Repères Critiques Pour Une Compréhension Renouvelée Des Médias Et de Leurs Publics

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Repères critiques

pour une compréhension renouvelée


des médias et de leurs publics

Jean-Claude Soulages
Université Lumière Lyon 2, Centre Max Weber UMR 5283

L’ irruption du digital dans le domaine de la communication en moins


de deux décennies a profondément bouleversé l’univers des industries
culturelles comme celui des médias d’information. Les mutations qui s’en
sont suivies sont non seulement révélatrices de bouleversements technolo-
giques et économiques de grande ampleur mais aussi de transformations
dans les usages des publics et indirectement dans les routines des profession-
nels qui sont contraints de revisiter pour la plupart leurs modèles éditoriaux.
Si cette emprise de la communication digitale est généralisée, c’est surtout
parce que l’appropriation des technologies numériques par les publics a été
très rapide. Beaucoup plus rapide que pour la télévision qui a mis 30 ans
environ pour s’installer dans le mediascape des Français, alors que seule-
ment 15 ans ont suffi pour Internet. Cette appropriation s’est caractérisée
et se caractérise par d’autres écarts en comparaison avec l’apparition des
technologies antérieures. Premier constat dans le domaine du journalisme,
même pour cette bien mal nommée « révolution digitale », ce changement
s’accompagne de phénomènes de ruptures – ces disruptions mises en exergue
par la littérature anglo-saxonne – mais aussi de phénomènes de continuité
et de convergences. Bien sûr, pour beaucoup de chercheurs, les ruptures
sont évidentes, par contre les phénomènes de continuité ou de convergence
sont le plus souvent sous-estimés. Dans cet article à visée synoptique, nous
nous proposons de saisir et d’expliciter certaines de ces mutations qui agitent

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l’espace public et la communication sociale en prélude à une recherche


en cours1 consacré à un pure player global le Huffington Post2, tout à fait
représentatif de ces phénomènes.

Les ruptures
La première rupture a trait à un nouveau rapport à la connaissance et à
la culture qui s’accompagne fréquemment d’une quasi-fracture généra-
tionnelle avec pour conséquences un certain nombre d’appréhensions. Le
monde digital correspondrait à l’entrée dans une « culture préfigurative »
que l’anthropologue Margaret Mead nous annonçait, et au cœur de laquelle
la transmission culturelle et les nouveaux usages passent d’abord par les
jeunes générations, aujourd’hui les digital natives, pour se transmettre par la
suite aux plus anciennes… si toutefois elles se transmettent (Mead, 1971).
À tel point que nous sommes constamment dans l’attente, sous peine d’être

1. Cette recherche financée par l’Institut des systèmes complexes Rhône-Alpes vise
à étudier quatre éditions du Huffington Post (France, Brésil, USA, Liban). Elle
regroupe des universités étrangères partenaires autour de chercheurs du Centre
Max Weber (sociologie) et du laboratoire Éric (informatique).
2. Le Huffington Post voit le jour au lendemain de la réélection de Georges Bush à
la présidence des États-Unis dans le but affiché d’offrir une tribune aux intellec-
tuels de gauche afin de contrer l’importante présence médiatique des conserva-
teurs, surtout depuis l’apparition dans le paysage médiatique américain du géant
FoxNews. The Huffington Post est un pure player gratuit fondé aux États-Unis par
Ariana Huffington, Kenneth Lerer et Jonah Peretti en 2005, racheté par AOL pour
315 millions de dollars américains en 2011 et décliné en 12 éditions à travers le
monde. Présenté à la presse et au public comme un média indépendant qui vise à
révolutionner le journalisme grâce à une offre numérique « alternative » du point
de vue technologique comme politique le Huffington Post a fait de sa structure
algorithmique, de son modèle économique comme de son panel de rédacteurs
triés sur le volet, les leviers de son succès américain puis international. L’origina-
lité de son modèle éditorial repose sur un spectre très large d’articles d’actualité
mais surtout sur des articles d’opinion sous forme de blogs signés par des experts
ou des personnalités connues comme Barack Obama, David Cameron, Michael
Moore, Rachida Dati, Madonna, etc. Ses revenus dépendent quasi exclusivement
de la publicité pour des coûts de production plutôt réduits ; un modèle atypique
qui lui permet de se hisser au premier rang des sites d’actualité aux États-Unis
dès 2011 (12,3 millions de visiteurs uniques par mois) puis au monde dès 2013
(83 millions de visiteurs uniques par mois) et de gagner, en 2012 le prix Pulitzer
dans la catégorie « information nationale ».

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rapidement ringardisés, d’une sorte d’héritage de l’avenir concernant nos


savoirs, nos pratiques et notre existence future. C’est bien du reste sans cesse
cette référence à l’avenir qui nous pousse, depuis leur apparition, à appri-
voiser ces technologies : bientôt pour demain les objets connectés, les big
data, la voiture sans conducteur, l’univers des robots, toujours le théorème
de Moore3, demain, toujours demain, etc. Et les imprécateurs de ce regard
boulimique sur ce futur radieux sont devenus les prescripteurs de l’entrée
dans cette nouvelle culture et, par conséquent, indirectement les instiga-
teurs de ruptures avec nos anciens univers de référence et les responsables
de cet « avenir de l’oubli » que Raffaele Simone dénonce qui nous conduit à
reléguer au magasin des accessoires l’héritage des générations passées ; adieu
disques, livres, télévision, et peut-être demain nos médias d’information
ainsi que certaines de nos valeurs, etc. (Simone, 2012).
Autre rupture dans cet univers de la communication digitale, la cohabitation
désormais possible et parfois revendiquée, comme dans le cas du Huffington
Post, sur les mêmes supports entre discours de professionnels de l’informa-
tion et paroles de profanes4. Cohabitation relative et bien sûr négociée dans
le monde du journalisme mais effective et massive sur la toile, couronnant
pour Patrice Flichy ce « sacre de l’amateur » puisque l’usager peut, à son
tour, interagir à tout moment et devenir un acteur dans la production de
la sémiosis sociale (Flichy, 2010). Les audiences, partenaire lointain et
quasi spectral que les ingénieurs de la communication de masse avaient
laborieusement scrutées et apprivoisées depuis presque un siècle, délaissent
les coulisses des médias pour s’imposer sur la scène des pages-écrans et faire
irruption dans l’espace public. Cette communication malléable et mobile
impose donc de resignifier le rôle des acteurs sociaux dans la communica-
tion médiatique, tout autant que celui des producteurs d’informations, les
journalistes, mais aussi celui des publics. Nous assistons à la fin du modèle
du média homogène et monologal au profit de l’apparition de plateformes
puzzle ou patchwork, polyphoniques et hybrides qui mettent en relation
des données et des trajectoires d’internautes.

3. La loi de Gordon E. Moore établit une croissance exponentielle de la puissance des


microprocesseurs (qui doublait tous les 6 mois dans les années 1980, aujourd’hui
tous les deux ans).
4. Voir à ce sujet le n° 6 de Politiques de communication, « Des « vraies gens » aux
“followers”. Médias numériques et paroles publiques ».

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Sur le plan des contenus, les trois étapes classiques de la production média-
tique – celle de la création / production, de la distribution / circulation et
de la réception/appropriation – telles que Stuart Hall les définissait ne sont
plus étanches (Hall, 1997). Traditionnellement, cantonnés à l’étape de la
réception, les non-journalistes participent de plus en plus à la circulation,
voire à l’étape de la production de l’information. Comme le constate Henri
Jenkins, un média n’est plus simplement une courroie de transmission entre
producteurs, textes et publics mais « un flux reliant les uns aux autres des
acteurs sociaux » (Jenkins, 2013, p. 16). Les institutions, les annonceurs,
les politiques, les profanes tweetent en live. Simultanément, le rubricage
traditionnel et le modèle éditorial pyramidal, caractéristiques de la presse
écrite semblent chez certains pure players durablement remis en cause au
profit d’un jeu soutenu d’intertextualité, de polyphonie et de phénomènes
d’intermédialité dont le Huffington Post constitue le parangon. Concernant
la hiérarchie de l’information sur le site de ce dernier, c’est en définitive le
lecteur qui l’établit à travers la fréquence des pages lues et c’est lui qui va
générer sa propre actualité et le plus souvent à l’intérieur du flux de plusieurs
médias. Le journal en ligne s’est donc transformé en un texte-parcours qui
repose sur cette textualité réticulaire qui s’autogénère au fur et à mesure de
la navigation de l’internaute. Le rubricage de la presse écrite, le flash info de
la radio tout comme l’édition du journal télévisé encadraient la réception
de manière univoque, non négociée et linéaire et faisaient entrer les usagers
dans un véritable tunnel dont ils ne pouvaient modifier ni les normes ni
le cadre préétabli. Un nouveau type de textualité apparaît avec Internet,
une « textualité navigante » (Mainguenau, 2013), à partir d’une interface
mosaïque et tabulaire permettant l’accès à des modules indépendants qui
obéissent le plus souvent à des temporalités distinctes.
Seconde rupture, mais cette fois-ci d’ordre quasi ontologique : la digitali-
sation et la dématérialisation des contenus entraînent la démultiplication
de ceux-ci à l’infini, accompagnée de la disponibilité et de la circulation
globales des productions digitales et des informations désormais accessibles
à tous et partout. Plus besoin de passer par le kiosque pour lire son journal
ou par le journal télévisé pour accéder à l’actualité. Les nouveaux médias
sont désormais déliés des supports physiques et des circuits de distribution
et leurs usagers devenus un public diasporique actif doué d’un authen-
tique feed‑back avec toutefois un codicille fâcheux concernant l’attitude

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de cet usager, le coût invisible, à ses yeux, de l’information et une mauvaise


habitude, celle de la quasi-gratuité des contenus du Web. Le nouvel envi-
ronnement repose, comme le constate Jérémy Rifkin, sur une « culture de
l’accès » qui, mine et démonétise durablement la propriété individuelle
jusque-là assurée par une valeur d’échange contractuelle et sanctionnée par
l’économie de marché (Rifkin, 2005).
Cette même économie de marché connaît un autre type de rupture, celle
de l’accélération de la logique schumpetérienne qui caractérise les cycles
économiques : cette logique de destruction créative telle que Karl Marx
l’avait observée le premier, basée sur la nécessité pour le capitalisme de
révolutionner sans cesse ses moyens de production. Dans cette nouvelle
économie, ce sont désormais les datas qui “comptent” – et non plus les
matières premières qu’il s’agissait à l’époque de transformer en marchandises
et en valeur –, ces datas innombrables auxquelles aujourd’hui, il s’agit de
conférer une valeur d’échange monnayable. Sur ce point, la toile constitue
sans aucun doute un territoire et une opportunité formidable, puisque le
réseau des réseaux tisse un lien (quasi spontané et gratuit) de tous à tous qui
permet tous les échanges. Réseaux sur lesquels, ce sont bien les nouveaux
venus dans l’histoire des médias, les hébergeurs et les gestionnaires et déten-
teurs de l’accès à ces données qui vont imposer leur règne. Du reste, ces
« intrus » se heurtent frontalement aux leaders de l’ancienne économie que
sont les groupes industriels qui se répartissent depuis toujours le contrôle
des organes de presse et dont ils cherchent à renverser les empires.
En définitive, nous sommes confrontés à un véritable paradoxe : jamais les
données concernant l’information et l’actualité n’ont été aussi nombreuses
et accessibles à un si grand nombre d’individus et jamais les modèles écono-
miques des médias d’information et les pratiques des professionnels n’ont
été autant questionnés et fragilisés.

Les convergences
Ce constat touchant l’entrée des médias mais aussi des pratiques culturelles
dans l’univers du digital trouve un écho dans les analyses du chercheur
nord-américain Henry Jenkins qui a souligné la dynamique de « conver-
gence » que connaissent aussi bien les médias que les industries culturelles
tout comme la plupart des pratiques sociales contemporaines, convergence

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qui a profondément remis en question le fonctionnement de ces dernières


(Jenkins, 2013). Ce phénomène a donné le jour à un biotope digital au cœur
duquel peuvent cohabiter toutes les données publiques ou privées relatives
aux comportements et aux dires des individus et où la moindre activité
humaine est tracée, localisée, archivée et calculée. On peut prolonger la
réflexion du chercheur nord-américain en pointant certaines des retombées
déterminantes de cet écosystème inédit et plus particulièrement celles qui
touchent l’information en ligne.
Un premier type de convergence purement technologique s’est rapidement
imposé avec l’hégémonie du numérique et l’apparition de la toile et des
réseaux sociaux, convergence qui autorise désormais la circulation de tous
les contenus possibles sur toutes les plateformes. Les algorithmes en jonglant
avec les datas de ces réseaux ont généré une nouvelle ontologie, cette onto-
logie digitale dans laquelle nous sommes irrémédiablement immergés. La
navigation réticulaire et globale dans cet océan digital des heureux élus de
cette « civilisation de l’accès » a entraîné l’ubiquité et la disponibilité plané-
taire des médias et des sources d’information et a du même coup encouragé
le nomadisme des lecteurs traditionnels. Ce nouveau monde sans frontière
est devenu le territoire de pratiques de braconnage crossmédia de la part de
ces mêmes publics qui peuvent entrer, sortir et naviguer à leur guise de site
en site. Simultanément, du côté des professionnels, ce même écosystème a
lancé une pratique transmédia de diffusion de l’information ; aujourd’hui,
un journal en ligne peut proposer aussi bien de la radio, des interviews
que des photographies ou de la vidéo, etc. Autre facteur accélérateur, celui
de la miniaturisation, du faible coût et de la rapide banalisation des outils
de production et de diffusion. Tous ces éléments ont considérablement
accéléré et simplifié les mécanismes qui relient l’événement à sa diffusion
et à sa réappropriation par des publics. Mais dans le même temps, ces
mêmes facteurs ont durablement déstabilisé les modes de production et de
circulation de l’information en reconfigurant les pratiques professionnelles
et les rôles des publics.
En effet, un second type de convergence, qui concerne cette fois-ci les
comportements des usagers, tient à la genèse d’Internet. La dimension
de partage du réseau, conçu au départ comme un outil de communica-
tion interpersonnel entre chercheurs, se perpétue dans la circulation et
l’échange d’informations. Mais, à celle-ci est venue se greffer rapidement

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une dimension expressive et interactive inédite. Le Web est devenu un


outil fédérateur et initiateur de pratiques communicationnelles inédites,
tout en étant l’héritier et peut-être un des termes d’une dynamique d’indi-
vidualisation caractéristique de l’évolution des sociétés occidentales. Pour
paraphraser Louis Althusser, ces technologies « interpellent » l’individu,
puisque l’interface médiatique se présente comme une plateforme indivi-
duelle et interactive tandis que le média est devenu un média de masse.
Cette « égalité des conditions » prophétisée par la pensée de la démocratie
d’Alexis de Tocqueville semble réalisée dans l’accès de tous et de chacun à
cet espace public ouvert et plastique que propose désormais le Web. Car,
dans les sociétés développées, cette démocratisation de l’agir social du
citoyen a été précédée par la dynamique sociétale qu’a lentement élaborée
et accomplie la société de consommation à travers ses sommations et ses
interpellations incessantes de l’individu-consommateur. À l’égalité poli-
tique tocquevilienne de toutes et de tous, cette dernière est parvenue à
greffer et substituer un même marché pour tous, celui de la consommation
de marchandises et de services par l’intermédiaire du choix individuel et
personnel. Tant dans la possibilité de trajectoires individualisées que dans
ses espaces de prise de parole innovants, Internet représente une nouvelle
dimension de la sémiosis sociale qui ouvre les portes, pour beaucoup, à une
société de l’intercommunication. Il n’y est plus question seulement du projet
désincarné d’un individualisme égalitaire dont le modèle a pu être, aux yeux
de beaucoup, l’espace public habermassien, mais, comme le constate Danilo
Martucelli, c’est bien de la revendication d’une forme de singularisme dont
il est question à travers des séries d’expériences de reconnaissance et de mises
à l’épreuve individuelles (Martucelli, 2010). Internet serait ainsi l’un des
derniers rejetons et le territoire rêvé de l’accomplissement de cet « individu
par excès » tel que l’a décrit Robert Castel produit du néolibéralisme et de
l’économie de marché, territoire d’un nouveau type de socialité assignée à
un individu désaffilié désormais des institutions (Castel, 2009).
Enfin, intervient un autre type de convergence d’ordre économique avec la
stratégie d’intégration horizontale et la cannibalisation de différents médias
par de nouveaux acteurs du soft power (les GAFA entre autres) qui démontre
que l’économie de marché a aujourd’hui définitivement « anschlussé » les
industries culturelles et les médias. Le processus de désintermédiation de la
pratique de nombreux pure players qui s’était esquissé a été confisqué par les

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gestionnaires de l’accès à la toile, les portails, les moteurs de recherche, les


réseaux sociaux qui sont devenus les pourvoyeurs de visibilité dans l’uni-
vers digital et dans le même temps détenteurs de capitaux et de ressources
décisifs (le rachat de You tube par Google). Ces nouveaux venus et quasi
intrus dans l’environnement académique des médias qui monopolisent
aujourd’hui les flux des internautes subtilisent une grande part de la valeur
aux producteurs de contenus traditionnels. Ce biotope médiatico-culturel
au cœur duquel cohabitent des distributeurs, des intermédiaires, des héber-
geurs et des réseaux remet en question la propriété des produits tout comme
les droits d’auteurs des créateurs de contenus. Comme le constate Jeremy
Rifkin « cette ère nouvelle voit les réseaux prendre la place des marchés et
la notion d’accès se substituer à celle de propriété. Les entreprises et les
consommateurs commencent à perdre contact avec la réalité fondamentale
qui caractérisait la vie économique moderne – celle de l’échange de biens
sur un marché de vendeurs et d’acheteurs » (Rifkin, 2005, p. 10). Sur ce
point, les législations globales sont toujours en chantier. Enfin, dernière
étape dans ces phénomènes de convergence, la circulation et la commer-
cialisation de ces flux se déportent irrésistiblement vers le global avec une
syndication des acteurs comme c’est le cas pour les éditions du Huffington
Post, Slate ou bien débouche sur leur concentration et leur absorption par
de plus grands groupes IRL (le rachat de Rue 89 par le Nouvel Observateur).

Les continuités
L’univers digital incarne donc aujourd’hui un vaste écosystème qui est venu
se greffer à l’univers de la communication publique et privée, avec une visi-
bilité et un retentissement beaucoup plus considérables que dans d’autres
secteurs qui ont subi pourtant les mêmes mutations : la banque par exemple
(certaines banques ont fait disparaître l’argent physique), la santé (en France,
la carte Vitale a démonétisé en grande partie la tarification des soins), la
bourse qui a fait disparaître tous les titres papiers et aujourd’hui l’existence
même des traders avec le trading haute fréquence géré entièrement par des
robots, jusqu’aux agences de voyages remplacées par les algorithmes des
comparateurs de prix, etc. Sans doute, parce que les bouleversements dans
l’univers de la communication et de la culture concernent non seulement
le mediascape quotidien du citoyen moderne mais entraînent sans doute
à moyen terme une reconfiguration de l’espace public de nos sociétés.

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Pour certains, comme Dominique Cardon, ils sont surtout annonciateurs


« de formes inédites de partage du savoir, de mobilisation collective et de
critique sociale » (Cardon, 2010, p. 8). Néanmoins, cet écosystème qui
s’est introduit dans cet univers de la production et de la circulation de
l’information a pu assurer dans un premier temps une certaine continuité
par rapport à l’ordre ancien, en accaparant un répertoire de pratiques et de
services assurés par les médias et les productions académiques.
La première continuité est celle de la plateforme et de ses coulisses que
requiert chaque média qui pourrait avoir pour homologue dans l’histoire
des médias traditionnels, l’industrie de l’édition et de la distribution.
Contrairement à la vision contre-intuitive de la plupart des usagers, derrière
la page-écran, il existe toute une industrie de la toile. En partant des équi-
pementiers qui développent des réseaux physiques et des technologies
administrées par des systèmes d’exploitation logiciels (Androïd, Microsoft,
Samsung, Apple, etc.), des providers de connexion (Orange, Vodafone, SFR,
Free, etc.), des plateformes, portails, réseaux sociaux (Google, Facebook,
Tweeter, Instagram, etc.), ce n’est qu’au dernier étage de cette pyramide
qu’on rencontre les producteurs de contenus et donc les médias en ligne
(doublons de ceux du monde réel ou bien simples pure players). Cet éco­­
système n’est jamais à l’abri de turbulences de l’économie de marché et
d’une véritable guerre de positions. L’oligopole que constitue la suprématie
de quelques grands groupes rend stratégique (mais le plus souvent opaque)
l’adossement de certains médias à ces derniers, comme ce fut le cas pour le
Huffington Post racheté par AOL en 2011, lui-même racheté en 2015 par
Verizon. Derrière la course au trafic, cette part invisible de la navigation sur
le Web confisque l’essentiel de la valeur marchande au détriment des véri-
tables créateurs de contenus et pèse aussi sur les orientations stratégiques des
médias. Au cœur de ceux-ci, cette puissance bouscule les enjeux civiques et
déontologiques des journalistes. Il convient d’ajouter que le cadre fiscal mais
aussi bien législatif que judiciaire de cet empilement transnational demeure
encore très flou et ne facilite en rien les velléités d’intervention des pouvoirs
politiques ou des organisations syndicales circonscrites encore au seul terri-
toire des États-nations, tout cela au détriment des producteurs de contenus.
Il existe donc une infrastructure invisible et globalisée propre à cette nouvelle
industrie, similaire à la production et à la distribution de marchandises qui
ont constitué, au siècle dernier le socle de la société de consommation et

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le champ de bataille des entreprises multinationales. L’écosystème digital


demeure donc indissociable d’autres systèmes, économique, capitalistique,
législatif avec tous leurs effets secondaires. Et, ce sont désormais l’accès aux
datas et la trajectoire des internautes qui constituent la matière première et la
source de valeur de la Net-économie. Cette ontologie digitale évoquée plus
haut représente aujourd’hui le liquide amniotique du capitalisme cognitif et
de nos monades numériques dont le cogito pourrait bien être « je suis, parce
qu’ils me pensent ». Car l’entreprise qui parvient à se doter, la première, du
rôle d’agrégateur des données de nos trajectoires sur la toile devient le leader
d’un secteur de l’économie et va pouvoir prendre le dessus et déstabiliser
durablement les détenteurs des places établies en annexant leur territoire ou
bien en les réduisant à une portion congrue et cela à une vitesse vertigineuse.
Google a terrassé ses concurrents en quelques années, iTunes d’Apple a fait
de même avec les majors du disque alors qu’il était un intrus et un novice
dans l’univers musical, Airbnb et Booking.com fragilisent actuellement toute
l’hôtellerie et Uber dérégule allègrement l’univers des taxis partout dans le
monde. Pour la plupart de ces différentes plateformes la mise en relation des
demandes des internautes à de simples bases de données s’est transformée en
prestations de services monnayables et en un véritable jackpot. Quant à l’uni-
vers de l’information sa désintermédiation et la délocalisation qu’il connaît
mettent à mal l’économie du secteur et fragilisent tout autant les produc-
teurs et les éditeurs de nouvelles que la corporation même des journalistes.
Il existe une autre continuité repérable dans l’information en ligne, il s’agit
bien sûr de la manne publicitaire qui permet – ou plutôt beaucoup le souhai-
teraient – le financement des sites. Certes, les quotidiens et les magazines
de la presse écrite utilisaient déjà ce financement supplétif au coût réel du
numéro. Mais, en ligne, c’est désormais le parcours effectif de chaque usager
qui est pris en compte et qui devient monnayable auprès des annonceurs.
Le plus étant sans doute aux yeux de ces derniers, une (auto)segmentation
des audiences grâce à la traçabilité effective des parcours de l’usager sur les
réseaux, sa géolocalisation et sa possible identification. À l’attention flot-
tante et inerte du lecteur du magazine papier se substituent les traces de la
trajectoire de chaque internaute sur le site et éventuellement l’acquisition des
contours de son profil de consommateur de news mais aussi de ­marchandises.
Durant son parcours, chacun secrète ainsi son auto-ciblage à travers le choix
de cliquer ou non sur tel ou tel module, choix immédiatement indexé par

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une mécanique indolore et invisible de cookies et d’algorithmes. C’est donc


bien la course au nombre de pages vues et éventuellement le nombre de clics
qui vont déterminer la valeur de l’investissement publicitaire dans chaque
site. Chaque clic correspond alors à une entité à deux faces, au verso un
sésame qui ouvre sur la lecture d’une page-écran, au recto l’arrimage, dans
les coulisses des back-offices, au calcul des algorithmes et à l’indexation
des datas. Ainsi, et c’est tout bénéfice assuré pour les annonceurs, c’est le
public qui va délivrer de lui-même son profil marketing, et à son insu le
plus souvent, par l’intermédiaire de la traçabilité de son parcours même si
ce dernier est totalement aléatoire. Comme certains le redoutent, la culture
de l’accès tend inexorablement à « une marchandisation croissante de l’inté-
gralité de l’expérience humaine » (Rifkin, 2005, p. 129). Le rêve puéril mais
manichéen de Walt Disney est désormais accompli ; les profils de tous les
amis de mes amis sur Facebook sont mes amis et restent ad vitam æternam
des amis que, sans le savoir, j’ai contribué à transformer en cibles-marketing.
Les mal nommés médias sociaux se sont métamorphosés en merveilleux
outils d’irradiation publicitaire.

Le journalisme à l’ère de l’information en ligne


L’accès libre aux médias en ligne tout comme l’intrusion et la coparticipation
des internautes et, par conséquent, de la société civile à la production de
l’actualité, demeurent des faits perçus le plus souvent comme une avancée
démocratique considérable mais, pour certains, ces phénomènes appa-
raissent, a contrario, comme des pratiques informelles et virales qui font
planer une menace sur l’identité institutionnelle et professionnelle des
acteurs de l’information. À titre d’illustration, aujourd’hui le médiascape
féminin sur la toile se confond avec une nébuleuse de blogs, de sites, de
portails, de chroniques sur You tube, etc., dispatchant et diffusant des
rubriques et des contenus jusque-là considérés comme le pré-carré des maga-
zines féminins traditionnels. La presse féminine IRL (in the real life) a été
une des premières victimes de cette concurrence expressive des profanes dans
la production en ligne de news. Car dans le même temps, ces « intrus » ont
réalisé un hold-up sur les nouvelles générations de lectrices potentielles des
médias féminins. Cette « communauté imaginée » des femmes que les médias
spécialisés avaient contribué à élaborer durant plusieurs décennies, leur a
été en partie dérobée. Ainsi, une part de la légitimité des titres de la presse

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écrite féminine a migré, aux yeux des publics jeunes en particulier, au profit
des blogueuses de mode et de Youtubeuses, aptes à faire part de leur expé-
rience personnelle. Une partie du lectorat féminin jusqu’alors captif s’est
ainsi détourné de son géniteur. Pour limiter les dégâts, les leaders ont dû
cautionner l’entrisme de ces mêmes blogueuses et parier dans les magazines
sur la polyvalence des acteurs (journaliste, blogueuse, communicante, voire
commerciale…) mais le plus souvent sans résultat patent.
En conséquence, la plupart des sites d’information vont chercher à anticiper
et encadrer ces modalités inédites de la réception en ligne. C’est le cas pour
le Huffington Post pour qui une fraction de la homepage se reconstitue en
permanence en fonction de cette hiérarchie que la navigation des lecteurs
impose en temps réel. Il ne s’agit plus de la page vitrine comme l’incarnait
la Une statique du quotidien papier, gravée dans le marbre, la veille de
la parution. Les trajectoires des internautes tout comme les mécanismes
d’indexation qui les accompagnent aujourd’hui aboutissent à une sorte
googelisation des news qui régit la mise en ligne des pages-écrans. Si cette
scénographie délinéarisée qui s’écrit désormais dans l’espace et le temps
doit constamment se plier en temps réel à la textualité navigante des inter-
nautes, elle se doit également de demeurer toujours ouverte aux aléas de
l’actualité événementielle. C’est un des points forts des médias en ligne qui
sont capables d’assurer la gestion de temporalités hétérogènes qui viennent
irriguer le flux des nouvelles, du document d’archive du fast checking jusqu’au
présent live du « surgissement de l’événement » (Soulages, Lochard, 2001).
Cette remise en question indirecte des pratiques mais aussi du champ mono-
lithique de la profession s’accompagne d’une exigence de réflexivité et de
transparence sur la production de l’information, explicite souvent dans le
processus de médiatisation lui-même et surtout dans un élargissement des
opérations énonciatives aux membres de la société civile qui peuvent devenir
des acteurs critiques et aussi la matière et la source même de l’information.
La charte du Huffington Post milite du reste pour cette association volonta-
riste des contenus médiatiques « légitimes » et des paroles profanes donnant
le jour à un format hybride constitué d’articles de ses rédacteurs et de blogs
de personnalités de la société civile. De plus, les internautes ont la possibi-
lité de commenter, d’interroger et de vérifier l’information d’où le pouvoir
grandissant et la pression du fast checking née de cette exigence de partici-
per et de réagir qui caractérise désormais l’usager des médias numériques.

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repères critiques pour une compréhension renouvelée des médias et de leurs publics

Ainsi si l’extension de ces pratiques d’accès libre et de mise en réseau des


internautes a permis l’apparition de nouvelles ressources cognitives partagées
comme celles à l’origine de Wikipédia misant sur le travail et l’intelligence
collaborative, cette incursion de l’internaute dans l’espace public peut
parfois endosser une posture contre-hégémonique de critique implicite du
fonctionnement média-référencé du champ journalistique. Elle a donné le
jour à ces « communaux collaboratifs » évoqués par Jérémy Rifkin (2014)
caractérisés par l’intervention de collectifs ou d’individus apportant le flux de
leurs propres références voire de leurs expériences ou expertises (Wikileaks).
Elles constituent des sources d’information alternatives qui s’autolégitiment
dans le partage des mêmes valeurs et d’une même volonté d’indépendance
sur lesquelles repose la liberté d’information dans les sociétés démocra-
tiques. Cet entrisme des publics dans l’univers des médias de masse et plus
particulièrement des médias d’information bouscule le fonctionnement de
ces derniers qui se sont développés dans un contexte de stricte séparation
entre l’expression des socialités personnelles et l’espace public. Endossant
le rôle de gate-keeper, éditeurs ou journalistes, ont longtemps contrôlé la
frontière entre les deux mondes. Grâce à leur accès au réseau des réseaux,
s’offre aujourd’hui aux membres de la société civile une possibilité d’in-
tervention inédite dans la sphère publique en contournant ou s’alliant à la
corporation des médiateurs organiques. De consommateur de l’informa-
tion, l’usager est en mesure de devenir un agent médiatique, à part entière.
« Don’t hate the media, become the media » comme l’a proclamé Jello Biafra.
Cela ­s’accompagne de l’apparition de nouvelles modalités socio-techniques
d’expression désintermédiées, blogs, posts, tweets, etc., à l’initiative de
profanes. Ces pratiques créatives et participatives de commentaire voire de
création de contenus sont orientées vers la recherche d’information mais
aussi sur le partage de celle-ci entre pairs.
Cette dimension participative et intégrative mais aussi cognitive de l’activité
des internautes a d’autres types de retombées. Si du côté des médias et des
publicitaires, la mise en ligne et la circulation d’informations et d’applica-
tions dédiées entraînent la traçabilité et donc une connaissance plus fine
des audiences, indépendamment, du côté des usagers, elle peut déboucher
sur la constitution simultanée de communautés désormais capables de
se connecter seules les unes avec les autres. Côté positif de la médaille, le
public, même tracé et géolocalisé, n’est donc plus, en définitive, le public

politiques de communication n° 8 ● printemps 2017 119


dossier. psychanalyse, socioanalyse

mutique, autrement dit ce « presque public » (Dayan, 2000) qu’avait initié


et cartographié (« médiamétrisé ») le petit écran. Il est devenu un acteur
du système et non plus un simple chiffre déduit d’une variable statistique.
Cette reconfiguration des socialités publiques et privées liées à l’emprise
croissante d’Internet doit nous pousser à une remise en cause inéluctable
tout autant de la notion de média que de celle de public.

Vers une nouvelle définition des publics


Cette cohabitation d’articles de la rédaction et de blogs à l’initiative
d’acteurs extérieurs tout comme le spectre thématique très large des
contributions – de l’article people au blog-chronique d’Obama – sont
une des singularités revendiquées par la rédaction de certains pure players
comme celle du Huffington Post. L’apparition de ce type de média hybride
valide l’énoncé provocateur émis par John Fiske qui parlait en son temps
de « démocratie sémiotique » (Fiske, 1987) pour qualifier la néo-télévision
en pointant les stratégies empathiques et réflexives de certaines produc-
tions dans lesquelles le public devenait décisionnaire, ce qui semble
être aujourd’hui réalisé quotidiennement par les millions de followers
sur la toile. Du reste, un parallèle peut être établi entre la création du
Huffington Post et l’apparition au début des années 1990 en France des
émissions omnibus ou les talk-shows « patchwork » de la télévision qui
cherchaient à agréger des publics hétérogènes (Nulle part ailleurs, ou le
Grand Journal), comme ce fut le cas lors de la création de Canal+, un pure
player dans le PAF des années 1980 (Lochard, Soulages, 1994). En optant
pour une stratégie de contre programmation à travers cette production
omnibus, il s’agissait alors de capter un public composite, plus jeune et
nomade, susceptible d’entrer et de quitter le spectacle à tout moment. Cet
embedment des publics est aujourd’hui en quelque sorte réalisé en partie
sur la toile où l’internaute peut participer au storytelling de l’événement
avec l’intégralité et le remake infini de son déroulement et aussi de son
effacement. Le risque étant que journalistes et public prennent chacun
leur part à la même fiction et s’enferment dans celle d’une unique version
de la vérité, celle du buzz généré par les algorithmes et celle de la loi du
plus grand nombre. En définitive, le Web a placé le citoyen au centre des
flux de l’information mais reste à savoir si pour autant l’internaute est
vraiment au cœur des événements.

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repères critiques pour une compréhension renouvelée des médias et de leurs publics

Ces mutations du statut et des rôles échus aux usagers des nouveaux
médias, nous poussent à interroger cette notion ambivalente de public
qui a accompagné l’essor des médias de masse. Comme David Morley et
d’autres chercheurs l’avaient déjà pressenti ce concept n’est peut-être et
depuis très longtemps qu’une simple fiction politique ou statistique (Morley,
Dayan, 1993). Fiction idéologique durable qui était celle induite par le poids
d’un État-nation centralisateur et autoritaire qui faisait face à un peuple
homogène et mutique. Cette notion discutée de public, notion politique au
départ, née au cœur de l’agora grecque, est devenue une variable statistique,
celle d’audience avec le règne des médias de masse. Comme le relève Henry
Jenkins, c’est sans doute la relative stabilité de la presse imprimée ou de la
télévision, qui n’a duré que quelques siècles pour la première et quelques
décennies pour la seconde, qui nous a incités à substantialiser et à éterniser
le fantasme d’un public stable et toujours homogène (Le Grignou, 2003).
À cette conception purement statistique, s’en greffe une nouvelle, celle des
liens, des posts, des tweets, etc. Cette dimension pragmatique et agrégative
des médias sociaux avait déjà été évoquée il y a plus d’un siècle par Gabriel
Tarde qui soulignait le poids de la conversation et du bouche-à-oreille dans
la production de l’opinion. Aujourd’hui, cette pragmatique sociale se nourrit
des pratiques collaboratives et horizontales de la Net-économie qui seraient
aussi une manière de faire société et de construire du lien social, celui partagé
par des « communautés imaginées », à mi-chemin entre le public au sens
habermassien et les publics diasporiques d’Arjun Appaduraï. Avec pour
conséquence en retour, la singularisation et tout à la fois la dynamique inté-
grative de plus en plus poussée des usagers de ces nouveaux médias en phase
avec les concepts de « mediascape » (Appaduraï, 2005) et de « communauté
imaginée » de Benedict Anderson (2002). La société civile s’immiscerait
ainsi sur la scène de l’espace public en bousculant les chasses gardées des
corporations et des professionnels légitimes, étape annonciatrice de nouvelles
formes de socialisation mais aussi de nouvelles formes politiques à mettre
au crédit de l’apparition de nouveaux acteurs civiques (Cardon, 2010).
Finalement, cette symbiose entre un public et une interface médiatique
n’est-elle pas structurellement une forme instituante de la démocratie, mais
menacée de tout temps par les groupes de pressions, les communicants et
les spins docteurs du microcosme politique ? Question cruciale aujourd’hui,
où semble s’imposer une règle invisible qui opère chaque jour sous nos yeux

politiques de communication n° 8 ● printemps 2017 121


dossier. psychanalyse, socioanalyse

entre d’une part la quantité d’informations phénoménale en circulation


et l’établissement de la vérité. Comme s’il existait un axiome d’entropie
de toute vérité qui se dissiperait au fur et à mesure de la multiplication
des informations à tel point que nous serions entrés, pour certains comme
Jayson Harsin, dans l’ère de la post-vérité (« post-truth ») où toutes les infor-
mations, vraies ou fausses, se vaudraient. Or, à ce flux continu de locuteurs,
d’événements, de commentaires il faut nécessairement des grilles de lecture
et finalement la présence d’une médiation et d’un processus de gate-keeping
que les journalistes ont jusqu’à présent toujours assurés.

Le temps des usages


À l’aube de la révolution des réseaux, Patrice Flichy discernait dans les
innovations techniques qui avaient marqué le champ de la communication
depuis près de deux siècles, cinq temporalités – « le temps technique, le
temps industriel, le temps de l’évolution des métiers, le temps esthétique
et le temps des usages » (Flichy, 1987). Le sociologue constatait que « le
décalage entre l’invention technique et son usage industriel vient du fait
qu’il faut incorporer dans la technique des savoir-faire sociaux qui la rendent
appropriable par une société particulière. Une technique n’est utilisable que
dans un mode d’organisation sociale donnée. » L’usage du smartphone s’est
ainsi ritualisé, petit à petit, par sa sortie de l’usage corporatiste des seuls
cadres (le BlackBerry) puis s’est répandu rapidement grâce à une synergie
entre un usage démocratisé et l’apparition d’un terminal nomade ouvert à
de multiples applications. Petit à petit, ainsi le temps des usages et le temps
esthétique en viennent à ne faire plus qu’un. L’adoption de nouveaux usages
par les publics correspond à l’apprivoisement réussi d’une technologie et
garantit l’existence d’un marché commercial. Simultanément, dans l’univers
du numérique, les pratiques des agrégateurs qui, au départ s’apparentaient
à une forme de braconnage à l’initiative d’innovateurs solitaires se sont
petit à petit institutionnalisées pour donner naissance à des oligopoles
monétisant les usages et le trafic des audiences. À chaque fois, l’innovation
technique se transforme rapidement en industrie et en flux financier, avec
pour conséquence une obligation pour le professionnel : celle de l’articula-
tion entre métiers anciens et métiers nouveaux. Les médias et les journalistes
se trouveraient aujourd’hui dans cet entre-deux, écartelés entre plusieurs
temporalités, celle des usages et celle de l’industrie et en dernière instance,

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repères critiques pour une compréhension renouvelée des médias et de leurs publics

c’est bien la pression de cette dernière qui pousse les journalistes à l’évolu-
tion inéluctable de leurs pratiques. Comme toujours, le « temps des usages »
est parvenu une fois de plus à court-circuiter « le temps de l’évolution des
métiers ». Le journaliste web, s’il ne veut pas se cantonner à une pratique
de ventriloquie, proche du journalisme d’agence, c’est-à-dire celle de la
collecte ou de la reprise, doit de toute évidence se repenser.
Quant à la notion de public, sa nature et son rôle, se retrouvent bousculés
par les nouveaux modèles de la communication médiatique établis sur un
mode de diffusion original, mass médiatique mais avec une architecture
de communication de masse qui repose sur une interface personnelle.
On peut alors ne trouver rien d’étonnant à ce que les acteurs sociaux
s’emparent d’une technologie laissée à leur disposition à portée de main
(dans leur poche) dans les coulisses de l’espace privé et ouvert à des proto-
coles de désintermédiation et de nomadisme – a contrario, le théâtre ou le
spectacle vivant sont structurellement demeurés des dispositifs bâtis sur la
médiation et l’existence d’un public et d’un dispositif sédentaire et localisé.
Paradoxalement, cette proximité et ce qui apparaît à première vue comme
une avancée démocratique, imposent à l’usager des médias de se penser
comme un citoyen, et non pas seulement comme un addict des écrans, et
c’est sans doute dans cette reconfiguration que le champ de l’information
trouvera un véritable sens civique. Car, comme le constate Dominique
Cardon, « de plus en plus présents sur Internet, les médias, les industries
culturelles, les partis politiques et les entreprises y ont partiellement renou-
velé la domination qu’ils exercent sur les hiérarchies de l’espace public
traditionnel » (Cardon, 2010, p. 101). Quant à la posture du chercheur,
de celui qui refuse d’enfiler l’uniforme du chercheur organique boursouflé
par sa monodiscipline chroniquant le flux médiatique et ne dépassant
jamais le stade de la description des objets qu’il s’est lui-même donnés, il
est urgent qu’il abandonne ce discours technologiste qui n’est rien d’autre
le plus souvent que le sabir d’une logique industrielle qui s’ignore, pour
proposer une approche « sociotechnique » considérant que les usages des
dispositifs numériques sont façonnés tout autant par des normes et des
rituels sociaux que par des configurations technologiques. Et que dans un
geste salutaire, il ouvre enfin la porte à des compétences qu’il ne fait que
parodier, car ce temps des ruptures représente avant tout une opportunité
pour tenter d’initier une « interdisciplinarité focalisée » (Charaudeau, 2010)
entre les sciences humaines et les sciences du chiffre.

politiques de communication n° 8 ● printemps 2017 123


dossier. psychanalyse, socioanalyse

Bibliographie
Anderson B., L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du
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Habermas J., « L’espace public, 30 ans après. », Quaderni, Automne 1992,
n° 18.
Harsin J., « Regimes of Posttruth, Postpolitics and Attention Economies »,
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Jenkins H., La culture de la convergence. Des médias au transmédia, Armand
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Le Grignou B., Du côté du public. Usages et réceptions de la télévision,
Éditions Économica, 2003.
Maingueneau D., « Genres de discours et Web : existe-t-il des genres Web ? »,
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Martuccelli D., La société singulariste, Armand Colin, 2010.
Mead M., Le fossé des générations, Denoël, 1971.
Morley D., Dayan D., « La réception des travaux sur la réception. Retour
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Rifkin J., L’âge de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, La Découverte/
Poche, 2005.

124
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Rifkin J., La nouvelle société du coût marginal zéro. L’internet des objets,
l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Les
liens qui libèrent, 2014.
Simone R., Pris dans la Toile. L’esprit au temps du Web, Le débat-Gallimard,
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Soulages J.-C., Lochard G., « Les scénarisations visuelles », in La télévision
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(1990-1994), sous la dir. de P. Charaudeau, De Boeck / INA, 2001.
Soulages J.-C., Lochard G., « Les imaginaires de la parole télévisuelle ;
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Hall S., « Codage/décodage » (1973), Sociologie de la communication-­
Réseaux, CNET, 1997.

Résumé. L’irruption du digital dans le domaine de l’information en


moins de deux décennies a profondément bouleversé l’univers des
médias. Elle a conduit à une remise en cause de la notion de public
et de média, le public n’est plus l’audience inerte des panels et des
sondages, il est devenu un « acteur actif », un acteur dont Internet
a transformé considérablement le statut. L’une des premières
conséquences de ces ruptures correspond à l’effacement partiel des
institutions, des dispositifs, des médiateurs qui gèrent et assurent le
lien entre le citoyen, l’espace public et politique et au premier rang
desquels le champ journalistique. Du côté des supports, ce sont désor-
mais des plateformes qui peuvent assurer ce lien et parfois, quasi seuls,
les algorithmes de robots. Du côté des contenus et des locuteurs, le
sacre de l’amateur ou de l’expert, à la base de la pratique du blogging,
omniprésente dans les éditions de certains pure players, est un fait
acquis. Le journal en ligne s’est transformé en un texte-parcours qui
repose sur une nouvelle pratique de consommation, d’interrogation et
de vérification de l’information, pratique indexée et tracée à laquelle le
public, consciemment ou à son insu, prend sa part œuvrant ainsi à la
visibilité et la hiérarchie de l’événement, mais aussi à la monétisation
du nouveau capitalisme cognitif.
Mots-clés : média, information, internet, digital, Huffington Post.

politiques de communication n° 8 ● printemps 2017 125


dossier. psychanalyse, socioanalyse

Abstract. The arrival of the digital in the field of the information


within two decades profoundly upset the universe of the media. It
questions the notion of public and media, the public is not any more
the sluggish audience of panels and polls, he becomes an active actor,
whose Internet transformed considerably the status. Furthermore,
those disruptions increase considerably the partial disappearance
the institutions, devices, mediators who manage and assure the link
between the citizen, the political and public sphere and in the front
row the journalistic field. On the side of supports, there are now
platforms which can assure this link and sometimes, almost only, the
algorithms of robots. On the side of the contents and the speakers, the
coronation of the amateur or the expert, on the basis of the practice
of the blogging, omnipresent in the editions of some pure players, is
an acquired fact. The on-line newspaper is transformed into a moving
text which is based on a new practice of consumption, interrogation
and check of the information, indexed and drawn practice to whom
the public, consciously or without knowing, takes his part so working
in the visibility and the hierarchy of the event, but also in the mone-
tization of the new cognitive capitalism.
Keywords: media, news, internet, digital, Huffington Post.

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