Etat Du Monde en 2021
Etat Du Monde en 2021
Etat Du Monde en 2021
Bertrand Badie
et Dominique Vidal
Le Moyen-Orient
et le monde
L’état du monde 2021
Présentation
Entre le « Proche-Orient » qu’il tend à intégrer et l’« Extrême-Orient »,
potentiel adversaire d’un Occident dominant, le Moyen-Orient apparaît
comme un trait d’union rebelle, une marge et un espace d’affrontement
permanent.
Certes, cette région hors normes a une histoire propre, une dynamique forte
liée à sa densité sociale et à son passé, mais elle n’a cessé d’être l’otage d’un
jeu international qui la harcèle depuis des siècles, au nom de la foi, de
l’ambition des conquérants, du pétrole ou tout simplement des stratégies qui
opposèrent les vieilles puissances. Ces interactions renouvellent le regard,
conduisant à une analyse internationale du Moyen-Orient. Si l’actualité
traduit le désarroi et l’impuissance des imitateurs de sir Mark Sykes et
François Georges-Picot, elle montre aussi que l’actuelle réinvention du
Moyen-Orient reflète celle du monde.
Après avoir retracé la formation de ce « cratère », du XIXe siècle à
aujourd’hui, en passant notamment par la création d’Israël, la crise pétrolière
et la révolution iranienne, les auteurs mettent en évidence les principaux
acteurs – sans oublier la pandémie de Covid-19 – des grands conflits qui
endeuillent le Moyen-Orient contemporain et rejaillissent sur le monde entier
(de l’interminable tragédie palestinienne aux terribles guerres syrienne,
irakienne, afghane et yéménite), les embarras des puissances internationales
et régionales, ainsi que le curieux bras de fer saoudo-iranien et ses
conséquences dans le Golfe et dans toute la région.
Les auteurs
Bertrand Badie, professeur émérite à l’IEP de Paris (Sciences Po), s’est
imposé comme l’un des meilleurs experts en relations internationales. Il est
l’auteur d’une trentaine d’ouvrages qui font référence.
Dominique Vidal, journaliste et historien, auteur de nombreux livres sur le
Proche-Orient, est spécialiste des questions internationales.
Collection
État du monde
Copyright
Composé par Facompo à Lisieux
Conception graphique de la couverture : Ferdinand Cazalis
En couverture : Manifestation de la Grande Marche du retour, bande de
Gaza, 4 mai 2018 © Mohammed Zaanoun /ActiveStills.
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Les auteurs
Introduction
Bertrand Badie
Sciences Po Paris
Logiques d’inversion
Cette logique ne restera pas l’apanage du seul Moyen-Orient : on la
retrouve ensuite un peu partout, à mesure que l’on sort de la bipolarité
classique. Elle est à l’œuvre dans les régions émergentes, en Asie orientale,
en Afrique où la conflictualité tend à se transformer, échappant à la tutelle
des vieilles puissances, et va même poindre en Amérique latine, lorsqu’une
gauche au profil nouveau succède à la dictature militaire dès la fin des années
1980 et gouverne au Brésil, en Équateur, en Bolivie, voire en Argentine,
autant d’États soudain déconnectés eux aussi des puissances mondiales qui,
significativement, se rapprochèrent aussitôt des régimes moyen-orientaux.
Dans ce contexte, les systèmes politiques qui émergent alors au Moyen-
Orient ne semblent plus subir l’attraction internationale : la République
islamique se construit en Iran sur le slogan « na sharghi na gharbi » (« ni Est
ni Ouest »), rompt avec l’ancien parrain américain tout en disant sa méfiance
à l’égard de l’URSS, doublement suspecte d’incarner l’héritage d’une Russie
historiquement honnie et d’un communisme qui a le tort d’être athée. La
Syrie, l’Algérie, la Libye, le Soudan et l’Irak de Saddam Hussein s’éloignent
d’un patron soviétique moribond, renouent mollement avec Washington,
mais s’intéressent surtout à la conquête du leadership à l’intérieur du monde
arabe. Abandonnée de tout soutien, la résistance palestinienne souffre de ses
rivalités internes qui aggravent les conditions d’apartheid qu’Israël peut
imposer en toute impunité à un peuple qui n’attire plus l’attention ni la
solidarité internationale…
Plus profondément encore, la géométrie politique se transforme selon des
modèles qui n’ont pas été abolis depuis : à côté d’institutions
gouvernementales, faibles et peu légitimes, se redessinent de nouvelles
formes politiques. Le gouvernement royal saoudien se double de réseaux,
religieux et/ou financiers, de fondations pieuses, d’organisations non
gouvernementales (ONG) proclamées humanitaires, productrices de
véritables politiques étrangères qui n’ont rien à voir avec celle officiellement
élaborée à Riyad, et qui agissent en électrons apparemment libres, allant
jusqu’à soutenir certains mouvements jihadistes. La même remarque vaudrait
pour le Qatar, les Émirats arabes unis ou le Koweït, bref partout où s’affirme
la rente pétrolière.
De tels réseaux deviennent des acteurs majeurs de la région, et échappent
mécaniquement à toute tutelle et à tout alignement international, parfois
même à toute visibilité, tout en déployant de subtiles interconnexions
humaines. Plus tard, à mesure que les guerres s’installent, en Irak, en Syrie,
au Yémen, on verra se déployer une autre version de la même dynamique,
avec une incroyable prolifération de milices : au plus fort du conflit syrien,
on en compte plus de mille ! Celles-ci se constituent, se décomposent, se
scindent, s’allient un jour, se combattent le lendemain, obéissant aux lois
d’une microsociologie presque indéchiffrable ou au jeu des petits leaders ou
« big men » qui affinent sans cesse leur stratégie personnelle. À ce compte-là,
la relation diplomatique traditionnelle devient inopérante et ne survit qu’en
s’adaptant péniblement et imparfaitement à un système qui défie les canons
de la géopolitique classique. Cette « désétatisation » de la région prend ainsi
des formes variées : constitution, en Iran, d’un État qui se distingue des
principes du droit constitutionnel classique, dédoublement des formes
étatiques officielles par des « services parallèles » investis d’énormes
pouvoirs plus ou moins autonomes et internationalement incontrôlables
(mukhabarat syriens, DRS puis CSS algérien, Gihaz al-Mukhabarat al-Amma
égyptien, Al-Istikhbarat Al Aamah saoudien, dont le rôle en Syrie fut des
plus importants), ou effondrement plus ou moins complet des États existants
(Yémen, Afghanistan, voire Irak). Autant de tendances qui retournent les
logiques d’hier, accablent les acteurs extérieurs d’incertitudes, les privent de
l’interlocuteur décisif qu’ils pouvaient naguère clientéliser ou négocier.
Mais la complexité ne s’arrête pas là : elle touche désormais les enjeux
eux-mêmes. Autrefois, le jeu était clair : il était nettement géopolitique et
géoéconomique. Il consistait, pour l’Europe, à contrôler et contenir
l’évolution de la plus déterminante de ses marges, gouvernée d’abord par un
Empire ottoman qu’on surveillait, puis par des formes politiques qu’on
plaçait sous tutelle plus ou moins formelle ; rejointes par les États-Unis, les
vieilles puissances complétèrent leur agenda en contrôlant au plus près la
production pétrolière et en contenant l’expansion soviétique, allant jusqu’à
créer, en 1955, le pacte « anticommuniste » de Bagdad. Du côté de Moscou,
il s’agissait de s’ouvrir une voie vers les mers chaudes, de contrer l’Occident,
et, peu à peu, de se ménager quelques clients… Par la suite, cette grammaire
devenait trop simple : la fièvre néoconservatrice conduisit alors Washington à
appliquer au « Greater Middle East » sa fameuse « diplomatie
transformationnelle », à recomposer les régimes à son image, puis, avec
Barack Obama, à veiller plus modestement aux conditions d’une paix
minimale, à moindre coût, dans la discrétion des « light footprints » et des
« leaderships from behind ». Pour sa part, le jeu de Vladimir Poutine visait
progressivement à reprendre place dans la région… mais en ménageant tout
le monde, Tel-Aviv et Riyad inclus ! Autant dire qu’après une courte « folie
des grandeurs » le ton est désormais à suivre davantage qu’à précéder…
D’autant que l’équation pétrolière tend, elle aussi, à se gripper : il y a un
moment que la syntaxe du Quincy est dépassée. L’idée de contrôler au mieux
la production et la commercialisation d’un pétrole bon marché est loin : la
Russie défend son statut de grand producteur de pétrole, ce qui l’oblige à
pactiser avec l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), et en
particulier l’Arabie saoudite ; quant aux États-Unis, la diminution de leurs
propres ressources et leur choix de se lancer dans de nouvelles prospections
et dans l’exploitation du pétrole (et du gaz) de schiste les engagent dans des
stratégies plus complexes qui ne passent plus par une politique du pétrole à
bas prix. Au contraire, un pétrole bon marché nuirait aux équilibres
mondiaux, comme aux nouvelles ressources énergétiques, ainsi que l’a
soudainement révélé la crise pétrolière liée à la pandémie virale, lorsque le
prix du baril a connu, en mars-avril 2020, une chute vertigineuse qui l’a
même amené brièvement à un cours négatif. Face aux « princes du pétrole »,
la puissance américaine passe du rôle de tuteur à celui d’associé rival… Dans
ce jeu, l’Europe n’a pas d’autres choix que de suivre, de préserver un
simulacre de présence pour justifier de son statut international, ou
simplement d’embrasser les princes pour leur vendre des armes…
Est-ce à dire que l’inversion est totale et que le Moyen-Orient contraint et
ne subit plus ? Ce serait absurde de le penser dans un monde plus que jamais
marqué par l’équivoque de l’interdépendance. Trois facteurs, lourds mais
extérieurs, restent ainsi présents dans l’alchimie moyen-orientale :
l’alignement de Washington sur Israël, renforcé depuis la présidence Trump
et alimenté par les puissants lobbies évangélistes américains ; l’obsession
russe du retour dans le jeu international avec le statut de superpuissance
proactive ; la pression d’une économie mondialisée néolibérale qui pèse
douloureusement et dangereusement sur les économies les plus sensibles, à
l’instar de l’économie libanaise en plein naufrage ou, dans une moindre
mesure, de celles de l’Égypte et des pays du Maghreb.
Henry Laurens
Professeur au Collège de France, chaire d’histoire contemporaine
du monde arabe
Hamit Bozarslan
Historien et sociologue du fait politique au Moyen-Orient, directeur
d’études à l’EHESS
1. Voir notamment Edhem ELDEM, Un Ottoman en Orient. Osman Hamdi Bey en Irak, 1869-1871,
Sindbad, Arles, 2010.
2. Cité dans Alain ROUSSILLON, « Durkheimisme et réformisme : fondation identitaire de la sociologie
en Égypte », Annales. Histoire, sciences sociales, no 54/6, 1999, p. 1392.
3. « Je hais ma personne, intensément, et je hais avec elle la vie. Je ne vois en tout que du mal, je
m’attriste de toute chose. Je dédaigne toute chose » (cité par Ph. CARDINAL, in Taha HUSSEIN, Adib ou
l’aventure occidentale, Archipel, Paris, 1988, p. 16).
4. Voir notamment Abdallah LAROUI, Islam et modernité, La Découverte, Paris, 1987, p. 92-93.
5. Hassan KAYALI, Arabs and Young Turks. Ottomanism, Arabism and Islamism in the Ottoman
Empire, 1908-1918, University of California Press, Berkeley/Los Angeles, 1997, p. 193.
6. P. SLUGLETT, « Le parti Ba’ath : panarabisme, national-socialisme et dictature », in Chris
KUTSCHERA, Le Livre noir de Saddam Hussein, Oh ! Éditions, Paris, 2005, p. 91.
7. Michel AFLAK, « L’unité arabe plus haut que le socialisme », in Anouar ABDEL-MALEK, La Pensée
politique arabe contemporaine, Seuil, Paris, 1975, p. 222.
8. Voir Hamit BOZARSLAN, « Les quatre coups de l’année 1979 », L’Histoire. Les collections, no 69,
2015, p. 70-73.
Le Moyen-Orient dans la Guerre froide
Alain Gresh
Directeur du journal en ligne OrientXXI.info
La victoire de Suez
Pour les États-Unis comme pour le Royaume-Uni, il faut « punir » Nasser
et son « neutralisme ». En 1956, la Banque mondiale, sous injonction
américaine, refuse un prêt pour financer le Haut Barrage d’Assouan, un
gigantesque projet qui doit fournir l’électricité nécessaire à l’industrialisation
de l’Égypte et étendre ses terres cultivables. Dans un geste de défi sans
précédent dans la région – si ce n’est la nationalisation en 1951 de l’industrie
iranienne du pétrole dominée par les Britanniques par le Premier ministre
Mohammad Mossadegh, qui provoqua son renversement en 1953 à
l’initiative de la Central Intelligence Agency (CIA) –, le dirigeant égyptien
nationalise, le 26 juillet 1956, la Compagnie du canal de Suez. Il ouvre alors
la voie à une crise qui verra l’invasion de l’Égypte par une coalition israélo-
franco-britannique, une pitoyable aventure qui tourne au fiasco, face au refus
américain de suivre ses alliés européens et aux menaces soviétiques d’une
intervention militaire nucléaire. L’ère de la domination européenne au
Moyen-Orient s’achève.
Nasser en sortira grandi sur le plan intérieur et régional et l’URSS en tirera
un prestige d’autant plus grand qu’elle accepte de financer le Haut Barrage
d’Assouan. Elle n’est pas seulement perçue comme une alliée face à
l’Occident, mais comme un modèle pour sortir rapidement du « sous-
développement », par la création d’une industrie lourde et la mise en œuvre
d’une réforme agraire, l’État jouant un rôle central.
Les années qui suivent marquent la progression du nationalisme
révolutionnaire : création de la République arabe unie (RAU) entre l’Égypte
et la Syrie le 22 février 1958 ; renversement de la monarchie probritannique
de Bagdad le 14 juillet 1958 par de jeunes officiers dirigés par Abdelkarim
Kassem ; proclamation de la République du Yémen le 27 septembre 1962. Il
faut une intervention directe des États-Unis au Liban et des Britanniques en
Jordanie, en application de la « doctrine Eisenhower » qui prévoit une aide
aux pays s’opposant à la politique soviétique, pour éviter la chute de ces deux
régimes pro-occidentaux.
Mais le jeu au Proche-Orient est bien plus complexe que ne le proclame la
vulgate occidentale obsédée par le « péril communiste ». D’une part, les
régimes révolutionnaires arabes souhaitent demeurer indépendants, même
vis-à-vis de leur allié soviétique. D’autre part, ils sont divisés, comme
l’illustre le conflit qui oppose Nasser et Kassem, jusqu’en 1963 qui voit la
chute de ce dernier : rivalités personnelles, conceptions différentes de l’unité
arabe, divergences sur le problème palestinien. En prenant le parti de
Kassem, Moscou voit ses relations se refroidir sérieusement avec Le Caire,
avant de se réchauffer à nouveau, comme le prouve de manière spectaculaire,
en mai 1964, le voyage de plus de deux semaines en Égypte du secrétaire
général du PCUS, Nikita Khrouchtchev, pour inaugurer la fin de la première
phase du Haut Barrage. À la veille de la guerre de 1967, si l’URSS a réussi à
s’implanter solidement au Moyen-Orient, aucun régime ne lui est totalement
acquis ni n’a rejoint le « camp socialiste ». Pourtant, pour les États-Unis et
leurs alliés arabes – au premier rang desquels l’Arabie saoudite –, Nasser
reste l’homme à abattre.
Denis Bauchard
Conseiller spécial Moyen-Orient, IFRI
On le voit, le jeu parfois brouillon des trois puissances régionales que sont
devenues Riyad, Téhéran et Ankara n’a pas contribué à la stabilité du Moyen-
Orient, bien au contraire : il a plutôt aggravé le chaos qui y règne. La Russie
l’a très bien compris en établissant avec chacune d’elles des relations qui
relèvent essentiellement de la Realpolitik et lui ont permis d’étendre son
influence. Mais ces puissances régionales ont des vulnérabilités et des
comportements qui ne leur permettent pas d’atteindre leurs objectifs.
Manifestement, elles n’ont pas tiré les leçons des échecs que les grandes
puissances elles-mêmes ont subis dans cette région en plein chaos.
La révolution iranienne de 1979 et l’émergence
de nouveaux États
Bernard Hourcade
Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre de recherche
sur le monde iranien, Paris
Matthieu Auzanneau
Directeur du Shift Project, groupe de réflexion sur la transition
énergétique
1. Il s’agit de l’Anglo-Iranian Oil Company (aujourd’hui BP), la Gulf Oil (qui fera plus tard partie de
Chevron), la Royal Dutch Shell, la Standard Oil Company of California (SoCal, devenue Chevron), la
Standard Oil Company of New Jersey (Esso, plus tard Exxon, fait maintenant partie d’ExxonMobil), la
Standard Oil Company of New York (Socony, plus tard Mobil, fait désormais également partie
d’ExxonMobil) et Texaco (fusionné plus tard avec Chevron).
2. Oliver MORGAN et Fayçal ISLAM, « Saudi dove in the oil sink », The Observer, 14 janvier 2001.
3. « Implications of worldwide population growth for U.S. security and overseas interests », National
Security Study Memorandum, Washington, décembre 1974, consultable sur <pdf.usaid.gov>, p. 41.
4. « National Security Directive 26 », <www.fas.org>.
5. Relativement, puisque deux porte-avions nucléaires et leurs escadres se relaient toujours dans le
golfe Persique, et que les chefs de la famille Saoud figurent toujours parmi les leaders politiques que les
présidents américains rencontrent le plus souvent.
6. Matthieu AUZANNEAU, « L’Union européennqe risque de subir des contraintes fortes sur les
approvisionnements pétroliers d’ici à 2030 », 23 juin 2020, consultable sur <http://theshiftproject.org>.
Les puissances au Moyen-Orient : dangereux nouveau
« grand jeu » ?
Frédéric Charillon
Professeur des universités en science politique (UCA), coordonnateur
des enseignements de questions internationales à l’ENA
Sylvain Cypel
Journaliste, spécialiste des États-Unis
Le 29 février 2020, les États-Unis annoncent avoir signé avec les talibans
un accord de retrait immédiat de 40 % de leurs forces d’Afghanistan, avant
l’évacuation totale d’ici à avril 2021. Ainsi se clôt la plus longue guerre de
l’histoire américaine. Ainsi se referme aussi l’une des grandes pages
idéologiques de cette histoire. Car l’intervention armée en Afghanistan (à la
tête d’une coalition emmenée par l’Organisation du traité de l’Atlantique
nord [OTAN]), en décembre 2001, n’était pas qu’une réponse des États-Unis
aux attentats gigantesques perpétrés contre eux le 11 septembre 2001 par Al-
Qaida, cette mouvance jihadiste radicale protégée par les talibans, qui
régnaient alors sur leur pays. Elle s’inscrivait dans une vision amplement
partagée à la Maison-Blanche, celle d’une tendance dont le reste du monde
commençait seulement à saisir l’importance : les néoconservateurs
américains.
Pour ceux-là, expulser les talibans du pouvoir n’était que le prélude d’une
entreprise immensément plus ambitieuse : ouvrir un « nouveau siècle
américain » qui verrait les États-Unis imposer à la planète une hégémonie
capable d’endiguer toute rivalité. Et le Moyen-Orient devait servir de rampe
de lancement à l’assouvissement de cette ambition. Un Moyen-Orient perçu
au sens large, comme il l’était dans de nombreux cercles orientalistes anglo-
saxons depuis le XIXe siècle, allant du Maroc aux confins de l’Inde. Car c’est
de cet espace qu’avait surgi la plus grave menace qu’affrontait la démocratie
américaine : Al-Qaida, incarnation de l’islamisme radical, ou
« islamofascisme », un terme dont un des théoriciens du néoconservatisme,
Norman Podhoretz, s’était emparé le premier (en l’appliquant à l’Iran). Face
à cet ennemi, pas question de transiger : il s’agissait de l’éradiquer
définitivement.
Dix-neuf ans plus tard, les États-Unis jugeaient donc n’avoir d’autre choix
que de négocier directement avec cet ennemi démoniaque et, mieux, de
signer un désengagement militaire de l’Afghanistan, tout comme les
Soviétiques avaient retiré leurs troupes, en février 1989, après dix ans de
guerre. Ainsi, après bien d’autres déboires, était scellé l’affligeant destin
d’une idéologie qui avait brièvement dominé la pensée géopolitique
américaine et voulu s’imposer au reste du monde.
Le laboratoire moyen-oriental
Une fois le communisme désagrégé, l’école néoconservatrice fait du
Moyen-Orient son terrain d’expérimentation. Son choix est dicté par divers
motifs : l’importance, à l’époque, des ressources pétrolières de cette région
pour les États-Unis, le contentieux historique avec la République islamique
d’Iran, l’échec partiel ou l’inachèvement de la première guerre du Golfe
(1990-1991), qui n’a pas fait tomber Saddam Hussein, la défense des intérêts
d’Israël, « seule démocratie » au milieu de régimes despotiques, donc seul
allié fiable, etc.
Lorsque les attentats du 11 septembre 2001 surviennent, preuve est faite :
les États-Unis sont en première ligne d’une nouvelle menace planétaire. À
Washington, tout est en place pour passer à l’acte. Dix mois plus tôt, George
W. Bush est devenu président. À l’origine, il n’était pas néoconservateur,
mais il s’est entouré de nombre d’entre eux à la Maison-Blanche. Et Cheney
et Rumsfeld captent la vice-présidence et la Défense (où le néocon Wolfowitz
est numéro deux). Les années suivantes marquent le triomphe du
néoconservatisme. Progressivement façonnée, la « doctrine Bush » fait des
« États scélérats » (evildoers) la cible de sa réponse aux attaques, et théorise
la notion d’« attaque préventive », pourtant prohibée par le droit
international, comme norme acceptable selon les circonstances. Son
administration l’inscrit dès 2002 dans sa « Stratégie de sécurité nationale ».
« Nous ne pouvons faire confiance à la parole des tyrans. Si nous attendons
que la menace se matérialise complètement, alors nous aurons attendu trop
longtemps », déclare Bush devant les cadets de West Point, le 1er juin de la
même année6.
C’est au Moyen-Orient que le néoconservatisme manifeste de la manière la
plus flagrante sa propension idéologique. Une idéologie tend à écarter les
réalités qui ne corroborent pas ses thèses, et à fabriquer des pseudo-réalités
qui répondent à ses intérêts. Ce faisant, elle peut aussi s’adonner aux délices
du « fake » (un terme qui ne s’était pas encore imposé à l’époque). D’ailleurs,
celui qui passe pour le précurseur de la pensée néoconservatrice, le
philosophe et politologue Leo Strauss (1899-1973), avait théorisé le « noble
mensonge » par lequel les dirigeants éclairés amènent les peuples à soutenir
un objectif nécessaire. Les néoconservateurs en feront un usage immodéré,
parfois fondé sur le pur cynisme mais très souvent aussi sur l’ignorance et
l’autopersuasion de fabrications imaginaires.
La liste de ces fabrications est longue. Quelques universitaires de renom
leur donnent un vernis académique. Ainsi en va-t-il du concept de Grand
Moyen-Orient, qui réunit des populations souvent disparates tant sur le plan
ethnique que religieux et des régimes très différents. Il permet de définir une
immense zone stratégique d’intervention pour la « remodeler » (terme alors
utilisé), c’est-à-dire la soumettre politiquement et économiquement aux
intérêts américains. Le regard porté sur l’islam est du même ordre. Aux yeux
de Bernard Lewis (1916-2018), le célèbre orientaliste néoconservateur de
Princeton, comme pour son homologue Samuel Huntington, l’islam est
beaucoup plus une culture, une civilisation, qu’une religion. Et cette culture
est incompatible avec la démocratie. Cette thèse offre des avantages : elle
permet, par exemple, de transformer un nationaliste arabe laïque en
incarnation d’un « islam » réduit à une identité monolithique.
Autre notion utile littéralement fabriquée par les néoconservateurs : le
29 janvier 2002, dans son discours sur l’état de la Nation, George W. Bush
pointe l’ennemi, qu’il nomme « l’Axe du Mal » (Bush avait auparavant défini
les États-Unis comme l’incarnation du bien : « We are good », déclarait-il).
Cet « axe » est constitué de l’Irak, de l’Iran et de la Corée du Nord. Les deux
premiers, l’un sunnite et l’autre chiite, l’un laïque et l’autre pieux, se haïssent
et se sont fait huit ans de guerre (de 1980 à 1988). Quant au troisième, dirigé
par un despote communiste, ses rapports avec le Moyen-Orient sont plus que
lointains. Qu’importe ! Tous trois sont supposés être des suppôts d’Al-Qaida.
C’est cette alliance qui menace la démocratie, c’est contre elle que les
néoconservateurs les plus missionnaires entendent mener la Global War on
Terror (GWOT), la guerre mondiale au terrorisme, autre terme qui n’a pas de
réalité univoque.
1. Douglas MURRAY, Neoconservatism. Why We Need It, Encounter Books, New York, 2006, p. 34.
2. Irving KRISTOL, « Is the Welfare State Obsolete ? », Harper’s, juin 1963.
3. Justin VAÏSSE, « Qui sont les néoconservateurs », Brookings Institution, Washington, 12 octobre
2012.
4. Ibid.
5. William KRISTOL et Robert KAGAN, « Toward a Neo-Reaganite Foreign Policy », Foreign Affairs,
vol. 75, no 4, juillet-août 1996.
6. WHITE HOUSE OFFICIAL PRESS SECRETARY, « President Bush Delivers Graduate Speech at West
Point, New York », 1er juin 2002.
7. Joseph STIGLITZ, The Three Trillion Dollar War. The True Cost of the Iraq Conflict, W. W. Norton,
2008.
8. Francis FUKUYAMA, After the Neocons. America at the Crossroads, Profile Books, Londres, 2006,
p. 63.
II. Jeux d’acteurs et enjeux
Causes structurelles
La tension géopolitique qui anime la région constitue en soi un obstacle à
son développement. La pandémie de coronavirus n’a pas neutralisé les
conflits et tensions qui traversent les espaces nationaux et régionaux du
Moyen-Orient.
Depuis 1979, l’Iran et l’Arabie saoudite s’affrontent par procuration dans
une sorte de « guerre froide moyen-orientale ». Ces dernières années, celle-ci
s’est réchauffée dangereusement, à travers les conflits qui ébranlent le Yémen
(en guerre et situation d’« État failli ») et la Syrie (où le maintien au pouvoir
de Bachar al-Assad s’est imposé au prix d’une « vassalisation » de l’État),
mais aussi l’Irak (toujours englué dans une corruption endémique) et le Liban
(aujourd’hui en banqueroute). Une confrontation dont les explications sont
moins ethniques et religieuses que géopolitiques et économiques, et qui
s’inscrit désormais sur fond de cristallisation d’un axe Washington/Tel-
Aviv/Riyad.
La République islamique d’Iran fait ainsi face à une menace d’attaque
militaire contre ses installations nucléaires et à une récession économique
sévère provoquée par les sanctions imposées par l’administration Trump
depuis son retrait de l’accord sur le nucléaire de 2015. Après un pic de
tension atteint avec l’assassinat, en Irak, le 3 janvier 2020, de Qassem
Suleimani, commandant de la force Al-Quds des Gardiens de la révolution,
par les États-Unis, l’heure est à une apparente désescalade. Mais le « plan
Kushner » américain au sujet du conflit israélo-palestinien et sa
concrétisation, le 1er juillet, par l’annexion annoncée d’une partie substantielle
de la Cisjordanie ne peuvent que provoquer une nouvelle exacerbation des
tensions dans la région.
D’un côté, cette situation géopolitique conjuguant instabilité et tension a
renforcé les situations d’extrême pauvreté et de profondes inégalités sociales
et territoriales ; de l’autre, ces inégalités nourrissent elles-mêmes les tensions
et conflits sociopolitiques qui ont fait craindre aux régimes en place une
seconde vague de « soulèvements arabes », réclamant toujours la dignité face
aux forts taux de chômage chez les jeunes et les femmes, et face à une
pauvreté importante dans la plupart des pays. Même dans les élites
diplômées, les inégalités, déjà très prononcées, se sont accrues entre la
minorité détentrice de positions de rente sur le marché du travail des qualifiés
et la majorité (travaillant dans des services de proximité, les centres d’appel,
le tourisme…), acculée au déclassement ou à l’expatriation.
D’autres maux, structurellement associés aux systèmes rentiers, perturbent
ces sociétés : une dépendance-concentration monosectorielle de l’économie et
des finances nationales (l’exploitation-exportation des hydrocarbures
représente jusqu’à 95 % des ressources en devises, et de 60 % à 80 % des
recettes budgétaires), une polarisation sur peu de secteurs (exploitation des
hydrocarbures, tourisme,…), des taux d’emploi et de productivité parmi les
plus faibles au monde, une gestion rentière des ressources et un secteur privé
peu compétitif en raison du faible niveau d’investissement et d’une
corruption synonyme de confiscation des revenus nationaux par des élites
prédatrices, et de redistribution arbitraire, dans des contextes inégalitaires et
segmentés.
Nombre de ces maux structurels sont paradoxalement liés à la puissance
énergétique de plusieurs pays de la région. Le Moyen-Orient continue
d’abriter les principales réserves de pétrole et de gaz. Ces dernières années,
l’augmentation de la demande mondiale a été principalement portée par les
pays asiatiques. De nouveaux liens énergétiques et économiques se sont tissés
entre les pays du Golfe et l’Asie. Toutefois, comme le montre la crise
provoquée par la pandémie de Covid-19, les pays producteurs du Moyen-
Orient sont particulièrement vulnérables à l’évolution des cours du baril.
Toute baisse drastique trahit les limites d’un modèle de développement
dépendant de la rente des hydrocarbures et dont l’État est le principal moteur.
La forte volatilité des prix du pétrole complique les rééquilibrages
budgétaires. Elle pourrait retarder les programmes d’investissement dans les
pays exportateurs et entraver les réformes des subventions dans les pays
importateurs en augmentant l’incertitude associée aux futures sources de
revenus et de recettes. Elle a confirmé la vulnérabilité du modèle des
monarchies du Golfe : leurs économies sont encore peu diversifiées (reposant
sur les seuls revenus des exportations d’hydrocarbures) et rétives aux
activités productives ; la concentration du pouvoir et des richesses creuse les
inégalités, favorise la corruption et les pratiques clientélistes.
Facteurs conjoncturels
Le Moyen-Orient est confronté à un double choc. La propagation de la
pandémie de Covid-19, associée à l’effondrement des prix du pétrole,
déstabilise les économies et modifie profondément les prévisions de
croissance1. En effet, les prévisions du 1er avril 2020 donnaient à penser que
ces deux chocs coûteraient environ 3,7 % du PIB régional pour 2019 (environ
116 milliards de dollars). Si la perspective d’une récession de l’économie
officielle et informelle se précise, elle devrait s’accompagner d’une
augmentation des besoins sociaux et donc des dépenses sociales, avec en
filigrane la montée de déficits publics dans un certain nombre de pays au
bord du point de rupture budgétaire (Liban, Égypte).
Les pays du Moyen-Orient n’échappent pas aux mécanismes
d’interdépendance des sociétés et économies nationales, en particulier en
période de crise. Au contraire, ils sont particulièrement impactés. Ainsi, les
pays pétroliers voient leurs ressources sérieusement amputées, tandis que
leurs charges restent fortes, voire augmentent. Ils sont ainsi doublement
pénalisés : par la chute des cours et par la forte diminution de la demande –
de l’ordre de 30 % – compte tenu de la paralysie des économies. Ceci ne sera
pas sans conséquences pour les pays (l’Égypte, Bahreïn) qui bénéficient du
soutien de l’Arabie saoudite, du Qatar ou des Émirats arabes unis (EAU)2.
Cet impact est d’ores et déjà spécialement lourd pour l’Arabie saoudite,
dont la mise en œuvre de l’ambitieuse Vision 2030, déjà mal engagée, risque
d’être remise en cause. L’effondrement des cours du pétrole est ressenti
directement par les exportateurs et indirectement par les importateurs, en
raison de la réduction des envois de fonds, des investissements et des flux de
capitaux dans la région. La pandémie due au coronavirus a marqué un coup
d’arrêt à la croissance de la consommation d’or noir par les économies de la
planète. La baisse tendancielle des prix du pétrole est un phénomène
structurel antérieur à la pandémie de coronavirus, mais que celle-ci a amplifié
en mettant l’économie mondialisée – très gourmande en hydrocarbures –
quasiment à l’arrêt. Ainsi, en avril 2020, la demande a chuté de 30 %, une
première dans l’histoire. La crise de l’or noir a précipité les cours du baril à
des niveaux très bas – et même négatifs pendant deux jours…
Si l’Arabie saoudite vacille, la crise du pétrole aura des effets encore plus
graves pour des pays dont les économies sont moins solides et tout aussi
dépendantes de cette ressource, comme l’Irak. L’Iran, pays de loin le plus
touché par la pandémie dans la région, déjà étranglé par les sanctions
économiques américaines, devrait également en sortir plus affaibli encore.
Pour des pays comme l’Égypte et la Jordanie, dont la situation économique
était déjà chancelante, la pandémie devrait avoir un fort impact sur
l’important secteur du tourisme et, potentiellement, sur les aides que l’État
reçoit de l’étranger, en particulier des pays du Golfe. Car elle semble bien là,
la principale rupture géopolitique de l’épidémie pour la région : la fin de
l’âge d’or pour les pétromonarchies du Golfe et tout ce que cela implique
pour l’écosystème régional.
La pandémie mondiale affecte d’autres secteurs stratégiques pour la région.
Ainsi, le tourisme (y compris religieux) est directement impacté, alors que
l’économie de certains pays comme l’Égypte, la Turquie, Israël ou le Liban
en dépendent en partie. D’autres pays, qui se sont engagés dans une politique
d’ouverture et d’investissements lourds dans ce secteur (EAU, mais aussi
l’Arabie saoudite), voient leur stratégie de diversification économique
affectée. D’autant que les compagnies aériennes du Golfe (Emirates, Gulf
Air, Qatar Airways, Ettihad) pâtissent elles-mêmes de la chute des flux
touristiques.
Jean-Paul Chagnollaud
Professeur émérite des Universités
Le défi de l’éphémère
« Le peuple veut » exprime tout à la fois le mouvement et la détermination.
L’élan révolutionnaire unifie, galvanise et peut aller jusqu’à une forme de
ferveur incandescente qui soude ses participants dans l’euphorie de l’action.
L’occupation massive de la rue, le déferlement en cortèges, le rassemblement
au cœur de la capitale, lieu par excellence du pouvoir, comme la place Tahrir
au Caire, procurent à tous l’intense satisfaction d’acquérir enfin une visibilité
politique. Les protestataires s’approprient l’espace public pour exiger liberté,
dignité et reconnaissance sociale.
Leur hétérogénéité se fond dans la manifestation où se côtoient des
étudiants, des ouvriers, des syndicalistes, des intellectuels, de jeunes Frères
musulmans opposés à l’attentisme de leurs dirigeants, des salafistes étonnés
d’être là puisqu’ils ne font pas de politique, des jeunes sans emploi malgré –
ou… à cause de – leurs diplômes1 et nombre de gens issus du secteur
informel. Si la jeunesse domine, d’autres générations manifestent. Elles
retrouvent là l’espérance d’autrefois et le souvenir de leurs combats passés
revivifiés dans cette nouvelle dynamique. Bien que fatigués par les luttes
menées en vain ou dans lesquelles ils n’ont pas osé s’engager, tous veulent y
croire encore. Ces femmes et ces hommes sont aussi unis par leur
dépassement de la peur : « Nous n’avons rien à perdre. » Ils préfèrent risquer
leur vie plutôt que de la poursuivre dans les conditions qu’ils dénoncent. En
Syrie, dès le début, à Deraa puis à Homs, Deir Ezzor ou Lattaquié, des
contestataires venaient en masse, alors que le régime faisait déjà tirer à balles
réelles pour tuer.
Partout aussi, l’humour est omniprésent. Malicieux et subversif, il
désacralise le raïs et fait oublier un moment les dangers encourus. Quand les
participants au Hirak en Algérie sont repoussés par des canons à eau, ils
crient « Donnez-nous de l’eau et du savon2 ! » On entend à Beyrouth « On
veut Allah mais sans son parti [le Hezbollah] ! »
L’énergie que donnent le nombre, l’intensité des solidarités, la conviction
que tout est possible, la présence massive des médias internationaux, la fierté
de participer à un mouvement qui dépasse les frontières et, plus que tout sans
doute, le sentiment de recouvrer sa dignité si souvent humiliée par le
« nidham » (le système) produisent une force capable de balayer les
gouvernants déchus de leur légitimité. Le peuple veut la chute du régime et
finit par obtenir – la nuance est capitale – le départ de ceux qui l’incarnent.
En 2011, le 14 janvier, Zine el-Abidine Ben Ali s’enfuit ; le 11 février, Hosni
Moubarak se retire ; et, le 20 octobre, Mouammar Kadhafi est arrêté et
assassiné. Le 25 février 2012, Ali Abdallah Saleh démissionne. Le 2 avril
2019, Abdelaziz Bouteflika met fin à son mandat et le 11 avril Omar el-
Bachir est destitué. À eux six, ils ont cumulé plus d’un siècle et demi de
pouvoir ! Mais un raïs n’est pas à lui seul un régime qui, lui-même, ne se
confond pas avec l’État.
Si tous ont été emportés, le contraste est énorme d’un pays à l’autre. La
Libye et le Yémen ont sombré dans la guerre. L’Algérie et l’Égypte ont
maintenu leur régime autoritaire. Seuls la Tunisie et le Soudan s’engagent
dans une difficile transition démocratique. En Syrie, le dictateur reste en
place. Le Maroc et la Jordanie ont répondu par des réformes sociales et
constitutionnelles ; l’Arabie saoudite et Bahreïn, par des répressions ciblées.
Malgré ce bilan, en 2019, d’autres protestations d’envergure se lèvent en
Algérie, au Soudan, au Liban et en Irak, très peu touchés par les révoltes de
2011.
Dans sa phase initiale, une révolution est une formidable ouverture des
possibles mais cette séquence est éphémère face à la brutalité parfois extrême
des rapports de forces et aux divisions internes.
Le défi de l’unité
Ces divisions sont toujours sociales et idéologiques, souvent
communautaires, parfois tribales.
La question de la structuration sociale au Moyen-Orient se pose en termes
spécifiques, car tout ou presque ramène à l’État qui, en prédateur, tient
l’économie pour en répartir le contrôle entre ses affidés. Ce processus s’est
beaucoup développé avec la libéralisation économique, dite infitah, des
années 1970 et atteint son paroxysme lorsqu’il s’agit d’économies de rente.
Ainsi se forme une classe dominante qui gravite autour de l’État et se
concentre autour de quelques clans familiaux, comme les Makhlouf en Syrie.
Les militaires y ont toute leur place – dans certains pays comme l’Égypte, ils
jouent un rôle économique déterminant. À côté de cette classe dominante et
en dehors de la fonction publique, très convoitée pour ses avantages, la
majorité de la population est soumise à l’arbitraire des réseaux clientélistes,
marginalisée dans les circuits économiques où règne une corruption
endémique et souvent réduite à vivre des ressources aléatoires du secteur
informel.
De ce terreau très composite ont surgi ces manifestants unis pour que ce
système « dégage », mais divisés sur les plans politique et idéologique. Un
grand déséquilibre caractérise les rapports de force politiques au sein de la
société civile : d’un côté, les islamistes – eux-mêmes partagés entre Frères
musulmans et salafistes – et, de l’autre, une myriade de positions allant de la
gauche la plus radicale à la droite la plus libérale. En Égypte, les législatives
de 2011-2012 donnent 44 % au Parti de la liberté et de la justice (Frères
musulmans) et 22 % à celui de la Lumière (salafistes). Le reste des voix s’est
dispersé entre une vingtaine de formations qui ont obtenu moins de 5 % des
suffrages, à l’exception du Néo-Wafd (8 %), successeur du grand parti Wafd
(Délégation).
En Syrie, l’opposition regroupée fin 2011 au sein du Conseil national
syrien est fragmentée en de multiples groupes d’un côté et, de l’autre, les
Frères musulmans majoritaires soutenus par la Turquie. Ces contradictions
sont ici aggravées par les appartenances communautaires et ethniques. Le
pouvoir des Assad s’arc-boute sur la communauté alaouite (10 % de la
population) pour dominer une société majoritairement sunnite et des
minorités comme les Kurdes (10 %), les Druzes (3 %) ou les chrétiens (1 % à
2 %). Dès le début du conflit, le régime accentue ces clivages, instrumentalise
les référents identitaires, faisant du communautarisme une stratégie de
combat.
Des divisions d’ordre tribal s’y ajoutent parfois, comme en Libye et au
Yémen, où la complexité de la situation serait incompréhensible sans prendre
en compte ce facteur central de la vie politique.
Toutes ces contradictions altèrent gravement la possibilité d’une unité
politique entre les adversaires d’un régime qui les attise. Se pose alors la
question de la violence à laquelle aucune révolution n’échappe.
Le défi de la violence
Si « le peuple » est d’emblée fragilisé, l’État face à lui détient le monopole
de la violence qui n’est en rien légitime. Sauf au Liban, tous ces régimes sont
autoritaires et s’imposent par la peur, voire la terreur. Les multiples services
de renseignement (mukhabarat) chargés de la surveillance systématique de la
société jouissent d’une totale impunité3. L’individu se retrouve donc seul face
à l’État. N’importe qui, n’importe quand, peut être happé et broyé par ces
machines répressives. La société est ainsi « atomisée », au sens de Hannah
Arendt, et donc incapable de se structurer en créant des organisations
autonomes d’un pouvoir qui entend tout dominer.
En Syrie, depuis les années 1970, une « asabiya4 » alaouite faisant bloc
autour de son chef, Hafez al-Assad, s’est approprié l’État et considère que
« toute opposition est une trahison qui ne peut exister5 ». Ainsi Rif’at al-
Assad (frère de Hafez) déclare, au moment où, en juillet 1980, de violentes
contestations émanant des Frères musulmans secouent le pays : « Nous
détestons la guerre et les destructions qu’elle amène. Mais si nécessaire…
nous sommes prêts à engager cent batailles, à détruire mille citadelles et à
sacrifier un million de martyrs… pour le bien et l’orgueil de notre nation. »
En février 1982, pour en finir avec l’insurrection islamiste à Hama, l’armée
encercle la ville, la bombarde et en détruit une grande partie, faisant entre
10 000 et 40 000 morts. Trente ans plus tard, l’ensemble du pays sera visé.
Une violence inouïe se déchaîne en effet dès l’émergence de la révolution
en mars 2011. Le régime utilise tous les moyens pour l’écraser, avec bientôt
l’appui militaire massif du Hezbollah, de l’Iran et de la Russie. Arrestations
arbitraires, tortures érigées en système, bombardements ciblés sur les
habitations, les écoles et les hôpitaux. La suite tragique est connue et le bilan
terrifiant : des centaines de milliers de morts, des millions de déplacés et de
réfugiés qui ne pourront pas revenir avant longtemps puisque cet exode a
permis au pouvoir de changer la démographie du pays en la rééquilibrant au
profit des alaouites. Comme l’écrivait Michel Seurat, « dans sa fonction
répressive, l’État ne reconnaît plus que l’affiliation communautaire pour
distinguer le bon grain de l’ivraie6 ».
En Égypte, depuis l’époque de Nasser, l’armée restait en retrait de la
politique, avec un statut lui octroyant de multiples privilèges. En 2011, via le
Conseil suprême des forces armées (CSFA), elle a joué un rôle essentiel dans
la transition, ce qui, dans un premier temps, a consolidé sa légitimité auprès
des Égyptiens qui l’ont crue prête à jouer le jeu de la démocratie. Après les
élections de 2012 qui portent les Frères musulmans au pouvoir avec
Mohamed Morsi à la présidence, tout change. De jeunes révolutionnaires
créent le mouvement Tamarod et organisent des manifestations monstres
contre le nouveau pouvoir. Dans ce climat d’un puissant sursaut populaire,
l’armée intervient pour destituer un président pourtant élu au suffrage
universel. L’intervention se présente comme un « coup d’État
démocratique ». Étrange formule démentie dès le mois d’août par le massacre
de plusieurs centaines de manifestants partisans des Frères musulmans par les
forces du régime place Rabia al-Adaouia au Caire. En quelques semaines, le
général Sissi instaure un régime autoritaire coupable d’arrestations
arbitraires, de condamnations à mort en rafales, de tortures et de
disparitions…
Dans les monarchies du Golfe et en Jordanie, aucun des mouvements de
protestation observé ne s’est mué en processus révolutionnaire. Nulle part la
légitimité traditionnelle (au sens de Max Weber) des familles régnantes n’a
été contestée. Au pouvoir depuis des décennies, certaines se targuent même
de descendre du Prophète. Dans les pétromonarchies, elles ont utilisé leurs
énormes moyens financiers pour désamorcer les revendications. Le recours à
la force reste très limité, sauf à Bahreïn et en Arabie saoudite. Avec le soutien
militaire de Riyad, la dynastie sunnite des Khalifa a étouffé la révolte des
chiites de 2011 avec d’autant plus de violence qu’ils sont majoritaires dans le
pays. En Arabie saoudite, les chiites (10 à 15 % de la population) qui
demandaient que cessent les discriminations structurelles à leur encontre ont
subi une brutale répression et la condamnation à mort de nombreuses figures
de leur communauté.
Épilogue provisoire
Ces échecs ne marquent pas la fin de l’Histoire. En 2019, d’autres révoltes
ont surgi en Algérie, au Soudan mais aussi en Irak et au Liban.
L’Irak n’avait connu aucune mobilisation significative en 2011, l’agression
américaine de 2003 l’ayant plongé dans le chaos. De plus, les fractures
communautaires et ethniques y sont très profondes. Les sunnites,
minoritaires, ont toujours dominé le pays et relégué les chiites à la périphérie.
Après 2003, un gouvernement chiite a joué la carte du communautarisme
contre les sunnites. Quant aux Kurdes, longtemps réprimés par Bagdad, ils
ont construit, depuis 1991, une autonomie politique qu’ils entendent
conserver.
À partir d’octobre 2019, des milliers d’hommes et de femmes se
rassemblent à Bagdad, Nassiriya, Bassorah, Kerbala, Najaf pour exiger la
démission du Premier ministre Adel Abdel-Mahdi, qui incarne l’incurie
gouvernementale. Après l’avoir obtenue, la révolte se poursuit, réclamant un
changement de Constitution et une refonte de la loi électorale pour en finir
avec une classe politique corrompue. Si ce mouvement revendique l’identité
irakienne, il se compose essentiellement de jeunes chiites. Les sunnites ne
bougent pas, de crainte d’être considérés comme des terroristes après le
ralliement de certains d’entre eux à Daech. Quant aux Kurdes d’Erbil ou de
Souleymanié, ils regardent les événements avec un intérêt distancié d’autant
que la jeunesse ne parle plus l’arabe depuis bien des années. Outre les
fractures communautaires, le mouvement se heurte à une répression qui, en
quelques mois, fait plus de 500 morts, des dizaines de milliers de blessés et
un nombre indéterminé de disparitions et d’assassinats. Cette répression est le
fait de l’État et de milices qui lui sont liées mais qui dépendent aussi de
l’Iran, dont les manifestants dénoncent la domination : « Iran dehors ! »,
« Iran dégage ! »
Toujours en octobre 2019, un vaste mouvement populaire se forme au
Liban contre un système sclérosé, fondé sur le communautarisme, le
clientélisme et la corruption, et incapable de mettre en œuvre la moindre
politique publique, même la plus basique comme le ramassage des ordures, la
fourniture d’électricité ou la distribution d’eau potable. Comme en Irak, on
veut mettre « dehors les corrompus » et dépasser les clivages
communautaires en brandissant le drapeau national. Le mouvement a d’autant
plus de retentissement qu’il se déploie dans un contexte économique et social
d’une extrême gravité. La résilience du système risque cependant d’être forte,
tant les intérêts en jeu sont considérables : intérêts politiques et financiers des
chefs de clans communautaires qui en vivent, intérêts géopolitiques de
puissances régionales comme l’Arabie saoudite et l’Iran qui veulent que rien
ne change. Même si, jusqu’à présent, le mouvement n’a pas subi de
répression violente, le chemin à parcourir s’annonce particulièrement
difficile.
1. En Égypte, en 2015, ces diplômés ont créé une association, Chômeurs en niveau master.
2. Akram BELKAÏD, « Les mots du Hirak », Orient XXI, 19 février 2020.
3. Dans les années 2000, on compte en Syrie un agent de sécurité pour 153 habitants de plus de 15 ans.
Voir Wladimir GLASMAN, « Les ressources sécuritaires du régime », in François BURGAT et Bruno
PAOLI (dir.), Pas de printemps pour la Syrie, La Découverte, Paris, 2013, p. 33-53.
4. Au sens où l’entend Ibn Khaldoun : esprit de corps ou solidarité de groupe.
5. Matthieu REY, Histoire de la Syrie. XIXe-XXIe siècle, Fayard, Paris, 2018.
6. Olivier CARRÉ et Michel SEURAT, Les Frères musulmans (1928-1982), L’Harmattan, Paris, 2001
(rééd. de l’ouvrage paru en 1983 chez Gallimard).
La situation sanitaire au Moyen-Orient à la lumière
de la pandémie de Covid-19
Agnès Levallois
Maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique
(FRS), vice-présidente de l’iReMMO, chargée de cours à Sciences
Po.
Renforcement de l’autoritarisme
Les régimes ont profité de la pandémie pour prendre des mesures fortes et
consolider un peu plus leur autoritarisme. La mobilisation en Irak et au Liban
a cessé, les autorités en profitant, par exemple, pour enlever les tentes
installées dans le centre de Beyrouth. Le sentiment de peur a été largement
exploité par les pouvoirs pour casser la contestation.
À la mi-mars, le pouvoir de Sissi a expulsé la correspondante du Guardian
pour avoir publié un article affirmant que l’Égypte pouvait compter 19 000
cas d’après une étude canadienne au lieu des quelques centaines annoncées
par les autorités (83 001 cas recensés et 3 935 décès au 14 juillet). Celles-ci
sont allées jusqu’à envoyer plusieurs tonnes d’aide médicale aux États-Unis,
à la Grande-Bretagne, à la Chine, au Soudan ou encore à l’Italie. Cette crise
est donc utilisée par certains régimes pour améliorer leur image à
l’international et en interne. Mais la population égyptienne n’a pas apprécié
cette décision, estimant que le pays avait besoin de matériel et que le système
de soins, défaillant, mériterait des investissements massifs. Le syndicat des
médecins a mis en garde contre un « possible effondrement total du système
de santé qui pourrait mener à une catastrophe sanitaire si le ministère de la
Santé persiste dans sa passivité et sa négligence ». Le corps médical est
particulièrement touché avec plus de 350 médecins infectés et 19 morts.
Selon l’OMS, 13 % des contaminations dans le pays touchent le personnel
soignant.
Le président Sissi a renouvelé l’état d’urgence le 28 avril, la Jordanie a
instauré une loi d’urgence de défense militaire qui donne tout pouvoir au
Premier ministre afin de museler « les rumeurs, inventions et fausses
nouvelles qui répandraient la panique ». Le 14 avril, l’agence Reuters s’est vu
retirer pour trois mois sa licence en Irak pour avoir affirmé que le nombre de
cas était plus élevé que le chiffre officiel (3 250). Le Premier ministre
Netanyahou a quant à lui profité de la situation pour convaincre son
adversaire politique, Benny Ganz, de mettre en place un gouvernement
d’urgence nationale au nom de la lutte contre l’épidémie et instaurer des
mesures de contrôle de la population sans examen parlementaire : le service
de renseignement intérieur, le Shin Beth, a pu exploiter sans limite les
données personnelles des citoyens.
Philippe Droz-Vincent
Professeur de science politique, Sciences Po Grenoble
Rayan Haddad
Docteur en relations internationales de Sciences Po Paris et membre
du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO)
1. Bertrand BADIE, La Fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du
respect, Fayard, Paris, 1995.
2. Sébastien FATH, « Les Églises évangéliques américaines et la guerre au Moyen-Orient », Les
Champs de Mars, no 26, 2015, p. 118.
3. A contrario, les « relations islamo-chrétiennes » sont renforcées au Liban, à la faveur d’une union
sacrée contre la logique de guerre. Voir Rayan HADDAD, Regards libanais sur la turbulence du monde.
Kosovo, 11-Septembre, Afghanistan, Irak, L’Harmattan, Paris, 2018, p. 241-255.
4. Hazem Saghieh, « “Hizb” Rusiyya al-lubnani », Al-Hayat, 25 août 2018.
5. Benas GERDZIUNAS, « The Kremlin’s tie-up with Lebanon’s Greek Orthodox Community »,
Deutsche Welle, 7 juillet 2018. Voir Al-Arabiya (en arabe), <bit.ly/3duqh4h>.
6. Joseph MAÏLA, « Réflexions sur les chrétiens d’Orient », Confluences Méditerranée, no 66, 2008,
p. 202.
7. Propos tenus par l’intellectuel libanais Samir Frangié à l’université Saint-Joseph de Beyrouth. Voir
An-Nahar, 26 mars 2003, p. 18.
Les castes militaires et les services secrets au cœur
de l’État et face au système international
Agnès Levallois
Maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique
(FRS), vice-présidente de l’iReMMO, chargée de cours à Sciences Po
Le poids de l’histoire
Les conditions dans lesquelles les États ont émergé ont eu une incidence
sur la formation de l’armée et des services. Ces nouveaux corps ont tout
d’abord bénéficié de l’aide de l’ex-puissance mandataire. Les Français, par
exemple, ont aidé à la mise en place des services en Syrie, ensuite encadrés
par des experts du KGB et de la Stasi en raison des alliances politiques qui se
sont nouées. En Irak ou en Égypte, l’URSS et l’Allemagne de l’Est ont joué
un rôle majeur en transposant leurs méthodes par l’envoi de formateurs. Un
changement est intervenu sous Sadate qui a décidé, en juillet 1972,
d’expulser 15 000 conseillers militaires soviétiques et s’est tourné vers
Washington dans le but d’obtenir une aide économique conséquente. Dans les
pays du Golfe, l’influence britannique se retrouve dans l’armée et les
services, où des conseillers ont été et sont encore présents dans certains cas.
Le Liban a bénéficié de l’aide de la France. Un Deuxième bureau, créé en
1946 sur le modèle français et relevant du commandement de l’armée, sera
opérationnel jusqu’au début des années 1970.
L’armée et les services de sécurité font partie intégrante du système
sécuritaire mis en place dans les pays du Moyen-Orient et que le politologue
soudanais Haydar Ibrahim appelle « sécuritocratie ». Ils n’occupent
cependant pas tous la même place au sein du système. Ils sont outil du
pouvoir, centre de pouvoir ou centre du pouvoir. Ces catégories, aussi
imparfaites soient-elles, permettent d’appréhender comment le pouvoir
politique utilise ses services et le rôle qu’il entend leur donner. Tout d’abord,
il convient de souligner que moins un régime est légitime plus il s’appuie sur
les services pour asseoir son autorité par la force, au risque que le chef des
services essaie de prendre la place du président. Pour éviter cela, ce dernier
créera plusieurs services qu’il mettra en concurrence et qui se contrôleront,
s’appuyant, au gré de sa gestion du pouvoir, sur l’un ou l’autre. Yasser Arafat
était passé maître dans l’utilisation des services rivaux qu’il avait créés,
notamment après son retour en Palestine. Ailleurs, les chefs des services de
sécurité connaîtront des périodes de disgrâce qui alterneront avec des
périodes de pouvoir. Hafez al-Assad était habile en la matière, jouant sur le
groupe des « Aliyyin » : Ali Douba, chef des SR terre ; Ali Haydar, chef des
forces spéciales ; Ali Aslan, chef d’état-major adjoint, et Ali Saleh. Le
politologue et historien Tewfick Aclimandos ne dit pas autre chose à propos
de l’Égypte : « Les chefs d’État égyptiens aimaient à organiser la concurrence
entre services, ou à ne pas dépendre d’une seule source d’information. »
Les services ont généralement deux vocations : l’une offensive, l’autre
défensive. Or, les services arabes ne se préoccupent que de l’aspect défensif
qui vise à protéger le régime ; dans la majorité des cas, leur objectif n’est pas
de protéger la société, mais de se protéger d’elle. C’est un service de sécurité
qui se limite au contre-espionnage, à la contre-ingérence et à la chasse aux
opposants, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, portant un intérêt
particulier aux diasporas. Pour cela, les services agissent hors de tout cadre
légal à l’intérieur comme à l’extérieur et bénéficient de moyens importants.
La hiérarchie ne fait aucunement confiance aux exécutants, d’où le réflexe de
ces derniers de tout noter, archiver afin de prouver que les ordres ont bien été
exécutés : l’opération César, en Syrie, est un exemple caractéristique. Un
photographe de l’armée était chargé de photographier tous les corps qui
arrivaient et d’en archiver les images.
Les services ont leur mot à dire dans de nombreuses nominations au sein
de l’appareil d’État et dans des secteurs aussi divers que l’administration, la
presse, les universités. Désormais, les réseaux sociaux sont surveillés et
utilisés par les services pour repérer et contrôler les activistes et pour diffuser
des informations servant leurs intérêts.
Dans des pays comme la Syrie, l’Irak ou l’Égypte, les services sont un
rouage essentiel du pouvoir, un instrument de prédation sur leur propre pays,
sur fond d’absence de règle éthique. Ils n’hésitent pas à supprimer des
éléments gênants. Bien que l’affaire Jamal Khashoggi, du nom de ce
journaliste saoudien tué le 2 octobre 2018 dans le consulat du royaume à
Istanbul, ait été présentée comme un dérapage, les services saoudiens
s’affranchissent eux aussi de toute règle et ont déjà pratiqué ce genre
d’opération aussi bien sur la scène intérieure qu’extérieure. L’objectif du
commando était de répondre aux ordres du prince héritier Mohammed Ben
Salman de faire taire cette voix issue du sérail mais devenue critique. La
crainte du prince ou la volonté de le satisfaire quel qu’en soit le prix a conduit
à cette gestion calamiteuse de cette opération barbare.
Une autre caractéristique des services tient à l’opacité de l’appareil de
décision. L’organigramme, lorsqu’il existe, ne veut pas dire grand-chose ; le
recrutement se fait généralement par cooptation ou sur des bases tribales,
claniques ou familiales. Là encore, l’absence de légitimité des pouvoirs
conduit à s’appuyer sur les siens.
Le moment des révoltes arabes
À la veille du déclenchement des mouvements de contestation, la mission
des armées arabes était plus axée sur l’intérieur que sur d’éventuelles
menaces extérieures. Elles avaient renoncé depuis de nombreuses années au
rêve de la parité stratégique avec Israël et tiré les leçons des rapports de force
stratégiques. Ainsi l’armée égyptienne a-t-elle contribué au départ d’Hosni
Moubarak, car elle était inquiète de ses projets visant à donner le pouvoir à
son fils, ce qui aurait compromis son pouvoir économique. Il est vrai que les
généraux égyptiens, lorsqu’ils prennent leur retraite, se retrouvent très
souvent à la tête d’entreprises publiques, un moyen d’améliorer sensiblement
leurs revenus. Ils n’ont aucunement l’intention de renoncer à ce lucratif
privilège qui démontre l’imbrication de l’institution militaire et des services
avec le monde des affaires au Moyen-Orient.
Le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) a donc contribué à la chute
du président et géré la transition en se présentant comme le garant de la
sauvegarde du régime. Cette institution n’a pas hésité ensuite à agir pour
mettre un terme au mandat de Mohamed Morsi, estimant qu’il mettait en
danger la nation égyptienne, au nom de son appartenance à la confrérie des
Frères musulmans, laquelle portait un projet transnational. Son choix s’est
naturellement porté sur Abdel Fattah Sissi, un pur produit de l’institution
militaire et des services, puisqu’il était à la tête des renseignements militaires
avant d’être nommé ministre de la Défense et ensuite de se présenter à
l’élection présidentielle.
En Syrie, les forces armées se sont rangées du côté du régime et les forces
spéciales, mieux armées, mieux formées que l’armée conventionnelle, ont lié
leur sort à celui du pouvoir d’Assad et le défendent de façon inconditionnelle.
Le pouvoir soigne ses officiers, lesquels sont à la tête de réseaux, de trafics
grâce auxquels ils améliorent sensiblement leur situation. Les militaires, qui
font très peu la guerre, sont en revanche actifs dans le milieu des affaires, ce
qui permet au pouvoir politique d’avoir prise sur eux et d’éviter les tentatives
de coup d’État qui ont été une caractéristique de la région au moment de des
indépendances – sept coups d’État en Syrie entre 1961 et 1970 et quatre en
Irak entre 1963 et 1968, par exemple.
Chargés, en principe, de protéger l’État et la population des menaces et
dangers provenant de l’intérieur et de l’extérieur, les mukhabarat protègent
avant tout le régime, comme s’ils étaient les véritables « dirigeants de l’État
et de la société ».
Ils bénéficient d’une totale impunité. Les pires excès sont courants. Il
existe en Égypte, tout au moins sur le plan théorique, un contrôle
parlementaire, mais la commission « Sécurité » de l’Assemblée du peuple est
constituée de généraux de la Sécurité d’État qui font en sorte d’éviter toute
remise en question des actions des services.
Dominique Vidal
Journaliste et historien, auteur de nombreux ouvrages sur le Proche-
Orient
1. Voir Olivier DA LAGE et Dominique VIDAL, « Washington, Tel-Aviv, Riyad : qui dirige qui ? », in
Bertrand BADIE et Dominique VIDAL (dir.), Fin du leadership américain ? L’état du monde 2020, La
Découverte, Paris, 2019, p. 183-192.
2. « Israel’s Stupid, Ignorant and Amoral Betrayal of the Truth on Polish Involvement in the
Holocaust », Haaretz, 4 juillet 2018.
3. The Jerusalem Post, 5 juin 2018.
4. <www.defensenews.com/industry/2020/02/18/new-joint-ventures-hint-at-burgeoning-relationship-
between-israel-and-india>.
5. Sous la pression de son lobby agroalimentaire, soucieux de préserver les marchés arabes d’un Brésil
classé premier exportateur de viande halal.
6. « Amérique latine-Israël : le grand jeu », Le Soir, 5 septembre 2019.
Le pari chinois
Dominique Bari
Journaliste
Igor Delanoë
Directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe (Moscou)
1. Correspondant de la Pravda au Moyen-Orient à la fin des années 1960, Evguéni Primakov (1929-
2015) dirige l’Institut d’études orientales de l’Académie des sciences à Moscou de 1977 à 1985. Il
prend la tête du Service de renseignement extérieur (SVR) après l’effondrement de l’URSS. En 1996,
Boris Eltsine le nomme ministre des Affaires étrangères. Il est ensuite Premier ministre (1998-1999) et
président de la Chambre de commerce et d’industrie russe (2001-2011). Il est considéré comme le père
de l’école orientaliste russe.
2. Selon une étude réalisée en janvier 2019 par ASDA’A Burson-Marsteller, une agence de relations
publiques basée à Dubaï, 64 % des jeunes Arabes du Moyen-Orient considèrent la Russie comme un
« allié ». Voir « 11th annual ASDA’A BCW Arab Youth Survey 2019 », p. 31-33,
<www.arabyouthsurvey.com/pdf/downloadwhitepaper/download-whitepaper.pdf>.
3. En 2019, le commerce russo-turc représentait un peu plus de 26 milliards de dollars et le commerce
russo-égyptien 6,2 milliards de dollars. Source : base de données du Service fédéral des douanes russes.
4. Base de données du département américain de l’Agriculture.
De nouvelles interactions avec l’Afrique
Guerres d’influences
Le Plan d’action global commun (PAGC) sur le programme nucléaire
iranien signé à Vienne le 14 juillet 2015 et la levée annoncée des sanctions
internationales contre Téhéran enclenchent une nouvelle dynamique.
Téhéran multiplie les initiatives économiques : signature avec l’Afrique du
Sud d’accords visant 2 milliards de dollars d’échanges commerciaux non
pétroliers, création d’une joint-venture entre la compagnie pétrochimique
iranienne AYRA et la compagnie sud-africaine SASOL et d’une ligne
aérienne régulière entre Téhéran et Johannesburg, renforcement des relations
sécuritaires, bancaires et économiques. L’Iran double ses exportations en
Afrique du Sud, évaluées à plusieurs millions de dollars. La compagnie de
télécom sud-africaine MTN, qui détient 49 % de l’iranien Irancell, espérait,
avec la levée des sanctions, rapatrier les dividendes estimés à plus de
1,1 milliard de dollars.
L’expérience de l’Iran est indispensable au développement du Marché
commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA), aux dires du
secrétaire général de celui-ci, Sindiso Ndema Ngwenya. Faisant valoir qu’il
mène le même combat que les Africains contre « les oppresseurs », l’Iran
propose une coopération élargie dans plusieurs domaines : énergie, centrale
électrique, construction de logements à bas coûts ou encore centre médical à
Kampala (Ouganda). Mais c’est sans compter la contre-offensive de l’Arabie
saoudite et de ses alliés contre l’influence iranienne.
Le pouvoir saoudien, qui a fait reposer sa légitimité politique et morale sur
l’application stricte de l’islam fondamentaliste, a, depuis 2015 et la guerre au
Yémen, adopté une nouvelle rhétorique axée sur une approche globale inédite
de l’islam dans une opposition sunnites/chiites et une mise à l’index des
Frères musulmans, accusés de soutenir « l’islamisme politique ». Sur le
continent où l’on pratique un islam traditionnel de type confrérique, comme
en Afrique subsaharienne, ni l’approche saoudienne opposant
sunnites/chiites, ni la dénonciation de l’islam politique véhiculé par les Frères
musulmans n’ont réussi à fédérer les chancelleries dans une coalition sunnite
au Yémen contre les Houthis, ou à soutenir la nouvelle vision nationaliste
saoudienne conçue comme une rupture avec le conservatisme religieux.
Le Maroc, par exemple, s’est engagé militairement en 2016 dans la
coalition saoudienne au Yémen et a mis un terme à ses relations avec l’Iran.
En revanche, Rabat a refusé de participer à la mise au ban du Qatar (décidé
en 2017 par l’Arabie saoudite, les EAU, Bahreïn et le Koweït). Par la suite,
les relations entre les deux royaumes se sont vite détériorées et le Maroc a
décidé de se retirer en 2019 de la coalition militaire du Yémen. Cependant,
l’intérêt national du Maroc étant focalisé sur la question du Sahara occidental,
Rabat redoutait, après la visite à Riyad du président algérien, Abdelmadjid
Tebboune, en février 2020, une volte-face saoudienne sur ce dossier lors du
sommet Afrique-Arabe (prévu le 16 mars 2020 en Arabie saoudite, mais
reporté en raison de la Covid-19). Le conseiller du roi, Fouad Ali el-Himma,
a été dépêché à Riyad pour aplanir le différend.
Les chancelleries africaines n’ont pas encore intégré le nouveau discours
nationaliste saoudien, en rupture avec la défense des causes arabes et
musulmanes dont il était le chantre. Par exemple, Riyad a accordé un prêt de
165 millions d’euros au Sénégal, auxquels s’ajoutent 240 millions de dollars
pour l’aider à financer le Plan Sénégal émergent (PSE). En contrepartie, le
Sénégal devait rejoindre militairement la coalition au Yémen. Mais la
mobilisation militaire devant être consentie par l’opinion publique, les
Sénégalais se sont opposés à l’envoi des « tirailleurs » musulmans au Yémen
pour défendre les tenants d’un conservatisme religieux et monarchique qui
ont toujours considéré leurs pratiques confrériques comme des innovations
blâmables.
Volonté de puissance
La volonté de puissance de l’Arabie saoudite et des EAU s’est manifestée à
travers le blocus des ports yéménites de Hodeida et Mokha pour éloigner
Téhéran de la mer Rouge et du Bab el-Mandeb (où transitent environ 50 % de
son pétrole et 50 % de ses approvisionnements divers). L’entrée sud de la
mer Rouge et le détroit de Bab el-Mandeb sont aussi des zones où s’activent
les stratèges israéliens, pour lesquels tout alignement politique derrière Riyad
est jugé de bon augure. Au sein de la Ligue arabe et dans les pays musulmans
sunnites, Riyad et Doha organisent une offensive diplomatique. Djibouti, la
Somalie et l’Érythrée – qui recevait jusqu’en 2015 l’aide de Téhéran, en
échange de facilités d’accès au port d’Assab – ont annoncé, le 4 janvier 2016,
la rupture des relations avec l’Iran. Téhéran a d’emblée été exclue des côtes
stratégiques du golfe d’Aden, du détroit de Bab el-Mandeb et de la mer
Rouge, au profit de l’Arabie saoudite et des EAU qui vont alors investir la
voie stratégique entre la Méditerranée et l’océan Indien.
L’exemple du Soudan mérite également d’être évoqué. Confronté aux
effets structurants des crises sécuritaires et économiques et au plan
d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) mis en œuvre
en 2018, le pays a connu une inflation de 70 %. Après de violentes
manifestations populaires, Omar el-Béchir est renversé en avril 2019. À peine
aux commandes, le général Ahmed Awad Ibn Auf démissionne au profit du
général Abdel Fattah Abdelrahmane al-Burhan, ancien chef des forces
soudanaises envoyées au Yémen pour soutenir les Saoudiens. Début octobre,
A. al-Burhan renforce ses relations avec Riyad avant de rencontrer, le
3 février 2020, Benyamin Netanyahou en Ouganda (voir l’article p. 130).
Même si le gouvernement soudanais estime qu’il a fait cavalier seul, cette
rencontre marque le point d’orgue d’une redéfinition des rapports entre le
Moyen-Orient et le continent sur des questions géopolitiques et de religion.
Le secrétaire d’État saoudien aux Affaires africaines, Ahmed Abdul Aziz
Kattan, ex-ambassadeur d’Arabie saoudite en Égypte, est l’une des chevilles
ouvrières des nouvelles ambitions stratégiques de Riyad. En tandem avec
Abou Dhabi, cette stratégie s’étend désormais sur la Corne de l’Afrique. En
2018, le prince héritier des EAU, Mohammed Ben Zayed al-Nahyan, s’est
rendu à Addis-Abeba, promettant un milliard de dollars pour soutenir ses
réserves en devises, et 2 milliards d’investissements. Cette stratégie vise à
mettre fin au conflit qui enclave l’Éthiopie depuis l’indépendance de
l’Érythrée en 1993 et l’a rendue dépendante à 95 % du port de Djibouti.
La dynamique de paix amorcée par Asmara et Addis-Abeba déclenche un
cercle vertueux dans la région : Djibouti, la Somalie et l’Érythrée signent un
accord de coopération. Dans la foulée, l’Érythrée entame des négociations
avec Djibouti pour régler le conflit frontalier qui les oppose depuis 2008 sur
le contrôle du cap Douméra. Cet apaisement a permis au binôme EAU-Arabie
d’évincer le Qatar qui, jusque-là, était le principal intermédiaire dans le
contentieux frontalier opposant l’Érythrée à Djibouti sur le contrôle du cap
Douméra. Doha, qui y avait installé une force de la paix, s’est donc retirée de
la zone en juin 2017.
Des investissements dans des bases aéroportuaires en Érythrée, en Somalie
et au Puntland voient le tandem Arabie-EAU se doter de positions
stratégiques dans le golfe d’Aden et sur la côte sud du Yémen. DP World,
dont les Émirats sont actionnaires majoritaires, investit dans la construction à
Djibouti, et des financements dans l’innovation technologique des petites et
moyennes entreprises (PME) permettent à Abou Dhabi de renforcer sa
présence en Éthiopie.
Dans le domaine agricole, des accords de coopération attirent les
investisseurs émiratis et saoudiens (en Angola, au Sénégal, au Mali et en
Mauritanie). Cependant, les populations locales, sceptiques sur l’impact réel
de ces investissements notamment dans ce secteur, dénoncent l’accaparement
des terres arables. La Saudi Star Agriculture Development PLC, qui avait
acquis, en 2009, 10 000 hectares dans la région de Gambella (Éthiopie) via
un bail de soixante ans, a dû faire marche arrière en 2012, suite à des
manifestations contre la location des terres agricoles aux Saoudiens.
Pourtant, le Fonds saoudien pour le développement et la Banque islamique
de développement (détenue à 23,5 % par Riyad) financent des projets
économiques et sécuritaires et les investissements émiratis couvrent le
marché des télécommunications. En Afrique centrale, les EAU ont ouvert en
septembre 2017 une ambassade au Tchad et entamé des négociations avec la
République démocratique du Congo pour une ouverture réciproque
d’ambassades. Un accord de coopération a été signé avec la Mauritanie en
février 2020 : Abou Dhabi devrait y financer des projets à hauteur de
2 millions de dollars.
Ahmet Insel
Professeur émérite, université Galatasaray
1. De l’arabe raïs, ce qualificatif désigne officieusement Erdogan depuis le début des années 2010.
2. Un an après les municipales de mars 2019, près de 70 % des 65 municipalités gagnées par le Parti
démocratique des peuples (HDP) étaient dirigées par des préfets ou sous-préfets nommés par le
ministère de l’Intérieur.
3. Voir le rapport de Human Rights Watch daté du 29 avril 2020,
<www.hrw.org/fr/news/2020/04/29/turquie-disparitions-forcees-et-allegations-de-torture>.
4. Voir l’article de Denis BAUCHARD, supra.
5. En outre, elle dispose depuis peu de l’île et du port de Suakin au Soudan et participe aux forces de
maintien de la paix de l’Organisation des Nations unies (ONU) au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine,
au Mali et en Centrafrique, au Liban et en Afghanistan. La présence turque dans la base navale de
Vlore, en Albanie, forte d’environ 200 militaires dans les années 2000, semble réduite à une dizaine
d’officiers, <https://tr.euronews.com/2020/01/17/turkiye-nin-yabanci-topraklarda-askeri-varligi-ne-
hangi-ulkelerde-us-bulunduruyor>. Au-delà des missions de l’ONU, l’armée compte environ 60 000
militaires hors de Turquie, dont 40 000 à Chypre.
L’Union européenne se donnera-t-elle les moyens
de faire respecter le droit au Proche-Orient ?
Isabelle Avran
Journaliste
Philip Golub
Professeur, Université américaine de Paris (AUP)
1. Michael SCHALLER, « Securing the Great Crescent : Occupied Japan and the Origins of the Cold
War in Asia », Journal of American History, no 69-2, septembre 1982, p. 392-414.
2. L’alliance sino-américaine eut un impact important sur le cours des relations internationales,
relativisant la défaite états-unienne au Vietnam. Dans ses Mémoires, Henry Kissinger souligne
l’importance de la révolution iranienne : le « pont terrestre entre l’Europe et l’Asie, et souvent la
charnière de l’histoire du monde », qui « était proaméricain et pro-occidental au-delà de toute
contestation » sous le chah, avait basculé (Henry KISSINGER, The White House Years, Weidenfeld et
Nicolson, Londres, 1979, p. 1262).
3. Michael HUDSON, « To Play the Hegemon : Fifty Years of US Policy toward the Middle East »,
Middle East Journal, no 50-3, été 1996, p. 329-343.
4. David HENDRICKSON et Robert W. TUCKER, The Imperial Temptation. The New World Order and
America’s Purpose, Council on Foreign Relations, New York, 1992.
5. John Lewis GADDIS, We Now Know. Rethinking Cold War History, Oxford University Press, New
York, 1998, p. 167.
III. Études de cas
Sandrine Mansour
Chercheuse associée au Centre de recherche internationale
et atlantique (CRHIA), université de Nantes
Karim Pakzad
Ancien enseignant à l’université de Kaboul, chercheur associé
à l’Institut de recherches internationales et stratégiques (IRIS)
Manon-Nour Tannous
Politologue, université de Reims Champagne-Ardenne, chercheuse
associée au Centre Thucydide (université Paris-II) et à la chaire
d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France
Aurélie Daher
Politologue et historienne, spécialiste du Liban et du chiisme
politique, enseignante à l’université Paris-Dauphine et Sciences
Po Paris
Sylvie Jan
Présidente de l’association France-Kurdistan
Jusqu’au XIXe siècle, les Kurdes forment des groupes assez autonomes au
sein des empires ottoman et perse. Ils connaissent une longue ère de paix
dans une relative soumission. À la fin de la Première Guerre mondiale,
l’accord franco-britannique Sykes-Picot organise le démantèlement de
l’Empire ottoman. Contrairement au traité de Sèvres de 1920, qui envisageait
un État kurde, celui de Lausanne de 1923 répartit le territoire des Kurdes
entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. Depuis lors, ils n’ont cessé de
réclamer la reconnaissance de leur identité culturelle.
Jusqu’à la fin des années 1950, les Kurdes subissent de terribles vagues
répressives dans l’indifférence du monde. S’inscrivant dans la matrice des
mouvements d’émancipation d’après guerre, ils s’engagent dans la résistance
armée, sortent de la marginalité et s’affirment progressivement.
Ce mouvement est traversé de contradictions entre les Kurdes eux-mêmes.
Les orientations de leurs différents partis en témoignent : le Parti
démocratique du Kurdistan (PDK) porte des choix conservateurs. L’Union
patriotique du Kurdistan (UPK) revendique une société laïque et antiféodale.
Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), anticapitaliste, envisage une
société débarrassée de la corruption et du tribalisme. Leurs rivalités ont été
utilisées par l’Est et l’Ouest, à l’occasion d’alliances et de retournements
d’alliances, souvent de circonstance. Leurs divisions ne cessent de les
affaiblir, mais leur chemin est aussi ponctué de régulières tentatives de
rassemblement.
Le XXe siècle des Kurdes est marqué par trois éléments structurants :
– l’éclatement entre quatre États aux frontières militarisées brise leur
continuité, mais ne les empêche pas de demeurer unis autour d’un imaginaire
commun ;
– l’affrontement à des nationalismes exclusifs (persan, arabe ou turc) ne
laisse aucune place aux autres communautés, comme l’illustre tragiquement
le génocide des Arméniens, antérieur aux massacres des Kurdes ;
– leur volonté de cesser d’être considérés comme une minorité, un groupe
privé de droits.
Un peuple méconnu
Résistances et trahisons
Autour de 2014, la situation va à nouveau bifurquer. En juin, Daech lance
une violente et vaste offensive en Irak. Bagdad est obligé de retirer ses
troupes du nord du pays et des régions qui bordent le Kurdistan autonome. Le
GRK peut alors contrôler de nouveaux territoires abandonnés par l’armée
irakienne. En août, Daech attaque les Yézidis du Sinjar. Les combattants
kurdes (peshmergas) d’Irak, peu motivés à les défendre, se replient. Des
exactions abominables s’ensuivent et seule l’intervention des combattants du
PKK permet d’arrêter le génocide.
Des milliers de réfugiés sont accueillis au Kurdistan turc par les
municipalités frontalières tenues par le HDP. En septembre 2014, Daech
poursuit son offensive éclair, cette fois en Syrie. Il attaque Kobané, capitale
d’un des cantons du Rojava. Les médias annoncent la défaite imminente des
Kurdes, mais leurs forces conduites par le PYD-PYJ (Unité de protection du
peuple et des femmes), leurs alliés arabes et les volontaires internationaux
résistent et infligent, au bout de cinq mois d’un combat acharné, leur
première défaite aux jihadistes. L’opinion internationale les découvre, admire
alors leur courage et notamment la place éminente des femmes dans cette
victoire.
Pour vaincre, ils bénéficient des frappes aériennes de la coalition
internationale conduite par les États-Unis. Ce combat durera jusqu’en 2019.
Sans les Kurdes et leur engagement sur le terrain, très cher payé par plus de
11 000 morts, Daech n’aurait sans doute pas pu être aussi massivement
vaincu.
Pourtant, une nouvelle fois dans leur histoire, les Kurdes risquent d’être
utilisés comme monnaie d’échange, trahis au nom des raisons d’États. Les
États-Unis de Donald Trump se désengagent, laissant la Turquie envahir le
Rojava et commettre les pires atrocités comme, encore à ce jour, à Afrin. La
Russie, de retour dans la région, fait du maintien de Bachar al-Assad à la tête
de la Syrie sa priorité. L’Europe et la France affichent parfois de bonnes
intentions, sans s’en donner les moyens. Elles cèdent au chantage d’Erdogan
à propos des réfugiés, alors que celui-ci, dans sa guerre contre les Kurdes,
soutient les jihadistes jusqu’à leur fournir des armes et soigner leurs blessés
dans ses hôpitaux. L’Iran et la Turquie semblent d’ailleurs vouloir profiter de
l’affaiblissement de l’Irak et de la Syrie pour prendre enfin leur revanche sur
l’humiliation toujours vivace de l’écroulement des empires perse et ottoman.
Cette escalade de la violence et du surarmement est une impasse pour les
pays de la région, comme pour l’Europe et le monde.
Changer d’optique
Les Kurdes peuvent être un point d’appui pour ne plus s’hypnotiser sur les
règles de la guerre qui n’a, de toute notre histoire contemporaine, jamais réglé
les problèmes qu’elle prétendait résoudre. La zone autonome du Kurdistan
d’Irak demeure l’une des régions les plus pacifiées du Moyen-Orient. Elle
devrait être confortée par des coopérations solidaires.
En Syrie, malgré le contexte, le Rojava parvient encore à faire société en
maintenant une expérience progressiste, inédite, mais forcément fragile. La
présence des Kurdes aux négociations de paix sous l’égide de l’ONU se
révèle indispensable.
En Turquie, le HDP, troisième force politique, confirme viser un pays
mosaïque, démocratique, vivant en paix. Ceci, malgré la dictature
qu’Erdogan impose à toute la société et son entêtement à mener jusqu’au
bout sa « guerre totale contre les Kurdes ». Le conflit armé turco-kurde est
une impasse. Sa résolution passe par la négociation et la reconnaissance du
PKK comme « partie prenante au conflit » et non plus comme une
« organisation terroriste ».
En Iran aussi, la reprise des négociations est indispensable. Le retrait des
États-Unis de l’accord sur le nucléaire accentue la souffrance du peuple et
permet au régime de durcir sa politique à l’égard des démocrates et des
Kurdes.
Changer d’optique, ce serait convenir que les ventes d’armes au Moyen-
Orient n’ont fait qu’aggraver les foyers de tension et leur internationalisation
et qu’il est urgent de les stopper. Ce serait enfin s’autoriser à penser un avenir
commun en sécurité, de gestion des conflits par une diplomatie non plus
économique mais politique. Cela passerait par le respect des actrices et des
acteurs de terrain dans ce qui fait leur histoire, leur dignité, leurs urgences,
leurs intelligences à penser autrement le développement.
Un siècle après avoir été niés, longtemps considérés comme des fauteurs
de trouble et d’instabilité, les Kurdes sont devenus incontournables pour
l’avenir d’un Moyen-Orient en paix.
Thierry Coville
Chercheur à l’IRIS
Myriam Benraad
Politologue, spécialiste du Moyen-Orient, professeure à l’IRELI
et chercheuse associée à l’IREMAM
Résilience, gouvernabilité
Au-delà de ces circonstances changeantes, l’Irak est-il encore
gouvernable ? La violence reste omniprésente et le jihadisme très ancré. Les
revers militaires et humains essuyés par l’État islamique n’ont que
partiellement remis en cause son implantation. Cette rémanence a permis au
groupe de convaincre à nouveau une partie des sunnites du bien-fondé de son
entreprise, notamment une jeunesse laissée pour compte et encore séduite par
son discours idéologique.
Depuis 2017, la situation n’a donc guère évolué. Une pléiade de facteurs
peut être mise en avant, à commencer par l’atomisation de la communauté
arabe sunnite elle-même et la crise de leadership en son sein, laquelle éclaire
en large part pourquoi certains continuent de voir dans la sécession jihadiste
une option préférable au vide. À défaut d’autre projet politique, l’utopie
unificatrice de l’État islamique résonne encore chez ceux qui manquent
cruellement de repères.
Beaucoup reconnaissent cette assise générationnelle profonde et le fait que
l’État islamique s’est bâti sur la pauvreté, le chômage et le manque
d’éducation. Cette génération est l’enfant d’une longue désocialisation
entamée durant la décennie d’embargo et prolongée sous l’occupation, qui a
achevé de banaliser la violence. La survivance jihadiste, y compris dans les
zones officiellement reprises à l’État islamique, permet à ses partisans de
poursuivre leur guerre civile. Les années d’exercice du pouvoir à Mossoul
ont exacerbé les dissensions et la radicalisation des jihadistes a eu pour
corollaire celle, réactive, des militaires et paramilitaires mobilisés contre eux.
Des milices se sont rendues coupables d’exactions contre les sunnites,
quoique cet engrenage soit plus ancien. Pour autant, cette période a vu une
hausse vertigineuse des faits d’armes et des atrocités.
D’une part, la bataille de Mossoul (2016-2017) et celles qui ont suivi n’ont
pas abouti à un règlement des questions qui, à l’origine, avaient radicalisé
une partie des populations locales. D’autre part, il n’y a jamais eu, en amont
du combat antijihadiste, de plan négocié concernant l’après-Daech. Les
succès revendiqués par l’État ont même paradoxalement conféré de nouvelles
opportunités aux jihadistes. De fait, en l’absence de stabilisation des
provinces sunnites, un environnement permissif a favorisé la poursuite de la
résistance armée et l’État islamique s’est redéployé dans nombre de régions
dont il n’avait en réalité jamais disparu, y compris dans la capitale. Des
représentants de tribus ayant prêté allégeance au mouvement ont aussi facilité
son retour, là où il avait conservé de forts réseaux de sympathies.
Nombreuses sont les zones d’ombre qui entourent le devenir de l’Irak au
gré de sa lente et rude avancée vers la reconstruction. Les élections nationales
de 2018 n’auront guère été un remède ; au contraire, l’année suivante a vu
une explosion de colère sociale dans tout le pays et les pressions suscitées par
la Covid-19 sont désormais inquiétantes. Seule une coopération entre acteurs
locaux pourra venir à bout de cette impasse. C’est d’elle que dépendent la
stabilisation des territoires et la reconstruction. À cet impératif s’ajoute le défi
des réformes. Au plan social, en effet, les séquelles laissées par la dernière
crise ont été très lourdes pour une population déjà fragilisée.
Laurent Bonnefoy
Chercheur CNRS au Centre français d’archéologie et de sciences
sociales (CEFAS)
La Covid-19 au Yémen
1. <www.theatlantic.com/international/archive/2018/09/iran-yemen-saudi-arabia/571465>
2. <www.nytimes.com/2020/05/16/us/arms-deals-raytheon-yemen.html>
3. Marieke BRANDT, Tribes and Politics in Yemen. A History of the Houthi Conflict, Hurst, Londres,
2017 ; Luca NEVOLA, « Houthis in the Making : Nostalgia, Populism, and the Politicization of
Hashemite Descent », Arabian Humanities, no 13, 2020.
L’islam en France, au prisme des conflits du Proche-
Orient
Franck Fregosi
Politologue, chargé de recherche au CNRS à l’université Robert-
Schuman de Strasbourg, responsable scientifique de l’Observatoire
du religieux
Romain Aby
Docteur de l’Institut français de géopolitique, spécialiste
du cyberespace arabophone
1. Yoel GUZANSKY et Ron DEUTCH, How Prepared is Saudi Arabia for a Cyber War, INSS Insight,
no 1190, 10 juillet 2019.
L’ONU à la merci des grandes puissances
Anne-Cécile Robert
Professeur associé à l’Institut d’études européennes (Paris-VIII),
journaliste au Monde diplomatique
François Nicoullaud
Analyste de politique internationale, ancien ambassadeur de France
en Iran