-mêmes auront acquis un terrain privé (gèn idian), des
extérieurs de richesse qui ne font qu'aviver la rivalité sociale et économique dans maisons (oikias) et des monnaies en usage, ils seront administrateurs de
la cité. C'est pourquoi la richesse ne parvient même pas à fédérer un groupe de maisons (oikonomoi) et cultivateurs, au lieu d'être des gardiens, et ils
riches entre eux, ni la pauvreté un groupe de pauvres, quand elles entrent dans deviendront les maîtres hostiles et non plus les alliés des autres citoyens.
(Rép., III, 417a-b)
la cité par l'entremise de la pleonexia : toute différence économique non réglée
par la justice!, si petite soit-elle, est préjudiciable à l'unité du corps civique, La réticence de Platon envers l'oikos tient ensuite au fait qu'il y voit un lieu
qu'elle s'exprime dans l'humiliation ressentie par les moins riches ou les pauvres affectif où s'élabore un sentiment d'attachement exclusif au privé et au parti-
devant les plus riches (Rép., VIII, 553c), ou par l'hostilité qu'ils leur témoignent culier, ayant pour objet aussi bien les choses que les membres de la famille,
(Rép., VIII, 555d ; 556c-557a). Richesse et pauvreté défont les liens et les senti- et se construisant contre son contraire, contre le sentiment d'appartenance
ments d'appartenance commune: les riches sont en conflit entre eux, tout comme à une seule et même communauté dépassant les intérêts particuliers. C'est
les pauvres (Rép., IV, 422e-423a2 ). Guerre extérieure et guerre intérieure ont pourquoi Socrate estime nécessaire de trouver une solution pour préserver la
donc en commun d'être le résultat de l'abandon de l'économie à elle-même et cité« de la dissension interne (stasis), de tout ce qui, à cause de la possession de
de sa transformation en une sphère d'activités orientées principalement vers la biens matériels, d'enfants et de parents fait que des hommes sont en dissension))
recherche d'un gain démesuré, sous l'effet de l'exacerbation des appétits. (Rép., V, 464d-e. Je souligne). Ce repli sur soi dont l'oikos est le centre est très
net, par exemple, chez les timocrates qui, pour jouir de leurs richesses en privé,
L'oilms contre la polis se retranchent derrière les enceintes de leurs maisons (Rép., VIII, 548a-b). Plus
généralement, il est le fait de tous les acteurs domestiques, et en particulier des
Outre la cupidité qui affecte le commerce, l'instauration de la justice dans
femmes: dans les cités mal constituées, elles n'ont pas accès à la vie publique
la cité et dans l'homme se heurte, aux yeux de Platon, à un autre obstacle de
sont conflnées dans les maisons en raison d'une division traditionnelle des
nature économique: la tendance de l'oikos, qui était à son époque l'institution
,nlches que certains personnages de Platon partagent 2 mais que lui-même
économique principale, à instrumentaliser la cité à son profit, à concevoir
critique en promouvant l'égal accès des hommes et des femmes aux mêmes
le monde commun que devrait être la cité comme une extension du . fonctions - politiques, militaires et économiques - dans la cité (Rép., V,
particulier ou privé de la maison et de la famille. Domaine de production et
'±.»u-e ; Lois, VII, 804d-806c). Soustraites par force au monde commun de la
de consommation de biens agricoles et d'objets d'usage courant, notam~ent
. elles ne peuvent plus l'envisager, bien souvent, que comme une extension
le tissu nécessaire aux vêtements, l'oikos désigne aussi l'ensemble des personnes,
3 monde privé, contribuant ainsi à sa ruine: ainsi lorsqu'elles incitent fils et
vivant sur ce domaine, c'est-à-dire la famille stricto sensu et les esdaves .
~ s'enrichir et à étendre l'oikos au détriment de la polis afin d'en retirer
elles-mêmes une plus grande visibilité sociale (Rép., VIII, 549c-e).
1. Pour Platon, la différence de niveau économique n'est pas injuste si elle11est lim it:~ el enc~
drée : la cité juste des Lois comporte ainsi une échelle de la richesse a ant d e ou,
Pour toutes ces raisons, l'économie tend donc à faire barrage à la justice
selon les interprétations (Lois, V, 744c-745d) Voir T. Saunders, «The property classes la cité. 1:y instaurer suppose de politiser l'économie.
the value of the klèros in Plato's Laws », Upsala, Branos, n° 59, 1961, p. 29-39, .'
2, Voir Rép" VIII, 551d, à propos de l'oligarchie: « une telle cité est nécessairement ~non ~as une,
mais deux: d'un côté celle des pauvres, de l'autre celle des riches, habitant le me~~ 11:u sans « Economie Rationalism in Fourth-Century BeE Athens )), p, Christensen, Greece 6- Rome,
cesser de comploter les uns contre les autres, )) Si les cités ordinaires sont elles aussI VIctimes de Vol. 50, n° 1, April 2003, p. 31-56.
la division économique, l'oligarchie a pour caractéristique d' ~riger,cette différence en Ainsi Ménon pour qui « la vertu d'un homme consiste à être capable d'agir dans les affaires
de gouvernement: seuls les riehes peuvent y exercer le pouv01r (Rep., V~II, , ' 'de la cité [... ] et la vertu d'une femme à bien gérer sa maison, à veiller à son intérieur, à le
3, M. Finley, Le Monde d'Ulysse, [19561, Paris, Le Seuil, 2002, p, 69. VOIr aussI R. Littman, maintenir en bon état et à obéir à son mari )), Ménon, ?leI-7. Même idée chez Xénophon,
« Kinship in Athens )), Ancient Society 10, 1979, p. 13. , Économique, VII, 22-23,
Platon Chapitre la. La justice dans la cité: de l'économie à la politique, aller et retour 195
194
cité (Pol., 289c-290a) : elle consiste en l'exercice du jugement sur le moment
Politiser \' économie
opportun ou non de réaliser quelque chose pour la cité, donc sur le bon moment
pour les activités économiques de s'exercer et de se déployer. Son objet n'est pas
Qui foit la cité? une chose, c'est une valeur: le bien et le bonheur de l'ensemble de la cité (Rép.,
Rendre la cité juste exige de comprendre que, abandonnée aux forces IV, 420b-421c), qui consistent dans les relations pacifiques et harmonieuses
économiques, c'est-à-dire en dernière instance aux appétits humains, elle court entre des citoyens rassemblés autour de valeurs politiques communes, parmi
à sa ruine, et qu'il faut, pour empêcher ou freiner cette tendance, en faire une lesquelles la justice - définie comme l'exercice par chacun de la fonction qui lui
communauté fondée sur les vertus. Ce qui revient à dire qu'une cité, au sens revient dans la cité selon son talent et ses compétences (Rép., IV, 433a-b ; Lois,
plein du terme, n'est pas une simple somme d'agents économiques qui intera- VIII, 846d-847a) - et l'unité civique sont les plus importantes. Un tel objectif
gissent mais une communauté de valeurs et d'affections (Lois, l, 631e-632a ; suppose de leur inculquer uue hiérarchie de valeurs où les biens divins que sont
V, 739c-d), produite par un art bien spécifique, la politique, qui ne mérite ce les vertus éthiques de l'âme (la réflexion, la tempérance intelligente, la justice,
nom que s'il se consacre à cette tâche. Un tel projet ne va pas sans résistance le courage) occupenr la première place, devant les biens humaius ou matériels
de la part des acteurs économiques, qui sont de sérieux prétendants au titre de (la santé, la beauté, la vigueur, la richesse sagement dépensée) (Lois, l, 631b-d).
. , . 11 , Faire la cité, au sens fort, ce n'est donc pas l'édifier matériellement - c'est créer
faiseurs ou de causes de la cité: ne lui donnent-i1s pas son eXlstence matene e.
Ne lui procurent-ils pas le nécessaire pour la survie, le confort et le loisir de ses les conditions favorables à cette édification, au service et en vue de la justice et
membres? Ne sont-ils donc pas eux-mêmes, au final, les véritables artisans de de l'unité de la cité. Étant donné cette définition de la politique, en quoi peut
consister, dès lors, l'économie de la cité juste? La République edes Lois apportent
la cité, et par là les véritables politiques?
C'est contre cette idée, entretenue aussi par les mauvais politiques ou les à cette question des réponses complémentaires, centrées dans les deux cas sur la
démagogues qui se préoccupent du bien-être matériel de leurs concito:-ens sans place et le rôle accordés à l'oikos et aux femmes dans une telle cité.
se soucier de reudre leur âme plus juste (Gorgias 517b-c), que Platon elabore sa
définition de l'art politique et de la cité. Après avoir rejeté l'idée que le politique L'intégration de l'oikos et des ftmmes dans la cité de la République
a pour tâche de pourvoir aux besoins de ses concitoyens comme un pasteur à En tant qu'unité économique et que famille, l'oikos est l'ennemi de la cité
ceux des animaux de son troupeau (Pol., 267e-275e), il distingue l'efficience juste. Mais Platon ne l'abolit pas pour autant de la République: il le transforme
propre de la politique de celle des arts ordinaires de production ou d'échange, en un instrument d'unification politique, en détournant au profit de la cité sa
qui composent la sphère économique: force d'accaparement matériel et affectif. nlui ôte pour cela sa fonction écono-
La véritable science royale (= l'art politique) ne doit pas foire elle~m~me, mique et ne lui conserve, en l'étendant, que sa dimension familiale.
mais elle doit commander à celles qui savent faire, parce qu elle salt deter- Commençons par le premier aspect. On sait que la cité juste de la République
miner les occasions fovorables et celles qui sont défavorables pour commencer se compose de trois groupes fonctionnels hiérarchisés, entre lesquels les individus
et lancer dans les cités les activités les plus importantes,. et les autres arts se répartissent, d'une part, selon leur talent naturel et leur degré d'éducation,
n'ont qu'à exécuter ses ordres. (Pol., 305c-d) et, d'autre part, en vertu du principe de spécialisation individuelle des tâches
Contrairement aux arts producteurs classiques qui font directement leur œuvre, selon lequel uu individu ne peut bien accomplir qu'une seule et unique fouction
la politique telle que Platon la conçoit le fait faire, sans rien faire dir~ctement (Rép., 36ge-370c). Ces trois groupes sont: les philosophes rois ou gardiens,
elle-même: elle est un art ou une science de direction et de prescnptlon, qui gouvernent en vertu de leur compétence philosophique; les gardiens
l'architecture puis le tissage donnent le modèle dans le Politique (25ge-260c ; auxiliaires, chargées des fonctions militaires; et les producteurs, qui ont en
278e-283a). De même que l'architecte conçoit la maison sans la fabriquer de seS LoChaf!!e les activités économiques. Or faute d'indications précises au sujet de ces
mains et donne des ordres pour qu'elle soit bien édifiée, de même que le tisserand derniers, il est vraisemblable que leur niveau de richesse est limité au nom de
ne produit pas les fils qu'il entrelace mais sélectionne et mêle des fils de qualité de la cité: Socrate préconise en effet que la cité s'accroisse « tant que, en
pour former un tissu à la fois souple et solide, de même l'art !'olitique com~a~de "'lccroissamt, elle persiste à être une, mais pas au-delà », de sorte qu'elle ne soit
à tous les arts qui entrent dans la cité. Sa connaissance est d un genre partlcuher, ,ni petite ni apparemment grande, mais qu'elle soit en quelque sorte suffisante
ce qui justifie que les activités économiques lui soient subordonnées dans la bonne une» (Rép., IV, 423b-c). Le silence sur l'oikos dans le récit de la naissance
Chapitre la. La justice dans la cité,' de l'économie à la politique, aller et retour 197
196
. dl" (R 'p II 369b-373d1) laisse penser, en outre, que Platon l'échelle du groupe entier des gardiens. Dans la cité juste, leur communauté
économique e a cIte e" , , . ,
. r à la seconde preClsement pour matérielle se double ainsi d'une communauté familiale, où il faut que « les
transfère les fonctions économiques d li prernœ d' 1 . ,
. Il d 'k'
h r l'expansion concurrenne e es oz oz. li
A
Qi ant aux gar lens, eur umte.
.
femmes soient toutes communes à tous les hommes, et qu'aucune ne vive en
::::i:nnant celle de la cité tout entière , il leur est interdit de po~.éder ~';'
2 privé avec aucun; que les enfants eux aussi soient communs, et qu'un parent
ue ce soit pour empêcher dans leur groupe les débordements con lct~e s u ne connaisse pas son propre rejeton, ni un enfant son parent» (Rép., V, 457c-d).
~ésir de ri~hesse. Ils doivent se plier à une vie matérielle co~mune (dRePl" III, Enfin, la politisation des femmes dans la République consiste, comme dans les
. " dire leur subsIstanCe, e a part Lois, à leur reconnaître la capacité politique au même titre que les hommes
416d-417a), et recevoir leur \( sa1aue », cest-a- , . ,
R' IV 463a-b), ce qui revient a les soustralte a (Rép., V, 451c-457b ; Lois, VII, 804d-806d; 813e-814c).
du groupe des pro ducteurs ( ep., , .
l'oikos comme unité économique de production et de consomm~t1on.
Les choses sont plus complexes avec l'oikos envisagé comme fa,:"11e et co,,:~e Le klèros, instrument d'unification de la cité
cellule affective. Pour contrer ses effets négatifs sur l'unité d~ la cite, ~;ton Utl~l~e et de politisation de l'économie dans la cité des Lois
la force des liens familiaux au bénéfice de la cité tout entlere. La r~ e~ence a t La République ne trouve donc de parades aux menaces que l'oikos fait peser
famille pour penser l'unité de groupes sociaux plus larges appar~t ~u~ o~s~
sur la cité qu)en le dépouillant de sa fonction économique ou matérielle, et en
d hl 3» tout d'abord, tous les mem res e a Clt
Dansl'épisode u«no emensonge, , (R' III 414d-415c). ne conservant sa dimension familiale que dans cet unique oikos entièrement
sont dits frères car ils sont nés d'une meme mere, la terre e~., 'd'l .• politisé qu'est la grande famille des gardiens. Ce dialogue laisse donc dans
. ' hore qu un mû e e strtC~O
Cette référence est plutôt une tmage ou une metap ".' . l'ombre la façon dont, dans le détail, l'économie pourvoit au nécessaire dans la
sensu projeté sur la cité entièré, celle-ci étant par la suit~ comparee a u; ,~d'~'l~u cité juste. Les Lois parviennent au contraire à conserver à l'oikos, sous la forme
(Rép., V, 462c-d). Il ne s'agit pas de dire. ici que la c~te est une gran ~ :ml e,
renouvelée du klèros, sa fonction économique et sa dimension familiale, tout
mais d'inviter ses membres à faire comme s'ils en étalent une. Cet~e reference.
en en faisant un véritable instrument d'unité et de justice pour la cité l . Voici
la famille a pour but de préserver l'unité de la cité malgré la nécessallte '1" comment l'Athénien présente le lot:
.1 t les producteurs, es aUXl lalres,
des trois groupes fonctionnels qUi a composen - h d •
les ardiens philosophes - et la distribution des indi~idus dans ~ acun e
On fora cinq mille quarante lots (klèros), mais on coupera chacun de ces
lots en deux, et on accouplera les deux fractions, de foçon à ce que chaque
gro:pes. La parenté (suggeneia) politique de toUS les citoyen;. (Rep·ffiIII,. f
lot ait une portion rapprochée du centre et une autre éloignée de lui. Une
n'est as à prendre au sens propre, mais en référence. aux len~ ~ ectl s portion attenante à la cité constituera un seul lot avec une portion située
, IIP, que' en dépit de leurs différences de fonction, les citoyens dCliv"nt aux extrémités, la seconde en partant de la cité avec la seconde en partant
que eevo . .
nourrir entre eux des sentiments fraternels pour re~ter uniS. ,. hl d' 1 des extrémités et ainsi de suite. Par ailleurs il fout s'arranger pour assurer
Chez les gardiens, en revanche, Socrate fait de 1oikos le ~enta e mo e e dans les deux parts cette proportion de bonne terre et de terre médiocre [...]
leurs relations, à la nuance près que les liens de parenté trad;lOn n els ~: la en compensant les différences d'étendue par les diffirences de rendement.
(Lois, V, 745c-d)
affective qu'ils impliquent ne s'appliquent plus à des indivi u~ smgu lers
" (R' V 461d ) au point que les meres ne pourt:Olll Les deux fractions forment ensemble une exploitation agricole et un lieu
à des générations entleres ep." -e , . c~rm,:nl
. l' (R' V 460c-d) Les gardiens" résidence pour la famille, c'est-à-dire une surface de terre cultivable et une
reconnaître leurs enfants hw oglques ep., , ". .
d famille' la force du lien affectif qui, dans 1 a/kos claSSique, au sens de 1< maison » en tant qu'édifice. Peut-être inspiré de pratiques
une gran e . " fi d' ntiment semblable
un individu à un autre est detournee au pro t un se l1i,:tOl,iqlues réelles ou idéalisées, le lot remplit deux fonctions qui ancrent la
èit<Jvenneté dans une pratique économique entièrement politisée, consistant à
---c:-:c-:---;:---;;;-;;;-:-:~;: l' 'k s d
t
l R publique de Platon ,) dans M, Dixsaut
1. Voir C. Natali, « r élisio~ ~e É °d ans ';'publique voL l : De la justice, Paris,
OI

avec la collab. d'A. Larnvee, tu es sur a e ,


le nécessaire tout en contribuant à la justice et à l'unité de la cité.
Le lot scelle d'abord l'appartenance du citoyen à la cité, et assure la subordi-
2005, ~' 199 -2 3.
2
l dégénérescence du bon régime politique (Rép" VIII, de l'économie à la politique. Le klèros, inaliénable, appartient en effet à la
2. Leur dlscor d e provoquera a . 1 b' de la cité juste afin qw' cn.acu
3. Il s'agit du mythe dont il faut co~vatn~re tou) S u'qS:ef~ :peps artient, et que toUS se
'd s le groupe 10nctlOnne a
reste cantonne an A é (R' III 415a-c). Pour un examen détaillé du klèros, je me permets de renvoyer à mon étude: La Part du
, ' s mbres d'une meme communaut ep., , 471 P . V'
neanmolll m,e L P d'gme dans la dialectique platonicienne, [19 ,ans, nn, bronze, Platon et l'économie, Paris, Vrin, 2010, p, 221-227, dont je résume ici les points
4. V. Goldsch mld t, e ara t principaux.
p. 111-1l7.
198

cité dans son ensemble, non aux citoyens qui l'administrent (Lois, IX, 877d-e),
de même que ces derniers et leurs biens matériels ne s'appartiennent pas à
eux-mêmes et pas davantage à leurs familles, mais à la cité tout entière (Lois,
XI, 923a-b). Les citoyens possèdent leur klèros en ce qu'ils sont responsables
son exploitation - ce qui n'implique pas qu'ils travaillent eux-mêmes direc,
tement la terre - mais ils n'en sont pas propriétaires. Lobligation d'exploiter
correctement le lot (Lois, V, 741b-c) relève à la fois d'une nécessité économique
_ produire le nécessaire - mais également d'un souci politique consistant
à garantir l'indépendance de la cité vis-à-vis des importations étrangères, à
maintenir son intégrité, et, enfin, à favoriser le sens de la communauté, la
production agricole étant versée à toute la cité en vue d'un partage égal entre
les douze districts qui la composent (Lois, VIII, 847e-848c).
Le lot sert ensuite d'étalon de mesure de la richesse et de la pauvreté sur
une échelle allant de 1 à 4 ou 5, qui sert à définir quatre classes censitaires
ainsi que les bornes légales de la pauvreté et de la richesse. Ceux qui produisent
Quatrième partie
davantage que le niveau maximum de richesse autorisé doivent reverser
surplus à ceux dont le lot ne produit pas assez (Lois, V, 744c-745d)1. Pour
ces derniers n'aient toutefois pas la tentation de vivre aux crochets des premiers',
la législation prévoit que les fonctions politiques des classes censitaires les Langages
hautes seront plus importantes et, par là, les marques d'honneur s'attachant
de telles fonctions pour la contribution à la justice et à la communauté quelH"
représentent. La cité des Lois repose donc sur une incitation à se hausser La qualité du langage et de l'harmonie, fa grâce du geste et du rythme, découlent
[...] de la pensée qui, dans sa maniCre d'être, est véritablement orientée vers
niveau supérieur de richesse, sur une sorte de ({ mérite économique })
ce qui est bon et beau.
témoigne des efforts du citoyen pour édifier la communauté civique.
encadrée, l'activité économique est donc une véritable pratique , .. République, 400e
2
Les mesures économiques des Lois, trop nombreuses pour être citées ici
dont l'institution du klèros est la principale, vont dans le même sens:
les conflits nés du désir de possession dont les hommes sont malades et
donner le goÜt de vivre ensemble.

Conclusion

Pour Platon, l'économie n'est donc pas, on le voit, l'origine du mal pOllUqWe:
ses effets ne sont mauvais sur la cité et l'homme que si ses rapports avec
politique sont mal réglés. Encadrée par une politique fondée sur des cOIGsidé,
rations éthiques, qui fait des vertus les biens les plus hauts, elle peut cotlttiibuer
à l'unité et à la justice de la cité, au point d'en être l'instrument privilégié
la cité des Lois.

1. Voir la note 3.
2. On en trouvera la liste dans l'Annexe 2 de La Part du bronze, op. dt., p. 283-290.
Chapitre 11

Mimèsis, poésie et musique


Aldo Brancacci

Musique, poésie et tragédie: sur ces trois sujets, les livres II à IV et X de la


République contiennent la réflexion la plus riche que nous ait léguée l'Antiquité,
et demeurent un des textes essentiels de la littérature philosophique sur ces
thèmes. Leur interrogation est toutefois moins d'ordre esthétique qu'éthique
et porte sur la question de la paidéia. La dimension esthétique ne peut être
id dissociée d'un intérêt éthique et éducatif, le premier étant dominé par le
deuxième. Cette démarche s'accorde avec la perspective explicitement politique
de l'ouvrage, et est régie par les mêmes principes que ceux qui sont à la base du
projet de la« belle cité» (kallipolis). C'est d'ailleurs à ces ]?rincipes que renvoient
également, sous des formes diverses mais convergentes, l'éthique, l'esthétique,
la psychologie et l'ontologie platoniciennes.
Donnons cl 'abord trois exemples de la relation existant entre ces
domaines.
En premier lieu, d'un point de vue formel, l'analyse de la poésie et de la
musique est intimement imbriquée dans la théorie de la genèse de la polis comme
dans l'analyse des fonctions tant requises que sollicitées par la communauté
des citoyens. On sait que Platon fait naitre la cité du besoin (369clO). Ces
besoins ayant été identifiés et organisés hiérarchiquement, le noyau essentiel
de la cité (anagkaiotatè polis, 369dll) se trouve être formé par des individus
qui mettent leur travail au service de la communauté tout entière (369a2-3) ;
cette structure 5' impose en raison des gains qu'une telle rationalisation du
temps et de la gestion du travail apporte sur un plan économique (36ge2-
370a4). Selon Platon, ce principe d'ordre économique et politique est lié au
principe anthropologique général établissant des différences de nature entre
les hommes. Socrate pose en effet « que chacun de nous est par sa nature,
au départ, non pas tout à fait semblable à chaque autre, mais d'une nature
différente, l'un doué pour l'accomplissement d'une fonction, l'autre pour une
Chapitre 11. Mimèsis, poésie et musique 203
202
;" mentir bien» (kalôs pseudesthai, 377d9) et« mentir mal », ce dernier équivalant
autre» (370a8-b2!). Laffirmation qu'à des tiches différentes conviennent
hommes différents prépare l'importante formulation du principe de
à" représenter mal» (eikazein kakôs, 377el). Platon peut alors en conclure que,
nlenle si certains mythes se révèlent être vrais, on ne doit pas les faire circuler
pragia qui, à son tour, inspirera divers passages et déductions concernant
parmi les jeunes gens!, qui doivent être éduqués selon des principes éthiques et
mimèsis, la poésie et la musique. Parmi ceux-ci, le plus important se
être celui, très souligné dans le texte, qui touche à la question des gardi,ens rendus aptes à l'exercice des fonctions propres aux gardiens. En même temps,
une telle critique vise à valoriser le mensonge intentionnel (qui implique une
(phulakes), c'est-à-dire qu'il pose la question de savoir si ces derniers peuv"nt
certaine connaissance de la vérité) par rapport au mensonge dû à l'ignorance,
être ou non des ({ imitateurs» (mimètikoi). Cette possibité est rejetée en
le premier étant selon Platon préférable au deuxième2 • Par ce biais, il justifie
justement, du principe de l'oikeiopragia déjà énoncé, et Socrate l'assortit
la légitimité d'un mensonge politiquement utile.
considération selon laquelle un même poète serait incapable de composer
La révision critique (et normative) des formes de l'expression poétique et
comédies et des tragédies, bien que celles-ci soient les deux formes de mz:meJ:"
musicale élaborée dans les livres II et III de La République ne se contente pas
les plus proches (394e2-395a5).
En second lieu, et cette fois du point de vue des contenus, nous POIUV(lUS de mettre en évidence le lien entre théorie esthétique et politique, pas plus que
l'implication réciproque de ces deux ordres de questionnements, elle subor-
également constater l'irruption du politique dans le contexte d'un questlOn-'
nement poético-musical, lorsque, lisant l'ensemble du développement COluc<,rn:lnt effectivement la production poétique et musicale (aussi bien que le poète
é ,bui-rnêrne) au pouvoir politique. Le projet de fondation de la kallipolis prend
la triade mimèsis, poésie et musique (sans oublier de nombreuses th"matioqu,,,
voisines), nous remarquons qu'il est conçu pour les phulakes: « défenseurs» dans un contexte historique où les dynamiques politiques sont régies par
« gardiens» de la cité, ces derniers sont en effet les seuls auxquels s'adresse
pouvoir précis, celui justement des gardiens, comme le confirme la partie
,cemr'are du dialogue, où le problème est posé de savoir quelle sorte d'homme
projet de paideia formulé dans la République. Même si son texte peut sernblei:
s'adresser par endroits à un public plus vaste, Platon, dans les passages-clés destinée au pouvoir ainsi que de déterminer le type de savoir légitimant
son discours, prend soin de réaffirmer que certaines expériences musicales avènement au pouvoir. Cette interrogation fait écho au fait que le projet
poétiques, ainsi que les règles les prescrivant ou les int'erdisant, sont de:stÏl,é<,s fondation de la « belle cité », quoique considéré par Platon comme difficile
aux futurs gouvernants de la cité. Lanalyse esthético-poétique est donc réaliser, est néanmoins cru possible. La kallipolis elle-même est présentée
la partie centrale de la République comme une « purification» de la cité
délimitée par un présupposé d'ordre politique.
Enfin un troisième exemple, très éloquent, de cette imbrication enm' vis/oi >,,:istant:e, une cité que Platon conçoit comme succédant au stade primitif et
ffélérrtentaire de la « cité saine» et au stade postérieur de la « cité regorgeant de
éthico-politique et visée esthétique est fourni par la critique des mythes
occupe une place importante dans l'analyse de la narration poétique déve!oPIJée » (truphôsa polis, 372e3).
Le projet formulé par Socrate ne serait pas raisonnable sans la possibilité
au livre II. Malgré les apparences, cette critique ne saurait se réduire chez
à une simple condamnation de l'irrationalité du mythe. En effet, la critique' contr61e du pouvoir politique sur la culture artistique, mousikè. Car s'il
pour principal motif que le mythe n'obéit pas à un impératif de COIGv<:nance était pas ainsi, ce projet serait totalement abstrait et vain. Sans parcourir
en détailles différents moments de l'examen de la poésie - où les traits
dans la représentation de certains traits éthiques du caractère - essenltiellenlen
la modération (sophrôsunè) - qui ne doivent pas faire défaut dans la conduit' ,S,arat:télcist:iqIJes de la philosophie platonicienne émergent manifestement - il
suffira de rappeler que, bien que Socrate préfère parfois utiliser la métaphore
des phulakes. Ce n'est pas un hasard si une telle critique s'accompagne d
« persuasion» pour imposer certaines formes d'expression poétique et
théorie de la fonction positive du mythe dans la représentation du dieu:
proscrire d'autres, il affirme ailleurs que les poètes seront 1< contraints» de
ce qu'on nomme la theologia platonicienne (379a-383c). Il s'agit donc
certaines histoires et certains mythes (378c3-d2). En même temps,
d'opérer une réforme du mythe, comme le confirme le développement sur
le cours de son propos, il souligne au moins trois autres points : 1) la
thème du « vrai mensonge » (382a-d). Sur cette base, et malgré le fait que
lâfi'ationpoétique doit être épurée des expressions inconvenantes ou d'éven-
mythes sont initialement présentés comme l'espèce empreinte de « fallSs,,,é
éléments inopportuns; 2) il ne faut pas permettre aux poètes de dire des
du genre des logoi, il est possible d'opérer successivement une distinction

Voir par ex. Platon, République, II, 378a2-5, cf 378c-d.


1. Comme pour toutes les citations qui suivent, la traduction, légèrement modifiée, est
Cf Hippias mineur, 366a-368a.
P. Pachet, Platon. La République, Paris, Gallimard, « Folio-essais li, 1993.
Chapitre Il. Mimèsis, poésie et musique 205
204

choses relevant de ces mêmes catégories d'inconvenance et d'indécence; 3) Platon, au contraire, il est nécessaire que les deux arts soient soumis à
ne faut permettre à personne d'écouter des discours autres que ceux qui Une même loi, car le processus d'émancipation de la musique est à ses yeux un
admis. Socrate pose en outre que, lorsqu'il est question du divin, les ml)dieJes symptôme de clivage d'une unité esthétique prise par lui comme paradigme de
(tupoi) théologiques prescrivant les contenus autorisés ont valeur de lois l'unité de l'âme, et cette unité doit être comprise en termes de concordance,
qu'il est interdit aux poètes de les transgresser (379al-4 ; 380a-c ; 380c6-9 'harm.onle et de solidarité des fonctions psychiques. C'est pourquoi la mousikè
s'artic:ule dans les trois champs des discours, des harmonies et des rythmes!,
380d1). Quand un poète tragique affirme au sujet des dieux quelque
qui transgresse de tels « modèles )); comme c'est le cas chez Eschyle, il ne deux derniers recouvrant ce que nous entendons proprement par musique,
pas faire appel à un chœur (383cl-5). Le contrôle politique de la pn)Q\lctlon premier correspondant au domaine de ce que nous nommons poésie.
poétique et littéraire, comme celui de la personne du poète, ne pourrait Ala base de la théorie exposée par Socrate se trouvent deux présupposés qui
non seulement préparent l'analyse ultérieure mais fondent ses argumentations.
plus explicite.
Il était nécessaire de rappeler tout ce qui précède, d'une part pour premier dérive de la théologie et de ses deux lois fondamentales: la première
le cadre du traitement platonicien de la poésie, de la musique et des arts que la divinité est bienveillante et que, en conséquence, elle ne peut être à
leur sont reliés; de l'autre pour saisir la portée et la radicalité des thèses l:c,ngllleque d'événements positifs; la seconde affirme que la divinité ne saurait
aucune altération et que ses prétendues métamorphoses résultent d'une
des solutions figurant dans cette partie de la République. Leur
.:tr,auvai·se compréhension de sa perfection. Il en découle la nécessité d'évacuer
découle de l'analyse de la nature des gardiens. Elle appelle un programme d
cation destiné à développer les traits distinctifs des phulakes : c'est la paideia récits poétiques tous les éléments susceptibles de déformer l'image des dieux
sert de relais entre l'analyse politique du livre II et celle concernant poésie des héros et qui, au lieu de représenter leur nature telle qu'elle est et doit être
musique, et qui les relie étroitement. Dès le début, Platon nous laisse en1:endré '(:cmçue, les décriraient comme méchants et chargés de tous les vices. Il s'ensuit
que c'est la manière dont l'éducation est conçue qui permettra de décider ég;ale:ml,nt qu'il sera interdit aux poètes de peindre les dieux comme des êtres
la manière dont, dans les cités, naissent la justice et l'injustice (376c7-d3). .tr<Jmpeurs et menteurs; que tous les éléments susceptibles d'inspirer la peur de
conception de la première éducation est celle de l'ancienne paideia, ,!"",u.lldevront être supprimés des mythes et des poèmes, en particulier lorsque
sur musique et gymnastique, qu'Aristophane avait lui aussi évoquée dans éléments seront beaux et poétiques; que les mythes et les poèmes décrivant
Nuées (961-983) quand il opposait le Discours fort au Discours faible. Or, dieux et les héros en train de pleurer ou de souffrir, ou encore portés au rire,
êàlïr!teJmç,ér,an,oe ou à l'avidité, sont pédagogiquement nuisibles.
ce qui est dit de ces deux disciplines, musique et gymnastique, est au
assez conventionnel- elles concerneraient l'une l'âme et l'autre le corps Le second présupposé de la doctrine platonicienne se rapporte spécifiquement
une perspective spécifiquement platonicienne émerge très clairement par forme de l'œuvre littéraire, et l'étude de la diction (lexis) y tient le premier
suite: la gymnastique a autant que la musique affaire à l'âme, et chacune C'est là que Platon opère la célèbre distinction entre forme narrative simple,
imitative (mimétique), et forme mixte: seule la première - attestée
contribue à consolider des fonctions psychiques précises!.
La division de la mousikè a une origine ancienne (que Platon s'appro!Jri, dans les dithyrambes - pourra être admise dans la kallipolis car elle
délibérément) et se fonde sur l'idée d'un lien très étroit entre musique parfaitement étrangère à la mimèsis2 . La deuxième, propre à la tragédie et
devra en revanche être bannie, ou du moins subordonnée, tout
Ce lien caractérisait les traditions musicale et poétique des VII' et VIe
ainsi que d'une bonne partie du Ve , mais avait été mis fortement en quesl:io( la troisième, à un système de règles à énoncer ultérieurement. Le principe
par la sophistique, au point de désolidariser ces deux arts. D'autre part, umlan,ur est donc l'interdiction totale de toute représentation mimétique,
peine d'entraver la liberté de la cité. Ce gente de représentation ne serait
composition musicale avait acquis une autonomie croissante par
poétique, autonomie dont s'était emparée la « nouvelle musique)) (nea mG'usz'kè) :'l'e:utllellenaeJlt admis que s'il s'adressait à un public composé d'hommes
:burag;eux, libres, pieux, et tempérants,

1. Voir Platon, RéPublique, 376e2-4. Cf ibid.. 411e4-412a2. '.


2. Sur celle-ci, cf G. Comord, La musica nella cuttura greca e romana, Tonno, EDT,
p. 37-39 ; M. L. West, Ancient Greek Music, Oxford, ~lar~nd~n ~ress, 1992, P',
A. Brancacd, Protagora, Damone e la musicd, Quaderm Urbmatt dt C~ltura ~lasstca, .
République, 376e9 ; 398cl-2; 398dl-2.
- .., P'''''"' célèbre 392d-398c, voir l'étude de A. Gaudreault, « Mimèsis et Diègèsis chez
2001, 137-148, repris sous une forme plus ample dans A. BrancaCC1, Mustca e filosofia
~;'-'"t',n )>, Revue de Métaphysique et de Morale 94" 1989, 79-92.
Damane a Filodemo. Sette Studi, Firenze, Olschki, 2008, p. 21-33, p. 29.
206 ,rJIAhitr, 11. Mimèsis, poésie et musique 207

La notion platonicienne de mimèsis ne peut donc être comprise sans ~érnis:se,nents les lamentations funèbres, le rire, le désir des plaisirs de l'amour,
en compte non seulement les deux significations principales du concept larlaS5:ion pour les richesses et les dons), dont Platon avait abondamment discuté
savoir l'imitation proprement dite et la représentation en général- mais la section consacrée aux discours logoi. De telles expressions doivent
deux aspects sémantiques ultérieurs reliés par Platon à la mimèsis. Il bannies des textes poétiques et, par conséquent, de leurs transpositions
d'abord de la mimèsis en tant que homoioûn heautôi, c'est-à-dire :rnllS!C:alt:>,. Sont également à rejeter comme incon\<enantes (398e6) d'un point
comme « assimilation» (accomplie à travers un procédé mimétique) à un vue éthique les harmonies qui leur sont traditionnellement associées (aussi
humain, un caractère, une manière de se comporter; ensuite, de la que les rythmes, comme nous le préciserons plus loin). Toujours sur la
très étroite existant entre imiter (mimeisthai : toute action fictionnelle) et des principes préalablement établis, sont encore à proscrire du langage
(pl'attein), au sens de la mise en pratique d'une action mimétique et de 'm'OSl,cal l'harmonie mixolydienne, l'harmonie syntonolydienne « et d'autres
réinvestissement dans le cadre de la vie réelle vécue. LSelnblab,les », car « plaintives », mais aussi les harmonies ionienne et lydienne
Dans le passage crucial sirué en 396c-e, Platon peut alors résumer les raison du fait qu'elles sont « relâchées ». De même, les « modèles » évoqués
formes de mimèsis qu'il serait possible d'admettre dans la cité parfaite: Socrate en ouverture du passage, ceux qui structurent les contenus du
tation d'un homme de bien en tant qu'il est bon; l'imitation d'un homme poétique chanté et mis en musique, correspondent aux deux modèles
alors même qu'il ne se comporte pas en tant que tel; l'imitation d'un forldam,:ntaux de la représentation de la divinité (tupoi tès theologias) fixés dès
mauvais, s'il se comporte en homme bon; et l'imitation de ce même fin du livre II. On voit l'action de ces derniers s'exercer avec force quand il
conduite « comme par jeu » (paidias kharin) et non pas « sérieusement» (sp,au.!èi enjoint d'« effacer >l (diagraphein) ou d'« éliminer >l (exaleiphein) toute une
Il convient de remarquer que ce ne sera pas le bon poète ou lè bon imitat:euî de modes de composition et d'expression propres à la musique grecque.
comme on s'y attendrait, qui pourra mettre en pratique une telle gamme d . texte offre alors un pendant exatt de 1'« effacement» et de 1'« élimination »
tations, mais l'honnête homme, l'homme mesuré (metrios anèr), imitant à d'eKplres:,ions, vers, thèmes et inflexions du style poétique que Socrate prÔnait
tour l'homme vertueux (agathos anèr), et se rendant en tout son égal'. son dialogue avec Adimante.
Cela implique que sera banni de la kallipolis non seulement le drame La visée normative du propos platonicien se fait en revanche positive quand
toute forme impropre de diction (jexis), celle des poètes mais aussi celle de "en arrive à la détermination des harmonies susceptibles d'être utilisées.
les sujets parlants. Le discours de Socrate, qui à son origine visait la à Glaucon - qui, dans la République, joue le rôle de l'expert
s'élargit ensuite à toute forme d'expression utilisant la parole, proférée ou - Socrate déclare:
Une telle extension se fait en raison du concept qui est l'objet de l'analyse: Je ne me connais pas en harmonies, repris-je; mais conserve au moins
effet, la mimèsis n'indique pas seulement un fait artistique, elle se traduit celle qui sait imiter comme il convient (prepontÔs an mimèsaito) les
bien en action, et elle est par conséquent susceptible d'être évaluée au tons et les accents d'un homme qui déploie sa vaillance dans une action
guerrière ou dans toute autre action violente~ et ceux de l ~homme à qui la
titre qu'une action morale.
Le caractère si résolument normatif du texte platonicien est parti,ouliè malchance va foire subir des blessures ou des dangers de mort, ou qui est
tombé dans quelque autre malheur, et qui, dans toutes ces circonstances,
rement marqué dans le passage où est présentée la première division du
se déftnd contre les assauts de la fortune en maintenant l'ordre de bataille
à savoir dans l'analyse des harmonies. La régulation se situe à deux et en tenant bon. Et conserve encore une autre harmonie~ pour l'homme
très différents. engagé dans une action du temps de paix~ non violente, mais volontaire:
Le premier concerne le rejet des harmonies dont le c:ractère (ethos) soit qu'il cherche à convaincre quelqu'un de lui donner ce qu'il demande,
satisfait pas aux principes de la formation des gardiens. A cela ré!Jolod,or en adressant une prière à un dieu ou des leçons et des conseils à un homme~
de toute évidence, 1'« effacement}) voire 1'« élimination » de certaines soit qu'au contraire il cède à la demande d'autrui, en se montrant sensible à
ses leçons ou à ses remontrances; et qui~ ayant par ces moyens réussi suivant
sions et thèmes (la représentation de l'Hadès en tant que lieu effroyable,
ses désirs, ne devient pas pour autant présomptueux, mais se conduit en
toutes ces circonstances avec sagesse et modération en se contentant de ce
1. Sur le passage de 396c-e, voir l'analyse de W. Lapini, « Plhalt~ne e le critiClh3e7al61a6
qui lui échoit. (399a5-c1)
dans ses 5tudi di filologia filosofica antica, Firenze, Olse Cl, 2003, p. -.'
151-163. G.F.R. Ferrari, « Plata and paetry 1> (dans G. Kennedyed., Th" C,m';ri,lge .lfis'OI
Literary Criticism, vol. l, Cambridge, Cambridge Unive,rsity Press, 1989, p. p.
Il convient tout d'abord de souligner la connotation positive que le concept de
a à son tour bien mis en évidence le thème de la theatrtcaltty ofpoetry chez Platon. prend dans ce passage. Cela prouve, entre autres choses, que le discours
11. Mimèsis, poésie et musique 209
208

de Socrate ne vise guère à décrire, mais à prescrire. De plus, non se'Jlem"nt:' la belle cité, les logoi qui pourraient convenir à l'harmonie phrygienne
ne nomme pas, comme on a l'habitude de le dire à tort, « harmonie dorienne rejetés, de même que les situations ou les états d'âme que cette harmonie
et « harmonie phrygienne Il les deux harmonies dont il parle, mais, dans à représenter. C'est pourquoi Socrate se voit obligé de reconvertir son
discours à la première personne, il précise les caractères éthiques et esthétique en celui de l'harmonie« volontaire ». Comme auparavant pour l'élément
des deux harmonies, toute la gamme de leurs valeurs et de leurs tOJoct:ior ioéltiq.ue, la subordination de l'élément musical au projet politique et éthico-
morales et comportementales. Les traits de caractère que ces harmonies :~.,r"itainsi que la redéfinition qui en résulte rendent le discours platonicien

imiter sont ceux d'un homme courageux et tempérant, qu'il soit en butte à la musique abstrait au plus haut degré. Les discours portant sur la poésie
mauvais sort ou aidé par un sort favorable. Ils sont examinés dans une la musique deviennent d'ailleurs d'autant plus abstraits qu'ils deviennent
variété de situations, d'états du corps, de l'esprit et de l'âme, d'e':périenc, tri,:telne,", normatifs. Le contrôle politique une fois mis en place implique
et de situations vécues; ils sont, à y bien regarder, autant d'orientations de :j;Jé,oessairelnent une ingérence dans la pratique du langage, car c'est en celui-ci
sensibilité qui préfigurent sur un plan affectif et comportemental ce que ont· toute forme de représentation poétique ou musicale trouve ses racines ainsi
livre IV définira comme les vertus de courage et de tempérance. la condition de ses formes. Une telle décision est un parfait exemple de
Platon explicite donc ici sa propre conception des connotations éthiques fattitllde typiquement platonicienne: tracer les lignes d'un projet esthétique
esthétiques de deux harmonies que la suite du texte rapprochera des harm.oniéi éducatif du point de vue de la construction, même purement théorique,
dorienne et phrygienne. Toutefois, à la fin de son discours, Socrate équilibre politique.
sur elles en appelant l'une « violente» (biaion) - à comprendre aussi Toutefois, compte tenu du fait que la notion de « caractère}) n'est pour Platon
le sens de « forcée », c'est-à-dire imposée par le sort ou par quelque entièrement naturelle ni exclusivement culturelle - elle se situe en deçà de
nécessité - et l'autre «volontaire» (hekousion, 399cl-3). C'est le personnage aussi bien que de la polarité faits/normes' - , on peut
de Glaucon qui affirme que les deux harmonies en questions sont la do,rienn, ':'(;c>ffiIJrend" comment l'harmonie « volontaire» peut se superposer à l'harmonie
et la phrygienne: Socrate ne les nomme jamais, nouvelle preuve du fait 'pnifYl;ieJlne : cela n'a rien de paradoxal ni d'aberrant. Dans le cas de la poésie,
parlant à la première personne, il n'est pas en train de définir leur ethos dF" ncnn,m de Socrate se voulaient le modèle d'une littérature à venir, montrant
de déterminer et prescrire les traits éthiques et esthétiques qu'il veut ajouter chemin que les poètes devront suivre par la suite sous peine d'expulsion de
ceux traditionnellement attribués aux harmonies dorienne et phrygienne, kallipolis ; de même, la définition de l'harmonie « volontaire» donne un
'ei,c~df<,ment à la fois esthétique et éthique aux compositions musicales conçues
surtout de les remplacer!.
Plus précisément, dans sa définition de l'harmonie « violente }), le registre qui était celui de l'harmonie phrygienne. Socrate va jusqu'à
transpose et enrichit la caractéristique fondamentale de l'harmonie dorienne: jn,diquer les thèmes dont ces œuvres devront s'inspirer pour être accueillies
courage. La description de l'ethos de l'harmonie « volontaire », en revanche, la cité paradigmatique. Tout comme la poésie, l'imitation musicale se voit
reflète en rien les caractéristiques éthico-esthétiques de l'harmonie phrygienne assigner un ethos et des objets qui se trouvent définis dans la description de
elle les renverse même. Tandis que l'harmonie phrygienne est, d'après narmon:Le « volontaire » et de l'harmonie « violente ». Ainsi insérés dans une
sources antiques, empreinte d'un ethos émotif fortement marqué et, selon l'.erspective pratique, psychologique et éthique, les sons de l'harmonie phrygienne
témoignage d'Aristote dans les Politiques, de caractère orgiaque, associé à de l'harmonie dorienne pourront s'acquitter dignement de leur tâche.
frénésie corybantique (l'harmonie phrygienne relève du domaine de la :mllSkjUé Poésie, littérature et musique sont les sources majeures de l'anthropologie
religieuse liée aux cultes de Dionysos et de Cybèle), Platon en redéfinit . plilil'JSc)pl:Lique, et Platon est parfaitement conscient de l'énorme pouvoir de
en termes d'une tranquillité sereine, irénique, et va jusqu'à parler de « .~i:duction et de formation que chacune d'entre elles détient. Il est persuadé qu'il

et modération ». La réforme platonicienne de la musique est radicale, comlne? fie sera possible de façonner comme il faut les individus, dans leur caractère
l'était celle de la poésie. C'est le deuxième point sur lequel les deux <1bma,m,": dans leurs attitudes, qu'à la condition de fixer les objets et les formes de la
artistiques viennent se superposer. De plus, un tel renversement est requis, fn.;mèsis et de la lexis, et de prescrire les harmonies, les instruments, les rythmes

1. Cf A. Brancacd; {( Musique et philosophie en République II-IV», dans M. Dixsaut


Etudes sur la République de Platon, 1 : De la justice, Paris, Vrin, 2005, p. 89-106, C~mme le r~~arque F. Aronadio dans A. Brancacci (dir.), « La Repubblica di Platone »,
Gtornale Crtttco della Filosofia ltaliana 8, 2010, p. 491-516.
p.97.
Chapitre Il. Mimèsis, poésie et musique 211
210
Dans un cas comme dans l'autre, en agissant ainsi, ces sujets s'estiment heureux
qu'il conviendra d'utiliser. Et que c'est là le seul moyen de concevoir le genre
ou malheureux, et pour cette même raison se réjouissent ou s'attristent: telle est
d'hommes qu'il vise quand il songe aux gardiens.
la sttucture psychologique et anthropologique sous-jacente à l'art mimétique.
Dans les livres II et III, l'analyse porte sur le r6le positif possible de la
Ce dernier n'a donc d'autre effet que de « construire et renforcer de fausses
poésie et de la musique dans la formation d'une bonne constitution de l'âme.
représentations du bonheur et du malheur [... ] de renforcer notre appétit de
Car jusque dans les passages où la critique des traditions poétique et musicale
vivre, notre abdication devant la souffrance et notre terreur de la mort l ",
se fait plus virulente et plus marquée, et comme les nuances introduites en
Il convient enfin de donner toute son importance à ce qui est dit entre le
396c-e suffiraient à le montrer, Platon ne ferme pas complètement la porte à
livre III et le livre X : c'est-à-dire non seulement l'analyse de l'âme conduite
la poésie et l'ouvre résolument à la musique grâce, entre autres, à une reformu-
au livre IV mais aussi la description du naturel philosophe développée dans
lation audacieuse de la définition de l'ethos propre à l'une des deux harmonies
le livre VI, et encore l'analyse épistémologico-ontologique qu'apportent les
agréées. Or, cette même porte que Platon avait pour ainsi dire entrouverte à
livres VI et VII. En d'autres termes, Platon tire dans le livre X les conclusions
la poésie _ tragique ou comique - mais aussi à la peinture (donnée à un
de l'ensemble de l'argumentation déployée précédemment, tout en ouvrant la
moment comme un nouveau paradigme de la représentation mimétique) se
possibilité d'une reprise ultérieure de la question. En effet, après avoir condamné
referme au livre X, livre qui s'ouvre sur la nécessité de rejeter absolument la
l'art mimétique, Socrate n'exclut pas la possibilité de se laisser persuader par
poésie en raison de sa nature mimétique.
des arguments prouvant que la poésie n'est pas seulement un art agréable,
À ce sujet, on a parlé de contradiction entre les deux livres, que certains
mais qu'elle est utile à la fois aux régimes politiques et au régime intérieur de
perçoivent comme tranchée mais que d'autres tendent à nuancer et même,
l'homme et de son âme. Il ne s'agit pas d'un argument rhétorique, ou d'une
finalement, à nier. Afin d'évaluer correctement ce point, il faut tout d'abord
formule de politesse vis-à-vis des amateurs de poésie (philopoiètai). C'est au
prendre en considération les différences de perspectives et de contextes.
contraire une issue (logique, argumentative) exigée par la contradiction qu'avait
Dans les premiers livres, Platon est comme irradié par une mémoire résiduelle
relevée le livre X : le mensonge, le leurre sont implicites à tout art mimétique et
de la cité historique, en même temps que par son observation lucide des réalités de
pourtant cet art exerce même sur les hommes les meilleurs un grand pouvoir
son temps et de celui des générations immédiatement précédentes. Il commence
de séduction émotionnelle2 •
par un récit de la genèse de la cité, puis décrit une ville regorgeant de luxe qu'il
Faute de cette justification, déclare cependant résolument Socrate, il
est désormais nécessaire de purifier. Or, pour parvenir à une teUe purification,
conviendra de prendre congé de la poésie « à la façon de ceux qui, s'étant un
il est nécessaire d'intervenir en matière de poétique et de musique. Ces inter-
jour amourachés de quelqu'un, s'en éloignent, non certes sans se faire violence,
ventions doivent d'une part remédier à un mauvais état de choses, incarné par
quand ils ont jugé que cet amour ne leur est point avantageux» (607e).
la poésie imitative aussi bien que par la musique plurivoque et multiforme' j
La suite du passage montre que le combat contre la puissance de séduction
de l'autre, elles ouvrent, du moins dans le contexte d'une réforme éducative;
de la poésie s'avère presque plus important que son exclusion catégorique, de
la possibilité d'une attitude favorable à la poésie comme à la musique, qui sont
sorte qu'en définitive la question primordiale (apparue au livre III) est celle du
appelées à réunir et tempérer les deux tendances originaires de l'âme: celle
sérieux qu'il convient ou non d'attribuer à la poésie:
qui raisonne, cherche à comprendre, « philosophe" (to philosophon) et celle
qui se met en colère et s'indigne, le «coeur ardent" (to thumoeides). Or un tel Nous sentons en tout cas qu'il ne faut pas traiter avec sérieux cette sorte
point de vue n'est pas celui du livre X. Platon y traite de l'art mimétique en de J;0~:ie, comm.e si elle,touchait à la vérité et était sérieuse; mais que celui
1 qUI 1 ecoute dott se tentr sur ses gardes, s'il craint pour le bon ordre de son
tant que tel, le définissant, dans un passage célèbre (603c4-8 ), comme régime intérieur, et qu'il doit avoir pour loi ce que nous avons dit au sujet
« imitation» ou « représentation }) de sujets agissants (et non pas d'actions de la poésie. (608a6-b2)
pures et simples, comme c'est le cas dans la poétique d'Aristote), auxquels
s'offrent que deux possibilités de choix: soit ces sujets s'adonnent à des act:ioIOS<
« forcées )} (ou <( violentes Il), soit ils accomplissent des actioris « volontaires ». M, Dixsaut, {( Le problème de la tragédie: Nietzsche avec Platon contre Aristote )) Diotima
39,2011, lll-127, voir p. 119. ' ,
Voir, à,c~ sujet, l'article pénétrant de S. ~alliwell, {( La mimèsis reconsidérée: une optique
1. Cf S. Halliwell, Plata, Republic JO, with transI. and comm" Warminster, Aris and _plato,fi1Clenne)1, dans M. Dixsaut (dir.), Etudes sur la République de Platon 1 : De laJ'ustice
19932, p. 136; p, Murray (ed.), Plata an Poetry, Cambridge, Cambridge University op. ctt., p. 43-63, p. 63. "
p.217.
Platon Chapitre 11. Mimèsis, poésie et musique 213
212
de l'ensemble de l'argumentation déployée dans la République, en évalue les
ramour de la poésie est inéliminable, l'âme humaine est par nature malléable
retombées ontologiques, psychologiques et pragmatiques sur sa conception de
et la mimétique lui est donc inhérente. Par conséquent, rien n'a autant d'impor-
la mimesis. La conclusion à laquelle parvient le livre X est en ce sens symétrique,
tance que le jugement qu'il faut prononcer sur la poésie: la poésie ne dit pas
mais elle est aussi l'antistrophe de celle des livres II-III: ces derniers avaient
vrai. Le rapport entre ce verdict et l'analyse de la strucrure de l'âme était déjà
analysé les « conditions de possibilité» d'un juste usage de la poésie et de la
indiqué: il ne sera pas possible, dit Socrate, de préciser la nature des propos à
musique; le livre X examine de manière approfondie la ({ chose en soi », qui
tenir au sujet des hommes tant que nous n'aurons pas compris en quoi consiste
à vrai dire avait toujours orienté le discours vers ses propres « conditions de
la justice. Le livre X ne fait donc que reprendre le thème de la pluralité psycho-
possibilité ». La résistance de Platon à une clÔture dogmatique de son propos
logique immanente à un être mimètikos, évidemment pour la rejeter.
est tout à fait perceptible dans le point culminant du développement: en
Quant à la problématique ontologique et épistémologique qui doniine dans
607e4-608b2, l'expression « une telle poésie! » -la poésie qu'il convient de
les livres centraux de la République, on peut remarquer que c'est d'elle que
rejeter - s'accorde avec l'expression « la Muse vouée au plaisir}) (hedusmenè
dépend le premier moment de la critique platonicienne de la mimèsis, moment
Moûsa, 607a5) et elle implique qu'il y a une autre sorte de poésie que Platon
qui est aussi le plus célèbre (595a-599a) : la mimèsis reproduirait des objets qui
n'a pas l'intention d'exclure2 • Ce ne peut être que celle dont il a été question,
ne seraient à leur tour que des imitations de l'idée à laquelle ils participent.
avec des forts accents normatifs et prescriptifs, dans les livres II-III.
Limitateur (poète ou peintre) ne viendrait qu'en troisième et dernière place
Ce n'est ni à la poésie en vers, ni à la poésie telle que Platon l'a connue de
dans la série découlant de l'être et de la vérité de l'idée elle-même. Le deuxième
son vivant, mais aux amateurs de la poésie qu'il accorde le droit de faire valoir
niveau auquel la critique de Platon intervient (599b-602c) se relie au premier
leurs raisons, qui pourraient se révéler fondées et valides si elles portaient sur
tout en se référant aux théories exposées au livre II, faisant valoir deux principes
une poésie différente. Il s'agit donc moins d'un sursis accordé à la poésie en
à la fois: l'un établissant l'utilité des connaissances techniques, l'autre affirmant
tant que telle3 que de la possibilité - sans doute lointaine, mais qu'il serait
la supériorité des arts de l'usage sur ceux de la production. Seul celui qui est
injuste d'exclure a priori - pour la poésie de se transformer radicalement et
à même d'utiliser un produit connalt véritablement les qualités qu'il doit
d'accomplir jusqu'au bout sa propre métamorphose, sans doute en suivant les
posséder pour bien remplir sa fonction et peut les indiquer aux producteurs
lignes tracées dans les livres II et III de La République.
de cet objet. Celui qui peint ou décrit un instrument s'avère donc être trois
fois plus éloigné du niveau de sa connaissance, son action venant à la suite de
celles de l'usager et du fabricant.
Pour finir, la critique platonicienne opère à un troisième niveau, éthique
et psychologique (602c-606d). La poésie mimétique, tragique ou comique,
s'adresse à la partie irrationnelle de l'âme, à sa composante ({ encline ,à la
révolte» (ta aganaktètikon, 604d) : c'est justement cette partie qui déstabilise
le contrÔle de soi dont l'homme est capable et qui ouvre la voie aux attitudes
les plus déplorables du point de vue moral, anthropologique et social.
Il est donc indéniable que le livre X apporte une longue série d'arguments
nouveaux et de nouvelles considérations philosophiques prenant parti contre
la poésie. Ce livre modifie, enrichit et complète les considérations qui étaient •
à la base de l'analyse développée dans les livres II-IV. Dans ces livres, Platon
avait bien à l'esprit les implications mimétiques, au sens le plus négatif, de
la musique, de la poésie, et des arts qui s'y rattachent, mais il y dévdoPI?ait
un discours de caractère éminemment normatif, prescriptif, donc ayant
dernière analyse une finalité constructive. Dans le livre X, il développe toiautè poièsis : e.lle reviendra deux fois dans la suite immédiate du texte.
argumentation dans deux directions tout à fait différentes : d'une part, (! M. Unterste,lller, Platone.. Repubblica, Libro X, Napoli, Loffredo, 1966, p. 289.
om~e l~ s~gger: M. Vegew, Platone. La Repubbtica, Traduzione e commento, vol. VIII,
définit l'art mimétique en lui-même, dans son essence; de l'autre, il tire les Napob, Blbbopobs, 2007, p. 14.
Chapitre 12

Platon et les mathématiques *


Marwan Rashed

Dès lors, dis-je, nous poserons comme nécessaire au guerrier la science du calcul
et des nombres. Elle lui est tout à foit indispensable s'il veut entendre quelque chose
à l'ordonnance d'une armée, ou plutôt s'il veut être homme.
(Rép. VII, 522e)

;~[al:h"mLatiques entre art et science

Dans une déclaration qu'à tort ou à raison, on a parfois tenue pour autobio-
,raf,hique, voici ce que Platon fait dire des incommensurables à l'Athénien des
: « Il est certain en tout cas, mon cher Clinias, que, le jour, assez tardif où
mon compte j'en ai entendu parler, j'ai été tout à fait surpris de l'état où
sommes à cet égard, et il m'a paru être moins digne de l'homme que de
:Dchons à l'engrais! et ce n'est pas de moi seul qu'alors j'ai rougi, mais de tous
Grecs" (Lois, VII, 819d). Platon ne parle plus ici de la formation de l'élite
comme dans la République, mais de celle de tout citoyen!. Pourquoi
préconiser une maîtrise universelle de la mesure?
Une première réponse découle de la théorie platonicienne de l'art (technè).
îl'homme se distingue des autres êtres vivants, c'est parce qu'il est la seule
pleinement artiste. Or la part éminente de chaque art, pour Platon,
,rami:ne à sa dimension mathématique. Un passage de la République est clair
égard:

V","QI'als remercier Thomas Auffret pour son aide précieuse dans la rédaction de cet

Sachs, Die fünf plat"onischen Kih'jJer. ZU1' Geschichte der Mathematik und der
2EIe,.""m'en,leh.re Platons und der Pythagoreer, Berlin, 1917, p. 160-184. Cette constatation
outre, comme me le fait remarquer Th. Auffret, la présence dans les Lois d'une
+~~~~i4:~.'~~, de la ligne - implicitement confondue avec celle des nombres dans la
:<i le même jeu, les longueurs n'apparaissant, qui plus est à la place des surfaces,
parce que nous sommes dans le contexte de l'enseignement le plus élémentaire, voir
. V, 746d -747a. Cf infra, p. 226.
Platon Chapitre 12. Platon et les mathématiques 217
216

[...] prenons quelqu'une de ces études qui s'étendent à tout. à les pratiqu~r (Rép., VII, 526b). Mais il sait aussi que l'on y est toujours guidé
par une lumIère naturelle - il n'y a pas de controverse en mathématiques - et
- Laquelle? qu'une telle lumière ne peut être perçue, ou plutôt soutenue, dans le domaine
_ Par exemple cette étude commune, qui sert à tous les arts, à toutes de la métaphysique, que par les yeux les plus entralnés. Il faut s'être fait l'oeil
les opérations de l'esprit et à toutes les sciences, et qui est une des premières de l':îme à la lumière naturellement appropriée des objets mathématiques pour
auxquelles tout homme doit s'appliquer.
supporter,. ensuite, ,la clarté presque aveuglante des objets philosophiques.
- Laquelle? demanda-t-il. C~ :Ul nous mene au coeur de notre problème. Une fois admis qu'on ne
_ Cette étude vulgaire qui apprend à distinguer un, deux et trois; je sauraIt ~tre phrlos~phe sans être r:nathématicien, faut-il considérer que les objets
veux dire, en un mot, la science des nombres et du calcul; n'est-il pas vrai et les methodes qu on a rencontres dans cette propédeutique se retrouvent dans
qu'aucun art, aucune science ne peut s'en passer? la r~cherche philo:ophique, ou que l'esprit des apprentis philosophes peut
- Certes! dorenavant passer a autre chose? Tout au long du livre VII de la République, qui
expose le programme de formation des Gardiens, Platon demeure allusif sur la
(Rép., VII, 522b-c)
nature du rapport unissant mathématiques et dialectique. Le vocabulaire est
Les mathématiques, et en particulier la science des nombres et du calcul,
celui de la conversion du regard l . La contemplation des objets mathémati ues
forment des hommes capables d'agir avec art, donc d'oeuvrer à la construction
petmet à l'oeil de l'âme de se détourner du sensible, le prépare à la visionqdes
de la belle citél . Mais en cesens, elles ne peuvent rendre compte de leur propre
purs intelligibles - ce qui ne nous avance guère sur l'essentiel.
rôle. Voilà pourquoi il y a une autre façon de ne pas être homme si l'on n'est
pas mathématicien. C'est que la maîtrise réelle de la science des nombres et
des figures exige qu'on se fasse philosophe et se serve des mathématiques pour
découvrir ce qui fonde leur universalité. Il ne s'agit certes pas alors d'une
La prétendue autobiographie de Socrate dans le Phédon est plus instructive.
humanité ordinaire - celle du citoyen bien formé - mais de l'humanité par
2 On en connaît le récit: le jeune Socrate, épris de savoir sur la nature n'était
excellence de celui dont le regard se porte sur une véritable forme d'intelligible •
,satisfait par aucune explication matérialiste; espoir, donc, le jour où il :ntendit
Contrairement aux apparences, le programme éducatif des Lois ne renonce à rien
. du systè:"e dAnaxagore dont l'Intellect (noûs) était, disait-on, le principe
de l'ambition philosophique de la République, mais en règle l'intendance.
; et decepuon : Anaxagore était un physicien comme les autres. Socrate
Mathématiques et philosophie, qu'est-ce à dire? En un premier sens, les
/tenollça alors pour toujours à accéder directement à la vérité, et s'en remît à la
mathématiques sont propédeutiques en ce qu'elles délient l'esprit. C'est l'inter,
.mé,diation des logoi.
prétation pour ainsi dire triviale du précepte fameux, réputé avoir figuré sur
3 Au premier abord, ce récit parait confirmé par Xénophon, Mémorables,
fronton de l'Académie platonicienne, « que nul n'entre ici s'il n'est géomètre !
7, 6. Il est toutefois peu croyable que cette désillusion ne soit pas un peu
Avant de se confronter à des problèmes théoriques purement abstraits, où l 'p,n,l"
celle ~e Platon. Denis O'Brien a ainsi soutenu avec de bons arguments
ne peut s'appuyer ni sur son intuition des nombres ni sur sa représen~ation
le Ttmee proposait cette physique qu'Anaxagore n'avait pas su offrir2. Il est
grandeurs, il est nécessaire de s'aguerrir en pratiquant les quatre di<; ci1,lirles
, vrai~emblable :ue Platon en ait eu le projet, même vague, dès l'époque
mathématiques reconnues par Platon: arithmétique, géométrie plane, gé"métr'ie
re~actlon du Phedon. On pourrait peut-être soutenir que le retour sur soi
solide et astronomie. Platon sait que tous les esprits ne sont pas également
permettait seul d'avoir accès à ce réel qui faisait l'objet des discours
physiologues3 • Il serait cependant étrange que la tradition n'ait rien conservé
1. Voir aussi Philèbe, 55d-e. LEpinomis, sans doute apocryphe, va encore plus loin. Cf
précis sur ce point. Dira-t-on que la première navigation ne saurait consister
977 b -e .
2. Raison pour laquelle l'objet du présent article a suscité bien des recherches de la
historiens. Voir en particulier O. Toeplitz, « Das Verhaltnis von Mathematik Ideenl"hr~
bd Plata », Quellen und Studien zur Geschichte der Mathematik, Astronomie
Cf F. Trabattoni, ({ I~ sapere del 1110sofo », dans M. Vegetti, La Reppubtica, traduzione e
~mn;en~o, vol. V (Llbro VI-VII), Napli, 2003, p. 154-157 en particulier.
Abt. B, Bd 1, 1929, p. 3-33 ; J. Stenzel, Zahl und Gestalt bei Platon undAristoteles,
Berlin, 1933. Plus généralement, voir la bibliographie rassemblée sur ce thème par K.
L' ~.Bnen, ({ Perce~tion et intelligence dans le Timée de Platon», dans T. Calvo and
. .n.sson, Interpretmg the Timaeus - Critias, Sankt Augustin 1997 p 291-305 Y, .
Platons Ungeschriebene Lehre, Stuttgart, 1963, p. 570-571. mfra, p. 222-223. ' ,. ,OIr
3. Sur cette formule, cf H.-D. Saffrey, «ageômetrètos mèdeis eisitô, une inscription lég"ndlair',,'
la thèse de Monique Dixsaut, Platon: Phédon, 1991, p. 139-140.
Recherches sur le néoplatonisme après Plotin, Paris, 1990, p. 251-271.
Chapitre ]2, Platon et les mathématiques 219
218

en une approche « naturaliste }), mais se situerait déjà dans l'intelligible? On qu'on ne manquera pas de lancer aux logoi de la « seconde navigation ~). Platon
ne voit guère pourquoi l'importance de l'entretien dialogique (dialegesthai) et commence par comparer misologie et misanthropie. L'une et l'autre surviennent
du pis-aller des logoi dans la réflexion sur l'en-soi des choses ne serait apparue quand nous sommes déçus par ce en quoi nous avions inconsidérément placé
à Socrate qu'après la lecture du livre d'Anaxagore. Bref, toute tentative pour notre espérance. Nous ne connaissions pas les limites de la nature humaine,
interpréter les logoi de la seconde traversée dans le cadre du socratisme historique nous nous sommes aveuglément fiés à quelqu'un. Cet événement plusieurs fois
nous paraît vouée à l'échec. répété, nous avons haï tous les hommes. Victimes de notre ignorance, nous
l n'avons pas compris que les caractères extrêmes, chez les hommes, sont rares.
Touts' éclaire en revanche si l'on distingue Socrate de Platon . C'est ce dernier
qui a pu saisir, à un certain moment de sa carrière, la nécessité d'un recours' L'immense majorité se tient dans un entre-deux. Si nous n'avions pas envisagé
aux logoi. La polysémie du terme grec est connue: parole, discours, mais aussi les choses sans art (aneu tekhnès) mais avec art (meta tekhnès), nous nous serions
raison, raisonnement, compte, relation, rapport mathématique. Cet éventail rendu compte que les hommes intermédiaires (tous, " metaxu, 90a) sont de loin
de sens est au cœur du platonisme. Si la philosophie de Platon est marquée par les plus nombreux, de même d'ailleurs que dans tous les autres cas, les extrêmes
les mathématiques, c'est avant tout parce que le logos entendu comme rapport aux deux bouts (ta, " akra tôn eskhatôn) sont rares, tandis que les intermédiaires
mathématique imprime son régime à tous les autres. Indice sûr pointant vers (ta." metaxu) sont nombreux (8ge-90a).
ce qui les dépasse -les Idées du dialecticien -les logoi arithmétiques consti- Ces considérations ostensiblement digressives renvoient à une particularité
tuent tout ce qu'ils surplombent -les différents types d'objets mathématiques des livres V-VI de la République - en gros contemporains du Phédon _
au premier chef (figures et solides), mais aussi, comme le montrera le Timée, élucidée par Jules Vuillemin i . À la fin du livre V, Platon se met en quête de
physiques (solides en mouvement)2, Il faut donc plutôt considérer que les logoi l'objet de l'ignorance, de la science et de l'opinion, Ayant assigné le non-être
du Phédon font référence aux rapports mathématiques, Et si l'autobiographie du à l'ignorance et l'être à la science, voici comment il caractérise à son tour la
Phédon annonce vraiment le Timée, rien ne serait d'ailleurs plus naturel-le recherche de l'objet de l'opinion (478e) : « Il nous reste à trouver, ce semble,
projet du Timée étant de montrer la « mathématicité ~), donc 1'« arithméticité }~, ce qui participe à la fois de l'être et du non-être, et qui n'est, à proprement
du Monde,
parler, ni l'être ni le non-être purs. Si nous le découvrons, nous le tiendrons à
Une telle interprétation paraitra audacieuse, Un indice la corrobore. Nul juste titre pour l'objet de l'opinion, et nous assignerons les extrêmes (ta akra)
doute que le premier développement de la seconde partie du Phédon (8',d-Qodl. aux facultés extrêmes et les intermédiaires (ta metaxu) aux facultés intermé-
consacré à la haine des logoi (la misologia), déboute par avance 1accu,sat.[on diaires». J. Vuillemin note que cette déclaration renvoie immanquablement à
.••. déf. 3 du livre VI (eudoxéen) des Éléments d'Euclide: « La ligne droite est
1. J'ai soutenu plus en détail cette interprétation dans {( Aristophanes and the Socrates être coupée en extrême et moyenne raison (akron kai meson logonJ, lorsque
Phaedo J), Oxford Studies in Ancient Philosophy 36, 2009, p. 107-136. çOlnnle l'ensemble de la ligne est au segment le plus grand, ainsi est le segment
2. Cet « arithmocentrisme )l platonicien, à l'opposé de la doctrine aristotélicienne cl",
matb,érna,
le plus grand au plus petit. » Cette remarque devient décisive au moment
tigues, apparaît en toute clarté dans un texte trop peu connu (voir cepe~d.ant W. R.
The Evolution ofthe Euclidean Elements, Dordrec~t, 1975, p. 92), du po.!t!t~ue, ~99~-e , d'interpréter la fameuse analogie de la Ligne au livre VI, qui n'est autre qu'un
donc il en va ainsi que nous le disons avec ces SClences et avec l art IDIÎltaUe amSl
partage en extrême et moyenne raison. J. Vuillemin a légitimement
tout l'art de la chasse, quel qu'il soit; avec la peinture et avec tout l'art de l"i mi,tation,
que soit la partie considérée; avec la menuiserie et avec tout l'art manufacturier, de "su:pposé que pour que l'interprétation de l'analogie soit satisfaisante, il fallait
espèce que l'on voudra; avec l'agriculture et avec tout l'art touchant aux plantes; sUIPP'o"" que les quantités en jeu fussent non seulement irrationnelles, mais
derechef, nous examinions la tournure prise par un certain genre d'élevage de
en fonction d'édits gtavés, ou par l'art tout entier de l'élevage; ou la divination ou irréductibles à des quantités rationnelles en puissance (c'est-à-dire à
partie qu'embrasse l'art d'être un valet; ou le trictrac ou l 'arithmétique to~t entière, quantités incommensurables, mais dont les carrés sont commensurables
bien, pour ainsi dire, plane ou bien se déployant dans les profondeurs ou bten da~s
_ pour toutes ces choses ainsi menées, quelle sera notre. impression, si elle.s nai:S',;en'tse.Lo, \c.olmnle 1 et -/2 par exemple2), Seule cette hypothèse supplémentaire permet e~
des édits gravés et non selon l'art? ». Th. Auffret me fait remarquer le pOlnt .
m'avait échappé: {( Selon une métaphore constante chez Platon, la chasse pourrait
l'arithmétique/logistique; la peinture, liée à la surface, la géométrie-plane; la m"nu,iset Cf J.yuil~emin, M~thé"!atiques pythafJoriciennes et platoniciennes, Paris, 2001, p. 89-93.
produit des artefacts solides; enfin l'agriculture des solides en mouvements. J; Vutllemm, Mathematiques pythagortciennes, p. 103-104. Cetce interprétation est défini-
avec quatre domaines dimensionnels sans aucune place encore pour une gé,ométrie tIvement c?nfirmée par la constatation de J. B. Kennedy, « Plato's Forms, Pythagorean
ligne [cf infra, p. 223 ]. Le choix des exemples est bien entendu hu~oristiq~e, mais Mathema~lcs and Stlchometry )), Apeiron 43, 2010, 1-31, p. 22, selon laquelle le passage
que la gradation est bien marquée, et que Platon y met un terme en IntrodUIsant une sur la sectlo~ de la Ligne divise très exactement l'étendue de la République en extrême et
rupture en d? (grec aû), isolant ainsi les quatre premiers exemples ». moyenne raIson. Pour la bibliographie de la question, voir la n. 83.
Chapitre 12. Platon et les mathématiques 221
220
ffet de traduire dans l'analogie de la Ligne le fait que les différents domaines (ou de période 1)1. La raison en est simple: la suite des approximations, loin
e f . t incommensurables» c'est-à-dire mutuellement irréduc- d'être purement opératoire, doit contenir l'essence de la réalité approximée. De
sont par altemen « , . '
tibles. Quand Platon enjoint de couper la ligne en deux secnons pUiS chacune même que certains nombres existent comme rapports finis d'entiers naturels
des deux sections « selon le même rapport» (ana ton autan lagon, 509d), il (3/4, par exemple), certains « nombres )), en un sens élargi du terme, existent
fait ainsi référence à une ( extension fondamentale» de la notion de rapport, comme rapports infinis d'entiers naturels, rapports dont il faut alors produire
subsumant dorénavant les couples de quantités irréductibles à des quantités une forme canonique.
Qu'enseignaient ces théories? Essentiellement, qu'on peut énoncer des
commensurables en puissance.
Revenons au Phédon. La répétition est parlante et pointe en direction logoi sur une certaine entité réfractaire à toute détermination positive. -Y2, par
réseau conceptuel de République V-VI. « Ainsi équipé », fait dire Platon à Socrate exemple, peut faire l'objet de nombreuses propositions arithmétiques - puisque
dans un affleurement d'humour mathématisant, « Ô Simmias et Cébès, j'en viens l'approximation alternée qu'on en donne consiste à l'encadrer toujours plus
au logos» (91b). r:allusion au partage d'une ligne en, extrê~e et ~oy~nne raison étroitement - sans que l'on puisse en donner une valeur numérique finie. Cette
ne peut donc que nouS préparer à bien entendre 1 appantion Immediatement situation mathématique est d'un intérêt philosophique considérable. Car elle
postérieure des logoi : il s'agira de mettre en oeuvre, en philosophe, l'extension montre, mieux que toute autre, qu'il n'est pas nécessaire de pouvoir définir un
objet de manière finie pour être autorisé à en parler, voire à le manipuler rigou-
de la notion de rapport mathématique.
reusement. Platon en tire la leçon dans le Politique, où la recherche approche la
nature du politique sans, bien entendu, jamais l'atteindre. r:excès et le défaut,
Métrétique et approximation évidents dans le domaine de l'arithmétique, se font ici plus mystérieux, mais
Il se dégage, du texte de la République et du Phédon ainsi i~terprété, demeurent manipulables par le dialecticien. Toute réalisation politique humaine
une double fonction de la théorie mathématique des rapports, qUi ne sera qu'une approximation d'une réalité existant en dehors de ses conditions
naissance à deux massifs textuels, à la fois distincts et profondément de réalisation matérielle. De même que dans un calcul effectif, le meilleur
du dernier Platon. Les mathématiques, avec le cas de la Ligne en particulier, ordinateur du monde ne donnera qu'une approximation de '>12, de même le
fournissent une analogie à un rapport qui les dépasse - celui, en plus grand législateur ne pourra fournir, dans la constitution qu'il élaborera
qui lie différents domaines de la réalité. Limage devant, par nature, ne pour une cité d'ici-bas, qu'une approximation de la constitution idéale.
être identique à son objet (cf Cratyle, 432a-d), c'est donc que la relation Le second enseignement découlant de ce modèle des fractions continues
mime l'analogie mathématique s'apparente à elle par certains aspects, et est que certaines réalités idéales existent seulement comme suites infinies. Les
distingue par d'autres. Cette première conclusion nouS introduit au ,approximations de -Y2 ne sont pas la version « terrestre ) d'un nombre idéal
fondamental, chez Platon, de l'excès et défaut. Il y a du réel dont l'e,:ds,ten,c, au-delà du ciel. L'idée platonicienne d'approximation canonique consiste
s'apparente à celle d'une quantité irrationnelle, qu'on peut ~ppr~cher ~ , à fixer les normes d'existence de telles réalités, qui ne se contentent
par une suite de nombres vérifiant un algorithme, malS JamaIs atteIndre, d'être infinies, mais qui doivent également se déployer selon des modalités
est certain qu'à l'époque de :Platon, les mathématiciens s'intéressaient de idles-lmêlnes idéales.

près à de telles procédures d'approximation des racines, ca~rées , ~ Pour tout résumer d'une phrase, on peut dire qu'en tant que suite infinie,
Cette manipulation de l'infini fournit un thème essentiel a la reflexlOn est une réalité idéale; mais en tant que réduite, c'est une
nicienne1, En vertu de ses préoccupations philosophiques, Platon, comme irrLitation plus ou moins réussie de cette réalité.
suggéré J. Vuillemin, dut faire passer au second plan la que~tion d~ la ,
de convergence de la suite mais imposer d~ux critères supplementaues a iMétrt6ti<lue et dégradation (l'hypothèse des cinq mondes)
dernière: celui de l'alternance de l'excès et~u défaut et de l'alternance .
Le système platonicien, comme toutes les grandes doctrines philosophiques,
La chose a été vue et discutée pour la première fois par A. E. Taylor, « Forms and d'une tentative pour réduire le réel à un nombre minimal de types
1. A Study in Platonic Metaphysics n, PhilosophicalStudies, Londres, 1934~,'"P;o'nslI'u,';O ~OTILt1t<". Platon, dans le Timée, postule sans doute cinq domaines fondamentaux:
développée par D. Fowler, The Mathematics of Plato:' Acade,my. A. New
Oxford, 1987. Ce dernier ouvrage, en dépit de ses mé.rites, est a mal;l~ule.r avec ",",u"'"
les ailes théoriques de son auteur lui font souvent qUitter le sol de l hlstolre. J. Vuillemin, Mathématiques pythagoriciennes, p. 122-131.
Chapitre 12. Platon et les mathématiques 223
222

les Idées, les nombres mathématiques, les surfaces mathématiques, les SUllUe,s, ontologique 1• Quant à la question de savoir pourquoi ces cinq domaines
mathématiques et les solides sensibles l . Ce sont en effet là les cinq uum,unes eidétiquement isolables ne forment pas cinq mondes, mais bien un monde
irréductibles, isolables par variation eidétique. Chaque dimension su]ppl.érrlen,< unique, cela tient à l'interprétation « théététienne )} de la théorie eudoxéenne
taire perd en simplicité et augmente l'opacité des choses. La procession des rapports, qui était celle de Platon. En exigeant qu'on puisse toujours
réel est une dégradation. Les cinq domaines sont régis par les deux priincipes.' nommer les éléments du rapport, Platon exprime la nécessité d'un domaine de
fondamentaux que sont l'Un-Bien et la Dyade indéfinie, qui se confond réalisation géométrique, qu'il s'agisse du plan ou de l'espace à trois dimensions,
probablement, pour le philosophe, avec l'excès-et-défaut . Chaque ,do~aine
2
de la logistique théodorienne. C'est en ce sens que le Timée est subtilement
existe indépendamment de ceux qui lui sont inférieurs. Cela reVIent a dtre, parcouru par l'épistémologie mathématique du brillant jeune homme.
appelant monde l'ensemble des cinq domaines, qu'on po.urr~it co~ce:oir ~~ Cette reconstruction inédite pose deux problèmes d'exégèse. Le premier est
monde privé des solides sensibles, mais qu'il serait contrad,ct01re qu tl fut pnve de rendre compte de l'absence des lignes mathématiques, qu'on aurait attendues
des nombres mathématiques et pourvu des solides sensibles. Selon ce m()di,le, entre les nombres et les surfaces mathématiques j le second, de comprendre ce
les nombres sont le principe formel fondamental des niveaux inférieurs. que l'on entend exactement, dans ce cadre, sous l'appellation d'« Idées ».
même, les surfaces mathématiques sont nécessaires à l'existence des so.l1des
mathématiques, malS . non l" tnverse.
3 Arithmétisation de la ligne
r énigme posée par le passage du Timée 55c-d affirmant le bien-fond~ ap.pal·em:
de la doctrine des cinq mondes trouve, c'est du moins notre mterpretatton, Pour comprendre la première difficulté, il faut se replacer dans le cadre du
solution dans ces considérations: Timée, où Platon ne considère que les surfaces planes à bords droits dans un
Maintenant, si quelqu'un, en réfléchissant sur ces choses, se dem.an~ai~
plàn rectiligne. On pourrait s'étonner d'une telle restriction, en apparence
_ dans le ton _ s'il faut dire qu'il y a des mondes en nombre zndéfinz arbitraire: n'y a-t-il pas des surfaces dans des plans non rectilignes (une sphère,
ou défini, répondre qu'ils sont en nombre indéfini pou:rai! bIen passer par exemple) et des surfaces à bords non droits dans des plans rectilignes (le
pour l'enseignement de quelqu'un aux connai:sanc:s fl. rt mdéfintes, sur ~~ cercle) ? Un tel rigorisme procède à l'évidence d'une analyse très serrée des
sujet où il aurait pourtant jàllu en avoir de b,en définIes; en ~e~anche, s zl priorités ontologiques que nous venons de décrire. Platon pense sans doute que
convient de dire que, par nature, il en est né un ou bzen cznq, ~ozla davantage la notion même de courbe- qu'il s'agisse d'un plan ou d'une ligne - comporte
comment ['on pourrait à bon droit s'interroger. Nos conszderatzons, en, ~out
. avec elle l'idée du niveau onrologique mathématique inférieur (c'est-à-dire
cas, suggèrent, d'après un raisonnement ayant quelque apparen~e, qu zl est
né unique, dieu. Mais quelqu'un d'autre, portant son regard, dISons, autre possédant une dimension supplémentaire). On ne peut, de fait, caractériser
part, concevra des opinions différentes. une ligne courbe sans se donner d'abord le plan, ni caractériser un plan courbe
sans se donner d'abord un espace à trois dimensions.
Il ne serait pas absurde, nous dirait Platon entre les lignes, de consIderer
Mais comment tout cela pourrait-il expliquer qu'on supprime les lignes de la
chacun des {( mondes )} dont nous venons de faire la liste comme exist,mt
procession des dimensions? C'est, fondamentalement, parce qu'il manque à ces
indépendamment. Mais en réalité, ce ne sont là que des sous-domaines
« la propriété d'individuation caractéristique de la substantialité2 ». Il en
cadastre ontologique, dont seule la réunion produit le monde. Et ce que
• UI'COUle que la figure ne se définit pas par la longueur de ses c6tés, mais par la
amis du sensible dénomment à tort « monde)} n'est que le cinquième
qUlantité de ses angles: l'angle, pour Platon, est un nombre et non une grandeur
•.L.... c'est toujours la portion de deux droits (ou« angle» plar3). Une figure n'est plus

la délimitation, par des nombres, d'une surface dans un plan rectiligne.


1. Pour cette interprétation, je me permets de renvoyer à M. Rashe~, « Plato's Pive
H othesis (Tim., 55C-d), Mathematics and Universals ), dans R. Ch~aradonnaet G ..
(e~;), Universals in Ancient Philosophy, Edizioni della Normale, PIse, ,en préparau?n. Pour une interprétation très différente, voir E. Paparazzo, « Why Five Worlds ? Plato's
2. On aborde ici l'un des aspects les plus obscurs, et l~s plus ~ontrovetses, du platol11sme. Timaeus 55c~d », Apeiron 44·, 2011, 14i162.
En définissant la surface comme la limite du solIde, Anstote renversera le Les mots sont de J. Vuillemin, « La substance» dans Quelle philosophie pour le XXF siècle 1,
3. son maitre. Sur l'engagement ontologique des pro~édés ~e :etranchem.:nt. (api",airesis) Paris, 2001, p. 23, à propos des nombres.
d'ajout (prosthesis) dimensionnels en vigueur dans 1AcademIe, cf H. ~Iamer, Je ne peux détailler ici la construction de cette phrase difficile, mais je pense que Platon
Zusammenhang von Prinzipienlehre und Dialektik bei Platon », ~hdolo~us 110, admet, en rimée 54e3-55a2, que la ligne droite (nos « deux droits ») n'est pas un angle, mais
35~70, tout particulièrement p. 51-61. Je reviendrai ailleurs sur la dtfficulte apparente la limite des angles plans. Cette formulation permet de sauver le recours àla proportionalité.
Je traduis: « Quatre triangles équilatéraux composés produisent, à raison de trois angles
l'énoncé du Ménon, 76a6.
224 Chapitre 12. Platon et les mathématiques 225

Certes, dira-t-on, mais cela n'évacue pas le fait que ces angles eUlx-m,;mes sera donc complexifié, mais non point remis en causel , Il ne s'agira pas tant de
ont des lignes pour côtés. N'est-ce pas là admettre l'existence d'un domaine définir cercle et sphère comme les « limites" respectives des polygones et des
lignes, qui permettront de délimiter l'infinie variété des polygones re,:tillig,oes:" polyèdres, mais plutôt comme des transcendantaux géométriques, conditions
réguliers ou irréguliers? Non pas. Car les lignes qui délimitent les PC,IY!!OIles du plan et de l'espace en tant que pures puissances encore indéterminées de
n'ont aucune longueur absolue, mais seulement des longueurs relatives les symétrie, en attente d'information numérique par détermination angulaire.
par rapport aux autres. Un triangle équilatéral, par exemple, n'a pas des C'est seulement après cette détermination numérique que se constituent les
de longueur l,let l, mais des c6tés dont le rapport des grandeurs prises deux à entités géométriques2 •
deux est égal à 1. Un angle, en revanche, existe absolument, in,jéjJerld'lmm<'Ut. Quatre indices au moins montrent que c'était effectivement la doctrine
des aum" angles de la même figure: l'angle de mesure n/3 existe, alors que de Platon:
ligne de longueur 1 n}existe pas. Ainsi, il n'existe aucun « monde » des lignes., • En Timée 53c-54b, le cercle n'est nulle part mentionné parmi les figures
Celles-ci ne sont qu'un aspect des figures qui, elles, ne sont déterminées que simples.
par des nombres, à savoir la séquence ordonnée de leurs angles. La séquencè • En Timée 33b, la sphéricité du monde est décrite en des termes manifes-
{l, 2, 3) suffit à déterminer le demi-triangle équilatéral, la séquence {l, l, 2) tement matériels: le Démiurge a arrondi le monde au tour, comme un
le demi-carré 1• vulgaire potier (kukloteres auto etorneusato) ! En revanche, jamais ce lexique
Cette théorie présuppose l'inexistence de la notion de ligne courbe - ou, artisanal n'est employé pour décrire les surfaces rectilignes élémentaires
en un sens, que le cercle soit compris comme la limite de la suite des polygones (celles-ci n'ont pas été {( lissées », « polies », « rabotées », etc.).
réguliers 2 • Mais Platon ne théorisant jamais ce langage de la limite géomé- • En Timée 40a-b, le mouvement circulaire des astres est décrit comme se
trique, il faut être plus précis. Platon a évidemment remarqué la symétrie des produisant vers lavant; il s'agit donc d'une rectilinéarité infinitésimale.
polygones réguliers à nombre pair de c6tés et la non-symétrie des polygones Ajoutons que d'après Aristote, Métaph. A 9, 992a 19-22, Platon considé-
réguliers à nombre impair de côtés. Le cercle joue donc dans ce cadre exactement rait le point mathématique comme une simple {( fiction de géomètres» ;
le même r61e que la suite infinie des nombres en arithmétique. Il est une Platon aurait dès lors été contraint de disqualifier la doctrine géométrique
figure au sens tout à fait spécial- certes éminent - où l'ensemble infini de la tangence en un point d'une droite et d'un cercle, donc de dénier
entiers naturels est un nombre3 . La symétrie et l'asymétrie jouent en géorrlétrie toute spécificité de nature à la courbure circulaire.
plane le r61e du pair et de l'impair en arithmétique. Le cercle est la pUllo>;aIlC"< • En Timée 55c, Platon identifie Tout et dodécaèdre; à première vue, la
préexistant actuellement - sur un mode non aristotélicien, donc - à chose est déroutante (et à ce jour inexpliquée) ; il se pourrait qu'il ne
ses instantiations. La sphère pose un problème beaucoup plus délicat, car veuille par là que souligner l'inexistence géométrique de la sphère.
ne peut être instanciée de la sorte que par cinq solides réguliers. Le mod,èle. Aussi Platon considérait-il sans doute que ce que nous appelons cercle n'a de
pertiJoellce qu'en tant qu'ensemble infini de diamètres ou que condition trans-
cendantale de la suite infinie des polygones réguliers - mais certainement pas
plans, un seul angle solide, qui est né juste après le plus obtus des angles plans »
veut en effet dire id que la somme des angles plans des surfaces formant l angle tant que ligne mathématique courbe. Et de fait, pour les mathématiques de
triangle équilatéral est égale à deux droits). . ' J "l'époque de Platon, la notion de courbure n'est qu'une représentation spatiale
1. Voilà probablement la raison de l'insistance de Platon sur le faIt que le demI-carre et
demi-équilatéral, qui constituent pour lui les deux uniques surfaces élémentaires, se
.vrals:enlD.LatHe et non un concept mathématique. C'est Aristote qui érigera
posent en des figures identiques à l'infini: façon élégante d'exprimer l'indilfférenlce de ces ;<I~OPI)ositi(m
de la droite et du cercle en dogme cosmologique, et c'est toujours sur
figures à la longueur absolue de leurs côtés, mais non à la valeur absolue de leurs
base d'arguments fragiles que l'on fait refluer cette distinction sur Platon 3 .
On objectera que la donnée des angles ne suffit pas à définir une figure. Un carré
rectangle oblong, par exemple, ont des angles identiques. Mais c'est sans doute la
pour laquelle Platon décompose toute surface en triangles. Car dans leur cas, la figu"" eSI Pour la possibilité que Platon ait connu et même utilisé les polyèdres semi-réguliers, voir B.
entièrement déterminée par ses angles, et eux seuls, donc par des nombres. Sur Besnier, {{ Genèses relatives et genèses originelles dans le Timée >!, Études platoniciennes II,
supplémentaire de l'angle droit, voir, en première approche, Z. Marcovic, ~( La rhi'orl.e a, 2006, p. 129-140. Pour l'importance capitale de la symétrie dans le recours à la sphère, voir
Platon sur l'Un et la Dyade indéfinie et ses traces dans la mathématique grecque », J. Vuillemin, La Philosophie de l'algèbre, Paris, 1962, p. 348-358 (la meilleure explication,
d'histoire des sciences et de leurs applications 8, 1955, 289-297, p. 291 en particulier. à ce jour, de la subdivision des triangles élémentaires).
2. Cf K. Gaiser, ({ Platons Menon und die Akademie », Archiv for Geschichte der Ph'iI''osophü La rédaction de ce passage est issue d'une çonversation serrée avec Th. Auffret.
45, 1964,241-292, cf p .. 288-289 er n. 68. Un exemple de cette fragilité se retrouve jusque dans l'article, au demeurant remarquable,
3. Pour cette appellation chez Platon, cf infra, p. 227. de Gaiser, cité p. 224, n. 2, cf p. 224 et n. 19.
Chapitre 12. Platon et les mathématiques 227
226
ce sont les principes formels qui opèrent sur la matière numérique en sorte de
Ainsi, le jeu de variation eidétique ne permet pas de constituer les lignes
produire la suite infinie des nombres.
comme un {( monde}) - puisqu'il ne saurait y avoir des lignes en un sens différent
Aristote semble penser que ces Idées-Nombres sont la Décade (hê dekas' ).
de celui où il y a des nombres. Les cinq « mondes}) sont les Idées, les nomtlres
Les exégètes comprennent cette identification comme si la Décade était la
mathématiques, les surfaces géométriques rectilignes, les solides gé()m.étl'iq'"es':.
version idéale des nombres mathématiques {l, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, lOl. Cette
et les solides en mouvement (le sensible). Cetre série descendante doit être
thèse paraît bien mystérieuse et n'a jamais été expliquée de manière satisfai-
interprétée de manière généalogique: la constitution de ce que l'on appelle
sante. Avant de proposer, à notre tour, une explication, soulignons qu'elle est,
à tort le monde, et qui n'est en fait que le cinquième 'domaine ontologique,
dans un cadre platonicien, absurde. Le privilège des dix premiers nombres est
résulte de déterminations successives de l'inférieur par le supérieur: les nombres
une convention résultant du choix de la base 10. Platon était assez profond
mathématiques déterminent les surfaces - car les angles sont des nombres-,
philosophe pour savoir qu'il ne fallait pas y prêter trop d'attention 2 •
les surfaces déterminent les solides, les solides déterminent le sensible; donc,
En second lieu, toute la théorie de Platon vise à rendre compte, à l'aide
par transitivité, les nombres déterminent tout ce qui leur est inférieur.
des Idées, de l'infinité du nombre mathématique. On cherchera en vain la
Les historiens des mathématiques ont raison d'être sceptiques quant à l'idée
l signification d'une focalisation sur quelques nombres pris pour eux-mêmes
d'une arithmétisation des grandeurs dans les mathématiques grecques . Mais Platon
~ fussent-ils les dix premiers - à défaut de tous les autres. Un passage du
n'est pas les mathématiques grecques, il affronte des problèmes ontologiques
phédon, 104a-b, l'atteste: Platon y évoque l'ensemble des impairs en le désignant
qui lui sont propres. Arithmétiser la ligne, dans ce cadre, n'est pas un projet
comme « la moitié tout entière du nombre» (ho hêmisus tou arithmou hapas),
mathématique anachronique, c'est la conséquence simple et directe du fait que
puis l'ensemble des pairs comme « l'autre rangée du nombre» (ho heteros stikhos
l'on ne saurait expliquer un domaine ontologique qu'en vertu des uu"ualm:s.
tou arithmou). C'est donc que le nombre, pour Platon, est infini - il ne s'arrête
supérieurs. Platon n'arithmétise pas la ligne, il la dégrade, la réduit, en tant que
pas à la décade.
ligne, à n'être plus qu'un aspect de la surface, qui, elle, est déterminée par les
Ces pages du Phédon recèlent un deuxième indice. Socrate a commencé
nombres. En tant que forme, en revanche, ~2 existe seulement numé'riq·ue:me;.t,.
par expliquer qu'il ne comprenait pas comment l'on pouvait considérer deux
indépendamment de tout carré géométrique et existerait même pleinement
comme la somme d'un un et d'un autre un (96e-97b) : deux ne s'explique que
le monde ne comprenait que des nombres. La structure hiérarchisée du
par sa participation à la dualité (lOlc). Mais un peu plus tard (105c), il oppose,
impose d'approcher numériquement les grandeurs linéaires, d)où rintérêt
à l'explication <1 naïve» qui dira que la cause de l'impair, «c'est l'imparité» (hôi
Platon pour les méthodes d'approximation numérique alternée.
an perittotês), celle, « plus adroite », pour qui « c'est l'unité» (hôi an monas).
Pourquoi donc la cause de l'impair est-elle l'unité plutôt que l'imparité au
Les Idées-Nombres (Un, Dyade indéfinie, {( Décade ,,) même titre que celle du chaud est le feu et non pas la chaleur? On ne peut se
contenter de répondre que l'impair résulte de l'addition d'une unité au pair.
Venons-en au second aspect, encore plus difficile, les Idées . Les corJSiclér:lticm~J
2
Car on pourrait évidemment tout aussi bien dire que le pair résulte de l'addition
précédentes montrent le rôle du nombre mathématique dans la constltllt!Clll ,a,1'
d'une unité à l' impair3. La seule explication possible est que l'addition de l'unité
niveau inférieur (les surfaces) et, transitivement, des niveaux inférieurs. Il
à chaque pair est non pas la simple constatation du caractère additif {( neutre»
prévisible, dès lors, que les Idées soient, par rapport au nombre m'lthénlatiqlle;
de la suite des entiers, mais un effet de structure liée à l'opposition du pair
dans une position identique à la sienne par rapport à ce qu'il surplombe. Il
donc que les Idées soient un principe généalogique des nombres m'lthérrlat:iqu,és,';
C'est pour cette raison que les Idées du Platon de la maturité sont des « Cf en particulier Physique III 6, 206b 32~33, où Platon est nommé. Voir aussi Metaph. A 8
1073a 18-21 et M 8, 1084a 12-13. '
Nombres », ou des <1 Nombres idéaux », ou toute autre appellation de ce ~ucune des e~plication s~ggérées p~r l'auteur des Problemata (cf Prob/. xv 3, 910b 23~911a
que l'on voudra. Ce sont des principes dont dérive la formalité des nOlnbres ) ~our exphquer le chOiX de la decade ne peut donc être telle quelle prêtée à Platon. Il
s a~l~ tout ~u plus ,~e j.usti~cations puisées chez les pythagoriciens et Speusippe.
VOlC.i ?e fait ce qu ecnt Theon de Smyrne: « Aristote, dans le Pythagoricien, dit que l'unité
partlCipe de la nature des deux à la fois: car, ajoutée au pair, elle produit l'impair et aJ'outée
. eIle pro cl'
àd ['.impair, Ult l ' ce qu,elle ne pourrait pas produire si elle ne participait
e pair, ' pas
1. Voir tout spécialement la critique profonde de Toeplitz, art. cité p. 216, n.2, § 7 en es deux natures » (trad. Joëlle Delattre Biencourt dans Théon de Smyrne: Lire Platon
culier (p. 29 sqq.) : « Hat Plata die Mathematik arithmetisieren wollen ? » Toulouse, 2010, p. 130). '
2. Voir, ici~même, l'exposé de D. Lefebvre, « Aristote, lecteur de Platon)J.
Chapitre 12. Platon et les mathématiques 229
228

et de l'impair et au rôle du pair dans la prolifération indéfinie des nomtltes En effet:


Le Phédon montre que pour Platon, la dyade produit tous les nombres -> 1 (1)
et que les impairs sont produits par l'addition de la monade à « la moitié -> 2 (10)
nombre» ainsi constituée. -> 2+1 (11)
Un troisième indice provient d'une insistance, évidemment voulue, -> 2.2 (100)
Platon sur le caractère banal du 10. Il écrit: «Reviens en arrière et raçlpelle··tol. -> 2.2 + 1 (101)
car ce n'est pas un mal que d'entendre répéter [sic]. Le Cinq n'admettra -> 2.2 + 2 (110)
l'idée du Pair, ni le Dix celle de l'Impair, lui qui du Cinq est le double» -> 2.2 + 2 + 1 (lll)
Entendons: le dix n'a d'intérêt qu'en tant que pair parmi une infinité -> 2.2.2 (1000)
_ en tant que répétition - et non que point d'orgue de la Décade. -> 2.2.2 + 1 (1001)
Ces trois allusions nous conduisent au cœur de la doctrine pl:ltonÎ<:ieIOlli,,. -> 2.2.2 + 2 (1010)
dite de la Dyade indéfinie. Platon attendait des Idées-Nombres qu'elles -> 2.2.2 + 2 + 1 (1011)
permettent de rendre compte de tout nombre arithmétique. Si « N,)mbrc:i: -> 2.2.2 + 2.2 (1100)
idéaux» il y a, ce n'est qu'en tant que ceux-ci contiennent la forme de
nombre possible. I:Un et la Dyade indéfinie ne sont ainsi que les éléme:ntà La chose n'aurait rien d'extraordinaire, puisqu'elle était implicite dans
de base du système arithmétique de Platon. Ils échappent à l'arbitraire de J':ui1:hraéi:iq1ue égyptienne bien connue des Grecs'. I:originalité de Platon aurait
base 10. La monade nous donne l'unité, la dyade la multiplication par 2. ;,,,,ulerrlerlt consisté à refuser l'association, il est vrai peu conséquente, de cette
nombre pair inférieur à 2 n peut s'écrire comme la somme de puissances de structurale et de la sacralisation de la base 10 chez les pythagoriciens.
n le « théorème fondamental» de l'arithmétique égyptienne est valide - et
comprises entre 1 et (n -1) ; tout nombre impair inférieur à 2 ,peut s'
comme la somme de puissances de 2 comprises entre 1 et (n -1) à ,aclue,,, as,sm'enoelOI il l'est - , nous n'avons plus aucune raison sérieuse d'accorder un
on ajoutera l'. Dans ce système, la monade et la dyade jouent chacune privilégié aux dix premiers nombres. Leur caractère « générateur» de
double rôle. La monade (et non pas le un) est à la fois le principe de tout et ,j!,:n",mble des entiers est factice: il relève d'une simple convention de parole
terme qu'on ajoute à la somme des puissances de 2 pour former un d'écriture2 •
impair; la dyade est à la fois le premier nombre pair et le principe mlUtttpllcau Cette première rupture avec le pythagorisme en entraîne une seconde, plus
supportant l'extension à l'infini du nombre. I:intuition de Platon consisterail tpl'ofcmde Platon s'estime désormais autorisé à dépasser aussi la simple opposition
ainsi à avoir renoncé à la mystique de la base 10 propre aux py·thag'Jricien' ;pytt,agorid,:nn,e du pair et de l'impair po,!r en explorer les arcanes. En Met. N 3,
pour lui substituer une théorie dyadique. Il aurait anticipé, comme l'E,up,ere:Uj At"ist,Jte reproche à la théorie platonicienne de ne pas expliquer tout nombre,
chinois Fohy, la découverte de Leibniz, sans cependant chercher à ['eKpt:im,él seulement « le nombre redoublé à partir de l'un », soit les puissances de
dans une caractéristique idoine2 • Cette accusation doit être mise en relation avec une autre critique, faite en
A 6, selon laquelle la Dyade donne naissance aux nombres« à l'exception
premieré ». On perçoit qu'Aristote, dans un cas comme dans l'autre, fait en

Il s'agit même de ce que M. Caveing (La Constitution du type mathématique de l'idéalité


dans la pensée grecque, 3 vol., t. II : La Figure et le nombre, Recherches sur les premières
1. Soit, dans les mots de Leibniz: (( On voit icy d'un coup d'œil la raison d'une propriété mathématiques des Grecs, Lille, 1997, p. 201-202) appelle le «( théorème fondamental» de
de la progression Geometrique double en Nombres entiers, qui porte que si on ~'a qu'un l'arithmétique égyptienne.
nombres de chaque degré, on en peut composer tous les autres nombres entIers La question de la base 10 est ainsi en creux dans tout le Cratyle, puisque les noms de nombre
du double du plus haut degré», dans (( Explication de l'arithmétique binaire, qui sont au fond des noms comme les autres. C'est tout le sel de la mention du dix en Cratyle
seuls caracters 0 et 1 ; avec des remarques sur son utilité, et sur ce qu'elle donne le sens 432a, dans le contexte du témoignage pythagoricien transmis par Produs, In Crat. XVI,
anciennes figures Chinoises de Fahy», par M. Leibnitz, dans Histoire de l'Académie " . : (( Pythagore, lorsqu'on lui demanda ce qui était le plus sage des êtres, répondit:
des sciences, Année MDCCIII, p. 85-86 [reproduit dans Herrn von Leibniz'Rech"ungnJ Le nombre" ; et à la question: Qu'est-ce qui occupe le deuxième rang sous le rapport de
Nul! und Eins, Berlin/München, 1966]. là sagesse?, sa réponse fut: "Celui qui a imposé les noms aux choses". »
2. En raison probable des limites du symbolisme grec, à l'époque deP)"to!> d,épc>urvude 'zérc Met. N 3, 1091a 9-12.
et de l'absence de toute théorie des fractions décimales. Met. A 6, 987b 33-988a 1.
Platon Chapitre 12. Platon et les mathématiques 231
230

réalité allusion à ce qui devait être, chez Platon, une classification principielle donc bien alors, structuralement et non accidentellement, comprise dans une
des types d'entiers découlant du n théorème fondamental » égyptien. Il faut décade primitive, au sens où celle-ci contient les cinq types de nombres qui se
en effet distinguer les impairs et les pairs. Les impairs se divisent en nombres reproduiront ensuite à l'infini'.
premiers d'une part, en puissances cl) impairs cl 'autre partI ; les pairs, peuvent être Dans le Phédon, 2 était sans doute possible le premier des nombres pairs
réduits à trois sous-classes (objets des prop. 32-34 du livre IX des Eléments) : les (l04b). I:appellation de décade pour les nombres compris entre 3 et 12 serait
pairs une seule fois divisibles par 2 avec facteur impair, les pairs plusieurs fois donc tout à fait conforme à ce que l'on sait de l'humour raffiné et un peu
divisibles par 2 avec facteur impair et les pairs puissances de 2: A = {2 (2k + 1)}, retors de Platon. « Si vous tenez à parler de décade», disait-il en substance aux
B = {2 n (2k + 1)} (avec n > 1), C = {2 n} (avec n > 1). De fait, tout pair exprimé pythagoriciens, « comprenez bien que la seule qui vaille doit nous mener jusqu'à
sous la forme « égyptienne » est une puissance pure de 2 (catégorie Cl, ou bien 12 ; mais aux innocents que vous êtes, les mains pleines: la décade {3, 4, ... ,
m
se laisse réduire à une expression de la forme 2n (1 + 2 i + 2i + .•. + 2 ), avec i, 11, 12} convient miraculeusement à votre exclusion de 1 et de 2 de la suite des
j,,,., m < net n ;, 1 (catégories A et B, selon que n = 1 ou n > 1) - expression nombres». On l'aura compris: la décade pythagorisante de Platon est toto caelo
équivalente à une expression de la forme 2n
(2q + 1)2. C'est cette classification, différente de la décade pythagoricienne des pythagoriciens.
et elle seule, que l'on s'attendrait à trouver au niveau des « nombres idéaux }).
Son importance pour Platon est d'ailleurs confirmée par Aristote lui-même qui,
en Met. M 8, 1084a 4-7, distingue la classe des impairs, celle des puissances
pures de 2 et la réunion indifférenciée de nos classes A et B.
L'explication nous paraît maintenant à portée de main. On croit trop
souvent que les termes grecs duas, trias, pentas, hebdomas, dekas désignent
quelque chose comme le Deux, le Trois, le Cinq, le Sept, le Dix 'n en soi ».
Mais dans la langue courante du IV' siècle, il s'agit seulement d'un groupe
de deux, de trois, etc. Une dekas, c'est d'abord une dizaine, d'hommes ou de
pommes, ici de nombres. Or, une dizaine de nombres n'a pas forcément 10
pour ultime élément. Elle peut englober n'importe quels nombres, successifs
ou non. Supposons que Platon, dans le style énigmatique qui était le sien, ait
distingué d'un côté 1 et 2, qui pour les pythagoriciens ne sont pas du tout,
ou pas tout à fait, ou pas seulement, des nombres comme les autres, et les dix
3
premiers nombres ({ banals », à savoir les entiers compris entre 3 et 12 • On voit
alors que cette dizaine (dekas) aurait compté quatre nombres premiers (3, 5, 7
et 11), une puissance impaire pure (9) et, parmi les pairs, des membres de la
classe A (6 et 10), de la classe C (4 et 8) et un nombre, le dernier, appartenant
à la classe B - puisque 12 = 2 2 (2.1 + 1). La suite infinie des nombres serait

1. On ne tient pas compte des impairs produits de deux impairs distincts, ~ar ils finissent par
se résorber, lors de la décomposition d'un nombre en ses facteurs pr,emlers, dans i~s, pures
puissances d'impairs, Voir, sur ce point, J. Vuiilemin, Mathémattques pythagortclennes,
p. 19-29. en part. p. 27. . ...
2. Comme l'a montré J. Vuiilemin, Mathématiques pythagoriciennes, p, 2-3, cette tnple dlylslon',
au premier abord étrange puisque A pourrait :is,éme~t .ê~re inclus ,~a~s ~ (e~ chan,ge,ant
simplement la condition n > 1 en n <.>: 1), se reve1e declslve io;"squ Il sagl~ d a~~uur a la
bipartition des carrés des pairs, car c'est elle qui permet de demontrer artthmettquement
~ en respectant donc la hiérarchie du réel ~ l'irrationalité de,·h. . , . A
1. Quant à l'affirmation de Met. A 6, selon laquelle la Dyade donne naissance aux nombres
3. Les tenants de la Décade « classique », celle des nombres de 1 a 10, auradlent d ailleu,rs ddU {( à l'exception des premiers », elle n'a pas besoin d'être corrigée, Il faut, avec M, Caveing,
se demander davantage comment 2, et surtout 1, pouvaient figurer ainsi ans une SUite e op, cit., p. 209, l'interpréter comme suit: « "les premiers des séries duplicatives", qui sont
nombres. effectivement les impairs », soit les termes (2k + 1) de nos catégories A et B,
Chapitre 13

Les touts de Platon et leurs parties


Frédéric Nef

Plusieurs ordres distincts de raisons out ,mis, assez récemment, sur le devant
de la scène philosophique, la question, longtemps négligée dans l'exégèse des
textes platoniciens, de la composition des particuliers concrets. Cette négligence
a trouvé une fin : on distingue, en effet, de manière plus nette chez Platon, d'une
part ce qui est de l'ordre de la composition des particuliers, d'autre part ce qui
relève de la relation entre les particuliers et les Formes. Tout en cherchant, dans
un même mouvement, à caractériser ces deux types de relation, la composition
et la participation. Dans ces deux cas, le risque de projection de la métaphysique
aristotélicienne continue à jouer à plein. La métaphysique aristotélicienne du
composant de forme et de matière, de potentialité et d'actualité, continue de
manière rétrospective à servir de grille herméneutique pour l'ontologie platoni-
cienne, ce qui a pour effet d'en amoindrir l'aspect relationnel. Cette projection
aristotélicienne est rendue manifeste par l'insistance des commentateurs sur
l'élucidation des relations d'exemplification, de participation et d'imitation,
tout en réduisant parfois les particuliers chez Platon à des noeuds de relations
(comme c'est le cas chez Héraclite ou Protagoras).
Ces deux relations cardinales, la composition et la participation, nous
situent face à l'une des questions centrales du platonisme: la relation de l'un
au multiple - de l'un du composé au multiple de ses composants, ou de l'unité
de la formel à la multiplicité des particuliers. Or, si l'on prend en compte la
spécificité de la composition des particuliers dits « timéens 2 », dont les propriétés
sont explicables géométriquement, on échappe à la critique tant aristotélicienne
que nietzschéenne du platonisme, qui se confond largement avec le reproche de

On verra plus loin que la question de la participation dans le Parménide met en cause l'unité
de la forme.
C'est Allan Silverman qui parle de « particuliers timéens)) (voir infra). On pourrait distinguer,
dans cette ligne de développement, les particuliers héraclitéens, les particuliers timéens et
les particuliers aristotéliciens à l'intérieur de la philosophie grecque.
234 Platon Chapitre 13. Les touts de Platon et leurs parties
235

ne pas apporter une attention suffisante au sensible, au concret, au particulier. par le formalisme méréologique. Ce déport de la substance vers la structure
Mais cette prise en compte nous met aussi en position de mieux comprendre la permet de mieux rendre compte de l'ontologie platonicienne, dans sa différence
nature de ce qui relie l'ontologie des formes et la cosmologie du devenir - rout avec les schèmes aristotéliciens.
en échappant au faux dilemme de deux réductions symétriques, de l'ontologie Toutefois, le formalisme méréologique est limité par sa conception de la
à la cosmologie ou inversement. totalité comme somme, alors que la philosophie antique, puis classique, nous
Les avancées de la méréologie permettent de mieux rendre compte de ce a appris il distinguer les touts et les sommes - comme le fait Leibniz quand
statut des particuliers concrets. Historiquement, le développement formel de il distingue l'unité véritable de l'unité par simple agrégation. Le coeur de cette
la logique des touts et des parties, ou méréologie, s'est substitué partiellement approche de la totalité conçue essentiellement comme somme, est formellement
à la théorie des ensembles, avec le remplacement des ensembles par des touts la mise en jeu de l'identité entre une somme (ou un tout) et ses éléments (ou
et la réévaluation subséquente de la théorie des classes. Son utilisation dans ses parties). La thèse de la composition comme identité est au centre des débats
l'ontologie de la composition des objets matériels, puis sa contestation par une actuels - que certains philosophes se soient déclarés en sa faveur (P. van
théorie néo-aristotélicienne, notamment avec les travaux de Kit Fine l et de Inwagen, D. Noonan, D. Lewis, D. Baxter) ou contre (M. Johnston, K. Fine,
Peter van Inwagen 2 , ont mis au centre des questions philosophiques la perti- D. Armstrong). Or, il se trouve que l'on a attribué cette thèse à Platon, à un
nence métaphysique des engagements méréologiques, tout en permettant une certain stade d'élaboration de sa pensée, notamment dans le Théétète.
relecture historique des relations touts 1parties dans l'Antiquité classique. Par Cette question de la composition comme identité est elle-méme liée direc-
ricochet, s'est trouvée posée, notamment dans les livres récents de Harte 3 et de tement à celle de l'innocence ontologique de la composition. A nouveau, Platon
Koslicki4, la question de la pertinence elle-même de la théorie platonicienne des pourrait être convoqué dans cette nouvelle thèse. On entend par « innocence
touts et des parties. En effet, leur logique a été récemment a~ticulée, dans les ontologique » le fait de ne pas introduire inutilement et subrepticement des
travaux de Kit Fine, à ce qui est considéré comme un des acquis de la pensée entités dans l'ontologie. Si la thèse de la composition comme identité est vraie,
de la substance et des accidents, pour penser l'individu concret, c'est~à~dire alors il n'y a rien de plus dans le tout que dans les parties (pour reprendre
l'objet matériel ou la base matérielle des organismes; cette interprétation est une manière de parler de David Lewis) et il est ontologiquement innocent de
mise en balance et comparée avec l'interprétation de la théorie platonicienne poser l'existence de touts, si on admet celle de parties, puisque les touts sont
des touts et des parties, liée, on le verra, à l'émergence du concept de structure iden;iques ontologiquement aux parties (évidemment si on ne les prend pas
ontologique des totalités. une a une malS collectivement: la collection des xl' .. x est identique à la
n
Pour comprendre cette opposition, il faut se souvenir que la méréologie, dans ~omme X de ces Xl' •• xn mais évidemment X est différent de xl, x •.. ). Cette
2
ses engagements métaphysiques, se développe dans une direction qui est en' mnocence ontologique a été critiquée. Du coup, cette critique pourrait rejaillir
partie il l'opposé de la métaphysique aristotélicienne fondée sur la sémantique sur Platon, s'il était établi qu'il défend par endroits la thèse de la composition
et la logique du sujet du prédicat. Cette métaphysique pose l'individualité de comme identité. Maintient-il, d'ailleurs, l'identité du tout à ses parties? Si tel
la substance au départ comme une totalité, que l'on peut ensuite décomposer est le cas, quelle est sa conception de la composition comme identité?
par l'analyse en accidents, quitte il postuler l'existence ultime d'un substrat La fécondité de l'application de la démarche méréologique à Platon est
indifférencié. En revanche, la méréologie philosophique s'attache à la notion· renforcée par l'ancrage puissant de la lecture du platonisme comme une doctrine
de structure, plut6t qu'à celle de substance comme collection; elle détermine de la séparation des universaux, des Formes, ou des Idées, à laquelle la méréologie
cette structure comme une relation à ses parties, de telle sorte que la structUl:e ... ~eut faIre contrepoids. Dans la littérature sur Platon, on a longtemps négligé
survienne, c'est-à-dire dépende, de ses parties. Bref, les concepts de structure 1ontologie platonicienne des individus, en se contentant bien Souvent d'insister
et de totalité sont au centre de la métaphysique du tout et de la partie im;pit:ée sur le statut de copies ou de simulacres des individus. Or, pour concevoir correc-
tement l'ontologie des individus, il est nécessaire d'avoir une idée claire des
1. K. Fine, ({ A puzzle Cancerning Matter and Farm », in Unity, lden#ty and Explanation grandes articulations de la méréologie. Celle-ci sera utilisée parce que la relation
Aristotle's Metaphysics, Oxford University Press, 1994, p. 13-40. tOUt / partie est interne à l'individu - et externe, si on considère des individus
2. p, van Inwagen, Material Bet'ngs, Cornell University Press, 1990.
3. V. Harte, Plata on Parts and Wholes: the Metaphysics a/Structure, Oxford, Clarendon, . .. dans des touts collectifs. Des commentaires importants ont de ce fait
(2 e édition).
4. K. Koslicki, The Structure ofObject, Oxford University Press, 2008.
Platon Chapitre 13, Les touts de Platon et leurs parties 237
236
1 La première est à replacer dans le contexte de la critique de l'ontologie
adopté cette grille herméneutique, qu'il s'agisse des travaux de McCabe ou de
Silverman2. en 19923 a, de surcrolt, dégagé l'ontologie des particuliers dans le héraclitéenne de Protagoras, telle que Platon l'a développée notamment dans
le 1héétète. Cette ontologie, que l'on a longtemps qualifiée de nihiliste et de
Timée, en redonnant à ce dialogue une place centrale dans la problématique
relativiste, relève en fait d'un particularisme radical. Elle consiste, d'une part, à
contemporaine de la constitution matérielle. Les conditions sont donc réunies
pour une interprétation renouvelée de la méréologie platonicienne, entendue nier que l'on puisse faire plus dans notre enquête métaphysique sur la structure
ultime des choses et du monde que d'attribuer des qualités instantanées à ce qui
comme ontologie de la constitution matérielle.
La pertinence textuelle de l'approche méréologique est attestée par le fait en aucune façon ne peut tomber sous le schème stable d'un « objet ». D'autre

qu'il existe une gamme étendue d'exemples de composition chez Platon, de types part, cette ontologie met en doute la possibilité d'une attribution de propriétés,
extrêmement différents. A c6té de ses exemples favoris, ceux des syllabes, des en relevant le caractère relativiste du jugement et le contenu irréductiblement

lettres et des nombres (que l'on trouve par exemple dans le Phédon, le 1héétète relationnel des propriétés. Certes, Platon prend parfaitement au sérieux cette
et le Parménide), il y a des exemples relatifs à des genres de l'être, comme ontologie. C'est le sens du passage sur les osselets dans le 1héétète (154cl sq.),
par exemple, l'Être, l'Un et le Multiple dans le Parménide, l'Être, le Même, où Socrate montre la relationnalité de la relation de comparaison: six osselets

l'Autre, le Mouvement et le Repos dans le Sophiste, mais aussi des exemples sont moins que douze et plus que quatre, de sorte qu'il est intrinsèquement
plus concrets relatifs à la médecine et à la musique dans le Philèbe, sans parler contradictoire d'attribuer« plus grand que» (quatre) et« plus petit que» (douze)
à une même chose - deux propriétés relationnelles contradictoires: être plus
des quatre éléments dans le Timée.
grand et être plus petit. Mais, l'argument vaut aussi pour les propriétés non
relationnelles" grand » et « petit » : 6 est grand par rapport à 4 et petit par
Tranches, faisceaux, morceaux rapport à 12. De sorte qu'une parade de Platon contre Héraclite-Protagoras

La méréologie platonicienne qui s'appuie sur une ontologie des individus s'avère nécessaire. McCabe montre de manière convaincante que la parade dans
le 1héétète est double: éprouver les limites d'une conception des individus, où
est exposée dans toute une série de dilemmes et de métaphores, dont il faut se
ceux-ci sont des faisceaux de propriétés, jouer la carte de la non-substantialité
garder d'isoler arbitrairement des moments. Ces moments doivent d'abord être
et de la particularité du sensible matériel, pour éventuellement retourner cette
rappelés, car cette ontologie des individus, comme dans sa version contempo-
métaphore (ce modèle ?) des faisceaux contre Protagoras-Héraclite, contre
raine d'ailleurs, parcourt un certain nombre d'images dont il faut dégager la
la théorie radicale du flux, et tenter, mais sur le mode du rêve, le rêve de
charge conceptuelle. Ces images ne concernent pas la relation des individus
au mondes des Idées, comme dans la République (avec les images des reflets, Socrate, d'imaginer qu'en fait la réalité est constituée de manière ultime de
ombres, marionnettes ...), mais leur constitution: sont-ils faits de tranches, de morceaux simples et indécomposables. D'où la deuxième image méréologique
platonicienne.
morceaux, comme le suggèrent McCabe et Harte ? Cette manière de redonner à
C'est ainsi que ce qu'on appelle « le rêve de Socrate» à la fin du 1héétète
l'ontologie platonicienne des individus une place centrale - je dis« redonner"
exploite l'image, apparemment inverse de celle des faisceaux, de morceaux
car il n'est pas impossible que les platoniciens de la Renaissance le fissent déjà.
_ est une sorte de « naturalisation du platonisme », qui anime par ailleurs simples et ultimes, inaccessibles à la définition:
4 [...1les choses qui de ces éléments aussitôt se constituent, tout comme elles
une partie des réinterprétations contemporaines de Platon .
McCabe dans Plato's lndividuals montre que trois images, ou métaphores, sontfaites de leur entrelacs, de même les noms des éléments deviennent, une
structurent une partie du propos de Platon: celle des faisceaux, des morceauX
fois tissés ensemble, une définition,' car des mots tissés ensemble, c'est ce qu'est
une définition. Ainsi donc les éléments, d'une part, ne sont pas définis, ne
et des tranches. son,t pas connus, mais ils sont sentis ,. d autre part, ce sont leurs composés
qUt sont connus et exprimés, et objets d'une opinion vraie l •
En termes plus actuels, Platon établit là un parallèle étroit entre la structure
1. M. M. McCabe, Plato's Individuals, Princeton University Press, 1994:
2. A. Silverman,« Timean Particulars )), Classical Quarterly, 42, 1992, p. 87-113. Ontologique d'un particulier concret X, sur la base d'élélnents matériels ultimes,
3. A. Silverman, Plato's Dialectics ofEssence, Princeton University Press, 1990.
4. Voir notamment des tentatives aussi diverses et en apparence divergentes que celles de Bernard
Linski, Edward Zalta et Penelope Maddy. Voir E. Zalta & B. Linski, « NaturalizedPlatonism:
1. Théétite, 202b, rr. M. Narcy, GF, 1995.
and Platonizied Naturalism )), The Journal ofPhilosophy, xciillO, 1995, p. 530-555.
Chapitre 13, Les touts de Platon et leurs parties 239
238

et la composition des éléments de la définition, sur la base d'éléments formels 3. Unicité de la composition: il n'arrive jamais que les mêmes choses
aient deux fusions différentes.
ultimes.
Mais il existe une dernière image, une dernière métaphore, celle de tranches, J'ajoute un quatrième principe qui n'est pas strictement au même niveau
relative à la stratification de la réalité. Elle engage la mise relation des parties que les principes (1)-(3) qui sont formels:
matérielles du kosmos dans l'Âme du monde. Ce feuilletage se situerait à 4. La fusion n'ajoute pas un être aux éléments dont elle est la fusion
l'articulation du géométrique, du matériel, et du psychique, en entendant (principe d'innocence ontologique de la fusion, ou de la composition
évidemment par ce dernier terme le décalque du grec. entendue comme une fusion).
On peut illustrer (1) comme suit. Si l'écorce est une partie du tronc et
Intermède méréologique que le tronc est une partie de l'arbre, l'écorce est une partie de l'arbre. Il est
intéressant de remarquer que notre intuition hésite dans le cas des artefacts,
La méréologie (meras + lagas) est la science des touts et des parties. Elle a qui occupent une place intermédiaire entre les totalités concrètes naturelles et
été édifiée parallèlement par deux philosophes, mathématiciens et logiciens les touts sociaux: si la porte est une partie de la maison et que la serrure est
1
d'orientation presque appasée, le nominaliste polonais S. Lesniewski ede réaliste une partie de la porte, alors la serrure est une partie de la maison? Cela dit,
, . , A . N.
anglQ-amencalll Whl'tehead
, dans les années 20 du siècle dernier.
2
, C'est 1 • (1) ne joue pas de rôle majeur dans notre interprétation de Platon et il semble
Lesniewski qui l'a portée sur les fronts baptismaux, en faisant de la mereologle une que celui-ci accepte ce principe pour les touts naturels dans le Timée.
partie de son système, qui comprend outre la méréologie (en fait ~~e ontologi.e En revanche, le principe (2) de la composition non restreinte pose un
formelle), une ontologie (en fait une sémantique) et une protothettque (en fait problème très complexe. Il est apparemment tout à fait contre-intuitif de
une logique). Un des buts de Lesniewski en construisant sa méréologie, a été d~ l'admettre si l'on fait s'équivaloir, comme Lewis, fusions méréologiques (des
vouloir fournir une alternative à la théorie des ensembles, responsable selon lm parties dans un tout) et composition (au sens traditionnel d'obtention d'une
de la génération des paradoxes, bien connus depuis Russell, qui ont révélé une totalité par agrégation des parties, comme par exemple la statue obtenue à
erreur conceptuelle de départ dans la théorie des ensembles. A. N. Whitehead, partir de parties d'argile ou de marbre). En e/fet, ce principe stipule qu'il n'y
de son côté, a développé une méréologie des événements, à l'intérieur d'une'" à 'aucune contravention à la fusion-composition. Par exemple, un morceau
ontologie des sciences naturelles, susceptible d'éclairer la cosm~logie du Tim~e. de camembert, la dernière chronique sur France Culture et le théorème de
La méréologie est donc bifide. Peter Simons en 19873 a rendu un Immense serVice Pythagore, donnent une fusion apparemment aussi respectable, que la fusion
à la communauté philosophique en systématisant les travaux de Le:snievvski de tous les atomes de marbre dans les frises du Parthénon. Il est cependant
et en organisant le foisonnement des différentes méréologies. D. Lewis, enfin, o douteux que nous puissions identifier une telle fusion, dont nous serions, à
en 1991 dans Parts afClasses4 démontre la complémentarité de la méréologie. la limite, prêts à admettre la légitimité purement abstraite et formelle, à une
de la théorie des classes, de la théorie des ensembles, trois manières de pen,,:r· quelconque composition: quel gente de tout serait-ce là ? La question de la
les touts: comme des sommes, des classes ou des ensembles. o composition, pour reprendre la formulation de van Inwagen, bute sur ce principe
C'est D. Lewis qui a donné les trois principes de la méréologie qui permett<,nt de la méréologie que David Lewis a défendu contre ses détracteurs'. D. Lewis
à la lectrice de s'en faire une idée à la fois précise et exacte: soutient en e/fet l'intangibilité de la méréologie :
1. Transitivité: si x est une partie de y, et y est une partie de z, alors
Je cansidère la méréalogie camme légitime, non prablématique et
est une partie de z. complètement, précisément élucidée. Toutes les suspicions à son encontre
2. Composition non restreinte: s'il existe des choses quelconques, sant infondées. Mais je prétends encare davantage: la méréalagie est anta-
il existe une fusion de ces choses. lagiquement innacente'.
Selon lui, la composition non restreinte est une vérité nécessaire, donc qui
1. On lira D. Miéville, Introduction à l'œuvre de Les~iewlski, Falsc!:.~l~ -~ : ~a 2009
pour absolument tous les mondes, quels qu'ils soient:
2<:: éd., 2004 ; Fascicule II : l'Ontologie, 2004 ; Fasclc~ e I~I,: a mereo ~gte, , ,
de Logique, Centre de recherches sémiologique,s, ~nlVets1~e de Neuchatel.
2. Voir notamment, A. N. Whitehead, Procès et realtté, GallImard, 1995.
3. P. Simons, Parts, Oxford, OUP, 1987. D. Lewis, On the Plurality ofWorlds, Blackwell, 1986, p. 212-213.
4. D. Lewis, Parts of Classes, Blackwell, 1991. D. Lewis, Parts of Classes, p, 75.
Chapitre 13. Les touts de Platon et leurs parties 241
240

Je soutiens que la composition méréologique non restreinte est non qu'il y, a plus
l' dans la syllabe que dans la lettre'. la gratul'te' ontologlque. ne
restreinte: toute bonne vieille classe de choses a une somme méréologique. peut,s app lquer. On ne peut plus dire qu'ontologiquement il y a exactement
Si jamais il y a quelques trucs, peu importe à quel point ils sont disparates la1 meme"1'chose dans « 50 » que dans s et a sous prétexte que Sonestques&
'
et non reliés, ily a alors une chose qui est composée précisément de ces choses.
o et qu 1 ny a pas plus dans l'un que dans l'autre. La conséquence est qu'il
Cette somme est un individu trans-mondain. Il recouvre chaque monde qui
contribue à ce tout par une partie, et se trouve donc en partie dans chacun y a un engagement ontologique de la fusion qui est différent de la somme
d.es engagements ontologiques
, , des parties ' Cette conceptl' on d u tout comme
des nombreux mondes.
Nous nous satisfoisons avec bonheur de sommes méréologiques de choses /Ulomédqw,men. dIStInct de ses parties se trouve dans le Parménide en 146b2-5 .
qui contrastent avec leur environnement plus qu'elles ne le font avec d'autres j( toute chose est s~it la m~me chose (tauton) qu'une autre, soit autre (heteroni

sommes; et qui sont adjacentes, sont attachées ensemble et agissent de manière a~tre ; et SI elle n'est ni la même, ni une autre, alors est une partie
conjointe. Nous sommes plus réticents à admettre l'existence de sommes d une autre »,
méréologiques qui sont à la fois disparates et dispersées et vont chacune leur
La deuxième .thèse de la méréologie attribuable à Platon est celle d e 1a
petit bonhomme de chemin l •
restremte. Par exemple dans le Sophiste, pour reprendre l'exemple
Les thèses fondamentales de la méréologie platonicienne syllabes, le mé.lange de certaines lettres ne donne pas de syllabe (Sophiste,
Les livres de Harte et de Koslicki permettent de dégager les thèses z)",e;' J. En franç,aI~, pour adapter notre exemple, k et li ne constituent pas de
mentales de la méréologie attribuable à Platon. Platon distIngue plusieurs possibilités : la composition peut ne jamais
La première est celle de l'unité: bien plus qu'une CO,ffiIPO:sitiion,-iclerltité (c: qUi abou;it au nihilisme de Protagoras ou de certains Sophistes) ;
(voir ci-dessus, à la David Lewis), la composition platonicienne suppose composltlOn
l"d " peut erre universelle (comme chez David Lewl's) , ces , t'-a- d'lte
unification2 des touts. Il ne s'agit pas seulement de fusion méréologique, 1 ennte de la totalité et de ses parties ou de la totalité et de l'une des
de sumplekein (mettre ensemble, entrelacer, Théétète, 202b3, Sophiste, ; ou en,~n, la composition peut être restreinte à certains cas. Platon
262d4, Politique, 267b6, 309b8), de summignusthai (mélange Théétète, la deuxleme possibilité, après ravoir minutieusement examinée t '1
République, III, 415a5, Philèbe, 25d2, 61c8, 61e7, Timée, 59a4, Politique, l '" .l ,e 1
a trolsleme qUi e conduit à spécifier les conditions de la fusion des
cf. pour" mélanger" Philèbe, 22a2), de koinonein / koinonia (combinaison dans le tout.
sens de créer quelque chose de commun, Lachès, 197e7, Gorgias, 507e6, BantTtlei La ~roisièm~ thèse, que Harte met en relief de manière originale, est celle
188el, République, II, 371b6, III, 402e3, Politique, 276b7, Lois, IV, 721a4), dichotomie de la structure et du contenu. Harte identifie cette opposition
sumphonein / sumphonia (harmonisation, au sens d'un bon rapport m"lti.pl, de la hmtte (peras) et de l'illimité (apeiron) dans le Philèbe 0
unité, Timée, 47d6, Banquet, 187b4, République, III, 401d2, IV, 432a4, e~
. effet, que le mélange (mixis, meikton) dans ce dialogue est un mél~n
n
591d6). Il s'agit donc non d'un simple assemblage, d'une simple agrég.ati'Jn, , 1a structure est glea
hmlte et d'illimité (Philèbe, 24e7-25b6) . Dans le 1"';~mee,
parties, mais d'une unification qui aboutit, comme à propos de la 'Vlllalle. (analogia Timée, 31c4, 32el, cf. aussi République, VII, 534a6), ou
une forme non seulement unique (en vertu du principe de composition (taxIS,
, Gorgias,
b 504a7, 504dl, 506d9, Re,;' ublique) VIII , 561d5 , 1"'.tmee,
,
de la méréologie), mais unifiée, Cette caractéristique va apparemment qUI se con ond avec la configuration de l'espace, Le contenu peut être
le principe de gratuité ontologique de la fusion méréologique chère à des quatre éléments.
Lewis (voir plus haut) ; elle s'inscrit contre le principe de la composition
lltonic:ierui,neS.iste sur cette dichotomie pour caractériser l'entreprise
identité. En effet, pour reprendre l'exemple de la syllabe, il y aurait plus
la syllabe que dans les lettres qui la composent. Si la syllabe est plus
que les lettres (qui ont l'unité simple d'éléments), et vu le principe qui veut
Ce ri é,!,erge de cette théorisation générale et des exemples illustratifi
com ~natson et de mixage, je l'ai soutenu, est une conception des touts
plus une chose est une, plus elle a d'essence pour les platoniciens, cela 'ture ,e s,tructures aya~t un contenu (contentful structures). La struc-
,t apres cette ;~nceptto~, est essentielle à la constitution d'un tout. En
es touts, Je 1 at montre, sont pensés de la manière la meilleure comme
1. D. Lewis, On the Plurality ofWorlds, p. 211.
2. Il appartiendra aux néopla~oniciens de systématiser cette °7; :~;~~;~~~;~~:~;~~:~::~ti:
Proclus de dégager dans les Fléments de Théologie une méréologie
avec des degrés d'unification très subtilement différenciés. Il y aurait toute une note({&»lasomm
», "1
e mereo '
oglque, pour 1a distinguer de l'addition arithmétique,
monadologique à écrire.
242 Chapitre 13. Les touts de Platon et leurs parties 243

étant des instances de structures et non comme des choses qui « ont» une Composition et identité
structure d'une manière qui rend la structure plus ou moins détachable du
tout et de ses parties. Dans la conception de Platon, la structure n'est pas On ne peut ici passer en revue l'ensemble des problèmes relatifs à la relation
moins essentielle que les parties de tel ou tel tout lui-même. Les parties d'un tout / partie ou à la constitution des totalités et des individus. Je ne détacherai
tel tout sont chargées en structure (structure-laden l). qu'un problème en choisissant celui dont la discussion pent jeter une lumière
Cependant, il ne faudrait pas aller jusqu'à ideutifier les touts avec vive sur l'interprétation de la philosophie de Platon. Ici, il ne s'agit pas de
structures essentiellement mathématiques, car, comme l'a montré K. KClSlickii,. l'apport éventuel d'une méréologie platonicienne à la météologie en général,
cela d'une part ferait violence à nombre de textes platoniciens sur la C01UpO- mais d'un renouvellement éventuel de la lecture de tout un pan de l'oeuvre de
sition et d'autre part ferait dominer une interprétation pythagoricienne platon - renouvellement qui reconnecte toute la série de textes dont on a fait
platonisme 2 • le rapide inventaire plus haur. Ce problème est celui que pose la thèse générale
La quatrième thèse est que les touts ont un caractère téléologique ou no,rm••til',' de la composition comme identité. Cette thèse est très simple: la composition
ils sont « complets » ou « parfaits » teleios), harmonieux (sumphona) et serait rien d'autre qu'une identité. 2+3 = 5, parce que 5 est identique à '2+3',
(kala) , c'est une providence divine qui les ordonne en vue du meilleur , bloc de marbre est identique à la statue qui en est composée, un livre est
.dclentique à la somme de toutes ses pages. Des objections viennent immédia-
Parce que le dieu souhaitait que toutes choses fussent bonnes, et qu'il ny
eût rien d'imparfait dans la mesure du possible, c'est bien aimi qu'il prit tement à l'esprit: ({ 5 » est impair, ({ 2+3 » ne l'est pas; le bloc de marbre est
en main tout ce qu'il y avait de visible - cela n'était point en repos, mais (cllbique, la statue ne l'est pas; les pages sont aérées, le livre ne l'est pasl.
se mouvait sans concert et sans ordre - et il l'amena du désordre à l'ordre J Une objection à cette thèse, d'un point de vue platonicien, est qu'elle
ayant estimé que l'ordre vaut infiniment mieux que le désordre'., ,établirait une identité entre une unité et une multiplicité dans le cas d'une
Il faut donc distinguer de pures pluralités et des unités. Les touts sont 'é;oluposi.tio,n téelle. La difficulté pour cette thèse que Platon propose dans
entendu des pluralités d'éléments, mais il ne suffit pas qu'il y ait une pltlfallité 1héétète est qu'elle génère une énigme: quelque chose est à la fois un et
il faut qu'elle soit relativement unifiée. C'est en ce sens que les touts ont jlu,siellfS, unifié et non unifié. Platon, à propos de la syllabe, dans le 1héétète,
traits normatifs et téléologiques: cette unité est d'essence normative l'identité d'une unité, celle de la syllabe (exemple, «sa» et des lettres qui
l'assujettissement à un ordre), et téléologique (cette unité est en vue d'un ta COlTlpC'Sellt (s & 0). C'est à propos de cet exemple que nous pouvons exposer
Par exemple, un organisme est une unité qui réalise le maintien de la vie, quoi réside la difficulté intrinsèque de la composition comme identité. Si
mélodie est une unité qui réalise une expression. la syllabe est identique aux lettres qui la composent, soit on ne peut
Enfin, la dernière thèse est que ces touts sont intelligibles et qu'ils sont la poser, soit si on la pose, on doit admettre qu'elle est à la fois complexe
objets de la science. Les structures sont pour Platon essentiellement m'lth"m, composée:
tiques, ces dernières étant les gardiennes de la connaissance scientifique Socrate: Admettons donc comme nous l'affirmons maintenant que le
général. On comprend que les touts en tant que structures soient des composé, pareillement dans les lettres etpartout ailleurs, c'est une forme douée
de la science et non de l'opinion ou de l'imagination, ce sont des strucltur d'unité, constituée à partir de l'assemblage de ses éléments individuels.
de re qui instancient en général des formes mathématiques. Par ex"mple, 1héétète,' Tout à fait.
musique comprend des touts harmonieux, comme des mélodies,et ces Socrate,' Donc les parties, il ne faut pas qu'elle en ait.
harmonieux sont des instanciations de structures mathématiques, COlnrrle.R 1héétète " Pourquoi donc?
relations de supériorité entre les sons, ou la géométrie des espacements Socrate,' Parce que de ce qui a des parties, il est inévitable que le tout
le rythme et la mesure. confonde avec l'ensemble de ses parties. Ou bien le tout aussi, tu dis que
à partir de ses parties une forme douée d'unité différente de
J J

'm,m,ble de ses parties2 ?

1. V. Harte, op. cit., p. 268. ~~;:~:~~':n~es'agit pas de dire que b est non F, mais que F tout simplement
2. K. Koslicki, op. cit., p. 105-7. ~ pas, ce qui renforce l'impression que la composition a introduit dans le jeu
3. rimée, 30a4-S, tt. J. Moreau, in Platon, Œuvres, t. Il., coll. ({ La Pléiade », un,: nC>uvelle pièce et donc que le jeu n'est pas si innocent ontologiquement.
1943. 203e2-204a.
244

Ceci conduit à l'aporie de la composition comme identité: Chapitre 14


Socrate : Nous disons donc que, ce dont il y a des parties, le tout aussi
bien que le total se confondra avec l'ensemble de ses parties?
Théétète : Tout à foit.
Le mythe
Socrate: Revenons maintenant à ma tentative de tout à j'heure: n'est-il dans les dialogues platoniciens
pas inévitable, si l'on admet que le composé se confond ~vec ses élém;nts" que
ses éléments ne lui appartiennent pas comme des parnes de luz-meme. Ou Jean-François Mattéi
l
bien s'il leur est identique, qu'il soit connu au même titre qu'eux ?
Cette aporie de la composition comme identité marque peut-être une
de la méréologie platonicienne, qui consiste à penser le tout comme une
d)ordre supérieur à ses éléments, eux-mêmes pris comme des unités.
Je n'ai pas traité des rapports des touts et des parties dans l'unité des ,e"u"."
De même, je n'ai rien dit de la totalité de la Cité idéale formée de parties,
non plus de la question spécifique des parties dans l'ordre musical. Au
Si donc, Socrate, en beaucoup de points, sur beaucoup de questions concernant les dieux
formel, il faudrait traiter séparément de la question très difficile des
et la naissance du monde, nous ne parvenons pas à nous rendre capables d apporter
considérées comme des touts dont les Idées hiérarchiquement inférieures des raisonnements cohérents de tous points et poussés à la dernière exactitude,
des parties. Il en va de même pour le problème du «Troisième Homme» : j'en ne vous étonnez pas [..} Moi qui parle et vous qui jugez, nous ne sommes
laisse l'analyse à la sagacité de Gilles Kévorkian. Enfin je n'ai pas tiré que des hommes en sorte qu'il nous 'suffit d'accepter en ces matières un conte
analyse du côté des Éléments de Théologie de Proclus, qui pensent la stroucture vraisemblable et que nous ne devons pas chercher plus loin.

méréologique comme un emboîtement de monades. Je me suis limité Timée, 29 c-d


problème de la composition matérielle que l'ontologie analytique a
à reconduire à l'union de la matière et de la forme. J'ai essayé de m'Jnl:rel Les dialogues de Platon posent depuis des siècles des problèmes inextricables
la richesse de la théorie platonicienne des touts et des parties, en lnell,!"all aux différentes générations d'interprètes qui hésitent à établir la cohérence de
comment la perspective méréologique pouvait renouveler la question nél~li!16 leurs multiples dimensions, métaphysique, éthique, politique ou cosmique.
de l'ontologie des individus. tient au premier chef à la spécificité de récriture platonicienne, unique
l'histoire de la philosophie, c'est-à-dire au mystère du tissu d'une forme
,U"'lUgUCC, criblée cependant de monologues le plus souvent mythiques. Depuis

Lnllll,!Ulœ, on a tenté de nombreux essais de classement de ces dialogues en

tpnction des catégories les plus diverses : rhétoriques, protreptiques, théolo-


herméneutiques, sémiotiques ou pragmatiques. Ainsi les néoplatoniciens
,tellterollt de dégager les principes qui commandent la mise en scène du texte, le
des personnages, le thème de leur recherche commune, les styles littéraires
la forme de l'entretien ou le sens métaphysique de son interprétation.
interprètes modernes ont cherché, de leur côté, à distinguer les différents
m:istres rhétoriques, dialogiques, sémantiques ou linguistiques, en multipliant
stratégies discursives, pour revenir, de façon toute kantienne, sur les candi-
de possibilité du logos platonicien. Goldschmidt, par exemple, découvrair
structure dialectique semblable dans les dialogues en faisant fond sur les
étapes de la recherche - l'Image, la Définition, l'Essence, la Science
qui découlent des cinq modalités de la connaissance de la Lettre VII où
1. Théétète, 205a9-205b4.
Chapitre 14" Le mythe dans les dialogues platoniciens 247
246
est nécessaire pour savoir « ce dont on parle et qui a pour nom le mot même
l'exposé de Platon est pourtant qualifié de ({ mythe" (344d4). Une strUC1:ur,,\
'que nous prononçons à présent », En un deuxième moment, il faut aborder
aussi stricte _ il s'agirait de« la méthode dialectique qui décrit le mou'vernent;
sa définition (logos) : « ce qui, à partir des extrémités pour aller vers le milieu,
à travers les quatre stades1 ) - semble mettre un terme définitif aux divisions
est en tous points à une distance égale. » Le troisième moment est celui de la
rhapsodiques des commentateurs traditionnels.
figure que nous traçons (to z6graphoumenon) : le cercle est « la figure que l'on
Je suivrai pour ma part une voie différente qui s'inspire du principe d'ex"gès<",
dessine et que l'on efface, ce que l'on tourne au tour et ce que l'on détruit ».
formulé par Aristarque à propos d'Homère, et repris ensuite par Porphyre: '
2 Le quatrième moment aboutit à la connaissance (epistèmè), car l'intellection
« expliquer Platon par Platon. » Comme l'a remarqué Francis Jacques , le
conjuguée avec l'opinion vraie du cercle forme « un unique facteur ». Il ne
dialogo s platonicien n'est pas un genre littéraire parmi d'autres; il insltaLtre
réside pas dans « les sons que l'on profère » (premier et deuxième moments),
une « métalogie " spécifique qu'il faut appréhender dans la pratique réelle
ni dans les « figures matérielles» (troisième moment), « mais bien dans les
personnages et de leurs discussions, même si l'on admet que la primauté de
âmes» (quatrième moment).
dialectique soumet le dialogue à la norme supérieure de l'essence. Dès lors que
Quant au cinquième moment dans l'ordre de la recherche, mais le premier
recherche doit s'abolir dans l'intuition de la chose même, le dialogue risque de ne
dans l'ordre de l'être, il est celui du « cercle en soi" (autos ho kuklos) dont
plus être que l'alibi d)un monologue impérieux, les divers interlocuteurs fi'
le moment précédent se rapproche le plus, alors que les trois premiers s'en
que les masques de Socrate ou de Platon. Je ne souscrirai pas à cette thèse de
tiennent éloignés" Lensemble de ces quatre moments hiérarchisés prépare
structure monologique du discours platonicien et mettrai en évidence, sinon
'ce que Platon nomme « la connaissance du cinquième» (te/eôs epistèmès tou
loi de composition des dialogues, ce qui reviendrait, selon le voeu de LelbnJZ,:
pemptou, 342e2).
à mettre Platon en système, du moins le principe qui règle la corresp'On,iallce
Il n'est pas indifférent de noter que ce cycle des cinq facteurs de la connais-
de la structure du récit et de l'activité formelle de l'Idée, présente dans
'sance, présenté sous la forme d'un « mythe» qui conduit au cœur de l'être et
nombreux mythes qui laissent apparaître une figure cosmique originale,
,:,,'de« tout état absolument de passivité ou d'activité », qu'il s'agisse des Idées,
aussi dans les textes ontologiques les plus complexes. En partant de la
figures mathématiques ou des êtres vivants, mentionne à cinq reprises le
de l'eidos, il me paratt possible de dégager, en une sorte de réduction eid.èti,~ue
,;n"mlbre cinq (342a8, 342d2, 342e2, 343a7, 343d3). Nous allons voir que ce
la manière surprenante dont le ciseau des Formes taille le cosmos dans la
n,)mlbre lié au mythe revient de façon récurrente comme le chiffre du circuit
vive du muthos afin d'ouvrir la voie au logos.
de l'être et celui de la marche de l'âme qui imite le nombre du Tout. C'est
ce sens que l'on peut avancer que, pour Platon, l'âme est la quintessence du
Le partage du monde mon,!e et le procès de la connaissance en sa totalité.
Comment définir ce qui relève du mythe ? Socrate énonce en termes
Charles Mugler reconnaissait dans les triangles atomiques qui colmp>os<:ntl<
3 le principe qui justifie ce type de discours (Rép., II, 377a) : « Le
états de la matière du Timée « l'invariant des transformations physiques ».
'cOffi,nerlcem<,nt est, en toutes choses, ce qu'il y a de plus grand "" Mais, si le
voudrais faire apparaitre, de façon parallèle, l'invariant des opérations mythiqu!
êcomrnencerrlenlt de toutes choses nous échappe, la fonction paradoxale du
qui n'est pas sans rapport avec les transformations physiques elles-mi;mes"
consiste à rompre ce mutisme de l'origine, arkhè, et à transmettre aux
suffit de prendre comme fil conducteur le classement platonicien des
nOlnnles la parole des dieux pour évoquer la figure du monde" On objectera
de la connaissance pour voir que leur nombre n'est pas innocent. La di~\re:5Sic
raille souvent ces contes de bonne femme, et il est significatif que le
philosophique de la Lettre VII met en effet en lumière les cinq étapes
mythe des dialogues, celui de Prométhée, soit placé dans la bouche d'un
connaissance parcourt pour parvenir à la saisie de l'essence. Prenons 1
;()phiste (Protagoras). Que peut avoir de commun la démonstration logique du
du « cercle » et, à propos de touS les êtres que nous cherchons à cOlln,lÏtI
pnl.loslop>he, contrôlée par ceux auxquels il s'adresse, avec l'exposé solitaire du
raisonnons d'une manière analogue. En un premier moment, son nom
de mythes, invérifiable dans le meilleur des cas, absurde dans les autres
1. Victor Goldschmidt, Les Dialogues de Platon, Paris, PUF, 1947, p. 342. puisque le récit mythique se complatt dans les ombres de l'illusion?
2. Francis Jacques, « Dialogue et dialogique chez Platon », dans J.~F. Mattéi (éd.), '"aiV""'.' Il reste que ce même Platon compose à son tour de beaux mensonges, de
de la raison en Grèce, Actes du congrès de Nice de mai 1987, Paris, PUF, 1990 ;
caverne à la légende de l'Atlantide, évoque les traditions religieuses
Paris, PUF, ,( Quadrige », 2006.
3. Charles Mugler, La Physique de Platon, Paris, Klincksieck, 1960, p. 21.
248 Chapitre 14. Le mythe dans les dialogues platoniciens 249

en rapporrant la parole des Anciens qui étaient proches des dieux, confie à une C'est le mythe, et le risque qu'il fait courir à l'âme, qui pose le premier la
prêtresse pythagoricienne le soin d'éclairer la naissance d'Éros et fait appel aux question: « que dois-je faire? », dont la philosophie fera sa question conductrice.
Muses pour poser l'énigme du nombre nuptial. Il met en scène, au carrefour Il n'y a pas de modèle géométrique de l'éthique dans les dialogues, mais une
du monde, les juges suprêmes qui dénudent l'âme des morts, ou les Moires qui topographie de l'Idée qui conduit la topologie de l'âme à se modeler sur elle
filent leur destin, puis brosse le cortège des dieux qui parcourent le théâtre du pour donner un sens à sa recherche du Bien. Le récit platonicien dit à l'homme
ciel. Enfin il consacre un dialogue entier, le Timée, à un « mythe vraisemblable» qu'il est une âme dont le destin est de venir au monde pour y trouver sa juste
qui est le premier système cosmologique de la science. Est-ce alors le logos ou place. Sa plasticité montre l'invisible dans la figure du visible en associant le logos
le mythos qui fonde la légitimité du discours du philosophe quand il cherche à et le muthos qui sont les deux branches issues de l'arbre symbolique primitif.
l'opposer à celui du poère, du mythologue ou du sophisre ? Le mythe se présente alors comme un récit dont les articulations temporelles
Tendue entre l'argumentation et le récit, la philosophie platonicienne na!t imitent les structures intelligibles des réalités suprêmes et qui rassemble les
comme une mytho-logie en entrelaçant de façon indissociable les deux voies fragments épars des traditions pour évoquer la partition de l'invisible et du
par lesquelles le monde accède à la parole. Le récit mythique définit un espace visible. On la retrouve dans les couples cI'opposés qui structurent l'ensemble du
autonome dont les traits s'opposent, point par point, à ceux de la recherche champ symbolique: Terre-Ciel, Terre-Olympe, Terre-Hadès, Terre-Monde,
dialectique. La forme logique du mythe est le monologue, et non le dialogue; Mortels-Dieux, etc. Dès lors, le khôrismos du « visible» et de « l'authentique
son procédé rhétorique tient à la narration, non à l'argumentation; sa médiation invisible chez Hadès» (Phédon, SOd) est le modèle primitif de la méthode de
symbolique est l'image, et non le concept; safinalité épistémologique repose sur division dont Plaron fait un usage soutenu dans les dialogues. Cette partition est
la vérité, et non sur la vérification; enfin sa référence ontologique e~t la totalité toujours hiérarchisée à partir du terme le plus haut, l'invisible, qui commande
du monde, et non la réalité singulière de la chose. En conséquence, le mythe secrètelnent le terme inférieur, le visible, comme l'âme commande le corps. La
prend à l'égard de la vie quotidienne une distance rendue manife~te par l'éloi- théorie des Idées, dont la nature mythique est avérée au même titre que celle
gnement du récit dans le temps et par l'étrangeté du narrateur dans l'espace. de la réminiscence, peut ainsi être considérée comme la mutation sur le plan
Les mythes sont tous en effet confiés à une voix étrangère: l'Étranger d'Élée, rationnel de la dialectique du visible et de l'invisible révélée par le mythe.
l'Étranger d'Athènes, l'Étrangère de Mantinée, Timée de Locres, Protagoras Ce dernier se présente selon un schème généalogique unique qui prend pour
d'Abdère, le prêtre égyptien de Saïs, et même Socrate dont l'atopie fait penser fil conducteur le modèle de parenté liant les hommes et les dieux. Il expose
à « un étranger qu'on guide» dans sa propre ville (Phèdre, 230c). Le mythe sous la forme d'une genèse ce qui transcende toute genèse, qu'il s'agisse de la
platonicien est ainsi le récit d'un ensemble d'épisodes dramatiques, par la voix nat~re du divin, de l'ordre du cosmos ou du destin des âmes. Dès lors, les récits
d'un narrateur étranger, dans le dessein de rendre manifeste, à travers une figure platoniciens font appara!tre la filiation des êtres, la périodicité des engendre-
spécifique, l'ensemble des êtres qui relèvent de l'invisible. ments et leur retour cyclique à l'image du mouvement du cosmos, en mettant
Si la réflexion spéculative du logos peut se prendre pour objet, creusant la en scène des êtres singuliers (Zeus, Apollon, Atlas, Éros, Hestia) désignés par
profondeur du concept dans le dialogue intérieur de l'âme, la forme spéculaire des noms propres, c'est-à-dire des formes d'âmes incarnées dans une figure
du muthos réfléchit une réalité inaccessible: le théâtre du monde, à la jointure mythique déterminée. Ces âmes, qui habitent le lieu invisible, se manifestent
du visible et de l'invisible. Le mythe participe par là à la structure mimétique comme principes de mouvement, de vie et de connaissance à chaque niveau
qui caractérise la théorie platonicienne de la connaissance et présente un jeu de leur existence: le Ciel, la Terre ou l'Enfer. En dépit de la hiérarchie de ces
de miroirs qui reflète de manière inextricable la parole et l'écrirure, le regard et trois plans de réalité et des cinq classes d'êtres qui les habitent -les dieux, les
l'écoute. Manifestant le primat d'une parole qui relève de la tradition orale, le démons, les héros, les âmes de l'Hadès et les hommes du passé! - l'unité de
récit mythique s'inscrit en amont dans l'écriture de Platon qui laisse entendre l'âme qui forge l'unité du mythe ne s'en trouve pas affectée puisque, selon le
la voix de Socrate, de Timée ou de Diotime, et en aval dans le théâtre du Ménon, « la nature entière est d'une même famille» (Sld).
monde où se donne à voir la totalité du cosmos. Du fait de sa nature iconique,
il échappe à la seconde forme de la mimèsis, l'art fantastique des idoles que
Platon met en question de la République au Sophiste. 1. Platon, République, III, 392a4-8. Cf Luc Brisson, Platon. Les mots et les mythes, Paris,
Maspero, 1982, p. 121, et« Mythe, écriture, philosophie ", dansJ.-F. Mattéi (éd.), op .. cit.,
p.50.
Chapitre 14. Le mythe dans les dialogues platoniciens 251
250

Les partitions de Platon font ainsi apparaitre le retour périodique du cinq, risque de se perdre, Socrate décrit la géographie infernale d'une Terre dont
« pentade ", dans les exposés mythiques et, de façon plus inattendue, les hommes habitent l'un des creux. Parmi tous les courants d'eau, de boue
divisions logiques, comme si le monde et l'âme obéissaient à l'emprise et de feu qui se jettent dans le Tartare, Socrate isole Il un certain ensemble de
nombre qui joue le rôle d'opérateur cosmique. Il évoque le destin naturel quatre)l (ll2e) qui s'opposent deux à deux autour du lac Achérousias. Le plus
l'âme dans son cheminement vers la vérité. En tissant continûment la important d'entre eux, Océan, décrit un circuit extérieur au royaume d'Hadès;
de l'invisible sur la chaine du temps, le mythe commande cette étrange« face à lui, coulant en sens inverse, Achéron traverse des lieux {( lugubres » avant
à l'être" (genesin eis ousian) qui sera au coeur du Philèbe (26d9). de parvenir au lac. Un troisième fleuve débouche à mi-chemin des précédents
Dans un passage célèbre du Gorgias, Socrate enseigne à Calliclès que« et entraîne ses laves près du lac avant de se jeter dans une partie du Tartare.
ciel et la terre, les dieux et les hommes» sont liés par une communauté Il s'agit du Pyriphlégéthon, le fleuve Il brûlant de feu Il, qui forme couple avec
i< d'amitié et de bon arrangement, de sagesse et d'esprit de justice », ce le quatrième fleuve, le Styx, ou « glacé », que Platon nomme Cocyte, le fleuve
vaut à l'univers le nom de cosmos, Il ordre du monde Il (507e-508a). Ces des « lamentations ». Comme le précédent, Cocyte ne mêle pas ses eaux au lac
instances de la Justice, disposées autour d'un centre qui commande . Achérousias et va se jeter dans le Tartare à l'opposé du Pyriphlégéthon.
1'<1 égalité géométrique », se retrouvent à l'identique dans les grands Les quatre courants du Phédon se répondent symétriquement selon deux
eschatologiques de Platon. La nékuïa du Gorgias fait d'abord une allusion à axes analogues aux quatre routes du Gorgias: le plus extérieur, Océan, et le
distribution archaïque du monde en cinq régions, partagées entre les trois plus intérieur, Achéron, sur l'axe vertical du monde souterrain; le fleuve de feu,
de Kronos (Jliade, v. 186-194), puis rappelle que Zeus, parvenu au p011voÎr. pyriphlégéthon, et le fleuve de glace, Styx/Cocyte, sur l'axe opposé, de part et
décida de faire juger les défunts par des Juges qui seraient également """ C>"l dautre du lac au centre des Enfers. Sous la conduite de leur démon, les âmes
demanda à ses fils, Minos Éaque et Rhadamante, de prononcer les selltelnCe rejoindre leur destin au fil des courants souterrains. Socrate distingue alors
au centre d'une Il prairie Il (leimôn) qui évoque le pré Asphodèle de l catégories d'âme: les âmes incurables sont précipitées à jamais dans le
(XI, v. 539, 573 ; XXIV, v. 13-14). Elle est située à un carrefour d'où ; les âmes amendables sont divisées en deux espèces: celles qui ont tué
les deux routes qui mènent aux îles des Bienheureux et au Tartare. À ces froidement suivent le cours du fleuve glacé; celles qui ont tué sous le coup de la
verticales reliant le Ciel et la Terre s'ajoutent deux routes horizontales sont portées par le fleuve de feu j les âmes pieuses remontent à la surface
'! n,,,'" vl',,"p dans les iles des Bienheureux; enfin les âmes philosophiques occupent
lesquelles les morts venus d'Asie sont jugés par Rhadamante et ceux d
par Éaque. Minos remplit la fonction d'un juge de dernière instance qui demeures les plus hautes en fermant le cycle des renaissances astrales. On
sur le sort à accorder aux morts. La topographie de la Justice dessine >intel'pré:tel'a les figures du Gorgias et du Phédon comme une tétrade, si l'on se
partir de la Prairie centrale du cosmos, une figure en croix dans laquelle aux voies terrestres, fluviales et aériennes qui mènent les âmes aux lieux
destinées (iles des Bienheureux/Tartare) recoupe l'axe des origines \""Slei' CllrolDe leurs peines, ou comme une pentade, si l'on intègre en elles le centre dont
alors que, parallèlement, le Haut (le Paradis) l'emporte sur le Bas (les ',énlan,em les quatre directions de l'univers.
et la Droite (l'Asie) sur la Gauche (l'Europe). En suivant les quatre Le mythe d'Er de la République reprend ce schéma et le situe au centre
des âmes, la figure de la justice se trouve orientée vers le Ciel et l'Orient,' cosmos qui baigne dans une lumière olympienne. Les âmes se déploient
conformité avec l'enseignement orphique et pythagoricien. Cmairlte'"",lt selon une figure cruciforme analogue, les courants aériens venant
Ces dimensions cardinales, ordonnées à partir du centre où se >p,ç",~rc la place des courants terrestres et fluviaux. Après sa mort, Er arrive en

jugement dernier, reviennent dans le monde chtonien du Phédon. \~,omç>agni'e des autres âmes dans ({ un lieu extraordinaire» identifié de nouveau

expose l'analogie des deux terres, la terre inférieure où vivent les hommes Ilprairie» (X, 614e3). Au centre du monde, deux ouvertures terrestres
terre supérieure en forme de dodécaèdre, puis décrit le système hy,df()gr'aphiq' ~ontl,gu<" font face à deux ouvertures célestes correspondantes, mais inversées.

à partir des quatre fleuves qui charrient les âmes après la mort. Elles ces quatre bouches siègent des Juges qui ordonnent aux justes de prendre
aller Il en un certain lieu Il (107d) sous la conduite de leur démon de droite montant au ciel et qui forcent les pécheurs à s'engager sur la
suivre, une fois jugées, le chemin menant chez Hadès qui présente no,mt)fe de gauche descendant aux Enfers. En même temps, les âmes de ceux qui
bifurcations. En reprenant les images orphiques de la bonne route, à achevé leur cycle de récompenses ou de punitions remontent des Enfers
et de la route maléfique, à gauche, ainsi que celles des carrefours où redescendent du Paradis. Ce lieu hiérarchisé oppose donc les deux routes
252 cC,bapitre 14. Le mythe dans les dialogues platoniciens 253

de droite, bénéfiques, qui montent des Enfers vers la Prairie et de la présence deux éléments semblables visant à reconstituer l'identité première;
au Paradis, aux deux routes de gauche, maléfiques, qui descendent du conjoint deux êtres différents, l'un visible, l'autre invisible, dont la disparité
vers la Prairie et de la Prairie vers les Enfers. deviner la transcendance de la beauté. Alors que le récit d'Aristophane
Comme Socrate indique à ses auditeurs que les flux cosmiques sont à la sexualité tout mystère, dès lors qu'elle reconstitue l'unité Îlnmanente de
en raison des mouvements ascendants et descendants des âmes, la Clnolt,e o;tes m"itl';S esseulées, l'enseignement de Diotime intègre dans sa quête amoureuse
fait face à la gauche terrestre et la gauche céleste à la droite terrestre. chiffre de la transcendance.
sommes en présence d'une figure en chiasme (X) dont le centre est la Dédaignant de parler en son nom, Socrate donne la parole à Diotime de
Elle articule les cinq passages de l'âme dans le cosmos: la montée au .:iVI",""<CC dont il dit tenir ce qu'il sait en matière d'amour. Celle qui n'était pas
la descente du Ciel, la descente aux Enfers, la montée des Enfers et le 'e au banquet d'Agathon raconte la naissance d'Éros en faisant apparaître
J .."l ..

à travers la Prairie, selon le même rythme d'anabase et de katabase autre femme qui n'était pas elle-même conviée au banquet d'Aphrodite. Pénia
dans le mythe de la caverne. En tant que source du mouvement cosmique, {( Misère » vint mendier les miettes du festin divin la nuit de la naissance de
Prairie joue un r61e semblable au carrefour du Gorgias et au lac Achérousias déesse de l'Amour; voyant Poros, le dieu du« Passage )l, endormi, la Misère
Phédon. Le rapprochement des trois mythes met en évidence la figure en se coucher sur lui: c'est ainsi qu'Éros, démon de l'amour, fut conçu le
qui gouverne les cycles de l'âme et du temps au milieu du monde. C'est . de la naissance de la déesse. La révélation de Diotime souligne ainsi que le
centre, céleste, terrestre ou infernal, qui oriente l'espace sacré des quatre JOIe CU""ILtUe d'Éros prend naissance dans sa double nature mortelle et divine.

d'air, de terre ou d'eau qui s'opposent deux à deux selon un schéma i',lenltiqu fils de Poros et de Pénia tient de son père les tours de " passe-passe» qui
La procession des âmes dessine ainsi un signe cruciforme qui est la rep'rései permettent de se sortir de la misère amoureuse transmise par sa mère. Par
tation symbolique de la Justice. Platon ordonne le monde à partir d'un ascendance naturelle, l'Amour est le passage entre les Dieux et les Mortels,
unique, Prairie ou Colonne de Lumière, autour duquel s'effectùent les 'c.a>ffilne entre la Science et l'Ignorance. Il est un grand démon, car le démonique
des âmes et des étoiles. un état intermédiaire entre le divin et le mortel qui transmet aux dieux les
des hommes et aux hommes les ordres des dieux. En même temps Éros
est: intelm"diaü'e entre le savoir et l'ignorance et, à ce titre, philosophe, comme
Éros et Atlantis
ceux qui s'attachent au savoir qu'ils ne possèdent pas. À mi-chemin des
On retrouve ces distributions pentadiques dans l'ensemble des et des hommes, de l'ignorance et de la connaissance, Éros comble le vide
platoniciens pour évoquer, sous une même forme généalogique, la totalité ces quatre instances grâce à sa fonction de médiation: il est ainsi ({ le lien
êtres considérés. Je me contenterai de proposer ici deux illustrations maljeu.tE unit le tout à lui-même» (202e).
avec le mythe d'Éros et le mythe de l'Atlantide, sans préjudice des autres Diotime en vient alors aux {( choses de l'amour », ta erôtika, afin d'initier
qui ont été étudiés ailleurs l . à ses mystères. Il s'agit de conduire le postulant sur {( la bonne voie »
Le Banquet est constitué de trois parties distinctes: les théories non . mène à la découverte de la Beauté absolue. Cinq étapes jalonnent, selon
phiques de l'amour des cinq premiers orateurs, Phèdre, Pausanias, Eryxiim:aqt gradation rigoureuse, la conversion de l'initié vers les ({ vérités parfaites et
Aristophane et Agathon; la conception socratique de l'amour exposée ~OIlte.mF)lat:iv,,, », En un premier temps, celui qui suit le chemin de l'amour
prêtresse Diotime ; l'éloge final de Socrate par Alcibiade. Si, pour les :anlmen,:e à aimer un seul beau corps pour engendrer des" paroles de beauté »
précédents, l'amour se réduit à l'engendrement du semblable par le selnblabJ En un deuxième temps, il doit aimer ({ tous les beaux corps » en atteÎ-
la stérilité d'une conception qu'Aristophane porte au plus haut avec ses l'universalité du beau incarné dans le sensible. Lors de la troisième
sphériques cherchant un retour à la fusion perdue, est soulignée par il regardera" la beauté dans les âmes» (21Ob) comme plus haute que
Lamour véritable n'est pas hanté par la répétition, il cherche à " engelnarer. des corps et enfantera de justes raisons en envisageant la beauté ({ dans
enfanter dans la beauté» de telle sorte que son objet soit l'immortalité ou occupations et dans les lois» (21Oc). Après les mœurs, en une quatrième
possession perpétuelle du bien» (207a). Si l'amour est un symbole, il ne l'initié sera conduit jusqu'aux" connaissances» de l'âme (210c) afin
découvrir, à travers elles, ({ l'océan immense du beau » ; en le contemplant,
1. Jean-François Mattéi, Platon et le miroir du mythe, Paris, PUF, « Thémis YhJllO~Op'Uj !elltant,era de sublimes pensées inspirées par l'amour de la philosophie
1996 ; réédition Paris, PUF, « Quadrige », 2002.
254 Chapitre 14. Le mythe dans les dialogues platoniciens 255

(21Od). Au terme du voyage initiatique, celui qui aura été conduit ',aun if roues de mer. La fondation de la cité, rapportée aux cinq enceintes alternées,
gradation correcte, apercevra soudain « en un éclair », exaiphnes, « une sera redoublée par les cinq murs qui enserrent 1'1Ie : la cl6ture d'or autour du
originellement merveilleuse: celle-là même, Socrate, pour qui les BUlInne, temple; le mur d'orichalque autour de l'Acropole; le mur d'étain autour de
ont tant peiné jusqu'à présent, et qui, d'abord, ne naissant ni ne mourant, l'enceinte intérieure; le mur de cuivre autour de l'enceinte extérieure, et, à
éternelle, ne souffre ni croissance ni diminution; [... ] Elle est en soi-même cinquante stades de celle-ci, le rempart de la cité qui enserre le port. Cette
pour soi-même, dans runité formelle de son idée, et toute autre beauté distribution quinaire de l'espace reflète l'engendrement des cinq lignées de
l'univers participe de son être» (210 e-211 b). jumeaux que Clit6 donne à Poséidon et commande les mesures de l'Ile tout
Le droit chemin pour aller aux choses de l'amour se déroule ainsi mUnC1TIlq entière. Le dieu donnera leurs noms aux dix enfants, en commençant par le
paliers d'une révélation marquée par l'irruption soudaine de la trans,:erluance dû.' premier-né, Atlas, qui reçoit le nom de 1'1Ie Atlantide et de la mer qu'on appelle
Beau. I:initié s'est élevé: 1. d'un seul beau corps à deux, 2. et de deux à Atlantique. La duplication de l'Atlantide est totale avec la double naissance des
3. des beaux corps à la beauté des mœurs, 4. puis de celle-ci aux belles eu'B«"" premiers frères, les deux noms du jumeau d'Atlas, les deux langues grecque et
sances, pour arriver enfin: 5. à « cette connaissance }) (211 c) qui n'a d atlant~, et les deux parties de l'île, qui constituent tous un couple.
objet que la Beauté en elle-même. A l'imitation de l'Amour, à mi-chemin La genèse des cinq lignées de rois multiplie l'écho du cinq dans les mesures
hommes et des dieux, Socrate se tient dans l'atopie entre le savoir et ri'l;nl)ranc<,. de l'lIe. La montagne se trouve à cinquante stades au milieu de la plaine (113c) ;
Il se confond avec l'invisible démon qui toujours l'accompagne et parfois l'lIot de Poséidon, avec le Temple et le Palais Royal, possède un diamètre de
en cet entre-deux où prend place la pensée. Car ce qui s'attache au démon, cinq stades (1l6a) et se trouve séparé de la mer par cinq enceintes de terre et
donc à l' lme, ne relève pas d'une catégorie logique pour Platon. On ne d'eau et cinq murs; le rempart circulaire entourant les ports de l'île est situé à
définir le démonique, car tout être fini doit fixer l'infini de ses co'1~tradictiorls. cinquante stades (l17e) de la plus grande enceinte; enfin, l'étendue de chacun
en une nature mixte, et reposée, selon les catégories du Philèbe: Or, Éros des cantons de l'Ile est de dix stades sur dix (119a). Tous les nombres qui relèvent
pas de l'ordre de l'être, mais, comme son père, du passage: pure mi!di:lti(m, de Poséidon sont régis par l'imparité de la pentade, principe du bien; tous les
metaxu, entre sagesse et ignorance, entre mortels et immortels, il ne se nombres qui dépendent de Clit6, attachée au nombre pair en tant que mortelle,
jamais au terme de sa course et échappe à toute détermination. substituent la dyade ou l'hexade, principe d'indétermination, au nombre impair.
Le mythe de l'Atlantide, dans le Timée et le Critias, reprend ce dé':Ollpa.ge, Le mélange du cinq et du six évoque la confusion du peras et de l'apeiron dont
généalogique en cinq niveaux sur la base d'une première division de trois témoigne la répartition hasardeuse des enceintes autour du sanctuaire. La terre
1. La cité idéale, dont Socrate rappelle que ses compagnons et lui ont déjà étant pour Platon l'élément privilégié, assigné à la détermination du fini (peras),
l'épure. 2. La copie-icône du modèle, incarnée par l'Athènes primitive vouée à on attendrait qu'elle soit liée au nombre impair, mesure de la limite, et qu'elle
justice. 3. La copieCid61e de la précédente, représentée par Atlantis qui va l'emporte sur la mer, symbole de l'apeiron et de sa force de dissolution. Or,
en conflit mortel avec Athènes. Le récit oppose donc deux images de la cité Poséidon fabrique trois roues de mer et deux de terre, en assignant l'imparité
une lutte mimétique symbolisée par l'ordre des métaux. I:Athènes arc:haïquie, à l'illimité et la parité à la limite, ce qui est pour Platon une faute symbolique
ignore l'usage de l'or et de l'argent là où Atlantis vit sous l'empire de l'or et dont l'Atlantide paiera le prix.
l'orichalque dont le sanctuaire de Poséidon et le Palais Royal sont tal"ss:es .. Parallèlement, les rois atlantes se réunissent pour délibérer au bout de cinq
jeu d'oppositions entre les deux cités, l'une vouée à la dikè, l'autre à l' ou six ans, confondant ainsi la parité et l'imparité (119d). Cette hésitation entre
prend place à l'intérieur du schème triadique des êtres voués à lamimesis. pair et l'impair, l' humain et le divin, est engendrée à l'origine par l'union
ce schème ontologique ne rend pas raison de la formation génétique de la de Poséidon et de Clit6. C'est un enseignement constant de Platon que le
atlante et de sa décadence. Un schème pentadique vient croiser le pri'céliert divin ne peut se mêler à l'humain, dans l'ordre religieux, de même que, dans
pour donner la vie, l'âme et le mouvement à la cité d'Atlantis qui, vouée à l'm,1re ontologique, l'intelligible est séparé du sensible. La responsabilité du
mer, périra par la mer. .d.és()rd.re, rendue évidente par la perversion des institutions atlantes, provient
Ayant obtenu en partage l'océan, Poséidon s'unit à une jeune mortelle, la liaison privée d'harmonie, au centre de l'île, de l'impair et du pair, du
sur la montagne centrale de l'He d'Atlantide. Il y établit une Acropole sous et de l'apeiron, de l'homme divin et de la femme mortelle. La structure
forme d'une forteresse circulaire constituée de deux roues de terre et de l'Atlantide est donc celle de la domination de l'apeiron qui se répercute dans
256 rl,n"';'"' 14. Le mythe dans les dialogues platoniciens 257

le royaume de Poséidon au contraire de l'Athènes primitive, vouée à la théorie des Idées et des âmes
de la limite.
Les distributions pentadiques ne se limirent pas aux exposés mythiques
La dualité du divin et du mortel est symbolisée sur l'Acropole atlante
la partition du monde, mais affectent également les textes dialectiques
jaillissement des deux sources, chaude et froide, à l'endroir où Poséidon
à Clir6 (l13e). Dans l'Arhènes archaïque, en revanche, une source unllqlln la nature des Idées et des âmes qui leur sont apparentées. Lorsqu'il s'agit
d'apPlréhenodel 1'« essence» d'un être, son ousia qui s'exprime par son eidos ou
l'Acropole dispensait une eau à la température égale en hiver et en été.
idea, c'est le chiffre mythique du Tout qui intervient à nouveau dans les
contraste des sources évoque le conflit d'Athéna et de Poséidon pour la possessi,
de la terre attique. Le dieu de la mer avait fait surgir une source d'eau
;J.,;selments platoniciens. L'essence se présente soit sous l'aspect générique de la
,hr._<pvi.'lihle. eidos, comme l'eidos d'homme, soit sous la forme spécifique de la
en frappant le sol de l'Acropole; mais les Athéniens attribuèrent la
invisible, idea, comme l' idea de justice. C'est dans le Ménon qu'intervient
Athéna qui leur avait fait don de l'olivier. Le mythe de Platon transpose
mythe de la réminiscence pour lever l'objection sophistique à la connais-
la lutte politique d'Athéna et de Poséidon dans l'ordre cosmique en me,ttantê
: on ne saurait chercher, ni ce que l'on sait déjà, puisqu'on le sait, ni ce
évidence la puissance d'illimitation de la dyade. Elle est symbolisée par 1
de la double source qui arrose la cité atlante, par les ports largement l'on ne sait pas, puisque l'on ignore ce que l'on cherche. Socrate tranche
coup le noeud gordien: l'objet du savoir n'est pas véritablement inconnu,
sur la mer, et par les canaux qui entourent de leurs trois enceintes de mef
est seulement oublié, et renseignement consiste en une remémoration.
deux roues de terre de l'Acropole; l'ancienne Athènes, au rebours, n'a pas
de ports que de marine et demeure ancrée dans la terre, figure élémentaire
Ce myrhe de l'anamnésis implique un double postulat métaphysique :
de la préconnaissance de ce que l'on cherche, et celui de la préexistence
peras, que symbolisent la source unique et l'olivier de la déesse.
La naissance des rois atlantes témoigne de cette désuniot;- originelle
au corps. On ne s'étonnera donc pas qu'il introduise dans la théorie
Idées l'écho du nombre mythique de l'âme et du Tout. Avant son incar-
l'apparition de jumeaux qui se renouvellera à quatre reprises. On cornplrel
dans l'existence actuelle, l'âme a été en contact avec ce dont elle doit
l'équivoque symbolique de l'Atlantide: un seul roi doit régner alors que
. la connaissance de sorte que celle-ci est toujours une reconnaissance.
frères naissent d'une unique fécondation. Telle est la raison de l'al)senc,!l
femmes dans les lignées royales: le principe divin, monadique, mâle, ,'pvm';; Phédon assure la validité des hypothèses de la réminiscence des idées et de
pn,exlst.,nc:e de l'âme, en les fondant sur un pari d'autant plus tragique que
par l'impair, le principe humain, dyadique, femelle, par le pair, en confo,rrn
en est la mort de Socrate. Ce pari est celui de l'immortalité de l'âme-
avec la tradition pythagoricienne. La nature du dieu immortel l'emporte
beau risque à courir}) (1l4d) - qui constitue la clef de voûte de l'édifice
la naissance d'enfants mâles qui assurent la lignée royale et par le
~,"'"U1IllCleu,. La théorie des idées n'est plus, sur le plan méthodologique, une
pentadique attaché à la périodicité cosmique; la nature de la femme
:UllOJllllUll de la connaissance; elle est désormais, sur le plan ontologique, un
se manifeste par la dualité des jumeaux qui est un facteur de division.
d'existence, avant de prendre encor~ une nouvelle dimension, sur le plan
pas de sœUfS, les rois atlantes s'uniront à une lTIortelle, donnant nalssan.ce
hvth ;nnp celle des partitions des formes suprêmes de l'être.
des enfants dont la nature divine s'appauvrira régulièrement.
Le Cinq, imprimé dans l'espace et dans le temps d'Atlantis, deSSIne;
Le Phédon introduit une coupure radicale entre {( deux espèces d'étant », l'une
l'autre invisible (79a). Si le visible ne reste jamais le même, emporté dans
théophanie de Poséidon à partir de l'lIot où le dieu célébra son hymen.
protégeant le lieu inviolable par une cl6ture d'or, le myrhe essaie de inlassable du temps, l'invisible conserve toujours son identité à laquelle
associée l'âme; parce que celle-ci est apparentée à ce qui demeure pareil à
principe généalogique qui tire le monde de l'oubli. Mélange confus d
li-rnêrne, elle a plus de ressemblance avec l'invisible qu'avec le visible. Platon
et de divin, de pentade et d'hexade, Atlantis est le simulacre de la cité
ici un abime infranchissable entre la réalité sensible, soumise au devenir,
qui sera engloutie à la fin du cycle dans" l'océan infini}) (apeiron pont/ml
réalité intelligible, adossée à l'être et, au-delà de lui, au Bien, qui éclaire la
la dissemblance (Politique, 273d7). La disparition de l'lIe dans un
~écéd"nte . La forme suprême d'existence, à laquelle appartient l'âme immor-
sel voué aux fantasmes de mort sera liée à la suspension de la parole du
Lorsque les Atlantes se montrèrent incapables de rester fidèles à leur est celle des Idées ou des Formes. Tel esr du moins le pari de l'homme qui
Zeus fit venir l'assemblée des dieux « au centre du monde tout entier ».
: pr'ép,ue à mourir. I:hypothèse de la réminiscence a entraîné l'hypothèse des
qui, à son rour, a justifié l'hypothèse de l'immortalité de l'âme. Le beau
fit sombrer l'Atlantide sans un mot.
258 Chapitre 14. Le mythe dans les dialogues platoniciens 259

risque à courir, pour qui s'engage sur la voie de la dialectique, est moins celui En effet, les analyses dialectiques du Sophiste continuent d'être menées à partir
la connaissance que celui du sens de l'existence qui relève toujours du mythe. de la figure pentadique du cosmos qui imprime son chiffre sur l'ensemble du
On le constate dans Le Sophiste qui est le sommet de la théorie pl"toni" dialogue. La recherche de l'Étranger est centrée sur l'ousia, de la gigantomachie
cienne des Formes. En suivant la constitution des genres suprêmes de cosmogonique « au sujet de l'ousia » à l'analyse de la participation des genres
Platon opère un déplacement de la figure mythique d'Hestia, la plus ahstr;üt.i dans laquelle le terme d'ousia interfère avec les termes d'on et d'einai tout en se
des divinités du Panthéon grec, vers une idée métaphysique, Ousia, la rapprochant de l'expression pantelJs on qui définit « la sphère entière de l'être »
concrète des formes intelligibles. Lenquête est menée à partir du plus (248c). C'est en effet au centre du monde, en cet omphalos primitif de l'ousia,
des genres, l'« être », to on, auquel les vieilles cosmogonies sont attachées mutation mytho-logique de la figure d'Hestia, que se tient le combat de géants
partir d'un couple de principes. En laissant de côté les doctrines unitaires des Amis des Idées et des Fils de la Terre. Quand Platon veut insister sur « la
pluralistes, le jeu des oppositions se cristallise avec la lutte des Fils de la communauté d'essence» (tèn tés ousias koinJnian,250blO-ll) de la Mobilité et
et des Amis des Idées qui livrent, entre ciel et terre, ({ un combat de géants de la Stabilité du cosmos, il substitue au mot on, l'être logiquement lié aux autres
sujet de l'ousia}) : les premiers, s'accrochant aux chênes et aux rochers qui déterminations dans le processus de la connaissance, le terme d'ousia. Et quand
la seule réalité tangible, identifient « le corps », soma, et <1 l'essence », il parle de« foyer », et non simplement d'« être », la figuration mythique déploie
alors que les autres, sur les hauteurs de l'invisible, tiennent les idées in>telliigibl,i de nouveau l'ouverture du monde en deçà de l'argumentation dialectique.
pour « la véritable ousia » (246a-b). Les deux couples du Sophiste représentent ainsi la transposition logique de
l:Étranger d'Élée propose alors une définition de l'être comme la pU.lssance la figure mythique de la Terre et du Ciel, des Hommes et des Dieux dans le
de lier les genres entre eux sous la forme d'une « communauté » (k"in,Jnia) Gorgias, sous la quintuple forme de la Stabilité et de la Mobilité, de l'Altérité
réglée par des opérations spécifiques. Platon abandonne ici l, registre de et de l'Identité unies sous l'égide de l'Être. Dans les deux cas, c'est le même
pour définir l'être à l'aide du terme to on, en passant de la parole mythique terme de koinJnia qui accompagne la transposition du muthos au logos, d'Hestia-
discours philosophique grke à ce que je nommerai la neutralisation de Ousia à Ousia-On pour aboutir à la constitution de l'on, cette quintessence
L'être, pensé comme « puissance de communauté », va établir diverses ontologique de l'ousia. La neutralité du terme logique, qui sauvegarde son
de liaison entre les formes les plus élevées, « Mobilité » (kinèsis) et « St'lbiliité altérité par rapport aux formes qu'il articule, permet à la philosophie d'ouvrir
(stasis), « Même» (tauton) et «Autre» (heteron), jusqu'à ce que l'on saisisse le champ d'une ontologie possible à toute théorie de la connaissance. À l'image
ces quatre genres ont un pouvoir de communication dans un même foyer. des âmes qui, parvenues à la Plaine de Vérité du Phèdre, ne regardent plus
premier couple, d'ordre physique, associe deux termes féminins en grec, alors vers la maison d'Hestia, le philosophe tourne désormais le dos au monde de
le second couple, d'ordre logique, met en présence deux termes neutres. Stasis la mythologie dont les échos de l'ousia laissent entendre le bien fondé de la
kinesis représentent les déterminations cosmologiques de l'ousia, en echo au communauté originelle.
des âmes autour du foyer d'Hestia dans le Phèdre, alors que tauton et Les cinq genres de l'être forment-ils un groupe complet ou bien ne consti-
manifestent les opérations logiques de l'âme confrontée aux formes pures. lU<:Ill-llS qu'une énumération rhapsodique de divers éléments? Les analyses

Lensemble de l'analyse dialectique est mené à l'aide des genres du \ dial"ctiqlleS de l'Étranger démontrent que ces cinq genres suffisent à définir
et de l'Autre qui portent sur le prelnier couple ou sur eux-mêmes. La communauté ordonnée de l'être. La théorie des formes intelligibles du
de l'analyse aboutira, à partir de l'hypothèse d'une communauté des ",",'ph,lste, dont la contemplation fonde la communauté des choeurs célestes,
à ordonner les couples Mobilité-Stabilité et Même-Autre à l'intérieur la procession circulaire des âmes du Phèdre qui assure la connaissance du
sphère unique dont l'être est la clef de voûte. Mais il ne se ramène pas à :cosm.os, doivent se trouver unies en une seule communauté. Cet ensemble
des quatre formes, à l'un des couples ou à leur ensemble, c'est-à-dire à la est figuré dans le mythe du Phèdre par l'unité synoptique de la Plaine de
des formes cosmologiques. Au sens fort du terme, l'être est neutre, cai' il et, parallèlement, par l'unité de l'ousia de l'être qui se donne d'un seul
ni mobilité ni stabilité, ni même ni autre, bien que les quatre, in,évital,le:me en 247c7, en une occurrence symétrique de l'ousia de l'âme qui intervient
soient. L être fonde dans le Sophiste la communauté logique des cinq 245e4. C'est bien l'ousia de l'être, en sa communauté des cinq genres, qui
suprêmes, parce qu'il est essentiellement puissance de communauté et, l'ousia de l'âme, en sa communauté des cinq formes sous laquelle nous
titre, figure mythique du Tout. verrons encore se manifester.
260 Chapitre 14. Le mythe dans les dialogues platoniciens 261

Il faut encore s'assurer que le groupe des cinq genres de l'être constitue nous hiérarchisons les éléments des deux ternaires en privilégiant les formes
seule communauté. La preuve en est donnée dans le corps du texte. les plus hautes du Bien, nous obtenons le tableau suivant (A) :
répond à l'Étranger, qui lui a demandé s'il acceptait « cinq» genres mstlncts. 1. Beauté }
« il est bien impossible que nous consentions à réduire ce nombre aU-d<,"s,)uS 2. Proportion Formes du Bien
du chiffre clairement obtenu tout à l'heure» (256dl-4). Mais si un tel nomb,ri 3. Vérité }
est clair, il est tout aussi impossible de l'augmenter davantage. Lens,errtblê 4. Connaissances Composants de la vie heureuse
des analyses consacrées à la koinônia permet aisément de vérifier que 5. Plaisirs purs
accorde cinq fois dans le Sophiste, et cinq fois seulement, le nombre cinq à Socrate modifie cette hiérarchie en substituant à la médiation de la vérité
communauté des genres (254e-256 dl. l'intelligence et la sagesse. La vérité comme lumière ,de l'être est désormais
On retrouve à nouveau ce nombre dans les analyses du Philèbe sur les identifiée à 1'« intelligence », la puissance de l'âme vouée à la recherche du
suprêmes lors du débat qui oppose Socrate à Protarque et Philèbe à propos vrai. Un nouveau tableau (B) intervient dont l'élément central a été renforcé
la vie heureuse. Socrate fait remarquer qu'il y a dans tous les êtres de par l'advenue de l'intelligence :
et du défaur, qui appartient au genre de l'" illimité », alors que la " limite 1. Beauté }
comme l'égalité ou le nombre, impose sa mesure à l'illimité. Si les ré.Jiti:& 2. Proportion Formes du Bien
existantes sont pour leur part l'effet du « mélange)} des deux premiers 3. Intelligence }
il faut poser la « cause » comme l'origine du mélange, ce qui donne 4. Connaissances Composants de la vie heureuse
principes: Peut-être en faudra-t-il « un cinquième », remarque Protarque, 5. Plaisirs purs.
d'effectuer la « distinction » (diakrisis) entre les autres, ce qui n'entraîne Une dernière modification permet d'aboutir à l'échelle finale des biens (C).
de démenti de Socrate. Les deux premiers rangs sont touchés sans que la hiérarchie en cinq niveaux soit
Les interlocuteurs s'accordent pour apparenter la loi à la « limite » remise en cause. La Juste mesure, to metrion, le Mesuré, metron, et l'Oppor-
l'intelligence à la " cause » (aitia), le plaisir à 1'« illimité » (apeiron), et la tunité, kairion, prennent la première place alors que la Mesure se trouvait
mixte au « mélange» (meikton). À la suite d'une série de modifications au jusqu'alors au deuxième rang avec la Proportion. En retour, la beauté, descend
d'un schéma à cinq termes, la Juste mesure, identifiée à l'occasion lavonlbl, à la deuxième place où elle retrouve la Proportion, désormais distincte de la
(kairos), s'introduit dans le classement pour prendre la première place. Mesure, ainsi que deux nouvelles formes du Bien: « ce qui est parfaitement
une première division ternaire, Socrate distingue le:s composants du m"lallge. .'.cn.,ve et suffisant ». La Mesure, en s'identifiant au kairion pour l'emporter juste
de la vie bonne: 1. les connaissances; 2. les plaisirs purs; 3. la vérité qui à temps s'est distinguée de la Proportion. Les trois derniers rangs conservent
leur commune condition. Le facteur qui précipite les éléments du m,;lallgê leur place: l'intelligence et la sagesse remportent sur les connaissances associées
est cette « cause » qui, sous la double forme de la « mesure », metron, et de aux arts et aux opinions droites, et sur les plaisirs purs de l'âme:
« proportion ), summetria, réalise la beauté à laquelle s'ajoute la vérité 1. Juste mesure et Opportunité
éclairer le mélange. Cette seconde division ternaire conduit à deux classc:ments; 2. Proportion, Beauté, Plénitude et Suffisance
le premier exprimant les composants de la vie mixte, le second les formes 3. Intelligence et Sagesse
revêt le Bien pour régler cette vie. Ces deux ternaires ne constituent à r éviclenc, 4. Connaissances, Arts et Opinions droites
qu'un seul classement quinaire: 5. Plaisirs purs de l'âme.
Composants de la vie heureuse,' Au premier rang, le Bien comme Cause est l'aspect de ce qui arrive à point
1. Connaissances 2. Plaisirs purs 3. Vérité. nommé. À la deuxième place, les effits du Bien sont les formes d'équilibre des
êtres: Proportion, Beauté, Plénitude et Suffisance. À la troisième, la place
Formes du bien:
centrale de la recherche, l'Intelligence comme Cause ou la Sagesse, qui défend
1. Beauté. 2. Proportion. 3. Vérité.
depuis le début la Cause du Bien. À la quatrième place, les effits de l'intel-
Les deux séries sont articulées l'une à l'autre par la médiation de la
ligence dans la vie heureuse : Connaissances, Arts et Opinions droites. En
qui est le troisième facteur de la vie heureuse et le troisième aspect du Bien. ---~ _______ lieu, les émotions de l'dme devant les productions de l'intelligence,
262 'Ch"pitre 14. Le mythe dans les dialogues platoniciens 263

car les plaisirs purs relèvent de la satisfaction éprouvée dans la come:mjJlaltl( "(6~7a14). C'est bien" une petite chose» (smikron) selon la pirouette finale de
des connaissances. wr,ota.rque, que l'éclipse dialectique ultime du préfixe de la diakrisis.
L intelligence et le plaisir som déboutés de leur prétention à incarner le Bien,
tous deux n'onr ni Mesure ni Plénitude. C'est la Juste mesure qui apparalt mythe du cosmos
bon moment pour repousser le Plaisir à la dernière place. Mais c'est l ""''''');''IJ
qui, dans l'échelle finale de Biens, en se substituant à la vérité et l'être, Le Timée va justifier dans l'ordre cosmique la présence du cinq qui régit
la place centrale: dirigeant ses regards vers les rangs du haut, afin ~p<';no".'. communauté des formes suprêmes, la structure ontologique de l'âme et la
du Bien, elle commande vers le bas les éléments de la vie heureuse. COllStitution physique du monde. Le dialogue met en jeu trois divisions ternaires
peut clore le débat en remarquant que l'Intelligence est davantage dl'l,"U'llI< vont se fondre en un seul tour. La première division (A), en 27d-29b,
au vainqueur qu'au vaincu. Le dédoublement de la Mesure et de la l't<)p<>rtiici dis:tingue 1<" deux modèles de réalité et le démiurge. Nous sommes en présence
a refoulé le plaisir le plus loin possible et introduir le kairion comme il'liie:xia 'd'l c1liasff:e de {( ce qui est toujours, sans jamais devenir» et de « ce qui advient
décisive de la recherche. La Juste mesure fixe donc le Bien à la première 'tOlljOllfS, sans être jamais ». Cette division mimétique n'oppose pas seulement
en établissant les échelons finaux de la vie heureuse (0) : modèles d'univers j elle introduit en tiers le démiurge, nommé par son
1. La Cause du Bien (28a, 29a) ou qualifié de " fabricant » et de " père» de l'univers (28 cl.
2. Les effets du Bien Le modèle idéal vient au premier rang devant le démiurge dont le r61e d'orga-
(0) 3. La Cause de l'Intelligence 'niSiltellf ne se confond pas avec le r61e créateur du phyturge de la République.
4. Les effets de l'Intelligence être différenciée en icône et idole, la copie sensible se trouve haussée au
5. Les plaisirs de l'dme devanr l'ordre du Bien. de modèle potentiel, mais inférieur au modèle éternel. C'est alors que
Ces cinq rangs finaux du Bien ne peuvent pas ne pas évoquer les cinq effectue deux divisions supplémentaires, B et C, qui aboutissent à
de l'être qui ont inspiré la recherche dès le départ. Si Socrate ne me:nti:onIli nouvelles rriades. La deuxième division, B, d'ordre étiologique (31a-44d),
que quatre genres - Illimité, Limite, Mélange et Cause -là où son l'dHtUall' dist:in[iue de la fonction démiurgique, comprise comme cause motrice, les
en réclamait un cinquième, 11 est raisonnable de penser que, face à la produits de son activité. Le démiurge fabrique en effet le corps du monde
produite par la Cause, il faut opérer une discrimination (diakrisis) entre que l'Âme du monde, mentionnée après le corps, mais formée avant lui
espèces pour les unir en une même communauté. Au demeurant la U"llt,.ll~IU ,,,j'm,,:'pillp doit lui commander. Lors de cette division étiologique, rapportée
est bien la connaissance suprême qui distingue les espèces au sein d'un cause démiurgique alors que la division mimétique était ramenée à l'être
et qui unit en un même genre la pluralité des espèces. Le cinquième genre le monde est pensé selon l'ordre de l'intelligence puisque la formation
la discrimination joue ainsi un rôle essentiel d'un bout à l'autre du Ul•.1U~:W ue:SUl.l "fi", à partir de la double tétraktys, comme la fabrication de son corps,
Toute chose existante est un mixte composé de limite et cl' illimité, et se des quatre éléments, obéit à l'ordre de la rationalité.
produite par une fonction causale qui appelle une fonction QI" iCfl.ml,namc La dernière division, de nature ontologique (48e-53b), reprend deux des termes
susceptible de séparer ce que la précédente unit. La récapitulation de le la prernii:re, l'être éternel et la réalité en devenir, pour introduire le genre de la
fait indirectement état de cette diakrisis laissée dans l'ombre. On est donc qui se substitue à l'action du démiurge. Nous sommes toujours confrontés
droit de mettre en parallèle le kairion, à la première place dans l'échelle schème triadique qui répond cette fois à l'ordre de la nécessité (présence
biens, et la fonction de la diakrisis, cinquième sur la liste des genres. L'un, la khôra) et non de l'inrelligence (absence du démiurge). Il est composé de
être nommé, a trouvé sa place -la première j l'autre, qui a été nommée, lil"'onl'rp du modèle, espèce intelligible et demeurant toujours identique» (48e)
trouvé sa place -la dernière. Comme elle mesure l'échelle complète de la " la copie du modèle» (49a), sujette au devenir et visible, entre lesquelles
heureuse, en mettant chaque composant à sa place, la diakrisis mesure le ' 'tnt:ro.iuit, comme {( troisième espèce », le réceptacle de la khôra. Cette division
des genres et garde séparé ce que la cause unit. A Protarque qui demandait fitolog:iqlle se substitue à la division mimétique tout en s'articulant à la division
ne fallait pas (\ un cinquième qui ait le pouvoir de séparer » les quatre ttollog,iql1e, chacune des divisions mettant en évidence le principe de son
précédents (23d9), Socrate répondra dans les mêmes termes en affirmant :lasserneIIt: l' Jtre éternel pour la division mimétique (A), le démiurge pour la
« le pouvoir du plaisir ne viendrait qu'en cinquième d'après notre )UlgelIIem étiologique (B), et la khôra pour la division ontologique (C).
264 14. Le mythe dans les dialogues platoniciens 265

Si nous rapprochons ces instances cosmiques, nous obtenons, en torJctlon. ,Jcmctiom de limitation. Ensuite, il prend« l'essence (ousia) sujette au devenir
ordres de l'intelligence et de la nécessité, l'un relevant d'une causalité tdivisible " (35a), ail l'on reconnait l'illimitation de l'apeiron. Il effectue un
à dimension éthique, l'autre d'une causalité mécaniste à dimension mélange à partir de ces formes pour en tirer « une troisième essence
un système cosmologique complet: rttermédicaü'e )} qui ne porte pas de nom. Nous savons seulement que cette
(1) Le démiurge, apparu en tiers par rapport aux couples des divisions essence est moyenne entre l'indivisibilité et la divisibilité, lesquelles se
tique et étiologique. Dans le premier cas, l'être éternel et l'être en rapportées à deux autres instances que Platon qualifie de phuseis. La
sont les seuls modèles possibles; dans le second cas, l'Âme du monde 'oisiènle essence présente en effet des rapports avec « la nature du Même et celle
corps du monde sont les seuls produits possibles. e J,t1.U'"'' et tient de l'indivisible et du divisible selon les corps « de celles-ci »,
(2) Les Formes intelligibles, inscrites par la première division dans le m()di,!eét La difficulté du texte tient à ce génitif pluriel présent dans les manuscrits:
nel, entrent en couple dans la troisième division avec les réalités sellsil,!. se rattache à la phusis du Même et de l'Autre, que Lachelier traduisait par
(3) La khJra, à l'image du démiurge auquel elle se substitue dans la 'puLÎssance' )}, nous sommes en présence de cinq composants: deux essences
division, intervient en tiers dans le couple des Formes intelligibles et . et deux puissances (phuseis) conjointes dans le mélange final.
réalités sensibles. Le démiurge prépare ensuite un second mélange avec les ingrédients précé-
(4) LAme du monde, premier effet de l'action démiurgique, intègre en forçant « la nature de l'Autre }) à se plier à {( celle du Même », ce qui
constitution l'intelligibilité des Formes pures. indiquer que ces deux « natures », d'ordre logique, sont distinctes des
(5) Le corps du monde, second effet de l'action démiurgique, se plie aux », d'ordre cosmique. Nous avons donc cinq ingrédients dans le précipité

mandements de l'Âme grâce à l'action obscure de la khJra. : l'essence indivisible (du Repos), l'essence divisible (du Mouvement), la
La khJra joue dans ce dispositif un rôle essentiel appelé par le me)delag,e,di ~i<,:ance du Même, la puissance de l'Autre, et le mélange de l'Être qui résulte de
Formes. Matériau primitif, qualifié de ({ réceptacle », de {( nourrice », de « l'dcluble manipulation. L'obscurité du texte vient de l'imprécision des ingré-
quoi » les images des Formes viennent se fixer, puis de {( territoire », de ({ du mélange précédent; car, en liant ces trois essences, le démiurge se
ou de « lieu », la khôra est une sorte de trou dans la trame du sensible à la résistance des deux nouveaux éléments nommés « puissances ». Si
soume l'éternité. A chaque instant, l'intelligible donne forme aux tient compte des nuances de vocabulaire entre ousia et phusis, les essences
matériels du monde en produisant les « schèmes des Idées et des ftOllyrnes de l'indivisible et du divisible, analogues à la Stabilité et àla Mobilité
(53b) d'oil sont issues les copies. Ce réceptacle antérieur à la constitution, ,S'opibisite, se plient aux puissances du Même et de l'Autre qui se trouvent
Ciel est comparable à une camera obscura en laquelle les Formes il'~scriv, ~entJonnees sous leur nom.

leur empreinte. Si la modélisation de la caverne annonce le cillélnato~;ralph Ces cinq ingrédients proviennent d'une opération dialectique qui prépare
puisque l'antre produit des images animées sur l'écran souterrain, la ôr~lonna,nC(,ment cosmologique. Le démiurge tire en effet de sa composition

sation de la khJra repose sur la photographie puisqu'elle inscrit la lUlm'''",'' structure harmonique dont les calculs
une matière amorphe et rémanente. La khôra est une gigantesque moignent d'une influence pythagoricienne.
noire dans laquelle le cosmos reçoit l'ensemble de ses déterminations. constituée par une double progression
donc bien « ce en quoi » les formes découpées prennent une figure SerISJ[)]e, de raison 2 (1, 2, 4, 8) et de
en même temps « ce de quoi » elles sont constituées, le matériau des 3 (1, 3, 9, 27), que la tradition présente
modelées par les archétypes, c'est-à-dire leur figuration symbolique dont le un diagramme en forme de lambda
est la manifestation. A l'instar d'un support vierge sur lequel se co.,serve a'Ui>cule (A). Cette figure porte, sur chaque 4 9

invisibles, les traces physiques du modèle, la khôra est le négatif de l les nombres respectifs de la série paire et
porte l'empreinte des Formes. ,Jasérr'e impaire: le dernier de ces nombres
8 27
Pour composer l'Âme du monde à partir du mélange des Formes, est égal à la somme des six précédents
La Tétraktys de l'Ame du monde
appel à l'artisan cosmique qui souhaita que les éléments désordonnés des 2 + 3 + 4 + 8 + 9).
soient le plus possible semblables à lui. Le démiurge choisit d'abord «
~d'","'Uec, « Note sur le Philèbe », Revue de métaphysique et de morale, 1902,
(ousia) indivisible qui se conserve toujours identique », entendons l'Idée )<J;'-1'~4.
266 Chapitre 14. Le mythe dans les dialogues platoniciens 267

La double tétraktys est divisée en sept parties par le démiurge qui donne Lordre de la nécessité doit composer avec les éléments traditionnels, feu,
part égale au pair et à l'impair en inversant les nombres 8 et 9 pour -T-"'~' r
, air, eau et terre, à état de traces dans la khôra, avant qu'ils ne reçoivent leurs
les puissances de 2 et de 3. Cette opération astronomique, qui di,stilrrgl"e; intelligibles sous l'action des Idées et des Nombres. Le démiurge
rotation des éroiles fixes de celle des planètes, est en même temps mUSl'ca ."o~.". à chacun des quatre éléments physiques les quatre premiers polyèdres
puisque la gamme de Pythagore est construite à partir des combinaisons de façon à établir une composition harmonique dans le corps du monde. Il
nombres 2 et 3 1• LÂme du monde sera composée de cinq tons majeurs s'agit de découvrir, dans l'espace réel à trois dimensions, les deux médiétés
entre lesquels est intercalé comme « reste », leimma, l'intervalle de susceptibles d'unir les quatre termes en présence. Pour harmoniser en effet des
(= 1, 053), mesure du demi-ton diatonique de la gamme naturelle qui est ; ve,lurnes qui n'ont pas seulement une surface, mais une profondeur, une seule
faible que notre demi-ton tempéré (16/15 = 1,066). Le démiurge prend ce memeœ s'avère insuffisante. Le démiurge dispose ainsi l'air et l'eau en position
harmonique de l'Âme, le fend en deux selon la longueur et, croisant les moyenne entre les éléments extrêmes du feu et de la terre, de telle sorte que
bandes, forme une figure semblable à un c. En les courbant pour joindre «'ce que le feu est à l'air, l'air le soit à l'eau, et que ce que l'air est à l'eau, l'eau
extrémités, il obtient un cercle extérieur ou cercle du Même, l'Équateur, qui le soir à la terre» (32 b).
celui sur lequel se meuvent les étoiles vers la droite, d'Est en Ouest. Le La correspondance des éléments physiques et des polyèdres mathématiques
intérieur est celui de l'Autre, l'Écliptique, sur lequel tournent les sept à part le cinquième solide régulier. Le dodécaèdre parait doublement
célestes du mythe d'Er selon une rotation vers la gauche, d'Ouest en Est. ..d"ph,cé dans cette chaine d'analogies: sur le plan mathématique, ses douze
démiurge place ensuite le centre de l'Âme au centre du corps du monde et pentagonales sont irréductibles aux triangles élémentaires des autres
ajuste de sorte que l'Âme, enveloppant de l'extérieur le ciel, se met à tourne.r .polyèd,,:s ; sur le plan physique, il est étranger à chacun des corps simples.
elle-même pour engendrer la marche de l'univers. Ainsi naquit le temps mentionne pourtant l'hypothèse d'une « cinquième » combinaison,
parce qu'il progresse au rythme du Nombre, est" une sorte d'image àttacllée à la figure du cinquième polyèdre, et l'hypothèse de cinq mondes, au
de l'éternité» (37d). d'un seul (55c5, d2-3 ; cf. 31a). Or, une telle singularité, qui fait pendant
Pour fotmer enfin le corps du monde, le démiurge part des quatre élé,me!rrt de la khôra, elle aussi dépourvue de nom propre, incite à interroger sa
traditionnels - feu, air, eau, terre - et leur associe quatre polyèdres ré,mlie JOllctior cosmique. Chacune des douze faces du dodécaèdre est formée d'un
issus de la combinaison de triangles équilatéraux, provenant eu.x-Imë:m, cp"mag')nt irréductible aux triangles dont les autres solides sont composés, y
de triangles rectangles isocèles et scalènes : 1. le tétraèdre (ou /éo,m!'ri' l'hexaèdre régulier dont les faces se trouvent divisées en deux triangles
2. l'octaèdre; 3. l'icosaèdre; 4. l'hexaèdre (ou cube). Un solide régulier la diagonale du carré. Si l'on joint les cinq sommets du pentagone, on fait
un corps dont toutes les faces sont des polygones réguliers identiques. ,al'p"raitr< cinq triangles isocèles formant une étoile à cinq branches dont les
pythagoriciens démontrèrent les premiers que, parmi l'infinité des polyg;om dessinent un petit pentagone inversé par rapport au précédent: il s'agit
réguliers, cinq polyèdres réguliers seulement sont susceptibles d'être co.nstrul1 la figure mystique du pentagramme ou pentalpha.
dans notre espace à trois dimensions. Développement du pentagone dans l'espace, le dodécaèdre représente symbo-
'liquelnemla sphère du cosmos, le nombre du temps et la structure de l'âme.
Triangles
Timée ne lui donne pas de nom, il lui accorde deux propriétés essentielles.
part, il est placé en cinquième position
Figures
la série des cinq polyèdres réguliers;
part il est appliqué au Tout pour" en
la figure» (diazôgraphein) (55c6). Le
de dessiner définit l'activité démiurgique
~ajjUllaIIOn du monde à l'aide de la figure
dodécaèdre. Ce cinquième solide n'est pas
iImple:me'lll un corps décoré de figures animales,
s'il porte les signes du Zodiaque sur
1. Pour le détail de l'analyse musicale, cf Platon et le miroir du mythe, op. dt., p. lD'H"'"
268 ri,ah1'tre 14. Le mythe dans les dialogues platoniciens 269

ses douze faces: il est l'inscription de la Vïe elle-même, dans son melUvenii Comme le dodécaèdre est engendré par ses pentagones, projetant à travers
périodique qui répond à l'Âme du monde. douze faces l'ombre du cinq dans l'univers et dans les imes, l'engendrement
La figure vivante du monde n'intervient pas dans le seul passa'ge cons:,eré l'ime et du temps a quelque rapport au nombre cinq. Si l'ime sécrère le
dodécaèdre; elle prend place au début de l'exposé lorsque Timée affirme psychologique comme elle produit le temps cosmique, c'est parce qu'elle
cosmos n'a pas été façonné à l'image de «l'un des vivants» ou que le dans sa composition les formes suprêmes de l'être qui sont au nombre de
pas été ordonné en fonction de ses éléments (3Dc). Ce sont, au conu'a;"e, Cet accord cosmique se manifeste par la création des cinq sortes d'âmes
divers éléments, les êtres vivants, qui ont été formés par le schème m"thématie Timée qui répondent aux cinq fbrmes d'âmes politiques de la République l .
du Vivant en soi. Si Platon ne donne pas de nom au dodécaèdre, c'est expose d'abord la formation de l'Âme du monde selon le mélange qui
mesure où le cinquième polyèdre, étranger aux échanges des quatre à la double tétraktys ; puis il en vient aux parties spécifiques de l'ime
et des quatre polyèdres, est la structure du Tout. Timée en apporte la .humaine (69c-72e). Il distingue en premier« le principe immortel de l'ime »
physique lorsqu'il justifie la sphéricité du monde par l'intégration unIversel qui est logé dans la partie la plus noble du corps, la tête; comme l'Âme
des multiples formes du vivant. La figure du cosmos est sphérique parce monde, sur laquelle elle prend modèle, elle est composée des cercles du
comme elle enveloppe tous les vivants, « la figure qui pouvait convenir, et de l'Aurre. En dessous d'elle se tienr l'âme mortelle qui, séparée de la
celle où5' inscrivent toutes les autres figures », En conséquence, le délnilltl précéde.nte par l'isthme du cou, prend place dans la poitrine. Mais comme il
décida de « tracer» la figure d'une sphère dont le centre est à distance a en toutes choses une meilleure partie et une partie pire, les dieux opèrent
des points de la périphérie. elle un dédoublement qui sépare deux âmes: celle qui participe aux raisons
Pour Platon, le dodécaèdre est le Vivant intelligible unique, ou Zeus, l'âme immortelle est logée entre le diaphragme et le cou, tandis que celle
universelle dont le schème intelligible, en formant le cycle de la CUIIII"I,seanc se soumet aux besoins est placée entre le diaphragme et le nombril, le plus
enveloppe les autres schèmes intelligibles. C'est d'après ces scbèmes, sous possible de l'ime hégémonique.
obscure de la khJra, intermédiaire entre le dodécaèdre intelligible et la Le classement des âmes s'interrompt en 7Ia, lorsque Timée décrit le fonction-
visible, que sont modelés tous les êtres vivants. Ainsi Zeus prend-il la nernellt du foie, de la rate et des intestins, et reprend en 91a pour définir la
cortège des dieux, dans le mythe du Phèdre, afin de parcourir le ~a' ~uu, 'nernière espèce d'âme. Les dieux en effet, pour donner aux hommes le désir
cosmos qui définit le mouvement temporel de l'Âme. Le dodécaèdre est s'accoupler, ont introduit « un vivant doté d'une âme » (zôon empsukhon)
du monde qui donne vie, mouvement et durée au corps tout entier, c'est-cà-di!) 'VlaL.-J}chez l'homme comme chez la femme. La moelle formant la semence
au Ciel. Nous retrouvons l'image du Phédon : le monde ressemble à« un l'homme est ainsi dotée d'une" âme» (empsukhos) qui respire par la verge
bigarré, dans le genre des balles à douze pièces, et dont les divisions cherchant à s'écouler au-dehors, alors que, dans la femme, l'utérus
marquées par des couleurs dont les couleurs mê~es d'ici-bas sont comme IIIlpaueme dans son désir d'engendrer. Nous aboutissons à la hiérarchie des
spécimens, particulièrement celles dont les peintres font usage» (1 lOb). La formes d'âmes. En haut, l'Âme du monde donne son mouvement pério-
du dodécaèdre peint par le démiurge se prolonge encore dans la Ré)~ub,litf, à l'univers; puis l'âme immortelle de la pensée, située dans la tête, l'âme
avec le jeu de couleurs accordées aux sphères célestes (X, 616e-617a), ffilDrt"lIedu courage située au-dessous du cou, l'âme mortelle de l'appétit située
trouve précisée dans le Timée avec le spectre des douze couleurs fOlld:,ment.tç le ventre, enfin l'âme mortelle du désir située dans les parties génitales.
(67e-68d). ··,-,()mme dans la composition des quatre éléments du monde, la composition
On n'oubliera pas, enfin, que l'Épinomis présente la correspondance quatre principes de l'âme humaine obéit à une proportion harmonique
des cinq figures mathématiques, des cinq corps physiques et des cinq les extrêmes et les moyens. r:Âme du monde reste séparée des rapports
de vivants, c'est-à-dire des cinq âmes. Au feu, au sommet de la hiérarchie (:,UUUdHeue> entre les quatre sortes d'âmes humaines qui se trouvent à l'inté-
éléments, sont attachés le tétraèdre et les astres; à l'éther, en deuxième de l'organisme qu'elle anime, de la même façon que le Dodécaèdre reste
dodécaèdre et les démons de l'éther; à l'air, en position médiane, l'o.ctaèdl:e e{f;ani~eraux combinaisons entre les quatre sortes de corps à l'intérieur du Tout.
les démons de l'air; à l'eau, l'icosaèdre et les démons de l'eau; à la clnlqulell
place, au cube, répondent la terre er les êtres humains (98Ib-985c).
Pour les 5 régimes politiques et les 5 formes d'âmes correspondantes: République, IV, 445d
et VIII, 544e.
270

1: ime et le dodécaèdre présentent ainsi le double et unique visage de la


des iges qui commande la révolution du ciel.
Cette présentation de la strucrure mythique des dialogues pr'ltonrC:Jerli
révèle pas une doctrine secrète comme celle qu)ont tenté de re(;orlsrilrli'er
et Gaiser, mais présente une hypothèse plus vraisemblable, Le:nseig;nem"fiI
Platon dans les textes conservés me paraît réfracté dans ses dialogues
différents registres de son écriture, dratuatique, mythique et dialectique.
véritable doctrine se trouve, non pas dans les livres qui sont aussi éplléru,
que les jardins d'Adonis, mais dans l'ime, « la place la plus belle" de
voué à la philosophie (Lettre VII, 344c7), Platon a pu transmettre un
gnement réservé à ceux qui faisaient l'effort de le rechercher, laissant
un sens qui ne se révèle qu'à la méditation, Il faur bien supposer que 1
mytho-logique de Platon contient une ontologie que la tiche de l'il'lterpr'ète
de dégager, et, dans la mesure du possible, de vivre, Le cheminement de
qu'il prenne la voie mythique ou la voie dialectique, emporté par son
ailé ou arrêté en son dialogue silencieux, semble bien suivre ce rythme
récurrent inscrit, avec le mélange du démiurge, dans le cosmos lui,-rrlênlei Avant Platon et après
avant lui, dans la communauté des Formes, Philosopher aujourd'hui, ce
alors emprunter l'un de ces chemins qui, en dépit de leur diversité,
tous à l'être et nous permettent de revenir chez nous.

Mais si c'est le platonisme qui nous importe -la doctrine que professait Platon,
la doctrine de l'Académie - , ne ferions-nous pas mieux d'éviter les Dialogues;
de nous adresser aux élèves; aux doxographes, mais surtout pas à Platon?
V. Descombes, Le Platonisme
15

Socrate et les dialogues socratiques


Anissa Castel-Bouchouchi

Platon avait une trentaine d'années lorsque Socrate fut condamné à mort
399 avant Jésus-Christ et il semble impossible de comprendre l'origine et
des dialogues platoniciens si l'on se méprend sur la signification et
conséquences du procès d'une part, si l'on néglige l'identification initiale
Platon à Socrate puis la mise à distance progressive de ce dernier, d'autre
. - mise à distance, voire relégation puisque Socrate est absent dans Les
. : s'agirait-il d'une émancipation ultime par rapport à la figure inaugurale?
De l'avis général, après avoir adopté une présentation analogue à ce qu'était
effioctivem"nt le procédé socratique, Platon se serait mis à avancer ses propres
qui dépassaient tout ce qu'il avait pu puiser chez Socrate; il aurait
ne:mrnOlilS continué à utiliser Socrate comme son porte-parole, parce qu'il
cOI"si,déltait ses propres thèses comme le résultat de l'influence de ce dernier et
;çolmnle le prolongement de sa tâche spirituelle et théorique! " ; sauf dans son
rternier écrit, véritable aboutissement de ce mouvement allant de la dépendance
l'autonomie. Autant Platon s'effaçait dans DApa/agie de Socrate - le seul
de lui ({ en dehors des lettres, s'il en est d'authentiques, qui ne soit pas un
dialo~;ue, ni socratique ni extra-socratique2 » - défense écrite au style direct,
[ait en quelque sorte du lecteur un spectateur-auditeur du procès (l'auteur,
étant censé être témoJn de l'événement), autant, avant sa mort, en 347,
une philosophie politique effaçant son mentor qu'il nous propose. De
rna.nii're plus significative encore, il évite, à dessein, d'évoquer la philosophie
son dernier ouvrage, comme s'il adoptait in fine une démarche soit «Înfra-
sb(:ratiqlre», selon une suggestion de Strauss, soit supra-socratique, comme le

J. Annas, Introduction à La République de Platon, Oxford, 1981, trad. fr. B. Han, Paris,
PUF, 1994, p. 11.
P. Vidal-Naquet, Platon, l'histoire et les historiens », in La Démocratie grecque vue d'ailleurs,
(1

Paris, Flammarion, 1990, p. 124.


274 15, Socrate et les dialogues socratiques 275

suppose Al-Fârâbîl . Y aurait-il chez Platon deux modalités du l'H<10S>01 mÜSSlc,n philosophique» à la fois singulière et fatale. Il reste que l'équilibre
l'une d'inspiration socratique et l'autre de style plus proprement d'être difficile à garder entre l'anecdotique, d'un côté, et ce qui, de
prise dans un rapport de rupture ou de dépassement ultime? « La autorise une élaboration plus poussée, de type conceptuel- difficile,
Socrate est intransigeante: elle exige du philosophe une rupture OUvelrte moins, pour quiconque entend sortir de l'alternative: histoire ou philo-
les opinions reçues. La manière de Platon réunit la manière de ~o,crate', historicisme ou philosophia perennis. N'est-ce pas, d'ailleurs, à une telle
manière de Thrasymaque, qui est appropriée pour les relations du ,IDW'ce que l'on se voue en recourant au terme de «figure» socratique, s'il
avec le vulgaire [... ] C'est comme si Fârâbî avait interprété l'absence de vrai que « "penser par figures" signifie d'abord repérer dans l'histoire des
dans Les Lois comme signifiant que Socrate n'avait rien à faire des lois, et ~otnelrrts ou plutôt des lieux critiques qui ont engendré différentes figures de
s'il avait tenté d'exprimer cette interprétation en suggérant que si per ' résolution' » ? En ce sens, il y aurait des figures de la pensée comme il y a
Les Lois étaient un ouvrage socratique, elles ne porteraient pas sur les figures du penseur qui sont autant de formes philosophiques séparables de
Pourtant, le statut qu'il convient d'attribuer à Socrate en vue de matière historique alors même que dans le~r genèse elles sont tributaires
cerner le sens et la spécificité de la démarche platonicienne ne va pas de histoire. Fr. Wolff en a thématisé le sens dans son Introduction à L'hre,
pas davantage, d'ailleurs, le dialogue et la dialectique, même dans sa :'h,'m,ne, le disciple, en proposant la définition suivante: « Par le concept de
initiale, n'occupent-ils une place strictement déterminée dans la philosophiques empruntées aux Anciens", nous avons voulu sortir de
du platonisme, En ce qui concerne, tout d'abord, la dimension es."lte:rn:ati',es et trouver un moyen de faire de la philosophie sans abdiquer
du personnage, et le portrait atypique et atopique 3 qu'en donnent es l.égltlnles exigences de l'histoire. Tout se passe comme s'il y avait des figures
de prologues et d'éloges fameux, un principe de précaution ou de la pensée qui traversaient l'histoire. Elles paraissent exister pour nous dans
s'impose, Certes, le factuel en lui-même n'a guère d'intérêt paHc'wpm espace purement logique, même si, nous le savons, elles n'ont été possibles
en général, mais certains traits, par exception, mériteront d'être par et dans l'histoire; et nous pouvons les tenir pour invariables même si
interprétés. Comme le souligne M. Dixsaut, « la volonté de mettre forme de réalisation est toujours historiquement variable2 ».
sur la forme dramatique ou littéraire relève d'une confusion essentielle Quant à l'importance qu'il convient d'accorder, dans le platonisme, à la
le dialogue comme mode théitral ou rhétorique d'exposition et le itmellsion dialogique héritée de Socrate qui consiste à mettre à l'épreuve puis
comme structure interne de la pensée, structure fondamentale de dhdsion ,r<:tuter les parties prenantes d'un entretien, en suivant toujours certaines
ne cesse de se déplacer et de se réengendrer sous d'autres figures 4 ". Ct,mlni bien précises, là encore, la réception du platonisme fait aujourd'hui la
alors, trier ce qui gagne à être retenu et le séparer de l'ensemble des belle à ce qui pendant longtemps avait été tout simplement occulté ou
contingentes? Quels sont les aspects essentiels de la figure socratique au nom de ce que l'on a appelé« l'idéalisme platonicien ». Il nous semble,
sont ceux qui s'avèrent dénués d'intérêt? Après tout, Socrate n'a pas été il devrait nous sembler aller de soi, à nous, lecteurs, que c'est une question
penseur accusé d'impiété; il n'a pas été un simple martyr de la dé,mc,cr:ltî< !lllnelmnellI philosophique que de savoir comment lire Platon: quel est le
s'est trouvé pris dans un engrenage juridique et politique en raison de la de l'elenkhos (ou méthode de réfutation et d'examen) préconisé et mis en
dont il a défendu sa cause - ou aggravé son cas - , en par Socrate? Platon l'a-t-il jamais abandonné une fois en possession de
'a llOc:mne des Formes intelligibles tout comme il a abandonné le personnage
1. Cf. AI-Fârâbî, La Philosophie de Platon, trad. fr. O. Sedeyn & N. Lévy, Paris, éd.
2002 ; L. Strauss, Le Platon de Fdrdbî, trad.fr. O. Sedeyn, éd. Allia, 2002. Socrate dans son œuvre ultime? Ou bien la relation qui existe entre l'art
2. 1. Strauss, Qu'est-ce que la philosophie politique ?, New York, 1959, trad. fr. O. )wltÎcjue du dialogue et la définition platonicienne de la dialectique - art
Paris, PUF, 1992, p. 149. Sur ce mouvement d'ensemble et sur le statut de la .
dans le dernier ouvrage politique de Platon, je me permets de renvoyer à mc,n lntrOaa:
én'Pf)orter le multiple à l'un, de diviser et de rassembler - s'est-elle toujours
aux Lois de Platon, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1997, 2003 2 , en part. p. 54-58.
3. Sur l'étrangeté et le côté inclassable de Socrate (<< telle est son étrangeté (atopia) que
pourrez toujours chercher parmi ses contemporains et parmi les hommes du passé: Fr. Wolff, L'Être, l'homme, le disciple, Figures philosophiques empruntées aux Anciens, Paris,
vous ne trouverez quelqu'un qui s'approche de ce qu'il est dans sa personne, ni des PUF, 2000, p. 13.
qu'il tient», Platon, Banquet, 221d), cf. l'Introduction de G. Vlastos à Socrates, Ibid., p. 8. Cf. aussi p. 12 sur l'aristotélisme qui sous-tend cette détermination des figures:
moral philosopher, Cambridge University Press, 1991 (Socrate, Ironie et j)hi,IOsoph,ie "" «( [ •• ,] la seule manière pour nous de les connaitre, de les dire, de les penser, c'est de les

trad. fr. C. Dalimier, Paris, Aubier, 1994), p. 11 sqq. penser comme séparables de leur contexte historique, dans une sorte de grammaire pure
4. M. Dixsaut, Le Naturel philosophe, Essai sur les dialogues de Platon (A,'erl:issementi des formes philosophiques. Ces formes ne sont pas en soi séparées mais elles sont nécessai-
deuxième édition), Paris, Vrin, 1994,2003 3 . rement pensables comme séparables )).
276 Chapitre 15. Socrate et les dialogues socratiques 277

poursuivie au prix de mutations sans rupture et d'une série de ""cram, beaucoup d'autres possibles, dont Platon aurait disposé pour communiquer sa
phases qui sont autant de « reprises d'une pensée qui cherche toujours doctrine. Ce n'est justement pas le cas, pour des raisons qui tiennent à la fois
la même direction, et cependant toujours autrement l » ? Autre pr'Jbllènle à la dimension historique et philosophique du personnage.
au précédent: quel statut accorder, dans l'économie du discours pla.tolliciie
aux mythes racontés par Socrate ou aux prologues qui décrivent sa
Le procès et la mort de Socrate:
d'être? Pour que ces questions se posent et s'imposent, il faut partir des du personnage historique à la figure du philosophe
de Platon plutôt que de la doctrine platonicienne telle qu'on peut l'en
- enfin dégagée du fatras de la rhétorique, du contingent et des PC»"'''l!Lag Historiquement, le procès de Socrate a donné lieu à un grand nombre de
mis en scène. Le destin de l'inspiration socratique, tout comme l'enjeu défenses de Socrate, bien que seules deux « apologies » nous soient parvenues,
agrapha dogmata, n'aurait guère de sens, en effet, pour quiconque celle de Platon et celle de Xénophon; nous savons aussi (grâce aux Mémorables
encore l'espoir formulé par Leibniz en 1715 et suivi de plusieurs terttativé de Xénophon) qu'il y a eu au moins une Accusation de Socrate, celle de Polycrate,
allant en son sens 2 : « Si quelqu'un réduisait Platon en système il rendrait qui, en 393-392, présentaide procès dn point de vue de l'accusation. Il n'est
grand service au genre humain ». Il convient donc de distinguer le pl;ltoni'im, pas impossible que l'affaire ait suscité une sorte de «genre» littéraire, impliquant
du corpus platonicien afin précisément de cerner la part de l'héritage certaines distances à l'égard de la réalité, afin de mieux esquisser après coup les
tique dans l'œuvre de Platon. « Quand nous entreprenons de lire Platon, arguments les plus favorables à la victime. Autant dire que cet événement aura
cherchons-nous? Serait-ce le platonisme? Mais si c'est le platonisme qui eu une portée considérable non seulement pour Platon mais pour beaucoup de
importe -la doctrine que professait Platon, la doctrine de l'Académie-, ses contemporains; et que si le récit platonicien idéalise Socrate au sens où, à
ferions-nous pas mieux d'éviter les Dialogues; de nous adresser aux l'évidence, il ne reproduit pas littéralement le discours prononcé au tribunal,
aux doxographes, mais surtout pas à Platon? C'est du moins la cOinclus:Lon,,;, il ne saurait, selon l'esprit, trahir la réalité, au risque de ruiner tout à la fois
laquelle était arrivé l'auteur d'un ouvrage justement célèbre qui s'était proposé la réputation de l'auteur et celle de l'accusé. On le sait, l'auteur était présent
de donner un exposé objectif de la théorie platonicienné. ~~ Ainsi s'ouvre le jour du procès, mais nombre de ses lecteurs virtuels y avaient assisté, eux
petit livre de V. Descombes sur le platonisme qui se réfère à l'incolltoufllal:,l< aussi, de sorte qu'il était presque impossible de déformer outrageusement les
L. Robin. Lorsque ce dernier écrivait que dans son « travail sur la phLilclSoph.i, paroles et les faits'. Un second argument en faveur de la vraisemblance de
de Platon, on ne trouvera[it] pas un seul texte de Platon, pas une seule réjj,reJ"c~ l'Apologie réside dans le parallèle, établi depuis longtemps, entre celui-ci et
à un ouvrage de Platon4 ~~, il visait une certaine objectivité perrriettant de l'Antidosis d'Isocrate: pourquoi ce dernier se serait-il comparé à un Socrate
l'économie de ce qui dans les textes résiste tout à la fois à la pureté de l'idée fictif, construit de toutes pièces par Platon, pour élaborer une défense de sa
à l'esprit de système. Si, d'une manière générale, « il y aurait beaucoup à dire vie et de son œuvre de rhéteur confronté aux préjugés d'un public hostile?
souligne M. Dixsaut, sur la « rhétorique du refus de la rhétorique ~~ et sur « C'eût été absurde. Isocrate, qui avait connu l'accusé (dont il se voulait proche)
degré d'amnésie requis pour garantir la pureté "scientifique" de l'histoire a dû considérer le texte de Platon comme un témoignage suffisamment fidèle
philosophie5 }), le principal inconvénient, s'agissant de Socrate en particulier, à la réalité, même s'il ne s'agit en aucun cas d'un document historique. Pour
que cette démarche systématisante exclut que l'on puisse lui trouver le mLOlflUIO résumer, on peut affirmer à la fois que 1< l'exactitude narrative n'a rien à faire
intérêt philosophique: au fond, il ne serait jamais que l'un des moyens, avec une apologie de Socrate2 » et que « si le Socrate platonicien n'est pas le
-----:-c-:---:-c------ Socrate de l'histoire, il est du moins le portrait le plus compréhensif et le plus
1. M. Dixsaut, Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, vno, "cU,""
2. Cette formule de Leibniz est citée notamment, en raison de son caractère exemplaire
convaincant qui reste entre nos mains3 )~.
certaine lecture du platonisme, dans la récente Histoire de la littérature grecque de S.
M. Trédé et A. Le Bolluec (Paris, PUF, 1997,2004 2) p. 218. Pour l'histoire des "'!talcive
allant en ce sens, voir E. N. Tigerstedt, Interpreting Plato, Uppsala, Almq,ui'Lt-~(1i,,,elJ
1977. 1. Cf. G. Vlastos, {(Introduction: The Paradox of Socrates», in The Philosophy of Socrates:
3. V. Descombes, Le Platonisme, Paris, PUF, 1971, p. 9. A Collection ofCriticalEssays, New York, Garden City, 1971, p. 3.
4. L. Robin, La Théorie platonicienne des Idées et des Nombres, Paris, 1908, p. 7 (cité 2. P. Vidal-Naquet, op. cit., p. 126.
V. Descombes, op. cit., n. 1). 3. La formule est de V. de Magalhaes-Vilhena, Socrate et la légende platonicienne, Paris, 1952
5. M. Dixsaut, « "Ousia", "eidos" et "idea" dans le Phédon ll, in Revue philosophique de (citée comme un acquis définitif par T. C. Brickhouse et N. Smith dans Socrates on .Trial,
France et de l'Étranger, n04, 1991, p. 479- 480. Oxford, 1989, p. 10).
278 r'hnh"'" 15. Socrate et les dialogues socratiques 279

Qu'en est-il du procès lui-même? Si l'on ne connaît pas les .ne,uvell1es divinités1 ; et il corromprait la jeunesse. Étant donné la dimension
contexte juridique, le danger est grand de broder et de faire de la JonaatrlGe de la religion dans ~a cité antique, l'accusation d'impiété faisait
philosophe un martyr de la démocratie ou une victime de la plèbe n/:c",ssairem"nt une forte impr~ssion sur le public. Mais il est essentiel de se
Or, si c'était le cas, on ne comprendrait rien à la manière dont irappel<:r que Socrate n'était à cet égard ni le premier, ni le seul, à être inquiété.
philosophie a thématisé le « cas Socrate », de sorte que les verdicts aplCO'," loi de Diopeithès, votée par l'Assemblée entre 432 et 430 avant Jésus-
Hegel ou de Nietzsche - deux philosophes dont la W,e/ta:ns(,hauu,nJ!s'ool enseigner l'astronomie et nier l'existence du surnaturel constituait un
massivement - nous resteraient opaques: 1< Au sujet du destin de majeur. La première victime en fut Anaxagore de Clazomènes et à partir
il ne faut pas dire que les Athéniens ont fait quelque chose de [e,rOI"",f 415 (année de la mutilation des Hermès) enquêres et procès se multiplièrent.
Socrate a opposé sa conscience-morale à la sentence juridique, il s'est rhdstl)rü,n M. Pinley souligne donc le décalage entre la figure du philosophe
lui-même devant le tribunal de sa conscience morale. Mais aucun la réalité des faits en affirmant que« Platon a exécuté le tour d'illusionniste
encore moins un peuple libre, d'une liberté comme celle du peuple plus réussi de l'histoire, en persuadant la postérité que le procès de Socrate
n'a à reconnaître un tribunal de la conscience-morale 1 », affirme le unique parmi les poursuites intentées en raison de la loi de Diopeithès,
« Socrate voulait mourir: - ce n'est pas Athènes, c'est lui-même même parmi tous les événements de l'histoire athénienne [".] Je ne vois
tendu la ciguë, il a forcé Athènes à la lui tendre2 .•• », écrit le second. raison de croire que Socrate dans l'opinion publique apparaissait
procès, le principal accusateur fut le poète Mélètos (cf. Ap., 23e3), COlllIllO tout à fait différent d'Anaxagore et des autres intellectuels touchés
sans grande notoriété (cf. Euthyphron, 2b) et sous l'influence d'Anytos, cette série de procès d' impiété2 Il. Quant à la crainte de voir la jeunesse
a manifestement été le véritable instigateur de l'accusation. Riche h,nn,,,, détourner à la fois des dieux de la cité et des institutions ou des principes
habile orateur, cet homme érait aussi l'un des chefs du parti populaire. :d.ém()CratiquLes, elle était elle aussi très vive si l'on songe à ce que la démocratie
d'ailleurs à ce titre qu'il s'était ému des jugements portés par Socrate de traverser. Néanmoins, voir en Socrate la victime toute trouvée d'une
hommes politiques -les démocrates notamment (cf. Ménon, 94e sqq.) aussi ignorante qu'intolérante, et prompte à massacrer tous ceux qui,
à dire que ses motivations auraient été d'ordre politique? C'est assez leur liberté d'esprit, la menacent, est historiquement faux ou du moins,
mais Platon ne le dit pas explicitement et Xénophon dans son A!,ot.,yj".(§ réducteur. En 411, l'Assemblée avait voté la suppression de la démocratie
allègue plut6t un motif d'ordre personnel: Socrate aurait reproché à constitution d'un Conseil des Quatre-Cents. Or, lorsque, par la suite, la
de vouloir faire de son fils un tanneur comme lui, et le père aurait pris lénLocratie fut restaurée, il n'y eut pas de règlements de comptes: le peuple se
de cette intrusion dans un destin tout tracé. Quoi qu'il en soit, il est étonnamment tolérant envers les Quatre-Cents. De même, les Trente
celui-ci avait intérêt à minimiser la dimension politique du procès, et que Sparte, victorieuse, avait imposés en 404 furent bien peu châtiés lors
pas apparaître comme le principal accusateur. Aussi s'adjoignit-il, outre le retour des démocrates au pouvoir et l'on assista même à ce que Lord Acton
Mélètos, un habile orateur en la personne de Lycon. Et c'est pfl,ci:sénnelltp de première amnistie politique de l'histoire 3 . Nous devons donc nous
que le procès de Socrate n'était pas considéré comme un procès politique ~pr.ésent,:r les Athéniens comme inquiets de voir disparaître un mode de vie
défense n'eut pas la possibilité d'invoquer l'amnistie politique qui avait pendant un demi-siècle de prospérité et de rayonnement sur les bases de
au renversement des Trente Tyrans.
Quelles étaient, au juste, les charges alléguées? En dépit des
,1.eSnellX chefs d'accusation d'ordre religieux sont logiquement indépendants l'un de l'autre
formulations que l'on peut rencontrer (cf. Ap.24b8 ; Diogène Laërce, et l'introduction dans le second cas de daimonia (démons, divinités) et non plus de theoi
Xénophon, Mémorables, I, 1 etAp., § 10), elles se résument à trois chefs: (dieux) confirme leur hétérogénéité. En ce qui concerne le premier chef, la proximité de
nom;,!ze,'n, « reconnaitre )J, et nomos, « coutume )J au sens de ce que l'on pratique, a conduit
serait coupable de ne pas reconnaître les dieux de la Cité; il aurait introclu A. E. Tayor ct R. E. Allen à penser qu'en toute rigueur, Socrate n'avait pas été
d'athéisme mais de pratique religieuse non conforme aux lois d'Athènes; ce que
, Hackfonh, W. K. C. Guthrie ou J. Tate réfutent en faisant valoir que, dans le grec de
:""cr:ate ou nomidzein theous, « ne pas reconnaître les dieux ») et ou nomidzein einai theous
reconnaitre qu'il y a des dieux)J sont deux constructions interchangeables, au sens
1. G. W. F. Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie, t. 2, trad. fr. P. Garniron, >par.:on"é,!uent équivalent,
1971, p. 322 et 333. Démocratie antique et démocratie mode1'ne, trad, fr" M. Alexandre, Paris, Payot,
2. F. Nietzsche, Crépuscule des idoles, § 12, 0. c., t. VIII, trad. fr. J.-c. HilIDery", 166.
Gallimard, 1974. p. 74. F'"rnlule citée, reprise et commentée par M. Finley, op. cit., p. 156,
280 Chap,'tre 15. Socrate et les dialogues socratiques 281

l'empire et de la démocratie - mode de vie matériellement et culturelller,t (JC(;Urrel1Ce" antérieures, on requit la mort contre Socrate pour l'obliger à s'en
satisfaisant, qui se trouvait mis à mal par une guerre longue, et dont la exercer ses talents ailleuis. Ce dernier refusa le piège tendu par Anytos.
exigeait tout à la fois la bienveillance des dieux et l'unité de la LUJUn1UllaÛ il n'en resta pas là. Il alla jusqu'à substituer une récompense à la peine qu'il
mais à condition de ne pas oublier pour autant que ce peuple athénien censé s'adjuger - et quelle récompense! la plus convoitée d'entre toutes:
montré à de multiples reprises très accommodant si l'on admet, à 1 nourri au Prytanée, là où étaient reçus les personnages importants que la
J. S. Mill, qu'il avait gardé « vivants en son sein les hommes même voulait honorer. On conçoit aisément qu'une telle provocation ait amené sa
première occasion, furent prêts à mener à bien une action subversive Même si, devant l'insistance de ses amis, le philosophe accepta en dernière
démocratie1 )), Certes, cette tolérance, qui semblait excessive à un homme jnSTallLe de s'acquitter d'une amende symbolique, le jury 11e pouvait revenir
épris de liberté que J. S. Mill, n'a servi en rien à Socrate en 399. Il n'en son premier vote et accepter une pénalité pour ainsi dire fictive. Nietzsche
pas moins que « l'histoire de la liberté à Athènes ne se résume pas tout donc pas tort de voir dans le geste de Socrate la cause de sa mort, car cela
dans le procès de Socrate 2 » et que le portrait du philosophe en bouc-étoissa re,ren.all à enclencher une sorte d'engrenage juridique. « La condamnation de
est peut-être un autre tour d'illusionniste opéré par Platon. ·So.Wlte fut la conséquence tragique d'une procédure qui devait précisément,
Une fois la triple accusation portée à l'archonte-roi, la procédure obligeant les juges à choisir entre les sanctions proposées par l'accusateur
le cours habituel: en principe, une audience préliminaire (anakrisis) par le condamné, les empêcher cl' intervenir arbitrairement dans la fixation
la recevabilité de la déposition, et lorsque l'affaire était jugée ,ul.HO,ammç pénalités' » - alors même que la cause n'était probablement pas perdue
grave, elle était confiée à l'Hèliée, tribunal populaire considéré comme j ",,,wce. Il semble bien, en effet, que S011 sort se soit joué à peu de voix près 2 (cf.
compétente en cas d'impiété. Le jour du procès, on lisait l'acte 36a). On peut se demander ce qui serait advenu si le philosopbe ne s'était
devant l'assemblée des juges et le public, puis l'accusation d'abord, la contenté d'alléguer pour seule défense son existence philosophique.
ensuite, disposaient d'un même laps de temps pour présenter le cas; il Cette stratégie très singulière - et probablement contreproductive juridi-
alors aux juges à se prononcer, et c'est là que le déroulement du procès jlle,m"nt - dont témoigne l'Apologie de Platon se trouve avérée par la version
plus ou moins complexe - ce qui appelle une rapide mise au point. Le Xénophon (Apologie, 3-4) : comme Hermogène s'étonnait que Socrate ne
grec distinguait deux sortes de procès, avec estimation (agôn timetos), la point à sa défense, celui-ci lui aurait répondu qu'il s'en était occupé
étant déterminée à l'avance en cas de condamnation, ou sans estimation sa vie, tout simplement en vivant comme il avait vécu. Et ensuite? Après
atimètos), auquel cas s'ajoutait une procédure supplémentaire pour détetlmil condamnation, Socrate aurait refusé de s'évader de prison malgré sa mort
la peine puisque celle-ci n'était pas fixée statutairement par la loi. Le ?fU'Lll<llIIoe, rejetant en bloc l'aide que lui proposait le riche Criton. Au coeur
Socrate relevait de la seconde catégorie (agôn atimètos) : l'accusation triptyque biographique et chronologique que constituent Apologie, Criton
une peine (timèsis), et l'accusé, s'il était reconnu coupable, avait le wcu,"" ,1 F'hétion - procès, prison, poison - le statut philosophique du Criton
proposer une autre, sorte de {( contre-peine » (antitimèsis) en réponse a --CL.' beaucoup plus délicat que ne l'est le récit d'une défense au nom du bios
concurrence avec -la première. Dans la perspective de limiter l'arbitraire; ihù'osophikos. N'était une certaine idée de la philosophie, réaffirmée en 46b,
jury devait en effet se prononcer, pour déterminer la peine fill'a"OJIJlClllLlw;r" croirait en effet avoir affaire à une plate apologie d'un conformisme des
dans le cadre strict de cette alternative, sans pouvoir invoquer un moyen banals. Plus exactement, il parait impossible d'accorder un sens plausible
ni l'équivalent de ce que nous appellerions aujourd'hui des c,rcollstan~
atténuantes. Stratégiquement, l'accusation avait donc intérêt à proposer
peine plus sévère que celle qui s'imposait (par exemple la peine de mort G. Glotz, La Cité grecque, Paris, PUF, 1968, p. 262.
se débarrasser de citoyens t;oublant l'ordre public), tandis que la défense D'après Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres, II, 41, M.-O. Goulet-Cazé
(éd.), Paris, Le Livre de Poche, 1999), Socrate aurait été condamné par 281 voix contre,
intérêt à proposer une peine certes moindre, mais assez lourde, toutefois,
ce qui ne concorde pas avec la version platonicienne qui mentionne une condamnation
que le jury puisse l'accepter (par exemple l'exil dans le cas d'un Cltoy(,n à trente voix près: en supposant un Conseil normalement constitué de 500 membres, il
délicatesse avec la cité). Vraisemblablement, en 399 comme en bien d faudrait qu'il y ait eu 280 voix pour et 220 contre. Cela dit, pour éviter des cas de réparti-
tions conduisant à l'acquittement (250 voix pour et 250 voix contre), il y eut au cours du
quatrième siècle des tribunaux cons.titués de 201, 401 ou 1001 juges, Outre cela, le texte
1. J. S. Mill, Dissertations and Discussions, II, 540, cité par M. Finley, op. cit., p. 155. de l'Apologie n'est pas absolument sûr et l'un des manuscrits (sans doute une correction)
2. Ibid., p. 156. mentionne non pas trente mais trois voix.
,O,apitre 15. Socrate et les dialogues socratiques 283
282

à la position que défend Socrate à moins de la fonder sur ce que puuo:;üfj' reconnu être juste» (50a ; cf. 46b), après mûre réflexion, qu'il entend rester
: les circonstances ne sauraient avoir raison des principes. Une ambiguïté
veut dire à ses yeux:
aPIJar.u dès lors: s'agit-il d'être fidèle à son engagement ou à ce à quoi l'on s'est
Je suis ainsi fait, vois-tu (et cela ne date pas d'aujourd'hui, c'est le
engal;é ? A. D. Woozleyl remarque que l'argument socratique peut s'entendre
depuis toujours), que j'écoute en moi une seule voix, celle de la raison
qui, après réflexion, m'apparaît la meilleure. Or, les raisonnements deux façons: 1) on devrait se sentir obligé d'obéir à la loi quand on s'y est
que j'avançais jusqu'ici,}e ne peux pas tout de même pas les re""n' a préSt,ntt ellf~agé, pourvu que le fait d'obéir à la loi soit une bonne chose; 2) on devrait
à cause de ce que le sort vient de me réserver; au contraire, ilsm"A/Ja;raisse.n, sentir obligé d'obéir à la loi, pourvu que ce à quoi l'on s'est engagé à obéir
sensiblement identiques; je les respecte et les honore comme autrefoisl , s'engageant à obéir à la loi soit une bonne chose. Dans le second cas, il
Mettons entre parenthèses cette profession de foi et ima~inons qu'il pourrait que l'engagement que l'on a pris soit mauvais alors même que le
d'un homme ordinaire, invoquant une nécessaire soumission aux lois. Lacrg'"nl priincipe de l'obéissance à la loi est juste. A. D. Woozley suggère évidemment
avancé se ramènerait à i< ce qu'on pourrait appeler, en raccourci, 1argument vertu des passages cités ci-dessus notamment), quoique prudemment, que
contrat réduit au minimum2 », à savoir: quiconque a choisi de rester .lapo:;ition de Socrate dans le Criton correspond au premier cas de figure et non
vie dans une cité, avec tous les droits et les devoirs qu'implique la citov.em\e second, précisément parce que Socrate revendique avant tout la fidélité au
accepte, ipso facto, de se soumettre aux lois en vigueur, quelles qu'elles qui, dans la philosophie politique platonicienne, sera l'instance appelée
car leur désobéir serait moralement condamnable. Historiquement .,""am;: ,a"!Tllnel et à gouverner, les lois étant en elles-mêmes et par elles-mêmes un
argument pose des difficultés évidentes dans la mesure où, pris au pied mOl.nare mal (du moins avant Les Lois).
lettre, il contredit ponctuellement la position de Socrate dans l'Apologie3, À l'évidence, l'interprétation que l'on donnera du Criton sera différente
plus généralement, il va à l'encontre des thèses platoniciennes. Il faut la place que l'on attribue à la figure du philosophe - selon que Socrate
resituer dans son contexte, comprendre en quoi et pourquoi il engage apparaît comme un citoyen athénien en délicatesse avec les lois du
et supposer qu'à ce titre, il n'est pas généralisable; il garde IlC"UI.1l0ms 1l0lment, qui se résout raisonnablement au conformisme au nom de la morale,
intérêt intrinsèque, une fois référé à la pensée politique des Anciens, comme un philosophe fidèle avant tout à l'instance jugeante en lui, qui
représente, selon M. Finley, « la seule exception, la seule tentative qui aux lois dans la mesure où il s'y est engagé rationnellement. Quoi qu'il
parvenue d'une argumentation destinée à justifier l'obligation pc.litiq'lé. soit, ces incertitudes herméneutiques sont révélatrices de l'atopie essentielle
Revenons donc au contexte. Dans la célèbre prosopopée des Lois Socrate: même la figure historique est déjà pour ainsi dire décalée lors du
(51 sq.) celles-ci se présentent en bloc, sans qu'il soit jamais qu.estiob tout comme son rapport aux lois semble ambigu; Of, le portrait de lui
distinguer entre de bonnes et de mauvaises lois: « Nous, les Lois », philosophe (par lui-même ou à travers les éloges qu'en font Alcibiade dans le
au philosophe, pour lui rappeler ses obligations et faire valoir l'afl,urnen tant d'autres après lui) reprend, explicite et revendique ce caractère
contrat réduit au minimum, nous qui t'avons engendré, nourri, éduqué, lidass:able absolument. Ce qui distingue au fond cette figure de toute autre,
tes enfants - serais-tu prêt à nous détruire en nous faisant faux bond, son insituabilité ou étrangeté constitutive: on ne sait ni quelle place elle
que tu avais toute latitude pour t'en aller si nous ne te plaisions pas, ni quel statut lui attribuer. Socrate est un Janus bifrons. Pourtant, lire
nous convaincre, en temps utile, de ce qui nous rendait discutables dialogues socratiques, c'est les interpréter, donc prendre le risque de fixer
attractives? Est-ce bien à un tel argument que souscrit le philosophe? devrait résister à toute catégorie convenue. De ce paradoxe, qui est au
qu'il faut obéir inconditionnellement aux lois, du seul fait qu'elles sont de la démarche platonicienne et qui reste présent dans toute l'histoire de
Sa position est plus complç:xe puisqu'il affirme, on l'a vu, que c'est à ce ,pUIllc.sopnle s'il est vrai que celle-ci traduit un effort d'appropriation de ses

A. D. Woozley, Law and Obedience. The Arguments of Plato's Crito, Londres, 1979,
24-25. On trouvera p. 39-41 une analyse de la désobéissance civile et de ses deux
1. Platon, Criton, 4Gb (ma trad.).
2. M. Pinley, L'Invention de la politique. Démocratie et Politique en Grèce et dans :.!',r."" permettant d'élucider en quoi Socrate sans se situer « avec intransigeance du côté
républicaine, Cambridge, }983, trad. fr. J. Carlier, Paris, Flammarion, 1985, p. de l'obéissance à la loi» n'aurait cependant jamais eu l'idée de « revendiquer un devoir de
3. Cf. Platon, Ap., 29d : « A supposer que vous m'acquittiez, voici ce que je d~sobéir à la loi afin d'aller contre l'injustice que représenterait, pour soi-même ou pour
"Hommes d'Athènes, je suis attaché à vous, j'ai pour vous de l'affection, mais' ? :ut~es en ta~t ~u' êtres humains tout simplement, le fait d'avoir à s'y soumettre - cette
Idee-la es~ une Idee moderne )l, Sur cette question, et dans le prolongement de A. D. Woozley,
dieu plutôt que vous" l) ;38a : « une vie sans examen ne vaut pas la peine d
aUSSI R. Kraut, Socrates and the State, Princeton, 1984, p. 363-368.
4. M. Finley, op. cit., p. 193.
Chapitre 15. Socrate et les dialogues socratiques 285
284
qu'être pieux, ou juste? qu'est-ce qu'aimer et qu'aime-t-on quand on
figures, on trouve une formulation décisive sous la plume de S. Kofman :
? qu'est-ce que le beau? Ces motivations ont toujours une portée pratique,
lectures les plus célèbres de Socrate [...] ont toutes tenté de l'allrai',:on.l1et
moins indirectement, en ce sens qu'elles ont pour horizon le souci d'une
forgeant, chacune à sa manière, un ou plusieurs Socrate(s) à leur(s)
bonne et de la façon dont il convient de mener effectivement une telle vie.
écrivait-elle. « Et ce qui nous importe dans toutes ces interprétations,
la plupart du temps, ces dialogues socratiques sont aporétiques, c'est-
pas, à travers leur diversité, d'en trouver une, la« vraie », qui nous .
qu'ils nous font voir, négativement, ce que le beau n'est pas (on avait pu
« Socrate réel» pieds et poings liés, mais c'est qu'elles exhibent Impossi!bi
savoir ce que finalement on doit avouer ignorer), ou ils nous convainquent
d'une lecture qui ne soit pas, quelle que soit la manière dont elle s'y
1
l'idée que l'on se faisait de quelque chose (du courage, par exemple, dans
une fiction réappropriatrice . » Laches) ne résiste pas à l'examen et n'est pas défendable; toujours est-il qu'à
de l'entretien, on ne trouve aucune définition de ce que l'on cherchait
More socratico : mode d'être et mode de penser socratiques départ, et c'est en cela que le lecteur comme l'interlocuteur de Socrate se
[etrOllve dans l'impasse.
On peut, en ce sens, tenir pour acquis que la question de savoir
Bien sûr, « cet art d'interroger et de répondre Il (Cratyle, 390c) qui définit
en est du « vrai» Socrate est un faux problème. Un consensus assez
dialecticien au sens socratique du terme, doit, en tant qu'art, c'est-à-dire afin
d'ailleurs établi ces vingt dernières années, au sein des études V""V"H~'Cll
que la recherche de la vérité se fasse au petit bonheur la chance, suivre
autour de l'hypothèse de Vlastos selon laquelle Platon aurait non pas
preun", règles que l'on peut dégager après coup! en distinguant principa-
mais littéralement produit le discours de Socrate en le ret>enSaJ1t "ft"diven
six requisits ~ dont le premier est sujet à caution et présente un intérêt
quitte à lui faire dire « ce qui - selon lui, Platon, et au moment où .
particulier, tandis que le dernier est un lieu de débats académiques et
_ serait pour Socrate le plus raisonnable à dire au moment d .' .
.çrrnéllellti·,'IUles important : 1) quelles que soient la portée de la mise en scène
défendre sa propre philosophie2 », étant entendu que de la première
ldllosyncralsle des intervenants « c'est la thèse [qu'on] examine avant tout »
son œuvre jusqu'à la toute fin, en dépit d'un éloignement pouvant
protaror.,s, 333c) ; 2) tous les détours sont autorisés car le régime discursif ne
des conclusions non socratiques voire anti-socratiques, il serait resté
pas d'aller d'un point à un autre par le chemin le plus économique;
que pour l'essentiel Socrate était dans le vrai et que sa méthode était
se joue dans l'immanence du dialogue: les « maîtres de vérité» sont
{( D'après mon hypothèse, le souci principal de Platon, bien différent
:sql1alifi"sd'emblée car nul argument d'autorité ne vaut; 4) les longs discours
avoué de Xénophon dans ses écrits socratiques, n'est pas de préserver le
L. Robin traduit par « discours suivis ») sont exclus, eux aussi: il faut
de la pratique socratique, mais de la re-créer - de la ressusciter dans
le jeu du dialogue, avec un autre ou avec soi-même comme un autre,
dramatiques dont le protagoniste philosophe more socraticé ». Mais que
interroger et répondre à tour de rôle, s'il est vrai, selon une formule
entendre par more socratico ? Traditionnellement, et en résumé, la
le Sophiste (264a) a immortalisée, que la philosophie est « un dialogue
procéder qui se déploie dans les logoi sôkratikoi consiste dans une
avec elle-même» ; 5) le but ultime est l'accord (homologia) entre les
culière de dialoguer sur des questions d'inspiration généralement
,rl(ICUlte11rs concernant les thèses établies ou rejetées, cette communauté
jamais occuper une position de maîtrise, puisque Socrate prétend ne
ues étant censée être un indice de vérité: « chaque fois que nous serons
de disciples ni de doctrine (en quoi il se distingue des physiolog
sur un point, ce point sera considéré comme sufhsalnment éprouvé
philosophes que nous qualifions de présocratiques), sans non plus se .
et d'autre, sans qu'il y ait lieu de l'examiner à nouveau» (Gorgias,
(au contraire des sophistes), il s'agit de discuter de questions
,; 6) les deux procédés auxquels recourir pour obtenir cette homologia
expériences ordinaires que l'existence fait surgir, avec, le plus souvent,
1elenkhos, ou réfutation, destiné à montrer que la thèse de l'interlocuteur
eux aussi ordinaires (et non pas des savants ou d'autres prétendus ,
. à une contradiction ou du moins qu'elle n'est pas cohérente, d'une
dont les motivations ou les finalités posent problème: qu'est-ce nue If' cu
la maïeutique ou art d'accoucher les esprits des « rejetons» qu'ils portent
1. S. Kofman Socrate(s), Paris, Galilée, 1989, p. 20 et 2I. (thèses ou vérités), d'autre part - cette seconde procédure, autrement
2. G. Vlastos: Socrate. Ironie et philosophie morale, trad. fr. C. Dalimier, Paris,
p.50. ~;;;;:~ï;;;;-;;;I;;;;;:;,t;~,t;;s pr<o!ci'se de M. Canto-Sperber dans Philosophie grecque, publié
3. Cf. Ibid., p. 53. 1997, pp. 209-215.
4. Ibid., p. 50.
286 15. Socrate et les dialogues socratiques 287

plus populaire que la première depuis Monraigne, n'étant pOUr1:aDt Dler.ti la personne tout entière qui est visée, ainsi que des valeurs auxquelles elle
qu'une seule fois, lorsque Socrate 5' inscrit clans la lignée de sa mère, réfère pour donner un sens à sa propre vie; remise en cause radicale dont
pour comparer celui qui, comme lui, au moyen de bonnes qULestions,:! nOI'izclll est d'ordte essentiellement éthique: la fréquentation de Socrate et
l'avènement du vrai, à la femme de l'art, dont la compétence est pr"cieuse IipraUljUç de cet exercice spirituel qu'est le dialogue aident, par hypothèse, à
que l'enfantement se passe bien (Théétète, 150c). Cette rapide sYllthèse re'i) vivre. Le dialogue en lui-même serait donc « en tant qu'événement, en
comme on l'indiquait d'emblée, deux obstacles principaux, '''dl.'ISI, qu'activité spirituelle, une expérience morale et existentielle. C'est que la
l'autre aux mutations de l'elenkhos : au statut pour ainsi dire exist"ntiel ji!,)Sc'pllie socratique n'est pas élaboration solitaire d'un système, mais éveil
version initiale - entendons par là ce qui relève spécifiquement de la ~.conscience, accession à un niveau d'être qui ne peuvent se réaliser que
Socrate - el à son destin, puisque la dialectique dans sa version ultime une relation de personne à personne' ». A cet égard, la définition de la
plus une "méthode" d'inspiration dialogique mais la science la plus IiJc>so]pn.e comme mode de vie, telle que la défendent aussi bien Hadot que
cheminement qui conduit aux Formes intelligibles étant dans la ôucalm, renvoie à Socrate et à sa manière de faire. Foucault, lui aussi s'est
platonicienne, inséparable de leur saisie. de rendre à Socrate ce qui revenait à Socrate, mais en thématisant les
Le premier obstacle est révélé par un passage du Lachès llc./e-HI"" qu'entretiennent sujet et vérité à partir de deux déterminations centrales
tisse un prolongement certain entre la description que Socrate dont1,ei l'Apologie, et qui s'équilibrent mutuellement: le soin que l'on prend de
mission philosophique dans l'Apologie (cf. par ex. 36b) el la forme c'est-à-dire de son âme, l'epimeleia heautou, et la fameuse injonction à se
presque juridique et personnelle que revêt l'examen réfutatif mené mnaltlre soi-même, gn8thi seauton. Il a, en effet, opposé prudemment (en y
lorsqu'il porte non seulement sur les thèses mais aussi sur la manière un tas de guillemets, selon son expression), mais fermement, ce que
et les caractéristiques propres à la partie adverse. Voici en effet ce pourrions appeler un "moment socratique" intégrant et valorisant « la
Nicias. l'un des personnages du dialogue: ou l'expérience par lesquelles un sujet opère sur lui-même les trans-
Celui qui approche Socrate de très près et entre en dialogue avec lui, rrn,atiiorLS nécessaires pour pouvoir avoir accès à la vérité », au {( "moment
s'il a commencé d'abord à parler avec lui de tout autre chose, ne s'en C,b •• :",." qui a joué de deux façons, en requalifiant philosophiquement le

pas moins entraîné en cercle dans ce discours, jusqu'à ce qu'il en ithirse.aUi'on (connais-toi toi-même) et en disqualifiant au contraire l'epimeleia
devoir rendre raison de lui-même, aussi bien quant à la manière (souci de soi 2) ». Le moment proprement socratique de la pensée, ce
a vécu présentement qu'à celle dont il a vécu son existence passée. celui où le soin de l'âme est inséparable de la recherche de la vérité, parce
on en est arrivé là, Socrate ne vous laisse pas partir avant d'avoir,
et'L S~pfJi,a
est savoir et sagesse à la fois, mais pas encore science. Le moment
fond et de belle manière, soumis tout cela à l'épreuve de son contr8le
Je ne vois aucun mal à ce qu'on me rappelle que j'ai agi ou que j'agis marquerait, quant àlui, non pas l'avènement d'une discontinuité entre
manière qui n'est pas bonne. Celui qui ne fuit pas cela sera né,cessair'emiil '(echelrchede la vérité et les pratiques de soi, mais une subordination du vécu
plus prudent dans le reste de sa vie. 'in:;fallce de la vérité en tant que telle. C'est pourquoi J.-Fr. Balaudé, dans
éperspe<:ti,re identique, réinscrit à son tour au cœur des logoi s8kratikoi la
D'après ce témoignage, on ne saurait réduire l'art du dialogue à une
oerLsic,n radicale, vécue et totalisante de l'elenkhos en affirmant avec force
recherche critique et réglée de définition: c'est bien une personne qui
« Socrate ne s'occupe pas de la vérité, au sens métaphysique, mais de la
à l'épreuve, et ce dans tous les sens du terme, au moyen d'un échange
de l'existence, dans une perspective strictement éthique. C'est Platon
qui engage à la fois ce que chacun dit et ce qu'il est - voire, ce qu'il
un moment correspondant au basculement vers ce que l'on appelle
d'advenir de lui s'il argumente ainsi plut6t qu'autrement. Hadot, co mIne!
âi'Llo!;m,s de la maturité, introduira la problématique de la vérité absolue
à plusieurs reprises ce passage l , n'a cessé d'attirer l'attention sur la
existentielle de la démarche dialogique, en montrant que sous les
d'une remise en cause du savoir ou de l'opinion, c'est une remise

--:----c-'---- Exercices spirituels et philosophie antique, p. 129.


1. Cf. P. Hadot, « La figure de Soctate », in Qu'est-ce que la philosophie antique Foucault, L'Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France, 1981~1982, Fr. Ewald,
Gallimard, Folio~Essais, 1995, p. 54, et Exercices spirituels et philosophie et Fr. Gros (éds), Paris, Gallimard & Seuil, 2001 (cours du 6 janviet 1982,
Albin Michel, 2002, p. 116 (je reprends ici la traduction du Lachès que P. Sur ces questions, voir Fr. Gros et C. Lévy (éds), Foucault et la philosophie antique,
dans le premier de ces ouvrages). Kimé,2003.
288 Ch'ap"tre 15. Socrate et les dialogues socratiques 289

dans la recherche philosophique, redoublant ainsi le questionnement de fi hikanon) " (lOld). Dès lors que la dialectique procède par hypothèses,
l'approfondissant et le trahissant tout à la foisl ». s'agisse de celle de la réminiscence ou de celle qui remonte d'hypothèse en
Le second obstacle, repérable entre tous, concerne les mutations de hvpothi,sejusqu'au Bien, « elle ne repose alors plus centralement sur l'elenkhos
à la suite des dialogues socratiques, c'est-à-dire à partir du moment l.elcmau', bien que l'elenkhos en un sens élargi reste une condition nécessaire
lieu de se borner à questionner négativement, ou de façon critique, ses' la dialectique1 )}. Mais que recouvre, au juste, ce sens élargi: l'essence dialo-
locuteurs sur des sujets essentiellement moraux, en se mettant luii-nlêrnec, ? la dimension examinatrice avec ce qu'elle garde d'existentiel? rune et
retrait au nom de son inscience, Socrate en vient à adopter une uem:att ? Les mutations de la dialectique sont-elles des dépassements successifs
plus constructive permettant de mettre en place positivement un apport socratique?
nombre de thèses. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans les détails, mais En définitive, on pourrait dire que la méthode qui se déploie dans les
dialogues sont sujets à débat, notammende Gorgias ou le Ménon donde dialogues socratiques puis, au prix de métamorphoses, dans les dialogues dits
est délicat. Vlastos, qui, avec Robinson 2 , a étudié de près les dialogues maturité est un mouvement de pensée de type élenctique, probablement
tiques, a longtemps considéré le Gorgias comme l'un d'eux. Or J.-Fr. de Socrate2 , mais thématisé par Platon3 pour transmettre cet héritage
a apporté des objections convaincantes à cette thèse, en montrant qu'au le transformant - ou en le trahissant - mais sans jamais l'abandonner
d'y rechercher les caractéristiques de l'elenkhos socratique - outre que :orrlpl"tem"nt. Il s'agit, au départ, d'un Slyle d'investigation adopté par Socrate
s'y pose des questions épistémologiques qui ne sont pas socratiques - , il découvrir ou faire advenir une vérité nlorale dans le cadre d'un dialogue,
mieux envisager que l'usage de l'elenkhos, radicalisé, transforme le l'aspect de recherche est primordial; à la limite, le fait que l'investigation
de l'intérieur, notamment parce que la vérité comme impersonnelle ou effi,ctue au moyen d'une réfutation interne de la thèse adverse importe moins; i
personnelle en devient progressivement l'enjeu: ainsi en 47ge la déme)fistratl en effet de restituer l'ambition essentiellement zététique de la philo-
de la vérité est-elle revendiquée: en 487e l' homologia devient critère de et de traduire le postulat selon lequel les vérités morales, différentes en
et sont évoquées in fine des vérités « enchaînées les unes aux autres au vérités strictement logiques\ ont nécessairement des retombées d'ordre
d'arguments de fer et de diamant» (508e-509a). Il ne s'agit plus de Ul••Ulj{j ratiatle'. I;elenkhos a donc avec Socrate un double objectif, théorique et
le faux et d'appeler vrai ce qui fait l'objet d'un accord . indissociablement, et c'est en ce sens que Vlastos le caractérise comme
de prolonger cette démarche en visant la vérité même. Pour franchir ce deux en un, « two-in-one operation» : on ne saurait dissocier un elenkhos
il faut aussi transformer l'elenkhos qui ne saurait en rester à une UlInen'J' hil<)SophiqLLevisant le vrai d'un elenkhos thérapeutique par lequel chacun se
réfutative : « En fait, le pas supplémentaire, qui fait véritablement em[felr'. Ql tpP'Of'terai'it à sa propre existence pour rechercher le vrai. En revanche, bien
l'horizon métaphysique, sera franchi sur le plan méthodologique. On
prolonger l'elenkhos, pris comme méthode, qu'en se donnant un
Ibid., p. 255.
de recherche, plus puissant. Platon en tire un bénéfice double: cnange,m!. i<. Elenchus is first and last search. The adversary procedure which is suggested, but not entailed,

méthode, il découvre un nouvel objet, en explorant les voies de la hy the Greek word - which may be used to mean "refutation': but also "testing': or still more
broadly "censure, reproach" - is not an end in itself[ ... ]. fts object [i.e. ofSocrates dialectic}
par hypothèse, il parvient à l'hypothèse majeure, celle des Formes3 ••• if always that positive outreach for truth which is expressed by words for searching [... J. That
ce sens le Gorgias n'est déjà plus un dialogue typiquement socratique is what philosophy is for Socrates ) (G. Vlastos, « The Socratic Elenchus )), in Oxford Studies
in Ancient Philosophy, vol. I, 1983, p. 3I).
est le point d'orgue. C'est plutôt un dialogue charnière annonçant la Platon qui, par la bouche de Socrate, se réfère à une « méthode », « méthode dialec-
l'elenkhos, par l'hypothèse du savoir (c'est l'objet du Ménon) ou par l'hun.,, )) dans Rép, VII, ({ méthode habituelle») en X, 596a5-7, méthode au sens spécial de
pre)c","u),e» en IV, 435d à propos de l'analyse tripartite de l'oime. Socrate ne la nomme,
la plus forte (dans le Phédon), celle d'une « réalité qui existe en soi et
comme l'explique G. Vlastos: ({ In marked contrast ta the "Socrates" who
(auto kath'hauto) » (100b) et fondée à partir de « quelque chose qui se in the middle dialogues, who refers ftequently to the "method" he flllows (either
or for some particular purpose in a special context), the "Socrates" who speaks
Plato's earlier dialogues never uses this ward and never discusses his method of
1. J.-Fr. Balaudé, Le Savoir-Vivre philosophique. Empédocle, Socrate, Platon, Paris, (Ibid.. p. 27).
2010, p, 136. : « What is he [i.e. Socrates) searchingfor? For truth, certainly, but not for
2. Cf. R. Robinson, Plato's earlier Dialectic, Oxford, sec. éd., 1953 ; G. Vlastos, ,o'"Y'"''' of'truth- only for truth in the moral domain; the logical truths governing definition,
Elenchus », in Oxford Studies in Ancient Philosophy, l, 1983, repris et modifié in more abstract ones, like the principle of non-contradiction, are never treated as
Studies, Cambridge, 1994, et Socrate, Paris, 1994. theses - only moral truths are so treated. )
3. J.-Fr. Balaudé, op. rit., p. 243. p.37.
290

que Platon se serve encore de Socrate comme porte-parole, dans ses 16


de maturité, pour faire l'hypothèse des Formes intelligibles et en
complexité, il s'éloigne du more socratico en creusant l'écart entre la
le vrai, entre le géomètre et le dialecticien de l'agora, entre le chemtin'em,el Aristote, lecteur de Platon*
La République et celui du Phèdre. Socrate se situe ainsi à l'intersection
David Lefebvre
définitions concurrentes de ce que philosopher veut dire. Dans la 1<.e,VU1't)
le philosophe s'y définit comme celui qui voit effectivement les idées
vivant et qui, parce qu'il a vu les idées, est à même, une fois redescendu
la demeure commune, de rapporter la multiplicité sensible à l'unicité
de l'idée, et de vivre en conséquence. En revanche, le philosophe du
est, de son vivant, coupé du lieu intelligible, auquel il n'a rapport que
médiation de la mémoire et des images. L'ascension se révèle donc La distinction entre le texte lu et la manière dont il l'a été, dans le cas de
impraticable pour lui: « au souvenir de la beauté véritable, on prend hil()Sophes de la stature de ceux qui nous occupent, est à première vue sans
et, pourvu de ces ailes nouvelles, on désire s'envoler sans pouvoir le "tinellce : le Platon d'Aristote, c'est Aristote. Il serait vain d'énumérer ses
lève comme l'oiseau son regard vers le haut, on néglige les choses cl 'en ntr'es<,ns dans sa lecture de Platon, si c'est pour corriger son interprétation.
On a affaire, selon l'heureuse formule de Ch. Griswold, à une définition lIstofllen <le la philosophie trouvera une raison dans le fait qu'Aristote lui-même
du philosophe, celui-ci se caractérisant par une incomplétude structu! volontiers deux modes de lecture de ses prédécesseurs: d'un côté,
dont témoignent et sa démarche et son inscription dans la cité: « le et l'histoire des doctrines, ce qu'on appelle parfois la doxographie,
de la réminiscence, absent de la République, insiste sur le caractère leur critique. Il serait naïf de prendre cette distinction pour argent
médiat de notre compréhension des Formes, qui s'effectue de manière l11p,rallt - l'exposé est déjà une lecture conduite par le projet critique ou
Le Phèdre accentue beaucoup plus que la République l'impossibilité d'Aristote - mais imprudent de l'ignorer. Le sens de la lecture aristo-
philosophe d'échapper à la Caverne. Dans l'univers du Phèdre, il ne de Platon n'est donc pas réductible aux effets de l'interprétation. Le
avoir de "rois philosophes", puisqu'il ne saurait y avoir de philosophes , ___ ... _. historiquement très particulier, que pose la « réception}} de Platon
requis par cette expression2 ». Entre ces deux déterminations rivales CLn',""J" est en effet double: il est tentant de faire dépendre entièrement

philosopher veut dire, la figure de Socrate l'atopique a bien une place :e':posés de la philosophie de Platon que nous trouvons chez Aristote de
mais la démarche dialogique, elle, cède la sienne à une dialectique plaltolücl, riterprétaltio,n de ce dernier, mais il est impossible de supprimer la possibilité
qui n'est ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. l'At'ist,ote utilise parfois un Platon auquel nous n'avons pas accès à travers les
et que nous ne connaissons donc pas directement; plus encore, il
être tentant et partiellement vrai de penser que les questions auxquelles
'LUle :\Ollmel Platon donnent de ce dernier une présentation injuste et piégée,

on ne peut pas exclure que les questions qu'il posent à Platon révèlent ou
lon!'ellt les questions mêmes de la philosophie de ce dernier. Ce sont ces
relatifs au statut de la lecture ou des lectures de Platon par Aristote
justifier ici.

1. Platon, Phèdre, 249d-e.


2. Ch. Griswold, ({ Le libéralisme platonicien », in M, Dixsaut (éd.), Contre . Michel Crubelier et Marwan Rashed pour leurs observations sur une première
({ Renverser le platonisme », Paris, Vrin, 1995, p. 183-184. de ce texte.
292 rl'd",'tre 16. Aristote) lecteur de Platon 293

Quelques stratégies de lecture aussi s'apprécier dans ce contexte: en un sens, la critique de Platon 'n'a
d'original et ne suffit pas pour caractériser la lecture d'Aristote. Tous les
Aristote est né en 384, quinze ans après la mort de Socrate, en
'SuLcoesseurs de Platon furent aussi ses critiques. Cependant, Aristote n'est pas
est resté une vingtaine d'années à l'Académie (368/7 à 348/7 av. J,-C.),
,se'uJem"m critique de Platon, il l'est aussi des critiques de Platon entreprises
connut les deux premiers successeurs de Platon, Speusippe, de 25 ans son
ses collègues (dont Speusippe et Xénocrate) et Aristote ne s'interdit pas,
et Xénocrate, plus âgé d'une dizaine d'années. En plus d'être un
un certain niveau, d'être fidèle à un Platon, contre eux ou contre d'autres
Platon et manifestement d'un très grand nombre de ses düt!ogues,AI'istot@
donc auditeur et témoin des recherches menées dans son école. Nous ne
En matière de fidélité philosophique, sinon exégétique, la plus fondamentale
rien de très certain ni sur la proximité personnelle entre Platon et
peut-être la poursuite du« parricide}), même si ce fut par d'autres moyens:
pendant cette période ni sur l'existence de discussions philosophiques
Parménide, montrer que le non-être est. Dans la Métaphysique, sans le
eux 1, De la lecture aristotélicienne de Platon, nous retenons aU.locLrd· h,Ii
Aristote prend la suite de l'Étranger du Sophiste: il y a du non-être -
antiplatonisme et ses critiques acerbes contre le caractère purement
il rejoint les platoniciens qui crurent qu'il était nécessaire de le montrer.
doctrine des Idées: « Dire que les Idées sont des modèles et que les autres
l..orwu, de Platon fut de faire du Non-Être un principe univoque et absolu,
participent d'elles, c'est parler à vide et par métaphores poétiques, car
par son mélange avec l'Être, de la pluralité des êtres. Elle vient d'une
qui travaille le regard porté sur les Idées2 ? ») ; ou encore: « Laissons
!""miére « archaïque» de poser les difficultés, sans opérer la distinction des
Formes, c'est du babillage3 ••. " Que cette lecture soit une critique et
de l'être et du non-être (par accident et en soi, en puissance et en acte,
une opposition frontale dans tous les domaines de la philosophie
et faux, selon les catégories) qui permet à Aristote de ne substantialiser
n'es~ pas niable, comme on le verra. Cependant, même si nos inJm.maLtic'Il";
l'être ni le non-être. Aristote se méprend sur le sens du non-être dans le
l'ancienne Académie sont réduites et peu fiables, on sait qu'il y CO<;X"''"]'
qui est l'autre de l'être et pas un non-être absolu que Platon n'accepte
personnalités philosophiques antagonistes: Speusippe, premier sw;ce:ISe\
plus qu'Aristote. Si sa lecture est en ce sens « fausse ;>, au moins pense-
Platon, a nié, avant Aristote, l'existence des Idées; Eudoxe, dont on
résoudre avec des outils plus modernes la même question2 • De manière
qu'il prit la tête de l'école en l'absence de Platon parti en Sicile, est rérmté:
~en;"a.Le, Aristote critique vigoureusement la séparation des Idées et l'obscurité
fait du plaisir le souverain bien, opinion contraire à celles défendues par
recours platonicien à la participation du sensible aux Idées, mais il maintient
et Speusippe ; Héraclide du Pont, d'abord auditeur de Platon, puis
!îl1-mënle l'existence d'un certain type de substances séparées. La conception
ne semble pas avoir jamais eu recours aux Idées j Xénocrate, second
l(rÏ<'toltélide:nnLe du rapport entre sensibles et intelligibles, selon laquelle la
de Platon, n'a pas conçu les Idées de la même façon que Platon4 . Être
est l'acte ou l'achèvement d'un individu sensible et n'est séparable que
de l'Académie ne demandait donc pas de souscrire à un dogme; la
façon logique et non réelle, n'empêche pas qu'Aristote affirme au livre A
de la philosophie lisible dans les Dialogues suppose une totale
la Métaphysique l'existence de substances réellement séparées, qui sont des
pensée sur ses principes et ses résultats, comme l'examen de difficultés
Idées au début du Parménide le montres. Le rapport d'Aristote à
de Platon, scénario défendu depuis Jaeger (Aristoteles : Grundlegung einer Geschichte seiner
Entwicklung, Berlin, 1923 ; Aristote, Fondements pour une histoire de son évolution, trad. fr.,
1. Voir un point dans E. Berti, Sumphilosophein, La vita nell'Accademia di Platone, Paris, éditions de l'Éclat).
Laterza, 2010, p. 3-29 et]. Dillon, The Heirs ofPlato, A Study ofthe oldAcademy thèse de la continuité doctrinale entre Platon et Aristote a été dominante dans l'Anti-
BC), Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 1-16. quité (voir par exemple, Cicéron, Académiques,!, 17). Diogène Laërce rapporte qu'Ari~tote
2. Met., A, 9, 991a20-23 (~M, 4, 1079b24-27). Cf aussi EE, !, 8, 1217b20-21, etc. fut le « disciple le plus authentique )) de Platon Cv, l, 6). La fresque de Raphaël, l'Ecole
3. Seconds Analytiques (APost.), l, 22, 83a32-33. d'Athènes, suggère une collaboration conforme à la lecture néoplatonicienne : Aristote porte
4. Sur les conceptions de la substance à l'Académie, voir Met., Z, 2, jU.'",HO-~, , l'Éthique, tandis que Platon, le Timée sous un bras, pointe un doigt vers le deI. Le maître
1069a33-36 ; M,l, 1076aI6-22; 8, 1083020-24. Voi, aussi H. Cherniss, à retenir pour sa cosmologie et sa théorie des Idées; à l'élève il faut s'adresser pour la
l'ancienne Académie, Introduction et traduction de L. Boulakia, Paris, .Vrin, 1993, Il existait pour le reste entre les deux une sumphônia, un accord, qu'il revenait à
G. Karamanolis, Plato and Aristotle in Agreement? Platonists on Aristotle/rom l',"to>', averti d'expliciter. Voir L. P. Gerson, Aristotle and Other Platonists, Ichaca/Londres,
Porphyry, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 331. University Press, 2005, p. 4.
5. Comme le signale G. E. L. Owen, ({ The Platonism of Aristotle )), 1088b3S-1090a2; Sophiste, 257b-259b. Si la lecture d'Aristote est littéralement fausse,
Dialectic, Londres, Duckworth, 1986, p. 200-220, p. 206, ce p~~:;:::~~~~~~hl~~:~~:; n'empêche que la solution platonicienne (le non-être est l'Autre) reste sous le coup de la
l'ancienne Académie jette un doute sur le principe d'une reco~stitution critique d'Aristote selon laquelle les platoniciens ont réduit le non-être à l'un de ses sens
de la philosophie d'Aristote fondée sur l'idée d'une émancipation progressive de (le relatif), qui n'épuise pas la pluralité des sens de l'être, Cf aussi A, 9, 992bI8-20.
294 'Chapi,trI 16. Aristote, lecteur de Platon 295

actes et non des formes, le premier moteur et les moteurs des sphères Y'éomno< matière, l'un comme bien, l'autre maL Le défaut de ce dualisme est de
prolonge ainsi une position philosophique d'origine platonicienne, participer toutes choses au mal, puisqu'elles seraient un mélange de l'égal
si l'on veut, consistant dans la reconnaissance de substances non de l'inégal, du bien et du maL Ne pas mettre le bien et le mal au principe
absolument séparées. Aune certaine échelle, celle de la dispute on'tollog,iqu donc constituer une correction à cette difficulté. C'est celle adoptée
la gigantomachie du Sophiste (246a), contre d'autres philosophes (matérialli, Speusippe qu'Aristote vise ensuite (4). D'après ce qu'on peut reconstituer,
Aristote a défendu ce platonisme. :N,eusIF'pe selon Aristote, a posé plusieurs niveaux de substances dotés chacun
Platon est aussi défendu contre d'autres platoniciens, ce qu'i·.llu:,tt"nt propres. Il en découle une ontologie stratifiée, composée de niveaux
<'à,: Ol1il'CIpe:
deux extraits du dernier chapitre du livre A de la Métaphysique: ;consécutifs hiérarchisés: au sommet les nombres, qui ont pour principe l'Un,
Et s'il n'existe pas d'autres choses en plus des sensibles, il n'y aura pas les grandeurs géométriques, l'âme, les corps sensibles, avec chacun leur
principe, pas d'ordre, pas de génération, pas de corps célestes, mais principe. Aristote reproche à Speusippe l'indépendance de chaque niveau: le
du principe, un principe, comme chez ceux qui parlent des dieux' et est composé d'« épisodes ), sans connexion ni unité, « comme dans une
tous les physiciens; mais si (1) les formes existent ou (2) les nombres, ils roaUV:HS< tragédie! ". Aristote critique le statut du principe chez Speusippe (4)
seront causes de rien, et si ce n)est pas le cas, ils ne seront assurément lequel il est analogue à une semence, qui: est à rorigine de rêtre achevé sans
causes du mouvement. [...l ~tn, elle-.même achevée. Pour Speusippe, le bien n'est donc pas au principe mais
(3) Certains font de l'un des deux contraires la matiere de au terme d'un processus2 • Aristote refuse cette conception en rappelant la
contraire, comme ceux qui font de l'inégal la matière de l'égal ou CCtlX " " loctriIle de Platon à laquelle il donne raison (5) : le bien est principe en toutes
font des multiples la matière de l'un. Cela se résout aussi de la
doctrine qui a l'avantage d'éviter l'épisodisme de Speusippe. Mais il
car la matière, si elle est une, n'est contraire à rien 2 . En plus toutes
sauf l'Un, participeront du mal, car le mal lui-même est un des élément! rèPro(;he cette fois à Platon de ne pas avoir expliqué selon quel type de causalité
(4) Pour d'autres, le bien et le mal ne sont même pas principes, alors bien est principe - comme cause finale, motrice ou formellé ?
toutes choses c'est surtout le bien qui est principe. (5) Les "r"mi"s Il arrive encore qu'Aristote utilise les prédécesseurs de Platon contre celui-ci.
raison en disant qu'il estprincipe, mais ils n'expliquent pas de ~u"u, lU," Eès: exenlples de ce mouvement sont nombreux et extrêmement provocateurs de
le bien est principe ~ est-ce que c'est comme fin ou comme ce qui a mis part d'Aristote car il réhabilite ainsi le bien-fondé des positions des sophistes,
mouvement ou comme form~ ?
Jrateurs et poètes critiquées par Platon. Au livre l des Politiques, examinant
Le premier texte rappelle la position ontologique générale question des vertus des différents membres de la famille (maltre, femme,
une ontologie matérialiste conduirait à une régression ad infinitum esclave), Aristote donne raison à ceux qui, comme Gorgias, préfèrent
série des causes et ne permettrait pas de s'arrêter à un principe ·enunlerer les vertus» (exarithmein, l, 13, 1260a27) plutôt que définir la
mouvement - ce que cherche Aristote; poser des substances non ce qui revient à donner raison au jeune Ménon contre Socrate: mieux
soit (1) des Formes, comme Platon, soit (2) des nombres, comme au donner un « essaim de vertus" (celle du père, de la femme, de l'enfant,
Speusippe, constitue bien une alternative aux matérialistes, mais de vieillard, etc.) que produire une définition unitaire qui empêche de recon-
substances immobiles ne seront pas principes du mouvement, ce que la vertu propre de chacun (Ménon, 71e-72b). Après Gorgias, Aristote
Aristote, mais tout au plus des principes d'êtres immobiles. Aristote encore un vers de l'Ajax de Sophoclé. Ce recours à Gorgias et aux poètes
id en même temps aux deux principaux représentants de l'Académie Socrate est d'autant plus retors quJhistote pense pourtant qu'il existe
principes sont jugés inopérants, tout en restant au sein d'une ontolog unité des vertus (Éthique à Nicomaque, l, 13, 1144b30-1145a6), mais il
accepte la distinction entre des êtres sensibles et intelligibles. Dans le tenir en même temps cette unité et la possibilité de reconnaître des vertus
texte, Aristote joue cette fois Platon contre Speusippe. Il résume d à ceux qui ne la possèdent pas au sens plein. Il utilise Gorgias contre
contenu d'une position qui est (pour lui, on le verra) de type platonicien mauvaise manière (celle imputée à Socrate) d'imposer l'unité aux vertus.
principes ultimes contraires (1'égal et l'inégal) valent l'un comme fOIm",l
A, 10, l075b37-1076a4; A, 3, 1090b13-20, où se trouve cette expression.
1. Il s'agit des poètes auteurs de théogonies, Homère et Hésiode. 11.,7, 1072b30-1073a3.
2. Si la matière est une, elle ne sera pas en taut que telle un contraire; pour Aristote, Ce n'est pas le seul reproche qu'Aristote fait à la conception du Bien qu'il attribue à Platon.
est double, matière et privation qui est le contraire de la forme. notamment Met., N, 4.
3. A, la, 1075b24~27 et l075a32-bl. Nous traduisons le texte de Ross. P,l., !, 13, 1260a30. Voir au"i P,l., VII, 7, 1327b36-1328aI6.
296 CI,ap,!tre 16. Aristote, lecteur de Platon 297

On pourra ici dénoncer (ou reconnaître) un mouvement tactique1, mais il ;,:matfLénutiq\leS, non de la physique, et les Anciens sont un des recours d'Aristote
de dialectique: en utilisant un ou plusieurs penseurs ou poètes, aux comme on l'a dit, « démathématiser » la philosophie de Platon.
desquelles il n'adhère pas, contre un philosophe qu'il critique, Aristote La lecture aristotélicienne de Platon est donc contextuelle. Elle obéit à
le poids de sa réfutation. Les Anciens sont souvent mis à profit contre stratégies qui prennent en compte les positions de Platon vis-à-vis de ses
quand Aristote veut critiquer les méfaits d'un examen purement m,ue,otlç .interloc:ut,eUlrs (les matérialistes, les Éléates, les sophistes, les poètes) et les diffé-
(c'est-à-dire logique et vide) et mathématisant de la natnte2 • Démocrite positions des platoniciens. Les textes cités montrent qu'Aristote assume
Platon du Timée entent des projets analogues en composant les êtres partie l'héritage de l'Académie contre les matérialistes (il y a des substances
d'indivisibles: corps pour l'un, triangle pour l'autre3 . Aristote critique les Jrrlm'DDlies qui sont principes) et que, au sein de l'Académie, il lui arrive de
positions, l'une et l'autre absurdes, mais il réfute l'atomisme géonlét:ri'lu,,) délren,dre l'héritage de Platon (l'Un-Bien est principe) contre la doctrine de
Timée en soulignant qu'il est moins vraisemblable que celui de D"mocr'ite:" "P'W"I'I'C ; mais il serait faux de parler d'un retour d'Aristote à Platon, contre
ayant recours à des corps, celui-ci se donne les moyens de rendre compte innovations philosophiques des usurpateurs à la tête de l'école, puisque
génération et del'altération, chose impossible avec les sntfaces des ""'Hgies. d'une part, refuse les Idées, comme le fait aussi Speusippe, et, d'autre
anciens physiciens savaient donc mieux poser des principes appropriés à veut éviter le dualisme des principes ultimes qu'il trouve (ou pense trouver)
de la nature que Platon auquel font défaut l'expérience de " saisir d'un Platon et veut déterminer comment le bien est cause (comme fin), ce que
ce qui a été reconnu ), et l'observation de la naturé. Dans ce découp'ageç dernier, selon lui, n'a pas fait.
l'histoire de la philosophie pré-aristotélicienne, aux Anciens (p).thag,oriciens.!l1
à part), les corps et la nature, aux philosophes de« maintenant», les unLiv"rs, Arist,)telecteur des Dialogues (écrits)
les nombres et les mathématiques 5 : pour eux, ces dernières sont devenues
la philosophie, alors qu'ils disaient qu'il ne faut les étudier qu'en vue Pour reprendre une classification commode, Aristote se réfère (i) tantôt à
choses. Par cette phrase célèbre du livre A de la Métaphysique (9, 992a:\2-1> dialogues précis, ceux qui nous ont été transmis sous le nom de Platon,
qui s'adresse directement à Platon et vise sans doute le programme cite par le titre que nous leur connaissons, (ii) tantôt, plus rarement, à
des philosophes de la République (VII, 521c-535a), Aristote trahit aussi lui-même; enfin (Hi) il fait aussi mention de conceptions attribuées à
platonisme: Platon n'a pas réussi dans son étude de la nature, non seuJen". sujet anonyme au pluriel ou décrit par une périphrase du type « ceux qui
par défaut d'observation mais surtout par ignorance du mode d'efficacité les Idées comme causes}) ou « ceux qui ont introduit les Idées l )). Dans
la nature d'un principe que, par ailleurs, on l'a vu, il admet -le Bi~n. l'Ethù1ue à Nicomaque, au cours de son célèbre préambule à la critique de la
comme Platon, dans le Phédon (97b-98c), reproche à Anaxagore de ne do,otriine de l'Idée du Bien, résumé par la formule latine: «Amicus Plato, magis
fait usage de l'Intelligence dans ses explications et pense hncal"ment: ac:comlJliJ veritas N, « Platon est mon ami mais la vérité l'est davantage )), Aristote
projet anaxagoréen dans le Timée, Aristote reproche à Platon d'avoir fait à mentionne pas le nom de Platon mais utilise un pluriel anonyme, dont on
titre du Bien un principe tout en en faisant aussi une Idée et, ainsi, de certes penser qu'il désigne entre autres Platon 2 . Certains cas sont plus
l'avoir utilisé comme une fin dans l'art et la Naturé. Son monde est
Bonitz, Index aristotelicus, 598a23-599a17. Le pluriel grec peut aussi désigner un seul
philosophe. - Il arrive qu'Aristote ne se réfère pas à Platon mais à Socrate, le Socrate
historique ou le personnage des Dialogues. Nous ne pouvons ici que très marginalement
1. Voir H. Cherniss, Aristotle's Criticism of Pre-Socratic Philosophy, Baltimore, envisager le rôle particulier de ces deux Socrate dans la lecture de Platon par Aristote. Ross
p.341-346. suggère que, par« délicatesse », l'habitude d'Aristote n'est pas de citer nommément Platon
2. Voir Th. Auffret, « Aristote, Me~. A, 1-2. Un texte "éminemment platonicien" ?», quand il critique une de ses thèses (Aristotle's Metaphysics, Oxford, Clarendon Press, 1924,
XXXII, 2, 2011, p. 263-286. I, p. XXXVIII-XXXIX). Socrate est amplement cité dans ces contextes critiques et peut-être
3. rimée, 53c. à la place de Platon. Ce pourrait être ce qui a poussé Aristote à le mentionner dans son
4. De la Génération et la corruption, I, 2, 316a5-14. Le reproche est très sarcastique (cf examen des Lois, où bien sûr Socrate n'apparaît pas: ({ Certes les discours de Socrate ont tous
p. 101 de la traduction de M. Rashed, Paris, Les Belles Lettres, 2005), d'autant quelque chose de remarquable, d'élégant, de novateur, de stimulant pour la recherche, mais
l'expression ({ saisir ce qui a été reconnu» (ta homologoumena sunoran) peut aussi il est peut-être difficile de bien <traiter> de tout» (Pol., II, 6, 1265al0-13, trad. P. Pellegrin,
dche du dialecticien (Phèdre, 265d). Voir aussi Du Ciel, III, 7, 306a16-17. Paris, GF-Flammarion, 1993).
5. A, 1, 1069a26-30. EN, I, 4, 1096a12-17. Voir L. Tiran, «Amicus Plato sed magis arnica veritas. From Plato and
6. Nous reprenons l'analyse de S. Menn, dans « Aristotle and Plata on Gad as Nous Aristotle to Cervantes», Collected Papers (1962-1999), Leyde/Boston/Cologne, Brill, 2001,
the Good », 7he Review ofMetaphysics, 45, 3,1992, p. 543-573, p. 558-562. p. 1-46, qui rappelle, p. ID, le passage analogue de la République (595b-c).
Chapitre 16. Aristote, lecteur de Platon 299
298

délicats. Dans son exposé de la philosophie de Platon et sa critique des Idées, de la cité à l'unité dont le communisme platonicien de la République est porteur,
aux livres A, Z, M et N de la Métaphysique, critique qui se prolonge aussi il réunit autour d'un thème, la constitution (politeia), les conceptions propres à
les Éthiques!, Aristote ne se réfère quasiment jamais à un dialogue (sauf le platon envisagé comme philosophe législateur sur un plan qui n'est pas différent
Phédon) ni à Platon lui-même2 . On a notamment observé qu'Aristote n'utilise de celui des législateurs historiques (cf Pol., II, 12). Aristote utilise de ce point
jamais les difficultés examinées au début du Parménide (130a-135c)3. Parmi de vue la méthode qu'il théorise dans les Topiques lorsqu'il explique comment
les dialogues cités, Aristote ne se réfère pas de manière égale à chacun: La le dialecticien doit recueillir dans des livres des prémisses en les disposant
dans des listes avec un classement par thème et par auteurl . Un effet massif
République, les Lois, le Timée ont manifestement retenu son attention d'une
de cette décontexualisation est produit par la conception aristotélicienne de
manière particulièré.
Quel que soit le dialogue cité, le défaut de subtilité exégétique SOUvent la science qui infléchit d'emblée le sens des Dialogues2 • Ce qu'on peut appeler
la « départementalisation}) des science's (qui ne sont plus subordonnées à un
reproché à Aristote semble un moyen de rompre une fausse complicité philo,
sophique avec ses anciens anl.Îs de l'Académie. Sa lecture est en effet littérale,
savoir unique, la dialectique) conduit en effet Aristote tantôt à replacer telle
proposition platonicienne au lieu scientifique qui est le sien, tantôt à séparer
décontextualisante (elle extrait une pensée de son vocabulaire propre et de
fins déclarées), explicitement organisée selon une visée réfutative - d'où son selon les parties différentes de sa philosophie ce qui est étudié dans un seul et
caractère rétrospectif, reconstructeur et souvent polémique. Lecture littérale: même dialogue par Platon. Ainsi Aristote observe dans les Politiques (II, 6,
cela revient pout Aristote à lire les autres philosophes comme il veut lui-même 1264b37-1265al) qu'on trouve dans la République des dispositions sur la consti-
tution la meilleure, ce qu'il approuve, mais aussi d'autres, étrangères au sujet,
écrire, sans obscurité ni ambiguïté, en recherchant l'expression claire et propre, en
refusant le recouts aux métaphores5• Si la métaphore fait bien conna!tre quelque telles que des considérations sur l'éducation des gardiens. Ce sont les livres VI
et VII et sans doute aussi IV et X qui se trouvent ainsi disjoints du reste qui,
chose puisqu'elle opère par ressemblance, elle doit être évitée en dehors de
poésie; prendre un discouts au pied de la lettre est la meilleure manière seul, correspond bien pour Aristote au titre et à la nature politique de l'ouvrage.
lui de briser son faux prestigé. Lecture décontextualisante: Aristote dé!:enniI,e) La question de la tripartition de r âme et du statut de ses parties ne concerne
généralement un thème, sélectionne un certain nombre d'opinions m,tlt,·e",es",:'. pas le politique, comme Aristote le rappelle au début de l'Éthique à Nicomaque
sans égard pour la dimension dialogique du texte, le statut et l'identité (1, 13, 1102a23-26). Cet éclatement du dialogue platonicien selon le prisme de
personnage principal, la continuité du dialogue, la spécificité du vocabulaire, le la pluralité des sciences aristotéliciennes produit des résultats curieux, quand

travail de la dialectique7. La lecture de la République et des Lois au livre II il se conjugue avec le littéralisme. Si Aristote identifie certaines différences de
Politiques est révélatrice d'uue méthode btutale. En vue de critiquer la ré,iu<,ti')ll', statut du texte de Platon, il lit de la même façon le mythe et le dialogue. Cela
vaut pour le Timée dont Aristote fait une lecture littérale, en en refusant expli-
citement une lecture allégorique3 • Cela vaut aussi pour le mythe géologique du
1. EN, 1, 4 et EE, 1, 8. Phédon qui se trouve paraphrasé et critiqué dans les Météorologiques4. Un cas
2. Les références à un dialogue dans ce contexte sont au même passage du Phédon (9(;.-')9' et
100b-lOle) : Met., A, 9, 99lb3 ; M, 5, 1080a2 et GC, II, 9, 335bl0. Au livte exemplaire et complexe d'effet de l'exposition doxographique sur le contenu
cite Platon sans mention d'un dialogue en 6, 987a29, b12, 988a8; 7, 988a26; 8, nn,)o':O·, de l'exposé se rencontre en Métaphysique, A, 6. Avant d'y venir, il faut observer
9,992a21.
3, Ce dont on a fait un argument contre l'authenticité du dialogue. L'un des points que si les exposés de la République et des Lois que l'on trouve au livre II des
avec la critique aristotélicienne des Idées de la Métaphysique est l'existence d'une Politiques d'Aristote nous semblent souvent en appauvrir l'intérêt, en revanche,
l'argument dit du troisième homme dans le Parménide (132al~b2).
4. Quand il se réfère à un dialogue, Aristote précise souvent: « comme il est écrit Il dans
Timée, le Gorgias, etc. Cette insistance justifie, en Phys., IV, 2, 209b14-15, la pt<eci1;ion
1. Top" 1, 14, 105b12-l8.
doctrines non écrites» (cf infra). La paraphrase du Phédon dans les M,itéo'rolo!(;'IUiJ
«
2. Voir J. M. Watson, Aristotle's Criticisms ofPlato, Londres, Oxford University Press, 1909,
(II, 2, 355b32-356b3) a fait penser qu'Aristote avait le texte devant lui. Faut-il
p.83-84.
surnom de {( liseur» que Platon aurait attribué à Aristote (Vita marciana, 6) ?
3. Du Ciel, l, 10, 279b33-280alO : Aristote critique l'interprétation (sans doute deXénocrate)
5. Météor., II, 3, 357a24-28 et Met., A, 9, 991a20-23.
selon laquelle Platon aurait donné une présemation temporelle de la génération du monde
6. Top., VI, 2, en particulier 139b34-3? Il Ya là. une opposition majeure de style phi1osopl>iqu
pour, des raisons d'enseignement, comme un géomètre le fait avec des figures.
avec Platon. Voir M. Dixsaut, « D'un antiplatonisme à. l'autre », M. Dixsaut (dir.),
4. ~éteo~., II, 2: ~55b32-356b3. De même le Ménon est cité à la fois dans Les Politiques au
Platon, 1 : Le Platonisme dévoilé, Paris, Vrin, 1993, p. 11.
sem dune crIuque de la conception socratique de l'unité des vertus (I, 13, 1260a22) et
7. Voir sur ce point M. Dixsaut, « Aristote parricide. Note sur la dialectique chez Platon
dans les Analytiques au sujet de l'origine de la connaissance et de la réminiscence (APr., II,
Aristote », Platon et Aristote, Dialectique et métaphysique, 1. Tsimbidaros (dir.), ~'uu._"-:
21, 67a21 ; APost, l, 1, 71a29 ; II, 19).
Ousi., 2004, p. 71-99,
300 Chapitre 16. Aristote, lecteur de Platon 301

et sauf dans de rares cas, Aristote n'a manifestement ni inventé de ne'uv'en homogène pour Aristote, de philosophes mathématisants composé en outre
thèses ni même profondément défiguré ce que nous pouvons lire dans des pythagoriciens, de Speusippe et Xénocrate.
dialogues. Le cas de la lecture arsitotélicienne de textes écrits et con.«'""'."
Platon recommande donc de ne pas soupçonner par principe ce ~,,'A,io'r La théorie platonicienne des causes selon Aristote
pourrait nous apprendre d'un Platon dont nous n'avons plus de traces
En A 6, Aristote n'expose pas la philosophie de Platon en général, mais
même dans les cas où ce qu'il nous en dit est différent des Dialogues.
seulement l'origine et les principaux éléments d'une théorie platonicienne
des principes et des causes, insérée au sein d'une histoire des conceptions
Lexposé de la doctrine de Platon en Métaphysique, A, 6 pré-aristotéliciennes de ces notions dep'uis Thalès. Cela revient à poser à Platon
une question qui, sans lui être complètement étrangère (c'est la question du
Aristote expose la doctrine (pragmateia) de Plaron juste après la IJhii!m,op,ni
meilleur type d'explication causale posée par exemple dans le Phédon), n'est
des pythagoriciens et avant d'entamer sa critique au chapitre 9, selon
pas la sienne dans le détail de sa formulation. Cette question, parfaitement
rythme commun à l'ensemble de ce livre. Si Platon est expressément
explicitée par Aristote, consiste en effet à savoir si Platon et ses prédécesseurs
au chapitre 6 (987a29, b12, 988a8), de manière remarquable, il est seuteme!
en général ont utilisé et comment les quatre causes qu'il rappelle au début
cité une fois au chapitre 9 (992a21)1. En A, 6, Aristote construit son
de son enquête (A, 3, 983a24-b3) : la quiddité ou j'essence (to ti èn einai), la
de manière comparative: Platon a suivi en de nombreux points les
matière, le moteur et le « en vue de quoi » ou le bien. Aristote veut ainsi tester
goriciens mais sa doctrine comporte aussi des traits propres (idia), ot,·dl,,,,
le dispositif étiologique défini dans la Physique (II, 3) et confirmer qu'il est
au résultat de l'influence de Soctate et de Cratyle. La lecture ariste,tél.idenn i
exhaustifl-. Un tel examen est nécessaire car la science recherchée dans ce que
procède donc d'un double point de vue: le premier, historique et bic)grapllüqlù
nous connaissons sous le titre de Métaphysique est la traditionnelle sagesse
rapporte 1'( introduction des Formes», c'est-à-dire, la séparation des urLlv,er:,,,1
(sophia), science dont tous, spécialistes et non spécialistes, considèrent qu'elle
à l'influence théorique conjuguée de Cratyle et Socrate; mais ce point de
porte sur certaines causes premières - ce qui justifie pour Aristote d'inclure
est subordonné à un second, qui est l'opérateur défini par les pvth'Lgoric.ien!
Platon dans cette même histoire de la sophia et doit lever de son point de vue
Ces derniers apparaissent chez Aristote comme un groupe nébuleux de
tout reproche d'anachronisme ou de reconstruction rétrospective2 • C'est au
sophes évoqués le plus souvent au pluriel de manière anonyme3 . 1\ rlSte.téi
nom de la synonymie de la notion de sophia qu'Aristote expose la philosophie
mentionne ici aucune influence identifiable d'un pythagoricien sur
de Platon et qu'il en fera plus tard aussi la critique. Une enquête sur les concep-
Les rapports construits entre Platon et les pythagoriciens sont sys:rerlllllU<:So
tions antérieures des causes ou, ce qui revient au même, de la sophia, est donc
doctrinaux. Ils conduisent Aristote à proposer aussi une seconde eXIJli,;ati
légitime; elle a pour résultat de manifester aux yeux d'Aristote la supériorité
de l'origine de la séparation - dans les deux cas le marqueur pbLilc>sophiqtle
de sa propre conception des causes et de la sophia, comme science des premiers
Platon. Au regard des analyses ultérieures des livres M et N, cette cOlnparaLis
principes et d'abord de la cause finale et du Bien (A, 2, 982b6-7). À la fin du
est fondamentale car elle fait de Platon l'un des représentants d'un
Iivr~, Aristote pense avoir montré que même si les Anciens -les physiciens,
les Eléates, les pythagoriciens - et Platon ont utilisé des causes apparemment
1. Aux livres M et N de la Métaphysique, où Aristote expose et critique plusieurs
concurrentes sur les nombres et les grandeurs d'origine académique (Platon, différentes des siennes, bien comprises, ces causes ne constituent pas des types
Xénocrate) et pythagoricienne, on ne rencontre qu'une seule fois le nom de de causes irréductibles aux quatre identifiées par lui, qu'elles préfigurent au
1083a32). En particulier, on ne le trouve pas aux chapitres 4 et 5 du livre M olt A.; ...",,".,
de nouveau, mais avec quelques différences par rapport à A, 6, l'origine mieux « confusément3 ».
de Platon et la critique. Les chapitres 4 et 5 du livre M reprennent qu",aS~i::~:~~;~i::~~
matériel des chapitres 6 et 9 du livre A. Voir le détail dans Aristotle's 11
M and N, translated with Introduction and Notes by J. Anrias, Oxford, CLlfe,rrd')ll
1976, p. 131-132. Ces différences entre les deux groupes de textes (A et
s'ajoute l'absence de Speusippe et Xénocrate au livre A, ont sans dOUEe des
logiques, mais elles résultent surtout du fait que ces textes traduisent des projets Met., A, 6, 988a8-14 ; 7, 988a20-23, a34-b6, b16-19 ; 10, 993al1-15.
(plus doxographique et historique au livre A, plus systématique aux livres M-N). A, 1, 981b25-982a3 et l'ensemble de A, 2.
2. Cf le « gar» en 987a32. Vo!r A. Mansi.on, « Le rôle de l'exposé et de la critique des philosophies antérieures chez
3. W. Burkert, Lore and Science in Ancient Pythagoreanism, trad. angl., Cambridge, Anstote )), Amtote et les problèmes de méthode, S. Mansion (dir.), Louvain Éditions de
University Press, 1972, p. 29. Aristote ne mentionne pas le nom de Pythagore. l'Institut supérieur de philosophie, 1980 (1961), p. 35-56. '
302 Chapitre 16. Aristote, lecteur de Platon 303

Soumise à cette question, il appara!t que la doctrine de Platon utilise pour la génération des Nombres dits Idéaux!. En A, 6, en effet, Aristote
des causes aristotéliciennes, la quiddité et la matière 1, C'est sous ces attribue nommément à Platon une théorie complexe, qui reste sur plusieurs
entrées qu'elle entre dans un tableau systématique des théories sur les points obscure mais est fondamentale, selon laquelle il existe différents types
En quoi? Pour Aristote, l'ontologie de Platon marque une rupture car celUJ-.ti. de nombres. 1) Platon, en effet, aurait attribué aux êtres mathématiques (ta
affirme le premier, aussi dairement2 , l'existence de substances non sel1sible:" mathèmatika) la place d'intermédiaire (metaxu) : les objets de l'arithmétique et
immobiles et éternelles. Il est donc celui qui a " introduit» les Formes de la géométrie partagent les propriétés des Idées (ils sont intelligibles, éternels
les Idées3. Mais, du point de vue de la question directrice des principes, et immobiles) ; cependant, comme po.ur les sensibles, il existe de multiples êtres
l'étiologie de Platon qui intéresse ici Aristote. Or celle-ci est, pour lui, UU'"U,œ mathématiques de même espèce (les différents types de triangles, les 5 utilisés
au-dessus des Idées, il existe en effet deux principes, l'Un (to hen) et la par les mathématiciens, etc.), tandis que chaque Idée est numériquement et
(hè duas), autrement appelée ici le Grand et le Petit (to mega kai to mi,kroon),;a spécifiquement unique 2 • Comme on l'a vu, ce qui caractérise donc pour Aristote
laquelle il arrive qu'Aristote donne aussi ailleurs d'autres nomé. Il ne faut l'ontologie de Platon est qu'il a reconnu trois genres distincts de substances: les
identifier le sens de ces deux principes à leur acception arithmétique5• sensibles, les êtres mathématiques, les Idées3. 2) Cependant, selon Aristote, les
er la Dyade sont des principes contraires qui engendrent les Idées et les Idées sont de deux types: les Idées elles-mêmes (l'Homme en soi, le Juste en
sensibles; ils sont donc les principes ou éléments de tous les êtres. r:Un est soi, etc.) et les Nombres. Aristote rapporte en effet qu'il existe chez Platon deux
cause formelle ou l'essence des Idées, lesquelles sont à leur tour causes tormelles types de nombres: les nombres arithmétiques (intermédiaires) et les nombres
des êtres sensibles; l'Un et les Idées occupent donc la place de la quiddité qui sont des Idées, arithmos eidètikos(Nombres Idéaux ou Idées-Nombres dans
7, 988b4-6). La Dyade joue, elle, le rôle de matière à deux niveaux: elle est les traductions françaises). Il en va de même des objets géométriques (lignes,
matière des Idées (dont l'essence est l'Un) et des êtres sensibles (dont j'p"opne' surfaces, solides) qui peuvent être des objets géométriques mathématiques ou des
provient cette fois des Idées). Cela suppose que les Idées conservent en Grandeurs Idéales- participant dans les deux cas à un certain espace intelligible,
comme les sensibles, de la matière, de l'illimité ou de l'indéterminé (Phys., le Grand etle Petié. On doit donc distinguer (i) le Nombre Idéal, (ii) le nombre
4, 203a9-10). Mais cette proto-matière platonicienne est, d'une part, double arithmétique et (iii) le nombre sensible, soit ce qui est dénombré, et de même
Grand et le Petit), d'autre parr, incorporelle (hulè asômatos, A, 7, 988a.2}.·26j, pour les grandeurs. La différence entre nombre Idéal et nombre arithmétique
quoiqu'elle puisse manifestement être aussi corporelle. On verra plus loin
effet qu'Aristote rapporte dans un passage capital de la Physique (IV, 2) 1. Cf A, 6, 987b34. - Le terme ekmageion (hapax chez Aristote) n'est pas choisi au hasard:
Platon identifiait la khôra du Timée (l'espace ou l'étendu qui est le réc:ep'tad utilisé dans le 1héétète (191c9, 194d6, etc.), Ul'est surtout dans le Timée pour décrire le
réceptacle (to dekhomenon) qui est « par nature un porte-empreinte pour tout » (SOc2). -
des sensibles) et la Dyade du Grand et du Petit. La Dyade, comparée à La question se pose de savoir quels Nombres Idéaux exactement sont t< engendrés» par la
sorte de support malléable et plastique (ekmageion, 988al) est aussi Dyade ou encore si les Nombres Idéaux sont en nombre infini ou fini: Aristote explique
seulement en A, 6 que les nombres sont « convenablement ) engendrés de la Dyade, <sauf
les premiers>, ce qu'on a identifié aux nombres premiers (Cherniss) ou aux nombres impairs.
Sur les modalités d'engendrement des Nombres Idéaux à partir de la Dyade et à partir de
1. Met., A, 7, 988a23-26 et a35-b6. l'effet conjugué de la Dyade et de l'Un, voir N, 4, 109la23,29 : M, 8, 1083b36-1084b2
2. Les pythagoriciens avaient déjà introduit l'essence, comme Démocrite et Socrate, mais où Aristote mentionne et critique la limitation des nombres Idéaux à la Décade et surtout
la séparer: A, 5, 987a19-27 ; M, 4, 1078bI7-25. Phys., III, 6, 206b27-33 où cette limitation semble être attribuée à Platon. On a parfois
3. Aristote dit « hè tôn eidôn eisagôgè) (988a31), comme en EN, l, 4, l096a13. r.:O;:;;~::;~'~ justifié le privilège de la Décade chez Platon en le rapportant à la perfection de ce nombre
inhabituelle. À l'époque d'Aristote, le terme d'eisagôgèa un sens économique chez les pythagoriciens (Met., A, 5, 986a8-12), où la Tetraktys, somme des quatre premiers
ou juridique (introduction d'une instance ou de poursuites). nombres, jouit d'un statut particulier.
4. Cf aussi Phys., 1, 4, 187a17; III, 4, 203a15-16 ; II;', 2, 209b33-210a2. On trouve 2. A, 6, 987b14-18 et B, 6, 1002bI4-21. Une des critiques d'Aristote consiste à dire que si ce
l't< Inégal » ou la {( Dyade indéfinie », ainsi que l'Eue et le Non-Être et, dans d raisonnement vaut pour les objets de l'arithmétique et de la géométrie, il doit valoir aussi
contextes, le Bien et le Mal. La Dyade du Grand et du Petit est l'expression la plus pour les objets de toutes les sciences mathématiques (harmonique, optique, astronomie, etc.).
dtement attribuée à Platon. Voir N, 1 sur ces appellations et leur critique. 3. A, 6, 987b14-18 ; B, 2, 995b15-18 et la 4' aporie; Z, 2, !028bI9-21, ere.
5. Dyade traduit le grec duas (le nombre deux, la dualité), distincte de deux (dueo)st' eIlnn"eefi' 4. M, 6, 1080bll-14, b23-25, où Aristote semble se référer à la position platonicienne et, dans
pas confondre cette Dyade avec le Deux envisagé comme Nombre Idéal, qui un passage critique, A, 9, 992a13-18. Il est impossible d'être ici plus précis. Sur les Nombres
par la Dyade qui est principe. - Sur le rapport entre l'Un et la de Hltonel et les Figures Idéales, on se reportera à L. Robin, La 1héorie platonicienne des Idées-et des
conception pythagoricienne des deux premiers principes, voir {( Les nombres d'après Aristote, Hildesheim/Zurich/New York, Olms, 1984 (1908), p. 199-498 et,
et la Dyade de Platon )), dans P. Kucharski, Aspects de la SPd'::r~~t:~;::~::t;:;:~!~:::i,;:~' pour une lecture en contexte de ces doctrines, à M. erubellier, Les Livres Mu et Nu de la
Louvain, Nauwelaerts, 1971, p. 97-159, qui défend l'idéed'une Dyade Métaphysique d'Aristote, traduction et commentaire, 4 vols., thèse de doctorat, université
définie par l'inégalité alors que celle de Platon le serait pas l'incommensurabilité. Charles-de-Gaulle Lille III, 1994.
304 Chapitre 16. Aristote, lecteur de Platon 305

peut se comprendre ainsi: alors qu'il y a plusieurs nombres arithlnétiq1uesl (l~ des deux principes ultimes, l'Un et la Dyade, forme et matière, et des Nombres
3,4, 5, utilisés par les mathématiciens), il existe un seul 3 Idéal (la Triade) Idéaux et Idées qui en sont d'abord engendrés. Aristote a bien présenté ou
un seul 4 Idéal (la Tétrade). Une Idée est un intelligible absolument unique reconstitué ce qu'il appellerait dans son langage une théorie des principes des
êtres mathématiques sont intelligibles et multiples. Les Nombres 'U'oallXISot substances sensibles et immobiles; elle a pour lui ce caractère particulier d'être
donc dotés de propriétés particulières: leurs unités sont dites inl:OInf'arab'le! une explication de la génération des corps sensibles élémentaires, et donc du
(asumblètos) avec les unités d'autres Nombres Idéaux'. Comme on l'a vu, ils monde naturel, à partir des êtres mathématiques. En termes aristotéliciens, la
ordonnés dans une série qui, selon certains textes, ne dépasse pa's la Décade. nature (avec ses différences qualitatives, poids, etc.) trouve donc ses principes
question se pose bien sûr du rapport entre les Nombres arithmétiques et dans les réalités géométriques et la physique, dans les mathématiques.
(ont-ils ou pas la même origine ?), tout comme entre les Nombres '~'_.UA Cil "'So La critique aristotélicienne de cette doctrine est en même temps une critique
Idées. Il existe sur ce dernier point plusieurs solutions que nous ne POUV()flS qui: de cette version platonicienne déficiente des causes formelles et matérielles
signaler: a) les Idées elles-mêmes seraient des Nombres-Idéaux ou des raF'po'rM d'Aristote et de l'absence des deux autres causes. 1) Platon a vu seulement « en
numériques Idéaux (l'Idée Homme serait un certain Nombre IdéalJ2. b) rêve » la cause motrice. -À elles seules, les Formes, immobiles et éternelles, ne
Idées et les Nombres Idéaux seraient distincts et les Idées seraient les pnlllcipe$ rendent compte ni du mouvement ni de la génération et de la cortuption 1• C'est
des Nombres Idéaux. c) Ils seraient distincts mais cette fois les Nombres 'u.,aux, donc l'étude de la nature qui est déttuite (A, 9, 992b8-9). 2) Chez Platon, l'Un
seraient les principes des Idées. Cette dernière solution correspond à une est une cause finale mais par accident et non en soi, car il arrive à l'Un d'être
brève indication donnée par Théophraste, premier successeur d'J'l.ri,st!lte' le Bien mais l'Un n'est pas essentiellement le Bien lui-même 2 • 3) La Dyade
dans sa Métaphysique (6bll-15 3). On aboutirait donc à la série suivante est conçue comme une matière unique dont provient non un seul être mais
la solution notée c) : l'Un et la Dyade du Grand et du Petit, les Nombres une pluralité; elle est déterminable par des Formes différentes ou par l'Un
les êtres géométriques Idéaux, les Idées, les êtres mathématiques (nombres sans perdre son indétermination. C'est pour Aristote inverser le rapport entre
grandeurs), les êtres sensibles. forme et matière: une seule forme est forme d'une infinité de sensibles qui ont
La doctrine de Platon retracée par Aristote décrit la génération et des êtres des matières à chaque fois différentes 3 . Si Aristote interprète la Dyade comme
intelligibles (Idées, êtres géométriques, nombres) et des êtres sensibles à une mauvaise préfiguration de la matière, c'est aussi qu'elle est deux (le Grand
et le Petit) mais en réalité uné. Elle est dépourvue de la privation (sterèsis),
1. Voir M, 7, lOBa5-7; 8, l083a17-20. La traduction du terme asumblètos dans ce COlitellte.': concept aristotélicien qui désigne ce contraire de la forme qui disparait dans
est discutée (faut-il traduire par non-additionnable ou plus précisément
le changement et permet à la matière elle-même de subsister et d'être substrat.
rable ?). On se reportera à l'article de J. Cook Wilson, « On the Platonist
asumbletoi arithmoi )), The ClassicalReview, 18, 1904, p. 247-60, qui défend la Platon a ignoré la puissance de la matière d'être chacun des deux contraires;
« non-additionnable». Nous adoptons ici la traduction proposée son dualisme a installé un face-à-face entre deux principes, la matière et la
et Tannel'y, par M. Crubellier, {( Platon, les nombres et Aristote », dans La
nombres, Actes du xe Colloque d'épistémologie et d'histoire des mathématiques, université' forme, qui ne permet pas de comprendre la permanence de la matière une fois
de Caen. Cherbourg (27-28 mai 1994), Caen, 1997, p.81-JOO. Si les unités des nOInbres
Idéaux sont dites« incomparables» avec celles des autres Nombres idéaux, c'est
leurs unités en diffèrent essentiellement, au contraire des unités identiques des nOlnbles 1. Ge, II, 9, 335b7-24; Met., A, 7, 987b3-4; 9, 99Ia8-19, 99Ib3-9, 992a24-29. Aristote fi'a
arithmétiques. Pour cette raison, les Nombres Idéaux ne peuvent être dits plus ou pas vu dans le démiurge du Timée un substitut suffisant de la causalité motrice, non plus
grands les uns des autres. Chacun est non pas quantitativement mais qualitativement que dans le ({ quatrième genre» du Philèbe (23c-e). Comme le montrent ces passages, le refus
essentiellement différent des autres et ses unités n'ont rien de {( comparable» avec celles de voir la cause motrice chez Platon est un élément essentiel de la critique aristotélicienne
autres nombres Idéaux. des Idées qui s'appuie sur leur impuissance à engendrer les participants; elles sont donc
2. Voir en ce sens M. Cmbellier, {( Platon, les nombres et Aristote », op. cit., p. 81-100 inutiles.
examine la thèse des Idées-Nombres en argumentant en faveur de cette première SOlun,on, 2. A, 7, 988bII-16. Ceci ne prétend pas épuiser la question de savoir pourquoi Aristote s'est
sans faire intevenir aucune symbolisation par les nombres de ce dont ils sont les Idées refusé à reconnaître dans le Phédon ou le Timée au moins des préfigurations de la cause
en défendant une fonction purement causale des rapports numériques, sur le mode de finale, même s'il est clair que l'usage aristotélicien de cette cause, c'est-à-dire de la causalité
causalité formelle. du meilleur possible, distincte de la causalité motrice, dans les traités physiques, notamment
3. Étant donné la nature des textes, polémiques et parfois contradictoires, C~:,~:I~~:::a::~;~:;~:' Les Parties des animaux, est très différent de la manière dont le Bien intervient dans le Timée
sont largement conjecturales. Les passages sur les Idées-Nombres ( par exemple.
sont rares et peu explicites: voir notamment M, 9, I086aIl-13 et N, 3,10'10,,16-17 3. A. 6, 988al-7,
mention de Platon). Ils sont discutés dans J. Annas, op. cit., p. 64-68. Le seul 4. Voir Phys., I, 9, 192a6-12 où Aristote insiste sur ce point: la dualité de l'expression de
Platon soit cité, A, 6, 987b22, est incertain. Ces trois hypothèses sont celles de L. Platon ne change rien au fait que sa matière est fonctionnellement une et non deux, matière
op. cit" p. 454-458. et privation.
306 Chapitre 16. Aristote, lecteur de Platon 307

qu'elle a été déterminée. Enfin cette matière est « plus mathématique », s'ils sont dans un flux permanent!. Platon imprime donc à la recherche de
Grand et le Petit sonr une différence de la marière, non la matière eU,e-nnêlni Socrate (dont l'influence est présentée comme postérieure à celle de Cratyle)
4) La critique de la conception platonicienne de la cause formelle cOlldllÎt"e un changement: les définitions et les universels ne porteront plus sur des
A, 9 porte à la fois sur les Idées, les Nombres et l'Un. S'agissant des sensibles, car il est impossible d'exprimer un énoncé commun sur ce qui ne
critique d'Aristote, à laquelle nous ne pouvons faire ici qU'l\pe allusion, cesse de changer, mais sur des « Idées» <\ à part » des sensibles, des êtres séparés
largement des contradictions internes attribuées à la doctrine; l'un des (khôrista, M, 4, 1078b30-31). Le Socrate d'Aristote n'a donc pas lui-même
de sa réfutation se tire de l'origine qu'il en donne: les Idées sont des prt'Ol<:al séparé les universels - alors même que le Socrate des dialogues socratiques
communs séparés des sensibles et substantialisés (l'attribut commun« HV.'HUl" de Platon n'utilise jamais le terme universel (katholou) mais celui de Forme
devient « homme en soi »), ce qui signifie en fait qu'elles sont simplement (eidos) ou d'Idée (idea).
doubles éternels des êtres sensibles2 ; cela les empêche d'en être l'essence et S'agissant des thèses héraclitéennes, on peut supposer qu'Aristote pense
général d'être des causes - puisqu'elles en sont séparées et que Platon n'a principalement à celles des mobilistes exposées dans le Cratyle, seul dialogue où
dit de la participation: « participer, cela ne veut rien diré. » Elles sont le personnage éponyme intervienne nommément, et, de manière plus générale,
inutiles pout expliquer la production d'artefacts, les actions et donc à la tribu du Théétète où les partisans de la théorie du flux commencent avec
génération et la corruption des êtres naturelé. Homère (160d). En A, 6, comme dans d'autres textes parallèles (M, 4 et 9),
Aristote semble suivre le raisonnement qui conclut le Cratyle (440a-d). Cependant
Première genèse de la séparation: Cratyle - Socrate - Platon S,ocrate en restait à une simple proposition d'enquête: faut-il se rallier, comme
le veut Cratyle, à ce que disent les héraclitéens, selon lesquels tout change sans
La genèse de l'introduction des Idées par Platon est présentée de
cesse, ou bien envisager que ce qui connaît et ce qui est connu, le bien et le
relativement indépendante de la doctrine de l'Un et de la Dyade et de
beau par exemple, existent toujours, ce qui semble être la condition pour qu'il
théorie des nombress . Aristote rapporte en A, 6 que Platon a été marqué«
y ait connaissance? Le raisonnement de Socrate, outre qu'il prend la forme
sa jeunesse)} par l'héraclitéisme de Cratyle, qu'il a conservé aussi« plus
d'une alternative (ou le flux ou la connaissance), ne consiste nullement à séparer
L'introduction des Formes trouve, pour Aristote, une première origine
des universels qui seraient déjà là mais lestés d'un poids ontologique insuffisant
l'incompatibilité ressentie par Platon entre les découvertes épist"m.oi<)gique
pour être objets de science, mais à faire dépendre la connaissance de l'existence
de Socrate et l'ontologie ou la physique héritée de Cratyle. Aristote reoontla'
de deux types d'êtres soustraits au flux, ce qui cannait et l'objet connu, par
en effet à Socrate le double mérite d'avoir découvert les discours inductifs·
exemple le beau lui-même (auto ta kalon 2). En A, 6, Aristote raconte une histoire
la définition par l'universel (qu'il utilisait seulement dans le domaine
différente dans laquelle Platon a « posé à part » l'universel, en réunissant ainsi en
politique7). Or il n'est pas possible de définir les sensibles ni d'en avoir lasciellc~,
une même nature l'universel et la substance: l'universel devient une substance
séparée, conçue comme une substance individuelle, dont la seule différence avec
les sensibles serait d'être soustraite au flux, immobile et éternelle3 . C'est de cette
1. A, 9, 992bl-7.
2. EE,!, 8, 1218all-15. nature hybride des Idées que viennent toutes les difficultés: un universel ne
3. A, 9, 992a27-29. -Aristote résume et critique au déhut de A, 9 quatre arguments peut être en même temps une substance. Cette genèse des Idées, en en faisant
en faveur des Idées. L'ensemble était développé dans son traité perdu Sur les Idées,
lement conservé dans le commentaire d'Alexandre d'Aphrodise. Voir W. Leszl, des réalités d'emblée composites, en fait voir le vice initial: la séparation réelle
Ideis» di Aristotele e la tearia platonica delle idee, Florence, Olschki, 1975 ; G. . ou la « substantialisation » des prédicats communé. En ce sens, Socrate avait
Ideas. Aristotles Criticism ofP/atos Theory afParms, Oxford, Oxford University Press,
L. Gazziero, Rationes ex machina, Paris, Vrin, 2008, et ici G. Kévorkian, p. 107 sq. raison: l'universel suffit pour la science (M, 9, 1086b4-5).
4. A, 9, 99Ia8-1O; EN,!, 4, I096b3S-97aI3; EE,!, 8, 1217b23-25.
S. On peut comparer A, 6 avec M, 4, l078b9-12 de ce point de vue. Sur le type de flux en question et la nature de l'héraditéisme qu'i! faut attribuer à Platon
6. Cratyle est mentionné deux autres fois par Aristote: Met" r, 5, 101Oa12 et Rhét., III j selon Aristote, voir G. Fine, On Ideas, op. dt., p. 54-57.
1417bl. Les spécialistes discutent de la réalité de son existence historiqùe, mais notre p,a,Sl Voir aussi Timée, 51b-52a.
suppose qu'il a été pour Aristote contemporain du jeune Platon. Chez Aristote, Met., M, 9, 1086a31-bll ; B, 2, 997b5-12. « Posé à part » traduit le verbe ektithèmi qui
occupe la position de l'hérac1itéen radical: de l'opinion selon laquelle il est impo,;siè,[e. désigne l'ekthèse ou le fait de poser à part du sensible.
dire la vérité des êtres sensibles toujours en mouvement, il tirait la conclusion qu'il ne Sur la séparation logique et la séparation,réelle (hap/ôs), voir Met., H, l, 1042a26-31 : la
rien dire et bougeait seulement le doigt. séparation au sens propre est celle de la substance composée, séparée d'autres substances, ou
7. Met., M, 4, 1078bI7-19, b27-30 ; Parties des animaux, !, l, 642a28-31. de la substance qui est pur acte, le premier moteur. La séparation est légitime chez Aristote
308 Chapitre 16. Aristote) lecteur de Platon 309

Platon vs les pythagoriciens - Seconde genèse de la séparation 3) L'infini: les pythagoriciens et Platon ont l'un et l'autre soutenu une concep-
tion substantialiste de l'infini et de manière générale des universels les plus
La philosophie pythagoricienne joue un rôle fondamental dans la hauts, comme l'Un, la Dyade, l'Être et le Non-Être. Pour eux, l'infini n'est
aristotélicienne de Platon non seulement en vertu de son caractère m;tolrJq\ pas un attribut ou un accident d'un sujet qui serait dit infini, mais il est une
au livre A, mais également dans l'ensemble de la Métaphysique!. chose en soi et une substance; chez Platon, c'est le Grand et le Petit, qui met
énumère en A, 6 les traits par lesquels la doctrine de Platon ressemble à l'infini à la fois dans les Idées et dans les choses sensibles, puisque les unes
des pythagoriciens et ceux par lesquels elle s'en démarque: et les autres en dépendent!. De même l'Un est pour Platon, comme l'Être
1) Les nombres: les deux font des nombres les causes de la substance des pour les pythagoriciens, non un accident d'autre chose, mais la substance des
(6, 987b24-25). Cependant, (i) les pythagoriciens ne distinguent pas êtres 2 • Mais alors que les pythagoriciens conçoivent l'infini comme un (A, 6,
Idéaux et nombres arithmétiques; en outre (ii), pour Platon, les 987b25-27), Platon a posé deux infinis, le Grand et le Petit, sans tirer toutes
sont séparés des sensibles, tandis que pour les pythagoriciens, les les conséquences de cette fausse dualité de la matière.
(arithmétiques) sont immanents aux sensibles: les choses sont nomt,re:,"., Il est inévitable de l'interroger sur l'origine de cet exposé de la philosophie
séparation distingue donc Platon aussi bien de Socrate que des pythag()ri'oiet de Platon et notamment de la doctrine des principes qui lui est attribuée,
En A, 6, 987b29-33, Aristote suggère sur ce point ce qu'on pourrait à première vue éloignée du contenu des Dialogues, même dans le cas déjà
une seconde genèse de la théorie platonicienne des principes séparés, non évoqué du Cratyle. Pour ce qui est de l'influence de Cratyle, on peut supposer
cette fois rapportée à l'influence conjuguée du couple Cratyle/Socrate . qu'Aristote reconstitue l'origine théorique de la philosophie de Platon ou bien
aux pythagoriciens: Platon a séparé l'Un et les nombres, au contraire qu'il recueille certains éléments d'une présentation scolaire de l'histoire de la
pythagoriciens, et il a introduit les Formes du fait de sa connaissance pensée du maître qu'Aristote n'a pas connu lui-même au temps de sa « jeunesse3 ~~.
dialectique, c'est-à-dire de sa méthode cl 'examen des êtres <1 dans les Quant au rapport avec les pythagoriciens, il en va de même: on peut penser
(en tois logois). Lexpression, fréquente chez Aristote pour désigner la dhlie,otiè Cq,u'11,m:tote innove, à partir du Phédon ou du Timée, et jette les bases d'une
platonicienne, est une référence au même passage du Phédon (99d-lOOa) stratégie antimathématisante qu'il exploitera ailleurs, ou qu'il emprunte des
quant la « fuite » de Socrate vers les logoi consécutive à sa déception ucval"LI éléments de cette comparaison à Speusippe, parfois présenté comme proche
le programme d'Anaxagore mais sa réalisation3 . Tandis que les pylmlguncl pythagoriciené. On notera dans tous les cas qu'il ne mentionne à aucun
furent des sortes de présocratiques matérialistes raffinés qui ont id,onltifi, >!TLOrnent ses sources, ne donne aucune indication sur une éventuelle évolution
corps et les nombres, sa maltrise de la dialectique a conduit Platon à la doctrine ainsi résumée, ne cite jamais un extrait d'un dialogue de Platon
ces derniers. En un sens, ces deux explications de la séparation se coml,lè.! contraire de ce qu'il fait pour ses autres prédécesseurs dans le même livre) et
mais la seconde suggère d'attribuer à Platon une conception différente ne se réfère pas plus aux Dialogues qu'à des enseignements oraux (au contraire
matière, non en flux comme chez Cratyle, mais déjà organisée par des ce qu'il fait par exemple en Politiques II ou en Physique, IV, 2).
qui en sont par la suite séparéé. Ponctuellement, on peut certes rerrouver derrière les Nombres Idéaux les
2) La participation: Platon a appelé« participation» (methexis) ce qu'ils des nombres que Platon accepte sans leur prêter l'origine qu'Aristote
appelé « imitation}) (mimèsis), mais ni Platon ni les pythagoriciens n'ont
ce qu'ils entendaient par là5. Cf supm Phys., III, 4, 203b3-15. ,
Voir Met., B, 1, 996a4-7 ; 4, 100Ia4-b25. La thèse selon laquelle l'Un et l'Etre sont des
substances distingue les pythagoriciens et Platon des physiciens. Aristote prend le parti de
ces derniers, car ni l'universel ni un genre ne peuvent ~tre une substance.
En plus des Dialogues, Aristote utilise occasionnellement les Mémorables de Xénophon,
pour autant qu'elle est un acte de l'intellect qui pense comme séparé ce qui n'est [>a"lél mais ce n'est pas ici sa source. Voir Th. Deman, Le Témoignage d'Aristote sur Socrate, Paris,
DA, III, 7, 43IbI5-16; Met., M, 3, lO78a21-22; Phys., II, 2, 193b34-35. Les Belles Lettres, 1942.
1. On pourra de ce point de vue comparer la place des pythagoriciens .en A, 6 et M, EN, I, 4, 1096b7; Met., A, 7, 1072b31. - On attribue à Aristote des traités perdus sur et
2. A, 6, 987b28 ; M, 6, 1080a35-b21 ; Phys., III, 4, 203a6-7. contre les pythagoriciens (Diogène Laërce, V, 25). Met., A, 6 est une des sources de cette
3. Voir A. Jaulin, Eidos et Ousia. De l'unité théorique de la Métahysique d'Aristote. lecture de Platon citée par Diogène Laërce (III, 8, 7-10) qui rapporte que Platon aurait fait
1999, p. 178. un {( mélange» des doctrines héraclitéennes, pythagoriciennes et socratiques: (( il philoso-
4. Voir le commentaire de Ross ad loc. dans Aristotle's Metaphysics, I, op. dt., 1924. phait sur les choses sensibles selon Héraclite, sur les choses intelligibles selon Pythagore, sur
5. A, 5, 986a3, alS-2I. Il n'y a pour Aristote qu'une différence verbale entre pal,ticipat les choses politiques selon Socrate. » Voir L. Brisson, (( Les Accusations de plagiat lancées
imitation, d'autant que l'Idée est aussi un modèle (paradeigma). contre Platon », Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000, p. 24-41, p. 37.
310 Chapitre 16. Aristote, lecteur de Platon 311

leur attribue: le nombre, non celui utilisé par la multitude qui met en:,enlbl, Platon et la « tradition indirecte }}
deux bœufs et deux armées, mais celui qui est saisi par la seule pensée
une Idée dont participe ce qui est dit avoir telllombre, mais, à première Les témoignages sur la philosophie de Plaran qu'on trouve dans la Métaphysique
Platon ne dit rien de plus sur le rapport entre ces Nombre Idéaux et les et en général chez Aristote sont, en ~ffet, une partie de ce que les historiens
en générall, Quant aux êtres mathématiques intermédiaires, ils peuvent de la philosophie appellent la tradition" indirecte », en opposition à celle,
interprétés comme un éclaircissement ontologique intéressant mais qu'il directe, constituée par les Dialogues eux-mêmes 1• L'expression signifie que
difficile sinon impossible d'identifier dans les Dialogues, où Platon dü;tirlgu,e: la philosophie de Platon est constituée non seulement de ce qu'on peut tirer
seulement les objets mathématiques Idéaux auxquels pensent les m:atblénlatid.,nS: des écrits qui lui sont directement attribués en nom propre mais aussi d'un
et les sensibles qui en sont les images utilisées par eux2 . Plus gènèlral',ment" certain nombre de témoignages doxographiques à son sujet2 • Lhypothèse
sur la théorie de la génération des Nombres Idéaux et sur les deux preml,er,: selon laquelle la tradition indirecte doit être utilisée pour reconstituer une
principes, les deux solutions les plus opposées sont d'y voir un témoignage, doctrine de Platon est ancienne et remonte au moins à la somme du System
certains presque documentaire, sur Platon, et sur un Platon peut-être di:stilncl~i: der Platonischen Philosophie de W. G. Tennemann (1792-1795). Elle a connu
de celui des Dialogues, ou bien le fruit de la seule lecture d'Aristote. de nombreuses versions, jusqu'à des formes très théoriques dans les années
seconde option fnt celle de Harold Cherniss dans deux ouvrages -- Aristotle'S soixante. De fait, tout lecteur des Dialogues doit faire face sur ce sujet à
Criticism ofPlata and the Academy (vol. l, Balrimore, 1944) et, déjà cité plusieurs questions: faut-il prendre en compte cette tradition pour connaître
sa rraduction française, lbe Riddle ofthe EarlyAcademy (1945). Lensemble la pensée de Platon et, si c'est le cas, comment justifier les différences ou les
travail de Cherniss est utilisé pour disqualifier la valeur de la" do'cum"ntation,i contradictions entre ces deux traditions? en d'autres termes, d'où vient cette i

d'Aristote et l'intérêt de sa lecture pour la compréhension des Dialogues. tradition - de Platon, de ses premiers successeurs ou d'Aristote? Tels sont les
critique comporte des effets salutaires mais elle peine à convaincre termes généraux de ce qu'on appelle parfois l'énigme de l'ancienne Académie.
pourrait avoir produit par la seule logique de son interprétation des Dialogt.lé.
1. Figurent dans la « tradition inditecte ) des textes du corpus aristotélicien (Métaphysique,
une théorie aussi complexe que celle qu'il attribue à Platon et dont il fait Physique, De l'dme, Du Ciel, De la Génération et la corruption, les Éthiques, le bref traité
ailleurs longuemenr la critique3. Il est évident que la perspective étiol<lgi,qw apocryphe Sur les lignes insécables, et les textes dits exotériques dont nous ne possédons que
des fragments: Sur le Bien, Sur la Philosophie), d'aristotéliciens (Eudème, Théophraste,
du livre A et la double srructure théorique très forte (Cratyle et Socrate d Aristoxène), des commentateurs d'Aristote (Alexandre d'Aphrodise, Thémistius, Philopon,
côté, les pythagoriciens de l'autre) par laquelle Aristote tout à la fois expose Simplicius) et de philosophes platoniciens (Hermodore, Speusippe, Porphyre) ; enfin on trouve
un long « compte-rendu» de doctrines d'attribution discutée (platoniciennes ou néopytha-
explique la philosophie de Platon ont des effets sur le contenu des do,ctriinel
goriciennes) chez Sextus Empiricus (Adversus Mathematicos, X, 248-283). L'origine de la
platoniciennes rapportées, mais ces schèmes ont pour objet de clarifier tradition indirecte est donc principalement Aristote. Ces textes (102 extraits) ont été réunis
matériel, non de rinvente~. La lecture aristotélicienne procède en explicitant cl et classés sous le titre Testimonia platonica par Konrad Gaiser dans Platons ungeschriebene
Lehre: Studien zur systematischen und geschichtlichen Begründung der Wissenschaften in der
qu'un auteur a ({ voulu dire » sans r« articuler clairement », en déduisant Platonischen Schule, Stuttgart, 1998 (1963). Les textes grecs à part, avec une traduction
de ses propres principes ce qu'il aurait dû dire sans le faire, en reconstituant italienne, ont été publiés chez Vita e Pensiero à Milan en 1998 avec une préface de G. Reale.
Une partie est présentée en français dans M.-D. Richard, L'Enseignement oral de Platon,
genèse des notions à partir de leur analyse, mais elle n'en conserve pas Préface de P. Hadot, Paris, Cerf, 1986. Hans Kramer a aussi publié une sélection de textes,
des bases dans la pensée ou le texte interprété. L'autre solution consiste à moins nombreux, à la fin de son livre traduit en italien par Reale, Platone e i flndamenti
della metafisica, Milan, Vita e Pensiero, 1982. Dans une perspective critique (anti-ésoté-
dans ce matériel transmÏs par Aristote un témoignage susceptible de rique), M. Isnardi Parente a publié dans deux fascicules des Atti della accademia nazionale
accès à la philosophie de Platon. dei Lincei, Rome, des Testimonia platonica commentés, l'un sur les témoignages d'Aristote
(1997), l'autre sur ceux de l'époque hellénistique et impériale (1998). L'auteur exclut des
Testimonia les passages des Dialogues supposés appuyer l'existence d'une doctrine plato-
nicienne non écrite et dégage à partir des textes d'Aristote un noyau de thèses propres au
Platon d'Aristote et irréductibles à l'effet déformant de la lecture aristotélicienne.
2. C'est à F. Schleiermacher qu'on attribue le principe luthérien, énoncé dans son Introduction
1. Philèhe, 56d-e; Phédon, 101b-c. Voir J. Annas, op. dt., p. 11-13 ; H. Cherniss, générale à sa traduction des Œuvres de Platon (1804), d'un retour aux seuls dialogues,
de l'ancienne Académie, op. dt., p. 107-111 et 151-152. contre les exégèses néoplatoniciennes. D. Thouard «( Tradition directe et tradition indirecte.
2. Rép., VI, SIOe-SUa. Voir J. Annas, op. cit., p. 20. Remarque sur l'interprétation de Platon par Schleiermacher et ses utilisations »), Les Études
3. Voir F. Fronterotta, « Une énigme platonicienne. La question des doctrines non Philosophiques, 4, 1998, p. 543-556) a souligné que Schleiermacher ne refusait pas pour
Revue de philosophie ancienne, 11, 1993, p. 115-157, p. 148. autant de prendre en compte le Platon d'Aristote: « son "canon critique" est d'exclure-tout
4. Sur cet usage du « vouloir dire» chez Aristote, voir Bonitz, Index, 140b56-57. ce qui se présente comme du Pythagorisme et qu'Aristote ne mentionne pas ») (p. 544).
Chapitre 16. Aristote, lecteur de Platon 313
312

On peut distinguer trois positions, d'ailleurs susceptibles d'être combinées à partir des seuls témoignages d'Aristote, sans utiliser les Dialogues, et considérait
1) la tradition dite « indirecte » rapporte en réalité une doctrine issue indirec- qu'il fallait attribuer au manque de temps le fait que Platon n'ait pu rédiger ces
tement des Dialogues: sa systématicité et son vocabulaire sont l'effet de doctrines, envisagées finalement comme une conclusion naturelle des Dialogues.
déformation ou de l'explicitation aristotélicienne - déformation pour ceux Le Platon ainsi reconstruit est ur- système scolaire rigide de principes hiérar-
qui pensent comme Harold Cherniss qu'Aristote a produit ces doctrines par chisés, une mathématisation tardive par Platon de sa propre philosophie, une
force de ses seules interprétations critiques, explicitation, pour ceux qui pens,ent< « méta-mathématique ), anticipation du néoplatonisme et étape vers sa mise en

qu'Aristote a clarifié ou systématisé des hypothèses présentes in nucleo dans place (p. 600). Faire du Platon d'Aristote le dernier Platon ne constituait pas
les Dialogues; 2) la tradition indirecte est une spéculation expérimentale orale une originalité de Robin: c'était aussi déjà la solution du grand historien de
et tardive de Platon, recueillie par ses successeurs; selon l'appréciation qu'on la philosophie Eduard Zeller qui fut adoptée, après Robin, par l'aristotélisant
portera dessus, on conclura qu'elle n'a aucune autorité à faite valoir à côté de ou David Ross, dans un livre sur la théorie platonicienne des Idées qui s'appuie
contre les Dialogues ou bien qu'elle est au contraire un instrument utile à leur' également et sur les Dialogues et sur les témoignages d'Aristotel •
intelligence, notamment de ceux qui lui sont contemporains; 3) la tradition Plus nettement partisans de la position (1) distinguée plus haut, certains
indirecte livre la véritable pensée de Platon, de sorte que les Dialogues ne sont commentateurs dégagent d'une lecture interne de certains textes de Platon des
pas entièrement compréhensibles sans ellel . éléments suffisants pour retrouver le chainon manquant entre les Dialogues et le
Au XIX' siècle et dans la première moitié du XX', du fait en partie de Platon d'Aristote. Depuis l'Antiquité, le Philèbe a constitué de ce point de vue
l'autorité du témoignage d'Aristote et de l'absence d'une doctrine platonicienne le dialogue de prédilection des exégètes. Dans son commentaire à la Physique
systématique, la prise en compte de la tradition indirecte fut un . d'Aristote, Simplicius rapporte un extrait du commentaire de Porphyre au Philèbe
scientifiquement assez consensuel et académiquement non polémique de qu'il conclut en signalant que Porphyre y avait pour intention d'expliciter ce
l'historiographie platonicienne. Un chapitre sur les" Idées et les Nombres» qui avait été dit <1 de manière énigmatique)} par Platon dans sa réunion Sur
ou sur « renseignement de Platon à l'Académie)} conclut souvent les UU.Ha~,,, le Bien et qui était sans doute en accord (sumphôna) avec ce qui est écrit dans
classiques d'introduction à Platon, en dessinant une position au carrefour le Philèbe 2 • La même piste a été abondamment suivie par les commentateurs
solutions (1) ou (2) distinguées plus haut 2 . Dans son livre de 1908, La lh,'ori.e, contemporains de Platon, notamment pour rendre compte de certains traits
platonicienne des Idées et des nombres d'après Aristote, Étude historique et cri.timu. de son ontologie après le Parménide, comme l'accent mis sur la composition
Léon Robin entendait ainsi" obtenir une exposition historique de la do,ctr'În". et la division des Formes ou l'apeiron du Philèbe (23c-27c), l'illimité, identifié
de Platon 3 » sur les Idées, les nombres, les grandeurs et les premiers prin,;ip,es,. àla Dyadé.
Depuis le début des années soixante, la position de ceux qu'il est convenu
d'appeler les ésotéristes, annoncée plus haut (3), va au-delà d'une simple prise
1. Nous utilisons avec quelques changements la typologie de R. Kraut, The C.'ml;rù/ge.
en compte exégétique de la tradition indirecte. Dans le cadre de ce qui a été
Companion to Plato, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 23.
2. Voir par exemple: J. Burnet, Greek Philosophy, l : Thales to Plata, Londres, M,enllU,Ul,.
1928 [1914] ; A. E. Taylor, Plato, The Man and his Work, Londres, Methuen & CO,
É. Bréhier, Histoire de la Philosophie, Paris, PUF, 1931, p. 102-103 : {( Les ""logues
nous fOht pas connaître tout Platon. Aristote nous a heureusement conservé 1. Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung, II, 1, 1875, 3 e éd.,
de son enseignement oral [...] ». Sous l'effet de la critique chernissienne et p. 809 : c'est au moment d'examiner les Lois, dernier texte de Platon, que Zeller introduit
ésotériste, le traitement des témoignages d'Aristote change clairement dans la les témoignages d'Aristote, sans cacher qu'il y voit plutôt une sorte d'effet du grand-âge de
moitié duxxe siècle. Dans The Cambridge Companion to Plato, op. cit., on ne ".~~ ..- f'---' Platon: « dogmatisme, déclin de la puissance dialectique et de sa mobilité, tendance au
chapitre spécifique sur le sujet mais un exposé d'ordre-méthodologique; M. C,.m,)-Sperber, pythagorisme, goût pour le symbolisme mathématique » (nous traduisons). - D. Ross,
Platos Theory ofldeas, Clarendon Press, Oxford, 1951, p. 143.
Philosophie grecque, Paris, PUF, 1997, n'évoque plus le problème que pour se, ~~:;,e;~:~e~:~
les dialogues écrits (p. 199-202). Signe peut-être de la (( normalisation » du p 2. Ross, Aristotelis Fragmenta Selecta, Oxford, 1955, p. 117-118. Voir infra pour la réunion
le champ des études platoniciennes, Lire Platon, L. Brisson et F. Fronterotta
Sur le Bien. -
PUF, 2006, accorde au sujet un article mesuré mais plutôt favorable de G.F.R. 3. Voir, par exemple, la série d'articles de H. Jackson, «( Plato's Later Theory ofIdeas »,Journal
évite la polémique en examinant, avec diplomatie, si et comment la « théorie des ""'''0""00 of Philology 1882-1886 ; J. Bumet, Greek Philosophy, op. cit., p. 312 et 324 ; J. Gosling,
attribuée à Platon par Aristote rencontre (( la source la plus sûre », les Dialogues, en ,,_Plato. Phtlebus, Oxford, Clarendon Press, 1975, p. 165-181 ; plus récemment, avec un titre
rence le Philèbe et le Timée (p. 135-143). explicite, K. Sayre, Plato's Late Ontology, A Riddle Resolved, Princeton, Princeton University
3. Réimprimé chez OIms, 1984, p. 6. Voir de même dans le classique Platon de 1935, Press, 1983. Le travail de J. Vuillemin dans «( La méthode platonicienne de division et ses
Robin considère que les derniers dialogues (Sophiste, Politique, Philèbe, Timée) ne sont modèles mathématiques», Philosophia Scientiae, 3, 1999, p. 1-62, explore d'une autre manière
compréhensibles sans les exposés d'Aristote (Paris, PUF, 2000, p. 103). l'hypothèse d'une présence de la tradition indirecte dans les Dialogues eux-mêmes.
314 Chapitre 16. Aristote, lecteur de Platon 315

appelé par Reale « nouveau paradigme)} herméneutique!, la tradition """1[eq et révèlent toutes certaines règles qui montrent comment l'unité passe dans
est utilisée chez eux en effet au sein d'une théorie générale sur la nature; la pluralité indéfinie, partout où l'apparente multiplicité du monde naturel
finalité et la forme de la philosophie de Platon. On peut s'interroger sur peut être analysée en figures quantifiables, formes et nombres.
bien-fondé de cette revendication de « nouveauté », si l'on se rappelle que L'arithmétique et la géométrie peuvent être utilisées pour démontrer la
se réjouissait déjà que l'interprétation ésotériste ait été abandonnée progression qui va des nombres entiers, à travers différents types de quantités
Schleiermacher, mais on a sans aucun doute assisté dans l'histoire ré':e!lte.J? incommensurables, jusqu'à ce qui est absolument irrationnel; l'harmonie
et l'astronomie, pour montrer qu'il y a un ordre mathématique dans le
un perfectionnement de cette position2 •
monde sensible, pour montrer, en d'autres termes, que le son agréable de
Quant au contenu, les témoignages aristotéliciens sont utilisés pour re':OllS+. l' harmonie estfondé sur des rapports numériques et que les mouvements des
tituer une « protologie ); ou « aitiologie "~, doctrine platonicienne des pr,errtielts corps célestes ne se font pas au hasard, mais suivent un ordre logique. De cette
principes,' d'ailleurs reconstruite de manière variable selon les auteurs. K,mraa; foçon, les mathématiques sont devenues pour Platon le monde-modèle qui
Gaiser, l'un des initiateurs, la formule ainsi: a montré, de la foçon à la fois la plus exacte et la plus générale, que toutes
les manifèstations d'Aretè dépendent de l'ordre et l'ordre, de l'unitéI
On peut résumer comme suit les principaux traits de la doctrine des
premiers principes de Platon qui est conservée par les doxographes. La bonté Gaiser parcourt dans les deux sens cette théorie des principes: la réduction,
(aretè) d'une chose se montre dans sa permanence, sa beauté et sa forme. Ces de la pluralité sensible aux principes quantitatifs, et la déduction, des principes
qualités dépendent de l'ordre (taxis, kosmos), c'est-à-dire d'un arrangement aux sensibles. L'Un, principe premier, et, de manière secondaire, la Pluralité
bien proportionné des parties au sein du tout. Le fondement de l'ordre est
indéfinie sont extraits par réduction de la pluralité sensible, et ils engendrent
par conséquent l'unité, et donc l'unité ou l'Un est la cause de tout bien,
dans le monde sensible l'ordre et l'unité dont les sciences mathématiques 1
autrement dit du bien en soi. Puisque le monde n'est pas seulement ordre
et bonté) on doit reconnaître une cause opposée: une cause de non-unité, de montrent l'existence.
pluralité indéfinie, et donc non bonne. Partout on voit que ces deux principes Sur cette reconstruction doctrinale, se greffe, chez les ésotéristes, un
agissent en se combinant, avec une domination de l'un ou de l'autre. C'est appareillage théorique complexe. On quitte la simple lecture du Platon
ce qu'on observe de la manière la plus claire dans le champ des mathéma- d'Aristote pour un discours destiné à justifier la quasi-absence de ce Platon
tiques. L'arithmétique, la géométrie, l'harmonie, l'astronomie incorporent des Dialogues écrits.
1) Cette tradition est issue des doctrines platoniciennes « non écrites ». Le terme
1. Dans son livre Peruna nuova interpretazione di Platone, Milan, Vita e Pensiero, "U'JO.f\.Vec" es! emprunté à une phrase du traité sur le lieu de la Physique d'Aristote (IV,
qu'il suggère de cloisonnement, voire d'incommensurabilité en'''tr~~e,\le~~s::t;ro;~is:~;::;,di;;,':~~:~~ 2, 209b14-15). Dans ce passage, le seul du corpus aristotélicien à s'y référer,
distingués (néoplatonicien, issu des principes exégétiques de S,
cet emprunt à la Structure des Révolutions scientifiques de Th. S. Kuhn n'est ni Aristote attribue à Platon « ce qu'on appelle des doctrines non écrites ), (en tois
très habile; il a notamment pour fonction de rendre compte de
les ésotéristes se sentent victimes de la pan de leurs adversaires, parfois à
legomenois agraphois dogmasin 2). Examinant ce qu'est le lieu, Aristote développe
premiers textes sont ceux de K. Gaiser (Protreptik und Parânese bei Plata, et une première possibilité: le lieu est la forme, puis une seconde: le lieu serait
(Arete beiPlaton undAristoteles, 1959). Ils forment avec Th. Szlezak l'école dite de n'hin.,"
ce qui est enveloppé, la matière. Cette possibilité justifie selon Aristote que
G. Reale, M. Migliori et G. Movia ont constitué ensuite celle dite de Milan. Le
d'école ne convient que pour autant qu'il indut l'existence de différences entre se,m"ITU'" Platon, dans le Timée, identifie la matière et ce qu'il appelle dans ce dialogue
Le débat entre partisans et adversaires d'une lecture ésotérique de Platon est nourri la khôra, qui est la même chose que le participant (to metalèptikon). Aristote
bibliographie dont le facteur de redondance est élevé. On trouvera un point déjà
dans Rethinking Plato and Platonism, par c.-J. De Vogel, dans Mnemosyne, Supplémec précise que Platon ne parle pas de la même façon du participant dans le Timée
Leyde, Brill, 1986 ; une série d'études pro et contra - y compris d'auteurs an,gloph,'. et « dans ce qu'on appelle les doctrines non écrites », ce qui n'empêche pas
comme Ch. Gill et 1. MueHer - et un status quaestionis dans Methexis, 6,
dossier de textes sur l'interprétation ( ésorérisre» de Platon dans Les Étudesph,i1os"phiq~ qu'il a bien identifié le lieu et la khôra, autrement dit la matière, ce en quoi il
1,1998; une présentation des principes et résultats de l'école de ,"'·u,·,uge".
par l'ouvrage précieux déjà cité de M.-D. Richard, LEnseignement oral 1. K. Gaiser, « Plato's Enigmatic Lecture On the Good», Phronesis, 25, 1980, p. 5~37, p. 12-13.
mode critique, voir le dossier réuni dans H. Cherniss, L'Enigme de 1~lleù'nne Aieallén Nous traduisons.
op. cit., et l'essai de L. Boulakia, ,( Platon héritier d'Aristote, ou Des- différents 2. La traduction reçue de l'expression agrapha dogmata par « doctrines non écrites» esr, dans
séparation» ; L. Brisson, ,( Présupposés et conséquences d'une interprétation le grec d'Aristote, déroutante. En effet, le terme dogma désigne une simple opinion ou une
de Platon », Lectures de Platon, op. cit., p. 43-110, et récemment, W.-R. Mann, conception et, dans son emploi juridique, un arrêt ou un décret. Voir en particulier son
Tübingen. A discussion of Konrad Gaiser, Gesammelte Schriften», 0"1o,,d Stuo!iesin,1nc usage dans un sens péjoratif attribué à Platon en A, 9, 992a21 : le point est un « geometrikon
Phi/osophy, 31, 2006, p. 349-400. dogma Il. Dans le contexte du passage de la Physique, on notera qu'Aristote signale justement
2. Die Philosophie der Criechen [... ], op. cit., p. 419-422. qu'il utilise une expression rapportée (par des platoniciens).
316 Chapitre 16. Aristote, lecteur de Platon 317

faut féliciter Platon car il est le seul à avoir essayé de définir le lieu, même si 2) Les commentateurs d'Aristote (Alexandre et Simplicius) rapportent l'origine
définition est fausse. Comme on l'a noté pour en réduire l'importance, des agrapha dogmata à des « réunions» de Platon sur le bien, auxquels auraient
référence embarrassante marque seulement une différence terminologique assisté en plus d'Aristote d'autres platoniciens, Speusippe, Xénocrate, Héraclide
non doctrinale entre le Timée et les agrapha dogmata : dans le Timée, le ou Hestiéel , Un texte célèbre de l'Introduction du livre II des Harmoniques
cipant (to metalèptikon, to methektikon) est la khôra, c'est-à-dire pour IUlst')te d'Aristoxène, élève d'Aristote, constitue un témoignage très discuté à ce sujet2 .
la matière, tandis qu'il est appelé « le Grand et le Petit» ailleurs, soit Il semble en effet attester que Platon a professé un enseignement sur le bien (un
ces « doctrines» (209b33-21Oa2 1), En montrant qu'il n'y a qu'une ditté",nce cours, akroasis, au moins, et l'une des questions est de savoir si ce cours s'est
verbale entre ce qui est dit dans le Timée et ces agrapha dogmata, Aristote répété), Dans ce texte introductif, Aristoxène demande de ne pas imiter Platon
prémunir contre toute objection des platoniciens son attribution à Platon qui, aux dires d'Aristote, avait pris au dépourvu son public venu l'écouter « sur
définition du lieu comme matière, Cela ne supprime cependant ni le fait qu'il le bien» (les biens humains et le bonheur), en lui parlant de choses mathéma-
a bien une différence terminologique ni, surtout, l'existence de cette référence tiques, des nombres, de géométrie, d'astronomie pour terminer par dire que
«ce qu'on appelle les doctrines non écrites », Sans que cela invalide ['argume:nt « le bien est l'Un» : hoti agathon estin hen3 . Cette conclusion se retrouve dans
d'Aristote, la différence de terme entre ces deux sources pourrait se com]Jt(,nclre' les textes de la Métaphysique qui fom de l'Un la cause du Bien ou identifient
comme une nuance due au contexte, sinon comme une différence d'"xtensic,n;: l'Un en soi et le Bien en soi (N, 4, 1091b13-15), ainsi que dans un passage
le Grand et le Petit est une appellation plus générale que la khôra, ce uc,wCf" très proche de l'Éthique à Eudèmé, Ajoutons pour finir que les témoignages
terme convenant à la cosmogonie du Timée, le premier permettant de dèsig;neC; conservés sur un texte perdu d'Aristote, Sur le Bien (Peri tagathou), indiquent
la génération non seulement des sensibles mais aussi des Idées2 , POut ce qui qu'Aristote y aurait transcrit le fruit de ce cours (oral) de Platon5, Le « cours 1
des 1< doctrines» mentionnées, étant donné le contexte, on doit supposer qu.'el]i"s' de Platon » mentionné par Aristote via Aristoxène, les « doctrines non écri-
jouissaient pour les platoniciens (puisque c'est à eux que s'adresse Aristote tes» évoquées en Physique IV, 2, le traité aristotélicien perdu Sur le Bien qui
le passage) d'une autorité au moins équivalente au dialogue écrit3 , recueillerait une trace écrite de ce cours - voilà les maillons de la chaîne qui
finalement émergerait dans les textes où Aristote expose et critique une théorie
platonicienne des principes, apparemment absente des Dialogues,
1. Les termes de matière (hulè) et participant (metalèptikon, methektikon) ne see,~;:~~:~~H;
pas dans le rimée. Pour metalèptikon, on pense généralement qu'Aristote St 3) Ces doctrines non écrites expriment un enseignement dit « ésotérique ». La
le metalambanon de rimée, Sla7-bl : «Voilà bien pourquoi nous disons que la critique des pouvoirs de l'écrit instruite dans le Phèdre (274b-278e) et, si l'on
qui est venu à l'être, de ce qui est visible ou du moins perceptible par un sens, c'e,;t-;-dlJ
accepte son authenticité, dans la Lettre VII (340b-345c) est interprétée pour
le réceptacle (hupodokhè), n'est ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien de tout
de ces éléments et de tout ce dont ils dérivent. Mais si nous disons qu'il s'agit justifier que Platon n'ait pas exposé sa doctrine dans les Dialognes, Le Phèdre
invisible et dépourvue de forme, qui reçoit tout, qui participe de l'intelligible d'une en particulier est tenu pour constituer un « auto témoignage » par lequel Platon
particulièrement déconcertante et qui se laisse très difficilement saisir, nous ne
point» (Timée, 51a4-b2, trad. L. Brisson, Paris, GF-Flammarion, 1996. Nous sOltlig;no.ns, donne - à qui sait le lire - la clé de la méthode de lecture des Dialogues:
Il s'agit manifestement d'un vocabulaire technique scolaire de l'Académie qui le seul et véritable exercice de la dialectique, au moyen de laquelle la doctrine
tient pas à Aristote non plus: chez lui, le premier ne se rencontre que dans le p",;sa"e ci
(209bI3-14), le second en 209b35-21Oal et en GC, II, 9, 335b12, 20, 23, des principes doit se communiquer, est oral et ne peut se rencontrer, même
entre la matière et la Dyade, voir aussi Phys., 1, 9, 192a6-12. Pour un COlnrrlentaire
passage, voir H. Cherniss, Aristotes Criticism ofPlato and the Academy, op. cit., 1. Voir Ross, Aristotelis Fragmenta selecta, op. cit. p. 111-1l3.
et L. Brisson, ({ Présupposés et conséquences d'une interprétation ésotériste 2. Éléments d'Harmoniques, p. 39-40 da Rios, Rome, 1954; Ross, Aristotelis Fragmenta selecta,
Lectures de Platon, op. cit., p. 99-110. op. cit., p. 111. Voir une traduction française dans L. Brisson, « Présupposés et conséquences
2. Voir le commentaire de Ross ad loc. dansAristotles Physics, Oxford, Clarendon Press, d'une interprétation ésotériste de Platon », op. cit., p. 88 et V. Décarie, « Aristoxène
Cette différence permet de comprendre l'argument d'Aristote de 209b33-210a2. Revisited », Le Style de la pensée, Recueil de textes en hommage à Jacques Brunschwig, Paris,
P. Aubenque, « La matière de l'intelligible. Sur deux allusions méconnues aux Les Belles Let<res, 2002, p, 375-394,
non écrites de Platon», Problèmes aristotéliciens, Paris, Vrin, 2009, p. 221-234. 3. Ligne 40, 2, da Rios, le texte grec a été l'objet d'une correction «t>agathon) qui ne lève
3. Il faut ajouter au texte de Phys. IV, 2, un passage du traité De l'âme, I, 2, 404b16-30, pas l'ambiguïté de la phrase (voir V. Décade, {( Aristoxène Revisited ), op. cit., p. 387-388).
Aristote cite sans doute son propre ouvrage De la philosophie (dialogue exotérique Nous choisissons cette traduction (ou encore: ( l'Un est bien») plutôt que {( le Bien est un)
dans lequel il aurait rapporté des doctrines platoniciennes ~ la question étant de qui, comme on l'a noté, ne comporte rien de fracassant qui ait pu faire fuir les auditeurs.
celles qui sont résumées dans ce passage sont attribuables à Platon ou à Xénocrate 4. Voir J. Brunschwig, « EE, l 8, 1218a15-32 et le PERI TAGATHOU II, Untersuchungen zur
ou aux pythagoriciens. Voir un point dans P. Kucharski, « Aux frontières du Pl"tO'liSI EudemischenEthik, [... ], Hrsg. von P. Moraux & D. Harlfinger, Berlin, De Gruyter, 1971,
et du Pythagorisme» (1955), dans Aspects de la spéculation platonicienne, op. cit., p. p, 197-222,
otll'auteur défend une attribution pythagoricienne. 5. Ross, Aristotelis Fragmenta selecta, op. cit., p. 113-118.
318 Chapitre 16. Aristote, lecteur de Platon 319

chez des philosophes, dans des dialogues écrits, en vertu des critiques occasionnellement des allusions au système des principes, sous la forme d'ex-
par Socrate contre l'écrit lui-même (les dico urs écrits signifient toujours pressions de « réticence » du meneur du dialogue à exposer tel point inadapté
seule et même chose; ils peuvent être lus par n'importe quel lecteur ; ils au contexte du dialogue écritl . Ainsi l'interprétation ésotérique des Dialogues
peuvent se défendre seuls l ). Cette critique serait à l'origine de l'institution suppose que Platon a délibérément limité ce que le meneur du dialogue com-
Platon de la différence entre un enseignement oral, réservé aux dialecticiens munique au lecteur mais aussi qu'il a indiqué quelque chose à la fois sur ce
philosophes, et des dialogues diffusés dans le public, destinés à convertir à qu'il faut connaltre au-delà de ces dialogues et sur la manière d'y avoir accès.
philosophie. Ce double caractère, oral et ésotérique, signifie non pas que Les Dialogues sont un appel à connaître ce système et ne sont entièrement
doctrines seraient intrinsèquement ineffables ou secrètes, puisqu'elles sont au compréhensibles qu'à la condition de le connaltre2 .
contraire rationnelles et susceptibles d'être entièrement exprimées, mais qCL elLes La position des ésotéristes suppose donc plus qu'une simple prise en compte
2
ne sont pas compréhensibles sans une préparation philosophique particulière , du Platon d'Aristote. Faire des agrapha dogmata des doctrines ésotériques et
3
L'ésotérisme n'est donc pas synonyme d'une {( astreinte au secret ». Il des Dialogues de simples protreptiques aux dogmes transmis oralement (points
conçu comme un moyen d'empêcher la communication de la philosophie SUt 3 et 4 supra) relève de ce que Cherniss appelle la « dilatation du témoignage3 ».
un support (l'écrit) et donc dans un milieu (le public non philosophe) qui lui Lexpression d'agrapha dogmata ne signifie en effet nullement que les doctrines
sont inadaptés. C'est au lecteur philosophe de retrouver ces doctrines - et de ou opinions non écrites aient été réservées à un enseignement ésotérique. Le
rendre finalement compatibles tradition directe et indirecte. La catégorie de texte d'Aristoxène fait bien allusion à une conférence publique. Aucun témoi-
r ésotérique entendue en ce sens permet d'expliquer par exemple que, même si gnage ne commande donc de séparer les Dialogues de ce que disent les agrapha
le Socrate de République VI ne délivre pas ex profèsso la théorie des pr;Lncipes dogmata, a fortiori s'il n'y a entre eux qu'une différence terminologiqué. Il
qu'Aristote attribue à Platon en Métaphysique, A, 6, ces deux exposés, en serait, pour cette raison notamment, souhaitable d'abandonner la catégorie
de leurs différences manifestes, ne sont pas contradictoires: dans laRI:pubh'q.!e, herméneutique (académiquement honteuse et scientifiquement impropre) de
Platon a simplement donné une présentation particulière de sa doctrine lecture « ésotérique » ou « ésotériste » de Platon pour désigner quiconque fait
principes, abrégée et adaptée, en rapport avec le contexte du dialogue, le usage des témoignages d'Aristote pour lire Platon.
des interlocuteurs de Socrate et la finalité du passagé. La critique chernissienne des dérapages exégétiques d'Aristote comme les
4) Lessentiel de la philosophie platonicienne réside dans ces doctrines, thèses des « ésotéristes » laissent insatisfait le lecteur de Platon comme celui
sorte que les Dialogues ont (ou n'ont plus que) une fonction « protreptique d'Aristote: celui de Platon, car les Dialogues disparaissent ainsi parfois derrière
« parénétique », « psychagogique ». Cependant les Dialogues un système dogmatique en lui-même peu intéressant; celui d'Aristote aussi, car
Cherniss jette avec l'interprétation aristotélicienne de Platon, qui ne lui inspire
L Vo'ir un point récent et la bibliographie (considérable) da~s Y. L~fran:e, « La aucune sympathie, les témoignages doctrinaux d'Aristote sur Platon. L'existence
Platon (274b~279c) : ésotérisme et anti~ésotérisme )1, P~t.losophre ant~q.ue, 3, 200~: P:
La position ésotériste revient donc à faire porter la crltlque platolllClenne de 1 ecrit sur de conceptions orales de Platon auxquelles Aristote aurait eu accès constitue
dialogues eux~mêmes. és,Jté,:istes certes une sorte d'impasse des études platoniciennes par le nombre de questions
2. C'est pourquoi l'existence du cours de Platon sur le bien constitue PO'''''i:s,l,e,s;:ène dément e.
fois une source et une difficulté. Lamention de cette conférence par r .
insolubles que cette existence pose - de date (de quelle époque de la carrière
éffet le caractère privé de la diffusion des doctrines non écrites de PI~t~n.. éviter de Platon dateraient-elles ?), de doctrine (de quelle manière s'articuleraient-elles
contradiction Gaiser (<< Plato's Enigmatic Lecture On the Good ", art. cue) faIt l.,iUppOl;iti,ltl
isolée au sein' des ésotéristes, que Platon, dans sa vieillesse, aurait été poussé à avec les textes écrits), de statut (pourquoi Platon aurait-il voulu compléter ses
conférence publique pour combattre tout reproche d'enseignement élitiste et ant:id/omo dialogues de considérations orales ?), de forme (les agrapha dogmata étaient-ils
cratique adressé à l'Académie et corriger les préjugés popula~r;s su~ sa . un système philosophique complet ou de simples dicta en marge des Dialogues ?),
caricaturée dans les comédies et l'opinion pour son obSCUrIte. VOIr aUSSI M.~D.
LEnseignement oral de Platon, op. rit., p. 7L de contenu (comment distinguer exactement les doctrines et l'interprétation
3. Voir Th. A. Szlezâk, « Notes sur le débat autour de la philosdophie orale de, Pla~o.O- 11,
Études Philosophiques, 1, 1998, p. 69~90. Il faut également isting~er cet esotensme
celui mobilisé par les héritiers de Leo Strauss dans leur lecture des Dfalogues (cf S. 1. Die Aussparungsstellen dans le vocabulaire de Szlezak.
Plato's Symposium, New Haven/Londres, Yale U~iver:ity Press, 1968). 2. Les allusions se trouvent notamment en Protagoras, 357b; Rép., VI, 506d ; Phèdre, 246a,
4. Voir Th. A. Szlezâk, ({ L'Idée du Bien en tant quarche dans la Républtque ~~ ~~~on 1), 274a; Sophiste, 254c ; Politique, 262c, 263b, 284c; Timée, 28c, 48c, 53d.
Philosophie de Platon, 1, M. Fattal (dir.), Paris, ~~armatt~n, 2001, p. 3 ~ , et 3. ({ Expansion of the evidence » dans L'Énigme de l'ancienne Académie, op. cit., p. 75,
critique dans y. Lafrance, « Deux lectures de 1 Idee du Ble~ chez Platon: 4. Voir B. Besnier, « Aristote et l'enseignement écrit et non écrit de Platon )1, dans P.~M. Morel,
502c~509c », Laval théologique et philosophique, 62, 2006: Reltre Platon, p. 245-2:66. Platon et l'objet de la science, Bordeaux, PUB, 1996, p. 123~ 146.
320

d'Aristote ?), etc. Malgré tout, et puisqu'Aristote lui en attribue eXjJl!(:lte:m"ntl Chapitre 17
peut-on faire que les agrapha dogmata n'aient pas existé, comme une PUiss:lnc:è
de la pensée de Platon que celui-ci n'a pas voulu ou pas pu accomplir dans
Dialogues? Si l'on veut aller au-delà du " dialogue de sourd" et des prises Comment Plotin a-t-il lu Platon?
positions théoriques, le plus souvent idéologiques, absrraites et trop gélnél'al,,,;'
il faut, pour chaque dialogue et manifestement plus pour certains que
Anne-Lise Darras-Worms
d'autres, mesurer ce que le recours au Platon d'Aristote apporte à la lecture
Dialogues, sans supposer par avance ni qu'il ne leur apporterait que des
de ses contre-sens, ni qu'il en donnerait la cler, et voir en retour si et CVUUHCIlI
les agrapha dogmata s'en trouvent eux-mêmes éclairés.

Le privilège de Platon

Plotin se réfère nommément à Platon plus de cinquante fois dans ses écrits,
et ceux-ci fourmillent de citations textuelles ou allusives multiples. Platon
constitue en effet pour lui la référence absolue, prioritaire par rapport aux
autres philosophes ou écoles philosophiques de l'Antiquité. Certes, un simple
examen de l'Index Fontium, établi par P. Henry et H.-R. Schwyzer à la fin
de leur seconde édition des Ennéades l , montrerait que Platon ne constitue
sûr pas la seule référence pour Plotin: les citations ou renvois à Aristote,
dont le nom est mentionné quatre fois, se comptent par centaines, tandis que
l'argumentation des traités intègre souvent des propos, des thèses, thèmes
ou arguments propres aux Pythagoriciens, aux Stoïciens et aux Épicuriens,
ou encore à Anaxagore, Héraclite et Empédocle ainsi qu'aux Platoniciens et
,'l\t1S10tc'llClerlS des siècles immédiatement précédents.
Cependant, ce n'est pas seulement la quantité des références, mais aussi
manière même dont Plotin se réfère à Platon, dont il parle de lui, qui est
;é,'éh,triice de la primauté accordée à celui-ci. Platon est ainsi le seul à être
qu:,lifié de« divin» (theios 2), et le seul à faire nommémenr l'objet de jugements
valeurs positifs: "Je crois que Platon pensait ainsi et qu'il a raison de dire
.] », lit-on dans le Traité 26 (III, 6)3. Le but affiché de Plotin est d'accorder,
sens propre, sa voix avec celle de Platon: « Nous venons de dire notre
1. Pour prolonger cette étude, on pourra notamment se reporter à « The Esoteric Plato
Analytic Tradition », Methexis, 6, 1993, p. 115-134, où l'auteur, lan
philosophie des mathématiques grecques, cherche à . P. Henry et H.-R. Schwyzer, Plotini Opera, t. III, Oxford University Press, 1987 (1982 1),
et moins rationnels en jeu dans la réception des thèses des ésotéristes et à rouvrir p.326-373.
des agrapha dogmata, avec en vue d'abord la lecture du Timée. Pour un Traités 6(IV, 8), 1, 23 et 50 (III, 5),1,6. Lorsque nous citons les traités pour la première
des témoignages aristotéliciens sur les mathématiques platoniciennes fois, nous indiquons d'abord le numéro qui correspond à l'ordre chronologique de leur
dialogue, voir aussi M. Rashed, « Il Timeo: negazione del principio di ne<:ess'lracm,u,: rédaction puis, entre parenthèses, celui de l'édition des Ennéades par Porphyre. Par la suite,
matematica e teodicea », dans R. Chiaradonna, Il Platonismo e la Scienze, Rome, nous n'indiquons que le premier chiffre.
Roma Tre, 2012, p. 65-79. Traité 26, 11, 1.
322 Chapitre 17. Comment Plotin a-t-il lu Platon? 323

opinion sur l'essence, et comment elle peut être en accord (symphônôs) avec I:une des fonctions principales de l'enseignement professé par Plotin, .et
celle de Platon'. » En revanche, ceux qui, tels les Gnostiques, les principaux des écrits qui en constituent le prolongement, est donc d'affirmer son statut de
adversaires de Plotin, veulent parler « d'une voix discordante» (diaphônein) platonicien. Une phrase, parmi d'autres, est à cet égard révélatrice. Cherchant,
sont violemment critiqués: « les innovations qu'ils font, afin d'établir une dans la troisième partie du Traité 31 (V, 8), à relancer la discussion après avoir
philosophie à eux, on découvrira qu'elles sont en dehors de la vérité2 ». Enfin, décrit le monde intelligible, afin d'expliciter l'activité de l'Intellect en lui, il
la supériorité de Platon détermine aussi celle de ceux qui suivent à la lettre son propose à ses interlocuteurs de réfléchir à ce que dit Platon, dans le Phèdre, de
enseignement, comme on le voit au début du Traité 5 (V, 9) : les philosophes la « science de là-bas Il :

sont répartis en trois genres d'hommes qui correspondent à trois genres de vie En ce qui concerne la science de là-bas, celle que Platon précisément
philosophique, selon une hiérarchie ascendante au sommet de laquelle Plotin avait en vue lorsqu'il dit qu'elle n'est pas non plus celle qui est différente
situe clairement les Platoniciens, suivis des Stoïciens et, au plus bas niveau, de son objet - quant à savoir comment, il nous 1a laissé à chercher et à
des Épicuriens. découvrir, si nous affirmons mériter cette appellation -par conséquent, il
vaut peut-être mieux commencer ainsi1 [ .••]
L'école ouverte par Plotin à Rome après son arrivée dans cette ville, en 244,
est donc platonicienne même si, comme nous le savons par Porphyre, l'ensei- L« appellation 1), qui désigne ici sans nul doute celle de « platoniciens l},

gnement dispensé révélait un certain éclectisme3 ,


tandis que « sont mêlées, n'est donc pas donnée d'emblée: elle doit être conquise, et l'on comprend que
dans ses ouvrages, sans que l'on s'en aperçoive, les doctrines stoïciennes aussi c'est cette conquête qui donne tout son sens à l'entreprise de Plotin, entre-
bien que péripatéticiennes4 », prise heuristique et herméneutique, puisque la découverte de la vérité même,
Il est bien sûr impossible de savoir ce qui conduisit Plotin à accorder à énoncée par Platon, ne peut être obtenue que par le travail de l'interprétation. 1
Platon ce statut privilégié. Le seul indice biographique dont nous disposions Que faut-il entendre lorsque Platon a recours à telle méthode, emploie telle
est la rencontre décisive5 qu'il fit, au cours de sa formation à Alèxandrie - où expression, utilise telle image? C'est à l'exégète qu'il incombe de le dire, de
florissait, depuis le l'' siècle, une école platonicienne, tandis que celle d'Athènes l'expliquer et de le transmettre.
déclinait - avec Ammonius Sactas, dont on ne sait à peu près rien, si ce n'est En s'attribuant cette fonction, Plotin s'inscrit bien sûr dans une tradition
que son enseignement, d'inspiration pythagoricienne et platonicienne, visait très ancienne. Pierre Hadot relie ainsi la « longue période de philosophie
aussi, selon certains, à harmoniser les doctrines de Platon et Aristote. Cet "exégétique")l au« phénomène sociologique 1) que constitue ({ l'existence d'écoles
enseignement, que Plotin suivit pendant onze années et qui, selon Porphyre, philosophiques dans lesquelles sont religieusement conservés la pensée, le style
influença durablement sa penséé, s'apparentait, semble-t-il, à une initiation: de vie, les écrits d'un maÎtre2 1), et il fait remonter cette tradition, qui concerne
reposant, à l'instar de celui des pythagoriciens, sur la doctrine du secret -les toutes les écoles, à l'époque de l'institution de l'Académie par Platon.
cours devaient rester à l'état de « discours entendus 11 (akousmata), n'étaient Ce statut d'exégète n'est peut-être pas sans rapport avec le statut du philo-
pas écrits et ne devaient en aucun cas être divulgués? - il contribua P(:~ut-être sophe tel qu'il a été défini par Socrate dans le Banquet, celui d'<, intermédiaire»
par la suite à l'instauration, par Plotin, d'une relation intime et privilégiée, entre les hommes et les dieux. Mais pour Plotin, la vérité ayant déjà été, depuis
d'ordre quasi religieux, par-delà les siècles, avec Platon, qu'il considérait à longtemps, énoncée par Platon, il suffit maintenant de la développer, de l'expli-
l'égal d'un dieus . citer, comme le montre cette phrase célèbre du Traité 10 (V, 1) :
Les discours que nous tenons ne sont pas nouveaux, et ils ne datent pas
1. Traité 44 (VI, 3), l, 1. Sauf mention contraire, les traductions de Plotin sont les nôtres. daujourd'hui, mais ils ont été tenus il y a longtemps, sans dtre développés,
2. Traité33 (II, 9), 6,11-12.
tandis que les discours daujourd'hui sont les exégètes de ceux-là, et nous
3, Cf Vie de Plotin, § 14, 10-14: l'enseignement se faisait à partir de la lecture de commentaires
platoniciens et aristoté!iciens et « d'autres auteurs en fonction du sujet J) (Cf Porphyre, La pouvons assurer que ces doctrines sont anciennes grâce au témoignage des
Vie de Plotin, vol. II, Etudes, texte grec et traduction, par L. Brisson et alii, Vrin, Paris, écrits de Platon lui-m§me 3 •
1992).
4. Vie de Plotin, § 14,4-6.
5. Selon Porphyre dans la Vie de Plotin: « Voilà celui que je cherchais! » (§ 3, 13),
6. Cf Vie de Plotin, § 3, 33-34 et 14, 15-16. 1. Traité 31,4,52-56; Phèdre. 247d7-e1.
7. Cf Vie de Plotin. § 3. 2. P. Hadot, « Philosophie, exégèse et contresens », dans Études de philosophie ancienne, Paris,
8. Porphyre raconte ainsi que l'on célébrait des sacrifices aux jours anniversaires de Socrate Belles Lettres, 1998, p. 3.
et de Platon dans l'école de Plotin (Vie de Plotin, § 2). 3. Traité 10,8.10-14.
324 Chapitre 17. Comment Plotin a-t-il lu Platon? 325

Ce n'est cependant pas seulement un savoir constitué de doctrines à expliquer interprètes successifs ou du « platonisme» en général, tel qu'il s'est progressi-
que Plotin veut transmettre en enseignant la philosophie de Platon, mais aussi vement constitué à travers l'histoire des différentes Académies ainsi que par
ùn 1< savoir vivre1 )l, qui est d'abord un « savoir penser », puis un « savoir voir}) : l'intermédiaire d'autres « platoniciens » - à des degrés différents parfois-,
les discussions au sein de son école, tout comme les écrits en eux-mêmes, doivent jusqu'aux représentants de ce que l'on a appelé le « moyen platonisme ».
avoir pour effet principal de transformer l'âme de ses auditeurs ou lecteurs,-de
la guider sur le chemin de la vérité, c'est-à-dire, pour Plotin, de la conduire à
L'interprétation du topos noètos de la République
contempler les réalités intelligibles et ce qui se situe au-delà. « Quel est l'art,
la méthode, la pratique qui peuvent nous faire remonter vers le lieu où il faut L'on retrouve la trace des choix et des contraintes exposés ci-dessus dans la
aller? », demande Plotin au début du Traité 20 (l, 3). Et il répond: « Là où il façon dont Plotin interprète et utilise une expression platonicienne importante
faut aller, c'est au Bien et au principe qui est premier: tenons pour acquis que pour lui, d'un point de vue doctrinal, et présente dans plusieurs traités: celle
cela a été approuvé et démontré de multiples manières; et il est certain que les de « lieu intelligible» (topos noètos).
moyens par lesquels cela a été démontré constituaient une sorte de remontée2 . » Cette expression apparalt à deux reprises dans la République, au livre VI
I:étude de Platon est donc en elle-même un acte d'intellection et de contem- (508c2), puis au livre VII (517b5). Au livre VI, le« lieu intelligible» est opposé
plation : le commentaire plotinien est un « exercice spiritueP ), au monde visible dans la comparaison entre le Bien et le soleil :
Ce rapport au texte, si particulier, et qui peut nous sembler si étrange! Eh bien, dis-je, c'est lui [le soleil] que j'affirme être le rejeton du bien,
n'exclut certes pas l'indépendance ni l'originalité du commentateur, comme que le bien a engendré comme analogue à lui-même,' ce que, précisément,
le souligne Porphyré, et comme nous le constaterons ci-dessous. Celles-cii lui [le bien] est dans le lieu intelligible par rapport à l'intelligence et aux
toutefois, sont aussi une source de difficultés pour les lecteurs et exégètes (i) choses pensées, c'est ce que celui-ci [le soleil] est dans le lieu visible par rapport
contemporains que nous somlues : en effet, Plotin, comme presque tous les à la vue et aux choses vues 1•
philosophes de l'Antiquité, parle et écrit dans une intertextualité permanente. La définition du livre VII, qui intervient lorsque Socrate propose à Glaucon
De plus, il s'adresse à un public restreint, averti, cultivé, voire « initié» - aussi d'appliquer l'image de la caverne, complète et précise celle du livre VI :
les résumés, les citations souvent partielles, les simples allusions, l'absence
JI fout appliquer cette image tout entière à ce que nous avons dit aupa-
fréquente de référence au contexte immédiat de tel ou tel passage d'un dialogue ravant, en assimilant le séjour qui apparait grdce à la vue à la résidence
de Platon relèvent-ils peut-être tout autant de la situation concrète d'énonciation dans la prison, et la lumière du fou en lui à la puissance du soleil,' et, si
du professeur qu'il est, celle d'une connivence avec son public, que d'un choix tu établis que la remontée vers le haut et la contemplation des choses d'en
argumentatif reposant sur des omissions volontaires et rendues nécessaires haut est la remontée de l'âme vers le lieu intelligible, tu ne te méprendras
par l'axe d'interprétation correspondant à la thèse soutenue. Il nous est donc pas sur ce qui foit l'objet de mon espérance, puisque c'est cela que tu désires
entendre [...] : dans le monde connaissable, à la limite extrême se trouve
souvent malaisé de démêler les fils de ce tissu serré, d'autant plus que ce ne sont
l'idée du bien, et on a de la peine à la voir mais, si on la voit, on en conclut
pas seulement les œuvres de Platon ou d'autres que commente Plotin, mais nécessairement que c'est elle la cause de tout ce qui est correct et beau, que
aussi - et peut-être principalement, puisque nous ne pouvons être certains dans le visible, c'est elle qui a enfonté la lumière et le maitre de celle-ci,
de savoir ce qu'il lisait réellement5 - celles de leurs exégètes. Ainsi, en un et que dans l'intelligible, elle-même maitresse, elle a procuré la vérité et
certain sens, Plotin n'est pas davantage tributaire de Platon qu'il ne l'est de ses l'intelligence.
Dans le contexte commun à ces deux passages, l'un des enjeux est à la fois
1. Nous empruntons cette expression à P. Hadot (dans Qu'est-ce que la philosophie antique 1,
Paris, Gallimard, 1995, p. 62), mais préférons l'écrire sans tiret, à cause du sens spécifique, de différencier le Bien ou l'idée du Bien d'une part, l'Intelligence et le monde
et plus restreint, que cette expression a en français. intelligible d'autre part, et de montrer en même temps leur étroite relation,
2. Traité 20, 1, 1-5.
3. Voir P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002 (1993 1), pensée en termes de filiation et de causalité. I:analogie avec le soleil met en
p.58-60. évidence le double statut du Bien: il est à la fois essence, au même titre que les
4. ({ Mais Plotin n'empruntait absolument rien à ces commentaires, il était au contraire
personnel et indépendant dans sa réflexion théorique, apportant dans ses investigatiohS autres réalités intelligibles, et en même temps cause de l'essence, de même que
l'esprit d'Ammonius », Vie de Plotin, § 14, 14-16.
5. Nous ne possédons en effet à ce sujet que le témoignage de Porphyre, qui he mentionne
que les commentaires lus en cours. 1. Sauf mention contraire, les traductions de Platon sont les nôtres.
326 Chapitre 17 Comment Plotin a-t-il lu Platon? 327

le soleil est visible, et cause de la vuel . Et, précise plus loin Platon, le Bien, Grâce à la supériorité de leur pouvoir et à l'acuité de leur vue, ils voient,
cause de l'essence, est« par-delà l'essence, qu'il surpasse encore en ancienn,eti' comme par l'effit d'un regardperçant, l'éclat d'en-haut, et ils s'élèvent là-bas
et en puissance" (509b9). pour ainsi dire au-dessus des nuages et de l'obscurité d'ici-bas, et restent
Les problèmes posés par ce texte de Platon sont pour Plotin, et pour là-bas en regardant de haut les choses d'ici-bas en se réjouissant de ce lieu
véritable qui leur est propre, de mJme qu'un homme qui revient dans sa
platoniciens en général, capitaux, car ils engagent non seulement la cOllception.
patrie aux bonnes lois après une longue course errante.
des relations entre les différents niveaux de la réalité intelligible - . _.....,.,
l'Intellect et le Bien - , mais aussi la nature même et la spécificité de cu.'cun, On peut rapprocher ce passage de celui du Traité 38 : {( pourtant, si elle
de ces niveaux, du Bien et de l'Intellect en particulier. Loriginalité de l'inter- [l'âme] contemple, c'est parce qu'elle est devenue Intellect, c'est parce qu'elle est
prétation plotinienne consistera ainsi il identifier le Bien de la République en quelque sorte "intellectualisée", qu'elle est venue dans le lieu qui est le lieu
«l'Un en soi» de la première hypothèse du Parménide (137b), et l'lntelleotà i, intelligiblé », ainsi que des questions posées au tout début du deuxième chapitre
« l'Un qui est» de la seconde hypothèse (142b)2. du Traité 5 : {( Quel est donc ce lieu? Et comment peut-on y arriver? Peut y
Dans plusieurs traités, Plotin mentionne le topos noètos de la République dans arriver celui qui est par nature un homme amoureux et qui a véritablement,
un acte de lecture fidèle il Platon. Ainsi, dans le Traité 6, il le définit comme dès le début, la disposition d'un philosophe [...] »
« ce lieu de la pensée (noèseôs) que nous appelons le lieu intelligible" (3, 7-8), Il semble que, dans ces différents passages, la seule mention du {( lieu », qualifié
par opposition au {( monde qui est pour elle [l'âme] une caverne et un antre» ou non par un adjectif, renvoie instantanément au topos noètos de la République.
(3, 4-5), rappelant ainsi le contexte immédiat de République VII. La même Cette mention suffit donc à inscrire la discussion dans un cadre de référence bien
opposition entre le monde sensible et le monde intelligible se retrouve dans connu du public auquel elle s'adresse, et considéré comme un horizon - une
cette affirmation du Traité 24 (V, 6) : limite; conférant à l'ensemble du texte le statut d'un commentaire, elle affirme
résolument, par là même, la position platonicienne du locuteur. Cependant, ce
Nous disons que les êtres en tant qu'êtres, et chacun en lui-même, cest-
à-dire les Jtres qui existent véritablement, sont dans le lieu intelligible, n'est pas seulement le texte de la République qu'entend à l'arrière-plan l'auditeur
non seulement parce que ceux-ci demeurent de foçon identique dans leur ou le lecteur de Plotin. En effet, dans certains de ces passages, Plotin combine
essence, tandis que les autres, tous ceux qui sont dans la perception sensible, plusieurs références.
s'écoulent et ne demeurent pas - il se peut en effet que, mJme parmi les Dans le Traité 5, la description de la vision et de la vie propres aux « hommes
objets de la perception sensible, certains demeurent- mais bien plutôtparce divins» (les Platoniciens) est proche de celle du Phèdre (247c-248b), comme
qu'ils tirent d'eux-mêmes la perftction de leur existence3•
le montre l'emploi de l'adjectif {( véritable », qui fait signe il la fois vers la
Ainsi, ce n'est pas tant la permanence que l'identité avec soi et l'auto-réflexivité:.' République, olt le lieu intelligible est celui de la science et de la vérité (508e4),
qui caractérisent les êtres intelligibles. Enfin, la luminosité, qui constitue et vers le Phèdre, olt il est la « plaine de vérité » (248b7). De plus, l'expression
des marques essentielles du monde intelligible dans toutes les descriptions « au-dessus des nuages » renvoie au {( lieu supra-céleste » du Phèdre (247c3).
donne Plotin, est bien sûr inspirée en partie de la métaphore du soleil dans Enfin, toujours dans le même traité, les réponses aux questions poséès au début
République, comme le montre cette phrase du Traité 38 (VI, 7) : « en sorte du deuxième chapitre sont une paraphrase du Banquet (21Oa-c) :
tout ce lieu serait illuminé par une lumière intellectuellé ».
Peut y arriver celui qui est par nature un homme amoureux et qui a
Lautre thème que Plotin retient de la lecture de la République est celui véritablement, dès le début, la disposition d'un philosophe, car il éprouve
la remontée de l'âme vers le lieu intelligible. Ainsi, à la fin du premier ch'lpit:re':, pour le beau, puisqu'il est amoureux, les douleurs de l'enfantement [Phèdre,
du Traité 5, auquel nous nous sommes référé ci-dessus, il explique en 251e5], et il ne s'en tient pas à la beauté du corps mais s'enfuit, de là, vers
consiste la supériorité des platoniciens: les beautés de l'âme, les vertus, les sciences, les belles actions et les lois, puis
remonte à nouveau vers la cause des beautés dans l)âme, età nouveau vers ce
qui peut se trouver avant cela, jusqu'à ce qu'il arrive vers le terme premier,
situé à la toute fin, et qui est beau par lui-mime.
L L'analogie reste cependant partielle, car le soleil est aussi le « rejeton du Bien » : voir,
sujet, les analyses de M. Dixsaut, dans Platon, Paris, Vrin, 2003, p. 262~264.
2. Voir par exemple le Traité 10.
3. Traité 24 (V, 6), 6, 13-18.
4. Traité 38, (VI, 7) (15, 30). 1. Traité 38,35,5.
328 Chapitre 17. Comment Plotin a-t-il lu Platon! 329

Le « lieu» de la République est donc aussi, pour Plotin, le lieu du Jja:nt/i~e ce que dit Platon du « lieu intelligible» dans ce dernier dialogue. La raison en
et le lieu du Phèdre, et les moyeus d'y parvenir sont, pour lui, décrits dans est que, pour lui - dans ce traité comme dans d'autres, nous le verrons plus
deux dialogues. Or la polyphonie des références ainsi conjuguées n'est loin - , le lieu intelligible et le lieu du Beau constiruent un seul et même lieu:
effet sur l'interprétation plotinienne du ou des textes platoniciens auxquels il s'agit d'une totalité unique, puisque tout - toute Forme - est Beauté dans
réfère. Certes, elle révèle la volonté d'expliquer Platon par Platon et de le monde intelligible, et que l'Intellect est lui-même Beauté. Que reste-t-il,
en évidence la cohérence d'une pensée qui ne peut en aucun cas se conu'edit dans ces conditions, du « lieu intelligible» platonicien, chez Plotin? En quel
d'une pensée unifiée par les soins de l'exégète: en cela, l'attitude de Plotin sens est-ce un «( lieu» ?
très représentative de la pratique herméneutique propre à la tradition Si le monde sensible, la caverne -lieu à la fois clos et ouvert - fait l'objet
cienne. Mais la lecture conjointe des dialogues révèle aussi une i',de,"titiC:lfiil d'une description précise, le monde intelligible, lui, n'est pas décrit dans la
des contextes, des thèses et des argumentations propres à chacun d'entre République. On sait seulement qu'il est « là-haut» etl'on devine seulement qu'il
Ainsi en est-il de la question du lieu: celui-ci, dans les deux premiers chapitt< a une limite extrême, puisque c'est là que se situe l'idée du Bien. En revanche,
du Traité 5, parait en effet correspondre à la fois à la « haute mer du beau» l'exégèse plotinienne en fait un lieu particulier.
Banquet, au ({ lieu supra-céleste», région de l'essence dans le Phèdre, ainsi Deux passages du Traité 38 nous permettent à la fois d'en repérer les carac-
lieu intelligible de la République, à l'extrémité duquel on voit le Bien. téristiques principales, et d'en identifier la fonction dans l'argumentation de
Cet agencement de citations a pour première conséquence de pflldllifê Plotin. Le problème que celui-ci cherche à résoudre est double: il s'agit tout
chez le lecteur, une certaine confusion: on ne sait plus très bien de quel d'abord, dans la deuxième partie du traité, de comprendre en quoi et comment
il s'agit. ce lieu intelligible, qui est donc le lieu des êtres intelligibles (les Formes, les
En effet, les caractéristiques du terme ultime de l'ascension, dans essences) est aussi le lieu de l'Intellectl , c'est-à-dire en quoi cette totalité, cette
description qu'en donne chacun des dialogues, sont très proches. Le Beau unité qu'est l'Intellect est aussi et en même temps, sans que cela soit contra-
soi dans le Banquet est ({ d'une beauté merveilleuse, qui est de toute dictoire, une multiplicité. On voit que l'on s'éloigne ici de la problématique
et n'est soumise ni au devenir, ni à la destruction, ni à l'accroissement, ni de la République, mais que l'on se rapproche de celle du Parménide. Il s'agit
corruption" (21Oe5-211a2), « il est éternellement en lui-même avec lu.i-rrlêri ensuite, dans la cinquième partie, de définir ~ au sens de « différencier »,
d'une forme unique" (211bl-2) - c'est « le beau en ;oi, simple, pur, donc de « délimiter» - ce lieu de l'Intellect par rapport au Bien/Un qui, lui,
mélange, qui n'est pas rempli de chairs humaines ni de couleurs ni de est hors de tout (il n'est en réalité nulle part), alors que tout est en lui, même le
autres sottises mortelles, mais qui est le beau divin lui-même d'une lieu intelligible. Il s'agit, là encore, de questions cruciales pour les platoniciens,
unique» (211el-4). Dans le Phèdre, le terme est « l'essence qui est ,',eelleraer auxquelles ils ont répondu de façon divergente.
sans couleur, sans figure, intangible» (247c6-7). Cependant, bien que la Pour Plotin, l'apparente contradiction constituée par cette« unité multiple»
description du Banquet puisse ouvrir un champ plus vaste à 'i'lntérp"é"ltiJ qu'est l'Intellect peut être résolue par une interprétation précise de la notion
puisqu'elle peut être lue aussi comme la description de ce qu'est toute même de « lieu », comme on le voit au chapitre 13 du Traité 38. Deux autres
en soi, elle demeure, au premier chef, description de la Forme du Beau. expressions platoniciennes y sont associées pour montrer en quoi altérité et
du Phèdre, en revanche, est description du lieu des Formes, de ces « identité sont constitutives de l'Intellect. « Partout, pourtant, il [l'Intellect] est
tians intègres, simples, immobiles er bienheureuses" (250c3) parmi lui-même », dit Plotin. Et il ajoute:
resplendit, au milieu des autres Formes (celles de la Justice, de la ~aJ~esse), C'est pourquoi il a une errance qui demeure en elle-même, et, pour
Forme de la Beauté, plus lumineuse que les autres et, pour cette raison, 1lntellect, cette errance a lieu dans la Plaine de la Vérité dont il ne sort
accessible parce que plus visible, même ici-bas. Dans la République jamais. Il contient en lui-même, en l'embrassant, cette plaine tout entière
Socrate dit que la connaissance et la vérité, qui sont dans le lieu ll'nteU11,101
en se créant à lui-même u~e sorte de lieu afin de sy mouvoir et ce lieu
sont« belles l'une et l'autre» mais que« le Bien est autre chose » et qu'il «
encore plus beau qu'elles» (508e4-6).
L'association, par Plotin, de thèmes empruntés au Phèdre, au Banquet,
la République, a donc comme deuxième conséquence d'amplifier et de 1. Ceci peut d'ailleurs poser un problème de traduction: selon les cas, il vaudra mieux traduire
topos noètos soit par « lieu intelligible », soit par {( lieu de l'Intellect ».
330 Chapitre 17. Comment Plotin a-t-il lu Platon? 331

est identique à celui dont il est le lieu. Et cette plaine est variée, afin que du monde intelligible et de l'Intellect tels que Plotin, lui, les conçoit, et cela,
I1ntellect puisse la parcourirl . probablement, par référence à d'autres interprétations de Platon.
La « plaine de la Vérité» est une expression tirée du Phèdre (248b6) : elle La seconde exégèse, située plus loin dans le Traité 38, s'inscrit dans le
désigne le lieu « en dehors du ciel » que les âmes, enfin parvenues au terme de prolongement de la première et répond au même but, même si elle a pour
leur ascension vers }' intelligible, tâchent de voir pour se nourrir de la « pâture}) objet spécifique d'indiquer la nature du Bien et sa relation avec les deux autres
tirée de cette « prairie », qui est celle ~{ qui leur convient le mieux »), puisqu'il niveaux de réalité que sont l'Intellect et l'Âme. On a vu que l'Intellect pouvait
s'agit de la« vérité ». Tout fait sens ici pour Plotin, qui exploite à fond l'image. être défini par le lieu qui lui est propre -lui-même - , à la fois même et autre,
La plaine renvoie à un espace immense, mais délimité puisque l'Intellect le ainsi que par le mouvement qui est le sien - caractérisé lui aussi par l'identité
« contient », peut « l'embrasser » et « n'en sort jamais » j c'est aussi un espace et l'altérité. Le Bien, lui, ne peut, pour Plotin, en aucune manière être défini,
stable (une plaine) mais qui, de par son étendue, suscite en même temps le si ce n'est par ce qu'il n'est pas. Et il ne peut certainement pas être défini par
mouvement, puisque l'Intellect s'y meut et qu'il le « parcourt ». C'est enfin un un quelconque lieu. Identifié au soleil dans la République, et situé à l'extrémité
espace caractérisé par l'identité: espace de l'Intellect, il est, en un sens objectif du monde intelligible, il est certes « quelque part », mais cela n'implique pas
et subjectif, à la fois espace pour l'Intellect et créé par lui, il est l'Intellect et pour autant qu'il soit, pour Plotin du moins, en un lieu défini ni définissable.
inversement. La notion d'identité est en outre renforcée par celle d'auto- Il est seulement hors de toutl, même s'il est aussi, en quelque manière, tout.
suffisance absolue, ajoutée par Plotin au texte de Platon, qu'il ne cite pas eIi C'est dans cet espace ouvert à l'interprétation - à la fois par le « caractère )
entier mais auquel il se réfère implicitement: si la « prairie » est une « pâture ) (si l'on peut dire!) indéfini, au sens littéral et figuré du terme, du Bien, ainsi
pour les âmes dans le Phèdre, elle devient, chez Plotin, la pâture de l'Intellect, que par la réticence de Socrate à le définir - , que se glisse Plotin:
puisque Vérité et Intellect sont une seule et même chose selon lui 2 : c'est donc Le Bien s'étendant sur eux [l'âme et l'Intellect], harmonisé à leur union,
de lui-même que l'Intellect se nourrit. chatoyant sur eux, les unissant tous deux, le Bien donc leur est présent, et
Les notions de multiplicité et d'altérité sont, elles, induites par l'emploi des il leur procure une bienheureuse vision [Phèdre, 256b6], et il les emporte
termes de« parcours)) et d'« errance)) pour qualifier le mouvement de
si loin qu'ils ne sont plus en un lieu ni en quoi que ce soit d'autre, où il est
naturel qu'une chose soit dans une autre. Car lui-même n'estpas en quelque
dans l'espace défini par référence au Phèdre. Ces deux termes sont utilisés
endroit: le lieu de l'Intellect est en lui, mais lui n'est pas en quelque chose
Zénon dans le Parménide (136el-2) : ils y désignent les cheminements (le passage d'autre 2
par les différentes hypothèses) nécessaires pour « rencontrer le vrai de WdH.ler<'
Les dernières phrases de ce texte montrent clairement que l'une des caracté-
à atteindre la compréhension 3 }). En appliquant ces deux termes au mou·verneln(
ristiques qui permettent de différencier l'Âme et l'Intellect par rapport au Bien
de l'Intellect, et en disant de la « plaine}) qu'elle est « variée }), Plotin su.gg"re··.··.
est celle du lieu: que ni l'une ni l'autre ne soient plus, lorsqu'ils sont intimement
donc doublement que, si le mouvement se produit à l'intérieur de ce lieu
unis au Bien, en un lieu, signifie a contrario qu'ils occupent, lorsque cesse cette
à lui-même l'Intellect, il'est aussi en même temps mouvement en dil·ecl:iolld~ .•
union, un lieu (ce que Plotin a démontré dans ce même traité, mais aussi dans
l'autre, ou plutôt des autres (c'est-à-dire, implicitement, des êtres i·lnte:llil,ibld);
d'autres), tandis que le Bien, lui, n'est jamais «en» quoi que ce soit. L'on retrouve
qu'il est aussi : ces Formes qu'il engendre en lui-même et contient, dans un
de nouveau ici, à l'arrière-plan, l'influence de la lecture du Parménide3• De fait,
de différenciation de lui-même d'avec lui-même, d'autodifférenciation inl.etJ1e',>
le « si loin» où l'Âme et l'Intellect s~ trouvent emportés suggère, par le caractère
Comme le dit Pierre Hadot dans son commentaire: « La course errante
volontairement vague de l'expression, un ailleurs indéfini, voire infini. Certes,
la plaine de la Vérité, c'est donc le mouvement par lequel l'Intellect de·vient"
la relation du Bien avec l'Âme et l'Intellect est ici décrite comme un acte du
toujours autre (l'errance) tout en restant lui-même (la vérité)5. »)
Bien, ce qui peut surprendre puisque pour Plotin le Bien, à proprement parler,
r.:exégèse du topos noètos de la République a par conséquent pour fonction
n,agit
. pas. 4 M aiS,
. comme 1e montre Pierre Hadot, ce sont « l'Intellect aimant
confirmer, à raide de références empruntées à d'autres dialogues, la

1. Traité 38, 13, 36-37. Traduction P. Hadot (Plotin, Traité 38, Cerf, Paris, 1988). 1. Cf Traité 39 (VI, 8), 18,2.
2. Ceci est démontré en particulier dans le Traité 32 (V, 5). 2. Traité 38, 35, 36~41. Voir le commentaire de P. Hadot, ibid., p. 345.
3. Cf le commentaire de ce passage par P. Hadot (édition citée, p. 250). 3. La thèse selon laquelle l'Un n'est « nulle part, ni dans un autre ni en soi» est en effet
4. Cf Traité 38, 13, 25 er27-28. démontrée en 138a.
5. Ibid., p. 251. 4. Cf Traité 24, 6.
332 Chapitre 17. Comment Plotin a-t-il lu Platon? 333

et l'Âme, qui ne fait plus qu'un avec cet Intellect aimant, [qui] ont l'impression Il faut préciser que la remontée vers l'intelligible a été décrite auparavant à
que le Bien s'étend à eux, [... ] que sa lumière brille sur euxl ». À quoi s'ajoute travers une lecture conjointe du Banquet et du Phèdre, comparable à celles que
le fait que les participes « s'étendant » et « chatoyant ,) suggèrent aussi qu'il nous avons mentionnées ci-dessus, avec les mêmes conséquences: le lieu du
s'agit d'images: l'on pense ainsi à celle d'Ouranos s'étendant sur Terre (Gè) Banquet est le lieu du Phèdre, voilà pourquoi il est possible d'affirmer l'identité
pour s'unir à elle, dans la Théogonie d'Hésiode2 , tandis que le « chatoiement» de l'Intellect et des intelligibles avec la Beauté. Que le Bien soit « au-delà »,
renvoie à la lumière fournie par le soleil dans la République (le soleil brille de comme il est dit dans la République, c'est aussi ce que les premières lignes du
lui-même, involontairement). C'est pourquoi la notion de {( présence » est traité avaient suggéré, et que les dernières conflrment :
importante ici pour comprendre le type de relation dont il est question: il s'agit Et ce qui est au-delà de la Beauté, nous disons que c'est la nature du Bien,
d'une présence qui ne peut être que ressentie, appréhendée par la vision et non qui tient le Beau placé devant elle. De sorte que, pour parler de manière
pas l'intellection. Dans l'expérience d'union totale avec le Bien, qui constitue générale, c'est le Beau premier. Mais si l'on sépare les intelligibles, on dira
le but ultime de la remontée de l'âme vers l'Intellect et de l'Intellect vers lui que le lieu intelligible est le lieu des Formes, tandis que le Bien est ce qui
- expérience que Plotin décrit dans ce même Traité 38 (35, 33-45) et qui ne
est au-delà, source et principe du Beau. Ou bien on placera sur le même
plan le Bien et le Beau premier; en tout cas, le Beau est là-bas l •
peut se faire que par intermittences, l'âme et l'Intellect sont là où est le Bien,
c'est-à-dire « à la fois partout et nulle part 3 » : dans un « non lieu »), un « non Mais pourquoi Plotin éprouve-t-ille besoin de préciser que des distinctions
espace » et un « non temps ». En effet, l'âme, désormais entièrement devenue de langage sont, dans ce domaine, nécessaires? Ce point est important. Les
Intellect, dépasse même celui-ci pour entrer en contact directement avec le distinctions correspondent en effet à des manières de parler, c'est-à-dire à des
Bien, puisqu'elle expérimente alors un état d'inconscience totale, c'est-à-dire niveaux de discours différents, qui eux-mêmes correspondent à des situations i
de non-séparation d'avec elle-même. ({ Étant », en un certain sens, le Bien, elle d'énonciation différentes.
n'a plus accès aux catégories spatiales ou temporelles. C'est alors précisément, Dans les lignes 37-39, le discours est de type exégétique: il s'appuie sur le
pour Plotin, le « au-delà de l'essence» qu'elle a atteint. Philèbe, dont Plotin associe deux passages distincts, celui dans lequel Socrate
Or c'est bien cet « au-delà de» qui intéresse tout particulièrement celui-ci, définit la« nature du bien" (60blO) et celui dans lequel il est dit que« la puissance
et dont on s'aperçoit que c'est toujours de lui qu'il parle, in fine, lorsqu'il se du bien s'est réfugiée dans la nature du beau" (64e5-6). En somme, semble
réfère au topos noètos de la République - même, et peut-être surtout quand il suggérer ici Plotin, si l'on veut comprendre le « au-delà» de la République, il
donne l'impression de parler d'autre chose que de lui. Ceci est particulièrement faut se référer au Philèbe, il faut donc s'exprimer comme Platon le fait dans le
sensible dans deux autres traités où la référence à Platon fait à nouveau l'objet Philèbe. Ainsi, quand on voit le Beau, c'est le Bien que l'on voit: il est précédé2 ,
d'une exégèse aux implications multiples: les Traités 1 (l, 6) et 31 (V, 8), à la fois caché et révélé par le Beau.
consacrés à l'étude du Beau. Ceci explique, comme le signifie, selon Plotin, le Philèbe, que l'on puisse dire
À la toute fin du Traité 1, dont l'objet est de définir le statut dllBeau en du Bien qu'il « est le Beau premier» ou « le Beau en premier3 ». En effet, ainsi
répondant justement à la question du lieu et de l'origine - ({ D'où vient le qu'il est démontré dans le Traité 384, si le Beau peut être identifié au Bien, c'est
Beau? » - , Plotin résume l'argument du traité en rappelant tout d'abord ce parce que c'est le Beau qui, au premier chef, suscite le désir de l'âme - Platon
qui en constitue la thèse principale: l'a montré dans le Banquet et le Phèdre - , c'est pourquoi le Bien se présente
comme Beau. Il s'agit là d'un deuxième type de discours: celui que l'on peut
Car on parviendra tout d'abord, en remontant, à I1ntellect et là-bas,
on verra que les formes sont toutes belles, et on affirmera que la BeauÛ c'est tenir en parlant « de manière générale », c'est-à-dire lorsque l'on voit, ou plutôt
cela: les Idées, car c'est par elles que toutes les choses sont belles: par les juste après que l'on a vu le Bien. En disant cela, on tient un discours qui relève
produits de ITntellect et de l'essenc!'. d'une tout autre démarche, car il s'appuie sur une « saisie )}, une connaissance
intuitive, et non discursive, de la réalité suprême.

1. Ibid., p. 345. 1. Traité 1,9.37-43.


2. Cf vers 176-178. 2. Cf Traité 32.3.6-15.
3. Traité 38. 16. 1-2. 3. Les deux interprétations, et donc les deux traductions, sont possibles, selon nous.
4. Traité 1, 9. 34-37. 4. TraitdB, 33,13-15 er 21-22.
334 Chapitre 17. Comment Plotin a-t-il lu Platon? 335

En revanche, le troisième type de discours ne peut être prononcé que bien suffit-il donc pour faire comprendre de façon claire le lieu intelligible, ou
après cette « saisie » ou vision - première comme l'est son objet -'. et bien faut-il revenir en arrière et repartir en suivant un autre chemin, comme
discours relève, lui, de la pensée discursive, de la dianoia, et par cOlnsé:quent:., cecil? »
de la dialectique, puisqu'il consiste à « séparer les intelligibles », c'est-à-dire Le plus étonnant pour nous est que, tel qu'il est décrit dans le traité, ce lieu,
tous les objets d'intellection - Intellect et êtres intelligibles. Ce u"'cu'ur'-Cl d'une certaine manière, n'en est pas un ou, du moins, ne relève d'aucune des
dissocie ce qui, dans la vision et dans le discours du voyant, est uni. C'est catégories habituellement attribuées au lieu.
précisément la raison pour laquelle non seulement des distinctions spatiales Il s'agit en effet d'un lieu caractérisé par une transparence et une identité
sont alors rendues possibles, et même nécessaires, mais aussi les expressions absolues, dans lequel les êtres sont à la fois distincts et indistincts les uns des
de la République et du Phèdre peuvent être convoquées pour être interprétées, autres, voient les autres et, voyant les autres, se voient eux-mêmes, car « là-bas
dans un acte de lecture conjointe. Le « lieu des Formes », que Plotin interprète tout est ciel, la terre, la mer, les animaux, les plantes et les hommes, tout, de ce
comme le « Beau intelligible », fait signe à la fois vers le « lieu» du Phèdre ciel de là-bas, est céleste" (3, 32-34). De nouveau, ce sont simultanément les
(247dl) et vers le topos noètos de la République, tandis que la définition du Bien lieux du Phèdre, de la République et du Banquet qui sont convoqués, unifiés,
comme « ce qui est au-delà, source et principe du Beau» associe à la fois le certes, mais aussi transformés et sublimés:
«au-delà de l'essence" de la République et la définition de l'âme dans le Phèdre. Là-bas est la vie facile, et la vérité est pour eux la mère et la nourrice et
L'âme y est en effet désignée comme « ce qui se meut soi-même, [qui est] pour l'être et la nourriture - et ils voient toutes choses, non pas celles auxquelles
toutes les autres choses qui sont mues source et principe du Inouvement » s'attache le devenir, mais l'être, et <ils> se voient eux-mêmes dans les autres;
(245c8-9). Enfin, les ultimes distinctions spatiales par lesquelles se conclut le car tout est diaphane et rien n'y est obscur ni résistant, mais chacun pour
traité réactivent les deux derniers types de discours distingués auparavant et chacun et toutes choses sont manifestes jusqu'à l'intérieur: c'est la lumière
pour la lumière. De fait, chacun a toutes choses en lui-même et en retour
ont pour effet de souligner que, si le statut du Beau est double, c'est aussi pour
voit tout en un autre, de sorte que tout est partout et tout est tout et chacun
des raisons linguistiques. est tout et infinie est la splendeur; en effet, chacun d'entre eux est grand,
Dans ces conditions, nous pouvons de nouveau poser cette question: puisque même le petit est grand; et le soleil là-bas est tous les astres et en
lorsque Platon parle de « lieu» à propos du " lieu intelligible ", en quel sens, retour chacun et tous sont le soleil [...] ; et le beau est beau parce qu'il n'est
selon Plotin, l'entend-il ? pas dans ce qui n'est pas beau. Ce n'est pas sur une terre en quelque sorte
La description la plus détaillée qu'en donne celui-ci figure au chapitre 4 étrangère à lui que chacun marche, mais ce en quoi il est, est pour chacun
du Traité 31. Lobjet de ce traité-ci est semblable à celui du Traité 1 : il s'agit
cela même qu'il est, et, tandis qu'il monte en quelque sorte vers le haut, le
lieu d'où il vient l'accompagne dans sa course, et il n'est pas vrai qu'il soit
nouveau de définir le statut du Beau en répondant à la question du lieu et de.
lui une chose, et sa région une chose différente de lui. Car son substrat c'est
l'origine. L'enjeu est le même, puisque contempler le Beau c'est aussi, à certaines 1Intellect et il est lui-même Intellect'-.
conditions, contempler le Bien ou l'Un, comme le suggère l'incipit dtt traité:
Cette description est le fruit d'une exégèse qui transcende les textes plato-
Puisque nous affirmons que celui qui a atteint la contemplation du
niciens de référence; relevant davantage du discours contemplatif, celui du
monde intelligible et intellectuellement conçu la beauté de 1Intellect
« voyant ", que de la pensée discursive,, elle élargit et modifie à la fois leur
véritable, sera capable d'introduire aussi dans sa pensée le père de celui-ci
- c'est-à-dire celui qui est au-delà de I1ntellect, tdchons maintenant de contenu et leur enjeu. C'est qu'elle s'inscrit non seulement dans le cadre d'une
voir et de dire pour nous-mêmes, autant qu'il est possible de dire pareilles lecture « personnelle et indépendante ", comme le dirait Porphyre, de Platon,
choses, de quelle manière on peut contempler la beauté de 1Intellect et du mais aussi dans celui d'une discussion avec d'autres exégètes platoniciens, et
monde de là-bas'. constitue ainsi une réponse à des interprétations que Plotin récuse.
Et Plotin se demande, à la toute fin de son écrit, si le but qu'il s'est fixé
pu être atteint, s'il ne faut pas procéder autrement - grâce à un autre type"
1. Traité 31, 13, 22-24. La dernière partie de la phrase suggère que l'argumentation peut
d'« exercice spirituel», pouvons-nous penser. Il conclut en effet en ces être reprise et poursuivie: plusieurs commentateurs de Plotin (depuis R. Harder jusqu'à
« Par conséquent, le beau est là-bas et vient de là-bas. Ce que nous avons P. Hadot) ont en effet démontré en quoi le Traité 32 (V, 5) pouvait constituer, au sein du
« Grand Traité » plotinien dirigé contre les Gnostiques (composé des Traités 30 à 33, et
découpé en quatre traités indépendants par Porphyre), la suite du Traité 31.
1. Traité 31, 1, 1-6. 2. Traité 31,4, 1-19.
336 Chapitre 17. Comment Plotin a-t-il lu Platon? 337

De fait, la vision qui suscite le type de discours tenu ici diffère elle-même 13 et 35 du Traité 38, étudiés ci-dessus: l'absolue transparence, l'absolue
de la vision commune, la vision sensible. En effet, ce lieu unique, dépourvu de- lumière et l'absolue beauté, l'identité totale du lieu, des êtres intelligibles et de
toute limitation ou distinction internes, ne peut, selon Plotin, être appréhendé l'Intellect signifient que l'Intellect est, et donc contient en lui, les Formes. Ces
qu'à travers un processus intellectuel de « dématérialisation}) et de« déspatia- différentes interprétations du topos noètos ~ lieu où tout est un - ont donc
lisation » qui constitue en lui-même un exercice spirituel à part, au sein même aussi pour fonction de réaffirmer l'objection de Plotin.
de l'exercice spirituel que constitue le traité dans son ensemble. Ce processus Cependant, les adversaires visés plus spécifiquement dans le Traité 31 sont
consiste à ({ saisir dans sa pensée )f le monde sensible, avec ({ toutes [ses] parties sans doute davantage ces mauvais lecteurs de Platon qu'étaient, selon lui, les
ensemble formant une unité )}, tel une « sphère transparente » dont l'âme Gnostiques, car l'on sait que ce traité faisait partie d'un ensemble plus vaste,
possède une ({ représentation lumineuse» ; cette représentation, dit Plotin, il formé des Traités 30 à 33 et composé pour critiquer leurs exégèses erronées 1•
faut la « conserve[r] )} puis en « concevoi[r] une autre en [sJoi-même », dont on L'une de leurs thèses était qu'il existe non pas un, mais plusieurs Intellects:
aura « supprimé la masse }), et il ajoute: « Supprime aussi les lieux et l'image ainsi, ce que cherche à démontrer le Traité 31, c'est autant l'unité des êtres intel-
apparente de la matière en toi ». Alors arrive le « dieu» [l'Intellect] que l'on ligibles et de l'Intellect, que l'unicité de l'Intellect lui-même. Mais ce n'est pas
aura au préalable invoqué, « apportant le monde qui lui est propre avec tous la seule thèse que Plotin critique chez eux. En effet, la description du monde
les dieux qui sont en lui: lui est un et tous, et chacun est tous se réunissant en intelligible comme un monde où tout est beau, unifié par la Beauté même que
un, ils sont différents par les puissances qui leur sont propres, mais tous sont sont réellement chacun des êtres en eux-mêmes et l'Intellect, constitue aussi
un par cette puissance une et multiple; ou plutôt, celui qui est un est tous ». une réponse à leur mépris du monde sensible: pour eux, celui-ci est laid et,
La force de l'identité et de l'unité essentielles des êtres intelligibles s'explique en par conséquent, il ne saurait être - contrairement à ce que pensait Plotin,
effet par la nature même de la puissance propre à l'Intellect, qui est donc aussi rejoignant en cela une tradition platonicienne majoritaire -le produit d'un
la leur: c'est « une puissance totale, qui tend vers l'infini et dont la puissance modèle intelligible. Sa réfutation consiste donc à prouver que le monde sensible
tend vers l'infini ». Ainsi, parce qu'il ne peut être appréhendé par une vision est nécessairement le produit de l'activité contemplative du Démiurge et qu'en
sensible et qu'il ne possède aucune des caractérisations propres au sensible, tant que tel, il est nécessairement beau; elle a donc pour corollaires la démons-
le lieu intelligible n'est-il pas même un lieu, ou tout au moins, ne peut-il être tration, d'une part, de la beanté absolue du monde intelligible et, d'autre part,
nommé comme tel: « Quel lieu, en effet, est-il possible de nommer en quelque de l'identité de l'Intellect et du Beau mais aussi, plus généralement, la mise
façon, où il [le dieu, l'Intellect] ne s'étende pas! ? » en évidence de la spécificité de cette « nature intelligible » que, selon lui, les
On comprend alors qu'en insistant sur les notions d'identité, de totalité et Gnostiques ne comprennent pas.
d'unité, Plotin, dans sa description du topos noètos, a pour but réel et ultime, Tels sont les principaux enjeux, à la fois intrinsèques et extrinsèques à la pensée
comme il se le proposait dans les premières lignes de son écrit, de faire voir {( le de Plotin, de l'interprétation du topos noètos dans les Traités 31 et 38. C'est donc
père », le« au-delà de}) l'essence, c'est-à-dire l'Un. Par conséquent, si l'Intellect une lecture singulière de Platon à laquelle nous sommes confrontés lorsque nous
correspond pour lui à « l'Un qui est)} -du Parménide,- c'est ici sur le premier lisons nous-mêmes Plotin. En eff~t, cherchant chez lui des « enseignements2 }),
terme de cette définition qu'il choisit de faire porter l'accent. ce sont surtout des questions ou des problèmes que celui-ci rencontre. Là est
Or ce choix n'est pas innocent: il a aussi une visée pol.émique. l'origine du travail herméneutique auquel il soumet le texte platonicien. Mais
En effet, certains platoniciens antérieurs à Plotin (en particulier Alcinoos, les conditions mêmes dans lesquelles s'exerce ce travail, la méthode qni lui est
ne
au siècle), mais aussi contemporains (ainsi Porphyre, dans un premier temps, propre comme le but qui lui est assigné -la contemplation de l'Un - contri-
ou encore Longin), soutenaient, en s'appuyant en particulier sur un passage du buent le plus souvent à transformer le sens de ces {( données» que paraissent
Timée (3ge), que les êtres intelligibles, les Formes donc, existaient nécessairement constituer, pour Plotin, les propos tenus par Platon. Nous avons ainsi pu
en-dehors de l'Intellect. Plotin réfute cette thèse de façon plus explicite dans constater, à travers r étude de quelques interprétations plotiniennes du topos
d'autres traités2 , mais on peut penser qu'il le fait aussi implicitement à la fin de noètos de la République, quels étaient les effets combinés d'une lecture conjointe
la description que nous lisons au chapitre 4 du Traité 31, ainsi qu'aux chapitres des dialogues et d'une discussion critique des exégèses d'autres commentateurs,

1. Cf Traité 31,9, 1-28. 1. Voir notre note 1, ici même, p. 335.


2. Cf Traités 5 (V, 9), 9 ; 13 (III, 9), 1 ; 33 (II, 9), 6 ; 34 (VI, 6), 7, 8, 17; 43 (VI, 2), 21, 22. 2. Cf Ti'aité 6 (IV, 8), 2, 1-2.
338

l'une et l'autre adressées à un public certes averti et déjà en partie « initié »,


mais qu'il s'agit de faire progresser dans la voie de la contemplation grâce aux
Bibliographie
exercices spirituels que sout, en eux-mêmes, les cours comme les écrits. Et c'est
à partir de ces effets, produits par le mouvement interprétatif, que l'on peut
appréhender la spécificité de ce « nouveau platonisme ».
Sans doute Plotin était-il pourtant convaincu de ne jouer que le rôle d'un
Le nombre d'ouvrages et d'articles consacrés à Platon a subi une croissance
intermédiaire, dont la tâche consistait uniquement à expliquer et à transmettre'
exponentielle, en particulier dans le monde anglo-saxon. La bibliographie qui
la pensée de son « dieu)} et maître. Or, à cause de l'incessant travail de reprise'
suit est sélective et aussi succincte que possible. La distribution des œuvres suit
sur lequel s'appuient ses traités, la cohérence que ceux-ci révèlent est, avant
une autre division possible des matières que celle qni a été adoptée ici.
tout, celle de sa propre pensée. Loriginalité de sa lecture de Platon réside donc
essentiellement dans la tension à chaque instant perceptible entre fidélité et
I. Œuvres de Platon
indépendance. Est-il nn « Plato redivivus », comme le pensait saint Augustin?
Oui, et non. 1. Œuvres complètes
Platonis Opera, éd. J. Bumet, 5 vol. Oxford, 1900-1910 (texte grec seul; quand la linéation
est indiquée, elle renvoie à cette édition). Platonis Opera, recogn. brevique adnotatione
critica instrux. E.A. Duke et al., t. I, Oxford, 1995 (nouvelle édition d'Oxford en cours,
certaines corrections ont été apportées au texte établi par Bumet). p"

Platon. Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de
France», t. l à XII, 1920-1983. [Certains vol. parus en édition de poche (trad. seule)
chez Gallimard, collection « Tel ».]
Platon. Œuvres complètes, trad. nouvelle et notes par L. Robin, avec la collab. de J. Moreau
[pour le Parménide et le rimée], 2 vo1., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
[1940-1942], 1950.
Platon. Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2008.

2. Éditions, traductions et commentaires d'oeuvres séparées


Les nouvelles traductions parues aux éditions Garnier-Flammarion (GF),
annotées et accompagnées d'une introduction, donnent pour chaque Dialogue
une bibliographie utile. Ont paru jusqu'ici :
Alcibiade, par C. Marbœuf et J.-F. Pradeau, 1999.
Apologie de Socrate - Criton, par L. Brisson, 1997. Voir aussi:
BRICKHOUSE, T.C., and N. SMITH, Socrates on Trial, Oxford, Clarendon Press,
1988.
Banquet, par L. BRisson, 1998. Voir aussi:
ROSEN, S., Plato's Symposium, New Haven, Yale Vniv. Press, 2nd ed., 1987.
Cratyle, par C. Dalimier, 1998.
Euthydème, par M. Canto, 1989. Voir aussi:
NARCY, M. Le Philosophe et son double. Un commentaire de l'Euthydème de Platon,
Paris, Vrin, 1984.
Gorgias, par M. Canto, 1987. Voir aussi:
DODDS, E. R. Plato: Gorgias, Oxford, Clarendon Press, 1959.
ROBIN, L., et MOREAU, J. Gorgias-Ménon, Gallimard, Folio-essais, 1999.
Ion, par M. Canto, 1989. Voir aussi:
FLASHAR, ]., Der Dialog Ion aIs Zeugnis platonisher Philosophie, Berlin, Akademie
Verlag, 1958.
340 Platon Bibliographie 341

Lachès - Euthyphron, par 1. A. Dodon, 1997. Voir aussi: Sophiste, par N.-L. Cordero, 1993. Voir aussi:
ALLEN, R.E., Plato! Eurhyphro and the EarNer 7heory of Forms, London, Routledge AUBENQUE, P., (sous la dir. de) Études sur le Sophiste de Platon, N~poli, BibliopoHs,
and Kegan Paul, 1970. 1991.
Lettres, par L. Brisson, 1987. ROSEN, S., Plato's Sophist. 1he D"ama of Original and Image, New Haven-London, Yale
Lois, par 1. Brisson et ].-F. Pradeau, 2006. Voir aussi; Univ. Press, 1983.
CASTEL-BouCHOUCHI, A. Les Lois (extraits), Gallimard, Folio-essais, 1997. 7héétète, par M. Narcy, 1994. Voir aussi;
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352 Platon Index nominum 353

BRANCACCI, ALDO 201,204,208,209 F l LÉVY, CARLOS 287


BRÉHIER, ÉMILE 312 318 LE~S, DAVID 235,238-241
FATTAL, MICHEL 1NWAGEN, PETER (VAN) 234,235,239
BRISSON, Luc 89-95,102, 127, 133, FERRARI, JOHN 206,312 LITTMAN, ROBERT 192
IR~N, TERENCE 155
142,149,172,180,217,249,309, LONG, ANTONY 146
FINE, GAIL 114, 115 ISNARDI PARENTE, MARGHERITA 311
312,314,316,317,322
FINE,KiT 234,235
BRUNSCHWIG, JACQUES 146, 317 M
BURNET, JOHN 151,279,312,313
FINLEY,MoSES 192,279,280,282 J
FOUCAULT, MICHEL 173-175,177,181, JACKSON, HENRY 313 MAnEC, GOULVEN 60
BURNYEAT, MYLES 18 MAGALHAES-VILHENA, VASCO (DE) 277
182, 184-186,287 JACQUES, FRANCIS 246
MALCOLM, JOHN 117, 129
c FOWLER, DAVID 220 JAEGER, WERNER 293
MANSION, AUGUSTIN 301
FRONTEROTTA,FRANCESCO 310,312 JAULIN, ANNICK 308
CALVO, TOMAS 217 MANSION, SUZANNE 301
CANTO-SPEREER,MoNIQUE 172,285,312 G K MARCOVIC, ZARKA 224
CARRAUD, VINCENT 137 MATTÉI, JEAN-FRANÇOIS 55,245,246
GADAMER, HANS-GEORG 44, 85 KANT, EMMANUEL 132
CAsTEL-BOUCHOUCHI, ANISSA Il, 146,273 249,252 '
GAISER, KONRAD 216,224,225,270, KARAMANouS, GEORGE 292
CAVEING, MAURICE 229,231 311,314,315,318 MCCABE, MARY MARGARET 236, 237
KARDAUN, MARIA 91
CHERNISS, HAROLD 292, 296, 303, GALLUZZO, GABRIELE 222 MENN,STEPHEN 296
KENNED~GEORGE 206
310,312,314,316,319 MILL, JOHN STUART 280
GAUDREAULT, ANDRÉ 205 KENNEDY, JOHN 219
CHIARADONNA, RrCCARDO 222
GAZZIERO, LEONE 112, 306 MrÉVILLE, DENIS 238
KEYT, DAVID 121-123,126, 129
CHRISTENSEN, PAUL 193
GEACH,PETER 18,22,123 MONTET, DANIELLE 143
CHRÉTIEN, JEAN-LoUIS 136 KLAGGE, JAMES 122
GERSON, LLOYD 293 KLOSSOWSKI, PIERRE 70
MOREAu, JOSEPH 44,141,144,242
CLAUSS, DAVID 164 MOREL, PIERRE-MARIE 319
GERT, BERNARD 153 KNORR, WILBUR RICHARD 218
COHEN,MARc 35, 110, 121-123, 126, 129 11UELLER,1AN 314,320
GILL, CHRISTOPHER 314 KOFMAN, SARAH 283,284
COMOTTI, GIOVANNI 204
GILSON, ÉTIENNE 135 KOSUCKI, KATHRIN 234, 240, 242 M UGLER, CHARLES 246
COOPER, JOHN 149 MURRA~ PENELOPE 210
GLOTZ, GUSTAVE 281 K1IAU~RICHARD 283,312
CORNFORD, FRANCIS MACDONALD 151
166 ' GOLDSCHMIDT, VICTOR 55, 196,245,246 KRAMER,HANS 222,270,311,314
N
GOSUNG, JUSTIN 313 KUCHARSKI, PAUL 302,316
CROSS, ROBERT CRAIGIE 155 NADDAF, GÉRARD 145
GOULET-CAZÉ, MARIE-ODILE 60,281 KUNG, JOAN 113
CRUBELLIER, MICHEL 303
GruSWOLD, CHARLES 290 NATALI, CARLOS 196
KÜHNER, RAPHAEL 96
GROS, FRÉDÉRIC 287 NEF, FRÉDÉRIC 116, 130,233
D KUSTAS, GEORGE 28
GUTHRIE, WILLIAM KEITH CHAMBERS NICOLE, PIERRE 100
DAUMIER, CATHERINE 55,274,284
149,279 L NIETZSCHE, FRIEDRICH 70,211,278
DÉCARIE, VIANNEY 317 281 '
DEMAN, THOMAS 309 LACHELIER, JULES 265
H NUSSBAUM, MARTHA 57
DESCOMBES, VINCENT 271,276 lAFRANCE, YVON 318
HADOT, PIERRE 286,287,311,323,
DILLON, JOHN 46,292 324,330,331,335
LAPINI, WALTER 206
o
DIÈS, AUGUSTE 132, 136, 145, 146 LARRIVÉE, ANNIE 196
HALUWELL, STEPHEN 210,211 O'BRIEN, DENIS 46 , 60 , 64 , 89-91,
DrxSAUT, MONIQUE Il,40,42-44,46, LAURENT, JÉRÔME 131
HARDIE, WILLIAM FRANCIS Ross 151,166 137,217
49,55,60,63,65,70-72, 108, 127, LAVAUD, CLAUDIE 41 O'BRIEN, MICHAEL JOHN 28,30
HARTE, VERITY 234, 236, 240-242
144, 184, 196,208,211,217,274, LE BOLLUEC, ALAIN 276
HEGEL, GEORG WILHELM FRIEDRICH 278 OWEN, GWILYM ELUS LANE 112-115,
276,290,298,326 LEFEBVRE, DAVID 226 119,292
DUMONT, JEAN-PAUL 131 HEIDEGGER, MARTIN 70,84,141,142
LEIBNIZ, GOTTFRIED 228,235,246,276
HEINAMAN, ROBERT 127 .
LEROUX, GEORGES 73, 85 p
E HENRY, PAUL 321
LESNIEWSKI, STANISLAW 238 PACHET, PIERRE 176,202
EL MURR, DIMITRI 173,181, 183, 185 HOBBES, THOMAS 153
LESZL, WALTER 306 PALMER, JOHN ANDERSON 96
EVERSON, STEPHEN 19
354 Platon

PAPARAZZO, ERNESTO 223 SIMONS, PETER 238


PENNER, TERRY 71, 127, 129, 130, 151, SKEMP, JOSEPH BRIGHT 145, 177
Index rerum
166 SMITH, NICHOLAS 122,277
PETERSON, SANDRA 127 SPRUYT, JOKE 91 Accord (Homologia/Sumphônia) 17,34,44,55,58,97, 160,269,285,288,293,
PÉPIN, JEAN 60 STENZEL, JULIUS216 313, 322
PRADEAU, JEAN-FRANÇOIS 73, 132 STRAuss,LEO 273,274,318 Alrériré/Autre 12,47,50,59,60,63-65,70,78,106, 112, 131, 137-141, 144,
168,170-172,201,236,258,259,265,266,269,293,329-331
SZLEZAK, THOMAS 348
R Âme 11, 15,23-25,28,39,43,44,46,51,61,68-72,75,78-80,86, 134, 142,
RASHED,11ARVVAN 215,222,296,320 T 145,146,149-155,160,161,163-167,172,176,189,194, 195,204,205,
208-212,217, 238,247-254,257-259,261-270,285,287, 289,295,299, 324-
REALE, GIOVANNI 311,314 TARAN, LEONARDO 297 327,331-334,336
REINHARDT, KARL 142 TAYLOR, ALFRED EDWARD 109,220,312 Amirié (Philia) 45, 187,250
RICHARD, MARIE-DoMINIQUE 311, TENNEMANN, WILHELM GOTTLIEB 311 Amour (Éros) 100,136,160, 171,207,211,212,248,249,252-254
314,318 THOUARD, DENIS 311 Analogie 39,62,79-81,83,144,156,163,175,176,219,220,250, 267, 325, 326
RrIK, UMBERTUS 11ARIE (DE) 91 TIGERSTEDT, EUGÈNE NAPOLÉON 276 Anhyporhétique 48,50,51, 81-83, 85
ROBIN, LÉON 41, 134, 135, 142, 145, TOEPLITZ, OTTO 216,226
146,276,285,303,304,312,313 Aporie 38,39,40, 107-111, 122, 139, 244, 303
TRABATTONI, FRANCO 217
ROBINSON,RrCHARD 17,41,288
Appétit/Bas désirs (Epithumiai) 70, 149, 153-167, 169-172, 187-192, 194,211, 269
Arithmétique 82,216,218,221,224,228,229,241, 302-304, 308, 314, 315
RODIER, GEORGES 41,42 u
Art (Tekhnè) 19,26,31,44,46,131,136,177-179,181,182,184,185, 188, 190,
ROSEN, STANLEY 70, 71, 318 UNTERSTEINER, Mario 213 194,204,205,210-212,215,216,218,219,248,261,275,285,286,296,324
Ross, DAVID 294,297,308,313,316,317
Astronomie 216,279,303,314,315,317
RoVVE, CHRISTOPHER 177,180,184 v
Aropie 248, 254, 283
RUSSELL,BERTRAND 20, 109, 113, 116,238 VEGETTI, MARIO 213,217
Besoin 21, 33, 154, 160, 161, 164, 179, 181, 189-191, 194,201, 269, 333
RYLE, GILBERT 116 VERNANT, JEAN-PIERRE 134
Bien 51,52,67,68,73,76-86, 140, 142-144, 157-159, 167, 170, 171, 174-177,
VIDAL-NAQUET, PIERRE 273,277
s VLASTOS, GREGORY 18,22,29,30,35,
182, 189, 191, 195,222,249,257,259-262,285,288,294-297,301-302,
305,307,313,314,317,318,324-326,328,329,331-334
SACHS, EVA 215 37,45,107, 108, 109, 112-130, Bon 27,28,30,45,67-69,72,76-80,86,167, 170, 196, 199,206
SAFFREY, HENRI-DoMINIQUE 216 151,274,277,284,288,289 Cause (Ai#a) 22,60,67,74,75,77,79,81,83-86,142,161, 194,227,260-263,
SAÏD, SUZANNE 276 VUILLEMIN, JULES 219,220,223,225,
294,295,297,301,302,305,306,308,314,317,325-327
SANTAS, GERASIMOS 30 230, 313
Cité (Polis/Kallipolis) 12,67,73,80,86,134,140,143,152,173-178,183,184,
SAUNDERS, TREVOR 192 185, 187-198,201-206,209,210,216,221,244,254-256, 278-282, 290, 299
SAYRE, KENNETH 313 w Coeur (!humos) 149,171
SCHLEIERMACHER, FRIEDRICH DANIEL WATSON, JAMES McLEAN 299 Comédie 202,205,318
ERNST 311,314 WEST, MARTIN LITCHFIELD 204
Communauté (Koinônia) 165,174,183,193,194,196-198,201,238,240,250,
SCHOFIELD, MALCOLM 57 WHITEHEAD, ALFRED NORTH 238 258-260,262,263,270,280,285
SCHVVYZER, HANs RUDOLF 321 WILLIAMS, BERNARD 57 Composition 57,75, 139,204,207,233-236,238-244,246,265,267,269,313
SCOLNICOV, SAM:UEL 109 WOLFF, FRANCIS 137, 275 Connaissance 12,17-24,27-30,37,43,46,48,49,51,59,60,67,74,79, 81, 82,
SCOTT, DOMINIC 23 WOODRUFF, PAUL 19 85,86,135, 138, 14H43, 150, 154, 155, 157, 158, 163, 194,203,212,222,
SEDLEY, DAVID 46,55,57,146 WOOZLEY, ANTONY DOUGLAS 155,283 242,245-249,253,254,257-262,268,299,307,308,328,333
SELLARS,WILFRID 108, 116, 123, 125 Constitution/Possession (Hexis) 24,31,51,70,75,109, 145, 146, 158, 162, 163,
SHARPLES, ROBERT 37
z 168,171, 179, 180, 190, 193, 198,210,221,226,236,241,243,252,256,
SILVERMAN, ALLAN 233, 236 ZELLER, EDUARD 313,314 258,259,263,264,275
Corps (Sôma) 25,37,68,69,75,76,133, 134, 145, 146, 150, 152, 163, 191, 192,
203,204,208,249,253,254,257,258,260,263-269, 294-296, 305,308,
315, 327
Courage 18-20,24-33,37,40,45,139,165,191,195,208,269,284,285
r-
356 Platon lndexrerum 357 I
1

Croyance (Pistis) 20,22,23,25,39,153 Éternité/Éternel (Aei On) 128, 134, 141, 142, 254, 263, 264, 266, 302, 303, 305-
Cœur (7humos) 151-155,158-160,162,164-171,176 307, 328
Décade 226-228,230,231,303,304 Être (To On) 12,23,50,59,62-64,69,70,79,83,84,91-99,102-106, 115, 131-
Définir/Définition (Horismos/Definiens/Deftniendum) 12, 17-22,24-40,42,43,49- 144,146, 150, 157, 166, 189,212,219,236,247,250,254,257-265,269,
51,54,57,59,68,72,78,82,85,92,135,136,139,157,177-179, 181, 182, 270,293,295,309,316,335
184, 191, 194, 195, 198,204,208-210,221,224,225,237,238,247,254, Étymologie (Etumon) 53, 55, 56, 133
258,259,269,274,275,285-287,290, 295,306,307,316,325, 329, 331, Examen 25,27,30,32,34,46,49,51, 52, 69, 81, 82, 86, 90,104,111,126,157,
332,334,336 275,282,285,286,296,301,308
Démesure (Hubris) 254 Extensionnel/Intensionnel 22,31-37,128, 129, 130
Démiurge 12, 101, 133, 136,225,263-268,270,305,337 Faux (Pseudos) 35,53,59-62,65,78,97,110, 121, 124, 126, 132, 136, 138, 163,
Description 20,22,35,37,42,46,47,49,59,60,113,115,122, 155, 159, 163, 234,279,282,284,288,293,297,298
167, 180,208,209,211,286, 326-329, 334-337 Figure 33,36,37,42,48,57,70,216,218,223-225,246-252,256, 258, 259,
Désir 12,25,28,39,79,80,84,85,150,151,153-172,190-192, 196, 198,207, 264-268,273-275,277-279,283,299,315,328
269, 333 Fin (Telos) 67,81, 83-86, 92, 103, 153, 157-159, 176,207,233,294,296,297
Devenir/Genèse (Genesis) 12,41,56,58,60,69,70,74,75,77,79-81,86,91, 92, Forme (Eidos) 11, 12, 18,20,23,24,31,36-38,45,55,58,60-64,68,70-83,107,
131, 135, 139, 144, 146,201,210,234,249,255,257,263-265,273,275, . 108,111,112,115-122,124-130,132,133,135,136,138,139,143,144,
306-308,310,328,335 146,233, 235,246,257,258, 260,261,264,270,275,276,286,288-290,
Dialectique 12,34,41-49,51,52,54,55,60,72,76,78,81-86,108-110, 117, 292,294,300,302,305-308,313,328-330,333,334,336,337
119,131,132,138,139,146, 178, 181,217,245,246,248,249,258,259, Gardiens (Phulakes) 86,176,190,193,195-197,202-204,206,210,217,299
262,263,265,270,274,275,286,288-290,296,298,299,308,313,317,334 Géométrie/Géomètre 39,48,216,218,224,242,290,299,303,314,315,317
Dialogue (Dialegesthai) 11, 18,20-22,24-26,29-32,38-49,51,53,54,57,59-62, GuerrelDissension (Polemos/Stasis) 25,27,30, 141, 181, 183, 187, 190-193,258,
70,83,89-91,93,95,98,102, 104-106, 108, 139, 141, 143, 146, 149, 150, 280
174,175,177,178,180-185,187,188,197,203,207,218, 236, 241, 245- Harmonie 149,180,199,205,207-209,255,314,315
249,259,262,263,270,271,273-276,283,285-289,292,297-299,307, Hypothèse 27,34,39,40,42,47,48,60,61,72,74,81-83,90,95,105, 106, 113,
309,311-313,315,316,318-320,324,328-330,337 115-119,122,126, 140, 144,219,221,257,258,267,287-289,312,326,330
Discrimination (Diakrisis) 260, 262, 263 IdéelEssence (Idea/Ousia) 11,12,13,18,20-24,31,32,34-38,42,47,48,50,
Diction (Lexis) 205, 206, 209 51,54,56,57,63,64,67-70,72-81,83,84,86,108, Ill, 112, ll4, 131-135,
Divin/Divinités 34,73,132-134,164,177,178,180-182,185,195,204,205, 139-146,150,152,155,157,168,174,177,183,185,186, 194,204,212,
207,249,253,255,256,258,279,321,327,328 218,221-223,226-229,235, 236,238,240,242,244-247,249,254, 257-259,
Division (Diairesis) 12,49,50,62,80,140,153,178,179,181,183,191-193, 264,265,267,276,281,283,285,289,290,292,293, 296-298, 301-310,
204,206,230,246,249,250,254,256,260,263, 264,268,274,313 312,313,316,322,325,326,328,329,332,334,336
Doctrine non-écrite (Agrapha Dogmata) 276,315-317,319,320 Identité/Même 33,44,53,63,64,70,72,73,95,96, ll4, ll7, 119, 124, 127,
Dyade 222,226,228,229,231,255,256,302,303,305,306, 309,313, 316 133,135,138-141,146,150,151,180,202,235,236,240, 241, 243, 244,
253,257-259,265,266,269,281,298, 326, 329-331,333,335-337
Économie/Domestique (Oikos) 155,188,189,191-198,276
Ignorance 19,39,46,51, 52, 138, 144, 190,203,219,253,254,296
Éducation (Paideia) 13,18,24,67,85,86,167,169, 171, 176, 180, 195,202,
204,299 Illimité/Infini (Apeiron) 34,51,56,106,108, 110, 111, ll6, 121, 126,220,221,
224,225,227, 228,230,231,241,254-256,260,262,265,302, 303,305,
Ennemi 25,191, 195
309,313,336
Ensemble/Set 31,38,62,64,71,75,82,89,92-95,103, 106, 109, 110, 118, 119,
Imitation (Mimèsis) 56,57,98, 138,202,205-207,209,210,212,213,218,221,
122,124-127,131, 192,222,224,225,234,238,251,258,259
233,248,254,263,308
Enthymème 110,122,126
Immortalité/S'immortaliser 21, 135,252,257
Espace/Matériau/Réceptacle (Khôra) 37,47, 134, 140, 183,223,225,241,248,
252,255,256,263,264,266-268,275,302,303, 315,316, 330,331, 332 Impiété 34,274,279,280
Intellect/Intellection (Noûs) 48,69,133, 150,217,247,308,323,324,326,327,
Espèce/Genre 12,26,30,32,33,49-51,58,62-64,70-74,77,78,141,145,151,
157,158,161,166,170,179,181,182,190,202,210,236, 239, 246, 251, 329,330-337
257-260,262,263,269,276,277,303,309,316,322 Irrationnel 27,155,212,219,220,315
Est (Esti) 38,89-92, 135, 138, 144 Jeu 56,64, 101, 119, 126, 130, 163, 180, 206, 215, 226, 243, 254, 285
358 Platon Index rerum 359

Juste/Justice (Dikaion) 12,17,26,33,45,61, 68, 71, 72, 76, 77, 80, 82, 127-129, Nom (Onoma) 12,36,41,43,53-60,64,65,71,72,84,93,96,97, 102, 106,
138,144,145,151,152,165,166,175,176,183, 187-189,191-193,195, 107,109, 125, 132, 134, 164, 194, 229, 237, 246, 247, 249, 250, 253, 255,
197,198,204,212,250,254,257,260,262,283,303 263,265,267,268,297,300,302,321
Le Tout/Univers (To Pan) 61,89-106,142,145,171,174,178,180,235,241, Nomothète 53, 54, 55, 56
243,244,250,251,253,254,263,266,268,269,290,295 Non-être 23,58,59,61,62,64,65,69,131,132, 136-141, 143, 144, 146,219,
Lien (Desmos) 22,30,38,44,46,54,56,62,63,74,79,80,140, 141, 143, 163, 293,309
180,192,196,203,204,253 Obligation 198, 282
Lieu/Séjour (Topos) 11,24,70,76,79-82,85,86, 141, 142, 163, 173, 175, 193, Occasion (Kairos) 260
197,206,249-251,256,290,299,315,316,324-337 One-over-many (OM) 114, 115, 123-126
Limite/Fini (Peras) 13,37,80,82, 106, 131, 140, 144, 159, 188, 190,222-225, Opinion (Doxa) 11,12,22,23,28,43,44,45,46,49,52,55,56,65,67,69,72,
237,241,251,254-256,260,262,303,327,329 78,85,91,96,97, 132, 133, 138, 143, 144, 150, 183, 187,219,222,237,
Loi (Nomos) 12, 30, 70, 175, 183, 184,204,205,209,211, 246, 253, 260, 274, 242,247,261,274,279,286,292,298,306,315,319,322
279,280,282,283,327 Ordre (Taxis) 12,44,46,67,132,133,136,141,143,152,164,168,176,190,
Lot (Klèros) 187, 197, 198 211,233,241,242,244,247,249,250, 254,255,256,262,263, 280,294,
Maïeutique 45-47,285 314,315
Mathématiques 37,85,215-218,220,222,223,225-227,242,247,267,268, Paradoxe 19,21-23,24,40,61,86,113, 126, 136, 174,283
296,297,303-305,310,313-315,317,320 Participation (Methexis) 12,62-65,70,71,73,74, 119, 124, 125, 127, 132, 138-
Matière 233,244,246,264,294,295,301,302,305,306,308,309, 315, 316, 336 141,145,146,227,233,259,293,306,308
Mélange/Mixte (Meikton) 61-63,77, 134, 150, 205, 241, 254-256, 260, 262, 264, Pensée/Intelligence (DianoiaJPhronèsis) 11-13, 15,23,26,32,43,44,46-48,50,
265,269,270,293,295,328 51,52,55,65,68,69,72,78,79,80,84-86,101,106, 108, 131-137, 141,
Mensonge 70,136,137,143,196,202,203,211,247 144,146,150,163,165,170,171,174,185,191,199,234, 235, 253, 254,
Méréologie 234-236,238-241,243,244 260-264,269,274-276,282,287,289,292,296,298, 309-312, 320, 322,
Mesure/Métrétique (Metron) 51,77,80,122, 182, 190, 198,215,220,221,224, 323,325,326,328,334,335-338
242,255, 260-262 Persuasion 90,91,96, 183,203
Modèle (Paradeigma) 12,37,56,57,60,62,76,80, 110, 119, 133, 136, 138, 143, Piété/Pieux 18, 32-35, 37, 38, 127, 139,205,284
154,157,174-179,181-183,185,186,194,196,207,209, 221, 222, 224, Plaisir 25,28,45,70,72,80,153, 161-164, 187,207,213,260-262,292
237,249,254,263,264,292,308,313,315,337 Poète/Poésie 201-213,248,278,294-298
Monde (Kosmos) 12,13,24,57,61,81,89,90,92-103,106, 132, 133, 136, 141- Politique 33,49,140,146,152, 160, 173-191, 194-198,201-204,209,218,221,
144,153,157,163,164,168,178-180,188,192,193, 218, 221-226, 237, 240,245,256,273,274,278,279,282,283,299,306
238,240,245-252,256,257,259,263, 264,266-270,296,299, 305,314, Prédication/Prédicat 18,33,35,47,63,64,74,111-115,117, 119, 124, 125, 127,
315,323,325,326,329,331,334,336,337 128,130,234,306,307
Mort 30,51,205,207,211,250,251,256,257,273,277,280,281,292 Prémisse 26,93,109-126, 140, 190,299
Mouvement/Mobilité (Kinesis) 12,25,43,49,50,68,70,82,97,99-101,134, Présence (Parousia) 12,44,48,50,58,70,77,79,133, 137, 141, 142, 145,263,
135, 138, 140, 141, 144, 145, 166, 173,218,225,226,233,236,246,249, 265,267,332
252,254,258,265,268,269,273,274,289,294-296,305, 306, 313,315, Ptincipe (Arkhè) 247
330,331,334,338 Proportion (Summetria) 77,80,197,241,260,269
Musique (Mousikè) 56,70,71, 180,201-205,207-210,212-213,236,242 Puissance (Dunamis) Il,13,25,35,37,63,64,69,75-86,108, 132, 136, 137,
Mythe (Muthos) 23,24,41,46,74,136,142,178-182,196,202,203,205,246- 144,152, 164, 167, 184, 211, 219, 220, 224, 230, 256, 258, 261, 265, 293,
252,254,256-259,263,264,266,268,276,299 305,313,320,325,326,333,336
Nature (Physis) 12,24,36,64,68,71,72,73,74,80, 127, 129, 133, 136, 142, Raison (Logos) 19,35,47-49,53,54,56-60,62,64,65,68,71,74,75,78,81,82,
143, 154, 158, 160, 172, 183, 184, 188, 190,217,219,249,296,305,314 85,135,137,142,146,149-151,153-172,217,218,220, 238, 245-249, 259,
Nombre 24,50, 107, 108, 127, 155, 180,215,216,220-224,226-231,236,246- 282,283
248,255-257,260,265-267,269,292,294-296,300,302-304,306,308-310, Reductio ad absurdum 116,117, 120
312,315,317,319 Réfutation/Mise à l'epreuve (Elenkhos) 26,30,39,40,45,46,47,49,51,72,78,
138,275,285-289,296,306,337
360 Platon

Régression/Regressus ad infinitnm 34,110-117,120, 121, 126,294


Réminiscence/Remémoration/Ressouvenir (Anamnèsis) 12,21-23,24,40,46, f,49, ,
257,288,290,299
Repos/Constance 99-101, 135, 140, 141,242
Richesse 168,190-193,195,196, 198,207,244
j
1
Éristique 21,22,43,44,49
Rythme 70,199,205,207,209,242,252,266,270,300
Savoir/Sagesse (Sophia) 19,21-23,26-30,46,67,72,78,138, 180,207,208,229,
250,253,254,261,287,299,301,324
Science/Savoir scientifique (Epistèmè) 30,42,43,46-48,50-52,64,69,72,80-82,
85,86,132,138,143, 146, 194,215,216,219,238,242,245,247,248,286,
287,299,301,306,307,323,327
SelF-Predication/SP & NI 114,115, 117, 119, 120, 123-128
Sensation 11,133, 136, 143, 145, 179 UNIVERSIDAD DE NAVARRA
Sensible 11-13,24,37,47,48,50,56-58,61,62,69-72,74,75,77,80,81,83,
89,91-94,117,118,128,129,131-134,138,139,141,143-146, 207, 217, 111111111111 1111111111111111111111111111111111111111111.
222,226,234,237,253,255,257,263,264,290,293-296,302-310,315, 102729694
316,326,329,332,336,337
Séparation (Khôrismos) 47,62,235,249,293,300,306-308,314,332
Simulacre (Eidolon) 77, 138, 139,235,256
Sophiste/Sophistique 20,21,44,46, 64, 136, 137,204, 247, 248, 257, 284, 295
Souci/Soin (Epime/eia) 139,160,173,177,178,180-184,190,198,248,284,287
Syllabe 75,236,240,241,243
Tragédie 201, 202, 205, 211, 295
Troisième Homme/TMA 107,109-113,115, 116, 118-125, 129,244,298
lJn 77,78,140,141,144,222,236,294,295,297, 302-306, 308,309,314,317,
326,331,334,336,337
Verbe (Rhèma) 35,57-61,65,75,89,91
VéritéNrai (Alètheia) 11-13, 18,22,23,40,49,51-53,56,59-61,63-65,68,69,
72,77,79,80,83,85,90,96,108,110-112,115,121,123, 126-129, 134-137,
140,143,144,150,152-154,156,158,159,163,165,171, 177, 178,202,
203,211-213, 216,217,239,248,250,259-262, 275,285,283-290,293,
297,306,322-325,327-330,335
Vertu (Aretè) 17-22,25-28,30,31,33,34,36,38-40,42,52,67,70,72, 77,139,
143, 149-151, 155, 159, 165, 166, 187, 189-191, 193-195, 198,208,244,
295,299,314,327
Vie/Genres de Vie 30,41,51,71,75,77,80,107,142,149,150,152,157,158,
160,163-168,179,180,185,187,189,193,196,206,242, 248, 249, 254,
260-262,268,279,280,282,285-287,322,323,327,335
Vivant 268, 269

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C\,i Aubin Imprimeur· Ligugé DL février 2013/lmpr. : 1301.0264

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