Etat Du Monde en 2021

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SOUS LA DIRECTION DE

Bertrand Badie
et Dominique Vidal

Le Moyen-Orient
et le monde
L’état du monde 2021
Présentation
Entre le « Proche-Orient » qu’il tend à intégrer et l’« Extrême-Orient »,
potentiel adversaire d’un Occident dominant, le Moyen-Orient apparaît
comme un trait d’union rebelle, une marge et un espace d’affrontement
permanent.
Certes, cette région hors normes a une histoire propre, une dynamique forte
liée à sa densité sociale et à son passé, mais elle n’a cessé d’être l’otage d’un
jeu international qui la harcèle depuis des siècles, au nom de la foi, de
l’ambition des conquérants, du pétrole ou tout simplement des stratégies qui
opposèrent les vieilles puissances. Ces interactions renouvellent le regard,
conduisant à une analyse internationale du Moyen-Orient. Si l’actualité
traduit le désarroi et l’impuissance des imitateurs de sir Mark Sykes et
François Georges-Picot, elle montre aussi que l’actuelle réinvention du
Moyen-Orient reflète celle du monde.
Après avoir retracé la formation de ce « cratère », du XIXe siècle à
aujourd’hui, en passant notamment par la création d’Israël, la crise pétrolière
et la révolution iranienne, les auteurs mettent en évidence les principaux
acteurs – sans oublier la pandémie de Covid-19 – des grands conflits qui
endeuillent le Moyen-Orient contemporain et rejaillissent sur le monde entier
(de l’interminable tragédie palestinienne aux terribles guerres syrienne,
irakienne, afghane et yéménite), les embarras des puissances internationales
et régionales, ainsi que le curieux bras de fer saoudo-iranien et ses
conséquences dans le Golfe et dans toute la région.

Les auteurs
Bertrand Badie, professeur émérite à l’IEP de Paris (Sciences Po), s’est
imposé comme l’un des meilleurs experts en relations internationales. Il est
l’auteur d’une trentaine d’ouvrages qui font référence.
Dominique Vidal, journaliste et historien, auteur de nombreux livres sur le
Proche-Orient, est spécialiste des questions internationales.

Collection
État du monde
Copyright
Composé par Facompo à Lisieux
Conception graphique de la couverture : Ferdinand Cazalis
En couverture : Manifestation de la Grande Marche du retour, bande de
Gaza, 4 mai 2018 © Mohammed Zaanoun /ActiveStills.

© Éditions La Découverte, Paris, 2020.


9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris.

ISBN papier : 978-2-348-06402-9


ISBN numérique : 978-2-348-06403-6

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à


l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à
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Nous suivre sur


Table
▶ Introduction. Une analyse internationale du Moyen-Orient
Bertrand Badie
I. Genèse
▶ Les usages de l’histoire dans le Moyen-Orient contemporain
Henry Laurens
▶ De la Nahda à aujourd’hui. Le nationalisme, la gauche et l’islamisme arabes face
à l’Occident
Hamit Bozarslan
▶ Le Moyen-Orient dans la Guerre froide
Alain Gresh
▶ Arabie saoudite, Iran, Turquie à la poursuite d’un leadership régional
Denis Bauchard
▶ La révolution iranienne de 1979 et l’émergence de nouveaux États
Bernard Hourcade
▶ Le rôle du pétrole du Golfe dans le système international depuis les années 1950
Matthieu Auzanneau
▶ Les puissances au Moyen-Orient : dangereux nouveau « grand jeu » ?
Frédéric Charillon
▶ Le néoconservatisme américain : la déconfiture d’une idéologie
Sylvain Cypel
II. Jeux d’acteurs et enjeux
▶ Du décrochage de l’économie moyen-orientale par rapport à l’économie-monde
Karim Émile Bitar
▶ Le réveil des sociétés
Jean-Paul Chagnollaud
▶ La situation sanitaire au Moyen-Orient à la lumière de la pandémie de Covid-19
Agnès Levallois
▶ Coopération militaire, grandes puissances et ventes d’armes
Philippe Droz-Vincent
▶ Les chrétiens et leurs connexions, des miroirs à multiples facettes d’une région
en mutation
Rayan Haddad
▶ Les castes militaires et les services secrets au cœur de l’État et face au système
international
Agnès Levallois
▶ Israël redéploie ses alliances internationales
Dominique Vidal
▶ Le pari chinois
Dominique Bari
▶ Retour au Moyen-Orient, ou le succès du « pivot oriental » de la Russie
Igor Delanoë
▶ De nouvelles interactions avec l’Afrique
Alhadji Bouba Nouhou
▶ La Turquie d’Erdogan, ou le règne de l’arbitraire
Ahmet Insel
▶ L’Union européenne se donnera-t-elle les moyens de faire respecter le droit au Proche-
Orient ?
Isabelle Avran
▶ Le désengagement américain
Philip Golub
III. Études de cas
▶ La question palestinienne marginalisée
Sandrine Mansour
▶ L’Afghanistan, au cœur des conflits
Karim Pakzad
▶ Le jeu des puissances régionales et internationales dans le conflit syrien
Manon-Nour Tannous
▶ Liban : l’impossible mouvement social
Aurélie Daher
▶ Les Kurdes à l’épreuve
Sylvie Jan
▶ L’Iran, entre jeu régional et jeu international
Thierry Coville
▶ Irak, la fausse sortie d’un conflit
Myriam Benraad
▶ L’intrication des acteurs locaux, régionaux et internationaux au Yémen
Laurent Bonnefoy
▶ L’islam en France, au prisme des conflits du Proche-Orient
Franck Fregosi
▶ Cybersécurité et contrôle de la région
Romain Aby
▶ L’ONU à la merci des grandes puissances
Anne-Cécile Robert
▶ Le sabotage de l’accord de Vienne et ses conséquences
François Nicoullaud

Les auteurs
Introduction

Une analyse internationale du Moyen-Orient

Bertrand Badie
Sciences Po Paris

La pandémie de Covid-19 a touché le Moyen-Orient de manière


globalement moins brutale qu’ailleurs. Mais ses conséquences économiques,
sociales et politiques seront probablement lourdes dans une région sensible à
tous les soubresauts internationaux : à défaut d’avoir été au centre du monde
– sauf peut-être durant l’Antiquité –, le Moyen-Orient n’a cessé d’être au
cœur de son agenda.
Il ne gouverne pas, mais il contraint, pèse sur les choix, affine les
stratégies, recompose la donne conflictuelle mondiale ; il fait peur autant
qu’il fascine. Sa dénomination, elle-même évocatrice, le situe entre un
« Proche-Orient » qu’il tend à intégrer en son sein et un « Extrême-Orient »
qui traduit l’extériorité totale, l’autre monde, potentiellement adversaire,
voire ennemi, d’un Occident dominant qui fabriqua le premier système
international. Du plateau du Pamir au canal de Suez, de l’Afghanistan à
l’Égypte, le Moyen-Orient apparaît comme un trait d’union rebelle entre
l’intérieur et l’extérieur, le soi et les autres. Cette identité nodale lui a conféré
dans l’histoire la double caractéristique de marge et d’espace d’affrontement
permanent.
Une part non négligeable de l’explication de ce statut exceptionnel se
trouve dans l’histoire même du vocable qui fit son apparition en Europe et
d’abord en Grande-Bretagne au cours du XIXe siècle, lorsque le déclin de
l’Empire ottoman devenait un enjeu pour le Vieux Continent. Cette histoire
sémantique nous renseigne déjà sur les risques de la démarche qui revient à
décréter la réalité d’un espace régional, pourtant compris et construit en
fonction d’un agenda qui lui est extérieur. Elle va même au-delà et suggère
un rythme de composition et de recomposition entièrement soumis à la
subjectivité européenne : le « Proche-Orient » décrirait une proximité le liant
aux puissances du Vieux Continent, tandis que le « Moyen-Orient » inclurait
les systèmes politiques qui, à l’instar de la Perse et de l’Afghanistan, en
seraient plus éloignés. Lorsque la Porte vint à disparaître, les deux notions se
confondirent, d’autant que l’entrée en lice des États-Unis enlevait tout sens au
vocable « Proche » !
S’il convient de garder à l’esprit toutes ces constructions, leurs fragilités et
leur eurocentrisme, nous avons pris le parti d’en faire le vecteur d’une
interrogation qui restera au centre de ce livre : comment une région ainsi
imaginée est-elle reconstruite par la pression de l’actualité internationale et
comment les événements qui s’y nouent viennent-ils réagir sur le monde ?
Certes, la région, aussi arbitraire soit-elle dans sa délimitation, a une histoire
propre, une dynamique forte liée à sa densité sociale et à son histoire, mais
elle a aussi été l’otage d’un jeu international qui la harcèle depuis des siècles,
au nom de la foi, au nom de l’ambition des conquérants, au nom du pétrole
ou tout simplement au nom des grandes et petites stratégies qui ne cessèrent
d’opposer les vieilles puissances. Ces interactions sont assez fortes pour
mériter l’attention et renouveler le regard, conduisant ainsi à une analyse
internationale du Moyen-Orient.

Les marqueurs internationaux du Moyen-Orient


Nul doute que l’aventure sémantique que nous décrivions reflétait une
réalité politique qui a profondément pesé sur la région, ses institutions et ses
peuples. Décrété « homme malade de l’Europe », l’Empire ottoman est
progressivement entré sous la tutelle européenne, ce qui lança, de manière
décisive et durable, le processus d’insertion du Moyen-Orient dans un jeu
international qui lui était jusque-là plutôt extérieur : tout au long du
XIXe siècle, il fut occidentalisé à travers son droit, ses institutions, son armée,
sa finance et ses établissements scolaires et universitaires. Ce mimétisme
forcé devenait la rançon dont il devait s’acquitter, à coups de tanzimat, ces
réformes forcées que devait consentir le sultan afin de bénéficier du soutien
des puissances européennes.
Ces premières empreintes ne sont pas innocentes : elles amorcèrent un long
parcours de fascination-détestation qui marqua autant la pensée que la
pratique de l’ensemble de la région. La Nahda (« renaissance intellectuelle »
du monde arabe) se manifesta dès les années 1870 comme un effet de la
séduction exercée par le progrès occidental, mais aussi comme la volonté d’y
répondre en réinventant les principes fondateurs d’une civilisation
musulmane dont la promotion culturelle et politique serait désormais d’autant
plus soutenue qu’elle servirait de rempart face à l’insistante présence
occidentale. De même, quand l’Empire ottoman s’écroula, sous le poids de la
défaite des puissances centrales en 1918, les peuples du Moyen-Orient,
arabes et kurdes notamment, mirent toute leur confiance dans les vertus
émancipatrices prêtées à la paix de Versailles qui ne déboucha, pourtant, que
sur déconvenues et frustrations.
Il ne resta, des remous de la Grande Guerre, qu’un partage au cordeau des
terres arabes entre Français et Britanniques, symbolisé notamment par la
fameuse ligne Sykes-Picot, un éphémère État kurde qui n’exista en réalité que
sur le papier, et un embryon de foyer juif en Palestine, absent de l’accord
entre Paris et Londres mais promu par la déclaration Balfour de 1917. À
l’humiliation ancienne des tanzimat s’ajoutaient ainsi celles de la défaite et
du défilé militaire des Alliés dans les rues d’Istanbul, seule capitale vaincue à
devoir l’endurer !
Si on exclut l’Arabie saoudite qui protège son indépendance par une
exaltation de son identité wahhabite, tout le Moyen-Orient est dès lors
couvert par l’onction mandataire, formelle ou informelle, des puissances
occidentales, tandis que l’Union soviétique, nouvellement constituée,
accumule les atouts stratégiques en accueillant et protégeant les mouvements
révolutionnaires les plus divers. De ce point de vue, la rupture de 1945 fut
probablement la plus déstabilisante et ses effets furent inverses de ceux de
1918 : la poussée anticoloniale qui en dériva abrogea les mandats et favorisa
une montée des nationalismes et du panarabisme qui conduisirent les
principaux acteurs de la région à militer activement pour le non-alignement.
Le phénomène se révéla d’autant plus remarquable que la création de l’État
d’Israël par les Nations unies radicalisa les nationalismes arabes et les sortit,
dans un premier temps, de l’espace international bipolaire, à un moment où,
de surcroît, le camp soviétique se révélait provisoirement favorable à l’État
hébreu. En même temps, l’importance croissante de l’économie pétrolière
soudait l’axe Washington-Riyad, consacré par le pacte du Quincy conclu le
14 février 1944 entre Roosevelt et Abdel Aziz al-Saoud. Une nouvelle épure
se dessinait, faite ainsi de failles sociales profondes et de complicités
politiques pragmatiques : modèle au demeurant complexe, porteur
d’instabilité, d’alliances de circonstance et de montages successifs capables
de mettre à tout moment les pouvoirs en place en contradiction avec les
sociétés qu’ils étaient censés gouverner. Le phénomène était appelé à durer.
La guerre israélo-franco-britannique de Suez en 1956, stoppée net par
Washington et Moscou, mit fin à l’ère coloniale classique au Moyen-Orient.
La seconde rupture intervint en 1967, lorsque l’URSS choisit de soutenir
clairement et massivement le camp arabe : le choc de la guerre des Six-Jours
décida les maîtres du Kremlin qui, malgré la construction du barrage
d’Assouan et l’alignement du baasisme sur le modèle socialiste, éprouvaient
quelques difficultés à choisir leurs alliés et, en réalité, leurs nouveaux clients.
Le Moyen-Orient entra alors, artificiellement mais pleinement, dans le
système bipolaire. De la guerre de 1967 à celle de 1973, le conflit israélo-
palestinien remplissait en même temps, une fonction interne, celle de
cristalliser le nationalisme arabe, et une fonction externe, comme marqueur
global de l’opposition Est-Ouest : d’où, notamment, son débordement sur le
système international tout entier, l’extension de la cause palestinienne hors du
cercle étroit de la région et la symbolique qu’elle représentait pour la gauche
contestataire occidentale.
Cette « bipolarisation » du Moyen-Orient compliqua paradoxalement le jeu
régional : le camp arabe comptait, pour y être totalement soumis, trop de
régimes proches de Washington, à l’instar de ceux de la péninsule Arabique
ou de la Jordanie (on se souvient de Septembre noir et de l’opération montée
en 1970 par le roi Hussein contre les fedayins palestiniens, avec la
bénédiction de Washington), tandis que la mort de Gamal Abdel Nasser, la
même année, fit naître chez ses successeurs un désir de se distancier du
« patron soviétique » : le jeu complexe qui s’ensuivit éloigna la plupart de ces
gouvernements de la question palestinienne devenue encombrante. Celle-ci
sortit peu à peu des agendas, tandis que les accords de paix – formels et
informels – se succédaient entre les capitales arabes et Tel-Aviv : le Moyen-
Orient s’émancipait, avant tout le monde, de la bipolarité, après n’y avoir fait
qu’un très bref séjour !
Le système n’en devint pas plus lisible pour autant. La révolution iranienne
replaça l’islam au cœur des clivages, tandis que le laïcisme socialisant ralliait,
sous le coup de la peur de l’islamisme, quelques soutiens en Occident, à
l’instar de ceux exprimés par nombre de diplomaties à Saddam Hussein
quand il était en guerre contre l’ayatollah Khomeyni. Pis encore, on s’aperçut
que le fidèle allié saoudien était compromis dans les attaques du
11 Septembre, tandis que les forces islamistes afghanes, victorieuses des
Soviétiques, devenaient infréquentables. Le Moyen-Orient a ainsi inauguré la
fluidité propre aux relations internationales post-bipolaires. Il a amorcé aussi
une formidable inversion : il devient proactif, échappant aux pesanteurs
mondiales, tandis que les puissances mondiales deviennent réactives, devant
désormais compter avec de nouvelles contraintes, venues des anciennes
périphéries et qu’elles ne contrôlent plus !

Logiques d’inversion
Cette logique ne restera pas l’apanage du seul Moyen-Orient : on la
retrouve ensuite un peu partout, à mesure que l’on sort de la bipolarité
classique. Elle est à l’œuvre dans les régions émergentes, en Asie orientale,
en Afrique où la conflictualité tend à se transformer, échappant à la tutelle
des vieilles puissances, et va même poindre en Amérique latine, lorsqu’une
gauche au profil nouveau succède à la dictature militaire dès la fin des années
1980 et gouverne au Brésil, en Équateur, en Bolivie, voire en Argentine,
autant d’États soudain déconnectés eux aussi des puissances mondiales qui,
significativement, se rapprochèrent aussitôt des régimes moyen-orientaux.
Dans ce contexte, les systèmes politiques qui émergent alors au Moyen-
Orient ne semblent plus subir l’attraction internationale : la République
islamique se construit en Iran sur le slogan « na sharghi na gharbi » (« ni Est
ni Ouest »), rompt avec l’ancien parrain américain tout en disant sa méfiance
à l’égard de l’URSS, doublement suspecte d’incarner l’héritage d’une Russie
historiquement honnie et d’un communisme qui a le tort d’être athée. La
Syrie, l’Algérie, la Libye, le Soudan et l’Irak de Saddam Hussein s’éloignent
d’un patron soviétique moribond, renouent mollement avec Washington,
mais s’intéressent surtout à la conquête du leadership à l’intérieur du monde
arabe. Abandonnée de tout soutien, la résistance palestinienne souffre de ses
rivalités internes qui aggravent les conditions d’apartheid qu’Israël peut
imposer en toute impunité à un peuple qui n’attire plus l’attention ni la
solidarité internationale…
Plus profondément encore, la géométrie politique se transforme selon des
modèles qui n’ont pas été abolis depuis : à côté d’institutions
gouvernementales, faibles et peu légitimes, se redessinent de nouvelles
formes politiques. Le gouvernement royal saoudien se double de réseaux,
religieux et/ou financiers, de fondations pieuses, d’organisations non
gouvernementales (ONG) proclamées humanitaires, productrices de
véritables politiques étrangères qui n’ont rien à voir avec celle officiellement
élaborée à Riyad, et qui agissent en électrons apparemment libres, allant
jusqu’à soutenir certains mouvements jihadistes. La même remarque vaudrait
pour le Qatar, les Émirats arabes unis ou le Koweït, bref partout où s’affirme
la rente pétrolière.
De tels réseaux deviennent des acteurs majeurs de la région, et échappent
mécaniquement à toute tutelle et à tout alignement international, parfois
même à toute visibilité, tout en déployant de subtiles interconnexions
humaines. Plus tard, à mesure que les guerres s’installent, en Irak, en Syrie,
au Yémen, on verra se déployer une autre version de la même dynamique,
avec une incroyable prolifération de milices : au plus fort du conflit syrien,
on en compte plus de mille ! Celles-ci se constituent, se décomposent, se
scindent, s’allient un jour, se combattent le lendemain, obéissant aux lois
d’une microsociologie presque indéchiffrable ou au jeu des petits leaders ou
« big men » qui affinent sans cesse leur stratégie personnelle. À ce compte-là,
la relation diplomatique traditionnelle devient inopérante et ne survit qu’en
s’adaptant péniblement et imparfaitement à un système qui défie les canons
de la géopolitique classique. Cette « désétatisation » de la région prend ainsi
des formes variées : constitution, en Iran, d’un État qui se distingue des
principes du droit constitutionnel classique, dédoublement des formes
étatiques officielles par des « services parallèles » investis d’énormes
pouvoirs plus ou moins autonomes et internationalement incontrôlables
(mukhabarat syriens, DRS puis CSS algérien, Gihaz al-Mukhabarat al-Amma
égyptien, Al-Istikhbarat Al Aamah saoudien, dont le rôle en Syrie fut des
plus importants), ou effondrement plus ou moins complet des États existants
(Yémen, Afghanistan, voire Irak). Autant de tendances qui retournent les
logiques d’hier, accablent les acteurs extérieurs d’incertitudes, les privent de
l’interlocuteur décisif qu’ils pouvaient naguère clientéliser ou négocier.
Mais la complexité ne s’arrête pas là : elle touche désormais les enjeux
eux-mêmes. Autrefois, le jeu était clair : il était nettement géopolitique et
géoéconomique. Il consistait, pour l’Europe, à contrôler et contenir
l’évolution de la plus déterminante de ses marges, gouvernée d’abord par un
Empire ottoman qu’on surveillait, puis par des formes politiques qu’on
plaçait sous tutelle plus ou moins formelle ; rejointes par les États-Unis, les
vieilles puissances complétèrent leur agenda en contrôlant au plus près la
production pétrolière et en contenant l’expansion soviétique, allant jusqu’à
créer, en 1955, le pacte « anticommuniste » de Bagdad. Du côté de Moscou,
il s’agissait de s’ouvrir une voie vers les mers chaudes, de contrer l’Occident,
et, peu à peu, de se ménager quelques clients… Par la suite, cette grammaire
devenait trop simple : la fièvre néoconservatrice conduisit alors Washington à
appliquer au « Greater Middle East » sa fameuse « diplomatie
transformationnelle », à recomposer les régimes à son image, puis, avec
Barack Obama, à veiller plus modestement aux conditions d’une paix
minimale, à moindre coût, dans la discrétion des « light footprints » et des
« leaderships from behind ». Pour sa part, le jeu de Vladimir Poutine visait
progressivement à reprendre place dans la région… mais en ménageant tout
le monde, Tel-Aviv et Riyad inclus ! Autant dire qu’après une courte « folie
des grandeurs » le ton est désormais à suivre davantage qu’à précéder…
D’autant que l’équation pétrolière tend, elle aussi, à se gripper : il y a un
moment que la syntaxe du Quincy est dépassée. L’idée de contrôler au mieux
la production et la commercialisation d’un pétrole bon marché est loin : la
Russie défend son statut de grand producteur de pétrole, ce qui l’oblige à
pactiser avec l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), et en
particulier l’Arabie saoudite ; quant aux États-Unis, la diminution de leurs
propres ressources et leur choix de se lancer dans de nouvelles prospections
et dans l’exploitation du pétrole (et du gaz) de schiste les engagent dans des
stratégies plus complexes qui ne passent plus par une politique du pétrole à
bas prix. Au contraire, un pétrole bon marché nuirait aux équilibres
mondiaux, comme aux nouvelles ressources énergétiques, ainsi que l’a
soudainement révélé la crise pétrolière liée à la pandémie virale, lorsque le
prix du baril a connu, en mars-avril 2020, une chute vertigineuse qui l’a
même amené brièvement à un cours négatif. Face aux « princes du pétrole »,
la puissance américaine passe du rôle de tuteur à celui d’associé rival… Dans
ce jeu, l’Europe n’a pas d’autres choix que de suivre, de préserver un
simulacre de présence pour justifier de son statut international, ou
simplement d’embrasser les princes pour leur vendre des armes…
Est-ce à dire que l’inversion est totale et que le Moyen-Orient contraint et
ne subit plus ? Ce serait absurde de le penser dans un monde plus que jamais
marqué par l’équivoque de l’interdépendance. Trois facteurs, lourds mais
extérieurs, restent ainsi présents dans l’alchimie moyen-orientale :
l’alignement de Washington sur Israël, renforcé depuis la présidence Trump
et alimenté par les puissants lobbies évangélistes américains ; l’obsession
russe du retour dans le jeu international avec le statut de superpuissance
proactive ; la pression d’une économie mondialisée néolibérale qui pèse
douloureusement et dangereusement sur les économies les plus sensibles, à
l’instar de l’économie libanaise en plein naufrage ou, dans une moindre
mesure, de celles de l’Égypte et des pays du Maghreb.

L’avènement déstabilisant des nouvelles


puissances régionales
Cette logique d’inversion domine cependant et s’impose à travers une
première traduction immédiate et forte : l’apparition, presque tonitruante, de
nouvelles puissances régionales qui modifie la donne internationale. Celles-ci
pouvaient exister formellement jadis. Au-delà de l’Empire ottoman, devenu
puissance moyenne à sa manière dès que s’est stabilisée son expansion,
certains États de la région avaient naguère visé ce rayonnement régional :
l’Égypte de Nasser, évidemment, la Syrie de Hafez al-Assad et l’Irak de
Saddam Hussein après la mort du raïs égyptien ; on pourrait ajouter l’Arabie
saoudite, en puissance surveillée, et, dans les marges, Israël doté de l’arme
nucléaire, la Turquie otanienne d’hier et l’Iran du chah, chaperonné alors par
Washington. Tous ces candidats au leadership avaient pourtant leurs limites
et restaient en résidence de puissance surveillée.
La logique d’inversion a au contraire ouvert un boulevard aux nouveaux
postulants. La guerre d’Irak et le Printemps arabe y sont pour beaucoup : l’un
et l’autre ont provoqué la chute ou la décrédibilisation des trois anciens
« califats » arabes, successivement l’Irak, l’Égypte et la Syrie, rayés de la
carte politico-diplomatique du Moyen-Orient au cours des deux premières
décennies de ce siècle. C’en était assez pour susciter les espoirs de Riyad,
doté en outre, depuis juin 2017, d’un prince héritier ambitieux, en la personne
de Mohammed Ben Salman (MBS) : l’architecture complexe de la région ne
lui laisse que peu de concurrents issus du monde arabe, hormis peut-être son
allié et mentor, l’Émirati Mohammed Ben Zayed (MBZ), mais elle lui oppose
deux rivaux sérieux à l’extérieur et à la périphérie : la Turquie de Recep
Tayyip Erdogan et l’Iran tiraillé entre le guide Ali Khamenei, d’inspiration
conservatrice, et le président Hassan Rohani, prônant l’ouverture au monde.
Voilà qui suffira à restructurer les clivages de manière drastique et parfois
inattendue. La rivalité irano-saoudienne dessina très vite les contours d’un
nouveau conflit qui recomposera la donne « géopolitique » en Irak, au Liban,
en Syrie ou au Yémen. Elle assurera même un rapprochement spectaculaire
entre la monarchie saoudienne et l’État hébreu, et conduira, en
septembre 2019, à des frappes, inimaginables par leur ampleur, sur les
installations pétrolières de la péninsule. Moins dramatique dans son
ordonnancement, la montée de la puissance régionale turque hâtera la
conclusion de nouvelles alliances entre Ankara, le Qatar et le gouvernement
libyen régulier de Fayez al-Sarraj : il n’en fallait guère plus pour allumer un
conflit aigu entre Riyad et Doha et pour pousser la monarchie saoudienne
dans les bras du « maréchal » Haftar qui, depuis Benghazi, défie le pouvoir
tripolitain avec le soutien de la Russie. Autant de contorsions diplomatiques
qui réinventent le rôle régional des Frères musulmans pour en faire les alliés
de l’émirat qatari et de l’AKP turc, et donc l’ennemi du wahhabisme
saoudien !
À ce niveau, l’international s’aligne et ne rectifie plus : même si elle était
déjà portée par une hostilité militante à l’encontre de l’Iran, l’administration
Trump est comme aspirée par cette nouvelle géométrie, s’insère dans le
nouveau bloc saoudien, s’interdit de réagir à l’assassinat du journaliste
dissident Jamal Khashoggi et ferme les yeux sur les massacres de populations
civiles au Yémen. Face à la Turquie, prisonnière de deux alliances
contradictoires, la puissance américaine est condamnée à faire profil bas et à
envoyer des messages contradictoires lorsque les troupes turques entrent en
Syrie pour combattre les milices kurdes officiellement alliées de l’Occident…
Les États-Unis, comme la plupart des pays occidentaux, cherchent vainement
à bloquer cette montée de puissances régionales qui risquent de se substituer
à leur tutelle séculaire : plus ils s’y emploient, plus ils perdent leur marge de
manœuvre et leur faculté d’initiative, jusqu’à faillir dans leur pression sur
l’Iran et sur une Turquie qui ne cesse de s’éloigner d’eux. Le 3 janvier 2020,
l’administration Trump fait ainsi assassiner le général iranien Ghâssem
Soleimani ainsi qu’Abou Mehdi al-Mouhandis, dirigeant l’organisation
irakienne Hachd al-Chaabi, proche de l’Iran, ne déclenchant en fait qu’une
vague sans précédent d’antiaméricanisme dans la région. Désormais,
l’essentiel de ce qui se joue au Moyen-Orient ne s’apprécie plus qu’à travers
les gains et les pertes réalisés par les nouvelles puissances régionales plus que
jamais au centre de la mise : à l’instar des avantages retirés par l’Iran et la
Turquie du « processus d’Astana », amorcé en mai 2017, érigeant les deux
pays en tuteurs de la Syrie aux côtés de Moscou…
Dans cette nouvelle épure, on a le sentiment de ne plus reconnaître le
Moyen-Orient d’hier. Alors que le conflit israélo-palestinien a été le pivot de
la scène pendant plus de trente ans (1948-1979), il semble ne plus avoir de
place dans le nouveau jeu, embarrassant désormais la quasi-totalité des
diplomaties régionales (sauf celle de l’Iran), sans compter l’Europe qui ne
sait comment se situer, ou la Russie qui préfère renouer les amitiés d’antan.
Dans cette ambiance d’occultisme diplomatique, Israël a le champ libre pour
miser sur des rapports de force très favorables, transgresser, sans risque de
sanction, le droit international, jouer tranquillement de la politique du fait
accompli pour étendre ses colonies et programmer, dans l’indifférence
générale, l’annexion d’un tiers de la Cisjordanie occupée, voire plus. Plus
encore, le 28 janvier 2020, Donald Trump dévoile son « plan de paix » qui
incorpore à l’État hébreu la quasi-totalité des colonies implantées dans les
territoires palestiniens…
En revanche, d’autres conflits s’en trouvent gelés et même réinventés, à
l’instar du conflit yéménite qui permet de gérer le clivage irano-saoudien, de
constituer une large coalition autour de Riyad, pour mieux montrer la
cohérence du sursaut arabe face aux Perses, d’engager le soutien des
puissances occidentales, obligées de suivre, au risque de se couper du géant
financier moyen-oriental… On peut de même se demander qui a
véritablement avantage à mettre fin à un conflit syrien qui marque et
pérennise les alliances, crée des aubaines d’ingérence et assure la survie de
bien des milices et organisations. Seul le conflit afghan perd de ses couleurs
et peut-être de ses fonctions, au point de conduire les États-Unis à se plier
aux exigences des négociateurs talibans, à signer un accord avec ceux-ci le
29 février 2020, sans pouvoir s’assurer de son respect.

De nouvelles médiations sociales


Autre innovation : l’irruption du mouvement social au sein d’une scène
politique moyen-orientale jusque-là jalonnée de révolutions de palais, de
coups d’État militaires et de pressions venues des vieilles puissances. Le
premier Printemps arabe, amorcé en Tunisie dès décembre 2010, puis étendu
à nombre de pays de la région, avait élargi à l’ensemble du Moyen-Orient la
prégnance du mouvement social amorcé, un tiers de siècle plus tôt, en Iran. Il
fut relancé, voire élargi, au cours de l’année 2019, à travers les événements
algériens, soudanais, libanais, irakiens et iraniens : sauf à verser dans des
interprétations complotistes, cette page nouvelle achève la nouvelle
introversion du Moyen-Orient. Celle-ci est apparemment contradictoire : elle
marque incontestablement une réappropriation par les peuples de leur propre
histoire, tout en inscrivant celle-ci dans le temps de la mondialisation.
On ne peut pas faire abstraction des liens de similitude et même de parenté
entre ces nouveaux mouvements sociaux, déployés à Alger, Bagdad ou
Beyrouth, et ceux que l’on observe simultanément à Santiago du Chili,
Bogotá, voire dans le Paris des Gilets jaunes. Exactement comme le premier
Printemps arabe a vite essaimé vers l’Espagne, où il a donné naissance aux
« indignados » de la Puerta del Sol, puis vers l’Italie, voire en Amérique avec
« Occupy Wall Street ». On ne peut pas ignorer de multiples traits communs
qui défient les différences de culture ou de localisation : l’insistance sur le
thème de la « dignité » (karama) perdue, le « dégagisme », la remise en cause
globale du « système », la dénonciation de l’illusion démocratique et de
l’effet antisocial de l’acte I de la mondialisation, dominé par le
néolibéralisme. En entrant dans la mondialisation, le Moyen-Orient en vient
ainsi à se reconquérir, à lutter pour gagner un profil qui défie les pesanteurs
de l’ancienne soumission propre au statut de « périphérie » dans lequel les
vieilles puissances le rejetaient.
Certes, ces mouvements dérangent plus qu’ils n’arrangent, ils expriment
plus qu’ils ne revendiquent. Sans leader, sans organisation, pratiquement sans
idéologie organisée et, en tout cas, sans programme de gouvernement, ils
semblent s’installer dans un temps d’autant plus long qu’ils ne disposent pas
de ces « transformateurs politiques » qui en feraient des candidats à une
véritable alternance, comme l’exemple algérien l’illustre à l’extrême, à
l’exception peut-être du cas soudanais. Tout juste ces mouvements peuvent-
ils être parfois récupérés par des forces qui incarnaient péniblement une
opposition systémique, à l’instar des Frères musulmans en Égypte, vite
balayés par la force militaire, ou du parti Ennahda en Tunisie. Ce déficit
d’alternance est imputable au défaut d’utopies nouvelles, au gel de la pensée,
fruits des dictatures passées et présentes, et à une tutelle extérieure qui
empêchait d’aller au-delà de l’imitation des modèles éclos au Nord.
Ces mobilisations portent inévitablement leurs plaies. D’abord celles issues
de répressions féroces, en Syrie ou au Bahreïn, puis en Égypte : ces réactions
féroces aboutissent d’autant mieux aux sinistres résultats escomptés qu’elles
bénéficient du soutien, plus ou moins explicite, des puissances extérieures qui
misent sur la restauration de « l’ordre » pour renouveler ou maintenir leurs
marques dans la région. L’autre plaie est l’effondrement de l’État, comme au
Yémen ou en Libye, livrée au jeu des milices et à celui des paris pris par
chaque puissance sur ses chefs de guerre… Dernière pathologie, celle d’une
situation bloquée, comme en Irak ou au Liban, où la neutralisation du rival
couvre la quasi-totalité de l’imagination politique, tétanisant les puissances
extérieures entièrement mobilisées pour sauver les meubles qu’elles
possèdent à l’intérieur ou se gardant de l’imprudence d’un engagement qui
pourrait les conduire à choisir le mauvais cheval : là encore, le choix
conservateur l’emporte et le respect de la souveraineté de l’autre n’y est pas
pour grand-chose !
Pour autant, ces mouvements ne sont confinés ni dans le martyre ni dans
l’impasse. Outre leur fonction d’éducation et de socialisation politique, au
sein de sociétés rompues au silence et à l’oppression, ils disposent d’un
extraordinaire pouvoir de veto et de blocage, délégitimant les élections,
comme en Algérie, paralysant les gouvernements jusqu’à les faire chuter,
comme en Irak ou au Liban, surtout fustigeant les puissances étrangères
jusqu’à dénoncer leur présence : la rue à Beyrouth et surtout à Bagdad a été
infiniment plus efficace et apte à stigmatiser les interventions iraniennes sur
leur sol que la diplomatie et la propagande américaines, israéliennes et
saoudiennes réunies ! Cette superposition d’un pays réel, de plus en plus
remuant et proactif, et d’un pays formel (plus que légal) ne peut pas durer ni
donner naissance à un dédoublement fonctionnel sans fin. Il ne peut que
dégénérer en des formes nouvelles de conflictualité, dont le principal danger
tient alors à leur pérennité, transformant plusieurs de ces pays en véritables
« sociétés guerrières », c’est-à-dire en formations sociales qui vivent de et par
la guerre, à l’instar de la Libye, de l’Afghanistan ou du Yémen, tandis que la
Syrie et l’Irak sont prêts à les rejoindre. Défaites par la pression des
déterminants internes, les puissances extérieures se consolent en alternant des
formes d’intervention qui maintiennent l’illusion de leur « statut
international » ou qui, plus simplement, soignent leur balance commerciale
en activant leurs ventes d’armes.

De telles transformations rejaillissent bien évidemment sur le système


international, suscitant, chez les puissants d’hier, une posture réactive, un
sentiment, plus ou moins maîtrisé, d’impuissance face à l’événement, une
conviction, partagée par Donald Trump et Barack Obama, que les
« empreintes légères » valent mieux que les engagements militaires massifs.
Un goût de fin de leadership a gagné la Maison-Blanche, comme le Congrès,
à peine atténué, chez Obama, par l’idée d’un redéploiement néolibéral et,
chez son successeur, par les fanfares du nationalisme et de l’America first…
De même, le nouveau nationalisme russe doit désormais se dissimuler
derrière ses nouveaux partenaires turcs et iraniens, tandis que la puissance
émergente chinoise s’oblige à être discrète, sans être absente pour autant du
marché régional.
Et, cependant, les vieux mythes sont tenaces : la « good nation » prétend
continuer à dire la norme, punir, classer, décider, à la manière de ces stratèges
défaits sur le terrain qui se consolent en jouant aux petits soldats. Le résultat
est souvent cruel, comme les sanctions imposées à l’Iran, mais d’une totale
inefficacité sur les choix politiques locaux. Evénement majeur qu’on ne
voulait pas prévoir, la pandémie du coronavirus frappe durement les vieilles
puissances et n’atteint que marginalement la région, à l’exception notable de
l’Iran et de la Turquie. Comme si le Moyen-Orient avait sa propre route : sir
Mark Sykes et François Georges-Picot sont bel et bien morts, laissant leurs
imitateurs en situation de mort diplomatique cérébrale…
I. Genèse

▶ Les usages de l’histoire dans le Moyen-Orient contemporain


▶ De la Nahda à aujourd’hui. Le nationalisme, la gauche et l’islamisme arabes
face à l’Occident
▶ Le Moyen-Orient dans la Guerre froide
▶ Arabie saoudite, Iran, Turquie à la poursuite d’un leadership régional
▶ La révolution iranienne de 1979 et l’émergence de nouveaux États
▶ Le rôle du pétrole du Golfe dans le système international depuis les années
1950
▶ Les puissances au Moyen-Orient : dangereux nouveau « grand jeu » ?
▶ Le néoconservatisme américain : la déconfiture d’une idéologie
Les usages de l’histoire dans le Moyen-Orient
contemporain

Henry Laurens
Professeur au Collège de France, chaire d’histoire contemporaine
du monde arabe

Vue de l’extérieur, cette région du monde est celle de la plus longue


histoire. La révolution néolithique (invention de l’agriculture et de l’élevage)
s’y est produite. L’écriture puis l’alphabet y ont été inventés. Jéricho se
présente comme une des villes les plus anciennes au monde. L’histoire aurait
commencé à Sumer (en Mésopotamie). Les vestiges archéologiques datant de
milliers d’années se retrouvent partout.

Le passé le plus ancien


Pourtant, cette longue continuité n’a pas toujours été ressentie. Les élites
intellectuelles des époques islamiques continuaient bien de pratiquer une
pensée hellénique traduite en syriaque et en arabe, mais sans la philologie de
la restauration des textes originaux courante en Europe à partir de la
Renaissance. La connaissance de l’histoire ancienne était nébuleuse. On en
avait quelques notions pour la Grèce et Rome, et les Iraniens avaient
réinventé un brillant passé préislamique, comme le montre le Livre des Rois
écrit aux alentours de l’an 1000 qui évoque la guerre légendaire entre Iran et
Touran.
Dans le Croissant fertile, tout se passait comme si l’histoire avait
commencé avec les Arabes venus de la péninsule Arabique : d’où
l’importance des généalogies rattachant aux groupes tribaux prestigieux.
C’était aussi valable pour une bonne part des Arabes chrétiens.
En Égypte, le personnage de Pharaon décrit dans le Coran comme le
symbole du pouvoir tyrannique dévalorisait tout ce qui pouvait être attribué à
la plus haute Antiquité. Néanmoins, les Égyptiens de souche (fallah, paysan)
se distinguaient des Arabes (bédouins).
L’héritage des luttes religieuses chrétiennes et musulmanes pesait d’autant
plus que les conflits religieux n’avaient pas cessé. Les différentes Églises
chrétiennes fondaient leur histoire propre sur les controverses christologiques
de l’Antiquité tardive. La conquête ottomane du XVIe siècle avait ramené avec
elle le patriarcat de Constantinople, qui avait ainsi pu renouer les liens
rompus par la conquête arabe du VIIe siècle. Il en était résulté une lutte avec
les missionnaires catholiques arrivés à peu près en même temps. D’où la
formation d’Églises uniates se rattachant à Rome et d’Églises orthodoxes
dépendant de Constantinople. Ces schismes charriaient une rancœur
millénaire.
Il en était de même en islam. La séparation entre sunnites et chiites avait
été renforcée par le basculement de l’Iran dans le chiisme au XVIe siècle et
l’affirmation sunnite de l’Empire ottoman. Trois siècles de guerres
intermittentes en avaient découlé. L’enjeu historico-théologique fondait la
légitimité des trois premiers califes et secondairement de la dynastie
omeyyade. Comme dans toutes les questions religieuses, les grands conflits
du passé sont vécus au présent.
L’hégémonie européenne du XIXe siècle s’accompagne de la double
affirmation de l’archéologie et de la philologie. L’expédition d’Égypte de
1798-1801 produit le premier relevé archéologique de l’Égypte ancienne,
mais son interprétation reste celle de l’ésotérisme du XVIIIe siècle, la
manifestation de la sagesse, comme l’affirmaient la franc-maçonnerie et La
Flûte enchantée de Mozart.
Avec Champollion, tout change. Le déchiffrement des hiéroglyphes dans
les années 1820 permet de retrouver la réalité de l’Égypte ancienne (au moins
dans ses textes officiels). Vingt-cinq ans plus tard, le déchiffrement des
cunéiformes et les fouilles archéologiques redonnent vie à l’Assyrie et à la
Babylonie. En 1860, Renan mène la première grande campagne
archéologique en Phénicie. Puis c’est le tour des Sumériens et des Hittites
pour en arriver ensuite aux Minoens en Crète, au début de XXe siècle.
Les populations se trouvent dotées de plusieurs milliers d’années clés en
main. En même temps, les élites découvrent l’histoire universelle telle qu’elle
a été composée par les Occidentaux. Les Arabes jouent ainsi un rôle essentiel
dans le perfectionnement et la transmission de la science antique aux
Européens. Les deux grandes races civilisatrices sont les Aryens et les
Sémites, auxquels on peut éventuellement ajouter les Touraniens (dont les
turcophones). Les guerres menées contre les Francs, qui étaient liées au
pèlerinage de Jérusalem, s’appellent les croisades… L’effervescence
intellectuelle des dernières décennies du XIXe siècle passe par l’assimilation
d’une somme d’informations nouvelles dont l’histoire est l’une des
dimensions majeures : d’où l’aspect encyclopédique de la production de
l’époque.

Histoire et idéologie nationale


La modernité passe ainsi par un remaniement colossal du passé. En
Égypte, la découverte du temps des pharaons alimente la formation du
nationalisme au temps des khédives et de l’occupation britannique. Ismaïl
commande ainsi à Verdi l’opéra Aïda, joué pour la première fois au Caire en
1870. Le pharaonisme devient ainsi un trait distinctif du nationalisme
égyptien, mais il peut tout aussi bien permettre de dépasser le clivage entre
chrétiens et musulmans (nous sommes tous des Égyptiens) que de l’attiser
(seuls les Coptes peuvent se considérer comme les authentiques descendants
des anciens Égyptiens). Cet usage de l’Antiquité restera fort jusque vers
1930 ; ensuite, il se trouvera en concurrence avec l’arabisme et l’islamisme.
Néanmoins, il reste jusqu’à nos jours un élément essentiel de la personnalité
égyptienne à travers une série d’images peu fondées historiquement :
l’Égypte serait naturellement un pays très centralisé et son chef un souverain
très puissant. En réalité, le pays a été le plus souvent divisé en pouvoirs
locaux quasi indépendants, ce que les égyptologues appelaient
dédaigneusement les « périodes intermédiaires ».
On retrouve le même processus au Levant, dont les régions, avant de
devenir des États, reprennent les noms qui étaient les leurs dans l’Antiquité et
dont l’usage était devenu marginal en arabe et maintenu ou repris dans les
langues européennes. Ainsi, le pays de Sham (Damas) pour les Arabes
retrouve son nom antique de Syrie à l’occasion des divers conflits des
années 1832 à 1861. La création de la province de Syrie par les Ottomans,
dans les années 1860, rompt avec l’usage consistant à définir une province
par son chef-lieu (elle aurait dû s’appeler la province de Damas). Ainsi se
forme une idéologie syrianiste, naturellement non portée par l’appareil d’État
attaché exclusivement à défendre l’identité ottomane, qui revendique une
continuité historique allant pour le moins du IIIe millénaire avant notre ère
jusqu’au XIXe siècle. Elle sert d’abord à dépasser les clivages confessionnels
illustrés par les événements terribles de 1860 avec les massacres de la
Montagne libanaise et de Damas, puis à critiquer le régime ottoman.
L’opulence de la Syrie antique contraste avec sa misère présente.
Non loin, les idéologues libanais s’inventent des ancêtres phéniciens
directement empruntés à Renan et à Victor Bérard. Il s’agit à la fois
d’exprimer la spécificité d’une région ouverte sur le grand large avec une
diaspora qui s’étale sur plusieurs continents et de se démarquer des pays de
l’intérieur, en particulier syrien, ayant l’ambition de l’absorber. La curiosité
historique est que la Phénicie antique recoupait plus largement la province
ottomane de Beyrouth que l’État du Grand Liban créé le 1er septembre 1920.
Le phénicisme pouvait ainsi servir tout aussi bien le projet d’un État
majoritairement chrétien qu’à définir une république marchande ouverte à
toutes ses communautés.
Personne n’a sérieusement envisagé en Palestine de se revendiquer de
« nos ancêtres les Philistins », mais la définition de ce pays est étroitement
liée au statut de Terre sainte défini différemment par les trois religions
monothéistes. La querelle des Lieux saints, au XIXe siècle, a conduit à la
création d’un sandjak de Jérusalem indépendant de la province de Syrie et la
Palestine mandataire a été théoriquement définie par la référence biblique
« de Dan à Birsheba ».
La Transjordanie puis la Jordanie n’ont pas été construites en référence à
un passé antique, mais plutôt en fonction d’intérêts stratégiques. Ce pays s’est
néanmoins rappelé que, plusieurs fois dans l’histoire, il avait servi de zone
tampon entre les régions de sédentarité et celles de nomadisme.
Spontanément, il aurait préféré une identité de « Syrie du Sud », mais une
spécificité proprement jordanienne s’est progressivement constituée.
Curieusement, les Européens avaient défini la région des deux grands
fleuves (le Tigre et l’Euphrate) comme étant la Mésopotamie, mais c’est le
terme arabe d’Irak qui l’a emporté. En raison de sa division ethnique (Arabes,
Kurdes) et confessionnelle (sunnites, chiites, chrétiens, juifs), il ne lui était
pas possible de se revendiquer comme totalement arabe : d’où la prétention
des dirigeants de Bagdad, à partir de 1921, de s’affirmer comme
« Babyloniens ».
Face à ces régionalismes, le nationalisme arabe a dû à la fois s’affirmer et
composer. Lui-même, dans ses différentes versions, a eu recours au passé. La
conception ancienne d’une relation généalogique avec les tribus de la
péninsule Arabique reste forte, surtout si le lignage est prestigieux. Pour les
tenants d’un arabo-islamisme, le Coran a été révélé en arabe et les meilleurs
des croyants ont été des Arabes. La corruption aurait commencé avec la
conversion de non-Arabes. Il en resterait une supériorité intrinsèque des
musulmans arabes sur tous les autres musulmans. Face aux régionalismes,
d’autres théoriciens ont affirmé que, si les Arabes étaient des Sémites, tous
les Sémites étaient des Arabes (sauf les Juifs européens, qui étaient des
descendants des Khazars, donc des Turcs). Cette théorie venue des
orientalistes européens s’appuie sur le fait que, partout où l’arabe est parlé, il
y a un substrat sémitique (araméen) ou chamito-sémitique (nord de
l’Afrique). Enfin, les tenants d’un nationalisme à l’allemande définissent
l’appartenance à la nation arabe par le fait de parler l’arabe. Ils reprennent
aussi tout le prestige du rôle des Arabes dans l’histoire des sciences.
Dès la création du premier État arabe moderne (la Syrie, en 1920), il a fallu
composer avec les régionalismes. On a ainsi parlé d’une nation arabe-
syrienne, puis d’Arabes palestiniens. En pratique, on a adopté la formule
« Arabe plus » – Arabe syrien, Palestinien égyptien, etc. – qui figure dans de
nombreuses Constitutions actuelles.
Le nationalisme turc n’a pas pu se doter d’ancêtres acceptés par tous. Les
Turcs viennent-ils d’Asie centrale et sont-ils un rameau des peuples turciques
(Touran) ? Descendent-ils de tous les peuples ayant vécu en Anatolie depuis
l’aube de l’histoire ? Ont-ils une forte composante balkanique, la « Turquie
d’Europe » n’ayant disparu qu’en 1912 ? Le kémalisme a essayé de
contourner la difficulté en affirmant que le premier homme était turc. Tout en
liquidant les Anatoliens non musulmans, il a affirmé que les Hittites étaient
des Turcs, court-circuitant toute l’histoire postérieure. Ainsi un « pays des
Hittites », le Hatay, est-il inventé pour annexer le sandjak d’Alexandrette en
1939. Dans les années 1980, la thèse anatolienne semblait l’emporter, d’où
l’affirmation qu’Homère était turc, mais le Parti de la justice et du
développement (AKP) revient à une identité islamo-ottomane imaginaire,
puisqu’une bonne partie de la population de l’empire n’était ni musulmane ni
turcophone. La Turquie actuelle semble souffrir d’une « cliopathie » qui la
fait multiplier les référents historiques contradictoires : l’absence de
consensus sur le passé marque l’incertitude de l’avenir.
Les élites iraniennes ont profondément ressenti la faiblesse de leur pays,
qui paraissait incapable de suivre le mouvement de modernisation entamé par
l’Empire ottoman. Certains ont même attribué cet état de fait à l’islam,
recourant à la grandeur du passé impérial pour chercher une autre voie. Les
deux chahs Pahlavi ont ainsi exalté le souvenir des Achéménides représentés
par le site de Persépolis. Même après la révolution islamique de 1979, le
nationalisme iranien a continué de se revendiquer du passé préislamique.
Ainsi, toutes les grandes idéologies nationales moyen-orientales se sont
alimentées de l’apport des orientalistes occidentaux qui ont restauré un passé
prestigieux seulement soupçonné jusque-là, sauf dans le cas de l’Iran.

La politique des lieux de mémoire


Dès la fin du XIXe siècle, l’Égypte et l’Empire ottoman se sont dotés d’une
législation sur les antiquités, puis ont créé des musées nationaux. La première
compte ainsi un musée égyptologique, un musée islamique et un musée
copte. Les nouveaux États arabes (Syrie, Liban, Irak) ont suivi le mouvement
et, plus récemment encore, les pays du Golfe. Tout en se proclamant
partisane d’une idéologie plus vaste (arabisme, islamisme), la politique
culturelle exalte le passé propre à l’État. Billets de banque, timbres, monnaies
font référence à des lieux de mémoire. Les capitales exposent des statues
anciennes ou des « à la manière de ». Comme partout, les noms de rue
définissent ceux qui ont eu rôle positif, ouvrant la voie à certaines
mésaventures : ceux évoquant des Frères musulmans sont éliminés
aujourd’hui en Égypte.
De même, on enseigne avant tout l’histoire du pays et non celle de la
région, mais l’islam est aussi très présent dans le primaire. Les enfants
bénéficient de visites scolaires des monuments, anciens et modernes.
Cependant, un pays fragmenté comme le Liban n’a pas réussi à se doter d’un
manuel d’histoire commun et passe sous silence l’histoire la plus
contemporaine et la plus douloureuse. Un changement de régime ou une
succession peuvent provoquer un changement de récit historique. Ainsi
l’Égypte, arabiste sous Nasser, redevient-elle largement pharaonique sous
Sadate. Inversement, Saddam Hussein s’est revendiqué d’une continuité
historique de l’État allant de la Babylone antique jusqu’à la monarchie
hachémite balayée dans le sang lors de la révolution de juillet 1958.
Il n’en subsiste pas moins certaines tensions. Non sans raison, on reproche
souvent aux archéologues occidentaux de ne s’intéresser qu’à la période
allant de la préhistoire au VIIe siècle. On réclame instamment des chantiers en
archéologie islamique et en restauration de monuments de cette époque. De
ce point de vue, le cas de la Syrie mandataire est intéressant. Un énorme
travail a été mené sur le préislamique (à Palmyre, Mari) et sur les croisés
(restauration du krak des Chevaliers), mais les monuments islamiques ont eu
aussi leur part. Reste que l’archéologie dépend largement des missions
étrangères, auxquelles on demande désormais un effort de formation des
spécialistes locaux.
Par ailleurs, l’industrie touristique est une ressource économique
essentielle ; des multitudes d’étrangers s’intéressent essentiellement au
préislamique et au biblique. Ils passent par des guides locaux qui, les bonnes
années, ont des revenus bien supérieurs à la moyenne nationale. Au Levant,
les touristes partent aussi sur les traces des Croisés qui, pour des raisons
économiques, sont mises en valeur. Il est vrai que là les guides locaux
s’autorisent de larges affabulations. Le tourisme est ainsi producteur
d’histoire. Le Wadi Rum, en Jordanie, fonde sa publicité sur le passage
présumé, plutôt douteux, de Lawrence d’Arabie ; les habitants auraient fini
par y croire.

Droits historiques, irrédentismes et douleurs


du contemporain
À l’exception relative du Liban, tous les États nés au XXe siècle expriment
des revendications irrédentistes sur leurs voisins en se fondant sur des droits
historiques renvoyant souvent aux cartes des provinces ottomanes. Si un
discours commode récuse comme artificielles les frontières héritées de la
domination impériale franco-britannique, on ne prévoit plus depuis
longtemps de les abolir, on veut les modifier à son profit. La coïncidence
entre l’« âge libéral » qui a connu une grande effervescence culturelle et la
domination étrangère pose problème. D’un côté, le nationalisme exalte la
lutte pour la libération nationale ; de l’autre, la réhabilitation de cette époque
est souvent une critique, implicite ou explicite, des régimes actuels,
autoritaires et corrompus.
Comme ailleurs, la connaissance du passé se fonde plus sur les productions
de masse que sur le travail académique. Les radios diffusent depuis des
décennies des feuilletons historiques aux nets penchants nationalistes et
religieux. Le relais a été pris par les séries télévisées. La Syrie d’avant 2011
produisait des séries exaltant la lutte nationale contre l’impérialisme. La
Turquie a eu un immense succès avec ses séries consacrées aux souverains
ottomans. Elle est devenue l’un des grands producteurs mondiaux de séries
télévisées. Mais les péripéties politiques de l’après-2011 ont conduit à un
rejet de l’histoire ottomane dans des pays comme l’Égypte. Les souverains
mamelouks sont présentés comme des héros nationaux et la domination
ottomane comme une conquête coloniale. L’anti-ottomanisme se retrouve là
où il existe une importante communauté arménienne. Tous les 24 avril, la
Turquie répond avec acrimonie aux gouvernements qui commémorent le
génocide de 1915.
Parmi les usages du passé, il faut faire la distinction entre souffrance vécue
et souffrance transmise. Aujourd’hui, il n’y a plus de survivants des terribles
événements de la Grande Guerre et ceux qui ont connu la Seconde Guerre
sont de moins en moins nombreux. En revanche, les familles et les
collectivités ont transmis le souvenir des souffrances et des horreurs
commises.
Ainsi, le Liban officiel d’après 1920 a entretenu la mémoire des
« martyrs », cette poignée de notables pendus pour « trahison » durant la
Grande Guerre. Il n’a jamais été question de faire des lieux de mémoire pour
les milliers de victimes de la « mobilisation » (seferbilik) ottomane et de la
famine du Mont-Liban qui aurait fait de 100 à 300 milliers de victimes, mais
le centenaire a montré combien les familles en avaient conservé les récits
effroyables.
Au sein des communautés martyres comme les Arméniens et les Assyro-
Chaldéens (terme emprunté à l’archéologie pour désigner les chrétiens
syriaques), la souffrance transmise engendre des ayants droit dans un procès
permanent à la Turquie moderne, demande à la fois de reconnaissance et de
réparations.
La destruction des Juifs d’Europe par les nazis, l’un des fondements de la
légitimité d’Israël, a ainsi suscité une « concurrence des victimes » avec les
victimes des autres génocides qui ont calqué leur récit sur celui de la Shoah.
Le sionisme affirmant qu’il n’y a pas prescription de droits historiques après
dix-neuf siècles se heurte aux Palestiniens, dont l’expulsion ne remonte qu’à
quelques décennies. Il y a du côté de l’Israël officiel une volonté de nier la
Nakba qui est ressentie comme une concurrence indue à la Shoah.
L’usage du passé se confond ainsi à la souffrance victimaire dans des pays
comme l’Irak qui a connu plus de six décennies de violences. Chaque
composante de la population a sa propre mémoire, distincte de celle des
autres, des violences qui lui ont été faites. On ne peut que s’inquiéter de ce
que sera une mémoire syrienne d’après 2011.
Traditionnellement, on présentait l’Orient comme immuable. Les différents
usages du passé tendent à ne pas prendre en compte les énormes changements
de population et d’espace des deux derniers siècles : les populations ont été
multipliées environ par quinze, d’immenses espaces ont été mis en culture,
l’exode rural a déplacé des millions de personnes. Ces réalités appartiennent
plus à l’histoire cachée qu’à un passé utilisé, et pourtant ce sont bien les
facteurs les plus essentiels de l’histoire contemporaine. Le cadre étatique se
sert du passé pour gérer ces immenses transformations par le biais d’un
roman national, signe supplémentaire d’une différenciation croissante entre
chaque pays de la région.
De la Nahda à aujourd’hui. Le nationalisme, la gauche
et l’islamisme arabes face à l’Occident

Hamit Bozarslan
Historien et sociologue du fait politique au Moyen-Orient, directeur
d’études à l’EHESS

L’Ouest et le reste… Éblouis par L’Orientalisme d’Edward Saïd (1978),


nombre de chercheurs ont érigé cette dichotomie en une incontournable clé
de lecture de l’histoire des sociétés arabes. Pourtant, durant une bonne partie
du XIXe siècle, le monde arabe avait affaire à la Sublime Porte, puissance
souveraine, et non à l’« Occident ». Les sociétés arabes d’avant et surtout
d’après les réformes des Tanzimat (« réorganisation », 1839-1876) étaient
bien entendu concernées par le processus d’occidentalisation qui, de la
formation d’une nouvelle classe de lettrés à la transformation des paysages
urbains, marquait des ruptures en chaîne dans leur vie. Mais, en l’absence
d’une autorité politique qui parlait en leur nom, leur destin était largement
déterminé par Istanbul, et non par Berlin, Londres, Moscou, Paris ou Vienne.
Au tournant du XXe siècle, le monde arabe est le théâtre d’un
impressionnant bouillonnement culturel. Sa classe intellectuelle cherche à
tourner la page des conflits interconfessionnels, et surtout du massacre de
quelque 6 000 chrétiens par les Druzes qui indigna Abd el-Kader, alors
réfugié à Damas, et à renouer avec un passé glorieux, où le terme « arabe »
était synonyme de puissance et de haute culture. Influencée par les courants
de renouveau en Europe, elle donnera naissance à un microcosme culturel
d’une grande diversité, la Nahda (« renaissance »), qui ne cessera d’interroger
l’identité arabe (qui sommes-nous ? que fûmes-nous par le passé ? et que
souhaitons-nous être à l’avenir), le système de domination impérial (qui nous
gouverne ? comment sommes-nous gouvernés ?) et l’altérité (que signifie être
arabe et ottoman ? que représente l’Occident dans le temps et dans l’espace,
pour l’Empire et pour le monde arabe ?).
Dans un contexte où les frontières entre religion, arabité et empire sont
poreuses, l’élite de la Nahda souhaite restaurer l’authenticité des origines
(ihya), mais aussi réformer l’empire et le monde musulman (islah) ; elle
s’inspire du passé, mais souligne aussi la nécessité de rouvrir la « porte de
l’interprétation » (ijtihad) du texte sacré ; elle vise à instaurer un État
efficace, mais aussi un ordre social juste. Elle connaît l’Occident, avec lequel
elle entretient des rapports complexes d’attraction et de répulsion, mais elle
se sait surtout l’enfant mal-aimée d’Istanbul. Disposant clairement d’une
conscience citoyenne, autrement dit d’un sens de solidarité et de
responsabilité, elle ambitionne de jouer un rôle dans l’avenir de l’empire,
mais elle constate aussi que, arc-boutés sur les Balkans dont ils n’arrivent pas
à faire le deuil, le Palais, la bureaucratie, puis, dans la mouvance des Jeunes-
Turcs, le Comité Union et Progrès qui instaure son parti-État n’ont que
mépris pour le monde arabe, qu’ils considèrent comme une colonie interne,
une terre de barbarie à civiliser1. Même après la guerre de 1912 qui met un
terme à sa présence dans les Balkans, Istanbul se tourne, pour panser ses
plaies, non pas vers ses provinces arabes, mais bien vers l’« Ergenekon »,
Asie centrale érigée en berceau de la turcité.

Supériorité technique de l’Europe, supériorité


morale de l’islam
La « question occidentale » est cependant déjà posée en des termes
contrastés selon les temps et les espaces arabes : pour les penseurs du
tournant du XXe siècle, dont nombre de représentants sont chrétiens à l’instar
de Francis Marrach (1836-1873) et Gorgi Zeydan (1861-1814), deux
intellectuels réformistes influencés par les Lumières et la Révolution
française, l’Occident est à la fois un modèle et un contre-modèle, une source
d’inspiration autant que d’inquiétude. Plus tard dans le siècle, il sera présenté
comme l’horizon indépassable de l’humanité par le littéraire Taha Hussein,
mais qualifié de terre de « dépravation » par Ali Abd al-Wahid Wafi,
« premier sociologue » égyptien : « Quant à nous autres Arabes, nous
n’avons pu encore atteindre ce degré de civilisation fallacieuse et nous prions
Dieu de ne jamais l’atteindre. Plus précisément nous n’avons pas déchu
jusqu’à ce degré de bestialité et la question de l’honneur reste chez nous
essentielle, quelque chose sur lequel il nous faut veiller et qu’il nous faut
préserver, quelque chose pour lequel il faut combattre, pour lequel on tue et
pour lequel on se fait tuer2 ».
Extrêmes dans leur surenchère verbale, ces deux positions cachaient en
réalité un malaise commun : la haine de soi qu’exprimait Hussein3 traduisait
surtout son dégoût pour son temps et l’autoglorification à laquelle se livrait
Wafi allait de pair avec l’autoflagellation. En réalité, le regard porté sur
l’Occident était souvent ambivalent et contradictoire. Un penseur réformiste
et « constitutionnaliste » comme Abd al-Rahman al-Kawakabi cultivait la
nostalgie de l’asr-i saada, l’« âge du bonheur » prophétique, et prônait le
califat parfait, tout en lorgnant du côté de l’Occident pour satisfaire sa soif de
justice. Les intellectuels arabes savaient en effet que la « supériorité » de
l’Occident ne s’expliquait pas uniquement par son « avance » technique et
militaire, mais aussi, voire surtout, par sa rationalité, son système juridique,
son organisation politique et sociale. Cette entité, à la fois concrète et
abstraite, proche et distante, semblait résister à toute tentative de la fixer dans
une catégorie : tel un Janus, elle s’ouvrait et se refermait à autrui, intégrait et
excluait, était juste dans les principes qu’elle prônait et pourtant brutale dans
ses pratiques coloniales.
Comme le montre Alain Roussillon, la pensée arabe de la première moitié
du XXe siècle était d’ailleurs entièrement occidentalisée dans ses concepts
comme dans les questions qu’elle posait à son temps. Même les figures
considérées comme « salafistes » comme Jamal al-Din al-Afghani,
Muhammed Abduh et Rachid Rida, qui critiquaient le monde musulman au
nom du « vrai » islam et l’Occident au nom du « vrai » Occident, devaient
une bonne partie de leur érudition aux traditions savantes européennes. L’on
a remarqué à raison que la « pensée arabe » occidentalisée de cette période
était profondément éclectique, reproduisant la matrice de disputatio des
lettrés musulmans avec un vocabulaire nouveau4 et que, n’en déplaise au
grand historien Albert Hourani, elle prônait l’idéal d’une société
« illibérale ». Mais, haï ou adoré, objet de mille et une définitions
contradictoires, l’Occident était progressivement devenu la référence
incontournable pour se lire dans l’histoire, se dire dans le présent et se
projeter dans le futur.

Du « choc colonial » au nationalisme contestataire


L’Égypte, l’Algérie, la Tunisie, le Maroc… : au XIXe siècle, le monde arabe
subit déjà un « choc colonial », mais le face-à-face brutal avec l’Occident n’a
lieu qu’après la désintégration de l’Empire ottoman.
Rappelons le contexte : en 1916, une « révolte arabe » est organisée contre
l’Empire ottoman à l’instigation de Londres. Malgré le « règne massif de la
terreur5 » et la pendaison de vingt et un d’entre eux le 6 mai 1916 sur
décision de Cemal Pacha, membre de la troïka qui dirige l’empire, la plupart
des dignitaires arabes ne rejoignent pas l’insurrection. En 1917, la déclaration
Balfour, qui envisage la création d’un « foyer national juif » en Palestine sans
en préciser les contours, provoque la consternation au sein de l’opinion
publique arabe, avant l’imposition, en 1918-1919, sur la lancée des accords
Sykes-Picot, d’un ordre dit « mandataire » dans des entités créées de toutes
pièces (Irak, Jordanie, Palestine, Syrie et Liban) et soumises à la domination
de Londres et de Paris.
La révolte égyptienne de 1919, puis les « grandes révoltes » en Irak, en
Syrie, en Palestine traduisent le rejet de l’ordre colonial et/ou mandataire,
mais aussi l’émergence des sociétés conscientes de leur fragmentation. En
quelques années seulement, ces identités locales deviendront des réalités,
mais refuseront de se penser comme des identités nationales distinctes. Le
nationalisme arabe, qui a alors le vent en poupe, se définit en effet comme
panarabe et vise à détruire les « principautés » territoriales pour frayer le
chemin d’un seul empire s’étalant du « mont Taurus » à l’« océan Arabe »
[Indien], de l’Atlas atlantique aux montagnes éthiopiennes.
Par définition anticolonial, ce nationalisme est pourtant profondément
occidentalisé. Il trouve les concepts, les arguments et l’imaginaire qui lui
permettent de s’opposer à l’Occident dans la « pensée occidentale » elle-
même. Nombre d’intellectuels des années 1920-1940 sont habités par des
aspirations humanistes et leur anticolonialisme n’est pas synonyme de rupture
avec l’Occident. Charmés par le message des Soviétiques, d’autres lient leur
quête d’émancipation nationale à l’idéal d’émancipation du genre humain.
Une troisième catégorie, enfin, est influencée par la droite radicale d’entre les
deux guerres : elle refuse toute perspective universaliste et s’organise en
« chemises » brunes ou noires, « cellules » de base à ses yeux d’une société
« organique » à venir. Son Occident est double : celui qui domine la terre
arabe, la fragmente et permet la colonisation juive en Palestine, à savoir la
France et la Grande-Bretagne, et celui qui est ami, protecteur et
potentiellement libérateur : l’Allemagne nazie.
Comme l’intelligentsia ottomane du début du XXe siècle, les brigades
paramilitaires égyptiennes, irakiennes et syriennes de l’entre-deux-guerres
savent que l’Occident n’est pas unifié, que l’« universel » européen est
irrémédiablement déchiré depuis la guerre franco-prussienne de 1870-1871.
Elles se préparent d’ailleurs activement à la guerre sociale-darwiniste à
l’échelle planétaire dont elles espèrent ardemment le déclenchement. Selon
Sami Shawkat, directeur de l’éducation irakien, « une nation qui n’excelle
pas dans la Profession de la Mort [par] le fer et le feu sera condamnée à périr
sous les sabots des chevaux et les bottes des armées étrangères […] c’est
notre devoir de perfectionner la Profession de la Mort, la profession de
l’armée, la profession militaire sacrée6 ».

Le monde arabe et la Guerre froide


Le monde qui voit le jour en 1945 est marqué par l’écrasement du nazisme,
mais aussi par la fin de la domination de Londres et de Paris au Moyen-
Orient. Bien qu’hégémonique au sein de la classe intellectuelle, le
nationalisme arabe se trouve lui-même à bout de souffle : son heure de vérité
sonne à la faveur de la défaite de la coalition arabe face à la toute jeune armée
israélienne en 1948. Considérée comme une nouvelle amputation de la terre
arabe par l’« Occident », la débâcle révèle en réalité la fragmentation et
surtout la désorganisation des forces politiques et militaires arabes. Le roi
jordanien Abdallah, le président syrien Housni al-Zaim et le Premier ministre
égyptien Fahmi al-Nuqrashi paieront de leur vie cette humiliation nationale.
La Nakba (« catastrophe ») de 1948 enclenchera en effet une réflexion
douloureuse sur le présent, mais aussi sur le passé. Par exemple, Michel
Aflak, idéologue du parti Baas, est alors pleinement conscient que « les
Arabes, depuis de nombreux siècles, et non point seulement depuis la
colonisation occidentale, ont atteint le stade de la décadence. Les conditions
qui ont pris naissance dans notre pays, depuis plusieurs centaines d’années,
ont très profondément perturbé et dégradé la structure de la nation et
provoqué une distorsion entre l’idée de la nation arabe et la réalité. Si bien
que notre nation n’a plus été capable, par la suite, de réagir sainement aux
appels de la vie7 ».
La Nakba sera suivie de la Guerre froide avec la guerre de Suez (1956),
dernier sursaut du colonialisme franco-britannique, qui a du mal à
comprendre qu’il a fait son temps, la présence des États-Unis et de l’Union
soviétique dans la région, puis bien sûr les guerres israélo-arabes de 1967 et
1973 et la guerre civile libanaise (1975-1989). La guerre civile yéménite et la
guérilla qui s’organise dans plusieurs pays arabes, dont Oman, ont leurs
propres dynamiques locales, mais s’articulent avec les divisions et jeux
d’alliances imposés par le conflit entre les deux blocs.
Profondément polarisé, le monde arabe cultive durant la Guerre froide un
double imaginaire de l’Occident avec lequel il entretient des rapports nourris,
de la soumission à la défiance. Le Golfe, l’Iran et la Turquie restent arrimés
au camp occidental. Ailleurs, en revanche, la gauche domine sans être
monolithique : dans l’Égypte de Nasser, puis l’Algérie du FLN, elle prend la
forme d’un socialisme national ; dans les années 1960, elle sera plutôt
nationale-socialiste en Irak et en Syrie où règne le parti Baas. De par ses
émanations les plus progressistes qui voient le jour dans l’espace
supraterritorial palestinien, enfin, elle est pleinement internationaliste et
s’inscrit dans la Tricontinentale : elle définit ses rapports avec l’Occident par
une lutte nationale, mais aussi universelle, chargeant le socialisme, « avenir
commun et inéluctable de l’humanité », de surmonter la « dialectique du
maître et de l’esclave » et de libérer le colonisé de sa condition de soumis,
tout autant que le colonisateur de son besoin de coloniser. Loin de toute
domination particulariste, le « nouvel universel » porterait selon elle la
marque de l’humanité dans son ensemble.

L’islamisme ou la fin de l’universel


La rupture définitive avec l’Occident, massifié en une entité compacte,
ontologiquement distincte et immuable dans le temps, est consommée au
moment même où paraît L’Orientalisme de Saïd, mais pour des raisons
indépendantes de la lecture acerbe qu’il livre des rapports Est-Ouest : la
reconnaissance d’Israël par l’Égypte, la révolution iranienne et l’occupation
de l’Afghanistan en 1979 sonnent le glas non seulement du nationalisme
arabe, mais aussi d’une génération de militaires et intellectuels
« progressistes » mus en tyrans et plus ou moins convertis désormais au
néolibéralisme à outrance qui avait pris le nom d’« ouverture » (infitah) et
d’une gauche internationaliste déjà moribonde8.
La fin de la domination de la gauche au Moyen-Orient ouvre un nouveau
cycle historique marqué par la montée en puissance de l’islamisme comme
syntaxe et mouvance politiques. Certes, comme le montre l’ancrage dans le
temps et dans l’espace des Frères musulmans, organisation fondée en 1928
au Caire, l’islamisme n’est pas un nouveau venu. Mais durant de longues
décennies, il donnait l’impression de jaillir d’un passé révolu pour mieux y
retourner après le triomphe final du progrès et de la modernité. Dans un
contexte où Washington tentait d’ériger une « ceinture verte » pour contenir
la gauche dans la région, personne ne pouvait imaginer que l’islamisme
disposerait un jour d’un potentiel de radicalité au point de se transformer en
fer de lance de la lutte contre l’Occident. À partir de 1979, pourtant, deux
villes non arabes, Peshawar, lieu de l’organisation du jihad sunnite en
Afghanistan, et Téhéran, capitale du radicalisme chiite, deviendront les pôles
structurants de l’islamisme arabe dressé contre l’Occident athée et « impie ».
L’islamisme d’Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans
(assassiné en 1949), et de Sayyid Qutb, son théoricien le plus intransigeant
(exécuté en 1966), restait un produit du processus d’occidentalisation, tout en
le rejetant de la manière la plus radicale. Qutb, rappelons-le, était scandalisé
et fasciné par les États-Unis où il avait séjourné quelques années. À partir de
1979, cependant, alors que l’ayatollah Khomeyni, « guide » de la révolution
iranienne, et Cheikh Yassine, « guide » du Hamas palestinien, détrônaient la
génération des jeunes « révolutionnaires » (Arafat, Nasser, Leïla Khaled…),
les termes de l’opposition à l’Occident subirent également des changements
radicaux : en peu de temps, la « maison de l’islam » (dar al-islam) remplaça
la Tricontinentale, cette entité imaginaire unissant l’Amérique latine,
l’Afrique et l’Asie dans une même lutte, et le terme
d’« impérialisme/colonialisme » disparaissait de la syntaxe politique au profit
de la « maison de la guerre » (dar al-harb).
L’islamisme des années 1980, puis celui, bien plus radical, d’Al-Qaida
continuaient de se référer à la cause des Noirs américains ou à la guérilla
vietnamienne victorieuse des décennies 1960-1970, mais en restreignant
l’universel aux terres de l’islam. Dans une conception métapolitique nourrie
d’un contexte bien terrestre mais qui poursuivait in fine la quête d’une
délivrance eschatologique, l’espace euro-américain devenait synonyme de la
négation de la « souveraineté exclusive » de Dieu : aliéné à la cause de Dieu,
l’Occident n’assurait sa survie qu’en aliénant également les musulmans. Cette
redéfinition avait un indéniable impact sur la perception du temps et de
l’espace : l’histoire de l’islam était réécrite à l’aune des Croisades, qui
auraient commencé avec la prophétie de Muhammed pour se poursuivre
jusqu’aux temps contemporains ; la terre de l’islam, bien que sacralisée, était
perçue, au même titre que la « maison de la guerre », comme le simple cadre
d’un drame cosmique, d’une bataille dont l’issue serait imposée par l’au-delà.
Quelles que soient les formes qu’elle a prises dans le temps, la domination
occidentale a joué un rôle central dans la formation, puis les transformations
du monde arabe depuis près de deux siècles. Pourtant, les débats sur
l’Occident semblent plus que jamais stériles, tant ils se nourrissent de
l’imaginaire d’un monstre éternel mais désincarné, faible puisque « dépravé »
et « efféminé », et pourtant surpuissant puisque constamment redynamisé par
son atavisme anti-islamique. Cet anti-occidentalisme constitue en effet un
écran de fumée occultant, d’ailleurs maladroitement, la responsabilité des
détenteurs de pouvoir, des élites et plus généralement des sociétés arabes et
musulmanes dans leur propre tragédie. Combien de temps pourront-ils
continuer de nier que les guerres les plus traumatiques du monde musulman
furent non pas externes, mais bien internes, à l’instar de la fitna (« discorde »)
qui éclata après la mort du Prophète, ou les guerres qui opposèrent les
empires ottoman et persan au XVIe siècle, dévastèrent l’Iran et l’Irak dans la
décennie 1980 ou transformèrent la Syrie en « un cimetière à ciel ouvert »
dans les années 2010 ?
De la réponse apportée à cette question dépendra l’avenir des sociétés
arabes et musulmanes.

Pour en savoir plus


Leyla DAKHLI, Une génération d’intellectuels d’arabes, 1908-1940,
Karthala, Paris, 2009.
Anne-Laure DUPONT, « Nahda, la renaissance arabe », <www.monde-
diplomatique.fr/mav/106/DUPONT/17685>.
Albert HOURANI, Arabic Thought in the Liberal Age, 1798-1939,
Oxford University Press, Oxford, 1962.
Pierre-Jean LUIZARD (dir.), Le Choc colonial et l’islam. Les politiques
religieuses des puissances coloniales en terre d’islam, La
Découverte, Paris, 2006.
Alain ROUSSILLON, Réforme et politique dans le monde arabe, CNRS
Éditions, Paris, 2018.

1. Voir notamment Edhem ELDEM, Un Ottoman en Orient. Osman Hamdi Bey en Irak, 1869-1871,
Sindbad, Arles, 2010.
2. Cité dans Alain ROUSSILLON, « Durkheimisme et réformisme : fondation identitaire de la sociologie
en Égypte », Annales. Histoire, sciences sociales, no 54/6, 1999, p. 1392.
3. « Je hais ma personne, intensément, et je hais avec elle la vie. Je ne vois en tout que du mal, je
m’attriste de toute chose. Je dédaigne toute chose » (cité par Ph. CARDINAL, in Taha HUSSEIN, Adib ou
l’aventure occidentale, Archipel, Paris, 1988, p. 16).
4. Voir notamment Abdallah LAROUI, Islam et modernité, La Découverte, Paris, 1987, p. 92-93.
5. Hassan KAYALI, Arabs and Young Turks. Ottomanism, Arabism and Islamism in the Ottoman
Empire, 1908-1918, University of California Press, Berkeley/Los Angeles, 1997, p. 193.
6. P. SLUGLETT, « Le parti Ba’ath : panarabisme, national-socialisme et dictature », in Chris
KUTSCHERA, Le Livre noir de Saddam Hussein, Oh ! Éditions, Paris, 2005, p. 91.
7. Michel AFLAK, « L’unité arabe plus haut que le socialisme », in Anouar ABDEL-MALEK, La Pensée
politique arabe contemporaine, Seuil, Paris, 1975, p. 222.
8. Voir Hamit BOZARSLAN, « Les quatre coups de l’année 1979 », L’Histoire. Les collections, no 69,
2015, p. 70-73.
Le Moyen-Orient dans la Guerre froide

Alain Gresh
Directeur du journal en ligne OrientXXI.info

S’il est difficile de déterminer quand et où la « Guerre froide » a débuté,


le Moyen-Orient en fut l’un des premiers terrains d’affrontement. Dès le
19 mars 1945, l’Union soviétique dénonce le traité qui la lie à Ankara depuis
1925, exige un contrôle sur les détroits de la mer Noire et formule des
revendications territoriales en Turquie. En Iran, que l’URSS occupe avec le
Royaume-Uni depuis 1941, elle rechigne à retirer ses troupes et soutient les
républiques autoproclamées du Kurdistan (république de Mahabad) et
d’Azerbaïdjan. Sortie victorieuse mais saignée à blanc de la Seconde Guerre
mondiale, dont elle a payé le coût humain le plus élevé avec près de
28 millions de morts, l’URSS déploie une stratégie visant à garantir sa
sécurité à long terme, y compris en repoussant ses frontières, comme elle l’a
fait en Europe. C’est le sens de ses premières actions au Moyen-Orient.
Mais cette région fut aussi, paradoxalement, le dernier terrain de
coopération de facto entre les deux Grands, puisque les États-Unis et l’URSS
ont soutenu le plan de partage de la Palestine du 29 novembre 1947, Moscou
s’engageant résolument aux côtés du mouvement sioniste, lui fournissant, via
Prague, les armes qui devaient lui donner la victoire. Cette collaboration, qui
coïncide avec une phase de répression antisémite en URSS même, ne devait
pas durer, on le sait.
Le Moyen-Orient – au sens du Middle East britannique, qui inclut la
Turquie, la Grèce, Chypre, l’Iran et les pays arabes du Machrek – est une
zone stratégique dont l’importance n’est pas à démontrer. Au carrefour de
trois continents, à l’intersection de routes commerciales stratégiques, il abrite
une partie majeure des richesses pétrolières de la planète, dont la guerre a
encore accru l’importance pour l’économie mondiale. Situé à la frontière
méridionale de l’URSS, le Moyen-Orient peut, selon le point de vue que l’on
adopte, être vu comme une base avancée de résistance à l’avancée du
communisme ou, au contraire, d’agression contre l’URSS, notamment par
l’utilisation des musulmans de ce pays.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Royaume-Uni y demeure
– plus pour très longtemps – la puissance dominante : il occupe l’Égypte et
contrôle le canal de Suez ; il exerce sa domination à Bagdad comme à
Jérusalem et Amman ; et il vient d’écraser dans le sang la résistance
antifasciste en Grèce, dominée par les communistes, en s’appuyant sur tous
ceux qui avaient collaboré avec l’occupant nazi. Il n’en est pas moins affaibli,
dépendant, notamment sur le plan financier, de son allié américain et disposé
à transmettre une partie de son « fardeau sécuritaire », non sans réticences
parfois, à ce dernier.
Mais l’histoire du Moyen-Orient ne saurait se limiter à la rivalité entre
l’URSS et les Occidentaux. Comme dans d’autres parties du monde, les
peuples dominés aspirent à la fin du colonialisme, à leur indépendance, une
volonté irrépressible qui échappe à toute tentative d’enrôlement.
La première escarmouche de la Guerre froide au Moyen-Orient, on l’a vu,
se déroule autour de l’Iran et de la Turquie. C’est aux États-Unis qu’incombe
de répondre aux velléités soviétiques, notamment en déployant des navires de
guerre en Méditerranée orientale, en envoyant des notes comminatoires au
Kremlin en défense de la souveraineté turque sur les Détroits et en opposant
un refus aux demandes soviétiques en Iran – le président Harry Truman écrira
dans ses Mémoires que, si le pétrole d’Iran était passé sous contrôle « même
indirect » de l’URSS, « l’équilibre mondial des matières premières aurait subi
un grave bouleversement et l’économie des pays occidentaux se trouverait
compromise ». Moscou cède sans trop de résistance, et la « défense » de la
Turquie (qui intègre l’OTAN en 1951), de l’Iran et de la Grèce est prise en
charge par les États-Unis, les pays arabes restant, pour quelques années
encore, une chasse plus ou moins gardée de Londres.
Le repli soviétique tient à la faiblesse relative de l’Union soviétique au
lendemain d’un conflit dévastateur et au fait qu’elle donne la priorité à
l’Europe, où la « Guerre froide » risque, à chaque instant, de se transformer
en « guerre chaude ». Enfermé dans une vision binaire du monde, Joseph
Staline néglige le caractère anti-impérialiste des mouvements nationalistes
arabes. Après la dissolution de l’Internationale communiste en 1943, Moscou
crée en 1947 le Bureau d’information des partis communistes et ouvriers
(Kominform), qui ne regroupe que des membres européens. Dans un discours
célèbre prononcé le 22 septembre 1947, Andreï Jdanov, un des principaux
dirigeants du Parti communiste soviétique, affirme que le monde est
désormais divisé en deux camps, l’un « impérialiste et antidémocratique »
dirigé par les États-Unis et l’autre « anti-impérialiste et démocratique » dirigé
par l’URSS, une vision en miroir de celle que défend au même moment le
président Harry Truman en appelant les États-Unis à protéger le monde
contre les « avancées communistes ».
Bien que le discours de Jdanov fasse référence aux mouvements anti-
coloniaux (notamment en Égypte), ceux-ci n’ont de valeur, dans la vision
stalinienne, que s’ils sont dirigés par les communistes, comme au Vietnam ou
en Chine. Dans le monde arabe, où l’URSS a ouvert quelques ambassades à
la faveur de la guerre, les partis communistes restent actifs, mais sans occuper
de position dominante. Ce désengagement relatif de Moscou va, d’une
certaine manière, « sortir » pendant une décennie le Proche-Orient de la
Guerre froide, même si les chancelleries occidentales voient derrière chaque
manifestation nationaliste la « main de Moscou ». Ce sera l’incapacité des
Occidentaux à comprendre les ressorts de ce nationalisme qui créera les
conditions d’un retour en force de l’URSS.

La lutte pour le contrôle de l’Égypte


C’est autour de l’Égypte, principal pays de la région, que se nouent les
tensions. Occupée par le Royaume-Uni depuis 1882, formellement
indépendante depuis 1922, elle est sous la coupe d’une monarchie
impopulaire, à laquelle s’oppose un puissant parti nationaliste, le Wafd. Ce
dernier accède au pouvoir en 1950 et décide, l’année suivante, d’abolir
unilatéralement le traité inégal de 1936 avec Londres, qui légalise la présence
de soldats britanniques, notamment sur le canal de Suez. Les troubles qui
s’ensuivent amènent de jeunes militaires, les « officiers libres » dirigés par
Gamal Abdel Nasser, à renverser le roi Farouk et à s’emparer du pouvoir le
23 juillet 1952. Le nouveau régime est hésitant. Il est avant tout nationaliste,
anticommuniste et regarde les États-Unis sans hostilité. Mais, pour
Washington comme pour Londres, tout refus de s’engager dans une coalition
antisoviétique est suspect. En mars 1951, un sous-secrétaire d’État américain
en visite à Damas avait prévenu : être neutre, c’est « travailler pour
l’ennemi ».
Cette année-là, les puissances occidentales ont condamné l’abrogation du
traité de 1936, contrairement à l’URSS qui la salue. Elles proposent de le
remplacer par un « commandement allié » du Moyen-Orient, qui
comporterait le Royaume-Uni, la France, les États-Unis et la Turquie. La
création de pactes antisoviétiques tourne à l’obsession tout au long des
années 1950.
Un autre facteur aggrave les tensions entre les Occidentaux et l’opinion
arabe : le conflit avec Israël. Le statu quo né de la guerre israélo-arabe de
1948-1949 a abouti à l’extension des frontières du nouvel État au-delà de
celles prévues par le plan de partage des Nations unies et à l’expulsion de
centaines de milliers de Palestiniens. Or, dans une déclaration commune
signée le 25 mai 1950, Washington, Londres et Paris affirment qu’ils
interviendraient contre toute remise en cause des lignes d’armistice et que
toute livraison d’armes est conditionnée par l’assurance que « le pays
demandeur n’a pas l’intention de commettre une agression contre un autre
État ». Ce qui revient à entériner les victoires israéliennes.
La signature, le 24 février 1955, du pacte de Bagdad entre l’Irak et la
Turquie, auquel se rallient le Royaume-Uni, le Pakistan et l’Iran, est
violemment dénoncée par Nasser qui y voit un instrument pour maintenir
sous tutelle occidentale le monde arabe, sans prendre en compte ses propres
intérêts. L’URSS le condamne également et rappelle qu’elle « ne peut rester
indifférente à la création de blocs et de pactes militaires » dans cette région
située à proximité de ses frontières méridionales. Elle se saisira de l’hostilité
à la politique des pactes pour opérer une percée dans la région.
Avec d’autant plus d’habileté que la mort de Staline, le 5 mars 1953,
amorce une révolution dans la vision soviétique du monde. Le XXe congrès
du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS), celui de la
« déstalinisation », se tient en février 1956. Non seulement la guerre n’est
plus inéluctable – théorie de la « coexistence pacifique » – mais le monde
n’est plus divisé en deux camps antagonistes. Pour les théoriciens
soviétiques, nombre de pays nouvellement indépendants occupent une place à
part. La résolution du congrès salue le développement de relations
fraternelles avec l’Inde, la Birmanie, l’Afghanistan, l’Égypte, et tous ces
États qui font partie du « camp de la paix », opposé aux « fauteurs de guerre
impérialistes », mais n’appartiennent pas pour autant au « camp socialiste ».
Alors que les Soviétiques avaient analysé la prise de pouvoir par les
« officiers libres » comme un coup d’État proaméricain, ils soutiennent
désormais Nasser. Ce dernier participe à la conférence de Bandung en
avril 1955, qui signe la naissance du « tiers monde » et pose les bases du non-
alignement. Aux côtés du président indonésien Sukarno, du Premier ministre
indien Nehru, du ministre chinois des Affaires étrangères Zhou Enlai, il
acquiert une stature internationale de leader anticolonialiste. Mais c’est un
grave incident à Gaza qui donne l’occasion d’une percée spectaculaire de
Moscou en Égypte.
Le 28 février 1955, une colonne blindée israélienne pénètre à Gaza et
détruit un camp militaire égyptien, faisant une quarantaine de morts. Le
gouvernement veut des armes. Négocié durant l’été 1955, un accord est signé
entre l’Égypte et la Tchécoslovaquie (pour ne pas impliquer directement
l’URSS) pour la livraison d’armes de pointe, dont des Mig-15. Nasser s’en
explique le 27 septembre de la même année : il déclare s’être adressé aux
puissances occidentales pour ces armements et que celles-ci avaient posé des
conditions inacceptables, alors que Prague « était disposée à nous fournir des
armes suivant nos besoins, suivant les besoins de l’armée égyptienne, sur des
bases purement commerciales ». C’est un coup de tonnerre, car jamais du
matériel soviétique n’avait encore équipé une armée arabe.

La victoire de Suez
Pour les États-Unis comme pour le Royaume-Uni, il faut « punir » Nasser
et son « neutralisme ». En 1956, la Banque mondiale, sous injonction
américaine, refuse un prêt pour financer le Haut Barrage d’Assouan, un
gigantesque projet qui doit fournir l’électricité nécessaire à l’industrialisation
de l’Égypte et étendre ses terres cultivables. Dans un geste de défi sans
précédent dans la région – si ce n’est la nationalisation en 1951 de l’industrie
iranienne du pétrole dominée par les Britanniques par le Premier ministre
Mohammad Mossadegh, qui provoqua son renversement en 1953 à
l’initiative de la Central Intelligence Agency (CIA) –, le dirigeant égyptien
nationalise, le 26 juillet 1956, la Compagnie du canal de Suez. Il ouvre alors
la voie à une crise qui verra l’invasion de l’Égypte par une coalition israélo-
franco-britannique, une pitoyable aventure qui tourne au fiasco, face au refus
américain de suivre ses alliés européens et aux menaces soviétiques d’une
intervention militaire nucléaire. L’ère de la domination européenne au
Moyen-Orient s’achève.
Nasser en sortira grandi sur le plan intérieur et régional et l’URSS en tirera
un prestige d’autant plus grand qu’elle accepte de financer le Haut Barrage
d’Assouan. Elle n’est pas seulement perçue comme une alliée face à
l’Occident, mais comme un modèle pour sortir rapidement du « sous-
développement », par la création d’une industrie lourde et la mise en œuvre
d’une réforme agraire, l’État jouant un rôle central.
Les années qui suivent marquent la progression du nationalisme
révolutionnaire : création de la République arabe unie (RAU) entre l’Égypte
et la Syrie le 22 février 1958 ; renversement de la monarchie probritannique
de Bagdad le 14 juillet 1958 par de jeunes officiers dirigés par Abdelkarim
Kassem ; proclamation de la République du Yémen le 27 septembre 1962. Il
faut une intervention directe des États-Unis au Liban et des Britanniques en
Jordanie, en application de la « doctrine Eisenhower » qui prévoit une aide
aux pays s’opposant à la politique soviétique, pour éviter la chute de ces deux
régimes pro-occidentaux.
Mais le jeu au Proche-Orient est bien plus complexe que ne le proclame la
vulgate occidentale obsédée par le « péril communiste ». D’une part, les
régimes révolutionnaires arabes souhaitent demeurer indépendants, même
vis-à-vis de leur allié soviétique. D’autre part, ils sont divisés, comme
l’illustre le conflit qui oppose Nasser et Kassem, jusqu’en 1963 qui voit la
chute de ce dernier : rivalités personnelles, conceptions différentes de l’unité
arabe, divergences sur le problème palestinien. En prenant le parti de
Kassem, Moscou voit ses relations se refroidir sérieusement avec Le Caire,
avant de se réchauffer à nouveau, comme le prouve de manière spectaculaire,
en mai 1964, le voyage de plus de deux semaines en Égypte du secrétaire
général du PCUS, Nikita Khrouchtchev, pour inaugurer la fin de la première
phase du Haut Barrage. À la veille de la guerre de 1967, si l’URSS a réussi à
s’implanter solidement au Moyen-Orient, aucun régime ne lui est totalement
acquis ni n’a rejoint le « camp socialiste ». Pourtant, pour les États-Unis et
leurs alliés arabes – au premier rang desquels l’Arabie saoudite –, Nasser
reste l’homme à abattre.

Les sables mouvants du conflit israélo-arabe


La troisième guerre israélo-arabe de juin 1967 marque un tournant. En
quelques jours, profitant de son attaque surprise, l’armée israélienne écrase
les troupes égyptiennes, syriennes et jordaniennes, occupe le Sinaï, le Golan,
Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. L’URSS rompt ses relations avec
Israël (ce qui la privera d’un canal important dans toutes les tractations
diplomatiques à venir), décide de réarmer massivement l’Égypte et la Syrie et
participe même, à travers ses pilotes, à la guerre d’usure (1969-1970) contre
Israël. Les États-Unis, qui ont donné leur feu vert à l’offensive d’Israël,
mettent en place un pont aérien pour lui fournir massivement armes et
munitions. L’alliance entre les deux pays se renforcera au fil du temps, un
type d’alliance stratégique que Moscou ne saura forger avec aucun de ses
alliés arabes. Alors que la guerre fait rage au Vietnam, le conflit du Proche-
Orient devient un nouveau point chaud de l’affrontement entre les deux
Grands.
La décennie sera marquée par la défaite de 1967 puis par la mort de Nasser
en septembre 1970 et le déclin du nationalisme arabe révolutionnaire qu’il
avait incarné. Les pays du Golfe, alliés à Washington, voient leur poids
s’accroître, notamment avec la flambée des prix du pétrole de 1973. On
assiste à l’essor des mouvements islamistes conservateurs, en qui les États-
Unis voient des alliés contre la « menace soviétique ».
À partir de 1967, pour les différentes administrations américaines,
notamment pour Henry Kissinger qui occupe d’importantes fonctions auprès
du président Richard Nixon (entré en fonction en janvier 1969), il s’agit
d’amener les pays arabes à une paix séparée avec Israël et à abandonner leur
alliance avec Moscou. Pour sa part, l’URSS prône une conférence
internationale qui verrait une « solution globale » au conflit israélo-arabe et
entérinerait son statut de puissance à égalité avec les États-Unis. Mais elle
cherche aussi à éviter un affrontement direct périlleux – la guerre
d’octobre 1973 en a prouvé la possibilité, Washington ayant déclenché une
« alerte nucléaire de niveau trois » durant les hostilités. Car Moscou ne veut
pas voir remises en cause les négociations de désarmement avec Washington
– le traité Salt I de limitation des armes offensives stratégiques a été signé le
26 mai 1972 entre les deux Grands –, et la « coexistence pacifique », ce que
lui reprochent certains régimes radicaux arabes, en Syrie ou en Irak.
C’est une nouvelle fois en Égypte que l’affrontement se jouera, et les
États-Unis en sortiront victorieux. Pour Anouar el-Sadate, qui a remplacé
Nasser, ils sont les seuls à pouvoir arracher un retrait israélien des Territoires
occupés. Par ailleurs, le Raïs a choisi le libéralisme économique (infitah), que
Washington encourage. Le basculement socioéconomique et géopolitique
du Caire sera entériné par les accords de Camp David du 17 septembre 1978,
signés entre l’Égypte et Israël sous l’égide du président Jimmy Carter,
condamnés par la Ligue arabe qui exclut l’Égypte de ses instances, et par
Moscou.
L’URSS maintient son alliance avec Damas et Bagdad, renforce celle avec
l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), mais paraît impuissante
diplomatiquement et politiquement. Économiquement, la stagnation du pays
a réduit ses capacités d’aide et son « modèle » a perdu son attractivité, au
moment même où s’engage la « révolution conservatrice » aux États-Unis,
sous Ronald Reagan (intronisé en janvier 1981). Et la défaite cuisante qu’ils
subiront avec la chute en février 1979 du chah d’Iran, leur principal allié dans
le Golfe, entraînera un déploiement sans précédent de soldats américains dans
la région, une source d’inquiétude pour l’URSS. Jimmy Carter prévient :
« Toute tentative de s’assurer le contrôle du Golfe sera considérée comme
une attaque contre les intérêts des États-Unis. »
Mais un revers américain ne signifie pas automatiquement une victoire
soviétique et la guerre Irak-Iran (1980-1988) confirme les limites d’une
division bipolaire du Moyen-Orient. Durant ce long et sanglant affrontement,
les deux Grands aident militairement et successivement chacun des deux
protagonistes, au gré de considérations tactiques. Téhéran affirme sa politique
« ni Est ni Ouest », même si Washington reste le Grand Satan, et le régime
« révolutionnaire » de Bagdad se rapproche des monarchies du Golfe.
Au début des années 1980 s’impose à Washington une conception qui voit
dans l’URSS une puissance expansionniste, ce que prouverait son
intervention en Afghanistan, alors même que le pays s’affaisse sous le poids
de sa propre crise. Avec l’élection de Mikhaïl Gorbatchev au secrétariat
général du PCUS au printemps 1985, l’URSS tente de faire prévaloir une
vision du monde fondée sur la coopération, y compris avec Washington.
Dans son livre Perestroïka, Gorbatchev explique que les Soviétiques n’ont
pas « l’intention de pousser du coude les États-Unis […], ce serait tout
bonnement irréaliste. Mais les États-Unis, de leur côté, ne devraient pas non
plus viser des objectifs irréalistes ». La suite montrera qu’il avait tort et que
Washington ne renonçait pas à exclure Moscou du jeu, malgré le soutien du
Kremlin à l’intervention américaine contre l’Irak après l’invasion du Koweït
le 2 août 1990.
Quand l’URSS disparaît, en décembre 1991, les États-Unis ne deviennent
pas pour autant les seuls maîtres du jeu au Moyen-Orient. L’hubris de leurs
dirigeants, confirmée par l’invasion de l’Irak en 2003, montrera les limites de
leur hégémonie et plus généralement de toute puissance cherchant à imposer
un ordre qui néglige les acteurs locaux. L’heure du colonialisme est bel et
bien finie. Mais cinquante ans de Guerre froide ont dévasté la région,
contribué à la multiplication des conflits et à l’affaiblissement des États, cassé
les tentatives de développement indépendant, un prix que le Moyen-Orient
n’a pas fini de payer.

Pour en savoir plus


Fred HALLIDAY, Cold War, Third World, An Essay on Soviet-
Americain Relations, Hutchinson Radius, Londres, 1989.
Jacques LÉVESQUE, L’URSS et sa politique internationale de Lénine à
Gorbatchev, Armand Colin, Paris, 1987.
Camille MANSOUR, Israël et les États-Unis, ou les fondements d’une
doctrine stratégique, Armand Colin, Paris, 1995.
William QUANDT, Decade of Decisions. American Policy Toward the
Arab-Israeli Conflict, 1967-1976, University of California Press,
Berkeley, 1977.
Arabie saoudite, Iran, Turquie à la poursuite d’un
leadership régional

Denis Bauchard
Conseiller spécial Moyen-Orient, IFRI

Pendant longtemps, le Moyen-Orient a été le cadre de luttes d’influence


entre la Grande-Bretagne et la France, puis entre les États-Unis et l’URSS. Le
désengagement progressif des pays occidentaux a laissé le champ libre à de
nouveaux acteurs qui, jusqu’alors, n’avaient pas sérieusement voix au
chapitre. Depuis le début des années 2000, outre Israël, trois pays, devenus de
véritables puissances régionales, jouent un rôle important, et parfois
incontournable, dans un Moyen-Orient en plein chaos.

L’Arabie saoudite, de la diplomatie du chéquier


à l’affirmation d’un leadership
La politique étrangère de l’Arabie saoudite, dont le prince Saoud al-Fayçal
a été le maître d’œuvre pendant près de quarante ans, a longtemps été discrète
mais efficace pour la défense de ses intérêts. La crise de 1973 et le
quadruplement du prix du pétrole lui en ont donné les moyens. L’objectif
était d’assurer la sécurité du royaume contre les menaces extérieures ou
intérieures et de consolider le règne de la famille des Saoud. Cette politique
se fondait sur le lien privilégié avec les États-Unis, établi en 1945 entre le roi
Abdelaziz et le président Roosevelt.
Sur le plan régional, la « diplomatie du chéquier » permet d’acheter la
sécurité en finançant aussi bien le Liban, la Syrie que l’Irak ou l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP). La politique étrangère a aussi une
dimension religieuse. En 1982, le roi Fahd se proclame « Serviteur des deux
Lieux saints, La Mecque et Médine ». La diplomatie religieuse est relayée par
la Ligue islamique mondiale, l’université de Médine et de nombreuses
organisations non gouvernementales (ONG) à vocation caritative.
L’Organisation de la coopération islamique (OCI), créée à l’initiative de
l’Arabie saoudite et basée à Djeddah, est un autre relais d’influence.
Trois événements vont conduire le royaume à développer une politique
beaucoup plus active. S’appuyant sur le fait que 15 des 19 terroristes du
11 septembre 2001 étaient saoudiens, les médias américains déclenchent une
campagne violente qui, relayée par des membres du Congrès, met en cause la
famille royale. Les relations avec les États-Unis se dégradent encore sous la
présidence Obama. Le développement du programme nucléaire iranien est
perçu comme une menace par Riyad, qui dénonce les insuffisances de
l’accord du 14 juillet 2015. Enfin, le Printemps arabe, à partir de 2011,
inquiète Riyad, qui y voit la main de la Turquie et du Qatar.
Le royaume prend conscience qu’il doit compter sur ses propres forces
pour assurer sa sécurité et mener une politique étrangère beaucoup plus
active. En 2002, le prince héritier Abdallah, s’affichant en porte-parole des
États arabes, propose la paix à Israël en échange de la reconnaissance d’un
État palestinien dans les frontières de 1967 avec Jérusalem comme capitale.
Pour la première fois depuis trente ans, un sommet de la Ligue arabe se tient
à Riyad en 2006. La politique extérieure saoudienne accentue sa
diversification, y compris en direction de la Russie et de la Chine. Elle est à
l’origine d’une véritable sainte alliance contre le Printemps arabe, finançant
généreusement les contre-révolutions et armant des combattants. Elle mène,
sans grand succès, une guerre par procuration contre l’Iran en Irak, en Syrie
et au Liban.
Amorcée par le roi Abdallah, cette nouvelle politique devient la « doctrine
Salman », explicitée par le nouveau roi dès sa prise de fonction en
janvier 2015 et mise en œuvre de façon brouillonne par son fils Mohammed
Ben Salman (MBS). La relation avec les États-Unis s’améliore
substantiellement avec l’élection du président Trump, reçu en grande pompe
en mai 2017. Mais les dirigeants saoudiens mesurent l’hostilité de l’opinion
publique américaine dont la saoudophobie rebondit avec l’affaire Khashoggi
à l’automne 2018. Le royaume prend des initiatives, quitte à mettre
Washington devant le fait accompli, notamment contre la menace iranienne,
jugée « existentielle ».
Les grandes orientations de Riyad sont désormais les suivantes :
– sauvegarder le lien privilégié avec les États-Unis ;
– diversifier encore les partenariats. Les relations avec la Chine se
renforcent, comme en témoignent l’accueil du président Xi Jinping en
janvier 2016 et la visite, en mars 2017, du roi Salman à Pékin. Le voyage de
ce dernier à Moscou, le 5 octobre 2017 – une première –, confirme sa volonté
de se rapprocher de la Russie. Par-delà les sujets de désaccord, notamment la
Syrie, des intérêts communs se dégagent, comme la lutte contre le terrorisme
ou le contrôle des prix du pétrole ;
– mobiliser les pays musulmans contre la menace iranienne. Tel est
l’objectif de la Coalition islamique contre le terrorisme, créée en 2015 et qui
regroupe en théorie trente-quatre membres. Dans le même sens vont la
rupture des relations diplomatiques de l’Arabie saoudite, de Bahreïn, des
Émirats arabes unis et de l’Égypte avec le Qatar et l’organisation contre lui
d’un véritable embargo. Le Qatar est en effet accusé de faire le jeu de l’Iran,
avec lequel il entretient des relations jugées trop complaisantes ;
– dépasser la diplomatie du chéquier en intervenant militairement, par
procuration, comme en Irak puis en Syrie, en soutenant des groupes ou en
envoyant des « volontaires », voire l’armée saoudienne comme à Bahreïn
(2011) ou au Yémen (2015) ;
– conforter les pays menacés par des troubles révolutionnaires ou le
terrorisme, comme la Jordanie, l’Égypte ou la Libye ;
– banaliser les rapports avec Israël, y compris une coopération très active
en matière de renseignement, mais sans formaliser des relations
diplomatiques. Cette orientation est largement partagée par les pays du Golfe.
Cette politique, dont la mise en œuvre est souvent jugée aventuriste, a eu
des résultats décevants. Elle n’a pas empêché le régime de Bachar al-Assad
de reconquérir le gros du territoire syrien. Au Yémen, Saoudiens et
mercenaires se sont enlisés dans une guerre aux conséquences humanitaires
désastreuses. L’Arabie saoudite a été incapable de se défendre contre des
attaques houthistes, mais également celle, vraisemblablement d’origine
iranienne, du 14 septembre 2019 contre les raffineries d’Abqaïq et Khurais.
Le Qatar a résisté à l’embargo. Et MBS a contribué à diviser les pays sunnites
face à l’Iran, la Turquie ayant pris le parti du Qatar.
Ainsi, l’Arabie saoudite entend prendre la tête du monde arabe, voire
musulman, et en a les moyens financiers, sinon militaires. Cependant, le bilan
de la nouvelle politique se révèle désastreux : le pays a échoué militairement
et diplomatiquement, ne parvenant pas à occuper une place conforme à ses
ambitions.

L’Iran, puissance hégémonique ?


Qualifiée de puissance hégémonique, la République islamique apparaît
menaçante. Instrumentalisant l’« arc chiite » dénoncé dès 2004 par le roi
Abdallah de Jordanie, elle est considérée par Israël comme une « menace
existentielle », notamment depuis la relance de son programme nucléaire. Il
est vrai que sa Constitution, adoptée en 1979, fixe comme objectifs l’unité de
la communauté islamique, la victoire des opprimés contre les oppresseurs et
la propagation de la révolution islamique. L’imam Khomeyni a voulu réaliser
ces objectifs en ciblant le « Grand Satan » américain et en prenant contre lui
la tête du « Front du refus ». L’influence iranienne s’étend maintenant
largement dans le Moyen-Orient arabe, lui ouvrant un couloir jusqu’à la
Méditerranée.
Par-delà cette idéologie, les responsables de la République islamique
poursuivent un objectif concret et essentiel affirmé par le chah dès les années
1960 : assurer la sécurité du pays face aux menaces extérieures.
Paradoxalement, l’Iran développe le syndrome de la citadelle assiégée, par les
États-Unis qui disposent autour de lui de nombreuses bases militaires et par
des « pays nucléaires » comme le Pakistan, la Russie et Israël. Mais la
menace vient aussi de pays sunnites. Le pays a été traumatisé par la guerre
déclenchée par Saddam Hussein en 1980, longue et sanglante. Cette
obsession de la sécurité prolonge la politique du chah qui entendait rendre le
Golfe pleinement persique. Autre objectif : sortir de l’isolement organisé par
les États-Unis – qui visent un regime change en Iran – en se rapprochant de la
Chine et de la Russie.
La République islamique a su tirer parti de toutes les opportunités.
D’emblée, elle s’est positionnée en faveur de la « cause palestinienne »
qu’elle instrumentalise, d’autant que les pays arabes semblent l’abandonner
pour pactiser avec Israël. Elle a des liens non seulement avec le Jihad
islamique palestinien, mais aussi avec le Hamas, qui ont des représentants
permanents à Téhéran et auxquels elle fournit régulièrement armement,
stages de formation et financements. Le fait qu’ils soient sunnites et liés aux
Frères musulmans ne représente pas un obstacle.
En 1982, l’Iran fonde le Hezbollah, le Parti de Dieu, après l’intervention
israélienne au Liban. Se présentant comme le parti de la résistance face à
Israël, il étend son influence sur la communauté chiite. Traditionnellement,
ses clercs poursuivaient leurs études à Qom. Sa « victoire divine » face à
l’armée israélienne en 2006 renforce sa popularité. Disposant d’une armée
d’environ 15 000 combattants, il est financé par l’Iran. En quelques années, il
est devenu une force politique incontournable qui s’est alliée avec une partie
des chrétiens. L’ambassadeur d’Iran participe aux réunions de son conseil de
la choura, son instance suprême.
En 2003, en intervenant en Irak et en mettant fin au règne de Saddam
Hussein, les États-Unis font à l’Iran un double cadeau : ils le débarrassent de
son principal ennemi et donnent le pouvoir aux chiites, dont de nombreux
responsables sont proches de l’Iran, où ils étaient en exil. Outre le
gouvernement, Téhéran dispose comme relais d’influence des milices qu’il
arme, finance et encadre : les unités de mobilisation populaires, fortes de
100 000 combattants qui joueront un rôle important dans la lutte contre
Daech. Le général Qassem Soleimani, à la tête de la brigade d’élite Al-Qods,
joue le rôle d’un véritable proconsul jusqu’à sa mort, en janvier 2020.
En 2011, l’Iran soutient le régime syrien de Bachar al-Assad, auquel une
alliance stratégique le lie depuis trente ans. À partir de 2013, leur coopération
militaire se renforce : envoi de combattants, fourniture d’armements, appui
dans le renseignement et la cyberguerre. Si ses conseillers militaires sont peu
nombreux, l’Iran fait appel au Hezbollah libanais et à des milices chiites de
combattants irakiens et afghans qu’il finance. Ainsi, plus de 20 000 hommes
combattent au côté du régime, auquel ils apportent une force de frappe très
efficace.
En 2014, la tribu des Houthis, localisée dans le nord du Yémen, se soulève
une fois de plus contre le pouvoir central. Mais cette fois-ci, avec l’appui de
l’ancien président Saleh, elle conquiert Sanaa et une grande partie du
territoire. Cette communauté zaïdite appartient à la famille chiite, mais est
très éloignée du chiisme iranien. Elle bénéficie du soutien politique de l’Iran,
qui dénonce l’intervention de la coalition menée par l’Arabie saoudite, et de
fournitures d’armes, notamment de missiles. Ce conflit tribal, devenu
national, prend une dimension internationale. L’appui iranien, essentiellement
politique et rhétorique, reste marginal même s’il renforce son influence,
notamment via le Hezbollah. Enfin, en 2017, le boycott brutal du Qatar
permet à Téhéran de se rapprocher de cet émirat et de lui apporter un soutien
politique et économique.
Cette politique d’influence s’est réalisée à moindres frais et sans
engagement direct significatif. L’Iran a habilement utilisé les opportunités qui
s’offraient : erreurs américaines, troubles intérieurs, menaces contre un pays
ami, maladresses de l’Arabie saoudite, protection des communautés chiites
discriminées, etc.
Si l’influence de Téhéran est réelle, elle reste limitée. Le pays n’a les
moyens ni financiers, ni militaires de ses ambitions. Il ne contrôle aucun des
pouvoirs en place, y compris les régimes arabes de sa zone d’influence, car la
méfiance entre Arabes et Persans demeure. Enfin, son influence se heurte à
celle d’autres acteurs. En Syrie, elle se confronte à la Russie. Les États-Unis,
malgré la tentation du désengagement, conservent une présence et des intérêts
importants dans la région de même qu’un réseau de six bases dans le Golfe, à
sa proximité immédiate. Enfin, Israël développe depuis des années, non sans
succès, une guerre de l’ombre.
La tentation de l’hégémonie, réelle, rencontre donc des obstacles non
moins réels. Reste que l’Iran est devenu un acteur majeur au Moyen-Orient :
il ne renoncera pas à y maintenir, voire y consolider son influence,
notamment en Irak et en Syrie, pour assurer les arrières de sa sécurité. Mais le
poids de l’histoire et des rivalités croissantes entre Arabes et Persans ne lui
permet pas d’imposer un « ordre persan ». L’attaque du 14 septembre 2019 a
cependant montré qu’il disposait, directement ou par procuration, d’une
capacité de nuisance qu’on ne saurait sous-estimer.

La Turquie, nouvel acteur au Moyen-Orient


Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Turquie se voulait le bon
élève de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et cherchait à
intégrer l’Europe. Traumatisés par le démantèlement de l’Empire ottoman,
les responsables turcs s’efforçaient avant tout d’assurer la sécurité et
l’intégrité du pays vis-à-vis des menaces extérieures. L’ancrage à l’Occident
s’affirmait à travers la relation privilégiée avec Israël : la Turquie fut le
premier pays musulman à reconnaître le nouvel État en 1949. Mais le début
des années 2000 et l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du
développement (AKP) ont conduit à un revirement de sa politique étrangère,
désormais orientée vers l’Est, son orientation au Moyen-Orient conduisant
Ankara à un rapprochement avec la Russie au nom de la Realpolitik.
Cette évolution s’inscrit dans le nouveau contexte international.
L’écroulement de l’URSS et la fin de la Guerre froide ont affecté le rôle de la
Turquie dans l’OTAN. Son espoir de devenir membre de l’Union européenne
(UE), elle-même en pleine crise, s’estompe. Avec les États-Unis, les
contentieux s’accumulent, notamment en raison du refus américain d’extrader
Fethullah Gülen. En 2003, la Turquie refuse que Washington utilise les bases
de l’OTAN sur son sol lors de son intervention en Irak. À partir de 2011, elle
voit dans l’éclosion des Printemps arabes et le rôle qu’y jouent les
mouvements liés aux Frères musulmans une occasion d’étendre son
influence.
Des éléments de politique intérieure pèsent aussi depuis la prise de pouvoir
de Recep Tayyip Erdogan comme Premier ministre (2003), puis comme
président (2014) aux compétences renforcées. Sa politique systématique
d’affaiblissement de l’influence de l’armée affecte la principale force
favorable à des relations étroites avec l’OTAN, les États-Unis et Israël. En
outre, l’islamisme du régime ne l’empêche pas d’instrumentaliser les pulsions
nationalistes de l’opinion qui, par ailleurs, ne cache pas sa sympathie pour les
Palestiniens.
Cette nouvelle politique a été formalisée par un professeur d’université,
Ahmet Davutoglu, conseiller diplomatique du Premier ministre, puis ministre
des Affaires étrangères et Premier ministre. Dans son livre publié en 2001, La
Profondeur stratégique : la position internationale de la Turquie, il se réfère
à l’Empire ottoman et critique l’alignement de la politique turque sur
l’Occident. Il prône des relations nouvelles avec les pays musulmans, du
Maroc à l’Indonésie, et conseille de nouer des relations pacifiques avec tous
les voisins en jouant le rôle d’honest broker dans leurs conflits. Cette doctrine
inspirera les premières inflexions de la politique étrangère en direction de la
Syrie de Bachar al-Assad, du nouveau régime en Irak et de l’Iran.
Ainsi, Ankara s’affirme comme une puissance régionale active au Moyen-
Orient. Depuis la prise de pouvoir de l’AKP, sa politique se développe
suivant trois axes.
La question kurde constitue une priorité tant sur le plan intérieur
qu’extérieur. Elle explique l’évolution quelque peu heurtée des relations de la
Turquie avec la Syrie. Après le départ de Damas d’Abdullah Öcalan, le chef
du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en 1998, les relations avec le
régime de Bachar al-Assad se normalisent et débouchent sur un accord de
libre-échange. Lorsque les troubles y prennent de l’ampleur, en mars 2011, la
Turquie reste prudente et ne rompt avec le régime que cinq mois plus tard.
Son objectif : empêcher que ne se forme sur son flanc sud une entité kurde,
dénommée Rojava, et contrôlée par le PKK via son émanation syrienne, le
Parti de l’union démocratique (PYD). D’où sa demande insistante d’une zone
tampon le long de sa frontière sud, l’attentisme de ses troupes lors de la
bataille de Kobane, sa vive réaction lorsque Washington aide et arme le Front
démocratique syrien dirigé par le PYD, enfin son intervention à Afrin puis à
Idlib. En revanche, une bonne concertation s’établit avec le gouvernement
irakien et les autorités du gouvernement régional du Kurdistan (KRG), qui
s’engage à ouvrir son territoire aux produits turcs et à contrer les activités du
PKK en Irak. Mais les incursions fréquentes de l’armée turque dans le nord
de l’Irak indisposent Bagdad.
La Turquie saisit l’occasion du Printemps arabe pour soutenir l’action des
Frères musulmans et les mouvements apparentés, avec lesquels elle a des
affinités idéologiques et qui apparaissent vite comme la seule force organisée
capable de prendre le contrôle des événements. Elle devient ainsi la base
arrière de l’Armée syrienne libre. Il en est de même avec l’Égypte du
président Morsi et la Tunisie du gouvernement contrôlé par Ennahda. Depuis
le début 2020, la Turquie envoie des combattants soutenir le gouvernement
légal de Libye, qui s’appuie sur des milices islamistes pour contrer le
maréchal Haftar. Elle coopère étroitement avec le Qatar, qui a accepté
d’accueillir une base militaire turque sur son sol : Ankara entend affirmer
ainsi son leadership sur le monde sunnite en essayant de promouvoir son
modèle d’islam politique et, ce faisant, de contrer l’Arabie saoudite avec
laquelle ses relations se sont dégradées.
Le 31 mai 2010, l’abordage par la marine israélienne de la « Flottille pour
la liberté », affrétée par une ONG turque pour apporter de l’aide humanitaire
à Gaza, provoque la rupture des relations diplomatiques avec l’État hébreu –
elles ne seront rétablies qu’en 2016. Depuis lors, les occasions de tensions
sont fréquentes, bien que des coopérations subsistent, y compris dans des
domaines sensibles.
La relation avec l’Iran reste officiellement bonne, même si des désaccords
et une certaine méfiance subsistent, notamment sur la Syrie. La Turquie est
un peu l’espace de respiration des Iraniens, qui s’y déplacent sans visa. Les
relations économiques ont été affectées par l’embargo, bien que la Turquie ait
exprimé son désaccord sur les sanctions imposées par les États-Unis. Tout en
voulant éviter que l’Iran ne devienne une puissance nucléaire, la Turquie
reste hostile à toute intervention armée, notamment américaine.
L’accumulation des contentieux avec les États-Unis, en particulier l’appui
fourni aux Kurdes du PYD, a contribué à un rapprochement étonnant avec la
Russie, l’ennemi héréditaire. Moscou y voit l’occasion de distendre les liens
de la Turquie avec l’Occident, notamment avec Washington ; la Turquie, de
son côté, s’en sert pour conduire une politique indépendante conforme à ses
intérêts. L’achat de missiles russes S-400 manifeste spectaculairement ce
partenariat. Cependant, cette relation de circonstance reste fragile, compte
tenu des divergences des deux pays sur la Syrie ou la Libye. Malgré les
menaces de sanctions de Washington, on ne saurait parler de rupture : les
États-Unis restent le principal fournisseur de l’armée turque. Et,
paradoxalement, les présidents Trump et Erdogan affichent des relations
personnelles ostensiblement amicales.
Au total, cette nouvelle politique turque, orientée en priorité vers le
Moyen-Orient, n’a pas été un franc succès. Certes, la Turquie a pu éviter la
création d’un Kurdistan syrien, mais ses relations avec les pays arabes
proches sont difficiles ; ceux-ci la soupçonnent de « néo-ottomanisme ». Les
Printemps arabes ont échoué, à l’exception de celui de Tunisie. La Turquie
n’en reste pas moins un acteur avec lequel il faut compter.

On le voit, le jeu parfois brouillon des trois puissances régionales que sont
devenues Riyad, Téhéran et Ankara n’a pas contribué à la stabilité du Moyen-
Orient, bien au contraire : il a plutôt aggravé le chaos qui y règne. La Russie
l’a très bien compris en établissant avec chacune d’elles des relations qui
relèvent essentiellement de la Realpolitik et lui ont permis d’étendre son
influence. Mais ces puissances régionales ont des vulnérabilités et des
comportements qui ne leur permettent pas d’atteindre leurs objectifs.
Manifestement, elles n’ont pas tiré les leçons des échecs que les grandes
puissances elles-mêmes ont subis dans cette région en plein chaos.
La révolution iranienne de 1979 et l’émergence
de nouveaux États

Bernard Hourcade
Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre de recherche
sur le monde iranien, Paris

Ce fut une vraie révolution. Un événement violent et souvent cruel qui a


bouleversé durablement toute une nation. Le monde académique et politique
a pourtant longtemps refusé de qualifier ainsi la « chute du chah »,
probablement en raison de la fascination, de la peur et du rejet de l’islam
politique ou populaire, notamment à propos du statut des femmes. Enfin et
surtout, le conflit inégal entre la nouvelle République islamique et les États-
Unis a dominé le débat médiatique et politique, surtout après la prise en
otages des diplomates américains (4 novembre 1979-20 janvier 1981). Une
doxa s’imposait : les Iraniens subissaient un « retour au Moyen Âge », la
stabilité du Moyen-Orient était menacée et l’équilibre international entre les
« grandes puissances » fragilisé.
L’histoire des dernières décennies a montré que la révolution iranienne de
1979 avait été le point de départ de crises, de guerres, de révolutions et
d’attentats terroristes qui ont ravagé le Moyen-Orient et même atteint les
États-Unis le 11 septembre 2001, mais comment expliquer ces réactions en
chaîne et cette hostilité à un nouveau régime politique toujours qualifié de
« menace » par les États-Unis ? Sans exonérer la République islamique de ses
lourdes responsabilités, la réponse se trouve peut-être dans les États de la
région et surtout les « grandes puissances » qui n’ont pas su ou voulu
comprendre ce qui se passait vraiment en Iran.
Le refus – ou l’impossibilité – de voir une « révolution » dans la chute du
chah (16 janvier 1979) n’est-il pas à chercher dans le contexte de la Guerre
froide qui enfermait alors les intellectuels comme les hommes politiques dans
des paradigmes et des méthodes devenus obsolètes ? La guerre Irak-Iran
(1980-1988), imposée par Bagdad à Téhéran dans le but de renverser le
régime islamique, ne serait-elle pas la vraie source des guerres qui ont ravagé
le Moyen-Orient puis touché le monde entier ? Le monde n’a-t-il pas été
davantage bouleversé par les réactions internationales inappropriées que par
la violence d’une révolution locale qui a eu le tort d’anticiper la fin du monde
bipolaire ?

La première révolution postsoviétique


Certes, il n’était pas aisé de voir dans le drame iranien la première
révolution postsoviétique. La plupart des observateurs ont été aveuglés à la
fois par la nouveauté spectaculaire d’un islam à la fois révolutionnaire et
populaire, et par l’activisme bien réel des mouvements politiques iraniens
marxistes. Trois ans après la chute de Saïgon, la chute de la monarchie
iranienne, « gendarme du golfe Persique » et gardien du pétrole destiné au
marché américain et européen, a immédiatement été analysée comme une
menace ayant l’URSS pour bénéficiaire sinon pour origine. La prise en
otages de diplomates américains en novembre 1979, puis l’invasion de
l’Afghanistan par l’Armée rouge en décembre confirmèrent cette crainte.
Pour Washington, Paris ou Londres, la « menace iranienne » était donc
comparable à la « menace soviétique » : un objet politique bien connu qu’il
convenait d’éradiquer au plus vite, en usant des modèles d’analyse et des
méthodes habituelles durant la Guerre froide. Il suffirait de « changer le
régime » iranien au plus vite et de restaurer le pouvoir du chah, de même
qu’en 1953 le coup d’État anglo-américain avait renversé Mohammad
Mossadegh, coupable d’avoir nationalisé le pétrole iranien.
De leur côté, les intellectuels de gauche comme Michel Foucault ou Jean-
Paul Sartre, conservant le même modèle d’analyse, voyaient surtout la
dynamique prolétarienne des révoltes populaires et anti-impérialistes. Malgré
le changement radical de la politique iranienne à son égard, Israël fut peut-
être le seul État à saisir dans la dimension islamique de la révolution
iranienne une dynamique vraiment nouvelle et durable, capable de faire
l’unité du monde musulman, que les accords de Camp David de
septembre 1978 signés avec l’Égypte venaient de briser.
La révolution iranienne a été très fortement marquée par les idées tiers-
mondistes, le non-alignement, les luttes contre l’impérialisme américain et
pour les indépendances nationales, mais le slogan « ni Est ni Ouest,
République islamique » allait plus loin. Il ne se réduisait pas à la lutte
prioritaire contre l’impérialisme américain, ou à un tiers-mondisme neutre,
mais exprimait une ambition plus profonde de fierté nationale qui impliquait
également une prise de distance vis-à-vis de l’Union soviétique et de
l’Europe. Parmi les utopies de la révolution, celle de l’indépendance fut
probablement la plus consensuelle. C’est d’ailleurs le premier mot de la
devise officielle de la République islamique (Indépendance, Liberté,
République islamique).
En ne percevant pas les dynamiques durables du mouvement
révolutionnaire et en usant des moyens politiques et militaires habituels des
conflits entre les deux blocs, les États-Unis et leurs alliés ont échoué. Ils
n’ont pas réussi à renverser la République islamique et ont cumulé les revers
de l’Afghanistan à l’Irak et à la Syrie, en réprimant les Printemps arabes ou
en renforçant partout, y compris en Iran, les forces despotiques en place. Leur
principale erreur fut sans conteste leur soutien à l’invasion de l’Iran par l’Irak
de Saddam Hussein en 1980. Avec cette politique de la canonnière, les pays
occidentaux espéraient retrouver leur pétrole et leurs positions face à l’URSS
et renverser rapidement la nouvelle République islamique. L’écrasement
militaire et politique de l’Iran aurait également rassuré les régimes
despotiques de la région, effrayés par cette révolution populaire qui, en
quelques mois, venait de renverser une monarchie millénaire et de proclamer
une république, au nom de la liberté.
Ces réactions militaires d’un autre âge ont probablement eu plus de
conséquences que la révolution elle-même qui, au-delà des slogans et
violences, anticipait ou annonçait les changements qui se sont amplifiés après
l’effondrement soviétique et la fin du système bipolaire : émergence de
nouvelles nations, affirmation d’une nouvelle classe moyenne ne dépendant
plus des héritages ethniques, fonciers ou du commerce, et valorisation des
cultures populaires, à commencer par l’islam.

Construction d’un nouveau nationalisme


Fondé notamment sur une culture préislamique prestigieuse et la littérature
persane, le nationalisme iranien a été renforcé par un nationalisme politique
fondé sur le sentiment obsidional d’être encerclé par des nations hostiles,
qu’il s’agisse des empires jadis ottoman, russe et britannique ou des États-
Unis qui exerçaient une tutelle de fait depuis plusieurs décennies pour faire
face à l’URSS voisine.
L’islam, par essence universaliste, s’est toujours heurté au nationalisme
iranien, souvent associé au rationalisme athée. Ces deux modes de pensée ont
très tôt divisé les acteurs de la révolution de 1979 : ceux qui voulaient
d’abord l’indépendance nationale, iranienne, s’opposaient à ceux qui
donnaient la priorité à l’exportation d’une révolution islamique régionale et
même mondiale. Ce conflit entre islam et nationalisme n’a jamais cessé, mais
une synthèse originale s’est faite à travers la guerre Irak-Iran : elle a ruiné le
pays, mais est devenue la guerre d’indépendance que l’Iran n’avait jamais
vécue. L’armée nationale, fierté du souverain déchu, et les Gardiens de la
révolution ont uni leurs forces contre une agression qui visait autant la
révolution islamique que l’occupation du territoire national (et de son
pétrole). L’ayatollah Khomeyni n’a-t-il pas déclaré dès le début du conflit :
« La patrie est plus chère que la vie » ? Une phrase impensable quelques
jours auparavant.
Le nationalisme iranien, jusqu’alors virtuel et culturel, a ainsi trouvé dans
la guerre Irak-Iran une expérience fondatrice. La « défense des intérêts
nationaux » est devenue le premier principe de la politique étrangère de la
République islamique, car la défense de l’islam passe désormais par celle de
l’Iran. Les programmes d’arme nucléaire et de missiles s’inscrivent dans cette
logique qui ne souffre aucun compromis.
La dimension idéologique et islamiste de cette guerre et des ingérences de
l’Iran dans les pays voisins, notamment au Liban, n’a jamais disparu, mais
doit être évaluée à cette nouvelle aune nationale, y compris l’hostilité à Israël.
Cette dualité de l’identité nationale iranienne a été enracinée dans la mémoire
collective populaire : elle est désormais partagée par des millions de vétérans,
qu’ils soient anciens militaires, Gardiens de la révolution ou simples
miliciens (bassijis). Ce nouveau nationalisme s’inscrit par ailleurs dans la
continuité historique de la Perse, dont la renaissance politique, au XVIe siècle,
s’est faite autour du chiisme, devenu religion officielle.
Les autres pays de la région, et surtout les monarchies pétrolières, qui ont
acquis en quelques années une puissance militaire et économique inégalée,
n’ont pas construit une identité politique nationale comparable. L’opposition,
désormais bien connue, entre les deux rives du golfe Persique ne saurait donc
se fonder sur les seules différences religieuses ou ethniques séculaires qui
n’ont jamais provoqué de guerres ; elle tient aussi à la disparité des
constructions étatiques et nationales qui n’existaient pas sous cette forme
dans les années 1970. L’expression « arc chiite » désignant la politique et
l’action militaire de l’Iran en Irak, en Syrie et au Liban est donc tout à fait
efficace sur le plan médiatique pour mobiliser les opinions publiques, mais
elle est erronée, car elle ignore la complexité de la nouvelle identité nationale
iranienne qui associe les héritages nationaux et islamiques présents en germe
dans la révolution de 1979, mais qui ont été associés par une guerre imposée
de l’extérieur.

L’expérience de l’islam politique


L’Iran est le seul État à avoir fait l’expérience de l’islam politique
(Pakistan et Mauritanie exceptés) pendant quatre décennies, alors que
l’expression « République islamique » semblait être un oxymore, un système
voué à un échec rapide. Cette stabilité politique interroge et ne saurait
s’expliquer uniquement par l’efficacité et la dureté de la répression policière
du régime islamique.
Le régime a tout d’abord assez bien géré l’héritage d’une révolution
populaire où des millions de gens modestes laissés pour compte par le régime
précédent se sont rassemblés pour protester contre le despotisme impérial à
l’instigation du clergé chiite, qui avait conservé une forte emprise morale.
Cette mobilisation religieuse et populaire, associée aux milliers de militants
intellectuels libéraux ou marxistes qui revendiquaient la liberté, a transformé
les processions de l’achoura commémorant la mort de l’imam Hossein en
manifestation politique victorieuse.
La fierté retrouvée de l’islam populaire aurait pu, comme par le passé, être
contrôlée et marginalisée par une élite d’hommes politiques et technocrates
laïques ; elle a au contraire continué de dominer la sphère politique iranienne,
grâce à une autre élite, celle du clergé chiite. Environ 200 000 mollahs bien
organisés de façon hiérarchique sur tout le territoire, sous la houlette
d’ayatollahs respectés, ont motivé, encadré puis maintenu dans leur
mouvance idéologique ces millions de fidèles devenus des acteurs politiques.
Le conflit politique entre le « régime islamique » et les opposants n’a pas
pris fin après l’élimination des partis libéraux, démocratiques ou marxistes,
dont les leaders ont été exécutés ou contraints à l’exil. Très lentement, les
utopies de liberté et de république de la révolution ont continué de se
développer et surtout de se diffuser dans l’ensemble de la population.
Malgré l’accaparement du pouvoir par le clergé après la destitution, en
1981, du premier président élu, Abolhassan Bani Sadr, le gouvernement n’a
jamais cessé de respecter la forme sinon l’esprit de la Constitution,
notamment pour les élections. Tous les Iraniens se sont ainsi approprié le
droit de vote. Ils n’hésitent pas à manifester avec force lorsque la fraude est
trop évidente, comme lors de la réélection contestée de Mahmoud
Ahmadinejad en 2009. Les Iraniens sont devenus républicains. Ils ont pris au
mot les appels de 1979 en faveur de la liberté et de la république et obligent à
des compromis les partisans d’un islam politique radical et du pouvoir absolu
du Guide suprême.
L’accord du 14 juillet 2015 sur le nucléaire signé avec les six plus grandes
puissances du monde (Allemagne, Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni,
Russie), dont le « grand Satan » américain, est l’aboutissement le plus
significatif de cette évolution à laquelle le Guide suprême de la République
islamique a été contraint de souscrire. Pour la première fois, la sécurité du
pays et l’intérêt national étant en jeu, une partie de l’élite politique islamique
faisait passer la république avant l’islam.
Ne nous méprenons pas : il n’est pas question d’un changement de régime
politique, mais, sur le plan idéologique, la dynamique en cours traduit à la
fois un « échec de l’islam politique », pour reprendre l’expression d’Olivier
Roy, et l’implication de la très nombreuse population « traditionnelle » pour
qui l’islam n’est plus l’unique solution aux problèmes. Cette très dure
expérience politique montre peut-être que la révolution de 1979 recélait les
germes d’une démocratisation par la base plus durable que l’« islamisation
par la base » que l’on croyait irréversible et universelle.

Une société islamique ou mondialisée ?


Après les réformes de la « révolution blanche » des années 1960 (réforme
agraire, droit de vote pour les femmes, développement de l’instruction et des
universités, développement de l’industrie et des villes…), l’Iran des années
1970 poursuivait avec succès sa transformation vers la « Grande
civilisation ». Une nouvelle classe moyenne « moderne », ouverte à
l’international, émergeait de cette puissance régionale forte, amie des
Américains et Européens.
En imposant brutalement les règles et coutumes islamiques traditionnelles
toujours en usage dans la majorité de la population, notamment le port du
voile aux femmes, le nouveau régime révolutionnaire a logiquement suscité
l’opposition d’une grande partie de la classe moyenne qui s’était unie aux
foules islamiques pour renverser un régime impérial dont elles critiquaient le
despotisme et non la politique économique et sociale. Pour le clergé au
pouvoir, l’obligation de respecter la culture populaire fut un moyen de
marginaliser et stigmatiser cette opposition culturelle et politique, mais cela
n’a pas enrayé le développement rapide d’une nouvelle classe moyenne issue
des milieux populaires et tournée vers la mondialisation, comme dans les
années 1970.
On n’a souvent retenu de la révolution iranienne que la réalité très
médiatisée d’un « Iran des mollahs », en ne voyant dans les nombreux
Iraniens contraints à l’exil et dans la résistance d’une partie de la société que
les possibles agents du « changement de régime » tant souhaité par les États-
Unis. On a beaucoup moins relevé la place occupée par les cadres et
technocrates hostiles au despotisme clérical comme jadis à celui du régime
impérial qui ont permis la survie de l’économie nationale, la continuité des
services et qui, surtout, ont entretenu et développé un contre-pouvoir dans
une société qui ne cesse de revendiquer plus de liberté et d’ouverture
internationale.
En effet, le consensus populaire sur les règles islamiques est vite devenu
caduc avec le développement rapide de l’instruction, notamment celle des
filles, et dans les zones rurales et pauvres. La révolution de 1979 avait éclaté
au moment où, pour la première fois, la proportion de la population iranienne
alphabétisée et celle vivant en ville avaient dépassé le seuil symbolique de
50 %. Mais ces indicateurs de changement n’ont jamais cessé de progresser,
pour atteindre respectivement 92 % et 78 % en 2016. Le nombre moyen
d’enfants par femme est passé de sept à l’époque du chah à moins de deux.
Le changement culturel qui avait touché les grandes villes concerne
désormais l’ensemble du territoire, même si de profondes inégalités sociales
et géographiques subsistent.
Malgré la répression et les entraves au changement imposées par les forces
religieuses au pouvoir, la société iranienne est devenue l’une des plus
socialisées du monde musulman. C’est notamment le cas parmi les jeunes
générations et les femmes. Grâce à l’éducation et aux médias, la quasi-totalité
des Iraniens ont désormais connaissance de la vie du monde, même s’ils n’en
partagent pas l’expérience. Les utopies de la classe moyenne de 1979, qui
voulait à la fois l’ouverture internationale et la liberté, sont désormais
largement partagées, même par une partie des élites au pouvoir. On voit ainsi
certains anciens Gardiens de la révolution devenus ingénieurs, gérants
d’entreprise, professeurs ou députés, mesurer avec inquiétude le fossé qu’ils
ont creusé entre la tradition islamique et leur volonté de jouer pleinement un
rôle économique et politique – et pas seulement militaire – dans le monde
contemporain. En réaction, les islamistes radicaux renforcent la censure et la
répression politique contre l’« agression culturelle occidentale », mais cela
semble un combat d’arrière-garde.
La place donnée à la liberté individuelle, aux droits de l’Homme, et
notamment aux droits des femmes, est en effet devenue centrale. En
dénonçant l’instrument d’oppression du voile islamique, on a sous-estimé à
quel point ce vêtement était aussi pour les femmes des milieux populaires un
moyen d’accéder à l’espace public. Avec leur tchador, elles ont d’abord
défilé dans les rues à l’appel de l’ayatollah Khomeyni et plus tard pour exiger
de participer à la vie publique. D’autres voies auraient certainement été
préférables, mais l’histoire est ainsi faite. L’exigence de liberté semble réunir
aujourd’hui la nouvelle classe moyenne des années 2000 et de nombreux
anciens révolutionnaires de 1979.
La révolution iranienne de 1979 a déclenché une chaîne de
bouleversements dont on n’entrevoit pas encore la fin. Parce qu’il s’agissait
d’une véritable révolution, porteuse de nouveaux paradigmes et de modes
d’expression inconnus, personne n’en a pris la mesure. Les analystes, les
théoriciens comme les États ont donc utilisé les méthodes éprouvées mais
obsolètes de la Guerre froide. On constate aujourd’hui à quel point ces
réactions ont provoqué, au Moyen-Orient et dans le monde, plus de drames
que la chute spectaculaire du régime impérial iranien. De son côté, la
République islamique d’Iran, écrasée par des agressions et sanctions
incessantes, s’est souvent comportée de la même manière que le régime
impérial déchu, en employant les méthodes de gouvernement héritées des
despotismes anciens. Quant aux États-Unis, ils ont mis du temps à
comprendre – ou n’ont toujours pas compris – ce qu’il y avait en germe dans
la prise en otages de leurs diplomates : l’annonce que leur suprématie
mondiale était finissante et devrait désormais compter avec de nouveaux
« petits » États émergents.

Pour en savoir plus


Fariba ADELKHAH, La Révolution sous le voile. Femmes islamiques en
Iran, Karthala, Paris, 1991.
Jean-Pierre DIGARD, Bernard HOURCADE et Richard YANN, L’Iran au
XXe siècle. Entre nationalisme, islam et mondialisation, Fayard, Paris,
2007.
Bernard HOURCADE, « Iran : révolution islamique ou du tiers-
monde ? », Hérodote, Paris, no 36, 1985, p. 138-158.
Bernard HOURCADE, Géopolitique de l’Iran. Les défis d’une
renaissance, Armand Colin, Malakoff, 2016.
Pierre RAZOUX, La Guerre Iran-Irak, 1980-1988. Première guerre du
Golfe, Perrin, Paris, 2013.
Olivier ROY, L’Échec de l’islam politique, Seuil, Paris, 1992.
Le rôle du pétrole du Golfe dans le système
international depuis les années 1950

Matthieu Auzanneau
Directeur du Shift Project, groupe de réflexion sur la transition
énergétique

Le Moyen-Orient recèle pratiquement la moitié des « réserves prouvées »


de pétrole. En tant que source principale d’énergie abondante et bon marché,
il reste le cœur de l’économie mondiale. Ce statut s’est imposé à partir du
moment où les géologues occidentaux ont pris la mesure de la taille inouïe
des « lacs de pétrole » disponibles autour du golfe Persique : à la veille de la
Première Guerre mondiale pour ce qui allait devenir l’Iran et l’Irak, dans les
années 1930 en Arabie saoudite. Aujourd’hui, Iran et Irak détiennent chacun
presque un dixième des réserves de pétrole encore exploitables, l’Arabie
saoudite presque un cinquième.
Pour exercer une quelconque puissance, il faut disposer de ressources en
énergie adéquates. L’accès aux sources de brut de Mossoul, au nord de
l’actuel Irak, fut l’un des principaux butins que se disputèrent les vainqueurs
au sortir de la Grande Guerre. Puis Hitler rêva d’opérer à Bassora la jonction
des forces de l’Axe. Mais c’est à l’issue de la Seconde Guerre mondiale que
« le Golfe » acquit son statut de centre énergétique de l’échiquier
géostratégique, après que l’US Navy eut compris que les États-Unis, alors
premiers producteurs mondiaux, ne pouvaient pas étancher la soif de brut de
leurs alliés dans l’économie d’après-guerre.

De la Seconde Guerre mondiale au premier choc


pétrolier : la loi des « sept sœurs »
Le plan Marshall prévoyait de brancher sur l’Europe de l’Ouest et le Japon
la pompe à pétrole flambant neuve du Golfe, rapidement développée par les
grandes compagnies anglaises mais surtout américaines, découvreuses et
seules maîtresses de l’or noir d’Arabie saoudite, la reine au centre de
l’échiquier. Le pacte pétrole contre sécurité scellé à bord du Quincy le
14 février 1945, une semaine après Yalta, entre Roosevelt et Ibn Saoud,
fondateur de l’Arabie saoudite, pose l’axe primaire de l’ordre industriel de la
seconde moitié du XXe siècle.
Cette alliance entre une dynastie de Bédouins et la nation la plus puissante
du monde n’a bien sûr rien d’une union entre égaux. Le dominium
économique mis en œuvre par les compagnies pétrolières américaines en
Arabie saoudite présente beaucoup de points communs avec les protectorats
de l’Empire britannique. À partir des années 1950, la quasi-totalité des
structures techniques et institutionnelles du pays sont conçues et construites
par des Américains.
En Iran et en Irak, pétroliers américains et anglais installent des
condominiums – les Français de la CSP, l’ancêtre de Total, y occupant des
strapontins. En août 1953, un coup d’État orchestré par la CIA met un terme
au gouvernement de Mohammad Mossadegh, Premier ministre iranien qui
avait eu l’audace de nationaliser le pétrole. En Irak, au début des années
1960, la CIA tente de faire destituer et sans doute assassiner le général
Kassem, qui cherche en 1961 à limiter les prérogatives des pétroliers
occidentaux. Elle soutient le parti Baas lors de la prise de pouvoir de celui-ci
en 1963, et compte alors vraisemblablement parmi ses contacts le jeune
Saddam Hussein, figure montante du nouveau régime. En Arabie saoudite
enfin, les services de renseignement de l’Arabian American Oil Company
(Aramco) contrecarrent les velléités réformistes de l’entourage du fils et
premier successeur d’Ibn Saoud, le roi Saoud al-Saoud, qui cherche à
contrôler la manne pétrolière. Ce dernier est gommé de l’histoire officielle
après sa destitution en 1964 par son frère Fayçal, lequel déclare un jour :
« Après Allah, nous avons confiance en l’Amérique. »
Durant les années 1950 et 1960, et sans doute jusqu’au choc pétrolier de
1973, la production du Golfe est régentée par le cartel secret des majors
anglo-saxonnes : l’accord « Tel Quel » (« As Is »). Dans les années 1950, ces
compagnies sont surnommées les « sept sœurs1 » par Enrico Mattei, patron de
la compagnie pétrolière nationale italienne vraisemblablement assassiné par
la mafia le 27 octobre 1962, après avoir tenté d’entamer le contrôle du cartel
sur le pétrole arabe.
Le maintien de ce cartel, créé un an avant la crise de 1929 dans le château
écossais d’Achnacarry, était indispensable aux yeux des pétroliers anglo-
saxons pour prévenir le risque de surproduction. Car, malgré la croissance
exponentielle de la demande, il y a trop de pétrole disponible au cours des
Trente Glorieuses. Aussi la production doit-elle être discrètement ajustée, les
vannes d’un Irak divisé par les factions étant plus faciles à fermer que celles
du soupçonneux chah d’Iran, ou que celles de l’Arabie saoudite, trop
précieuse pour que les pétroliers américains risquent de se l’aliéner.
Le cartel très officiel de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole
(OPEP) est créé pour faire pièce à celui des « sept sœurs ». Elle est constituée
à l’initiative de l’un des réformateurs de l’entourage du roi Saoud al-Saoud,
Abdullah al-Tariki, le 14 septembre 1960, après un coup de force du patron
de l’aînée des « sept sœurs », la future Exxon. Mais l’OPEP reste longtemps
démunie, à cause de l’offre surabondante. Et l’« arme du pétrole » tombe
comme une épée dans l’eau quand les producteurs arabes veulent châtier
Israël lors de la guerre de 1967.
À la fin des années 1960, la Libye de Mouammar Kadhafi ouvre la brèche,
et obtient la hausse du prix du baril, jusque-là réclamée en vain par l’OPEP.
Mais cela ne devient possible que lorsque la croissance de la production
mondiale de brut commence à peiner à suivre une demande poussée par la
croissance économique à l’apogée des Trente Glorieuses.
La situation achève de se renverser lorsque la production américaine de
brut amorce un long déclin à partir de 1970. Phénomène fondamentalement
géologique, ce déclin, uniquement stoppé après la crise de 2008 par le boom
du « pétrole de schiste », déclenche une avalanche de conséquences
géopolitiques.
Le passage d’un marché dominé par la demande à un marché dominé par
l’offre permet d’affûter l’« arme du pétrole ». Le choc de 1973 marque la fin
des Trente Glorieuses. En réaction à la guerre du Kippour en octobre, les
pays arabes de l’OPEP, emmenés par l’Arabie saoudite, imposent une
réduction limitée de leurs exportations. Le roi Fayçal, féal de l’Oncle Sam et
dont l’embargo est organisé par des compagnies américaines, continue de
ravitailler l’armée américaine au Vietnam. Les conséquences les plus sévères
se font avant tout sentir durant plusieurs semaines dans les pays d’Europe de
l’Ouest et au Japon.

1973-2008 : perpétuation de l’hégémonie


américaine dans un bain mortel de pétrodollars
Le vrai choc de 1973, qui enclenche la destructrice hausse des cours du
brut, marquant peut-être une mi-temps dans l’histoire industrielle, est
provoqué non pas par des chefs d’État arabes, mais par le chah d’Iran, alors
le plus puissant allié des États-Unis au Moyen-Orient. Le 23 décembre, dans
un communiqué que la presse américaine surnomme « le massacre de la
veille de Noël », Mohammad Reza Pahlavi annonce la multiplication par
deux du prix du baril. Il justifie la hausse par la nécessité d’accroître les cours
du brut pour qu’ils atteignent le niveau minimal à partir duquel l’exploitation
de nouvelles sources d’énergie devient rentable.
De fait, dès janvier 1974, les majors occidentales se lancent dans le
développement rapide des premières sources complexes (et donc chères) de
pétrole depuis longtemps convoitées : la mer du Nord et l’Alaska. Le cheikh
Yamani, longtemps ministre saoudien du Pétrole, racontera avoir demandé au
chah les raisons de son coup de force, dont le roi Fayçal redoutait qu’il
n’entraîne un châtiment de la part de Washington. Mohammad Reza Pahlavi
aurait répondu : « Demandez à Henry Kissinger, c’est lui qui veut un prix
plus élevé2. »
Dans un rapport confidentiel en décembre 1974, Henry Kissinger conclut
que les réserves américaines de pétrole et de gaz permettront à l’avenir de
répondre à la demande, mais uniquement « en supposant que les prix seront
suffisamment élevés3 ». En février 1975, Kissinger propose même, en vain,
aux alliés européens de s’entendre sur un prix plancher : il s’agit de protéger
les investissements en Alaska et en mer du Nord, et dans le nucléaire. Ainsi
la place centrale du pétrole du Golfe ne se comprend-elle qu’au sein d’une
partie plus vaste.
L’explosion du flot de pétrodollars engendrée par le choc de 1973 a
souvent été canalisée au profit de diverses industries et banques occidentales
(parfois selon les termes d’accords officiels dont les détails sont tenus secrets,
comme celui signé dès le 4 juin 1974 à Washington par le roi Fahd d’Arabie
saoudite). Ce flot alimente notamment une course à l’armement qui
débouche, après la révolution iranienne, sur la guerre Iran-Irak (1980-1988).
L’inévitable processus de nationalisations, brutal en Iran, a lieu sans trop
de heurts et dans la plus grande discrétion entre pays producteurs arabes et
compagnies anglo-saxonnes, celles-ci conservant l’essentiel du contrôle du
fret et du raffinage. Redoutant à la fois l’Iran de Khomeyni, l’Irak de Saddam
Hussein et l’Armée rouge qui entre en Afghanistan le 24 décembre 1979, le
royaume saoudien devient le principal financeur des opérations clandestines
de la CIA de la fin de la Guerre froide (ce dont témoignent en partie les
scandales de l’Irangate, puis de la faillite de la cryptique banque BCCI). En
Afghanistan, ces financements développent des réseaux de combattants
islamistes desquels émergent le mouvement terroriste Al-Qaida dans les
années 1990.
Tandis qu’une part considérable du budget de l’URSS est engloutie dans
un bourbier afghan qu’alimentent les pétrodollars du Golfe, l’ouverture totale
des vannes saoudiennes, à la fin de l’année 1985, provoque un effondrement
des cours du baril. Cet effondrement saigne à blanc l’économie soviétique,
selon une stratégie devisée par un conseiller de David Rockefeller, le petit-
fils du fondateur de la Standard Oil longtemps P-DG de la Chase Manhattan,
alors la plus grosse banque du monde.
Les revirements américains pendant la guerre Iran-Irak, toujours en faveur
du camp momentanément le plus faible, dessinent les contours d’une
probable stratégie de « double endiguement » des deux poids lourds de la
région. Washington a sans doute pour but de rester le maître ultime de la
pompe à pétrole du Golfe, tandis que la production de brut américaine
continue de décroître au cours des années 1980, au Texas, en Oklahoma, en
Californie, sans que les nouveaux puits tout au nord de l’Alaska n’inversent
la tendance.
Face à l’invasion des troupes de Saddam Hussein en Iran, Washington
laisse d’abord faire, de 1980 à 1983, les livraisons à Téhéran de matériel
militaire en provenance d’Israël, notamment les redoutables missiles
antichars américains TOW. L’équipement de l’armée de la République
islamique, datant du chah, est essentiellement américain. Sans livraisons de
pièces détachées, cette armée ne peut aller loin.
Mais lorsque l’Irak perd l’avantage, à partir de 1984, Washington, par la
voix de Donald Rumsfeld, permet cette fois à Saddam Hussein d’avoir
recours à l’arme chimique (ce dont ce dernier ne se prive pas), tout en faisant
miroiter la construction par Bechtel d’un pipeline contournant la zone de
conflit à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate. La balance penche à
nouveau en faveur de l’Irak.
En novembre 1986 éclate le scandale de l’Irangate, qui montre que les
États-Unis livrent à l’Iran des armes, dont le paiement (en pétrodollars)
finance des opérations noires de la CIA, notamment au Nicaragua –
financement auquel il sera plus tard révélé que participent aussi des
Saoudiens, en particulier le frère aîné d’Oussama Ben Laden, Salem,
partenaire d’affaires d’un proche du camp Bush, Jim Bath. Ronald Reagan
accroît considérablement la pression sur l’Iran. Au terme d’une « guerre des
tankers » livrée au-dessus des eaux du Golfe par deux camps s’affrontant via
des chasseurs bombardiers américains (et français), et auxquels Washington
fournit équitablement des photos satellites truquées, l’intervention de l’US
Navy, en avril 1988, finit par pousser l’Iran, exsangue, à accepter un cessez-
le-feu.
Le 2 octobre 1989, le nouveau président George H. W. Bush signe sa
directive secrète de sécurité nationale no 26, qui stipule que « l’accès au
pétrole du golfe Persique et la sécurité des pays amis clés dans la zone sont
vitaux pour la sécurité nationale des États-Unis », précisant que son
gouvernement « devra rechercher, et tenter de faciliter, des opportunités pour
les firmes des États-Unis afin que celles-ci participent à la reconstruction de
l’économie irakienne, en particulier dans le domaine de l’énergie4 ».
La clé de ces tortueuses menées, qui valurent à Ronald Reagan une menace
d’impeachment, est fournie en 2012 par Henry Kissinger qui décrit la
stratégie de l’Oncle Sam autour du Golfe : « Empêcher tout pouvoir dans la
région d’émerger en tant qu’hegemon ; garantir la libre circulation des
ressources en énergie. » L’inusable « diviser pour mieux régner ».
Ce principe semble également à l’œuvre pendant la guerre du Golfe en
1991, durant les années d’impitoyable embargo infligé ensuite à la population
irakienne, lors de l’invasion de l’Irak en 2003, et jusqu’à l’échec final de
l’occupation américaine et le terme du mandat de Bush junior en 2008.
Les troupes de Saddam Hussein envahissent le Koweït le 2 août 1990,
prétendant que les Koweïti ont profité de la guerre Iran-Irak pour faire des
forages obliques sous la frontière et pomper l’or noir irakien. Après avoir
constitué une puissance coalition internationale pour venir en aide au Koweït
(où son ancienne compagnie pétrolière avait fait, dans les années 1960, le
premier forage offshore), et vaincu aisément l’armée irakienne, George H. W.
Bush ne tente pas de destituer Saddam Hussein, pourtant présenté comme un
« nouvel Hitler ». Son conseiller stratégique, Brent Scowcroft, longtemps
bras droit de Kissinger, précisera : « Ni les États-Unis ni les pays de la région
ne souhaitaient voir l’Irak imploser. Nous étions préoccupés par l’équilibre
des pouvoirs à long terme pour diriger le Golfe. » Cette logique semble
reprise par l’administration Clinton, dont la cheffe de la diplomatie,
Madeleine Albright, explique en 1996 que les centaines de milliers de morts
d’enfants causées par l’embargo contre l’Irak sont « le juste prix à payer ».
Lors d’une conférence internationale de pétroliers en novembre 1999 à
Londres, Dick Cheney, secrétaire à la Défense durant la guerre du Golfe,
devenu patron du géant des services pétroliers Halliburton, remarque que le
Moyen-Orient, « avec les deux tiers du pétrole et les coûts les plus bas, recèle
toujours le trésor ultime ». Puis il déplore que, « même si les compagnies
sont pressées d’avoir un meilleur accès là-bas, les progrès continuent à être
lents ». Celui qui sera élu un an plus tard vice-président des États-Unis
rappelle la préoccupation fondamentale de l’industrie pétrolière : « Ce fichu
problème qui fait qu’une fois que vous trouvez du pétrole et que vous le
pompez hors du sol, vous devez vous retourner et en trouver plus, ou bien
mettre la clé sous la porte. » Et de d’interroger : « Donc, d’où est-ce que ce
pétrole va venir ? »
Que reste-t-il des mobiles de l’invasion de l’Irak en 2003, une fois dissipés
les mensonges sur le lien entre Saddam Hussein et Al-Qaida et les stocks
d’armes de destruction massive (essentiellement américaines et datant de la
guerre Iran-Irak) prétendument encore détenues par Bagdad en 2003 ?
Pragmatique, le Times de Londres titre quelques mois avant l’invasion :
« L’Ouest entrevoit des trésors étincelants dans les champs pétroliers géants »
de l’Irak. En 2007, Alan Greenspan, président sortant de la Fed, la banque
centrale américaine, se dit « peiné qu’il soit politiquement déplacé de
reconnaître ce que tout le monde sait : la guerre d’Irak a largement à voir
avec le pétrole ». Le général John Abizaid, à la tête de l’état-major
interarmées américain pour le Moyen-Orient de 2003 à 2007, admet en 2008 :
« Bien sûr qu’il s’agit de pétrole, nous ne pouvons pas vraiment le nier. »
Au cours des années 2000, la distance relative prise par l’Arabie saoudite à
l’égard des États-Unis tient à la personnalité du nouveau roi Abdallah, au
désamour et à la défiance mutuelle consécutive aux attentats du 11 septembre
2001, mais également à l’espoir déçu de Washington de voir les capacités de
production saoudiennes s’accroître considérablement pour maintenir un prix
du brut bas. L’offre pétrolière peine alors à suivre l’essor de la demande
entraîné par la croissance explosive de la Chine. La production de la Saudi
Aramco s’affaisse de 2004 à 2007 (avant que de nouveaux forages ne
rétablissent la situation). Le cours du baril croît de façon vertigineuse et
inédite, dépassant les cent dollars pendant la crise de 2008. Cette inflation du
prix du brut joue un rôle majeur dans le déclenchement de cette crise : elle
draine les budgets des ménages américains modestes et endettés, et justifie
une hausse du taux directeur de la Fed qui va rendre de plus en plus délicat le
financement des prêts immobiliers, et en particulier celui des funestes
subprimes.

L’inexorable prépondérance du Golfe dans


le nouveau jeu multipolaire
2008 est aussi l’année du franchissement du pic historique de la production
mondiale de pétrole conventionnel, le pétrole liquide classique qui constitue
toujours les trois quarts de la production mondiale de brut. Le boom
spectaculaire de la principale forme de pétrole non conventionnel à partir de
2010 autorise les États-Unis à se mettre relativement en retrait au Moyen-
Orient5.
Les atermoiements de l’administration Obama pour intervenir face à
Bachar al-Assad en Syrie n’ont pas arrangé les relations entre Washington et
la maison des Saoud. Au début de la guerre civile en Syrie, l’Arabie saoudite
s’inquiétait de voir Damas, Téhéran et Bagdad faire part de leur souhait
commun de construire un gazoduc qui permettrait d’acheminer jusqu’en
Méditerranée le gaz naturel iranien du très vaste champ offshore de South
Pars, que se partagent l’Iran et le Qatar. Ce projet confirme le renforcement
d’un axe Iran-Irak-Syrie fermement dominé par Téhéran, avec l’appui
vigilant de Moscou.
Les hésitations de Washington n’ont laissé que provisoirement place à une
intervention plus ferme de l’armée américaine, le temps de reprendre à
Daech, entre octobre 2016 et juillet 2017, le contrôle de la région de
Mossoul, un territoire dépositaire d’une partie substantielle des très amples
réserves de brut de l’Irak.
Pétroliers chinois et russes se sont avancés dans le vide (relatif) laissé par
les États-Unis en Irak, en particulier dans les champs de Rumaila et Qurna
West, où PetroChina, CNOOC et Sinopec côté chinois, Lukoil, Gazprom et
Rosneft côté russe se sont taillé des parts de rois, au cours de la vente aux
enchères de concessions proposées par Bagdad en juin 2009, après de
longues années de troubles confinant souvent à la guerre civile. Des
concessions que, pour des raisons à la fois sécuritaires et économiques, les
majors occidentales n’ont pas voulu, su ou pu largement s’arroger, malgré le
déclin de nombreux champs ailleurs que dans le Golfe.
L’avancée des pétroliers russes et chinois est un phénomène nouveau au
Moyen-Orient. Il se manifeste par la part prépondérante de la Chine parmi les
clients du pétrole iranien, et par le soutien afférent de Pékin à Téhéran. Il se
manifeste aussi par valse-hésitation que dansent Riyad et Moscou, et par la
constitution de l’« OPEP + », une organisation informelle mais très puissante
lorsqu’elle parvient à s’aligner, puisque ses membres contrôlent près de 60 %
de la production et 80 % des réserves mondiales. Constituée pour la première
fois lors d’un sommet à Alger en septembre 2016, cette organisation
rassemble tous les pays de l’OPEP, le Mexique, quelques producteurs
asiatiques et surtout, derrière Moscou, l’ensemble des producteurs d’ex-
URSS (Russie, Kazakhstan et Azerbaïdjan). Elle a su, depuis 2018, limiter sa
production pour prévenir l’effondrement des cours que menaçait d’entraîner
le boom du pétrole de schiste américain ; une fermeture très partielle des
vannes a incidemment permis de maintenir à flot les opérateurs très endettés
dudit pétrole de schiste. Cette organisation a semblé voler en éclats au cours
de la crise de la Covid-19, mais peut-être de façon apparente et provisoire,
tant les intérêts communs demeurent puissants.
La raison fondamentale de l’avancée inédite de la Russie et de la Chine au
Moyen-Orient (ainsi qu’au Soudan pour la Chine et depuis peu en Libye pour
la Russie) pourrait-elle être le déclin de la production de pétrole
conventionnel très importante de la Chine depuis 2015 et de la production
russe promis pour la décennie 20206 ? Ces déclins pourraient justifier la
consolidation d’une vaste ellipse Moscou-Damas/Bagdad-Téhéran-Pékin,
dont les foyers énergétiques semblent occupés par les champs à fort potentiel
du sud de l’Irak, d’un côté, et de l’autre par ceux de Sibérie, vieillissants aux
pieds de l’Oural et en plein essor à l’Est, à portée de pipeline de l’Asie.
Quoi qu’il en soit, le golfe Persique devrait voir se renforcer sa place au
centre de l’échiquier énergétique mondial, bien souvent pour le malheur de
ses populations, tandis que les productions de pétrole conventionnel chutent
bien souvent ailleurs, et que, même avec la pérennisation incertaine de l’essor
du « pétrole de schiste », les États-Unis devraient demeurer importateurs nets
de brut. De reine en ce centre inexorable de l’échiquier pétrolier, l’Arabie
saoudite de Mohammed Ben Salman al-Saoud pourrait tenir le rôle du fou,
toujours sous la menace de la puissance iranienne voisine, hostile et acculée,
mais confortée par le soutien russe et chinois.

Pour en savoir plus


Matthieu AUZANNEAU, Or noir. La grande histoire du pétrole, La
Découverte, Paris, 2015.
John M. BLAIR, The Control of Oil, Vintage Books, New York, 1978.
BP, Statistical Review of World Energy 2020.
Larry EVEREST, Oil, Power and Empire. Iraq and the US Global
Agenda, Common Courage Press, Monroe, 2003.
Robert FISK, La Grande Guerre pour la civilisation. L’Occident à la
conquête du Moyen-Orient (1979-2005) (trad. de l’anglais par
Laurent Bury et alii), La Découverte, Paris, 2005.
Stephen KINZER, All the Shah’s Men. An American Coup and the
Roots of Middle East Terror, John Wiley & Sons, Hoboken, 2003.
Craig UNGER, House of Bush, House of Saud. The Secret Relationship
Between The World’s Two Most Powerful Dynasties, Scribner, New
York, 2004.
Robert VITALIS, America’s Kingdom. Mythmaking on the Saudi Oil
Frontier, Verso, Londres, 2009.

1. Il s’agit de l’Anglo-Iranian Oil Company (aujourd’hui BP), la Gulf Oil (qui fera plus tard partie de
Chevron), la Royal Dutch Shell, la Standard Oil Company of California (SoCal, devenue Chevron), la
Standard Oil Company of New Jersey (Esso, plus tard Exxon, fait maintenant partie d’ExxonMobil), la
Standard Oil Company of New York (Socony, plus tard Mobil, fait désormais également partie
d’ExxonMobil) et Texaco (fusionné plus tard avec Chevron).
2. Oliver MORGAN et Fayçal ISLAM, « Saudi dove in the oil sink », The Observer, 14 janvier 2001.
3. « Implications of worldwide population growth for U.S. security and overseas interests », National
Security Study Memorandum, Washington, décembre 1974, consultable sur <pdf.usaid.gov>, p. 41.
4. « National Security Directive 26 », <www.fas.org>.
5. Relativement, puisque deux porte-avions nucléaires et leurs escadres se relaient toujours dans le
golfe Persique, et que les chefs de la famille Saoud figurent toujours parmi les leaders politiques que les
présidents américains rencontrent le plus souvent.
6. Matthieu AUZANNEAU, « L’Union européennqe risque de subir des contraintes fortes sur les
approvisionnements pétroliers d’ici à 2030 », 23 juin 2020, consultable sur <http://theshiftproject.org>.
Les puissances au Moyen-Orient : dangereux nouveau
« grand jeu » ?

Frédéric Charillon
Professeur des universités en science politique (UCA), coordonnateur
des enseignements de questions internationales à l’ENA

Au crépuscule de la bipolarité, en 1990-1991, tout incitait les


observateurs à parler de Pax americana au Moyen-Orient. Une installation
militaire massive des États-Unis, alliés aux monarchies du Golfe, succédait à
la démonstration de force technologique de l’opération « Tempête du désert »
(une coalition de trente-cinq pays et près de 940 000 hommes, dont 535 000
Américains, qui avait libéré le Koweït de l’occupation irakienne). Trente ans,
quelques conflits, deux enlisements, plusieurs Printemps et guerres civiles
arabes plus tard, le décor a radicalement changé.
Une succession de surprises stratégiques a conduit à un désengagement
américain et européen, moins choisi qu’imposé par des revers nombreux.
Mais l’Occident n’a pas le monopole du déclin : les diplomaties arabes
s’effacent, elles aussi, pour laisser l’agenda aux politiques étrangères
régionales non arabes (Israël, Iran, Turquie). L’ensemble aboutit à un vide de
puissance dans une zone où la puissance a horreur du vide. Qui, alors, pour le
combler ? Moscou et Ankara s’y essaient avec quelque succès dont la
durabilité reste à démontrer, Pékin reste prudent mais actif, d’autres prennent
date timidement. Le « Grand Jeu » moyen-oriental reste confus, donc
d’autant plus dangereux, pour le plus grand bonheur des stratégies non
étatiques qui s’y déploient.

Échecs des recompositions régionales


La région ne s’est jamais distinguée par sa monotonie diplomatique. Mais
les trois dernières décennies, ouvertes sur l’espoir du processus d’Oslo
symbolisé le 13 septembre 1993 par la poignée de main Arafat-Rabin autour
de Bill Clinton, ont frappé par l’accumulation de déceptions et de reculs.
Dans une logique implacable, l’échec des stratégies déployées, des espoirs
ainsi développés puis déçus, a d’abord touché ceux qui en étaient les
promoteurs ou s’en autoproclamaient les parrains, à savoir les États-Unis et
l’Europe.
Trois étapes clefs ont rythmé cette dynamique.
Le processus de paix israélo-palestinien n’aura pas survécu à l’assassinat
d’Itzhak Rabin, au rejectionnisme de ses successeurs, ni aux guerres
intestines palestiniennes. Cet échec constitue un camouflet diplomatique pour
la puissance américaine, qui en était l’initiatrice et s’en voulait la garante.
Lancé par l’administration de George Bush senior, soutenu à bout de bras,
mais en vain, par Bill Clinton, ce processus a pâti de l’inversion progressive
de la relation patron-client entre Israël et les États-Unis. Washington semblait
devenu incapable de tordre le bras de son allié, qui dès lors refusa toute
concession. L’État hébreu a résisté à huit ans d’une administration Obama
critique de la colonisation. Et le Premier ministre israélien Benyamin
Netanyahou est venu critiquer la politique régionale (notamment iranienne)
du président américain, en janvier 2015, chez lui, devant le Congrès, sans le
rencontrer, ni l’informer préalablement. L’alignement de Washington sur Tel-
Aviv paraît culminer ensuite avec l’administration de Donald Trump, auteur
d’un plan de paix largement inacceptable pour la partie arabe, après de
nombreuses décisions défavorables aux Palestiniens (comme le
déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem en mai 2018).
Autre tournant, militaire et stratégique celui-là : la guerre américaine en
Irak, lancée en 2003 tandis que se poursuivait la guerre afghane engagée deux
ans plus tôt. La chute de Saddam Hussein, à l’issue d’une guerre impopulaire
même chez les alliés de Washington, a laissé l’État effondré et coûté
beaucoup de vies et d’argent (dans le Military Times, en février 2020, Neta
Crawford, de l’université de Boston, chiffrait ce coût à près de
2 000 milliards de dollars). Le bilan est accablant du point de vue américain :
une crédibilité mise à mal par les mensonges de l’administration
néoconservatrice ; une image dégradée de la démocratie américaine après les
exactions commises (comme le scandale d’Abou Ghraib) ; un enlisement
militaire doublé d’une déstabilisation régionale. Car la disparition du verrou
irakien fit de Téhéran le grand gagnant de cette séquence, dans un Moyen-
Orient en feu.
À partir de 2011, les soulèvements arabes entraînèrent la disparition de
pouvoirs familiers de l’Occident, ou la survie d’autres au prix de destructions
majeures. Ils témoignèrent de l’absence de boussole de puissances qui,
quelques années plus tôt, s’estimaient encore faiseuses de roi ou de stabilité
dans la région. La chute de Ben Ali à Tunis montra les flottements de la
diplomatie française, et celle de Moubarak au Caire les hésitations de la
diplomatie américaine, au grand dam de son allié saoudien. L’aventure
libyenne qui aboutit à la destitution et à l’assassinat de Mouammar Kadhafi
commença par un apparent succès franco-britannique (le sauvetage de la ville
de Benghazi promise à la destruction), rendu possible par l’appui américain,
pour se terminer par le chaos que l’on sait, non sans que Barack Obama lui-
même après coup (dans une interview à The Atlantic, en avril 2016) ne
concédât que cette expédition voulue par ses alliés avait été une terrible
erreur. Quant à la situation syrienne, elle apparaît comme un cas d’école de
l’effacement occidental. De certitudes (que le régime de Damas allait tomber)
en effets d’annonce (les « lignes rouges » d’Obama sur l’usage des armes
chimiques), d’intransigeances (faire, comme Paris, du départ d’al-Assad le
préalable à toute discussion) en reculs (le renoncement américain à frapper le
régime syrien à l’été 2013), le camp occidental est sorti d’une histoire
syrienne désormais gérée, comme on le vit dès le processus d’Astana, à
Moscou, Téhéran ou Ankara. L’Occident a cumulé les erreurs : il pensait
avoir le monopole de l’initiative et donc le temps de tergiverser ; il a refusé
de communiquer avec les régimes honnis sans disposer d’alternative
crédible ; ses décisions ont souvent été inspirées par des visiteurs du soir aux
lubies très personnelles.
Le double effacement arabe et occidental
Faillite, donc, de la pensée stratégique, de la pratique diplomatique et du
savoir-faire militaire de l’Amérique et de ses alliés européens. Les initiatives
euro-méditerranéennes de Barcelone en 1995, pour accompagner un
processus de paix qui n’existait déjà plus, ont achoppé sur un agenda régional
trop dramatique pour les propositions techniques de l’Union européenne
(UE). La tentative sarkozyenne, en 2008, de relancer une « Union pour la
Méditerranée » sans suffisamment consulter au préalable les partenaires
européens, s’est heurtée au drame palestinien (opération israélienne Plomb
durci à Gaza fin 2008), puis aux révolutions de 2011. Aujourd’hui, l’Europe
ne prétend plus jouer de rôle, sauf à rappeler son attachement à des principes,
sans illusion sur sa capacité à les sauver encore : la France de François
Hollande organisa deux sommets à Paris sur la question israélo-palestinienne
(juin 2016 et janvier 2017) pour soutenir une solution à deux États, mais sans
les principaux protagonistes.
Plus étonnant, l’Amérique semble vouloir quitter un Moyen-Orient qui ne
lui réussit pas. D. Trump se retire de Syrie et envisage son retrait d’Irak (à
l’heure où il semble aussi concéder la victoire aux talibans afghans après
vingt ans de guerre). Il paraît camper sur la ligne d’un repli compensé par un
soutien inconditionnel à un réseau d’alliances régionales historiques que
l’administration Obama avait mis à mal : Israël, Turquie, Arabie saoudite,
Égypte notamment. En réalité, Barack Obama avait donné les premiers signes
de lassitude, cherchant à sortir les États-Unis de conflits déjà lourds pour
ouvrir d’autres fronts (comme en Syrie). Il avait également tenté de
promouvoir un « pivot » vers l’Asie, nouvel épicentre stratégique du monde
marqué par l’essor du peer competitor chinois.
Cette stratégie – ou non-stratégie – américaine de « restraint » souffre
d’une limite majeure : les alliés arabes qui, en d’autres temps, auraient pu être
des relais (ou des « gendarmes régionaux », comme on disait alors) d’une
politique américaine de « soft balancing » ou de « leadership from behind »
sont eux-mêmes sortis du jeu. Que reste-t-il en effet des grandes diplomaties
arabes, et de l’époque où Henry Kissinger pouvait proclamer « pas de guerre
sans l’Égypte, pas de paix sans la Syrie » ? La Syrie et l’Irak, ruinés, ne sont
plus en mesure de développer une diplomatie structurante. L’Égypte reste un
acteur important, mais panse les plaies de l’après-2011 : son autorité s’est
amenuisée à mesure que le contexte régional se complexifiait, et que son
appareil diplomatique était victime de recompositions internes. Toujours
capitale diplomatique de nombreuses médiations, Le Caire souffre d’une
ligne peu lisible, entre modération à l’égard d’Israël, alliance maintenue avec
Washington, rapprochement avec Moscou, alignement sur Riyad et les
Émirats dans une lutte acharnée contre les Frères musulmans.
Le Golfe pourrait voir naître un renouveau de la politique étrangère arabe.
L’Arabie fut l’auteur en 2002 d’une initiative de paix sous l’impulsion du roi
Abdallah, et l’actuel prince héritier, Mohammed Ben Salman, n’a pas caché
son ambition de construire une nouvelle stratégie saoudienne. Mais celle-ci
semble hypothéquée par son enlisement militaire au Yémen, l’effondrement
du prix du pétrole et une obsession anti-iranienne doublée d’une brouille avec
le Qatar, laquelle a achevé de fissurer le Conseil de coopération du Golfe
(CCG) depuis 2017. Doha, toujours actif comme médiateur régional et
poursuivant une politique d’influence culturelle (médias, financement de
projets dans l’éducation et les loisirs), religieuse et financière, se voit isolé
par son grand voisin (y compris par un blocus commercial) ; sa stratégie de
conquête est devenue une stratégie de contre-attaque, sinon de survie. Restent
les Émirats arabes unis (EAU), discrets mais influents, dont les compétences
militaires ont surpris au Yémen, dont les réseaux financiers sont puissants,
dont l’activisme religieux et politique est fort, qui ont installé des bases
militaires en Érythrée, au Somaliland, au Yémen, et sont présents en Libye.
Nous sommes loin d’un leadership incontesté capable de combler le vide.

Qui pour un Grand Jeu ?


La photo de famille de 2017, à Astana (capitale du Kazakhstan), disait
tout : les présidents iranien, turc et russe prenaient en main les négociations
sur la Syrie, sans les Occidentaux ni les Arabes. Sans garantie de succès
comme on le vit rapidement, mais dans une symbolique frappante. Le Grand
Jeu moyen-oriental venait de changer de mains.
Dès lors, plusieurs questions se posent. Les puissances occidentales sont-
elles définitivement hors jeu ? Elles ne sont pas parvenues à imposer leurs
solutions, mais des solutions autres peuvent-elles être imposées sans leur
accord ? Les puissances régionales non arabes, pour influentes qu’elles soient
dans la formulation de l’agenda récent, ont-elles les moyens d’aller au-delà
de quelques partitions individuelles à usage interne ? La Russie (dont on a
vanté le coup de maître en Syrie), la Chine (que l’on présente comme
puissance montante face à des États-Unis déclinants), ou d’autres (le Japon
ou l’Inde), souhaitent-ils jouer un rôle durable dans la région, au risque d’un
engagement politique coûteux ?
La question du repli américain est centrale. En Syrie, on a pu constater
qu’après avoir provoqué des désastres par leurs interventions militaires, les
États-Unis en provoquaient d’autres en se désengageant. Après l’hubris des
années Bush, la « patience stratégique » hésitante de l’administration Obama,
et le tumulte d’une présidence Trump dont des décisions clefs sont annoncées
sur Twitter, l’incertitude règne. Après Trump, l’Amérique devra reconstruire
une stratégie au Proche-Orient, mais avec quels alliés, quelle crédibilité et
quels moyens, puisque toutes les postures ont échoué ? Retrouver une marge
de manœuvre supposerait d’accepter un réengagement, de faire pression sur
Israël pour lui arracher quelques concessions, et de rassurer les alliés arabes
face à Téhéran, tout en réenclenchant le processus de dialogue iranien. Autant
dire une quadrature du cercle.
Les puissances régionales non arabes ne semblent pas prêtes à prendre le
relais du rôle longtemps revendiqué par l’Amérique. L’Iran a étendu son
influence dans un continuum qui va de l’Afghanistan à la Méditerranée (via
l’Irak en ruines, une Syrie dont le régime lui doit sa survie, et le Liban), avec
des relais au Yémen ou à Bahreïn. Mais le pays est diplomatiquement isolé,
soumis à des sanctions qui minent sa société, et en proie à des tensions
internes. Son influence s’exerce par des réseaux transnationaux, sans rôle
politique fédérateur. Israël est moins seul, qui a vu l’Arabie et ses alliés
sunnites se rapprocher de lui pour faire front commun contre Téhéran. Le
soutien américain est plus fort que jamais, et l’intransigeance de l’État
hébreu, qu’il s’agisse de menaces d’annexion (de la Cisjordanie) ou de
frappes militaires (comme en Syrie), continue d’imposer son rythme à
l’actualité méditerranéenne. Pour autant, la plupart de ces manœuvres
semblent désormais davantage dictées par les stratégies de survie politique
interne du Premier ministre en exercice depuis 2009 (plus une période de
1996 à 1999) que par une vision internationale.
Au début de l’été 2020, la Turquie semblait un candidat sérieux au statut
de nouvelle puissance régionale. Engagée militairement en Syrie (et
inflexible sur le dossier kurde), devenue un « game changer » en Libye par
son soutien militaire au Gouvernement d’union libyen (GNA) contre le
maréchal Haftar (pourtant soutenu par l’Arabie, les Émirats, la France et la
Russie), la Turquie a également envoyé des troupes spéciales dans le nord de
l’Irak. Les progrès de son influence culturelle en Méditerranée arabe
(notamment par des séries télévisées très politiques faisant l’éloge d’un âge
d’or ottoman), le soutien croissant (en phase avec le Qatar) à des réseaux
religieux proches des Frères musulmans pourraient suggérer qu’une politique
étrangère s’apprête à restructurer la région.
Mais, là encore, des obstacles se dressent. Lorsque Ahmet Davutoglu était
ministre des Affaires étrangères (avant de devenir un critique du président
Erdogan), le pays espérait mettre en place une politique de « zéro problème
avec les voisins ». Son environnement stratégique compte désormais zéro
voisin sans problèmes. Membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique
nord (OTAN), toujours officiellement candidat à l’UE et partenaire
stratégique d’Israël, Ankara provoque ses alliés (en s’opposant aux Kurdes
qui ont combattu l’État islamique, ou en tentant d’intimider la marine
française en Méditerranée lors d’une opération de contrôle de l’embargo des
Nations unies sur les livraisons d’armes à la Libye, en juin 2020), engage un
bras de fer avec l’UE sur la gestion des flux de migrants, et accuse Israël de
terrorisme d’État ou de génocide. Là encore, la posture paraît surtout dictée
par la volonté de restaurer l’autorité présidentielle en interne.
Parmi les puissances extérieures, la Russie est présentée comme
l’initiatrice possible d’une nouvelle donne. Vladimir Poutine entretient les
meilleures relations avec la plupart des régimes de la région, y compris les
plus opposés. La présence militaire russe en Syrie semble durablement
réactivée, et Moscou a prouvé qu’elle savait soutenir ses alliés, à l’heure où
beaucoup doutent de la fiabilité de l’alliance américaine. Mais, au-delà de
l’effet d’aubaine, la diplomatie russe n’a pas résolu le drame syrien, et a
enregistré un échec (peut-être provisoire) en Libye dans son soutien à Haftar.
Surtout, le pays a-t-il les moyens d’un engagement de long terme dans cette
région qui a épuisé des puissances extérieures bien plus riches que lui ? Le
souhaite-t-il seulement ? De nombreux experts russes jurent que non : les
États-Unis ont pris des coups au Proche-Orient, et il n’est pas question de les
prendre à leur place.
Les puissances asiatiques manifestent leur intérêt en implantant des bases
militaires à proximité (comme à Djibouti, avec une présence militaire
chinoise et japonaise). La Nouvelle Route de la soie passe nécessairement par
la Méditerranée, et l’on envisage, parmi les stratèges chinois, de proposer aux
Européens une escorte militaire conjointe des convois commerciaux
(proposition dont le succès est loin d’être assuré). Le Japon a accueilli des
pourparlers avec l’Iran (à Tokyo le 20 décembre 2019), suit de près ses
intérêts énergétiques, et mise sur une aide au développement qui promeut la
qualité et la durabilité pour faire pièce à la stratégie chinoise. L’Inde ne peut
pas non plus se désintéresser d’une région importante pour ses
approvisionnements énergétiques, et où travaillent nombre de ses
ressortissants (de 8 à 9 millions dans le Golfe). Les rencontres de Narendra
Modi avec les dirigeants moyen-orientaux sont fréquentes, et s’inscrivent
dans le cadre d’une nouvelle « Look West Policy ». Étrangement, ni Pékin ni
New Dehli n’ont été critiquées par le Moyen-Orient musulman pour leurs
politiques respectives, dans le Xinjiang ou à l’égard des musulmans indiens.
Tout cela ne suffit pas pour autant à faire stabilité.
On assiste en réalité à l’échec général des puissances étatiques, qu’elles
soient locales ou extérieures, qui ont affiché à plusieurs reprises un retard sur
les initiatives d’acteurs aussi déterminés que le Hezbollah, le Hamas, l’État
islamique, Al-Qaida, les Frères musulmans… Des acteurs en réseau, souvent
entrepreneurs de violence, mais jamais à court d’innovation stratégique, qui
parviennent à mobiliser, là où les discours d’État rencontrent une indifférence
sceptique. Des États en retard aussi sur les revendications populaires et les
dynamiques intellectuelles de sociétés qui évoluent bien plus vite que leurs
gouvernants.
L’avenir de la région pourrait se jouer davantage dans l’issue des
protestations populaires (comme au Liban, ou, plus loin, en Algérie), dans
l’impact de séries télévisées, dans le renouveau intellectuel ou l’activisme en
ligne, que dans les plans géopolitiques tracés à Washington, les coups de
poker tentés à Moscou, les discours réitérés à Bruxelles. Certaines capitales
régionales l’ont compris, qui ont tenté de capter ces mouvements en
transnationalisant leurs stratégies, à Doha, à Ankara, d’une certaine manière à
Riyad, même si les initiatives un temps envisagées ont dû être reportées. Sans
pour autant parvenir à reprendre la main, ni à combler le vide de puissance.

Pour en savoir plus


Fatiha DAZI-HÉNI, L’Arabie Saoudite en 100 questions, Tallandier,
Paris, 2018.
Jeffrey GOLDBERG, « The Obama Doctrine. The U.S. president talks
through his hardest decisions about America’s role in the world »,
The Atlantic Monthly, avril 2016.
IISS, « Is America Losing the Middle-East ? », Survival, vol. 61/5,
2019.
Jana JABBOUR, La Turquie. L’invention d’une diplomatie émergente,
CNRS Éditions, Paris, 2017.
John MEARSCHEIMER et Stephen WALT, The Israel Lobby and US
Foreign Policy, Farrar, Straus and Giroux, Londres, 2007.
Julien NOCETTI, « La Russie de Vladimir Poutine au Moyen-Orient.
Analyses d’une ambition de “retour” » (thèse), INALCO, Paris, 2019.
Barry POSEN, Restraint. A New Foundation for U.S. Grand Strategy,
Cornell University Press, Ithaca, 2015.
Eugene RUMER, Russia in the Middle East : Jack of All Trades,
Master of None, Carnegie Endowment for International Peace, Paper,
31 octobre 2019.
Le néoconservatisme américain : la déconfiture d’une
idéologie

Sylvain Cypel
Journaliste, spécialiste des États-Unis

Le 29 février 2020, les États-Unis annoncent avoir signé avec les talibans
un accord de retrait immédiat de 40 % de leurs forces d’Afghanistan, avant
l’évacuation totale d’ici à avril 2021. Ainsi se clôt la plus longue guerre de
l’histoire américaine. Ainsi se referme aussi l’une des grandes pages
idéologiques de cette histoire. Car l’intervention armée en Afghanistan (à la
tête d’une coalition emmenée par l’Organisation du traité de l’Atlantique
nord [OTAN]), en décembre 2001, n’était pas qu’une réponse des États-Unis
aux attentats gigantesques perpétrés contre eux le 11 septembre 2001 par Al-
Qaida, cette mouvance jihadiste radicale protégée par les talibans, qui
régnaient alors sur leur pays. Elle s’inscrivait dans une vision amplement
partagée à la Maison-Blanche, celle d’une tendance dont le reste du monde
commençait seulement à saisir l’importance : les néoconservateurs
américains.
Pour ceux-là, expulser les talibans du pouvoir n’était que le prélude d’une
entreprise immensément plus ambitieuse : ouvrir un « nouveau siècle
américain » qui verrait les États-Unis imposer à la planète une hégémonie
capable d’endiguer toute rivalité. Et le Moyen-Orient devait servir de rampe
de lancement à l’assouvissement de cette ambition. Un Moyen-Orient perçu
au sens large, comme il l’était dans de nombreux cercles orientalistes anglo-
saxons depuis le XIXe siècle, allant du Maroc aux confins de l’Inde. Car c’est
de cet espace qu’avait surgi la plus grave menace qu’affrontait la démocratie
américaine : Al-Qaida, incarnation de l’islamisme radical, ou
« islamofascisme », un terme dont un des théoriciens du néoconservatisme,
Norman Podhoretz, s’était emparé le premier (en l’appliquant à l’Iran). Face
à cet ennemi, pas question de transiger : il s’agissait de l’éradiquer
définitivement.
Dix-neuf ans plus tard, les États-Unis jugeaient donc n’avoir d’autre choix
que de négocier directement avec cet ennemi démoniaque et, mieux, de
signer un désengagement militaire de l’Afghanistan, tout comme les
Soviétiques avaient retiré leurs troupes, en février 1989, après dix ans de
guerre. Ainsi, après bien d’autres déboires, était scellé l’affligeant destin
d’une idéologie qui avait brièvement dominé la pensée géopolitique
américaine et voulu s’imposer au reste du monde.

Rejet radical du progressisme, expansionnisme


et hégémonisme
Cette idéologie avait surgi dans les années 1960-1970 autour d’une idée
qu’un de ses thuriféraires, l’Anglais Douglas Murray, définira de manière
lapidaire : « Les progressistes ont toujours tort, parce que le progressisme est
une métaphysique, une mythologie lamentablement aveugle aux réalités
humaines et politiques1. » De fait, le néoconservatisme est né d’un rejet
radical des politiques sociales menées par Franklin Roosevelt avec son New
Deal dans les années 1930 et poursuivies par les présidents américains des
années 1940-1960 avec la mise en place du Welfare State (l’État-providence).
Ces politiques se voulaient effectivement « progressistes », fondées au plan
socioéconomique sur la quête d’un « deal » – un contrat – entre les
possédants et les travailleurs, au bénéfice de tous. Les premiers idéologues
néoconservateurs s’attellent à rétablir le primat de l’individu sur le collectif.
En 1963, Irving Kristol juge ainsi « obsolète » l’État-providence, et avec lui
l’idée des subventions sociales2. Son confrère Daniel Patrick Moynihan
estime que la condition dégradée des Noirs américains n’est due ni à leur
histoire ni à leur discrimination, mais au fait qu’ils manquent du
« conditionnement culturel nécessaire pour concurrencer les Blancs ». Si
l’affaire est culturelle, les aides sociales n’y peuvent mais.
Mais bientôt le néoconservatisme trouve sa pleine mesure dans la
redéfinition de la place des États-Unis sur la scène mondiale. En toile de fond
se trouvent la guerre au Vietnam (1963-1975) et le rejet qu’elle suscite au
sein de la jeunesse. La lutte contre le communisme – et, plus globalement,
contre le progressisme – devient la colonne vertébrale des néoconservateurs
première version. Ils sont loin d’être seuls sur cette ligne aux États-Unis,
mais eux développent une vision très agressive de cet enjeu. Toute
conciliation avec des régimes communistes est perçue comme une
« capitulation », note l’historien Justin Vaïsse, directeur du Centre
d’analyses, de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay de 2013 à 20193.
Parallèlement, les néoconservateurs développent une vision expansionniste
de la promotion de la démocratie dans le monde, si nécessaire par la force.
Les États-Unis y jouent un rôle moteur et dirigeant justifié par leur destinée
« exceptionnelle ».
Avec l’avènement de Ronald Reagan, en 1981, les néoconservateurs
s’allient aux nationalistes agressifs, une tendance plus ancienne, déjà
représentés par deux figures appelées à une grande carrière : Dick Cheney et
Donald Rumsfeld. Ensemble, les deux tendances mettent en place une
coopération qui, avec la chute du mur de Berlin en 1989, les renforce dans
leur conviction. Charles Krauthammer, un des idéologues du
néoconservatisme, voit dans la fin du communisme le « moment unipolaire »
tant espéré. Washington n’a plus d’adversaire. Optimiste, en 1992, Francis
Fukuyama pronostique la « fin de l’Histoire » : le modèle de démocratie
capitaliste des États-Unis serait devenu indépassable. Plus pessimiste, Samuel
Huntington, la même année, soutient la thèse du « clash des civilisations ».
L’Amérique (et l’Occident avec elle) est confrontée à l’émergence de
nouvelles menaces : la Chine, l’islam, le monde « latino ». Les thèses
semblent antinomiques, alors que leurs auteurs sont tous deux
néoconservateurs. Comment l’expliquer ? L’un comme l’autre concluent que
seule l’hégémonie américaine est la garante du futur.
Les années 1990 sont marquées par la parution d’une profusion d’ouvrages
autour de ce thème aux États-Unis, et la création d’innombrables think tanks
néoconservateurs. Celui fondé en 1997 par Bill Kristol (le fils d’Irving), Paul
Wolfowitz et Richard Perle affiche la couleur sans complexe. Il se nomme
Projet pour un nouveau siècle américain. Ses membres ont une vision simple.
Ils « veulent une Amérique interventionniste, de façon unilatérale s’il le faut,
qui façonne le système international. […] L’Amérique ne doit pas laisser
s’éroder sa marge de supériorité, ni contre la Chine, ni contre d’autres
puissances », écrit Vaïsse4.
Très vite, cette vision s’accompagne de la légitimation de l’usage unilatéral
de la force face aux « tyrans », ces despotes qui ont pour particularité de ne
pas faire allégeance à Washington. Car seule l’Amérique dispose de la vertu
morale nécessaire pour mener une « croisade » émancipatrice et diriger le
monde au profit de tous. En 1996, deux porte-voix intellectuels du
néoconservatisme, Robert Kagan et William Kristol, publient dans Foreign
Affairs un article où ils présentent l’« hégémonie mondiale bienveillante »
(benevolent global hegemony) de leur pays comme relevant de l’ordre naturel
des choses et pouvant être légitimement imposée par la force5.

Le laboratoire moyen-oriental
Une fois le communisme désagrégé, l’école néoconservatrice fait du
Moyen-Orient son terrain d’expérimentation. Son choix est dicté par divers
motifs : l’importance, à l’époque, des ressources pétrolières de cette région
pour les États-Unis, le contentieux historique avec la République islamique
d’Iran, l’échec partiel ou l’inachèvement de la première guerre du Golfe
(1990-1991), qui n’a pas fait tomber Saddam Hussein, la défense des intérêts
d’Israël, « seule démocratie » au milieu de régimes despotiques, donc seul
allié fiable, etc.
Lorsque les attentats du 11 septembre 2001 surviennent, preuve est faite :
les États-Unis sont en première ligne d’une nouvelle menace planétaire. À
Washington, tout est en place pour passer à l’acte. Dix mois plus tôt, George
W. Bush est devenu président. À l’origine, il n’était pas néoconservateur,
mais il s’est entouré de nombre d’entre eux à la Maison-Blanche. Et Cheney
et Rumsfeld captent la vice-présidence et la Défense (où le néocon Wolfowitz
est numéro deux). Les années suivantes marquent le triomphe du
néoconservatisme. Progressivement façonnée, la « doctrine Bush » fait des
« États scélérats » (evildoers) la cible de sa réponse aux attaques, et théorise
la notion d’« attaque préventive », pourtant prohibée par le droit
international, comme norme acceptable selon les circonstances. Son
administration l’inscrit dès 2002 dans sa « Stratégie de sécurité nationale ».
« Nous ne pouvons faire confiance à la parole des tyrans. Si nous attendons
que la menace se matérialise complètement, alors nous aurons attendu trop
longtemps », déclare Bush devant les cadets de West Point, le 1er juin de la
même année6.
C’est au Moyen-Orient que le néoconservatisme manifeste de la manière la
plus flagrante sa propension idéologique. Une idéologie tend à écarter les
réalités qui ne corroborent pas ses thèses, et à fabriquer des pseudo-réalités
qui répondent à ses intérêts. Ce faisant, elle peut aussi s’adonner aux délices
du « fake » (un terme qui ne s’était pas encore imposé à l’époque). D’ailleurs,
celui qui passe pour le précurseur de la pensée néoconservatrice, le
philosophe et politologue Leo Strauss (1899-1973), avait théorisé le « noble
mensonge » par lequel les dirigeants éclairés amènent les peuples à soutenir
un objectif nécessaire. Les néoconservateurs en feront un usage immodéré,
parfois fondé sur le pur cynisme mais très souvent aussi sur l’ignorance et
l’autopersuasion de fabrications imaginaires.
La liste de ces fabrications est longue. Quelques universitaires de renom
leur donnent un vernis académique. Ainsi en va-t-il du concept de Grand
Moyen-Orient, qui réunit des populations souvent disparates tant sur le plan
ethnique que religieux et des régimes très différents. Il permet de définir une
immense zone stratégique d’intervention pour la « remodeler » (terme alors
utilisé), c’est-à-dire la soumettre politiquement et économiquement aux
intérêts américains. Le regard porté sur l’islam est du même ordre. Aux yeux
de Bernard Lewis (1916-2018), le célèbre orientaliste néoconservateur de
Princeton, comme pour son homologue Samuel Huntington, l’islam est
beaucoup plus une culture, une civilisation, qu’une religion. Et cette culture
est incompatible avec la démocratie. Cette thèse offre des avantages : elle
permet, par exemple, de transformer un nationaliste arabe laïque en
incarnation d’un « islam » réduit à une identité monolithique.
Autre notion utile littéralement fabriquée par les néoconservateurs : le
29 janvier 2002, dans son discours sur l’état de la Nation, George W. Bush
pointe l’ennemi, qu’il nomme « l’Axe du Mal » (Bush avait auparavant défini
les États-Unis comme l’incarnation du bien : « We are good », déclarait-il).
Cet « axe » est constitué de l’Irak, de l’Iran et de la Corée du Nord. Les deux
premiers, l’un sunnite et l’autre chiite, l’un laïque et l’autre pieux, se haïssent
et se sont fait huit ans de guerre (de 1980 à 1988). Quant au troisième, dirigé
par un despote communiste, ses rapports avec le Moyen-Orient sont plus que
lointains. Qu’importe ! Tous trois sont supposés être des suppôts d’Al-Qaida.
C’est cette alliance qui menace la démocratie, c’est contre elle que les
néoconservateurs les plus missionnaires entendent mener la Global War on
Terror (GWOT), la guerre mondiale au terrorisme, autre terme qui n’a pas de
réalité univoque.

Chronique de désastres annoncés


Les conséquences de ces fabrications seront désastreuses. Bientôt, de purs
mensonges les accompagnent. Si l’Iran reste pour les néoconservateurs l’État
le plus menaçant pour les intérêts des États-Unis dans la région, ceux-ci,
après la conquête de l’Afghanistan, font d’abord de l’Irak la cible privilégiée
de leur vindicte guerrière. Saddam Hussein est accusé de détenir des « armes
de destruction massive » (ADM). Les inspecteurs de l’Agence internationale
de l’énergie atomique (AIEA) n’en trouvent pas ? On invente de toutes pièces
une « filière nigérienne » de fourniture de matière fissile à l’Irak.
Des journalistes complaisants, telle la pitoyable Judith Miller du New York
Times, présentent comme des faits avérés des fakes inventés à la Maison-
Blanche. Bientôt, Colin Powell, secrétaire d’État, se ridiculise en présentant
au Conseil de sécurité une fiole censée « prouver » que Bagdad s’était doté
d’armes biologiques. Tout est en place pour allumer le deuxième étage de la
fusée néocon. Stratégiquement, l’Irak offre des perspectives autrement plus
vastes que l’Afghanistan pour « remodeler » l’espace arabo-musulman.
Bernard Lewis assure que la victoire promise poussera toute la région à
adhérer au modèle américain.
La focalisation des néoconservateurs sur l’Irak n’a pas attendu le
11 septembre 2001 pour se manifester. Dès 1992, Paul Wolfowitz, alors sous-
secrétaire à la Défense, avait prôné, dans un rapport confidentiel, le recours à
la « guerre préventive » pour renverser Saddam. En janvier 1998, il avait
rédigé avec Paul Kagan une « lettre ouverte » au président Bill Clinton,
signée par une vingtaine d’intellectuels néocons, l’enjoignant de renverser
Saddam d’urgence. Son régime n’avait aucun rapport avec Al-Qaida, et
alors ? On jurait le contraire. Le 20 mars 2003, une coalition militaire
hétéroclite à la dévotion de Washington, en l’absence de soutien des Nations
unies, envahit l’Irak. La guerre se résume à une avancée quasi sans
opposition des forces américaines jusqu’à Bagdad et au-delà. Quarante jours
plus tard, Bush déclare la victoire : « Mission accomplie ». Ni lui ni ceux qui
l’ont convaincu d’agir n’imaginent une seconde la suite des événements.
Le 7 septembre 2004, après avoir fouillé tout le pays, le chef des
inspecteurs américains confirme l’absence totale d’armes nucléaires,
chimiques ou bactériologiques sur le territoire irakien. Cela n’aura surpris ni
Dick Cheney, ni Donald Rumsfeld. Eux savaient que Saddam n’en disposait
pas, sinon ils n’auraient jamais pris le risque de lui faire la guerre… Mais le
pire restait à venir. La clé du succès en Amérique, lançait déjà Mark Twain
au XIXe siècle, c’est « beaucoup d’ignorance, beaucoup de confiance en soi ».
La politique néoconservatrice en Irak s’est distinguée par sa capacité à
s’autopersuader de la pertinence de ses propres présupposés.
Erreurs et échecs tragiques en cascades
Emplis de certitudes ignares, après leur « victoire », les néoconservateurs
multiplient les erreurs. La première consiste à démembrer non seulement les
services spéciaux de l’État baasiste, mais aussi son armée. Avant de se
disperser, officiers et soldats vident les arsenaux. Les armes, massivement
diffusées dans la société, contribueront grandement à la formation de
multiples milices armées.
Une autre erreur d’envergure sera de promouvoir le « nation building »,
l’édification du nouvel État irakien, en l’ancrant dans un système politique
ethno-confessionnel. Les conséquences seront catastrophiques, pour la
population irakienne d’abord, les milices ethniques ou confessionnelles
sombrant bientôt dans une guerre civile terriblement meurtrière, mais aussi
pour les Américains. Les chiites, communauté la plus nombreuse du pays et
réprimée férocement sous Saddam, prennent les rênes de l’État.
Résultat : l’Iran chiite limitrophe, perçu par les néocons comme leur
principal adversaire régional, que l’invasion américaine de l’Irak devait
isoler, émerge bientôt comme… le principal bénéficiaire politique de cette
invasion. Cette guerre devait être le premier acte d’une mise au pas de l’Iran,
avec pour finalité son changement de régime ; elle aboutissait à l’inverse.
Politique calamiteuse enfin, parce que c’est d’Irak qu’émergera bientôt
Daech, le nouvel étendard du jihadisme sunnite radical, successeur d’Al-
Qaida, ce monstre que l’occupation américaine devait annihiler. Plus
généralement, l’invasion américaine de l’Irak offrira au jihadisme radical
sunnite une formidable occasion de gagner en influence à travers le monde.
Si elle n’explique pas cette évolution à elle seule, elle y a très amplement
contribué. Quant à l’idée du « regime change » par la force, même ceux qui
sont restés néoconservateurs n’y font plus référence.
Pour ce qui est du bilan humain, la revue scientifique PLOS Medicine
estime en 2013 que cette guerre a causé 461 000 morts de 2003 à 2011 dans
la population irakienne, dont 60 % à 70 % lors d’actes de violence directe (et
7 500 morts parmi les forces d’occupation). Le coût de cette guerre pour les
États-Unis avait été estimé en 2008 par le prix Nobel d’économie Joseph
Stiglitz à 3 000 milliards de dollars7. En juillet 2010, le président Obama,
successeur de Bush, signera un accord de retrait progressif des troupes
américaines. Il ne reste aujourd’hui que quelque 5 000 conseillers militaires
dans ce pays.
Le bilan de l’intervention en Afghanistan est presque plus lourd encore
politiquement. Malgré la présence d’une force internationale qui atteindra fin
2011 un pic de 150 000 soldats, dont 100 000 Américains, et la mise en place
de gouvernements afghans successifs à leur dévotion, jamais les États-Unis
ne parviendront à stabiliser le pays ni à juguler les talibans. Peu après son
entrée en fonction, en janvier 2009, Barack Obama était déjà convaincu que
cette guerre-là était ingagnable. Selon le think tank européen International
Council on Security and Development, la même année, les talibans
contrôlaient toujours 72 % du territoire afghan après huit ans de guerre. Et
tous les spécialistes estiment que le retrait total annoncé des forces
américaines, s’il a lieu, sera le prélude au retour inéluctable des talibans au
pouvoir. En Afghanistan et en Irak, le « wilsonisme botté », pour citer Pierre
Hassner, se solde par de cinglants échecs. Francis Fukuyama écrira
cruellement, en forme d’épitaphe d’un néoconservatisme qu’il avait fini par
abandonner : « Quand votre seul instrument c’est le marteau, tous les
problèmes ont l’air de clous8. »
Quant au reste de l’espace arabo-musulman, les guerres en Afghanistan et
en Irak n’expliquent pas à elles seules le chaos et les guerres civiles qui se
sont généralisés au Moyen-Orient ces vingt dernières années. Mais elles y ont
énormément contribué. Au point que les États-Unis, qui furent la puissance
étrangère dominante dans toute cette région durant plusieurs décennies, y ont
perdu leur place historique. L’administration Trump, après celle d’Obama, ne
rêve que de s’en désengager – sans pouvoir mettre en œuvre cette
perspective. Faut-il en conclure à la disparition annoncée de la mouvance
néoconservatrice américaine ? Certes, la mission civilisatrice des États-Unis
est totalement absente de l’esprit d’un Donald Trump, spontanément plus
proche des nationalistes protectionnistes à la Lindbergh. D’ailleurs, avant son
élection, en 2016, certains néoconservateurs comme Kristol et Kagan avaient
appelé à élire son adversaire Hillary Clinton, qui n’était pas si éloignée d’eux
sur certains thèmes. L’élection en 2016 de Trump, qui n’avait cessé de
rappeler son hostilité à la guerre en Irak, a signifié à la fois l’échec du
néoconservatisme et celui du néolibéralisme d’Obama dans les relations
internationales.
Cependant, si Trump a montré jusqu’à l’obsession combien il entendait se
départir de toutes les actions entreprises par son prédécesseur, il s’est
volontiers fait l’héritier de certaines des propensions des néoconservateurs. Il
partage leur culte de la force et leur conviction du bien-fondé de l’hégémonie
américaine avec ce qui en résulte : le mépris pour le droit international et
l’attrait pour l’unilatéralisme, qu’il a réinstallé en majesté dans son rapport à
l’Iran et au conflit israélo-palestinien, deux thématiques sur lesquelles, là
encore, il rejoint les néoconservateurs.

Pour en savoir plus


Philippe DROZ-VINCENT, Vertiges de la puissance. Le « moment »
américain au Moyen-Orient, La Découverte, Paris, 2007.
Francis FUKUYAMA, After the Neocons. America at the Crossroads,
Profile Books, Londres, 2006.
Andrew HARTMAN, « The Neoconservative Revolution », in A War
for the Soul of America. A History of Culture Wars, University of
Chicago Press, Chicago, 2015.
Irving KRISTOL, Neoconservatism. The Autobiography of an Idea,
Free Press, New York, 1995.
Justin VAÏSSE, Histoire du néoconservatisme aux États-Unis, Odile
Jacob, Paris, 2008.

1. Douglas MURRAY, Neoconservatism. Why We Need It, Encounter Books, New York, 2006, p. 34.
2. Irving KRISTOL, « Is the Welfare State Obsolete ? », Harper’s, juin 1963.
3. Justin VAÏSSE, « Qui sont les néoconservateurs », Brookings Institution, Washington, 12 octobre
2012.
4. Ibid.
5. William KRISTOL et Robert KAGAN, « Toward a Neo-Reaganite Foreign Policy », Foreign Affairs,
vol. 75, no 4, juillet-août 1996.
6. WHITE HOUSE OFFICIAL PRESS SECRETARY, « President Bush Delivers Graduate Speech at West
Point, New York », 1er juin 2002.
7. Joseph STIGLITZ, The Three Trillion Dollar War. The True Cost of the Iraq Conflict, W. W. Norton,
2008.
8. Francis FUKUYAMA, After the Neocons. America at the Crossroads, Profile Books, Londres, 2006,
p. 63.
II. Jeux d’acteurs et enjeux

▶ Du décrochage de l’économie moyen-orientale par rapport à l’économie-monde


▶ Le réveil des sociétés
▶ La situation sanitaire au Moyen-Orient à la lumière de la pandémie de Covid-
19
▶ Coopération militaire, grandes puissances et ventes d’armes
▶ Les chrétiens et leurs connexions, des miroirs à multiples facettes d’une région
en mutation
▶ Les castes militaires et les services secrets au cœur de l’État et face au système
international
▶ Israël redéploie ses alliances internationales
▶ Le pari chinois
▶ Retour au Moyen-Orient, ou le succès du « pivot oriental » de la Russie
▶ De nouvelles interactions avec l’Afrique
▶ La Turquie d’Erdogan, ou le règne de l’arbitraire
▶ L’Union européenne se donnera-t-elle les moyens de faire respecter le droit au
Proche-Orient ?
▶ Le désengagement américain
Du décrochage de l’économie moyen-orientale
par rapport à l’économie-monde

Karim Émile Bitar


Directeur de l’Institut des sciences politiques de l’université Saint-
Joseph de Beyrouth, chercheur associé à l’IRIS

Le Moyen-Orient n’a rien d’une unité géoéconomique monolithique. Les


riches pétromonarchies du Golfe coexistent avec des pays en situation
économique et/ou financière très précaire comme l’Égypte, l’Irak, l’Iran ou le
Liban. Les États de la région (de quinze à vingt, selon les conceptions)
présentent des économies nationales dont le critère distinctif essentiel
demeure la production-exportation d’hydrocarbures.
Le poids financier et stratégique des pays disposant d’une rente pétrolière
et gazière n’a pas empêché le décrochage de l’économie moyen-orientale.
Près de dix ans après le déclenchement des Printemps arabes, la région est de
plus confrontée à l’onde de choc de la pandémie de Covid-19. Si ses
conséquences sanitaires y semblent moins graves qu’en Occident (même si le
bilan précis reste à faire, compte tenu du manque de données et de l’opacité
des régimes concernés), la crise affecte profondément des économies
structurellement fragiles. Elle accentue leur incertitude et leur ralentissement
dans une région marquée par le triple défi d’une faible croissance à long
terme du produit intérieur brut (PIB) par habitant, d’une situation
macroéconomique fragile et de marchés du travail disloqués.

Causes structurelles
La tension géopolitique qui anime la région constitue en soi un obstacle à
son développement. La pandémie de coronavirus n’a pas neutralisé les
conflits et tensions qui traversent les espaces nationaux et régionaux du
Moyen-Orient.
Depuis 1979, l’Iran et l’Arabie saoudite s’affrontent par procuration dans
une sorte de « guerre froide moyen-orientale ». Ces dernières années, celle-ci
s’est réchauffée dangereusement, à travers les conflits qui ébranlent le Yémen
(en guerre et situation d’« État failli ») et la Syrie (où le maintien au pouvoir
de Bachar al-Assad s’est imposé au prix d’une « vassalisation » de l’État),
mais aussi l’Irak (toujours englué dans une corruption endémique) et le Liban
(aujourd’hui en banqueroute). Une confrontation dont les explications sont
moins ethniques et religieuses que géopolitiques et économiques, et qui
s’inscrit désormais sur fond de cristallisation d’un axe Washington/Tel-
Aviv/Riyad.
La République islamique d’Iran fait ainsi face à une menace d’attaque
militaire contre ses installations nucléaires et à une récession économique
sévère provoquée par les sanctions imposées par l’administration Trump
depuis son retrait de l’accord sur le nucléaire de 2015. Après un pic de
tension atteint avec l’assassinat, en Irak, le 3 janvier 2020, de Qassem
Suleimani, commandant de la force Al-Quds des Gardiens de la révolution,
par les États-Unis, l’heure est à une apparente désescalade. Mais le « plan
Kushner » américain au sujet du conflit israélo-palestinien et sa
concrétisation, le 1er juillet, par l’annexion annoncée d’une partie substantielle
de la Cisjordanie ne peuvent que provoquer une nouvelle exacerbation des
tensions dans la région.
D’un côté, cette situation géopolitique conjuguant instabilité et tension a
renforcé les situations d’extrême pauvreté et de profondes inégalités sociales
et territoriales ; de l’autre, ces inégalités nourrissent elles-mêmes les tensions
et conflits sociopolitiques qui ont fait craindre aux régimes en place une
seconde vague de « soulèvements arabes », réclamant toujours la dignité face
aux forts taux de chômage chez les jeunes et les femmes, et face à une
pauvreté importante dans la plupart des pays. Même dans les élites
diplômées, les inégalités, déjà très prononcées, se sont accrues entre la
minorité détentrice de positions de rente sur le marché du travail des qualifiés
et la majorité (travaillant dans des services de proximité, les centres d’appel,
le tourisme…), acculée au déclassement ou à l’expatriation.
D’autres maux, structurellement associés aux systèmes rentiers, perturbent
ces sociétés : une dépendance-concentration monosectorielle de l’économie et
des finances nationales (l’exploitation-exportation des hydrocarbures
représente jusqu’à 95 % des ressources en devises, et de 60 % à 80 % des
recettes budgétaires), une polarisation sur peu de secteurs (exploitation des
hydrocarbures, tourisme,…), des taux d’emploi et de productivité parmi les
plus faibles au monde, une gestion rentière des ressources et un secteur privé
peu compétitif en raison du faible niveau d’investissement et d’une
corruption synonyme de confiscation des revenus nationaux par des élites
prédatrices, et de redistribution arbitraire, dans des contextes inégalitaires et
segmentés.
Nombre de ces maux structurels sont paradoxalement liés à la puissance
énergétique de plusieurs pays de la région. Le Moyen-Orient continue
d’abriter les principales réserves de pétrole et de gaz. Ces dernières années,
l’augmentation de la demande mondiale a été principalement portée par les
pays asiatiques. De nouveaux liens énergétiques et économiques se sont tissés
entre les pays du Golfe et l’Asie. Toutefois, comme le montre la crise
provoquée par la pandémie de Covid-19, les pays producteurs du Moyen-
Orient sont particulièrement vulnérables à l’évolution des cours du baril.
Toute baisse drastique trahit les limites d’un modèle de développement
dépendant de la rente des hydrocarbures et dont l’État est le principal moteur.
La forte volatilité des prix du pétrole complique les rééquilibrages
budgétaires. Elle pourrait retarder les programmes d’investissement dans les
pays exportateurs et entraver les réformes des subventions dans les pays
importateurs en augmentant l’incertitude associée aux futures sources de
revenus et de recettes. Elle a confirmé la vulnérabilité du modèle des
monarchies du Golfe : leurs économies sont encore peu diversifiées (reposant
sur les seuls revenus des exportations d’hydrocarbures) et rétives aux
activités productives ; la concentration du pouvoir et des richesses creuse les
inégalités, favorise la corruption et les pratiques clientélistes.

Facteurs conjoncturels
Le Moyen-Orient est confronté à un double choc. La propagation de la
pandémie de Covid-19, associée à l’effondrement des prix du pétrole,
déstabilise les économies et modifie profondément les prévisions de
croissance1. En effet, les prévisions du 1er avril 2020 donnaient à penser que
ces deux chocs coûteraient environ 3,7 % du PIB régional pour 2019 (environ
116 milliards de dollars). Si la perspective d’une récession de l’économie
officielle et informelle se précise, elle devrait s’accompagner d’une
augmentation des besoins sociaux et donc des dépenses sociales, avec en
filigrane la montée de déficits publics dans un certain nombre de pays au
bord du point de rupture budgétaire (Liban, Égypte).
Les pays du Moyen-Orient n’échappent pas aux mécanismes
d’interdépendance des sociétés et économies nationales, en particulier en
période de crise. Au contraire, ils sont particulièrement impactés. Ainsi, les
pays pétroliers voient leurs ressources sérieusement amputées, tandis que
leurs charges restent fortes, voire augmentent. Ils sont ainsi doublement
pénalisés : par la chute des cours et par la forte diminution de la demande –
de l’ordre de 30 % – compte tenu de la paralysie des économies. Ceci ne sera
pas sans conséquences pour les pays (l’Égypte, Bahreïn) qui bénéficient du
soutien de l’Arabie saoudite, du Qatar ou des Émirats arabes unis (EAU)2.
Cet impact est d’ores et déjà spécialement lourd pour l’Arabie saoudite,
dont la mise en œuvre de l’ambitieuse Vision 2030, déjà mal engagée, risque
d’être remise en cause. L’effondrement des cours du pétrole est ressenti
directement par les exportateurs et indirectement par les importateurs, en
raison de la réduction des envois de fonds, des investissements et des flux de
capitaux dans la région. La pandémie due au coronavirus a marqué un coup
d’arrêt à la croissance de la consommation d’or noir par les économies de la
planète. La baisse tendancielle des prix du pétrole est un phénomène
structurel antérieur à la pandémie de coronavirus, mais que celle-ci a amplifié
en mettant l’économie mondialisée – très gourmande en hydrocarbures –
quasiment à l’arrêt. Ainsi, en avril 2020, la demande a chuté de 30 %, une
première dans l’histoire. La crise de l’or noir a précipité les cours du baril à
des niveaux très bas – et même négatifs pendant deux jours…
Si l’Arabie saoudite vacille, la crise du pétrole aura des effets encore plus
graves pour des pays dont les économies sont moins solides et tout aussi
dépendantes de cette ressource, comme l’Irak. L’Iran, pays de loin le plus
touché par la pandémie dans la région, déjà étranglé par les sanctions
économiques américaines, devrait également en sortir plus affaibli encore.
Pour des pays comme l’Égypte et la Jordanie, dont la situation économique
était déjà chancelante, la pandémie devrait avoir un fort impact sur
l’important secteur du tourisme et, potentiellement, sur les aides que l’État
reçoit de l’étranger, en particulier des pays du Golfe. Car elle semble bien là,
la principale rupture géopolitique de l’épidémie pour la région : la fin de
l’âge d’or pour les pétromonarchies du Golfe et tout ce que cela implique
pour l’écosystème régional.
La pandémie mondiale affecte d’autres secteurs stratégiques pour la région.
Ainsi, le tourisme (y compris religieux) est directement impacté, alors que
l’économie de certains pays comme l’Égypte, la Turquie, Israël ou le Liban
en dépendent en partie. D’autres pays, qui se sont engagés dans une politique
d’ouverture et d’investissements lourds dans ce secteur (EAU, mais aussi
l’Arabie saoudite), voient leur stratégie de diversification économique
affectée. D’autant que les compagnies aériennes du Golfe (Emirates, Gulf
Air, Qatar Airways, Ettihad) pâtissent elles-mêmes de la chute des flux
touristiques.

Un nouveau modèle de développement


en perspective ?
L’Arabie saoudite est la première économie de la région, avec un PIB
estimé à environ 779 milliards de dollars en 2019. Les ambitions affichées
par le prince héritier Mohammed Ben Salman tendent à inscrire ce leadership
dans le cadre d’un nouveau modèle de développement – préfiguré par les
EAU – conjuguant officiellement « ouverture » et « investissement » dans
des secteurs porteurs dans l’économie-monde du XXIe siècle.
L’économie rentière ne peut plus assurer les équilibres politiques,
notamment en raison de l’explosion démographique de la région.
Profondément enracinée, cette structure s’inscrit désormais dans des
stratégies alliant investissements dans les infrastructures et services publics,
d’un côté, et ouverture et libéralisation de l’économie, de l’autre. En outre,
des réformes structurelles, visant notamment à renforcer la gestion budgétaire
et à améliorer le climat d’investissement, sont en cours, notamment dans de
nombreuses économies du Conseil de coopération du Golfe (CCG).
En Arabie saoudite, l’heure est plus que jamais à l’austérité budgétaire :
non seulement c’est la fin de la hausse continue des salaires et des primes des
fonctionnaires (pour acheter la paix sociale), mais les subventions sur l’eau,
le carburant et l’électricité sont largement ponctionnées. L’Arabie saoudite et
les EAU sont contraints de passer d’un système d’économie rentière à un
système d’économie productive, alors que la stratégie d’une financiarisation
de l’économie est ancrée au sein des élites. Ces pays doivent relever le défi
de l’éducation, de l’innovation et de l’industrialisation, ce qui nécessite
d’importants investissements Les principales incertitudes portent sur la
capacité de ces régimes à faire du secteur privé le moteur d’une nouvelle
croissance économique et à s’adapter à l’accroissement démographique et à
l’afflux massif de jeunes sur le marché du travail.
Actuellement, l’économie saoudienne est très dépendante des
hydrocarbures : le pétrole représentait presque 67,9 % du revenu de l’État en
20193. Ses ressources en hydrocarbures font du royaume le premier pays
producteur mondial de pétrole (et le deuxième exportateur). Dès avril 2016,
Mohammed Ben Salman avait annoncé la création d’un fonds de
2 000 milliards de dollars pour construire une économie post-pétrole. La
transition vers un nouveau modèle devient urgente. L’Arabie saoudite a ainsi
lancé son premier grand emprunt sur les marchés financiers internationaux. Il
s’agit pour Riyad de lever jusqu’à 15 milliards de dollars sur cinq, dix et
trente ans.
Une décision qui en annonce une autre : une large ouverture aux capitaux
étrangers et une volonté de diversification des investissements et des secteurs
d’activités (y compris dans les services). Dans le cadre d’un forum
économique baptisé « Davos dans le désert », le prince héritier récidive avec
la volonté affichée de réaliser un plan de réformes économiques et sociales
baptisé « Vision 2030 », dont le niveau d’investissement est chiffré à
500 milliards de dollars… Le projet consiste à créer une mégalopole
ultramoderne, NEOM, dont le développement écologique est appelé à
s’appuyer sur les nouvelles technologies. Une telle cité serait ancrée au cœur
d’une zone économique au bord de la mer Rouge, qui devrait couvrir
26 000 kilomètres carrés et s’étendre sur trois États différents (Arabie
saoudite, Jordanie et Égypte).
Le secteur énergétique est au centre de la stratégie de diversification
économique des EAU et de l’Arabie saoudite. La croissance économique et
démographique se traduit par des besoins croissants en électricité, amplifiés
par le réchauffement climatique, dont l’usage immodéré des hydrocarbures
est la cause principale et la désertification l’effet majeur dans la région. La
stratégie énergétique des EAU et de l’Arabie saoudite comporte trois volets
principaux : l’extension de la part du gaz dans le mix énergétique, la
diversification du mix électrique avec le déploiement des énergies nouvelles
(renouvelables et nucléaire) et l’amélioration de la gestion de la demande et
de l’efficacité énergétiques, le gaspillage énergétique étant très important. Il
s’agit de couvrir les importants besoins en énergie, de réduire la
consommation nationale de pétrole, et donc de dégager des revenus
supplémentaires d’exportation tout en développant une base industrielle. Il
existe une vraie volonté politique d’atteindre les objectifs liés au
développement des énergies renouvelables, nucléaire et gazière, et de mettre
en place des standards d’efficacité énergétique, à condition que ceux-ci ne
soient pas trop contraignants pour l’activité économique.

Pour en savoir plus


Denis BAUCHARD, « Le chaos proche-oriental à l’épreuve du
coronavirus », Boulevard extérieur, mai 2020.
Melani CAMMETT, Ishac DIWAN, Alan RICHARDS et John WATERBURY,
A Political Economy of the Middle East, Routledge, New York, 2018.
Ishac DIWAN, Crony Capitalism in the Middle East, Business and
Politics from Liberalization to the Arab Spring, Oxford University
Press, Oxford, 2020.
FMI, Regional Economic Outlook, Middle East and Central Asia,
Washington, avril 2020.
Alexandre KATEB, Les Économies arabes en mouvement. Un nouveau
modèle de développement pour la région MENA, De Boeck, Louvain-
La-Neuve, 2019.
Hugo LE PICARD, « Les économies du Golfe et la transition
énergétique. Vers une ère post-pétrolière ? », Politique étrangère,
no 1, printemps 2020, p. 19-31.
Robert SPRINGBORG, Political Economies of the Middle East and
North Africa, Polity Press, Cambridge, 2020.

1. BANQUE MONDIALE, « 2020. Bulletin d’information économique : importance de la transparence


pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord ».
2. Denis BAUCHARD, « Le chaos proche-oriental à l’épreuve du coronavirus », <www.boulevard-
exterieur.com>, consulté le 25 mai 2020.
3. Hugo LE PICARD, « Les économies du Golfe et la transition énergétique. Vers une ère post-
pétrolière ? », Politique étrangère, no 1, printemps 2020, p. 19-31.
Le réveil des sociétés

Jean-Paul Chagnollaud
Professeur émérite des Universités

« Le peuple veut la chute du régime ! » Ce slogan, entendu presque


partout dans la région, appelle à un changement radical qui ne relève ni d’une
doctrine politique ni d’une idéologie. Il ne s’agit pas de révolutions partisanes
ou eschatologiques ancrées dans la certitude que leur confèrent leurs
postulats dogmatiques. Ce sont des révolutions citoyennes qui ne cherchent
pas tant à imposer un système de pensée qu’à penser, dans l’incertitude, un
système nouveau et pluraliste. Elles ne partent pas de rien. Le présent a une
histoire et une mémoire forgées tout au long des combats menés. Pour
réussir, elles doivent relever au moins trois grands défis.

Le défi de l’éphémère
« Le peuple veut » exprime tout à la fois le mouvement et la détermination.
L’élan révolutionnaire unifie, galvanise et peut aller jusqu’à une forme de
ferveur incandescente qui soude ses participants dans l’euphorie de l’action.
L’occupation massive de la rue, le déferlement en cortèges, le rassemblement
au cœur de la capitale, lieu par excellence du pouvoir, comme la place Tahrir
au Caire, procurent à tous l’intense satisfaction d’acquérir enfin une visibilité
politique. Les protestataires s’approprient l’espace public pour exiger liberté,
dignité et reconnaissance sociale.
Leur hétérogénéité se fond dans la manifestation où se côtoient des
étudiants, des ouvriers, des syndicalistes, des intellectuels, de jeunes Frères
musulmans opposés à l’attentisme de leurs dirigeants, des salafistes étonnés
d’être là puisqu’ils ne font pas de politique, des jeunes sans emploi malgré –
ou… à cause de – leurs diplômes1 et nombre de gens issus du secteur
informel. Si la jeunesse domine, d’autres générations manifestent. Elles
retrouvent là l’espérance d’autrefois et le souvenir de leurs combats passés
revivifiés dans cette nouvelle dynamique. Bien que fatigués par les luttes
menées en vain ou dans lesquelles ils n’ont pas osé s’engager, tous veulent y
croire encore. Ces femmes et ces hommes sont aussi unis par leur
dépassement de la peur : « Nous n’avons rien à perdre. » Ils préfèrent risquer
leur vie plutôt que de la poursuivre dans les conditions qu’ils dénoncent. En
Syrie, dès le début, à Deraa puis à Homs, Deir Ezzor ou Lattaquié, des
contestataires venaient en masse, alors que le régime faisait déjà tirer à balles
réelles pour tuer.
Partout aussi, l’humour est omniprésent. Malicieux et subversif, il
désacralise le raïs et fait oublier un moment les dangers encourus. Quand les
participants au Hirak en Algérie sont repoussés par des canons à eau, ils
crient « Donnez-nous de l’eau et du savon2 ! » On entend à Beyrouth « On
veut Allah mais sans son parti [le Hezbollah] ! »
L’énergie que donnent le nombre, l’intensité des solidarités, la conviction
que tout est possible, la présence massive des médias internationaux, la fierté
de participer à un mouvement qui dépasse les frontières et, plus que tout sans
doute, le sentiment de recouvrer sa dignité si souvent humiliée par le
« nidham » (le système) produisent une force capable de balayer les
gouvernants déchus de leur légitimité. Le peuple veut la chute du régime et
finit par obtenir – la nuance est capitale – le départ de ceux qui l’incarnent.
En 2011, le 14 janvier, Zine el-Abidine Ben Ali s’enfuit ; le 11 février, Hosni
Moubarak se retire ; et, le 20 octobre, Mouammar Kadhafi est arrêté et
assassiné. Le 25 février 2012, Ali Abdallah Saleh démissionne. Le 2 avril
2019, Abdelaziz Bouteflika met fin à son mandat et le 11 avril Omar el-
Bachir est destitué. À eux six, ils ont cumulé plus d’un siècle et demi de
pouvoir ! Mais un raïs n’est pas à lui seul un régime qui, lui-même, ne se
confond pas avec l’État.
Si tous ont été emportés, le contraste est énorme d’un pays à l’autre. La
Libye et le Yémen ont sombré dans la guerre. L’Algérie et l’Égypte ont
maintenu leur régime autoritaire. Seuls la Tunisie et le Soudan s’engagent
dans une difficile transition démocratique. En Syrie, le dictateur reste en
place. Le Maroc et la Jordanie ont répondu par des réformes sociales et
constitutionnelles ; l’Arabie saoudite et Bahreïn, par des répressions ciblées.
Malgré ce bilan, en 2019, d’autres protestations d’envergure se lèvent en
Algérie, au Soudan, au Liban et en Irak, très peu touchés par les révoltes de
2011.
Dans sa phase initiale, une révolution est une formidable ouverture des
possibles mais cette séquence est éphémère face à la brutalité parfois extrême
des rapports de forces et aux divisions internes.

Le défi de l’unité
Ces divisions sont toujours sociales et idéologiques, souvent
communautaires, parfois tribales.
La question de la structuration sociale au Moyen-Orient se pose en termes
spécifiques, car tout ou presque ramène à l’État qui, en prédateur, tient
l’économie pour en répartir le contrôle entre ses affidés. Ce processus s’est
beaucoup développé avec la libéralisation économique, dite infitah, des
années 1970 et atteint son paroxysme lorsqu’il s’agit d’économies de rente.
Ainsi se forme une classe dominante qui gravite autour de l’État et se
concentre autour de quelques clans familiaux, comme les Makhlouf en Syrie.
Les militaires y ont toute leur place – dans certains pays comme l’Égypte, ils
jouent un rôle économique déterminant. À côté de cette classe dominante et
en dehors de la fonction publique, très convoitée pour ses avantages, la
majorité de la population est soumise à l’arbitraire des réseaux clientélistes,
marginalisée dans les circuits économiques où règne une corruption
endémique et souvent réduite à vivre des ressources aléatoires du secteur
informel.
De ce terreau très composite ont surgi ces manifestants unis pour que ce
système « dégage », mais divisés sur les plans politique et idéologique. Un
grand déséquilibre caractérise les rapports de force politiques au sein de la
société civile : d’un côté, les islamistes – eux-mêmes partagés entre Frères
musulmans et salafistes – et, de l’autre, une myriade de positions allant de la
gauche la plus radicale à la droite la plus libérale. En Égypte, les législatives
de 2011-2012 donnent 44 % au Parti de la liberté et de la justice (Frères
musulmans) et 22 % à celui de la Lumière (salafistes). Le reste des voix s’est
dispersé entre une vingtaine de formations qui ont obtenu moins de 5 % des
suffrages, à l’exception du Néo-Wafd (8 %), successeur du grand parti Wafd
(Délégation).
En Syrie, l’opposition regroupée fin 2011 au sein du Conseil national
syrien est fragmentée en de multiples groupes d’un côté et, de l’autre, les
Frères musulmans majoritaires soutenus par la Turquie. Ces contradictions
sont ici aggravées par les appartenances communautaires et ethniques. Le
pouvoir des Assad s’arc-boute sur la communauté alaouite (10 % de la
population) pour dominer une société majoritairement sunnite et des
minorités comme les Kurdes (10 %), les Druzes (3 %) ou les chrétiens (1 % à
2 %). Dès le début du conflit, le régime accentue ces clivages, instrumentalise
les référents identitaires, faisant du communautarisme une stratégie de
combat.
Des divisions d’ordre tribal s’y ajoutent parfois, comme en Libye et au
Yémen, où la complexité de la situation serait incompréhensible sans prendre
en compte ce facteur central de la vie politique.
Toutes ces contradictions altèrent gravement la possibilité d’une unité
politique entre les adversaires d’un régime qui les attise. Se pose alors la
question de la violence à laquelle aucune révolution n’échappe.

Le défi de la violence
Si « le peuple » est d’emblée fragilisé, l’État face à lui détient le monopole
de la violence qui n’est en rien légitime. Sauf au Liban, tous ces régimes sont
autoritaires et s’imposent par la peur, voire la terreur. Les multiples services
de renseignement (mukhabarat) chargés de la surveillance systématique de la
société jouissent d’une totale impunité3. L’individu se retrouve donc seul face
à l’État. N’importe qui, n’importe quand, peut être happé et broyé par ces
machines répressives. La société est ainsi « atomisée », au sens de Hannah
Arendt, et donc incapable de se structurer en créant des organisations
autonomes d’un pouvoir qui entend tout dominer.
En Syrie, depuis les années 1970, une « asabiya4 » alaouite faisant bloc
autour de son chef, Hafez al-Assad, s’est approprié l’État et considère que
« toute opposition est une trahison qui ne peut exister5 ». Ainsi Rif’at al-
Assad (frère de Hafez) déclare, au moment où, en juillet 1980, de violentes
contestations émanant des Frères musulmans secouent le pays : « Nous
détestons la guerre et les destructions qu’elle amène. Mais si nécessaire…
nous sommes prêts à engager cent batailles, à détruire mille citadelles et à
sacrifier un million de martyrs… pour le bien et l’orgueil de notre nation. »
En février 1982, pour en finir avec l’insurrection islamiste à Hama, l’armée
encercle la ville, la bombarde et en détruit une grande partie, faisant entre
10 000 et 40 000 morts. Trente ans plus tard, l’ensemble du pays sera visé.
Une violence inouïe se déchaîne en effet dès l’émergence de la révolution
en mars 2011. Le régime utilise tous les moyens pour l’écraser, avec bientôt
l’appui militaire massif du Hezbollah, de l’Iran et de la Russie. Arrestations
arbitraires, tortures érigées en système, bombardements ciblés sur les
habitations, les écoles et les hôpitaux. La suite tragique est connue et le bilan
terrifiant : des centaines de milliers de morts, des millions de déplacés et de
réfugiés qui ne pourront pas revenir avant longtemps puisque cet exode a
permis au pouvoir de changer la démographie du pays en la rééquilibrant au
profit des alaouites. Comme l’écrivait Michel Seurat, « dans sa fonction
répressive, l’État ne reconnaît plus que l’affiliation communautaire pour
distinguer le bon grain de l’ivraie6 ».
En Égypte, depuis l’époque de Nasser, l’armée restait en retrait de la
politique, avec un statut lui octroyant de multiples privilèges. En 2011, via le
Conseil suprême des forces armées (CSFA), elle a joué un rôle essentiel dans
la transition, ce qui, dans un premier temps, a consolidé sa légitimité auprès
des Égyptiens qui l’ont crue prête à jouer le jeu de la démocratie. Après les
élections de 2012 qui portent les Frères musulmans au pouvoir avec
Mohamed Morsi à la présidence, tout change. De jeunes révolutionnaires
créent le mouvement Tamarod et organisent des manifestations monstres
contre le nouveau pouvoir. Dans ce climat d’un puissant sursaut populaire,
l’armée intervient pour destituer un président pourtant élu au suffrage
universel. L’intervention se présente comme un « coup d’État
démocratique ». Étrange formule démentie dès le mois d’août par le massacre
de plusieurs centaines de manifestants partisans des Frères musulmans par les
forces du régime place Rabia al-Adaouia au Caire. En quelques semaines, le
général Sissi instaure un régime autoritaire coupable d’arrestations
arbitraires, de condamnations à mort en rafales, de tortures et de
disparitions…
Dans les monarchies du Golfe et en Jordanie, aucun des mouvements de
protestation observé ne s’est mué en processus révolutionnaire. Nulle part la
légitimité traditionnelle (au sens de Max Weber) des familles régnantes n’a
été contestée. Au pouvoir depuis des décennies, certaines se targuent même
de descendre du Prophète. Dans les pétromonarchies, elles ont utilisé leurs
énormes moyens financiers pour désamorcer les revendications. Le recours à
la force reste très limité, sauf à Bahreïn et en Arabie saoudite. Avec le soutien
militaire de Riyad, la dynastie sunnite des Khalifa a étouffé la révolte des
chiites de 2011 avec d’autant plus de violence qu’ils sont majoritaires dans le
pays. En Arabie saoudite, les chiites (10 à 15 % de la population) qui
demandaient que cessent les discriminations structurelles à leur encontre ont
subi une brutale répression et la condamnation à mort de nombreuses figures
de leur communauté.

Épilogue provisoire
Ces échecs ne marquent pas la fin de l’Histoire. En 2019, d’autres révoltes
ont surgi en Algérie, au Soudan mais aussi en Irak et au Liban.
L’Irak n’avait connu aucune mobilisation significative en 2011, l’agression
américaine de 2003 l’ayant plongé dans le chaos. De plus, les fractures
communautaires et ethniques y sont très profondes. Les sunnites,
minoritaires, ont toujours dominé le pays et relégué les chiites à la périphérie.
Après 2003, un gouvernement chiite a joué la carte du communautarisme
contre les sunnites. Quant aux Kurdes, longtemps réprimés par Bagdad, ils
ont construit, depuis 1991, une autonomie politique qu’ils entendent
conserver.
À partir d’octobre 2019, des milliers d’hommes et de femmes se
rassemblent à Bagdad, Nassiriya, Bassorah, Kerbala, Najaf pour exiger la
démission du Premier ministre Adel Abdel-Mahdi, qui incarne l’incurie
gouvernementale. Après l’avoir obtenue, la révolte se poursuit, réclamant un
changement de Constitution et une refonte de la loi électorale pour en finir
avec une classe politique corrompue. Si ce mouvement revendique l’identité
irakienne, il se compose essentiellement de jeunes chiites. Les sunnites ne
bougent pas, de crainte d’être considérés comme des terroristes après le
ralliement de certains d’entre eux à Daech. Quant aux Kurdes d’Erbil ou de
Souleymanié, ils regardent les événements avec un intérêt distancié d’autant
que la jeunesse ne parle plus l’arabe depuis bien des années. Outre les
fractures communautaires, le mouvement se heurte à une répression qui, en
quelques mois, fait plus de 500 morts, des dizaines de milliers de blessés et
un nombre indéterminé de disparitions et d’assassinats. Cette répression est le
fait de l’État et de milices qui lui sont liées mais qui dépendent aussi de
l’Iran, dont les manifestants dénoncent la domination : « Iran dehors ! »,
« Iran dégage ! »
Toujours en octobre 2019, un vaste mouvement populaire se forme au
Liban contre un système sclérosé, fondé sur le communautarisme, le
clientélisme et la corruption, et incapable de mettre en œuvre la moindre
politique publique, même la plus basique comme le ramassage des ordures, la
fourniture d’électricité ou la distribution d’eau potable. Comme en Irak, on
veut mettre « dehors les corrompus » et dépasser les clivages
communautaires en brandissant le drapeau national. Le mouvement a d’autant
plus de retentissement qu’il se déploie dans un contexte économique et social
d’une extrême gravité. La résilience du système risque cependant d’être forte,
tant les intérêts en jeu sont considérables : intérêts politiques et financiers des
chefs de clans communautaires qui en vivent, intérêts géopolitiques de
puissances régionales comme l’Arabie saoudite et l’Iran qui veulent que rien
ne change. Même si, jusqu’à présent, le mouvement n’a pas subi de
répression violente, le chemin à parcourir s’annonce particulièrement
difficile.

Au moment où ces lignes sont écrites, la planète est touchée par la


pandémie de Covid-19. Tous ces mouvements sont donc figés dans un
confinement général que les régimes autoritaires ne manqueront pas
d’instrumentaliser. Pour combien de temps ?

Pour en savoir plus


Hamit BOZARSLAN, Révolution et état de violence. Moyen-Orient
2011-2015, CNRS éditions, Paris, 2015.
Hayat Lydia YOUNGA, « La révolution arabe de 2011 », Confluences-
Méditerranée, no 77, printemps 2011.

1. En Égypte, en 2015, ces diplômés ont créé une association, Chômeurs en niveau master.
2. Akram BELKAÏD, « Les mots du Hirak », Orient XXI, 19 février 2020.
3. Dans les années 2000, on compte en Syrie un agent de sécurité pour 153 habitants de plus de 15 ans.
Voir Wladimir GLASMAN, « Les ressources sécuritaires du régime », in François BURGAT et Bruno
PAOLI (dir.), Pas de printemps pour la Syrie, La Découverte, Paris, 2013, p. 33-53.
4. Au sens où l’entend Ibn Khaldoun : esprit de corps ou solidarité de groupe.
5. Matthieu REY, Histoire de la Syrie. XIXe-XXIe siècle, Fayard, Paris, 2018.
6. Olivier CARRÉ et Michel SEURAT, Les Frères musulmans (1928-1982), L’Harmattan, Paris, 2001
(rééd. de l’ouvrage paru en 1983 chez Gallimard).
La situation sanitaire au Moyen-Orient à la lumière
de la pandémie de Covid-19

Agnès Levallois
Maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique
(FRS), vice-présidente de l’iReMMO, chargée de cours à Sciences
Po.

Dès l’annonce de la pandémie, la majorité des pays du Moyen-Orient ont


pris des mesures fortes telles que la fermeture des écoles (Irak, dès le
27 février ; Liban le 2 mars ; Émirats arabes unis [EAU] le 8 mars ; Syrie, fin
mars), des frontières (Israël – interdiction selon les pays de provenance –
24 février ; Jordanie 16 mars ; Liban 18 mars ; Koweït et Arabie saoudite mi-
mars ; Égypte 19 mars) puis le confinement. Les infractions sont fortement
sanctionnées (amendes et peines de prison) et un couvre-feu est imposé dans
plusieurs pays (Liban, Irak, Syrie, Égypte, Jordanie).
Les régimes étaient conscients de la faiblesse et/ou de l’inadaptation de
leur système de soins face à une telle crise. Les récits de ce qui se passait en
Iran, premier pays de la région touché et qui a sous-estimé l’ampleur de la
pandémie, les ont fortement inquiétés, à l’image du vice-ministre iranien de
la Santé, testé positif au lendemain d’une conférence de presse, le 24 février,
au cours de laquelle il paraissait fébrile. Trois mois après les premières
alertes, force est de constater que les pays de la région ont été relativement
épargnés à l’exception de l’Iran (13 032 morts au 14 juillet 2020) même si
des doutes existent sur la véracité des chiffres de certains pays.
La pandémie révèle les disparités et fortes inégalités de la région. Elle ne
touche pas les pays de la même façon, même si l’inquiétude est grande et
également partagée par les dirigeants tant les infrastructures sanitaires
seraient bien souvent insuffisantes en cas de dissémination du virus. Ils ont
donc très rapidement pris la mesure de la situation. Distinguons ceux qui ont
des systèmes de soins performants grâce aux ressources tirées de la rente
pétrolière – pays du Golfe –, ceux dont le système est dans un état
catastrophique en raison de la situation de guerre dans laquelle ils se trouvent
– Syrie, Yémen, Irak –, et ceux qui, comme l’Égypte ou le Liban, disposent
d’infrastructures dont la qualité varie en fonction des moyens financiers dont
dispose le citoyen, le secteur public n’étant pas en mesure d’offrir des soins
de qualité.

Les données de l’Organisation mondiale de la santé sur la Covid-19


au 14 juillet 2020

Cas recensés Nombre de


morts
Arabie saoudite 235 111 2 243
Bahreïn 33 476 109
Égypte 83 001 3 935
Émirats (EAU) 55 198 334
Irak 79 735 3 250
Iran 259 652 13 032
Israël 39 294 364
Jordanie 1 183 10
Koweït 55 508 393
Liban 2 419 36
Oman 58 179 259
Qatar 104 016 149
Syrie 417 19
Territoires occupés 7 441 41
palestiniens*
Yémen 1 502 425
* Selon la terminologie de l’OMS Occupied Palestinian Territory.

L’Égypte a néanmoins de l’expérience dans la gestion des épidémies avec


du personnel formé à la prévention et des installations permettant de placer
des malades à l’isolement, ce qui a peut-être permis de limiter la catastrophe
sanitaire. Il reste cependant extrêmement difficile de savoir ce qui se passe
exactement dans ce pays où la censure est forte. Officiellement, le bilan est
de 3 935 morts au 14 juillet 2020. L’hôpital public libanais tant décrié a été
mis en avant par les autorités pour gérer la crise mais, en fait, chaque chef de
communauté, à l’image du Hezbollah, a tenu à montrer qu’il prenait les
mesures nécessaires pour protéger les siens. Les pétromonarchies du Golfe
ont adopté des mesures draconiennes pour confiner la population, mais sans
prendre en compte sérieusement la situation des travailleurs immigrés qui
vivent dans des conditions précaires. Quant aux membres de la famille royale
saoudienne, par exemple, ils se sont isolés dans leurs palais en attendant
l’amélioration de la situation, les meilleurs hôpitaux du royaume leur
réservant des lits en cas de besoin.

Catastrophes en série dans les zones de conflit


La Syrie disposait d’infrastructures de santé correctes mises en place du
temps de Hafez al-Assad, comme c’était le cas en Irak sous Saddam Hussein.
En effet, les pouvoirs nationalistes arabes avaient établi des systèmes de santé
satisfaisants, qui ont été détruits par la logique néolibérale et les guerres.
Aujourd’hui, en raison des conflits qui agitent ces pays, les structures soit
n’existent plus, soit sont défaillantes. Le régime Assad n’a de cesse que de
bombarder, avec l’appui de l’aviation russe, les centres de soins et les
hôpitaux dans les zones rebelles, tuant de nombreux soignants. Un rapport de
l’organisation non gouvernementale (ONG) Réseau syrien pour les droits
humains révèle l’extrême vulnérabilité du pays en matière sanitaire, le faible
nombre d’hôpitaux en état de marche et le manque dramatique d’équipements
et de personnel médical – puisque 70 % des soignants ont fui à l’étranger. La
situation est moins catastrophique dans les zones contrôlées par le régime,
qui bénéficient de l’aide de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), mais
manquent néanmoins de matériel, dont des respirateurs.
Après cinq ans de guerre, au Yémen, territoire extrêmement fragmenté, il
semble n’y avoir aucune coordination entre les différentes autorités qui se
partagent le contrôle du pays. Cela empêche de mettre en œuvre une riposte
sanitaire adaptée et fait obstacle aux actions humanitaires. Plus de la moitié
des hôpitaux ou centres de soins ont été détruits par les bombardements.
Selon les chiffres fournis par l’OMS, le pays ne disposerait que de 500
ventilateurs environ et de 700 lits de réanimation. Officiellement,
l’organisation ne recense que 425 morts mais, en raison de la situation,
beaucoup de personnes meurent à domicile sans qu’un décompte sérieux soit
possible à établir. Le bilan est donc probablement beaucoup plus élevé.
L’ONG Save the Children fait état d’au moins 50 morts présentant des
symptômes de la Covid-19 qui meurent chaque jour (document du 21 mai
2020). Le virus circule donc du nord au sud du pays au sein d’une population
fragilisée. Dans certaines régions, la malnutrition, le choléra et la dengue font
déjà des ravages et il est difficile de déterminer la cause des décès. De plus,
les autorités ne sont pas parvenues à imposer des mesures de confinement en
raison de la situation instable et du mode de vie.
La pandémie met aussi en évidence la crise sanitaire que connaît l’Irak
depuis les années 1990. Dans les années 1970, ce pays disposait de l’un des
meilleurs systèmes de soins du Moyen-Orient : des milliers d’hôpitaux
avaient été construits, les médecins bénéficiaient d’une bonne formation et
nombre d’entre eux poursuivaient leur cursus en Europe et aux États-Unis
grâce à un important système de bourses, alimenté par l’argent du pétrole.
Des usines pharmaceutiques avaient été créées et les citoyens bénéficiaient
d’une prise en charge totale par la sécurité sociale.
À partir de l’embargo imposé en 1990, conséquence de l’invasion du
Koweït par Saddam Hussein, le pays a progressivement plongé : de
nombreux médecins sont partis en raison de la dégradation de la situation et
la formation des nouveaux médecins s’est dégradée, car les échanges
scientifiques n’étaient plus possibles. Les guerres successives – contre l’Iran
(1980-1988), l’embargo (1990-2003), l’invasion américaine (2003), la guerre
civile (2004-2008) puis la guerre contre l’organisation de l’État islamique
(2014-2017) – ont eu raison des nombreuses infrastructures. Celles qui
subsistent ne sont pas en mesure de répondre aux besoins de santé
élémentaires. S’ajoute à cela la question des médicaments qu’il est
extrêmement difficile de se procurer et qui sont bien souvent périmés.
Les pays du Golfe disposent, eux, de systèmes de santé performants, car ils
ont connu en 2012 une première épidémie, celle du Mers-Cov, qui les a
amenés à renforcer leurs capacités de réaction. Ils ont mis en place très
rapidement le dépistage afin de détecter le virus au mieux. Ils font appel à des
médecins venant des États-Unis, d’Europe et disposent de matériel
performant. De grands hôpitaux comme Cleveland ont des infrastructures à
Abou Dhabi, par exemple, offrant une qualité de soin haut de gamme.
La situation est bien différente pour les travailleurs immigrés en raison des
conditions précaires dans lesquelles ils vivent et d’une grande promiscuité.
Des mesures sévères ont été prises afin de placer en quarantaine les
personnes contaminées, mais il leur est difficile d’adopter les mesures de
distanciation préconisées en raison de la configuration des camps dans
lesquels ils vivent. Fin avril 2020, Amnesty International a lancé une
campagne pour que gouvernements et employeurs respectent « l’accès des
travailleurs immigrés aux soins de santé, à un logement convenable, à la
sécurité sociale et à des conditions de travail équitables ». Mais les dirigeants
du Golfe ne sont-ils pas conscients que toute épidémie parmi les immigrés
menacerait aussi les autochtones ? En fait, les pétromonarchies se soucient
beaucoup plus de ses conséquences économiques, liées à la baisse des cours
du pétrole, qu’à l’épidémie elle-même, dont les effets restent limités. Ainsi,
Dubaï a reporté d’un an l’Exposition universelle initialement prévue à
compter du 20 octobre 2020.
La bande de Gaza, qui connaît le confinement depuis des années,
pratiquement coupée du monde, Israël imposant un blocus quasi total pour
contenir le mouvement Hamas qui dirige l’enclave, est à ce jour préservée.
Heureusement, car la promiscuité est grande, Gaza étant l’une des zones les
peuplées au monde – 5 000 habitants au km2 – et le système de santé se
révèle extrêmement fragile. Les autorités ont pris des mesures comme la
fermeture des écoles et l’interdiction des rassemblements avant même
l’apparition du virus. Israël est beaucoup plus touché (364 morts au 14 juillet
2020) que la bande de Gaza et la Cisjordanie (41). Une certaine coopération a
été mise en place entre Israël, Gaza et la Cisjordanie pour lutter contre
l’épidémie, qui n’a cependant pas empêché la poursuite de la répression, dans
la perspective de l’annexion annoncée par Benyamin Netanyahou. De même,
l’entraide a fonctionné lorsque les Émirats ont envoyé deux avions remplis
d’aide médicale à l’Iran, à la mi-mars 2020.

Renforcement de l’autoritarisme
Les régimes ont profité de la pandémie pour prendre des mesures fortes et
consolider un peu plus leur autoritarisme. La mobilisation en Irak et au Liban
a cessé, les autorités en profitant, par exemple, pour enlever les tentes
installées dans le centre de Beyrouth. Le sentiment de peur a été largement
exploité par les pouvoirs pour casser la contestation.
À la mi-mars, le pouvoir de Sissi a expulsé la correspondante du Guardian
pour avoir publié un article affirmant que l’Égypte pouvait compter 19 000
cas d’après une étude canadienne au lieu des quelques centaines annoncées
par les autorités (83 001 cas recensés et 3 935 décès au 14 juillet). Celles-ci
sont allées jusqu’à envoyer plusieurs tonnes d’aide médicale aux États-Unis,
à la Grande-Bretagne, à la Chine, au Soudan ou encore à l’Italie. Cette crise
est donc utilisée par certains régimes pour améliorer leur image à
l’international et en interne. Mais la population égyptienne n’a pas apprécié
cette décision, estimant que le pays avait besoin de matériel et que le système
de soins, défaillant, mériterait des investissements massifs. Le syndicat des
médecins a mis en garde contre un « possible effondrement total du système
de santé qui pourrait mener à une catastrophe sanitaire si le ministère de la
Santé persiste dans sa passivité et sa négligence ». Le corps médical est
particulièrement touché avec plus de 350 médecins infectés et 19 morts.
Selon l’OMS, 13 % des contaminations dans le pays touchent le personnel
soignant.
Le président Sissi a renouvelé l’état d’urgence le 28 avril, la Jordanie a
instauré une loi d’urgence de défense militaire qui donne tout pouvoir au
Premier ministre afin de museler « les rumeurs, inventions et fausses
nouvelles qui répandraient la panique ». Le 14 avril, l’agence Reuters s’est vu
retirer pour trois mois sa licence en Irak pour avoir affirmé que le nombre de
cas était plus élevé que le chiffre officiel (3 250). Le Premier ministre
Netanyahou a quant à lui profité de la situation pour convaincre son
adversaire politique, Benny Ganz, de mettre en place un gouvernement
d’urgence nationale au nom de la lutte contre l’épidémie et instaurer des
mesures de contrôle de la population sans examen parlementaire : le service
de renseignement intérieur, le Shin Beth, a pu exploiter sans limite les
données personnelles des citoyens.

De lourdes conséquences économiques


Confinement ou maintien de l’activité économique ? La question se pose
au Moyen-Orient, où l’épidémie restait limitée début juin 2020, tandis que les
conséquences du confinement sur les plus défavorisés sont catastrophiques :
vaut-il mieux mourir de faim ou du virus ? Le premier bilan que nous
pouvons tirer est que les conséquences économiques des mesures de
confinement se sont révélées plus fortes que celles de la Covid-19. Au Liban,
pays touché par un mouvement de contestation contre le personnel politique
depuis octobre 2019, la population, après avoir accepté le confinement, a fini
par retourner dans la rue en raison de la difficulté à se nourrir, d’autant que le
nombre de morts est minime (36 morts) et que les promesses d’aides aux plus
défavorisés ne se sont pas concrétisées. La Banque mondiale estime que le
nombre des familles pauvres pourrait doubler dans les Territoires palestiniens
pour passer à 30 % en Cisjordanie et à 64 % à Gaza.
Le président iranien Hassan Rohani avait affirmé que les désavantages du
confinement étaient plus grands que leur efficacité et que le choix annoncé
entre l’économie et la vie des gens était un complot des antirévolutionnaires.
Les Égyptiens sont très inquiets des conséquences de la récession
économique à venir. Près de 6 millions d’Égyptiens, dont une grande partie
perdront leur emploi, travaillent dans les pays du Golfe et le tourisme est
fortement touché. L’appel au Fonds monétaire international (FMI) envisagé
par le gouvernement libanais appauvrira encore davantage la population, dont
la moitié vit déjà sous le seuil de pauvreté.
Dans des sociétés dépourvues de filet de protection sociale, la pauvreté
sera beaucoup plus importante à la sortie de cette crise. Les pays pétroliers
sont confrontés à une forte baisse de leurs revenus en raison de la chute des
cours. La reprise risque d’être lente, car l’économie mondiale est touchée par
les conséquences de la pandémie. La vulnérabilité des sociétés sera plus
importante encore, avec un risque élevé de contestation sociale due à
l’incapacité des régimes à satisfaire les besoins élémentaires des populations
et, souvent, à leurs pratiques autoritaires renforcées. L’après Covid-19 sera
donc marqué par les conséquences de la crise sanitaire couplée à une crise
humanitaire, mais aussi par une crise politique et sociale.

Pour en savoir plus


Agnès LEVALLOIS, « Le déni du régime syrien face à la crise du
coronavirus », Note de la FRS, 25 mars 2020.
Engin YÜKSEL, Nancy EZZEDDINE, Rena NETJES et alii, « Pandemic or
pandemonium ? Covid-19 and conflict in the Middle East »,
Clingendael, avril 2020.
Coopération militaire, grandes puissances et ventes
d’armes

Philippe Droz-Vincent
Professeur de science politique, Sciences Po Grenoble

Les flux d’armement sont habituellement abordés sous un angle


quantitatif, en particulier dans les annuaires spécialisés, dont les meilleurs
(par exemple, SIPRI Yearbook) seront mis à contribution ici.
Ces pratiques internationales sont analysées plus qualitativement sous
l’angle de l’économie politique : surtout du point de vue des exportateurs, en
distinguant les grandes puissances qui ont les capacités d’innovation
technologique et d’exportation dans ces marchés très techniques, les
puissances qui sont au seuil de l’innovation et ont une moindre part de
marché, et les États qui ne dominent pas toute la chaîne d’innovation et ont
des positions de niche (marché de l’occasion, réexportations).
L’approche des relations internationales vient en complément, reliant les
ventes d’armes et coopérations militaires à des rapports de force, risques de
guerre, menaces (balance of threats), particulièrement au Moyen-Orient à
partir des années 1950. Et la fin de la Guerre froide comme les processus de
paix des années 1990 n’ont pas réduit les arsenaux, bien au contraire. Cette
approche décrit aussi les relations de dépendance en deçà des logiques
d’alliance, d’aide (et de coopération militaire). Mais les alliances ne
présagent pas de l’influence et les États « importateurs » dégagent souvent
des marges de manœuvre par rapport aux grandes puissances exportatrices,
particulièrement au Moyen-Orient grâce à leur positionnement stratégique,
comme la Syrie avec l’URSS/Russie ou l’Égypte avec les États-Unis.
Un autre niveau, souvent négligé, se révèle essentiel : la nature autoritaire
des régimes politiques, dont les dirigeants sont souvent issus de l’armée, en
tout cas s’appuient sur elle ou maintiennent des liens étroits avec les corps
militaires. Les régimes autoritaires ne sont pas plus belliqueux que les
démocraties, mais ils induisent un contexte d’incertitude, de méfiance et des
interactions régionales qu’illustrent l’après-2011 et la vague contre-
révolutionnaire dans le monde arabe post-Printemps. Autoritarisme rime ainsi
avec militarisation, ainsi que le démontre l’augmentation de 61 % des
importations d’armes entre 2015 et 2019 (par rapport à 2010-2014),
singularisant le Moyen-Orient par rapport à l’Asie, à l’Europe et aux
Amériques (SIPRI Fact Sheet, mars 2020).

Ventes d’armes dans une zone extrêmement


militarisée
L’accumulation d’armes dans la région est d’abord fondamentalement
corrélée aux guerres israélo-arabes, en résonance avec les aides militaires
découlant du contexte de bipolarité. Les années 1970-1980 représentent
ensuite une période d’expansion inédite des flux d’armements, en lien direct
avec le boom des rentes pétrolières et leurs conséquences en termes de rentes
indirectes (aides interarabes). Les chiffres sont peu fiables – ceux publiés par
les instituts spécialisés reposent sur des questionnaires envoyés aux
ministères de la Défense ! –, sans transparence ni contrôle par les organes
législatifs habilités.
Le milieu des années 1980 et le début des années 1990, marqués par la fin
de l’euphorie du boom pétrolier, les problèmes de trésorerie (même pour le
Golfe), les difficultés de balance des paiements – en 1985-1986, la Syrie s’est
retrouvée à court de réserves de change ; l’Égypte a contracté une dette
militaire considérable envers l’URSS – et la fin des rentes stratégiques dues à
l’extinction de la Guerre froide ne calment pas les appétits régionaux pour les
importations d’armes. Les ajustements structurels et les réformes
économiques mettent fin aux périodes de prodigalité où les fonds pour le
militaire étaient illimités : les dépenses sociales pèsent et les dépenses
militaires croissent moins que le produit national brut (PNB), mais les
officiers obtiennent les ressources nécessaires pour d’amples importations
d’armes. Les années 1980-1990 sont par exemple marquées par la course
régionale aux missiles balistiques.
Après la signature de la paix avec Israël, l’Égypte continue d’importer des
armes, désormais avec les aides américaines, dans le cadre de ce qu’elle
considère comme une compensation pour son choix de la paix de Camp
David. La relance d’un volet israélo-palestinien avec le processus d’Oslo
(1992-2000) et donc la perspective d’une généralisation de la paix (avec des
négociations israélo-syriennes prometteuses jusqu’en 1996) ne diminuent pas
les importations d’armes par l’Égypte ou la Syrie. La Jordanie, un des pays
qui reçoit le plus d’aide par habitant, est un de ceux qui dépensent le plus
pour l’armée en pourcentage du PNB et un des plus militarisés : même après
la signature de la paix avec Israël (1994), l’aide militaire américaine et
britannique augmente, et le pays importe massivement des chars et des avions
sophistiqués.
Il existe une hiérarchie entre les monarchies du Golfe et les grands États
comme l’Égypte, la Syrie, l’Irak, bénéficiaires de livraisons massives d’armes
dernier cri américaines et russes, et des États plus pauvres, qui se
transforment néanmoins en arsenaux, comme le Yémen. Ce pays, un des plus
aidés par habitant et des plus pauvres du Moyen-Orient, est aussi un de ceux
dont les dépenses militaires, en pourcentage du PNB, sont les plus élevées
(8e rang mondial dans les années 2000). Il continue de recevoir des flux
considérables, plutôt du matériel d’occasion irakien, moldave ou chinois, et
bénéficie, depuis l’attentat contre l’USS Cole, en octobre 2000 (jusqu’en
2011), d’aides aux importations américaines pour l’équipement d’unités
antiterroristes ou de garde-côtes.
Beaucoup d’importations demeurent cependant absurdes. L’Égypte
possède plus de chars modernes que toute l’Afrique réunie, la quatrième
flotte de chasseurs américains F16 au monde, sans avoir de besoins adaptés.
La Syrie, en « état de confrontation » avec Israël, a privilégié une
militarisation quantitative : les milliers de chars sont enterrés et sous-utilisés
techniquement parlant, les avions peu adaptés à des missions offensives, les
défenses sol-air massives mais obsolètes. De même, les armées du Golfe sont
dotées de matériels dernier cri, mais leurs capacités opérationnelles
demeurent faibles, souvent sous-traitées à des entreprises contractantes.

« Deep militarization », des ventes d’armes


aux coopérations et offres de bases
Ces régimes fonctionnent autour d’un « contrat autoritaire » avec leurs
sociétés (renouvelé après 2011), mais aussi d’un « contrat » avec leurs
armées qui sont le véritable pilier en dernier recours, bien plus que les
pléthoriques ministères de l’Intérieur, polices ou mukhabarat. La fourniture
d’un équipement moderne et des moyens d’une professionnalisation (qui se
veut l’opposé du prétorianisme des années 1950-1960) en fait partie. C’est
évident dans les États dont les dirigeants sont issus de l’armée et conservent
un lien corporatiste avec elle. Mais cela n’est pas moins vrai dans des
monarchies du Golfe où les familles royales ont fortement investi le domaine
militaire, en fournissant de hauts gradés, souvent formés à l’étranger, en
particulier à Sandhurst en Grande-Bretagne. Le roi Abdallah II de Jordanie
(comme son père Hussein) a passé dix-huit ans (1981-1999) dans les forces
armées et participé à leur modernisation autour de son enfant chéri, les forces
spéciales.

La montée militaire des petites « Sparte1 » du Golfe

On constate une autonomisation des États du Golfe dans les


années 2010, un militarisme affiché, voire un interventionnisme
militaire inédit (Yémen, Libye), en rupture avec la période antérieure où
de grands États (Syrie, Égypte, auparavant Irak), étaient plutôt les
puissances militaires activistes. Ces républiques sont fortement
affaiblies par la période post-Printemps arabes.
Les élites du Golfe perçoivent en effet un déclin de l’hégémonie
américaine après la crise économique de 2008, son retrait régional, ses
échecs en Irak et après l’épisode de la « ligne rouge » en Syrie, tout en
manifestant une profonde méfiance vis-à-vis de l’Iran et de ses
ambitions régionales. Les Émirats incarnent cette nouvelle affirmation
par la militarisation, qui se traduit par des achats d’armes massifs, une
préparation militaire accrue et un interventionnisme revendiqué.
Après l’Arabie saoudite, les Émirats ont reçu le plus d’armes
américaines [US Foreign Military Sales] dans les années 2000, en
particulier des avions et des systèmes de défense aérienne dernier cri,
devenant le quatrième importateur d’armes au monde en 2009. L’élan a
été donné par une nouvelle génération de cheikhs, notamment le prince
héritier d’Abou Dhabi, Mohammed Ben Zayed (MBZ).
D’où la modernisation et la montée en gamme des forces armées,
surtout à partir de la seconde moitié des années 2000, l’entraînement et
les services logistiques étant fournis par des contractants comme la
société Blackwater (renommée Academi). Les Émirats ont également
développé une industrie de services militaires grâce aux « offsets » de
défense – des incitations commerciales ou industrielles sous forme
d’investissements demandés par le pays acheteur au pays producteur
d’armes pour choisir ses produits, en général entre 35 % et 60 % du
montant du contrat, voire jusqu’à 400 % – exigés de leurs multiples
fournisseurs sous forme d’investissements locaux rationalisés par le
UAE’s Offset Program Bureau. Ils cherchent ainsi à ancrer leur rôle de
hub sur la sécurité et à développer des partenariats industriels
(militaires), désormais financés par des réseaux de banques
multinationales, firmes de private equity ou hedge funds.
D’où aussi, par ricochet, le développement d’une industrialisation
militaire de services dans d’autres pays comme la Jordanie, avec le King
Abdallah II Design and Development Bureau (KADDB), actif dans
l’Irak post-2004 puis autour de ces projets. Les logiques d’industrie
militaire et de coopération militaire se décentrent au Moyen-Orient.
Au-delà des problématiques d’importations, les questions d’armement sont
ainsi intégrées dans un ensemble d’autres sujets qui pénètrent en
« profondeur » ces États, comme la coopération militaire. Les armées du
Moyen-Orient sont marquées par leurs liens avec des armées (ou des sociétés
de services militaires) étrangères – à tel point que, malgré l’expulsion des
conseillers soviétiques en 1972 et le retournement vers une alliance
américaine, la gigantesque armée égyptienne reste imprégnée par les
tactiques soviétiques et le maintien opérationnel de ce matériel auquel le
nouvel allié américain a contribué. De même, depuis les années 1960, des
centaines d’officiers syriens ont été formés en URSS puis en Russie, en
particulier à l’académie Frounzé – cette connaissance « intime » sera mise à
profit par l’intervention russe de septembre 2015 pour restructurer l’armée
affaiblie à partir de 2016-2017.
L’armée égyptienne entretient des relations de proximité avec les États-
Unis, à travers leur armée ou les multiples sociétés d’armement ou de
services de ce pays, depuis la mise en place de l’aide (Foreign Military
Financing, 1,3 milliard de dollars par an) et de la coopération militaires
(International Military Education Training) à la fin de l’ère Sadate, par le
vice-président Hosni Moubarak et l’attaché militaire à Washington (1976-
1979), et futur ministre de la Défense, Abou Ghazala. Des centaines
d’officiers égyptiens ont été formés aux États-Unis, ce qui ne signifie pas
pour autant que les Américains aient une grande influence au sein de l’armée.
Plus généralement, les actions de la diplomatie américaine retiennent souvent
l’attention, mais il existe une diplomatie militaire extrêmement active, en
particulier menée par le CENTCOM (le commandement en charge du
Moyen-Orient basé à Tampa), dont le chef passe plus de temps sur zone
qu’en Floride.
Les armées du Golfe et l’armée américaine (voire d’autres armées
occidentales) partagent des liens « profonds », bien au-delà de
l’interopérabilité en termes de matériels ou de bases démontrée par la guerre
du Golfe de 1991. Les relations avec l’Arabie saoudite, par-delà les
vicissitudes politiques (le retrait américain de 2003, avec un retour mesuré en
2019-2020), sont en œuvre depuis la mise en place en 1943 d’une base
militaire secrète à Dharan – avant la fameuse rencontre de février 1945 entre
Ibn Saoud et Roosevelt –, l’aide à la structuration d’une armée régulière et à
la professionnalisation de l’armée prétorienne (la Garde nationale), jusqu’aux
demandes américaines (après la guerre du Golfe) de renforcement du
potentiel militaire saoudien par une forme de conscription.
Ces relations militaires permettent aussi aux États du Golfe de donner
substance à leurs alliances, de les afficher extérieurement et, de manière
cruciale, d’entretenir des accès à Washington (via le Pentagone ou le
Congrès, organe essentiel pour les autorisations de ventes d’armes), Paris ou
Londres – en 2011, à Bahreïn, la répression soutenue par une intervention
saoudienne et émiratie a commencé un jour après la visite du secrétaire à la
Défense américain Robert Gates. À l’inverse, ces relations « approfondies »
permettent aux grandes puissances de soutenir substantiellement des régimes
sans payer le prix de l’intervention directe. Les relations militaires entre les
puissances étrangères et les États du Golfe mettent en jeu des liens
complexes. Elles impliquent des entreprises privées de défense et une
multitude de contractants pour la maintenance et les infrastructures, des
multinationales spécialisées américaines, françaises, anglaises, russes et sud-
coréennes.
La question des bases militaires est la dimension la plus controversée, dans
une région au nationalisme exacerbé – malgré leur alliance sur le terrain à
partir de septembre 2015 en Syrie, l’utilisation par la Russie de bases situées
en Iran en août 2016 pour bombarder des rebelles en Syrie a conduit à la
fermeture de cet accès… et au renforcement par les Russes de leur base de
Hmeimim en Syrie. L’existence des bases est rarement évoquée
publiquement pour des questions d’opinion publique, un terme qui prend un
sens différent dans les régimes autoritaires mais demeure prégnant.
Les relations de sécurité par appui sur une grande puissance (security
outsourcing), essentielles pour des États du Golfe aux capacités limitées et
aux armées « sous-dimensionnées » (par peur de la politisation des officiers
et du coup d’État), expliquent l’ampleur des infrastructures américaines : à
Bahreïn, on trouve le quartier général de la Ve flotte, au Qatar la base
aérienne d’Al-Udeid, base avancée du CENTCOM d’où ont été menées deux
guerres américaines (Irak et Afghanistan), et le camp d’al-Sayliyah (une des
bases de stockage les plus importantes de la région) – ce qui explique aussi
les limites de l’antagonisme saoudien lors de la deuxième crise du boycott du
Qatar de 2017-2019 –, à Dubaï l’accès au port de Jabal Ali ou à Abou Dhabi
à la base aérienne al-Dhafrah, à Koweït un hub de transport gigantesque, à
Oman (plus sourcilleux de sa neutralité ou des apparences) des facilités
portuaires et autres infrastructures…, sans compter les facilités françaises ou
britanniques dans la zone.

Vers une diversification et un décentrement…


Les relations militaires « approfondies » décrites ci-dessus évoluent. De
plus en plus compétitives, elles sont moins marquées par le poids des
alliances passées. Les chaînes de fourniture d’armes sont moins concentrées
autour de l’hégémonie américaine. On note la forte avancée de la France ou
de la Russie dans le Golfe ou dans l’Égypte du général/maréchal/président al-
Sissi. Entre 2014 et 2018, l’Égypte est devenue le troisième importateur
d’armes (après l’Arabie saoudite et l’Inde ; elle occupait le 8e rang entre 2009
et 2013), avec des achats diversifiés (France, 37 % ; Russie, 30 %, États-
Unis, 19 % [SIPRI Fact Sheet, mars 2020]), vraisemblablement soutenus par
des aides budgétaires saoudiennes et émiraties.
Reste à voir dans quelle mesure les relations décrites ici seront aussi
renouvelées par la montée de la Chine, qui a augmenté ses importations de
pétrole d’Arabie saoudite et d’Oman depuis les années 2000 et qui est le
deuxième partenaire commercial des Émirats (derrière l’Inde). Pékin a
développé les ventes d’armes, en particulier de drones. Pratiquera-t-elle une
logique de relations s’approfondissant selon les modèles évoqués plus haut,
au-delà des pures opportunités de l’initiative One Belt, One Road ?
Depuis les années 2010, on note également une
démultiplication/décentralisation des relations entre fournitures d’armes,
coopération militaire et envoi de conseillers voire négociations de bases,
désormais pratiquées par d’autres États régionaux : la Turquie affirme sa
volonté de développer une industrie militaire et manifeste un
interventionnisme en Libye auprès du gouvernement de Tripoli (à travers des
conseillers, des drones Bayraktar et des mercenaires syriens « exportés ») ou
dans le nord-ouest de la Syrie ; les Émirats s’activent au Yémen après une
intervention directe (2015-2019) puis le soutien à divers groupes miliciens au
Sud et la perspective de bases militaires (également dans le pourtour de la
mer Rouge, Érythrée, Somaliland, Puntland, Socotra) et en Libye (avec le
soutien militaire au maréchal Haftar par drones et avions de chasse
interposés) ; l’Arabie saoudite veut jouer son rôle, dans le sillon des Émirats ;
quant à l’Iran, il relance sa politique régionale au Yémen et en Syrie,
auparavant concentrée au Liban avec le Hezbollah.

Pour en savoir plus


Zeinab ABOUL-MAGD, Militarizing the Nation, Columbia University
Press, New York, 2017.
Kent CALDER, Embattled Garrisons, Princeton University Press,
Princeton, 2008.
Philippe DROZ-VINCENT, Military Politics of the Contemporary Arab
World, Cambridge University Press, Cambridge, 2020.
Shana MARSHALL, « Jordan’s Military-Industrial Sector : Maintaining
Institutional Prestige in the Era of Neoliberalism », in Elke GRAWERT
et Zeinab ABOUL-MAGD, Businessmen in Arms : How the Military and
Other Armed Groups Profit in the MENA Region,
Rowman & Littlefield Education, Lanham, 2016.
Yahya SADOWSKY, Scuds or Butter ?, Brooking University Press,
Washington, 1993.
Yezid SAYIGH, Owners of the Republic, Carnegie Endowment for
International Peace, Washington, 2020.
Joe STORK, « Arms Industries of the Middle-East », Middle-East
Report, no 144, janvier-février 1987.
Stephen WALT, The Origins of Alliances, Cornell University Press,
Ithaca, 1990.

1. Expression attribuée à James Mattis, alors chef du CENTCOM.


Les chrétiens et leurs connexions, des miroirs
à multiples facettes d’une région en mutation

Rayan Haddad
Docteur en relations internationales de Sciences Po Paris et membre
du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO)

Les chrétiens ont historiquement été des vecteurs de modernité au


Moyen-Orient et des dynamiques qui en découlent en termes de liens avec
« l’Occident », d’apports culturels novateurs, de circulation des idées et de
mobilité transnationale. Partant, on aurait pu s’attendre à ce que la
mondialisation et ses corollaires leur soient favorables. C’est pourtant un
sentiment de malaise, voire d’abandon, qui prévaut au sein de leurs
communautés, lesquelles se réduisent comme peau de chagrin dans leurs
terres ancestrales, de plus en plus de leurs membres se résolvant à l’exil pour
fuir conflits, autoritarismes, montée des islamismes, occupations,
persécutions ou marasme économique.
Il est vrai que la capacité des chrétiens du monde arabe à constituer un
enjeu important pour les chancelleries du Vieux Continent sécularisé s’est
réduite, sans pour autant disparaître (preuve en est le regain d’intérêt dont ils
font l’objet en France et en Russie). De façon concomitante, la prégnance du
revivalisme islamique (à la suite notamment de la débâcle du nationalisme
arabe, lors de la guerre des Six-Jours en 1967 et lors de celle du Golfe en
1990-1991) amoindrit leur capacité à être en accord avec leur environnement
immédiat, très sensible aux mobilisations religieuses. Quant à la vigueur de
l’héritage culturel biblique aux États-Unis et à ses instrumentalisations
politiques, elles ont rarement joué en leur faveur depuis la création de l’État
d’Israël, quand elles ne leur furent pas funestes.
Dès lors, il s’agira d’appréhender les incidences de certains liens
affinitaires noués entre chrétiens orientaux, puissances étrangères et réseaux
religieux transnationaux, mais aussi les implications des systèmes d’alliances
qui se font à leur détriment dans l’espace mondial et de la déterritorialisation
des idées et des sentiments1, sur lesquels ils n’ont pas toujours de prise
immédiate.
Difficile dans ces conditions de jouer les médiateurs entre islams et
Occidents, d’autant que les stratégies déployées par les « chrétiens d’Orient »
s’inscrivent dans des temporalités différentes (selon les contextes nationaux)
et découlent de choix variés – ceux de leurs hérauts politiques, religieux ou
ceux émanant de leurs corps sociaux acéphales –, qui vont de l’exigence
d’assurer la survie communautaire à la décision de composer avec des
régimes autoritaires ou d’autres « minorités », ou encore à la revendication
d’un renouveau citoyen.

L’effet dévastateur de la Weltanschauung


des évangéliques sionistes américains en Palestine
et en Irak
Les missionnaires protestants américains, opposés au mouvement sioniste
au début du XXe siècle (dans une Palestine qui comptait de nombreux
chrétiens avant que la Nakba de 1948, les vexations subies depuis
l’occupation israélienne de 1967 et le blocage du « processus de paix » ne les
incitent à l’exode massif), auraient certainement été déconcertés par le
basculement progressif – au gré des guerres israélo-arabes – d’une frange des
évangéliques conservateurs en faveur du sionisme chrétien, au point que ce
courant, fort de 40 millions d’adeptes aux États-Unis, est désormais
majoritaire au sein de la nébuleuse évangélique américaine2.
Les attentats du 11 Septembre ont raffermi l’alliance israélo-évangélique
(notamment à travers des réseaux comme l’International Fellowship of
Christians and Jews et la Unity Coalition for Israel). Celle-ci est paradoxale,
puisque les sionistes chrétiens ont pour but ultime de convertir les juifs
rassemblés en Terre sainte, un préalable indispensable, selon eux, à la
parousie, le second avènement du Christ. Le 11 Septembre a aussi renforcé
l’influence des évangéliques conservateurs sur la diplomatie américaine,
comme en atteste la décision de Donald Trump de transférer l’ambassade des
États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem. De leur côté, les chrétiens palestiniens
(1 % de la population palestinienne dans les Territoires occupés, soit environ
50 000 personnes) peuvent compter sur le soutien du Saint-Siège, préoccupé
par les incidences des projets annexionnistes israéliens sur le dialogue
interreligieux avec le monde musulman et conscient qu’un apaisement des
relations avec cette aire ne pourra être sérieusement envisagé sans un juste
règlement de la question palestinienne.
L’Irak a un lien avec la Palestine dans les représentations collectives des
sociétés arabes, l’invasion anglo-américaine de 2003 renvoyant en partie à la
perpétuation du fait colonial en Palestine. Rien d’étonnant dès lors à ce que
l’ensemble du christianisme oriental ait condamné cette invasion au diapason
de l’écrasante majorité du christianisme mondial. La seule note discordante
venait des évangéliques conservateurs américains.
Si ceux-ci sont loin d’avoir joué un rôle aussi décisif que celui des
néoconservateurs dans l’entrée en guerre des États-Unis contre le régime
irakien, il semble clair, en revanche, que la rhétorique messianique de George
W. Bush (destinée à s’attirer leurs faveurs électorales) et les discours
bellicistes émanant de leurs rangs ont alimenté la logique d’affrontement
d’Al-Qaida, contribuant à créer un climat propice au déferlement de
violences jihadistes contre les chrétiens d’Irak, assimilés, contre toute
évidence, aux occupants3. C’est ainsi qu’à force d’exils l’Irak ne compte plus
que 120 000 chrétiens (contre 1,5 million avant la guerre). Certains sont
même devenus, par une étrange ironie du sort, perméables au prosélytisme
des Églises évangéliques américaines actives au Kurdistan irakien, qui sert
d’ultime refuge aux minorités désorientées face aux persécutions de Daech.
L’avenir de ces communautés éprouvées sera à l’évidence tributaire de leur
capacité à instaurer avec leurs diasporas des mécanismes itératifs de solidarité
et à gagner le soutien de l’opinion publique internationale.
Jeux d’influence de la France et de la Russie :
le grand retour des puissances « protectrices
des chrétiens d’Orient » ?
La Russie est sans doute l’unique puissance qui revendique sans fard la
défense des valeurs chrétiennes, une ambition qui va souvent de pair avec
l’accusation portée contre « l’Occident » de renier ses racines
civilisationnelles et qui lui vaut des sympathies dans les milieux
conservateurs européens. Elle avait relancé ses réseaux d’influence religieux
et culturels au Proche-Orient bien avant son intervention militaire en Syrie en
2015 (notamment à travers la régénération, en 1992, de la Société impériale
orthodoxe de Palestine et la création, en 2008, de l’Agence
Rossotrudnichestvo chargée de promouvoir son soft power à l’étranger).
C’est néanmoins son opération de sauvetage du régime syrien qui lui offrira,
presque incidemment, l’opportunité de renouer avec sa vocation « protectrice
des chrétiens d’Orient » (datant de l’époque tsariste) en se posant comme
rempart face au danger jihadiste.
Optant pour une politique qu’elles jugent la moins préjudiciable à leurs
communautés, les autorités cléricales syriennes apportent en effet leur caution
au régime baasiste (dont les politiques oppressives sont pourtant en partie
responsables de la montée des extrémismes). Elles ont été prises d’autant plus
facilement sous « l’aile protectrice » (et rétributrice) de l’Église orthodoxe
russe, proche du Kremlin, que la majorité des chrétiens syriens relèvent du
patriarcat grec-orthodoxe d’Antioche et de tout l’Orient (dont le siège se situe
à Damas). Le rôle de la Russie en Syrie semble bénéficier de l’assentiment
tacite du Vatican, comme en témoignent les deux visites « pastorales » en
Syrie du cardinal maronite Béchara Raï depuis le début du conflit.
La Russie a d’ailleurs indéniablement réussi à accroître son influence au
Liban. Très révélateur est l’attrait qu’elle exerce sur le président Michel
Aoun, soucieux de ne pas s’enferrer dans une alliance inextricable avec l’Iran
islamique – sans pour autant la remettre en cause – et conscient du rôle
incontournable du Kremlin dans la facilitation du retour des réfugiés syriens4.
Alors que la Russie réalise une percée remarquable dans certains milieux
politico-identitaires maronites (traditionnellement liés à la France) et au-delà,
paradoxalement, elle peine à étendre son leadership à l’ensemble de la sphère
orthodoxe libanaise (malgré un entrisme efficace en son sein, par le biais
notamment du patriarche d’Antioche Jean X, dont la juridiction englobe le
Liban). Soucieux de maintenir une bonne entente avec les milieux sunnites et
libéré des contraintes auxquelles est soumise sa hiérarchie damascène, le
métropolite de Beyrouth Élias Audi a en effet exprimé son opposition à la
politique martiale russe en Syrie et désapprouvé les déclarations du patriarche
Cyrille de Moscou et de toutes les Russies qualifiant la lutte contre le
terrorisme de « guerre sainte ». Il aurait même signifié à l’ambassadeur russe
au Liban que sa communauté n’avait « jamais demandé à être protégée »5.
Preuve s’il en faut de la nécessité de se départir d’une lecture essentialisante
des trajectoires identitaires.
L’événement marquant qui a confirmé la recrudescence de l’intérêt de
l’opinion publique française – et, partant, de ses représentants politiques de
toutes sensibilités – pour la question des « chrétiens d’Orient » n’est pas
précisément lié à la Syrie, et encore moins au Liban, mais à l’Irak, puisqu’il
s’agit de l’invasion de la plaine de Ninive par Daech en juin 2014. C’est à la
suite de ce drame que la France a convoqué, en mars 2015, une réunion du
Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) consacrée aux
victimes de violences ethniques ou religieuses au Moyen-Orient.
En septembre 2017, Emmanuel Macron a insisté, en présence de son
homologue libanais, sur l’engagement séculaire de la France aux côtés des
« chrétiens d’Orient » à l’occasion de l’inauguration de l’exposition – à
succès – que leur dédiait l’Institut du monde arabe (IMA). Ce geste du
président français en leur direction obéit sans doute à deux ressorts. Le
premier dérive de son désir de rétablir une relation de proximité avec les
milieux catholiques, sensibles à la « cause » des chrétiens orientaux, et de
contrer les tentatives d’instrumentalisation dont celle-ci fait l’objet de la part
de la droite dure en vue de capter les voix de l’électorat catholique et de
propager une vision anxiogène de l’islam. Le second traduit la volonté de
contenir le prestige de la Russie au Liban, à travers l’affermissement d’une
politique d’influence, dont l’action culturelle – rayonnante depuis la fin du
XIXe siècle, grâce notamment aux ordres missionnaires catholiques – constitue
un rouage essentiel.
Cette stratégie à double volet se retrouve en filigrane dans l’annonce
d’Emmanuel Macron, lors de sa visite à Jérusalem en janvier 2020, de la
création d’un fonds de soutien au réseau éducatif des communautés
chrétiennes au Proche-Orient (dont le Liban est le point nodal). En souffrance
financière, ces établissements – marqués par la mixité religieuse – constituent
le principal vecteur de la francophonie dans la région. Le fait que le président
français ait ainsi repris l’une des préconisations phares d’un rapport sur
l’action de la France au Moyen-Orient, commandé à Charles Personnaz (haut
fonctionnaire et chargé de mission bénévole à l’Œuvre d’Orient, organisation
engagée auprès des chrétiens orientaux depuis 1856), peut être perçu comme
un clin d’œil aux milieux catholiques hexagonaux sans pour autant dévier
d’une approche profane des affaires levantines.

La seconde vague des révoltes arabes ou l’espoir


d’une éclosion citoyenne
Dans ses « Réflexions sur les chrétiens d’Orient », le politologue Joseph
Maïla considérait, en citant en 2008 « les exemples irakien ou libanais », que
« les échecs de la citoyenneté sont toujours compensés par le durcissement
des communautarismes »6. Si cette assertion est évidemment pertinente en
l’occurrence, force est de reconnaître que son opposé est également vrai à
l’aune des mouvements de contestation en Irak et au Liban, sanctionnant la
défaillance des gouvernances confessionnalistes et exprimant une profonde
aspiration à l’avènement d’une ère citoyenne refondatrice.
À la faveur d’une formidable extraversion des consciences nationales
(opérée à travers la captation de symboles politiques itinérants et
puissamment évocateurs par une multitude d’individus aux stratégies
convergentes), ces révoltes entrent en résonance immédiate avec les
soulèvements populaires au Soudan et en Algérie, et s’inscrivent (avec des
singularités propres à chaque pays) dans le prolongement du rejet des régimes
autoritaires qui a émergé avec force en 2011. Si les orientations des
dignitaires cléricaux coptes et syriens sont actuellement en porte-à-faux par
rapport à ce mouvement, il ne faut pas oublier que beaucoup de leurs ouailles
avaient activement participé à l’effervescence révolutionnaire avant d’être
freinées dans leurs ardeurs par la dispersion des oppositions libérales.
Là où, en revanche, celles-ci ont le vent en poupe, comme au Liban et en
Algérie, on retrouve de nombreux chrétiens – convertis compris – à la pointe
de la thawra ou du hirak, quelles que soient les positions de leurs Églises sur
la question (mettant en lumière les processus d’individuation à l’œuvre). Sans
doute le Liban a-t-il valeur d’exemple dans cette quête d’une « nouvelle voie
arabe vers la modernité, ayant pour fondement les idéaux de la Nahda7 »,
intégrant en masse révoltés chrétiens et musulmans, unis pour sortir de
l’ornière communautariste, dussent-ils tarder à récolter les fruits de leurs
efforts.

Pour en savoir plus


Alexis ARTAUD DE LA FERRIÈRE, « Les Français et les “chrétiens
d’Orient”, 2014-2018 », Les Cahiers d’EMAM, no 32, 2020.
Fadi ASSAF, « La France face à l’offensive de charme de la Russie au
Liban », Lettre M, no 37, 19 novembre 2018.
Bernard EL GHOUL, « La Russie : nouvelle protectrice des chrétiens
d’Orient ? », Revue des deux mondes, février 2015, p. 38-45.
Bernard HEYBERGER (dir.), Chrétiens du monde arabe. Un archipel en
terre d’Islam, Autrement, Paris, 2003.
Henry LAURENS, Orientales, CNRS Éditions, Paris, 2019.
Tarek MITRI, Au nom de la Bible, au nom de l’Amérique, Labor et
Fides, Genève 2004.

1. Bertrand BADIE, La Fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du
respect, Fayard, Paris, 1995.
2. Sébastien FATH, « Les Églises évangéliques américaines et la guerre au Moyen-Orient », Les
Champs de Mars, no 26, 2015, p. 118.
3. A contrario, les « relations islamo-chrétiennes » sont renforcées au Liban, à la faveur d’une union
sacrée contre la logique de guerre. Voir Rayan HADDAD, Regards libanais sur la turbulence du monde.
Kosovo, 11-Septembre, Afghanistan, Irak, L’Harmattan, Paris, 2018, p. 241-255.
4. Hazem Saghieh, « “Hizb” Rusiyya al-lubnani », Al-Hayat, 25 août 2018.
5. Benas GERDZIUNAS, « The Kremlin’s tie-up with Lebanon’s Greek Orthodox Community »,
Deutsche Welle, 7 juillet 2018. Voir Al-Arabiya (en arabe), <bit.ly/3duqh4h>.
6. Joseph MAÏLA, « Réflexions sur les chrétiens d’Orient », Confluences Méditerranée, no 66, 2008,
p. 202.
7. Propos tenus par l’intellectuel libanais Samir Frangié à l’université Saint-Joseph de Beyrouth. Voir
An-Nahar, 26 mars 2003, p. 18.
Les castes militaires et les services secrets au cœur
de l’État et face au système international

Agnès Levallois
Maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique
(FRS), vice-présidente de l’iReMMO, chargée de cours à Sciences Po

Les appareils sécuritaires, armée et services de sécurité et de


renseignement jouent un rôle central au Proche et au Moyen-Orient en raison
du poids historique de l’armée dans la construction de l’État après les
indépendances. Ils suscitent la peur en raison de leur omniprésence et des
moyens importants mis à leur disposition. Il ne peut être question de les
ignorer tant ils sont intrinsèquement liés au fonctionnement de ces États.
Mais pourquoi ont-ils ce rôle central ?
Les conditions d’accession à l’indépendance de pays comme l’Égypte,
l’Irak et la Syrie expliquent l’importance de l’armée et des services et de la
place qu’ils occupent depuis. Les élites qui ont accédé au pouvoir lors des
indépendances étaient issues de la bourgeoisie citadine qui vivait avec les
représentants du système mandataire. Mais l’incompétence et la cupidité avec
lesquelles elles ont géré le pouvoir ont permis aux militaires formés dans les
académies créées par les forces mandataires de les renverser et de s’imposer.
Ces derniers venaient principalement des classes populaires et moyennes et
portaient un projet nationaliste fort en réaction à la période coloniale.
L’armée était un moyen de promotion sociale, et méprisée, à ce titre, par
les grandes familles commerçantes ou la grande bourgeoisie citadine. Ainsi,
les Alaouites en Syrie étaient surreprésentés dans l’institution militaire qu’ils
ont investie pour sortir de leur condition paysanne et échapper à la grande
pauvreté. L’armée sous Nasser a représenté la victoire de la petite bourgeoisie
contre l’aristocratie corrompue et la haute bourgeoisie cosmopolite qui avait
tenu les destinées du pays. Lorsqu’il arrive au pouvoir avec les Officiers
libres, en 1952, Nasser rencontre des difficultés à contrôler l’armée, ce qui le
conduit à prendre les services de sécurité en main et à les développer. En
effet, il mesure le poids de l’institution militaire et s’en méfie : d’où sa
volonté de la neutraliser en lui accordant des privilèges économiques et en
mettant en place des services de sécurité. Cette dimension économique des
institutions militaires et de sécurité est importante pour évaluer leur rôle dans
la vie des pays. L’historien Jean-Pierre Filiu explique que les mafias
sécuritaires ont mis en place un système de « privatisation » à leur profit et de
corruption débridée.
Armées et services se sont déployés dans la région en raison des nombreux
conflits qui la traversent. Ils ont ainsi obtenu des moyens, parfois
disproportionnés, pour se développer jusqu’à occuper une place
prépondérante. Leur implication dans la lutte contre l’ennemi emblématique,
Israël, a longtemps justifié leurs pratiques. Il est souvent fait référence à
« l’État profond » lorsque l’on parle des armées arabes qui assurent la
pérennité des régimes. Quant aux services de sécurité, ils ont comme mission
première non pas la protection de l’État, mais celle du régime, tant la
question de la légitimité de ces pouvoirs se pose.

Le poids de l’histoire
Les conditions dans lesquelles les États ont émergé ont eu une incidence
sur la formation de l’armée et des services. Ces nouveaux corps ont tout
d’abord bénéficié de l’aide de l’ex-puissance mandataire. Les Français, par
exemple, ont aidé à la mise en place des services en Syrie, ensuite encadrés
par des experts du KGB et de la Stasi en raison des alliances politiques qui se
sont nouées. En Irak ou en Égypte, l’URSS et l’Allemagne de l’Est ont joué
un rôle majeur en transposant leurs méthodes par l’envoi de formateurs. Un
changement est intervenu sous Sadate qui a décidé, en juillet 1972,
d’expulser 15 000 conseillers militaires soviétiques et s’est tourné vers
Washington dans le but d’obtenir une aide économique conséquente. Dans les
pays du Golfe, l’influence britannique se retrouve dans l’armée et les
services, où des conseillers ont été et sont encore présents dans certains cas.
Le Liban a bénéficié de l’aide de la France. Un Deuxième bureau, créé en
1946 sur le modèle français et relevant du commandement de l’armée, sera
opérationnel jusqu’au début des années 1970.
L’armée et les services de sécurité font partie intégrante du système
sécuritaire mis en place dans les pays du Moyen-Orient et que le politologue
soudanais Haydar Ibrahim appelle « sécuritocratie ». Ils n’occupent
cependant pas tous la même place au sein du système. Ils sont outil du
pouvoir, centre de pouvoir ou centre du pouvoir. Ces catégories, aussi
imparfaites soient-elles, permettent d’appréhender comment le pouvoir
politique utilise ses services et le rôle qu’il entend leur donner. Tout d’abord,
il convient de souligner que moins un régime est légitime plus il s’appuie sur
les services pour asseoir son autorité par la force, au risque que le chef des
services essaie de prendre la place du président. Pour éviter cela, ce dernier
créera plusieurs services qu’il mettra en concurrence et qui se contrôleront,
s’appuyant, au gré de sa gestion du pouvoir, sur l’un ou l’autre. Yasser Arafat
était passé maître dans l’utilisation des services rivaux qu’il avait créés,
notamment après son retour en Palestine. Ailleurs, les chefs des services de
sécurité connaîtront des périodes de disgrâce qui alterneront avec des
périodes de pouvoir. Hafez al-Assad était habile en la matière, jouant sur le
groupe des « Aliyyin » : Ali Douba, chef des SR terre ; Ali Haydar, chef des
forces spéciales ; Ali Aslan, chef d’état-major adjoint, et Ali Saleh. Le
politologue et historien Tewfick Aclimandos ne dit pas autre chose à propos
de l’Égypte : « Les chefs d’État égyptiens aimaient à organiser la concurrence
entre services, ou à ne pas dépendre d’une seule source d’information. »
Les services ont généralement deux vocations : l’une offensive, l’autre
défensive. Or, les services arabes ne se préoccupent que de l’aspect défensif
qui vise à protéger le régime ; dans la majorité des cas, leur objectif n’est pas
de protéger la société, mais de se protéger d’elle. C’est un service de sécurité
qui se limite au contre-espionnage, à la contre-ingérence et à la chasse aux
opposants, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, portant un intérêt
particulier aux diasporas. Pour cela, les services agissent hors de tout cadre
légal à l’intérieur comme à l’extérieur et bénéficient de moyens importants.
La hiérarchie ne fait aucunement confiance aux exécutants, d’où le réflexe de
ces derniers de tout noter, archiver afin de prouver que les ordres ont bien été
exécutés : l’opération César, en Syrie, est un exemple caractéristique. Un
photographe de l’armée était chargé de photographier tous les corps qui
arrivaient et d’en archiver les images.
Les services ont leur mot à dire dans de nombreuses nominations au sein
de l’appareil d’État et dans des secteurs aussi divers que l’administration, la
presse, les universités. Désormais, les réseaux sociaux sont surveillés et
utilisés par les services pour repérer et contrôler les activistes et pour diffuser
des informations servant leurs intérêts.
Dans des pays comme la Syrie, l’Irak ou l’Égypte, les services sont un
rouage essentiel du pouvoir, un instrument de prédation sur leur propre pays,
sur fond d’absence de règle éthique. Ils n’hésitent pas à supprimer des
éléments gênants. Bien que l’affaire Jamal Khashoggi, du nom de ce
journaliste saoudien tué le 2 octobre 2018 dans le consulat du royaume à
Istanbul, ait été présentée comme un dérapage, les services saoudiens
s’affranchissent eux aussi de toute règle et ont déjà pratiqué ce genre
d’opération aussi bien sur la scène intérieure qu’extérieure. L’objectif du
commando était de répondre aux ordres du prince héritier Mohammed Ben
Salman de faire taire cette voix issue du sérail mais devenue critique. La
crainte du prince ou la volonté de le satisfaire quel qu’en soit le prix a conduit
à cette gestion calamiteuse de cette opération barbare.
Une autre caractéristique des services tient à l’opacité de l’appareil de
décision. L’organigramme, lorsqu’il existe, ne veut pas dire grand-chose ; le
recrutement se fait généralement par cooptation ou sur des bases tribales,
claniques ou familiales. Là encore, l’absence de légitimité des pouvoirs
conduit à s’appuyer sur les siens.
Le moment des révoltes arabes
À la veille du déclenchement des mouvements de contestation, la mission
des armées arabes était plus axée sur l’intérieur que sur d’éventuelles
menaces extérieures. Elles avaient renoncé depuis de nombreuses années au
rêve de la parité stratégique avec Israël et tiré les leçons des rapports de force
stratégiques. Ainsi l’armée égyptienne a-t-elle contribué au départ d’Hosni
Moubarak, car elle était inquiète de ses projets visant à donner le pouvoir à
son fils, ce qui aurait compromis son pouvoir économique. Il est vrai que les
généraux égyptiens, lorsqu’ils prennent leur retraite, se retrouvent très
souvent à la tête d’entreprises publiques, un moyen d’améliorer sensiblement
leurs revenus. Ils n’ont aucunement l’intention de renoncer à ce lucratif
privilège qui démontre l’imbrication de l’institution militaire et des services
avec le monde des affaires au Moyen-Orient.
Le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) a donc contribué à la chute
du président et géré la transition en se présentant comme le garant de la
sauvegarde du régime. Cette institution n’a pas hésité ensuite à agir pour
mettre un terme au mandat de Mohamed Morsi, estimant qu’il mettait en
danger la nation égyptienne, au nom de son appartenance à la confrérie des
Frères musulmans, laquelle portait un projet transnational. Son choix s’est
naturellement porté sur Abdel Fattah Sissi, un pur produit de l’institution
militaire et des services, puisqu’il était à la tête des renseignements militaires
avant d’être nommé ministre de la Défense et ensuite de se présenter à
l’élection présidentielle.
En Syrie, les forces armées se sont rangées du côté du régime et les forces
spéciales, mieux armées, mieux formées que l’armée conventionnelle, ont lié
leur sort à celui du pouvoir d’Assad et le défendent de façon inconditionnelle.
Le pouvoir soigne ses officiers, lesquels sont à la tête de réseaux, de trafics
grâce auxquels ils améliorent sensiblement leur situation. Les militaires, qui
font très peu la guerre, sont en revanche actifs dans le milieu des affaires, ce
qui permet au pouvoir politique d’avoir prise sur eux et d’éviter les tentatives
de coup d’État qui ont été une caractéristique de la région au moment de des
indépendances – sept coups d’État en Syrie entre 1961 et 1970 et quatre en
Irak entre 1963 et 1968, par exemple.
Chargés, en principe, de protéger l’État et la population des menaces et
dangers provenant de l’intérieur et de l’extérieur, les mukhabarat protègent
avant tout le régime, comme s’ils étaient les véritables « dirigeants de l’État
et de la société ».
Ils bénéficient d’une totale impunité. Les pires excès sont courants. Il
existe en Égypte, tout au moins sur le plan théorique, un contrôle
parlementaire, mais la commission « Sécurité » de l’Assemblée du peuple est
constituée de généraux de la Sécurité d’État qui font en sorte d’éviter toute
remise en question des actions des services.

La coopération au nom de la lutte contre


le terrorisme
Les armées et les services arabes ont noué de longue date des coopérations
avec les pays occidentaux. Les attentats du 11 Septembre ont marqué un
tournant, car l’ensemble des services ont proposé aux Occidentaux de
travailler avec eux dans la lutte contre le terrorisme, conscients de pouvoir
instrumentaliser cette cause. La « guerre globale contre la terreur » lancée par
le président George W. Bush a été l’occasion pour les services arabes d’offrir
leurs « compétences » dans la lutte contre le terrorisme et le jihadisme. Les
services occidentaux comptaient beaucoup sur leurs homologues arabes pour
les aider à démanteler des réseaux terroristes.
Chacune des parties compte tirer profit de la relation avec l’autre. Les pays
occidentaux espèrent obtenir des informations sur les réseaux ; les services
arabes « vendent » cette expertise – en échange, ils auront les mains libres sur
certains sujets prioritaires, en particulier les droits de l’homme. Cette période
a permis aux appareils sécuritaires de resserrer leur emprise sur les sociétés
au détriment des libertés publiques, les partenaires occidentaux détournant
pudiquement le regard sur les pratiques les plus odieuses (intimidations,
enlèvement d’opposants et torture), quand ils ne les ont pas sous-traitées.
Les mouvements de contestation de 2011 et 2019 avaient l’ambition de
questionner le rôle central des services, leur impunité ainsi que celle de
l’armée. Les systèmes se sont maintenus, en dépit des revendications des
manifestants appelant à la fin du nizam, à savoir le régime. Une refonte du
rôle de l’armée et des services ne pourra se faire que dans le cadre d’un État
de droit, seul à même de venir à bout de leur puissance, les services n’étant
que le reflet des sociétés dans lesquelles ils évoluent. Les services de sécurité,
colonne vertébrale des États, sont les vecteurs de l’autoritarisme. Ils savent
manipuler et vendent parfaitement bien la carte de la « stabilité » à des
Occidentaux démunis face à la menace de l’islamisme radical. Les
manifestants remettent ce rôle en question mais en ont-ils les moyens ? Le
processus de contre-révolution à l’œuvre, en particulier en Égypte, démontre
le contraire, tout au moins pour le moment.

Pour en savoir plus


Tewfick ACLIMANDOS, « “Soigner sans amputer ?” : de la réforme de
la sécurité en Égypte », ARI Projects, Arab Securitocracies and
Security Sector Reform, septembre 2012.
Luc BATIGNE et Agnès LEVALLOIS, « Les services de renseignement
arabes au cœur du pouvoir ? », L’ENA hors les murs, juin 2014.
Flavien BOURRAT (dir.), La Place et le rôle des armées dans le monde
arabe contemporain, Les Champs de Mars, no 23, La Documentation
française, hiver 2011.
Jean-Pierre FILIU, Généraux, gangsters et jihadistes. Histoire de la
contre-révolution arabe, La Découverte, Paris, 2018.
Israël redéploie ses alliances internationales

Dominique Vidal
Journaliste et historien, auteur de nombreux ouvrages sur le Proche-
Orient

Le 18 décembre 2019, l’Assemblée générale de l’Organisation des


Nations unies (ONU) adopte sa résolution annuelle intitulée « Le droit du
peuple palestinien à l’autodétermination » : 167 États se prononcent pour, 11
s’abstiennent et 5 seulement s’y opposent (Israël et les États-Unis, mais aussi
les îles Marshall, la Micronésie et Nauru). Oublié, le soutien unanime dont
jouissait l’État hébreu sur l’arène diplomatique comme dans les opinions
avant la guerre de 1967…
Cet apparent isolement d’Israël dans l’enceinte onusienne cache toutefois
le terrain qu’il a regagné dans l’arène diplomatique depuis quelques années.
On aurait tort de sous-estimer les succès des efforts déployés par Benyamin
Netanyahou.
Le principal acquis de la décennie passée réside bien sûr dans l’élection de
Donald Trump. Certes, depuis 1967, les États-Unis ont été le principal allié
d’Israël, qu’ils ont soutenu militairement, financièrement et
diplomatiquement. Joe Biden le disait déjà il y a plus de trente ans : « Si
Israël n’existait pas, les États-Unis devraient l’inventer pour protéger leurs
intérêts dans la région. » C’est pourquoi il a toujours pu compter sur
l’Amérique, quel que soit le président. Mais il lui fallait tenir compte des
conseils, parfois insistants, du puissant parrain.

Le leadership de plus en plus arrogant de Tel-Aviv


Dans le couple israélo-américain, les rapports de force commencent à se
modifier1 lorsque Ariel Sharon persuade George W. Bush qu’« Arafat [était]
notre Ben Laden ». D’où le soutien américain à la reconquête militaire de la
Cisjordanie. La tension monte quand Barack Obama, après son discours
du Caire de juin 2009, exige un moratoire sur la colonisation. Mais il perd
son bras de fer avec Netanyahou. Son successeur devance même les ardeurs
expansionnistes de Tel-Aviv : il reconnaît Jérusalem comme capitale d’Israël,
l’annexion du Golan et surtout, avec son « deal du siècle », celle de la vallée
du Jourdain et des colonies de Cisjordanie, y compris les « avant-postes »
illégaux selon le droit israélien.
Aux Palestiniens, la portion congrue : des bantoustans représentant à peine
la moitié de la rive occidentale du Jourdain, sans autre continuité que des
ponts et des tunnels, sans souveraineté sur leurs frontières ni sur leur espace
aérien comme maritime, et dotés d’une « capitale » reléguée dans une
banlieue de Jérusalem-Est. Et cet État-croupion ne verra le jour qu’en 2024, à
condition de reconnaître le caractère juif d’Israël, renoncer au droit au retour
des réfugiés, désarmer le Hamas, etc.
Un autre conflit illustre l’arrogance de Tel-Aviv : l’affrontement avec
l’Iran. Netanyahou a d’abord poussé Trump à se retirer de l’accord sur le
nucléaire, puis à accroître les sanctions contre Téhéran et à menacer
quiconque les contournerait, enfin à renoncer à tout dialogue avec les
dirigeants perses. Participe activement à cette pression le jeune prince héritier
saoudien Mohammed Ben Salman (MBS), obsédé par la reconquête de son
leadership régional, quitte à vendre la Palestine, y compris Jérusalem,
troisième lieu saint de l’islam. Au-delà de la diplomatie, des intérêts
personnels unissent sans doute ces trois hommes.
Certains dirigeants arabes suivent MBS dans la mobilisation contre l’Iran –
et son « complice » qatari –, plus que dans la liquidation de la cause
palestinienne. La normalisation avec Tel-Aviv avance depuis longtemps :
seules l’Égypte et la Jordanie ont signé des traités de paix, mais d’autres États
ont noué des relations officieuses. Le tournant saoudien ne fait toutefois pas
l’unanimité parmi les leaders sunnites. Ainsi, la réunion de la Ligue arabe du
1er février 2020, censée entériner le « plan Trump », l’a finalement rejeté
comme « injuste » et « ne respectant pas les droits fondamentaux du peuple
palestinien ». Le roi Salman n’avait-il pas déjà désavoué son fils à plusieurs
reprises, à propos de Jérusalem ?
« La cause palestinienne reste la seule qui réunit tous les Arabes, au-delà
de leurs divisions, souligne Alain Gresh, directeur du journal en ligne
Nouvelles d’Orient. Tous les sondages montrent à la fois cette solidarité et le
fait que les peuples arabes considèrent Israël comme leur ennemi principal,
bien avant l’Iran. On peut noter que l’établissement de relations
diplomatiques entre Israël, l’Égypte et la Jordanie n’a entraîné aucune
diminution de l’hostilité populaire dans ces deux pays à l’égard d’Israël :
elles peuvent se résumer par le terme de “paix froide”. Et on a du mal à
imaginer qu’un roi saoudien, “gardien des deux saintes mosquées (La
Mecque et Médine)” accepte d’entériner un plan qui confirmerait la
souveraineté éternelle d’Israël sur Jérusalem et la mosquée Al-Aqsa,
troisième lieu saint de l’islam. Il risquerait de saper sa propre légitimité, à un
moment de forte instabilité dans toute la région. »
Son alliance étroite avec Trump n’empêche pas Netanyahou de continuer à
flirter avec Vladimir Poutine. Là encore, le phénomène s’inscrit dans la
durée. Effacée à la fin de la Guerre froide, la Russie s’efforce de rejouer dans
la cour des grands. Au Proche-Orient, elle s’appuie sur ses clients
traditionnels, Téhéran et Damas, aux côtés desquels elle intervient dans la
guerre civile syrienne.
Mais comment éviter, ce faisant, une collision avec Israël ? Pour Andreï
Gratchev, dernier porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev, « Vladimir Poutine est
une sorte d’aiguilleur du ciel du Moyen-Orient, où se déplacent des objets
volants dont il cherche à éviter la collision. Car celle-ci mettrait en danger sa
position difficilement acquise d’arbitre officieux, dans le vide laissé par le
retrait américain, et menacerait ses intérêts – de la présence navale et
aérienne russe en Syrie jusqu’aux enjeux pétroliers. Si le président russe
maintient l’équilibre de ses relations avec tous les acteurs, il manifeste un
certain faible pour les Israéliens. Rien là de sentimental : Moscou n’oublie
pas la diaspora russe en Israël (15 % de la population) et son influence sur
place comme en Russie. Et, dans le subtil jeu syrien, Tel-Aviv lui permet de
contrebalancer Téhéran en empêchant celle-ci d’avoir trop d’emprise sur
Bachar al-Assad ». D’où ce modus vivendi : les Russes laissent les Israéliens
bombarder en Syrie, à condition qu’ils n’y ciblent que les troupes iraniennes.
Cette complicité avec Israël n’empêche pas la diplomatie russe de défendre
verbalement les droits nationaux des Palestiniens. Mais elle ne condamne que
mezza voce l’annexion annoncée de la Cisjordanie – qui justifie a posteriori
celle de la Crimée. Fin janvier 2020, Poutine fut l’invité vedette du sommet
organisé à Jérusalem pour le 75e anniversaire de la libération d’Auschwitz…

Des liens inédits avec les régimes populistes


européens et la Chine
Plus neufs sont les liens noués personnellement par Netanyahou avec les
régimes populistes d’Europe, malgré leurs tendances négationnistes, voire
antisémites. Première visite à Budapest, en juillet 2017 : quelques semaines
plus tôt, Viktor Orbán honorait pourtant comme un « homme d’État
exceptionnel » le régent Miklós Horthy, dont les lois antisémites permirent à
Eichmann de déporter à Auschwitz quelque 430 000 Juifs hongrois. Pas de
commentaire de « Bibi ».
Même paradoxe avec Varsovie, où Jarosław Kaczyński fait voter une loi
interdisant d’évoquer la collaboration polonaise avec l’Occupant. Netanyahou
va jusqu’à signer avec son homologue Mateusz Morawiecki une déclaration
qualifiée par Yehuda Bauer, grand historien israélien de la Shoah, de
« trahison stupide, ignorante et amorale de la vérité historique sur
l’implication polonaise dans l’Holocauste2 ».
En Lituanie, dont provient la famille de Netanyahou, 95 % des Juifs furent
exterminés, dont beaucoup par des collaborateurs locaux, voire de simples
citoyens. Fin août 2018, le Premier ministre israélien en visite se contente de
saluer les « efforts » du pays pour commémorer la Shoah. Sauf que, là aussi,
une loi va bientôt criminaliser toute allusion à la collaboration.
Avant ce voyage, Netanyahou expliquait qu’il voulait « parvenir à un
équilibre dans les relations pas toujours amicales de l’Union européenne
envers Israël […] par des contacts avec des blocs de pays de l’Union
européenne, des pays d’Europe de l’Est et maintenant des pays baltes ».
Autrement dit, il s’agit de constituer au sein de l’Union un bloc opposé à
toute critique d’Israël, a fortiori à toute sanction. Netanyahou compte sur le
groupe de Visegrad, que dirigent des populistes de droite (Pologne, Hongrie,
Tchéquie) ou de gauche (Slovaquie), mais aussi, à un moindre degré, sur les
formations occidentales d’extrême droite.
Peu importe, au fond, au Premier ministre israélien que ses alliés soient
antisémites… pourvu qu’ils soient pro-israéliens. Reuven Rivlin, le président
de l’État d’Israël, rétorque : « Nul ne peut être reconnu comme un ami
d’Israël s’il est antisémite3 ! » Netanyahou affiche d’ailleurs lui-même son
négationnisme, attribuant la paternité de la Shoah non à Hitler, mais… au
Grand mufti Amin Al-Husseini, qui lui en aurait soufflé l’idée lors de leur
rencontre du 28 novembre 1941. À cette date, la « Shoah par balles » avait
déjà exterminé des centaines de milliers de Juifs soviétiques, et les nazis
testaient les chambres à gaz à Auschwitz…
Autre percée diplomatique : parmi les États émergents, traditionnels amis
du peuple palestinien. La Chine accorde une importance croissante au
Proche-Orient, où Xi Jinping a effectué une tournée en 2016, suivie en 2018
d’une visite dans les Émirats arabes unis. Économie d’abord : les États de la
région figurent en bonne place dans le projet de Route de la soie et
représentent le deuxième fournisseur de pétrole de Pékin. Politique ensuite :
en juillet 2019, quand 22 États occidentaux saisissent la Commission des
droits de l’homme pour faire condamner la répression contre les Ouïghours,
37, dont nombre de… pays arabes, prennent la défense de Pékin.
D’après Martine Bulard, spécialiste de l’Asie au Monde diplomatique,
« Pékin n’entend pas mettre le début d’un petit doigt dans le chaos proche-
oriental, dont elle tient les États-Unis pour responsables. Son principe
diplomatique est hérité de la conférence de Bandung : aucune intervention
dans les affaires intérieures d’un pays. Non sans hypocrisie parfois, comme
en Syrie, où elle estime que le gouvernement a le droit de faire appel à la
Russie. Officiellement, Pékin soutient toujours la création d’un État
palestinien. Mais cela ne l’a pas empêchée de devenir le troisième partenaire
commercial d’Israël et un de ses importants investisseurs – elle avait failli
acheter le terminal Bayport à Haïfa, jusqu’à ce que Donald Trump oppose
son veto »…

L’Inde de Modi, un véritable allié


Beaucoup plus profondes, les relations entre Tel-Aviv et Dehli plongent
loin leurs racines. « La trajectoire des deux pays présente des similitudes
frappantes, rappelle Olivier Da Lage, rédacteur en chef à Radio France
Internationale, spécialiste du Moyen-Orient et de l’Inde. Les deux États,
précédemment sous tutelle britannique, naquirent tous deux d’une partition
décidée en 1947, suivie d’une guerre avec le/les voisins. Ils conquirent leur
indépendance avec des leaders issus de la gauche laïque [Nehru et Ben
Gourion], dont les partis monopolisèrent le pouvoir jusqu’à la fin des années
1970, puis durent l’un et l’autre céder le pouvoir à une coalition nationaliste.
Depuis quelques années, les partis nationalistes religieux dominent, tandis
que leurs concurrents ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. »
De fait, si Israël et l’Inde entretiennent des relations diplomatiques depuis
1992, leur véritable alliance remonte à la victoire du Bharatiya Janata Party
(BJP) en 1998 et surtout à son retour au pouvoir en 2014. Trois ans plus tard,
Narendra Modi a effectué la première visite d’un chef de gouvernement en
Israël, sans se rendre à Ramallah. La coopération militaire unit ce couple :
avec plus d’un milliard de dollars d’achats annuels, de 2013 à 2017, l’Inde
recevait 49 % des exportations d’armement israéliennes. La maintenance des
systèmes de défense aériens de New Dehli dépend de l’industrie israélienne,
des joint-ventures ayant été créées à cette fin ces dernières années.
Tous ces échanges constituent, selon le chercheur israélien Jonathan Spyer,
« un important élément de la position stratégique d’Israël et, plus largement
pour celui-ci, un pivot vers l’Asie. Aucune autre relation naissante, que ce
soit avec le Vietnam, la Corée du Sud, Singapour ou le Japon, n’a les
dimensions, la profondeur et les intérêts communs que représentent l’Inde
pour Israël4 ».
Sur le continent africain, il s’agit moins, pour Israël, d’une percée que du
rétablissement de relations rompues depuis longtemps – après les guerres de
1967 et 1973. Comme en Europe, Netanyahou a donné de sa personne : en
2016, il s’est rendu en Ouganda (pour le 40e anniversaire d’Entebbe) et au
Kenya ; en 2017, il a pris part au sommet de la Communauté économique des
États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) à Monrovia (Liberia) ; en 2019, il a
visité le Tchad ; et en 2020 il s’est rendu en Ouganda et s’y est entretenu avec
le nouveau chef d’État soudanais. Bref, en trente ans, sur fond de coopération
économique et sécuritaire, Tel-Aviv a renoué avec 29 États africains et établi
des relations diplomatiques avec 10 autres.
Le soutien du continent noir n’est pas pour autant acquis à la diplomatie
israélienne : le 9 février, à Addis-Abeba, l’Union africaine a rejeté le plan
Trump. Pourquoi cette contradiction ? « Les petits États, répond Alhadji
Bouba Nouhou, chercheur et enseignant à l’université Bordeaux-Montaigne,
accordent beaucoup d’importance au droit international. Or, Israël est perçu
comme une puissance alliée des États-Unis. Le faible, c’est l’Autorité
palestinienne. Leurs relations avec Israël sont de plus en plus dissociées de la
solidarité avec les Palestiniens. Les Africains cherchent le soutien d’un État
allié des États-Unis sur la base de leurs intérêts tout en continuant à
s’identifier au faible, conformément à leur statut international. » Certains
États cultivent cependant une alliance active avec Tel-Aviv, à l’instar du
Rwanda et de son président Paul Kagamé, considérés, au-delà de la
coopération bilatérale, comme un « atout stratégique » par Netanyahou.
Les deux seuls États qui ont emboîté le pas aux États-Unis et transféré leur
ambassade à Jérusalem sont latino-américains : le Guatemala et le Paraguay –
le Brésil de Jair Bolsonaro s’y est engagé mais ne l’a pas encore fait5. Voilà
un symbole du nouveau renversement qu’opère Israël dans ses relations avec
le sous-continent. Au temps des dictatures, qui pourtant accueillaient et
protégeaient souvent d’anciens nazis, elles étaient étroites : principal client de
l’industrie militaire de l’État hébreu, ces régimes pouvaient compter sur lui,
parfois comme parfait supplétif des États-Unis, pour les aider à réprimer.
Cette longue lune de miel s’acheva avec la vague de gauche du début des
années 2000. Vint le temps de la reconnaissance de l’État palestinien par la
quasi-totalité des pays de la région. Mais le retour de la droite et l’élection de
Trump permirent à Tel-Aviv de regagner du terrain. À l’automne 2017,
Netanyahou entreprit la première tournée d’un chef de gouvernement
israélien : en Argentine (où il rencontra aussi le président du Paraguay), en
Colombie et au Mexique. Cette offensive n’empêcha toutefois pas la majorité
des États centro- et sud-américains, en décembre, de voter à l’ONU contre la
reconnaissance de Jérusalem comme capitale du seul Israël. Depuis, les
accords en tout genre se sont multipliés – mais la région ne représente que
4 % du commerce extérieur israélien. Et nombre de ses partenaires ont pris
position en faveur de Tel-Aviv lors de votes importants.

« La route de Washington passe par Jérusalem »


Le rapprochement de certains régimes avec Tel-Aviv traduit aussi la
volonté de complaire à Trump, dans l’espoir de bénéficier d’une
augmentation de l’aide économique américaine, dont ils dépendent
largement. Certains entendent en outre éviter d’être la cible de la mobilisation
des Américains contre le narcotrafic ou l’immigration. Bref, comme l’écrivait
Jean-Paul Marthoz, « la route de Washington passe par Jérusalem6 ».
À l’instar de Trump aux États-Unis, nombre de nouveaux présidents de la
région doivent largement leur élection aux Églises évangéliques. À la
« théologie de la libération » a succédé ici la « théologie de la prospérité », le
pentecôtisme. Retour à la Bible, nouvelle naissance, dons du Saint-Esprit,
esprit missionnaire : l’émotion de la rencontre avec Dieu et de la guérison
pousse les couches populaires à la résignation, au nom de la « prospérité »
promise. Or, pour les évangéliques, le rassemblement des juifs en Terre
sainte et leur conversion conditionnent le retour du Messie et sa victoire dans
la bataille finale d’Armageddon…
Le cas du Brésil, dont les rapports avec Israël sont devenus très étroits
depuis l’accession de Jair Bolsonaro à la présidence, illustre bien la
combinaison de tous ces facteurs. Selon Christophe Ventura, chercheur à
l’IRIS et spécialiste de l’Amérique latine, « le “bolsonarisme” constitue un
agglomérat politico-idéologique dont le courant évangélique est l’un des
piliers. Il lui permet notamment de s’assurer un ancrage solide au sein des
classes populaires. Son influence est également déterminante pour
comprendre l’orientation pro-Israël du Brésil. Dans le même temps, les
puissantes droites fondamentalistes chrétiennes américaines sont devenues
l’axe d’une alliance centrale pour Netanyahou, sur lesquelles il s’appuie
volontiers au détriment de diasporas juives locales jugées trop critiques à son
égard et de ses politiques. Au-delà, la relation intime tissée entre Bolsonaro et
lui s’inscrit dans la construction informelle d’un cercle d’alliances plus large
qui les unit aux autres dirigeants populistes de droite et “occidentalistes” dans
le monde, Trump aux États-Unis et Orbán en Europe ».
Dans ce redéploiement général, Israël joue tous ses atouts : il est classé à la
17e place mondiale pour son armée (dotée de l’arme nucléaire), à la 8e pour
ses exportations d’armements et pour son économie. En matière de high-tech,
il est le pays qui consacre le plus fort pourcentage de son PIB (4 %) à la
Recherche et Développement et se situe à la 5e place pour la concentration
d’entreprises et à la 4e pour le nombre de brevets (par million d’habitants et
de dollars de dépenses en R&D). Autant d’atouts exploités par les institutions
dont Tel-Aviv s’est récemment dotée, à commencer par le ministère (quasi
clandestin) des Affaires stratégiques, financé à hauteur de quelque
100 millions de dollars par an, qui combat la « délégitimation » d’Israël et
notamment la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanctions. Jamais Israël
n’a fait pression avec autant d’arrogance sur l’establishment et les médias de
tous pays, amis comme ennemis… Telles sont les coulisses des acquis
diplomatiques de Benyamin Netanyahou, que l’annexion annoncée de la
vallée du Jourdain et des colonies juives de Cisjordanie pourrait toutefois
bien ruiner.

Pour en savoir plus


Éric ALTERMAN, « Israël s’aliène les Juifs américains », Le Monde
diplomatique, février 2019.
Sylvain CYPEL, L’État d’Israël contre les Juifs, La Découverte, Paris,
2020.
Igor DELANOË, « Russie-Israël, l’alliance qui n’existait pas », Orient
XXI, 23 juin 2016.
Alhadji Bouba NOUHOU, « Lente progression d’Israël en Afrique », Le
Monde diplomatique, décembre 2017.
Pierre PRIER et Olivier DA LAGE, « Inde-Israël. Convergence de deux
ethnonationalismes », Orient XXI, 3 juillet 2017.
Dominique VIDAL, « Les yeux doux de Benyamin Netanyahou à
l’extrême droite européenne », Orient XXI, 2 octobre 2018.

1. Voir Olivier DA LAGE et Dominique VIDAL, « Washington, Tel-Aviv, Riyad : qui dirige qui ? », in
Bertrand BADIE et Dominique VIDAL (dir.), Fin du leadership américain ? L’état du monde 2020, La
Découverte, Paris, 2019, p. 183-192.
2. « Israel’s Stupid, Ignorant and Amoral Betrayal of the Truth on Polish Involvement in the
Holocaust », Haaretz, 4 juillet 2018.
3. The Jerusalem Post, 5 juin 2018.
4. <www.defensenews.com/industry/2020/02/18/new-joint-ventures-hint-at-burgeoning-relationship-
between-israel-and-india>.
5. Sous la pression de son lobby agroalimentaire, soucieux de préserver les marchés arabes d’un Brésil
classé premier exportateur de viande halal.
6. « Amérique latine-Israël : le grand jeu », Le Soir, 5 septembre 2019.
Le pari chinois

Dominique Bari
Journaliste

Longtemps l’un des théâtres essentiels de la compétition entre l’Est et


l’Ouest durant la Guerre froide, le Moyen-Orient ne figurait pas parmi les
priorités de la République populaire de Chine (RPC). Si, dès sa fondation en
1949, la RPC a été reconnue par certains pays de la région, dont Israël – sans
réciprocité jusqu’en 1992 –, les liens avec ces derniers ainsi qu’avec les
mouvements de libération locaux étaient plutôt de nature politique, en
référence à l’« esprit de Bandung »1. Le soutien de la Chine aux luttes contre
le colonialisme – comme en Égypte lors de l’agression tripartite de Suez en
1956 – ou à la résistance palestinienne et à l’Organisation de libération de la
Palestine (OLP), qui, en 1965, ouvrit à Pékin son premier bureau de
représentation, lui valut l’appui des pays arabes dans l’octroi de son siège
permanent au Conseil de sécurité de l’ONU en 1971 (en évinçant Taïwan).
Il a fallu attendre la fin des années 1990 et sa montée en puissance pour
que le géant asiatique redécouvre l’importance du Moyen-Orient pour son
économie et sa nouvelle politique internationale. En 2004, lors du premier
Forum sino-arabe qui mettait en place un mécanisme de coopération avec les
vingt-deux membres de la Ligue arabe, Pékin a qualifié la zone d’« espace
vital, nécessaire et décisif ». Dès lors, la région dans toute sa diversité et son
hétérogénéité conflictuelle, du Levant à l’Iran, est devenue un partenaire
incontournable de la Chine : elle pouvait satisfaire ses énormes besoins
énergétiques (plus de la moitié de ses importations de pétrole proviennent de
neuf pays de la région et l’Agence internationale de l’énergie [AIE] s’attend à
ce qu’elles doublent d’ici 2035) ; elle représentait de nouveaux marchés pour
ses produits ; enfin, elle répondait à ses ambitions géoéconomiques dans le
cadre de son « Initiative de la ceinture et de la route » (Belt and Road
Initiative, BRI) ou Routes de la soie.
Dans ce projet planétaire qui modèle la nouvelle diplomatie chinoise, le
Moyen-Orient est une zone pivot de transit et d’ancrage stratégique pour
connecter l’océan Indien à l’Europe par la voie maritime et la Chine à
l’Europe par le corridor économique terrestre. Dans le « China’s Arab Policy
Paper » publié en janvier 2016, Pékin détaillait la construction d’une
coopération multidimensionnelle. Ses priorités se définissent par une
approche à long terme dite « 1 + 2 + 3 » : il s’agit d’établir des partenariats
économiques, puis de développer les infrastructures, le commerce et les
investissements, annonçant la coopération dans les technologies de pointe, le
nucléaire civil, le spatial et les nouvelles énergies…

Une logique d’intérêts réciproques


Le voyage du président Xi Jinping en Arabie saoudite, en Égypte et en
Iran, trois acteurs majeurs sur l’échiquier régional, atteste la volonté de
rapprochement avec le Moyen-Orient dans toutes ses composantes. Pour cette
région instable, déchirée par des conflits meurtriers et les agressions
américaines, la Chine a des atouts non négligeables. Elle est désormais la
bienvenue auprès d’États soucieux de nouer des partenariats aptes à soutenir
leurs politiques de diversification économique en vue de l’après-pétrole.
C’est le sens de l’adhésion à la Banque asiatique d’investissement dans les
infrastructures, créée par Pékin en juin 2015, de l’Arabie saoudite, de
l’Égypte, des Émirats arabes unis, de l’Iran, de la Jordanie, d’Oman, du Qatar
ou encore du Koweït en tant que membres fondateurs.
Les monarchies arabes, longtemps méfiantes vis-à-vis de la République
populaire – leurs relations diplomatiques remontent aux années 1980 ou au
début des années 1990 –, sont très réceptives aux offres chinoises. La
coopération s’est amplifiée, jusqu’à la signature d’accords de « partenariat
stratégique global » avec des pays traditionnellement alliés des États-Unis. Le
poids international de la Chine, son dynamisme économique et son modèle de
développement et de gouvernance, que Pékin vante auprès des pays
émergents, trouvent écho auprès des régimes autoritaires, secoués par la
contestation sociale des Printemps arabes de 2011 et soucieux de renforcer
leur légitimité et la stabilité de leur pouvoir par une croissance économique et
technologique. Se tourner vers la Chine pour mettre en œuvre d’ambitieux
plans nationaux de développement2 et de modernisation leur semble d’autant
plus acceptable que la diplomatie chinoise se fonde traditionnellement sur la
non-ingérence, le refus des sanctions et des conditionnalités. Les relations
exponentielles de Pékin avec Le Caire, malgré les retournements successifs à
la tête de l’État égyptien, sont particulièrement éclairantes.
En appliquant une logique d’intérêts réciproques à tous les pays du Moyen-
Orient, la Chine estime pouvoir surmonter les tensions politico-religieuses et
les conflits en cours. Elle entend aussi bien commercer avec l’Arabie saoudite
sunnite et l’Iran chiite qu’avec la Turquie, Israël et la Palestine, en organisant
l’ensemble de cette zone en un système de partenariats flexibles (et non de
blocs ou d’alliances), coordonné par une multitude de projets locaux et
régionaux interdépendants, essentiellement inclus dans le projet des Routes
de la soie.
Les ports et les parcs industriels sont au cœur de cette coopération future
visant à diversifier les routes énergétiques et commerciales et à créer une
chaîne économique reliant la Chine au Golfe, à la mer d’Oman, à la mer
Rouge et à la Méditerranée. Ainsi, les grands groupes chinois sont impliqués
– pour ne citer que quelques exemples – dans le réaménagement des ports de
Khalifat aux Émirats, de Duqm à Oman, de Jizan en Arabie saoudite, de Port-
Saïd et d’Aïn Soukhna en Égypte, où la création d’une zone d’activité
industrielle autour du Nouveau canal de Suez est appelée à devenir une
plaque tournante de la BRI.
La Chine a accéléré les négociations avec les monarchies du Golfe, en
premier lieu l’Arabie saoudite dont elle est désormais le plus grand partenaire
commercial et le premier client pétrolier. Ses entreprises y jouent un rôle
majeur dans la construction d’infrastructures comme la raffinerie de Yanbu
ou de la ligne ferroviaire à grande vitesse qui relie Djeddah à La Mecque et à
Médine. Elle n’en reste pas moins un partenaire économique central de l’Iran,
en tant que plus gros importateur de pétrole brut, payé en yuans. La situation
géographique de la République islamique sur le passage du corridor terrestre
connectant les provinces occidentales chinoises à l’Europe est un atout. Pékin
s’est engagée dans la construction d’un réseau ferroviaire intérieur avec
l’extension d’une voie joignant Khorramshar à Bassorah en Irak. Mais si la
Chine s’est opposée aux sanctions américaines, elle est loin de soutenir sans
réserve Téhéran dans le conflit qui l’oppose à ses voisins, par souci de ne
heurter de front ni ces derniers ni Washington. Pékin entend garder deux fers
au feu.
Il en va de même avec Israël, où les investissements chinois se concentrent
sur les projets de construction d’un nouveau port en eaux profondes à Ashdod
et d’une ligne de fret ferroviaire reliant les ports méditerranéens d’Ashdod et
Haïfa avec Eilat et, au-delà, avec le port d’Aqaba en Jordanie. L’objectif est
de connecter la mer Rouge à la Méditerranée. Par ailleurs, Israéliens et
Chinois s’entendent depuis longtemps dans le secteur des technologies de
pointe. Le marché israélien s’est ouvert aux deux géants Huawei et ZTE, au
grand dam des États-Unis, également inquiets de la gestion par la Shanghai
International Port Group du centre de transport commercial du port de Haïfa,
où se situe une base navale israélienne. Quant à la Turquie, envers laquelle
Pékin nourrit une vieille méfiance, l’accusant de soutenir les velléités
séparatistes des Ouïghours au Xinjiang, elle s’est ralliée à la raison du
chéquier. La Chine y a financé de lourdes infrastructures ferroviaires et
portuaires utiles au réseau de la BRI.

Finance et soft power


Dans un Moyen-Orient complexe, la stratégie chinoise avance avec un
postulat simple : la paix se gagnera par le développement économique
mutuel. Une vision du sens de l’histoire qui la démarque de l’approche
occidentale et en constitue une alternative. Le ministre chinois des Affaires
étrangères Wang Li l’a explicité au Forum de coopération sino-arabe de
décembre 2018 : « La Chine et les pays arabes ont à travailler main dans la
main pour promouvoir la construction d’un nouveau modèle de relations
internationales […]. Nous devons nous prêter mutuellement soutien dans
l’exploration d’une voie de développement adaptée aux conditions nationales,
valoriser la complémentarité de nos atouts et la convergence de nos besoins
[…] afin de progresser et de nous développer ensemble. »
Pour asseoir son influence, Pékin joue sur le registre financier et le soft
power. Les projets soutenus dans le cadre de la BRI sont facilités par de
nouveaux instruments financiers, dont un fonds spécifique doté de
100 milliards de dollars. Devançant largement les États-Unis, la Chine est
devenue le principal investisseur étranger dans le monde arabe, avec
177 milliards de dollars en 2018, dont 77 milliards dans les pays du Golfe. À
l’été 2019, une enveloppe de 23 milliards de dollars de prêts et d’aide au
développement était encore promise aux pays de la région.
L’extension de la pénétration économique chinoise au Moyen-Orient s’est
accompagnée d’une diplomatie culturelle et « civilisationnelle » dynamique.
Pékin assure la formation des techniciens des pays membres de la BRI, et ses
universités accueillent plus de 14 000 étudiants arabes. Dans le même temps,
l’Arabie saoudite et les EAU ont inscrit l’apprentissage du mandarin dans
leur programme scolaire. De part et d’autre, on a salué les retrouvailles de
l’empire du Milieu avec le monde arabo-persan, liés jadis par les anciennes
routes de la soie.
On célèbre aujourd’hui un nouvel axe de rencontres, « dans le respect des
cultures respectives et des religions ». La Chine avait besoin de nouer des
relations apaisées avec ce monde musulman en le dissociant de l’extrémisme
islamiste qu’elle combat au Xinjiang. En novembre 2019, lors d’un Forum
spécial sur la sécurité réunissant à Pékin plus de 200 représentants du Moyen-
Orient, elle a proposé une stratégie commune antiterroriste et de
déradicalisation globale, sans référence à une quelconque religion. Un coup
de maître qui lui vaut le soutien de pays arabes et de l’Organisation de la
coopération islamique (OCI) à sa politique contre la minorité musulmane
ouïghoure.
La Chine peut-elle être, au-delà du domaine économique, un acteur
politique dans la région ? Stabiliser le Moyen-Orient pour mener à bien les
projets des Routes est bien au cœur de la problématique chinoise. Mais,
jusqu’à présent, malgré une influence croissante, le rôle de Pékin dans
l’apaisement des tensions géopolitiques est resté limité. Sa diplomatie encore
discrète joue en fonction de ses intérêts, en calibrant ses contributions par
rapport au facteur américain et aux rivalités interrégionales. Quelques lignes
semblent néanmoins bouger. La RPC a pris part, avec prudence, à quelques
négociations, travaillant dans le cadre de discussions multilatérales en lien
avec les conflits syriens, le programme nucléaire iranien et la sécurité de la
navigation dans le détroit d’Ormuz. Mais ses approches varient.

Petits pas diplomatiques


Restée dans l’ombre de la Russie sur la question syrienne, même si elle n’a
pas hésité à défendre le régime de Damas par le biais de son droit de veto au
Conseil de sécurité3, la Chine a participé aussi bien aux conférences d’Astana
et de Sotchi, avec la Russie, l’Iran et la Turquie, qu’à celles de Genève dans
la recherche d’une solution négociée, mais modestement. Ses priorités se
portent sur l’après-guerre et la contribution très active qu’elle apportera à la
reconstruction du pays avec des projets déjà bien définis, pris en compte dans
la BRI.
Si elle a intégré le fait que la paix au Moyen-Orient ne peut être obtenue
sans solution équitable pour la Palestine, sa « diplomatie d’équilibre » – voire
d’équilibriste – dans le conflit israélo-palestinien illustre encore ses
réticences à s’impliquer dans un pré carré américain. Son soutien historique
au peuple palestinien est une constante politique, mais ses liens économiques
avec Israël attisent la méfiance de l’opinion publique arabe, tentée d’y voir
l’acceptation du statu quo et de la politique d’occupation de Tel-Aviv.
En 2017, la Chine s’était engagée auprès de Mahmoud Abbas à instaurer
un dialogue trilatéral avec les Palestiniens et les Israéliens et avait proposé à
l’ONU, l’année suivante, un « plan de paix » reprenant les grands points des
résolutions onusiennes. Cependant, en l’absence d’initiative concrète pour
relancer un processus de paix multilatéral, l’intervention est restée sans grand
écho. Force est de constater que la réaction de Pékin aux annonces de Trump
en janvier 2020 fut plus que mesurée. Pour l’heure, son souci de ne s’aliéner
ni les États-Unis ni ses partenaires aux intérêts contradictoires réduit son
champ d’action pour s’imposer comme acteur politique de référence.
Qu’en sera-t-il demain ? Pékin mesure les risques de la situation
conflictuelle en mer Rouge et en mer d’Oman, où se situent les goulets
d’étranglement que sont le détroit d’Ormuz, au large de l’Iran et des EAU, et
le détroit de Bab el-Mandeb, par où transitent les flux maritimes vitaux pour
l’économie chinoise. La situation y est particulièrement instable : les rivalités
avec Washington y sont plus affirmées, les luttes d’influence entre les pays
de la péninsule Arabique et la guerre au Yémen, où Riyad et Téhéran
s’affrontent par procuration, sont autant de menaces susceptibles de
bouleverser son agenda géopolitique. Guidée par des intérêts sécuritaires, la
Chine a renforcé sa présence via l’ouverture à Djibouti, en août 2017, de sa
première base militaire à l’étranger. Un tournant dans la posture stratégique
officielle chinoise, Pékin en ayant toujours dénoncé le principe. Elle
maintient ainsi une présence navale permanente dans le golfe d’Aden pour
mener des opérations d’urgence : contre des actes de piraterie, pour protéger
des bâtiments chinois et étrangers et ses ressortissants.
Il est difficile aujourd’hui de prédire les répercussions de la BRI sur cette
région. Le pari de la Chine qui voit dans le développement un gage de
stabilité est encore soumis à bien des aléas. La pandémie a fait souffler entre
Pékin et Washington un vent de guerre froide dont le Moyen-Orient pourrait
devenir un des points de tension par le biais des relations entre la Chine et
l’Iran. L’une est désignée par le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo,
comme « la principale menace de notre temps ». L’autre est accusé de
« fomenter la terreur » dans la région. La Maison-Blanche a renforcé la
campagne de « pression maximale » sur Téhéran. Elle a mis fin aux
exemptions permettant d’acheter du pétrole iranien sans risquer les sanctions
américaines, et a appelé toutes les « entreprises et banques à travers le
monde » à couper tout lien financier avec la République islamique. Une
offensive qui vise particulièrement la Chine. Avec ce nouveau
développement des rivalités, toutes les incertitudes pèsent désormais sur une
recomposition des relations internationales dans l’après-crise de la Covid-19.

Pour en savoir plus


Emmanuel HACHE et Kévin MÉRIGOT, « Géoéconomie des
infrastructures portuaires de la route de la soie maritime », Revue
internationale et stratégique, vol. 3, no 107, 2017, p. 85-94.
Maha S. KAMEL, « China’s Belt and Road Initiative : Implications for
the Middle East », Cambridge Review of International Affairs, no 31-
1, 2018, p. 76-95.
Camille LONS, Jonathan FULTON, Degang SUN et Naser AL-TAMIMI,
« China’s Great Game in the Middle East », ECFR Policy Brief,
octobre 2019.
Lisa WATANABE, « Le Moyen-Orient et la nouvelle route de la soie »,
Center for Security Study (CSS), no 254, décembre 2019.
XI JINPING, L’Initiative « La ceinture et la route », Éditions en
langues étrangères (ELE), Pékin, 2019.

1. Le non-alignement prôné à Bandung en 1955 est officialisé à Belgrade en 1961.


2. Vision 2030 en Arabie saoudite, Vision 2035 au Koweït, Vision 2021 aux Émirats arabes unis,
Vision 2025 en Jordanie, etc.
3. Depuis 1971, 6 des 11 vetos de la Chine portaient sur des résolutions concernant la Syrie.
Retour au Moyen-Orient, ou le succès du « pivot
oriental » de la Russie

Igor Delanoë
Directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe (Moscou)

La réinsertion de la Russie en tant que puissance dans la région s’intègre


dans le « pivot oriental » opéré par Moscou dès le début des années 2010.
Intervenue à la faveur du « retour » de Vladimir Poutine au Kremlin en 2012,
cette politique se définit d’abord comme un rééquilibrage des relations
extérieures russes à l’égard de l’Occident et, plus particulièrement, vis-à-vis
de la communauté euro-atlantique.
Le dynamisme des relations sino-russes constaté au cours de la dernière
décennie et le regain d’intérêt plus récent de Moscou pour l’Afrique en sont
des manifestations. Sur la rive sud du bassin méditerranéen et au Proche et
Moyen-Orient, ce réinvestissement bénéficie des efforts consentis par la
Russie sous la houlette d’Evguéni Primakov1 dès la fin des années 1990 pour
réactiver sa présence, qu’elle avait mise en sommeil après 1991. Les crises
ukrainienne et syrienne ont conclu une parenthèse de deux décennies, durant
laquelle la Russie s’était cantonnée aux seconds rôles au Moyen-Orient. Cet
effacement russe s’apparente à une « anomalie » au regard du rôle qui a été
celui des empires – tsariste puis soviétique – sur la scène stratégique moyen-
orientale, au cours des trois derniers siècles.
L’érosion de la Pax americana au Moyen-Orient, produit du plus grand
tropisme américain pour la région Asie-Pacifique et de la fatigue des États-
Unis après les guerres d’Irak et d’Afghanistan, a, à l’évidence, servi les
desseins russes. Les flottements de l’administration Obama en Syrie se sont
mués sous l’administration Trump en retranchement derrière Israël et
l’Arabie saoudite. Cette perte d’appétence des États-Unis pour la scène
stratégique moyen-orientale contraste avec le vif intérêt de Moscou.
Toutefois, la nature des ententes nouées par la Russie avec de nombreux
acteurs régionaux aux agendas concurrents, voire antagonistes, interroge.

Une région qui s’inscrit dans l’agenda russe


de puissance globale
Vu de Moscou, le Moyen-Orient continue d’être considéré comme une
région pourvoyeuse d’influence globale. D’où l’intérêt du Kremlin, qui a fait
de la reconquête du statut de grande puissance la clef de voûte de sa politique
extérieure. L’ordre régional y est en transition, tandis que s’y entrechoquent
les agendas parfois peu compatibles de puissances globales (États-Unis,
Chine et Russie) et d’acteurs régionaux (Turquie, Arabie saoudite, Iran).
Ce contexte de compétition corrobore la vision russe d’un ordre mondial
en mutation, notamment caractérisé par la désagrégation du leadership
américain. Le Moyen-Orient reste en outre perçu comme une région
charnière, dont l’instabilité est susceptible de déborder sur les marches
méridionales russes. Aussi, Moscou établit volontiers un continuum
sécuritaire entre les problématiques affectant ses territoires méridionaux
(poussée de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord [OTAN], fragilité
chronique du Caucase), l’Asie centrale postsoviétique – exposée aux
métastases du conflit afghan – et la scène moyen-orientale (exacerbation des
identités ethniques et religieuses, fragmentation des États, explosion du
contrat social entre les populations et leurs dirigeants…).
Pour une fédération multiconfessionnelle comme la Russie, peuplée par
près de 150 nationalités et ayant eu à faire face depuis 1991 à des
mouvements séparatistes violents sur son territoire ou dans son « proche
étranger », l’instabilité post-Printemps arabes qui secoue le Moyen-Orient a
de quoi inquiéter. Or, Moscou n’envisage que difficilement de pouvoir
incarner un pôle mondial de puissance si la stabilité de ses marches est mise
au défi par des forces émanant notamment d’un Moyen-Orient bouillonnant.
Moscou a dû réinventer sa relation avec les pays de la région après 1991.
La fin des idéologies, qui avaient structuré le rapport de force sur la scène
moyen-orientale durant la Guerre froide, a conduit la Russie à abandonner
une approche exclusive dans ses partenariats régionaux. Quand le contexte l’a
permis, le Kremlin n’a pas hésité à soutenir des initiatives portées par des
pays occidentaux – Moscou appuie l’administration Bush en 2007,
lorsqu’elle met sur la table son projet de conférence d’Annapolis pour la paix
au Proche Orient –, voire à s’associer à eux (axe Paris-Berlin-Moscou contre
l’invasion de l’Irak en 2003). Toutefois, à mesure que les griefs s’accumulent
entre la Russie et la communauté euro-atlantique au sujet de l’expansion de
l’influence de cette dernière dans ce que la première conçoit comme sa sphère
d’influence – l’espace postsoviétique –, le Moyen-Orient se mue en terrain de
compétition entre les deux.
Le récit russe sur la contestation du « regime change » et la critique de
l’aventurisme guerrier et déstabilisateur occidental se superpose à celui de la
fin de l’hégémonie américaine sur les affaires du monde et l’avènement d’un
ordre mondial polycentrique, théorisé par Primakov dès la fin des années
1990. À cet égard, après les bombardements de l’OTAN en Serbie en 1999,
la crise libyenne de 2011 marque un nouveau tournant majeur dans la
défiance de Moscou à l’égard de l’Alliance. Le récit déployé par la Russie sur
le conservatisme géopolitique se concrétise à mesure que la Libye s’enfonce
dans le chaos. L’intervention de l’OTAN contre Mouammar Kadhafi s’érige
en matrice de la posture russe dans l’affaire syrienne. Moscou n’a pu se
résoudre à courir le risque de se voir évincée de sa tête de pont au Proche-
Orient en laissant s’effondrer le pouvoir syrien qui lui assure aujourd’hui la
possession de deux bases au Levant, Tartous et Hmeimim. Il s’agit là des
intérêts irréductibles de la Russie en Syrie, véritables pivots du déploiement
de son influence au Moyen-Orient et sur la rive sud de la Méditerranée.
En Libye, les intérêts sécuritaires russes perçus comme vitaux par le
Kremlin sont moins évidents qu’ils ne le sont en Syrie. L’éviction de Kadhafi
a en revanche provoqué la perte pour Moscou de contrats d’armements et de
projets d’infrastructure (ligne de train Syrte-Benghazi) dont le montant
avoisinait les 10 milliards de dollars. Les objectifs poursuivis par la Russie
dans la crise libyenne sont ainsi tout autant d’ordre économique – réactiver
ces contrats qui n’ont jamais été dénoncés par Tripoli et consolider les
positions russes dans le secteur énergétique libyen – que géopolitique. Il
s’agit pour le Kremlin de se rendre incontournable dans la résolution d’un
conflit qui met aux prises les intérêts sécuritaires méridionaux de la
communauté euro-atlantique, les ambitions de puissance régionale de la
Turquie et celles des pétromonarchies émiriennes et saoudienne. Néanmoins,
la marge de manœuvre russe reste ténue, car s’entrechoquent en Libye les
intérêts de l’Égypte et de la Turquie, tandis que l’Algérie paraît de plus en
plus inquiète. Or, comme nous le verrons un peu plus loin, il s’agit là des
principaux partenaires de la Russie dans la région Afrique du Nord-Moyen-
Orient. Moscou marche donc sur une ligne de crête. D’où sa volonté de
maintenir le dialogue avec tous les protagonistes libyens de la crise.
Si le jeu de puissance auquel se prête la Russie sur la scène moyen-
orientale souffre d’insuffisances – absence de force de frappe économique,
moyens militaires limités par rapport à l’hégémon américain –, le Kremlin
peut néanmoins compter sur certains atouts. Sa capacité de dialogue
multidirectionnelle en est un, sa propension à forger des accords
transactionnels qui se marient avec la plasticité et la versatilité des ententes
au Moyen-Orient en est un autre, tout comme son statut de partenaire
crédible, consacré par son intervention militaire réussie en Syrie2.

Les nouveaux piliers de la politique russe


Si l’URSS s’appuyait sur les républiques arabes (Irak, Yémen, Syrie et
Égypte), l’action de la Russie au Moyen-Orient s’arrime aujourd’hui aux
relations qu’elle a établies avec la Turquie, l’Égypte du maréchal Sissi et
l’Iran. Ces trois acteurs – turc sunnite, arabe sunnite et perse chiite –
nourrissent des ambitions régionales concurrentes et entretiennent, à divers
degrés, des relations délicates avec Washington. Tous trois sont également
des clients du complexe militaro-industriel russe, même si Alger reste de loin
le principal acheteur régional. Tout comme l’Algérie, Israël fait partie de ce
second cercle de partenaires avec qui la Russie entretient une relation
multidimensionnelle, mais qui ne constitue pour autant pas un pilier sur
lequel s’appuie le Kremlin pour sa politique de puissance régionale et
globale. Après 1991, Moscou a refondé sa relation avec l’État hébreu qui
repose aujourd’hui sur des acquis singuliers : la présence de 1,5 million
d’Israéliens russophones et l’attachement partagé par les deux pays à une
forme de « sacralité » du rôle joué par l’Armée rouge lors de la Seconde
Guerre mondiale ainsi que le rejet catégorique de toute forme de
révisionnisme de ce conflit. Le dossier syrien s’est érigé en déterminant de
leur relation bilatérale au cours des dernières années. La Russie fait
aujourd’hui office de facto d’acteur de la sécurité d’Israël par sa présence en
Syrie qui obstrue l’expansion de l’empreinte iranienne dans la république
arabe.
C’est avec Ankara et Le Caire que Moscou dispose du partenariat
économique le plus dynamique parmi ceux noués à travers la région Afrique
du Nord-Moyen-Orient3. Avec Alger, le commerce est florissant, mais il
manque aux relations russo-algériennes les grands projets structurants qui
caractérisent les liens établis par la Russie avec la Turquie et l’Égypte.
L’opérateur atomique russe Rosatom construira en effet les premières
centrales nucléaires égyptienne (el-Dabaa) et turque (Akkuyu). Moscou a
prévu de créer, au début des années 2020, une zone industrielle sur plus de
500 hectares à l’embouchure du canal de Suez, non loin de Port-Saïd, qui
devrait soutenir son effort de projection économique vers les horizons
africains. Le partenariat géoéconomique russo-turc forgé autour de
l’exportation de gaz naturel russe vers la Turquie a connu un nouvel élan
avec la mise en service du gazoduc TurkStream, inauguré en grande pompe
en janvier 2020.
Ces projets d’infrastructures majeurs ne sont pas sans rappeler ceux bâtis
dispendieusement en son temps par l’URSS, pour cimenter les alliances
nouées avec les « pays frères » socialistes. Aujourd’hui, la démarche russe ne
vise cependant plus à établir des alliances, ni à « rafler » les capitales moyen-
orientales comme autant de trophées. C’est en effet un retournement
d’alliances, dont la région est si coutumière, qui a eu raison de l’influence
soviétique au Proche et Moyen-Orient, avec la « défection » de l’Égypte pour
le camp américain, en 1972.
La relation de Moscou avec Téhéran ne repose pas tant sur l’économie –
les relations commerciales bilatérales s’essoufflent depuis dix ans et tournent
autour de 1,7 milliard de dollars échangé annuellement – que sur de fortes
convergences géopolitiques liées au rejet du leadership américain. La Russie,
qui devrait construire deux nouvelles tranches à la centrale nucléaire de
Bouchehr, a vu son partenariat avec l’Iran franchir un saut qualitatif à travers
la coopération sur le champ de bataille syrien. Bien que les divergences ne
manquent pas entre Russes et Iraniens sur la Syrie postconflit, Moscou
redoute plus que tout de voir le régime des mollahs s’effondrer et être
remplacé par un pouvoir bien plus docile à l’égard de Washington. Ce
scénario est d’autant plus redouté en Russie que l’Iran a connu des remous
domestiques – les manifestations contre les autorités qui ont secoué le pays
en 2019 – et subit des pressions extérieures – économiques et militaires,
exercées par l’administration Trump – de nature à fragiliser le pouvoir.
Néanmoins, les relations avec la République islamique ont eu tendance à
être réévaluées par Moscou à l’aune des liens qu’elle a normalisés et qu’elle
cherche à développer depuis le début des années 2010 avec les
pétromonarchies sunnites du Golfe. Moscou est parvenue en quelques années,
malgré le contexte syrien, à renforcer ses liens avec celles-ci, pourtant
sponsors de l’opposition au pouvoir de Damas. Pour la troisième année
consécutive, les échanges commerciaux entre la Russie et les pays du Conseil
de coopération du Golfe ont progressé (4,4 milliards de dollars en 2019, plus
de deux fois la valeur moyenne du commerce russo-iranien au cours des
dernières années). Les flux commerciaux russo-saoudiens (1,6 milliard de
dollars), russo-émiriens (1,8 milliard de dollars) et russo-omanais
(240 millions de dollars) ont même connu un pic en 2019 pour la période
post-1991.
Il s’agit bien là d’une rupture par rapport à l’époque soviétique : le
déploiement par la Russie d’un vecteur des affaires dans ses relations
extérieures. En 2018, Moscou réalisait près de 7,5 % de ses exportations avec
le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, contre 3,9 % en 1995. Bien que l’offre
russe en matière de hautes technologies ne puisse vraiment satisfaire la
demande exprimée par les pays riches de la région, elle est en mesure de
répondre aux besoins exprimés par ceux disposant d’un budget plus modeste.
Les exportations de céréales soutiennent aussi largement les échanges
commerciaux de la Russie dans la région. Cinq des dix principaux acheteurs
mondiaux de céréales russes sont des pays moyen-orientaux (la Turquie,
l’Égypte, l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis). Avec près de
5,4 millions de tonnes en 2019, la Turquie est le premier client étranger de la
Russie pour l’achat de céréales, juste devant l’Égypte (3,7 millions de
tonnes). L’Iran arrive en quatrième position, avec 1,5 million de tonnes4.
L’accord OPEP + conclu fin 2016 atteste de la volonté commune aux
dirigeants des pays signataires de privilégier la stabilité du marché mondial.
Les agendas réformateurs russe et saoudien – acteurs déterminants dans ce
dossier – ont suffisamment convergé pour rendre cet accord possible.
Vladimir Poutine entend en effet consacrer son quatrième mandat à des
réformes domestiques coûteuses et peu populaires, tandis que le prince
héritier Mohammed Ben Salman promeut la réalisation de son ambitieux plan
Vision 2030 pour le royaume. Tous deux expriment donc un besoin en
stabilité et souhaitent disposer d’un minimum de visibilité sur leurs marges
de manœuvres budgétaires. Bien que remis en question en mars 2020 sur
fond de crise économique liée à la pandémie de coronavirus, l’accord
OPEP + a été actualisé au mois d’avril suivant (accord OPEP ++), ce qui
témoigne de la volonté commune à Riyad et Moscou de maintenir à moyen
terme le lien sur un domaine de souveraineté comme la production de brut.

Alors que l’ordre mondial semble s’acheminer vers une nouvelle


bipolarité, la Russie a acquis au Moyen-Orient des positions qui consolident
sa posture internationale. Moscou estime, à tort ou à raison, qu’elles valent
mieux, dans le contexte post-2014, qu’un éventuel « marchandage » avec
Washington en vue d’une hypothétique levée des sanctions qui pèsent sur le
pays. La résolution politique du conflit syrien devrait continuer d’accaparer
l’attention de la Russie à court et moyen terme, ce qui ne l’empêche pas de
s’aventurer sur d’autres fronts diplomatiques régionaux (Yémen, Libye).

Pour en savoir plus


Erik BURGOS et Clément THERME (dir.), Moyen-Orient : le pivot
russe, Confluences Méditerranée, no 104, mars 2018.
Igor DELANOË, Russie. Les enjeux du retour au Moyen-Orient,
L’Inventaire, Paris, 2016.
Zeev LEVIN (dir.), « Russia and the Muslim World, Challenges from
the Middle East, Central Asia, South Caucasus and from Within »,
Conference Papers, The Harry S. Truman Research Institute for
Advancement of Peace, The Hebrew University of Jerusalem, 2019.
Evgueni PRIMAKOV, Le Monde sans la Russie ? À quoi conduit la
myopie politique (trad. du russe par Anne Vorobiov), Economica,
Paris, 2009.
Dmitri TRENIN, What is Russia up to in the Middle East ?, Polity,
Cambridge, 2018.
Alexey VASILIEV, Russia’s Middle East Policy. From Lenin to Putin,
Routledge, Londres, 2018.

1. Correspondant de la Pravda au Moyen-Orient à la fin des années 1960, Evguéni Primakov (1929-
2015) dirige l’Institut d’études orientales de l’Académie des sciences à Moscou de 1977 à 1985. Il
prend la tête du Service de renseignement extérieur (SVR) après l’effondrement de l’URSS. En 1996,
Boris Eltsine le nomme ministre des Affaires étrangères. Il est ensuite Premier ministre (1998-1999) et
président de la Chambre de commerce et d’industrie russe (2001-2011). Il est considéré comme le père
de l’école orientaliste russe.
2. Selon une étude réalisée en janvier 2019 par ASDA’A Burson-Marsteller, une agence de relations
publiques basée à Dubaï, 64 % des jeunes Arabes du Moyen-Orient considèrent la Russie comme un
« allié ». Voir « 11th annual ASDA’A BCW Arab Youth Survey 2019 », p. 31-33,
<www.arabyouthsurvey.com/pdf/downloadwhitepaper/download-whitepaper.pdf>.
3. En 2019, le commerce russo-turc représentait un peu plus de 26 milliards de dollars et le commerce
russo-égyptien 6,2 milliards de dollars. Source : base de données du Service fédéral des douanes russes.
4. Base de données du département américain de l’Agriculture.
De nouvelles interactions avec l’Afrique

Alhadji Bouba Nouhou


Enseignant à l’université Bordeaux-Montaigne, chercheur associé
au CMRP-IRM

Longtemps, certains États du Moyen-Orient ont misé sur le dynamisme


de l’islam et sur leur aide financière pour renforcer leur diplomatie en
Afrique ou maintenir le verrou contre Israël et défendre la cause
palestinienne. Mais, depuis quelques années, certaines chancelleries (Iran,
Israël, Arabie saoudite, Émirats arabes unis [EAU], Turquie, Qatar) adoptent
de nouvelles stratégies. Le ressort religieux a fait place à des approches plus
pragmatiques combinant intervention militaire dans certains pays en conflit,
aide financière et investissements économiques dans d’autres.

Guerres d’influences
Le Plan d’action global commun (PAGC) sur le programme nucléaire
iranien signé à Vienne le 14 juillet 2015 et la levée annoncée des sanctions
internationales contre Téhéran enclenchent une nouvelle dynamique.
Téhéran multiplie les initiatives économiques : signature avec l’Afrique du
Sud d’accords visant 2 milliards de dollars d’échanges commerciaux non
pétroliers, création d’une joint-venture entre la compagnie pétrochimique
iranienne AYRA et la compagnie sud-africaine SASOL et d’une ligne
aérienne régulière entre Téhéran et Johannesburg, renforcement des relations
sécuritaires, bancaires et économiques. L’Iran double ses exportations en
Afrique du Sud, évaluées à plusieurs millions de dollars. La compagnie de
télécom sud-africaine MTN, qui détient 49 % de l’iranien Irancell, espérait,
avec la levée des sanctions, rapatrier les dividendes estimés à plus de
1,1 milliard de dollars.
L’expérience de l’Iran est indispensable au développement du Marché
commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA), aux dires du
secrétaire général de celui-ci, Sindiso Ndema Ngwenya. Faisant valoir qu’il
mène le même combat que les Africains contre « les oppresseurs », l’Iran
propose une coopération élargie dans plusieurs domaines : énergie, centrale
électrique, construction de logements à bas coûts ou encore centre médical à
Kampala (Ouganda). Mais c’est sans compter la contre-offensive de l’Arabie
saoudite et de ses alliés contre l’influence iranienne.
Le pouvoir saoudien, qui a fait reposer sa légitimité politique et morale sur
l’application stricte de l’islam fondamentaliste, a, depuis 2015 et la guerre au
Yémen, adopté une nouvelle rhétorique axée sur une approche globale inédite
de l’islam dans une opposition sunnites/chiites et une mise à l’index des
Frères musulmans, accusés de soutenir « l’islamisme politique ». Sur le
continent où l’on pratique un islam traditionnel de type confrérique, comme
en Afrique subsaharienne, ni l’approche saoudienne opposant
sunnites/chiites, ni la dénonciation de l’islam politique véhiculé par les Frères
musulmans n’ont réussi à fédérer les chancelleries dans une coalition sunnite
au Yémen contre les Houthis, ou à soutenir la nouvelle vision nationaliste
saoudienne conçue comme une rupture avec le conservatisme religieux.
Le Maroc, par exemple, s’est engagé militairement en 2016 dans la
coalition saoudienne au Yémen et a mis un terme à ses relations avec l’Iran.
En revanche, Rabat a refusé de participer à la mise au ban du Qatar (décidé
en 2017 par l’Arabie saoudite, les EAU, Bahreïn et le Koweït). Par la suite,
les relations entre les deux royaumes se sont vite détériorées et le Maroc a
décidé de se retirer en 2019 de la coalition militaire du Yémen. Cependant,
l’intérêt national du Maroc étant focalisé sur la question du Sahara occidental,
Rabat redoutait, après la visite à Riyad du président algérien, Abdelmadjid
Tebboune, en février 2020, une volte-face saoudienne sur ce dossier lors du
sommet Afrique-Arabe (prévu le 16 mars 2020 en Arabie saoudite, mais
reporté en raison de la Covid-19). Le conseiller du roi, Fouad Ali el-Himma,
a été dépêché à Riyad pour aplanir le différend.
Les chancelleries africaines n’ont pas encore intégré le nouveau discours
nationaliste saoudien, en rupture avec la défense des causes arabes et
musulmanes dont il était le chantre. Par exemple, Riyad a accordé un prêt de
165 millions d’euros au Sénégal, auxquels s’ajoutent 240 millions de dollars
pour l’aider à financer le Plan Sénégal émergent (PSE). En contrepartie, le
Sénégal devait rejoindre militairement la coalition au Yémen. Mais la
mobilisation militaire devant être consentie par l’opinion publique, les
Sénégalais se sont opposés à l’envoi des « tirailleurs » musulmans au Yémen
pour défendre les tenants d’un conservatisme religieux et monarchique qui
ont toujours considéré leurs pratiques confrériques comme des innovations
blâmables.

Volonté de puissance
La volonté de puissance de l’Arabie saoudite et des EAU s’est manifestée à
travers le blocus des ports yéménites de Hodeida et Mokha pour éloigner
Téhéran de la mer Rouge et du Bab el-Mandeb (où transitent environ 50 % de
son pétrole et 50 % de ses approvisionnements divers). L’entrée sud de la
mer Rouge et le détroit de Bab el-Mandeb sont aussi des zones où s’activent
les stratèges israéliens, pour lesquels tout alignement politique derrière Riyad
est jugé de bon augure. Au sein de la Ligue arabe et dans les pays musulmans
sunnites, Riyad et Doha organisent une offensive diplomatique. Djibouti, la
Somalie et l’Érythrée – qui recevait jusqu’en 2015 l’aide de Téhéran, en
échange de facilités d’accès au port d’Assab – ont annoncé, le 4 janvier 2016,
la rupture des relations avec l’Iran. Téhéran a d’emblée été exclue des côtes
stratégiques du golfe d’Aden, du détroit de Bab el-Mandeb et de la mer
Rouge, au profit de l’Arabie saoudite et des EAU qui vont alors investir la
voie stratégique entre la Méditerranée et l’océan Indien.
L’exemple du Soudan mérite également d’être évoqué. Confronté aux
effets structurants des crises sécuritaires et économiques et au plan
d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) mis en œuvre
en 2018, le pays a connu une inflation de 70 %. Après de violentes
manifestations populaires, Omar el-Béchir est renversé en avril 2019. À peine
aux commandes, le général Ahmed Awad Ibn Auf démissionne au profit du
général Abdel Fattah Abdelrahmane al-Burhan, ancien chef des forces
soudanaises envoyées au Yémen pour soutenir les Saoudiens. Début octobre,
A. al-Burhan renforce ses relations avec Riyad avant de rencontrer, le
3 février 2020, Benyamin Netanyahou en Ouganda (voir l’article p. 130).
Même si le gouvernement soudanais estime qu’il a fait cavalier seul, cette
rencontre marque le point d’orgue d’une redéfinition des rapports entre le
Moyen-Orient et le continent sur des questions géopolitiques et de religion.
Le secrétaire d’État saoudien aux Affaires africaines, Ahmed Abdul Aziz
Kattan, ex-ambassadeur d’Arabie saoudite en Égypte, est l’une des chevilles
ouvrières des nouvelles ambitions stratégiques de Riyad. En tandem avec
Abou Dhabi, cette stratégie s’étend désormais sur la Corne de l’Afrique. En
2018, le prince héritier des EAU, Mohammed Ben Zayed al-Nahyan, s’est
rendu à Addis-Abeba, promettant un milliard de dollars pour soutenir ses
réserves en devises, et 2 milliards d’investissements. Cette stratégie vise à
mettre fin au conflit qui enclave l’Éthiopie depuis l’indépendance de
l’Érythrée en 1993 et l’a rendue dépendante à 95 % du port de Djibouti.
La dynamique de paix amorcée par Asmara et Addis-Abeba déclenche un
cercle vertueux dans la région : Djibouti, la Somalie et l’Érythrée signent un
accord de coopération. Dans la foulée, l’Érythrée entame des négociations
avec Djibouti pour régler le conflit frontalier qui les oppose depuis 2008 sur
le contrôle du cap Douméra. Cet apaisement a permis au binôme EAU-Arabie
d’évincer le Qatar qui, jusque-là, était le principal intermédiaire dans le
contentieux frontalier opposant l’Érythrée à Djibouti sur le contrôle du cap
Douméra. Doha, qui y avait installé une force de la paix, s’est donc retirée de
la zone en juin 2017.
Des investissements dans des bases aéroportuaires en Érythrée, en Somalie
et au Puntland voient le tandem Arabie-EAU se doter de positions
stratégiques dans le golfe d’Aden et sur la côte sud du Yémen. DP World,
dont les Émirats sont actionnaires majoritaires, investit dans la construction à
Djibouti, et des financements dans l’innovation technologique des petites et
moyennes entreprises (PME) permettent à Abou Dhabi de renforcer sa
présence en Éthiopie.
Dans le domaine agricole, des accords de coopération attirent les
investisseurs émiratis et saoudiens (en Angola, au Sénégal, au Mali et en
Mauritanie). Cependant, les populations locales, sceptiques sur l’impact réel
de ces investissements notamment dans ce secteur, dénoncent l’accaparement
des terres arables. La Saudi Star Agriculture Development PLC, qui avait
acquis, en 2009, 10 000 hectares dans la région de Gambella (Éthiopie) via
un bail de soixante ans, a dû faire marche arrière en 2012, suite à des
manifestations contre la location des terres agricoles aux Saoudiens.
Pourtant, le Fonds saoudien pour le développement et la Banque islamique
de développement (détenue à 23,5 % par Riyad) financent des projets
économiques et sécuritaires et les investissements émiratis couvrent le
marché des télécommunications. En Afrique centrale, les EAU ont ouvert en
septembre 2017 une ambassade au Tchad et entamé des négociations avec la
République démocratique du Congo pour une ouverture réciproque
d’ambassades. Un accord de coopération a été signé avec la Mauritanie en
février 2020 : Abou Dhabi devrait y financer des projets à hauteur de
2 millions de dollars.

Intervention militaire directe


Quant à Recep Tayyip Erdogan, prenant acte du fait que la porte de
l’Union européenne lui sera fermée pour longtemps, il oriente sa stratégie
diplomatique et annonce en 2005 « l’ouverture à l’Afrique ». Il organise son
premier sommet Turquie-Afrique en 2008 en mobilisant l’ensemble de ses
institutions et acteurs politiques et religieux.
D’abord, la Turquie s’est positionnée en Somalie, où la partition du
territoire national et le délitement du corps politique ont favorisé l’émergence
de milices et d’acteurs non régionaux. Ainsi, la disparition d’un État central
fonctionnel en 1991, après la chute du président Mohamed Siad Barre (1969-
1991), a donné naissance à divers mouvements d’allégeance claniques ou
islamiques. Surfant sur l’image d’un président Frère musulman, R. T.
Erdogan s’est rendu en Somalie en 2011 pour apporter son soutien aux
autorités et surtout s’implanter dans un pays essentiel sur le plan
géostratégique. Le groupe turc Al-Bayrak se voit attribuer, en 2014, la
gestion du port de Mogadiscio, qui accueille désormais la plus grande base
militaire turque à l’étranger.
En Libye, depuis la chute de Mouammar Kadhafi en octobre 2011, la
« souveraineté », l’« unité » et l’« intégrité territoriale » n’ont aucun sens,
tant le pays est devenu un lieu de confrontation régionale et internationale
pour des raisons géopolitiques, militaires ou économiques.
La guerre par procuration que mènent les États du Moyen-Orient en Libye
a pris une nouvelle tournure, via la Syrie. Pour affaiblir Ankara, Abou Dhabi
a proposé à Bachar al-Assad de rompre le cessez-le-feu conclu avec la
Turquie à Idlib, moyennant finances (selon The Middle East Eye du 8 avril
2020). Les Russes ont fait échouer la transaction. Bien que la conférence de
Berlin du 19 janvier 2020 sur la Libye appelle au respect de l’embargo sur les
armes décidé par l’ONU en 2011, l’armée turque achemine des drones et des
jihadistes syriens par la mer pour soutenir les troupes d’Al-Sarraj, reconnu
par l’ONU, tandis que l’Égypte et les EAU transfèrent les armes à son rival,
le maréchal Haftar, par voie terrestre. En soutenant le gouvernement de
Tripoli, les Turcs, qui ne perdent jamais de vue leurs intérêts stratégiques,
cherchent à s’installer pour longtemps sur les rives de la Méditerranée. Ayant
déjà obtenu la gestion en concession du port stratégique de Misrata et
l’utilisation de sa base navale, Ankara cherche à contrôler le port stratégique
de Syrte.
Mais le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, craignant une arrivée
massive des jihadistes à la frontière égyptienne, a averti que toute avancée
des forces de Tripoli, soutenues par les Turcs, à Syrte et Al-Jafra, contrôlées
par le maréchal Haftar, pourrait entraîner une intervention directe de
l’Égypte.
Le président Frère musulman de Turquie, après avoir longtemps misé sur
les réseaux Gülen sur le continent, a décidé, après le coup d’État manqué en
juillet 2016, de mettre fin à leurs activités. Même si ces réseaux, en
collaboration avec le gouvernement turc de l’AKP, ont ouvert, entre 1997 et
2013, des écoles dans divers pays (Guinée, Niger, Gabon, Somalie, Mali,
Mauritanie, Soudan, Éthiopie, Tchad, République démocratique du Congo,
Maroc, Sénégal, Tanzanie, Kenya, Afrique du Sud). Le qualifiant désormais
de Fetö (Organisation terroriste fethullaçi), R. T. Erdogan a demandé la
fermeture des écoles de l’association Yavuz Selim. L’Afrique du Sud et le
Kenya, refusant de faire le lien entre ces écoles et le terrorisme, ont réclamé
le respect de leur souveraineté nationale. Le gouvernement turc a alors décidé
de transférer leur gestion à la fondation Maarif, créée en juin 2016 et
contrôlée par le ministère turc de l’Éducation nationale.
Sur le plan économique, ses industries, composées à plus de 99 % de PME
et financées par BGFI Bank et Exim Bank Turquie, sont devenues attractives.
En moins d’une décennie, une vaste offensive diplomatique a permis aux
sociétés turques de réaliser plus de 1 150 projets d’une valeur de 65 milliards
de dollars et la Turquie est passée de 12 ambassades en 2009 à 41 en 2019.
Parallèlement, ses exportations vers l’Afrique s’élèvent à 16 milliards de
dollars et, en 2020, la compagnie Turkish Airlines dessert près de 60
destinations, contre 6 en 2004. Mais, là aussi, les investissements turcs
s’inscrivent dans une guerre d’influence géopolitique qui l’oppose aux autres
États sunnites du Moyen-Orient (Arabie saoudite, Égypte, EAU), notamment
sur la mer Rouge. La Turquie se projette sur le long terme en se voyant
conférer une position stratégique au Soudan. Les droits d’exploitation du port
de pêche de Suakin, obtenus en 2014, dans l’espoir de le transformer en base
navale, juste en face des côtes saoudiennes, inquiètent Riyad. Mais la
politique du Qatar sur le continent tend à renforcer son entente stratégique
avec Ankara. Par exemple, l’émirat a signé avec Khartoum un accord
d’investissements de 4 milliards de dollars destinés au port de Suakin dont la
gestion a été attribuée à la Turquie.
La diplomatie moyen-orientale sur le continent est ainsi dans une nouvelle
dynamique de repositionnement, oscillant entre religion et raisons
géopolitiques, en concurrence avec les puissances occidentales.

Pour en savoir plus


Hicham MOURAD, « La ruée sur la mer Rouge », Confluences
Méditerranée, no 110, 2019/3, p. 205-223.
Shimon PÉRÈS, La Force de vaincre. Entretiens avec Joëlle Jonathan,
Éditions du Centurion, Paris, 1981, p. 179.
« Les relations entre la Turquie et l’Afrique atteindront leur apogée
en 2020 » (site turc), <www.trt.net.tr/français/turquie/2020/01/26>.
La Turquie d’Erdogan, ou le règne de l’arbitraire

Ahmet Insel
Professeur émérite, université Galatasaray

La Turquie s’enfonce depuis 2015 dans une autocratie musclée,


l’erdoganisme, du nom de son chef tout-puissant Recep Tayyip Erdogan. Ce
régime hyperprésidentiel s’est mis en place à partir de 2014 et a été
« légalisé » par un référendum constitutionnel arraché de justesse en
avril 2017.
Réélu en juin 2018 grâce au soutien de l’extrême droite devenue son alliée
au sein de la « coalition du peuple », Erdogan cumule les pouvoirs exécutif,
législatif et judiciaire. Chef de l’État, chef du gouvernement et chef du parti
majoritaire, il contrôle par ailleurs la plupart des médias par l’intermédiaire
d’hommes d’affaires à sa solde. Les secteurs qui échappent au contrôle direct
du Reis1, notamment les grandes municipalités comme celles d’Istanbul ou
d’Ankara, passées aux mains de l’opposition en 2019, sont soumis à un
encerclement financier, administratif et juridique. Les maires élus dans les
régions kurdes sont dessaisis, pour certains incarcérés, et remplacés par des
fonctionnaires2. Les organisations professionnelles comme les barreaux,
l’Ordre des médecins ou l’Ordre des ingénieurs et architectes, les foyers
historiques d’une gauche modérée laïque, n’échappent pas à ce rouleau
compresseur dictatorial. Désormais, le chef de l’État nomme directement les
présidents d’université et la plupart des membres des autorités de régulation.
L’état d’urgence décrété aux lendemains de la tentative de coup d’État du
15 juillet 2016 a été abrogé deux ans après, mais des mesures d’exception se
sont pérennisées. Le gouvernement du Parti de la justice et du développement
(AKP) a révoqué plus de cent mille fonctionnaires, notamment dans l’armée,
la police, l’enseignement et la justice. Ils ont été remplacés par les militants et
sympathisants du parti au pouvoir et de son allié. Dans les ministères,
d’autres confréries religieuses ont occupé les places laissées vacantes par la
confrérie Gülen, désormais en tête de la longue liste des ennemis publics de
l’erdoganisme.
L’épuisement, au milieu de la décennie 2010, du modèle de croissance
extensive, entretenue notamment par une politique de soutien aux secteurs du
bâtiment et des travaux publics, a conduit le pouvoir à s’engager dans une
politique nationale-populiste, accentuant la présence de la religion
musulmane sunnite dans l’espace public. Erdogan a aussi consolidé sa
majorité en intégrant dans l’alliance au pouvoir, à côté du parti d’extrême
droite MHP (Parti du mouvement nationaliste), le haut commandement de
l’armée et les anciens réseaux et figures nationalistes radicaux. L’État
sécuritaire d’antan est rétabli avec bien plus de bruit et de fureur. La
concentration du pouvoir autour de la personne du chef de l’État et la
redéfinition des relations entre l’armée, l’appareil judiciaire et le palais
présidentiel ont accompagné ce processus. Le Parlement est vidé de ses
prérogatives au profit des décrets présidentiels. Non seulement l’État de droit
n’est plus en vigueur, mais les lois sont suivies de manière aléatoire par le
pouvoir et la justice. Quand des décisions détonnent, elles sont rapidement
rectifiées et les juges poursuivis « pour intelligence avec une organisation
terroriste ».

Le pouvoir entretient un climat de quasi-guerre


civile
L’erdoganisme a instauré une « verticale du pouvoir » différente de l’État
profond du passé, discret et capillaire. Celle-ci ne bénéficie pas d’une rente
extractive (le sous-sol est très pauvre) et les fragilités structurelles de
l’économie, très dépendante des capitaux extérieurs, constituent son talon
d’Achille, comme la résistance sourde mais tenace d’un peu plus de la moitié
du corps électoral. D’où une politique de plus en plus répressive.
Sous prétexte d’« éradiquer le péril terroriste [kurde] », l’erdoganisme a
accentué sa pression contre les mouvements politiques démocratiques kurdes,
notamment les élus, les dirigeants et les membres du HDP (Parti
démocratique des peuples). Il a aussi qualifié la principale force d’opposition
parlementaire, le CHP (Parti républicain du peuple), de menace pour la
pérennité de l’État. Cette répression vise aussi les avocats, journalistes,
enseignants, intellectuels, artistes et militants des organisations non
gouvernementales (ONG) humanitaires. Disparitions forcées et allégations de
torture refont surface, comme dans les années de plomb de la décennie 19903.
Un climat de quasi-guerre civile est entretenu par Erdogan lui-même, ses
proches et ses francs-tireurs pour éviter l’effritement de leur base électorale
par l’usure du pouvoir et les mauvais résultats économiques. Cette stratégie
s’accompagne de défis creux mais revanchistes lancés à l’Occident.
La Turquie figure désormais en queue du peloton mondial en termes de
respect des droits humains, de libertés d’expression et de la presse. Erdogan
lui-même est souvent évoqué pour illustrer le leadership des autoritarismes
du XXIe siècle, imprévisible, colérique, omniprésent dans les médias, défiant
et menaçant ses adversaires, à l’intérieur et à l’extérieur, mais continuant à
puiser sa légitimité dans des élections relativement libres et pluralistes
réalisées après des campagnes électorales violant les principes
démocratiques. Cet autoritarisme utilise une large palette de moyens pour
étouffer l’opposition et tend vers la dictature, dont le seuil ultime sera
l’interdiction aux opposants de participer aux élections ou l’annulation de
résultats non conformes aux vœux du nouveau Sultan. Le refus de
reconnaître, dans un premier temps, la victoire du camp adverse lors des
municipales d’Istanbul, en mars 2019, a constitué un signal d’alarme. Mais la
forte mobilisation en faveur du candidat de l’opposition lors de la répétition
de cette élection a montré la capacité de résilience de la société face à cette
dérive.
L’erdoganisme est avant tout arbitraire. Il ne respecte plus ses propres
règles, en invente de nouvelles au gré de la conjoncture et semble naviguer à
vue, notamment dans le champ économique. Mix de politique néolibérale et
de politique hétérodoxe en matière monétaire, cette politique, désormais
dirigée par le gendre d’Erdogan, a montré ses effets pervers en 2019, avec
deux trimestres consécutifs de récession. Déconnectées de la réalité, les
interventions publiques des responsables de cette politique et les mesures
qu’ils annoncent fragilisent encore la faible confiance portée à l’économie
turque.

Une politique extérieure fiévreuse


Depuis l’enterrement de fait de la perspective d’adhésion à l’Union
européenne (UE), la politique extérieure devient chaotique. Défis et
atermoiements s’accompagnent de brusques changements de cap, tantôt vers
les puissances eurasiatiques, tantôt vers les pays arabo-musulmans, tout en
maintenant une relation orageuse d’éternel fiancé avec l’UE4.
Au-delà des incompétences du cercle restreint de conseillers qui entourent
l’homme fort de la Turquie, cette politique extérieure fiévreuse s’explique par
le malaise de la société elle-même. Le pays qui, il y a encore dix ans, se
vantait d’être l’État du Sud le plus intégré dans les institutions du Nord
(membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord [OTAN], du
Conseil de l’Europe, de l’Organisation de coopération et de développement
économiques [OCDE] et candidat à l’adhésion à l’UE) est devenu, au fil des
ressentiments croissants contre l’Europe et des postures nationales-populaires
du pouvoir, massivement anti-occidental, national-souverainiste et religieux.
La nostalgie de l’Empire ottoman, entretenue par l’AKP à partir des années
2010, s’est transformée en aspiration aux accents irrédentistes, qui se
manifeste par la revendication d’un droit de regard et d’intervention dans
l’ancien espace ottoman. Cet argument, avancé par Erdogan pour justifier les
interventions militaires, vise à créer une émulation néo-ottomane, notamment
parmi la jeunesse qu’il veut pieuse, nationaliste et conquérante. Les pays
arabes du Moyen-Orient n’ont pas la même lecture de l’histoire.
Durant la seconde moitié des années 2000, le gouvernement prônait une
politique de « zéro problème avec les voisins ». Aujourd’hui, la Turquie est
de plus en plus menaçante pour la plupart de ses voisins, voire pour ses alliés
de l’OTAN. Profitant de l’affaiblissement du leadership dans le camp
occidental, elle s’est engagée dans une politique interventionniste. Elle agit
militairement en Syrie aux côtés des forces jihadistes anti-Assad, occupe des
territoires dans le nord de la Syrie pour étouffer la formation d’une entité
autonome kurde, bombarde des camps du Parti des travailleurs du Kurdistan
(PKK) en Irak. Depuis janvier 2020, la Turquie est militairement présente
dans la guerre civile en Libye. Elle dispose de bases à Chypre (dans le Nord
qu’elle occupe depuis 1974), en Irak, en Somalie et au Qatar5. Elle est en
conflit de plus en plus tendu avec la Grèce aux sujets du statut de certains
îlots de la mer Égée. La dispute sur la définition des zones économiques
exclusives en Méditerranée aggrave les tensions avec les autres riverains de
Méditerranée orientale. Dans une déclaration conjointe du 11 mai 2020, la
Grèce, Chypre, l’Égypte, les Émirats arabes unis (EAU) et la France ont
condamné les « activités illégales turques » dans la région.
Les relations avec Israël sont houleuses depuis 2010 et risquent de
s’envenimer en cas d’annexion d’une partie de la Cisjordanie. Sa décision
d’acheter des missiles sol-air russes S-400, malgré l’opposition de l’OTAN, a
rendu la Turquie suspecte aux yeux des États-Unis et de la France.
L’entreprise publique russe Rosatom poursuit la construction de la première
centrale nucléaire en Turquie sur le bord de la Méditerranée et plusieurs
projets d’oléoducs sont censés faire du pays un hub stratégique entre l’Europe
et la Russie. Tout en poursuivant un dialogue permanent, la Turquie et la
Russie restent engagées dans des camps opposés, en Syrie comme en Libye.
En mars 2016, la Turquie a passé un accord avec l’UE pour garder sur son
sol les réfugiés et les migrants irréguliers contre un soutien financier et la
vague promesse de suppression du visa pour l’entrée des ressortissants turcs
dans l’espace Schengen. Peu conforme à la convention de Genève de 1951,
cet accord a été subitement dénoncé, fin février 2020, par Erdogan, qui a
décidé d’encourager publiquement quelques dizaines de milliers de migrants
irréguliers à traverser la frontière grecque.
Cette mise en scène avait aussi une cause intérieure. Avec la crise
économique, l’accueil initial relativement chaleureux réservé aux réfugiés
syriens s’est transformé en grief croissant contre le gouvernement,
notamment parmi les électeurs de l’AKP. La Grèce ayant immédiatement
fermé ses frontières, des milliers de migrants irréguliers convoyés par des bus
affrétés par des municipalités tenues par l’AKP ont été refoulés par les forces
de l’ordre des deux côtés. L’opération fut un échec, mais l’arrivée de la
pandémie de la Covid-19 a permis aux médias de l’erdoganisme de le faire
oublier.

Le choc économique de la Covid-19


En Turquie, la lutte contre la pandémie semble avoir été assez efficace. La
jeunesse de la population, un système hospitalier relativement prêt à répondre
aux pics de l’épidémie et de multiples couvre-feux ont limité la surmortalité
due à l’épidémie. Cependant, le gouvernement ne dispose pas de marges
financières pour neutraliser les effets récessifs de l’arrêt brutal de l’activité
économique. Ayant perdu la confiance des investisseurs étrangers mais
dépendante des financements extérieurs, l’économie turque risque de
s’enfermer dans la spirale des défauts de paiement, du rétablissement du
contrôle des changes, de la dépréciation accélérée de la livre et du chômage
massif.
Face à un tel choc, l’erdoganisme risque d’accentuer sa politique de
criminalisation de toute opposition. Tout en dénonçant des complots
intérieurs et extérieurs comme il le fait depuis 2013, il pourra souffler sur les
braises de l’état de quasi-guerre civile où se retrouve la société turque dans sa
polarisation extrême autour des problèmes kurde et alévi, et d’une guerre
culturelle de plus en plus frontale.
Le problème kurde, surtout dû au refus de la plupart des Turcs de
reconnaître une égalité citoyenne, reste le principal obstacle à la
démocratisation du pays. Favorable aux revendications linguistiques des
Kurdes pendant les premières années de son pouvoir, l’AKP a adopté à partir
de 2015 une politique de répression massive en assimilant les demandes de
reconnaissance de l’identité kurde à la « propagande de l’organisation
terroriste ». Les interventions militaires, puis l’occupation des régions au
nord de la Syrie ont obtenu le soutien du CHP, marqué par les réflexes
sécuritaires de la République. Cela n’empêche pas Erdogan de traiter les
dirigeants de ce parti comme des ennemis à abattre, au même titre que le parti
prokurde de gauche HDP. L’erdoganisme puise son énergie vitale dans
l’hostilité violente envers ceux qui ne se soumettent pas à sa volonté
hégémonique et dans les défis permanents.
L’agressivité verbale peu commune de Tayyip Erdogan et de ses imitateurs
dans les cercles du pouvoir s’exprime aussi bien sur le plan intérieur qu’à
l’extérieur et donne à son régime une connotation propre aux fascismes. Aux
lendemains du mouvement de protestation du parc Taksim Gezi en 2013, qui
mobilise des centaines de milliers de manifestants à Istanbul, et du coup
d’État militaire en Égypte, en août de la même année, le principal conseiller
pour la diplomatie de Tayyip Erdogan qualifiait de « solitude valeureuse »
l’isolement de la Turquie. Depuis, la situation a empiré. Même si aujourd’hui
la Turquie semble un acteur hyperactif au Moyen-Orient, elle a pour seuls
alliés dans la région l’Azerbaïdjan et le Qatar. Elle a en revanche des
adversaires, notamment la Russie et l’Iran, et beaucoup de pays lui sont
ouvertement hostiles. Prisonnier de son hubris, l’erdoganisme est devenu une
politique de fuite en avant, une gestion au jour le jour au gré des
opportunités, sans que personne ne puisse prédire son avenir, ni celui de la
Turquie.

Pour en savoir plus


Nikos CHRISTOFIS (dir.), Erdogan’s « New » Turkey. Attempted Coup
d’État and the Acceleration of Political Crisis, Routledge,
Londres/New York, 2019.
Berk ESEN et Sebnem GUMUSCU, « Why did Turkish democracy
collapse ? A political economy account of AKP’s authoritarianism »,
Party Politics, SAGE Journals,
<https://doi.org/10.1177%2F1354068820923722>.
Ahmet INSEL, La Nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique
à la dérive autoritaire, La Découverte, Paris, 2017 (nouv. éd.).
Ahmet INSEL, « Rupture et continuité dans la politique autoritaire
d’Erdogan », in Bertrand BADIE et Dominique VIDAL (dir.), Le Retour
des populismes. L’état du monde 2019, La Découverte, Paris, 2018,
p. 189-195.

1. De l’arabe raïs, ce qualificatif désigne officieusement Erdogan depuis le début des années 2010.
2. Un an après les municipales de mars 2019, près de 70 % des 65 municipalités gagnées par le Parti
démocratique des peuples (HDP) étaient dirigées par des préfets ou sous-préfets nommés par le
ministère de l’Intérieur.
3. Voir le rapport de Human Rights Watch daté du 29 avril 2020,
<www.hrw.org/fr/news/2020/04/29/turquie-disparitions-forcees-et-allegations-de-torture>.
4. Voir l’article de Denis BAUCHARD, supra.
5. En outre, elle dispose depuis peu de l’île et du port de Suakin au Soudan et participe aux forces de
maintien de la paix de l’Organisation des Nations unies (ONU) au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine,
au Mali et en Centrafrique, au Liban et en Afghanistan. La présence turque dans la base navale de
Vlore, en Albanie, forte d’environ 200 militaires dans les années 2000, semble réduite à une dizaine
d’officiers, <https://tr.euronews.com/2020/01/17/turkiye-nin-yabanci-topraklarda-askeri-varligi-ne-
hangi-ulkelerde-us-bulunduruyor>. Au-delà des missions de l’ONU, l’armée compte environ 60 000
militaires hors de Turquie, dont 40 000 à Chypre.
L’Union européenne se donnera-t-elle les moyens
de faire respecter le droit au Proche-Orient ?

Isabelle Avran
Journaliste

Réunis le 15 mai 2020 en visioconférence, du fait de la pandémie de


coronavirus, les ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne
(UE) se sont penchés sur la situation au Proche-Orient, en particulier sur le
projet d’annexion par Israël d’une partie substantielle de la Cisjordanie. Le
Premier ministre Benyamin Netanyahou en avait fait l’une de ses principales
promesses de campagne lors des trois élections législatives anticipées (avril et
septembre 2019, mars 2020) qui ont ponctué la crise politique du pays durant
plus d’un an.
Selon l’accord de coalition conclu entre Benyamin Netanyahou et son ex-
adversaire, Benny Gantz, pour la formation d’un gouvernement d’« urgence
nationale », mis en place le 17 mai 2020, le Premier ministre pouvait ainsi, à
compter du 1er juillet, présenter au Parlement israélien, la Knesset, son projet
de loi d’annexion, à l’issue de négociations non avec la partie palestinienne
mais avec l’administration américaine. Donald Trump, faisant fi une nouvelle
fois du droit international et rompant de nouveau avec le rôle d’« honnête
courtier » entre Israéliens et Palestiniens que s’étaient officiellement attribué
les États-Unis dans le cadre du processus de négociations d’Oslo (1993), a en
effet présenté son « deal du siècle » fin janvier 2020, en vertu duquel son
allié israélien pourrait annexer, outre le « Grand Jérusalem », une partie
substantielle du reste de la Cisjordanie, notamment les grands blocs de
colonies et la vallée du Jourdain1, ne laissant aux Palestiniens que des micro-
enclaves discontinues dans un hypothétique mini-État privé de toute
souveraineté et dépossédé de ses ressources, sans aucun droit au retour pour
les réfugiés palestiniens.
L’occupation coloniale de la Palestine par Israël et la nécessité d’une
solution politique reviennent donc à l’agenda diplomatique concernant le
Proche-Orient.
Ces questions avaient été reléguées au second plan ces dernières années
par les conséquences de la guerre américaine en Irak et, dans ce contexte,
l’émergence puis l’essor de l’Organisation de l’État islamique (OEI) et le
développement du terrorisme. Mais également par la répression violente des
soulèvements des peuples arabes contre la corruption, pour la justice et la
démocratie – la Tunisie faisant figure d’exception, et le Liban s’enfonçant
davantage dans la crise –, par la guerre que l’Arabie saoudite – à laquelle la
France continue de vendre des armes – fait subir au peuple yéménite, tandis
que la région voit s’affronter des ambitions hégémoniques sur fond de
montée en puissance de l’Iran.
La période a été plus marquée encore par la guerre que mènent Bachar al-
Assad et ses alliés, depuis 2011, contre la population syrienne en quête de
liberté et de démocratie, dans un pays où le terrorisme a également pris pied
et où la Turquie intervient aussi, militairement, notamment contre les forces
et la population kurdes. L’Europe y a montré son impuissance. Participant à
la guerre contre l’OEI, elle s’est officiellement fixé plusieurs objectifs en
Syrie : mettre un terme au conflit par le biais d’une transition politique sans
exclusive, répondre aux besoins humanitaires des plus vulnérables,
promouvoir la démocratie et les droits humains, favoriser l’obligation de
répondre des crimes de guerre. En fait, son intervention s’est pour l’essentiel
bornée à l’aide humanitaire et aux sanctions contre des personnalités liées au
régime. Quant à l’exode massif de réfugiés tentant toujours de fuir des
guerres dévastatrices, l’Europe, à l’exception notable de l’Allemagne, s’est
refusée à les accueillir massivement et dignement, préférant en déléguer la
prise en charge à la Turquie, voire les renvoyer vers la Libye.
Cette fois, l’Europe se trouve au pied du mur : se donnera-t-elle les
moyens d’intervenir pour empêcher l’annexion d’une nouvelle partie de la
Palestine, faire respecter le droit international, permettre l’établissement d’un
État palestinien indépendant conformément au droit et pour laisser une
chance à la paix ?

Un soutien déclaré au droit international


« Un très grand nombre de pays a soutenu vendredi un projet de texte que
nous avons élaboré avec mon homologue irlandais Simon Coveney dans
lequel nous mettons en garde contre une annexion qui serait une violation du
droit international2 », a indiqué le chef de la diplomatie du Luxembourg, Jean
Asselborn, à l’issue de la réunion du 15 mai, soulignant cependant que la
Hongrie et l’Autriche refusaient de signer une telle déclaration, laquelle ne
pourrait donc être une position commune. Dans ce texte, l’UE réitère son
soutien à une solution fondée sur la coexistence de deux États, Israël et
Palestine, qui devrait selon elle résulter d’une négociation. Josep Borrell,
Haut Représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de
sécurité, rappelle de son côté que l’UE ne reconnaît pas la souveraineté
d’Israël sur la Cisjordanie occupée et que toute annexion constituerait une
grave violation du droit international.
En Europe (comme aux Nations unies ou dans plusieurs États arabes), les
mises en garde se multiplient. Les ambassadeurs de cinq États européens au
Conseil de sécurité des Nations unies (Allemagne, Belgique, France, Estonie
et même Pologne) se sont adressés au nouveau gouvernement israélien,
réaffirmant que la solution à deux États était la seule possible pour garantir la
stabilité régionale. « Nous conseillons vivement à Israël de ne pas prendre de
décision unilatérale qui mènerait à l’annexion de n’importe quel territoire
palestinien occupé », a prévenu Marc Pecsteen, l’ambassadeur belge3.
L’Irlande, la Belgique, la France, l’Espagne, l’Italie, le Danemark, la
Finlande, l’Allemagne et les Pays-Bas (pourtant traditionnellement proches
de Tel-Aviv…) ont évoqué les graves conséquences d’une éventuelle
annexion. En visite en Israël début juin, le ministre des Affaires étrangères
allemand Heiko Maas, tout en prônant une étroite collaboration entre les deux
pays, a fait savoir qu’une annexion pourrait inciter certains États à prendre
des sanctions. Dans une tribune parue en une du quotidien israélien Yedioth
Aharonot le 1er juillet, le Premier ministre britannique Boris Johnson écrit
notamment : « Je suis un défenseur passionné d’Israël [… mais] j’espère
profondément que l’annexion n’aura pas lieu. »
Au-delà de la réaffirmation des principes qu’elle a contribué à forger,
notamment depuis le sommet de Venise de juin 1980, l’Europe s’inquiète des
conséquences d’une annexion unilatérale pour la sécurité d’une région à sa
porte. Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères, le
rappelle le 24 juin, à l’occasion d’un débat au Sénat sur le thème « Quelle
réponse de la France au projet d’annexion de la vallée du Jourdain par l’État
d’Israël ? » organisé à la demande du groupe communiste, républicain,
citoyen et écologiste (CRCE). Si le projet se concrétisait, quel qu’en soit le
périmètre, il s’agirait, selon lui, de « la décision la plus grave dans le conflit
israélo-palestinien depuis 1980 et l’annexion israélienne de Jérusalem » : elle
remettrait en cause de façon unilatérale le droit international et le principe de
non-acquisition de territoires par la force, rendant quasiment impossible
l’objectif de deux États. Au-delà des droits du peuple palestinien, un tel
projet remettrait aussi en cause, poursuit-il, le « projet national israélien »
d’un État à la fois « juif et démocratique », « la sécurité même d’Israël à
laquelle la France est extrêmement attachée » et, plus largement, la stabilité
régionale.
Mais au-delà des déclarations, des appels, des mises en garde, l’Europe
est-elle prête à réagir, notamment par des sanctions ? En 2009, le juge sud-
africain Richard Goldstone, nommé par le Conseil des droits de l’Homme de
l’Organisation des Nations unies (ONU) à la tête d’une commission chargée
d’établir un rapport sur l’offensive israélienne de l’hiver 2008-2009 à Gaza,
plaidait contre la culture de l’impunité et son rôle dans la perpétuation de la
violence. L’Europe en a-t-elle retenu la leçon ?
L’hypothèse des sanctions…
« Nous ne parlons pas de sanctions. Nous nous mettons en situation de
prévention », a affirmé J. Asselborn à l’issue du conseil des Affaires
étrangères du 15 mai. Au point d’ajouter : « Nous saluons le nouveau
gouvernement et rappelons qu’Israël est un partenaire important pour l’Union
européenne. » Mais il précise : « Si Israël passe aux actes et annexe la vallée
du Jourdain en Cisjordanie, je ne vois pas de différence avec ce que la Russie
a fait avec la Crimée. »
De fait, l’UE dispose d’importants moyens de pression pour faire respecter
le droit international. Elle est le premier partenaire commercial d’Israël dont
elle représentait 32 % du commerce extérieur en 20184. Depuis la mise en
œuvre, en 2000, de l’accord d’association entre Bruxelles et Tel-Aviv portant
sur le commerce, mais aussi les coopérations techniques ou encore le
dialogue politique, les échanges n’ont fait que se renforcer. Israël participe
même au programme Horizon 2020 de financement de la recherche et de
l’innovation. Et il serait en effet difficile d’expliquer une différence de
traitement entre des sanctions contre la Russie depuis l’annexion de la
Crimée et leur absence contre Israël en cas d’annexion d’une partie de la
Cisjordanie.
Par le passé, sanctions ou menaces de sanctions, rares, ont permis des
avancées. Ce fut le cas de la suspension européenne des relations
interuniversitaires tant que l’armée israélienne maintiendrait fermées les
universités palestiniennes durant la première Intifada. Ce fut aussi le cas de la
menace américaine, en 1991, de suspendre les garanties bancaires (pour
10 milliards de dollars) à Israël si ses dirigeants ne participaient pas à la
conférence de Madrid. Ce fut enfin le cas, à l’issue d’une campagne
citoyenne, de l’ajournement de 1996 à 1999 de la ratification par les
Parlements belge et français de l’accord d’association avec Israël après la
tentative de creusement d’un tunnel sous l’esplanade des Mosquées, à
Jérusalem, suivie d’une répression des manifestations ayant fait des dizaines
de morts palestiniens – B. Netanyahou refusait déjà de mettre en œuvre les
accords signés avec la partie palestinienne.
Depuis plus de vingt ans, l’UE n’a pourtant imposé aucune sanction. Ni
contre la colonisation illégale, qu’elle présente cependant comme un obstacle
majeur à la paix. Ni contre le mur d’annexion condamné par la Cour
internationale de justice. Ni contre le blocus de Gaza et la répression
meurtrière des Marches du retour. Ni contre les destructions de ses propres
installations en Cisjordanie. Ni contre la poursuite de l’occupation elle-même
et de la répression qui l’accompagne. Ni contre l’adoption en juillet 2018 de
la loi fondamentale sur « l’État-nation du peuple juif » qui, notamment,
réserve le droit à l’autodétermination au seul peuple juif en Israël. Ni contre
l’arsenal liberticide qui se développe depuis plusieurs années en Israël même,
notamment contre les défenseurs du droit… L’offensive militaire de l’hiver
2008-2009 a seulement retardé le rehaussement des relations entre Bruxelles
et Tel-Aviv. À la mi-juin 2020, le Parlement européen a même approuvé
l’accord « Ciel ouvert » avec Israël, sur l’exploitation des services aériens
entre les deux parties.
Pour J.-Y. Le Drian, et alors que la France nourrit des relations étroites
avec Israël, l’annexion constituerait « une décision d’une telle gravité
[qu’elle] ne pourrait rester sans réponse ». Plaidant pour une action
préventive faisant valoir aux dirigeants israéliens la possibilité de nouveaux
avantages en cas de renonciation, le ministre envisage dans le cas contraire
« des mesures affectant les relations de l’Union européenne et de ses États
membres » avec Israël. Parmi celles-ci, le renforcement du contrôle de
l’origine des produits importés. Une référence à l’étiquetage spécifique des
produits des colonies, décidé par l’UE (qui n’en interdit pas l’arrivée sur le
sol européen). En soi, pas vraiment une sanction, mais une application des
règles… Quant à d’autres sanctions, « la règle de l’unanimité ne s’applique
pas à tous les programmes européens auxquels participe Israël », rappelle-t-il,
ajoutant que la France et d’autres États pourraient restreindre leur coopération
bilatérale.
… objet de divisions
De fait, l’unanimité des États membres en la matière se révèle plus
qu’improbable. « Je souhaite parvenir à un équilibre dans les relations pas
toujours amicales de l’Union européenne envers Israël. […] Je le fais par des
contacts avec des blocs de pays de l’UE et des pays d’Europe de l’Est et
maintenant des pays baltes et d’autres pays, bien sûr », expliquait
B. Netanyahou en août 2018, en amont d’un voyage en Lituanie5.
Aussi le Premier ministre israélien a-t-il noué des relations étroites avec les
pays membres du groupe de Visegrad (Pologne, Hongrie, République
tchèque, Slovaquie) et même avec des organisations d’extrême droite en
Europe. Il n’hésite pas à passer outre les relents antisémites et négationnistes
de certaines campagnes (qui accompagnent le rejet de l’islam), pourvu que
ses nouveaux amis soutiennent ses projets, en particulier la colonisation, sa
détestation obsessionnelle de l’Iran, voire le présentent comme l’avant-garde
de la lutte contre le terrorisme. Il espère ainsi peser sur les décisions de
politique étrangère d’une Europe divisée et affaiblie.
Mais cette minorité de blocage pro-israélienne ne saurait faire oublier que
l’accord d’association lui-même repose sur le respect du droit par les parties,
toute violation par l’une ou l’autre pouvant entraîner sa suspension6.
L’UE dispose d’autres moyens d’intervention, tels que le soutien des
demandes palestiniennes auprès de la Cour pénale internationale (CPI).
Quels que soient le moment et l’ampleur de l’annexion envisagée, l’Europe
ne pourra en tout cas se contenter d’appeler à la reprise de négociations en
attendant une séquence plus favorable. D’une part, parce qu’il n’existe pas de
statu quo mais un processus ininterrompu de construction de colonies et de
morcellement du territoire palestinien. D’autre part, parce que conditionner la
reconnaissance de l’État palestinien aux conclusions d’une négociation
bilatérale asymétrique entre Palestiniens et Israéliens revient à la faire
dépendre de l’accord préalable des dirigeants israéliens qui la refusent.
L’Europe est donc appelée à choisir. Soit elle se contentera de déclarations
dont la fermeté n’aura d’égale que l’inefficacité faute de joindre les actes aux
mots, avec des conséquences incalculables. Soit elle défendra résolument le
droit contre la loi de la jungle, pour laisser enfin une chance à une paix
durable.

Pour en savoir plus


Samir KASSIR et Farouk MARDAM-BEY, Itinéraires de Paris à
Jérusalem. La France et le conflit israélo-arabe, Les livres de la
Revue d’études palestiniennes, Beyrouth, 1993.
Bichara KHADER, Le Partenariat euro-méditerranéen après la
conférence de Barcelone, L’Harmattan, Paris, 1997.
Henry LAURENS, Le Grand Jeu. Orient arabe et rivalités
internationales depuis 1945, Armand Colin, Malakoff, 1991.
Henry LAURENS, La Question de Palestine, Fayard, Paris, 1999-2015
(5 vols).
Henry LAURENS, L’Orient arabe à l’heure américaine. De la guerre
du Golfe à la guerre d’Irak, Armand Colin, Paris, 2008 (2e éd.).
Dominique VIDAL (dir.), Palestine : le jeu des puissants,
Sindbad/Institut des études palestiniennes, Arles/Beyrouth, 2014.

1. La vallée du Jourdain représente à elle seule un tiers de la superficie de la Cisjordanie.


2. AFP, 17 mai 2020.
3. RFI, 20 mai 2020.
4. Voir les sites du ministère français de l’Économie et des Finances, Direction générale du Trésor, et
de la Délégation de l’Union européenne en Israël.
5. Le Figaro, 23 août 2018.
6. En France, les partisans de la campagne non violente BDS (boycott, désinvestissement, sanctions),
lancée en 2005 par 170 organisations de la société civile palestinienne, ont obtenu en juin 2020 de la
Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) un arrêt affirmant que la condamnation pénale par la
justice française de militants ayant participé à une campagne de boycott de produits importés d’Israël
avait violé leur liberté d’expression. De quoi encourager les mobilisations contre l’impunité.
Le désengagement américain

Philip Golub
Professeur, Université américaine de Paris (AUP)

Le désengagement états-unien du Moyen-Orient, amorcé sous Barack


Obama puis accentué sous Donald Trump, marque un tournant important
dans la politique internationale des États-Unis.
Élu sur les promesses d’un renouveau économique et social interne et du
retrait des forces états-uniennes d’Irak et d’Afghanistan, Obama avait hérité
du champ de ruines laissé par les guerres interminables de son prédécesseur.
Cherchant à recentrer la politique étrangère vers l’Asie pour relever le défi
posé par la réémergence de la Chine (le « pivot » de 2011), il a tenté de
reconfigurer la politique moyen-orientale des États-Unis en réduisant
graduellement ses forces militaires en Irak, en prenant contact avec les
talibans en Afghanistan, en desserrant quelque peu les liens ambigus
longtemps entretenus avec l’Arabie saoudite, en demandant l’arrêt de la
colonisation israélienne en Palestine et en ouvrant la porte à une
normalisation des relations avec l’Iran.
Cependant, à l’exception notable de l’accord multilatéral sur le dossier
nucléaire iranien (JCPOA) de 2015, aucun de ces efforts n’a eu les résultats
escomptés. Si son successeur mène une politique régionale marquée par
l’action unilatérale et l’abandon pur et simple du droit international –
notamment avec la reconnaissance de Jérusalem comme capitale du seul
Israël en 2017, le retrait du JCPOA en 2018 et l’instauration d’un blocus
global de l’Iran –, il a accéléré le désengagement au Moyen-Orient et
accentué le déplacement des priorités vers l’Asie, faisant de l’endiguement de
la Chine son objectif principal. En dépit des différences notables de style et
de comportement, des éléments de continuité reflètent une tendance de fond :
les coûts matériels et symboliques de leur longue gestion hégémonique du
Moyen-Orient sont devenus un fardeau dont les États-Unis veulent,
partiellement, se délester.
Pour mieux en cerner les implications, il faut remettre cette évolution en
perspective. De la fin des années 1940, moment où la Grande-Bretagne
« abdiqua ses responsabilités au Moyen-Orient » au profit des États-Unis,
selon l’expression du secrétaire d’État George Marshall, jusqu’au début des
années 2000, les États-Unis ont exercé une influence prépondérante sur
l’économie politique régionale. Des conditions changeantes firent évoluer
leurs choix, mais leurs grands objectifs n’ont guère varié. Pendant l’ère
bipolaire (1947-1989), ils avaient des visées multiples, parfois
contradictoires : contenir l’influence soviétique, supplanter les États
coloniaux européens en déclin, inhiber les forces sociales régionales et
locales représentant un défi réel ou potentiel pour l’ordre états-unien, éviter
l’émergence de puissances régionales capables de remettre en cause les
équilibres, assurer la sécurité d’Israël et, bien évidemment, pérenniser le
contrôle des flux énergétiques. Dans tous les cas, il s’agissait d’asseoir leur
hégémonie dans une région déterminante pour la Pax americana d’après
1945. Cette volonté s’est confirmée et amplifiée après la chute du mur de
Berlin, comme l’attestent les multiples interventions armées, ouvertes ou
clandestines, et la diplomatie économique coercitive des dernières décennies.
L’ambition américaine avait été formulée au début des années 1950 par
Dean Acheson, secrétaire d’État de Harry Truman. Au moment où les États-
Unis cherchaient à reconstruire l’économie capitaliste mondiale dont ils
étaient devenus le cœur, Acheson avait envisagé l’intégration du Moyen-
Orient et du Golfe dans un « Grand Croissant » (Great Crescent)
géoéconomique reliant le Japon et l’Europe occidentale, alliés subordonnés,
aux zones sources des matières premières essentielles. Aux yeux des
planificateurs américains, la revitalisation de l’Europe occidentale et du
Japon, alors exsangues, était décisive : il s’agissait de construire autour des
pays communistes une ceinture de prospérité et de sécurité. Le programme de
redressement économique dans les pays encore occupés en Asie orientale
devait ainsi être étroitement imbriqué à celui de l’Europe via le Golfe et « les
colonies européennes d’Extrême-Orient1 », pays producteurs de matières
premières au bord de la révolution.
Le projet d’Acheson ne s’est jamais réalisé, mais le Golfe et le Moyen-
Orient sont effectivement devenus des clés de voûte de la politique mondiale
des États-Unis, jouant un rôle comparable à celui de l’Inde dans le système
impérial britannique au XIXe siècle. Comme la Grande-Bretagne, qui avait vu
ses engagements stratégiques s’accroître constamment pour sécuriser le
« joyau de l’Empire » et inhiber l’accès à d’autres puissances, les États-Unis
ont dû constamment étendre leurs engagements pour pérenniser leurs
positions. Comme la Grande-Bretagne, ils ont noué des alliances et mis en
place des protectorats, agissant à travers des élites locales dépendantes,
parfois indociles (Reza Chah Pahlavi, par exemple). Se livrant de ce point de
vue à un exercice impérial classique de gestion des marges, les États-Unis se
sont adaptés aux évolutions locales pour préserver une hégémonie
d’ensemble. Le résultat en fut des engagements toujours croissants.

Tout une palette d’interventions après la Seconde


Guerre mondiale
Confrontés à l’émergence de mouvements d’indépendance irrépressibles,
les États-Unis ont tenté de tisser des liens avec eux. Sans agir agressivement
en faveur de la décolonisation, et tout en soutenant l’Empire français en
Indochine, ils ont, comme pendant la guerre, brièvement mené une politique
d’ouverture vis-à-vis des forces nationalistes arabes. À la grande
consternation de la IVe République française, Washington noua ainsi des
liens informels avec le Front de libération nationale (FLN) algérien et les
autres mouvements nationalistes au Maghreb (l’antiaméricanisme virulent de
l’extrême droite française trouve là l’une de ses racines). Dans le même
temps, les États-Unis cherchèrent à établir des relations avec Gamal Abdel
Nasser, jusqu’à ce que ce dernier tranche en faveur du non-alignement.
Ce flirt avec le nationalisme arabe se concrétisa en 1956 pendant la crise
de Suez par une condamnation américaine de l’intervention tripartite de la
France, de la Grande-Bretagne et d’Israël en Égypte. Comme l’avait expliqué
le président Eisenhower, les États-Unis ne pouvaient approuver un
« colonialisme extrême » (c’est moi qui souligne), qui risquerait de stimuler
des forces sociales révolutionnaires, de dresser les États-Unis contre la vague
montante du nationalisme postcolonial, et de favoriser l’Union soviétique. En
1956, John Foster Dulles, alors secrétaire d’État, avait bien résumé la
situation : « Les États-Unis doivent jouer un jeu d’équilibre entre les efforts
consistant, d’un côté, à maintenir nos relations anciennes et précieuses avec
nos alliés britannique et français et, de l’autre, à nous assurer l’amitié et la
compréhension des pays nouvellement indépendants ayant échappé au
colonialisme. » Les États-Unis n’hésitaient cependant pas à intervenir de
façon coercitive lorsque leurs intérêts paraissaient menacés. L’exemple le
plus frappant – dont les effets continuent de nous hanter – a été le coup d’État
de la CIA et du MI6 britannique contre le gouvernement nationaliste
démocratiquement élu de Mohammed Mossadegh en Iran en 1953, suite à la
nationalisation de l’industrie pétrolière par ce dernier.
Déniant le non-alignement aux États postcoloniaux, les États-Unis ont
rapidement abandonné cette politique d’engagement pour lui substituer la
construction d’un réseau d’alliances avec des États musulmans
anticommunistes et Israël. Au cours de la « première Guerre froide », ils ont
ainsi privilégié des formes indirectes ou clandestines d’intervention, fondant
leur ordre régional sur l’Arabie saoudite, l’Iran de Reza Chah Pahlavi, la
Turquie et Israël pour faire contrepoids au panarabisme nassérien. Cette
gestion des équilibres à longue distance a été consacrée par la doctrine
Eisenhower (1957) qui promettait assistance économique et militaire à tout
pays allié menacé par le « communisme international », restée en vigueur
jusqu’à la révolution iranienne de 1979.
La chute de la monarchie iranienne, événement aussi, sinon plus,
significatif au plan stratégique que la défaite au Vietnam pour les États-Unis2,
entraîna une expansion des engagements américains dans le Golfe. Sous
Carter fut créé le Commandement central des forces armées américaines et
une force de déploiement rapide destinée aux interventions régionales. Pour
contenir la République islamique et assurer l’équilibre des forces, les États-
Unis ont initialement soutenu l’Irak pendant sa longue et extraordinairement
coûteuse guerre contre l’Iran (1980-1988). À différents moments lors de ce
conflit, ils ont apporté aide matérielle et renseignement à chacune des parties,
pour les épuiser mutuellement – par exemple, la visite discrète de Donald
Rumsfeld à Bagdad, en mars 1984, pour soutenir Saddam Hussein tandis que
celui-ci usait ses armes chimiques pour « anéantir les insectes nuisibles
[iraniens et kurdes] », ou l’Irangate qui suivit (1985-1987) où, en toute
illégalité, l’administration Reagan vendit secrètement des armes à l’Iran pour
financer d’autres opérations clandestines au Nicaragua.

Déclin de l’« ordre américain »


Pour reprendre une formule de l’arabisant Michael Hudson, le pétrole,
Israël et l’anticommunisme formèrent la « sainte trinité » des intérêts
américains au Moyen-Orient pendant la Guerre froide3. Dans l’après-Guerre
froide, elle s’est recomposée autour de trois constantes : le pétrole, Israël et le
frein à l’émergence d’une puissance régionale dominante.
Se croyant dans les bonnes grâces de Washington, Saddam Hussein
envahit le Koweït en 1990, une action exploitée par les États-Unis pour tenter
de restaurer et consolider leurs positions en fin de Guerre froide. Comme le
soulignent deux experts américains à l’époque, la guerre de 1990-1991 fut la
« démonstration frappante qu’il n’y avait pas d’alternative viable » au
leadership américain dans la région, et elle mettait un terme « à l’anticipation
que la fin de la Guerre froide ouvrirait la voie à un monde multipolaire ».
Pour l’administration américaine, la guerre représentait « un coup sans doute
fatal », inespéré, porté au pluralisme, car elle mettait au jour la dépendance
des alliés européens et asiatiques à l’égard de l’appareil militaire américain.
Elle fut un moyen d’« utiliser le centre pour ordonner la périphérie, tout en
utilisant la périphérie pour maintenir l’influence [américaine] sur le centre4 ».
George H. W. Bush choisit de laisser Saddam Hussein au pouvoir pour éviter
un effondrement de l’État et un basculement en faveur de l’Iran. Dans le
même temps, des forces américaines étaient déployées en permanence dans
les pétromonarchies du Golfe.
Au cours des années 1990, sous Bush père puis sous Bill Clinton, les États-
Unis poursuivirent une politique d’« endiguement dual » de l’Iran et de
l’Irak, qui se révéla de plus en plus inefficace en fin de décennie. Il en résulta
une impasse et, prélude au 11 septembre 2001, un accroissement des tensions
locales dues au déploiement avancé des forces militaires américaines en
Arabie saoudite et dans d’autres États du Golfe. L’administration de George
W. Bush choisit de s’engager dans un effort extraordinairement risqué de
reconfiguration de la région par la force. Ayant envahi l’Irak en 2003, elle
tenta d’encercler l’Iran et de stimuler des changements de régime non
seulement à Téhéran, mais aussi en Syrie, au Liban et ailleurs. La faillite
désastreuse de cette stratégie est indiscutable. On soulignera seulement
qu’elle a, en Iran, intensifié les projets visant à acquérir des armes nucléaires
et à affirmer son influence régionale. En réaction, les États-Unis ont tenté en
2007 d’opérer un « réalignement stratégique » visant à créer une « alliance de
facto entre Israël et certains États arabes sunnites alliés contre l’extrémisme
iranien ». Cette politique fut rendue publique par Condoleezza Rice en 2008.
Dans ce long parcours, on mesure la distance entre la rhétorique sur la
démocratisation et la réalité des engagements concrets, fondés sur une vision
impériale d’ordre et d’autorité. Comme le souligne l’historien Bruce
Cumings, l’objectif « idéal du libre-échange, de systèmes ouverts et de
démocratie libérale » poursuivi au niveau discursif par les États-Unis a
presque toujours, au Moyen-Orient comme en Asie orientale ou en Amérique
latine, cédé le pas à l’« autoritarisme politique ». Guidés par des présupposés
orientalistes postulant que les peuples postcoloniaux ne sont pas mûrs pour se
gouverner eux-mêmes, les États-Unis redoutaient que la démocratisation ne
se traduise par une perte de contrôle. Pendant et après la Guerre froide, les
« tiers mondes » étaient, au mieux, perçus comme requérant une main
paternaliste ferme pour les guider vers une « modernisation » lointaine, au
pire et le plus souvent comme de simples espaces d’intervention.
L’« ordre » régional états-unien aura duré 45 ans (1947-1992). Il cède la
place au désordre et à la violence, résultat consubstantiel aux phases de
retraits impériaux. Réfléchissant sur les interventions « hyperactives » des
États-Unis au Moyen-Orient pendant la Guerre froide, l’historien John Lewis
Gaddis écrivait : « Il est clair rétrospectivement que les craintes occidentales
quant aux avancées soviétiques étaient tout à fait exagérées.
L’anticolonialisme menaçait les intérêts britanniques et français, c’est certain,
mais ne rapportait rien à l’Union soviétique5. » Les turbulences régionales
actuelles ne sont certes pas le fait des seules constantes interventions états-
uniennes, mais celles-ci en ont été un des facteurs principaux. Le retrait par
rapport à l’hyperactivisme de l’après-Guerre froide reflète une fatigue
impériale classique, populaire et élitaire. De ce point de vue, le
désengagement désordonné de l’administration Trump n’aura été que
l’accélérateur d’un mouvement au long cours.

Pour en savoir plus


Philip S. GOLUB, Une autre histoire de la puissance américaine,
Seuil, Paris, 2011.
Rashid KHALIDI, L’Empire aveuglé. Les États-Unis et le Moyen-
Orient, Actes Sud, Paris, 2004.
Michael KLARE, Resource Wars. The New Landscape of Global
Conflict, Metropolitan Books, New York, 2001.
Marc J. O’Reilly. Unexceptional. America’s Empire in the Persian
Gulf, 1941-2007, Rowman & Littlefield, Maryland, 2008.

1. Michael SCHALLER, « Securing the Great Crescent : Occupied Japan and the Origins of the Cold
War in Asia », Journal of American History, no 69-2, septembre 1982, p. 392-414.
2. L’alliance sino-américaine eut un impact important sur le cours des relations internationales,
relativisant la défaite états-unienne au Vietnam. Dans ses Mémoires, Henry Kissinger souligne
l’importance de la révolution iranienne : le « pont terrestre entre l’Europe et l’Asie, et souvent la
charnière de l’histoire du monde », qui « était proaméricain et pro-occidental au-delà de toute
contestation » sous le chah, avait basculé (Henry KISSINGER, The White House Years, Weidenfeld et
Nicolson, Londres, 1979, p. 1262).
3. Michael HUDSON, « To Play the Hegemon : Fifty Years of US Policy toward the Middle East »,
Middle East Journal, no 50-3, été 1996, p. 329-343.
4. David HENDRICKSON et Robert W. TUCKER, The Imperial Temptation. The New World Order and
America’s Purpose, Council on Foreign Relations, New York, 1992.
5. John Lewis GADDIS, We Now Know. Rethinking Cold War History, Oxford University Press, New
York, 1998, p. 167.
III. Études de cas

▶ La question palestinienne marginalisée


▶ L’Afghanistan, au cœur des conflits
▶ Le jeu des puissances régionales et internationales dans le conflit syrien
▶ Liban : l’impossible mouvement social
▶ Les Kurdes à l’épreuve
▶ L’Iran, entre jeu régional et jeu international
▶ Irak, la fausse sortie d’un conflit
▶ L’intrication des acteurs locaux, régionaux et internationaux au Yémen
▶ L’islam en France, au prisme des conflits du Proche-Orient
▶ Cybersécurité et contrôle de la région
▶ L’ONU à la merci des grandes puissances
▶ Le sabotage de l’accord de Vienne et ses conséquences
La question palestinienne marginalisée

Sandrine Mansour
Chercheuse associée au Centre de recherche internationale
et atlantique (CRHIA), université de Nantes

Lorsque le mouvement sioniste envisage, à la fin du XIXe siècle, de mettre


en œuvre son projet de « foyer national » en Palestine, il est confronté à la
présence importante, sur le territoire, d’une population très attachée à son sol.
À l’époque, l’Empire ottoman contrôle la Palestine, organisée autour de
grandes villes dont l’histoire et les traditions locales unissent les populations.
À la chute annoncée de ce vaste empire né au XIVe siècle, les deux grandes
puissances du monde en ce début du XXe siècle, la France et la Grande-
Bretagne, décident de préparer la mise en place de frontières et la répartition
entre elles de ces États en devenir, par le biais de mandats créés par la Société
des Nations (SDN) en 1922. Le mouvement sioniste, représenté par Haïm
Weizmann, le successeur de Theodor Herzl, mort en 1904, s’impose dans les
négociations pour obtenir une part du territoire, la Palestine. Soutenu par les
Britanniques, il obtient en 1917 la promesse que soit créé « un foyer national
pour le peuple juif en Palestine », énoncée dans la célèbre lettre de lord
Balfour, alors ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne, adressée
à lord Rothschild, sujet britannique, sioniste.
Outre le problème juridique, la Palestine n’appartenant pas à la Grande-
Bretagne, se pose la question de la population palestinienne nombreuse,
composée majoritairement de musulmans, mais également de chrétiens et de
juifs. Très tôt, le mouvement sioniste réalise que les Palestiniens ne vendront
pas leurs terres et élabore un projet visant à transférer la population locale.
Aidé par les deux grandes puissances, qui partagent la même vision coloniale
des populations locales, faite de racisme et de méconnaissance, il se sert
d’une rhétorique qui utilise le terme « Arabes », évitant de spécifier
« Palestiniens », pour justifier la possibilité de déplacer ces habitants vers les
autres régions du monde arabe. Les années suivantes, cette stratégie se
poursuit, afin d’en faire une affaire marginale de la question arabe, le
mouvement national arabe se développant au début du XXe siècle.

L’émergence de la question de Palestine


La question de Palestine apparaît avec la mise en place des mandats, en
1922, puisque le mandat confié par la Société des Nations (SDN) au
Royaume-Uni sur la Palestine intègre la déclaration Balfour. Elle ne prend
pas en considération les vœux exprimés par la population palestinienne lors
des différents congrès européens où elle était présente et lors de ses échanges
avec les consuls européens. Cela transgresse d’emblée l’un des principes
énoncés, à savoir l’accompagnement des populations jusqu’à la mise en place
d’une nation indépendante.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne soumet aux
Nations unies ce qui s’appelle désormais « la question de Palestine », car elle
n’arrive plus à faire face à ses obligations, devenues conflictuelles. C’est
ainsi que naîtra la proposition d’un plan de partage entre un État palestinien
indépendant et un État Juif indépendant, avec l’internationalisation de
Jérusalem.
Après la création de l’État d’Israël en mai 1948 et l’expulsion de la
majorité de leur population, les Palestiniens devront se battre sur le front
diplomatique afin de se faire entendre. Israël conquiert par la force la
majorité de la Palestine (78 %) et la Jordanie annexe le reste du territoire
palestinien en avril 1950 – l’Égypte occupe, elle, la bande de Gaza. La
Palestine indépendante envisagée ne voit pas le jour.
Pour les Palestiniens, plusieurs années seront nécessaires pour faire
admettre la reconnaissance de leurs aspirations. Même s’ils ne sont pas
invités à siéger aux réunions internationales organisées pour « régler » la
question, ils s’imposeront par différents biais. La création de l’Organisation
de libération de la Palestine (OLP) le 24 mai 1964, porte-parole du peuple
palestinien, favorise cette représentation. Progressivement, et suite à la guerre
des Six-Jours de 1967, la communauté internationale mesure progressivement
l’importance de cette question, puisque les conséquences de la guerre
dépassent le territoire palestinien.
La reconnaissance de la question de la Palestine ne sera confirmée que lors
de la réception de Yasser Arafat à l’Assemblée générale de l’ONU le
13 novembre 1974, suite à la demande de cinquante-six États de l’inscrire à
l’ordre du jour. Arafat, qui était devenu président de l’OLP en 1969 et
incarnait ce combat pour la reconnaissance des droits des Palestiniens,
prononce un discours devenu historique qui vaudra à l’OLP, le 22 novembre
1974, d’être reconnue par le vote d’une résolution à l’Assemblée générale
comme observateur à l’ONU.
Malgré une diplomatie secrète active pendant plus de vingt ans, la question
reste entière. La révolte des jeunes Palestiniens (première Intifada), qui éclate
en 1987 dans les territoires occupés par Israël depuis 1967, remet au-devant
de la scène médiatique la réalité du terrain. Israël n’a appliqué aucune
résolution, malgré la reconnaissance officielle par l’OLP, en 1988, de l’État
d’Israël dans ses frontières dites de 1967, c’est-à-dire avant l’occupation de la
Cisjordanie, de Gaza et Jérusalem-Est. Les manifestants réclament
l’établissement d’un État palestinien indépendant comprenant ces trois zones,
soit 22 % de la Palestine historique.
Si l’opinion publique mondiale semble redécouvrir cette question et les
souffrances de la population palestinienne, les événements vont contribuer à
la marginaliser à nouveau peu à peu, malgré la proclamation par l’OLP en
1988 d’un État palestinien et sa reconnaissance d’Israël.

Le tournant des années 1990


Avec la guerre du Golfe qui éclate en août 1990 suite à l’occupation du
Koweït par l’Irak, les caméras se détournent de la Palestine, soulignant une
fois de plus une politique de « deux poids, deux mesures », largement
dénoncée par toutes les populations du monde arabe.
En octobre 1991, la conférence de Madrid est organisée pour tenter de
résoudre cette question et officialise des rencontres entre les protagonistes.
De fait, elle instaure un nouveau cadre et de nouvelles règles pour sa
marginalisation. Jusque-là, toutes les tractations avaient été menées sous
l’égide de l’ONU, ce qui affirmait la force du droit international et
garantissait l’implication des nations du monde dans le dossier.
À Madrid, les États-Unis s’imposent, ne laissant qu’une place au second
plan à l’ONU. Suite à des négociations secrètes en Norvège, les accords
d’Oslo sont signés à Washington en 1993 entre l’OLP et Israël, sous l’égide
des Américains. Ils prévoient, au terme de cinq années de négociations entre
les trois parties, de régler les questions essentielles (frontières, eau,
Jérusalem, réfugiés…) pour parvenir à clore le dossier. Ces étapes
s’accompagnent d’une division en trois zones (A, B et C) du territoire
palestinien occupé qui devait être progressivement libéré. Ces nouveaux
accords donnent en réalité à Israël un plus grand contrôle de l’espace pour
consolider son projet colonial, tout en créant les conditions pour bloquer le
mouvement national palestinien, par la fragmentation territoriale.
Parallèlement, en libérant le Koweït avec les forces de coalition, les États-
Unis ont renforcé leur présence, se présentant comme les gendarmes du
Moyen-Orient.
Après l’échec du sommet de Camp David et le déclenchement de la
seconde Intifada (2000), le Quartette – États-Unis, Russie, Union européenne
(UE) et ONU – élabore en 2003 une feuille de route censée résoudre le
conflit. Mais celle-ci reste lettre morte. Depuis les attentats du World Trade
Center de 2001, les puissances se concentrent sur la menace terroriste :
Arabie saoudite, Afghanistan, Iran, Pakistan. Israël tire avantage du choc :
Ariel Sharon assure que « notre Ben Laden, c’est Arafat », ce qui justifie le
renforcement de l’occupation militaire, le non-respect de l’accord signé et
dissout la question dans celle plus large du terrorisme mondial.
Les nombreuses négociations qui ont suivi entre Palestiniens et Israéliens
n’ont abouti à aucune avancée, bien au contraire. La logique de partage du
territoire palestinien a favorisé l’accélération de la colonisation et l’emprise
israéliennes sur le sol, pendant qu’une Autorité palestinienne élue en 1996 se
chargeait de gérer la population, laissant les mains libres à Israël. Elle a aussi
complexifié la vie politique et diplomatique des Palestiniens.
En 2003, la seconde guerre du Golfe qui voit les États-Unis diriger une
coalition pour faire tomber le régime irakien dirigé par Saddam Hussein,
faussement accusé de posséder des armes de destruction massive, achève de
déstabiliser la région tout entière.
Les guerres civiles en Syrie depuis 2011 et au Yémen depuis 2014, dans
lesquelles de nombreux pays étrangers interviennent, sont autant de raisons
de faire passer la question de Palestine à l’arrière-plan.

Les conséquences des politiques extérieures


L’échec des accords d’Oslo s’est accompagné en Palestine d’une remise en
question des accords signés par l’OLP et Israël, et d’un accroissement du
soutien au Hamas, groupe politique fondé en 1987, issu des Frères
musulmans, qui avait d’emblée rejeté ces accords. En janvier 2006, le Hamas
remporte les législatives. Son intégration envisagée à l’OLP et donc sa
reconnaissance implicite des accords font craindre à Israël de ne plus avoir de
prétexte pour refuser tout règlement du dossier. Sous la pression des
Israéliens, les Américains demandent à l’UE de geler les aides à l’Autorité
palestinienne tant que le Hamas y est représenté. Ces décisions créent des
tensions entre les forces politiques palestiniennes qui, après les élections
remportées par le Hamas en 2006, aboutissent en janvier 2007 à la prise de
contrôle par ce dernier de la bande de Gaza. Cette scission politique devenue
géographique facilite une fois de plus le rejet par Israël de toute solution.
La conférence diplomatique organisée en 2007 à Annapolis (États-Unis)
traduit bien la mise à l’écart progressive du dossier. Elle réunit officiellement
les pays arabes et Israël pour trouver une nouvelle issue acceptable au conflit
israélo-arabe. En réalité, l’objectif est de créer un front commun contre l’Iran,
redevenu le principal ennemi. La menace iranienne permet de confirmer la
marginalisation de cette question, autant dans l’intérêt d’Israël que dans celui
de l’Arabie saoudite qui souhaite empêcher l’Iran de jouer un rôle dans la
région.
Les luttes d’influence au Moyen-Orient entre les pays arabes et l’Iran s’en
trouvent donc « attisées ». La question de Palestine ne devient qu’un prétexte
pour calmer les opinions publiques arabes. Seule sa dimension économique
est prise en considération. Si les Palestiniens développent leur économie, ils
se détourneront progressivement de leurs revendications politiques. Cette
stratégie n’est pas nouvelle. En 1950, les États-Unis et Israël l’avaient déjà
formulée. En vain.
La direction palestinienne décide alors de concentrer ses efforts sur la
reconnaissance internationale de l’État de Palestine, non sans succès : il
devient membre de l’Unesco (2011), puis membre observateur de l’ONU
(2012) et intègre même en 2015 la Cour pénale internationale (CPI). Malgré
ces avancées, la marginalisation s’est poursuivie.
Le développement de groupes terroristes islamistes (Al-Qaida, Daech) qui
ont ouvert de nouveaux fronts, notamment en Irak et en Syrie, et l’agitation
de la menace iranienne sont autant de raisons d’écarter la cause palestinienne.
La décision de Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale
d’Israël et d’y transférer l’ambassade américaine (2018) marque un tournant
dans la politique américaine, qui rompt avec des décennies de négociations et
de précautions. Désormais, Israël peut poursuivre sa politique de colonisation
de peuplement, grâce à l’appui américain et au silence international, pour
progressivement et définitivement faire disparaître la question de Palestine,
tant au point de vue politique que diplomatique et géographique. Le plan de
« paix » appelé « deal du siècle », présenté début 2020 par Donald Trump et
Benyamin Netanyahou, parachève cette politique avec la reconnaissance des
annexions israéliennes, passées et à venir.
Rien n’a été fait pour résoudre la question palestinienne, bien au contraire.
L’objectif des différents gouvernements israéliens soutenus par les États-Unis
a été de dissoudre cette question, de la réduire à un épiphénomène. Dès lors
qu’il n’y aura plus de question palestinienne, la domination israélienne sur
l’ensemble du territoire de la Palestine se poursuivra. Dans cette perspective,
et comme il n’est plus possible pour Israël d’expulser les Palestiniens comme
en 1948 et 1967, ils seront condamnés à être soumis au diktat Israélien, ou à
partir ailleurs, comme le mouvement sioniste l’avait souhaité.
Cependant la question palestinienne n’est pas enterrée, mais marginalisée.
L’avenir dépendra notamment de ce que l’ONU entreprendra, car les guerres
de Syrie, du Yémen et d’Irak ne sont pas terminées. Ce n’est que par des
négociations que ces pays trouveront une nouvelle sérénité, qui permettra
notamment aux réfugiés de revenir chez eux. Dans ce contexte, la question
palestinienne est centrale, car elle reste une source majeure du déséquilibre
régional depuis des décennies.
La mise en place de mesures diplomatiques pour mettre fin aux conflits des
autres pays arabes imposera d’élaborer une solution à la question de
Palestine. Quelle que soit la responsabilité des grandes puissances d’hier et
d’aujourd’hui dans la création de cette question et dans sa marginalisation, il
a clairement manqué une instance capable d’imposer l’application des
résolutions et accords précédents. La question palestinienne est en quelque
sorte une leçon pour les démocraties : si nous souhaitons qu’elles survivent, il
faudra un « tiers solide » pour imposer les décisions prises. Après la crise
sanitaire de la Covid-19, les rapports de force pourraient changer et le rôle
hégémonique des États-Unis vaciller.
La politique israélienne est schizophrénique. La démocratie de façade pour
les Occidentaux cache une politique coloniale, dont l’objectif est
l’élimination de la Palestine. L’opposition interne à cette politique existe,
mais, même si elle s’est récemment renforcée, seule, elle ne peut faire le
poids. La marginalisation du droit et des aspirations légitimes des
Palestiniens demeure une source permanente de déstabilisation de la région.

Pour en savoir plus


Sylvain CYPEL, L’État d’Israël contre les Juifs, La Découverte, Paris,
2020.
Jean-Pierre FILIU, Main basse sur Israël. Netanyahou et la fin du rêve
sioniste, La Découverte, Paris, 2019.
Sandrine MANSOUR-MÉRIEN, L’Histoire occultée des Palestiniens.
1947-1953, Privat, Toulouse, 2013.
Ilan PAPPÉ, La Propagande d’Israël, Investig’action, Molenbeek-
Saint-Jean, 2016.
Khalil TAFAKJI, 31° Nord, 35° Est. Chroniques géographiques de la
colonisation israélienne, La Découverte, Paris, 2020.
L’Afghanistan, au cœur des conflits

Karim Pakzad
Ancien enseignant à l’université de Kaboul, chercheur associé
à l’Institut de recherches internationales et stratégiques (IRIS)

À la croisée de l’Asie, de l’Asie centrale et du Moyen-Orient,


l’Afghanistan s’est toujours trouvé sur le passage des grands conquérants.
Pourtant, l’Afghanistan n’existe que depuis 1747 sous ce nom, créé par un
officier pachtoune de l’armée du roi iranien Nader Shah Afshar, après la mort
de celui-ci. Il faisait, jusque-là, partie intégrante de ce qu’Arabes et Perses
nommaient Khorasan, qui englobait l’est de l’Iran, une grande partie de
l’Afghanistan actuel et de l’Asie centrale (Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de
l’État islamique [Daech] l’appelait le « califat de Khorasan » dans
l’organisation de son « État »).
Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne essaya d’occuper l’Afghanistan à trois
reprises (1839-1842, 1878-1880 et 1919), sans jamais vraiment y parvenir.
L’Afghanistan fut occupé par l’Union soviétique de décembre 1979 à
février 1989. En pleine Guerre froide, les États-Unis ont découvert le
« jihad » et les moudjahidin afghans sont devenus des « combattants de la
liberté », selon le président américain Ronald Reagan.
La guerre antisoviétique a eu des conséquences importantes au Moyen-
Orient et dans le monde. Elle a contribué au processus d’affaiblissement de
l’URSS, à la fin de la Guerre froide, à l’avènement des talibans issus des
moudjahidin et à la création d’Al-Qaida puis de Daech. Ces événements sont
directement à l’origine du bouleversement actuel au Moyen-Orient. À la suite
des attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington, la plus
grande coalition militaire internationale depuis la Seconde Guerre mondiale a
vu le jour pour poursuivre l’offensive contre les talibans et Al-Qaida en
Afghanistan.
Ainsi, l’Afghanistan qui, par le passé, a été l’une des étapes de la route de
la Soie, un lieu de rencontres et d’échanges entre les peuples venus d’Europe,
d’Iran, d’Inde, d’Asie centrale et de Chine, est devenu, à la fin du XXe siècle,
un lieu de rencontre des mouvements jihadistes internationaux. D’Al-Qaida à
l’État islamique, de nombreux mouvements jihadistes au Moyen-Orient
prennent leurs sources en Afghanistan.

Rupture de l’équilibre régional


Les États-Unis mènent depuis vingt ans la « guerre contre le terrorisme »,
une guerre longue et coûteuse en Afghanistan, qui a bouleversé le Moyen-
Orient et montré une nouvelle fois la place centrale de l’Afghanistan dans la
région. Cette place apparaît au cours des trois guerres que l’Afghanistan
contemporain a menées contre trois grandes puissances : la Grande-Bretagne,
l’Union soviétique et les États-Unis.
Au XIXe siècle, dans un contexte de rivalité entre la Russie tsariste et
l’Empire britannique des Indes, ce dernier a voulu pousser ses conquêtes vers
l’ouest et coloniser l’Afghanistan sans y parvenir entièrement, malgré trois
guerres entre les Afghans (déjà appelés moudjahidin) et l’armée britannique.
Cependant, l’Afghanistan a perdu sa souveraineté en matière de politique
extérieure et un accord tacite entre la Grande-Bretagne et la Russie tsariste l’a
transformé en zone tampon entre elles. C’est à ce statu quo, accepté par les
Américains après l’indépendance de l’Afghanistan en 1919, que l’URSS a
mis fin en envahissant le pays. Cet événement clé permet de comprendre
l’évolution interne et le changement de l’équilibre géopolitique de la région.
Officiellement, l’URSS est venue au secours d’un autre régime qui lui était
fidèle, mais se trouvait en difficulté face à des soulèvements spontanés de la
population soutenue par la CIA américaine et le Pakistan voisin.
Le Pakistan, fragilisé par trois guerres avec l’Inde, craignait d’être pris en
tenaille entre l’Inde et l’Afghanistan. La perte du Bengale oriental à la suite
de la troisième guerre indo-pakistanaise, devenu le Bangladesh en 1971, a été
un énorme traumatisme pour le Pakistan. Dès lors, l’Afghanistan,
historiquement hostile au Pakistan, est devenu un enjeu vital, la « profondeur
stratégique » du Pakistan face à l’Inde. On a souvent analysé l’engagement
du Pakistan dans « la guerre contre le terrorisme » comme le double jeu d’un
allié des Américains qui soutient les talibans.
Ce double jeu est une réalité complexe. Les intérêts du Pakistan divergent
fondamentalement de ceux des États-Unis. L’influence de l’Inde en
Afghanistan n’est pas la seule préoccupation du Pakistan. L’unité des
Pachtounes, divisés entre les deux pays mais majoritaires en Afghanistan, a
toujours été la hantise d’Islamabad. Le tracé par la Grande-Bretagne, en
1893, des frontières entre l’Afghanistan et le Pakistan et qui a scindé en deux
la population pachtoune, n’est pas reconnu par l’Afghanistan. Au moment
fort des activités des talibans pakistanais, ceux-ci entretenaient des liens de
solidarité avec les talibans afghans. Cela a renforcé la volonté du Pakistan de
garder la mainmise sur les talibans afghans pour prévenir tout risque de
désintégration du Pakistan. Le souvenir du Bangladesh hante les dirigeants
pakistanais. S’ajoute le fait que l’Afghanistan actuel a été fondé par les
Pachtounes.
La résistance des moudjahidin afghans contre l’Armée rouge balaie les
dernières hésitations des États-Unis, qui les soutiennent par l’envoi massif
d’argent, d’armes et de conseillers. Pour Ronald Reagan, c’était l’occasion de
se venger de la défaite au Vietnam cinq ans plutôt, sans entrer ouvertement en
guerre contre l’URSS. Dix ans plus tard, le 15 février 1989, l’Armée rouge
quitte le pays. Moins de trois ans après, l’empire soviétique se désintègre et,
quatre mois plus tard, les factions de moudjahidin hostiles à Islamabad
prennent le pouvoir à Kaboul. Inquiet de sa perte d’influence en Afghanistan,
le Pakistan a conçu et réalisé, avec l’aide de l’Arabie saoudite, des Émirats
arabes unis et la complicité américaine et britannique, le plan de création du
mouvement des talibans. Ce mouvement apparaît en septembre 1994. Il a mis
deux ans pour conquérir plus des deux tiers du pays et instaurer l’« Émirat
islamique d’Afghanistan » en 1996.
Oussama Ben Laden y voit une « bénédiction pour les musulmans ». Avec
des bénévoles arabes recrutés au Moyen-Orient et au Maghreb pour
combattre l’URSS, il fonde Al-Qaida, dont Kaboul devient la pièce centrale
pour mener sa guerre contre l’Amérique. Le territoire afghan devient la base
d’entraînement et une véritable université pour combattants jihadistes.
Nombre des dirigeants de Daech sont formés en Afghanistan, à commencer
par le Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui, fondateur de la branche
irakienne d’Al-Qaida après l’invasion américaine, dont Daech est le
prolongement.

Le piège se referme sur les États-Unis


Les attentats du 11 septembre 2001 ont ébranlé les États-Unis, qui se
pensaient à l’abri sur leur sol, loin des conflits du Moyen-Orient. La riposte
fut immédiate et irréfléchie. L’intervention débutée en octobre 2001 n’était
fondée sur aucun plan sérieux ni cohérent sur le plan politique et militaire.
Des seigneurs de guerre (anciens moudjahidin) opposés aux talibans ont servi
comme force militaire au sol et, par la suite, pour mettre en place des
institutions étatiques. Washington voulait se venger et le refus des talibans
d’extrader Oussama Ben Laden, suspecté aux yeux des Américains d’avoir
préparé, guidé et exécuté les attentats du 11 Septembre, leur en a fourni
l’occasion.
D’une grande complexité ethnique, sociale, religieuse – sans parler de son
histoire de « cimetière des empires » ou de sa topographie –, l’Afghanistan
était inconnu des Américains. Kaboul, capitale administrative, n’était pas le
réel centre du pouvoir politique. Après leur chute, les talibans, retirés dans
leurs zones d’influence ethnique, se sont réorganisés très rapidement. Quand
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) a pris le
commandement des opérations militaires, le 11 août 2003, la situation était
déjà difficile pour la coalition. Elle est allée d’échec en échec dans une guerre
asymétrique, où les talibans étaient les maîtres du jeu. Le renforcement
militaire n’a rien produit. À son apogée, en 2011 et 2012, l’OTAN comptait
plus de 130 000 soldats, provenant de 50 pays membres ou partenaires de
l’OTAN, dont 4 000 Français. Cependant, George W. Bush et ses conseillers
néoconservateurs, surpris par l’abandon de Kaboul par les talibans, ont tourné
leur regard sur l’Irak.
L’échec militaire s’est doublé d’un échec politique et idéologique. Les
néoconservateurs, qui entouraient le président américain et dirigeaient la
quasi-totalité de l’administration, avaient la ferme conviction qu’avec leur
énorme machine militaire ils pouvaient « démocratiser le grand Moyen-
Orient », allant du Maghreb jusqu’au Pakistan. Dans leur esprit, l’Irak était la
première étape sur cette voie. En Afghanistan, la construction du nouvel État,
doté d’institutions démocratiques et d’une Constitution inspirée de celle des
États-Unis, a également été un fiasco total.
Le 30 septembre 2019, le Pentagone évaluait officiellement le montant
d’aide au fonctionnement du gouvernement afghan et à la reconstruction du
pays et de ses institutions à 197,3 milliards de dollars depuis 2001. Dans le
même temps, le coût des opérations militaires s’élevait à 776 milliards de
dollars (en réalité, le coût total avoisine près de 2 000 milliards de dollars).
Malgré des efforts financiers, l’Afghanistan est considéré comme un État
failli. Il est le 6e pays le plus corrompu dans le monde sur une liste établie en
2019 par Transparency International, 36 % de la population vit sous le seuil
de pauvreté, 9 millions de personnes n’ont pas les moyens de satisfaire leurs
besoins les plus fondamentaux. En mai 2020, Oxfam a alerté sur le fait que
7,5 millions d’enfants ont des besoins alimentaires urgents. La seule
économie qui fonctionne réellement est celle de la drogue. Sur le plan social,
quelques progrès ont été faits en matière de liberté de la presse et d’éducation
des femmes, mais qui ne touchent qu’une petite partie de la population.
Les institutions démocratiques mises en place par la conférence de Bonn
en décembre 2001, après la chute des talibans, ne fonctionnent pas. Les
élections parlementaires et présidentielles financées par des Occidentaux
étaient en réalité une parodie. En 2014 puis en 2020, les deux candidats
arrivés en tête ont revendiqué la victoire. Finalement, c’est Washington qui
est intervenu pour partager le pouvoir entre les prétendants.

Accord de paix entre les États-Unis et les talibans


Le 29 février 2020, après un an et demi de négociations, Washington a
signé avec les talibans un accord de paix qui prévoit le retrait total des soldats
américains en quatorze mois et la fin de la guerre la plus longue de l’histoire
américaine. Des négociations interafghanes sont également prévues pour
l’avenir du pays. Si Donald Trump cherche à présenter cet accord comme un
succès, rien ne permet de dire que l’Afghanistan connaîtra la paix tant il
subsiste d’obstacles. Conclu avec les talibans, le texte consacre la victoire de
ces derniers et affaiblit le gouvernement de Kaboul. À Washington, beaucoup
y voient l’émanation de la seule volonté de D. Trump et de sa vision
comptable des engagements américains à l’étranger, doublée de
considérations électorales. Les opposants à l’accord estiment qu’il ne garantit
pas les intérêts fondamentaux des États-Unis qui consistaient, à l’origine, à
prévenir toute nouvelle attaque terroriste, considérant que Washington a fait
trop de concessions aux talibans. C’est le cas du général David Petraeus,
ancien commandant en chef des forces américaines en Irak et en Afghanistan,
et ancien directeur de la CIA.
L’accord de paix comporte quatre volets. Les Américains s’engagent à
retirer 5 400 de leurs 13 000 soldats stationnés en Afghanistan, sur une
période de 135 jours après la signature du texte, et tous leurs soldats en
14 mois. Les talibans ont refusé un cessez-le-feu, concédant « une baisse de
violences » pendant une semaine pour permettre la signature de l’accord. Ils
se sont opposés à la présence du gouvernement de Kaboul à la table des
négociations. L’avenir du pays sera discuté plus tard entre Afghans. Ainsi, les
Américains sont apparus comme une force d’occupation. En contrepartie, les
talibans se sont engagés à « lutter contre le terrorisme » et à empêcher que le
territoire afghan ne soit utilisé contre les intérêts américains.
On pourrait penser que les concessions américaines sont motivées par la
volonté de faire des talibans et de leur parrain, le Pakistan, sans lequel aucun
accord n’était possible, leurs futurs alliés. Peut-on croire que, après vingt ans
de guerre et leurs conséquences humaines et financières, Washington
abandonne purement et simplement l’Afghanistan, alors même que, grâce à
sa position géostratégique entre l’Iran, la Russie, via l’Asie centrale, le
Pakistan et la Chine, il pourrait être un atout dans sa politique d’endiguement
de la Chine ? Même si cette hypothèse était fondée, l’évolution de la situation
ne lui permettait pas de l’espérer. Alors que les négociations entre les talibans
et le gouvernement tardent à commencer, alors que les États-Unis, l’ONU et
l’UE leur demandent de réduire la violence, les talibans multiplient les
actions militaires contre des positions gouvernementales, et font de
nombreuses victimes.
Tous les pays de la région, à l’exception de l’Inde, à laquelle ils sont
hostiles, ont pris contact avec les talibans ces dernières années. Ils ont été
invités à plusieurs reprises à Téhéran, Pékin ou Moscou. La Russie, accusée
par les États-Unis d’avoir envoyé des armes aux talibans, s’est même posée
en médiatrice en novembre 2018. Elle a organisé à Moscou une conférence
entre les talibans et des personnalités non gouvernementales afghanes, dont
l’ancien président de la République, Hamed Karzaï, le 27 mai 2019. L’Iran,
bête noire de Washington, également accusé de soutenir militairement les
talibans, est assez influent en Afghanistan.
C’est aussi le cas de la Chine. L’Afghanistan est le passage de « nouvelles
routes de la Soie ». La Chine s’intéresse beaucoup au potentiel minier de ce
pays montagneux. En 2009, en plein conflit, elle a investi 8 milliards de
dollars pour exploiter la mine de cuivre d’Aynak, au sud de la capitale, dans
la province du Logar, sous l’influence des talibans. Ces dernières années, le
nationalisme ouïghour au Xinjiang s’est renforcé et des militants du Parti
islamique du Turkestan oriental, proche d’Al-Qaida et de Daech sont
désormais actifs en Afghanistan, en particulier dans la province de
Badakhshan, frontalière avec la Chine. L’Afghanistan risque de demeurer un
lieu de tension régionale.
Pour en savoir plus
Michael BARRY, Le Royaume de l’insolence. L’Afghanistan 1504-
2011, Flammarion, Paris, 2011.
Pierre MICHELETTI (dir.), Afghanistan. Gagner les cœurs et les esprits,
PUG, Grenoble, 2011.
Jean-Pierre PERRIN, Le Djihad contre le rêve d’Alexandre. En
Afghanistan, de 330 avant J.-C. à 2016, Seuil, Paris, 2017.
David H. PETRAEUS et Vance SERCHUK, « Can America Trust the
Taliban to Prevent Another 9/11 ? », Center for a New American
Security, avril 2020,
<www.foreignaffairs.com/articles/afghanistan/2020-04-01/can-
america-trust-taliban-prevent-another-911>.
Ahmad RASHID, Pakistan on the Brink. The future of Pakistan,
Afghanistan and the West, Allen Lange, 15 mars 2012.
Le jeu des puissances régionales et internationales dans
le conflit syrien

Manon-Nour Tannous
Politologue, université de Reims Champagne-Ardenne, chercheuse
associée au Centre Thucydide (université Paris-II) et à la chaire
d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France

Près de dix ans après le début des manifestations pacifiques contre le


régime syrien, le conflit a pris une dimension géopolitique croissante. Dès
2011, le pouvoir puis l’opposition ont cherché des alliés extérieurs. Deux
camps se sont dessinés : Bachar al-Assad soutenu par la Russie, l’Iran et les
milices chiites, dont le Hezbollah libanais ; l’opposition, civile puis militaire,
encouragée par les pays occidentaux, les pays du Golfe et la Turquie.
L’asymétrie croissante a toutefois rendu inopérante l’analyse d’un rapport
équilibré. Il suffit, pour le saisir, de mettre en regard le renoncement
occidental – américain, en fait – à intervenir en 2013, après l’emploi d’armes
chimiques pourtant qualifié de ligne rouge à ne pas franchir, et l’intervention
militaire russe, en septembre 2015, pour sauver le régime. En décembre 2016,
la chute d’Alep sous les bombardements russes et en l’absence de réaction
internationale a annoncé la reconquête militaire par Bachar al-Assad, face à
des groupes privés de leurs derniers soutiens et marqués par une islamisation
croissante.
Ce schéma binaire a par ailleurs cessé d’être satisfaisant lorsque d’autres
enjeux sont apparus plus pressants pour les acteurs extérieurs que la
démocratisation ou le sauvetage du régime. L’affirmation de l’État islamique,
en 2014, a conforté ceux qui réduisaient le conflit à une lutte contre le
terrorisme, faisant fi des dynamiques initiales. En regard, de nouveaux alliés
ont émergé : les Kurdes.
Qu’en est-il aujourd’hui ? La crise syrienne tient autant de la « crise
d’Orient1 » que de la « guerre pour les autres2 ». Toutes les puissances ont été
impliquées, soit de leur plein gré, soit rattrapées par l’émergence de la
problématique terroriste ou de celle des réfugiés. Barack Obama a refusé
d’intervenir, jusqu’à la décapitation d’un de ses citoyens, en août 2014.
L’Europe ne peut ignorer un conflit qui produit une crise migratoire
dramatique. Finalement, les intérêts de ces puissances prévalent sur les
dynamiques internes originelles. Le jeu des échelles est plus complexe encore
que la notion d’intermestics mobilisée par Bahgat Korany3 pour désigner
l’enchevêtrement des dimensions internes et internationales dans la région.
Cela tient au nombre de belligérants : la fragmentation de la scène extérieure
induit celle de la scène syrienne. En se faisant adopter par des parrains, les
acteurs locaux ajustent par ailleurs leur discours pour intégrer les
préoccupations qu’ils croient déceler chez eux. Ainsi peut-on comprendre les
bannières des habitants de Kafranbel régulièrement adressées à ladite
communauté internationale. Quant au régime autoritaire, qui se prévalait de
son indépendance, il tombe également dans ce jeu d’alliances. La Syrie
semble devenue une caisse de résonance, comme le Liban avant elle.
Cependant, les comparaisons et les effets de mémoire ont leurs limites.
Calquer les logiques de la Guerre froide suppose une dimension idéologique,
une homogénéité des camps, et une parité entre les États-Unis et la Russie qui
ne sont plus valables. De même, la volonté américaine a tant façonné la
politique dans ces pays depuis la Seconde Guerre mondiale que sa soudaine
discrétion est difficile à saisir. Quant à la politique néo-ottomane supposée
d’Erdogan, elle revient à nier la dimension turque du projet actuel. La crise
syrienne révèle donc de nouveaux enjeux et de nouvelles modalités dans les
relations internationales.
Formats, acteurs et contenu des négociations
Pour nombre d’analystes, la défaite militaire de l’État islamique avec la
reprise d’Al-Baghouz, en mars 2019, puis la décrue des opérations militaires
devaient redonner toute sa place au processus de négociations. Celui-ci a été
engagé par le processus de Genève I, en 2012, mené entre les parrains
régionaux et internationaux, puis celui de Genève II en 2014, mettant en
présence les acteurs syriens. Chapeautées par les Nations unies, ces
discussions ont réuni des acteurs choisis pour leur statut de puissance ou leur
position d’États voisins. Plusieurs raisons expliquent leur échec.
D’abord, l’illusion est maintenue d’une linéarité selon laquelle la violence
sur le terrain devrait laisser place aux discussions. Or violence et négociations
ne sont pas étanches. Chaque avancée militaire permet d’arriver en position
de force aux négociations, et chaque round de négociation, de gagner du
temps avant que le terrain militaire ne soit plus favorable4. La diplomatie sur
cette crise ne propose qu’une validation du rapport de forces militaire, sur
lequel parient le régime et ses alliés.
Ensuite, le centre de gravité des négociations s’est déplacé. En constituant
le Groupe international de soutien à la Syrie en 2015, Moscou a bilatéralisé
avec Washington les discussions sur la Syrie. Les discussions se
complexifient lorsque l’Iran prend part aux négociations de Vienne, en
novembre 2015, après être redevenu fréquentable en signant l’accord
nucléaire. Le contenu des négociations évolue en conséquence : il n’est plus
question de démocratisation, mais de nouvelle gouvernance5.
Le champ se simplifie ensuite par le désengagement des États-Unis, au
motif que la Syrie n’appartient pas à leur zone d’influence traditionnelle.
C’est le fameux « We have no dog in this fight » de Barack Obama en 20126,
ou encore le « Syria was lost long ago […] we are talking about sand and
death » de Donald Trump annonçant dès janvier 2019 le retrait de ses
troupes. Cette politique s’impose à leurs alliés, limitant par exemple la
livraison d’armes. La rivalité saoudo-qatarie érode aussi le soutien à
l’opposition. Les formats de discussion se pérennisent finalement autour des
acteurs susceptibles de s’entendre et de ceux qui ont investi militairement : la
Turquie, l’Iran et la Russie. Parallèlement à Genève est ainsi mis en place,
dès 2017, un canal de discussion à Astana, et à Sotchi pour les aspects plus
politiques. Supposé permettre de faire un pas de côté par rapport aux
négociations onusiennes bloquées à la manière d’une track-two diplomacy, ce
canal instaure en réalité une médiation russe favorable au régime.
Enfin, le processus de négociation s’accompagne d’efforts de
normalisation. Alors que, le 28 mai 2020, l’Union européenne a prorogé les
sanctions à l’encontre du régime syrien pour un an, les Russes discutent du
retour des réfugiés, d’un comité constitutionnel et de la reconstruction. Les
Émirats arabes unis ont rouvert leur ambassade à Damas en décembre 2018,
et l’Irak, le Liban et la Tunisie appellent à un retour de la Syrie dans la Ligue
arabe. Cette volonté de normalisation n’exclut pas des épisodes provocateurs
comme la visite à Damas d’Omar el-Béchir en décembre 2018, signe que, si
les Occidentaux relient sa fréquentabilité à son degré d’ouverture, Bachar al-
Assad y voit une simple reconnaissance de sa victoire militaire. Le jeu est
faussé dès lors que le processus de réhabilitation a lieu simultanément aux
discussions, puisqu’un régime réhabilité n’aurait plus à négocier avec l’ONU
l’avenir de la gouvernance du pays.
Le cycle de discussions reste le leitmotiv des puissances, mais il tourne à
vide. La négociation devient une posture permettant de dérouler
parallèlement d’autres modes d’action, jugés plus convaincants.

Des alliances de terrain fluides


Sur le terrain, le jeu des acteurs s’inscrit dans trois configurations
distinctes. D’une part, la coalition contre l’État islamique en Irak et en Syrie,
créée en août 2014, fonctionne sur le principe d’une lutte consensuelle. Elle
réunit vingt-deux pays autour des États-Unis, qui se résolvent à l’action
militaire après avoir été confrontés au terrorisme, et s’appuient sur les Forces
démocratiques syriennes, majoritairement kurdes. L’Arabie saoudite prend la
tête d’une coalition parallèle affichant des objectifs similaires (avec un
agenda essentiellement yéménite). Hors de la coalition, la Russie, qui dit
poursuivre les mêmes objectifs, mène en réalité des frappes contre
l’opposition syrienne pour « simplifier » le terrain. Ce mode d’action a perdu
sa pertinence avec la défaite militaire de l’État islamique.
D’autre part, l’appartenance du belligérant turc à l’Organisation du traité
de l’Atlantique nord (OTAN) implique la mobilisation d’alliances militaires
anciennes. La mort de trente-trois militaires turcs lors de frappes aériennes en
février 2020 entraîne ainsi une réunion d’urgence de l’organisation. Mais la
crise de confiance entre l’OTAN et Ankara, suite à la tentative de coup d’État
en 2016 et à la crise des réfugiés, affaiblit le principe de solidarité à la base
de l’alliance. Le Moyen-Orient pâtit en outre de l’absence d’organisations
régionales structurantes, la Ligue arabe ayant rapidement échoué dans sa
tentative de médiation sur la crise syrienne.
Face à la faiblesse des alliances formalisées, un troisième mode de
coopération apparaît, les ententes ad hoc, nées dans et de la guerre. Ne
reposant pas sur un système de sens partagé, ces alliances sont circonscrites
et réversibles. Les objectifs communs les plus ténus suffisent à faire émerger
une entente, renouvelable à l’issue d’une nouvelle évaluation des intérêts de
chacun. Ces alliances ne font plus système et n’assurent pas le rôle de
régulation attendu. Elles ne rendent ni plus lisible, ni plus prévisible, la
politique de ceux qui y prennent part, puisqu’il est désormais possible de
pactiser avec un acteur soutenant le camp adverse. Les comportements turc et
russe, soutenant chacun un camp à Idlib, dernier bastion rebelle, l’illustrent.
Poutine prend en compte les intérêts sécuritaires d’Erdogan en temporisant,
sans transiger sur ses objectifs de long terme. Certains analystes estiment
ainsi que la Turquie est un allié de l’OTAN mais n’est plus un partenaire,
tandis qu’elle est pour la Russie un partenaire et non un allié7.
Il est aussi permis d’être le partenaire de deux puissances ennemies entre
elles. La Russie maintient des relations avec Israël et l’Iran. L’alliance avec le
second est fondée sur une défense du régime syrien et a notamment donné
lieu à la livraison du système de missiles antiaériens S-300 à l’Iran en 2016,
même si la stratégie de long terme diverge. La restructuration de l’armée
syrienne engagée par Moscou limite notamment l’aspect confessionnel,
exacerbé par les milices iraniennes et pro-iraniennes. Quant à l’entente avec
Israël, elle repose sur une méfiance commune vis-à-vis des ambitions
iraniennes. Pour Benyamin Netanyahou, Vladimir Poutine est le seul capable
de cadrer l’influence iranienne en Syrie et de sanctuariser le plateau du Golan
occupé par Israël. Moscou tolère ainsi les frappes israéliennes en territoire
syrien contre des cibles liées à l’Iran et ouvertement revendiquées depuis
janvier 20198. Israël n’a d’ailleurs pas intérêt à voir chuter le dictateur syrien
qui a assuré la tranquillité à sa frontière.
Paradoxalement, par leur fluidité, ces ententes permettent de limiter
l’escalade. Le fait que les Turcs aient abattu un avion russe en
novembre 2015 n’a pas empêché, quatre ans plus tard, la livraison de missiles
russes antiaériens S-400, ou le renforcement de leur partenariat énergétique à
travers le gazoduc TurkStream.
Ces arrangements fondés sur la retenue réciproque et le jeu d’équilibrisme
de Moscou, dépourvus de vision politique, se contentent cependant de geler
le processus conflictuel. L’exemple le plus probant est la négociation de
zones de désescalade en 2017 à Astana, qui n’aurait pu jouer un rôle dans le
règlement global que s’il s’était agi de trêves réelles et non de pauses
permettant au régime syrien de préparer la reconquête. Le sort d’Idlib en
témoigne.

Les dividendes sur la scène internationale


Les puissances régionales et internationales font de la crise syrienne le
support de leur vision des relations internationales.
Les puissances occidentales, au-delà du soutien rhétorique aux aspirations
démocratiques, défendent la protection des civils à travers la notion
onusienne de responsabilité de protéger. Appliquée en Libye en mars 2011,
celle-ci ne parvient pas à être mobilisée pour la Syrie quelques mois plus tard.
Cette conception se manifeste également dans la lutte contre l’impunité lors
de l’utilisation d’armes prohibées par le droit international comme les armes
chimiques, ou les efforts pour traduire en justice les auteurs de crimes contre
l’humanité, par exemple à partir du rapport César, du nom du photographe de
la police militaire syrienne qui a fait défection avec les preuves de pratiques
massives et systématiques de la torture dans les prisons du régime.
D’autres puissances au profil hétéroclite accusent le devoir de protection
des populations de visées impérialistes. Les épisodes irakien en 2003 puis
libyen en 2011 contribuent au succès de cet argumentaire méfiant des
velléités de regime change des pays occidentaux. Au-delà, l’ingérence dans
les affaires internes des États est dénoncée au nom de la stabilité, quitte à
soutenir de nouvelles formules autoritaires. Ces États, au premier rang
desquels la Russie, la Chine et l’Iran, mais aussi les pays émergents soucieux
de défendre leur indépendance, contestent plus largement l’ordre
international unipolaire et occidentalo-centré.
Dans ce contexte, la crise syrienne a été pour Poutine le tremplin vers un
rôle mondial. Investie militairement, la Russie est apparue comme une
puissance fidèle à ses alliés, contrairement aux États-Unis, qui avaient lâché
Hosni Moubarak face aux soulèvements populaires de 2011. La coloration
multilatérale de la politique russe séduit en outre les États las de
l’unilatéralisme occidental. Elle repose sur un affichage légaliste qui trouve
toutefois ses limites. Ainsi, la notion russe de souveraineté, revendiquée face
aux ambitions occidentales, est limitée lorsqu’il s’agit des pays de sa zone
d’influence9. De même, la Russie a soutenu l’Organisation pour l’interdiction
des armes chimiques au moment de la crise de 2013, mais bloqué, en
novembre 2017, le renouvellement du mécanisme d’enquête chargé de réunir
des preuves sur ces attaques. On observe d’ailleurs une banalisation de
l’emploi de la force. Les interventions militaires violant le droit humanitaire
sont présentées comme légales, car menées à l’appel du régime syrien, seul
acteur légitime pour Moscou. Le déploiement des armements russes (plus de
200 types selon les autorités de Moscou en 2018) constitue de fait une vitrine
pour le complexe militaro-industriel et engendre des gains économiques
certains.
Si ces discours contestataires ne sont pas nouveaux, ils sont désormais
portés au sein même des organisations internationales. La politique onusienne
de la Russie est très performante : les résolutions adoptées ne concernent que
des questions transversales comme le terrorisme. Les thèmes qui génèrent le
plus de tensions, comme la condamnation de violations des droits de
l’homme, sont discutés informellement sans aboutir. Quatorze résolutions ont
été bloquées par le veto russe depuis 2011. L’ONU conservant en dernière
instance un rôle de légitimation, elle sera toutefois sans nul doute convoquée
au moment de l’acte final, pour avaliser un processus dont elle a perdu la
maîtrise.

Le nombre et les objectifs des puissances en Syrie alimentent l’idée d’un


conflit insoluble, impression accentuée par l’absence de cadre de régulation.
L’enlisement des puissances et leur incapacité à contribuer à une sortie de
crise est une des caractéristiques des crises d’Orient. Toutefois, la perspective
de la reconstruction ouvre un nouvel espace d’intervention ou de pressions
pour les Occidentaux. Les dissensions manifestes au sein du régime et la crise
économique colossale, aggravée par les sanctions américaines dans le cadre
de la « loi César », maintiennent une pression sur Bachar al-Assad, que la
Russie pourrait être amenée à prendre en compte, à condition de ne pas
sembler se désavouer sur la scène internationale. De fait, il apparaît chez tous
les parrains une préférence pour la stabilité, associée au mythe de l’État fort,
contre l’imprévisibilité attribuée aux mouvements populaires et plus
largement aux sociétés. Si ce n’est que 2011 laissait espérer la prise en
compte des aspirations locales, il n’y a rien ici de tout à fait nouveau.

Pour en savoir plus


François BURGAT et Bruno PAOLI (dir.), Pas de printemps pour la
Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise
(2011-2013), La Découverte, Paris, 2013.
Gilles DORRONSORO, Adam BACZKO et Arthur QUESNAY, Syrie,
anatomie d’une guerre civile, CNRS Éditions, Paris, 2016.
Linda MATAR et Ali KADRI (dir.), Syria. From National Independence
to Proxy War, Palgrave, New York, 2019.
Manon-Nour TANNOUS, Chirac, Assad et les autres, PUF, Paris, 2017.

1. Henry LAURENS, Les Crises d’Orient, Fayard, Paris, 2017.


2. Ghassan TUÉNI, Une guerre pour les autres, Lattès, Paris, 1985.
3. Bahgat KORANY, « The Middle East since the Cold War : still insecure », in Louise FAWCETT (dir.),
International Relations of the Middle East, Oxford University Press, Oxford, 2009.
4. Manon-Nour TANNOUS, « Geneva II : dealing with the devil », Singapore Middle East Papers,
no 6/3, octobre 2014.
5. Le communiqué final du Groupe d’action pour la Syrie du 30 juin 2012 évoque une « transition qui
réponde aux aspirations légitimes du peuple syrien et lui permette de déterminer lui-même son avenir
[…] de façon démocratique », alors que la résolution 2254 du 18 décembre 2015 appelle à une
« gouvernance crédible, inclusive et non sectaire ».
6. Joseph BAHOUT, in Jean-Claude COUSSERAN, Jean-François DAGUZAN, Agnès LEVALLOIS et
Manon-Nour TANNOUS, La « Syrie utile »-éléments pour des solutions de sorties de crise, Études de la
FRS, juillet 2016.
7. Maxim SUCHKOV, « Russia and Turkey : Flexible Rivals », Carnegie, 20 mars 2020.
8. Igor DELANOË, « Russie-Israël : la Syrie, nouveau déterminant de la relation bilatérale », Maghreb
Machrek, no 241, juillet 2020.
9. Philip REMLER, « Russia at the United Nations : Law, Sovereignty, and Legitimacy », Carnegie,
22 janvier 2020.
Liban : l’impossible mouvement social

Aurélie Daher
Politologue et historienne, spécialiste du Liban et du chiisme
politique, enseignante à l’université Paris-Dauphine et Sciences
Po Paris

Le Liban reste probablement le pays du Proche-Orient le plus sensible


aux influences étrangères. Certes, la guerre civile (1975-1990) avait ouvert la
porte aux clientélismes régionaux et internationaux, les communautés en
compétition s’appuyant chacune sur les alliés étrangers pour mieux défaire
l’« ennemi de l’intérieur ». Mais cette dimension n’est pas propre aux temps
de blocage institutionnel ou de violence collective.
De nature consociative, le système politique suppose, pour pouvoir
fonctionner, l’existence d’un État faible, sans capacité réelle à mettre au pas,
depuis une position supra-partisane et désidéologisée, les diverses formations
représentatives des groupes confessionnels. Or, celles-ci ont pour habitude de
ne s’adresser aux institutions qu’en bout de chaîne, pour avaliser des
décisions négociées dans des arènes de discussion para-étatiques. Le
Parlement est en effet rarement le lieu où s’affrontent les points de vue et où
est pensée la législation ; on se contente d’y valider a posteriori les choix des
leaders politiques et confessionnels. Sans surprise, une telle configuration
connaît des blocages réguliers que, le plus souvent, seule l’intervention d’un
arbitre installé statutairement au-dessus des agents nationaux peut dissoudre.
D’où la place de choix des acteurs étrangers, gouvernements ou institutions,
sur l’échiquier libanais.
Les profondes divergences entre communautés autour de la définition de
leurs identités et paradigmes, d’une part, et de leur appréhension du « nous »
national, d’autre part, accentuent cette particularité politique, en la doublant
de liens culturels et idéologiques d’intensités variables, entretenus
directement avec des pays tiers, perçus à la fois comme des sources
d’inspiration culturelle et comme des forces protectrices face aux rivaux
internes.
Les mouvements sociaux n’échappent pas à ce carcan – y compris ceux qui
démarrent pourtant de façon spontanée et sans coloration partisane ou
confessionnelle. La crise qui a secoué le Liban à l’automne 2019 ne fait pas
exception, et illustre efficacement ces mécanismes liant jeu interne et
influence externe. Déclenchée en octobre suite au choix du ministre des
Télécommunications d’instaurer une taxe sur l’utilisation de l’application
WhatsApp, la protestation dénonce les difficultés socio-économiques de plus
en plus intenables pour une grande partie de la population. Elle se veut
transcommunautaire et exclusivement nationale. Exigeant la démission d’une
classe politique jugée incompétente et corrompue, elle scande des jours
durant le slogan « Kellon, ya’né kellon ! » (« Tous, cela veut dire tous [sans
exception] ! »), avertissant que les réflexes de patriotisme communautaire ne
fonctionneront pas, que les manifestants n’excuseront pas leurs leaders
confessionnels. Dans la même veine, les commentaires formulés à
Washington, Paris, Damas ou Téhéran sur la situation glisseront sur les
discours et les récits des premiers jours. Les manifestants entendent
déconnecter leur action à la fois de leurs appartenances confessionnelles, de
leurs préférences idéologiques, et des parrainages qui les lient à
l’extranational.
Et pourtant. Il suffira de quelques semaines pour que les grilles de lecture
préexistantes des interactions intercommunautaires et interpartisanes
refassent surface – et avec elles, une nouvelle fois, la prise en compte, à
regret ou avec soulagement, de l’élément extérieur.

Blocages à répétition, propices


à l’internationalisation
Au pays du Cèdre, depuis la fin de la guerre civile, les initiatives
d’expression collective socioéconomiques ou politiques passent
schématiquement par cinq phases successives :
– le mouvement surgit spontanément. Le plus souvent transconfessionnel,
il se fixe sur une dénonciation ou une réclamation relativement précise ;
– un blocage interne fait ensuite irruption, résultat d’une incapacité à
proposer un plan d’action cohérent, négocié et opérationnel pour une sortie
de crise ;
– l’appréhension des tenants et aboutissants de la situation se réorganise
immédiatement. La lecture des événements se greffe, faute de grilles
interprétatives alternatives pensées ad hoc, sur les récits préexistants. Les
anciennes revendications ressurgissent, et s’ajoutent à la doléance initiale, au
risque de provoquer une cacophonie incohérente. Les justifications,
profondément enracinées dans des rivalités idéologiques polarisées, se
regroupent en suivant les lignes d’appartenance communautaires ;
– cette confessionnalisation permet bientôt une reprise en main des enjeux
de la protestation par les leaders communautaires ;
– à travers leurs relations de clientélisme extranationales, les leaders
communautaires inscrivent la crise dans une nouvelle dimension, celle du
régional et de l’international.
Cet enchaînement s’est vérifié à maintes reprises : en 1992, à l’occasion de
la chute brutale et rapide de la livre libanaise face au dollar américain, ou
même en 2005, suite à l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri,
qui allait provoquer des manifestations populaires monstres réclamant la fin
de la tutelle syrienne sur le pays.
2019 suit la règle : les credo opposés en termes existentiels partisans du
14 Mars et du 8 Mars avaient été plus ou moins muselés depuis l’alliance
sacrée de 2016 entre le Courant patriotique libre (CPL) chrétien du président
Michel Aoun (8 Mars) et le Courant du futur sunnite du Premier ministre
Saad Hariri (14 Mars) sous le parrainage du Hezbollah chiite (8 Mars). La
protestation leur donne l’opportunité de se faire entendre à nouveau. Face à
l’incapacité des manifestants à expliquer factuellement les mécanismes de la
corruption institutionnelle, retraduire cette compréhension en une stratégie
d’action claire et organiser de nouvelles structures militantes, ces vieilles
revendications, à dimension communautaire explicite, prennent le dessus et
remettent au goût du jour les logiques traditionnelles.
Lorsque Saad Hariri démissionne sous la pression de la rue – avec une
forte participation sunnite – fin octobre 2019, les manifestants de sa
communauté changent leur fusil d’épaule dès le lendemain pour se présenter
en groupe victime qui serait le seul à avoir « joué le jeu » en destituant son
premier représentant. Une protestation parallèle émerge aussitôt, réclamant
cette fois la réinstallation du président du Conseil. Au même moment, Hassan
Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, s’adresse aux chiites, les appelant
à se retirer de la protestation – ce qui est fait quelques heures plus tard. Côté
chrétien, le rapprochement historique de 2016 entre les deux grandes
tendances idéologiques – CPL et Forces libanaises – éclate, Samir Geagea
reprenant ses anciennes positions anti-aounistes.
Minée par la réactivation des lignes de faille confessionnelles et
idéologiques anciennes, l’initiative populaire s’essouffle d’autant plus
rapidement que la crise institutionnelle se double d’une mise à mal des
constantes du système bancaire national. La majorité des manifestants de la
première heure établissent rapidement un lien (à tort ou à raison) entre, d’une
part, leur entêtement à rejeter systématiquement tout candidat au poste de
Premier ministre suggéré par une classe politique qui refuse de partir et,
d’autre part, le maintien du blocage des opérations bancaires. Fin octobre,
une partie seulement des salaires est versée, les intérêts sur les dépôts retenus.
Fin novembre, fin décembre se produisent les mêmes dysfonctionnements.
Le besoin de faire face aux dépenses incontournables de la vie quotidienne
prend le pas sur les revendications politiques. Quitte à nommer un
« mauvais » Premier ministre, l’idée fait son chemin selon laquelle les flux
fiduciaires ne reviendront à la normale que lorsqu’un nouveau gouvernement
aura vu le jour. Les révélations de la presse comme les communiqués des
responsables politiques mais aussi issus du monde bancaire suggèrent que les
réserves de la Banque centrale en monnaies fortes sont dans un état critique.
Non seulement les pratiques massives de « madoffisme » des banques
libanaises, des années durant, jointes à la crise politique seraient venues à
bout de la santé du secteur financier national, mais la classe politique en
place, inquiète de l’agitation de la rue, aurait évacué des dizaines de milliards
de dollars vers l’étranger.
Rapidement, deux sources de salut émergent : la diaspora, dont un effort
supplémentaire est explicitement attendu, et une aide internationale qui, entre
modalités de gestion de la crise et conditions politiques, finit d’installer un
malaise profond parmi les groupes protestataires de la première heure.
L’espoir porté par les relais familiaux à l’étranger explique l’accueil (quasi)
unanimement chaleureux réservé, vers Noël, au P-DG de Renault Carlos
Ghosn. Fils du pays du Cèdre, celui-ci fuit la justice japonaise qui l’accuse de
corruption pour se réfugier au Liban. On espère alors qu’il saura rapatrier sa
fortune vers les banques du pays et participer à son redressement
économique. À la même période, les instances financières internationales, à
commencer par le Fonds monétaire international (FMI), font trembler les plus
vulnérables par anticipation, des préconisations potentiellement similaires
aux précédents grec et chypriote, qui avaient ponctionné significativement les
comptes des petits épargnants, menaçant de priver des centaines de milliers
d’entre eux de leurs seules sources de revenus.
Sur la scène institutionnelle interne, cette internationalisation en puissance
du déblocage de la crise provoque de nouveaux durcissements. Le Hezbollah
exprime ses inquiétudes face à une aide internationale qui serait conditionnée
à des mesures politiques le visant plus particulièrement. Une vieille fracture
ressurgit, au sein des sphères partisanes comme de la société. Certains se
déclarent favorables à une intervention qui « ferait d’une pierre deux coups »,
rétablissant autant que faire se peut les équilibres économiques et
débarrassant la vie politique de la mainmise du Hezbollah sur un certain
nombre de leviers institutionnels. D’autres réitèrent leur attachement aux
armes du parti chiite et refusent ce qu’ils qualifient de « nouvelle tutelle »
étrangère.
Une société piégée
Dans l’attente d’un accord entre le FMI et le gouvernement, les plus
démunis, fer de lance du mouvement social de l’automne, se replient en
grand nombre sur les liens de dépendance clientéliste, structurellement
communautaires. Les leaders confessionnels deviennent pour beaucoup les
seuls détenteurs de ressources accessibles, permettant à des familles entières
de survivre. Le dollar américain, stabilisé à un taux de change d’environ
1 500 livres libanaises depuis le début des années 1990, voit sa valeur – au
marché noir, puis auprès de la Banque centrale – grimper de façon
inquiétante, atteignant le record historique de 8 000 LL sur le marché noir à
la fin du mois de juin 2020. Par ailleurs, la pénurie de billets verts, attestée
dès l’automne, peine à se résorber malgré les apports de la diaspora, les
arrivées de dollars frais étant, selon de nombreux rapports, significativement
détournés vers la Syrie voisine, qui peine elle aussi à accéder aux devises
fortes.
Ce blocage général multidimensionnel constitue enfin une fenêtre
d’opportunité pour un retour ou un renforcement de la place des patrons
étrangers dans le jeu libanais. Si les arrestations opérées à l’occasion de
plusieurs accrochages entre manifestants et forces de l’ordre, au printemps
2020, semblent attester l’existence de réseaux nouvellement soutenus par la
Turquie ou réanimés par le Qatar, c’est surtout l’Arabie saoudite qui pourrait
se reconstituer des relais au sein de la communauté sunnite. D’une influence
primordiale dans les circuits économiques libanais à partir du début des
années 1990, lorsqu’il devient le principal financier de la reconstruction
d’après guerre, le royaume s’ancre durablement et solidement dans le
système politique, de manière plus ou moins intrusive, en parrainant la
famille Hariri : il permet à Rafic (1944-2005), initialement homme d’affaires
hors du jeu politique et ami personnel du roi Fahd, de devenir Premier
ministre en 1992 et, rapidement, premier leader de la communauté. Le fils de
ce dernier, Saad, reprenant la direction du parti au décès de son père et
bientôt choisi pour présider lui aussi le Conseil, maintient une relation
privilégiée avec Riyad.
La politique musclée de Mohammed Ben Salman déstabilise toutefois cette
alliance en novembre 2017. Pour damer le pion à un Iran jugé trop présent au
Liban et à un Hezbollah considéré comme un agent contrariant du pouvoir
sunnite sur la scène interne, l’Arabie force Saad Hariri à démissionner, dans
un scénario rocambolesque qui fera craindre un embrasement de la région des
semaines durant. La manœuvre se retourne contre son instigateur, qui non
seulement ne réussit pas à mettre à mal la suprématie politique du Hezbollah
mais s’auto-éjecte des interactions libanaises et fragilise son influence au sein
de la communauté sunnite elle-même. Un retour relatif et sous conditions de
Riyad dans le jeu libanais est négocié en 2017, maintenu à l’issue des
élections législatives de 2018 qui voient la victoire nette du Hezbollah et de
ses alliés. En échange de la réinstallation de Saad à la présidence du Conseil,
le royaume s’engage à ne plus perturber les équilibres partisans
intercommunautaires.
L’agitation de l’automne 2019 décide Saad à démissionner. Son frère
Bahaa, qui se présente comme un faucon décidé à affaiblir les présences de
l’Iran au Liban et du Hezbollah dans le jeu interne, en profite pour incarner
une nouvelle option politique au sein de sa communauté. Échaudée par le
fiasco de 2017, et après avoir pourtant misé à l’époque sur Bahaa comme une
alternative à un Saad jugé trop complaisant face à ses adversaires, l’Arabie
saoudite ne semble pas encore décidée à reprendre ses positions belliqueuses.
Cela pourrait traduire une reconnaissance implicite des rapports de force qui
l’opposent à Téhéran au Liban, et une foi modérée en la capacité de la
protestation à modifier en profondeur les pratiques politiques du pays.
Il n’en reste pas moins vrai que l’Arabie saoudite et dans son sillage les
Émirats arabes unis (EAU) étaient absents de la réunion du Groupe
international de soutien au Liban (GIS) qui s’est tenue en décembre 2019. Le
message est clair : en rupture avec près de trente ans d’un soutien financier
constant, le royaume n’aidera pas le pays du Cèdre à remettre ses comptes
d’aplomb. En d’autres termes : sans contrepartie politique, il n’aidera aucun
Premier ministre sunnite à se forger des réseaux clientélistes assez puissants
pour se parer de légitimité politique à l’échelon national.

Pour en savoir plus


Aurélie DAHER, Le Hezbollah. Mobilisation et pouvoir, PUF, Paris,
2014.
Aurélie DAHER, « Patronages transnationaux et dynamiques de
polarisation : la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran au Liban »,
Critique internationale, vol. 3, no 80, juillet-septembre 2018, p. 155-
177.
Mark FARHA, Lebanon. The Rise and Fall of a Secular State under
Siege, Cambridge University Press, Cambridge, 2019.
Amal SAAD, « Challenging the Sponsor-Proxy Model : the Iran-
Hizbullah Relationship », Global Discourse, vol. 9, no 4, p. 627-650.
Fawwaz TRABOULSI, A History of Modern Lebanon, Pluto Press,
Londres, 2007.
Les Kurdes à l’épreuve

Sylvie Jan
Présidente de l’association France-Kurdistan

Jusqu’au XIXe siècle, les Kurdes forment des groupes assez autonomes au
sein des empires ottoman et perse. Ils connaissent une longue ère de paix
dans une relative soumission. À la fin de la Première Guerre mondiale,
l’accord franco-britannique Sykes-Picot organise le démantèlement de
l’Empire ottoman. Contrairement au traité de Sèvres de 1920, qui envisageait
un État kurde, celui de Lausanne de 1923 répartit le territoire des Kurdes
entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. Depuis lors, ils n’ont cessé de
réclamer la reconnaissance de leur identité culturelle.
Jusqu’à la fin des années 1950, les Kurdes subissent de terribles vagues
répressives dans l’indifférence du monde. S’inscrivant dans la matrice des
mouvements d’émancipation d’après guerre, ils s’engagent dans la résistance
armée, sortent de la marginalité et s’affirment progressivement.
Ce mouvement est traversé de contradictions entre les Kurdes eux-mêmes.
Les orientations de leurs différents partis en témoignent : le Parti
démocratique du Kurdistan (PDK) porte des choix conservateurs. L’Union
patriotique du Kurdistan (UPK) revendique une société laïque et antiféodale.
Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), anticapitaliste, envisage une
société débarrassée de la corruption et du tribalisme. Leurs rivalités ont été
utilisées par l’Est et l’Ouest, à l’occasion d’alliances et de retournements
d’alliances, souvent de circonstance. Leurs divisions ne cessent de les
affaiblir, mais leur chemin est aussi ponctué de régulières tentatives de
rassemblement.
Le XXe siècle des Kurdes est marqué par trois éléments structurants :
– l’éclatement entre quatre États aux frontières militarisées brise leur
continuité, mais ne les empêche pas de demeurer unis autour d’un imaginaire
commun ;
– l’affrontement à des nationalismes exclusifs (persan, arabe ou turc) ne
laisse aucune place aux autres communautés, comme l’illustre tragiquement
le génocide des Arméniens, antérieur aux massacres des Kurdes ;
– leur volonté de cesser d’être considérés comme une minorité, un groupe
privé de droits.

Nouveau monde, nouvelle stratégie


La fin du XXe siècle marque aussi celle d’un monde bipolaire, qui rebat les
cartes du Moyen-Orient. Le jeu des alliances avec l’Est ou l’Ouest s’écroule.
Les puissances régionales s’autonomisent. Les États-Unis, sans rival, donnent
des leçons de morale au monde, quitte à déstabiliser toute la région, avant de
s’en retirer progressivement. Les États créés dans les années 1920, construits
sur le modèle occidental sans en avoir l’histoire, se révèlent de plus en plus
répressifs. Chacun d’eux cherche à devenir le leader de la région. Certains
s’écroulent, d’autres se radicalisent, tous sont de plus en plus contestés.
Les Kurdes vivent, sur le terrain, les soubresauts de ce chaos et tentent de
tirer leur épingle du jeu. Comprenant ce nouveau monde, ils évoluent dans
leur stratégie. Ils prennent en compte les leçons des confrontations armées
trop meurtrières et décident d’internationaliser leur exigence de
reconnaissance, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, des
droits humains, de la démocratie et de la paix.
Ils revendiquent de moins en moins un État-nation kurde indépendant et de
plus en plus des autonomies régionales. Leurs engagements migrent, non sans
contradictions, de la sphère militaire vers la sphère légale, institutionnelle.
Sans attendre, ils s’engouffrent dans chaque brèche ouverte, pratiquent des
politiques du fait accompli qui concrétisent leur capacité à devenir des
acteurs de développement, de paix et de stabilité dans la région.
C’est au Kurdistan irakien que la quête d’autonomie a d’abord abouti dans
le contexte des deux guerres du Golfe de 1991 et de 2003. En 1991, le
Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) vote une
résolution créant, dans le nord de l’Irak, une zone de protection des Kurdes
qui dessinera les prémices d’une autonomie. À l’issue de la seconde guerre
du Golfe, l’élimination de Saddam Hussein conduit les États-Unis à
promouvoir une Constitution irakienne fédérale qui émancipe largement les
Kurdes. Le Gouvernement régional kurde (GRK) fixe sa capitale à Erbil et
acquiert le statut d’un quasi-État. Profitant de ses richesses et de sa relative
stabilité, le Kurdistan irakien devient une zone de paix et de croissance
économique. Il sert également de repère symbolique pour tous les Kurdes.

Un peuple méconnu

Le territoire des Kurdes est d’une superficie équivalente à celle de la


France. Situé au cœur de l’Asie Mineure, il dessine un vaste croissant
allant de la Méditerranée au golfe Persique. Cette région de hauts
plateaux et de montagnes élevées recèle de nombreuses richesses
naturelles : le pétrole, les minerais, les importantes ressources en eau du
Tigre et de l’Euphrate, une agriculture prospère.
Les Kurdes appartiennent au rameau iranien des peuples indo-
européens, se considèrent souvent comme descendant des Mèdes et sont
établis dans cet espace territorial depuis le Moyen Âge. De nos jours,
entre 30 et 40 millions de Kurdes vivent répartis entre la Turquie (de 15
à 20 millions), l’Iran (de 9 à 10 millions), l’Irak (de 5 à 7 millions) et la
Syrie (de 2 à 3 millions). D’autres communautés se trouvent en
Arménie, en Géorgie ou en Azerbaïdjan. Suite aux nombreuses vagues
de répression, une forte diaspora s’est établie en Europe et en Amérique
du Nord.
Ils ne forment pas un groupe homogène et connaissent une diversité
d’appartenance tribale, confessionnelle, linguistique et politique. La
langue kurde, apparentée au persan moderne, connaît plusieurs variétés
dialectales comme le kurmanci et le sorani. La plupart des Kurdes sont
sunnites. Ils côtoient de fortes minorités, alévie en Turquie, chiite et
yézidie en Irak, chrétienne en Iran.

La Turquie aussi connaît des évolutions majeures. Dès 1991, des


personnalités kurdes choisissent de se présenter aux élections législatives.
Leyla Zana, première femme kurde élue à l’Assemblée nationale turque, et
vingt-deux de ses camarades deviennent députés. Malgré la tentative de l’État
turc de les faire taire en emprisonnant les plus connus d’entre eux, ce signal
démocratique aura des conséquences durables sur l’engagement des Kurdes.
Arrivé à la tête du pays en 2002, Recep Tayyip Erdogan parle de
démocratie et promet de traiter la question kurde. Stimulées, les forces
progressistes kurdes s’engagent avec succès dans la conquête de
municipalités, jusqu’à en contrôler 102 en 2014. Celles-ci rassemblent des
millions d’habitants dans d’importantes communautés urbaines et rurales. Par
un travail d’éducation populaire de grande ampleur, elles deviennent le
laboratoire d’un projet politique fondé sur l’égalité femmes-hommes,
l’écologie sociale, la démocratie participative et la paix.
La création, en 2012, du Parti démocratique des peuples (HDP) accélère
une dynamique qui commence à agréger des forces progressistes citoyennes
en Turquie. La modernité et le charisme de son nouveau coprésident, l’avocat
Selahattin Demirtaş, créent la surprise aux élections présidentielle et
législatives de 2014-2015, au grand dam de R. T. Erdogan. La jeunesse kurde
reprend confiance. De fragiles négociations s’ouvrent afin de créer les
conditions d’un règlement du conflit turco-kurde.
En Syrie, les années 1990 marquent le creusement de la fracture entre les
Kurdes et Bachar al-Assad. En 1998, ce dernier scelle sa réconciliation avec
la Turquie et expulse le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK),
Abdullah Öcalan. Les années 2000 voient la répression du régime
s’accentuer. L’insurrection populaire syrienne qui éclate en mars 2011
témoigne du rejet de la dictature et de la vitalité des aspirations
démocratiques.
Certains pays comme les États-Unis, l’Arabie saoudite, la Turquie ou la
France y voient l’opportunité de se débarrasser de Bachar al-Assad et
d’extraire Damas de l’influence iranienne. Ces ingérences conduisent
rapidement à une confessionnalisation croissante des oppositions. Dans un
premier temps, les Kurdes syriens participent à la révolte, mais le Conseil
national syrien (CNS), qui rassemble les oppositions, reste sourd à leurs
revendications. Le CNS conserve, comme le régime de Damas, une vision
centralisatrice du pouvoir, tandis que les Kurdes réclament une autonomie au
sein d’une Syrie démocratique. Pour cette raison, les Kurdes prendront leurs
distances avec une opposition de plus en plus sous tutelle d’Ankara et de
Riyad.
Après le départ contraint des troupes de Bachar al-Assad du nord du pays,
les Kurdes prennent le contrôle des provinces qu’ils nomment « Rojava » et
proclament leur autonomie démocratique. En 2014, ils adoptent le Contrat
social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord qui rejette le
nationalisme : il se fonde sur des valeurs d’égalité, de laïcité, les droits des
enfants, l’accès à l’éducation, l’écologie sociale et le vivre-ensemble. Ce
contrat s’élabore avec les diverses confessions et une participation active des
femmes.
Dans une région marquée par le tribalisme, la corruption, l’analphabétisme,
la domination souvent violente des hommes sur les femmes, ces objectifs
rencontrent des oppositions. Leur caractère progressiste amène aussi les
Kurdes à affronter les pressions ultralibérales des puissances régionales et
mondiales.
En Iran, les Kurdes sont considérés comme une minorité de la République
islamique. Leur langue et leur culture sont reconnues, mais aucune forme
d’autonomie politique et administrative ne leur est accordée. Poursuivis pour
« moharebeli » (inimitié contre Dieu), ou accusés de « crime contre l’État »,
les opposants kurdes sont arrêtés, condamnés à mort par pendaison. Pour
autant, le pouvoir ne parvient pas à endiguer la contestation qui couve en
permanence. Si le mouvement kurde dispose d’une possibilité très restreinte
d’agir au sein de la République islamique d’Iran, une effervescence culturelle
et identitaire perdure.
À la charnière du millénaire, en un quart de siècle d’un monde qui n’est
plus bipolaire, le projet kurde d’expulser la mort de leur territoire s’esquisse
en Irak, en Turquie et en Syrie. Les Kurdes réussissent à imposer, malgré
l’adversité d’États autoritaires et terriblement répressifs, leur existence et la
reconnaissance de leur cause comme légitime. Ils développent leurs relations
internationales par la diplomatie et leurs nombreuses associations
écologiques et féministes sont aux rendez-vous de tous les forums citoyens
régionaux et mondiaux. Dans un Moyen-Orient patriarcal, autoritaire,
corrompu et guerrier, ils commencent à être perçus comme une force de paix
et d’avenir pour la région.

Résistances et trahisons
Autour de 2014, la situation va à nouveau bifurquer. En juin, Daech lance
une violente et vaste offensive en Irak. Bagdad est obligé de retirer ses
troupes du nord du pays et des régions qui bordent le Kurdistan autonome. Le
GRK peut alors contrôler de nouveaux territoires abandonnés par l’armée
irakienne. En août, Daech attaque les Yézidis du Sinjar. Les combattants
kurdes (peshmergas) d’Irak, peu motivés à les défendre, se replient. Des
exactions abominables s’ensuivent et seule l’intervention des combattants du
PKK permet d’arrêter le génocide.
Des milliers de réfugiés sont accueillis au Kurdistan turc par les
municipalités frontalières tenues par le HDP. En septembre 2014, Daech
poursuit son offensive éclair, cette fois en Syrie. Il attaque Kobané, capitale
d’un des cantons du Rojava. Les médias annoncent la défaite imminente des
Kurdes, mais leurs forces conduites par le PYD-PYJ (Unité de protection du
peuple et des femmes), leurs alliés arabes et les volontaires internationaux
résistent et infligent, au bout de cinq mois d’un combat acharné, leur
première défaite aux jihadistes. L’opinion internationale les découvre, admire
alors leur courage et notamment la place éminente des femmes dans cette
victoire.
Pour vaincre, ils bénéficient des frappes aériennes de la coalition
internationale conduite par les États-Unis. Ce combat durera jusqu’en 2019.
Sans les Kurdes et leur engagement sur le terrain, très cher payé par plus de
11 000 morts, Daech n’aurait sans doute pas pu être aussi massivement
vaincu.
Pourtant, une nouvelle fois dans leur histoire, les Kurdes risquent d’être
utilisés comme monnaie d’échange, trahis au nom des raisons d’États. Les
États-Unis de Donald Trump se désengagent, laissant la Turquie envahir le
Rojava et commettre les pires atrocités comme, encore à ce jour, à Afrin. La
Russie, de retour dans la région, fait du maintien de Bachar al-Assad à la tête
de la Syrie sa priorité. L’Europe et la France affichent parfois de bonnes
intentions, sans s’en donner les moyens. Elles cèdent au chantage d’Erdogan
à propos des réfugiés, alors que celui-ci, dans sa guerre contre les Kurdes,
soutient les jihadistes jusqu’à leur fournir des armes et soigner leurs blessés
dans ses hôpitaux. L’Iran et la Turquie semblent d’ailleurs vouloir profiter de
l’affaiblissement de l’Irak et de la Syrie pour prendre enfin leur revanche sur
l’humiliation toujours vivace de l’écroulement des empires perse et ottoman.
Cette escalade de la violence et du surarmement est une impasse pour les
pays de la région, comme pour l’Europe et le monde.

Changer d’optique
Les Kurdes peuvent être un point d’appui pour ne plus s’hypnotiser sur les
règles de la guerre qui n’a, de toute notre histoire contemporaine, jamais réglé
les problèmes qu’elle prétendait résoudre. La zone autonome du Kurdistan
d’Irak demeure l’une des régions les plus pacifiées du Moyen-Orient. Elle
devrait être confortée par des coopérations solidaires.
En Syrie, malgré le contexte, le Rojava parvient encore à faire société en
maintenant une expérience progressiste, inédite, mais forcément fragile. La
présence des Kurdes aux négociations de paix sous l’égide de l’ONU se
révèle indispensable.
En Turquie, le HDP, troisième force politique, confirme viser un pays
mosaïque, démocratique, vivant en paix. Ceci, malgré la dictature
qu’Erdogan impose à toute la société et son entêtement à mener jusqu’au
bout sa « guerre totale contre les Kurdes ». Le conflit armé turco-kurde est
une impasse. Sa résolution passe par la négociation et la reconnaissance du
PKK comme « partie prenante au conflit » et non plus comme une
« organisation terroriste ».
En Iran aussi, la reprise des négociations est indispensable. Le retrait des
États-Unis de l’accord sur le nucléaire accentue la souffrance du peuple et
permet au régime de durcir sa politique à l’égard des démocrates et des
Kurdes.
Changer d’optique, ce serait convenir que les ventes d’armes au Moyen-
Orient n’ont fait qu’aggraver les foyers de tension et leur internationalisation
et qu’il est urgent de les stopper. Ce serait enfin s’autoriser à penser un avenir
commun en sécurité, de gestion des conflits par une diplomatie non plus
économique mais politique. Cela passerait par le respect des actrices et des
acteurs de terrain dans ce qui fait leur histoire, leur dignité, leurs urgences,
leurs intelligences à penser autrement le développement.
Un siècle après avoir été niés, longtemps considérés comme des fauteurs
de trouble et d’instabilité, les Kurdes sont devenus incontournables pour
l’avenir d’un Moyen-Orient en paix.

Pour en savoir plus


Bertrand BADIE, Nous ne sommes plus seuls au monde. Un autre
regard sur l’« ordre international », La Découverte, Paris, 2016.
Philippe BOULANGER, Géopolitique du Kurdistan, Ellipses, Paris,
2006.
Hamit BOZARSLAN, Histoire de la Turquie. De l’Empire à nos jours,
Tallandier, Paris, 2013.
Olivier GROSJEAN, La Révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une
utopie, La Découverte, Paris, 2017.
André HEBERT, Jusqu’à Raqqa, avec les Kurdes contre Daesh, Les
Belles Lettres, Paris, 2019.
Ahmet INSEL, La Nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique
à la dérive autoritaire, La Découverte, Paris, 2017.
Guillaume PERRIER, Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan. Essai,
Solin/Actes Sud, Arles, 2018.
Dorothée SCHMIDT (dir.), La Turquie en 100 questions, Tallandier,
Paris, 2017.
L’Iran, entre jeu régional et jeu international

Thierry Coville
Chercheur à l’IRIS

Depuis 2010, la politique étrangère de l’Iran a été mobilisée autour de


deux grandes questions : son programme nucléaire et la gestion de fortes
tensions régionales.
Tout d’abord, le dossier du nucléaire iranien est resté l’axe central, sur
lequel sont organisées les relations avec le reste du monde. Les tensions
semblaient avoir atteint leur apogée en 2012 avec le refus de l’Iran de mettre
fin à l’enrichissement d’uranium, comme l’exigeait le Conseil de sécurité des
Nations unies. Une solution diplomatique fut trouvée en juillet 2015, avec la
signature de l’accord de Vienne entre l’Iran, les 5 + 1 – les membres du
Conseil de sécurité (Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie) plus
l’Allemagne – et l’Union européenne (UE). La sortie unilatérale des États-
Unis de cet accord, en mai 2018, a représenté un véritable choc pour la
diplomatie iranienne. Les dirigeants de Téhéran défendent toujours l’accord,
mais le camp des « radicaux » prône plutôt le rapport de forces. C’est
pourquoi la République islamique d’Iran (RII) mène depuis juin 2019 une
stratégie plus agressive, comme en témoignent de nombreux « incidents »
dans le golfe Persique. En mai 2019, des sabotages ont visé plusieurs navires
au large des Émirats arabes unis. En juin, deux navires pétroliers, japonais et
norvégien, ont été attaqués dans la mer d’Oman et l’Iran a abattu un drone
américain. En septembre, des installations pétrolières saoudiennes ont été la
cible d’attaques de missiles, revendiquées par les Houthis (Yémen).
Parallèlement, l’Iran s’est impliqué de plus en plus dans son
environnement proche. Sa participation à la guerre civile en Syrie, son
intervention en Irak pour lutter contre l’État islamique et enfin l’aide aux
Houthis au Yémen ont renforcé la perception d’un Iran « hégémonique ».

La crise (sans fin ?) du nucléaire


En 2016, Saïd Hajjarian, ancienne tête pensante du mouvement
réformateur en Iran, a prédit que la scène politique serait dorénavant divisée
entre ceux qui acceptent « Barjam », nom iranien de l’accord sur le nucléaire,
et ceux qui le refusent1. Cet accord était en fait un choix fondamental quant
aux rapports de la RII avec le reste du monde.
De 2010 à 2013, le gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad (président de
2005 à 2013), en refusant de céder aux résolutions de l’ONU demandant
l’arrêt de l’enrichissement de l’uranium, tout en multipliant les provocations
par rapport aux États-Unis et à Israël, retrouvait les accents révolutionnaires
qui avaient caractérisé la politique étrangère iranienne du début des années
1980. Durant cette période, la RII mettait en avant son mépris des règles
établies, sa volonté d’exporter la révolution et de se positionner comme
l’ennemi absolu des États-Unis et d’Israël. Or, dès la fin des années 1980,
sous l’impulsion d’Hashémi Rafsanjani, président de 1989 à 1997, Téhéran
avait mis l’accent sur une approche plus « constructive » visant à être
réintégrée dans le concert des nations. L’accord de juillet 2015 fut la victoire
de cette approche.
Lors de la campagne présidentielle de 2013, Hassan Rohani avait répété
que la meilleure manière de défendre l’intérêt national était d’établir la
confiance avec le monde extérieur en diminuant les tensions. Pour les
« bardjamis », la logique de cet accord était double : 1. « l’Iran pouvait se
présenter comme un pays pouvant régler des problèmes et non pas comme le
problème2 » ; 2. cette approche constituait le moyen le plus efficace de
défendre l’intérêt national. Cet accord ne signifiait pas que la RII mettrait fin
à son programme balistique et à ses interventions dans la région, sujets de
discorde à l’époque avec les Occidentaux, mais qu’un processus de
négociation pouvait s’ouvrir à terme sur ces sujets.
Il faut donc réaliser le traumatisme qu’a représenté pour la scène politique
intérieure iranienne la sortie des États-Unis, alors même que Téhéran
respectait l’accord – de janvier 2016 à avril 2018, dix rapports de l’Agence
internationale de l’énergie atomique (AIEA) l’avaient confirmé. Dans un
premier temps, le gouvernement iranien a tenté de s’appuyer
diplomatiquement sur les Européens, espérant qu’ils réagiraient au retour des
sanctions américaines. Mais, progressivement, l’incapacité du Vieux
Continent à s’opposer à la politique américaine a contribué à un quasi-
effondrement de l’économie.
D’après l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), les
exportations de l’Iran ont reculé de près de 2 millions de barils par jour (b/j)
en 20173 à près de 400 000 au début de l’été 2019. Son produit intérieur brut
(PIB) a diminué de 5,4 % en 2018 puis de 7,6 % en 2019. L’inflation a atteint
31 % en 2018 et 41 % en 2019 d’après le Fonds monétaire international
(FMI). Non seulement l’approche « constructive » s’est révélée inefficace,
mais elle a conduit l’Iran dans un piège. Avec un choix impossible : soit
rester dans l’accord tout en assistant passivement à une poursuite de la crise
économique, soit en sortir au risque de se retrouver complètement isolé de la
communauté internationale.
Sous l’impulsion des forces politiques « radicales », la RII choisit
finalement, à partir de juin 2019, de rester dans l’accord tout en prenant des
mesures tous les deux mois pour en sortir progressivement, et en menant des
actions de déstabilisation dans le golfe Persique. L’objectif : rester dans
l’accord tout en augmentant le « coût » de la politique américaine. Or, cette
stratégie conduit à une montée progressive des tensions avec Washington.
Après des affrontements en Irak entre les forces américaines et les milices
proches de l’Iran, le général Qassem Soleimani, responsable des opérations
extérieures chez les Pasdaran (Gardiens de la révolution islamique), est
assassiné par les États-Unis début janvier 2020. L’Iran choisit de riposter en
attaquant des bases militaires américaines en Irak, mais sans faire de
victimes, évitant ainsi un affrontement entre l’Iran et les États-Unis.
On peut penser, tout en restant prudent, que les autorités iraniennes
attendent le résultat de l’élection présidentielle américaine de novembre 2020
en espérant que le rival de Donald Trump, Joe Biden, soit élu, car les
démocrates sont a priori favorables à un retour dans l’accord de Vienne. Il
est quasiment impossible pour les dirigeants iraniens d’accepter, comme le
demandent les autorités américaines, de renégocier l’accord de 2015, de
mettre un terme à leur programme de missiles balistiques, de se retirer de
Syrie et de cesser de soutenir leurs alliés régionaux, le Hezbollah libanais et
le Jihad islamique palestinien. En effet, les partisans de la ligne « dure »
estiment que les États-Unis ne veulent pas négocier avec l’Iran, mais
l’« affaiblir ».
Dans tous les cas, les tensions resteront élevées entre les deux pays,
comme l’ont démontré les protestations iraniennes face au projet des États-
Unis de s’opposer à la fin de l’embargo sur les armes contre l’Iran en
octobre 2020, prévue dans l’accord de 2015. Cette crise a aussi servi de test
quant aux relations de l’Iran avec les autres signataires de l’accord. Pour les
autorités iraniennes, la crédibilité de l’Europe a été affectée par son
incapacité à s’opposer à la stratégie américaine de pression maximale. À
l’opposé, il semble que les relations avec la Chine et la Russie en sortent
plutôt renforcées. La Chine a dû réduire ses achats de pétrole iranien sous la
pression américaine, mais reste néanmoins le seul véritable client de l’Iran
dans ce secteur. La Russie a accru ses exportations vers l’Iran grâce à la mise
en place d’un système de troc et figure depuis 2018 parmi les dix premiers
fournisseurs du marché iranien.
Parallèlement, Téhéran s’est retrouvée impliquée, sans doute comme
jamais, dans son environnement régional.

Le poids croissant des enjeux régionaux


Depuis les années 2010, l’Iran a en effet été confronté à plusieurs crises
régionales. Conséquence des Printemps arabes, le soulèvement populaire en
Syrie s’est transformé en guerre civile. À partir de 2012, la RII s’est
impliquée dans ce conflit en envoyant sur le terrain des officiers des Pasdaran
pour organiser l’action des milices chiites qui ont secondé l’armée syrienne.
Le Hezbollah libanais, proche de l’Iran, avait très vite déployé des
combattants en Syrie pour sauver le pouvoir de Bachar al-Assad.
L’Iran, pour sa part, entendait éviter que les groupes sunnites extrémistes,
opposés au gouvernement syrien, tels l’État islamique ou le Front al-Nosra
(devenu aujourd’hui Hayat Tahrir al-Cham), fondamentalement antichiites,
prennent pied en Syrie. Il s’agissait également de soutenir le régime syrien,
seul allié arabe de l’Iran pendant la guerre Iran-Irak et élément clé de l’« axe
de résistance » contre Israël.
Puis, du fait de l’invasion de l’Irak par l’État islamique durant l’été 2014,
l’Iran a également dû y intervenir, en envoyant des officiers des Pasdaran afin
d’encadrer l’action de milices chiites irakiennes. Depuis la mise en place d’un
gouvernement chiite après l’invasion américaine de 2003, l’Irak représente
une priorité stratégique absolue pour l’Iran, du fait de la menace qu’avait
représentée pour lui le régime de Saddam Hussein.
Enfin, en 2015, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis [EAU] ont
envahi militairement le Yémen pour rétablir le gouvernement officiel chassé
du pouvoir dans la capitale Sanaa par les Houthis, une organisation politique
composée de zaïdites, proche des chiites. La RII, qui avait développé des
liens politiques avec les Houthis, a apporté à ce groupe un appui militaire
difficile à évaluer. On peut penser que son objectif ici est plutôt d’affaiblir
l’Arabie saoudite, le grand rival régional de l’Iran.
Sur le plan militaire, la stratégie de la RII a été une réussite. Les forces
gouvernementales syriennes ont repris le contrôle d’une grande partie du
pays. En Irak, l’État islamique a été vaincu. Au Yémen, l’Arabie saoudite et
les EAU semblent piétiner : sur le plan politique, en revanche, il n’est pas sûr
que la RII y développe une présence durable. En Syrie, il reste encore
beaucoup d’obstacles avant un rétablissement total du contrôle de l’ensemble
du pays par le gouvernement de Bachar al-Assad, comme en témoigne
l’intervention militaire turque fin février 2020 dans la région d’Idlib.
Parallèlement, les forces iraniennes subissent des bombardements réguliers
d’Israël sans que la Russie ne s’y oppose. En Irak, les manifestations de la
population contre la corruption et l’influence grandissante de l’Iran, fin 2019,
sont le signe de résistances nationalistes à cet interventionnisme. Aux yeux
des dirigeants iraniens, ces difficultés ne remettent toutefois pas en question
un certain nombre d’évidences stratégiques :
– ces crises ont démontré que la sécurité intérieure de la RII était
indissolublement liée à la stabilité régionale. L’État islamique est d’abord
parti de Syrie, pour ensuite envahir l’Irak et s’approcher des frontières
iraniennes ;
– la montée des tensions avec les États-Unis a plutôt renforcé en Iran l’idée
que la présence dans la région était vitale. La stratégie de défense iranienne
face au risque d’un conflit direct avec les États-Unis (et compte tenu de la
disproportion des forces) consiste à menacer de porter le conflit dans tout le
Moyen-Orient ;
– l’Iran perçoit désormais l’importance géopolitique d’un corridor
stratégique unissant l’Iran, l’Irak et la Syrie. Cet axe donne un accès à la
Méditerranée et pourrait permettre de créer une zone d’échanges
économiques ;
– l’évolution du rapport de force interne en faveur des « radicaux » signifie
que la demande de départ des troupes américaines de la région est au cœur de
la politique régionale iranienne.
Les dirigeants iraniens sont conscients des limites de leur stratégie de
développement de leur influence régionale. Mais, parallèlement, leurs
objectifs stratégiques, et notamment la nécessité d’être présent dans la région
pour résister à la « pression maximale » américaine, sont encore plus
prégnants. Dans ces conditions, quiconque entend réellement sortir par le
haut de la crise actuelle avec l’Iran, sur le dossier du nucléaire ou en ce qui
concerne sa politique régionale, doit nécessairement renouer un dialogue qui
prenne en compte les aspirations de ce pays en tant que puissance émergente
au Moyen-Orient.

Pour en savoir plus


Thierry COVILLE, Iran, la révolution invisible, La Découverte, Paris,
2013.
Bernard HOURCADE, Géopolitique de l’Iran. Les défis d’une
renaissance, Armand Colin, Paris, 2016 (2e éd.).
Nicki KEDDIE et Yann RICHARD, Modern Iran. Roots and results of
revolution, Yale University Press, Londres, 2003.
Pierre RAZOUX, La Guerre Iran-Irak, 1980-1988, Perrin, coll.
« Tempus », Paris, 2017.

1. Saïd HAJJARIAN, « Barjâm et nonbardjâm : caractéristique future de la politique en Iran », Iran,


8 mars 2016 <www.magiran.com/article/3328191>.
2. Déclaration de Mohamad Khatami, ancien président (1997-2005), lors d’une interview réalisée pour
un documentaire de la BCC (Iran and the West. Nuclear Confrontation, 3e partie, BBC, février 2009).
3. L’UE, qui était un important client, a quasiment cessé d’acheter du pétrole iranien. On estime que le
tiers des exportations pétrolières iraniennes étaient destinées à l’UE en 2017 (700 000 b/j sur près de
2 millions b/j d’après l’Organisation des pays exportateurs de pétrole [OPEP]).
Irak, la fausse sortie d’un conflit

Myriam Benraad
Politologue, spécialiste du Moyen-Orient, professeure à l’IRELI
et chercheuse associée à l’IREMAM

Alors qu’un nouveau gouvernement a vu le jour au printemps 2020, au


terme de longs mois d’une contestation sociale véhémente, et que le pays
proclamait deux ans plus tôt sa « victoire » contre le groupe jihadiste État
islamique, l’Irak reste dans une situation des plus précaires, encore aggravée
par la crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19. Plus de quinze ans de
violence, d’insécurité et de communautarisation inlassables hantent ce
berceau de la civilisation, et les anniversaires successifs de la mise à bas du
pouvoir de Saddam Hussein ne peuvent occulter l’irrémédiable et
douloureuse descente aux enfers qu’ont endurée les Irakiens depuis la guerre
de 2003. L’état d’anarchie et les divisions suscitées par ce bouleversement
historique persistent à ce jour, sans véritable horizon de sortie de crise.
Les élections organisées depuis 2005, source d’optimisme pour une partie
de la classe politique et de la population, n’ont jamais répondu aux enjeux
structurels auxquels le pays est confronté. De surcroît, l’État islamique
demeure très présent. Quant aux civils, ils sont divisés et les représailles qui
ont suivi la déroute militaire des jihadistes rendent délicat le processus de
paix entre communautés. L’État central, failli et contesté, doit faire son retour
et lancer une reconstruction dont l’absence, pour l’heure, ouvre de nouveaux
espaces à la violence. Cet État doit en l’espèce composer avec des acteurs
paramilitaires devenus puissants : milices chiites et acteurs régionaux, au
premier rang desquels l’Iran.
Refonder un État failli, restaurer une communauté
nationale
Non sans raison, de nombreux Irakiens demeurent extrêmement sceptiques
face aux accents positifs des déclarations de leurs dirigeants depuis les
opérations de libération des territoires conquis par l’État islamique. Beaucoup
d’habitants, en particulier ceux des villes et zones autrefois occupées, n’ont
constaté aucun progrès tangible depuis.
Parmi les enjeux présents figure la problématique institutionnelle : l’Irak
reste un État défaillant qui, au gré des conflagrations, n’est jamais parvenu à
se relever. Symptômes de cette faillite, les cycles ininterrompus de
soulèvements et de guerres qui rongent la société et remontent loin dans le
temps. La dernière crise générée par l’État islamique est en quelque sorte
l’ultime expression de cette décomposition. Avant 2014, l’Irak se trouvait
déjà dans une situation de débâcle, à plusieurs niveaux. La disparition
territoriale du « califat » n’a ni mis un terme à la violence jihadiste, de retour
dans la clandestinité et par la guérilla, ni défait la capacité de ces militants et
d’autres à se révolter.
Le rétablissement de l’État est par conséquent fondamental ; sans lui, le
danger d’une nouvelle déstabilisation est réel. Il importe de comprendre, à ce
titre, que la déroute des institutions irakiennes procède d’une conjonction
d’éléments de fond et pas uniquement de divergences politiques
conjoncturelles. Le poids de la corruption et des dysfonctionnements se
ressent à la fois à l’échelle nationale et au niveau local, où toute forme
d’autorité légitime s’est parfois évanouie. Le système judiciaire est faible,
exposé aux influences partisanes et aux menaces. Pour déchiffrer les
difficultés du pays en 2020, il ne suffit pas toutefois de se pencher sur les
facteurs immédiats de la crise ; il convient d’observer le temps long.
On ne le rappellera jamais assez : les maux ayant conduit l’Irak à
l’effondrement ne sont pas inédits, et les leçons de l’histoire devraient être
retenues. Il est plus raisonnable, sans doute, d’adopter une approche
pragmatique et non une logique normative : que peut concrètement l’Irak
pour affronter une réalité aussi sensible et contenir les forces centrifuges qui
l’agitent – ethniques, religieuses, socioéconomiques, tribales ? Comment
peut-il surmonter l’incertitude de conflits à venir et rétablir un appareil d’État
assez robuste pour leur résister ?
Il est trop tôt pour anticiper comment la pandémie du coronavirus
influencera les niveaux de violence, certains équilibres déjà lourdement
altérés par des années de guerre. Ajoutons qu’au-delà de l’habituelle lecture
tripartite entre sunnites, chiites et Kurdes, chaque composante irakienne est
parcourue par ses propres tensions internes. La reconstruction devra prendre
en compte ces réalités humaines clivées, fragmentées, et les lier à la question
de l’État et de son devenir.
Restaurer un État est indissociable des efforts de refondation d’une
communauté nationale, entendue comme communauté de destin. Aucune
victoire de long terme contre le jihadisme et d’autres menaces n’est possible
sans un effort de rétablissement de la citoyenneté. L’insurrection irakienne
s’est en effet développée puis étendue en large part du fait des divisions entre
communautés et en raison de l’incapacité des élites à les surmonter, sur fond
de revendications sociales restées vaines. Les conditions semblent
tragiquement réunies pour un nouveau cycle de violence, en l’absence d’une
stratégie claire de stabilisation. Il est évident que les réponses humanitaires de
court terme ne pourront se substituer à un compromis politique entre forces
adverses. Sans cette vision, l’Irak restera instable et le recours aux armes
perçu comme la meilleure option par les acteurs radicaux. Comment
contrecarrer cette dynamique tout en reconnaissant l’impossibilité d’un retour
en arrière ?
La guerre civile irakienne fut avant tout le fruit de l’incapacité du
gouvernement à conduire une authentique politique de réconciliation. On se
souvient de l’échec cuisant de l’ancien Premier ministre chiite, Nouri al-
Maliki, qui avait promis une concorde nationale dès 2006. Il n’existe aucune
solution exclusivement militaire aux soulèvements qui ravagent le pays
depuis 2003. Tout doit être mis en œuvre pour permettre le retour à la
confiance dans l’État – à commencer par celle des civils et d’autres groupes,
comme les tribus et milices qui ont assuré l’effort de guerre anti-jihadiste et
réclament des contreparties. Ces acteurs, et d’autres, doivent par tous les
moyens être incités à travailler aux côtés du gouvernement et non contre lui.
Il sera essentiel pour Bagdad de soutenir l’appareil sécuritaire et notamment
l’armée, institution nationale historique qui, malgré les crises, conserve un
grand prestige.
L’une des priorités est de prévenir, coûte que coûte, l’éclosion de conflits
entre communautés et d’en protéger les membres. Les sunnites, par exemple,
ont été exposés à de graves actes de violence là où les milices chiites ont
combattu les jihadistes et maintenu leur présence armée. Depuis la guerre
Iran-Irak durant les années 1980, des décennies de luttes endogènes ont
polarisé la société, conduit à des mouvements de populations au sein comme
en dehors du pays, renforcé la ségrégation sociale et modifié les réalités
démographiques. Les minorités ont été les plus touchées : on estime à 70 % le
taux de départ depuis 2003, notamment parmi les chrétiens dans les provinces
du Nord et plus récemment les Yézidis sous le joug de l’État islamique.
Beaucoup ont fui vers les pays voisins et vers l’Europe. Alors que les
chrétiens étaient estimés à près d’un million et demi avant 2003, il n’en
resterait que quelques centaines de milliers, sans compter la « neutralisation »
pure et simple d’autres communautés (juive, chabak, mandéenne, sabéenne).
Tandis que les sunnites restent dans l’inconnu et ne réussissent pas à
renégocier leur relation à l’État central, celui-ci fait face à l’irrésistible
ascension des milices chiites qui ont garanti l’essentiel de la reconquête
militaire contre l’État islamique. L’avenir des Forces de la mobilisation
populaire, agrégat complexe de troupes paramilitaires, continuera de peser
sur la faculté de l’État à s’imposer à nouveau sur son territoire en théorie
souverain. Au-delà, Bagdad se heurte aux Kurdes qui, en dépit de leur
référendum désastreux sur l’indépendance en 2017, n’ont pas dit leur dernier
mot. Les tensions entre Bagdad et Erbil se poursuivent ainsi, et la
« revanche » de l’État central dans les territoires disputés comme Kirkouk
n’est qu’une séquence parmi tant d’autres d’un long conflit. Celle-ci vise
également les formidables ressources en hydrocarbures dont regorge le nord
de l’Irak.

Quel horizon pour la population civile ?


La population irakienne est particulièrement jeune : 40 % des habitants ont
moins de 15 ans en 2020. Des milliers de jeunes entrent sur le marché du
travail chaque année, mais beaucoup se voient réduits à l’inactivité. Leur taux
de chômage, bien supérieur à la moyenne du monde arabe, avoisine les 30 %.
Qu’ils soient éduqués ou non, ils sont exposés au fléau du chômage, source
d’une immense frustration et d’un ralliement potentiel aux forces promettant
de le conjurer. Jihadistes et miliciens en ont fait un argument de recrutement
dans les zones rurales et tribales, où le combat armé équivaut à une revanche
sociale. Les femmes sont plus touchées encore, souffrant des préjugés
communautaires et culturels quant à l’emploi féminin. Cette situation
sanctionne une régression dans un pays autrefois très fier de son capital
humain et des droits politiques et civiques que les femmes y avaient acquis.
Autre groupe frappé de plein fouet par les crises à répétition et la
précarité : les déplacés internes, dont on estime le nombre à plus d’un
million, soit 3,5 % de la population totale. Depuis 2003, ils se concentrent
dans cinq gouvernorats essentiellement : Bagdad, Diyala, Kirkouk,
Salahaddin et Ninive, où la présence de l’État islamique a aggravé la
situation. Plusieurs milliers de Mossouliotes ont dû trouver refuge dans des
camps autour de leur ville, exposés à des conditions particulièrement rudes.
Dans bien des cas, ces déplacés demeurent privés de tout revenu et de toute
possibilité d’un quelconque retour à l’emploi, sans compter un accès quasi
inexistant aux services de l’État. Un autre phénomène illustrant les effets
néfastes de ces migrations est l’accélération – très destructrice – de
l’urbanisation qui vide les campagnes de leurs habitants et accentue leur
vulnérabilité aux violences. Certes, l’exode rural remonte aux années 1960,
lorsque l’Irak restait une société largement traditionnelle. Mais le manque
d’eau, de terres arables et les guerres en série l’ont accentué.
Ces dernières années, de nombreuses migrations ont également été
provoquées par les affrontements intercommunautaires. La composition
sociologique des quartiers de Bagdad a ainsi profondément muté. Ces
transformations, peu évoquées, n’ont pas simplement modifié les valeurs et
les attentes d’une partie de la population ; elles ont façonné de nouvelles
lignes de démarcation avec une incidence très claire sur les schémas de la
conflictualité. Dépourvus d’emploi et d’un statut social leur permettant, en
guise d’exemple, de se marier, de nombreux hommes ont rejoint les rangs de
l’insurrection ; les trafics et réseaux criminels sont devenus leur principale
source de survie puis d’ascension sociale dans bien des cas. L’État est-il en
mesure de démobiliser ces milliers de jeunes encore enrôlés dans les groupes
jihadistes et les milices ? De fait, ces acteurs non étatiques ont su répondre à
leurs besoins, à ceux de leurs proches, leur ont permis de s’arroger certains
privilèges que le pouvoir en place ne leur aurait jamais offerts.

Résilience, gouvernabilité
Au-delà de ces circonstances changeantes, l’Irak est-il encore
gouvernable ? La violence reste omniprésente et le jihadisme très ancré. Les
revers militaires et humains essuyés par l’État islamique n’ont que
partiellement remis en cause son implantation. Cette rémanence a permis au
groupe de convaincre à nouveau une partie des sunnites du bien-fondé de son
entreprise, notamment une jeunesse laissée pour compte et encore séduite par
son discours idéologique.
Depuis 2017, la situation n’a donc guère évolué. Une pléiade de facteurs
peut être mise en avant, à commencer par l’atomisation de la communauté
arabe sunnite elle-même et la crise de leadership en son sein, laquelle éclaire
en large part pourquoi certains continuent de voir dans la sécession jihadiste
une option préférable au vide. À défaut d’autre projet politique, l’utopie
unificatrice de l’État islamique résonne encore chez ceux qui manquent
cruellement de repères.
Beaucoup reconnaissent cette assise générationnelle profonde et le fait que
l’État islamique s’est bâti sur la pauvreté, le chômage et le manque
d’éducation. Cette génération est l’enfant d’une longue désocialisation
entamée durant la décennie d’embargo et prolongée sous l’occupation, qui a
achevé de banaliser la violence. La survivance jihadiste, y compris dans les
zones officiellement reprises à l’État islamique, permet à ses partisans de
poursuivre leur guerre civile. Les années d’exercice du pouvoir à Mossoul
ont exacerbé les dissensions et la radicalisation des jihadistes a eu pour
corollaire celle, réactive, des militaires et paramilitaires mobilisés contre eux.
Des milices se sont rendues coupables d’exactions contre les sunnites,
quoique cet engrenage soit plus ancien. Pour autant, cette période a vu une
hausse vertigineuse des faits d’armes et des atrocités.
D’une part, la bataille de Mossoul (2016-2017) et celles qui ont suivi n’ont
pas abouti à un règlement des questions qui, à l’origine, avaient radicalisé
une partie des populations locales. D’autre part, il n’y a jamais eu, en amont
du combat antijihadiste, de plan négocié concernant l’après-Daech. Les
succès revendiqués par l’État ont même paradoxalement conféré de nouvelles
opportunités aux jihadistes. De fait, en l’absence de stabilisation des
provinces sunnites, un environnement permissif a favorisé la poursuite de la
résistance armée et l’État islamique s’est redéployé dans nombre de régions
dont il n’avait en réalité jamais disparu, y compris dans la capitale. Des
représentants de tribus ayant prêté allégeance au mouvement ont aussi facilité
son retour, là où il avait conservé de forts réseaux de sympathies.
Nombreuses sont les zones d’ombre qui entourent le devenir de l’Irak au
gré de sa lente et rude avancée vers la reconstruction. Les élections nationales
de 2018 n’auront guère été un remède ; au contraire, l’année suivante a vu
une explosion de colère sociale dans tout le pays et les pressions suscitées par
la Covid-19 sont désormais inquiétantes. Seule une coopération entre acteurs
locaux pourra venir à bout de cette impasse. C’est d’elle que dépendent la
stabilisation des territoires et la reconstruction. À cet impératif s’ajoute le défi
des réformes. Au plan social, en effet, les séquelles laissées par la dernière
crise ont été très lourdes pour une population déjà fragilisée.

Pour en savoir plus


Myriam BENRAAD, Irak, la revanche de l’histoire. De l’occupation
étrangère à l’État islamique, Vendémiaire, Paris, 2015.
Fanar HADDAD, Sectarianism in Iraq. Antagonistic Visions of Unity,
Presses universitaires d’Oxford, Londres, 2011.
Eric HERRING et Glen RANGWALA, Iraq in Fragments. The
Occupation and Its Legacy, Presses universitaires de Cornell, Ithaca,
2006.
Pierre-Jean LUIZARD, Comment est né l’Irak moderne, CNRS
Éditions, Paris, 2009.
L’intrication des acteurs locaux, régionaux
et internationaux au Yémen

Laurent Bonnefoy
Chercheur CNRS au Centre français d’archéologie et de sciences
sociales (CEFAS)

Le conflit qui déchire le Yémen depuis mars 2015 mérite indéniablement


un effort de qualification particulier. En effet, les niveaux de compréhension
et d’intervention locaux, régionaux et mondiaux s’y entremêlent et le rendent
inextricable. L’embarras à décrire cette guerre explique sans doute pour
partie la faiblesse de sa couverture médiatique, mais aussi le peu de cas qu’en
font les décideurs des grandes puissances qui ont, manifestement, accepté de
la voir pourrir sur pied.
L’implication indirecte des puissances occidentales à travers les contrats
d’armements passés avec les pays de la coalition menée par l’Arabie saoudite
a parfois constitué un levier de compréhension et de mobilisation. Depuis le
déclenchement des hostilités, certains journalistes européens ou américains
ou des organisations non gouvernementales comme l’Action des chrétiens
pour l’abolition de la torture (ACAT) ont souligné la responsabilité, par
exemple française, dans le conflit. Ils ont diffusé des documents classifiés ou
décrit l’utilisation d’armes occidentales sur le terrain, en insistant sur le fait
que celles-ci servent à de probables crimes de guerre. Des initiatives au
Royaume-Uni, en Allemagne ou aux États-Unis notamment ont porté sur le
plan juridique la nécessité d’interrompre les livraisons d’armes aux
belligérants, en particulier à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis
(EAU). En septembre 2018, une tribune de Mohamad Bazi, expert rattaché à
la New York University, prétendait ainsi que « les États-Unis pourraient
mettre fin à la guerre au Yémen s’ils le souhaitaient1 ».

Livraisons d’armes et rapports de forces


régionaux
De fait, la fourniture aux belligérants de matériel militaire constitue un
mode d’intervention réel, qui vient violer des engagements internationaux sur
le commerce des armes. Depuis le déclenchement de la guerre, les livraisons
françaises d’armement ont presque doublé, avoisinant 1,5 milliard d’euros en
2019, en dépit de la convention de 2013 qui encadre strictement le transfert
d’équipement susceptible de servir contre des civils. Les contrats entre le
royaume saoudien et les États-Unis ont connu une trajectoire croissante plus
marquée encore, pour atteindre 45 milliards d’euros par an en moyenne.
Si certaines démarches juridiques ou judiciaires en 2018 et 2019 sont allées
loin, emportant des majorités au sein de parlements ou l’assentiment d’un
juge administratif, elles ont généralement été interrompues ou limitées par les
pouvoirs exécutifs, comme ce fut le cas aux États-Unis avec Donald Trump.
En avril 2019, celui-ci a mis son veto à une résolution du Sénat, pourtant
soutenue par de nombreux élus républicains, qui visait à encadrer les ventes
d’armes vers l’Arabie saoudite2. Si l’enjeu moral et démocratique est évident,
s’il demeure entendu que les flux d’armements contribuent à aggraver la
violence du conflit par des bombardements répétés, force est de reconnaître
que cette grille de lecture globale néglige bien des ressorts.
Parallèlement, par souci d’intelligibilité, on appréhende souvent la guerre
au Yémen comme un conflit par procuration entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
La surdétermination de la dimension régionale constitue ainsi un second filtre
à nuancer. Elle conforte la « communauté internationale » et bien des acteurs
yéménites qui peuvent laisser l’Arabie saoudite en particulier trouver une
issue au bourbier dans lequel elle est enlisée. De fait, l’intervention de la
coalition au Yémen en mars 2015 résulte d’une décision unilatérale des
dirigeants saoudiens, en particulier du jeune ministre de la Défense d’alors,
Mohammed Ben Salman, devenu depuis prince héritier.
L’engagement militaire au Yémen pour rétablir le pouvoir du président dit
légitime, Abderabouh Mansour Hadi, face à l’ingérence iranienne menée via
la rébellion houthiste, avait pour fonction initiale de légitimer la puissance du
nouveau leadership. Face à un investissement iranien vraisemblablement
modeste en termes financiers pour conseiller, armer et assister les houthistes,
la logique saoudienne a été extrêmement coûteuse. Les dépenses militaires du
royaume depuis 2015 sont ainsi évaluées par le Stockholm International
Peace Research Institute à 27 % du budget de l’État et à 10 % du produit
intérieur brut (PIB). Ces chiffres font de l’Arabie saoudite l’un des États les
plus militarisés au monde. Pour redorer son image et gagner des soutiens au
sein de la société yéménite, elle s’est également engagée sur le plan
humanitaire via le Saudi Development and Reconstruction Program for
Yemen, revendiquant fin 2019 un engagement de 14 milliards de dollars
depuis le déclenchement des hostilités. En juin 2020, Riyad organisa une
conférence virtuelle des donateurs. Dans le contexte de la pandémie de la
Covid-19, elle ne permit de lever qu’un peu plus de 60 % des 2,4 milliards de
dollars attendus par l’Organisation des Nations unies pour ses programmes
humanitaires au Yémen.
Plus implicite que la logique de concurrence saoudo-iranienne, la tension
interne à la coalition anti-houthiste ajoute de la complexité. Au fil de la
guerre, il est devenu manifeste que les objectifs des dirigeants saoudiens et de
ceux des EAU ne concordent pas pleinement. Alors que les premiers ont
formellement maintenu leur confiance au gouvernement reconnu par la
communauté internationale, en dépit de la faiblesse de son soutien populaire,
les seconds ont développé des relations approfondies avec le mouvement
sudiste qui plaide pour la sécession du Yémen et a pris le contrôle effectif
d’Aden, seconde ville du pays et capitale temporaire. Symbole de cette
proximité avec Abou Dhabi, le dirigeant de ce mouvement, Aydarous al-
Zubaydi, s’exprime volontiers depuis un pupitre cerné du drapeau sudiste de
l’ex-Yémen du Sud et du drapeau émirati.
La ligne de fracture entre les deux principaux membres de la coalition
concerne ainsi la forme de l’État et l’étendue de sa fragmentation. Elle se
double également d’une approche très différente du rôle du parti al-Islah,
branche locale des Frères musulmans, que les Émirats abhorrent (allant
jusqu’à soutenir l’élimination physique de certains de leurs cadres à Aden)
quand les Saoudiens en ont fait un relais, certes ambivalent, de leur présence
au Yémen. Via le vice-président Ali Muhsin, proche d’al-Islah, les Saoudiens
semblent avoir accepté de composer avec cette frange islamiste. Les tensions
entre Saoudiens et Émiratis signalent bien une lecture différente de l’avenir
de la région et de leur rôle respectif, au Yémen et au-delà. Toutefois, ces
divergences n’ont jamais conduit à la rupture. Elles ont été rattrapées par les
mises en scène d’entente entre les deux décideurs, Mohammed Ben Salman
et son homologue Mohammed Ben Zayed, régent émirati.
Les analyses du conflit yéménite centrées sur les enjeux internationaux et
régionaux sont légitimes car fonctionnelles – elles permettent d’éclairer
nombre d’enjeux ou, par exemple, de mobiliser pour la paix, y compris les
sociétés civiles dans les pays occidentaux. Elles soulignent les intrications
entre les différents niveaux et échelles, et les limites des logiques nationales
pour valoriser l’importance des flux transnationaux et du principe de sécurité
humaine : l’effondrement du Yémen ne se produit pas à huis clos.
Néanmoins, la mise en lumière des dimensions régionales ou racines
internationales de la guerre n’en épuise pas la compréhension et se révèle
même parfois contre-productive, occultant la profondeur des polarisations
yéménites.

La confrontation des acteurs locaux demeure


centrale
C’est en effet pour l’essentiel autour des acteurs locaux que se cristallise le
conflit. Si ceux-ci entretiennent des relations de clientèle avec des puissances
régionales, ils demeurent ancrés dans des logiques territoriales et s’inscrivent
dans une histoire politique particulière.
Le mouvement houthiste, qui revendique le renouveau de l’identité zaïdite,
branche spécifiquement yéménite du chiisme, l’illustre bien. Au fil de la
décennie 2000, son émergence, autour de Hussein al-Houthi puis de son
demi-frère Abdulmalik, ne peut être déconnectée de la transformation des
équilibres religieux depuis les années 1960 dans les hautes terres, autrefois
dominées par le zaïdisme. D’une réaction marginale, le mouvement est
devenu central du fait de sa répression lors de la guerre menée de 2004 à
2010 par le pouvoir d’Ali Abdallah Saleh. La tentative de modification des
équilibres tribaux par ce dernier et l’armée a directement contribué à
l’ancrage territorial des houthistes, érigés en défenseurs d’une certaine
tradition.
Cette mécanique, profondément locale, étudiée par les anthropologues
Marieke Brandt et Luca Nevola3, a marginalisé les soutiens les plus résolus
du pouvoir central, y compris au sein de la puissante confédération tribale
Hashed. Cette assise a joué un rôle majeur dans la montée en puissance des
houthistes, jusqu’à permettre leur prise de pouvoir par les armes en
septembre 2014. Depuis, leur gestion autoritaire du fait tribal et des enjeux
sécuritaires, alliée à un réflexe nationaliste lié à l’offensive saoudienne,
explique la faiblesse de l’opposition dans les zones qu’ils contrôlent. La
guerre ne les a pas affaiblis ; une puissance qui n’a que peu à voir avec le
soutien iranien dont ils bénéficient.

La Covid-19 au Yémen

Face à la pandémie de Covid-19, le Yémen a rapidement été désigné


comme un maillon faible par les organisations sanitaires internationales.
La guerre a en effet rendu ses infrastructures hospitalières exsangues et
la population est déjà fortement ébranlée par la crise humanitaire.
L’isolement du pays, la coalition arabe contrôlant les entrées et sorties
du territoire, et la fermeture de l’aéroport de Sanaa ont certes pu retarder
l’arrivée du virus. Le premier cas a officiellement été annoncé le
10 avril 2020, le deuxième, trois semaines plus tard. Les chiffres se sont
ensuite emballés sans qu’aucune statistique crédible ne puisse être
diffusée. L’ampleur de la catastrophe s’est alors matérialisée à travers
les nécrologies publiées sur les réseaux sociaux et les photos volées de
tombes fraîchement creusées.
Avant même l’apparition concrète de la pandémie, les institutions
politiques concurrentes ont veillé à sembler prêtes à y faire face, usant
de divers artifices. Le 12 avril 2020, l’Arabie saoudite a saisi
l’opportunité de la crise sanitaire pour se montrer magnanime et
annoncer un cessez-le-feu unilatéral, implicitement refusé par les
houthistes, en position de force sur le terrain. En interne, la gestion de la
Covid-19 a émergé comme mode de légitimation pour des acteurs en
conflit, se battant pour incarner l’État yéménite et capter ses ressources
financières et symboliques. Cela exigeait de faire semblant de
décompter les malades, de mettre en scène la désinfection de rues,
d’imposer une quarantaine aux quelques arrivants et de faire des
campagnes de sensibilisation à la distanciation physique.
Plus spécifiquement, cela a conduit, dès la mi-mars 2020, à prendre
des mesures contre le qat, ce narcotique mâché quotidiennement et
accusé de favoriser la circulation du virus. La fermeture des marchés ou
l’interdiction de l’entrée de ce produit dans divers gouvernorats sont
restées des vœux pieux, illustrant in fine l’incapacité des puissances
publiques. Le qat est devenu le symbole de l’incurie de l’ensemble des
acteurs qui prétendent parler au nom de l’État : houthistes à Sanaa,
sudistes à Aden et « gouvernement reconnu par la communauté
internationale » dans son réduit déterritorialisé.
Cacher la faillite des institutions et « faire comme si » ne peut durer
qu’un temps. L’ampleur de la pandémie est venue justifier les discours
alarmistes des acteurs humanitaires. Pourtant, pour bien des Yéménites,
cette pandémie n’était qu’une catastrophe de plus, qui vient même
justifier une coupe dans l’aide humanitaire, éloignant encore les
perspectives de pacification.

Face aux houthistes, le pouvoir emmené par Abderabouh Mansour Hadi,


que la communauté internationale entend restaurer, se voit lui aussi (bien
qu’avec moins de succès) englué dans des logiques locales. Si le président,
réfugié à Riyad, est originaire du sud du Yémen, sa capacité de mobilisation
a, de fait, été sapée par celle du mouvement sudiste dans cette zone. Sa
rupture avec les populations du Sud s’inscrit dans l’histoire politique depuis
les années 1980 et l’échec de l’unification de 1990, quand il semblait avoir
pris le parti des élites de Sanaa contre celles d’Aden.
De son côté, le mouvement sudiste n’est pas unifié. Des logiques locales le
fragmentent. Cette diversité et les rivalités qu’elle génère semblent moins
s’appuyer sur des divergences idéologiques (par exemple, entre islamistes et
mouvements laïcs) qu’être le fruit d’une histoire politique marquée par la
violence. Entre Aden et Abyan, entre Shabwa et le Hadramaout, les divisions
s’incarnent dans des stratégies différentes, y compris pour ce qui concerne les
relations avec les puissances régionales et les acteurs traditionnels, religieux
ou tribaux. La polarisation sudiste rend elle-même illusoire le projet d’une
sécession qui conduirait à la reconstitution du Yémen du Sud, disparu en
1990.
Enfin, le camp anti-houthiste se fracture autour du rôle de l’ancien régime
d’Ali Abdallah Saleh, démis en février 2012 suite au Printemps yéménite.
L’appréciation de cet épisode révolutionnaire, perçu comme bénéfique ou
destructeur, constitue une ligne de fracture significative. Fin 2017, la rupture
de l’alliance, il est vrai assez étonnante, nouée en 2014 entre Ali Abdallah
Saleh et les houthistes a mené à l’assassinat du premier par les seconds, alors
qu’il venait de prononcer son alignement sur les positions saoudiennes.
Depuis, l’engagement militaire des partisans de Saleh, notamment de son
neveu Tariq Mohammed, contre les houthistes n’a pas eu l’effet attendu. Le
Congrès populaire général, parti fondé par Saleh et qui continue de défendre
son héritage tout en étant celui de son successeur Hadi, n’en finit pas de se
reconfigurer, cherchant à émerger en tant que recours capable de réactiver les
équilibres du passé.
La pleine complexité du conflit yéménite ne peut être rendue intelligible
qu’en acceptant d’entremêler les niveaux. Après plus de cinq ans de combats,
l’intrication des acteurs impose des solutions qui ne peuvent se satisfaire
d’une intervention univoque et centrée sur une seule échelle. C’est dans
l’enchevêtrement des modes de négociations, c’est-à-dire dans une juste prise
en compte de la nature interdépendante de chaque acteur que se trouvent sans
doute les leviers de construction de la paix.

Pour en savoir plus


Laurent BONNEFOY, Yémen. De l’Arabie Heureuse à la guerre,
Fayard, Paris, 2017.
Marieke BRANDT, Tribes and Politics in Yemen. A History of the
Houthi Conflict, Hurst, Londres, 2017.
Stephen DAY et Noel BREHONY (dir.), Global, Regional, and Local
Dynamics in the Yemen Crisis, Palgrave Macmillan, New York, 2020.
Helen LACKNER, Yemen in Crisis. Autocracy, neo-liberalism and the
disintegration of a state, Saqi, Londres, 2017.
Franck MERMIER (dir.), Yémen. Écrire la guerre, Garnier, Paris, 2018.

1. <www.theatlantic.com/international/archive/2018/09/iran-yemen-saudi-arabia/571465>
2. <www.nytimes.com/2020/05/16/us/arms-deals-raytheon-yemen.html>
3. Marieke BRANDT, Tribes and Politics in Yemen. A History of the Houthi Conflict, Hurst, Londres,
2017 ; Luca NEVOLA, « Houthis in the Making : Nostalgia, Populism, and the Politicization of
Hashemite Descent », Arabian Humanities, no 13, 2020.
L’islam en France, au prisme des conflits du Proche-
Orient

Franck Fregosi
Politologue, chargé de recherche au CNRS à l’université Robert-
Schuman de Strasbourg, responsable scientifique de l’Observatoire
du religieux

En France, l’islam se trouve régulièrement au centre de controverses


publiques qui pointent la prétendue urgence qu’il y aurait à délester cette
religion de certaines de ses expressions visibles comme le voile, le ramadan
ou le rapport au halal, en passant par l’accusation d’alimenter le
sécessionnisme communautariste.
Les musulmans et certaines de leurs organisations en France sont
également suspectés de vouloir importer les conflits du Proche-Orient comme
le conflit israélo-palestinien.
Les derniers attentats qui ont frappé la France ont aussi impacté
brutalement le quotidien des musulmans, symboliquement en alimentant la
polémique sur la propension de l’islam à servir de justification religieuse à la
violence terroriste, et en pratique en enjoignant les responsables religieux à
prendre part à la lutte contre la radicalisation dans laquelle s’engagent
certains jeunes coreligionnaires, en Syrie comme en France.

Du soutien à la cause palestinienne…


Parmi un ensemble de causes, hier la Bosnie, de nos jours le sort des
populations civiles de Syrie, en passant par les Rohingas de Birmanie, la
cause palestinienne conserve une indéniable aura chez les musulmans de
France, par-delà les origines, les sensibilités et les générations. Elle est
principalement relayée par des organisations issues de l’islam politique telles
que Musulmans de France (ex-Union des organisations islamiques de France
[UOIF]), par des collectifs de jeunes musulmans (Union des jeunes
musulmans, Jeunes Musulmans de France, Collectif des musulmans de
France, etc.) et par d’autres mouvements comme le Parti des Indigènes de la
République.
Lors du rassemblement annuel dit des musulmans de France au Bourget,
plusieurs stands lui sont consacrés et mis gratuitement à la disposition des
associations ; une reproduction du Dôme du Rocher trône même dans le hall
d’expositions. À cette occasion, les résolutions adoptées mentionnent souvent
le sort injuste réservé aux populations palestiniennes (bouclage de Gaza et
des Territoires, situation humanitaire, interventions militaires, etc.), tout
comme sont dénoncées les exécutions ciblées de responsables palestiniens
par l’État hébreu. L’organisation Musulmans de France se refuse toutefois
officiellement, par pragmatisme, à cautionner toute volonté vengeresse qui
prendrait la France comme théâtre d’action.
Ainsi, lors de l’assassinat du cheikh Yassine, chef spirituel du Hamas en
2003, elle adressait ses condoléances à l’Autorité palestinienne, tout en
invitant les jeunes musulmans de France « au respect et à la préservation de la
paix et de la cohésion nationale dans notre pays ». En avril 2012, quelques
mois après la tuerie de Toulouse, quatre prédicateurs invités par l’UOIF
seront néanmoins interdits de territoire par les pouvoirs publics, dont l’ancien
mufti d’Al-Aqsa de Jérusalem. Le cheikh Youssef al-Qaradhawi, également
invité, renonça à venir, à la suite de pressions des autorités sur le Qatar. On
leur reprochait, pêle-mêle, de soutenir l’engagement des civils dans la lutte
contre Israël, des propos virulents envers les juifs et une vision ultra-
conservatrice des rapports femmes-hommes dans l’islam.
Le soutien à la cause palestinienne est directement indexé aux événements
opposant Israël aux Palestiniens (première Intifada [1987-1993], deuxième
Intifada [2004-2006], blocus de Gaza en 2009, guerre de Gaza en 2014, etc.),
et impacté localement, par des événements connexes (organisation de galas
de soutien à Tsahal par des institutions communautaires, univocité des
déclarations d’hommes politiques en faveur d’Israël, etc.). Il se décline selon
divers répertoires de l’action collective : collecte de fonds, aide médicale,
organisation de conférences, prières spécifiques, plus occasionnellement
manifestations de rue, où flotte le drapeau palestinien, aux côtés des drapeaux
d’États musulmans (Algérie, Syrie, Pakistan, etc.).
Celles-ci sont d’ailleurs rarement organisées par des mosquées, mais plutôt
par des collectifs associatifs laïques (gauche radicale, Parti communiste,
écologistes, Union juive française pour la paix, Association France Palestine
Solidarité, Ligue des droits de l’homme, etc.), auxquels s’agrègent des
associations de banlieues, la mouvance indigéniste et des collectifs de
musulmans. Des drapeaux palestiniens, aux côtés des drapeaux rom et kurde
du Rojava ont également fait leur apparition dans des cortèges de Gilets
jaunes.
Par contraste, les autres fédérations musulmanes de France (IMMP, UMF,
Rassemblement des musulmans de France [RMF], etc.), soucieuses de ne pas
fragiliser leur partenariat avec les pouvoirs publics, tiennent la cause
palestinienne à distance, au profit d’enjeux plus cultuels, alors que, pour une
importante fraction des jeunes générations, elle demeure la cause de
référence. Dans leur imaginaire, la cause palestinienne est une cause miroir.
Elle reflète un rapport de force (dominants/dominés, colons/indigènes,
Occident/tiers monde, etc.) dont les musulmans de l’Hexagone s’estiment, à
une moindre échelle, également les victimes (racisme, islamophobie,
discrimination, etc.). Le soutien à la cause palestinienne est aussi l’expression
du soutien à une résistance qui persiste malgré l’asymétrie des moyens
militaires déployés à son encontre.
C’est surtout via des organisations non gouvernementales (ONG)
humanitaires islamiques, comme le Comité de bienfaisance et de secours aux
Palestiniens (1990), Secours islamique France (2006), ou Muslim Hands
France (2007), que la cause palestinienne survit dans le quotidien des
musulmans de France sous la forme d’un jihad humanitaire, où la grammaire
religieuse se combine avec les standards de l’humanitaire séculier.
… aux accusations d’antisémitisme
Officiellement, les relations entre les organisations représentatives des
communautés juives (Consistoire central et Conseil représentatif des
institutions juives de France [CRIF]) et musulmane (Conseil français du culte
musulman [CFCM]) en France sont plutôt apaisées, comme l’atteste
l’invitation de membres du CFCM et de la Grande Mosquée de Paris au dîner
annuel du CRIF (et en retour à la rupture du jeûne [iftar] du CFCM), et,
localement, les relations durables nouées entre responsables religieux et laïcs
des deux communautés.
Ces relations peuvent néanmoins se tendre au gré des interventions
militaires israéliennes à Gaza, du bouclage de la Cisjordanie, des dérapages
en marge de manifestations de solidarité avec la Palestine (cris de « morts
aux juifs », saccage de magasins juifs à Sarcelles en juillet 2014, etc.),
comme des déclarations de responsables du CRIF qui établissent un lien
mécanique entre ces actes et l’islamité présumée de leurs auteurs.
L’assassinat de personnes de confession juive par des individus identifiés
comme musulmans a semblé conforter la thèse selon laquelle la France
connaîtrait un nouveau moment antisémite, dominé par la rencontre entre un
antisionisme d’extrême gauche et l’islam politique. Peu importe que ces
crimes odieux renvoient à des situations différentes, mobile crapuleux (Ilan
Halimi en janvier 2006, Mireille Knoll en mars 2018), délire otoxyque
(affaire Sarah Halimi en avril 2012), ou clairement idéologique, avec la tuerie
de mars 2012 dans une école juive de Toulouse. Pour nombre de
commentateurs, il existe un continuum entre leurs auteurs, réduits à leur
identité confessionnelle, et leurs victimes juives.
En dépit de la dénonciation systématique de ces faits par l’ensemble des
responsables musulmans, ils servent de toile de fond au récit du
remplacement du vieil antisémitisme racial de l’extrême droite par un nouvel
antisémitisme d’essence musulmane sous couvert d’antisionisme. L’islamo-
gauchisme présumé des uns ferait ainsi cause commune avec l’islamo-
fascisme antisémite des autres. La simple critique de la politique de
colonisation israélienne, comme la détestation de l’État d’Israël, se
confondrait avec le rejet obsessionnel des juifs perçus comme une
communauté privilégiée, agissant au nom d’un État lointain, avec pour
ciment ultime un antisémitisme musulman trouvant sa source dans les versets
bellicistes du Coran relatifs aux tribus juives opposées au Prophète.
Ce processus de dénonciation s’est traduit médiatiquement par la
publication dans Le Parisien, en avril 2018, d’une tribune de 250
personnalités (artistes, intellectuels, anciens ministres, un ancien président de
la République, religieux juifs et chrétiens…) demandant « que les versets du
Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des
incroyants soient frappés d’obsolescence par les autorités théologiques, […]
afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer sur un texte sacré pour commettre
un crime. Nous attendons de l’islam de France qu’il ouvre la voie. Nous
demandons que la lutte contre cette faillite démocratique qu’est
l’antisémitisme devienne cause nationale avant qu’il ne soit trop tard. Avant
que la France ne soit plus la France ».
Au sein même de l’islam de France, quelques voix dissidentes se sont fait
entendre, à l’instar de Hassen Chalghoumi. Cet imam controversé se fait
l’avocat zélé du rapprochement entre responsables musulmans et juifs, sur
fond de refus d’importer le conflit israélo-palestinien et de défense de la
mémoire de la Shoah. S’il n’est pas le premier responsable musulman à
prôner l’amitié judéo-musulmane et à dénoncer l’antisémitisme, il se
singularise par sa propension à reprendre à son compte la vulgate, promue par
le CRIF, assimilant l’antisionisme à l’antisémitisme. Il se distingue
également par la fréquence de ses voyages officiels en Israël, et ses relations
décomplexées avec l’ambassade israélienne dans l’enceinte de laquelle il
s’est laissé filmer en train de prier.
À l’exception de quelques groupuscules ultra-minoritaires comme le
Collectif cheikh Yassine, qui se réclame du Hamas, ou le Parti antisioniste de
France, d’obédience chiite, qui lorgne vers l’Iran, les responsables
musulmans prennent soin de tenir à distance le conflit israélien de leur
quotidien, sans pour autant taire leur solidarité avec les populations
palestiniennes, et leur attachement à la création d’un État palestinien. Malgré
cela, l’intensification de la violence sur place, et les réappropriations dont elle
fait l’objet du côté de jeunes de banlieue qui établissent un parallèle entre leur
vécu de discrimination et de stigmatisation et le sort des Palestiniens, comme
du côté de responsables communautaires juifs et de responsables publics qui
affichent un soutien sans réserve à la politique d’Israël, n’en finissent pas
d’inscrire ce conflit à l’agenda de l’islam de France.
La tentative du CRIF, à partir d’un discours d’Emmanuel Macron,
d’imposer une loi criminalisant l’antisionisme, a échoué. Mais sa campagne
persistante visant à assimiler antisionisme et antisémitisme risque de ne pas
apaiser les esprits. D’autant que d’autres conflits du Proche-Orient sont venus
bousculer le quotidien des musulmans français, à l’instar du drame vécu par
les populations syriennes. La solidarité des musulmans de France transite là
encore principalement par des organisations humanitaires islamiques, qui
organisent la récolte de fonds et des programmes d’aide médicale, à l’instar
de Barakacity (2010) ou de Syria Charity (2011-2015), sans parler de l’aide
apportée localement à des réfugiés par des communautés musulmanes.

De la lutte contre le jihadisme à la refonte


de la gouvernance de l’islam
L’autre point d’entrée des conflits du Proche-Orient dans l’islam de France
est lié à l’enrôlement de jeunes musulmans français dans les rangs de groupes
jihadistes et aux attentats qui ont frappé l’Hexagone.
En 2012 (Montauban et Toulouse), puis, après celui contre Charlie Hebdo
et l’Hyper Cacher en janvier 2015, eurent lieu les fusillades du Bataclan et
des terrasses parisiennes en novembre 2015, auxquels devaient succéder le
drame de la promenade des Anglais en juillet 2016 puis l’assassinat du père
Hamel. À chaque fois, les individus impliqués se réclamaient de l’islam,
d’Al-Qaida et surtout de Daech. Ces attentats résonnent avec la situation
chaotique du Proche-Orient, dans laquelle sont quotidiennement plongées les
populations civiles de Syrie et d’Irak.
Ces ricochets sanglants de conflits régionaux ont directement impacté le
quotidien des musulmans français. Certains analystes prétendent même que
tel était le but des idéologues du jihad guerrier : faire perpétrer des attentats
en Europe par des individus issus des communautés musulmanes locales
inciterait à la mise sur pied de politiques stigmatisant les minorités
musulmanes, ce qui conforterait leur sentiment d’être rejetées en raison de
leur religion. Cela renforcerait la représentation d’un Occident honni, accusé
de persécuter ses propres musulmans, comme il pourchasse les combattants
du jihad ailleurs.
Enfin, n’oublions pas que des musulmans figurent parmi les victimes de
ces attentats ! Malgré cela, les musulmans de France sont considérés
schématiquement comme des témoins à charge, car de la même religion que
les terroristes et parce que certains jeunes musulmans se sont laissé séduire
par les appels au jihad en Syrie. Les musulmans français sont ainsi perçus, de
façon paradoxale, comme la source principale des maux dont souffre notre
société (terrorisme, insécurité, communautarisme, etc.) et la solution à cette
crise. Leurs responsables sont non seulement invités à réviser leur
compréhension de l’islam, mais également à prendre part à la lutte contre le
terrorisme en contrecarrant religieusement l’appel au jihad. Habituellement
sommés de se rendre invisibles au nom de l’assimilation républicaine, les
voilà invités à dénoncer au nom de leur supposée communauté les exactions
commises par des coreligionnaires. Notons enfin que le dernier rapport de la
Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) relève,
en 2019, une augmentation des actes de violence islamophobes (+ 54 %) plus
sensible que celle des actes antisémites (+ 27 %).
Il est difficile d’ignorer l’incidence de ces faits dramatiques sur le
gouvernement de l’islam en France. Plusieurs rapports d’enquêtes
parlementaires (avril 2015, juin 2015, juillet 2016) ont établi un lien entre la
gouvernance de l’islam en France, jugée défaillante, et la radicalisation de
certains jeunes musulmans, issus de familles de culture musulmane ou
convertis. Faut-il y voir une coïncidence, ou un lien de causalité ? Toujours
est-il que les attentats de 2015 seront suivis par l’initiative de Bernard
Cazeneuve de créer l’instance de dialogue avec l’islam de France ! Pour le
ministre de l’Intérieur, il s’agissait de donner au partenariat entre les pouvoirs
publics et les organisations musulmanes ayant abouti au CFCM une assise
plus large en conviant d’autres acteurs du champ islamique (associations,
mosquées indépendantes, imams, intellectuels, etc.) à s’engager dans un
échange durable avec les pouvoirs publics, sur des chantiers thématiques,
dont celui de contrer le processus qui a mené de jeunes musulmans à partir en
Syrie ou à commettre des attentats en France.
Il ressortira de cette initiative, en plusieurs points du territoire, l’intégration
progressive quoique discrète (laïcité oblige !) d’acteurs religieux musulmans
dans des dispositifs publics de prévention et de lutte conte la radicalisation.
Certains imams se porteront même candidats à la production d’une théologie
de la riposte. À l’instar de ce qui s’observe dans les pays musulmans, la
République laïque entend donc les solliciter afin qu’ils produisent une
réponse religieuse à une situation qui fait autant échos aux conflits profanes
du Proche-Orient, à une diplomatie asymétrique, qu’aux ressentis de certains
musulmans de France.

Pour en savoir plus


Jonathan BENTHAM et Jérôme BELLION-JOURDAN, The Charitable
Crescent. Politics of Aid in the Muslim World, IB Tauris, Londres,
2003.
Pierre BIRNBAUM, Sur un nouveau moment antisémite. Jour de colère,
Fayard, Paris, 2015.
Kahina SMAÏL, Vincent GEISSER et Omero MARONGIU-PERRIA (dir.),
Musulmans de France, la grande épreuve. Face au terrorisme,
Éditions de l’Atelier, Ivry-su-Seine, 2017.
Julien TALPIN, Julien O’MIEL et Franck FREGOSI (dir.), L’Islam et la
Cité. Engagements musulmans dans les quartiers populaires, Presses
universitaires du Septentrion, Lille, 2017.
Fabien TRUONG, Loyautés radicales. L’islam et les « mauvais
garçons » de la Nation, La Découverte, Paris, 2017.
Cybersécurité et contrôle de la région

Romain Aby
Docteur de l’Institut français de géopolitique, spécialiste
du cyberespace arabophone

Envisager les rapports de force entre acteurs étatiques dans le système


international passe dorénavant par la prise en compte des enjeux de la
sécurité dans le cyberespace. L’informatique est devenue, à partir des années
1990, un outil vital au bon fonctionnement des structures étatiques et un
compagnon quotidien pour une bonne partie de l’humanité.
Les États arabes semblaient les grands absents de cette révolution
technologique et le Printemps arabe, à partir de 2010, a souvent été présenté
comme l’entrée brutale des régimes de la région dans l’ère du numérique,
comme si un ensemble géographique aussi large pouvait être sorti de sa
léthargie technologique par une hyperfocalisation soudaine sur le rôle des
réseaux sociaux. Certes, ces applications ont joué un rôle majeur dans
l’information, la mobilisation et la structuration d’un mouvement s’étendant
d’un État à l’autre, au mépris des frontières. Cependant, cette contestation
sociale n’a pas émergé d’un désert numérique. Elle est, en quelque sorte,
l’héritage d’une évolution lente de la presse transnationale, des chaînes
satellitaires, de l’émergence des médias en ligne qui ont permis l’éclosion
d’un nouveau Web, faisant la part belle aux blogs puis aux applications de
réseaux sociaux.
Face à l’irruption soudaine de ces nouveaux moyens de communication,
les États arabes se sont retrouvés démunis, tant sur le plan stratégique que
légal, face à des mouvements sociaux présentant une approche disruptive de
la contestation. Le Printemps arabe a donc été pour eux un électrochoc
idéologique plus qu’une découverte des enjeux stratégiques du cyberespace.
L’urgence pour ces États était donc de développer des cyberstratégies
cohérentes permettant d’agir sur tous les rapports de force et dynamiques
traversant le cyberespace. En effet, ces nouvelles menaces protéiformes
mettaient en danger la sécurité des États autant dans leur individualité que
dans leur organisation systémique à l’échelle régionale et internationale.
Il était vital de changer de paradigme, puisque les pays arabes ont des
populations jeunes, dont plus de 60 % ont moins de trente ans, et que le taux
de pénétration moyen d’Internet a bondi de 39 % en 2012 à 71 % en 2019.
Historiquement, les États arabes ont entretenu des liens étroits avec des
puissances occidentales et orientales qui ont façonné leurs structures de
défense et leurs doctrines stratégiques. Les nouveaux enjeux émergents de
cybersécurité entraînaient, là aussi, une dépendance aggravée par le recours
quasi systématique à une politique court-termiste d’acquisition de
technologies auprès de firmes américaines ou européennes, en négligeant
l’innovation locale ou la création d’un vivier humain dans la région.
Les États du Golfe, forts de leur rente pétrolière, se présentent comme les
leaders arabes en matière de cybersécurité avec une accélération remarquée
de la stratégie nationale en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis (EAU)
depuis 2014. Le royaume saoudien a ainsi fondé en 2017 la National
Cybersecurity Authority (NCA), et les EAU ont renforcé en 2019 leur
structure nationale avec le Dubai Cyber Think Tank, qui vise surtout à
planifier les stratégies de cybersécurité.

Rapports de force et dématérialisation des conflits


Dans une région traversée par des rapports de force constants entre acteurs
étatiques, aux intérêts stratégiques diamétralement opposés, et des puissances
étrangères souhaitant maintenir ou renforcer leur influence sur la région, une
rivalité intense a lieu dans le cyberespace. Pour les États concernés, il s’agit
de renforcer leurs capacités offensives (lancement de cyberattaques),
défensives (protection des infrastructures stratégiques) et de mener une lutte
d’influence idéologique dans le cybermonde arabophone (guerre
d’information).
Dans ce contexte, la dématérialisation des conflits, qui échappent au seul
prisme militaire, interroge. Sommes-nous à l’orée d’une période de baisse
drastique des confrontations militaires ou d’une période de transformation
dans la nature du conflit, avec une facilitation du passage à l’acte, devenu
numérique ?
L’histoire des cyberattaques dans la région nous livre plusieurs exemples
passionnants offrant des signaux contraires.
Ainsi, l’Iran, qui se trouvait dans une impasse avec la communauté
internationale au sujet de son programme nucléaire, a été victime d’une
cyberattaque (Stuxnet, identifié pour la première fois en juin 2010) qui a
entraîné la destruction de mille centrifugeuses sur le site de Natanz. Cette
offensive était la première opération cyber coercitive menée par des acteurs
étatiques. Au-delà de son succès, cette action israélo-américaine a retardé de
plus d’un an les avancées nucléaires iraniennes et probablement écarté
l’option d’une frappe militaire israélienne.
Un peu moins d’une décennie plus tard, de nouvelles tensions entre l’Iran
et les États-Unis dans le Golfe s’étaient soldées par la destruction d’un drone
américain survolant le golfe Arabo-Persique en juin 2019. Cette opération
iranienne, qui avait fait craindre une escalade militaire, s’était finalement
soldée par un recours de Trump à une cyberattaque contre un centre de
données surveillant la navigation dans le Golfe.
À l’inverse, d’autres événements récents révèlent les dangers militaires
découlant d’actes hostiles dans le cyberespace. En mai 2019, des hackers du
Hamas avaient lancé une opération cybernétique qui avait entraîné la
destruction par Israël du bâtiment d’où elle serait partie, ouvrant pour la
première fois la voie à l’usage de la force militaire en réponse à une offensive
dans le cyberespace.
Israël est l’État le plus en pointe au Moyen-Orient, très préparé aux
menaces asymétriques de l’Iran ou de cybermilitants pro-iraniens ou
palestiniens. L’unité 8200 de Tsahal s’est ainsi durablement installée comme
unité de référence dans la structure israélienne de renseignement et de
cybersécurité. Le vivier de talents qui l’alimente irrigue l’écosystème
israélien dans le domaine de la cybersécurité et cohabite en symbiose avec le
pôle des industries de pointe.
L’autre acteur notable de la région est l’Iran, dont la stratégie offensive
s’appuie sur les cyberattaques en tant qu’outil militaire asymétrique.
L’exemple iranien est frappant, puisqu’il montre comment un État aux
capacités, en théorie, limitées développe une cyberstratégie cohérente,
servant les intérêts du gouvernement. Pour le régime iranien, se doter de
capacités offensives offrait la possibilité de viser des États jusque-là hors de
portée. Ainsi, après la cyberattaque contre son projet nucléaire, l’Iran a ciblé
des institutions comme la Bank of America, en 2011, avant une nouvelle
série d’attaques contre des banques en 2013 et 2014. En 2012, il fut accusé
d’être à l’origine du malware Shamoon lancé contre la compagnie nationale
d’hydrocarbures Saudi Aramco et d’autres organisations saoudiennes. Ce
logiciel contenant un mécanisme d’effacement du disque dur avait
endommagé 35 000 ordinateurs et très largement perturbé le fonctionnement
de l’entreprise saoudienne.
Dans ce contexte, bon nombre d’États du Moyen-Orient observent
passivement l’évolution des cyberconflits, tandis que les acteurs étatiques
actifs adoptent des stratégies plus défensives qu’offensives. Ainsi, l’Arabie
saoudite, qui a subi le plus de cyberattaques dans la région en 2019, veut
avant tout préserver ses entreprises stratégiques et infrastructures vitales.
Bien qu’il soit difficile d’identifier leurs auteurs, des études récentes
montrent que près de 42 % des attaques menées par « APT 33 » (un groupe
de hackers liés à l’Iran) visaient le royaume saoudien1. Ce qui en fait la
première cible de ce groupe, devant les États-Unis et Israël.
En revanche, l’usage des cyberattaques par des États arabes contre des
États tiers reste fort limité. On peut certes évoquer le piratage supposé de
l’agence de presse du Qatar par les EAU, le 27 mai 2017, qui aurait servi de
catalyseur à la crise diplomatique dans le Golfe en attribuant à l’émir du
Qatar des propos élogieux sur l’Iran, les Frères musulmans, le Hamas et le
Hezbollah. Quelques jours plus tard, éclatait dans la presse l’affaire du
piratage de l’adresse mail de l’ambassadeur émirien aux États-Unis, Youssef
al-Otaiba, le Qatar étant cette fois au banc des accusés.
Malgré l’apparition de plus en plus fréquente de ce type d’événements, la
priorité des États arabes s’oriente vers la cyberinfluence, l’Arabie saoudite et
ses alliés (EAU et Égypte essentiellement) voulant imposer un discours
dominant dans le cybermonde arabophone. Il s’agit d’affaiblir les discours
pro-iraniens et pro-Frères musulmans (Qatar et Turquie) qui sont considérés
comme des entraves au rayonnement régional de l’Arabie saoudite et de ses
alliés.

Protection des données ou sociétés liberticides ?


Les régimes qui ont survécu au Printemps arabe ont mesuré leur propre
fragilité et la menace que représentait ce nouveau vecteur de communication
en ligne. Ils devaient donc se moderniser et faire évoluer leur méthode de
gouvernance en prenant en considération ces nouveaux enjeux. Comme à
chaque évolution technologique majeure, le chemin pouvait être vertueux, en
incluant la jeunesse et en modernisant le lien entre gouvernants et gouvernés
ou, au contraire, utiliser la peur liée à l’instabilité régionale pour imposer un
contrôle plus strict. Le contrôle étatique du cyberespace arabophone,
omniprésent, s’est durci durant la dernière décennie, avec en toile de fond la
volonté affichée de maintenir la cohésion sociale, au risque de réduire au
silence toute forme de contestation politique, même la plus pacifiste.
Dans un autre registre, l’émergence de l’État islamique, à partir de 2012, a
mis en lumière le danger de la cyberpropagande. L’enrôlement de jeunes
Tunisiens, Syriens ou Saoudiens a montré l’efficacité redoutable de l’EI sur
Internet, mais aussi donné aux gouvernants arabes un argument pour durcir
leur surveillance.
D’où un changement profond dans l’usage des outils numériques, et le
déplacement vers des messageries cryptées. Les militants et sympathisants de
l’État islamique ont eux aussi opéré ce transfert, contraints par la menace des
gouvernements et par une politique de censure méthodique mise en place par
les réseaux sociaux populaires (Facebook et Twitter). Le changement de
méthodes de communication des différents acteurs, aux stratégies
diamétralement opposées, a considérablement complexifié la
cybersurveillance des États, qui ont eu besoin de se doter de logiciels espions
auprès de firmes étrangères (occidentales, voire israéliennes).
Ainsi, l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, le 2 octobre
2018, au sein du consulat d’Arabie saoudite en Turquie, a révélé l’acquisition
et l’utilisation par Riyad d’un logiciel israélien, « Pegasus », fabriqué par
NSO Group, qui a également fourni des technologies d’espionnage aux EAU,
à Bahreïn et au Maroc. De son côté, l’Égypte a fait appel à l’entreprise
canadienne Sandvine, qui lui a fourni une technologie capable de bloquer
simultanément plus de 34 000 pages Internet. Le régime syrien, pourtant visé
par des sanctions américaines, aurait acquis auprès d’une société américaine
du nom de Blue Coat des outils pour filtrer le trafic Internet.
L’importation de technologies de surveillance a déjà mené à des violations
sévères des droits de l’homme, à une destruction méthodique de la vie privée
dans l’espace numérique et à un recul significatif de la liberté d’expression,
autant d’éléments vitaux pour la santé démocratique d’États prétendument en
voie de modernisation et d’ouverture.
La numérisation rapide de sociétés arabes aux populations souvent très
jeunes et hyperconnectées dresse un profil d’internautes qui maîtrisent
parfaitement les outils de communication dans le cyberespace sans en
connaître les enjeux de sécurité. Ainsi, les États arabes sont souvent classés
comme les plus mauvais élèves en nombre d’ordinateurs privés ou de
smartphones infectés par des malwares.
Ce décalage profond entre la numérisation galopante de la société arabe et
la méconnaissance de la population à l’égard des enjeux de sécurité
numérique ouvre des brèches habilement exploitées par des régimes
liberticides. Le régime syrien a, par exemple, utilisé la psychose liée à la crise
de la Covid-19 pour développer des applications dédiées au coronavirus (plus
de 70 au total), qui étaient en réalité des logiciels espions permettant
d’infecter puis de surveiller les données des téléphones concernés.
De plus, le taux de pénétration d’Internet dans le monde arabe, le nombre
de smartphones ou objets connectés par habitant et la bancarisation croissante
des populations, jusque-là exclues, représentent une combinaison explosive
laissant présager une flambée de la cybercriminalité lors des paiements en
ligne, voire un accroissement des rançongiciels. Ces logiciels malveillants
bloquent l’accès à l’ordinateur infecté et réclament le paiement d’une rançon
pour rendre le contrôle à l’utilisateur.
De même, la propagation rapide de fake news a donné aux gouvernements
arabes liberticides un argument supplémentaire pour renforcer leur contrôle,
au nom de la promotion d’une information de qualité. Si cette volonté de
réglementer le cyberespace et de se doter d’une législation sur la
cybercriminalité est souhaitable, l’adoption de nouvelles réglementations
inquiète grandement les organisations de défense des droits de l’homme.
Ainsi, la loi égyptienne de lutte contre la cybercriminalité de 2018 a donné,
entre autres, au gouvernement la capacité de bloquer tout site dont le contenu
constituerait une menace pour la sécurité nationale ou l’économie. Cette
notion, volontairement abstraite, renforce le contrôle de l’État égyptien sur le
cyberespace. Sous prétexte de garantir la stabilité nationale, les autorités ont
en réalité placé sous surveillance tout site personnel, blog ou compte sur les
réseaux sociaux comptant plus de 5 000 abonnés. L’exemple égyptien n’a
rien d’exceptionnel, puisque les monarchies du Golfe ont également
promulgué des lois dont certains articles criminalisaient un vaste éventail de
comportements en ligne jugés délictueux, en utilisant un vocabulaire
juridique flou ménageant de généreuses marges d’interprétation.
L’analyse des enjeux de cybersécurité dans le monde arabe montre
comment chaque processus de modernisation peut être utilisé par les acteurs
étatiques pour restreindre un peu plus les espaces de liberté. Il est par ailleurs
intéressant de s’interroger sur le lancement de vastes projets de villes du futur
– en Arabie saoudite (Neom, par exemple) ou la modernisation de Dubaï –
qui prônent une profonde transformation par la technologie. Le maillage
numérique de ces villes intelligentes, composé de milliers de caméras, de
capteurs et d’objets interconnectés peut tout à la fois faire entrer le citoyen
dans la modernité et l’émancipation technologique ou l’enfermer dans une
prison numérique.

Pour en savoir plus


Ardavan AMIR-ASLANI, « Stuxnet vs Shamoon : la cyberguerre au
Moyen-Orient », Sécurité globale, no 24, 2013/2, p. 9-14.
Olivier DANINO, « La cyberstratégie cybernétique de l’État d’Israël »,
Sécurité globale, no 24, 2013/2, p. 15-24.
Frédérick DOUZET, « La géopolitique pour comprendre le
cyberespace », Hérodote, no 152-153, 2014/1, p. 3-21.
Frédérick DOUZET, « Le cyberespace, troisième front de la lutte contre
Daech », Hérodote, no 160-161, 2016/1, p. 223-238.
Frédérick DOUZET et Aude GÉRY, « Le cyberespace, ça sert, d’abord,
à faire la guerre. Prolifération, sécurité et stabilité du cyberespace »,
Hérodote, no 177-178, 2020/2, p. 329-350.
Yves GONZALEZ-QUIJANO, Arabités numériques. Le printemps du Web
arabe, Actes Sud/Sindbad, Arles, 2012.

1. Yoel GUZANSKY et Ron DEUTCH, How Prepared is Saudi Arabia for a Cyber War, INSS Insight,
no 1190, 10 juillet 2019.
L’ONU à la merci des grandes puissances

Anne-Cécile Robert
Professeur associé à l’Institut d’études européennes (Paris-VIII),
journaliste au Monde diplomatique

Le Moyen-Orient est sans doute la région du globe qui mobilise le plus,


depuis 1945, l’Organisation des Nations unies (ONU) en proportion de sa
population. Organisation interétatique destinée à construire, par le dialogue,
un ordre mondial pacifique, l’ONU reflète l’évolution des relations
internationales. Et c’est dans le traitement des dossiers liés au Proche-Orient
que les actuelles recompositions géopolitiques sautent le plus aux yeux :
« unisolationnisme » américain1, retour de la Russie, montée en gamme de la
Chine, affaiblissement relatif de la France et des pays européens.
Après le départ de Nikki Haley le 31 décembre 2018, les États-Unis prirent
neuf mois pour nommer un nouvel ambassadeur à l’ONU, Kelly Craft,
manifestant avec éclat leur dédain pour l’organisation. Le Conseil de sécurité
est désormais le théâtre d’un subtil pas de deux sino-russe. La Russie bloque
toute résolution condamnant les crimes commis par le régime de Damas
depuis 2011, souvent avec l’abstention complice de la Chine. Sur le Proche-
Orient, Pékin suit Moscou comme dans le cas des sanctions applicables au
Yémen.

Une super-agence de secours international ?


C’est également au Proche-Orient qu’apparaissent le plus nettement les
interrogations sur le rôle de l’ONU. Cette dernière se voit, par exemple,
marginalisée dans le règlement politique de la guerre en Syrie : paralysée par
les divisions des membres permanents, elle a pris en marche le train des
négociations d’Astana pilotées par la Russie, l’Iran et la Turquie.
En revanche, elle occupe une place centrale dans la gestion humanitaire de
la crise. Le Programme alimentaire mondial (PAM) distribue des centaines de
milliers de rations alimentaires d’urgence aux populations du nord-ouest de la
Syrie, victimes de la guerre qui ravage le pays depuis 2011. Le Haut-
Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) pilote le soutien aux
quelque 9 millions de déplacés (6,6 millions de Syriens, 2,1 millions
d’Irakiens, 280 000 Yéménites). Devant le Conseil de sécurité, l’envoyé
spécial de l’ONU pour la Syrie, Geir O. Pederson, a réclamé un cessez-le-feu
pour faire face à la pandémie de Covid-19. Exerçant son magistère moral le
30 mars 2020, António Guterres, secrétaire général de l’ONU, a étendu cet
appel à tous les conflits. Sera-t-il entendu ?
L’engagement humanitaire de l’ONU est patent. Mais l’organisation doit-
elle se contenter d’être une super-agence de secours international,
abandonnant toute fonction de régulation politique au risque de voir la société
internationale sombrer dans le chaos ? Il est aisé de la critiquer quand la
responsabilité incombe aux États qui naviguent à vue en fonction de leurs
seuls intérêts. On pourrait voir dans les tensions au Moyen-Orient une sorte
de crash-test mettant avant tout au défi la volonté des gouvernements de
coopérer à un ordre pacifique, juste et durable plutôt que de laisser libre cours
aux tentations du « soleil noir de la puissance2 ».
La crise syrienne, sorte de précipité des mutations géopolitiques en cours,
dépasse l’ONU. Elle implique directement non seulement trois membres
permanents (Russie, États-Unis, France), mais aussi des puissances
régionales comme la Turquie ou l’Iran, sur fond de crise migratoire et
d’explosion des inégalités dans la sous-région. Elle traduit une divergence sur
les règles du jeu international, inédite par son ampleur depuis 1945 : d’un
côté, une vision conforme à la Charte, fondée sur l’égalité souveraine des
États et la non-ingérence ; de l’autre, une nouvelle vision, marquée par la
contestation, au nom des droits de l’homme, de cette souveraineté (devoir
d’ingérence humanitaire, « responsabilité de protéger »3).
La Russie et la Chine s’affirment en défenseuses de la première, justifiant
ainsi leur soutien au régime légal de Damas confronté à une insurrection
appuyée de l’extérieur. La France et les États-Unis, dans le droit fil des
actions menées au Kosovo en 1999 et en Libye en 2011, penchent vers la
seconde. En janvier 2018, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis ont
ainsi, sans autorisation du Conseil de sécurité, bombardé des installations
syriennes soupçonnées d’abriter la fabrication d’armes chimiques. Ils ont
justifié cet acte illégal par les violations graves et répétées du droit
international humanitaire par Damas, notamment l’utilisation d’armes
chimiques. Il n’en demeure pas moins que trois membres permanents du
Conseil de sécurité, qui devraient montrer l’exemple, se sont permis
d’outrepasser les règles « claires » (selon l’expression d’Antonio Guterres)
régissant le recours à la force. La France, qui se pose en gardienne du temple
onusien et en chantre d’un « multilatéralisme fort », ne craint pas les
contradictions.
Tant que les cinq membres permanents (Chine, États-Unis, Royaume-Uni,
Russie et France) ne se seront pas accordés, comme ils l’ont fait en 1945, sur
une conception commune du droit international, la solution à certaines crises
sera considérablement retardée. À ce titre, beaucoup de critiques adressées à
l’ONU devraient en réalité être dirigées vers les États membres qui ont perdu
le souffle qui les a conduits, il y a tout juste 75 ans, à refonder l’ordre
international.
Au Moyen-Orient, l’organisation confirme l’importance de son action
humanitaire, sans laquelle des millions de personnes ne pourraient pas
survivre. Mais tout dépend de l’engagement des États, qui restreignent leurs
contributions de façon inédite. Le 21 août 2019, la coordinatrice humanitaire
de l’ONU pour le Yémen, Lise Grande, a annoncé que seuls 3 des 34
programmes prévus pourraient être financés. Dans ce pays du golfe Persique,
12 millions de personnes ont besoin d’aide alimentaire et sanitaire.
Le sort réservé aux réfugiés palestiniens illustre également cette mauvaise
passe pour la solidarité internationale. En décembre 2019, le mandat de
l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de
Palestine dans le Proche-Orient (UNWRA) a été renouvelé pour trois ans à
une écrasante majorité par l’Assemblée générale de l’ONU. Environ
5,6 millions de personnes bénéficient de son soutien (santé, éducation, aide
sociale) pour un budget de 1,4 milliard de dollars.
Alors que, pour imposer le « plan Trump » aux Palestiniens, les États-Unis
ont brutalement coupé leurs crédits (de 360 millions de dollars en 2018 à
60 millions début 2019, puis zéro), la Chine a, en grande pompe, versé un
million de dollars supplémentaire en juillet 2019. Cela traduit le désintérêt
américain et l’investissement croissant de Pékin. Confrontée à une crise
budgétaire sans précédent, l’UNWRA a été contraint d’économiser près de
500 millions de dollars en deux ans. Le parti pris américain jette une lumière
crue sur la timidité des autres acteurs : face au « plan de paix » pour la
Palestine formulé unilatéralement en janvier 2020 par les États-Unis,
contraire au droit international, la réponse du Quai d’Orsay fut assez molle, et
celle de l’Union européenne uniquement verbale.
Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, entendu par le
Conseil de sécurité le 24 février 2020, renonça à demander le vote d’une
résolution. Et Washington s’est bien gardée d’en déposer une de son côté. Sur
la question palestinienne, la dichotomie relevée plus haut s’expose avec
éclat : la politique pour les États, l’humanitaire pour l’ONU. « Tant qu’il n’y
aura pas de solution juste et durable au sort des réfugiés palestiniens, nous
sommes la seule agence capable de fournir le type de services essentiels
auxquels les réfugiés palestiniens ont droit », a pourtant rappelé Christian
Saunders, commissaire général par intérim de l’UNWRA fin janvier.
Malgré tout, l’ONU tente de jouer son rôle de forum international
permettant d’exposer les crises, de dénouer les tensions, de réaffirmer les
principes du droit international. Ainsi l’Assemblée générale avait-elle
dénoncé, le 9 décembre 2016, face à un Conseil de sécurité paralysé, les
crimes et violences commis en Syrie, appelant tous les États impliqués à
respecter le droit international humanitaire. Elle avait souligné la nécessité de
régler durablement la crise par un processus politique conduit par les Syriens.
Ce type de prise de position est rarissime, le maintien de la paix dans des
situations particulières relevant de la compétence du Conseil de sécurité. Pour
contourner cet obstacle, elle avait invoqué la résolution « Unis pour le
maintien de la paix », dite résolution Dean Acheson, du nom du secrétaire
d’État américain qui l’avait inspirée en 1950, durant la guerre de Corée4.
Celle-ci prévoit que l’Assemblée peut « examiner » une situation si le
Conseil de sécurité « manque à sa responsabilité » d’en traiter lui-même.

Faire évoluer le droit, offrir une tribune


On peut regarder avec circonspection ce type de résolutions qui relèvent
trop souvent de l’incantation. Cependant, elles constituent aussi des
marqueurs, des signaux politiques, à destination des acteurs privés et publics
nationaux et internationaux.
Face au « plan de paix » américain pour la Palestine, A. Guterres a par
exemple rappelé la position de l’ONU : deux États (Israël et la Palestine)
« vivant côte à côte dans la paix et la sécurité à l’intérieur de frontières
reconnues, sur la base des lignes antérieures à 19675 ». De son côté, le
Conseil de sécurité ne peut jamais agir contre les violations du droit
international commises par Israël (colonisation) en raison du parti pris des
États-Unis, qui recourent systématiquement au veto, à une exception près
(résolution 2334 du 23 décembre 2016, adoptée grâce à l’abstention de
Washington à la fin du mandat de Barack Obama).
Les résolutions, contraignantes ou pas, peuvent également contribuer à
faire évoluer le droit international. C’est ainsi à l’occasion du massacre de
milliers de Kurdes par l’Irak de Saddam Hussein que le Conseil de sécurité
avait, en 1988, étendu aux violations systématiques des droits de l’homme la
définition des « menaces à la paix » qui justifient son intervention au regard
de la charte de l’ONU. Auparavant, une acception plus étroite prévalait, liée à
la violence armée internationale. L’organisation joue ici son rôle : définir les
règles qui régissent les relations internationales.
L’ONU offre une précieuse tribune à des mouvements trop faibles pour se
faire entendre face à des États ou à des institutions puissantes. On se
souvient, par exemple, que c’est à l’Assemblée générale que le président de
l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) Yasser Arafat a formulé sa
première grande offre de paix à Israël, le 13 novembre 1974. Depuis 2012, la
Palestine bénéficie du statut d’« État non membre » de l’ONU, son adhésion
pleine et entière étant rendue impossible par un probable veto américain. Ce
statut lui confère une reconnaissance symbolique, mais aussi l’accès à
certaines réunions et moyens de l’organisation. Toujours dans l’optique de
dévoiler et analyser des événements graves qui pourraient, sans cela, passer
inaperçus, notons l’action de rapporteurs spéciaux ou des commissions
d’enquête. Le 6 avril 2020, par exemple, un comité d’enquête de l’ONU a
révélé les bombardements de plusieurs hôpitaux syriens en violation du droit
international.
Une certaine théâtralité gagne parfois les instances onusiennes, y compris
le Conseil de sécurité, sorte de « temple », selon l’expression de
l’ambassadeur Jean-Marc de La Sablière, où l’on peut commodément faire
résonner sa voix6. Mais les prêtres du temple se livrent parfois à une
pantomime sinistre comme lorsque, en 2003, le secrétaire d’État américain
Colin Powell y avait brandi une petite fiole supposée contenir un produit
chimique meurtrier fabriqué par l’Irak de Saddam Hussein. Face à lui, le
ministre français des Affaires étrangères Dominique de Villepin y avait prôné
avec éloquence le règlement pacifique des différends, dans une crise qui
devait se conclure par la désastreuse intervention militaire des États-Unis en
Irak… sans l’aval de l’ONU. Certes, l’organisation n’a pas empêché cette
guerre, mais elle l’a rejetée hors du droit. Rien ne pouvait sans doute, à
l’époque, arrêter l’hyperpuissance américaine meurtrie par les attentats du 11
Septembre. La menace du veto français a peut-être préservé l’ONU d’un
discrédit durable, voire mortel.
Les échanges tendus sur la guerre d’Irak confirment que l’ONU s’adapte
aux soubresauts de la société internationale. Le 12 septembre 2001, le
lendemain des attentats, le Conseil de sécurité, réuni d’urgence, avait estimé
que ceux-ci constituaient une menace à la paix et à la sécurité internationales,
élargissant ainsi la définition de ces notions fondamentales autorisant
l’organisation à agir au nom de la sécurité collective. Le Conseil de sécurité
avait approuvé l’invocation par Washington du principe de légitime défense
(article 51 de la Charte) pour bombarder l’Afghanistan. Il n’avait pas été
question de l’implication de l’Arabie saoudite dans les attentats.
Depuis 2001, la lutte contre le terrorisme a élargi les compétences du
Conseil de sécurité qui peut, dans ce cadre, traiter du gel d’avoirs bancaires
destinés à financer des attentats, des mesures pénales dérogatoires envers des
individus soupçonnés, de la lutte contre le blanchiment d’argent (résolution
1373 du 28 septembre 2001). Aucune définition précise du terrorisme n’a été
adoptée par l’Assemblée générale depuis que la question lui a été posée en
1970 : les pays du Sud craignent une criminalisation des mouvements de
libération, y compris en Palestine. L’ONU est parfois directement visée par
les terroristes, comme lors de l’explosion de son quartier général à Bagdad
qui avait tué son représentant, Sergio Viera de Mello, le 18 août 2003. En
2020, la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak (Manui) se trouve
prise entre deux feux : les attentats perpétrés par Daech et les ripostes
américaines.
Alors que l’ONU fête ses 75 ans en 2020, il appartient aux 193
gouvernements qui la composent, en particulier aux plus puissants d’entre
eux, de renouer un dialogue fécond, notamment au Proche-Orient, pour que
cet anniversaire ne marque pas son crépuscule. Une annexion, même
partielle, de la Cisjordanie par Israël, en violation flagrante du droit
international et contre l’avis de la quasi-totalité des États du monde, pourrait
marquer le retour à la « loi de la jungle » internationale.

Pour en savoir plus


Ronald HATTO, Le Maintien de la paix. L’ONU en action, Armand
Colin, Paris, 2015.
Nikolaï KOŽHANOV, « Que cherche la Russie au Proche-Orient ? », Le
Monde diplomatique, mai 2018.
Jean-Marc DE LA SABLIÈRE, Le Conseil de sécurité de l’ONU.
Ambitions et limites, Larcier, Bruxelles, 2018.
Anne-Cécile ROBERT et Romuald SCIORA, Qui veut la mort de
l’ONU ?, Eyrolles, Paris, 2018.
Julia ROY, L’ONU et les réfugiés palestiniens. Le rôle de l’UNRWA,
L’Harmattan, Paris, 2016.

1. L’expression est de François Delattre, représentant permanent de la France à l’ONU (2014-2019).


2. Titre d’une biographie de Napoléon rédigée par Dominique de Villepin.
3. Anne-Cécile ROBERT, « Origine et vicissitude du “droit d’ingérence” », Le Monde diplomatique,
mai 2011.
4. Jacques LEPRETTE, « Le Conseil de sécurité et la résolution 377A (1950) », Annuaire français de
droit international, Paris, 1988.
5. Propos tenus le 3 février 2020 à New York, devant le Comité pour l’exercice des droits inaliénables
du peuple palestinien.
6. Jean-Marc DE LA SABLIÈRE, Indispensable ONU, Plon, Paris, 2017.
Le sabotage de l’accord de Vienne et ses conséquences

François Nicoullaud
Analyste de politique internationale, ancien ambassadeur de France
en Iran

L’accord nucléaire conclu le 14 juillet 2015 à Vienne entre l’Iran, d’une


part, l’Allemagne, la Chine, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne et
la Russie, d’autre part, a clos une douzaine d’années d’âpres négociations.
Celles-ci avaient été lancées en octobre 2003 par la France, l’Allemagne et la
Grande-Bretagne. Ces trois États ont été rejoints à partir de 2006 par la
Russie et la Chine, puis par les États-Unis. D’abord pilotées par les
Européens, ces négociations ont connu des hauts et des bas – surtout des bas,
à vrai dire. Début 2013, le président Obama, désireux d’obtenir un accord
avant la fin de son second mandat, confie le dossier à son nouveau secrétaire
d’État, John Kerry, avec mission d’aboutir. Côté iranien, le printemps voit
l’élection d’un président modéré, Hassan Rohani, désireux d’en finir avec les
lourdes sanctions infligées à son pays. Ces ouvertures offrent une occasion
décisive.
Après deux ans de dures discussions, d’abord secrètes entre Américains et
Iraniens, puis élargies aux cinq autres pays impliqués, un accord est enfin
atteint à Vienne. Mais il souffre dès l’origine d’une grave faiblesse. Les
négociateurs américains, en effet, ne veulent pas qu’il prenne la forme d’un
traité au sens du droit international, afin d’éviter d’avoir à le soumettre au
Congrès, où il se heurterait à une majorité hostile à l’Iran. Ce sera donc une
sorte d’arrangement administratif, un simple « plan commun d’action »,
comme l’indique son intitulé en anglais : Joint Comprehensive Plan of Action
(JCPOA).
Les négociateurs américains veillent à ce que le mot « accord »
n’apparaisse nulle part dans la centaine de pages du texte. Le document n’est
pas signé ; il entre en vigueur par une déclaration commune. Enfin, lorsqu’il
est soumis au Conseil de sécurité, ce dernier « approuve » le JCPOA,
« appelle instamment » à son application, mais sans en rendre le respect
obligatoire en vertu de la Charte des Nations unies.
C’est ainsi qu’après une brève période d’application par une administration
américaine finissante, la mise en œuvre du JCPOA se voit remise en cause en
octobre 2017 par le nouveau président, Donald Trump. Celui-ci, pendant sa
campagne, a régulièrement dénoncé « le pire accord jamais signé par les
États-Unis ». Outre le fait qu’il a été conclu par Barack Obama, qu’il poursuit
d’une haine tenace, il reproche au JCPOA, à l’unisson des « faucons »
américains, de ne retarder que d’une dizaine d’années la capacité iranienne
d’accession à l’arme nucléaire. Et il lui fait grief d’avoir omis de traiter les
autres sujets de contentieux de la communauté internationale avec l’Iran : le
développement inquiétant de son arsenal balistique, ses ambitions
hégémoniques sur son environnement.

Le ravage des sanctions américaines


Dès lors, rien ne parvient à le faire changer d’avis : ni les arguments des
quelques personnes de bon sens qui l’entourent, bientôt écartées, ni les
objurgations de ses pairs, notamment européens, parmi lesquels le président
français, Emmanuel Macron, déploie le plus d’efforts. En mai 2018, Donald
Trump décide de retirer sans plus attendre les États-Unis du JCPOA.
La décision est d’effet immédiat : les sanctions américaines s’imposent à
nouveau à l’Iran, mais aussi à tous ses partenaires commerciaux. Le JCPOA
ne les avait pas abolies, en l’absence de vote du Congrès, mais avait du moins
effacé leurs effets dits « secondaires », qui obligeaient de fait à s’y soumettre
toutes les entreprises ayant le moindre lien avec les États-Unis, notamment
les entreprises européennes. Après une brève embellie, les voilà donc à
nouveau contraintes de rompre avec l’Iran. Craignant toutefois de déstabiliser
le marché du pétrole, l’administration américaine autorise quelques grands
clients de l’Iran comme la Chine, l’Inde, le Japon… à continuer, pour des
quantités et des périodes limitées, à acheter du pétrole iranien. Mais Trump
ne doute pas qu’en quelques mois il sera parvenu à mettre l’Iran à genoux, à
le faire revenir à la table de négociation, à le plier à ses conditions.
La suite des événements ne répond pas à ses attentes. L’Iran et ses cinq
partenaires restants au sein du JCPOA décident de maintenir malgré tout
l’accord en vie. L’Iran veille scrupuleusement à ne pas être pris en défaut par
l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) quant à ses obligations
découlant de l’accord, notamment sur la limitation du nombre de ses
centrifugeuses en activité, et le plafonnement, en volume et en degré
d’enrichissement, de son stock d’uranium. Il qualifie cette ligne de conduite
de « patience stratégique ». Mais il n’est guère récompensé car, malgré leur
volonté politique, ses partenaires, notamment européens, ne parviennent pas à
lui assurer au moins une partie des bénéfices qu’il escomptait tirer de son
attitude. Les banques, les entreprises ne suivent pas. Elles n’entendent pas
sacrifier leurs positions sur le marché mondial et sur le marché américain
pour les beaux yeux de la République islamique.
L’économie iranienne se dégrade, la population souffre, mais le régime ne
rompt pas. Il n’écarte pas l’idée de négociation, mais demande que les États-
Unis reviennent au préalable au sein du JCPOA. Cette exigence est
évidemment inacceptable pour le président américain, qui décide au
contraire, à compter d’avril 2019, de durcir ses sanctions en plusieurs vagues,
en commençant par supprimer presque toutes les exemptions en matière
d’exportation de pétrole. Là, les Iraniens se rebiffent et décident d’opposer
une « résistance maximale » à la « pression maximale » américaine.
Cette nouvelle posture se déploie sur deux fronts. Sur le front régional,
l’Iran envoie des signaux de plus en plus appuyés à ses adversaires de la
péninsule Arabique et, au-delà, aux Américains eux-mêmes. Entre mai et
juin 2019, des pétroliers sont mystérieusement frappés dans les environs du
détroit d’Ormouz puis, en septembre, des drones et des missiles de croisière
détruisent des installations pétrolières saoudiennes. Ces attaques ne sont pas
revendiquées, mais leur signature est aisément déchiffrable, ainsi que leur
message : « Puisque nous sommes empêchés d’exporter notre pétrole, nous
pouvons entraîner tout le monde dans notre chute. » Et entre les deux
épisodes, fin juin, un drone américain trop curieux a été abattu par un missile
iranien. Une façon de signifier à Washington que l’Iran n’a pas l’intention de
se laisser intimider par le déploiement des forces américaines dans le golfe
Persique.
Le second front est celui des affaires nucléaires. Là, le message s’adresse
d’abord aux Européens. Tant qu’ils ne parviendront pas à desserrer l’étau des
sanctions américaines, tant qu’ils seront incapables de lui offrir la
récompense prévue pour avoir accepté un contrôle renforcé de ses activités
nucléaires, l’Iran s’affranchira progressivement, de deux mois en deux mois,
de ses obligations au titre du JCPOA. Téhéran se dit néanmoins toujours
attaché à l’accord, et prêt à revenir à son strict respect dès qu’il pourra en
percevoir les dividendes.
C’est ainsi qu’il franchit le plafond fixé à son stock d’uranium enrichi, puis
le seuil d’enrichissement de son uranium, s’exonère des restrictions posées à
ses recherches sur des centrifugeuses plus avancées et enfin ne se sent plus lié
par le nombre maximal de centrifugeuses en activité. Mais tout cela se fait
par petites touches, sans geste provocateur. Et, surtout, l’Iran continue
d’accepter les contrôles renforcés de l’AIEA sur ses activités nucléaires dans
le cadre de l’accord de Vienne. Tous les coups de canif au JCPOA sont donc
donnés en plein jour, et dûment référencés dans les rapports de l’AIEA.
Mais, là non plus, cette politique ne produit pas les résultats escomptés.
Certes, les Émirats arabes unis, craignant pour leur prospérité après les
premiers coups de semonce iraniens, reprennent langue avec Téhéran.
L’Arabie saoudite elle-même fait passer des messages pour dire qu’elle est
prête à composer. Et Trump, quand un de ses drones est abattu, renonce à des
représailles qui auraient entraîné des morts. Pourtant, le premier mort viendra
en décembre 2019, lorsqu’un Américain sera tué sur une base américaine en
Irak par une roquette probablement tirée par une milice locale proche de
l’Iran. Et là, une brusque spirale de violence se déchaîne. Les représailles
américaines sur des bases de miliciens irakiens sont suivies d’une
manifestation populaire à Bagdad forçant la première enceinte de protection
de l’ambassade américaine. Vient alors une réplique de Washington : à
l’aéroport de Bagdad, une frappe de drone tue le général iranien Qassem
Soleimani et le principal coordinateur des milices irakiennes, Abou Mehdi al-
Mohandes. L’Iran, où la mort de Soleimani soulève une émotion immense,
répond à force ouverte par des frappes balistiques sur deux bases américaines
en Irak, faisant plusieurs dizaines de blessés sérieux, mais pas de mort. Et
pour ajouter au drame, la défense antiaérienne iranienne abat par erreur, près
de Téhéran, un avion civil ukrainien, faisant 176 victimes. L’escalade s’arrête
alors au bord du gouffre.

Côté nucléaire, rien de nouveau


Les Européens ne se montrent guère plus brillants. Les premières
infractions iraniennes à l’accord de Vienne ne les ont pas fait bouger, tout
juste émettre des communiqués demandant à l’Iran de revenir à ses
obligations. En février 2020, ils se résolvent à mettre en œuvre le processus
de règlement des différends prévu par le JCPOA. Un désaccord persistant
pourrait alors conduire à rétablir les sanctions infligées à l’Iran par le Conseil
de sécurité de 2006 et 2010, précisément supprimées à la suite de l’accord de
Vienne.
Mais l’Iran a fait savoir depuis longtemps qu’il quitterait l’accord, voire le
Traité de non-prolifération nucléaire, s’il était à nouveau traîné devant le
Conseil de sécurité. L’on entrerait alors dans un scénario à la nord-coréenne,
pouvant conduire au franchissement fatidique du seuil débouchant sur la
possession de l’arme nucléaire. Les Européens précisent donc qu’ils n’ont pas
l’intention de pousser le dossier jusqu’au Conseil de sécurité. Quant au
rétablissement d’échanges commerciaux minimaux avec l’Iran, notamment
par l’achat de son pétrole, rien ne bouge.
Tant la question régionale que le dossier nucléaire sont donc à l’arrêt. Si
les situations s’étaient figées en un point d’équilibre, elles seraient tolérables.
Mais tel n’est pas le cas. À Téhéran, on répète que l’Iran ne sera vengé de la
mort de Soleimani que le jour où tous les Américains auront quitté la région.
À Bagdad, où le Parlement a pris position en faveur du départ des troupes
américaines, les milices pro-iraniennes continuent de les provoquer.
À Vienne, le directeur général de l’AIEA met les Iraniens en difficulté en
exigeant que ses inspecteurs aient accès à des sites où ils auraient entreposé
documents, équipements et matériel relatifs à leur ancien programme
clandestin de mise au point d’une arme nucléaire. Ce programme a certes été
interrompu depuis au moins une dizaine d’années, mais l’agence conserve le
devoir de faire sur lui toute la lumière. L’Iran s’y refuse, voyant en cette
affaire la main des Israéliens, qui ont en effet mené sur son sol un raid pour
récupérer certains de ces documents, et, bien entendu, celle des Américains.
À Washington, les « faucons », qui demandent sans relâche l’application de
sanctions de plus en plus dures à l’égard de l’Iran, espèrent ardemment que
ce dernier cédera bientôt. Pas question, donc, de relâcher la pression.
En termes de politique intérieure, aucune ouverture ne se dessine non plus.
Depuis les élections de février 2020, le Parlement iranien est dominé par les
conservateurs, enfermés dans leur logique obsidionale. Le président Rohani,
qui avait tout misé sur le succès du JCPOA, parcourt comme une marche au
supplice les derniers mois de son second et ultime mandat. Les plus durs du
régime, et notamment les Pasdaran ou Gardiens de la révolution, sont sans
doute tentés de pourrir la campagne électorale de Trump, qui joue sa
réélection en novembre 2020.
Or Trump ne peut se permettre de paraître faible devant sa base électorale.
Mais cette même base, qui nourrit une profonde antipathie pour l’Iran, ne
veut plus de guerres lointaines, sales, coûteuses en argent et en vies
américaines. Il ne lui reste donc que la voie étroite des sanctions.
Devant ces dynamiques contraires, les Européens sont paralysés. Ils n’ont
jamais osé condamner à haute voix les États-Unis pour avoir cassé l’élan du
JCPOA, ce qui aurait trop entamé leur relation indéfectible à l’Amérique. Ils
n’ont jamais osé non plus mettre en place chez eux des instruments
comparables à l’Office of Foreign Assets Controls (OFAC), impitoyable
machine d’intimidation et de punition des entreprises récalcitrantes aux
réglementations américaines, ce qui aurait ouvert un conflit frontal avec
Washington. Les voilà donc neutralisés.
S’ajoutant à ce sombre tableau, est apparue la pandémie du coronavirus
qui, aussitôt après la Chine, a frappé l’Iran de façon dramatique, puis
l’Europe, l’Amérique et les autres continents. Elle a repoussé beaucoup
d’autres sujets au second plan, et assourdi un certain nombre de querelles.
En ce qui concerne le sort de l’Iran, de son programme nucléaire, de sa
population soumise aux terribles coups de la nature et des hommes, il semble
qu’il faille passer le cap de l’élection présidentielle américaine pour voir
quelles solutions, parfaites ou imparfaites, pourraient se dessiner. Trump, s’il
est réélu, donc libéré du souci de sa réélection, cherchera-t-il du côté de
l’Iran, même au prix de concessions, le grand succès diplomatique qui
pourrait enfin marquer sa présidence ? Si un autre président arrive, tendra-t-il
la main à l’Iran ? Le prochain président iranien qui devra être élu en 2021,
même conservateur confirmé, saisirait-il de telles occasions ? Peut-être, s’il
n’a rien à prouver en matière de loyauté au régime. En relations
internationales, les opportunités de résolution de conflits naissent souvent de
combinaisons nouvelles, parues avec le temps. Cette pensée permet à
l’optimisme de n’être pas entièrement étouffé.

Pour en savoir plus


Guillaume BEAUD, « La France et le nucléaire iranien : enjeux
bureaucratiques et politique étrangère », Politique étrangère, IFRI,
hiver 2019.
Marie-Hélène LABBÉ, La Quête nucléaire de l’Iran, Presses de
l’université Paris-Sorbonne, Paris, 2020.
Clément THERME (dir.), L’Iran et ses rivaux. Entre nation et
révolution, Passés composés, Paris, 2020.
Les auteurs

Romain Aby Docteur de l’Institut français de géopolitique,


spécialiste du cyberespace arabophone.
Matthieu Directeur du Shift Project, groupe de réflexion sur la
Auzanneau transition énergétique, auteur d’Or noir. La grande
histoire du pétrole, La Découverte, Paris, 2016 (nouv.
éd.).
Isabelle Avran Journaliste.
Bertrand Badie Sciences Po Paris.
Dominique Bari Journaliste.
Denis Bauchard Conseiller spécial Moyen-Orient, Institut français des
relations internationales (IFRI).
Myriam Benraad Politologue, spécialiste du Moyen-Orient, professeure
à l’Institut libre d’étude des relations internationales
(ILERI) et chercheuse associée à l’Institut de
recherches et d’études sur le monde arabe et
musulman (IREMAM, CNRS).
Karim Émile Bitar Directeur de l’Institut des sciences politiques
de l’université Saint-Joseph de Beyrouth, chercheur
associé à l’Institut de relations internationales et
stratégiques (IRIS).
Laurent Bonnefoy Chercheur CNRS au Centre français d’archéologie et
de sciences sociales (CEFAS).
Hamit Bozarslan Historien et sociologue du fait politique au Moyen-
Orient, directeur d’études à l’École des hautes études
en sciences sociales (EHESS).
Professeur émérite des universités.
Jean-Paul
Chagnollaud
Frédéric Charillon Professeur des universités en science politique
(UCA), coordonnateur des enseignements de
questions internationales à l’École nationale
d’administration (ENA).
Thierry Coville Chercheur à l’Institut de relations internationales et
stratégiques (IRIS).
Sylvain Cypel Journaliste, spécialiste des États-Unis.
Aurélie Daher Politologue et historienne, spécialiste du Liban et du
chiisme politique, enseignante à l’université Paris-
Dauphine et Sciences Po Paris.
Igor Delanoë Directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe
(Moscou).
Philippe Droz- Professeur de science politique, Sciences Po
Vincent Grenoble.
Franck Fregosi Politologue, chargé de recherche au CNRS à
l’université Robert-Schuman de Strasbourg,
responsable scientifique de l’Observatoire du
religieux.
Philip Golub Professeur, Université américaine de Paris (AUP).
Alain Gresh Directeur du journal en ligne OrientXXI.info.
Rayan Haddad Docteur en relations internationales de Sciences Po
Paris et membre du Cercle des chercheurs sur le
Moyen-Orient (CCMO).
Bernard Hourcade Directeur de recherche émérite au Centre national de
la recherche scientifique (CNRS), Centre de
recherche sur le monde iranien, Paris.
Ahmet Insel Professeur émérite, université Galatasaray.
Sylvie Jan Présidente de l’association France-Kurdistan.
Henry Laurens Professeur au Collège de France, chaire d’histoire
contemporaine du monde arabe.
Agnès Levallois Maîtresse de recherche à la Fondation pour la
recherche stratégique (FRS), vice-présidente de
l’Institut de recherche et d’études Méditerranée
Moyen-Orient (iReMMO), chargée de cours à
Sciences Po.

Sandrine Mansour Chercheuse associée au Centre de recherche


internationale et atlantique (CRHIA), université de
Nantes.
François Nicoullaud Analyste de politique internationale, ancien
ambassadeur de France en Iran.
Alhadji Bouba Enseignant à l’université Bordeaux Montaigne,
Nouhou chercheur associé au Centre Montesquieu de
recherche politique (CMRP)-Institut de recherche
Montesquieu (IRM).
Karim Pakzad Ancien enseignant à l’université de Kaboul, chercheur
associé à l’Institut de recherches internationales et
stratégiques (IRIS).
Anne-Cécile Robert Professeur associé à l’Institut d’études européennes
(université Paris-VIII), journaliste au Monde
diplomatique, auteur, avec Romuald Sciora, de Qui
veut la mort de l’ONU ?, Eyrolles, Paris, 2018.
Manon-Nour Politologue, université de Reims Champagne-
Tannous Ardenne, chercheuse associée au Centre Thucydide
(université Paris-II) et à la chaire d’histoire
contemporaine du monde arabe au Collège de France.
Dominique Vidal Journaliste et historien, auteur de nombreux ouvrages
sur le Proche-Orient.

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