Gusdorf - Revolution Galileenne t1
Gusdorf - Revolution Galileenne t1
Gusdorf - Revolution Galileenne t1
(1977)
III
LA RÉVOLUTION
GALILÉENNE
Tome I
Un document produit en version numérique par Diane Brunet, bénévole,
Diane Brunet, bénévole, guide, Musée de La Pulperie, Chicoutimi
Courriel: [email protected]
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Cette édition électronique a été réalisée par mon épouse, Diane Brunet,
bénévole, guide retraitée du Musée de la Pulperie de Chicoutimi à partir
de :
Georges Gusdorf
Paris : Les Éditions Payot, 1969, 405 pp. Collection : Bibliothèque scientifi-
que. 1re édition, 1966.
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Courriel :
Michel Bergès : [email protected]
Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole
Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg
Paris : Les Éditions Payot, 1969, 405 pp. Collection : Bibliothèque scientifi-
que. 1re édition, 1966.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 6
DU MÊME AUTEUR
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
[7]
Quatrième de couverture
INTRODUCTION
LA NOUVELLE EUROPE CULTURELLE
Nouvel espace politique et nouvel espace mental. Fin de la culture sans passe-
port. Le thème nouveau de la République des Lettres atteste l'existence des
frontières. Les sous-ensembles culturels régionaux et l'augmentation des ef-
fectifs intellectuels. Le nouvel espace culturel est décentralisé et relativisé.
L'internationale du savoir. Le recul de la théologie. Accélération du rythme de
l'histoire culturelle. Début, fin et milieu du siècle culturel.
C. La France [31]
D. L'Angleterre [37]
F. L'Allemagne [51]
PREMIÈRE PARTIE
LA VÉRITÉ SELON LE MÉCANISME [63]
II. L'AVÈNEMENT
DE L'INTELLIGIBILITÉ MÉCANISTE [135]
Le miracle, action directe du divin sur l'humain, explique tout, mais n'explique
rien. L'averroïsme renaissant cultive la magie naturelle, miracle naturalisé. Les
réformateurs réagissent contre la prolifération du merveilleux chrétien. Mira-
cula et mirabilia ; Montaigne contre l'esprit de miracle. Les érudits critiques :
Patin, Boulliau, Naudé. Le mécanisme demande un contrôle rationnel des
prodiges. L'hygiène mentale de la Logique de Port Royal. Le déterminisme
corpusculaire. Mersenne : la physique des lois met le miracle hors la loi. Selon
les virtuosi, l'ordre de la création atteste Dieu mieux que les miracles. « La na-
ture est un perpétuel miracle. » Thomas Sprat. La réduction du miracle chez
Spinoza : les miracles bibliques sont des faits de mentalité. La sensibilité in-
tellectuelle du mécanisme hostile aux puissances trompeuses. Dieu fonde le
déterminisme universel. La question de la prédestination. La volonté particu-
lière de Dieu moins significative que sa volonté générale. « La nature n'est
jamais si admirable que quand elle est connue. »
DEUXIÈME PARTIE
LE RAPPORT AU MONDE
ET LA RATIONALISATION DE L'ESPACE-TEMPS [321]
A. La géographie [366]
B. La géologie [386]
QUATRIÈME DE COUVERTURE
[15]
INTRODUCTION
LA NOUVELLE EUROPE
CULTURELLE
A. DISSOCIATION DE LA VÉRITÉ
ET NATIONALISATION DE LA CULTURE
1 Martha OHNSTEIN, The rôle of scientific Societies in the 17th century (1913),
University of Chicago Press, 3rd édition, 1938, p. 18.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 22
mes les hommes et les choses, les institutions, les phénomènes et les
essences transcendantes. La philosophie renaissante de la nature, qui
perpétue des certitudes millénaires, représente la dernière tentative
pour maintenir ce monisme épistémologique [19] démenti, dès le
XVIe siècle, par l'évidence des horizons de la terre et du ciel, en leur
nouvelle complexité. Les systématisations traditionnelles ne résistent
pas au témoignage des faits ; il faut négocier sur de nouvelles bases
les rapports de la vérité et de l'humanité. La place de l'homme n'est
plus réglée par la prédestination astrale ou théologienne ; l'astrologue
savait tout d'avance, comme le théologien appuyé sur la Révélation.
La révolution copernicienne, telle que l'accomplit Galilée, consacre la
déroute des faiseurs d'horoscopes ; elle arrache à l'emprise des doctri-
naires ecclésiastiques le domaine expérimental du savoir positif. Non
que l'affirmation religieuse perde sa valeur ; mais elle est dépouillée
de sa prétention à régenter la totalité de la connaissance. La Bible n'est
pas une encyclopédie des sciences ; elle traite du destin spirituel des
hommes ; elle enseigne les voies et moyens du salut et de la perdition.
Mais la vocation du savant, attaché à connaître ce qui est, tel que c'est,
doit bénéficier de l'immunité par rapport aux interdits qui prétendent
la régenter en fonction de préoccupations eschatologiques.
Le mot décisif est sans doute celui que prononce, avec quarante-
cinq ans d'avance sur le procès de Galilée, son compatriote Alberico
Gentili (1552-1608), juriste, l'un des fondateurs du droit international,
réfugié, pour raison de religion, en Angleterre, où il est professeur à
Oxford. Dans sa Commentatio de jure belli, parue en 1588, Gentili,
critiquant les théologiens qui justifient les guerres civiles pour causes
de religion, s'écrie : Silete theologi in munere alieno 2. Que les théo-
logiens se taisent à propos de ce qui n'est pas de leur compétence. Cet-
te formule, qui résume la défense de Galilée, exprime l'une des exi-
gences de la culture moderne, l'un des grands axes de son développe-
ment. Le recul inévitable de la théologie suscite le combat retardateur
des autorités religieuses, jalouses de ne rien laisser perdre de leur droit
de contrôle universel. Mais la vérité se démultiplie de manière inévi-
table ; les autonomies régionales démentent l'unité d'obéissance en
vigueur à l'époque précédente. De plus en plus, il y a des sciences
ge, les sujets des princes allemands [30] protestants et des villes de la
Hanse détiennent aujourd'hui les trois quarts du commerce du monde.
Et même en France, les Huguenots sont relativement de beaucoup les
plus grands commerçants 13. »
L'élément déterminant dans l'expansion européenne aurait été l'es-
prit de libre entreprise et de libre concurrence dans tous les domaines,
le domaine religieux ne devant pas être considéré à part des autres ac-
tivités. « Le commerce, dit encore Petty, n'est pas donné à une espèce
particulière de religion, considérée comme telle, mais appartient plutôt
(...) à la partie hétérodoxe de la population 14. » Le non-conformisme
serait une source et une ressource d'énergies, en vertu d'une loi struc-
turale dans la composition de la population. Les Hollandais « pensent
que si un quart de la population était hétérodoxe, et que si ce quart
tout entier était enlevé par miracle, dans peu de temps un quart du res-
te deviendrait de nouveau hétérodoxe, d'une façon ou d'une autre, par-
ce qu'il est naturel aux hommes de différer d'opinion sur les notions
qui dépassent les sens ou la raison » 15.
Ces réflexions sagaces d'un virtuoso britannique, témoin de l'effa-
cement de l'Europe méditerranéenne et catholique, ne fournissent pas,
sans doute, l'explication définitive d'un phénomène qui préoccupe en-
core les historiens d'aujourd'hui. Mais l'analyse souligne la péripétie
capitale dans l'histoire de la culture occidentale au XVIIe siècle. Le
centre de gravité de l'Europe s'est déplacé ; l'initiative, en matière po-
litique et économique, appartiendra aux puissances du Nord-Ouest.
C'est sans doute en vertu d'un phénomène de compensation que le
Sud catholique donnera naissance à la puissante floraison esthétique
du baroque. La revendication de liberté, refoulée par les disciplines
répressives de la Contre-Réforme, se satisfait par le détour sublimé
des créations plastiques. Faute de pouvoir maîtriser le monde par la
science, et de pouvoir le transformer par la technique, l'imagination
baroque s'enchante à jouer avec les formes et dimensions du réel. La
vie n'est qu'un songe, et le paysage un décor d'opéra dressé pour une
fête en l'honneur de Dieu ou des princes. L'objection de conscience
aux dangereuses conquêtes de la raison mécaniste se réfugie dans l'ir-
13 P. 287.
14 Ibid.
15 Op. cit., p. 286.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 37
C. LA FRANCE
20 Ibid., p. 567.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 41
dique et financier qui les mettrait au service de l'État. Telle est l'origi-
ne de l'Académie des Sciences, instituée en 1666.
Mais cette nationalisation de la recherche scientifique ne met pas
fin à l'initiative privée. Les libres esprits continuent à se rassembler,
indépendamment de toute pension royale et de toute planification au-
toritaire. L'un des centres de regroupement privilégiés semble avoir
été la personne d'Henri Justel (1620-1693). Des publications récentes
ont mis dans une lumière inattendue l'importance du cercle de Juste],
entre 1670 et 1680. Henri Justel réunissait chez lui des savants fran-
çais et étrangers, il les mettait en relations entre eux, il entretenait une
correspondance suivie avec l'Europe savante. « On a vu chez lui Loc-
ke, Leibniz, Christian Huygens, tous les grands noms de la science et
de la philosophie à cette époque (...) Ce cercle (...) de beaucoup le
plus important de Paris (...) est vraiment le centre de l'activité intellec-
tuelle 22. »
Le cercle de Justel cessera d'exister vers 1680. Réformé fervent,
Justel est victime des persécutions annonciatrices de la révocation
[35] de l'Édit de Nantes. En 1681, il se réfugie en Angleterre, où il est
aussitôt reçu, à l'unanimité, membre de la Société Royale, sur la pro-
position de Sir Christopher Wren. Nommé inspecteur des manuscrits
anciens de la bibliothèque Saint James, il finira sa vie au palais Saint
James, dans un petit logement où, après lui, l'illustre philologue Ri-
chard Bentley recevra la visite de Locke et de Newton 23. La même
année 1681, où Justel émigré en Angleterre, Christian Huygens, pour
les mêmes raisons regagne la Hollande. Cette année encore, l'Acadé-
mie protestante de Sedan est fermée sur ordre du roi ; Bayle, qui y
professait, gagne Rotterdam, où on lui offre, à l'École Illustre de la
ville, une chaire de philosophie et d'histoire. Une force centrifuge est
désormais à l'œuvre, qui refoule et disperse les meilleurs esprits. La
Révocation (1684) met les réformés hors la loi ; pour ceux-là mêmes
qui n'appartiennent pas à cette confession, elle sonne le glas de la libre
réflexion. L'élite catholique des jansénistes est pourchassée avec le
sadisme que l'on sait ; l'esprit d'orthodoxie dépiste partout des sus-
pects et contraint au silence les non-conformistes de toute obédience.
Ainsi le XVIIe siècle français s'achève dans un reflux de la science
et de la culture, correspondant précisément à ce qu'on a appelé le
Grand Siècle, le Siècle de Louis XIV, dont l'orgueil national se plaît à
imaginer qu'il a régné de proche en proche sur une « Europe françai-
se ». On ne peut relever sans ironie le fait que c'est Voltaire, maître du
Siècle des Lumières, qui a assuré le succès de cette formule du « Siè-
cle de Louis XIV ». Le siècle de Louis XIV n'a rien à voir avec les
Lumières, que le despotisme monarchique a tout fait pour obscurcir, et
l'Aufklärung diffuse des enseignements que certains écrivains français
ont popularisés, mais qu'ils avaient eux-mêmes reçus d'ailleurs, en
particulier de cette Angleterre dont Voltaire et Montesquieu sont de
fervents admirateurs ou de cette Allemagne et de cette Hollande sa-
vantes, que les compilateurs de l’Encyclopédie pilleront sans vergo-
gne.
Il est vrai que l'exemplaire souveraineté de Louis XIV emplit un
règne remarquable par la longévité du héros et par la continuité de son
autorité, maintenue jusqu'au temps du déclin et des échecs. Le prestige
de Louis XIV est un prestige politique, étendu à tous les secteurs de la
vie sociale, y compris les beaux arts et la religion. L'absolutisme
royal, à l'œuvre pendant plus d'un demi-siècle, définit une forme qui
servira de schéma régulateur aux ambitions de toutes les dynasties
européennes. Comme l'observe un historien anglais, « la tendance gé-
nérale ne consistait pas simplement dans le triomphe de la monarchie,
mais dans le développement d'un type particulier de monarchie. On
peut l'appeler le type français de monarchie, non seulement parce qu'il
atteignit en France son expression la plus forte et la plus logique, mais
aussi parce qu'il fut consciemment et délibérément [36] copié ailleurs
d'après le modèle bourbonien. Les derniers Stuart en Angleterre enviè-
rent les pouvoirs de leur cousin, et tentèrent de les égaler. L'Électeur
Frédéric III de Brandebourg, prince d'une fidélité conjugale remar-
quable, désireux de s'acquitter de ses fonctions exactement comme
Louis, aurait, dit-on, ajouté à sa maison une dame possédant le titre et
le rôle à la cour de maîtresse royale, sans en avoir les plaisirs. L'orga-
nisation administrative en divisions spécialisées et le contrôle du gou-
vernement local par le pouvoir central furent largement inspirés de
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 44
D. L’ANGLETERRE
Fils de Marie Stuart, roi d'Ecosse, Jacques Ier d'Angleterre, qui rè-
gne de 1603 à 1625, est un anglican pro-catholique, jaloux de son au-
torité. Il se heurte à l'opposition d'un Parlement en majorité puritain,
qui entrave son action, lui mesure les subsides et met en accusation le
chancelier Bacon. Le conflit s'accentue après lui, sous le règne de son
fils Charles Ier (1625-1649), qui a épousé la catholique Henriette de
France, sœur de Louis XIII. Suspect lui-même de papisme, il gouver-
ne pendant plus de dix ans sans recourir au Parlement, soulevant une
hostilité croissante. De crise en crise, la guerre civile finit par éclater ;
elle aboutit au procès et à l'exécution du roi (1649) à la proclamation
de la république et à la dictature militaire du puritain Cromwell. Le
régime ne survit guère à la mort de son fondateur (1658). En 1660 in-
tervient la restauration du roi Charles II, fils de Charles Ier, qui s'enga-
ge à respecter les droits du Parlement et pratique d'abord une politique
d'amnistie. Mais bientôt renaît l'antagonisme [38] avec le Parlement ;
le roi est obligé de recourir aux subsides de Louis XIV ; la vie politi-
que et parlementaire est désormais caractérisée par la lutte entre les
tories conservateurs et les whigs, libéraux, qui font voter en 1679 la
loi d'Habeas Corpus, charte des libertés individuelles.
Les difficultés religieuses ne sont pas terminées. Charles II est un
crypto-catholique ; il adhérera sur son lit de mort à la foi romaine. Son
frère Jacques, prince héritier, l'a précédé dans cette voie en se conver-
tissant au catholicisme en 1671. Pour parer au danger d'un roi papiste,
le Parlement vote, en 1673, le Bill of Test qui exige de tous les offi-
ciers civils et militaires de la couronne une profession de foi anglica-
ne. La mesure atteint les calvinistes et les non-conformistes de toute
espèce, qui se trouvent ainsi exclus des responsabilités officielles. Le
conflit persistant avec le Parlement ne cesse de miner les pouvoirs du
roi. Lorsqu'il meurt sans héritier direct en 1685, l'accession au trône
de son frère, sous le nom de Jacques II, suscite à nouveau une situa-
tion révolutionnaire : l'avènement d'un roi catholique est contraire à la
légalité aussi bien qu'au sentiment national. D'où une période de trou-
bles, dans un climat moral et politique sensibilisé par la révocation de
l'Édit de Nantes. C'est le Parlement qui impose sa volonté : il fait ap-
pel à Guillaume d'Orange, époux hollandais d'une fille protestante de
Jacques II. Celui-ci est obligé de s'enfuir. Son successeur Guillau-
me III (1689-1702) accepte en 1689 la Déclaration des Droits (Bill of
rights), qui fonde le pouvoir monarchique sur un contrat entre le sou-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 47
bles aux autres, mais qui sont exposées à sa vue par l'aide de ses expé-
riences ? (...) Il tire de ses expériences des arguments pour l'adorer. Il
a toujours devant ses yeux la beauté, la fabrique et l'ordre des ouvra-
ges divins. De là il apprendra à servir en toute révérence celui qui en
tout ce qu'il a fait a pourvu à leur ornement aussi bien qu'à leur utili-
té » 28... Thomas Sprat invoque ici le témoignage du puritain Francis
Bacon, inspirateur de la Société Royale : « le dire de M. Bacon est si
véritable « que les hommes deviennent athées par une petite connais-
sance de la Nature, mais quand ils en ont beaucoup, cela les ramène à
un entendement orthodoxe et religieux » 29.
La référence au grand dessein de la Création contribua à assurer
l'envergure d'une recherche étendue à la nature entière. Le programme
des Virtuosi embrasse l'univers de la culture, dans une approche inter-
disciplinaire, où se réaffirme l'encyclopédisme baconien. L'historien
moderne d'Edward Tyson souligne cette exigence d'universalité :
« L'injonction baconienne de considérer l'univers entier de la connais-
sance [42] comme une seule province était un idéal qui, dans la mesu-
re du possible, fut réalisé par bon nombre des contemporains de Tyson
(...) C'est pourquoi, l'œuvre de Tyson lui-même était toute d'une piè-
ce ; ses activités d'ordre médical, anatomique, folklorique et anthropo-
logique, selon la classification spécialisée que nous emploierions au-
jourd'hui, s'inspiraient toutes d'une vision du monde totalitaire, dans
laquelle toutes ces recherches étaient conçues comme interdépendan-
tes, en vertu d'une approche complètement intégrée (...) Des hommes
comme Boyle, Wren et Hooke, parmi bien d'autres, accomplirent une
œuvre décisive en chimie, en physique, en anatomie, en microscopie,
en mécanique, en astronomie, en architecture, en iconographie scienti-
fique, en génie civil et en technologie générale. La Société Royale
était leur Maison de Salomon, et le monde était leur domaine 30. »
34 Ibid., p. 439.
35 P. 434.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 55
fugié pourtant à l'étranger, Descartes pour éviter des ennuis dans son
pays, garde manuscrite une partie de ses œuvres. Pour lui aussi, les
interdictions pleuvront bientôt après sa mort.
L'Angleterre eut ses virtuosi ; la France eut ses « libertins », ce qui
serait plutôt le contraire. La notion de libertinage, souvent calomnia-
trice, évoque une pensée scandaleuse et qui, comme telle, se met hors
la loi. Or la liberté d'esprit n'implique nullement une attitude irréli-
gieuse. La culture française du XVIIe siècle vit bon gré mal gré sous le
régime de la séparation des pouvoirs entre la raison et la religion, en-
tre la pensée et l'autorité. Les virtuosi, dans la réalité anglaise, repré-
sentent une troisième force, qui œuvre pour l'accord des puissances
antagonistes. Ce compromis fécond est exclu du siècle français qui
trouve en Bossuet son accomplissement. Qui n'est pas avec l'Église est
contre l'Église, au péril de sa sécurité, de son honneur ou même de sa
vie. L'un des plus grands esprits du XVIIe siècle français, Blaise Pas-
cal apparaît déchiré par la contradiction de son époque et de son mi-
lieu. Mathématicien et physicien, logicien de la plus haute [45] quali-
té, Pascal, qui est un penseur religieux et une sorte de saint en dépit de
— ou à cause de — son hétérodoxie, finit par abjurer la raison pour
laisser toute la place à la croyance. Tant il est vrai que la raison et la
foi, susceptibles en Angleterre de s'unir en une alliance féconde, se
trouvent opposées en France en une irréconciliable alternative.
E. LES PROVINCES-UNIES
DE HOLLANDE
39 Ibid., p. 32.
40 Ibid., p. 494.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 58
F. L’ALLEMAGNE
gue. A peine brisée l'antique contrainte sur les âmes, on vit jaillir une
liberté d'esprit sans précédent, à la fois orale et écrite, en matière reli-
gieuse et politique. On se mit à exprimer hardiment, à haute et intelli-
gible voix, et dans des écrits accessibles à tous, en langue commune,
une foule d'idées propres à éclairer et à illuminer le bon sens de l'hu-
manité, et que jusque-là on osait à peine se chuchoter à l'oreille 43... »
Pour un contemporain allemand de la Révolution française, la Réfor-
me avait été un mouvement analogue de libération de la conscience
populaire. Mais cet âge d'or culturel devait être bref : « L'âge des Lu-
mières (die Aufklärung) qui commença avec la Réformation ne dura
que pendant le temps où l'on persévéra courageusement dans la voie
où l'on s'était engagé ; c'est-à-dire à peu près aussi longtemps que vé-
cut Melanchton, le grand réformateur des écoles et des connaissances.
A sa mort déclina le nouveau jour qui s'était si brillamment annon-
cé 44. »
Dès la fin du XVIe siècle, l'Allemagne qui avait compté parmi ses
[52] fils Luther, Durer et Paracelse, serait retombée dans l'ornière de
la néo-scolastique. La situation aurait été aggravée par le régime féo-
dal de fragmentation de l'autorité et par les oppositions religieuses.
Les Allemagnes divisées contre elles-mêmes prennent un retard
considérable par rapport aux nations, comme l'Angleterre élisabéthai-
ne et la France de Henri IV, qui rassemblent leur territoire et leurs
énergies. La mosaïque du monde germanique s'enlise dans les querel-
les de clocher et les politiques à petit rayon d'action. L'autorité impé-
riale, toujours contestée, demeure soumise à des rituels archaïques, le
résultat le plus clair étant une paralysie au moins partielle des énergies
dans l'enchevêtrement des influences antagonistes.
La guerre de Trente Ans est le fruit empoisonné de ces antagonis-
mes. La révolte de la noblesse tchèque, de confession calviniste,
contre l'autorité impériale, commencée par la défenestration de Prague
(Mai 1618) aboutit à l'irrémédiable défaite du peuple bohémien à la
Montagne Blanche, en 1620. Dès lors le conflit se généralise, et le
domaine allemand devient le champ de bataille européen, selon les
combinaisons de la stratégie diplomatique, religieuse et militaire. Les
43 Allgemeine Geschichte der Cultur und Literatur des neueren Europas, Jo-
hann Gottlieb EICHHORN, Göttingen, t. I, 1796, Vorrede, p. xxxvɪɪ ɪ .
44 Ibid., p. LXI.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 65
48 Op. cit., p. 4.
49 Ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 69
53 P. 703-704.
54 P. 707.
55 Ibid., p. 716.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 71
les sépare et les unit. La Suède surtout vit son siècle d'or et son épopée
entre les règnes de Gustave Adolphe (1611-1632) et de Charles XII
(1697-1718). La Russie émerge de son moyen âge avec la figure pro-
phétique de Pierre Ier (1682-1725) ; le destin du grand empire slave se
prépare dans la confrontation avec l'Occident.
Dans le domaine de la culture, la figure la plus importante est celle
de Christine de Suède (1626-1689), fille énigmatique et passionnée de
Gustave Adolphe, appelée à régir son pays pendant une dizaine d'an-
nées, jusqu'à son abdication (1644-1654). La reine Christine appar-
tient au folklore philosophique dans la mesure où, ayant attiré René
Descartes à Stockholm pour en recevoir des leçons, elle est responsa-
ble de la mort prématurée du penseur, en 1650. On a fait honneur à
Descartes de cette invitation royale, considérée comme un hommage
qui consacrait sa primauté. En réalité la jeune reine s'était entourée
d'une petite société savante qui constituait en quelque sorte son aca-
démie personnelle. Au nombre de ses membres figurent des personna-
ges suspects et de probables aventuriers, mais on y compte aussi le
grand Hugo Grotius, agent diplomatique suédois, et des érudits et phi-
lologues qui faisaient pour la souveraine la chasse aux livres rares, tels
les érudits Isaac Vossius, célèbre fils d'un père célèbre, et Nicolas
Heinsius. Les savants lettrés français Gabriel Naudé, Saumaise, Da-
niel Huet et l'orientaliste Samuel Bochart figurent aussi sur cette liste
assez longue ; Christine a même songé à faire venir auprès d'elle l'il-
lustre Gassendi, le rival de Descartes. Elle lui écrit le 25 septembre
1652 une lettre dont le style ampoulé et hyperbolique atteste que la
chasse au philosophe célèbre est pour elle d'abord une manière de se
désennuyer : « Vous êtes si généralement honoré et estimé de tout ce
qui se trouve de personnes raisonnables dans le monde et l'on parle de
vous avec tant de vénération que l'on ne peut sans se faire tort vous
estimer médiocrement ; ne vous étonnez donc pas s'il se trouve au
bout du monde une personne qui se croit intéressée à vous estimer in-
finiment (...) Je vous consulterai comme l'oracle de la Vérité (...) J'ob-
serverai vos préceptes aussi religieusement comme l'on est de coutu-
me d'observer les dogmes des plus célèbres législateurs 59... »
[63]
Première partie
La vérité
selon le mécanisme
[65]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
I. L’AFFAIRE GALILÉE
Chapitre I
LA RÉVOLUTION
COPERNICIENNE
Chez les Grecs et encore au Moyen Age, l'ordre des choses comme
l'ordre social et l'ordre dans l'homme étaient prescrits par une révéla-
tion venue d'en haut. Le cosmos hellénique, dont le schéma est main-
tenu dans la systématisation médiévale, fixe la place des êtres et le
devenir des événements selon les rythmes d'une Providence astrale.
Dans ce grand dessein, la position de l'homme peut sembler privilé-
giée, mais il demeure soumis à la discipline de l'ensemble ; sa sagesse
est faite de soumission, d'humilité et de piété, respectueuse de la loi
divine. La révolution copernicienne correspond à une rupture de ce
contrat d'établissement. Les évidences millénaires du domaine hu-
main, qui sous-tendaient l'ontologie des métaphysiciens aussi bien que
la vie pratique ou la spiritualité religieuse, se trouvent remises en
question, non pas une à une, mais toutes ensemble. L'intelligence hu-
maine, projetée dans un espace mental que peuplent désormais des
significations contradictoires, doit se résoudre à arbitrer elle-même le
débat, sous sa propre responsabilité.
La mutation de l'image du monde implique une révision déchirante
des valeurs établies, une dénonciation des attitudes passées en habitu-
des, et comme sanctifiées par la tradition. De cette crise, Montaigne,
en qui s'affirme la retombée des grandes espérances renaissantes, [66]
est un témoin privilégié. La disjonction de l'ancien globus intellectua-
lis n'est pas compensée chez lui par l'émergence d'une nouvelle épis-
témologie. Montaigne vient trop tard et trop tôt, si bien que le rétablis-
sement se fera chez lui dans l'ordre moral seulement, grâce à un com-
promis entre la résignation stoïcienne et l'ambiguïté d'un scepticisme
tempéré. Montaigne découvre la contradiction sans pouvoir la résou-
dre ; son parti pris personnel, qui ne pouvait être celui d'un savant, en
l'absence d'une science nouvelle, sera celui d'un humaniste qui retrou-
ve la paix de l'esprit dans une bibliothèque riche en auteurs anciens.
Le temps de la critique désabusée précède celui de la reconstruction.
Montaigne a vécu dangereusement, et à son corps défendant, la ré-
volution des valeurs religieuses et politiques ; il s'est vivement inté-
ressé à la révolution épistémologique sur la terre comme au ciel ; il
sait les continents et les hommes nouveaux, qui défient les normes
morales et intellectuelles de l'ancien Occident, aussi bien que les in-
novations du domaine céleste. L'Apologie de Raymond Sebond (1580),
résumant la sagesse des Essais, dresse le bilan de l'espace mental en
voie de constitution : « Le ciel et les étoiles ont branlé trois mille ans ;
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 81
tout le monde l'avait cru ainsi jusqu'à ce que Cléanthe le Samien ou,
selon Théophraste, Nicetas Siracusien, s'avisa de maintenir que c'était
la terre qui se mouvait par le cercle oblique du Zodiaque tournant à
l'entour de son essieu ; et, de notre temps, Coper-nicus a si bien fondé
cette doctrine qu'il s'en sert très réglément * à toutes les conséquences
astronomiques 60 (...) Combien y a-t-il que la médecine est au mon-
de ? On dit qu'un nouveau venu, qu'on nomme Paracelse, change et
renverse tout l'ordre des règles anciennes, et maintient que jusqu'à cet-
te heure elle n'a servi qu'à faire mourir les hommes 61 (...) Un homme
de cette profession de nouvelletés et de réformations physiques me
disait, il n'y a pas longtemps, que tous les Anciens s'étaient évidem-
ment mécomptés en la nature et mouvement des vents, ce qu'il me fe-
rait très évidemment toucher de la main, si je voulais l'entendre 62 (...)
Et l'on m'a dit qu'en la géométrie (qui pense avoir gagné le plus haut
point de certitude entre les sciences) il se trouve des démonstrations
inévitables, subvertissant la vérité de l'expérience : comme Jacques
Peletier me disait chez moi qu'il avait trouvé deux lignes s'acheminant
l'une vers l'autre pour se joindre, qu'il vérifiait toutefois ne pouvoir
jamais jusqu'à l'infinité arriver à se toucher 63 (...) Ptolemeus, qui a été
un grand personnage, avait établi les bornes de notre monde ; tous les
philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques îles
écartées, qui pouvaient échapper à leur connaissance ; c'eût été pyrr-
honiser, il y a mille ans, que de mettre en doute la science de la cos-
mographie, et les opinions qui en étaient reçues d'un chacun ; c'était
hérésie d'avouer des [67] Antipodes : voilà de notre siècle une gran-
deur infinie de terre ferme, non pas une île ou une contrée particulière,
mais une partie égale à peu près en grandeur à celle que nous connais-
sions, qui vient d'être découverte 64 ... »
Ce texte offre pêle-mêle un certain nombre d'aspects de la révolu-
tion épistémologique ; le nom de Copernic y est cité. Mais Montaigne
demeure en deçà de la limite où changerait la figure du monde des
65 P. 559.
66 Ibid., p. 556.
67 P. 555-556.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 83
crois n'avoir jamais dit de telles choses, mais bien à ce philosophe, qui
vivait il y a plus de deux cents ans 75. »
Quelques années après la condamnation de Galilée, alors que le
vieux savant continue à purger sa peine, Gabriel Naudé, familier des
choses italiennes, ne se fait aucune illusion sur l'efficacité du verdict.
L'ancienne image du monde est périmée ; les théologiens ne parvien-
dront pas à forcer les astres à suivre le cours qui leur était traditionnel-
lement assigné. Or l'astronomie est beaucoup plus que l'astronomie ;
le désordre du système planétaire s'est communiqué au système des
valeurs sur la terre des hommes. Élève du réalisme machiavélien, col-
laborateur de Mazarin, Naudé est porté par son tempérament critique
et pessimiste, à ne voir de salut que dans la raison d'État. Devant la
désorganisation spirituelle menaçante, un pouvoir fort imposera par
voie d'autorité les normes indispensables à l'équilibre spirituel, moral
et social. Le criticisme de Naudé justifie par avance le dogmatisme
sans critique de Bossuet.
Nous ne voyons aujourd'hui aucune raison pour qu'une découverte
concernant la topographie lunaire remette en question l'ordre moral,
social et religieux. C'est là justement une conséquence de la révolution
copernicienne, qui a dissocié les ordres de vérité, et rendu les vérités
astronomiques indépendantes des normes religieuses. Au début du
XVIIe siècle, une telle dissociation n'est nullement acquise, et le crime
de Galilée fut d'avoir affirmé, non sans imprudence, que la science es
savants, dûment contrôlée par l'observation et le calcul, pouvait faire
autorité, en dehors de toute référence au système du monde reconnu
par l'autorité ecclésiastique. Les défenseurs de la tradition avaient la
juste conscience que leur vérité devait être défendue en bloc. Si l'on
avait la faiblesse de donner raison à la raison nouvelle sur un point
quelconque, il était évident qu'elle gagnerait de proche en proche et
finirait par tout emporter.
La notion de système, appliquée aux grandes doctrines du rationa-
lisme moderne, appartient d'abord au vocabulaire de l'astronomie. [71]
Selon Littré un système est « un composé de parties coordonnées en-
tre elles », et le mot s'applique en premier lieu au « système du mon-
de », lequel est défini par un spécialiste comme « l'assemblage et l'ar-
75 NAUDÉ, Lettre à Ismaël Boulliau, 15 août 1640 ; dans PINTARD, op. cit.,
pp. 473-474.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 87
rangement des corps célestes, et l'ordre selon lequel ces corps sont
situés relativement les uns aux autres et suivant lequel ils se meu-
vent ». Le mot de système, qui définit le prototype de toute rationalité,
est descendu du ciel des astronomes sur la terre des philosophes. Cet
événement significatif se situe au début des temps modernes. Pendant
les dix dernières années de sa vie, Gassendi (1592-1655) travaille à
l'élaboration d'une somme de la philosophie nouvelle qui figurera dans
l'édition posthume de ses œuvres, en 1658, sous le titre : Syntagma
philosophicum. Le syntagme est un système qui n'ose pas dire son
nom, mais qui bientôt l'osera, tant et si bien que le XVIIIe siècle sera
l'âge d'or des systèmes philosophiques.
Le nouveau ciel de l'astronomie moderne n'intervient pas, dans
l'histoire de la pensée, à la suite d'une simple réfection du plafond du
domaine humain. La réorganisation de la voûte céleste détermine une
nouvelle sensibilité intellectuelle : c'est le rapport au monde qui est
modifié, c'est-à-dire la place de l'homme et de l'humanité dans la tota-
lité du réel. Comme devait le dire Saint Évremond, résumant de la
manière la plus simple la révolution copernicienne dans son ensem-
ble : « Tout est changé. » Cette migration d'un monde dans un autre
implique la rupture de très anciennes habitudes mentales et l'établis-
sement d'habitudes nouvelles. Désadaptation et réadaptation ne peu-
vent aller sans troubles ni déchirements, qui remettent en question les
raisons d'être des uns et des autres. Les renouvellements de l'intelligi-
bilité n'intéressent pas seulement l'ordre des articulations intellectuel-
les. Ils prennent une valeur existentielle, dans la mesure où ils attei-
gnent les fondements de la présence au monde.
Duhem a parfaitement exprimé le caractère totalitaire de ce boule-
versement des évidences. « Pour que les physiciens en viennent à reje-
ter la dynamique d'Aristote et à construire la dynamique moderne, il
leur faudra comprendre que les faits dont ils sont chaque jour les té-
moins ne sont aucunement les faits simples, élémentaires, auxquels les
lois fondamentales de la dynamique se doivent fondamentalement ap-
pliquer ; que la marche du navire tiré par les haleurs, que le roulement
sur une route de la voiture attelée, doivent être regardés comme des
mouvements d'une extrême complexité ; en un mot, que, pour le prin-
cipe de la science du mouvement, on doit, par abstraction, considérer
un mobile qui, sous l'action d'une force unique, se meut dans le vide.
Or, dans sa dynamique, Aristote va jusqu'à conclure qu'un tel mouve-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 88
zone torride est beaucoup plus intempérée que la nôtre 81 ? » Les jours
et les nuits lunaires étant beaucoup plus longs que les terrestres, les
écarts de température doivent être considérables. « Est-il croyable que
l'homme soit capable de supporter une chaleur et une froideur si ex-
cessives, d'autant plus que les vallons de la lune étant beaucoup plus
profonds que ceux de la terre, et ses montagnes bien plus élevées que
les nôtres, cela doit beaucoup contribuer à l'augmentation soit de la
chaleur, soit du froid 82. »
Peu d'années plus tard, au Cinquième soir des Entretiens sur la
Pluralité des Mondes (1686), le philosophe porte-parole de Fontenelle
décrit à la marquise les immensités sidérales. La jeune femme s'effraie
de cette révélation : « Voilà l'univers si grand que je m'y perds ; je ne
sais plus où je suis ; je ne suis plus rien (...) Tout cet espace immense,
qui comprend notre soleil et nos planètes, ne sera qu'une petite parcel-
le de l'univers ? Autant d'espaces pareils que d'étoiles fixes ? Cela me
confond, me trouble, m'épouvante... » Un an avant la publication de la
synthèse de Newton, la marquise retrouve les accents de l'angoisse
pascalienne. Son compagnon la rassure ; le songe de cette nuit d'été
scientifique ne garde pas l'accent de la tragédie. « Et moi, répondis-je,
cela me met à mon aise. Quand le ciel n'était que cette voûte bleue où
les étoiles étaient clouées, l'univers me paraissait petit et étroit ; je m'y
sentais comme oppressé. Présentement qu'on a donné infiniment plus
d'étendue et de profondeur à cette voûte, il me semble que je respire
avec plus de liberté et que je suis dans un plus grand air. »
Avec Fontenelle, vulgarisateur attardé de l'univers cartésien, avec
Newton surtout, et les Philosophiae naturalis principia mathematica
(1687), la révolution astronomique est achevée. L'accent littéraire des
Entretiens sur la Pluralité des Mondes atteste qu'il ne s'agit pas d'une
simple modification de la perspective épistémologique. « On récla-
mait autre chose, écrit Willey, que le simple affranchissement des fa-
çons de voir traditionnelles. Les hommes réclamaient de se sentir à
l'aise dans ce monde flambant neuf (this « brave new world ») que
Colomb, Copernic et Galilée leur avaient ouvert, et de le reconnaître
81 Ibid., p. 363.
82 P. 364.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 92
[76]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
I. L’AFFAIRE GALILÉE
Chapitre II
LE CLIMAT
ÉPISTÉMOLOGIQUE DE
L'AFFAIRE GALILÉE
85 FIC
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 96
87 Ibid. À cet égard, les lois de Kepler, premières lois rigoureuses de la nature,
ne présentent pas de caractère révolutionnaire. Elles établissent une mathé-
matique céleste, et donc surnaturelle.
88 Ibid., p. 313 ; l'exception est celle de Vitruve qui mesura des distances et des
hauteurs avec un théodolite.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 98
pendant que pointe l'aurore de l'ère galiléenne, qui bientôt régira irré-
sistiblement le progrès des connaissances. Entre les deux hommes se
dessine la ligne de démarcation au-delà de laquelle commence le
monde moderne. Mais cette ligne de démarcation, pour nous parfai-
tement nette, ne l'est nullement aux yeux des contemporains du débat,
sauf rare exception. Quelques esprits plus clairvoyants que Galilée lui-
même pressentirent le danger que courait l'affirmateur intrépide de la
science nouvelle. « Un de ses amis vénitiens, l'historiographe du
Concile de Trente, le Père Paolo Sarpi, relate Louis Rougier, appre-
nant la décision de Galilée de se rendre à Rome, en mars 1611, pour
prévenir ses accusateurs, ne peut se défendre de sombres pressenti-
ments. « Je prévois que l'on changera la question de physique et d'as-
tronomie en une question de théologie, et qu'à mon grand chagrin Ga-
lilée, pour vivre en paix et échapper à la flétrissure d'hérétique et d'ex-
communié, devra se rétracter. Il viendra sans doute un jour où les
hommes de science, plus éclairés, déploreront la disgrâce de Galilée et
l'injustice commise envers un grand homme ; mais [80] en attendant,
il devra la supporter et ne s'en plaindre qu'en secret 90. »
Pour qu'un observateur sagace puisse prévoir, avec plus de vingt
ans d'avance le destin de Galilée, il fallait que les crises à venir s'ins-
crivent dans la perspective d'une nécessité intelligible, laquelle échap-
pait à celui qui devait en être la victime. Le génie de Galilée fait de lui
un isolé, en avance d'un âge mental sur ses contemporains ; à cet
égard son cas n'est pas très différent de celui de Socrate. Mais le sage
Socrate prévoyait la condamnation ; il faisait tout ce qu'il fallait pour
la provoquer, en attendant de s'y soumettre. Galilée, lui, n'est pas un
sage ; il ne se doute pas de ce qui l'attend, tellement il est persuadé
que les certitudes rationnelles qui pour lui font autorité, doivent aussi
convaincre les autres. Selon la remarque de Santillana, « il a toujours
cru en la générosité naturelle des hommes (...) Descartes lui aurait
conseillé de se taire. Mais il sent qu'il doit parler, qu'il est impossible
qu'on ferme les yeux à l'évidence de la raison ; et rien n'est plus
émouvant que sa confiance aux portes mêmes du Tribunal de l'Inquisi-
tion : on allait pouvoir une bonne fois s'expliquer sur toute l'affai-
re » 91.
Galilée est sûr de son bon droit : l'astronomie nouvelle dont il fait
profession se fonde sur l'observation, le raisonnement et le calcul ri-
goureux. Les démonstrations scientifiques forment à ses yeux un sys-
tème qui se suffit à lui-même, parce qu'il est, en quelque sorte, in-
conditionnellement valable. Or la science traditionnelle formait un
tout, dont les diverses parties communiquaient entre elles et commu-
niaient dans le respect de certaines normes transcendantes. Les fon-
dements de ce système étaient des vérités-valeurs, des dogmes dont
l'autorité était telle que toute menace d'un échappement au contrôle
entraînait une réaction et une répression, en vertu d'une sorte de loi de
salut public de la culture. La science est aujourd'hui à nos yeux auréo-
lée d'un respect qui la rend en quelque sorte sacrée. Au début du
XVIIe siècle, c'est la théologie qui est la science sacrée, et comme la
théologie commande la totalité du savoir, toute remise en question
d'un secteur particulier de la connaissance revêt un caractère sacrilège
et blasphématoire. Le fait de fournir des démonstrations qui se préten-
dent rigoureuses aggrave encore la provocation. T. S. Kuhn analyse
fort bien cette situation ; Kepler et Galilée, observe-t-il, avaient fourni
les matériaux nécessaires, et les démonstrations, pour justifier un nou-
veau statut du système solaire. « Le schéma des orbites elliptiques et
les nouvelles données fournies par les télescopes n'étaient cependant
que des preuves astronomiques en faveur d'une planète Terre. Cela ne
répondait nullement aux preuves non astronomiques opposées à une
telle théorie. Aussi longtemps qu'ils [81] demeuraient sans réponse,
chacun de ces arguments, soit physique, soit cosmologique, soit reli-
gieux, attestait un immense décalage entre les concepts de l'astrono-
mie technique et ceux en usage dans les autres sciences et en philoso-
phie. Plus il devenait difficile de mettre en doute la nouvelle astrono-
mie, plus urgent se faisait le besoin de réajustements dans les autres
domaines de la pensée. La révolution copernicienne demeurait incom-
plète jusqu'à la réalisation de ces réajustements. 92 » On voit l'enjeu du
débat : pour que la raison scientifique et expérimentale puisse préva-
loir, il fallait que les interlocuteurs fussent d'accord sur le sens même
de la Vérité. Or la vérité de Galilée n'est pas celle de ses juges ; ceux-
ci ne pourraient se rendre à ses raisons qu'au prix d'un véritable sacri-
fice de leur intellect, qui détruirait ensemble leur métaphysique et leur
théologie. Un tel renoncement est impensable. On ne peut pas mettre
en balance quelques observations, d'ailleurs contestées, à propos de la
lune, des taches solaires ou des prétendus satellites de Jupiter, avec
l'enseignement millénaire de l'Église, qui a pour mission de préserver
le précieux dépôt de la vérité de Dieu. Aux yeux des scolastiques, un
détail ne saurait prévoir contre l'ensemble. Galilée déclare, au contrai-
re : « J'estime plus la découverte d'une vérité, même sur un objet de
faible importance, que de longues disputes sur les plus grandes ques-
tions, sans jamais atteindre aucune vérité 93. » La scolastique, du point
de vue de Galilée, n'est qu'une logomachie irréaliste. Entre les deux
points de vue, la disproportion est telle qu'il faudra des dizaines d'an-
nées pour que, devant l'accumulation des preuves, les meilleurs esprits
finissent par se résigner à admettre les nouvelles certitudes, au prix
d'un réaménagement complet de la situation de l'homme dans l'uni-
vers.
Tel est le sens de la révolution copernicienne dont le progrès s'ac-
complit de proche en proche à travers les disciplines de la connaissan-
ce pendant le XVIIe siècle. Toutes les sciences divines et humaines
vont se trouver remises en question, jusqu'au moment où l'horizon du
savoir basculera sans rémission. Les juges de Galilée pressentent la
menace ; leur réaction de défense ne tient pas compte de la foi et de la
bonne foi du savant florentin ; son génie même, s'ils étaient capables
d'en prendre conscience, ne serait qu'une circonstance aggravante.
Quand il y a péril en la demeure, tous les moyens sont bons pour sau-
ver l'essentiel. Un demi-siècle plus tard, l'évêque Bossuet, contempo-
rain de Newton et témoin de la crise de la conscience européenne, ré-
agira exactement comme les Inquisiteurs. Face à Richard Simon, face
aux protestants, face aux rationalistes de toute espèce, il fera flèche de
tout bois pour défendre « la tradition et les Saints Pères », avec l'éner-
gie du désespoir. La science moderne, la philosophie de Descartes, les
recherches historiques ne sont pour lui que des vérités [82] secondai-
res et subalternes. On peut s'en servir à l'occasion, quand elles parais-
[85]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
I. L’AFFAIRE GALILÉE
Chapitre III
L'AFFIRMATION
GALILÉENNE
ser son exclusive jusqu'à nos jours sur celui sans qui notre civilisation
occidentale ne serait pas ce qu'elle est » 104.
Ces remarques soulignent les effets aussi durables que désastreux
[87] de l'affaire Galilée. Alors que les nationalismes épistémologiques
d'Angleterre et de France ont mis en honneur, à tort ou à raison, leurs
héros respectifs, Galilée est demeuré pour des siècles un suspect dans
son propre pays. Méprisé, oublié, il ne gagnera quelque lustre en Italie
que dans le contexte d'une querelle à laquelle il est absolument étran-
ger. Le Risorgimento au XIXe siècle, dans sa lutte contre Rome et
pour l'unité nationale, retrouvera Galilée au magasin des accessoires et
en fera une figure emblématique de la lutte des Lumières contre l'obs-
curantisme Vatican. Ainsi promu à la dignité de héros maçonnique,
Galilée aura des boulevards et des statues dans les villes d'Italie, sans
que pour autant lui soit restituée sa gloire véritable. Par un non moins
ironique retour des choses, le condamné de l'Inquisition deviendra, en
plein milieu du XXe siècle, le cadavre dans le placard, dont la présen-
ce obsédante ne cessera de hanter les délibérations des Pères Conci-
liaires de Vatican II. En réalité, Galilée n'est pas un personnage de
Brecht, un héros positif et progressiste qui lutte pour les droits du
peuple. C'est à tort que « dans la mythographie rationaliste, il devient
la Pucelle d'Orléans de la Science, le saint Georges qui terrasse le dra-
gon de l'Inquisition » 105, pour reprendre les formules de Koestler. La
légende dorée d'anecdotes célèbres et de mots historiques dont on l'a
entouré masque son véritable visage et son rôle dans le développe-
ment de la culture en Occident.
106 Sur tout ceci, cf. Leonardo OLSCHKI, Galilei und seine Zeit, Halle, Nie-
meyer, 1927.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 112
112 Lettre de Galilée à Kepler, 19 août 1610 ; dans KEPLER, Opera, édit. Frisch,
t. II, p. 457.
113 Lettre à Piero Dini, 21 mai 1611 ; dans GALILÉE, Dialogues et Lettres choi-
sies, tr. P. H. Michel, Hermann, 1966, pp. 374-375.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 118
dicis, qu'il vient d'honorer en lui dédiant les satellites de Jupiter. Cette
lettre, qui évoque la lettre écrite par Léonard de Vinci à Ludovic le
More en 1482, révèle chez son auteur la conscience d'être un uomo
universale selon la norme renaissante. « Je possède de grands et très
admirables secrets ; mais (...) ils ne peuvent être mis en œuvre que par
des princes... » Parmi ces secrets, il y a, bien entendu, des secrets mili-
taires, mais l'essentiel est d'ordre scientifique ; il s'agit vraiment d'une
nouvelle vision du monde, réduit à l'obéissance de l'esprit : « Les ou-
vrages que j'ai à mener à bonne fin, écrit le solliciteur, sont principa-
lement : deux livres De Sistemate seu constitutione universi, concep-
tion immense, pleine de philosophie, d'astronomie et de géométrie ;
trois livres De motu locali, science entièrement nouvelle, aucun autre
auteur ancien ou moderne n'ayant découvert aucun des nombreux
symptômes dont j'ai montré l'existence dans les mouvements naturels
et violents, en sorte que je puis en toute raison parler d'une science
nouvelle et créée par moi dans ses premiers principes ; trois livres de
mécanique, dont deux se rapportent aux démonstrations des principes
et fondements et un aux problèmes ; et bien que d'autres aient traité
cette même matière, ce qui en a été écrit jusqu'à présent ne représente
pas en quantité ou autrement, le quart de ce que j'en écris moi-même.
J'ai aussi divers opuscules concernant les [94] sciences physiques, tels
que De sono et voce, De visu et coloribus, De maris estu, De composi-
tione continui, De animalium motibus, et d'autres encore. Je songe
également à écrire quelques livres relatifs à l'art militaire 114. »
Cette lettre de candidature d'un professeur qui sollicite son déta-
chement à la Recherche Scientifique expose dès 1610 le programme
encyclopédique de la science mécaniste, dans le cadre duquel travail-
leront les meilleurs esprits du XVIIe siècle, de Mersenne, Descartes et
Hobbes jusqu'à Huygens, Borelli et Newton. Galilée ne devait pas
écrire les traités dont il indiquait les titres, mais ses œuvres à venir
devaient s'inscrire dans le cadre de ce grand projet, en particulier les
plus célèbres d'entre elles, Il saggiatore (L'Essayeur), 1623 et les Dia-
logues sur les deux principaux systèmes du monde, 1632. Galilée ne
devait pas achever lui-même ce qu'il avait entrepris. Mais peu importe
qu'il n'ait pas trouvé la formule définitive du principe d'inertie, par
exemple, bien qu'il l'ait approchée de très près. Il a institué la nouvelle
attitude mentale, à partir de laquelle les travaux des autres, comme les
siens propres, devenaient possibles.
Ce cadre de pensée est celui du Mécanisme, dont le présupposé
fondamental a été défini par Galilée à diverses reprises, par exemple
dans une lettre de sa vieillesse à un aristotélicien impénitent, en 1641,
où le témoignage de l'expérience s'oppose à l'assurance rétrograde du
magister dixit : « Si la philosophie, écrit Galilée, était celle qui est
contenue dans les traités d'Aristote, vous seriez à mon sens le plus
grand philosophe du monde, car vous avez, me semble-t-il, en main et
à l'esprit les moindres passages de ses œuvres. Pour moi, à vrai dire,
j'estime que le livre de la philosophie est celui qui est perpétuellement
ouvert devant nos yeux ; mais comme il est écrit en caractères diffé-
rents de ceux de notre alphabet, il ne peut être lu de tout le monde ; les
caractères de ce livre ne sont autres que triangles, carrés, cercles,
sphères, cônes et autres figures mathématiques, parfaitement appro-
priées à telle lecture 115. »
La jonction de la science de la nature et de l'intelligibilité mathé-
matique, fondement de la science expérimentale, est incompatible
avec les normes du savoir aristotélicien, d'inspiration biologique, et
déployé au niveau du sensible. Francis Bacon lui-même, contempo-
rain de Galilée, dans son programme de recherche inductive, n'a pas
compris la valeur primordiale de l'instrument mathématique, et c'est
ce qui consacre son infériorité par rapport au maître de Florence. Gali-
lée, expose Koyré, « part de l'idée — préconçue sans doute, mais qui
forme le fond de sa philosophie de la nature — que les lois de la natu-
re sont des lois mathématiques. Le réel incarne le mathématique. Aus-
si n'y a-t-il pas, chez Galilée, d'écart entre l'expérience et la théorie ; la
théorie, la formule ne s'applique pas aux phénomènes du dehors, elle
en exprime l'essence. La nature ne répond qu'aux questions posées en
langage [95] mathématique, parce que la nature est le règne de la me-
sure et de l'ordre. Et si l'expérience guide aussi « comme par la
main », le raisonnement, c'est que, dans l'expérience bien conduite,
115 Lettre à Fortunio Liceti, janvier 1641, recueil cité, p. 430 ; un texte parallèle
et plus célèbre figure en 1623 dans Il Saggiatore. Édition Nationale, t. VI, p.
232.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 120
telle sorte que si l'animal était supprimé, toutes les qualités seraient
annihilées et détruites » 117.
L'intellectualisme galiléen développe, dès 1623, le thème repris par
Descartes, en 1641, dans la parabole du morceau de cire (Méditations
métaphysiques, deuxième méditation). Toute la pensée mécaniste
prendra pour mot d'ordre qu'il faut désolidariser l'esprit des sens [96]
(mentem abstrahere a sensibus), ou, selon le mot de Spinoza, que la
démonstration est proprement « l'œil de l'âme » 118, par opposition à la
vision sensible, laquelle demeure subjective et suspecte. De par la
constitution de notre corps, la vérité est refusée à la perception, la-
quelle se maintient dans l'ordre de l'opinion et de la connaissance non
fondée. « Lorsque nous regardons le soleil, dira Spinoza, nous imagi-
nons qu'il est éloigné de nous de 200 pieds environ ; cette erreur ne
consiste d'ailleurs pas dans cette seule imagination, mais dans le fait
que, en imaginant ainsi le soleil, nous ignorons sa vraie distance et la
cause de cette imagination. Car, plus tard, encore que nous sachions
que le soleil est éloigné de nous de plus de 600 fois le diamètre de la
terre, nous n'imaginerons pas moins qu'il est près de nous ; nous
n'imaginons pas, en effet, le soleil si proche parce que nous ignorons
sa vraie distance, mais parce que l'affection de notre corps enveloppe
l'essence du soleil en tant que le corps lui-même en est affecté 119. »
Le soleil sensible est irréductible au soleil intelligible, qui est la vé-
rité de ce soleil sensible. La connaissance humaine se déploie selon la
norme d'une comptabilité en partie double, et cette dissociation irré-
vocable de l'être humain, qui s'aggrave d'un parti pris de valeur, aura
des conséquences immenses dans le devenir de la pensée occidentale.
Galilée définit les conditions de possibilité d'une science rigoureuse,
qui ne pouvait se développer dans le cadre de l'aristotélisme tel que le
professaient soit les thomistes soit les averroïstes. Son mérite se trou-
ve dans cette détermination d'un nouveau type de connaissance, bien
plutôt que dans l'étude de la chute des corps, dans l'affirmation de la
117 Il Saggiatore, Édition Nationale, t. VI, p. 341 sq, dans KOYRÉ, Études Gali-
léennes, fascicule III, Hermann 1939, pp. 84-85.
118 SPINOZA, Éthique, Livre V, Proposition XXIII, Scolie : « Les yeux de l'es-
prit, par lesquels il voit et observe les choses sont les démonstrations elles-
mêmes. » (Œuvres de SPINOZA, Bibliothèque de la Pléiade, p.p. R. CAIL-
LOIS, 1954, p. 638.)
119 Éthique, Livre II, Prop. XXXV, Scolie, édition citée, pp. 445-446.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 122
tous les tenants des Lumières qui, d'ailleurs, ne s'y sont pas trompés,
et revendiqueront Galilée comme un de leurs saints patrons.
Ceci dit, afin de rendre honneur et justice à l'inventeur de l'intelli-
gence moderne, il importe de relever les conséquences immenses que
la révolution galiléenne devait avoir dans le devenir de la culture oc-
cidentale. Le prototype de l'intelligibilité se trouve défini par la prise
en charge de la réalité extérieure selon des normes rigoureuses. Le
savoir idéal est celui que l'on peut formuler à propos de l'objet maté-
riel qui s'offre à l'inspection de l'esprit, dépouillé de ses qualités sensi-
bles illusoires et réduit à son essence mathématique. La connaissance
triomphe d'abord dans l'ordre des choses et non dans l'ordre de
l'homme ; elle progressera en réduisant de plus en plus la réalité hu-
maine aux disciplines qui ont fait leurs preuves dans l'étude des objets
matériels. L'organisme humain, lieu de l'incarnation de la pensée, est
considéré comme un corps dans le monde des corps, en communauté
d'action et de réaction avec les autres corps qui l'environnent. Le cos-
mos traditionnel avait figure humaine, trop humaine ; le nouvel uni-
vers de la science opère un nettoyage par le vide des significations
anthropomorphiques éparses dans le champ épistémologique ; il est
conçu selon les formes spéculatives de l'analogie mathématique.
La démythisation est ensemble une déshumanisation, puisque le
centre de référence de la vérité se trouve déplacé du concret à l'abs-
trait, des intentions vécues aux normes conçues. L'expérience humai-
ne, en sa présence concrète, apparaît discréditée en valeur ; elle ne met
en cause que des opinions, des pensées confuses, plus ou moins illu-
soires, et non porteuses de vérité. Le bâton que je vois dans l'eau, bri-
sé, n'est qu'un faux bâton, le vrai étant celui que mon esprit redresse.
Le soleil de chaleur et de brillance qui illumine mes journées n'est
qu'un pseudo-soleil ; le véritable luit dans la seule intelligence des
physiciens, qui le mettent en équations objectives et universelles. La
réalité n'est que l'ombre plus ou moins aberrante de la vérité, qui se
cache de l'homme, parce qu'elle se trahirait elle-même si elle prenait
figure humaine. La lumière doit être définie de telle manière qu'elle
vaille indifféremment pour l'aveugle ou pour le voyant ; rien n'interdit
à l'aveugle de parler des couleurs très rigoureusement, en style de lon-
gueurs d'ondes.
La dissolution galiléenne du Cosmos porte en soi le germe de
l'acosmisme intellectualiste. Le « silence éternel » du nouvel espace,
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 129
[103]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
I. L’AFFAIRE GALILÉE
Chapitre IV
LE PROCÈS
d'Église et la raison d'État ont trouvé une voie moyenne sans que la
raison scientifique ait à intervenir si peu que ce soit.
À cette diplomatie secrète viennent s'ajouter des motivations per-
sonnelles. Galilée, en 1633, est un vieillard de soixante-neuf ans ; et
les années en ce temps-là, comptaient, dans la vie d'un homme, beau-
coup plus qu'aujourd'hui. C'est pourquoi la capacité de résistance du
vieil homme, son indomptable énergie, en prennent un relief extraor-
dinaire. Mais on ne peut indéfiniment faire face, et le moment vient où
l'homme, fût-il un génie, désire par dessus tout mourir dans son lit.
Cela aussi permet de mieux comprendre le renoncement final et la
comédie de l'abjuration. Il y a plus. Par delà le débat judiciaire, on de-
vine l'affrontement de deux personnalités, une sorte de dialogue par
personnes interposées entre Galilée et le pape. Peut-être l'histoire
d'une amitié déçue. Entre le Souverain Pontife, aristocrate de sang et
d'Église et le bourgeois de Florence, prince de la science, la dispropor-
tion n'est pas aussi radicale qu'on pourrait le penser. Les deux hom-
mes se connaissent ; ils ont été en sympathie et, en un certain sens,
chacun a espéré quelque chose de l'autre, chacun a pu se croire, non
sans raison, abandonné par l'autre. À quoi s'ajoute le fait que l'un et
l'autre sont conscients de leur génie, orgueilleux ; et leurs intransi-
geances finissent par se désaccorder de manière irrémédiable.
Galilée, savant du premier rang, isolé par sa science, est un incom-
pris qui souffre de l'être. C'est aussi un homme d'esprit, un grand écri-
vain italien et un polémiste redoutable, capable de pousser l'humour
jusqu'à la férocité. Quant à Maffeo Barberini (1568-1644), élu pape en
1623 sous le nom d'Urbain VIII, Koestler a dit de lui qu'il « était un
peu un anachronisme : un Pape de la Renaissance transplanté au
temps de la guerre de Trente Ans ; un cynique, un vaniteux épris de
pouvoir temporel » 132. Après avoir annoncé dès son élection qu'il ne
serait pas « un pape ordinaire » 133, il prit l'initiative de faire dresser sa
propre statue : « sa vanité, observe Koestler, était sans contredit mo-
numentale » 134. Dans l'ordre politique, il pratiqua un réalisme ma-
dizaines d'années plus tard, Richard Simon, qui mena à bien, ou plutôt
à mal, la révolution galiléenne dans le domaine, dangereux entre tous,
de l'étude des textes sacrés, devait parvenir à une claire conscience de
l'importance du facteur linguistique. Il observe judicieusement que si
les Jansénistes l'ont emporté, dans l'opinion publique, sur leurs adver-
saires Jésuites, c'est surtout grâce à l'influence déterminante de la ver-
tu de style : « Les écrits qu'ils ont publiés contre cette vaste Société
ont eu un grand applaudissement parce qu'ils étaient en bon français et
qu'ils se faisaient lire 138. » Ainsi en fut-il aussi lors de la Réforma-
tion : « il est constant que si l'on n'avait pas donné au public tant de
livres écrits en la langue du peuple, on n'aurait point vu tout à coup
tant de gens révoltés contre l'antique croyance. Si vous jetez les yeux
sur l'Allemagne, vous y verrez que le principal désordre vint des livres
de Luther, écrits en bon allemand, qui remuèrent l'imagination du bon
peuple » 139... Le malheureux Richard Simon ne devait pas attendre
très longtemps l'occasion de vérifier dans son propre cas l'exactitude
de sa thèse. Après le scandale suscité par la publication de l’Histoire
critique du Vieux Testament (1678) on peut lire dans une des apolo-
gies anonymes que « le plus grand crime, à mon avis, que le Père Si-
mon ait commis est d'avoir écrit son livre dans une langue entendue
du peuple » 140.
[109]
D'un tel crime, Copernic s'était bien gardé de se rendre coupable.
Son livre avait bénéficié de ce fait d'une rassurante clandestinité. Les
mille exemplaires de l'édition originale de 1543 ne furent jamais épui-
sés. Une nouvelle édition ne parut qu'en 1566, et la troisième un demi-
siècle plus tard, à Amsterdam en 1617, sans doute à cause de la publi-
cité due à la condamnation romaine. Le malheur de Galilée fut de fai-
re tout ce qu'il fallait pour attirer l'attention. Non seulement il était
persuadé qu'il avait raison, mais encore il voulait que tout le monde le
sache ; il voulait même que ses adversaires le reconnaissent, car il
141 Robert BELLARMIN, lettre à Paolo Foscarini, 12 avril 1615 ; dans G. de SAN-
TILLANA, op. cit., p. 119.
142 Ibid., pp. 119-120.
143 Ibid., p. 120.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 141
point sur lequel le dossier a été truqué ; Galilée protestera plus tard de
sa bonne foi quand on l'accusera d'avoir manqué à la parole donnée.
Mais ce point, juridiquement important, est sans grand intérêt
quant au fond du débat. Entre Galilée et ses juges, le dialogue ne peut
être qu'un dialogue de sourds, comme l'atteste le fait que Bellarmin,
par un absurde renversement des rôles, prétend donner des leçons de
méthodologie scientifique au génial fondateur de la science moderne.
Le jésuite Bellarmin est un vieux routier du Saint-Office, dont il a eu
parfois lui-même à endurer les machinations. Bien ne lui est plus
étranger que l'esprit de la science positive, la recherche de la vérité
pour le seul amour de la vérité objective. Les Exercices spirituels
d'Ignace de Loyola, approuvés par le pape Paul III en 1548, et qui
constituent le règlement intellectuel de la compagnie de Jésus, com-
portent en appendice une série de règles De la Soumission à l’Église.
La treizième de ces règles porte que « pour ne nous écarter en rien de
la vérité, nous devons toujours être disposés à croire que ce qui nous
paraît blanc est noir, si l'Église hiérarchique le décide ainsi » 146.
Ce principe épistémologique, pleinement valable pour Bellarmin,
n'a aucun sens pour Galilée. Non que Galilée se pose en rebelle à
l'égard de l'Église romaine ; il a toujours protesté de sa fidélité catho-
lique, [112] et rien ne permet de la mettre en doute. Seulement, pour
Bellarmin, homme d'Église, homme du gouvernement de l'Église, la
raison d'Église vaut ensemble comme une raison d'État, étendue à la
totalité de la connaissance. La plus grande gloire du Dieu qui se pro-
nonce au Vatican est la fin suprême de tous les comportements hu-
mains. La science n'est pas une valeur, ou du moins la valeur de la
science n'est qu'une valeur secondaire qui passe après les exigences de
la fidélité au magistère hiérarchique. Bon nombre d'hommes d'Église,
et bien au-delà du XVIIe siècle, estimeront qu'il faut être un orgueil-
leux et un entêté pour refuser telle ou telle combinaison qui permet de
sauver au moins apparemment la lettre de l'Écriture. Le sacrifice de
l'intellect n'est qu'une des formes de l'humilité que le fidèle doit mettre
en œuvre en toute occasion. Avec un peu de bonne volonté, les théo-
logiens, qui ont pour métier de solliciter les textes, trouveront une so-
lution moyenne. La difficulté fondamentale est d'ordre philologique ;
147 Th. S. KUHN, The Copernican Revolution, Cambridge Mass., Harvard Uni-
versity Press, 1957, p. 193.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 146
149 Ibid., p. 32
150 P. 29.
151 P. 34.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 148
a tort d'avoir raison ; il n'a aucun espoir de faire prévaloir aux yeux de
ses interlocuteurs une vérité qui est à leurs yeux un objet de scandale.
L'idée que l'on n'a pas le droit de tricher avec la raison démonstrative,
confirmée par l'expérience, est une idée moderne, qui présuppose la
valeur inconditionnelle des résultats de l'activité scientifique. Galilée
avait réalisé pour son compte la révolution épistémologique ; les In-
quisiteurs avaient l'avantage du terrain. Galilée n'a jamais douté de la
validité de sa cause, et sans doute, au moment même où il la reniait
des lèvres, se sentait-il par avance justifié en appel devant les généra-
tions à venir. En se soumettant à leur sentence, il jugeait ses juges.
Au surplus, en dépit de toutes les arguties et subtilités juridiques,
sur un point au moins, il ne saurait être question d'erreur judiciaire.
Entre autres chefs d'accusation, Galilée est poursuivi pour avoir
contrevenu à la sentence de 1616, qui portait interdiction d'enseigner
la doctrine de Copernic. Il a professé cette doctrine ; non seulement il
l'a professée, mais il l'a fondée en raison ; il lui a assuré une certitude
qu'elle ne possédait nullement dans les spéculations de Copernic.
Quant au reste, la sentence de 1633 n'est qu'un rappel à peu près
littéral, de celle de 1616. Elle porte que « la proposition que le soleil
soit le centre du monde et immobile d'un mouvement local est absurde
et fausse en philosophie et formellement hérétique, pour être expres-
sément contraire à la Sainte Écriture. La proposition que la Terre n'est
pas le centre du monde, ni immobile, mais qu'elle se meut, et aussi
d'un mouvement diurne, est également une proposition absurde et
fausse en philosophie, et, considérée en théologie, au moins erronée
dans la foi » 159. Ce texte, contresigné par sept juges sur dix, ne per-
met pas de considérer le Saint-Office comme bénéficiant d'une inspi-
ration spéciale en matière d'astronomie. Et les anticléricaux à venir
pourront avoir bonne conscience en évoquant l'affaire Galilée. A
condition d'oublier d'autres affaires non moins sensationnelles telles
que l'affaire Darwin, l'affaire Freud ou l'affaire Lyssenko — à l'occa-
sion desquelles il apparut que le cléricalisme n'était pas l'apanage de
telle église particulière, et qu'on le trouvait même en dehors de la
sphère d'influence d'un christianisme quelconque.
[121]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
I. L’AFFAIRE GALILÉE
Chapitre V
LES SUITES DE
L’AFFAIRE GALILÉE
monde ayant été interdits en Italie, leur diffusion sera néanmoins assu-
rée à partir de Strasbourg, terre luthérienne, où Diodati, ami réformé
de Galilée, a pu faire parvenir un exemplaire de la première édition.
L'imprimeur lettré Matthias Bernegger fait mettre au point une traduc-
tion latine, accompagnée de quelques clauses de style (1635) ; la lettre
à la Grande-Duchesse de Toscane paraît en 1636. chez Bernegger,
sans nom d'auteur, pour éviter des ennuis supplémentaires au malheu-
reux Galilée 163. De même, c'est à Leyde, chez Elzevir, que paraîtront,
en 1638, les Discorsi e Dimostrazioni mathe-matiche intorno a due
nove scienze attenenti alla Mecanica. Le vieillard, déjà aveugle, a
vainement tenté de faire imprimer en Italie ce travail qui pourtant évi-
te les domaines dangereux de l'astronomie et de la cosmologie 164. En
1635, une Chaire à l'Université d'Amsterdam avait été offerte au
condamné de Florence ; en 1636, Galilée propose aux États Généraux
de Hollande sa méthode pour la détermination des longitudes à la
mer ; de longues études et négociations s'ensuivront, à l'occasion des-
quelles les États Généraux votent, à titre de remerciement, le don d'un
collier d'or de 700 florins. Galilée refusera le cadeau, ce qui lui vaut
les félicitations du pape, gardien vigilant de l'orthodoxie 165...
Parmi les partisans résolus, et les éditeurs, de Galilée, il faut comp-
ter le très catholique Père Mersenne qui fait imprimer à Paris en 1634
Les Méchaniques de Galilée, Mathématicien et Ingénieur du Duc de
Florence, en y ajoutant quelques commentaires personnels. Mersenne
diffusait un manuscrit contenant des cours faits par Galilée à Padoue,
vers 1594 ; une édition italienne de ce texte paraîtra seulement en
1849 166. Au lendemain même de la condamnation de 1633, Mersenne
n'hésite pas à déclarer dans sa préface : « Je serai content si je suis
cause que le sieur Galilée nous donne toutes les spéculations des
mouvements, et de tout ce qui appartient aux Méchaniques, car ce qui
[123] viendra de sa part sera excellent ; c'est pourquoi je prie ceux qui
ont la correspondance de Florence de l'exhorter par lettres à donner au
Cette fin de non recevoir atteste, dans son ironie, que les meilleurs
esprits, en France, sont du côté de Galilée. Les raisons intellectuelles
ne jouent pas seules ; il s'y mêle des passions de politique religieuse.
Les Jésuites, ou du moins un certain nombre d'entre eux, ont joué un
rôle actif dans la condamnation de 1633 ; or la Compagnie de Jésus
est au service de l'ultramontanisme, ce qui suscite la résistance des
milieux de tradition gallicane, en particulier le milieu parlementaire,
et le milieu universitaire, gravement menacé par la concurrence victo-
rieuse des collèges que la Compagnie établit un peu partout. La spiri-
tualité janséniste, en laquelle s'affirme la plus haute expression de la
foi catholique, aura donc partie liée avec les défenseurs de l'autonomie
de la raison en matière de connaissance scientifique. Le pape de Rome
est incontestablement le Chef de l'Église, mais sa compétence ne
s'étend qu'au spirituel.
Cette disjonction entre l'obéissance religieuse et la vérité scientifi-
que a été affirmée par Pascal, dans sa polémique contre les Jésuites.
La Dix-Huitième Provinciale (1657) reprend à son compte, avec une
rigueur qui transcende les circonstances, épistémologie galiléenne.
« Ces trois principes de nos connaissances, observe Pascal, les sens, la
raison et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans
cette étendue (...) Quelque proposition qu'on nous présente à [125]
examiner, il en faut d'abord reconnaître la nature, pour voir auquel de
ces trois principes nous devons nous en rapporter. S'il s'agit d'une cho-
se surnaturelle, nous n'en jugerons ni par les sens, ni par la raison,
mais par l'Écriture et par les décisions de l'Église. S'il s'agit d'une pro-
position non révélée, et proportionnée à la raison naturelle, elle en se-
ra le propre juge. Et s'il s'agit enfin d'un point de fait, nous en croirons
les sens, auxquels il appartient naturellement d'en connaître 173. »
La distinction des ordres de connaissance a pour conséquence une
séparation des pouvoirs entre les autorités compétentes, qui, poursuit
Pascal, se référant à saint Augustin et saint Thomas, doit intervenir
même dans l'interprétation des textes sacrés. « Quand l'Écriture même
nous présente quelque passage dont le premier sens littéral se trouve
contraire à ce que les sens ou la raison reconnaissent, il ne faut pas
entreprendre de les désavouer en cette rencontre pour les soumettre à
174 Ibid.
175 Ibid., p. 672.
176 Ibid., p. 673.
177 Pensées, éd. BRUNSCHVICG, fragment 873, l’Œuvre de PASCAL, édition ci-
tée, p. 809.
178 BRUNSCHVICG, fragment 920 ; Pléiade, p. 810.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 161
leurs intimes. Mais la censure veille sur les livres et sur l'enseigne-
ment. Et comme la vérité n'est pas bonne à dire, les hommes de vérité,
les savants, soumis à cette formidable puissance d'intimidation, font
figure désormais de suspects, et le deviennent parfois à leurs propres
yeux.
La mise hors la loi de Galilée n'a pas supprimé d'un seul coup la
[127] science italienne. Le maître laisse après lui des disciples : Vi-
viani, Torricelli, Borelli, tous protégés par la maison de Toscane qui
déjà pensionnait Galilée. Grâce à cette haute protection, il existera
même, d'abord à titre privé, puis, de 1657 à 1667, plus officielle, une
académie florentine, l’Accademia del Cimento, dont les travaux auront
valeur exemplaire dans l'Europe savante. Mais lorsque Léopold de
Médicis, protecteur de la Société, reçoit le chapeau de cardinal, l'Aca-
démie cesse d'exister ; on a dit que la dignité cardinalice avait été le
prix payé par le Saint-Siège pour obtenir la dissolution d'un groupe
subversif au moins en puissance 180.
Il s'est trouvé, jusque dans l'époque moderne, de bons esprits pour
voir dans la condamnation de Galilée un acte de justice et de vérité.
Telle était au début du XXe siècle l'attitude de l'éminent physicien et
historien des sciences Pierre Duhem, qui ne voyait aucune difficulté à
reconnaître à un tribunal ecclésiastique, jugeant en matière théologi-
que, un pouvoir suprême de décision dans le domaine de la recherche
scientifique 181. Cette position aberrante, qui atteste la force persuasi-
ve des préjugés religieux là même où ils n'ont que faire, est démentie
par la suite de l'histoire des sciences. Newton naît en 1642, l'année
même de la mort de Galilée, et le grand axe de la science physique et
cosmologique est celui qui mène de Galilée à Newton. La science mé-
caniste est galiléenne avant d'être newtonienne ; le modèle aristotéli-
co-ptoléméen n'est plus qu'une curiosité périmée.
On ne peut faire du bon travail scientifique sous la supervision
d'une orthodoxie religieuse ou politique. Les juges de 1616 et de 1633
s'étaient prononcés imprudemment, et sans connaissance de cause.
L'Église catholique, prisonnière de la décision prise, persévérera dia-
180 Cf. Martha ORNSTEIN, The rôle of scientific societies in the 17th century,
University of Chicago Press, 3rd édition, 1938, p. 78 ; cf. plus haut, p. 18.
181 On trouvera un exposé de cette polémique dans mon ouvrage De l'histoire
des sciences à l'histoire de la pensée, Payot, 1966, pp. 261-264.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 163
avec lui, ne rejetèrent du système (de Copernic) que les points expres-
sément censurés par le Saint-Office. La théorie d'Aristote avait eu trop
visiblement le dessous dans ce débat pour qu'on se résignât à y reve-
nir. Froidmont, Geulincx, Philippi, à Louvain ; d'autre part les Jésuites
Malapert et André Tacquet, le cistercien Carammel, Rheita etc., s'atta-
chèrent à Tycho Brahé, qui faisaient tourner les planètes autour du
soleil et celui-ci autour de la terre. Ainsi cette dernière restait immobi-
le, et l'obéissance aux décrets du Saint-Office était sauve, en même
temps que le fond du système copernicien, autant qu'il pouvait l'être.
N'était-ce pas, après tout, le parti le plus sage 182 ? » Il est permis d'en
douter, et de penser que cette épistémologie de situation n'est pas pré-
cisément favorable au progrès du savoir ; d'autant que le même auteur
donne ensuite une longue liste de poursuites et de condamnations por-
tées à l'encontre de ceux qui se refusaient à jouer ce jeu-là.
Néanmoins, le même historien n'hésite pas à soutenir que « ce se-
rait une erreur grossière de croire qu'il en soit résulté un arrêt désas-
treux dans la marche de la science. Après tout, la science pouvait mar-
cher avec le système de Copernic regardé comme une simple hypothè-
se. Au besoin, elle le pouvait même avec celui de Tycho Brahé. Les
livres et les thèses de cette époque nous montrent que les mémorables
découvertes des Galilée et des Newton, en mécanique, en physique, en
astronomie, furent accueillies avec empressement et passèrent [129]
rapidement dans les idées reçues, alors même qu'elles avaient pour
auteurs des partisans avoués ou secrets de Copernic » 183. Sans doute
est-il réconfortant d'apprendre que la science peut « marcher » avec
n'importe quelle théorie ; mais il paraît absurde que des maîtres qui se
soumettaient en apparence à une certaine discipline, accueillent « avec
empressement » des découvertes qui se situaient résolument hors d'at-
teinte de cette casuistique. D'autant que, au bout du compte, nous ap-
prenons que, en 1772, « pour la première fois », au collège anglais des
Jésuites de Liège, le P. Semmes admet intégralement la doctrine de
Copernic (mort en 1543)... De même, « en 1774, pour la première
fois, dans les thèses du professeur Van Leempoel, nous trouvons une
186 Jean EHRARD, L'idée de Nature en France dans la première moitié du XVIIIe
siècle, S.E.V.P.E.N., 1963, p. 112.
187 Mémoires de Trévoux, avril 1704, article 58, cité ibid.
188 Mémoires de Trévoux, novembre 1730, article 106, cité ibid., p. 113.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 167
[135]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
Chapitre I
LE CHANGEMENT DE
SYSTÈME EXPLICATIF
200 E. HUSSERL, Die Krisis der europäischen Wissenschaft und die transzenden-
tale Phänomenologie (conférence de Prague, 1935) ; Gesammelte Werke,
Band VI, Haag, Nijhoff, 1962, pp. 48-49.
201 Ibid., p. 53.
202 Martin HEIDEGGER, L'Époque des conceptions du Monde ; dans Chemins
qui ne mènent nulle part (Holzwege), trad. Brockmeier, N.R.F., 1962, p. 81.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 174
205 Basil WILLEY, The seventeenth Century Background, 1962, Penguin Books,
pp. 10 et 12.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 179
206 Basil WILLEY, The Seventeenth Cenlury Background, op. cit., p. 14.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 182
se tourne vers l'inédit, qui donne aux esprits l'allégresse d'une nouvelle
naissance ; les tourbillons cartésiens fascinent les femmes savantes, et
la circulation du sang a pour elle la cour et la ville contre les réaction-
naires du Parlement et de la Faculté de Médecine. Le devenir de l'ex-
plication n'est pas séparable de la sociologie de la connaissance. La
science d'une époque donnée est une des formes de la conscience que
la société humaine peut avoir d'elle-même. Le plus souvent, cette
science réduite à elle-même, limitée aux résultats justifiés, ne serait
pas suffisante pour assurer une représentation du monde satisfaisante.
Il faut compléter le certain avec du possible ou du probable ; il faut
faire appel à l'imaginaire, car jamais les hommes ne se sont contentés
de savoir seulement ce qu'ils savaient.
Ainsi dépérit le système de l'intelligibilité scolastique mis au point
dans le cadre des institutions universitaires. Mais le remplacement
d'un ensemble d'habitudes mentales par un ensemble différent fut une
œuvre de longue haleine, que ne pouvait mener à bien l'initiative d'un
seul homme, eût-il le génie d'un Galilée ou d'un Bacon. À cet égard, le
« miracle des années 1620 » met en relief un moment privilégié, dans
une histoire qui commence beaucoup plus tôt et ne s'achèvera que
bien plus tard. L'un des premiers champions, en pleine période renais-
sante, de la résistance à Aristote, est l'infortuné Pierre de la Ramée
(1515-1572) : on oublie trop qu'il fut, à travers l'Europe, un maître
dont l'influence ne périclita qu'à partir du moment où elle fut relayée
et absorbée dans celle de Bacon.
Dès 1536, le jeune Ramus soutient une thèse en vue de la maîtrise
es arts sur le thème : « Tout ce qu'a dit Aristote n'est que faussetés »
(Quaecumque ab Aristotele dicta essent commentita esse) ; la critique
s'en prenait au maître de la scolastique, au penseur païen indûment
[145] christianisé, et désormais considéré comme sacro-saint en dépit
des avertissements et condamnations souvent renouvelés par l'Église.
Des thèses tout à fait contraires à la révélation chrétienne, par exemple
l'éternité du monde et la théologie astrale, se trouvent incorporées à un
enseignement qu'elles déforment et dévient. L'aristotélisme perpétue
des doctrines contraires à la vraie foi, en un temps où cette foi aspire à
être rétablie dans sa pureté. Au surplus, l'authenticité même des textes
aristotéliciens n'est nullement assurée ; le véritable Aristote n'est pas
celui que nous connaissons. Les textes essentiels ont disparu, et ceux
qui nous restent ne méritent pas une confiance entière.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 185
208 Sur Ramus, cf. Ch. WADDINGTON, Ramus, 1855 ; R. HOOYKAAS, Humanis-
me, science et Réforme : Pierre de la Ramée (1515-1572), Leyde, Brill,
1958.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 186
213 I, 8, p. 14.
214 II, 6, p. 38.
215 II, 7, p. 39.
216 II, 10, p. 45.
217 II, 12, p. 49.
218 II, 13, p. 51
219 Ibid., p. 52.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 188
220 Textes cités dans Christian BARTHOLMESS, Jordano Bruno, Ladrange, 1846,
t. I, pp. 352-354.
221 Exercitationes, éd. citée, II, 5 ; p. 36.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 189
225 Basil WILLEY, The Seventeenth Century Background, édition citée, p. 14.
226 Ibid. La priorité de Gassendi est soulignée par A. RUPERT HALL : « Pierre
Gassendi, à partir de 1625 environ, fut le premier auteur à tenter de déve-
lopper une physique entièrement mécaniste, fondée sur Épicure et rejetant
Aristote. » (The Scientific Revolution, 1500-1800, London, Longmans
Green, second édition, 1962, p. 207). Cf. aussi Marie BOAS, The establish-
ment of the mechanical Philosophy, Osiris, X, 1952.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 192
portions, joint qu'il les a pu autrement faire 229. » Il n'y a pas de méta-
physique de la physique, et c'est en quoi Descartes, dans l'entreprise
des Principes de la Philosophie, où il essaie de dévoiler l'ordre onto-
logique de la réalité, à partir de Dieu lui-même, se montre infidèle à
l'inspiration mécaniste.
Dès lors, l'intelligibilité mécaniste, sans renoncer tout à fait aux
hypothèses, aux essais de reconstitution du réel, devra reconnaître leur
caractère gratuit et aventureux. La recherche des lois, des liaisons né-
cessaires et mathématiquement déterminables entre les phénomènes,
présente plus d'intérêt que la recherche des causes transcendantes. La
coordination des aspects du monde est à la portée du savoir humain ;
elle peut être exploitée dans l'intérêt du bien commun. Tel est le but de
la méthode expérimentale, qui s'efforce de retrouver des relations
constantes et vérifiables entre des faits dûment établis. Ce changement
de la perspective épistémologique dont l'intérêt se reporte de l’essence
à l’existence et de la causalité à la légalité est une première affirma-
tion du positivisme, dont on peut percevoir, à travers tout le XVIIe
siècle, des traces nettes sur le chemin qui conduit de Mersenne à New-
ton et à Locke, avant que ce point de vue ne triomphe au XVIIIe siè-
cle.
Le présupposé qui s'exerce dans la connaissance du monde exté-
rieur sera bientôt appliqué à la connaissance de la réalité humaine. Il
justifiera la théorie empiriste et sensualiste de la connaissance ; il y a
une mécanique des affections et des passions, qui permet l'avènement
d'une psychologie et d'une psycho-physiologie, développées aussi
bien par Gassendi et Hobbes que par Descartes et Spinoza, en atten-
dant l'heure décisive de Locke. Enfin le domaine historique et politi-
que se constitue aussi comme un univers du discours régi par des lois
constantes ; ainsi se développera une science de l'homme individuel et
de l'homme social dans le présent et dans le passé. Hobbes, Spinoza et
d'autres s'attacheront à formuler une théorie expérimentale, [152] à la
fois inductive et déductive, du domaine humain dans son ensemble.
La nouvelle intelligibilité élargit l'horizon épistémologique ; elle y
[152]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
Chapitre II
LE PARTAGE DES EAUX
ou moins, et pas seulement les incultes, les sots, les ignorants. Eux qui
n'ont pas toujours et partout, notre certitude instinctive qu'il existe des
lois. Eux dont les savants ne pensent pas encore que leur tâche, leur
métier propre, c'est précisément de découvrir des lois et, plongés dans
une masse de faits en apparence sans lien, d'y introduire un ordre, un
classement, une hiérarchie, faute de quoi leur esprit demeure insatis-
fait » 230
[153]
La révolution galiléenne peut être caractérisée comme la mise en
œuvre systématique de la notion de loi, la nature se définissant comme
l'ensemble indéfini des faits que rassemble l'obéissance au droit com-
mun des lois. À l'âge précédent, la réalité n'était pas abandonnée à un
désordre absolu ; la pensée humaine y percevait des lignes de forces,
des intentions, des solidarités et des oppositions. Mais alors que la loi
mécaniste se contente de déchiffrer des coexistences et des succes-
sions constantes, dont la formulation sera de préférence d'ordre ma-
thématique, la connaissance renaissante se satisfait de relever des
coordinations ou des subordinations selon l'analogie de la psychologie
humaine. La loi mathématique du mécanisme est rigoureuse et imper-
sonnelle ; la causalité renaissante ne se déploie pas au niveau de l'in-
tellect euclido-galiléen, elle projette et met en scène les désirs, les
pressentiments, les imaginations et fantasmes d'une rêverie personnel-
le, revêtue d'une efficacité cosmologique. Une fois admise la corréla-
tion du microcosme et du macrocosme, principe de la pensée tradi-
tionnelle, il est possible de la lire dans les deux sens, et de prendre
comme fondement des inductions un Homme-Monde aussi bien qu'un
Monde-Homme.
Le paysage mental de l'Ancien Monde intellectuel ne se présente
pas comme un ordre de l’explication, mais comme un ordre de
l’implication. Il ne s'agit pas de « déplier » la réalité, de la déployer
sur un même plan, selon les principes d'une régulation dans l'homogè-
ne. L'intelligence renaissante procède par complication ; elle met en
œuvre le réseau des sympathies, des affinités électives, des efficacités
harmoniques, toutes forces motrices du destin de l'homme et du destin
du monde, qui, bien loin de se dissocier, symbolisent l'un avec l'autre.
ticulièrement de celui de Trente » 239... Il n'y aura pas une affaire Gas-
sendi vingt ans après l'affaire Galilée ; mais cela ne signifie nullement
que Morin soit seul de son avis. Le plus menacé des deux, le plus sus-
pect est certainement Gassendi, obligé à beaucoup de prudence et de
discrétion, alors que Morin ne risque rien, sinon le ridicule aux yeux
de quelques esprits avertis.
Lenoble fait donc preuve de légèreté lorsqu'il observe, à propos de
J. B. Morin : « Cet homme n'était pas sans mérite, mais il s'entêta dans
des absurdités 240. » Le critique d'aujourd'hui croit pouvoir séparer le
bon grain de l'ivraie ; mais le fait essentiel est au contraire que le
« mérite » et les « absurdités » aient pu coexister dans un même esprit,
sans qu'il soit possible de discerner une ligne de partage. Les principes
de la révolution mécaniste sont affirmés dès les années 1620-1630 ;
mais toute la période axiale du siècle, de 1630 à 1670, apparaît incer-
taine et divisée, comme ce temps, entre deux marées, où la mer est
étale, et où il est difficile de discerner si telle vague est la dernière de
la marée montante ou la première de la marée descendante. Si l'on
voulait fixer un point de repère pour la reconnaissance sociale du
nouvel esprit scientifique, on pourrait penser à la date de 1662 : fon-
dation de la Société Royale de Londres (Royal Society of London
[158] for improving natural knowledge), et à la date de 1666 où s'or-
ganise à Paris, sous le patronage du roi, l'Académie des Sciences. En-
core faudrait-il ajouter qu'entre temps, en 1663, les œuvres de Descar-
tes sont inscrites au catalogue de l'Index. Mais désormais le progrès
du savoir s'impose par sa propre évidence. La page est tournée.
Dans ces conditions, les meilleurs esprits, parmi les hommes nés
aux environs de 1600, auront à opérer pour leur compte, et non sans
peine, le changement de système explicatif. Leur odyssée intellectuel-
le reflétera l'indécision de l'époque, la tâche essentielle étant de se jus-
tifier à leurs propres yeux et aux yeux de leurs contemporains. Le cas
du religieux Marin Mersenne (1588-1648) est significatif. « Il vit,
nous dit son historien, à une époque où le mot même de science chan-
239 Dans René PINTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe
siècle, Boivin, 1943, p. 410.
240 LENOBLE, op. cit., p. 409, en note. L'ouvrage de LENOBLE et celui de PIN-
TARD exposent la querelle entre Morin et les Gassendistes, avec un éclairage
quelque peu différent.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 203
gime des eaux mêlées ; mais les meilleurs esprits du temps pressentent
le sens de la marche. Saurat indique fort bien le caractère de cette so-
lution et résolution : l'œuvre de Fludd, écrit-il, « est une espèce d'en-
cyclopédie, dans laquelle il traite de toutes les sciences, de toutes les
industries de son époque, de tous les arts, depuis l'astrologie jusqu'à la
fabrication des instruments de musique, en passant par l'art stratégique
et en indiquant le moyen de traverser les rivières à pied sec ». Cet im-
pénétrable fouillis est dans le style de l'âge renaissant, si bien que
« lorsqu'on avait à s'occuper de lui, il était infiniment plus facile de
consulter son ennemi Gassendi, qui explique le système de Fludd
d'une façon beaucoup plus simple et beaucoup plus élégante que
Fludd lui-même, et qui présente l'avantage complémentaire d'en faire
en même temps la critique, de sorte que le problème de Fludd paraît
ainsi complètement résolu » 258.
En Gassendi, la nouvelle intelligence est à l'œuvre, qui analyse,
dissocie et finalement conjure les fantômes, faisant prévaloir partout
le réseau d'une même intelligibilité. Les pionniers du mécanisme dé-
broussaillent l'espace mental, dénonçant les confusions, désimpliquant
les perspectives épistémologiques, faisant partout prévaloir une clarté
où l'esprit critique retrouve ses droits. Il ne suffit pas de dénoncer le
désordre, l'illusion, les fascinations de l'imaginaire ; il faut montrer, à
l'épreuve de l'expérience, que la nouvelle explication vaut mieux que
l'ancienne. En dépit, ou à cause de sa modestie, elle rend compte du
réel mieux que l'irréalisme ou le surnaturalisme caractéristiques du
temps des magiciens. Le temps des savants dissipe les mirages en
[165] vue d'une recherche de la vérité, qui parfois trouve la vérité, et
possède en tout cas l'immense avantage de savoir ce qu'elle sait, et
aussi, et surtout, ce qu'elle ne sait pas.
Lorsque Boyle publie, en 1661, son Sceptical Chymist, il songe
sans doute à opposer sa discipline à l'alchimisme crédule de Fludd.
Boyle est sceptique en matière de chimie seulement ; car l'auteur du
Christian virtuoso est ensemble un homme de foi, tout autant que son
grand confrère Newton, chrétien convaincu, mais sceptique en astro-
nomie dans la mesure où, pour lui, la tâche du savant est de chercher à
établir, en dehors de toute fantasmagorie, la loi mathématique régis-
sant l'enchaînement des phénomènes. Le « scepticisme » n'a pas d'au-
qui avait régné depuis les origines sur la science et sur la conscience
des hommes d'Occident. Galilée détruit les principes même de l'astro-
logie ; mais il est en avance sur ses contemporains. Il reste à tirer les
conséquences de la science nouvelle, en rejetant les mauvaises habitu-
des constitutives de la sensibilité et de la mentalité.
L'éclipsé de 1654, au cœur même du siècle, fournit une sorte de
test, en révélant l'état des esprits. Selon le récit d'un chroniqueur,
« toute la France était dans l'attente d'une éclipse de soleil (...) Quel-
ques astrologues avaient attribué à cet événement une si grande et
extraordinaire malignité qu'une infinité de personnes tombèrent dans
une épouvante qui tenait de la consternation. Le meilleur effet que
produisit cette crainte fut que Dieu permit que plusieurs mêmes s'en
firent une heureuse nécessité de penser sérieusement aux affaires de
leur conscience, pendant que les autres s'enfermaient ridiculement
dans les caves pour se garantir de cette prétendue défaillance de la
nature (...) M. Gassendi avait été prié par une personne de considéra-
tion de porter son sentiment sur cette éclipse avant qu'elle fût [167]
arrivée (...) Il avait entrepris de prouver, par des raisons générales, que
toutes les prédictions étaient sans fondement et les appréhensions sans
raison, parce qu'il n'arriverait ni pis, ni mieux, ni en la nature, ni en
l'état des affaires des hommes que si l'éclipsé n'était point » 261. Léon
Brunschvicg observe que « le milieu du XVIIe siècle trouve les Pari-
siens encore au niveau où, plus de deux mille ans auparavant, était le
pilote de Périclès : la vue de l'éclipsé le troublait tellement qu'il était
près de renoncer à l'expédition contre Épidaure. Alors Périclès, disci-
ple d'Anaxagore, le rassura, en lui mettant son manteau devant les
yeux : « Entre mon manteau et ce qui produit l'éclipse y a-t-il une au-
tre différence qu'une différence de grandeur 262 ? »
Gassendi, tenant de l'atomisme et partisan de Galilée, vingt ans
après le procès romain, renouvelle la fin de non-recevoir opposée par
la science à la fonction fabulatrice inhérente à la conscience humaine.
Une génération s'écoulera encore jusqu'aux Entretiens sur la Pluralité
des Mondes (1686) et jusqu'aux Philosophiae naturalis Principia ma-
261 Godefroi HERMANT, Mémoires, livre XII, ch. XIV, éd. Gazier, t. II, 1905,
pp. 568-570.
262 Léon BRUNSCHVICG, L'Expérience humaine et la causalité physique, Alcan,
1922, p. 114 ; citant PLUTARQUE, Vie de Périclès, § 67.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 215
chaleur dans l'univers, est la condition d'un très grand nombre de phé-
nomènes ; mais la cause réelle est la cause prochaine de chaque phé-
nomène particulier. L'exigence d'intelligibilité ne se contente plus de
vagues analogies ; elle implique la précision, la détermination des fac-
teurs en jeu dans le devenir de la réalité. Ainsi se trouvent exclues les
planètes lointaines et les constellations d'étoiles, chères aux astrolo-
gues, dont l'influence, comparée à celle des déterminations prochai-
nes, peut être considérée comme négligeable.
La critique affirme son pouvoir d'arbitrage dans l'élucidation de la
connaissance ; déjà perce l'esprit de l’Aufklärung dissipant les mira-
ges. « Il ne faut point demander aux astres, précise Bernier, pourquoi
quelqu'un naît robuste ou infirme, colérique ou paisible, mais il en
faut rechercher la cause dans la complexion du père et de la mère,
dans la condition de la semence, des aliments, etc. Et si quelqu'un se
trouve atteint d'une maladie honteuse, il ne faut pas consulter la
sixième maison du ciel, mais la maison infectée où il est entré. De
même si quelqu'un vient à être blessé d'un coup de canon, l'on ne doit
pas s'en prendre à l'horoscope qui a été dirigé au quadrat de Saturne,
mais au canon qui aura été braqué vers lui. Et si quelqu'un est tué d'un
coup d'épée, il n'en faut pas accuser Mars ou sa maligne influence,
mais le voleur ou le soldat qui en aura été l'homicide et ainsi des au-
tres 265... » La prétendue science des horoscopes ne repose sur rien ;
Bernier lui préfère le savoir tout empirique des paysans et des marins,
habitués à observer le ciel, et à en tirer des indications utiles pour
leurs activités.
La ligne de partage est franchie ; le système de l'intelligibilité s'est
rabattu dans le domaine expérimental. L'établissement et la vérifica-
tion des faits doivent venir avant les spéculations eschatologiques sur
les fins premières et dernières ; et même il faut savoir s'en tenir aux
faits quand on n'en sait pas plus. Le savant allemand Joachim Jung,
auteur de la remarquable Logica Hamburgensis (1638), l'un des pre-
miers essais de codification des procédures de la pensée nouvelle,
écrit en 1641 : « J'ai toujours pensé et je pense encore que la réforme
de la philosophie doit être entreprise à partir de la physique ; les
controverses de logique, si on ne les mène pas avec prudence, se per-
dent dans la psychologie et la métaphysique (in Psychologiam et Me-
qui ne seront pas à dédaigner pour aider à formuler une hypothèse so-
lide et étendue, j'ai fait au moins autant que j'avais promis ou que la
nature de mon entreprise l'exigeait (...) Voilà donc un traité dans le-
quel je ne prétends pas présenter au lecteur un édifice achevé, ni mê-
me un plan de celui-ci, mais seulement de fournir des matériaux pro-
pres à sa construction 268. » L'auteur du Christian Virtuoso et de l'es-
sai sur l'Utilité de la philosophie expérimentale, maître et inspirateur
de Sydenham, de Locke et de Newton, dénonce comme un obstacle
épistémologique l'esprit de système : « Depuis longtemps il me sem-
ble que ce n'est pas le moindre empêchement au progrès de la physi-
que, que tout le monde se hâte d'en écrire des systèmes, pensant qu'il
faut ou se taire ou en écrire un corps entier ; car c'est [170] ainsi, il me
semble, que se lèvent tant d'inconvénients 269. » Marie Boas estime
que Boyle, disparu en 1691, est « plus proche du savant newtonien,
comme on le concevait au XVIIIe siècle, que Newton lui-même » 270.
On peut relever la correspondance entre les vues de Boyle et celles
de certains de ses contemporains français, tel Claude Perrault (1613-
1688), l'un des animateurs de l'Académie des Sciences, qui observe,
en 1680 : « Mes systèmes nouveaux ne me plaisent pas assez pour les
trouver beaucoup meilleurs que d'autres, et (...) je ne les donne que
pour nouveaux, mais je demande en récompense qu'on m'accorde que
la nouveauté est presque tout ce que l'on peut prétendre dans la Physi-
que, dont l'emploi principal est de chercher des choses non encore
vues, et d'expliquer le moins mal qu'il est possible les raisons de celles
qui n'ont point été aussi bien entendues qu'elles le peuvent être (...) La
vérité est que l'amas de tous les phénomènes qui peuvent conduire à
quelque connaissance de ce que la nature a voulu cacher n'est à pro-
prement parler qu'une énigme, à qui l'on peut donner plusieurs expli-
cations, mais dont il n'y aura jamais aucune qui soit la véritable 271. »
L'exactitude des procédures inductives importe davantage que la
construction déductive prématurée, et qui ne vaut que sous réserve
268 BOYLE, Works, édition citée, t. II, pp. 1-3, dans Marie BOAS, op. cit., p. 117.
269 BOYLE, Considerations touching experimental essays in general works, II,
192, ibid., pp. 118-119.
270 Marie BOAS, ibid., p. 123.
271 Claude PERRAULT, Essais de physique ou recueil de plusieurs traités tou-
chant les choses naturelles, Paris, J. B. Coignard, 1680, t. I, Préface, pp. II-
III.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 219
272 Table pour l'explication des termes de science, au t. III des Essais de Physi-
que, au mot Système.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 220
[173]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
Chapitre III
LES RÉSISTANCES
285 Margaret MURRAY, The Witchcraft in Western Europe, London, 1921 ; trad.
française, Le Dieu des Sorcières, Denoël, 1957.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 230
la cause, ou qu'elle est impossible par nature, n'en veulent croire ». 286
Le problème épistémologique est clairement posé : [180] la réalité
doit primer l'intelligibilité rationnelle ; or cette réalité est attestée par
« les procès faits contre les sorciers d'Allemagne, de France, d'Italie,
d'Espagne, en ce que nous avons par écrit et voyons par chacun pour
les témoignages infinis, les récolements, confrontations, convictions,
confessions lesquelles ont persisté jusques à la mort ceux qu'on a exé-
cutés » 287...
Les contradicteurs de Bodin ne pouvaient nier l'existence des sor-
ciers, ni celle des procédures judiciaires et celle des procès-verbaux
qui les relataient. La vraie question est autre : pour Bodin, l'existence
des démons est solidaire de l'existence de Dieu, et le doute concernant
la réalité des uns affecte aussi la réalité de l'autre. Il ne s'agit donc pas
d'une perception de la réalité humaine dans sa teneur empirique, mais
d'une certitude ontologique et théologique, relative à la présence du
surnaturel dans le monde d'ici-bas. La réponse à Bodin consistera à
disjoindre le naturel du surnaturel. Les faits sont là, mais il faut les
examiner en eux-mêmes et pour eux-mêmes ; avant de les référer à
des présupposés transcendants, il convient de déterminer leur spécifi-
cité, et l'on découvrira alors que ce sont seulement des faits humains,
trop humains. Cette thèse est présentée par Montaigne dans le troisiè-
me livre des Essais, publié pour la première fois en 1588, de telle sor-
te que l'on peut y voir une réponse à Bodin, celui-ci n'étant pas toute-
fois nommément désigné. L'attitude de Montaigne est celle d'un esprit
critique, à l'extrême fin de la Renaissance, désenchanté des prodiges et
enchantements dont celle-ci s'est nourrie, et soucieux de protéger l'au-
tonomie du phénomène humain dans sa spécificité.
À propos de l'intervention d'un guérisseur, Montaigne observe :
« c'est merveille de combien vains commencements et frivoles causes
naissent ordinairement si fameuses impressions. Cela même en empê-
che l'information. Car pendant qu'on cherche des causes et des fins
fortes et puissantes, et dignes d'un si grand nom, on perd les vraies :
elles échappent de notre vue par leur petitesse. Et à la vérité, il est re-
quis un bien prudent, attentif et subtil inquisiteur en telles recherches,
286 Jean BODIN, De la Démonomanie des Sorciers, éd. de Lyon, 1593. Préface
non paginée.
287 Ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 233
288 Essais, III, ch. XI, Des Boiteux, Bibliothèque de la Pléiade, p. 999.
289 Op. cit., p. 1002.
290 P. 1003.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 234
291 P. 996.
292 P. 1001.
293 Claude PERRAULT, Table des termes de Science, au t. III des Essais de Phy-
sique (1680). En 1683, la même opposition est utilisée par le hollandais Van
Dale, dans son ouvrage De oraculis ethnicorum, p. 473 sq : trop souvent on
commence par spéculer sur le pourquoi (dioti) avant de s'être assuré du quoi
[oti] ; de là le recours à des causes surnaturelles et fabuleuses à propos de
faits irréels.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 235
rite d'être mis et approuvé pour histoires, mais seulement pour fa-
bles » 295.
Le but de Wier n'est pas de nier le démoniaque, dont il respecte la
possibilité, ne fût-ce que par respect pour la révélation. Mais il vou-
drait réduire le démoniaque à ses justes limites. Il dit agir « estant
poussé par l'instinct de ma conscience », « grièvement tourmenté de
ce que je voyais ces pauvres vieilles radotées, trompées par le diable,
n'ayant commis aucun forfait particulier (je ne parle point des empoi-
sonneuses) être toutefois en plusieurs lieux si cruellement précipitées
et jetées sans aucune pitié dedans des cachots obscurs et vilains (...) et
de là être tirées pour être menées aux tortures et enfin jetées dedans
les flammes dévorantes ; voyant aussi que l'on s'arrêtait à la confes-
sion de ces pauvres vieilles insensées » 296... La nouvelle analyse mé-
dicale appelle un nouvel esprit juridique et religieux. Wier plaide l'ir-
responsabilité des sorcières, et c'est contre lui que Bodin dressera son
réquisitoire.
Mais l'influence des Essais renforce le scepticisme à l'égard de la
sorcellerie. Un médecin expert ayant examiné à Tours, en 1589, des
condamnés à mort, pour ce motif, conclut : « Nous n'y reconnûmes
que de pauvres gens stupides, dépravés de leur imagination, les uns
qui ne se souciaient de mourir et les autres qui le désiraient ; notre dire
fut de leur bailler plutôt de l'ellébore pour les purger qu'un autre re-
mède pour les punir 297. » Tout au long du XVIIe siècle, les artisans de
la révolution galiléenne dans le domaine des sciences historiques et
humaines s'attaquent à l'occultisme et au surnaturalisme sous toutes
ses formes.
Parmi ces intellectuels, dont la lignée aboutit à Bayle, l'une des fi-
gures représentatives est celle de Gabriel Naudé (1600-1653), l'érudit
bibliothécaire de Richelieu et de Mazarin, l'un des premiers, bien
avant Fontenelle, à chercher l'explication du surnaturel et de ses diver-
ses manifestations dans une psychophysiologie et une psychologie
sociale de la crédulité. Il s'agit de phénomènes humains qui doivent
295 Jean WIER, Des Illusions et impostures des Diables..., dans Histoires, Dispu-
tes et Discours, trad. française, réédition, Paris, 1885, p. LIII.
296 Ibid., Préface, pp. xxxv-xxxvı.
297 Cité dans Henri BUSSON, Le rationalisme dans la littérature française de la
Renaissance, 2e édit., Vrin, 1957, p. 456.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 237
298 Texte dans Antoine ADAM, Les Libertins au XVIIe siècle, Buchet-Chastel,
1964, p. 146.
299 Ibid., p. 149.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 238
306 Cf. Jean B. Neveux, Le XVIIe siècle de Jacob Arndt à Philip Jacob Spener
Klincksieck, 1967, p. 776.
307 Précisions empruntées à G. N. CLARK, The Seventeenth Century, Oxford
Clarendon Press, 1929, pp. 246-247.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 243
308 Sur Thomasius, cf. J. B. NEVEUX, op. cit., pp. 202-209 ; Emanuel HIRSCH,
Geschichte der neuen evangelischen Theologie, Gütersloh, Bertelsmann
Verlag, Band I 1949, pp. 94-108.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 244
309 Basil WILLEY, The Seventeenth Century Background, Penguin Books, 1962,
pp. 55-56.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 245
1643, une critique sévère de « toutes les rêveries qui mettent en doute
la persistance des esprits et des sorcières ; je me demande, poursuit
Browne, comment tant de gens instruits peuvent oublier à tel point
leur métaphysique et si complètement détruire la hiérarchie et l'échelle
des êtres qu'ils mettent en doute jusqu'à l'existence des esprits. Pour
ma part, j'ai toujours cru, et je sais maintenant de façon certaine, qu'il
existe des sorcières. Ceux qui doutent de l'existence de celles-ci ne
croient pas davantage aux esprits ; et d'une manière indirecte, ils en
arrivent ainsi, par conséquence, à ne plus composer un groupe de fidè-
les, mais d'athées. Ceux qui, pour triompher de leur propre incrédulité,
disent qu'ils souhaitent voir des apparitions, n'en contempleront ja-
mais, pas plus qu'ils n'acquerront d'ailleurs le triste pouvoir de sorcel-
lerie. Car le diable les a déjà fait tomber dans une hérésie aussi grave
que celle-là, et si le démon leur apparaissait, ce spectacle ne pourrait
pas les convertir » 310.
L'historien Seignobos disait que, si la vérité d'un fait devait être
consacrée par le nombre des témoignages convergents qui l'attestent,
l'existence du diable, au Moyen Age, serait mieux fondée que celle de
n'importe quel personnage historique. Le monde de Thomas Browne
est encore peuplé d'esprits, démons et anges, qui constituent d'ailleurs
des échelons indispensables dans l'échelle des êtres. La connaissance
et l'action peuvent intervenir à différents niveaux, en vertu de corres-
pondances et analogies qui relient le naturel et le surnaturel. « Une
grande partie de la philosophie fut d'abord sorcellerie qui, ayant été
ensuite transmise de l'un à l'autre, ne fut plus que philosophie et, en
vérité, ne comportera rien de plus que l'étude des honnêtes phénomè-
nes de la nature : toutes chose qui, si elles sont inventées par nous,
constituent la philosophie, et la magie, si c'est le diable qui nous les
enseigne 311. »
Le médecin Browne appartient au groupe des virtuosi et entretient
une correspondance active avec Henry Oldenburg, le secrétaire de la
Société Royale. Ses vues trouveront un nouveau défenseur en la per-
sonne du clergyman Joseph Glanvill (1636-1680), partisan résolu du
nouvel esprit scientifique d'inspiration baconienne. Bien qu'il recon-
310 Thomas BROWNE, Religio Medici, § 30 ; trad. Chassé, Stock, 1947, pp. 69-
70.
311 Ibid, § 31, p. 72.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 246
312 Sur l'apologétique de Glanvill, et. Richard S. WESTFALL, Science and Reli-
gion in Seventeenth Century England, New Haven, Yale University Press,
1958, pp. 175-182.
313 Cf. Basil WILLEY, op. cit., pp. 175-181.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 247
315 MALEBRANCHE, Recherche de la Vérité, Livre II, Troisième partie, ch. VI,
Œuvres de MALEBRANCHE, t. I, Vrin, 1962, p. 370.
316 Ibid., p. 373.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 249
317 Ibid.
318 Ibid., pp. 375-376.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 250
chez les païens, les Indiens, les Musulmans, et dans les chrétientés
anciennes et modernes, romaines et non romaines. Il s'agit d'une étude
d'anthropologie religieuse, et même d'histoire comparée des religions,
comme on dirait aujourd'hui.
Quant au fondement de l'interprétation, il est double : « d'un côté la
raison, dont la lumière commune s'étend à tous les hommes, dans la
mesure où elle est pure, et non pas empêchée et voilée par des préju-
gés et des passions. De l'autre, l'Écriture donnée par Dieu, mais pure
elle aussi et considérée en elle-même, comme si nous ne l'avions ja-
mais lue, donc en dehors de tout préjugé humain, d'après des traduc-
tions de l'hébreu et du grec, langues de la rédaction originaire, et
d'après l'interprétation des maîtres anciens et modernes ». Le propos
de Bekker est de mener sa recherche en toute indépendance et en toute
objectivité. « La vérité, estime-t-il, est que la raison doit précéder
l'Écriture, car l'Écriture présuppose la raison, — j'entends la saine rai-
son, à laquelle l'Écriture doit se révéler et faire voir qu'elle vient de
Dieu 319. » Il ne faut pas voir en Bekker un révolté, un rationaliste
[196] extrémiste ; c'est un chrétien dont la foi et la bonne foi ne sau-
raient être mises en doute. Son projet vise à réaliser, dans le domaine
qui l'intéresse, l'unification du nouvel espace mental, grâce à une
concordance qui ménage les intérêts des deux instances de la raison et
de la foi.
Le fait nouveau est que la conciliation doit se réaliser sans humilia-
tion pour l'une ou l'autre partie. « La raison est le fondement et la
norme pour la connaissance des choses naturelles, dont l'Écriture ne
traite pas en vue d'un enseignement (...). Mais pour ce qui est des cho-
ses qui concernent le salut, c'est la Parole de Dieu qui est le seul fon-
dement de la foi et de la vie, sans que la raison puisse y ajouter, y re-
trancher, y modifier quoi que ce soit. » Néanmoins la raison conserve
le droit, en ce domaine « de mettre à l'épreuve cette Écriture que l'on
dit venir de Dieu, ou de mettre en lumière les signes de cette divinité,
à partir de la connaissance naturelle que l'homme a de Dieu ; d'autre
part, elle doit comprendre, à partir du sens des mots, ce que sont les
doctrines qui sont ainsi prescrites pour notre salut 320».
323 VOLTAIRE, Essai sur les Mœurs et l'Esprit des Nations (1756), ch. CLIII,
Œuvres, édition Lahure, Hachette, 1859, t. VIII, pp. 105-106.
324 RONSARD, Hymne des Daimons, vers 57 sqq. ; cité dans L. FEBVRE, Le Pro-
blème de l'Incroyance au XVIe siècle, Albin Michel, 1942, p. 481.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 257
B. LA QUESTION DU MIRACLE
327 ÉRASME, Lettre à Episcopus (John Longlond), 1er septembre 1518 ; dans
FEBVRE, op. cit., p. 248.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 260
tout chrétien, estime Luther. Car il n'y est pas beaucoup question de
miracles ; en revanche il y est parlé magistralement de la foi qui sau-
ve, et c'est en cela que consiste la bonne nouvelle (...) Si j'étais obligé
de choisir, je m'en tiendrais volontiers à cette prédication du Christ, et
je renoncerais à ses miracles, qui ne me servent de rien. Ce sont les
paroles de Jésus qui donnent la vie, comme il le dit lui-même 328. »
« Texte capital », commente Lucien Febvre, car il s'agit là d'une
authentique mutation de la spiritualité. Les œuvres de Jésus sont [202]
liées à la prédication de Jésus, qui leur donne leur sens ; pour Jé-
sus, comme pour le fidèle, la foi passe avant les œuvres ; car sans la
foi les œuvres ne signifient rien. « Le fait est là : des hommes qui se
jugeaient chrétiens et que des centaines de milliers de leurs contempo-
rains prirent pour guides dans les voies du christianisme ont proposé
au XVIe siècle un christianisme qui faisait bon marché des mira-
cles 329. » Là où, à travers l'Europe, prédominera la spiritualité réfor-
mée, philosophes, théologiens et savants ne se heurteront pas, en eux
et autour d'eux, à l'objection du miracle. L'idée prévaudra que les faits
miraculeux, attestés par l'autorité de la Bible, doivent être acceptés
comme tels ; mais que le temps des miracles est passé avec la résur-
rection du Christ. Si ce point de vue ne fait pas l'unanimité, il est assez
largement représenté pour autoriser la libre discussion des faits pré-
tendument miraculeux. Il n'en sera pas de même, longtemps, en pays
catholique, où la Contre-Réforme durcit les positions traditionnelles.
Celui qui critique tel miracle cautionné par l'Église fait preuve de
mauvais esprit, et se pose en libertin, sinon en athée. La foi et la bon-
ne foi insoupçonnables des Bénédictins de Saint-Maur et des Bollan-
distes parviendront seules à imposer un certain recours à la critique
historique, à la fin du XVIIe siècle, en matière d'histoire religieuse et
d'antiquités ecclésiastiques, mais les progrès seront lents.
Il est vrai que la notion de miracle recouvre un ensemble de faits
disparates, dont un bon nombre ne sont pas couverts par l'autorité reli-
gieuse. En dehors des miracula proprement dits, il existe des mirabilia
de toute espèce, et la critique de ces prodiges permet, sans danger, un
330 Le récit de Fontenelle est emprunté trait pour trait, et presque mot pour mot
au traité du médecin hollandais Antoine van DALE, De Oraculis Ethnicorum
(Amsterdam, 1683) où il figure pp. 474-475. L'Histoire des Oracles n'est
qu'une adaptation française du De Oraculis Ethnicorum.
331 MONTAIGNE, Essais, III, XI, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 997-998.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 262
ingénu, n'ont pas leur place. Toutefois cette idée de la nature, que
Montaigne doit à ses lectures des Anciens, demeure chez lui assez va-
gue ; Montaigne est un humaniste, non pas un homme de science ;
l'intelligibilité mécaniste, qui permettra à la science d'aller plus loin,
n'a pas encore pris conscience d'elle-même.
La tradition de Montaigne sera prolongée, dans le XVIIe siècle
français, par une famille d'esprits, lettrés de grande lecture, qui feront
profession d'esprit critique plutôt que de science exacte. Le phénomè-
ne du miracle relève à leurs yeux de la réalité humaine, et non du do-
maine naturel ; le prodige leur paraît être de l'humain plaqué sur le
réel. René Pintard cite de nombreux exemples de cette attitude d'es-
prit, hostile désormais à un folklore religieux, qui paraît exploitation
de la crédulité publique.
Le médecin Guy Patin (1602-1672), dont la science demeure aris-
totélicienne, esprit résolument anticlérical, notera, dans une sorte de
testament destiné à son fils, et rédigé moitié en latin, moitié en fran-
çais : « la superstition, qui est vraiment la honte de l'esprit humain,
triomphe aujourd'hui dans la France et principalement dans les gran-
des villes grâce à l'argent et à l'activité de tous ces moines » 332... Ce
praticien ne croit guère au miracle, dont il a tendance à penser, comme
bien après lui les encyclopédistes, que ce sont des inventions des prê-
tres. « Il y a trois choses qui regardent la religion qu'il ne faut croire
que fort sobrement, écrit-il, savoir les miracles, les apparitions des
esprits et la possession des corps, car des quatre-vint-dix-neuf qui s'en
racontent, il n'y en aura pas un de vrai 333... » Au surplus, « il ne se
fait plus de miracles » 334; le miracle et le hasard ne sont que des mots
qui dissimulent notre ignorance des causes.
[204]
Très significatif est le récit retrouvé dans les papiers d'Ismaël
Boulliau (1605-1694), érudit de la même confrérie, qui séjourne à
Rome dans les années 1640 : « L'on a vu sortir de la fumée d'un sé-
pulcre, ce qui ayant étonné le monde, l'on a foui en terre et trouvé des
os d'un mort, qu'on dit avoir été évêque, qui brûlaient. Il y a cause na-
332 René PINTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siè-
cle, Boivin, 1943, p. 318.
333 Ibid.
334 Ibid., p. 290.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 263
turelle pour cela, car dans les sépulcres, il y a des vapeurs visqueuses
qui, étant échauffées par une chaleur sulfurée telles qu'il y en a sous
les terres d'Italie, sortent dehors, et le feu a pu s'attacher aux os du
mort 335... » À propos d'un autre voyageur d'Italie, Jean-Jacques Bou-
chard, Pintard souligne sa « défiance à l'égard des miracles. Miracles
inégalement attestés, à vrai dire, et sur quelques-uns desquels la fer-
veur des foules est plus affirmative que les autorités ecclésiastiques. À
tous cependant Bouchard s'intéresse, aux mieux garantis comme aux
plus incertains : implacable rationaliste, qui veut trouver à chacun une
explication où la puissance d'En haut n'ait point de part ; subtil ironis-
te, qui, d'avance, se régale de dévoiler 1' « imposture » des prêtres, ou
du moins de la déjouer. Le voici donc promu, de par sa propre volon-
té, inspecteur des fraudes pieuses sur la terre d'Italie. Et Dieu sait s'il y
a à faire, dans le royaume des Deux-Siciles ou ailleurs 336 ». Les
Confessions de Bouchard prennent l'allure d'un florilège de la supers-
tition, d'un sottisier dont la critique systématique met en œuvre, dès
les années 1631-1637, un esprit qui sera celui de Fontenelle et de Vol-
taire.
Ce réquisitoire contre les miracles appelle quelques observations.
Tout d'abord, dans le domaine catholique et dans le climat de la
Contre-Réforme, il condamne d'inadmissibles excès. Mais il les
condamne secrètement. Les documents allégués par Pintard sont sou-
vent des inédits, retrouvés sous la poussière des dépôts d'archives :
libres propos, lettres intimes entre gens d'un même clan, qui prenaient
bien garde de ne pas rompre le conformisme officiel. D'autre part, en
dépit de l'opinion de Pintard, il n'est nullement établi que les « liber-
tins érudits » furent des incroyants ou des athées. Leur objection de
conscience aux dévotions populaires entretenues par les moines et les
prêtres ne va que très rarement jusqu'à un désaveu radical du christia-
nisme. Il est difficile de percer à jour le secret des consciences. Pour
une mentalité catholique, l'anticléricalisme est suspect d'irréligion ;
une telle assimilation ne va pas de soi. La religion réformée désavoue
ces manifestations abusives d'une piété naïve, sans pour autant renon-
cer à l'exigence chrétienne. L'authenticité chrétienne ne peut apparaî-
339 ARNAULD et NICOLE, La logique ou l'art de penser contenant outre les rè-
gles communes plusieurs observations nouvelles propres à former le juge-
ment (1662) ; éd. Clair et Girbal, P. U. F., 1965, p. 248.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 266
346 Thomas BROWNE, Religio Medici, rédigé en 1635, publié en 1643, § XIX,
trad. Chassé, Stock, 1947, pp. 46-47. Browne a écrit ici le nom d'Élie pour
celui d'Élisée.
347 Ibid., § XIX-XX, p. 47.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 270
sans peine, selon la mythologie des poètes, que l'anneau le plus élevé
de la chaîne de la Nature est fixé au pied du trône de Jupiter 348. »
Cette formule assure la bonne conscience du savant. II n'a pas à
craindre, lorsqu'il essaie de démêler l'enchaînement des causes se-
condes, de revendiquer pour l'orgueil humain les secrets de Dieu. Bien
au contraire, ses découvertes, en révélant l'ordre admirable qui règne
dans la nature, l'économie des moyens et l'harmonie des fins, donnent
naissance à une piété nouvelle qui rend grâces à Dieu pour la magnifi-
cence de son œuvre. L'ordre de la création n'est pas étranger à Dieu ; il
exprime la Providence de Dieu beaucoup plus complètement et plus
parfaitement que le désordre du miracle. La spiritualité mécaniste
conserve la puissance d'émerveillement inhérente à l'esprit humain,
mais elle lui donne un nouveau point d'application. Le prestige du mi-
racle est suspect, dans la mesure où il est le fruit de la surprise, ou de
l'ignorance, peut-être une simple illusion d'optique. Or l'action du
Dieu Créateur est un seul miracle, toujours recommencé, que nous ne
percevons plus, parce que l'accoutumance nous a rendus aveugles à sa
signification. Comme le dit le poète et homme d'église John Donne,
« les choses les plus ordinaires de la nature nous paraîtraient de plus
grands miracles que les choses extraordinaires, [210] que nous admi-
rons de préférence, si elles n'avaient lieu qu'une fois ; (...) c'est la répé-
tition quotidienne qui supprime l'admiration » 349.
La même pensée se retrouve, à la fin du siècle, sous la plume du
médecin et botaniste Nehemiah Grew (1641-1712), observant, dans sa
Cosmologia sacra : « la Nature elle-même est un perpétuel miracle,
dont l'opération nous émerveillerait autant que n'importe quel miracle
proprement dit, si nous n'en étions pas témoins chaque jour » 350. Tout
ce qu'accomplit la Nature, c'est Dieu qui le fait, estime Grew. Le mé-
canisme, bien loin d'exclure le miracle, l'intègre dans l'unité d'une na-
ture tout entière soumise au grand dessein de Dieu : « Ainsi Dieu peut
être vraiment la cause de tel effet particulier, bien qu'un millier d'au-
tres causes puissent être supposées intervenir, car toute la nature est
comme une grande machine (engine) qu'il a créée et qu'il tient dans Sa
main 351. » La merveilleuse industrie avec laquelle Dieu a agencé les
causes secondes permet même à Grew de faire l'économie du surnatu-
rel. Les miracles relatés dans la Bible ont été réalisés par des voies
naturelles, on peut en donner une explication scientifique. Dieu s'est
servi d'un tremblement de terre pour faire tomber les murailles de Jé-
richo. Le miracle n'est pas supprimé pour autant ; il se trouve dans le
concours des circonstances, dans l'utilisation que Dieu fait des causes
naturelles pour servir ses desseins.
Les opinions de Grew correspondent à la vision du monde la plus
générale parmi les virtuosi, chez lesquels la foi, bien loin d'être un
obstacle épistémologique, intervient comme un encouragement à la
recherche, destinée en fin de compte à rendre manifeste la gloire de
Dieu dans ses œuvres. Dans son Histoire de la Société Royale, l'un des
manifestes de l'esprit nouveau, Thomas Sprat, insiste longuement sur
l'idée que le savant « sera porté à admirer la fabrique merveilleuse de
la création et ainsi à applaudir et à adresser ses louanges là où il
faut » 352. L'interprétation scientifique de la réalité revêt d'ailleurs une
dignité supérieure à celle des explications miraculeuses, bonnes pour
les âges de sous-développement mental. « Dieu ne s'est jamais laissé
sans témoignage dans le monde. Et il est remarquable qu'il a ordinai-
rement choisi les siècles obscurs et ignorants pour y faire des mira-
cles, mais rarement ou jamais les temps auxquels la science naturelle a
prévalu, car il savait bien qu'il n'y avait pas tant de besoin de se servir
de signes extraordinaires lorsque les hommes étaient diligents aux
353 Ibid.
354 Ch. XVII, p. 432.
355 Ibid., p. 433.
356 Ibid., p. 431.
357 Cf. H. W. JONES, Mid-Seventeenlh century Science, some polemics, Osiris,
IX, 1950.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 273
360 P. 749.
361 P. 752.
362 P. 758.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 275
nous y arrêter, mais croire que tout ce qui est réellement arrivé est ar-
rivé naturellement 363. »
Les faits bibliques, beaucoup plus que des témoignages de la réali-
té, doivent être considérés comme des témoignages de la mentalité.
« Dans leurs chroniques et leurs histoires, les hommes racontent leurs
propres opinions plus que les faits réellement arrivés 364. » Une saine
compréhension de l'histoire biblique présuppose une idée aussi juste
que possible de l'espace mental des Hébreux. « Pour interpréter les
miracles de l'Écriture et connaître par les récits qu'elle en donne com-
ment les choses se sont réellement passées, il est donc nécessaire de
connaître les opinions des premiers narrateurs et de ceux qui, les pre-
miers mirent le récit par écrit, puis de distinguer ces opinions de la
représentation sensible que purent avoir les témoins des faits rappor-
tés ; sans quoi nous confondrons avec le miracle lui-même, tel qu'il est
arrivé, les opinions et les jugements de ceux qui les racontent (...).
Beaucoup de choses sont rapportées comme réelles dans l'Écriture, et
étaient même crues réelles, qui n'étaient que des visions et des choses
imaginaires 365. » De même, il faut étudier avec soin le style des Écri-
tures, et les modalités expressives de la langue ; « il importe de savoir
de quels tours et de quelles figures de rhétorique usent les Hébreux ; si
l'on n'en tient pas compte, on introduira dans l'Écriture beaucoup de
miracles fictifs, que ceux qui l’ont rédigée n'ont jamais pensé à ra-
conter » 366...
Sur ce point, les analyses de Spinoza portent plus loin que celles de
ses devanciers, Mersenne ou les virtuosi, dans la mesure où il aborde
les textes sacrés avec le secours du nouvel instrument épistémologi-
que de la philologie et de l'exégèse modernes. La prise en considéra-
tion de la variable historique de la mentalité n'aboutit pourtant pas à
un historisme où, selon le mot de Ranke, chaque époque serait en rap-
port immédiat avec Dieu. Il y a, pour Spinoza, une hiérarchie des de-
grés de la connaissance, et la révélation biblique se situe au plus bas
de l'échelle. Le savant et le sage auront de l'œuvre de Dieu [214] une
connaissance plus rigoureuse ; la Bible s'adresse à un peuple encore
363 P. 759.
364 P. 762
365 Pp. 762-763.
366 P. 763.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 276
en état d'enfance spirituelle : « pour cette raison elle parle très impro-
prement de Dieu et des choses, et ceci parce qu'elle s'applique non à
convaincre la raison, mais à affecter et occuper le plus possible la fan-
taisie et l'imagination. Si l'Écriture racontait la ruine d'un État à la ma-
nière des historiens politiques, cela ne remuerait en aucune façon la
foule ; l'effet est très grand au contraire quand on dépeint ce qui est
arrivé dans un style poétique et qu'on le rapporte à Dieu, comme elle a
l'habitude de le faire. Quand donc l'Écriture raconte que la terre est
stérile, à cause des péchés des hommes, ou que des aveugles sont gué-
ris par la foi, ces récits ne doivent pas plus nous émouvoir que lors-
qu'elle raconte qu'à cause des péchés des hommes Dieu s'est irrité,
contristé, repenti du bien promis (...) et beaucoup d'autres histoires qui
sont des inventions poétiques ou expriment les opinions et les préju-
gés du narrateur » 367.
La critique du miracle par Spinoza, à sa date de 1670, reprend tous
les thèmes proposés par d'autres avant lui ; elle y ajoute des éléments
nouveaux, de manière à en faire un système à la fois radical et défini-
tif. L'intellectualisme mécaniste élimine le miracle, non par hasard,
mais par accomplissement de son exigence essentielle. La nouvelle
intelligibilité déploie un tissu sans lacune ; un seul miracle, une seule
infraction au déterminisme universel, suffirait à démentir l'affirmation
fondamentale du mécanisme. La réprobation quasi générale hautement
affirmée contre les thèses de 1'« impie » Spinoza ne doit pas faire illu-
sion. À partir du moment où l'avènement de la science entend consti-
tuer le réseau unitaire d'un savoir homogène et universel, l'élimination
du miracle correspond à l'indispensable proscription de l'exception qui
infirmerait la règle. Spinoza développe, après d'autres, plus clairement
que d'autres, la révolution galiléenne dans l'ordre de la connaissance
religieuse. La nouvelle cosmologie est solidaire d'une nouvelle théo-
logie et d'une nouvelle anthropologie. L'indétermination, la confusion
des ordres de l'expérience cède la place devant un idéal d'intelligibilité
discursive qui, de partout, chasse le mystère pour faire régner la
continuité des articulations rationnelles selon le prototype de la physi-
que mathématique.
L'anthropologie mécaniste établit l'unité du phénomène humain,
dont les manifestations se trouvent projetées sur le seul plan de l'uni-
367 P. 761.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 277
369 BAYLE, Pensées diverses sur la Comète (1682), § 91 ; dans El. LABROUSSE,
Pierre Bayle, t. II, La Haye, Nijhoff, 1964, p. 320.
370 Réponse aux questions d'un Provincial, t. I (1704), § 25 ; cité ibid., p. 319.
371 LEIBNIZ, lettre à Bossuet, 1692, dans FOUCHER de CAREIL, Œuvres de LEIB-
NIZ, t. I, p. 276 ; cf. ibid., lettre du 18 avril 1692, pp. 348-349 : « Le vérita-
ble tempérament est d'admirer la nature avec connaissance, et de reconnaître
que, plus on y avance, plus on découvre de merveilleux ; et que la grandeur
et la beauté des raisons mêmes est ce qu'il y a de plus étonnant et de moins
compréhensible à la nôtre. »
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 281
[219]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
Chapitre I
MACHINE
375 Marsile FICIN, Theologia Platonica, III, 3 ; dans André CHASTEL, Marsile
Ficin et l'Art, Genève, Droz, 1954, p. 59.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 288
en même temps qu'un esprit dans le règne des esprits. « Tout ce qui se
fait dans le corps de l'homme et de tout animal, dit de son côté Leib-
niz, est aussi mécanique que ce qui se fait dans une montre 385. »
Le nouveau modèle épistémologique substitue à l'évidence d'une
continuité de toute réalité une évidence de rupture. L'esprit se déprend
de son corps, pour le soumettre à une nouvelle obéissance, ce qui ne
fait d'ailleurs que déplacer les difficultés. L'intuition fondamentale du
savoir mécaniste fascine d'abord la pensée par les facilités qu'elle of-
fre au libre déploiement de la connaissance. L'arrachement de soi à
soi, la distance prise par l'esprit, démis de son corps, ne paraissent pas
payer d'un prix excessif la conquête du monde intelligible. Désormais
l'univers matériel dans son entier forme un ensemble cohérent, soumis
à une discipline uniforme. Les âmes éparses dans les corps, selon la
philosophie de la nature traditionnelle, constituaient [227] autant
d'îlots de résistance à l'application des lois de la nouvelle physique.
Aux yeux de celle-ci, la matière n'a plus de replis ; elle est entièrement
exposée à l'inspection de l'esprit, qui ne désespère pas de parvenir un
jour à la démonter dans son ensemble.
Telle est l'opinion commune des savants de la seconde moitié du
siècle, un Christian Huygens, un Claude Perrault ou un Robert Boyle.
La parabole de l'horloge s'impose à leur pensée avec d'autant plus de
facilité qu'ils sont les témoins et parfois les artisans des progrès de la
chronométrie, grâce à l'intervention de mécanismes de régulation de
plus en plus précis. Leur hypothèse de travail est formulée par Boyle,
l'un des apologistes de la physique mécaniste, dans un essai de 1663
sur l’Utilité de la Philosophie expérimentale. « Au commencement,
écrit Boyle (...) Dieu (...) créa les parties du monde et les plaça dans
de telles situations, et leur imprima de tels mouvements, qu'à l'aide de
son concours ordinaire pour les conserver, les phénomènes qu'il vou-
lut faire apparaître dans l'univers doivent s'ensuivre de façon aussi or-
donnée, et se manifester dans les corps agissant nécessairement selon
ces lois, quoiqu'ils ne les comprennent en aucune façon (...), de même
que dans l'horloge de Strasbourg les diverses pièces qui composent cet
ingénieux mécanisme sont ainsi conçues et adaptées, et sont animées
d'un tel mouvement que, bien que les nombreuses roues, et les autres
parties, se meuvent dans des sens différents, et ceci sans la moindre
386 On the Usefulness of experimental philosophy (I, 4), 1663 ; Works, 1744, t.
I, p. 446 ; dans Marie BOAS, La méthode scientifique de Robert Boyle, Re-
vue d'Histoire des Sciences, 1956, p. 123.
387 CONDORCET, Éloge de Vaucanson ; dans Joseph FAYET, La Révolution fran-
çaise et la Science, Marcel Rivière, 1960, p. 293.
388 BOYLE, The Usefulness of experimental Philosophy (1663), III, 3 ; Works,
edited by Robert Shaw, 2nd édition, London, 1738, t. I, p. 128.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 294
407 BACON, New Atlantis (écrit en 1623), Philosophical Works, édit. Ellis et
Spedding, t. III, London, 1876, pp. 163-164.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 303
[236]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
Chapitre II
MÉTHODE
de est cette pensée de la pensée, préalable à toute pensée ; elle est une
préconception de la vérité interposée entre l'esprit et le réel. L'esprit
doit faire retour à soi avant d'aller au vrai, afin de définir les condi-
tions d'exercice de la pensée, et les critères d'authentification des ré-
sultats obtenus. L'idée intervient d'une rationalisation et systématisa-
tion des démarches de la pensée.
Une histoire du concept de méthode reste encore à écrire ; le mot et
la chose existaient dès avant le XVIIe siècle. L'étymologie grecque
renvoie à l'idée d'une recherche, d'une poursuite, bien que chez Platon
et Aristote, le mot puisse aussi désigner une théorie, une doctrine. Au
XVIe siècle déjà, l'idée de méthode évoque une introduction raison-
née, une préparation à tel ou tel genre d'études. Jean Bodin publie en
1566 son grand ouvrage Methodus ad facilem historiae cognitionem,
propédeutique aux études historiques. En 1558 avait paru un livre de
l'Italien Jacopo Aconzio (Aconcius, 1492-1567), intitulé : Methodus
sive recta investigandarum tradendarumque artium ac scientiarum
ratio. Ce titre, qui a la valeur d'une définition, souligne le rôle heuris-
tique et pédagogique de la méthode. Jacques Aconce est un réfugié
pour cause de religion, à la fois théologien et ingénieur, anabaptiste et
arien, qui passe d'Italie en Suisse, et delà, par Strasbourg, gagnera
l'Angleterre. C'est cet aventurier de la connaissance et de la religion
qui tente de mettre de l'ordre dans son savoir. En 1586, l'universitaire
allemand Owenus Guntherus publie à Helmstedt ses Methodorum
tractatus duos 412.
La logique traditionnelle, regroupée autour de la théorie aristotéli-
cienne [241] du syllogisme, était devenue un système purement for-
mel. Alors que chez Aristote, il s'agissait de l'épure d'une vision du
monde d'inspiration biologique, la scolastique en avait fait une doctri-
ne a priori de l'enchaînement des propositions, abstraction faite de
leur contenu, dont la vanité était symbolisée par le jargon mnémo-
technique dans lequel l'avaient enveloppée les pédagogues du Moyen
Age. Montaigne protestait contre la tyrannie du Baroco et du Baralip-
412 Notons aussi, dès 1538, le traité de linguistique de Guillaume POSTEL : Lin-
guarum XII characteribus differentium alphabetum introductio ac legendi
methodus.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 311
des vrais doctes ; par son génie, il contribuera plus que tout autre à les
faire triompher » 419. Le mystère cartésien est dans l'intervention de la
vertu de style, dans le choix d'un titre, qui est un slogan, dans la fer-
meté de l'écriture et la clarté de l'expression. De ce point de vue, Des-
cartes est incomparable ; il l'emporte de loin sur Mersenne ou Gassen-
di, sur Beeckman ou sur Joachim Jung, ses contemporains ; seul Ba-
con possède au même degré le génie de l'expression et le don des for-
mules, qui lui assurent dans la pensée anglaise une place d'honneur, en
dépit de ses insuffisances, tout de même que Descartes a pu devenir le
saint patron de la culture française.
Descartes, donc, aux environs de 1628, rédige un ensemble de pré-
ceptes groupés sous le titre Règles pour la direction de l’esprit ; en
somme il s'agit d'une logique qui refuse de dire son nom, parce qu'elle
est autre chose et plus que la logique traditionnelle. On peut d'ailleurs
noter que l'intitulé traditionnel sera repris par Arnauld et Nicole, pour-
tant influencés par Descartes et Pascal, lorsqu'ils réaliseront [243] une
sorte de compromis éclectique entre l'enseignement de la syllogistique
et les apports nouveaux dans leur célèbre manuel : La Logique ou l’art
de penser contenant, outre les règles communes, plusieurs observa-
tions nouvelles propres à former le jugement (1662). Descartes n'est
pas un professeur ; il ne se soucie nullement de pactiser avec le passé.
Son intention est de fonder un savoir rejetant toute référence aux auto-
rités consacrées, et où la raison n'obéisse qu'à la raison, en pleine et
solide certitude. La règle III est particulièrement explicite : « Sur les
objets proposés à notre étude, il faut chercher, non ce que d'autres ont
pensé, ou ce que nous-mêmes nous conjecturons, mais ce dont nous
pouvons avoir l'intuition claire et évidente, ou ce que nous pouvons
déduire avec certitude ; car ce n'est pas autrement que la science s'ac-
quiert 420. » Aux yeux de Descartes, une science du probable, celle-là
même à laquelle Leibniz consacrera ses efforts, serait une contradic-
tion dans les termes. Les temps ne sont pas mûrs, et l'instrument épis-
témologique du calcul des probabilités n'existe pas encore.
L'entreprise cartésienne vise à déterminer une certitude fondamen-
tale, et à étudier sa propagation, de manière à constituer un réseau
dont l'armature soit aussi solide que le point de départ, ce qui revient à
dire que la diffusion de la vérité en forme de monde intelligible doit se
réaliser sans que l'énergie disponible initialement se dégrade en cours
de route. « Par méthode, j'entends des règles certaines et faciles, grâce
auxquelles tous ceux qui les observent exactement ne supposeront ja-
mais vrai ce qui est faux et parviendront sans se fatiguer en efforts
inutiles, mais en accroissant progressivement leur science, à la
connaissance vraie de tout ce qu'ils peuvent atteindre 421. » La métho-
de est l'art de procéder de vérité en vérité, moyennant une stricte éco-
nomie des moyens intellectuels. Le présupposé mécaniste développe
une mécanisation de la pensée, dont les résultats sont garantis par le
postulat de la simplicité de l'objet intellectuel.
La rupture est consommée avec l'idéal ancien de l'intelligibilité,
qui n'avait jamais pris la peine de distinguer d'une manière rigoureuse
entre le vrai, le faux et le conjectural. « La vraie raison pour laquelle
on n'a jamais rien trouvé dans la philosophie habituelle d'assez évident
et d'assez certain pour pouvoir être soustrait à la controverse, c'est
d'abord que les hommes d'étude, non contents de connaître des choses
claires et certaines, ont osé affirmer aussi des choses obscures et in-
connues, auxquelles ils n'arrivaient que par des conjectures probables,
et qu'ensuite, y ajoutant eux-mêmes peu à peu une foi entière et les
mêlant indistinctement aux choses vraies et évidentes, ils ont fini par
ne pouvoir rien conclure qui ne parût dépendre de quelque proposition
de cette sorte et qui par suite ne fût incertain 422. » Une telle connais-
sance représentait un labyrinthe, où le savant était [244] assuré de se
perdre. C'est pourquoi « l'utilité de cette méthode est si grande que
sans elle il semble plus nuisible qu'utile de se livrer à l'étude des
sciences » 423.
Les Règles pour la direction de l'esprit, demeurées inachevées tout
comme le Traité De la Réforme de l’entendement, de Spinoza, ne fu-
rent pas publiées du vivant de leur auteur. Mais le Discours de la Mé-
thode reprend les mêmes thèmes, en les illustrant par des applications
concrètes à divers domaines du savoir, l'un de ces « essais de la mé-
thode » étant la Géométrie, chef-d'œuvre scientifique de Descartes. Or
et les autres [245] vérités, parce que nous n'avons pas prise sur elle ; et
plus simple nous la gardons, meilleure elle est » 427.
Mais cette réserve n'est peut-être qu'une clause de style, le prudent
Descartes désirant éviter de s'engager dans la controverse théologique.
En tout cas, l'idée de méthode désigne la constitution d'un champ uni-
taire de la connaissance, en même temps que la rationalisation des
procédures de la pensée. Aux yeux de Descartes la méthode ainsi
conçue doit être une généralisation de la nouvelle mathématique, telle
qu'il vient de la concevoir. « Ces longues chaînes de raisons, toutes
simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour
parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occa-
sion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la
connaissance des hommes s'entresuivent en même façon, et que,
pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie
qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire
les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles en-
fin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre 428... » Tel est
le postulat fondamental de la méthode cartésienne, qui apparaît com-
me une extrapolation de la Géométrie : il s'agit d'une sorte de mathé-
matique universelle. Descartes le dit nettement dans l'Entretien avec
Burman : « Quand on aura une fois accoutumé son esprit aux raison-
nements mathématiques, on l'aura ainsi rendu propre à la recherche
d'autres vérités, puisqu'il n'y a partout qu'une seule et même façon de
raisonner 429. »
Il y a d'autres disciplines que les mathématiques, mais les mathé-
matiques sont la discipline par excellence où la pensée rigoureuse fait
prévaloir ses droits. L'opposition avec la pensée traditionnelle est net-
te ; pour celle-ci, la connaissance est une philologie. Tout le savoir
possible étant supposé contenu dans le livre de la Révélation et dans
les livres des Anciens, l'explication valable est celle qui se réfère à
une autorité canonique selon les procédures d'argumentation qui évo-
quent les interprétations contradictoires des juristes, habitués à sollici-
ter les textes en tous sens. Au contraire, l'explication mécaniste se ré-
fère seulement à ce livre de la nature que Galilée, dans son Saggiatore
427 Entretien avec Burman (1648), Œuvres de DESCARTES, éd. citée, p. 1398.
428 Discours de la Méthode, 2e partie, ibid., p. 138.
429 Entretien avec Burman, p. 1399.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 317
439 Cité dans J. B. NEVEUX, Un siècle de vie spirituelle entre le Rhin et la Balti-
que, Klincksieck, p. 541.
440 NEVEUX, ibid. ; sur Althusius, cf. Otto GIERKE, Johannes Althusius und die
Entwicklung der naturrechtlichen Staatstheorien, Breslau, 4te Aufgabe,
1929.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 321
en pratique seulement. Ces règles, les gens sans fortune n'ont pas eu le
loisir de les chercher, et ceux qui disposaient du loisir n'ont pas eu
jusqu'à présent la curiosité, ou la méthode 444. »
La réforme de Hobbes est aussi radicale que la méthode de Descar-
tes. Il s'agit d'appliquer la langue des calculs au domaine de la pensée
dans son ensemble, le but final de toute recherche étant de parvenir à
la réalisation d'une intelligibilité universelle. Or le jeune Leibniz a
beaucoup admiré la rigueur de Hobbes ; il a entretenu une correspon-
dance avec son illustre aîné, sans partager toutes ses vues, en particu-
lier en matière de théologie 445. Les mathématiques de Leibniz, plus
subtiles que celles de Hobbes, lui permettront une approche plus
nuancée de la réalité humaine. Mais l'ambition est la même, celle
d'une transparence radicale de l'univers matériel et moral, grâce à une
méthodologie à référence mathématique. Hobbes n'est parvenu qu'à
mettre au point une maquette de l'État, plus près de l'utopie que de la
réalité. Leibniz, dont l'œuvre est faite de fragments, a dessiné de gé-
niales ébauches. Seule l'œuvre de Newton apporte l'accomplissement
d'une synthèse rassemblant l'univers physique [250] sous la loi ma-
thématique. Les Principia philosophiae, de Descartes (1644), sous
l'ordre apparent, ne sont que désordre et confusion ; les Philosophiae
naturalis Principia mathematica (1687), dont le titre fait écho à celui
de Descartes, y ajoutent l'expression mathématique, celle-là même que
le grand mathématicien Descartes oublie complètement en matière de
physique. On comprend dès lors l'extraordinaire retentissement de
l'œuvre newtonionne et la fascination qu'elle devait exercer pendant
plus d'un siècle sur tous ceux qui prétendaient faire prévaloir en ma-
tière de connaissance une méthodologie rigoureuse. John Craig, cha-
noine de Salisbury, lié d'amitié avec Newton, publie en 1699 un ou-
vrage intitulé Theologiae christianae principia mathematica, où se
trouvait déterminée en raison mathématique la date du retour du
Christ sur la terre (vers 3144) ; de laborieuses équations permettaient
aussi de démontrer la vérité du christianisme, ou encore de calculer la
proportion exacte qui peut exister entre le bonheur terrestre et la féli-
cité céleste.
456 Bernard LAMY, Entretiens sur les Sciences, VII (1684) ; éd. Girbal et Clair,
P.U.F., 1966, p. 821.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 331
457 Cf. Emanuel HIRSCH, Geschickte der neuern evangelischen Theologie, Gü-
tersloh, Bertelsmann Verlag, Bd. II, 1951, p. 148.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 332
458 On peut relever au passage le titre d'un sermon de John Smith, qui appartient
au groupe des platoniciens de Cambridge : Concerning the true way or me-
thod of attaining to divine knowledge (Discourses I, éd. de 1673). La science
sacrée, selon Smith, s'oppose aux procédures discursives de la théologie sco-
lastique. Elle doit être l'expérience même du contact avec la réalité de Dieu,
« sensation spirituelle plutôt que description verbale ». A la déduction ra-
tionnelle s'oppose une sorte d'induction expérimentale fondée sur le contact
direct avec le sacré. On peut voir ici une sorte d'application religieuse de la
méthodologie baconienne (cf. Basil WILLEY, The Seventeeth century back-
ground, Penguin Books, 1962, p. 128 sq.).
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 333
[259]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
Chapitre III
NATURE
465 MALEBRANCHE, Traité de Morale (1684), Première partie, Ch. I, § XXI ; éd.
H. JOLY, Vrin, 1939, p. 10.
466 Cf. R. K. MERTON, Science, technology and society in l7th Century En-
gland, Osiris, IV, 1938.
467 RAMUS, Actio secundo, pro regia mathematicae professionis cathedra
(1566), dans P. RAMI et A. TALAEI Collectaneae, 1577, pp. 536 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 342
468 Thomas SPRAT, L'Histoire de la Société Royale de Londres (1667), tr. fran-
çaise, Genève, 1669, 1. III, ch. XXXII, p. 490.
469 SPRAT, ibid., ch. XXXIII, pp. 495-496.
470 Titre du chapitre XXXIV, p. 498.
471 Titre du chapitre XXXVI, p. 518.
472 Titre du chapitre XXXI, p. 482.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 343
473 P. 84.
474 Ibid., 1. II, ch. XXXI, p. 235.
475 Le texte de la traduction française (p. 236) transcrit ici simplement l'anglais
Potatoes en l'absence d'un équivalent français, qui ne doit pas exister en
1669.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 344
maîtres ou des professeurs dont le nombre aurait été égal à celui des
arts qu'on y aurait enseignés. Ces professeurs devaient être habiles en
mathématiques et en physique, afin de pouvoir répondre à toutes les
[266] questions des artisans, leur rendre raison de toutes choses et leur
donner du jour pour l'aire de nouvelles découvertes dans les
arts 476... »
Le projet baconien devient entre temps une réalité. La science tend
désormais à s'incarner dans la pratique, avec le développement d'une
nouvelle civilisation économique en Angleterre, en France et en Hol-
lande. Diderot, à l'article Art de l'Encyclopédie, met en parallèle la
pensée de Bacon, « un des premiers génies de l'Angleterre » et l'œuvre
administrative de Colbert, « un des plus grands ministres de la France
(...) Colbert regardait l'industrie des peuples et l'établissement des ma-
nufactures comme la richesse la plus sûre d'un royaume. Au jugement
de ceux qui ont aujourd'hui des idées saines de la valeur des choses,
celui qui peupla la France de graveurs, de peintres, de sculpteurs et
d'artistes en tout genre, qui surprit aux Anglais la machine à faire des
bas, le velours aux Génois, les glaces aux Vénitiens, ne fit guère
moins pour l'État que ceux qui battirent ses ennemis et leur enlevèrent
leurs places fortes »...
La science avait été jusque-là spéculation pure ; l'expansion tech-
nique est liée à l'essor de la philosophie expérimentale, qui consacre
l'initiative du savant dans la prise en charge du réel. Le physicien,
pour créer ses instruments, pour mettre au point ses dispositifs expé-
rimentaux, doit se faire artisan et ingénieur, ou du moins travailler en
collaboration étroite avec des techniciens. Le baromètre, la pompe à
vide, les instruments d'optique, les chronomètres deviennent les
moyens indispensables d'une science qui mobilise la main et l'œil tout
autant que l'esprit. La science mécaniste modifie la relation du sujet
connaissant à l'objet connu, ainsi que l'observe Charles Perrault dans
son Parallèle des Anciens et des Modernes : « On croyait autrefois
que, pour bien savoir la physique, il n'était point nécessaire d'étudier
la nature, ni sa manière d'opérer, que les expériences étaient choses
frivoles (...) Je n'aurais pas de peine à vous citer plusieurs grands per-
sonnages du temps passé qui ont assuré formellement qu'il était inutile
476 Adrien BAILLET, La Vie de M. Descartes, 1691, 2e partie, livre VII, ch.
XXIII, p. 434.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 345
che point le nom de ceux qui ont imaginé des machines si merveilleu-
ses 480... »
Dès la deuxième partie du siècle, la corrélation entre la science et
la technique est reconnue en fait et en droit. La Société Royale de
Londres et l'Académie parisienne des Sciences sont destinées à la re-
cherche technique autant qu'à la connaissance théorique. Le nouveau
règlement de l'Académie des Sciences, promulgué en 1699, spécifie
que « l'Académie examinera, si le Roi l'ordonne, toutes les machines
pour lesquelles on sollicitera des privilèges auprès de Sa Majesté. Elle
certifiera si elles sont nouvelles et utiles, et les inventeurs de celles qui
seront approuvées seront tenus de lui en laisser un modèle » 481. Les
académies scientifiques jouent le rôle de comités consultatifs en ma-
tière de technologie ; elles servent de chambres des brevets d'inven-
tion, de musées des arts et métiers ; elles exercent une influence direc-
trice en proposant des prix qui stimulent la recherche dans le domaine
des techniques civiles et militaires.
La nouvelle épistémologie réunit les moments théorique et pratique
de l'affirmation de l'homme dans le monde, qui étaient jusque-là dis-
joints. La technique met l'homme en situation d'agent naturel, doué
d'une efficacité créatrice, ainsi que l'avait affirmé Bacon. Il faut don-
ner leur pleine valeur aux formules cartésiennes selon lesquelles « l'art
est un imitateur de la nature » 482, et « toutes les choses qui sont artifi-
cielles sont avec cela naturelles » 483. Si l'homme apparaît revêtu du
pouvoir de modifier et de compléter la nature, cela signifie que la na-
ture n'est plus d'essence divine. Elle se résout en un agencement [268]
complexe d'éléments qui offre une large possibilité d'intervention aux
initiatives humaines. Le nouvel esprit scientifique ne modifie pas la
science seulement, et l'orientation de l'intelligence. Il énonce une
transfiguration générale de la condition humaine ; une conscience de
soi s'affirme en possession du monde, dans la rupture du contrat d'éta-
blissement millénaire qui régissait la situation de l'homme dans l'uni-
480 P. 53.
481 Règlement ordonné par le Roi pour l'Académie royale des Sciences (1699),
§ 31 ; cf. Joseph FAYET, La Révolution française et la Science, Marcel Ri-
vière, 1960, pp. 286 sqq.
482 DESCARTES, lettre à Morus, 5 février 1649 ; Œuvres de DESCARTES, Biblio-
thèque de la Pléiade, p. 1319.
483 Principes de la Philosophie, 1. IV, § 203.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 347
vers. L'axe privilégié de toute réalité était, pour les Anciens, la loi
providentielle du Cosmos ; au Moyen Age, c'était la relation de
l'homme à Dieu. A partir du XVIIe siècle, la dimension fondamentale
devient celle qui relie l'esprit humain à la réalité des choses, pour la
mise en lumière d'un ordre démythisé et désacralisé ; du coup, la libre
entreprise des savants et des ingénieurs voit s'ouvrir devant elle des
possibilités indéfinies. Le monde ancien était un ordre du mystère,
intérieur et extérieur à la conscience, tout ensemble matériel et vivant,
spirituel et divin ou quasi-divin ; désormais l'univers n'est plus esprit,
mais l'autre de l'esprit, offert à l'inspection et au contrôle de l'esprit,
qui peut disposer de lui selon ses propres desseins.
La fin de l'astrologie, le recul du surnaturel et du miracle apparais-
sent comme des aspects particuliers de cette rupture de la solidarité
organique entre le sujet et l'objet. Le mystère était partout, et la magie
des hommes rivalisait avec la magie divine. Désormais les enchante-
ments s'élucident en causalité intelligible, et commence le règne des
problèmes, dont chacun peut être résolu par des procédures appro-
priées. Le remaniement de la cosmologie est solidaire de celui de l'an-
thropologie ; on ne peut pas isoler la mutation de l'homme de la muta-
tion du monde, ni rechercher laquelle de ces mutations aurait eu l'autre
pour conséquence. La mutation du regard est une mutation de la rela-
tion.
Au seuil de la pensée moderne, une transformation s'annonce dans
l'intimité même de l'être humain. « Le passage s'opère, non pas dans la
Physique (...), mais dans ces zones profondes de la conscience où se
jouent les thèmes de sujétion et de domination, les révoltes adolescen-
tes et la maturité. Ici, c'est la psychologie qui permet de retrouver la
continuité d'un développement scientifique 484. » Il faut ajouter que
cette psychologie des profondeurs, ou cette psychanalyse de la
connaissance scientifique, dont Bachelard a souligné certains aspects,
est loin d'être faite aujourd'hui. Du moins peut-on en marquer au pas-
sage l'importance décisive, en observant avec Lenoble que « le fait
essentiel, l'érudition ne suffit pas à l'éclaircir, elle risquerait plutôt de
le cacher » 485.
486 P. 115.
487 Cf. LENOBLE, p. 121 : « Pour les fondateurs de la pensée moderne, la repré-
sentation mathématique de la Nature n'a pas été le résultat d'une induction,
au sens dit baconien du terme, mais une nouvelle vision des choses, relative
elle-même à une nouvelle prise de position (...) Les faits ont commencé à se
montrer mathématiques à partir du jour où, au lieu de les contempler comme
les productions consolantes d'une Nature maternelle, on a pris devant eux
l'attitude de l'ingénieur. »
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 349
488 P. 122.
489 Cf. G. GUSDORF, Les Origines des Sciences humaines, Troisième Partie, ch.
IV : L'Espace de l'Art, Pavot, 1967, pp. 427 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 350
Pour que l'esprit puisse prendre en charge une nature proposée aux
entreprises de la connaissance et de l'action, un instrument épistémo-
logique sera nécessaire. L'aristotélisme admettait que la nature était
peuplée par des âmes de diverses espèces, principes de vie et de mou-
vement dans les choses et dans les êtres. Le mécanisme nie cette spon-
tanéité interne ; il fait du mouvement la résultante de l'action de forces
diverses s'exerçant sur des agencements matériels. L'hylozoïsme de la
philosophie traditionnelle ne permettait pas le recours au calcul dans
la mesure où les âmes immanentes, centres d'action et principes d'ini-
tiative, introduisent, partout où s'exerce leur influence, une irréducti-
ble discontinuité. La réapparition de l'épicurisme, à partir de la Re-
naissance, et l'élaboration d'un atomisme d'un type nouveau dans les
premières décades du XVIIe siècle, était la condition pour l'affirma-
tion de la nouvelle épistémologie 490. Cette rationalisation du réel,
dont Gassendi est sans doute le premier à avoir donné une vue com-
plète, fait de la nature physique une vaste combinatoire où l'esprit des
savants peut, en spéculant sur des éléments fixes, passer à son gré du
simple au complexe ou du complexe au simple. L'analyse et la synthè-
se deviennent les procédures fondamentales de la pensée pour la com-
préhension du réel.
L'hypothèse corpusculaire, commune, avec quelques variantes, à la
plupart des philosophes et des savants du XVIIe et du XVIIIe siècle,
permet une simplification de la science et une grande économie de
pensée. Les phénomènes variés sont ramenés à un petit nombre de
causes uniformes. Comme l'écrit, en 1665, Robert Hooke dans la pré-
face de sa Micrographia, investigation systématique du monde mi-
croscopique, il est établi désormais « que les effets des corps que
[271] l'on attribuait communément à des qualités, et ceux que l'on di-
sait être occultes, sont produits par les petits mécanismes de la natu-
re » 491. L'explication scientifique, pour un expérimentateur inlassable
comme Boyle, consistera à trouver un schéma corpusculaire pour ren-
dre compte des apparences sensibles. L'auteur du traité intitulé The
Excellence and Grounds of the mechanical hypothesis (1674) rédige
des essais sur des thèmes comme : L'Origine mécanique de la volatili-
492 Cf. Journal tenu par Isaac BEECKMAN de 1604 à 1634, p.p. CORNELIS DE
WAARD, 4 volumes, La Haye, Martinus Nijhoff, 1939 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 352
502 A free inquiry into the vulgar notion of Nature, éd. citée, vol. II, p. 133.
503 Ibid., p. 133.
504 LEIBNIZ, lettre à Jacob Thomasius (1669), dans GERHARDT, Philosophische
Schriften, t. I, p. 25 ; et. aussi t. IV, p. 172.
505 BOYLE, The usefulness of experimental philosophy by way of exhortation to
the study of it (1663) ; Works, éd. Shaw, vol. I, p. 123.
506 Ibid., pp. 123-124.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 356
moi ». Cela n'est possible que dans la mesure où l'on pourra « former
une société capable de permettre au plus grand nombre d'arriver aussi
facilement et aussi sûrement que possible à ce but. Ensuite, il faut
s'appliquer à la philosophie morale et à la science de l'éducation des
enfants et, puisque la santé n'est pas un pauvre moyen dans la poursui-
te de cette fin, il faudra élaborer une médecine harmonieuse ; et puis-
que beaucoup de choses difficiles sont facilitées par l'art, et qu'on peut
ainsi gagner beaucoup de temps et d'avantages dans la vie, il ne faut
donc aucunement mépriser la mécanique 509 ».
Le schéma mécaniste de la nature permet ainsi de coordonner la
théorie et la pratique dans l'entreprise d'une transformation raisonnée
de la condition humaine. Le savoir assure l'unification d'un espace
[276] mental homogène, l'ensemble de la réalité formant un seul do-
maine dont toutes les parties se trouvent liées par une communauté
d'action et de réaction, au sein de laquelle l'initiative humaine trouve
des possibilités d'intervention quasi-illimitées. L'utopie épistémologi-
que du mécanisme définit un horizon unitaire du savoir, en même
temps qu'un monde unitaire de la connaissance, puisque l'ordre et la
connexion des idées sont identiques à l'ordre et à la connexion des
choses. Sciences de la réalité matérielle et sciences de la réalité hu-
maine mettront en œuvre les mêmes procédures, selon la dimension
de l'immanence, qui se suffit à elle-même, sans risquer d'être démentie
par l'intervention d'une transcendance arbitraire. La tâche de l'homme
est d'occuper en son entier le cadre ainsi défini ; tel est le dessein de
penseurs aussi divers que Hobbes, Leibniz, Newton ou Locke.
Le moment viendra où cette désacralisation de l'univers, réduit à la
seule intelligibilité physico-mathématique, sera comprise comme un
retrait de Dieu, qui rend inutile « l'hypothèse Dieu ». Mais le moment
n'est pas encore venu de la mort de Dieu en épistémologie. Leibniz,
Newton et Locke ne songent pas à contester l'omniprésence de la di-
vinité dans le déploiement de l'univers. Ils acceptent la nature méca-
niste comme une hypothèse de travail qui garantit le libre exercice de
la recherche. Les meilleurs esprits de leur temps pensent comme eux.
Tel Thomas Sydenham, fondateur de la médecine clinique : « Par la
nature, j'entends toujours l'assemblage des causes naturelles qui, quoi-
510 Médecine pratique de SYDENHAM, trad. Jault, Paris, 1784, pp. 103-104.
511 BAGLIVI, De la Médecine pratique (1695), livre II, ch. I ; trad, Boucher,
1851, p. 316.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 359
512 FONTENELLE, Entretiens sur la pluralité des Mondes (1686), Premier soir, II,
nouvelle édition, Marseille, 1780, pp. 7-8.
513 Ibid., pp. 89.
514 Cinquième Soir, Ibid., pp. 99-100.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 361
[279]
Première partie.
La vérité selon le mécanisme
Chapitre IV
SOCIOLOGIE DU
SAVOIR MÉCANISTE
520 BOYLE, The Christian Virtuoso (1690), Philosophical Works, éd. Peter
Shaw, London, 1738, vol. II, p. 239 ; cf. plus haut, p. 40 sqq.
521 BOYLE, loc. cit., p. 246
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 371
n'y contribueront en rien et même elles feront leur possible pour s'y
opposer. La Faculté des Arts continue à parler latin, alors que le fran-
çais classique rayonne à travers l'Europe ; elle continue, contre vents
et marées, à pratiquer la scolastique et poursuit un combat acharné
contre l'influence cartésienne, en laquelle se résument à ses yeux tou-
tes les erreurs du siècle. D'ailleurs le règlement de 1600 faisait des
œuvres d'Aristote une matière d'enseignement privilégié. En dépit des
attaques de Gassendi, de Launoy, de Bernier et de leurs émules, l'or-
thodoxie aristotélicienne se maintient à la Faculté des Arts, comme à
la Faculté de théologie et à la Faculté de Médecine. Certains ouvrages
de Descartes sont mis à l'Index par Rome en 1663 ; au moment même
où l'influence cartésienne se développe dans l'opinion éclairée, entre
1670 et 1690, de nombreuses mesures sont prises à Paris, à Angers, à
Caen et ailleurs pour enrayer la diffusion de l'esprit nouveau par voie
de réglementation, appuyée de sanctions contre les réfractaires. En
1671, l'Arrêt burlesque, texte satirique dû à Boileau [290] et Bernier,
empêche le Parlement de prendre à son compte la condamnation de la
circulation du sang, sans pour autant convaincre la faculté de médeci-
ne d'enseigner cette « nouveauté » vieille de plus de quarante ans. En
1691 encore, à l'instigation de l'autorité royale, le recteur et les profes-
seurs de philosophie de l'université de Paris condamneront onze thèses
d'inspiration cartésienne, et la Sorbonne enjoint de s'en tenir à la doc-
trine aristotélicienne dans les collèges qu'elle contrôle ; la même
condamnation sera répétée en 1704-1705 sur l'injonction du cardinal
de Noailles 527.
D'ailleurs, en France, les sciences ne sont pas l'objet d'un ensei-
gnement indépendant, à l'exception d'une chaire de mathématiques au
Collège Royal. La physique demeure une partie du cours de philoso-
phie et cette physique reste d'obédience aristotélicienne ; jusque fort
avant dans le XVIIIe siècle, elle refuse toute compromission avec la
« philosophie expérimentale », pourtant triomphante. Ni l'histoire mo-
derne, ni la géographie, ni les sciences politiques ne sont matière d'en-
seignement en France, comme elles le sont ailleurs. Bien entendu,
l'exégèse moderne, illustrée par Spinoza et Richard Simon, est, pour la
faculté de théologie, un objet de scandale. Quant à la Faculté de Mé-
528 Cf. Jacques ROGER, Les Sciences de la Vie dans la pensée française du
XVIIIe siècle, A. Colin, 1963, Première Partie, passim.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 378
taire n'est pas fermée sur elle-même ; elle demeure le lieu indispensa-
ble où se forment les élites qui assureront l'avenir de la nation.
Néanmoins, là aussi, dans le conflit des générations et des intérêts,
des résistances se manifestent. Au XVIe siècle, l'avènement des hu-
manités avait suscité le combat retardateur des « Troyens » contre les
« Grecs. » Mais la mutation de la Réforme, avec les dissentiments et
polémiques durables entre les catholiques, les anglicans et les presby-
tériens d'obédience calvinienne avait mobilisé chez les uns et les au-
tres une souplesse d'esprit, un sens critique de la diversité, antidote de
l'esprit d'orthodoxie. L'aristotélisme ne devait pourtant pas abandon-
ner la place sans difficulté devant les représentants de la science nou-
velle. L'Angleterre devait être la partie d'origine de la philosophie ex-
périmentale ; il s'agit là d'un exemple privilégié à propos duquel il est
possible de voir dans quelle mesure les institutions anciennes peuvent
faire place aux nouvelles exigences méthodologiques.
À première vue, le programme baconien du savoir paraissait in-
compatible avec les structures médiévales, et l'idée se fit jour de ré-
former en quelque sorte l'enseignement par le dehors. Une initiative
curieuse en ce sens est celle de Sir Thomas Gresham (1519-1579),
spécialiste du négoce international, banquier et conseiller financier de
la couronne 529. Ce représentant du capitalisme commercial et finan-
cier, conscient de promouvoir une éducation résolument moderne,
consacre, par testament, sa fortune, après la mort de sa femme, à une
fondation pilote en matière de haut enseignement. Dans son hôtel de
Londres devait être créé un collège comportant sept chaires ; on y en-
seignerait le droit, la rhétorique, la théologie, la physique, la géomé-
trie, la musique et l'astronomie. Gresham Collège devait donc être une
université en raccourci, et les enseignements de géométrie et d'astro-
nomie étaient les premiers de cette espèce en Angleterre. Lady Gres-
ham étant morte en 1596, la nouvelle institution commença ses cours
en 1598, sous le contrôle de la corporation des merciers et de la muni-
cipalité de Londres. Ce collège d'un style neuf devait traverser les siè-
cles ; et réaliser un premier pas dans le sens d'une réforme de la haute
530 Cf. FRANCIS R. JOHNSON, Gresham Collège, precursor of the Royal Society ;
in Roots of scientific Thought, pp. Wiener and Noland, New York, Basic
Books, 1957.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 380
537 Pour plus de détails, cf. Martha ORNSTEIN, The role of scientific Societies in
the seventeenth century, The University of Chicago Press, 3rd édition, 1938.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 383
les lundis et les jeudis ; ceux qui étaient dans les belles-lettres les
mardis et vendredis ; les mathématiques et les physiciens les mercre-
dis et les samedis (...) Afin qu'il y eût quelque chose de commun qui
liât ces différentes compagnies, on avait résolu d'en faire tous les pre-
miers jeudis du mois une assemblée générale, où les secrétaires au-
raient rapporté les jugements et les décisions de leurs assemblées par-
ticulières, et où chacun aurait pu demander l'éclaircissement de ses
difficultés ; car sur quelle matière ces états généraux de la [296] litté-
rature n'eussent-ils pas été prêts à répondre 540 ? » L'ampleur encyclo-
pédique de ce projet, qui sera repris par les organisateurs révolution-
naires de l'Institut National, atteste l'ambition d'un savoir unitaire.
Colbert renoncera à mettre sur pieds une telle organisation, bien qu'il
ait également constitué, en 1663, une « petite académie », commis-
sions d'érudits chargées de surveiller les inscriptions, médailles et œu-
vres d'art à la gloire du roi, qui sera l'embryon de la future académie
des Inscriptions et Belles-Lettres. Mais la première Académie des
Sciences, richement dotée par le pouvoir royal se consacrera à la
connaissance positive de la nature et à ses applications.
D'après un projet de statuts rédigé par Robert Hooke en 1663, « la
tâche de la Société Royale est de faire progresser la connaissance des
choses de la nature et d'améliorer par l'expérience les arts utiles, les
manufactures, les procédés mécaniques, les machines, et les inven-
tions, sans se mêler de théologie, de métaphysique, de morale, de poli-
tique, de grammaire, de rhétorique ou de logique ; d'essayer de faire
renaître certains arts intéressants et inventions aujourd'hui perdus ;
d'examiner tous les systèmes, théories, principes, hypothèses, élé-
ments, description et expérimentation des choses naturelles, mathéma-
tiques et mécaniques, inventées, rapportées ou pratiquées par tous les
auteurs importants, anciens et modernes. Le but est de constituer un
système complet de philosophie valable pour expliquer tous les phé-
nomènes produits par la nature et par l'art et pour rendre compte ra-
tionnellement des causes des choses » 541. La Société devra s'abstenir
de prendre parti en faveur d'une hypothèse quelconque, d'un système
545 Panorthosie, dans JEAN AMOS COMENIUS, Pages choisies, publiées par
l'UNESCO, 1957, p. 173.
546 Panorthosie, ibid., p. 176.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 388
rons au hasard et de travers et nous heurtons même les uns contre les
autres, bien loin de nous aider et de nous soutenir. Nous allons même
nous enfoncer dans le marais et sables mouvants des doutes sans fin,
où il n'y a rien de solide ni de ferme, ou bien nous [299] nous entraî-
nons dans les principes des erreurs fort dangereuses (...). On voit que
ce qui pourrait nous aider le plus, ce serait de joindre nos travaux, de
les partager avec avantage et de les régler avec ordre ; mais à présent
on ne touche guère à ce qui est difficile et que personne n'a encore
ébauché, et tous courent en foule à ce que d'autres ont déjà fait, ou ils
se copient et même se combattent éternellement 547... »
L'entreprise leibnizienne d'unification politique et religieuse est
substantiellement la même que l'entreprise de la langue universelle et
celle de l'unité du savoir. La même exigence qui fait de Leibniz un
diplomate et un agent secret fait de lui le propagandiste inlassable en
faveur des sociétés savantes et académies. Leibniz ne connaîtra dans
ce domaine que des demi-succès, qui seront ensemble des demi-
échecs. Dès 1667, il proposait à l'Électeur de Mayence un plan d'Aca-
démie, inspiré par les initiatives de Londres et de Paris. Trente-trois
ans s'écouleront avant que l'Électeur Frédéric de Brandebourg, bientôt
premier roi de Prusse, fonde à Berlin la Société Royale des Sciences
(1700). L'essor intellectuel de la Prusse coïncide, de manière signifi-
cative, avec son essor politique. Le règlement de l'institution, rédigé
par Leibniz, donne pour mission à la Société de Brandebourg « la
contemplation, l'observation des œuvres et des merveilles de Dieu
dans la nature ; la description des découvertes et des inventions, celle
des ouvrages d'art, des occupations et des doctrines humaines, et en
général de toutes ces bonnes études et de ces pratiques qui, formant le
trésor de la science et de la culture sociale, contribuent tant au bien
public, à l'exercice de la vertu, à la propagation de la vérité, à la glori-
fication de la divinité » 548... Les débuts de l'Académie de Prusse ne
répondront pas à ces ambitions ; il faudra attendre le règne de Frédéric
II pour que la Société de Berlin joue un rôle honorable dans la culture
européenne. Mais, aux yeux de Leibniz, Berlin ne devait être qu'un
centre parmi d'autres dans les Allemagnes ; il tente d'en susciter d'au-
tres, en Saxe, à Vienne, et même dans la jeune Russie de Pierre Ier,
pays neuf où, sous le gouvernement d'un monarque éclairé, les possi-
bilités de la culture sont immenses.
On aurait tort de considérer ces projets, suivis ou non d'effets,
comme des chimères généreuses, mais sans importance. Leur irréa-
lisme n'est pas vide de sens. Toute institution pédagogique, même la
plus sensée relève de l'utopie ; mais l'utopie est peut-être l'âme d'une
culture. On pourrait généraliser ce qu'écrit un historien jésuite de la
pédagogie des Jésuites : « La Compagnie a rarement réalisé tout ce
qu'elle a voulu. Elle s'est contentée de faire ce qu'elle a pu. Au milieu
de mille obstacles, elle n'a exécuté qu'une partie de ses desseins 549. »
Les Exercices Spirituels, la Ratio Studiorum étaient à leur manière des
utopies ; mais ces projets de formation et réformation de l'homme ont
eu effectivement une grande influence dans la réalité historique [300]
concrète, bien que celle-ci ne se laisse jamais réduire entièrement à
l'obéissance d'un schéma quel qu'il soit.
Parmi les projets pédagogiques du XVIIe siècle, on peut citer enco-
re la curieuse initiative du Grand Électeur Frédéric-Guillaume de
Prusse (1620-1688), qui signa en 1667 la patente de fondation d'un
institut scientifique international, destiné à un enseignement du plus
haut niveau. Les amis de la liberté et de la vérité, de toutes confes-
sions et de tous pays, y compris les Juifs et les Arabes, étaient invités
à se réunir en un lieu où leur seraient assurés asile et protection pour
l'accomplissement de leurs travaux. L'Électeur faisait appel aux persé-
cutés pour cause de religion, à tous les exilés, qui devaient trouver
dans cette université (in hac universitate) une société de bons esprits
et des moyens de recherche. Le projet, inspiré par un réfugié suédois,
prévoit un ensemble de services et de départements, y compris une
bibliothèque, une imprimerie polyglotte, un laboratoire de chimie, un
institut physico-technique, un jardin zoologique et botanique, des halls
de machines et des manufactures. La patente même ne fut pas pro-
mulguée ; mais cette évocation d'une Nouvelle-Atlantide philanthro-
pique dans ce Brandebourg, qui devait bientôt accueillir si généreu-
sement les réfugiés français, est aussi un signe d'époque 550. Leibniz,
âgé d'une vingtaine d'années, n'est évidemment pour rien dans cette
patente de 1667 ; elle atteste que son désir d'un remaniement solidaire
de l'espace humain par la généralisation de la culture est partagé par
nombre de ses contemporains.
Chez le Grand Électeur, comme chez Comenius et Leibniz, on re-
lève l'association entre le thème intellectuel, le thème philanthropique
et le thème religieux. Pour les hommes de ce temps, ce sont des va-
leurs indissociables ; elles composent un horizon eschatologique de la
pensée et de l'action, qui persistera à travers les siècles en se laïcisant,
sous les espèces des projets de paix perpétuelle ou des socialismes de
diverses observances. Les mêmes thèmes se retrouvent à l'œuvre, à la
fin du XVIIe siècle, dans la pensée et dans l'activité de August Her-
mann Francke (1663-1727), l'un des maîtres du piétisme, dont le nom
demeure associé à la création de l'Université de Halle, par Frédéric de
Brandebourg, fils du Grand Électeur, en 1694. Selon Paulsen, Halle
fut « la première université vraiment moderne » 551, en dépit de la
médiocrité de sa dotation matérielle. Le mouvement piétiste de renou-
veau luthérien, dont l'initiateur fut Philipp Jacob Spener (1635-1705),
avait créé à Halle, sous l'impulsion de Francke, un ensemble d'institu-
tions pédagogiques et philanthropiques : orphelinat, école normale,
une des premières du genre. Professeur d'exégèse biblique à l'Univer-
sité, Francke projette la création d'un Séminaire universel, dont le
rayonnement s'étendrait non seulement à l'Allemagne entière mais à
toute l'Europe et au reste du monde ; ce séminaire constitué à côté de
l'université aurait [301] pour noyau les institutions charitables existan-
tes, dont il généraliserait l'influence.
Le Séminaire universel n'exista jamais. L'université de Halle, au
contraire, réalisa, sans doute pour la première fois, une conciliation
entre les deux exigences jusque-là inconciliables de l'enseignement et
de la recherche. En France, le règlement de 1699 pour l'Académie des
Sciences crée à côté des académiciens honoraires, pensionnaires et
associés, une quatrième catégorie d'élèves, au nombre de vingt, dont
chacun est attaché à un pensionnaire. C'est-à-dire que les savants doi-
vent former eux-mêmes leurs collaborateurs et continuateurs. C'est
seulement sous Napoléon Ier que l'Université Impériale comportera
des professeurs et des étudiants dans les disciplines scientifiques. En
555 Maurice DAUMAS, Esquisse d'une histoire de la vie scientifique, dans Histoi-
re de la Science, Encyclopédie de la Pléiade, N. R. F., 1957, p. 101 ; l'étude
de Daumas fournit un certain nombre d'éléments pour une sociologie de la
science.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 396
des lettrés pour des lettrés » 556, la nouvelle revue traite aussi bien de
théologie, de droit, d'histoire et de géographie que de médecine et de
science expérimentale. Le sommaire du premier volume mentionne
les noms de Boyle, de Sydenham, de Nehemiah Grew, comme ceux
de Denis Papin, de Hevelius et de Leibniz, parmi bien d'autres.
Cette entreprise devait donner à Bayle l'idée de doter la Hollande
d'un organe capable de refléter l'activité intellectuelle si intense en ce
petit pays. D'où la création, avec l'appui d'éditeurs locaux, des Nouvel-
les de la République des Lettres (1684), où le talent de nouvelliste et
l'immense curiosité de l'auteur du Dictionnaire pouvaient se donner
libre cours. L'objectivité doit être de règle, en dehors de tout présup-
posé national ou religieux, comme il est normal dans la « république
des lettres ». Les Nouvelles doivent donner des informations et comp-
tes rendus sur l'activité des savants et les publications récentes, et
permettre à chacun de se tenir au courant de ce qui se passe partout.
La revue de Bayle ne devait subsister que trois années ; elle fut conti-
nuée à partir de 1687, par Basnage de Beauval sous le titre Histoire
des ouvrages des savants ; parallèlement, le théologien libéral Le
Clerc publiait dans les dernières années du siècle une Bibliothèque
universelle et historique, qui joua, elle aussi, un rôle non négligeable
dans la vie intellectuelle de l'Europe.
Un peu partout ces initiatives trouvèrent des imitateurs. Nous
n'avons pas à entrer dans la petite histoire de cette presse périodique,
où s'entremêlent les rivalités personnelles et les questions d'intérêt, et
où la concurrence, loyale ou non, joue un rôle non négligeable. En
dépit des prétentions à l'objectivité, le choc en retour des particularis-
mes politiques et religieux se faisait sentie, dans la mesure où le parti
pris de la critique objective reflétait certaines orientations idéologi-
ques. C'est ce qu'atteste la création, en 1701, d'un organe contrôlé par
la Compagnie de Jésus, les Jésuites ayant compris la nécessité de
contrebattre l'esprit nouveau sur son propre terrain. Les Mémoires
pour l'Histoire des Sciences et des Beaux-Arts, domiciliés à Trévoux
par une fiction administrative, et connus pour cette raison sous le nom
de Journal de Trévoux, furent au XVIIIe siècle le conservatoire des
valeurs traditionnelles, hostiles à l'esprit des Lumières, et qui tenaient
et le lecteur. Son intention est de mettre à bref délai tous les ouvrages,
toutes les idées à la portée de tout le monde.
L'élément neuf est la victoire sur l'espace et le temps. Placée à l'un
des points stratégiques de la culture occidentale, la revue, reflet de la
situation culturelle, assure l'interconnexion entre les foyers de la vie
intellectuelle. Elle constitue le savoir comme un ensemble ; elle met
en place les éléments de l'encyclopédie et les aspects de l'intelligence,
au fur et à mesure de leur affirmation. La vie de l'esprit revêt une ac-
tualité qu'elle ne possédait pas jusqu'alors ; la revue résume et conden-
se, mais elle compose aussi le présent de la pensée comme un champ
d'interactions en équilibre ou en déséquilibre. De là une accélération
de l'histoire culturelle, caractéristique de cette sensibilité intellectuelle
dont un Morhof, un Leibniz, un Bayle et un Fontenelle [307] sont des
exemples particulièrement marquants. Le style du XVIIIe siècle, sa
présence d'esprit, son encyclopédisme, sa rapidité, comme aussi par-
fois la portée superficielle de son savoir, prolongent cette mobilisation
intellectuelle rendue possible par la fondation des périodiques scienti-
fiques. L'information risque de devancer la formation, ou d'entraver
son développement, si le lecteur de la revue s'estime dispensé de re-
monter jusqu'à la source, et se contente de savoir par personne inter-
posée.
Ces inconvénients ne doivent pas dissimuler l'immense portée de
ce développement d'un nouveau système de communications intellec-
tuelles. Les sociétés savantes, les meilleures universités ne pouvaient
grouper qu'un nombre restreint de lettrés, situés dans une portion res-
treinte de l'espace-temps, et dont les recherches et travaux se poursui-
vaient en quelque sorte à huis clos. La publication est une publicité,
qui associe entre elles les activités locales, élargit indéfiniment le cer-
cle des auditeurs, dont chacun peut se considérer comme un membre
associé de toutes les Académies. Les organes du savoir définissent les
grands axes d'une Europe des esprits, qui prend conscience d'elle-
même, de Rotterdam à Turin, de Genève à Edimbourg ou de Leipzig à
Paris. La Société Philadelphique, plus ou moins secrète, que rêvait le
jeune Leibniz, et avant lui les Rose-Croix, ou peu après les Francs-
Maçons, peut en fait se constituer au grand jour ; la publication crée
un public ; cette République des Lettres, parfaitement utopique et
pourtant réelle, se passionne pour les mêmes causes, poursuit les mê-
mes recherches, ou nourrit des polémiques identiques selon le langage
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 399
565 Dom Thierry RUINART, Abrégé de la vie de Dom Jean Mabillon, 1709,
pp. 87-88 ; cité dans Henri LBCLERCQ, Dom Mabillon, Letouzey et Ané,
1953, t. I, p. 180.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 413
[319]
Deuxième partie
Le rapport au monde
et la rationalisation
de l’espace-temps.
[320]
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 414
[321]
Deuxième partie.
Le rapport au monde et la rationalisation
de l’espace-temps
Chapitre I
CHRONOMÉTRIE ET
TOPOMÉTRIE
moque de ceux qui me disent que le temps me dure à moi, et que j'en
juge par fantaisie : ils ne savent pas que je juge par ma montre 566. »
La présence au monde et à l'homme de l'inventeur de la machine
arithmétique est donc arbitrée par la norme objective du chronomètre.
Pascal apparaît comme un citoyen de cet « univers de la précision »
qui, selon le mot de Koyré, se constitue à la place du « monde de l'à-
peu-près » dans lequel l'humanité avait jusque-là fait résidence. Le
savant Maupertuis sera, environ un siècle plus tard, Je héros d'une au-
tre anecdote chronométrique, au cours de la campagne de Silésie où il
accompagnait Frédéric II de Prusse, en 1741. Fait prisonnier et dé-
pouillé par un parti de hussards autrichiens, il est, une fois reconnu,
traité avec les plus grands égards, et présenté à la cour de Vienne
avant d'être libéré. « Lorsqu'il prit congé du grand-duc de Toscane,
Son Altesse Royale daigna le presser de lui dire par quel bienfait elle
pourrait lui marquer son estime. M. de Maupertuis lui demanda pour
toute grâce de faire chercher, s'il était possible, une montre à secondes
de Graham, qui lui était souvent utile et qu'un [322] soldat lui avait
prise en le dépouillant. « Je l'ai trouvée », lui dit le prince, en tirant de
sa poche une montre du même artiste, et la lui présentant comme un
bijou restitué 567. » Ce trait de haute courtoisie prend toute sa valeur si
l'on songe que Maupertuis (1698-1759), avant de devenir l'animateur
de l'Académie de Berlin, reconstituée par Frédéric II, avait été l'une
des meilleures têtes de l'Académie des Sciences de Paris, pour la
géométrie et l'astronomie. Newtonien résolu, il prit une grande part à
l'entreprise de mesure de la forme de la terre. Tandis que La Gonda-
mine conduisait au Pérou une mission chargée de mesurer un arc de
méridien sous l'Equateur (1735), Maupertuis s'offrit pour réaliser la
même opération au cercle polaire ; son expédition en Laponie (1736-
1737) confirma les vues de Newton, en vertu desquelles la Terre de-
vait avoir la forme d'un sphéroïde allongé aux pôles.
La montre-bracelet de Pascal est l'emblème de l'homme moderne,
tel que l'a fait l'âge mécaniste, aux yeux duquel savoir c'est d'abord
mesurer. Voltaire, qui devait avoir avec Maupertuis des démêlés tragi-
comiques dans le panier de crabes des intellectuels berlinois, rapporte
que le géant Micromégas, venu de Sirius sur la terre, ramassa dans
566 PASCAL, Pensées, éd. Brunschvicg, fragment 5 ; éd. minor, Hachette, p. 322.
567 L. ANGLIVIEL DE LA BEAUMELLE, Vie de Maupertuis, Paris, 1854, p. 70.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 416
une flaque d'eau, qui était la mer Baltique, un petit objet flottant, le-
quel n'était autre que le bateau ramenant « une volée de philosophes
(...) du cercle polaire, sous lequel ils avaient été faire des observations
dont personne ne s'était avisé jusqu'alors ». Là-dessus, « les géomètres
prennent leurs quarts de cercle, leurs secteurs », et l'un d'eux informe
Micromégas qu'il a mille toises de haut. Sur quoi celui-ci : « Quoi !
cet atome m'a mesuré ! il est géomètre, il connaît ma grandeur 568... »
La mesure télescopique et microscopique établit, par la médiation de
l'homme, un rapport exact entre les deux infinis du grand et du petit
que rassemble le nom même de Micromégas. La rencontre n'est pas de
hasard, car Voltaire, grand lecteur de Pascal, n'a pas cessé de dialo-
guer avec lui tout au long de son œuvre.
Ainsi, selon le mécanisme, l'homme est la mesure de toutes cho-
ses ; la pensée devient la « mesureuse », selon le mot d'Alain ; mens-
mensura avait déjà dit Nicolas de Cuse. Mais cette nouvelle insertion
de l'homme dans l'univers est ensemble l'affirmation d'un homme dif-
férent dans un monde qui n'est plus le même. Pascal a participé à
l'épopée de la mesure, ainsi que l'attestent les expériences du Puy-de-
Dôme et de la tour Saint-Jacques. Mais l'entreprise barométrique a
pour contrepartie l'exclamation fameuse sur le silence éternel de l'infi-
nité spatiale. Ce cri n'est pas de rhétorique ; il correspond à la destruc-
tion du cosmos, à la révolution galiléenne qui fait de l'homme jeté
dans le monde un être qui a perdu son lieu. Le fidéisme pascalien, la
recherche du Dieu vivant et présent, se comprend dans la mesure où
l'univers des savants est un monde de l'absence, où le cœur de l'hom-
me ne rencontre partout que le vide lorsqu'il essaie de faire valoir ses
[323] exigences essentielles. Le Dieu des philosophes et des savants
est un alibi, qui ne trompe pas la foi authentique. Le Dieu des géomè-
tres est un Dieu mort, et cette mort de Dieu fait pressentir la mort de
l'homme lui-même.
Tel est l'enjeu du siècle. La mutation qui affecte l'idée de vérité fait
que désormais la recherche de la vérité s'identifie avec la conquête
d'un ordre de grandeur, ou même le gain d'un degré dans un ordre de
mesure. Dès lors les savants, engagés dans cette conquête de l'ap-
proximation, ne songent plus que l'exactitude en question détourne
leur attention de toute autre ouverture à une réalité étrangère aux
570 Ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 419
terminer les routes de la mer, définir les limites des sphères d'influen-
ce entre Espagnols et Portugais, et fournir aux marins la possibilité de
se situer avec précision dans l'immensité sans repères des océans.
L'achèvement géographique et politique de la planète terre a pour
condition une nouvelle conscience scientifique. La spéculation inté-
resse au premier chef les puissances maritimes, coloniales et commer-
ciales de l'Occident. De même que le nouveau droit international défi-
nit des conditions de sécurité pour la circulation des navires en haute
mer, de même il importe que soit mené à bien une sorte de quadrillage
scientifique, balisant le vide des océans afin que chaque capitaine soit
assuré de parvenir à bon port.
Le problème est si complexe qu'il faudra près de deux siècles pour
le résoudre, d'abord dans l'ordre théorique, ensuite et surtout en réali-
sant les appareillages techniques indispensables. Il s'agit de fournir
aux navigateurs un moyen sûr de faire le point à la mer, c'est-à-dire de
se situer avec une erreur à peu près négligeable à l'intérieur du systè-
me de coordonnées définissant mathématiquement la sphère terrestre.
Cette détermination et coordination du globe est une prise en charge
de l'objet matériel par une conscience unitaire qui le transfigure en
une entité de géométrie dans l'espace. Or la terre ne peut se repérer
que d'après d'autres corps, étrangers à la terre, et situés dans les loin-
tains cosmiques. Géographie, mathématique et astronomie sont liées ;
comme au temps des Grecs, mais en un sens différent, la précision
descend du ciel sur la terre et progresse du même pas que les sciences
et techniques dont elle exprime l'action coordonnée. L'importance de
l'enjeu est telle que les principaux gouvernements européens propo-
sent des primes considérables aux chercheurs qui feront faire des pro-
grès décisifs dans la détermination de la longitude à la mer. Dès 1598,
le roi d'Espagne offre un prix de 1 000 couronnes ; puis les États Gé-
néraux des Pays-Bas font monter l'enchère à 10 000 florins ; en 1714,
sous la reine Anne, l'Angleterre promet de 10 à 20 000 livres au cher-
cheur qui trouvera un procédé nouveau, suivant le degré de précision
atteint. En 1716, le gouvernement français à son tour met en jeu, pour
la même fin, la somme de 100 000 livres, qui paraît énorme si on le
compare avec les traitements des savants pensionnés par les divers
États. L'Observatoire de Greenwich fondé en 1675, et d'abord dirigé
par Flamsteed, premier « astronome royal » en Angleterre, compte
parmi les tâches essentielles qui lui sont imposées par son règlement
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 424
575 Pour plus de détails sur l'histoire de la chronométrie et des longitudes, cf.,
outre les ouvrages cités de FAYET et de BELL, L. DESFOSSEZ, Les Savants du
XVIIe siècle et la mesure du temps, Lausanne, éditions du Journal suisse
d'horlogerie, 1946 ; MARQUET, Histoire de la longitude à la mer au XVIIIe
siècle en France, 1917.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 427
576 DESCARTES, Règles pour la direction de l'esprit, Règle XIV ; Œuvres, Bi-
bliothèque de la Pléiade, p. 102.
577 Ibid., p. 97.
578 Horologium oscillatorium (1673), p. 152 ; in Œuvres Complètes de Chris-
tian HUYGENS, p.p. la Société Hollandaise des Sciences, La Haye, Nijhoff,
t. XVIII, 1934, p. 348.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 428
[333]
Deuxième partie.
Le rapport au monde et la rationalisation
de l’espace-temps
Chapitre II
LE SYSTÈME
DU MONDE
584 Bernard LAMY, Entretiens sur les Sciences (1684), VII, éd. Girbal et Clair,
P.U.F., 1966, p. 235.
585 Journal tenu par Isaac Beeckman de 1604 à 1634, p.p. C. de WAARD, La
Haye, Nijhoff, t. I, 1939, p. 1.
586 Ibid., t. I, p. 244.
587 Journal de BEECKMAN, éd. citée, t. III, 1945, p. 61.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 434
588 RUPERT HALL, The Scientific Révolution, London, Longmans Green, 2nd
édition, 1962, pp. 370-371.
589 BOYLE, Considerations touching the usefulness of natural philosophy
(1663), Works, edited by Peter Shaw, London, 1738, vol. 1, p. 118.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 435
596 Edgar ZILSEL, The origins of Gilbert's scientific method, in Roots of Scienti-
fic thought, edited by Wiener and Noland, Basic Books, New York, 1957,
p. 219.
597 Rufus SUTER, a biographical sketch of dr William Gilbert of Colchester,
Osiris, X, 1952, p. 373.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 439
598 GILBERT, De mundo nostro sublunari Philosophia nova (1651), 1. III, ch. V.
599 De Magnete (1600), Préface, non paginée.
600 Cf. sur ce point R. LENOBLE, dans Histoire des Sciences, p.p. René TATON,
t. II, P.U.F., 1958, pp. 325 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 440
ravirait mille fois davantage que tous les concerts (...), et nos motets
lui seraient beaucoup plus agréables s'ils imitaient parfaitement les
accords des cieux, et de tout ce qui est gouverné par sa Providence ;
ce qui n'arriverait point jusqu'à ce que nous le voyions
ment 604. » Et Mersenne définit une musique « mondaine, céleste et
élémentaire », qui « n'est autre chose que l'ordre que la Providence
divine a gardé [342] en la fabrique, aux intervalles, aux grandeurs et
aux mouvements de tous les corps qui composent l'univers » 605.
Ce thème, qui est aussi celui de la cosmologie mystico-
géométrique développée par Kepler dans son Harmonice Mundi
(1619), est à peu près abandonné dans l'ouvrage de 1636-1637, en le-
quel Lenoble voit « la première production de la jeune science méca-
niste » : « si Mersenne n'abandonne jamais l'idée d'une musique mora-
lisatrice, c'est à la science mécaniste qu'il demandera de la réaliser et,
en tout cas, il aura parfaitement compris que la vraie manière de servir
Dieu, ce n'est pas de subtiliser sur des analogies pseudo-mystiques,
mais de construire une science sérieuse » 606. La recherche revêt donc
le caractère d'une psycho-physiologie de l'impression et de l'expres-
sion musicale. L'observation, l'expérimentation technique, les mathé-
matiques interviennent dans cette tentative pour comprendre la raison
des effets que la musique produit sur l'organisme de l'homme et sa
sensibilité.
Néanmoins il est curieux de constater que la méthodologie nouvel-
le en sa rigueur demeure liée au projet d'une thérapeutique musicale,
qui se propose d'agir sur l'être humain par la médiation des sons. Le
physique et le moral, la réalité et la valeur sont associés. De cette as-
sociation, le titre même d'un ouvrage, publié par Mersenne en 1634 :
Questions théologiques, physiques, morales et mathématiques porte
un témoignage significatif, par l'entrelacement des mots qu'il assem-
ble. Le spirituel symbolise toujours avec le physique, comme il appa-
raît clairement dans le texte suivant, emprunté au chapitre VIII : Quel-
le est la ligne de direction qui sert aux Mécaniques : « Ceux qui se
plaignent de l'aridité des sciences, et particulièrement des mathémati-
ques, à raison qu'ils ne croient pas qu'on en puisse tirer aucun fruit
spirituel et pour la moralité, ont, ce me semble, grand tort ; car ils
condamnent ce qu'ils ne savent pas, attendu qu'il n'y a pas d'homme
d'esprit qui ne puisse considérer qu'il n'y a nul meilleur moyen de par-
venir à Dieu qu'en imitant la chute des corps pesants, dont le centre de
pesanteur ne sort jamais de la ligne de direction qui les conduit tout
droit au centre de l'univers ; or le cœur, ou la volonté de l'homme, qui
est comme son centre de pesanteur, suivant le beau mot de saint Au-
gustin : Amor meus, pondus meum, sera le même chemin vers Dieu, si
nos affections qui donnent le branle à la volonté se tiennent toujours
unies à la Loi de Dieu, qui est la ligne de direction de toutes nos ac-
tions 607... »
Cette page montre la persistance d'une surdétermination théologi-
que pesant sur le domaine physique ; la mécanique nouvelle est consi-
dérée par le religieux Mersenne comme une parabole du sacré. Bien
que galiléen, Mersenne est sur ce point en retrait par rapport à Galilée,
et même à Pascal, pour qui l'espace des savants est l'absence de Dieu.
La rupture décisive intervient avec l'axiomatisation de [343] l'espace ;
sans doute Galilée n'est-il pas allé jusqu'au bout de son entreprise ; il
n'est pas parvenu à définir exactement la loi d'inertie ; et d'ailleurs on
a pu mettre en évidence dans son œuvre des réminiscences de certai-
nes vues scolastiques. Mais c'est Galilée qui définit la structure de
l'espace mécaniste, préfigurée seulement chez un Gilbert ou un Bacon,
qui n'ont pas soupçonné la nécessité de recourir à l'épistémologie ma-
thématique. « L'attitude intellectualiste de la science classique, écrit
Koyré, pourrait être caractérisée par ces deux moments, étroitement
liés d'ailleurs : géométrisation de l'espace et dissolution du Cosmos,
c'est-à-dire disparition, à l'intérieur du raisonnement scientifique, de
toute considération à partir du cosmos ; substitution, à l'espace concret
de la physique prégaliléenne, de l'espace abstrait de la géométrie eu-
clidienne. C'est cette substitution qui permet l'invention de la loi
d'inertie 608. »
La mise en équation galiléenne change la configuration de l'uni-
vers. La réalité empirique du monde sensible, accessible à l'expérience
613 Principes de la Philosophie, livre II, § 64, éd. Adara-Tannery, t. IX, pp.
101-102.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 448
de monter vers les nuées et d'en descendre, que l'air est agité par les
vents, que la mer n'est jamais en repos, que les fontaines et les rivières
coulent sans cesse, que les plus fermes bâtiments tombent enfin en
décadence, que les plantes et les animaux ne font que croître ou se
corrompre, bref qu'il n'y a rien en aucun lieu qui ne change : d'où je
connais évidemment que ce n'est pas dans la flamme seule qu'il y a
quantité de petites parties qui ne cessent point de se mouvoir ; mais
qu'il y en a aussi dans tous les autres corps, encore que leurs actions
ne soient pas si violentes et qu'à cause de leur petitesse elles ne puis-
sent être aperçues par aucun de nos sens 614... »
Ce tableau impressionniste donne une idée de la physique carté-
sienne, qui promettait la rigueur des démonstrations mathématiques et
se contente de proposer une évocation grossière de la réalité sensible.
Il y a un contraste saisissant entre la prétention à la déduction totale en
fonction de principes a priori, cautionnés par la parole du Dieu im-
muable, et la médiocrité des « explications » proposées, grâce à des
agencements de particules qui tiennent de la fantaisie, et nullement de
l'intellect. Paul Mouy résume l'impression produite par l'exposé de la
Physique dans les Principes de la Philosophie : « La lecture de ce li-
vre est extrêmement décevante. On pourrait [347] s'attendre légitime-
ment à un traité de physique mathématique ; car la physique carté-
sienne est géométrie, mais la géométrie cartésienne est algèbre, donc
l'explication cartésienne des phénomènes physiques devrait consister
en fonctions algébriques ou lois. Or on lit une cosmogonie ; mieux
informée sans doute que le poème de Lucrèce, mais d'inspiration sem-
blable. Ce ne sont que boules, aiguilles, crochets et vis ; l'explication
des phénomènes est une description des faits mécaniques usuels, à
l'échelle inférieure. On dirait que, pour Descartes, expliquer, c'est
maintenant rendre familier et non plus réduire à l'évidence, ou plutôt
il semble que l'évidence cartésienne s'est dégradée de l'entendement à
l'imagination 615. »
618 Ibid., § 204, trad. Cousin, éd. A. T., loc. cit., p. 322.
619 C. ANDRADE, in Nature, 1942 ; cité dans A. E. BELL, Christian Huygens and
the development of Science in the seventeenth Century, London, Edward
Arnold, new éd., 1950, p. 104.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 451
633 Texte de 1663, publié par R. WELD, A history of the Royal Society with Me-
moirs of the Presidents, London, 1848, t. I, p. 146 ; dans Martha ORNSTEIN,
The Role of scientific Societies in the Seventeenth Century, Chicago Univer-
sity Press, 3rd éd., 1938, pp. 108-109.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 458
guère faire autre chose que d'essayer et de chercher 634. » Perrault op-
pose la physique théorique à la physique expérimentale et inductive,
la première se hasardant en spéculations alors que la seconde se
contente de rechercher et d'établir des faits ; contrairement à l'option
cartésienne qui donne plus d'importance aux principes généraux qu'à
l'investigation des phénomènes, Perrault estime que les « systèmes »
n'ont qu'un intérêt secondaire : « mes systèmes nouveaux ne me plai-
sent pas assez pour les trouver beaucoup meilleurs que d'autres, et je
ne les donne que pour nouveaux » 635... ; un seul système ne pouvant
tout expliquer, « il les faut recevoir tous, afin que ce que l'un ne sau-
rait faire entendre, l'autre le puisse expliquer ; et pour moi je me suis
résolu de n'en rejeter aucun de ceux que je trouverai expliquer les cho-
ses le plus commodément par des hypothèses nouvelles, qui est une
chose qui n'est pas aussi aisée que l'on pourrait croire » 636...
Ainsi se trouve esquissé l'espace épistémologique au sein duquel
prendra forme la coordination du savoir, institutrice de la science mo-
derne, par la corrélation rigoureuse entre l'observation, l'expérimenta-
tion et la systématisation des phénomènes en des ensembles de plus en
plus vastes. Sur le chemin qui mène de Galilée à Newton, Koyré a si-
gnalé l'importance des travaux cosmologiques de Jean Alphonse Bo-
relli (1608-1670), médecin, auteur célèbre du De Motu animalium.
Borelli, disciple de Galilée, est l'une des meilleures têtes de la trop
brève Accademia florentine del Cimento ; il voudrait parvenir à une
doctrine plus rigoureuse des mouvements célestes. « C'est dans l'œu-
vre de Borelli, écrit Koyré, que se trouve accomplie, d'une manière
imparfaite certes, mais cependant décisive, cette identification de la
physique céleste et de la physique terrestre qui a été le rêve de la phy-
sique moderne, et que Kepler et Descartes avaient cru avoir faite, que
Newton seul réalisera 637. » Pour échapper aux censures romaines,
Borelli prend comme champ d'application de sa mécanique céleste le
système formé par la planète Jupiter et les quatre petits satellites dé-
couverts autour d'elle par Galilée, et nommés par lui « étoiles médi-
céennes » ; ce point d'appui lointain et d'apparence [355] inoffensif
645 Cf. l'exposé de A. KOYKÉ, The Significance of the newtonien synthesis, Ar-
chives internationales d'Histoire des Sciences, 1950 ; et From the closed
World to the infinite universe, Baltimore, John Hopkins Press, 1957 ; trad.
française, P. U. F.
646 NEWTON, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Scholium
generale ajouté au livre III dans la deuxième édition anglaise (1713) ; trad.
de la marquise du Châtelet, 2" éd., 1759, p. 175.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 463
XVIIIe siècle auront pour but la vérification, sur tel ou tel point précis,
de la théorie newtonienne.
La conjonction entre les données de l'expérience et l'écriture ma-
thématique avait fait l'objet, dès avant Newton, de recherches nom-
breuses, qui avaient abouti à des succès partiels. Le succès total de
Newton autorise l'espoir d'expansions indéfinies de la méthode ; le
temps est révolu des dogmatismes ontologiques et des opinions in-
contrôlables, [359] des qualités occultes etc. La quatrième des Règles
de raisonnement en philosophie, qui figurent au livre III des Princi-
pia, porte que « en philosophie expérimentale, nous devons considérer
les propositions obtenues par une induction générale comme exacte-
ment vraies, ou à très peu de chose près, sans tenir compte d'aucune
hypothèse contraire qu'on pourrait imaginer, et ce jusqu'à ce que d'au-
tres phénomènes soient mis en lumière, qui les précisent encore, ou
bien révèlent des exceptions » 650.
Tel est le fondement du nouveau rationalisme expérimental, que
Newton expose dans une lettre à Oldenburg dès 1672 : « La meilleure
méthode et la plus sûre en philosophie semble consister d'abord à
examiner avec soin les propriétés des choses, en établissant ces pro-
priétés par voie d'expériences, et ensuite à rechercher des hypothèses
pour l'explication des choses elles-mêmes. Car les hypothèses doivent
être employées seulement pour l'explication des propriétés des choses,
et non pas pour leur détermination, sauf dans la mesure où elles peu-
vent mener à des expériences. Si l'on propose des conjectures concer-
nant la vérité des choses en fonction d'hypothèses simplement proba-
bles, je ne vois pas par quelle procédure on peut déterminer quoi que
ce soit dans aucune science ; car on peut toujours formuler une série
d'hypothèses, ou une autre, qui soulèvera de nouvelles difficultés.
C'est pourquoi j'ai estimé qu'il fallait s'abstenir d'examiner des hypo-
thèses, en tant qu'elles constituent une argumentation
se 651... »
Sous le nom d'« hypothèses », Newton dénonce les spéculations
arbitraires portant sur l'essence des choses, les principes ontologiques
supposés, dont la philosophie traditionnelle faisait dépendre la
650 Dans Newton's philosophy of Nature, sélection from his writings, edited by
H. S. THAYER, New York, Hafner, 1960, p. 5.
651 Lettre à Oldenburg, 1672, même recueil, pp. 5-6.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 465
652 Lettre à Roger Cotes, 1713, même recueil, p. 7 ; cf. sur ce point A. KOYRÉ,
L'Hypothèse et l'expérience chez Newton, Bulletin de la Société française de
philosophie, 1956.
653 Principes mathématiques de la philosophie naturelle ; 1. II, prop. 69, théo-
rème 29, scolie ; trad. citée, t. II, p. 200.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 466
654 Op. cit. Définition VIII, éd. citée, t. I, p. 7 ; trad. Léon Bloch.
655 Principes..., édit. citée, p. 201 ; cf. aussi la question 31 du livre III de
l’Optique, ou Traité de la Réflexion, Réfraction, Inflexion et des Couleurs de
la Lumière (1704) : « Il est bien connu que les corps agissent les uns sur les
autres par l'attraction de la gravité, du magnétisme et de l'électricité ; ces
exemples montrent (...) qu'il n'est pas improbable qu'il y ait d'autres pou-
voirs attractifs que ceux-là, car la nature est une, et fidèle à elle-même. Je ne
considère pas ici la manière dont ces attractions se réalisent. Ce que j'appelle
attraction peut être produit par une impulsion ou par d'autres moyens que
j'ignore. J'emploie ce mot ici pour désigner en général toute force par laquel-
le les corps tendent les uns vers les autres, quelle qu'en soit la cause. Car
nous devons apprendre d'après les phénomènes de la nature quels corps s'at-
tirent mutuellement, et quelles sont les lois et propriétés de l'attraction, avant
de chercher la cause qui produit l'attraction. L'attraction de la gravité, du
magnétisme et de l'électricité opère à des distances nettement perceptibles,
et a pu être observée par des yeux non avertis ; il peut y avoir d'autres for-
mes d'attraction dont la portée est si réduite qu'elle a échappé jusqu'ici à
l'observation, et peut-être l'attraction électrique peut-elle porter ainsi à des
distances réduites, même sans avoir été excitée par frottement » (dans New-
ton's Philosophy of Nature, edited by H. S. Thayer, New York, Hafner,
1960, p. 160).
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 467
[361]
Ces pages décisives signifient que la physique, discipline de poin-
te, a franchi d'une manière irrévocable la ligne de démarcation qui sé-
pare l'âge qualitatif de l'âge quantitatif de la connaissance. Les ma-
thématiques constituent le langage privilégié pour le dialogue de l'es-
prit avec le réel ; ce langage, s'il est correctement utilisé, garde sa va-
leur quelle que soit l'interprétation que l'on suppose pour l'ordre des
choses dans son ensemble. Sans doute ne doit-on pas exclure la possi-
bilité de parvenir un jour à une explication valable ; cette explication,
Newton ne l'a pas trouvée, ce qui n'empêche nullement la loi de la
gravitation d'être une loi scientifique vraie.
Le Scholium generale, sur lequel s'achèvent les Principia, souligne
que, dans le style nouveau du savoir, la réussite d'une théorie scienti-
fique, qui rend compte exactement des phénomènes, peut s'accompa-
gner d'un certain agnosticisme à l'égard des causes réelles des faits
observés. « Jusqu'à présent je n'ai pas été en mesure de découvrir
d'après les phénomènes la cause des propriétés de la gravitation (cau-
sam gravitatis nondum assignavi), et je n'imagine pas d'hypothèses
(hypotheses non fingo). En effet, tout ce qui n'est pas déduit des phé-
nomènes doit être appelé hypothèse 656... » Et Newton reprend, mot
pour mot, les formules de la lettre à Roger Cotes, citées plus haut, qui
excluent de la philosophie expérimentale les hypothèses de quelque
nature qu'elles soient. Ce texte célèbre peut être considéré comme la
charte de fondation de la science qui abandonne la recherche vaine
des causes pour s'en tenir à la détermination des lois.
Cette opposition de la cause et de la loi sera, beaucoup plus tard,
l'affirmation fondamentale du positivisme tel que le systématisera Au-
guste Comte. Comme on le voit, le phénoménisme et le positivisme
sont des acquisitions du XVIIe siècle ; on en trouve trace, dès avant
Newton, chez des savants et des philosophes comme Mersenne et Ma-
lebranche 657 ; la recherche scientifique, telle qu'on la pratique jour
après jour dans le milieu de la Société Royale et de l'Académie des
658 A. RUPERT HALL, The Scientific revolution, London Longman Green, 2nd
éd., 1962, p. 246. Cf. aussi T. S. KUHN, The copernican revolution, Cam-
bridge, Mass, Harvard University Press, 1957, p. 263 sur « le parallélisme
entre la conception, au XVIIe siècle, d'un système solaire fonctionnant mé-
caniquement, et la conception, au XVIIIe siècle, d'une société au mouvement
régulier. Par exemple, le système de contrôle et d'équilibre qui fut introduit
dans la constitution des États-Unis avait pour but de donner à la nouvelle
société américaine la même sorte de stabilité, à l'épreuve des forces de di-
slocation, que l'exacte compensation des forces d'inertie et de l'attraction par
gravitation avait assurée au système solaire de Newton ».
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 469
vient à établir une vérité qui fasse autorité quelque part, il semble à
l'esprit humain que cette même vérité doit faire autorité partout. New-
ton définit un nouveau contrat d'établissement de l'humanité dans
l'univers, et ce nouveau rapport au monde est solidaire d'un nouveau
rapport de l'homme avec Dieu et avec lui-même. Celui qui est capable
de déterminer en rigueur les horizons cosmiques, de mesurer la vitesse
de la lumière (Roemer, 1675), celui-là acquiert de ce fait un statut qui
renouvelle l'ensemble des significations de la pensée.
Jusqu'au XVIIe siècle, l'humanité avait vécu dans un monde auquel
elle se sentait liée par des participations et communications immédia-
tes, sans trop se soucier de mettre au point une image du monde. Il y
avait sans doute, pour les doctes, le modèle cosmologique d'Aristote et
de Ptolémée ; ce modèle, par ses dimensions réduites et son géocen-
trisme, relié d'ailleurs aux représentations archaïques de la Bible,
maintenait l'être de l'homme et sa pensée en situation de dépendance
par rapport à la divinité traditionnelle. Cette perspective est boulever-
sée au XVIIe siècle : le monde fait place à un système du monde, mis
au point par le génie humain et non plus dérivé de la révélation divine,
d'ailleurs irréductible à cette révélation.
Le savant du XVIIe siècle est un self-made man. Il a lui-même dé-
terminé sa position dans l'univers dont il relève la configuration d'en-
semble. La condition humaine s'en trouve transformée ; le système du
monde relativise la situation de l'individu dans l'immensité, mais du
même coup, il fait de l'individu, auteur et porteur de la science, le cen-
tre métaphysique de toute réalité. Telle est, dès le milieu du siècle, la
réflexion de Pascal, savant et croyant, sur l'être humain comme milieu
entre deux infinis. Les textes fameux sur le « roseau pensant » doivent
être situés dans cette perspective : « ce n'est point de l'espace que je
dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée. Je
n'aurai pas davantage en possédant des terres : par l'espace, l'univers
me comprend et m'engloutit comme un point ; par la pensée, je le
comprends » 662. Lorsque Pascal affirme que « toute notre dignité
Newton n'a pas trouvées, croyait-il que d'autres les trouveraient ? S'engage-
ra-t-on avec beaucoup d'espérance à les chercher ? »
662 PASCAL, Pensées, in Pensées et Opuscules, petite édition Brunschvicg, Ha-
chette, fragment 348, p. 488.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 471
[365]
Deuxième partie.
Le rapport au monde et la rationalisation
de l’espace-temps
Chapitre III
LES SCIENCES DE
LA TERRE
sidéral ; du ciel elle a rayonné sur la terre et, dès le XVIIe siècle, elle
s'est efforcée de descendre jusqu'au fond de la mine. L'exigence de
vérité présuppose l'unité de la nature. La propagation de l'intelligibili-
té se fera du plus clair au moins clair, du plus aisé au plus difficile ;
là-même où elle n'est pas établie en fait, elle doit être admise en droit,
ce qui, en dépit des échecs, autorise la persévérance dans la recherche.
De cette expansion progressive des lumières témoigne une autre
page de Fontenelle, qui souligne les limites apparentes de la géométri-
sation de la nature : « Si toute la nature consiste dans les combinai-
sons innombrables des figures et des mouvements, la géométrie, qui
seule peut calculer des mouvements et déterminer des figures, devient
indispensablement nécessaire à la physique ; et c'est ce qui paraît visi-
blement dans les systèmes des corps célestes, dans les lois du mouve-
ment, dans la chute accélérée des corps pesants, dans les réflexions et
les réfractions de la lumière, dans l'équilibre des liqueurs, dans la mé-
canique des organes des animaux, enfin dans toutes les matières de
physique qui sont susceptibles de précision ; car pour celles qu'on ne
peut amener à ce degré de clarté, comme les fermentations des li-
queurs, les maladies des animaux etc., ce n'est pas que la même géo-
métrie n'y domine, mais c'est elle qui devient trop obscure et presque
impénétrable par la trop grande complication des mouvements et des
figures 666... »
[366]
L'explication par figures et par mouvements doit être poursuivie
même dans ces domaines qui paraissent irréductibles, et non pas seu-
lement dans l'étude de la « fermentation des liqueurs », ou des « mala-
dies des animaux ». La clef de l'explication mécaniste a été appliquée
partout, avec des succès variables. De même que l'aristotélisme ren-
dait compte du réel en sa totalité, la nouvelle codification de l'espace
mental devait permettre d'interpréter la totalité des phénomènes ; cette
interprétation totalitaire devait être tentée, ne fût-ce que pour que ses
limites soient mises en lumière. Et d'abord la vérité qui se prononce
dans le ciel doit avoir cours aussi bien sur la terre, puisque la révolu-
tion astronomique a enlevé à notre monde son statut privilégié, pour
en faire une planète parmi toutes les autres.
A. LA GÉOGRAPHIE
672 ACOSTA, op. cit. trad. française, folio 62 ; dans F. DE DAINVILLE, La Géo-
graphie des Humanistes, Beauchesne, 1940, pp. 135-136.
673 ACOSTA, folio 101, cité ibid., p. 135.
674 DAINVILLE, op. cit., p. 136.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 481
675 O. PECHSEL, Geschichte der Erdkunde bis auf Alexander von Humboldt und
Carl Ritter, 2te Auflage, hgg. von Sophus Ruge, München, R. Oldenbourg,
1877, p. 452
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 482
676 Sur tout ceci, cf. Siegmund GUENTHER, Geschichte der Erdkunde, Leipzig
und Wien, Deuticke, 1904, pp. 131 sqq.
677 F. DE DAINVILLE, La Géographie des Humanistes, Beauchesne, 1940,
p. 121.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 483
680 Cf. DAINVILLE, La Géographie des Humanistes, op. cit., pp. 343 sqq
681 Ibid., p. 468.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 487
689 Cf. O. PECHSEL, Geschichte der Erdkunde, op. cit., pp. 437-438.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 491
691 Cf. The Works of John LOCKE, London, 1794, vol. IX, pp. 357-512.
692 Ibid., pp. 513-564.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 494
France, et nous arrêtant dans les plus fameuses villes pour connaître les hu-
meurs opposées de tant de divers peuples qui composent cette nation belli-
queuse et remuante... » (dans BOSSUET, Lettres sur l'Éducation du Dauphin,
p. p. E. LEVESQUE, Bossard, 1920, pp. 53-54). Il est clair que la géographie
de Bossuet n'a que de très lointains rapports avec celle de Varenius...
695 DAINVILLE, op. cit., p. 495.
696 Ibid.
697 F. CHARMOT, La pédagogie des Jésuites, Spes, 1943, p. 473.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 497
(1645), sorte d'abrégé pour débutants, dédié au jeune Louis XIV, alors
âgé de sept ans. De même, le P. Buffier publie en 1705 une Géogra-
phie universelle, qui condense en vers d'une grande platitude, pour des
raisons mnémotechniques, des indications de pure nomenclature ali-
gnant les uns après les autres des noms de lieux, de fleuves et de mon-
tagnes sans aucun profit pour l'intelligence. « Tout cela n'est point une
étude », prononcera sèchement, mais non sans raison, Rollin, en son
Traité des Études qui, paru d'abord en 1726-1728, sera pour XVIIIe
siècle une sorte de code pédagogique 698.
Mais l'enseignement des collèges, en sa criante insuffisance, ne re-
flète nullement l'état réel du savoir géographique. Lorsque Newton
enseigne la géographie à Cambridge et réédite en l'améliorant, comme
nous l'avons vu, la Géographie générale de Varenius, il s'agit bel et
bien d'une discipline de raison. Çà et là, à travers l'Europe, elle s'im-
pose en tant que telle, sinon dans les collèges, du moins dans les éco-
les d'hydrographie, où se forment les officiers de marine, dans les
académies militaires, où la topographie est enseignée. De même, la
géographie est indispensable aux diplomates, aux hommes d'affaires,
et la collection hollandaise des Républiques, publiées chez Elzevir, est
à cet égard significative. Dès 1616, l'Université de Leyde donne à Phi-
lipp Clüver une chaire de geographus academicus 699. L'Europe nou-
velle du mercantilisme triomphant, des grandes compagnies de com-
merce et des empires coloniaux doit, de toute nécessité, prendre cons-
cience de la dimension géographique, lieu propre et enjeu de son ex-
pansion. Si les institutions pédagogiques sont inadaptées ou insuffi-
santes, il faudra recourir à d'autres moyens de culture, les livres, les
sociétés [384] savantes et aussi les voyages qui, dans la seconde partie
du XVIIe siècle, deviennent une partie intégrante de la formation des
hommes cultivés. Cette géographie immédiate, au contact du réel phy-
sique et humain, est une expression de la nouvelle présence au monde.
Le bilan de la géographie est largement positif. Mais il y a davan-
tage, car la géographie est plus que la géographie. La conscience hu-
698 ROLLIN, Traité des Études, VIII, 2e partie, ch. II, 5 ; cité dans G. SNYDERS,
La pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, P. U. F., 1965, p. 98.
699 Cf. Siegmund GÜNTHER, Geschichte der Erdkunde, Leipzig und Wien,
1904, p. 159, qui donne quelques indications sur l'enseignement géographi-
que en Allemagne.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 498
700 DAINVILLE, op. cit., p. 506 ; cf. HAZARD, La Crise de la conscience euro-
péenne, Boivin, 1935, t. I, chap. 1.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 499
B. LA GÉOLOGIE
701 Texte reproduit dans Ernest MAINDRON, L'Académie des Sciences, Alcan,
1888 pp. 8-15.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 501
tive n'exclut pas un vitalisme qui fait de la terre entière un grand ani-
mal. La disjonction entre la chimie minérale et la chimie organique ne
sera acquise qu'au XIXe siècle. Plus de cent ans après le grand ouvra-
ge d'Athanasius Kircher, un savant genevois, Jean Senebier, dans l'in-
troduction à sa traduction des Opuscules de Spallanzani, écrit en
1777 : « On n'a jamais pu découvrir aucun suc circulant dans les mi-
néraux ; mais en conclurait-on qu'ils ne sont pas organisés ? Je ne le
crois pas ; il est plus naturel de présumer que leur organisation, qui est
aussi simple que leur composition, est peut-être aussi difficile à ob-
server. Outre cela, comme on sait qu'il y a des pierres qui sont grasses
au toucher ; qu'il y en a d'autres qui laissent échapper au feu beaucoup
d'humidité ; que les pierres deviennent concaves en se refroidissant ;
qu'il y en a quelques-unes qui se chargent de phlogistique ou d'électri-
cité quand on les échauffe ; ne pourrait-on pas soupçonner qu'il y a
quelque fluide qui peut de [389] même y circuler ? Enfin, le micros-
cope, la vue seule découvrent un système fibreux ou vasculaire dans
divers minéraux : les ardoises, les talcs, les fossiles lamineux parais-
sent avoir leurs lames liées entre elles par des fils transversaux. Peut-
être un fluide plus subtil que ceux que nous connaissons rampe au mi-
lieu de ces lames, comme le fluide magnétique roule au travers du
fer 706. »
Ce texte tardif atteste l'emprise de l'analogie biomorphique, en un
temps où la science expérimentale a fait de considérables progrès. Le
vocabulaire usuel conserve de nombreuses traces de cette perception
de la terre comme un être vivant ; nous disons toujours côte, coteau,
flanc, gorge, col, tête (Kopf), mamelon, etc ; nous parlons toujours des
« entrailles » de la terre et des « veines » de minerais. Ces images ex-
priment des identifications immédiates, qui n'ont reculé que très len-
tement devant les acquisitions indubitables de la science. Le XVIIe
siècle n'est pas parvenu à surmonter l'obstacle épistémologique de
l'animisme.
Un autre obstacle était la nécessité pour les sciences de la terre de
s'inscrire dans le cadre présupposé de la révélation chrétienne. On sait
ce qu'il en avait coûté à Galilée de heurter de front les certitudes doc-
Buffon n'est pas de l'espèce des témoins qui se font égorger. Nous
serions mal venus de lui en faire reproche, d'autant plus que sa rétrac-
tion de pure forme lui permettait de maintenir ses œuvres sans rien y
changer. Au milieu du XVIIIe siècle, les censures théologiques avaient
perdu beaucoup de leur efficacité. Mais la situation épistémologique
des sciences de la Terre à l'âge mécaniste ne doit pas être comprise
comme une lutte sans merci entre l'erreur traditionnelle, incarnée par
les théologiens, et la vérité scientifique, d'ores et déjà possédée par les
savants. Le problème cosmogonique est à peine posé, et les moyens
intellectuels propres à faire soupçonner la solution ne sont pas encore
disponibles. La recherche demeure une spéculation qui ne trouve guè-
re de points d'appui dans la réalité. Dès lors, le récit de la Genèse, bien
loin d'être un empêchement pour la pensée objective, définit un fil
conducteur d'intelligibilité. Le thème de la Création en six jours et le
mythe du déluge, catastrophe totale qui oblige les espèces vivantes à
un nouveau départ sur la terre, vont fournir les seuls points de repère
aux interprétations les plus diverses jusqu'en plein XIXe siècle. Les
hypothèses proposées s'appuient sur les indications bibliques lors
même qu'elles les mettent en question. La Bible seule propose à la
science de la terre un champ épistémologique de référence. Charles
Lyell, dont les Principes de Géologie, parus à partir de 1830, sont le
point de départ de la science positive en ce domaine, observe, à pro-
pos des travaux du naturaliste John Ray (1627-1705) : « Nous saisis-
sons clairement d'après ses écrits que le déclin graduel de notre uni-
vers et sa future destruction par le feu, étaient tenus par les orthodoxes
comme des articles de foi aussi nécessaires que l'origine récente de
notre planète. Ses discours, comme ceux de Hooke, sont d'un grand
intérêt dans la mesure où ils attestent l'association familière, dans l'es-
prit des savants de l'âge de Newton, des problèmes de physique avec
la théologie 707. » Pour Lyell la séparation des deux domaines s'impo-
se désormais ; or, en 1830 encore, cette disjonction n'est pas univer-
sellement admise et Lyell, ami de Darwin, est bien placé pour le sa-
voir, car il a eu à livrer des combats épistémologiques d'arrière-garde
contre les derniers tenants de la tradition. Certains de ses contempo-
rains en sont demeurés à l'âge [391] mental de Ray et de Hooke, ou de
Newton lui-même. Mais ce qui est devenu anachronisme en 1830 ne
correspond nullement à la situation intellectuelle de 1680. Chaque
époque, disait Marx, ne se pose que les questions qu'elle peut résou-
dre ; et l'époque de Ray ne se pose pas les questions de Lyell.
Il suffit, pour s'en rendre compte, de se référer aux titres de cer-
tains des ouvrages qui traitent alors de la science de la terre 708. En
1684, l'ecclésiastique anglican Thomas Burnet (1635-1715), publie sa
Telluris theoria sacra, traduite en anglais sous le titre : Sacred theory
of the earth, containing an account of the earth, and of all the general
changes which it has already undergone, or is to undergo till the
consummation of things. La géologie est une science sacrée, puisqu'el-
le se déploie entre le commencement et la fin du monde selon le
schéma de l'histoire du salut. Il est d'ailleurs à remarquer que Burnet
n'est nullement, en son temps, un esprit rétrograde, enclin au littéra-
lisme biblique ; il se fera remarquer par un autre ouvrage, de théologie
celui-là, contenant une interprétation allégorique du récit biblique de
la chute. En 1696, un autre théologien anglais, William Whiston
(1667-1752) fait paraître sa New Theory of the earth, wherein the
création of the world in six days, the universal Deluge and the general
conflagration, as laid down in the Holy Scripture, are shown to be
perfectly agreeable to reason and philosophy. Cet ouvrage sera hau-
tement apprécié par Locke et par Newton, Whiston lui-même ayant
été le successeur de Newton dans sa chaire de mathématiques à Cam-
bridge à partir de 1701. Dans le domaine religieux, Whiston est un
esprit avancé ; comme ses illustres amis, il est de tendance unitarien-
ne ; il connaîtra même des ennuis d'ordre administratif pour avoir ou-
vertement préconisé l'arianisme dans ses travaux d'histoire religieuse.
Autrement dit, la « théorie sacrée de la terre », n'est pas le fait
d'esprits traditionnalistes, bien au contraire. Ce n'est pas par hasard
qu'elle s'affirme dans le contexte spirituel de l'Angleterre, terre d'élec-
tion du libéralisme religieux. De tels ouvrages sont significatifs d'une
attitude d'esprit qui tente de faire prévaloir les droits de l'explication
rationnelle dans un domaine particulièrement obscur. Certes, les spé-
culations de Burnet et de Whiston, comme celles de leurs émules, ne
contiennent pas grand-chose de positif ; ce sont des vues de l'esprit, où
709 William WHEWELL, History of the inductive Sciences (1837), t. III, p. 581.
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des monuments naturels qui sont les plus anciens vestiges de son his-
toire a bénéficié des renseignements fournis à Leibniz, en Italie, par
Nicolas Sténon, ainsi que des apports du P. Kircher, dont [395] le
Mundus subterraneus avait paru en 1664-1665. On y trouve une
conception des forces géologiques plus exacte que celle de Descartes.
Leibniz prend pour point de départ la création du monde évoquée par
les versets de la Genèse, lorsque la lumière se sépare des ténèbres.
Pour lui, ce premier moment ne saurait être, comme Descartes l'ima-
gine, le règne du chaos. Les premières formes naturelles doivent avoir
été régulières ; les irrégularités du relief, et par exemple « le surgis-
sement des montagnes qui défigurent la face du monde », sont des
phénomènes postérieurs à la création. A l'origine, la terre est un soleil,
une masse en fusion qui se refroidit peu à peu, passant de l'état liquide
à l'état solide ; dans le même temps et pour les mêmes raisons, les va-
peurs se condensent et forment les océans. La solidification des mas-
ses minérales de la croûte terrestre entraîne des irrégularités, des frac-
tures et des déchirures en surface et en profondeur. Les eaux superfi-
cielles peuvent ainsi s'engouffrer dans les abîmes souterrains, où il
leur arrive d'entrer en contact avec les zones encore brûlantes de la
sphère terrestre. De là les phénomènes volcaniques et les jaillisse-
ments d'eau chaude qui se produisent à la surface du sol ; de là les
convulsions et cataclysmes divers, tremblements de terre et raz de ma-
rée, qui bouleversent l'ordonnance superficielle et justifient le relief du
sol, tel que nous le connaissons. L'action du feu, de l'eau et du vent ne
cesse de se poursuivre sous nos yeux, parfois lente et comme insensi-
ble, parfois plus violente. Philosophe de la continuité, Leibniz recon-
naît l'importance du facteur temps dans les transformations géologi-
ques ; en particulier, il signale l'existence de couches sédimentaires
distinctes des roches d'origine ignée. Les bouleversements intervenus
permettent de comprendre que l'on trouve des coquilles fossiles dans
des régions montagneuses, soulevées au cours des temps.
Le Protogée n'est qu'une esquisse ; en dépit de toutes les insuffi-
sances, on y voit se préciser à grands traits la possibilité d'une explica-
tion naturelle des phénomènes naturels. La science de la terre devient
science d'observation, appelée à s'enrichir peu à peu. Les idées maî-
tresses, qui serviront de base aux débats ultérieurs, sont d'ores et déjà
en place. La Théorie de la Terre de Buffon paraît en 1749, dans l'an-
née qui suit la publication intégrale du texte latin de Leibniz. L'inspi-
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ration leibnizienne, sur ce point comme sur d'autres, est une des do-
minantes du siècle de l’Encyclopédie. Les solutions de détail restent à
trouver, mais la problématique d'ensemble se trouve désormais à peu
près définie.
Les grandes fresques cosmologiques n'épuisent pas la contribution
du siècle mécaniste aux sciences de la terre. Dès ce temps se dessinent
des perspectives épistémologiques spécialisées, portant sur telle ou
telle catégorie de phénomènes. La connaissance se maintient plus près
des faits, conformément aux règles de l'empirisme baconien, l'esprit
d'observation et d'analyse l'emportant alors sur l'esprit de synthèse.
Les sciences du milieu terrestre sont solidaires de l'état général de la
connaissance qui demeure fidèle à la théorie traditionnelle [396] des
éléments. La rationalisation du réel s'inscrit dans le cadre d'une chimie
et d'une physique rudimentaires, prisonnières du schéma millénaire
qui décompose notre monde en air, eau, feu et terre. Le mot gaz a été
créé par van Helmont (1577-1644) dans le contexte d'une philosophie
de la nature d'inspiration paracelsienne. Spirituel et invisible, le gaz,
partout répandu dans la nature, est un intermédiaire entre la matière et
l'esprit. L'élément eau sera décomposé par Lavoisier, et l'élément feu
également poursuivra sa carrière jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Quant
à l'élément terre, dont la complexité aurait pourtant dû sauter aux
yeux, Lenoble observe à son propos que « Galilée doit consacrer de
longues pages du Dialogo à essayer de convaincre Simplicio qu'elle
n'est ni un élément ni par conséquent une formation simple, mais un
agrégat de corps très complexes ». Et Lenoble ajoute : « pour que les
yeux commencent à regarder, il fallait que les cerveaux eussent chan-
gé » 716.
La théorie des éléments fournit le cadre d'une division du travail
scientifique appliqué à l'étude du milieu. C'est ce même cadre qui re-
paraît, au milieu du XVIIIe siècle, dans le Système figuré des connais-
sances humaines proposé par l’Encyclopédie lorsque la Cosmologie se
subdivise en uranologie, aérologie, géologie et hydrologie 717. Cha-
que élément donne lieu à une investigation raisonnée, associant obser-
vation et expérimentation. Les recherches entreprises dans ces divers
tion ait été attirée par les sources chaudes, les solfatares, les geysers
etc., la géognosie du feu ne connaît pas de grands développements
avant le XVIIIe siècle.
Par contre, la terre, considérée comme un élément, demeure l'objet
d'enquêtes et de théories de toute espèce ; sans doute faut-il tenir
compte ici de la naturelle familiarité de l'homme avec le sol qui le
porte, dont il tire sa subsistance et qui lui fournit aussi toutes sortes de
richesses et de curiosités. À partir du moment où l'homme entreprend
de transformer le monde à son bénéfice, la réflexion, au service de
l'action, doit entreprendre de rationaliser la connaissance du domaine
minéral. Cette prépondérance des exigences utilitaires explique l'appa-
rition d'une certaine positivité empirique, alors même que les vues
d'ensemble demeurent marquées d'irréalisme. Dès 1556, le De re me-
tallica de Georg Agricola, médecin saxon et administrateur des mines,
fournit une véritable technologie du travail des métaux, complétée par
de nombreux traités concernant les questions de minéralogie et de
géologie 727. Bauer-Agricola n'est nullement seul en son siècle à se
préoccuper de ces questions. A Rome, Michèle Mercati, élève de Cé-
salpin, contemporain d'Aldrovandi, directeur du jardin botanique du
Vatican et médecin personnel du pape Clément VIII, constitue au
cours de ses promenades et de ses voyages une collection considérable
de cailloux, échantillons minéraux, fossiles, camées, statues, tessons
et débris archéologiques. Le tout constitue un immense bric-à-brac,
incorporé aux collections du Vatican. Pour décrire ce qu'il appelle sa
Métallothèque, Mercati ne trouve pas de meilleure méthode que de
présenter ses trésors dans l'ordre des armoires qui les contiennent 728.
La Metallotheca aura donc dix livres parce qu'il y a dix armoires ; et
pourtant Mercati, mort en 1593, est sans doute le premier à avoir re-
connu dans les silex préhistoriques des armes et des outils taillés de
main d'homme.
En l'absence d'un espace mental rationnellement ordonné, les meil-
leurs esprits du XVIe siècle ne peuvent aller au-delà de cet empirisme
de la curiosité ; leurs intuitions les plus géniales n'ont pas la valeur de
727 Sur Agricola, cf. GUSDORF, Les Origines des Sciences humaines, Payot,
1967, pp. 454-455.
728 Cf. L. OLSCHKI, Bildung und Wissenschaft im Zeitalter der Renaissance in
Italien, Leipzig, Olschki Verlag, 1922, p. 31.
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tuent les vestiges d'organismes vivants et que des formes existant seu-
lement dans les mers chaudes ont autrefois vécu en Europe, alors que
d'autres fossiles diffèrent de toutes les espèces connues. Cela prouve,
ajoute-t-il, que les roches ont enregistré les grands changements
contemporains de la disparition de certains groupes d'animaux. Hooke
est ainsi amené à concevoir une première idée de l'évolution. Il décrit
les tremblements de terre et, observant que ceux-ci provoquent des
soulèvements de roches, il y voit une des causes de l'orogenèse. Il in-
dique également les effets que l'érosion due aux précipitations, aux
fleuves et aux vents produit à la longue. Il montre que les fossiles
permettent de classer les roches, les fossiles les plus profonds mar-
quant les roches les plus anciennes, même lorsque [403] celles-ci ont
été soulevées. Il pense que les fossiles permettront un jour de dater le
passé et de rendre ainsi des services analogues à ceux que les mon-
naies trouvées sous les murs des villes mortes fournissent aux archéo-
logues 730. »
La pensée sagace de Hooke constitue l'histoire de la terre en un
corps de doctrine qui donne prise à une intelligibilité rationnelle.
L'âge des opinions doit céder la place à l'âge de la science. Cette
conviction incite à la recherche des concitoyens de Hooke, tel Edward
Lhuyd, dont la Lythophylacii britannici inconographia (1699) décrit,
avec illustrations à l'appui, 1600 animaux et végétaux fossiles d'An-
gleterre. L'observation est valable, même si l'interprétation demeure
assujettie à des représentations traditionnelles selon lesquelles ces
formations seraient le fruit de la germination de semences contenues
dans le sein de la terre. La structure sédimentaire du sol anglais frappe
aussi certains savants, en particulier le zoologiste Martin Lister (1638-
1712), qui souligne « la continuation de la craie d'Angleterre de l'autre
côté de la Manche. Il paraît avoir eu le premier l'idée de la construc-
tion d'une carte géologique, mais son projet ne fut pas mis à exécu-
tion » 731. La carte en question sera réalisée seulement au début du
XIXe siècle.
En dehors de l'école anglaise, fidèle à l'esprit de Bacon, l'un des
grands noms de la naissante science de la terre est celui d'un des prin-
cipaux naturalistes et biologistes de l'époque, le Danois italianisé