Un Voyage Entre Deux Mondes Avec Epona PDF

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DE NUMMIS GALLICIS
MÉLANGES DE NUMISMATIQUE CELTIQUE
OFFERTS À LOUIS-POL DELESTRÉE
DE NUMMIS GALLICIS
MÉLANGES DE NUMISMATIQUE CELTIQUE
OFFERTS À LOUIS-POL DELESTRÉE

Textes réunis par


Pierre-Marie Guihard et Dominique Hollard

Société d'Études Numismatiques et Archéologiques (SÉNA)


Paris
2013
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Auteurs

PhilippeAbollivier.ChercheurassociéauCentredeRechercheBretonneetCeltique,UniversitédeBre-
tagne Occidentale, Brest (France).
Yves-Marie Adrian. Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (France).
Federico Barello. Soprintendenza per i Beni Archeologici del Piemonte e del Museo Antichità Egizie,
Torino (Italie).
Claire Beurion. Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (France).
Jean-Louis Brunaux. Directeur de recherche au CNRS, UMR 8546 – AOROC, École Normale
Supérieure, Paris (France).
Jacopo Corsi. Università degli Studi di Torino (Italie).
Xavier Delamarre. Chercheur indépendant, Vaucresson (France).
Michel FeugèSF$IBSHÏEFSFDIFSDIFBV$/34 6.3o"SDIÏPNÏUSJFFU"SDIÏPMPHJFEF
MB.BJTPOEFMh0SJFOU .0.
-ZPO 'SBODF

Jean-Luc Genevrier. Membre correspondant de la Société française de Numismatique (France).
Gisèle Gentric. Agrégée d'histoire (France).
Daniel Gricourt. Centre d'étude et de publication des trouvailles monétaires, Bibliothèque nationale de
France, Paris (France).
Maria Filomena Guerra. Centre de Recherche et de Restauration des Musées de
France – UMR 8220 (France).
Pierre-Marie Guihard. Ingénieur d'études, responsable du service de numismatique, Centre Michel de
Boüard-CRAHAM (UMR 6273), Université de Caen Basse-Normandie (France).
Bénédicte Guillot. Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (France).
DominiqueHollard. Chargé des fonds monétaires celtiques et romains, Cabinet des Médailles,
Bibliothèque nationale de France, Paris (France).
Bertrand Houdusse. Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (France).
Patrice Lajoye. Secrétaire de rédaction, MRSH, Université de Caen Basse-Normandie (France).
Marie-ClotildeLequoy.Conservateurenchefdupatrimoine,DRACdeHaute-Normandie–service
régional de l'archéologie (France).
Dagmar Lukas. Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (France).
Chrystel Maret. Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (France).
Maxime Mégret-Merget. Numismate professionnel (France).
JensChristianMoesgaard.Conservateuraumuséenational,collectionroyaledesmonnaiesetmédailles
(Danemark).
Fabien Pilon. Chercheur associé UMR7041 – ArScAn (France).
Jean-Claude Richard Ralite. Directeur de recherche (er) au CNRS, Centre Camille Jullian, MMSH,
Université d'Aix-Marseille (France).
Simone Scheers. Professeure (er), Université de Louvain (Belgique).
John Sills. Celtic Coin Index, Institute of Archaeology, Oxford (Angleterre).
Bernward Ziegaus. Archäologische Staatssammlung, München (Allemagne).
SOMMAIRE

Pierre-Marie Guihard et Dominique Hollard


L'”uvre numismatique de Louis-Pol Delestrée............................................... p. i-iv
Pierre-Marie Guihard et Dominique Hollard
Bibliographie de Louis-Pol Delestrée (1972-2011)........................................... p. v-xv
Philippe Abollivier et Maria Filomena Guerra
Catalogue des monnaies gauloises des Osismes du Cabinet des Médailles
de la Bibliothèque nationale de France (Paris).................................................. p. 
Jean-Louis Brunaux
Ce que la monnaie nous apprend de l’art gaulois.............................................. p. 17-30
Jacopo Corsi, Federico Barello
Le prime dracme d’imitazione massaliota : nuove osservazioni su
composizione e rapporti con la dracma pesante di Marsiglia......................... p. 
Xavier Delamarre
À propos d'une nouvelle légende monétaire gauloise EPPANTIS et le
thème verbal pant- "souffrir, endurer" en vieux-celtique................................ p. 
Michel Feugère
Oralité et autorité en Gaule préromaine d'après les monnaies gauloises
méridionales............................................................................................................ p. 
Daniel Gricourt et Dominique Hollard
Un voyage entre deux mondes avec Épona. À propos d'un bronze gaulois
inédit figurant la déesse équine............................................................................ p. 
Pierre-Marie Guihard
Le trésor de Brionne (Eure). Une exportation ciblée de numéraire carnute
en territoire éburovice........................................................................................... p. 
Patrice Lajoye
La triple déesse guerrière celtique sur les monnaies des Lexovii et des
Veliocassi. Un cas d'affirmation de souveraineté locale sous Auguste............ p. 
Maxime Mégret-Merget
Un plomb monétiforme de type élusate : une épreuve monétaire ?.............. p. 
Jens-Christian Moesgaard
Pour un débat dépassionné sur le détecteur à métaux..................................... p. 
Fabien Pilon
Yves-Marie Adrian, Claire Beurion, Bénédicte Guillot, Bertrand
Houdusse, Chrystel Maret, Dagmar Lukas et Marie-Clotilde
Lequoy
Analyses numismatique et contextuelle de monnaies gauloises décou-
vertes en fouille en vallées de Basse Seine et d’Iton......................................... p. 
Jean-Claude Richard Ralite, Gisèle Gentric et Jean-Luc Genevrier
Un ensemble de statères et divisions celtiques découvert en pays
Gévaudan................................................................................................................ p. 
Simone Scheers
La datation des bronzes à la légende SVTICOS/RATVMACOS d’après
les prototypes romains.......................................................................................... p. 
John Sills
Reversal of fortune : eye staters of the Treveri and Remi................................... p. 
Bernward Ziegaus
Ein Probeabschlag aus dem Oppidum von Manching (Oberbayern)........... p. 
Un voyage entre deux mondes avec Épona. À propos d'un bronze gaulois
inédit figurant la déesse équine
(Planches 7-8)

Daniel Gricourt et Dominique Hollard

Épona, « la Chevaline » ou « la divine Équine »1, est la déesse gauloise la plus célèbre ; la
seule même, parmi les divinités féminines des Celtes, à être aujourd'hui connue d'un public
dépassant le cercle des celtisants. Cette notoriété procède de la double fortune qu'a
rencontrée cette figure théologique après la fin de l'Indépendance. D'une part, son culte,
appuyé sur une iconographie spécifique2, s'est prolongé jusqu'à la christianisation de la Gaule
et des autres contrées celtisées d'Europe ; d'autre part, son adoption à Rome par la
corporation des cochers liée aux courses du Cirque lui a assuré une popularité auprès du
public italien3 comme des auteurs latins et grecs4.
Par ailleurs, l'homologue insulaire d'Épona a été clairement et unanimement reconnu par
les celtologues dans le personnage mythologique médiéval de la Rhiannon galloise,
incarnation de la royauté qui présente un aspect hippique irréfutable5. Pour autant, il convient
de souligner la quasi-absence de la déesse chevaline au sein des nombreuses images
monétaires celtiques de la fin du second âge du Fer, et cela malgré la présence clairement
perceptible d'une autre entité équestre féminine.
En effet, la cavalière armée et échevelée qui caracole, la poitrine nue, sur des monnaies
d'or armoricaines et péri-armoricaines6 ne peut en aucun cas être Épona. Il s'agit de la déesse
guerrière des Celtes, appelée la Bobd (prononcer Bove), « la Corneille » ou la Mórrigan en

1.
D. ELLIS EVANS, Gaulish personal names : a study of some Continental Celtic formations, Oxford, 1967, p. 197 ;
X. DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise, Paris, 2003 (2e éd.), p. 163-164.
2.
Sur l'iconographie d'Épona voir en dernier lieu : S. BOUCHER, s.v. EPONA. Dans : Lexicon Iconographicum
Mythologiae Classicae (LIMC), Zurich-Munich, 1990, V/1, p. 985-999, et V/2, pl. 619-628.
3.
Cette présence italique d'Épona relève, bien avant le bellum Gallicum, de la celtisation antérieure du
nord de la Péninsule (Gaule Cisalpine) conquise par Rome, comme en témoigne le vestige
remarquable que représente le calendrier de Guidizzolo (CIL I, 2e éd., p. 253), datable du règne
d'Auguste, à partir de 27 av. J.-C. Ce document découvert près de Brescia, capitale des Galli Cenomani,
signale une fête de la déesse au 18 décembre (XV Kalendas Ianuarius Eponae).
4.
Pseudo-Plutarque, Parall. Min., XXIX (d'après Agésilas) ; Juvénal, Satires, VIII, 154 ; Apulée,
Métamorphoses, III, 27, 2 ; Minucius Felix, Octavius, XXVIII, 7 ; Tertullien, l'Apologétique, XVI ; Idem,
Ad. Nat., I, 11 ; Prudence, Apotheosis, 197 ; Fulgence, Expositio sermonum antiquorum, XXI.
5.
Cet acquis essentiel est généralement admis depuis l'étude de H. HUBERT, « Le mythe d'Épona ». Dans :
Mélanges linguistiques offerts à M. J. Vendryes par ses amis et ses élèves (C. BALLY et alii éd.), Paris, 1925,
p. 187-198, reprise dans Divinités gauloises, Macon, 1925, p. 21-32. Sur le dossier d'Épona, de Rhiannon
et de la royauté celtique, voir la présentation synthétique, claire et étayée, de C. STERCKX, Éléments de
cosmogonie celtique, Bruxelles, 1986, p. 9-54. L'identité originelle entre les déesses gauloise et galloise est
rejetée sans aucune argumentation par S. BOUCHER, op. cit., 1990, p. 996.
6.
Voir, en dernier lieu, L.-P. DELESTRÉE et M. TACHE, Nouvel Atlas des monnaies gauloises. II, De la Seine à la
Loire moyenne, Saint-Germain-en-Laye, 2004, p. 50-52, série 263A-C, DT 2079-2094.

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

Irlande, et Catubodua, « la Corneille de combat », sur une inscription gallo-romaine7 ; une


divinité qui correspond en réalité à l'Athéna hellénique8. Elle est également
figurée – ornithocéphale – sur des espèces d'argent des Celtes danubiens9. Cette présence de
la déesse combattante sur le numéraire celtique est naturellement liée à la relation étroite
entre monnaies en métaux précieux et payement de troupes de guerriers stipendiés par des
chefs ou des communautés.
Pour ce qui concerne Épona, divinité éminemment pacifique, seules trois monnaies, dont
deux tardives – l'une en argent, l'autre en bronze – de l'île de Bretagne et la dernière en or de
l'ouest de la Gaule, nous en offraient jusqu'à ce jour des représentations probables ou
possibles.
La première, une piécette d'argent frappée par le célèbre Cunobelinos (8-41 ap. J.-C.) qui
unifia les territoires au nord de la Tamise, figure un personnage féminin montant en amazone
un quadrupède (Fig. 2)10. Cette scène est possiblement dérivée d'une image de Cybèle, la
mère des dieux, montée sur son lion11 mais, en tout état de cause, son insertion dans un
contexte celtique et sa proximité avec les représentations canoniques d'Épona sur les reliefs
et les statuettes provinciales de l'époque ultérieure ne laissent guère de doute sur l'identité de
la déesse12.

7.
Sur l'épiclèse Catubodua : X. DELAMARRE, op. cit., 2003, p. 111. La version continentale de la déesse est
connue par deux inscriptions gallo-romaines : l'une découverte à Mieussy en Haute-Savoie, sous le
théonyme transparent de [C]athubodua Aug(usta) (CIL XII, 2571), l'autre à Herbitzheim, Bas-Rhin
(CIL XIII, 4525), où elle est invoquée comme Victoria [C]assi[b]odua, nom qui ici pourrait signifier « la
Corneille chevelue », ou « la Corneille d'airain » (X. DELAMARRE, op. cit., 2003, p. 109-110).
8.
B. SERGENT, Le livre des dieux. Celtes et Grecs, II, Paris, 2004, p. 423-463. Nous sommes toutefois en
désaccord avec notre savant collègue sur le fait que la Bobd pourrait être aussi la correspondante
d'Épona par l'intermédiaire de l'irlandaise Macha (p. 439), une équation défendue en son temps par
J. GRICOURT, « Épona - Rhiannon - Macha », Ogam, 6, 1954, p. 25-40, 75-86, 137-138, 165-188,
269-272. Car si celle-ci, qui offre un aspect chevalin, est bien la Bobd/Mórrigan et de la sorte
l'homologue d'Athéna hippia, Épona et Rhiannon représentent un modèle féminin distinct qui a son
équivalent dans la mythologie grecque : Déméter, la déesse incarnation de la Terre-Mère féconde
(voir infra, note 60).
9.
A. SASIANU, « Art and Mythology in Eastern Celtic Coinage. The Coin Hoard of Silindia (Romania) »,
XII. Internationaler Numismatischer Kongress Berlin 1997. Akten — Proceedings — Actes, I, Berlin, 2000,
p. 433-434 et fig. 13.
10.
J. EVANS, The coins of the ancient Britons, Londres, 1864, p. 313-314 ; R. P. MACK, The coinage of ancient
Britain, Londres, 1964 (2e éd.), p. 88, n° 239 et pl. XV ; D. ALLEN, « Belgic Coins as Illustrations of Life
in the Late Pre-Roman Iron Age of Britain », Proceedings of the Prehistoric Society, XXIV, 1958, p. 51,
pl. IV, n° 35 ; R. D. VAN ARSDELL, Celtic coinage of Britain, Londres, 1989, p. 417, n° 2061-1 ; R. HOBBS,
British iron age Coins in the British Museum, Londres, 1996, p. 130, n° 1884-1885 ; E. COTTAM,
P. DE JERSEY, C. RUDD, J. SILLS, Ancient British Coins, Aylsham, 2010, p. 138, n° 2864. Le droit de cette
monnaie, représentant un personnage herculéen, est une reprise probable du denier républicain de
C. Vibius Varus (R. D. VAN ARSDELL, op. cit., 1989, p. 417) émis en 42 av. J.-C. : cf. M. H. CRAWFORD,
Roman Republican Coinage, Cambridge, 1974, p. 508, n° 494/38, pl. LX.
11.
J. EVANS, op. cit., 1864, p. 314.
12.
D. ALLEN, op. cit., 1958, p. 51.

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

La lecture de l'autre monnaie insulaire13, un bronze du roi des Cantii Dubnovellaunos


(ca. 25 av. J.-C.-5 ap. J.-C.), est bien moins évidente (Fig. 3). La divinité, qui porte une sorte
de diadème, est ici sur un cheval dont le seul antérieur droit levé indique qu'il avance à faible
allure, comme souvent sur les figurations d'Épona. Toutefois, deux éléments incitent à la
prudence. En premier lieu, la déesse est à califourchon sur l'équidé, une posture qui, si elle
est attestée par l'iconographie gallo-romaine ultérieure d'Épona, reste cependant très
minoritaire14. En second lieu, la cavalière tient derrière elle un attribut qui, selon
l'interprétation qu'on en fait, induit une conclusion ou une autre. Si l'on y voit un carnyx15 ou
une épée16, le personnage divin est dès lors guerrier et correspond à la Catubodua ; dans le cas
d'un emblème de souveraineté, tel un sceptre, nous avons affaire à la Déesse-Mère chevaline,
mais cela paraît beaucoup moins vraisemblable que dans le cas précédent.
La troisième monnaie relève d'un registre différent, dans la mesure où y reconnaître
Épona exige d'admettre l'hippomorphie foncière de la déesse sur un certain nombre de ses
représentations. Il s'agit en l'occurrence d'un statère armoricain fort connu, conservé à la
BnF (BN/LT 6901, DT 2005), qui montre une jument allaitant son poulain, un monstre
marin à l'aspect équin (hippocampe) étant gravé au-dessus de son dos (Fig. 4a).
L'identification de l'animal comme une image chevaline de la déesse est ici plus que
vraisemblable17, d'autant que ce type de la cavale allaitante est précisément repris sur un relief
provenant de Rully (Saône-et-Loire)18 figurant Épona en écuyère (Fig. 4b). La divinité est
dans ce cas doublement évoquée, sous forme humaine et équine, comme le démontrent
d'autres stèles de la même contrée où le poulain lève la tête, non vers le pis de la jument, mais
en direction d'une patère remplie de fruits tenue par Épona, mère nourricière du jeune
animal19. De même, les deux autres quadrupèdes présents sur la monnaie d'or, le poulain et le
cheval marin peuvent incarner pour leur part les fils jumeaux de la grande déesse : Lugus,
dieu par excellence lié à l'équidé chez les Celtes20, et Cernunnos – ou plutôt Dylan – du nom

13.
Ibid., p. 45, pl. IV, n° 33 ; R. D. VAN ARSDELL, op. cit., 1989, p. 106, n° 181-1 ; R. HOBBS, op. cit., 1996,
p. 151, n° 2507-2508.
14.
S. BOUCHER, op. cit., 1990, p. 990-991, n° 133 à 149. Ces représentations sont cantonnées dans le nord-
est de la Gaule.
15.
D. ALLEN, op. cit., 1958, p. 45 ; E. COTTAM, P. DE JERSEY, C. RUDD, J. SILLS, op. cit., 2010, p. 40, n° 348.
16.
R. HOBBS, op. cit., 1996, p. 151.
17.
P.-M. DUVAL, Monnaies gauloises et mythes celtiques, Paris, 1987, p. 37, rapproche ce document figuré de
l'accouchement de la jument dans la légende de Rhiannon, mais n'identifie pas ouvertement l'animal
allaitant avec la déesse.
18.
Sur cette stèle : É. ESPÉRANDIEU, Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine. III, Paris,
1910, p. 193-194, n° 2127 ; R. MAGNEN et M. THÉVENOT, Épona, déesse gauloise des chevaux, protectrice des
cavaliers, Bordeaux, 1953, p.48, n° 86, pl. 35. La jument, censée être à l'arrêt, lève tout de même
l'antérieur gauche pour le poser sur un objet cylindrique.
19.
É. ESPÉRANDIEU, op. cit., 1910, p. 192-193, n° 2124, originaire de Saint-Martin, entre Charrecey et Aluze
(Saône-et-Loire), et p. 194-195, n° 2128, découverte à Mellecey (Saône-et-Loire).
20.
D. GRICOURT et D. HOLLARD, « Lugus et le cheval », Dialogues d'Histoire ancienne, 28/2, 2002, p. 121-166.
L'identification du poulain avec Lugus est corroborée par le fait que, sur le quart de statère
correspondant (DT 2006), une roue à huit rayons remplace le jeune animal, la scène restant similaire

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

gallois du frère de Lugus/Lleu, qui se fond dès sa naissance dans l'Océan sous la forme
d'un mammifère marin21.
L'extrême rareté constatable des images d'Épona sur le monnayage ne fait que souligner
l'importance du document numismatique que nous présentons ici, où la déesse est figurée,
bien avant ses premières illustrations gallo-romaines, d'une manière somme toute très
canonique. Elle est toutefois associée à un second personnage, dont la présence confère à la
scène une signification exceptionnelle et de nature, nous semble-t-il, à surmonter les
divergences qui ont marqué l'historiographie de cette divinité majeure durant les dernières
décennies.

1. Le bronze de Digeon (Somme)


Le bronze inédit que nous avons le plaisir de dédier à Louis-Pol Delestrée à travers cette
étude provient d'un ramassage de surface effectué il y a plusieurs décennies sur le territoire
du hameau de Digeon (comm. de Morvillers-Saint-Saturnin, cant. de Poix-de-Picardie, arrdt.
d'Amiens, dép. Somme, INSEE 80573)22, un site qu'il connaît fort bien pour en avoir lui-
même collationné et étudié les monnaies, en identifiant en particulier une série trimétallique
endémique à cette zone de sanctuaire23. Nous devons la connaissance de ce document
exceptionnel à la sagacité de M. Pierre Gendre qui en a reconnu l’importance et souhaité en
réserver la primeur pour ce volume en amical hommage au savant avec lequel il partage
l’amour des antiquités ambiennes.
La description de cette monnaie singulière est la suivante (Fig. 1) :
Avers : Tête à gauche, surmontée de volutes et éventuellement coiffée d'un casque. L'œil
est formé par un annelet et la mâchoire inférieure semble à la fois vue de face et décharnée.
Sous la tête, un motif indéterminé (animal et/ou végétal) disposé en miroir par rapport à la
mâchoire, forme avec elle une composition rappelant des animaux schématiques disposés
dos à dos. Devant le visage, une créature évoquant un hippocampe vertical tourné vers la
droite, dont la tête fait face aux volutes.

pour le reste. Or Lugus est le dieu solaire par excellence des Celtes, celui qui impulse le mouvement
de l'astre du jour, et la roue héliaque fait ainsi partie de sa symbolique : sur ce sujet, voir en dernier
lieu, Eidem, « Le cavalier sur la roue : Lugus, le cheval solaire et la course du temps », Cahiers
numismatiques, 157, 2003, p. 15-18.
21.
D. GRICOURT et D. HOLLARD, « Lugus et le cheval », op. cit., 2002, p. 155-156 ; Eidem, Cernunnos, le dioscure
sauvage. Recherches comparatives sur la divinité dionysiaque des Celtes, Paris, 2010, p. 28-37.
22.
Sur le site de Digeon, voir en premier lieu les études réunies dans la Revue archéologique de Picardie, 1986,
3-4, p 83-117.
23.
L.-P. DELESTRÉE et C. DELPLACE, « Les monnaies gauloises de Digeon : les ramassages de surface :
première approche statistique », Revue archéologique de Picardie, 1986, 1-2, p. 13-22 ; Eidem, « La série
trimétallique à l'astre, témoin du monnayage bellovaque ». Dans : Mélanges Colbert de Beaulieu, Paris,
1987, p. 253-273 ; L.-P. DELESTRÉE, « Une nouvelle série en or inédite et tardive à l'Ouest du Belgium »,
Cahiers numismatiques, 93, 1987, p. 293-301 ; Idem, « Lecture correcte de la légende du bronze gaulois
aux tria nomina », Cahiers numismatiques, 105, 1990, p. 11-16.

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

Revers : Épona vêtue d'une tunique mi-longue s'arrêtant aux genoux, montée en écuyère
sur un cheval avançant à droite avec un antérieur levé. Un motif ondulé situé à gauche entre
la tête et l'épaule peut représenter sa chevelure ou le pan flottant d'un vêtement. Derrière elle,
lui tournant le dos, assis sur la croupe et la queue du cheval, un être humanoïde au corps
incurvé, aux cuisses tronconiques et à la tête disproportionnée dotée d'un œil énorme et
globulaire, lève un bras vers la gauche (Fig. 1a)24. Sous le ventre du cheval, une tête de profil
tournée à gauche, apparemment animale, dont seule est ici visible la partie supérieure portant
l'œil. (Poids : 2,52 g ; module : 16-17 mm ; axe des coins : 9 h)
Si l'analyse globale des images inscrites sur les deux faces de la monnaie ne pose pas de
problème, la compréhension de certains détails n’est pas assurée, principalement parce
qu'une partie périphérique de la représentation est hors flan. Des éléments signifiants
peuvent donc demeurer inconnus et d’autres mal interprétés, tant que de nouveaux
exemplaires ne permettront pas d'en vérifier la lecture.
Au minimum toutefois, on peut affirmer que le revers offre une image indigène d'Épona,
d'époque postcésarienne, présentée selon un code iconographique qui est déjà celui qui
prévaudra sur les représentations plus tardives de la période impériale. L'attitude de sa
monture y est tout à fait spécifique (Fig. 1b). L'antérieur gauche levé, associé aux autres
membres posés au sol et au fait que l’antérieur droit est vertical, indique que le cheval avance
au pas, ce qui est en parfaite adéquation avec l'iconographie observable sur les reliefs et
statues (Fig. 5 et 6)25. Le caractère paisible du déplacement (à l'allure du pas, un cheval
n'excède pas les 7 km par heure) contraste d'ailleurs, sur de multiples figurations, avec le vent
qui gonfle le manteau de la déesse et indique, à l'inverse, une vélocité extrême (Fig. 5)26. La
forme ondoyante évoquée derrière la tête et l'épaule de la déesse de Digeon peut d'ailleurs
préfigurer celle de la statuaire gallo-romaine. Cette apparente contradiction n'est nullement
une vue de l'esprit ou le résultat d'une fantaisie des divers sculpteurs qui ont représenté
Épona en posture équestre. L'opposition est volontaire et traduit plastiquement un concept
également mis en avant par les textes insulaires. Bien qu'avançant de façon apparemment
lente, Rhiannon, l'Épona galloise, va en réalité si vite qu'elle distance les destriers les plus
rapides lancés à sa poursuite27. Il faut entendre ici que, loin de se contenter des routes et de
chemins terrestres, la déesse, d'ailleurs vêtue d'une chatoyante et solaire étoffe de soie (paile)
dorée, peut traverser l'atmosphère et même, nous le verrons plus loin, emprunter les voies de
l'Autre Monde.

24.
De la tête part l'amorce de minces appendices pouvant évoquer des antennes, mais la présence de
traits similaires sur une partie du pourtour de la scène leur dénie toute signification particulière.
25.
Certes, les représentations ne sont pas censées être toutes naturalistes et relèvent d'une certaine
convention, mais aucune n'offre les caractéristiques d'un pas rapide (un antérieur levé pourrait
correspondre à une phase du galop, à condition toutefois que l'autre jambe de devant soit inclinée
vers l'avant).
26.
Ainsi que l'a finement observé F. BENOIT, Les mythes de l'outre-tombe. Le cavalier à l'anguipède et l'écuyère
Épona, Bruxelles, 1950, p. 29 et 31 : voir, par exemple, la stèle de Beaune (Saône-et-Loire), dans
É. ESPÉRANDIEU, op. cit., 1910, p. 190, n° 2117 ; S. BOUCHER, op. cit., 1990, p. 992, n° 170, et pl. 624.
27.
P.-Y. LAMBERT, Les Quatres Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge, Paris, 1993, p. 42-45.

- 53 -
UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

Le personnage humanoïde (Fig. 1a) qui est assis à l'envers sur la croupe du cheval
constitue en revanche un hapax et n'a aucun équivalent connu. Épona, dans les rares cas où
elle ne figure pas seule sur sa monture, n'est accompagnée que par un petit animal, voire
deux, qu'elle porte sur ses genoux (Fig. 6)28. À quoi peut alors correspondre l'être
indubitablement humain, quoique de forme larvaire, auquel sa posture confère un aspect
étrange ? Il n'est ni à califourchon, ni assis en amazone, et la courbe que dessine son dos
prolongé par le bassin et les jambes fait penser à une position fœtale. Cette attitude, qui
retient l'attention, semble fournir la clé d'une lecture pertinente de l'image. Tourné en sens
inverse du mouvement du cheval, regardant dans la direction dont s'éloigne l'équipage, il lève
un bras dans un mouvement qui évoque une forme d'adieu ou un geste symbolique. Au
contraire de la déesse, centre et sujet de la scène, ce passager semble endurer un transport
dont il n'est pas l'acteur.
Quelle peut donc être la signification de ce voyage qui entraîne Épona et son singulier
compagnon ? Avant de proposer une réponse, il convient de rappeler la percep-
tion – paradoxale – de la divinité féminine gauloise par la recherche contemporaine.

2. Épona : divinité funéraire...


Si la documentation figurée et même textuelle antique sur la déesse chevaline gauloise est
abondante et fournit diverses informations à l'historien des religions, on demeure étonnés en
face des conclusions divergentes auxquelles sont parvenus d'estimables savants quant à la
nature et aux fonctions d'Épona. Au cours de ces dernières décennies se sont fait jour deux
conceptions résolument antagoniques et en réalité irréconciliables de la déesse. Pour plus de
clarté et pour ne pas entrer dans un développement historiographique hors de propos, nous
les réduirons à ceux qui en ont été les plus éloquents représentants : Fernand Benoit et
Stéphanie Boucher.
C'est Henri Hubert qui, le premier, a mis en évidence la connexion entre Épona et les
morts : fonction de psychopompe, présence dans les tombes, en écho d'ailleurs aux
aventures galloises qui conduisent Rhiannon à fréquenter l'Autre Monde. Cette relation aux
défunts est devenue par la suite le point focal des travaux de F. Benoit sur la déesse29, laquelle
a pris chez lui la figure presque exclusive d'une impressionnante maîtresse de l'outre-tombe.
Pour le savant provençal, elle aurait avant tout un caractère symbolique directement issu de
celui de l'équidé : « le cheval est l'élément essentiel de la figure. Idéogramme qui a une valeur
bien définie, celle… d'un animal psychopompe, dont Épona (du celtique epo = Ippoı, equus)

28.
Stèle d'Alt-Trier au Luxembourg : É. ESPÉRANDIEU, Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule
romaine. V, Paris, 1913, p. 345, n° 4219 ; R. MAGNEN et M. THÉVENOT, op. cit., 1953, p. 50, n° 106, pl. 25.
Le couple d'animaux représente deux des apparences thériomorphiques canoniques de Lugus
(corbeau) et de Cernunnos (chien). Sur la connexion de la déesse et du canidé, qui a parfois été niée à
tort, voir la mise au point de H. GANS, « Der Hund bei Epona. Eine "reintende Matrone" aus der
Sammlung Wilhelm Scheuermann », Trierer Zeitschrift, 69/70, 2006/2007 (Festschrift für Heinz Heinen),
p. 137-165.
29.
F. BENOIT, op. cit., 1950, p. 25-78 ; Idem, Art et dieux de la Gaule, Paris, 1969, p. 112-115 et passim.

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

n'est que l'anthropomorphisation. La déesse-femme est devenue en quelque sorte le


"support" d'une abstraction, l’ "heureux voyage" ou le "dernier voyage" lié au concept de
cheval30 ».
Épona incarnerait ainsi l'idée de protection et de voyage outre-tombe propre au cheval, la
forme sous laquelle elle est représentée n'étant que la synthèse – la confluence même –
d'images empruntées à l'Orient et à la région danubienne. Les archaïques idoles
méditerranéennes : Cybèle et Artémis maîtresse des fauves, mais aussi les Cavaliers héroïsés
d'Égypte, de Thrace et du Danube, ainsi que les dompteurs et dompteuses de chevaux
ibériques, seraient à l'origine de l'aspect sous lequel nous apparaît cette divinité31.
Chronologiquement, ce syncrétisme dont procèdent l'image et la symbolique de la déesse
serait tardif : les premières mentions viendraient du Danube romanisé, d'où le culte et la
figure même d'Épona auraient migré vers l'Occident, dans les pas des troupes de cavalerie
impériales qui l'auraient introduite en Gaule par la région rhénane32. Ajoutons deux
précisions essentielles.
F. Benoit dénie aux descriptions et images de la déesse en Italie, comme protectrice des
écuries et des activités hippiques, toute capacité à nous renseigner sur sa nature. Le culte qui
lui est rendu par les palefreniers et les cochers du cirque résulterait d'une dégénérescence liée
à un changement de milieu : « nouvel avatar d'une figure, appartenant à une couche très
ancienne de la religion dans un milieu polythéiste, dont la signification spirituelle s'était
évanouie selon la loi "d'infantilisation" d'images allégoriques »33. Autrement dit, les Romains
auraient interprété de manière prosaïque une divinité conceptuelle dont la haute symbolique
leur échappait ! Par ailleurs, s'il admet après H. Hubert la parenté entre Rhiannon et Épona, il
voit dans la première une simple survivance de la seconde, sans imaginer un instant qu'elle
puisse en être une autre manifestation, insulaire, issue d'un substrat commun proprement
indigène, c'est-à-dire celtique34.
La vision de F. Benoit apparaît doublement inacceptable. D'une part, déniant aux Celtes
toute théologie spécifique et consistante, elle fait pour l'essentiel d'Épona la résultante d'un
emprunt des Gaulois à des traditions venues de Méditerranée. Son culte en Gaule ne serait
que le résultat d'un accident : l'introduction d'est en ouest par la cavalerie impériale, sur la
base d'un melting-pot iconographique, d'une tradition d'héroïsation post-mortem liée au cheval.
D'autre part, selon cette conception, Épona incarnerait l'humanisation d'un concept : celui de
la protection des défunts portée depuis l'âge du Bronze par l'équidé, animal infernal et
psychopompe.
Cette interprétation est discutable dans ses présupposés : les Gaulois seraient des primitifs
qui auraient, en empruntant les images d'un art gréco-romain civilisé, donné une
vie – chevaline et féminine – au besoin de consolation face à l'inconnu de la mort. Certes, le

30.
F. BENOIT, op. cit., 1950, p. 62.
31.
Ibid., p. 40-50 ; Idem, op. cit., 1969, p. 112 et 115.
32.
F. BENOIT, op. cit., 1950, p. 75-78.
33.
Ibid., p. 113.
34.
Ibid., p. 62-63.

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

cheval possède dans les cultures indo-européennes une relation étroite aux défunts35.
Monture des trépassés, il est le messager de l'Autre Monde, l’incarnation d’âmes damnées
métamorphosées et le porteur d'un présage funèbre36.
Mais Épona n'est pas la personnification du cheval infernal. Une telle idée méconnaît en
réalité une donnée essentielle : cette figure équine des Celtes possède bel et bien une
mythologie consistante, comme épouse et mère divine. Elle n'est pas une simple abstraction
personnifiée, mais une divinité de plein exercice dont seule l'absence de textes gaulois (lacune
comblée amplement par les données insulaires) a pu laisser le savant s'abuser lui-même sur ce
point. Épona enfin, loin de n'être qu'une déesse de la tombe, s'occupe aussi, et fort
activement, des vivants.

3. ... ou la déesse des écuries ?


Ceci conduit à la lecture de S. Boucher37, qui fuit les spéculations métaphysiques avec
quelque raison, mais pour s'égarer toutefois dans l'ornière symétrique, celle d'un
fonctionnalisme réducteur, en considérant Épona comme une déesse foncièrement
technique. Ainsi que son nom l'indique, elle s'occupe des chevaux – des équidés plus
largement – et des hommes qui les utilisent. Ce sont donc des services très concrets :
victoires lors des courses, guérison des bêtes malades, protection des relais routiers et des
écuries... et exclusivement ceux-là, qu'attendent de la divinité gauloise les auriges,
palefreniers, charretiers, muletiers, cavaliers du cursus publicus, intendants militaires (beneficiarii)
et soldats d'élite des equites singulares qui lui dédient autels et inscriptions.
Sur le plan de la chronologie, l'auteur38 a beau jeu de rappeler que, loin d'apparaître
tardivement en Occident, Épona possède déjà une fête à Guidizollo (région de Brescia, zone
de vieille implantation celtique), attestée avant le Ier siècle de notre ère par un calendrier
rustique datable du début du règne d'Auguste (vers 27 av. J.-C.). Par ailleurs, l'inscription
d'Entrains-sur-Nohain (Nièvre), que son épigraphie positionne au Ier siècle de notre ère39,
démontre que la dévotion à la déesse est déjà présente en Gaule avant même le moment où
F. Benoit la voit éclore dans la région danubienne !
Les données factuelles présentées par S. Boucher à l’appui de sa lecture sont importantes :
elles inscrivent durablement la divinité celtique et son culte dans la vie matérielle et

35.
M.-A. WAGNER, Dictionnaire mythologique et historique du cheval, Monaco, 2006, p. 124-125, « mort », et
p. 146-148, « psychopompe ».
36.
Ibid., p. 124-125 ; J. MELCHIONNE, « Paroles d’âmes damnées et montures du diable », Bulletin de la
Société de Mythologie Française, 240, 2010, p. 36-44.
37.
Les idées de l'auteur, développées dans le commentaire de son catalogue iconographique (S. BOUCHER,
op. cit., 1990, p. 996-999), sont reprises avec de nouvelles considérations dans S. BOUCHER, « Notes sur
Épona », Dans : Y. BURNAND et H. LAVAGNE éd., Signa Deorum. L'iconographie divine en Gaule romaine,
Paris, 1999, p. 14-20.
38.
Eadem,#p.#16(18.
39.
S. BOUCHER, « L'inscription d'Entrains CIL XIII, 2903, et l'apparition du culte d’Épona en Gaule au Ier
siècle de notre ère ». Dans : Hommages à Lucien Lerat, Besançon, 1984, 1, p. 131-134.

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

quotidienne des provinces occidentales de l'Empire romain. Bien réelles, elles possèdent une
valeur indiscutable pour l'historien des religions. Mais on ne saurait réduire à ces seules
considérations le dossier de la figure équine. En effet, de même que le commerce des crucifix
ou le culte des reliques ne peuvent rendre compte des arcanes de la christologie, de même les
aspects socio-économiques liés à l'emploi de la force chevaline n'épuisent pas la matière
théologique d'Épona. La déesse s'insère dans une vaste élaboration mythique des Celtes qui
vise à fournir une conception cohérente du monde intégrant une nécessaire prise en compte
de l’Autre Monde. Ici encore, la méconnaissance des textes insulaires peut conduire les
historiens de l'art ou les archéologues à des conclusions tronquées, amputées de leur
dimension cosmique et surnaturelle.
La question essentielle est en réalité celle de l'origine qu'on veut bien accorder à cette
divinité féminine. Pour F. Benoit, c'est une figure de déesse-mère qui, contaminée par la
fonction psychopompe propre au cheval, aurait acquis une compétence suprême de
protectrice de l'outre-tombe : « Épona n'est en effet que la personnification féminine d'une
abstraction, l'idéogramme du cheval : elle associe à la forme magique de celui-ci, celle de la
Déesse-Mère protectrice des vivants et des morts et l'allégorie du dernier voyage »40. D'une
divinité en quelque sorte naturiste, les Celtes, influencés par les images venues de l'Orient
hellénisé, auraient fait une déesse consolatrice porteuse d'une métaphysique qui est d'abord
celle du cheval. Son nom même indique qu'elle ne serait que la traduction d'un pouvoir,
d'essence équine, de conduite et de protection des défunts.
De son côté, dans sa dernière étude sur le sujet, S. Boucher avance que la déesse exprime
simplement l'importance des équidés, en particulier à des fins guerrières, dans les sociétés
celtiques, ce dont témoignent auteurs latins, toponymes et anthroponymes41. Autrement dit,
la divine cavale serait une invention destinée à fournir à un animal aussi stratégique que le
cheval une protection surnaturelle spécifique. Épona, divinité psychopompe ? S. Boucher le
concède, mais il ne s'agit selon elle que d'une évolution tardive, de l'effet d'une « dilatation
fonctionnelle » liée au confusionnisme progressif de la fin de l'époque romaine42.
En fin de compte, il apparaît que ces deux interprétations opposées sont inconciliables et
cela jusque dans les moindres détails. Ainsi, on constate qu’Épona porte parfois, sur les
reliefs gallo-romains, une clé à la main. Pour l'un, elle ouvrirait l'Hadès ou – tel l'attribut de
Cybèle – la porte du Ciel43, alors que, pour l'autre, ce ne serait que le sésame de l'écurie ou du
haras44 !
Les résultats des travaux sur la mythologie et la religion des Celtes s'inscrivent en faux par
rapport à cette double vision. Un examen sans a priori du dossier attaché à la déesse dans
toutes ses composantes montre clairement qu'elle n'est pas simplement une antique mater
celtique promue – sous influence méditerranéenne – à la fonction spécifique de gardienne

40.
F. BENOIT, op. cit., 1950, p. 115.
41.
S. BOUCHER, op. cit., 1999, p. 16-18.
42.
Eadem, p. 20.
43.
F. BENOIT, op. cit., 1950, p. 56.
44.
S. BOUCHER, op. cit., 1999, p. 19-20.

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

des tombeaux, pas plus qu'une divinité technique mineure créée pour sacraliser l'importance
de l'élevage et de l'usage des chevaux chez les Gaulois. Elle préexiste en réalité à
l'implantation des Celtes en Europe occidentale, n'étant que l'actualisation du modèle
théologique de la grande Déesse-Mère indo-européenne, dont Déméter – incarnation de la
Terre-Mère féconde et protectrice, volontiers hippomorphe dans ses mythes les plus
archaïques – constitue l'homologue dans le panthéon hellénique45.
Il convient en effet de souligner qu'Épona n'est que l'un des noms, l'une des épiclèses, de
celle qui est aussi dénommée par les Celtes « la Divine Mère », Matrona. Que sa compétence
fonctionnelle dépasse amplement celle d'une simple prestataire des écuries et des
hippodromes est d'ailleurs évident par le nom : Rhiannon = *Rigantona, « la Royale », « la
Grande Reine », qu'elle porte chez les Gallois, qualificatif lié à sa fonction de pourvoyeuse de
souveraineté et corroboré par des inscriptions continentales dédiées à EPONA REGINA46.
Cette intime connexion entre l'acquisition ou le maintien de la royauté et la déesse prenant
forme équine est par ailleurs un concept conforme à l'archaïque proximité qui lie la fonction
royale au cheval chez les peuples indo-européens47.

4. Épona psychopompe et le voyage vers l'Autre Monde


Même si l'on récuse la métaphysique désincarnée de F. Benoit, qui considère Épona
comme symbole de la fonction psychopompe liée au cheval depuis une haute antiquité, les
témoignages concrets de l'association de la déesse avec les défunts sont indéniables et, n'en
déplaise à S. Boucher, leur datation majoritaire aux IIe et IIIe siècles n'autorise nullement à les
disqualifier. Un certain nombre de documents gallo-romains présentent, pour l'érudit
provençal, un caractère funéraire que leur dénie de son côté l'archéologue48, nous ne
mentionnerons donc ici que quelques exemples irréfutables.
À Perthes (Haute-Marne), dans un contexte de nécropole à incinérations du IIe siècle
après J.-C., deux images de la déesse cavalière ont été exhumées : une statuette rudimentaire
en calcaire ainsi qu'une plaque du même matériau la figurant la main droite levée49.
À Metz, de nombreuses représentations d'Épona ont été découvertes dans un
environnement similaire50. Le cas le plus manifeste concerne l'ensemble de 132 monuments

45.
Et pour laquelle il existe aussi des correspondantes védiques (Saraṇyū) et germaniques (Freyja, Frigg)
qui sont cavalières, voire hippomorphes (R. BOYER, La Grande Déesse du Nord. Essai, Paris, 1993,
passim).
46.
CIL III, 7750 (Alba Julia, Roumanie) ; CIL III, 12679 (Docléa, Monténégro).
47.
W. DONIGER O'FLAHERTY, « Sacred Cows and Profane Mares in Indian Mythology », History of Religions,
19, 1979, p. 1-26 ; D. GRICOURT et D. HOLLARD, op. cit., 2002, p. 143-152.
48.
S. BOUCHER, op. cit., 1999, p. 20 (figurations devant un temple et sarcophages d'Arles).
49.
M. BARBIER, « Épona de Perthes ». Dans : S. DEYTS dir., À la rencontre des Dieux gaulois. Un défi à César,
Dijon, 1998, p. 116, n° 82-83 ; S. BOUCHER, op. cit., 1990, p. 986, n° 10.
50.
Voir par exemple : I. BARDIÈS, « Stèle votive à Épona de Metz ». Dans : S. DEYTS dir., op. cit., 1998,
p. 113, n° 79, et P. FLOTTÉ, Carte archéologique de la Gaule. Metz 57/2, Paris, 2005, p. 295, fig. 263 ;
S. BOUCHER, op. cit., 1990, p. 987, n° 30-31, pl. 619, et p. 991, n° 137-138, pl. 623.

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

lapidaires découverts à l'est de la ferme de la Horgne51, la plupart constituant des stèles


funéraires avec épitaphe. Sur dix pierres, toutefois, apparaissent des divinités : Épona à six
reprises, à deux occasions une – ou deux – déesse(s)-mère(s), une occurrence des Dioscures
associés à Minerve et une image de Mercure. La figure chevaline est donc dominante dans cet
environnement de tombes et les autres dieux (les Dioscures, Mercure/Hermès) sont bien
connus pour leurs capacités de psychopompes. La présence des matres, qui ne sont qu'une
démultiplication de l'image de la Déesse-Mère52 – et donc en large part des hypostases
d'Épona – ne saurait par ailleurs surprendre en un lieu où la Terre-Mère recueille en son sein
les restes des morts.
Il existe également des stèles, telles celles de Luxeuil (Haute-Saône) et de Baudoncourt
(Haute-Saône), où la déesse lève le bras droit comme sur le relief funéraire de Perthes. Ces
plaques triangulaires portent une échancrure à leur base destinée, selon toute vraisemblance,
à faire des libations pour le défunt53.
Par ailleurs, le fait que la déesse ne parcoure pas seulement les routes provinciales ou la
piste sableuse du circus maximus, mais aussi les chemins fréquentés par les morts qui
conduisent dans l'au-delà54, apparaît évident sur la stèle de marbre d'Agassac
(Haute-Garonne) (Fig. 7). Ce relief, ornant une tombe féminine, n'est (hélas !) conservé que
pour moitié avec un fragment de l'inscription funéraire55.
Épona et sa monture y semblent flotter dans un décor d'astres tournoyants et d'animaux
marins. Cette conjonction d'objets célestes et de l'élément aquatique connote l'Autre Monde,
lequel est, chez les Celtes, souvent conçu comme situé au-delà des flots, telle l'Île des
Bienheureux56. Sur cette image, la déesse caracole sur le dos de sa monture au lieu d'avancer
d'un pas mesuré. Un tel trait semble révélateur de l'immensité du trajet qu'elle est censée
accomplir. La présence autour d'elle de signes astraux – rouelles et rosaces – parle d'elle-
même, mais celle des animaux n'est pas moins significative : un taureau marin, un poisson, et
aussi un dauphin. Si l'on veut bien admettre que l'animal cornu à queue pisciforme peut

51.
P. FLOTTÉ, op. cit., 2005, p. 296-307 (E81).
52.
Cela est également perceptible chez les anciens Germains, où les Mères comme les dises ne sont que
des reflets éclairés de façon diverse de l'universelle féconde et fertile Terre-Mère (R. BOYER, op. cit.,
1993, p. 59, 61-66 et 77-97).
53.
L. LERAT, « Circonscription de Besançon. Haute-Saône, Baudoncourt », Gallia, XXII-2, 1964, p. 378 ;
F. BENOIT, « Épona funéraire », Ogam, XVII, 1965, p. 333 et pl. 103, fig. 1 ; F. BENOIT, op. cit., 1969,
p. 113 ; S. BOUCHER, op. cit., 1990, p. 986, n° 14 ; S. BOUCHER, op. cit., 1999, p. 20.
54.
Il existe des cas ambigus, où l'absence de précision sur le contexte empêche de conclure avec
certitude. Ainsi, Épona est sculptée se dirigeant vers une porte, sur la paroi intérieure d'un édicule en
forme de maison portant inscrit son nom, en provenance du site du Titelbierg. Ce vestige singulier est
conservé au Musée national d'Histoire et d'Art du Luxembourg (n° 273). On peut l'interpréter, soit
comme un mobilier funéraire accompagnant le défunt et figurant celle à qui on l'a confié dans l'au-
delà, soit comme un ex-voto représentant un modèle réduit du sanctuaire où la déesse a donné
satisfaction au pèlerin, bien vivant, qui l'a implorée.
55.
É. ESPÉRANDIEU, Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine, II, Paris, 1908, p. 6-7,
n° 843 ; CIL XIII, n° 151.
56.
G. HILLY, L'Autre Monde celte ou la source de vie, Bruxelles, 2003, p. 10-13.

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

constituer en réalité, dans la facture malhabile qui est celle de ce monument, une
interprétation du Capricorne, nous serions en présence de trois constellations (Dauphin,
Capricorne, Poisson(s)) de l'hémisphère nord, peu éloignées l'une de l'autre et qui peuvent
éventuellement décrire un parcours céleste. De même, si l'on prend en compte qu'un peu en
retrait du cercle zodiacal, à la hauteur des Poissons, figure la vaste constellation de Pégase, le
cheval ailé (qui jouxte le Petit cheval et le Dauphin), nous retrouverions alors les principaux
protagonistes visibles de la stèle d'Agassac, l'équidé qui entraîne la déesse dans les cieux étant
assimilable à Pégase.
La scène pourrait ainsi décrire une portion du ciel connu des Anciens sous nos latitudes,
mais peut-être également une période de l'année, circonscrite entre le Capricorne et les
Poissons, soit du solstice d'hiver (20/21 décembre) à l'équinoxe de printemps (20/21 mars),
le voyage dans l'au-delà pouvant être conçu sur le modèle de la traversée des ténèbres
hivernales. Une telle lecture de ce monument, pour suggestive qu'elle soit, demeure
conjecturale en l'état actuel de nos connaissances et, surtout, reste soumise à l'hypothèque
que fait peser sur elle l'absence de la moitié gauche du monument.
En revanche, et en tout état de cause, cette Épona sidérale n'est pas seulement la patronne
des bêtes de trait ou celle qui guide cavaliers et cochers dans leur activité. Le service qu'on
attend d'elle comporte une tout autre dimension : protectrice de la trépassée certainement,
mais son guide cosmique sans doute aussi. Le premier éditeur de l'inscription mettait la scène
en relation avec des croyances, réputées pyrénéennes, sur la vie après la mort : « la femme
représentée chevauchant au-dessus des mers, à travers les astres sur un coursier aérien, est la
défunte elle-même, qui, au sortir de la vie, s'en va ainsi directement au ciel par delà les mers
et la voûte étoilée »57. Une telle « apothéose » serait un concept inédit pour une simple
mortelle, provinciale de surcroît. Si l'on reconnaît, avec l'ensemble de la recherche moderne,
que c'est bien la déesse chevaline qui est figurée ici, l'information, loin de se restreindre aux
croyances locales, concerne dès lors le domaine celtique tout entier58.
L'objet qui supporte cette image a d'ailleurs une histoire significative. La plaque fut en
effet déposée fort anciennement au pied d'une croix, au lieu-dit « la Pierre-Blanche », sise au
bord d'un chemin reliant le village d'Agassac à la route de l'Isle-en-Dodon. Elle inspirait aux
habitants du lieu une crainte superstitieuse et on lui attribuait la propriété d'éloigner la grêle
et les orages. Les gens du pays assimilaient la cavalière à la Sainte-Vierge, autrement dit

57.
Revue épigraphique du Midi de la France, 1890, p. 8, n° 809.
58.
La fonction psychopompe d'Épona a-t-elle été limitée géographiquement ? Autrement dit, déesse aux
vastes pouvoirs et à la protection recherchée post-mortem dans les Gaules, n'aurait-elle pu être, pour les
Italiens qui l'adoptèrent, qu'une simple palefrenière divine, assistant les auriges et leurs coursiers ?
Cela n'est pas certain, car l'auteur chrétien Minucius Felix (XXVII, 7) trace un parallèle entre Épona
et Isis qui est peut-être plus profond que l'indication prosaïque consistant à les associer l'une et l'autre
aux ânes. En effet, Isis est volontiers à Rome depuis Vespasien représentée en écuyère (Isis-Sothis), et
il ne serait nullement surprenant que la figure égyptienne, mère divine, salvatrice et pourvoyeuse
d'immortalité pour ses mystes, ait pu être comparée à la déesse celtique connue d'une large part de la
population péninsulaire, si celle-ci lui prêtait des capacités sotériologiques.

- 60 -
UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

la Divine Mère59.
Pour notre part, la fonction dévolue à Épona sur ce bas-relief paraît peu douteuse : on
espère que la déesse, après avoir officié durant la vie de la morte qui repose dans l'ombre de
sa stèle, a pris en charge la part indestructible de son être, son corps périssable retournant à la
terre.
Tous ces documents relèvent en définitive d'une logique aussi simple qu'implacable :
incarnation de la Terre, génitrice universelle et pourvoyeuse d'abondance, la mère qu'est
foncièrement Épona est aussi celle qui accueille en son sein les défunts au terme du parcours
terrestre qu'elle leur a accordé60. Maîtresse de la vie, elle est tout autant souveraine de la Mort,
comme toute Déesse-Mère61. Quoi de plus naturel dès lors qu'elle accompagne leur voyage
dans l'Autre Monde ?

5. Le passager de Digeon : un transit entre deux mondes


La polémique sur la nature et les attributions de la déesse gauloise, sans parler de la
chronologie de son apparition et de son culte, est aujourd'hui dépassée par l'image figurant
au revers du bronze ramassé à Digeon. Cette Épona picarde est indubitablement d'époque
pré-impériale, antérieure même à l'inscription du calendrier de Guidizollo. Or, son image est
déjà conforme à ce qu'elle sera dans les siècles suivants, alors qu'elle ne peut être tributaire de
l'art gréco-romain que de façon limitée. La remarquable stabilité du modèle iconographique
doit donc en réalité s'expliquer par le fait que ses traits essentiels appartiennent bien à la
théologie indigène, comme le montre le motif oxymore de la « lenteur véloce » de la
cavalière, présent autant dans les textes insulaires que sur l'imagerie continentale.
Cela est aussi vrai du sens inévitable de voyage posthume qu'il faut attribuer à la scène
impliquant la déesse. Cet élément est d'autant plus frappant que nous ne sommes pas ici face
à l'imagerie d'un mobilier de sépulture, mais en présence de l’iconographie d'un numéraire
chargé d'un pouvoir monétaire, émis à des fins économiques après la guerre des Gaules. Pour
autant, le personnage adossé à la déesse, dont l'apparence larvaire et la posture fœtale
semblent avoir été choisies sciemment, eu égard au fait que la cavalière offre pour sa part une
silhouette harmonieuse, ne laisse guère de doute sur le sens de la composition.
On sait que le mot français « larve » est emprunté au latin impérial larva, « figure de
spectre, esprit des morts, fantôme, masque62 », une parenté sémantique révélatrice de l'aspect

59.
É. ESPÉRANDIEU, op. cit., 1908, p. 6-7 ; Revue épigraphique du Midi de la France, 1890, p. 8, n° 809.
60.
C'est ainsi qu'à Athènes, les défunts sont parfois nommés selon Plutarque, De facie orbe lunae, 943 b,
Δηµητρείοι, « ceux consacrés à Déméter » (P. LÉVÊQUE et L. SÉCHAN, Les grandes divinités de la Grèce,
Paris, 1990, 2e éd., p. 139), laquelle représente l'homologue hellénique d'Épona/Rhiannon
(D. GRICOURT et D. HOLLARD, op. cit., 2010, chap. V, « Autour des mères galloises et grecques »,
p. 285-412, passim).
61.
R. BOYER, op. cit., 1993, p. 51, 79 et passim. Les collectifs de déesses chargées de déterminer le destin et
la durée de vie des mortels, telles les Parques grecques ou les Nornes germaniques également fileuses,
peuvent d'ailleurs être compris comme une facette, fatidique, de la Déesse-Mère (Idem, p. 59 et 77).
62.
W. VON WARTBURG, s. v. larva. Dans : Französiches Etymologisches Wörterbuch. Eine darstellung des

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

que peuvent prendre aux yeux des Anciens les âmes de certains morts. Il est intéressant
d'observer sur ce plan que les Celtes, au moins ceux de Gaule Belgique, paraissent avoir
conservé l'expression plastique proche de la représentation qu'ils se font de la substance
incorporelle du défunt. Car s'il est pourvu d'une anatomie pour le moins ingrate, le trépassé à
cheval, qui n'effectue aucun geste hostile, n'inspire pas la terreur et la crainte que suscitent
chez les Romains les larvae, ces spectres souffrants et errants, semblables à des squelettes,
persécuteurs des vivants comme des morts63. L'idée de décès est, soulignons-le,
probablement présente aussi dans le portrait du droit monétaire qui offre un aspect quelque
peu macabre. La manière dont le bas du visage est traité suggère bien un décharnement post-
mortem du personnage, dont la coiffure constituée d'une crête sommée de volutes fait penser
tout autant à une chevelure exubérante qu'à un couvre-chef guerrier.
Quelle signification accorder à ces images qu'il est risqué, semble-t-il, d'interpréter
indépendamment l'une de l'autre ? Nous y verrions volontiers un scénario mettant en scène
une figure mythique ou épique – un dieu ou un héros donc –, dont le trépas est suivi d'une
randonnée menée en croupe de la divine cavalière. À cet égard, la position à rebours de cette
créature singulière ne laisse pas d'évoquer le rite carnavalesque de l'assouade (ou asinade) du
cocu, apparemment fort répandu au moyen âge, consistant à promener en public un
personnage asinien (coiffé d'oreilles d'âne) assis à califourchon sur une bourrique, la tête
tournée vers l'arrière et tenant sa queue en guise de bride, dans lequel C. Gaignebet a
reconnu l'évocation archaïque, transmise de génération en génération, de la divinité celtique
cornue ramenant du monde souterrain les âmes à (re)naître de l'année64. Concernant le
bronze gaulois, serait-ce un aller pour l'Autre Monde, où l'écuyère céleste mènerait l'esprit du
mort dans son périlleux périple ?
Toutefois, le fait d'avoir donné au passager d'Épona un aspect prénatal conduit
logiquement à penser qu'il pourrait bien revenir un jour après un passage dans le domaine
des défunts, en conformité avec l'ancienne croyance celtique préservée dans la coutume
médiévale de l'assouade. Comme l'a souligné Mircea Eliade, il s'agit là d'une symbolique aussi
archaïque que répandue : « le mort est assimilé à la semence qui, enterrée au sein de la Terre-
Mère, donnera naissance à une plante nouvelle..., car la mort est considérée comme un retour
à la Mère, une réintégration provisoire du sein maternel. C'est pourquoi nous rencontrons
dès le néolithique l'enterrement en position embryonnaire : les morts sont déposés dans la

galloromanischen sprachschatzes, t. V, fasc. 43, Bâle, 1949, col. 194a-b. ; A. REY et alii, s. v. Larve. Dans :
Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 1992, I, col. 1106b.
63.
E. JOBBÉ-DUVAL, Les morts malfaisants '' larvae, lemures '' d'après le droit et les croyances populaires des Romains,
Paris, 1924, notamment p. 28-29 (terminologie), p. 86-87 (relations avec les autres morts) et 104-177
(dangers que les larvae ou lemures font courir aux vivants). Voir aussi, par exemple, J. A. HILD, s. v.
Larvae. Dans : C. DAREMBERG, E. SAGLIO et E. POTTIER, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines d'après
les textes et les documents. III/2, Paris, 1904, col. 950a-953a, et F. CUMONT, LVX PERPETVA, Paris,
1949, p. 83, 88 et 127.
64.
C. GAIGNEBET et M.-C. FLORENTIN, Le Carnaval. Essais de mythologie populaire, Paris, 1974, p. 136-137 et
140 ; C. GAIGNEBET, J.-D. LAJOUX, Art profane et religion populaire au Moyen Âge, Paris, 1985, p. 221 ;
C. GAIGNEBET, À plus hault sens. L'ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais, Paris, 1986, I, p. 89 et 414-415.

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

Terre dans l'attitude d'embryons, comme si l'on attendait qu'ils reviennent incessamment à la
vie65 ». Le personnage du bronze de Digeon peut donc être pris dans un cycle de
réincarnations tout à fait attesté par les naissances successives des personnages épiques ou
divins de la mythologie celtique66.
Nous pourrions donc ici être en face d'une scène figurant « le voyage retour », le
processus de renaissance du personnage apparaissant au revers de la monnaie. Mais, nous
l'avons noté, l'humanoïde qui lève le bras, s'il ne s'agit pas d'un signe emblématique à
caractère apotropaïque67, paraît faire ses adieux. Comment expliquer alors cette apparente
contradiction ? Il semble qu'une alternative s'impose : ou l'image représente le défunt saluant
l'Autre Monde des morts – mais aussi des dieux – qu'il quitte pour revenir sur la terre, ou elle
synthétise les deux trajets, c'est-à-dire le voyage dans l'au-delà (et l'au-revoir à ce monde-ci)
autant que le cheminement ultérieur vers une autre naissance.
Quoi qu'il en soit, même en se référant à un précédent légendaire, cette scène devait
transmettre aux Gaulois contemporains de la fin de l'Indépendance l'idée d'un retour après
un passage dans l'Autre Monde, une conception partagée dans le monde classique par un
certain nombre de croyants, et en premier lieu la communauté des Pythagoriciens, pour
lesquels les âmes connaissaient un devenir cyclique68. C'est ce qu'atteste sans appel au
Ier siècle avant J.-C., époque d'émission de notre monnaie, le rapprochement en ce sens
rapporté par l'historien grec Diodore à propos des « Galates », précisément des Belges selon
C. Jullian69 :

65.
M. ELIADE, Mythes, rêves et mystères, Paris, 1957, p. 252.
66.
Voir, par exemple, dans le domaine irlandais, les naissances successives de Setanta/Cúchulainn :
C.-J. GUYONVARC'H, « La conception de Cúchulainn. Textes traduits du vieil-irlandais », Ogam, XVII,
1965, p. 363-391 ; B. SERGENT, Celtes et Grecs. I. Le livre des héros, Paris, 1999, p. 103-105. Pour la mort
du gallois Gwion Bach, avalé sous la forme d'un grain de blé, et sa renaissance sous le barde Taliesin,
cf. P.-Y. LAMBERT, op. cit., 1993, p. 337-340 ; C. STERCKX, Des dieux et des oiseaux. Réflexions sur
l'ornithomorphose de quelques dieux celtes, Bruxelles, 2000, p. 48-49.
67.
Manifestant l'état de préservation contre la mort et l'anéantissement ? Dans l'iconographie hindoue, le
mouvement stéréotypé et fort répandu de l'abhaya-mudrâ, la main levée, tous doigts étendus, paume en
avant, exprime l'absence de crainte, l'apaisement. Mais il représente un geste de protection, de
bénédiction, de la divinité à l'égard de ses dévots : se reporter, par exemple, à J. N. BANERJEA, The
Development of hindu Iconography, New Delhi, 1985 (4e éd.), p. 250-251 et pl. III, fig. 5 ; B. ROWLAND, The
Art and Architecture of India. Buddhist • Hindu • Jain, Harmondsworth (Middlesex), 1959 (2e éd.), p. 87.
68.
Ainsi, sur les célèbres lamelles d'or orphico-pythagoriciennes découvertes dans les sépultures des
adeptes se trouvent formulées en guise d'aide-mémoire les prescriptions destinées à guider leur âme
au cours du voyage qu'elle effectue dans l'au-delà et à choisir le bon chemin qui la conduit à ne pas
recommencer une existence terrestre : voir, entre autres, F. CUMONT, op. cit., 1949, p. 248, 277 et 406 ;
W. K. C. GUTHRIE, Orphée et la religion grecque. Étude sur la pensée orphique (trad. S. M. GUILLEMAIN), Paris,
1956, p. 192-203 ; R. SOREL, Orphée et l'orphisme, Paris, 1995, p. 110-118 ; C. RIEDWEG, « Poésie orphique
et rituel initiatique. Éléments d'un « Discours sacré » dans les lamelles d'or », Revue de l'histoire des
religions, 219, 2002, p. 470-478 ; G. PUGLIESE CARRATELLI, Les lamelles d'or orphiques. Instructions pour le
voyage d'outre-tombe des initiés grecs (trad. A.-P. SEGONDS et C. LUNA), Paris, 2003, p. 9-20 et passim.
69.
C. JULLIAN, Histoire de la Gaule, Paris, 1907-1926, I, p. 318-319, n. 6 (distinction entre Celtes et Galates-

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

« D'habitude, pendant le repas, sur les premiers sujets venus ils en viennent à des disputes en
paroles, puis à des provocations, enfin à des combats singuliers où l'on voit combien leur est
indifférente la perte de la vie. C'est que chez eux a prévalu le dogme de Pythagore, selon lequel
c'est un fait que les âmes des hommes sont immortelles, et qu'après un certain nombre d'années
chaque âme revient à la vie en entrant dans un autre corps... » (Bibliothèque historique, V, 28, 6)70

Une observation que corrobore le témoignage d'un autre contemporain illustre, César, qui
a vécu longtemps en Gaule au contact des druides :

« Le point essentiel de leur enseignement, c'est que les âmes ne périssent pas, mais qu'après la
mort elles passent d'un corps dans un autre ; ils pensent que cette croyance est le meilleur
stimulant du courage, parce qu'on n'a plus peur de la mort. » (De Bello Gallico VI, 14, 5)71

Pour sa part, la Déesse-Mère indo-européenne, bien qu'avant tout liée à l'abondance et à


la fécondité, n'était pas sans rapport avec les occis dans les batailles, comme le montre le cas
de la scandinave Freyja, détentrice d'un royaume dans l'outre-tombe où elle accueille la
moitié des défunts glorieux, l'autre partie étant destinée à la célèbre Vallhöll d'Ódinn72 ! Plus
largement, les principales déesses germaniques – Freyja et Frigg –, correspondant à
l'archétype de la Déesse-Mère73, sont à la fois des divinités cavalières, voire chevalines74, et
liées au séjour des morts (le thème du souper chez Freyja correspond à celui chez Hadès du
monde grec75).
Chez les Celtes également, la Déesse-Mère est, pour une part du moins, maîtresse de
l'Autre Monde, univers aux royaumes multiples où la femme est très présente76. Rhiannon,
princesse qui exerce sa souveraineté dans la sphère des vivants sur le Dyved, une contrée
réelle du sud-ouest du pays de Galles, possède par ailleurs une connaissance certaine de l'au-

Belges chez Diodore).


70.
Trad. E. COUGNY, Extraits des auteurs grecs concernant la géographie et l'histoire des Gaules, Paris, 1878-1883,
II, p. 382-385.
71.
Trad. L.-A. CONSTANS, César. Guerre des Gaules. Tome II (Livres V-VIII), Paris, 1926, p. 187.
72.
R. BOYER, op. cit., 1993, p. 121. Voir aussi R. BOYER, La mort chez les anciens Scandinaves, Paris, 1994,
p. 138.
73.
S'il ne s'agit pas en réalité d'une unique figure théologique vénérée dans un cas (Freyja) par les
Germains du Nord (Scandinaves) et dans l'autre (Frigg) par les peuples plus méridionaux : R. BOYER,
op. cit., 1993, p. 176. On peut aussi considérer que Freyja représente l'aspect juvénile, érotique de la
Déesse-Mère (Idem, p. 129), alors que Frigg est la matrone faite, avant tout femme et mère
attentionnée, image archaïque de la divinité civilisatrice : Idem, p. 172-184.
74.
Ibid., p. 114, 164. Le cheval est également lié aux divinités de la fertilité par sa puissance sexuelle et
génésique (ibid., p. 114).
75.
Ibid., p. 157.
76.
G. HILLY, op. cit., 2003, p. 11 (l'Autre Monde, « Terre des Femmes »), p. 19-23, 28.

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UN VOYAGE ENTRE DEUX MONDES AVEC ÉPONA

delà et de ses habitants. Elle épouse en effet Pwyll, un homme familier des morts puisque,
antérieurement à leur rencontre, il avait déjà gouverné de façon temporaire le domaine où ils
résident : Annwvyn, étymologiquement « le monde d'en-bas »77. Ensuite et surtout, après son
remariage avec Manawydan, Rhiannon, en quête de son fils disparu sous l'effet d'un sortilège,
est retenue prisonnière avec lui deux années durant dans l'Autre Monde78.
Ce modeste bronze, témoin des croyances sur l'après-vie d'une peuplade belge en phase
précoce de romanisation, vient ainsi apporter une contribution majeure à notre connaissance
du rôle éminent assumé, dès cette période antérieure à la réalisation des artefacts gallo-
romains, par la déesse équine qui n'a cessé depuis l'âge du Bronze de circuler sur sa monture
à travers un domaine transcendant l'opposition apparente de l'ici-bas et de l'au-delà.

Titres des figures présentées aux planches 7 et 8 :

Fig. 1, 1a et 1b : bronze inédit de Digeon (comm. de Morvillers-Saint-Saturnin).


Clichés D. Hollard.
Fig. 2 : monnaie d'argent de Cunobelinos.
Clichés repris de R. D. VAN ARSDELL 1989, n°2061-1, et de D. ALLEN 1953, pl. IV, n° 35.
Fig. 3 : revers de la monnaie de bronze de Dubnovellaunos.
Cliché repris de D. ALLEN 1953, pl. IV, n° 33.
Fig. 4a : revers du statère d'or armoricain BN 6901.
Cliché D. Hollard.
Fig. 4b : bas-relief de Rully (Saône-et-Loire).
Cliché repris d'É. ESPÉRANDIEU, III, 1910, n° 2127.
Fig. 5 : stèle de Beaune (Saône-et-Loire).
Cliché repris de J.-J. HATT, Mythes et dieux de la Gaule, II, 2005, PDF complet en ligne, p. 258.
Fig. 6 : stèle d'Alt-Trier (Luxembourg).
Cliché repris de R. MAGNEN et M. THÉVENOT, 1953, pl. 25.
Fig. 7 : stèle d'Agassac (Haute-Garonne).
Cliché repris d'É. ESPÉRANDIEU, II, 1908, n° 843.

77.
P.-Y. LAMBERT, op. cit., 1993, p. 355, n. 6. Ce vocable correspond probablement au mot gaulois
antumnos, « Autre-Monde, monde des morts » (cf. X. DELAMARRE, op. cit., 2003, p. 50).
78.
P.-Y. LAMBERT, op. cit., 1993, p. 87-94.

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