Système 1 Système 2
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Les deux vitesses de la pensée
Flammarion
Titre original : Thinking, fast and slow
Copyright © 2011 by Daniel Kahneman
Translation copyright © 2012, by Flammarion.
ISBN : 978-2-0812-1147-6
En mémoire d’Amos Tversky
INTRODUCTION
Tous les auteurs, je pense, aiment à s’imaginer dans quel cadre leurs
lecteurs profiteront le mieux de leurs œuvres. Dans mon cas, il s’agit
de la machine à café, au bureau, là où s’échangent opinions et ragots.
J’espère enrichir le vocabulaire qu’utilisent les gens quand ils discutent
des jugements et des choix d’autrui, de la nouvelle stratégie de leur
entreprise, ou des décisions prises par un collègue en matière d’inves-
tissement. Pourquoi se soucier des ragots ? Parce qu’il est beaucoup
plus facile, et bien plus amusant, de reconnaître et d’identifier les
erreurs des autres que les siennes. Il n’est jamais facile de s’interroger
sur ce que l’on croit et ce que l’on veut soi-même ; alors pourquoi se
priver des avis informés de tierces personnes ? Nous anticipons sponta-
nément la réaction de nos amis et collègues face à nos choix ; et ces
jugements sont loin d’être anodins. La prise en compte d’un qu’en-
dira-t-on intelligent est pour beaucoup d’entre nous une motivation
plus forte à se remettre en cause, à améliorer sa prise de décision au
travail et chez soi que toutes les bonnes résolutions du Nouvel An.
Pour être un bon diagnosticien, un médecin doit connaître une longue
liste de noms de maladies, chacun englobant à la fois la définition
de l’affection, ses symptômes, ses antécédents et causes possibles, ses
développements et ses conséquences éventuels, et les interventions
envisageables afin de la soigner ou de la circonscrire. Cet apprentissage
passe entre autres par celui du langage médical. De même, une
meilleure compréhension des jugements et des choix nécessite un voca-
bulaire plus riche que ce qu’offre notre langage courant. L’intérêt
d’écouter les ragots est que l’on y décèle des schémas types dans les
erreurs que commettent les gens. Les erreurs systématiques sont plus
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Amos et moi avons passé des années à étudier et à décrire les défauts
de la pensée intuitive dans diverses fonctions – estimer la probabilité
d’un événement, prédire l’avenir, évaluer des hypothèses et prévoir des
fréquences. Nous collaborions depuis cinq ans quand nous avons
publié nos découvertes dans la revue Science, lue par des universitaires
de toutes les disciplines. L’article était intitulé « Judgment Under
Uncertainty : Heuristics and Biases * » (Juger dans l’incertitude : heu-
ristique et partis pris). Il décrivait les raccourcis simplificateurs de la
pensée intuitive et expliquait une vingtaine de partis pris comme
autant de manifestations de cette heuristique, et comme autant de
preuves du rôle de la méthode heuristique dans la capacité de
jugement.
Comme l’ont souvent souligné les historiens de la science, il arrive
parfois aux universitaires d’un domaine donné de partager des asser-
tions élémentaires sur leur discipline. Les sociologues n’y font pas
exception ; ils s’appuient sur une vision de la nature humaine qui sert
de toile de fond à la plupart des débats sur des comportements spéci-
fiques, mais qui est rarement remise en question. Dans les
années 1970, les sociologues partaient en gros de deux principes à
propos de la nature humaine. Premièrement, les gens sont générale-
ment rationnels, et leur pensée est normalement saine. Deuxième-
ment, les émotions comme la peur, l’affection et la haine expliquent
la plupart des cas où les gens se départent de leur rationalité. Notre
article prenait à rebours ces deux affirmations sans les aborder de front.
Nous décrivions des erreurs systématiques dans la pensée de gens nor-
maux, et attribuions ces erreurs à la conception de la machine cogni-
tive plutôt qu’à la corruption de la pensée par l’émotion.
Notre article attira l’attention bien davantage que nous ne l’avions
escompté, et c’est encore aujourd’hui l’un des textes les plus souvent
cités en sociologie (plus de trois cents articles universitaires y faisaient
référence en 2010). Les spécialistes d’autres disciplines l’ont trouvé
utile, et les concepts d’heuristique et de partis pris ont été appliqués
de façon productive dans de nombreux domaines, tels la médecine
diagnostique, la justice, l’analyse du renseignement, la philosophie, les
finances, les statistiques et la stratégie militaire.
Ainsi, des étudiants en sciences politiques ont remarqué que l’heu-
ristique permettait d’expliquer pourquoi certains sujets devenaient
* Le lecteur trouvera la version originale de cet article sur le site des éditions
Flammarion (http://editions.flammarion.com), rubrique Sciences humaines.
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