Repères Critiques Pour Une Compréhension Renouvelée Des Médias Et de Leurs Publics
Repères Critiques Pour Une Compréhension Renouvelée Des Médias Et de Leurs Publics
Repères Critiques Pour Une Compréhension Renouvelée Des Médias Et de Leurs Publics
Jean-Claude Soulages
Université Lumière Lyon 2, Centre Max Weber UMR 5283
Les ruptures
La première rupture a trait à un nouveau rapport à la connaissance et à
la culture qui s’accompagne fréquemment d’une quasi-fracture généra-
tionnelle avec pour conséquences un certain nombre d’appréhensions. Le
monde digital correspondrait à l’entrée dans une « culture préfigurative »
que l’anthropologue Margaret Mead nous annonçait, et au cœur de laquelle
la transmission culturelle et les nouveaux usages passent d’abord par les
jeunes générations, aujourd’hui les digital natives, pour se transmettre par la
suite aux plus anciennes… si toutefois elles se transmettent (Mead, 1971).
À tel point que nous sommes constamment dans l’attente, sous peine d’être
1. Cette recherche financée par l’Institut des systèmes complexes Rhône-Alpes vise
à étudier quatre éditions du Huffington Post (France, Brésil, USA, Liban). Elle
regroupe des universités étrangères partenaires autour de chercheurs du Centre
Max Weber (sociologie) et du laboratoire Éric (informatique).
2. Le Huffington Post voit le jour au lendemain de la réélection de Georges Bush à
la présidence des États-Unis dans le but affiché d’offrir une tribune aux intellec-
tuels de gauche afin de contrer l’importante présence médiatique des conserva-
teurs, surtout depuis l’apparition dans le paysage médiatique américain du géant
FoxNews. The Huffington Post est un pure player gratuit fondé aux États-Unis par
Ariana Huffington, Kenneth Lerer et Jonah Peretti en 2005, racheté par AOL pour
315 millions de dollars américains en 2011 et décliné en 12 éditions à travers le
monde. Présenté à la presse et au public comme un média indépendant qui vise à
révolutionner le journalisme grâce à une offre numérique « alternative » du point
de vue technologique comme politique le Huffington Post a fait de sa structure
algorithmique, de son modèle économique comme de son panel de rédacteurs
triés sur le volet, les leviers de son succès américain puis international. L’origina-
lité de son modèle éditorial repose sur un spectre très large d’articles d’actualité
mais surtout sur des articles d’opinion sous forme de blogs signés par des experts
ou des personnalités connues comme Barack Obama, David Cameron, Michael
Moore, Rachida Dati, Madonna, etc. Ses revenus dépendent quasi exclusivement
de la publicité pour des coûts de production plutôt réduits ; un modèle atypique
qui lui permet de se hisser au premier rang des sites d’actualité aux États-Unis
dès 2011 (12,3 millions de visiteurs uniques par mois) puis au monde dès 2013
(83 millions de visiteurs uniques par mois) et de gagner, en 2012 le prix Pulitzer
dans la catégorie « information nationale ».
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Sur le plan des contenus, les trois étapes classiques de la production média-
tique – celle de la création / production, de la distribution / circulation et
de la réception/appropriation – telles que Stuart Hall les définissait ne sont
plus étanches (Hall, 1997). Traditionnellement, cantonnés à l’étape de la
réception, les non-journalistes participent de plus en plus à la circulation,
voire à l’étape de la production de l’information. Comme le constate Henri
Jenkins, un média n’est plus simplement une courroie de transmission entre
producteurs, textes et publics mais « un flux reliant les uns aux autres des
acteurs sociaux » (Jenkins, 2013, p. 16). Les institutions, les annonceurs,
les politiques, les profanes tweetent en live. Simultanément, le rubricage
traditionnel et le modèle éditorial pyramidal, caractéristiques de la presse
écrite semblent chez certains pure players durablement remis en cause au
profit d’un jeu soutenu d’intertextualité, de polyphonie et de phénomènes
d’intermédialité dont le Huffington Post constitue le parangon. Concernant
la hiérarchie de l’information sur le site de ce dernier, c’est en définitive le
lecteur qui l’établit à travers la fréquence des pages lues et c’est lui qui va
générer sa propre actualité et le plus souvent à l’intérieur du flux de plusieurs
médias. Le journal en ligne s’est donc transformé en un texte-parcours qui
repose sur cette textualité réticulaire qui s’autogénère au fur et à mesure de
la navigation de l’internaute. Le rubricage de la presse écrite, le flash info de
la radio tout comme l’édition du journal télévisé encadraient la réception
de manière univoque, non négociée et linéaire et faisaient entrer les usagers
dans un véritable tunnel dont ils ne pouvaient modifier ni les normes ni
le cadre préétabli. Un nouveau type de textualité apparaît avec Internet,
une « textualité navigante » (Mainguenau, 2013), à partir d’une interface
mosaïque et tabulaire permettant l’accès à des modules indépendants qui
obéissent le plus souvent à des temporalités distinctes.
Seconde rupture, mais cette fois-ci d’ordre quasi ontologique : la digitali-
sation et la dématérialisation des contenus entraînent la démultiplication
de ceux-ci à l’infini, accompagnée de la disponibilité et de la circulation
globales des productions digitales et des informations désormais accessibles
à tous et partout. Plus besoin de passer par le kiosque pour lire son journal
ou par le journal télévisé pour accéder à l’actualité. Les nouveaux médias
sont désormais déliés des supports physiques et des circuits de distribution
et leurs usagers devenus un public diasporique actif doué d’un authen-
tique feed‑back avec toutefois un codicille fâcheux concernant l’attitude
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Les convergences
Ce constat touchant l’entrée des médias mais aussi des pratiques culturelles
dans l’univers du digital trouve un écho dans les analyses du chercheur
nord-américain Henry Jenkins qui a souligné la dynamique de « conver-
gence » que connaissent aussi bien les médias que les industries culturelles
tout comme la plupart des pratiques sociales contemporaines, convergence
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Les continuités
L’univers digital incarne donc aujourd’hui un vaste écosystème qui est venu
se greffer à l’univers de la communication publique et privée, avec une visi-
bilité et un retentissement beaucoup plus considérables que dans d’autres
secteurs qui ont subi pourtant les mêmes mutations : la banque par exemple
(certaines banques ont fait disparaître l’argent physique), la santé (en France,
la carte Vitale a démonétisé en grande partie la tarification des soins), la
bourse qui a fait disparaître tous les titres papiers et aujourd’hui l’existence
même des traders avec le trading haute fréquence géré entièrement par des
robots, jusqu’aux agences de voyages remplacées par les algorithmes des
comparateurs de prix, etc. Sans doute, parce que les bouleversements dans
l’univers de la communication et de la culture concernent non seulement
le mediascape quotidien du citoyen moderne mais entraînent sans doute
à moyen terme une reconfiguration de l’espace public de nos sociétés.
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écrite féminine a migré, aux yeux des publics jeunes en particulier, au profit
des blogueuses de mode et de Youtubeuses, aptes à faire part de leur expé-
rience personnelle. Une partie du lectorat féminin jusqu’alors captif s’est
ainsi détourné de son géniteur. Pour limiter les dégâts, les leaders ont dû
cautionner l’entrisme de ces mêmes blogueuses et parier dans les magazines
sur la polyvalence des acteurs (journaliste, blogueuse, communicante, voire
commerciale…) mais le plus souvent sans résultat patent.
En conséquence, la plupart des sites d’information vont chercher à anticiper
et encadrer ces modalités inédites de la réception en ligne. C’est le cas pour
le Huffington Post pour qui une fraction de la homepage se reconstitue en
permanence en fonction de cette hiérarchie que la navigation des lecteurs
impose en temps réel. Il ne s’agit plus de la page vitrine comme l’incarnait
la Une statique du quotidien papier, gravée dans le marbre, la veille de
la parution. Les trajectoires des internautes tout comme les mécanismes
d’indexation qui les accompagnent aujourd’hui aboutissent à une sorte
googelisation des news qui régit la mise en ligne des pages-écrans. Si cette
scénographie délinéarisée qui s’écrit désormais dans l’espace et le temps
doit constamment se plier en temps réel à la textualité navigante des inter-
nautes, elle se doit également de demeurer toujours ouverte aux aléas de
l’actualité événementielle. C’est un des points forts des médias en ligne qui
sont capables d’assurer la gestion de temporalités hétérogènes qui viennent
irriguer le flux des nouvelles, du document d’archive du fast checking jusqu’au
présent live du « surgissement de l’événement » (Soulages, Lochard, 2001).
Cette remise en question indirecte des pratiques mais aussi du champ mono-
lithique de la profession s’accompagne d’une exigence de réflexivité et de
transparence sur la production de l’information, explicite souvent dans le
processus de médiatisation lui-même et surtout dans un élargissement des
opérations énonciatives aux membres de la société civile qui peuvent devenir
des acteurs critiques et aussi la matière et la source même de l’information.
La charte du Huffington Post milite du reste pour cette association volonta-
riste des contenus médiatiques « légitimes » et des paroles profanes donnant
le jour à un format hybride constitué d’articles de ses rédacteurs et de blogs
de personnalités de la société civile. De plus, les internautes ont la possibi-
lité de commenter, d’interroger et de vérifier l’information d’où le pouvoir
grandissant et la pression du fast checking née de cette exigence de partici-
per et de réagir qui caractérise désormais l’usager des médias numériques.
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Ces mutations du statut et des rôles échus aux usagers des nouveaux
médias, nous poussent à interroger cette notion ambivalente de public
qui a accompagné l’essor des médias de masse. Comme David Morley et
d’autres chercheurs l’avaient déjà pressenti ce concept n’est peut-être et
depuis très longtemps qu’une simple fiction politique ou statistique (Morley,
Dayan, 1993). Fiction idéologique durable qui était celle induite par le poids
d’un État-nation centralisateur et autoritaire qui faisait face à un peuple
homogène et mutique. Cette notion discutée de public, notion politique au
départ, née au cœur de l’agora grecque, est devenue une variable statistique,
celle d’audience avec le règne des médias de masse. Comme le relève Henry
Jenkins, c’est sans doute la relative stabilité de la presse imprimée ou de la
télévision, qui n’a duré que quelques siècles pour la première et quelques
décennies pour la seconde, qui nous a incités à substantialiser et à éterniser
le fantasme d’un public stable et toujours homogène (Le Grignou, 2003).
À cette conception purement statistique, s’en greffe une nouvelle, celle des
liens, des posts, des tweets, etc. Cette dimension pragmatique et agrégative
des médias sociaux avait déjà été évoquée il y a plus d’un siècle par Gabriel
Tarde qui soulignait le poids de la conversation et du bouche-à-oreille dans
la production de l’opinion. Aujourd’hui, cette pragmatique sociale se nourrit
des pratiques collaboratives et horizontales de la Net-économie qui seraient
aussi une manière de faire société et de construire du lien social, celui partagé
par des « communautés imaginées », à mi-chemin entre le public au sens
habermassien et les publics diasporiques d’Arjun Appaduraï. Avec pour
conséquence en retour, la singularisation et tout à la fois la dynamique inté-
grative de plus en plus poussée des usagers de ces nouveaux médias en phase
avec les concepts de « mediascape » (Appaduraï, 2005) et de « communauté
imaginée » de Benedict Anderson (2002). La société civile s’immiscerait
ainsi sur la scène de l’espace public en bousculant les chasses gardées des
corporations et des professionnels légitimes, étape annonciatrice de nouvelles
formes de socialisation mais aussi de nouvelles formes politiques à mettre
au crédit de l’apparition de nouveaux acteurs civiques (Cardon, 2010).
Finalement, cette symbiose entre un public et une interface médiatique
n’est-elle pas structurellement une forme instituante de la démocratie, mais
menacée de tout temps par les groupes de pressions, les communicants et
les spins docteurs du microcosme politique ? Question cruciale aujourd’hui,
où semble s’imposer une règle invisible qui opère chaque jour sous nos yeux
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c’est bien la pression de cette dernière qui pousse les journalistes à l’évolu-
tion inéluctable de leurs pratiques. Comme toujours, le « temps des usages »
est parvenu une fois de plus à court-circuiter « le temps de l’évolution des
métiers ». Le journaliste web, s’il ne veut pas se cantonner à une pratique
de ventriloquie, proche du journalisme d’agence, c’est-à-dire celle de la
collecte ou de la reprise, doit de toute évidence se repenser.
Quant à la notion de public, sa nature et son rôle, se retrouvent bousculés
par les nouveaux modèles de la communication médiatique établis sur un
mode de diffusion original, mass médiatique mais avec une architecture
de communication de masse qui repose sur une interface personnelle.
On peut alors ne trouver rien d’étonnant à ce que les acteurs sociaux
s’emparent d’une technologie laissée à leur disposition à portée de main
(dans leur poche) dans les coulisses de l’espace privé et ouvert à des proto-
coles de désintermédiation et de nomadisme – a contrario, le théâtre ou le
spectacle vivant sont structurellement demeurés des dispositifs bâtis sur la
médiation et l’existence d’un public et d’un dispositif sédentaire et localisé.
Paradoxalement, cette proximité et ce qui apparaît à première vue comme
une avancée démocratique, imposent à l’usager des médias de se penser
comme un citoyen, et non pas seulement comme un addict des écrans, et
c’est sans doute dans cette reconfiguration que le champ de l’information
trouvera un véritable sens civique. Car, comme le constate Dominique
Cardon, « de plus en plus présents sur Internet, les médias, les industries
culturelles, les partis politiques et les entreprises y ont partiellement renou-
velé la domination qu’ils exercent sur les hiérarchies de l’espace public
traditionnel » (Cardon, 2010, p. 101). Quant à la posture du chercheur,
de celui qui refuse d’enfiler l’uniforme du chercheur organique boursouflé
par sa monodiscipline chroniquant le flux médiatique et ne dépassant
jamais le stade de la description des objets qu’il s’est lui-même donnés, il
est urgent qu’il abandonne ce discours technologiste qui n’est rien d’autre
le plus souvent que le sabir d’une logique industrielle qui s’ignore, pour
proposer une approche « sociotechnique » considérant que les usages des
dispositifs numériques sont façonnés tout autant par des normes et des
rituels sociaux que par des configurations technologiques. Et que dans un
geste salutaire, il ouvre enfin la porte à des compétences qu’il ne fait que
parodier, car ce temps des ruptures représente avant tout une opportunité
pour tenter d’initier une « interdisciplinarité focalisée » (Charaudeau, 2010)
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