Gusdorf - Revolution Galileenne t1

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Georges GUSDORF

Professeur à l’Université de Strasbourg

(1977)

Les sciences humaines et la pensée occidentale

III

LA RÉVOLUTION
GALILÉENNE
Tome I
Un document produit en version numérique par Diane Brunet, bénévole,
Diane Brunet, bénévole, guide, Musée de La Pulperie, Chicoutimi
Courriel: [email protected]
Page web dans Les Classiques des sciences sociales

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"


Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


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Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 2

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Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 3

Cette édition électronique a été réalisée par mon épouse, Diane Brunet,
bénévole, guide retraitée du Musée de la Pulperie de Chicoutimi à partir
de :

Georges Gusdorf

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Paris : Les Éditions Payot, 1969, 405 pp. Collection : Bibliothèque scientifi-
que. 1re édition, 1966.

[Autorisation formelle le 2 février 2013 accordée par les ayant-droit de


l’auteur, par l’entremise de Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf, la fille de l’auteur,
de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Courriels : Anne-Lise Volmer-Gusdorf : [email protected]


Michel Bergès : [email protected]
Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole

Polices de caractères utilisée : Times New Roman 14 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 20 mars 2014 à Chicoutimi, Ville


de Saguenay, Québec.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 4

Un grand merci à la famille de Georges Gusdorf


pour sa confiance en nous et surtout pour nous accor-
der, le 2 février 2013, l’autorisation de diffuser en ac-
cès ouvert et gratuit à tous l’œuvre de cet éminent
épistémologue français.

Courriel :
Anne-Lise Volmer-Gusdorf : [email protected]

Un grand merci tout spécial à mon ami, le Profes-


seur Michel Bergès, professeur, Universités Montes-
quieu-Bordeaux IV et Toulouse I Capitole, pour tou-
tes ses démarches auprès de la famille de l’auteur et
spécialement auprès de la fille de l’auteur, Mme An-
ne-Lise Volmer-Gusdorf. Ses nombreuses démarches
auprès de la famille ont gagné le cœur des ayant-droit.

Courriel :
Michel Bergès : [email protected]
Professeur, Universités Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole

Avec toute notre reconnaissance,


Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur des Classiques des sciences sociales
Chicoutimi, le 20 mars 2014.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 5

Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg

Les sciences humaines et la pensée occidentale.


III.
La révolution galiléenne. Tome I.

Paris : Les Éditions Payot, 1969, 405 pp. Collection : Bibliothèque scientifi-
que. 1re édition, 1966.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 6

DU MÊME AUTEUR
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

LES SCIENCES HUMAINES ET LA PENSÉE OCCIDENTALE :

I. DE L'HISTOIRE DES SCIENCES À L'HISTOIRE DE LA


PENSÉE, 1966.
II. LES ORIGINES DES SCIENCES HUMAINES, 1967.
III. LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. (2 vol.), 1969.
IV. LA SCIENCE DE L'HOMME AU SIÈCLE DES LUMIÈ-
RES.
V. ROMANTISME, POSITIVISME, SCIENTISME.

SIGNIFICATION HUMAINE DE LA LIBERTÉ, 1962.


POURQUOI DES PROFESSEURS ? 1963, 2e éd. 1966.
L'UNIVERSITÉ EN QUESTION, 1964.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 7

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

LA DÉCOUVERTE DE SOI, 1948, épuisé.


L'EXPÉRIENCE HUMAINE DU SACRIFICE, 1948, épuisé.
TRAITÉ DE L'EXISTENCE MORALE, 1949, épuisé.
MÉMOIRE ET PERSONNE, 2 volumes, 1951, épuisé.
MYTHE ET MÉTAPHYSIQUE, Flammarion, 1953.
LA PAROLE, P.U.F., 1953.
TRAITÉ DE MÉTAPHYSIQUE, 1956, épuisé.
SCIENCE ET FOI AU MILIEU XXe SIÈCLE, Société Centrale
d'Évangélisation, 1956.
LA VERTU DE FORCE, P. U. F., 1957.
INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES, Publications de la
Faculté des Lettres de Strasbourg, Belles Lettres, 1960.
DIALOGUE AVEC LE MÉDECIN, Genève, Labor et Fides, 1962.
KIERKEGAARD, Introduction et choix de textes, Seghers, 1963.
LES SCIENCES DE L'HOMME SONT DES SCIENCES HUMAI-
NES, Publications de la Faculté des Lettres de Strasbourg, Belles
Lettres, 1967.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 8

[7]

Table des matières

Quatrième de couverture

INTRODUCTION
LA NOUVELLE EUROPE CULTURELLE

A. Dissociation de la vérité et nationalisation de la culture. [15]

Nouvel espace politique et nouvel espace mental. Fin de la culture sans passe-
port. Le thème nouveau de la République des Lettres atteste l'existence des
frontières. Les sous-ensembles culturels régionaux et l'augmentation des ef-
fectifs intellectuels. Le nouvel espace culturel est décentralisé et relativisé.
L'internationale du savoir. Le recul de la théologie. Accélération du rythme de
l'histoire culturelle. Début, fin et milieu du siècle culturel.

B. Le nouvel espace européen : effacement de l'Italie et de l'Espagne [21]

Déplacement du centre de gravité de la culture européenne de la Méditerranée


vers l'Atlantique et la mer du Nord. Après la Réformation, Rome n'est plus le
centre d'un Occident unitaire. La condamnation de Galilée met la science en
posture d'accusée. Padoue, dernier centre intellectuel. Déclin de la grandeur
militante de l'Espagne. Stérilité scientifique. L'Espagne victime de la Contre-
Réforme. La thèse de Max Weber et celle de William Petty. Fécondité de l'hé-
térodoxie et de la tolérance. L'art baroque comme phénomène de compensa-
tion.

C. La France [31]

La prépondérance française succède à la prépondérance espagnole après Ro-


croi (1643). Le XVIIe siècle français, avant Louis XIV, siècle de libre entre-
prise intellectuelle. Les libertins, érudits et l'expansion du rationalisme méca-
niste. Sociétés savantes. Le rôle néfaste de Louis XIV. Raison d'État et raison
d'Église chez Bossuet. Le déclin français ou l'envers du grand siècle.

D. L'Angleterre [37]

Incertitudes politiques et fermentation intellectuelle, depuis le temps de Bacon


et de Shakespeare jusqu'à celui de Locke et de Newton. La Royal Society et le
type humain du Christian virtuoso. Foi et science chez Robert Boyle et ses
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 9

confrères ; la voie anglaise de la connaissance selon Thomas Sprat. Les vir-


tuosi, puritains du savoir. Le concept de virtuoso intraduisible en français.

E. Les provinces-unies de Hollande [45]

L'indépendance hollandaise, fille de la liberté, engendre la tolérance. La nou-


velle puissance économique. Débats religieux : la prédestination. Jansenius,
Gomar, arminiens et sociniens. Le synode de Dordrecht (1618-1619). Le refu-
ge hollandais : Descartes, Spinoza, Bayle, Locke. L'université de Leyde
(1575). La science hollandaise.

F. L'Allemagne [51]

Le XVIIe siècle allemand généralement méconnu. L'Allemagne n'est pas en ce


temps un désert culturel ; mais il n'existe pas d'Allemagne consciente et orga-
nisée. Ni langue ni frontières, émiettement de la souveraineté. Pas de culture
unitaire. Les grandes figures du XVIIe siècle germanique avant Leibniz. Joa-
chim Jung. La polymathie. Morhof et le Polyhislor.

G. Les pays nordiques. La Suède [60]

La méditerranée nordique et le siècle d'or suédois. La reine Christine (1644-


1654) et sa cour.

PREMIÈRE PARTIE
LA VÉRITÉ SELON LE MÉCANISME [63]

I. L'AFFAIRE GALILÉE [65]

Chapitre I. La révolution copernicienne [65]

La révolution copernicienne est une révolution galiléenne. La mutation de


l'image du monde implique une révision déchirante des valeurs établies. Des
incertitudes de Montaigne aux certitudes de Galilée. Situation spirituelle du
XVIIe siècle. Naudé. Le nouveau ciel astronomique solidaire d'un renouvelle-
ment de la sensibilité intellectuelle. Voyages interplanétaires : Kepler, Cyrano
de Bergerac. La vie sur la lune selon Bernier. Avec Fontenelle et Newton, la
révolution astronomique est achevée. Cette révolution fut un phénomène in-
terdisciplinaire.

Chapitre II. Le climat épistémologique de l'affaire Galilée ... [76]

La condamnation de Galilée n'est pas une erreur judiciaire. Galilée apporte


une nouvelle topologie de l'intelligibilité. Le monde de l'à-peu-près devient un
univers delà précision. Galilée fait descendre la science du ciel sur la terre.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 10

L'objection de conscience de Cremonini. Galilée se heurte à des évidences


non astronomiques. Le procès affronte deux mentalités. Le cas de Campanel-
la, galiléen et dernier penseur de la Renaissance. Lenteur de la translatio stu-
dii.

Chapitre III. L'affirmation galiléenne [85]

Galilée premier savant moderne. Sa formation. Situation équivoque de Galilée


à Padoue. Sidereus nunlius. Le conflit des mentalités à propos du nouveau ciel
et des taches solaires. La nouvelle intelligibilité affirme un nouveau rapport au
monde. La jonction de la physique et des mathématiques. Les mathématiques
sont la vérité du réel. Géométrisation de la matière : abducere mentem a sen-
sibus. Descartes contre Galilée, en retard par rapport à lui. La destruction du
Cosmos. La science de la nature séparée de la philosophie de la nature. Vers le
phénoménisme et le positivisme. Extension du mécanisme à la biologie et à la
psychologie, à la médecine, etc. Mais aussi déshumanisation du savoir :
l'acosmisme intellectualiste. L'homme dépouillé de lui-même.

Chapitre IV. Le procès [103]

Le témoin et le héros de la réformation épistémologique. L'affaire Galilée


n'est ni simple ni claire. Tragédie et tragi-comédie. Urbain VIII et Galilée.
L'accusé est perdu d'avance. Le procès de Copernic (1616). Dialogue de
sourds : la simple raison contre la raison d'Église et la raison d'État. L'auto-
nomie de la démonstration scientifique. L'attitude galiléenne implique une dé-
sorientation ontologique. Elle commande une nouvelle lecture des livres
saints, déjà définie par Kepler. La lettre de Galilée à la grande duchesse de
Toscane (1615). La nature est aussi une révélation divine. Le procès de 1633,
ou de l'inconvénient d'avoir raison tout seul.

Chapitre V. Les suites de l'affaire Galilée [121]

Persécution de Galilée jusqu'à sa mort et après sa mort. Galiléens français :


Mersenne, Gassendi, Boulliau, Pascal. La pusillanimité de Descartes. Dégéné-
rescence de la physique italienne et catholique, paralysée par l'obéissance
dogmatique. La science à Louvain. Les universités, en France, demeurent fi-
dèles à Aristote. La proscription du cartésianisme. La réaction du XVIIIe siè-
cle : Montucla, Voltaire. La lente réhabilitation romaine de Copernic et de Ga-
lilée jusqu'à Vatican II.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 11

II. L'AVÈNEMENT
DE L'INTELLIGIBILITÉ MÉCANISTE [135]

Chapitre I. Le changement de système explicatif.... [135]

Le passage de l'ancien au nouveau monde du savoir comme une forme


d'aveuglement : Husserl, Heidegger. Restructuration de l'espace mental. L'ex-
plication concilie la nature humaine et la nature des choses. L'expérience de
vérité mène de la désadaptation à la réadaptation. L'homme moderne respon-
sable et gérant de la connaissance. Le système explicatif existant arrive à sa
limite de rupture ; d'où la nécessité d'un changement de configuration. La po-
lémique anti-aristotélicienne : Ramus, Gassendi (1624). La critique baconien-
ne. Le nouvel esprit scientifique : Sapere aude, Nullius in Verba. L'explication
mécaniste par la matière et le mouvement ; le comment substitué au pourquoi.
Une physique sans métaphysique. De la cause à la loi.

Chapitre II. Le partage des eaux [152]

La réforme mécaniste de l'entendement met en œuvre la notion de loi. De


l'implication à l'explication. Rupture du lien ombilical entre l'homme et le
monde. Dépoétisation du réel. Disjonction de l'art et de la science. Le combat
retardateur des devins et astrologues au XVIIe siècle. Crédulité et incrédulité.
Difficulté de fixer une ligne de démarcation. Le cas de Mersenne. Robert
Boyle et le passage de l'alchimie à la chimie. La science veut être une langue
bien faite. La ligne de partage est une ligne de bataille. La Cabale. Les Rose
Croix et la permanence de l'occultisme. Observation et expérimentation dans
le De Magnete de Gilbert (1600). L'épuration du champ épistémologique. Fin
de l'astrologie. Phénoménisme de Boyle et de Claude Perrault. Approches du
phénomène humain.

Chapitre III. Les résistances [173]

A. La fin des sorcières [174]

La sorcellerie est une donnée immédiate de la conscience. Jean Bodin : De la


Démonomanie des Sorciers (1580) défend l'authenticité des pratiques démo-
niaques. L'épidémie européenne de sorcellerie et sa répression : 1550-1650.
Les démons liés à l'essence de la vie religieuse selon la mentalité prémécanis-
te. Montaigne veut disjoindre le naturel du surnaturel. Son positivisme huma-
niste veut déterminer les choses avant de chercher les causes. Les sorcières re-
lèvent de la médecine mentale : Johannes Wier (1563), Naudé (1649). La fin
des sorcières coïncide avec l'apparition de la psychiatrie et de l'assistance pu-
blique. Des Ursulines de Loudun (1633) aux Ursulines d'Auxonne (1661). La
fin des procès de sorcellerie en Europe, corollaire de la rationalisation de la re-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 12

ligion. Les derniers défenseurs de l'authenticité des faits démoniaques : Tho-


mas Browne (1635), Joseph Glanvill (1666). Malebranche et la pathologie de
l'imagination (1674). Vrais et faux démons. Le rationalisme intégral de Balta-
sar Bekker : Le Monde des Enchantements (1691-1693). Interprétation méca-
niste de tous les faits de magie, y compris ceux de la Bible, dans l'esprit d'un
christianisme libéral. La fin de la chasse aux sorcières.

B. La question du miracle [199]

Le miracle, action directe du divin sur l'humain, explique tout, mais n'explique
rien. L'averroïsme renaissant cultive la magie naturelle, miracle naturalisé. Les
réformateurs réagissent contre la prolifération du merveilleux chrétien. Mira-
cula et mirabilia ; Montaigne contre l'esprit de miracle. Les érudits critiques :
Patin, Boulliau, Naudé. Le mécanisme demande un contrôle rationnel des
prodiges. L'hygiène mentale de la Logique de Port Royal. Le déterminisme
corpusculaire. Mersenne : la physique des lois met le miracle hors la loi. Selon
les virtuosi, l'ordre de la création atteste Dieu mieux que les miracles. « La na-
ture est un perpétuel miracle. » Thomas Sprat. La réduction du miracle chez
Spinoza : les miracles bibliques sont des faits de mentalité. La sensibilité in-
tellectuelle du mécanisme hostile aux puissances trompeuses. Dieu fonde le
déterminisme universel. La question de la prédestination. La volonté particu-
lière de Dieu moins significative que sa volonté générale. « La nature n'est
jamais si admirable que quand elle est connue. »

III. LE MODÈLE MÉCANISTE [219]

Chapitre I. Machine [219]

Circulation fiduciaire des significations. La destruction de l'armature dogma-


tique du cosmos fait place nette pour la définition d'un nouveau globus intel-
lectualis. Le modèle, pensée de la pensée, évidence de l'évidence. Le modèle
de la machine implique une démythisation de la réalité. La machine comme
parabole d'intelligibilité. La révélation de l'automate depuis le XVe siècle. Les
origines du Dieu horloger. De l'animisme au mécanisme : Descartes, Boyle et
l'horloge de Strasbourg. Le cœur-machine de Harvey, origine de l'animal ma-
chine. La machine arithmétique. L'homme-robot de Leibniz. L'automate spiri-
tuel de Spinoza. Leviathan ou l'automate social. La machinerie pédagogique
de Comenius. La galerie baconienne des machines

Chapitre II. Méthode [236]

L'unification des procédures intellectuelles dans un espace mental homogène.


Huet : « Les Anciens manquent de méthode. » Jardins à la française. Avant le
XVIIe siècle, la vérité est déjà là, toute faite. Au siècle mécaniste, la vérité de-
vient recherche de la vérité. La vérité comme vérification. La méthode, pensée
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 13

de la pensée, préalable à toute pensée et logique des temps nouveaux. Rapidi-


té, facilité, économie de pensée. Le concept de méthode chez Descartes com-
me projet d'une science universelle. Le champ unitaire de la connaissance et
1’exemplarisme mathématique. Le Dieu calculateur. Toutes les questions doi-
vent être résolues more mathematico : Althusius, Spinoza, Hobbes, Leibniz,
Newton. La méthode selon Pascal. L'éducation de l'esprit par la science. Leib-
niz critique de Descartes. De l'ordination du savoir acquis à la programmation
du savoir futur. Triomphalisme cartésien et induction baconienne. Le XVIIe
siècle n'a pas inventé la méthode universelle, mais découvert l'universalité de
la méthode. La méthode dans les exercices spirituels : Jésuites, piétisme, mé-
thodisme. Ratio studiorum et pédagogie de la raison militante.

Chapitre III. Nature [259]

La nature est la récapitulation des êtres. Physis, Cosmos, création. Nature et


surnature selon le christianisme. Le sujet de la science moderne s'oppose au
monde pour le transformer : Bacon. La philosophie mécanicienne : Ramus,
Sprat. Exaltation de l'invention technique : Colbert, Charles Perrault. Libre en-
treprise du savant et de l'ingénieur. L'espérance mécaniste d'une entrée en pos-
session de la réalité. L'atomisme comme instrument épistémologique. Les
schémas corpusculaires d'explication. La nature mécaniste déspiritualisée :
Gassendi, Descartes, Hobbes, Boyle. Elle est un agrégat matériel de corps en
mouvement selon des lois rationnelles. La philosophie expérimentale déchif-
fre et organise l'univers sans renier Dieu. Fontenelle : la nature comme specta-
cle, et le merveilleux des machines.

Chapitre IV. Sociologie du savoir mécaniste [279]

La science n'est pas un empire dans un empire. La reconnaissance sociale de


la fonction scientifique. L'oligarchie culturelle au XVIIe siècle. Le nouveau
type de savant : la science devient une passion de l'âme et une utilité sociale.
Désacralisation du champ épistémologique ; disjonction de l'expérience scien-
tifique et de l'expérience religieuse. Puritanisme et philosophie expérimentale.
Science et sainteté chez Pascal. Le type idéal du virtuoso. Les libertins érudits
et la critique historique. Le métier d'historien. Déclin des universités en Fran-
ce ; elles refusent la science mécaniste. Le cas de l'Angleterre : Gresham Col-
lège, les universités traditionnelles et la Société Royale. Les Académies, pro-
tégées par le pouvoir, sièges de la philosophie expérimentale. Le projet ency-
clopédique de Colbert. Académies et Sociétés savantes mettent en œuvre l'es-
prit mécaniste. Unité de la science et unité de l'humanité selon Comenius et
Leibniz. Les grands programmes du XVIIe siècle, utopies et réalités. Le Grand
Électeur Frédéric Guillaume. Fondation de l'université de Halle (1694). Uni-
versités de Altdorf, de Leyde ; organisation du travail scientifique. La circula-
tion des idées : Philosophical Transactions et Journal des savants (1665), Ac-
ta Eruditorum (1682), Nouvelles de la république des lettres (1684). Livres et
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 14

revues. Accélération de l'histoire culturelle. La nouvelle Europe des esprits,


publicité des travaux, relations internationales. Sociétés littéraires, valeurs
mondaines et valeurs scientifiques. La culture devient une société anonyme.
Apparition d'un public, et d'une littérature de vulgarisation. Aristocrates, par-
lementaires et bourgeois. La question d'argent et le financement de la recher-
che. Amateurs, religieux et professeurs. De quoi vivait Leibniz. L'intervention
de l'État. La politique scientifique de Colbert.

DEUXIÈME PARTIE
LE RAPPORT AU MONDE
ET LA RATIONALISATION DE L'ESPACE-TEMPS [321]

Chapitre I. Chronométrie et topométrie [321]

La montre-bracelet de Pascal et le chronomètre de Maupertuis. L'épopée de la


mesure. Les origines de la chronométrie et la spatialisation du temps vécu. La
vertu d'exactitude. Le problème des longitudes lié à la conquête de la terre.
Les diverses méthodes de mesure. La question de l'heure ; le pendule et les
progrès de l'horlogerie aux XVIIe et XVIIIe siècles. Christian Huygens et le
« pied horaire ». Détermination quantitative de l'espace-temps.

Chapitre II. Le système du monde [333]

La science de l'univers comme science de l'homme. La pensée physique sou-


mise à la discipline mathématique. Isaac Beeckman. Le conceptualisme de la
philosophie de la nature fait place à un réseau de relations mathématiques. Rô-
le inducteur de l'optique mathématique. William Gilbert : De Magnete
(1600) ; la terre comme champ de forces magnétiques. La notion d'harmonie
chez Mersenne. La mise en équation de l'univers par Galilée, discours unitaire
de la terre et du ciel. Le procès de Galilée par Descartes. Descartes non carté-
sien en physique. Impressionnisme des tourbillons. L'esprit de système et les
réminiscences scolastiques. Échec de la physique des principes. Le relativisme
épistémologique et le phénoménisme de la philosophie expérimentale. Degrés
de la certitude expérimentale selon Huygens. Il faut préférer les faits aux
idées, l'expérience au système. Borelli intermédiaire entre Galilée et Newton :
une mécanique céleste rationnelle. La synthèse newtonienne constitue l'uni-
vers du discours scientifique et ouvre un nouvel âge mental. Le bon usage des
hypothèses et le sens de l'attraction. Positivisme newtonien. Un modèle neuf
d'intelligibilité. Huygens : Cosmotheoros.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 15

Chapitre III. Les sciences de la terre [365]


L'explication par figure et mouvement descend du ciel sur la terre et sous la terre.

A. La géographie [366]

De la Sphérique mathématique des Anciens à la géographie descriptive des


Modernes. La formalisation cartographique. La dissolution du Cosmos éman-
cipe la géographie de la cosmologie. Autonomie épistémologique de la planè-
te Terre. Le XVIIe siècle entreprend l'inventaire systématique et raisonné du
globe terrestre. État des connaissances : la majeure partie de la Terre demeure
inconnue. Les progrès de la topographie : les triangulations. La géographie et
les pouvoirs publics. La Geographia generalis de Bernard Varenius (1650),
premier traité moderne de géographie, et ses successeurs. Géographie régiona-
le, géographie historique. La vulgarisation : relations missionnaires et récits de
voyages. Voyages imaginaires. Retard de l'enseignement géographique. La
culture géographique comme rapport au monde. Jacques II à l'Académie des
Sciences.

B. La géologie [386]

L'intelligibilité mécaniste revendique le domaine souterrain. Résistance de la


terre vivante. Mundus subterraneus du P. Kircher (1665). La terre dans
l'échelle des êtres. Le schéma épistémologique de la Genèse. La science de la
terre comme science sacrée. L'évolution du globe : continuité et discontinuité.
Origines du mot Géologie. Débuts d'une cosmogonie rationnelle et mécaniste :
Descartes. Leibniz : Protogaea. La théorie des éléments. Météorologie. Hy-
drographie. Volcans, minerais, fossiles. La mécanique géologique de Sténon
(1669), esquisse d'une explication positive.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 16

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

QUATRIÈME DE COUVERTURE

Retour à la table des matières

C'est Galilée qui a détruit définitivement l'image mythique du


Cosmos pour lui substituer le schéma d'un univers physique unitaire,
soumis à la discipline rigoureuse de la physique mathématique, appe-
lée à axiomatiser de proche en proche tous les secteurs de la connais-
sance, aussi bien dans l'ordre des sciences de la nature que dans l'ordre
des sciences de l'homme.
La destruction galiléenne du Cosmos est donc la péripétie capitale
de l'histoire occidentale du savoir, événement sans précédent et peut-
être sans second. Car toutes les révolutions épistémologiques ne sont,
à côté de la révolution galiléenne, que des révolutions de palais dont
la sphère d'influence demeure limitée, alors que l'apparition de l'intel-
ligibilité mécaniste ne modifie pas seulement telle ou telle manière de
voir ; elle impose une nouvelle pensée de la pensée. La révolution ga-
liléenne revêt le sens d'une conversion interdisciplinaire. Ce qui chan-
ge, ce n'est pas le système du monde, mais le monde comme système,
et l'homme dans le monde, et le rapport de l'homme avec le monde,
avec lui-même et avec Dieu.
La révolution technique et industrielle du XVIIIe siècle, les révolu-
tions politiques et sociales du XIXe siècle ont eu pour condition de
possibilité la mise en œuvre du nouvel instrument épistémologique
créé par Galilée et ses émules. La conscience moderne s'inscrit dans le
lointain prolongement de cette transfiguration de l'image du monde et
de l'image de l'homme, œuvre décisive du siècle mécaniste.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 17

[15]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

INTRODUCTION
LA NOUVELLE EUROPE
CULTURELLE

A. DISSOCIATION DE LA VÉRITÉ
ET NATIONALISATION DE LA CULTURE

Retour à la table des matières

La Renaissance, âge des ambiguïtés, présente des configurations


indécises. Les lignes de partage entre le vrai et le faux, entre l'ortho-
doxie et l'hérésie sont aussi incertaines que les lignes arbitraires qui,
dans une géographie en expansion vers l'Extrême-Occident et l'Ex-
trême-Orient, séparent les souverainetés concurrentes. À l'âge féodal,
le pouvoir en miettes des seigneuries juxtaposées rassemblait des en-
sembles plus ou moins vastes, à l'intérieur desquels l'autorité hiérar-
chique perdait en rigueur ce qu'elle gagnait en étendue. À travers l'es-
pace occidental régnait l'unanimité chrétienne qui ne connaissait pas
de limites internes. Il y avait certes des centres de vie, d'activité de
réflexion, mais la figure générale évoquait une nébuleuse incohérente,
déployant autour des emplacements privilégiés des zones d'inégale
densité. La dislocation de la chrétienté, au XVIe siècle, change la figu-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 18

re ; l'Occident n'est plus le même, sans trop savoir désormais ce qu'il


est ; les obédiences politiques et religieuses se dissocient, mais le re-
membrement est long à venir, dans l'allégresse de l'aventure conqué-
rante et la confusion générale des consciences.
Le XVIIe siècle, dans la guerre et la paix, consolide les formes et
les forces. De plus en plus se précisent les frontières, les langues, les
institutions. Dans les cadres d'une organisation plus rationnelle, cha-
cun désormais apprend à déterminer, à ses risques et périls, sa position
propre. La culture reflète ce processus de concentration ; elle participe
à l'affermissement général et se regroupe en fonction des souveraine-
tés établies. L'espace politique impose désormais ses disciplines à
l'espace mental.
Cette nationalisation de la culture saute aux yeux pour peu que l'on
songe que les origines géographiques d'un Bonaventure, d'un Thomas
d'Aquin ou d'un Albert le Grand n'interviennent guère [16] dans le
développement de leurs destinées intellectuelles. Les maîtres du pays
latin jouissent d'un droit d'exterritorialité si évident que l'on ne songe
pas, dans l'étude de leur œuvre, à faire entrer en ligne de compte leurs
caractères ethniques ; tous appartiennent pleinement à la Romania
dans son ensemble, et leurs itinéraires d'un lieu d'enseignement à un
autre se situent à l'intérieur d'un même horizon culturel. Il en est des
étudiants comme des professeurs. Pour les hommes de culture, jus-
qu'au XIVe siècle, où commence l'affirmation des antagonismes natio-
naux, la culture tient lieu de passeport.
L'âge renaissant remet en question la civilisation universitaire, déjà
éprouvée par les vicissitudes de l'histoire. Le renouvellement de la
culture et bientôt la Réformation interviennent comme autant de défis
auxquels les vieilles institutions s'adaptent assez mal. L'Université
était d'église, ce qui pose de redoutables questions là où l'église tradi-
tionnelle n'est plus seule maîtresse ; surtout, le savoir cesse d'être mo-
nopole clérical. La nouvelle intelligence, déliée des technicités théo-
logiennes, intéresse un peu partout les honnêtes gens, avides de pos-
séder un certain bagage de connaissances sécularisées qui deviennent
indispensables au bon usage du monde. L'éducation humaniste s'ap-
puie sur les langues classiques, canonisées en forme de langues mor-
tes, ce qui laisse le champ libre, pour l'usage courant, aux langues vi-
vantes, bientôt promues à la dignité de langues de la littérature et de la
technique.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 19

Le milieu cultivé du XVIe siècle demeure largement international,


bien que les brillantes littératures de l'Italie, de l'Espagne, de l'Angle-
terre élisabéthaine, de la France au temps de la Pléiade, aient déjà un
caractère national, consacré par les rivalités d'un pays et d'une langue
à l'autre. Mais les intellectuels, clercs d'une cléricature profane, philo-
sophes et lettrés, artistes, forment encore une corporation sans frontiè-
res. Un Érasme, un Vives échappent aux déterminismes de la nationa-
lité ; les hellénistes rescapés de Byzance, les peintres et sculpteurs, les
architectes italiens, circulant à travers l'Europe, font figure de citoyens
du monde. Néanmoins, il faut voir un signe des temps dans l'invention
par Viret, en 1562, du mot cosmopolite, pour désigner Guillaume Pos-
tel, aventurier de la religion et de la philologie ; le fait d'être un déra-
ciné attire l'attention et suscite la création d'un terme approprié.
Un siècle plus tard, l'appartenance nationale sera un caractère dis-
tinctif de la personnalité, à telle enseigne que Pierre Bayle, français
sans la France, sera marqué dans sa vie et dans son œuvre par le fait
qu'il est un apatride. Il y a sans doute une communication des pensées
et une circulation des élites. Mais Christian Huygens, bien que comblé
par la faveur royale à Paris, se sent toujours citoyen des Provinces-
Unies, et finira par rentrer dans son pays. Hobbes séjourne en France,
Locke en France et aux Pays-Bas néerlandais ; mais ils appartiennent
à l'Angleterre ; ils ne l'oublient jamais et tout le monde le sait. Jean
Dominique Cassini, attiré, comme Huygens, à Paris, par Colbert, re-
niera ses origines italiennes ; sa naturalisation [17] est, elle aussi, un
signe des temps. La révocation de l'Édit de Nantes, qui contraint à
l'émigration les fidèles des églises réformées de France, est ressentie,
à travers l'Europe non catholique, comme une action contre nature ;
confusément conscient, le droit à la patrie fait son apparition. On en
trouverait l'expression dans les nostalgies du tchèque Komensky,
chassé de son pays, avec tous ses frères en la foi, par les premières
secousses de la guerre de Trente Ans.
La nationalité et le nationalisme ne deviendront des impératifs ca-
tégoriques de la conscience qu'à la faveur des vicissitudes européen-
nes de la Révolution française. Mais la dissociation de la science et de
la culture est acquise dès le XVIIe siècle ; elle est confirmée par les
efforts qui visent à remédier à ses effets fâcheux en organisant une
République des Lettres et des Sciences où se regrouperaient ceux que
les frontières désormais séparent. La nouvelle situation correspond à
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 20

une augmentation des effectifs. Au Moyen Age, le réseau des univer-


sités suffit pour encadrer, à travers l'Occident, la totalité des lettrés à
l'intérieur d'un seul ensemble. La nationalisation de la culture atteste
la possibilité et sans doute la nécessité de constituer des sous-
ensembles régionaux, dont chacun est assez vivace pour servir de ca-
dre à une vie intellectuelle plus ou moins autonome. Une zone géo-
graphique aussi restreinte que celle des Provinces Unies peut préten-
dre à une culture propre. La progression quantitative s'accompagne
d'une croissance en qualité ; on assiste à une véritable différenciation
du domaine culturel, corrélative d'une spécialisation commençante.
On ne travaille pas partout sur les mêmes sujets, ni de la même maniè-
re. La démultiplication n'est pas seulement géographique et démogra-
phique ; elle gagne l'ordre des technologies ; les méthodes se diversi-
fient, ainsi que les épistémologies.
L'universalisme médiéval est un universalisme de la pénurie. La
prolifération, même incoordonnée, est le signe d'une nouvelle vitalité.
La culture européenne tente sa chance sur plusieurs tableaux à la fois.
Un même esprit animait jadis Bologne et Paris, Oxford et Salaman-
que ; des distances nouvelles séparent désormais les grands centres.
Le procès de Galilée, phénomène spécifiquement italien, et même ro-
main, n'est pas pensable en Angleterre, ni à Leyde, ni même à Witten-
berg. La révolution copernicienne consacre l'établissement de l'Occi-
dent à l'intérieur de ce nouvel espace, décentralisé et relativisé. L'unité
d'obéissance religieuse a fait place à un pluralisme d'invocation et de
vocation ; le domaine culturel se partage en sphères d'influence, parce
qu'il y a désormais une multiplicité de dénominations religieuses, qui
relativise et diminue chacune d'entre elles. L'affaiblissement des or-
thodoxies par leur limitation réciproque, et par l'obligation d'ouvrir un
dialogue où l'anathème ne peut tenir toute la place, fait la part plus
large à l'autorité civile, contrainte, qu'elle le veuille ou non, d'arbitrer
les prétentions concurrentes.
Si la Réformation consacre la prépondérance du pouvoir politique
sur le pouvoir religieux, elle contribue également à l'émancipation
[18] de la raison. Dans l'antagonisme des confessions, la science pro-
pose un terrain d'entente, où les passions n'ont pas droit de cité, où les
excommunications ne sauraient tenir lieu d'argument. Les églises de-
meurent puissantes, généralement associées aux dominations territo-
riales. Mais lorsqu'il s'agit de mathématiques ou de physique, un mé-
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ridien ne suffit pas à décider de la vérité. Le grand duc de Toscane


réunit autour de lui les élèves du malheureux Galilée, et organise avec
eux l’Accademia del Cimento qui se présente, dès 1657, comme une
authentique académie des sciences, inspirée des influences conjointes
de Galilée et de Bacon. L'expérience sera interrompue au bout d'une
dizaine d'années. Mais l'esprit de cette entreprise survivra grâce à
l'admirable recueil des Saggi di naturali esperienze faite nel Accade-
mia del Cimento, publié par Magalotti en 1667.
Ce volume de comptes rendus, chant du cygne de la science ita-
lienne, fournit à l'Europe savante, en même temps qu'un ensemble de
documents concernant les secteurs les plus divers du savoir, un ma-
nuel de procédure expérimentale. La Société Royale d'Angleterre,
sœur cadette de l’Accademia del Cimento, fait traduire l'ouvrage qui
paraît en anglais en 1684 sous le titre : Essays of natural experiments ;
le grand physicien néerlandais Musschenbrœck, pour mettre ce ma-
nuel exemplaire à la portée de tous les laboratoires, en donne une édi-
tion latine en 1731, sous le titre : Tentamina experimentorum natura-
lium captorum in Accademia del Cimento. Une édition française parut
en 1755 ; en 1780, une réédition italienne en trois volumes, sous le
titre Atti e memorie del Accademia del Cimento, compléta la publica-
tion originale en puisant dans les archives de la Société 1.
Ces indications bibliographiques mettent en lumière le déploie-
ment du nouvel esprit de la science expérimentale à travers l'Europe.
La communauté du savoir se rencontre selon l'ordre de la recherche
rigoureuse ; elle s'efforce de parvenir à l'unanimité sans arrière-pensée
que procure la langue des calculs. La nouvelle internationale, qui s'in-
carne dans l'édition latine, ne s'affirme que tardivement. Les disciples
de Galilée s'expriment comme lui en italien ; et les savants de Londres
sont assez nombreux, assez puissants, pour financer une édition an-
glaise... L'importance des sous-ensembles nationaux est évidente, et
les publications scientifiques en langue latine se feront de plus en plus
rares dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
La révolution copernicienne est caractérisée par ce transfert d'intel-
ligibilité et cette spécialisation. Auparavant, en droit sinon toujours en
fait, la vérité est d'un seul tenant ; elle fait communier dans ses ryth-

1 Martha OHNSTEIN, The rôle of scientific Societies in the 17th century (1913),
University of Chicago Press, 3rd édition, 1938, p. 18.
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mes les hommes et les choses, les institutions, les phénomènes et les
essences transcendantes. La philosophie renaissante de la nature, qui
perpétue des certitudes millénaires, représente la dernière tentative
pour maintenir ce monisme épistémologique [19] démenti, dès le
XVIe siècle, par l'évidence des horizons de la terre et du ciel, en leur
nouvelle complexité. Les systématisations traditionnelles ne résistent
pas au témoignage des faits ; il faut négocier sur de nouvelles bases
les rapports de la vérité et de l'humanité. La place de l'homme n'est
plus réglée par la prédestination astrale ou théologienne ; l'astrologue
savait tout d'avance, comme le théologien appuyé sur la Révélation.
La révolution copernicienne, telle que l'accomplit Galilée, consacre la
déroute des faiseurs d'horoscopes ; elle arrache à l'emprise des doctri-
naires ecclésiastiques le domaine expérimental du savoir positif. Non
que l'affirmation religieuse perde sa valeur ; mais elle est dépouillée
de sa prétention à régenter la totalité de la connaissance. La Bible n'est
pas une encyclopédie des sciences ; elle traite du destin spirituel des
hommes ; elle enseigne les voies et moyens du salut et de la perdition.
Mais la vocation du savant, attaché à connaître ce qui est, tel que c'est,
doit bénéficier de l'immunité par rapport aux interdits qui prétendent
la régenter en fonction de préoccupations eschatologiques.
Le mot décisif est sans doute celui que prononce, avec quarante-
cinq ans d'avance sur le procès de Galilée, son compatriote Alberico
Gentili (1552-1608), juriste, l'un des fondateurs du droit international,
réfugié, pour raison de religion, en Angleterre, où il est professeur à
Oxford. Dans sa Commentatio de jure belli, parue en 1588, Gentili,
critiquant les théologiens qui justifient les guerres civiles pour causes
de religion, s'écrie : Silete theologi in munere alieno 2. Que les théo-
logiens se taisent à propos de ce qui n'est pas de leur compétence. Cet-
te formule, qui résume la défense de Galilée, exprime l'une des exi-
gences de la culture moderne, l'un des grands axes de son développe-
ment. Le recul inévitable de la théologie suscite le combat retardateur
des autorités religieuses, jalouses de ne rien laisser perdre de leur droit
de contrôle universel. Mais la vérité se démultiplie de manière inévi-
table ; les autonomies régionales démentent l'unité d'obéissance en
vigueur à l'époque précédente. De plus en plus, il y a des sciences

2 Commentatio de jure belli, I, 12 ; Londini, 1588 ; dans Carl Schmitt, Der


Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus publicum europaeum, Köln, Greven
Verlag, 1950, p. 131.
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mettant en œuvre des initiatives propres, tout de même qu'il y a dé-


sormais à travers l'espace européen diversité de langues et diversité de
nations. Au lieu d'une unité de droit, donnée au départ, il ne subsiste
qu'une unité d'intention, qui se cherche dans les aventures de la
connaissance et de la politique.
La conscience humaine avait jadis sa place marquée de toute éter-
nité dans le panorama global de la création. Il lui incombe maintenant
de rassembler les éléments que procure le labeur de la connaissance.
Le savoir gravite désormais autour de la pensée. En reprenant une
formule de Hegel, on pourrait dire que si la révolution copernicienne
enlève à la terre sa place de centre du monde physique, elle fait de la
terre des hommes le centre de l'univers intellectuel.
L'unité, jadis donnée aux hommes de bonne volonté comme une
[20] grâce surnaturelle, fait problème désormais ; elle ne sera possible
qu'après enquête et conquête. Elle ne pourra plus se présenter que
comme une unité dans la dissociation. L'espace d'Occident présuppose
la dispersion des nations, des langues et des religions, comme autant
d'obstacles à l'unanimité spirituelle, dont la nostalgie habite le cœur
des hommes de bonne volonté.
Si l'on essaie de mettre en perspective dans le temps et dans l'espa-
ce le siècle de l'Europe baroque et classique, le siècle de la révolution
copernicienne, on est frappé par l'accélération du rythme de l'histoire
culturelle. Les hommes, les œuvres sont de plus en plus nombreux,
enrichissant la chronologie d'événements de plus en plus rapprochés.
La configuration géo-politique de l'Occident prend sur le terrain une
forme précise, dont chaque modification impliquera conflit et négo-
ciation. L'espace mental s'enrichit d'acquisitions capitales, de discipli-
nes et d'institutions qui régiront le développement du savoir.
Quant aux limites chronologiques de la période, des dates comme
celles de 1600 et de 1700 peuvent paraître arbitraires. On ne voit pas
pourquoi certains indices numériques désigneraient des années parti-
culièrement fastes, des années jubilaires, en vertu d'une numérologie
d'inspiration archaïque. Il est pourtant possible de regrouper, aux limi-
tes de cette durée séculaire, des ensembles assez denses d'événements
significatifs.
L'année 1600 est marquée par le bûcher, à Rome, de Giordano
Bruno, par le traité De Magnete de l'Anglais William Gilbert, et par le
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Hamlet de Shakespeare. C'est aussi l'année où se constitue à Rome


l’Accademia dei Lincei, dont Galilée fera partie, et qui commencera
ses travaux en 1601, date de la publication à Bordeaux, du traité de
Pierre Charron, De la Sagesse. Un peu plus tôt, en 1598, Philippe II
d'Espagne était mort, et Henri IV avait promulgué l'Édit de Nantes,
chef-d'œuvre de sagesse politique et spirituelle. En 1599 est publiée la
troisième édition, revue, corrigée et provisoirement définitive, de la
Ratio Studiorum, règlement des études pour les collèges de la Compa-
gnie de Jésus. Ce monument pédagogique est appelé à exercer une
influence considérable sur la culture d'une grande partie de l'Europe,
au moins jusqu'à la Révolution française.
Quant à la fin de notre période, elle n'est pas moins tranchée. Paul
Hazard a consacré un ouvrage bien connu à la Crise de la Conscience
européenne, qui s'étend, selon lui, de 1680 à 1714. Cette période criti-
que encadre assez exactement la fin du siècle, qui prend de ce fait un
relief particulier. Du point de vue de la science et de la philosophie, la
date capitale pourrait être celle des Philosophiae naturalis Principia
mathematica de Newton, publiés en 1687, qui domineront de leur
prestige l'expansion du savoir pendant tout le XVIIIe siècle. L'œuvre
de Newton consacre l'accomplissement de la révolution copernicien-
ne, laquelle doit à Copernic son nom, mais à Galilée sa véritable signi-
fication. D'autres œuvres jalonnent la [21] fin du siècle. L’Essai sur
l’entendement humain de Locke est de 1690 ; c'est en 1694 qu'est fon-
dée l'Université de Halle, première des grandes universités modernes
d'Allemagne. En 1697, Bayle donne à l'Europe savante un monument
de la connaissance intellectuelle réfléchie, le Dictionnaire historique
et critique. En 1699, l'Anglais Tyson publie son Orang Outang sive
homo sylvestris, premier chef-d'œuvre de l'anatomie comparée ; un
autre anglais, Richard Bentley, dans sa Dissertation sur les épîtres de
Phalaris, ouvre l'ère de la philologie critique moderne. C'est en 1699
aussi que l'Académie française des Sciences, en sommeil depuis la
mort de Colbert, réorganisée, retrouve ses raisons d'être. En 1700
s'ouvre la carrière de la Société des Sciences de Berlin, fruit de l'inlas-
sable activité de Leibniz, dans ce Brandebourg dont le Grand Électeur
deviendra en 1701, le Roi Frédéric Ier de Prusse.
Quant au milieu du siècle, il apparaît nettement indiqué par les trai-
tés de Westphalie (1648), décisifs pour la destinée des Allemagnes,
par l'exécution de Charles Ier dans l'Angleterre de Cromwell en 1649,
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 25

et par la mort de Descartes auprès de Christine de Suède en 1650. Ce


moment est aussi celui des premières publications de Boyle et des ex-
périences de physique de Otto de Guericke. En 1651 paraît le Levia-
than de Hobbes.
Ces événements retentissent les uns sur les autres, grâce à la circu-
lation régulière des nouvelles, des idées, des hommes et des livres.
L'exécution du roi Charles Ier n'est pas seulement un fait important
dans l'histoire d'Angleterre ; elle appartient au devenir de l'Europe,
tout de même que la Révocation de l'Édit de Nantes par Louis XIV en
1684. L'espace-temps européen se condense et se resserre ; il demeure
partagé en sphères d'influences rivales et souvent antagonistes, mais
l'ensemble se trouve désormais en communauté d'action et de réac-
tion. Tout se passe comme si les consciences nationales trouvaient
leur contrepartie dans l'avènement d'une conscience internationale,
dont l'attestation la plus nette serait dans le fait que les grandes com-
pagnies scientifiques d'Angleterre et de France tiennent à honneur de
s'associer des membres étrangers. Le caractère d'universalité jadis re-
connu à l'Église et à l'Université, devant la confessionnalisation et la
restriction de ces institutions, se trouve transféré au domaine de la pu-
re connaissance, qui fournit un mythe de substitution par le vœu per-
sistant d'unanimité entre les hommes.

B. LE NOUVEL ESPACE EUROPEEN:


EFFACEMENT DE L'Italie
ET DE L'ESPAGNE

Retour à la table des matières

Entre les limites chronologiques du XVIIe siècle européen se réali-


se une péripétie décisive pour l'avenir de l'Occident. Le centre de gra-
vité de la puissance politique et économique, de la culture et de la
science se déplace du Sud au Nord et de l'Est à l'Ouest. La civilisation
traditionnelle avait ses assises millénaires dans l'espace méditerra-
néen, [22] terrain de passage, lieu d'échanges et théâtre d'opérations
militaires. Tout se passe comme si les navigateurs renaissants, en se
risquant au-delà du détroit de Gibraltar, vers la haute mer, avaient
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 26

changé la figure de l'Europe, dont la façade majeure, la plus riche et la


plus active sera désormais celle qui borde l'Atlantique et la mer du
Nord. La géographie humaine du vieux continent opère une conver-
sion massive ; elle pivote sur elle-même de 90 degrés. Pour trois cents
ans, jusqu'aux guerres du XXe siècle, l'univers s'ordonne autour des
« grandes puissances » de l'Europe occidentale, qui luttent entre elles
pour la prééminence, mais dont l'équilibre ou le déséquilibre font la
loi pour le reste du monde.
Le phénomène, qui intéresse la planète Terre dans son ensemble,
est d'ailleurs brutal. Pendant le premier tiers du XVIIe siècle, la puis-
sance militaire et économique de l'Espagne domine encore l'Ancien
Monde et le Nouveau. L'effondrement est subit, autant que difficile à
prévoir ; et la péninsule ibérique passe au second plan de l'histoire
universelle, sans pouvoir jusqu'à nos jours se relever de cette humilia-
tion. Dans l'ordre culturel, l'Italie, du XIVe au XVIe siècle, donne le
ton à l'Europe entière, en ce qui concerne les lettres, les arts et les
sciences. Après Galilée et ses derniers disciples, il y aura encore, par
delà les Alpes, quelques savants isolés, comme aussi des petits maîtres
en matière de peinture ou de musique ; mais les grands centres, les
foyers de civilisation se situeront dans l'Europe du Nord-Ouest.
Les faits étant donnés, on n'a pas manqué de trouver des explica-
tions, souvent d'ordre allégorique ou rhétorique. En vertu d'obscures
analogies biologiques, on allègue le vieillissement de telle ou telle
culture, dépassées par la brusque montée de sève de cultures plus jeu-
nes. Ce sont là des « explications » qui n'expliquent rien, ou qui, re-
prenant sur un autre ton les données mêmes du problème, obscurci-
raient plutôt ce qui est en question. Autant vaudrait invoquer les des-
seins impénétrables de la Providence. Des historiens plus modernes
mettent en cause la démographie, évoquant une Espagne saignée à
blanc par ses conquêtes et, pour soutenir à bout de bras l'immense
Amérique qu'elle a latinisée, se dépeuplant elle-même jusqu'à devenir
un demi-désert. Mais si la population est un facteur de puissance et de
prospérité, on ne comprend pas la déchéance de l'Italie, qui gardera
jusqu'en plein XIXe siècle la plus forte densité de population en Euro-
pe. L'Angleterre, les Pays-Bas, qui vont jouer un rôle de premier plan
aux origines de l'histoire moderne, ne rassemblent que des masses
d'hommes restreintes. Les chiffres sembleraient plutôt obscurcir le
mystère de l'histoire.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 27

En ce qui concerne l'Italie, le devenir de l'Occident depuis deux


mille ans lui reconnaît la position privilégiée de chef-lieu de
l’lmperium Romanum aussi bien que de la Romania médiévale, assuré
d'une continuité de respect et de ferveur. Rome demeure l'emplace-
ment d'élection de la souveraineté spirituelle, l'un des deux pôles de la
chrétienté, en correspondance amicale ou hostile avec le pouvoir poli-
tique de [23] l'Empereur, dont l'autorité s'étend aussi à certaines ré-
gions de la péninsule. Frédéric II fait de l'Italie du Sud son séjour pré-
féré, et sa cour, à Naples ou en Sicile, est un foyer où se fécondent
mutuellement les inspirations méditerranéennes, grecques et latines,
juives et arabes. Centre de l'administration de l'église, la cour de Ro-
me voit affluer de grands personnages ecclésiastiques venus de tous
les horizons ; les écoles de Bologne définissent les règles de droit qui
doivent prévaloir dans la pratique des clercs aussi loin que s'étend la
sphère d'influence de la catholicité. En droit, en fait et en piété, l'Oc-
cident regarde vers Rome, relais terrestre de la vérité transcendante.
Le chemin du Ciel passe par la Ville des Villes, aussi longtemps du
moins que la suprématie du Vicaire de Saint-Pierre et l'authenticité de
sa mission ne seront pas mis en question. L'Église est gardienne de la
culture en même temps que de la foi : Rome peut se prétendre capitale
de la civilisation.
La culture renaissante, sur le chemin de la désacralisation du do-
maine humain, assure à l'Italie une primauté d'une nature différente.
Le mouvement communal souligne l'essor de la civilisation urbaine,
dont la densité est plus riche que partout ailleurs. A travers les conflits
de tous ordres, l'Italie des marchands, des tyrans, des condottieri et des
seigneurs est aussi l'Italie des lettrés et des artistes. Florence, Urbin,
Milan, Gênes, Ferrare, Naples voient s'affirmer la prospérité profane
du nouveau milieu culturel, en attendant que la Rome pontificale elle-
même se convertisse à l'humanisme. L'Italie n'évoque plus que se-
condairement l'universalité romaine ; elle rayonne les valeurs de l'art
et de l'intelligence, les valeurs aussi de l'antiquité retrouvée. Le voya-
ge d'Italie, pour les lettrés européens, ne sera plus un pèlerinage reli-
gieux. Ce que cherchent au-delà des monts un Montaigne ou un Nico-
las Poussin, un président de Brosses et un Winckelmann ou un Goe-
the, c'est un témoignage d'humanité, teinté d'archéologie, où la foi des
anciens jours ne tient guère de place. D'autres cultures sont entrées en
concurrence avec la culture d'Italie, et, sans la renier, peuvent traiter
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 28

avec elle de puissance à puissance ; Rome, Florence, Venise vont de-


venir des villes-musées, où l'Européen se penche sur son passé.
L'Italie devient un conservatoire de respectables archaïsmes, parce
qu'elle a perdu le privilège d'être le centre d'une chrétienté unie. La
Réformation ouvre la voie à la décadence italienne ; elle place Rome
en situation de défense ; elle l'oblige à durcir ses positions menacées,
qui doivent être tenues à n'importe quel prix. La nouvelle Europe sor-
tira de ce défi, funeste à la civilisation italienne. Le Concile de Trente
(1545-1563) définit les voies et moyens du salut de l'Église ; les Jésui-
tes s'emploient efficacement à regagner le terrain perdu, dans un esprit
d'obéissance militaire qui ne recule devant rien pour assurer la gloire
du Dieu romain. Les valeurs de culture ne sont plus des fins en elles-
mêmes ; elles sont ravalées au rang de moyens, tenues en suspicion
par la hiérarchie et les tribunaux. L'institution de l'Index par Paul IV,
en 1557, doit assurer une mise en tutelle de la [24] pensée ; les inqui-
siteurs exercent un droit de haute surveillance sur les nouveautés de
toute espèce.
Le cardinal Nicolas de Cues avait pu, au XVe siècle, publier ses
méditations géniales et hardies sans encourir condamnation ; en 1543
encore, le De Revolutionibus de Copernic, quelque peu émasculé par
les bons offices du luthérien Osiander, ne fait pas scandale. La
condamnation viendra en 1616 ; et le procès de Copernic sera suivi
par le procès de Galilée, coup d'arrêt funeste pour la science en pays
catholique, et tout particulièrement en Italie. Nous sommes aujour-
d'hui tellement persuadés que les facteurs déterminants de l'évolution
historique sont d'ordre économique ou social, que nous hésitons à ad-
mettre que les processus culturels puissent avoir des causes culturel-
les. La condamnation de Galilée, diffusée de proche en proche à tra-
vers l'Europe catholique, monnayée en censures, en mises en garde et
en procédures mineures de toute espèce, mit la recherche scientifique
en posture d'accusée. Il fallait se soumettre ou se démettre, ou encore
tricher à ses risques et périls. Telle est sans doute la raison de ce
sommeil dogmatique où sombrera l'Italie post-galiléenne, où la pensée
comme d'ailleurs la foi vivante se font de plus en plus rares.
Le dépérissement de la culture italienne serait donc l'expression
d'un effacement dans le découragement. Le pape de Rome ne règne
que sur une portion de chrétienté, où son autorité se trouve limitée et
contestée par celle des souverains en place. Rome n'est plus le centre
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 29

d'un universalisme digne de ce nom. L'Italie d'ailleurs n'existe pas en


tant que puissance politique ; elle est morcelée en dominations diver-
ses, en partie soumises à l'étranger. Quant à la prépondérance écono-
mique de Venise et de Gênes, elle a dû céder le pas aux grands ports
de l'Atlantique et de la mer du Nord. Les chemins de la richesse pas-
sent par l'Ouest. Tous ces faits expriment une même situation, sans
que l'on puisse distinguer une influence prépondérante, qui détermine-
rait ou expliquerait le devenir de l'ensemble.
Le dernier grand foyer culturel d'Italie est l'université de Padoue,
liée à Venise, et que Venise, alors centre majeur de l'imprimerie euro-
péenne, protège contre les vexations et tracasseries de l'Inquisition. La
gloire de Padoue, haut lieu de l'aristotélisme vivant et de l'averroïsme,
dure jusqu'au début du XVIIe siècle. Les étudiants affluent de l'Europe
entière pour suivre les cours de philosophie et ceux de médecine ; Ga-
lilée y enseigne de 1592 à 1610 ; Vésale y a été professeur et Copernic
y a étudié comme Nicolas de Cues, Lefèvre d'Étaples, Giordano Bru-
no et William Harvey 3. Mais le chef-lieu de l'aristotélisme laïque
perd peu à peu sa vitalité dans l'Italie de la Contre-Réforme.
À mesure que s'avance le siècle, ce dépérissement apparaît général.
La science italienne se réduit à quelques amateurs plus ou moins [25]
brillants et plus ou moins courageux. Fontenelle, historien de la scien-
ce récente, observe à ce propos, dans son style feutré : « Le renouvel-
lement de la vraie philosophie a rendu les académies de mathémati-
ques et de physique si nécessaires qu'il s'en est établi aussi en Italie,
quoique d'ailleurs ces sortes de sciences ne règnent guère en ce pays-
là, soit à cause de la délicatesse des Italiens, qui s'accommodent peu
de ces épines, soit à cause du gouvernement ecclésiastique, qui rend
ces études absolument inutiles pour la fortune, et quelquefois même
dangereuses 4... » Fontenelle se réfère à l’Accademia del Cimento,
grâce à laquelle les frères Ferdinand II et Léopold de Toscane tentè-
rent de perpétuer, dans la Florence des Médicis, la science galiléenne.
Mais cette académie privée, à la différence de la Société Royale d'An-

3 JOHN H. RANDALL, Scientific Method in the School of Padua, in Roots of


scientific thought, edited by Wiener and Noland, Basic Books, New York,
1957.
4 FONTENELLE, Préface de l'Histoire de l'Académie des Sciences depuis 1666
jusqu'à 1699, Œuvres, 1825, t. I. p. 5.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 30

gleterre ou de l'Académie des Sciences de Paris, ne dépend que du


bon plaisir de son protecteur. C'est pourquoi, l'Académie devait natu-
rellement cesser d'exister lorsque, en 1667, Ferdinand devint cardinal ;
mais, poursuit Martha Ornstein, « il y a aussi une tradition selon la-
quelle le pape exigea la dissolution de l'Académie comme condition
pour l'attribution du chapeau de cardinal à Ferdinand 5... »
Deux siècles plus tard, Taine en mission à Rome, dresse un constat
de carence en ce qui concerne la science et la culture dans les États de
l'Église, ou du moins dans ce qui en reste, sous la protection des
baïonnettes françaises. « La police, qui laisse faire ce que l'on veut,
observe Taine, ne souffre pas qu'on s'occupe d'aucune des sciences qui
avoisinent la religion ou la politique. Un homme qui étudie et lit
beaucoup, même chez lui et portes closes, tombe sous sa surveillance.
(...) On cite à Rome un astronome et un ou deux antiquaires ; mais en
somme les savants y sont méprisés ou inquiétés. Si quelqu'un est éru-
dit, il le cache et demande excuse pour sa science, la représente com-
me une manie. L'ignorance est bienvenue, elle rend docile. » À l'Uni-
versité, dit encore Taine, « j'ai compté dans l'almanach 47 chaires ; il
y a 500 élèves à l'Université, environ 10 élèves par chaire ; le pape
vient d'autoriser un cours de géologie qui a quatre auditeurs ; il n'y a
pas de cours d'histoire profane. En revanche, les cours de théologie
sont fort nombreux. Ceci montre l'esprit de l'institution ; les sciences
du Moyen Age y fleurissent, les sciences modernes restent à la porte.
(...) Dans la faculté de médecine, point de clinique d'accouchement :
pour tout enseignement, on y trouve des tableaux représentant les or-
ganes, et ces tableaux sont couverts d'un rideau » 6...
On comprend l'indignation de Taine, en ce milieu du XIXe siècle,
où les sciences naturelles et humaines connaissent à travers l'Europe
une prodigieuse expansion. L'Italie du Risorgimento a commencé à
remonter la pente de la dégradation de l'énergie culturelle. Mais [26]
Rome, dernier bastion d'une résistance désespérée parviendra à impo-
ser au monde catholique, assemblé en concile au Vatican en 1870, le
dogme de l'infaillibilité pontificale... Et cette affirmation doctrinale,
lointain prolongement de la Contre-Réforme, permet de comprendre

5 Martha OHNSTEIN, The Role of scientific Societies in the 17th Century


(1913), University of Chicago Press, 3rd éd. 1938, p. 78.
6 TAINE, Voyage en Italie, t. 1,10e édit., Hachette, 1901, pp. 318-319.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 31

l'affaiblissement de la vie culturelle dans un pays dominé par un


conformisme monolithique, qui perpétue à travers des siècles l'attitude
négative instituée par le Concile de Trente. L'esprit d'orthodoxie, pour
placer la foi à l'abri de toute tentation, met en sommeil les plus hautes
facultés de l'esprit.
Le cas de l'Espagne appelle des réflexions analogues ; l'esprit
d'obéissance ecclésiastique, considéré comme une vertu majeure, a
empêché ce grand pays, qui fut un temps une grande puissance, d'ap-
porter une contribution majeure à la connaissance universelle. La
grandeur espagnole, à travers les âges, avait été une grandeur militan-
te. La longue aventure de la reconquête est un combat pour la foi, qui
mobilise toutes les énergies dans un dessein séculaire, achevé par la
prise de Grenade, au moment même où l'entreprise de Colomb ouvre à
la vaillance ibérique un deuxième front guerrier et missionnaire. L'Es-
pagne chrétienne jusque-là n'avait pas fourni de contribution majeure
à la culture d'Occident ; celle-ci s'était enrichie surtout des apports
juifs et arabes, grâce auxquels avait été assurée, sous la domination
musulmane, la transmission de l'héritage hellénique.
Lorsque la Reconquête s'achève et que commence la conquête Ou-
tre-Mer, l'Espagne brusquement, enrichie par les trésors américains,
connaît la période triomphale de son siècle d'Or. Elle participe à l'avè-
nement de l'humanisme, elle fait accueil à l'évangélisme d'Érasme, et
consacre aux nouvelles études la magnifique université d'Alcala. Mais
la protestation de Luther vient brutalement rompre cet essor, dont
Marcel Bataillon, dans son Érasme et l’Espagne, a évoqué les espé-
rances. L'Église reprend, avec une rigueur exemplaire, le contrôle
d'une situation qui allait lui échapper. Le Roi Catholique se fera l'exé-
cuteur des hautes œuvres de la foi contre tous les dissidents ou présu-
més tels, dans la Péninsule et sur les théâtres d'opérations extérieurs.
Tour à tour, les Juifs, les Morisques, les luthériens, les réformés, sur
les territoires qui relèvent de la couronne, connaissent les rigueurs de
l'Inquisition, de la persécution et de l'extermination. L'Espagne de-
meurera le pays d'élection de la foi catholique la plus intransigeante.
Mais elle s'usera elle-même à ce jeu ; elle y gaspillera son énergie, ses
hommes et son or ; elle se condamnera à vivre dans une sorte de tor-
peur sans prendre sa part de l'essor de l'Europe moderne.
Il est vrai que cette même Espagne donnera à la culture européenne
ses mystiques, et ses hommes de lettres, Cervantes, Lope de Vega,
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 32

Calderon. Mais dans l'ordre de la pensée et de la science, la patrie de


Velasquez, la terre d'élection du Greco, demeure singulièrement stéri-
le. Les Espagnols eux-mêmes, depuis le réveil intellectuel de la fin du
XIXe siècle, ont recherché les raisons de cette démission d'un [27]
peuple qui semble dès lors se limiter au culte de valeurs nostalgiques.
Certains ont allégué le rôle des professeurs de théologie de Salaman-
que, promoteurs de la scolastique tardive : « Il est vrai, écrit un défen-
seur de la tradition, que, par rapport au reste de l'Europe, l'Espagne est
tombée très vite en retard dans le domaine des sciences expérimenta-
les et positives ; mais il serait manifestement injuste et erroné de sou-
tenir la même affirmation à propos des sciences de l'esprit, surtout en
ce qui concerne les débuts de l'époque moderne, le XVIe siècle, dont
une partie très importante de la vie intellectuelle — c'est-à-dire le ré-
pertoire fondamental des idées de la Contre-Réforme — fut orienté
par l'Espagne, puisque ce fut l'esprit espagnol qui dirigea cette époque
de la culture européenne 7... »
Il est juste de souligner l'importance d'un Vitoria, d'un Suarez et de
leurs successeurs, dont les travaux trouveront des prolongements jus-
que dans l'Europe luthérienne où se forme Leibniz. Mais cette apolo-
gie de la scolastique, seule pensée possible dans l'espace-temps espa-
gnol, fournit l'explication de la décadence ibérique. L'Espagne est la
victime de cette Contre-Réforme à laquelle elle s'est vouée avec en-
thousiasme, et dont elle ne devait jamais parvenir à se libérer vrai-
ment. Le respect inconditionnel des valeurs transcendantes a pour co-
rollaire une méfiance systématique à l'égard de toutes les activités mal
compatibles avec les exigences divines, elles-mêmes identifiées avec
les commandements de l'Église. De là une dichotomie entre la foi et la
raison, entre la piété et la contemplation d'une part et, d'autre part, la
recherche scientifique et technique, maîtresse d'inquiétude, de critique
et d'insoumission. Tout ce qui ne se réfère pas directement à Dieu,
tout ce qui ne procède pas de Dieu et ne lui fait pas expressément re-
tour, détourne la conscience humaine de l'unique nécessaire et doit
être tenu pour suspect.

7 Ramon CINAL, S. J., La philosophie et les Sciences humaines à l'époque


moderne, dans : Espagne, Cahiers d'Histoire mondiale, VI, 4, 1961, Unesco,
Neuchâtel, La Baconnière, p. 859.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 33

Le retard ainsi accumulé devait être irrémédiable, en dépit de quel-


ques sursauts de bonne volonté. « Pendant tout le XVIIIe siècle, ob-
servent des historiens espagnols, l'Espagne accomplit un effort titani-
que pour rattraper le temps perdu, et élever la science espagnole jus-
qu'au niveau européen 8. » Mais l'appui même des pouvoirs publics et
l'expulsion des Jésuites ne suffirent pas à réhabiliter la culture espa-
gnole au siècle des Lumières. Et au XIXe siècle, dans le contexte de la
Restauration européenne, « la science espagnole connut à nouveau
une période de totale décadence (...). Un effondrement se produisit
dans presque toutes les disciplines » 9...
Les considérations théologico-politiques expliquent les atrocités du
duc d'Albe aux Pays-Bas ; elles ne rendent pas compte de la déroute
de l'Invincible Armada ni de la défaite de Rocroi en 1643. [28] L'Es-
pagne, naguère prépondérante sous Charles Quint et encore sous Phi-
lippe II, cesse d'être une puissance de premier plan. Elle ne jouera
qu'un rôle effacé dans le devenir de l'Europe, repliée sur elle-même et
se nourrissant des mythes de l'hispanisme, de la pureté de la race, sous
la garde vigilante de l'autorité ecclésiastique. L'Espagne semble avoir
à jamais résolu son problème en assurant par le fer et par le feu l'unité
immuable de la foi. Aucune autre cause ne la passionnera désormais ;
les sursauts de son histoire à venir, contre Napoléon, exécuteur des
hautes œuvres de la Révolution française, ou contre la république du
Front Populaire, n'ont eu d'autre but que de maintenir en sa pureté l'or-
thodoxie traditionnelle. Cette option s'est imposée comme un destin ;
tout se passe comme si le peuple espagnol, dans sa masse comme dans
ses élites, se résignait à son sort, intimement persuadé qu'il avait choi-
si la meilleure part, en laissant à d'autres les richesses impures de la
puissance politique, de l'activité économique, de la recherche scienti-
fique et technique.
Voltaire, à l'article Newton et Descartes de son Dictionnaire philo-
sophique, exprime fortement le point de vue du siècle des Lumières :
« Quand on considère que Newton, Locke, Clarke, Leibniz auraient
été persécutés en France, emprisonnés à Rome, brûlés à Lisbonne, que

8 Pedro L. ENTRALGO and José M. LOFEZ PINERO, The Spanish contribution to


world Science, dans le recueil cité : Espagne, Cahiers d'Histoire mondiale,
p. 963.
9 Ibid., p. 966.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 34

faut-il penser de la raison humaine ? Elle est née dans ce siècle en


Angleterre. »
L'effacement de l'Espagne serait donc une preuve par l'absurde des
bienfaits de l'esprit de liberté. Dans le nouvel espace européen, les
puissances méditerranéennes connaissent un ralentissement des activi-
tés essentielles. L'esprit d'entreprise y dépérit, et l'on assiste à une
baisse de tension généralisée, alors que les pays de l'Europe du Nord-
Ouest semblent bénéficier d'une vitalité nouvelle. Max Weber attribue
à l'influence de la Réforme l'essor du capitalisme financier et écono-
mique moderne. La piété protestante, sous sa forme calvinienne en
particulier, substituerait à l'esprit de contemplation une ascèse à l'inté-
rieur du monde ; la nouvelle mentalité puritaine suscite en toute ri-
gueur morale des activités dont la réussite est considérée comme un
signe de la bénédiction divine. Le rôle de la banque protestante aux
origines de l'économie moderne est bien connu ; et, depuis les Pères
Pèlerins, c'est un fait que les non-conformistes anglo-saxons ou alle-
mands et leurs sectes de toute espèce ont eu une part considérable
dans la colonisation et la mise en valeur de l'Amérique du Nord. Le
contraste est saisissant entre l'Amérique latine, où s'établit le sous-
développement méditerranéen, et l'Amérique anglo-saxonne, terre
d'élection des énergies de l'Europe nordique.
Bien avant Max Weber, un sociologue et économiste anglais avait
eu son attention attirée par les forces à l'œuvre à l'origine de l'Europe
moderne. William Petty (1623-1687), médecin, administrateur, hom-
me politique, chimiste lié à Robert Boyle et l'un des membres de la
Société Royale de Londres, est l'auteur d'un des premiers essais d'éco-
nomie politique, auquel il a donné le nom d’Arithmétique [29] politi-
que. Cet ouvrage, rédigé vers 1671-1676, et publié seulement après la
mort de Petty, en 1690, étudie les problèmes de la population, en liai-
son avec la prospérité financière et économique. Depuis l'île Britanni-
que, alors au début de sa victorieuse expansion, le théoricien anglais
s'intéresse au phénomène néerlandais, dont l'exemple prouve « qu'un
petit pays et une population peu nombreuse, par leur situation, leur
commerce et leur politique, peuvent égaler en richesse et en puissance
un peuple et un territoire beaucoup plus grand, et spécialement, que
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 35

les avantages du point de vue de la marine et de la navigation y


conduisent d'une manière très éminente et fondamentale » 10.
Reste à expliquer cette discordance entre l'importance matérielle
d'un État et sa puissance économique. Petty voit une liaison étroite
entre la prospérité hollandaise et le régime religieux particulier aux
Provinces-Unies. Celles-ci se sont séparées de l'Espagne parce qu'elles
voulaient jouir de la liberté de conscience, inadmissible aux yeux du
clergé catholique. « Des dissidents de cette nature sont pour la plupart
des gens réfléchis, sobres et patients, et qui croient que le travail et
l'activité constituent un devoir envers Dieu (...). Ils ne peuvent ignorer
qu'aucun homme ne peut croire ce qu'il veut et que de forcer les
hommes à dire qu'ils croient ce qu'ils ne croient pas est chose vaine,
absurde, et un manque de respect envers Dieu. Les Hollandais, sa-
chant qu'ils ne constituent pas eux-mêmes une église infaillible, que
d'autres ont pour guide les mêmes Écritures qu'eux et avant tout le
même intérêt à sauver leurs âmes, ne jugent pas bon de s'en occuper,
non plus que d'exiger des marins qu'ils emploient l'engagement de ne
pas se défaire de leurs propres vaisseaux et de leur vie . 11»
Cette analyse ne proclame pas la supériorité de telle confession sur
toutes les autres. Aux yeux de Petty, c'est le pluralisme religieux, la
coexistence pacifique des dénominations chrétiennes sous un régime
de tolérance, qui explique le développement de l'activité économique.
« Le commerce est développé plus vigoureusement dans tout l'État et
sous tout gouvernement par la partie hétérodoxe de sa population et
par ceux qui professent des opinions différentes des doctrines publi-
quement établies 12. » Dans l'empire turc, les Juifs et les chrétiens
forment la partie la plus active de la population ; à Venise, Naples,
Gênes et Lisbonne ce sont également les Juifs et les étrangers non-
papistes. « En un mot, dans la partie de l'Europe où la religion catho-
lique romaine est actuellement établie ou l'a été dernièrement, les trois
quarts du commerce tout entier sont séparés de cette église, c'est-à-
dire que les habitants de l'Angleterre, de l'Ecosse et de l'Irlande, et
ceux des Provinces-Unies, du Danemark, de la Suède et de la Norvè-

10 Arithmétique politique, in Œuvres économiques de Sir William PETTY,


trad. Dussauze et Pasquier, t. I, Giard et Brière, 1905, t. I, p 270.
11 Op. cit., pp. 285-286.
12 P. 286.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 36

ge, les sujets des princes allemands [30] protestants et des villes de la
Hanse détiennent aujourd'hui les trois quarts du commerce du monde.
Et même en France, les Huguenots sont relativement de beaucoup les
plus grands commerçants 13. »
L'élément déterminant dans l'expansion européenne aurait été l'es-
prit de libre entreprise et de libre concurrence dans tous les domaines,
le domaine religieux ne devant pas être considéré à part des autres ac-
tivités. « Le commerce, dit encore Petty, n'est pas donné à une espèce
particulière de religion, considérée comme telle, mais appartient plutôt
(...) à la partie hétérodoxe de la population 14. » Le non-conformisme
serait une source et une ressource d'énergies, en vertu d'une loi struc-
turale dans la composition de la population. Les Hollandais « pensent
que si un quart de la population était hétérodoxe, et que si ce quart
tout entier était enlevé par miracle, dans peu de temps un quart du res-
te deviendrait de nouveau hétérodoxe, d'une façon ou d'une autre, par-
ce qu'il est naturel aux hommes de différer d'opinion sur les notions
qui dépassent les sens ou la raison » 15.
Ces réflexions sagaces d'un virtuoso britannique, témoin de l'effa-
cement de l'Europe méditerranéenne et catholique, ne fournissent pas,
sans doute, l'explication définitive d'un phénomène qui préoccupe en-
core les historiens d'aujourd'hui. Mais l'analyse souligne la péripétie
capitale dans l'histoire de la culture occidentale au XVIIe siècle. Le
centre de gravité de l'Europe s'est déplacé ; l'initiative, en matière po-
litique et économique, appartiendra aux puissances du Nord-Ouest.
C'est sans doute en vertu d'un phénomène de compensation que le
Sud catholique donnera naissance à la puissante floraison esthétique
du baroque. La revendication de liberté, refoulée par les disciplines
répressives de la Contre-Réforme, se satisfait par le détour sublimé
des créations plastiques. Faute de pouvoir maîtriser le monde par la
science, et de pouvoir le transformer par la technique, l'imagination
baroque s'enchante à jouer avec les formes et dimensions du réel. La
vie n'est qu'un songe, et le paysage un décor d'opéra dressé pour une
fête en l'honneur de Dieu ou des princes. L'objection de conscience
aux dangereuses conquêtes de la raison mécaniste se réfugie dans l'ir-

13 P. 287.
14 Ibid.
15 Op. cit., p. 286.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 37

réalisme sensible, dans l'illusionnisme systématique grâce auxquels il


est possible d'oublier les sollicitations trop urgentes de cette réalité
prosaïque à laquelle le sérieux puritain et bourgeois consacre le meil-
leur de ses forces.
Selon V. L. Tapie, l'art baroque est lié à une situation politique et
sociale caractérisée par « la puissance économique et sociale du grand
domaine, le resserrement des libertés paysannes, le déclin de la petite
noblesse au profit de la grande aristocratie foncière, le peu d'essor de
la bourgeoisie urbaine ». Cette évolution a pour contrepartie « le
triomphe de la Contre-Réforme catholique, avec la puissance [31] des
ordres religieux et l'imprégnation de toute la société par une civilisa-
tion plastique intéressant l'œil et l'ouïe, beaucoup plus ouverte à la
sensibilité qu'au raisonnement intellectuel » 16. Ayant lâché la proie
du monde pour l'ombre de l'irréel, l'Europe catholique cherche conso-
lation dans la mise en scène nostalgique de ses espérances déçues.

C. LA FRANCE

Retour à la table des matières

Le cas de la France peut servir de contre-épreuve : c'est la France,


victorieuse à Rocroi en 1643, qui recueille l'héritage de la prépondé-
rance espagnole ; elle impose à l'Europe politique le prestige de
Louis XIV, chef et artisan d'un État centralisé selon des normes nou-
velles. « L'État, écrit Pierre Chaunu, n'est pas né au XVIIe siècle, mais
il y prend dans toute l'Europe heureuse sa véritable stature. Il s'installe
au sommet, n'accepte plus rien au-dessus de lui : chrétienté ou Empire
(...) Il est le groupe privilégié qui contrôle toute la pyramide des grou-
pes au-dessous de lui. L'État territorial est une des grandes réussites de
l'Europe classique 17. »

16 V. L., TAPIÉ, Le Baroque, PUF, 2e éd., 1963, p. 109 ; cf. Hein-


rich WÖLFFLIN, Principes fondamentaux de l'Histoire de l'Art,
trad. C. & M. Raymond, Plon, 1952 ; Richard ALEWYN, L'uni-
vers du Baroque, trad. D. Bohler, Gonthier, 1964.
17 Pierre CHAUNU, La civilisation de l'Europe classique, Arthaud,
1966, p. 30.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 38

La France troublée du XVIe siècle, en proie aux guerres de reli-


gion, terrain de parcours pour les armées étrangères, finit par trouver
son équilibre grâce à la sage figure du roi Henri IV. En 1598, l'Édit de
Nantes, chef-d'œuvre de réalisme politique, donne statut légal au plu-
ralisme religieux, dont le Béarnais au cours de sa carrière personnelle,
avait pu faire l'expérience. Le rescapé de la Saint-Barthélemy est un
partisan de la paix entre ses sujets, la paix interconfessionnelle étant la
condition fondamentale du retour à l'ordre et à la prospérité. Il est vrai
que la formule de concorde ne réalise qu'un équilibre précaire, vite
remis en question par les influences antagonistes. Le pouvoir royal
doit affirmer son autorité aussi bien contre les réformés (prise de la
Rochelle, 1628) que contre le catholicisme politique. Mais, pendant la
majeure partie du siècle, le pays bénéficie en fait du .pluralisme reli-
gieux, auquel la politique de centralisation à outrance menée par
Louis XIV mettra fin, par la déplorable révocation de l'Édit de Nantes,
en 1684. Le scandale de la Révocation, dont on sait les conséquences
désastreuses pour l'économie et la culture du pays, représente pour la
France l'équivalent de ce qu'avait été, pour l'Italie et pour l'Espagne,
un demi-siècle plus tôt, la condamnation de Galilée. Les effets de cet-
te dernière avaient été neutralisés en France, dans une certaine mesu-
re, par la tradition du gallicanisme, qui opposait une résistance passive
aux interdits ultramontains. Descartes, avait tiré du verdict de 1633,
des conséquences dans le sens de la prudence, en maquillant son pro-
pre système, mais les meilleures têtes françaises, [32] un Pascal, un
Gassendi, un Mersenne, dont la foi et la bonne foi catholique ne sont
pas en question, n'avaient pas hésité à manifester leur réprobation à
l'égard de la sentence du tribunal romain.
Pendant la majeure partie du XVIIe siècle, la France échappe à
l'esprit d'orthodoxie, qui s'imposera avec la politique de Louis XIV
triomphant et de Bossuet. Colbert fait appel au Hollandais calviniste
Christian Huygens pour organiser l'Académie des Sciences, dans l'es-
prit baconien et sur le modèle de la Société Royale de Londres. Le
règne personnel de Louis XIV ne commence qu'à la mort de Mazarin,
en 1661, et jusqu'à cette date la paix du royaume est presque conti-
nuellement troublée par des rébellions et soulèvements de toute espè-
ce. « De 1623 à 1647, écrit Chaunu, pas une seule année sans troubles
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 39

urbains 18 » ; la minorité de Louis XIV est encore occupée, de 1648 à


1653, par les mouvements divers de la Fronde. Les désordres de la rue
sont associés à une grande liberté des esprits, dont la fermentation dé-
veloppe déjà la plupart des thèmes qui s'affirmeront, avec plus d'éclat
et de publicité, au XVIIIe siècle. Lorsque l'on date de 1680 l'origine de
la crise de la conscience européenne, on met en lumière le moment où
la répression croissante de l'autorité monarchique, en refoulant les ré-
clamations de la pensée libre, leur confère une énergie accrue. Riche-
lieu, Mazarin, Colbert, qui rendirent possible la puissance de
Louis XIV, étaient des réalistes, capables de reconnaître la valeur des
individus et l'intérêt national, en dehors de toute préoccupation d'or-
thodoxie restrictive.
Avant de devenir le siècle de Louis XIV, avec sa croissante scléro-
se, le XVIIe siècle français a été un siècle de libre entreprise intellec-
tuelle. René Pintard, historien des libertins, les montre essaimant à
travers l'Europe, et s'établissant fortement à Paris. La variété de ce
groupe est surprenante : « Voici des catholiques sincèrement attachés
à leur Église, mais troublés par les résultats de la recherche scientifi-
que, ou déconcertés par tous les mouvements intellectuels issus de la
Renaissance, qui les poussent presque malgré eux à chercher encore, à
critiquer, à contester, à publier leurs doutes, à accepter des amitiés
compromettantes. Là ce sont des protestants émancipés, ou gagnés par
les théologies à la mode, en qui il encourage un zèle philosophique
étranger à toute préoccupation religieuse, ou qu'il fait tomber de l'hé-
résie dans l'incrédulité. Et l'on y rencontre aussi de vrais mécréants
qu'a travaillés le levain des doctrines novatrices ou, plus souvent, celui
du vieil humanisme païen, et qui, chrétiens ou antichrétiens de cœur,
s'adonnent sans remords, sinon toujours sans prudence, à cette ironie
qui est leur revanche contre les contraintes qu'on leur impose 19. »
Quant aux thèmes sur lesquels s'accordent ces libres esprits, ce
sont ceux, ou une part de ceux, qui définissent les nouvelles valeurs
du mécanisme : « Prise de position parfaitement nette en faveur de
[33] l'hypothèse héliocentrique ; refus de toute autorité en matière de
philosophie ; adoption d'un système atomistique à tendances matéria-

18 CHAUNU, op. cit., p. 142.


19 René PINTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe
siècle, Boivin, 1943, p. 565.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 40

listes et d'un scepticisme radicalement négateur ; séparation de la rai-


son et de la foi, mais organisation de la raison pour combattre toutes
les formes du surnaturel et pour assurer à la conduite humaine une
pleine autonomie ; appel à toutes les inspirations du paganisme : voilà
leurs premiers coups. Leurs écrits du début sont vifs, voire téméraires.
Et ils conçoivent de vastes programmes de recherche ou de publica-
tion ; ils annoncent des œuvres critiques ou doctrinales également po-
sitives 20... »
L'étude de Pintard ne porte que sur un groupe restreint de non-
conformistes, dont on pourrait penser qu'ils constituent, dans l'ordre
de la vie intellectuelle, l'exception. Pintard lui-même a tendance à voir
en eux des mal pensants, et bien souvent des adversaires plus ou
moins dissimulés du christianisme, alors qu'ils seraient plutôt parti-
sans, tels le chanoine Gassendi, d'un christianisme plus éclairé. Si la
polémique contre les athées et déistes mobilise des médiocres, comme
le célèbre P. Garasse, elle intéresse aussi un grand esprit comme le
Père Mersenne, lié à l'époque aux premières têtes d'Europe. Pascal lui-
même voue le meilleur de ses forces à la controverse en faveur du
christianisme ; or il est galiléen résolu, mathématicien et physicien de
génie, et nul n'a mieux parlé que lui du bon usage de la raison raison-
nante. Descartes le prudent n'est certes pas suspect de libertinage in-
tellectuel, et encore moins d'érudition. Or il prétend mettre dès le dé-
but sa philosophie au service de la religion la plus traditionnelle. Le
rationalisme résolu, ici encore, s'arrange pour faire bon ménage avec
la foi, sans qu'il soit possible de suspecter la sincérité de l'auteur du
Discours de la Méthode. Il serait absurde de projeter rétrospective-
ment des disjonctions qui interviennent seulement par la suite.
Si l'on regarde les choses sans parti pris, la France représente pen-
dant la majeure partie du XVIIe siècle un milieu de culture particuliè-
rement actif. L'effervescence érudite du siècle précédent se prolonge
dans la recherche d'hommes universels à la manière d'un Peiresc ; elle
donnera naissance à la science historique selon la méthodologie criti-
que de Richard Simon et de l'école bénédictine. En même temps se
développe la réflexion mathématique et physique, le sens de l'expéri-
mentation et de l'observation précise, déjà présentes dans un Pascal et
un Gassendi, qui trouveront leur lieu d'élection dans l'Académie des

20 Ibid., p. 567.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 41

Sciences. L'effacement sans remède des universités, hostiles à toute


rénovation du savoir et finalement absorbées par la concurrence stérile
avec les collèges des Jésuites, suscite l'apparition d'institutions nou-
velles, centres de convergence et de recoupement pour les meilleurs
esprits du temps.
À Paris, ces libres réunions siègent autour de telle ou telle person-
nalité intellectuelle. On se réunit chez l'entreprenant Théophraste [34]
Renaudot créateur du bureau d'adresses (1629) et de la Gazette
(1631). Il existe, autour de Mersenne, une « académie mathémati-
que », dont les assemblées groupent, à partir de 1635, des hommes
aussi remarquables que Pascal, Mydorge, Roberval, Desargues, et d'il-
lustres provinciaux comme Gassendi lorsqu'ils visitent la capitale. La
plus brillante de ces sociétés savantes sans charte ni statut est celle
que les mémoires du temps désignent sous le nom d'Académie putéa-
ne, parce qu'elle a pour animateurs les frères Pierre et Jacques Dupuy,
protégés du Président de Thou, historien célèbre, parlementaire tolé-
rant et gallican résolu. De 1617 à 1645, les séances régulières de ce
groupe savant sont célèbres à travers l'Europe, et Richelieu lui-même
s'en inspirera lorsqu'il fondera en 1635, l'Académie française. L'aca-
démie putéane n'est pas exclusivement littéraire ; à côté des écrivains,
des philologues et des historiens, on y trouve des juristes, des mathé-
maticiens, des physiciens ; les étrangers de marque tiennent à honneur
de la fréquenter, Grotius et Hobbes par exemple, pour ne citer que les
plus célèbres.
Après la mort des frères Dupuy, la tradition ne sera pas interrom-
pue. On se réunira chez Montmor, pour discuter de questions scienti-
fiques, puis autour du savant voyageur Melchisedec Thévenot. « On y
examinait, raconte Fontenelle, les expériences et les découvertes nou-
velles, l'usage et les conséquences qu'on en pouvait tirer. Il y venait
des étrangers, qui se trouvaient alors à Paris et qui étaient dans le goût
de ces sortes de sciences (...) Peut-être ces assemblées de Paris ont-
elles donné occasion à la naissance de plusieurs académies dans le
reste de l'Europe 21. » Colbert, informé, par les frères Perrault, de l'in-
térêt de ces rencontres, formera le projet de leur donner un statut juri-

21 FONTENELLE, Préface de l'Histoire de l’Académie des Sciences depuis


1666 jusqu'à 1699 ; Œuvres, 1825, t. I, p. 4.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 42

dique et financier qui les mettrait au service de l'État. Telle est l'origi-
ne de l'Académie des Sciences, instituée en 1666.
Mais cette nationalisation de la recherche scientifique ne met pas
fin à l'initiative privée. Les libres esprits continuent à se rassembler,
indépendamment de toute pension royale et de toute planification au-
toritaire. L'un des centres de regroupement privilégiés semble avoir
été la personne d'Henri Justel (1620-1693). Des publications récentes
ont mis dans une lumière inattendue l'importance du cercle de Juste],
entre 1670 et 1680. Henri Justel réunissait chez lui des savants fran-
çais et étrangers, il les mettait en relations entre eux, il entretenait une
correspondance suivie avec l'Europe savante. « On a vu chez lui Loc-
ke, Leibniz, Christian Huygens, tous les grands noms de la science et
de la philosophie à cette époque (...) Ce cercle (...) de beaucoup le
plus important de Paris (...) est vraiment le centre de l'activité intellec-
tuelle 22. »
Le cercle de Justel cessera d'exister vers 1680. Réformé fervent,
Justel est victime des persécutions annonciatrices de la révocation
[35] de l'Édit de Nantes. En 1681, il se réfugie en Angleterre, où il est
aussitôt reçu, à l'unanimité, membre de la Société Royale, sur la pro-
position de Sir Christopher Wren. Nommé inspecteur des manuscrits
anciens de la bibliothèque Saint James, il finira sa vie au palais Saint
James, dans un petit logement où, après lui, l'illustre philologue Ri-
chard Bentley recevra la visite de Locke et de Newton 23. La même
année 1681, où Justel émigré en Angleterre, Christian Huygens, pour
les mêmes raisons regagne la Hollande. Cette année encore, l'Acadé-
mie protestante de Sedan est fermée sur ordre du roi ; Bayle, qui y
professait, gagne Rotterdam, où on lui offre, à l'École Illustre de la
ville, une chaire de philosophie et d'histoire. Une force centrifuge est
désormais à l'œuvre, qui refoule et disperse les meilleurs esprits. La
Révocation (1684) met les réformés hors la loi ; pour ceux-là mêmes
qui n'appartiennent pas à cette confession, elle sonne le glas de la libre
réflexion. L'élite catholique des jansénistes est pourchassée avec le

22 Antoine ADAM, in Tricentenaire de Gassendi, Actes du Congrès, P. U. F.,


1957, p. 10.
23 Cf. Harcourt BROWN, Un cosmopolite du grand siècle : Henri Justel, Bul-
letin de la Société de l'Histoire du Protestantisme français, 1933.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 43

sadisme que l'on sait ; l'esprit d'orthodoxie dépiste partout des sus-
pects et contraint au silence les non-conformistes de toute obédience.
Ainsi le XVIIe siècle français s'achève dans un reflux de la science
et de la culture, correspondant précisément à ce qu'on a appelé le
Grand Siècle, le Siècle de Louis XIV, dont l'orgueil national se plaît à
imaginer qu'il a régné de proche en proche sur une « Europe françai-
se ». On ne peut relever sans ironie le fait que c'est Voltaire, maître du
Siècle des Lumières, qui a assuré le succès de cette formule du « Siè-
cle de Louis XIV ». Le siècle de Louis XIV n'a rien à voir avec les
Lumières, que le despotisme monarchique a tout fait pour obscurcir, et
l'Aufklärung diffuse des enseignements que certains écrivains français
ont popularisés, mais qu'ils avaient eux-mêmes reçus d'ailleurs, en
particulier de cette Angleterre dont Voltaire et Montesquieu sont de
fervents admirateurs ou de cette Allemagne et de cette Hollande sa-
vantes, que les compilateurs de l’Encyclopédie pilleront sans vergo-
gne.
Il est vrai que l'exemplaire souveraineté de Louis XIV emplit un
règne remarquable par la longévité du héros et par la continuité de son
autorité, maintenue jusqu'au temps du déclin et des échecs. Le prestige
de Louis XIV est un prestige politique, étendu à tous les secteurs de la
vie sociale, y compris les beaux arts et la religion. L'absolutisme
royal, à l'œuvre pendant plus d'un demi-siècle, définit une forme qui
servira de schéma régulateur aux ambitions de toutes les dynasties
européennes. Comme l'observe un historien anglais, « la tendance gé-
nérale ne consistait pas simplement dans le triomphe de la monarchie,
mais dans le développement d'un type particulier de monarchie. On
peut l'appeler le type français de monarchie, non seulement parce qu'il
atteignit en France son expression la plus forte et la plus logique, mais
aussi parce qu'il fut consciemment et délibérément [36] copié ailleurs
d'après le modèle bourbonien. Les derniers Stuart en Angleterre enviè-
rent les pouvoirs de leur cousin, et tentèrent de les égaler. L'Électeur
Frédéric III de Brandebourg, prince d'une fidélité conjugale remar-
quable, désireux de s'acquitter de ses fonctions exactement comme
Louis, aurait, dit-on, ajouté à sa maison une dame possédant le titre et
le rôle à la cour de maîtresse royale, sans en avoir les plaisirs. L'orga-
nisation administrative en divisions spécialisées et le contrôle du gou-
vernement local par le pouvoir central furent largement inspirés de
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 44

l'exemple français. La monarchie telle que Louis XIV la laissa créa le


despotisme éclairé du siècle suivant 24 ».
Le mariage entre la raison d'État et la raison d'Église, dont Bossuet
incarne l'intransigeance inquiète, tente vainement d'enfermer la cons-
cience française dans le carcan d'une axiomatique de droit divin. Mais
l'esprit d'orthodoxie est la négation même de l'esprit. Le combat de
Bossuet est un combat retardateur, voué à l'échec sur tous les fronts.
Dès la fin du XVIIe siècle, les nouvelles valeurs politiques ont triom-
phé en Angleterre ; les nouvelles valeurs scientifiques et intellectuel-
les en Angleterre aussi, d'où elles passent en Hollande et en Allema-
gne. L'esprit anglais incarne les vertus enviables du libéralisme ; l'Al-
lemagne, divisée politiquement et religieusement, bénéficie de ce plu-
ralisme des foyers de culture, générateur de rivalités fécondes, alors
que déjà Paris tend à absorber dans son microcosme enfiévré la totali-
té de la culture française.
La crise de la conscience européenne, telle que la définissait Paul
Hazard, se situe en plein siècle de Louis XIV. Les apparences monu-
mentales sont sauvées, mais déjà la fermentation, le présent et l'avenir
sont ailleurs. Dans le domaine français, les maîtres de demain, un
Bayle, un Fontenelle, un Vauban, un Fénelon font figure d'objecteurs
de conscience. Ils appartiennent à 1'« envers du grand siècle ». Le
malheur est que la façade trompeuse mise en place par l'autocratie du
Grand Roi continuera à faire loi pour le XVIIIe siècle français. Une
pensée de plus en plus critique et déliée se développera dans les ca-
dres sclérosés définis par l'absolutisme et l'esprit d'orthodoxie. La dis-
cordance se fera toujours plus grande, l'administration monarchique se
révélant incapable de relâcher sa pression pour faire accueil aux nou-
velles valeurs, répandues dans la nation.
L'ancienne Europe craquera en France, à la fin du siècle des Lu-
mières, parce que le régime politique français n'a pas été capable de
faire accueil aux Lumières. La France devient par excellence le pays
de l'esprit critique et anticlérical, dans la mesure où l'administration
civile et l'autorité ecclésiastique font de la liberté d'esprit un crime
capital. Tel est l'aboutissement lointain de la Contre-Réforme, dont

24 G. N. CLARK, The Seventeenth Century, Oxford, Clarendon Press, 1929,


pp. 90-91.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 45

l'influence se trouve prolongée et amplifiée par la néfaste réussite de


Louis XIV.
La Révolution française apparaît comme la consécration lointaine
et la sanction du déséquilibre immanent à la culture française. La [37]
révolution est la seule solution de rechange, dans le cas d'une néces-
saire et impossible évolution.

D. L’ANGLETERRE

Retour à la table des matières

L'Angleterre du XVIIe siècle présente le paradoxe d'un effacement


sur le plan international, lié aux contradictions de la politique intérieu-
re, et néanmoins d'une activité intellectuelle intense, qui fera du pays
de Locke et de Newton une source d'inspiration pour la pensée euro-
péenne, au moment même où, dans le déclin de Louis XIV, se prépare
la prépondérance maritime et coloniale de la puissance britannique.
Le règne glorieux d'Elisabeth, illustré de splendeur littéraire par
Shakespeare et ses émules, et d'orgueil national par la dispersion de
l'Invincible Armada (1588), s'achève en 1603. Alors commence, avec
les rois Stuart, une période de troubles politico-religieux, qui s'annon-
ce dès 1605 avec la tentative catholique de la conspiration des pou-
dres. Henri VIII avait choisi à sa manière, et imposé non sans peine, la
voie anglaise de la Réformation. Pendant tout le XVIIe siècle, cette
formule sera contestée à nouveau, d'un côté par les catholiques, forts
de l'appui de l'Espagne et de la France, et de l'autre par les réformés
puritains, eux aussi aidés de l'extérieur, aux yeux desquels l'anglica-
nisme marque une rupture insuffisante avec le papisme. Au cours de
ces luttes de tendances, qui vont au besoin jusqu'à la révolution et au
régicide, il apparaît que le parti catholique est celui de l'absolutisme
royal ; au contraire, les calvinistes, de par leur tempérament presbyté-
rien, insistent sur les pouvoirs du Parlement et ensemble sur les droits
des citoyens. Le triomphe momentané des puritains verra l'instaura-
tion d'un régime républicain. Une solution moyenne, typiquement bri-
tannique, sera trouvée au bout du compte, avec l'instauration d'une
monarchie parlementaire, dont le libéralisme sera un exemple pour
l'Europe des Lumières.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 46

Fils de Marie Stuart, roi d'Ecosse, Jacques Ier d'Angleterre, qui rè-
gne de 1603 à 1625, est un anglican pro-catholique, jaloux de son au-
torité. Il se heurte à l'opposition d'un Parlement en majorité puritain,
qui entrave son action, lui mesure les subsides et met en accusation le
chancelier Bacon. Le conflit s'accentue après lui, sous le règne de son
fils Charles Ier (1625-1649), qui a épousé la catholique Henriette de
France, sœur de Louis XIII. Suspect lui-même de papisme, il gouver-
ne pendant plus de dix ans sans recourir au Parlement, soulevant une
hostilité croissante. De crise en crise, la guerre civile finit par éclater ;
elle aboutit au procès et à l'exécution du roi (1649) à la proclamation
de la république et à la dictature militaire du puritain Cromwell. Le
régime ne survit guère à la mort de son fondateur (1658). En 1660 in-
tervient la restauration du roi Charles II, fils de Charles Ier, qui s'enga-
ge à respecter les droits du Parlement et pratique d'abord une politique
d'amnistie. Mais bientôt renaît l'antagonisme [38] avec le Parlement ;
le roi est obligé de recourir aux subsides de Louis XIV ; la vie politi-
que et parlementaire est désormais caractérisée par la lutte entre les
tories conservateurs et les whigs, libéraux, qui font voter en 1679 la
loi d'Habeas Corpus, charte des libertés individuelles.
Les difficultés religieuses ne sont pas terminées. Charles II est un
crypto-catholique ; il adhérera sur son lit de mort à la foi romaine. Son
frère Jacques, prince héritier, l'a précédé dans cette voie en se conver-
tissant au catholicisme en 1671. Pour parer au danger d'un roi papiste,
le Parlement vote, en 1673, le Bill of Test qui exige de tous les offi-
ciers civils et militaires de la couronne une profession de foi anglica-
ne. La mesure atteint les calvinistes et les non-conformistes de toute
espèce, qui se trouvent ainsi exclus des responsabilités officielles. Le
conflit persistant avec le Parlement ne cesse de miner les pouvoirs du
roi. Lorsqu'il meurt sans héritier direct en 1685, l'accession au trône
de son frère, sous le nom de Jacques II, suscite à nouveau une situa-
tion révolutionnaire : l'avènement d'un roi catholique est contraire à la
légalité aussi bien qu'au sentiment national. D'où une période de trou-
bles, dans un climat moral et politique sensibilisé par la révocation de
l'Édit de Nantes. C'est le Parlement qui impose sa volonté : il fait ap-
pel à Guillaume d'Orange, époux hollandais d'une fille protestante de
Jacques II. Celui-ci est obligé de s'enfuir. Son successeur Guillau-
me III (1689-1702) accepte en 1689 la Déclaration des Droits (Bill of
rights), qui fonde le pouvoir monarchique sur un contrat entre le sou-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 47

verain et le Parlement, représentant de la nation. Un édit de tolérance


réhabilite juridiquement les dissidents, mais non les catholiques ; en
1701, l'Acte d'établissement, pour éviter toute ambiguïté, exclut ex-
pressément les catholiques de la succession au trône. Ainsi se justifie-
ra, en 1714 l'avènement au trône d'Angleterre de l'Électeur de Hano-
vre qui, sous le nom de Georges Ier, ouvre une nouvelle période de
l'histoire britannique.
Ce résumé d'un siècle suffit à mettre en lumière l'extraordinaire
déploiement de passions et d'énergie qui mobilise la vie politico-
religieuse dans l'intervalle qui sépare l'Angleterre de Shakespeare et
de Bacon de l'Angleterre de Locke et de Newton. Le pays, paralysé
par ses dissensions internes, est plus ou moins absent de la scène in-
ternationale ; il ne peut jouer un rôle de premier plan. Or, dans le do-
maine de la culture et de la pensée, tout se passe comme si les contra-
dictions régnantes, au lieu de diminuer ou de stériliser les activités,
leur conféraient au contraire une vitalité accrue. Les crises anglaises
sont crises de conscience et de spiritualité ; il ne s'agit pas seulement
d'une lutte pour le pouvoir entre factions politiques ou économiques
rivales. Ce sont des mentalités différentes et des conceptions du mon-
de qui s'affirment les unes contre les autres ; si elles essaient de triom-
pher par l'intrigue, la conspiration, la négociation ou la lutte ouverte, il
leur faut se justifier selon l'ordre des raisons, de la justice et de la reli-
gion. La piété anglicane triomphe avec John Donne, le prophétisme
puritain avec Milton, et les équivoques [39] et confusions de la vie
politique trouvent dans le système de Hobbes leur énergique résolu-
tion.
Il est possible d'aborder la vie anglaise à la même époque selon la
dimension économique et technique. On soulignera alors l'importance
de l'Acte de Navigation (1651) qui, en pleine dictature de Cromwell,
établit, grâce au monopole du pavillon, l'une des bases de la puissance
anglaise dans les temps à venir. On peut aussi insister sur la fondation,
en 1694, de la Banque d'Angleterre ; la puissance financière s'organise
au moment même où se développe l'entreprise technico-commerciale
qui donnera aux Iles Britanniques une vocation maritime dont elles
avaient été jusque-là à peu près dépourvues. Le problème serait de
savoir si l'organisation bancaire, le développement de la construction
navale, les recherches portant sur les techniques de la navigation, ou
l'invention des logarithmes par John Napier (1614-1620) constituent
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 48

les éléments décisifs dans l'histoire de la culture anglaise au XVIIe


siècle. Ce serait une erreur d'admettre que toute l'entreprise de Crom-
well trouve ses raisons d'être, conscientes ou non, dans l'Acte de Na-
vigation. Cette mesure juridique sera l'un des fondements de l'expan-
sion anglaise dans les temps à venir ; elle sera maintenue par les gou-
vernements successifs. Les conséquences économiques lointaines
d'une telle décision étaient imprévisibles, à une époque où le commer-
ce anglais ne possédait pas encore une suprématie de fait sur toutes les
mers du monde.
Si l'on laisse de côté la littérature, la poésie ou la musique, illustrée
par le grand nom de Purcell (1659-1695), la contribution britannique à
la pensée européenne apparaît considérable. Le siècle s'ouvre avec le
De Magnete de William Gilbert, qui propose à la réflexion les
concepts nouveaux ou renouvelés de magnétisme, d'attraction et
d'électricité, ce dernier mot ayant même été créé par lui. L'influence
de Gilbert s'exercera sur Bacon, Kepler et même Newton. Il est par
ailleurs l'ami de Harvey, qui publie, en 1628, le premier exemple
achevé d'une étude scientifique et rigoureuse de physiologie humaine ;
la théorie positive de la circulation du sang est aussi une découverte
anglaise. Il serait trop long de passer en revue les œuvres et les hom-
mes qui illustrent ce siècle anglais, depuis le De Magnete de 1600
jusqu'à l'admirable traité de Tyson : Orang-outang sive homo sylves-
tris, or the anatomy of a pygmy compared with that of a monkey, an
ape and man (1699), point de départ des études modernes d'anatomie
comparée. Entre les limites extrêmes, sans doute la date capitale est-
elle celle de Juillet 1662, qui voit naître par une charte royale la Royal
Society of London for improving natural knowledge. Le nom de l'en-
treprise, d'esprit baconien, atteste le souci d'une science opérative, dé-
sireuse de transformer le monde au bénéfice de l'homme. L'institution
de 1662 est la consécration d'un lent travail préparatoire entre des
hommes pour lesquels la nouvelle société sera désormais un centre de
regroupement en vue d'une recherche concertée.
Dans ce milieu nouveau qui, bien que lié aux universités tradition-
nelles demeurées vivantes, obéit à des motivations d'un type différent,
[40] se forme un type d'homme en lequel on peut reconnaître le phé-
nomène original de la culture anglaise à cette époque. Il s'agit du vir-
tuoso, ou plus exactement du Christian virtuoso, selon la formule qui
sert de titre à un essai de Robert Boyle, en 1690. D'après Westfall, le
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 49

mot virtuoso aurait été importé en Angleterre, dans une traduction de


l'Italien, en 1651. Il désignerait « quelqu'un qui porte un intérêt géné-
ral aux arts et aux sciences, ou qui poursuit des recherches précises
dans un ou plusieurs d'entre eux ; une personne cultivée ; un homme
de science, savant ou universitaire » 25. Un peu plus tard, le sens du
mot s'étend ; il peut désigner aussi un amateur distingué, un collec-
tionneur de curiosités. Ce n'est pas avant le XVIIIe siècle qu'il sera
appliqué à la personne du virtuose dans le domaine musical. Si cette
dernière signification conserve quelque chose du thème de génialité
inclus dans l'italien virtu, elle est étrangère à la mentalité des intellec-
tuels anglais, qui furent les premiers à utiliser le terme. Il sert en effet
à désigner le groupe de la Royal Society, qui le revendique pour son
propre compte, ainsi que l'atteste le Christian virtuoso de Boyle. Cet
essai commence par l'affirmation suivante : « La proposition que je
vais tenter d'établir est qu'un homme peut être un virtuoso, c'est-à-dire
un philosophe expérimental, sans trahir sa conscience chrétienne (a
man may be a virtuoso, or expérimental philosopher, without forfei-
ting his christianity) 26. » Il y a tant de merveilles dans la création di-
vine que plus un homme met en œuvre de perspicacité dans la recher-
che, plus il a de chances de mettre au jour la beauté secrète et la pro-
fondeur des desseins de la Providence. Au contraire, la scolastique
demeure à la surface des choses, et ses généralités oratoires ne nous
révèlent rien de l'architecture interne du réel.
Robert Boyle (1627-1691), est l'auteur d'un essai sur l’Utilité de la
philosophie expérimentale (The usefulness of expérimental philoso-
phy, 1663), manifeste de la science nouvelle, qui coïncide à peu près

25 Richard S. WESTFALL, Science and Religion in secenteenth century En-


gland, New Haven, Yale University Press, 1958, p. 13. Le sens italien du
mot est attesté par une lettre de J. J. Bouchard, en date du 18 juin 1633, et
adressée de Rome à un correspondant parisien. À la veille de l'abjuration so-
lennelle de Galilée, qui vient d'être condamné par l'Inquisition, Bouchard a
fait visite au vieux savant, en résidence surveillée à l'ambassade de Floren-
ce. « C'est, dit-il, le vieillard le plus sage, le plus éloquent et le plus vénéra-
ble que j'aie jamais vu, et qui a en sa façon et en ses termes je ne sais quoi
de ces philosophes anciens ; aussi chez lui se fait le cercle di tutti i virtuosi
di Roma. » (Texte cité par Giorgio di Santillana dans GALILÉE, Dialogues
et Lettres choisies, Hermann, 1966, p. 339.)
26 The Christian Virtuoso, dans The philosophical Works of the Hon. Robert
BOYLE, edited by Peter Shaw, London 1738, vol. II, p. 239.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 50

avec la constitution de la Société Royale. Au dire de son éditeur, au


siècle suivant, « M. Boyle fut l'introducteur ou, du moins, le restaura-
teur de la science mécaniste (mechanical philosophy) parmi nous 27. »
Autrement dit, le fondateur de la chimie moderne, l'inlassable expéri-
mentateur, qui fut aussi le maître du jeune Locke, aurait été pour l'An-
gleterre le second Francis Bacon, plus réaliste que le premier. Or son
intuition la plus profonde est d'ordre apologétique. Robert Boyle, ri-
che aristocrate, s'il se refusa à faire carrière dans l'église pour se [41]
consacrer à la recherche scientifique, subventionna des traductions de
la Bible et laissa une partie de sa fortune à une fondation dont les
conférenciers devaient s'attacher à démontrer la vérité de la religion
chrétienne contre « les infidèles notoires, c'est-à-dire les athées, les
déistes, les païens, les Juifs et les mahométans », étant entendu que les
controverses entre chrétiens devaient être exclues du programme.
La vigueur du souci apologétique atteste la conscience prise des ré-
sistances possibles et des dissidences. Mais la personnalité de Boyle,
son influence sur le cercle des amis et collaborateurs qui se réunissent
dans sa maison et son laboratoire d'Oxford, tout autant que les travaux
de la Société Royale, dont Boyle est un des membres les plus in-
fluents, attestent l'heureux équilibre entre le nouvel esprit scientifique
et la foi chrétienne chez les savants britanniques, qu'ils soient ou non
membres de l'église d'Angleterre. Le personnage du Christian virtuoso
incarne la voie anglaise de la science moderne. Cette voie doit se jus-
tifier contre les réticences et les suspicions des universités, méconten-
tes de se voir dépouillées du monopole qui faisait d'elles les emplace-
ments privilégiés du savoir.
Dès 1667, la Société Royale trouva un historien dans la personne
de Thomas Sprat, l'un de ses membres, qui était d'église et devait de-
venir évêque. Or une partie de l'ouvrage de Sprat est consacrée à mon-
trer, comme l'affirme le titre du chapitre XVI de la 3e partie, que « les
expériences ne sont pas injurieuses à l'adoration de Dieu ». Le savant
de la nouvelle école expérimentale ne risque nullement de se voir dé-
tourner de la véritable piété ; « si (comme dit l'Apôtre) les choses in-
visibles de Dieu se manifestent par celles qu'on voit, combien donc
aura-t-il de plus forts arguments, pour sa croyance en la puissance
éternelle de la divinité, du nombre vaste des créatures qui sont invisi-

27 Peter SHAW, préface de l'édition citée, t. I, p. 1.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 51

bles aux autres, mais qui sont exposées à sa vue par l'aide de ses expé-
riences ? (...) Il tire de ses expériences des arguments pour l'adorer. Il
a toujours devant ses yeux la beauté, la fabrique et l'ordre des ouvra-
ges divins. De là il apprendra à servir en toute révérence celui qui en
tout ce qu'il a fait a pourvu à leur ornement aussi bien qu'à leur utili-
té » 28... Thomas Sprat invoque ici le témoignage du puritain Francis
Bacon, inspirateur de la Société Royale : « le dire de M. Bacon est si
véritable « que les hommes deviennent athées par une petite connais-
sance de la Nature, mais quand ils en ont beaucoup, cela les ramène à
un entendement orthodoxe et religieux » 29.
La référence au grand dessein de la Création contribua à assurer
l'envergure d'une recherche étendue à la nature entière. Le programme
des Virtuosi embrasse l'univers de la culture, dans une approche inter-
disciplinaire, où se réaffirme l'encyclopédisme baconien. L'historien
moderne d'Edward Tyson souligne cette exigence d'universalité :
« L'injonction baconienne de considérer l'univers entier de la connais-
sance [42] comme une seule province était un idéal qui, dans la mesu-
re du possible, fut réalisé par bon nombre des contemporains de Tyson
(...) C'est pourquoi, l'œuvre de Tyson lui-même était toute d'une piè-
ce ; ses activités d'ordre médical, anatomique, folklorique et anthropo-
logique, selon la classification spécialisée que nous emploierions au-
jourd'hui, s'inspiraient toutes d'une vision du monde totalitaire, dans
laquelle toutes ces recherches étaient conçues comme interdépendan-
tes, en vertu d'une approche complètement intégrée (...) Des hommes
comme Boyle, Wren et Hooke, parmi bien d'autres, accomplirent une
œuvre décisive en chimie, en physique, en anatomie, en microscopie,
en mécanique, en astronomie, en architecture, en iconographie scienti-
fique, en génie civil et en technologie générale. La Société Royale
était leur Maison de Salomon, et le monde était leur domaine 30. »

28 Thomas SPRAT, L'Histoire de la Société Royale de Londres (1667), traduc-


tion française, Genève, 1669, p. 418. La date et le lieu de cette publication
sont significatifs.
29 Ibid., p. 431.
30 M. F. Ashley MONTAGU, Edward Tyson (1650-1708) and the
rise of human and comparative anatomy in England, Philadel-
phia, The american philosophical Society, 1943, p. 378.
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L'ampleur de ces vues est liée au fait que l'inspiration religieuse


joue en dernière analyse le rôle d'un fondement de l'induction. La
culture anglaise du XVIIe siècle présente ce caractère original d'assu-
rer l'harmonie entre la piété chrétienne et la recherche expérimentale
qui, en d'autres pays et en d'autres temps, sont censés devoir s'opposer
de la manière la plus radicale. Dans ce contexte, ni le procès italien de
Galilée, ni les polémiques scientistes du XIXe siècle ne peuvent se
justifier. Le virtuoso, savant chrétien, trouve dans sa foi une motiva-
tion à la recherche scientifique, dont il est assuré qu'elle ne risque au-
cunement, par un choc en retour, de remettre en question la révélation
divine.
L'évêque Gilbert Burnet, lui-même savant et lettré, dans son orai-
son funèbre de Robert Boyle, cite un passage du testament du disparu,
adressé à ses confrères de la Société Royale, qui leur souhaite « un
heureux succès dans leurs louables efforts pour découvrir la véritable
nature des œuvres de Dieu », et prie « pour qu'eux-mêmes et tous les
autres chercheurs dans le domaine de la vérité physique, destinent de
tout cœur les résultats obtenus à la gloire du grand Auteur de la nature
et au bien de l'humanité » 31. Il ne saurait être question d'une alternati-
ve entre Dieu et la Nature. Comme le dit un autre virtuoso, le botanis-
te Nehemiah Grew : « il n'y a aucune contradiction lorsque la science
(philosophy) nous enseigne que la Nature a fait quelque chose que la
religion et les Saintes Écritures nous enseignent avoir été créé par
Dieu ; — pas plus que lorsqu'on dit que le balancier d'une montre est
mû par la roue la plus proche, on ne nie que la roue et tout le reste ne
soient mus par le ressort, et que le ressort et les autres parties n'aient
été déterminés à se mouvoir ensemble par celui qui les a créés. Ainsi
Dieu peut être dit véritablement la cause de cet effet, bien qu'on puisse
supposer l'intervention d'un [43] millier d'autres causes. Car toute la
Nature est comme une grande machine, que la main de Dieu a créée et
maintient » 32.

31 Dans R. K. MERTON, Science, Technology and Society in Seventeenth Cen-


tury England, Osiris, IV, p. 447.
32 Nehemiah GREW, Philosophical History of plants (1672), dans A. RUPERT
HALL, The Scientific Révolution, 2nd édition, London, Longmans Green,
1962, p. 291.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 53

Max Weber a montré que le renouvellement de l'attitude spirituelle


par la Réformation avait eu des répercussions dans l'ordre économi-
que. La vie contemplative à la manière monastique, est désormais te-
nue en suspicion ; un nouvel ascétisme apparaît, qui doit se manifester
à l'intérieur même du monde. Mais il n'y a aucune raison pour limiter
à un secteur déterminé de l'activité les incidences de la spiritualité
nouvelle ; l'équation, d'ailleurs contestable, établie entre puritanisme
et capitalisme, risque de fausser la compréhension des réalités histori-
ques. La mentalité réformée marque de son sceau toutes les entrepri-
ses de la pensée et de l'action. Le virtuoso apparaît comme le puritain
de la connaissance, tout de même que tel ou tel banquier calviniste de
Genève, ou d'Amsterdam ou de Paris représentera le schéma réformé
de l’homo oeconomicus. Pareillement, on pourrait définir un « type
idéal » de l'homme d'État, de l'administrateur ou de l'artiste selon la
spiritualité propre de la Réformation.
Robert K. Merton, dans son étude sur La Science, la Technologie
et la Société dans l’Angleterre du XVIIe siècle a réalisé une contrepar-
tie épistémologique des analyses économiques de Max Weber. Il a
mis en lumière la prépondérance numérique des puritains parmi les
membres fondateurs de la Société Royale : sur 68 sociétaires de la
première promotion (1663) dont les opinions religieuses sont connues,
on dénombre 42 puritains, proportion considérable dans la mesure où
les non-conformistes ne constituent qu'une minorité dans le pays 33.
Cette corrélation entre une attitude religieuse et la vocation scientifi-
que atteste que les valeurs spirituelles et la recherche présentent à
l'époque une homogénéité certaine. L'ordre du monde est saisi dans la
perspective d'un acte de foi, qui justifie le déploiement des méthodo-
logies empiriques. La maîtrise du monde par la connaissance, et l'utili-
sation du savoir pour le bien de l'humanité sont compris au nombre
des bonnes œuvres qui contribuent au salut de chacun et de tous. Une
telle motivation peut être reconnue dans l'entreprise de Bacon lui-
même, dont l'éducation fut puritaine. Les puritains se recrutent dans
une bourgeoisie en expansion, jalouse de son pouvoir et hostile à l'au-
tocratie royale. La croyance au progrès scientifique, technique, social
et politique fait partie des valeurs nouvelles, l'heureux succès des acti-
vités humaines étant un signe d'une favorable prédestination divine.

33 R. K. MERTON, op. cit., p. 473.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 54

De là un « climat général de sentiment et de croyance » 34, qui assure


à l'œuvre des savants un relief social tout à fait nouveau et une sorte
de consécration.
Cette attitude se reconnaît aisément dans l'œuvre des personnalités
de premier plan, comme un Boyle, un Newton, un Sydenham ou un
Locke. « La religion, estime Merton, fut l'élément premier, la [44] va-
riable indépendante, pour ainsi dire, et la science la variable dépen-
dante (...) La religion constituait une force sociale très efficace ; elle
exerçait en tant que telle une influence considérable sur les activités
contemporaines, et la répartition des intérêts. Parmi les valeurs de cet-
te société, les idéaux et les fins de la religion se diffusaient largement,
et la science était considérée comme un moyen puissant pour atteindre
ces fins 35. »
Une telle spiritualité épistémologique ne se retrouve nulle part ail-
leurs, sauf dans les Provinces-Unies néerlandaises. Elle est le fruit
d'une conjoncture politico-religieuse, et s'appuie sur des circonstances
économiques et sociales favorables. Ainsi se comprend l'incontestable
primauté du savoir anglais au XVIIe siècle. L'analyse trouve sa vérifi-
cation si l'on se réfère à une sociologie de la connaissance de la Fran-
ce à la même époque. Certains savants et intellectuels français corres-
pondraient assez bien au type du Virtuoso britannique, assuré de la
concordance entre la science et la foi. On peut songer à de grandes et
estimables figures comme celles du P. Mersenne, de Gassendi, de Ri-
chard Simon et de Malebranche, tous hommes d'Église, auxquels on
pourrait joindre l'érudit et polyhistor Peiresc, ainsi que certains jansé-
nistes, logiciens de Port-Royal ou historiens. Leur expérience spiri-
tuelle n'est pas tellement différente de celle de leurs confrères britan-
niques, et pourtant le concept de virtuoso ne comporte pas de traduc-
tion française, ce qui signifie qu'ils ne bénéficient pas de la reconnais-
sance sociale propre aux honorables membres de la Société Royale.
En France, les virtuoses chrétiens sont le plus souvent des suspects,
obligés de déguiser leur pensée ; l'accusation d'impiété, d'hétérodoxie
ou d'hérésie est suspendue sur leur tête ; ils sont voués à l'Index, à
l'exclusion de leur ordre ou à l'interdiction. Il leur faut recourir à la
clandestinité, aux imprimeurs de Hollande, ou même au silence. Ré-

34 Ibid., p. 439.
35 P. 434.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 55

fugié pourtant à l'étranger, Descartes pour éviter des ennuis dans son
pays, garde manuscrite une partie de ses œuvres. Pour lui aussi, les
interdictions pleuvront bientôt après sa mort.
L'Angleterre eut ses virtuosi ; la France eut ses « libertins », ce qui
serait plutôt le contraire. La notion de libertinage, souvent calomnia-
trice, évoque une pensée scandaleuse et qui, comme telle, se met hors
la loi. Or la liberté d'esprit n'implique nullement une attitude irréli-
gieuse. La culture française du XVIIe siècle vit bon gré mal gré sous le
régime de la séparation des pouvoirs entre la raison et la religion, en-
tre la pensée et l'autorité. Les virtuosi, dans la réalité anglaise, repré-
sentent une troisième force, qui œuvre pour l'accord des puissances
antagonistes. Ce compromis fécond est exclu du siècle français qui
trouve en Bossuet son accomplissement. Qui n'est pas avec l'Église est
contre l'Église, au péril de sa sécurité, de son honneur ou même de sa
vie. L'un des plus grands esprits du XVIIe siècle français, Blaise Pas-
cal apparaît déchiré par la contradiction de son époque et de son mi-
lieu. Mathématicien et physicien, logicien de la plus haute [45] quali-
té, Pascal, qui est un penseur religieux et une sorte de saint en dépit de
— ou à cause de — son hétérodoxie, finit par abjurer la raison pour
laisser toute la place à la croyance. Tant il est vrai que la raison et la
foi, susceptibles en Angleterre de s'unir en une alliance féconde, se
trouvent opposées en France en une irréconciliable alternative.

E. LES PROVINCES-UNIES
DE HOLLANDE

Retour à la table des matières

Dans l'espace culturel européen du XVIIe siècle, une place d'hon-


neur revient aux Provinces-Unies ; leur rôle apparaît sans commune
mesure avec l'étendue géographique du pays et le nombre de ses habi-
tants. Le petit peuple de Hollande et de Zélande, dont l'indomptable
résistance est animée par le Taciturne, Guillaume d'Orange, est sorti
victorieux de la lutte désespérée pour l'autonomie religieuse qui l'op-
pose à la puissance espagnole. En dépit de l'orgueil de Philippe II et
des atrocités du duc d'Albe, la bourgeoisie militante proclame le 16
juillet 1581 la déchéance du roi d'Espagne et l'indépendance des Pro-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 56

vinces-Unies : « pour la première fois dans l'histoire moderne, écrit


Henri Hauser, la notion de patrie se dissocie de celle de fidélité au
souverain » 36. Les théoriciens monarchomaques, après le massacre de
la Saint-Rarthélemy (1572) avaient remis en question le droit divin et
le pouvoir absolu des souverains. L'indépendance hollandaise est la
« première mise en action des doctrines franco-genevoises de 1573 sur
le droit des peuples à déposer les rois infidèles à leurs serments » 37.
Ce précédent redoutable dans l'histoire du droit constitutionnel fait
du nouvel État la citadelle de l'esprit démocratique allié à une certaine
fidélité religieuse. Ceux qui ont, plus que d'autres, lutté pour mériter
leur liberté, seront, plus que d'autres, portés à respecter la liberté d'au-
trui. En dépit de ses difficultés et contradictions internes, la Hollande
sera pour toutes sortes de persécutés la terre du refuge, le lieu privilé-
gié de la tolérance sur un continent qui refuse la tolérance ou ne l'ac-
cepte qu'à contrecœur.
En même temps qu'elles imposent le respect de leur vocation reli-
gieuse, les Provinces-Unies, naguère incorporées dans les circuits de
l'empire espagnol, découvrent leur propre vocation maritime, com-
merciale et coloniale. Marins, capitaines et hommes d'affaires, qui ont
fait leurs apprentissages au service d'Espagne, déploieront désormais
leurs énergies pour leur propre compte. La Compagnie des Indes
Orientales est fondée en 1602 ; la Compagnie des Indes Occidentales
en 1621. L'échec de la puissance catholique entraîne la décadence de
Bruges et d'Anvers ; Amsterdam devient une des capitales du nouveau
monde économique du mercantilisme, profitant ainsi au premier [46]
chef de la « substitution de l'Atlantique à la Méditerranée » 38, carac-
téristique du XVIIe siècle. « Le contrôle du grand commerce colonial
s'effectue désormais depuis la mer du Nord. Anvers éliminé, Londres
sur la touche, le Sund bloqué par les excès de la fiscalité danoise, le
décalage delà conjoncture du Nord par rapport à celle de la Méditer-

36 Henri HAUSER, La Prépondérance espagnole (1559-1660), P.U.F., 3e édi-


tion, 1948, p. 114.
37 Ibid., p. 120.
38 Pierre CHAUNU, La Civilisation de l'Europe classique, Arthaud, 1966,
p 126
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 57

ranée et de l'Amérique espagnole, voilà assuré sans partage l'heur


d'Amsterdam de 1630 à 1680 39. »
Mais la jeune Hollande ne se contente pas de ces places d'honneur
dans l'ordre économique et technique. Elle est aussi un foyer de cons-
cience intellectuelle et spirituelle, et le centre de gravité d'une Europe,
qui prépare la culture de l'avenir. Il est significatif que la Hollande
réformée ait compté parmi ses enfants l'un des penseurs religieux les
plus originaux du XVIIe siècle, dont l'œuvre devait être un signe de
contradiction pour la chrétienté romaine. Jansen, ou Jansénius (1585-
1638), qui devait mourir évêque d'Ypres, est né près d'Utrecht ; le dé-
bat suscité par son livre posthume l’Augustinus (1640) devait se pro-
longer pendant plus d'un siècle, jusqu'à l'expulsion des Jésuites de la
plupart des pays catholiques, et leur suppression par le Saint-Siège. Or
le jansénisme porte la marque de son initiateur, « ce Hollandais mino-
ritaire, ce catholique persécuté pour sa foi dans sa jeunesse, passion-
nément désireux de convertir son pays, passé à la Réforme protestan-
te ». Et Chaunu souligne que Jansénius « connaît trop bien le monde
calviniste pour ne pas comprendre ce que la Réforme calviniste a, sur
certains points, d'irréversible. Le catholicisme qu'il vit et qu'il offre
cherche à se constituer en dépassement dialectique à la Réforme cal-
vinienne, révolution théocentrique de la souveraineté et de la toute
puissance divine et continuité de l'Église visible » 40.
Le débat janséniste mobilisera autour de Port-Royal les plus pures
énergies du catholicisme français, en réaction contre le laxisme moral
des Jésuites, inspirés de Molina (De Concordia, 1588) ; ce libéralisme
qui dissout toute rigueur doctrinale et distribue la grâce à bas prix à
tout un chacun est la contrepartie de l'ultramontanisme propre à la
Compagnie de Jésus. La Hollande calvinienne n'est pas directement
impliquée dans le débat ; mais elle est le lieu et l'enjeu d'un conflit
analogue, qui divise son église, jouant un rôle considérable non seu-
lement dans l'ordre spirituel, mais dans le domaine politique et dans la
vie intellectuelle. Toute l'intelligentzia européenne de l'Aufklärung est
plus ou moins tributaire de l'opposition hollandaise entre les théolo-
giens arminiens et leurs confrères gomaristes.

39 Ibid., p. 32.
40 Ibid., p. 494.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 58

En fait, les polémiques hollandaises constituent un abcès de fixa-


tion pour des préoccupations qui se manifestent un peu partout dans
les églises issues de la Réforme. Aux mainteneurs inconditionnels de
l'honneur de Dieu, qui, à la suite de Calvin, insistent sur la transcen-
dance divine, sur la souveraineté d'une prédestination indifférente aux
[47] préoccupations de l'homme, s'oppose depuis les origines un libé-
ralisme qui, dans l'accomplissement du salut, accroît la part de l'hu-
main au détriment du divin. Un tel humanisme aboutit à remettre en
question le rôle du Christ, médiateur entre l'homme et Dieu, qui, tout
en restant un homme de Dieu, devient de plus en plus un homme
exemplaire et de moins en moins un Dieu. Ainsi se trouve contesté le
dogme de la Trinité qui déjà, aux origines du christianisme, avait été
rejeté par l'hérésie arienne.
Ce courant de pensée ne cessera d'exercer son influence à travers
l'Europe grâce à une propagande incessante, et toujours clandestine,
dans la mesure où elle était suspecte, voire criminelle, au jugement
des christianismes officiels. À travers l'Occident se constitue un ré-
seau de correspondance et de complicité dont l'importance considéra-
ble ne doit pas être méconnue au XVIIe et au XVIIIe siècle, même
dans des pays comme la France et l'Allemagne, où cette tendance ne
peut se manifester au grand jour. Les propagateurs de la doctrine sont
des lettrés, médecins ou théologiens italiens, dont les errances à tra-
vers l'Europe de la Réforme finissent par aboutir en Pologne. Parmi
eux, Lelio Sozzini (1525-1562) et son neveu Fausto Paolo Sozzini
(1539-1604). Grâce à ces hommes, une jonction s'opère entre le ratio-
nalisme averroïste de Padoue et la simplification du christianisme tra-
ditionnel par la Réforme. Ainsi se constitue un protestantisme libéral,
qui devra à Fausto Sozzini son nom de socinianisme, et, protégé par le
roi Etienne Bathory, trouvera un refuge provisoire dans la région po-
lonaise de Rakow.
La Hollande connaîtra un débat analogue dans le cadre de la nou-
velle université nationale fondée à Leyde en 1575 par le Taciturne.
Les Provinces-Unies indépendantes, coupées de l'université catholique
de Louvain, ont besoin d'un centre intellectuel. Le choix de Leyde est
une récompense pour la cité héroïque dont la résistance à l'assiégeant
espagnol incarna le vouloir vivre et la foi du peuple entier. Au nombre
des professeurs de la faculté de théologie se trouve Jacob Arminius
(1560-1609) étudiant de Genève, de Bâle et de Padoue, conscient de
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 59

la tolérance nécessaire en un pays de structure démocratique et de re-


ligion réformée, où ne sauraient prévaloir ni l'absolutisme politique, ni
l'esprit d'orthodoxie religieuse. Arminius enseigne un libéralisme
théologique, dont son successeur Simon Episcopius fera un système
cohérent. À l'affirmation d'Arminius s'oppose son collègue Franz Go-
mar, qui incarne la rigidité d'un calvinisme intransigeant, en particu-
lier à propos de la question décisive de la prédestination. Le débat en-
tre Arminius et Gomar n'est pas sans rappeler celui qui opposa Érasme
et Luther, l'un défendant le libre-arbitre, l'autre le serf-arbitre de la
créature humaine. Jésuites et Jansénistes se battront sur des positions
analogues, ce qui fera suspecter les arminiens, à l'occasion, de crypto-
jésuitisme, c'est-à-dire de haute trahison. Ces interférences du politi-
que et du religieux expliquent en particulier l'exécution de Barneveldt
en 1619, ainsi que la condamnation et l'exil de Grotius.
[48]
Les arminiens se situent dans une perspective où les valeurs mora-
les tendent à l'emporter sur les valeurs proprement religieuses. La
controverse s'engage avec la majorité des pasteurs, partisans d'un ré-
gime politique et militaire plus rigide. Pour mettre fin à un débat qui
met en péril l'unité de la nation un synode est convoqué à Dordrecht
(1618-1619) 41.
L'assemblée de Dordrecht, sorte de concile calvinien, n'est pas seu-
lement une date dans l'histoire des Pays-Bas ; elle aura des répercus-
sions sur les destinées intellectuelles et spirituelles de l'Europe. Le
raidissement s'explique sans doute par la situation tendue à l'intérieur
et à l'extérieur du pays, au moment où les troubles de la Bohême cal-
viniste et la Défenestration de Prague ouvrent à travers le continent la
guerre de Trente Ans, dernière des guerres de religion à l'échelle in-
ternationale. Le synode dure environ six mois, à l'issue desquels treize
pasteurs, conduits par Simon Episcopius, sont exclus de l'Église. Il
leur faudra se soumettre, et signer un formulaire, ou se démettre et
connaître les rigueurs du bannissement. Les exilés, au nombre de qua-
tre-vingts environ, sont accueillis à bras ouverts dans les contrées ca-
tholiques avoisinantes, en vertu du principe contestable selon lequel
les adversaires de nos ennemis sont nos amis. Du même coup sera as-
surée la diffusion des idées arminiennes dans les milieux intellectuels

41 Cf. notre Tome II, p. 47.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 60

en pays catholique, où elles chemineront dans la clandestinité, en at-


tendant les lendemains triomphants de l'âge des Lumières.
En Hollande même, le temps de la proscription ne durera pas plus
d'une dizaine d'années. Vers 1630, les remontrants retrouveront leurs
assemblées, leurs églises, leurs écoles, leur séminaire. Extrêmement
actifs, liés à la bourgeoisie riche et cultivée des affaires et de la ban-
que, ils ne cesseront plus de jouer un rôle de premier plan dans la vie
intellectuelle néerlandaise. Ils seront d'ailleurs renforcés lorsque la
Pologne, en voie de catholicisation radicale, sous l'influence des Jésui-
tes, détruira le refuge socinien de Rakow, en 1638, et dispersera les
anti-trinitaires. Cette nouvelle diaspora sèmera leurs idées à travers le
monde protestant ; un certain nombre de sociniens gagneront la Hol-
lande, où ils feront leur jonction avec les arminiens. Ainsi se renforce
une des lignes de force de la conscience occidentale, dont on mécon-
naît souvent l'importance, parce qu'elle demeure le fait de non-
conformistes, tenus à une réserve de prudence à l'égard des églises
établies qui occupent le devant de la scène.
La Hollande libérale est le centre de regroupement et de diffusion
d'une spiritualité nouvelle, enrichie de contacts divers qui l'élargissent
encore. Les sociniens de Pologne avaient trouvé des échos parmi les
communautés juives, dans la mesure où certains points communs rap-
prochaient les antitrinitaires du monothéisme hébraïque. Le phénomè-
ne se reproduit en Hollande, où la colonie juive est nombreuse, ainsi
que l'atteste le cas de Spinoza, dont les amis sont d'appartenance ar-
minienne. Bayle, à la fin du siècle, connaîtra les mêmes sympathies ;
ce sont encore elles qui font accueil à Locke lorsque, menacé [49] par
les incertitudes de la politique anglaise, il débarque à Rotterdam en
septembre 1683. Il bénéficie de l'hospitalité du docteur Veen, qui a
épousé la petite fille d'Arminius, et découvre les œuvres de Simon
Episcopius, qui enseigne le primat des exigences morales sur la dog-
matique religieuse. Parmi les intimes de Locke à cette époque figurent
Limborch, professeur de théologie au séminaire remonstrant, et Jean
le Clerc, de Genève, professeur de belles-lettres, animateur de la Bi-
bliothèque universelle et historique, en lequel il trouvera son premier
biographe.
En attendant de rentrer dans son pays aux côtés du roi hollandais
Guillaume d'Orange lors de la glorious revolution de 1688, c'est dans
cette atmosphère profondément religieuse et profondément libérale
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 61

que Locke prépare sa Lettre sur la tolérance, publiée en 1689, ainsi


que les deux Traités sur le gouvernement civil (1689) et l’Essai
concernant l’Entendement humain (1690). Ces œuvres capitales pour
la conscience occidentale sont liées à la spiritualité néerlandaise. A
travers Locke, la jonction s'effectuera avec le libéralisme britannique
représenté en particulier par les unitariens, homologues anglais des
antitrinitaires continentaux. Locke est l'une de leurs grandes figures,
l'autre étant celle de son ami Newton. L'inspiration unitarienne se re-
trouve, chez les déistes, et chez les latitudinaristes platonisants de
Cambridge, partisans d'un élargissement de la conscience religieuse
par delà les interdits des théologies positives. Le sage Locke, l'auteur
du Christianisme raisonnable, finira ses jours en 1704 chez lady Mas-
ham, fille de Ralph Cudworth, le maître des platoniciens de Cambrid-
ge.
Toutes ces relations jalonnent à travers l'Europe lettrée un réseau
de sensibilité intellectuelle et religieuse. La petite et valeureuse Hol-
lande est le lieu d'interconnexion d'une approche de la vérité dont le
rayonnement s'étend de Stockholm à Paris et de Londres à Genève.
Amsterdam et Rotterdam sont à deux pas de l'Angleterre, et la vallée
du Rhin établit un contact aisé avec les Allemagnes. Spinoza, Descar-
tes, Bayle, Locke, portent témoignage en faveur de la tolérance hol-
landaise, et les tracas qu'ils ont pu subir ne sont rien à côté des extrê-
mes périls qu'ils eussent couru ailleurs. On allègue parfois les débats
plus ou moins retentissants entre partisans et adversaires de Descartes
dans les universités hollandaises. Mais ces polémiques, dont l'issue fut
d'ailleurs favorable aux cartésiens, attestent que les universités étaient
un lieu de libre contestation où les novateurs ne risquaient ni leur li-
berté, ni leur existence. Les doctrines de Descartes, pourchassées et
interdites, ne seront pas admises dans les collèges français avant le
XVIIIe siècle, alors qu'elles avaient droit de cité en Hollande depuis
plus d'un demi-siècle. Cette même tolérance explique l'immense déve-
loppement de l'imprimerie et de l'édition hollandaises, qui viennent
relayer les presses de Venise, de Lyon et d'Anvers, victimes des per-
sécutions du pouvoir religieux. Le Discours de la Méthode est publié à
Leyde, le Traité de la Nature et de la Grâce, de Malebranche, chez
Elzévir, à Amsterdam ; Reinier Leers, de Rotterdam, édite, du même
Malebranche, les Entretiens sur la Métaphysique, ainsi que [50]
l’Histoire critique du Vieux Testament, de Richard Simon. Leers, ré-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 62

fugié wallon, pensionne Bayle pour lui permettre de mener à bien le


Dictionnaire historique et critique, qu'il publiera.
La patrie d'Érasme n'est pas seulement la terre du Refuge pour les
persécutés et l'atelier de l'imprimerie européenne, base logistique pour
la propagande des Lumières. Elle apporte sa contribution personnelle
à l'expansion de la culture, avec l'œuvre de ses maîtres peintres,
grands ou moins grands, un Rembrandt, un Vermeer, un Saenredam.
Dans l'ordre de la connaissance et du savoir, elle fournit nombre de
lettrés et d'érudits, qui préparent la philologie moderne. L'humanisme
philologique était né en Italie ; il y avait connu au XVe siècle une ad-
mirable floraison, avant de se diffuser à travers l'Europe. Mais dès la
fin du XVIe siècle, l'Italie a cessé d'être l'emplacement privilégié pour
les bonnes études ; dans ce domaine aussi, une sorte d'épuisement se
fait jour, ou de stérilité. À partir de la fondation de l'Université de
Leyde (1575), la patrie d'Érasme connaît un siècle d'or philologique,
illustré par les noms glorieux entre tous de Juste Lipse (1547-1606) et
de Joseph Juste Scaliger (1540-1609), qui, arrivé à Leyde en 1593, fait
de cette ville la capitale de la philologie. Ces maîtres compteront par-
mi leurs élèves une élite internationale de Français et d'Allemands,
ainsi d'ailleurs que de Hollandais, comme Hugo Grotius, exégète au-
tant que juriste, Daniel Heinsius, Gérard Vossius et plus tard son fils
Isaac, l'un des familiers de la reine Christine de Suède.
La recherche philologique ne se contente pas de mettre en valeur le
trésor des antiquités classiques. Elle se prolonge dans les études
d'orientalisme, mises en honneur par l'expansion maritime et coloniale
des Hollandais dans la mer des Indes. Leyde devint vite et demeura
toujours, un centre des études asiatiques, d'où sortira la linguistique
moderne. Mais la philologie est l'école de la critique historique, indis-
pensable à l'étude des textes. Et elle conduit tout droit à l'exégèse des
textes sacrés, dont l'exacte compréhension demande la mise en œuvre
des mêmes méthodologies. Dans ce domaine aussi, la conjonction en-
tre les disciplines critiques et le libéralisme arminien aura des consé-
quences fécondes. Avant de devenir allemande, la philologie est une
science néerlandaise.
Dans l'ordre des sciences de la nature, enfin, les services rendus
par la Hollande sont également importants. Le savant Isaac Beeckman
(1588-1637) n'est pas seulement le confident occasionnel de Descar-
tes ; c'est aussi un chercheur passionné qui examine tous les aspects de
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 63

la nature. Christian Huygens (1629-1695) apparaît comme un physi-


cien du premier ordre, en même temps qu'un organisateur de la re-
cherche scientifique en France et en Angleterre. À travers eux se pré-
pare l'œuvre féconde des 'sGravesande et des Musschenbroeck qui, au
début du XVIIIe siècle, seront les introducteurs sur le continent de la
physique newtonienne 42. La bouteille de Leyde symbolisera dans ce
[51] domaine le prestige hollandais. Quant à la physiologie et à la bio-
logie, elles sont illustrées par des noms comme ceux de Swammerdam
(1637-1680), et de Hartsoeker (1656-1725). Le modeste Leeuwen-
hoeck (1632-1723) se fait l'observateur systématique et passionné de
la réalité microscopique. Puis viendra le règne du grand Boerhaave
(1668-1738), physicien, chimiste et surtout médecin, auquel l'universi-
té de Leyde devra un renouveau de rayonnement à travers le continent
entier.

F. L’ALLEMAGNE

La situation de l'Allemagne dans la culture européenne au début


des temps modernes pose une série de problèmes dont il n'est pas sûr
qu'ils soient, à l'heure actuelle, complètement élucidés. Selon un
schéma passé dans les mœurs intellectuelles des Allemands eux-
mêmes, l'Allemagne aurait connu au temps de la Réforme une premiè-
re Aufklärung, bientôt réprimée par la Contre-Réforme et par l'attitude
réactionnaire des princes. Ainsi se serait institué une sorte de sommeil
dogmatique, aggravé par la catastrophe radicale de la guerre de Trente
Ans (1618-1648). Ruinée, dépeuplée, l'Allemagne aurait dû procéder
à une lente et difficile reconstruction, d'où elle aurait enfin émergé,
dans la dernière partie du siècle, grâce au brillant génie de Leibniz,
qui ouvre une ère nouvelle.
Eichhorn, historien de la civilisation européenne, écrivait à la fin
du XVIIIe siècle, à la gloire de la Réforme : « Les vieilles écoles fu-
rent purifiées et améliorées, on en créa beaucoup de nouvelles ; dans
les contrées protestantes, un modèle fut constitué que les catholiques
durent tôt ou tard imiter, s'ils voulaient connaître une floraison analo-

42 Cf. Pierre BRUNET, Les physiciens hollandais et la méthode expérimentale


en France au XVIIIe siècle, Blanchard, 1926.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 64

gue. A peine brisée l'antique contrainte sur les âmes, on vit jaillir une
liberté d'esprit sans précédent, à la fois orale et écrite, en matière reli-
gieuse et politique. On se mit à exprimer hardiment, à haute et intelli-
gible voix, et dans des écrits accessibles à tous, en langue commune,
une foule d'idées propres à éclairer et à illuminer le bon sens de l'hu-
manité, et que jusque-là on osait à peine se chuchoter à l'oreille 43... »
Pour un contemporain allemand de la Révolution française, la Réfor-
me avait été un mouvement analogue de libération de la conscience
populaire. Mais cet âge d'or culturel devait être bref : « L'âge des Lu-
mières (die Aufklärung) qui commença avec la Réformation ne dura
que pendant le temps où l'on persévéra courageusement dans la voie
où l'on s'était engagé ; c'est-à-dire à peu près aussi longtemps que vé-
cut Melanchton, le grand réformateur des écoles et des connaissances.
A sa mort déclina le nouveau jour qui s'était si brillamment annon-
cé 44. »
Dès la fin du XVIe siècle, l'Allemagne qui avait compté parmi ses
[52] fils Luther, Durer et Paracelse, serait retombée dans l'ornière de
la néo-scolastique. La situation aurait été aggravée par le régime féo-
dal de fragmentation de l'autorité et par les oppositions religieuses.
Les Allemagnes divisées contre elles-mêmes prennent un retard
considérable par rapport aux nations, comme l'Angleterre élisabéthai-
ne et la France de Henri IV, qui rassemblent leur territoire et leurs
énergies. La mosaïque du monde germanique s'enlise dans les querel-
les de clocher et les politiques à petit rayon d'action. L'autorité impé-
riale, toujours contestée, demeure soumise à des rituels archaïques, le
résultat le plus clair étant une paralysie au moins partielle des énergies
dans l'enchevêtrement des influences antagonistes.
La guerre de Trente Ans est le fruit empoisonné de ces antagonis-
mes. La révolte de la noblesse tchèque, de confession calviniste,
contre l'autorité impériale, commencée par la défenestration de Prague
(Mai 1618) aboutit à l'irrémédiable défaite du peuple bohémien à la
Montagne Blanche, en 1620. Dès lors le conflit se généralise, et le
domaine allemand devient le champ de bataille européen, selon les
combinaisons de la stratégie diplomatique, religieuse et militaire. Les

43 Allgemeine Geschichte der Cultur und Literatur des neueren Europas, Jo-
hann Gottlieb EICHHORN, Göttingen, t. I, 1796, Vorrede, p. xxxvɪɪ ɪ .
44 Ibid., p. LXI.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 65

Suédois, les Impériaux et enfin les Français se battent au grand détri-


ment des populations indigènes, soumises au flux et au reflux des sol-
datesques adverses. Les Aventures de Simplicius Simplicissimus, de
Grimmelshausen, parues en 1668, portent témoignage de cette univer-
selle dévastation, qui fait d'un riche pays une terre brûlée. Lorsque les
traités de Westphalie sont signés, à Munster et Osnabrück, en octobre
1648, la population de l'Empire est passée de 20 à 7 millions d'habi-
tants, qu'on se plaît à imaginer errants dans des champs de ruines.
« L'ancienne Allemagne, écrit un bon historien, a été anéantie jusque
dans ses racines par la guerre de Trente Ans. » La culture devra repar-
tir à zéro, car « le peuple allemand se présente désormais en Europe
comme un peuple tout jeune, et non encore développé parmi des aî-
nés ; il est dépourvu d'organisation politique rationnelle, et voit une
grande partie de son sol soumis à une occupation étrangère » 45. Avec
le piétisme, avec Leibniz, avec Wolff, le second praeceptor Germa-
niae, s'affirme peu à peu le visage nouveau de la culture allemande.
Cette vision de l'histoire doit être révisée. Dans la mesure où on
admet que le XVIIe siècle est pour l'Allemagne un siècle d'absence et
de démission, on s'estime dispensé d'y aller voir de près, de telle sorte
que les recherches essentielles n'ont même pas été entreprises. Or l'es-
pace allemand n'a pas été rasé d'un seul coup. Les dévastations de la
guerre de Trente Ans se sont déployées à travers un vaste territoire
pendant la durée d'une génération humaine ; elles ont fait rage avec
une intensité inégale selon les temps et les lieux ; il serait absurde
d'imaginer que les travaux de l'esprit ont été interrompus [53] pour un
demi-siècle, jusqu'au providentiel surgissement d'un Leibniz, dépour-
vu de précurseurs ou de maîtres, et jailli du néant.
Parmi les atrocités de la guerre, l'une des plus célèbres est le sac de
Magdebourg par les troupes impériales de Tilly, en 1631. Or le nom
de Magdebourg est lié à la personne d'un savant, dont la contribution à
la science du XVIIe siècle n'est pas négligeable. Il s'agit de Otto de
Guericke (1602-1686), mathématicien, physicien, ingénieur, qui fut
échevin de la ville en 1627, et devait en devenir bourgmestre en 1646,
c'est-à-dire dès avant les traités de Westphalie. Ces circonstances

45 Emanuel HIRSCH, Geschichte der neuern evangelischen Theologie im zu-


sam-menhang mit den allgemeinen Bewegungen des europäischen Denkens,
Gutersloh, Bertelsmann Verlag, Band I, 1949, p. 3.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 66

n'empêchent pas le savant allemand de poursuivre d'importantes re-


cherches, en liaison avec les découvertes de Galilée, de Pascal et de
Torricelli concernant le vide. En 1650, Guericke invente une pompe à
air, dont il se servira lors de célèbres expériences des hémisphères dits
de Magdebourg, réalisées en 1654 devant la diète de Ratisbonne. Ces
expériences furent publiées en 1657 par Gaspard Schott, sous le titre
Mechanica hydraulico-pneumatica, et le livre compta Robert Boyle
au nombre de ses lecteurs. En 1672, Guericke lui-même publiera ses
Expérimenta nova (ut vocantur) Magdeburgica de vacuo spatio. Cet
exemple prouve que l'Allemagne au XVIIe siècle n'est pas le désert
culturel que l'on imagine. Un autre cas serait celui de l'astronome Jo-
hann Hewel, ou Hevelius, de Dantzig (1611-1687), observateur dans
la tradition de Tycho-Brahé, qui étudie tout particulièrement les taches
solaires et les comètes. Lorsque sa maison brûle par accident, en 1679,
avec ses papiers et ses instruments, Colbert lui écrit une lettre de
condoléances et lui promet une subvention du roi de France pour répa-
rer le dommage.
Descartes, qui s'adonne à une manière de grand tourisme militaire
en pays allemand pendant cette même guerre de Trente Ans, atteste,
en son Discours de la Méthode, que les intermittences des opérations
lui laissaient le loisir de philosopher en la quiétude de son poêle. Une
autre figure géniale et passionnée démontrerait s'il en était besoin, que
les malheurs de la guerre, au lieu de détruire toute réflexion, peuvent
exalter et enrichir la pensée. Jean Amos Komensky (1592-1670), né
en un petit village de Moravie, dans un milieu tchèque de confession
réformée, souffre, mêlé à son peuple, les pires misères, persécutions et
dévastations qui frappent les sujets non conformistes de l'Empire. Sa
vie sera une longue pérégrination, d'asile en refuge, à travers l'Alle-
magne, la Hollande et l'Angleterre. Mais bien loin de le frapper de
stérilité, ses malheurs et ceux de la communauté dont il a la charge,
suscitent en lui une indomptable énergie spirituelle. Mystique, utopis-
te, et esprit pratique tout ensemble, Comenius est l'un des inspirateurs
de la pédagogie européenne, et l'on n'a sans doute jamais établi la det-
te de Leibniz à son égard.
De l'aveu même de l'intéressé 46, la vocation pédagogique de Co-
menius s'est développée sous l'influence de son aîné Ratichius. Wolf-

46 Cf. tome II, p. 285.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 67

gang Ratke (1571-1635), personnage pittoresque, sorte d'aventurier


allemand [54] de la pédagogie, malheureux dans la plupart de ses en-
treprises, est surtout un semeur d'idées, fomenteur d'une nouvelle
conscience méthodologique en matière d'éducation. Il incarne ainsi les
normes de l'âge baroque, bientôt diffusées par l'œuvre de Comenius à
travers l'Europe des institutions scolaires. Jean B. Neveux, auteur d'un
ouvrage de synthèse sur la culture allemande du XVIIe siècle, observe
à propos de Ratichius : « Nous connaissons trop mal Ratke pour dire
qui il fut exactement ; la conclusion à laquelle nous parvenons une
fois de plus est qu'il y a encore trop d'énigmes dans la vie des hommes
du XVIIe siècle pour qu'il soit possible d'écrire à leur propos des cho-
ses définitives... 47 » Ces observations d'un germaniste compétent sou-
lignent la situation paradoxale du domaine allemand à l'époque consi-
dérée. Si l'Allemagne culturelle paraît un no maris land, c'est moins
par manque de matière historique que par manque d'historiens. On a
l'impression d'un immense pays réduit à l'état d'une lande déserte,
mais c'est surtout l'historiographie qui est demeurée en friche. S'il n'y
a rien, ou presque, c'est qu'on n'a pas cherché. Il est absurde de traiter
de la culture allemande au XVIIe siècle par prétérition.
Les raisons d'un tel constat de carence du côté des germanistes se
trouvent sans doute dans l'inconsistance et l'incohérence de l'objet
considéré. Pendant tout le XVIIe siècle, il n'existe pas d'Allemagne
consciente et organisée, délimitée sur la carte et regroupée dans un
ensemble communautaire. L'espace allemand s'étend sur une immense
zone européenne qui, sauf en certaines régions littorales, ne possède
de contours précis ni au Nord, ni au Sud, ni à l'Est. Des populations
variées, de religions diverses ou opposées, se trouvent englobées en
cet ensemble sans unité, qui embrasse des ethnies slaves, du côté de la
Pologne, de la Lusace et de la Bohême, sans qu'on puisse toujours sa-
voir où s'arrêtent les confins des obédiences et souverainetés enchevê-
trées. Il convient d'éviter la projection dans ce passé des nationalismes
forcenés du XIXe siècle et du XXe. Sauf exception, la coexistence
pacifique demeure possible entre les éléments germaniques et ceux
qui ne le sont pas. En 1645, c'est le roi de Pologne Wladislaw IV qui
prend l'initiative de réunir à Torun (Thorn) un colloque de théologiens

47 Jean B. NEVEUX, Un siècle de vie spirituelle entre le Rhin et la Baltique, Le


XVIIe siècle de J. Arndt à Ph. J. Spener, Klincksieck, 1967, p. 53.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 68

en vue de rétablir l'unité entre catholiques et non-catholiques. Selon J.


B. Neveux, l'échec de cette tentative marque une date plus importante
dans l'histoire des Allemagnes que celle des traités de Westphalie
(1648) 48. Enfin, du côté de l'Est, l'autorité impériale se trouve au
contact de la sphère d'influence turque. Là aussi, les confins sont à la
fois des zones de passage pour les influences réciproques, et des mar-
ches militaires où s'opposent les armées. Le dialogue par les armes
avec les Turcs, qui avait connu un paroxysme au temps de Luther, se
prolonge jusqu'à la fin du XVIIe siècle. En 1682, la débâcle [55] tur-
que du Kahlenberg met l'Empire et l'Europe à l'abri, pour longtemps,
du péril ottoman.
À l'intérieur de cet immense espace subsiste un émiettement des
souverainetés, que rassemble tant bien que mal l'organisation archaï-
que ou plutôt la désorganisation savamment impuissante de l'Empire.
La politique fait corps avec la religion, selon la formule cujus regio
ejus religio, qui résume le traité d'Augsbourg (1555) Mais la coexis-
tence à l'intérieur de l'Empire n'est admise qu'entre catholiques et lu-
thériens ; les réformés de confession calviniste n'en bénéficient pas.
La révolte tchèque de 1618 est une lutte menée par un peuple pour la
reconnaissance de son authenticité religieuse. L'un des résultats de la
guerre de Trente Ans sera « d'introduire légalement le calvinisme dans
ce qui avait été depuis un siècle essentiellement un dialogue entre lu-
thériens et catholiques » 49,
Face à la pesée de l'Empereur et de l'Autriche catholiques, la prin-
cipale puissance luthérienne est la Saxe qui joue de ce fait un rôle es-
sentiel dans les affaires allemandes. De là des combinaisons diploma-
tico-religieuses d'une extrême complexité dont on peut se faire parfois
une idée en essayant de comprendre les activités subtiles de l'agent
secret Leibniz, saxon passé au service du camp adverse. En 1697,
l'électeur de Saxe, afin de recevoir la couronne de Pologne et d'éten-
dre son autorité à des territoires non germanophones se convertit au
catholicisme. Du coup, la Saxe, cesse de pouvoir prétendre à la pré-
pondérance parmi les États réformés. La place est prise par la maison
calviniste de Brandebourg, dont l'ascension est assurée par la sagesse
politique de Frédéric Guillaume, le Grand Électeur (1620-1688), à

48 Op. cit., p. 4.
49 Ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 69

partir de 1640. Son fils Frédéric (1657-1713) qui poursuit l'œuvre de


son père et rêve d'être le Louis XIV de là Prusse, consacre sa politique
en se couronnant lui-même premier roi de Prusse, en 1701, sous le
nom de Frédéric Ier. C'est autour de la nouvelle monarchie que se
constituera l'Allemagne moderne. Dans l'ordre de la culture, la fin du
siècle est marquée par la création de l'Université de Halle (1694), et
celle de la Société des Sciences de Berlin, à l'instigation de Leibniz,
en 1700 ; dans l'un et l'autre cas il s'agit d'une initiative prussienne.
Il résulte de tout cela que la culture allemande du XVIIe siècle à la
différence de la culture anglaise ou française, n'est pas une culture na-
tionale. J. B. Neveux observe qu'il n'existe pas de terme généralement
admis, au début du siècle, pour désigner la communauté germanique.
Évoquant un livre, paru en 1686, d'un certain H. J, Wagner agent de
l'Empereur Léopold Ier, sous le titre Ehrenruf Deutschlands, der
Deutschen und ihres Reiches, Neveux remarque : « il semble bien que
l'Empereur cherche, au XVIIe siècle comme au siècle précédent, à
s'adresser à ceux qu'il fait appeler les Allemands par dessus la tête des
souverains, afin d'arrêter et même d'inverser une évolution qui risque
de faire de lui un simple prince autrichien » 50. [56] Jusqu'à une épo-
que tardive, en tout cas, « le terme deutsch est resté imprécis » 51. En
fait, il « recouvre autant de vocables qu'il y a d'ethnies groupées ou
séparées par les accidents de l'histoire (...) Il semble que la valeur po-
litique du terme deutsch ait crû avec le développement de la littérature
en langue populaire et que certains hommes politiques clairvoyants
aient compris l'intérêt d'une propagande sur le thème de l'identifica-
tion de leur État avec un vaste groupe politique et non-
confessionnel ». Au surplus, le mot est peu employé. « Le XVIIe siè-
cle commence à se servir du terme mais encore rarement et sans le
préciser 52. »
Le mot de tradition latine Germania est en usage dans la chancelle-
rie impériale, placée sous l'autorité de l'archevêque de Mayence.
« C'est le XVIe siècle humaniste qui a conféré au mot sa plus haute
valeur, en s'appuyant sur la Germania de Tacite, retrouvée en 1455.
Ces humanistes agissaient dans le cadre de la translatio ou de la reno-

50 Jean B. NEVEUX, op. cit., p. 702.


51 Ibid.
52 P. 703.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 70

vatio imperii, et ils contribuèrent grandement à imposer un terme géo-


graphiquement encore plus mal défini que les autres et qui est la cause
première de nombreux abus, souvent volontaires, commis au cours
des siècles ultérieurs 53. »
Ces indications soulignent l'imprécision de l'espace mental, qui re-
double l'imprécision de l'espace politique. Le domaine germanique au
XVIIe siècle demeure une juxtaposition de « micro-climats confes-
sionnels et politiques », selon J. B. Neveux, dont chacun est lié à la
« force d'attraction » plus ou moins grande, qui prédomine dans la ré-
gion considérée 54. Un individu donné sera animé d'une sorte de pa-
triotisme local qui le lie à son prince et peut-être à son terroir ; et par
delà cette conscience confuse s'affirmera une autre conscience plus
confuse encore, celle de l'appartenance à un ensemble plus vaste, mais
indéterminé. La réalité allemande revêt ainsi l'aspect d'une nébuleuse
à plusieurs foyers d'inégale importance, traversée par des forces, des
impulsions, des systèmes de valeurs qui parfois tendent à la disloquer.
J. B. Neveux conclut ainsi son analyse : « S'il y a un sentiment et mê-
me une réalité commune aux groupes humains entre Rhin et Baltique,
ce ne peut être que sur le plan du christianisme ; il est moins celui des
théologiens que celui d'une masse, agitée parfois de mouvements vé-
héments, mais dans l'ensemble tolérante, car sa religiosité est diffuse.
Mais parce que cette religiosité est le seul caractère commun, et parce
qu'elle le restera très longtemps encore, c'est sur le plan spirituel que
l'on doit étudier le destin de ces territoires, si on veut les comprendre
dans leur ensemble 55. »
Ces indications soulignent certaines singularités de la culture alle-
mande au XVIIe siècle, si riche en mystiques et en prophètes, en fai-
seurs de projets de toute espèce pour rassembler les terres, rassembler
[57] les hommes et les confondre dans l'unité d'une même bonne vo-
lonté. Le génie de Leibniz se contente d'orchestrer à nouveau des thè-
mes qu'il n'a nullement inventés. Dès avant, le tchèque Komensky,
dans sa vie et dans son œuvre, avait exprimé la même conjoncture spi-
rituelle. D'autres hommes, certains célèbres et certains qui mérite-
raient de l'être, ont fait œuvre dans le même sens, souvent en liaison

53 P. 703-704.
54 P. 707.
55 Ibid., p. 716.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 71

avec les mouvements illuministes, alchimistes ou rosicrucien, dont les


aspirations confuses sont, elles aussi, conformes au génie de l'époque.
On connaît, pour la richesse de ses intuitions mystiques, l'œuvre du
(?)usacien Jacob Bœhme (1575-1624). Mais les savants allemands ne
semblent pas avoir accordé l'importance qu'elle mérite à la figure sin-
gulière de Johann Valentin Andreae (1586-1654), haut fonctionnaire
ecclésiastique en Wurtemberg, savant mathématicien et qui mit très
probablement en circulation le thème, demeuré jusqu'à nos jours mys-
térieux, de la fraternité de la Rose-Croix, inventée par lui en 1614-
1615. Andreae, canoniste luthérien, qui fut l'ami de Mästlin et de Ke-
pler, est aussi l'auteur de la Reipublicae Christianopolitanae descrip-
tio, parue à Strasbourg en 1619, utopie chrétienne où les thèmes baro-
ques de l'organisation sociale et de la recherche scientifique entrent en
composition avec la piété réformée. Des hommes de la même famille
spirituelle jouèrent un rôle important dans le développement de la vie
intellectuelle en Europe, tels Samuel Hartlib (1599-1662), d'origine
hanséatique, qui vécut en Angleterre où il travailla en particulier à la
réforme de l'enseignement selon les directives de Comenius, qu'il fit
venir à Londres. Hanséate, lui aussi, Henry Oldenburg, né à Brème,
familier de Huygens et de Spinoza, puis plus tard de Newton et de
Denis Papin, s'établit de même en Angleterre, où il fut secrétaire de la
Royal Society. Un autre européen méconnu est Walter von Tschirn-
haus (1651-1708), ami de Leibniz et membre de l'Académie des
Sciences de Paris, mathématicien, ingénieur et technologue, auteur de
projets et de programmes pour la transformation du monde par l'édu-
cation.
À partir du moment où l'on commence à dresser une liste de ce
genre, il apparaît que l'espace allemand du XVIIe siècle n'est pas de-
meuré une friche intellectuelle. L'activité de réflexion et de recherche
n'a pas cessé de se poursuivre, en particulier dans les riches villes de
la Hanse, ouvertes à toutes les influences qui s'exercent à travers la
méditerranée nordique. Un autre aspect original est l'importance per-
sistante de la culture universitaire. Dans ce domaine aussi, on admet
trop vite l'existence d'une traversée du désert entre Melanchton et
Christian Wolff. Tel ou tel centre d'études a pu dépérir, ou être ruiné
un moment par la guerre, mais une tradition se maintient, qui est loin
d'être stérile, pendant ce siècle prétendument en proie à la seule sco-
lastique. L'insuffisance des recherches concernant les institutions et
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 72

les hommes empêche de rendre justice à d'éminents professeurs, per-


sonnages de second plan, mais qui n'en ont pas moins rendu des servi-
ces à la culture européenne. Théologiens, philosophes, érudits et juris-
tes constituent, grâce au réseau des universités, un microcosme [58]
intellectuel actif et éveillé, auquel on n'a pas rendu une suffisante jus-
tice, pour la raison majeure que personne ne s'y est intéressé jusqu'au
point d'écrire son histoire.
C'est ainsi que l'université de Marbourg, à laquelle revient l'hon-
neur d'avoir été, en 1527, la première fondation de la Réforme, eut
pour professeurs des élèves et amis de Melanchton, et rayonna bien
au-delà des limites de la Hesse. À la fin du XVIe siècle et au début du
XVIIe siècle, y enseignent Rodolphe Goclenius (1547-1628), et son
élève Otto Casmann, qui mourut avant lui en 1607. Ces hommes obs-
curs ne sont pas des hommes oubliés ; en dépit des ingratitudes histo-
riographiques, leur nom figure dans l'histoire du savoir. Le Lexicon
philosophicum quo tanquam clave philosophiae fores aperiuntur, de
Goclenius, publié à Francfort en 1613, est demeuré à travers les siè-
cles l'ouvrage fondamental en ce qui concerne la terminologie philo-
sophique. Il a même eu récemment les honneurs d'une réédition, preu-
ve que les prétendus « scolastiques » ne travaillaient pas seulement au
passé. Casmann, pour sa part « fut le premier à donner le nom de Psy-
chologie à l'une de ses œuvres » 56. En fait le néologisme est même
double, car l'ouvrage, paru en 1594, est intitulé : Psychologia anthro-
pologica, sive animæ humanæ doctrina. L'anthropologie selon Cas-
mann, est la « doctrine de la nature humaine », elle-même subdivisée
en une psychologie, science de l'esprit, et une science du corps, ou
somatologie. La tradition aristotélicienne ici se dépasse elle-même,
pour déboucher dans une problématique moderne.
Plus important est Joachim Jung, ou Jungius (1587-1657), contem-
porain non indigne des grands noms de la pensée européenne. Né à
Lübeck, professeur de mathématiques à Rostock, puis docteur en mé-
decine à Padoue, Jung passa la majeure partie de sa vie à Hambourg,
alors en voie de devenir la plus puissante des villes de la Hanse, grâce
à une neutralité fructueusement maintenue au travers de la guerre.

56 F. A. CARUS, Geschichle der Psychologie, Leipzig, 1808, p. 454. Carus dé-


plore que la littérature psychologique n'ait pas rendu justice à Casmann, qui
fut à l'origine celui qui donna le ton à cette discipline (p. 453).
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 73

Jung est l'animateur des principales institutions d'enseignement de la


ville. Dès 1622, il avait créé à Rostock une societas ereunetica ou ze-
tetica, qui est l'une des premières en date des sociétés savantes où s'af-
firme le nouvel esprit scientifique. L'œuvre maîtresse de Jung, la Lo-
gica hamburgensis, parue en 1638, est une introduction à la philoso-
phie expérimentale moderne, que Leibniz devait préférer à la Logique
de Port-Royal, plus tardive et beaucoup plus célèbre. Jung est aussi
l'auteur d'essais de mathématiques et de sciences naturelles que Goe-
the, les ayant découverts par hasard, devait grandement admirer. « Cet
homme, écrivait-il en 1828, était mathématicien et logicien d'origine,
mais il s'était livré en toute liberté d'esprit à l'étude de la nature ; il a
laissé des travaux en avance sur son temps. Dans le multiple intérêt
qu'il m'a inspiré entre en ligne de compte le fait qu'il a été le contem-
porain de Bacon de Verulam, de Descartes [59] et de Galilée, mais
qu'il a su dans ses recherches et dans son enseignement, demeurer en-
tièrement original 57 .» Parmi les élèves de cet homme exceptionnel, il
en est au moins un qui mérite d'être cité, lui aussi trop oublié, Bernard
Varenius, né en 1621 et mort vers 1655, l'un des fondateurs de la géo-
graphie moderne. Sa Geographia generalis (1650) sera un jour éditée
par Newton.
Il suffit de lire les œuvres de Leibniz, et sa correspondance, pour
apercevoir qu'il ne se considère nullement comme le Jean-Baptiste
prêchant au désert de la connaissance ; il est lui-même plein de respect
pour bon nombre de maîtres contemporains ou déjà disparus. Une liste
complète serait trop longue, et ne dirait rien au lecteur non prévenu.
C'est un fait que la seule académie réformée de Herborn compte parmi
ses maîtres le théologien J. H. Alstedt (1568-1633), l'un des grands
noms de la pensée calvinienne, et le juriste Johann Althusius (1557-
1638), l'un des fondateurs de la doctrine juridique moderne, prédéces-
seur nullement négligeable de Hugo Grotius.
Mais il est un domaine où les Allemands commencent dès cette
époque à jouer un rôle de premier plan : le domaine de l'érudition his-
torique et philologique. L'école alexandrine avait inventé la science
bibliographique et lexicographique, et les humanistes de la Renaissan-
ce en avaient renouvelé la tradition. Il s'agit de rassembler et de

57 GOETHE, Lettre à Zelter, 1828 ; dans G- GUHRAUER, Joachim Jungius uni


sein Zeitalter, Stuggart und Tübingen, 1850.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 74

condenser l'immense masse des données du savoir en des ouvrages qui


puissent donner une base sûre aux recherches des lettrés. L'érudition
la plus austère fournit des instruments de travail indispensables, au
prix d'un travail ingrat.
Le fondateur de la tradition encyclopédique moderne pourrait être,
au XVIe siècle, le Zurichois Conrad Gesner (1516-1565), qui doit sa
renommée à ses immenses travaux d'histoire naturelle. Cette science
est chez lui enrichie d'une incroyable quantité d'informations linguis-
tiques, philologiques et folkloriques. En dehors de son histoire natu-
relle, Gesner est l'auteur d'un Mithridates, de differentiis linguarum...
(1555), première esquisse d'un recueil comparatif des langues du
monde, ouvrage qui devait avoir une considérable postérité. De plus, à
partir de 1545, Gesner publie une Bibliotheca universalis seu catalo-
gus omnium scriptorum... bibliographie systématique des ouvrages
savants, classés selon l'ordre des matières. Un pareil ouvrage attire
aisément la raillerie, ou le reproche de pédantisme ; mais l'œuvre du
polyhistor représente un miroir du monde culturel, transposition plus
abstraite des Miroirs médiévaux, et base de départ indispensable pour
toute recherche à venir.
Or la science encyclopédique du polyhistor, la polymathia, paraît
dès cette époque constituer l'une des vocations du génie germanique.
Dans sa pesanteur, et dans la rigueur méthodologique peu à peu
conquise, elle fournira son soutien logistique aux entreprises de la
connaissance spécialisée. L'œuvre de Gesner eut en Allemagne de la-
borieux [60] continuateurs, en particulier Daniel Georg Morhof
(1639-1690) qui fit une carrière de professeur et de bibliothécaire à
Rostock, puis à Kiel. Entre autres travaux, Morhof est l'auteur, ou du
moins le promoteur, d'un ouvrage intitulé Polyhistor literarius, philo-
sophicus et practicus, sorte de somme analytique et bibliographique
de l'ensemble du savoir selon l'ordre des disciplines 58. Morhof lui-
même ne publia que la première partie de l'ouvrage, le Polyhistor lite-
rarius, encyclopédie de la philologie ; l'entreprise trouva des succes-
seurs qui menèrent à son terme le programme initial en une série
d'énormes in-folio ; la quatrième édition devait voir le jour en 1747.
L'un des artisans les plus actifs de la poursuite des travaux fut Johann
Albert Fabricius (1668-1736), lui-même érudit et bibliographe extrê-

58 Sur Morhof et le Polyhistor, cf. tome II, p. 443 sq


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 75

mement actif. Le Polyhistor n'est pas un chef-d'œuvre de la culture


européenne ; il est des entreprises analogues qui demeurent plus célè-
bres, par exemple le Dictionnaire historique et critique de Bayle, et
l’Encyclopédie de d'Alembert et Diderot, pour ne rien dire des grands
dictionnaires anglais. Mais ces œuvres brillantes n'auraient pas été
possibles sans le labeur des soldats inconnus de l'érudition allemande,
que leurs heureux successeurs devaient piller sans scrupule. La tradi-
tion lexicographique et bibliographique, honorée en France par Du
Cange et les bénédictins de Saint-Maur, apparaît dès ce temps comme
un des aspects les plus fructueux de la contribution germanique à la
culture occidentale.
Le bond en avant de la culture allemande au XVIIIe siècle, et la
prépondérance de l'Allemagne dans le domaine des hautes études au
XIXe, ne sont pas le fait d'une éclosion subite et fortuite. Dès le XVIIe
siècle, il existe une vie intellectuelle dense et riche dans l'espace alle-
mand ; seulement elle s'affirme en œuvres de savoir et de pensée, et
non sous forme de chefs-d'œuvre littéraires, comme c'est le cas pour
l'école classique française. L'histoire de la civilisation généralement
axée sur les valeurs esthétiques, a tendance à considérer comme né-
gligeable la réalité allemande, où pourtant se réalise une prise de
conscience neuve des exigences du savoir.

G. LES PAYS NORDIQUES,


LA SUÈDE

Retour à la table des matières

Une vue générale de la culture européenne au XVIIe siècle ne se-


rait pas complète si elle ne mentionnait pas l'avènement des puissan-
ces du Nord dans le devenir de la civilisation occidentale. La méditer-
ranée nordique et protestante, représentée par la mer du Nord, la Bal-
tique et l'espace environnant, devient un foyer très actif d'échanges de
toutes sortes, dans la guerre et dans la paix, commerce de marchandi-
ses et commerce d'idées. Angleterre et Hollande communiquent et
parfois communient ; le littoral germanique déploie le réseau des vil-
les hanséatiques, riche et active façade de l'Occident ; [61] Suède et
Russie s'affirment et s'affrontent dans le champ clos de la Baltique qui
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 76

les sépare et les unit. La Suède surtout vit son siècle d'or et son épopée
entre les règnes de Gustave Adolphe (1611-1632) et de Charles XII
(1697-1718). La Russie émerge de son moyen âge avec la figure pro-
phétique de Pierre Ier (1682-1725) ; le destin du grand empire slave se
prépare dans la confrontation avec l'Occident.
Dans le domaine de la culture, la figure la plus importante est celle
de Christine de Suède (1626-1689), fille énigmatique et passionnée de
Gustave Adolphe, appelée à régir son pays pendant une dizaine d'an-
nées, jusqu'à son abdication (1644-1654). La reine Christine appar-
tient au folklore philosophique dans la mesure où, ayant attiré René
Descartes à Stockholm pour en recevoir des leçons, elle est responsa-
ble de la mort prématurée du penseur, en 1650. On a fait honneur à
Descartes de cette invitation royale, considérée comme un hommage
qui consacrait sa primauté. En réalité la jeune reine s'était entourée
d'une petite société savante qui constituait en quelque sorte son aca-
démie personnelle. Au nombre de ses membres figurent des personna-
ges suspects et de probables aventuriers, mais on y compte aussi le
grand Hugo Grotius, agent diplomatique suédois, et des érudits et phi-
lologues qui faisaient pour la souveraine la chasse aux livres rares, tels
les érudits Isaac Vossius, célèbre fils d'un père célèbre, et Nicolas
Heinsius. Les savants lettrés français Gabriel Naudé, Saumaise, Da-
niel Huet et l'orientaliste Samuel Bochart figurent aussi sur cette liste
assez longue ; Christine a même songé à faire venir auprès d'elle l'il-
lustre Gassendi, le rival de Descartes. Elle lui écrit le 25 septembre
1652 une lettre dont le style ampoulé et hyperbolique atteste que la
chasse au philosophe célèbre est pour elle d'abord une manière de se
désennuyer : « Vous êtes si généralement honoré et estimé de tout ce
qui se trouve de personnes raisonnables dans le monde et l'on parle de
vous avec tant de vénération que l'on ne peut sans se faire tort vous
estimer médiocrement ; ne vous étonnez donc pas s'il se trouve au
bout du monde une personne qui se croit intéressée à vous estimer in-
finiment (...) Je vous consulterai comme l'oracle de la Vérité (...) J'ob-
serverai vos préceptes aussi religieusement comme l'on est de coutu-
me d'observer les dogmes des plus célèbres législateurs 59... »

59 Lettre inédite ayant appartenu à la collection de Robert Schuman (vente de


la collection Robert Schuman, Deuxième partie, 24-25 juin 1965, n° 45 du
catalogue). Ce texte suffit pour dissiper l'illusion de ceux qui voyaient en
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 77

L'abdication de Christine, en 1654, devait disperser le groupe des


familiers. Mais son existence, même précaire, atteste que la Suède
aussi veut aspirer à devenir un lieu de haute tension intellectuelle, un
relais pour la culture européenne, ainsi que l'attesteront, au siècle sui-
vant, des hommes comme Linné et le chimiste Scheele.
[62]
*
* *
Ainsi l'espace culturel : européen, jadis compris dans le réseau uni-
taire de la Romania latine, apparaît, au XVIIe siècle, sous la forme
nouvelle d'une Europe diversifiée. Certes les communications ne
manquent pas d'une région à l'autre, et le thème s'affirme d'une Répu-
blique que séparent les divisions de la géographie politique. Mais les
sous-ensembles nationaux de l'Europe moderne portent la marque des
particularismes ethniques, religieux et linguistiques. C'est la diversité
désormais qui est donnée au départ ; l'unité doit être conquise au prix
d'une lutte constante entre la force de regroupement et d'intégration,
qui est celle de la science, et les forces centrifuges des concurrences et
rivalités, annonciatrices des désastreux nationalismes de l'avenir.
À la fin du XVIIe siècle, Leibniz diagnostique le mal de dislocation
dont souffre la culture. Le génie de Leibniz propose le remède en
même temps qu'il dénonce le mal. En dépit des communs diviseurs,
l'Europe devient un commun dénominateur, dont la nécessité s'impose
d'autant plus et d'autant mieux aux hommes de bonne volonté, qu'elle
est contestée davantage. L'Europe désormais figure une espérance de
la conscience universelle.

Descartes le maître à penser de Christine. Cassirer lui-même s'était ingénié à


retrouver dans les exercices de rhétorique de la reine une fleur de cartésia-
nisme. En fait, Christine est aussi éclectique en matière de philosophie qu'en
religion ou en amour. (Cf. E. CASSIRER, Descartes, Corneille, Christine de
Suède, trad. Francis et Schrecker, Vrin, 1942).
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 78

[63]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie
La vérité
selon le mécanisme

Retour à la table des matières


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 79

[65]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

I. L’AFFAIRE GALILÉE

Chapitre I
LA RÉVOLUTION
COPERNICIENNE

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Galilée est l'auteur de la révolution copernicienne, ou du moins son


héros, confesseur et martyr, la révolution ne devant pas être comprise
comme un épisode dans l'histoire de l'astronomie, mais bien comme
une réévaluation de toutes les valeurs. Jusqu'alors tributaires des dé-
crets divins, elles gravitaient autour de la volonté transcendante de
Dieu ; désormais elles s'ordonneront en fonction de l'intelligence hu-
maine selon les normes de la connaissance rationnelle. Non que Dieu
soit mort, et que l'homme l'ait renié ; mais la pensée humaine s'affirme
comme un relais de la pensée divine. L'homme est de plus en plus le
centre de regroupement de la pensée ; sa responsabilité majeure est de
mettre un ordre intelligible dans la multiple diversité des phénomènes
et des valeurs.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 80

Chez les Grecs et encore au Moyen Age, l'ordre des choses comme
l'ordre social et l'ordre dans l'homme étaient prescrits par une révéla-
tion venue d'en haut. Le cosmos hellénique, dont le schéma est main-
tenu dans la systématisation médiévale, fixe la place des êtres et le
devenir des événements selon les rythmes d'une Providence astrale.
Dans ce grand dessein, la position de l'homme peut sembler privilé-
giée, mais il demeure soumis à la discipline de l'ensemble ; sa sagesse
est faite de soumission, d'humilité et de piété, respectueuse de la loi
divine. La révolution copernicienne correspond à une rupture de ce
contrat d'établissement. Les évidences millénaires du domaine hu-
main, qui sous-tendaient l'ontologie des métaphysiciens aussi bien que
la vie pratique ou la spiritualité religieuse, se trouvent remises en
question, non pas une à une, mais toutes ensemble. L'intelligence hu-
maine, projetée dans un espace mental que peuplent désormais des
significations contradictoires, doit se résoudre à arbitrer elle-même le
débat, sous sa propre responsabilité.
La mutation de l'image du monde implique une révision déchirante
des valeurs établies, une dénonciation des attitudes passées en habitu-
des, et comme sanctifiées par la tradition. De cette crise, Montaigne,
en qui s'affirme la retombée des grandes espérances renaissantes, [66]
est un témoin privilégié. La disjonction de l'ancien globus intellectua-
lis n'est pas compensée chez lui par l'émergence d'une nouvelle épis-
témologie. Montaigne vient trop tard et trop tôt, si bien que le rétablis-
sement se fera chez lui dans l'ordre moral seulement, grâce à un com-
promis entre la résignation stoïcienne et l'ambiguïté d'un scepticisme
tempéré. Montaigne découvre la contradiction sans pouvoir la résou-
dre ; son parti pris personnel, qui ne pouvait être celui d'un savant, en
l'absence d'une science nouvelle, sera celui d'un humaniste qui retrou-
ve la paix de l'esprit dans une bibliothèque riche en auteurs anciens.
Le temps de la critique désabusée précède celui de la reconstruction.
Montaigne a vécu dangereusement, et à son corps défendant, la ré-
volution des valeurs religieuses et politiques ; il s'est vivement inté-
ressé à la révolution épistémologique sur la terre comme au ciel ; il
sait les continents et les hommes nouveaux, qui défient les normes
morales et intellectuelles de l'ancien Occident, aussi bien que les in-
novations du domaine céleste. L'Apologie de Raymond Sebond (1580),
résumant la sagesse des Essais, dresse le bilan de l'espace mental en
voie de constitution : « Le ciel et les étoiles ont branlé trois mille ans ;
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 81

tout le monde l'avait cru ainsi jusqu'à ce que Cléanthe le Samien ou,
selon Théophraste, Nicetas Siracusien, s'avisa de maintenir que c'était
la terre qui se mouvait par le cercle oblique du Zodiaque tournant à
l'entour de son essieu ; et, de notre temps, Coper-nicus a si bien fondé
cette doctrine qu'il s'en sert très réglément * à toutes les conséquences
astronomiques 60 (...) Combien y a-t-il que la médecine est au mon-
de ? On dit qu'un nouveau venu, qu'on nomme Paracelse, change et
renverse tout l'ordre des règles anciennes, et maintient que jusqu'à cet-
te heure elle n'a servi qu'à faire mourir les hommes 61 (...) Un homme
de cette profession de nouvelletés et de réformations physiques me
disait, il n'y a pas longtemps, que tous les Anciens s'étaient évidem-
ment mécomptés en la nature et mouvement des vents, ce qu'il me fe-
rait très évidemment toucher de la main, si je voulais l'entendre 62 (...)
Et l'on m'a dit qu'en la géométrie (qui pense avoir gagné le plus haut
point de certitude entre les sciences) il se trouve des démonstrations
inévitables, subvertissant la vérité de l'expérience : comme Jacques
Peletier me disait chez moi qu'il avait trouvé deux lignes s'acheminant
l'une vers l'autre pour se joindre, qu'il vérifiait toutefois ne pouvoir
jamais jusqu'à l'infinité arriver à se toucher 63 (...) Ptolemeus, qui a été
un grand personnage, avait établi les bornes de notre monde ; tous les
philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques îles
écartées, qui pouvaient échapper à leur connaissance ; c'eût été pyrr-
honiser, il y a mille ans, que de mettre en doute la science de la cos-
mographie, et les opinions qui en étaient reçues d'un chacun ; c'était
hérésie d'avouer des [67] Antipodes : voilà de notre siècle une gran-
deur infinie de terre ferme, non pas une île ou une contrée particulière,
mais une partie égale à peu près en grandeur à celle que nous connais-
sions, qui vient d'être découverte 64 ... »
Ce texte offre pêle-mêle un certain nombre d'aspects de la révolu-
tion épistémologique ; le nom de Copernic y est cité. Mais Montaigne
demeure en deçà de la limite où changerait la figure du monde des

* [Écrit tel quel dans le livre. JMT.]


60 MONTAIGNE, Essais, II, XII, Bibliothèque de la Pléiade, N.R.F., 1937,
p 556.
61 Ibid., p. 557.
62 Ibid.
63 Ibid.
64 P. 558.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 82

significations et des valeurs. Il refuse de distinguer entre la science


nouvelle, qui justifie ses certitudes, et la non-science d'autrefois. Il ne
s'agit pour lui que de conflits d'opinions, et les plus anciennes lui pa-
raissent plus respectables que les dernières venues. La diversité ne
renvoie pas à un ordre, à une hiérarchie ; elle atteste seulement une
instabilité mentale, dont il faut se méfier, car « c'est un grand ouvrier
de miracles que l'esprit humain » 65. En Montaigne s'affirme le décou-
ragement des espérances renaissantes, et non le ferme propos qui
franchit le seuil du monde moderne. « Quand il se présente à nous
quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en
défier, et de considérer qu'avant qu'elle fût produite sa contraire était
en vogue et, comme elle a été renversée par celle-ci, il pourra naître à
l'avenir une tierce invention qui choquera de même la seconde. Avant
que les principes qu'Aristote a introduits fussent en crédit, d'autres
principes contentaient la raison humaine, comme ceux-ci nous conten-
tent à cette heure 66. » La prudence raisonnable de Montaigne contras-
te avec l'imprudence rationnelle de Galilée. Montaigne est satisfait
pour sa part d'avoir toujours su, en des temps difficiles, tirer son épin-
gle du jeu. « Ainsi me suis-je, par la grâce de Dieu, conservé entier,
sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes créances de no-
tre religion, au travers de tant de sectes et de divisions que notre siècle
a produites 67. » Le tempérament de Galilée, moins heureux, ne devait
pas lui assurer la même ataraxie. Surtout, l'outillage mental du Floren-
tin lui permettait de définir la ligne de démarcation qui sépare la vérité
de l'erreur.
Les diverses éditions des Essais se succèdent de 1580 à 1588 ;
Montaigne meurt en 1592. A ce moment Galilée, né en 1564, a atteint
l'âge d'homme ; il vient d'être nommé professeur de mathématiques et
d'astronomie en la célèbre université de Padoue. Montaigne avait visi-
té la ville, au cours de son voyage en Italie, en 1580. Ces indications
attestent l'accélération de l'histoire intellectuelle de l'un à l'autre de ces
hommes qui, pour une partie de leur vie, sont des contemporains. De
l'âge de Montaigne à l'âge de Galilée, le globus intellectualis a changé
de face.

65 P. 559.
66 Ibid., p. 556.
67 P. 555-556.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 83

Les incertitudes de Montaigne mettent en lumière le discrédit de


l'ancienne image du monde. C'est pour des raisons morales et politi-
ques, non pour des raisons rationnelles, que Montaigne demeure [68]
fidèle à l'ordre aristotélicien. L'ancienne dogmatique du Cosmos ne
tient plus que par inertie mentale, et le parallélisme traditionnel du
macrocosme et du microcosme ne saurait plus être considéré comme
une norme d'intelligibilité. L'initiative en matière de vérité fait retour à
l'homme, à qui il incombe de prendre ses responsabilités. Montaigne
les prend sans les prendre, mais il les prend tout de même. Ce qui ca-
ractérise sa démarche, c'est la restriction de l'horizon. L'espace mental
est désormais indépendant de l'espace cosmique ; le microcosme trou-
ve en soi-même ses normes, sans référence à l'ordre du monde inté-
rieur. « J'ai mes lois et ma cour pour juger de moi, dit Montaigne, et
m'y adresse plus qu'ailleurs 68. » L'ordre humain, dans son indépen-
dance recouvrée, n'a plus à subir la discipline des lois du monde. « Je
m'étudie plus qu'autre sujet. C'est ma métaphysique, c'est ma physi-
que 69. » La référence aux synthèses aristotéliciennes n'est plus qu'une
politesse sans portée, puisque la « forme de l'humaine condition »
constitue une région autonome de l'être.
Montaigne ne se serait pas mis dans le cas de se faire condamner
comme Galilée. Il aurait certainement désapprouvé Galilée ; même, il
aurait sans doute trouvé justifiée la condamnation du savant, coupable
d'un attentat aux bonnes mœurs intellectuelles. Pourtant le maire de
Bordeaux se trouve du côté de la modernité, dans la mesure où l'initia-
tive des Essais consacre une conversion de l'attention et de l'intelli-
gence, qui s'attachent désormais à explorer une réalité humaine entiè-
rement désacralisée. Saint Augustin déchiffrait son intériorité selon
les indications du présupposé chrétien. Montaigne examine une inté-
riorité sans présupposé, et du coup son entreprise déploie une autre
version des grandes découvertes. L'âme humaine a aussi ses antipodes
et ses terres inconnues. L'exploration du microcosme aboutira, dans
l'œuvre des psychologues à venir, à une forme neuve de cosmogra-
phie. Comme l'écrit en 1601 Pierre Charron, disciple de Montaigne :
« la vraie science et la vraie étude de l'homme, c'est l'homme » 70. Le

68 Essais, III, 2 ; édit. citée, p. 782.


69 Ibid., III, 13, p. 1042.
70 Pierre CHARRON, De la Sagesse (1601), Préface du Premier Livre, édit. de
1646, p. 25.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 84

lecteur d'aujourd'hui, lorsqu'il pénètre dans l'univers de Montaigne,


n'éprouve pas l'impression d'un dépaysement, preuve que les valeurs
de l'humaniste gascon sont déjà des valeurs modernes.
La naissance de l'anthropologie est solidaire d'une crise de la cons-
cience. La personne, dans l'ébranlement général des valeurs établies,
doit faire retour à soi et se centrer sur elle-même, seul moyen d'échap-
per à la relativité généralisée qui remet en question les certitudes
consacrées. Le témoignage de Montaigne et de Charron est celui d'un
désétablissement et d'un rétablissement de la conscience ; cette révo-
lution copernicienne ne triomphera pas des résistances avant un siècle
ou même deux. Mais il existe désormais une tradition de l'anti-
tradition, particulièrement attestée dans le domaine français, sans dou-
te parce que les résistances y sont plus fortes qu'ailleurs, et [69] que le
refoulement officiel rend plus insistant encore le retour du refoulé.
Les libertins français du XVIIe siècle forment une chaîne d'esprits
forts dont la réflexion se prolongera jusqu'à Bayle et Fontenelle, et par
delà, jusqu'aux Encyclopédistes du siècle des Lumières.
Parmi les représentants de la nouvelle situation spirituelle, on peut
évoquer la figure de Gabriel Naudé (1600-1653), étudiant à Padoue,
médecin, mais surtout bibliophile et bibliothécaire de Richelieu et de
Mazarin ; il fut même, à la fin de sa vie l'invité de la reine Christine à
Stockholm, invité déçu, car il ne trouva là-bas qu'« un guêpier de sa-
vants qui s'occupent à s'y jouer des tours » 71. Érudit, humaniste, dont
la liberté d'esprit est tempérée par un machiavélisme politique assez
résolu pour lui permettre d'approuver rétrospectivement la Saint-
Barthélémy, Naudé est surtout le témoin lucide de l'usure des valeurs
traditionnelles, déjà attestée par Montaigne.
« Il faut encore observer, écrit-il, que ces changements, ces révolu-
tions des États, cette mort des Empires, ne se fait pas sans entraîner
avec soi les lois, la Religion et les sectes ; s'il n'est toutefois plus véri-
table de dire que ces trois principes internes des États venant à se cor-
rompre, la religion par les hérésies ou athéismes, la justice par la vé-
nalité des offices, la faveur des grands, l'autorité des souverains, et les
sectes par la liberté qu'un chacun prend d'introduire de nouveaux
dogmes ou de rétablir les anciens, ils font aussi tomber et périr tout ce

71 Dans J. R. CHARBONNEL, La pensée italienne au XVIe siècle et le courant


libertin, Champion, 1919, p. 52.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 85

qui était bâti dessus et disposent les affaires à quelque révolte ou


changement mémorable 72. » En ce milieu du XVIIe siècle, alors que
fait rage la guerre de Trente Ans, quelques années avant le régicide
anglais et la république de Cromwell, Naudé, qui vivra bientôt lui-
même les incertitudes de la Fronde, souligne la désagrégation de la
culture européenne : « le trop grand nombre de collèges, séminaires,
étudiants, joints à la facilité d'imprimer et de transporter les livres, ont
déjà bien ébranlé les sectes et la religion. Et, en effet, c'est une des
choses hors de doute qu'il s'est fait plus de nouveaux systèmes dedans
l'Astronomie, que plus de nouveautés se sont introduites dans la Phi-
losophie, Médecine et Théologie, que le nombre des athées s'est fait
plus paraître depuis l'année 1452 qu'après la prise de Constantinople
tous les Grecs, et les sciences avec eux, se réfugièrent en Europe et
particulièrement en France et en Italie, qu'il ne s'en était fait pendant
les mille années précédentes » 73.
Le « rationalisme critique » 74 diagnostique la révolution coperni-
cienne, dont il souligne le lien avec la restructuration du système du
monde. Pintard cite une lettre inédite de Naudé à Ismaël Boulliau,
dont les observations confirment les vues de Copernic, à un siècle de
distance : « J'ai peur que ces vieilles hérésies théologiques ne soient
[70] rien à l'égard des nouvelles que les astronomes veulent introduire
par leurs mondes, ou plutôt terres lunaires et célestes. Car la consé-
quence de celles-ci sera beaucoup plus périlleuse que celle des précé-
dentes et introduira bien de plus étranges révolutions. Baste Dieu sur-
tout, qui aurait autrefois dit à Lucian que ce qu'il nous donnait pour
fables extravagantes, et qu'il professait n'être pas et ne pouvoir être
véritables, ce serait vérifié être la vérité même, que croyez-vous qu'il
eût dit ? Cela me fait souvenir des antipodes, que personne ne pouvait
croire, il y a deux ou trois cents ans, sans être déclaré hérétique. Je ne
sais si vous avez remarqué, dans les commentaires de Cichus Ascula-
nus sur la Sphère de Sacrobosco, qu'un esprit familier qu'il disait
avoir, étant par lui interrogé que c'était que la lune, lui répondit ces
propres paroles : ut Terra, terra est. Je ne m'arrête pas à l'esprit, que je

72 Gabriel NAUDÉ, Considérations politiques sur les coups d'État, Rome,


1639, pp. 143-144 ; dans René PINTARD, Le libertinage érudit dans la pre-
mière moitié du XVIIe siècle, Boivin, 1943, p. 472.
73 NAUDÉ, op. cit., p. 146 ; dans PINTARD, ibid.
74 PINTARD, p. 454.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 86

crois n'avoir jamais dit de telles choses, mais bien à ce philosophe, qui
vivait il y a plus de deux cents ans 75. »
Quelques années après la condamnation de Galilée, alors que le
vieux savant continue à purger sa peine, Gabriel Naudé, familier des
choses italiennes, ne se fait aucune illusion sur l'efficacité du verdict.
L'ancienne image du monde est périmée ; les théologiens ne parvien-
dront pas à forcer les astres à suivre le cours qui leur était traditionnel-
lement assigné. Or l'astronomie est beaucoup plus que l'astronomie ;
le désordre du système planétaire s'est communiqué au système des
valeurs sur la terre des hommes. Élève du réalisme machiavélien, col-
laborateur de Mazarin, Naudé est porté par son tempérament critique
et pessimiste, à ne voir de salut que dans la raison d'État. Devant la
désorganisation spirituelle menaçante, un pouvoir fort imposera par
voie d'autorité les normes indispensables à l'équilibre spirituel, moral
et social. Le criticisme de Naudé justifie par avance le dogmatisme
sans critique de Bossuet.
Nous ne voyons aujourd'hui aucune raison pour qu'une découverte
concernant la topographie lunaire remette en question l'ordre moral,
social et religieux. C'est là justement une conséquence de la révolution
copernicienne, qui a dissocié les ordres de vérité, et rendu les vérités
astronomiques indépendantes des normes religieuses. Au début du
XVIIe siècle, une telle dissociation n'est nullement acquise, et le crime
de Galilée fut d'avoir affirmé, non sans imprudence, que la science es
savants, dûment contrôlée par l'observation et le calcul, pouvait faire
autorité, en dehors de toute référence au système du monde reconnu
par l'autorité ecclésiastique. Les défenseurs de la tradition avaient la
juste conscience que leur vérité devait être défendue en bloc. Si l'on
avait la faiblesse de donner raison à la raison nouvelle sur un point
quelconque, il était évident qu'elle gagnerait de proche en proche et
finirait par tout emporter.
La notion de système, appliquée aux grandes doctrines du rationa-
lisme moderne, appartient d'abord au vocabulaire de l'astronomie. [71]
Selon Littré un système est « un composé de parties coordonnées en-
tre elles », et le mot s'applique en premier lieu au « système du mon-
de », lequel est défini par un spécialiste comme « l'assemblage et l'ar-

75 NAUDÉ, Lettre à Ismaël Boulliau, 15 août 1640 ; dans PINTARD, op. cit.,
pp. 473-474.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 87

rangement des corps célestes, et l'ordre selon lequel ces corps sont
situés relativement les uns aux autres et suivant lequel ils se meu-
vent ». Le mot de système, qui définit le prototype de toute rationalité,
est descendu du ciel des astronomes sur la terre des philosophes. Cet
événement significatif se situe au début des temps modernes. Pendant
les dix dernières années de sa vie, Gassendi (1592-1655) travaille à
l'élaboration d'une somme de la philosophie nouvelle qui figurera dans
l'édition posthume de ses œuvres, en 1658, sous le titre : Syntagma
philosophicum. Le syntagme est un système qui n'ose pas dire son
nom, mais qui bientôt l'osera, tant et si bien que le XVIIIe siècle sera
l'âge d'or des systèmes philosophiques.
Le nouveau ciel de l'astronomie moderne n'intervient pas, dans
l'histoire de la pensée, à la suite d'une simple réfection du plafond du
domaine humain. La réorganisation de la voûte céleste détermine une
nouvelle sensibilité intellectuelle : c'est le rapport au monde qui est
modifié, c'est-à-dire la place de l'homme et de l'humanité dans la tota-
lité du réel. Comme devait le dire Saint Évremond, résumant de la
manière la plus simple la révolution copernicienne dans son ensem-
ble : « Tout est changé. » Cette migration d'un monde dans un autre
implique la rupture de très anciennes habitudes mentales et l'établis-
sement d'habitudes nouvelles. Désadaptation et réadaptation ne peu-
vent aller sans troubles ni déchirements, qui remettent en question les
raisons d'être des uns et des autres. Les renouvellements de l'intelligi-
bilité n'intéressent pas seulement l'ordre des articulations intellectuel-
les. Ils prennent une valeur existentielle, dans la mesure où ils attei-
gnent les fondements de la présence au monde.
Duhem a parfaitement exprimé le caractère totalitaire de ce boule-
versement des évidences. « Pour que les physiciens en viennent à reje-
ter la dynamique d'Aristote et à construire la dynamique moderne, il
leur faudra comprendre que les faits dont ils sont chaque jour les té-
moins ne sont aucunement les faits simples, élémentaires, auxquels les
lois fondamentales de la dynamique se doivent fondamentalement ap-
pliquer ; que la marche du navire tiré par les haleurs, que le roulement
sur une route de la voiture attelée, doivent être regardés comme des
mouvements d'une extrême complexité ; en un mot, que, pour le prin-
cipe de la science du mouvement, on doit, par abstraction, considérer
un mobile qui, sous l'action d'une force unique, se meut dans le vide.
Or, dans sa dynamique, Aristote va jusqu'à conclure qu'un tel mouve-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 88

ment est impossible 76. » On sait la difficulté qu'éprouvent les cosmo-


nautes à s'adapter à l'espace interplanétaire, où les conditions physi-
ques de l'équilibre terrestre se trouvent radicalement modifiées. La
révolution copernicienne a imposé aux hommes du XVIIe siècle une
épreuve analogue, dans la mesure où les présupposés les plus [72]
élémentaires de l'espace mental, les principes de la gravitation intel-
lectuelle, complètement bouleversés, mettent au défi les intelligences
et les sensibilités.
Chacun réagira selon son tempérament au désarroi menaçant.
Beaucoup plus tard, au temps de la révolution darwinienne, qui devait
renouveler pour la conscience occidentale les affres de l'âge galiléen,
Charles Lyell, ami de Darwin et fondateur de la géologie moderne,
devait résumer avec sagacité le sens de ce genre de débat : « Toutes
les fois, disait-il, qu'un fait nouveau et saisissant vient au jour dans la
science, les gens disent d'abord que ce n'est pas vrai, puis que c'est
contraire à la religion et, à la fin, qu'il y a longtemps que tout le mon-
de le savait 77. » Cette formule désabusée ne doit pas masquer l'im-
mense difficulté que représente, pour l'intelligence et pour l'imagina-
tion, le transfert d'un espace mental dans un autre.
Kepler s'était enthousiasmé pour les découvertes télescopiques,
qu'il avait vérifiées par des observations personnelles. Ces données
nouvelles de la science astronomique ayant exalté son imagination, il
entreprit de rédiger dans les dernières années de sa vie un roman de
science fiction, publié seulement après sa mort, par les soins de son
fils, en 1634, sous le titre Joh. Kepleri Somnium, seu opus posthumum
de Astronomia lunari. Dans ce livre, écrit Marjorie Nicolson, « nous
trouvons, présenté sous forme de rêve, l'un des premiers voyages mo-
dernes dans la lune ; le nouveau savoir astronomique y est adapté à un

76 Pierre DUHEM, Le Système du Monde, t. I, Hermann, 1913, pp. 193-194.


77 Avant Lyell, qui songeait à Darwin, d'Alembert avait émis une opinion ana-
logue à propos de Newton : « Sa théorie du Monde (car je ne veux pas dire
son système) est aujourd'hui si généralement reçue qu'on commence à dispu-
ter à l'auteur l'honneur de l'invention, parce qu'on accuse d'abord les grands
hommes de se tromper, et qu'on finit par les traiter de plagiaires. » (Discours
préliminaire de l'Encyclopédie, 1751 ; Gonthier, 1965, p. 97).
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 89

thème traditionnel » 78. Le récit est enrichi d'éléments autobiographi-


ques attestant qu'il s'agit d'autre chose que d'une fantaisie gratuite. Le
héros de l'histoire, le jeune Irlandais Duracotus, est fils d'une sorcière,
comme Kepler lui-même, et, comme Kepler, il est le disciple de l'as-
tronome danois Tycho Brahé. Grâce aux artifices magiques de sa mè-
re, Duracotus parvient à gagner le sol lunaire ; suit une description de
notre satellite, qui incorpore toutes les connaissances alors disponibles
sur le relief et les conditions climatiques locales. L'imagination re-
prend le dessus lorsqu'il s'agit de la faune, ou de la population et des
villes circulaires qu'elle habite, villes dont l'architecture, observée de
la terre, revêt l'aspect de cratères.
Le thème du voyage interplanétaire devait trouver un nouvel inter-
prète en la personne de Cyrano de Bergerac (1619-1655), bel esprit et
esprit fort, ami et disciple de Gassendi. Deux romans d'aventures utili-
sent librement le nouvel espace mental : les États et Empires de la
Lune, composé en 1649, mais publié seulement en 1657, puis les États
et Empires du Soleil, ou encore l’Histoire de la République [73] du
Soleil, écrit vers 1650 et publié en 1662, dans l'état d'inachèvement où
l'auteur avait laissé son œuvre 79. La fantaisie débridée et l'intention
satirique se donnent libre cours dans ces textes, mais on y retrouve le
thème fondamental de la nouvelle physique corpusculaire. L'imagina-
tion prend possession de l'horizon cosmologique indéfiniment élargi,
et la perspective de la pluralité des mondes habités introduit une rela-
tivisation des valeurs humaines. Cette remise en question de l'ordre du
monde, en fonction de la réciprocité des points de vue planétaires,
trouvera une riche postérité parmi les romanciers, utopistes et philo-
sophes à venir, de Swift à Voltaire.
Le « silence éternel des espaces infinis » suscitait l'angoisse de
Pascal, partisan de la nouvelle physique, mais soucieux de l'utiliser au
profit de son dessein apologétique. Cette inquiétude, réelle ou feinte,
n'est pas partagée par l'ensemble de ses contemporains. Le Somnium
de Kepler devait trouver audience en Angleterre, grâce au virtuoso

78 Marjorie NICOLSON, Science and Imagination, Ithaca, New York, Cornell


University Press, 1956, p. 28 ; cf. aussi Arthur KOESTLER, Les Somnambu-
les, trad. Fradier, Calmann-Lévy, 1960, pp. 397-401.
79 Cf. J. S. SPINK, French Free Thought from Gassendi to Voltaire, University
of London, The Athlone Press, 1960, p. 48 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 90

John Wilkins, qui le popularisa dans sa Discovery of a New World


(1638). Le Nouveau Monde céleste apparaît bientôt aussi attrayant
que les Terres Neuves découvertes et explorées par les navigateurs. A
la colonisation des lointains de l'Occident et de l'Orient correspond
une prise de possession de l'univers planétaire, en esprit et en imagina-
tion sinon déjà en réalité. Tel est l'accomplissement de la révolution
copernicienne.
Pour découvrir et peupler les nouveaux mondes, l'imagination a
pris les devants sur la réflexion. Mais la réflexion elle-même n'a pas
tardé à examiner avec sagacité les données du problème. François
Bernier (1620-1688), grand voyageur terrestre, élève de Gassendi, rai-
sonne justement à propos des possibilités de vie sur les autres planè-
tes. « Nous estimons qu'encore qu'on puisse probablement croire qu'il
s'engendre et se corrompe diverses choses dans les astres, l'on ne peut
néanmoins pas croire avec la même probabilité que ces choses soient
semblables à celles qui s'engendrent et se corrompent ici dans la terre,
en sorte que ce soient les mêmes animaux, et qu'entre ces animaux il y
ait des hommes, et qu'ainsi il soit vrai de dire que les astres soient ha-
bités par des animaux et spécialement par des hommes. Car si, à
l'égard de ce globe terrestre que nous habitons, il est vrai de dire que
toute terre ne produit pas toutes choses. Non omnis fert omnia tellus ;
et si nous voyons effectivement que les choses qui naissent dans l'Eu-
rope, dans l'Afrique et dans l'Amérique sont entièrement différentes
les unes des autres, il est croyable que celles qui naîtraient dans la lu-
ne seraient encore davantage différentes de celles qui naissent ici,
puisque la lune est si fort éloignée de la terre, et d'une température si
différente 80.»
Le problème de la vie sur la lune, et singulièrement de la vie hu-
maine, devient ainsi un problème positif. « Quelqu'un dira peut-être à
l'égard [74] des hommes que, comme ils naissent et subsistent par tou-
te la terre, ainsi ils peuvent naître et subsister dans la lune. Mais si
ceux qui sont nés et élevés dans les pays froids ont tant de peine à vi-
vre dans les chauds, et ceux des chauds dans les froids, qu'arriverait-il
d'un homme qu'on s'imaginerait être transporté dans la lune, dont la

80 François BERNIER, Abrégé de la Philosophie de Gassendi (1678), 2e édition,


Lyon, 1684, t. IV, pp. 361-362.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 91

zone torride est beaucoup plus intempérée que la nôtre 81 ? » Les jours
et les nuits lunaires étant beaucoup plus longs que les terrestres, les
écarts de température doivent être considérables. « Est-il croyable que
l'homme soit capable de supporter une chaleur et une froideur si ex-
cessives, d'autant plus que les vallons de la lune étant beaucoup plus
profonds que ceux de la terre, et ses montagnes bien plus élevées que
les nôtres, cela doit beaucoup contribuer à l'augmentation soit de la
chaleur, soit du froid 82. »
Peu d'années plus tard, au Cinquième soir des Entretiens sur la
Pluralité des Mondes (1686), le philosophe porte-parole de Fontenelle
décrit à la marquise les immensités sidérales. La jeune femme s'effraie
de cette révélation : « Voilà l'univers si grand que je m'y perds ; je ne
sais plus où je suis ; je ne suis plus rien (...) Tout cet espace immense,
qui comprend notre soleil et nos planètes, ne sera qu'une petite parcel-
le de l'univers ? Autant d'espaces pareils que d'étoiles fixes ? Cela me
confond, me trouble, m'épouvante... » Un an avant la publication de la
synthèse de Newton, la marquise retrouve les accents de l'angoisse
pascalienne. Son compagnon la rassure ; le songe de cette nuit d'été
scientifique ne garde pas l'accent de la tragédie. « Et moi, répondis-je,
cela me met à mon aise. Quand le ciel n'était que cette voûte bleue où
les étoiles étaient clouées, l'univers me paraissait petit et étroit ; je m'y
sentais comme oppressé. Présentement qu'on a donné infiniment plus
d'étendue et de profondeur à cette voûte, il me semble que je respire
avec plus de liberté et que je suis dans un plus grand air. »
Avec Fontenelle, vulgarisateur attardé de l'univers cartésien, avec
Newton surtout, et les Philosophiae naturalis principia mathematica
(1687), la révolution astronomique est achevée. L'accent littéraire des
Entretiens sur la Pluralité des Mondes atteste qu'il ne s'agit pas d'une
simple modification de la perspective épistémologique. « On récla-
mait autre chose, écrit Willey, que le simple affranchissement des fa-
çons de voir traditionnelles. Les hommes réclamaient de se sentir à
l'aise dans ce monde flambant neuf (this « brave new world ») que
Colomb, Copernic et Galilée leur avaient ouvert, et de le reconnaître

81 Ibid., p. 363.
82 P. 364.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 92

« contrôlé, soutenu et agité » par des lois apparentées, d'une manière


ou d'une autre, à celles de la raison humaine 83. »
De Copernic à Fontenelle et Newton, en passant par Galilée, on
compte une distance temporelle d'un siècle et demi. Cette durée fut le
délai nécessaire pour que s'accomplisse la révolution astronomique,
[75] c'est-à-dire pour que l'humanité, du moins l'humanité cultivée,
accepte le changement de monde. Ce délai montre l'ampleur de cette
crise de la conscience occidentale que fut la révolution copernicienne.
« Quoique le nom de la Révolution se dise au singulier, l'événement
fut pluriel, écrit Thomas S. Kuhn. Son noyau était une transformation
de l'astronomie mathématique, mais elle impliquait des changements
conceptuels dans le domaine de la cosmologie, de la physique, et aussi
bien dans le domaine de la philosophie et de la religion (...) La multi-
plicité intrinsèque de cette révolution échappe à la compétence du sa-
vant individuel, travaillant sur des sources de première main (...) À
cause de sa multiplicité, la révolution copernicienne offre une occa-
sion idéale pour découvrir de quelle manière et avec quelles consé-
quences les concepts de champs épistémologiques nombreux et diffé-
rents s'entrelacent pour constituer un seul édifice de pensée 84. »
Il ne suffit pas d'observer que la révolution copernicienne fut un
phénomène interdisciplinaire. Le tribunal qui condamna Galilée se
composait non pas d'experts en astronomie, mais de dignitaires ecclé-
siastiques, dont les motivations n'étaient pas, ne pouvaient être, d'or-
dre scientifique. Le déchiffrement de la réalité du ciel implique un
renouvellement de la réalité humaine, de sa relation avec le monde,
avec les hommes et avec Dieu lui-même.
Dans la mesure où le savoir établi était un savoir intégré, toute
modification importante devait mettre en question de proche en pro-
che l'équilibre du système. Les théologiens qui jugent Galilée sont les
gardiens suprêmes d'une culture. Peu importe à leurs yeux que les ar-
guments de Galilée puissent être valables selon l'ordre d'une certaine
intelligibilité astronomique. L'astronomie n'a pas le droit de se donner
raison toute seule ; il ne saurait y avoir de vérité séparée. Nous faisons

83 Basil WILLEY, The Seventeenth Century Background, Penguin Books, 1962,


p. 13.
84 Thomas S. KUHN, The Copernican Révolution, Cambridge, Mass., Harvard
University Press, 1957, Préface, p. vıɪ.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 93

aux Inquisiteurs un procès injuste en leur reprochant de ne pas s'être


inclinés devant la connaissance positive. Car la séparation des pou-
voirs entre la science exacte et la synthèse théologique, conséquence,
précisément, de la révolution copernicienne, ne saurait avoir validité
rétroactive.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 94

[76]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

I. L’AFFAIRE GALILÉE

Chapitre II
LE CLIMAT
ÉPISTÉMOLOGIQUE DE
L'AFFAIRE GALILÉE

Retour à la table des matières

C'est dans la perspective de cette mutation du monde culturel


d'Occident que l'affaire Galilée trouve sa signification. Il ne s'agit pas
d'une lamentable erreur judiciaire, car les juges savaient fort bien ce
qu'ils faisaient. Il ne s'agit pas non plus d'un procès de tendance épis-
témologique, intervenant à un certain moment de l'histoire de l'astro-
nomie. C'est en réalité la fin et le commencement d'une ontologie et
d'une théologie. C'est la condition humaine qui change de sens.
Pour apprécier cette remise en jeu des significations, il est bon de
se remémorer l'admirable dédicace de la Grande Composition mathé-
matique de l’Astronomie, qui date du milieu du second siècle de notre
ère. S'adressant à son frère, Ptolémée lui montre que l'astronomie est
la clef de voûte de la science, de la sagesse et de la religion. « Rien,
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 95

mieux que l'Astronomie ne saurait frayer la voie à la connaissance


théologique ; seule en effet, elle a le pouvoir d'atteindre avec sûreté
l'Énergie immobile et abstraite, en prenant pour point de départ l'étude
approximative des énergies qui sont soumises aux sens et qui sont à la
fois mouvantes et mues ; d'atteindre les essences éternelles et impassi-
bles qui résident sous les accidents, et cela à partir de la connaissance
approchée des déplacements qui déterminent les divers mouvements
et des règles qui les ordonnent. Mieux que toute autre occupation, elle
prépare des hommes qui sachent, dans la pratique et dans les mœurs,
discerner ce qui est beau et ce qui est bien ; par la contemplation de la
constante similitude que présentent les choses célestes, de la parfaite
ordonnance, de la symétrie, de la simplicité qui y règnent, elle rend
aimables les objets où se rencontre cette même beauté divine, elle ha-
bitue l'âme à acquérir une constitution qui leur ressemble et, pour ainsi
dire, elle lui rend naturelle cette constitution 85. »
Cette page avait gardé la plénitude de sa valeur à travers quinze
siècles de culture occidentale. Elle constitue, en plein XVIIe siècle, la
pièce à conviction la plus accablante dans le dossier des accusateurs
de Galilée. Le christianisme s'est substitué à la religion grecque sans
rompre avec l'inspiration de la piété astrale. La vérité qui régit le ciel
définit le prototype et l'origine commune des vérités et des valeurs
[77] terrestres. Le domaine sublunaire, en proie à la génération et à la
corruption, ne devient susceptible d'intelligibilité que par référence à
l'ordre inaltérable du domaine supralunaire, d'où émane toute causalité
réelle. C'est pourquoi une entreprise susceptible de jeter le trouble
parmi les astres, d'altérer l'inaltérable, détruit en même temps la vérité
du monde d'ici-bas. Elle coupe la communication entre la valeur et la
réalité ; elle fait du séjour des hommes un non-sens ; elle corrompt en
même temps la physique, la métaphysique et la religion. Si l'on ne
tient compte de ces justifications fondamentales, l'affaire Galilée n'est
qu'une histoire sordide, où la sottise cléricale écrase le génie.
Ce que la révolution copernicienne met en question, c'est la topo-
logie de l'intelligibilité. Dans la conception traditionnelle, l'ordre divin
du ciel définit le type de tout ordre terrestre, à ceci près que la subs-
tance céleste ou quintessence, de par sa nature transcendante, est sus-
ceptible d'une perfection que ne peuvent imiter les quatre éléments

85 FIC
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 96

corruptibles (air, eau, terre, feu) qui composent le monde d'ici-bas.


L'analogie du microcosme et du macrocosme permet de ressaisir dans
notre monde des régularités qui trouvent leur justification dans les
configurations du ciel. Mais, alors que la science des astres est une
science rigoureuse, la connaissance des choses inférieures, celle des
phénomènes terrestres et des événements humains, demeure approxi-
mative, puisque la nature grossière du réel inférieur fait obstacle au
plein accomplissement du vrai. Ainsi se trouvent à la fois justifiées
dans leur principe et vouées à l'imperfection les disciplines astrologi-
ques et alchimiques, conséquences nécessaires de l'ancienne image du
monde. Il y a une science unitaire, qui englobe tout ce que l'homme
peut savoir de l'univers et de lui-même, des vicissitudes de son âme et
de son corps aussi bien que de la croissance des plantes ou des fortu-
nes alternantes de l'histoire.
La révolution astronomique, c'est-à-dire la substitution de l'astro-
nomie à l'astrologie, réalise une redistribution des zones de vérité. La
supériorité du Haut sur le Bas, le déterminisme du ciel sur la terre dis-
paraît ; l'univers forme un ensemble constitué par les mêmes éléments
et obéissant aux mêmes lois. Du coup, le domaine terrestre devient un
champ d'application pour une science aussi exacte que celle des mou-
vements célestes. Il s'agit là d'un bouleversement de tous les présup-
posés du savoir. Comme l'observe Koyré, « faire de la physique dans
notre sens du terme — pas dans celui donné à ce vocable par Aristote,
— veut dire appliquer au réel les notions rigides, exactes et précises
des mathématiques et, tout d'abord, de la géométrie. Une entreprise
paradoxale s'il en fût, car la réalité, celle de la vie quotidienne, au mi-
lieu de laquelle nous vivons et nous sommes, n'est pas mathématique
ni mathématisable. Elle est le domaine du mouvant, de l'imprécis, du
« plus ou moins », de 1' « à-peu-près » 86.
[78]
L'aristotélisme concorde beaucoup mieux que la science galiléenne
avec l'expérience du sens commun. Platon lui aussi plaçait dans le ciel
des idées le foyer d'une vérité qui ne pouvait trouver dans le monde
d'ici-bas son plein accomplissement. « Entre les mathématiques et la
réalité physique, dit encore Koyré, il y a un abîme. Il en résulte que

86 A. KOYRÉ, DU monde de l'à-peu-près à l'univers de la précision ; dans Étu-


des d'histoire de la pensée philosophique, Colin, 19l1, p. 312.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 97

vouloir appliquer les mathématiques à l'étude de la nature, c'est com-


mettre une erreur et un contresens. Il n'y a pas, dans la nature, de cer-
cles, d'ellipses ou de lignes droites. Il est ridicule de vouloir mesurer
avec exactitude les dimensions d'un être naturel : le cheval est sans
doute plus grand que le chien et plus petit que l'éléphant, mais ni le
chien, ni le cheval ni l'éléphant n'ont de dimensions strictement et ri-
gidement déterminées : il y a partout une marge d'imprécision... 87 »
La révolution copernicienne est en réalité une révolution galiléen-
ne. La réflexion de Copernic ne met en jeu que le ciel, conçu selon les
normes traditionnelles. Le « système » de Copernic est un « systè-
me », un assemblage des corps célestes, différent du système de Pto-
lémée, — mais différent dans le même genre, respectueux des mêmes
valeurs épistémologico-religieuses. C'est une réforme, ce n'est pas une
révolution. Galilée a fait descendre la science du ciel sur la terre ; du
même coup, il a désacralisé le ciel et humanisé la science.
La science grecque était parvenue à donner une représentation
géométrique précise des mouvements des astres. Mais, dit encore
Koyré, « elle n'a jamais essayé de mathématiser le mouvement terres-
tre et, à une seule exception près, d'employer sur la terre un instrument
de mesure et même de mesurer exactement quoique ce soit en dehors
des distances. Or c'est à travers l'instrument de mesure que l'idée
d'exactitude prend possession de ce monde et que le monde de la pré-
cision en arrive à se substituer au monde de l'« à-peu-près » 88. L'en-
jeu de l'affaire Galilée est une révision déchirante du statut de la véri-
té. Au schéma millénaire d'une déperdition et dégradation de la
connaissance depuis la certitude inaltérable des astres jusqu'à la
confusion de la région terrestre s'oppose le schéma d'un champ unitai-
re de la connaissance. La nouvelle physique ne manquait pas d'argu-
ments scientifiques pour se justifier elle-même. Mais ces arguments
ne pouvaient être entendus que moyennant une reconversion préalable
de l'entendement humain ; ils présupposaient une nouvelle intelligence
des rapports de l'homme avec le monde et avec Dieu. Comme le dit

87 Ibid. À cet égard, les lois de Kepler, premières lois rigoureuses de la nature,
ne présentent pas de caractère révolutionnaire. Elles établissent une mathé-
matique céleste, et donc surnaturelle.
88 Ibid., p. 313 ; l'exception est celle de Vitruve qui mesura des distances et des
hauteurs avec un théodolite.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 98

Rupert Hall, la révolution scientifique est en même temps une révolu-


tion métaphysique 89. Et comme la métaphysique, jusqu'au XVIe siè-
cle, est associée à la théologie, l'affirmation galiléenne remet en ques-
tion le sens de la religion. On comprend la force des [79] résistances
auxquelles devait se heurter la science nouvelle ; les observations et
démonstrations du malheureux Galilée ne pouvaient convaincre que
des esprits déjà prévenus en faveur des nouvelles normes du savoir ;
les autres, c'est-à-dire l'immense majorité des contemporains, étaient
épouvantés par les conséquences qui s'ensuivraient nécessairement si
Galilée avait raison.
Si l'on en croit une anecdote fameuse, le philosophe aristotélicien
Cremonini, collègue de Galilée à l'Université de Padoue, apprenant les
découvertes télescopiques récentes, refusa de regarder lui-même par
l'oculaire de la lunette. Cremonini, un des derniers scolastiques, est
alors la gloire de Padoue ; son traitement est le double de celui de Ga-
lilée. Or l'existence, entre autres, des montagnes de la lune et des ta-
ches qui ternissent la face inaltérable du soleil, suffirait à détruire dans
son principe la physique d'Aristote que Cremonini a enseignée toute
sa vie, et par voie de conséquence l'ensemble de la philosophie tradi-
tionnelle. Qui ne reculerait pas devant une évidence aussi lourde de
conséquences ? En fait, l'enseignement de la physique d'Aristote de-
vait être imposé pendant plus d'un siècle encore dans une bonne partie
des institutions universitaires d'Occident. Peu d'hommes, et pas plus
les savants que les autres, sont capables d'affronter résolument une
vérité qui détruit toutes leurs certitudes ainsi que leur carrière. Enfin
Cremonini avait pour lui cette circonstance atténuante que, pour la
scolastique, la vérité s'établit au niveau du sensible ; elle est perçue
selon l'ordre de la connaissance immédiate. La lunette astronomique,
comme tous les appareils qui s'interposent entre l'œil et son objet, bien
loin d'améliorer l'observation, ont pour effet de la déformer et de la
fausser. Cremonini refuse de voir ce que voit Galilée parce qu'il en-
tend demeurer dans l'univers de Cremonini, et n'a pas confiance dans
l'univers illusoire de Galilée.
Du point de vue rétrospectif du savoir actuel, Cremonini fait figure
de fossile anticipé, témoin déjà ridicule d'un âge mental périmé, ce-

89 A. RUPERT HALL, The Scientific Revolution, London, Longmans Green, 2nd


édition, p. 372.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 99

pendant que pointe l'aurore de l'ère galiléenne, qui bientôt régira irré-
sistiblement le progrès des connaissances. Entre les deux hommes se
dessine la ligne de démarcation au-delà de laquelle commence le
monde moderne. Mais cette ligne de démarcation, pour nous parfai-
tement nette, ne l'est nullement aux yeux des contemporains du débat,
sauf rare exception. Quelques esprits plus clairvoyants que Galilée lui-
même pressentirent le danger que courait l'affirmateur intrépide de la
science nouvelle. « Un de ses amis vénitiens, l'historiographe du
Concile de Trente, le Père Paolo Sarpi, relate Louis Rougier, appre-
nant la décision de Galilée de se rendre à Rome, en mars 1611, pour
prévenir ses accusateurs, ne peut se défendre de sombres pressenti-
ments. « Je prévois que l'on changera la question de physique et d'as-
tronomie en une question de théologie, et qu'à mon grand chagrin Ga-
lilée, pour vivre en paix et échapper à la flétrissure d'hérétique et d'ex-
communié, devra se rétracter. Il viendra sans doute un jour où les
hommes de science, plus éclairés, déploreront la disgrâce de Galilée et
l'injustice commise envers un grand homme ; mais [80] en attendant,
il devra la supporter et ne s'en plaindre qu'en secret 90. »
Pour qu'un observateur sagace puisse prévoir, avec plus de vingt
ans d'avance le destin de Galilée, il fallait que les crises à venir s'ins-
crivent dans la perspective d'une nécessité intelligible, laquelle échap-
pait à celui qui devait en être la victime. Le génie de Galilée fait de lui
un isolé, en avance d'un âge mental sur ses contemporains ; à cet
égard son cas n'est pas très différent de celui de Socrate. Mais le sage
Socrate prévoyait la condamnation ; il faisait tout ce qu'il fallait pour
la provoquer, en attendant de s'y soumettre. Galilée, lui, n'est pas un
sage ; il ne se doute pas de ce qui l'attend, tellement il est persuadé
que les certitudes rationnelles qui pour lui font autorité, doivent aussi
convaincre les autres. Selon la remarque de Santillana, « il a toujours
cru en la générosité naturelle des hommes (...) Descartes lui aurait
conseillé de se taire. Mais il sent qu'il doit parler, qu'il est impossible
qu'on ferme les yeux à l'évidence de la raison ; et rien n'est plus
émouvant que sa confiance aux portes mêmes du Tribunal de l'Inquisi-

90 Texte cité dans le commentaire de Louis ROUGIER à sa traduction de la Let-


tre de Galilée à la Grande Duchesse de Toscane (1615) ; Nouvelle Revue
française, novembre 1957, pp. 1005-1006.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 100

tion : on allait pouvoir une bonne fois s'expliquer sur toute l'affai-
re » 91.
Galilée est sûr de son bon droit : l'astronomie nouvelle dont il fait
profession se fonde sur l'observation, le raisonnement et le calcul ri-
goureux. Les démonstrations scientifiques forment à ses yeux un sys-
tème qui se suffit à lui-même, parce qu'il est, en quelque sorte, in-
conditionnellement valable. Or la science traditionnelle formait un
tout, dont les diverses parties communiquaient entre elles et commu-
niaient dans le respect de certaines normes transcendantes. Les fon-
dements de ce système étaient des vérités-valeurs, des dogmes dont
l'autorité était telle que toute menace d'un échappement au contrôle
entraînait une réaction et une répression, en vertu d'une sorte de loi de
salut public de la culture. La science est aujourd'hui à nos yeux auréo-
lée d'un respect qui la rend en quelque sorte sacrée. Au début du
XVIIe siècle, c'est la théologie qui est la science sacrée, et comme la
théologie commande la totalité du savoir, toute remise en question
d'un secteur particulier de la connaissance revêt un caractère sacrilège
et blasphématoire. Le fait de fournir des démonstrations qui se préten-
dent rigoureuses aggrave encore la provocation. T. S. Kuhn analyse
fort bien cette situation ; Kepler et Galilée, observe-t-il, avaient fourni
les matériaux nécessaires, et les démonstrations, pour justifier un nou-
veau statut du système solaire. « Le schéma des orbites elliptiques et
les nouvelles données fournies par les télescopes n'étaient cependant
que des preuves astronomiques en faveur d'une planète Terre. Cela ne
répondait nullement aux preuves non astronomiques opposées à une
telle théorie. Aussi longtemps qu'ils [81] demeuraient sans réponse,
chacun de ces arguments, soit physique, soit cosmologique, soit reli-
gieux, attestait un immense décalage entre les concepts de l'astrono-
mie technique et ceux en usage dans les autres sciences et en philoso-
phie. Plus il devenait difficile de mettre en doute la nouvelle astrono-
mie, plus urgent se faisait le besoin de réajustements dans les autres
domaines de la pensée. La révolution copernicienne demeurait incom-
plète jusqu'à la réalisation de ces réajustements. 92 » On voit l'enjeu du
débat : pour que la raison scientifique et expérimentale puisse préva-

91 Giorgio de SANTILLANA, dans GALILÉE, Dialogues et Lettres choisies, trad.


P. H. Michel, Hermann, 1966, p. 349.
92 T. S. KUHN, The Copernican Revolution, Cambridge, Mass., Harvard Uni-
versity Press, 1957, p. 228.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 101

loir, il fallait que les interlocuteurs fussent d'accord sur le sens même
de la Vérité. Or la vérité de Galilée n'est pas celle de ses juges ; ceux-
ci ne pourraient se rendre à ses raisons qu'au prix d'un véritable sacri-
fice de leur intellect, qui détruirait ensemble leur métaphysique et leur
théologie. Un tel renoncement est impensable. On ne peut pas mettre
en balance quelques observations, d'ailleurs contestées, à propos de la
lune, des taches solaires ou des prétendus satellites de Jupiter, avec
l'enseignement millénaire de l'Église, qui a pour mission de préserver
le précieux dépôt de la vérité de Dieu. Aux yeux des scolastiques, un
détail ne saurait prévoir contre l'ensemble. Galilée déclare, au contrai-
re : « J'estime plus la découverte d'une vérité, même sur un objet de
faible importance, que de longues disputes sur les plus grandes ques-
tions, sans jamais atteindre aucune vérité 93. » La scolastique, du point
de vue de Galilée, n'est qu'une logomachie irréaliste. Entre les deux
points de vue, la disproportion est telle qu'il faudra des dizaines d'an-
nées pour que, devant l'accumulation des preuves, les meilleurs esprits
finissent par se résigner à admettre les nouvelles certitudes, au prix
d'un réaménagement complet de la situation de l'homme dans l'uni-
vers.
Tel est le sens de la révolution copernicienne dont le progrès s'ac-
complit de proche en proche à travers les disciplines de la connaissan-
ce pendant le XVIIe siècle. Toutes les sciences divines et humaines
vont se trouver remises en question, jusqu'au moment où l'horizon du
savoir basculera sans rémission. Les juges de Galilée pressentent la
menace ; leur réaction de défense ne tient pas compte de la foi et de la
bonne foi du savant florentin ; son génie même, s'ils étaient capables
d'en prendre conscience, ne serait qu'une circonstance aggravante.
Quand il y a péril en la demeure, tous les moyens sont bons pour sau-
ver l'essentiel. Un demi-siècle plus tard, l'évêque Bossuet, contempo-
rain de Newton et témoin de la crise de la conscience européenne, ré-
agira exactement comme les Inquisiteurs. Face à Richard Simon, face
aux protestants, face aux rationalistes de toute espèce, il fera flèche de
tout bois pour défendre « la tradition et les Saints Pères », avec l'éner-
gie du désespoir. La science moderne, la philosophie de Descartes, les
recherches historiques ne sont pour lui que des vérités [82] secondai-
res et subalternes. On peut s'en servir à l'occasion, quand elles parais-

93 Dans Léon BLANCHET, Campanella, Alcan, 1920, p. 140.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 102

sent favorables à l'Église ; mais la fidélité à l'Église commande de les


anathématiser en cas de discordance.
Le procès de Galilée est un procès témoin. Deux mentalités s'af-
frontent, entre lesquelles le seul dialogue possible est un dialogue de
sourds. D'un côté, un homme seul, bénéficiant tout au plus de quel-
ques complicités discrètes. De l'autre, le formidable appareil de la ré-
pression ecclésiastique. Galilée est perdu d'avance, et il est le seul à ne
pas s'en rendre compte. S'il évite le pire, c'est sans doute grâce à la
protection du Grand-Duc de Toscane, dont on peut penser qu'il négo-
cia en sous-main une combinaison qui, au prix d'une inévitable humi-
liation, permettrait à son mathématicien de mourir à peu près tranquil-
le.
Pour éclairer une conjoncture intellectuelle souvent mal comprise,
on peut évoquer la figure du philosophe Campanella, qui fut d'ailleurs,
à ses risques et périls, un des rares défenseurs de Galilée. Campanella
(1568-1639), né en Calabre, est, de par sa formation, un philosophe de
la Renaissance, fortement teinté d'occultisme, d'illuminisme et de pro-
phétisme. Il étudie d'abord à Cosenza sous la direction de l'aristotéli-
cien Telesio, puis se lie à Naples, avec Giovanni Battista délia Porta,
magicien expérimentateur et physiognomoniste, auprès duquel il
conçoit les bases de son propre système, où le naturalisme hylozoïste
aboutit à une magie naturelle, susceptible de transformer le monde au
bénéfice de l'homme. En 1592, il séjourne à Padoue, et y fait la
connaissance de Galilée, pour lequel il se prend d'une vive et durable
admiration.
En dépit de cette rencontre avec la science exacte, Campanella
demeure un aventurier de l'esprit, tenté par toutes sortes d'hérésies et
fortement suspect à l'orthodoxie régnante. Sans cesse en procès, ce
bohème ébauche des plans de monarchie universelle, dont il propose
la réalisation au pape, à l'empereur, en attendant de l'offrir au roi de
France. En 1599, les désordres de sa vie et le caractère séditieux de
certaines de ses entreprises le conduisent dans les cachots de Naples,
où il résidera jusqu'en 1626 ; il connaît la torture et n'évite, dit-on, la
peine de mort qu'en simulant la folie. Son long emprisonnement ne
l'empêche pas de recevoir des visiteurs de marque et de composer
quantité d'écrits, dont le De Sensu rerum et magia (1620). Il corres-
pond avec Galilée et rédige en 1616, c'est-à-dire au moment de la
condamnation du système de Copernic, une Apologia pro Galileo ma-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 103

thematico florentino, dont la publication, en 1622, n'arrangera pas ses


affaires. L'intervention du roi d'Espagne lui vaut d'être libéré en 1626 ;
mais il est bientôt repris et incarcéré de nouveau à Rome jusqu'en
1629. Après une trentaine d'années de prison, Campanella connaît un
retour de fortune étonnant ; il devient pour un temps le favori du pape
Urbain VIII, celui-là même qui devait bientôt faire condamner Gali-
lée. Campanella, au dire de son biographe « a gagné la faveur d'Ur-
bain VIII tant par les commentaires flatteurs rédigés sur ses poésies
que par l'astrologie et par les pratiques qu'il lui a apprises [83] pour
conjurer le destin astral » 94. Le souverain pontife s'intéresse aussi à
ses projets de réunion des religions qui auraient pu déjà, sous le ponti-
ficat précédent de Grégoire XV, inspirer dans une certaine mesure la
création de la congrégation De propaganda fide (1622) 95. Pensionné
et bien en cour, Campanella remet tout en question, lorsque éclate le
procès de Galilée, en s'offrant à prendre la défense de l'accusé (1632).
Cette nouvelle incartade le rend suspect aux yeux de son protecteur.
Instruit par l'expérience, le philosophe calabrais préfère prendre le lar-
ge et gagner la France. Il s'est lié d'amitié, à Rome, avec Gabriel Nau-
dé, bibliothécaire du nonce pontifical à Paris, et grâce à lui, il a pu en-
trer en correspondance avec les meilleurs esprits de la France d'alors :
Gassendi et Peiresc, la Mothe le Vayer, Mersenne. C'est ainsi qu'en
1634, il sera d'abord accueilli à Aix chez Peiresc, puis à Paris dans le
cercle des libertins érudits.
Une nouvelle existence commence pour lui. Jusqu'à sa mort, en
1639, il va écrire de nouveaux ouvrages et rééditer les anciens. Proté-
gé par la cour, il établit à la demande d'Anne d'Autriche et de Riche-
lieu l'horoscope d'un enfant royal, qu'on avait cessé d'espérer, et qui
naît en 1638. Comme il se doit, la conjoncture de cette naissance est si
merveilleusement favorable que Campanella peut prévoir pour le futur
souverain une gloire de Roi-Soleil. L'astrologue-consultant mourra
lui-même peu après, dans sa chambre du couvent des Dominicains de
la rue Saint-Honoré, non sans avoir épuisé, pour retarder l'ultime
échéance, toutes les ressources de son art. Les témoins ont décrit l'ex-
traordinaire décor de couleurs et de parfums, de pierres, de plantes et

94 Léon BLANCHET, Campanella, Alcan, 1920, p. 56.


95 Ibid, p. 53.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 104

d'objets divers, correspondant aux indications astrales, qui entoure le


lit du moribond.
Campanella n'est plus guère connu aujourd'hui que comme l'auteur
de la Cité du Soleil, utopie rédigée en 1602 et publiée en 1623, qui
décrit la civilisation de l'avenir selon les normes d'un encyclopédisme
illuministe. Les historiens voient en lui le dernier penseur italien de la
Renaissance ; ce serait déjà une raison suffisante pour le mettre en
parallèle avec Galilée, en lequel il est juste de reconnaître le premier
penseur italien des temps modernes. Les choses ne sont pas si simples,
puisque les deux hommes sont à peu près contemporains, Galilée
(1564-1642) étant d'ailleurs l'aîné de Campanella (1568-1639). Si l'on
considère que la révolution mécanicienne réalise, au cours du premier
tiers du XVIIe siècle, une sorte de passation des pouvoirs intellectuels,
il est important de constater qu'au moment même où s'accomplit cette
translatio studii ; les deux univers mentaux sont coexistants. En 1637,
l'année où Descartes publie le Discours et les essais de la Méthode,
Campanella donne une seconde édition de son De Sensu rerum et ma-
gia, dont la première publication, en 1620, concordait avec celle du
Novum Organum de Bacon. En 1638, encore, paraîtront la Philoso-
phia rationalis et la Metaphysica de Campanella, [84] en synchronis-
me avec la Logica Hamburgensis, d'inspiration moderne, de Joachim
Jung, et avec les Discorsi e Dimostrazioni mathematiche intorno a
due nove scienze du vieux Galilée.
Ces indications attestent qu'on aurait tort d'imaginer une coupure
entre l'ancien et le nouveau régime de la pensée. Les deux modèles
épistémologiques peuvent, jusqu'à un certain point, s'enchevêtrer, co-
habiter dans un même individu, puisque Campanella, défenseur d'une
philosophie de la nature typiquement renaissante, prend à ses risques
et périls la défense de Galilée, et puisque ses amis français appartien-
nent à la génération en laquelle se dessine la spiritualité mécaniste.
Bien entendu, Campanella méconnaît la signification lointaine de
l'œuvre galiléenne, dont il n'aperçoit pas qu'elle contredit sa propre
affirmation. Selon Blanchet « loin de mépriser les recherches de Gali-
lée, Campanella verra en lui un ouvrier de la même œuvre, appliquant
à la découverte des secrets de la nature la même méthode expérimen-
tale » 96. Seulement la méthode expérimentale de l'auteur du De Sensu

96 BLANCHET, op. cit., p. 154.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 105

rerum et Magia prolonge celle de Roger Bacon ; il considère Galilée


comme un thaumaturge, et en cela il se trompe du tout au tout. Mais
cette erreur même est la preuve que pour les témoins directs la situa-
tion demeurait confuse. Et cette confusion des esprits constitue un as-
pect non négligeable du climat épistémologique dans lequel se déve-
loppa l'affaire Galilée. Nous ne pouvons juger les esprits de ce temps
en leur appliquant la distinction, aujourd'hui facile à établir, entre la
vérité et l'illusion.
Campanella devait mourir astrologue impénitent, c'est-à-dire qu'en
dépit de ses sympathies galiléennes et parisiennes, il est demeuré en
deçà du seuil de la pensée mécaniste. Pour d'autres, et non des moin-
dres, c'est dans le cours même de leur vie intellectuelle que devait se
situer le franchissement de ce seuil. Robert Lenoble, historien de Mer-
senne, a signalé le « retournement de la pensée scientifique » 97, qui
s'opère autour du thème de l'harmonie universelle, idée d'origine py-
thagoricienne, fondamentale pour la pensée hellénique ; elle traverse
la culture médiévale et demeure une inspiration maîtresse de la cons-
cience renaissante. Elle inspire la réflexion de Copernic, et encore cel-
le de Kepler, dont l'œuvre de début, en 1596, a pour titre : Mysterium
cosmographicum, De admirabili proportione orbium coelestium, de-
que causis coelorum numeri... « Je me suis proposé, écrit Kepler dans
sa préface, de démontrer dans ce petit livre que Dieu, tout puissant et
infiniment bon, lors de la création de notre monde mobile et de la dé-
termination des orbes célestes, a pris comme base de sa construction,
les cinq corps réguliers, qui ont joui d'une si grande célébrité depuis
Pythagore et Platon jusqu'à nos jours, et qu'il a coordonné à leur natu-
re le nombre et la proportion des orbes, ainsi que les rapports des
mouvements célestes 98. »
Ainsi l'ami de Galilée, le fondateur de l'astronomie mathématique
[85] demeure fidèle au thème traditionnel de l'harmonie des sphères,
bien qu'il ait parlé des « démonstrations mathématiques, sans lesquel-
les je suis aveugle » 99. En 1619 encore, Kepler, dans son Harmonice

97 Robert LENOBLE, dans La Science au XVIe siècle, Hermann, 1960, p. 188.


98 Dans A. KOYRÉ, La Révolution astronomique, Hermann, 1961, p. 128.
99 KEPLER, Apologia adversus demonstrationem analyticam Roberti de Flucti-
bus (1622), Opéra omnia, éd. Frisch, Frankfurt und Erlangen, 1864, t. V,
p. 424.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 106

Mundi, où il établit la troisième des lois mathématiques qui immorta-


lisent son nom, persiste dans son néo-pythagorisme ; il est persuadé
que ses lois mettent en lumière les harmonies musicales qui règlent le
déplacement des planètes autour du soleil. La science nouvelle se
constitue dans le prolongement de la science traditionnelle. Kepler
n'aurait pas trouvé des lois mathématiques s'il ne les avait pas cher-
chées. Or il ne pouvait les chercher que dans la mesure où il était
d'avance assuré de la structure mathématique de l'univers.
Le même présupposé s'affirme d'abord chez Mersenne, « mais écrit
Lenoble, il est à son tour vite rebuté quand il constate que les calculs
ne confirment pas la thèse » 100. Le Traité de Harmonie universelle où
est contenue la Musique théorique et pratique des anciens et des mo-
dernes (1627) réfute au passage la théorie de l'harmonie mystique pré-
sentée par Robert Fludd, disciple des Rose-Croix. Une dizaine d'an-
nées plus tard, en 1636-1637, le gros traité de l’Harmonie Universelle,
« première production de la jeunesse mécaniste » 101, au dire de Le-
noble, rejetant tout arrière-plan métaphysique, élabore une théorie
physique de la réalité musicale. « Seul de l'ancien rêve subsiste le ti-
tre, qui fait l'effet d'un véritable anachronisme, car l'ouvrage lui-même
est déjà du mécanisme positif 102. » Même chez les plus clairvoyants,
la révolution épistémologique ne s'est pas faite en un jour.

100 LENOBLE, in La Science au XVIe siècle, op. cit., p. 188.


101 LENOBLE, Mersenne ou la naissance du Mécanisme, Vrin, 1943, p. 370.
102 In La Science au XVIe siècle, p. 188.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 107

[85]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

I. L’AFFAIRE GALILÉE

Chapitre III
L'AFFIRMATION
GALILÉENNE

Retour à la table des matières

L'honneur de Galilée est d'avoir été le premier à entrer résolument


dans l'univers moderne de la connaissance. Les philologues et huma-
nistes, les historiens renaissants demeuraient fascinés par l'île au trésor
de la culture antique. Les savants astronomes, Copernic, Tycho-Brahé,
Kepler lui-même ne font progresser le savoir qu'en regardant en arriè-
re, captifs des habitudes de pensée et des systèmes de valeurs tradi-
tionnels. Christophe Colomb aussi découvrit le Nouveau Monde sans
sortir lui-même jamais de l'ancien.
[86]
Galilée abandonne résolument le domaine enchanté des mythes
cosmiques, tout frémissant de l'harmonie des sphères. Son monde, il
ne l'a pas vu en songe, mais en esprit et en vérité, car désormais la vé-
rité de l'univers se révèle à l'homme selon l'ordre des démonstrations.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 108

Galilée situe la langue nouvelle du formulaire mathématique dans un


monde inconnu en son étendue et en ses structures maîtresses, mais
libéré de toute emprise de l'astrobiologie. « Peut-être la philosophie
moderne, écrit Gouhier, commence-t-elle au moment où les anges
cessent de peupler l'univers 103. » Il n'y a plus d'anges ni de forces oc-
cultes dans le ciel de Galilée. Son génie opère une démythisation du
monde matériel analogue à celle qu'avait réalisée Machiavel dans le
domaine des motivations morales et politiques. Un même réalisme
lucide s'affirme chez les deux citoyens de Florence. Machiavel consti-
tue dans son intelligibilité propre l'ordre de la réalité humaine ; Gali-
lée définit l'espace mental qui sera désormais celui des sciences exac-
tes. La préoccupation de Galilée est d'établir, au sein de l'observation
et de l'expérience, des relations, en langage chiffré, entre les divers
facteurs en jeu. Cette initiative est radicalement neuve, dans la mesure
où les trois lois de Kepler, formulées de 1609 à 1618, ne sont pas sé-
parables de leur contexte métalogique. Les recherches de Galilée for-
meront le premier noyau à partir duquel se constitueront la nouvelle
astronomie et la physique classique.
Or il faut constater que Galilée n'a jamais obtenu dans l'histoire de
la pensée la place d'honneur qui lui revient. Non sans raison, Louis
Rougier dénonçait en 1957 « un tenace déni de justice qui s'est perpé-
tué jusqu'à nos jours. Pour les Anglo-Saxons, le père de la pensée mo-
derne est le Chancelier Bacon ; pour les Français, c'est René Descar-
tes. Or Galilée les précède, les complète et les dépasse. Bacon n'a vu
de la procédure scientifique que le rôle de l'expérience ; Descartes,
que celui de la déduction mathématique. Galilée, après Léonard de
Vinci il est vrai, a su comment associer mathématiques et expérience
pour fonder la science quantitative des Modernes. Le préjugé baco-
nien et le préjugé cartésien sont si tenaces qu'il n'existe, à la seule ex-
ception des Mécaniques de Galilée traduites par le père Mersenne,
aucune édition française de ses œuvres maîtresses, ce qui est propre-
ment scandaleux (...) On dirait que la condamnation de 1633 a fait pe-

103 Henri GOUHIER, La philosophie de Malebranche et son expérience religieu-


se, Vrin, 1926, p. 60.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 109

ser son exclusive jusqu'à nos jours sur celui sans qui notre civilisation
occidentale ne serait pas ce qu'elle est » 104.
Ces remarques soulignent les effets aussi durables que désastreux
[87] de l'affaire Galilée. Alors que les nationalismes épistémologiques
d'Angleterre et de France ont mis en honneur, à tort ou à raison, leurs
héros respectifs, Galilée est demeuré pour des siècles un suspect dans
son propre pays. Méprisé, oublié, il ne gagnera quelque lustre en Italie
que dans le contexte d'une querelle à laquelle il est absolument étran-
ger. Le Risorgimento au XIXe siècle, dans sa lutte contre Rome et
pour l'unité nationale, retrouvera Galilée au magasin des accessoires et
en fera une figure emblématique de la lutte des Lumières contre l'obs-
curantisme Vatican. Ainsi promu à la dignité de héros maçonnique,
Galilée aura des boulevards et des statues dans les villes d'Italie, sans
que pour autant lui soit restituée sa gloire véritable. Par un non moins
ironique retour des choses, le condamné de l'Inquisition deviendra, en
plein milieu du XXe siècle, le cadavre dans le placard, dont la présen-
ce obsédante ne cessera de hanter les délibérations des Pères Conci-
liaires de Vatican II. En réalité, Galilée n'est pas un personnage de
Brecht, un héros positif et progressiste qui lutte pour les droits du
peuple. C'est à tort que « dans la mythographie rationaliste, il devient
la Pucelle d'Orléans de la Science, le saint Georges qui terrasse le dra-
gon de l'Inquisition » 105, pour reprendre les formules de Koestler. La
légende dorée d'anecdotes célèbres et de mots historiques dont on l'a
entouré masque son véritable visage et son rôle dans le développe-
ment de la culture en Occident.

104 Louis ROUGIER, La lettre de Galilée à la grande-duchesse de Toscane, Nou-


velle Revue Française, novembre 1957, p. 1000. On peut contester l'impor-
tance ici reconnue à Vinci, qui est un visionnaire et un solitaire, non un sa-
vant moderne. La bibliographie galiléenne en langue française s'est néan-
moins enrichie des importantes Études galiléennes d'Alexandre KOYRÉ
(Hermann 1939). Signalons aussi la traduction du Sidereus Nuncius par E.
Namer (Gauthier-Villars, 1964), ainsi que celle des Dialogues et Lettres
choisies par P. H. Michel, Hermann, 1966. La traduction par Mersenne des
Mécaniques de Galilée a été rééditée par B. Rochot aux Presses Universitai-
res de France, 1966.
105 Arthur KOESTLER, Les Somnambules, trad. Fradier, Calmann-Lévy, 1960,
p. 337.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 110

Né en 1564, trente-deux ans avant Descartes, et trois ans avant Ba-


con, Galilée appartient à une de ces familles commerçantes et lettrées
qui ont fait la richesse et la gloire de Florence. Cette gloire n'est d'ail-
leurs plus ce qu'elle a été un siècle auparavant ; Florence n'est plus la
capitale culturelle de l'Italie. Et l'Italie même de Galilée n'est plus
l'Italie de la Renaissance, dans sa géniale effervescence, mais l'Italie
de la Contre-Réforme. La date capitale est ici celle de 1563, qui mar-
que l'achèvement des travaux du Concile de Trente, dont les décrets
sont mis en application en cette même année 1564, où vient au monde
le jeune Galileo Galilei.
Les biographes soulignent que l'atmosphère de la maison paternel-
le était imprégnée de culture classique et moderne. Galilée le père
donnera aux enfants qui lui naîtront après son aîné les prénoms signi-
ficatifs de Virginie, Livie et Michel-Ange. Ce père est féru de musi-
que, non seulement en amateur, mais aussi en compositeur, théoricien
et historien, dans un esprit moderne. En 1581, il publiera un essai en
forme de dialogue et en langue italienne, où la théorie musicale, au
lieu de se perdre en considérations métaphysiques dans la recherche
des harmonies pythagoriciennes, tend à rejoindre le domaine de
l'acoustique positive. C'est déjà l'esquisse, avec un demi-siècle d'avan-
ce, de la conversion épistémologique réalisée dans ce domaine par
Mersenne.
[88]
Le jeune Galilée commence ses études à l'université de Pise, voisi-
ne de Florence. Il se destinait d'abord à la médecine, mais se trompait
d'adresse, car la médecine moderne, en ce temps-là, se constituait à
Padoue, et non à Pise, où régnait encore la scolastique galénique la
plus traditionnelle. Légitimement écœuré, Galilée renonça à l'art mé-
dical et regagna Florence où, en l'absence d'une université, il entreprit
des études scientifiques sous la direction d'Ostilio Ricci, qui ensei-
gnait les mathématiques à l'École des Beaux-Arts. Ricci est un spécia-
liste de la mécanique appliquée, de l'hydraulique, du génie civil et mi-
litaire, dans un esprit expérimental ; il joue le rôle de conseiller tech-
nique auprès de la cour de Toscane, s'occupe de la régularisation des
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 111

fleuves, de l'entretien des canaux ; enfin, il enseigne aux futurs offi-


ciers la topographie et la fortification 106.
C'est auprès de Ricci que s'affirmera la vocation de Galilée ; c'est
de Ricci que Galilée reçoit, cadeau décisif, les œuvres d'Archimède.
Plus heureux que Léonard de Vinci, mécanicien de génie, mais voué à
la solitude de l'autodidacte, Galilée, en l'absence d'un enseignement
universitaire qui, dans ce domaine, n'existe alors nulle part, bénéficie
ainsi d'une formation scientifique et technique. Dès ce temps, il s'inté-
resse à l'isochronisme des battements du pendule et songe à rédiger
des traités pour la formation des ingénieurs militaires. Plus tard, dans
sa demeure de Padoue, il aura un atelier où il construira, avec des ai-
des, toutes sortes d'instruments et appareils. À Venise, il fréquentera
l'arsenal de la République, et s'intéressera aux problèmes concrets qui
se posent aux techniciens. Si ses recherches sur la lunette d'approche
lui valent la faveur des autorités vénitiennes, c'est parce qu'il a attiré
leur attention sur l'intérêt que présente cet appareil pour les opérations
militaires de terre et de mer.
En 1585, Galilée produit son premier écrit intitulé Theoremata cir-
ca centrum gravitatis solidorum, où il réfute certaines des thèses fon-
damentales de la physique aristotélicienne. Ce travail lui permet d'ob-
tenir en 1587, un poste modeste pour l'enseignement des mathémati-
ques à l'université de Pise. La nomination, due à la faveur du grand-
duc de Toscane, est un signe des temps : les sciences exactes forcent
l'entrée du domaine universitaire. En 1592, une promotion flatteuse lui
vaut d'obtenir la chaire de mathématiques à l'université de Padoue, la
meilleure d'Europe à l'époque. Padoue est le studium de Venise ; la
République, jalouse de ses privilèges, tient l'Inquisition à distance,
protège ses imprimeurs et autorise une liberté de recherche et d'ex-
pression plus grande que partout ailleurs, ce qui lui vaut une foule
d'étudiants venus d'un peu partout, sans distinction de nationalité ni de
religion. La Faculté prédominante est la Faculté des Arts, et non celle

106 Sur tout ceci, cf. Leonardo OLSCHKI, Galilei und seine Zeit, Halle, Nie-
meyer, 1927.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 112

de Théologie, et la Faculté de médecine jouit alors d'un prestige inéga-


lé 107.
[89]
Mais la situation de Galilée à Padoue n'est nullement prépondéran-
te. L'université vénitienne est, avec les universités espagnoles, une des
dernières citadelles de l'aristotélisme finissant. Alors que la néo-
scolastique de Salamanque demeure soucieuse d'orthodoxie avant
tout, les penseurs de Padoue maintiennent la tradition averroïste d'au-
tonomie de la raison raisonnante. D'où une orientation vers un biolo-
gisme, renouvelé d'Aristote, qui, s'il est compatible avec la recherche
médicale, ne s'accorde guère avec la préoccupation galiléenne de
science exacte et d'intelligibilité mécanicienne. Galilée, qui enseigne
les mathématiques et l'astronomie, se trouve en avance d'un âge men-
tal sur ses collègues, situation dangereuse. S'il échappe à peu près aux
suspicions ecclésiastiques, il est soumis à cette forme très particulière
d'inquisition que représente la jalousie confraternelle. On ne saurait
dire qu'il brille d'un éclat exceptionnel, ni par son enseignement, ni
par la rémunération qu'on lui attribue, rémunération d'abord si médio-
cre qu'il doit prendre chez lui des hôtes payants, donner des leçons
particulières et vendre aux amateurs les appareils construits dans son
atelier. Quant à l'astronomie qu'il enseigne, c'est celle d'Aristote et de
Ptolémée, bien que, dès cette époque, il soit convaincu de la validité
du système de Copernic.
Il est rare qu'un grand homme soit honoré comme tel dans sa pro-
pre université. Le professeur Galilée ne fait pas exception à la règle.
Dans son cas, la diversité des positions intellectuelles s'aggrave d'une
incompatibilité d'humeur. Galilée n'aura jamais un caractère facile.
Roux, sanguin, le nez gros, un cou de taureau, il a une trop juste cons-
cience de sa propre valeur, et de la médiocrité des autres. Il ne sait pas
jouer le jeu des trafics d'influences et des concessions mutuelles qui
font les belles carrières. Aux petits jeux de l'université comme au
grand jeu du Saint-Office, il a toutes les chances de perdre à tous les
coups.

107 Cf. J. H. RANDALL, Scientific method in the school of Padua ; in Roots of


scientific thought, edited by Wiener and Noland, New York, Basic Books,
1957.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 113

Galilée enseigne à Padoue pendant dix-huit ans (1592-1610) de sa


vingt-huitième à sa quarante-sixième année. En 1610, il publie un ou-
vrage latin, imprimé à Venise, sous le titre Sidereus Nuntius : le Mes-
sage (ou le Messager) céleste, essai d'astronomie descriptive consacré
à des observations dues à la mise en œuvre d'une nouvelle lunette
(perspicillum). Galilée n'est nullement l'inventeur de la lunette astro-
nomique, laquelle semble avoir été construite, en ce début du siècle,
dans diverses régions d'Europe. Lui-même le dit fort clairement dans
son livre : « Il y a dix mois environ me parvenait la nouvelle qu'un
Flamand avait construit une lunette qui rendait visibles les objets très
éloignés de l'œil de l'observateur et permettait de les percevoir aussi
distinctement que s'ils étaient tout proches ; sur cette propriété éton-
nante, en vérité, on rapportait des expériences auxquelles les uns ajou-
taient foi et les autres ne croyaient pas. La même nouvelle m'était
confirmée, quelques jours plus tard par un gentilhomme français (...)
dans une lettre qu'il m'adressait de Paris. Telle fut l'occasion qui me
conduisit à rechercher attentivement l'explication d'un tel instrument
et à imaginer les moyens qui me permettraient [90] d'en construire un
de même type. Peu de temps après, j'obtins le résultat désiré, en m'ap-
puyant sur la doctrine de la réfraction 108... »
Le mérite de Galilée n'est pas d'ordre technologique. Selon son
propre témoignage, il a cherché et trouvé la solution d'un problème
que d'autres avaient déjà résolu. Si le nom de Galilée demeure attaché
à la lunette astronomique, c'est à cause de l'usage raisonné que Galilée
en fait. À la même époque le microscope est inventé en Hollande et en
Angleterre, mais un temps assez long s'écoulera avant qu'on en dé-
couvre l'usage proprement scientifique. Il faudra attendre un demi-
siècle, jusqu'à la Micrographia de Hooke (1665) et jusqu'aux investi-
gations de Leeuwenhoek, dont les résultats seront publiés à partir de
1673.
L'initiative révolutionnaire de Galilée est d'avoir tourné son ins-
trument vers le ciel, que Tycho Brahé, le plus grand observateur de
l'époque antérieure, dix ans auparavant, ne pouvait contempler qu'à
l'œil nu. Le perspicillum de Galilée, le télescope, permet une lecture
du ciel, dont les résultats imposent immédiatement une révolution de

108 Sidereus Nuntius, édition et traduction Emile Namer, Gauthier-Villars,


1964, p. 66.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 114

la connaissance. Le Sidereus nuntius, au bout de quelques mois appor-


te des révélations prodigieuses. Ce premier bilan permet au dire de
Galilée, « d'ajouter à l'immense multitude des étoiles fixes, qui pou-
vaient s'apercevoir jusqu'à présent à l'œil nu, et d'en révéler d'autres
innombrables, jamais vues auparavant, qui dépassent plus de dix fois
le nombre des étoiles anciennement connues. Quel spectacle merveil-
leux et émouvant de voir le corps lunaire, éloigné de nous d'environ
60 rayons terrestres, se rapprocher tellement qu'il ne semble plus qu'à
deux rayons de distance ; son diamètre nous apparaît presque 30 fois,
sa surface presque 900 fois et son volume presque 27 000 fois plus
grand qu'à l'œil nu. Ainsi l'évidence sensible fera connaître à tous que
la Lune n'est pas entourée d'une surface lisse et polie, mais qu'elle est
accidentée et inégale et, tout comme la surface de la Terre, recouverte
de hautes élévations et de profondes cavités et anfractuosités. En ou-
tre, il n'est pas superflu, semble-t-il, d'avoir éliminé les controverses
sur la Galaxie, ou Voie Lactée, et d'en avoir révélé aux sens, comme à
l'intelligence, la véritable nature. Quant à ce que les astronomes ont
appelé jusqu'ici des Nébuleuses, il sera intéressant et très beau d'en
faire toucher du doigt la substance, si différente de celle qu'on lui a
jusqu'ici attribuée. Mais ce qui passe en merveille toute imagination et
nous a surtout amené à nous adresser à tous les astronomes et philoso-
phes, c'est d'avoir découvert quatre étoiles errantes que personne avant
nous n'avait connues ni observées : comme Vénus et Mercure autour
du Soleil, elles ont leur propre révolution autour d'un astre principal
déjà connu, que tantôt elles précèdent et tantôt elles suivent, sans ja-
mais s'en éloigner au-delà de certaines limites. Et toutes ces choses
furent découvertes et [91] observées, il y a peu de jours, à l'aide d'une
lunette que j'ai construite, après avoir été illuminé de la grâce divi-
ne » 109.
Même si l'œuvre de Galilée s'était limitée au Nuntius Sidereus, elle
aurait marqué une date dans l'histoire du savoir humain. La révélation
du ciel n'est pas seulement le total des découvertes ainsi annoncées :
multitudes stellaires, vraie nature des galaxies et nébuleuses, relief de
la lune et satellites de Jupiter, dont Galilée fait hommage à ses protec-
teurs de la maison de Toscane, en les baptisant « astres médicéens ».
Chacune de ces observations est capitale ; mais plus capital encore est

109 Préface du Nuntius Sidereus, édit. citée, pp. 65-66.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 115

le bond en avant de l'intelligence, sans lequel de telles observations


auraient été impossibles. Dans le cours de cet hiver 1609-1610, sous
le regard solitaire de Galilée, la face du ciel, immobile depuis des mil-
lénaires, se disloque et se recompose si complètement qu'elle ne sera
jamais plus ce qu'elle a toujours été.
Pour les observateurs du XVIe siècle, la voûte céleste n'est pas dif-
férente de ce qu'elle était pour les observateurs de l'Antiquité. Depuis
Ptolémée, le nombre des étoiles qui décorent l'horizon dernier de la
sphère des fixes n'a guère varié ; il tourne autour d'un millier. Quant
au nombre, à la nature et à la disposition des planètes, ces questions
ont été résolues par les savants antiques selon des normes rigoureuses
qui ont pris force de dogme en Occident, depuis que les docteurs de
l'Église ont choisi d'interpréter la Bible à la lumière inattendue d'Aris-
tote et de Ptolémée. Explorateur du ciel, Galilée apporte du premier
coup une telle moisson d'informations précises, incompatibles avec les
certitudes établies, qu'il fonde sur de nouvelles bases un espace mental
radicalement différent.
Le système de Copernic avait pris des libertés avec la tradition.
Mais il bousculait les traditions en s'appuyant sur des traditions ; il
invoquait des précédents antiques, et d'ailleurs ne fournissait pas de
véritables preuves de ce qu'il avançait. On pouvait, comme l'avait fait
Osiander, disciple prudent et avisé, soutenir qu'il s'agissait là d'une
spéculation sans portée. De son côté, Tycho Brahé avait signalé que
les comètes ne respectaient pas les règles du jeu définies par Aris-
tote ; il avait vu, en 1572, naître une étoile, alors que les convenances
interdisaient aux étoiles de naître et de mourir. Mais on pouvait tou-
jours contester ces découvertes de détail, et Tycho lui-même ne son-
geait pas à remettre en question l'ordonnancement général du Cos-
mos ; quelques retouches et corrections du schéma reçu lui suffisaient.
Kepler, lui aussi, devait en 1604 observer une étoile nouvelle dans la
constellation du Serpentaire, que Galilée aperçut après lui. Mais Ke-
pler, qui n'a pas de télescope, admirera de confiance les découvertes
de Galilée, sans rompre vraiment avec la mentalité astrobiologique
régnante. Galilée seul atteint du premier coup et franchit allègrement
le point de non-retour. Il en sait trop pour qu'un compromis soit possi-
ble. L'hypothèse de Copernic est désormais une vérité scientifique
démontrée ; et d'ailleurs le système solaire n'est pas unique en [92]
son genre, puisqu'il trouve une sorte d'écho dans le système formé par
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 116

Jupiter et ses satellites. Le géocentrisme n'était qu'une forme d'anthro-


pocentrisme ; l'image du monde doit être radicalement transformée.
Le caractère révolutionnaire de ces affirmations nous échappe au-
jourd'hui. Pour en prendre conscience, on peut songer au phénomène
des taches solaires, que le télescope révèle peu après la publication du
Nuntius Sidereus, en l'année 1612. La découverte fait l'objet d'une
contestation, qui vaudra à Galilée la dangereuse inimitié de la Com-
pagnie de Jésus, entre le savant florentin et le P. Scheiner, professeur
à Ingolstadt. Ce dernier ayant parlé de ses observations à ses supé-
rieurs, se serait entendu répondre : « J'ai lu plusieurs fois mon Aristote
entier, et je puis vous assurer que je n'ai rien lu de semblable. Allez,
mon fils, tranquillisez-vous et soyez certain que ce sont des défauts de
vos verres ou de vos yeux que vous prenez pour des taches dans le
soleil 110. » Interdiction est faite au Père Scheiner de dire ce qu'il a vu.
Il s'en tire, suivant une technique éprouvée, en faisant publier par un
ami, sans nom d'auteur, trois lettres De maculis solaribus, en 1612,
cependant que Galilée lui-même donne en 1612-1613 trois Lettres
concernant les taches solaires. L'une des questions débattues est de
savoir si ces taches sont vraiment des taches, appartenant au soleil lui-
même. Selon les aristotéliciens, il ne saurait y avoir « opinion plus
erronée que celle qui impose de l'ordure à l'œil du monde, lequel Dieu
a établi pour être le flambeau de l'univers » 111. On peut s'en tirer en
admettant que les prétendues taches ne sont que des nuages qui voi-
lent la face de l'astre-roi, ou encore des corps célestes défilant devant
lui.
Il s'agit là d'un conflit de mentalités, analysé par Galilée dans une
lettre à Kepler, où il décrit ses adversaires : « cette espèce d'hommes
se figure que la philosophie est un livre comme l’Enéide ou l’Odyssée,
et que la vérité ne doit pas être recherchée dans l'univers ou dans la
nature, mais, selon leurs propres termes, dans la comparaison des tex-
tes. Comme tu aurais ri, si tu avais pu entendre le philosophe le plus
distingué de notre université s'acharner à décrocher du ciel et à expul-
ser les nouvelles planètes, à force d'arguments logiques employés

110 F. de DAINVILLE, La géographie des Humanistes, Beauchesne, 1940, p. 230.


111 Dans DAINVILLE, op. cit., p. 231.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 117

comme des formules magiques » 112. Tout au long de l'âge médiéval


et de l'âge renaissant, la vérité n'a pas à être inventée, parce qu'elle est
déposée dans les livres des Anciens et dans les livres sacrés, qui font
autorité. La vérité est d'ordre philologique. Une autre lettre de Galilée
évoque un débat du même genre avec un astrologue, adversaire achar-
né, pour des raisons de principes, des planètes médicéennes : « Je lui
fis remarquer que, dans les siècles passés, on n'a pas toujours appris
les sciences dans les livres, sans trop de peine et aux dépens d'autrui,
mais que les premiers inventeurs ont trouvé et [93] acquis les connais-
sances les plus excellentes des choses naturelles et divines par l'étude
et la contemplation de ce livre immense que la nature tient constam-
ment ouvert devant ceux qui ont des yeux au front et dans la tête ; et
qu'arracher au prix de ses propres veilles, études et sueurs, quelque
vérité admirable et nouvelle à l'infinité de celles qui demeurent encore
cachées aux plus profonds abîmes de la philosophie était une entrepri-
se plus honorable et plus digne d'éloge que de mener une vie oisive et
inerte, sans autre fatigue que celle de noircir, pour excuser sa paresse
et son inaptitude à la spéculation, les laborieuses inventions du voisin,
et d'aller proclamant qu'à ce qui a été trouvé, on ne peut rien ajouter
de nouveau 113. »
Ces textes expriment la passion de la connaissance qui anime Gali-
lée, aussi bien que la répugnance de ses contemporains à réaliser pour
leur compte la conversion épistémologique. Ce qui met hors de pair
l'affirmation galiléenne, ce n'est pas telle découverte particulière, qui
peut aussi bien être revendiquée par d'autres, comme celle des taches
solaires. Il se peut que le P. Scheiner ait été le premier à voir les ta-
ches ; d'autres d'ailleurs les remarquaient en même temps que le jésui-
te d'Ingolstadt. La gloire de Galilée n'en est pas diminuée ; cette gloire
consiste dans l'initiative d'un nouveau rapport au monde, d'un nouvel
idéal d'intelligibilité, qui s'étend de proche en proche à la totalité du
savoir.
En mai 1610, Galilée écrit de Padoue, au plein du Succès que lui
valent ses découvertes, pour proposer ses services à la maison de Mé-

112 Lettre de Galilée à Kepler, 19 août 1610 ; dans KEPLER, Opera, édit. Frisch,
t. II, p. 457.
113 Lettre à Piero Dini, 21 mai 1611 ; dans GALILÉE, Dialogues et Lettres choi-
sies, tr. P. H. Michel, Hermann, 1966, pp. 374-375.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 118

dicis, qu'il vient d'honorer en lui dédiant les satellites de Jupiter. Cette
lettre, qui évoque la lettre écrite par Léonard de Vinci à Ludovic le
More en 1482, révèle chez son auteur la conscience d'être un uomo
universale selon la norme renaissante. « Je possède de grands et très
admirables secrets ; mais (...) ils ne peuvent être mis en œuvre que par
des princes... » Parmi ces secrets, il y a, bien entendu, des secrets mili-
taires, mais l'essentiel est d'ordre scientifique ; il s'agit vraiment d'une
nouvelle vision du monde, réduit à l'obéissance de l'esprit : « Les ou-
vrages que j'ai à mener à bonne fin, écrit le solliciteur, sont principa-
lement : deux livres De Sistemate seu constitutione universi, concep-
tion immense, pleine de philosophie, d'astronomie et de géométrie ;
trois livres De motu locali, science entièrement nouvelle, aucun autre
auteur ancien ou moderne n'ayant découvert aucun des nombreux
symptômes dont j'ai montré l'existence dans les mouvements naturels
et violents, en sorte que je puis en toute raison parler d'une science
nouvelle et créée par moi dans ses premiers principes ; trois livres de
mécanique, dont deux se rapportent aux démonstrations des principes
et fondements et un aux problèmes ; et bien que d'autres aient traité
cette même matière, ce qui en a été écrit jusqu'à présent ne représente
pas en quantité ou autrement, le quart de ce que j'en écris moi-même.
J'ai aussi divers opuscules concernant les [94] sciences physiques, tels
que De sono et voce, De visu et coloribus, De maris estu, De composi-
tione continui, De animalium motibus, et d'autres encore. Je songe
également à écrire quelques livres relatifs à l'art militaire 114. »
Cette lettre de candidature d'un professeur qui sollicite son déta-
chement à la Recherche Scientifique expose dès 1610 le programme
encyclopédique de la science mécaniste, dans le cadre duquel travail-
leront les meilleurs esprits du XVIIe siècle, de Mersenne, Descartes et
Hobbes jusqu'à Huygens, Borelli et Newton. Galilée ne devait pas
écrire les traités dont il indiquait les titres, mais ses œuvres à venir
devaient s'inscrire dans le cadre de ce grand projet, en particulier les
plus célèbres d'entre elles, Il saggiatore (L'Essayeur), 1623 et les Dia-
logues sur les deux principaux systèmes du monde, 1632. Galilée ne
devait pas achever lui-même ce qu'il avait entrepris. Mais peu importe
qu'il n'ait pas trouvé la formule définitive du principe d'inertie, par
exemple, bien qu'il l'ait approchée de très près. Il a institué la nouvelle

114 Lettre à Belisario Vinta, 7 mai 1610 ; recueil cité, p. 359.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 119

attitude mentale, à partir de laquelle les travaux des autres, comme les
siens propres, devenaient possibles.
Ce cadre de pensée est celui du Mécanisme, dont le présupposé
fondamental a été défini par Galilée à diverses reprises, par exemple
dans une lettre de sa vieillesse à un aristotélicien impénitent, en 1641,
où le témoignage de l'expérience s'oppose à l'assurance rétrograde du
magister dixit : « Si la philosophie, écrit Galilée, était celle qui est
contenue dans les traités d'Aristote, vous seriez à mon sens le plus
grand philosophe du monde, car vous avez, me semble-t-il, en main et
à l'esprit les moindres passages de ses œuvres. Pour moi, à vrai dire,
j'estime que le livre de la philosophie est celui qui est perpétuellement
ouvert devant nos yeux ; mais comme il est écrit en caractères diffé-
rents de ceux de notre alphabet, il ne peut être lu de tout le monde ; les
caractères de ce livre ne sont autres que triangles, carrés, cercles,
sphères, cônes et autres figures mathématiques, parfaitement appro-
priées à telle lecture 115. »
La jonction de la science de la nature et de l'intelligibilité mathé-
matique, fondement de la science expérimentale, est incompatible
avec les normes du savoir aristotélicien, d'inspiration biologique, et
déployé au niveau du sensible. Francis Bacon lui-même, contempo-
rain de Galilée, dans son programme de recherche inductive, n'a pas
compris la valeur primordiale de l'instrument mathématique, et c'est
ce qui consacre son infériorité par rapport au maître de Florence. Gali-
lée, expose Koyré, « part de l'idée — préconçue sans doute, mais qui
forme le fond de sa philosophie de la nature — que les lois de la natu-
re sont des lois mathématiques. Le réel incarne le mathématique. Aus-
si n'y a-t-il pas, chez Galilée, d'écart entre l'expérience et la théorie ; la
théorie, la formule ne s'applique pas aux phénomènes du dehors, elle
en exprime l'essence. La nature ne répond qu'aux questions posées en
langage [95] mathématique, parce que la nature est le règne de la me-
sure et de l'ordre. Et si l'expérience guide aussi « comme par la
main », le raisonnement, c'est que, dans l'expérience bien conduite,

115 Lettre à Fortunio Liceti, janvier 1641, recueil cité, p. 430 ; un texte parallèle
et plus célèbre figure en 1623 dans Il Saggiatore. Édition Nationale, t. VI, p.
232.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 120

c'est-à-dire à une question bien posée, la nature révèle son essence


profonde, que seul l'intellect, d'ailleurs, est capable de saisir » 116.
Les mathématiques sont la vérité du réel : telle est la formule de la
révolution galiléenne. La vérité, selon la doctrine d'Aristote, se révé-
lait à l'homme dans la perception sensible. Or l'évidence des sens dé-
ment la rigueur mathématique ; elle est perméable à toutes les puis-
sances trompeuses, aux imaginations individuelles ou collectives. A
ces illusions et fantasmes s'oppose désormais la lumière froide de la
raison, qui dissipe les mirages pour retrouver l'ordre universel et intel-
ligible sous la confusion. La vérité ne sera plus la donation originaire
du monde à la pensée ; la pensée tient le monde à distance pour le dé-
chiffrer, en seconde lecture, au prix d'une sorte de dénaturation. Il faut
distinguer, parmi les caractères apparents des objets, ceux qui tiennent
à l'essence intelligible, et ceux qui n'ont qu'une signification acciden-
telle et dérivée.
L'opération de la connaissance apparaît comme une géométrie en
action, qui distingue entre les qualités premières et intelligibles de
l'objet, et les qualités secondes, relevant de la constitution de notre
sensibilité. Cette distinction, introduite par Boyle, ne fait que résumer
la nouvelle conscience épistémologique de Galilée. Selon le Saggiato-
re, « dès que je conçois une matière ou une substance corporelle, je
me sens poussé par la nécessité de concevoir en même temps qu'elle
est terminée et figurée de telle ou telle autre figure, qu'elle est, en
comparaison avec d'autres, grande ou petite, qu'elle est en tel ou tel
autre lieu et temps, qu'elle se meut ou demeure immobile, qu'elle tou-
che ou ne touche pas un autre corps, qu'elle est une, ou est en un petit
ou en un grand nombre ; et par aucun effort de l'imagination je ne puis
la séparer de ces conditions ; mais qu'elle doive être blanche ou rouge,
amère ou douce, sonore ou muette, d'une odeur agréable ou désagréa-
ble, je ne sens pas que mon esprit soit forcé de devoir l'appréhender
comme étant nécessairement accompagnée de telles propriétés. Aussi,
si les sens n'en étaient pas affectés, il se peut que ni la raison, ni l'ima-
gination n'y seraient jamais arrivées. Or, à cause de cela, j'en viens à
penser que ces saveurs, odeurs, couleurs etc. ne sont rien du côté du
sujet (c'est-à-dire : de la chose elle-même), ne sont rien d'autre que
des noms et ne possèdent leur existence que dans le corps sensitif, de

116 Alexandre KOYRÉ, Études Galiléennes, fascicule 2, Hermann, 1939, p. 74.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 121

telle sorte que si l'animal était supprimé, toutes les qualités seraient
annihilées et détruites » 117.
L'intellectualisme galiléen développe, dès 1623, le thème repris par
Descartes, en 1641, dans la parabole du morceau de cire (Méditations
métaphysiques, deuxième méditation). Toute la pensée mécaniste
prendra pour mot d'ordre qu'il faut désolidariser l'esprit des sens [96]
(mentem abstrahere a sensibus), ou, selon le mot de Spinoza, que la
démonstration est proprement « l'œil de l'âme » 118, par opposition à la
vision sensible, laquelle demeure subjective et suspecte. De par la
constitution de notre corps, la vérité est refusée à la perception, la-
quelle se maintient dans l'ordre de l'opinion et de la connaissance non
fondée. « Lorsque nous regardons le soleil, dira Spinoza, nous imagi-
nons qu'il est éloigné de nous de 200 pieds environ ; cette erreur ne
consiste d'ailleurs pas dans cette seule imagination, mais dans le fait
que, en imaginant ainsi le soleil, nous ignorons sa vraie distance et la
cause de cette imagination. Car, plus tard, encore que nous sachions
que le soleil est éloigné de nous de plus de 600 fois le diamètre de la
terre, nous n'imaginerons pas moins qu'il est près de nous ; nous
n'imaginons pas, en effet, le soleil si proche parce que nous ignorons
sa vraie distance, mais parce que l'affection de notre corps enveloppe
l'essence du soleil en tant que le corps lui-même en est affecté 119. »
Le soleil sensible est irréductible au soleil intelligible, qui est la vé-
rité de ce soleil sensible. La connaissance humaine se déploie selon la
norme d'une comptabilité en partie double, et cette dissociation irré-
vocable de l'être humain, qui s'aggrave d'un parti pris de valeur, aura
des conséquences immenses dans le devenir de la pensée occidentale.
Galilée définit les conditions de possibilité d'une science rigoureuse,
qui ne pouvait se développer dans le cadre de l'aristotélisme tel que le
professaient soit les thomistes soit les averroïstes. Son mérite se trou-
ve dans cette détermination d'un nouveau type de connaissance, bien
plutôt que dans l'étude de la chute des corps, dans l'affirmation de la

117 Il Saggiatore, Édition Nationale, t. VI, p. 341 sq, dans KOYRÉ, Études Gali-
léennes, fascicule III, Hermann 1939, pp. 84-85.
118 SPINOZA, Éthique, Livre V, Proposition XXIII, Scolie : « Les yeux de l'es-
prit, par lesquels il voit et observe les choses sont les démonstrations elles-
mêmes. » (Œuvres de SPINOZA, Bibliothèque de la Pléiade, p.p. R. CAIL-
LOIS, 1954, p. 638.)
119 Éthique, Livre II, Prop. XXXV, Scolie, édition citée, pp. 445-446.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 122

relativité du mouvement, ou dans sa théorie des marées. Ces recher-


ches et travaux ont pu être repris et améliorés par la suite, ce qui per-
met aux uns et aux autres de chicaner les mérites de Galilée, de dé-
noncer ses insuffisances et ses erreurs.
En 1638, Descartes, âgé alors de quarante-deux ans, dans une lettre
à Mersenne, galiléen zélé, donne son avis sur le vieux reclus de Flo-
rence, qui compte, lui, soixante-quatorze ans : « Je trouve en général
qu'il philosophe beaucoup mieux que le vulgaire, en ce qu'il quitte le
plus qu'il peut les erreurs de l'École et tâche à examiner les matières
physiques par des raisons mathématiques. En cela, je m'accorde entiè-
rement avec lui, et je tiens qu'il n'y a point d'autre moyen pour trouver
la vérité. Mais il me semble qu'il manque beaucoup en ce qu'il fait
continuellement des digressions et ne s'arrête pas à expliquer tout à
fait une matière, ce qui montre qu'il ne les a point examinées par ordre
et que, sans avoir considéré les premières causes de la nature, il a
cherché les raisons de quelques effets particuliers, et ainsi qu'il a bâti
sans fondements. Or d'autant que sa philosophie est plus proche de la
vraie, d'autant peut-on plus aisément connaître ses fautes, ainsi qu'on
[97] peut mieux dire quand s'égarent ceux qui suivent le droit chemin
que quand s'égarent ceux qui n'y entrent jamais 120. »
D'une génération plus jeune que Galilée, Descartes apparaît en re-
tard sur lui d'un âge mental. S'il aperçoit bien l'importance de la liai-
son physico-mathématique opérée par son devancier, Descartes ne
voit pas que la science moderne présuppose la disjonction de la physi-
que et de la métaphysique. L'auteur futur des Principes de la Philoso-
phie réclame du physicien la détermination des « premières causes de
la nature », que la réforme galiléenne rejette en dehors du champ épis-
témologique ; la physique cartésienne est viciée par un aristotélisme
rémanent ; elle prolonge le passé bien plus qu'elle ne prépare l'avenir.
Il n'est pas juste de dire que Galilée a bâti « sans fondements » ; bien
au contraire il a posé les fondements de la science à venir, que Descar-
tes, en dépit de sa pénétration philosophique et de son génie mathéma-
tique, n'a jamais pressentie.

120 DESCARTES à Mersenne, octobre 1638 ; Œuvres de Descartes, édition


Adam-Tannery, t. II, p. 380 ; cf. F. ENRIQUES, Descartes et Galilée, Revue
de Métaphysique et de Morale, 1937.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 123

L'apport de Galilée fut de définir, par delà les données illusoires du


sens commun, l'espace intelligible d'une science mathématisée, au
sein duquel s'affirme le modèle épistémologique de l'objet quel-
conque. Un sens neuf du phénomène scientifique apparaît ainsi, le
phénomène s'étant plus ce qui se montre, mais ce qui se conçoit. Ren-
dre raison des phénomènes, ce sera les relier entre eux selon les nor-
mes du calcul ; car les choses sont nombres, comme l'avaient pronon-
cé les pythagoriciens et platoniciens, mais les nombres du physicien
moderne ne sont plus des entités transcendantes, ce sont des facteurs
opératoires, grâce auxquels on peut espérer parvenir à une mise en
équation de la réalité.
L'affirmation d'un nouveau monde intelligible détruit dans son
principe le sens de la réalité au sein de laquelle l'humanité avait fait
résidence depuis des millénaires. Le cosmos grec, sacralisé par les
docteurs chrétiens, se développait comme une carapace mythique où
la terre des hommes se trouvait logée comme la perle dans une huître.
Galilée fonde la science classique dans la mesure où, selon Koyré,
« l'attitude intellectuelle de la science classique pourrait être caractéri-
sée par ces deux moments, étroitement liés d'ailleurs : géométrisation
de l'espace et dissolution du Cosmos, c'est-à-dire disparition, à l'inté-
rieur du raisonnement scientifique, de toute considération à partir du
cosmos ; substitution à l'espace concret de la physique prégaliléenne
de l'espace abstrait de la géométrie euclidienne. C'est cette substitu-
tion qui permet l'invention de la loi d'inertie (...) Kepler est encore un
cosmologue, Galilée ne l'est plus » 121.
La destruction du cosmos signifie que l'ordonnancement du monde
se trouve transformé. Les Dialogues sur les deux principaux Systèmes
du Monde, ptoléméen et copernicien (1632) tirent certaines consé-
quences de cette mutation : conservation du mouvement, perpétuité du
mouvement [98] circulaire, relativité du mouvement. L'espace homo-
gène de la dynamique, auquel s'applique une analyse archimédienne,
constitue un champ unitaire dont les normes s'imposent sur la terre
comme au ciel. « On pourrait dire, estime Koyré, que la pensée de Ga-
lilée parcourt en sens inverse la démarche initiale de la pensée de Co-
pernic : celui-ci appliquait à la terre les lois établies pour les cieux ;
celui-là, au contraire, applique aux cieux les principes établis pour la

121 KOYRÉ, Éludes Galiléennes, Hermann, 1939, fascicule I, p. 9.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 124

terre 122. » L'initiative de Galilée ouvre une perspective dont l'œuvre


de Newton marquera l'aboutissement. Galilée n'est pas Newton, et l'on
ne saurait lui reprocher comme un échec personnel le fait qu'il ait écrit
les Dialogues et non les Principia. Galilée ne doit rien à Newton, tan-
dis que Newton doit beaucoup à Galilée. Le pas décisif c'est « la subs-
titution à la notion ou conception du cosmos — unité fermée d'un or-
dre hiérarchique — de celle de l'Univers : ensemble ouvert lié par
l'unité de ses lois ; il implique l'impossibilité de fonder et d'élaborer
une mécanique terrestre sans achever, ou du moins sans fonder et éla-
borer en même temps une mécanique céleste » 123.
Le génie de Galilée n'a pas seulement créé la possibilité d'une
cosmologie sans Cosmos. Il a autorisé du même coup la séparation de
corps et de biens entre la science de la nature et la philosophie de la
nature, associées dans le schéma aristotélicien. Galilée est un savant,
non pas un philosophe, ni même vraiment un théoricien de la connais-
sance. Mais, après lui, la philosophie de la connaissance ne sera plus
ce qu'elle était, et le sens de la nature sera profondément transformé.
Selon Cassirer, Galilée substitue au conceptualisme scolastique un
nouveau conceptualisme mathématique. « Alors que le système biolo-
gique d'Aristote développait devant nous l'unité et la hiérarchie de la
forme organique, il ne reste maintenant que la légalité mécanique en
sa nudité. Alors que chez le premier l'objet d'étude était la Nature dans
la plénitude de sa vie, elle n'apparaît plus désormais devant nous que
dans la généralité vide des formules mathématiques 124. »
Pour l'analyse galiléenne, la nature n'est plus un ensemble harmo-
nieux et providentiel de formes vivantes ; elle se présente comme une
totalité complexe de corps abstraits en relations mutuelles dans un es-
pace géométrique. Les notions de vérité et d'expérience changent de
sens et de valeur. La matière, traditionnellement opposée à la forme,
existe désormais par elle-même ; la nature peut être définie comme un
système de rapports nécessaires et permanents ; il existe une substance
corporelle, déterminable en rigueur selon l'espace, le temps, le nom-
bre, et dont la représentation s'appuiera sur les schémas corpusculaires

122 Ibid., fascicule III, p. 87.


123 Ibid., III, p. 5.
124 F. CASSIRER, Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft
der neueren Zeit, 3e édit, Berlin, Bruno Cassirer Verlag, 1922, t. I, p. 382.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 125

du nouvel atomisme. Comme le dit Cassirer, « il n'y a pas de connais-


sance de l'absolu, mais il y a des connaissances absolument certai-
nes » 125.
[99]
L'épistémologie établit en dehors de la théologie et de la révéla-
tion, une communication privilégiée entre la pensée humaine et la
pensée divine. L'entendement humain, dont les opérations sont discur-
sives, n'a accès qu'à une faible partie des vérités dont dispose l'enten-
dement divin ; mais, sous cette réserve, les connaissances qu'il obtient
sont les connaissances mêmes de Dieu. Lorsque l'homme comprend
une proposition, estime Galilée, « je prétends que le savoir humain
entend cette proposition aussi parfaitement, et en est aussi absolument
certain, que la Nature elle-même ; tel est le cas pour les disciplines
mathématiques pures, à savoir la géométrie et l'arithmétique. La sa-
gesse divine en connaît infiniment plus de propositions, puisqu'elle les
connaît toutes ; mais je crois que la connaissance des quelques-unes
que comprend l'intellect humain égale la connaissance que Dieu en a,
en ce qui concerne leur certitude objective, car il parvient à en saisir la
nécessité, et il ne saurait y avoir de plus haute certitude » 126. Ainsi se
trouve esquissée une nouvelle ontologie ; la communion des esprits
pourra un jour, dans la perspective ainsi ouverte, rivaliser avec la
communion des saints, comme l'affirmera Léon Brunschvicg, trois
siècles plus tard.
Une telle spiritualité ne saurait être attribuée sans anachronisme à
Galilée en son temps. Mais il est clair que l'investigation de la réalité
physique selon les normes des mathématiques, la recherche patiente et
l'établissement des lois ouvrent la voie d'une intelligence phénoménis-
te, sinon déjà positiviste, qui se développera de Mersenne jusqu'à
Newton. Ainsi se trouvent démentis les naturalismes de toute espèce,
fondés sur l'harmonie du cosmos et la correspondance entre micro-
cosme et macrocosme. L'idée de nature, jusque-là indissociable de
l'idée de vie, en est désormais séparée. L'astrobiologie, avec ses impli-
cations de toute espèce, fait place à une astronomie, qui renie la théo-

125 Ibid., p. 405.


126 GALILÉE, Dialogues sur ses deux principaux Systèmes du Monde, Première
journée ; Œuvres de Galilée, Édition nationale, t. VII, Florence 1897, pp.
128-129.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 126

logie astrale et l'astrologie. Le mouvement auquel, depuis les origines,


était attribuée une signification vitale, devient un phénomène pure-
ment matériel. Galilée inaugure la physique moderne, science rigou-
reuse de la matière en repos ou en mouvement, substituée à la philo-
sophie naturelle, qui développait depuis ses plus lointaines origines
une biologie cosmique. Galilée, premier homme moderne, a mis au
point un nouveau modèle de savoir, qui trouve dans son œuvre scienti-
fique ses premiers succès éclatants. Génie analytique et non synthéti-
que, il refuse les généralisations hâtives et les dogmatismes prématu-
rés qui ruineront les essais physiques et biologiques d'un Descartes.
Galilée a forgé l'outil de l'intelligibilité physico-mathématique, fon-
damental pour le développement des sciences exactes jusqu'à la fin du
XIXe siècle.
Dans l'ordre des sciences de l'homme, le modèle galiléen devait
bientôt gagner de proche en proche. Les schémas épistémologiques
dont l'expérience prouve qu'ils réussissent dans un certain secteur du
savoir exercent un rayonnement interdisciplinaire. La nouvelle [100]
intelligence de la nature a très vite séduit les spécialistes de la vie
animale ou de la vie humaine. Dans la lettre à Belisario Vinta, de mai
1610, citée plus haut (p. 94), Galilée annonçait qu'il préparait des es-
sais sur la perception humaine (De sono et voce, De visu et colori-
bus) : ces titres d'études, que Galilée lui-même ne devait pas mener à
bien, attestent l'intention d'établir une continuité intelligible entre un
certain ordre de sensations humaines et un ordre particulier de phé-
nomènes physiques. C'est-à-dire que la causalité mécanique joint le
monde de la conscience humaine au monde des corps. Une psycho-
physiologie se trouve fondée, en tant que science exacte, celle-là mê-
me dont on trouvera différentes versions dans les essais de Gassendi,
de Hobbes et de Descartes. Dans la même lettre de 1610, Galilée an-
nonce un De Animalium motibus, qu'il ne réalisera pas ; il s'agit, bien
entendu, d'une interprétation mécaniste qui soumettrait le mouvement
des êtres vivants aux principes de la dynamique. Or le titre de l'œuvre
projetée par Galilée devait être repris par un de ses disciples, Giovanni
Alfonso Borelli (1608-1679). Ce médecin galiléen publia en 1679 son
célèbre traité De motibus animalium, dédié à sa patiente et protectrice,
la reine Christine de Suède, alors réfugiée à Rome. L'année suivante,
en 1680, devait d'ailleurs paraître la Mécanique des Animaux, troisiè-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 127

me des Essais de la Physique du français Claude Perrault (1613-


1688).
La révolution galiléenne pourrait être caractérisée comme une in-
version de la causalité. L'intelligibilité traditionnelle absorbait la tota-
lité des phénomènes dans la représentation d'un organisme universel.
Avec Galilée, le modèle épistémologique de la loi physique s'efforce
de réduire le domaine organique aux déterminismes de la nature maté-
rielle. Dans le domaine même de la médecine, cette entreprise s'affir-
me avec l'œuvre de Santorio Santorio (1561-1636), contemporain de
Galilée, professeur lui aussi à Padoue, et qui fut en relations avec l'au-
teur du Nuntius sidereus. L’Ars de Statica medicina de Santorio
(1614), manifeste de la médecine mécaniste, prétend devenir une
science exacte, s'appuyer sur des appareils précis et mettre en œuvre
une méthodologie rigoureuse. La tentative est prématurée ; mais à tra-
vers le reflux du monisme aristotélicien s'esquisse un dualisme qui
permettra peu à peu l'affirmation de la distinction capitale entre le
domaine organique et le domaine inorganique. Cette distinction trouve
sa condition de possibilité dans la disjonction par Galilée de la philo-
sophie de la nature aristotélicienne.
Enfin, la révolution galiléenne devait atteindre, par la généralisa-
tion de certaines attitudes, des disciplines auxquelles Galilée, en dépit
de certains essais littéraires, ne s'intéressait pas. L'histoire, la géogra-
phie, la philologie, l'exégèse, la pédagogie sont influencées par les
habitudes mentales propagées par le rayonnement de la physique.
L'intelligence mécaniste s'impose par sa valeur persuasive à tous ceux
qui s'efforcent de réduire à l'obéissance rationnelle un secteur quel-
conque de la pensée. Les études bibliques de Spinoza et de Richard
Simon, les recherches historiques de l'école bénédictine ne doivent
[101] rien, directement, à la physique de Galilée. Mais elles lui sont,
indirectement, redevables d'une incitation et d'une inspiration dans le
sens de la constitution de secteurs épistémologiques unifiés. La pensée
s'enhardit à demander des comptes au réel, parce qu'elle est d'avance
persuadée que les procédures de la connaissance scientifique ont un
droit de regard universel. Il ne peut plus y avoir désormais de domaine
réservé, couvert par une immunité théologique ou ecclésiastique. La
raison est partout chez elle. En ce sens, le combat de Galilée est enco-
re celui de Bayle, de Fontenelle et, par delà, des Encyclopédistes et de
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 128

tous les tenants des Lumières qui, d'ailleurs, ne s'y sont pas trompés,
et revendiqueront Galilée comme un de leurs saints patrons.
Ceci dit, afin de rendre honneur et justice à l'inventeur de l'intelli-
gence moderne, il importe de relever les conséquences immenses que
la révolution galiléenne devait avoir dans le devenir de la culture oc-
cidentale. Le prototype de l'intelligibilité se trouve défini par la prise
en charge de la réalité extérieure selon des normes rigoureuses. Le
savoir idéal est celui que l'on peut formuler à propos de l'objet maté-
riel qui s'offre à l'inspection de l'esprit, dépouillé de ses qualités sensi-
bles illusoires et réduit à son essence mathématique. La connaissance
triomphe d'abord dans l'ordre des choses et non dans l'ordre de
l'homme ; elle progressera en réduisant de plus en plus la réalité hu-
maine aux disciplines qui ont fait leurs preuves dans l'étude des objets
matériels. L'organisme humain, lieu de l'incarnation de la pensée, est
considéré comme un corps dans le monde des corps, en communauté
d'action et de réaction avec les autres corps qui l'environnent. Le cos-
mos traditionnel avait figure humaine, trop humaine ; le nouvel uni-
vers de la science opère un nettoyage par le vide des significations
anthropomorphiques éparses dans le champ épistémologique ; il est
conçu selon les formes spéculatives de l'analogie mathématique.
La démythisation est ensemble une déshumanisation, puisque le
centre de référence de la vérité se trouve déplacé du concret à l'abs-
trait, des intentions vécues aux normes conçues. L'expérience humai-
ne, en sa présence concrète, apparaît discréditée en valeur ; elle ne met
en cause que des opinions, des pensées confuses, plus ou moins illu-
soires, et non porteuses de vérité. Le bâton que je vois dans l'eau, bri-
sé, n'est qu'un faux bâton, le vrai étant celui que mon esprit redresse.
Le soleil de chaleur et de brillance qui illumine mes journées n'est
qu'un pseudo-soleil ; le véritable luit dans la seule intelligence des
physiciens, qui le mettent en équations objectives et universelles. La
réalité n'est que l'ombre plus ou moins aberrante de la vérité, qui se
cache de l'homme, parce qu'elle se trahirait elle-même si elle prenait
figure humaine. La lumière doit être définie de telle manière qu'elle
vaille indifféremment pour l'aveugle ou pour le voyant ; rien n'interdit
à l'aveugle de parler des couleurs très rigoureusement, en style de lon-
gueurs d'ondes.
La dissolution galiléenne du Cosmos porte en soi le germe de
l'acosmisme intellectualiste. Le « silence éternel » du nouvel espace,
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 129

qui [102] justifie l'angoisse du mathématicien et physicien Pascal,


n'est pas une fleur de rhétorique. Pascal découvre, avant Max Scheler,
que l'espace de Newton (ou plutôt déjà celui de Galilée) est le vide du
cœur. Lorsque l'on situe la vérité du monde dans le seul ordre du dis-
cours physico-mathématique, on risque de lâcher la proie pour l'om-
bre. Le positivisme d'inspiration scientifique dont la tradition, ouverte
par Galilée s'étend, à travers Newton et Auguste Comte, jusqu'au posi-
tivisme logique de l'École de Vienne, justement dénommé « physica-
lisme », semble tirer toutes les conséquences de ce rejet des significa-
tions humaines de la réalité humaine. Ceux qui cherchent au niveau de
la science mathématique et expérimentale la seule vérité des choses et
des êtres représentent une espèce particulière de ces « hallucinés de
l'arrière-monde », dénoncés par Nietzsche.
Galilée, qui accomplit, à ses risques et périls, la révolution épisté-
mologique, ne pouvait en prévoir les lointaines conséquences. Dans
l'enthousiasme de la nouvelle révélation, il n'aurait pu imaginer les
propos désabusés de A. N. Whitehead, trois siècles plus tard ; selon
lui, la nature mécaniste est « une triste chose, dépourvue de sonorité,
d'odeur et de couleur ; seulement un flux de matière sans fin et sans
signification. De quelque manière qu'on essaie de le masquer, tel est
l'aboutissement pratique de la philosophie scientifique bien particuliè-
re, sur laquelle s'achève le XVIIe siècle. Aucun système de rechange
n'a été suggéré pour organiser la recherche de la vérité scientifique. Le
système mécaniste n'est pas seulement dominant, il est sans rival. Et
pourtant, il est tout à fait inadmissible. Cette conception de l'univers
est assurément conçue en termes hautement abstraits ; tout le paradoxe
vient de ce que nous avons confondu nos abstractions avec la réalité
(...) Le XVIIe siècle avait produit au bout du compte un schéma de la
pensée scientifique conçu par des mathématiciens pour l'usage des
mathématiciens ». Selon Whitehead, le succès des abstractions mises
au point par la science rigoureuse aboutit à opposer la matière, locali-
sée dans l'espace temps, à l'esprit qui perçoit et raisonne, sans pouvoir
intervenir, et doit donc accepter les formules scientifiques en lieu et
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 130

place de la réalité elle-même. « C'est ainsi, conclut Whitehead, que la


philosophie moderne a été ruinée 127. »
Un autre penseur anglo-saxon résume cette transformation de la
condition humaine en disant qu'elle fait de l'homme « un spectateur
chétif et aberrant (dans la mesure où cela peut se dire d'un être empri-
sonné dans une pièce obscure) du vaste système mathématique dont
les mouvements réguliers conformes aux principes du mécanisme
constituent le monde naturel ». La réalité concrète du domaine humain
a été remplacé « par un univers quantitatif, un univers de mouvements
calculables mathématiquement en régularités mécaniques » 128...
[103] Ce nouvel univers, les Français ont tendance à en attribuer la
conception à Descartes, mais c'est aussi bien l'univers de Mersenne ou
de Gassendi. Les Anglais, de leur côté, en font honneur à Newton,
mais c'est aussi le monde de Hobbes et mieux encore celui de Robert
Boyle, et c'est déjà le monde de William Harvey. Mais l'origine véri-
table de cette substitution de monde se trouve dans l'initiative de Gali-
lée. Les thèmes du monde machine et de l'homme machine ne pour-
ront se développer qu'à partir du moment où Galilée aura donné les
premiers prototypes de la conquête rigoureuse de la vérité. Galilée est
le fondateur, pour le meilleur et pour le pire, du rationalisme moder-
ne 129.

127 A. N. WHITEHEAD, Science and the modem world, Cambridge University


Press, 1927, eh. III ; dans Basil WILLEY, The Seventeenth century back-
ground, New York, Doubleday Anchor Books, 1953, pp. 19-20.
128 E. A. BURTT, The metaphysical Foundations of Modern physical Science,
London, Kegan Paul, 1925, pp. 236-237.
129 Cf. l'ouvrage récent de Maurice CLAVELIN : La philosophie naturelle de
Galilée, Colin, 1968.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 131

[103]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

I. L’AFFAIRE GALILÉE

Chapitre IV
LE PROCÈS

Retour à la table des matières

La primauté de Galilée se trouve confirmée par le fait qu'il a été


celui par qui le scandale arrive, et qu'il a accepté d'en payer le prix.
Telle ne fut pas, comme on sait, l'attitude de Descartes, « cavalier
français » qui « parti d'un si bon pas », fit brusquement marche arrière
pour éviter les ennuis que s'était attirés son grand aîné. Devant ses ju-
ges, Galilée prononce le : « Me voici, je ne puis pas autrement », de la
réformation épistémologique. Et si, au moment ultime, il n'a pas main-
tenu jusqu'au bout, au prix de sa vie, l'affirmation de sa certitude, c'est
sans doute parce qu'il savait qu'il aurait le dernier mot, et qu'il avait
cause gagnée selon les normes d'une vérité dont il était le prophète,
mais qui échappait au tribunal. Galilée abjurant ses erreurs juge ses
juges ; il les convainc de sottise et les déshonore devant la souveraine
juridiction d'appel que constitue l'histoire de la pensée.
Cette erreur judiciaire n'en est pas une. En faisant comparaître Ga-
lilée, les Inquisiteurs savaient ce qu'ils faisaient. Galilée était vraiment
l'homme à abattre ; si l'on voulait se limiter à un seul, il était celui-là.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 132

L'affaire Galilée apparaît comme le procès-témoin d'une époque de la


culture. Aussi doit-elle être comprise selon les significations mêmes
qu'elle revêt en son temps, et non pas en fonction de présupposés et de
partis pris qui devaient s'imposer par la suite. La compréhension histo-
rique doit s'efforcer de rétablir le » évidences en vigueur dans le mo-
ment considéré, faute de quoi l'historien court le risque de commettre
à son tour une erreur de jugement.
L'affaire Galilée n'est pas simple ; le dernier mot n'en sera jamais
dit. La difficulté de l'élucidation tient d'abord à des raisons matériel-
les. Les procédures de l'Inquisition étaient secrètes ; l'accusé ne [104]
connaît pas ses juges ; il n'est même pas informé des accusations qui
pèsent sur lui. Quant au dossier judiciaire, il est demeuré enseveli
dans les archives romaines, sans doute le mieux gardé de tous les
grands dépôts contre la curiosité des savants. « Longtemps, résume
Louis Rougier, les pièces du procès furent tenues rigoureusement se-
crètes. Des archives de l'Inquisition, elles furent transportées à Paris,
en 1812, par ordre de Napoléon, en vue d'en préparer la publication.
Le travail était assez avancé lorsque survint la Restauration, qui se
garda bien d'y donner suite. Rome ne cessait de réclamer le dossier. Il
lui fut rendu en 1845, sous promesse formelle de le publier. Le Vati-
can pensa s'en tirer à bon compte en faisant éditer en 1851, par Mgr
Magni, un opuscule apologétique qui ne donnait que des extraits as-
sortis avec art dans un but d'édification ad evitandum scandalum 130. »
Deux siècles après le prononcé du jugement, l'affaire Galilée durait
toujours ; elle était débattue en appel devant le tribunal de la cons-
cience occidentale. Le despotisme napoléonien, teinté d'idéologie et
de gallicanisme, s'en fait une arme contre l'ultramontanisme pontifi-
cal. La polémique scientiste de la seconde moitié du XIXe siècle de-
vait trouver un de ses meilleurs champions dans le condamné de 1633.
Et, par un retour inattendu, le Concile de Vatican II a repris à son
compte le héros symbolique, affirmant hautement sa volonté d'exalter
celui que l'Inquisition avait abaissé, tant il est vrai que les voies de la
Providence sont imprévisibles.
Le compte rendu du procès a finalement été publié par Giorgo de
Santillana. Mais cette publication même ne suffit pas à faire toute la

130 Louis ROUGIER, La lettre de Galilée à la Grande-Duchesse de Toscane,


N.R.F., novembre 1957, p. 999.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 133

lumière ; car les éléments du dossier ne contiennent pas toute la véri-


té ; dans l'état actuel des choses, il semble bien que des manipulations
soient intervenues entre temps, des soustractions et peut-être des falsi-
fications, d'autant plus indélébiles qu'elles remontent jusqu'à l'époque
du procès lui-même, Galilée ayant toujours protesté de sa bonne foi
contre certaines des accusations portées contre lui. Au surplus, à sup-
poser que l'ensemble des pièces aient été exactes et fidèles, il est im-
possible à une procédure juridique de refléter noir sur blanc la réalité
totale. Les personnages du drame avaient chacun leurs préoccupations
particulières ; et personne, pas même Galilée, ne dominait la situation
dans son ensemble. L'axiomatisation de l'affaire selon les techniques
du droit laisse échapper certains aspects essentiels de la conjoncture,
aussi bien dans l'ordre humain et social que dans l'ordre intellectuel. Il
y a là un ensemble d'éléments que le dossier présuppose, et sans les-
quels le dossier ne peut être compris.
Tout d'abord, la Rome du début du XVIIe siècle n'était pas un lieu
particulièrement favorable à la recherche objective de la vérité scienti-
fique. Le milieu romain, en ce temps comme en d'autres, apparaît do-
miné par des intérêts trop humains. On s'y préoccupe d'administration
et de diplomatie beaucoup plus que de vérité ou de sainteté. [105]
« Dans cette ville, qui était et reste telle que du Bellay l'a décrite, bu-
reaucratique et parasitaire, ancrée dans la matière, où tout se jugeait
en fonction d'un froid réalisme politique, où le sort de chacun dépen-
dait de faveurs et de prébendes, où ne pouvait régner qu'un confor-
misme lourd et soupçonneux (Galilée) était vraiment mal venu (com-
me le remarquait aigrement l'ambassadeur Guicciardini) de vouloir
disputer de la Lune ou de tenter d'apporter des idées nouvelles. On
acceptait le bon causeur pour se désennuyer, mais il n'y avait pas lieu
de suivre ses raisonnements (...) Une décision rassurante des autorités
sera la bienvenue. « Les raisonnements de M. Galilée — écrit un ob-
servateur diplomatique après le décret anti-copernicien de 1616 — se
sont dissipés en fumée alchimique 131. »
Galilée n'est pas devant ses juges comme un membre de l'Acadé-
mie des Sciences argumentant d'égal à égal avec une commission
composée de confrères. L'homme de science se trouve confronté avec

131 SANTILLANA, dans GALILÉE, Dialogues et Lettres choisies, Hermann, 1966,


p. 347.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 134

une juridiction répressive, destinée à faire prévaloir les directives de la


réaction post-tridentine. Pour les dix cardinaux chargés de sévir contre
Galilée, les exigences de l'esprit scientifique sont hors de question.
Blanchis sous le harnais romain, les vieux routiers du Saint-Office ont
la claire conscience de la nécessité d'un exemple pour mettre au pas
non seulement le vieillard plein d'illusions qui comparaît devant eux,
mais aussi, mais surtout, les esprits insubordonnés, un peu partout, qui
pourraient être tentés de dévier de la ligne générale prescrite par l'au-
torité hiérarchique. L'étonnant serait plutôt que la condamnation n'ait
pas été acquise à l'unanimité, mais par sept voix sur dix. Trois justes,
ou du moins trois hésitants, parmi dix cardinaux, la proportion est
inespérée.
L'essentiel n'est pas ce qui s'est passé dans le courant des délibéra-
tions. Galilée, convaincu qu'il s'agit d'un débat scientifique, fait figure
de naïf et d'inconscient. Il se pourrait que l'affaire ait été en quelque
sorte préfabriquée et télécommandée par des personnages qui n'appa-
raissent jamais dans le procès. Ce qui sauve le savant, ce n'est pas sa
bonne foi, ni sa foi, ni même l'humiliation à laquelle il finit par
consentir, c'est probablement la haute protection dont il bénéficie de la
part du grand-duc de Toscane. S'il n'est pas purement et simplement
écrasé, c'est parce qu'il jouit d'une semi-immunité. Nous ne possédons
que des indices relatifs à cette diplomatie secrète. Mais il est assez
clair que l'autorité florentine n'a jamais accepté d'abandonner Galilée à
la vindicte romaine. Jusqu'à sa mort, le grand homme a été jalouse-
ment veillé et aidé par la maison de Toscane, qui mérite, pour ce fait,
la reconnaissance des lettrés.
Si cela est vrai, le procès revêt l'aspect d'une tragi-comédie à l'ita-
lienne. L'intrigue est mise au point par des combinaisons négociées en
coulisse, à l'insu du malheureux Galilée. Ses protecteurs ont sans dou-
te estimé la condamnation de principe inévitable ; ils auront pris sa-
gement le parti d'éviter le pire, c'est-à-dire le bûcher romain de [106]
Giordano Bruno. Si Galilée s'est prêté à l'humiliante abjuration, c'est
probablement parce que ses meilleurs amis ont fini par lui l'aire com-
prendre qu'il ne s'en tirerait pas à meilleur compte. À ce prix, mais
seulement à ce prix, il pourrait rentrer chez lui et finir sa vie en paix,
tout en continuant à travailler à l'abri de ses persécuteurs. Autrement
dit, les hautes parties contractantes auraient réalisé une transaction qui
passait bien au-dessus de la tête du principal intéressé. La raison
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 135

d'Église et la raison d'État ont trouvé une voie moyenne sans que la
raison scientifique ait à intervenir si peu que ce soit.
À cette diplomatie secrète viennent s'ajouter des motivations per-
sonnelles. Galilée, en 1633, est un vieillard de soixante-neuf ans ; et
les années en ce temps-là, comptaient, dans la vie d'un homme, beau-
coup plus qu'aujourd'hui. C'est pourquoi la capacité de résistance du
vieil homme, son indomptable énergie, en prennent un relief extraor-
dinaire. Mais on ne peut indéfiniment faire face, et le moment vient où
l'homme, fût-il un génie, désire par dessus tout mourir dans son lit.
Cela aussi permet de mieux comprendre le renoncement final et la
comédie de l'abjuration. Il y a plus. Par delà le débat judiciaire, on de-
vine l'affrontement de deux personnalités, une sorte de dialogue par
personnes interposées entre Galilée et le pape. Peut-être l'histoire
d'une amitié déçue. Entre le Souverain Pontife, aristocrate de sang et
d'Église et le bourgeois de Florence, prince de la science, la dispropor-
tion n'est pas aussi radicale qu'on pourrait le penser. Les deux hom-
mes se connaissent ; ils ont été en sympathie et, en un certain sens,
chacun a espéré quelque chose de l'autre, chacun a pu se croire, non
sans raison, abandonné par l'autre. À quoi s'ajoute le fait que l'un et
l'autre sont conscients de leur génie, orgueilleux ; et leurs intransi-
geances finissent par se désaccorder de manière irrémédiable.
Galilée, savant du premier rang, isolé par sa science, est un incom-
pris qui souffre de l'être. C'est aussi un homme d'esprit, un grand écri-
vain italien et un polémiste redoutable, capable de pousser l'humour
jusqu'à la férocité. Quant à Maffeo Barberini (1568-1644), élu pape en
1623 sous le nom d'Urbain VIII, Koestler a dit de lui qu'il « était un
peu un anachronisme : un Pape de la Renaissance transplanté au
temps de la guerre de Trente Ans ; un cynique, un vaniteux épris de
pouvoir temporel » 132. Après avoir annoncé dès son élection qu'il ne
serait pas « un pape ordinaire » 133, il prit l'initiative de faire dresser sa
propre statue : « sa vanité, observe Koestler, était sans contredit mo-
numentale » 134. Dans l'ordre politique, il pratiqua un réalisme ma-

132 A. KOESTLER, Les Somnambules, tr. Fradier, Calmann-Lévy, 1960, p. 453.


133 G. de SANTILLANA, Le procès de Galilée, trad. Salem, Club du Meilleur
Livre, 1955, p. 196.
134 KOESTLER, ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 136

chiavélien, faisant la guerre en Italie, et soutenant, en Allemagne, le


camp du luthérien Gustave Adolphe contre le Saint Empire...
Il existait des relations cordiales entre Maffeo Barberini, qui appar-
tenait à une grande famille de Florence, et Galilée. Tous deux étaient
membres de l'Académie des Lincei, et le cardinal Barberini, [107] qui
se piquait d'art et de littérature avait même composé, en 1620, une ode
latine en l'honneur de son savant confrère. Si bien que l'accession
d'Urbain VIII à la dignité suprême de l'Église représente pour Galilée
un succès personnel. Il se hâte de dédier au nouveau pape son Saggia-
tore (octobre 1623), ouvrage de polémique en lequel Santillana voit
des Provinciales galiléennes, et gagne Rome pour faire sa cour, en
apportant au Saint-Père un microscope de sa fabrication. Il est aima-
blement reçu à plusieurs reprises, si bien que Galilée peut désormais
se croire à l'abri des hostilités que lui vaut son génie, aggravé encore
par son mauvais caractère. Une complicité semble s'être établie entre
l'homme de science et l'homme d'église ; « les deux personnages se
considéraient comme des surhommes, et leurs relations commencèrent
par l'adulation mutuelle » 135.
Malheureusement cette harmonie se fondait sur un malentendu ;
Urbain VIII était complètement étranger à l'univers galiléen. « Le Pa-
pe, observe Santillana, malgré toutes les sympathies littéraires était
absolument incapable de mesurer les conséquences des idées nouvel-
les ; en humaniste du XVIe siècle, éduqué par les Jésuites suivant les
principes péripatéticiens, Urbain vivait dans un monde de formes si-
gnificatives, de substances accessibles aux sens, varié et multiple,
plein d'une quantité de noms et d'attributions merveilleuses, se prêtant
à de savants discours. Le paradoxe de la physique mathématique, ce
pont jeté directement entre l'extrême abstraction de la géométrie et
l'uniformité des éléments de base, définis seulement par la masse et le
nombre, dépassait sa compréhension 136. » Urbain VIII est en retard
sur Galilée d'un âge mental. Comme nous l'avons vu, c'est par ses
consultations astrologiques que Campanella gagne, à cette époque
même, la faveur du Souverain Pontife. Or la science de Galilée enlève
tout fondement à l'art des horoscopes, auquel le pape avait confié son
destin. Lorsque paraîtront, en 1632, les Dialogues de Galilée sur les

135 KOESTLER, p. 454.


136 G. de SANTILLANA, p. 201.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 137

deux principaux Systèmes du Monde, défense et illustration de la cos-


mologie nouvelle, les ennemis de Galilée feront remarquer au Saint-
Père que le personnage de Simplicio, — Simplet, l'idiot du village —,
qui soutient les thèses traditionnelles, représente une caricature infa-
mante et sacrilège du chef de l'Église. Comme cette insinuation avait
toutes les apparences de l'exactitude, la cause de Galilée était perdue
dans l'esprit d'Urbain VIII, dont l'orgueil blessé ne devait jamais par-
donner.
L'affaire remontait plus haut ; le drame s'est joué en deux épisodes,
dont le premier s'était déroulé avant même que Maffeo Barberini ne
monte sur le trône de Saint-Pierre. L'affaire Galilée de 1633 avait été
précédée en 1616 par une affaire Copernic ; le deuxième acte ne sera
qu'une répétition du premier, compliqué d'un certain nombre de cir-
constances aggravantes. Copernic lui-même avait eu la sagesse, et
aussi la chance, de mourir dans son lit, en 1543, sans rencontrer le
moindre ennui de la part des autorités de l'Église. On a toujours [108]
plus ou moins la chance qu'on mérite, et de ce point de vue Copernic
est irréprochable. La discrétion du chanoine se comprend d'autant
mieux que l'astronomie n'était pour lui qu'un violon d'Ingres. Ses idées
sont diffusées par les soins de disciples dévoués. Joachim Rheticus,
d'abord, qui donne une première esquisse du système dans la Narratio
prima de 1540, puis Osiander qui publie, en 1543, le De Revolutioni-
bus dans les meilleures conditions pour éviter tout scandale. Copernic
lui-même meurt au moment où le livre paraît, et cela deux ans avant
que ne commencent les travaux du Concile de Trente qui vont irrépa-
rablement bouleverser l'espace mental de l'Occident.
D'ailleurs Copernic, comme le dit Kuhn, « s'était arrangé pour que
le livre soit illisible pour tout autre que les astronomes érudits de son
temps » 137. (Dédié au pape, l'ouvrage est rédigé en latin, donc inac-
cessible à la masse, et réservé aux professionnels de la culture, les-
quels sont suffisamment immunisés contre les tentations de la nou-
veauté. L'une des erreurs majeures de Galilée, après le Nuntius Side-
reus (1610), texte latin, fut de rédiger en italien les maîtres-livres que
sont Il Saggiatore et les Dialogues de 1632. L'admirable prose italien-
ne de l'auteur multiplie le pouvoir de séduction des idées. Quelques

137 T. S. KUHN, The Copernican Revolution, Cambridge Mass., Harvard Uni-


versity Press, 1957, p. 185.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 138

dizaines d'années plus tard, Richard Simon, qui mena à bien, ou plutôt
à mal, la révolution galiléenne dans le domaine, dangereux entre tous,
de l'étude des textes sacrés, devait parvenir à une claire conscience de
l'importance du facteur linguistique. Il observe judicieusement que si
les Jansénistes l'ont emporté, dans l'opinion publique, sur leurs adver-
saires Jésuites, c'est surtout grâce à l'influence déterminante de la ver-
tu de style : « Les écrits qu'ils ont publiés contre cette vaste Société
ont eu un grand applaudissement parce qu'ils étaient en bon français et
qu'ils se faisaient lire 138. » Ainsi en fut-il aussi lors de la Réforma-
tion : « il est constant que si l'on n'avait pas donné au public tant de
livres écrits en la langue du peuple, on n'aurait point vu tout à coup
tant de gens révoltés contre l'antique croyance. Si vous jetez les yeux
sur l'Allemagne, vous y verrez que le principal désordre vint des livres
de Luther, écrits en bon allemand, qui remuèrent l'imagination du bon
peuple » 139... Le malheureux Richard Simon ne devait pas attendre
très longtemps l'occasion de vérifier dans son propre cas l'exactitude
de sa thèse. Après le scandale suscité par la publication de l’Histoire
critique du Vieux Testament (1678) on peut lire dans une des apolo-
gies anonymes que « le plus grand crime, à mon avis, que le Père Si-
mon ait commis est d'avoir écrit son livre dans une langue entendue
du peuple » 140.
[109]
D'un tel crime, Copernic s'était bien gardé de se rendre coupable.
Son livre avait bénéficié de ce fait d'une rassurante clandestinité. Les
mille exemplaires de l'édition originale de 1543 ne furent jamais épui-
sés. Une nouvelle édition ne parut qu'en 1566, et la troisième un demi-
siècle plus tard, à Amsterdam en 1617, sans doute à cause de la publi-
cité due à la condamnation romaine. Le malheur de Galilée fut de fai-
re tout ce qu'il fallait pour attirer l'attention. Non seulement il était
persuadé qu'il avait raison, mais encore il voulait que tout le monde le
sache ; il voulait même que ses adversaires le reconnaissent, car il

138 Au comte Muzio Dandini, 20 juin 1672 ; Lettres choisies de M. SIMON,


nouvelle édition, Amsterdam. 1780, t. IV, p. 6.
139 Ibid.
140 Réponse à la lettre de M. Spanheim (...), attribuée au Père SIMON, de l'Ora-
toire (1679), à la suite de l'Histoire critique du Vieux Testament, nouvelle
édition, Amsterdam, Compagnie des Libraires, 1685, p. 625.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 139

était fâcheusement dépourvu de cette vertu de prudence dont s'honorè-


rent un Copernic et plus tard un Descartes.
Une telle attitude, qui prétendait donner raison à la raison démons-
trative des savants, pour la seule raison qu'elle fournissait elle-même
les preuves de sa validité, était dangereuse. C'est pourquoi, lorsque le
fidèle Osiander avait publié le livre de Copernic, il l'avait complété
par une préface précisant que le système de son maître ne prétendait
pas exposer la structure du monde réel, mais seulement fournir une
représentation commode des phénomènes astronomiques, une sorte de
maquette épistémologique. Pour ce qui est de la réalité des choses, les
autorités ecclésiastiques estimaient qu'elle était définie par certains
versets de la Bible, attestant l'immobilité de la terre et la course circu-
laire du soleil autour du séjour des hommes. Osiander, bon luthérien,
avait estimé qu'il valait mieux ne pas heurter de front les présupposés
du littéralisme biblique. D'où sa préface, qui reprend un thème fami-
lier aux astronomes grecs, en soutenant que le système de Copernic
n'a qu'une valeur conventionnelle et fictive. De fait, il subsiste des té-
moignages attestant que Luther et Melanchton jugèrent burlesque, si-
non folle, l'idée de cet astrologue, selon lequel ce serait, contre toute
évidence, la terre qui tournerait autour du soleil.
Le malheur de Galilée fut qu'il parvint à établir par des preuves
physiques ce que son prédécesseur avait avancé sans fournir de dé-
monstration réellement valable. Du coup, son enseignement se trouve
en contravention avec l'ordre généralement admis par les théologiens,
et garanti par la puissance formidable de l'Église. L'appareil scientifi-
que de la démonstration galiléenne rend, par une sorte de choc en re-
tour, l'héliocentrisme spéculatif de Copernic beaucoup plus subversif
qu'il ne paraissait à l'origine. Pour l'autorité romaine, le seul choix
possible est entre la révélation biblique et les prétendues certitudes
d'un individu, d'ailleurs contestées par bon nombre de ses pairs.
Placé en face de ce dilemme, le controversiste jésuite cardinal Bel-
larmin (1542-1621), dont l'Église devait par la suite faire un saint,
dans une lettre du 12 avril 1615, définit clairement ce que sera désor-
mais la position de l'Église. S'adressant à un religieux, partisan de l'as-
tronomie nouvelle, il lui dit en effet : « Il me semble que votre Révé-
rence et M. Galilée agiront prudemment en vous contentant de parler
hypothétiquement et non effectivement, comme j'ai toujours compris
que Copernic l'a fait. Dire qu'en supposant le mouvement de [110] la
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 140

Terre et la stabilité du Soleil, toutes les apparences célestes s'expli-


quent mieux que par la théorie des excentriques et des épicycles, c'est
parler avec un excellent bon sens et sans courir aucun risque. Cette
manière de parler est suffisante pour un mathématicien. Mais vouloir
affirmer absolument que le Soleil est au centre de l'univers et tourne
seulement sur son axe sans se déplacer de l'Est à l'Ouest, est une très
dangereuse attitude, qui est destinée non seulement à contrarier les
philosophes scolastiques et les théologiens, mais aussi à porter atteinte
à la sainte foi en contredisant l'Écriture 141. »
Le vieux théologien jésuite souligne le point capital des réquisitoi-
res à venir : « le Concile de Trente, ajoute-t-il, a interdit que l'on in-
terprète l'Écriture dans un sens contraire à celui de l'opinion courante
des Pères ». Or, de l'avis général des autorités doctrinales, les textes
bibliques évoquent une Terre immobile qu'enveloppe la course circu-
laire du Soleil. Toute autre conception est en contravention avec la
vérité religieuse. « Ainsi celui qui nierait qu'Abraham a eu deux fils et
Jacob douze se rendrait aussi coupable d'hérésie que s'il niait que le
Christ est né d'une Vierge, parce que c'est l'Esprit-Saint qui révèle ces
deux vérités par la bouche des prophètes et des apôtres 142. »
Bellarmin envisage le cas limite où l'hypothèse copernicienne se-
rait démontrée physiquement vraie, et reconnaît qu'il y aurait alors
difficulté pour accorder vérité physique et vérité biblique, dont la dis-
cordance est, par hypothèse, impossible. Mais, heureusement, on n'en
est pas là ; l'astronomie traditionnelle s'appuie aussi bien sur l'éviden-
ce sensible que sur la raison et la Bible. « Celui qui a écrit dans
l’Ecclésiaste : « La Terre à jamais reste à sa place. Le Soleil se lève,
le soleil se couche ; puis il regagne en hâte le point où il doit se lever
de nouveau », c'est Salomon, qui non seulement était inspiré par Dieu,
et le plus sage de tous les hommes, mais qui était aussi versé dans tou-
tes les sciences humaines et la connaissance des choses créées. Puis-
qu'il tenait son savoir de Dieu lui-même, il est impossible de penser
qu'il aurait fait une déclaration contraire à une vérité prouvée ou capa-
ble de l'être 143. » L'autorité quasi divine de Salomon est d'ailleurs

141 Robert BELLARMIN, lettre à Paolo Foscarini, 12 avril 1615 ; dans G. de SAN-
TILLANA, op. cit., p. 119.
142 Ibid., pp. 119-120.
143 Ibid., p. 120.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 141

confirmée par l'évidence universelle : « Quant au Soleil et à la Terre,


ajoute Bellarmin, un homme de sens n'a pas besoin de rectifier son
jugement, car son expérience lui dit nettement que la Terre est immo-
bile, et que ses yeux ne le déçoivent pas lorsqu'ils lui rendent compte
que le Soleil, la Lune et les étoiles se meuvent 144. »
L'analyse de Bellarmin résume l'attitude de l'accusation dans le
procès de Galilée. Par delà les intrigues de coulisse et l'aspect kafkéen
que revêtent les procédures inquisitoriales, dans les termes où la ques-
tion se trouve posée, l'inculpé est perdu d'avance. En 1616, Copernic
est condamné parce que le système héliocentrique ne figure [111] pas
dans la Bible, et parce qu'il est contraire aux évidences sensibles, qui
font autorité dans la représentation aristotélicienne de l'univers. Dans
l'ordre théologique comme dans l'ordre philosophique, la sentence est
correcte et l'on ne saurait parler d'erreur judiciaire.
Les qualificateurs du Saint-Office ont eu à délibérer sur deux thè-
ses : « Le Soleil est le centre du monde et par conséquent immobile
d'un mouvement local. La Terre n'est pas le centre du monde, ni im-
mobile, mais se meut selon soi-même et aussi d'un mouvement diur-
ne. » La sentence est rendue le 23 février 1616, à l'unanimité des voix.
La première proposition est déclarée fausse et absurde philosophi-
quement, et hérétique parce qu'elle contredit la Sainte Écriture et l'in-
terprétation des Pères et des Docteurs. La deuxième proposition est
reconnue philosophiquement fausse, et théologiquement « tout au
moins erronée quant à la foi » 145. Dès lors l'affaire est close ; la vérité
est dûment établie aux yeux de tous. Roma locuta, causa finita. Le
jugement atteint la doctrine copernicienne, qui devra être revue et cor-
rigée, c'est-à-dire réduite, par une clause de style renouvelée d'Osian-
der, à la signification d'une hypothèse figurative sans validité physi-
que. Galilée est atteint par contrecoup, comme ayant professé que le
système de Copernic exprimait la réalité des choses. Le pape Paul V
charge le cardinal Bellarmin de notifier le jugement au savant floren-
tin, et de lui interdire, sous peine de sanctions graves, de continuer à
enseigner les thèses condamnées. Galilée se soumet, bien que des dou-
tes subsistent sur le caractère propre de cette soumission. C'est là un

144 Pp. 120-121.


145 Pp. 149-150.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 142

point sur lequel le dossier a été truqué ; Galilée protestera plus tard de
sa bonne foi quand on l'accusera d'avoir manqué à la parole donnée.
Mais ce point, juridiquement important, est sans grand intérêt
quant au fond du débat. Entre Galilée et ses juges, le dialogue ne peut
être qu'un dialogue de sourds, comme l'atteste le fait que Bellarmin,
par un absurde renversement des rôles, prétend donner des leçons de
méthodologie scientifique au génial fondateur de la science moderne.
Le jésuite Bellarmin est un vieux routier du Saint-Office, dont il a eu
parfois lui-même à endurer les machinations. Bien ne lui est plus
étranger que l'esprit de la science positive, la recherche de la vérité
pour le seul amour de la vérité objective. Les Exercices spirituels
d'Ignace de Loyola, approuvés par le pape Paul III en 1548, et qui
constituent le règlement intellectuel de la compagnie de Jésus, com-
portent en appendice une série de règles De la Soumission à l’Église.
La treizième de ces règles porte que « pour ne nous écarter en rien de
la vérité, nous devons toujours être disposés à croire que ce qui nous
paraît blanc est noir, si l'Église hiérarchique le décide ainsi » 146.
Ce principe épistémologique, pleinement valable pour Bellarmin,
n'a aucun sens pour Galilée. Non que Galilée se pose en rebelle à
l'égard de l'Église romaine ; il a toujours protesté de sa fidélité catho-
lique, [112] et rien ne permet de la mettre en doute. Seulement, pour
Bellarmin, homme d'Église, homme du gouvernement de l'Église, la
raison d'Église vaut ensemble comme une raison d'État, étendue à la
totalité de la connaissance. La plus grande gloire du Dieu qui se pro-
nonce au Vatican est la fin suprême de tous les comportements hu-
mains. La science n'est pas une valeur, ou du moins la valeur de la
science n'est qu'une valeur secondaire qui passe après les exigences de
la fidélité au magistère hiérarchique. Bon nombre d'hommes d'Église,
et bien au-delà du XVIIe siècle, estimeront qu'il faut être un orgueil-
leux et un entêté pour refuser telle ou telle combinaison qui permet de
sauver au moins apparemment la lettre de l'Écriture. Le sacrifice de
l'intellect n'est qu'une des formes de l'humilité que le fidèle doit mettre
en œuvre en toute occasion. Avec un peu de bonne volonté, les théo-
logiens, qui ont pour métier de solliciter les textes, trouveront une so-
lution moyenne. La difficulté fondamentale est d'ordre philologique ;

146 Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, traduction du R. P. Jeunes-


seaux, S. J., de Gigord, 1936, p. 229.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 143

la recherche scientifique et ses enseignements éventuels doivent pas-


ser par le cheminement obligé de l'interprétation biblico-théologique.
La révolution galiléenne consiste dans la revendication de l'auto-
nomie de la démonstration scientifique par rapport à la révélation bi-
blique. Non que Galilée rejette toute référence à Dieu, qui a rédigé le
texte du monde en langage géométrique. Mais cette intervention, une
fois admise, est désormais sous-entendue. Selon Descartes, un athée
ne peut être assuré que la somme des angles d'un triangle est égale à
deux droits ; Galilée ne serait probablement pas de cet avis, quitte à
admettre que l'athée se trompe en son athéisme. Il y a une intelligibili-
té d'ici-bas, qui se suffit à elle-même, sans contre-assurance théologi-
que explicite, par la force convaincante du raisonnement mathémati-
que. Ainsi apparaît une explication désacralisée qui permettra peu à
peu la mise en équation du réel total, sans référence à l'action des an-
ges et à la toute présence de Dieu. L'autonomie du discours scientifi-
que justifie par avance la synthèse de Newton, tout en permettant à
Newton d'être, comme Galilée, un chrétien convaincu, et même, ce
que Galilée n'était pas, un apologiste résolu de la foi chrétienne.
Avec Galilée, ce qui s'impose c'est l'existence désormais d'une
science de la nature qui ne soit plus une philosophie naturelle, ou plu-
tôt une théologie de la nature. De ce reflux de la théologie, le juriste
italien Alberico Gentili (1552-1608) avait donné la formule dans sa
Commentatio de jure belli (1588), où il revendiquait l'indépendance
de l'ordre politique : silete theologi in munere alieno ; les théologiens
n'ont qu'à se taire dans un domaine qui n'est pas le leur. Le silence des
théologiens s'impose aussi, selon Galilée, en matière de science natu-
relle. Seulement les théologiens, naguère gérants de la vérité univer-
selle, ne pouvaient accepter de se laisser ainsi déposséder de leur pré-
rogative. Ils se défendirent avec l'énergie du désespoir, et le procès de
Galilée apparaît comme un des épisodes de leur combat contre la dé-
sacralisation de la vérité.
[113]
Le même débat devait être arbitré différemment par le génie de
Pascal. Galiléen convaincu en matière de science, Pascal est aussi un
saint janséniste, pour qui la révélation du Christ à l'âme demeure la
suprême valeur et l'obéissance suprême. Mais si les raisons du cœur
s'imposent à l'âme fidèle, il y a aussi une raison de la raison qui se dé-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 144

veloppe en discours autonome dans son ordre. L'ordre de l'esprit est


inférieur à l'ordre de la charité, qui le dépasse infiniment ; cet ordre de
l'esprit n'en demeure pas moins assuré de sa validité indiscutable. Pas-
cal apparaît ainsi comme un témoin privilégié de la divergence dé-
sormais inéluctable de la vérité scientifique, constitutive de la science
et de la conscience modernes.
Si la période romaine de 1616-1633 apparaît, à la lumière rétros-
pective du futur, comme le moment où se réalise la disjonction de
deux âges mentaux, la situation était loin de paraître aussi claire aux
personnages du drame. Avant de condamner les juges, il importe de
leur rendre une élémentaire justice. Pour l'autorité vaticane, il s'agit de
choisir entre l'image millénaire de l'univers, garantie par les appuis
formidables de la Bible, de la tradition patristique et de la philosophie
aristotélicienne, et l'affirmation révolutionnaire de Copernic ou Gali-
lée et de leurs rares sectateurs, cautionnée par des procédures de pen-
sée contraires aux habitudes mentales les plus sacrées, aux bonnes
mœurs intellectuelles et spirituelles établies. L'église catholique, du-
rement éprouvée par la Réformation, se trouve sur la défensive. Gar-
dienne d'une tradition menacée, elle ne peut tolérer la rébellion des
savants, laquelle met en cause des évidences sensibles que les héréti-
ques les plus radicaux n'avaient pas songé à mettre en question. La
science mécaniste ne propose pas seulement un nouvel ordre des cho-
ses ; elle apparaît comme un défi à certaines thèses fondamentales de
la doctrine théologique traditionnelle. Car le monde naturel est aussi
le lieu du drame du salut, non pas seulement un décor indifférent,
mais un milieu symbolique de référence, dont les divers aspects sont
étroitement associés à l'existence de l'homme devant Dieu. Si cet
homme est une créature privilégiée, il n'en est pas moins une créature
entre les autres créatures, ainsi que l'atteste le récit de la Genèse. Le
monde ancien n'est pas seulement un système de vérités, c'est un ordre
de valeurs permettant à l'existence humaine de se déployer dans la
sécurité. On ne détruit que ce qu'on remplace. La révolution mécaniste
affirme de nouvelles vérités, sans proposer de nouvelles valeurs. Le
séjour millénaire où l'homme faisait résidence est disloqué sans que
soit proposé un nouveau séjour, si bien que l'homme moderne à ses
débuts prend conscience de lui-même dans un vide de significations.
C'est la menace d'une telle désorientation ontologique qui motive sans
doute inconsciemment l'attitude répressive des juges de Galilée.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 145

T. S. Kuhn a mis en lumière les aspects non astronomiques du


changement d'astronomie, qui furent pour beaucoup dans la condam-
nation de l'astronomie nouvelle. Si la Terre, cessant d'être le centre et
le foyer de toute vérité, devient une planète parmi les autres, il [114]
devient difficile d'y situer l'histoire de la Chute et de la Rédemption ;
il n'y a plus de raison d'en faire le lieu privilégié de l'Incarnation. Si
les autres planètes ont même statut que la Terre, la Providence de
Dieu aura sans doute voulu qu'elles soient habitées ; mais les indigè-
nes des autres mondes ne peuvent descendre d'Adam et d'Ève ; ils se
trouveraient donc exclus de l'héritage du péché originel. Et comment
pourraient-ils avoir entendu parler de la vie éternelle, puisque l'Incar-
nation du Christ s'est réalisée dans un contexte géographique bien dé-
terminé ? De même, les rapports traditionnels entre la Terre et le Ciel,
entre l'Ici-Bas, le Là-Haut et l'Au-Delà se trouvent bouleversés, et la
situation médiane de l'homme entre les anges et les démons est niée en
son principe. Une relativité généralisée des valeurs spirituelles paraît
inévitable dans un monde indéfini ou infini ; on ne peut plus y discer-
ner ni la place de Dieu, ni la place de l'homme. « Dans un univers in-
fini, comment l'homme peut-il rencontrer Dieu, ou Dieu l'homme ? »
L'expérience religieuse commune se trouve bouleversée. « Le coper-
nicanisme exigeait une transformation de l'idée que l'homme se faisait
de sa relation à Dieu et des fondements de sa moralité (...) Jusqu'à
l'achèvement de cette transformation, des observateurs sensés pou-
vaient trouver à bon droit les valeurs traditionnelles incompatibles
avec la nouvelle cosmologie. La fréquence même de l'accusation
d'athéisme contre les coperniciens est la preuve que la thèse d'une ter-
re planétaire constituait pour bon nombre d'observateurs une menace
contre l'ordre établi 147. »
Tel est l'enjeu du procès de Galilée. Bien sûr, le savant florentin,
ancré dans ses certitudes propres, n'avait pas une claire conscience de
leurs lointaines répercussions. Avant que soit révisé le procès de Gali-
lée, il aura fallu que théologiens et croyants se familiarisent avec une
situation spirituelle où certaines questions peuvent demeurer sans ré-
ponse, et acceptent de lire les textes bibliques avec des yeux nou-
veaux. Cette nouvelle intelligence finira par s'imposer à l'église catho-

147 Th. S. KUHN, The Copernican Revolution, Cambridge Mass., Harvard Uni-
versity Press, 1957, p. 193.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 146

lique dans la seconde moitié du vingtième siècle ; il n'y a pas lieu de


s'étonner si elle lui paraît inadmissible au début du dix-septième siè-
cle.
Le tribunal de l'Inquisition devait choisir entre la révélation bibli-
que et la tradition unanime, c'est-à-dire entre une image du monde
dont il était gardien, et l'affirmation d'un isolé en contravention avec
cette image du monde, qui s'appuyait sur des normes incompatibles
avec la philosophie aristotélicienne, universellement admise. Seule
une lucidité surhumaine des juges aurait permis le triomphe de la cau-
se galiléenne, qui se trouvait condamnée d'avance par toutes les auto-
rités reconnues. La défense de Galilée ne pouvait consister qu'en une
nouvelle méthode de lecture des textes sacrés, aberrante et criminelle
aux yeux de ses interlocuteurs.
[115]
Cette méthode avait pourtant été présentée clairement dans l'Intro-
duction de l’Astronomia nova de Kepler, publiée en 1609. Le coperni-
cien Kepler, exposé aux mêmes critiques que Galilée, y répond par
une théorie de la connaissance biblique, où sont développés les argu-
ments que reprendra le savant florentin. Le texte sacré (pagina sacra),
soutient Kepler, s'adresse surtout à l'imagination des hommes. Si Moï-
se écrit que Dieu créa d'abord le Ciel et la Terre, c'est parce que ces
deux parties du monde s'offrent essentiellement au sens de la vue. Une
génération passe, dit l'Ecclésiaste et une autre génération lui succède,
cependant que la Terre demeure éternellement immobile ; « comme si
Salomon disputait ici avec les astronomes, et n'avertissait pas plutôt
les hommes de leur caractère périssable »... On prétend que le Psaume
104 contient un enseignement de physique parce qu'il concerne le
monde, « pourtant le Psalmiste se trouve aussi éloigné que possible
d'une spéculation sur les causes physiques », il s'agit d'une célébration
de la grandeur du Dieu créateur du monde visible 148.
L'intention des rédacteurs du texte sacré « n'est pas d'enseigner
quelque chose que les hommes ignorent, mais de rappeler à leur esprit
une vérité qu'ils négligent, c'est-à-dire la grandeur et la puissance de
Dieu manifestées dans la création d'une masse si grande, si ferme, si

148 Johannes KEPLER, Astronomia nova, in Gesammelte Werke, éd. Caspar,


München, Beck'sche Verlagsbuchhandlung, Band III, 1937, pp. 30-31.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 147

stable. Si un astronome enseigne que la terre se meut à travers les as-


tres, il ne renverse pas pour autant l'affirmation du Psalmiste, et ne
bouleverse pas l'expérience humaine. Car il n'en reste pas moins vrai
que la Terre, œuvre du divin architecte, ne s'effondre pas comme s'ef-
fondrent nos édifices usés par la vétusté et la pourriture » 149... Il faut
distinguer entre la vérité spirituelle de l'enseignement divin, qui
s'adresse aux hommes dans un langage approprié à leurs facultés, et la
vérité rationnelle et scientifique, œuvre d'intellect, et non de sensibili-
té et d'imagination. « Les textes sacrés traitent de choses simples, hu-
mainement, avec les hommes, de manière à être compris par les
hommes (sacrae literae de rebus vulgaribus (...) loquuntur cum homi-
nibus, humano more, ut ab hominibus percipiantur) 150. » Les images
sensibles servent à faire comprendre des vérités divines (ad insinuan-
da alla sublimiora et divina).
Lactance, Père de l'Église, a nié la rotondité de la Terre ; saint Au-
gustin a admis cette rotondité, mais nié les Antipodes ; le Saint-Office
admet la finitude de la Terre, mais nie son mouvement. Ce sont là de
saintes autorités, « mais plus sainte, s'écrie Kepler, est la vérité pour
moi, qui démontre en rigueur scientifique (ex philosophia) que la Ter-
re est ronde, qu'elle possède des antipodes, qu'elle est d'une méprisa-
ble petitesse et enfin qu'elle se meut dans le ciel, sauf le respect que je
dois aux docteurs de l'Église » 151. Ainsi s'exprimait, [116] dès 1609,
le luthérien Kepler, astronome impérial, dans un ouvrage imprimé sur
l'ordre et aux frais de Rodolphe II, Empereur des Romains. Ce qui
prouve qu'on pouvait publier librement à Prague, en latin il est vrai,
une vérité qui n'était pas bonne à dire à Florence ou à Rome.
Galilée, qui fut en communication amicale avec Kepler, lorsqu'il
commença à se sentir en proie aux menaces de l'Inquisition, dévelop-
pe cette même argumentation dans sa lettre à Christine de Lorraine,
Grande-Duchesse de Toscane (1615). Cette œuvre apologétique a
pour but de répondre aux accusateurs de l'astronomie nouvelle, qui
prétendent qu'elle est en contradiction avec l'affirmation des Écritures,
puisque certains textes présupposent le mouvement du soleil et l'im-
mobilité de la Terre. « Il y a en effet, concède Galilée, piété à dire et

149 Ibid., p. 32
150 P. 29.
151 P. 34.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 148

sagesse à soutenir que l'Écriture Sainte ne peut jamais mentir, mais à


la condition que son véritable sens soit connu. Or je ne pense pas que
l'on puisse contester que le sens de l'Écriture soit fréquemment obscur
et bien différent du sens littéral. Il s'ensuit que si l'on voulait toujours
s'arrêter au sens littéral, on risquerait de faire indûment apparaître
dans les Écritures non seulement des contradictions et des proposi-
tions erronées, mais encore de graves hérésies et des blasphèmes. Il
faudrait en effet attribuer à Dieu des pieds, des mains, des yeux ; des
affections corporelles et humaines de colère, de repentir, de haine et,
quelquefois aussi, l'oubli du passé et l'ignorance de l'avenir ; proposi-
tions qui, sous la dictée du Saint-Esprit, ont été ainsi énoncées par les
écrivains sacrés pour s'accommoder à la capacité du vulgaire ignorant
et illettré 152. »
La vérité spirituelle de la révélation biblique passe par le chemi-
nement obligé de l'anthropomorphisme. Il ne s'agit pas de nier l'autori-
té des textes sacrés, mais de situer cette autorité dans son ordre, qui
n'est pas celui de la connaissance scientifique. « Dans la discussion
des problèmes de physique, on ne devrait pas prendre pour critère l'au-
torité des textes sacrés, mais les expériences et les démonstrations ma-
thématiques. En effet, c'est également du Verbe Divin que procèdent
l'Écriture Sainte et la Nature : l'une, comme dictée par le Saint-Esprit ;
l'autre, comme exécutrice obéissante des ordres de Dieu. Mais, alors
que les Écritures, s'accommodant à l'intelligence du commun des
hommes, parlent en beaucoup d'endroits selon les apparences et en des
termes qui, pris à la lettre, s'écartent de la vérité, — la nature, tout au
contraire se conforme inexorablement aux lois qui lui sont imposées
sans en franchir jamais les limites, et ne se préoccupe pas de savoir si
ses raisons cachées et ses façons d'opérer sont à la portée de notre ca-
pacité humaine. Il en résulte que ce que les phénomènes naturels révè-
lent à nos yeux, ou ce que les démonstrations nécessaires concluent,
ne doit en aucune manière, être révoqué en doute, et a fortiori,
condamné au nom des passages de l'Écriture, quand bien même le
sens littéral semblerait les contredire, car les [117] paroles de l'Écritu-
re ne sont pas astreintes à des obligations aussi impérieuses que les

152 La lettre de Galilée à la Grande-Duchesse de Toscane, p.p. Louis ROUGIER,


Nouvelle N. R. F., décembre 1957, p. 1179.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 149

effets de la nature, et Dieu ne se révèle pas moins excellemment dans


les effets naturels que dans les paroles sacrées des Écritures 153. »
Ces pages admirables fondent la possibilité d'une séparation des
pouvoirs — ou d'un nouveau concordat — entre la science et la foi.
Galilée se réfère à un mot d'esprit attribué au célèbre historien qu'était
le cardinal Baronius, selon lequel on devait se souvenir, en lisant les
textes sacrés, que « l'Esprit-Saint a voulu nous enseigner comment on
va au Ciel, et non comment va le Ciel ». Mais l'impérialisme théolo-
gien ne pouvait accepter cette composition entre l'autorité divine et
celle de la raison humaine. Mainteneurs d'un savoir totalitaire, les doc-
teurs de l'Église voient une menace dans l'autonomie revendiquée en
faveur de la démonstration scientifique. Galilée triomphe imprudem-
ment à propos des satellites de Jupiter : « Dans les écrits qui furent
publiés immédiatement après ma découverte des planètes médicéen-
nes, on opposa à leur existence beaucoup de passages de la Sainte
Écriture. Aujourd'hui que ces planètes se font voir à tout le monde,
j'aimerais connaître à l'aide de quelles nouvelles interprétations mes
contradicteurs expliquent l'Écriture Sainte et excusent leur simplicité
d'esprit 154. » Galilée avait gagné une bataille ; il n'avait pas gagné la
guerre.
Le scandale est qu'un laïque, et qui plus est un savant, assuré de
puissants appuis politiques, se permette de situer la théologie, de res-
treindre sa compétence au spirituel, en lui enlevant le contrôle des dis-
ciplines rationnelles. Aux yeux de Galilée, fort de ses certitudes, cette
restriction du pouvoir des théologiens va de soi. « Aucun d'eux, je
suppose, ne dirait que la géométrie, l'astronomie, la mécanique, la
médecine, sont contenues plus excellemment dans les Livres Sacrés
que dans Archimède, Ptolémée, Boèce et Galien (...) Si, dès lors, la
théologie, tout occupée de ses hautes spéculations sur Dieu et se main-
tenant assise, en raison de sa prééminence, sur le trône royal auquel la
destine sa suprême autorité, n'a pas à descendre jusqu'aux basses et
humbles spéculations des sciences inférieures ; si, même, elle ne s'en
soucie absolument pas, en tant que ces sciences sont étrangères à la
béatitude, ses professeurs ne devraient pas s'arroger le droit de rendre
des arrêts sur des disciplines qu'ils n'exercent pas et qu'ils n'ont jamais

153 Ibid., p. 1180.


154 P. 1181.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 150

étudiées. Ce serait, en effet, comme si un monarque absolu, sachant


qu'il peut, à son gré, commander et obtenir l'obéissance, s'avisait,
n'étant ni médecin, ni architecte, d'exiger que l'on se conformât à sa
volonté, en matière d'ordonnance et de constructions, au risque de la
mort pour les infortunés malades et d'une ruine inévitable pour les édi-
fices 155. »
Cette défense et illustration, en 1615, des droits de la raison scien-
tifique, affirme explicitement le sens moderne de la vérité. Galilée,
[118] comme avant lui Kepler, distingue de la dimension sensible, qui
est celle de l'enseignement biblique, la dimension intelligible de la
recherche mathématique, refusée aux sens et à l'imagination. La pre-
mière démarche du savant est cette conversion qui lui permet de dis-
joindre l'esprit des sens (mentem abducere a sensibus) ; l'opposition
entre les qualités premières et les qualités secondes sera désormais le
lieu commun des intellectualistes dans leur controverse avec les aris-
totéliciens. Les savants construisent leurs schémas et leurs démonstra-
tions au niveau du savoir rigoureux, que les yeux de la chair ne peu-
vent percevoir.
Le courroux des théologiens se comprend : ils se sentent frappés,
eux et leur science, d'une disqualification majeure. Galilée annonce
déjà en toute lucidité le dédoublement de la révélation, que Pascal
consommera plus tard en opposant au Dieu de la Bible, au Dieu
d'Abraham, le Dieu des philosophes et des savants, qui sera le seul
Dieu des intellectuels éclairés du XVIIIe siècle. A côté, et en dehors,
de la révélation surnaturelle, révélation historique et géographique,
limitée d'abord à un peuple déterminé, puis à une culture particulière,
s'affirmera de plus en plus une révélation naturelle, confiée à la raison
humaine, sans distinction de peuples et de religions. Galilée n'est pas
Spinoza, ni Voltaire, ni Kant ; mais ces maîtres à venir s'inscriront
dans la perspective qu'il a ouverte.
Davantage, la révolution galiléenne, en se généralisant, gagnera
des secteurs épistémologiques auxquels] l'auteur du Saggiatore n'avait
pas songé. Galilée soutient que le sens authentique des textes sacrés
n'est pas le sens obvie et littéral tels que le maintenaient les docteurs
en Écriture Sainte. Du même coup, la raison obtient un droit de regard
sur la Bible elle-même. Galilée ne voyait pas si loin que les fondateurs

155 Ibid., p. 1183.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 151

de l'herméneutique moderne. Il n'aurait certes pas rédigé, ni sans dou-


te approuvé, le Tractatus theologico-politicus de Spinoza ou l'œuvre
de Richard Simon. Pourtant, l'esprit de la nouvelle exégèse est carac-
térisé par le recours à la critique rigoureuse dans l'établissement et
l'interprétation des textes sacrés. Si le langage n'est pas mathématique,
le dernier mot revient à une méthodologie systématique procédant par
démonstration nécessaire. À ce jeu, les théologiens finiront par être
battus sur leur propre terrain.
On aperçoit ici la différence entre la révolution galiléenne et la ré-
volution copernicienne. L'initiative de Copernic se déploie dans le
seul horizon de l'astronomie ; celle de Galilée met au point un instru-
ment de pensée qui bientôt prétendra étendre sa juridiction à la totalité
du savoir. L'honorable chanoine de Frauenburg se contentait de spécu-
ler, dans les formes traditionnelles, sur l'ordonnancement des planè-
tes ; avec Galilée, la terre des hommes devient un monde intelligible,
régi par les exigences souveraines de la raison mathématique, procé-
dant par voie de démonstration.
Les Dialogues sur les deux principaux Systèmes du Monde, qui
mettent en scène, dans un cadre vénitien, l'opposition entre Aristote et
Copernic, établissent aisément la supériorité des idées nouvelles.
[119] L'ouvrage est rédigé, en bonne prose italienne, dès 1629 ; Gali-
lée retarde la publication, qu'il sait dangereuse, jusqu'au moment où
certains signes lui donnent à penser, bien à tort, qu'il n'y aura pas de
scandale. Sorti des presses en février 1632, le livre est mis en vente au
mois de juin, avec un tel succès que l'édition est bientôt épuisée. Lors-
que, le premier août, l'inquisiteur de Florence se rend chez l'impri-
meur pour confisquer un ouvrage décidément suspect, il ne trouve
plus un seul exemplaire à saisir.
Entre temps, une cabale s'est déchaînée contre l'imprudent qui, en
dépit de quelques clauses de style, a bel et bien osé transgresser les
interdits de 1616. La jalousie, la bêtise, la rabies theologica, la com-
pagnie de Jésus, le ressentiment pontifical se lient en un front com-
mun, où les préoccupations proprement scientifiques ne jouent aucun
rôle. Il s'agit d'une comédie à l'italienne, dont le dernier acte se jouera
dans le décor du Saint-Office. Galilée, conscient de son génie, sûr de
sa vérité, n'a pas la roublardise indispensable pour tenir tête, en ce
combat qui ne se livre pas sur le terrain de la science, mais sur le ter-
rain de l'autorité, le terrain de la discipline et des combines trop hu-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 152

maines. Dès le 21 août 1632, Campanella, observateur bien placé,


avertit Galilée : « J'ai entendu dire qu'une commission de théologiens
furieux a été convoquée dans le but d'interdire votre Dialogue. Il n'y
en a pas un seul d'entre eux qui entende quelque chose aux mathéma-
tiques ou aux choses abstruses. (...) Je crains la violence des gens qui
n'y comprennent rien 156. » Une quinzaine de jours plus tard, le 6 sep-
tembre, Niccolini, dépêché par le grand-duc de Toscane auprès du pa-
pe, trouve celui-ci indigné : « Votre Galilée a osé se mêler de choses
qui ne le regardent pas, et a touché aux questions les plus graves et les
plus pernicieuses qui puissent être soulevées actuellement 157... » Le
Souverain pontife invoque des griefs qui mettent en cause la conjonc-
ture théologico-politique ; mais il se sent lui-même personnellement
outragé, ou plutôt dupé et ridiculisé par un homme qu'il a naguère ho-
noré de sa bienveillance.
Il n'est pas nécessaire d'entrer dans le détail du procès. Le 1er octo-
bre 1632, Galilée est sommé de comparaître devant le Saint-Office. Il
arrive à Rome le 16 février 1633 ; il est l'hôte d'honneur de l'ambassa-
deur de Toscane. Le procès débute le 20 avril et traînera, sur la scène
et dans les coulisses, jusqu'à la condamnation de Galilée et sa solen-
nelle abjuration, agenouillé devant ses juges, en chemise blanche de
pénitent, le mercredi 22 juin 1633, dans la grande salle du couvent
dominicain de Santa Maria sopra Minerva 158.
Cette date, cette scène ont, dans l'histoire de l'esprit humain, une
valeur exemplaire. Encore faut-il en saisir exactement la portée. Entre
Galilée et ses juges, le dialogue est, et ne peut être, que le dialogue de
la raison d'Eglise avec la raison tout court. Il nous est facile, [120] au-
jourd'hui, de nous sentir frères en esprit de Galilée persécuté ; et mê-
me nous lui pardonnons malaisément d'avoir en fin de compte capitu-
lé, et trahi, pour avoir le droit de mourir dans son lit, cette vérité dont
nous nous réclamons après lui, grâce à lui. Or Galilée est seul à
connaître et à reconnaître les exigences de l'esprit scientifique, lequel
est devenu l'une des formes modernes du sacré. Galilée a raison de-
vant ses juges et contre ses juges ; mais il a raison tout seul, et donc il

156 Cité dans G. de SANTILLANA, Le Procès de Galilée, trad. Salem, Club du


Meilleur Livre, 1955, p. 228.
157 Ibid., p. 229.
158 On trouvera tous les détails dans le livre de SANTILLANA.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 153

a tort d'avoir raison ; il n'a aucun espoir de faire prévaloir aux yeux de
ses interlocuteurs une vérité qui est à leurs yeux un objet de scandale.
L'idée que l'on n'a pas le droit de tricher avec la raison démonstrative,
confirmée par l'expérience, est une idée moderne, qui présuppose la
valeur inconditionnelle des résultats de l'activité scientifique. Galilée
avait réalisé pour son compte la révolution épistémologique ; les In-
quisiteurs avaient l'avantage du terrain. Galilée n'a jamais douté de la
validité de sa cause, et sans doute, au moment même où il la reniait
des lèvres, se sentait-il par avance justifié en appel devant les généra-
tions à venir. En se soumettant à leur sentence, il jugeait ses juges.
Au surplus, en dépit de toutes les arguties et subtilités juridiques,
sur un point au moins, il ne saurait être question d'erreur judiciaire.
Entre autres chefs d'accusation, Galilée est poursuivi pour avoir
contrevenu à la sentence de 1616, qui portait interdiction d'enseigner
la doctrine de Copernic. Il a professé cette doctrine ; non seulement il
l'a professée, mais il l'a fondée en raison ; il lui a assuré une certitude
qu'elle ne possédait nullement dans les spéculations de Copernic.
Quant au reste, la sentence de 1633 n'est qu'un rappel à peu près
littéral, de celle de 1616. Elle porte que « la proposition que le soleil
soit le centre du monde et immobile d'un mouvement local est absurde
et fausse en philosophie et formellement hérétique, pour être expres-
sément contraire à la Sainte Écriture. La proposition que la Terre n'est
pas le centre du monde, ni immobile, mais qu'elle se meut, et aussi
d'un mouvement diurne, est également une proposition absurde et
fausse en philosophie, et, considérée en théologie, au moins erronée
dans la foi » 159. Ce texte, contresigné par sept juges sur dix, ne per-
met pas de considérer le Saint-Office comme bénéficiant d'une inspi-
ration spéciale en matière d'astronomie. Et les anticléricaux à venir
pourront avoir bonne conscience en évoquant l'affaire Galilée. A
condition d'oublier d'autres affaires non moins sensationnelles telles
que l'affaire Darwin, l'affaire Freud ou l'affaire Lyssenko — à l'occa-
sion desquelles il apparut que le cléricalisme n'était pas l'apanage de
telle église particulière, et qu'on le trouvait même en dehors de la
sphère d'influence d'un christianisme quelconque.

159 Dans SANTILLANA, op. cit., p. 379.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 154

[121]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

I. L’AFFAIRE GALILÉE

Chapitre V
LES SUITES DE
L’AFFAIRE GALILÉE

Retour à la table des matières

Renan, mettant en parallèle Galilée, qui se rétracte, et Bruno, qui


persévère jusqu'au bûcher, observait : « On n'est martyr que pour les
choses dont on n'est pas bien sûr 160... » Après la cérémonie du 22 juin
1633, Galileo Galilei n'est plus qu'un septuagénaire humilié, auquel il
reste une dizaine d'années à vivre dans la retraite et les infirmités, jus-
qu'au 8 janvier 1642, où il rendra le dernier soupir, veillé par ses dis-
ciples fidèles Viviani et Torricelli. Jusqu'à la fin, la protection de la
Maison de Toscane ne lui a pas manqué ; mais il est confiné à la cam-
pagne et doit vivre sous un régime de haute surveillance, assurée par
les agents pontificaux. Son activité scientifique, en dépit de son grand
âge, doit prendre une allure clandestine, et s'appuyer sur un réseau de
complicités, qui aboutit au-delà des frontières italiennes.

160 E. RENAN, Nouvelles études d'histoire religieuse, Calmann-Lévy, p. VII.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 155

Le condamné de l'Inquisition domine son drame personnel et de-


meure assuré de la validité de ses certitudes. « Je n'attends aucun sou-
lagement, et c'est parce que je n'ai commis aucun crime, écrit-il à Pei-
resc. Je pourrais avoir l'espoir d'un pardon et l'obtenir si j'avais péché ;
car les princes peuvent se montrer indulgents aux fautes, alors que,
contre un innocent jugé à tort, il convient, pour donner l'apparence de
la légalité, de montrer d'autant plus de rigueur. Mais combien claire-
ment apparaîtraient mes motifs très pieux et très saints si un quel-
conque pouvoir mettait à jour les calomnies, les supercheries, les ruses
et les tromperies dont on s'est servi à Rome, il y a dix-huit ans, pour
arriver à égarer les autorités (...) Il ne me reste plus qu'à succomber en
silence sous le flot d'attaques, de dérisions et d'insultes venant de tou-
tes parts 161. »
Il ne s'agit pas ici de littérature, car le condamné demeure jusqu'à
la fin un persécuté ; ses derniers travaux, il les mène à bien sous la
menace de poursuites renouvelées ; il risque le pire, dans la mesure où
il serait cette fois condamné comme relaps. Interdiction est faite à ses
visiteurs de l'entretenir de doctrines cosmologiques ; il doit se conten-
ter de correspondances secrètes, qui risquent d'être interceptées. À sa
mort, le nonce du pape à Florence se hâte de prévenir, par une dépê-
che chiffrée, les autorités romaines. Aussitôt le Saint-Siège fait savoir
au grand-duc de Toscane que l'édification d'une sépulture trop belle
pour un condamné de l'Inquisition serait considérée comme [122] un
acte inamical. Les honneurs rendus au malheureux savant sont soumis
à une censure préalable, qui porte même sur l'oraison funèbre et l'épi-
taphe. Les autorités de Florence souhaitaient donner à Galilée une sé-
pulture voisine de celle de Michel-Ange. La réalisation de ce projet,
dans l'église Santa Croce, devra attendre jusqu'en 1734 ; mais, même
alors, le Saint-Office qui, un demi-siècle après les Principia de New-
ton, n'avait rien appris ni rien oublié, tînt à exercer sur l'inscription
commémorative sa censure préalable 162.
En conséquence, le rayonnement de Galilée, ainsi que la publica-
tion de ses derniers écrits, se situent hors de portée de l'Inquisition
romaine. Les Dialogues de 1632 sur les deux principaux systèmes du

161 Cité dans SANTILLANA, op. cit., p. 403.


162 Cf. Leonardo OLSCHKI, Galilei und seine Zeit, Halle, Niemeyer, 1927,
pp. 471-472.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 156

monde ayant été interdits en Italie, leur diffusion sera néanmoins assu-
rée à partir de Strasbourg, terre luthérienne, où Diodati, ami réformé
de Galilée, a pu faire parvenir un exemplaire de la première édition.
L'imprimeur lettré Matthias Bernegger fait mettre au point une traduc-
tion latine, accompagnée de quelques clauses de style (1635) ; la lettre
à la Grande-Duchesse de Toscane paraît en 1636. chez Bernegger,
sans nom d'auteur, pour éviter des ennuis supplémentaires au malheu-
reux Galilée 163. De même, c'est à Leyde, chez Elzevir, que paraîtront,
en 1638, les Discorsi e Dimostrazioni mathe-matiche intorno a due
nove scienze attenenti alla Mecanica. Le vieillard, déjà aveugle, a
vainement tenté de faire imprimer en Italie ce travail qui pourtant évi-
te les domaines dangereux de l'astronomie et de la cosmologie 164. En
1635, une Chaire à l'Université d'Amsterdam avait été offerte au
condamné de Florence ; en 1636, Galilée propose aux États Généraux
de Hollande sa méthode pour la détermination des longitudes à la
mer ; de longues études et négociations s'ensuivront, à l'occasion des-
quelles les États Généraux votent, à titre de remerciement, le don d'un
collier d'or de 700 florins. Galilée refusera le cadeau, ce qui lui vaut
les félicitations du pape, gardien vigilant de l'orthodoxie 165...
Parmi les partisans résolus, et les éditeurs, de Galilée, il faut comp-
ter le très catholique Père Mersenne qui fait imprimer à Paris en 1634
Les Méchaniques de Galilée, Mathématicien et Ingénieur du Duc de
Florence, en y ajoutant quelques commentaires personnels. Mersenne
diffusait un manuscrit contenant des cours faits par Galilée à Padoue,
vers 1594 ; une édition italienne de ce texte paraîtra seulement en
1849 166. Au lendemain même de la condamnation de 1633, Mersenne
n'hésite pas à déclarer dans sa préface : « Je serai content si je suis
cause que le sieur Galilée nous donne toutes les spéculations des
mouvements, et de tout ce qui appartient aux Méchaniques, car ce qui
[123] viendra de sa part sera excellent ; c'est pourquoi je prie ceux qui
ont la correspondance de Florence de l'exhorter par lettres à donner au

163 Ibid., pp. 401-402.


164 Ibid., p. 407.
165 J'emprunte ces détails biographiques au Tableau chronologique de la vie et
de l'œuvre de Galilée, publié par RENÉ TATON, dans le Recueil : Galilée,
Aspects de sa vie et de son œuvre, P. U. F., 1968, pp. 14 et 16.
166 Robert LENOBLE, Mersenne ou la Naissance du Mécanisme, Vrin, 1943,
p. XX.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 157

public toutes ses remarques, comme j'espère qu'il fera, puisqu'il a


maintenant le temps, et la commodité très libre dans sa maison des
champs » 167... Cette manière ironique d'interpréter la résidence sur-
veillée à laquelle se trouve astreint le condamné de Florence masque
une sympathie active. Lorsque paraissent les Discorsi e Dimostrazioni
de 1638, Mersenne en donne dès l'année suivante une version françai-
se abrégée et commentée, sous le titre : Nouvelles pensées de Galilée
(1639). Comme le note Robert Lenoble, « la physique de Galilée, c'est
la physique que Mersenne a toujours appelée de ses vœux 168 ».
La liberté d'esprit du Père Mersenne, l'une des meilleures têtes de
son époque, montre que si la condamnation romaine de 1633 eut force
de loi dans les régions étroitement dépendantes du Saint-Siège, com-
me l'Italie, l'Espagne ou les Pays-Bas, il n'en fut pas de même dans
toute la sphère d'influence catholique. En France même, des hommes
comme Peiresc et Gassendi, parmi bien d'autres, demeurent coperni-
ciens en dépit de Borne ; ils se contentent au besoin de quelques pré-
cautions oratoires. Gassendi, dans son Institutio astronomica (1647),
résumé de ses leçons au Collège Royal, expose les vues des coperni-
ciens, en reprenant les thèses exposées par Kepler et Galilée : « Le
dessein de la Sainte Écriture n'est pas de faire les hommes physiciens
ou mathématiciens, mais de les rendre pieux et religieux, et de les
mettre en état de faire leur salut, de recevoir les grâces divines et de
parvenir à la gloire surnaturelle. Elle parle des choses selon qu'elles
paraissent vulgairement aux hommes, afin que, comme il importe à un
chacun d'être sauvé, un chacun les puisse entendre (...). Ainsi la Sainte
Écriture tient qu'il importe peu que ce soit la Terre qui se meuve et
que le soleil se repose, ou non, et c'est pour cela qu'elle parle de la
Terre comme étant au repos, et du Soleil comme étant en mouvement,
parce qu'il n'y a personne à qui la terre ne paraisse se reposer et le so-
leil se mouvoir 169... »
Bien qu'il fût d'église comme Mersenne, Gassendi ne s'estimait pas
lié par la sentence des Inquisiteurs. Une telle attitude pouvait se justi-
fier par une argumentation juridique, contestant la validité universelle

167 Cité ibid.


168 Ibid., p. 394.
169 Dans Pierre HUMBERT, Philosophes et Savants, Flammarion, 1953, pp. 104-
105.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 158

d'une sentence prononcée par un tribunal particulier : cette décision


n'avait pas ipso facto force de loi dans le royaume de France. De fait,
« Richelieu fut l'instigateur d'une tentative pour faire condamner les
thèse de Copernic en Sorbonne, mais sans succès ; il fut décidé que
c'était une question de philosophie, et non d'autorité » 170. La décision
n'est pas aussi simple qu'elle peut le paraître à un esprit non prévenu,
car la Sorbonne a bien souvent tranché sans scrupules en matière de
philosophie. Il faut tenir compte des interférences [124] entre la raison
d'Église, d'inspiration romaine, et la raison d'État en un pays où domi-
ne encore, et pour longtemps, l'inspiration gallicane. Les prétentions
romaines suscitent à Paris des réactions de défense.
Le physicien et astronome Ismael Boulliau, homme d'Église com-
me son ami Gassendi, est un autre témoin de l'état d'esprit des virtuosi
français. « Que le Pape ait voulu ou laissé condamner Galilée, autre
injustice à son sens, autre erreur (...). De quoi se mêle le Souverain
Pontife, d'étendre le pouvoir des clefs à des choses qui ne sont pas de
la foi ? Le Saint-Esprit n'a jamais révélé aux hommes les fondements
des sciences ; il en a laissé la découverte à l'activité de l'Esprit, éclairé
par les lumières naturelles ; pourquoi ne pas laisser les savants conti-
nuer tranquillement leur besogne ? Ainsi raisonnait Boulliau, tandis
que les nouvelles inquiétantes arrivaient de Rome. Et la confirmation
de ses craintes ne l'a pas arrêté 171. » Boulliau rédige un traité De mo-
tu telluris, et, devant le rappel à l'ordre d'un contradicteur, il écrit à
Mersenne, dans une lettre du 16 décembre 1644 : « J'ai été étonné de
ce qu'il allègue contre moi une bulle dont jamais on n'a ouï parler en
France, que Messieurs les nonces du Saint-Siège n'ont point signifié à
Messieurs nos Prélats, ni à la Faculté de Théologie. Je ne sais ce que
c'est : peut-être que la chose regarde particulièrement l'Italie, et non
toute la chrétienté, puisque de la part du Saint-Siège on n'en a point eu
de notification ; car sans doute qu'on aura jugé qu'il n'était point à
propos 172... »

170 A. C. CROMBIE, Histoire des Sciences de saint Augustin à Galilée, trad.


d'Hermies, P.U.F., 1959, p. 418.
171 René PINTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siè-
cle, Boivin, 1943, pp. 288-289
172 Cité Ibid., p. 289.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 159

Cette fin de non recevoir atteste, dans son ironie, que les meilleurs
esprits, en France, sont du côté de Galilée. Les raisons intellectuelles
ne jouent pas seules ; il s'y mêle des passions de politique religieuse.
Les Jésuites, ou du moins un certain nombre d'entre eux, ont joué un
rôle actif dans la condamnation de 1633 ; or la Compagnie de Jésus
est au service de l'ultramontanisme, ce qui suscite la résistance des
milieux de tradition gallicane, en particulier le milieu parlementaire,
et le milieu universitaire, gravement menacé par la concurrence victo-
rieuse des collèges que la Compagnie établit un peu partout. La spiri-
tualité janséniste, en laquelle s'affirme la plus haute expression de la
foi catholique, aura donc partie liée avec les défenseurs de l'autonomie
de la raison en matière de connaissance scientifique. Le pape de Rome
est incontestablement le Chef de l'Église, mais sa compétence ne
s'étend qu'au spirituel.
Cette disjonction entre l'obéissance religieuse et la vérité scientifi-
que a été affirmée par Pascal, dans sa polémique contre les Jésuites.
La Dix-Huitième Provinciale (1657) reprend à son compte, avec une
rigueur qui transcende les circonstances, épistémologie galiléenne.
« Ces trois principes de nos connaissances, observe Pascal, les sens, la
raison et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans
cette étendue (...) Quelque proposition qu'on nous présente à [125]
examiner, il en faut d'abord reconnaître la nature, pour voir auquel de
ces trois principes nous devons nous en rapporter. S'il s'agit d'une cho-
se surnaturelle, nous n'en jugerons ni par les sens, ni par la raison,
mais par l'Écriture et par les décisions de l'Église. S'il s'agit d'une pro-
position non révélée, et proportionnée à la raison naturelle, elle en se-
ra le propre juge. Et s'il s'agit enfin d'un point de fait, nous en croirons
les sens, auxquels il appartient naturellement d'en connaître 173. »
La distinction des ordres de connaissance a pour conséquence une
séparation des pouvoirs entre les autorités compétentes, qui, poursuit
Pascal, se référant à saint Augustin et saint Thomas, doit intervenir
même dans l'interprétation des textes sacrés. « Quand l'Écriture même
nous présente quelque passage dont le premier sens littéral se trouve
contraire à ce que les sens ou la raison reconnaissent, il ne faut pas
entreprendre de les désavouer en cette rencontre pour les soumettre à

173 Dix-huitième Provinciale, L'Œuvre de PASCAL, Bibliothèque de la Pléiade,


p. 671.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 160

ce sens apparent de l'Écriture, mais il faut interpréter l'Écriture et y


chercher un autre sens qui s'accorde avec cette vérité sensible 174... »
La cosmologie biblique n'a donc pas force de loi scientifique ; elle ne
saurait prévaloir contre les découvertes et démonstrations rationnelles.
« Si l'on voulait en user autrement, ce ne serait pas rendre l'Écriture
vénérable, mais ce serait au contraire l'exposer au mépris des infidè-
les 175. »
Pascal n'hésite pas à jeter au visage de son contradicteur le souve-
nir honteux de l'affaire Galilée, maintenant vieille de vingt-cinq ans :
« Ce fut en vain que vous obtîntes contre Galilée ce décret de Rome,
qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la terre. Ce ne
sera pas cela qui prouvera qu'elle demeure en repos ; et si l'on avait
des observations constantes qui prouvassent que c'est elle qui tourne,
tous les hommes ensemble ne l'empêcheraient pas de tourner, et ne
s'empêcheraient pas de tourner aussi avec elle. Ne vous imaginez pas
de même que les lettres du pape Zacharie pour l'excommunication de
saint Virgile, sur ce qu'il tenait qu'il y avait des antipodes, aient anéan-
ti ce nouveau monde ; et qu'encore qu'il eût déclaré que cette opinion
était une erreur bien dangereuse, le roi d'Espagne ne se soit pas bien
trouvé d'en avoir plutôt cru Christophe Colomb, qui en venait, que le
jugement de ce pape qui n'y avait pas été 176... » Malheureusement
pour l'avenir culturel du catholicisme, Pascal, saint du jansénisme, est
un mauvais catholique. L'auteur des Provinciales, texte condamné par
l'Inquisition romaine en septembre 1657, devait écrire à cette occa-
sion : « Le pape hait les savants qui ne lui sont pas soumis par
vœu 177. » Et il devait pour son compte rejeter la sentence : « Si mes
lettres (provinciales) sont condamnées à Rome, ce que j'y condamne
est condamné dans le ciel. Ad tuum, [126] Domine Jesu, tribunal ap-
pello (...) Tant l'Inquisition est corrompue ou ignorante 178. »
Le bon catholique en la circonstance, respectueusement soumis à
son église, ne fut pas Pascal, mais Descartes, qui devait à cette occa-

174 Ibid.
175 Ibid., p. 672.
176 Ibid., p. 673.
177 Pensées, éd. BRUNSCHVICG, fragment 873, l’Œuvre de PASCAL, édition ci-
tée, p. 809.
178 BRUNSCHVICG, fragment 920 ; Pléiade, p. 810.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 161

sion comme en d'autres, s'illustrer par le déploiement de la vertu de


prudence, poussée jusqu'à une rare extrémité. En 1634, Descartes, pai-
siblement installé dans son refuge hollandais, s'apprête à faire paraître
un Traité du Monde, où il prenait à son compte la thèse du mouve-
ment de la terre, que soutenait aussi son confrère, à ses yeux très infé-
rieur, Galilée. Là-dessus, il apprend la sentence de juin 1633. « Vous
savez sans doute, écrit-il alors à Mersenne, que Galilée a été repris
depuis peu par les Inquisiteurs de la Foi, et que son opinion touchant
le mouvement de la Terre a été condamnée comme hérétique. Or je
vous dirai que toutes les choses que j'expliquais en mon traité, entre
lesquelles était aussi celle du mouvement de la terre, dépendaient tel-
lement les unes des autres, que c'est assez de savoir qu'il y en ait une
qui soit fausse, pour connaître que toutes les raisons dont je me ser-
vais n'ont point de force ; et quoique je pensasse qu'elles fussent ap-
puyées sur des démonstrations très certaines et très évidentes, je ne
voudrais toutefois pour rien au monde les soutenir contre l'autorité de
l'Église. Je sais bien qu'on pourrait dire que tout ce que les Inquisi-
teurs de Rome ont décidé n'est pas incontinent article de foi pour cela,
et qu'il faut premièrement que le Concile y ait passé. Mais je ne suis
point si amoureux de mes pensées que de me vouloir servir de telles
exceptions, pour avoir moyen de les maintenir. » Et Descartes conclut
en faveur du « désir que j'ai de vivre en repos et de continuer la vie
que j'ai commencée en prenant pour ma devise : bene vixit, bene qui
latuit 179 ». Pour vivre heureux, Descartes cachera sa vérité, ne publie-
ra pas son Monde. Il attendra encore dix ans avant de donner au public
ses Principia Philosophiae (1644), où la thèse copernicienne est ca-
mouflée sous les apparences d'une hypothèse sans réalité physique,
d'une simple fiction.
La pusillanimité de Descartes apparaît d'autant plus remarquable
qu'il a passé la majeure partie de sa carrière hors de portée de l'Inqui-
sition. Même réfugié in partibus infidelium, il se sent menacé par les
décisions romaines. La vérité astronomique est interdite de séjour
dans la sphère d'influence catholique. On ne peut certes pas empêcher
quelques libres esprits d'admettre pour leur compte l'hérésie coperni-
cienne et galiléenne, et d'en conférer, oralement ou par lettres, avec

179 DESCARTES à Mersenne, avril 1634, Amsterdam ; Œuvres et Lettres de Des-


cartes, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 950-551.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 162

leurs intimes. Mais la censure veille sur les livres et sur l'enseigne-
ment. Et comme la vérité n'est pas bonne à dire, les hommes de vérité,
les savants, soumis à cette formidable puissance d'intimidation, font
figure désormais de suspects, et le deviennent parfois à leurs propres
yeux.
La mise hors la loi de Galilée n'a pas supprimé d'un seul coup la
[127] science italienne. Le maître laisse après lui des disciples : Vi-
viani, Torricelli, Borelli, tous protégés par la maison de Toscane qui
déjà pensionnait Galilée. Grâce à cette haute protection, il existera
même, d'abord à titre privé, puis, de 1657 à 1667, plus officielle, une
académie florentine, l’Accademia del Cimento, dont les travaux auront
valeur exemplaire dans l'Europe savante. Mais lorsque Léopold de
Médicis, protecteur de la Société, reçoit le chapeau de cardinal, l'Aca-
démie cesse d'exister ; on a dit que la dignité cardinalice avait été le
prix payé par le Saint-Siège pour obtenir la dissolution d'un groupe
subversif au moins en puissance 180.
Il s'est trouvé, jusque dans l'époque moderne, de bons esprits pour
voir dans la condamnation de Galilée un acte de justice et de vérité.
Telle était au début du XXe siècle l'attitude de l'éminent physicien et
historien des sciences Pierre Duhem, qui ne voyait aucune difficulté à
reconnaître à un tribunal ecclésiastique, jugeant en matière théologi-
que, un pouvoir suprême de décision dans le domaine de la recherche
scientifique 181. Cette position aberrante, qui atteste la force persuasi-
ve des préjugés religieux là même où ils n'ont que faire, est démentie
par la suite de l'histoire des sciences. Newton naît en 1642, l'année
même de la mort de Galilée, et le grand axe de la science physique et
cosmologique est celui qui mène de Galilée à Newton. La science mé-
caniste est galiléenne avant d'être newtonienne ; le modèle aristotéli-
co-ptoléméen n'est plus qu'une curiosité périmée.
On ne peut faire du bon travail scientifique sous la supervision
d'une orthodoxie religieuse ou politique. Les juges de 1616 et de 1633
s'étaient prononcés imprudemment, et sans connaissance de cause.
L'Église catholique, prisonnière de la décision prise, persévérera dia-

180 Cf. Martha ORNSTEIN, The rôle of scientific societies in the 17th century,
University of Chicago Press, 3rd édition, 1938, p. 78 ; cf. plus haut, p. 18.
181 On trouvera un exposé de cette polémique dans mon ouvrage De l'histoire
des sciences à l'histoire de la pensée, Payot, 1966, pp. 261-264.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 163

boliquement dans sa première erreur. C'était pour elle une question


d'orgueil que de ne pas reconnaître l'absurdité dangereuse des senten-
ces romaines, alors même que la cause était définitivement entendue,
et le débat jugé en sens inverse, sinon à Rome, du moins à Londres, à
Paris, et partout où se poursuivait le progrès du savoir. Entre l'Inquisi-
tion et les Académies, les Sociétés savantes, le combat était dès lors
inégal et sans espoir. A ce jeu, l'église catholique se mit pour très
longtemps en état de contravention par rapport à la libre recherche de
la vérité, l'une des forces dominantes, et les plus respectables, du
monde moderne.
Il y eut pourtant de bons esprits pour estimer que l'on pouvait
combiner la pensée scientifique et l'obéissance ecclésiastique en négo-
ciant un compromis entre les diverses représentations du monde. Le
système de Tycho Brahé servit de refuge à ceux qui ne pouvaient, ou
ne voulaient, faire tout le chemin qui sépare Aristote de Galilée. Mais
les Jésuites, qui, dans leur enseignement, préféraient ainsi [128] Ty-
cho à Galilée, attestaient par là que les questions de convenances pas-
saient avant la vérité, ou plutôt que la vérité n'était pour eux qu'une
question de convenances. Borelli (1608-1679), le plus grand continua-
teur italien de Galilée établit les lois de la mécanique céleste, dans sa
Theorica mediceorum planetarum ex causis physicis deducta (1666)
en limitant son étude au système formé par Jupiter et ses satellites,
système qui était demeuré hors de portée de l'Inquisition. On peut ad-
mirer l'ingéniosité de cette solution ; on se demande néanmoins quel
peut être l'état d'esprit d'un savant de haute valeur obligé, pour expo-
ser ce qu'il estime être la vérité, de ruser avec la vérité. La science ri-
goureuse qui se fonde, au XVIIe siècle, sur l'alliance de la physique et
des mathématiques ne peut plus admettre, entre le vrai et le faux, cette
position intermédiaire de caractère rhétorique. Car la rhétorique est ici
une sorte d'hypocrisie, c'est-à-dire, selon le mot de la Rochefoucauld,
un hommage que le vice rend à la vertu.
Le jugement de 1633, exécuté partout où il pouvait l'être, devait
paralyser l'enseignement des sciences dans les pays d'obédience ca-
tholique, où les meilleurs d'entre les maîtres, partagés entre le savoir
et l'obéissance, se trouvèrent en butte à des tracasseries, persécutions
et condamnations, interdictions sans cesse renouvelées. Voici, par
exemple, selon un historien jésuite, comment se présentait la situation
à l'université de Louvain : « Froidmont lui-même, et bien d'autres
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 164

avec lui, ne rejetèrent du système (de Copernic) que les points expres-
sément censurés par le Saint-Office. La théorie d'Aristote avait eu trop
visiblement le dessous dans ce débat pour qu'on se résignât à y reve-
nir. Froidmont, Geulincx, Philippi, à Louvain ; d'autre part les Jésuites
Malapert et André Tacquet, le cistercien Carammel, Rheita etc., s'atta-
chèrent à Tycho Brahé, qui faisaient tourner les planètes autour du
soleil et celui-ci autour de la terre. Ainsi cette dernière restait immobi-
le, et l'obéissance aux décrets du Saint-Office était sauve, en même
temps que le fond du système copernicien, autant qu'il pouvait l'être.
N'était-ce pas, après tout, le parti le plus sage 182 ? » Il est permis d'en
douter, et de penser que cette épistémologie de situation n'est pas pré-
cisément favorable au progrès du savoir ; d'autant que le même auteur
donne ensuite une longue liste de poursuites et de condamnations por-
tées à l'encontre de ceux qui se refusaient à jouer ce jeu-là.
Néanmoins, le même historien n'hésite pas à soutenir que « ce se-
rait une erreur grossière de croire qu'il en soit résulté un arrêt désas-
treux dans la marche de la science. Après tout, la science pouvait mar-
cher avec le système de Copernic regardé comme une simple hypothè-
se. Au besoin, elle le pouvait même avec celui de Tycho Brahé. Les
livres et les thèses de cette époque nous montrent que les mémorables
découvertes des Galilée et des Newton, en mécanique, en physique, en
astronomie, furent accueillies avec empressement et passèrent [129]
rapidement dans les idées reçues, alors même qu'elles avaient pour
auteurs des partisans avoués ou secrets de Copernic » 183. Sans doute
est-il réconfortant d'apprendre que la science peut « marcher » avec
n'importe quelle théorie ; mais il paraît absurde que des maîtres qui se
soumettaient en apparence à une certaine discipline, accueillent « avec
empressement » des découvertes qui se situaient résolument hors d'at-
teinte de cette casuistique. D'autant que, au bout du compte, nous ap-
prenons que, en 1772, « pour la première fois », au collège anglais des
Jésuites de Liège, le P. Semmes admet intégralement la doctrine de
Copernic (mort en 1543)... De même, « en 1774, pour la première
fois, dans les thèses du professeur Van Leempoel, nous trouvons une

182 V. SCHAFFERS, S. J., recension de GEORGES MONCHAMP, professeur au Sé-


minaire de Saint-Trond : Galilée et la Belgique, Essai historique sur les vi-
cissitudes du système de Copernic en Belgique (1892) dans Revue des ques-
tions scientifiques, 1892, p. 222.
183 Ibid., p. 223.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 165

affirmation absolue et sans restriction : « Le système de Copernic doit


absolument être embrassé. » Il est vrai que, depuis 1758, le système
de Copernic ne figurait plus au nombre des doctrines prohibées par
l'Index » 184. L'historien ne nous dit pas à quelle époque le collège an-
glais des Jésuites de Liège découvrit Newton...
Cette histoire belge trouverait des contreparties en des histoires pa-
rallèles de l'enseignement scientifique dans les autres provinces du
domaine catholique. Les interdits de 1633 font de l'astronomie et de la
théorie physique un domaine maintenu sous la haute surveillance de
l'autorité ecclésiastique, qui régit les universités. Ainsi se justifient,
pour la France, les remarques de Maurice Daumas : « Les universitai-
res ont pris peu de part au mouvement des sciences. Si quelques pro-
fesseurs de cette époque ont laissé un nom célèbre dans l'histoire des
sciences, ils appartenaient au Collège Royal, comme Roberval ou J. B.
Morin. L'Université était, en effet, péripatéticienne et défendit long-
temps les thèses d'Aristote contre les Cartésiens. Au siècle suivant,
elle sera cartésienne contre les newtoniens. Il faudra attendre le début
du XIXe siècle pour que l'Université adopte l'esprit scientifique de son
temps » 185.
L'Université, captive de la discipline religieuse, se voulut opiniâ-
trement en retard d'une révolution épistémologique. C'est la proscrip-
tion de Copernic et de Galilée qui empêche l'émancipation de la phy-
sique par rapport à la philosophie naturelle, dont elle doit subir la loi
au sein des systématisations néo-scolastiques régnantes. Les autorités
doivent mener le combat retardateur sans espoir imposé par Rome
contre toute forme de « nouveauté ». Par un singulier retour des cho-
ses, l'ennemi public numéro un fut très longtemps Descartes, en dépit
et peut-être à cause de toutes ses prudences et de ses concessions. Des
condamnations répétées mettent sa pensée hors la loi dans les écoles ;
la persécution culmine entre 1675 et 1690 ; mais les censures de la
Sorbonne seront encore renouvelées en 1691, 1704, 1705, en un temps
où la physique cartésienne est complètement périmée. Les idées carté-
siennes forcent le seuil des collèges, et les [130] tourbillons envahis-
sent les cours de physique au XVIIIe siècle, comme un préservatif

184 Ibid., p. 225.


185 Maurice DAUMAS, La Vie scientifique au XVIIe siècle, dans la revue « XVIIe
siècle », janvier 1956, p. 116.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 166

contre les tentations désormais toutes-puissantes du système de l'héré-


tique Newton.
Les Mémoires de Trévoux, organe de la Compagnie de Jésus, « ne
manquent pas une occasion de revenir sur un problème que l'on eût pu
croire définitivement résolu après la conversion copernicienne de la
Marquise des Entretiens sur la Pluralité des Mondes » 186. En 1704,
on y trouve le compte rendu d'un ouvrage prouvant que l’« hypothèse
de Copernic est absolument fausse » 187. En 1730 encore, un coura-
geux rédacteur du même périodique prend position contre un ouvrage
dont l'auteur prétend que tous les savants désormais sont coperniciens.
« Une des raisons, écrit-il, c'est que ce système est reçu de tous les
savants. N'est-ce pas restreindre beaucoup le nombre des savants ? Le
respect que l'on a pour l'Écriture empêche, ce semble, bien des savants
de donner dans ce système ; nous avons vu bien des savants du pre-
mier ordre donner dans des pensées fort opposées 188... » Rappelons
ici que Newton était mort, en 1727, et qu'il avait reçu les honneurs de
la sépulture au Panthéon britannique de l'Abbaye de Westminster.
Voltaire devait publier en 1738 des Éléments de la Philosophie de
Newton qui répandirent en France la nouvelle physique de l'attraction,
déjà cinquantenaire.
Le primat imposé de la foi sur la science fut un produit d'exporta-
tion sur les théâtres d'opérations extérieurs de la mission. En Améri-
que, en Extrême-Orient, les missionnaires catholiques, à l'abri de tout
démenti, véhiculèrent un savoir conforme aux normes imposées. Là
même où, comme en Chine, la science était leur meilleure lettre de
recommandation, cette science était revue et corrigée ad majorem Dei
gloriam. Des spécialistes observent, à propos de l'activité des mis-
sionnaires en Chine : « Si cet apport scientifique des Jésuites frappe
par son ampleur, il se caractérise pourtant d'abord par la priorité des
préoccupations religieuses de ses auteurs ; les missionnaires n'intro-
duisent la science moderne de l'Occident que parce qu'ils espèrent
pouvoir convertir plus facilement l'empereur et les dirigeants de l'Em-
pire. A leurs yeux la valeur de la science moderne réside dans ses ori-

186 Jean EHRARD, L'idée de Nature en France dans la première moitié du XVIIIe
siècle, S.E.V.P.E.N., 1963, p. 112.
187 Mémoires de Trévoux, avril 1704, article 58, cité ibid.
188 Mémoires de Trévoux, novembre 1730, article 106, cité ibid., p. 113.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 167

gines chrétiennes, non pas dans sa supériorité intrinsèque sur la scien-


ce chinoise médiévale (...) Les missionnaires continuèrent à identifier
religion chrétienne et science « occidentale », et hésitèrent par là mê-
me à tenir les Chinois au courant des transformations de la science
moderne en Europe (pourtant considérables pendant ces deux siècles),
de peur de jeter le trouble en même temps sur leur doctrine religieuse.
Tel est le sens profond du maintien obstiné du ptolémaïsme : le sys-
tème de Galilée (d'ailleurs condamné par l'Église) était postérieur aux
travaux chinois de Ricci et risquait donc de remettre en question l'en-
semble de l'enseignement [131] de celui-ci, y compris dans le domai-
ne religieux (...) Cette incapacité des Jésuites à suivre le mouvement
scientifique d'Occident devait maintes fois se manifester 189... »
On peut se demander ce qui serait advenu de la science moderne si
l'Inquisition avait été toute-puissante dans un Occident uniformément
soumis à Rome. Tel n'était pas le cas, si bien que le devenir de la
connaissance, en dépit des obstacles qu'il rencontrait ici, pouvait
continuer ailleurs, et influencer par contrecoup les savants qui vivaient
dans l'espace catholique. Le XVIIIe siècle sera newtonien, comme le
XVIIe siècle avait été galiléen, et encore davantage, en dépit de toutes
les censures. Il n'y eut pas de procès de Newton, même par contuma-
ce.
Le temps ne travaillait pas pour les Inquisiteurs ; en dépit des bon-
nes âmes acharnées à nier l'évidence, il était clair que l'Église, en
condamnant Galilée, s'était condamnée elle-même. En 1758, dans son
Histoire des Mathématiques, l'un des premiers monuments de l'histoi-
re des sciences, Montucla, sans craindre d'être inquiété, ne mâche pas
ses mots. Après avoir exposé le système de Copernic, il ajoute : « Il
est ordinaire d'attaquer par l'autorité ce qu'on ne peut détruire par de
bonnes raisons. Quand les objections physiques qu'on élevait contre le
système de Copernic eurent été convaincues d'impuissance, on soule-

189 J. CHESNEAUX et J. NEEDHAM, Les Sciences en Extrême-Orient du XVIe au


XVIII' siècle, dans Histoire Générale des Sciences, p.p. René TATON, t. II, P.
U. F., 1958, p. 684. Ce point de vue est critiqué par ÉTIEMBLE, dans son pe-
tit livre sur Les Jésuites en Chine, Julliard, 1966, pp. 152-153. Mais s'il est
exact que « Galilée comptait beaucoup d'admirateurs et d'amis parmi les Jé-
suites », il n'en est pas moins vrai que ceux-ci, en Chine comme ailleurs,
étaient liés par les décisions du Saint-Office, et ne pouvaient faire état du
système copernicien dans leur enseignement.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 168

va les théologiens (...) Voici l'histoire de cette persécution, qui doit


faire tant de honte à ceux qui en ont été les instruments 190. » Montu-
cla souligne au passage que l'Italie est « un des pays où l'autorité met
le plus d'entraves à la raison » 191, et il caractérise le décret de l'Inqui-
sition comme un « monument célèbre de l'ignorance et de la pas-
sion » 192.
Montucla évoque les polémiques relatives à l'interprétation des
textes bibliques. L'Esprit-Saint « a dû parler comme pensait et parlait
le vulgaire, qui dans son langage, n'a égard qu'aux apparences, et en
aucune manière à la réalité qu'il ignore. Il n'eût pu se servir d'un autre
langage, sans proposer des vérités difficiles à croire » 193... La conclu-
sion s'impose que l'autorité romaine, par son imprudence, s'est mise
dans une situation sans issue : « S'il est aujourd'hui de foi, suivant la
déclaration du Saint-Office, qu'il faut entendre à la lettre les passages
de l'Écriture sur le repos de la Terre, comment peut-on dire que l'Égli-
se (ou plutôt le tribunal qu'il faut bien en distinguer) se réserve de dé-
clarer un jour qu'on peut ne les entendre qu'en un sens figuré ? La vé-
rité est unique et immuable ; si le Tribunal dont nous [132] parlons est
infaillible, le mouvement de la Terre est dès aujourd'hui une erreur ;
on ne saurait jamais en trouver une démonstration 194. »
Ce sont les vainqueurs qui écrivent l'histoire, et le texte même de
Montucla montre de quel côté a penché la balance. A la même épo-
que, Voltaire, en son Dictionnaire philosophique, trouve dans l'affaire
Galilée un argument pour la propagande contre l'obscurantisme de
l'église catholique. « Quand on considère que Newton, Locke, Clarke,
Leibniz auraient été persécutés en France, emprisonnés à Rome, brû-
lés à Lisbonne, que faut-il penser de la raison humaine ? Elle est née
dans ce siècle en Angleterre. Il y avait eu du temps de la reine Marie,
une persécution assez forte sur la manière de prononcer le grec, et les
persécuteurs se trompaient. Ceux qui mirent Galilée en pénitence se
trompaient encore plus. Tout Inquisiteur devrait rougir jusqu'au fond
de l'âme en voyant seulement une sphère de Copernic. Cependant si

190 MONTUCLA, Histoire des Mathématiques, 1758, t. I, p. 522.


191 Ibid., p. 524
192 P. 525.
193 P. 539.
194 P. 542.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 169

Newton était né en Portugal, et qu'un dominicain eût vu une hérésie


dans la raison inverse du carré des distances, on aurait revêtu le Che-
valier Newton d'un san-benito dans un auto-da-fé 195. »
Dès ce moment, l'autorité romaine avait pris conscience de la situa-
tion fausse où la mettaient les condamnations de 1616 et 1633. Mais
le Vatican ne put se résoudre à reconnaître ses torts à la face du mon-
de ; par crainte d'un scandale, qui aurait été le scandale même de la
vérité, on agit avec une discrétion qui confinait à la clandestinité. En
1757, le pape Benoît XIV autorisa l'interprétation allégorique des tex-
tes de la Bible relatifs au mouvement du soleil, ce qui ruinait le fon-
dement de la condamnation de Copernic. Il fallut attendre encore
soixante-cinq ans pour que cette première réparation prenne son effet,
et que les textes condamnés soient retirés de l'Index. Le grand géolo-
gue Charles Lyell observe, à propos de cet événement confidentiel :
en 1828, « le professeur Scarpellini m'assura (...) que Pie VII, pontife
distingué par son amour pour les sciences, avait fait rapporter les édits
publiés contre Galilée et le système de Copernic. Dans l'assemblée de
la Congrégation qui fut convoquée à cet effet par le pape, feu le cardi-
nal Toriozzi, assesseur du Sacré Collège, fit la proposition de « purger
l'Église du scandale auquel donnait lieu le maintien de ces édits ».
L'assemblée entière, à l'exception d'un seul de ses membres, un domi-
nicain, s'empressa d'adhérer à cette motion (...) Dès longtemps avant
la décision du Sacré Collège, la théorie newtonienne était enseignée à
la Sapienza, ainsi que dans toutes les universités catholiques de l'Eu-
rope (excepté à ce que j'ai ouï-dire dans celle de Salamanque) ; mais,
par respect pour les décrets de l'Église, les professeurs étaient tenus de
se servir du mot d'hypothèse au lieu de celui de théorie. Aujourd'hui,
on dit : la théorie de Copernic » 196...
[133]
On peut se réjouir de cette victoire du bon sens, en un moment où
l'anachronisme de la position ecclésiastique était devenu tel qu'il ne
laissait pas d'autre issue. Mais il faut songer aussi au temps perdu, aux
entraves absurdes qui paralysèrent la libre recherche. Pendant tout le

195 VOLTAIRE, article Newton et Descartes du Dictionnaire Philosophique, Œu-


vres complètes de Voltaire, Hachette, 1860, t. XIV, pp. 234-235.
196 Charles LYELL, Principes de Géologie, trad. Tullia-Meulien, t. I, 1843,
pp. 162-163 ; la première édition anglaise est de 1830.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 170

XVIIIe siècle, les universités françaises demeurent étrangères aux


progrès de la physique, par suite de la tutelle cléricale à laquelle elles
étaient soumises. En 1783 seulement, « plusieurs professeurs deman-
dèrent solennellement à la Faculté des Arts (de Paris) de réaliser la
séparation complète du cours de physique de celui de philosophie, en
confiant chacun à un maître différent. Dès la rentrée de 1784, ce fut
chose faite au collège Louis-le-Grand, et ceci malgré l'avis contraire
du syndic » 197... Trop tard. L'ancien Régime de la connaissance est,
lui aussi, à l'agonie. Dix ans après, en 1793, la Convention supprimera
le système universitaire traditionnel, depuis longtemps périmé. Il ap-
partiendra à l'Université napoléonienne de créer une Faculté des
Sciences indépendante, rassemblant des professeurs qui sont des sa-
vants laïques.
L'affaire Galilée n'était pas réglée. Nous avons déjà dit qu'en 1812,
Napoléon, qui se souvenait de s'être frotté d'idéologie et de jacobinis-
me, et qui avait des ennuis avec le pape, fit transférer le dossier Gali-
lée à Paris, en vue d'une publication que les circonstances ne permi-
rent pas de réaliser. En 1845, le gouvernement de Louis-Philippe resti-
tua les documents aux archives vaticanes à charge pour elles d'en as-
surer la divulgation. Cette clause fut éludée grâce à des demi-mesures
pieusement intentionnées, et il fallut attendre encore un bon siècle
pour que les éléments de la procédure soient enfin mis en lumière grâ-
ce à l'édition de G. de Santillana.
Le deuxième concile du Vatican a mis un point final à cette lamen-
table histoire, en assurant au savant florentin la réparation qui lui était
due. La grande ombre du condamné de 1633 fut pour beaucoup de
Pères conciliaires une sorte de cadavre dans le placard, une présence
obsédante et, mieux encore, un avertissement de ne pas retomber à
l'avenir dans une erreur semblable. Le cardinal Suenens, archevêque
de Malines, dont l'autorité s'étend à l'Université de Louvain, s'écria un
jour : « Je vous en supplie, pères, ne faisons pas un nouveau procès de
Galilée. Un seul suffit dans l'Église 198. » Un de ses confrères, dénon-
çant la méfiance et la peur de l'Église catholique à l'égard des progrès

197 LACOARRET et TER MENASSIAN, Les Universités, dans Enseignement et Dif-


fusion des Sciences en France au XVIIIe siècle, p.p. R. TATON, Hormann,
1964, p. 149.
198 Cité dans le journal Le Monde du 31 octobre 1964.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 171

de la science, déclarait aussi : « De toutes ces déficiences, le cas de


Galilée demeure un symbole dans l'histoire des temps modernes (...)
Ce serait un geste éloquent si l'Église, en cette année qui marque le
quatrième centenaire de la naissance de Galilée, acceptait humblement
de le réhabiliter 199... » Et l’Osservatore romano, organe officiel du
Saint-Siège, en son numéro du 15 février 1964, consacrait une [134]
page entière à commémorer le souvenir de celui qui fut « le fondateur
de la méthode expérimentale et de la science positive moderne ».
Mieux vaut tard que jamais. Sans doute, Galilée n'a pas besoin
d'être réhabilité. Il y a longtemps qu'il a été classé monument histori-
que partout où s'étend l'espace mental de la science et de la conscience
modernes. Ce qu'il faut souhaiter c'est que l'Église de Rome compren-
ne le sens du mot aggiornamento, et ne le traduise pas par ajourne-
ment.

199 Propos de Mgr ELCHINGER, évêque coadjuteur de Strasbourg, cité dans le


même journal le 6 novembre 1964.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 172

[135]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

II. AVÈNEMENT DE L'INTELLIGIBILITÉ


MÉCANISTE

Chapitre I
LE CHANGEMENT DE
SYSTÈME EXPLICATIF

Retour à la table des matières

Le style moderne de l'intelligibilité, affirmé déjà dans les recher-


ches et travaux de Galilée, entraîne un remaniement des rapports que
l'homme entretient avec le monde, avec Dieu et avec lui-même, dé-
terminant en un sens nouveau l'image de l'univers et l'image de
l'homme, ainsi que le sens même de l'existence. Husserl, dans un de
ses derniers travaux, a caractérisé la révolution galiléenne comme la
substitution à la réalité du monde vécu (Lebenswelt) d'un monde intel-
ligible de rapports objectifs et scientifiques : « il est extrêmement im-
portant de relever la substitution, qui s'accomplit déjà chez Galilée,
d'un univers d'êtres de raison à soubassement mathématique, à la place
du seul monde réel, réellement donné à la perception, expérimentable
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 173

et expérimenté en fait, qui est le monde de notre vie quotidienne » 200.


La révolution galiléenne est cette mutation anthropologique grâce à
laquelle une nature idéalisée selon les normes de la géométrie rempla-
ce la nature sensible, offerte à l'existence spontanée. Le génie de Gali-
lée est un génie qui recouvre autant qu'il découvre (zugleich entdec-
kender und verdeckender Genius) 201. La grandeur, et le malheur, de
l'homme moderne lui viendront de ce qu'il a quitté l'Ancien Monde du
savoir pour entrer dans un Monde Nouveau sans prendre conscience
du fait qu'il abandonnait la proie de la réalité, en sa présence charnel-
le, pour l'ombre des essences, relations et équations, des systèmes
axiomatiques de la science rigoureuse, désormais considérée comme
plus vrais que le réel. À l'école de Galilée, l'homme d'Occident a ap-
pris à fermer les yeux du corps, afin de mieux voir par cet œil de l'es-
prit qu'est la démonstration. Après des siècles d'aveuglement, la phé-
noménologie de Husserl se propose comme un moyen de refaire en
sens inverse le chemin parcouru. Il s'agit de [136] revenir aux « cho-
ses mêmes », c'est-à-dire de restituer le monde à l'homme et l'homme
au monde.
Élève de Husserl, Heidegger s'accorde sur ce point avec son maî-
tre. La pensée moderne peut être caractérisée comme « l'époque des
conceptions du monde », c'est-à-dire l'époque où, pour l'homme, le
monde vécu fait place à un monde conçu : « Le Monde, en tant
qu'image conçue, ne devient pas, de médiéval, moderne ; mais que le
Monde comme tel devienne image conçue, voilà qui caractérise et dis-
tingue le règne des Temps Modernes 202. » Il s'agit donc bien d'une
nouvelle définition de la vérité comme un rapport entre le sujet hu-
main, centre de la perspective, et l'objet qu'il s'efforce de maîtriser par
la pensée. Jusque-là, l'homme s'était laissé situer dans une vérité qui
l'englobait, dans le Cosmos ou dans la Création ; désormais il se veut
délié de toute prédestination épistémologique ; il prétend tout recom-
mencer à partir du commencement ; il fait de sa conscience le point

200 E. HUSSERL, Die Krisis der europäischen Wissenschaft und die transzenden-
tale Phänomenologie (conférence de Prague, 1935) ; Gesammelte Werke,
Band VI, Haag, Nijhoff, 1962, pp. 48-49.
201 Ibid., p. 53.
202 Martin HEIDEGGER, L'Époque des conceptions du Monde ; dans Chemins
qui ne mènent nulle part (Holzwege), trad. Brockmeier, N.R.F., 1962, p. 81.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 174

origine à partir duquel s'édifie de proche en proche le système du


monde, ou plutôt le monde comme système.
« Réduit à lui-même, dit Heidegger, l'homme dispose la manière
dont il a à se situer par rapport à l'étant en tant qu'objectif. Ici com-
mence cette manière d'être homme qui consiste à occuper la sphère
des pouvoirs humains en tant qu'espace de mesure et d'accomplisse-
ment pour la maîtrise et possession de l'étant dans sa totalité. L'époque
qui se détermine à partir de cet avènement n'est pas seulement, pour la
contemplation rétrospective, nouvelle par rapport à la précédente,
mais elle se pose elle-même et formellement comme celle des Temps
Nouveaux. Être nouveau, voilà qui appartient au Monde devenu ima-
ge conçue 203. »
Déjà, la Renaissance avait été une rupture et une coupure ; mais le
renouvellement avait été moins radical ; il n'avait mis en œuvre aucun
instrument épistémologique inédit. Le concept de Renaissance impli-
que un recours au passé ; la philosophie renaissante de la nature n'est
qu'une reprise du schéma astrobiologique, vieux de deux mille ans, et
jamais oublié ; la résurgence de la culture antique maintient les esprits
dans l'horizon fermé du bassin méditerranéen, et les thèmes de la théo-
logie chrétienne ne cessent pas de s'inscrire parmi les configurations
maîtresses de l'espace mental. A tout cela s'ajoutait, il est vrai, l'inven-
taire des nouveaux mondes, l'observation astronomique, géographi-
que, botanique, zoologique, ethnographique etc. ; néanmoins ces don-
nées neuves de la connaissance, si elles alimentaient une insatiable
curiosité, ne parvenaient pas à un degré de systématisation suffisant
pour imposer une refonte des structures mêmes de la raison.
La révolution galiléenne peut être définie comme le moment où
cette restructuration de l'espace mental s'inscrit dans les mœurs intel-
lectuelles. Une discipline nouvelle doit prendre en charge la [137]
masse des informations qui ne peuvent plus se laisser enfermer dans
les cadres périmés de la culture classique ou du mythe chrétien. Une
initiative s'impose, une sorte de Déclaration des Droits de l'Homme en
matière de connaissance ; le savoir cesse d'être une révélation trans-
cendante pour devenir une œuvre, l'une des entreprises majeures de
l'humanité, non pas un secret une fois confié, mais une recherche dont

203 Ibid., p. 83.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 175

l'accomplissement toujours à venir doit mobiliser, à travers l'espace et


le temps, les plus hautes énergies de la pensée.
Comme le dit encore Heidegger, « le processus fondamental des
Temps Modernes, c'est la conquête du monde en tant qu'image
conçue. Le mot image signifie maintenant la configuration (Gebild,
structure) de la production représentante. En celle-ci, l'homme lutte
pour la situation lui permettant d'être l'étant qui donne la mesure à tout
étant et arrête toutes les normes (...) Pour cette lutte entre visions du
monde, et conformément au sens de cette lutte, l'homme met en jeu la
puissance illimitée de ses calculs, de ses planifications et de sa culture
universelle. La science en tant que recherche est une forme indispen-
sable de cette installation spontanée dans le monde » 204... Husserl
reproche à Galilée une sorte de désertion, dans la mesure où, cher-
chant au niveau des idées intelligibles la vérité des choses, en un pla-
tonisme renouvelé, il avait oublié la présence concrète du réel ; les
analyses de Heidegger font ressortir la contrepartie positive d'une telle
attitude. L'esprit humain s'enchante à mettre en œuvre la faculté qu'il
s'est donnée d'être désormais l'arbitre de toute intelligibilité.
Cette rupture même présuppose une continuité profonde. Le « mi-
racle des années 1620 », selon la formule de Robert Lenoble, ne subs-
titue pas d'un seul coup un homme nouveau à l'homme des traditions
millénaires. La connaissance est une vocation ; cette vocation est liée
au phénomène fondamental de l'habitation de l'homme dans le monde.
De proche en proche, à travers la hiérarchie des vivants, les essais et
les erreurs de chaque espèce expriment la recherche d'une ordination
du milieu, c'est-à-dire d'une configuration d'équilibre où soient satis-
faits les besoins fondamentaux. L'homme ne fait pas exception à la
règle commune ; il affirme sa présence sur la terre en transfigurant
l'environnement matériel en un paysage appelé à devenir le lieu propre
de son séjour. Il n'existe pas de connaissance désintéressée ; la recher-
che la plus abstraite s'inscrit dans le projet d'un savoir fondamental
dont l'intention est de formuler toujours mieux le contrat d'établisse-
ment de l'espèce humaine dans l'univers. L'installation de l'homme sur
la terre présente un caractère original dans la mesure où l'espace vital
devient un espace mental. L'intelligence humaine, grâce à la média-
tion du langage, exerce le privilège de redoubler en esprit le paysage.

204 HEIDEGGER, op. cit., p. 85.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 176

La présence de l'homme déploie sur le monde une zone d'intelligibili-


té : la dispersion des objets, les rituels de la conduite se regroupent en
un réseau qui rassemble [138] le monde dans une cohérence nouvelle.
Il n'y a pas d'ordre des choses, mais un désordre seulement. L'ordre
intervient avec l'esprit. Échappant à la pression des situations particu-
lières, le savoir institue une situation nouvelle, une situation de la si-
tuation, au niveau de laquelle peuvent se réaliser des opérations abs-
traites. C'est ainsi que l'adaptation de l'homme au milieu est ensemble
une adaptation du milieu à l'homme ; l'action s'organise au niveau de
la conscience, selon la dimension du discours. Les comportements se
systématisent en vertu d'un programme qui institue une hiérarchie des
urgences. L'espace-temps s'élargit par delà les évidences de l'environ-
nement. Le présent prend figure grâce à une négociation entre l'expé-
rience passée et la prévision du futur.
C'est dans cette perspective que trouve son sens la notion d'expli-
cation, prise de conscience de l'homme dans son monde, débat de
l'homme avec son monde et avec lui-même. L'explication intervient
comme un règlement de comptes entre l'exigence de l'homme et la
nature des choses. Hegel disait que la culture est un besoin du besoin
déjà satisfait ; ce besoin second ne doit pas être compris comme une
étape chronologique postérieure, quelque peu superfétatoire. La pen-
sée, le sens ne viennent pas après l'action, car l'action humaine dès
l'origine, est porteuse de sens, opératrice d'ordre. L'univers humain est
un univers de significations qui renvoient les unes aux autres, se cau-
tionnant mutuellement selon les circuits d'une circulation fiduciaire :
chaque innovation se répercute de proche en proche et remet en cause
l'ordre établi. Toute l'histoire de la connaissance, dans l'ordre de la
pratique aussi bien que de la théorie, ne fait que prolonger cette possi-
bilité accordée à l'espèce humaine de déchiffrer les significations de
l'univers, et de les remettre en jeu une fois constituées.
Cette perspective anthropologique permet de situer les vicissitudes
des systèmes d'explication dans l'horizon général de l'aventure humai-
ne. L'espace mental ne constitue pas un réseau logique, dont le circuit
obéirait aux seules exigences des lois de l'intelligibilité. La vérité du
monde ne se construit pas en dehors du monde et indépendamment de
lui. La dimension épistémologique ne se referme pas sur elle-même ;
son déploiement est subordonné au développement des intentions ori-
ginaires qui définissent les conditions d'existence de l'être humain
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 177

dans un univers de sens qu'il a créé à son image. Les axiomatiques


ultérieures, au niveau de la recherche abstraite, en mathématiques et
en physique par exemple, ou dans l'ordre de la logique pure, semblent
s'organiser en domaines autonomes, où la pensée ne devrait qu'à elle-
même ses principes, ses moyens et ses fins. Une telle indépendance
serait illusoire, si elle prétendait couper le cordon ombilical qui la re-
lie à l'affirmation première de l'homme dans l'univers. Ainsi la diversi-
té méthodologique des espaces mentaux n'exclut pas leur fondamenta-
le unité d'intention. Il est absurde d'imaginer que la vérité puisse avoir
pour fonction de nous faire échapper au monde et à nous-mêmes. La
forme humaine ne saurait [139] être un empêchement à la vérité ; elle
est pour nous la condition de toute vérité. Tout problème susceptible
de se poser à l'homme est par là même un problème humain. Les véri-
tés des sciences ne sont que des vérités sous condition, des vérités en
condition humaine.
Quel que soit le secteur épistémologique et le degré de formalisa-
tion, toute explication possède une valeur psychologique et anthropo-
logique. Une démonstration de géométrie se présente comme une re-
cherche plus ou moins complexe, dont l'origine est un désaccord de
l'esprit avec lui-même, et dont la terminaison est une résolution et ré-
conciliation de la pensée. La formule C.Q.F.D. consacre ce retour à
l'ordre, pour solde de tout compte, dans l'équilibre rétabli. Toute ques-
tion posée énonce une inquiétude ; la conscience se découvre en porte
à faux, devant un vide insolite qui pèse comme une menace, ou du
moins comme un défi. Le besoin d'explication suscite le cheminement
qui mènera de la désadaptation à la réadaptation, — expérience avec
la vérité, en quête du repos de l'esprit dans l'acquiescement avec le
monde et avec soi-même. Chacun lutte ici pour son propre compte, le
savant comme l'homme archaïque, ou l'homme de la rue à telle ou tel-
le époque.
Comme l'écrit un historien anglais, « la clarté d'une explication
semble dépendre du degré de satisfaction qu'elle apporte. L'explica-
tion la plus satisfaisante est celle qui rejoint un besoin de notre nature,
une exigence de sécurité profondément ancrée (...) Considérée en tant
qu'événement psychologique, une explication peut être décrite comme
un changement de qualité dans notre réaction à un objet ou à une idée.
Ce changement se caractérise comme le relâchement d'une sorte de
tension, comme il arrive couramment lorsqu'un quelconque mystère
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 178

est éclairci. L'explication souhaite et suscite, si elle est en accord avec


nos besoins, conscients ou non, un changement d'attitude à l'égard de
l'objet qu'elle concerne. Là où antérieurement nous ressentions peur,
peine, curiosité, insatisfaction, anxiété ou respect, nous éprouvons
maintenant une détente ; nous considérons le même objet avec une
familiarité aisée et peut-être avec un certain mépris » 205. Ce qui est
une fois expliqué est ensemble, en un sens, éliminé (explained away).
Cette description englobe l'explication scientifique ; elle vaut aussi
de toute forme non scientifique d'explication. Les règles du jeu peu-
vent varier ; elles peuvent imposer des normes plus ou moins rigou-
reuses, selon l'orientation de la curiosité. Mais qu'il s'agisse d'une
axiomatique précise ou du sens commun vulgaire, l'expérience paraît
identique. Une pensée dont l'arrière-plan est constitué par un ensemble
de présupposés, se trouve en présence d'une situation, d'un événement
ou d'un élément apparemment incompatible avec la situation établie.
Le déséquilibre ainsi constaté suscite une négociation de l'esprit avec
lui-même et avec l'ordre des choses. La croyance en [140] la possibili-
té de l'explication se fonde sur la certitude implicite d'une complicité
originelle entre la conscience et le monde. Si cette complicité n'exis-
tait pas, l'adaptation de l'espèce humaine à ses conditions d'existence
aurait été impossible et l'humanité aurait disparu. Le fait même que
l'humanité a pu se développer implique un contrat d'établissement qui
autorise à espérer une solution pour les difficultés à venir, au moins
les difficultés essentielles.
Dans cette perspective, l'opposition entre l'épistémologie galiléen-
ne et celle qui la précéda ne saurait être complète. Le passage d'un âge
mental à un autre n'empêche pas la continuité des exigences de la pré-
sence au monde. Si la réponse change, la question fondamentale de-
meure la même. Toujours l'inexpliqué, le problème se présente com-
me une mauvaise forme, qui détruit l'harmonie de la conscience. Le
développement de la connaissance tend à réprimer l'insolite qui affleu-
re. L'intention est de substituer à une situation d'insécurité, où l'ordre
est menacé, une autre situation où les intéressés se sentent à l'abri de
l'inquiétude. Même s'il s'agit d'une interrogation apparemment se-
condaire, ou de caractère tout intellectuel, ce qui est en jeu, c'est

205 Basil WILLEY, The seventeenth Century Background, 1962, Penguin Books,
pp. 10 et 12.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 179

l'équilibre vital de l'être humain. De proche en proche, toute tentative


d'explication renvoie à une prise d'être ontologique, fondement de la
présence au monde. Ce qui est en question dans toute question, c'est le
sens même de la vérité.
La révolution copernicienne doit être considérée comme une péri-
pétie dans l'histoire de l'explication en Occident. Ce qui change, c'est
l'attitude du sujet connaissant, et la conscience qu'il a des exigences
du savoir, c'est le régime d'occupation mentale de l'espace humain.
L'idée même de la connaissance et l'identité de la pensée, ses mobiles
et ses moyens subissent une sorte de reconversion, dont il est permis
de voir en Francis Bacon une figure symbolique, dans la mesure où
Bacon, après Ramus, rejette l'ancien régime du savoir, et préconise un
savoir d'un type nouveau, ainsi que le marque clairement le titre de
son ouvrage essentiel, le Novum Organum (1620). Le temps est fini de
l’Organon aristotélicien ; une ère nouvelle s'ouvre, dont le Chancelier
d'Angleterre s'emploie inlassablement à définir les exigences. Et peu
importe que Bacon ait eu question à tout sans trouver jamais de répon-
se à quoi que ce soit. La nouvelle réalité refuse de se laisser inscrire
sur les procès-verbaux des exigences du nouveau savoir, mais ces exi-
gences ainsi développées dans une sorte de vide encyclopédique n'en
sont que plus significatives. D'autres viendront, à l'école du maître,
qui réussiront où il a échoué, et la nature finira par répondre de gré ou
de force au nouveau signalement formulé par le prophète de la métho-
de expérimentale.
L'homme médiéval avait conscience de lui-même comme homo
viator, pèlerin de l'absolu, en situation eschatologique ; l'odyssée de la
connaissance se développait à travers les signes et symboles de ce
monde-ci, dont les significations orientaient l'ici-bas en fonction de
l'au-delà, foyer imaginaire de toute réalité. L'épistémologie renaissan-
te avait disjoint les cadres trop étroits des liturgies traditionnelles.
[141] Le lettré, le savant devient l'aventurier de la connaissance,
conquistador ou condottiere à sa manière, héros de la libre entreprise
dans un univers aux horizons élargis, merveilleux et fascinant, que
parviendra à dompter la volonté souveraine de l’uomo universale. Au
régime liturgique du savoir succède un âge épique ou lyrique.
Le XVIIe siècle développe un tassement et une organisation de l'in-
telligibilité. Le monde géographique, moral et scientifique, de mieux
en mieux inventorié, se rassemble pour former une totalité cohérente,
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 180

que la raison prétend soumettre à ses normes. Bacon a été le premier à


réclamer cette récapitulation du savoir selon un ordonnancement ra-
tionnel. La connaissance a fait le tour du monde ; elle doit être le lien
du monde, dont l'immensité, réduite à de justes proportions, n'excède
pas la mesure de l'homme. El mundo es poco, le monde est petit, avait
écrit le révélateur du globe, Christophe Colomb. Et Christian
Huygens, l'un des organisateurs du nouvel espace mental, déclarait
pour sa part : « le monde est ma patrie, promouvoir la science est ma
religion ». Sans doute n'est-ce là, jusqu'à la fin du XVIIe siècle, qu'un
programme et un projet, une traite tirée sur l'avenir. Mais le projet de
la connaissance est connaissance en projet, possession du monde par
anticipation que cautionne déjà l'idée force du progrès.
L'homme s'affirme responsable et gérant de l'ordre de la connais-
sance. Naguère absorbé dans une synthèse qui l'englobait à son rang
dans la totalité d'un savoir d'essence transcendante, il s'est maintenant
séparé du reste ; il occupe un emplacement privilégié, à partir duquel
il lui est possible d'embrasser la totalité de l'horizon épistémologique
soumis à la discipline unitaire de l'exigence intellectuelle. En droit
tout au moins, et en espérance, il n'y a plus de mystère, plus de parties
cachées. L'envergure du regard humain doit mettre en place l'univers
des phénomènes selon les normes d'une intelligibilité souveraine dont
l'esprit humain est le dispensateur. Le même schéma doit gagner de
proche en proche, fédérer les îlots du savoir préexistant, et réduire les
discontinuités apparentes, les discordances, aux impératifs d'une seule
planimétrie mentale.
Le savoir traditionnel avait trouvé son type idéal d'explication dans
la théorie aristotélicienne des quatre causes, dont l'autorité s'imposa
pendant deux mille ans. Cause finale, cause formelle, cause efficiente
et cause matérielle forment un système qui rend compte de tous les
aspects de la réalité, d'une manière pleinement satisfaisante ; si nous
faisons abstraction de nos habitudes mentales, héritées de la révolu-
tion galiléenne, il est clair que la perspective quadruple de l'explica-
tion aristotélicienne devait procurer une sorte de vision en relief, et
l'impression d'une surdétermination dont le déchiffrement assurait à
l'homme la maîtrise des phénomènes. Cette assurance et cette suffi-
sance permettent seules de comprendre pourquoi le système scolasti-
que a pu avoir une vie aussi longue, et trouver d'opiniâtres défenseurs
jusque dans la dernière partie du XVIIe siècle. Les maîtres des collè-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 181

ges et de la Faculté de Médecine, comme déjà les adversaires [142] de


Ramus au XVIe siècle et ceux de Gassendi au siècle suivant, parais-
sent aujourd'hui de sinistres imbéciles, ensevelis dans le ridicule qui a
fini de les tuer plus sûrement que l'argumentation de leurs adversaires.
Le Malade Imaginaire, dont l'auteur s'inspirait plus ou moins directe-
ment des idées gassendistes, montre que dans les années 1670 une
partie importante de l'opinion ne se satisfait plus de savoir que c'est
grâce à sa vertu dormitive que l'opium fait dormir. Mais l'œuvre de
Molière, attestation d'une rupture, doit nous faire entendre également
que pendant longtemps cette idée d'une « vertu soporifique » a obtenu
l'assentiment unanime des doctes qui ne pouvaient être tous des fai-
bles d'esprit.
Le vrai problème est celui du changement de système explicatif.
Après tout, le schéma de la causalité aristotélicienne, complété par le
schéma astrobiologique, fondement commun d'une science de la natu-
re et d'une science de l'homme (alchimie, astronomie, science des ho-
roscopes, médecine...), constitue un système cohérent d'une grande
rigueur rationnelle ; il assure à ses partisans une réelle satisfaction
mentale, et justifie une pratique opératoire dont l'efficacité n'a pas été
mise en doute pendant de longs siècles. Chacun s'accorde à reconnaî-
tre qu'Aristote fut un homme de génie : la question est donc de com-
prendre pourquoi et comment, à partir d'un certain moment, une inter-
prétation de la réalité qui avait satisfait Aristote et ceux qui se récla-
maient de lui, a perdu son prestige, pour être considérée désormais
comme absurde et ridicule. Selon la formule de Willey, « aux yeux de
la nouvelle école, toutes les explications de type scolastique parais-
saient de pures affirmations d'ignorance, paradant sous un déguise-
ment philosophique ; elles revenaient en fait à affirmer que les choses
sont ainsi parce qu'elles sont ainsi » 206.
Tant que le savoir se maintient à l'intérieur du cadre d'une épisté-
mologie préexistante, l'explication d'un cas particulier consiste à ra-
mener l'incident, ou l'événement qui fait problème, à la discipline de
l'ordre communément admis ; c'est le cas le plus courant, où le pro-
blème peut être traité dans le langage même de l'axiomatique au sein
de laquelle il s'est trouvé formulé. L'interrogation n'a suscité qu'un
désordre transitoire ; l'ensemble du savoir absorbe et digère l'élément

206 Basil WILLEY, The Seventeenth Cenlury Background, op. cit., p. 14.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 182

aberrant. La médecine astrologique trouvait toujours le moyen d'inter-


préter selon ses normes les symptômes et syndromes qu'elle constatait
chez les patients ; cette réduction de l'insolite s'est opérée sans diffi-
culté aussi bien selon l'ordre de la médecine que dans le domaine de la
philosophie naturelle ou de la théologie. À ce progrès selon la conti-
nuité s'oppose le progrès, beaucoup plus rare, en discontinuité, lorsque
le cadre même de l'intelligibilité est remis en question. Il ne s'agit plus
cette fois d'une précision dans le détail, mais d'une révolution au ni-
veau des ensembles du savoir. Le changement de système explicatif
institue un nouveau rapport entre la pensée scientifique et son objet.
De cette négociation naîtra un nouveau modèle [143] du savoir, un
paradigme qui servira de schéma d'organisation pour la connaissance
passée et à venir 207.
Il est évident qu'un renouvellement de l'horizon épistémologique
implique une révision déchirante de toutes les valeurs établies. Dans
la mesure où un schéma explicatif correspond à un mode d'établisse-
ment de l'homme dans la réalité, toute réforme de structure suppose un
désétablissement et un rétablissement, l'abandon d'un paysage épisté-
mologique et l'affrontement d'un horizon nouveau. L'inertie naturelle
de la pensée justifie la résistance opiniâtre des traditionalistes, qui,
toujours et partout, mettront tout en œuvre pour n'avoir pas à endurer
une aussi radicale perturbation de leur confort intellectuel.
Le phénomène des comètes, divaguant à travers l'espace intersidé-
ral, risquait de remettre en question la conception traditionnelle de
l'astronomie, puisque ces corps célestes, dans leur errance qui contras-
te avec la régularité sidérale des planètes, auraient dû se heurter aux
sphères solides emboîtées les unes dans les autres, qui fermaient l'ho-
rizon du Cosmos. La difficulté était résolue par la thèse selon laquelle
les comètes étaient des exhalaisons de feu, issues de la terre, et circu-
lant à basse altitude, sous le couvert de la première voûte céleste, que
leur trajectoire ne rencontrait jamais. Comme les comètes apparaissent
et disparaissent, il est clair qu'elles appartiennent au monde de la gé-
nération et de la corruption, car le monde supralunaire ne comprend
que des êtres incorruptibles. Cette interprétation parut satisfaisante
jusqu'à la fin du XVIe siècle. Tycho Brahé, l'un des fondateurs de la

207 CF. Thomas KUHN, The Structure of Scientific Revolutions, Encyclopaedia


of Unified Science, II, 2 ; University of Chicago Press, 1962.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 183

nouvelle astronomie, établit alors, par le calcul et l'observation, que


les trajectoires des comètes se situaient bien au-delà de la lune, et que
d'ailleurs elles coupaient les orbites des planètes, c'est-à-dire que cel-
les-ci n'étaient pas supportées par des sphères solides.
Si Tycho Brahé avait raison, l'astronomie d'Aristote et de Ptolémée
se trouvait condamnée. Le système du monde, système explicatif uni-
versellement admis, devait céder la place à un ensemble intelligible
radicalement différent. L'audace de Tycho ne se comprend que dans la
mesure où il était déjà l'un des témoins de la crise de conscience dont
sortira bientôt l'image de nouveaux cieux et d'une nouvelle terre. Ty-
cho lui-même, en dépit de ses découvertes, et du courage qu'il mani-
festa en les publiant, ne se résigna jamais à la représentation coperni-
cienne de l'univers. Il avait calculé que, si la terre tournait autour du
soleil, la distance entre ces deux planètes devait être plusieurs milliers
de fois plus considérable qu'on ne l'avait admis jusque-là. Les calculs
de l'astronome danois étaient corrects, mais les résultats lui parurent
inadmissibles, car, estimait-il, Dieu ne pouvait avoir créé un espace
aussi immense et vide, qui n aurait servi à rien. Par un choc en retour
des considérations de finalité, Tycho recule devant la révélation de la
première distance [144] proprement astronomique ; il préfère mettre
au point un autre schéma, obtenu par complication du système ptolé-
méen traditionnel. Les apparences célestes seront sauvées, sans que
soient remises en question les dimensions de l'ordre cosmique.
On découvre ici l'intrépidité de Galilée, qui accorde à la réflexion
scientifique une autorité sans restriction, en dépit des interférences
entre la nouvelle intelligibilité et le système de valeurs préétabli. Avec
le savant florentin, une situation de rupture est atteinte. L'équilibre du
système d'explication régnant possède une force persuasive qui lui
permet de compenser et de rectifier les aberrations, lorsque des dévia-
tions se produisent. Mais lorsque les éléments non compatibles, les
interrogations sans réponses, les doutes, les soupçons se multiplient, la
figure du système devient ambiguë ; le moment vient où, les écarts
s'accumulant, la forme générale de l'intelligibilité bascule, pour se re-
composer selon un ordre nouveau. Ce changement de configuration
est facilité par le fait que les vieux schémas ne se maintiennent que
par l'accoutumance, tandis que les suggestions révolutionnaires béné-
ficient de tous les prestiges de la jeunesse et de la nouveauté. La vérité
s'est usée ; ce qu'on a trop cru perd sa force convaincante ; l'attention
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 184

se tourne vers l'inédit, qui donne aux esprits l'allégresse d'une nouvelle
naissance ; les tourbillons cartésiens fascinent les femmes savantes, et
la circulation du sang a pour elle la cour et la ville contre les réaction-
naires du Parlement et de la Faculté de Médecine. Le devenir de l'ex-
plication n'est pas séparable de la sociologie de la connaissance. La
science d'une époque donnée est une des formes de la conscience que
la société humaine peut avoir d'elle-même. Le plus souvent, cette
science réduite à elle-même, limitée aux résultats justifiés, ne serait
pas suffisante pour assurer une représentation du monde satisfaisante.
Il faut compléter le certain avec du possible ou du probable ; il faut
faire appel à l'imaginaire, car jamais les hommes ne se sont contentés
de savoir seulement ce qu'ils savaient.
Ainsi dépérit le système de l'intelligibilité scolastique mis au point
dans le cadre des institutions universitaires. Mais le remplacement
d'un ensemble d'habitudes mentales par un ensemble différent fut une
œuvre de longue haleine, que ne pouvait mener à bien l'initiative d'un
seul homme, eût-il le génie d'un Galilée ou d'un Bacon. À cet égard, le
« miracle des années 1620 » met en relief un moment privilégié, dans
une histoire qui commence beaucoup plus tôt et ne s'achèvera que
bien plus tard. L'un des premiers champions, en pleine période renais-
sante, de la résistance à Aristote, est l'infortuné Pierre de la Ramée
(1515-1572) : on oublie trop qu'il fut, à travers l'Europe, un maître
dont l'influence ne périclita qu'à partir du moment où elle fut relayée
et absorbée dans celle de Bacon.
Dès 1536, le jeune Ramus soutient une thèse en vue de la maîtrise
es arts sur le thème : « Tout ce qu'a dit Aristote n'est que faussetés »
(Quaecumque ab Aristotele dicta essent commentita esse) ; la critique
s'en prenait au maître de la scolastique, au penseur païen indûment
[145] christianisé, et désormais considéré comme sacro-saint en dépit
des avertissements et condamnations souvent renouvelés par l'Église.
Des thèses tout à fait contraires à la révélation chrétienne, par exemple
l'éternité du monde et la théologie astrale, se trouvent incorporées à un
enseignement qu'elles déforment et dévient. L'aristotélisme perpétue
des doctrines contraires à la vraie foi, en un temps où cette foi aspire à
être rétablie dans sa pureté. Au surplus, l'authenticité même des textes
aristotéliciens n'est nullement assurée ; le véritable Aristote n'est pas
celui que nous connaissons. Les textes essentiels ont disparu, et ceux
qui nous restent ne méritent pas une confiance entière.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 185

Ces thèmes, qui font du jeune Ramus le précurseur de Gassendi,


eurent dès 1536 un grand succès de scandale. Ils devaient être repris
en 1543 dans les Aristotelicae animadversiones ; la logique d'Aristote
est l'œuvre d'un sophiste, d'un imposteur et d'un impie. Il faut la rem-
placer par une logique d'un type nouveau, qui substitue à la controver-
se, où l'on cherche seulement à triompher par tous les moyens, une
recherche réfléchie de la vérité, purgée de toute affectation oratoire.
L'ouvrage souleva de violentes protestations de la part de la Faculté de
Théologie. Après des polémiques passionnées, Ramus fut condamné,
son livre supprimé. Défense lui fut faite d'enseigner la philosophie. Le
Parlement enregistra cette sentence, qui reconnaît à l'aristotélisme la
valeur d'une doctrine imposée conjointement par l'Église et par l'État.
Cette attitude sera réaffirmée à bien des reprises ; la plupart des uni-
versités prennent parti pour le maintien du monopole aristotélicien,
contre lequel s'était élevé Ramus, convaincu de l'existence d'une logi-
que naturelle de l'esprit humain, antérieure à la logique stérile d'Aris-
tote. Mais Ramus devait périr victime de haines confraternelles qui ne
lui pardonnaient pas de donner un sens neuf à la recherche de la véri-
té 208.
La pensée d'Aristote demeure imposée comme une orthodoxie ré-
glementaire. À Paris, le règlement universitaire de 1601 rappelle
qu'elle est la base de l'enseignement ; peu après la mort de Henri IV,
en 1610, le Parlement affirme derechef le privilège du péripatétisme.
Mais lorsque le cardinal de Richelieu arrive au pouvoir, en 1624, Gas-
sendi (1592-1655) croit la conjoncture politico-intellectuelle favorable
à un renouvellement de la protestation de Ramus. Les Exercitationes
paradoxicae adversus Aristoteleos, publiées cette même année 1624,
sont un chef-d'œuvre de polémique impitoyable, qui, à travers le pro-
cès des Aristotéliciens, fait le procès du Maître lui-même. Gassendi
apparaît comme une des principales figures de la pensée française au
XVIIe siècle, en dépit du dédain où le tiennent la plupart des histo-
riens, fascinés, semble-t-il, par son contemporain et ennemi Descartes.
L'infériorité de Gassendi tient à ce qu'il a écrit en un latin qui ne fut
jamais traduit en français. Pour le reste, le chanoine de Digne, lié aux
meilleures têtes en son temps, à Galilée, [146] à Hobbes, à Mersenne,

208 Sur Ramus, cf. Ch. WADDINGTON, Ramus, 1855 ; R. HOOYKAAS, Humanis-
me, science et Réforme : Pierre de la Ramée (1515-1572), Leyde, Brill,
1958.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 186

à Peiresc, exerce une influence considérable, et restaure en France la


philosophie corpusculaire, fondement de la science expérimentale.
Gassendi, dans ses Exercitationes..., commence par mettre en
question la civilisation universitaire issue du Moyen Age, telle qu'elle
s'est constituée sous l'impulsion du péripatétisme triomphant. Comme
Ramus, Gassendi souligne le fait que la recherche de la vérité a cédé
la place au seul désir de l'emporter par n'importe quel moyen dans les
liturgies de l'argumentation. « On ne demande plus de l'aspirant philo-
sophe qu'il soit probe et honnête, mais qu'il soit un excellent disputeur
(...) C'est pourquoi ces gens-là se figurent avoir recueilli les fruits les
plus féconds de la philosophie une fois qu'ils sont capables d'attaquer
ou de défendre publiquement leurs thèses 209. » Or la discussion peut
avoir une valeur, dans l'usage privé, si elle est rigoureuse. « Mais
peut-il y avoir une authentique recherche de la vérité (vera veritatis
inquisitio) lorsque l'on s'assemble de telle sorte que les disputations
deviennent des spectacles publics, que le peuple y entre en spectateur,
et que prédomine la seule ardeur de vaincre et de ne jamais
der 210 ? » Dans de telles conditions, on n'a plus affaire à des philoso-
phes mais à des histrions, et parfois à des pugilistes. Et l'on comprend
dès lors pourquoi les tenants de ce genre d'exercice ont exclu de leurs
références Platon, Cicéron, Sénèque, Plutarque... « On a choisi le seul
Aristote parce que son expression ambiguë et sa pensée tronquée pa-
raissaient fournir des armes nombreuses pour ce genre de
bats 211. » Là même où Aristote fait preuve de vérité et de perspicaci-
té, ceux qui se réclament de lui s'arrangent pour tout embrouiller. Par
exemple, Aristote s'intéresse à la connaissance exacte des divers rè-
gnes de la nature ; mais les aristotéliciens se contentent de pratiquer la
logique et la dialectique. Ils rejettent les mathématiques ; or « c'est par
les mathématiques que nous savons tout ce que nous savons (per ma-
thematicas scimus, siquid scimus) ; mais ceux-ci n'ont cure de la
science vraie et légitime des choses » 212. L'erreur des aristotéliciens

209 GASSENDI, Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos, in quibus


praecipua totius Peripateticae doctrinae fundamenta exctiuntur, édition
d'Amsterdam, Elzevir, 1649 ; I, 3, p. 5.
210 Ibid., p. 6.
211 I, 5, p. 9.
212 P. 10.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 187

est donc « d'avoir abandonné la réalité pour donner la chasse à des


chimères (relictis ipsis rebus, chimaeras solum venati sunt) » 213.
Le culte d'Aristote est d'ailleurs aussi anti-aristotélicien que possi-
ble car Aristote, élève de Platon, n'a pas craint de s'écarter des opi-
nions de son maître ; la vérité lui était plus amie que Platon : « il sa-
vait qu'un philosophe digne de ce nom ne doit pas être asservi à l'opi-
nion de qui que ce soit, mais qu'il doit se donner la liberté d'examiner
toute apparence de vérité et de saisir celle-ci là où elle se manifes-
te » 214.
[147]
Il ne faut pas jurer selon les paroles du maître, car la liberté d'esprit
est plus précieuse que l'or (animi libertas auro pretiosior) 215. Aristote
n'est pas la pierre de touche de la vérité, comme le croient ces hom-
mes qui étudient non pas la nature elle-même, mais les œuvres du
maître. Ils sont « pareils aux compagnons d'Ulysse qui, ayant été
transformés en porcs, trouvaient mauvais qu'on leur restitue la forme
et la nature de l'homme » 216. C'est pure folie « de soutenir qu'Aristote
a été créé, et nous a été donné par la divine Providence, afin que nous
sachions tout ce qui peut être su » 217. Les choses aujourd'hui ancien-
nes ont eu leur jeunesse aussi ; nous devons cesser de « nous mépriser
nous-mêmes comme des nains et de considérer les anciens comme des
géants » 218. Il faut de l'audace ; il faut aller de l'avant avec bonne
conscience (Audendum est et erecto nobis incedendum animo) 219.
Les Exercitationes adversus Aristoteleos doivent être rétablies
dans leur honneur de manifeste de la pensée moderne. La troisième
partie soutient qu' « il n'y a aucune raison de préférer la secte aristoté-
licienne » ; la quatrième partie souligne qu'au surplus « la plus grande
incertitude persiste quant aux œuvres et à la doctrine d'Aristote ». A
quoi les dernières parties ajoutent qu'il y a chez Aristote d'innombra-

213 I, 8, p. 14.
214 II, 6, p. 38.
215 II, 7, p. 39.
216 II, 10, p. 45.
217 II, 12, p. 49.
218 II, 13, p. 51
219 Ibid., p. 52.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 188

bles lacunes (exercitatio V) d'innombrables superfluités (VI), des er-


reurs (VII) et des contradictions (VIII) également innombrables.
Gassendi, bien qu'il ait cru pouvoir compter sur la protection du
tout-puissant Richelieu, ne publia en 1624 que le premier livre d'un
ouvrage qui devait en compter sept. La suite, d'ailleurs inachevée, ne
vit le jour que dans le recueil posthume de ses œuvres (Lyon, 1658).
La vérité non-aristotélicienne n'était pas bonne à dire. Dès le mois de
septembre 1624, à la requête de la Faculté de Théologie, le Parlement
rend un arrêt contre trois antipéripatéticiens mineurs, qui sont expul-
sés de Paris dans les vingt-quatre heures. Le même arrêt « fait défense
à toutes personnes, à peine de la vie, tenir ni enseigner aucunes maxi-
mes contre les anciens auteurs et approuvés, ni faire aucunes disputes
que celles qui seront approuvées par les docteurs de ladite Faculté de
Théologie. » Les défenses seront réitérées en 1629 contre « quelques
chimistes extravagants », pour la raison que « on ne peut choquer les
principes de la philosophie d'Aristote sans choquer ceux de la théolo-
gie scolastique reçue dans notre religion 220. » Or Gassendi, dans ses
Exercitationes, s'était expressément élevé contre cette confusion de la
philosophie et de la théologie ; dans le domaine religieux, « il est glo-
rieux de soumettre son intellect à l'obéissance de la foi, laquelle, nous
proposant des mystères, doit être crue par delà toute raison ». Seule
prévaut ici l'autorité de la Révélation ; « mais en ce qui concerne la
nature des choses, et relève de la spéculation [148] philosophique,
n'est-il pas indigne d'un philosophe de se soumettre à l'autorité de tel
ou tel homme » 221 ?
La protection du cardinal évite à Gassendi, comme d'ailleurs à
Campanella, une condamnation formelle. Mais il se le tient pour dit, et
devra à l'avenir se garder de toute publicité excessive. Il n'en reste pas
moins que les Exercitationes adversus Aristoteleos de 1624 représen-
tent, dans le domaine français, le manifeste de l'esprit nouveau, une
contrepartie du Novum Organum de Bacon, publié quatre ans aupara-
vant, en 1620. Le nouvel espace mental apparaît, là aussi, dans le rejet
des autorités passées et dépassées. La critique de la connaissance pro-
cède aux renversements des idoles, qui confinaient les esprits dans le

220 Textes cités dans Christian BARTHOLMESS, Jordano Bruno, Ladrange, 1846,
t. I, pp. 352-354.
221 Exercitationes, éd. citée, II, 5 ; p. 36.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 189

sommeil dogmatique d'une superstition sans issue possible vers la vé-


rité. « Les idoles et les fausses notions qui ont envahi déjà l'esprit hu-
main et y ont jeté de profondes racines, non seulement occupent tel-
lement l'intelligence que la vérité n'y peut trouver que difficilement
accès ; mais encore, cet accès obtenu, elle vont accourir au milieu de
la restauration des sciences et y susciteront mille embarras, à moins
que les hommes avertis ne se mettent en garde contre elles, autant
qu'il se peut faire 222. » Bacon dénonce les idoles de la tribu, qui « ont
leur fondement dans la nature même de l'homme, et dans la tribu ou le
genre humain ». C'est l'erreur de l'anthropomorphisme qui projette
dans les choses les significations de l'homme, au lieu de chercher à
percevoir la vérité telle qu'elle est. Les idoles de la caverne procèdent
de la personnalité de chacun, de l'éducation qu'il a reçue. Les idoles
du forum (market place) sont liées à l'ordre de la communication et
aux malentendus qui procèdent de ce que toutes les langues sont mal
faites. Enfin les idoles du théâtre sont « introduites dans l'esprit par
les divers systèmes des philosophes et les mauvaises méthodes de dé-
monstration ». Les systèmes des philosophes sont autant de comédies,
évocatrices d'un monde imaginaire, qui fascine et captive la pensée
des lecteurs non avertis, et même des autres 223. « La formation de
notions et de principes au moyen d'une induction légitime est certai-
nement le vrai remède pour détruire et dissiper les idoles 224. »
L'œuvre de Bacon se présente comme une entreprise d'hygiène
mentale dont l'ambition serait de procéder à un nettoyage par le vide
des significations établies, pour instituer à leur place une pensée à
l'image du nouveau monde de la connaissance. En avance sur son
temps, le projet de Bacon est un programme de travail pour les temps
futurs. Gassendi, qui n'a pas la même envergure mentale, se contente-
ra de méditer un système de philosophie et de travailler efficacement
au progrès de l'astronomie. Descartes, à l'école des mathématiques
s'attachera lui aussi, après Bacon et Gassendi, à formuler des règles
pour la [149] direction de l'esprit, dans un écrit de jeunesse, prématuré
comme l'œuvre même du Chancelier d'Angleterre.

222 Francis BACON, Novum Organum, Livre I, § 38 ; trad. Lorquet, Hachette,


1847, p. 109.
223 Ibid., § 41-44, pp. 109-110.
224 § 40, p. 109.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 190

L'essentiel est le nouvel esprit philosophico-scientifique ainsi ma-


nifesté. La pensée, captive délivrée, prend conscience d'elle-même en
sa jeunesse retrouvée. L'ancien monde intellectuel présentait un sys-
tème fermé, qui décourageait la recherche, dans la mesure où l'on sa-
vait tout d'avance, grâce au déploiement d'une raison formelle dont les
démonstrations rendaient compte de toutes choses au moyen d'acroba-
ties d'ordre verbal. Le nouveau régime de la connaissance prend acte
de l'insuffisance du savoir établi ; mais ce scepticisme de principe,
celui de Montaigne et de Charron, celui de Bacon l'iconoclaste, n'est
qu'une phase préalable et provisoire, comme le doute méthodique de
Descartes. On savait tout, on savait trop, on savait mal, mais mainte-
nant on sait qu'on ne sait rien. Tout est à recommencer ou plutôt à
commencer et, cette fois, pour de bon.
Il y a donc une réforme du système explicatif. Là même où subsis-
teront certains éléments, certains thèmes, questions et réponses, du
savoir antérieur, ces fragments devront s'incorporer dans un ensemble
nouveau. Beaucoup plus que la matière de la connaissance, c'est le
cadre, l'articulation formelle qui va se trouver complètement rema-
niée. De là cette impression de rupture presque sacrilège avec l'affir-
mation des anciens. Le savoir se conjugue désormais au futur, ainsi
que l'atteste la fière devise de Gassendi, dont Kant lui-même un jour
se souviendra : Sapere aude. La science est une audace ; le connaître
est affaire de courage et non de mémoire seulement. Un autre mot
d'ordre apparaît également significatif, celui de la Société Royale
d'Angleterre : Nullius in verba. Si le savant d'autrefois se réclamait de
l'autorité du maître, son confrère moderne ne cherche pas la connais-
sance par personne interposée. Cette recherche est pour lui la libre
entreprise d'une pensée qui ne présuppose pas autre chose que la pen-
sée, et les conditions rigoureuses de son exercice.
Le savant des temps nouveaux n'a plus rien de commun avec le
dialecticien universitaire, et son univers de cérémonies verbales. Il se
distingue aussi de l'alchimiste qui, naguère, se livrait à la quête de
l'absolu, au prix d'une ascèse à la fois spirituelle et matérielle. Le nou-
vel ordre épistémologique tire les conséquences d'une habilitation de
l'entendement humain, appelé à régir le champ unitaire du savoir. Le
système aristotélicien des quatre causes, qui avait fourni les coordon-
nées de la connaissance, se trouve sinon abandonné, du moins dislo-
qué. Bacon situe les causes finales et les causes formelles dans le do-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 191

maine de la métaphysique ; la science expérimentale ne s'occupera


que de la cause matérielle et de la cause efficiente, en fonction de la-
quelle se construira une philosophie de la nature fondée sur l'investi-
gation des phénomènes en tant que phénomènes.
Cette procédure déplace le point d'application du savoir, de la
transcendance à l'immanence. Willey résume la révolution mécaniste
par la découverte que « presque tous les phénomènes du monde phy-
sique pouvaient être expliqués par les lois du mouvement, en tant que
[150] mouvements de particules de matière dans l'espace et dans le
temps » 225. Le rejet des qualités occultes, la critique des qualités sen-
sibles, et plus généralement la substitution à la préoccupation qualita-
tive d'une préoccupation quantitative, se fondent sur le renouveau de
la théorie corpusculaire, dont on trouve une des meilleures expres-
sions dans la réhabilitation par Gassendi de la philosophie épicurien-
ne. « C'était seulement lorsque l'on interprétait un phénomène — cou-
leur, mouvement, état, attraction— en termes de mouvements d'ato-
mes, d'interaction, de cohésion, de collision, de tourbillon, que l'on
rendait compte de la manière dont les choses se passaient effective-
ment. L'explication mécanique était l'explication vraiment « philoso-
phique » ; toutes les autres étaient, d'une part, vulgaires, superstitieu-
ses et superficielles et, d'autre part, elles étaient « aristotéliques » ou
« scolastiques 226... »
L'explication mécaniste ne parviendra que peu à peu à une pleine
conscience d'elle-même. Dans son intention maîtresse, elle se caracté-
rise par un déplacement d'intérêt qui substitue la préoccupation du
comment à la préoccupation du pourquoi. Il s'agit de mettre en lumière
les principes qui déterminent le devenir des phénomènes dans leur
cohésion mutuelle. Quant aux causes premières, c'est là le domaine
réservé du Dieu créateur, et ce domaine nous est impénétrable. Mer-
senne, au dire de Lenoble, « tient pour assuré que nous ne connais-
sons, au sens métaphysique du terme nature, ni la nature de la lumiè-

225 Basil WILLEY, The Seventeenth Century Background, édition citée, p. 14.
226 Ibid. La priorité de Gassendi est soulignée par A. RUPERT HALL : « Pierre
Gassendi, à partir de 1625 environ, fut le premier auteur à tenter de déve-
lopper une physique entièrement mécaniste, fondée sur Épicure et rejetant
Aristote. » (The Scientific Revolution, 1500-1800, London, Longmans
Green, second édition, 1962, p. 207). Cf. aussi Marie BOAS, The establish-
ment of the mechanical Philosophy, Osiris, X, 1952.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 192

re, ni celle de la chaleur, ni celle de l'aimant » 227... Cela ne signifie


pas que le savant mécaniste renonce à s'intéresser aux phénomènes de
la lumière, de la chaleur et de l'aimant. Mais son intérêt, une fois ad-
mise la limitation congénitale de l'intelligence humaine, sera orienté
autrement ; renonçant à la spéculation sur les causes transcendantes, il
se consacrera à l'investigation raisonnée des effets.
Un texte de Roberval, allégué par Mersenne en 1651, apparaît si-
gnificatif : « Il est vrai que nous avons un sens propre pour apercevoir
qu'il y a de la lumière, qu'elle est produite, réfléchie, rompue, etc.
Mais sa nature, la cause de sa production, de sa réflexion, de sa frac-
tion etc., nous est inconnue ; et il y a grande apparence que nous
n'avons aucun sens propre pour découvrir une telle cause, non plus
que plusieurs autres qui appartiennent à la nature de tout l'univers ;
c'est pourquoi, nous ne nous représentons que des idées très imparfai-
tes, qui ont rapport à ces cinq sens dont nous jouissons ; comme sont
les idées de certains corpuscules envoyés du Soleil en terre, en si peu
de temps qu'il passe pour un moment ; ou celle de certaine matière
très subtile composée d'un nombre innombrable de boules parfaite-
ment [151] rondes, si petites qu'il y en a des millions en un seul grain
de sable, et qui se touchent sans discontinuation depuis le soleil jus-
ques-ici 228. »
Ainsi se trouve affirmé un repli de l'intelligence humaine. Le sa-
vant mécaniste ne renonce pas à comprendre ; mais il sait que son in-
terprétation de la réalité ne porte pas sur l'être des choses. C'est sur
leur apparence seulement que nous avons quelque prise. « Il est diffi-
cile, observe Mersenne, de rencontrer des principes ou des vérités
dans la physique, dont l'objet appartenant aux choses que Dieu a
créées, il ne faut pas s'étonner si nous n'en pouvons tirer les vraies rai-
sons, et la manière dont elles agissent et pâtissent, puisque nous ne
savons les vraies raisons que des choses que nous pouvons faire de la
main ou de l'esprit ; et que toutes les choses que Dieu a faites, nous
n'en pouvons faire aucune, quelque subtilité et effort que nous y ap-

227 Robert LENOBLE, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Vrin, 1943,


p. 385.
228 Ce texte anticartésien de ROBERVAL est allégué par Mersenne dans L'Opti-
que et la Catoptrique, posthume, 1651, pp. 89-90 ; dans LENOBLE, op. cit.,
ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 193

portions, joint qu'il les a pu autrement faire 229. » Il n'y a pas de méta-
physique de la physique, et c'est en quoi Descartes, dans l'entreprise
des Principes de la Philosophie, où il essaie de dévoiler l'ordre onto-
logique de la réalité, à partir de Dieu lui-même, se montre infidèle à
l'inspiration mécaniste.
Dès lors, l'intelligibilité mécaniste, sans renoncer tout à fait aux
hypothèses, aux essais de reconstitution du réel, devra reconnaître leur
caractère gratuit et aventureux. La recherche des lois, des liaisons né-
cessaires et mathématiquement déterminables entre les phénomènes,
présente plus d'intérêt que la recherche des causes transcendantes. La
coordination des aspects du monde est à la portée du savoir humain ;
elle peut être exploitée dans l'intérêt du bien commun. Tel est le but de
la méthode expérimentale, qui s'efforce de retrouver des relations
constantes et vérifiables entre des faits dûment établis. Ce changement
de la perspective épistémologique dont l'intérêt se reporte de l’essence
à l’existence et de la causalité à la légalité est une première affirma-
tion du positivisme, dont on peut percevoir, à travers tout le XVIIe
siècle, des traces nettes sur le chemin qui conduit de Mersenne à New-
ton et à Locke, avant que ce point de vue ne triomphe au XVIIIe siè-
cle.
Le présupposé qui s'exerce dans la connaissance du monde exté-
rieur sera bientôt appliqué à la connaissance de la réalité humaine. Il
justifiera la théorie empiriste et sensualiste de la connaissance ; il y a
une mécanique des affections et des passions, qui permet l'avènement
d'une psychologie et d'une psycho-physiologie, développées aussi
bien par Gassendi et Hobbes que par Descartes et Spinoza, en atten-
dant l'heure décisive de Locke. Enfin le domaine historique et politi-
que se constitue aussi comme un univers du discours régi par des lois
constantes ; ainsi se développera une science de l'homme individuel et
de l'homme social dans le présent et dans le passé. Hobbes, Spinoza et
d'autres s'attacheront à formuler une théorie expérimentale, [152] à la
fois inductive et déductive, du domaine humain dans son ensemble.
La nouvelle intelligibilité élargit l'horizon épistémologique ; elle y

229 MERSENNE, Harmonie universelle, Nouvelles observations physiques et ma-


thématiques, additions manuscrites, vers 1638, cité dans LENOBLE, op. cit.,
p. 384.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 194

ajoute des secteurs appelés à prendre une importance considérable


dans l'ensemble de la culture.
L'intelligibilité mécaniste, applicable au passé de l'humanité com-
me au présent de la science, prétend régir le futur. Par l'éducation,
l'homme sera rendu apte à affronter ses tâches à venir. Joachim Jung,
Ratichius puis Comenius préparent le façonnement systématique de la
jeunesse par la science de l'éducation, que mettent sur pied, concur-
remment, à d'autres fins, les Jésuites et les Oratoriens. Les utopies se
rationalisent jusqu'à devenir des hypothèses scientifiques relatives à
l'avenir de l'humanité. Le renouvellement des significations prévaut
dans les relations que l'homme entretient avec Dieu, avec le monde et
avec lui-même.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 195

[152]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

II. AVÈNEMENT DE L'INTELLIGIBILITÉ


MÉCANISTE

Chapitre II
LE PARTAGE DES EAUX

Retour à la table des matières

La péripétie épistémologique suscitée par l'avènement du méca-


nisme apparaît mieux si l'on essaie de marquer l'opposition entre l'an-
cienne mentalité et la nouvelle. Jusqu'à la Renaissance, la réalité n'est
pas conçue comme un ensemble de faits et d'aspects reliés par des lois
régulières et universelles. « Tous, aujourd'hui, hommes cultivés, écrit
Lucien Febvre, nous nous promenons d'habitude au sein d'une nature
intellectualisée, dont les manifestations diverses reposent sur une
charpente de lois nécessaires et de formes fixes correspondant à des
concepts. » Les renaissants, au contraire, comme leurs prédécesseurs,
au Moyen Age, « vivent à l'aise dans un monde singulier, où les phé-
nomènes ne sont pas exactement repérés, où le temps ne met pas, en-
tre les événements et les existences, un ordre rigoureux de succes-
sions, où ce qui a cessé d'être peut encore persister, où la mort n'em-
pêche pas un être d'exister encore et de se retirer en d'autres êtres,
pourvu qu'ils présentent avec lui certaines similitudes. Eux tous, plus
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 196

ou moins, et pas seulement les incultes, les sots, les ignorants. Eux qui
n'ont pas toujours et partout, notre certitude instinctive qu'il existe des
lois. Eux dont les savants ne pensent pas encore que leur tâche, leur
métier propre, c'est précisément de découvrir des lois et, plongés dans
une masse de faits en apparence sans lien, d'y introduire un ordre, un
classement, une hiérarchie, faute de quoi leur esprit demeure insatis-
fait » 230
[153]
La révolution galiléenne peut être caractérisée comme la mise en
œuvre systématique de la notion de loi, la nature se définissant comme
l'ensemble indéfini des faits que rassemble l'obéissance au droit com-
mun des lois. À l'âge précédent, la réalité n'était pas abandonnée à un
désordre absolu ; la pensée humaine y percevait des lignes de forces,
des intentions, des solidarités et des oppositions. Mais alors que la loi
mécaniste se contente de déchiffrer des coexistences et des succes-
sions constantes, dont la formulation sera de préférence d'ordre ma-
thématique, la connaissance renaissante se satisfait de relever des
coordinations ou des subordinations selon l'analogie de la psychologie
humaine. La loi mathématique du mécanisme est rigoureuse et imper-
sonnelle ; la causalité renaissante ne se déploie pas au niveau de l'in-
tellect euclido-galiléen, elle projette et met en scène les désirs, les
pressentiments, les imaginations et fantasmes d'une rêverie personnel-
le, revêtue d'une efficacité cosmologique. Une fois admise la corréla-
tion du microcosme et du macrocosme, principe de la pensée tradi-
tionnelle, il est possible de la lire dans les deux sens, et de prendre
comme fondement des inductions un Homme-Monde aussi bien qu'un
Monde-Homme.
Le paysage mental de l'Ancien Monde intellectuel ne se présente
pas comme un ordre de l’explication, mais comme un ordre de
l’implication. Il ne s'agit pas de « déplier » la réalité, de la déployer
sur un même plan, selon les principes d'une régulation dans l'homogè-
ne. L'intelligence renaissante procède par complication ; elle met en
œuvre le réseau des sympathies, des affinités électives, des efficacités
harmoniques, toutes forces motrices du destin de l'homme et du destin
du monde, qui, bien loin de se dissocier, symbolisent l'un avec l'autre.

230 Lucien FEBVRE, Le Problème de l’Incroyance au XVIe siècle, Albin Michel,


1942, pp. 480-481.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 197

La réalité est vécue comme un conglomérat de faits-valeurs ; dans cet


espace mental où tout est dans tout, tout est possible. Le merveilleux
règne, et le sens du mystère, que seules peuvent percer les intuitions et
procédures de la divination : « Dans le monde de Pomponazzi, où les
étoiles règlent tout, l'homme découvre partout des signes précurseurs
de ce qui va arriver, sans pouvoir cependant comprendre le rapport
entre le signe et ce qu'il indique (...) Dans le monde de Ficin et de Pic
de la Mirandole règne la magie. Éros est le magicien grâce auquel tou-
tes les parties du monde forment une communauté (...) La magie ap-
prend aux gens à voir les miracles de Dieu dans ce monde (...) Le
monde des miracles est le monde dans lequel vivent Machiavel, Léo-
nard de Vinci et Cardan (...) Le monde se présente comme le vaste
domaine de ce qui ne peut même pas se concevoir. L'homme de la
Renaissance est à la recherche des miracles (...) Tout est mystérieux à
ses yeux et rien ne lui paraît impossible 231. »
Les traditions les plus diverses cohabitent dans cette présence au
monde, en un syncrétisme d'autant plus aisé que ni le principe d'iden-
tité ni le principe de contradiction ne sont admis à faire reconnaître
[154] leurs droits. Entre le Même et l'Autre se poursuit un incessant
échange de significations. L'intelligibilité aristotélicienne stricte que
pratique l'averroïste Pomponazzi fait bon ménage avec tous les ap-
ports du folklore et des croyances populaires. Le merveilleux chrétien,
tel que l'avaient développé les légendes dorées médiévales, surcharge
encore et multiplie les possibilités du déterminisme magique. La
science mécaniste ne pouvait pas naître à l'intérieur de cet horizon
mental. Son affirmation implique un désaveu total d'habitudes de pen-
sée millénaires. La condition de possibilité d'une telle conversion est
la définition d'une forme d'expérience qui disjoint le conglomérat
épistémologique existant, exclut les déterminations illusoires et, grâce
à un ensemble de restrictions mentales, borne les exigences du savoir
à la mise en lumière de l'objectivité de l'objet.
L'expérience mécaniste est scientifique dans la mesure où elle isole
le phénomène à connaître, et formule d'une manière précise le cadre

231 Bernard GROETHUYSEN, Anthropologie philosophique, N. R. F., 1952,


p. 189. Pour plus de détails sur la théorie renaissante de la connaissance, on
pourra se reporter à mes Origines des Sciences Humaines, Payot, 1967, pp.
307-331.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 198

ainsi que les voies et moyens d'une nouvelle intelligibilité. Le lien


ombilical qui reliait l'homme et le monde est rompu ; l'homme affron-
te le monde et se confronte avec lui ; l'homme tient le monde sous le
regard de l'esprit, ayant purgé sa pensée de toute sollicitation affective
ou imaginative. L'objet et le sujet, naguère solidaires, s'établissent
maintenant à distance l'un de l'autre, sans complicité possible. La no-
tion moderne de loi exprime cette mise en surveillance de la réalité,
tenue de respecter les normes définies par les hommes de science.
Comme dit Lucien Febvre, « la critique du fait ne commencera, préci-
sément, que le jour où cette notion de loi entrera en vigueur universel-
lement, — le jour où, par là même, la notion de l’impossible, si fé-
conde en dépit de ses apparences négatives, prendra un sens ; le jour
où, pour tous les esprits, le non posse engendrera le non esse » 232.
Il s'agit là d'une révision déchirante qui remet en question toute la
configuration de l'expérience humaine. « Une scission nette s'est pro-
duite, observe Groethuysen, entre la réalité et la fiction, entre une atti-
tude poétique, repliée sur elle-même d'une part, et un esprit scientifi-
que procédant par méthode de l'autre (...) Le monde de la fantaisie
devient un royaume indépendant. Il n'est pas une anticipation du réel,
mais un domaine dans lequel le poète peut librement s'abandonner à
son inspiration 233. » La séparation des pouvoirs consacre la disjonc-
tion entre l'œuvre de formalisation menée à bien par les savants selon
l'ordre des raisons mathématiques, et la libre entreprise de l'artiste se-
lon les voies de l'imaginaire. Le merveilleux, naguère présent partout,
est refoulé hors des limites de la connaissance rigoureuse. Groe-
thuysen voit en l'Arioste et en Shakespeare les affirmateurs de la nou-
velle expérience poétique ; Camoens, le Tasse, Ronsard leur font
compagnie, au XVIe siècle, cependant que le lyrisme anglais prend
son essor au siècle suivant avec John Donne et Milton.
Face au merveilleux poétique, Galilée incarne la conquête métho-
dique d'un réel dépoétisé. « La marque distinctive de l'homme de
[155] science consiste à percevoir la vérité, en en excluant tout ce qui
n'est encore qu'une possibilité, alors que le fait du poète est de renon-
cer sciemment à toute prétention d'exprimer la vérité, tandis qu'il

232 Lucien FEBVRE, op. cit., pp. 476-477.


233 GROETHUYSEN, op. cit., p. 189.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 199

maintient les droits de l'imagination 234. » Dans l'ancien monde, toute


connaissance tenait de la divination ; dans le monde baroque et par la
suite, le poète seul conserve les pouvoirs du devin plus ou moins ins-
piré. L'univers de la science est le vide du cœur ; par là se trouve es-
quissée une opposition entre l'homme de science et l'homme de lettres,
qui sera consacrée en des institutions spécialisées, dans la réalité
culturelle française. Richelieu crée en 1635 l'Académie française ; la
littérature est reconnue d'utilité publique ; le cardinal tentait d'en faire
un service public. L'Académie des sciences sera organisée par Colbert
en 1666 ; il arrivera que le même homme puisse appartenir à titre per-
sonnel, aux deux compagnies, mais cette double appartenance, dont
s'honorera entre autres un Fontenelle, consacre un double talent sans
autoriser pour autant la confusion des genres. La ligne de démarcation
ainsi tracée sera maintenue jusqu'à nos jours, en dépit de la tentative
de la philosophie romantique de la nature, en Allemagne, pour conju-
guer à nouveau ce que l'épistémologie mécaniste a désuni.
La révolution galiléenne ne s'est pas faite en un jour. Si l'on entend
par là une transformation complète des habitudes de pensée et de sen-
sibilité, la seule autorité de Galilée ne pouvait y suffire ; l'avènement
de la mentalité mécaniste devait mobiliser de nombreux champions et
s'étendre sur des générations. On a pu parler du miracle des années
1620 : ce miracle se limite à quelques esprits particulièrement hardis ;
la majeure partie du siècle s'écoulera avant que le nouvel esprit scien-
tifique ait recueilli l'adhésion à peu près générale de ceux qui partici-
pent à la culture. Un historien récent de la pensée biologique française
évoque au XVIIe siècle, « les longues survivances d'une tradition fina-
lement impossible à respecter sans absurdité, et les résistances opiniâ-
tres à des vérités évidentes ou qui du moins nous semblent telles au-
jourd'hui » 235. Les obstacles épistémologiques sont nombreux : pré-
jugés corporatifs maintenus par le système d'enseignement, hypothè-
ques religieuses et sociales qui entravent l'exercice de la réflexion.
« Accablés par l'autorité des grands noms de la science antique, qui
les enchaînent invinciblement, même lorsqu'ils cherchent à s'en éman-
ciper, maintenus dans cet état de minorité intellectuelle, qu'ils ne res-
sentent généralement pas, par un enseignement livresque et routinier,

234 Ibid., 190.


235 Jacques ROGER, Les Sciences de la Vie dans la pensée française du XVIIIe
siècle, A. Colin, 1963, p. 8.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 200

trop souvent convaincus à peu de frais de l'excellence de leur savoir,


incapables de cerner avec précision l'objet de leur science, perdus de-
vant une masse de faits mal assurés, sans méthode pour les examiner,
sans principes solides pour s'orienter, trop sensibles au caractère ori-
ginal des phénomènes vitaux, les médecins biologistes du XVIIe siècle
sont impuissants à édifier une véritable [156] science biologique, dont
ils ne peuvent même pas concevoir les exigences 236. »
Les médecins de Molière fleurissent dans les années 1670. Pour
eux la révolution galiléenne n'est pas faite. Le grand ouvrage de Har-
vey sur la circulation du sang, fondement de la biologie mécaniste, a
paru en 1628. Un demi-siècle plus tard, ses vues, appuyées par l'ob-
servation précise et l'expérimentation, ne sont pas encore universelle-
ment admises. Le dernier grand nom français des anti-circulateurs,
Guy Patin, meurt en 1672 sans s'être repenti. Or Guy Patin est un libre
esprit, un tenant des lumières en toutes choses, sauf en ce qui concer-
ne la médecine. Rien ne saurait mieux illustrer la complexité d'une
conjoncture intellectuelle où le même savant peut être à la fois, dans
des secteurs différents, conservateur et progressiste, ce qui prouve en
tout cas qu'il n'a pas saisi l'unité de signification de la situation dans
laquelle il se débat.
Le nouveau monde intelligible se développera pendant plusieurs
générations avant de prévaloir dans les esprits. Le XVIIe siècle à ses
débuts est fortement imprégné d'occultisme, de magie, d'astrologie et
de sorcellerie, et tout particulièrement pendant le règne de Louis XIII
(1610-1643). L'enfant-roi n'a que neuf ans lors de l'assassinat de Hen-
ri IV ; sous la régence de Marie de Médicis, sa mère, la France connaît
une longue période de troubles, particulièrement favorable à l'indus-
trie des diseurs de sorts et faiseurs d'horoscopes. Au siècle précédent,
Nostradamus avait été le favori de Catherine de Médicis, auprès du-
quel elle menait en pèlerinage les enfants royaux. Pareillement, la ré-
gente Marie de Médicis s'entoure de devins. « À aucune époque magi-
ciens, tireurs d'horoscopes, astrologues, charlatans n'ont été plus nom-
breux ni plus influents que sous le règne de la Galigaï et de Cosme
Ruggieri, au temps où Campanella faisait la généthliaque du petit
Louis XIV et de son oncle Gaston d'Orléans, où J. B. Morin tirait l'ho-
roscope de Louis XIII, de Richelieu, de Chavigny, de la reine de Po-

236 Op. cit., p. 35.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 201

logne, de Christine de Suède 237... » Cette même période a été parfois


considérée à la lumière des écrits du Père Garasse (Doctrine curieuse
des beaux esprits de ce temps, (1624) ou de Mersenne (L'impiété des
déistes, athées et libertins de ce temps (1624) comme la période de
l'incrédulité menaçante, à laquelle s'opposeront plus tard les Pensées
de Pascal. Mais l'âge de l'incrédulité est ensemble celui de l'extrême
crédulité ; la voie du rationalisme apparaît fort étroite et semée d'obs-
tacles. Là encore, les personnalités en cause paraissent ambiguës. La
Galigaï et Ruggieri ne sont que des aventuriers sans scrupule, émi-
nemment suspects. Mais Campanella est un philosophe de valeur, qui
a pris courageusement le parti de Galilée et compte des amis, à la fin
de sa vie, dans les milieux les plus éclairés de Paris. De même J. B.
Morin, expert en astrologie, vigoureux adversaire du [157] système de
Copernic, opposera toute sa vie une résistance farouche aux thèses de
Gassendi en matière de science et de philosophie.
Une vue rétrospective permet de voir dans ces polémiques du mi-
lieu du siècle un combat d'arrière-garde. Pour nous la révolution gali-
léenne a d'avance cause gagnée. Or J. B. Morin (1583-1656) est un
homme officiel et puissant ; conseiller de Richelieu et de Mazarin, il
enseigne au Collège Royal depuis 1630 ; et selon Lenoble, il « serait
mort plutôt que d'abandonner quoique ce fût du géocentrisme d'Aris-
tote et de l'astrologie judiciaire » 238. En 1642, Gassendi publie son
traité De Motu impresso a motore translato, justification expérimenta-
le de la dynamique de Galilée, où figure la fameuse expérience du
boulet lâché du haut du mât d'une galère évoluant dans le port de Mar-
seille, et dont il est établi qu'il tombe à la verticale du mât. Mais cette
expérience même, et les réflexions de Gassendi, ne convainquent pas
Morin, qui réplique par son livre : Alae telluris fractae (1643) : le
mainteneur du péripatétisme essaie de briser les ailes de la terre par la
force de l'argumentation péripatéticienne. Une polémique à la fois feu-
trée et violente s'ensuit, à coup de libelles lancés de part et d'autre. À
l'automne 1653, Morin va jusqu'à dénoncer au tout-puissant Mazarin
« Monsieur Gassendi, professeur du Roi aux mathématiques comme
moi, prêtre épicurien et dangereux hypocrite qui, dans ses œuvres, a
plusieurs hérésies et mépris de la cour de Rome et des Conciles et par-

237 Henri BUSSON, La Pensée religieuse française de Charron à Pascal, Vrin,


1933, p. 324.
238 R. LENOBLE, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Vrin, 1943, p. 409.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 202

ticulièrement de celui de Trente » 239... Il n'y aura pas une affaire Gas-
sendi vingt ans après l'affaire Galilée ; mais cela ne signifie nullement
que Morin soit seul de son avis. Le plus menacé des deux, le plus sus-
pect est certainement Gassendi, obligé à beaucoup de prudence et de
discrétion, alors que Morin ne risque rien, sinon le ridicule aux yeux
de quelques esprits avertis.
Lenoble fait donc preuve de légèreté lorsqu'il observe, à propos de
J. B. Morin : « Cet homme n'était pas sans mérite, mais il s'entêta dans
des absurdités 240. » Le critique d'aujourd'hui croit pouvoir séparer le
bon grain de l'ivraie ; mais le fait essentiel est au contraire que le
« mérite » et les « absurdités » aient pu coexister dans un même esprit,
sans qu'il soit possible de discerner une ligne de partage. Les principes
de la révolution mécaniste sont affirmés dès les années 1620-1630 ;
mais toute la période axiale du siècle, de 1630 à 1670, apparaît incer-
taine et divisée, comme ce temps, entre deux marées, où la mer est
étale, et où il est difficile de discerner si telle vague est la dernière de
la marée montante ou la première de la marée descendante. Si l'on
voulait fixer un point de repère pour la reconnaissance sociale du
nouvel esprit scientifique, on pourrait penser à la date de 1662 : fon-
dation de la Société Royale de Londres (Royal Society of London
[158] for improving natural knowledge), et à la date de 1666 où s'or-
ganise à Paris, sous le patronage du roi, l'Académie des Sciences. En-
core faudrait-il ajouter qu'entre temps, en 1663, les œuvres de Descar-
tes sont inscrites au catalogue de l'Index. Mais désormais le progrès
du savoir s'impose par sa propre évidence. La page est tournée.
Dans ces conditions, les meilleurs esprits, parmi les hommes nés
aux environs de 1600, auront à opérer pour leur compte, et non sans
peine, le changement de système explicatif. Leur odyssée intellectuel-
le reflétera l'indécision de l'époque, la tâche essentielle étant de se jus-
tifier à leurs propres yeux et aux yeux de leurs contemporains. Le cas
du religieux Marin Mersenne (1588-1648) est significatif. « Il vit,
nous dit son historien, à une époque où le mot même de science chan-

239 Dans René PINTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe
siècle, Boivin, 1943, p. 410.
240 LENOBLE, op. cit., p. 409, en note. L'ouvrage de LENOBLE et celui de PIN-
TARD exposent la querelle entre Morin et les Gassendistes, avec un éclairage
quelque peu différent.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 203

ge de sens. À l'érudition tumultueuse et souvent fantaisiste de la Re-


naissance succède peu à peu l'idée d'une recherche méthodique et sys-
tématique. Cette transformation est visible dans l'œuvre de Mersenne
et dans les progrès de son esprit 241. » Pour que le savoir de type gar-
gantuesque fasse place nette aux disciplines méthodiques du méca-
nisme, il faut que se dégage l'idée de la science nouvelle. La carrière
de Mersenne se situe à cheval entre les deux versants du siècle.
« Deux âges de l'intelligence se heurtent dans Mersenne et commen-
cent à se distinguer (...) Ses premières œuvres sont pleines d'histoires
extraordinaires, de traits de naïveté surprenants (...) Il est fort difficile
de s'orienter à une époque où la méthode scientifique n'existe pas, où
les histoires les plus invraisemblables s'imposent à de bons esprits
comme Bacon et Kepler, où un Etienne Pascal discute avec une sor-
cière, où Descartes lui-même, au début de sa vie recueille d'étranges
témoignages sur les propriétés magiques des tambourins 242... »
La vérité n'est pas faite, elle est à faire, cette vérité dont pourtant
Galilée avait déjà défini, en Italie, les aspects essentiels. Pour Mer-
senne, en France, la date clef est celle de 1634 : « Jusqu'à cette date, il
cherche ; en 1634, il a trouvé, et ce qu'il a trouvé, c'est le mécanisme.
Si l'on se rappelle que c'est à la même époque que Descartes poursuit
la rédaction de son traité du Monde, il n'est pas exagéré de dire que les
années 1630-1634 sont vraiment les « années tournantes » de la pen-
sée occidentale, les années de la genèse de la philosophie nouvelle (...)
Ce que l'on cherche, ce que l'on commence à trouver, c'est une nou-
velle manière de penser. Ce que cherchent, ce que commencent à
trouver un Mersenne et un Descartes, c'est une science certaine qui
délivrera les esprits du scepticisme et des fausses expériences des Na-
turalistes et permettra de sauver l'autonomie de la pensée 243. »
Le personnage de Mersenne est d'autant plus exemplaire qu'il ne
s'agit pas d'un isolé, comme Descartes, retranché dans une solitude
agressive, et qui pense pour lui tout seul. Mersenne est homme de
communication ; la vérité est pour lui l'œuvre indivise des hommes
[159] de bonne volonté, entre lesquels le religieux Minime noue un
réseau complexe de correspondance et d'amitié ; il constitue par ses

241 LENOBLE, op. cit., p. 67.


242 P. 70.
243 P. 38.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 204

propres moyens une sorte d'académie avant la lettre, où il joue lui-


même un rôle capital, grâce au don qui est le sien de sympathiser avec
les esprits les plus opposés. « Il fut l'ami commun et le confident de
savants qui, très conscients de leur antagonisme, n'avaient de commu-
nication que par lui : de Beaugrand et de Desargues, de Descartes et
de Gassendi, de Roberval et de Hobbes. Dans le Paris de Richelieu, au
milieu des discussions politiques et des démêlés religieux, le cercle de
Mersenne garda ainsi une sorte de caractère universel, et l'on ne s'y
soucia que de science 244. » La liste des familiers et correspondants de
Mersenne, fort longue, comprend des lettrés et des érudits comme
Jacques-Auguste de Thou, l'orientaliste Bourdelot, le bibliothécaire
Naudé, des savants comme Pascal père et fils, Fermât, J. B. Morin et
bon nombre d'étrangers distingués, tels Grotius, « résident à Paris
pour la reine de Suède », Van Helmont, Beeckman, Cavendish et bien
d'autres, de nations et de confessions variées.
L'histoire récente a fait justice de la légende selon laquelle le dili-
gent Mersenne aurait été un satellite chargé des public relations de
son maître vénéré Descartes. En réalité, Descartes est l'un des corres-
pondants du P. Mersenne, qui lui rend volontiers toutes sortes de ser-
vices désintéressés, sans pour autant abandonner son indépendance de
jugement. ; Hobbes et Gassendi lui sont aussi chers que Descartes,
sinon davantage, et son œuvre considérable mérite d'être étudiée pour
elle-même. Elle exprime dans son ampleur, la conjoncture intellec-
tuelle d'une époque avec laquelle Mersenne se trouvait en étroite
communion. « Marqué, dans la première moitié de sa vie, par une re-
ligiosité profonde, il avait entrepris avec âpreté la défense du christia-
nisme contre les incrédules ou certains novateurs 245. Bientôt, il est
vrai, il s'était repenti des expressions dures dont il avait usé contre ses
adversaires. Toutefois il ne pouvait pas laisser le champ libre à ceux
qui mettaient en péril non seulement la religion, mais les principes
mêmes des sciences et jusqu'aux fondements des mathémathiques (...)

244 Note sur la vie de Mersenne, en tête de la monumentale Correspondance du


P. Marin MERSENNE, p. p. Madame Tannery et G. de Waard, t. I ; Beau-
chesne, 1933, p. XLVI.
245 Dans l'Impiété des Déistes, athées et libertins de ce temps combattue et ren-
versée de point en point par des raisons tirées de la Philosophie et de la
Théologie (1624) et la Vérité des Sciences, contre les Sceptiques ou Pyrrho-
niens (1625).
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 205

Mersenne finit par admettre, — conviction qui est peut-être la condi-


tion indispensable de toute activité scientifique féconde, — que
l'homme peut, par la raison, arriver à la certitude, à condition de se
fonder sur des connaissances expérimentales ; il crut a la possibilité de
comprendre et d'expliquer la totalité des phénomènes naturels 246. »
Ainsi se dessine le nœud du débat, trop souvent masqué par des es-
carmouches secondaires entre partisans égocentriques de l'esprit [160]
mécaniste. L'affirmation essentielle est celle de la nouvelle raison,
telle qu'elle se dégage de l'œuvre de la science expérimentale des phé-
nomènes naturels, prophétisée par Bacon, et mise en œuvre par Gali-
lée, William Gilbert et William Harvey. L'idée de science, dégagée
d'une activité qui s'efforce de prendre en charge la réalité des phéno-
mènes, s'oppose aux rêveries inspirées, pour adopter comme signes
distinctifs l'objectivité, la rigueur et la précision. « Faire de la physi-
que dans notre sens du terme — pas dans celui donné à ce vocable par
Aristote —, écrivait Koyré, veut dire appliquer au réel les notions ri-
gides, exactes et précises des mathématiques, et tout d'abord de la
géométrie. Une entreprise paradoxale s'il en fût, car la réalité, celle de
la vie quotidienne, au milieu de laquelle nous vivons et nous sommes
n'est pas mathématique. Ni même mathématisable. Elle est le domaine
du mouvant, de l'imprécis, du « plus ou moins », de l'« à-peu-
près » 247.
La révolution galiléenne se définit très bien par contrecoup comme
l'affirmation du présupposé d'une structure géométrique du « livre de
la nature ». La nature telle qu'elle s'offre au savant est un langage chif-
fré qu'il suffit de déchiffrer. Koyré insiste sur le rôle inducteur des
appareils et instruments, télescopes, microscopes et appareils de me-
sure, dans cette nouvelle détermination de l'expérience. Par exemple,
observe-t-il, l'alchimie « n'a jamais réussi une expérience précise, et
ce parce qu'elle n'en a jamais tenté ». Il ne s'agit jamais que de recettes
de cuisine, dont l'alchimiste prétend garder jalousement le secret. « Ce
n'est pas le thermomètre qui lui manque, c'est l'idée que la chaleur soit
susceptible d'une mesure exacte. » Il existait depuis toujours des ba-

246 Notes sur la Vie de Mersenne, op. cit., pp. XLIV-XLV.


247 A. KOYRÉ, DU monde de l'à-peu-près à l'univers de la précision (1948),
reproduit dans Études d'histoire de la pensée philosophique, A. Colin, 1961,
p. 312.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 206

lances d'une relative précision chez les orfèvres ; « l'alchimiste n'en


use pas. S'il en usait, il serait un chimiste. Et même : pour qu'il eût
l'idée d'en user, il eût fallu qu'il en fût déjà un » 248.
Les réflexions de Koyré donnent le sens de la première révolution
chimique, dont le plus grand théoricien et expérimentateur fut Robert
Boyle (1627-1691), l'un des virtuosi. En France, Fontenelle a résumé
cette révolution épistémologique, dans son éloge funèbre de Nicolas
Lémery, qui fit beaucoup pour propager la discipline nouvelle et l'ac-
créditer dans l'opinion éclairée. « La chimie, écrit Fontenelle, avait été
jusque-là une science où, pour employer ses propres termes, un peu de
vrai était tellement dissous dans une grande quantité de faux, qu'il en
était devenu indivisible, et tous deux presque inséparables. À peu de
propriétés naturelles que l'on connaissait dans ces deux mixtes, on en
avait ajouté tant qu'on avait voulu d'imaginaires, qui brillaient beau-
coup davantage. Les métaux sympathisaient avec les planètes et avec
les principales parties du corps humain (...) Les plus grandes absurdi-
tés étaient révérées à la faveur d'une obscurité mystérieuse dont elles
s'enveloppaient, où elles se retranchaient contre la raison. On se faisait
honneur de ne parler qu'une langue barbare, [161] semblable à la lan-
gue sacrée de l'ancienne théologie d'Egypte, entendue des seuls prê-
tres et apparemment assez vide de sens. Les opérations chimiques
étaient décrites dans les livres d'une manière énigmatique, et souvent
chargées à dessein de tant de circonstances impossibles ou inutiles,
qu'on voyait que les auteurs n'avaient voulu que s'assurer la gloire de
les savoir, et jeter les autres dans le désespoir d'y réussir (...) Lémery
fut le premier qui dissipa les ténèbres naturelles ou affectées de la
chimie, qui la réduisit à des idées plus nettes et simples, qui abolit la
barbarie inutile de son langage, qui ne promit de sa part que ce qu'elle
pouvait, et ce qu'il la connaissait capable d'exécuter 249... »
Il faut faire la part de l'hyperbole funéraire, celle aussi d'un natio-
nalisme conscient ou non, et rendre à Boyle l'essentiel de ce que Fon-
tenelle attribue à Lémery, d'autant que ce dernier, voyageur d'Angle-
terre, connaissait assurément les travaux de son grand aîné. Il n'en res-
te pas moins que ce texte analyse avec précision ce que fut la révolu-

248 Op. cit., p. 319.


249 Éloge de Lémery ; Œuvres de FONTENELLE, édition de 1825, t. I, pp. 207-
209.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 207

tion mécaniste dans le domaine de la chimie, comme dans les autres


secteurs de la connaissance. La péripétie intervenue permet d'opposer
science et non science, nature et surnature, raison et déraison, le critè-
re de la vérité se trouvant dans la rigueur des déterminations et dans la
précision d'un langage qui exclut le merveilleux et la superstition. Dès
ce moment, et avant même que Condillac ne l'enseigne à Lavoisier, la
science veut être une langue bien faite ; elle trouve son idéal dans la
langue des calculs.
Ainsi s'opère la dissociation entre l'avenir et le passé, entre ce qui
n'apparaît plus que persuasion abusive et ce qui se justifie dans la lu-
mière de la raison. Le combat commence à peine ; dans le domaine de
la chimie, un siècle à peu près sépare la mort de Boyle du Traité de
Chimie de Lavoisier. L'essentiel est que la voie est ouverte, où dès lors
s'engagent les hommes de pointe qui préparent les synthèses futures.
La ligne de partage est une ligne de bataille, jalonnée par des com-
bats qui sont autant d'affrontements entre l'ancien et le nouveau. Du
côté du passé, les influences dominantes sont celles de la scolastique
universitaire, qui assure la permanence de la philosophie de la nature
aristotélicienne, présente et active à Padoue comme à Paris, à Sala-
manque aussi bien qu'à Tübingen. La pression des institutions main-
tient l'édifice d'une pensée millénaire qui cautionne, directement ou
indirectement, la permanence des occultismes de toutes observances.
L'astrologie, nous l'avons vu, ne renonce pas, ni l'alchimie. La tradi-
tion judéo-chrétienne nourrit en sous-main la permanence d'une gnose
imprégnée de spéculations néo-platoniciennes, jamais tout à fait étein-
tes et qui ont retrouvé à l'âge renaissant une vigueur nouvelle. La Ca-
bale développe autour des Écritures sacrées une immense prolifération
d'interprétations secrètes et symboliques.
La Cabale, au dire de Lenoble, définit la destinée humaine comme
une « lutte de la Lumière et des Ténèbres », que mènent autour de
[162] l'existence humaine les anges et les démons. Cet occultisme
permet des jeux de la lettre et de l'esprit d'où naît une science qui se
veut en même temps sagesse. Dans ce contexte, « la causalité physi-
que est identifiée avec l'analogie verbale » 250. Il s'agit de pratiques
très anciennes, particulièrement florissantes dans la culture alexandri-
ne, et qui remontent sans doute au-delà, dans les lointains de la cons-

250 LENOBLE, Mersenne ou la naissance du Mécanisme, Vrin, 1943, p. 100.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 208

cience magique du monde. « Cette prédominance du signe (...) carac-


térise la Cabale par rapports aux autres inventions de l'animisme (...)
Aux démons de la sorcellerie, elle a ajouté une sorte d'équivalent in-
tellectuel : le nombre et le mot. Mais, en somme, il s'agit toujours
d'exprimer les apparences sensibles : la sorcellerie en fait des esprits,
la Cabale les identifie au discours. Tout son travail sera donc de ma-
nipuler des signes 251. » Ainsi se déploie une combinatoire des Nom-
bres sacrés, des symboles et des emblèmes du réel, qui contraste du
tout au tout avec le nouveau langage chiffré de la raison expérimenta-
le de style mécaniste. Comme le dit Lenoble, « la Cabale, c'est un club
de mots croisés qui se prend pour l'Académie des Sciences » 252.
Mais, au début du siècle, l'Académie des Sciences n'existe pas en-
core, et l'idéal d'intelligibilité qu'elle incarnera ne se discerne pas avec
une évidence telle qu'elle suffise à faire reculer toutes les ombres. La
preuve en est que le jeune Mersenne lui-même se laisse tenter par ces
spéculations. Plus significative encore est la curieuse histoire, en plein
siècle mécaniste, de la fraternité des Rose-Croix, qui éveillera l'intérêt
du très prudent Descartes, rationaliste impénitent. Il s'agit là d'un épi-
sode où se mêlent l'occultisme et la mystification, dans des propor-
tions qui ne sont pas élucidées. Les sciences secrètes se situent en ces
confins où la foi, bonne ou mauvaise, se croit d'autant plus profonde
qu'elle s'enveloppe d'un plus épais mystère. L'initiative de cette entre-
prise semble devoir être attribuée au théologien luthérien Johann Va-
lentin Andreae, poète et érudit, auteur probable d'un ouvrage paru à
Cassel en 1614, sans nom d'auteur, sous le titre Fama fraternitatis Ro-
seae crucis oder Entdeckung der Bruderschaft des löblichen Ordens
des Rosenkreuzes nebst der Confession dieser Fraternität an alle Ge-
lehrte und Haüpter in Europa 253.
Or la Fama de 1614 et la Confessio de 1615 n'étaient sans doute
qu'une satire des alchimistes et hermétistes de toute espèce. Le pasteur
Andreae, propagandiste convaincu de la vérité évangélique, entendait
opposer aux charlatans de toute espèce dont il ridiculisait les préten-
tions, les réalités substantielles de l'Église. « Il prit d'ailleurs parti ou-

251 Ibid., p. 101.


252 Op. cit., p. 102.
253 G. E. GURHAUER, Joachim Jungius und sein Zeitalter, Stuttgart und Tübin-
gen, 1850, p. 59.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 209

vertement contre la Fraternité en rappelant que la communauté chré-


tienne était la vraie fraternité, en 1619, dans la Christianopolis et, en
1618, dans l’Invitatio fraternitatis Christi 254. » La curieuse Reipubli-
cae [163] christianopolitanae descriptio, publiée à Strasbourg, est une
utopie qui développe dans le style mécaniste un christianisme de stric-
te observance. Le mystificateur avait été dépassé par sa mystification,
qui prit force convaincante en dehors de lui, dans un milieu sensibilisé
à ces imaginations où se mêlaient les influences conspirantes de la
magie, de l'alchimie et de la Cabale, prétendument mises au service de
la communauté humaine. En 1616 paraît la Chymische Hochzeit
Christiani Rosenkreutz, et un admirateur allemand de ces noces al-
chimiques séduit, à Londres, l'apothicaire Robert Fludd, qui entre-
prend de laver la secte des accusations calomnieuses, dans un pam-
phlet au titre évocateur, publié à Leyde en cette même année 1616 :
Apologia compendiaria Fraternitatum de Rosea Cruce suspicionis et
infamiae maculis aspersam veritatis quasi fluctibus abluens et abster-
gens. D'autres écrits suivront, de la même farine ; Fludd s'y montre « à
la fois médecin, astrologue et nécromancien ; il joint souvent un pro-
fond savoir à un rare esprit d'observation, et les machines qu'il inventa
firent souvent l'admiration de ses contemporains. Son système est une
sorte de matérialisme religieux, de panthéisme concret, dans lequel
Dieu et le soleil s'identifient à peu près, et qui eut une influence réel-
le » 255.
L'adhésion de Fludd au programme des Rose-Croix, atteste la force
convaincante de l'occultisme en ce temps. Son Histoire du Macrocos-
me et du Microcosme (1617) et sa Philosophie Mosaïque (1638) béné-
ficient d'une large diffusion à travers l'Europe ; de tels livres sont pris
en considération même par ceux qui les critiquent ; ils ne rejettent pas
a priori les procédures de sa pensée. Au dire de Denis Saurat, Fludd
(1574-1637) « est bien de son temps par sa curieuse façon de mélan-
ger la science et l'érudition. On ne peut lui refuser une sorte d'esprit
scientifique extrêmement développé, quoique aucune découverte ne
soit attachée à son nom. Ce n'est pas des faits qu'il tire ses idées, mais,
ses idées une fois acquises par la méditation ou l'érudition, il cherche

254 Jean B. NEVEUX, Un siècle de vie spirituelle entre le Rhin et la Baltique,


Klincksieck, 1967, p. 79.
255 Dans la Correspondance du P. Marin Mersenne, édition de Mme Tannery et
C. de Waard, t. I, Beauchesne, 1933, p. 38.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 210

presque toujours à les démontrer par des expériences scientifiques. On


peut l'accuser même d'exagérer cette tendance, car il cherche la preuve
expérimentale d'idées abstraites qui se refusent à ce genre de preu-
ve » 256. L'adhésion de Fludd à la Rose-Croix apparaît dans la ligne
d'une pensée où cohabitent pacifiquement l'illuminisme, l'inflation
ontologique et l'esprit pratique et expérimental. On ne doit jamais ou-
blier que le XVIIe siècle de Galilée, de Bacon, de Descartes et de Gas-
sendi est ensemble le siècle de Jacob Böhme (1575-1624), de Milton
(1608-1674) et de Van Helmont (1577-1644), en qui se prolonge la
mystique médicale de Paracelse. Le mécanisme n'est pas une lumière
brusquement révélée, et qui désormais refoulerait les puissances des
ténèbres. L'admirable formule de Spinoza, lux seipsam et tenebras
manifestat, ne saurait signifier que la nouvelle intelligibilité [164]
s'impose par sa seule fulguration. La distinction est longue à se faire
entre la lumière naturelle et celle qui ne l'est pas. Il y aura toujours des
illuminés et des illuminismes ; le fait nouveau est qu'à partir de la fin
du XVIIe siècle on les identifiera comme tels ; les hommes de science
ne prendront plus la peine de les réfuter.
Au contraire, Descartes cherche à entrer en contact avec les Rose-
Croix en Allemagne vers 1620 ; en 1623, une proclamation affichée à
Paris annonce la venue de représentants des Frères Roses venus
« pour tirer les hommes, nos semblables, d'erreur et de mort ». Cette
mission, vraie ou supposée, suscite un véritable mouvement d'opinion.
Mersenne, dans ses Quaestiones in Genesim (1623) s'en prend à la
métaphysique panthéiste de Fludd ; le célèbre P. Garasse, la même
année, dans sa Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, dé-
nonce cette perniciosa magorum societas, cependant que Naudé rédi-
ge une Instruction à la France sur la vérité de l'histoire des frères de
la Rose-Croix 257. Une polémique s'engage, Fludd ayant vigoureuse-
ment répondu aux attaques de Mersenne ; Gassendi prend la défense
de son ami dans son Exercitatio epistolica adversus Fluddum (1630).
Le fait même que le mystérieux mouvement Rose-Croix et le pen-
seur singulier Robert Fludd puissent être des foyers de convergence
pour l'attention des doctes montre que la culture est encore sous le ré-

256 Denis SAURAT, Milton et le matérialisme chrétien en Angleterre, Rieder,


1928, pp. 15-16.
257 Cf. Correspondance de Mersenne, édit. citée, t. I, p. 153 sq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 211

gime des eaux mêlées ; mais les meilleurs esprits du temps pressentent
le sens de la marche. Saurat indique fort bien le caractère de cette so-
lution et résolution : l'œuvre de Fludd, écrit-il, « est une espèce d'en-
cyclopédie, dans laquelle il traite de toutes les sciences, de toutes les
industries de son époque, de tous les arts, depuis l'astrologie jusqu'à la
fabrication des instruments de musique, en passant par l'art stratégique
et en indiquant le moyen de traverser les rivières à pied sec ». Cet im-
pénétrable fouillis est dans le style de l'âge renaissant, si bien que
« lorsqu'on avait à s'occuper de lui, il était infiniment plus facile de
consulter son ennemi Gassendi, qui explique le système de Fludd
d'une façon beaucoup plus simple et beaucoup plus élégante que
Fludd lui-même, et qui présente l'avantage complémentaire d'en faire
en même temps la critique, de sorte que le problème de Fludd paraît
ainsi complètement résolu » 258.
En Gassendi, la nouvelle intelligence est à l'œuvre, qui analyse,
dissocie et finalement conjure les fantômes, faisant prévaloir partout
le réseau d'une même intelligibilité. Les pionniers du mécanisme dé-
broussaillent l'espace mental, dénonçant les confusions, désimpliquant
les perspectives épistémologiques, faisant partout prévaloir une clarté
où l'esprit critique retrouve ses droits. Il ne suffit pas de dénoncer le
désordre, l'illusion, les fascinations de l'imaginaire ; il faut montrer, à
l'épreuve de l'expérience, que la nouvelle explication vaut mieux que
l'ancienne. En dépit, ou à cause de sa modestie, elle rend compte du
réel mieux que l'irréalisme ou le surnaturalisme caractéristiques du
temps des magiciens. Le temps des savants dissipe les mirages en
[165] vue d'une recherche de la vérité, qui parfois trouve la vérité, et
possède en tout cas l'immense avantage de savoir ce qu'elle sait, et
aussi, et surtout, ce qu'elle ne sait pas.
Lorsque Boyle publie, en 1661, son Sceptical Chymist, il songe
sans doute à opposer sa discipline à l'alchimisme crédule de Fludd.
Boyle est sceptique en matière de chimie seulement ; car l'auteur du
Christian virtuoso est ensemble un homme de foi, tout autant que son
grand confrère Newton, chrétien convaincu, mais sceptique en astro-
nomie dans la mesure où, pour lui, la tâche du savant est de chercher à
établir, en dehors de toute fantasmagorie, la loi mathématique régis-
sant l'enchaînement des phénomènes. Le « scepticisme » n'a pas d'au-

258 Denis SAURAT, op. cit., p. 15.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 212

tre sens que la limitation du domaine de la connaissance aux éléments


et aux influences contrôlables et vérifiables, qui a pour contrepartie
l'exclusion des spéculations aventureuses. Il s'agit de définir contra-
dictoirement le territoire de la science et de ce qui ne l'est pas. L'hori-
zon épistémologique est celui du positivisme. Selon Lenoble, « dès
qu'il s'agit de fixer les principes des choses (Boyle) se montre aussi
réservé que Gassendi : nous observons, nous proposons des hypothè-
ses, mais nous ne pouvons jamais que soupçonner l'ordre réel du
monde » 259.
Cette orientation de la connaissance s'annonce dès l'année inaugu-
rale du siècle, en 1600, avec la publication du livre de William Gilbert
(1540-1603) : De Magnete magneticisque corporibus et de magno
magnete tellure, Physiologia nova plurimis et argumentis et experi-
mentis demonstrata. Ce traité de l'aimant, où la Terre elle-même est
considérée comme un grand aimant, est significatif dans la mesure
même où la science physique (Physiologia) ainsi proposée se fonde
sur l'expérimentation. En dépit de certaines réminiscences scolasti-
ques, en dépit de l'absence de recours au calcul, la recherche quantita-
tive joue un grand rôle dans ce travail. Gilbert, dont l'ouvrage men-
tionne pour la première fois le mot électricité, tente de définir d'une
manière naturelle le concept d'attraction, appelé à une belle carrière au
cours du XVIIe siècle et au-delà. Le phénomène de l'attraction entre
les corps se prêtait particulièrement aux interprétations animistes par
les sympathies et antipathies cosmiques, dont on trouvait dans les
pouvoirs de l'aimant une saisissante illustration. Par la suite, des
hommes comme Descartes, Malebranche considéreront avec défiance
la vis attractiva, suspecte de perpétuer l'influence des qualités oc-
cultes ; Fontenelle lui-même refusera son adhésion à certaines thèses
newtoniennes pour la même raison. Mais la philosophie magnétique
de Gilbert rejette les sollicitations de l'imaginaire ; elle se sert du mo-
dèle épistémologique de l'aimant pour justifier le mouvement de la
terre sur elle-même et pour étudier certains aspects du champ magné-

259 R. LENOBLE, Origines de la pensée scientifique moderne ; Histoire de la


Science, Encyclopédie de la Pléiade, 1957, p. 512.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 213

tique terrestre, dont les variations de la boussole avaient révélé l'exis-


tence aux navigateurs 260.
[166]
Le médecin Gilbert, qui fut étudiant à Padoue et vécut dans le mi-
lieu élisabéthain, illustré par son confrère Harvey et par le chancelier
Bacon, ne spécule pas dans l'absolu, en vertu de principes a priori.
Ses préoccupations sont liées au problème des longitudes, l'un des ob-
jectifs essentiels de la recherche scientifique en Europe jusqu'au
XVIIIe siècle. Gilbert se réclame de Copernic et du minéralogiste
Agricola ; il oppose expressément aux récits fabuleux des anciens les
témoignages circonstanciés et convergents des capitaines au long
cours ses amis. Il appuie ses investigations sur l'expérience et l'obser-
vation à partir d'un modèle réduit de la sphère terrestre (terrella) ; cet-
te boule aimantée flotte sur l'eau au moyen d'un support de bois ;
l'étude de ses mouvements et des phénomènes de surface, grâce à la
déviation d'aiguilles métalliques, introduit à une meilleure connais-
sance de cet index magneticus dont se préoccupaient déjà les marins
portugais.
Le De Magnete de Gilbert donne ainsi le coup d'envoi de cet admi-
rable XVIIe siècle anglais dont le dernier chef-d'œuvre sera, en 1699,
l’Orang Outang sive homo sylvestris d'Edward Tyson. L'œuvre de
Gilbert vaut par son intention plutôt que par ses résultats. Elle demeu-
re solidaire de l'état présent du savoir, et, par exemple, se présente
comme une « physiologie », c'est-à-dire comme une physique vitalis-
te. Si le présupposé cosmobiologique demeure, la mythologie en est
exclue et l'inventaire expérimental de la réalité des choses atteste le
rejet des traditions archaïques jusque-là prépondérantes dans ce do-
maine.
Cette épuration du champ épistémologique est l'acquisition essen-
tielle du mécanisme. La bonne explication est celle qui met en œuvre
le nouveau code de procédure expérimental ; et si cette explication
paraît pour le moment impossible, l'absence d'explication vaut mieux
qu'une mauvaise explication. A cet égard la révolution galiléenne
trouve l'un de ses succès majeurs dans l'élimination de l'astrobiologie,

260 Cf. Rufus SUTER, A biographical sketch of Dr William Gilbert of Colches-


ter, Osiris. X, 1952 ; sur Gilbert, cf. aussi plus bas, p. 338 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 214

qui avait régné depuis les origines sur la science et sur la conscience
des hommes d'Occident. Galilée détruit les principes même de l'astro-
logie ; mais il est en avance sur ses contemporains. Il reste à tirer les
conséquences de la science nouvelle, en rejetant les mauvaises habitu-
des constitutives de la sensibilité et de la mentalité.
L'éclipsé de 1654, au cœur même du siècle, fournit une sorte de
test, en révélant l'état des esprits. Selon le récit d'un chroniqueur,
« toute la France était dans l'attente d'une éclipse de soleil (...) Quel-
ques astrologues avaient attribué à cet événement une si grande et
extraordinaire malignité qu'une infinité de personnes tombèrent dans
une épouvante qui tenait de la consternation. Le meilleur effet que
produisit cette crainte fut que Dieu permit que plusieurs mêmes s'en
firent une heureuse nécessité de penser sérieusement aux affaires de
leur conscience, pendant que les autres s'enfermaient ridiculement
dans les caves pour se garantir de cette prétendue défaillance de la
nature (...) M. Gassendi avait été prié par une personne de considéra-
tion de porter son sentiment sur cette éclipse avant qu'elle fût [167]
arrivée (...) Il avait entrepris de prouver, par des raisons générales, que
toutes les prédictions étaient sans fondement et les appréhensions sans
raison, parce qu'il n'arriverait ni pis, ni mieux, ni en la nature, ni en
l'état des affaires des hommes que si l'éclipsé n'était point » 261. Léon
Brunschvicg observe que « le milieu du XVIIe siècle trouve les Pari-
siens encore au niveau où, plus de deux mille ans auparavant, était le
pilote de Périclès : la vue de l'éclipsé le troublait tellement qu'il était
près de renoncer à l'expédition contre Épidaure. Alors Périclès, disci-
ple d'Anaxagore, le rassura, en lui mettant son manteau devant les
yeux : « Entre mon manteau et ce qui produit l'éclipse y a-t-il une au-
tre différence qu'une différence de grandeur 262 ? »
Gassendi, tenant de l'atomisme et partisan de Galilée, vingt ans
après le procès romain, renouvelle la fin de non-recevoir opposée par
la science à la fonction fabulatrice inhérente à la conscience humaine.
Une génération s'écoulera encore jusqu'aux Entretiens sur la Pluralité
des Mondes (1686) et jusqu'aux Philosophiae naturalis Principia ma-

261 Godefroi HERMANT, Mémoires, livre XII, ch. XIV, éd. Gazier, t. II, 1905,
pp. 568-570.
262 Léon BRUNSCHVICG, L'Expérience humaine et la causalité physique, Alcan,
1922, p. 114 ; citant PLUTARQUE, Vie de Périclès, § 67.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 215

thematica (1687). Fontenelle et Newton donnent cause gagnée à la


nouvelle astronomie. En 1678, François Bernier, médecin et explora-
teur (1620-1688), vulgarisateur de Gassendi, avait publié un Abrégé
de la Philosophie de Gassendi, rédigé en bon français, qui eut une
grande répercussion sur les contemporains cultivés. Le dépassement
de l'astrologie se trouve consacré par une nouvelle analyse de l'in-
fluence des astres sur la terre, en termes de causalité physique.
« Véritablement, écrit Bernier, l'on prouve par l'expérience que le
soleil fait la diversité des saisons et peut-être que la lune remplit les
coquillages et cause le flux et le reflux de la mer, mais il ne faut pas
espérer que les astrologues puissent de même par l'expérience prouver
quelque chose de semblable, à l'égard des signes du zodiaque et de
leurs degrés, à l'égard de Saturne, de Mercure et des autres astres, ou
que par aucune observation ils puissent jamais montrer le moindre
effet qui se doive plutôt rapporter à un signe ou à un astre qu'à un au-
tre (...). Les astres n'étant que des causes générales à l'égard des cho-
ses qui sont ici-bas, il est raisonnable de rapporter la détermination de
chaque effet singulier à une cause singulière et déterminatrice qui soit
ici-bas, et non pas aux astres ; de même que, ayant à expliquer pour-
quoi dans un jardin cette plante naît et croît en cet endroit-là et non
pas en celui-là, nous attribuons cela aux semences, dont l'une aura été
jetée en cet endroit, et l'autre en cet autre, et non pas à l'eau dont elles
sont toutes arrosées, parce que cette eau est seulement une cause géné-
rale et indifférente pour toutes les plantes 263. »
La pensée mécaniste a trouvé son vocabulaire et sa syntaxe. Le
nouvel espace mental recherche la vérité dans la détermination précise
des causes et des effets, la véritable cause, à la différence des influen-
ces [168] lointaines, étant celle dont l'absence ou la présence com-
mandent l'absence ou la présence de l'effet. « La nature de l'action des
astres est seulement d'être générale et indifférente, et nullement spé-
ciale et déterminée de soi à un effet plutôt qu'à un autre, de sorte que
si, par la fonction et par le concours d'une cause spéciale et détermi-
née, cet effet s'ensuit plutôt qu'un autre, cela est accidentel à l'égard de
l'action des astres 264. » Le soleil, source générale de lumière et de

263 François BERNIER, Abrégé de la Philosophie de Gassendi (1678), seconde


édition, Lyon, 1684, pp. 429-430.
264 Ibid., pp. 432-433.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 216

chaleur dans l'univers, est la condition d'un très grand nombre de phé-
nomènes ; mais la cause réelle est la cause prochaine de chaque phé-
nomène particulier. L'exigence d'intelligibilité ne se contente plus de
vagues analogies ; elle implique la précision, la détermination des fac-
teurs en jeu dans le devenir de la réalité. Ainsi se trouvent exclues les
planètes lointaines et les constellations d'étoiles, chères aux astrolo-
gues, dont l'influence, comparée à celle des déterminations prochai-
nes, peut être considérée comme négligeable.
La critique affirme son pouvoir d'arbitrage dans l'élucidation de la
connaissance ; déjà perce l'esprit de l’Aufklärung dissipant les mira-
ges. « Il ne faut point demander aux astres, précise Bernier, pourquoi
quelqu'un naît robuste ou infirme, colérique ou paisible, mais il en
faut rechercher la cause dans la complexion du père et de la mère,
dans la condition de la semence, des aliments, etc. Et si quelqu'un se
trouve atteint d'une maladie honteuse, il ne faut pas consulter la
sixième maison du ciel, mais la maison infectée où il est entré. De
même si quelqu'un vient à être blessé d'un coup de canon, l'on ne doit
pas s'en prendre à l'horoscope qui a été dirigé au quadrat de Saturne,
mais au canon qui aura été braqué vers lui. Et si quelqu'un est tué d'un
coup d'épée, il n'en faut pas accuser Mars ou sa maligne influence,
mais le voleur ou le soldat qui en aura été l'homicide et ainsi des au-
tres 265... » La prétendue science des horoscopes ne repose sur rien ;
Bernier lui préfère le savoir tout empirique des paysans et des marins,
habitués à observer le ciel, et à en tirer des indications utiles pour
leurs activités.
La ligne de partage est franchie ; le système de l'intelligibilité s'est
rabattu dans le domaine expérimental. L'établissement et la vérifica-
tion des faits doivent venir avant les spéculations eschatologiques sur
les fins premières et dernières ; et même il faut savoir s'en tenir aux
faits quand on n'en sait pas plus. Le savant allemand Joachim Jung,
auteur de la remarquable Logica Hamburgensis (1638), l'un des pre-
miers essais de codification des procédures de la pensée nouvelle,
écrit en 1641 : « J'ai toujours pensé et je pense encore que la réforme
de la philosophie doit être entreprise à partir de la physique ; les
controverses de logique, si on ne les mène pas avec prudence, se per-
dent dans la psychologie et la métaphysique (in Psychologiam et Me-

265 Ibid., p. 468.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 217

taphysicam elabuntur) 266. » Le mot psychologie désigne ici les [169]


conceptions animistes issues de la scolastique aristotélicienne ; Jung,
le Bacon hanséate, homme de grande influence en son temps, dénonce
la liaison maintenue par Descartes, dans ses Principes de la Philoso-
phie (1644), entre la physique et la métaphysique.
Les meilleurs esprits de l'époque sont d'accord, et en particulier
ceux qui, en Angleterre, continuent la tradition de Gilbert et de Bacon.
Le rejet de la métaphysique et le refus des systèmes prématurés, où
l'on voit souvent des caractères propres du XVIIIe siècle, sont des as-
pects essentiels du positivisme mécaniste, tel qu'il s'affirme clairement
au XVIIe. Le premier texte imprimé de Boyle, en 1660, est un essai
sur l'élasticité de l'air. L'auteur estime « probable que le retour des
corps élastiques, tendus fortement, à leur position primitive puisse être
expliqué mécaniquement ; cependant, ajoute-t-il, je dois confesser que
déterminer si le mouvement de retour dans les corps procède de ceci
que les parties d'un corps sont mises en mouvement par la tension du
ressort, ou par l'effort de quelque corps ambiant subtil, dont le passage
peut être contrarié ou obstrué, ou encore parce que sa pression résiste
inégalement par suite de la nouvelle forme ou grandeur qu'un ressort
peut donner à ses pores, — déterminer cela, dis-je, me semble matière
à plus de difficulté qu'à première vue on pourrait aisément l'imaginer.
C'est pourquoi je me refuserai de toucher à un sujet qui est plus diffi-
cile que nécessaire à expliquer par celui dont la tâche n'est pas dans
une lettre d'assigner la cause adéquate du ressort de l'air, mais seule-
ment de montrer que l'air a un ressort et de noter quelques-uns de ses
effets » 267.
Le même esprit phénoméniste s'affirme dans la Préface de
l’Histoire expérimentale des couleurs (1663) : « Vous trouverez peut-
être étrange que je publie quoi que ce soit sur les couleurs sans que
j'en possède une théorie. Mais (...) le but visé par ce traité est un expo-
sé descriptif plutôt que dogmatique, et en conséquence, si j'ai ajouté
plusieurs nouvelles considérations et suggestions d'ordre spéculatif

266 Lettre de JUNG à Johann Seldener, 22 septembre 1641 ; dans G. GURHAUER,


Joachim Jungius und sein Zeitalter, Stuttgart und Tübingen, 1850, p. 361.
267 BOYLE, New Experiments physico-mechanical touching the Spring of the air
and its effects, Works, édit. de 1744, t. I, pp. 8-9, cité et traduit dans Marie
BOAS, La méthode scientifique de Robert Boyle, Revue d'Histoire des Scien-
ces, 1956, p. 105.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 218

qui ne seront pas à dédaigner pour aider à formuler une hypothèse so-
lide et étendue, j'ai fait au moins autant que j'avais promis ou que la
nature de mon entreprise l'exigeait (...) Voilà donc un traité dans le-
quel je ne prétends pas présenter au lecteur un édifice achevé, ni mê-
me un plan de celui-ci, mais seulement de fournir des matériaux pro-
pres à sa construction 268. » L'auteur du Christian Virtuoso et de l'es-
sai sur l'Utilité de la philosophie expérimentale, maître et inspirateur
de Sydenham, de Locke et de Newton, dénonce comme un obstacle
épistémologique l'esprit de système : « Depuis longtemps il me sem-
ble que ce n'est pas le moindre empêchement au progrès de la physi-
que, que tout le monde se hâte d'en écrire des systèmes, pensant qu'il
faut ou se taire ou en écrire un corps entier ; car c'est [170] ainsi, il me
semble, que se lèvent tant d'inconvénients 269. » Marie Boas estime
que Boyle, disparu en 1691, est « plus proche du savant newtonien,
comme on le concevait au XVIIIe siècle, que Newton lui-même » 270.
On peut relever la correspondance entre les vues de Boyle et celles
de certains de ses contemporains français, tel Claude Perrault (1613-
1688), l'un des animateurs de l'Académie des Sciences, qui observe,
en 1680 : « Mes systèmes nouveaux ne me plaisent pas assez pour les
trouver beaucoup meilleurs que d'autres, et (...) je ne les donne que
pour nouveaux, mais je demande en récompense qu'on m'accorde que
la nouveauté est presque tout ce que l'on peut prétendre dans la Physi-
que, dont l'emploi principal est de chercher des choses non encore
vues, et d'expliquer le moins mal qu'il est possible les raisons de celles
qui n'ont point été aussi bien entendues qu'elles le peuvent être (...) La
vérité est que l'amas de tous les phénomènes qui peuvent conduire à
quelque connaissance de ce que la nature a voulu cacher n'est à pro-
prement parler qu'une énigme, à qui l'on peut donner plusieurs expli-
cations, mais dont il n'y aura jamais aucune qui soit la véritable 271. »
L'exactitude des procédures inductives importe davantage que la
construction déductive prématurée, et qui ne vaut que sous réserve

268 BOYLE, Works, édition citée, t. II, pp. 1-3, dans Marie BOAS, op. cit., p. 117.
269 BOYLE, Considerations touching experimental essays in general works, II,
192, ibid., pp. 118-119.
270 Marie BOAS, ibid., p. 123.
271 Claude PERRAULT, Essais de physique ou recueil de plusieurs traités tou-
chant les choses naturelles, Paris, J. B. Coignard, 1680, t. I, Préface, pp. II-
III.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 219

d'inventaire. Une note donne une définition nouvelle du terme Systè-


me, qui avait jusque-là désigné l'ordonnancement des planètes dans le
« système du monde » : « on appelle système en physique, écrit Per-
rault, ce qui fait qu'une chose agit d'une certaine manière en vertu de
sa composition et des dispositions qui font sa nature » 272. L'idée de
système se délie de celle d'un schéma cosmologique ; elle désigne un
principe de constitution, une loi de structure qui entre en jeu dans le
cas de n'importe quel objet.
De Gilbert à Boyle et Claude Perrault, en passant par Mersenne,
Gassendi et Joachim Jung, le domaine de la connaissance se trouve
restreint et délimité par les possibilités effectives des procédures de la
connaissance. Le réel importe plus que le possible et élimine l'imagi-
naire, le surréel, l'irréel. A la fin du siècle, les savants positifs de Lon-
dres et de Paris opèrent sur un terrain déblayé des hypothèques millé-
naires du folklore, de la crédulité, ou même d'une pseudo-science qui
se payait de mots et ne daignait pas mettre en œuvre le contrôle expé-
rimental, dont les voies et moyens sont désormais définis avec préci-
sion.
Si la révolution galiléenne se limite à la connaissance de la nature
selon l'ordre physico-mathématique, la réforme projetée par Bacon,
techniquement moins bien armée, est d'une portée plus vaste : elle
[171] embrasse l'encyclopédie. La dissolution de l'astrologie est la fin
d'une anthropologie en même temps que celle d'une cosmologie. Les
nouvelles sciences de la nature ont pour contrepartie de nouvelles
sciences de la réalité humaine. Bacon prophétise une nouvelle méde-
cine, une nouvelle philologie, une nouvelle histoire... La réformation
du regard et de l'intelligence fonde une présence au monde, dont la
discipline s'applique indistinctement à tous les compartiments du sa-
voir. L'esprit mécaniste régit aussi la conscience que l'homme prend
de lui-même et de ses semblables dans l'espace actuel et dans le temps
de l'histoire. Ainsi se précise une saisie du phénomène humain selon
les indications de ce phénoménisme et de ce positivisme qui triom-
phent en astronomie, en physique ou en chimie. La psychologie de
Locke est contemporaine du système du monde newtonien, ainsi d'ail-
leurs que l'herméneutique de Richard Simon et la critique historique

272 Table pour l'explication des termes de science, au t. III des Essais de Physi-
que, au mot Système.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 220

de Pierre Bayle. Là aussi la compréhension doit faire l'apprentissage


de la soumission au réel, de l'observation contrôlée ; elle doit rejeter
l'esprit de système et les sollicitations de l'imaginaire. La Renaissance,
à l'école des savants d'Italie, avait vu l'apothéose des philosophes et
des érudits, voués à la restitution des bonnes lettres, cependant que les
sciences exactes demeuraient à l'arrière-plan. La révolution galiléenne
consacre l'irrésistible promotion des sciences mathématiques et physi-
ques. Mais l'érudition ne disparaît pas pour autant ; elle est moins
connue, pour la seule raison que les historiens des sciences ne lui ont
pas accordé la considération qu'elle mérite.
L'esprit mécaniste appliqué aux disciplines de l'érudition se mani-
feste dans la rigueur renouvelée de l'investigation critique ; mais il
intervient aussi dans la matière, et non seulement dans la forme, de la
connaissance. La réalité, horizon de la recherche, constitue un objet
unitaire dont les divers aspects ne sont pas liés entre eux par des asso-
ciations de hasard ou l'intervention de forces transcendantes et indé-
terminables. L'esprit humain, comme le corps, les affections et pas-
sions, aussi bien que les mœurs, coutumes et traditions sociales, les
événements de l'histoire développent des ensembles significatifs d'ac-
tions et de réactions dont les vicissitudes doivent, elles aussi, obéir à
des normes que l'observation sagace, et peut-être l'expérimentation,
permettront de mettre en lumière. L'idée de loi, qui s'est imposée aux
physiciens, doit se généraliser dans le domaine psychologique, histo-
rique et social. L'idée se fait jour que la méthodologie mathématique
doit être applicable en ce domaine, où elle révélera l'ordre au sein de
ce qui paraissait le lieu même du désordre et de la confusion. Des re-
cueils statistiques commencent à paraître, tel l'État de la France
(1669), et ces études passionnent les virtuosi de la Société Royale. Le
capitaine John Graunt étudie les bulletins de mortalité anglais et son
confrère Wiliam Petty (1623-1687) rédige vers 1671-1676 un essai
qui sera publié après sa mort sous le titre hautement significatif :
Arithmétique politique ou Discours sur l'étendue et la valeur des ter-
res, la propriété bâtie, l’agriculture, l'industrie, le commerce, les pê-
cheries, les artisans, les marins, les soldats, les revenus publics, l'in-
térêt, [172] les taxes, la surévaluation, les enregistrements, les ban-
ques, l'évaluation des hommes, l’augmentation des navires, de la mili-
ce, des ports, leur situation, la marine, la puissance maritime etc.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 221

(1690) 273. Si le grand livre galiléen de la nature est écrit en signes


géométriques, le grand livre de la vie sociale devient, lui, pour sa part,
un livre de comptabilité. L'œuvre de Petty est un exemple particuliè-
rement frappant de l'extension de l'intelligibilité mécaniste à tous les
aspects du phénomène humain.
Là même où le langage des nombres ne paraît pas applicable, la
mentalité suscite une nouvelle perception des choses humaines. Pin-
tard relève l'intérêt de Le Vayer, La Peyrère et Gassendi pour l'huma-
nité des nouveaux horizons géographiques, dans le Grand Nord com-
me aussi dans l'Extrême-Occident américain. Plus générale encore est
la curiosité pour les peuples de l'Orient, leurs coutumes et leurs reli-
gions, en Mongolie, en Chine, au Japon, etc. 274. Bernier, le plus zélé
des évangélistes de Gassendi, est un voyageur d'Asie Centrale dont les
relations sur l'Empire du Grand Mogol (1671) sont un événement in-
tellectuel. Dans le domaine britannique, les compilations de Hackluyt
(1598), puis de Samuel Purchas, à partir de 1613, constituent des
sommes de la littérature des voyages, où s'affirme librement la nou-
velle intelligence géographique et anthropologique.
La pensée mécaniste forme un tout solidaire, comme on l'aperçoit
aisément si, au lieu de séparer les divers secteurs du savoir, on étudie
l'intelligence à l'œuvre chez les hommes concrets. Le trait dominant
est le désir d'élucider pour expliquer, mais de n'être pas dupe, de
maintenir partout et toujours la critique réfléchie dans ses droits.
« L'exploration des domaines inconnus, la pratique des disciplines
nouvelles n'effraient donc point les hommes qui ont goûté au liberti-
nage érudit ; mais si un excès d'étrangeté donne lieu au soupçon d'ex-
travagance et d'imposture, il ne faut plus compter sur eux. Point
d'hermétistes ni de cabalistes dans leurs rangs (...) Peu d'amateurs éga-
lement de cette chimie qui se distingue à peine encore de l'alchimie
(...) Quant aux mystères des Rose-Croix, si tant est que La Brosse en
ait été un instant épris, il n'a pas tardé à leur préférer l'étude exacte de
la nature. Et c'est bien à cette dernière, ainsi qu'à l'examen critique des

273 Traduction DUSSAUZE et PASQUIER, in Œuvres économiques de Sir William


PETTY, t. I, Giard et Brière, 1905 ; cf. notre tome II, p. 465 sqq.
274 René PINTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siè-
cle, Boivin, 1943, p. 438. Cf. plus bas, le chapitre consacré à la géographie,
p. 366 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 222

faits de l'histoire, que la plupart s'adonnent 275. » Dès le milieu du siè-


cle, la tendance de ces intellectuels est « de démêler méthodiquement
le vrai d'avec le faux en toutes matières d'idées reçues sur le passé et
sur le présent » 276.
Le mouvement mécaniste, issu de Bacon et de Galilée, n'aboutit
donc pas seulement à l'œuvre scientifique de Robert Boyle, de Chris-
tian Huygens ou de Bacon. Il triomphe aussi bien avec le Tractatus
[173] Theologico-politicus, de Spinoza avec l'Histoire Critique du
Vieux Testament, de Richard Simon, avec le Dictionnaire Historique
et Critique de Bayle, ou encore avec l’Orang-Outang sive homo syl-
vestris de Tyson. L'intelligence de Leibniz n'est pas seulement celle
du mathématicien ou du physicien, ni non plus celle du métaphysi-
cien, du psychologue. Elle est encore celle du géologue, de l'historien
et du philosophe, dont toutes les entreprises s'inspirent d'une même
exigence de la pensée.

275 PINTARD, op. cit., p. 438.


276 Pp. 438-439.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 223

[173]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

II. AVÈNEMENT DE L'INTELLIGIBILITÉ


MÉCANISTE

Chapitre III
LES RÉSISTANCES

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La révolution mécaniste aboutit à la constitution d'un champ épis-


témologique unitaire, dont tous les aspects sont reliés par des princi-
pes de continuité et d'homogénéité. Si le réel est un, il faudra mettre
hors la loi de la connaissance tout ce qui ne se soumet pas à la disci-
pline générale de l'intelligibilité. En même temps qu'il constitue le
corpus du savoir valable, le mécanisme doit éliminer tout ce qui est
pseudo-savoir ; la politique intérieure de la pensée critique se double
d'une politique extérieure, pour la disqualification des mirages, la dé-
nonciation des mauvaises habitudes mentales. L'histoire du savoir se
joue aux frontières du savoir, et même au-delà des frontières ; ou plu-
tôt les frontières de la connaissance se trouvent modifiées dans le sens
d'une restriction.
Le savoir astrobiologique englobait dans une unité confuse la tota-
lité des êtres de l'univers. Le déterminisme astral, s'exerçant selon
l'homologie du microcosme et du macrocosme, en fonction des affini-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 224

tés, sympathies et antipathies, permet de relier à peu près n'importe


quoi à n'importe quoi, selon les principes d'une analogie qui est affaire
d'imagination autant que de raison. Le génie d'Aristote laisse, dans ce
cadre, la prédominance à la raison, mais l’Histoire Naturelle de Pline
est un exemple de l'extraordinaire tohu-bohu d'informations exactes et
de racontars légendaires voisinant dans un même cadre sans que ja-
mais l'esprit critique intervienne pour les départager. Or l'œuvre de
Pline demeure jusqu'à la Renaissance le prototype de l'œuvre scienti-
fique à prétention encyclopédique. Des hommes en qui s'affirme à cer-
tains égards l'intention d'un renouveau, un Pompo-nazzi, un Cardan,
un Campanella, persistent à juxtaposer des faits contrôlés avec d'au-
tres qui sont incontrôlés et incontrôlables ; le schéma astrobiologique
ayant à leurs yeux force de loi, ils disposent [174] avec lui d'un fon-
dement de l'induction grâce auquel ils pourront justifier les enchaîne-
ments les plus invraisemblables.
L'œuvre de Galilée met l'astrologie hors la loi de la science ; du
même coup, la magie naturelle encore prédominante au XVIe siècle,
perd sa valeur persuasive. Il va falloir reconsidérer la totalité des in-
formations amassées depuis l'Antiquité en matière de sciences de
l'homme. Telle est la tâche qu'assument, dans la première moitié du
XVIIe siècle français, ceux que Pintard a appelé les libertins érudits.
Ils sont libertins, parce qu'ils mettent en œuvre une pensée libérée des
traditions ; érudits, parce que leur travail de contrôle porte sur l'im-
mense documentation amassée dans les bibliothèques. À la différence
des philologues du XVe et du XVIe siècle, qui prenaient pour argent
comptant tout ce qui figurait dans les ouvrages des Anciens, les éru-
dits du XVIIe siècle introduisent dans leur lecture du passé une exi-
gence attachée à faire la part du vrai et du faux, de l'invraisemblable et
du fabuleux.
La révolution galiléenne suscite l'affirmation d'un nouvel usage de
l'esprit, désormais centre de référence d'un espace mental dont il défi-
nit les coordonnées, et unifie les perspectives. Le caractère unitaire de
la présence au monde apparaîtrait, par exemple, dans le cas d'un Pas-
cal chez lequel Lenoble souligne le « parallélisme entre preuve scien-
tifique et preuve religieuse ». À la différence de Descartes, Pascal est
galiléen et anti-aristotélicien ; « Pascal ne voudra plus entendre parler
de physique démonstrative au sens ancien du terme. Il cherche et il
trouve, un autre mode de démonstration, fondé sur l'expérience seule,
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 225

tant pour la physique que pour la religion, où les principes inaccessi-


bles et vains, sont remplacés par les constatations de l'expérience sen-
sible dans le premier cas, de l'expérience intérieure dans le
cond 277. » Cette diffusion et généralisation de l'expérience critique
permet de faire place nette dans des domaines où, jusque-là, la pensée
rationnelle se heurtait à des résistances venues du fond des âges.

A. LA FIN DES SORCIÈRES

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Sorcellerie et démonologie apparaissent comme des enjeux privi-


légiés pour la nouvelle recherche de la vérité. L'exigence d'intelligibi-
lité mécaniste se heurte dans ce domaine à un obstacle épistémologi-
que tenace, qui regroupe les influences conjurées pour empêcher la
raison de faire valoir ses droits. Le débat se poursuit sur divers plans
pendant tout le XVIIe siècle, et même au-delà. La solution qui finit par
prévaloir sur le plan théorique et dans le domaine de la pratique juri-
dique ne met pas fin pour autant à l'existence de la sorcellerie. Le
changement intervenu affecte l'interprétation scientifique et objective
de ces faits, admise aujourd'hui par l'élite cultivée ainsi que par [175]
les autorités civiles et religieuses. La persistance du folklore démonia-
que atteste qu'il ne suffit pas d'y voir, à la manière de Fontenelle et des
intellectuels de l'Aufklärung, une exploitation intéressée de la créduli-
té publique. Pour qu'une telle exploitation, indéniable dans certains
cas, soit possible, il faut qu'elle corresponde à une donnée immédiate
de la conscience. Nous nous trouvons en présence d'une sorte de cons-
tante d'humanité ; il ne suffit pas de la démentir pour l'annihiler ;
l'axiomatique rationnelle ne peut que refouler des influences dont elle
ne parvient pas à atteindre les racines.
L'insuffisance de l'explication artificialiste par la mauvaise foi et la
méchanceté de quelques individus qui exploitent la crédulité de leurs
congénères apparaît à plein, si l'on remarque que l'authenticité a été
admise par des hommes d'un grand savoir et d'une sagacité indiscuta-

277 LENOBLE, Mersenne ou la naissance du Mécanisme, Vrin, 1943, p. 350, en


note.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 226

ble, uniquement préoccupés du bien public. Jean Bodin, humaniste,


juriste, sociologue et historien, l'une des meilleures têtes du XVIe siè-
cle, publie en 1580 son grand ouvrage De la Démonomanie des Sor-
ciers, en vue de démontrer l'authenticité des pratiques démoniaques et
de justifier l'application de la peine de mort à ceux qui s'en rendent
coupables.
« Sorcier est celui qui, par moyens diaboliques, sciemment s'effor-
ce de parvenir à quelque chose 278. » Cette définition destinée à la pra-
tique juridique s'appuie sur d'impressionnantes références historiques.
« Non seulement la Sainte Écriture, mais aussi tous les Académiciens,
Péripatéticiens, Stoïciens et Arabes demeurent d'accord de l'existence
des esprits ; tellement que la révoquer en doute (comme font les
athéistes épicuriens), ce serait nier les principes de toute la métaphy-
sique, et l'existence de Dieu, qui est démontrée par Aristote ; et le
mouvement des corps célestes qu'il attribue aux esprits et intelligen-
ces, car le mot d'esprit s'entend des Anges et Démons 279. »
Ce texte met en lumière l'impressionnant conglomérat d'autorités
qui plaident en faveur de l'existence des démons. Les traditions païen-
nes et chrétiennes, la science et la théologie ont partie liée avec le fol-
klore de tous les temps, l'argument le plus décisif étant qu'il est im-
possible de croire en Dieu sans croire au diable et à ses fondés de
pouvoir ; dès lors l'incroyance en matière de démonologie peut être
considérée comme une marque d'athéisme, ainsi que Bodin le note au
passage. Son ouvrage rassemble une documentation considérable rela-
tive aux affaires de sorcellerie, la conclusion étant l'invitation faite
aux magistrats de redoubler de sévérité en pareille matière, qui met en
péril l'institution religieuse elle-même, car « il s'est trouvé en infinis
procès que les sorciers bien souvent sont prêtres, ou qu'ils ont intelli-
gence avec les prêtres 280 ». Il faut, pour éviter le pire, trancher dans le
vif : « S'il advient que la sorcière invoque ou appelle [176] le diable, il
faut procéder sans doute à condamnation à mort, pour condamner tels
monstres à être brûlés tout vifs, suivant la coutume générale observée
de toute ancienneté en toute la chrétienté ; de laquelle coutume et loi

278 Jean BODIN, De la Démonomanie des Sorciers (1580), édition de Lyon,


1593, chap. II livre I, p. 1.
279 Pp. 2-3.
280 Op. cit., J. IV, p. 508.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 227

générale le juge ne se doit départir, ni déroger à icelle, ni diminuer la


peine, s'il n'y a grande et urgente raison 281. »
Un tel plaidoyer pour l'existence des démons et sorciers suppose
que la thèse adverse gagne du terrain dans l'opinion contemporaine.
Des magistrats, des inquisiteurs, des prêtres hésitent à appliquer la loi
dans sa rigueur ; des savants, des médecins leur fournissent des motifs
de douter de la doctrine établie. Le fait est qu'il y eut à travers l'Euro-
pe, de 1550 à 1650, ce que Henri Busson appelle une « effroyable
épidémie de sorcellerie » qui « atteindra son paroxysme dans le pre-
mier tiers du XVIIe siècle (...) À partir de 1550 et particulièrement
dans les années qui précèdent 1580, les exécutions, parfois en grou-
pes, se multiplient. Jean Bodin a étudié une trentaine de ces procès
entre 1550 et 1580 ; le procureur général de Lorraine, Nicolas Rémy,
cite 128 victimes (la plupart entre 1580 et 1590) et se vante d'en avoir
condamné 900 en quinze ans » 282...
Le phénomène doit être jugé à l'échelle européenne. « Dans la Ge-
nève de Calvin, particulièrement lors de la grande peste de 1543, les
procès et les supplices de sorciers furent très nombreux, la ferme atti-
tude de certains accusés sous la torture étant la preuve décisive de la
possession : il y eut en 1545 trente cinq exécutions capitales et Calvin
fut loin de s'y opposer. Plus tard rapporte le conseiller au Parlement de
Bordeaux, Florimond de Raemond, Théodore de Bèze « en chaire,
déclara notre Parlement d'incrédulité et de peu de foi, parce que, di-
sait-il, nous n'osions condamner les sorciers à la mort » (...) Les Pays-
Bas bouleversé par la guerre, furent particulièrement atteints (...) La
guerre de Trente Ans favorisa une terrible reprise de l'épidémie sata-
nique, très longue à s'éteindre (...) En 1669, 84 adultes et 15 enfants
furent brûlés en Dalécarlie, 120 condamnés à la flagellation chaque
semaine, devant l'église. L'Allemagne était particulièrement sensible à
cette maladie ; aussi à Bamberg, en Bavière, 900 personnes furent-
elles brûlées en peu de temps ; le juge de Nasse (Silésie) brûla 42
femmes dans un four construit ad hoc. En pays protestant, le profes-
seur et juge Benoît Carpzov, de Leipzig, donna une grande part à la
poursuite des sorciers dans sa Practica nova rerum criminalium

281 Ibid., p. 496.


282 Henri BUSSON, Le rationalisme dans la littérature française de la Renais-
sance (1533-1601) 2e éd., Vrin, 1957, pp. 452-453.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 228

(1635) et dans une activité judiciaire qui l'amena à prononcer vingt


mille condamnations à mort. Excellent homme d'ailleurs et particuliè-
rement pieux 283... » En 1615-1618, la mère de Kepler, mathématicien
de l'empereur, fut poursuivie pour sorcellerie et n'échappa que de jus-
tesse à la peine capitale. Jacques Ier d'Angleterre, qui régna de 1603 à
1625, composa une Daemonologia, hoc est adversus incantationem
sive magiam institutio, publiée en 1604, [177] qui donnait la caution
royale à d'innombrables poursuites. Selon l'estimation de Pierre Chau-
nu, « de 1570 à 1630, 30 000 à 50 000 bûchers ont flambé en Europe.
Le nombre des hérétiques brûlés de part et d'autre est infime, comparé
à cet immense holocauste des petits égarés sur la voie fatale du pacte
avec le Diable » 284.
Ces données statistiques fournissent la dimension d'un phénomène
qui ne se laisse pas résumer par telle affaire particulièrement célèbre,
et par exemple, en France, celle des religieuses de Loudun, qui entraî-
na, en 1634, l'exécution d'Urbain Grandier. Le satanisme ne peut être
l'invention personnelle de quelques personnages néfastes ; il appar-
tient à la réalité quotidienne. Le réquisitoire de Jean Bodin prend pla-
ce dans une littérature considérable. La démonomanie est un élément
constitutif de la présence au monde traditionnelle. La perception des
démons est une hallucination vraie. Pour nous la révolution mécaniste
a eu lieu ; la chasse aux sorcières se situe en dehors du droit commun
de notre intellect et de notre imagination, façonnés par des habitudes
mentales maintenant séculaires, en vertu desquelles le déterminisme
physique et l'expérimentation positive peuvent exercer partout leur
droit de contrôle. Dans le système explicatif moderne, la sorcellerie ne
peut subsister qu'en fraude, comme une aberration clandestine. Jus-
qu'au XVIIe siècle, au contraire, le monde des démons communique
de plein droit avec le monde réel ; ou plutôt, le monde réel est cons-
tamment visité par les émissaires, célestes ou diaboliques, auxquels
est attribué la mission de relier directement chaque aspect du réel avec
l'omniprésente transcendance.

283 Emile G. LÉONARD, Histoire générale du Protestantisme, t. II, P.U.F., 193-


194.
284 Pierre CHAUNU, La civilisation de l'Europe classique, Arthaud, 1966,
pp. 485-486.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 229

Cet aspect de la révolution mécaniste qui sépare le domaine hu-


main du domaine supra- ou infra-humain correspond à une révision
déchirante de valeurs consacrées par des habitudes millénaires. L'an-
gélologie et la démonologie font partie de l'héritage hébraïque recueil-
li par le christianisme, mais s'enfoncent bien au-delà, dans la nuit des
temps. M. Murray a voulu y voir la permanence de traditions qui re-
montent aux rites des cultes préhistoriques, attestés par les fresques de
certaines cavernes où figure la représentation d'un être de forme hu-
maine, pourvu de cornes. Le petit dieu cornu se retrouve un peu par-
tout dans les traditions du folklore, où il maintiendrait certains aspects
de la religion la plus primitive, refoulée par le christianisme, mais tou-
jours vivante et douée de cette énergie tenace qui caractérise le retour
du refoulé. Gilles de Rais, qui survit dans la mémoire populaire sous
la forme de Barbe-Bleue, condamné pour crimes de sorcellerie, fut un
compagnon de prédilection de Jeanne d'Arc, elle aussi poursuivie
comme sorcière. Murray, qui a étudié de nombreuses procédures cri-
minelles, met en lumière l'existence d'une contre-religion, plus ou
moins solidaire de la religion officielle, dont elle dessine l'ombre por-
tée, de telle sorte qu'il est difficile d'adhérer à l'une sans admettre en
même temps la réalité de l'autre 285. L'erreur de [178] perspective
vient de ce que l'histoire du christianisme se fait d'ordinaire à contre
sens : on cherche dans le passé ce qui annonce le futur et on laisse de
côté comme négligeables les aspects de la réalité religieuse qui de-
vaient disparaître sans postérité, ou du moins devaient faire l'objet
d'une réprobation et invalidation.
La sorcellerie, à l'époque prémécaniste, est liée à l'essence de la vie
religieuse ; elle intervient dans la perspective des diverses relations
que l'homme entretient avec Dieu, avec le monde, avec lui-même et
avec ses semblables. Le phénomène de la sorcellerie est un phénomè-
ne total, solidaire d'une théologie, d'une cosmologie et d'une anthropo-
logie. Anges et démons se proposent comme des messagers du surna-
turel dans la nature ; ils sont les auxiliaires de la présence de Dieu, qui
n'a pas encore été refoulé par la désacralisation de la civilisation, en
dehors du domaine humain, et mis en résidence surveillée dans les
églises. Le schéma chrétien donne aux puissances des ténèbres une

285 Margaret MURRAY, The Witchcraft in Western Europe, London, 1921 ; trad.
française, Le Dieu des Sorcières, Denoël, 1957.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 230

place importante dans l'histoire du salut, à côté des forces de lumière ;


Jésus lui-même, dans l'Écriture, affronte Satan et les démons. Rejeter
ces influences, c'est se mettre en contradiction avec la Révélation, et
l'enseignement de l'Église, qui en est la gardienne. La démonologie
fait partie de la théologie. Elle devient un principe d'explication pour
toutes sortes de phénomènes naturels, dans la mesure où l'horizon
théologique absorbe le domaine entier de la connaissance et lui sert de
référence dernière. L'exception, l'insolite, l'inconnu, l'extraordinaire,
dans le sens favorable ou défavorable, sera interprété par référence
aux esprits qui animent la réalité. Il en est ainsi dans le cas des phé-
nomènes naturels, qu'il s'agisse des comètes ou des monstruosités
animales ; il en est ainsi également dans le domaine humain, où la ma-
ladie et la guérison mobilisent des influences salvatrices ou fatales. De
même, l'idée de possession démoniaque permet de justifier un grand
nombre de phénomènes anormaux ou para-normaux que chacun peut
identifier dans les autres, et même, au besoin, dans sa vie propre et
personnelle.
La chasse aux sorcières, avec ses flambées chroniques, masque
plutôt qu'elle ne la révèle l'omniprésence des anges et des démons
dans la vie la plus quotidienne ; cette présence n'est pas l'exception,
mais la règle, et l'on ne voit guère la possibilité de refuser ce système
d'interprétation, dans la mesure où on n'aurait rien d'autre à mettre à la
place. Au grand jeu de la sorcière, tout le monde est de bonne foi :
aussi bien les témoins, qui accusent, que le magistrat, qui condamne,
en appliquant honnêtement la loi dans un cas où les faits sont établis
et les interprétations contrôlées ; le plus souvent l'accusé lui-même est
convaincu, il s'accorde avec tout le monde en ce qui concerne le sens
de sa sinistre aventure. La réalité de ce consentement universel cesse
d'être comprise à partir du moment où l'intelligibilité mécaniste aura
cause gagnée. L'historiographie de l'Aufklärung se détourne avec hor-
reur de ces atrocités, dont le sens lui échappe. Elle ne comprend plus
le Moyen Age, et sans doute est-ce parce qu'elle ne comprend plus le
démoniaque ; ce sont là deux aspects d'une même [179] incompréhen-
sion. Et lorsque les historiens romantiques auront redécouvert la cultu-
re médiévale, Michelet consacrera à La Sorcière, en 1862, un livre
passionné qui, dans certaines de ses intuitions, met à jour le fonde-
ment humain de ces phénomènes apparemment aberrants. On doit s'at-
tendre à constater une corrélation entre le progrès de l'intelligibilité
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 231

mécaniste et le refoulement des démons, peu à peu chassés des divers


secteurs de la réalité, et en fin de compte complètement discrédités.
Mais dans la mesure où la sorcellerie était un abcès de fixation de la
mentalité, sa liquidation implique un renouvellement complet de la
culture. Car le personnage même des sorciers et sorcières ne disparaît
pas, de même qu'il y aura toujours des possédés habités par le démon ;
mais on leur appliquera une épistémologie de nature différente. Une
longue évolution permettra, grâce à une réforme de l'entendement,
d'analyser des faits auxquels on confère désormais une signification
pathologique. Il faudra apprendre à faire la part de la mauvaise foi et
des intentions criminelles ; il faudra surtout apprendre qu'il est diffici-
le, en certains domaines, de distinguer la mauvaise foi de la bonne.
C'est seulement à la fin du XIXe siècle, et au XXe, que l'on découvrira
l'importance de l'hystérie et les activités multiples de l'inconscient.
Bien avant, pourtant, on aura substitué aux interprétations théologi-
ques l'idée de mécanismes psycho-physiologiques déréglés, qui relè-
vent du psychothérapeute plutôt que de l'Inquisiteur.
Les procédures criminelles à l'encontre des sorciers suscitent des
objections et résistances dès le XVIe siècle. Dans la mesure où les ju-
ges avaient conscience d'instrumenter contre le Diable en personne, ou
ses subordonnés, l'instruction était particulièrement cruelle, et la tortu-
re appliquée un peu partout avec un raffinement dont on peut se faire
une idée en parcourant des manuels techniques, tels le Malleus male-
ficiarum (Hexenhammer), le Marteau des Sorcières, du dominicain
allemand J. Sprenger (1487). Cette férocité juridique à l'égard de mal-
heureux, qui paraissent souvent irresponsables, éveille la résistance
d'esprits éclairés.
En 1580, dans sa Démonomanie, le juriste Jean Bodin soutient la
cause de la répression par tous les moyens, ce qui prouve que cette
répression est déjà contestée. Son argumentation est significative : il y
a des gens, dit-il, qui réprouvent les poursuites contre les sorciers pour
la raison qu'il s'agit là de faits qui échappent à l'intelligibilité ration-
nelle. Or « Héraclite le premier, comme écrit Plutarque et après lui
Théophraste, disait que les plus belles choses du monde sont ignorées
par l'arrogance des hommes qui ne veulent rien croire des choses dont
l'esprit humain ne peut comprendre la raison (...) Ainsi doit-on réputer
pour fous et insensés ceux-là qui voient les actions étranges des sor-
ciers et des esprits et néanmoins, parce qu'ils ne peuvent comprendre
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 232

la cause, ou qu'elle est impossible par nature, n'en veulent croire ». 286
Le problème épistémologique est clairement posé : [180] la réalité
doit primer l'intelligibilité rationnelle ; or cette réalité est attestée par
« les procès faits contre les sorciers d'Allemagne, de France, d'Italie,
d'Espagne, en ce que nous avons par écrit et voyons par chacun pour
les témoignages infinis, les récolements, confrontations, convictions,
confessions lesquelles ont persisté jusques à la mort ceux qu'on a exé-
cutés » 287...
Les contradicteurs de Bodin ne pouvaient nier l'existence des sor-
ciers, ni celle des procédures judiciaires et celle des procès-verbaux
qui les relataient. La vraie question est autre : pour Bodin, l'existence
des démons est solidaire de l'existence de Dieu, et le doute concernant
la réalité des uns affecte aussi la réalité de l'autre. Il ne s'agit donc pas
d'une perception de la réalité humaine dans sa teneur empirique, mais
d'une certitude ontologique et théologique, relative à la présence du
surnaturel dans le monde d'ici-bas. La réponse à Bodin consistera à
disjoindre le naturel du surnaturel. Les faits sont là, mais il faut les
examiner en eux-mêmes et pour eux-mêmes ; avant de les référer à
des présupposés transcendants, il convient de déterminer leur spécifi-
cité, et l'on découvrira alors que ce sont seulement des faits humains,
trop humains. Cette thèse est présentée par Montaigne dans le troisiè-
me livre des Essais, publié pour la première fois en 1588, de telle sor-
te que l'on peut y voir une réponse à Bodin, celui-ci n'étant pas toute-
fois nommément désigné. L'attitude de Montaigne est celle d'un esprit
critique, à l'extrême fin de la Renaissance, désenchanté des prodiges et
enchantements dont celle-ci s'est nourrie, et soucieux de protéger l'au-
tonomie du phénomène humain dans sa spécificité.
À propos de l'intervention d'un guérisseur, Montaigne observe :
« c'est merveille de combien vains commencements et frivoles causes
naissent ordinairement si fameuses impressions. Cela même en empê-
che l'information. Car pendant qu'on cherche des causes et des fins
fortes et puissantes, et dignes d'un si grand nom, on perd les vraies :
elles échappent de notre vue par leur petitesse. Et à la vérité, il est re-
quis un bien prudent, attentif et subtil inquisiteur en telles recherches,

286 Jean BODIN, De la Démonomanie des Sorciers, éd. de Lyon, 1593. Préface
non paginée.
287 Ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 233

indifférent et non préoccupé. Jusques à cette heure, tous ces miracles


et événements étranges se cachent devant moi. Je n'ai vu monstre et
miracle au monde plus exprès que moi-même » 288. L'obstacle épisté-
mologique du surnaturel est clairement dénoncé. Montaigne préconise
le rabattement du savoir dans le domaine humain. L'« Inquisiteur »
qu'il appelle de ses vœux n'appartient pas à l'ordre des Frères Prê-
cheurs, mais plutôt à la corporation des savants baconiens, chercheurs
sans préjugés de faits bien déterminés.
Montaigne allègue un certain nombre d'événements dont il a eu
connaissance ; il n'y voit pas de base solide pour une procédure judi-
ciaire : « A tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et nette ; et est
notre vie trop réelle et essentielle pour garantir ces accidents superna-
turels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, je les mets hors
de mon compte : ce sont homicides, et de la pire espèce. [181] Toute-
fois en cela même on dit qu'il ne faut pas s'arrêter à la propre confes-
sion de ces gens ici, car on leur a vu parfois s'accuser d'avoir tué des
personnes qu'on trouvait saines et vivantes 289. » Le droit pénal doit
réprimer les menées criminelles, là où elles sont établies, et la sorcel-
lerie ne doit pas couvrir des homicides ou des délits caractérisés.
Mais, pour la plupart des cas, les phénomènes en question relèvent de
l'autosuggestion et de l'hystérie, comme on dit aujourd'hui, c'est-à-dire
de la médecine mentale. Montaigne a visité des sorciers en leur pri-
son, il a examiné une vieille sorcière : « Je vis et preuves et libres
confessions et je ne sais quelle marque insensible sur cette misérable
vieille, et m'enquis et parlai tout mon saoul, y apportant la plus saine
attention que je pusse ; et ne suis pas homme qui me laisse guère gar-
roter le jugement par préoccupation. En fin et en conscience, je leur
eusse plutôt ordonné de l'ellébore que de la ciguë 290... »
Dès avant la constitution du schéma épistémologique du mécanis-
me, l'empirisme humaniste de Montaigne opère la conversion épisté-
mologique à laquelle le jeune Galilée se prépare sous d'autres cieux.
Montaigne donne la clef de ce positivisme auquel se rallieront les
meilleurs esprits du siècle suivant : « je vois ordinairement, écrit-il,
que les hommes, aux faits qu'on leur propose, s'amusent plus volon-

288 Essais, III, ch. XI, Des Boiteux, Bibliothèque de la Pléiade, p. 999.
289 Op. cit., p. 1002.
290 P. 1003.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 234

tiers à en chercher la raison qu'à en chercher la vérité : ils laissent là


les choses et s'amusent à traiter les causes » 291... Le mouvement de la
connaissance doit donc établir la vérité des choses avant de tenter d'en
établir les causes. La formule exprime avec un rare bonheur le renou-
vellement du savoir, qui se réalisera de Galilée à Newton et à Auguste
Comte. Le positivisme de Montaigne se fonde sur la connaissance de
soi et sur la critique du jugement, et non sur l'épistémologie des scien-
ces de la nature ; c'est un positivisme du bon sens opposé aux mirages,
et résolu à restreindre la certitude dans les limites d'une vérification
possible : « il y a quelque ignorance forte et généreuse, qui ne doit
rien en honneur et en courage à la science, ignorance pour laquelle
concevoir il n'y a pas moins de science que pour concevoir la scien-
ce » 292.
Le mot « science » ne doit pas faire illusion ; pour Montaigne, en
1588, la « science » n'est pas opposée aux lettres ; elle ne désigne pas
encore, de préférence, les disciplines représentées à l'Académie des
Sciences. L'opposition que Montaigne établit entre la chose et la cause
sera reprise, un siècle plus tard, par un représentant de la seconde gé-
nération mécaniste, homme de science, au sens étroit du terme, l'une
des meilleures têtes de l'Académie fondée par Colbert et Huygens.
Claude Perrault, dans la Table des termes de Science qui figure à la fin
de ses Essais de Physique, donne une définition très remarquable de la
notion de Phénomène : « Ce qui paraît dans la [182] Nature et dont la
cause n'est pas si évidente que la chose est un phénomène 293
Cette formule, qu'elle soit ou non réminiscence de Montaigne, est
révélatrice de la mentalité maintenant triomphante, qui préfère, dans
le domaine de la physique, l'étude des choses à la recherche des cau-
ses ; le savant s'oriente vers un phénoménisme. Or, au dire d'un histo-
rien de Perrault, cette conception du phénomène est liée à la dispari-
tion des sciences occultes : « Autrefois ce mot ne s'employait que pour

291 P. 996.
292 P. 1001.
293 Claude PERRAULT, Table des termes de Science, au t. III des Essais de Phy-
sique (1680). En 1683, la même opposition est utilisée par le hollandais Van
Dale, dans son ouvrage De oraculis ethnicorum, p. 473 sq : trop souvent on
commence par spéculer sur le pourquoi (dioti) avant de s'être assuré du quoi
[oti] ; de là le recours à des causes surnaturelles et fabuleuses à propos de
faits irréels.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 235

désigner ce qui apparaissait de nouveau dans le ciel ; c'étaient des


prodiges, des miracles, le domaine de l'astrologie : tout cela est passé,
ou presque. Ainsi la nature en son entier appartient à la physique ; tou-
te la nature est justement cet « amas de phénomènes » dont Perrault
parlait plus haut : aucun d'eux n'est plus extraordinaire que l'autre, et
de tous il faut également rechercher les causes naturelles 294. » L'éli-
mination de la sorcellerie se situe dans le cadre de cette conversion
épistémologique, l'un des grands axes du mécanisme. Le cas de la sor-
cière définit un foyer de significations et de préoccupations, où se re-
coupent le sacré et le profane, le scientifique et le religieux, ainsi que
le souci légitime de maintenir l'ordre public, comme si l'équilibre en-
tier de la culture reposait sur ce personnage à la fois pittoresque et mi-
sérable.
Montaigne est un précurseur, mais non le seul. Dès le XVIe siècle,
des médecins, des magistrats et même des prêtres hésitent à appliquer
la rigueur des lois contre des individus dont l'irresponsabilité paraît
évidente. En 1563 avait paru un traité De Praestigiis daemonum du
médecin rhénan Joannes Wier ou Weier (1515-1588) qui, tout en
maintenant l'authenticité des influences démoniaques, attestée par les
récits des livres saints, dénonce le caractère illusoire de bon nombre
de faits de cet ordre, de telle sorte qu'il importe, en chaque cas d'espè-
ce, de déterminer d'abord avec soin si le Diable y est ou non pour
quelque chose. Dès lors, il apparaît que l'activité des sorcières est af-
faire d'imposture, suggestion et autosuggestion ; elles relèvent du mé-
decin plutôt que du théologien. Au livre III, chapitre 3, « la profession
des sorcières est découverte et réfutée ; et est montré que leur paction
n'est qu'une imposture et folie, à quoi l'on ne doit s'arrêter » ; Wier
traite ensuite « de la facile croyance et fragilité du sexe féminin » et
« de la dépravée imagination des mélancoliques ». Dans cette perspec-
tive, il apparaît qu'une large part des phénomènes de sorcellerie est à
rejeter, pour des raisons de bon sens : « les corps ne peuvent être por-
tés, sinon par justes espaces ; et en même temps, ils ne peuvent [183]
être en divers lieux (...) Les sorcières n'envoient point les maladies
dont elles se confessent être cause (...) Tout ce que l'on raconte ne mé-

294 Alberto TENENTI, Claude Perrault et la pensée scientifique française de la


seconde moitié du XVIIe siècle ; in Éventail de l'histoire vivante, Hommage
à Lucien Febvre, t. II, Colin 1953, p. 314 ; cf. aussi Lucien FEBVRE, Sorcel-
lerie, sottise ou révolution mentale ? Annales, 1948, pp. 9-15.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 236

rite d'être mis et approuvé pour histoires, mais seulement pour fa-
bles » 295.
Le but de Wier n'est pas de nier le démoniaque, dont il respecte la
possibilité, ne fût-ce que par respect pour la révélation. Mais il vou-
drait réduire le démoniaque à ses justes limites. Il dit agir « estant
poussé par l'instinct de ma conscience », « grièvement tourmenté de
ce que je voyais ces pauvres vieilles radotées, trompées par le diable,
n'ayant commis aucun forfait particulier (je ne parle point des empoi-
sonneuses) être toutefois en plusieurs lieux si cruellement précipitées
et jetées sans aucune pitié dedans des cachots obscurs et vilains (...) et
de là être tirées pour être menées aux tortures et enfin jetées dedans
les flammes dévorantes ; voyant aussi que l'on s'arrêtait à la confes-
sion de ces pauvres vieilles insensées » 296... La nouvelle analyse mé-
dicale appelle un nouvel esprit juridique et religieux. Wier plaide l'ir-
responsabilité des sorcières, et c'est contre lui que Bodin dressera son
réquisitoire.
Mais l'influence des Essais renforce le scepticisme à l'égard de la
sorcellerie. Un médecin expert ayant examiné à Tours, en 1589, des
condamnés à mort, pour ce motif, conclut : « Nous n'y reconnûmes
que de pauvres gens stupides, dépravés de leur imagination, les uns
qui ne se souciaient de mourir et les autres qui le désiraient ; notre dire
fut de leur bailler plutôt de l'ellébore pour les purger qu'un autre re-
mède pour les punir 297. » Tout au long du XVIIe siècle, les artisans de
la révolution galiléenne dans le domaine des sciences historiques et
humaines s'attaquent à l'occultisme et au surnaturalisme sous toutes
ses formes.
Parmi ces intellectuels, dont la lignée aboutit à Bayle, l'une des fi-
gures représentatives est celle de Gabriel Naudé (1600-1653), l'érudit
bibliothécaire de Richelieu et de Mazarin, l'un des premiers, bien
avant Fontenelle, à chercher l'explication du surnaturel et de ses diver-
ses manifestations dans une psychophysiologie et une psychologie
sociale de la crédulité. Il s'agit de phénomènes humains qui doivent

295 Jean WIER, Des Illusions et impostures des Diables..., dans Histoires, Dispu-
tes et Discours, trad. française, réédition, Paris, 1885, p. LIII.
296 Ibid., Préface, pp. xxxv-xxxvı.
297 Cité dans Henri BUSSON, Le rationalisme dans la littérature française de la
Renaissance, 2e édit., Vrin, 1957, p. 456.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 237

être réduits à leurs dimensions humaines. Démonomanie et sorcellerie


sont étudiées selon cette perspective dans le dialogue intitulé : Juge-
ment de tout ce qui a été imprimé contre le Cardinal Mazarin (1649).
La responsabilité de ce merveilleux de bas étage incombe à l'opinion
publique, à la « populace », toujours prête à se laisser mystifier par le
premier charlatan venu ; le peuple veut être trompé, « qu'on lui conte
les fables de Mélusine, du sabbat des sorciers, des loups-garous, des
lutins, des fées, des parèdres, il les admirera ; que la matrice tourmen-
te quelque pauvre fille, il dira qu'elle est [184] possédée, ou croira à
quelque prêtre ignorant et méchant qui la fait passer pour telle (...)
Qu'un Pierre l'Hermite vienne prêcher la croisade, il fera des reliques
du poil de son mulet (...) Que la peste ou la tempête ruine une provin-
ce, il en accusera soudain des graisseurs ou magiciens » 298...
La vigueur de ce réquisitoire ne laisse rien subsister des réalités de
la sorcellerie, comprise au nombre des « impostures et trompe-
ries » 299. Naudé évoque certaines affaires de possession célèbres : le
médecin Marescot ayant éventé les machinations de Marthe Brossier,
en 1598, passa pour athée, et encourut la réprobation de Bérulle, qui
publia un Traité des Energumènes pour démontrer qu'il s'agissait
vraiment d'un cas de possession. De même Richelieu ordonna des
sanctions contre ceux qui refusaient de prendre au sérieux la tragique
histoire des religieuses de Loudun (1633), à propos de laquelle la rai-
son d'État faisait cause commune avec la raison d'Église. Naudé cite
d'autres affaires semblables, en France et en Angleterre, dont il sou-
haite qu'elles puissent « servir de leçon à Messieurs les Évêques pour
ne pas procéder si légèrement à l'examen de celles qui, la plupart du
temps, ne sont possédées que par malice, ou par maladie, puisqu'il ne
faut pas dire absolument de toutes ce que disait Monsieur Marescot de
Marthe Brossier : ficta multa, a natura plurima, a daemone nulla ».
Les déclarations même des possédés ne prouvent rien ; ce sont des
symptômes morbides et non des aveux de culpabilité réelle. « Quand
un phrénétique crie qu'il voit des diables, des armées, des combats,
des lions, des incendies, on ne lui croit point. Quand un hypochon-
driaque, après avoir raisonné pertinemment de mille choses, caetera
sanus, veut persuader qu'il est Dieu le Père, un ange, un roi, le mari de

298 Texte dans Antoine ADAM, Les Libertins au XVIIe siècle, Buchet-Chastel,
1964, p. 146.
299 Ibid., p. 149.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 238

quelque princesse, un lièvre, une cruche, on se moque de lui. Quand


une belle et grosse fille (...) se plaint d'avoir quelque homme noir qui
la suit, de voir des diables, d'entendre du bruit à la maison, d'être en-
tourée de fantômes, on dit en se moquant d'elle que son pucelage
l'étouffe. (...) Et pourquoi donc brûler une pauvre femme qui, par ma-
ladie, par sottise, par force, ou autrement, confessera d'avoir été portée
en moins de rien sur un bouc, sur une fourche ou sur un balai, à des
assemblées tantôt éloignées de cent lieues, tantôt proches de leur vil-
lage, où elles auront fait mille extravagances puériles, ridicules, im-
possibles, et qui mériteraient mieux qu'on les fît panser ou enfermer
aux Petites Maisons, que non pas de les exterminer comme l'on fait
par le feu et par la corde 300 ? »
Cette page, qui prolonge les réflexions de Montaigne, consacre la
mutation de la conscience épistémologique. Étudiant de Padoue, Nau-
dé, dont les curiosités sont encyclopédiques, a fait des études de mé-
decine. Son analyse fait passer les phénomènes de possession et de
sorcellerie du territoire de la théologie à celui de la thérapeutique ;
[185] la pratique médicale doit se substituer au droit canon et l'anthro-
pologie naturelle prend la place de l'anthropologie religieuse. Ainsi
replacé dans l'histoire de la médecine, le texte de Naudé s'éclaire d'un
jour nouveau. On sait que la médecine mentale ne se constitue en dis-
cipline indépendante qu'avec un considérable retard par rapport à la
médecine somatique. Le mot de psychiatrie n'apparaîtra qu'aux envi-
rons de 1800, sous la plume du savant allemand Johann Christian
Reil. Bien entendu, les fous n'avaient pas attendu, pour se manifester,
le baptême du psychiatre. Mais leur statut social était demeuré pen-
dant longtemps fort équivoque, dans la mesure où le désordre psychi-
que n'est pas évident par lui-même, comme l'est à sa manière, la ma-
ladie organique 301. Une horreur religieuse enveloppe celui qui ne
contrôle plus ses paroles ni ses actions : les Grecs avaient donné à
l'épilepsie, trouble particulièrement spectaculaire, le nom de « mal
sacré ».

300 Ibid., pp. 150-151.


301 Cf. G. GUSDORF, L'Avènement de la Psychiatrie parmi les sciences humai-
nes, dans : Les Sciences de l'Homme sont des sciences humaines, Belles Let-
tres, 1967, p. 157 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 239

Dans un espace mental où le naturel et le surnaturel se contaminent


mutuellement, où le merveilleux positif et négatif parasite sans cesse
la perception du monde, l'aliénation offre un objet privilégié pour la
projection des représentations collectives dominantes. Le phénomène
psychiatrique n'intéresse pas le malade seulement, ni le malade et le
médecin ; il met en cause la mentalité tout entière, dont malade et mé-
decin ne sont que des porte-parole. « Esquirol, écrit Jean Starobinski,
se plaisait à répéter que la folie est la « maladie de la civilisation ».
Les maladies mentales, en effet, ne sont pas de pures espèces naturel-
les. Le patient subit son mal, mais il le construit aussi, ou le reçoit de
son milieu ; le médecin observe la maladie comme un phénomène bio-
logique, mais, l'isolant, la nommant, la classant, il en fait un être de
raison et il y exprime un moment particulier de cette aventure qu'est la
science. Du côté du malade comme du côté du médecin, la maladie est
un fait de culture et change avec les conditions naturelles 302. »
Naudé situe les faits de possession et de sorcellerie dans un contex-
te épistémologique dont le caractère essentiel réside dans sa désacrali-
sation. Tout change à partir du moment où l'on enlève le fou à l'exor-
ciste et à l'inquisiteur pour le confier aux soins du médecin. Le poète,
médecin et critique La Mesnardière (1610-1663), originaire de Lou-
dun, publia en 1635 un Traité de la Mélancolie, où il donnait une in-
terprétation psychiatrique des phénomènes de possession collective
chez les religieuses de sa ville natale, qui avaient entraîné l'exécution
d'Urbain Grandier. Il faut rendre à la nature humaine ces faits où Sa-
tan n'est pas en cause. Le concept de mélancolie, qui remontait jusqu'à
l'Antiquité, était assez bien établi dès lors, et assez multiforme, pour
fournir une interprétation adéquate. En 1597, André du Laurens, [186]
médecin de Henri IV, avait publié un Discours de la conservation de
la vue, des maladies mélancoliques et de la vieillesse, qui devait
connaître dix éditions françaises en trente ans, et bénéficier de traduc-
tions latine, anglaise, italienne 303. Bien entendu, la mélancolie de du
Laurens n'a pas grand-chose de commun avec le syndrome aujourd'hui
connu sous ce nom ; le tableau clinique et les indications thérapeuti-
ques appartiennent à un passé révolu. Le point important est que les

302 Jean STAROBINSKI, Histoire du Traitement de la Mélancolie des origines à


1960, Acta psychosomatica, Genève, Geygi, 1960, p. 9.
303 Cf. Starobinski, op. cit., p. 38 sqq, qui analyse le traité de du Laurens, mais
ne mentionne pas La Mesnardière.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 240

comportements du malade sont considérés comme des symptômes et


traités comme tels ; ils ne sauraient faire l'objet d'une incrimination.
Il n'est pas question d'entrer dans le détail de l'histoire de la psy-
chiatrie, pas plus que dans celui de l'histoire de la sorcellerie. Il suffit
de relever que le XVIIe siècle consacre le succès, lent et inégal, mais
inexorable, de l'interprétation médicale. Le merveilleux, la référence
au sacré disparaissent peu à peu ; la théologie de la possession fait
place à une phénoménologie ; il s'agit bien de faits pathologiques,
mais cette perversion se situe dans l'ordre naturel et doit être traitée
comme telle. Du point de vue des autorités, le désordre social est aussi
important, sinon davantage, que le désordre psychosomatique. Or le
phénomène est collectif jusqu'à un certain point, et risque de troubler
la paix publique, en ce XVIIe siècle où en France, en Allemagne et en
Angleterre, se produisent des troubles continuels et une agitation poli-
tique et sociale qui met souvent en cause la stabilité des institutions.
Il y aura toujours des sorcières, mais la transformation de la menta-
lité a pour effet une interprétation médico-sociale, qui entraîne une
transformation de la jurisprudence. Le satanisme est reconnu comme
une forme de folie ; l'idée d'orthodoxie ecclésiastique et de répression
juridique fait place à l'idée de défense sociale. L'État moderne, res-
ponsable de l'ordre public et qui développe dans tous les domaines
l'autorité d'une administration centralisée, ne peut admettre la libre
activité d'individus asociaux qui ne respectent pas les valeurs établies.
L'avènement de la notion d'aliénation est un corollaire du resserre-
ment de toutes les disciplines dans les mains des pouvoirs publics. Le
Léviathan de Hobbes symbolise la grande machine répressive de l'État
mécaniste qui réduit toutes les aberrations à la commune mesure de
ses disciplines.
Michel Foucault, dans son Histoire de la folie à l'âge classique, a
mis en relief la date de 1656, où une réorganisation administrative
crée à Paris, par décret royal, l'Hôpital Général. Le « Grand Renfer-
mement » doit avoir pour effet de retirer de la circulation les errants,
les pauvres, les clochards, vagabonds, les fous et asociaux de toute
espèce. « Dans son fonctionnement, ou dans son propos, l'Hôpital Gé-
néral ne s'apparente à aucune idée médicale. Il est une instance de
l'ordre monarchique et bourgeois qui s'organise en France à cette mê-
me époque. Il est directement branché sur le pouvoir royal, qui l'a pla-
cé sous la seule autorité du pouvoir civil ; la grande Aumônerie [187]
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 241

du Royaume qui formait jadis, dans la politique de l'assistance, la mé-


diation ecclésiastique et spirituelle, se trouve brusquement mise hors
circuit 304. » Dans les provinces, des institutions analogues sont
créées, des congrégations religieuses développant une activité parallè-
le à celle des pouvoirs publics. L'assistance, la charité, naguère aban-
données à l'initiative individuelle, deviennent des machines adminis-
tratives qui situent leurs activités dans l'espace-temps d'une réglemen-
tation uniforme. Ce qui a lieu en France se passe aussi ailleurs : « le
phénomène a des dimensions européennes. La constitution de la Mo-
narchie absolue et la vive renaissance catholique au temps de la
Contre-Réforme lui ont donné en France un caractère bien particulier,
de concurrence et de complicité à la fois, entre le pouvoir et l'Église.
Ailleurs, il a des formes bien différentes ; mais sa localisation dans le
temps est tout aussi précise. Les grands hospices, les maisons d'inter-
nement, œuvres de religion et d'ordre public, de secours et de puni-
tion, de charité et de prévoyance gouvernementale, sont un fait de
l'âge classique : aussi universels que lui et presque contemporains de
sa naissance » 305. L'Allemagne du XVIIe siècle voit naître les Zuch-
thaüser dans un pays où les dévastations de la Guerre de Trente Ans
ont engendré le vagabondage et l'anarchie morale. En Angleterre, le
statut des Workhouses est défini en 1670.
La sorcellerie ne constitue qu'un aspect de cette histoire de l'assis-
tance publique combinée avec la répression sociale, qui mélange les
catégories en vue de retirer de la circulation toutes les espèces de sus-
pects. Le cas particulier des sorciers et sorcières se perd dans la masse
des déséquilibrés de toute obédience ; ils ne sont pas particulièrement
visés ; même il est permis de penser que l'on n'a peut-être pas songé
expressément à eux lors de l'organisation de ce contremonde destiné à
recueillir en ses asiles tous les déchets de la société, tous les irrécupé-
rables. Ce qui est certain c'est que la seconde partie du XVIIe siècle
est caractérisée par un recul général, non pas des faits de sorcellerie,
mais de la répression juridique à leur endroit. En 1660 éclate en Fran-
ce la curieuse affaire des Ursulines d'Auxonne, qui répète assez exac-
tement celle des Ursulines de Loudun, trente ans auparavant. Là aussi,
de jeunes religieuses manifestent des symptômes de démonomanie et

304 Michel FOUCAULT, Histoire de la Folie à l'âge classique, édition abrégée,


collection 10-18, 1964, p. 57.
305 Op. cit., p. 59.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 242

de possession, à propos desquels de jeunes prêtres se trouvent mis en


cause. Une religieuse, désignée comme victime expiatoire, risquait de
connaître le sort d'Urbain Grandier. En janvier 1661, elle sera acquit-
tée par le Parlement de Dijon, qui a consulté des experts médicaux ;
les religieuses avaient sans doute le diable au corps, mais les magis-
trats refusaient d'identifier ce diable-là avec le Satan des théologiens.
Ainsi pensaient déjà Montaigne et Naudé, dont les œuvres figuraient
probablement dans la bibliothèque des parlementaires de Dijon.
L'affaire d'Auxonne atteste la résistance croissante opposée aux
[188] interprétations traditionnelles. La répression hésite et recule ; en
Allemagne, dans les années 1660, on torture encore les sorcières, mais
on les brûle beaucoup moins 306. En 1672, Colbert décide qu'on ne
devra plus accueillir les accusations de sorcellerie ; et il adoucit sys-
tématiquement les sentences prononcées en de telles circonstances.
Selon G. N. Clark, sept sorciers seulement auraient été brûlés en Fran-
ce entre 1680 et 1700 ; la dernière exécution aurait eu lieu en 1718.
Encore faut-il tenir compte du fait que certains de ces procès pou-
vaient englober des crimes et délits caractérisés : vols et viols, empoi-
sonnements, assassinats, incendies qui justifiaient une sanction pénale.
En Angleterre, la dernière exécution daterait de 1712, et la législation
contre les sorcières, devenue sans objet, est abolie en 1736. L'Écosse,
plus traditionaliste, persiste plus longtemps dans la rigueur ; la peine
de mort est appliquée encore en 1722. La dernière exécution d'Europe
aurait eu lieu en Suisse en 1782 307.
En Allemagne, la lutte contre la répression de la sorcellerie est in-
carnée par Christian Thomasius, représentant éminent de la première
Aufklärung, à la fois rationaliste et chrétienne, qui se regroupe autour
de l'université piétiste de Halle, fondée en 1694 par l'électeur de
Brandebourg, Frédéric III. L'œuvre multiple de Christian Thomasius
(1655-1728), théoricien du droit naturel à la suite de Grotius et de Pu-
fendorf, atteste le caractère interdisciplinaire de la notion de sorcelle-
rie, et le contexte mental qu'elle met en jeu. Le droit naturel revendi-
que l'autonomie de la réalité humaine, et donc la disjonction des do-

306 Cf. Jean B. Neveux, Le XVIIe siècle de Jacob Arndt à Philip Jacob Spener
Klincksieck, 1967, p. 776.
307 Précisions empruntées à G. N. CLARK, The Seventeenth Century, Oxford
Clarendon Press, 1929, pp. 246-247.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 243

maines juridique et théologique. Telle est la thèse soutenue dans les


Institutiones Jurisprudentiae divinae (1688), qui trouveront leur pro-
longement dans les Fundamenta juris naturae et gentium (1705), ou-
vrages qui, en dépit de l'opposition des théologiens traditionalistes,
devaient avoir de grandes répercussions dans l'ordre pratique aussi
bien que dans le domaine théorique. Or les procès de sorcellerie pré-
supposent une constante confusion du naturel et du surnaturel ; ils
doivent donc être supprimés : telle est la thèse soutenue dans le De
criminae magiae (1701), qui aura pour conséquence l'abandon, en
Prusse, de ce genre de procédure. Pour Thomasius une même excep-
tion de juridiction doit être appliquée aux affaires d'hérésie et de sacri-
lège, qui ne concernent pas le magistrat civil. De même, il apparaît
que le recours à la torture est une infraction au droit naturel ; elle est
contraire à la fois au sens de l'humanité et à la charité chrétienne. Ces
idées sont développées dans le traité De tortura ex foris christianorum
prohibenda (1705), qui marque un moment important dans l'histoire
du droit pénal européen 308.
[189]
L'attitude de Thomasius, comme d'ailleurs le rôle essentiel qu'il a
joué aux origines de l’Aufklärung allemande, représente une sorte de
point d'arrivée pour l'évolution des esprits en ce qui concerne la sor-
cellerie. La mentalité mécaniste s'est efforcée de réduire l'ensemble
des phénomènes humains à une intelligibilité unitaire, par l'élimina-
tion de toute transcendance. Dans cette perspective, la démonomanie
ne représente plus que le résidu d'une mentalité périmée, un îlot d'irra-
tionalité qu'il est indispensable d'éliminer. Raison naturelle et religion
naturelle ont partie liée contre un surnaturel en lequel on ne voit plus
que superstition. En 1686, Fontenelle, dans son Histoire des Oracles,
détecte à l'origine de la plupart des religions non chrétiennes des im-
postures et fourberies du même ordre que celles qui fleurissent dans
les affaires de sorcellerie. En 1696, l'Anglais Toland, l'un des apôtres
du déisme, publie son livre : Christianity not mysterious, dont le titre
même atteste la possibilité d'un christianisme débarrassé des mystères
qui l'obscurcissent et le déshonorent.

308 Sur Thomasius, cf. J. B. NEVEUX, op. cit., pp. 202-209 ; Emanuel HIRSCH,
Geschichte der neuen evangelischen Theologie, Gütersloh, Bertelsmann
Verlag, Band I 1949, pp. 94-108.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 244

Ainsi l'évolution des idées en matière de sorcellerie est étroitement


liée au devenir de la pensée religieuse. Si les phénomènes surnaturels
sont mis en doute par l'opinion éclairée, c'est parce que la relation de
l'homme à Dieu change elle-même de signification. De cette rationali-
sation de la religion, la fin de Satan au XVIIe siècle est un symptôme
parmi d'autres. Comme le dit Willey, « l'évaporation graduelle, dans
les dernières années du siècle, de la croyance à la sorcellerie — mode
le plus commun de l'intervention de Satan dans les affaires humaines
— atteste le triomphe final de la nouvelle philosophie. Mais durant la
majeure partie du siècle, Satan demeurera la figure la plus vivante de
la mythologie courante. Dieu avait été rationalisé grâce à des siècles
de théologie ; il se réfugiait davantage encore dans l'inconcevable, à
mesure que reculaient les frontières de la causalité naturelle ». Mais
Satan demeurait, au dire de Willey, le symbole de l'indignation du
subconscient contre le progrès de l'intelligence. « Lorsque Dieu de-
vient une hypothèse scientifique, à peu près identifié avec l'espace
absolu, il n'y a pas lieu de s'étonner si la conscience religieuse s'ex-
prime par l'intermédiaire de Satan 309. »
L'Angleterre du XVIIe siècle, est le lieu privilégié de la recherche
positive, de Bacon et Gilbert à Boyle, Sydenham et Newton. Mais le
XVIIe siècle anglais est aussi le siècle de Cromwell et de Milton ; et la
foi biblique anime la plupart de ceux qui contribuent à construire l'édi-
fice du savoir, désigné par Bacon sous le nom de « maison de Salo-
mon ». Il ne s'agit plus de folklore ou de contagion mentale, mais
d'une foi raisonnée, chez des esprits qu'on ne saurait qualifier de mé-
diocres. À leurs yeux, la défense et illustration des sorcières s'impo-
sent dans la mesure où celles-ci sont à leur manière des témoins de la
Révélation. Il s'agit bien d'une défense, c'est-à-dire que les partisans
[190] de l'authenticité des faits de sorcellerie ont conscience de s'af-
firmer à l'opposé du mouvement général des esprits.
L'un des plus curieux tenants de la sorcellerie est Thomas Browne
(1605-1682), médecin, étudiant de Montpellier, Padoue et Leyde,
homme de lettres aussi, en qui l'on peut voir une sorte de Montaigne
anglais, pensant à tous vents et se plaisant à rédiger ses libres propos.
On trouve dans sa Religio medici, rédigée en 1635 et publiée en 1642-

309 Basil WILLEY, The Seventeenth Century Background, Penguin Books, 1962,
pp. 55-56.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 245

1643, une critique sévère de « toutes les rêveries qui mettent en doute
la persistance des esprits et des sorcières ; je me demande, poursuit
Browne, comment tant de gens instruits peuvent oublier à tel point
leur métaphysique et si complètement détruire la hiérarchie et l'échelle
des êtres qu'ils mettent en doute jusqu'à l'existence des esprits. Pour
ma part, j'ai toujours cru, et je sais maintenant de façon certaine, qu'il
existe des sorcières. Ceux qui doutent de l'existence de celles-ci ne
croient pas davantage aux esprits ; et d'une manière indirecte, ils en
arrivent ainsi, par conséquence, à ne plus composer un groupe de fidè-
les, mais d'athées. Ceux qui, pour triompher de leur propre incrédulité,
disent qu'ils souhaitent voir des apparitions, n'en contempleront ja-
mais, pas plus qu'ils n'acquerront d'ailleurs le triste pouvoir de sorcel-
lerie. Car le diable les a déjà fait tomber dans une hérésie aussi grave
que celle-là, et si le démon leur apparaissait, ce spectacle ne pourrait
pas les convertir » 310.
L'historien Seignobos disait que, si la vérité d'un fait devait être
consacrée par le nombre des témoignages convergents qui l'attestent,
l'existence du diable, au Moyen Age, serait mieux fondée que celle de
n'importe quel personnage historique. Le monde de Thomas Browne
est encore peuplé d'esprits, démons et anges, qui constituent d'ailleurs
des échelons indispensables dans l'échelle des êtres. La connaissance
et l'action peuvent intervenir à différents niveaux, en vertu de corres-
pondances et analogies qui relient le naturel et le surnaturel. « Une
grande partie de la philosophie fut d'abord sorcellerie qui, ayant été
ensuite transmise de l'un à l'autre, ne fut plus que philosophie et, en
vérité, ne comportera rien de plus que l'étude des honnêtes phénomè-
nes de la nature : toutes chose qui, si elles sont inventées par nous,
constituent la philosophie, et la magie, si c'est le diable qui nous les
enseigne 311. »
Le médecin Browne appartient au groupe des virtuosi et entretient
une correspondance active avec Henry Oldenburg, le secrétaire de la
Société Royale. Ses vues trouveront un nouveau défenseur en la per-
sonne du clergyman Joseph Glanvill (1636-1680), partisan résolu du
nouvel esprit scientifique d'inspiration baconienne. Bien qu'il recon-

310 Thomas BROWNE, Religio Medici, § 30 ; trad. Chassé, Stock, 1947, pp. 69-
70.
311 Ibid, § 31, p. 72.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 246

naisse les droits de la raison en matière de religion et rejette les pré-


tentions des divers dogmatismes, ce qui le mène très près de la reli-
gion naturelle telle que Locke la définira 312, Glanvill, sans [191] dou-
te par fidélité à l'enseignement biblique, défend l'authenticité de la
sorcellerie dans ses Philosophical considerations touching Witches
and Witchcraft (1666). Ce traité connaîtra plusieurs rééditions, celle
de 1681 sous le titre de Sadducismus triumphatus. Les Sadducéens,
opposés aux Pharisiens, représentaient à Jérusalem une sorte de libéra-
lisme religieux ; selon les Actes des Apôtres (XXIII, 8) « les Saddu-
céens disent qu'il n'y a ni résurrection, ni ange, ni esprit ». Glanvill
voit en eux les premiers représentants de l'athéisme, « et ceux qui
n'osent pas dire ouvertement : « il n'y a pas de Dieu », se contentent,
en guise de premier pas introductif, de nier l'existence des esprits et
des sorcières ». Or l'existence des esprits est liée à l'immortalité de
l'âme et à la possibilité d'une vie future. Elle n'est d'ailleurs pas in-
compatible avec la science nouvelle ; le microscope a révélé le monde
de l'infiniment petit grouillant de vie ; de même l'infini de l'espace
peut être peuplé de présences dont l'action est compréhensible selon
les mécanismes naturels, tels que les met en œuvre la physique cor-
pusculaire. De la sorcière, des démons à leur victime une causalité
transitive s'effectue grâce à des échanges de particules qui mettent en
œuvre les puissances de l'imagination 313...
Ces discussions peuvent aujourd'hui paraître bizarres ; elles n'en
sont pas moins significatives du passage de l'ancien monde tradition-
nel au nouveau monde rationnel. La culture britannique, nourrie de la
Bible, trouve dans la fidélité à l'Écriture l'obstacle épistémologique
majeur ; le compromis entre la foi ancienne et la raison scientifique
moderne ne pourra être résolu que grâce à une nouvelle herméneuti-
que sacrée. Dans la sphère d'influence catholique, la Bible est moins
présente aux esprits, et d'ailleurs il serait par trop dangereux d'aborder
de front les questions qu'elle pose : la meilleure solution est de
contourner l'obstacle, en opérant une séparation des pouvoirs entre la
raison et la foi. Il faut accepter d'un côté ce que commande l'autorité
ecclésiastique, tout en laissant le champ libre à la connaissance en de-

312 Sur l'apologétique de Glanvill, et. Richard S. WESTFALL, Science and Reli-
gion in Seventeenth Century England, New Haven, Yale University Press,
1958, pp. 175-182.
313 Cf. Basil WILLEY, op. cit., pp. 175-181.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 247

hors de ce domaine réservé, quitte à en penser à part soi ce qu'on vou-


dra. C'est le parti que prend le prudent Descartes. On lit dans
l’Entretien avec Burman, qui eut lieu en 1648 : « La connaissance des
anges nous échappe presque entièrement, parce que (...) nous ne sau-
rions la tirer de notre esprit, et nous ignorons aussi tout ce qu'on de-
mande d'ordinaire à leur sujet, s'ils peuvent s'unir à un corps, quels ont
été ces corps que dans l'Ancien Testament ils revêtaient souvent, et
choses semblables. Il est préférable pour nous de suivre sur ce point
l'Écriture, et de croire qu'ils étaient de jeunes hommes, qu'ils apparais-
saient comme tels et choses semblables 314... »
Les droits éminents du surnaturel étant ainsi réservés, rien n'empê-
che d'analyser la réalité naturelle avec l'aide des nouveaux instruments
épistémologiques. L'oratorien Malebranche applique à tous [192] les
phénomènes de sorcellerie une analyse psycho-physiologique selon la
méthode déjà employée par Descartes, Gassendi et Hobbes. Le livre
deuxième de la Recherche de la Vérité (1674) est consacré à une étude
de l'imagination qui, liée aux déterminismes organiques, représente
une pathologie de la raison. La dernière partie de ce livre II porte sur
le phénomène de « la communication contagieuse des imaginations
fortes ». Une surabondance de l'imaginaire chez certains individus
peut avoir une efficacité transitive ; l'autorité, l'influence, s'expliquent
par un déséquilibre émotionnel, qui soumet un psychisme fragile à
l'ascendant d'une personnalité plus robuste. La vogue de certains au-
teurs littéraires, la diffusion de certains mouvements politiques ou re-
ligieux ne s'explique pas autrement ; la communication entre les es-
prits, au lieu de s'établir au niveau de la raison, cède à la pression
morbide d'une déraison qui peut donner lieu aux pires excès.
Le dernier chapitre de cette partie du livre de Malebranche traite
« des sorciers par imagination et des loups-garous ». La démonomanie
trouve sa place dans un vaste ensemble de faits apparentés ; elle cesse
de s'imposer en elle-même et pour elle-même comme une réalité hors
du commun. « Le plus étrange effet de la force de l'imagination est la
crainte déréglée de l'apparition des esprits, des sortilèges ; des caractè-
res, des charmes, des lycanthropes ou loups-garous, et généralement

314 Descartes, Entretien avec Burman, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade,


p. 1370 ; cf. lettres à Morus, août 1649, éd. Adam-Tannery, t. V, pp. 402 et
405.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 248

de tout ce qu'on s'imagine dépendre de la puissance du démon (...).


Les hommes s'attachent à tout ce qui est extraordinaire, se font un
plaisir bizarre de raconter ces histoires surprenantes et prodigieuses de
la puissance et de la malice des sorciers, à épouvanter les autres et à
s'épouvanter eux-mêmes. Aussi ne faut-il pas s'étonner si les sorciers
sont si communs en certains pays, où la créance du sabbat est trop en-
racinée 315. » L'intelligibilité mécaniste intervient pour démystifier des
phénomènes, que le bon sens permet de réduire à leur juste valeur : il
y a des « sorciers de bonne foi » qui prétendent être allés au sabbat
une nuit où plusieurs témoins les ont bel et bien vus dans leur lit.
La seule explication valable est d'ordre physiologique : « Quand
les hommes nous parlent, ils gravent dans notre cerveau des traces
pareilles à celles qu'ils ont. Lorsqu'ils en ont de profondes, ils nous
parlent d'une manière qui nous en grave de profondes ; car ils ne peu-
vent parler, qu'ils ne nous rendent semblables à eux en quelque façon.
(...) Les hommes les plus sages se conduisent plutôt par l'imagination
des autres, c'est-à-dire par la coutume, que par les règles de la raison.
Ainsi dans les lieux où l'on brûle les sorciers, on en trouve un grand
nombre, parce que dans les lieux où on les condamne au feu, on croit
véritablement qu'ils le sont, et cette croyance se fortifie par les dis-
cours qu'on en tient. Que l'on cesse de les punir, et qu'on les traite
comme des fous, et l'on verra qu'avec le temps ils ne seront plus sor-
ciers, parce que ceux qui ne le sont que par imagination, qui [193]
font certainement le plus grand nombre, reviendront de leurs er-
reurs 316. » À considérer sans passion les faits réels, Malebranche dé-
couvre la possibilité de rabattre l'interprétation du domaine de la
transcendance dans celui de l'immanence. L'explication rationnelle
prend la valeur d'une psychothérapie : l'auteur de la Recherche de la
Vérité a bien vu qu'en matière de suggestion, de contagion mentale,
c'est l'importance donnée au phénomène qui, bien souvent, renforce et
multiplie les épisodes morbides.
Malebranche fournit, dans le langage mécaniste de son époque,
une explication et réduction des enchantements qui fascinaient depuis
des millénaires la conscience populaire. Mais il ne va pas jusqu'au

315 MALEBRANCHE, Recherche de la Vérité, Livre II, Troisième partie, ch. VI,
Œuvres de MALEBRANCHE, t. I, Vrin, 1962, p. 370.
316 Ibid., p. 373.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 249

bout de son explication. Lorsqu'il traite « des sorciers par imagina-


tion », il réserve le cas d'une autre sorcellerie, qui ne serait pas imagi-
naire. Il faut distinguer, parmi les sorciers, entre les faux et les vrais :
« il est indubitable que les vrais sorciers méritent la mort, et que ceux
mêmes qui ne le sont que par imagination ne doivent pas être réputés
tout à fait innocents » 317... L'oratorien se trouvait en danger d'annon-
cer, sur sa lancée, la fin de Satan. Le vrai sorcier, inspiré du Diable en
personne, représente un figurant indispensable dans le drame chrétien
de la destinée humaine. Malebranche le maintient donc, comme une
possibilité limite et peut-être impossible à identifier en toute certitude
sur la terre des hommes. « Encore que je sois persuadé que les vérita-
bles sorciers soient très rares, que le sabbat ne soit qu'un songe, et que
les Parlements qui renvoient les accusations de sorcellerie soient les
plus équitables, cependant je ne doute point qu'il ne puisse y avoir des
sorciers, des charmes, des sortilèges etc. et que le démon n'exerce
quelquefois sa malice par une permission particulière d'une puissance
supérieure. Mais l'Écriture Sainte nous apprend que le royaume de
Satan est détruit ; que l'ange du ciel a enchaîné le démon et l'a enfer-
mé dans les abîmes, d'où il ne sortira qu'à la fin du monde (...) Il avait
régné jusqu'à la venue du Sauveur, et il règne même encore, si on le
veut, dans les lieux où le Sauveur n'est point connu ; mais il n'a plus
aucun droit ni aucun pouvoir sur ceux qui sont régénérés en Jésus-
Christ 318... »
Malebranche ne peut donner libre carrière à la raison mécaniste
que dans la mesure où elle n'interfère pas avec la révélation. Les faits
bibliques et l'interprétation littérale que la tradition leur donne, sont
couverts par une sorte d'immunité. La fidélité catholique de Male-
branche le met dans une situation difficile : il y a de vrais sorciers et
surtout des faux, sans qu'on puisse distinguer les uns des autres. Et
d'ailleurs Jésus-Christ a vaincu le Démon ; mais alors il ne devrait
plus y avoir de sorcier authentique... D'autre part, si la « communica-
tion contagieuse des imaginations fortes » représente une explication
valable aujourd'hui, il paraît absurde de limiter la validité de cette ex-
plication à la période qui suit la résurrection du Christ, [194] comme
si la nature humaine avait été brusquement transformée par cet évé-

317 Ibid.
318 Ibid., pp. 375-376.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 250

nement. Malebranche en dit trop, ou pas assez ; il est impossible de


déterminer ce qu'il en pensait exactement lui-même. Toujours est-il
qu'en dépit de toutes les subtilités, l'œuvre de Malebranche n'échappe-
ra pas à la suspicion des autorités, et sera mise à l'Index.
L'analyse de Malebranche marque la limite de l'interprétation pos-
sible en pays catholique. Les faits de sorcellerie relèvent d'une anthro-
pologie mécaniste ; ce sont des phénomènes dont on peut rendre rai-
son grâce à des schémas psychophysiologiques et psychosociologi-
ques. Un domaine réservé subsiste ; les faits de démonomanie et de
sorcellerie attestés dans l'Ancien et le Nouveau Testament bénéficient
d'une exception de juridiction ; non seulement il faut les accepter
comme tels, sous l'autorité de la chose jugée par la tradition, mais s'il
y a des démons véritables dans les évangiles, il est difficile d'affirmer
que leur race s'est définitivement éteinte. La Bible joue ainsi, comme
souvent, le rôle d'obstacle épistémologique. Rien d'étonnant à cela : la
Bible n'est pas seulement un code religieux, un ensemble de normes
spirituelles ; elle est aussi l'histoire d'une civilisation ; elle donne va-
leur exemplaire à un style de vie qui définissait un espace-temps par-
ticulier de la culture. Jusqu'au seuil des temps modernes, l'Écriture
Sainte imposera le modèle d'une vérité applicable à tous les secteurs
ecclésiastiques. Aussi longtemps que la Bible est prise comme réfé-
rence par une société, toute modification du sens de la vérité est corré-
lative d'une nouvelle lecture des textes sacrés.
Prisonnier de la tradition, force d'inertie du passé, le catholicisme
éprouve de grandes difficultés à modifier son axiomatique culturelle.
D'où les perplexités de Malebranche, croyant authentique, obligé
d'admettre, pour des phénomènes identiques, une double interpréta-
tion, selon qu'ils sont ou non couverts par l'exemplarité biblique. Mais
l'incrédule Fontenelle, en plein XVIIIe siècle, ne procédera pas autre-
ment lorsqu'il étudiera les origines des religions. Il démystifiera allè-
grement le sacré sur la face de la terre, dénoncera les supercheries des
prêtres à travers l'espace et le temps, sans jamais souffler mot des tex-
tes sacrés ni des autorités ecclésiastiques du christianisme, comme si
ceux-ci demeuraient en dehors du droit commun de l'anthropologie
religieuse. Cette situation, à la longue intenable, maintiendra dans le
devenir de l'humanité un îlot d'irrationnel qui empêchera la constitu-
tion d'une investigation systématique des phénomènes humains. L'his-
toire de Bossuet fait du domaine judéo-chrétien le grand axe privilégié
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 251

du devenir du monde. Le Discours sur l’Histoire universelle (1681)


définit le schéma dont ni Malebranche ni Fontenelle ne seront libres
de s'affranchir. Beaucoup plus tard, Voltaire lui-même, qui rejette ce
schéma, devra prendre toutes sortes de précautions pour exprimer sa
pensée.
Il en sera autrement dans les pays où le contrôle ecclésiastique est
moins rigide, où le libre accès aux textes sacrés n'est pas hypothéqué
par le respect des interprétations traditionnelles. L'Europe protestante,
bien qu'elle reconnaisse des églises instituées, est protégée, [195]
contre les outrances de l'orthodoxie, par la multiplicité même de ces
églises. Les exigences de rationalité, déjà à l'œuvre dans des mouve-
ments spécifiquement religieux, comme le socinianisme, l'arminia-
nisme, l'unitarisme vont à l'encontre de l'idée d'un double jeu de la
connaissance. Dieu s'est adressé aux hommes, à l'origine, par l'inter-
médiaire de la révélation ; mais Dieu a donné aux hommes la raison,
et il serait absurde d'imaginer que cette faculté, qui s'est beaucoup dé-
veloppée depuis un siècle serait un empêchement à la vérité. D'autre
part, les grandes découvertes montrent que la sphère d'influence du
message biblique ne s'étend pas à l'humanité entière ; il fallait bien
que les autres hommes aient une connaissance au moins approximati-
ve de la divinité. De là une généralisation de l'idée de révélation, dès
le XVIIe siècle, dans les milieux intellectuels de la Réforme. Spinoza,
témoin de ce mouvement, n'est pas un isolé.
La Bible doit être replacée dans le contexte de l'humanité univer-
selle ; la vérité chrétienne ne doit pas être retranchée de la vérité hu-
maine en général. Ce mouvement de pensée s'affirme tout naturelle-
ment dans l'interprétation de la sorcellerie. En 1691-1693 paraît l'ou-
vrage considérable du pasteur hollandais Baltasar Bekker, « prédica-
teur à Amsterdam », De betowerde Wereld, le Monde enchanté, ou
plutôt le Monde des Enchantements, que son titre présente comme une
« investigation approfondie concernant la superstition en général »,
c'est-à-dire « la puissance de Satan et des mauvais esprits sur les
hommes », le tout étudié « d'après la raison naturelle et d'après la
Sainte Écriture ». Malebranche arrêtait la raison aux limites de la ré-
vélation ; pour Bekker, la Bible n'est pas un sanctuaire privilégié ; il
n'y a pas de contradiction à lire les Écritures avec les yeux de la rai-
son. La recherche porte sur l'expérience de l'humanité dans son en-
semble, biblique ou non. Bekker a examiné les donnés du problème
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 252

chez les païens, les Indiens, les Musulmans, et dans les chrétientés
anciennes et modernes, romaines et non romaines. Il s'agit d'une étude
d'anthropologie religieuse, et même d'histoire comparée des religions,
comme on dirait aujourd'hui.
Quant au fondement de l'interprétation, il est double : « d'un côté la
raison, dont la lumière commune s'étend à tous les hommes, dans la
mesure où elle est pure, et non pas empêchée et voilée par des préju-
gés et des passions. De l'autre, l'Écriture donnée par Dieu, mais pure
elle aussi et considérée en elle-même, comme si nous ne l'avions ja-
mais lue, donc en dehors de tout préjugé humain, d'après des traduc-
tions de l'hébreu et du grec, langues de la rédaction originaire, et
d'après l'interprétation des maîtres anciens et modernes ». Le propos
de Bekker est de mener sa recherche en toute indépendance et en toute
objectivité. « La vérité, estime-t-il, est que la raison doit précéder
l'Écriture, car l'Écriture présuppose la raison, — j'entends la saine rai-
son, à laquelle l'Écriture doit se révéler et faire voir qu'elle vient de
Dieu 319. » Il ne faut pas voir en Bekker un révolté, un rationaliste
[196] extrémiste ; c'est un chrétien dont la foi et la bonne foi ne sau-
raient être mises en doute. Son projet vise à réaliser, dans le domaine
qui l'intéresse, l'unification du nouvel espace mental, grâce à une
concordance qui ménage les intérêts des deux instances de la raison et
de la foi.
Le fait nouveau est que la conciliation doit se réaliser sans humilia-
tion pour l'une ou l'autre partie. « La raison est le fondement et la
norme pour la connaissance des choses naturelles, dont l'Écriture ne
traite pas en vue d'un enseignement (...). Mais pour ce qui est des cho-
ses qui concernent le salut, c'est la Parole de Dieu qui est le seul fon-
dement de la foi et de la vie, sans que la raison puisse y ajouter, y re-
trancher, y modifier quoi que ce soit. » Néanmoins la raison conserve
le droit, en ce domaine « de mettre à l'épreuve cette Écriture que l'on
dit venir de Dieu, ou de mettre en lumière les signes de cette divinité,
à partir de la connaissance naturelle que l'homme a de Dieu ; d'autre
part, elle doit comprendre, à partir du sens des mots, ce que sont les
doctrines qui sont ainsi prescrites pour notre salut 320».

319 Traduction allemande : Die Bezauberte Welt, Amsterdam, 1693, générale


Vorrede, p. 11.
320 Ibid., p. 12.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 253

Sur ces préliminaires, qui mettent en cause la théologie dans son


ensemble, Bekker entreprend une étude approfondie des faits de sor-
cellerie, qui occupe, dans l'édition allemande, plus de 700 pages grand
format d'une typographie serrée. On y trouve une exégèse critique des
textes sacrés, un grand nombre de références à l'antiquité classique,
aux peuples sauvages d'outre-mer, au folklore et aux épisodes récents
de démonomanie ou sorcellerie. La thèse est que les démons et les an-
ges, Satan lui-même, relèvent d'une mythologie étroitement apparen-
tée au polythéisme païen, dont ni les Juifs ni les chrétiens ne sont par-
venus à renier l'héritage. La raison et l'expérience permettent de reje-
ter ce bric-à-brac ethnographique ; il relève non pas de la théologie
authentique mais d'une anthropologie quelque peu perturbée. De tels
phénomènes n'ont pas leur place dans la relation d'un homme sensé
avec le vrai Dieu.
La Bible évoque, il est vrai, de nombreux phénomènes de cet or-
dre, qui s'affirment encore autour de Jésus. Mais le langage biblique
est tout imprégné des représentations qui prédominaient alors dans la
mentalité populaire. La démonomanie des textes sacrés ne possède pas
plus de valeur scientifique objective que les indications astronomi-
ques, désormais reconnues comme périmées. Lorsque l'Évangile ra-
conte que Jésus a été tenté par le diable, il faut comprendre par là qu'il
a traversé une grave crise intérieure. L'interprétation de ce genre de
textes bibliques ne peut être qu'allégorique ; leur validité littérale ne
s'impose pas plus que ne doit être admise l'authenticité de phénomè-
nes du même genre observés depuis toujours et maintenant encore. Il
faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu, et confier au médecin les cas de
possession démoniaque ; ils ne relèvent pas d'influences surnaturelles,
mais de déterminismes inhérents à la nature.
Ces déterminismes ont été élucidés par la nouvelle science méca-
niste. [197] Bekker invoque, après Glanvill, les théories corpusculai-
res développées par des hommes comme Digby et Descartes. L'espace
est le champ d'action de particules qui ne cessent de le parcourir à une
vitesse considérable, telles les particules qui constituent la lumière. Le
chevalier Digby a expliqué les sympathies et les antipathies de la ma-
gie traditionnelle par l'action transitive de ces corpuscules. Au surplus,
Leeuwenkoek a révélé, grâce au microscope, l'extraordinaire grouil-
lement de l'infiniment petit, invisible à l'œil nu et pourtant réel. Les
faits de magie, de possession, de divination, tous les enchantements
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 254

qui stupéfient le vulgaire, trouvent ainsi une explication physique se-


lon les lois de la nature 321. Le christianisme n'a rien à voir avec ces
prestiges suspects ; et c'est faire œuvre pie que de l'en débarrasser, en
lui rendant ainsi son authentique spiritualité.
L'œuvre de Balthasar Bekker peut être considérée comme un point
d'aboutissement dans l'histoire de la sorcellerie, non seulement par sa
masse et son caractère exhaustif, mais parce qu'elle met en lumière,
dans un cas particulier, le passage de l'intelligibilité mécaniste à la
mentalité de l’Aufklärung. Cette œuvre est décisive surtout en ce que,
au lieu de contourner prudemment les textes sacrés, elle met en cause
l'enseignement biblique et la tradition de l'interprétation. Peu d'auteurs
avaient eu jusque-là cette audace ; parmi eux, La Peyrère et Spinoza,
dont le Tractatus theologico-politicus avait été publié en 1670. Mais
la publication de Spinoza avait été anonyme et camouflée ; un mem-
bre de la communauté juive était tenu à un redoublement de prudence.
Au contraire, l'œuvre de Bekker paraît au grand jour et avec un succès
tel qu'elle est bientôt traduite dans les principales langues de l'Europe.
En 1781 encore, le philologue J. S. Semler en donnera une nouvelle
édition allemande, en trois volumes, revue et complétée par des don-
nées ethnographiques, dans l'esprit de la nouvelle histoire des reli-
gions qui se développe alors à Göttingen. Le pasteur Bekker aura
quelques ennuis avec les autorités dont il dépend ; mais ces tracasse-
ries ne sortiront pas du cadre de la petite histoire ecclésiastique. Dé-
mis de ses fonctions, il aura la satisfaction de voir son traitement
maintenu par la municipalité d'Amsterdam où les influences libérales
sont puissantes.
C'est l'exégèse allégorique de Bekker qui permet de progresser vers
une compréhension des faits de démonologie sans être arrêté à tout
instant par les interdits de la tradition. La Bible, sans cesser d'être
considérée comme l'organe privilégié de la révélation divine, se trouve
replacée dans le contexte global de l'histoire de l'humanité. Pour une
culture chrétienne, comme était la culture d'Occident, tout problème
met en cause, directement ou indirectement, l'interprétation des textes
sacrés. Galilée, aussi peu théologien que possible, avait été la proie
des théologiens. Bekker, théologien et exégète de profession, enlève
au littéralisme biblique un nouveau secteur de l'expérience, et cette

321 Die Bezauberte Welt, éd. citée, 1. IV, p. 8 sqq.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 255

fois il s'agit d'un aspect de l'expérience religieuse [198] elle-même.


Dans cette Hollande qui vient d'être le refuge du sage Locke, les ar-
miniens, les remontrants, les sociniens, les unitariens, les déistes de
toute espèce, nombreux et influents, ont la possibilité de vivre en paix
sans avoir à rejeter leur appartenance chrétienne. L'explication de la
sorcellerie et de la démonomanie est liée à la tolérance et à la liberté
de penser, civile et religieuse. Fontenelle, Voltaire et les encyclopédis-
tes français du XVIIIe siècle écriront une langue plus pure que celle du
pasteur Bekker ; mais quant au fond du problème, ils n'apporteront
rien de nouveau ; et la haute surveillance des autorités civiles et reli-
gieuses leur interdira d'être aussi explicites que le pasteur d'Amster-
dam. Bayle, contemporain de Bekker, et son parent en esprit, définit
clairement le point de vue de la raison critique : « il semble que jus-
qu'ici la question des sorcelleries n'ait été traitée que par des esprits
trop incrédules ou trop crédules. Les uns et les autres sont malpropres
à y réussir et sont la plupart du temps frappés du même défaut, c'est de
se déterminer ou à nier ou à croire sans approfondir les choses » 322...
Le temps est venu de la raison critique. Il y aura toujours des sor-
cières, mais les autorités ecclésiastiques refuseront de les prendre en
charge. Les procès de sorcellerie prennent fin, et les exorcistes renon-
cent peu à peu à exercer leur industrie. La chasse aux sorcières de-
vient le triste privilège des pays attachés plus à la lettre qu'à l'esprit de
la révélation chrétienne, comme il arrivera encore dans la célèbre af-
faire des fondamentalistes de Nouvelle-Angleterre, exactement
contemporaine de l'œuvre de Bekker. Voltaire dénonce dans ces évé-
nements de 1692-1694 « la plus étrange maladie épidémique de l'es-
prit qui ait jamais attaqué l'espèce humaine. Tandis que l'Europe
commençait à sortir de l'abîme de superstitions horribles où l'ignoran-
ce l'avait plongée depuis tant de siècles, et que les sortilèges et les
possessions n'étaient plus regardés, en Angleterre et chez les nations
policées, que comme d'anciennes folies dont on rougissait, les puri-
tains les firent revivre en Amérique (...) On ne vit pendant deux ans
que des sorciers, des possédés et des gibets ; et c'étaient des compa-
triotes de Locke et de Newton qui se livraient à cette abominable dé-
mence. Enfin la maladie cessa ; les citoyens de la Nouvelle-Angleterre

322 BAYLE, Nouvelles de la République des Lettres, août 1686, article 2.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 256

reprirent leur raison et s'étonnèrent de leur fureur. Ils se livrèrent au


commerce et à la culture des terres » 323...
Le ton même de Voltaire fait voir que la page est tournée. Les
structures mentales de l'Age des Lumières sont incompatibles avec
l'irrationalité radicale des démonologies, qui se trouvent rejetées dans
le musée des erreurs, ou plutôt des horreurs, de la connaissance. La
puissance des ténèbres est immanente à la raison humaine ; comme
dira Goya, le visionnaire, « c'est le sommeil de la raison qui enfante
les monstres »... et Fontenelle, historien des origines religieuses, ob-
serve à la fin de son traité De l’origine des Fables, vers 1687 : [199]
« Tous les hommes se ressemblent si fort qu'il n'y a point de peuples
dont les sottises ne nous doivent faire trembler. »
L'univers du XVIe siècle était « peuplé de démons », disait Lucien
Febvre ; et il citait l’Hymne des Démons, de Ronsard :

Quand l'Éternel bâtit la grand'maison du monde,


Il peupla de poissons les abîmes de l'onde,
D'hommes la terre, et l'air de Démons, et les Cieux
D'anges, à cette fin qu'il n'y eût point de lieux
Vagues dans l'univers, et selon leurs natures
Qu'ils fussent tous remplis de propres créatures 324...

À la fin du XVIIe siècle, cette vision du monde s'est effacée. Dé-


mons et anges ont évacué leurs zones de résidence ; ils ne subsistent
plus guère, dans l'opinion éclairée, que comme des figures de rhétori-
que, fleurs desséchées entre les feuillets du livre de la foi. L'homme
seul peuple désormais la terre des hommes, librement offerte à l'entre-
prise de la science et de la technique.

323 VOLTAIRE, Essai sur les Mœurs et l'Esprit des Nations (1756), ch. CLIII,
Œuvres, édition Lahure, Hachette, 1859, t. VIII, pp. 105-106.
324 RONSARD, Hymne des Daimons, vers 57 sqq. ; cité dans L. FEBVRE, Le Pro-
blème de l'Incroyance au XVIe siècle, Albin Michel, 1942, p. 481.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 257

B. LA QUESTION DU MIRACLE

Retour à la table des matières

Aux confins du naturel et du surnaturel, là même où démons et


sorcières exerçaient leur industrie, une autre question se pose, à pro-
pos de laquelle entrent en concurrence les exigences de la religion et
de la science. Le miracle est lié à l'essence de la religion. Dans la
perspective chrétienne, Dieu conserve toujours et partout un droit de
reprise sur la création ; le miracle est un signe privilégié de la trans-
cendance divine. Jésus transforme l'eau en vin, multiplie les pains et
les poissons, rappelle Lazare d'entre les morts, avant de ressusciter lui-
même dans la lumière de Pâques. Ces épisodes, et bien d'autres, sont
des données immédiates de la foi. Leur autorité, au-delà des faits
qu'ils concernent, cautionne toutes les interventions qui manifestent
aux yeux des hommes la toute-puissance divine.
Pour la civilisation médiévale, le miracle appartient à l'expérience
usuelle du monde. Il y a sans doute un ordre ; les choses, les condui-
tes, les événements se succèdent selon des consécutions familières ;
mais ces enchaînements demeurent assez lâches, et les déterminismes
de la nature ne font jamais obstacle à la surdétermination de l'influen-
ce divine. La Providence vigilante de Dieu, sa grâce ou sa réprobation,
demeurent souverainement présentes à l'arrière-plan de toute percep-
tion, comme un fondement de l'induction ; le surréel prime le réel, qui
ne forme pas un domaine autonome de significations. Le dialogue de
l'homme avec le monde et avec lui-même s'inscrit dans le contexte
global du dialogue de chaque âme avec Dieu, sur le chemin du salut
éternel ou de la perdition.
[200]
De là une sensibilité épistémologique dont nous avons, croyants ou
non, perdu le souvenir. Pour que la réalité devienne l'objet d'un savoir
cohérent et homogène, il fallait que fût levée cette hypothèque de la
transcendance, à tout instant susceptible, par son irruption souveraine,
de semer le désordre dans les esprits. Le miracle peut tout expliquer,
mais il n'explique rien ; il décourage la recherche de l'explication ob-
jective : c'est l'exception qui fait la loi. Refuser le miracle pourtant,
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 258

c'est nier la toute-puissance de Dieu, et manifester une objection de


conscience qui risque de passer pour impiété. La difficulté paraît in-
surmontable ; néanmoins la science nouvelle ne pourra naître et se
développer que sur un terrain perdu par la foi.
L'intellectualisme scolastique restitue à la raison un droit de regard
sur les articulations de la pensée ; la transcendance recule, sans perdre
ses droits, mais elle se maintient aux origines premières et aux fins
dernières. La renaissance d'un aristotélisme de stricte observance
confirme le rationalisme, mais détourne son attention de l'eschatolo-
gie. L'averroïsme padouan assure une certaine autonomie de l'intel-
lect, mais, faute de pouvoir mettre en œuvre les moyens d'une
connaissance rigoureuse, il recourt volontiers à un merveilleux imma-
nent, substitué au merveilleux religieux. La magie naturelle ne vaut
guère mieux que la magie traditionnelle ; le miracle s'est laïcisé, sans
perdre son caractère irrationnel. C'est pourquoi la connaissance à
l'époque renaissante demeure en proie à la confusion, liée à l'incapaci-
té de distinguer le possible de l'impossible.
« Éliminer le miracle, écrit Lucien Febvre, ce fut, pendant tout le
cours du XVIe siècle, la tendance de la philosophie occulte 325. » Il y a
loin de l'occultisme à la science positive. On ne détruit que ce qu'on
remplace, mais la philosophie occulte ne substitue à la crédulité reli-
gieuse qu'une autre crédulité. Pomponazzi, qui n'est pas un occultiste,
rédige vers 1520 son traité De naturalibus effectuum admirandorum
causis seu De incantationibus, publié seulement en 1556. Reprenant
certaines thèses du De divinatione de Cicéron, Pomponazzi prétend
éviter la référence à la transcendance divine : « Ou bien les miracles
sont des tours de prestidigitation ; ou bien ils n'existent que dans et par
l'imagination des témoins ; ou bien ils ont des causes naturelles qui
peuvent nous échapper, mais qui n'en existent pas moins ; car il n'y a
rien, il ne se produit rien, qui n'ait de cause naturelle 326... » On ne doit
pas surestimer la rationalité de ces principes ; leur application est vi-
ciée par l'épistémologie aristotélicienne, d'inspiration qualitative et
animiste. L'opposition entre la matière et la forme, la référence à des
qualités occultes admet au rang des « causes naturelles » toutes sortes
d'influences invérifiables. Les merveilles de la nature et ses enchan-

325 Lucien FEBVRE, op. cit., p. 245.


326 Ibid., p. 243.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 259

tements partout invoqués ne contribuent nullement à démystifier l'es-


prit. La philosophie [201] renaissante de la nature ne prépare pas l'in-
telligibilité mécaniste ; elle représente une voie sans issue.
La mutation sera d'abord spirituelle. La religion traditionnelle avait
été envahie par l'esprit de merveille ; le miracle évoquait un merveil-
leux quotidien, grand ou petit, selon qu'il mettait en cause Dieu lui-
même, ou le Diable, le Christ, la Vierge et la foule des saints, réels ou
supposés ; c'était un produit de consommation courante, associé à une
religion folklorique dont la spiritualité à fleur de peau se satisfaisait
d'images naïves et de récits exaltants. Dans la dévotion d'avant la Ré-
forme, les miracles tiennent une place considérable dont la significa-
tion exacte hésite entre celle du conte de fées, celle du roman populai-
re et celle du cinéma de patronage. La protestation réformée se dresse
contre cette dévaluation et falsification de la piété. L'Église de Rome
exploite la crédulité des fidèles, qu'elle maintient dans un état d'infan-
tilisme spirituel ; le temps est venu de retrouver l'authenticité de l'af-
firmation chrétienne. La Réformation, exigence d'un christianisme
pour adultes, commande un décapage des impuretés accumulées, et le
miracle fait partie des aspects de la vie religieuse désormais tenus en
suspicion.
Ce désir de recentrer la foi chrétienne se trouve chez des hommes
d'esprit évangélique, dont certains ne rompront pas leur allégeance à
Rome. Lucien Febvre cite une parole tout à fait significative d'Érasme,
datée de 1528, et selon laquelle « la religion des chrétiens n'est pas
fondée sur les miracles » (non pendet religio christianorum a miracu-
lis) 327. Érasme ajoute que sa foi dans les miracles relatés dans les
Écritures est d'autant plus ferme qu'il rejette les fables forgées par les
hommes. Il ne s'agit pas de mettre en cause les miracles de Jésus ; il
ne faut pas exagérer leur importance dans la révélation chrétienne.
Dès 1522, Martin Luther, dans la Préface à sa traduction du Nouveau
Testament, avait énergiquement affirmé le même point de vue. Ce tex-
te, destiné à une large diffusion, souligne que la source la plus authen-
tique de la vérité chrétienne se trouve dans l'évangile de Jean, dans les
épîtres de Paul, particulièrement l'épître aux Romains, et dans la pre-
mière épître de Pierre. « Ces livres devront être le pain quotidien de

327 ÉRASME, Lettre à Episcopus (John Longlond), 1er septembre 1518 ; dans
FEBVRE, op. cit., p. 248.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 260

tout chrétien, estime Luther. Car il n'y est pas beaucoup question de
miracles ; en revanche il y est parlé magistralement de la foi qui sau-
ve, et c'est en cela que consiste la bonne nouvelle (...) Si j'étais obligé
de choisir, je m'en tiendrais volontiers à cette prédication du Christ, et
je renoncerais à ses miracles, qui ne me servent de rien. Ce sont les
paroles de Jésus qui donnent la vie, comme il le dit lui-même 328. »
« Texte capital », commente Lucien Febvre, car il s'agit là d'une
authentique mutation de la spiritualité. Les œuvres de Jésus sont [202]
liées à la prédication de Jésus, qui leur donne leur sens ; pour Jé-
sus, comme pour le fidèle, la foi passe avant les œuvres ; car sans la
foi les œuvres ne signifient rien. « Le fait est là : des hommes qui se
jugeaient chrétiens et que des centaines de milliers de leurs contempo-
rains prirent pour guides dans les voies du christianisme ont proposé
au XVIe siècle un christianisme qui faisait bon marché des mira-
cles 329. » Là où, à travers l'Europe, prédominera la spiritualité réfor-
mée, philosophes, théologiens et savants ne se heurteront pas, en eux
et autour d'eux, à l'objection du miracle. L'idée prévaudra que les faits
miraculeux, attestés par l'autorité de la Bible, doivent être acceptés
comme tels ; mais que le temps des miracles est passé avec la résur-
rection du Christ. Si ce point de vue ne fait pas l'unanimité, il est assez
largement représenté pour autoriser la libre discussion des faits pré-
tendument miraculeux. Il n'en sera pas de même, longtemps, en pays
catholique, où la Contre-Réforme durcit les positions traditionnelles.
Celui qui critique tel miracle cautionné par l'Église fait preuve de
mauvais esprit, et se pose en libertin, sinon en athée. La foi et la bon-
ne foi insoupçonnables des Bénédictins de Saint-Maur et des Bollan-
distes parviendront seules à imposer un certain recours à la critique
historique, à la fin du XVIIe siècle, en matière d'histoire religieuse et
d'antiquités ecclésiastiques, mais les progrès seront lents.
Il est vrai que la notion de miracle recouvre un ensemble de faits
disparates, dont un bon nombre ne sont pas couverts par l'autorité reli-
gieuse. En dehors des miracula proprement dits, il existe des mirabilia
de toute espèce, et la critique de ces prodiges permet, sans danger, un

328 LUTHER, Préface au Nouveau Testament, cité ibid., p. 249. La traduction


citée est celle de Reuss, plus explicite que celle donnée dans les Œuvres de
LUTHER, Genève, Labor et Fides, t. III, 1963, p. 261.
329 Ibid., pp. 249-250.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 261

débroussaillage de l'intelligibilité. L'explication miraculeuse est tou-


jours une explication facile ; il faut la dissiper pour aller aux faits. La
célèbre anecdote de la dent d'or, que raconte Fontenelle en son Histoi-
re des Oracles (1687) se situe en 1593 : la dent d'or découverte dans
la bouche d'un enfant passe pour un miracle jusqu'au moment où, en
l'examinant de près, on découvre qu'il s'agit d'une supercherie 330.
C'est l'opinion publique, toujours avide de merveilles, qui engendre,
propage et multiplie ce genre d'illusions collectives. Montaigne, en ce
même chapitre des Essais où il donne son opinion sur les sorcières,
n'hésite pas à désacraliser le miracle : « J'ai vu la naissance de plu-
sieurs miracles de mon temps. Encore qu'ils s'étouffent en naissant,
nous ne laissons pas de prévoir le train qu'ils eussent pris s'ils avaient
vécu leur âge. Car il n'est que de trouver le bout du fil, on en dévide
tant qu'on veut. Et il y a plus loin de rien à la plus petite chose du
monde, qu'il n'y a de celle-là jusques à la plus grande. Or les premiers
qui sont abreuvés de ce commencement d'étrangeté, venant à semer
leur histoire, sentent par les oppositions [203] qu'on leur fait où loge
la difficulté de la persuasion et vont calfeutrant cet endroit de quelque
pièce fausse (...) L'erreur particulière fait premièrement l'erreur publi-
que, et à son tour après l'erreur publique fait l'erreur particulière (...)
C'est un progrès naturel. Car quiconque croit quelque chose estime
que c'est ouvrage de charité de la persuader à un autre ; et, pour ce
faire, ne craint point d'ajouter de son invention, autant qu'il voit être
nécessaire en son compte, pour suppléer à la résistance et au défaut
qu'il pense être en la conception d'autrui 331. »
Montaigne, en cette page datée de 1588, témoigne de son hostilité
de principe à l'esprit de miracle. Que les enchantements et merveilles
soient surnaturels, comme prétendent les gens d'Église, ou qu'ils
soient œuvres de nature, selon l'interprétation de Pomponazzi et de ses
disciples, Montaigne les tient en égale suspicion. Ils relèvent d'une
pathologie de la conscience individuelle et collective ; si l'on lève le
voile de la crédulité générale, la nature apparaîtra dans son devenir
propre et régulier, où les prodiges, expressions d'un anthropocentrisme

330 Le récit de Fontenelle est emprunté trait pour trait, et presque mot pour mot
au traité du médecin hollandais Antoine van DALE, De Oraculis Ethnicorum
(Amsterdam, 1683) où il figure pp. 474-475. L'Histoire des Oracles n'est
qu'une adaptation française du De Oraculis Ethnicorum.
331 MONTAIGNE, Essais, III, XI, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 997-998.
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ingénu, n'ont pas leur place. Toutefois cette idée de la nature, que
Montaigne doit à ses lectures des Anciens, demeure chez lui assez va-
gue ; Montaigne est un humaniste, non pas un homme de science ;
l'intelligibilité mécaniste, qui permettra à la science d'aller plus loin,
n'a pas encore pris conscience d'elle-même.
La tradition de Montaigne sera prolongée, dans le XVIIe siècle
français, par une famille d'esprits, lettrés de grande lecture, qui feront
profession d'esprit critique plutôt que de science exacte. Le phénomè-
ne du miracle relève à leurs yeux de la réalité humaine, et non du do-
maine naturel ; le prodige leur paraît être de l'humain plaqué sur le
réel. René Pintard cite de nombreux exemples de cette attitude d'es-
prit, hostile désormais à un folklore religieux, qui paraît exploitation
de la crédulité publique.
Le médecin Guy Patin (1602-1672), dont la science demeure aris-
totélicienne, esprit résolument anticlérical, notera, dans une sorte de
testament destiné à son fils, et rédigé moitié en latin, moitié en fran-
çais : « la superstition, qui est vraiment la honte de l'esprit humain,
triomphe aujourd'hui dans la France et principalement dans les gran-
des villes grâce à l'argent et à l'activité de tous ces moines » 332... Ce
praticien ne croit guère au miracle, dont il a tendance à penser, comme
bien après lui les encyclopédistes, que ce sont des inventions des prê-
tres. « Il y a trois choses qui regardent la religion qu'il ne faut croire
que fort sobrement, écrit-il, savoir les miracles, les apparitions des
esprits et la possession des corps, car des quatre-vint-dix-neuf qui s'en
racontent, il n'y en aura pas un de vrai 333... » Au surplus, « il ne se
fait plus de miracles » 334; le miracle et le hasard ne sont que des mots
qui dissimulent notre ignorance des causes.
[204]
Très significatif est le récit retrouvé dans les papiers d'Ismaël
Boulliau (1605-1694), érudit de la même confrérie, qui séjourne à
Rome dans les années 1640 : « L'on a vu sortir de la fumée d'un sé-
pulcre, ce qui ayant étonné le monde, l'on a foui en terre et trouvé des
os d'un mort, qu'on dit avoir été évêque, qui brûlaient. Il y a cause na-

332 René PINTARD, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siè-
cle, Boivin, 1943, p. 318.
333 Ibid.
334 Ibid., p. 290.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 263

turelle pour cela, car dans les sépulcres, il y a des vapeurs visqueuses
qui, étant échauffées par une chaleur sulfurée telles qu'il y en a sous
les terres d'Italie, sortent dehors, et le feu a pu s'attacher aux os du
mort 335... » À propos d'un autre voyageur d'Italie, Jean-Jacques Bou-
chard, Pintard souligne sa « défiance à l'égard des miracles. Miracles
inégalement attestés, à vrai dire, et sur quelques-uns desquels la fer-
veur des foules est plus affirmative que les autorités ecclésiastiques. À
tous cependant Bouchard s'intéresse, aux mieux garantis comme aux
plus incertains : implacable rationaliste, qui veut trouver à chacun une
explication où la puissance d'En haut n'ait point de part ; subtil ironis-
te, qui, d'avance, se régale de dévoiler 1' « imposture » des prêtres, ou
du moins de la déjouer. Le voici donc promu, de par sa propre volon-
té, inspecteur des fraudes pieuses sur la terre d'Italie. Et Dieu sait s'il y
a à faire, dans le royaume des Deux-Siciles ou ailleurs 336 ». Les
Confessions de Bouchard prennent l'allure d'un florilège de la supers-
tition, d'un sottisier dont la critique systématique met en œuvre, dès
les années 1631-1637, un esprit qui sera celui de Fontenelle et de Vol-
taire.
Ce réquisitoire contre les miracles appelle quelques observations.
Tout d'abord, dans le domaine catholique et dans le climat de la
Contre-Réforme, il condamne d'inadmissibles excès. Mais il les
condamne secrètement. Les documents allégués par Pintard sont sou-
vent des inédits, retrouvés sous la poussière des dépôts d'archives :
libres propos, lettres intimes entre gens d'un même clan, qui prenaient
bien garde de ne pas rompre le conformisme officiel. D'autre part, en
dépit de l'opinion de Pintard, il n'est nullement établi que les « liber-
tins érudits » furent des incroyants ou des athées. Leur objection de
conscience aux dévotions populaires entretenues par les moines et les
prêtres ne va que très rarement jusqu'à un désaveu radical du christia-
nisme. Il est difficile de percer à jour le secret des consciences. Pour
une mentalité catholique, l'anticléricalisme est suspect d'irréligion ;
une telle assimilation ne va pas de soi. La religion réformée désavoue
ces manifestations abusives d'une piété naïve, sans pour autant renon-
cer à l'exigence chrétienne. L'authenticité chrétienne ne peut apparaî-

335 Ibid., p. 290.


336 Ibid., p. 242-243.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 264

tre qu'une fois dénoncée la fonction fabulatrice, et le jeu des puissan-


ces trompeuses.
Par ailleurs, les érudits, disciples de Montaigne et de Charron, sont
des lettrés humanistes, des historiens, curieux de la réalité humaine
plutôt que de la nature des choses. Il ne suffit pas de discréditer mer-
veilles et miracles ; il faut substituer aux illusions régnantes une ex-
plication véritable des faits réels. L'élimination des prodiges [205] ne
pourra se faire que grâce à la constitution d'un système d'intelligibilité
rigoureux, et d'une méthode de contrôle expérimental. L'apport des
philosophes et des savants sera plus décisif que celui des érudits. La
solution du problème du miracle passe par la révolution mécaniste,
qui fonde un nouveau rapport de l'intelligence avec la réalité des cho-
ses. Un correspondant de Mersenne lui écrit, en 1630 : « Vous me di-
tes que vous avez de l'onguent sympathétique. Or, encore que les ef-
fets de l'aimant et de beaucoup d'autres choses naturelles, dont je ne
connais pas encore les raisons, m'empêchent de rien croire d'impossi-
ble, vous me permettrez pourtant de tenir mon jugement en équilibre
sur ce sujet jusques à ce que l'expérience que vous en ferez m'ait ren-
du plus certain 337. » À propos de ce même remède miracle, Mersenne
observe un peu plus tard : « Nous avons autant de sujet de douter de
toutes les autres guérisons magnétiques que de la force dudit onguent.
C'est pourquoi il faut vérifier avant que d'en rechercher les raisons et
les rendre aussi manifestes comme sont les propriétés de
mant 338. »
Cette attitude de contrôle rationnel, qui, de principe, refuse le mer-
veilleux, s'affirme à mesure que l'on avance dans le siècle. L'histoire
de la fausse dent d'or, où l'on veut voir un signe de scepticisme incré-
dule de Fontenelle, a été littéralement empruntée par lui au très honnê-
te pasteur Van Dale. Son interprétation correspond à l'hygiène mentale
que proposent, dans la Logique de Port-Royal, des chrétiens jansénis-
tes à la foi insoupçonnable. Arnauld et Nicole protestent contre ceux
« qui apportent des causes chimériques d'effets chimériques ». En face
d'un fait apparemment prodigieux, il faut en première urgence recourir

337 Jean BEAUGRAND, lettre à Mersenne, 31 juillet 1630, dans Correspondance


du P. Marin MERSENNE, pp. Mme TANNERY et C. de WAARD, t. II, Beauches-
ne, 1936, p. 514.
338 MERSENNE, Questions inouïes (1634), Question XXXIII, cité ibid., p. 520.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 265

au contrôle expérimental « Quand il s'agit de rechercher les causes des


effets extraordinaires que l'on propose, il faut d'abord examiner avec
soin si ces effets sont véritables ; et il y en a une infinité qu'il faut ré-
soudre de la même manière que Plutarque résout cette question qu'il
se propose. Pourquoi des poulains qui ont été courus par les loups sont
plus vites que les autres ; car après avoir dit que c'est peut-être parce
que ceux qui étaient plus lents ont été pris par les loups, et qu'ainsi
ceux qui ont échappé étaient les plus vites ; ou bien que la peur leur
ayant donné une vitesse extraordinaire, ils en ont retenu l'habitude ; il
rapporte enfin une autre solution qui est apparemment véritable : c'est,
dit-il, que peut-être cela n'est pas vrai 339. » Un tel texte est révélateur
de la nouvelle attitude d'esprit, soucieuse d'établir les faits, avant toute
interprétation. La critique historique, même en matière d'histoire ou de
légende religieuse, a pu se développer dans le milieu janséniste, sans
la moindre marque d'hétérodoxie ou d'anticléricalisme. C'est faire
[206] œuvre religieuse, au meilleur sens du terme, que de réprouver la
crédulité pour mettre en honneur la foi authentique.
La nouvelle attitude épistémologique, dont on peut voir en Bacon
l'initiateur, commande un examen systématique des faits en cause, le
miracle, le merveilleux, la spéculation gratuite ne fournissant que des
explications paresseuses. Cette procédure de la pensée s'appuie sur un
nouveau présupposé philosophique. La conception mécaniste du dé-
terminisme est liée au renouveau de la philosophie atomistique, appe-
lée à remplacer l'aristotélisme jusque-là prédominant. Démocrite en-
seignait qu'il n'y a dans la réalité que des atomes et du vide ; les com-
binaisons et agencements d'atomes forment l'essence des choses, que
notre perception nous masque au lieu de la révéler ; les qualités sensi-
bles ne sont que des illusions engendrées par la constitution de
l'homme... Cette philosophie, reprise et développée par Épicure et Lu-
crèce, puis longtemps perdue de vue, connut au XVIIe siècle une re-
naissance tout à fait remarquable ; « elle ouvrait la voie vers une claire
explication de la nature, susceptible par ailleurs d'être mathématisée.
Ce fut la croyance abstraite de Démocrite, aussi éloignée que possible
de toute vérification expérimentale, qui inspira Galilée, Boyle, Ber-

339 ARNAULD et NICOLE, La logique ou l'art de penser contenant outre les rè-
gles communes plusieurs observations nouvelles propres à former le juge-
ment (1662) ; éd. Clair et Girbal, P. U. F., 1965, p. 248.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 266

noulli et Newton 340 ». Au XVIIe siècle, d'ailleurs, comme à l'origine,


l'option métaphysique précède toute vérification possible. Le nouveau
champ épistémologique, condition d'expérience, n'est pas lui-même
objet d'expérience. L'atomisme oriente la pensée dans le sens d'une
interprétation déterministe des phénomènes. Si la réalité doit être
comprise comme un agencement d'atomes, le passage d'un état donné
à un état différent trouve sa justification par l'intervention de forces
précises agissant sur les éléments matériels en présence. Il est donc
théoriquement possible de rendre raison en rigueur du devenir ; il faut
analyser le donné complexe, en déceler les composantes simples, et
ressaisir les combinaisons de la matière et du mouvement en lesquel-
les se résout la nature des choses.
Une telle conception du monde oppose à l'idée de prodige ou de
miracle une fin de non-recevoir, fondée non plus seulement sur les
résistances du bon sens et de l'esprit critique, mais sur une vue d'en-
semble de l'économie de l'univers. L'attention s'intéresse à l'ordre plu-
tôt qu'à l'exception ; elle cherche la rigueur de l'intellect plutôt que les
amusements de l'imagination. Mersenne n'hésite pas à dénoncer les
supercheries de certains prêtres, fabricateurs de prétendus miracles
destinés à exalter la foi des populations naïves : « les vrais catholi-
ques, proteste-t-il, sont si éloignés de feindre des miracles ou d'éluder
par quelque finesse la créance d'aucun, tant rustaud et simple soit-il,
qu'ils aimeraient mieux mourir que de persuader la foi publique sous
prétexte de quelque subtilité, la proposant comme vrai miracle 341 »...
Le nouvel esprit scientifique intervient, se communique [207] de la
connaissance scientifique à la pratique morale et religieuse. « La phy-
sique mécaniste, commente Lenoble, jette dans tout ce merveilleux
facile un rayon de pureté. Tant que la physique est l'art de produire par
des trucs appropriés des effets étonnants, tant qu'elle reste la magia
naturalis, toute voisine de la magie blanche et de la magie noire, l'art
du physicien ressemble encore à s'y méprendre à celui des sorciers.
Seul cet état de fait, et la survivance corrélative des habitudes de la

340 G. de SANTILLANA, Aspects of scientific rationalism in the 19th century,


International Encyolopaedia of unified Science. II, 8, University of Chicago
Press, 1941.
341 MERSENNE, L'Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps..., 1624, t.
I, p. 565 ; cité dans LENOBLE, Mersenne ou la naissance du Mécanisme,
Vrin, 1943, p. 377.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 267

pensée symbolique, expliquent que des théologiens, d'ailleurs juste-


ment condamnés par Mersenne, aient cru pouvoir sans sacrilège se
faire sorciers pour la bonne cause. Avec une physique mécaniste, ce
vieil état d'esprit doit disparaître 342. »
Mersenne, dans son Harmonie universelle, traite au passage des
« propriétés naturelles et miraculeuses des cloches ». D'un côté, « il
est certain que les cloches n'ont point d'autres propriétés naturelles
que celles qui viennent des différents mouvements qu'elles impriment
dans l'air » ; mais ces effets naturels sont suffisants pour agir sur le
vieillissement du vin ou tuer les enfants au ventre de leur mère. On
admet aussi que ce bruit dissipe les nuées et le tonnerre : « de là vient
que l'on sonne les cloches lorsqu'il tonne ; car encore que plusieurs
tiennent que cet effet dépend de la bénédiction des cloches, dont on
use pour les dédier au service des églises, et pour les dégager de l'usa-
ge profane, et conséquemment qu'il soit surnaturel, néanmoins les au-
tres croient qu'il est naturel, à raison de l'ébranlement de l'air, qui
chasse la foudre, en l'envoyant d'un autre côté, ou en la dissipant, car
puisque le son consiste dans le battement de l'air, on peut lui attribuer
autant d'effets comme au mouvement de l'air 343 ». Le religieux Mer-
senne juxtapose l'explication physique et l'explication surnaturelle ;
pour lui l'intelligibilité profane l'emporte sur le recours au sacré.
Tel sera le mouvement de la mentalité mécaniste. Alors que le
Moyen Age était friand de miracles, alors que les meilleurs esprits de
la Renaissance se plaisaient aux merveilles et prodiges, le XVIIe siècle
dégage l'idée de loi naturelle, et la découverte des régularités imma-
nentes de l'ordre du monde lui paraît plus digne d'effort et d'admira-
tion que toutes les légendes dorées. Le sens religieux ne disparaît pas,
mais il subit une mutation intrinsèque. La foi ne culmine plus dans
l'irruption souveraine de la grâce bouleversant les hommes et le mon-
de ; elle a partie liée désormais avec l'ordre, qui devient un attribut
privilégié de Dieu lui-même.
L'apparition d'une physique des lois naturelles met le miracle hors
la loi. Il demeure possible en théorie, mais il devient beaucoup plus
rare. Dieu, qui a créé le monde à l'origine, peut intervenir souveraine-

342 LENOBLE, op. cit., p. 378.


343 MERSENNE, Harmonie universelle (1636-1637) ; Traité des Instruments, 1.
VII, question 23 ; dans LENOBLE, op. cit., pp. 379-380.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 268

ment sur le cours de la nature, et l'infléchir selon l'indication de sa


Providence, en vertu du droit de reprise inhérent à sa toute-puissance.
Mais dans ces conditions le miracle sera défini d'une manière restric-
tive et rigoureuse. On peut invoquer l'exemple de Pascal, [208] hom-
me du clan janséniste, honoré par Dieu du miracle de la Sainte-Épine
(1656). Un miracle, observe Pascal, « est un effet qui excède la force
naturelle des moyens qu'on y emploie ; et non-miracle est un effet qui
n'excède pas la force naturelle des moyens qu'on y emploie » 344. Au-
trement dit, dans le cas du miracle, la force de Dieu vient troubler le
jeu des forces naturelles ; cette action directe de Dieu, virtuellement
possible, ne se produit pas souvent. Dans le contexte de la polémique
janséniste contre les jésuites et le Saint-Siège, Pascal note que « Dieu
ne fait pas de miracles dans la conduite ordinaire de son Église » 345.
Il n'en fait pas davantage dans le cours ordinaire de la nature.
Autrement dit, avant de crier au miracle, il convient de s'assurer
qu'aucune explication naturelle n'est possible en l'espèce. De là une
sorte de contestation, qui peut paraître, à certains esprits, désobligean-
te ou sacrilège. L'intelligence humaine entre en concurrence avec
Dieu, et prétend ne lui céder qu'en dernière instance, une fois épuisés
tous ses moyens d'élucidation. Le miracle devient la proie de la raison,
et l'on ne voit pas pourquoi celle-ci ne revendiquerait pas les prodiges
mêmes que l'Écriture attribue à l'intervention divine. Thomas Browne,
qui plaide pour l'authenticité des démons et des sorcières, défend aussi
la validité des miracles bibliques, ce qui prouve qu'elle est contestée.
« Comme j'avais assisté à quelques expériences sur du bitume, et
comme, sur le naphte, j'avais plus de détails encore, le diable a mur-
muré à ma curiosité que le feu de l'autel dans la Bible, pourrait bien
être naturel, me portant ainsi à douter du miracle accompli par Élie
quand il place de l'eau dans une tranchée autour de l'autel, car cette
substance si inflammable ne cède pas facilement à l'eau, mais se
consume dans les bras mêmes de son adversaire. Ainsi le Malin orien-
tait-il ma croyance vers la conviction que la combustion de Sodome
pourrait être un phénomène naturel et qu'avant l'incendie de Gomorr-
he, le lac était déjà d'une nature asphaltique et bitumineuse. Je sais que
la manne se récoltait en abondance dans la Calabre, et Josèphe me ra-

344 PASCAL, Pensées, éd. Brunschvicg, fragment 804, pp. 701-702.


345 PASCAL, op. cit., fragment 876, p. 734.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 269

conte que, de son temps, il y avait beaucoup de cette manne en Ara-


bie. Et le diable alors de me demander : « En quoi consistait donc le
miracle du temps de Moïse ? » Les Israélites n'ont à cette époque rien
vu de plus extraordinaire que ce que les naturels de ces pays contem-
plent encore de notre temps 346. » Ainsi, confesse le médecin croyant
Thomas Browne, « le diable a joué avec moi aux échecs (...) et tandis
que je m'efforçais d'élever l'édifice de ma raison, il tentait de miner la
forteresse de ma foi. Pareils arguments diaboliques n'ont jamais préva-
lu en moi (pas plus que d'autres arguments de ce genre) au point de
m'incliner à une forme quelconque de l'incrédulité ou de m'amener à
un athéisme désespéré » 347...
[209]
Le combat retardateur mené par l'honnête Thomas Browne contre
les tentations de l'intelligence scientifique met en lumière l'avènement
de la nouvelle épistémologie, et le choc en retour qu'elle exerce sur la
relation de l'homme avec Dieu. Le médecin Browne redoute que la
science ne soit le chemin de l'athéisme ; or Browne, dont la vie s'étend
de 1605 à 1682, est le contemporain de ce XVIIe siècle anglais qui
déploie sa science de Bacon à Newton, en passant par Gresham Collè-
ge, et la Société Royale. Les virtuosi œuvrent pour le progrès de la
connaissance, sans ressentir le moins du monde la tentation de
l'athéisme ou même de l'indifférence religieuse. Dès le début du siè-
cle, leur commun inspirateur Bacon avait formulé sa confiance en une
harmonie préétablie entre la raison et la foi. « Il est tout à fait certain,
écrivait-il, et confirmé par l'expérience, que quelques avant-goûts de
science (philosophia) conduisent parfois à l'athéisme, mais qu'une
plus ample moisson ramène à la religion. En effet, au seuil de la
science, les causes secondes, plus proches des sens, s'imposent à l'es-
prit humain, qui s'attache à elles et s'y attarde, et il peut s'ensuivre un
oubli de la Cause Première. Mais lorsque l'on procède plus avant, et
que l'on découvre la dépendance des causes, leur succession, et leur
enchaînement, on découvre l'œuvre de la Providence, et l'on admet

346 Thomas BROWNE, Religio Medici, rédigé en 1635, publié en 1643, § XIX,
trad. Chassé, Stock, 1947, pp. 46-47. Browne a écrit ici le nom d'Élie pour
celui d'Élisée.
347 Ibid., § XIX-XX, p. 47.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 270

sans peine, selon la mythologie des poètes, que l'anneau le plus élevé
de la chaîne de la Nature est fixé au pied du trône de Jupiter 348. »
Cette formule assure la bonne conscience du savant. II n'a pas à
craindre, lorsqu'il essaie de démêler l'enchaînement des causes se-
condes, de revendiquer pour l'orgueil humain les secrets de Dieu. Bien
au contraire, ses découvertes, en révélant l'ordre admirable qui règne
dans la nature, l'économie des moyens et l'harmonie des fins, donnent
naissance à une piété nouvelle qui rend grâces à Dieu pour la magnifi-
cence de son œuvre. L'ordre de la création n'est pas étranger à Dieu ; il
exprime la Providence de Dieu beaucoup plus complètement et plus
parfaitement que le désordre du miracle. La spiritualité mécaniste
conserve la puissance d'émerveillement inhérente à l'esprit humain,
mais elle lui donne un nouveau point d'application. Le prestige du mi-
racle est suspect, dans la mesure où il est le fruit de la surprise, ou de
l'ignorance, peut-être une simple illusion d'optique. Or l'action du
Dieu Créateur est un seul miracle, toujours recommencé, que nous ne
percevons plus, parce que l'accoutumance nous a rendus aveugles à sa
signification. Comme le dit le poète et homme d'église John Donne,
« les choses les plus ordinaires de la nature nous paraîtraient de plus
grands miracles que les choses extraordinaires, [210] que nous admi-
rons de préférence, si elles n'avaient lieu qu'une fois ; (...) c'est la répé-
tition quotidienne qui supprime l'admiration » 349.
La même pensée se retrouve, à la fin du siècle, sous la plume du
médecin et botaniste Nehemiah Grew (1641-1712), observant, dans sa
Cosmologia sacra : « la Nature elle-même est un perpétuel miracle,
dont l'opération nous émerveillerait autant que n'importe quel miracle

348 BACON, De Dignitate et Augmentis scientiarum, 1623, liber primus ; Works,


éd. Spedding, 1857, t. I, pp. 436-437. Cf. dans le même ouvrage, 1. III, ch.
IV, pp. 570-571 : « Il s'en faut de tellement que les causes physiques détour-
nent les hommes de Dieu et de sa Providence, que bien plutôt les savants qui
se sont consacrés à les étudier ne trouvent pas d'autre issue que de recourir
en fin de compte à Dieu et à la Providence. » Ce thème baconien a été repris
et cité à plusieurs reprises par Leibniz.
349 John DONNE, Sermon on March 25th 1627 ; Eighty Sermons, London,
1640 ; cité dans R. HOOYKAAS, Natural Law and divine miracle, 2nd édi-
tion, Leyden, Brill, 1963, pp. 167-168.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 271

proprement dit, si nous n'en étions pas témoins chaque jour » 350. Tout
ce qu'accomplit la Nature, c'est Dieu qui le fait, estime Grew. Le mé-
canisme, bien loin d'exclure le miracle, l'intègre dans l'unité d'une na-
ture tout entière soumise au grand dessein de Dieu : « Ainsi Dieu peut
être vraiment la cause de tel effet particulier, bien qu'un millier d'au-
tres causes puissent être supposées intervenir, car toute la nature est
comme une grande machine (engine) qu'il a créée et qu'il tient dans Sa
main 351. » La merveilleuse industrie avec laquelle Dieu a agencé les
causes secondes permet même à Grew de faire l'économie du surnatu-
rel. Les miracles relatés dans la Bible ont été réalisés par des voies
naturelles, on peut en donner une explication scientifique. Dieu s'est
servi d'un tremblement de terre pour faire tomber les murailles de Jé-
richo. Le miracle n'est pas supprimé pour autant ; il se trouve dans le
concours des circonstances, dans l'utilisation que Dieu fait des causes
naturelles pour servir ses desseins.
Les opinions de Grew correspondent à la vision du monde la plus
générale parmi les virtuosi, chez lesquels la foi, bien loin d'être un
obstacle épistémologique, intervient comme un encouragement à la
recherche, destinée en fin de compte à rendre manifeste la gloire de
Dieu dans ses œuvres. Dans son Histoire de la Société Royale, l'un des
manifestes de l'esprit nouveau, Thomas Sprat, insiste longuement sur
l'idée que le savant « sera porté à admirer la fabrique merveilleuse de
la création et ainsi à applaudir et à adresser ses louanges là où il
faut » 352. L'interprétation scientifique de la réalité revêt d'ailleurs une
dignité supérieure à celle des explications miraculeuses, bonnes pour
les âges de sous-développement mental. « Dieu ne s'est jamais laissé
sans témoignage dans le monde. Et il est remarquable qu'il a ordinai-
rement choisi les siècles obscurs et ignorants pour y faire des mira-
cles, mais rarement ou jamais les temps auxquels la science naturelle a
prévalu, car il savait bien qu'il n'y avait pas tant de besoin de se servir
de signes extraordinaires lorsque les hommes étaient diligents aux

350 Nehemiah GREW, Cosmologia Sacra or a discourse on the universe as it is


the creature and kingdom of God (1701), p. 87 ; cité dans R. S. WESTFALL,
Science and Religion in Seventeenth Century England, Newhaven, Yale
University Press, 1958, p. 97.
351 An idea of a Phytological History propounded (1672), p. 101, cité ibid.
352 Thomas SPRAT, L'Histoire de la Société Royale de Londres (1667), trad.
française, Genève, 1669, IIIe partie, chapitre XVI, p. 419.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 272

œuvres de ses mains, et qu'ils étaient attentifs aux impressions de ses


vestiges dans ses créatures 353. » Ainsi les miracles ne sont [211] pas
démentis, et tout particulièrement les miracles de Jésus ; « je pourrais
me hasarder même de les appeler des Expériences divines de sa Déi-
té » 354; les œuvres du Christ sont « des ouvrages philosophiques faits
par une toute-puissante main » 355. De telles monstrations de la divini-
té ne sont plus nécessaires aux nommes d'aujourd'hui, instruits par les
progrès du savoir, et pour lesquels le fondement de la foi se trouve
dans la nature elle-même ; « puisqu'elle n'est qu'un instrument dans la
main de Dieu, par lequel il donne l'être et l'action aux choses, la
connaissance qu'on en a mérite si peu d'être appelée impie que plutôt
il la faudrait estimer comme divine » 356.
Le livre de Thomas Sprat s'inscrit dans une polémique entre les
Anciens et les Modernes, suscitée par le succès de l'esprit nouveau,
dont la Société Royale est désormais la citadelle 357. Il y a, en particu-
lier dans les Universités, des tenants de l'aristotélisme, qui tentent de
discréditer la jeune et déjà glorieuse institution en soutenant qu'elle
met en danger la religion traditionnelle. De là ce plaidoyer pro domo
qui, dès 1667, dresse le bilan d'une histoire vieille de quatre ans seu-
lement. La condamnation de Galilée illustre la fin de non-recevoir op-
posée par l'autorité catholique à l'esprit du temps. Le choix des virtuo-
si est tout différent, puisque leur porte-parole, Sprat, mourra revêtu de
la dignité épiscopale. Boyle est aussi fervent chrétien que grand sa-
vant ; et les membres du clergé sont nombreux aux origines de la So-
ciété Royale : John Wilkins, Isaac Barrow, John Wallis, Joseph Glan-
vill, John Flamsteed, John Ray... Leur attitude est sans doute assez
voisine de celle, en France, de prêtres catholiques comme Mersenne et
Gassendi.
Les objecteurs de conscience à la science mécaniste invoquaient
souvent en Angleterre le cas de Hobbes, rigoureux partisan de la nou-
velle intelligibilité et suspect de matérialisme et d'impiété. Le méca-

353 Ibid.
354 Ch. XVII, p. 432.
355 Ibid., p. 433.
356 Ibid., p. 431.
357 Cf. H. W. JONES, Mid-Seventeenlh century Science, some polemics, Osiris,
IX, 1950.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 273

nisme continental sera pareillement tenu en suspicion à cause de la


figure scandaleuse de Spinoza, lui aussi taxé d'athéisme. Or si, au lieu
de considérer Spinoza comme un isolé, et le Tractatus theologico-
politicus (1670) comme un météore, on prend en considération ses
relations étroites avec les remontrants et sociniens, ses amis de Hol-
lande, et sa correspondance avec Henri Oldenburg, l'infatigable secré-
taire de la Société Royale, il apparaît que son œuvre s'inscrit dans le
courant général de la spiritualité nouvelle. Sur la question du miracle,
en particulier, traitée au chapitre VI du Tractatus, les vues de
1'« athée » Spinoza sont très voisines de celles que développait, peu
d'années auparavant, le très honorable futur évêque Sprat, F.R.S.
La pensée de Spinoza se situe dans l'espace mental de la connais-
sance unitaire, où les phénomènes s'enchaînent selon l'ordre immuable
[212] des lois de la nature. « Tout ce qui arrive, arrive par la volonté
et le décret éternel de Dieu ; c'est-à-dire (...) rien n'arrive que suivant
des lois et des règles enveloppant une nécessité éternelle. La nature
observe donc toujours des lois et des règles qui enveloppent, bien
qu'elles ne nous soient pas toutes connues, une nécessité et une vérité
éternelles, et par suite un ordre fixe et immuable 358. » Le miracle, qui
serait une exception à l'ordre des lois de la nature, apparaît théorique-
ment impossible, et de plus dépourvu de toute intelligibilité réelle ; il
ne pourrait d'ailleurs, à supposer qu'il fût possible, rien nous appren-
dre de Dieu ni de ses volontés. « Quand nous savons que tout est dé-
terminé et établi par Dieu et que les opérations qui se font dans la na-
ture sont des conséquences de l'essence de Dieu, que les lois de la na-
ture sont des décrets éternels et des volitions de Dieu, il faut absolu-
ment en conclure que nous connaissons Dieu et la volonté de Dieu
d'autant mieux que nous connaissons mieux les choses naturelles et
concevons plus clairement de quelle manière elles dépendent de leur
première cause et comment elles agissent suivant les lois éternelles de
la nature 359. »
Le Dieu de Spinoza, Deus sive Natura, dans la mesure où il s'iden-
tifie à l'univers, ne conserve pas, par rapport à la réalité, cette trans-
cendance, ce recul du Créateur, qui permettrait à sa toute puissance

358 SPINOZA, Tractatus Theologien-Politicus, ch. VI ; trad. Misrahi, Œuvres de


Spinoza, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 751.
359 Ibid., p. 754.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 274

d'intervenir dans le cours des phénomènes ou des événements. Le mi-


racle se trouve exclu non pas seulement en vertu d'une rigueur logi-
que, alors que les auteurs chrétiens réservent au moins en théorie sa
possibilité, quitte à admettre qu'elle représente un cas limite, d'ailleurs
inintelligible. Quant aux faits prétendus miraculeux, Spinoza recourt,
après bien d'autres, à une explication psycho-sociologique. « Le vul-
gaire appelle miracles ou ouvrages de Dieu les ouvrages insolites de la
nature et, tant par dévotion que par désir de protester contre ceux qui
cultivent les sciences de la nature, préfère ignorer les causes naturelles
des choses et ne veut entendre parler que de ce qu'il ignore le plus et
par suite admire le plus 360. » Le miracle relève d'une pathologie de la
connaissance ; il met en œuvre la faiblesse ou la sottise de l'homme, et
non la grandeur de Dieu : « Puisque les miracles ont été faits à la me-
sure des facultés de la masse, qui ignorait totalement les principes des
choses naturelles, il est certain que les anciens ont tenu pour miracle
ce qu'ils ne pouvaient expliquer par des moyens communs, c'est-à-dire
en recourant à la mémoire pour se rappeler un cas semblable qu'on se
représente sans surprise à l'ordinaire ; le vulgaire en effet estime
connaître assez ce qu'il voit sans surprise 361. »
Ce qui est propre à Spinoza, c'est sans doute que sa théorie du mi-
racle s'inscrit dans le cadre de son herméneutique. Pour l'Écriture,
[213] « les décrets et commandements de Dieu ne sont rien en réalité
que l'ordre de la nature ; autrement dit, quand l'Écriture dit que telle
chose ou telle autre est arrivée par la volonté de Dieu, il faut entendre
simplement en réalité que cela est arrivé conformément aux lois et à
l'ordre de la nature, et non pas, comme le croit le vulgaire, que la natu-
re a pour un temps cessé d'agir, ou que son ordre a été interrom-
pu » 362. Le domaine biblique ne bénéficie pas d'une exception de ju-
ridiction par rapport à l'ordre commun de la nature. « Si donc nous
trouvons relatés dans les livres sacrés certains faits dont nous ne
connaissons pas les causes et qui semblent être arrivés en dehors de
l'ordre de la nature ou même contrairement à lui, nous ne devons pas

360 P. 749.
361 P. 752.
362 P. 758.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 275

nous y arrêter, mais croire que tout ce qui est réellement arrivé est ar-
rivé naturellement 363. »
Les faits bibliques, beaucoup plus que des témoignages de la réali-
té, doivent être considérés comme des témoignages de la mentalité.
« Dans leurs chroniques et leurs histoires, les hommes racontent leurs
propres opinions plus que les faits réellement arrivés 364. » Une saine
compréhension de l'histoire biblique présuppose une idée aussi juste
que possible de l'espace mental des Hébreux. « Pour interpréter les
miracles de l'Écriture et connaître par les récits qu'elle en donne com-
ment les choses se sont réellement passées, il est donc nécessaire de
connaître les opinions des premiers narrateurs et de ceux qui, les pre-
miers mirent le récit par écrit, puis de distinguer ces opinions de la
représentation sensible que purent avoir les témoins des faits rappor-
tés ; sans quoi nous confondrons avec le miracle lui-même, tel qu'il est
arrivé, les opinions et les jugements de ceux qui les racontent (...).
Beaucoup de choses sont rapportées comme réelles dans l'Écriture, et
étaient même crues réelles, qui n'étaient que des visions et des choses
imaginaires 365. » De même, il faut étudier avec soin le style des Écri-
tures, et les modalités expressives de la langue ; « il importe de savoir
de quels tours et de quelles figures de rhétorique usent les Hébreux ; si
l'on n'en tient pas compte, on introduira dans l'Écriture beaucoup de
miracles fictifs, que ceux qui l’ont rédigée n'ont jamais pensé à ra-
conter » 366...
Sur ce point, les analyses de Spinoza portent plus loin que celles de
ses devanciers, Mersenne ou les virtuosi, dans la mesure où il aborde
les textes sacrés avec le secours du nouvel instrument épistémologi-
que de la philologie et de l'exégèse modernes. La prise en considéra-
tion de la variable historique de la mentalité n'aboutit pourtant pas à
un historisme où, selon le mot de Ranke, chaque époque serait en rap-
port immédiat avec Dieu. Il y a, pour Spinoza, une hiérarchie des de-
grés de la connaissance, et la révélation biblique se situe au plus bas
de l'échelle. Le savant et le sage auront de l'œuvre de Dieu [214] une
connaissance plus rigoureuse ; la Bible s'adresse à un peuple encore

363 P. 759.
364 P. 762
365 Pp. 762-763.
366 P. 763.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 276

en état d'enfance spirituelle : « pour cette raison elle parle très impro-
prement de Dieu et des choses, et ceci parce qu'elle s'applique non à
convaincre la raison, mais à affecter et occuper le plus possible la fan-
taisie et l'imagination. Si l'Écriture racontait la ruine d'un État à la ma-
nière des historiens politiques, cela ne remuerait en aucune façon la
foule ; l'effet est très grand au contraire quand on dépeint ce qui est
arrivé dans un style poétique et qu'on le rapporte à Dieu, comme elle a
l'habitude de le faire. Quand donc l'Écriture raconte que la terre est
stérile, à cause des péchés des hommes, ou que des aveugles sont gué-
ris par la foi, ces récits ne doivent pas plus nous émouvoir que lors-
qu'elle raconte qu'à cause des péchés des hommes Dieu s'est irrité,
contristé, repenti du bien promis (...) et beaucoup d'autres histoires qui
sont des inventions poétiques ou expriment les opinions et les préju-
gés du narrateur » 367.
La critique du miracle par Spinoza, à sa date de 1670, reprend tous
les thèmes proposés par d'autres avant lui ; elle y ajoute des éléments
nouveaux, de manière à en faire un système à la fois radical et défini-
tif. L'intellectualisme mécaniste élimine le miracle, non par hasard,
mais par accomplissement de son exigence essentielle. La nouvelle
intelligibilité déploie un tissu sans lacune ; un seul miracle, une seule
infraction au déterminisme universel, suffirait à démentir l'affirmation
fondamentale du mécanisme. La réprobation quasi générale hautement
affirmée contre les thèses de 1'« impie » Spinoza ne doit pas faire illu-
sion. À partir du moment où l'avènement de la science entend consti-
tuer le réseau unitaire d'un savoir homogène et universel, l'élimination
du miracle correspond à l'indispensable proscription de l'exception qui
infirmerait la règle. Spinoza développe, après d'autres, plus clairement
que d'autres, la révolution galiléenne dans l'ordre de la connaissance
religieuse. La nouvelle cosmologie est solidaire d'une nouvelle théo-
logie et d'une nouvelle anthropologie. L'indétermination, la confusion
des ordres de l'expérience cède la place devant un idéal d'intelligibilité
discursive qui, de partout, chasse le mystère pour faire régner la
continuité des articulations rationnelles selon le prototype de la physi-
que mathématique.
L'anthropologie mécaniste établit l'unité du phénomène humain,
dont les manifestations se trouvent projetées sur le seul plan de l'uni-

367 P. 761.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 277

vers du discours rationnel. D'où la dénonciation des « puissances


trompeuses », selon la formule de Pascal, qui contaminent le libre
exercice de l'élucidation rationnelle. La « fantaisie »,
1'« imagination », incriminées par Spinoza, sont des instances abusi-
ves ; elles se dissipent sous la lumière de l'analyse psycho-
physiologique des mécanismes de la vie personnelle, telle qu'on la
trouve chez Gassendi, Descartes, Hobbes et Spinoza lui-même. Pour
plus d'un siècle, et jusqu'à la résurgence préromantique, l'affectivité,
l'imaginaire se trouvent discrédités en valeur et en droit ; de là le dé-
périssement du lyrisme, [215] et le triomphe de l'artificialisme dans
l'esthétique classique aussi bien que dans celle de l'âge des Lumières.
Il n'y a pas de vérité de la poésie ; la poésie est un jeu irréel qui doit
être mis au service de l'entreprise rationnelle.
Quant à la théologie, elle doit chercher sa place dans les limites de
la raison, cette raison étant conçue comme l'attribut majeur de Dieu
avant de devenir l'attribut de l'homme, et la forme suprême de son
humanité. C'est pourquoi la divinité cesse d'être honorée comme opé-
ratrice de miracles au jour le jour, qui viendraient déranger l'ordre
immuable de la nature. De tels miracles, dignes tout au plus d'un
thaumaturge, paraissent incompatibles avec la puissance et la majesté
du Créateur, qui ne saurait agir par intentions particulières. Pour la
métaphysique classique, le miracle s'identifie avec l'action divine, qui
fonde souverainement et maintient l'ordre du monde. La doctrine car-
tésienne de la création continuée, la théorie des causes occasionnelles
chez Malebranche, font de Dieu le support du déterminisme univer-
sel ; ce déterminisme est une parole donnée, dont il ne saurait se dé-
partir sans une sorte de scandale. La pensée de Spinoza n'est pas tel-
lement éloignée sur ce point de celle de Malebranche et de Descartes.
En bloquant tout le mystère de l'être dans l'acte créateur originaire, on
refoule le mystère hors du monde, et l'on donne à l'intellect, formé aux
disciplines scientifiques, un droit de contrôle sur la réalité du monde
et la réalité de l'homme.
L'exigence de la théologie mécaniste apparaît aussi dans le débat
central de la conscience religieuse au XVIIe siècle, qui concerne le
thème de la prédestination. La même interrogation se poursuit dans le
domaine réformé et dans la sphère d'influence catholique, ce qui mon-
tre bien qu'il s'agit là d'une question d'époque. Pour les calviniens, le
synode de Dordrecht tranche la question, en 1619, au profit des ortho-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 278

doxes, et contre les libéraux arminiens, mais cette solution juridique


ne parviendra jamais à s'imposer vraiment. Chez les catholiques, le
dialogue passionné entre jansénistes et jésuites, l'un des grands axes
de la culture française, sera arbitré par les pouvoirs religieux et civil à
l'inverse de la décision de Dordrecht, en faveur des Jésuites ; mais le
débat se poursuivra, et la persécution, jusqu'à la fin du siècle et même
au-delà. Or la question de la prédestination est posée par l'application
du déterminisme à la destinée des hommes, jusques et y compris le
salut final ou la perdition. Les partisans comme les adversaires de la
prédestination sont à la recherche d'une intelligibilité unitaire suscep-
tible de concilier le divin et l'humain. La thèse théocentrique souligne
l'initiative totale de Dieu ; elle correspond aux grandes doctrines mé-
taphysiques dans la mesure où l'ordre général de la nature ou de la
création ne permet pas un choc en retour du particulier sur l'universel.
Les théories libérales, au contraire, répondent à l'exigence d'une cer-
taine autonomie de la réalité humaine ; il parait inadmissible que les
conduites de l'individu, les réussites et les échecs de sa bonne volonté
soient sans influence sur le développement de sa destinée religieuse.
[216]
Tout se passe donc comme si deux déterminismes s'affrontaient :
d'un côté, le déterminisme ontologique du divin, qui accable la réalité
temporelle de l'homme sous le poids de la tragique éternité ; de l'autre
un empirisme de l'humain, où les initiatives du sujet tendent à prendre
toute la place, réduisant à rien la présence de la divinité. Les deux lo-
giques concurrentes ont pour caractère commun de réduire l'importan-
ce du miracle, qui supposerait une interférence peu admissible du di-
vin et de l'humain. Une même règle du jeu doit être appliquée toujours
et partout, et Dieu lui-même doit jouer le jeu. Théoriquement, on lui
reconnaît le droit de recourir à l'action directe du miracle, par la vertu
de sa toute-puissance ; mais une telle intervention est rendue impro-
bable par la sagesse même de Dieu, qui s'oppose à ce qui apparaîtrait
comme un désordre au sein de la réalité. Le Dieu du XVIIe siècle, à la
manière de Goethe, préfère l'injustice au désordre ; telle est d'ailleurs
l'explication que proposent Descartes, Malebranche et Leibniz en ce
qui concerne l'origine du mal.
Autrement dit, les voies et moyens de la divinité se rationalisent et
se systématisent en même temps que ceux de l'humanité. Ce qui n'a
rien d'étonnant, puisque, dans la théologie, ce n'est pas Dieu qui pense
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 279

Dieu, mais l'homme, si bien que les procédures générales de la pensée


doivent s'étendre à travers la totalité de l'espace mental. La question
du miracle cesse de préoccuper les philosophes et les savants ; les
merveilles du surnaturel ont encore prise sur l'imagination des foules ;
il y a toujours des dévotions populaires, et les spirituels, les mystiques
perçoivent toujours les signes sensibles que leur adresse la Providen-
ce. Mais la sensibilité proprement intellectuelle préfère percevoir Dieu
dans la règle, dans l'ordre, que dans l'exception, suspecte désormais
d'égoïsme ou d'égocentrisme. Le déisme correspond à cette religion de
l'universel, substituée au colloque singulier du fidèle et de son Sau-
veur.
À la fin du XVIIe siècle, les meilleurs esprits admettent que le véri-
table merveilleux se situe dans la nature elle-même, dont les méca-
nismes sont de meilleurs témoins de la puissance et de l'intelligence
divines que les prodiges imaginaires de naguère. Le miracle tradition-
nel est menacé dans son essence ; les progrès du savoir font apparaître
qu'il est relatif à la naïveté, à l'ignorance des hommes. L'étonnement
ou le non-étonnement sont des fruits de l'habitude plutôt que du juge-
ment. Bien des faits surprenants n'ont jamais surpris personne, ce qui
prouve que nous distribuons au hasard le possible et l'impossible. Les
athées refusent la résurrection ; « quelle raison ont-ils, dit Pascal, de
dire qu'on ne peut ressusciter ? Quel est le plus difficile, de naître ou
de ressusciter, que ce qui n'a jamais été soit, ou que ce qui a été soit
encore ? Est-il plus facile de venir en être que d'y revenir ? La coutu-
me nous rend l'un facile, le manque de coutume rend l'autre impossi-
ble : populaire façon de juger » 368.
Cette défense du miracle, par un esprit foncièrement religieux,
[217] est une mise en accusation du miracle. On peut aussi bien sou-
tenir que le miracle est partout, et qu'il n'est nulle part. Il est absurde
d'enlever à Dieu tout ce que l'on accorde à la raison et à la science ;
car Dieu se trouve à l'origine de la nature des choses, comme à l'origi-
ne de la pensée humaine. Il est inexact, estime Bayle, de soutenir que
« tout ce que l'on donne à la nature est autant de pris sur les droits de
Dieu, car, en bonne philosophie, la nature n'est autre chose que Dieu
lui-même agissant, ou selon certaines lois qu'il a établies très libre-
ment, ou par l'application des créatures qu'il a faites et qu'il conserve.

368 PASCAL, Pensées, éd. Brunschvicg, fragment § 222, p. 431.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 280

De sorte que les ouvrages de la nature ne sont pas moins l'effet de la


puissance de Dieu que les miracles, et supposent une aussi grande
puissance que les miracles » 369... Le miracle demeure possible ; il
évoque « une interruption du cours ordinaire de la nature, une excep-
tion aux lois générales, un événement supérieur aux causes secondes
et opposé à l'action qu'elles ont accoutumé de produire (...). Dieu, qui
est l'auteur des miracles, fait cette exception aux lois générales, afin
qu'en manifestant aux hommes l'empire qu'il a sur toutes choses, il
convertisse les incrédules et les rende inexcusables » 370. Mais cette
volonté particulière de Dieu est moins significative que sa volonté gé-
nérale ; c'est un cas d'espèce seulement.
Ainsi la pensée mécaniste, sans nier le miracle, en détourne son at-
tention, car il lui paraît dépourvu d'intérêt véritable. Leibniz, chrétien
convaincu, écrivant à Bossuet, définit fort bien le nouvel état d'esprit :
« l'on peut dire que la nature est pleine de miracles de raison et qui
deviennent miracles à force d'être raisonnables d'une manière qui nous
étonne » 371. La conjonction s'est opérée entre miracle et raison ; la
pensée désormais s'étonne non de ce qui est déraisonnable, c'est-à-dire
plus ou moins monstrueux, mais de ce qui comble et au-delà, selon
l'ordre de la connaissance véritable, son besoin d'émerveillement.
Fontenelle, dont la vie se partage entre deux siècles, célébrera le mys-
tère de la raison, mystère de la lumière. « Souvent, pour mépriser les
choses naturelles, on se jette dans l'admiration de la nature, que l'on
soutient absolument incompréhensible. La nature cependant n'est ja-
mais si admirable ni si admirée que quand elle est connue. Il est vrai
que ce qu'on sait est peu de chose en comparaison de ce qu'on ne sait
pas, quelquefois même ce qu'on ne sait pas est justement ce qu'il sem-
ble qu'on devrait le plus tôt savoir. Par exemple, on ne sait pas, du

369 BAYLE, Pensées diverses sur la Comète (1682), § 91 ; dans El. LABROUSSE,
Pierre Bayle, t. II, La Haye, Nijhoff, 1964, p. 320.
370 Réponse aux questions d'un Provincial, t. I (1704), § 25 ; cité ibid., p. 319.
371 LEIBNIZ, lettre à Bossuet, 1692, dans FOUCHER de CAREIL, Œuvres de LEIB-
NIZ, t. I, p. 276 ; cf. ibid., lettre du 18 avril 1692, pp. 348-349 : « Le vérita-
ble tempérament est d'admirer la nature avec connaissance, et de reconnaître
que, plus on y avance, plus on découvre de merveilleux ; et que la grandeur
et la beauté des raisons mêmes est ce qu'il y a de plus étonnant et de moins
compréhensible à la nôtre. »
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 281

moins bien certainement, pourquoi une pierre jetée en l'air retom-


be 372... »
Fontenelle, objecteur de conscience à l'attraction newtonienne,
[218] voit dans la gravitation universelle un mystère pour la raison. Le
génie de Newton a fait du phénomène dans son ensemble un mystère
de la raison. Mais l'incrédule Fontenelle et le très croyant Newton ont
en commun le même espace mental ; la présence à Dieu est désor-
mais, pour le siècle des Lumières, une présence au monde. La théolo-
gie du miracle cède la place à une physico-théologie ; la religion du
surnaturel inclut et assume la religion naturelle selon les exigences de
l'intelligibilité mécaniste. Le Dieu thaumaturge est devenu, tel Faust
sur ses vieux jours, un Dieu ingénieur, — ou plutôt un Dieu horloger.
Le recul du miracle, comme l'éviction des démons et des anges,
apparaît ainsi comme une forme du retrait du surnaturel dans le mon-
de et dans l'homme. L'intelligibilité mécaniste, dans sa généralisation,
inspire un nouveau rapport au monde ; la vérité revêt un caractère
opératif et technicien ; elle exprime l'enhardissement de l'humanité,
qui revendique les responsabilités de la connaissance et de l'organisa-
tion du monde. L'intelligence a prise sur les choses ; la technique
permet, de plus en plus, la transformation du milieu. Les rêves de Ba-
con deviennent réalité. C'est pourquoi il importe de réduire les îlots
d'irrationalité qui font obstacle à la réalisation progressive d'un savoir
cohérent d'ambition totalitaire. Plaie ouverte au flanc de l'intelligibili-
té, le miracle est maintenant un objet de scandale. La conscience reli-
gieuse elle-même, lorsqu'elle s'y attachera désormais, y verra le scan-
dale de Dieu, opposé à l'entreprise orgueilleuse des hommes.

372 FONTENELLE, Préface sur l'utilité des mathématiques et de la physique et sur


les travaux de l'Académie des Sciences (1733), Œuvres, éd. de 1825, t. I, pp.
57-58.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 282

[219]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

III. LE MODÈLE MÉCANISTE

Chapitre I
MACHINE

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La connaissance n'est jamais le simple affrontement d'un sujet soli-


taire et d'un objet quelconque, le premier mettant en œuvre les moyens
dont il dispose pour prendre la mesure du second, selon la seule exi-
gence d'une vérité intemporelle. La rencontre qui attire l'attention n'est
qu'un phénomène de premier plan ; la relation établie entre la pensée
et l'événement se situe à l'intérieur d'un espace mental défini par avan-
ce. Les attitudes intellectuelles qui s'incarnent au niveau du langage,
sont sous-tendues par un ensemble de valeurs, si bien que chaque in-
formation nouvelle trouve sa propre signification prédéterminée par
l'ensemble des significations déjà acquises. Chaque état de chaque
science, et d'ailleurs l'état de la communauté des sciences, forme une
circulation fiduciaire dont les aspects se cautionnent mutuellement.
De là un équilibre relatif, par consentement réciproque, entre l'ordre
de la pensée et l'ordre du monde.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 283

Cet équilibre ne régit pas seulement les connaissances disponibles ;


il s'impose aussi aux connaissances à acquérir. La recherche, pensée
en élan, prolonge les perspectives épistémologiques de l'ordre déjà
existant. L'espace de la recherche possède nécessairement les mêmes
coordonnées que l'espace du savoir, et la force motrice du progrès de
la science est la vitesse acquise, ou la force d'inertie, pour un milieu et
un moment donnés. Pour celui-là même qui veut, et qui croit, faire du
neuf, l'ancien langage et les mœurs traditionnelles de la pensée sont
déjà présentes et puissantes avant lui, avant qu'il affirme sa conscien-
ce. Il faut se quitter soi-même, et remonter la pente de ses propres
évidences. Aucune science ne commence la science, qui n'a jamais
commencé ; toute science prolonge la science, et pourtant toute scien-
ce digne de ce nom tente de recommencer la science.
Les points d'interrogation interviennent comme des affleurements
au sein du panorama épistémologique formé par l'état des questions au
moment considéré. L'espace-temps de la connaissance se déploie
comme un savoir en réseau, dont chaque maillon bénéficie de la force
[220] de résistance de tous les autres. L'innovation véritable, celle qui
ne se limite pas à un apport lacunaire doit se répercuter de proche en
proche, vaincre les résistances, et finalement changer la figure de la
réalité du monde et de la réalité de l'homme. Une telle rupture d'intel-
ligibilité impose à la conscience une révision déchirante des éviden-
ces-valeurs qui enveloppent le séjour des hommes de leur horizon pro-
tecteur.
Antiquité, Moyen Age, Renaissance recherchent la justification des
justifications dans une configuration de la totalité, dont la discipline
s'impose dans tous les domaines à tous les événements et à toutes les
interprétations. Il s'agit, en fait d'une armature dogmatique définissant
un espace fermé en dehors duquel il n'y a rien. Le macrocosme sidéral
exerce sa priorité sur le microcosme des organismes individuels ; ce-
pendant le microcosme possède une régulation interne qui reflète, en
vertu d'un principe d'harmonie analogique, l'ordre immanent de la to-
talité. Cette dualité de la perspective épistémologique ouvre à l'expli-
cation des possibilités multiples d'une très grande diversité et d'une
extrême souplesse. C'est le schéma astrobiologique du Cosmos qui a
permis le déploiement totalitaire du génie d'Aristote, la géométrie
d'Euclide, la géo-histoire de Strabon, la médecine d'Hippocrate et de
Galien. Et c'est encore le même logos cosmologique dont l'autorité
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 284

assure les synthèses de Thomas d'Aquin et des maîtres de la scolasti-


que, en attendant de servir de fondement aux spéculations de Cardan
et de Fracastor, de Paracelse et de Kepler. Toute acquisition nouvelle
s'inscrit selon des coordonnées universelles et objectives qui détermi-
nent aussitôt l'interprétation convenable. La force persuasive de cet
admirable prototype de toute connaissance apparaît clairement si l'on
songe que des bouleversements culturels aussi décisifs que la révéla-
tion du Christ ou celle de Mahomet, qui ont changé la face du monde
historique, n'ont pas remis en question celle du monde intellectuel.
La destruction galiléenne du Cosmos est la péripétie capitale de
l'histoire du savoir en Occident, événement sans précédent, et peut-
être sans second, car toutes les révolutions épistémologiques ne sont, à
côté de la révolution galiléenne, que des révolutions de palais dont la
sphère d'influence demeure limitée, alors que l'apparition de l'intelli-
gibilité mécaniste ne transforme pas seulement telle ou telle manière
de penser, telle ou telle façon de voir ; elle impose une nouvelle pen-
sée de la pensée. Rien n'est plus pareil, car, selon le mot profond de
Saint Evremond, « tout est changé ». Tout, en effet, et non pas la phy-
sique seulement. Car la révolution galiléenne prend le sens d'une
conversion interdisciplinaire. Ce qui change, ce n'est pas le système
du monde, mais le monde comme système, et l'homme dans le monde,
et le rapport de l'homme avec le monde, avec lui-même et avec Dieu.
Le globus intellectualis, selon le mot de Bacon, est l'objet d'une globa-
le transfiguration. Le mécanisme est une réforme de l'entendement
dont les effets à long terme n'ont pas cessé de se faire sentir au long
du temps jusque sur des savants qui n'ont jamais [221] songé à réflé-
chir sur le sens de cette formalisation de l'espace intellectuel.
« Au XVIIe siècle, écrivait Lenoble, l'idée a précédé l'outil 373. »
L'exigence mécaniste d'une intelligibilité de rupture a précédé et sus-
cité les moyens de son accomplissement. Le mécanisme s'est trouvé
avant de se chercher ; le présupposé de la recherche apparaît, pour
orienter la recherche, avant que les résultats obtenus ne viennent
consacrer la recherche. C'est en ce sens qu'on peut parler, avec Leno-
ble, d'une « explosion » du mécanisme. Le nom de Galilée ne suffit
pas à tout expliquer ; il est le plus ancien et le plus courageux, le plus

373 Robert LENOBLE, dans l'Histoire de la Science, Bibliothèque de la Pléiade,


N. R. F., 1957, p. 485.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 285

génial aussi, mais le mouvement qui s'incarne en lui ne se réduit pas à


lui ; la même affirmation, la même revendication s'exprimera aussi
chez d'autres, ses cadets, parfois sans qu'on puisse parler d'une in-
fluence directe. « Comme on l'a souvent remarqué, l'apparition d'une
doctrine neuve dans la science est comparable à celle d'un type nou-
veau en biologie ; elle explose partout à la fois. Dans le même temps,
elle illumine des savants qui s'ignorent et travaillent chacun de leur
côté. C'est un phénomène de ce genre qui se produit entre 1600 et
1640, lorsque, aux quatre coins de l'Europe, tous les esprits sensés se
mettent à produire les principes qui fondaient la science nouvelle.
L'explication d'un phénomène de cette ampleur ne se trouve pas, sans
doute, dans le seul progrès de la technique. On peut penser à une crise
d'extra version de la conscience collective, qui devient capable de
quitter la Natura mater pour concevoir une Nature mécaniste. Les
querelles d'érudits ne feraient qu'en masquer la simplicité et la gran-
deur 374. »
La mutation épistémologique est ensemble une mutation anthropo-
logique, pour une bonne part tout au moins des esprits éclairés de
l'époque. Le schéma du Cosmos, en fonction duquel se rassemblait et
s'articulait l'ensemble du savoir, cède la place à un schéma différent,
celui de la Machine, dont la nouvelle analogie va désormais s'imposer
dans tous les domaines. Le modèle épistémologique, clef de l'intelligi-
bilité pour une époque de la culture, est une pensée de la pensée, une
évidence de l'évidence, jamais donnée en personne, mais que la
connaissance vise en fin de compte à travers la diversité de ses objets.
Le modèle étant donné, l'explication consiste à retrouver dans tel ou
tel secteur de la connaissance une sorte d'imitation ou d'application du
prototype admis au départ. La question essentielle, et sans doute inso-
luble, serait de savoir en vertu de quelle éminence transcendante, le
modèle a été d'abord adopté. Il ne peut faire ses preuves qu'après
coup, en vertu d'une sorte de pétition de principe.
Le modèle astrobiologique du cosmos a été d'abord, il est toujours
resté, l'objet d'une appréhension religieuse. L'intuition du ciel étoile,
qui se reflète encore dans la pensée morale de Kant, regroupe et
condense dans un frémissement sacré les valeurs esthétiques et [222]
éthiques. Cette perception ontologique s'affirme pendant des siècles

374 Ibid., p. 479.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 286

dans l'Orient méditerranéen avant de trouver chez Aristote, Ptolémée


et leurs continuateurs leur forme rationnelle et scientifique accomplie.
Le modèle mécaniste ne s'impose pas avec la même autorité, avec la
même universalité. Le schéma du Cosmos garde une haute teneur my-
thique ; il réalise une condensation et épuration de représentations ar-
chaïques, autorisées à subsister sous le patronage du Logos. Au
contraire le schéma de la Machine présuppose une démythisation de
l'espace mental ; il règne sur un domaine d'où sont exclus les anges et
les démons ; il porte en germe l'effacement de tous les dieux. Les my-
thes de la machine, il y en aura, sont postérieurs à l'avènement du mé-
canisme ; le machinisme engendre la science-fiction, et celle-ci ensei-
gne le plus souvent la mort de l'homme et la mort de Dieu.
La révolution mécaniste est le corollaire non pas d'un changement
d'épistémologie mais d'une mutation de la sensibilité métaphysique.
La théorie des animaux-machines, par exemple, qui dénie aux ani-
maux toute conscience et toute sensibilité, est un scandale religieux
pour les sagesses de l'Inde, qui refusent de désolidariser l'humanité de
l'animalité. Le droit européen moderne punit d'ailleurs souvent les
mauvais traitements infligés aux animaux, ce qui est la négation, d'un
point de vue moral, du mécanisme de stricte observance appliqué aux
bêtes. Le mécanisme suppose la rupture de la communication vitale
entre l'homme et la réalité environnante, qui naguère l'englobait. Au
sein du Cosmos, l'être humain est soumis au droit commun à tous les
êtres. L'intelligibilité mécaniste situe l'homme à part, et en dehors
d'une réalité qu'il soumet à ses normes objectives. Le rapport épisté-
mologique s'établit désormais entre un sujet, pur esprit, et un objet
neutralisé, dont toute la présence se réduit à un fonctionnement qui
peut être reconstitué par une analyse appropriée.
Si le modèle du Cosmos était né, au dire d'Aristote, de l'étonne-
ment de l'homme devant l'ordre du ciel, le modèle mécaniste a son
principe dans l'émerveillement devant la machine, élevée à la dignité
de clef ou de parabole pour la compréhension du monde et de l'hom-
me. La vertu convaincante de ce modèle tient à sa radicale transparen-
ce pour l'esprit : le système complexe est obtenu par combinaison
d'éléments simples ; analyse et synthèse se vérifient mutuellement.
Dans la machine, les influences occultes sont bannies, les forces en
action peuvent être chiffrées, les résultats des opérations déduits à
l'avance. L'univers de la machine est un monde intelligible, dont tous
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 287

les aspects sont d'avance exposés ; la matière et la force se soumettent


à la prédominance de la pensée. Un mécanisme se propose comme
une pensée sans pensée, comme une simulation de pensée, le résultat
étant atteint par un objet dont la pensée s'est retirée une fois qu'elle l'a
mis au point.
Le triomphe du mécanisme, devenu l'influence prépondérante dans
le développement de la civilisation grâce à l'expansion technique et
industrielle, nous empêche de prendre conscience de l'enthousiasme
[223] révolutionnaire suscité par ses humbles débuts. L'automate fa-
briqué de main d'homme propose une figure de la création, qui fait de
l'artisan un rival du créateur. Les premières réalisations autorisent l'es-
sor de l'imagination, extrapolant les résultats obtenus, selon la dimen-
sion neuve du merveilleux mécaniste. Dès la seconde partie du XVe
siècle, les horloges et les mécanismes mis au point par les techniciens
de Nuremberg suscitent un enthousiasme extraordinaire. On en trouve
un curieux écho dans la Théologie platonicienne de Marsile Ficin, où
figure la description d'un automate que transportait le savant allemand
Regiomontanus, lors de son passage à Florence, en route pour Rome,
pendant l'été 1475. « Nous avons vu à Florence un tabernacle, dû à un
artisan allemand, où des figures d'animaux, rendues par un système
d'équilibre, solidaires d'une seule boule, se mouvaient diversement en
fonction de celle-ci ; les uns couraient à gauche, les autres à droite,
vers le haut ou vers le bas, d'autres se levaient, se baissaient, certains
en entouraient d'autres, certains encore en frappaient d'autres. On en-
tendait sonner des trompettes et des cors, chanter des oiseaux, et au-
tres phénomènes analogues qui se produisaient en grand nombre, au
seul mouvement de cette seule boule. C'est ainsi que Dieu, par son
être même (qui s'identifie en fait à son intelligence et à sa volonté),
centre infiniment simple d'où (...) tout procède comme un jeu de li-
gnes, imprime au moindre mouvement une vibration à tout ce qui dé-
pend de lui 375. »
Cette page permet de saisir à l'état naissant l'intuition première du
mécanisme. Le nouveau merveilleux enfantin se projette aussitôt en
interprétation métaphysique ; l'automate donne à voir, donne à com-
prendre, la modalité de l'action de Dieu sur le monde. Ficin est un

375 Marsile FICIN, Theologia Platonica, III, 3 ; dans André CHASTEL, Marsile
Ficin et l'Art, Genève, Droz, 1954, p. 59.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 288

contemplatif, un mystique, le jouet qu'il a vu lui fournit une parabole


épistémologique d'un type nouveau. Avec cent cinquante ans d'avan-
ce, le maître de l'académie de Florence esquisse le jardin enchanté de
l'explication mécaniste, dans lequel lui-même ne devait pas entrer.
Une voie est ouverte, dès ce temps, qui aboutira, par exemple, à la
théorie de l'Homme-Machine. Une telle entreprise, estime Descartes,
« ne semblera nullement étrange à ceux qui, sachant combien de di-
vers automates, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut
faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la
grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des vei-
nes, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque
animal, considéreront le corps comme une machine qui, ayant été faite
des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée et a en soi
des mouvements plus admirables qu'aucune de celles qui peuvent être
inventées par les hommes » 376. Descartes construit en imagination un
modèle mécanique de l'homme, dont les diverses fonctions physiolo-
giques et psychologiques déterminent les [224] opérations qu'elles
commandent, sans intervention extérieure, sans régulation immanente
autre que le dispositif une fois mis au point.
Nous connaissons trop bien les limites d'une telle explication pour
y voir autre chose qu'une figure de rhétorique fort usée, et quelque peu
infantile. Il faut admettre que ce thème a exercé pendant des siècles
une véritable fascination sur les esprits. Un théoricien de la cybernéti-
que, forme contemporaine et prestigieuse du mécanisme, définit en
ces termes la notion de modèle : « un modèle d'un mécanisme donné
est un mécanisme construit de manière à présenter avec le mécanisme
donné certaines analogies, dans le but de suggérer par l'étude de son
fonctionnement certaines analogies » 377. L'automate, l'horloge ne
sont évidemment que des modèles rudimentaires, modèles pour expé-
riences de pensée plutôt qu'objets réels. Mais le jeu des analogies se
reflétant en miroir devait modifier de proche en proche l'image de
l'homme et l'image du monde, en même temps que celle de Dieu.
L'automate donne à voir ; il ouvre à la réflexion une possibilité d'ex-
pansion prodigieuse : « nous voyons des horloges, des fontaines artifi-

376 DESCARTES, Discours de la Méthode, 5e partie ; Œuvres de DESCARTES,


Bibliothèque de la Pléiade, N.R.F., 1952, p. 164.
377 COUFFIGNAI., dans L'Ère Atomique, Encyclopédie des Sciences modernes,
Genève, Kister, t. VIII, 1958, p. 16.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 289

cielles, des moulins et autres semblables machines qui, n'étant faites


que par des hommes, ne laissent pas d'avoir la force de se mouvoir
elles-mêmes en plusieurs diverses façons, et il me semble que je ne
saurais imaginer tant de sortes de mouvements en celle-ci, que je sup-
pose être faite des mains de Dieu, ni lui accorder tant d'artifice, que
vous n'ayez sujet de penser qu'il y en peut avoir encore davanta-
ge » 378... La réalité dépasse la fiction, l'homme-machine, artifice de
pensée, est moins artificiel que l'homme réel tel que Dieu l'a fait. Mais
la fiction de la science est assurée, d'ores et déjà, de posséder le fil
conducteur de la création divine.
Selon Koyré, « la comparaison de l'œuvre du créateur à celle de
l'horloger », aurait été formulée pour la première fois par Jean Buri-
dan 379. Le perfectionnement des techniques devait augmenter la va-
leur exemplaire des mécanismes. Buridan vit pendant les deux pre-
miers tiers du XIVe siècle, et c'est seulement à partir du XVe siècle
que les horloges, grandes et petites, connaissent une diffusion nouvel-
le, en même temps que se développe l'habileté des artisans. On cons-
truit, au XVIe siècle, des horloges astronomiques, permettant de suivre
le mouvement des planètes, véritables simulateurs de l'état du ciel au
long des heures. L'idée s'impose dès lors que l'horloger est le répéti-
teur de l'action divine ; l'habile ouvrier refait en petit ce que le Créa-
teur réalisa en grand à l'échelle du ciel. En fait, la mesure du temps est
descendue du ciel sur la terre ; ce sont les astres qui scandent toute
chronométrie ; la première montre est un cadran solaire, et les heures,
avant de désigner les gradations régulières portées sur un cercle, fu-
rent des déesses déléguées du ciel pour offrir aux hommes le gracieux
présent des opportunités favorables.
[225]
Il n'y a pas lieu de s'étonner si les astronomes furent parmi les
premiers à faire profession de cette intelligibilité horlogère qui inspire
le mécanisme. Elle s'affirme déjà dans le premier exposé de la pensée
de Copernic, la Narratio prima, publiée en 1540 par Joachim Rheti-
cus, le fidèle disciple du maître : « Puis donc que nous voyons que ce
seul mouvement de la Terre suffit pour produire un nombre presque
infini d'apparences, ne devons-nous pas attribuer à Dieu, le Créateur

378 DESCARTES, Traité de l'Homme, éd. citée, p. 807.


379 A. KOYRÉ, la Révolution astronomique, Hermann, 1961, p. 94, en note.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 290

de la nature, l'habileté que nous observons chez de simples fabricants


d'horloges. Car ils évitent soigneusement d'insérer dans leur mécanis-
me des roues inutiles ou telles que leur fonction puisse être accomplie
d'une manière plus parfaite par une autre roue grâce à un petit chan-
gement de sa position 380. » Le mécanisme fournit une illustration
frappante de la corrélation entre l'anthropologie et la théologie tout au
long de l'histoire du savoir. L'homme se découvre à l'image de Dieu,
mais découvre Dieu selon les normes de son action propre et de sa
propre efficacité. La découverte d'un nouveau pouvoir enrichit en-
semble et l'image de Dieu et l'image de l'homme.
La parabole de l'horloge, passée à l'état de lieu commun, permet
d'éliminer l'animisme inhérent à la philosophie renaissante de la natu-
re. L'horloge simule la vie, mais, faite de main d'homme, elle n'est pas
vivante. Cette transition de l'animisme au mécanisme apparaît en par-
ticulier dans la pensée de Kepler, qui, préparant son Astronomia nova
ou physique des cieux explorés sur la base de la loi de causalité...,
écrit à Herwart von Hohenburg : « Je suis fort occupé de l'étude de la
cause physique. Mon but est ici de soutenir que la machine céleste
n'est pas une sorte d'animal divin, mais plutôt une sorte d'horloge (ce-
lui qui se figure que l'horloge est vivante rend hommage à l'ingéniosi-
té de l'artisan) ; et ceci dans la mesure où presque tous les mouve-
ments divers qui s'y accomplissent dépendent d'une force magnétique
unique et très simple, de même que dans une horloge tous les mouve-
ments dépendent d'un poids très simple. De plus, je montre comment
présenter cette conception physique au moyen des calculs de la géo-
métrie 381. »
Kepler met en lumière l'ambiguïté inhérente à l'expression tradi-
tionnelle de machine céleste (coelestis machina). Depuis ses origines
grecques, le mot « machine » désigne l'idée d'un assemblage artificiel
d'éléments, grâce à l'intervention d'un maître d'œuvre, humain ou di-
vin, qui peut être, par exemple, le démiurge platonicien du Timée. Ni-
cole Oresme, au XIVe siècle appelle « machine corporelle » l'ensem-
ble des corps qui composent le monde. Le thème du Dieu technicien

380 (RHETICUS), De Libris Revolutionum (...) Nicolai Copernici (...) Narratio


prima, Dantzig, 1540 ; dans KOYRÉ, op. cit., p. 34.
381 KEPLER, lettre à Herwart von Hohenburg, 10 février 1605, Gesammelte
Werke, hgg. von Max Caspar, München, 1938, t. V, p. 28.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 291

ou horloger a donc de très anciennes racines ; l’homo artifex s'est tou-


jours senti l'imitateur d'un Deus artifex. Le monde prémécaniste est un
artifice vivant d'où le mécanisme retirera la vie ; la machine platoni-
cienne du monde est mue par une âme du monde ; le monde-machine,
[226] l'animal-machine du mécanisme fonctionnent sans âme ; il leur
suffit d'un moteur. L'âme se retire du corps matériel pour s'identifier
avec la conscience et la pensée.
Cette péripétie, inspirée par l'analogie horlogère, est soulignée
chez Descartes : « Toutes les choses qui sont artificielles sont avec
cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures
par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins
naturel qu'il l'est à un arbre de produire des fruits 382... » Le même
Descartes évoquant la « machinerie du corps », en laquelle se résout
l'existence animale, affirme la légitimité d'une telle extrapolation :
« Du moment que l'art est un imitateur de la nature, et que les hommes
peuvent fabriquer des automates variés dans lesquels, sans aucune
pensée, se trouve le mouvement, il semble conforme à la raison que la
nature produise aussi ses automates, mais qui l'emportent de beaucoup
sur les produits de l'art, à savoir toutes les bêtes 383»...
L'intelligibilité mécaniste permet à l'esprit de prendre ses distances
par rapport à la matière. L'automate matériel, œuvre de l'esprit, perpé-
tue l'œuvre de l'esprit en fonctionnant alors même que l'esprit a cessé
d'y être présent. On peut hésiter sur la question de savoir où passe la
ligne de démarcation entre la pensée et la réalité que la pensée n'habite
pas. « La machine d'arithmétique, observe Pascal, fait des effets qui
approchent plus de la pensée que tout ce que font les animaux ; mais
elle ne fait rien qui puisse faire dire qu'elle a de la volonté comme les
animaux 384. » Que la frontière entre la matière et la conscience passe
en deçà ou au-delà du règne animal, ce qui est certain c'est qu'il y a
une frontière. Aux yeux de Descartes, l'homme est constitué par la
conjonction difficilement intelligible d'un automate corporel et d'une
pensée immatérielle. L'homme est un corps dans le monde des corps

382 DESCARTES, Principes de la Philosophie, 1. IV, § 203 ; édition Adam-


Tannery, t. IX, p. 321.
383 Lettre à Morus, 5 février 1649 ; Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, p.
1319.
384 PASCAL, Pensées, éd. Brunschvicg, fragment 340.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 292

en même temps qu'un esprit dans le règne des esprits. « Tout ce qui se
fait dans le corps de l'homme et de tout animal, dit de son côté Leib-
niz, est aussi mécanique que ce qui se fait dans une montre 385. »
Le nouveau modèle épistémologique substitue à l'évidence d'une
continuité de toute réalité une évidence de rupture. L'esprit se déprend
de son corps, pour le soumettre à une nouvelle obéissance, ce qui ne
fait d'ailleurs que déplacer les difficultés. L'intuition fondamentale du
savoir mécaniste fascine d'abord la pensée par les facilités qu'elle of-
fre au libre déploiement de la connaissance. L'arrachement de soi à
soi, la distance prise par l'esprit, démis de son corps, ne paraissent pas
payer d'un prix excessif la conquête du monde intelligible. Désormais
l'univers matériel dans son entier forme un ensemble cohérent, soumis
à une discipline uniforme. Les âmes éparses dans les corps, selon la
philosophie de la nature traditionnelle, constituaient [227] autant
d'îlots de résistance à l'application des lois de la nouvelle physique.
Aux yeux de celle-ci, la matière n'a plus de replis ; elle est entièrement
exposée à l'inspection de l'esprit, qui ne désespère pas de parvenir un
jour à la démonter dans son ensemble.
Telle est l'opinion commune des savants de la seconde moitié du
siècle, un Christian Huygens, un Claude Perrault ou un Robert Boyle.
La parabole de l'horloge s'impose à leur pensée avec d'autant plus de
facilité qu'ils sont les témoins et parfois les artisans des progrès de la
chronométrie, grâce à l'intervention de mécanismes de régulation de
plus en plus précis. Leur hypothèse de travail est formulée par Boyle,
l'un des apologistes de la physique mécaniste, dans un essai de 1663
sur l’Utilité de la Philosophie expérimentale. « Au commencement,
écrit Boyle (...) Dieu (...) créa les parties du monde et les plaça dans
de telles situations, et leur imprima de tels mouvements, qu'à l'aide de
son concours ordinaire pour les conserver, les phénomènes qu'il vou-
lut faire apparaître dans l'univers doivent s'ensuivre de façon aussi or-
donnée, et se manifester dans les corps agissant nécessairement selon
ces lois, quoiqu'ils ne les comprennent en aucune façon (...), de même
que dans l'horloge de Strasbourg les diverses pièces qui composent cet
ingénieux mécanisme sont ainsi conçues et adaptées, et sont animées
d'un tel mouvement que, bien que les nombreuses roues, et les autres
parties, se meuvent dans des sens différents, et ceci sans la moindre

385 LEIBNIZ, Opera philosophica, éd. Erdmann, Berlin, 1840, p. 777.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 293

intelligence ni intuition, cependant chacune joue son rôle dans l'ordre,


en vue des diverses fins pour lesquelles elles ont été créées, aussi ré-
gulièrement et aussi uniformément que si elle connaissait et s'efforçait
d'accomplir son devoir 386. »
Aux yeux d'un des plus grands esprits de l'âge mécaniste, l'horloge
de Strasbourg, demeurée à travers les siècles un centre d'attraction
pour les badauds du dimanche, apparaît comme la meilleure parabole
du système du monde. On peut s'étonner de voir que de tels enfantil-
lages aient paru si riches de signification à des philosophes et savants
d'une indéniable grandeur. A ce compte, le génie des temps modernes
serait le mécanicien Vaucanson (1709-1782), dont les ingénieuses
créations fascinèrent tout un siècle : un canard automatique, un tam-
bourinaire, un joueur de flûte etc. Dès son enfance, écrit Condorcet,
« le plaisir d'arranger une petite chapelle était au nombre des amuse-
ments que sa mère lui permettait ; bientôt il orna cette chapelle de pe-
tits anges qui agitaient leurs ailes et de prêtres automates qui imitaient
quelques fonctions ecclésiastiques » 387... Mais ce paradis artificiel et
puéril dissimule la signification de la parabole mécaniste. Fil d'Ariane
de l'intelligibilité, elle permet un nouveau cheminement de la pensée
scientifique pour le déchiffrement d'une [228] réalité dont l'économie
interne était jusque-là demeurée hors de portée de la connaissance.
Boyle lui-même en est conscient ; il s'agit là d'une procédure épis-
témologique dont l'emploi doit être indéfiniment généralisé : « il me
semble que l'emploi des mathématiques et de la mécanique a été par
trop limité aux astres, à la terre, à l'eau et à certains aspects visibles de
la nature, alors que le savant pourrait étendre leur application à de
nombreuses autres productions de la nature aussi bien que de
l'art » 388. Archimède a développé l'hydrostatique par l'application de
la statique ; Torricelli et d'autres ont étendu les principes de l'hydros-
tatique au mercure du baromètre. De même « les mathématiques et la
mécanique pourraient apporter une aide considérable aux sciences de

386 On the Usefulness of experimental philosophy (I, 4), 1663 ; Works, 1744, t.
I, p. 446 ; dans Marie BOAS, La méthode scientifique de Robert Boyle, Re-
vue d'Histoire des Sciences, 1956, p. 123.
387 CONDORCET, Éloge de Vaucanson ; dans Joseph FAYET, La Révolution fran-
çaise et la Science, Marcel Rivière, 1960, p. 293.
388 BOYLE, The Usefulness of experimental Philosophy (1663), III, 3 ; Works,
edited by Robert Shaw, 2nd édition, London, 1738, t. I, p. 128.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 294

la nature, par le moyen de schémas, figures, représentations et modè-


les. Ceux-ci facilitent grandement à l'imagination la conception de
nombreux phénomènes ; par ce moyen l'intellect peut les juger, et en
déduire de nouvelles conséquences. Il serait extrêmement difficile,
sinon impossible, de mener à bien certaines fastidieuses démonstra-
tions géométriques sans le secours d'une figure visible, pour ne rien
dire de la peine qu'on a à enseigner la cosmographie et la géographie
sans le secours d'illustrations matérielles et de globes. Chacun sait
combien les figures et les modèles sont nécessaires pour la construc-
tion des bateaux, édifices, machines et autres structures. Non seule-
ment la mécanique, les mathématiques et l'anatomie ont besoin de
schémas et de représentations pour éclaircir les idées, mais beaucoup
de réalités physiques peuvent être éclairées de cette manière. Si Des-
cartes a été le premier introducteur de cette méthode, nous devons lui
en être obligés ; car, comme dit Platon, Dieu agit toujours géométri-
quement ; de même, la nature, en bien des cas, agit mécaniquement,
dans les animaux, les plantes et bien d'autres corps (bodies). Une bon-
ne représentation visible des dispositifs curieux et beaux qu'ils
contiennent peut grandement nous aider à nous en faire une juste
idée » 389...
Le modèle mécaniste parvient, dans cette page, à une pleine cons-
cience de lui-même, en tant que donateur d'une intelligibilité suscepti-
ble de s'étendre à la nature entière. Boyle est né en 1627 ; or, dès
1628, son illustre compatriote Harvey décrit pour la première fois
d'une manière précise le fonctionnement du cœur humain ; il souligne
que le double mouvement des oreillettes et des ventricules obéit à un
seul rythme exactement accordé : « Cela se fait, écrit Harvey, par la
même raison que dans les machines, où une roue en meut une autre, et
toutes paraissent se mouvoir en même temps 390. » Et le physiologiste
prend l'exemple du mousquet : le mécanisme du tir se décompose en
une série d'opérations qui se succèdent en un clin [229] d'œil, si bien
qu'elles semblent se produire en même temps. De même, la déglutition
met en œuvre la langue, le larynx et tous les muscles de la bouche.
« Tous ces mouvements, réalisés par des organes divers et opposés,

389 Ibid., pp. 128-129.


390 William HARVEY, Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in
animalibus (1628), ch. V ; éd. de Rotterdam, 1648, p. 61.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 295

mais avec ordre et harmonie, semblent constituer un mouvement uni-


que et une unique action, que nous appelons déglutition 391. »
Cette analyse du mouvement et du fonctionnement du cœur (cordis
motus actio et functio) réalise sans doute la vérification du présupposé
mécaniste par une découverte scientifique du premier ordre. Elle fait
de Harvey (1578-1651) le Galilée de la médecine. En même temps, le
génie de Harvey découvre la possibilité de généraliser le résultat : si le
cœur fonctionne comme une machine, les autres fonctions organiques
doivent s'analyser de la même manière, comme le prouve l'exemple de
la déglutition. La voie est ouverte vers le modèle mécaniste d'une fé-
dération de fonctions ; un être vivant est une machine composée. Tel
est le principe de l'animal-machine, qui se trouve chez Descartes, mais
aussi, à la même époque, chez d'autres penseurs, tel Mersenne qui,
dans son Harmonie Universelle (1636-1637), évoque le plus beau des
ballets royaux, ayant coûté mille millions d'or, ou davantage :
« Néanmoins il n'aurait pas tant de beauté ni d'industrie que la compo-
sition et le mouvement d'un moucheron qui, tout seul, renferme plus
de merveilles que tout ce que l'art des hommes peut faire et représen-
ter ; de sorte que si l'on pouvait acheter la vue de tous les ressorts qui
sont dans ce petit animal, ou bien apprendre l'art de faire des automa-
tes et des machines qui eussent autant de mouvements, tout ce que le
monde a jamais produit en fruits, or et argent ne suffirait pas pour le
juste prix de la simple vue desdits ressorts 392. »
Le moucheron-machine de Mersenne n'a pas de valeur scientifique,
tout de même que la biologie cartésienne, laquelle ne présente aucune
valeur réelle, Descartes n'ayant été, au dire de Jean Rostand, qu'un
« piètre biologiste » 393. Mais de véritables savants développeront une
anatomie et une physiologie précises et exactes selon l'esprit du méca-
nisme. L'anatomiste anglais Tyson présentant, en 1681, la traduction
d'une étude approfondie consacrée à l'un de ces « moucherons », dont
parlait Mersenne, par le grand savant hollandais Swammerdam, justi-
fie en ces termes cette publication : « jusqu'ici la majeure partie de ce

391 Ibid., p. 62.


392 MERSENNE, Harmonie universelle, Traités de la Voix et des Chants, I. II
prop. XXII, pp. 159-160, dans LENOBLE, Mersenne ou la naissance du Mé-
canisme, Vrin, 1943, pp. 74-75.
393 Jean ROSTAND, Préface à L. CHAUVOIS, Descartes, sa méthode et ses erreurs
en Physiologie, édition du Cèdre, 1966, p. 7.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 296

que nous avons vu ne concernait que l'enveloppe extérieure (shell) ;


de bien plus grands trésors sont cachés à l'intérieur ; et si nous vou-
lions comprendre comment la Nature parvient à donner la vie et le
mouvement à ces automates, il nous faudrait ouvrir la boîte, démonter
toutes les roues et les ressorts et observer avec soin comment la nature
les assemble. Ce n'est pas seulement la science [230] naturelle (Phy-
sick), mais aussi une grande partie de la philosophie qui se trouvera
grandement améliorée par une telle analyse des corps animaux ». Le
fondateur de l'anthropologie moderne, estime que « l'anatomie d'un
animal sera une clef pour en comprendre d'autres » 394. L'historien de
Tyson ajoute que « Tyson recourt fréquemment à l'analogie de la
montre avec son boîtier, ses roues et ses ressorts ». Selon lui, l'origine
de cette imagerie serait à rechercher dans le fait que « à cette époque,
et depuis de nombreuses années, son ami Hooke avait l'esprit tout
plein de roues et de ressorts, à cause des nouveaux chronomètres qu'il
avait inventés » 395. Mais la parabole de la montre, par delà l'amitié de
Tyson et de Hooke, est un archétype, à la fois conscient et incons-
cient, qui s'impose un peu partout et à tous, avec la contrainte obsé-
dante d'une représentation collective. La valeur convaincante du mo-
dèle épistémologique est même telle que la théorie du monde-
machine, de l'animal-machine et de l'homme-machine a pour prolon-
gement naturel l'idée d'une mécanisation de la pensée. La machine
arithmétique de Pascal peut servir ici d'intermédiaire ; elle constitue
un simulateur des opérations de l'esprit. La machine n'est pas esprit,
mais, par délégation de l'esprit, elle peut exécuter certaines des fonc-
tions de l'esprit. De même que la montre rend intelligibles certaines
activités du corps, la machine à calculer joue le rôle de révélateur pour
certains aspects de l'activité de la pensée. Elle entre dans les multiples
projets de Leibniz, qui y voit le moyen privilégié pour une économie
de l'effort humain. Une lettre à Arnauld, en novembre 1671, sorte de
panorama de l'espace mental leibnizien, mentionne « deux machi-
nes », l'une arithmétique, capable d'effectuer les diverses opérations
« presque sans aucun travail de l'esprit », et l'autre géométrique, dont

394 Edward TYSON, Préface à l'édition anglaise de SWAMMERDAM, Ephemeri


vita or the natural history and anatomy of the Ephemeron, a fly that lives
but five hours, London, 1681 ; dans Ashley MONTAGU, Edward Tyson, Phi-
ladelphia, The American Philosophical Society, 1943, p. 125.
395 Ashley MONTAGU, op. cit., ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 297

les performances sont plus remarquables encore ; « elle inaugurera,


sans tables, sans calculs, sans dessins, une nouvelle méthode de dé-
termination mécanique des équations analytiques, des proportions et
transformations des figures, une méthode de progrès géométrique
orienté, autant qu'il est besoin, vers la pratique de la vie » 396. Une
autre lettre, datée de 1678, à la princesse Elisabeth, reprend le même
thème : Leibniz dit avoir présenté sa machine arithmétique aux « So-
ciétés royales de France et d'Angleterre », qui l'ont beaucoup admi-
rée 397. La liaison apparaît entre le thème du calcul mécanique et celui
de l'art d'inventer, de formuler par les moyens les plus simples le plus
grand nombre de combinaisons possibles. Les projets de la langue
universelle, de la caractéristique et de la combinatoire, auxquels Leib-
niz ne [231] cessera de s'intéresser, ont pour intention commune une
simplification des procédures de la pensée, telle que, à la limite, elles
pourraient être confiées à des dispositifs mécaniques.
L'imagination de Leibniz se prolonge en rêveries de science-
fiction, beaucoup plus hardies que celle du légendaire joueur
d'échecs : « Il n'y a pas de doute qu'un homme pourrait faire une ma-
chine capable de se promener quelque temps par une ville et de se
tourner justement au coin de certaines rues. Un esprit incomparable-
ment plus parfait, quoique borné, pourrait aussi prévoir et éviter un
nombre incomparablement plus grand d'obstacles ; ce qui est si vrai
que si ce monde, selon l'hypothèse de quelques-uns, n'était qu'un
composé d'un nombre infini d'atomes, qui se remuassent suivant les
lois de la mécanique, il est sûr qu'un esprit fini pourrait être assez re-
levé pour comprendre et prévoir démonstrativement tout ce qui y doit
arriver dans un temps déterminé ; de sorte que cet esprit pourrait non
seulement fabriquer un vaisseau capable d'aller tout seul à un port
nommé, en lui donnant d'abord le tour, la direction et les ressorts qu'il
faut ; mais il pourrait encore être capable de contrefaire un hom-
me 398… » Le mécanisme généralisé aboutit, à la limite, à un simula-
teur de pensée ; un engin, programmé selon les normes de la cyberné-

396 LEIBNIZ, lettre à Antoine Arnauld, début novembre 1671 ; Philosophischer


Briefwechsel, hgg von der preussischen Akademie der Wissenschaften,
Zweite Reihe, Bd. I, 1926, p. 180.
397 Lettre à la Princesse Elisabeth (?), 1678, ibid., p. 433.
398 LEIBNIZ, Réplique aux réflexions contenues dans la Seconde Édition du Dic-
tionnaire de M. Bayle... Opera philosophica, éd. Erdmann, pp. 183-184.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 298

tique à venir, permet la réalisation anticipée de ce que sera la naviga-


tion sans pilote.
Le modèle mécaniste fonde une analogie entre les deux domaines
du conscient et du non conscient, que tout paraissait opposer. Plus
exactement, le schéma de la machine, qui vaut souverainement de
l'ordre matériel, permet dans l'ordre spirituel une sorte d'analyse, qui
dissocie les fonctions supérieures, au niveau de la conscience, et d'au-
tres, qui peuvent s'accomplir en dehors d'elle. L'application de la no-
tion d'automatisme à la vie psychologique et intellectuelle ne va d'ail-
leurs pas sans ambiguïté. Par exemple, le mot automate figure à deux
reprises dans le petit traité de Spinoza De la Réforme de l'Entende-
ment, rédigé vers 1661. Il existe, écrit d'abord Spinoza, « des hommes
à l'esprit aveuglé, soit de naissance, soit par préjugés (...) Ces gens
n'ont même pas conscience d'eux-mêmes ; qu'ils affirment ou doutent,
ils ne savent pas qu'ils affirment ou qu'ils doutent (...) Aussi faut-il les
considérer comme des automates totalement dépourvus d'esprit » 399.
L'automatisme mental désigne ici une zone inférieure de l'existence,
où vivent des sous-hommes. Or, quelques pages plus loin, à propos de
la connaissance de la vérité, Spinoza affirme que « l'idée vraie est
simple ou composée d'idées simples » ; par ailleurs « ses effets objec-
tifs dans l'âme sont en corrélation avec l'essence formelle de l'objet ».
Ainsi se précise le thème d'une intelligibilité susceptible d'une mise en
forme de style déterministe : « Ce qui revient à dire, comme firent les
Anciens, que la vraie science [232] procède de la cause aux effets. A
cela près que jamais, me semble-t-il, ils n'ont conçu comme nous,
l'âme agissant selon des lois déterminées et pour ainsi dire comme un
automate spirituel 400. »
La notion d'automatisme signifie que l'ordre des idées, indépendant
de l'ordre des causes et des choses, développe néanmoins, en vertu de
sa spontanéité autonome, le même schéma d'intelligibilité. Le monis-
me de Spinoza, qui formule ses expressions selon l'ordre de la géomé-
trie, trouve dans l'automate spirituel la forme suprême de la vérité
universelle ; s'il y a un mécanisme au-dessous de la raison, et indigne
d'elle, il y a un mécanisme au-delà de la raison, et que toute raison

399 SPINOZA, Traité de la Réforme de l'Entendement (1661), § 47-48 ; Œuvres


de SPINOZA, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, trad. Caillois, pp. 172-173.
400 Ibid., § 85, pp. 188-189.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 299

s'efforce d'imiter. Dans un contexte différent, la même image de l'au-


tomate se retrouve chez Leibniz : « Tout est donc certain et déterminé
par avance dans l'homme, comme partout ailleurs, et l'âme humaine
est une espèce d'automate spirituel 401. » Métaphysique, physique,
psychologie obéissent aux mêmes normes, ainsi que l'atteste encore
Spinoza lui-même. Si le livre galiléen de la nature est écrit en signes
géométriques il en est de même pour le livre spinozien de l'homme :
« Je traiterai donc de la nature et de la force impulsive des sentiments
et de la puissance de l'esprit sur eux selon la même méthode qui m'a
précédemment servi et je considérerai les actions et les appétits hu-
mains de même que s'il était question de lignes, de plans ou de
corps 402. »
La parabole de la machine fournit aussi le prototype de l'ordre dans
l'homme et de l'ordre entre les hommes. La notion d'équilibre, venue
du vocabulaire de la physique, désigne désormais une vertu humaine ;
et, du domaine anthropologique, elle s'étend au domaine social et poli-
tique, en un temps où la préoccupation de l’« équilibre des puissan-
ces » tend à devenir une règle de la diplomatie européenne. Cette gé-
néralisation de l'archétype mécaniste apparaît dans le discours que
fait, en 1636, Joachim Jung, recteur des écoles de Hambourg, sur le
thème Du Bien de la concorde et du Mal de la Discorde entre les ci-
toyens : « Il en va de la vie humaine comme des horloges, estime
Jung ; lorsque le poids ne convient pas, ou lorsque les rouages se dé-
règlent, alors les heures sont indiquées de manière inexacte, ou bien
l'horloge s'arrête. De même, lorsque les esprits perdent tous ensemble
l'équilibre de la concorde, on néglige les devoirs et cela finit
mal 403... »
Le thème de la machine sociale, de son équilibre et de ses dérè-
glements a trouvé plus tard son expression la plus remarquable dans le
Léviathan de Hobbes (1651), qui n'est pas autre chose que l'applica-
tion de la théorie de l'animal-machine au corps social, ainsi que le
précise l'Introduction de l'ouvrage : « La Nature, cet art par lequel

401 LEIBNIZ, Théodicée (1710), I, § 50 ; édition JANET, Œuvres philosophiques


de LEIBNIZ, Alcan 1900, t. II, p. 113.
402 SPINOZA, Éthique, 3e partie, Introduction, trad. Caillois, Œuvres de SPINOZA,
Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 468.
403 JUNG, De Concordiae bono et discordiae malo (1636), dans G. GURHAUER,
Joachim Jung und sein Zeitalter, Stuttgart und Tübingen, 1850, p. 106.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 300

[233] Dieu a fait et gouverne le monde, est en ceci comme en beau-


coup d'autres choses imitée par l'art humain : l'homme peut faire un
animal artificiel. Puisque en effet la vie n'est qu'un mouvement des
membres (...), pourquoi ne pourrions-nous pas dire que tous les Auto-
mata (c'est-à-dire les machines qui se meuvent d'elles-mêmes par des
ressorts et par des roues comme le font les horloges) ont une vie arti-
ficielle ? Qu'est-ce en effet que le cœur, sinon un ressort ? Qu'est-ce
que les nerfs sinon des cordes, et qu'est-ce que les articulations sinon
des roues qui communiquent au corps tout entier le mouvement qu'a
voulu celui qui l'a fait ? L'art fait plus encore, lorsqu'il imite l'homme,
ce chef-d'œuvre rationnel de la nature. C'est bien en effet un ouvrage
de l'art que ce grand Léviathan qu'on appelle chose publique, ou État
(...) et qui n'est rien d'autre qu'un homme artificiel, quoique d'une tail-
le beaucoup plus élevée et d'une force beaucoup plus grande que
l'homme naturel, pour la protection et la défense duquel il a été imagi-
né. En lui, la souveraineté est une âme artificielle, puisqu'elle donne la
vie et le mouvement au corps tout entier 404. »
Cette page, qui donne un raccourci de la pensée de Hobbes, définit,
par delà la parabole du Léviathan, l'une des inspirations maîtresses du
siècle, dans sa recherche de la vérité. L'allégorie est poussée jusque
dans le détail du fonctionnement du corps politique : magistrats et
fonctionnaires sont des « articulations artificielles », au service des
lois et de la justice, qui se présentent comme une « raison » et une
« volonté artificielles ». L'homme est le démiurge prométhéen de l'or-
dre communautaire : « les pactes et les contrats qui, à l'origine, prési-
dèrent à la constitution, à l'assemblage et à l'union des parties de ce
corps politique, ressemblent à ce Fiat, ou au Faisons l’homme, que
prononça Dieu à la Création » 405. La physique sociale, œuvre de l'ar-
tificialisme humain, doit permettre aux responsables de l'État d'assurer
l'ordre et l'équilibre entre les individus, et de réprimer les menaces de
l'irrationalité.
L'espérance mécaniste revendique la totalité des choses et des
hommes. De même que la société façonnera les citoyens grâce à l'arti-
fice de la législation, de même il est possible de rationaliser les esprits

404 Thomas HOBBES, Léviathan, début de l'Introduction ; trad. R. Anthony,


Giard, 1921, t. I, pp. 5-6.
405 Ibid., p. 6.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 301

et les mœurs par des techniques appropriées. Si le XVIIe siècle est un


des grands siècles de la pédagogie, c'est parce que la réflexion s'inspi-
re du schéma qui permettra de former en série des personnalités « arti-
ficielles », conformes aux normes choisies par l'éducateur. Dans cette
perspective se situe l'œuvre de Jean Amos Komenski, réformateur vi-
sionnaire de Bohême, qui, en vue de la renaissance chrétienne dont il
est l'apôtre inlassable, ne cesse de dresser des plans d'éducation nou-
velle. C'est au niveau des institutions scolaires qu'il faut lancer la
grande entreprise qui permettra de redresser l'humanité. Le schéma
mécaniste affirme sa valeur dans ce domaine : « Il y a encore, dit Co-
menius, un moyen qui facilite tout, c'est de suivre en [234] toutes cho-
ses l'ordre rigoureux. Chaque école doit être en effet comme une chaî-
ne ou un maillon qui se rattache à un autre maillon et assure ainsi la
continuité. Ou bien elle doit ressembler à une horloge où chaque
rouage s'engrène dans un autre, de sorte qu'en en mettant un en mou-
vement, on les fait tous mouvoir de façon régulière et harmonieu-
se 406... »
L'utopie pédagogique et chrétienne de Comenius ne sera qu'une
esquisse dessinée sur le papier, comme le Léviathan de Hobbes n'est
qu'une utopie de la raison d'État ; de part et d'autre s'affirme la Pro-
jecktenmacherei, la manie des projets, caractéristique du XVIIe siècle.
Mais l'utopie, dans les deux cas, s'inspire pareillement du schéma de
l'automate. Et la même époque voit se déployer à travers l'Europe la
puissante machinerie de la pédagogie jésuite, soutien logistique de la
Contre-Réforme. Les collèges sont des machines à faire les hommes,
en série et sur le même modèle, d'un bout à l'autre de l'espace catholi-
que, et même en dehors de lui.
Ainsi, le modèle épistémologique de la machine s'impose comme
un schéma pour la perception du monde et de l'homme, du présent et
du futur, du réel et de l'irréel. Il inspire le rapport au monde mécaniste,
en lui fournissant le présupposé d'articulations rationnelles, qui de-
viennent structures d'expérience et thèmes de recherche. L'archétype
de la machine joue le rôle de principe régulateur pour la science
comme pour la sagesse, pour la théorie comme pour la pratique. Cette

406 COMENIUS, Pampaedie, 4e partie de la Consultation générale sur la Réforme


des Affaires humaines (texte rédigé peu après 1650) ; dans Pages choisies de
J. A. Comenius (1592-1670), publiées par l'Unesco, 1950, p. 168.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 302

place d'honneur accordée à la machine est antérieure au développe-


ment de la grande industrie, où le machinisme aura une place d'hon-
neur, devenant ainsi le moteur de la civilisation industrielle. La mon-
tre est la première des machines, et la plus décisive ; le chronomètre
est l'instrument de toute rationalisation de l'existence humaine ; mais
les techniques horlogères ne se perfectionnent vraiment que vers la fin
du XVIIe siècle. Autrement dit, le mécanisme est en avance sur le ma-
chinisme ; l'utopie a précédé la réalité.
La description baconienne de la Maison de Salomon, Centre de re-
cherche scientifique et technique, mentionne un grand institut des ma-
chines (engine house) où, selon le guide, « on met au point des ma-
chines et des appareils destinés à produire toutes sortes de mouve-
ments. Nous imitons là et nous produisons des mouvements plus vifs
que ceux que vous produisez avec vos mousquets ou autres engins de
ce genre. Nous sommes capables de produire ces mouvements et de
multiplier leurs effets avec une faible force motrice, à l'aide d'engre-
nages et d'autres moyens de ce genre ; nous les rendrons ainsi plus
efficaces et plus violents que tout ce dont vous disposez, excédant vo-
tre grosse artillerie et vos engins de guerre (...) Nous imitons aussi le
vol des oiseaux ; nous pouvons jusqu'à un certain point voler dans les
airs ; nous avons des navires sous-marins (...) Nous avons des horlo-
ges diverses et curieuses, des mécanismes mis en mouvement [235]
par l'air et par l'eau, dont la circulation crée un mouvement perpétuel.
Nous imitons les mouvements des êtres vivants, grâce à des automates
représentant des hommes, des animaux, des oiseaux, poissons et ser-
pents » 407...
Le rêve baconien d'un conservatoire des arts, métiers et techniques
n'est qu'un fantasme encore, à la manière des croquis de machines
auxquels se plaisait Léonard. Mais on trouve chez Valentin Andreae,
chez Descartes et Leibniz, des imaginations du même genre. Le mo-
ment viendra où le rêve deviendra réalité ; après avoir transformé et
remodelé le monde en pensée, l'homme le transformera pour de bon.
La révolution mécaniste est une révolution intellectuelle d'abord, une
mutation de la pensée et de la volonté, qui procède du dedans au de-
hors.

407 BACON, New Atlantis (écrit en 1623), Philosophical Works, édit. Ellis et
Spedding, t. III, London, 1876, pp. 163-164.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 303

Le Moyen Age possédait des techniques et des machines d'une ef-


ficacité certaine ; il savait utiliser la force motrice de l'eau et du vent.
On s'est demandé pourquoi les hommes de ce temps n'ont pas tiré un
meilleur parti de ces ressources. Sans doute faut-il chercher la raison
dans les motivations spirituelles. Au Moyen Age, la machine ne
contient pas de vérité intrinsèque ; les mécanismes qu'elle met en œu-
vre ne s'élèvent jamais à la dignité d'archétypes ; ils existent en réalité,
mais non en valeur. La mutation de la conscience au XVIIe siècle n'est
pas une conséquence du progrès des techniques horlogères ; c'est plu-
tôt l'inverse qui serait vrai. Une connaissance de soi-même et du mon-
de, une nouvelle exigence suscite un nouveau rapport au monde, et
l'entreprise d'une conquête raisonnée, qui mobilise les instruments
dont elle dispose, les perfectionne et ne cesse d'en créer de nouveaux.
La question des origines du mécanisme serait sans doute de savoir
pourquoi, à une certaine époque, l'horloge est devenue le symbole pri-
vilégié de toute vérité, ceci bien avant que la chronométrie ne
connaisse les progrès décisifs dus à l'étude du pendule et à l'invention
des mécanismes de régulation. Cette question est d'ordre anthropolo-
gique ; la technologie n'intervient qu'ensuite, et si les progrès de la
technique suivent un chemin intelligible, les mutations anthropologi-
ques, faute d'une méthode d'analyse appropriée, demeurent à peu près
impénétrables.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 304

[236]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

III. LE MODÈLE MÉCANISTE

Chapitre II
MÉTHODE

Retour à la table des matières

Le schéma de la machine fournit au mécanisme un présupposé gé-


néral pour l'investigation de la réalité. L'objet quelconque, dans l'ordre
physique ou moral, doit se composer, s'articuler comme un système de
rouages. Le programme de toute explication sera de démonter et de
remonter un domaine donné de la connaissance, de définir les parties
constituantes, et de ressaisir le jeu d'action réciproque entre ces par-
ties. L'espace mécaniste, libéré de la contrainte du Cosmos, est un es-
pace plat, espace d'interaction et de coordination, où l'action récipro-
que des phénomènes doit être lisible, sans que puissent entrer en
compte des qualités occultes, des correspondances secrètes. La
connaissance sera l'occupation du domaine épistémologique par le
déploiement d'une intelligibilité homogène.
L'objet du savoir mécaniste ayant partout même constitution, l'ac-
tion de l'esprit pour en prendre possession revêtira partout les mêmes
caractères. D'où l'intérêt qui se porte maintenant sur les voies et
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 305

moyens, sur le comportement intellectuel. L'unification de la matière


de la connaissance entraîne l'unification des procédures à mettre en
œuvre pour mener à bien la tâche de connaître. Le titre fameux de
Descartes (1637) revêt une signification emblématique : Discours de
la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la Vérité dans
les Sciences, plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, qui
sont les essais de cette Méthode. La méthode se donne comme un pro-
jet épistémologique totalitaire ; les premières applications, proposées
à titre d'échantillon, concernent les mathématiques et la physique cé-
leste ou terrestre ; mais la biologie elle-même devra se situer dans la
perspective de la même exigence. Et si Descartes dénie le statut de
science à l'histoire et à l'érudition, c'est parce qu'il croit que la métho-
de ne peut y être appliquée dans sa rigueur.
Aux yeux des contemporains, il semble que ce soit cette exigence
neuve de la méthode qui marque la coupure entre les Anciens et les
Modernes. Caractéristique à cet égard apparaît le témoignage de Pier-
re Daniel Huet (1630-1721), intellectuel et érudit de haute valeur, qui
fut un adversaire résolu de la pensée cartésienne ; sa Censura Philo-
sophiae cartesianae (1689) dénonce impitoyablement la doctrine de
l'auteur des Méditations en matière de métaphysique et de physique.
La vogue de certains thèmes cartésiens à la fin du XVIIe siècle paraît à
Huet un phénomène de snobisme pur et simple, ce qui prouve que
l'idée de méthode, exaltée parle même Huet, ne lui paraît nullement
[237] un bien propre à Descartes. L'évêque d'Avranches, dans un re-
cueil autobiographique, développe l'idée que les « Anciens manquent
de méthode ». Il le souligne d'abord dans le cas d'Augustin, que le
mouvement janséniste a particulièrement mis en honneur : « il man-
que d'ordre et de méthode. Son livre de la Cité de Dieu est un amas
confus d'excellents matériaux. C'est de l'or en barres et en lin-
gots » 408.
Après quoi, Huet généralise : « Ce défaut de méthode se trouve
dans la plupart des Anciens. La philosophie académique dont Platon
faisait profession, et la manière de la traiter par dialogues, qui était
familière à cette secte, ne souffre pas l'exactitude de la méthode. Mais
au moins devait-il garder quelque ordre, qui conduisît l'esprit selon la

408 Huetiana ou pensées diverses de M. Huet (1722), nouvelle édition, Amster-


dam, 1723, § 10, p. 24.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 306

subordination et la disposition naturelle des matières, lui qui entendait


si bien les deux voies par lesquelles on prétend conduire la raison à la
vérité : la synthèse et l'analyse, de laquelle on dit qu'il fut l'inventeur.
Aristote est bien plus réglé. Il est le premier des Anciens qui nous sont
connus, qui ait su diviser et définir, en quoi consiste tout le secret de
la méthode. Mais quoiqu'il soit le premier auteur de la méthode, on
peut dire néanmoins que sa méthode manque de méthode, et qu'il est
encore bien éloigné de cette exacte et fine précision où notre siècle a
apporté les spéculations philosophiques 409... » Thomas d'Aquin lui-
même, qui demeure aux yeux de l'aristotélicien Huet un maître de la
pensée chrétienne, encourt les mêmes reproches : « Ce qui est encore
bien plus surprenant, c'est que saint Thomas, dans sa Somme de Théo-
logie, ne définisse rien ; et que cet ouvrage qui paraît si méthodique,
soit néanmoins si défectueux en cette partie, qui est si essentielle à la
méthode 410... »
Ce texte, où le mot « méthode » revient comme un leitmotiv, attes-
te que l'idée de méthode apparaît à Huet comme l'acquisition maîtres-
se de son siècle. Le dédain de l'âge mécaniste pour le Moyen Age et la
Renaissance, se justifie par le fait que le savoir y apparaît comme un
fouillis inorganisé, un entassement d'informations non contrôlées, où
la raison a la plus grande peine à s'orienter, en distinguant le bon grain
de l'ivraie. L'anti-cartésien Huet ne s'intéresse ni aux mathématiques
ni à la physique expérimentale ; son domaine, c'est la philologie,
l'exégèse et la patristique, toutes disciplines qui, à ses yeux, relèvent
désormais d'une méthodologie rigoureuse.
Cette constatation peut être confirmée par le fait que le lecteur mo-
derne se trouve dépaysé lorsqu'il aborde une œuvre de la période mé-
diévale ou renaissante ; les textes de ce temps donnent une impression
d'étrangeté, liée à la différence des habitudes mentales, des modes de
composition et des procédures de la pensée. Les gros ouvrages des
encyclopédistes, compilateurs et disputeurs de toute espèce, apparais-
sent à nos yeux comme des labyrinthes où l'on cherche difficilement
[238] un fil conducteur d'intelligibilité ; qu'il s'agisse des livres de
Cardan ou des Essais de Montaigne, il semble que ces œuvres ne
soient pas organisées, elles traitent de tout à propos de n'importe

409 Ibid., § 11, p. 25.


410 P. 26.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 307

quoi ; le progrès de la pensée suit un cheminement capricieux, qui


n'exclut ni les répétitions ni les contradictions. Au contraire, depuis le
XVIIe siècle, un ouvrage de pensée se présente comme la mise en or-
dre d'un espace mental selon des normes strictes, qui évoquent un
géométrisme appliqué aux ouvrages de l'esprit. Dès l'abord, il semble
que se déploie un jardin à la française dont les allées sont nettement
tracées et dont les perspectives, dégagées par un habile paysagiste, se
prolongent jusqu'au lointain horizon. Cette mise en scène du domaine
intellectuel est aujourd'hui une exigence reconnue, et l'auteur qui ne
s'y conformerait pas se rendrait coupable d'un outrage aux bonnes
mœurs épistémologiques. Tout se passe comme si l'intelligibilité tra-
duisait une relation nouvelle de l'esprit à la vérité. Dans la pensée an-
cienne, l'esprit se trouvait en état d'intimité avec la vérité : la vérité
était là, toute proche, intégralement disponible ; il ne paraissait pas
indispensable de l'expliciter dans son entier ; une référence, une allu-
sion suffisait pour que le lecteur ou l'auditeur reconnaisse un bien
commun qu'il partageait avec l'auteur de l'exposé. Le penseur, le sa-
vant moderne se met, pour sa part, à la recherche d'une vérité qu'il ne
possède pas, non qu'il l'ait oubliée ou perdue, mais parce que cette vé-
rité ne peut être que le fruit d'une enquête et d'une conquête. Le savoir
ne progresse pas dans le déjà su, mais dans la forêt obscure où le
chercheur risque de se perdre, et d'égarer ceux qui le suivent, s'il ne
rend pas compte très précisément de ses démarches successives. Dans
le no man’s land de la science universelle, chacun travaille pour tous
en vue de coloniser des espaces jusque-là demeurés en friche.
L'explication traditionnelle procédait du connu au connu, en fonc-
tion d'un système épistémologique défini à l'avance ; elle se contente
d'expliciter ses propres présupposés. La configuration générale de tout
savoir possible se trouve dans la révélation de Dieu, commentée par
les Pères, ou dans les livres savants des anciens auteurs. Il ne saurait
être question de découvrir du nouveau, puisque tout a été dit avec au-
torité, et moins encore d'inventer quelque chose qui ne figure pas par
avance dans le trésor commun du savoir. Cette habitation de l'homme
dans une vérité préfabriquée justifie l'allure capricieuse de la ré-
flexion. On peut prendre l'univers du discours par n'importe quel bout,
et le parcourir dans n'importe quel sens ; tous les cheminements ramè-
nent au même point, toutes les formules particulières ne sont que des
répétitions d'une seule et unique vérité.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 308

Le schéma du Cosmos où le savoir médiéval continue de faire ré-


sidence, moyennant la substitution du Dieu créateur de la Bible au
démiurge platonicien, est un espace fermé. L'harmonie du microcosme
et du macrocosme une fois présupposée, il suffira pour résoudre n'im-
porte quelle difficulté, d'indiquer qu'elle se résout dans l'harmonie
préétablie qui sous-tend la totalité des êtres et des choses. L'épistémo-
logie est le monnayage d'une ontologie. Gilson donne une idée de
[239] ce qu'est, au Moyen Age, la connaissance du vrai : « Pour un
penseur chrétien, la vérité intrinsèque des êtres est suspendue tout en-
tière à l'acte par lequel Dieu les pense et à celui par lequel il les crée.
De même aussi, la vérité de notre intellect est une vérité réelle, et qui
est vraiment nôtre, puisque c'est nous qui la faisons. Pourtant, chaque
fois qu'un jugement vrai se formule, il s'insère entre deux ordres dis-
tincts de relations divines dont chacun la conditionne à la fois dans
son contenu et dans son existence. Son contenu, c'est son objet, car un
jugement est vrai lorsque ce qu'il dit des choses correspond à ce que
les choses sont. Toute vérité conçue est donc l'appréhension par l'in-
tellect d'une essence qui est en elle-même ce qu'elle est en Dieu, si
bien que la pensée divine règle alors la nôtre par l'entremise de l'objet.
Son existence, c'est notre intellect qui la cause, mais il ne la causerait
pas s'il n'était lui-même causé par Dieu (...) Les philosophes du
Moyen Age peuvent différer sur les modalités de l'illumination divine,
tous s'accordent pour enseigner que Dieu est le créateur et le régula-
teur des intellects 411... »
La vérité médiévale n'appartient pas à l'homme, qui la reçoit toute
faite de Dieu. La réalité se manifeste au moyen de la réminiscence
quasi-platonicienne d'un ordre préétabli ; car le vrai n'est que la vérifi-
cation d'une vérité universelle donnée. La méthode, c'est-à-dire le dé-
ploiement raisonné des activités de l'esprit, ne retient pas l'attention,
puisque la prise de conscience de la réalité n'ajoute rien à cette réali-
té ; la connaissance n'est que l'envers du savoir ; en elle la passivité est
plus importante que l'activité. Si la culture médiévale implique des
préoccupations de méthode, celles-ci se trouveraient plutôt dans les
règles du jeu scolastique. Il existe un cérémonial universitaire de la
démonstration, réglé par un code de procédure universellement recon-

411 Etienne GILSON, L'Esprit de la Philosophie médiévale, 2e éd., Vrin, 1944,


p. 264.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 309

nu. La disputation se présente comme une contestation publique ; le


vainqueur de ce duel sera celui qui, en respectant les formes, fera pré-
valoir sa thèse sur celle de l'adversaire. Le sens de la règle, le souci de
la correction des articulations se trouvent au premier plan. Mais l'exi-
gence de méthode porte sur la forme plutôt que sur le fond. Elle est
d'ordre rhétorique, le meilleur argumentateur étant celui qui peut faire
prévaloir n'importe quelle thèse sur n'importe quelle autre, et qui de-
meure prêt à défendre avec la même virtuosité la position qu'il vient
d'attaquer. Une telle habileté est suspecte aux yeux des savants du
XVIIe siècle ; elle contribuera pour beaucoup au discrédit où tombe la
scolastique. Ce genre d'exercice se maintiendra dans le domaine juri-
dique, et aussi dans l'enseignement des collèges, dans la mesure où les
collèges demeureront radicalement étrangers au développement du
savoir expérimental.
Pour l'âge mécaniste, la vérité est d'abord recherche d'une vérité,
qui n'est pas donnée d'avance. La connaissance, œuvre humaine, doit
se conquérir et se justifier par les seuls moyens de la pensée. La [240]
recherche de ce qu'on ignore et l'exposition de ce qu'on a trouvé doi-
vent être réalisées par des voies et moyens tels qu'ils permettent à
chaque instant le contrôle et la justification aux yeux de tout esprit
non prévenu. La vérité devient vérification, elle se présente comme
l'ordonnancement d'un espace mental constitué par l'initiative des sa-
vants. Le jeu se joue en pleine lumière, en dehors de toute référence à
des puissances occultes ou au prestige de la rhétorique. L'idée de mé-
thode correspond à cette codification d'un univers du discours au sein
duquel on doit pouvoir à tout moment distinguer le vrai du faux. Le
vrai ne saurait se réduire à la mesure d'un secret individuel, ou à l'es-
pace clos d'une salle de conférence ; son rayon d'action est universel,
et cette catholicité nouvelle se manifeste dans les problèmes et les
démonstrations que les revues scientifiques proposent à tous les es-
prits éclairés, ou encore dans ces questions-défis placardées dans les
villes, dont la réponse est sollicitée du premier homme de bon sens
venu. Une telle affiche fut, en Hollande, l'occasion de la rencontre en-
tre le jeune Descartes et le jeune Beeckman, qui se veut, lui aussi Phy-
sico-mathematicus, tous deux en quête d'une même vérité.
La préoccupation de la méthode devient fondamentale à partir du
moment où il apparaît que la vérité ne peut être trouvée par hasard, ou
par la grâce d'une révélation. Dans le nouvel espace mental, la métho-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 310

de est cette pensée de la pensée, préalable à toute pensée ; elle est une
préconception de la vérité interposée entre l'esprit et le réel. L'esprit
doit faire retour à soi avant d'aller au vrai, afin de définir les condi-
tions d'exercice de la pensée, et les critères d'authentification des ré-
sultats obtenus. L'idée intervient d'une rationalisation et systématisa-
tion des démarches de la pensée.
Une histoire du concept de méthode reste encore à écrire ; le mot et
la chose existaient dès avant le XVIIe siècle. L'étymologie grecque
renvoie à l'idée d'une recherche, d'une poursuite, bien que chez Platon
et Aristote, le mot puisse aussi désigner une théorie, une doctrine. Au
XVIe siècle déjà, l'idée de méthode évoque une introduction raison-
née, une préparation à tel ou tel genre d'études. Jean Bodin publie en
1566 son grand ouvrage Methodus ad facilem historiae cognitionem,
propédeutique aux études historiques. En 1558 avait paru un livre de
l'Italien Jacopo Aconzio (Aconcius, 1492-1567), intitulé : Methodus
sive recta investigandarum tradendarumque artium ac scientiarum
ratio. Ce titre, qui a la valeur d'une définition, souligne le rôle heuris-
tique et pédagogique de la méthode. Jacques Aconce est un réfugié
pour cause de religion, à la fois théologien et ingénieur, anabaptiste et
arien, qui passe d'Italie en Suisse, et delà, par Strasbourg, gagnera
l'Angleterre. C'est cet aventurier de la connaissance et de la religion
qui tente de mettre de l'ordre dans son savoir. En 1586, l'universitaire
allemand Owenus Guntherus publie à Helmstedt ses Methodorum
tractatus duos 412.
La logique traditionnelle, regroupée autour de la théorie aristotéli-
cienne [241] du syllogisme, était devenue un système purement for-
mel. Alors que chez Aristote, il s'agissait de l'épure d'une vision du
monde d'inspiration biologique, la scolastique en avait fait une doctri-
ne a priori de l'enchaînement des propositions, abstraction faite de
leur contenu, dont la vanité était symbolisée par le jargon mnémo-
technique dans lequel l'avaient enveloppée les pédagogues du Moyen
Age. Montaigne protestait contre la tyrannie du Baroco et du Baralip-

412 Notons aussi, dès 1538, le traité de linguistique de Guillaume POSTEL : Lin-
guarum XII characteribus differentium alphabetum introductio ac legendi
methodus.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 311

ton 413, et cette protestation devient un lieu commun du XVIIe siècle :


« Ce n'est pas barbara et baralipton, dit Pascal, qui forment le raison-
nement 414. » Le nouvel idéal de l'intelligibilité a besoin d'une autre
logique ; au lieu d'un jeu gratuit et fermé sur soi-même en une tauto-
logie sans fin, les hommes de l'âge mécaniste ont besoin d'un code de
procédure, applicable au développement des connaissances réelles. La
méthode est la logique des temps nouveaux, la méthodologie se donne
comme une logique appliquée à l'œuvre du savoir, non plus formelle
et abstraite, mais spécialisée de manière à permettre un contrôle du
contenu réel des apports des savants à la constitution de la science.
La méthode résume les mœurs épistémologiques en vigueur dans
le milieu où se forme la philosophie expérimentale, fondée sur l'al-
liance de la physique et des mathématiques. « La méthode de ne point
errer est recherchée de tout le monde 415», écrit Pascal vers 1658. Se-
lon lui, l'idée de méthode est associée à la recherche de la vérité : « On
peut avoir trois principaux objets dans l'étude de la vérité : l'un de la
découvrir quand on la cherche, l'autre de la démontrer quand on la
possède ; le dernier de la discerner d'avec le faux, quand on l'exami-
ne. » Ces trois préoccupations doivent être satisfaites grâce à la mise
au point d'une seule méthode, « car si l'on sait la méthode de prouver
la vérité, on aura en même temps celle de la discerner, puisqu'en exa-
minant si la preuve qu'on en donne est conforme aux règles qu'on
connaît, on saura si elle est exactement démontrée » 416.
La méthode, fonction majeure de la connaissance, permet de for-
mer des démonstrations, et de contrôler leur validité. Son champ d'ap-
plication embrasse l'espace mental de la science dans son ensemble,
au lieu de se limiter au champ clos de la contestation médiévale. La
logique formelle scolastique prétendait réglementer l'accord de l'esprit
avec lui-même et le rapport de l'homme à l'homme dans le débat de la
disputation. Au contraire la méthode s'intéresse à l'accord du sujet
avec l'objet dans le développement d'un savoir ouvert, contrôlable par

413 MONTAIGNE, Essais, I, XXVI, De l’Institution des Enfants, Bibliothèque de


la Pléiade, p. 172.
414 PASCAL, De l'esprit géométrique ; Pensées et opuscules, éd. Brunschvicg,
p. 195.
415 PASCAL, De l'Esprit géométrique, éd. citée, p. 194.
416 Ibid., p. 164.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 312

tout un chacun. A la logique fermée des Anciens, qui ne peut qu'indé-


finiment réitérer ses affirmations, l'idéal de la méthode oppose le thè-
me d'une conquête du monde par la pensée. Une bonne méthodologie
doit permettre non seulement la vérification de la connaissance acqui-
se, mais même l'invention.
[242]
Au début du siècle, la méthode est la grande espérance. Elle consa-
cre l'avènement de la raison nouvelle, dont on ne doute pas qu'elle va
multiplier les pouvoirs de l'intelligence humaine, et réaliser en peu de
temps une conquête totale de l'univers du savoir. J. H. Alstedt (1568-
1638), professeur à Herborn, publie en 1610 une Panacea philosophi-
ca, id est facilis, nova et accurata methodus docendi et discendi uni-
versam philosophiam. La méthode est une panacée ; son ambition
universelle porte sur l'enseignement comme sur la recherche ; enfin
elle se prétend facile, neuve et rapide. Ce sont là des traits d'époque,
où l'on peut voir la conscience prise d'un nouveau cours de la connais-
sance. La tradition veut, en France, qu'on fasse honneur à Descartes
d'avoir été l'inventeur de cette notion de Méthode, consacrée par l'inti-
tulé du Discours de 1637. Cette opinion a été fortement critiquée par
Robert Lenoble, historien de Mersenne. « On dit couramment aujour-
d'hui que, pour ses contemporains, Descartes fut l'auteur d'une révolu-
tion dans la science, bien plus qu'un chef d'école philosophique. » Or
« parmi les siens, Descartes ne fut reconnu pour prophète ni par les
philosophes ni par les savants » ; dès avant Descartes, en matière
d'épistémologie scientifique, « il n'y a plus de question du moment
que l'on admet les règles méthodologiques dégagées par Mersenne dès
1634, et qui d'ailleurs sourdaient de toutes parts » 417. Le même Leno-
ble, pour désigner un groupe d'essais publiés par Mersenne en 1634,
après dix ans de réflexion, utilise la formule « le Discours de la Mé-
thode de 1634 » 418, ce qui signifie qu'on trouve dans ces textes des
préceptes analogues à ceux qui figureront peu après dans le fameux
écrit de Descartes.
Lenoble proteste contre le culte de la personnalité cartésienne qui
sévit dans la culture française. Descartes n'a pas inventé les règles de
la méthode ; « ces règles, Descartes les admet comme tout le monde

417 R. LENOBLE, Mersenne ou la naissance du Mécanisme, Vrin, 1943, p. 446.


418 Ibid., p. 337.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 313

des vrais doctes ; par son génie, il contribuera plus que tout autre à les
faire triompher » 419. Le mystère cartésien est dans l'intervention de la
vertu de style, dans le choix d'un titre, qui est un slogan, dans la fer-
meté de l'écriture et la clarté de l'expression. De ce point de vue, Des-
cartes est incomparable ; il l'emporte de loin sur Mersenne ou Gassen-
di, sur Beeckman ou sur Joachim Jung, ses contemporains ; seul Ba-
con possède au même degré le génie de l'expression et le don des for-
mules, qui lui assurent dans la pensée anglaise une place d'honneur, en
dépit de ses insuffisances, tout de même que Descartes a pu devenir le
saint patron de la culture française.
Descartes, donc, aux environs de 1628, rédige un ensemble de pré-
ceptes groupés sous le titre Règles pour la direction de l’esprit ; en
somme il s'agit d'une logique qui refuse de dire son nom, parce qu'elle
est autre chose et plus que la logique traditionnelle. On peut d'ailleurs
noter que l'intitulé traditionnel sera repris par Arnauld et Nicole, pour-
tant influencés par Descartes et Pascal, lorsqu'ils réaliseront [243] une
sorte de compromis éclectique entre l'enseignement de la syllogistique
et les apports nouveaux dans leur célèbre manuel : La Logique ou l’art
de penser contenant, outre les règles communes, plusieurs observa-
tions nouvelles propres à former le jugement (1662). Descartes n'est
pas un professeur ; il ne se soucie nullement de pactiser avec le passé.
Son intention est de fonder un savoir rejetant toute référence aux auto-
rités consacrées, et où la raison n'obéisse qu'à la raison, en pleine et
solide certitude. La règle III est particulièrement explicite : « Sur les
objets proposés à notre étude, il faut chercher, non ce que d'autres ont
pensé, ou ce que nous-mêmes nous conjecturons, mais ce dont nous
pouvons avoir l'intuition claire et évidente, ou ce que nous pouvons
déduire avec certitude ; car ce n'est pas autrement que la science s'ac-
quiert 420. » Aux yeux de Descartes, une science du probable, celle-là
même à laquelle Leibniz consacrera ses efforts, serait une contradic-
tion dans les termes. Les temps ne sont pas mûrs, et l'instrument épis-
témologique du calcul des probabilités n'existe pas encore.
L'entreprise cartésienne vise à déterminer une certitude fondamen-
tale, et à étudier sa propagation, de manière à constituer un réseau

419 Ibid., p. 446.


420 DESCARTES, Règles pour la Direction de l'esprit ; Œuvres de DESCARTES,
Bibliothèque de la Pléiade, p. 42.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 314

dont l'armature soit aussi solide que le point de départ, ce qui revient à
dire que la diffusion de la vérité en forme de monde intelligible doit se
réaliser sans que l'énergie disponible initialement se dégrade en cours
de route. « Par méthode, j'entends des règles certaines et faciles, grâce
auxquelles tous ceux qui les observent exactement ne supposeront ja-
mais vrai ce qui est faux et parviendront sans se fatiguer en efforts
inutiles, mais en accroissant progressivement leur science, à la
connaissance vraie de tout ce qu'ils peuvent atteindre 421. » La métho-
de est l'art de procéder de vérité en vérité, moyennant une stricte éco-
nomie des moyens intellectuels. Le présupposé mécaniste développe
une mécanisation de la pensée, dont les résultats sont garantis par le
postulat de la simplicité de l'objet intellectuel.
La rupture est consommée avec l'idéal ancien de l'intelligibilité,
qui n'avait jamais pris la peine de distinguer d'une manière rigoureuse
entre le vrai, le faux et le conjectural. « La vraie raison pour laquelle
on n'a jamais rien trouvé dans la philosophie habituelle d'assez évident
et d'assez certain pour pouvoir être soustrait à la controverse, c'est
d'abord que les hommes d'étude, non contents de connaître des choses
claires et certaines, ont osé affirmer aussi des choses obscures et in-
connues, auxquelles ils n'arrivaient que par des conjectures probables,
et qu'ensuite, y ajoutant eux-mêmes peu à peu une foi entière et les
mêlant indistinctement aux choses vraies et évidentes, ils ont fini par
ne pouvoir rien conclure qui ne parût dépendre de quelque proposition
de cette sorte et qui par suite ne fût incertain 422. » Une telle connais-
sance représentait un labyrinthe, où le savant était [244] assuré de se
perdre. C'est pourquoi « l'utilité de cette méthode est si grande que
sans elle il semble plus nuisible qu'utile de se livrer à l'étude des
sciences » 423.
Les Règles pour la direction de l'esprit, demeurées inachevées tout
comme le Traité De la Réforme de l’entendement, de Spinoza, ne fu-
rent pas publiées du vivant de leur auteur. Mais le Discours de la Mé-
thode reprend les mêmes thèmes, en les illustrant par des applications
concrètes à divers domaines du savoir, l'un de ces « essais de la mé-
thode » étant la Géométrie, chef-d'œuvre scientifique de Descartes. Or

421 Règle IV, ibid., p. 46.


422 Règle III, p. 43.
423 Règle IV, p. 47.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 315

Descartes annonçant à Mersenne, dans une lettre de mars 1636, l'ou-


vrage qu'il est en train de mettre au point, lui donne un titre quelque
peu différent de celui qui figurera sur les exemplaires imprimés l'an-
née suivante : Le projet d'une Science universelle qui puisse élever
notre nature à son plus haut degré de perfection. Plus la Dioptrique,
les Météores et la Géométrie ; où les plus curieuses matières que l'au-
teur ait pu choisir pour rendre preuve de la Science universelle qu'il
propose sont expliquées en telle sorte que ceux mêmes qui n'ont pu
étudier les peuvent entendre 424. Le Projet d'une Science universelle
deviendra Discours de la Méthode, sans cesser d'être un projet, c'est-
à-dire une œuvre d'anticipation. En Mars 1637, Descartes, toujours à
propos du titre, écrit à Mersenne : « je ne mets pas Traité de la Mé-
thode, mais Discours de la Méthode, ce qui est le même que Préface
ou Avis touchant la Méthode, pour montrer que je n'ai pas dessein de
l'enseigner, mais seulement d'en parler. Car (...) elle consiste plus en
pratique qu'en théorie » 425... De là les « Essais de la Méthode », des-
tinés à en prouver la validité, « comme aussi, ajoute Descartes, j'ai
inséré quelque chose de métaphysique, de physique et de médecine
dans le premier discours, pour montrer qu'elle s'étend à toutes sortes
de matières » 426... Descartes lui-même estime n'avoir pas complète-
ment défini sa méthode, dont, par conséquent, les quatre règles fa-
meuses ne sont qu'une esquisse. La méthode est la voie d'accès à une
« science universelle » ; peut-être doit-elle être considérée comme un
abrégé de cette science universelle, auquel cas elle serait une science
de la science elle-même. On comprend que Descartes n'ait pas été jus-
qu'au bout de son dessein ; la méthode parfaite serait corrélative de la
science achevée. Et dans cette science, il faut comprendre la totalité
des disciplines accessibles à l'homme, y compris la physique, la mé-
decine et la métaphysique. Une seule exception est faite par Descartes,
en ce qui concerne l'ordre et l'enchaînement des pensées qui doit par-
tout prévaloir : le domaine théologique paraît un domaine réservé. Les
vérités doivent bien y être liées, « mais nous ne pouvons pas aussi
bien suivre et comprendre l'enchaînement de ces vérités, parce qu'elles
dépendent de la révélation. Assurément, la théologie ne doit pas être
soumise aux raisonnements dont nous usons dans les mathématiques

424 A MERSENNE, février 163G ; édit. citée, p. 958.


425 A MERSENNE, mars 1637 ; ibid, p. 960.
426 Ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 316

et les autres [245] vérités, parce que nous n'avons pas prise sur elle ; et
plus simple nous la gardons, meilleure elle est » 427.
Mais cette réserve n'est peut-être qu'une clause de style, le prudent
Descartes désirant éviter de s'engager dans la controverse théologique.
En tout cas, l'idée de méthode désigne la constitution d'un champ uni-
taire de la connaissance, en même temps que la rationalisation des
procédures de la pensée. Aux yeux de Descartes la méthode ainsi
conçue doit être une généralisation de la nouvelle mathématique, telle
qu'il vient de la concevoir. « Ces longues chaînes de raisons, toutes
simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour
parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m'avaient donné occa-
sion de m'imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la
connaissance des hommes s'entresuivent en même façon, et que,
pourvu seulement qu'on s'abstienne d'en recevoir aucune pour vraie
qui ne le soit, et qu'on garde toujours l'ordre qu'il faut pour les déduire
les unes des autres, il n'y en peut avoir de si éloignées auxquelles en-
fin on ne parvienne, ni de si cachées qu'on ne découvre 428... » Tel est
le postulat fondamental de la méthode cartésienne, qui apparaît com-
me une extrapolation de la Géométrie : il s'agit d'une sorte de mathé-
matique universelle. Descartes le dit nettement dans l'Entretien avec
Burman : « Quand on aura une fois accoutumé son esprit aux raison-
nements mathématiques, on l'aura ainsi rendu propre à la recherche
d'autres vérités, puisqu'il n'y a partout qu'une seule et même façon de
raisonner 429. »
Il y a d'autres disciplines que les mathématiques, mais les mathé-
matiques sont la discipline par excellence où la pensée rigoureuse fait
prévaloir ses droits. L'opposition avec la pensée traditionnelle est net-
te ; pour celle-ci, la connaissance est une philologie. Tout le savoir
possible étant supposé contenu dans le livre de la Révélation et dans
les livres des Anciens, l'explication valable est celle qui se réfère à
une autorité canonique selon les procédures d'argumentation qui évo-
quent les interprétations contradictoires des juristes, habitués à sollici-
ter les textes en tous sens. Au contraire, l'explication mécaniste se ré-
fère seulement à ce livre de la nature que Galilée, dans son Saggiatore

427 Entretien avec Burman (1648), Œuvres de DESCARTES, éd. citée, p. 1398.
428 Discours de la Méthode, 2e partie, ibid., p. 138.
429 Entretien avec Burman, p. 1399.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 317

(1623) dit être écrit en langage mathématique, au moyen de triangles,


de cercles et autres figures géométriques. Il existe pour chaque épo-
que, une discipline de pointe qui, ayant opéré sa mutation épistémolo-
gique s'impose à l'ensemble du savoir comme le prototype de l'intelli-
gibilité. L'âge mécaniste tente de faire régner l'ordre mathématique
dans l'ensemble du savoir. « Pour que l'intelligence se cultive, dit en-
core Descartes, il faut la science mathématique, qui ne se tire pas des
livres, mais de la pratique et de l'application mêmes (...) ; cette science
est à puiser dans l'algèbre (...). Ainsi l'étude des mathématiques est
nécessaire pour trouver des choses nouvelles, aussi bien en philoso-
phie qu'en mathématiques (...) Les mathématiques habituent à [246]
reconnaître la vérité, parce que dans les mathématiques se trouvent
des raisonnements droits qu'on ne saurait trouver nulle part ail-
leurs 430... » L'intelligibilité qui a fait ses preuves quelque part doit
être valable partout. Une corrélation apparaît entre l'objet et le sujet :
la nature doit être mathématisable parce que l'esprit est mathématicien
et réciproquement ; la mathématique doit faire l'unité de la nature
comme elle fait l'unité de l'esprit. Une clé a été trouvée, dont il suffira
de généraliser l'emploi. La procédure mathématique permet une ap-
proche épistémologique de l'objet quelconque, mais elle ne constitue
pas seulement un présupposé de forme, elle met en cause la structure
même de la réalité. Le Dieu de Galilée et de Descartes, le Dieu des
savants et des philosophes de la génération nouvelle, est un Dieu néo-
platonicien dont les opérations créatrices respectent une programma-
tion rigoureuse selon l'ordre des mathématiques transcendantes.
Comme l'observait Gassirer, les hommes ont toujours commencé par
attribuer à Dieu les attributs qu'ils finissent par s'attribuer à eux-
mêmes. Si l'homme se sent appelé à calculer le monde, c'est parce que
le monde est l'œuvre d'un calculateur divin : Cum Deus calculat (...)
fit mundus 431... On voit que le projet de Galilée et de Descartes ouvre
la perspective dans laquelle se déploiera l'entreprise de la combinato-
ria characteristica de Leibniz : « La nature des choses elle-même,
dans la mesure où elle est connue, peut être soumise au calcul : et par
le moyen de nouvelles découvertes, une fois les qualités réduites à des
mécanismes, elle fournira aux géomètres la matière d'applications

430 Entretien avec Burman, ibid.


431 Note en marge d'un texte de 1677, dans GERHARDT, Philosophische Schrif-
ten, Band VII, p. 191.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 318

nouvelles 432. » La combinatoire leibnizienne ne produira pas tous les


succès escomptés, mais on peut penser que le système du monde mis
au point par Newton sera la confirmation plus éclatante de ce projet de
mathématisation de l'univers.
En dehors même des succès précis de la physique mathématique, la
culture moderne sera marquée profondément par l'exemplarisme du
langage des calculs, là même où ce langage paraît hors de saison. En
1716, un orateur jésuite dans un discours officiel célèbre les philoso-
phes qui « persuadés que la philosophie ne peut se passer des mathé-
matiques, ont emprunté de la plus claire géométrie cette vraisemblan-
ce, ce bel arrangement, cette fécondité qui règne dans toute la suite de
leurs systèmes » 433. Un de ses confrères, professeur au collège Louis-
le-Grand, helléniste réputé, prononce un peu plus tard, un Discours
sur l'usage des Mathématiques par rapport aux Belles-Lettres 434; et
le Père André qui enseigna les mathématiques à Caen de 1726 à 1739,
dans un Discours sur la Méthode des Géomètres, célèbre l'excellence
[247] de l'esprit mathématique, « c'est-à-dire le discernement et le
goût du vrai, la clarté et la précision dans les idées, la netteté et la jus-
tesse dans les expressions, la suite et l'ordre dans les raisonnements,
toutes qualités qui peuvent être d'un usage universel, non seulement
dans les sciences exactes, comme dans les mathématiques pures, mais
encore dans celles qui ne se piquent pas d'une exactitude si scrupuleu-
se, dans la physique, dans la morale, dans le commerce même de la
vie civile » 435.
Cette extrapolation du style mathématique est donc, au XVIIe siè-
cle un phénomène de mentalité. Comme si les mathématiques, proto-
type de l'usage méthodique de l'entendement, avaient un droit de juri-
diction en dehors de leur propre ressort. La rigueur du langage a le
droit de faire illusion quant à la rigueur des significations en cause.

432 LEIBNIZ, texte daté du 28 décembre 1675, dans GERHARDT, Philosophische


Schriften, Band VII, Einleitung, p. 10.
433 Le P. ROUILLÉ, in Mémoires de Trévoux, mars 1717, p. 488 ; cité dans F. de
DAINVILLE, L'Enseignement scientifique dans les Collèges de Jésuites, in
Enseignement et diffusion des Sciences au XVIIIe siècle, p.p. R. TATON,
Hermann, 1964, p. 56.
434 Le P. Pierre BRUMOY, cité ibid.
435 Le P. ANDRÉ, in Œuvres du feu P. ANDRÉ, 1767, t. IV, pp. 43-44, cité ibid.,
p. 57.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 319

L'idéal de la méthode se présente d'abord comme le projet de cette


mathématisation. Ce thème n'est pas spécifiquement cartésien ; on le
trouve aussi bien chez des penseurs qui s'opposent violemment à Des-
cartes, et qui, au surplus, s'opposent entre eux. Spinoza présente son
Éthique comme un système lié par une intelligibilité de type euclidien
et « démontré selon l'ordre géométrique ». Il ne s'agit pas seulement
ici des articulations extérieures, mais de la mise en lumière de l'ordre
immanent de la vérité elle-même. Le même Spinoza, au début de son
Traité de l'autorité politique, manifeste cet exemplarisme mathémati-
que, lorsqu'il dit avoir voulu maintenir « dans le domaine de la science
politique une impartialité identique à celle dont nous avons l'habitude
lorsqu'il s'agit de notions mathématiques » 436. Locke, esprit fort peu
géométrique, estime que « la morale est susceptible de démonstration
aussi bien que les mathématiques » 437.
Cette application de la méthode rigoureuse au domaine humain
dans son ensemble consacre la volonté neuve d'un contrôle que la ré-
flexion humaine prétend exercer sur la réalité. Tout comme Spinoza,
Leibniz dès sa jeunesse a médité de « composer des Éléments de phi-
losophie more mathematico qui ne le cèdent en rien aux Éléments
d'Euclide. Ces éléments de philosophie devaient servir de fondement à
une théologie écrite selon la méthode mathématique, projet, nous dit-
il, auquel il songeait dès sa vingt-troisième année, faisant allusion à ce
curieux et très significatif opuscule de 1669, Spécimen demonstratio-
num politicarum. C'est au reste, également de cette année que date la
première rédaction des Demonstrationes catholicae (...), plan d'une
œuvre où des Éléments de Philosophie démontrés selon la méthode
mathématique devaient servir de base à un système théologique ac-
ceptable à la fois par les catholiques et les protestants » 438.
Bien avant Leibniz, d'ailleurs, la possibilité d'une rationalisation
[248] méthodique de la politique se trouve affirmée dès le début du
XVIIe siècle dans l'œuvre du grand juriste allemand Johannes Althu-
sius (1557-1638), auteur d'une Politica methodice digesta (1603),

436 SPINOZA, Tractatus Politicus, publié en 1677 ; Œuvres de SPINOZA, Biblio-


thèque de la Pléiade, 1954 ; ch. I, § 64, p. 976.
437 LOCKE, Essai philosophique concernant l'Entendement humain, 1. III, ch.
XI, § 16.
438 Georges FRIEDMANN, Leibniz et Spinoza, N. R. F., 1946, p. 38.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 320

souvent rééditée et développée, en 1617, sous la forme d'une Dicaeo-


logia totum et universum jus quo utimur complectens. La volonté
d'organiser méthodiquement le donné juridique dans son ensemble est
clairement affirmée. La dédicace de ce dernier ouvrage affirme : « J'ai
ramené à des espèces et des rubriques déterminées la matière juridique
dispersée dans les œuvres des jurisconsultes. Elle avait été chassée de
son lieu propre et dispersée par d'autres ; je l'ai ramenée chez elle, et
je l'ai remise en ordre. J'ai disposé toutes choses, d'après mon juge-
ment, selon un ordre et une méthode tels que ce qui précède éclaire ce
qui suit, et que les conséquences tirent leur lumière des antécé-
dents 439... » Le système juridique est construit selon un schéma dé-
ductif ; « l'ouvrage est un véritable enchaînement de définitions et de
distinctions, et les formules en sont souvent d'une netteté frappan-
te » 440.
La réflexion d'Althusius, l'un des maîtres de la doctrine juridique
moderne, si elle manifeste l'exigence de la raison mécaniste, ne com-
porte pas de référence expresse aux mathématiques. Cette référence
apparaît dans la pensée de Hobbes, philosophe et sociologue, lui aussi
préoccupé de faire régner partout la rigueur de l'ordre. A ses yeux la
réflexion est une opération de style mathématique, ainsi que l'atteste le
titre du livre premier des Éléments de Philosophie (1655) : Compu-
tation or logic. Science et philosophie ne sont qu'un calcul des causes
et des effets. « La Méthode, dans l'étude de la science (philosophy),
est le plus court chemin pour découvrir les effets d'après leurs causes
connues, ou les causes d'après leurs effets connus. » Hobbes précise
aussitôt que la connaissance de la cause et de l'effet n'est qu'une dé-
termination du phénomène, elle porte seulement sur le comment (dio-
ti), et non pas sur les essences transcendantes qui nous échappent. Dès
lors, « toute méthode pour découvrir les causes des choses procède
soit par composition soit par résolution, ou partiellement par composi-

439 Cité dans J. B. NEVEUX, Un siècle de vie spirituelle entre le Rhin et la Balti-
que, Klincksieck, p. 541.
440 NEVEUX, ibid. ; sur Althusius, cf. Otto GIERKE, Johannes Althusius und die
Entwicklung der naturrechtlichen Staatstheorien, Breslau, 4te Aufgabe,
1929.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 321

tion et partiellement par résolution. La méthode réductrice est dite


analytique, et la méthode combinatoire est dite synthétique » 441.
Hobbes est sans doute le penseur du XVIIe siècle qui a poussé le
plus loin la tentative de mathématisation de la pensée. « Par raison-
nement, j'entends un calcul ; compter, c'est faire la somme de plu-
sieurs choses qu'on ajoute les unes aux autres ; ou dans le cas d'une
soustraction, c'est connaître le reste. Raisonner est donc la même cho-
se qu'additionner et soustraire » 442; la multiplication et la division en
[249] effet se ramènent à l'addition et la soustraction. Par exemple,
l'idée d'homme est obtenue par l'addition de trois notions : corps-
vivant-raisonnable. La même doctrine se retrouve dans le Léviathan
(1651), dont un chapitre (1,5) est intitulé : De la Raison et de la
Science. Hobbes y ajoute que l'addition et la soustraction ne se réali-
sent pas à propos de nombres seulement, mais aussi dans le cas de
« toutes les espèces de choses qui peuvent être additionnées les unes
aux autres et soustraites les unes des autres. De même que les arithmé-
ticiens enseignent à additionner et à soustraire en nombres, de même
les géomètres enseignent ces opérations à propos de lignes, figures
(solides ou planes), angles, proportions, temps, degrés de rapidité, for-
ce, puissance, etc. ; les logiciens font de même en ce qui concerne la
congruence des mots, additionnant deux noms pour former une affir-
mation, et deux affirmations pour former un syllogisme, et plusieurs
syllogismes pour constituer une démonstration (...) Les écrivains poli-
tiques additionnent des pactes pour découvrir les devoirs des hom-
mes ; les juristes additionnent des lois et des faits pour découvrir le
juste et l'injuste dans les actions privées des hommes. En somme, en
quelque matière que ce soit, s'il y a place pour l'addition et la soustrac-
tion, il y a place aussi pour la raison ; et s'il n'y a pas de place pour ces
opérations, la raison n'a rien à y faire » 443... La doctrine politique,
puissamment originale, de Hobbes, s'inspire de ce mathématisme dont
les indications peuvent faire l'objet de multiples combinaisons : « L'art
de constituer et de maintenir les États, consiste en des règles certaines,
comme l'arithmétique et la géométrie, et non, comme le jeu de tennis,

441 HOBBES, Elements of Philosophy (1655), 1. I : Computation or Logic, ch.


VI, § I ; The english Works of Thomas Hobbes, éd. Molesworth, vol. I, Lon-
don, 1839, p. 65
442 De Corpore, I, § 2 ; éd. Molesworth, p. 3.
443 Léviathan, part. I, ch. V ; éd. Lindsay, London, J. M. Dent, 1957, p. 18.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 322

en pratique seulement. Ces règles, les gens sans fortune n'ont pas eu le
loisir de les chercher, et ceux qui disposaient du loisir n'ont pas eu
jusqu'à présent la curiosité, ou la méthode 444. »
La réforme de Hobbes est aussi radicale que la méthode de Descar-
tes. Il s'agit d'appliquer la langue des calculs au domaine de la pensée
dans son ensemble, le but final de toute recherche étant de parvenir à
la réalisation d'une intelligibilité universelle. Or le jeune Leibniz a
beaucoup admiré la rigueur de Hobbes ; il a entretenu une correspon-
dance avec son illustre aîné, sans partager toutes ses vues, en particu-
lier en matière de théologie 445. Les mathématiques de Leibniz, plus
subtiles que celles de Hobbes, lui permettront une approche plus
nuancée de la réalité humaine. Mais l'ambition est la même, celle
d'une transparence radicale de l'univers matériel et moral, grâce à une
méthodologie à référence mathématique. Hobbes n'est parvenu qu'à
mettre au point une maquette de l'État, plus près de l'utopie que de la
réalité. Leibniz, dont l'œuvre est faite de fragments, a dessiné de gé-
niales ébauches. Seule l'œuvre de Newton apporte l'accomplissement
d'une synthèse rassemblant l'univers physique [250] sous la loi ma-
thématique. Les Principia philosophiae, de Descartes (1644), sous
l'ordre apparent, ne sont que désordre et confusion ; les Philosophiae
naturalis Principia mathematica (1687), dont le titre fait écho à celui
de Descartes, y ajoutent l'expression mathématique, celle-là même que
le grand mathématicien Descartes oublie complètement en matière de
physique. On comprend dès lors l'extraordinaire retentissement de
l'œuvre newtonionne et la fascination qu'elle devait exercer pendant
plus d'un siècle sur tous ceux qui prétendaient faire prévaloir en ma-
tière de connaissance une méthodologie rigoureuse. John Craig, cha-
noine de Salisbury, lié d'amitié avec Newton, publie en 1699 un ou-
vrage intitulé Theologiae christianae principia mathematica, où se
trouvait déterminée en raison mathématique la date du retour du
Christ sur la terre (vers 3144) ; de laborieuses équations permettaient
aussi de démontrer la vérité du christianisme, ou encore de calculer la
proportion exacte qui peut exister entre le bonheur terrestre et la féli-
cité céleste.

444 Léviathan, part II, ch. XX ; édit. citée, p. 110.


445 Sur les rapports de Leibniz et de Hobbes, cf. COUTURAT, La Logique de
Leibniz, réimpression, Hildesheim, Olms, 1961, Appendice II ; Leibniz et
Hobbes, p. 457 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 323

La généralisation de la méthodologie mathématique atteint ici aux


limites de l'absurde. Il est vrai que Newton lui-même se livrait à des
computations complexes sur les antiquités bibliques. Mais l'histoire
des sciences, qui a consacré la cosmologie newtonienne comme un
monument de première grandeur, a relégué les études religieuses au
musée des erreurs, méconnaissant le fait que toutes les spéculations de
Newton s'inscrivent pour lui dans le même univers mental. Le cas de
Pascal est encore plus instructif : le pari ne lui fournit pas une dé-
monstration mathématique, mais seulement un argument à référence
mathématique dans une argumentation rhétorique. Pascal lui-même ne
calcule pas sa foi, mais il offre un calcul à ceux qui sont amateurs de
calcul, et d'ailleurs ce calcul n'est que probable ; il ne saurait avoir
force déterminante. L'ordre mathématique a sa valeur ; mais il n'est
pas le seul ordre, et il y a d'autres valeurs.
L'essai De l’esprit géométrique, qui date de la fin de la vie de Pas-
cal, vers 1658, constitue l'ébauche d'un traité de logique selon l'esprit
du temps : « La méthode de ne point errer est recherchée de tout le
monde. Les logiciens font profession d'y conduire, les géomètres seuls
y arrivent et, hors de leur science et de ce qui l'imite, il n'y a point de
véritables démonstrations 446. » Pascal partage les vues communes à
Descartes, Hobbes, Spinoza et bien d'autres en ce temps. La méthode
sera donc une mathématique universelle, car « ces trois choses, qui
comprennent tout l'univers selon ces paroles : Deus fecit omnia in
pondere, in numero et mensura, ont une liaison réciproque et néces-
saire » 447. Le mécanisme galiléen y gagne une référence au texte sa-
cré, renfort non négligeable. La logique sera une méthodologie à réfé-
rence mathématique susceptible de manifester l'articulation intelligible
de l'univers ; Pascal l'a définie avec une parfaite rigueur : « Cette véri-
table méthode, qui formerait les démonstrations dans la [251] plus
haute excellence, s'il était possible d'y arriver, consisterait en deux
choses principales : l'une de n'employer aucun terme dont on n'eût au-
paravant expliqué le sens ; l'autre de n'avancer jamais aucune proposi-
tion qu'on ne démontrât par des vérités déjà connues ; c'est-à-dire, en

446 PASCAL, De l'Esprit géométrique ; in Pensées et Opuscules, éd. Bruns-


chvicg, Hachette, p. 194.
447 Op. cit. p. 175 (avec référence à Sagesse, X, 20).
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 324

un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes les proposi-


tions 448. »
La grandeur de Pascal apparaît en ceci qu'après avoir défini l'idéal
d'une formalisation parfaite, il reconnaît qu'il est impossible de la me-
ner à bien, dans le domaine même de la géométrie : « Cette judicieuse
science est bien éloignée de définir les mots primitifs : espace, temps,
mouvement, égalité, majorité, diminution, tout, et les autres que le
monde entend de soi-même 449. » Le cercle de la formalisation ne se
referme pas sur lui-même ; et les logiciens postérieurs diront que les
axiomes sont en réalité des postulats. Il n'y a pas de mathématique
parfaite : « Car quand elle est arrivée aux premières vérités connues,
elle s'arrête là et demande qu'on les accorde, n'ayant rien de plus clair
pour les prouver (...) De là vient que si cette science ne définit pas et
ne démontre pas toutes choses, c'est par cette seule raison que cela
nous est impossible 450... »
Le génie de Pascal atteint cette limite que consacreront, plus tard,
les axiomatiques modernes ; ainsi se trouve dénoncée la vanité des
espérances ultimes d'un Descartes et même d'un Leibniz. Aucun sys-
tème formel ne peut formaliser sa propre formalisation. Davantage,
l'esprit géométrique n'absorbe pas la réalité dans sa totalité ; s'il est
possible de projeter tous les aspects du phénomène humain sur le plan
d'une mathématique universelle, cette projection ne sera jamais une
véritable réduction. Car il y a un autre instrument épistémologique,
aussi indispensable à la compréhension du monde et de l'homme que
l'esprit de géométrie. Pascal a donné le nom d’esprit de finesse à ce
sens du réel, révélateur d'une vérité différente. Sa théorie du savoir
déploie une diversité de plans pour la connaissance du monde, de
Dieu et de soi-même : l'ordre de la chair, l'ordre de l'esprit et l'ordre de
la charité, dont chacun possède sa vérité intrinsèque, irréductible aux
deux autres. « La distance infinie des corps aux esprits figure la dis-
tance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surna-
turelle (...) La grandeur des gens d'esprit est invisible aux rois, aux
riches, aux capitaines, à tous les grands de chair. La grandeur de la
sagesse, qui n'est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux

448 Ibid., p. 165.


449 Ibid., p. 172.
450 Ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 325

gens d'esprit. Ce sont trois ordres différant de genre 451. » De là la dis-


tinction radicale entre le Dieu des philosophes et savants, le Dieu de
Galilée, de Descartes, de Newton et le Dieu de la révélation biblique,
Dieu sensible au cœur seulement, et non à la raison, sans rapport avec
le calculateur leibnizien, préoccupé seulement de cybernétique.
[252]
La piété janséniste de Pascal, prolongée en instrument méthodolo-
gique, situe dans son ordre la méthodologie du mécanisme. Pour sau-
vegarder la souveraineté de la grâce, non comptabilisable, Pascal ad-
met la multiplicité des épistémologies. L'ordre euclidien de la mathé-
matique universelle garde son importance, encore qu'il souffre d'un
vice de constitution congénital. Mais la raison mécaniste doit être mi-
se en place entre un domaine infra-rationnel et un domaine supra-
rationnel, qui ont l'un et l'autre leur vérité. Il n'existe pas d'unité supé-
rieure en laquelle communieraient ces trois instances ; et la vie même
de Pascal exprime cette dissociation, dans la mesure où elle paraît di-
sloquée entre les sollicitations du monde, celles des sciences mathé-
matiques et physiques, et enfin celle de Dieu. Spinoza, lui aussi, dis-
tingue trois ordres de connaissance, dont l'un est inférieur, l'autre su-
périeur à la raison discursive des savants. Or l'Éthique de Spinoza,
dans la mesure où elle adopte l'ordre de la démonstration géométrique,
semble bien ramener les trois intelligibilités à l'arbitrage commun de
l'articulation mathématique. On voit mal la connaissance supérieure,
celle qui donne la béatitude éternelle, se plier à la discipline laborieuse
de l'intelligibilité euclidienne, dont le déploiement intensif semble fai-
re échec à l'intuition transcendante de l'essence omniprésente du divin.
L'analyse de Pascal marque une limite dans le déploiement des
ambitions de la méthodologie mécaniste. Non seulement il ne saurait
être question d'une formalisation des formalisations, qui réduirait la
réalité humaine totale à l'obéissance d'un calcul rationnel, mais, dans
le cas particulier et privilégié d'un système formel limité à tel ou tel
aspect homogène de cette réalité, le calcul ne parvient pas à se fermer
sur lui-même en une intelligibilité exclusive de tout présupposé hu-
main. Il y a une utopie de la méthode, celle du jeune Descartes ou de
Leibniz, qui imaginent la raison mécaniste triomphante, réussissant
enfin à digérer le monde, l'homme et Dieu lui-même. Cette espérance

451 PASCAL, Pensées, éd. Brunschvicg, pp. 695-696.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 326

sera déçue. Mais le XVIIe siècle développera l'exigence de la méthode


comme voie d'approche pour l'étude de tous les problèmes quels qu'ils
soient. Toutes réserves faites sur l'essence de la réalité, et sur les limi-
tes dernières d'efficacité de la méthode, celle-ci représente le chemi-
nement obligé de la connaissance militante. Elle s'impose comme une
nouvelle conscience épistémologique, comme une ascèse préalable de
la pensée, dans son rapport au monde et à elle-même.
De cette consécration d'une logique militante, on trouverait le té-
moignage dans les travaux de la fin du XVIIe siècle. Le Polyhistor, de
Morhof, encyclopédie du savoir dont la première édition paraît en
1687, définit la méthode comme « le moyen de propagation original et
fondamental de la logique » ; au sens le plus général, elle représente
« un instrument universel de découverte et de démonstration, dans la
mesure où elle peut être appliquée à toutes les disciplines et à toutes
nos méditations (...) La méthode n'est pas autre chose que l'ordre grâ-
ce auquel on déduit des principes et des éléments connus des éléments
inconnus, soit dans les sciences elles-mêmes soit dans les [253] syllo-
gismes (...) La méthode est une sorte de norme commune des scien-
ces, elle-même indépendante de toute discipline particulière » 452.
C'est maintenant un fait acquis que la méthode représente une
science des sciences, préalable au développement du savoir ; elle est
l'intermédiaire de liaison entre l'esprit qui connaît et les objets connus,
ce qui fait d'elle une sorte de vertu intellectuelle. Selon la Logique de
Port-Royal, qui regroupe les divers apports du mécanisme français,
« ce n'est pas seulement dans les sciences qu'il est difficile de distin-
guer la vérité de l'erreur, mais aussi dans la plupart des sujets dont les
hommes parlent et des affaires qu'ils traitent. Il y a presque partout des
routes différentes, les unes vraies les autres fausses ; et c'est à la raison
d'en faire le choix ». Ainsi la méthode représente un abrégé de l'expé-
rience acquise : « On se sert de la raison comme d'un instrument pour
acquérir les sciences, et on se devrait servir au contraire des sciences
comme d'un instrument pour perfectionner sa raison, la justesse de
l'esprit étant infiniment plus considérable que toutes les connaissances

452 D. G. MORHOF, Polyhistor literarius, philosophicus et practicus (lre édition


1687), editio tertia, Lübeck, 1732, t. I, livre II, ch. vu : De Methodiis Variis,
pp 386-387.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 327

spéculatives auxquelles on peut arriver par le moyen des sciences les


plus véritables et les plus solides 453. »
Le fait nouveau est l'idée d'une éducation de l'esprit par la science.
La méthode, qui paraissait préalable à la science, lui est aussi posté-
rieure ; la méthode constitue l'équipement mental nécessaire pour
aborder tel ou tel secteur du savoir, mais elle se perfectionne par l'ex-
périence acquise. Ce serait une erreur que de poser la méthode comme
un absolu initial, comme un décalogue de l'esprit, fixant les conditions
préalables à la connaissance de quoi que ce soit. Tel est le reproche de
Leibniz à Descartes : « Ceux qui nous ont donné des méthodes, don-
nent sans doute de beaux préceptes, mais non pas le moyen de les ob-
server. Il faut, disent-ils, comprendre toutes choses clairement et dis-
tinctement, il faut procéder des choses simples aux composées ; il faut
diviser nos pensées etc. Mais cela ne sert pas beaucoup si on ne nous
dit rien davantage 454. » Les impératifs cartésiens affirment des exi-
gences de l'esprit pur, préjugeant ainsi du consentement des choses
elles-mêmes. La réalité, comme on dira plus tard, ne tient pas compte
de nos difficultés d'analyse. Retrouvant une image platonicienne,
Leibniz poursuit : « Il faut qu'un écuyer tranchant sache les jointures ;
sans cela il déchirera les viandes au lieu de les couper. M. Descartes a
été un grand homme sans doute, mais je crois que ce qu'il nous a don-
né de cela est plutôt un effet de son génie que de sa méthode, parce
que je ne vois pas que ses sectateurs fassent des découvertes. La véri-
table méthode nous doit fournir un filum Ariadnes, c'est-à-dire un cer-
tain moyen sensible et grossier, qui conduise l'esprit, comme sont les
lignes tracées en géométrie et les formes [254] des opérations qu'on
prescrit aux apprentis en arithmétique. Sans cela, notre esprit ne sau-
rait faire un long chemin sans s'égarer 455... »
Leibniz prétend corriger le projet cartésien de « science universel-
le » dans le sens d'une « caractéristique universelle », où se perpétue
une espérance de même ordre. Mais, comme les auteurs de la Logique
de Port-Royal, Leibniz, par l'échec même de sa propre entreprise,

453 (ARNAULD et NICOLE), La logique ou l'Art de penser... (1662), édit. Clair et


Girbal, P.U.F., 1965, p. 15.
454 LEIBNIZ, Lettre à Gallois (1677) ; dans GERHARDT, Philosophische Schrif-
ten, Bd. VII, p. 21.
455 Ibid., pp. 21-22.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 328

contribue à la relativisation de l'idée de méthode. L'espace méthodo-


logique n'est pas le domaine d'une raison pure a priori ; il se présente
bien plutôt comme un terrain de parcours, où se déploie le constant
va-et-vient de l'esprit aux choses et des choses à l'esprit. Le moment
de la méthode est celui où s'opère le passage entre l'ordination du sa-
voir acquis et la programmation du savoir futur. Entre ces deux vec-
teurs de la pensée, il existe une contradiction, mais cette contradiction
est positive et féconde. Comme on l'a dit, ce qui peut être appris ne
vaut pas la peine d'être enseigné. Mais la science acquise est plus que
la science acquise ; l'esprit, en faisant la science, se constitue lui-
même en vue des conquêtes futures. La méthodologie enseigne plus
qu'elle n'enseigne ; elle assure la jonction entre le passé et l'avenir du
savoir.
Une méthode définie une fois pour toutes condamnerait l'esprit à
l'immobilisme ; mais la pensée ne saurait aliéner sa liberté en se vou-
lant prisonnière d'une parole donnée. La révélation initiale de la mé-
thode a pu être celle d'une raison triomphante dont l'identité s'impose-
rait de tout temps à jamais. Le progrès du savoir atteste la démultipli-
cation des méthodologies, et la nécessité de passer du schéma d'une
raison déductive à l'idée d'une raison à l'école de l'expérience, qui
s'enrichit au fur et à mesure de ses acquisitions nouvelles.
C'est sur ce point que s'opposent les deux versants de l'épistémolo-
gie mécaniste au XVIIe siècle. Le modèle à référence mathématique
présuppose une structure formelle du réel conforme au prototype
géométrique et qui garantit l'universalité des procédures déductives a
priori. Mais le triomphalisme cartésien suppose le problème résolu et
ses certitudes prématurées n'ont aucun avenir dans le domaine de la
physique et de la biologie. Le modèle baconien, qui détermine lui aus-
si l'un des grands axes épistémologiques du siècle mécaniste, évite le
danger du simplisme. Il répond à l'idéal d'une science faite d'observa-
tion raisonnée et d'expérimentation. Le savoir se crée ici de main
d'homme, dans la longue patience des observatoires, des bibliothèques
et des laboratoires. C'est Gassendi observant le passage de Mercure,
Hevelius étudiant, après Galilée, les taches solaires et s'efforçant de
préciser la carte du ciel, ce sont les expériences barométriques de Tor-
ricelli et de Pascal ; c'est la recherche systématique de Robert Boyle
dans le domaine de la chimie ; c'est le travail des académiciens du
Cimento à Florence, des membres de la Royal Society et de l'Acadé-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 329

mie des Sciences. Partout où se développe la science réelle, le souci


de méthode est devenu un impératif chaque jour mis à [255] l'épreuve.
L'invention de la méthode est, à mesure, l'invention même de la scien-
ce par les savants.
Le mécanisme à ses débuts avait nourri l'ambition démesurée d'une
occupation totale de l'espace mental en un temps limité. L'humanité,
qui s'était rapidement appropriée le monde géographique, n'aurait pas
plus de peine à procéder à l'occupation plénière du globus intellectua-
lis. Il suffirait pour cela de développer les a priori épistémologiques
dont la valeur avait été reconnue à l'usage. L'exemple des mathémati-
ques permet de postuler l'unité et l'homogénéité du domaine du savoir,
dont un seul et même système d'analogies permettra de rendre raison.
Les phénomènes physiques seront expliqués sans peine grâce à des
combinaisons variées de particules ; le corps humain est un agrégat de
machines simples. Mais la médecine mécaniste, celle des iatro-
mécaniciens, qui croit pouvoir généraliser le premier schéma de Har-
vey, se perd dans le vide des spéculations gratuites. La médecine mo-
derne sortira de l'observation clinique sagace que pratique Sydenham,
l'ami de Locke ; la méthodologie déductive cède le pas à l'induction, à
la recherche des signes et symptômes, à l'étude des diverses pharma-
copées. La condamnation de l'esprit de système atteste le reflux des
espérances doctrinales prématurées.
L'impérialisme de la méthode était lié à l'impérialisme du système,
dont la méthode prétendait définir l'articulation intelligible de tout
temps à jamais. Il fallait apprendre que la méthode n'est pas une pana-
cée, mais seulement le lien qui relie la connaissance acquise à la
connaissance à venir, compte tenu du fait que toute habitude mentale
risque de devenir un obstacle épistémologique. Aucune méthode par-
ticulière ne possède une autorité universelle, étant donné que les mé-
thodes s'usent, et que, s'il y a bien des méthodes de recherche et de
découverte, il n'existe pas de méthode pour inventer la méthode. Le
siècle mécaniste n'a pas inventé de méthode universelle, mais il a dé-
couvert l'universalité de la méthode. La réflexion sur la méthode crée
une nouvelle conscience de la science ; le savant qui réfléchit sur la
méthode sait mieux ce qu'il sait, et même il peut avoir l'impression de
savoir plus qu'il ne sait, de savoir ce qu'il ne sait pas. Mais cette im-
pression est dangereuse, et à tout le moins suspecte ; car le XVIIe siè-
cle découvre aussi la multiplicité et la relativité des méthodologies,
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 330

dont chacune ne fait autorité que dans un domaine déterminé. On peut


rêver d'une méthodologie des méthodologies, et c'est sans doute le
rêve de Leibniz, rêve qui n'a cessé de se manifester, sans jamais par-
venir à un véritable accomplissement.
Le fait nouveau est donc la consécration de l'exigence méthodolo-
gique comme un impératif de la raison. Alors que jusqu'au XVIe siè-
cle, le savoir peut s'acquérir par la grâce de la révélation ou par l'intui-
tion du génie, il requiert désormais le cheminement obligé et la longue
patience de la méthode. La théologie même doit en passer par la, ainsi
que l'enseigne Bernard Lamy, dans ses Entretiens sur les Sciences :
« Cette partie de la philosophie qui apprend à raisonner juste est parti-
culièrement nécessaire à un théologien. Les vérités de [256] la reli-
gion qui, détachées les unes des autres, semblent n'avoir pour fonde-
ment que l'autorité de celui qui les propose, paraissent aussi certaines
que les théorèmes de la géométrie, quand on les propose avec ordre.
En les liant comme il faut les unes avec les autres, on en fait un tissu
qui est une démonstration. Ainsi l'exactitude de l'esprit, que nous
avons regardée comme la fin et le principal fruit de l'étude, est très
nécessaire à un théologien. La doctrine de l'Église est vraie ; mais si
on a l'esprit faux, on fait de faux raisonnements en la traitant 456. » Par
delà même la théorie, la pratique religieuse est marquée par l'impératif
méthodologique. Les Règles monastiques avaient prétendu réaliser,
dès l'origine, un ordonnancement de l'existence consacrée à Dieu. Les
temps modernes voient naître des règles d'un type nouveau, en parti-
culier avec la fondation de la Compagnie de Jésus, autorisée en 1540
par le pape Paul III. Le but du nouvel Institut est de contribuer effica-
cement à la reconquête catholique de l'Occident. La situation critique
de l'Église exige la mobilisation d'hommes formés spécialement pour
rétablir l'intégrité de la foi. Le génie d'Ignace de Loyola se manifeste
dans la mise au point de ses Exercices Spirituels, approuvés par le pa-
pe en 1548, méthode systématique et raisonnée, appuyée sur une an-
thropologie lucide, pour la formation du nouveau militant chrétien.
Une technologie du spirituel permet de façonner de toutes pièces un
homme adapté à servir la cause qu'il a choisie. Le volontarisme igna-
cien modifie profondément l'ascèse traditionnelle ; les Exercices ont

456 Bernard LAMY, Entretiens sur les Sciences, VII (1684) ; éd. Girbal et Clair,
P.U.F., 1966, p. 821.
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été en fait, et demeurent, une extraordinaire machine à fabriquer des


personnalités.
Les Méthodes, qui veulent seulement former des esprits, n'auront
pas l'efficacité totalitaire des Exercices, qui prennent en charge la tota-
lité de l'être humain pour le remodeler selon les normes choisies par le
Fondateur. Mais on peut se demander si certaines grandes œuvres on-
tologiques, les Méditations métaphysiques de Descartes ou l’Éthique
de Spinoza, entre autres, ne sont pas des entreprises plus ou moins
inspirées des Exercices spirituels ; elles s'adressent, par delà l'enten-
dement, à la totalité humaine, qu'elles s'efforcent d'organiser du de-
dans selon la vocation de la raison triomphante. Cette concurrence, ou
du moins cette émulation, entre la philosophie et la religion est un
phénomène constant, encore que généralement méconnu. En tout cas,
la catégorie de la méthode s'affirme aussi dans le domaine proprement
spirituel. Elle joue un grand rôle dans le mouvement janséniste ; on la
retrouverait dans toutes les entreprises pour régler la piété du fidèle,
c'est-à-dire pour ordonner ses intentions dans le sens d'une constante
présence à Dieu. À la fin du XVIIe siècle, le piétisme luthérien, qui
doit son nom aux Pia desideria (1675) de Philip Jacob Spener (1635-
1705) est un mouvement caractéristique de ce désir d'une systématisa-
tion de la piété. Or cette méthodologie du spirituel peut être considé-
rée comme l'une des premières formes [257] de l'Aufklärung alleman-
de 457; et le mouvement piétiste représente un élément fort important
dans la culture germanique, puisque l'on peut y rattacher des noms
aussi importants que ceux de Kant, de Novalis ou de Kierkegaard.
Dans le domaine anglo-saxon enfin, il faut souligner l'apparition, au
début du XVIIIe siècle, d'un mouvement religieux qui se présente sous
le nom de Méthodisme. Le mot avait d'abord été appliqué par dérision
(comme l'appellation « jésuite ») à John Wesley et à son frère, inspira-
teurs de cette spiritualité. Selon l’Encyclopédie Britannique, « l'exacte
régularité de leur vie et leur stricte observance des obligations reli-
gieuses, furent saluées d'abord avec ironie, mais ils acceptèrent cette
dénomination comme une caractéristique honorable. En fin de comp-

457 Cf. Emanuel HIRSCH, Geschickte der neuern evangelischen Theologie, Gü-
tersloh, Bertelsmann Verlag, Bd. II, 1951, p. 148.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 332

te, John Wesley lui-même désignait les membres de ces communautés


comme les gens que l'on appelle méthodistes » 458.
L'exigence de méthode apparaît ainsi comme un caractère essentiel
de la conscience intellectuelle moderne. Il convient d'ajouter que si les
Exercices spirituels d'Ignace de Loyola expriment l'ambition d'une
pédagogie totalitaire de la personnalité humaine adulte, ils ont pour
sous-produit une pédagogie non moins systématique à l'usage des en-
fants des écoles. La Ratio Studiorum, destinée aux collèges de la
Compagnie de Jésus qui, au terme de très longues études, connaît en
1599 sa rédaction définitive, n'est pas autre chose qu'une sorte de pro-
logue aux Exercices, destinés à la classe d'âge inférieure. Les collèges
sont conçus et développés comme une pépinière au sein de laquelle
seront recrutés les futurs membres de la Compagnie. Or la Ratio Stu-
diorum, premier monument d'une pédagogie consciente et organisée,
propose une rationalisation, une formalisation complète des études,
réglées jusque dans le détail d'une manière systématique. Les pro-
grammes, les méthodes, les horaires de l'enseignement, les fins et les
moyens, définis une fois pour toutes, seront les mêmes d'un bout à
l'autre de l'empire des Jésuites, sur lequel le soleil ne se couche ja-
mais. Des maîtres interchangeables formeront en série des élèves
semblables les uns aux autres, selon les mêmes procédures et cérémo-
nies ; l'unité de la langue latine symbolise et facilite l'unité de la foi.
L'enseignement devient une machine institutionnelle, qui peut être
réglée une fois pour toutes et pour tous. Cette rationalisation de la pé-
dagogie est, dans l'histoire de la culture, un événement plus important
que la publication d'un Discours de la Méthode, rédigé par un ancien
élève des Jésuites. La Compagnie de Jésus n'eut d'ailleurs [258] pas
l'exclusivité en matière de méthodologie pédagogique ; dans le do-
maine catholique, les Oratoriens tentèrent de rivaliser avec leurs

458 On peut relever au passage le titre d'un sermon de John Smith, qui appartient
au groupe des platoniciens de Cambridge : Concerning the true way or me-
thod of attaining to divine knowledge (Discourses I, éd. de 1673). La science
sacrée, selon Smith, s'oppose aux procédures discursives de la théologie sco-
lastique. Elle doit être l'expérience même du contact avec la réalité de Dieu,
« sensation spirituelle plutôt que description verbale ». A la déduction ra-
tionnelle s'oppose une sorte d'induction expérimentale fondée sur le contact
direct avec le sacré. On peut voir ici une sorte d'application religieuse de la
méthodologie baconienne (cf. Basil WILLEY, The Seventeeth century back-
ground, Penguin Books, 1962, p. 128 sq.).
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 333

confrères ; les solitaires de Port-Royal développèrent de leur côté un


piétisme éducatif dans le style janséniste. Et l'Europe réformée connut
ses grands projets d'institution pédagogique, marqués du même esprit
de rationalisation ; la pédagogie s'y présente pareillement comme
l'ombre portée d'une spiritualité.
Parmi les personnages représentatifs de cette recherche éducative,
on doit citer Wolfgang Ratke (Ratichius) qui vit de 1571 à 1635 459.
Lors de la Diète qui doit élire, à Francfort, le successeur de Rodolphe
II, Ratichius soumet aux électeurs le projet d'une refonte totale du sys-
tème scolaire, grâce à l'application d'une méthode qui vise à la fois à
la rapidité et à la facilité. La fin dernière est d'introduire dans l'ensem-
ble de l'Empire une langue unitaire, un gouvernement unitaire et une
religion unitaire, le tout par des moyens pacifiques. L'idée d'éducation
est prise ici dans son sens le plus large et le plus total. Ratichius ne
cessera pas de proposer aux autorités politiques et universitaires son
Discours de la Méthode pédagogique, appuyé sur des manuels scolai-
res présentés comme échantillons. Au sein de l'Allemagne de ce
temps, mosaïque de souverainetés et de religions, l'entreprise de Rati-
chius est celle d'une formalisation du domaine pédagogique, en fonc-
tion d'un certain nombre de postulats dont le développement conjugué
justifie un système pédagogique précisé jusque dans ses détails.
La didactique universelle de Ratichius est l'une des sources princi-
pales de celle de Comenius (1592-1670). Le réformateur tchèque, di-
gnitaire religieux, qui souffre persécution, cherche lui aussi dans la
pédagogie une méthode systématique pour rétablir l'unité et la paix de
la foi. Ce grand esprit européen est d'abord un homme de foi, et même
un illuminé. La pédagogie n'est pas pour lui une fin, mais un moyen
au service de l'unité de l'âme. Mais son rêve d'un enseignement unitai-
re, appuyé par des méthodes rigoureuses, lui permettra de mettre au
point des manuels scolaires pour l'étude des langues (Janua lingua-
rum), qui seront utilisés dans l'Europe entière. La pensée et l'œuvre de
Comenius, sa Pampédie et sa Pansophie s'apparentent sur bien des
points avec les recherches de Leibniz, qui en reprendront les inspira-
tions maîtresses.

459 Cf. Georges Rioux, L'Œuvre pédagogique de Wolfgang Ratichius (1571-


1635) Vrin, 1963 ; et notre tome II, p. 283 sq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 334

L'importance prise par la pédagogie au XVIIe siècle peut être


considérée comme un signe de la mentalité mécaniste. Le XVIe siècle
avait connu le renouveau humaniste, mais des penseurs comme Éras-
me, Montaigne ou Rabelais, bien qu'ils aient réfléchi sur l'éducation,
ne faisaient que développer des idées. Ils ne songeaient pas à créer un
système d'institutions, qui se développe en dehors d'eux chez les Jé-
suites. Au siècle suivant, la pédagogie représente pour l'exigence mé-
thodique un emplacement privilégié. En effet si la méthode pour [259]
inventer, pour découvrir ce qu'on ignore, demeure une chimère, il
paraît plus facile d'ordonnancer méthodiquement ce qu'on sait. La rai-
son militante des chercheurs tournés vers l'avenir devient raison
triomphante chez les professeurs qui enseignent le passé. D'où la vo-
gue de l’ars discendi et docendi, à la recherche des voies les plus
courtes et aisées pour mettre les hommes de demain en possession du
capital culturel de l'humanité. La récapitulation du savoir selon les
normes du nouveau rapport au monde multiplie à travers l'Europe des
personnalités du même type, aptes à se comprendre mutuellement. La
république des lettres est née dans les collèges ; elle y a été formée
selon les normes rationnelles et méthodiques de l'éducation nouvelle.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 335

[259]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

III. LE MODÈLE MÉCANISTE

Chapitre III
NATURE

Retour à la table des matières

L'intelligibilité mécaniste est un ensemble de règles protocolaires


qui régissent la relation d'un sujet quelconque à un objet quelconque
dans l'espace mental du XVIIe siècle. La mutation met en lumière l'in-
suffisance de la définition traditionnelle de la vérité comme adaequa-
tio intellectus et rei, dans la mesure où cette définition suppose un ob-
jet donné une fois pour toutes, et un entendement immuable, qui s'ef-
forcerait de s'approprier l'objet grâce à des opérations d'une approxi-
mation sans cesse croissante. Une telle formule suppose pour vérifier
la correspondance entre les deux termes du rapport, l'intervention d'un
troisième terme extérieur à ce rapport lui-même et qui, en fin de
compte, ne pourrait être que Dieu, souverain arbitre de toute vérité. La
critique de Cassirer apparaît dès lors justifiée : « Les concepts du sujet
et de l'objet (...) ne constituent pas eux-mêmes un capital de pensée
donné une fois pour toutes et pour tous. En fait, chaque époque vrai-
ment créatrice doit les acquérir pour son compte et leur imposer par
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 336

son activité propre le sceau de leur signification. Le processus de la


connaissance ne se développe pas comme si l'esprit, en tant qu'être
achevé, devait prendre possession d'une réalité qui lui ferait face et qui
constituerait elle aussi un ensemble fermé. Rien plutôt, le concept du
moi comme celui de l'objet ne se forment que dans le progrès de l'ex-
périence scientifique ; ils subissent les mêmes transformations inti-
mes 460. »
[260]
L'idée d'une vérité sans point de vue est vide de sens ; pour l'hom-
me qui connaît, la vérité est toujours vérité d'un point de vue, en situa-
tion de point de vue. La vérité de la relation n'a pas de sens en dehors
de la relation ; elle demeure un enjeu, sans cesse remis en jeu. Dans
cette perspective, le mécanisme apparaît non comme une doctrine
nouvelle, mais comme un régime nouveau d'intelligibilité correspon-
dant à une relation de l'homme avec le monde et avec lui-même. Une
vision du monde disparaît, une vision du monde différente s'affirme
un peu partout et pour tous.
La préoccupation mécaniste de la méthode exprime une conception
neuve de la pensée ; le nouveau sens de la nature traduit de son côté le
renouvellement de l'objet de la pensée. De tout temps, la réalité a été
considérée comme une totalité, non par addition et agrégation de par-
ties, mais par constitution et organisation d'un ensemble qui met en
place chacune de ses parties. La nature est la récapitulation des êtres,
et elle fait système : le titre du grand ouvrage de Linné Systema Natu-
rae traduit cette nécessité d'une cohérence intrinsèque du réel, jus-
qu'aux limites de toute intelligibilité. De cette nature qui se déploie
devant chaque homme, les autres hommes font partie, et lui-même par
analogie. Il existe une communauté originaire de l’omnitudo realitatis,
et c'est elle que désigne le concept à la fois complexe et imprécis de
nature.
Selon Schopenhauer, « c'est en partant de nous-mêmes qu'il faut
chercher à comprendre la Nature, et non pas inversement chercher la

460 Ernst CASSIRER, Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissens-


chaft der neueren Zeit, Berlin, Bruno Cassirer Verlag, Bd. I, 1906, Einlei-
tung, p. 10.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 337

connaissance de nous-mêmes dans celle de la nature » 461. Cette for-


mule vaut en tout cas pour les origines de la pensée : l'astrobiologie
déploie une cosmologie fondée sur l'analogie du vivant humain ; elle
maintiendra jusqu'à l'âge mécaniste la corrélation entre microcosme et
macrocosme, qui sous-tend l'idée de nature pendant des millénaires.
Le grec physis comme le latin natura renvoient, par leur étymologie, à
une idée de croissance, de naissance ; le thème dominant est celui d'un
développement organique. « Un devenir spontané et puissant, en
comparaison duquel toute industrie humaine paraît chétive, un devenir
harmonieux, bénéfique, parce qu'il crée l'ordre, et dès lors s'imposant
comme normal : telle est Physis 462. »
Le sens de la nature chez les Anciens est inséparable de leur intui-
tion d'un Cosmos vivant et unanime, associant les hommes et les
dieux, les êtres et les choses dans un devenir solidaire. Le Cosmos est
un englobant, en lequel communient les secrets de toutes les vies pos-
sibles ; sa loi est une loi de participation et d'association, par affinité
symbolique entre les régions de l'espace et les moments du temps.
Connaître, c'est chercher à déchiffrer certaines des correspondances
constitutives du réel ; cette recherche s'opère en quelque sorte du de-
dans et par [261] implication, car le sujet et l'objet de la connaissance
forment un seul et même être ; la lutte avec l'ange du savoir est en-
semble un combat du savant contre son ombre. Prométhée affronte les
dieux dans un combat sans espoir ; il est entendu d'avance que les
dieux sont les plus forts. Pour comprendre le Cosmos, il faudrait sortir
du Cosmos et l'embrasser par la pensée ; mais l'homme soumis à la loi
du Cosmos, ne peut pas prétendre réduire ce domaine ontologique en
un champ épistémologique, dont il fixerait lui-même les coordonnées.
La prédestination astrale consacre cette dépendance de l'homme à
l'égard de la totalité ; il est lié à l'emplacement que le destin ou les
dieux ont fixé, tel le galérien à son banc, ou l'acteur qui se voit assi-
gner un rôle dans une pièce qu'il n'a pas écrite. Le savoir des Anciens,
dans ses réussites les plus parfaites, porte la marque de cet envelop-
pement de la conscience humaine dans une conscience et une vie d'un

461 SCHOPENHAUER, Le Monde comme volonté et comme représentation, sup-


plément au livre II, ch. 18 ; trad. Burdeau, P. U. F., 1966, p. 891.
462 René POMEAU, De la Nature ; essai sur la vie littéraire d'une idée, Revue de
l'Enseignement Supérieur, I, 1959, p. 107 ; cf. Walther KRANZ, Kosmos, Ar-
chiv für Begriffsgeschichte, Bd. II, 2, Bouvier Verlag, Bonn, 1957.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 338

ordre ontologiquement supérieur. La contemplation l'emporte sur l'ac-


tion ; la technique n'a guère de valeur, dans la mesure où le monde est
un vivant divin, dont il serait sacrilège d'imaginer qu'il pourrait être
amélioré vraiment par l'entreprise humaine.
La nature médiévale conserve dans ses grandes lignes la structure
du schéma astrobiologique hérité de l'Antiquité, en dépit de certaines
contradictions gênantes entre la tradition du paganisme et la nouvelle
exigence chrétienne. Le Cosmos hellénique, où règnent l'ordre et
l'harmonie, se trouve transfiguré par l'imposition d'un nouveau systè-
me de valeurs spirituelles. Le thème hébraïque de la Création trans-
forme la Nature en une œuvre providentielle, appelée à l'existence par
l'initiative d'un Dieu bon, qui a voulu donner à l'homme un lieu de
résidence où l'être humain occupera une place hiérarchiquement privi-
légiée. La vision chrétienne du monde semble caractérisée à la fois par
un théocentrisme et un anthropocentrisme tels que la nature se déploie
comme la matière d'un dialogue à la fois direct et symbolique entre
l'humanité et la divinité. Ces significations, étrangères à la pensée hel-
lénique, éclairent la connaissance du réel, qui se développe selon la
perspective de l'opposition dialectique entre la nature et la grâce. Pour
les penseurs de l'Antiquité, la divinité gardait un caractère imperson-
nel et abstrait ; le Dieu vivant de l'affirmation judéo-chrétienne entre-
tient une relation personnelle avec chacun de ses fidèles ; chaque des-
tinée est un enjeu, qui peut être gagné ou perdu. La nature joue un rô-
le, à la fois direct et symbolique, dans l'aventure du salut.
« Partout, dans la philosophie médiévale, écrit Gilson, l'ordre natu-
rel s'appuie à un ordre surnaturel, dont il dépend comme de son origi-
ne et de sa fin. L'homme est une image de Dieu, la béatitude qu'il dé-
sire est une béatitude divine, l'objet adéquat de son intellect et de sa
volonté est un être transcendant à lui, devant qui toute sa vie morale se
joue et qui la juge. Bien plus, le monde physique lui-même, créé par
Dieu pour sa gloire, est travaillé du dedans par une sorte d'amour
aveugle qui le meut vers son auteur, et chaque être, chaque opération
de chaque être, dépend à tout moment dans son efficace comme dans
[262] son existence d'une volonté toute-puissante qui le
ve 463. » La cosmologie chrétienne possède donc sa spécificité propre.

463 Etienne GILSON, L'Esprit de la philosophie médiévale, nouvelle édition,


Vrin, 1944, p. 345.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 339

Alors que pour les Anciens le schéma du Cosmos définissait la réfé-


rence dernière de toutes les inductions humaines, la pensée chrétienne,
tout en conservant ce fondement de l'induction, le situe dans une dé-
pendance nouvelle par rapport à un fondement premier, défini par la
toute-puissance et la toute présence de la Providence. L'homme se re-
connaît comme une créature entre les créatures dans le dessein général
de la Création. Cette création n'est pas un acte originaire dans le loin-
tain du passé ; elle se perpétue comme une réalité vivante et actuelle ;
elle est la remémoration présente d'une parole de Dieu.
La nature est l'œuvre de la grâce, son attestation permanente. Mais
elle est ensemble le voile de la grâce, pour qui s'arrête à elle, et renon-
ce à y lire en filigrane la manifestation de la Providence. La révélation
biblique enseigne l'échec de la création par la désobéissance de
l'homme, par le péché qui a rendu nécessaire la seconde initiative de
l'incarnation et de la rédemption, recommençant la création du monde.
La désobéissance de l'intellect serait de croire que la nature s'explique
par elle-même, en l'absence de Dieu. Malebranche pensait que l'idée
de nature n'est pas une idée chrétienne ; le métaphysicien chrétien
« sait qu'aujourd'hui la nature est déréglée ; ses sentiments lui appor-
tent l'image d'un univers en désordre et, guidée par cette révélation, sa
raison sait où trouver la vraie définition de la nature, telle qu'elle était
à la première minute du monde » 464. Ainsi le schéma de la nature se
trouve pris dans le grand courant du mythe chrétien de la rédemption.
La nature n'apparaît dans sa vérité qu'à celui qui la regarde avec l'œil
de la foi.
Cosmos hellénique et Création chrétienne définissent deux visions
du monde, de type totalitaire et providentialiste, dont le souvenir ne
s'effacera pas de si tôt de la conscience humaine ; l'exemple de Male-
branche suffit à le prouver. Ces conceptions considèrent la réalité
comme un système de valeurs ; elles déchiffrent les phénomènes en se
référant à un ordre métaphysique, transcendant et providentiel. Le
Cosmos est divin, et la création, même corrompue par le péché, atteste
la puissance et la gloire du Créateur. Cette référence ontologique fait
comprendre pourquoi la science, au sens moderne de connaissance
positive de la réalité, n'est pas possible avant le XVIIe siècle. Le re-

464 Henri GOUHIER, La philosophie de Malebranche et son expérience religieu-


se, 2e éd., Vrin, 1948, p. 396.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 340

gard de l'esprit sur les choses s'inscrit dans le champ épistémologique


défini par l'économie générale de la réalité cosmique. Tout savoir de
détail se profile sur l'arrière plan d'un système spéculatif dont la signi-
fication eschatologique est donnée par avance.
Jusqu'au XVIIe siècle donc, l'étude de la nature n'est qu'une expli-
citation de ce qu'on sait déjà ; aucune indication ne pourrait remettre
en question l'ordre présupposé, qui vaut en fait comme en [263] droit.
La connaissance revêt un caractère de contemplation esthétique ou
religieuse. Il ne saurait être question de modifier l'ordre du monde,
mais seulement d'en découvrir l'harmonie afin de la célébrer. L'idée
même d'un affrontement entre l'homme et la nature, d'une entrée en
possession, paraît inexacte : l'homme est solidaire de la réalité, dont le
schéma s'affirme aussi bien dans sa conscience que dans l'ordre des
choses. Le sens du Cosmos, le sens de la création apparaissent comme
la limite d'une pensée totale, dont la révélation diffuse se lit en nous et
hors de nous.
La science moderne suppose que l'esprit connaissant prenne ses
distances par rapport à la nature connue, pour affirmer son droit de
juridiction sur un objet matériel réduit à sa matérialité. Le sujet
concentre en lui les responsabilités de la pensée ; il affronte une réalité
extérieure soumise à ses impératifs. Si les sciences et les techniques
sont demeurées jusqu'au seuil des temps modernes dans un état de
demi-sommeil dogmatique, c'est parce que le présupposé d'un ordon-
nancement divin des choses excluait, ou rendait inutile, l'initiative
d'un remembrement humain, qui risquait d'avoir la signification d'une
insurrection prométhéenne, d'un manquement à l'ordre. Personne ne
comprendrait plus aujourd'hui que la technique ait le caractère sacrilè-
ge d'une rectification par l'homme de l'œuvre de Dieu. Malebranche
pourtant éprouve le besoin d'excuser l'initiative technique par la raison
que la Providence agit toujours selon des principes généraux et uni-
versels, dont certaines conséquences particulières peuvent être fâcheu-
ses pour les hommes ; dès lors ceux-ci ont le droit de prendre des me-
sures pour y remédier sans blasphémer contre la Providence. « Si Dieu
remuait les corps par des volontés particulières (...), ce serait insulter à
la sagesse de Dieu que de corriger le cours des rivières, et de les
conduire dans des lieux qui manquent d'eau : il faudrait suivre la natu-
re et demeurer en repos. Mais Dieu agissant en conséquence des lois
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 341

générales qu'il a établies, on corrige son ouvrage sans blesser sa sa-


gesse 465... »
Contemporain de l'âge mécaniste, Malebranche conserve la sensi-
bilité métaphysique du christianisme traditionnel ; il lui faut excuser
les libertés que le moderne prend à l'égard de la Création, soulignant
ainsi le fait que la civilisation mécanicienne a son fondement dans la
prise en charge par l'homme de la planète Terre. La philosophie expé-
rimentale, dont Francis Bacon a été l'initiateur, exprime cet enhardis-
sement de l'être humain, qui, fort des œuvres déjà accomplies sur les
routes du monde, revendique la nature comme son domaine propre. La
philosophie traditionnelle avait partie liée avec la religion, avec la
contemplation, avec la mystique ; la pensée moderne se donne pour
mot d'ordre non plus la simple méditation du monde tel que la divinité
l'a fait, mais la transformation du monde pour l'utilité des hommes. Et
sans doute la Maison de Salomon, le centre de recherche [264] scienti-
fique de la Nouvelle Atlantide, est une utopie avec ses laboratoires de
technologie où l'on développe en tous sens les conséquences des in-
ventions ; mais cette utopie n'a rien d'une chimère ; elle est une antici-
pation de ce que sera le développement scientifique et technique du
XVIIe siècle anglais, sur la lancée des acquisitions de l'âge élisabé-
thain 466.
Ce rapport au monde avait déjà été illustré par Pierre de la Ramée,
qui donnait en exemple à ses auditeurs la rue Saint-Denis, où les mar-
chands de toutes nations et les techniciens les plus ingénieux mettent
en œuvre une mathématisation appliquée, riche d'enseignements ; de
même les administrateurs des finances et les architectes donneront aux
philosophes un sens du réel qui échappe aux maîtres chevronnés de la
disputation scolastique 467. Un siècle après Ramus, Thomas Sprat, his-
torien de cette Société Royale qui veut être la réalisation de la maison
de Salomon, développe à son tour le thème de l'exemplarisme techni-
cien. Platon souhaitait des philosophes-rois ou des rois-philosophes ;
« j'assurerai le semblable de la philosophie, laquelle atteindra la per-

465 MALEBRANCHE, Traité de Morale (1684), Première partie, Ch. I, § XXI ; éd.
H. JOLY, Vrin, 1939, p. 10.
466 Cf. R. K. MERTON, Science, technology and society in l7th Century En-
gland, Osiris, IV, 1938.
467 RAMUS, Actio secundo, pro regia mathematicae professionis cathedra
(1566), dans P. RAMI et A. TALAEI Collectaneae, 1577, pp. 536 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 342

fection lorsque les artisans mécaniques auront des têtes philosophi-


ques, ou que les philosophes auront des mains mécaniques ». La nou-
velle alliance de la philosophie et de la technique, trouve son symbole
en la personne d'Archimède : « Ce grand personnage a été l'un des
premiers qui ait appliqué la science qu'il avait des mathématiques et
en la physique aux pratiques et aux mouvements des arts manuels. En
quoi son succès a été si prodigieux que les vraies inventions de ses
mains ont excédé la force fabuleuse que tant les vieux contes que les
romans modernes ont attribué à leurs héros 468. » Le merveilleux au-
thentique de la philosophie expérimentale chasse le merveilleux ima-
ginaire des fabulations traditionnelles. Le héros moderne sera l’homo
faber, en la personne de l'inventeur technicien. Sprat déplore « le
mauvais traitement que l'on fait fort ordinairement aux inventeurs, non
seulement en Angleterre mais en tous siècles et en tous pays. Ils ne
sont pas maltraités seulement par ceux qui envient leur honneur, mais
aussi par les artisans pour lesquels ils travaillent » 469. L'affirmation
des nouvelles valeurs inspire des développements sur des thèmes
comme : « les expériences sont une étude propre pour la noblesse de
notre nation » 470, « les expériences sont avantageuses à l'intérêt de
notre nation » 471. La recherche technique a donc acquis les titres de
noblesse qui lui avaient été refusés depuis l'Antiquité. Opératrice de
civilisation, elle requiert un esprit libéral, qui ne se trouve pas chez les
simples ouvriers dont la main et l'esprit se sclérosent par la répétition
des mêmes [265] procédures. « Les mécaniques, dit encore Sprat, se
peuvent améliorer par d'autres gens que les artisans 472. » Les mem-
bres de la Société Royale sont gens de condition ; Robert Boyle appar-
tient à la haute aristocratie. « L'Invention est une chose héroïque, qui
est placée au-dessus de l'atteinte d'un génie bas et vulgaire. Elle re-
quiert un esprit actif, hardi, prompt et sans repos (...) Il faut faire
beaucoup d'efforts en vain, il faut souvent faire profusion d'un trésor
sans point de revenu, il faut s'y attacher avec beaucoup de violence, de

468 Thomas SPRAT, L'Histoire de la Société Royale de Londres (1667), tr. fran-
çaise, Genève, 1669, 1. III, ch. XXXII, p. 490.
469 SPRAT, ibid., ch. XXXIII, pp. 495-496.
470 Titre du chapitre XXXIV, p. 498.
471 Titre du chapitre XXXVI, p. 518.
472 Titre du chapitre XXXI, p. 482.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 343

rigueur et de pensée 473... » La culture renaissante avait mis en hon-


neur le poète, l'artiste, le génie créateur de beauté visuelle, auditive ou
intellectuelle ; les temps modernes rendent hommage à la noblesse
utilitaire des inventeurs qui, après avoir habité en espérance la Nou-
velle Atlandide, se rencontrent aujourd'hui dans la salle de réunion et
dans les laboratoires de la Société Royale de Londres.
Il ne s'agit pas là d'un vœu pieux, mais d'une volonté raisonnée de
réaliser le programme baconien. Énumérant les activités des membres
de la Société, Sprat expose qu' « ils ont proposé un catalogue de tous
les métiers, ouvrages et manufactures, où les hommes s'emploient ;
afin d'en recueillir l'histoire particulière de chacune d'elles, en prenant
connaissance de toutes les recettes ou secrets de médecine, de tous les
instruments, outils et machines, de toutes les opérations et adresses de
la main, des tromperies et méchantes pratiques (...) et de la différente
valeur des matériaux et de toute autre chose qui dépend des opérations
de tous les métiers » 474. La Société Royale a décidé de travailler à
améliorer les techniques de la tapisserie, de la soie, de la métallurgie
et de la porcelaine. L'agronomie n'est pas exclue : la Société Royale
contribue à la diffusion de la pomme de terre 475; elle veut étudier la
croissance des plantes et favoriser le reboisement, ainsi que la multi-
plication des arbres fruitiers.
Des préoccupations de ce genre ne sont pas absentes en France.
Baillet, le biographe de Descartes, attribue à son héros, vers la fin de
sa vie, le projet d'un conservatoire des arts et métiers, dont les ensei-
gnements devaient compléter les études érudites de la haute culture
universitaire. « Ses conseils allaient à faire bâtir, dans le Collège
Royal et dans d'autres lieux qu'il aurait consacrés au public, diverses
grandes salles pour les artisans ; à destiner chaque salle pour chaque
corps de métier ; à joindre à chaque salle un cabinet rempli de tous les
instruments nécessaires ou utiles aux arts qu'on y devait enseigner ; à
faire des fonds suffisants non seulement pour fournir aux dépenses
que demanderaient les expériences, mais encore pour entretenir des

473 P. 84.
474 Ibid., 1. II, ch. XXXI, p. 235.
475 Le texte de la traduction française (p. 236) transcrit ici simplement l'anglais
Potatoes en l'absence d'un équivalent français, qui ne doit pas exister en
1669.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 344

maîtres ou des professeurs dont le nombre aurait été égal à celui des
arts qu'on y aurait enseignés. Ces professeurs devaient être habiles en
mathématiques et en physique, afin de pouvoir répondre à toutes les
[266] questions des artisans, leur rendre raison de toutes choses et leur
donner du jour pour l'aire de nouvelles découvertes dans les
arts 476... »
Le projet baconien devient entre temps une réalité. La science tend
désormais à s'incarner dans la pratique, avec le développement d'une
nouvelle civilisation économique en Angleterre, en France et en Hol-
lande. Diderot, à l'article Art de l'Encyclopédie, met en parallèle la
pensée de Bacon, « un des premiers génies de l'Angleterre » et l'œuvre
administrative de Colbert, « un des plus grands ministres de la France
(...) Colbert regardait l'industrie des peuples et l'établissement des ma-
nufactures comme la richesse la plus sûre d'un royaume. Au jugement
de ceux qui ont aujourd'hui des idées saines de la valeur des choses,
celui qui peupla la France de graveurs, de peintres, de sculpteurs et
d'artistes en tout genre, qui surprit aux Anglais la machine à faire des
bas, le velours aux Génois, les glaces aux Vénitiens, ne fit guère
moins pour l'État que ceux qui battirent ses ennemis et leur enlevèrent
leurs places fortes »...
La science avait été jusque-là spéculation pure ; l'expansion tech-
nique est liée à l'essor de la philosophie expérimentale, qui consacre
l'initiative du savant dans la prise en charge du réel. Le physicien,
pour créer ses instruments, pour mettre au point ses dispositifs expé-
rimentaux, doit se faire artisan et ingénieur, ou du moins travailler en
collaboration étroite avec des techniciens. Le baromètre, la pompe à
vide, les instruments d'optique, les chronomètres deviennent les
moyens indispensables d'une science qui mobilise la main et l'œil tout
autant que l'esprit. La science mécaniste modifie la relation du sujet
connaissant à l'objet connu, ainsi que l'observe Charles Perrault dans
son Parallèle des Anciens et des Modernes : « On croyait autrefois
que, pour bien savoir la physique, il n'était point nécessaire d'étudier
la nature, ni sa manière d'opérer, que les expériences étaient choses
frivoles (...) Je n'aurais pas de peine à vous citer plusieurs grands per-
sonnages du temps passé qui ont assuré formellement qu'il était inutile

476 Adrien BAILLET, La Vie de M. Descartes, 1691, 2e partie, livre VII, ch.
XXIII, p. 434.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 345

de consulter la nature, soit pour la physique, soit pour la médecine,


qu'elle avait révélé tous ses secrets au savant Aristote et au divin Hip-
pocrate (...) Ils croyaient que le temps de trouver, d'imaginer et de
penser quelque chose de nouveau ou d'une manière qui fût nouvelle,
était passé (...) Mais les choses ont bien changé de face. L'orgueilleux
désir de paraître savant par des citations a fait place au désir sage de
l'être en effet par la connaissance immédiate des ouvrages de la Natu-
re 477. »
« Les choses ont bien changé de face », cette formule résume la ré-
volution épistémologique. Mais ce ne sont pas les choses qui ont
changé, c'est l'attitude de l'homme. L'apologiste de la culture moderne
souligne que la Nature « a révélé un nombre infini de mystères qu'elle
avait tenus cachés aux plus sages des Anciens. Il ne faut que lire les
[267] Journaux de France et d'Angleterre et jeter les yeux sur les
beaux ouvrages des Académies de ces deux grands royaumes pour
être convaincu que, depuis trente ans, il s'est fait plus de découvertes
dans la science des choses naturelles que dans toute l'étendue de la
savante antiquité » 478. L'auteur des Contes de ma mère l’Oye souligne
la connexion entre le progrès de la science et celui des techniques :
« Prenons pour exemple la machine à faire des bas de soie. Ceux qui
ont assez de génie non pas pour inventer de semblables choses, mais
pour les comprendre, tombent dans un profond étonnement à la vue
des ressorts presque infinis dont elle est composée, et du grand nom-
bre de ses divers et extraordinaires mouvements 479 (...) Considérons
encore cette machine qui a été inventée pour faire quinze ou vingt piè-
ces de ruban tout à la fois (...) Quand on considère la sagesse de tous
ces mouvements, on ne peut trop admirer celle de l'inventeur qui a
donné la vie à toutes les pièces de cette machine, par une seule roue
que tourne un enfant, et que du vent ou de l'eau tourneraient aussi bien
et avec moins de peine. Il est bien fâcheux et bien injuste qu'on ne sa-

477 Charles PERRAULT, Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui


concerne les Arts et les Sciences (1688) ; nouvelle édition, Amsterdam,
1693, t. I, pp. 64-65.
478 Charles PERRAULT, ibid., p. 66.
479 Ibid., p. 52.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 346

che point le nom de ceux qui ont imaginé des machines si merveilleu-
ses 480... »
Dès la deuxième partie du siècle, la corrélation entre la science et
la technique est reconnue en fait et en droit. La Société Royale de
Londres et l'Académie parisienne des Sciences sont destinées à la re-
cherche technique autant qu'à la connaissance théorique. Le nouveau
règlement de l'Académie des Sciences, promulgué en 1699, spécifie
que « l'Académie examinera, si le Roi l'ordonne, toutes les machines
pour lesquelles on sollicitera des privilèges auprès de Sa Majesté. Elle
certifiera si elles sont nouvelles et utiles, et les inventeurs de celles qui
seront approuvées seront tenus de lui en laisser un modèle » 481. Les
académies scientifiques jouent le rôle de comités consultatifs en ma-
tière de technologie ; elles servent de chambres des brevets d'inven-
tion, de musées des arts et métiers ; elles exercent une influence direc-
trice en proposant des prix qui stimulent la recherche dans le domaine
des techniques civiles et militaires.
La nouvelle épistémologie réunit les moments théorique et pratique
de l'affirmation de l'homme dans le monde, qui étaient jusque-là dis-
joints. La technique met l'homme en situation d'agent naturel, doué
d'une efficacité créatrice, ainsi que l'avait affirmé Bacon. Il faut don-
ner leur pleine valeur aux formules cartésiennes selon lesquelles « l'art
est un imitateur de la nature » 482, et « toutes les choses qui sont artifi-
cielles sont avec cela naturelles » 483. Si l'homme apparaît revêtu du
pouvoir de modifier et de compléter la nature, cela signifie que la na-
ture n'est plus d'essence divine. Elle se résout en un agencement [268]
complexe d'éléments qui offre une large possibilité d'intervention aux
initiatives humaines. Le nouvel esprit scientifique ne modifie pas la
science seulement, et l'orientation de l'intelligence. Il énonce une
transfiguration générale de la condition humaine ; une conscience de
soi s'affirme en possession du monde, dans la rupture du contrat d'éta-
blissement millénaire qui régissait la situation de l'homme dans l'uni-

480 P. 53.
481 Règlement ordonné par le Roi pour l'Académie royale des Sciences (1699),
§ 31 ; cf. Joseph FAYET, La Révolution française et la Science, Marcel Ri-
vière, 1960, pp. 286 sqq.
482 DESCARTES, lettre à Morus, 5 février 1649 ; Œuvres de DESCARTES, Biblio-
thèque de la Pléiade, p. 1319.
483 Principes de la Philosophie, 1. IV, § 203.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 347

vers. L'axe privilégié de toute réalité était, pour les Anciens, la loi
providentielle du Cosmos ; au Moyen Age, c'était la relation de
l'homme à Dieu. A partir du XVIIe siècle, la dimension fondamentale
devient celle qui relie l'esprit humain à la réalité des choses, pour la
mise en lumière d'un ordre démythisé et désacralisé ; du coup, la libre
entreprise des savants et des ingénieurs voit s'ouvrir devant elle des
possibilités indéfinies. Le monde ancien était un ordre du mystère,
intérieur et extérieur à la conscience, tout ensemble matériel et vivant,
spirituel et divin ou quasi-divin ; désormais l'univers n'est plus esprit,
mais l'autre de l'esprit, offert à l'inspection et au contrôle de l'esprit,
qui peut disposer de lui selon ses propres desseins.
La fin de l'astrologie, le recul du surnaturel et du miracle apparais-
sent comme des aspects particuliers de cette rupture de la solidarité
organique entre le sujet et l'objet. Le mystère était partout, et la magie
des hommes rivalisait avec la magie divine. Désormais les enchante-
ments s'élucident en causalité intelligible, et commence le règne des
problèmes, dont chacun peut être résolu par des procédures appro-
priées. Le remaniement de la cosmologie est solidaire de celui de l'an-
thropologie ; on ne peut pas isoler la mutation de l'homme de la muta-
tion du monde, ni rechercher laquelle de ces mutations aurait eu l'autre
pour conséquence. La mutation du regard est une mutation de la rela-
tion.
Au seuil de la pensée moderne, une transformation s'annonce dans
l'intimité même de l'être humain. « Le passage s'opère, non pas dans la
Physique (...), mais dans ces zones profondes de la conscience où se
jouent les thèmes de sujétion et de domination, les révoltes adolescen-
tes et la maturité. Ici, c'est la psychologie qui permet de retrouver la
continuité d'un développement scientifique 484. » Il faut ajouter que
cette psychologie des profondeurs, ou cette psychanalyse de la
connaissance scientifique, dont Bachelard a souligné certains aspects,
est loin d'être faite aujourd'hui. Du moins peut-on en marquer au pas-
sage l'importance décisive, en observant avec Lenoble que « le fait
essentiel, l'érudition ne suffit pas à l'éclaircir, elle risquerait plutôt de
le cacher » 485.

484 Robert LENOBLE, L'Évolution de l'idée de Nature du XVIe au XVIIIe siècle,


Revue de Métaphysique et de Morale, 1953, p. 118, en note.
485 Ibid., p. 119.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 348

Ce qui est en jeu, c'est la conscience que l'homme prend de sa pro-


pre destinée ; c'est l'insertion de l'individu dans la totalité de l'univers.
« Les hommes de la Renaissance s'abritent dans une Nature étroite,
serrée de près par une Volonté attentive à leurs vœux : Dieu, au-delà
de [269] la sphère toute proche des étoiles, les astres-dieux, plus près
encore si possible, et qui, dans notre monde sublunaire, multiplient les
prodiges et les avertissements providentiels. Le besoin de sécurité que
traduit cette représentation de la Nature a certainement été un fait his-
torique essentiel de cette époque. Il est plus profond que les construc-
tions rationnelles 486... » Ce qui se transforme, c'est le sens du réel qui
sous-tend cette présence au monde et à soi-même. Des hommes aussi
différents entre eux que Bacon, Galilée, Descartes, Mersenne, Hob-
bes, Gassendi et bien d'autres nient dans son principe ce schéma du
réel, encore vivant chez la plupart de leurs contemporains. L'exemple
de Bacon est particulièrement probant. La plupart des historiens, et
même un esprit aussi judicieux que Koyré, lui font reproche de n'avoir
été qu'un pseudo-savant, qui n'a pas apporté la moindre contribution
positive à la science réelle. Or Bacon, avant tout autre et mieux que
tout autre, a dessiné la configuration d'ensemble du nouvel espace
mental ; il a rêvé le globus intellectualis du mécanisme avant que ce-
lui-ci soit confirmé par les faits. Rien ne saurait mieux confirmer la
thèse de Lenoble selon laquelle les découvertes de la science nouvelle
ne sont pas, et ne pouvaient être, les causes du schéma de l'intelligibi-
lité mécaniste. Bien plutôt, elles en furent des conséquences 487. Celui
qui a défini, en des formules immortelles, la théorie du nouveau savoir
a mieux mérité de l'humanité que s'il avait été le promoteur de telle ou
telle acquisition particulière.
Dès lors, la crise mécaniste « exprime le passage d'une pensée in-
trovertie, repliée dans la contemplation d'elle seule à l'intérieur d'une
nature protectrice, à une pensée extravertie, acceptant le monde et ses

486 P. 115.
487 Cf. LENOBLE, p. 121 : « Pour les fondateurs de la pensée moderne, la repré-
sentation mathématique de la Nature n'a pas été le résultat d'une induction,
au sens dit baconien du terme, mais une nouvelle vision des choses, relative
elle-même à une nouvelle prise de position (...) Les faits ont commencé à se
montrer mathématiques à partir du jour où, au lieu de les contempler comme
les productions consolantes d'une Nature maternelle, on a pris devant eux
l'attitude de l'ingénieur. »
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 349

« absurdités » possibles (c'est-à-dire les démentis qu'il inflige à nos


vœux), ardente d'agir sur un monde auquel si longtemps elle s'était
interdit de toucher. L'enfant qui admire et obéit se pose maintenant en
« maître et possesseur ». La formule, comme l’Ars homo additus Na-
turae, se trouve dans Bacon » 488. Telle est la grande espérance méca-
niste, dont on doit reconnaître que le XVIIe siècle ne l'a pas comblée.
Mais la science acquise n'est que l'ombre d'une espérance ; le savant,
le philosophe affirme plus qu'il ne sait. Ses découvertes, comme on le
voit dans le cas de Descartes, ne sont jamais que la petite monnaie de
son grand dessein.
La nature mécaniste, définie comme un automate de grandes di-
mensions, dont il appartient à l'homme de découvrir divers agence-
ments afin de les utiliser en les perfectionnant, a d'ailleurs été pressen-
tie et mise en œuvre par les artistes avant d'être analysée et reconstrui-
te par les savants. La géométrisation du monde est le présupposé
commun [270] des créateurs italiens de la perspective picturale au
XVe siècle 489. La perspective s'impose comme un système d'analyse
et de construction du réel qui, par delà les commodités techniques du
dessin, se réfère à l'essence immanente des choses : le Dieu géomètre
des Pythagoriciens et de Platon est le précurseur direct du Dieu ingé-
nieur mécaniste. Les calculs de la science nouvelle sont possibles par-
ce que les choses sont nombres ; mais déjà l'art nouveau, né en Italie,
et de là diffusé à travers l'Occident, avait victorieusement procédé à la
mathématisation des formes. Tout se passe comme si le génie humain
avait d'abord pris conscience de lui-même en la personnalité créatrice
de l'artiste renaissant. L'âge mécaniste est le moment où, après avoir
acquis la maîtrise de l'apparence des choses, l'esprit s'aventure à
conquérir leur réalité intrinsèque par la science et par la technique. Le
savant, l'ingénieur incarnent à leur tour l'espérance de l'humanité ; il
ne s'agit plus d'un jeu de reflets en trompe l'œil, mais d'une entrée en
possession réelle, qui permettra aux hommes, jusque-là soumis à la
nécessité des choses, de dominer cette nécessité en lui obéissant et de
la plier à leurs propres fins.

488 P. 122.
489 Cf. G. GUSDORF, Les Origines des Sciences humaines, Troisième Partie, ch.
IV : L'Espace de l'Art, Pavot, 1967, pp. 427 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 350

Pour que l'esprit puisse prendre en charge une nature proposée aux
entreprises de la connaissance et de l'action, un instrument épistémo-
logique sera nécessaire. L'aristotélisme admettait que la nature était
peuplée par des âmes de diverses espèces, principes de vie et de mou-
vement dans les choses et dans les êtres. Le mécanisme nie cette spon-
tanéité interne ; il fait du mouvement la résultante de l'action de forces
diverses s'exerçant sur des agencements matériels. L'hylozoïsme de la
philosophie traditionnelle ne permettait pas le recours au calcul dans
la mesure où les âmes immanentes, centres d'action et principes d'ini-
tiative, introduisent, partout où s'exerce leur influence, une irréducti-
ble discontinuité. La réapparition de l'épicurisme, à partir de la Re-
naissance, et l'élaboration d'un atomisme d'un type nouveau dans les
premières décades du XVIIe siècle, était la condition pour l'affirma-
tion de la nouvelle épistémologie 490. Cette rationalisation du réel,
dont Gassendi est sans doute le premier à avoir donné une vue com-
plète, fait de la nature physique une vaste combinatoire où l'esprit des
savants peut, en spéculant sur des éléments fixes, passer à son gré du
simple au complexe ou du complexe au simple. L'analyse et la synthè-
se deviennent les procédures fondamentales de la pensée pour la com-
préhension du réel.
L'hypothèse corpusculaire, commune, avec quelques variantes, à la
plupart des philosophes et des savants du XVIIe et du XVIIIe siècle,
permet une simplification de la science et une grande économie de
pensée. Les phénomènes variés sont ramenés à un petit nombre de
causes uniformes. Comme l'écrit, en 1665, Robert Hooke dans la pré-
face de sa Micrographia, investigation systématique du monde mi-
croscopique, il est établi désormais « que les effets des corps que
[271] l'on attribuait communément à des qualités, et ceux que l'on di-
sait être occultes, sont produits par les petits mécanismes de la natu-
re » 491. L'explication scientifique, pour un expérimentateur inlassable
comme Boyle, consistera à trouver un schéma corpusculaire pour ren-
dre compte des apparences sensibles. L'auteur du traité intitulé The
Excellence and Grounds of the mechanical hypothesis (1674) rédige
des essais sur des thèmes comme : L'Origine mécanique de la volatili-

490 Cf. Marie BOAS, The establishment of Mechanical philosophy, Osiris, X,


1952.
491 Cité dans A. RUPERT HALL, The Scientific Revolution, London, Longman’s
Green, 2nd édition, 1962, p. 211, qui cite aussi les essais de Boyle.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 351

té et de la fixité ; L'Origine mécanique de la chaleur et du froid ; La


production mécanique de l’électricité... Le schéma mécaniste fournit
une clef si évidemment assurée qu'elle doit rendre raison de tous les
phénomènes.
Le cas de Boyle permet de comprendre ce qui manquait aux pro-
grammes de recherches définis par Bacon. Il fallait que fût mis au
point un instrument d'analyse, alors que l'induction baconienne se
maintenait dans l'ordre du sens commun. Les « histoires naturelles »
esquissées par Bacon ne sont que des accumulations de détails
concrets, sans que puisse s'opérer le passage à la généralité abstraite
constitutive de la science. Il a connu et mentionné au passage la théo-
rie corpusculaire, mais ne l'a pas utilisée de manière systématique
comme un instrument d'explication. Une telle utilisation est manifeste,
au contraire, dans les recherches du Hollandais Isaac Beeckman
(1588-1637) qui fut l'ami et sans doute l'inspirateur de Descartes, tout
en entretenant des relations avec Mersenne et Gassendi. Le Journal de
Beeckman, tenu de 1604 à 1634, est un répertoire d'observations et
d'expériences, où la réalité est constamment abordée dans la perspec-
tive de l'interprétation atomistique. C'est en termes de vide, d'atomes
et de mouvements que doivent être expliqués la chaleur du feu, la
scintillation des étoiles, l'attraction de l'aimant, les variations de la
météorologie aussi bien que le vol des oiseaux, tel ou tel aspect de la
vision oculaire ou de la sensibilité à la douleur 492.
La plupart de ces explications, du fait de leur caractère simpliste,
sont sans valeur. Mais elles mettent en lumière l'omniprésence du pré-
supposé cosmologique, fondement de la conjonction entre la physique
et les mathématiques. Le monde est devenu une combinaison de ma-
tière et de mouvement, docile aux exigences du calcul ; le monde a
perdu son âme, et non pas seulement l'âme du monde, qui animait le
réel en sa totalité, mais les âmes secondaires et particulières, imma-
nentes à la foule des êtres de tous grades qui peuplaient l'univers. Le
monde comme objet de pensée ne peut plus être un sujet ; il ne peut
cacher dans ses replis un centre d'intuitions occultes ; il est entière-
ment élucidable en raison. Le mécanisme est un intellectualisme : en-
tre la pensée qui est une raison raisonnante, et le monde, matière rai-

492 Cf. Journal tenu par Isaac BEECKMAN de 1604 à 1634, p.p. CORNELIS DE
WAARD, 4 volumes, La Haye, Martinus Nijhoff, 1939 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 352

sonnée, il ne saurait y avoir de place pour ce troisième terme que


constituait l'âme.
[272]
Descartes est le témoin de cette désincarnation. Il condamne com-
me un mythe anthropomorphique l'idée d'une âme qui serait le princi-
pe des mouvements du corps. « Pour ce que nous avons tous éprouvé,
dès notre enfance, que plusieurs de ces mouvements obéissaient à la
volonté, qui est une des puissances de l'âme, cela nous a disposés à
croire que l'âme est le principe de tous. A quoi aussi a beaucoup
contribué l'ignorance de l'Anatomie et des Mécaniques : car, ne consi-
dérant rien que l'extérieur du corps humain, nous n'avons point imagi-
né qu'il eût en soi assez d'organes, ou de ressorts pour se mouvoir de
soi-même en autant de diverses laçons que nous voyons qu'il se meut.
Et cette erreur a été confirmée de ce que nous avons jugé que les corps
morts avaient les mêmes organes que les vivants, sans qu'il leur man-
quât autre chose que l'âme, et que toutefois il n'y avait en eux aucun
mouvement 493. » La nouvelle doctrine du mouvement permet d'éco-
nomiser la thèse d'une spontanéité vitale régulatrice autonome. Le
corps vivant se suffit à lui-même, puisque les fonctions de l'âme,
« comme de mouvoir le cœur et les artères, de digérer les viandes
dans l'estomac, et semblables, qui ne contiennent en elles aucune pen-
sée, ne sont que des mouvements corporels, et qu'il est plus ordinaire
qu'un corps soit mû par un autre corps, que non pas qu'il soit mû par
une âme » 494.
L'élimination de l'âme laisse face à face l'esprit, substance pensan-
te, et le corps, substance matérielle dont tout l'être se résout en éten-
due. La disjonction est radicale ; pour le philosophe du Cogito,
« j'aperçois que je suis une substance qui pense et que je forme un
concept clair et distinct de cette substance, dans lequel il n'y a rien de
contenu de tout ce qui appartient à celui de la substance corporel-
le » 495. Cette intelligibilité intrinsèque de l'esprit est masquée par la
confusion inhérente au mot âme, qui perpétue toutes sortes de repré-

493 DESCARTES, La Description du Corps humain (1648) ; Œuvres, éd. Adam-


Tannery, t. XI, p. 224.
494 Ibid., pp. 224-225.
495 DESCARTES, Réponses aux Cinquièmes Objections aux Méditations méta-
physiques (Gassendi), III, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, p. 481.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 353

sentations inadéquates. « Ainsi, d'autant que peut-être les premiers


auteurs des noms n'ont pas distingué en nous ce principe par lequel
nous sommes nourris, nous croissons et faisons sans la pensée toutes
les autres fonctions qui nous sont communes avec les bêtes, d'avec
celui par lequel nous pensons, ils ont appelé l'un et l'autre du seul non
d'âme ; et voyant puis après que la pensée était différente de la nutri-
tion, ils ont appelé du nom d'esprit cette chose qui en nous a la faculté
de penser et ont cru que c'était la principale partie de l'âme. Mais moi,
venant à prendre garde que le principe par lequel nous sommes nour-
ris est entièrement distingué de celui par lequel nous pensons, j'ai dit
que le nom d'âme, quand il est pris conjointement pour l'un et pour
l'autre, est équivoque, et que, pour le prendre précisément pour ce
premier acte, ou cette forme principale de l’homme, il doit être seule-
ment entendu de ce principe par lequel nous pensons : aussi l'ai-je
[273] le plus souvent appelé du nom d'esprit, pour ôter cette équivo-
que et ambiguïté. Car je ne considère pas l'esprit comme une partie de
l'âme, mais comme cette âme tout entière qui pense 496. »
L'intellectualisme mécaniste évacue le monde des corps, afin de
mieux s'opposer à lui, et de le prendre pour objet. Le corps humain,
objet privilégié entre tous les objets, devient un corps dans le monde
des corps, perdant le privilège de cette proximité qui lui valait un sta-
tut à part. Rentré dans le rang de l'intelligibilité mécaniste, l'organisme
humain relèvera d'une anatomie et d'une physiologie, chapitres parti-
culiers de la physique universelle. « Si l'on connaissait bien quelles
sont toutes les parties de la semence de quelque espèce d'animal en
particulier, par exemple de l'homme, on pourrait en déduire de cela
seul, par des raisons entièrement mathématiques et certaines, toute la
figure et la conformation de ses membres 497. »
Bien que certains des textes que nous venons de citer fassent partie
de la polémique dirigée par Descartes contre son confrère Gassendi, la
thèse définit la doctrine commune des penseurs mécanistes. Hobbes
ne s'exprime pas autrement ; pour lui aussi le corps humain s'inscrit
dans le mouvement général de la physique : « Galilée le premier nous
a ouvert la porte première de la physique universelle, qui est la nature

496 Ibid., IV, pp. 481-482.


497 DESCARTES, Traité de la Formation du Fœtus, éd. Adam-Tannery, t. V,
p. 66.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 354

du mouvement. Si bien que la naissance de la physique ne doit pas


être recherchée en deçà de lui. Enfin, Guillaume Harvey, avec une
merveilleuse sagacité, a exploré et démontré, dans ses traités de la cir-
culation du sang et de la génération des animaux, la science du corps
humain, partie extrêmement utile de la physique 498. » Le mécanisme
assure l'unité du savoir scientifique soumis, dans toute son extension,
à des normes identiques. Hobbes, comme Gassendi, contradicteur de
Descartes, est d'accord avec lui sur l'essentiel.
Robert Boyle rédigea, en 1685, un essai intitulé : Libre enquête sur
la notion vulgaire de Nature. Le but est l'élucidation d'un concept,
brouillé par l'usage commun, où se reflètent des inspirations et tradi-
tions contradictoires. « J'ai souvent considéré, dit-il, comme une chose
malheureuse et préjudiciable à la fois à la physique et à la philosophie,
que le mot « nature » ait été employé si souvent, et d'une manière si
maladroite, par toutes sortes de gens. Car la très grande ambiguïté de
ce terme, et l'usage confus que l'on en fait, sans une attention suffisan-
te à la diversité de ses significations, rend inintelligibles, impropres ou
fausses bon nombre des expressions où il est employé 499. » D'où la
nécessité d'une analyse qui mette un peu d'ordre dans ce désordre.
Boyle ne distingue pas moins de huit sens usuels de ce terme, qui peut
désigner aussi bien Dieu lui-même, en tant que Natura naturans, que
la personnification vague d'une semi-divinité tout à fait fictive, ou en-
core l'essence, la quiddité telle que la conçoivent [274] les scolasti-
ques 500. L'essai de Boyle s'imposera longtemps aux faiseurs de dic-
tionnaires, et d'Alembert s'en inspirera encore pour composer l'article
Nature de l’Encyclopédie 501.
Pour sortir de cette ambiguïté, Boyle, se référant au système du
monde élaboré par Copernic, Kepler, Galilée et Gassendi, propose sa
propre définition : « La Nature est l'agrégat des corps qui constituent

498 HOBBES, Dédicace des Éléments de Philosophie (1665) ; dans Bernard


LANDRY, Hobbes, Alcan, 1930, p. 36.
499 A free inquiry into the vulgar notion of Nature, in The philosophical Works
of the Hon. Robert Boyle, éd. Peter Shaw. London, 2nd éd., 1738, t. II, pp.
109-110.
500 Ibid., p. 109.
501 Cf. Roger MERCIER, La Réhabilitation de la Nature humaine,
1700-1750, Villemomble, éd. de la Balance, pp. 9 sq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 355

le monde, dans son état présent, considéré comme un principe par la


vertu duquel ils sont actifs et passifs, selon les lois du mouvement
prescrites par l'Auteur de toutes choses. » Dès lors « la nature particu-
lière d'un individu consiste dans la nature générale, appliquée à une
portion distincte de l'univers » 502. Autrement dit, l'individualité phy-
sique est constituée par le concours de propriétés mécaniques, telles
que la grandeur, la figure, la situation, l'ordre et le mouvement local,
dont l'ensemble forme un principe de repos, de mouvement ou de
changement pour le corps en question. L'univers peut être considéré
comme l'ensemble, en réciprocité d'action et de réaction, de toutes les
individualités élémentaires appelées à l'existence une fois pour toutes,
par le Dieu créateur. « Dans un cas particulier, on ne doit donc pas se
hâter de recourir à une Providence extraordinaire, et encore moins à la
sollicitude bizarre et à l'habileté de cet Être suspect qu'on appelle Na-
ture, puisqu'on peut probablement en rendre compte par les lois de la
mécanique et le cours ordinaire des choses 503. »
Pour le chrétien convaincu qu'est Boyle, l'autonomie de la nature
consacre le retrait de Dieu, dont la toute-puissante Providence s'est
exercée une fois pour toutes au moment de la création. Comme le dit
Leibniz, le monde est « l'horloge de Dieu » (Horologium Dei) 504; cet-
te horloge est si parfaite qu'elle ne se dérègle jamais. Dès lors, la dis-
cipline fondamentale pour la connaissance de la nature sera la méca-
nique. « Par mécanique, dit Boyle, j'entends non pas seulement la doc-
trine des forces motrices, ou la méthode pour accroître la force et
construire des machines, mais en général toutes les parties du savoir
qui consistent dans l'application des mathématiques pures pour pro-
duire ou modifier le mouvement dans les corps 505. » La mécanique
« présente une grande utilité pour la philosophie expérimentale et pour
l'élargissement de l'empire de l'homme » 506. C'est dans le domaine de
la mécanique que s'opère la jonction entre les mathématiques et la
science de la nature, conçue et élaborée comme une physique mathé-

502 A free inquiry into the vulgar notion of Nature, éd. citée, vol. II, p. 133.
503 Ibid., p. 133.
504 LEIBNIZ, lettre à Jacob Thomasius (1669), dans GERHARDT, Philosophische
Schriften, t. I, p. 25 ; et. aussi t. IV, p. 172.
505 BOYLE, The usefulness of experimental philosophy by way of exhortation to
the study of it (1663) ; Works, éd. Shaw, vol. I, p. 123.
506 Ibid., pp. 123-124.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 356

matique. Boyle donne l'exemple avec ses expériences sur le vide et la


résistance de l'air, avec ses travaux considérables dans le domaine de
la chimie positive, au moment même où son confrère Newton cons-
truit [275] un système du monde conforme aux normes de la mécani-
que rationnelle.
Mais l'utilité de l'approche mécaniste s'étend au-delà des limites de
tel ou tel secteur particulier de la connaissance rigoureuse. La métho-
dologie mécaniste peut être généralisée. « Il me semble, écrit Boyle,
que les mathématiques et la mécanique ont été par trop confinées aux
étoiles, à la terre, à l'eau, et en outre à un petit nombre d'aspects parti-
culièrement évidents de la terre ; un philosophe pourrait étendre leur
application à bien d'autres productions aussi bien de la nature que de
l'art 507. » Une telle généralisation est réalisée dans ce même essai de
Boyle sur l'Utilité de la philosophie expérimentale. La première partie
montre les avantages moraux et religieux du schéma mécaniste ; la
seconde partie développe les principes d'une médecine appliquée au
rétablissement de la machine humaine, grâce à la mise en œuvre d'une
séméiologie, d'une thérapeutique, d'une pharmacopée et d'une hygiène
conformes à l'esprit nouveau. Enfin, dans la troisième partie, Boyle
met en lumière « les avantages de la philosophie pour la vie humai-
ne ». Les principes mécanistes permettront de réformer le commerce,
d'améliorer les sols par les engrais chimiques, de perfectionner l'irri-
gation, de guérir les épizooties. L'analyse de la réalité selon l'analogie
du modèle mécaniste améliorera aussi bien les techniques artisanales
que les métiers industriels 508.
Ainsi se déploie l'espérance mécaniste. Alors que la spiritualité de
naguère était dominée par la rhétorique ou la mystique, la nouvelle
spiritualité développe une ascèse dans le monde ; la contemplation
n'est pas elle-même sa propre fin ; elle doit se prolonger en une tech-
nologie pour la transformation du milieu et l'éducation de l'humanité
dans l'homme. Spinoza, l'un des plus contemplatifs parmi les penseurs
des nouveaux temps, lorsqu'il médite, à ses débuts, sur la réforme de
l'entendement humain, exprime la même ambition utilitaire. Il s'agit
pour lui de mener à bien une promotion de la nature humaine : « ac-
quérir cette nature supérieure et tenter que d'autres l'acquièrent avec

507 Ibid., p. 128.


508 The usefulness of experimental philosophy, loc. cit., passim.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 357

moi ». Cela n'est possible que dans la mesure où l'on pourra « former
une société capable de permettre au plus grand nombre d'arriver aussi
facilement et aussi sûrement que possible à ce but. Ensuite, il faut
s'appliquer à la philosophie morale et à la science de l'éducation des
enfants et, puisque la santé n'est pas un pauvre moyen dans la poursui-
te de cette fin, il faudra élaborer une médecine harmonieuse ; et puis-
que beaucoup de choses difficiles sont facilitées par l'art, et qu'on peut
ainsi gagner beaucoup de temps et d'avantages dans la vie, il ne faut
donc aucunement mépriser la mécanique 509 ».
Le schéma mécaniste de la nature permet ainsi de coordonner la
théorie et la pratique dans l'entreprise d'une transformation raisonnée
de la condition humaine. Le savoir assure l'unification d'un espace
[276] mental homogène, l'ensemble de la réalité formant un seul do-
maine dont toutes les parties se trouvent liées par une communauté
d'action et de réaction, au sein de laquelle l'initiative humaine trouve
des possibilités d'intervention quasi-illimitées. L'utopie épistémologi-
que du mécanisme définit un horizon unitaire du savoir, en même
temps qu'un monde unitaire de la connaissance, puisque l'ordre et la
connexion des idées sont identiques à l'ordre et à la connexion des
choses. Sciences de la réalité matérielle et sciences de la réalité hu-
maine mettront en œuvre les mêmes procédures, selon la dimension
de l'immanence, qui se suffit à elle-même, sans risquer d'être démentie
par l'intervention d'une transcendance arbitraire. La tâche de l'homme
est d'occuper en son entier le cadre ainsi défini ; tel est le dessein de
penseurs aussi divers que Hobbes, Leibniz, Newton ou Locke.
Le moment viendra où cette désacralisation de l'univers, réduit à la
seule intelligibilité physico-mathématique, sera comprise comme un
retrait de Dieu, qui rend inutile « l'hypothèse Dieu ». Mais le moment
n'est pas encore venu de la mort de Dieu en épistémologie. Leibniz,
Newton et Locke ne songent pas à contester l'omniprésence de la di-
vinité dans le déploiement de l'univers. Ils acceptent la nature méca-
niste comme une hypothèse de travail qui garantit le libre exercice de
la recherche. Les meilleurs esprits de leur temps pensent comme eux.
Tel Thomas Sydenham, fondateur de la médecine clinique : « Par la
nature, j'entends toujours l'assemblage des causes naturelles qui, quoi-

509 SPINOZA, De la réforme de l'entendement, §§ 14-15 ; Œuvres, Bibliothèque


de la Pléiade, 1954, p. 164.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 358

que brutes et entièrement destituées d'intelligence, sont néanmoins


conduites avec une extrême sagesse dans leurs opérations et leurs ef-
fets ; d'autant que le Souverain Être, dont la puissance les a produites
et de la volonté duquel elles dépendent, les a tellement disposées par
sa sagesse infinie, qu'elles suivent dans les opérations qui leur sont
propres un ordre fixe et une méthode constante ; et quoiqu'elles ne
fassent rien au hasard, et qu'elles agissent toujours de la manière la
plus avantageuse au bien commun de l'univers, et la plus convenable à
leurs natures particulières, elles ne laissent pas que d'être de purs au-
tomates, qui ne se meuvent point d'eux-mêmes, mais seulement par la
volonté du Créateur 510. »
Sydenham (1624-1689), le Bacon de la médecine, dont Locke fut
le collaborateur et l'ami, ne voit aucune contradiction entre le méca-
nisme naturel et la Providence divine. De même, son confrère italien
Baglivi (1668-1706), l'un des maîtres de la médecine mécaniste, rejet-
te le sens traditionnel du terme nature, qui en fait « un mot commode
pour l'ignorance ». A la place des vaines entités de naguère, il définit
un champ de force propice à l'intervention thérapeutique : « La nature
n'est point pour moi une mystérieuse intelligence planant sur l'univers
et dirigeant tout par sa sagesse ; j'entends par ce mot l'ensemble géné-
ral des choses physiques, produisant aveuglément des résultats
conformes aux lois premières établies par le souverain Créateur, et les
produisant avec un ordre si parfait qu'ils semblent [277] s'arranger
sous les yeux d'une intelligence suprême. J'entendrai encore par ce
nom, si l'on veut l'éther, la source universelle des mouvements du
monde. J'entendrai enfin la réunion des accidents nécessaires, c’est-à-
dire la mobilité, la forme, l'étendue, les rapports et l'inertie qui for-
ment, sous la direction de l'âme, l'ensemble des éléments de tout mou-
vement organique 511. »
À la fin du siècle, la révolution mécaniste est accomplie. La ma-
thématisation de la physique, esquissée par l'œuvre de Galilée, est
menée à bonne fin par la synthèse newtonienne, dont l'éclatante réus-
site atteste que le temps des réalisations est venu. Le génie renaissant
avait affirmé la capacité humaine d'une transfiguration esthétique des

510 Médecine pratique de SYDENHAM, trad. Jault, Paris, 1784, pp. 103-104.
511 BAGLIVI, De la Médecine pratique (1695), livre II, ch. I ; trad, Boucher,
1851, p. 316.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 359

significations du monde. La civilisation mécaniste manifeste la possi-


bilité d'une transformation de l'ordre des choses et de l'ordre dans
l'homme pour le bien de l'humanité. L’homo faber, l'ingénieur, le
technologue des temps nouveaux est plus puissant, plus efficace que
l’homo artifex, puisqu'il intervient non plus au niveau de l'apparence,
mais au niveau de l'essence de toute réalité. Au surnaturel divin se
substitue un surnaturel humain, prise en charge de la nature par la
pensée, qui permet de plus en plus et de mieux en mieux le contrôle
des forces matérielles par l'énergie intellectuelle.
Jusqu'au XVIIe siècle, la culture organisait sa vision du monde au-
tour des valeurs religieuses chrétiennes et des valeurs esthétiques de
l'antiquité classique, reprises par les humanistes renaissants. Le mo-
ment est venu où les valeurs scientifiques et techniques affirment leur
importance croissante dans une civilisation en expansion. L'axe de
référence de l'humanité cesse d'être ce qu'il avait toujours été ; c'est ce
que signifie le nouvel optimisme du progrès. En 1687, la lecture par
Charles Perrault de son poème : Le siècle de Louis le Grand déclenche
à l'Académie française la querelle des Anciens et des Modernes. Mais
ce n'est dès ce moment qu'un combat d'arrière-garde, un beau thème
de déclamations rhétoriques pour l'Académie des lettres, au moment
où l'initiative culturelle passe à l'Académie jumelle et rivale des
Sciences. En cette même année 1687 paraissent les Philosophiae na-
turalis principia mathematica de Newton, qui auront pour les intellec-
tuels du XVIIIe siècle une valeur emblématique.
Dès 1686 avaient été publiés les Entretiens sur la Pluralité des
Mondes, chef-d'œuvre de vulgarisation scientifique, rédigés par la
plume brillante de Fontenelle, qui sera élu en 1691 à l'Académie fran-
çaise, puis membre de l'Académie des Sciences à partir de 1697, de-
viendra pour un demi-siècle la conscience de cette savante compagnie.
Les Entretiens présentent une mise en scène du nouveau rapport au
monde selon les normes d'un art de vivre qui tend à se substituer au
puritanisme de style anglo-saxon, tel que le vivaient un Boyle ou un
Locke : « Je me figure toujours, dit le porte-parole de Fontenelle, que
la Nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l'Opéra. Du
lieu où vous êtes, à l'Opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à [278]
fait comme il est ; on a disposé les décorations et les machines pour
faire de loin un effet agréable, et on cache à votre vue ces roues et ces
contrepoids qui font tous les mouvements (...) Ce qui, à l'égard des
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 360

philosophes augmente la difficulté, c'est que dans les machines que la


Nature présente à nos yeux, les cordes sont parfaitement bien cachées,
et elles le sont si bien qu'on a été longtemps à deviner ce qui causait
les mouvements de l'univers. » Et Fontenelle d'imaginer « tous les sa-
ges à l'Opéra » : « Supposons qu'ils voyaient le vol de Phaéton que les
vents enlèvent, qu'ils ne pouvaient découvrir les cordes (...) L'un d'eux
disait : « C'est une certaine vertu secrète qui enlève Phaéton » (...)
L'autre « Phaéton a une certaine amitié secrète pour le haut du théâ-
tre ; il n'est point à son aise quand il n'y est pas » (...) et cent autres
rêveries que je m'étonne qui n'aient point perdu de réputation toute
l'Antiquité. A la fin, Descartes et quelques autres Modernes sont ve-
nus, qui ont dit : « Phaéton monte parce qu'il est tiré par des cordes, et
qu'un poids plus pesant que lui descend 512... »
À cette parabole de l'Opéra, l'interlocutrice répond en observant
que « la nature est devenue bien mécanique ». En effet, constate le
narrateur : « on veut que l'univers ne soit en grand que ce qu'une mon-
tre est en petit et que tout s'y conduise par des mouvements réglés qui
dépendent de l'arrangement des parties » 513. Lorsque la leçon d'astro-
nomie dans un parc dévoilera à la marquise l'immensité des horizons
stellaires, celle-ci sera prise d'une angoisse pascalienne : « cela me
confond, me trouble, m'épouvante ». Mais l'instructeur la rassure :
« Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise (...) Il me semble que je
respire avec plus de liberté et que je suis dans un plus grand air 514... »
Ce marivaudage astronomique a la valeur d'un signe des temps. La
nature mécaniste déploie devant la nouvelle intelligence le champ
immense de son déterminisme épistémologique. La connaissance, na-
guère contemplation de l'harmonie du monde, devient l'entreprise rai-
sonnée d'une conquête où le savoir sera considéré avant tout comme
l'instrument d'un pouvoir. L'analogie de la machine, substituée à l'ana-
logie du Cosmos, garantit la possibilité d'aboutir à une connaissance
satisfaisante de la constitution du réel. Le merveilleux suranné des
prodiges et miracles cède la place à un nouvel enchantement. Sur le
théâtre du monde, dont Dieu fut l'architecte et le premier régisseur,

512 FONTENELLE, Entretiens sur la pluralité des Mondes (1686), Premier soir, II,
nouvelle édition, Marseille, 1780, pp. 7-8.
513 Ibid., pp. 89.
514 Cinquième Soir, Ibid., pp. 99-100.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 361

l'homme s'avance désormais, conscient de pouvoir prendre un jour


prochain à son compte les fonctions de metteur en scène. Le monde
qui avait été un lieu d'épreuve devient un opéra baroque ou une de ces
comédies ballets qui viennent rompre la monotonie de la vie de cour ;
le monde est une fête, à laquelle l'homme peut participer sans crainte,
assuré par avance que la Providence a disposé toutes choses de maniè-
re que l'histoire finisse bien.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 362

[279]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Première partie.
La vérité selon le mécanisme

III. LE MODÈLE MÉCANISTE

Chapitre IV
SOCIOLOGIE DU
SAVOIR MÉCANISTE

Retour à la table des matières

L'histoire des sciences considère d'ordinaire l'univers du savoir in-


dépendamment de l'univers humain ; le progrès raisonné de la
connaissance développe la voie royale de son accomplissement sans
tenir compte des cheminements compliqués, des vicissitudes de l'his-
toire politique et sociale. Or le savant est aussi un homme historique
engagé dans un contexte social, dont il subit parfois le contrecoup. Si
distrait que soit Archimède en sa méditation, le soldat romain victo-
rieux vient en interrompre brutalement le cours. Denis Papin, chassé
de la France au XVIIe siècle pour raison de religion, doit porter en Al-
lemagne et en Angleterre son génie inventif. La science n'est pas un
empire dans un empire. Le présupposé du superbe isolement des acti-
vités scientifiques par rapport au devenir général de la société, bien
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 363

loin de faciliter la compréhension de l'histoire du savoir, rendrait cette


histoire irrationnelle ; les diverses impulsions et novations paraîtraient
des miracles, des effets sans causes. Les péripéties de la connaissance
peuvent intervenir dans le contexte social soit comme des défis, soit
comme des réponses alternativement. Lorsque l'autorité hiérarchique
cite à comparaître Roger Bacon ou Galilée, il s'agit là d'une réponse
sociale au défi de l'homme de savoir, d'une sorte d'adaptation négati-
ve. Le rapport est inversé lorsque les monarchies baroques d'Europe
Occidentale, en Angleterre, en France et en Brandebourg donnent à la
science et aux savants un statut légal dans le cadre d'institutions ré-
glementées et subventionnées. L'adaptation est réciproque : le souve-
rain a compris que la science peut apporter à la politique une contribu-
tion essentielle ; il entreprend de faire une politique de la science ;
quant au savant, il se sait et se veut utile à l'État, non seulement par
l'éclat international de sa réputation, mais directement par l'aide qu'il
apporte à l'expansion économique, technique et militaire de son pays.
Cette reconnaissance sociale de la fonction scientifique est le fait
décisif, parce que irréversible, de l'histoire du savoir au XVIIe siècle.
Les activités de la connaissance sont peu à peu incorporées au réseau
administratif de l'État centralisé qui prétend contrôler la vie des na-
tions. Par voie de conséquence, la science et le savant ne seront plus
ce qu'ils étaient ; cela, parce que l'État lui-même a changé de figure,
sous l'impulsion de personnalités dynamiques. Il faut songer à des
hommes d'État de style nouveau, comme, dans l'histoire française,
[280] un Richelieu, un Mazarin, un Colbert et même un Louis XIV,
ou, en Allemagne, le grand électeur Frédéric-Guillaume de Brande-
bourg (1620-1688), dont le fils Frédéric (1657-1713), fondateur de la
monarchie prussienne en 1701, sera aussi l'initiateur de l'Université de
Halle (1694) et de la Société des Sciences de Berlin, sur le conseil de
Leibniz, en 1700. La figure même, qui reste énigmatique, de Leibniz,
symbolise la réunion, dans un même homme de génie, de la préoccu-
pation politique et de la préoccupation scientifique au service de vas-
tes desseins, où les intentions spirituelles et religieuses jouent un rôle
de premier plan. La science doit être mise en place dans la totalité so-
ciale.
Il est aujourd'hui reconnu que la recherche dans le domaine de la
physique atomique est inséparable d'un certain niveau de développe-
ment économique et industriel, en même temps qu'elle est liée à une
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 364

orientation de la politique générale de la nation. Au-dessous d'un seuil


de population, de richesse et d'instruction, un pays ne peut prétendre
poursuivre pour son compte l'enrichissement d'un savoir qui paraît de
plus en plus l'apanage des grandes puissances. Toutes proportions
gardées, on peut admettre qu'au XVIIe siècle déjà commence l'ère de
la nationalisation du savoir ; le savoir ne progresse que dans les na-
tions les plus développées, à la fois facteur de l'expansion générale et
conséquence de cette expansion. Un petit pays comme la Hollande
peut jouer dans l'évolution de la civilisation européenne un rôle dis-
proportionné par rapport à l'importance de son territoire et de sa popu-
lation. Mais l'exception confirme la règle : la petite Hollande repré-
sente un milieu de haute densité économique et intellectuelle, capable
de tenir tête à la France de Louis XIV, beaucoup plus vaste et beau-
coup plus peuplée.
Il faut en effet tenir compte de l'importance relative des milieux
cultivés dans chaque pays. L'histoire de la pensée, l'histoire des scien-
ces, bien qu'elles soient censées exprimer la situation d'ensemble d'un
territoire donné, ne concernent en fait qu'une portion restreinte de la
population correspondante. Le nouveau monde mécaniste n'est acces-
sible qu'à une élite. Si l'opinion éclairée et l'administration refusent de
prendre au sérieux les sorciers et leur magie à la fin du XVIIe siècle,
ils ne cesseront jamais d'exercer leur activité dans les campagnes où
se maintient la civilisation traditionnelle. Celle-ci ne sera vraiment
mise en question qu'à la fin du XIXe siècle, lorsque la généralisation
de l'instruction élémentaire, le développement des voies de communi-
cation, les brassages de population entraînés par le service militaire
obligatoire et la grande industrie, auront commencé à dissoudre les
indications tenaces de la mentalité archaïque, dont on ne saurait dire
qu'elles ont complètement disparu aujourd'hui, même dans les pays
européens les plus avancés.
Au XVIIe siècle, la culture est le privilège de l'oligarchie de la
naissance et de la fortune qui fait ses études dans les collèges. L'im-
mense majorité de la population se compose d'illettrés ; les grandes
œuvres de la littérature et des arts, de la pensée et de la science, ne
sont pas [281] des objets de consommation courante. D'un point de
vue statistique, les tragédies de Racine, les Principia de Newton, tout
comme l’Horologium oscillatorium de Christian Huygens ou le Trac-
tus Theologico-politicus n'intéressent qu'une infime minorité d'indivi-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 365

dus. Selon Chaunu, « quatre-vingt-cinq pour cent des habitants de


l'Europe classique continuent à vivre dans le cadre grossièrement im-
muable de la communauté seigneuriale et de sa seigneurie (...) Le
sommet bouge, mais la base reste ferme. La plasticité sociale, au vrai
très relative, est au sommet. L'Europe classique est donc, en profon-
deur, une Europe très ancienne » 515... Il est vrai que les minorités
d'aujourd'hui préparent l'avenir ; l'histoire du savoir ne concerne
qu'une mince pellicule, un phénomène de surface. La théorie de la
culture est faite par des gens cultivés qui s'intéressent aux gens culti-
vés du passé, à l'usage des hommes cultivés du présent.
Si l'on restreint l'horizon de l'enquête à cette population limitée, il
est clair que le statut de la science et du savant au sein de l'espace-
temps culturel subit au XVIIe siècle une profonde transformation. Le
clerc contemplatif du Moyen Age reflète en sa personne les valeurs
dominantes. Homme d'Église, il vit dans l'Église, de l'Église et pour
l'Église ; sa pensée et son action ne font que transcrire dans l'imma-
nence la Divinité transcendante qu'il a choisi de servir. C'est une pro-
cédure abusive que celle qui prétend considérer comme de purs sa-
vants des hommes comme Roger Bacon ou Albert le Grand. Le digni-
taire dominicain Albert le Grand, qui fut un temps évêque, servit
d'abord son Dieu et son Église avec tant de dévouement et d'efficacité
que celle-ci en a fait un saint. Il est possible de voir en lui, alternati-
vement, un chimiste, un géologue, un botaniste, un zoologiste, etc.,
etc., et de porter à son crédit telle ou telle observation plus ou moins
riche d'avenir. Il n'en reste pas moins qu'à ses propres yeux la science
encyclopédique à laquelle il travaille se situe dans la perspective d'une
théologie et d'une apologétique, selon l'esprit du compromis aristotéli-
co-chrétien dont il transmettra l'inspiration à son élève Thomas
d'Aquin, qui le précédera de plusieurs siècles dans la sainteté. Quant à
Roger Bacon, franciscain, ses recherches et spéculations s'inscrivent
dans le grand projet d'une conquête mystique de l'univers, sorte d'uto-
pie chrétienne, dont il fut la victime autant que le héros. De même, la
logique de Raymond Lulle, autre franciscain, est conçue par son au-
teur comme un moyen de remédier grâce à une mission d'ordre intel-
lectuel à l'échec de l'entreprise militaire des croisades. Il s'agit de
convaincre les Infidèles de reconnaître la vérité chrétienne par voie de

515 Pierre CHAUNU, La Civilisation de l'Europe classique, Arthaud, 1966, p. 26.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 366

raison raisonnante. Dans le contexte spirituel médiéval, la recherche


scientifique ne représente pour ceux qui la pratiquent, qu'une préoccu-
pation seconde, subordonnée à la préoccupation première du salut in-
dividuel et communautaire. C'est seulement au XVIIe siècle que la
science devient une passion de l'âme et une utilité sociale. Désormais,
la recherche de la vérité selon l'ordre de la physique [282] ou de l'his-
toire représente une motivation suffisante pour l'emploi de toute une
vie, non pas à titre de simple passe-temps, mais comme intention do-
minante. Des hommes comme Mersenne et Gassendi, Peiresc, Richard
Simon et Tillemont, Boyle ou Bayle, Christian Huygens, Newton,
parmi bien d'autres, nous proposent l'image du savant moderne dont la
vie entière est ordonnée par le souci d'accumuler des connaissances ou
de résoudre tel problème complexe dont la solution présente à leurs
yeux un immense intérêt.
La disjonction entre la motivation épistémologique et la motivation
religieuse est acquise ; la recherche scientifique se veut indépendante
de la foi. Gassendi, Mersenne, Simon et Mabillon sont hommes
d'Église ; bon nombre des virtuosi d'Outre-Manche appartiennent au
clergé de l'Église d'Angleterre, ou de sectes dissidentes ; la plupart des
nouveaux savants, même s'ils n'ont pas la ferveur militante d'un Ro-
bert Boyle, d'un Pascal ou d'un Leibniz, ne songent pas à mettre en
question les certitudes religieuses. Mais, pour tous ces hommes, sincè-
rement pénétrés du souci de la gloire de Dieu, le savoir se suffit à lui-
même. Le savant mécaniste, le plus souvent homme de foi en même
temps qu'homme de science, ne mélange pas les certitudes différentes
qui l'animent ; il est assuré de leur coexistence pacifique, en vertu
d'une harmonie préétablie, qui représente l'un des aspects originaux de
la mentalité scientifique en ce temps. Par la suite, les deux exigences
sont entrées en concurrence ; le scientisme a développé une religion
de l'anti-religion, si bien que l'on en est venu à douter de la sincérité
religieuse d'un Gassendi, d'un Mersenne, d'un Bayle ou d'un Huygens,
tout en considérant comme suspecte, sinon pathologique, la foi de
Pascal ou de Newton. Au XVIIe siècle, l'état général des esprits est tel
que ceux-là même qui utilisent, en philologie, en exégèse, en histoire,
une méthodologie rigoureusement critique, de nature à mettre en ques-
tion l'orthodoxie dont ils se réclament, tels Richard Simon, Mabillon
ou Tillemont, gardent une confiance inaltérable dans la validité de
leurs présupposés dogmatiques. Bossuet, à la fin du siècle, pressentira
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 367

la disjonction possible, et la rupture qui s'accomplira à l'âge des Lu-


mières ; mais Bossuet, à cet égard, est en avance sur son temps, ou en
retard. Et rien ne permet de douter de la foi et de la bonne foi de Ri-
chard Simon.
Dans l'espace mental médiéval, toute perspective de l'univers hu-
main débouchait en fin de compte sur l'intérêt supérieur du Royaume
de Dieu. L'intelligibilité mécaniste, sans rejeter pour autant la fidélité
religieuse, considère l'univers comme le déploiement homogène de
phénomènes en communauté d'action et de réaction selon des normes
autonomes. Le Dieu Créateur, en tant qu'Être personnel, recule jus-
qu'au seuil de l'espace-temps que son initiative a créé ; c'est désormais
le monde qui porte témoignage de sa présence, en sorte que sa Provi-
dence n'agit que par la régulation interposée des lois de la nature. Cet-
te désacralisation du champ épistémologique justifie la laïcisation de
la science et du savant ; la référence à Dieu, perpétuellement sous-
entendue, n'a pas besoin d'être explicitée. L'initiative du [283] Créa-
teur fournit la justification totale, mais dans la mesure où elle explique
tout, elle n'explique rien ; elle ne doit pas entrer en ligne de compte
dans telle ou telle recherche particulière.
La science, ainsi dégagée des hypothèques métaphysiques et théo-
logiennes, développe une liberté de plein exercice. La civilisation mo-
derne est née de la prédominance de ce nouveau rapport au monde,
dont les conséquences se manifestent dans tous les domaines. À partir
de ce moment devient vraie la remarque de Max Weber : « Ce n'est
qu'en Occident qu'existe une science dont nous reconnaissons aujour-
d'hui le développement comme « valable » 516. L'émergence et la
consécration de la science, au sens moderne du terme, traduisent le
fait que la connaissance est désormais une région indépendante de
l'activité humaine ; elle déploie ses moyens propres en vue de ses pro-
pres fins. Si le savant construit dès lors la science avec des moyens
strictement scientifiques, rien ne l'empêche d'être en même temps un
croyant et de trouver dans sa voie une motivation supplémentaire qui
le pousse à rechercher, en toute confiance, la manifestation de la gloi-
re de Dieu dans la structure de l'univers. Il en va dans l'ordre de la pra-
tique comme dans l'ordre de la théorie ; la rationalisation systématique

516 Max WEBER, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1920), trad.


Chavy, Plon, 1964, p. 11.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 368

des activités économiques, telle qu'elle apparaît dans le capitalisme


moderne, est un autre aspect de la même vision du monde. L'homme
sert la gloire de Dieu aussi bien en transformant le milieu pour l'utilité
sociale qu'en dévoilant l'ordre intrinsèque de la réalité.
Le nouveau type humain du savant est, dans un ordre différent, le
pendant de l'entrepreneur capitaliste. Max Weber a mis en lumière la
liaison existant entre le tempérament puritain et le développement de
la rationalisation économique dans les pays anglo-saxons, la Hollande
et la Suisse, où la réforme calvinienne fut un facteur important de dé-
veloppement social. Comme Weber et Troeltsch, R. K. Merton estime
que, après la gloire de Dieu, « le second principe dominant de l'éthi-
que puritaine (...) désignait le bien-être social, l'utilité commune
comme un but qui devait être sans cesse présent à l'esprit » 517. Le tra-
vail scientifique, comme l'activité économique, s'inscrit dans la pers-
pective de cette philanthropie utilitaire qui relie le service du prochain
au service de Dieu. « L'accent mis par les Puritains sur l'empirisme,
sur la méthodologie expérimentale, était en connexion étroite avec
l'identification de la contemplation à la paresse, avec la dépense
d'énergie physique et l'activité dans la manipulation des objets maté-
riels. L'expérimentation était, dans le domaine de la science, l'expres-
sion des penchants pratiques, actifs et méthodiques du puritain. » On
comprend ainsi pourquoi « parmi les plus ardents partisans de la nou-
velle science expérimentale, on trouve ces hommes qui avaient les
yeux tournés vers l'autre monde, et les pieds solidement campés dans
celui-ci » 518.
[284]
De telles analyses sont valables, à condition de ne pas voir dans la
vie scientifique et économique l'apanage exclusif des puritains, ce qui
serait contraire à l'histoire, puisque ni Galilée, ni Gassendi, ni Descar-
tes, ni Colbert ne furent calvinistes. Le capitalisme commercial et fi-
nancier s'épanouit d'abord à Venise et dans la Flandre du XVe siècle,
en pays catholique et avant la Réforme. L'avènement et le triomphe du
mécanisme représentent une mutation des valeurs qui ne se laisse pas
cantonner dans telle obédience religieuse particulière. Comme le fait

517 R. K. MERTON, Science, Technology and Society in seventeenth Century


England, Osiris, IV, 1938, p. 446
518 Ibid., p. 452.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 369

observer Tawney, « il paraît quelque peu artificiel de raisonner com-


me si l'entreprise capitaliste n'avait pu naître qu'à partir du moment où
des changements religieux eurent suscité un esprit capitaliste. Il serait
aussi vrai et aussi partial de dire que les changements religieux furent
purement et simplement le résultat des mouvements économi-
ques » 519. À ce compte, ajoute Tawney, on doit admettre que l'in-
fluence de Machiavel contribua tout autant que celle de Calvin à la
libération du domaine expérimental par rapport aux présupposés dog-
matiques traditionnels.
La mutation mécaniste des valeurs porte sur une situation globale
surdéterminée, à l'intérieur de laquelle il est dangereux d'isoler par
analyse des déterminismes à la fois réels et insuffisants, sinon même
trompeurs, dans la mesure où ils risquent de faire oublier les autres
influences à l'œuvre dans le milieu intellectuel et spirituel. Le cas de
Blaise Pascal est particulièrement probant : la foi de Pascal constitue
l'intention maîtresse d'une vie qui présente des marques d'authentique
sainteté. Or le même Pascal incarne aussi le nouvel esprit scientifique
dans sa plus haute excellence : mathématicien de premier ordre, phy-
sicien expérimentateur et théoricien génial de la connaissance positi-
ve, il est aussi le constructeur de la machine arithmétique, et ce grand
bourgeois, soucieux de sa fortune, se montre sous les aspects de l'en-
trepreneur capitaliste lorsqu'il crée la société des carrosses à cinq sols,
première compagnie de transports en commun de la ville de Paris. Les
diverses activités qui le préoccupent coexistent tout au long de sa vie,
en dépit de la pieuse fiction d'une conversion qui aurait marqué une
ligne de démarcation entre la carrière du savant, du financier et celle
du saint. S'il est vrai que ces vocations se contredisent parfois, susci-
tant les scrupules d'une âme tourmentée, l'homme de science, lorsqu'il
fait œuvre de science, met entre parenthèses ses aspirations religieu-
ses ; l'ordre de la charité est transcendant à l'ordre de l'esprit, mais
Pascal réserve leur autonomie réciproque.
On pourrait objecter que, si Pascal n'est pas puritain, il est jansénis-
te, et que le jansénisme représente, comme le lui reprochaient ses ad-
versaires, une version catholique du calvinisme. Ce qui atteste en tout
cas qu'on peut chercher le puritanisme en dehors du puritanisme. Il

519 R. H. TAWNEY, La Religion et l'Essor du Capitalisme, trad. Merlat, Rivière,


1951, p. 290.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 370

s'agit d'un trait d'époque indépendant des dénominations religieuses,


au sens restrictif du terme, puisque le jansénisme est un élément pré-
dominant de la vie intellectuelle française dans la seconde moitié du
[285] XVIIe siècle. L'esprit scientifique devient une autre ascèse, à la
face du monde ; l'homme de science est le saint des nouveaux jours
qui fait œuvre de raison pour le bien de l'humanité, sans rompre le
pacte qui le lie à la divinité. De Bacon à Sydenham, à Locke et à
Leibniz, la chaîne des hommes de science est une chaîne des hommes
de bonne volonté, aux yeux desquels la gloire de Dieu est indissocia-
ble de l'amélioration de la condition humaine. Là même où la motiva-
tion philanthropique apparaît moins, comme chez les créateurs jansé-
nistes de l'historiographie en France, le sérieux et le réalisme expéri-
mental de la méthode donnent à comprendre comment le sens reli-
gieux peut s'accomplir en religion de la science. Les biographies des
hommes de savoir, celle de Peiresc par son ami Gassendi, ou la vie de
Descartes par Baillet, composent une nouvelle Légende Dorée ; et
bientôt les éloges funèbres, par Fontenelle, des membres disparus de
l'Académie des Sciences augmenteront régulièrement le trésor de ces
Acta Sanctorum d'un nouveau genre.
Le type idéal du savant du XVIIe siècle correspondrait sans doute
au virtuoso dans l'Angleterre du XVIIe siècle. Dans son essai The
Christian Virtuoso (1690) Boyle commence par démontrer « qu'un
homme peut être un virtuoso, c'est-à-dire un philosophe expérimental,
sans trahir sa foi chrétienne » 520. Le fait qu'une telle thèse ait besoin
d'être justifiée par une longue argumentation atteste que certains es-
prits suspectaient la sincérité religieuse des savants ; une nouvelle fa-
mille spirituelle est en train de naître. En dehors des raisons théoriques
qui justifient la foi éclairée du savant, Boyle insiste sur les raisons
morales : « Une autre chose qui dispose le philosophe expérimental à
la foi religieuse, c'est que sa tournure d'esprit et le cours de ses études
l'accoutument à apprécier les vérités abstraites et à les aimer. Par véri-
tés abstraites, j'entends ici celles qui refusent toute satisfaction, ou
presque, à l'ambition des hommes, à leur sensualité et aux autres pas-
sions et appétits inférieurs 521. »

520 BOYLE, The Christian Virtuoso (1690), Philosophical Works, éd. Peter
Shaw, London, 1738, vol. II, p. 239 ; cf. plus haut, p. 40 sqq.
521 BOYLE, loc. cit., p. 246
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 371

Le milieu scientifique français, à la même époque, rassemble des


hommes qu'animent des certitudes analogues. Des liens étroits exis-
tent entre Paris et Londres, entre l'Académie des Sciences et la Société
Royale, dont les Français, à l'instigation de Huygens et de Chapelain
s'efforcent de suivre l'exemple 522. Une même attitude spirituelle s'af-
firme, dont on peut trouver la substance dans cette affirmation du mé-
decin mécaniste Guillaume Lamy : « Comme, en fait de religion, on
doit se régler sur la Sainte Écriture, sans prendre garde au nombre des
sectateurs, en fait de philosophie, on doit se régler sur la raison et sur
l'expérience, sans compter les partisans de chaque secte 523. »
[286]
Une difficulté particulière naissait, en France, de l'impossibilité de
départager les domaines respectifs de l'autorité scripturaire et de l'ex-
périence rationnelle. Depuis la malheureuse affaire Galilée, on a ad-
mis, même en pays catholique, que la Bible ne fait pas autorité en ma-
tière d'astronomie ou de physique. La question n'est pas si simple
lorsqu'il s'agit de l'expérience humaine, soit dans le passé, parce que
toute histoire profane finit par rejoindre d'une manière ou d'une autre
l'histoire sainte, soit dans le présent, parce que bon nombre d'aspects
de la réalité humaine peuvent faire l'objet d'interprétations rivales, en
termes soit de nature, soit de surnaturel. Un même fait peut être attri-
bué, ou bien à un déterminisme physique ou historique banal, ou bien
à une intervention miraculeuse ou providentielle. Sur ce point, le dé-
bat ne cessera pas pendant le XVIIe siècle ; ceux qui opposeront au
providentialisme naïf les droits de la « raison » et de « l'expérience »
seront toujours suspects d'être des esprits forts.
Dans la sphère d'influence romaine, où prédomine l'esprit d'ortho-
doxie, toute liberté d'esprit prend l'allure d'une infraction au confor-
misme régnant. Celui que les autres tiennent en suspicion finit par se
considérer lui-même comme suspect ; il est obligé de condamner ses
pensées à une semi-clandestinité. De là le statut indécis de ceux que
René Pintard a appelés les « libertins érudits », d'une formule à la fois

522 Cf. Henri BUSSON, La Religion des Classiques, 1660-1685, P.U.F., p. 87


sqq.
523 Guillaume LAMY, Explication mécanique et physique des fonctions de l'âme
sensitive ou des sens, des passions et du mouvement volontaire, 1678, p.
251.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 372

heureuse et malheureuse, car elle englobe d'authentiques incrédules,


tels Cyrano de Bergerac, Théophile de Viau, Vanini et sans doute la
reine Christine de Suède, pêle-mêle avec des hommes qui représentent
l'équivalent français du virtuose chrétien d'Angleterre : un Mersenne,
un Gassendi, les frères Dupuy par exemple. Bon nombre de ces éru-
dits, comme Naudé, la Mothe le Vayer, Guy Patin appartiennent à la
famille spirituelle de Montaigne ; ils s'accommodent du conformisme
ambiant, à condition de pouvoir poursuivre leurs réflexions sans souf-
frir persécution de la part des soutiens inconditionnels de l'ordre moral
et religieux.
Le milieu culturel étudié par Pintard permet de définir un type de
savant mécaniste différent du physicien ou médecin expérimentaliste
qui figurera dans les académies des sciences. Les érudits sont des in-
tellectuels en lesquels se prolonge la tradition des humanistes, philo-
logues et historiens, de l'âge renaissant. Leur science n'est pas science
de la nature, mais science de l'homme, à l'école de Montaigne et de
Charron. Ils procèdent à une analyse critique de la réalité humaine
dans son affirmation historique. Parallèlement à la lignée qui mène de
Galilée et Harvey à Newton et à Tyson, une autre lignée se développe,
de Montaigne à Bayle, qui essaie d'appliquer au domaine de l'histoire
les exigences du rationalisme expérimental. Tout se passe comme si
l'enrichissement des connaissances partageait en deux l'héritage de
l’uomo universelle, dont l'ambition s'affirme à nouveau dans l'ency-
clopédisme baconien ; les sciences humaines requièrent un personnel
spécialisé, comme de leur côté les sciences de la nature. Il y avait au-
paravant des historiens, des philologues, des politiques, mais leurs
œuvres, si remarquables qu'elles fussent, ne s'inscrivaient pas dans
[287] un horizon épistémologique bien défini. La révolution mécanis-
te constituera un ordre des sciences historiques, dont les normes se
précisent peu à peu et se veulent aussi rigoureuses que celles de la
physique expérimentale.
Or l'érudition comme science ne s'identifie pas avec le libertinage.
La méthodologie historique et critique s'est développée en milieu ca-
tholique ; elle a été l'œuvre d'hommes religieux, ecclésiastiques ou
non, soucieux de débarrasser l'histoire de l'Église d'un certain nombre
d'éléments fabuleux qui donnaient prise à des critiques faciles de la
part des adversaires du catholicisme. Ces savants authentiques ne sont
ni incrédules, puisqu'ils agissent sous l'impulsion de leur foi, ni anti-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 373

cléricaux. Dans ce domaine d'ailleurs, les Jésuites Bollandistes rivali-


sent de zèle avec des jansénistes comme Tillemont, ou apparentés,
comme Mabillon et les Mauristes. Le De re diplomatica de Mabillon
(1681), fondement de l'historiographie médiévale, a été conçu par son
auteur comme un instrument pour la recherche méthodique de la véri-
té en ce qui concerne l'histoire de l'Église et de ses institutions.
René Pintard inscrit dans le catalogue de ses « libertins érudits »
Jean de Launoy (1602-1678), qui publie en 1653 un pamphlet antiaris-
totélicien De varia Aristotelis in Academia parisiensi fortuna,
conjointement avec un autre pamphlet d'inspiration gassendiste, dû à
la plume de François Bernier. Launoy consacre le meilleur de son ac-
tivité à l'épuration systématique du Légendaire médiéval, rejetant dans
le néant une foule de saints abusifs, consacrés par la dévotion populai-
re 524. Cette activité iconoclaste valut à Launoy le surnom de « déni-
cheur de saints », et tous les curés de France vécurent dans la terreur
de voir leurs églises perdre leurs patrons. Érudit, certes, Launoy a
droit à ce titre ; mais qu'on puisse le classer comme libertin, cela est
moins sûr. Lié d'amitié et de pensée avec Gassendi, il est aussi prêtre
comme lui, et théologien. Il persévérera dans la foi, lui aussi, jusqu'à
la fin. Pintard observe que « Launoy, qui passe son temps à détrôner
les usurpateurs d'honneurs célestes, procède à ces évacuations avec
une ardeur et une allégresse qui déconcertent nombre d'âmes pieuses.
Jusqu'où n'ira-t-il pas et de quelles armes ne va-t-il pas pourvoir les
adversaires » 525 ? Le scandale des « âmes pieuses », enfoncées dans
leur superstition, n'est pas un critère en matière d'authenticité religieu-
se. Et, si Launoy a fourni des armes à Voltaire ou à Roger Peyrefitte,
ce n'est certainement pas à eux qu'il songeait en pourfendant les abus
de confiance de la religiosité établie. L'honnête Charles Perrault devait
souligner la nécessité de détruire les fables qui donnent prétexte « aux
Libertins de douter des choses les plus certaines et les plus vraies, et
aux Hérétiques de nous insulter sur la foi de nos traditions » 526. Telle
est, certainement, la motivation réelle [288] de Launoy ; l'on ne peut
le taxer d'irréligion qu'à condition d'assimiler religion et superstition.

524 Sur LAUNOY, cf. notre tome II, p. 442 sq.


525 René PINTARD, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siè-
cle, Boivin, 1943, p. 279.
526 Charles PERRAULT, Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant le
XVIIe siècle, 1701, t. II, p. 25 ; cité ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 374

Il s'agit d'une entreprise de salubrité spirituelle et, à cet égard, l'entre-


prise de Launoy et de ses émules fut d'utilité publique.
Dans le contexte de la mentalité mécaniste, l'érudition devient une
science dotée de l'autonomie épistémologique. Elle prétend user de
son droit de contrôle à l'égard des idées et valeurs reçues, même si
celles-ci concernent le domaine religieux, jusque-là considéré comme
sacro-saint. Ces prétentions susciteront des résistances : l'Abbé de
Rancé soutiendra contre Mabillon que les moines ne doivent pas faire
des études dangereuses pour l'intelligence de leur foi, et Bossuet s'ef-
forcera d'étouffer l'œuvre de Richard Simon. Néanmoins, le fait est
là : il y a désormais un métier d'historien, comme aussi une vocation
philologique et critique illustrée par l'œuvre d'un Saumaise (1588-
1653), d'un Gronovius (1611-1671), d'un Du Cange (1610-1688), d'un
Jacob Spon (1647-1685), fondateur de l'archéologie, parmi bien d'au-
tres. La vocation aux sciences humaines se trouve dissociée de celle
qui pousse vers l'histoire naturelle, la chimie ou la physique. Seule la
personnalité géniale de Leibniz, exception qui confirme la règle, par-
viendra à surmonter cette première division du travail scientifique.
L'âge mécaniste est donc caractérisé par l'autonomie de la vocation
à la connaissance. Le lettré, le savant, même d'Église, est capable de
dissocier en lui la fonction épistémologique de la fonction sacerdotale.
La Réformation a contribué à cette désacralisation du domaine du sa-
voir ; dans les églises réformées, la fonction ecclésiastique des mem-
bres du clergé ne fait pas d'eux des hommes à part, liés par des vœux
spéciaux à une société fermée sur elle-même. Pasteurs et clergymen
sont mariés ; ils partagent les intérêts de leurs contemporains, dont ils
ne se distinguent plus guère. Cette sécularisation est un phénomène
général. Il y a de moins en moins de prêtres parmi les hommes de sa-
voir, et, quand on considère les activités d'un Mersenne ou d'un Gas-
sendi, on a l'impression qu'ils furent savants par essence et ecclésiasti-
ques par accident, cette dissociation n'empêchant pas, comme il a été
dit, la coexistence pacifique des deux fonctions.
Si le lettré médiéval était d'église, il était presque toujours d'uni-
versité. L'institution universitaire place l'enseignement et la recherche
dans les cadres d'une corporation jouissant d'une relative autonomie ;
l'espace-temps de l'université confère à la sociologie de la connaissan-
ce une unité et une homogénéité remarquables. Mais le réseau des ins-
titutions médiévales ne parvient pas, en règle générale, à s'adapter aux
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 375

bouleversements intellectuels, à partir du XVe siècle. L'esprit corpora-


tif suscite un traditionalisme qui fait front contre les innovations, cel-
les de l'humanisme d'abord, puis celles des sciences exactes. Des ré-
sistances de cet ordre se manifesteront partout, avec une opiniâtreté
variable. De plus, le phénomène de l'humanisme se prolonge bientôt
dans le nouvel esprit religieux de la Réformation. Sans doute, les deux
mouvements ne sont pas contemporains, ni même identifiables. [289]
Mais, dans les pays d'Europe qui demeurent fidèles au catholicisme,
l'éloignement des universitaires à l'égard des lettres anciennes se dou-
ble bientôt de la suspicion légitime que l'orthodoxe nourrit envers les
menaces d'hérésie.
Le cas des universités françaises est significatif. L'université de Pa-
ris était depuis longtemps sclérosée. François Ier, n'ayant pu lui impo-
ser une mise à jour du système des études en fonction des apports hu-
manistes, avait dû créer en dehors des collèges existants le collège des
lecteurs royaux, pour assurer l'enseignement des disciplines nouvelles
(1530). Après quoi l'initiative des Jésuites avait créé un peu partout un
puissant réseau de collèges, d'esprit moderne, et faisant une large pla-
ce aux humanités. Cette concurrence soulignait les déficiences de l'en-
seignement universitaire, et lui enlevait le meilleur de sa clientèle. In-
capable de s'adapter, l'Université entreprit de défendre ses privilèges
menacés, par une série de procès toujours recommencés, dont le pre-
mier date de 1564. Ce combat retardateur contre un adversaire plus
puissant et mieux organisé ne put porter remède aux déficiences inter-
nes des institutions. Après les guerres de la Ligue, où l'autorité univer-
sitaire fait preuve d'une insuffisance politique et nationale en rapport
avec son insuffisance culturelle, Henri IV, restaurateur de l'autorité,
tente de procéder à un aggiornamento des structures et des program-
mes. L'initiative de l'autorité politique dans un domaine traditionnel-
lement soumis à l'autorité religieuse est encore une marque de laïcisa-
tion. D'ailleurs, les nouveaux statuts, promulgués en 1600, ne sauve-
ront pas l'Université de Paris : pour faire concurrence aux Jésuites, ils
reprennent les principales innovations de la Ratio studiorum en ce qui
concerne l'organisation des études. Mais il ne suffisait pas de changer
le règlement, il aurait fallu changer les hommes et l'esprit. Dans ce
domaine, l'autorité royale était impuissante.
C'est pourquoi les universités françaises, comme celles d'Italie et
d'Espagne, demeureront en dehors de la révolution mécaniste ; elles
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 376

n'y contribueront en rien et même elles feront leur possible pour s'y
opposer. La Faculté des Arts continue à parler latin, alors que le fran-
çais classique rayonne à travers l'Europe ; elle continue, contre vents
et marées, à pratiquer la scolastique et poursuit un combat acharné
contre l'influence cartésienne, en laquelle se résument à ses yeux tou-
tes les erreurs du siècle. D'ailleurs le règlement de 1600 faisait des
œuvres d'Aristote une matière d'enseignement privilégié. En dépit des
attaques de Gassendi, de Launoy, de Bernier et de leurs émules, l'or-
thodoxie aristotélicienne se maintient à la Faculté des Arts, comme à
la Faculté de théologie et à la Faculté de Médecine. Certains ouvrages
de Descartes sont mis à l'Index par Rome en 1663 ; au moment même
où l'influence cartésienne se développe dans l'opinion éclairée, entre
1670 et 1690, de nombreuses mesures sont prises à Paris, à Angers, à
Caen et ailleurs pour enrayer la diffusion de l'esprit nouveau par voie
de réglementation, appuyée de sanctions contre les réfractaires. En
1671, l'Arrêt burlesque, texte satirique dû à Boileau [290] et Bernier,
empêche le Parlement de prendre à son compte la condamnation de la
circulation du sang, sans pour autant convaincre la faculté de médeci-
ne d'enseigner cette « nouveauté » vieille de plus de quarante ans. En
1691 encore, à l'instigation de l'autorité royale, le recteur et les profes-
seurs de philosophie de l'université de Paris condamneront onze thèses
d'inspiration cartésienne, et la Sorbonne enjoint de s'en tenir à la doc-
trine aristotélicienne dans les collèges qu'elle contrôle ; la même
condamnation sera répétée en 1704-1705 sur l'injonction du cardinal
de Noailles 527.
D'ailleurs, en France, les sciences ne sont pas l'objet d'un ensei-
gnement indépendant, à l'exception d'une chaire de mathématiques au
Collège Royal. La physique demeure une partie du cours de philoso-
phie et cette physique reste d'obédience aristotélicienne ; jusque fort
avant dans le XVIIIe siècle, elle refuse toute compromission avec la
« philosophie expérimentale », pourtant triomphante. Ni l'histoire mo-
derne, ni la géographie, ni les sciences politiques ne sont matière d'en-
seignement en France, comme elles le sont ailleurs. Bien entendu,
l'exégèse moderne, illustrée par Spinoza et Richard Simon, est, pour la
faculté de théologie, un objet de scandale. Quant à la Faculté de Mé-

527 Cf. Francisque BOUILLIER, Histoire de la philosophie cartésienne, 1854, t. I,


pp. 452-468.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 377

decine, elle persévère dans le misonéisme le plus complet, tant et si


bien que le pouvoir royal, ne pouvant parvenir à surmonter ses résis-
tances, devra, pour donner droit de cité à la circulation du sang, créer
tout exprès au Jardin du Roi un enseignement d'anatomie confié au
« circulateur » Dionis (1672), l'année même où meurt Guy Patin
(1602-1672), mainteneur acharné de la tradition aristotélique. La Fa-
culté ne manqua pas de s'élever contre cette concurrence déloyale 528.
Le XVIIe siècle a été un grand siècle pour la culture littéraire et
scientifique française. Il n'en est que plus significatif de constater que
l'esprit mécaniste se développe exclusivement en dehors des universi-
tés, et se heurte à leur opposition acharnée. Il n'y a pas d'universitaires
parmi les écrivains, les penseurs et les savants du premier rang si
nombreux en ce temps ; Mersenne, Gassendi, Descartes, Pascal, Pei-
resc, les frères Perrault, Mabillon, Richard Simon, Tillemont, Bayle,
aucun d'eux n'a appartenu à l'université ; si certains étudièrent dans les
collèges, faute de pouvoir étudier ailleurs, aucun n'y a été professeur,
et l'on peut dire que leur œuvre propre commença par la critique sys-
tématique de tout ce qu'on leur avait appris, ainsi que le prouvent aus-
si bien les Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos de Gas-
sendi (1624) que le Discours de la Méthode (1637). Galilée fut pro-
fesseur à Padoue jusqu'en 1610, dans la catholique Italie ; mais il quit-
ta dès qu'il le put cette citadelle de l'aristotélisme européen, et pour-
suivit solitaire son œuvre scientifique, sans pouvoir triompher des ré-
sistances, qui finirent par avoir raison de lui.
Le cas de l'Angleterre est différent ; la sclérose des institutions
universitaires [291] y apparaît moins. Oxford et Cambridge demeurent
des hauts lieux de la connaissance ; Newton est la gloire de Trinity
Collège ; bon nombre des virtuosi sont des dignitaires, laïques ou ec-
clésiastiques, des universités où le travail se poursuit en dépit des
troubles politiques et religieux. Sans être lui-même un membre de
l'Université, Robert Boyle (1627-1691) installe son laboratoire à Ox-
ford, en 1654, car c'est dans ce milieu qu'il pourra trouver les collabo-
rateurs qualifiés, et l'excitation intellectuelle indispensable à ses re-
cherches de physique, de chimie et de médecine. La société universi-

528 Cf. Jacques ROGER, Les Sciences de la Vie dans la pensée française du
XVIIIe siècle, A. Colin, 1963, Première Partie, passim.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 378

taire n'est pas fermée sur elle-même ; elle demeure le lieu indispensa-
ble où se forment les élites qui assureront l'avenir de la nation.
Néanmoins, là aussi, dans le conflit des générations et des intérêts,
des résistances se manifestent. Au XVIe siècle, l'avènement des hu-
manités avait suscité le combat retardateur des « Troyens » contre les
« Grecs. » Mais la mutation de la Réforme, avec les dissentiments et
polémiques durables entre les catholiques, les anglicans et les presby-
tériens d'obédience calvinienne avait mobilisé chez les uns et les au-
tres une souplesse d'esprit, un sens critique de la diversité, antidote de
l'esprit d'orthodoxie. L'aristotélisme ne devait pourtant pas abandon-
ner la place sans difficulté devant les représentants de la science nou-
velle. L'Angleterre devait être la partie d'origine de la philosophie ex-
périmentale ; il s'agit là d'un exemple privilégié à propos duquel il est
possible de voir dans quelle mesure les institutions anciennes peuvent
faire place aux nouvelles exigences méthodologiques.
À première vue, le programme baconien du savoir paraissait in-
compatible avec les structures médiévales, et l'idée se fit jour de ré-
former en quelque sorte l'enseignement par le dehors. Une initiative
curieuse en ce sens est celle de Sir Thomas Gresham (1519-1579),
spécialiste du négoce international, banquier et conseiller financier de
la couronne 529. Ce représentant du capitalisme commercial et finan-
cier, conscient de promouvoir une éducation résolument moderne,
consacre, par testament, sa fortune, après la mort de sa femme, à une
fondation pilote en matière de haut enseignement. Dans son hôtel de
Londres devait être créé un collège comportant sept chaires ; on y en-
seignerait le droit, la rhétorique, la théologie, la physique, la géomé-
trie, la musique et l'astronomie. Gresham Collège devait donc être une
université en raccourci, et les enseignements de géométrie et d'astro-
nomie étaient les premiers de cette espèce en Angleterre. Lady Gres-
ham étant morte en 1596, la nouvelle institution commença ses cours
en 1598, sous le contrôle de la corporation des merciers et de la muni-
cipalité de Londres. Ce collège d'un style neuf devait traverser les siè-
cles ; et réaliser un premier pas dans le sens d'une réforme de la haute

529 Sir Thomas Gresham fut également le fondateur de la Bourse de Londres


(Royal Exchange) ; il a donné son nom, à tort ou à raison, à la célèbre loi de
Gresham selon laquelle la mauvaise monnaie chasse la bonne. Cf. J. Y. LE
BRANCHU, Écrits notables sur la monnaie, t. I, Alcan, l934, pp. LII sqq, et t.
II, pp. 7 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 379

éducation. Mais Gresham prévoit pour sa fondation [292] une collabo-


ration avec les universités traditionnelles. Oxford et Cambridge dési-
gneront, par parts égales, les candidats aux chaires de la nouvelle ins-
titution. Ils devront être célibataires, résideront dans le Collège et tou-
cheront un traitement substantiel de cinquante livres par an. Lorsque
des chaires d'astronomie et de géométrie seront créées à Oxford, à
l'imitation de celles de Gresham Collège, l'une d'elles sera donnée au
mathématicien Henry Briggs, inventeur du logarithme décimal et pro-
fesseur à Gresham, qui avait contribué à faire de l'établissement lon-
donien un lieu de rencontre pour les savants de la capitale. Ce groupe,
qui comptait William Gilbert et Petty parmi ses membres, peut être
considéré comme une anticipation de ce que sera plus tard la Royal
Society 530.
La fondation interdisciplinaire de Gresham symbolise la concilia-
tion britannique de l'ancienne et de la nouvelle culture. La capitale ne
possédait pas d'université, et n'en possédera pas avant le XIXe siècle ;
d'autre part, les forces économiques et politiques, fort actives en ce
siècle, pesaient de tout leur poids dans le grand port de la Tamise,
obligeant les lettrés et les savants de Londres à une présence au réel
qui ne s'imposait pas ailleurs. Gresham Collège devint un foyer de
réflexion et de discussion, en dépit des troubles civils ; la charte roya-
le qui consacre, en 1662, l'existence de la première académie scienti-
fique d'Angleterre donne un caractère officiel à ces rencontres. Jus-
qu'en 1710, la Société Royale continuera de siéger dans le collège
londonien, consacrant ainsi l'indispensable unité de l'enseignement et
de la recherche.
Il n'en reste pas moins que le rationalisme expérimental rencontra
des résistances dans les universités. Au milieu du siècle, le puritain
Noah Biggs s'en prend à ces refuges du péripatétisme : « En quoi
contribuent-elles au progrès de la vérité, ou à sa découverte ? Se sont-
elles préoccupées le moins du monde de la chimie mécaniste (mecha-
nical chemistry), servante de la nature, qui a distancé les autres sectes
de philosophie par la multiplication de ses expériences réelles ? Où y
trouve-t-on une application prolongée à l'expérimentation ? des encou-

530 Cf. FRANCIS R. JOHNSON, Gresham Collège, precursor of the Royal Society ;
in Roots of scientific Thought, pp. Wiener and Noland, New York, Basic
Books, 1957.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 380

ragements à tendre vers un nouveau monde de la connaissance, pro-


mouvant, complétant et réalisant des inventions nouvelles ? Où peut-
on trouver un enseignement systématique de l'anatomie portant sur le
vivant ou sur le cadavre, où présente-t-on les plantes médicinales ? Où
passe-t-on en revue les vieilles expériences et les traditions, en reje-
tant les ordures qui empestent le temple du savoir 531 ? »
Cette offensive de l'esprit nouveau porte la marque de l'époque de
Cromwell, où les positions politiques des universités, d'ailleurs oppo-
sées, contribuèrent à enflammer les passions. Néanmoins une tension
se fait sentir, entre les exigences baconiennes et l'inertie [293] d'insti-
tutions vénérables, qui ne marchent vers l'avenir qu'à reculons. Une
quinzaine d'années après Biggs, dans une conjoncture moins troublée,
Thomas Sprat, apologiste de la Royal Society reprend la question dans
un esprit plus serein, tout en soulignant la concurrence entre les struc-
tures anciennes et nouvelles. Un chapitre, consacré au thème selon
lequel « les Expériences ne sont point dangereuses aux Universités »,
commence par un hommage de fidélité aux séjours de la culture tradi-
tionnelle : « il était juste que nous eussions cette tendresse pour l'inté-
rêt de ces magnifiques sièges de la science tant humaine que divine ;
auxquels la philosophie naturelle de notre nation ne saurait être inju-
rieuse sans une horrible ingratitude, puisque c'est en eux qu'elle a été
principalement chérie et ressuscitée. C'est de là que la plus grande par-
tie de nos inventions modernes ont tiré leur original. Il est vrai que de
semblables études des expériences sont à présent dispersées fort au
large. Mais elles en sont sorties, comme les colonies de jadis faisaient
de Rome. Et partant, comme celles-là firent alors, celles-ci devraient
avoir plutôt à cœur la force que la destruction de leurs Mères-
Villes » 532. Tout en blâmant les novateurs qui s'en prennent au passé,
tels ces enfants vigoureux qui frappent leur nourrice, Sprat admet
l'existence d'un renouvellement de l'esprit. Certains « se sont portés
avec autant de fureur à purger la philosophie que nos zélés modernes
firent à la réformation de la religion. Et l'un de ces partis est aussi jus-

531 Noah BIGGS, Mataeotechnia Medicinae Praxeos (1651) ; dans R. K. MER-


TON, Science, Technology and Society in 17lh Century England, Osiris, IV,
1938, p. 452.
532 Thomas SPRAT, L'Histoire de la Société Royale de Londres (1667), traduc-
tion française, Genève, 1669, 1. III, pp. 400-401.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 381

tement à condamner que l'autre » 533. Clergyman de l'Église d'Angle-


terre, Sprat préconise un anglicanisme épistémologique.
Le savant, adepte de la philosophie expérimentale, se distingue
nettement du philologue renaissant : « Nous ne pouvons avec justice
dire de mal des critiques et philologistes, des labeurs desquels nous
jouissons, mais plutôt leur faut-il rendre ce témoignage qu'ils ont été
d'une diligence admirable, et que les collections qu'ils ont fait des mo-
numents des Anciens nous ont été et nous sont merveilleusement uti-
les, si on s'en sert comme il faut, si on ne les met pas devant nous,
seulement afin de passer notre vie entière à les considérer et à rendre
le cours de la science plus difficile (...) La sagesse qu'ils apportaient
de la cendre des morts a quelque ressemblance à la nature même des
cendres, lesquelles, si on les garde en monceaux, sont inutiles, mais si
on les épand sur une terre vivante, elles la rendent abondante et en
produisent plusieurs sortes de fruits 534. »
Le débat entre la Société Royale et les Universités est un débat en-
tre les Anciens et les Modernes, entre les philologues et les expéri-
mentateurs. Sprat résume la péripétie de l'esprit scientifique : « Les
sièges de la science ont pour la plus grande part été ci-devant non pas
des Laboratoires, comme il faudrait qu'ils fussent, mais seulement des
Écoles, là où quelques-uns ont enseigné et tout le reste a souscrit 535. »
[294] La recherche ne peut plus se fonder sur l'esprit d'autorité, qui
régit les rapports entre le professeur et ses élèves : « Les conséquences
de cela sont fort dangereuses. Car premièrement, tout autant qu'il y a
des disciples, autant peut-on compter de mains et de cerveaux inuti-
les ; puisque c'est au propre des maîtres seulement d'examiner et d'ob-
server, et des disciples de se soumettre en silence à ce qu'ils
concluent 536. »
La nouvelle anthropologie du savant est solidaire d'une sociologie
du savoir et d'une technologie de la connaissance. Telle est la signifi-
cation historique du phénomène de l'apparition des Académies en de-
hors du système universitaire. Si la Royal Society permet une coexis-
tence pacifique entre les deux institutions, qui ont bon nombre de

533 Ibid., p. 401.


534 Ibid., 1. I, ch. XI, pp. 29-30.
535 L. II, ch. vu, p. 85.
536 Ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 382

membres en commun, en Italie et en France les sociétés savantes se


situent résolument en dehors du réseau universitaire dont les cham-
pions opposent une fin de non-recevoir à la science mécaniste, laquel-
le est condamnée à Rome en la personne de Galilée et demeure sus-
pecte aux yeux des dignitaires de l'Église et de l'École. Sans revenir
ici sur l'histoire des nouvelles institutions 537, il faut souligner que leur
création répond précisément à la nécessité de remédier à la carence de
l'enseignement établi.
Les universités relevaient du Saint-Siège ; elles formaient des cor-
porations ecclésiastiques, et continuent d'être soumises à l'autorité re-
ligieuse. Les académies scientifiques apparaissent comme des institu-
tions laïques patronnées par le pouvoir civil. L'Accademia florentine
del Cimento, dont la brève existence s'étend de 1657 à 1667 est l'aca-
démie galiléenne privée des grands-ducs de Toscane ; elle sera sup-
primée, après avoir réalisé une œuvre remarquable, sous la pression de
Rome. La Société de Londres voit son existence consacrée par une
charte royale ; à Paris, Colbert, organisateur inlassable du pouvoir
royal, donne statut légal à des assemblées de savants qui s'étaient te-
nues régulièrement, à Paris comme à Londres. Les actes de fondation
promulgués à Londres, en 1662, et à Paris, en 1666, sont en connexion
étroite, car les idées et les hommes voyagent à travers la Manche ; une
exigence identique se fait sentir de part et d'autre. Les savants ont
conscience que leur place n'est pas dans les universités. Avant d'être
une réalité, et même après l'être devenues, les Sociétés savantes sont
une utopie de la pensée scientifique. L'Académie développe un thème
mythique propre à la pensée d'Occident ; les membres fondateurs de la
Société Royale s'efforcent de figurer sur la terre des hommes un reflet,
ou une ombre portée, de la Maison de Salomon telle que l'avait rêvée
Francis Bacon, leur inspirateur. La science, traditionnellement consi-
dérée comme une œuvre individuelle, et secrète, échappe désormais à
la compétence d'un seul. Le développement de la science et des tech-
niques impose une division du travail [295] de recherche, c'est-à-dire
un regroupement des savants et une organisation raisonnée de leurs
efforts pour le bien de l'humanité.

537 Pour plus de détails, cf. Martha ORNSTEIN, The role of scientific Societies in
the seventeenth century, The University of Chicago Press, 3rd édition, 1938.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 383

Une telle idée a été affirmée à diverses reprises, par Mersenne,


parmi d'autres, dans les années 1625-1635. Il y a beaucoup de bons
esprits « qui sont capables d'augmenter les sciences et peut-être de les
réformer en beaucoup de choses, ce que l'on pourrait exécuter, si l'un
travaillait à une partie de la physique, de la médecine etc., et les autres
à d'autres parties, et si l'on conférait ensemble des difficultés qui se
présentent tant en la spéculation des principes qu'en la déduction des
conclusions et dans la pratique des expériences » 538. Mersenne sera
l'un des animateurs des cénacles savants qui se réunissent à Paris dans
la première moitié du siècle. Mais il souhaite davantage et rêve d'une
véritable organisation nationale sinon internationale. Une lettre de
1635 à Peiresc affirme : « Je voudrais que nous eussions une telle paix
que l'on pût dresser une Académie non dans une seule ville, comme
l'on fait ici et ailleurs, mais sinon de toute l'Europe, du moins de toute
la France, laquelle entretiendrait ses communications par lettres qui
seraient souvent plus profitables que les entreparlers où l'on s'échauffe
souvent trop à contester les opinions que l’on propose, ce qui en dé-
tourne plusieurs 539... »
Le schéma mécaniste de la vérité autorise une décomposition et
une recomposition du savoir, qui rend possible la collaboration des
savants. La constitution d'une Académie correspond à une incarnation
de la classification des sciences. Au rapport hiérarchique du maître à
l'élève se substitue une mutualité où tout le monde enseigne tout le
monde ; chacun est à la fois le maître et l'élève de tous pour l'avance-
ment de la connaissance. Les institutions répondent à une idéologie
sous-jacente. Fontenelle évoque le programme de Colbert, dans le
Royaume qui connaît la paix procurée par le traité des Pyrénées : « Ce
ministre, porté de lui-même à favoriser les lettres, et propre à conce-
voir de grands desseins, forma d'abord le projet d'une académie com-
posée de tout ce qu'il y aurait de gens les plus habiles en toutes sortes
de littérature. Les savants en histoire, les grammairiens, les mathéma-
ticiens, les philosophes, les poètes, les orateurs devaient être égale-
ment de ce grand corps, où se réunissaient tous les talents les plus op-
posés. La bibliothèque du roi était destinée à être le rendez-vous
commun. Ceux qui s'appliquaient à l'histoire s'y devaient assembler

538 MERSENNE, Questions inouïes (1634), p. 148 ; dans R. LENOBLE, Mersenne


ou la naissance du Mécanisme, Vrin, 1943, p. 589.
539 MERSENNE à Peiresc, le 15 juillet 1635 ; cité dans LENOBLE, p. 591.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 384

les lundis et les jeudis ; ceux qui étaient dans les belles-lettres les
mardis et vendredis ; les mathématiques et les physiciens les mercre-
dis et les samedis (...) Afin qu'il y eût quelque chose de commun qui
liât ces différentes compagnies, on avait résolu d'en faire tous les pre-
miers jeudis du mois une assemblée générale, où les secrétaires au-
raient rapporté les jugements et les décisions de leurs assemblées par-
ticulières, et où chacun aurait pu demander l'éclaircissement de ses
difficultés ; car sur quelle matière ces états généraux de la [296] litté-
rature n'eussent-ils pas été prêts à répondre 540 ? » L'ampleur encyclo-
pédique de ce projet, qui sera repris par les organisateurs révolution-
naires de l'Institut National, atteste l'ambition d'un savoir unitaire.
Colbert renoncera à mettre sur pieds une telle organisation, bien qu'il
ait également constitué, en 1663, une « petite académie », commis-
sions d'érudits chargées de surveiller les inscriptions, médailles et œu-
vres d'art à la gloire du roi, qui sera l'embryon de la future académie
des Inscriptions et Belles-Lettres. Mais la première Académie des
Sciences, richement dotée par le pouvoir royal se consacrera à la
connaissance positive de la nature et à ses applications.
D'après un projet de statuts rédigé par Robert Hooke en 1663, « la
tâche de la Société Royale est de faire progresser la connaissance des
choses de la nature et d'améliorer par l'expérience les arts utiles, les
manufactures, les procédés mécaniques, les machines, et les inven-
tions, sans se mêler de théologie, de métaphysique, de morale, de poli-
tique, de grammaire, de rhétorique ou de logique ; d'essayer de faire
renaître certains arts intéressants et inventions aujourd'hui perdus ;
d'examiner tous les systèmes, théories, principes, hypothèses, élé-
ments, description et expérimentation des choses naturelles, mathéma-
tiques et mécaniques, inventées, rapportées ou pratiquées par tous les
auteurs importants, anciens et modernes. Le but est de constituer un
système complet de philosophie valable pour expliquer tous les phé-
nomènes produits par la nature et par l'art et pour rendre compte ra-
tionnellement des causes des choses » 541. La Société devra s'abstenir
de prendre parti en faveur d'une hypothèse quelconque, d'un système

540 FONTENELLE, Préface de l'Histoire de l'Académie des Sciences depuis 1666


jusqu'à 1699 (1733) ; Œuvres de FONTENELLE, éd. de 1825, t. I, p. 6.
541 Dans Martha ORNSTEIN, The role of Scientific Societies..., op. cit., pp. 108-
109. Ce projet, tiré des papiers du Curateur Hooke, futur auteur de la Micro-
graphia, a été abrégé dans le règlement officiel.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 385

en matière de philosophie naturelle, remontant jusqu'aux causes pre-


mières ; on s'en tiendra à l'explication physique par la chaleur, le
froid, la pesanteur, la figure etc. Le positivisme newtonien (hypothe-
ses non fingo) figure avant la lettre, au cœur même des préoccupations
des savants londoniens, aux antipodes du rationalisme déductif propo-
sé par Descartes.
Christian Huygens, conseiller scientifique de Colbert pour la cons-
titution de la Société parisienne, partage les vues de Robert Hooke.
Dans une lettre à son patron, Huygens précise en effet : « La principa-
le occupation de cette assemblée et la plus utile doit être, à mon avis,
de travailler à l'histoire naturelle à peu près suivant le dessein de Ve-
rulamius. Cette histoire consiste en expériences et en remarques et est
l'unique moyen de parvenir à la connaissance de tout ce qu'on voit
dans la nature. Comme pour savoir ce que c'est que la pesanteur, le
chaud, le froid, l'attraction de l'aimant, la lumière, les couleurs, de
quelles parties est composé l'air, l'eau, le feu et tous les autres corps, à
quoi sert la respiration des animaux, de quelle façon naissent les mé-
taux, les pierres et les herbes, de toutes lesquelles choses on ne [297]
sait encore rien ou très peu, n'y ayant pourtant rien au monde dont la
connaissance serait tant à souhaiter et plus utile (...) Outre le profit
qu'on peut tirer des expériences particulières pour divers usages, l'as-
semblage de toutes est toujours un fondement assuré pour bâtir une
philosophie naturelle, dans laquelle il faut nécessairement procéder de
la connaissance des effets à celle des causes 542... » La méthode de
travail se veut, elle aussi, à l'opposé des usages en honneur à l'univer-
sité. « L'on convînt, écrit Fontenelle, de donner aux conférences aca-
démiques une forme bien différente des exercices publics de philoso-
phie, où il n'est pas question d'éclaircir la vérité, mais seulement de
n'être pas réduit à se taire. Ici l'on voulut que tout fût simple, tranquil-
le, sans ostentation d'esprit ni de science ; (...) surtout qu'aucun systè-
me ne dominât dans l'Académie à l'exclusion des autres, et qu'on lais-
sât toujours toutes les portes ouvertes à la vérité 543. »

542 Christian HUYGENS, Lettre à Colbert, 1666 ; in Œuvres de HUYGENS, La


Haye, 1888-1929, t. VI, pp. 95-96.
543 FONTENELLE, Préface de l'Histoire de l'Académie des Sciences... op. cit., pp.
17-18.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 386

Académies et sociétés savantes apparaissent comme la projection


dans l'espace-temps humain de la nouvelle intelligibilité. Le savoir
traditionnel constituait un capital, objet d'une propriété qui se trans-
mettait, dans le cadre de l'école, du maître au disciple. La science mo-
derne est une entreprise qui doit mobiliser les énergies de tous pour
l'avancement de la tâche commune. Celui qui sait apparaît ensemble
comme celui qui ignore, car la connaissance s'est faite recherche.
L'indispensable répétition, réactivation et transmission des richesses
du passé n'est plus qu'un stade préalable ; c'est l'avenir de la science
qui donne son sens au présent. Et l'enjeu de cette conquête rationnelle
n'est autre que la condition humaine elle-même, car l'humanité, naguè-
re établie dans l'immobilisme dogmatique de l'ordre chrétien, se trou-
ve désormais engagée dans la voie du progrès indéfini. En transfor-
mant le monde, l'homme se transforme lui-même ; l'espérance escha-
tologique d'une autre vie cède la place à une lutte, ici-bas, pour une
vie meilleure.
Ces thèmes, dont on imagine souvent qu'ils ont pris naissance au
XVIIIe siècle, ou même au XIXe, sont présents dès l'âge mécaniste. Ce
sont eux qui suscitent les institutions, mais ces institutions mêmes les
trahissent en les traduisant. Les sociétés nationales de Londres et de
Paris ne mettent en œuvre que des équipes restreintes, dont les
moyens sont limités. De plus, en dépit de certains traits d'internationa-
lisme, comme l'admission d'associés étrangers, les académies se met-
tent au service des intérêts de tel ou tel pays particulier. Or il est appa-
ru, dans le cours du XVIIe siècle, que l'unité organique de la science
présuppose l'unité organique de l'humanité.
L'idée se trouve dans l'œuvre de J. A. Comenius (1592-1670), dont
la pédagogie n'est qu'un moyen au service de l'espérance unitaire
d'une humanité réconciliée dans l'ordre intellectuel, politique et reli-
gieux. Le Prodomus Pansophiae, publié à Oxford en 1637, analysant
[298] les causes de l'effacement du sens de la vérité parmi les hommes
souligne le caractère néfaste de la scientiarum laceratio 544 c'est-à-
dire de la spécialisation des disciplines, qui entraîne le démembrement
de l'espace mental, et par là celui de chaque conscience humaine. A
cette puissance de dissociation, Comenius oppose inlassablement

544 COMENIUS, Prodromus Pansophiae (1637), § 25 ; hgg. von H. Hornstein,


Dusseldorf, Pädagogischer Verlag Schwann, 1963, p. 48.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 387

l'exigence d'un remembrement du domaine humain dans l'unité de la


vérité. La Panorthosie, rédigée vers 1644, affirme que « lorsque les
conditions auront été améliorées au point que tout nous sera vraiment
commun, la philosophie, la religion et la politique, les lettrés auront
l'occasion de rassembler et de classer les vérités et de les inculquer à
l'esprit humain ; les prêtres pourront entraîner les âmes vers Dieu ; les
hommes politiques pourront faire régner partout la paix et la tranquil-
lité ; ils déploieront pour ainsi dire une sainte ardeur dans leurs efforts
pour contribuer, chacun à sa place, le mieux qu'il pourra, à l'avance-
ment du bien-être du genre humain » 545.
Comenius préconise, sous le nom de Pampaedie une éducation du
genre humain, de caractère totalitaire, mise en œuvre par des institu-
tions mondiales et appuyée par des tribunaux chargés de faire appli-
quer les décisions des autorités. Le Conseil de la Lumière présidera à
la pédagogie universelle ; le Consistoire mondial réglera la religion
universelle ; quant à la Cour de la Paix, arbitre souverain de la politi-
que universelle, elle « veillera à ce que nulle part une nation ne s'élève
contre une autre nation, ou que personne n'ose se montrer pour ensei-
gner la manière de combattre ou de fabriquer les armes ; à ce que tou-
tes les épées et les lances soient transformées en serpes et en socs de
charrues » 546...
Les généreux projets de Comenius trouveront un continuateur en la
personne de Leibniz (1646-1716), lui aussi voyageur d'Europe et ci-
toyen du monde. Pour Leibniz, le principe de la communauté humai-
ne, que le Moyen Age cherchait dans la seule unité de la foi, met en
cause désormais la connaissance intellectuelle, les savants se trouvant
appelés à exercer une magistrature d'un genre nouveau. Le passage du
désordre établi à l'ordre indispensable implique la médiation efficace
des responsables du savoir. « Le genre humain, considéré par rapport
aux sciences qui servent à notre bonheur, écrit Leibniz, me paraît
semblable à une troupe de gens qui marchent en confusion dans les
ténèbres sans avoir ni chef, ni ordre, ni mot, ni autres marques pour
régler la marche et pour se reconnaître. Au lieu de nous tenir par la
main pour nous entreguider et pour assurer notre chemin, nous cou-

545 Panorthosie, dans JEAN AMOS COMENIUS, Pages choisies, publiées par
l'UNESCO, 1957, p. 173.
546 Panorthosie, ibid., p. 176.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 388

rons au hasard et de travers et nous heurtons même les uns contre les
autres, bien loin de nous aider et de nous soutenir. Nous allons même
nous enfoncer dans le marais et sables mouvants des doutes sans fin,
où il n'y a rien de solide ni de ferme, ou bien nous [299] nous entraî-
nons dans les principes des erreurs fort dangereuses (...). On voit que
ce qui pourrait nous aider le plus, ce serait de joindre nos travaux, de
les partager avec avantage et de les régler avec ordre ; mais à présent
on ne touche guère à ce qui est difficile et que personne n'a encore
ébauché, et tous courent en foule à ce que d'autres ont déjà fait, ou ils
se copient et même se combattent éternellement 547... »
L'entreprise leibnizienne d'unification politique et religieuse est
substantiellement la même que l'entreprise de la langue universelle et
celle de l'unité du savoir. La même exigence qui fait de Leibniz un
diplomate et un agent secret fait de lui le propagandiste inlassable en
faveur des sociétés savantes et académies. Leibniz ne connaîtra dans
ce domaine que des demi-succès, qui seront ensemble des demi-
échecs. Dès 1667, il proposait à l'Électeur de Mayence un plan d'Aca-
démie, inspiré par les initiatives de Londres et de Paris. Trente-trois
ans s'écouleront avant que l'Électeur Frédéric de Brandebourg, bientôt
premier roi de Prusse, fonde à Berlin la Société Royale des Sciences
(1700). L'essor intellectuel de la Prusse coïncide, de manière signifi-
cative, avec son essor politique. Le règlement de l'institution, rédigé
par Leibniz, donne pour mission à la Société de Brandebourg « la
contemplation, l'observation des œuvres et des merveilles de Dieu
dans la nature ; la description des découvertes et des inventions, celle
des ouvrages d'art, des occupations et des doctrines humaines, et en
général de toutes ces bonnes études et de ces pratiques qui, formant le
trésor de la science et de la culture sociale, contribuent tant au bien
public, à l'exercice de la vertu, à la propagation de la vérité, à la glori-
fication de la divinité » 548... Les débuts de l'Académie de Prusse ne
répondront pas à ces ambitions ; il faudra attendre le règne de Frédéric
II pour que la Société de Berlin joue un rôle honorable dans la culture
européenne. Mais, aux yeux de Leibniz, Berlin ne devait être qu'un
centre parmi d'autres dans les Allemagnes ; il tente d'en susciter d'au-
tres, en Saxe, à Vienne, et même dans la jeune Russie de Pierre Ier,

547 LEIBNIZ, Philosophische Schriften, éd. Gerhardt, t. VII, pp. 157-158.


548 Dans Christian BARTHOLMESS, Histoire philosophique de l'Académie de
Prusse, t. I, Paris, 1850, t. I, p. 20.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 389

pays neuf où, sous le gouvernement d'un monarque éclairé, les possi-
bilités de la culture sont immenses.
On aurait tort de considérer ces projets, suivis ou non d'effets,
comme des chimères généreuses, mais sans importance. Leur irréa-
lisme n'est pas vide de sens. Toute institution pédagogique, même la
plus sensée relève de l'utopie ; mais l'utopie est peut-être l'âme d'une
culture. On pourrait généraliser ce qu'écrit un historien jésuite de la
pédagogie des Jésuites : « La Compagnie a rarement réalisé tout ce
qu'elle a voulu. Elle s'est contentée de faire ce qu'elle a pu. Au milieu
de mille obstacles, elle n'a exécuté qu'une partie de ses desseins 549. »
Les Exercices Spirituels, la Ratio Studiorum étaient à leur manière des
utopies ; mais ces projets de formation et réformation de l'homme ont
eu effectivement une grande influence dans la réalité historique [300]
concrète, bien que celle-ci ne se laisse jamais réduire entièrement à
l'obéissance d'un schéma quel qu'il soit.
Parmi les projets pédagogiques du XVIIe siècle, on peut citer enco-
re la curieuse initiative du Grand Électeur Frédéric-Guillaume de
Prusse (1620-1688), qui signa en 1667 la patente de fondation d'un
institut scientifique international, destiné à un enseignement du plus
haut niveau. Les amis de la liberté et de la vérité, de toutes confes-
sions et de tous pays, y compris les Juifs et les Arabes, étaient invités
à se réunir en un lieu où leur seraient assurés asile et protection pour
l'accomplissement de leurs travaux. L'Électeur faisait appel aux persé-
cutés pour cause de religion, à tous les exilés, qui devaient trouver
dans cette université (in hac universitate) une société de bons esprits
et des moyens de recherche. Le projet, inspiré par un réfugié suédois,
prévoit un ensemble de services et de départements, y compris une
bibliothèque, une imprimerie polyglotte, un laboratoire de chimie, un
institut physico-technique, un jardin zoologique et botanique, des halls
de machines et des manufactures. La patente même ne fut pas pro-
mulguée ; mais cette évocation d'une Nouvelle-Atlantide philanthro-
pique dans ce Brandebourg, qui devait bientôt accueillir si généreu-
sement les réfugiés français, est aussi un signe d'époque 550. Leibniz,

549 F. Charmot, La Pédagogie des Jésuites, Spes, 1943, p. 7.


550 Friedrich PAULSEN, Geschichte des gelehrien Unterrichts auf den deutschen
Schulen und Universitäten..., Leipzig, Veit Verlag, 2. Auflage, 1896, t. I, pp.
519-520.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 390

âgé d'une vingtaine d'années, n'est évidemment pour rien dans cette
patente de 1667 ; elle atteste que son désir d'un remaniement solidaire
de l'espace humain par la généralisation de la culture est partagé par
nombre de ses contemporains.
Chez le Grand Électeur, comme chez Comenius et Leibniz, on re-
lève l'association entre le thème intellectuel, le thème philanthropique
et le thème religieux. Pour les hommes de ce temps, ce sont des va-
leurs indissociables ; elles composent un horizon eschatologique de la
pensée et de l'action, qui persistera à travers les siècles en se laïcisant,
sous les espèces des projets de paix perpétuelle ou des socialismes de
diverses observances. Les mêmes thèmes se retrouvent à l'œuvre, à la
fin du XVIIe siècle, dans la pensée et dans l'activité de August Her-
mann Francke (1663-1727), l'un des maîtres du piétisme, dont le nom
demeure associé à la création de l'Université de Halle, par Frédéric de
Brandebourg, fils du Grand Électeur, en 1694. Selon Paulsen, Halle
fut « la première université vraiment moderne » 551, en dépit de la
médiocrité de sa dotation matérielle. Le mouvement piétiste de renou-
veau luthérien, dont l'initiateur fut Philipp Jacob Spener (1635-1705),
avait créé à Halle, sous l'impulsion de Francke, un ensemble d'institu-
tions pédagogiques et philanthropiques : orphelinat, école normale,
une des premières du genre. Professeur d'exégèse biblique à l'Univer-
sité, Francke projette la création d'un Séminaire universel, dont le
rayonnement s'étendrait non seulement à l'Allemagne entière mais à
toute l'Europe et au reste du monde ; ce séminaire constitué à côté de
l'université aurait [301] pour noyau les institutions charitables existan-
tes, dont il généraliserait l'influence.
Le Séminaire universel n'exista jamais. L'université de Halle, au
contraire, réalisa, sans doute pour la première fois, une conciliation
entre les deux exigences jusque-là inconciliables de l'enseignement et
de la recherche. En France, le règlement de 1699 pour l'Académie des
Sciences crée à côté des académiciens honoraires, pensionnaires et
associés, une quatrième catégorie d'élèves, au nombre de vingt, dont
chacun est attaché à un pensionnaire. C'est-à-dire que les savants doi-
vent former eux-mêmes leurs collaborateurs et continuateurs. C'est
seulement sous Napoléon Ier que l'Université Impériale comportera
des professeurs et des étudiants dans les disciplines scientifiques. En

551 PAULSEN, op. cit., p. 521.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 391

Angleterre, où l'entente est meilleure entre savants chercheurs et uni-


versitaires, l'institution de la Société Royale situe néanmoins la re-
cherche scientifique en dehors du domaine pédagogique.
À Halle, les maîtres qui font progresser la connaissance sont en
même temps des professeurs. Il est vrai que les sciences physiques et
naturelles n'y sont guère en honneur ; l'enseignement porte essentiel-
lement sur la théologie, la philologie, le droit et la médecine. Mais cet
enseignement revêt le caractère d'une recherche originale et très libre
pour l'époque, en dépit de l'exclusion de Christian Wolf (1723). À par-
tir de 1690, la présence de Christian Thomasius fait de Halle le centre
de diffusion du nouvel esprit juridique selon la norme du droit naturel.
Le rayonnement religieux de Francke assure à la théologie de Halle un
caractère à la fois plus simple et plus concret. Christophe Cellarius
(1638-1707), professeur d'éloquence ainsi que d'histoire ancienne et
moderne, fait entrer dans l'usage, grâce à ses manuels, le concept de
« moyen âge ». En 1697, pour relever le niveau des études classiques
est créé le Collegium elegantioris litteraturae, « premier séminaire de
philologie » 552, selon Paulsen. Quant à la faculté de médecine, elle
s'honore de compter comme professeur, dès 1694, Georg Ernst Stahl
(1660-1734), l'un des initiateurs de la nouvelle chimie, critique du ia-
tro-mécanisme et restaurateur d'un animisme qui prépare le vitalisme
moderne.
L'expérience de Halle prouve la possibilité de féconder la recher-
che par l'enseignement, et l'enseignement par la recherche. Un autre
exemple de cette coexistence fructueuse se trouve à l'Université d'Alt-
dorf, qui dépend de la cité artisanale et industrielle de Nuremberg.
L'Académie d'Altdorf, fondée en 1578, université en 1623, devient,
sous l'impulsion de ses professeurs, un centre actif de recherche scien-
tifique, possédant en particulier, dès 1637, un théâtre d'anatomie.
Christophe Sturm, qui y enseigna les mathématiques et la physique
pendant trente-quatre ans, avait étudié en Hollande et en Angleterre, et
entretenait des relations avec certains des meilleurs savants d'Europe ;
son cours de physique expérimentale reprenait les expériences prati-
quées à l’Accademia del Cimento ; en 1672, il [302] fonda parmi ses
étudiants, sur le modèle florentin, un Collegiutn curiosum sive expe-
rimentale qui se proposait de mettre en œuvre les nouveaux instru-

552 Ibid., p. 531.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 392

ments de recherche : baromètre, télescope, thermomètre, hygromètre,


pendule, etc. Les travaux du Collège fournissent la matière de volu-
mes de comptes rendus, publiés en 1676 et 1683. C'est à Altdorf aussi
que le professeur Moritz Hoffmann créa un laboratoire de chimie qui
serait, en 1682, le premier laboratoire universitaire du monde.
À Altdorf, Université et Société savante font bon ménage, la Socié-
té savante constituant, en quelque sorte, la division de recherche de
l'université, ce qui paraît une formule typiquement allemande. Au
XIXe siècle, la prestigieuse université de Berlin préservera cette
conjonction, aussi précieuse pour l'enseignement du savoir que pour
son développement. La même harmonie existe dans la capitale intel-
lectuelle de l'Europe calviniste, l'université hollandaise de Leyde, fon-
dée en 1574 par Guillaume le Taciturne. Dans le domaine de la théo-
logie, c'est à Leyde qu'est créé pour la première fois un enseignement
de théologie pastorale. La philologie, illustrée par Juste Lipse et Juste
Scaliger, brille d'un éclat exceptionnel, non seulement en ce qui
concerne les lettre classiques, mais aussi dans le domaine de l'orienta-
lisme, dont Leyde sera toujours un des foyers les plus actifs. En mé-
decine est créé dès 1636 un enseignement fécond de clinique chirurgi-
cale ; le grand nom sera celui de Boerhaave (1668-1738), clinicien,
physicien et chimiste, qui donnera, au début du XVIIIe siècle, un éclat
sans précédent à la faculté de Leyde. Enfin les disciplines scientifi-
ques joueront à la même époque, un rôle de premier plan grâce à des
maîtres comme Musschenbroeck et ‘sGravesande, qui prennent sur le
continent le relais de la physique expérimentale anglaise.
Ces indications montrent que le nouvel esprit épistémologique sus-
cite de nouvelles institutions, soit par la réforme des structures an-
ciennes, soit par la création de structures inédites. Les hommes et les
établissements qui refusent de s'adapter ne pourront que dépérir,
comme on le voit dans le cas des universités des pays catholiques, Es-
pagne, Italie et France en particulier. L'organisation du travail scienti-
fique est une nécessité impérieuse ; il apparaît de plus en plus qu'elle
est d'utilité publique, et qu'elle requiert la vigilance en même temps
que les ressources financières de l'État. Il existe désormais une Europe
du savoir, très différente de la Romania médiévale des Universités.
Celle-ci constituait une communauté internationale sans nationalités
ni nationalismes ; elle rassemblait des clercs, tous de langue latine,
unis par la finalité commune de l'Église. Dans l'Europe des nations,
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 393

consacrée par la Réforme, le facteur religieux est devenu un élément


de dissociation ; la culture a été nationalisée et le contrôle local des
États souverains a remplacé l'unité d'obédience ecclésiastique. L'auto-
rité religieuse se trouve sur la défensive tant à l'égard des progrès de la
connaissance qu'à l'égard des prétentions du pouvoir civil. Un autre
œcuménisme apparaît, que symbolise la [303] République des Let-
tres ; et cet œcuménisme doit affronter et surmonter les préjugés
confessionnels et nationaux. Les académies réservent des places
d'honneur aux associés étrangers ; elles maintiennent les intérêts supé-
rieurs de la science, mais ne peuvent résister à l'autorité politique
qu'en lui obéissant. La situation ainsi créée est celle qui subsiste au-
jourd'hui, en dépit des vicissitudes de l'histoire.
La catholicité de remplacement que le savoir propose aux euro-
péens de bonne volonté est définie par l'article liminaire des Philoso-
phical Transactions, qui ne sont peut-être pas la première en date des
revues scientifiques, mais qui donnent à ce mode de diffusion de la
connaissance une consécration définitive. Le secrétaire de la nouvelle
publication, qui doit servir d'organe aux recherches et travaux de la
Royal Society, est l'allemand Henry Oldenburg, fixé en Angleterre, où
il joue le rôle d'un Mersenne britannique, promoteur de la pensée
scientifique. Dans le premier numéro, daté de 1665, Oldenburg définit
ainsi le but de son entreprise : « Étant donné qu'il n'y a rien de plus
nécessaire, pour promouvoir les études scientifiques, que la communi-
cation à ceux qui y consacrent leurs études et recherches des décou-
vertes des autres, on a jugé utile d'employer la presse comme le
moyen le plus approprié pour rendre service à ceux que leur applica-
tion à ces études, et leur goût pour l'avancement du savoir et les dé-
couvertes utiles, qualifient pour prendre connaissance des résultats
acquis dans ce royaume et dans les autres parties du monde, ainsi que
du progrès des études, recherches et tentatives des savants et curieux
dans ce domaine, avec la relation complète de leurs découvertes et
réussites. On souhaite que ces résultats clairement et véridiquement
exposés, propagent le désir de connaissances solides et utiles (...) et
que ceux qui sont attirés par ces études, ou en rapport avec elles,
soient invités et encouragés à la recherche, à l'essai et à la découverte
de faits nouveaux, qu'ils diffusent leur savoir les uns aux autres, et
contribuent dans la mesure de leurs moyens au grand dessein d'amé-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 394

liorer la connaissance de la nature et de perfectionner tous les arts et


disciplines de la connaissance 553. »
L'espace-temps de la connaissance apparaît comme le lieu propre
d'une humanité que rassemble la circulation des mêmes idées et la
poursuite d'une même recherche. Leibniz rêvait d'une Société Phila-
delphique, réplique laïque des ordres religieux, dont les membres se
consacreraient à l'avancement de la science et au progrès de la méde-
cine, mais sans rien garder de la charlatanerie mystique des Rose-
Croix. Le projet est le même ; il définit cette configuration que les ten-
tatives des uns et des autres s'efforcent de transcrire, par des moyens
divers, sur la terre des hommes. La Société Philadelphique sera pa-
tronnée par le Pape, l'Empereur et le Roi de France, qui lui fourniront
protection, privilèges et exemptions d'impôts en échange des services
que la Société leur rendra ; elle s'enrichira par le commerce, en pre-
nant le monopole du trafic hollandais. « Elle nouera des [304] rela-
tions étroites avec les sociétés savantes et les ordres religieux, no-
tamment la Compagnie de Jésus (...) Elle exploitera les privilèges ou
brevets des inventions dues à ses membres, et dont elle gardera le se-
cret. Enfin elle aura la haute main sur les universités, sur le gouver-
nement, sur l'armée, sur la marine, sur les colonies, qu'elle remplira de
ses membres et de ses élèves. Elle acquerra ainsi une extension inter-
nationale et une influence universelle qui lui permettront de mettre fin
aux guerres et d'empêcher les injustices et les violences entre les na-
tions. C'est un rêve étrange et séduisant que celui de cette espèce d'In-
ternationale des savants, calquée sur la Compagnie de Jésus, et qui
ferait servir au progrès des sciences et au bonheur du genre humain
une puissance et des méthodes d'action analogues à celles que les Jé-
suites mettaient au service de la politique pontificale (...) Ce rêve de
jeunesse a hanté l'esprit de Leibniz jusque dans l'âge mûr 554. »
Ces chimères leibniziennes prolongent des rêves anciens et en pré-
parent d'autres à venir ; elles indiquent le sens de bon nombre de réali-
sations. Et, par exemple, les revues scientifiques sont le lien d'une so-
ciété des esprits, sans engagement ni constitution, qui s'étend en droit
au monde entier, selon l'esprit de l'idéologie sous-jacente que déve-

553 Philosophical transactions, n° 1, pp. 1-2 (1665).


554 Louis COUTURAT, La logique de Leibniz, rééd. Hildesheim, Olms, 1961,
pp. 506-507.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 395

loppait le programme de Oldenburg. Les Philosophical Transactions


assureront avec un immense succès les relations extérieures de la So-
ciété Royale ; on les traduira en latin à Amsterdam, et l'Académie pa-
risienne des Sciences en fera préparer une traduction française. Deux
mois avant les débuts du périodique anglais, au début de l'année 1665,
un familier de Colbert, Denis de Sallo, qui appartenait au monde par-
lementaire, lançait à Paris le premier numéro du Journal des Savants,
dont il voulait faire un organe de diffusion de l'actualité scientifique.
Le Journal, imprimé dans un petit format, donnait des nouvelles de
l'édition scientifique, des comptes rendus, des relations d'expériences,
des nouvelles du monde des lettres, de l'université et des tribunaux.
On y trouvait des études historiques ainsi que des rapports sur l'activi-
té des sociétés scientifiques, en particulier de l'Académie des Scien-
ces.
Le champ épistémologique du Journal des Savants était plus vaste
que celui des Philosophical Transactions, consacrées plus exclusive-
ment aux sciences exactes, et d'ailleurs étroitement associées à l'acti-
vité de la Société Royale. Les deux périodiques eurent, chacun pour sa
part, une histoire assez complexe. Néanmoins « pendant plus d'un siè-
cle, Journal des Savants et Transactions furent très proches l'un de
l'autre. Ils se faisaient de mutuels emprunts, donnant chacun des tra-
ductions d'articles, reproduisant planches et informations publiées par
leur confrère. Aussi l'opinion scientifique des deux pays était-elle te-
nue au courant des mêmes faits » 555... Traductions, [305] imitations
et réimpressions attestent le succès durable de ces premiers périodi-
ques scientifiques.
En Allemagne, l'initiative la plus importante fut celle des Acta eru-
ditorum, fondés à Leipzig en 1682, qui consacrent la participation
grandissante des pays germaniques à la culture européenne et s'hono-
rent en particulier de la collaboration de Leibniz. Favorisés par le sou-
verain saxon, les Acta reflètent l'activité des éditeurs de Leipzig. La
rédaction en latin leur donne un caractère d'universalité. « Rédigée par

555 Maurice DAUMAS, Esquisse d'une histoire de la vie scientifique, dans Histoi-
re de la Science, Encyclopédie de la Pléiade, N. R. F., 1957, p. 101 ; l'étude
de Daumas fournit un certain nombre d'éléments pour une sociologie de la
science.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 396

des lettrés pour des lettrés » 556, la nouvelle revue traite aussi bien de
théologie, de droit, d'histoire et de géographie que de médecine et de
science expérimentale. Le sommaire du premier volume mentionne
les noms de Boyle, de Sydenham, de Nehemiah Grew, comme ceux
de Denis Papin, de Hevelius et de Leibniz, parmi bien d'autres.
Cette entreprise devait donner à Bayle l'idée de doter la Hollande
d'un organe capable de refléter l'activité intellectuelle si intense en ce
petit pays. D'où la création, avec l'appui d'éditeurs locaux, des Nouvel-
les de la République des Lettres (1684), où le talent de nouvelliste et
l'immense curiosité de l'auteur du Dictionnaire pouvaient se donner
libre cours. L'objectivité doit être de règle, en dehors de tout présup-
posé national ou religieux, comme il est normal dans la « république
des lettres ». Les Nouvelles doivent donner des informations et comp-
tes rendus sur l'activité des savants et les publications récentes, et
permettre à chacun de se tenir au courant de ce qui se passe partout.
La revue de Bayle ne devait subsister que trois années ; elle fut conti-
nuée à partir de 1687, par Basnage de Beauval sous le titre Histoire
des ouvrages des savants ; parallèlement, le théologien libéral Le
Clerc publiait dans les dernières années du siècle une Bibliothèque
universelle et historique, qui joua, elle aussi, un rôle non négligeable
dans la vie intellectuelle de l'Europe.
Un peu partout ces initiatives trouvèrent des imitateurs. Nous
n'avons pas à entrer dans la petite histoire de cette presse périodique,
où s'entremêlent les rivalités personnelles et les questions d'intérêt, et
où la concurrence, loyale ou non, joue un rôle non négligeable. En
dépit des prétentions à l'objectivité, le choc en retour des particularis-
mes politiques et religieux se faisait sentie, dans la mesure où le parti
pris de la critique objective reflétait certaines orientations idéologi-
ques. C'est ce qu'atteste la création, en 1701, d'un organe contrôlé par
la Compagnie de Jésus, les Jésuites ayant compris la nécessité de
contrebattre l'esprit nouveau sur son propre terrain. Les Mémoires
pour l'Histoire des Sciences et des Beaux-Arts, domiciliés à Trévoux
par une fiction administrative, et connus pour cette raison sous le nom
de Journal de Trévoux, furent au XVIIIe siècle le conservatoire des
valeurs traditionnelles, hostiles à l'esprit des Lumières, et qui tenaient

556 Martha ORNSTEIN, op. cit., p. 205 ; cf passim, pp. 199-208.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 397

à honneur d'ignorer aussi longtemps que possible les noms abomina-


bles de Galilée et de Newton.
[306]
L'apparition des périodiques littéraires et scientifiques inaugure
une nouvelle dimension de la conscience culturelle. Les techniques de
l'imprimerie et de la gravure avaient élargi le règne de la parole par-
lée, à court rayon d'action, grâce au ministère de la parole écrite, dif-
fusée en grande série. La civilisation du livre permet une multiplica-
tion des possibilités de la connaissance dans l'espace et dans le temps,
le témoignage de chacun étant désormais accessible à tous. L'espace
intellectuel médiéval se limitait à une série de petits noyaux éloignés
les uns des autres ; la communication était malaisée, non seulement du
fait des distances géographiques, mais parce que l'enseignement revê-
tait presque toujours le caractère d'une relation de personne à person-
ne. L'imprimerie, libérée des servitudes qui pèsent sur l'exposé oral ou
le manuscrit, assure au maître une sorte d'ubiquité. Il se fait entendre
et comprendre là même où il n'enseigne pas. Sa parole n'est plus un
élément fugitif, à la merci de l'inattention de l'auditeur, ou de la
confusion de l'écriture ; elle se propose, revue et corrigée, dans le li-
vre, qui appelle la lecture attentive, la critique et la relecture. La
communication par l'imprimé suscite une conscience intellectuelle
d'un type nouveau, non exempte de tout entraînement passionnel, mais
assurée de cette sérénité relative que donne le délai, le décalage entre
les interlocuteurs, la distance de soi à l'autre intervenant comme une
distance de soi à soi.
Le règne du livre tend à unifier l'espace mental. L'espace des uni-
versités, du fait de sa structure granulaire, se disséminait en îlots, re-
groupés autour de la parole des maîtres et de leur présence réelle. Le
livre est partout à la fois, enseignant la même vérité, suscitant par son
irradiation une société homogène des esprits. Néanmoins le livre est
un moyen lent, long à rédiger, à imprimer, cher à acheter et long à lire.
Comment discerner d'ailleurs, dans la masse des imprimés, les bons et
moins bons ou les mauvais ? Comment se tenir au courant de cette
civilisation du livre, dont les sièges sociaux sont dispersés aux quatre
coins de l'horizon géographique, et dont la production massive excède
très vite la possibilité d'une consommation individuelle ? La revue
scientifique du XVIIe siècle est la solution de ces problèmes. Périodi-
que, régulière, elle se propose comme un intermédiaire entre les livres
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 398

et le lecteur. Son intention est de mettre à bref délai tous les ouvrages,
toutes les idées à la portée de tout le monde.
L'élément neuf est la victoire sur l'espace et le temps. Placée à l'un
des points stratégiques de la culture occidentale, la revue, reflet de la
situation culturelle, assure l'interconnexion entre les foyers de la vie
intellectuelle. Elle constitue le savoir comme un ensemble ; elle met
en place les éléments de l'encyclopédie et les aspects de l'intelligence,
au fur et à mesure de leur affirmation. La vie de l'esprit revêt une ac-
tualité qu'elle ne possédait pas jusqu'alors ; la revue résume et conden-
se, mais elle compose aussi le présent de la pensée comme un champ
d'interactions en équilibre ou en déséquilibre. De là une accélération
de l'histoire culturelle, caractéristique de cette sensibilité intellectuelle
dont un Morhof, un Leibniz, un Bayle et un Fontenelle [307] sont des
exemples particulièrement marquants. Le style du XVIIIe siècle, sa
présence d'esprit, son encyclopédisme, sa rapidité, comme aussi par-
fois la portée superficielle de son savoir, prolongent cette mobilisation
intellectuelle rendue possible par la fondation des périodiques scienti-
fiques. L'information risque de devancer la formation, ou d'entraver
son développement, si le lecteur de la revue s'estime dispensé de re-
monter jusqu'à la source, et se contente de savoir par personne inter-
posée.
Ces inconvénients ne doivent pas dissimuler l'immense portée de
ce développement d'un nouveau système de communications intellec-
tuelles. Les sociétés savantes, les meilleures universités ne pouvaient
grouper qu'un nombre restreint de lettrés, situés dans une portion res-
treinte de l'espace-temps, et dont les recherches et travaux se poursui-
vaient en quelque sorte à huis clos. La publication est une publicité,
qui associe entre elles les activités locales, élargit indéfiniment le cer-
cle des auditeurs, dont chacun peut se considérer comme un membre
associé de toutes les Académies. Les organes du savoir définissent les
grands axes d'une Europe des esprits, qui prend conscience d'elle-
même, de Rotterdam à Turin, de Genève à Edimbourg ou de Leipzig à
Paris. La Société Philadelphique, plus ou moins secrète, que rêvait le
jeune Leibniz, et avant lui les Rose-Croix, ou peu après les Francs-
Maçons, peut en fait se constituer au grand jour ; la publication crée
un public ; cette République des Lettres, parfaitement utopique et
pourtant réelle, se passionne pour les mêmes causes, poursuit les mê-
mes recherches, ou nourrit des polémiques identiques selon le langage
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de la raison raisonnante. L'intelligentzia européenne des chercheurs et


des curieux, des érudits et historiens, philologues, philosophes, théo-
logiens, naturalistes et physiciens, celle-là même que passera en revue
le Dictionnaire historique et critique de Bayle, prend conscience d'el-
le-même, dans la mesure où elle se nourrit désormais du même ali-
ment. La division du travail intellectuel se trouve compensée par ces
synthèses périodiques. Et ceux-là mêmes qui se combattent appren-
nent au moins à mettre en œuvre un langage commun. Les journaux et
revues sont l'attestation concrète de l'unité de savoir, à la fois unité de
méthode et unité d'esprit.
Le XVIIe siècle, dans le contexte d'un nouveau savoir, suscite un
homme de science, qui ne domine plus la science, ne la possède plus,
mais collabore à son devenir. La science n'appartient à personne en
propre ; elle n'est pas faite, mais à faire dans le développement d'une
entreprise commune, ce qui lui enlève nécessairement le caractère se-
cret qu'elle avait eu jusque-là. Elle n'est pas domiciliée en tel ou tel
point précis ; elle se trouve en chemin de l'un à l'autre de ces centres
qui jalonnent sa présence sur la face du monde. De là une anthropolo-
gie et une sociologie en expansion, où les hommes voyagent, et les
idées ; le siècle de la circulation du sang est aussi celui de la circula-
tion de la vérité, dont le sens est d'être une vérité de la circulation.
Chacun doit être à l'écoute des autres, conscient du fait que sa recher-
che [308] est poursuivie par d'autres ailleurs, et que ce qui se fait ail-
leurs est aussi important, sinon peut-être davantage, que ce qui se fait
ici.
De là la nécessité, pour chacun, de rendre compte de ce qu'il fait à
tous les autres. La publicité des comptes rendus des sociétés savantes
accroît le caractère collégial de ces travaux. Mais de là aussi la néces-
sité de s'informer de ce qui se passe, de se tenir au courant, afin de ne
pas laisser passer une chance de vérité susceptible d'apparaître ail-
leurs, et qui pourrait économiser au chercheur des travaux inutiles.
Les périodiques répondent à ce besoin ; mais ils ne sont à cet égard
qu'un moyen parmi d'autres. Ces lettres circulaires et impersonnelles
ne font que doubler par un système d'institutions le réseau des corres-
pondances privées entre les lettrés, intermédiaires directs du rapport à
autrui. C'est un fait que les savants et penseurs du XVIIe siècle usent
abondamment des relations postales, de plus en plus aisées dans l'es-
pace européen. Ces lettres revêtent une importance croissante dans
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l'œuvre de leurs auteurs. Descartes, génie solitaire par essence, pré-


tend tout tirer de lui-même et méprise ses contemporains et confrères
en science et philosophie, même et surtout lorsqu'ils s'appellent Gali-
lée, Hobbes ou Gassendi. Or Descartes, qui vit dans une semi-retraite
en Hollande, est néanmoins en relations constantes avec le milieu
culturel qui l'environne ; une correspondance très active le maintient
en contact avec l'actualité européenne. L'idée que nous pouvons nous
faire de sa pensée serait très incomplète si nous ne disposions pas de
sa correspondance.
L'importance de ces relations de personne à personne est confirmée
par certaines éditions monumentales comme celles des lettres de Des-
cartes lui-même, de Galilée, de Mersenne, de Christian Huygens, de
Peiresc ou de Leibniz. A parcourir ces recueils, on a l'impression
d'une création continuée de la vérité au jour le jour, la vérité n'étant
plus le privilège de tel ou tel, mais le dénominateur commun, l'unité
d'invocation du réseau européen des correspondants. Chacun se char-
ge des préoccupations d'autrui, élargissant le champ clos de sa propre
conscience grâce à la présence insistante de ses familiers. Des hom-
mes comme Mersenne, Peiresc en France, Oldenburg en Angleterre
ont joué le rôle d'agents do liaison actifs et entreprenants entre les
meilleures têtes de leur temps ; ils ont contribué à l'avancement de la
connaissance grâce aux contacts qu'ils ont établis tout autant que par
leurs œuvres propres. D'ailleurs les sociétés savantes constituaient au-
tant de bureaux de poste, centres actifs de correspondance auprès des-
quels des secrétaires comme Oldenburg ou Fontenelle ont pu jouer un
rôle capital d'aiguilleurs intellectuels. Un exemple de cette circulation
de la pensée peut être tiré de l'œuvre de Leeuwenhoek (1632-1723), le
maître hollandais des études microscopiques. Ses immenses recher-
ches ont été exposées dans 375 lettres adressées à la Société Royale de
Londres à partir de 1673. Par l'intermédiaire des Philosophical Tran-
sactions et des publications qui s'en inspiraient, les découvertes de
Leeuwenhoek ont pris l'ampleur d'un phénomène [309] européen.
Sans ces circonstances favorables, le commis-drapier de Delft ne se-
rait jamais parvenu à forcer l'attention des doctes.
Sans doute cette mise en société de la science peut-elle être rap-
prochée du phénomène culturel important qu'est l'apparition d'un nou-
veau modèle idéal de la vie de relation. Un peu partout en Europe
l'exigence se fait sentir d'une normalisation et d'un raffinement du
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langage et des mœurs dans l'aristocratie et la haute bourgeoisie. L'or-


ganisation de la vie scientifique est corrélative d'une organisation de la
vie littéraire, ainsi que l'atteste en France, l'initiative de Richelieu vi-
sant à créer, sous le nom d'Académie française une sorte de service
public de la littérature (1635). Les projets du cardinal inspirés par l'es-
prit dirigiste du baroque, devaient être peu à peu abandonnés, l'Aca-
démie se contentant de constituer, dans la rédaction de son Diction-
naire, une sorte de chambre d'enregistrement pour le bon usage de la
langue, ainsi que le souligne expressément la Préface de la première
édition (1694) : « Il s'était glissé une fausse opinion parmi le peuple
dans les premiers temps de l'Académie, qu'elle se donnait l'autorité de
faire de nouveaux mots et d'en rejeter d'autres à sa fantaisie. La publi-
cation du Dictionnaire fait voir clairement que l'Académie n'a jamais
eu cette intention et que le pouvoir qu'elle s'est attribué ne va qu'à ex-
pliquer la signification et à en déclarer le bon et le mauvais usage,
aussi bien que des phrases et des façons de parler de la langue qu'elle
a recueillis ; et elle a été si scrupuleuse sur ce point qu'elle n'a pas
même voulu se charger de plusieurs mots nouvellement inventés et de
certaines façons de parler affectées, que la licence et le caprice de la
mode ont voulu introduire depuis peu. »
L'Académie française se préoccupe d'établir un code de procédure
en matière de langage au moment même où, sous l'impulsion du pu-
risme qui caractérise le mouvement précieux, s'affirme l'idéal de
l'homme en société et en conversation, dans le monde nouveau des
salons. Il s'agit là d'un trait d'époque, venu sans doute d'Italie et d'Es-
pagne. Le modèle français de l'honnête homme est une version revue
et corrigée de l'Homme de Cour italien, décrit par Baltasar Gracian en
1647, ou du gentleman dont la parfaite silhouette s'affirme dans les
rêveries de l'aristocratie anglaise et de ses pédagogues. Le nouvel art
de vivre est un art de converser ; la politesse consacre le primat de la
vie de relation. L'Allemagne, en dépit du retard de sa culture nationale
et des difficultés du siècle, voit naître elle aussi des sociétés littéraires.
Si l'ordre de la Palme d'Or, en Palatinat, est quelque peu fasciné par le
modèle français, la Société fructueuse (fruchtbringende Gesellschaft)
de Saxe-Weimar s'efforce de développer, à partir de 1617, une défense
et illustration de la langue allemande ; poètes et professeurs se mêlent
aux aristocrates pour promouvoir en commun le nouvel idéal d'une
culture allemande, que Christian Thomasius transmettra à l'âge de
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l'Aufklärung par l'intermédiaire de son Collegium styli de Halle et de


son Introductio ad philosophiam aulicam (1688).
L'homme de science n'est pas toujours un homme du monde, et
[310] l'homme du monde n'est pas pour autant un homme de science.
Mais les valeurs mondaines et les valeurs scientifiques se déploient
dans un même univers culturel, qui assure la communication des unes
aux autres. Il y a des membres de l'aristocratie dans les sociétés scien-
tifiques, à Paris comme à Londres. Et Thomas Sprat ne manque pas
d'évoquer, dans son histoire de la Société Royale, l'existence en Fran-
ce d'une Académie littéraire, qui mériterait d'être imitée en Angleter-
re : « Si nous observons bien la langue anglaise, nous trouverons qu'en
ce temps, plus qu'en un autre, elle a besoin de quelque aide pour la
mener à sa dernière perfection. La vérité est que jusqu'ici elle a été
traitée trop négligemment 557. » C'est pourquoi Sprat formule en pro-
pres termes « une proposition d'ériger une académie anglaise » 558, qui
aurait autorité en matière de langue et de littérature, dans la mesure où
elle constituerait « une cour fixe et impartiale d'éloquence, la censure
de laquelle puisse rejeter ou approuver tous les livres et auteurs » 559.
Le projet n'aura pas de suites ; mais Voltaire, dans les Lettres philoso-
phiques (1734) rapporte que « le fameux docteur Swift forma le des-
sein, dans les dernières années du règne de la reine Anne, d'établir une
Académie pour la langue, à l'image de l'Académie française. Ce projet
était appuyé par le comte d'Oxford, grand trésorier, et encore plus par
le vicomte Bolingbroke, sous-secrétaire d'État » 560...
L'esprit d'organisation et d'intégration se manifeste ainsi dans l'or-
dre des lettres comme dans celui des sciences, attestant la constitution
d'un champ unitaire de la culture sous toutes ses formes. Le savoir,
naguère propriété privée, est désormais géré par une immense société
anonyme, à capital et personnel variables, qui recouvre l'ensemble de
la république des lettres d'un réseau de communications, de sièges so-
ciaux et de succursales. Cette condition du savant en situation dans un

557 Thomas SPRAT, L’Histoire de la Société Royale de Londres, trad. française,


Genève, 1669, p. 51.
558 Titre du chapitre XX de la première partie, p. 50.
559 Ibid., p. 53.
560 VOLTAIRE, Lettres Philosophiques, Lettre XXIV, Sur les Académies, Œu-
vres, éd. Lahure, Hachette, 1860, t. XVII, p. 115. Le règne de la reine Anne
s'étend de 1702 à 1714.
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espace communautaire, bien loin de faire obstacle à l'initiative indivi-


duelle, la facilite grandement, dans la mesure où chacun bénéficie de
la mobilisation permanente de tous. Le savant n'est plus quelqu'un qui
marche seul dans le désert. Le terrain épistémologique est désormais
balisé, cartographie ; il a ses points d'appui et ses places de sûreté ;
l'effort de chacun s'inscrit dans un programme d'ensemble qui fournit
à tout instant des secours précieux. On peut parler d'un véritable sou-
tien logistique, matérialisé par les laboratoires, les centres de recher-
ches, les bibliothèques et les publications de toute espèce, dont l'en-
semble crée une technologie du travail intellectuel. Les traités, les
manuels, les recueils et annales, les collections savantes fournissent
les points de départ indispensables, et présentent des méthodes exem-
plaires, appuyées sur des protocoles [311] d'expériences passées, aussi
bien dans l'ordre des sciences que dans celui des disciplines littéraires
et historiques.
À la fin de sa vie, Pierre-Daniel Huet (1630-1721), qui avait fait
une belle carrière d'exégète et d'érudit, rendait hommage aux savants
des époques antérieures, un peu dédaignés par les apologistes de l'âge
moderne. « Ce grand nombre de savants qui fleurirent vers la fin du
XVe siècle et au commencement du XVIe, me paraissent bien plus es-
timables que ceux de notre temps. Nous avons tant de secours pour
devenir savants, et nous sommes dans une si grande lumière des Let-
tres qu'il semble qu'il ne faille que vouloir être savant pour y réussir.
Tant de grammaires, tant de dictionnaires, tant d'indices, tant d'abré-
gés, tant d'ouvrages méthodiques dans toutes les sciences, qui se sont
multipliés à la faveur de l'imprimerie, sont autant de chemins abrégés
et aplanis pour parvenir promptement au sommet de la vraie érudition.
Mais dans ces premiers temps d'obscurité et de ténèbres, ces grandes
âmes n'étaient aidées que de la force de leur esprit et l'assiduité de leur
travail. Les livres n'étaient que manuscrits, et par conséquent rares,
chers et en petit nombre. On trouvait peu de personnes de qui on pût
prendre conseil, moins encore que l'on pût imiter. Il fallait trouver
tous ses besoins de son propre fonds et n'attendre rien du dehors. Je
trouve enfin la même différence entre un savant d'alors et un savant
d'aujourd'hui qu'entre Christophe Colomb découvrant le Nouveau
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Monde et le maître d'un paquebot qui passe journellement de Calais à


Douvres 561. »
Le témoignage de Huet résume la transformation de la conjoncture
intellectuelle, liée à l'apparition d'une nouvelle civilisation. La révolu-
tion mécaniste apparaît comme la dimension intellectuelle d'un phé-
nomène global qui affecte la condition humaine. L'homme moderne
développe de nouveaux intérêts, il met en œuvre de nouveaux moyens
en vue d'atteindre des fins qui ne sont plus celles de naguère. La pen-
sée n'est qu'un raccourci, et ensemble une préparation, à une action
concertée en vue de la prise de possession de la planète terre par l'es-
pèce humaine. La vocation scientifique, naguère contemplative, et res-
treinte à un petit nombre d'individus, devient une vocation conquéran-
te qui tend à faire prévaloir dans tous les domaines la prérogative d'un
esprit pour lequel théorie et pratique semblent de plus en plus solidai-
res. Le Moyen Age avait cherché la connaissance pour la gloire de
Dieu, les renaissants pour la gloire de l'homme, les modernes s'atta-
chent à la science en bonne partie parce que la science ouvre les voies
de la possession du monde. Sans doute cet utilitarisme et ce pragma-
tisme laissent une certaine place à la connaissance désintéressée. Cer-
tains esprits aiment la science pour elle-même ; mais on peut toujours
penser que les connaissances les plus abstraites auront un jour des ap-
plications profitables. Dans la mesure même où la science est désor-
mais reconnue d'utilité publique, les lettrés d'un pays font honneur à la
nation à laquelle ils appartiennent, fussent-ils [312] historiens de
l'Église comme Mabillon ou Tillemont, ou simplement littérateurs.
Selon Malherbe, un poète n'est pas plus utile à l'État qu'un joueur de
quilles. Malherbe se trompait : la monarchie baroque de Louis XIV
devait bientôt procéder à la mobilisation générale des poètes et artistes
en tout genre, au service de la couronne, avec le bonheur que l'on sait.
La culture classique française devait être jusqu'à la Révolution, et
même au-delà, un inappréciable facteur de prestige à travers l'Europe
entière.
S'il est vrai que la science demeure et demeurera le privilège d'une
élite, on observe, au XVIIe siècle, un renouvellement de cette élite,
dans sa composition et dans l'orientation de ses activités. L'élite intel-

561 Huetiana ou Pensées diverses de M. HUET (1722) ; nouvelle édition, Ams-


terdam, 1723, § VIII, pp. 20-21.
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lectuelle médiévale s'identifie avec le clergé et s'organise au sein de la


corporation universitaire. L'âge mécaniste consacre un déplacement
du centre de gravité de la culture. La science s'inscrit au sein de l'État
national qui la prend à son service, et le thème de la communauté in-
ternationale des doctes prend la relève du thème désormais disparu de
l'unité de foi. L'intérêt pour la science se développe dans les milieux
sociaux intéressés au bien-être et à la prospérité de l'État. Le savoir a
un public, qui assiste avec sympathie à son développement, et lui
permet de recruter des collaborateurs. Ainsi se crée un nouveau milieu
scientifique, à l'usage duquel se développe une littérature de vulgarisa-
tion scientifique et technique. Les savants parlent aux savants, mais
pas seulement aux savants ; conscients de leur relief social, ils pren-
nent à cœur de justifier et d'accroître la sympathie dont ils bénéficient
par des exposés destinés à mettre à la portée de tous les résultats ac-
quis, les essais et les erreurs, les espérances de ceux qui savent.
Cette apparition d'un public scientifique, recruté dans les classes
actives et dirigeantes de la société, est un aspect capital de l'histoire du
savoir. En Angleterre, en France, dans l'Allemagne hanséatique, en
Hollande, la sociologie de la science constitue une sorte de reflet su-
blimé de la structure sociale dans son ensemble. Le public des ama-
teurs et sympathisants comprend une aristocratie de la naissance, de
l'administration et des affaires. De grands responsables de l'État don-
nent une impulsion décisive à une politique de la science. Le prophète
de la science nouvelle, Francis Bacon, est aussi un homme d'État, un
Lord Chancelier, conscient des implications politiques et économiques
du savoir. Ce que Bacon imagine, Colbert le réalise pour la France, en
tant qu'animateur de la technique industrielle et de l'économie, par la
même exigence qui fait de lui le fondateur de l'Académie parisienne
des sciences. Dans le milieu anglais et néerlandais, la connexion est
étroite entre les savants et le monde du négoce, de la navigation et des
manufactures. En France, c'est parmi les parlementaires, magistrats et
administrateurs que se recrutent les sympathisants, qui tiennent à sui-
vre le mouvement des activités scientifiques, réunissent chez eux les
meilleures têtes du moment et favorisent leur entreprise. L'exemple
des Pascal, père et fils, est significatif. Il faut aussi souligner l'impor-
tance de lettrés comme le président [313] de Thou, les frères Dupuy,
Habert de Montmor, puis Henri Justel qui, demeurant eux-mêmes au
second plan, jouent un rôle considérable tout au long du siècle, en ré-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 406

unissant chez eux régulièrement des cercles de lettrés et de savants,


sortes d'académies privées en attendant les consécrations officielles.
Le milieu de Port-Royal, si fortement marqué par les motivations reli-
gieuses, atteste le même intérêt pour les sciences exactes et les études
historiques, dont témoigne la Logique de Port-Royal. Enfin l'aristocra-
tie nobiliaire fournit à la recherche scientifique des amateurs éclairés,
et même des professionnels comme Robert Boyle ou lord Willughby,
dont l'œuvre de naturaliste est étroitement associée à celle de John
Ray. Il y a de grands seigneurs parmi les protecteurs des savants et
parmi leurs élèves, telle la marquise des Entretiens sur la Pluralité des
Mondes, marquise de fiction et grande dame réelle. La reine Christine
de Suède, centre d'une constellation de savants, est le plus fameux
exemple de cette nouvelle passion de l'âme qu'est désormais la
connaissance.
La consécration de la science mécaniste dans l'ordre social apparaît
avec le fait nouveau que la science, à l'âge de la conversation, devient
un sujet de conversation, même entre non-initiés. La circulation du
sang, le quinquina, l'astronomie attirent l'attention générale et susci-
tent des passions contradictoires. L'une des raisons du succès de Des-
cartes dans l'opinion française, au cours du dernier tiers du siècle, est
liée au fait que Descartes écrit dans un français lisible par tout le
monde, si bien que Bernier, pour défendre la mémoire de Gassendi,
écrira en français un Abrégé de la philosophie de son maître. Molière
ridiculise les médecins de l'ancienne école, mais ne se prive pas de
moquer aussi les « femmes savantes », cartésiennes au goût du jour.
Donne et Milton célèbrent le ciel de Copernic ; le bon La Fontaine
compose une, épopée pharmaceutique et adresse à Mme de la Sablière
une critique en vers de la doctrine des animaux-machines.
Tous ces faits inscrivent la science et les savants à l'ordre du jour
de la société nouvelle. Il ne s'agit pas encore d'une influence dominan-
te ; la science ne prétend pas régir les destinées sociales ; elle fait
néanmoins reconnaître son importance en tant que facteur privilégié
dans le développement des nations. En 1705, Isaac Newton est anobli
par la reine Anne, consécration de cette nouvelle aristocratie scientifi-
que, dont rêvera un jour, bien plus tard, Saint Simon.
Un dernier aspect de cette sociologie de la science est celui de son
financement. Le problème se pose un peu partout avec insistance ;
chaque savant a dû le résoudre pour son compte. La question d'argent
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n'existait guère pour le clerc du Moyen Age, entretenu par l'établisse-


ment ecclésiastique, en un temps où les frais généraux de la connais-
sance étaient extrêmement réduits. Si, selon le mot de Kepler, l'astro-
nomie a pu vivre des revenus impurs de l'astrologie, le lettré médiéval
vivait de l'autel. À la Renaissance, l'homme de savoir, qui n'est plus
toujours un ecclésiastique, bénéficie souvent du régime du mécénat :
les princes de Florence ou d'Urbin, de Milan ou d'ailleurs [314] ont un
budget intellectuel, consacré à l'entretien des artistes et savants de leur
maison. François Ier attire à prix d'or Léonard de Vinci, et finance
l'institution des lecteurs royaux. En 1546, Henri VIII crée cinq chaires
royales aux Universités d'Oxford et de Cambridge, pour la théologie,
l'hébreu, le grec, le droit civil et la médecine. De même le testament
de Thomas Gresham, mort en 1579, consacre la fortune de ce grand
financier, doublé d'un homme d'État, à la création d'un collège londo-
nien d'esprit résolument moderne.
Au XVIIe siècle ces initiatives individuelles et empiriques ne suffi-
sent plus. La vocation scientifique prend une importance croissante, et
le nombre des savants se multiplie. Encore faut-il, pour pouvoir tra-
vailler efficacement, que ces hommes aient de quoi vivre, d'autant que
la recherche scientifique coûte de plus en plus cher : les laboratoires et
observatoires, avec leurs appareils nombreux et compliqués requièrent
des budgets importants ; les sciences humaines elles-mêmes exigent
des ressources considérables pour l'achat des livres et collections, les
missions en province et à l'étranger, la publication des ouvrages nou-
veaux, souvent ornés de planches, figures et cartes, d'un prix de re-
vient élevé. Boyle est assez riche, comme plus tard Lavoisier, pour
financer ses propres recherches. De même Descartes, gentleman-
intellectuel, assuré de rentes suffisantes. Spinoza travaille de ses
mains ; mais sa réflexion solitaire ne demande guère de matériel, et
ses besoins sont réduits au minimum.
Pour la plupart des autres savants, la question n'est pas si aisément
résolue. Huet y fait allusion dans ses pensées, au chapitre Des obsta-
cles de l'érudition. Le savant doit posséder des qualités de santé et
d'intelligence, mais « tous ces avantages de la nature seront inutiles
s'ils sont destitués des biens de la fortune. Un homme né dans la servi-
tude, dans la pauvreté, (...) qui manque du nécessaire, est forcé de
penser à l'acquérir préférablement à toute autre pensée. Il faut songer à
vivre avant que de songer à vivre agréablement et honorablement : il
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faut songer à la vie commode avant que de songer à l'étude » 562.


L'ancien évêque d'Avranches, qui avait été le collaborateur de Bossuet
pour l'éducation du Dauphin, avait éprouvé personnellement les diffi-
cultés de la lutte pour la vie. Ce qui lui permet de constater non sans
mélancolie que « l'érudition n'est pas le chemin de la fortune : ceux-là
se trompent fort qui étudient dans la vue de parvenir aux richesses et
aux honneurs (...) En effet, cette vie retirée que demande l'étude, cette
inaction, cet éloignement des emplois, cette occupation assidue, obs-
cure et secrète, ce recueillement intérieur de l'esprit, toujours distrait,
toujours abstrait, l'inutilité aux usages commun de la vie, sont des rou-
tes directement opposées à celles de la fortune » 563...
Cette évocation de la condition médiocre du savant souligne à la
fois la prise de conscience de la dignité de la science, et la difficulté
d'obtenir de l'autorité supérieure une juste reconnaissance de ses [315]
mérites. À cet égard la situation fondamentale n'a guère changé depuis
le XVIIe siècle ; le nombre des hommes de savoir est devenu plus
grand, mais leur place dans la hiérarchie sociale ne s'est pas amélio-
rée. Il est clair qu'aux yeux de Huet, homme d'Église, qui a reçu des
bénéfices nullement négligeables et même occupé un emploi à la cour,
la connaissance théorique n'est pas un moyen de parvenir. Il semble
voir là une injustice.
En fait, la question d'argent est primordiale pour les savants, en un
temps où la fonction publique n'est pas organisée et où, surtout, l'idée
n'est pas encore venue aux intéressés qu'il appartient à l'État, de pren-
dre en charge l'activité épistémologique, même la plus désintéressée.
Parmi les solutions au problème de la subsistance, la plus simple est
sans doute celle qui se fonde sur la fortune personnelle ; mais c'est
aussi la plus rare. Possédant une certaine fortune, Pascal s'efforcera de
l'augmenter par divers moyens, dont les lignes de transport en com-
mun ; l'envoi de la machine arithmétique à la reine Christine, en 1652,
est une autre tentative pour attirer sur soi la munificence de la célèbre
souveraine.
Les ecclésiastiques jouissent généralement de revenus afférents à
leurs fonctions et aux bénéfices qui ont pu leur échoir. Les réguliers,
qui vivent en communauté, ont leur vie matérielle assurée ; ils dispo-

562 Huetiana ou Pensées diverses de M. HUET, op. cit., § 79, p. 195.


563 Ibid., § 84, p. 209.
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sent de certains avantages que leur congrégation ou leur ordre peuvent


leur offrir. Jésuites, oratoriens, mauristes ont à leur disposition des
bibliothèques, dont certaines sont fort riches, et des moyens de travail.
Aux ecclésiastiques il faut ajouter les universitaires, assurés eux aussi
de la sécurité matérielle. Oxford et Cambridge disposent de revenus
confortables ; sur le continent, la situation varie avec la renommée des
institutions, mais même les plus défavorisés d'entre les professeurs
sont au moins à l'abri du besoin. Et l'on peut toujours espérer passer, à
la faveur de la réputation ou de l'intrigue, d'une petite université pau-
vre à une université plus grande et plus riche. L'intelligentzia alle-
mande est, dès le XVIIe siècle, composée en majeure partie de profes-
seurs. Joachim Jung (1587-1657), né à Lübeck, fils d'un professeur au
gymnase, est professeur à Giessen, puis à Rostock, puis encore à
Helmstedt ; en 1628 enfin, le riche Sénat de Hambourg lui offre la
direction du Johanneum et du gymnase académique, les plus hautes
institutions de la ville libre, au service de laquelle il vivra désormais.
Isaac Beeckman, après avoir occupé divers postes dans des écoles hol-
landaises, sera recteur de l'école latine de Dordrecht. Un des traits ori-
ginaux de la vie intellectuelle dans les pays de la Réforme est l'exis-
tence d'un groupe social dont les membres appartiennent au pastorat
ou à l'enseignement ; le goût des choses de l'esprit y est héréditaire.
En pays catholique, la règle du célibat ecclésiastique empêche une
telle continuité.
Les difficultés financières majeures attendent ceux qui veulent,
sans disposer, comme Peiresc, d'une fortune personnelle, se consacrer
librement au savoir. Leur problème est alors, littéralement, de trouver
de quoi vivre. Le génie de Galilée est beaucoup moins lié à l'universi-
té [316] de Pise ou à celle de Padoue qu'à la maison de Toscane qui
lui a assuré, sans faiblir, à partir de 1610, non seulement la sécurité
financière, mais une protection morale et politique sans laquelle l'il-
lustre florentin n'aurait pas pu aller jusqu'au bout de son aventure in-
tellectuelle. Kepler, lui aussi en proie aux difficultés matérielles, ne
doit son salut qu'au poste de mathématicien impérial que lui assure
Rodolphe II, à la mort de Tycho Brahé, en 1601. Mais cette sécurité
même ne dure qu'aussi longtemps que le règne de l'empereur, et la
dernière partie de la vie de Kepler sera hantée à nouveau par le besoin
d'argent. Un autre cas de hantise financière pourrait être tiré de la car-
rière assez bizarre de Leibniz. Selon J. B. Neveux, le sillage capri-
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cieux de ce voyageur d'Europe, de Leipzig à Mayence, Paris, Vienne,


Rome et Hanovre, s'expliquerait par le besoin d'une sécurité matériel-
le, que l'auteur de la Théodicée ne parvenait jamais à atteindre défini-
tivement ; de là ses activités de publiciste à toutes mains, d'historio-
graphe officiel, de bibliothécaire, mais aussi de diplomate, d'agent se-
cret et peut-être d'espion. Dans un horizon différent, c'est grâce à la
générosité intéressée des éditeurs hollandais que Bayle, après avoir
fait une modeste carrière de professeur, peut se consacrer entièrement
à la tâche surhumaine de rédiger le Dictionnaire tout en participant
activement à toutes les polémiques de l'époque.
L'exemple le plus curieux de ce choc en retour de la question d'ar-
gent sur la vie intellectuelle au XVIIe siècle est sans doute celui que
propose le cercle de Christine de Suède (1626-1689), fille de Gustave-
Adolphe, qui règne de 1644 à 1654, jusqu'à une abdication scandaleu-
se, fort analogue à une expulsion. La jeune souveraine fantasque, pas-
sionnée et douée d'un penchant prononcé pour le libertinage de corps
et d'esprit, utilise la cassette royale pour satisfaire ses goûts intellec-
tuels et autres. Stockholm devient un pôle d'attraction pour un certain
nombre de lettrés, érudits et savants ou médecins, dont certains sont
des hommes de valeur, tels Naudé, Saumaise, Huet, Isaac Vossius,
Descartes ou Nicolas Heinsius, tandis que bon nombre d'autres sont
des aventuriers purs et simples. En dépit de la distance et des incerti-
tudes de la mer, de la rigueur du climat, le voyage de Stockholm est
pour les appelés, qui ne seront pas toujours élus, une véritable course
au trésor. La petite cour intellectuelle de Stockholm, où prédominaient
les philologues, ressemblait à un Saint-Germain-des Prés sur la Balti-
que plutôt qu'à un véritable Centre National de la Recherche Scientifi-
que. Ceux qui avaient été attirés par le miroir aux alouettes durent,
lors de la tragi-comédie de 1654, se disperser sans retour.
Le problème de la condition matérielle de l'homme de savoir n'a
donc pas été résolu au XVIIe siècle. On peut admettre qu'il a été posé,
et ceci pour la première fois, par le pouvoir politique. La centralisa-
tion monarchique ne pouvait laisser se développer en dehors de tout
contrôle la fonction intellectuelle. L'État moderne exerce son dirigis-
me sur les littérateurs et les artistes par le moyen des pensions distri-
buées aux gens de lettres et des commandes faites aux artistes. [317]
Le siècle de Louis XIV peut être considéré à cet égard comme une
réussite incontestable. Boileau et Racine, historiographes du roi, histo-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 411

riographes sans historiographie, dépendent des finances officielles,


tout comme Mansard, Le Nôtre et Boulle. Pareillement, l'État doit
s'intéresser au développement des sciences et des techniques, dans la
mesure même où le progrès des sciences est désormais une affaire
d'État.
Sans doute la figure la plus remarquable dans l'Europe de ce temps
est-elle celle de Colbert, depuis son arrivée au pouvoir, en 1661, jus-
qu'à sa mort en 1684. Colbert semble avoir pris à cœur de répondre à
un appel de Sorbière, selon lequel : « jusques à ce que le public soit
assez heureux de rencontrer des princes qui se plaisent aux sciences et
à la perfection des arts qui sont en usage parmi nous, ou à la décou-
verte de ceux qui nous manquent, notre Mécanique demeurera impar-
faite comme elle est, notre Médecine sera aveugle et nos sciences ne
nous apprendront rien certainement, si ce n'est qu'il y a une infinité de
choses que nous ignorons » 564. Né en 1615 et disciple de Gassendi,
Sorbière fait figure de prophète de la doctrine que Colbert mettra en
œuvre avec une inlassable énergie. La fondation de l'Académie des
Sciences n'est qu'un aspect de cette entreprise raisonnée d'expansion
scientifique. L'originalité de la compagnie parisienne par rapport à la
Société Royale de Londres est que celle-ci s'honore d'un patronage
purement théorique, tandis que l'Académie des Sciences est pension-
née et financée effectivement par le trésor public, ce qui donne à ses
travaux une sécurité matérielle fort enviée par les confrères d'Outre-
Manche.
Colbert ne s'en tient pas là. Dès 1667, à la demande de l'Académi-
cien Auzout, est décidée la construction de l'Observatoire de Paris, lui
aussi fondation royale (l'Observatoire de Greenwich devait être créé
en 1675). Mais Colbert sait aussi recruter les hommes, non seulement
ceux de France, mais aussi de l'étranger, qu'il attire à Paris pour le
service du roi. Il utilise le hollandais Christian Huygens, conseiller
scientifique dont l'influence est décisive lors de l'institution de la nou-
velle Académie. L'italien Cassini ouvre à Paris une lignée d'astrono-
mes ; le danois Roemer mesure, en 1675, la vitesse de la lumière. La
sollicitude officielle s'exerce au-delà des frontières : lorsque brûle à
Dantzig, en 1679, la maison-observatoire de l'astronome allemand Jo-

564 Dans F. DE DAINVILLE, La Géographie des Humanistes, Beauchesne, 1940,


p. 467.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 412

hann Hewel (1611-1687), avec ses instruments et ses papiers, Colbert


lui fait écrire une lettre de condoléances, et lui offre une subvention
du roi pour aider à réparer les dommages. Dans l'ordre des sciences
historiques enfin, Colbert projette une publication collective des an-
ciens historiens français ; il crée, dès 1663, la « petite académie » des
médailles et inscriptions, appelée à devenir l'académie de l'érudition.
Un autre signe de cette vigilance et de cette sollicitude se trouve dans
le fait que, lorsque paraît, en 1681, le De re diplomatica de Mabillon,
Colbert à qui est dédiée cette œuvre monumentale, [318] propose à
l'auteur de le faire inscrire sur la liste des pensions. Mabillon refusa,
priant le ministre « très humblement de continuer à honorer de sa pro-
tection la congrégation dont il avait le bonheur d'être membre », mais
ajoutant que « pour son particulier, Dieu merci, rien ne lui manquait
dans le monastère, et qu'il espérait qu'on y aurait toujours assez de
charité pour lui faire avoir tous ses besoins » 565.
Ce dernier trait représente l'exception qui confirme la règle. Le bé-
nédictin Mabillon, à l'abri dans son ordre, n'a pas besoin de la munifi-
cence royale, de plus en plus indispensable à ses confrères qui n'ap-
partiennent pas à un ordre religieux. Par ailleurs, le geste de Colbert à
l'égard d'un ouvrage de pure et décisive érudition atteste que le minis-
tre reconnaît l'utilité publique de la recherche désintéressée. Le temps
n'est pas encore venu de la nationalisation de la science, mais celle-ci
entre dans les mœurs peu à peu, avant d'obtenir sa consécration juridi-
que dans l'État moderne. Le remembrement de la connaissance est
solidaire d'un remembrement de l'espace social en son ensemble, dans
le sens d'une unification rationnelle des activités humaines. La varia-
ble scientifique n'est plus une variable indépendante. Elle s'affirme
comme une composante du devenir historique, ce qui constitue pour
elle à la fois un obstacle et un facteur de développement. Le finance-
ment de la science, son inscription au budget de l'État implique une
politique de la science, dont l'influence marquera de plus en plus le
développement de la science.

565 Dom Thierry RUINART, Abrégé de la vie de Dom Jean Mabillon, 1709,
pp. 87-88 ; cité dans Henri LBCLERCQ, Dom Mabillon, Letouzey et Ané,
1953, t. I, p. 180.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 413

[319]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Deuxième partie
Le rapport au monde
et la rationalisation
de l’espace-temps.

Retour à la table des matières

[320]
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 414

[321]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Deuxième partie.
Le rapport au monde et la rationalisation
de l’espace-temps

Chapitre I
CHRONOMÉTRIE ET
TOPOMÉTRIE

Retour à la table des matières

Pascal, au dire de ses biographes « portait toujours une montre at-


tachée à son poignet gauche ». Le fait que les témoins de sa vie aient
relevé comme un trait digne d'être rapporté l'usage de la montre-
bracelet atteste que c'était là, au milieu du XVIIe siècle, un trait d'ori-
ginalité. La montre fait partie aujourd'hui de l'équipement de tout un
chacun, notre vie est à tel point liée au chronomètre que nul ne saurait
s'en passer, sous peine d'être désorienté et de vivre à contre temps.
Pour Pascal, la montre est un symbole et, davantage encore, l'axe de
référence du nouvel univers humain. « L'un dit : « Il y a deux heu-
res » ; l'autre dit : « Il n'y a que trois quarts d'heure. » Je regarde ma
montre, et je dis à l'un : « Vous vous ennuyez », et à l'autre : « Le
temps ne vous dure guère », car il y a une heure et demie, et je me
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 415

moque de ceux qui me disent que le temps me dure à moi, et que j'en
juge par fantaisie : ils ne savent pas que je juge par ma montre 566. »
La présence au monde et à l'homme de l'inventeur de la machine
arithmétique est donc arbitrée par la norme objective du chronomètre.
Pascal apparaît comme un citoyen de cet « univers de la précision »
qui, selon le mot de Koyré, se constitue à la place du « monde de l'à-
peu-près » dans lequel l'humanité avait jusque-là fait résidence. Le
savant Maupertuis sera, environ un siècle plus tard, Je héros d'une au-
tre anecdote chronométrique, au cours de la campagne de Silésie où il
accompagnait Frédéric II de Prusse, en 1741. Fait prisonnier et dé-
pouillé par un parti de hussards autrichiens, il est, une fois reconnu,
traité avec les plus grands égards, et présenté à la cour de Vienne
avant d'être libéré. « Lorsqu'il prit congé du grand-duc de Toscane,
Son Altesse Royale daigna le presser de lui dire par quel bienfait elle
pourrait lui marquer son estime. M. de Maupertuis lui demanda pour
toute grâce de faire chercher, s'il était possible, une montre à secondes
de Graham, qui lui était souvent utile et qu'un [322] soldat lui avait
prise en le dépouillant. « Je l'ai trouvée », lui dit le prince, en tirant de
sa poche une montre du même artiste, et la lui présentant comme un
bijou restitué 567. » Ce trait de haute courtoisie prend toute sa valeur si
l'on songe que Maupertuis (1698-1759), avant de devenir l'animateur
de l'Académie de Berlin, reconstituée par Frédéric II, avait été l'une
des meilleures têtes de l'Académie des Sciences de Paris, pour la
géométrie et l'astronomie. Newtonien résolu, il prit une grande part à
l'entreprise de mesure de la forme de la terre. Tandis que La Gonda-
mine conduisait au Pérou une mission chargée de mesurer un arc de
méridien sous l'Equateur (1735), Maupertuis s'offrit pour réaliser la
même opération au cercle polaire ; son expédition en Laponie (1736-
1737) confirma les vues de Newton, en vertu desquelles la Terre de-
vait avoir la forme d'un sphéroïde allongé aux pôles.
La montre-bracelet de Pascal est l'emblème de l'homme moderne,
tel que l'a fait l'âge mécaniste, aux yeux duquel savoir c'est d'abord
mesurer. Voltaire, qui devait avoir avec Maupertuis des démêlés tragi-
comiques dans le panier de crabes des intellectuels berlinois, rapporte
que le géant Micromégas, venu de Sirius sur la terre, ramassa dans

566 PASCAL, Pensées, éd. Brunschvicg, fragment 5 ; éd. minor, Hachette, p. 322.
567 L. ANGLIVIEL DE LA BEAUMELLE, Vie de Maupertuis, Paris, 1854, p. 70.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 416

une flaque d'eau, qui était la mer Baltique, un petit objet flottant, le-
quel n'était autre que le bateau ramenant « une volée de philosophes
(...) du cercle polaire, sous lequel ils avaient été faire des observations
dont personne ne s'était avisé jusqu'alors ». Là-dessus, « les géomètres
prennent leurs quarts de cercle, leurs secteurs », et l'un d'eux informe
Micromégas qu'il a mille toises de haut. Sur quoi celui-ci : « Quoi !
cet atome m'a mesuré ! il est géomètre, il connaît ma grandeur 568... »
La mesure télescopique et microscopique établit, par la médiation de
l'homme, un rapport exact entre les deux infinis du grand et du petit
que rassemble le nom même de Micromégas. La rencontre n'est pas de
hasard, car Voltaire, grand lecteur de Pascal, n'a pas cessé de dialo-
guer avec lui tout au long de son œuvre.
Ainsi, selon le mécanisme, l'homme est la mesure de toutes cho-
ses ; la pensée devient la « mesureuse », selon le mot d'Alain ; mens-
mensura avait déjà dit Nicolas de Cuse. Mais cette nouvelle insertion
de l'homme dans l'univers est ensemble l'affirmation d'un homme dif-
férent dans un monde qui n'est plus le même. Pascal a participé à
l'épopée de la mesure, ainsi que l'attestent les expériences du Puy-de-
Dôme et de la tour Saint-Jacques. Mais l'entreprise barométrique a
pour contrepartie l'exclamation fameuse sur le silence éternel de l'infi-
nité spatiale. Ce cri n'est pas de rhétorique ; il correspond à la destruc-
tion du cosmos, à la révolution galiléenne qui fait de l'homme jeté
dans le monde un être qui a perdu son lieu. Le fidéisme pascalien, la
recherche du Dieu vivant et présent, se comprend dans la mesure où
l'univers des savants est un monde de l'absence, où le cœur de l'hom-
me ne rencontre partout que le vide lorsqu'il essaie de faire valoir ses
[323] exigences essentielles. Le Dieu des philosophes et des savants
est un alibi, qui ne trompe pas la foi authentique. Le Dieu des géomè-
tres est un Dieu mort, et cette mort de Dieu fait pressentir la mort de
l'homme lui-même.
Tel est l'enjeu du siècle. La mutation qui affecte l'idée de vérité fait
que désormais la recherche de la vérité s'identifie avec la conquête
d'un ordre de grandeur, ou même le gain d'un degré dans un ordre de
mesure. Dès lors les savants, engagés dans cette conquête de l'ap-
proximation, ne songent plus que l'exactitude en question détourne
leur attention de toute autre ouverture à une réalité étrangère aux

568 VOLTAIRE, Micromégas, histoire philosophique, chapitres V et VI.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 417

schémas restrictifs de la science nouvelle. L'invocation de la vérité


scientifique semble aller de pair avec un oubli de la vocation humaine.
La rationalisation de l'espace-temps sous les espèces de la chrono-
métrie et de la topométrie rabat la plénitude de la réalité dans le
champ de la seule axiomatisation physico-mathématique. Le monde,
pour l'intelligence qui en fait l'inventaire selon les normes de la mesu-
re, se constitue en objet unitaire ; il apparaît comme un champ de
manœuvre que la pensée parcourt en tous sens selon les axes épisté-
mologiques. Pour que puisse être menée à bien cette neutralisation de
l'espace mental, il a fallu éliminer toutes les significations non réduc-
tibles aux disciplines du calcul. Le monde des vérités n'est plus que
l'ombre du domaine humain des valeurs. Le Dieu calculateur prend
ses distances à l'égard de sa création ; à ce retrait de Dieu correspond
un retrait de l'homme, qui se déprend de la réalité des choses et de sa
réalité propre. La révolution galiléenne consacre une abdication de
l'humanité de l'homme.
Le problème de la mesure du temps est un problème essentiel pour
les savants et les techniciens du XVIIe et du XVIIIe siècles ; comme il
est désormais lié au développement même de la civilisation, les pro-
cédures empiriques et approximatives ne suffisent plus. « Les appa-
reils à mesurer le temps, écrit Koyré, n'apparaissent que très tard dans
l'histoire humaine. Et cela se comprend. Car à la différence de l'espace
qui, tout en étant essentiellement mesurable, étant peut-être l'essence
du mesurable, ne s'offre à nous que comme quelque chose à mesurer,
le temps tout en étant non mesurable, ne se présente jamais à nous que
comme déjà pourvu d'une mesure naturelle, déjà découpé en tranches
par la succession des saisons et des jours, par le mouvement — et les
mouvements — de l'horloge céleste que la nature prévoyante a eu le
soin de mettre à notre disposition 569. »
La géométrie précède la chronométrie de plusieurs millénaires. Les
techniques de l'arpentage, sous une forme ou sous une autre, doivent
remonter, au-delà de l'Égypte pharaonique, jusqu'à la première agri-
culture de l'âge néolithique. La mesure des surfaces, la détermination
des emplacements est indispensable à l'établissement [324] de l'hom-

569 A. KOYRÉ, DU monde de l'à-peu-près à l'univers de la précision (1948) ;


dans Études d'histoire de la pensée philosophique, Colin, 1961, p. 322 ; cf.
Willis MILHAM, Time and Time Keepers, New York, Harcourt, 4e éd., 1946.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 418

me dans l'espace. Le village, les champs imposent au donné naturel


l'ordre artificiel de la présence humaine, qui réforme le paysage au
moment où elle le prend à son compte. Au contraire, selon la juste
remarque de Koyré, le temps est déjà là, rythmé par le retour périodi-
que des phénomènes naturels. La civilisation traditionnelle ne domine
la nature qu'en obéissant aux liturgies saisonnières et météorologi-
ques ; son temps lui est imposé ; il ne se présente pas comme une ini-
tiative artificielle, mais comme la lecture directe du devenir de la ré-
alité. Le commencement, le milieu et la fin du jour et de la nuit pré-
sentent des caractères propres qui leur confèrent la valeur de repères
absolus. L'humanité des campagnes a vécu dans ce temps-là jusqu'à sa
dislocation sous la pression du nouveau milieu technique, à la fin du
XIXe siècle.
« Ce n'est, écrit Koyré, qu'une civilisation urbaine, évoluée et
complexe qui, pour des besoins précis de sa vie publique et religieuse,
peut éprouver la nécessité de savoir l'heure, de mesurer un intervalle
de temps 570. » La ville réalise une forte concentration d'hommes qui
se sont retranchés de l'environnement naturel, et vivent d'une vie ré-
glée par des normes d'un ordre différent. L'emploi du temps de la ville
n'est pas celui de la campagne ; le tissu serré des occupations urbai-
nes, la solidarité des hommes, des métiers, des fonctions requiert la
possibilité d'une coordination chronologique précise, permettant à
l'activité de chacun de se relier à celle de tous les autres. Le temps de
la ville est un temps social, dont le repérage devra être plus précis à
mesure que la vie sociale s'organise et se différencie. Les clochers des
églises, les horloges, à la fin du Moyen Age, complétés par les pro-
clamations verbales des crieurs publics et veilleurs de nuit, permettent
à chacun de vivre à l'heure de tous.
Les grandes horloges urbaines du XVe et du XVIe siècles, telles
qu'on les trouve à Paris, à Bruges, à Strasbourg sont des monuments
susceptibles d'une certaine précision. Elles sont mues par des poids,
dont la descente anime des jeux d'engrenages, un système déjà com-
plexe d'échappement permettant de régulariser la descente. Au début
du XVIe siècle, un artisan de Nuremberg remplace les poids par un
ressort, ce qui diminue le volume de la machine et permet de construi-
re des horloges portatives, horloges de tables ou de voyage, qui restent

570 Ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 419

des objets de luxe, et dont la précision n'est encore que relative.


L'usage de la montre se répand à la fin du XVIe siècle et au début du
XVIIe ainsi que l'atteste l'exemple de Pascal. La montre constitue une
miniaturisation de l'horloge, et l'on comprend qu'un tel objet ait pu
fortement impressionner les imaginations de l'âge mécaniste. « Les
premières machines construites entièrement en métal, observe Crom-
bie, étaient les armes à feu et l'horloge mécanique, et celle-ci en parti-
culier est le prototype des machines automatiques modernes, où toutes
les pièces sont précisément réalisées pour produire un résultat exac-
tement contrôlé. Dans l'horloge mécanique, [325] l'utilisation d'engre-
nages, point d'intérêt principal des machines primitives, était parfai-
tement au point 571. »
La montre apparaît ainsi comme le prototype ou l'archétype de la
civilisation technique. Le temps qu'elle mesure est un temps géométri-
sé : le cycle concret des heures du jour et des saisons de l'année se
projette uniformément sur le cadran circulaire, partagé en divisions
égales et abstraites, que parcourt un indicateur mobile animé d'une
vitesse aussi régulière que possible. Bergson a dénoncé la spatialisa-
tion du temps vécu par son identification à un espace : cette projection
trouve son lieu propre dans le chronomètre, dont la fonction est de
substituer au flux des impressions de la conscience un système de re-
pérage homogène et quantifié. Le mécanisme, en tant que forme de
pensée et de civilisation pourrait se définir comme cette substitution
du signe à la chose signifiée ; la réalité de l'homme, celle du monde et
celle de Dieu, en tant que significations agies ou réfléchies, se rédui-
sent à ce qui se trouve sur le cadran de la montre et en dessous de ce
cadran. L'humanité industrielle, dans la voie de la rationalisation du
travail, finira par déchiffrer sa loi sur le chronomètre de Taylor. On
sait de quelle distorsion de toutes les valeurs humaines, de quelle alié-
nation a été payé l'avènement de l'ère industrielle.
L'horloge, la montre ne sauraient être tenues pour responsables de
la barbarie mécanicienne de l'âge paléotechnique, la révolution scien-
tifique ayant d'ailleurs précédé la révolution industrielle. Mais l'ordi-
nation dans le temps, la programmation de toutes les activités sociales
caractérisent déjà le XVIIe siècle ; l'administration se systématise, elle

571 A. C. CROMBIE, Histoire des Sciences de saint Augustin à Galilée, trad.


d'Hermies, P. U. F., 1959, t. I, p. 189.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 420

contrôle des secteurs de plus en plus nombreux et étendus de la vie


nationale. La vie de cour de l'âge baroque est minutieusement réglée
par avance ; l'almanach royal prévoit le déploiement, jour après jour,
saison après saison, des liturgies monarchiques. Un réseau de déter-
minations serrées tend à axiomatiser le jeu des rouages du gouverne-
ment et l'existence même de chacun des individus.
Il est clair qu'un agencement social complexe, et un fonctionne-
ment précis d'institutions compliquées n'étaient possibles que dans la
mesure où l'unité de temps harmonisait des conduites dispersées dans
l'espace. Le chronomètre est l'âme régulatrice de la civilisation ; sa
diffusion est une condition indispensable de la concentration de toutes
les énergies, de tous les pouvoirs et de toutes les activités. L'horloge
monumentale, construite par l'artisan allemand Henri de Vick au Pa-
lais-Royal de Paris (actuellement le Palais de justice), en 1370, était
déjà d'une précision satisfaisante. Mais elle était actionnée par un
poids de 500 livres qui descendait de 32 pieds en 24 heures, et pesait
au total 750 kilos 572. C'était une véritable usine, une machine qui de-
mandait une surveillance et des soins constants ; il fallait souvent la
régler d'après des observations astronomiques. Vers 1500, [326] la
plupart des villes ont une horloge publique ; mais un seul centre de
l'heure ne suffit pas pour une grande agglomération. La diffusion des
indicateurs de temps, horloges et montres, est la condition même de la
rationalité introduite dans les activités politiques, administratives,
techniques et économiques.
Désormais, les civilisations occidentales, capables de compter le
temps, savent le prix du temps. Pour elles, le temps, c'est de l'argent,
valeur suprême de l'ordre capitaliste. Au contraire, les civilisations
orientales demeurent à l'âge d'avant les horloges. C'est-à-dire que pour
les Africains et les Asiatiques, longtemps encore, le temps ne compte
pas, ce qui signifie qu'on ne compte pas le temps. L'existence vécue se
déploie selon ses rythmes propres, sans accepter la discipline du chro-
nomètre. Les voyageurs d'Europe auront, au contact de ces civilisa-
tions différentes, une impression d'indolence et de nonchalance, de
loisir ou de paresse ; ils exalteront ou déprécieront au gré de leur hu-
meur ces hommes qui ne sont jamais pressés, qui ont toujours le
temps, qui prennent leur temps, parce qu'ils ne connaissent pas les

572 Ibid., p. 190.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 421

disciplines librement consenties par l'Occidental, la vertu puritaine


d'être à l'heure et de toujours songer à ne pas perdre de temps. Une
anecdote édifiante du XVIIe siècle français rapporte qu'un éminent
parlementaire, ayant constaté que son déjeuner lui était servi chaque
jour avec retard, mit à profit cet intervalle gaspillé en rédigeant un
gros ouvrage savant au cours de ce répit quotidien. Pour l'Occidental
moderne, il y a désormais une éthique et une ascèse de l'emploi du
temps, c'est-à-dire que chaque existence, à force de lutter contre le
temps pour gagner du temps finit par se développer à contre temps.
L'exactitude est la politesse des rois, et la hantise de tout un chacun.
Mais la nouvelle hygiène sociale n'exigeait pas une précision totale
dans les déterminations chronométriques. Dans l'usage courant, l'ex-
pression « être à l'heure » ne comporte pas de signification absolue ; la
régulation des activités sociales s'établit dans une zone moyenne où se
compensent les écarts de ceux qui avancent un peu et de ceux qui re-
tardent. La vertu d'exactitude du souverain n'est pas remise en ques-
tion par un délai d'une minute ou deux. Les exigences de la chronomé-
trie tendent à atteindre un ordre de précision dont le temps social n'est
pas susceptible. L'œuvre propre du XVIIe et du XVIIIe siècles sera de
poursuivre, par delà la relativité de ce temps approximatif et suffisant
pour les besoins de l'existence, la détermination d'un temps absolu,
correspondant à une mesure idéalement précise.
Il ne s'agit pas d'un problème purement spéculatif, mais d'un impé-
ratif pratique. Non que les techniciens de l'horlogerie aient entrepris
de leur propre gré, de perfectionner leurs chronomètres. Ils ne sont
intervenus qu'à la demande des administrateurs et des savants. Si le
problème de l'heure est un des maîtres problèmes de l'âge classique,
c'est dans le contexte épistémologique de la prise de possession de
l'espace-temps terrestre. Le temps quantifié et normatif du chronomè-
tre [327] est solidaire de l'ordre de l'univers. Le ciel des astronomes
est la première horloge ; c'est lui qui, en fin de compte, fonde le droit
commun des horloges terrestres. Le temps est une dimension de l'es-
pace-temps ; chaque temps marqué sur un cadran est en réalité un
temps local, valable ici et maintenant, en relation avec tous les autres
temps marqués au même instant par les horloges sur la face de la terre.
Ainsi l'idée du temps chronométrique renvoie, par delà tel chro-
nomètre particulier, à un réseau qui, amarré dans les astres, envelop-
perait la sphère terrestre dans le filet géométrique des « fuseaux horai-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 422

res ». Cette notion, familière aux modernes, demandait, pour être


comprise, un grand effort d'abstraction. Il fallait une intelligence ca-
pable de situer la terre dans l'espace, et de lire sur sa surface le phé-
nomène de l'heure astronomique. Certains savants de l'Antiquité, spé-
cialistes de la « géographie mathématique » s'en étaient déjà avisés.
On attribue à Hipparque, qui vivait au second siècle avant l'ère chré-
tienne, l'idée de déterminer les longitudes par l'observation simultanée
d'une éclipse de lune à partir de deux endroits différents suffisamment
éloignés. En relevant l'heure du début du phénomène pour les deux
observateurs, on pourrait, grâce à la différence des heures locales,
connaître la différence des longitudes.
L'idée d'Hipparque était théoriquement valable, mais elle ne pou-
vait mener à aucun résultat, puisque la mesure du temps chez les An-
ciens demeurait trop approximative pour fournir autre chose que des
indications grossières. Il faut ajouter que le problème des longitudes
n'était pas particulièrement urgent. En Méditerranée, dans l'enceinte
de la mer fermée, la navigation traditionnelle revêt presque toujours la
forme d'un cabotage, ou du moins d'un trajet à vue, où le pilote est
guidé par des signes terrestres. Les distances sont limitées, et l'allure
si lente que l'influence du décalage horaire n'est guère perceptible. Les
conditions changent lorsque les navigateurs renaissants se lancent
dans l'aventure océane, à travers l'immensité sans points de repère.
Les capitaines doivent fixer leur cap à l'estime, en s'aidant des indica-
tions de la boussole, sans autre ressource que des moyens de fortune
pour rétablir leur direction lorsqu'ils ont été dévoyés par les vents et
les courants ou la force des tempêtes. Lorsque les rescapés de l'expé-
dition de Magellan (1519-1522), ayant bouclé leur tour du monde,
revinrent aux rivages d'Europe, ils découvrirent avec stupéfaction, et
contre le témoignage de leur journal de bord, qu'ils avaient gagné un
jour sur le calendrier, victimes de l'erreur qui devait être bien plus tard
celle de Phileas Fogg. Ce qui occasionna chez eux des scrupules de
conscience rétrospectifs, dans la mesure où, vivant à contre temps, ils
avaient faussé tout le système des observances religieuses.
L'anecdote illustre la désorientation de l'homme renaissant, habi-
tant d'un monde planétaire, mais dont l'équipement mental n'est pas
suffisant pour l'occuper par la pensée. A partir du moment où se réali-
se la colonisation du monde américain, l'organisation scientifique
[328] et technique du nouvel espace devient indispensable. Il faut dé-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 423

terminer les routes de la mer, définir les limites des sphères d'influen-
ce entre Espagnols et Portugais, et fournir aux marins la possibilité de
se situer avec précision dans l'immensité sans repères des océans.
L'achèvement géographique et politique de la planète terre a pour
condition une nouvelle conscience scientifique. La spéculation inté-
resse au premier chef les puissances maritimes, coloniales et commer-
ciales de l'Occident. De même que le nouveau droit international défi-
nit des conditions de sécurité pour la circulation des navires en haute
mer, de même il importe que soit mené à bien une sorte de quadrillage
scientifique, balisant le vide des océans afin que chaque capitaine soit
assuré de parvenir à bon port.
Le problème est si complexe qu'il faudra près de deux siècles pour
le résoudre, d'abord dans l'ordre théorique, ensuite et surtout en réali-
sant les appareillages techniques indispensables. Il s'agit de fournir
aux navigateurs un moyen sûr de faire le point à la mer, c'est-à-dire de
se situer avec une erreur à peu près négligeable à l'intérieur du systè-
me de coordonnées définissant mathématiquement la sphère terrestre.
Cette détermination et coordination du globe est une prise en charge
de l'objet matériel par une conscience unitaire qui le transfigure en
une entité de géométrie dans l'espace. Or la terre ne peut se repérer
que d'après d'autres corps, étrangers à la terre, et situés dans les loin-
tains cosmiques. Géographie, mathématique et astronomie sont liées ;
comme au temps des Grecs, mais en un sens différent, la précision
descend du ciel sur la terre et progresse du même pas que les sciences
et techniques dont elle exprime l'action coordonnée. L'importance de
l'enjeu est telle que les principaux gouvernements européens propo-
sent des primes considérables aux chercheurs qui feront faire des pro-
grès décisifs dans la détermination de la longitude à la mer. Dès 1598,
le roi d'Espagne offre un prix de 1 000 couronnes ; puis les États Gé-
néraux des Pays-Bas font monter l'enchère à 10 000 florins ; en 1714,
sous la reine Anne, l'Angleterre promet de 10 à 20 000 livres au cher-
cheur qui trouvera un procédé nouveau, suivant le degré de précision
atteint. En 1716, le gouvernement français à son tour met en jeu, pour
la même fin, la somme de 100 000 livres, qui paraît énorme si on le
compare avec les traitements des savants pensionnés par les divers
États. L'Observatoire de Greenwich fondé en 1675, et d'abord dirigé
par Flamsteed, premier « astronome royal » en Angleterre, compte
parmi les tâches essentielles qui lui sont imposées par son règlement
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 424

l'étude théorique des problèmes de la navigation de haute mer. Les


45 000 observations lunaires faites à Greenwich serviront de base aux
travaux de Newton sur la lune. La coordination de ces recherches sera
assurée en Angleterre par le Board of longitudes, créé en 1714 ; la
France n'aura un organisme homologue qu'à la faveur de la Révolu-
tion, le Bureau des Longitudes n'ayant été créé qu'en juin 1795 573.
[329]
La constitution de l'armature intellectuelle qui regroupe la surface
terrestre dans la communion d'un même temps mobilise les institu-
tions, les savants et les techniciens de l'Europe lettrée dans l'unité de
son dessein. L'une des méthodes utilisées est celle-là même qu'avait
employée Hipparque : l'observation des phases et éclipses de la lune.
Gassendi et Peiresc la reprennent et multiplient les observations dans
les années 1628-1636 ; à la fin du siècle, l'Observatoire de Greenwich
se consacre à des recherches de ce genre qui permettront de dresser de
nouvelles tables de la lune ; le mouvement régulier de la lune dans le
ciel sur l'arrière-plan des étoiles fixes peut être considéré comme une
horloge, à condition de posséder des éphémérides lunaires précises,
calculées en fonction du temps du méridien origine. Galilée, pour sa
part, proposait d'utiliser dans le même but les éclipses des satellites de
Jupiter, dont il avait lui-même signalé l'existence ; là encore, il fallait
dresser un almanach des éclipses de ces satellites, tâche considérable.
Les États Généraux des Provinces-Unies, à qui Galilée communiqua
son projet, en 1636, refusèrent de le mettre en application 574. On
avait également songé à utiliser les variations de déclinaison de l'ai-
guille aimantée, dont on admettait qu'elles étaient en correspondance
avec la longitude.
Dès le XVIe siècle, au surplus, certains avaient préconisé une mé-
thode plus simple, que l'on peut appeler la méthode du chronomètre.
Elle consistait à déterminer par les moyens astronomiques, l'heure lo-
cale, et à la comparer avec l'heure d'une horloge de référence réglée au
départ et conservant tout au long du voyage cette heure du point origi-
ne. La différence entre les deux chronomètres permettrait d'établir

573 Joseph FAYET, La Révolution française et la Science, Marcel Rivière, 1960,


pp. 377 sqq.
574 Cf. A. E. BELL, Christian Huygens and the Development of Science in the
Seventeenth Century, London, Ed. Arnold, 2nd éd., 1960, pp. 35-36.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 425

simplement la longitude. Toute la question revenait donc au problème


technique de construire une horloge à la fois précise et indéréglable.
D'ailleurs toutes les autres méthodes concevables étaient elles aussi
tributaires de la chronométrie. Un écart de quatre minutes d'avance ou
de retard entraîne une erreur de un degré, c'est-à-dire 112 km à l'Equa-
teur ; un écart de une seconde commande encore une erreur de 463
mètres dans les mêmes conditions. Si l'on songe à l'extrême durée des
voyages au long cours, à l'époque, on mesure aisément la performance
exigée des techniciens de l'horlogerie, sommés de procurer une préci-
sion absolue aux usagers de la mer.
Le problème des longitudes est donc étroitement lié au problème
de l'heure. Galilée aurait découvert dès 1581 l'isochronisme des bat-
tements du pendule, qui fournit à la recherche un nouveau point de
départ. Le croquis d'une horloge à pendule d'un type plus précis que
les modèles assez grossiers antérieurement en usage figure d'ailleurs
parmi des dessins de Léonard de Vinci, déposés en 1637 à la biblio-
thèque ambrosienne. De là une contestation de priorité entre Vinci et
Galilée, qui rebondira bientôt lorsque les disciples du savant florentin
reprocheront à Huygens de s'être inspiré des travaux de leur maître.
En fait, ni Vinci ni Galilée n'avaient vraiment mis au point [330] un
dispositif réel ; à Christian Huygens revient l'incontestable mérite
d'avoir, avec la collaboration de l'horloger Samuel Coster, de la Haye,
réalisé des progrès théoriques et techniques décisifs, permettant la
création de chronomètres qui furent effectivement mis dans le com-
merce.
Les recherches de Huygens se trouvent exposées dans deux traités,
dont le premier, Horologium (1658), fait la théorie de l'horloge à pen-
dule vertical, et le second, paru en 1672, sous le titre Horologium Os-
cillatorium, ajoute à ces premiers travaux l'étude du pendule cycloï-
dal, à propos duquel Huygens était entré en relations avec Pascal. Les
problèmes de mathématique et de mécanique fort complexes qui se
posaient dans ce domaine se compliquaient de questions pratiques. Il
fallait par exemple trouver le moyen de rendre l'horloge indépendante
des perpétuelles oscillations d'un navire, et même des paroxysmes de
la tempête ; les vérifications et contrôles ne pouvaient se faire qu'en
confiant des modèles de chronomètres à des capitaines partant en croi-
sière, mais la durée des trajets, qui demandaient des mois sinon des
années, ralentissait les travaux. Huygens lui-même, en dépit d'une ap-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 426

plication de toute sa vie, ne parvint pas à résoudre parfaitement les


problèmes de la régularité à la mer. Il avait néanmoins inventé le res-
sort spiral pour les montres, équivalent du pendule pour les horloges,
à propos duquel il obtint un privilège en 1685. Ce mécanisme fut
complété par l'échappement à ancre, mis au point par l'horloger an-
glais William Clément en 1680. En dépit de l'importance de ces dispo-
sitifs, les difficultés techniques de la longitude à la mer ne devaient
être résolues d'une manière satisfaisante que dans le courant du XVIIIe
siècle, grâce aux recherches opiniâtres d'une série de constructeurs
anglais, français et suisses. Le parisien Pierre Leroy (1717-1785) ré-
alise des progrès décisifs : isochronisme du spiral, échappement libre
et balancier compensateur ; il reçoit en 1769 et 1773 des prix de
l'Académie des Sciences. Son confrère Ferdinand Berthoud, de Neu-
châtel (1727-1807), fixé à Paris, et nommé par Choiseul horloger mé-
canicien de la marine, construit aussi des chronomètres d'une préci-
sion jusque-là inégalée, qui équipent en particulier la malheureuse ex-
pédition de La Pérouse. Les montres de marine mises au point par Le-
roy et Berthoud permettent de calculer la longitude avec une approxi-
mation de un demi-degré au bout de six semaines de croisière 575.
Le problème des longitudes peut donc être considéré comme un
des problèmes-clefs de la science moderne à ses débuts. En dehors de
ses aspects scientifiques et techniques, il exprime d'une manière parti-
culièrement nette l'entreprise humaine de géométrisation de la planète
terre. Pour l'usage des navigateurs et des topographes, la terre se ré-
sout en un champ géométrique homogène et uniforme. Le fait essen-
tiel est sans doute que la durée elle-même est devenue une dimension
[331] mathématique ; car si les anciens avaient mis au point le systè-
me de la géométrie, ils n'étaient pas parvenus à réaliser et peut-être
même à concevoir une chronométrie. Or la rationalisation du temps,
sa subordination à la discipline de l'intellect est beaucoup plus difficile
à mener à bien que celle de l'espace ; la durée chronologique, le deve-
nir historique opposent à l'analyse une sorte d'hétérogénéité intrinsè-
que dont on pouvait penser qu'elle demeurerait irréductible à toute

575 Pour plus de détails sur l'histoire de la chronométrie et des longitudes, cf.,
outre les ouvrages cités de FAYET et de BELL, L. DESFOSSEZ, Les Savants du
XVIIe siècle et la mesure du temps, Lausanne, éditions du Journal suisse
d'horlogerie, 1946 ; MARQUET, Histoire de la longitude à la mer au XVIIIe
siècle en France, 1917.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 427

discipline discursive. C'est pourquoi la maîtrise de la diversité tempo-


relle est le symbole et l'accomplissement de la mainmise de l'homme
sur l'univers. Dire que le temps constitue une dimension, c'est affirmer
qu'il peut être traité comme une variable soumise à la mesure. « Par
dimension, écrivait Descartes en 1628, nous n'entendons rien autre
chose que le mode et le rapport sous lequel un sujet quelconque est
jugé mesurable, en sorte que non seulement la longueur, la largeur et
la profondeur sont des dimensions du corps, mais la pesanteur est la
dimension suivant laquelle les sujets sont pesés, la vitesse est la di-
mension du mouvement, et ainsi d'une infinité d'autres choses de cette
sorte 576. » Le règne de la dimension est d'essence spatiale, ainsi que
le reconnaît aussi Descartes : « il y aura grand profit à rapporter ce
que nous disons des grandeurs en général à l'espèce de grandeur qui
entre toutes se représentera le plus facilement et le plus distinctement
à notre imagination » ; or cette grandeur est « l'étendue réelle d'un
corps, abstraite de toute chose autre que ce qui est figuré » 577.
La progression de l'aiguille sur le cadran, l'amplitude du battement
du pendule inscrivent le temps dans un registre spatial. Ce caractère
de l'espace-temps mécaniste est parfaitement mis en lumière par les
recherches chronométriques de Huygens. La proposition XXV de
l’Horologium oscillatorium (1673) traite « de la manière d'établir une
mesure perpétuelle et universelle ». Il s'agit de trouver une sorte d'éta-
lon absolu de la mesure, lié à l'univers physique. « Une mesure certai-
ne et permanente des grandeurs, qui ne soit sujette à aucune rencontre
et ne puisse être abolie ou corrompue par l'injure ou la longueur des
temps est une chose fort utile et recherchée depuis longtemps par
beaucoup de gens. Si l'on en avait trouvé une aux temps anciens, les
disputes actuelles sur la mesure du pied antique romain, grec ou hé-
braïque, ne seraient pas pleines de tant de perplexités. Or cette mesure
est aisément établie au moyen de notre horloge, tandis que sans celle-
ci elle ne peut pas ou fort difficilement être obtenue 578. »

576 DESCARTES, Règles pour la direction de l'esprit, Règle XIV ; Œuvres, Bi-
bliothèque de la Pléiade, p. 102.
577 Ibid., p. 97.
578 Horologium oscillatorium (1673), p. 152 ; in Œuvres Complètes de Chris-
tian HUYGENS, p.p. la Société Hollandaise des Sciences, La Haye, Nijhoff,
t. XVIII, 1934, p. 348.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 428

La nouvelle unité de mesure est donc une unité de l'espace-temps ;


elle mesure l'espace par le temps et le temps par l'espace. « Les horlo-
ges les plus propres à cela sont celles dont les oscillations marquent
les secondes ou demi-secondes, et qui sont aussi pourvues d'indices
[332] ou d'aiguilles pour les indiquer. En effet, après qu'une horloge
de ce genre a été réglée par l'observation d'étoiles fixes sur la durée
moyenne des jours, (...) il faut suspendre à côté d'elle un autre pendule
simple (...) et mettre ce pendule en mouvement par une légère impul-
sion ; il faut ensuite allonger ou raccourcir le fil jusqu'à ce que les os-
cillations s'accordent parfaitement durant un quart d'heure ou une
demi-heure avec celle du pendule qui fait partie de l'horloge (...) Si
l'on prend alors la mesure de la distance du point de suspension au
centre de l'oscillation du pendule simple et qu'on divise cette distance,
dans le cas où les oscillations simples correspondent à des secondes,
en trois parties égales, chacune de celles-ci donnera la longueur du
pied que nous avons appelé (...) pied horaire, et qui peut ainsi non seu-
lement être déterminé par toutes les nations, mais aussi être reconsti-
tué dans les siècles à venir 579. »
La définition de ce « pied horaire » comme étalon de mesure pour
le temps consacre la priorité de l'étendue sur la durée dans le nouvel
espace-temps mécaniste. Le pendule est employé comme instrument
d'investigation systématique de la surface terrestre. Dès 1670, l'Aca-
démie des Sciences, dont Huygens est l'animateur, envoie Jean Richer
en mission scientifique à Cayenne. Parmi les nombreuses observations
et les mesures effectuées par Richer, en 1672 et 1673, figure la consta-
tation que le pendule battant la seconde à l'équateur compte 990 mil-
limètres à Cayenne, contre 994 à Paris. Cette mesure historique atteste
que les nouvelles normes appliquées à l'espace-temps permettent de
corriger le schéma géométrique de cet espace-temps. Newton fournira
l'explication du phénomène par la variation de la force de gravitation
entre l'équateur et le pôle, liée à l'irrégularité de la forme terrestre.
Ainsi se construit une nouvelle conscience planétaire. Charles
Quint tirait déjà satisfaction du fait que le soleil ne se couchait pas sur
l'étendue de son empire. L'humanité de l'âge mécaniste a réduit le so-
leil à ses justes proportions et l'a mis à sa juste place, dans le système
du monde. Le soleil de l'intelligence est un soleil de vérité, radicale-

579 Ibid., p. 350.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 429

ment distinct du soleil des imaginations et passions humaines : « Je


trouve dans mon esprit deux idées du soleil, toutes diverses, écrit Des-
cartes : l'une tire son origine des sens, et doit être placée dans le genre
de celles que j'ai dit ci-dessus venir de dehors, par laquelle il me paraît
extrêmement petit ; l'autre est prise des raisons de l'astronomie, c'est-
à-dire de certaines notions nées avec moi, ou enfin est formée par
moi-même de quelque sorte que ce puisse être, par laquelle il me para-
ît plusieurs fois plus grand que toute la terre. Certes, ces deux idées
que je conçois du soleil ne peuvent pas être toutes deux semblables au
même soleil ; et la raison me fait croire que celle qui vient le plus im-
médiatement de son apparence est celle qui est le plus dissembla-
ble 580... »
[353]
Le nouvel espace-temps ne se règle plus sur les apparences, mais
sur l'essence. Et cette essence, comme l'avait annoncé Galilée, est
d'ordre géométrique. C'est pourquoi « les yeux de l'esprit, par lesquels
il voit et observe les choses sont les démonstrations elles-mêmes » 581,
ainsi que l'enseigne Spinoza. La détermination quantitative de l'espa-
ce-temps, sa réduction à la mesure exacte valent pour le monde du
dedans comme pour le monde du dehors. La montre-bracelet de Pas-
cal, que nous évoquions au début de ce chapitre, est aussi un signe des
temps ; elle permet à l'observateur d'arbitrer les témoignages contra-
dictoires des subjectivités dont l'une trouve le temps long et l'autre
court. Il y a une vérité de la psychologie, et cette vérité se lit sur le
cadran de l'appareil de mesure. Tel sera, deux ou trois siècles plus
tard, le principe des psycho-techniques et psychologies expérimenta-
les.
Toute la science moderne va s'engouffrer par la brèche ainsi ouver-
te. Mais les triomphes ainsi obtenus ne doivent pas faire oublier le
prix initialement payé pour en arriver là ; il a fallu pour cela transfigu-
rer le monde, c'est-à-dire peut-être le défigurer par une restriction
mentale qui lui fait perdre son visage humain. Selon Yvon Belaval,
« au monde vivant et sensible — de Platon à Bruno et encore à Kepler

580 DESCARTES, Méditations métaphysiques, méditation troisième, Œuvres,


Pléiade, pp. 288-289.
581 SPINOZA, Éthique, Cinquième Partie, proposition XXIV, Scolie ;
Œuvres, Pléiade, p. 638.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 430

— dont la hiérarchie de valeurs s'élevait de la pierre à Dieu, se substi-


tue un monde aveugle, qui ne vit que du mouvement et n'offre, avec
ses lois, qu'une hiérarchie de généralités. La mathématisation par la
mesure, procédant de la sensation à l'idée, du visible au prévisible,
apprend à expliquer le supérieur par l'inférieur, — l'homme par l'ani-
mal, l'animal par la plante, la plante par la matière, ou la raison par
l'habitude, — en sorte que la mort de Dieu devient la condition du
progrès » 582.

582 Yvon BELAVAL, La crise de la géométrisation de l'univers dans la philoso-


phie des Lumières, Revue Internationale de Philosophie, 1952, p. 353.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 431

[333]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Deuxième partie.
Le rapport au monde et la rationalisation
de l’espace-temps

Chapitre II
LE SYSTÈME
DU MONDE

Retour à la table des matières

L'histoire du système du monde, depuis les travaux de Tycho Bra-


hé et de Kepler jusqu'à la synthèse de Newton, en passant par les œu-
vres de William Gilbert, de Galilée, de Borelli et des astronomes ob-
servateurs, dont les télescopes sont désormais braqués en permanence
vers le ciel, constitue l'un des apports majeurs du XVIIe siècle à l'his-
toire de l'esprit humain. Cette histoire a été faite, et bien faite, [334] en
particulier dans les beaux ouvrages qui lui ont été consacrés par
Alexandre Koyré 583. La nouvelle connaissance mathématique de la
réalité nous intéresse dans la mesure où toute science de l'univers est
ensemble une science de l'homme. L'intelligence humaine est fille de

583 Cf. Alexandre KOYRÉ, Études galiléennes, 3 fascicules, Hermann, 1939 ;


From the closed World to the infinite universe, Baltimore, John Hopkins
Press, 1957 ; trad. française, P.U.F. ; La Révolution astronomique, Her-
mann, 1961.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 432

ses œuvres ; ses observations, calculs et spéculations lui procurent une


nouvelle conscience de soi, en mobilisant des puissances et ressources
insoupçonnées. La réciprocité entre la connaissance d'autrui et la
connaissance de soi se manifeste aussi dans la confrontation de la
pensée avec l'objet physique.
La science nouvelle nous concerne en tant qu'espace mental, ter-
rain de parcours d'une pensée qui se découvre elle-même en détermi-
nant l'univers. L'important n'est pas de relever l'enchaînement des es-
sais et des erreurs, de dresser une comptabilité des faits, des dates et
des hommes, mais de dégager à travers l'expression de la conquête
scientifique, la signification du nouveau regard que l'homme jette sur
le monde et sur lui-même. Dans l'espace mental ancien, la relation à
Dieu était primordiale, et la connaissance théologique jouait un rôle
exemplaire ; son intelligibilité s'irradiait à travers le domaine épisté-
mologique dans son ensemble. Désormais c'est le savoir des savants
qui joue ce rôle exemplaire, par suite du prestige universel que lui va-
lut ses conquêtes.
Il suffit, pour s'en convaincre, de lire les Entretiens sur les scien-
ces, publiés en 1684, par le religieux oratorien Bernard Lamy (1640-
1715), ouvrage qui devait exercer une grande influence dans l'ensei-
gnement jusque dans le premier tiers du XVIIIe siècle. Lamy exprime
une opinion moyenne, qui reflète l'état des esprits parmi les lettrés de
son temps ; son témoignage a d'autant plus d'intérêt qu'il est lui-même
un mathématicien, tout en restant un philosophe dont la pensée propre
se situe sur l'axe qui mène de Descartes à Malebranche. « On est
convaincu à présent, écrit Lamy, qu'il est nécessaire d'être bon ma-
thématicien pour être bon philosophe. La physique ou la science du
corps, ne se peut guère traiter solidement qu'après que l'on a connu la
nature et les règles du mouvement. La science du mouvement n'avait
point été connue avant Galilée. Les philosophes n'en proposaient que
des questions peu importantes comme on peut le voir en comparant
leurs ouvrages avec ceux de Galilée, du P. Mersenne, de Wallis, du
Père Pardies, de Mariotte, d'Alphonse Borelli. Tout le grand ouvrage
de Huygens sur le pendule ne regarde presque que la matière du mou-
vement. On en recherche les règles. Celles de Descartes ne contentent
pas tout le monde. Le P. Malebranche a proposé ses conjectures sur
ces règles. C'est sur la science du mouvement que sont fondées les
mécaniques, c'est-à-dire la science de faire mouvoir commodément les
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 433

corps pesants. Il y a pour cela une infinité de machines dont on voit


des recueils 584. » Et le P. Lamy ajoute que « l'excellent [335] traité de
l'équilibre des liqueurs de Pascal tient un rang considérable entre les
livres de mécanique »...
Ce texte de vulgarisation présente une sorte d'inventaire de la nou-
velle conjoncture intellectuelle, caractérisée par le fait que la pensée
physique, au lieu de se présenter comme une dialectique et une rhéto-
rique, qui font confiance au langage du sens commun, se fonde sur le
recours exclusif à l'analyse mathématique. Cette prévalence de la ma-
thématique dans les sciences du réel est attestée de bonne heure. Le
jeune Isaac Beeckman (1588-1637), ouvre son journal philosophique
(meditata mea), dans la première décade du siècle, par le texte sui-
vant : « La question est de savoir pourquoi les diverses disciplines ne
seraient pas subordonnées entre elles, c'est-à-dire pourquoi il n'y au-
rait pas une science générale ou une discipline mathématique d'en-
semble (generalis scientia vel ars totius mathematicae), et encore une
science unissant la mathématique et la physique, une autre la physique
et l'éthique, une autre la physique et la chimie (alchymia) etc., puis-
qu'il y a une science générale de toutes les disciplines, la logique 585. »
Le même Beeckman, en 1618, lorsqu'il rencontre Descartes, son cadet
de huit ans, observe dans son journal : « Ce Poitevin a fréquenté de
nombreux Jésuites, d'autres savants et des lettrés. Il dit néanmoins
qu'il n'a jamais rencontré, en dehors de moi, un homme qui se serve de
la méthode (studendi modus) dont je suis fier, joignant avec précision
la physique et la mathématique. Et de mon côté, je n'ai parlé à person-
ne, sauf lui, qui s'intéresse à ce genre d'études 586... » Beeckman enco-
re, dans ce premier tiers du XVIIe siècle, estime que les autorités de-
vraient fonder un Collegium Physico-mathematicum où l'on enseigne-
rait les mathématiques et les sciences naturelles 587. A côté des écoles
latines traditionnelles prendrait ainsi naissance ce qu'on devait appeler
beaucoup plus tard l'enseignement « moderne ».

584 Bernard LAMY, Entretiens sur les Sciences (1684), VII, éd. Girbal et Clair,
P.U.F., 1966, p. 235.
585 Journal tenu par Isaac Beeckman de 1604 à 1634, p.p. C. de WAARD, La
Haye, Nijhoff, t. I, 1939, p. 1.
586 Ibid., t. I, p. 244.
587 Journal de BEECKMAN, éd. citée, t. III, 1945, p. 61.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 434

L'épistémologie définit le plan de projection pour une nouvelle vé-


rité scientifique, avant même que cette vérité ne soit acquise. A la
même époque, l'entreprise de Bacon est également un programme, un
cadre vide, pour la connaissance expérimentale de la nature, mais le
présupposé mathématique n'y occupe pas la place d'honneur qui carac-
térise la science galiléenne. C'est ce présupposé qui constitue l'origi-
nalité radicale de la science mécaniste. Il est impossible de justifier en
raison ontologique le postulat selon lequel l'essence du réel devrait
être de structure mathématique. C'est là une affirmation gratuite, puis-
que l'expérience ne l'a pas encore confirmée. Sans doute faut-il mettre
en cause une inspiration platonicienne ou archimédienne, dont la fas-
cination s'exerce sur les meilleurs esprits comme on le voit dans le cas
de Nicolas de Cues.
On assiste dès lors à un nouveau cours de la vérité. « Étant donné
[336] des prémisses correctes, les conclusions, proclamait Galilée, ne
pouvaient être fausses. Par là, si les conclusions étaient vérifiées en
fait, les prémisses devaient être vraies ; si à la fois les prémisses et les
conclusions étaient vraies, alors, de toute nécessité, la théorie n'était
pas seulement logiquement valide ; elle était effectivement applicable
au monde de l'expérience physique. La physique mathématique n'était
pas seulement une structure formelle, comme on l'avait admis au
Moyen Age, dans le cas des formes et de l'astronomie ; elle était la
description effective du monde réel 588. » Le conceptualisme de na-
guère, habile à ordonner l'univers du discours, fait place à un mathé-
matisme, soucieux non plus de l'architecture des formes et substances,
mais du réseau des relations, tel que le confirment l'observation et
l'expérience. Boyle, pourtant baconien, proclame en 1663 : « Une
formation mathématique suffisante est tellement nécessaire au savant
(philosopher) que, je l'affirme sans hésitation, l'on peut attendre dé-
sormais des exploits encore plus grands de la physique, dans la mesu-
re où ceux qui s'occupaient jusqu'à présent de la science de la nature
ont été en général ignorants en matière de mathématique 589. »

588 RUPERT HALL, The Scientific Révolution, London, Longmans Green, 2nd
édition, 1962, pp. 370-371.
589 BOYLE, Considerations touching the usefulness of natural philosophy
(1663), Works, edited by Peter Shaw, London, 1738, vol. 1, p. 118.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 435

La réduction du réel à l'obéissance mathématique devait, pour


s'imposer, fournir des preuves à l'appui de sa validité. Ces preuves
existaient, dès le début du siècle, dans les lois de Kepler ; mais elles
demeuraient solidaires d'un mysticisme spéculatif. La mécanique de
Galilée prend ses distances par rapport à l'ontologie ; elle entame le
mouvement de l'axiomatisation de l'univers. Ce mouvement trouvera
des moyens de développement grâce aux apports théoriques et techni-
ques de la nouvelle optique. Plus exactement, l'optique artisanale, déjà
existante, deviendra, grâce au nouvel esprit scientifique, une optique
mathématique. Koyré a analysé cette mutation épistémologique.
« Rien n'est plus simple, écrit-il, qu'un télescope, ou du moins qu'une
longue-vue (...) Deux verres de lunettes — placés l'un après l'autre —
voilà une longue-vue. Or, si étonnant, invraisemblable même que cela
paraisse, pendant quatre siècles, personne n'a eu l'idée de voir ce qui
se passerait si, au lieu de se servir d'une paire de lunettes, on en em-
ployait simultanément deux. C'est que le fabricant de lunettes n'était
nullement un opticien : c'était un artisan. Et il ne faisait pas un ins-
trument optique : il faisait un outil 590. » La naissance de l'optique
scientifique ne se fait donc pas par développement de la tradition arti-
sanale, mais par rupture de cette tradition qui, fermée sur elle-même,
ne pouvait mener nulle part. « Il y a une vérité très profonde dans la
tradition, — peut-être légendaire, — qui attribue l'invention de la
première longue-vue au hasard, au jeu d'un enfant d'un lunetier hol-
landais 591. »
[337]
Ainsi l'innovation technique serait le fait de quelqu'un qui ne la re-
cherchait pas. C'est pourquoi la question de priorité, si souvent discu-
tée, n'a pas grand sens ici. Le gadget enfantin n'est qu'une occasion,
dont se saisit le génie de Galilée, et la postérité n'avait pas tort de par-
ler de la « lunette de Galilée », dans le mesure où le savant florentin
fut le premier à utiliser systématiquement le dispositif technique dont
il avait appris l'existence, pour la création d'une science nouvelle.
« C'est pour des besoins purement théoriques, dit encore Koyré, pour
atteindre ce qui ne tombe pas sous nos sens, pour voir ce que personne

590 KOYRÉ, DU monde de l'à-peu-près à l'univers de la précision (1948), dans


Études d'histoire de la pensée philosophique, Colin, 1961, p. 320.
591 Ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 436

n'a jamais vu, que Galilée construit ses instruments, le télescope et


puis le microscope. L'usage pratique des appareils qui émerveillaient
les bourgeois et les patriciens de Venise et de Rome n'en est pour lui
qu'un sous-produit 592. » Dans l'ordre du grand comme dans l'ordre du
petit, les instruments optiques ouvrent des dimensions épistémologi-
ques, lesquelles sont explorées en tant que telles. Or, par hypothèse,
ces appareils provoquent la réflexion mathématique ; à partir du mo-
ment où le savant les utilise, ils doivent être considérés dans la pers-
pective d'une pensée qui mesure et qui calcule, qui établit des rapports
pour la construction de l'instrument aussi bien que pour l'utilisation
des résultats obtenus par sa mise en œuvre.
De là la thèse de Koyré, selon lequel « c'est dans et par l'invention
de l'instrument optique que s'effectue la percée et que s'établit l'inter-
communication entre les deux mondes — le monde de la précision
astrale et celui de l'à-peu-près du monde d'ici-bas — et c'est par ce
canal que s'opère la fusion de la physique céleste et de la physique
terrestre » 593. Tout se passe comme si la mathématisation du monde
commençait par une mathématisation du regard, par une théorie de la
vision solidaire d'une physique de la lumière. Cette perspective est
jalonnée par des ouvrages majeurs, de la Dioptrique de Kepler (1611)
à l’Optique de Newton (1704), en passant par la Dioptrique de Des-
cartes (1637) et le Traité de la Lumière de Huygens (1690). Le ma-
niement rationnel et systématique des instruments permet seul de pas-
ser de l'espace perçu des impressions immédiates à l'espace conçu de
la science rigoureuse, qui est l'espace du mécanisme. La théorie opti-
que apparaît comme un préliminaire indispensable à la constitution du
nouveau champ épistémologique. « Il fallait d'abord idéaliser l'espace,
écrit Merleau-Ponty à propos de Descartes, concevoir cet être parfait
en son genre, clair, maniable et homogène que la pensée survole sans
point de vue, et qu'elle reporte en entier sur trois axes rectangulai-
res 594. »
Cette préoccupation permet de regrouper dans l'unité d'une même
recherche les travaux, en apparence disparates, des nouveaux savants.

592 Ibid., p. 321.


593 P. 322.
594 MERLEAU-PONTY, L'Œil et l'Esprit, dans Les Temps Modernes, octobre
1961, p. 209.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 437

Pour Galilée, l'optique théorique et pratique, l'astronomie, la physique


[338] relèvent d'un même projet ; et cette quête d'une explication uni-
taire se retrouve chez Newton. Les découvertes et inventions que l'his-
toire des sciences disperse sous ses diverses rubriques procèdent de la
volonté de retrouver partout le même système explicatif : « la physi-
que nouvelle, écrit Koyré, ne naît pas seulement sur la terre : elle naît
tout autant dans les cieux. Et c'est dans les deux aussi qu'elle trouve
son achèvement » 595. Que Galilée se préoccupe de la chute des corps
ou du problème des marées, qu'il médite sur le plan incliné ou qu'il
observe les satellites de Jupiter, l'objet de sa recherche est le même.
Le ciel perd sa dignité ontologique, dans le moment même où la terre
est relevée de son indignité métaphysique ; ciel et terre forment dé-
sormais un champ unitaire dont l'ordonnancement en voie de réalisa-
tion exerce une force de conviction si persuasive que toutes les autres
formes de vérité dans le domaine humain essaieront de se calquer sur
celle-là. La nouvelle épistémologie sert de foyer de rassemblement
pour les intelligibilités jusque-là incoordonnées, qui se réclamaient
d'autorités diverses. Et comme le rationnel a pris un sens nouveau,
l'irrationnel change de valeur et de localisation.
Avant le moment galiléen, la transformation de la cosmologie
s'annonce déjà chez Nicolas de Cues et Giordano Bruno, encore em-
buée de métaphysique, de mystique et de théologie. Sans doute peut-
on considérer l'œuvre de William Gilbert comme une esquisse de la
naturalisation de la nature, de cette réduction de tous les phénomènes
à un commun dénominateur d'intelligibilité qui s'imposera de plus en
plus. William Gilbert (1540-1603) est l'auteur du De Magnete, paru à
Londres en 1600, qui se présente expressément en tant que physiolo-
gia nova plurimis et argumentis et experimentis demonstrata : la
science de la nature s'appuie sur des procédures qui revendiquent leur
originalité par rapport à la tradition. « Six ans avant la première publi-
cation de Galilée, cinq avant l’Advancement of learning de Bacon,
c'est le premier ouvrage imprimé, écrit par un savant de formation
universitaire et traitant un sujet de science naturelle, qui soit fondé à

595 A. KOYRÉ, Études galiléennes, III : Galilée et la loi de l'inertie, Hermann,


1939, p. 5.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 438

peu près exclusivement sur l'observation effective et l'expérimenta-


tion 596. »
L'élisabéthain Gilbert, médecin particulier de la souveraine et de
son fils, après avoir étudié à Cambridge la médecine et les mathémati-
ques, va parachever sa formation en Italie de 1570 à 1573. Sans doute
a-t-il suivi à Padoue les cours de Fabrice d'Acquapendente, qui a dé-
couvert les valvules des veines, et sera aussi plus tard le maître de
William Harvey. Gilbert reviendra d'Italie complètement désabusé de
la scolastique, en laquelle il ne verra plus qu'un folklore périmé. Il y a
chez lui « une confiance étonnamment positive dans l'observation ma-
thématique et l'expérimentation contrôlée, associée au [309] raison-
nement inductif comme technique pour le déchiffrement de la natu-
re » 597. Médecin à Londres, il est un membre actif de la Royal Society
of physicians, association médicale fondée par Thomas Linacre, dont
il deviendra lui-même président. Dans ce milieu éclairé et actif où l'on
compte des navigateurs et des techniciens, il aura pour ami intime
Edward Wright, qui s'intéresse à la détermination des longitudes en
mer, Richar Hakluyt, géographe et promoteur d'une compilation célè-
bre des relations de voyages, ainsi que Henri Briggs, professeur de
géométrie à Gresham Collège et inventeur d'un système de logarith-
mes. La relation est nette entre Gilbert et le nouveau milieu socio-
culturel, auquel appartient aussi son confrère William Harvey, ce mi-
lieu qui, dans le cours du siècle, donnera naissance au type idéal du
Virtuoso.
La pensée de Gilbert se trouve exposée non seulement dans le De
Magnete de 1600, mais aussi dans un ouvrage posthume, publié par
son frère en 1651 : De mundo nostro sublunari philosophia nova. La
« philosophie nouvelle » est un autre nom de la « physiologie nouvel-
le » annoncée dans le premier volume ; elle implique un rejet total de
la physique aristotélicienne, imprégnée de représentations mythiques
sans rapport avec la réalité. Par exemple, il n'existe pas de lieu naturel,
ni d'attirance de tous les corps vers le centre de la terre. « Aucun lieu

596 Edgar ZILSEL, The origins of Gilbert's scientific method, in Roots of Scienti-
fic thought, edited by Wiener and Noland, Basic Books, New York, 1957,
p. 219.
597 Rufus SUTER, a biographical sketch of dr William Gilbert of Colchester,
Osiris, X, 1952, p. 373.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 439

n'est contraire à un autre. Il n'y a pas de contrariété logique des em-


placements, mais une différence de position des corps dans la nature
des choses. » L'erreur sur ce point remonte jusqu'aux Grecs qui pré-
tendaient exprimer et démontrer « les choses elles-mêmes et la philo-
sophie dans sa totalité à l'aide de règles logiques portant sur les mots
et les langues » 598. À ce verbalisme, il faut opposer une investigation
raisonnée. Non que les Anciens soient à condamner d'une manière
définitive : « Il faut rendre l'honneur qu'ils méritent aux antiques et
comme premiers parents de la philosophie : Aristote, Théophraste,
Ptolémée, Hippocrate, Galien ; c'est d'eux que la science est venue à
leurs successeurs. Mais notre époque a découvert et mis en lumière
bien des choses que les Anciens eux-mêmes auraient acceptées de bon
gré s'ils vivaient encore. C'est pourquoi nous n'avons pas hésité à ex-
poser les résultats obtenus au prix d'une longue expérience, sous for-
me d'hypothèses probables 599. »
L'hypothèse de Gilbert consiste à développer une dynamique de la
force magnétique, par extrapolation des observations faites sur les
propriétés de l'aimant, en utilisant une sphère de métal aimanté (ter-
rella). Le phénomène de l'aimant avait suscité l'attention des savants
et des philosophes depuis l'Antiquité, puisqu'on y attribuait à Thaïes
de Milet les premières indications sur la pierre de Magnésie et sur les
propriétés de l'ambre (électron) ; mais les propriétés des corps aiman-
tés étaient interprétées comme des qualités occultes de [340] caractère
plus ou moins merveilleux, qui s'inscrivaient dans le registre cosmique
des sympathies et des antipathies. L'invention de la boussole était à
l'origine d'un renouveau de curiosité à l'égard des phénomènes carac-
téristiques de l'aiguille aimantée, curiosité dont témoigne dès 1269 le
De Magnete de Pierre de Maricourt. Les penseurs de la Renaissance
reprirent les thèmes de l'animisme et du vitalisme qui prédominaient
dans leurs spéculations 600. En 1581 pourtant, Robert Norman, qui
avait l'expérience de la navigation, entreprit une série d'investigations
relatives aux phénomènes du magnétisme : il observe le comporte-
ment d'une aiguille flottant sur l'eau, et parvient à une approche expé-
rimentale des concepts d'inclinaison et de déclinaison. Il pèse de la

598 GILBERT, De mundo nostro sublunari Philosophia nova (1651), 1. III, ch. V.
599 De Magnete (1600), Préface, non paginée.
600 Cf. sur ce point R. LENOBLE, dans Histoire des Sciences, p.p. René TATON,
t. II, P.U.F., 1958, pp. 325 sqq.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 440

limaille de fer avant et après aimantation, établissant que la force ma-


gnétique est impondérable, mais se garde soigneusement de toute hy-
pothèse sur les faits.
L'originalité de Gilbert, vingt ans après, est de tenter une synthèse
théorique sans référence transcendante. Sa perspective est celle d'un
« mobilisme », qui procède par généralisation des mouvements susci-
tés par l'aimantation. Il appelle électriques (electrica) les objets « qui
exercent une attraction analogue à celle de l'ambre (quae attrahunt
eadem ratione ut electrum) » 601 ; la terre elle-même est un de ces ob-
jets. « Sans doute ne dit-il rien, observe Lenoble, d'un mouvement de
la Terre autour du Soleil, mais il la fait tourner sur elle-même comme
Copernic et, ce que Copernic n'avait point fait, il cherche une cause
physique de cette rotation. Pour lui, la terre est un aimant et — seule
erreur que lui reproche Galilée — il croit que c'est sa propre force
magnétique qui la fait tourner. De plus, douée de deux pôles magnéti-
ques, elle devient une réalité physique au centre d'un système de for-
ces, immense progrès par rapport à la cinématique de Copernic 602. »
La force magnétique, révélée par l'exercice de l'attraction (Gilbert
parle de l’attractio ferri, le pouvoir d'attraction propre au fer), fournit
une sorte d'équivalent physique de l'âme du monde traditionnelle, pré-
sente dans les divers astres et assurant leur permanence. Cette âme ou
forme animée (telluris magnetica vis et globorum formata anima sive
animata forma), est diffuse à travers la masse matérielle, et c'est elle
qui détermine les générations et corruptions qui se déroulent à la sur-
face 603. La vieille astrobiologie est abandonnée, sans que pour autant
s'affirment des explications satisfaisantes. Gilbert admet encore une
sorte de végétation des minéraux dans le sein de la terre sous l'in-
fluence des forces magnétiques, selon l'usage des interprétations géo-
logiques courantes de son temps. Le progrès se trouve chez lui, non
dans les résultats obtenus, qui restent modestes, mais dans le thème
d'un équivalent magnétique des forces occultes, qui pourrait être dé-
terminé par une observation raisonnée. L'idée apparaît que [341]
l'univers pourrait, perdant sa structure mythique et ontologique, être
interprété comme un champ de forces possédant une intelligibilité in-

601 De Magnete, glossaire.


602 LENOBLE, op. cit., p. 196.
603 De Magnete, 1. V, ch. XII, p. 210.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 441

trinsèque. Dans le cosmos aristotélicien, les corps tombent parce qu'ils


sont mus par une spontanéité intime vers leur lieu naturel ; pour Gil-
bert le mouvement s'explique par la force d'attraction, constatée dans
certains cas, mais non calculée, car la pensée de Gilbert demeure
étrangère à l'esprit mathématique.
L'idée d'attraction fera son chemin de Gilbert à Kepler et à New-
ton ; elle n'entrera dans le corpus de la science classique que lorsqu'el-
le aura opéré sa jonction avec la discipline mathématique. Mais elle se
heurtera à l'objection de ceux qui refuseront d'y voir autre chose que
la permanence, sous un revêtement nouveau, des forces occultes tradi-
tionnelles ; Descartes et Malebranche excluront de leur cosmologie la
force d'attraction et plus tard encore Fontenelle repoussera pour la
même raison la théorie newtonienne de l'attraction, en dépit de son
haut degré de rationalité positive. Entre les concepts traditionnels et
ceux qui sont appelés à les remplacer, le cheminement est très long.
Les thèmes de la pensée nouvelle gardent longtemps encore des asso-
nances et comme des réminiscences évocatrices de l'ancien espace
mental. L'attraction newtonienne, bien que formulée en équations,
n'est pas indépendante de contamination mystique.
La même libération difficile de l'espace cosmique pourrait être ob-
servée à propos du concept d'harmonie, qui joue dans la pensée de
Mersenne un rôle analogue à celui des concepts de magnétisme et
d'attraction dans la pensée de Gilbert. En 1627, Mersenne publie un
Traité de l'Harmonie universelle où est contenue la musique théorique
et pratique des Anciens et des Modernes, avec les causes de ses effets.
Une dizaine d'années plus tard, en 1636-1637, paraît un autre gros ou-
vrage du même auteur, intitulé Harmonie universelle contenant la
théorie et la pratique de la musique, où il est traité de la nature des
sons et des mouvements, des consonances, des dissonances, des gen-
res, des modes, de la composition, de la voix, des chants et de toutes
sortes d'instruments harmoniques. La perspective épistémologique est
celle du système traditionnel des arts libéraux où la musique forme
une discipline qui participe à la fois des mathématiques et de la cos-
mologie. Le premier traité de Mersenne reprend les thèmes de l'analo-
gie musicale cosmo-théologique qui s'exprimait dans la formule de
l'harmonie des sphères. « La musique est en Dieu (...), écrit Mersenne,
et si nous connaissions les raisons harmoniques qu'il a gardées en la
fabrique du monde, et de toutes ses parties, cette connaissance nous
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 442

ravirait mille fois davantage que tous les concerts (...), et nos motets
lui seraient beaucoup plus agréables s'ils imitaient parfaitement les
accords des cieux, et de tout ce qui est gouverné par sa Providence ;
ce qui n'arriverait point jusqu'à ce que nous le voyions
ment 604. » Et Mersenne définit une musique « mondaine, céleste et
élémentaire », qui « n'est autre chose que l'ordre que la Providence
divine a gardé [342] en la fabrique, aux intervalles, aux grandeurs et
aux mouvements de tous les corps qui composent l'univers » 605.
Ce thème, qui est aussi celui de la cosmologie mystico-
géométrique développée par Kepler dans son Harmonice Mundi
(1619), est à peu près abandonné dans l'ouvrage de 1636-1637, en le-
quel Lenoble voit « la première production de la jeune science méca-
niste » : « si Mersenne n'abandonne jamais l'idée d'une musique mora-
lisatrice, c'est à la science mécaniste qu'il demandera de la réaliser et,
en tout cas, il aura parfaitement compris que la vraie manière de servir
Dieu, ce n'est pas de subtiliser sur des analogies pseudo-mystiques,
mais de construire une science sérieuse » 606. La recherche revêt donc
le caractère d'une psycho-physiologie de l'impression et de l'expres-
sion musicale. L'observation, l'expérimentation technique, les mathé-
matiques interviennent dans cette tentative pour comprendre la raison
des effets que la musique produit sur l'organisme de l'homme et sa
sensibilité.
Néanmoins il est curieux de constater que la méthodologie nouvel-
le en sa rigueur demeure liée au projet d'une thérapeutique musicale,
qui se propose d'agir sur l'être humain par la médiation des sons. Le
physique et le moral, la réalité et la valeur sont associés. De cette as-
sociation, le titre même d'un ouvrage, publié par Mersenne en 1634 :
Questions théologiques, physiques, morales et mathématiques porte
un témoignage significatif, par l'entrelacement des mots qu'il assem-
ble. Le spirituel symbolise toujours avec le physique, comme il appa-
raît clairement dans le texte suivant, emprunté au chapitre VIII : Quel-
le est la ligne de direction qui sert aux Mécaniques : « Ceux qui se
plaignent de l'aridité des sciences, et particulièrement des mathémati-

604 MERSENNE, Traité de l'Harmonie universelle (1627), p. 19 ; dans LENOBLE,


Mersenne au la naissance du Mécanisme, Vrin, 1943, p. 369.
605 Traité de l'Harmonie universelle, p. 68, cité ibid.
606 LENOBLE, op. cit., p. 370.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 443

ques, à raison qu'ils ne croient pas qu'on en puisse tirer aucun fruit
spirituel et pour la moralité, ont, ce me semble, grand tort ; car ils
condamnent ce qu'ils ne savent pas, attendu qu'il n'y a pas d'homme
d'esprit qui ne puisse considérer qu'il n'y a nul meilleur moyen de par-
venir à Dieu qu'en imitant la chute des corps pesants, dont le centre de
pesanteur ne sort jamais de la ligne de direction qui les conduit tout
droit au centre de l'univers ; or le cœur, ou la volonté de l'homme, qui
est comme son centre de pesanteur, suivant le beau mot de saint Au-
gustin : Amor meus, pondus meum, sera le même chemin vers Dieu, si
nos affections qui donnent le branle à la volonté se tiennent toujours
unies à la Loi de Dieu, qui est la ligne de direction de toutes nos ac-
tions 607... »
Cette page montre la persistance d'une surdétermination théologi-
que pesant sur le domaine physique ; la mécanique nouvelle est consi-
dérée par le religieux Mersenne comme une parabole du sacré. Bien
que galiléen, Mersenne est sur ce point en retrait par rapport à Galilée,
et même à Pascal, pour qui l'espace des savants est l'absence de Dieu.
La rupture décisive intervient avec l'axiomatisation de [343] l'espace ;
sans doute Galilée n'est-il pas allé jusqu'au bout de son entreprise ; il
n'est pas parvenu à définir exactement la loi d'inertie ; et d'ailleurs on
a pu mettre en évidence dans son œuvre des réminiscences de certai-
nes vues scolastiques. Mais c'est Galilée qui définit la structure de
l'espace mécaniste, préfigurée seulement chez un Gilbert ou un Bacon,
qui n'ont pas soupçonné la nécessité de recourir à l'épistémologie ma-
thématique. « L'attitude intellectualiste de la science classique, écrit
Koyré, pourrait être caractérisée par ces deux moments, étroitement
liés d'ailleurs : géométrisation de l'espace et dissolution du Cosmos,
c'est-à-dire disparition, à l'intérieur du raisonnement scientifique, de
toute considération à partir du cosmos ; substitution, à l'espace concret
de la physique prégaliléenne, de l'espace abstrait de la géométrie eu-
clidienne. C'est cette substitution qui permet l'invention de la loi
d'inertie 608. »
La mise en équation galiléenne change la configuration de l'uni-
vers. La réalité empirique du monde sensible, accessible à l'expérience

607 MERSENNE, Questions théologiques, physiques, morales et mathématiques


(1634), ch. VIII, pp. 35-36.
608 KOYRÉ, Études galiléennes, I, Hermann, 1939, p. 9.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 444

immédiate, s'efface devant un monde intelligible où des objets abs-


traits se comportent suivant des normes d'une rigueur dont l'exactitude
absolue défie toute vérification expérimentale. Ainsi s'expliquent les
contestations sur la question de savoir si Galilée était ou non un expé-
rimentateur. Il a pu faire des observations contrôlées, se livrer à des
expériences, mais ces expériences n'avaient pas à ses yeux une valeur
primordiale ; elles ne pouvaient pas réussir, leurs résultats ne consti-
tuant qu'une approximation plus ou moins exacte de la maquette géo-
métrique présupposée. Il s'agit là, selon la formule de Koyré, d'une
« explication du réel à partir de l'impossible » 609. L'expérience mas-
que les principes mathématiques bien plus qu'elle ne les révèle. « Le
mouvement rectiligne, écrit Galilée, est quelque chose qui, à vrai dire,
ne se trouve pas dans le monde. Il ne peut y avoir de mouvement rec-
tiligne naturel. En effet, le mouvement rectiligne est infini de par sa
nature, et puisque la ligne droite est infinie et indéterminée, il est im-
possible qu'un mobile quelconque ait, par nature, le principe de se
mouvoir en ligne droite, c'est-à-dire vers où il est impossible d'arriver,
puisqu'il n'y a pas de terme dans l'infini 610... »
C'est son mathématisme même qui conduit Galilée à reculer devant
l'affirmation plénière du principe d'inertie. Les Dialogues sur les prin-
cipaux systèmes du monde établissent néanmoins la conservation du
mouvement, l'unité et la persistance indéfinie du mouvement circulai-
re, ainsi que le principe de la relativité du mouvement. Le mouvement
en tant qu'objet d'étude se trouve désormais transféré dans un champ
épistémologique libéré des représentations traditionnelles. Ceux qui
dépasseront Galilée s'établiront dans un espace déblayé par ses soins.
Cet espace mathématique est aussi un espace [344] physique ; il défi-
nit les grandes lignes d'une réalité nouvelle, composée de corps maté-
riels, en repos ou en mouvement, qui se trouvent en interaction les uns
par rapport aux autres. Dans ce continuum physique, il n'y a plus de
centre, ni d'emplacement privilégié ou de lieu naturel ; les phénomè-
nes étendent indéfiniment le réseau de leurs interdépendances. Selon
Koyré, « la pensée de Galilée parcourt en sens inverse la démarche
initiale de la pensée de Copernic : celui-ci appliquait à la terre les lois
établies pour les cieux ; celui-là au contraire applique aux cieux les

609 Ibid., III, p. 47.


610 GALILÉE, Dialogues sur les principaux systèmes du monde ; Opere, éd. na-
tionale, t. VII, p. 43 ; dans KOYRÉ, Études galiléennes, III, p. 49.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 445

principes établis pour la terre » 611. Il y a désormais un discours uni-


taire de la terre et du ciel, et le discours galiléen diffère du discours
copernicien en ceci surtout qu'il n'accorde plus aucune place aux
considérations néo-platoniciennes, ni à la mystique solaire. La physi-
que terrestre, lorsqu'elle prend possession du ciel, le purge du même
coup des réminiscences littéraires et du lyrisme religieux. La mécani-
que fait place nette pour la conquête mathématique de l'espace infini.
L'univers constitue un objet de pensée, l'objet unitaire d'une pensée
rigoureuse. Sans doute le schéma galiléen est-il incomplet, et d'ail-
leurs erroné sur certains points, mais c'est un schéma ; il est associé à
un code de procédure qui se développe aisément en programme de
recherches. La cosmologie mécaniste est une des réussites majeures
du nouveau style de pensée, de Galilée à Newton et à Laplace. Dans
cette nouvelle aventure, la physique cartésienne occupe une place par-
ticulière : Descartes passe en France comme un des inspirateurs de la
pensée moderne, sinon comme son père fondateur.
Il existe, entre Galilée né en 1564 et Descartes, né en 1596, une
différence d'âge de trente-deux ans ; Galilée est au faîte de la gloire
lorsque le petit Descartes n'est encore qu'un collégien à La Flèche,
jusqu'où s'est étendue la renommée du grand homme. Galilée ne doit
rien à Descartes ; mais que Descartes ne doive rien à Galilée est beau-
coup moins sûr, en dépit, ou plutôt à cause des protestations de Des-
cartes qui a toujours revendiqué le plus splendide isolement à l'égard
de ses confrères savants et philosophes. A Galilée, Descartes doit en
tout cas l'occasion de ce reniement peu honorable qui lui fit, sous le
coup de la condamnation romaine de 1633, défigurer son propre sys-
tème du monde qu'il garda dans un tiroir pour mieux assurer sa sécuri-
té. Le plus « généreux » des deux n'est pas celui qu'on pense.
Lorsqu'il juge son grand aîné, Descartes le traite avec une condes-
cendance marquée. Il y voit tout au plus une sorte de saint Jean-
Baptiste, annonciateur de la vraie Méthode, dont la révélation plénière
était réservée à quelqu'un d'autre. Ce jugement sur Galilée figure dans
une lettre à Mersenne, lequel était lui-même plus proche de Galilée
que de Descartes : « Je trouve en général qu'il philosophe beaucoup
mieux que le vulgaire, en ce qu'il quitte le plus qu'il peut les erreurs de
l'École et tâche à examiner les matières physiques par [345] des rai-

611 Ibid., III, 87.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 446

sons mathématiques. En cela je m'accorde entièrement avec lui, et je


tiens qu'il n'y a pas d'autre moyen pour trouver la vérité. Mais il me
semble qu'il manque beaucoup en ce qu'il fait continuellement des di-
gressions et ne s'arrête pas à expliquer tout à fait une matière ; ce qui
montre qu'il ne les a point examinées par ordre, et que sans avoir
examiné les premières causes de la nature, il a cherché les raisons de
quelques effets particuliers, et ainsi qu'il a bâti sans fondements. Or,
d'autant que sa philosophie est plus proche de la vraie, d'autant peut-
on plus aisément connaître ses fautes, ainsi qu'on peut mieux dire
quand s'égarent ceux qui suivent quelquefois le droit chemin que
quand s'égarent ceux qui n'y entrent jamais 612... »
Ce procès de Galilée par Descartes juge Descartes beaucoup plus
que Galilée ; car les égarements dangereux sont ceux de Descartes lui-
même. C'est l'honneur du savant italien que de n'avoir pas affirmé au-
delà de ce qu'il savait. Galilée a formulé les présupposés de la science
moderne ; ses théories, au niveau de l'investigation inductive, cher-
chent à rendre raison des faits, de certaines catégories de faits. Descar-
tes méprise la longue patience de la recherche expérimentale ; parti à
zéro, il prétend achever d'un coup ce qu'il a commencé, sans solliciter
confirmation de la part de la réalité des choses, tant il est assuré que
les faits suivront les impératifs du système. D'où il résulte que lorsque
Galilée se trompe dans tel problème particulier, son erreur est une er-
reur particulière, qui ne met pas en cause l'ensemble de son attitude
scientifique. Au contraire, l'erreur de Descartes est une erreur totale.
Les fondements sur lesquels il prétendait bâtir sa physique étaient sans
valeur, parce que prématurés ; dès lors l'édifice entier s'est écroulé, à
partir du moment où il est devenu clair qu'il avait été bâti en porte à
faux sur le vide. Ce moment est très vite arrivé, si bien que la déroute
de la physique cartésienne entraînera tout au long du XVIIIe siècle, le
discrédit de la métaphysique cartésienne.
À l'origine pourtant, le propos de Descartes est cette même géomé-
trisation de l'univers qu'avait annoncée Galilée. Un paragraphe des
Principes de la Philosophie s'intitule : « Que je ne reçois point de
principes en physique qui ne soient aussi reçus en mathématique, afin

612 DESCARTES à Mersenne, 11 octobre 1638 ; Œuvres, éd. de la Pléiade,


pp. 1024-1025 ; cf. l'étude de F. Enriques, Descartes et Galilée, Revue de
Métaphysique et de Morale, 1937.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 447

de pouvoir prouver par démonstration tout ce que j'en déduirai, et que


ces principes suffisent, d'autant que tous les phénomènes de la nature
peuvent être expliqués par leur moyen. » Après quoi Descartes précise
en toute netteté l'ambition mécaniste d'une réduction totale de la réali-
té aux normes d'une intelligibilité radicale : « J'avoue franchement ici
que je ne connais point d'autre matière des choses corporelles que cel-
le qui peut être divisée, figurée et mue en toutes sortes de façons,
c'est-à-dire celle que les géomètres nomment la quantité et qu'ils
prennent pour l'objet de leurs démonstrations, et que je ne considère
en cette matière que ses divisions, ses figures [346] et ses mouve-
ments ; et enfin que touchant cela, je ne veux rien recevoir pour vrai
sinon ce qui en sera déduit avec tant d'évidence qu'il pourra tenir lieu
d'une démonstration mathématique. » Descartes est persuadé que « par
ce moyen, on peut rendre raison de tous les phénomènes de la natu-
re » 613.
Le panmathématisme cartésien en physique apparaît comme une
radicalisation de l'espérance mécaniste, l'intérêt de la tentative se
trouvant précisément dans cette prétention totalitaire. La tentative de
Descartes aura la valeur d'une expérience limite, son échec aura une
signification positive dans la mesure où il attestera qu'une telle voie ne
doit pas être suivie. Au départ, on pouvait espérer beaucoup de l'in-
contestable génie mathématique de Descartes : le réformateur de la
géométrie par l'algèbre était susceptible de féconder la physique par
l'application de la discipline rigoureuse qu'il venait de renouveler. Le
paradoxe est que Descartes physicien, qui promet de géométriser la
physique, semble avoir oublié qu'il est précisément l'auteur de la
Géométrie de 1637.
De même que l'âme de l'homme laisse la place à un système
d'agencements matériels, de même l'âme du monde disparaît, pour
faire place à un monde sans âme, selon l'intuition fondamentale du
mécanisme. La réalité cosmique s'analyse en mouvements divers qui
animent des particules de matière. « Je considère qu'il y a une infinité
de divers mouvements qui durent perpétuellement dans le monde ; et
après avoir remarqué les plus grands qui font les jours, les mois, les
années, — je prends garde que les vapeurs de la terre ne cessent point

613 Principes de la Philosophie, livre II, § 64, éd. Adara-Tannery, t. IX, pp.
101-102.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 448

de monter vers les nuées et d'en descendre, que l'air est agité par les
vents, que la mer n'est jamais en repos, que les fontaines et les rivières
coulent sans cesse, que les plus fermes bâtiments tombent enfin en
décadence, que les plantes et les animaux ne font que croître ou se
corrompre, bref qu'il n'y a rien en aucun lieu qui ne change : d'où je
connais évidemment que ce n'est pas dans la flamme seule qu'il y a
quantité de petites parties qui ne cessent point de se mouvoir ; mais
qu'il y en a aussi dans tous les autres corps, encore que leurs actions
ne soient pas si violentes et qu'à cause de leur petitesse elles ne puis-
sent être aperçues par aucun de nos sens 614... »
Ce tableau impressionniste donne une idée de la physique carté-
sienne, qui promettait la rigueur des démonstrations mathématiques et
se contente de proposer une évocation grossière de la réalité sensible.
Il y a un contraste saisissant entre la prétention à la déduction totale en
fonction de principes a priori, cautionnés par la parole du Dieu im-
muable, et la médiocrité des « explications » proposées, grâce à des
agencements de particules qui tiennent de la fantaisie, et nullement de
l'intellect. Paul Mouy résume l'impression produite par l'exposé de la
Physique dans les Principes de la Philosophie : « La lecture de ce li-
vre est extrêmement décevante. On pourrait [347] s'attendre légitime-
ment à un traité de physique mathématique ; car la physique carté-
sienne est géométrie, mais la géométrie cartésienne est algèbre, donc
l'explication cartésienne des phénomènes physiques devrait consister
en fonctions algébriques ou lois. Or on lit une cosmogonie ; mieux
informée sans doute que le poème de Lucrèce, mais d'inspiration sem-
blable. Ce ne sont que boules, aiguilles, crochets et vis ; l'explication
des phénomènes est une description des faits mécaniques usuels, à
l'échelle inférieure. On dirait que, pour Descartes, expliquer, c'est
maintenant rendre familier et non plus réduire à l'évidence, ou plutôt
il semble que l'évidence cartésienne s'est dégradée de l'entendement à
l'imagination 615. »

614 Le Monde de M. DESCARTES OU Traité de la Lumière (1664), ch. m ; Œu-


vres de DESCARTES, éd. Cousin, t. IV, pp. 223-224 ; éd. Adam-Tannery, t.
XI. pp. 10-11.
615 Paul MOUY, La matière dans la pensée moderne de Descartes à Lavoisier,
dans Qu'est-ce que la Matière ? Onzième Semaine de Synthèse, P. U. F.,
1945, p. 44.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 449

On peut penser que si Descartes s'est contenté de fournir des expli-


cations aussi frustes, c'est faute de pouvoir en fournir de meilleures.
Le malheur est qu'il les croyait valables, et que, d'ailleurs, il s'était en-
gagé à fournir une théorie couvrant la réalité dans son ensemble, à la
différence de Galilée, le bricoleur, qui se contentait de « chercher les
raisons de quelques effets particuliers ». Sur ce point encore, l'attitude
déductive et systématique de Descartes est plus proche de la scolasti-
que et de ses Sommes que de la pensée moderne. « Alors que l'effort
des savants du XVIIe siècle, dans les laboratoires et les observatoires,
allait à collectionner des faits astronomiques, physiques, chimiques,
constatés avec le plus d'exactitude et le plus de précision possibles,
alors que les grandes découvertes de ce temps se faisaient par des rap-
prochements de faits et de chiffres expérimentaux, on est étonné du
mépris où Descartes tient les faits, aussi prompt à les écarter qu'à les
expliquer et, semble-t-il, tout à fait indifférent à les observer lui-
même. Avec ce mépris contraste étrangement la manie qu'a Descartes
de poser, si l'on peut dire, la question de confiance, et d'engager le
destin de sa physique entière à propos de telle question de fait, le
mouvement de la terre ou la vitesse de la lumière (...) La physique de
Descartes est un système, et même, si l'on peut dire, un bloc étroite-
ment solidaire de la métaphysique (...) Le cartésianisme scientifique
est un apriorisme intégral, la physique cartésienne est une physique de
principes 616. »
Autrement dit, le système de la physique cartésienne est un excel-
lent exemple de ce qu'il ne faut pas faire. « Je puis démontrer par un
dénombrement très facile, affirme Descartes à la fin de ses Principes,
qu'il n'y a aucun phénomène en la nature dont l'explication ait été
omise en ce traité 617. » De cette belle assurance, il ne devait pas rester
grand-chose : « qui trop embrasse mal étreint », comme dit le prover-
be. Sans doute, par la vertu de l'impulsion métaphysique dont il est
animé, Descartes énonce-t-il le principe d'inertie, dont la formulation
définitive avait échappé à Galilée ; sans doute prend-il parti en faveur
de l’illimitation de l'espace. Mais la même exigence [348] lui fait reje-
ter de son univers indéfini la possibilité du vide, dont la réalisation et
la mise en œuvre expérimentale passionneront les meilleurs esprits du

616 Paul MOUY, Le Développement de la Physique cartésienne, Vrin, 1934, p.


323.
617 DESCARTES, Principes de la Philosophie, IV, § 199.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 450

siècle, de Guéricke à Boyle et de Pascal à Mariotte. D'autre part, fidè-


le à la tradition selon laquelle le but de la théorie scientifique est seu-
lement de « sauver les phénomènes » sans se prononcer sur la réalité
intrinsèque de la nature, Descartes présente son système comme une
simple hypothèse. Il se trouve ainsi en accord avec les prescriptions
des Inquisiteurs, qui avaient condamné Galilée parce qu'il affirmait
que les choses étaient telles qu'il les énonçait.
Descartes écrit à la fin des Principes : « On répliquera peut-être à
ceci que, bien que j'aie peut-être imaginé des causes qui pourraient
produire des effets semblables à ceux que nous voyons, nous ne de-
vons pas pour cela conclure que ceux que nous voyons soient produits
par elle : parce que, comme un horloger industrieux peut faire deux
montres qui marquent les heures en même façon, et entre lesquelles il
n'y ait aucune différence en ce qui paraît à l'extérieur, qui n'aient tou-
tefois rien de semblable en la composition de leurs roues, ainsi il est
certain que Dieu a une infinité de divers moyens par chacun desquels
il peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles
que maintenant elles paraissent, sans qu'il soit possible à l'esprit hu-
main de connaître lequel de tous ces moyens il a voulu employer à les
faire, ce que je ne fais aucune difficulté d'accorder. Et je croirai avoir
assez fait si les choses que j'ai expliquées sont telles que tous les effets
qu'elles peuvent produire se trouvent semblables à ceux que nous
voyons dans le monde, sans m'informer si c'est par elles ou par d'au-
tres qu'ils sont produits. Même je crois qu'il est aussi utile pour la vie
de connaître des causes ainsi imaginées que si on avait la connaissan-
ce des vraies 618... »
Cette superbe indifférence à la vérité explique pourquoi le système
du monde cartésien ne fut qu'une ébauche sans avenir, réalisée en
marge de la voie royale de la science, qui va de Galilée à Newton. Se-
lon la formule d'un historien, « le schéma cartésien était aisé, pictural,
général ; le schéma newtonien difficile, mathémathique, précis » 619.
Il y a lieu de penser que Newton intitula son grand ouvrage Principes
mathématiques de la philosophie naturelle pour marquer sa distance à

618 Ibid., § 204, trad. Cousin, éd. A. T., loc. cit., p. 322.
619 C. ANDRADE, in Nature, 1942 ; cité dans A. E. BELL, Christian Huygens and
the development of Science in the seventeenth Century, London, Edward
Arnold, new éd., 1950, p. 104.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 451

l'égard des Principes cartésiens qui, s'ils étaient philosophiques, man-


quaient déplorablement de rigueur mathématique. De même la célèbre
parole newtonienne : hypothèses non fingo consacre le refus de se li-
vrer à des spéculations gratuites, que le savant avancerait sans même
se porter garant de leur vérité.
L'impasse cartésienne devait apparaître assez vite dans son vérita-
ble jour. Dès 1678, Leibniz relève que l'hypothèse de la physique car-
tésienne a été une voie sans issue : « j'ai souvent objecté, écrit-il à
Conring, même aux cartésiens de la première heure, en France [349]
ou en Belgique, l'absence de découvertes faites jusqu'à présent par le
moyen des principes cartésiens, dans les sciences de la nature ou dans
les arts mécaniques. Bien plus, presque aucun auteur de découvertes
notables n'a été cartésien » 620. Le même Leibniz parle ailleurs du
« beau roman de physique » 621, mis au point par Descartes. Christian
Huygens, physicien de grande qualité, raconte avoir été quelque peu
ébloui par l'ampleur du projet des Principes cartésiens. Mais sa décep-
tion fut complète en découvrant l'inanité de l'entreprise : « en voulant
faire croire qu'il a trouvé la vérité, comme il le fait partout, en se fon-
dant et glorifiant en la suite et en la belle liaison de ses expositions, il
(Descartes) a fait une chose qui est de grand préjudice au progrès de la
philosophie ; car ceux qui le croient, et qui sont devenus ses sectateurs
s'imaginent de posséder la connaissance des causes tout autant qu'il
est possible de le savoir ; ainsi ils perdent souvent le temps à soutenir
la doctrine de leur maître et ne s'étudient point à pénétrer les raisons
véritables de ce grand nombre de phénomènes naturels, dont Descar-
tes n'a débité que des chimères » 622.
Le dépassement du cartésianisme ne se fera pas dans la voie du
cartésianisme, mais dans la perspective galiléenne, ainsi que Voltaire,
newtonien et historien do l'esprit humain, le soulignera au milieu du
XVIIIe siècle : « La véritable physique consiste à bien déterminer tous
les effets. Nous connaîtrons les causes premières quand nous serons

620 LEIBNIZ, lettre à Conring, 19 mars 1678 ; GERHARDT, Philosophischer Brief-


wechsel, t. II, p. 399.
621 Lettre à Molanus (?), non datée, dans GERHARDT, Philosophische Schriften
t. IV, pp. 302 -303.
622 Remarques de Huygens sur la Vie de M. Descartes, par BAILLET (1691),
dans COUSIN, Fragments philosophiques pour servir à l'Histoire de la philo-
sophie, 5e éd., Philosophie moderne, t. I, 1886, pp. 119-120.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 452

des dieux. Il nous est donné de calculer, de peser, de mesurer, d'obser-


ver ; voilà la philosophie naturelle ; presque tout le reste est chimère.
Le malheur de Descartes fut de n'avoir pas, dans son voyage d'Italie,
consulté Galilée, qui calculait, pesait, mesurait, observait ; qui avait
inventé le compas de proportion, trouvé la pesanteur de l'atmosphère,
découvert les satellites de Jupiter, et la rotation du soleil sur son
axe 623. »
L'articulation de la physique et de la métaphysique est chez Des-
cartes une réminiscence de la scolastique aristotélicienne. Elle s'inscrit
à contre-courant du développement de la connaissance scientifique.
Dès 1634, avant la publication du Discours de la Méthode, Mersenne
avait indiqué le sens de la marche, d'une manière plus heureuse : « On
ne sait quasi rien dans la physique, estimait-il, si l'on suit la définition
de la science qu'Aristote a donnée ; car si elle doit être entre des objets
éternels et immuables, et que Dieu puisse changer tout ce qui est dans
la physique, l'on n'en peut faire une science 624... » La physique des
principes, développée en raison [350] démonstrative, est donc une er-
reur : « Puisque nous ne pouvons savoir les vraies raisons, ou la scien-
ce de ce qui arrive dans la nature, puisqu'il y a toujours quelques cir-
constances ou instances qui nous font douter si les causes que nous
imaginons sont véritables, et s'il n'y en a point, ou s'il n'y en peut avoir
d'autres, je ne vois pas que l'on doive requérir autre chose des plus
savants que leurs observations, et les remarques qu'ils auront faites
des divers effets ou phénomènes de la nature. Par exemple, puisqu'on
ne peut démontrer que la terre soit stable et mobile, l'on doit se
contenter de savoir toutes les observations que les astronomes ont fai-
tes du ciel, et en tout ce qui semble avoir quelque sorte de mouvement
réglé 625. » Ainsi s'annoncent le phénoménisme et le positivisme des
disciplines expérimentales modernes, pour lesquelles la déduction
n'est valable que sous la condition de l'induction. « Les mathémati-
ques, commente Lenoble, restent strictement une science formelle du
possible ; elles ne sont le principe ni d'une métaphysique ni d'une phy-

623 VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, art. Cartésianisme, Œuvres, éd. La-


hure, Hachette, t. XII, pp. 490-491.
624 MERSENNE, Questions théologiques, physiques, morales et mathématiques
(1634), p. 9 ; dans LENOBLE, Mersenne ou la naissance du mécanisme, Vrin,
1943, p. 351.
625 MERSENNE, ibid., pp. 18-19 ; dans LENOBLE, p. 361.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 453

sique démonstrative. Notre description mathématique des lois n'atteint


que l'écorce des phénomènes 626... »
Descartes promet trop, lorsqu'il assure que sa physique est une ap-
plication de sa métaphysique et de sa théologie ; il ne tient pas assez
lorsqu'il échafaude des systèmes hypothétiques fondés sur la seule
raison démonstrative. Dans cette perspective, plutôt que le premier
des Modernes, comme certains l'imaginent, Descartes apparaît comme
le dernier des scolastiques. Pour les savants mécanistes dignes de ce
nom, « la science devient certaine quand elle cesse d'être une science
au sens d'Aristote pour devenir la connaissance de toutes sortes de
mouvements réglés » 627.

Par vocation donc, la physique mécaniste se détache de l'ontologie


pour devenir de plus en plus une phénoménologie, c'est-à-dire une
enquête sur les phénomènes et non une spéculation sur les essences.
Mersenne défend une position de ce genre, en s'appuyant sur un texte
de son ami Roberval : « Quelle assurance avons-nous d'avoir un sens
propre pour découvrir la nature de la lumière ? (...) Il est vrai que nous
avons un sens propre pour apercevoir qu'il y a de la lumière, qu'elle
est produite, réfléchie, rompue, etc. Mais sa nature, la cause de son
existence, de sa production, de sa réflexion, de sa fraction etc. nous est
inconnue ; et il y a grande apparence que nous n'avons aucun sens
propre pour découvrir une telle cause, non plus que plusieurs autres
qui appartiennent à la nature de tout l'univers ; c'est pourquoi nous ne
nous en représentons que des idées très imparfaites qui ont rapport à
ces cinq sens dont nous jouissons, comme sont les idées de certains
corpuscules envoyés du soleil en terre en si peu de temps qu'ils pas-
sent pour un moment, ou celle de certaine matière très subtile, compo-
sée d'un nombre innombrable de boules parfaitement rondes, si [351]
petites qu'il y en a des millions en un seul grain de sable, et qui se tou-
chent sans discontinuation depuis le soleil jusques-ici 628... »

626 LENOBLE, p. 356.


627 LENOBLE, p. 361.
628 ROBERVAL, texte inédit, cité dans MERSENNE, L'Optique et la Catoptrique
(1651), pp. 89-90 ; in LENOBLE, op. cit., p. 385.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 454

Ce relativisme épistémologique, lié à un sens rigoureux de la re-


cherche inductive sur des objets bien délimités, caractérise la « philo-
sophie expérimentale », qui prend, à travers le XVIIe siècle, une im-
portance croissante. Le savant des temps modernes est capable de po-
ser des problèmes en des termes tels qu'ils puissent donner lieu à une
investigation qui fournira la solution à la question posée. Le système
du monde passe à l'arrière-plan ; dès la première moitié du XVIIe siè-
cle d'ailleurs, les travaux barométriques de Torricelli et de Pascal, ou
l'observation du passage de Mercure par Gassendi, puis les recherches
de Guericke sur le vide sont des exemples d'observation systématique
et raisonnée, sans présupposé dogmatique. La philosophie naturelle
concerne de plus en plus les phénomènes naturels et de moins en
moins la philosophie. Ce déplacement de l'axe épistémologique s'an-
nonce déjà très clairement dans la personne de Galilée qui, pour son
malheur, est déjà un vrai savant et non un philosophe ou un théolo-
gien.
À partir du milieu du siècle, les œuvres les plus importantes en ma-
tière de physique sont ces œuvres collectives que constituent les pu-
blications des recherches et travaux des principales sociétés savantes.
En 1667, les Saggi di naturali esperienze fatte nel Accademia del Ci-
mento, publiées par Magalotti, qui proposent à l'Europe savante un
résumé des résultats obtenus par les membres de l'Académie officieu-
se de Florence au cours des dix années de sa trop brève existence, sont
déjà une somme de méthodologie expérimentale et une invitation à la
recherche. De même, un peu plus tard, les Philosophical Transactions
(1665), qui deviendront l'organe propre de la Société Royale, et les
publications de l'Académie des Sciences, par exemple les Essais de
Physique, ou recueils de plusieurs traités touchant les choses naturel-
les (1680), de Claude Perrault. Il ne s'agit plus de formuler des théo-
ries ambitieuses, mais d'observer et de vérifier les données réelles de
l'expérience ; les figures, les schémas, les équations prennent de plus
en plus de place. Cette pensée, développée d'abord chez les disciples
de Galilée, puis chez les virtuosi d'obédience baconienne, se diffuse
en France où, selon Busson, ce serait surtout à partir de 1661, qu'on se
met, sous l'influence anglaise, à « faire des expériences plus que des
raisonnements. Boulliau, Chapelain, Huygens, Moray célèbrent à l'en-
vi cette méthode et conseillent aux académiciens de Paris d'imiter
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 455

ceux de Londres dans leur « application aux expériences » préféra-


blement aux discours, aux spéculations et aux conjectures » 629.
Cette mentalité renverse les valeurs respectives de la théorie et de
l'expérience ; elle consacre un type de certitude auquel les Anciens,
les scolastiques et Descartes lui-même étaient demeurés étrangers.
[352] L'exigence du fait prend le pas sur l'exigence de l'idée ; non que
les normes intellectuelles aient cessé de se faire sentir, mais elles ne
valent désormais que sous condition de vérification. Le vrai ne peut
être vrai indépendamment du réel. Cette péripétie annonce, avec le
déclin de la philosophie naturelle, le désintérêt pour la métaphysique.
Dès 1667, Thomas Sprat constate le fait accompli : « Il est probable,
écrit-il, que celui qui, le premier, découvrit que toutes les choses de la
Nature étaient ordonnées par le mouvement, était mieux fondé qu'au-
cun de ses prédécesseurs ; mais à présent, s'il veut traiter ceci seule-
ment en disputant délicatement de la nature des causes et du mouve-
ment en général, et ne le poursuivant pas en tous les corps particuliers,
où est-ce qu'il arrivera enfin ; si ce n'est seulement à une meilleure
sorte de métaphysique ? Et peut-être que ses sectateurs, quelques siè-
cles après, diviseront la doctrine en autant de distinctions que les sco-
lastiques ont fait celle de la matière et de la forme, et ainsi toute sa
vigueur s'évanouira aussi en l'air et en des paroles, tout de même que
la leur 630. »
Le temps est passé de la déduction ontologique. Le sens de la véri-
té ne s'établit plus dans le ciel des idées, mais dans le domaine des
réalités matérielles dont l'interaction constitue l'univers. Le prototype
de la vérité, naguère recherchée dans l'articulation des essences intel-
ligibles, s'établit maintenant au niveau de la science la plus rigoureu-
se ; il y aura des degrés de la certitude propre aux diverses disciplines,
selon qu'elles approchent plus ou moins de l'exactitude mathématique.
Telle est l'opinion de Huygens, dans ce texte daté de 1673 : « Je ne
crois pas que nous sachions rien très certainement, mais tout vraisem-
blablement, et qu'il y a des degrés de vraisemblance qui sont fort dif-
férents, et quelques-uns comme cent mille contre un, comme dans les

629 Henri BUSSON, La religion des classiques (1660-1685), P. U. F., 1948,


pp. 87-88.
630 Thomas SPRAT, L'Histoire de la Société Royale de Londres (1667), 1. I ;
trad. française, Genève, 1669, pp. 38-39.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 456

démonstrations géométriques. » L'interprétation de la nature, poursuit


Huygens est le déchiffrement d'un message écrit selon un code connu,
« où, ayant fait des suppositions sur quelques légères conjectures, si
l'on trouve qu'elles se vérifient ensuite, de sorte que suivant les suppo-
sitions de lettres, on trouve des paroles bien suivies dans la lettre, on
tient d'une certitude très grande que les suppositions sont vraies, quoi-
qu'il n'y ait pas autrement de démonstrations, et qu'il ne soit pas im-
possible qu'il ne puisse y en avoir d'autres plus véritables » 631.
Au niveau d'un rationalisme inductif, la recherche de la vérité est
conçue et vécue comme la vérité d'une recherche. Huygens poursuit
par l'affirmation « qu'en matière de physique, il n'y a pas de démons-
tration certaine, et qu'on ne peut savoir les causes que par les effets, en
faisant des suppositions fondées sur quelques expériences ou phéno-
mènes connus, et essayant ensuite si d'autres effets s'accordent avec
ces mêmes suppositions. Et quand même on rencontre des effets [353]
qu'on ne sait point déduire de là, pourvu qu'ils n'y répugnent point
évidemment, on n'a point de raison de rejeter l'hypothèse qu'on s'est
formée. Mais d'autant plus qu'on trouvera de phénomènes conformes à
l'hypothèse, d'autant plus vraisemblable la doit-on tenir » 632. Ce lan-
gage de Huygens, en 1673, c'est déjà le langage de la science moder-
ne, le langage de l’Introduction à la Médecine expérimentale (1865) ;
ce n'est plus du tout le langage des Principia de Descartes (1644), bras
mort du mécanisme, qui ne débouche sur aucun avenir.
L'avenir de la science se prépare dans la recherche à laquelle se
consacrent les membres fondateurs des sociétés scientifiques, dont les
programmes indiquent le sens de la marche. Dix ans avant que
Huygens ne rédige le texte que nous venons de citer, Hooke, l'auteur
de la Micrographia (1665), mathématicien et physicien dont les tra-
vaux recoupent ceux de son confrère Newton, esquissait un règlement
à l'usage de toute la jeune Société Royale. Le but de l'entreprise devait
être : « d'améliorer par le moyen d'expériences, la connaissance des
choses naturelles et des arts utiles, des manufactures, des procédés
mécaniques, des machines et des inventions, sans se mêler de théolo-

631 Christian HUYGENS, Sur la Préface de M. (Pierre) Perrault de son traité de


l'Origine des Fontaines (1673) ; Œuvres complètes..., La Haye, Nijhoff, t.
VII, p. 1944.
632 Ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 457

gie, de métaphysique, de morale, de politique, de grammaire, de rhé-


torique ou de logique ; — de tenter de redécouvrir les arts valables et
les inventions perdues ; — d'examiner tous les systèmes, théories,
principes, hypothèses, éléments, descriptions et expérimentations des
réalités naturelles, mathématiques ou mécaniques inventés, rapportés
ou mis en œuvre par tous les auteurs importants du passé ou du pré-
sent. Le but serait de constituer un ensemble complet de savoir réel (a
complète System of solid philosophy) en vue d'expliquer tous les phé-
nomènes produits par la nature ou par l'art et de dresser un procès-
verbal rationnel des causes des choses. Cependant, cette Société ne
professera aucune hypothèse, aucun système ou doctrine concernant
les principes de la philosophie naturelle, proposé ou mentionné par
quelque philosophe que ce soit du passé ou du présent, ni aucune ex-
plication d'un phénomène qui se référerait à des causes premières, non
réductibles à des effets de la chaleur, du froid, de la pesanteur, de la
figure etc. ; la Société ne définira pas et ne fixera pas de manière
dogmatique des axiomes concernant les matières scientifiques ; mais
elle mettra en question et examinera à fond toutes les opinions, sans
en retenir aucune, jusqu'à ce qu'un débat approfondi et des arguments
clairs, principalement déduits d'expérimentations correctes, permette
de démontrer invinciblement la vérité de telles expérimentations » 633.
Ces projets du curateur Hooke se retrouveront sous une forme
abrégée dans les premiers statuts de la Société Royale. Ils consacrent
une orientation épistémologique, et délimitent les cadres d'une [354]
pensée dont le chef-d'œuvre sera la synthèse newtonienne. La fin de
l'âge mécaniste prend ainsi le parti de préférer les faits aux idées, l'ex-
périmentation au système. La préface des Essais de Physique, de
Claude Perrault (1613-1688), parus en 1680, est significative. « Je
donne le nom d'Essais aux petits ouvrages contenus dans ce recueil
non seulement à cause que ce ne sont point des pièces achevées, et qui
aient assez de liaison ensemble, et assez d'étendue pour enfermer tout
ce qui doit entrer dans la composition d'un corps entier de Physique,
mais aussi par la raison que dans cette sorte de science, on ne peut

633 Texte de 1663, publié par R. WELD, A history of the Royal Society with Me-
moirs of the Presidents, London, 1848, t. I, p. 146 ; dans Martha ORNSTEIN,
The Role of scientific Societies in the Seventeenth Century, Chicago Univer-
sity Press, 3rd éd., 1938, pp. 108-109.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 458

guère faire autre chose que d'essayer et de chercher 634. » Perrault op-
pose la physique théorique à la physique expérimentale et inductive,
la première se hasardant en spéculations alors que la seconde se
contente de rechercher et d'établir des faits ; contrairement à l'option
cartésienne qui donne plus d'importance aux principes généraux qu'à
l'investigation des phénomènes, Perrault estime que les « systèmes »
n'ont qu'un intérêt secondaire : « mes systèmes nouveaux ne me plai-
sent pas assez pour les trouver beaucoup meilleurs que d'autres, et je
ne les donne que pour nouveaux » 635... ; un seul système ne pouvant
tout expliquer, « il les faut recevoir tous, afin que ce que l'un ne sau-
rait faire entendre, l'autre le puisse expliquer ; et pour moi je me suis
résolu de n'en rejeter aucun de ceux que je trouverai expliquer les cho-
ses le plus commodément par des hypothèses nouvelles, qui est une
chose qui n'est pas aussi aisée que l'on pourrait croire » 636...
Ainsi se trouve esquissé l'espace épistémologique au sein duquel
prendra forme la coordination du savoir, institutrice de la science mo-
derne, par la corrélation rigoureuse entre l'observation, l'expérimenta-
tion et la systématisation des phénomènes en des ensembles de plus en
plus vastes. Sur le chemin qui mène de Galilée à Newton, Koyré a si-
gnalé l'importance des travaux cosmologiques de Jean Alphonse Bo-
relli (1608-1670), médecin, auteur célèbre du De Motu animalium.
Borelli, disciple de Galilée, est l'une des meilleures têtes de la trop
brève Accademia florentine del Cimento ; il voudrait parvenir à une
doctrine plus rigoureuse des mouvements célestes. « C'est dans l'œu-
vre de Borelli, écrit Koyré, que se trouve accomplie, d'une manière
imparfaite certes, mais cependant décisive, cette identification de la
physique céleste et de la physique terrestre qui a été le rêve de la phy-
sique moderne, et que Kepler et Descartes avaient cru avoir faite, que
Newton seul réalisera 637. » Pour échapper aux censures romaines,
Borelli prend comme champ d'application de sa mécanique céleste le
système formé par la planète Jupiter et les quatre petits satellites dé-
couverts autour d'elle par Galilée, et nommés par lui « étoiles médi-
céennes » ; ce point d'appui lointain et d'apparence [355] inoffensif

634 Claude PERRAULT, Essais de Physique, ou Recueil de plusieurs traités tou-


chant les choses naturelles, t. I, 1680, Préface p. 1.
635 Pp. 11-111.
636 P. IV.
637 A. KOYRÉ, La Révolution astronomique, Hermann, 1961, p. 461.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 459

lui permettra de mettre au point une théorie applicable en n'importe


quel secteur du domaine cosmologique. Le théoricien bénéficie du fait
que le nouvel horizon astronomique dépasse les limites du ciel bibli-
que ; la science moderne peut sans trop de risque faire prévaloir ses
lois dans la zone franche qui sépare la portée de l'œil nu de celle du
télescope.
Borelli possédait cette vertu de prudence et cette souplesse d'échi-
né qui faisaient défaut au malheureux Galilée. Les théologiens ne s'y
étaient pas trompés ; ils firent traîner jusqu'en 1666 l'octroi de l'im-
primatur à la Theorica mediceorum planetarum ex causis physicis de-
ducta. Plus de vingt ans après la mort de Galilée, on ne pouvait en
haut lieu se résoudre à lui donner raison, fût-ce en latin et moyennant
toutes sortes de restrictions mentales. Galilée s'était contenté d'obser-
ver les « lunes » de Saturne et de relever soigneusement des observa-
tions, qui devaient demeurer incomplètes. « Borelli se décide à ren-
verser le modus procedendi et, puisque les observations ne nous mè-
nent pas au but désiré, à attaquer le problème par la voie
que 638. » Il entreprend de construire un modèle a priori du système
considéré « à partir de certaines données ou nécessités physiques, dont
il va déduire les conséquences nécessaires. Ces conséquences, on les
confrontera avec les données empiriques, celles de l'observation, tâche
qui sera grandement facilitée par le fait que, procédant aux observa-
tions après et non avant l'élaboration théorique, on saura ce qu'il faut
observer et chercher. Et, le sachant, on pourra facilement le trou-
ver » 639.
Par là se trouve négocié un nouveau rapport entre l'observation et
la théorie, entre l'induction et la déduction. Borelli tente de constituer
une « mécanique céleste rationnelle, comme base de l'astronomie
d'observation en général et de celle des planètes médicéennes en parti-
culier » 640. En dépit du caractère limité de la tentative, elle réalise
une mutation épistémologique par rapport à l'empirisme irrationnel de
Bacon aussi bien que par rapport au rationalisme empirique de Gali-
lée, qui ne fait pas de théorie générale. L'œuvre de Borelli se situe à
mi-chemin chronologique et épistémologique entre Galilée et Newton.

638 Ibid., p. 463.


639 Ibid., p. 463.
640 P. 464.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 460

Il était réservé à Newton de mener à bien cette « mécanique céleste


rationnelle », dont Borelli avait donné un premier échantillon, localisé
dans une partie de l'espace sidéral. Le génie de Newton a regroupé les
acquisitions d'un siècle de recherches sous la discipline d'une intelli-
gibilité unitaire qui embrasse le ciel et la terre. Selon d'Alembert, « le
grand mérite de Descartes est d'avoir vu que le problème du monde est
un problème de mécanique » 641. Galilée l'avait compris avant Descar-
tes, mais, à la différence de Descartes, Galilée ne s'était pas cru en
mesure de déchiffrer l'ordre du monde en sa [356] totalité. Voltaire,
plus sévère que d'Alembert, souligne l'égarement majeur de l’auteur
des Principes de la philosophie : « la géométrie était un guide que lui-
même avait en quelque façon formé, et qui l'aurait conduit sûrement
dans sa physique ; cependant il abandonna à la fin ce guide, et se livra
à l'esprit de système. Alors sa philosophie ne fut plus qu'un roman in-
génieux et tout au plus vraisemblable pour les philosophes ignorants
du même temps » 642...
Voltaire, qui fut un propagandiste de la science newtonienne et fit
traduire par la marquise du Chatelet les Philosophiae naturalis princi-
pia mathematica, atteste, en 1734, que la science de Newton apparaît
aux yeux de la postérité comme la consécration d'un nouvel âge men-
tal. La pensée cartésienne ne se compare pas à la pensée newtonien-
ne : « la première est un essai, la seconde est un chef-d'œuvre » 643.
Kepler avait fourni à la science nouvelle le premier exemple d'une loi
de la nature formulée en équation mathématique ; Newton réalise une
systématisation au second degré, en laquelle la mentalité mécaniste
peut voir non sans raison, l'accomplissement de son exigence.
L'œuvre proprement scientifique de Newton nous intéresse surtout
dans la mesure où elle propose et impose, par la force persuasive
d'une réussite exemplaire, un schéma épistémologique, appelé à faire

641 Cf. la formule du Discours préliminaire de l’Encyclopédie : « S'il s'est


trompé sur les lois du mouvement, il a du moins deviné le premier qu'il de-
vait y en avoir », pareillement injuste pour Galilée (éd. Gonthier, 1965, p.
95).
642 VOLTAIRE, Lettres philosophiques, XIV (1734) ; Œuvres, éd. Lahure (1860),
t. XVII, pp. 81-82 ; cf. ibid., lettre XV, p. 83 : Descartes « fit une philoso-
phie comme on fait un bon roman ; tout parut vraisemblable et rien ne fut
vrai ».
643 Ibid., p. 82.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 461

autorité pendant longtemps dans tous les secteurs du savoir. « Admet-


tre comme Descartes et Leibniz la possibilité d'une explication méca-
niste de l'univers, mais au lieu de réduire cette explication à quelques
propositions métaphysiques vagues, la constituer effectivement sur
des bases solides, tel est l'objet de la mécanique de Newton. Rendre
les vérités fondamentales de la science à la fois positives et relatives,
tel est le moyen employé pour atteindre cette fin 644. » L'œuvre de
Newton jalonne le moment où la philosophie naturelle cesse d'être une
philosophie spéculative pour devenir une science du réel. Le langage
des équations mathématiques prend le relais des démonstrations onto-
logiques ; la physique va devenir à elle-même sa propre métaphysi-
que. Les Inquisiteurs ont perdu, sans appel possible, leur procès contre
Galilée. Et l'émancipation du domaine physico-mathématique sera le
prototype et la caution de bien d'autres émancipations épistémologi-
ques à venir. Après avoir perdu le contrôle du monde matériel, la syn-
thèse cosmo-théologique devra subir l'émancipation du monde psy-
chologique et du monde historique et culturel.
Isaac Newton (1642-1727), dont la venue au monde coïncide à peu
près avec la disparition de Galilée, honneur de l'université de Cam-
bridge, président à vie de la Royal Society, fut anobli par la reine An-
ne et reçut les honneurs d'une sépulture nationale à l'abbaye de West-
minster. Ses œuvres maîtresses sont d'abord la Méthode des fluxions,
élaborée entre 1665 et 1675, où il expose les principes du [357] calcul
infinitésimal, puis les Philosophiae naturalis principia mathematica
(1687) et enfin l’Optique de 1704. Certains aspects des recherches
newtoniennes ont donné lieu à des contestations de priorité, parfois
pénibles, en mathématiques avec Barrow et Leibniz, et avec Hooke à
propos de la théorie de la gravitation. De ces querelles médiocres, il
faut retenir que l'Europe savante de la fin du XVIIe siècle était caracté-
risée par une haute tension intellectuelle, cette conjoncture permettant
l'éclosion simultanée de solutions analogues à des problèmes com-
muns ; l'œuvre de Newton s'élabore dans le milieu de la Société Roya-
le ; l'auteur des Principia met au point sa pensée avec et contre ses
collègues familiers Wren, Halley, Hooke et d'autres, qui ont pu re-
trouver dans l'œuvre du maître l'écho de leurs savantes discussions.

644 Léon BLOCH, La philosophie de Newton, Alcan, 1908, p. 258.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 462

Le mérite de Newton demeure néanmoins, car c'est lui qui a consti-


tué en système les indications éparses dans le milieu scientifique de-
puis l'âge de Galilée. Son œuvre a marqué l'histoire des sciences non
pas par le fait de telle ou telle découverte, que d'autres ont pu mener à
bien en même temps que lui, mais parce qu'elle a transformé le monde
physique en un univers du discours scientifique ordonné, justiciable
d'une explication unitaire. Newton n'a pas opéré une révolution ; il a
mené à bien un accomplissement. L'auteur des Principia assure la
jonction entre le mathématisme galiléen et la pensée corpusculaire
moderne, dont Gassendi avait été l'initiateur. L'explication physique
met en œuvre des particules en état de mouvement au sein d'un espace
vide, infini et homogène. La cohérence de l'univers ainsi constitué est
assurée par la loi d'attraction qui règle l'interaction des corps entre eux
selon la formule de la gravitation universelle. Tous les mouvements
susceptibles de se produire au sein de la réalité, celui de la pomme
aussi bien que celui de la lune, relèvent d'une interprétation commune
et simple, seule capable aux yeux de Newton, d'exprimer la volonté
souveraine du Dieu tout-puissant 645. La cosmologie newtonienne est
ainsi le principe d'une nouvelle apologétique, conforme à la spirituali-
té propre au cercle des virtuosi, dont Newton est l'un des plus illustres
représentants. C'est l'ordre du monde qui atteste Dieu, plutôt que le
désordre du miracle et des volontés particulières ; on comprend ainsi
pourquoi Newton, d'ailleurs toujours préoccupé de religion, est unita-
rien comme Locke, et doute de la divinité de Jésus-Christ, car elle
consacrerait une exception à l'ordre de la création.
La théologie unitarienne de Newton est solidaire de son épistémo-
logie. La transcendance de Dieu le situe hors des prises de l'intelligibi-
lité humaine : « Cet être infini gouverne tout, non comme l'âme du
monde, mais comme le Seigneur de toutes choses. Et à cause de cet
empire, le Seigneur Dieu s'appelle Pantocrator, c'est-à-dire le Seigneur
[358] Universel 646. » Ainsi apparaît entre les desseins de Dieu et la

645 Cf. l'exposé de A. KOYKÉ, The Significance of the newtonien synthesis, Ar-
chives internationales d'Histoire des Sciences, 1950 ; et From the closed
World to the infinite universe, Baltimore, John Hopkins Press, 1957 ; trad.
française, P. U. F.
646 NEWTON, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Scholium
generale ajouté au livre III dans la deuxième édition anglaise (1713) ; trad.
de la marquise du Châtelet, 2" éd., 1759, p. 175.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 463

pensée humaine une sorte de coupure, analogue à celle déjà que la


Docte Ignorance de Nicolas de Cuse établissait entre le fini et l'infini.
La philosophie de la nature ne peut prétendre coïncider avec la sages-
se divine. La science newtonienne professe une humilité épistémolo-
gique, résumée par Roger Cotes, disciple et préfacier du maître : « Se
flatter de pouvoir découvrir les principes d'une vraie physique et les
lois de la nature par la seule force de son génie, en fermant les yeux
sur tout ce qui nous environne, pour ne consulter que la lumière d'une
raison intérieure, c'est établir que le monde existe nécessairement, et
que les lois dont il s'agit sont des suites immédiates de cette nécessité ;
ou, si l'on est persuadé que cet univers est l'ouvrage d'un Dieu, c'est
avoir assez d'orgueil pour imaginer qu'un être aussi petit et aussi faible
que l'homme, connaît néanmoins et avec évidence ce que Dieu pou-
vait faire de mieux 647. »
Les philosophes scolastiques, et Descartes leur continuateur, se
flattaient de formuler a priori l'ordre du monde, tel que Dieu l'a fait,
par les seules déductions d'une nécessité intelligible. L'essor de la
« philosophie expérimentale » avait déjà entraîné l'abandon de cette
prétention démesurée. Mais c'est la réussite éclatante de l'œuvre new-
tonienne qui consacre la rupture entre l'ancienne science et la nouvel-
le. Roger Cotes poursuit : « Toute philosophie saine et véritable est
uniquement appuyée sur les phénomènes (...) Les gens de bien et les
juges équitables en cette matière regarderont certainement comme la
plus excellente manière de traiter la philosophie celle qui est fondée
sur les expériences et les observations 648. » La synthèse newtonienne
parvient à relier par le lien de la parfaite intelligibilité mathématique
les données contrôlées de l'expérience empirique. « Ce n'est pas un
système d'idées que Newton se propose de construire, système qui se
trouvera comme par hasard représenter les faits, c'est un système d'ob-
servations portant sur les faits eux-mêmes 649. » Comme Kepler avait
travaillé sur les données rassemblées par Tycho Brahé, Newton met
en œuvre les indications recueillies au nouvel observatoire de Green-
wich et ailleurs. Fondée en réalité, la physique newtonienne appelle le
contrôle expérimental ; bon nombre des entreprises scientifiques du

647 Roger COTES, professeur d'astronomie et de physique expérimentale à Cam-


bridge, Préface à l'édition de 1713 des Principia, trad. citée, t. I, p. XXXVII.
648 Ibid.
649 Léon BLOCH, La philosophie de Newton, Alcan, 1908, p. 421.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 464

XVIIIe siècle auront pour but la vérification, sur tel ou tel point précis,
de la théorie newtonienne.
La conjonction entre les données de l'expérience et l'écriture ma-
thématique avait fait l'objet, dès avant Newton, de recherches nom-
breuses, qui avaient abouti à des succès partiels. Le succès total de
Newton autorise l'espoir d'expansions indéfinies de la méthode ; le
temps est révolu des dogmatismes ontologiques et des opinions in-
contrôlables, [359] des qualités occultes etc. La quatrième des Règles
de raisonnement en philosophie, qui figurent au livre III des Princi-
pia, porte que « en philosophie expérimentale, nous devons considérer
les propositions obtenues par une induction générale comme exacte-
ment vraies, ou à très peu de chose près, sans tenir compte d'aucune
hypothèse contraire qu'on pourrait imaginer, et ce jusqu'à ce que d'au-
tres phénomènes soient mis en lumière, qui les précisent encore, ou
bien révèlent des exceptions » 650.
Tel est le fondement du nouveau rationalisme expérimental, que
Newton expose dans une lettre à Oldenburg dès 1672 : « La meilleure
méthode et la plus sûre en philosophie semble consister d'abord à
examiner avec soin les propriétés des choses, en établissant ces pro-
priétés par voie d'expériences, et ensuite à rechercher des hypothèses
pour l'explication des choses elles-mêmes. Car les hypothèses doivent
être employées seulement pour l'explication des propriétés des choses,
et non pas pour leur détermination, sauf dans la mesure où elles peu-
vent mener à des expériences. Si l'on propose des conjectures concer-
nant la vérité des choses en fonction d'hypothèses simplement proba-
bles, je ne vois pas par quelle procédure on peut déterminer quoi que
ce soit dans aucune science ; car on peut toujours formuler une série
d'hypothèses, ou une autre, qui soulèvera de nouvelles difficultés.
C'est pourquoi j'ai estimé qu'il fallait s'abstenir d'examiner des hypo-
thèses, en tant qu'elles constituent une argumentation
se 651... »
Sous le nom d'« hypothèses », Newton dénonce les spéculations
arbitraires portant sur l'essence des choses, les principes ontologiques
supposés, dont la philosophie traditionnelle faisait dépendre la

650 Dans Newton's philosophy of Nature, sélection from his writings, edited by
H. S. THAYER, New York, Hafner, 1960, p. 5.
651 Lettre à Oldenburg, 1672, même recueil, pp. 5-6.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 465

connaissance du réel. « Tout ce qui n'est pas déduit des phénomènes,


écrit Newton, doit être appelé hypothèse, et les hypothèses de cette
sorte, qu'elles soient de nature métaphysique ou physique, qu'elles
mettent en œuvre des qualités occultes ou mécaniques, n'ont pas de
place en philosophie expérimentale. Dans cette philosophie, des pro-
positions sont déduites des phénomènes et ensuite généralisées par
induction 652. » Le fondateur de la physique mathématique moderne,
lors même qu'il réalise le premier système du monde conforme aux
normes rigoureuses de l'intelligibilité mécaniste, demeure fidèle à
l'exigence inductive formulée par Bacon, un siècle auparavant, mais
qui, chez Bacon était demeurée stérile, faute d'un instrument mathé-
matique approprié.
Les lois de la physique newtonienne ne prétendent pas avoir valeur
explicative, mais descriptive seulement. Le concept clef d'attraction
figurait déjà dans le De Magnete de Gilbert en 1600 ; mais la physi-
que non mathématique de Gilbert fondait son interprétation de cer-
tains phénomènes physiques sur l'analogie de l'aimant, suggestive
pour l'imagination, bien que tout à fait impénétrable à l'intelligence.
Newton [360] reprend le mot d'attraction ; seulement le concept ne
présente plus à ses yeux aucune valeur explicative intrinsèque : « Je
me sers ici du mot d'attraction, écrit-il, pour exprimer d'une manière
générale l'effort que font les corps pour s'approcher les uns des autres,
soit que cet effort soit l'effet de l'action des corps, qui se cherchent
mutuellement, ou qui s'agitent l'un l'autre par des émanations, soit
qu'il soit produit par l'action de l'éther de l'air, ou de tel autre milieu
qu'on voudra, corporel ou incorporel, qui pousse l'un vers l'autre d'une
manière quelconque les corps qui y nagent 653. » Toutes les explica-
tions du phénomène se valent, c'est-à-dire qu'elles se détruisent mu-
tuellement ; mais quoi qu'il en soit de ces spéculations, la formule ma-
thématique demeure intacte, dans la mesure où elle correspond exac-
tement à la réalité des observations.

652 Lettre à Roger Cotes, 1713, même recueil, p. 7 ; cf. sur ce point A. KOYRÉ,
L'Hypothèse et l'expérience chez Newton, Bulletin de la Société française de
philosophie, 1956.
653 Principes mathématiques de la philosophie naturelle ; 1. II, prop. 69, théo-
rème 29, scolie ; trad. citée, t. II, p. 200.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 466

Dès le début de son ouvrage, Newton avait marqué que l'attraction


n'était pour lui qu'un mot, et non pas un concept ; ce mot même ne lui
paraissait pas indispensable. « Je prends dans le même sens les attrac-
tions et les impulsions accélératrices et motrices, et je me sers indiffé-
remment des mots d'attraction, d'impulsion ou de propension vers un
centre, car je considère ces forces mathématiquement et non physi-
quement. Ainsi le lecteur doit bien se garder de croire que j'aie voulu
désigner par ces mots une espèce d'action, de cause ou de raison phy-
sique, et lorsque je dis que les centres attirent, lorsque je parle de leurs
forces, il ne doit pas penser que j'aie voulu attribuer aucune force réel-
le à ces centres, que je considère comme des points mathémati-
ques 654. » Ailleurs encore, Newton répétera, à propos de l'attraction,
que l'objet de sa recherche n'est pas de déterminer « l'espèce de ces
forces ni leurs qualités physiques, mais leurs quantités et leurs propor-
tions mathématiques (...). C'est par les mathématiques qu'on doit cher-
cher les quantités de ces forces et leurs proportions, qui suivent des
conditions quelconques que l'on a posées ; ensuite, lorsqu'on descend
à la physique, on doit comparer ces proportions avec les phénomè-
nes » 655...

654 Op. cit. Définition VIII, éd. citée, t. I, p. 7 ; trad. Léon Bloch.
655 Principes..., édit. citée, p. 201 ; cf. aussi la question 31 du livre III de
l’Optique, ou Traité de la Réflexion, Réfraction, Inflexion et des Couleurs de
la Lumière (1704) : « Il est bien connu que les corps agissent les uns sur les
autres par l'attraction de la gravité, du magnétisme et de l'électricité ; ces
exemples montrent (...) qu'il n'est pas improbable qu'il y ait d'autres pou-
voirs attractifs que ceux-là, car la nature est une, et fidèle à elle-même. Je ne
considère pas ici la manière dont ces attractions se réalisent. Ce que j'appelle
attraction peut être produit par une impulsion ou par d'autres moyens que
j'ignore. J'emploie ce mot ici pour désigner en général toute force par laquel-
le les corps tendent les uns vers les autres, quelle qu'en soit la cause. Car
nous devons apprendre d'après les phénomènes de la nature quels corps s'at-
tirent mutuellement, et quelles sont les lois et propriétés de l'attraction, avant
de chercher la cause qui produit l'attraction. L'attraction de la gravité, du
magnétisme et de l'électricité opère à des distances nettement perceptibles,
et a pu être observée par des yeux non avertis ; il peut y avoir d'autres for-
mes d'attraction dont la portée est si réduite qu'elle a échappé jusqu'ici à
l'observation, et peut-être l'attraction électrique peut-elle porter ainsi à des
distances réduites, même sans avoir été excitée par frottement » (dans New-
ton's Philosophy of Nature, edited by H. S. Thayer, New York, Hafner,
1960, p. 160).
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 467

[361]
Ces pages décisives signifient que la physique, discipline de poin-
te, a franchi d'une manière irrévocable la ligne de démarcation qui sé-
pare l'âge qualitatif de l'âge quantitatif de la connaissance. Les ma-
thématiques constituent le langage privilégié pour le dialogue de l'es-
prit avec le réel ; ce langage, s'il est correctement utilisé, garde sa va-
leur quelle que soit l'interprétation que l'on suppose pour l'ordre des
choses dans son ensemble. Sans doute ne doit-on pas exclure la possi-
bilité de parvenir un jour à une explication valable ; cette explication,
Newton ne l'a pas trouvée, ce qui n'empêche nullement la loi de la
gravitation d'être une loi scientifique vraie.
Le Scholium generale, sur lequel s'achèvent les Principia, souligne
que, dans le style nouveau du savoir, la réussite d'une théorie scienti-
fique, qui rend compte exactement des phénomènes, peut s'accompa-
gner d'un certain agnosticisme à l'égard des causes réelles des faits
observés. « Jusqu'à présent je n'ai pas été en mesure de découvrir
d'après les phénomènes la cause des propriétés de la gravitation (cau-
sam gravitatis nondum assignavi), et je n'imagine pas d'hypothèses
(hypotheses non fingo). En effet, tout ce qui n'est pas déduit des phé-
nomènes doit être appelé hypothèse 656... » Et Newton reprend, mot
pour mot, les formules de la lettre à Roger Cotes, citées plus haut, qui
excluent de la philosophie expérimentale les hypothèses de quelque
nature qu'elles soient. Ce texte célèbre peut être considéré comme la
charte de fondation de la science qui abandonne la recherche vaine
des causes pour s'en tenir à la détermination des lois.
Cette opposition de la cause et de la loi sera, beaucoup plus tard,
l'affirmation fondamentale du positivisme tel que le systématisera Au-
guste Comte. Comme on le voit, le phénoménisme et le positivisme
sont des acquisitions du XVIIe siècle ; on en trouve trace, dès avant
Newton, chez des savants et des philosophes comme Mersenne et Ma-
lebranche 657 ; la recherche scientifique, telle qu'on la pratique jour
après jour dans le milieu de la Société Royale et de l'Académie des

656 Principes..., Scholium générale, éd. citée, t. II, p. 179.


657 Cf. R. LENOBLE, dans Histoire générale des Sciences, t. II, P. U. F., 1958,
p. 205 : l'occasionalisme de Malebranche serait « déjà la formule du positi-
visme scientifique et d'abord la charte du réalisme empirique. Au métaphy-
sicien les causes, au savant les lois, et les lois seules ».
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 468

Sciences s'inspire de ces principes. Mais il était réservé à Newton de


consacrer, par une réussite éclatante, l'autorité de ce positivisme avant
la lettre dont les meilleurs esprits du XVIIIe siècle reconnaîtront l'au-
torité. La synthèse newtonienne, consommation et accomplissement
de l'épistémologie mécaniste, renverse le rapport admis jusque-là en-
tre la science et la philosophie. La connaissance scientifique avait été
subordonnée à la connaissance métaphysique ; désormais la philoso-
phie se met à l'école de la science et cherche à égaler sa certitude, ain-
si que l'atteste, un siècle environ après la publication des Principia, le
titre de l'ouvrage du newtonien Emmanuel Kant : Prolégomènes à tou-
te métaphysique future qui voudra se présenter comme science (1783).
[362]
« Si Newton, estime Rupert Hall, s'assura en fait une aussi immé-
diate estime, c'est parce qu'il vit clairement ce que les autres cher-
chaient en tâtonnant, c'est parce qu'il était pleinement en harmonie
avec son époque. Non seulement les savants et les mathématiciens,
mais les philosophes et les théologiens, pouvaient trouver chez New-
ton exactement les assurances dont ils avaient besoin 658. « Mais la
fascination newtonienne ne s'explique pas par le fait que Newton au-
rait été le « bon bourgeois » type d'une Angleterre prospère, en voie
d'embourgeoisement. L'autorité de la synthèse newtonienne est l'auto-
rité d'une vérité qui se justifie par ses propres moyens, et donne l'exac-
te mesure du monde indépendamment de tout recours à la révélation.
Le galiléen Newton a vaincu ; ce qu'il a réalisé dans son domaine,
d'autres tenteront de le mener à bien sur d'autres fronts de la connais-
sance. « C'est à peine forcer les choses que de dire que pendant un
siècle après Newton, presque toute entreprise de philosophie, spécia-
lement sous ses aspects les plus techniques, fut un essai pour affronter

658 A. RUPERT HALL, The Scientific revolution, London Longman Green, 2nd
éd., 1962, p. 246. Cf. aussi T. S. KUHN, The copernican revolution, Cam-
bridge, Mass, Harvard University Press, 1957, p. 263 sur « le parallélisme
entre la conception, au XVIIe siècle, d'un système solaire fonctionnant mé-
caniquement, et la conception, au XVIIIe siècle, d'une société au mouvement
régulier. Par exemple, le système de contrôle et d'équilibre qui fut introduit
dans la constitution des États-Unis avait pour but de donner à la nouvelle
société américaine la même sorte de stabilité, à l'épreuve des forces de di-
slocation, que l'exacte compensation des forces d'inertie et de l'attraction par
gravitation avait assurée au système solaire de Newton ».
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 469

la pensée de Newton, pour l'analyser, la critiquer et la généraliser. Sa


philosophie de la nature s'imposait comme un fait qui devait être re-
connu ; c'est ainsi qu'étaient réellement les choses (...) Sa méthode
intellectuelle était la voix, la voix même de la Science (...) Un aspect
de sa pensée fut développé par les philosophes britanniques, à partir
de John Locke, et d'un commun accord atteignit à sa forme classique
dans l'empirisme naturaliste de David Hume. L'autre aspect fut déve-
loppé par les physiciens allemands tels que Euler et l'empirisme analy-
tique allemand ; il conduisit à l'importante philosophie critique d'Em-
manuel Kant, sans doute la plus profonde analyse des présupposés de
la mécanique newtonienne 659. »
L'affirmation de Galilée, si géniale qu'elle fût, ne fournissait que le
principe d'une attitude épistémologique. Ce qu'apporte Newton, c'est
le modèle d'une intelligibilité triomphante, dont le rayonnement va
s'imposer de proche en proche à travers la totalité de l'espace mental.
T. S. Kuhn rapproche la cosmologie newtonienne de la cosmologie
aristotélicienne : « l'une comme l'autre constituait une vision du mon-
de qui liait l'astronomie à d'autres disciplines et se trouvait aussi en
relation avec la pensée non scientifique. Chacune représentait un ou-
tillage conceptuel, une méthode pour organiser le savoir, pour l'éva-
luer et pour l'accroître ; et chacune domina la science et la philosophie
d'une époque » 660.
[363]
Le paradigme newtonien s'imposera au siècle suivant, en dépit de
toutes les résistances 661. La vérité est une, en sorte que si l'on par-

659 J. H. RANDALL. introduction au recueil déjà cité Newton's Philosophy of


nature, pp. XIII-XIV.
660 T. S. KUHN, The Copernican Revolution, op. cit., p. 264.
661 Parmi les objecteurs de conscience à Newton figure FONTENELLE ; par
exemple en son Éloge de Newton (Œuvres de FONTENELLE, 1825, t. II, pp.
196-197) : « Il déclare bien nettement qu'il ne donne cette attraction que
pour une cause qu'il ne connaît point, et dont seulement il considère, compa-
re et calcule les effets : et pour se sauver du reproche de rappeler les qualités
occultes des scolastiques, il dit qu'il n'établit que des qualités manifestes et
très sensibles par les phénomènes ; mais qu'à la vérité les causes de ces qua-
lités sont occultes et qu'il en laisse la recherche à d'autres philosophes. Mais
ce que les scolastiques appelaient qualités occultes, n'étaient-ce pas des cau-
ses ? Ils voyaient bien aussi les effets ? D'ailleurs ces causes occultes que
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 470

vient à établir une vérité qui fasse autorité quelque part, il semble à
l'esprit humain que cette même vérité doit faire autorité partout. New-
ton définit un nouveau contrat d'établissement de l'humanité dans
l'univers, et ce nouveau rapport au monde est solidaire d'un nouveau
rapport de l'homme avec Dieu et avec lui-même. Celui qui est capable
de déterminer en rigueur les horizons cosmiques, de mesurer la vitesse
de la lumière (Roemer, 1675), celui-là acquiert de ce fait un statut qui
renouvelle l'ensemble des significations de la pensée.
Jusqu'au XVIIe siècle, l'humanité avait vécu dans un monde auquel
elle se sentait liée par des participations et communications immédia-
tes, sans trop se soucier de mettre au point une image du monde. Il y
avait sans doute, pour les doctes, le modèle cosmologique d'Aristote et
de Ptolémée ; ce modèle, par ses dimensions réduites et son géocen-
trisme, relié d'ailleurs aux représentations archaïques de la Bible,
maintenait l'être de l'homme et sa pensée en situation de dépendance
par rapport à la divinité traditionnelle. Cette perspective est boulever-
sée au XVIIe siècle : le monde fait place à un système du monde, mis
au point par le génie humain et non plus dérivé de la révélation divine,
d'ailleurs irréductible à cette révélation.
Le savant du XVIIe siècle est un self-made man. Il a lui-même dé-
terminé sa position dans l'univers dont il relève la configuration d'en-
semble. La condition humaine s'en trouve transformée ; le système du
monde relativise la situation de l'individu dans l'immensité, mais du
même coup, il fait de l'individu, auteur et porteur de la science, le cen-
tre métaphysique de toute réalité. Telle est, dès le milieu du siècle, la
réflexion de Pascal, savant et croyant, sur l'être humain comme milieu
entre deux infinis. Les textes fameux sur le « roseau pensant » doivent
être situés dans cette perspective : « ce n'est point de l'espace que je
dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée. Je
n'aurai pas davantage en possédant des terres : par l'espace, l'univers
me comprend et m'engloutit comme un point ; par la pensée, je le
comprends » 662. Lorsque Pascal affirme que « toute notre dignité

Newton n'a pas trouvées, croyait-il que d'autres les trouveraient ? S'engage-
ra-t-on avec beaucoup d'espérance à les chercher ? »
662 PASCAL, Pensées, in Pensées et Opuscules, petite édition Brunschvicg, Ha-
chette, fragment 348, p. 488.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 471

consiste en la pensée » 663, il s'agit bien de la recherche scientifique ;


elle définit un axe de la condition humaine, aux yeux [364] même de
l'un de ceux qui affirment le plus hautement l'exigence souveraine de
la foi.
La possession du monde par la science qui, au dire de Pascal, sur-
passe en dignité la propriété matérielle, trouve son expression la plus
saisissante dans les œuvres des savants qui, à la fin du siècle, présen-
tent au public éclairé l'image du nouvel univers. Les Entretiens sur la
pluralité des Mondes paraissent en 1686, dans l'année qui précède la
publication des Principia de Newton. L'intelligence de Fontenelle,
rehaussée par les ressources de la vertu de style, dresse avec allégresse
l'inventaire des nouveaux horizons cosmiques. En 1698, trois ans
après la mort de Christian Huygens, paraît un livre posthume du sa-
vant hollandais, sous le titre significatif de Cosmotheoros. Il s'agit
d'une reprise du projet de Fontenelle, mais alors que Fontenelle de-
meure, à certains égards, fidèle à la cosmologie cartésienne, et refuse
comme inintelligible l'idée de l'attraction, Huygens, accepte, à quel-
ques réserves près, la représentation newtonienne. Son livre, qui sera
traduit en diverses langues, évoque les perspectives du système solaire
telles qu'elles s'offrent aux prises de la connaissance, fondée sur l'ob-
servation et appuyée sur la mise en œuvre de l'instrument mathémati-
que. Conscient de la relativité et de la réciprocité des positions dans
l'univers, le Cosmotheoros peut décrire le ciel nocturne tel qu'il appa-
raît à l'habitant des autres planètes ; il peut calculer à peu de choses
près la gravitation telle qu'elle s'exerce sur Jupiter ou sur Saturne.
Un siècle plus tard, Kant retrouvera le titre de Huygens dans une
indication magnifique des papiers posthumes : « Le Cosmotheoros
crée lui-même a priori les éléments de la connaissance du monde et
construit dans l'Idée la vision de cet Univers dont il est aussi l'habi-
tant 664. » Tel est en effet le point d'arrivée de la révolution mécanis-
te : l'homme, depuis les origines en résidence sur la terre, demeure
sans doute un « indigène intellectuel de ce monde », ainsi que l'affir-
me une formule kantienne. Mais, prenant possession de ce monde par
la pensée, le reconstruisant par le calcul, l'homme transcende sa condi-

663 Fragment 347, ibid.


664 Dans ADICKES, Kants Opus postumum dargestellt und beurteilt, Kantstu-
dien, Ergänzungsheft Nr 50, Berlin, 1920, p. 756.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 472

tion ; il atteste, en exerçant le droit de reprise de la raison, une souve-


raineté aux possibilités d'expansion illimitées. Ce n'est pas seulement
la face du monde qui est changée, c'est aussi la face de l'homme et la
face de Dieu.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 473

[365]

Les sciences humaines et la pensée occidentale. III.


LA RÉVOLUTION GALILÉENNE. Tome I.

Deuxième partie.
Le rapport au monde et la rationalisation
de l’espace-temps

Chapitre III
LES SCIENCES DE
LA TERRE

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« Il y a dans certaines mines très profondes des malheureux qui y


sont nés, et qui y mourront sans avoir jamais vu le soleil. Telle est à
peu près la condition de ceux qui ignorent la nature, l'ordre, le cours
de ces grands globes qui roulent sur leurs têtes et à qui les grandes
beautés du ciel sont inconnues, et qui n'ont point assez de lumières
pour jouir de l'Univers. Ce sont les travaux des astronomes qui nous
donnent des yeux et nous dévoilent la prodigieuse magnificence de ce
monde, presque uniquement habité par des aveugles 665. »
Ainsi parle Fontenelle, prononçant à l'Académie des Sciences
l'oraison funèbre laïque de Jean-Dominique Cassini (1625-1712), as-
tronome italien qui avait longtemps régné sur l'Observatoire de Paris,
fondé en 1667. La lumière de l'épistémologie illumina d'abord le ciel

665 Éloge de Cassini, Œuvres de FONTENELLE, 1825, t. I, pp. 254-255.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 474

sidéral ; du ciel elle a rayonné sur la terre et, dès le XVIIe siècle, elle
s'est efforcée de descendre jusqu'au fond de la mine. L'exigence de
vérité présuppose l'unité de la nature. La propagation de l'intelligibili-
té se fera du plus clair au moins clair, du plus aisé au plus difficile ;
là-même où elle n'est pas établie en fait, elle doit être admise en droit,
ce qui, en dépit des échecs, autorise la persévérance dans la recherche.
De cette expansion progressive des lumières témoigne une autre
page de Fontenelle, qui souligne les limites apparentes de la géométri-
sation de la nature : « Si toute la nature consiste dans les combinai-
sons innombrables des figures et des mouvements, la géométrie, qui
seule peut calculer des mouvements et déterminer des figures, devient
indispensablement nécessaire à la physique ; et c'est ce qui paraît visi-
blement dans les systèmes des corps célestes, dans les lois du mouve-
ment, dans la chute accélérée des corps pesants, dans les réflexions et
les réfractions de la lumière, dans l'équilibre des liqueurs, dans la mé-
canique des organes des animaux, enfin dans toutes les matières de
physique qui sont susceptibles de précision ; car pour celles qu'on ne
peut amener à ce degré de clarté, comme les fermentations des li-
queurs, les maladies des animaux etc., ce n'est pas que la même géo-
métrie n'y domine, mais c'est elle qui devient trop obscure et presque
impénétrable par la trop grande complication des mouvements et des
figures 666... »
[366]
L'explication par figures et par mouvements doit être poursuivie
même dans ces domaines qui paraissent irréductibles, et non pas seu-
lement dans l'étude de la « fermentation des liqueurs », ou des « mala-
dies des animaux ». La clef de l'explication mécaniste a été appliquée
partout, avec des succès variables. De même que l'aristotélisme ren-
dait compte du réel en sa totalité, la nouvelle codification de l'espace
mental devait permettre d'interpréter la totalité des phénomènes ; cette
interprétation totalitaire devait être tentée, ne fût-ce que pour que ses
limites soient mises en lumière. Et d'abord la vérité qui se prononce
dans le ciel doit avoir cours aussi bien sur la terre, puisque la révolu-
tion astronomique a enlevé à notre monde son statut privilégié, pour
en faire une planète parmi toutes les autres.

666 FONTENELLE, Préface de l'Histoire de l'Académie des Sciences depuis 1666


jusqu'à 1699 (1733) ; Œuvres, édition de 1825, t. I, pp. 15-16.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 475

A. LA GÉOGRAPHIE

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Un théoricien allemand de l'historiographie observait, au début du


XIXe siècle : « l'histoire de la géographie a été complètement délais-
sée jusqu'à l'heure présente ; il nous manque en particulier une histoire
de la cartographie » 667... Ces remarques n'ont pas cessé d'être vala-
bles après un siècle et demi ; l'indifférence des géographes à l'égard de
l'histoire de leur discipline est le symptôme d'une carence épistémolo-
gique. Sans doute certains grands esprits ont-ils reconnu l'importance
du devenir de la conscience géographique au sein de la connaissance.
Le Cours d'études historiques de Daunou, professé au Collège de
France de 1819 à 1830, et qui fit l'objet d'une publication posthume en
1842, comprend, en son tome II, une série de leçons sur l'histoire de la
géographie. Quant à Humboldt, son intérêt pour la prise de possession
historique de la planète Terre apparaît dans plusieurs de ses ouvrages,
en particulier dans son Cosmos, publié à partir de 1845. Une tradition
est ouverte, dont l'un des derniers chaînons serait le livre de Lucien
Febvre et Bataillon : La Terre et l’Évolution humaine (1922).
Mais seuls des esprits d'une exceptionnelle ampleur paraissent ca-
pables d'embrasser l'unité des problèmes géographiques. On peut rele-
ver que ni Daunou, ni Humboldt, ni Lucien Febvre n'étaient des géo-
graphes au sens restrictif du terme. Sans doute faut-il en conclure que
le spécialiste est, par vocation, incapable de prendre quelque recul par
rapport à l'objet de son étude. Ne sachant pas ce qu'il cherche, il ne
peut savoir exactement ce qu'il trouve. Si paradoxal que cela paraisse,
le sens même de la vérité géographique ne semble pas clairement éta-
bli ; l'existence des géographes n'est peut-être pas, à elle seule, une
preuve suffisante de l'existence de la géographie, dont le statut, l'unité
et l'autonomie demeurent matière à contestation, [367] sans que les

667 Friedrich RÜHS, Entwurf einier Propädeutik des historischen Studiums,


Berlin, 1811, p. 115.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 476

intéressés paraissent se donner la peine de poser la question au


fond 668.
À l'origine, la connaissance scientifique de la planète Terre se dé-
veloppe dans le cadre du système astrobiologique. Conformément à ce
schéma, les astres-dieux exercent une causalité ontologique sur la face
de la terre. La première discipline géographique, la Sphérique, est une
science exacte ; elle projette sur le sol terrestre les déterminations
transcendantes du monde intelligible. Le vocabulaire géographique
garde de nombreuses traces de ce premier état du savoir ; les mots
tropique, équateur, climat, pôle, arctique, zone, antarctique, austral,
boréal, perpétuent le souvenir de la géographie mathématique des
Grecs 669. Mais cette science qui sera enseignée dans les collèges jus-
qu'au XVIIIe siècle, est trop parfaite pour être vraie ; sa perfection la
rend indifférente aux particularités empiriques du monde d'ici-bas.
Elle s'inscrit dans l'espace mental du système sidéral défini par Aristo-
te et Ptolémée ; elle ne peut pas survivre à la révolution copernicien-
ne.
L'éclatement renaissant de l'horizon méditerranéen lance la cons-
cience occidentale à la suite des inventeurs des Terres Neuves dans
une grande aventure épistémologique 670. À côté de la Sphérique des
Anciens, qui se maintient dans l'enseignement, mais en dehors d'elle,
se constitue une géographie descriptive, répertoire des faits et d'indi-
cations qu'il faut rassembler et critiquer les unes par les autres. La
connaissance du monde, telle qu'elle s'affirme dans les cosmographies
renaissantes, répond à une curiosité passionnée ; elle est aussi un ins-
trument indispensable au service de ceux qui poursuivent et consoli-
dent l'occupation de la planète pour le compte de l'Occident. Mais un
écart se dessine, toujours plus grand, entre la géographie mathémati-
que, déductive, et la géographie empirique, inductive. Une première
conciliation se trouve esquissée, sous l'empire de la nécessité, par le
développement de la cartographie. La carte figure sur un plan la pro-

668 On pourrait évidemment dresser une longue bibliographie d'articles divers et


de polémiques ; mais la bibliographie est parfois l'art de masquer le néant
sous un voile pudique.
669 Cf. au tome II de cette série : L'Origine des Sciences humaines, 1re partie,
chapitre vu, C : La Géographie des Anciens.
670 Cf., dans l'ouvrage cité à la note précédente, L'Espace géographique (renais-
sant), 3e partie, chapitre IV, B.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 477

jection de la sphère. Le monde intelligible de la carte met en place les


informations de fait fournies par les explorateurs. La tâche du carto-
graphe est de convertir le concret en abstrait, de transformer la terre
des hommes en un espace mental rationnel.
La formalisation cartographique est donc le lieu d'une expérience
épistémologique privilégiée. Dès l'époque de Mercator et de ses ému-
les, les techniques mathématiques sont mises à contribution : systèmes
de projection, topographie, planimétrie, problèmes de longitude et de
latitude, questions d'échelle etc. Il s'agit là d'une problématique neuve
qui trouve dans les progrès de l'imprimerie et de la gravure des
moyens d'expression appropriés. L'établissement, puis [368] le perfec-
tionnement des cartes de toute espèce feront l'objet d'une activité in-
tellectuelle et technologique intense du XVIe au XVIIIe siècle, jusqu'à
ce que soit obtenue une représentation satisfaisante de la face de la
terre. Le travail sur le terrain va de pair avec la réflexion méthodolo-
gique. Si la première géographie mathématique avait été une simple
application de la mathématique à la forme de la sphère, la nouvelle
conscience géographique est autre chose qu'une mathématique appli-
quée. Elle utilise les schémas de l'intelligibilité mathématique comme
des moyens pour résoudre des problèmes d'un autre ordre, tout de
même qu'elle se sert des procédures de la physique barométrique pour
la détermination des cotes du relief. La géographie possède un objet
propre ; son programme de travail utilise toutes les disciplines qui
peuvent l'aider à atteindre son but.
Cette maturité épistémologique est elle-même solidaire du mou-
vement de pensée qui émancipe la planète Terre de la tutelle ontologi-
que des autres astres. Jusque-là, de même que chaque destinée relevait
d'un horoscope inscrit dans le ciel, de même l'espace terrestre subissait
dans son ordonnancement la loi des planètes. La révolution astrono-
mique supprime la hiérarchie interne du Cosmos ; la terre, qui cesse
d'être le foyer privilégié du système solaire, rentre dans le droit com-
mun cosmique. Les astres-dieux sont bien morts ; la lune, le soleil, la
terre et les planètes plus lointaines se présentent comme des corps
physiques en mouvement selon les normes de la physique mathémati-
que. La solidarité harmonique et providentielle de l'ensemble se résout
en une réciprocité d'influences mutuelles, dont Newton a formulé les
lois. Chaque planète exerce une certaine influence sur les autres, com-
pliquant dans une certaine mesure la perfection mathématique des
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 478

mouvements ; la gravitation universelle définit un régime de coexis-


tence entre les corps célestes. Réserve faite de ces interactions, d'ail-
leurs rigoureusement calculables, chaque planète forme un domaine
épistémologique indépendant.
Autrement dit, la géographie moderne date de la révolution méca-
niste, car seule la dissolution du Cosmos permet à la géographie de
s'émanciper de la cosmologie. La géographie commence où la cosmo-
logie s'arrête ; ou plutôt, la géographie est la cosmologie particulière
de la planète Terre ; tout en continuant d'appartenir à l'univers dans le
système du monde, la Terre constitue un domaine d'intelligibilité au-
tonome, dont il importe d'étudier les particularités. Les autres planè-
tes, du moins les plus proches, se voient reconnaître un statut analo-
gue : la Lune a ses phases, ses montagnes et ses cratères. On s'interro-
ge sur sa physique, sur son relief, et l'on commence à en dresser la
carte. De même, il y a une science du Soleil, à partir du moment où
l'on ne peut plus mettre en doute la réalité matérielle des taches solai-
res, qui impose aux astronomes la recherche d'interprétations positi-
ves.
Ce qui distingue désormais la géographie de la cosmologie, c'est
une question d'échelle épistémologique. La Lune, le Soleil sont sépa-
rés de nous par des distances considérables ; les moyens d'approche
[369] sont complexes et indirects ; la lune ne nous offre que l'une de
ses faces etc. Au contraire l'entrée en possession intellectuelle de notre
planète, libérée des hypothèques mythico-ontologiques, ne se heurte
pas à des difficultés insurmontables. Une conquête méthodique per-
met de préciser ce qu'on sait et de déterminer ce qu'on ne sait pas. La
géographie parvient à embrasser le phénomène total de la Terre ; la
conscience humaine fait le tour du monde pour revenir à l'homme. Un
progrès irréversible supprime les zones obscures ; lentement, sûre-
ment s'effectue l'occupation mentale du domaine terrestre. Il avait
existé auparavant des connaissances géographiques ; mais on ne peut
parler d'une géographie qu'au prix d'une sorte d'anachronisme épisté-
mologique. Les éléments du savoir sont épars dans les ouvrages des
astronomes et mathématiciens, des physiciens et philosophes, des his-
toriens, des cosmographes, des missionnaires, voyageurs et adminis-
trateurs. Sous l'impulsion de la révolution mécaniste, ces informations
vont être regroupées en un seul corps, en sorte que l'on pourra parler
désormais d'une discipline géographique. Si l'on veut, pour fixer les
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 479

idées, une date plus ou moins symbolique, on pourrait situer le mo-


ment d'émergence au milieu même du siècle, avec la parution de la
Geographia generalis de Bernard Varenius en 1650. Mais il ne s'agit
là que d'une indication commode ; Varenius n'est ni le premier ni le
seul des fondateurs. Son œuvre peut servir de repère, à la manière du
Traité de Chimie de Lavoisier, qui ne permet pas de considérer Lavoi-
sier comme l'inventeur d'une discipline, à l'essor de laquelle son génie
a néanmoins puissamment contribué.
Le milieu du XVIIe siècle marquerait le moment climatérique où le
concept de géographie s'impose comme une force centripète de re-
groupement de toutes les informations disponibles en un espace men-
tal unitaire. Non seulement le savoir éparpillé se groupe et s'organise,
mais l'exigence nouvelle de connaissance suscite la recherche dans le
cadre d'une problématique de mieux en mieux consciente d'elle-
même. Cette péripétie met en cause le rapport de l'homme avec l'uni-
vers où il fait résidence, sa lecture des paysages les plus familiers.
L'horizon de l'homme médiéval s'ouvrait de toutes parts, à courte vue
sur la transcendance chrétienne ; la finalité religieuse se surimpose à
toutes les autres pour ordonner toute distance en fonction de la pré-
sence de Dieu. À l'âge renaissant, les horizons reculent et se démulti-
plient ; l'universelle curiosité s'enchante du nouveau merveilleux de
l'exotisme. L'intelligence mécaniste prononce le primat de la connais-
sance rationnelle, désavoue les naïvetés et crédulités infondées.
Robert Lenoble ne semble pas avoir saisi l'importance de cette mu-
tation, lorsqu'il écrit : « L'homme du XVIe siècle, nous dit M. Lucien
Febvre, ignorait souvent la date de sa naissance, et ne savait jamais
bien quelle heure il était. On peut dire que l'homme du XVIIe siècle ne
sait jamais bien où il se trouve. On ne doit pas minimiser l'influence
qu'une incertitude de ce genre pouvait avoir sur sa mentalité 671. »
[370] Cela était peut-être vrai de la majorité de la population rurale,
mais certainement faux de tous ceux qui ont part aux études. La dé-
termination du lieu est, bien entendu, plus approximative qu'elle ne
l'est aujourd'hui, du moins pour les savants. Mais tout le mouvement
de la connaissance tend à situer l'humanité dans un paysage de plus en
plus exactement connu.

671 Robert LENOBLE, La représentation du monde physique à l'époque classi-


que, dans : XVIIe siècle, janvier 1956 : Les sciences au XVIIe siècle, p. 12.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 480

Dainville, qui a mieux compris le sens et l'importance du nouvel


esprit géographique, cite un texte significatif de l’Historia natural y
moral de las Indias du Jésuite José Acosta, paru, dès 1590, à Séville,
et traduit en français en 1598 : « Des choses naturelles et physiques,
l'on ne doit pas rechercher de règle infaillible et mathématique, mais
ce qui est ordinaire, ce qu'on voit par expérience, qui est la plus par-
faite règle 672. » Le même Acosta déclarait, à propos du régime des
marées : « Cette opinion est vraie et la peut-on tenir certaine et expé-
rimentée, non pas tant pour les raisons que les philosophes en donnent
en leurs Météores, que pour l'expérience certaine que l'on a pu en fai-
re 673. » L'esprit mécaniste appliqué à la connaissance de la réalité ter-
restre s'affirme clairement, avant même le début du XVIIe siècle.
Dainville commente en ces termes : « Toute une révolution gronde
dans ces phrases. Sans doute, ce grand courant, aux origines surtout,
apparaît-il un peu trouble, son flot charrie bien des faits acceptés sans
critique et sur ouï-dire. (...) Mais il est certain que peu à peu l'expé-
rience se clarifie. (...) Entre les données expédiées de tous les coins du
monde, des comparaisons s'établissaient : on remarquait par exemple
que le Chili, dont la température est très proche de celle de l'Europe,
lui ressemblait beaucoup par les fruits de la terre et la disposition du
corps et de l'esprit des hommes. En groupant celles qui concernaient
un même fait, on esquissait les premières cartes mentales délimitant
l'extension des phénomènes 674. » Acosta donne une carte de la culture
du coton en Amérique et en Asie ; déjà la projection cartographique
offre la possibilité d'une intelligibilité pour l'appropriation du monde
par la pensée.
L'inventaire raisonné de l'espace terrestre mobilise l'activité de ca-
tégories sociales spécialisées. Les géographes qui œuvrent sur le ter-
rain ne sont pas, avant le XVIIIe siècle, mus par la seule motivation
épistémologique. La science géographique n'apparaît pas comme une
fin en soi, comme elle le deviendra à l'âge de Cook, de Bougainville,
de Carsten Niebuhr et d'Alexandre de Humboldt ; ceux qui partent en
exploration sont généralement envoyés par des autorités politiques et
économiques, afin de résoudre des problèmes précis. La carte n'est

672 ACOSTA, op. cit. trad. française, folio 62 ; dans F. DE DAINVILLE, La Géo-
graphie des Humanistes, Beauchesne, 1940, pp. 135-136.
673 ACOSTA, folio 101, cité ibid., p. 135.
674 DAINVILLE, op. cit., p. 136.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 481

que l'ombre portée des ambitions et des convoitises motrices de l'ex-


pansion maritime et coloniale. De là un tassement de la progression à
partir du milieu du XVIIe siècle. « On constate avec étonnement, écrit
Pechsel, que, de 1648 à 1764, à quelques exceptions [371] de peu
d'importance près, se produisit un arrêt complet dans les découvertes
outre-mer. Les puissances maritimes de l'époque ne ressentaient aucu-
ne incitation vers un élargissement de la science de la terre. On avait
atteint les pays d'origine de toutes les marchandises susceptibles de
fournir des bénéfices ; on était relié avec ces pays par un trafic perma-
nent, des établissements avaient été fondés, les districts riches en mé-
taux précieux avaient été conquis. À la satisfaction succéda le repos
dans la jouissance, car le temps n'était pas encore venu où les peuples
cultivés éprouveraient le besoin d'envoyer des navires vers les mers
inconnues pour apaiser leur besoin de savoir. Seule la Russie en cette
période de repos s'efforçait de déterminer la configuration de l'Ancien
Monde dans le Nord 675. »
Il faudra attendre la première moitié du XVIIIe siècle, et surtout les
expéditions du danois au service de Russie, Vitus Bering (1681-1741),
et de ses émules, pour que se précise la géographie de la Russie d'Asie
et sa liaison avec l'Amérique du Nord. De même, l'Asie centrale reste
au XVIIe siècle, très mal connue. Plus généralement, c'est un fait que,
vers 1650, la majeure partie de la surface du globe échappe encore à la
curiosité des Occidentaux. L'intérieur du continent américain demeure
à peu près impénétrable ; au Nord comme au Sud, la marche vers
l'Ouest est un phénomène tardif. La colonisation européenne se main-
tient sur les côtes, dans les régions les plus favorables et les plus ai-
sément accessibles : Français au Canada et au Mississipi, Anglais en
Nouvelle-Angleterre, Espagnols et Portugais en Amérique Centrale et
en Amérique du Sud. La fondation de l'Etat jésuite du Paraguay, en
1608, contribua, selon Günther, à l'information géographique et ethno-
logique des Occidentaux. Quant à l'Afrique intérieure, défendue par
des obstacles naturels et par son climat, elle demeure à peu près in-
connue ; seul le pourtour se précise. Au milieu du XVIIe siècle, une

675 O. PECHSEL, Geschichte der Erdkunde bis auf Alexander von Humboldt und
Carl Ritter, 2te Auflage, hgg. von Sophus Ruge, München, R. Oldenbourg,
1877, p. 452
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 482

compagnie hollandaise établit une escale au Cap, cependant que les


Français tentent sans grand succès de se maintenir à Madagascar 676.
La connaissance scientifique de l'Asie connaît de plus notables
progrès, non seulement pour les besoins du très actif commerce euro-
péen, mais par suite des efforts raisonnes des missionnaires Jésuites,
en particulier dans l'empire chinois. A Pékin, le « Tribunal des ma-
thématiques », géré par la Compagnie, mène à bien une œuvre consi-
dérable dans le domaine de la géodésie et de la cartographie, à partir
de 1580 environ. Les relations des missionnaires, en dehors de leur
aspect apologétique, constituent une mine d'informations, dans la me-
sure où le missionnaire, à la différence de l'explorateur de passage,
partage l'existence des populations et, afin de gagner la confiance, pra-
tique une assimilation à double entrée, dont l'interminable querelle
[372] des « rites chinois » met en lumière la signification profonde.
« A l'encontre de plus d'un parmi les cosmographes contemporains,
davantage préoccupés d'égaler, voire de dépasser, les Anciens dans la
naïve joie de conter des monstruosités, les missionnaires ont porté
leurs yeux sur ces traits généraux qui caractérisent un milieu et défi-
nissent la vie de chaque coin de la terre (...) Cette substitution du typi-
que au rare, ou du moins la préférence accordée au cas général confè-
re à leurs remarques une vraie valeur scientifique ; elles appartiennent
déjà à la géographie moderne 677. »
Reste l'immense domaine de l'Océan Pacifique dont la configura-
tion demeurera fort imprécise jusque dans la seconde moitié du XVIIIe
siècle. Le Pacifique n'apparaît que comme un lieu de passage pour des
navigateurs préoccupés de trouver l'accès le plus commode vers les
richesses de l'Extrême-Orient. C'est ainsi que le Cap Horn sera décou-
vert et baptisé en 1616 par les capitaines Jacob le Maire et Cornelis
Schouten, au service d'une compagnie hollandaise. Seuls sont connus
quelques archipels du grand Océan ; le continent antarctique est ap-
proché en 1643 ; l'Australie, Timor, la Nouvelle-Guinée font l'objet de
reconnaissances, qui précisent certains contours et donnent à penser
qu'il s'agit d'une terre solidaire, d'une très grande étendue, que l'on ne

676 Sur tout ceci, cf. Siegmund GUENTHER, Geschichte der Erdkunde, Leipzig
und Wien, Deuticke, 1904, pp. 131 sqq.
677 F. DE DAINVILLE, La Géographie des Humanistes, Beauchesne, 1940,
p. 121.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 483

se soucie pas d'approcher. Le savoir géographique communique ici


avec les mythes des terres australes. En 1642, van Diemen, gouver-
neur des Indes néerlandaises envoie de Batavia une expédition, com-
mandée par Abel Tasman et chargée d'ouvrir, par la circumnavigation
du continent austral, une route vers le Chili. Tasman découvre la
Tasmanie, qu'il appelle Terre Van Diemen, aperçoit la côte sud de la
Nouvelle-Zélande, qu'il prend pour un continent, et découvre de nom-
breuses îles. Ses deux voyages ne résoudront pas les problèmes du
Pacifique ; ils demeureront en l'état pendant plus d'un siècle encore,
jusqu'aux expéditions de Cook et de Bougainville, à partir de 1768.
De même subsiste la question du passage Nord-Ouest, de la commu-
nication par le Nord, vainement cherchée, de l'Atlantique au Pacifi-
que.
L'inventaire de la planète est loin d'être achevé à la fin du XVIIe
siècle. Les acquisitions dans ce domaine, limitées à la première moitié
du siècle, sont moins importantes, moins décisives que celles procu-
rées par le grand élan du siècle précédent. L'effort propre du méca-
nisme va se manifester dans l'organisation rationnelle des données
disponibles. A l'empirisme inventif des premiers navigateurs, pour qui
la géographie est une aventure, succède une réflexion qui fait de l'oc-
cupation mentale de la terre l'objet d'une discipline scientifique.
C'est sur la carte et par sa médiation que la terre des hommes de-
vient chose mentale. La carte est la projection de la science géogra-
phique, le lieu propre où elle prend conscience d'elle-même. Dans le
domaine concret-abstrait de la cartographie, l'œuvre du XVIe siècle est
considérable. Des hommes comme Mercator (1512-1594) et [373] son
émule Abraham Oertel ou Ortelius (1527-1598) sont les créateurs de
l'intelligibilité géographique moderne, matérialisée par les Atlas de
Mercator, et le Thesaurus Orbis Terrarum d'Ortelius (1570), qui avait
choisi pour devise : geographia est historiae oculus. Dès avant le
moment mécaniste, la voie est ouverte dans laquelle s'engageront les
cartographes successeurs. Il leur suffira de graver de nouvelles plan-
ches et d'y reporter les informations, les rectifications apportées par
les voyageurs. Les problèmes techniques posés par le choix d'un sys-
tème de projection et la détermination des échelles font l'objet de re-
cherches et solutions nouvelles, sans que soit vraiment modifiée la
problématique antérieure. Les techniciens succèdent aux inventeurs ;
les États se préoccupent de faire dresser des cartes régionales qui don-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 484

nent une image plus fidèle de leur territoire et deviennent un auxiliaire


indispensable de l'administration. Le pouvoir politique utilisera un peu
partout les services de géographes officiels.
Les progrès majeurs seront réalisés dans le sens de la précision. À
la géographie folklorique du ouï-dire et de l'opinion, fondée sur des
estimations approximatives des témoins directs ou indirects, succède
une discipline qui doit parler le langage chiffré de la science exacte.
Le problème de la mesure de la terre, la nécessité de convertir toute la
surface terrestre en un réseau de données rigoureusement définies est
l'une des préoccupations majeures du siècle mécaniste. Nous avons
exposé déjà (cf. p. 327 sqq) la question des longitudes, avec ses rami-
fications scientifiques et techniques, dont l'étude passionnera bon
nombre des meilleurs esprits du XVIIe siècle, bien qu'ils ne soient pas
parvenus aux solutions définitives. Le calcul de la longitude est indis-
pensable pour la détermination du lieu ; c'est par ce seul moyen que la
cartographie pourra prétendre à une objectivité complète et à une
exactitude quasi absolue.
La topographie pose également les problèmes théoriques et prati-
ques de la forme de la Terre et de sa mesure. On peut se faire une idée
des progrès qui restaient à accomplir si l'on songe que Pierre Perrault,
dans son traité De l'origine des Fontaines, en 1674, présente comme
une idée neuve la thèse que, si l'on tient compte du diamètre de notre
planète, le relief de la surface terrestre est moins rugueux, dans son
ensemble que la peau d'une orange. Dès 1615, le hollandais Snellius
avait calculé par la méthode de triangulation la distance entre Berg op
Zoon et Alkmaar ; l'extension de la même méthode devait permettre
de parvenir de proche en proche à des estimations correctes des dis-
tances géographiques. Snellius exposa ses recherches dans son Era-
tosthenes Batavus seu de terrae ambitus vera quantitate suscitatus,
paru à Leyde en 1617.
Une nouvelle ère s'ouvrait dans l'épopée de la mesure. En 1528, le
français Jean Fernel avait cru pouvoir déterminer la distance de Paris
à Amiens en comptant le nombre de tours des roues d'une voiture de
poste entre les deux villes. Après Snellius, et en s'inspirant de ses
principes, Jean Picard (1620-1682), chef de l'école astronomique fran-
çaise avant J. D. Cassini, en compagnie d'Auzout, utilisant [374] de
nouveaux moyens d'observation, mesure le degré de méridien entre
Paris et Amiens à l'aide de 35 triangles, en 1669-1670. Les travaux de
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 485

Picard, publiés en 1671 sous le titre La mesure de la Terre contribuè-


rent à la formation, chez Newton, du concept de gravitation et donnè-
rent à penser qu'il fallait renoncer à la sphéricité parfaite de la terre. A
la même époque, les observations de Richer sur le pendule, à Cayen-
ne, publiées en 1679, suscitent l'intérêt des milieux scientifiques. Une
controverse s'engage, à laquelle participent Huygens et Newton ; en
dépit des oppositions, l'idée se fait jour que la terre est un sphéroïde
légèrement enflé à l'équateur et aplati aux pôles. Pour vérifier expéri-
mentalement la théorie, les savants français entreprennent à partir de
1683, de prolonger l'arc de Picard (Paris-Amiens) à travers toute
l'étendue du territoire national, de Dunkerque à Collioure, entreprise
de très longue haleine, dont les résultats ne seront publiés qu'en 1720
par Jacques Cassini.
Les problèmes de la forme de la Terre ne seront pas résolus avant
la fin du XVIIIe siècle ; du moins ont-ils été posés dès le XVIIe. L'in-
telligence mécaniste déploie sur la face de la terre le réseau de la me-
sure rigoureuse. L'aboutissement est encore lointain : « Cassini de
Thury, dit Cassini III, premier directeur en nom (1771) de l'Observa-
toire de Paris, a mis en chantier, en 1744, l'établissement d'une carte
topographique de la France, basée sur une triangulation géodésique ;
cette carte, à l'échelle de 1/86 400, est la première de ce genre qui ait
été réalisée. Son fils devait la compléter et la présenter solennellement
à l'Assemblée nationale en 1789 678. » On voit le chemin qui restait à
parcourir ; mais il est juste de souligner l'importance du chemin par-
couru. Pechsel signale comme unique en son époque une indication de
Sébastien Munster, en sa Cosmographie de 1550, relative à la largeur
du Rhin, calculée à l'aide d'une triangulation rudimentaire, en comp-
tant le nombre d'enjambées nécessaires pour parcourir tel ou tel côté
du triangle 679... L'humanité d'Occident a mis de 1550 à 1789 pour
passer du règne de l'à-peu-près au règne de la précision dans la mesu-
re. Il ne s'agit pas là simplement d'un perfectionnement technique.
L'esprit mécaniste s'affirme avec l'apparition d'une dimension d'intel-
ligibilité, qui doit ordonner les informations en même temps qu'orien-
ter la recherche. Dès le début des entreprises de découverte, les scien-
ces de la terre et de la mer avaient été reconnues d'utilité publique.

678 J. LÉVY, dans La Science Moderne, t. II de l’Histoire générale des Sciences,


p.p. René TATON, P. U. F., 1958, p. 494.
679 O. PECHSEL, Geschichte der Erdkunde..., op. cit., 1877, p. 443.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 486

L'infant Henri le Navigateur, au XVe siècle, avait groupé à Sagres une


élite d'hommes de savoir qui préparèrent et soutinrent l'expansion ma-
ritime et coloniale des Portugais. L'empire espagnol d'outre-mer eut
aussi, à Séville, ses experts scientifiques et économiques. Au XVIIe
siècle, les nouvelles puissances, Hollande, Angleterre et France com-
prirent à leur tour l'intérêt primordial des sciences géographiques, qui
bénéficièrent d'encouragements constants, comme on l'a vu à propos
du problème capital du calcul des longitudes à la mer.
[375]
En France existe dès le début du XVIIe siècle une charge de géo-
graphe et cosmographe du roi, dont l'un des titulaires fut Sanson, maî-
tre cartographe, ingénieur et conseiller du roi. En 1634, une assemblée
internationale d'experts mathématiciens et géographes, convoquée par
une initiative de Richelieu, s'efforce de remédier au désordre des re-
présentations cartographiques par la désignation d'un méridien origi-
ne, fixé à la pointe occidentale de l'île de Ferro, aux Canaries. Cette
ligne, imposée en France par des lettres patentes de Louis XIII, sera
même reconnue à l'étranger. En 1624 avait été créé un corps d'ingé-
nieurs géographes, chargés de la topographie, du dessin des fortifica-
tions et des levées d'itinéraires. Richelieu avait également fait entre-
prendre une reconnaissance des côtes de France. En 1629 est instituée
une école d'hydrographie, destinée à la formation des pilotes. On a
mis ces préoccupations scientifiques et techniques en rapport avec le
thème des frontières naturelles, qui devient à la même époque, un
élément essentiel de la géopolitique française 680. Dans ce domaine,
Colbert et Louis XIV continueront ce qu'avaient entrepris Richelieu et
Louis XIII. L'Académie des Sciences (1666) et l'Observatoire de Paris
(1667) sont étroitement associés à la recherche géographique. Un pro-
jet de carte générale du royaume est formé dès 1681, et l'on commen-
ce par un relevé précis de l'ensemble des rivages. En 1694 paraît le
Neptune français, atlas des côtes d'Europe, de Norvège à Gibraltar,
« premier ouvrage uniquement basé sur des opérations scientifiques »,
au dire de Dainville 681. Les campagnes militaires incessantes de
Louis XIV entraînent une production considérable de cartes et de
plans par les services spécialisés.

680 Cf. DAINVILLE, La Géographie des Humanistes, op. cit., pp. 343 sqq
681 Ibid., p. 468.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 487

Ces indications, auxquelles on pourrait trouver une contrepartie


dans les principaux pays d'Europe, mettent en lumière l'actualité nou-
velle de la géographie, discipline à la fois théorique et pratique, auxi-
liaire indispensable pour l'établissement de l'homme sur une planète
qu'il contrôle en fait et en droit. La science géographique fait le tour
du monde ; et le globus intellectualis prend désormais la forme d'ou-
vrages de synthèse, bien différents des Cosmographies, à moitié my-
thiques encore, du siècle précédent. Dès le début du XVIIe siècle
commencent à paraître des ouvrages qui, sous le nom de Géographie,
s'efforcent de donner une image systématique et complète de la terre
des hommes. Philipp Clüver (1580-1622), né à Dantzig, et geogra-
phus academicus à Leyde, est l'auteur d'une Introductio in geogra-
phiam universam, parue seulement en 1624, et qui eut une large diffu-
sion en Europe. En 1625 paraît la Geography containing the spheri-
call and topicall thereof de l'anglais Nathanael Carpenter, qui réunit à
la Sphérique mathématique traditionnelle des informations empiriques
sur la surface de la terre (topique).
L'ouvrage qui consacre l'avènement d'une discipline géographique
positive est la Geographia generalis, de Bernard Varenius, publiée en
1650. La vie de Varenius, qui fut brève (1621-1650) demeure mal
[376] connue. Originaire de l'Allemagne, et né dans une famille pasto-
rale, le jeune Varenius fait d'abord des études à Hambourg, où il a
pour maître Joachim Jung, l'un des premiers représentants de la philo-
sophie expérimentale dans le domaine germanique ; la Logica ham-
burgensis de Jung, parue en 1638, est l'un des manifestes de la pensée
mécaniste. Si la géographie moderne est née de Varenius, elle a eu
pour inspirateur le maître hanséate en lequel se perpétuait l'esprit de
Francis Bacon.
Après avoir entrepris des études de mathématiques et de médecine,
le jeune Varenius gagne en 1644 l'université de Leyde. Il y achève ses
études, publie en 1649 une monographie sur le Japon, et en 1650 son
grand ouvrage, puis disparaît dans des conditions mal connues 682.
Son livre parle pour lui, attestant la maturité d'une conscience épisté-
mologique consciente de ses fins et de ses moyens. La Préface de
l'ouvrage constate que désormais toutes les planètes ont un statut iden-

682 Cf. S. GÜNTHER, Varenius, Leipzig, 1905 ; L. GALLOIS, La Géographie gé-


nérale de Varenius, Journal des Savants, 1906.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 488

tique, puisque le dogme de l'immutabilité des cieux a été abandonné ;


néanmoins, la Terre, en tant que séjour des hommes, mérite de notre
part une sollicitude particulière. La géographie, dissociée de l'astro-
nomie, est un centre de regroupement pour divers ordres de connais-
sances : théologie et histoire, physique, politique, sciences économi-
ques et nautiques, cartographie, etc.
Varenius distingue une géographie générale et une géographie
spéciale. La première « considère la Terre dans son ensemble ; elle
expose sa division en parties et ses caractères généraux » ; quant à la
géographie spéciale, « elle étudie, pour chaque région particulière, la
situation, les divisions, les limites et toutes choses dignes de connais-
sance, en respectant des règles générales » 683. L'ouvrage se conforme
à cette division : la première partie traite de la géographie générale, en
partant de considérations géophysiques : forme, grandeur, mouve-
ment, situation de la terre ; puis sont étudiés les aspects naturels :
montagnes, forêts, déserts, les eaux (mers, lacs, fleuves et rivières), les
vents, les climats, ainsi que les problèmes de la topographie et de
l'orientation. La deuxième partie, consacrée à la géographie spéciale
décrit les particularités de la surface terrestre selon les régions du glo-
be (frontières, superficies, fertilité des sols, richesses naturelles, végé-
tation, animaux). Une large place est accordée à l'homme et aux gen-
res de vie, aux particularités ethnographiques, aux institutions, aux
religions, aux villes et aux conditions historiques locales. Varenius,
qui a une formation médicale, accorde un grand intérêt aux régimes
alimentaires des diverses populations du globe 684.
L'ouvrage de Varenius a été considéré par tous les historiens, y
compris Humboldt, comme le premier traité moderne de géographie.
Il s'impose non seulement par sa documentation considérable, mais
surtout par l'esprit qui préside à son utilisation. Humboldt souligne la
[377] sagacité de Varenius en ce qui concerne la description des cou-
rants marins et des volcans, par exemple 685. Mais, dans ce domaine, il
était tributaire de ses informateurs, et dans l'incapacité de vérifier les
éléments qu'ils lui fournissaient. Par contre, Varenius a constitué un

683 Dans GÜNTHER, op. cit., p. 46.


684 Cf. ibid., pp. 57-60.
685 Alexandre VON HUMBOLDT, Kosmos, Stuttgart und Augsburg, 1845, t. I,
p. 60 ; cf. p. 74.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 489

champ épistémologique dont les concepts et l'organisation devaient se


perpétuer après lui : géographie générale, géographie régionale, géo-
graphie humaine apparaissent dans son œuvre comme des articula-
tions essentielles. Le succès de l'ouvrage fut immédiat ; Newton, dans
son enseignement à Cambridge, utilisa le traité de Varenius comme
livre de base pour ses étudiants. Deux éditions anglaises avaient été
épuisées ; Newton en procura une troisième, en 1672, qui fut elle-
même réimprimée dans les principales langues de l'Europe. En 1755
encore paraissait à Paris un ouvrage en quatre volumes intitulé : Géo-
graphie générale, composée en latin par Bernard Varenius, revue par
Isaac Newton, augmentée par Jacques Jurin, traduite en Anglais
d'après les éditions latines données par ces auteurs, avec des addi-
tions sur les nouvelles découvertes, et présentement traduite de
l’anglais en français 686.
A partir de Varenius, la géographie existe comme une discipline
autonome, qui peut prétendre à la dignité de science. Il y aura désor-
mais en tous pays, des traités de géographie, tributaires de Varenius,
même s'ils n'en sont pas directement inspirés. Dainville insiste, dans le
domaine français, sur La Science de la Géographie (1652), par le P.
Jean François (1605-1668), Jésuite, professeur au Collège de La Flè-
che et familier de Mersenne. Cet ouvrage, au titre significatif, est, au
dire de Dainville, « le premier essai tenté en France à dessein d'élever
la géographie au rang de science » 687. Telle est en effet l'intention
avouée de l'auteur : « la géographie n'ayant eu jusqu'à présent pour
tout emploi que de faire la distribution et le dénombrement des parties
qui composent le globe terrestre, doit plutôt passer pour un art de
mémoire que pour un discours de raison (...) L'entendement, au
contraire, a besoin d'un maître qui lui apprenne à voir et à compren-
dre. La tâche du maître de géographie doit donc se borner aux princi-
pes de cette science » 688... La géographie s'élève de l'empirisme à la
rationalité, appuyée sur la représentation mathématique. La partie la
plus originale du P. François concerne la géographie qu'il appelle na-
turelle (notre géographie régionale) ; mais l'ouvrage s'intéresse aussi à
la géographie civile, qui est notre géographie politique et humaine.

686 Dans GÜNTHER, op. cit., p. 156.


687 F. DE DAINVILLE, La Géographie des Humanistes, op. cit., p. 277.
688 La Science de la Géographie, pp. 3-4 ; cité ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 490

Ainsi se trouve dessiné le cadre méthodologique à l'intérieur du-


quel l'esprit géographique sera désormais un esprit scientifique. Du
même coup apparaît une problématique, appliquée à rendre compte de
telle ou telle catégorie de phénomènes selon les normes de l'intelli-
gence [378] mécaniste. Les explications fournies sont souvent insuffi-
santes ; mais le fait capital est que l'on recherche une explication qui
rende raison du réel en fonction des exigences de la science expéri-
mentale. La géographie devient le lieu de rencontre entre l'inspiration
baconienne qui réclamait des « histoires » naturelles des divers as-
pects du réel, et les schémas physico-mathématiques de la science
nouvelle. Cet aspect de l'histoire de la connaissance n'a guère retenu
l'attention des historiens et c'est dommage, car l'étude des montagnes,
des volcans, du magnétisme terrestre, des océans et des cours d'eau,
des vents et des marées met en lumière la maturation d'une intelligibi-
lité qui par la correction des interprétations parvient peu à peu au dé-
chiffrement de la réalité. Il existe dès le XVIIe siècle des traités d'hy-
drographie, par exemple celui de Fournier (1643) ; le P. Jean François,
après sa Science de la Géographie, publie en 1653, La Science des
Eaux où les problèmes sont abordés selon la voie de l'expérience et de
l'observation. Le grand Humboldt, dans une lettre à Berghaus, devait
protester contre l'appellation de « courant de Humboldt », donnée au
courant froid du Pacifique car, disait-il, ce courant était connu depuis
trois cents ans par les pêcheurs et caboteurs, du Chili au Pérou 689.
Dès la fin du XVIe siècle, certaines cartes indiquent les profondeurs
marines, au moins pour les régions littorales, relevées avec des
moyens de fortune. La Géographie générale de Varenius donne une
explication des vents alizés qui, pour incomplète qu'elle soit, n'en at-
teste pas moins une curiosité positive. De même les controverses à
propos des marées ou des phénomènes du magnétisme terrestre repré-
sentent des théâtres d'opérations de grande importance pour l'affirma-
tion de la raison expérimentale. Ces recherches jalonnent l'itinéraire
du nouveau rapport au monde ; le mécanisme affirme l'existence d'une
solution, s'il ne la possède pas encore.
Dans l'espace mental de la géographie nouvelle, il faut signaler
aussi l'apparition de monographies régionales qui sont autant de syn-
thèses partielles. Dès la fin du XVIe siècle, l’Historia natural e moral

689 Cf. O. PECHSEL, Geschichte der Erdkunde, op. cit., pp. 437-438.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 491

de las Indias du Jésuite Acosta, parue à Séville en 1590, est un chef-


d'œuvre du genre. Le médecin hollandais Willem Pies (Piso), qui sé-
journa en Amérique de 1637 à 1644, est l'auteur d'une Histoire natu-
relle et médicale du Brésil, parue en 1648 et refondue dix ans plus
tard, qui relève à la fois de la géographie, des sciences naturelles et de
la médecine ; on y trouve une encyclopédie du continent brésilien en
ce qui concerne les êtres vivants et la médecine tropicale, précieuse
encore aujourd'hui. L'ambition apparaît d'un inventaire de la face de la
terre sous ses aspects les plus divers. La méthode monographique est
employée systématiquement par les Elzevir, imprimeurs de l'universi-
té de Leyde, qui lancent une collection de Républiques, dont chaque
volume est consacré à la description d'un État particulier ; la série qui
comporte déjà 30 volumes en 1638, devait s'élargir encore. En 1639
paraît un ouvrage sur la Chine, et en 1649 une [379] Descriptio regni
Japoniae dont l'auteur n'est autre que Varenius, synthèse des informa-
tions existantes, empruntées pour la plupart aux relations des mission-
naires Jésuites. La géographie humaine et l'ethnologie tiennent plus de
place que la géographie physique ; bon nombre d'indications concer-
nent la vie religieuse. Le succès de la collection des Républiques est le
signe d'une curiosité qui fait le tour du monde.
Un autre aspect non négligeable de la curiosité géographique est
l'apparition d'une discipline monographique dont le but est de situer
sur le terrain les données de la Bible. Érudits et archéologues avaient
déjà éprouvé le besoin de donner une représentation spatiale du mon-
de antique. Philipp Clüver, élève de Scaliger, avait publié une Germa-
nia antiqua (1616), une Sicilia antiqua (1619) et une Italia antiqua
(1624). La même exigence passa du domaine de la philologie profane
à la philologie sacrée. Ce qu'on appelle la géographie historique cons-
titue ainsi un aspect de l'épistémologie de la conscience religieuse, en
liaison avec l'exégèse nouvelle de l'Ancien et du Nouveau Testament.
Ortelius donne, en 1598, une Geographia Sacra ; une autre Geogra-
phia Sacra, due à l'orientaliste réformé français Samuel Bochart, para-
ît en 1646, et l'érudit allemand Spanheim publie en 1679 une Intro-
ductio ad geographiam sacram, patriarchalem, israeliticam et chris-
tianam. Ce genre d'ouvrage devient l'auxiliaire indispensable des étu-
des théologiques, indépendamment des différences confessionnelles.
L'exactitude scientifique s'introduit dans un domaine jusque-là soumis
à la seule révélation. Elle facilite l'introduction de nouvelles habitudes
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 492

mentales ; la religion est aussi matière de science réfléchie et positive,


sans que l'autorité religieuse y trouve à redire, même en pays catholi-
que. Il suffit pour s'en rendre compte, de parcourir les Entretiens sur
les Sciences, de l'Oratorien Bernard Lamy (1684) ou les ouvrages de
Mabillon. La connaissance religieuse doit s'inscrire dans l'espace-
temps du mécanisme ; et par là, qu'elle le veuille ou non, elle donne
prise aux exigences de la nouvelle intelligibilité. La critique géogra-
phique ne pose sans doute pas autant de questions dangereuses que la
critique historique ; mais elle fait partie d'un même contexte culturel.
En dehors des publications savantes, il existe une littérature de
vulgarisation géographique, qui fournit une contribution considérable
au développement de la conscience européenne, en fixant l'attention
d'un large public par delà les limites du monde familier. Pour une part,
cette littérature est constituée par les relations des missionnaires qui,
en dehors de leur caractère apologétique, ont une indéniable valeur
d'information positive. La Compagnie de Jésus, dont la vocation mis-
sionnaire s'affirma très vite, eut bientôt, selon les formules de Dainvil-
le, son « service de presse » et son « centre de publicité missionnai-
re » 690. Les Lettres Indiennes, extraites des rapports venus d'outre-
mer, eurent une large diffusion dans l'Ordre et [380] autour de lui, dès
la dernière partie du XVIe siècle. On y trouvait toutes sortes d'indica-
tions concernant les horizons physiques et humains de l'Extrême-
Orient, de l'Amérique et de l'Afrique. Ces publications et celles qui en
dérivaient eurent une immense influence sur la formation de la pensée
européenne à l'âge des Lumières.
En dehors de la sphère d'influence catholique, l'Angleterre a ses
publicistes et compilateurs chez lesquels s'affirme la conscience bri-
tannique en expansion maritime et coloniale. Richard Hakluyt (1552-
1616), étudiant et professeur d'Oxford, ecclésiastique anglican, consi-
déré comme l'introducteur de la géographie moderne dans son univer-
sité, est lié avec les principaux navigateurs et cartographes de son
temps ; conseiller technique du gouvernement, il encourage la pour-
suite des expéditions vers l'Amérique et la recherche du passage Nord-
Ouest. Il publie des relations de voyages, qui bénéficient d'un large
intérêt ; en 1582, Divers voyages touching the dicoveries of America ;
en 1589, The principal navigations, voyages and discoveries of the

690 DAINVILLE, op. cit., p. 123.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 493

english nation, réédité vers 1599 en trois volumes. Ces publications


trouveront un continuateur en la personne d'un autre ecclésiastique,
Samuel Purchas (1577-1626), qui propose à la curiosité de ses
contemporains des compilations puisées dans les relations authenti-
ques des explorateurs, et dans les papiers posthumes de Hakluyt. Ainsi
connurent de nombreuses rééditions : Purchas, his pilgrimage ; or
relations of the world and the religions observed in all ages (1631 et
suiv.), et, en 1625, Hakluytus posthumus or Purchas his Pilgrimes.
Ces séries ne cesseront d'être enrichies et éditées à nouveau, pour la
plus grande satisfaction du public anglais ou continental, car les col-
lections de voyages, qui se pillent les unes les autres, offrent une pos-
sibilité d'activité fructueuse à tous les éditeurs européens. Ces ouvra-
ges, que tout le monde a lus, constituent un domaine de référence dont
la fonction peut être comparée, dans le domaine de l'histoire, aux Vies
des Hommes illustres de Plutarque.
À l'appui de cette promotion de la géographie dans l'ensemble de la
culture, on peut mentionner le fait que John Locke (1632-1704) rédi-
gea à la fin de sa vie une introduction à une collection de récits de
voyages, introduction consacrée à une histoire de la navigation : The
whole history of navigation from its original to this time 691. Les pa-
piers de Locke contenaient une bibliographie analytique et critique,
classée par pays, de la littérature de voyage (A catalogue and charac-
ter of most books of voyages and travels), qui occupe une cinquantai-
ne de pages dans l'édition des œuvres complète 692. Le rapport est évi-
dent entre l'empirisme de Locke, soucieux d'analyser les formes de la
réalité humaine, et cette curiosité pour les témoignages relatant les
expéditions lointaines.
Pour l'intelligence mécaniste, la connaissance de soi-même, naguè-
re bornée à la contemplation mystique, doit faire le tour du monde.
François Bernier (1620-1688), champion et vulgarisateur de la pensée
[381] de Gassendi, est un voyageur d'Asie, et ses relations de
l’Hindoustan et des États du Grand Mogol ont autant de succès auprès
du grand public que l'Abrégé de la philosophie de Gassendi (1675-
1677). Les Voyages en Perse et autres lieux de l'Orient, de Jean Char-
din, parus en 1686, contemporains des Entretiens sur la pluralité des

691 Cf. The Works of John LOCKE, London, 1794, vol. IX, pp. 357-512.
692 Ibid., pp. 513-564.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 494

Mondes, sont des aspects différents d'une même présence de l'homme


à l'univers qu'il habite. L'exotisme, leçon de dépaysement, peut porter
ses fruits dans la lecture des proches horizons ; tel le voyageur rentré
dans ses foyers, l'amateur de récits de voyages porte sur son environ-
nement un regard renouvelé. Il apprend à reconnaître la relativité du
pittoresque et la pluralité des systèmes de valeurs. Ces enseignements
auront, dans la pensée du XVIIIe siècle, des répercussions considéra-
bles.
À cette dimension du voyage réel, il convient d'ajouter la dimen-
sion irréelle du voyage imaginaire. La géographie mécaniste a fait jus-
tice des mythes qui voilaient certains secteurs de la face de la terre ;
mais elle a donné lieu à une forme de mythologie, destinée à complé-
ter l'occupation mentale du domaine humain. L'utopie prend terre vo-
lontiers dans les îles lointaines et les continents perdus. La littérature
des voyages imaginaires atteste le désir de capter la faveur dont béné-
ficient les relations authentiques. La Terre Australe connue, de Ga-
briel Foigny, publiée en 1676, et souvent rééditée sous le titre Les
Aventures de Jacques Sadeur, situe dans le vide inconnu du Pacifique
une civilisation modèle, dont la description permet de faire ressortir
l'injustice et la vanité de nos institutions. La même terra incognita est
le lieu propre de l'Histoire des Sévarambes, peuples qui habitent une
partie du troisième continent, ordinairement appelé Terre Australe,
contenant un compte exact du gouvernement, des mœurs, de la reli-
gion et du langage de cette nation, jusques aujourd'hui inconnue aux
peuples de l'Europe. L'ouvrage, dont l'auteur était le réformé français
réfugié Denis Vairasse, avait été publié en anglais à Londres en 1675
avant de paraître à Paris. Ces livres et d'autres du même genre,
contiennent en germe la plupart des thèmes idéologiques du XVIIIe
siècle. Fausse géographie en attendant la vraie, projection de l'espace
mental dans le vide géographique. 693 Cette géographie imaginaire,
Cook et Bougainville l'auront présente à l'esprit, lorsqu'ils entrepren-
dront de réduire la géographie réelle du continent austral à ses justes
proportions. Et Diderot, commentateur et continuateur de Bougainvil-
le, ne fera que lui reprendre ce que lui-même devait aux philosophes.

693 Cf. les travaux de Geoffrey ATKINSON, en particulier The extraordinary


Voyage in French literature before 1700, New York, Columbia University
Press, 1920 ; cf. aussi Gilbert CHINARD, L'Amérique et le Rêve exotique
dans la littérature française aux XVIIe et XVIIIe siècles, 2e édit., Droz, 1934.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 495

La promotion de la géographie à la dignité de discipline à part en-


tière de la connaissance est l'une des originalités de la révolution mé-
caniste. Consciente de ses moyens et de ses fins, la géographie permet
à l'homme de se situer dans un univers réduit à l'obéissance de la pen-
sée. En dehors des savants, qui vont de plus en plus se spécialiser, un
public assez large prend intérêt à cette image neuve de la [382] terre
des hommes. Il n'en est que plus curieux de constater que l'enseigne-
ment tarde très longtemps à faire sa place à cet ordre de savoir. L'idéal
des humanités latines continue à prédominer dans les collèges ; de là
le fait paradoxal que l'on y accorde plus d'importance à l'étude géo-
graphique du monde antique, cadre de la littérature ancienne, qu'à
l'inventaire descriptif du monde actuel. La situation décrite par l'histo-
rien du collège parisien de Clermont s'applique sans doute à l'Europe
des collèges dans son ensemble : « Pas plus que pour l'histoire, il n'y
avait pour la géographie, de professeur spécialisé. Le professeur prin-
cipal, de la septième à la rhétorique, donnait, à propos des textes latins
ou grecs qu'on traduisait les commentaires géographiques appropriés.
Parfois, en rhétorique par exemple, le professeur dictait un résumé de
géographie (...) En philosophie plus régulièrement, il y avait un cours
de géographie ; mais c'était le professeur de mathématiques qu'on en
chargeait. Il en résultait qu'il s'intéressait seulement à la géographie
cosmographique et physique. Il dédaignait la géographie politique et
économique, qui lui semblait relever uniquement de la mémoire. Il
abandonnait le soin de les enseigner aux préfets de chambrée ou aux
précepteurs des externes. Au temps de Jouvancy, la géographie n'avait
pas encore le droit de cité dans l'enseignement classique : on recom-
mandait de lui consacrer les loisirs des jours de congé 694. »

694 G. DUPONT-FERRIER, DU Collège de Clermont au Lycée Louis-le-Grand, t. I,


de Boccard, 1921, p. 152. Le De ratione discendi et docendi du P. de Jou-
vancy, manuel de la pédagogie jésuite, parut pour la première fois en 1703.
Dans sa lettre au pape Innocent XI, De l'Instruction de Monseigneur le
Dauphin (mars 1679), Bossuet confond dans un même article, La Grammai-
re, les auteurs latins et la Géographie, laquelle est évoquée à propos du
commentaire des textes : « Parmi tout cela, nous voyions la Géographie en
jouant et comme en faisant voyage ; tantôt en suivant le courant des fleuves,
tantôt rasant les côtes de la mer et allant terre à terre, puis tout d'un coup
cinglant en haute mer ; nous traversions dans les terres, nous voyions les
ports et les villes, non en les courant, comme feraient des voyageurs sans
curiosité, mais examinant tout, recherchant les mœurs, surtout celles de la
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 496

Ici s'affirme le décalage constant entre le système d'enseignement


et la situation épistémologique. La pédagogie est par essence conser-
vatrice ; ceux qui ont charge de préparer la jeunesse à la vie n'avan-
cent vers l'avenir qu'à reculons. La géographie scolaire et universitaire
n'apparaît que dans les marges du système, et c'est une géographie
sans géographe. Dainville insiste sur le rôle des Jésuites dans ce do-
maine : « La Compagnie de Jésus, écrit-il, occupe la première place
dans l'histoire de l'enseignement géographique aux. XVIe et XVIIe
siècles. Par les développements qu'elle avait donnés aux traditions
empruntées par elle à l'Université de Paris, elle l'avait en quelque sorte
créé. Il ne fut sans doute parfait ni en tous ses collèges, ni à tous les
moments de son histoire, nulle part ailleurs pourtant on n'en dispensa
plus longtemps et plus largement et à un plus grand nombre [383]
d'élèves les leçons 695. » De telles affirmations paraissent faire la part
trop belle aux Jésuites, dont le même auteur n'hésite pas à dire que
« l'histoire de la géographie aux siècles de l'Humanisme peut sembler
se confondre avec celle de leur enseignement géographique » 696. Un
autre historien, lui aussi membre de la Compagnie, remet les choses
au point en soulignant que les maîtres Jésuites se servirent de l'exo-
tisme géographique en vue de susciter chez leurs élèves le zèle apos-
tolique ; « les régents, futurs apôtres des Indes ou d'Amérique, lais-
saient assurément transparaître quelque chose de leurs rêves et de leur
ardeur dans leurs discours » ; on lisait, au Collège, les lettres et rela-
tions des missionnaires, anciens professeurs ou anciens élèves ; on y
représentait même, en forme de scènes théâtrales, les hauts faits asia-
tiques de François Xavier, l'un des premiers saints de la Compa-
gnie 697.
Tout cela n'est pas négligeable, mais n'est pas proprement scienti-
fique. L'information scolaire demeure rudimentaire, ainsi qu'on peut le
constater dans le cas de la Géographie royale, de Philippe Labbé

France, et nous arrêtant dans les plus fameuses villes pour connaître les hu-
meurs opposées de tant de divers peuples qui composent cette nation belli-
queuse et remuante... » (dans BOSSUET, Lettres sur l'Éducation du Dauphin,
p. p. E. LEVESQUE, Bossard, 1920, pp. 53-54). Il est clair que la géographie
de Bossuet n'a que de très lointains rapports avec celle de Varenius...
695 DAINVILLE, op. cit., p. 495.
696 Ibid.
697 F. CHARMOT, La pédagogie des Jésuites, Spes, 1943, p. 473.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 497

(1645), sorte d'abrégé pour débutants, dédié au jeune Louis XIV, alors
âgé de sept ans. De même, le P. Buffier publie en 1705 une Géogra-
phie universelle, qui condense en vers d'une grande platitude, pour des
raisons mnémotechniques, des indications de pure nomenclature ali-
gnant les uns après les autres des noms de lieux, de fleuves et de mon-
tagnes sans aucun profit pour l'intelligence. « Tout cela n'est point une
étude », prononcera sèchement, mais non sans raison, Rollin, en son
Traité des Études qui, paru d'abord en 1726-1728, sera pour XVIIIe
siècle une sorte de code pédagogique 698.
Mais l'enseignement des collèges, en sa criante insuffisance, ne re-
flète nullement l'état réel du savoir géographique. Lorsque Newton
enseigne la géographie à Cambridge et réédite en l'améliorant, comme
nous l'avons vu, la Géographie générale de Varenius, il s'agit bel et
bien d'une discipline de raison. Çà et là, à travers l'Europe, elle s'im-
pose en tant que telle, sinon dans les collèges, du moins dans les éco-
les d'hydrographie, où se forment les officiers de marine, dans les
académies militaires, où la topographie est enseignée. De même, la
géographie est indispensable aux diplomates, aux hommes d'affaires,
et la collection hollandaise des Républiques, publiées chez Elzevir, est
à cet égard significative. Dès 1616, l'Université de Leyde donne à Phi-
lipp Clüver une chaire de geographus academicus 699. L'Europe nou-
velle du mercantilisme triomphant, des grandes compagnies de com-
merce et des empires coloniaux doit, de toute nécessité, prendre cons-
cience de la dimension géographique, lieu propre et enjeu de son ex-
pansion. Si les institutions pédagogiques sont inadaptées ou insuffi-
santes, il faudra recourir à d'autres moyens de culture, les livres, les
sociétés [384] savantes et aussi les voyages qui, dans la seconde partie
du XVIIe siècle, deviennent une partie intégrante de la formation des
hommes cultivés. Cette géographie immédiate, au contact du réel phy-
sique et humain, est une expression de la nouvelle présence au monde.
Le bilan de la géographie est largement positif. Mais il y a davan-
tage, car la géographie est plus que la géographie. La conscience hu-

698 ROLLIN, Traité des Études, VIII, 2e partie, ch. II, 5 ; cité dans G. SNYDERS,
La pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, P. U. F., 1965, p. 98.
699 Cf. Siegmund GÜNTHER, Geschichte der Erdkunde, Leipzig und Wien,
1904, p. 159, qui donne quelques indications sur l'enseignement géographi-
que en Allemagne.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 498

maine a revendiqué la possession du monde, et, de mieux en mieux,


elle a obtenu ce qu'elle désirait. La nouvelle province du savoir doit
s'intégrer à une sensibilité intellectuelle d'ensemble ; elle devient un
élément de spiritualité. Le XVIIe siècle est un moment décisif de la
conscience religieuse, marqué par des mouvements profonds qui ani-
ment les divers courants de la chrétienté. Dainville a montré la rela-
tion de ces études avec un sens mystique de la terre comme domaine
privilégié de l'incarnation. La géographie permet de donner un cadre
nouveau à l'expansion de la foi chrétienne. Parallèlement à cette lectu-
re fidéiste, se dessine une autre lecture purement humaine de la terre
comme séjour de l'humanité. Un même savoir est revendiqué de part
et d'autre par les mainteneurs de l'obéissance chrétienne et par les an-
nonciateurs des temps nouveaux. La connaissance géographique appa-
raît comme l'un des aspects essentiels de la crise de la conscience eu-
ropéenne, telle que l'a analysée Paul Hazard. Le XVIIIe siècle choisi-
ra, mais le XVIIe siècle connaît déjà l'épreuve et les tentations de
l'ambiguïté. Gomme l'écrit Dainville, « le sens du relatif, auquel incli-
ne la connaissance de la diversité des climats, si avantageux à des es-
prits, d'ailleurs pourvus d'une robuste formation philosophique et axés
sur l'éternel par une foi fervente, se transforme insensiblement en un
relativisme moral et bientôt religieux, dès lors que vient à branler la
fermeté des pensées et à s'attiédir le sens religieux » 700.
Les temps ne sont pas révolus ; les maîtres géographes du XVIIe
siècle ignorent les prolongements métaphysiques de leurs enquêtes.
Missionnaires de la foi et missionnaires de la science, pour la plupart
ils vivent la coexistence pacifique de la science et de la foi. De cette
harmonie, on peut trouver l'expression dans un document admirable,
où se projette la conscience géographique du siècle mécaniste. Le 20
août 1690, Jacques II, roi d'Angleterre, qui vient d'être chassé de son
pays par la « glorieuse révolution » de 1689, visite l'Observatoire de
Paris. Jean-Dominique Cassini a rédigé le compte rendu de cette séan-
ce royale qui, dans sa sèche précision, fournit une sorte de bilan du
savoir établi. La conversation s'engage à propos des satellites de Jupi-
ter, dont les éclipses peuvent servir au calcul des longitudes. « Sa Ma-
jesté Britannique dit que ces observations de longitudes sont très diffi-

700 DAINVILLE, op. cit., p. 506 ; cf. HAZARD, La Crise de la conscience euro-
péenne, Boivin, 1935, t. I, chap. 1.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 499

ciles à déterminer et très nécessaires à la navigation. Elle témoigna


qu'elle était informée des observations que l'on avait fait sur ce sujet,
de concert avec M. Flamsteed, directeur de l'Observatoire d'Angleter-
re, et avec d'autres personnes de la Société Royale, et elle ajouta que
M. Halley avait été observer pendant un an entier à [385] l'île Sainte-
Hélène et qu'il avait remarqué de très grandes fautes dans les cartes
marines. » A propos d'un relevé de la longitude du Siam par des ob-
servations simultanées, depuis Paris et en Chine, par les Jésuites, « Sa
Majesté Britannique dit que les astronomes anglais avaient travaillé de
leur côté à connaître cette différence des méridiens par les éclipses des
satellites de Jupiter, et qu'ils avaient reconnu la grande utilité de ces
observations et la nécessité de réformer les cartes géographiques ».
Puis on soumet au visiteur les cartes réalisées à partir d'observations
faites « en Danemark, sur les côtes de France, en Cayenne, au Cap-
Vert, aux Antilles et par les pères Jésuites, mathématiciens du Roi, au
Cap de Bonne-Espérance et à Siam, d'où l'on avait appris que les
vraies différences de longitude sont ordinairement plus petites que
celles qui sont marquées dans les cartes ». Ensuite on traite des mesu-
res du degré terrestre réalisées en France et en Angleterre, et du projet
d'une triangulation de la France, de Dunkerque à Perpignan. « Sa Ma-
jesté Britannique dit qu'il était d'une grande importance d'avoir une
mesure la plus exacte qu'il fût possible, pour servir à la géographie et
à la navigation dans la réduction des degrés en lieues et en milles et
des milles en degrés. » On compare les triangulations réalisées de Ca-
lais à Douvres et d'Angleterre en Irlande. « Sa Majesté marqua sur la
carte les endroits où les pilotes anglais ont tenté le passage aux Indes
Orientales par le Nord-Ouest (...) Elle parla aussi des passages faits
par les Anglais par le détroit de Magellan, dont on avait fait des cartes
marines (...) On parla de l'île Taprobane, connue aux Anciens, que
quelques géographes modernes supposent être l'île de Ceylan... » Puis
Sa Majesté rapporta « la pensée de M. Newton et de quelques autres,
qui jugeaient que la figure de la Terre n'est pas parfaite », et l'entretien
porta sur les observations faites, à Cayenne et ailleurs, à l'aide du pen-
dule, et enfin sur certaines machines utilisables sur les navires.
Le rédacteur du procès-verbal, l'illustre Jean-Dominique Cassini,
déclare en terminant : « Nous fûmes tous pleins d'admiration des vas-
tes connaissances que Sa Majesté Britannique fit paraître en ces entre-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 500

tiens 701. » Sans aucune flagornerie, il faut reconnaître la singulière


ampleur de ce tour d'horizon royal, qui donne le point de la situation
épistémologique dans le domaine de la géographie en 1690. Sans dou-
te Jacques II fait-il preuve d'une curiosité et d'une information excep-
tionnelles, mais son exemple atteste le caractère objectif et positif que
revêt la présence au monde pour un homme très cultivé du XVIIe siè-
cle finissant. Les fantômes ont été exorcisés, questions et réponses
sont formulées en langage de raison. L'intelligibilité mécaniste règne
sans partage sur la face de la terre, qu'elle revendique en son entier.
Cette conscience nouvelle est la conscience d'un homme nouveau.
[386]

B. LA GÉOLOGIE

Retour à la table des matières

Le réseau serré de l'intelligibilité géographique se déploie de pro-


che en proche et se ferme sur lui-même. Mais, en dehors de cette di-
mension horizontale, la science de la terre comporte aussi une dimen-
sion verticale. La géographie ne peut que par abstraction se limiter à
la connaissance de la superficie terrestre. Ce qui se passe au ras du sol
est conditionné par les influences du domaine atmosphérique et du
domaine souterrain, en sorte qu'une révision des valeurs de la connais-
sance à un certain niveau est solidaire de transformations corrélatives
dans les autres dimensions. Seulement l'activité humaine se déploie
normalement en surface ; les inventaires et spéculations de la géogra-
phie portent sur une réalité d'accès direct qui se développe en même
temps que le rayon d'action des savants. Au contraire, les hauteurs de
l'atmosphère et les profondeurs de la terre opposent à la curiosité hu-
maine des obstacles difficilement surmontables. Certaines observa-
tions sont possibles, mais vouées à demeurer partielles, et la plupart
du temps invérifiables. La part des faits, dans la connaissance, demeu-
re réduite ; la part des hypothèses est considérable. La pensée humai-

701 Texte reproduit dans Ernest MAINDRON, L'Académie des Sciences, Alcan,
1888 pp. 8-15.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 501

ne, pour s'enfoncer dans l'inconnu, ne dispose que de ressources rudi-


mentaires.
Ces difficultés, fort loin d'être surmontées aujourd'hui, en dépit de
l'augmentation considérable de nos moyens techniques, justifient le
retard considérable des autres sciences de la terre par rapport à la géo-
graphie au sens étroit du terme. Au XIXe et au XXe siècles sont appa-
rues des disciplines spécialisées de plus en plus nombreuses, appli-
quées à tel ou tel aspect particulier de la réalité terrestre : géologie,
météorologie, minéralogie, vulcanologie, paléontologie, géomorpho-
logie, etc. Cette dissociation, propice à la division du travail scientifi-
que n'existe pas au XVIIe siècle ; de telles dénominations ne peuvent y
être appliquées sans anachronisme. Les sciences de la terre forment un
complexe épistémologique, caractérisé par l'unité de la recherche qui
lui est appliquée.
L'émancipation de la planète Terre par rapport aux déterminismes
astrologiques la constitue comme un champ de forces dans lequel tous
les phénomènes doivent pouvoir s'expliquer selon les lois de la nature
matérielle. Ce point est acquis ; mais la réalité ne donne que peu de
prise aux exigences de la méthode. Les plus grands esprits, un Descar-
tes, un Leibniz vont poser le problème, esquisser des solutions qui,
même si elles demeurent loin de compte, ont la valeur de symptômes
d'une mentalité nouvelle.
La première justice à rendre aux savants du XVIIe siècle est de
souligner qu'ils ont reconnu l'existence de domaines épistémologi-
ques, encore mal délimités, mais distincts de la géographie au sens
restrictif du terme. Le Père Jean François, jésuite, en sa Science de la
Géographie, parue en 1652, exposant les principes de la géographie
« naturelle » (qui est notre géographie physique) déclare par exemple :
« Je ne [387] prétends point ici de creuser et de fouir dans les entrail-
les de la terre, pour y faire voir les métaux, les minéraux et divers
mixtes, que la chaleur élémentaire y va formant en divers endroits ;
j'en laisse la recherche aux naturalistes pour me retrancher dans une
considération plus géographique, et m'arrêter sur la surface terrestre,
qui sert de demeure aux hommes, pour y faire voir les diversités qu'el-
le a par nature et par art, tant en son fond et matière qu'en ses fruits et
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 502

en sa figure 702. » Selon Dainville, c'est là « sans doute le premier


bornage nettement défini entre les champs respectifs de la géologie et
de la géographie physique » 703. La Science de la Géographie, telle
que la conçoit le P. Jean François, s'arrête en deçà de cette frontière
épistémologique ; d'autres savants entreprendront de travailler de l'au-
tre côté.
Leur recherche se heurtera à des obstacles idéologiques, dénoncés
par l'intelligibilité mécaniste, mais que, pendant longtemps, elle ne
parviendra pas à surmonter en fait. Le premier de ces obstacles est
celui de l'animisme en lequel s'affirme la survivance de l'astrobiologie
traditionnelle. Pendant deux mille ans, le système du monde, figuré
par le Cosmos, fut considéré selon le schéma épistémologique de la
vie. Les astres-dieux et la terre elle-même obéissent aux impulsions
d'une âme coordonnée avec l'âme du monde, en vertu de la correspon-
dance entre le microcosme et le macrocosme. Le modèle alchimique
se fonde sur une circulation de vie entre les éléments ou les métaux,
dont les transformations se comprennent selon l'analogie d'une crois-
sance organique. La révolution galiléenne met fin au règne des astres-
dieux. Le cordon ombilical qui reliait la terre au ciel est rompu ; mais
la terre ainsi livrée à elle-même continue, aux yeux de la plupart, à
vivre d'une vie immanente, attestée par les « veines » de minerais, par
la circulation des eaux souterraines et par ces étranges végétations de
pierre qui parfois viennent au jour dans les carrières. Les fossiles vé-
gétaux et animaux attestent que l'ordre minéral est susceptible de
prendre forme vivante.
Cette intuition d'une continuité entre le domaine minéral et le do-
maine de la vie organique rejoint des traditions archaïques, confirmées
par le folklore universel. Le monde aérien ou souterrain a toujours
servi de lieu privilégié pour les inventions de la fonction fabulatrice.
Sources, fontaines, fleuves et montagnes ont incarné des divinités ; et
le souvenir des génies inférieurs se perpétue dans les noms, entre au-
tres, du nickel et du cobalt. La mentalité prérationnelle, contestée à la
lumière du jour, trouve refuge dans ces abîmes souterrains. Lenoble a
étudié un écrit, paru en 1654, de Jacques Gaffard : Le inonde souter-

702 La Science de la Géographie (1652), pp. 141-142 ; cité dans DAINVILLE, La


Géographie des Humanistes, Beauchesne, 1940, p. 281.
703 DAINVILLE, ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 503

rain ou description historique et physique de tous les plus beaux an-


tres et de toutes les plus rares grottes de la terre... « la simple énumé-
ration dos grottes et spélonques qu'il se propose d'étudier : grottes cé-
lestes, angéliques, diaboliques, des lutins, des [388] nymphes, etc. suf-
fit à prouver que nous ne sommes plus sur la terre, — ni sous la terre
— mais dans un monde de rêve (...) Il est donc évident qu'à cette épo-
que, pour tout ce qui concerne les grottes, l'obstacle affectif n'est pas
surmonté, et s'oppose à une observation rationnelle. Le monde souter-
rain réel reste obstrué par le symbole du monde souterrain de la cons-
cience, avec ses obscurités, sa magie noire et — très rarement — sa
magie blanche 704. »
Les tentatives d'interprétation rationnelle demeurent imprégnées
par cet arrière-plan affectif qui trouve son expression dans l'animisme.
Le Jésuite Athanasius Kircher (1601-1680), par exemple, auteur d'un
des ouvrages les plus remarquables de la géologie mécaniste : Mundus
subterraneus, paru en 1665, qui regroupe un nombre important de
données concernant la nature de la terre, demeure fidèle aux présup-
posés traditionnels. « La connaissance qu'il avait du globe terrestre,
écrit Dainville, celle que Scheiner venait de donner du soleil, la dé-
couverte récente de la circulation du sang, lui inspirèrent de concevoir
la terre comme un organisme véritable : les montagnes en étaient le
squelette, cavernes et rivières les artères, l'eau le sang, le feu central se
comportait comme un cœur, flux et reflux semblaient le souffle et la
respiration de cette vie mécanique ; les mines étaient des glandes, les
vents et exhalaisons des transpirations, les eaux minérales des hu-
meurs. Jamais jusqu'alors l'analogie du macrocosme et du microcos-
me, entrevue par les Anciens, n'avait été exposée d'une façon plus co-
hérente et plus complète 705... »
Le progrès de l'intelligibilité ne procède pas par mutation brusque.
La rémanence de représentations archaïques n'empêche pas l'élabora-
tion d'un savoir dont les éléments peuvent avoir un intérêt durable,
même s'ils se trouvent provisoirement solidaires de systématisations
abusives. Longtemps encore l'indécision persistera, entre un méca-
nisme à référence physique et une connaissance dont l'intention posi-

704 Robert LENOBLE, La représentation du monde physique à l'époque classi-


que, XVIIe siècle, janvier 1956, p. 15.
705 Op. cit., p. 416.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 504

tive n'exclut pas un vitalisme qui fait de la terre entière un grand ani-
mal. La disjonction entre la chimie minérale et la chimie organique ne
sera acquise qu'au XIXe siècle. Plus de cent ans après le grand ouvra-
ge d'Athanasius Kircher, un savant genevois, Jean Senebier, dans l'in-
troduction à sa traduction des Opuscules de Spallanzani, écrit en
1777 : « On n'a jamais pu découvrir aucun suc circulant dans les mi-
néraux ; mais en conclurait-on qu'ils ne sont pas organisés ? Je ne le
crois pas ; il est plus naturel de présumer que leur organisation, qui est
aussi simple que leur composition, est peut-être aussi difficile à ob-
server. Outre cela, comme on sait qu'il y a des pierres qui sont grasses
au toucher ; qu'il y en a d'autres qui laissent échapper au feu beaucoup
d'humidité ; que les pierres deviennent concaves en se refroidissant ;
qu'il y en a quelques-unes qui se chargent de phlogistique ou d'électri-
cité quand on les échauffe ; ne pourrait-on pas soupçonner qu'il y a
quelque fluide qui peut de [389] même y circuler ? Enfin, le micros-
cope, la vue seule découvrent un système fibreux ou vasculaire dans
divers minéraux : les ardoises, les talcs, les fossiles lamineux parais-
sent avoir leurs lames liées entre elles par des fils transversaux. Peut-
être un fluide plus subtil que ceux que nous connaissons rampe au mi-
lieu de ces lames, comme le fluide magnétique roule au travers du
fer 706. »
Ce texte tardif atteste l'emprise de l'analogie biomorphique, en un
temps où la science expérimentale a fait de considérables progrès. Le
vocabulaire usuel conserve de nombreuses traces de cette perception
de la terre comme un être vivant ; nous disons toujours côte, coteau,
flanc, gorge, col, tête (Kopf), mamelon, etc ; nous parlons toujours des
« entrailles » de la terre et des « veines » de minerais. Ces images ex-
priment des identifications immédiates, qui n'ont reculé que très len-
tement devant les acquisitions indubitables de la science. Le XVIIe
siècle n'est pas parvenu à surmonter l'obstacle épistémologique de
l'animisme.
Un autre obstacle était la nécessité pour les sciences de la terre de
s'inscrire dans le cadre présupposé de la révélation chrétienne. On sait
ce qu'il en avait coûté à Galilée de heurter de front les certitudes doc-

706 Jean SENEBIER, bibliothécaire de la ville de Genève, Introduction à sa tra-


duction des Opuscules de Physique animale et végétale, par M. l'abbé SPAL-
LANZANI, Genève, 1777, t. I, pp. XVI-XVII.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 505

trinales des théologiens, appuyées sur l'interprétation de quelques ver-


sets de la Bible. La contrainte qui pesait sur l'astronomie s'exerçait
aussi sur toutes les disciplines, dans la mesure où elles pouvaient para-
ître justiciables, directement ou indirectement, de l'interprétation des
livres saints. Pour la géographie, le risque n'était pas grand, bien que
les découvertes aient eu pour effet de mettre en lumière l'horizon res-
treint de l'histoire biblique. Personne ne semble avoir eu l'idée de nier
l'existence de l'Amérique ou des terres australes pour la raison qu'elles
n'étaient pas mentionnées dans les deux Testaments.
Le conflit pouvait naître bien plutôt de ce que l'histoire sainte se
présentait en même temps comme une histoire du monde, à partir de
la création. Les sept jours de la Genèse exposent l'apparition successi-
ve des êtres et des choses, avec une autorité qui s'impose à la cosmo-
logie et à l'anthropologie. La Création se fractionne en une série dis-
continue d'initiatives divines, chaque espèce sortant, sous sa forme
accomplie, des mains du Créateur. Le point origine du Discours sur
l'histoire universelle de Bossuet, se situe en 4004 avant Jésus-Christ ;
Bossuet, sur ce point, ne se distingue pas des autres chronologistes de
son temps. Quelques millénaires doivent suffire à contenir tout le dé-
veloppement de l'histoire des hommes et de l'histoire de la nature.
Il n'y a pas eu, au XVIIe siècle, de Galilée de la géologie, ni même
de Richard Simon. Plus tard Buffon, dans la Théorie de la Terre, se-
cond volume de son Histoire Naturelle (1749) exposera une cosmo-
gonie et une géologie indépendantes du mythe biblique et de sa durée
réduite. Le livre sera condamné par la Faculté de Théologie en janvier
1751, « comme renfermant des principes et des maximes qui ne [390]
sont pas conformes à ceux de la religion ». Buffon avait pourtant atté-
nué autant que possible le caractère subversif de sa pensée. Fidèle à
son principe : « mieux vaut être plat que pendu », l'auteur de
l’Histoire Naturelle n'hésite pas à se rétracter. Le tome IV de son
grand ouvrage, publié en 1753, s'ouvre sur la déclaration suivante :
« Je déclare que je n'ai aucune intention de contredire le texte de
l'Écriture, que je crois très fermement tout ce qui est rapporté sur la
Création, soit pour l'ordre des temps, soit pour les circonstances des
faits ; et que j'abandonne ce qui, dans mon livre, regarde la formation
de la terre, et en général tout ce qui pourrait être contraire à la narra-
tion de Moïse... »
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 506

Buffon n'est pas de l'espèce des témoins qui se font égorger. Nous
serions mal venus de lui en faire reproche, d'autant plus que sa rétrac-
tion de pure forme lui permettait de maintenir ses œuvres sans rien y
changer. Au milieu du XVIIIe siècle, les censures théologiques avaient
perdu beaucoup de leur efficacité. Mais la situation épistémologique
des sciences de la Terre à l'âge mécaniste ne doit pas être comprise
comme une lutte sans merci entre l'erreur traditionnelle, incarnée par
les théologiens, et la vérité scientifique, d'ores et déjà possédée par les
savants. Le problème cosmogonique est à peine posé, et les moyens
intellectuels propres à faire soupçonner la solution ne sont pas encore
disponibles. La recherche demeure une spéculation qui ne trouve guè-
re de points d'appui dans la réalité. Dès lors, le récit de la Genèse, bien
loin d'être un empêchement pour la pensée objective, définit un fil
conducteur d'intelligibilité. Le thème de la Création en six jours et le
mythe du déluge, catastrophe totale qui oblige les espèces vivantes à
un nouveau départ sur la terre, vont fournir les seuls points de repère
aux interprétations les plus diverses jusqu'en plein XIXe siècle. Les
hypothèses proposées s'appuient sur les indications bibliques lors
même qu'elles les mettent en question. La Bible seule propose à la
science de la terre un champ épistémologique de référence. Charles
Lyell, dont les Principes de Géologie, parus à partir de 1830, sont le
point de départ de la science positive en ce domaine, observe, à pro-
pos des travaux du naturaliste John Ray (1627-1705) : « Nous saisis-
sons clairement d'après ses écrits que le déclin graduel de notre uni-
vers et sa future destruction par le feu, étaient tenus par les orthodoxes
comme des articles de foi aussi nécessaires que l'origine récente de
notre planète. Ses discours, comme ceux de Hooke, sont d'un grand
intérêt dans la mesure où ils attestent l'association familière, dans l'es-
prit des savants de l'âge de Newton, des problèmes de physique avec
la théologie 707. » Pour Lyell la séparation des deux domaines s'impo-
se désormais ; or, en 1830 encore, cette disjonction n'est pas univer-
sellement admise et Lyell, ami de Darwin, est bien placé pour le sa-
voir, car il a eu à livrer des combats épistémologiques d'arrière-garde
contre les derniers tenants de la tradition. Certains de ses contempo-
rains en sont demeurés à l'âge [391] mental de Ray et de Hooke, ou de
Newton lui-même. Mais ce qui est devenu anachronisme en 1830 ne
correspond nullement à la situation intellectuelle de 1680. Chaque

707 Charles LYELL, Principles of Geology, 1830, t. I, p. 36.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 507

époque, disait Marx, ne se pose que les questions qu'elle peut résou-
dre ; et l'époque de Ray ne se pose pas les questions de Lyell.
Il suffit, pour s'en rendre compte, de se référer aux titres de cer-
tains des ouvrages qui traitent alors de la science de la terre 708. En
1684, l'ecclésiastique anglican Thomas Burnet (1635-1715), publie sa
Telluris theoria sacra, traduite en anglais sous le titre : Sacred theory
of the earth, containing an account of the earth, and of all the general
changes which it has already undergone, or is to undergo till the
consummation of things. La géologie est une science sacrée, puisqu'el-
le se déploie entre le commencement et la fin du monde selon le
schéma de l'histoire du salut. Il est d'ailleurs à remarquer que Burnet
n'est nullement, en son temps, un esprit rétrograde, enclin au littéra-
lisme biblique ; il se fera remarquer par un autre ouvrage, de théologie
celui-là, contenant une interprétation allégorique du récit biblique de
la chute. En 1696, un autre théologien anglais, William Whiston
(1667-1752) fait paraître sa New Theory of the earth, wherein the
création of the world in six days, the universal Deluge and the general
conflagration, as laid down in the Holy Scripture, are shown to be
perfectly agreeable to reason and philosophy. Cet ouvrage sera hau-
tement apprécié par Locke et par Newton, Whiston lui-même ayant
été le successeur de Newton dans sa chaire de mathématiques à Cam-
bridge à partir de 1701. Dans le domaine religieux, Whiston est un
esprit avancé ; comme ses illustres amis, il est de tendance unitarien-
ne ; il connaîtra même des ennuis d'ordre administratif pour avoir ou-
vertement préconisé l'arianisme dans ses travaux d'histoire religieuse.
Autrement dit, la « théorie sacrée de la terre », n'est pas le fait
d'esprits traditionnalistes, bien au contraire. Ce n'est pas par hasard
qu'elle s'affirme dans le contexte spirituel de l'Angleterre, terre d'élec-
tion du libéralisme religieux. De tels ouvrages sont significatifs d'une
attitude d'esprit qui tente de faire prévaloir les droits de l'explication
rationnelle dans un domaine particulièrement obscur. Certes, les spé-
culations de Burnet et de Whiston, comme celles de leurs émules, ne
contiennent pas grand-chose de positif ; ce sont des vues de l'esprit, où

708 Maurice MANDELBAUM, Scientific bachground of evolutionary theory in


biology ; in Roots of Scientific thought, p.p. WIENER and NOLAND, New
York, Basic Books ; C. C. GILLISPIE, Genesis and Geology, Cambridge
Mass., 1951.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 508

l'imagination tient plus de place que la raison, dont les conditions


d'exercice ne sont pas réunies. Néanmoins le schéma historique de la
révélation biblique associe en quelque sorte, l'histoire naturelle à l'his-
toire du salut. L' « histoire de la terre » n'est pas seulement une « en-
quête », selon le sens étymologique du mot « histoire » ; elle est un
devenir orienté entre un commencement et une fin. La terre a été créée
avant l'homme, et la fin de l'humanité est associée à la catastrophe
cosmique de la « fin du monde ». Ainsi se trouve précisée la perspec-
tive épistémologique de dévolution, appelée [392] à jouer un rôle de
plus en plus considérable dans la pensée des savants. Le changement
progressif du paysage est attesté par la lente transformation et dégra-
dation des formes ; les cataclysmes naturels évoquent d'autre part la
possibilité de mutations brusques, d'ailleurs autorisées par l'analogie
biblique du déluge et de la consommation finale de toutes choses. Les
schémas de la continuité et de la discontinuité ne cesseront de se dis-
puter la faveur des théoriciens.
Il n'y a donc pas de contradiction entre la connaissance géologique
et les mythes bibliques ; ceux-ci fournissent un cadre de référence as-
sez large pour permettre la recherche d'une première intelligibilité,
dans le respect des faits positifs qui, en petit nombre, se proposent à la
réflexion. Un éminent contemporain de Lyell, William Whewell, his-
torien et théoricien des sciences inductives, put encore passer sans dif-
ficulté apparente d'une chaire de minéralogie à Cambridge dans une
chaire de théologie. A ses yeux, la science positive qui explore les en-
chaînements de la causalité, doit nécessairement arrêter quelque part
sa recherche ; elle ne peut rien connaître d'un commencement absolu,
qui serait un effet sans cause. « L'origine première du langage, de la
civilisation, du droit et du gouvernement ne peut être clairement mise
au jour par le raisonnement et la recherche. Pareillement nous ne pou-
vons nous attendre à obtenir, à force d'investigations physiologiques et
géologiques, la connaissance scientifique des espèces végétales et
animales existantes ou disparues 709. » Il faut rechercher dans un do-
maine différent la justification des commencements. De même pour la
cosmologie et la géologie, qui peuvent expliquer le devenir des phé-
nomènes, mais non leur point de départ. La théologie peut venir au
secours de la science de l'univers, sans interférer avec elle. « Les deux

709 William WHEWELL, History of the inductive Sciences (1837), t. III, p. 581.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 509

disciplines peuvent s'accorder (conspire), non pas qu'elles aient des


parties communes, mais parce que toutes deux, en dépit d'un chemi-
nement très différent, font mouvement vers une même origine mysté-
rieuse et invisible du monde 710... »
Quoi qu'il en soit de leur validité actuelle, ces thèses (qui pour-
raient être confrontées avec celles d'un Teilhard de Chardin) définis-
sent assez bien l'horizon dans lequel s'inscrit la pensée cosmologique
des meilleurs esprits de l'âge mécaniste. Le fait nouveau est la consti-
tution d'un ensemble systématique de questions et de réponses. Cette
prise de conscience permet d'affirmer, comme le fait un historien, que
« c'est au XVIIe siècle que se situe la véritable naissance de la géolo-
gie » 711. L'apparition même du mot est un signe des temps. « Le ter-
me géologie (geologia) couvrait au Moyen Age l'étude de tout ce qui
était « terrestre » par opposition au « divin », englobant l'étude du
droit aussi bien que celle des minéraux. » Le premier emploi moderne
connu daterait de 1657, dans le titre d'un ouvrage du danois Escholt :
Geologia norvegica, traduit en anglais en 1663, qui traite des [393]
tremblements de terre et des minéraux. En 1690 paraît la Geologia, or
a discourse concerning the Earth before the Deluge de l'anglais Eras-
mus Warren 712. Mais le vocable nouveau mettra longtemps à préva-
loir : on dira plutôt Théorie de la Terre ou Histoire de la Terre (Buf-
fon, 1749). Le mot Géologie figure néanmoins dans le Système figuré
des connaissances humaines, annexé au Discours préliminaire de
l’Encyclopédie (1751) : la géologie est une partie de la Cosmologie,
qui se subdivise entre quatre disciplines : Géologie, Uranologie, Aéro-
logie et Hydrologie. C'est seulement à la fin du XVIIIe siècle que le
vocable sera généralement employé dans l'usage courant.
En tout cas, l'émergence de la nouvelle discipline est un phénomè-
ne intellectuel du XVIIe siècle. La science de la terre, la géognosie,
comme devait encore dire Humboldt, devient indispensable à partir du
moment où, les représentations anciennes du monde ayant disparu, la
nature de la terre fait problème. Les principes généraux de l'intelligibi-
lité doivent trouver aussi leurs applications dans les conditions parti-

710 Ibid., p. 584.


711 R. FURON, dans Histoire générale des Sciences (1937), p.p. R. TATON, t. II,
P. U F., 1958, p. 408.
712 Indications empruntées à FURON, ibid.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 510

culières de la cosmologie. La Terre étant reconnue comme une planète


entre les planètes, son statut doit se comprendre en tenant compte des
observations différentielles qui peuvent être faites sur les astres les
plus voisins, et surtout la Lune et le Soleil. Ceux-ci peuvent servir d'il-
lustration pour la science de la terre, dans la mesure où ils représen-
tent des stades différents d'une histoire analogue, conforme au droit
commun des planètes. Les cosmogonies mythiques doivent céder la
place à une cosmogonie rationnelle, capable de rendre compte de l'en-
semble des phénomènes en vertu de l'identité désormais reconnue de
la physique céleste et de la physique terrestre. On sait que Descartes
avait élaboré dès 1633 un Traité du Monde, que la condamnation de
Galilée le dissuada de publier ; mais on en retrouve les principales
indications dans le Discours de la Méthode, dans l'essai sur les Météo-
res et dans les Principes de la philosophie. Les explications cartésien-
nes demeurent rudimentaires ; mais elles trahissent une intention ra-
tionnelle. Résumant, dans le Discours, le traité demeuré inédit, Des-
cartes expose qu'il avait voulu présenter un équivalent mécanique du
mythe de la création. Il supposait un Dieu qui se serait contenté de
créer un chaos de matière inorganisée, la laissant ensuite, livrée à elle-
même, « agir suivant les lois qu'il a établies ». A partir de la seule ins-
titution d'une matière brute, Descartes se faisait fort de justifier la ge-
nèse d'un monde semblable à celui où nous faisons résidence. « Je
montrai comment la plus grande part de la matière de ce chaos devait,
en suite de ces lois se disposer et s'arranger d'une certaine façon qui la
rendait semblable à nos cieux ; comment cependant quelques-unes de
ses parties devaient composer une terre, et quelques-unes des planètes
et des comètes, et quelques autres un soleil et des étoiles fixes (...) De
là je vins à parler particulièrement de la terre : comment, encore que
j'eusse expressément supposé que Dieu n'avait mis aucune pesanteur
en la matière [394] dont elle était composée, toutes ses parties ne lais-
saient pas de tendre exactement vers son centre ; comment, y ayant de
l'eau et de l'air sur sa superficie, la disposition des cieux et des astres,
principalement de la terre, y devait causer un flux et reflux qui fût
semblable en toutes ses circonstances à celui qui se remarque dans nos
mers ; et outre cela un certain cours tant de l'eau que de l'air, du levant
vers le couchant, tel qu'on le remarque aussi entre les tropiques ;
comment les montagnes, les mers, les fontaines et les rivières pou-
vaient naturellement s'y former, et les métaux y venir dans les mines,
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 511

et les plantes y croître dans les campagnes, et généralement tous les


corps qu'on nomme mêlés ou composés s'y engendrer 713. »
Cet exposé sommaire atteste l'ambition démesurée de l'explication
cartésienne. Bien entendu, la théorie des tourbillons ne suffit pas à
rendre compte de la formation des astres et des phénomènes météoro-
logiques, et les spéculations cartésiennes sur la matière n'ont aucun
rapport avec la genèse des formations géologiques telles que nous les
comprenons maintenant. Lenoble souligne néanmoins certains apports
positifs : « Descartes a fait plus que quiconque pour montrer que la
Terre et les astres sont d'une même nature. Les taches du Soleil lui ont
fait concevoir que cet astre et, partant, toutes les étoiles ont une histoi-
re, que la Terre est une étoile refroidie, que les cieux, comme l'avait
entrevu Bruno, sont une juxtaposition d'astres équivalents, suivant
tous les mêmes lois 714. » Plus encore que ces indications particuliè-
res, ce qui est significatif c'est l'affirmation du nouveau langage, auto-
risé par l'atomisme, qui permet d'embrasser la totalité des phénomènes
selon la norme d'une même intelligibilité. Gassendi et ses disciples
voient l'univers autrement que Descartes, mais ils l'expliquent aussi en
entier.
Un demi-siècle après Descartes, un autre philosophe du premier
rang, Leibniz (1646-1713) esquisse une cosmogonie rationnelle tenant
compte des dernières acquisitions du savoir. Leibniz vient à l'histoire
de la terre à partir de l'histoire politique. Historiographe de la maison
de Hanovre, il sent la nécessité de rédiger une préface géologique, ex-
posant la formation du sol. Il fait commencer l'histoire du Hanovre à
la création du monde. Le tout est demeuré inédit du vivant de Leibniz,
comme bon nombre de ses écrits ; seul parut, en 1693, dans les Acta
eruditorum, un résumé d'une partie de ce petit traité. La publication
intégrale intervint à Gœttingen en 1748, sous le titre Protogaea sive
de prima facie telluris et antiquissimae historiae vestigiis in ipsis na-
turae monumentis 715. Cette évocation de l'aspect initial de la terre et

713 DESCARTES, Discours de la Méthode, 5e partie ; Œuvres de DESCARTES,


Bibliothèque de la Pléiade, pp. 155-156.
714 LENOBLE, in Histoire Générale des Sciences, op. cit., p. 198.
715 L'édition la plus récente de Protogaea est l'édition latino-allemande de EN-
GELHARDT, Stuttgart, Kolhammer Verlag, 1949. Une traduction françai-
se avait été publiée en 1859 par Bertrand de Saint-Germain.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 512

des monuments naturels qui sont les plus anciens vestiges de son his-
toire a bénéficié des renseignements fournis à Leibniz, en Italie, par
Nicolas Sténon, ainsi que des apports du P. Kircher, dont [395] le
Mundus subterraneus avait paru en 1664-1665. On y trouve une
conception des forces géologiques plus exacte que celle de Descartes.
Leibniz prend pour point de départ la création du monde évoquée par
les versets de la Genèse, lorsque la lumière se sépare des ténèbres.
Pour lui, ce premier moment ne saurait être, comme Descartes l'ima-
gine, le règne du chaos. Les premières formes naturelles doivent avoir
été régulières ; les irrégularités du relief, et par exemple « le surgis-
sement des montagnes qui défigurent la face du monde », sont des
phénomènes postérieurs à la création. A l'origine, la terre est un soleil,
une masse en fusion qui se refroidit peu à peu, passant de l'état liquide
à l'état solide ; dans le même temps et pour les mêmes raisons, les va-
peurs se condensent et forment les océans. La solidification des mas-
ses minérales de la croûte terrestre entraîne des irrégularités, des frac-
tures et des déchirures en surface et en profondeur. Les eaux superfi-
cielles peuvent ainsi s'engouffrer dans les abîmes souterrains, où il
leur arrive d'entrer en contact avec les zones encore brûlantes de la
sphère terrestre. De là les phénomènes volcaniques et les jaillisse-
ments d'eau chaude qui se produisent à la surface du sol ; de là les
convulsions et cataclysmes divers, tremblements de terre et raz de ma-
rée, qui bouleversent l'ordonnance superficielle et justifient le relief du
sol, tel que nous le connaissons. L'action du feu, de l'eau et du vent ne
cesse de se poursuivre sous nos yeux, parfois lente et comme insensi-
ble, parfois plus violente. Philosophe de la continuité, Leibniz recon-
naît l'importance du facteur temps dans les transformations géologi-
ques ; en particulier, il signale l'existence de couches sédimentaires
distinctes des roches d'origine ignée. Les bouleversements intervenus
permettent de comprendre que l'on trouve des coquilles fossiles dans
des régions montagneuses, soulevées au cours des temps.
Le Protogée n'est qu'une esquisse ; en dépit de toutes les insuffi-
sances, on y voit se préciser à grands traits la possibilité d'une explica-
tion naturelle des phénomènes naturels. La science de la terre devient
science d'observation, appelée à s'enrichir peu à peu. Les idées maî-
tresses, qui serviront de base aux débats ultérieurs, sont d'ores et déjà
en place. La Théorie de la Terre de Buffon paraît en 1749, dans l'an-
née qui suit la publication intégrale du texte latin de Leibniz. L'inspi-
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 513

ration leibnizienne, sur ce point comme sur d'autres, est une des do-
minantes du siècle de l’Encyclopédie. Les solutions de détail restent à
trouver, mais la problématique d'ensemble se trouve désormais à peu
près définie.
Les grandes fresques cosmologiques n'épuisent pas la contribution
du siècle mécaniste aux sciences de la terre. Dès ce temps se dessinent
des perspectives épistémologiques spécialisées, portant sur telle ou
telle catégorie de phénomènes. La connaissance se maintient plus près
des faits, conformément aux règles de l'empirisme baconien, l'esprit
d'observation et d'analyse l'emportant alors sur l'esprit de synthèse.
Les sciences du milieu terrestre sont solidaires de l'état général de la
connaissance qui demeure fidèle à la théorie traditionnelle [396] des
éléments. La rationalisation du réel s'inscrit dans le cadre d'une chimie
et d'une physique rudimentaires, prisonnières du schéma millénaire
qui décompose notre monde en air, eau, feu et terre. Le mot gaz a été
créé par van Helmont (1577-1644) dans le contexte d'une philosophie
de la nature d'inspiration paracelsienne. Spirituel et invisible, le gaz,
partout répandu dans la nature, est un intermédiaire entre la matière et
l'esprit. L'élément eau sera décomposé par Lavoisier, et l'élément feu
également poursuivra sa carrière jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Quant
à l'élément terre, dont la complexité aurait pourtant dû sauter aux
yeux, Lenoble observe à son propos que « Galilée doit consacrer de
longues pages du Dialogo à essayer de convaincre Simplicio qu'elle
n'est ni un élément ni par conséquent une formation simple, mais un
agrégat de corps très complexes ». Et Lenoble ajoute : « pour que les
yeux commencent à regarder, il fallait que les cerveaux eussent chan-
gé » 716.
La théorie des éléments fournit le cadre d'une division du travail
scientifique appliqué à l'étude du milieu. C'est ce même cadre qui re-
paraît, au milieu du XVIIIe siècle, dans le Système figuré des connais-
sances humaines proposé par l’Encyclopédie lorsque la Cosmologie se
subdivise en uranologie, aérologie, géologie et hydrologie 717. Cha-
que élément donne lieu à une investigation raisonnée, associant obser-
vation et expérimentation. Les recherches entreprises dans ces divers

716 LENOBLE, in Histoire Générale des Sciences, op. cit., p. 198.


717 On peut observer que la même classification des sciences situe en dehors de
la cosmologie une météorologie et une minéralogie.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 514

domaines dès le XVIIe siècle mettent en œuvre des instruments de re-


cherche et des orientations de pensée où s'affirme déjà un esprit pro-
prement scientifique.
Les recherches concernant l'air préfigurent les disciplines spéciali-
sées que seront plus tard la météorologie et la climatologie. Descartes,
dans ses Météores, essaie d'expliquer en vertu des principes généraux
de sa physique les phénomènes célestes : foudre, arc-en-ciel etc.
Beaucoup plus significatives sont les observations systématiques en-
treprises grâce à la mise en œuvre des nouveaux instruments de mesu-
re : baromètre, thermomètre, anémomètre, pluviomètre, etc. La voie
est ouverte pour une application de l'intelligibilité mathématique à des
réalités jusque-là considérées comme capricieuses. L’Accademia flo-
rentine del Cimento, qui regroupe pendant sa brève existence (1657-
1667) les disciples de Galilée, donne l'exemple de mesures systémati-
ques de la pression, de la chaleur et de l'humidité de l'air, d'études sur
les fumées. La large diffusion à travers l'Europe des comptes rendus
de l'Académie donne à ces recherches une valeur d'autant plus exem-
plaire que la spéculation en est absente ; il s'agit essentiellement de
relever les faits en leur exactitude.
Ce nouvel esprit scientifique apparaît clairement dans le cas, par
exemple, du médecin et botaniste français Louis Morin (1635-1715), à
propos duquel Fontenelle, dans son éloge funèbre, note qu'on a [397]
trouvé dans ses papiers « un journal de plus de quarante années, où il
marquait exactement l'état du baromètre et du thermomètre, la séche-
resse ou l'humidité de l'air, le vent et ses changements dans le cours
d'une journée, la pluie, le tonnerre et jusqu'aux brouillards ; tout cela
dans une disposition fort commode et fort abrégée qui présentait une
grande suite de choses différentes en peu d'espace » 718... Soldat in-
connu de l'histoire du savoir, Louis Morin l'oublié atteste la prise de
conscience des exigences d'une connaissance exacte non encore venue
à maturité. En 1688, l'Académie des Sciences de Paris avait décidé de
confier à la responsabilité de l'un de ses membres la hauteur de pluie
tombée à l'Observatoire, ainsi que les indications thermométriques et
barométriques.
La météorologie positive entre dans la science avant d'entrer dans
les mœurs. Et l'étude de l'atmosphère comprend aussi l'observation

718 Éloge de Morin, Œuvres de FONTENELLE, 1825, t. I, p. 295.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 515

des vents. Le grand ensemble de l’Instauratio magna de Francis Ba-


con comprenait l'esquisse d'une Historia ventorum (1622), dépourvue
sans doute d'appareillage scientifique, mais exemplaire, dans la mesu-
re où elle faisait du vent un objet épistémologique indépendant. Le
développement de la navigation au long cours sur des lignes régulières
donnait à cette étude un intérêt direct, qui pouvait bénéficier des té-
moignages des marins. Bernard Varenius avait déjà essayé de donner
une explication pour le phénomène des alizés. La question est reprise
par des savants comme Mariotte, qui s'efforce de systématiser les ob-
servations, et Halley, auquel on doit la première carte moderne des
vents.
La rationalisation de l'élément eau s'opère parallèlement à celle de
l'élément air. Là aussi, l'influence des motivations techniques joue un
rôle considérable : si la science de l'air est essentielle à la navigation à
voiles, à la construction des moulins à vent etc., de même la maîtrise
matérielle et intellectuelle de l'eau est un aspect fondamental de la
formation des marins, des techniciens de toute espèce, qui s'occupent
de canalisations, de digues, d'irrigation comme aussi de ces jeux d'eau,
élément décoratif essentiel dans les mises en scène de la vie de cour
en Italie et en France, puis dans toute l'Europe.
Or seules les exigences de l'intelligibilité mécaniste pouvaient met-
tre un peu d'ordre dans la confusion des phénomènes complexes liés à
la présence de l'eau sur la sphère terrestre. La légende de l'histoire des
sciences veut que le baromètre de Torricelli ait trouvé son origine
dans les perplexités des fontainiers de Florence. La mythologie ne de-
vait que très lentement céder aux exigences de la rationalité et aux
normes de la mesure. Christophe Colomb pensait que l'étendue des
continents devait surpasser celle des océans, car Dieu ne pouvait avoir
créé d'immenses espaces dépourvus de toute utilité. Mercator lui-
même ne pouvait admettre sur ses cartes des étendues vides ; et, pous-
sé par une obscure exigence de symétrie, il figurait des terres dans
l'hémisphère sud afin de maintenir un judicieux équilibre à la [398]
surface de la planète ; le mythe du continent austral perpétuera long-
temps cette exigence pseudo-rationnelle.
L'idée d'une science générale des eaux se fait jour peu à peu, com-
me l'atteste, en 1643, la publication par le jésuite Fournier d'une Hy-
drographie. Les problèmes particuliers résistent pourtant longtemps
aux tentatives de solution, qui s'efforcent en règle générale, de faire
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 516

entrer l'élément eau dans le droit commun de la nouvelle physique. Le


phénomène capital des marées avait assez tôt donné lieu à des obser-
vations précises concernant les lieux, les temps et la force relative du
flux et du reflux, toutes indications capitales pour le trafic maritime.
Mais l'interprétation de ces faits opposait un obstacle quasi insurmon-
table à la physique traditionnelle. En 1609, Kepler dans son Astrono-
mia nova seu physica coelestis invoque l'influence delà lune, dont on
savait depuis toujours que ses phases étaient en corrélation avec les
cycles des marées ; les eaux terrestres seraient sensibles à l'attraction
(vis tractoria) de notre satellite. Galilée et Newton achèveront de ren-
dre intelligibles, dans le contexte du nouveau système du monde, des
faits qui avaient paru jusque-là impénétrables à la raison humaine 719.
Mais cette mise en relation du cycle des marées avec l'économie
physico-mathématique du système sidéral ne s'impose pas sans gran-
des résistances. En 1634 encore, Mersenne, disciple de Galilée, hésite
à admettre la solution préconisée par son maître. Il évoque les diverses
hypothèses, pour les rejeter toutes ensemble : « Mais parce que nous
ne saurions prouver si la lune est cause de ce mouvement, ou si la mer
est cause de celui de la lune, ou si une troisième cause fait mouvoir
ces deux corps, et que la terre a peut-être quelque mouvement analo-
gue à la respiration des animaux, d'où la mer tire son flux et son re-
flux, il vaut mieux considérer ses autres mouvements que de s'arrêter à
ce qui ne se peut savoir, soit que l'on établisse le mouvement de la
terre pour donner le branle à la mer, ou que l'on prenne telle autre hy-
pothèse que l'on voudra 720 », et Mersenne songe à la force des cou-
rants qui pourraient agiter la mer. Il existait depuis l'Antiquité une
théorie selon laquelle les marées seraient un mouvement dû à la vie
immanente de la nature, désireuse de se purger périodiquement de ses
impuretés. Dix ans plus tard, dans la section intitulée Hydraulica des
Cogitata physico-mathematica (1644), Mersenne ne s'estime pas en-
core convaincu par les raisons de Galilée. Il imagine d'utiliser un navi-
re sous-marin de son invention pour inspecter les fonds et vérifier si,
oui ou non, il s'y trouve de grands orifices par lesquels les eaux de la

719 Cf. O. PECHSEL, Geschichte der Erdkunde, 2 édition, München, Verlag R.


Oldenbourg, 1877, p. 436.
720 MERSENNE, Questions inouïes ou Révélations des savants (1634), pp. 40-41,
dans R. LENOBLE, Mersenne ou la naissance du Mécanisme, Vrin, 1943, p.
498.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 517

mer pourraient entrer dans le sein de la terre et en sortir au rythme des


marées 721.
L'hésitation de l'une des meilleures têtes du début du XVIIe siècle
entre le nouveau mécanisme, dont Mersenne est le champion, et l'ani-
misme [399] traditionnel, est significative des résistances qui subsis-
tent jusqu'à une époque avancée. On doit admettre une solidarité des
eaux terrestres, puisque les fleuves communiquent avec la mer, et
l'existence indéniable d'un métabolisme d'ensemble complique encore
la difficulté. « L'idée la plus classique, selon Lenoble, que l'on trouve
aussi bien chez Descartes et les modernes que chez Aristote, consiste
à imaginer des canaux souterrains qui, du fond de la mer, amènent
l'eau jusque dans des grottes situées au même niveau sous le pied des
montagnes. De là, soit par évaporation, soit par capillarité, elles re-
montent jusqu'aux lieux où pointent les sources. Dans le cas de l'éva-
poration, il n'est plus question du sel ; dans l'autre, il suffit d'imaginer
un filtrage assez parfait pour que le sel soit laissé en bas 722. » Cette
dernière hypothèse permet au surplus de justifier l'existence de masses
de sel cristallisées dans les profondeurs de la terre. La théorie carté-
sienne des tourbillons, forte d'analogies hydrauliques, fut invoquée par
certains auteurs, dont Varenius lui-même, pour expliquer un certain
nombre de phénomènes observés en mer et sur terre.
Ces indications mettent en lumière les perplexités d'une pensée
dont les exigences d'intelligibilité rationnelle se heurtent à l'insuffi-
sance des données disponibles et des moyens de recherche mis en œu-
vre. C'est pourquoi la voie la plus sûre paraît être, plutôt que celle de
synthèses prématurées, la discipline plus modeste de l'investigation
précise des faits. En 1644, un autre recueil de Mersenne, intitulé Uni-
versae Geometriae synopsis, contient une note sur la nécessité de faire
des observations (de faciendis observationibus), où s'affirme l'esprit
baconien. Il conviendrait de procéder à l'étude systématique de tel ou
tel fleuve, de telle ou telle montagne ; on pourrait, par exemple entre-
prendre une monographie du Pô, relevant ses cotes d'altitude, sa vites-
se et même l'abondance plus ou moins grande des poissons selon les
lieux. Il conviendrait d'étudier pareillement le régime des sources, afin

721 LENOBLE, ibid., p. 499.


722 LENOBLE, La représentation du monde physique à l'époque classique, dans
XVIIe siècle, janvier 1956, p. 13.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 518

de vérifier si oui ou non les eaux peuvent provenir de la mer à la fa-


veur du refoulement produit par la pression de l'air 723.
Le progrès de la connaissance se réalisera par la progressive corré-
lation des données empiriques fournies par les sourciers, fontainiers,
hydrauliciens de toute espèce, et des indications théoriques formulées
par des savants comme Torricelli, Mariotte et Huygens. Cette nouvel-
le recherche aboutit à des résultats précis, par exemple avec le traité
de Pierre Perrault (1608-1680) De l’Origine des Fontaines, paru en
1674. Pierre Perrault, l'un des trois frères de cette célèbre famille, est
l'ami de Huygens ; ses travaux personnels se développent dans l'esprit
expérimental, caractéristique de la nouvelle Académie des Sciences.
L'une des questions qu'il pose est de savoir si les eaux continentales
ne pourraient pas provenir des seules précipitations atmosphériques,
indépendamment de toute influence marine. Perrault « s'est rendu
compte que tout le monde se trompait en accordant aux eaux fluviales
[400] un volume beaucoup plus important que celui des eaux de pluie.
Le premier, il cherche des chiffres exacts, et pendant trois années, si-
tuées entre 1668 et 1674, il mesure la quantité d'eau de pluie qui tom-
be à Paris. Il arrive au chiffre de 600 millimètres par an, qui corres-
pond bien à la réalité. Mieux encore, il mesure la superficie du bassin
de réception de la haute vallée de la Seine, et conclut que la quantité
d'eau de pluie qui y tombe est suffisante pour l'alimenter, tout en assu-
rant la vie des arbres et des prairies » 724.
L'intelligibilité mécaniste, en pleine possession de ses moyens, se
consacre à la détermination précise des phénomènes. Les résultats ob-
tenus sont vrais, indépendamment de toute interprétation doctrinale,
que la force motrice qui refoule l'eau jusqu'aux sources soit l'horreur
du vide, la pesanteur de l'air, la capillarité, ou une forme particulière
d'attraction. Pierre Perrault lui-même s'en tient à des explications de
style ancien, imaginant que l'eau circule sous terre en forme de va-
peur, pour se condenser à l'orifice des sources. L'essentiel est l'affir-
mation d'un nouveau style de recherche, dont les résultats demeurent
acquis, quelle que puisse être la fragilité des systématisations.
En 1710, Fontenelle prononce l'éloge funèbre du savant italien
Dominico Guglielmini, associé étranger de l'Académie des Sciences

723 Dans LENOBLE, Mersenne..., op. cit., p. 497.


724 R. FURON, in Histoire générale des Sciences, op. cit., t. II, p. 411.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 519

qui a consacré la majeure partie de son activité scientifique à l'étude


des fleuves. Mathématicien et médecin, Guglielmini (1655-1710), né
à Bologne, reçoit en 1686 la charge de l'intendance générale des eaux,
avec la mission de veiller à l'irrigation et aux inondations dans la plai-
ne du Pô. Il publie en 1690-1691, sous le titre Aquarum fluentium
mensura nova methodo inguisita, un traité d'hydrostatique, contenant
une étude mathématique de l'écoulement des eaux, du courant des
fleuves et de l'activité des chutes, illustrée de courbes et de graphi-
ques. « Comme Guglielmini avait porté la science des eaux plus loin
qu'elle n'avait encore été, du moins en Italie, et qu'il en avait fait une
science presque nouvelle, Bologne fonda dans son Université en 1694
une nouvelle chaire de professeur en hydrométrie, qu'elle lui donna.
Le nom d'hydrométrie, ajoute Fontenelle, était nouveau, aussi bien
que la place 725. « En 1697, le savant publie un grand ouvrage Della
natura de' fiumi son chef-d'œuvre. « La préface, dit Fontenelle, roule
sur la nécessité de porter dans la physique la certitude de la géométrie,
et sur la difficulté de faire entrer les idées simples de la géométrie
dans la physique, aussi compliquée qu'elle soit 726. » Les problèmes
étudiés sont ceux du débit des cours d'eau, de l'érosion des berges, du
creusement des fonds, des confluents et captures, des dépôts alluvion-
naires, des deltas, avec la contrepartie des mesures à prendre dans le
domaine de l'« architecture des eaux » : levées et digues, canaux, éclu-
ses, assèchements... Ainsi se trouve réalisée la jonction entre la théorie
et la pratique, entre la science et la technique.
[401]
Comme l'élément air et l'élément eau, l'élément feu est présent
dans la réalité qui nous environne : la foudre, le soleil, la lumière elle-
même et les phénomènes volcaniques attirent l'attention et donnent
lieu à des spéculations diverses. Mais ces études se trouvent disper-
sées entre la chimie, l'optique et l'astronomie. La science du feu de-
meure en retrait. Les volcans attestent une présence immanente, une
énergie latente, qui a pu jouer le rôle d'un agent géologique. Seule-
ment les montagnes restent, au XVIIe siècle, un objet d'effroi, et les
volcans plus redoutables encore, ont, aux yeux des savants européens,
une position lointaine et excentrique. C'est pourquoi, bien que l'atten-

725 Éloge de Guglielmini, Œuvres de FONTENELLE, éd. de 1825, t. I, p. 230.


726 Ibid., p. 231.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 520

tion ait été attirée par les sources chaudes, les solfatares, les geysers
etc., la géognosie du feu ne connaît pas de grands développements
avant le XVIIIe siècle.
Par contre, la terre, considérée comme un élément, demeure l'objet
d'enquêtes et de théories de toute espèce ; sans doute faut-il tenir
compte ici de la naturelle familiarité de l'homme avec le sol qui le
porte, dont il tire sa subsistance et qui lui fournit aussi toutes sortes de
richesses et de curiosités. À partir du moment où l'homme entreprend
de transformer le monde à son bénéfice, la réflexion, au service de
l'action, doit entreprendre de rationaliser la connaissance du domaine
minéral. Cette prépondérance des exigences utilitaires explique l'appa-
rition d'une certaine positivité empirique, alors même que les vues
d'ensemble demeurent marquées d'irréalisme. Dès 1556, le De re me-
tallica de Georg Agricola, médecin saxon et administrateur des mines,
fournit une véritable technologie du travail des métaux, complétée par
de nombreux traités concernant les questions de minéralogie et de
géologie 727. Bauer-Agricola n'est nullement seul en son siècle à se
préoccuper de ces questions. A Rome, Michèle Mercati, élève de Cé-
salpin, contemporain d'Aldrovandi, directeur du jardin botanique du
Vatican et médecin personnel du pape Clément VIII, constitue au
cours de ses promenades et de ses voyages une collection considérable
de cailloux, échantillons minéraux, fossiles, camées, statues, tessons
et débris archéologiques. Le tout constitue un immense bric-à-brac,
incorporé aux collections du Vatican. Pour décrire ce qu'il appelle sa
Métallothèque, Mercati ne trouve pas de meilleure méthode que de
présenter ses trésors dans l'ordre des armoires qui les contiennent 728.
La Metallotheca aura donc dix livres parce qu'il y a dix armoires ; et
pourtant Mercati, mort en 1593, est sans doute le premier à avoir re-
connu dans les silex préhistoriques des armes et des outils taillés de
main d'homme.
En l'absence d'un espace mental rationnellement ordonné, les meil-
leurs esprits du XVIe siècle ne peuvent aller au-delà de cet empirisme
de la curiosité ; leurs intuitions les plus géniales n'ont pas la valeur de

727 Sur Agricola, cf. GUSDORF, Les Origines des Sciences humaines, Payot,
1967, pp. 454-455.
728 Cf. L. OLSCHKI, Bildung und Wissenschaft im Zeitalter der Renaissance in
Italien, Leipzig, Olschki Verlag, 1922, p. 31.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 521

découvertes scientifiques. Néanmoins la curiosité garde ses [402]


droits dans les sciences d'observation ; ses mots d'ordre s'expriment
dans l'œuvre de Ramus, ou dans l’Idea medicinae philosophicae
(1571) de son émule danois Peder Sörensen, qui proclame, après Pa-
racelse : « Allez mes enfants..., brûlez vos livres..., escaladez les
monts, cherchez les vallées, les déserts, les rivages de la mer et les
plus profonds replis de la Terre, notez les dissemblances entre ani-
maux, les différences des plantes, les variétés des minéraux, les pro-
priétés et l'origine de tout ce qui existe 729. » En France, le même es-
prit s'affirme dans l'enseignement du malheureux céramiste Bernard
Palissy (1510-1590), lui aussi curieux avant tout de relever la diversité
des choses naturelles. Cette attitude prébaconienne s'exprime dans ses
Discours admirables de la nature des eaux et fontaines, tant naturel-
les qu'artificielles, des métaux, des sels et salines, des pierres, des ter-
res, du feu et des émaux (1580).
La révolution mécaniste, dans ce domaine comme dans les autres,
se caractérise par l'affirmation d'une attitude intellectuelle. L'impor-
tant n'est pas telle ou telle découverte particulière, mais la réorganisa-
tion du champ mental qui détermine une nouvelle problématique et
une nouvelle méthodologie. Par exemple, l'idée que les empreintes
fossiles de plantes et d'animaux ne sont pas des caprices de la nature,
ou des « pierres de foudre » engendrées par le feu du ciel, mais bien
d'authentiques vestiges d'êtres vivants, a été émise dès avant le XVIIe
siècle, par Cardan, Palissy et d'autres. Cette idée, appelée à révolu-
tionner la géologie par la paléontologie, donnera lieu à des débats pas-
sionnés tout au long du XVIIIe siècle. En fait la question ne sera vrai-
ment résolue qu'au XIXe siècle, après les travaux de Lyell, de Boucher
de Perthes, de Darwin et de leurs émules. C'est-à-dire que la science
des fossiles, au XVIIe siècle, demeure une connaissance prématurée,
d'intérêt anecdotique.
L'esprit baconien apparaît nettement dans l'œuvre de Robert Hooke
(1635-1703), dont l'ouvrage principal est la Micrographia de 1665. Le
Secrétaire de la Société Royale s'est intéressé à l'investigation sagace
des phénomènes terrestres, en particulier dans des communications
faites à la Société en 1667-1668. « Il expose que les fossiles consti-

729 Texte cité dans A. BIREMBAUT, dans Histoire de la Science, p.p.


M. DAUMAS, Encyclopédie de la Pléiade, 1957, p. 1102.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 522

tuent les vestiges d'organismes vivants et que des formes existant seu-
lement dans les mers chaudes ont autrefois vécu en Europe, alors que
d'autres fossiles diffèrent de toutes les espèces connues. Cela prouve,
ajoute-t-il, que les roches ont enregistré les grands changements
contemporains de la disparition de certains groupes d'animaux. Hooke
est ainsi amené à concevoir une première idée de l'évolution. Il décrit
les tremblements de terre et, observant que ceux-ci provoquent des
soulèvements de roches, il y voit une des causes de l'orogenèse. Il in-
dique également les effets que l'érosion due aux précipitations, aux
fleuves et aux vents produit à la longue. Il montre que les fossiles
permettent de classer les roches, les fossiles les plus profonds mar-
quant les roches les plus anciennes, même lorsque [403] celles-ci ont
été soulevées. Il pense que les fossiles permettront un jour de dater le
passé et de rendre ainsi des services analogues à ceux que les mon-
naies trouvées sous les murs des villes mortes fournissent aux archéo-
logues 730. »
La pensée sagace de Hooke constitue l'histoire de la terre en un
corps de doctrine qui donne prise à une intelligibilité rationnelle.
L'âge des opinions doit céder la place à l'âge de la science. Cette
conviction incite à la recherche des concitoyens de Hooke, tel Edward
Lhuyd, dont la Lythophylacii britannici inconographia (1699) décrit,
avec illustrations à l'appui, 1600 animaux et végétaux fossiles d'An-
gleterre. L'observation est valable, même si l'interprétation demeure
assujettie à des représentations traditionnelles selon lesquelles ces
formations seraient le fruit de la germination de semences contenues
dans le sein de la terre. La structure sédimentaire du sol anglais frappe
aussi certains savants, en particulier le zoologiste Martin Lister (1638-
1712), qui souligne « la continuation de la craie d'Angleterre de l'autre
côté de la Manche. Il paraît avoir eu le premier l'idée de la construc-
tion d'une carte géologique, mais son projet ne fut pas mis à exécu-
tion » 731. La carte en question sera réalisée seulement au début du
XIXe siècle.
En dehors de l'école anglaise, fidèle à l'esprit de Bacon, l'un des
grands noms de la naissante science de la terre est celui d'un des prin-
cipaux naturalistes et biologistes de l'époque, le Danois italianisé

730 A. BIREMBAUT, in Histoire de la Science, op. cit., pp. 1105-1106.


731 R. FURON, in Histoire générale des Sciences, op. cit., p. 412.
La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 523

Niels Steensen (1638-1686), qui s'illustra sous le nom de Sténon.


Formé en Hollande et à Paris, Sténon participe ensuite, à Florence,
aux travaux de l’Accademia del Cimento ; il se livre à une étude mi-
nutieuse du paysage géologique toscan, dont les résultats sont publiés
dans son ouvrage Prodromus de solido intra solidum naturaliter
contento (1669). Si les travaux de Hooke reflètent le style de pensée
propre à la Société Royale, ceux de Sténon expriment à leur manière
la mentalité galiléenne de l'Académie florentine, par l'exemple d'une
réflexion où l'expérimentation fait alliance avec l'esprit de géométrie,
ainsi que l'atteste le titre même de l'ouvrage. L'étude rigoureuse des
plissements du sol aboutit à « des conclusions absolument surprenan-
tes pour l'époque et qui demeurent à la base de la stratigraphie moder-
ne » 732. L'originalité de Sténon consiste à considérer la surface terres-
tre, analysée comme une superposition de couches qui se sont dépo-
sées au cours des temps les unes sur les autres, à la manière d'un
champ de forces physiques en réciprocité d'action. Le relief s'explique
par l'interaction des eaux des dépôts sédimentaires et des roches de
diverses natures ; le jeu des effondrements, des éruptions, des ruptures
et cassures de toute espèce, combiné avec l'influence de l'érosion per-
met de justifier le caractère tourmenté du paysage superficiel, et par
exemple le fait que l'on découvre en hauteur des fossiles d'origine ma-
rine.
[404]
La voie est ouverte vers une géomorphologie positive ; le recours à
des forces mystérieuses et transcendantes est abandonné ; la recherche
se fonde sur l'idée d'une dynamique immanente des éléments consti-
tuants de la croûte terrestre. Il est à souligner que la modernité de sa
problématique n'empêche nullement Sténon d'être un esprit profon-
dément religieux : converti au catholicisme, il mourra évêque. L'his-
toire géologique de la Toscane, conforme au mythe de la Genèse, se
développe en six périodes, correspondant aux six jours de la Création.
Au premier jour la terre est recouverte par les eaux, qui forment des
dépôts sédimentaires, exempts de fossiles ; la seconde journée voit se
réaliser un assèchement qui laisse un sol uniforme ; puis vient une pé-
riode de bouleversements créateurs du relief. Le quatrième jour est
celui du déluge qui submerge les montagnes et permet des dépôts de

732 FURON, ibid., p. 411.


La révolution galiléenne. Tome I. (1969) 524

fossiles en altitude. À la période suivante, qui est sèche, les dépôts


sont évacués vers la mer et s'accumulent dans les deltas ; enfin le
sixième jour est occupé par l'érosion des eaux et les phénomènes vol-
caniques, qui sculptent la figure actuelle de la terre. La foi chrétienne
permet un échelonnement dans le temps qui anticipe sur les idées évo-
lutionnistes, moyennant l'interprétation des « jours » de la Genèse
comme des ères d'une durée indéterminée.
L'œuvre de Sténon comprend déjà la plupart des éléments explica-
tifs sur lesquels opérera la pensée du XVIIIe siècle ; elle fait place à la
fois aux actions lentes de l'érosion ou de la sédimentation et aux catas-
trophes brutales ; elle admet aussi bien le rôle géomorphologique des
éruptions volcaniques, sur lesquelles insistera le plutonisme, que l'ac-
tion lente de la mer, reconnue prépondérante par les neptuniens. Un
cadre de pensée est créé, mais la place de la spéculation théorique
demeure excessive ; l'analyse des faits est encore très insuffisante et le
demeurera encore longtemps.
Si le De Solido intra solidum naturaliter contento de Sténon
(1669) paraît en avance sur son temps, l'ouvrage le plus caractéristi-
que de la géognosie du XVIIe siècle est peut-être le Mundus subterra-
neus du jésuite allemand Athanase Kircher, paru en 1665. Kircher
(1601-1680), polygraphe baroque, s'est occupé de toutes sortes de su-
jets : une manière de Leibniz avec le génie en moins. Sur un arrière-
plan d'animisme rémanent, le Monde souterrain dresse un tableau
évocateur des forces et influences dont l'interaction compose la réalité
terrestre : le métabolisme du feu central, attesté par les volcans, le mé-
tabolisme des eaux à travers le système circulatoire des conduits, ca-
vernes et canaux permet de rendre compte d'une multitude de faits
géologiques et géographiques, sur certains desquels Kircher a eu le
mérite d'attirer le premier l'attention.
Le fait majeur est la mise en évidence d'un phénomène total de la
Terre, qui relève désormais d'une explication unitaire. La géologie
n'est pas faite, elle est encore à faire ; mais elle existe en exigence et
en espérance ; elle a conquis sa place dans le rond de l'encyclopédie,
au sein duquel elle jouera bientôt un rôle de plus en plus décisif.
[405]
FIN DU TOME PREMIER

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