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Margaret Pemberton
Le lion du Languedoc
Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le
titre: LION OF LANGUEDOC — La sorcière! la sorcière! Les clameurs enragées résonnaient aux oreilles de Marietta Riccardi tandis que, les épaules secouées de sanglots, elle courait à perdre haleine vers l'abri de la forêt, Epines et ronces lui griffaient bras et jambes, mais elle n'en avait cure! Derrière elle, sur la colline, des langues de feu déchiraient la nuit. Où fuir? Où se cacher? — Doux Jésus, venez à mon secours! murmura-t-elle d'une voix haletante au moment où elle atteignait enfin la lisière du bois. Mon Dieu, ayez pitié de moi! Léon de Villeneuve regardait l'aubergiste sans pouvoir cacher sa répugnance. —Je n'ai aucun goût pour les autodafés, déclara-t-il nettement. Donnez-moi une autre chope de bière. Je partirai ensuite. L'aubergiste haussa les épaules. Cet étranger avait une allure de gentilhomme. Son pourpoint et sa culotte étaient taillés dans les plus belles étoffes, et son court manteau de velours bordé d'un galon de soie multicolore était accroché avec désinvolture à l'une de ses épaules, laissant apparaître une superbe épée. Ses bottes de cuir fin aux revers épanouis en corolle étaient ornées d'une frise dentelée tout comme le col et les poignets de sa chemise, mais cela ne diminuait en rien son allure martiale. Manifestement, ce n'était pas un homme à traiter à la légère. L'aubergiste sentait que sa bourse était bien garnie. Plus il dépenserait chez lui, mieux ce serait. C'était pour l'heure le seul client. Le village tout entier se trouvait sur la colline du Valois pour assister à l'autodafé de la vieille mère Riccardi. « Sa petite-fille doit être présente, se disait l'aubergiste avec un sourire mal- veillant. Ah, j'aimerais bien entendre la coquine crier grâce quand ce sera son tour! » — De quoi accusait-on cette sorcière? demanda l'étran- ger. D'avoir fait sécher les moissons sur pied ou d'avoir tari le lait des vaches? — Elle a jeté un sort au nouveau-né des Duval. Le bébé n'a pas survécu... Et puis, elle avait un démon familier... et...puis elle volait la nuit sur son manche à balai... — Son démon familier avait-il par hasard des pieds fourchus et une corne sur le front? s'enquit Léon en riant. — Il n'y a pas de quoi plaisanter. Pierre Vallin a vu Belzébuth en personne assis sur le toit de chaume de sa maison. Noir comme la nuit et avec une queue d'un mètre de long. — Elle a avoué, je suppose? — Elle l'a hurlé à qui voulait l'entendre, fit l'aubergiste avec satisfaction. Du moins, elle l'aurait fait. Mais le diable veille sur les siens. Elle est morte avant que l'Inquisiteur en ait fini avec elle. — Pas de chance! — Ce n'était même pas la peine de la jeter au feu. Mais je ne manquerai pas la suite, je vous le garantis. Je donnerais gros pour voir l'autre sans sa chemise! Ecœuré, Léon repoussa sa chope vide. — Ils vont l'amener d'ici une heure pour la juger, insista son interlocuteur. Prenez une autre bière. On ne manquera pas de distractions ce soir à Evray, je puis vous l'assurer. — Je trouve généralement mon plaisir ailleurs, coupa sèchement Léon en sortant dans la cour. — Évidemment, marmonna l'aubergiste entre ses dents, un bel homme comme lui a toutes les filles qu'il veut... Quant à lui, il n'avait pour tout réconfort qu'une mégère décharnée et acariâtre par-dessus le marché! Celle-ci lui avait enjoint de ne point quitter son poste. — Il pourrait y avoir un voyageur de passage. Un sol est un sol. Tu ne vas pas perdre ton temps à aller voir brûler la sorcière! Léon était déjà en selle lorsqu'il entendit des cris et des claquements de sabots. Un gentilhomme à peine plus âgé que lui arriva au galop dans la cour et fit brusquement virevolter sa monture en hurlant : — Elle s'est échappée! Il nous faut des hommes et des chevaux frais! Dans le clair de lune, Léon distingua son regard fébrile, le pli cruel de ses lèvres sensuelles. L'homme portait une superbe cape de velours, une épée pendait à son côté. Sur sa main gantée, étincelait un diamant de la taille d'une noisette. Manifestement, il n'y avait pas que la populace d'Evray pour s'acharner contre les sorcières. Léon se révolta. Dieu sait s'il avait tué des hommes au service de Louis. Mais jamais il n'avait massacré ou violenté de femme, comme tant d'autres soldats. L'aubergiste se précipita vers les écuries pour faire seller toutes les montures disponibles. A ce moment surgit un cavalier tout de noir vêtu, suivi d'une foule hystérique. — Il nous faut d'autres hommes, ordonna l'Inquisiteur d'un ton glacé, et des torches. Par Dieu et tous les saints du Paradis, j'aurai rattrapé cette coquine avant l'aube! — Je crains que vos distractions de cette nuit ne soient singulièrement compromises, cria ironiquement Léon à l'aubergiste tout en éperonnant sa monture. Il partit au grand galop vers le sud. Le ciel était noir. De temps à autre, de gros nuages masquaient la lune. Il entendait au loin les cris des chasseurs de sorcières déchaînés comme une meute de loups. Dans les champs, des torches ponctuaient la nuit comme autant de grosses lucioles. « Cette vieille femme n'a aucune chance de s'en sortir, se disait Léon. Il vaudrait mieux pour elle mourir de peur ou d'épuisement avant d'être rattrapée. » Le regard implacable de l'Inquisiteur lui avait fait froid dans le dos. Au sommet de la colline, le bûcher achevait de se consumer. Il détourna le regard. Lui qui n'était pas plus mauvais catholique qu'un autre, le fanatisme de l'Inquisition lui soulevait le cœur. Grâce au ciel, son village de Chatonnay avait jusqu'ici échappé à cette fièvre malsaine. Il avait hâte de s'y rendre. Léon était au service du Roi-Soleil depuis six ans maintenant. Son courage sur les champs de bataille lui avait très vite valu d'être remarqué. Louis l'avait fait venir à la cour où il avait rapidement gagné une solide réputation de bourreau des cœurs! Un certain nombre de maris trompés auraient bien voulu le voir repartir combattre les ennemis du Royaume et finir à la pointe d'une rapière ennemie. Hélas, leurs espoirs avaient été déçus. Le séduisant Léon de Villeneuve au teint mat et aux yeux de velours était devenu un courtisan assidu et avait continué ses ravages. Des soupirs de soulagement avaient accueilli son inten- tion de retourner chez lui, à Chatonnay. Même la ravissante Francine de Beauvoir n'avait pu le retenir. Épouse de l'un des conseillers du Roi, elle surclassait nettement la pauvre reine Marie-Thérèse si effacée et résignée aux infidélités de son mari. Mais pour Léon, elle ne valait pas mieux que la dernière des ribaudes. Il sourit dans l'ombre. Après son mariage avec Élise, c'en serait fini de courir le jupon... Une colère vieille de six ans l'envahit à nouveau. Élise avait dix-sept ans lorsqu'il avait quitté Chatonnay. Ses cheveux étaient dorés comme les blés mûrs. Dans son visage d'ange brillaient d'immenses yeux bleu-violet. Sans lui demander son avis, le vieux Caylus l'avait mariée au maire de Lancerre qui aurait pu être son grand-père. Les supplications de Léon n'avaient servi à rien. Certes, les Villeneuve possédaient un domaine foncier assez considé- rable, mais c'étaient des terres pauvres. Ils étaient prati- quement ruinés. Léon n'était donc pas un parti assez intéressant. A la pensée de son innocente Élise livrée à ce vieux débauché, l'officier serra les lèvres. La jeune femme était veuve depuis peu. Dès qu'il avait appris la nouvelle, il avait galopé nuit et jour, fou d'impatience à l'idée de la retrouver. La route s'enfonçait maintenant entre les arbres. Elle était tellement trouée d'ornières qu'il dut mettre son cheval au pas. Soudain, il immobilisa sa monture et resta fige sur place. Il avait surpris dans l'ombre épaisse un bruit semblable au halètement d'un animal forcé. Il tendit l'oreille. De nouveau s'éleva dans le silence un gémissement déchirant aussitôt réprimé. — Dieu du ciel, chuchota-t-il, la sorcière... Des brindilles craquèrent. Il y eut un bruissement de feuilles. De nouveau, le silence retomba sur la forêt. Le cheval s'ébrouait. Léon lui flatta l'encolure pour le calmer. On entendait au loin les cris des poursuivants. Le sol commençait à résonner du galop des chevaux. Dans cinq minutes, la forêt serait envahie et la vieille femme aux abois, la proie de ces brutes déchaînées. Avec résolution, Léon se laissa glisser à terre. — Ne vous sauvez pas, dit-il en s'enfonçant dans le sous- bois. Marietta prit son élan et, folle de terreur, bondit loin de l'inconnu. Elle se savait pratiquement prise au piège. Ce n'était plus qu'une question de minutes. En voyant le cheval sans cavalier, elle fut soulevée d'un espoir insensé et courut à perdre haleine vers la route, sans se soucier des feuilles qui lui fouettaient le visage et des racines qui menaçaient de la faire trébucher. Le cheval! Si seulement, elle parvenait à l'atteindre! — Ne vous sauvez pas! répéta Léon, exaspéré. J'essaie de vous aider! Elle était déjà tout contre l'animal, les mains levées pour s'emparer des rênes, quand elle se sentit saisie par les épaules avec une violence inouïe et projetée la face contre terre. — Espèce de mégère! haleta Léon en lui tordant les bras derrière le dos. Rien d'étonnant à ce que les villageois la considèrent comme une sorcière. A défaut de balai, elle avait bien failli s'envoler sur son cheval. Le bruit des sabots s'amplifiait, et déjà on apercevait la lueur des torches. Affolé, il relâcha un instant son étreinte. Marietta en profita pour se retourner sur le dos et tenter de lui griffer les yeux. Alors, il la plaqua au sol sans ménagements. A cet instant, la lune éclaira la malheureuse entre deux nuages. — Dieu du ciel! murmura-t-il en la dévisageant d'un air ébahi. Une jeune fille... Les vociférations de la foule se rapprochaient inexora- blement. Léon se remit debout et souleva la jeune fille dans ses bras. Marietta se laissa faire. Peut-être ses prières avaient-elles été exaucées? Il bondit en selle et la hissa derrière lui. Elle serra les bras autour de sa taille, et ils partirent au triple galop sur la piste défoncée. La gorge nouée par une terreur sans nom, Marietta s'accrochait désespérément à Léon. La piste obliqua soudain vers la gauche. Elle était de plus en plus étroite. Malgré son double fardeau, le cheval maintenait son allure. Léon tourna la tête une seconde. Les torches avaient disparu, mais on entendait toujours le martèlement des sabots. Il tendit de nouveau l'oreille. Les bruits semblaient s'atténuer. Le jeune homme éperonna sa monture en réfléchissant. Sans doute leurs poursuivants concentraient- ils leurs efforts sur les endroits de la forêt que la fugitive pouvait atteindre à pied. Ils n'avaient aucune raison de penser qu'il aiderait une sorcière à leur échapper. Et pourtant si... Tout à l'heure, il avait peut-être laissé entendre un peu trop crûment à l'aubergiste ce qu'il pensait des chasseurs de sorcières... Si celui-ci avait rapporté leur conversation à l'Inquisiteur, ils ne sortiraient pas vivants de ce guêpier... Marietta poussa soudain un cri de terreur. — Ils nous rattrapent! Vous ne les laisserez pas me prendre et me brûler, dites? — Je ne leur donnerai pas ce plaisir, assura Léon en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule. Deux cavaliers venaient de surgir au grand galop du dernier tournant et se rapprochaient dangereusement. — Doux Jésus! chuchota-t-elle en s'agrippant à Léon, plus vite, plus vite! Léon se mit à jurer. Son cheval, qui avait déjà de nombreux kilomètres dans les jambes depuis le matin, ne pourrait longtemps soutenir cette allure. Le chemin se terminait brusquement en pente raide. Devant eux, brillait un ruisseau. Léon se courba sur l'encolure du cheval, refréna un instant son galop éperdu et réussit à le faire sauter sur l'autre rive. Ils gagnèrent ainsi quelques précieuses minutes. Les chevaux de leurs poursuivants renâclèrent devant l'obstacle et les cavaliers durent les éperonner énergiquement pour le leur faire franchir. Très vite, Léon sentit que sa monture perdait du terrain De nouveau le bruit de la galopade s'enfla derrière eux et une voix nasillarde cria : — Je la vois! Plus vite! Un cheval couvert d'écume parvint à leur hauteur. Une main gantée agrippa violemment Marietta en essayant de la faire tomber. Elle poussa un hurlement de douleur et s'accrocha à Léon avec l'énergie du désespoir. Voyant qu'il n'arrivait pas à la désarçonner, l'homme à la main gantée voulut s'emparer des rênes de Léon. Mais celui-ci lui asséna un tel coup que l'homme ne put retenir un cri. Pendant ce temps, le second cavalier s'efforçait de lui couper la route. Du coin de l'œil, l'officier vit une sorte d'athlète se pencher et tenter de faire lâcher prise à Marietta. Sentant la jeune fille faiblir, il n'eut d'autre solution que d'immobiliser son cheval. — Cette fille est une sorcière, lui cria l'homme aux mains gantées, tandis que l'autre réussissait à jeter une Marietta hurlante en travers de sa monture. Voyant ce dernier trousser sans vergogne la robe à moitié déchirée de la jeune fille tout en la maintenant par les cheveux, Léon eut du mal à se contenir. — Dieu du ciel! répondit-il avec une surprise feinte au premier adversaire qui lui paraissait nettement moins redoutable. — Vous pouvez continuer tranquillement votre chemin, Monseigneur, assura celui-ci. Léon fit un signe d'assentiment et, sans crier gare, lui envoya son poing au creux de l'estomac. La respiration coupée, l'homme bascula, les pieds retenus par les étriers. Avec un juron, l'autre se jeta sur Léon par-derrière et lui serra la gorge à l'étouffer. L'officier eut beau se débattre, il ne réussit pas à lui faire lâcher prise. Léon commençait à manquer d'air lorsque par bonheur Marietta se laissant glisser à terre planta ses dents dans la cuisse de l'étran- gleur. Celui-ci rugit de douleur et desserra son étreinte. Léon se retourna comme un éclair, saisit l'homme par le cou, le souleva avec une force herculéenne et le projeta par terre. Sautant aussitôt à bas de sa monture, il le rejoignit tout en cherchant à dégainer son épée. Mais l'autre avait été plus rapide que lui. Il s'était relevé avec une vitesse incroyable et chargeait Léon comme un taureau furieux. Son poing serré atteignit le jeune officier en pleine poitrine. Malgré la douleur, Léon riposta. Les deux adversaires se lancèrent dans un furieux corps- à- corps. L'homme aux mains gantées s'éloigna prudemment de quelques pas. Le visage de Léon était en sang. Impuissante, la gorge serrée par l'épouvante, Marietta vit les mains de l'homme tâtonner à la recherche de la gorge de Léon, se refermer et serrer... Au même moment, Léon réussit à envoyer son genou dans le bas-ventre de son adversaire qui poussa un hurlement et lâcha prise. En une seconde, le jeune homme se retrouva debout, l'épée à la main. Il transperça son agresseur de part en part. On entendit une plainte atroce, un horrible gémissement. La respiration encore haletante, Léon rengaina son épée. S'apercevant alors que l'autre assaillant remontait précipitamment en selle, il s'empara des rênes de son cheval avec un sourire railleur. — Pas si vite, mon bonhomme. Une bonne marche à la fraîche calmera votre soif d'autodafés. A moitié mort de terreur, l'homme se laissa glisser à terre. — Je préférais votre complice, dit Léon d'un ton méprisant. Au moins, lui, il a su se battre. Se tournant vers Marietta, il ajouta : — Lequel préférez-vous? L'alezan ou le rouan? — L'alezan, répondit Marietta d'une voix faible. — Je pense que ce poltron mettra une bonne partie de la nuit pour atteindre Evray, dit-il en lui tenant l'étrier. Souhaitons-lui bonne chance. Il en aura besoin : les loups ont une prédilection pour les chasseurs de sorcières! L'homme gémit d'effroi. Léon se mit à rire de bon cœur, monta en selle et prit en mains ses rênes et celles du rouan. Il donna une claque sur la croupe de l'alezan et ils partirent au petit galop. — Alors, demanda Marietta, nous sommes sauvés? La belle bouche sensuelle de Léon s'étira en un sourire étincelant. — En aviez-vous douté un seul instant? — Non, affirma-t-elle avec un soulagement indescrip- tible en contemplant son courageux compagnon. Le vent tomba. La nuit parut tiède. Ils galopaient depuis un bon moment et petit à petit, les arbres s'éclaircirent. Des étoiles scintillaient entre les branches. Ils furent bientôt à la lisière de la forêt. Devant eux s'étendait un paysage de champs et de collines. Du doigt, Léon indiqua une longue ferme basse adossée à un coteau. — Il y a sûrement là une grange qui nous abritera pour le restant de la nuit. Mon cheval est fourbu. Voyant le regard inquiet de Marietta, il ajouta : — Les nouvelles n'atteindront pas Evray avant midi. Je pense qu'ils renonceront à cette poursuite. Rassurée, Marietta le suivit à travers champs. Un peu avant d'arriver à la ferme endormie, ils mirent pied à terre et avancèrent précautionneusement. Un chien gronda. Léon siffla doucement et s'approcha, la main tendue, en murmurant des mots incompréhensibles. Le chien le renifla d'un air soupçonneux, puis se mit à remuer la queue en lui léchant ses bottes. — Par tous les saints du paradis, chuchota Marietta, quelle sorte de chien est-ce là? — Il ressemble à certaines femmes, laissa tomber Léon dédaigneusement en poussant la porte de la grange. Il y faisait noir comme dans un four. Une tenace odeur de bétail y régnait. Prenant Marietta par la main, Léon la guida jusqu'à une échelle qu'elle escalada docilement avant de se laisser tomber épuisée sur la paille. Après avoir ôté ses bottes et débouclé son épée, le jeune officier s'étendit à ses côtés. Le danger auquel ils venaient d'échapper, autant que le souvenir du corps ferme et souple qui s'était débattu sous le sien avaient allumé en lui un violent désir. Avec assurance, il glissa la main dans le corsage déchiré de Marietta tout en roulant sur elle. Un soufflet magistral sur la joue et un bon coup de genou dans le bas-ventre lui firent lâcher prise. — Maudite gamine! gémit-il, plié en deux de douleur. Pourquoi me brutaliser ainsi? — Ça vous apprendra à me traiter comme une chienne! rétorqua Marietta, furieuse. — Mais je viens de vous sauver la vie, protesta-t-il, stupéfait de voir repousser ses avances. — Cela vous donne-t-il pour autant le droit de vous permettre ce genre de privautés? demanda Marietta en se levant précipitamment et en ramenant nerveusement sur sa poitrine les lambeaux de sa robe de serge. — J'aurais pensé tout de même avoir droit à une petite récompense. Songez que cette brute a failli m'étrangler. — Nous sommes quittes, rétorqua Marietta d'un ton acerbe. Car, si je ne l'avais pas mordu, vous ne seriez plus de ce monde. A quatre pattes dans la pénombre, elle tâtonnait désespérément à la recherche de l'échelle. — A ce petit jeu, vous risquez de la renverser, dit-il ironiquement. Personnellement, je n'aurais pas de mal à sauter d'ici. Par contre, il n'en serait pas de même pour vous. Elle poussa un affreux juron que n'eût pas désavoué un soldat. — Je vous propose un marché, dit Léon avec un sourire amusé. Si vous voulez bien arrêter de ramper au bord de ce trou au risque de vous rompre le cou, je vous jure de me conduire en galant homme. Elle hésita. — Pour l'amour du ciel, fit-il avec exaspération, faites- moi confiance. De ma vie, je n'ai eu besoin de faire violence à une femme. Je ne vais pas commencer aujourd'hui. Ce disant, il s'éloigna ostensiblement à l'autre bout du grenier. Marietta revint s'allonger dans le foin. Mais Léon restait troublé par la pensée de ce corps jeune et par l'odeur de lavande presque impalpable qui s'en dégageait. Com- ment une paysanne qui avait couru pendant des kilomètres avec tout un village à ses trousses pouvait-elle encore embaumer la lavande? Il se tournait et se retournait sans pouvoir trouver le sommeil. Soudain, il rouvrit les yeux. Il venait d'entendre un sanglot étouffé. — Vous pleurez? — Non, assura-t-elle d'une voix étranglée. Il se souvint alors des flammes hideuses s'élevant du bûcher. — C'est à cause de votre grand-mère? Marietta ne répondit pas. Ses larmes coulaient malgré elle. — L'aubergiste m'a assuré qu'elle était morte avant d'arriver sur la colline. Il ne faut pas pleurer. — J... je ne peux pas m'en empêcher, sanglota-t-elle de plus belle. Je l'aimais. Je n'ai plus personne maintenant. Plus personne au monde... Léon n'était pas habitué à ce genre de situation. Il détestait les femmes pleurnichant pour une simple contra- riété ou la perte d'un colifichet. Mais celle-ci n'était pas comme les autres. Son chagrin était justifié. Dans la pénombre, Léon distinguait sa petite silhouette ramassée en boule, le visage enfoui dans ses mains. Il s'approcha d'elle et lui toucha légèrement l'épaule. Cette fois, elle ne chercha pas à lui échapper. — Elle était si bonne, chuchota-t-elle d'une voix enrouée. Il n'y avait pas une maison d'Evray où elle n'eût guéri quelqu'un grâce à ses remèdes et ses onguents. Avec douceur, Léon la prit dans ses bras et lui caressa lentement les cheveux. Il se sentait gagné d'une étonnante tendresse pour cette inconnue aux cheveux délicatement parfumés. Il s'en voulait de ce geste réconfortant et fort coûteux : son col de dentelle de Chantilly n'avait pas été prévu en effet pour servir de mouchoir de fortune... Petit à petit, Marietta se calma. Ses sanglots s'espacèrent. Épuisée, elle s'endormit soudain, comme une enfant. Léon l'étendit sur la paille, la couvrit de son manteau et s'allongea à ses côtés. Il fut éveillé à l'aube par le chant d'un coq. Une faible lueur filtrait à travers les volets. Il les entrouvrit silencieu- sement. Dans la ferme, rien ne bougeait encore. C'était aussi bien. Marietta se retourna en dormant. Léon fronça les sourcils. Certes, il avait été heureux de se battre pour elle et de la sauver. De plus, cela l'avait presque amusé de s'être vu repoussé de façon aussi catégorique! Mais ce matin, il n'avait plus qu'un désir : retrouver Élise au plus vite. Cette fille encore endormie dans le foin était bien encombrante. Du bout du pied, il la poussa. Elle se réveilla avec un cri de terreur et se leva d'un bond. — Tout va bien, fit-il d'une voix rassurante. Vous êtes saine et sauve. Il fallut quelques secondes à Marietta pour reprendre ses esprits. Ce beau gentilhomme si bien vêtu lui avait sauvé la vie. Elle ne pouvait détacher les yeux des épaisses boucles noires qui tombaient sur ses larges épaules. Involontaire- ment, elle admira le nez un peu fort, la bouche ferme. C'était, semblait-il, le type d'homme habitué à faire respecter son autorité. — Merci pour hier soir, dit-elle, soudain consciente de ses pieds nus et de sa robe déchirée. — Oh, ce n'était rien! — Pour vous peut-être, Monsieur! Moi, j'ai perdu ma grand-mère. — Il s'en est fallu d'un cheveu que je ne perde la vie, moi aussi! rétorqua sèchement Léon. Maintenant, vou- driez- vous me faire la grâce de mettre mon manteau? Étant donné la façon dont vous avez repoussé mes avances hier soir, il est déloyal de votre part de vous exhiber ainsi à demi nue. Marietta rougit en suivant son regard admiratif. D'un geste dégagé, il lui jeta son manteau sur les épaules. — C'est bien agréable à regarder, Mademoiselle, mais... diablement tentant... Manifestement, il se moquait d'elle. Décontenancée, elle lui jeta un regard furieux. Il ne put s'empêcher d'admirer le joli petit visage triangulaire comme celui d'un chat, aux prunelles vertes étirées vers les tempes et bordées de cils épais. Mais il fut vite distrait de ses pensées par un bruit lointain de galopade. Il tendit l'oreille. L'inquiétante rumeur approchait rapidement. Marietta devint blanche comme un linge. — Ce sont eux? demanda-t-elle, les yeux dilatés d'épouvante. Mon Dieu, qu'allons-nous faire? Où allons- nous nous cacher? Léon saisit son épée et s'approcha des volets entrebâillés. Il vit trois cavaliers se diriger vers la ferme. Il reconnut l'homme à la voix nasillarde qu'il avait laissé la veille plus mort que vif en pleine forêt et l'Inquisiteur drapé dans sa robe noire. Le troisième homme, aux larges épaules sous un justaucorps de cuir, lui était inconnu. Voyant Léon faire la grimace, Marietta réprima un sanglot. — Sainte Vierge, ayez pitié de moi! Ils vont me brûler... Les doigts de Léon se crispèrent sur la garde de son arme. Un contre trois... ce n'était pas pour faire peur à l'homme connu dans l'armée du Roy comme le « Lion du Languedoc ». — Vous n'avez donc pas confiance en moi? — Si, assura Marietta avec un sourire tremblant. Dites- moi ce qu'il faut faire. — Pour l'instant, attendons. Les cavaliers étaient tout près maintenant et leurs voix résonnaient dans la grange. Pétrifiée de terreur, Marietta osait à peine respirer. — L'endroit me paraît désert, Votre Honneur. — Cela m'étonnerait, dit l'Inquisiteur. Pierre Duroq a toujours été un fieffé paresseux. Qu'attendez-vous, imbé- cile? Réveillez-le, et plus vite que ça! Enfoncez la porte si besoin est! — Oui, Votre Honneur, s'empressa de dire le petit homme en tremblant comme une feuille. Il tambourina sur la porte jusqu'à ce qu'un volet s'entrouvre et qu'apparaisse un visage d'homme conges- tionné aux yeux troubles. — Que diable me voulez-vous? N'a-t-on plus le droit de dormir tranquillement chez soi maint... Mais en voyant la silhouette sombre de l'Inquisiteur, les mots moururent sur ses lèvres. — Nous recherchons une sorcière, et nous avons de bonnes raisons de croire qu'elle est passée par ici. — Il n'y a pas de sorcière chez moi, répliqua vivement Pierre Duroq. Je suis un loyal sujet de Sa Majesté et... — Vous ne voyez donc pas d'objections à ce qu'on fouille la ferme? — Aucune, assura l'homme en commençant à s'habiller. L'Inquisiteur jeta un regard circulaire et avisa la grange... Pendant ce temps-là, Léon avait hissé silencieusement l'échelle délabrée dans le fenil. Puis il avait appelé doucement son cheval jusqu'à ce qu'il s'immobilise juste au-dessous d'eux. — Êtes-vous capable de sauter d'ici sur son dos? demanda-t-il à mi-voix. — Ou...i... je crois. Mais vous... — Ne vous inquiétez pas pour moi. J'ai mon plan, ajouta- t-il avec une étincelle amusée dans le regard. Ne bougez pas. Quand je vous en donnerai l'ordre, sautez alors sur Sarrasin et partez à bride abattue. La porte de la grange s'ouvrit. — Je reconnais le cheval! s'écria l'homme à la voix nasillarde. Le gaillard fortement charpenté sortit un couteau bien aiguisé de sa ceinture et se mit à en donner de grands coups méthodiques dans les balles de paille. — Rien, dit-il au bout d'un instant. Entre-temps, l'Inquisiteur avait arrêté son cheval près de celui de Léon et fixait pensivement le sol. C'est alors qu'il aperçut les marques laissées par les pieds de l'échelle. — Nous les avons! dit-il en levant les yeux vers le grenier. Avant que ses hommes de main aient eu le temps de le rejoindre, Léon avait sauté. Marietta poussa un cri de terreur. Mais l'officier avait atterri avec précision derrière l'Inquisiteur, un couteau à la main. Sous le choc inattendu, le cheval se mit à hennir. Léon tordit violemment le bras du Juge derrière son dos tout en lui pointant son poignard sur la gorge. — Si vous tenez à la vie, appelez votre acolyte. Il avait légèrement appuyé sur la lame. Le sang se mit à couler. — Faites ce qu'il vous dira, murmura l'Inquisiteur d'une voix rauque. — Jetez votre couteau, ordonna Léon. L'homme de main dut s'exécuter. Marietta se précipita pour se saisir de l'arme. — Sautez maintenant, Marietta, et partez ventre à terre! — Arrêtez-la, espèces d'imbéciles! cria l'Inquisiteur en voyant Marietta se laisser tomber sur Sarrasin, le couteau entre les dents. — S'ils bougent le petit doigt, vous êtes un homme mort, le prévint Léon. Sarrasin franchit la porte ouverte comme un bolide, renversant sur son passage le fermier qui venait aux nouvelles. — Je vous propose une petite promenade, dit Léon à son prisonnier en partant à son tour au grand galop. La campagne est si belle au soleil levant. Un homme moins lâche que l'Inquisiteur aurait réussi à le désarçonner. Mais le sinistre personnage se garda bien de bouger tout le temps que dura la folle chevauchée. Lorsqu'ils réussirent enfin à rattraper Marietta, celle-ci ne put retenir sa joie en reconnaissant son sauveur en croupe derrière la silhouette noire. — Oh, vous avez réussi! J'avais tellement peur qu'ils ne vous tuent! — Pour y arriver, il faudrait des individus d'une autre envergure! s'exclama Léon d'un ton méprisant. — Vous irez rôtir en enfer pour votre sacrilège, proféra l'Inquisiteur, blanc de rage. — Je n'y tiens guère, rétorqua Léon. Si vous croyez que j'ai envie de vous retrouver dans l'au-delà! Et il repartit au grand galop, désireux de mettre le plus de lieues possibles entre la ferme et eux. Une fois à l'abri dans une forêt, il arrêta sa monture et fit descendre sa victime toute tremblante. — Qu'allez-vous en faire? demanda Marietta avec crainte. Le tuer? Léon jeta un coup d'œil sur le visage décomposé de l'homme. — Je ne voudrais pas me salir les mains, dit-il en repoussant l'Inquisiteur de la pointe de sa botte. J'ai tué bien des hommes, mais seulement sur les champs de bataille. Cette bête immonde ne mérite même pas le nom d'homme. Laissons-la ramper jusqu'à son antre. D'un second coup de botte, il envoya l'Inquisiteur rouler sur le sol. — Il faut continuer à nous éloigner d'Evray, fit Léon en souriant à Marietta. N'est-ce pas votre avis? — Tout à fait, approuva la jeune fille en rejetant en arrière ses boucles rousses. Où allaient-ils? Elle n'en savait rien et, à vrai dire, ne s'en souciait guère. Après avoir donné un petit coup sur la croupe de Sarrasin, elle suivit Léon au galop sur la route poussiéreuse.
Marietta se retourna une seule fois. Par-delà la forêt, se
dressait la colline du Valois, noyée dans une brume impalpable. Elle la contempla un instant de ses yeux remplis de larmes. Léon fit virevolter sa monture et revint vers elle au petit galop. Au moment où il la rejoignit, elle se redressa orgueilleusement. Le passé était le passé. Seul l'avenir comptait désormais. Il lui saisit la main et la serra doucement. Leurs regards se croisèrent. Il n'y avait plus trace de moquerie dans le regard brun doré de Léon, mais une compréhension qui réchauffa le cœur de la jeune fille. — C'était un dernier adieu, dit-elle en lui souriant à travers ses larmes. Je ne pleurerai plus, je vous le promets. — J'en suis heureux, en tout cas pour mon col... Marietta fixa la dentelle toute froissée et rougit imper- ceptiblement. — C'est moi qui ai fait cela? Je... je n'en ai pas souvenir... — Aucune importance, assura courtoisement Léon. — Je vous en ferai un autre. — Vous aurez du mal, dit-il en se remettant en route. C'est de la fine dentelle de Chantilly. — N'importe qui peut en faire, lança Marietta avec désinvolture. Ma grand-mère était vénitienne. Les Vénitiens fabriquent les plus belles dentelles du monde. Léon parut favorablement impressionné. Ses dentelles lui avaient coûté une fortune. Au moins, l'avenir de la jeune fille était-il assuré. Une dentellière ne mourait pas de faim. — Vous savez donc faire de la dentelle de Venise comme votre grand-mère? — Oui. Mais nous en avons toujours jalousement gardé le secret. — Vous n'aurez pas de mal à gagner votre vie, j'imagine? — Non, répondit-elle laconiquement en pensant à la solitude qui l'attendait. — Pourquoi vous traite-t-on de sorcière à Evray? s'enquit Léon avec curiosité. — Ce sont des imbéciles. — Je vous l'accorde. Mais si vous n'êtes pas une sorcière, qui êtes-vous donc? — Marietta Riccardi, dentellière de mon état, pour vous servir. — Que faisiez-vous à Evray? On n'y fabrique pas de dentelles. — Ma grand-mère était trop faible pour continuer le voyage... Un silence tomba. — Quand j'étais enfant, reprit Marietta, nous vivions à Venise. Ma mère était française. Nous avons ensuite passé dix ans à Paris. Après la mort de mes parents, ma grand- mère a voulu retourner dans son pays. Mais elle est tombée malade en route et nous avons dû rester ici. Malheureusement, nous avons toujours été en butte à l'ostracisme des gens du cru. Dieu sait pourtant combien de malheureux ma grand-mère a guéri avec ses tisanes et ses onguents! Mais ces paysans n'y voyaient que sorcellerie. A vrai dire, ils n'étaient pas entièrement responsables. Avant l'arrivée de cet homme, les gens du pays nous supportaient. C'est lui qui leur a mis dans la tête que nous étions des sorcières. — Lui, qui? demanda Léon, intrigué. — Je ne sais pas son nom. Il est arrivé tard un soir. Je dormais déjà. Il voulait un poison, que ma grand-mère lui a refusé, bien sûr. Il a juré que, si elle ne lui en donnait pas la formule, elle serait bonne pour le bûcher. En entendant le bruit, je me suis précipitée dans la pièce, mais il était déjà dehors, en train de remonter en selle. J'ai seulement pu voir qu'il s'agissait d'un gentilhomme; il avait les doigts chargés de bagues. Léon se souvint alors de l'homme qui avait fait irruption dans la cour de l'auberge d'Evray, réclamant des hommes et des chevaux. Il revoyait encore l'énorme diamant qui étincelait sur sa main gantée. — Pourquoi un riche gentilhomme serait-il venu lui demander du poison? Il n'est pas difficile de s'en procurer. — Ma grand-mère était italienne, expliqua Marietta. Cela voulait tout dire. Les Italiens avaient en effet une solide réputation d'empoisonneurs, depuis que les Médicis avaient introduit ce fléau en France. — En dehors de la dentelle et des potions inoffensives, votre grand-mère avait-elle donc d'autres talents? Marietta serra les lèvres. — Elle était bonne. Jamais elle n'aurait fait de mal à personne. — Mais... elle l'aurait pu? — Elle n'a jamais abusé de ses connaissances, assura la jeune fille en regardant Léon droit dans les yeux. Et je compte bien suivre son exemple. Là-dessus, elle éperonna Sarrasin et partit au galop sur la route ombragée par de magnifiques platanes. — Ça, c'est trop fort! marmonna Léon en s'efforçant de la rattraper. Cette histoire était invraisemblable! Un mystérieux gentilhomme venu voir une pauvre vieille au fin fond de sa province à la recherche d'un poison rare... Pourtant, les paroles de Marietta avaient l'accent de la vérité. Et puis, si ce visiteur inconnu était tellement acharné à sa perte, n'était-ce pas justement parce que, elle aussi, connaissait le secret dont il voulait s'emparer? Pendant de longues heures, ils galopèrent côte à côte. Le soleil brillait sur les boucles cuivrées qui auréolaient le joli petit visage triangulaire et tombaient librement sur ses épaules. Elle était excellente cavalière. C'était proprement stupéfiant de voir une paysanne nu-pieds aussi à l'aise à cheval. Elle avait une grâce et une allure que lui auraient enviées bien des dames de la cour. Pas une d'entre elles d'ailleurs n'aurait eu la témérité de sauter du fenil sur le dos de Sarrasin. La seule pensée de ce bond vertigineux leur aurait donné des vapeurs. Cette fille, elle, n'avait même pas bronché. Ils devaient être maintenant à bonne distance d'Evray. Le paysage s'était insensiblement transformé. Léon profita de la traversée d'un cours d'eau pour s'arrêter. Il sortit du pain et du fromage de la sacoche de Sarrasin et s'assit sur la rive. Marietta ne se fit pas prier pour partager ce frugal repas. Tandis que Léon se penchait sur le cours d'eau pour y boire au creux de ses mains, la jeune fille s'allongea sur l'herbe, les yeux fermés sous la chaude caresse du soleil. Léon l'observait entre ses paupières mi-closes, se rap- pelant sa première conquête, une paysanne aux joues roses et à la poitrine rebondie. Depuis, ses maîtresses avaient toujours été des femmes sophistiquées, peintes et poudrées, vêtues de soies et de velours. Francine de Beauvoir prenait même des bains de lait pour avoir la peau plus douce et ses précieux petits escarpins étaient cloutés de diamants. Et pourtant, elle n'arrivait pas à la cheville de cette Marietta... Sentant posé sur elle le regard de son compagnon, Marietta rouvrit les yeux. Il vint s'étendre dans l'herbe à ses côtés. Elle se raidit instinctivement. — Ne vous affolez pas, dit-il en riant. Je n'ai nullement l'intention d'attenter à votre vertu. — Qu... que faites-vous donc? demanda-t-elle, le cœur battant devant son expression décidée. — Après avoir risqué deux fois ma vie pour vous sauver, j'estime tout de même que la moindre des choses est de me récompenser d'un baiser! Sans se soucier le moins du monde de son mouvement de recul, il pencha la tête et s'empara de ses lèvres en un baiser plein de feu. Après avoir vainement tenté de le repousser, Marietta ne put résister au plaisir de s'aban- donner, et ses bras vinrent se nouer tout naturellement autour de sa nuque. Très vite, trop vite au gré de la jeune fille, il se redressa en disant d'un ton dégagé : — Voilà, mademoiselle, vos dettes sont maintenant payées. Personne n'avait jamais encore embrassé Marietta. Bien des garçons d'Evray lui avaient fait des avances, mais elle s'était toujours défendue comme une tigresse. Pas un de ces rustres n'était digne d'elle, lui avait assuré sa grand-mère. Mais celle-ci n'avait pu — et pour cause — la mettre en garde contre un gentilhomme athlétique aux yeux pétil- lants, au rire contagieux, et aux cheveux bouclés si doux sous les doigts... — Il faut nous remettre en route, ajouta ce dernier en se dirigeant vers sa monture. Dans une sorte d'état second, Marietta le suivit, sans se rendre compte que Léon s'en voulait à mort d'avoir failli se laisser entraîner par ses sens exacerbés, alors qu'il allait bientôt retrouver son Élise pure comme la neige, timide et douce comme un agneau. L'expérience qu'il avait des femmes l'avait convaincu depuis longtemps qu'elles étaient toutes des dévergondées, prêtes à se vendre pour des bijoux et des colifichets. Seule Élise était au-dessus de tout cela. C'est la raison pour laquelle il l'aimait à la folie. Depuis des années, il était littéralement malade à la pensée de sa bien-aimée dans le lit de ce Sainte-Beuve. Elle était enfin libre. Il lui avait aussitôt écrit qu'il arrivait sur l'heure pour l'épouser. Le jeune homme qui avait quitté Chatonnay avec à peine deux livres en poche revenait avec plus d'argent que n'en possédaient ses voisins à des lieues à la ronde. Il allait pouvoir remettre en état le château où sa mère vivait encore et en faire le foyer rêvé pour sa femme et leurs futurs enfants. Le roi avait insisté pour qu'il revienne à Versailles, mais Léon n'y tenait aucunement. Il en avait plus qu'assez de cette vie de cour, avec ses mœurs relâchées et ses intrigues perpétuelles. Il rêvait de gérer son domaine et d'élever ses fils dans cette campagne qu'il adorait, campagne qui fleurait bon l'ail et le vin, et non les parfums écœurants de Paris et de Versailles. Sans se douter le moins du monde du cheminement des pensées de son compagnon, Marietta galopait allègrement à ses côtés. De temps à autre, ils traversaient des villages pleins d'animation. Assises sur le pas de leurs portes en train de filer et de bavarder, les femmes les regardaient passer avec curiosité, s'étonnant visiblement de voir en si belle compagnie une jeune fille aux pieds nus et à la robe en lambeaux. — Avez-vous faim? demanda soudain Léon. — Oh oui! répondit franchement Marietta. J'avalerai la mer et ses poissons! Léon sourit malgré lui. — Hélas, je n'ai plus rien dans ma sacoche. Mais nous serons bientôt à Toulouse. Nous nous y arrêterons pour y faire un vrai repas. La route sablonneuse sinuait entre des champs de maïs. Toulouse apparut enfin, avec ses innombrables clochers étincelants sous le ciel de cobalt. Très vite, ils furent aux portes de la ville. On s'y bousculait car c'était jour de marché. Les paysans des environs étaient venus vendre leurs produits. Les étroites rues pavées étaient encombrées d'ânes chargés de paniers, de vaches, de moutons, de volailles. Ils eurent du mal à se frayer un chemin au milieu de la foule. Lorsqu'ils arrivèrent enfin dans la cour de l'auberge, le palefrenier observa avec curiosité les égratignures des jambes de Marietta et le bas tout boueux de sa robe. En voyant son regard, celle-ci serra plus étroitement le manteau de Léon autour de ses épaules, ne voulant pas lui faire honte en exhibant son corsage déchiré. Le patron leur apporta aussitôt deux chopes de bière mousseuse et leur servit du gigot de mouton accompagné de chou et de haricots. Marietta fit preuve d'un appétit vorace. La bière forte mit Léon de meilleure humeur. — Vous savez tout de moi, déclara Marietta, une fois son assiette vide. Moi, je ne sais rien de vous. Pas même votre nom... — C'est bien facile d'y remédier, repartit son vis-à-vis. Léon de Villeneuve, pour vous servir. Il y a six ans que je partage mon temps entre les champs de bataille et la cour du Roy Louis. — A Versailles? fit Marietta en ouvrant de grands yeux. — Oui. Maintenant, je rentre chez moi à Chaton- nay. — Y a-t-il des dentellières chez vous? s'enquit timi- dement la jeune fille en se servant de tarte aux pommes. — Non, et c'est bien dommage! — C'est à Chatonnay que nous allons? — Que « je » vais, corrigea-t-il. Elle pâlit. — Mais je croyais... commença-t-elle. — Je vous ai aidée à vous enfuir d'Evray, coupa Léon en se servant à son tour. Quand nous nous séparerons, je vous laisserai le cheval de l'Inquisiteur et une pièce d'or. — Je ne veux pas de votre or! se récria-t-elle. Je... je pensais... Elle rougit sans pouvoir achever sa phrase. — Je vais à Chatonnay pour me marier, laissa-t-il tomber sans ménagements. — En ce cas, vous n'auriez pas dû me traiter comme une dévergondée! lança-t-elle en le fixant d'un regard scandalisé. — Seigneur Dieu, n'exagérons rien! protesta Léon. Je n'ai fait que vous embrasser! Mais il n'avait pas achevé sa phrase que l'assiette de Marietta s'envola dans sa direction. — Vous êtes folle! s'exclama-t-il en la saisissant par le poignet, tandis que la tarte dégoulinait sur sa joue et son pourpoint. J'aurais bien dû vous laisser à Evray pour y être brûlée! Tel un chat sauvage, elle lui griffa la figure. Le patron arriva juste à temps pour voir Léon la jeter comme un paquet en travers de ses genoux et lui administrer une magistrale fessée. Le bonhomme grimaça un sourire. A la vue des égratignures de son hôte et de l'état de son pourpoint, il se dit que la fille n'avait pas volé cette correction. — « Ça », c'est pour avoir dû vous poursuivre dans les buissons épineux! « Ça », c'est pour avoir failli faire crever mon cheval, et « ça » enfin, c'est pour avoir été à moitié étranglé par ce malotru! A chaque phrase, Marietta sentait la main de Léon s'abattre avec force sur la partie la plus charnue de son individu. Puis il la lâcha avec une telle soudaineté qu'elle roula sur le sol, à la grande joie du patron dont l'œil égrillard ne manqua pas d'apprécier les jolies jambes et les seins palpitants de sa cliente. Marietta se releva comme une furie, s'empara d'une chope de bière et la jeta à la figure de Léon avant de s'élancer dans la rue. — Maudite créature! grogna Léon. — A mon avis, vous êtes mieux sans elle, dit l'aubergiste avec un petit rire. Ces rouquines sont de vraies soupes au lait! Léon acquiesça en nettoyant de son mieux son élégante tenue tandis que le patron allait lui chercher une autre chope. Dans sa précipitation, Marietta était partie sans le manteau de Léon. Elle était donc en train d'arpenter les rues de la ville, ses appas exposés à tous les regards, songeait Léon. Il y aurait sans doute des hommes sans scrupules pour profiter de la situation. Oh, et puis après, ce n'était pas son affaire! Mieux valait être débarrassé d'elle. C'était vraiment une friponne un peu trop troublante pour un homme à la veille de se marier. Après avoir posé devant lui une autre chope bien mousseuse, le patron se hâta d'aller accueillir plusieurs clients qui venaient de faire irruption. Léon n'aurait probablement pas remarqué les nouveaux venus, si l'éclat d'un énorme diamant brillant sur une main gantée de noir ne l'avait soudain frappé. — A boire et à manger, et plus vite que ça! intima sèchement l'homme à l'aubergiste avant d'ajouter pour l'un de ses compagnons : Elle est certainement dans les parages. Nous l'aurons avant la tombée du jour. L'homme avait un visage fin. Ses cheveux blonds, sa moustache, sa barbe en pointe étaient coiffés avec le plus grand soin. On eût dit qu'il sortait de chez le barbier. Son regard bleu était dur comme l'acier. Sans toucher à sa chope, Léon sortit discrètement dans la cour pour y reprendre son cheval. — Il n'a pas encore terminé son avoine, Monseigneur... commença le palefrenier. — Aucune importance, assura Léon en sautant en selle. Il s'éloigna au petit trot dans la rue envahie de paysans et de marchands ambulants qui se souciaient fort peu de lui laisser le passage. Le soleil brillait sur les étalages de pommes rouges, de poires jaunes, de prunes violettes et les grosses brassées de fleurs multicolores. Le beau temps incitait tout le monde à la flânerie. Voyant soudain la toison rousse de Marietta disparaître dans une ruelle transversale, Léon se jeta à sa poursuite, bousculant sans ménagements les paysannes chargées de cabas. Il se fit traiter de tous les noms, mais n'en continua pas moins son chemin avec impassibilité. La ruelle était si étroite qu'il y avait à peine la place pour son cheval. Marietta poussa un cri et courut de plus belle, renversant au passage un malheureux colporteur. — Laissez-moi! Laissez-moi! hurlait-elle. Mais Léon réussit à l'attraper par les cheveux et sauta aussitôt à bas de sa monture. — Je vous jure que je le voudrais bien! dit-il avec conviction en la plaquant contre un mur. Mais il faut que vous veniez avec moi. Je ne veux pas avoir votre mort sur la conscience. Sans écouter les propos grivois du colporteur, il lui chuchota à l'oreille : — Ecoutez-moi. Ils sont à l'auberge. Ils vous cherchent. Il faut quitter la ville au plus tôt. Il n'en fallait pas plus pour convaincre Marietta. Léon lui jeta les rênes de Sarrasin. — Je repars chercher l'autre cheval. Attendez-moi ici. — Et s'ils arrivent pendant ce temps-là? A la vue du petit visage pâle d'épouvante, il oublia qu'il avait frôlé deux fois la mort pour cette coquine qui s'était moquée publiquement de lui et lui avait abîmé un superbe costume. — Aucun danger, assura-t-il calmement en l'embrassant à pleine bouche avant de s'éloigner en hâte. Le cœur de Marietta battait à coups précipités... Mais ce n'était plus de terreur... Pourquoi donc l'avait-il embrassée? Il n'y avait pas cinq minutes, il avait avoué qu'il allait se marier. Un baiser ne signifiait probablement pas grand- chose pour ce beau cavalier accoutumé à de faciles conquêtes... Et pourtant... Les lèvres gonflées, les joues écarlates, elle le suivit songeusement du regard... Pendant ce temps-là, Léon se maudissait. Ce baiser, se disait-il, ne lui avait apporté aucune satisfaction person- nelle. Il avait seulement voulu réconforter la jeune fille. Mais cette bonne excuse ne tenait pas debout. Il s'en rendait parfaitement compte. Par la fenêtre de l'auberge, il aperçut l'homme aux cheveux blonds, debout, une cuisse de poulet dans une main, une chope de bière dans l'autre. De toute évidence, il allait reprendre très vite ses recherches. Après avoir donné un bon pourboire au garçon d'écurie, Léon partit retrouver Marietta qui l'attendait avec une impatience fébrile. Sans pouvoir retenir une grimace de douleur, elle se remit aussitôt en selle. Elle se sentait mordue par la jalousie à la pensée que son compagnon n'aurait sans doute jamais osé battre en public sa future femme. Léon était trop absorbé pour s'apitoyer sur le séant endolori de Marietta. Cet homme au diamant n'était pas un chasseur de sorcières ordinaire. S'il s'était donné le mal de la poursuivre jusqu'ici, il ne s'arrêterait pas en si bon chemin. Mais pourquoi? La vieille Riccardi avait-elle transmis à sa petite-fille de dangereux secrets? Une fois sortis de la ville, Léon et Marietta galopèrent sans trêve ni repos vers l'est. Leurs montures étaient harassées. Ils durent s'arrêter à la tombée du jour. Léon s'appuya à un arbre et s'épongea le front. — Impossible d'aller plus loin avant demain matin. Nos chevaux ont besoin de repos. — Moi aussi, dit Marietta en se laissant tomber près de lui. A quelques mètres de là, leurs montures broutaient l'herbe verte des rives de la Garonne. — Croyez-vous que nous soyons en sécurité maintenant? interrogea Marietta. — Pour l'instant, nos poursuivants sont en train d'ex- plorer la ville. Avec un peu de chance, cela devrait les occuper jusqu'à demain soir. — Et après? Pensez-vous qu'ils prendront cette route? — Pourquoi choisiraient-ils le Languedoc? Ils peuvent aussi bien fouiller l'Aquitaine... — Comment se fait-il que l'Inquisiteur ait pu se procurer si vite une autre monture? Nous l'avions laissé à des lieues de tout endroit habité. — Ce n'est pas l'Inquisiteur qui est à votre poursuite, mais un autre homme que j'avais vu à Evray réclamer des renforts pour vous retrouver. — Un autre homme? — Jeune, blond et richement vêtu. Elle pâlit. — Mon Dieu, ce doit être lui. Celui qui a tenté d'arracher son secret à ma grand-mère. — Pourquoi serait-il à votre recherche? — Parce que je connais tous les secrets de ma grand- mère, répondit-elle avec un profond soupir. — Il n'y a rien de plus banal que le poison, protesta Léon. J'étais à la cour lorsque la princesse Henriette d'Angleterre y fut empoisonnée par de la poudre de diamant saupoudrée sur ses fraises à la place de sucre. — Ce n'est pas cela qui aurait pu l'empoisonner, dit Marietta avec un petit rire. — Qu'en savez-vous? Vous n'y étiez pas! — Croyez-moi, la princesse l'aurait vite remarqué! — Alors, suggéra Léon sans s'avouer battu, c'était peut- être sa chicorée qu'on avait empoisonnée. Elle s'est mise à râler sitôt après l'avoir bue. Marietta le regarda d'un air condescendant. — Les seuls poisons vraiment foudroyants sont le vif- argent et l'huile de vitriol. Et ils lui auraient brûlé la bouche. Non, pour moi, la princesse est morte de mort naturelle. — Vous êtes bien la seule personne en France à lé penser. Quoi qu'il en soit, je ne vois toujours pas pourquoi l'on vous poursuit avec tant d'acharnement. Il ne manque pourtant pas d'alchimistes en France, que diable! — Vous ne comprenez pas, dit Marietta. Cet homme est à la recherche d'un secret beaucoup plus précieux qu'un simple poison. Elle hésita un instant avant de reprendre : — Ma grand-mère connaissait l'antidote universel, celui qui immunise contre tous les poisons. — Il n'existe pas, voyons! déclara Léon avec conviction. Je suis à la cour depuis assez longtemps pour le savoir. — Détrompez-vous, dit Marietta, et ne cherchez pas ailleurs la raison du meurtre de ma grand-mère. — C'est donc vrai? demanda Léon avec stupeur. Elle connaissait le secret de la mithridatisation? — Je ne vois pas d'autre motif pour qu'on me recherche également. Il y eut un long silence. Ils regardaient pensivement l'horizon où s'effilochaient de longues traînées orange. L'obscurité tombait progressivement. — Il va falloir dormir ici, dit enfin Léon en soupirant. Marietta s'étendit à côté de lui. Prudemment, il s'écarta légèrement d'elle. Mais son manteau n'était pas suffisant pour les protéger tous les deux. De nouveau, il soupira. Au diable la sagesse! Il n'allait tout de même pas mourir de froid! Il se rapprocha d'elle et glissa son bras autour de ses épaules en disant : — Il fait trop froid pour dormir chacun de notre côté. Sans protester, elle se nicha au creux de son épaule, et posa la main sur sa poitrine sous laquelle elle sentait battre son cœur. Elle espérait bien un peu qu'il l'embrasserait, comme ce matin dans l'herbe, comme tout à l'heure dans la ruelle... Pour la seconde nuit consécutive, Léon s'endormit avec une exquise odeur de lavande dans les narines. Pourquoi était-il donc si ridiculement heureux de tenir cette incon- nue dans ses bras? Etait-ce parce qu'il se sentait seul et qu'il aspirait à revoir sa blonde Elise aux prunelles violettes? Et puis, à quoi bon se poser toutes ces questions? Demain, leurs routes se sépareraient définitivement. Encore à moitié endormie, Marietta entrouvrit les paupières. Un rayon de soleil lui caressait le visage. La tête de Léon était appuyée contre sa poitrine. Timidement, elle enfouit les doigts dans ses boucles épaisses. Léon se réveilla à moitié. Pendant une brève minute, il se crut dans les bras d'une de ses maîtresses. Sa main se resserra autour de la taille mince et souple. Enflammé de désir, il ouvrit les yeux et se pencha pour l'embrasser. En reconnaissant les yeux verts de Marietta, il fit un bond en arrière, comme piqué par une guêpe. — Dieu du ciel! Qu'est-ce que c'est que cette déver- gondée! — Mais je ne suis pas une dévergondée, se défendit Marietta en se levant précipitamment. — Vous en preniez pourtant le chemin, ce me semble! — Comment! Mais c'est vous qui m'avez fait des avances! rectifia Marietta, rouge d'humiliation, en reprenant place sur le dos de Sarrasin. — Certainement pas! C'est votre faute si j'ai dû passer la nuit en plein air. Qu'ai-je fait d'autre que d'essayer de me réchauffer? — En mettant la main dans mon corsage, n'est-ce pas? fit Marietta en lui jetant un regard noir. — Si je l'ai fait, soyez certaine que ce fut inconsciemment dans mon sommeil, dit-il sans ménagements. Je vais épouser une femme que j'aime depuis des années. Il n'est pas question pour moi d'attenter à la pudeur de paysannes rencontrées en route. — C'est pourtant ce qui s'est produit, monsieur! — Un seul baiser! railla Léon. Cela ne vaut même pas la peine d'en parler. — Estimez-vous heureux d'avoir réussi à me le voler, répliqua Marietta, tremblante de rage. Je suis une Ric- cardi, sachez-le. Pas une simple paysanne qui se laisse trousser par le premier venu! — Eh bien, au revoir. Je préfère m'éloigner puisque ma présence vous importune à ce point. Du haut de leurs montures, ils échangèrent des regards enflammés. Sentant soudain les larmes lui monter aux yeux, Marietta enfonça les talons dans les flancs de Sarrasin et partit au grand galop. — Pas de ça, ma jolie! dit Léon en s'emparant des rênes de son étalon qui, reconnaissant la voix de son maître, s'arrêta net. Ce cheval m'appartient, je vous le rappelle... — Eh bien, gardez-le! cria-t-elle en sautant à terre et en le regardant avec défi, les mains sur les hanches, sans s'apercevoir qu'avec son corsage déchiré elle offrait un tableau assez pittoresque. La colère de Léon fondit alors comme neige au soleil. Il se mit à rire aux larmes. Cette fille vêtue de haillons le toisait, lui, Léon de Villeneuve, le Lion du Languedoc, avec une morgue incroyable, exactement comme Francine de Beauvoir regardait le dernier de ses laquais. Voyant qu'il ne faisait pas mine de lui laisser l'autre cheval, elle repartit à pied dans la direction d'où ils venaient, la tête haute. — Vous tenez absolument à vous jeter dans la gueule du loup? fit une voix railleuse derrière elle. Elle serra les poings sans répondre. — Puis-je vous rappeler que vous ne trouverez pas de toit avant une bonne vingtaine de lieues? reprit Léon qui la suivait au pas. — Ne vous occupez pas de moi, rétorqua-t-elle avec aigreur. Vous avez déjà perdu assez de temps... — C'est bien mon avis, acquiesça Léon. Allons, remontez à cheval. Je suis résolu coûte que coûte à tenir ma promesse de vous laisser dans un endroit où vous serez en sécurité. Sans oser le regarder, Marietta continuait d'avancer. — Ce chemin empierré n'est-il pas extrêmement pénible pour vos pieds nus? poursuivit-il sur le ton de la conversation. Pas de réponse. Réfléchissant qu'à ce train-là, ils n'atteindraient jamais Chatonnay, d'autant plus qu'ils lui tournaient le dos, Léon se pencha brusquement et, avant que Marietta ait pu prévenir son geste, la prit par la taille et la hissa sur le dos de Sarrasin. — Si vous continuez cette comédie, assura-t-il sur un ton inflexible, je vous laisse en plan, c'est bien compris? Sur ces fortes paroles, il partit au galop sans lui faire l'aumône d'un regard. Marietta n'hésita qu'une fraction de seconde. Sa menace de l'abandonner dans ce désert grillé par le soleil n'était sans doute pas vaine. Dire qu'hier elle avait été assez folle pour répondre au baiser de ce barbare! A contrecœur, elle éperonna sa monture et se lança à sa poursuite. Conscient de l'humiliation qu'il lui avait infligée, Léon gardait le silence tandis qu'ils galopaient entre des vignes chargées de grappes violettes. A leur gauche, s'étirait le ruban doré de la Garonne. A mesure que le soleil montait dans le ciel, ils ralentissaient l'allure pour ne pas épuiser leurs montures. — Dieu que ce pays est beau! dit tout à coup Marietta dont la rancune s'était évaporée. L'expression de Léon s'adoucit. Il adorait son pays natal. — Cela me change agréablement de Versailles, je l'avoue. — Vous n'aimez pas la vie à la cour? questionna Marietta. — Non, se contenta-t-il de répondre. Il repensait aux belles dames de mœurs légères qui depuis six ans lui avaient rendu la vie si agréable. Aux bals, aux banquets, aux chasses, aux spectacles... Il ne se rappelait plus exactement quand il avait commencé à se lasser de cette existence superficielle. Bien avant d'avoir appris le veuvage d'Élise, il était décidé à partir. La servilité de tous ces nobles rivalisant pour attirer l'attention du Roi lui soulevait le cœur. Lui-même, en tant que favori, avait été assiégé par tous ceux qui cherchaient à s'assurer ses bons offices pour arriver jusqu'au souverain. Certains auraient fait n'importe quoi pour le soudoyer. Mais Léon avait toujours refusé de se laisser acheter. Cette attitude intransigeante lui avait valu de nombreux ennemis. Il ne s'en était guère soucié. Il était venu à Versailles sur la demande expresse du Roi qui avait su l'estimer à sa juste valeur. Même Louvois, secrétaire d'État à la Guerre, ne dédaignait pas ses avis. Sa Majesté l'avait autorisé à retourner à Chatonnay pour s'y marier, lui enjoignant de revenir aussitôt après avec sa femme. Mais Léon n'avait aucunement l'intention d'obéir à cet ordre. Il désirait se retirer chez lui, être son propre maître. Il en avait assèz d'obéir au doigt et à l'œil, fût-ce au roi le plus puissant de la Chrétienté. Tout en ruminant ces pensées, il continuait de galoper. Arriverait-il ce soir à Chatonnay? Dans quelques heures, Elise serait sans doute dans ses bras... Cette attente interminable prendrait fin... — Est-il vrai que Mme de Montespan a remplacé La Vallière dans le cœur du Roi? Le regard de Léon se durcit. — Que pouvez-vous savoir de La Vallière ou de Mme de Montespan? — Pourquoi ne serait-on pas au courant des amours royales jusque dans les campagnes les plus reculées? rétorqua Marietta, assez satisfaite de voir Léon tout abasourdi. — Qui vous a parlé de Mme de Montespan? reprit le jeune homme en ramenant son cheval au pas et en prenant la bride de celui de Marietta. Son nom n'a pas encore franchi les frontières de la cour. En le voyant tellement en colère, Marietta en vint à regretter ses paroles inconsidérées. — Je ne me souviens pas. C'étaient de simples com- mérages. — Vous me prenez donc pour un imbécile? demanda- t- il en lui serrant le poignet à la faire crier. Comment se fait-il que vous soyez tellement au courant des événements de la cour? — Je vous l'ai déjà dit, mais vous avez refusé de me croire. Je suis une Riccardi, et pas seulement une simple paysanne! — Les Riccardi vont-ils donc à la cour? demanda ironiquement Léon. — Non, proféra-t-elle avec arrogance, c'est la cour qui vient à eux! — Vous voulez dire... l'homme qui vous poursuit? — Lui... et d'autres! Léon la lâcha subitement. — Je doute qu'ils l'aient fait dans un but honnête. — Je ne vous contredirai pas là-dessus, admit Marietta dont les yeux jetaient des éclairs. Mais je vous répète que ma grand-mère n'a jamais rien donné de dangereux à personne. — Et vous espérez me faire croire que des gentilshom- mes de la cour venaient à Evray? — Pas à Evray, rectifia-t-elle. A Paris. Nous y habitions tout près du Pont-Neuf, non loin de la rue Beauregard. Léon sursauta. Il avait entendu parler d'une femme habitant cette rue, une aventurière, une sorte de pythonisse chez laquelle se pressaient le Tout-Paris et le Tout- Versailles. D'instinct, Léon devinait que les Riccardi s'étaient toujours gardés de pratiquer la sorcellerie comme le faisait La Voisin. Mais si Marietta et sa grand-mère avaient vécu si près de la rue Beauregard, cela pouvait expliquer bien des choses. Il sentait pourtant que Marietta ne lui avait pas tout dit. Le soleil se couchait lentement. Dans le ciel d'or s'effilochaient de petits nuages argentés. Au loin, on apercevait les toits pointus d'un bourg enserré par de hauts remparts. Au premier croisement, Léon fit halte. C'est là que leurs chemins se séparaient. — C'est Trélier, dit-il froidement. Vous y serez en sécurité. La mer n'est plus très loin. Voici la pièce d'or promise. Maintenant, échangeons nos montures. — Je ne veux pas de votre or, murmura-t-elle, le cœur serré. — Comme il vous plaira. Les minutes s'étiraient. Les chevaux piaffaient. Ni l'un ni l'autre ne se décidait à s'éloigner. — A combien de kilomètres se trouve votre village? demanda enfin Marietta en se raclant la gorge. — Cinq. — Je suis une très habile dentellière, reprit-elle d'une voix tremblante sans oser le regarder. Puisqu'il n'y en a pas à Chatonnay, je pourrais peut-être y trouver du travail. — Seigneur Dieu! s'exclama Léon avec véhémence. Je ne peux pas vous amener là-bas avec moi! — Pourquoi pas? demanda-t-elle en le regardant droit dans les yeux. — Que penserait-on de me voir rentrer au pays en votre compagnie après six ans d'absence? — Vous pourriez expliquer que vous m'avez sauvée. — Si jamais le mot de sorcellerie était prononcé, tout le village serait en effervescence! — Alors ne dites rien! — Ce ne serait pas mieux. Je ne tiens pas à ce que d'infâmes ragots reviennent aux oreilles d'Élise. Marietta n'avait nul besoin de demander si Elise était celle qu'il devait épouser, tant l'expression de Léon s'était adoucie en prononçant ce prénom... — Et maintenant, bonne chance! ajouta celui-ci en levant la main en signe d'adieu avant d'éperonner son cheval. Marietta resta immobile à le suivre des yeux. Quel genre de femme était donc cette Elise pour avoir conservé l'amour d'un Léon de Villeneuve pendant plus de six ans? Que de femmes avaient pourtant dû tomber sous le charme des yeux veloutés et des lèvres sensuelles de l'aimable courtisan! Heureusement, cela n'avait pas été son cas. Hormis ce baiser, elle s'était bien gardée de répondre à ses avances. A dire vrai, sa vertu n'avait jamais été sérieusement en danger. Il suffisait de se rappeler la réaction de Léon ce matin en se réveillant dans ses bras. Elle aurait été lépreuse qu'il ne se serait pas éloigné d'elle plus précipitamment. Au loin, les remparts de Trélier semblaient affreusement rébarbatifs. Elle eut brusquement les larmes aux yeux. Un sanglot la secoua. Elle détestait ce Léon! Qu'il aille donc retrouver sa précieuse Elise! Au bout de trois cents mètres, Léon mit sa monture au pas et jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Marietta n'avait pas bougé. Affaissée sur son cheval, les épaules voûtées, la tête basse, elle semblait la statue vivante de la désolation. Il faisait froid et, malgré son manteau, Léon frissonna. Marietta serait à moitié gelée avant d'avoir atteint Trélier. Et où pourrait-elle trouver un abri, sans argent? Il fit virevolter Sarrasin et repartit dans sa direction. — Réflexion faite, vous serez plus en sécurité à Cha- tonnay qu'à Trélier, déclara-t-il d'un ton exaspéré. Enfin, grâce au ciel, il fait sombre et personne ne vous verra. Si Marietta avait eu pour trois sous d'amour-propre, elle l'aurait envoyé au diable. Mais la nuit était noire, froide, peuplée d'ombres menaçantes... Elle se sentait sans cou- rage, terrorisée comme un animal traqué. Ravalant sa fierté, elle lui emboîta le pas. Bientôt apparut la flèche d'une église se détachant sur un ciel fourmillant d'étoiles. Ils traversèrent un village endormi. Marietta n'en pouvait plus. Elle avait affreuse- ment mal au dos et ses jambes la brûlaient. Léon ne faisait toujours pas mine de vouloir s'arrêter... Soudain, avec un cri de joie qui la fit sursauter, il se dressa sur ses étriers. Devant eux, brillait une lanterne portée par un vieil homme au bon visage jovial. — Sois le bienvenu à la maison, mon garçon, dit celui-ci en se précipitant au-devant de Léon. Il y a douze heures que je fais le guet. Dans un geste d'affection, il lui ébouriffa les cheveux. Ce devait être son père. Ce n'était pas un gentilhomme. Un fermier tout au plus. Mais Marietta aima tout de suite son bon visage réconfortant. — Ma mère... est-elle encore debout à cette heure- ci? — Bien sûr! Personne n'a dormi depuis que nous avons appris la nouvelle de ton retour. Tout le monde t'attend comme le Messie. Ta cousine Céleste est également là, dans tous ses états à l'idée de te revoir. Soudain l'homme remarqua Marietta assise en silence sur son cheval. Il en resta bouche bée de stupeur. — Mademoiselle Riccardi, fit Léon avec désinvolture en suivant son regard. Elle a provisoirement besoin d'un abri. — De vêtements, tu veux dire, espèce de polisson! rectifia Armand Brissac avec un petit gloussement. Ce Léon qui arrivait à Chatonnay accompagné de sa maîtresse! Quelle audace! Le pavé dans la mare! — Ah, cela fait plaisir de te revoir, Léon, ajouta-t-il en lui envoyant une bourrade amicale. Sans toi, c'était devenu mortel, tu sais! Marietta bouillait de colère de la façon cavalière dont Léon l'avait présentée à son père. Celui-ci les précédait les éclairant de sa lanterne, le long d'une avenue de platanes qui aboutissait à un château éclairé de façon féerique. Les tours d'angle luisaient au clair de lune. Un pont-levis enjambait des douves où flottaient des nénuphars blancs. Devant cette grandiose demeure, Marietta se sentit soudain emplie d'appréhension. — Léon! C'est toi, Léon! Une jeune fille aux boucles noires et aux yeux brillants d'excitation se jeta dans les bras de l'officier au moment où celui-ci franchissait le seuil du château. Le cœur lourd, Marietta se laissa glisser à terre et, après avoir caressé machinalement l'encolure de son cheval, traversa la cour pavée. A son entrée dans le vestibule, elle remarqua le haut-le-corps de deux jeunes servantes qui la fixaient d'un air médusé. Marietta avait une conscience aiguë de ses pieds nus et sales. Elle croisa les mains devant sa poitrine en s'efforçant de dissimuler les déchirures de son corsage. Maudit Léon! Il aurait bien pu l'attendre! Les deux servantes s'enfuirent en chuchotant et dispa- rurent à l'autre extrémité du vestibule. Par la porte ouverte derrière laquelle Léon et son père s'étaient esquivés, Marietta aperçut un feu brûlant dans l'âtre. Elle entendit une voix pleine de douceur et d'amour accueillir Léon. Etait-ce sa mère? Ou Elise? Soudain, une panique incontrôlable l'envahit. Au-dessus de sa tête brillait un lustre. Impossible sous cette lumière crue de cacher sa tenue grotesque. Elle allait être la risée de tout le monde. Pourquoi Léon l'avait-il amenée ici sans l'avertir? Il aurait au moins pu lui prêter son manteau... Qu'allaient dire les châtelains en la voyant? Un jeune homme ébouriffé, au justaucorps de cuir, sortit d'une pièce et la lorgna avec intérêt. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase. Léon l'avait abandonnée. Elle n'aurait jamais dû le suivre ici. Comme une folle, elle ressortit dans la cour. Les garçons d'écurie avaient emmené leurs montures. Prenant son courage à deux mains, elle traversa le pont-levis à toute allure et s'enfonça dans la nuit terrifiante. Elle entendait des cris derrière elle. On lui hurlait de s'arrêter. Elle se crut revenue dans la forêt d'Evray, courant à perdre haleine pour échapper aux chasseurs de sorcières. Son cœur battait à tout rompre. — Marietta! Marietta! Elle croyait entendre les clameurs enragées de ses poursuivants acharnés à sa perte : « La sorcière! La sorcière!» Elle avait l'impression de revoir les flammes hideuses s'élever du bûcher sur la colline... Sentant une main l'agripper, elle poussa un hurlement d'épouvante et tomba sans connaissance... aux pieds de Léon. Celui-ci la souleva dans ses bras et la ramena jusqu'au château. — Pauvre enfant! dit Mme de Villeneuve en suivant son fils vers l'escalier. Elle devait être folle de terreur pour s'être enfuie ainsi. — Elle a crié comme un lièvre attrapé par un renard, ajouta Céleste en regardant avec curiosité la jeune fille inconsciente. — Elle n'a rien d'un lièvre, je t'assure, dit sèchement Léon en montant l'escalier avec son fardeau. Elle est plus courageuse que tu ne le seras jamais. Un peu vexée par le ton de son cousin, Céleste ne répondit pas. — Cours chercher Mathilde, lui intima sa tante. Elle m'aidera à mettre cette jeune fille au lit. Sur le seuil de la chambre, Armand Brissac eut un sourire ironique avant de repartir vers l'écurie. Visiblement, Mme de Villeneuve se méfiait de son fils : elle n'allait pas laisser ce coureur de jupons invétéré déshabiller lui-même cette fille sous son toit... Léon posa Marietta sur un énorme lit à baldaquin et la regarda avec angoisse. Elle n'avait toujours pas repris connaissance. Quand sa mère pénétra dans la chambre, suivie de Mathilde, ses yeux s'agrandirent de surprise. La tendresse n'était pas un sentiment habituel chez son débauché de fils. Et pourtant, il n'y avait pas d'autre mot pour décrire l'expression de son visage penché sur celui de la jeune fille qu'il tenait dans ses bras. A contrecœur, Léon abandonna Marietta aux bons soins de Mathilde et sortit de la pièce. Au moment où on lui passait une chemise de nuit propre, Marietta ouvrit des yeux un peu égarés et voulut protester. — Ne vous inquiétez pas, mon petit. Buvez donc un peu de verveine avant de dormir. Demain, vous serez gaie comme un pinson. La dame qui lui parlait avec tant de bonté portait une robe de laine moelleuse dont les manches longues et bouffantes se terminaient par des poignets de dentelle. De la dentelle de Chantilly, songea machinalement Marietta en se laissant retomber sur les oreillers, tout étourdie, le corps recru de fatigue. — Regardez, dit Mathilde, elle dort déjà. Jeanne de Villeneuve posa la tisane sur la table de nuit et contempla Marietta avec une douceur infinie. — C'est une bien jolie fille, dit-elle songeuse. Je me demande qui elle est. — Nous le saurons bien assez tôt, grogna Mathilde en ramassant les guenilles de Marietta. En attendant, tout ceci est bon à brûler! Elle se mit à rire. — Par tous les saints du paradis, ils devaient faire un drôle de couple, tous les deux! Encore heureux que la route ne passe pas par Lancerre! Vous voyez d'ici le scandale! Jeanne de Villeneuve fronça légèrement les sourcils. Elle était habituée à la liberté de langage de sa camériste peu stylée. Mais la pensée de sa future belle-fille la mettait mal à l'aise. Enfin, il fallait sans doute rendre grâce à Dieu de ce que son fils consentît enfin à se ranger. Puisque Léon avait choisi Elise Sainte-Beuve, elle ferait tout son possible pour bien l'accueillir à Chatonnay. Jeanne n'était pas sûre que la jeune femme y tenait tellement. Elle avait entendu d'autres sons de cloche. Mais il fallait se garder des ragots comme de la peste. Déjà les serviteurs devaient faire des gorges chaudes de l'arrivée de leur maître avec cette va-nu-pieds. Nul doute qu'on colporterait bientôt dans tout le pays, en l'enjolivant à plaisir, la course folle de Léon à la poursuite de cette fille. Ces rumeurs ne manqueraient pas d'atteindre très vite Lancerre. Et Léon aurait bien du mal à apaiser la jolie veuve. — Qui est cette fille? demanda-t-elle à son fils un peu plus tard. Ils étaient enfin seuls au salon. Après avoir harcelé son cousin de questions sur Versailles, Céleste venait de monter se coucher. Léon avait décidé que, dans l'intérêt de Marietta, il garderait le secret sur son aventure. Mais il n'avait rien à cacher à sa mère. — Elle s'appelle Marietta Riccardi. Elle est dentellière, répondit-il en étirant ses longues jambes vers la cheminée où brûlaient d'énormes bûches. Jeanne continua tranquillement sa broderie. Elle atten- dait la suite. — Je l'ai trouvée à Evray. On l'avait accusée de sorcellerie et on la pourchassait pour lui infliger le supplice du feu. Jeanne eut une exclamation horrifiée et laissa tomber son ouvrage sur ses genoux. — Et ce n'est pas tout, ajouta Léon. Ils venaient de brûler sa grand-mère. — Doux Jésus! chuchota la châtelaine en se signant. Je ne m'étonne plus que la pauvre fille ait été dans cet état! — Vous ne me demandez pas si la vieille femme était bien une sorcière? — Non. Il me suffit de savoir que cette jeune fille a besoin de repos et d'un asile. — Je vous précise quand même que sa grand-mère semblait avoir une connaissance peu commune des vertus des plantes, dit-il en se levant. — C'est également le cas de Mathilde. Elle n'est pas sorcière pour autant, que je sache. Léon laissa tomber le sujet. Il était résolu à ne pas mentionner la vraie raison de cette chasse aux sorcières. — Tout ceci est entre vous et moi, bien entendu. Je préfère que Chatonnay reste à l'écart de ces répugnantes affaires de sorcellerie. — Tu as raison, dit sa mère en se levant à son tour. Je monte me coucher maintenant. J'ai vieilli, tu sais. Je me fatigue vite. Il la suivit un moment des yeux. Elle montait les marches avec peine et en respirant bruyamment. Dieu qu'elle avait changé en quelques années! Certes, elle avait toujours son doux sourire, mais son teint était devenu transparent, presque cireux, et ses cheveux bruns étaient maintenant tout gris. Plus vite Elise et lui seraient mariés, mieux ce serait, songeait-il en revenant vers la cheminée. Elise pourrait soulager sa mère d'une partie de ses tâches. Plus que quelques heures, et ils seraient réunis... Une bûche s'écroula dans la cheminée. Léon la repoussa du bout de sa botte. Il ne serait point question d'attendre la fin de son deuil pour l'épouser. Ce vieux débauché de Sainte-Beuve ne méritait pas qu'on pleure sa disparition. Non, Léon était bien décidé à épouser Elise avant la fin de la semaine. Il monta se coucher. Mais ses draps délicate- ment parfumés à la lavande évoquaient irrésistiblement l'image d'une sorcière aux yeux verts et non celle d'une blonde créature aux prunelles violettes. Lorsque Marietta se réveilla, elle se retrouva dans une pièce inconnue, perdue dans un énorme lit à baldaquin. Affolée, elle courut à la fenêtre. En reconnaissant l'avenue de platanes, la mémoire lui revint aussitôt. Le père de Léon devait être gardien du château ou fermier, elle ne savait trop... Pourquoi Léon l'avait-il amenée ici? Que faisait-elle dans cette chambre luxueuse? Ce n'était certainement pas sa place. Et où étaient donc passés ses vêtements? Qn frappa à la porte. La jeune fille qu'elle avait vue la veille se jeter au cou de Léon fit son entrée, les bras chargés. — Je m'appelle Céleste, dit-elle avec simplicité. Voici une tasse de chocolat. Je vous ai apporté également une de mes robes, ajouta-t-elle en étendant sur le lit une jupe en linon vert, un corsage en velours noir et un jupon bordé de dentelle. — Dieu qu'elle est jolie! s'exclama Marietta. Vous êtes vraiment trop gentille! — Voulez-vous que je vous coiffe? proposa la jeune fille en rougissant de plaisir. Je n'ai jamais vu de cheveux d'une telle couleur. Tante Jeanne trouve qu'ils font penser au soleil couchant. Manifestement, Marietta avait dû être au centre de toutes les conversations... La robe de Céleste lui allait à ravir. La dentelle du jupon dépassait de sa jupe avec un petit air coquin et le corsage de velours mettait son joli buste en valeur. Marietta reprit un peu confiance en elle. — Le comte va avoir une surprise de taille en vous voyant aussi éblouissante. — Le comte? fit Marietta, soudain paniquée. — Il vous attend en bas. Il faut vous dépêcher, parce que Mme Sainte-Beuve doit arriver d'un instant à l'autre. Tandis que Marietta tentait désespérément de se res- saisir, Céleste la prit par la main et l'entraîna sur le palier. Où était donc Léon? Comment pouvait-il avoir le cœur de la laisser expliquer elle-même sa présence au comte? En pénétrant dans le salon, Marietta aperçut une silhouette imposante à la perruque noire, debout devant le feu, lui tournant le dos. La pièce paraissait vide, à l'exception d'une femme assise près d'une fenêtre, un ouvrage à la main. Pas trace de Léon. Elle allait devoir affronter seule le châtelain. Arrivée à trois pas derrière lui, elle s'immobilisa en se raclant la gorge. — On m'a dit que vous désiriez me voir, Monsieur le Comte? L'homme se retourna avec une grimace amusée. — Léon! Oh Léon! s'exclama-t-elle avec un soulagement indescriptible. Je vous prenais pour le comte! A-t-il demandé à vous voir également? Vous lui expliquerez, n'est-ce pas? — Il n'y a aucun besoin d'explications, Marietta, dit-il en lui prenant doucement la main. Le comte, c'est moi. Elle le fixa avec stupeur. Il était superbe dans un élégant justaucorps de velours cramoisi bordé d'une tresse d'argent. Ses boucles noires, qu'elle avait prises pour une perruque, tombaient sur un immense rabat de dentelle au point d'Alençon. — Vous auriez pu me le dire plus tôt! s'écria-t-elle sans pouvoir cacher son ressentiment. — Je n'en voyais pas l'utilité, fit Léon avec désinvolture. Avez-vous bien dormi? — Oui, dit-elle sèchement, furieuse de sentir qu'il se moquait d'elle. — Je trouve que la robe de Céleste vous va à la perfection, ajouta-t-il galamment en la dévisageant de la tête aux pieds. Marietta était prête à répliquer vertement quand le bruit d'une voiture à cheval se fit entendre. Sans plus se soucier d'elle, Léon sortit aussitôt dans le vestibule. — Voilà notre visiteuse, murmura la dame assise à la fenêtre. Jeanne de Villeneuve avait observé avec intérêt l'échange assez vif qui venait d'avoir lieu entre Marietta et son fils. — Si vous voulez bien, nous ferons connaissance tout à l'heure, après son départ. En attendant, Céleste, veux-tu emmener Marietta manger quelque chose pendant que je reçois Mme Sainte-Beuve? Au lieu d'obéir à sa tante, Céleste entraîna Marietta sur le palier du premier étage. De là, elle serait aux premières loges pour assister à cette fameuse rencontre. A la vue de la visiteuse au bras de Léon, Marietta retint son souffle. Elle ne s'était pas attendue à une apparition aussi féerique. La jeune femme était vêtue d'une robe de soie turquoise très pâle. Son visage était d'un ovale absolument parfait et son teint aussi lisse qu'un pétale de magnolia. Entre ses cils blond doré, ses prunelles violettes semblaient curieusement assoupies. Ses cheveux blonds étaient frisés sur le front et retombaient en boucles à l'anglaise sur les côtés. Elle arrivait à peine à l'épaule de Léon. Celui-ci la contemplait avec une expression que Marietta ne lui avait encore jamais vue. — Qui est-ce? chuchota-t-elle. — Elise Sainte-Beuve. La veuve que Léon va épouser. Marietta se sentit pâlir. Elle s'enfuit si brusquement que l'attention de Léon en fut attirée. Il leva les yeux et fronça les sourcils en voyant disparaître une jupe verte derrière une porte, mais il se ressaisit très vite et regarda Elise en souriant tendrement. Il avait suffi de ce regard protecteur, plein d'amour et d'adoration, jeté par l'officier sur le visage angélique d'Elise Sainte-Beuve pour que Marietta comprit la véritable nature de ses sentiments pour Léon. C'était clair. Il n'y avait pas de place pour elle à Chatonnay. Ce serait trop dur de les voir tous les jours ensemble. Sa résolution fut vite prise. Elle allait quitter le château et continuer son voyage vers Venise. En entendant du bruit sous sa fenêtre, elle s'en approcha. Elle vit Léon aider la jolie veuve à monter en voiture, puis se mettre en selle sur Sarrasin et partir au petit galop. Le cœur brisé, elle se détourna. C'était le moment ou jamais de disparaître. — Pourquoi donc vous êtes-vous sauvée ainsi? demanda Céleste en faisant irruption dans la chambre. Léon a paru furieux de se sentir espionné. — Je ne l'espionnais pas, protesta Marietta avec indi- gnation. C'est vous qui avez tenu à m'entraîner là-haut par curiosité, avouez-le. — Il aurait tout de même mieux valu que vous ne vous fassiez pas remarquer. Marietta laissa tomber le sujet. — Ecoutez, Céleste, dit-elle en sortant de la chambre, je vais partir. Je voudrais voir votre tante et lui demander de vieux vêtements afin de pouvoir vous rendre votre jolie robe. — Où allez-vous? — A Venise. — Mais vous n'allez pas partir ainsi sans l'autorisation de mon cousin! — Je suis libre de mes faits et gestes! — Léon est le maître ici, voyons! Je vous assure qu'il faut lui demander sa permission. — Il n'en est pas question, se rebella Marietta d'un ton sans réplique. Apercevant Jeanne de Villeneuve au pied de l'escalier, elle s'approcha d'elle : — Je vous remercie de votre bonté et de votre hospi- talité, madame. Mais il faut que je reparte. Je vous serais très reconnaissante de bien vouloir me procurer une vieille robe. Je voudrais pouvoir rendre la sienne à Céleste. Jeanne regarda pensivement la mince silhouette fière- ment campée devant elle. Les yeux de Marietta lui parurent curieusement brillants. — Je vais vous donner d'autres vêtements, mon petit. Je suis désolée que nous ayons dû brûler les vôtres. Mais ils n'étaient plus bons à rien. Marietta baissa la tête en rougissant de honte. — Céleste, voudrais-tu aller dire à Mathilde que Léon ne sera pas là avant le souper? Il est allé à Lancerre. Jeanne profita de l'éloignement de sa nièce pour emmener Marietta dans le jardin ensoleillé. — Il n'y a pas à vous sentir gênée de l'état dans lequel vous êtes arrivée, Marietta. Mon fils m'a fait part de ce qui s'était passé. Je comprends parfaitement. Derrière un fouillis de fleurs sauvages se trouvait un banc de jardin à moitié dissimulé sous une vigne vierge. Jeanne s'y assit lourdement. En voyant son visage soudain livide, Marietta s'inquiéta : — Vous ne vous sentez pas bien, madame? Puis-je faire quelque chose pour vous? — Le plus léger effort m'épuise, dit la châtelaine en reprenant lentement son souffle. Mais je voulais pouvoir vous parler tranquillement sans que des oreilles indiscrètes nous écoutent. Léon tient à ce que personne ne puisse deviner les circonstances de votre rencontre. Les paysans de Chatonnay sont aussi crédules que ceux d'Evray. On peut leur faire avaler n'importe quoi. — C'est une des raisons pour lesquelles je préfère partir. Léon... votre fils... euh, je veux dire, le Comte... commença- t-elle en bredouillant. Jeanne lui tapota la main avec bonté. — Rien n'empêche que vous appeliez mon fils par son prénom. Si vous partez par crainte des racontars, c'est absurde, je vous assure. — Il n'y a pas que cela. — Pourquoi quitteriez-vous Chatonnay? Je serais heu- reuse que vous restiez. Marietta se mordit la lèvre et murmura si bas que Jeanne dut tendre l'oreille : — Il n'y a pas de place pour moi ici, madame. Il y aura bientôt une nouvelle maîtresse. Je ne pense pas que ma présence soit souhaitable... Elle avait détourné la tête. A la vue de ses mains crispées sur ses genoux, Jeanne sut tout de suite de quoi il retournait. Elle se sentit pleine de pitié pour la jeune fille. Léon avait toujours traîné bien des cœurs après lui. Mais dans le cas de Marietta, il n'avait pas le droit de jouer avec ses sentiments. Cette pauvre enfant n'avait ni foyer, ni famille, ni amis. Rien. — Mon fils m'a dit que vous étiez dentellière, reprit-elle avec tact en détournant la conversation. Marietta fit un signe d'assentiment. — Et que vous connaissiez les secrets du point de Venise? — Oui. Ma grand-mère était vénitienne. C'était une des dentellières les plus renommées de toute la ville. — Je ne vais jamais à la cour, reprit Jeanne. Mais mon ami, le duc de Malbré, me tient au courant des derniers potins et des dernières modes. Je sais ainsi que cette dentelle y fait fureur. — Il n'y a pas plus beau, en effet, dit Marietta avec fierté. — Je sais aussi que les dentellières de chez nous s'efforçent désespérément de l'imiter. — C'est impossible, assura Mariette en hochant la tête. Elle savait que le point d'Alençon n'arrivait pas à concurrencer sérieusement le point de Venise. Jeanne regardait le joli visage si loyal et généreux. Tout à l'heure, la jeune fille s'était montrée pleine d'attentions. On lui devinait des tas de qualités. Ah, elle ferait certainement une bonne épouse... La comtesse douairière écarta délibérément cette pensée. Léon allait épouser Elise. La jeune veuve était aussi douce que jolie. Cela ne rimait à rien de se demander comment une créature aussi fragile et désarmée pourrait convenir à cette force de la nature qu'était son fils. Elle n'avait qu'à s'incliner devant sa décision. — J'ai appris également que Colbert essaie d'en freiner les importations qui coûtent une fortune à la France. Le résultat est qu'on en passe des quantités incroyables en contrebande. Pour mettre fin à cette hémorragie de devises, on cherche à démarrer en France cette production de point de Venise... Vous n'avez jamais dû manquer de travail, Marietta? — A Evray, personne n'avait besoin de dentelles... — Mais à Paris? — A Paris, nous étions très recherchées par des personnes comme madame de Montespan elle-même. — Elle devait exiger que vous ne travailliez que pour elle, j'imagine? — C'est exact, acquiesça Marietta. Mais ce n'était pas un problème, car nous avions du mal à exécuter ses seules commandes. — Avez-vous jamais pensé à enseigner à d'autres ce fameux point de Venise? — Ma grand-mère ne l'aurait admis à aucun prix. Elle répétait à qui voulait l'entendre que c'était un art vénitien et que cela devait le rester. Jeanne hocha la tête. La réaction de Marietta ne la surprenait aucunement. — Puis-je vous demander quelque chose, mon petit? Je voudrais que vous alliez au potager qui se trouve là-bas, derrière cette haie d'églantines, que vous visitiez le château de la cave au grenier. Ensuite, demandez un cheval à Armand et promenez-vous dans le village et la campagne avoisinante. Quand vous en aurez fini, nous reprendrons cette conversation. Pendant une fraction de seconde, Marietta se demanda si la châtelaine avait toute sa tête. Mais un coup d'œil sur son visage intelligent suffit à la rassurer. — Bien, madame. — A tout à l'heure, conclut Jeanne en se levant. Je vais demander à Mathilde de vous préparer une collation. D'une démarche lente et lasse, elle repartit au château par le sentier envahi de mauvaises herbes tandis que Marietta, perplexe, se dirigeait vers le potager. Avant de l'avoir atteint, elle se rendit compte qu'elle ne pourrait plus s'en aller maintenant avant le lendemain. Intentionnelle- ment ou non, Mme de Villeneuve avait fait en sorte qu'elle revoie son fils une dernière fois. Le potager était pratiquement laissé à l'abandon. Seul, un petit carré avait été retourné. Du persil, de la ciboulette et d'autres herbes aromatiques poussaient entre des rangées de haricots et d'asperges. Poiriers et pommiers croulaient sous les fruits mûrs dont certains pourrissaient déjà dans l'herbe. Marietta fronça les sourcils. Hier soir, elle avait eu l'impression de pénétrer dans un château de conte de fées. A la lumière du jour, tout lui semblait pauvre et négligé. Le grand salon du bas était avec sa chambre les seules pièces qui paraissaient en bon état. Le reste de la maison était poussiéreux et mal entretenu. A la grande indignation de Mathilde, elle ouvrit tous les placards de la cuisine et de l'office. Ils étaient pratiquement vides. Point de salaisons ni de bocaux de légumes, point de confitures ni de miel. Visiblement, Mathilde n'avait pas l'habitude qu'on se mêle de ses affaires, car elle prépara le pique-nique de Marietta avec une certaine mauvaise grâce. Cette dernière le remarqua à peine, tant elle était plongée dans ses pensées. Les deux jeunes servantes qu'elle avait vues la veille dans le vestibule étaient en train de faire du pain, mais elles pétrissaient la pâte avec tant de mollesse et de lenteur qu'on se demandait si elles arriveraient jamais au bout de leur tâche. Armand l'accueillit avec un grand sourire dans l'écurie et lui sella aussitôt un cheval, tout en pensant à part lui qu'il devait être autrement plus plaisant de batifoler avec cette jolie rouquine qu'avec la veuve fragile et languissante. Il fut empli d'admiration devant la classe avec laquelle la jeune fille se mettait en selle. On eût dit qu'elle était née à cheval. Marietta traversa le village dans un nuage de poussière. Les paysans levèrent un instant le nez de leur ouvrage et la regardèrent passer avec curiosité. Ils se demandaient manifestement d'où sortait cette fille à la chevelure flamboyante montée sur un des chevaux du comte. Des enfants nu-pieds, en guenilles, couraient derrière elle avec des cris et des rires. Autour du village, il n'y avait guère que des vignes et des champs de maïs. Marietta en avait assez vu. Chatonnay était aussi pauvre que la majorité des villages français. Le château lui-même n'avait pas fière allure. Le maître était absent depuis trop longtemps. Se rendait-il seulement compte de l'état de santé de sa mère? Pour l'instant, il n'avait d'yeux que pour sa bien-aimée. A son retour, elle vit avec soulagement que Sarrasin n'était pas encore rentré. Elle préférait parler à Jeanne en dehors de la présence de son fils. Les deux femmes passèrent aussitôt à la salle à manger. Une fois terminé le frugal repas composé de pâté de lièvre et d'artichauts, arrosé d'un petit vin de pays, la châtelaine demanda : — Alors, ma chère, qu'avez-vous retiré de cette expé- dition? — Je pense que la vie à Chatonnay est aussi difficile que partout ailleurs en France. — Sauf à la cour, bien sûr, ajouta sèchement son interlocutrice. Marietta ne répondit pas. Elle se demandait où la mère de Léon voulait en venir. — Les temps ont été durs pour notre famille, reprit Jeanne. Grâce à Léon, nous ne sommes plus obligés de compter chaque écu. Mais il nous faudra bien du temps pour remettre le château en état. Le problème des villageois, lui, reste entier. Il faudrait qu'ils puissent gagner leur vie mieux qu'à présent, et sans avoir toujours à dépendre de la générosité de mon fils. Marietta comprit enfin ce que la châtelaine attendait d'elle. — Vous voulez dire que la fabrication de ces dentelles au point de Venise pourrait apporter la prospérité à Chatonnay? — Oui. — Notre art se transmet traditionnellement de mère en fille, poursuivit Marietta. C'est un secret jalousement gardé. Si tout le monde savait faire du point de Venise, ce serait la ruine de ma ville natale. — Je sais... acquiesça Jeanne. Marietta sentit que la châtelaine ne lui en voudrait pas de son refus. C'était pourtant dur de lui refuser quelque chose. Cette femme ne demandait rien pour elle-même. Elle ne pensait qu'à ces malheureux paysans vivotant sur ces terres arides. — De toute façon, madame, ce serait très long. On ne devient pas professionnel en quelques jours ou même en quelques semaines. — Mais si vous restiez... — Non, dit Marietta d'une voix décidée. C'est impossible. Jeanne soupira. Dans son propre intérêt comme dans celui d'Elise, la jeune fille avait raison. — Bien, dit-elle avec résignation. Mais il ne serait pas raisonnable que vous partiez sans avoir quelque chose à vendre en route pour subsister. Restez un peu ici et faites des cols et des poignets. Vous pourrez ensuite gagner une grande ville de la côte et y rester le temps voulu en attendant de trouver un bateau pour Venise. La suggestion de Jeanne était pleine de bons sens. Mais Léon serait là... La châtelaine fut alors prise d'une interminable quinte de toux qui la secoua affreusement. Elle se plia en deux, pressant son mouchoir contre sa bouche. Lorsqu'elle se redressa enfin, hors d'haleine, Marietta vit que le mouchoir était taché de sang. — Ne dites rien à Léon, supplia-t-elle en voyant l'expression affolée de Marietta. Il y a ce mariage à préparer avant que je ne puisse songer à me reposer et à me soigner. — Mais vous n'aurez jamais la force de tout organiser! — Il le faudra bien. Marietta pensa à Mathilde et aux deux servantes si insouciantes. A part elles, Armand et le garçon d'écurie, il n'y avait personne pour seconder la maîtresse de maison. Marietta ne se sentait pas le cœur d'abandonner cette femme qui lui avait ouvert sa demeure avec une telle générosité. — Laissez-moi vous aider, proposa-t-elle spontanément en lui prenant la main. Je suis bonne cuisinière. Je pourrai faire toute la pâtisserie nécessaire. Marietta se sentit récompensée au centuple par le regard plein de gratitude que lui jeta son hôtesse. — Promettez-moi encore une chose, Marietta. Ne soufflez mot à Léon de mon état de santé. Avant que Marietta ait eu le temps de protester, on entendit le pas de Léon dans le vestibule. L'officier pénétra dans la pièce comme un ouragan et jeta sur une chaise ses gants à crispins et son feutre empanaché à larges bords plats. — Qu'avez-vous décidé? demanda Jeanne. Léon fronça les sourcils. — Elise estime que nous devrions repousser le mariage par respect pour son défunt mari. — Il vient à peine de mourir, ne l'oublie pas. Elle devrait d'ailleurs encore porter le deuil... — De ce vieux débauché? coupa brutalement Léon. — Elise a paru se faire très vite à l'idée de ce mariage, tu sais... — Comme si elle avait eu le choix! Contrainte et forcée à se marier à dix-sept ans avec un homme de plus de soixante! Seigneur, rien que d'y penser... — Elle n'a jamais donné l'impression d'être malheureuse. — Elle l'a forcément été! répliqua Léon avec colère. — Il était plein d'attentions pour elle, je t'assure, insista- t-elle. — Je vous le répète, la vie n'a pu être qu'un enfer pour elle! Il n'y a aucune raison qu'elle garde le deuil! Il repoussa son assiette de pâté encore à moitié pleine, jeta aux deux femmes un regard courroucé et sortit de la pièce à grands pas. Jeanne hocha la tête en soupirant. — J'ai déjà essayé de le lui dire. Mais il ne veut rien entendre. Elise était heureuse avec le vieux Sainte-Beuve. Il la traitait comme une précieuse porcelaine de Saxe. Mais Léon est trop orgueilleux pour l'admettre. Je gage qu'il a dû laisser Elise en larmes à force d'insister pour se marier au plus tôt. Dans un geste de détresse, elle posa sa main transpa- rente sur son front brûlant. — Il faudra commencer la pâtisserie dès demain. Et puis, il y a toutes les chambres à préparer. Elise a une armée de servantes à Lancerre. Il va falloir les loger également. La plupart des chambres n'ont pas été ouvertes depuis la mort de mon mari. J'ai bien dit à Mathilde de commencer à les faire, mais elle est déjà très occupée et ne parvient pas à se faire obéir de ces soubrettes... — Ne vous inquiétez pas, dit Marietta. Je m'occuperai de tout à votre place. Jeanne lui tendit alors le trousseau de clefs suspendu à sa taille. — Merci, Marietta. Mas il faudra vraiment un miracle pour arriver à tout faire... — Mais non, sourit Marietta, seulement du travail. Vous devriez aller vous reposer maintenant. Voulez-vous que je vous aide à monter? — Volontiers. Elles étaient au milieu de l'escalier lorsque Léon surgit de sa chambre, encore furieux des insinuations de sa mère et bien décidé à avoir le dernier mot. A la vue de Marietta soutenant sa mère, il s'arrêta net. Sa colère se dissipa en un clin d'oeil. Gagné par l'inquié- tude, il descendit les marches quatre à quatre, souleva Jeanne dans ses bras et la porta jusqu'à son lit. La porte se referma derrière eux deux. Marietta partit dans sa chambre et se déshabilla pensivement. Si Elise avait été heureuse avec son vieux mari, combien le serait-elle avec Léon... Marietta s'était engagée à rester pour l'amour de Jeanne. Elle serait témoin de leur bonheur... La nuit était chaude, mais la jeune fille se sentait transie. Ce soir, Léon ne lui avait même pas adressé la parole. Pour lui, elle n'existait plus. L'aube commençait à blanchir à l'horizon lorsqu'elle ferma enfin les yeux et sombra dans un sommeil agité. Marietta se trompait lourdement en croyant Léon inconscient de l'état de décrépitude de sa demeure et de la santé chancelante de sa mère. Ses retrouvailles avec Elise avaient été décevantes. La jeune veuve s'était fait prier pour se remarier dans des délais aussi courts. Il l'avait sentie se raidir dans ses bras comme un oiseau affolé. Prétextant son deuil encore récent, elle s'était refusée à ses baisers. Il était donc revenu de Lancerre de fort mauvaise humeur et, pour une raison indéfinissable, la vue de Marietta en grande conversation avec sa mère n'avait fait qu'accroître son mécontentement. Il ne pouvait s'empêcher d'être obsédé par les jolis seins hauts et fermes que révélait l'échancrure de son corsage et par les hanches bien galbées roulant sous les plis souples de la jupe verte. Lorsque sa mère lui avait annoncé qu'elle avait demandé à Marietta de rester pour l'aider à préparer le mariage, il n'avait guère montré d'enthousiasme. Il avait cependant reconnu que leur invitée ne pouvait repartir sans une bonne provision de dentelles. Mais la jeune fille soulevait en lui un monde de sentiments infiniment troublants et fort peu compatibles avec ses projets de mariage. Il ne cessait de penser à ses merveilleux cheveux cuivrés flottant librement sur ses épaules et flamboyant à la lueur des chandelles. Les Huguenots prétendent que la chevelure de la femme est l'œuvre du diable. C'était vrai. La tentation s'offrait, irrésistible... Et il n'était pas dans les habitudes de Léon de Villeneuve de résister longtemps aux tentations... — J'ai besoin d'elle, avait seulement dit Jeanne. Sentant la vérité de ces paroles, Léon s'était réjoui pour sa mère de cet arrangement, tout en le regrettant inté- rieurement. Plus tôt il serait marié, mieux ce serait. Le célibat était devenu un enfer pour un homme ayant passé six ans à la cour de Louis XIV. Malgré sa mauvaise nuit, Marietta se leva très tôt. Le cliquetis des clefs accrochées à sa ceinture lui rendait sa confiance en elle. Il lui restait deux semaines pour transformer Chatonnay. Il n'y avait pas une seconde à perdre. Mathilde et les deux petites soubrettes furent scandalisées d'être requises de si bon matin dans la cuisine. Ce fut Marietta qui prépara le petit déjeuner de Léon. Mais elle demanda à Mathilde de le lui apporter à la salle à manger. Léon attaqua son repas de fort bon appétit. D'habitude, les petits déjeuners de Mathilde étaient peu engageants. — Vous vous êtes surpassée ce matin, Mathilde, lui dit-il avec un sourire irrésistible. — Ce n'est pas moi, reconnut la servante de mauvaise grâce. Il semble que nous ayons hérité d'une nouvelle maîtresse. Dieu seul sait pourquoi. Il y a quarante ans que je suis ici. Jamais on ne s'est plaint de mon travail. Et du jour au lendemain, voilà cette va-nu-pieds qui a les clefs de madame et qui se mêle de tout régenter ici. Elle a cuit toute une fournée de pain aux aurores avant même que je ne descende, comme si le pain fait hier par Lili et Cécile n'était pas assez bon! Léon se garda bien de répondre, et Mathilde quitta la pièce en bougonnant. Léon n'avait jamais goûté de meilleur pain. Manifestement, Marietta avait plus d'une corde à son arc. Il n'avait pas le temps d'aller l'en féliciter. Elise l'attendait. L'abbé aussi. Il restait encore à convaincre sa bien-aimée de l'épouser dès que possible. Quand il se rendit à l'écurie où Sarrasin attendait, dûment sellé, Marietta avait déjà envoyé Lili au village demander l'aide de ses sœurs, et venait de vider tout le contenu de la cuisine dans la cour. Armée d'un balai, elle faisait voler de tels nuages de poussière que Mathilde s'était mise à l'abri. — Chaque fois que je vous vois, dit Léon avec un grand sourire en s'immobilisant sur le seuil de la pièce, vous êtes toute sale! — Où sont donc passées vos belles manières de cour- tisan? rétorqua Marietta en lui secouant le balai sous le nez, histoire d'envoyer un peu de poussière sur son pourpoint gris tourterelle et ses bottes de cuir blanc. Léon fit en bond en arrière et Marietta continua son nettoyage avec une énergie décuplée par la colère. Sur un ton sans réplique, elle ordonna à Cécile de commencer à laver les dalles avec de l'eau bouillante. La servante n'osa pas regimber. A midi, les casseroles récurées étincelaient, l'immense table de bois noircie avait retrouvé sa couleur originelle et une bonne odeur d'encaustique se dégageait des dalles luisantes. Sur l'appui de la fenêtre, un énorme bouquet de fleurs sauvages embaumait. Les deux sœurs de Lili appelées en renfort firent preuve de beaucoup de bonne volonté. Marietta les dépêcha dans les chambres du premier, avec mission d'aérer les lits, de secouer les tapis et de frotter les planchers encrassés par des années de laisser-aller. Quant à Mathilde, elle fut chargée de vérifier l'état des armoires à linge, de ravauder et de mettre des pièces. Pour couronner le tout, Marietta fit une poule au pot relevée par les herbes aromatiques découvertes dans le potager. Il y avait des lustres qu'on n'avait servi de plat aussi appétissant à la table des Villeneuve. A la fin de la semaine, Marietta avait réussi à galvaniser Mathilde elle-même. De la cave au grenier, le château reluisait comme un sou neuf. Les chambres d'Elise et de ses servantes étaient prêtes. Partout on avait mis des fleurs fraîches. De la cuisine montaient de délicieux effluves de pot au feu fleurant bon le fenouil et les clous de girofle, de perdreaux « à la châtelaine », de palombes en salmis ou de lièvre « à la royale ». Marietta avait aussi requis l'aide d'Armand, lui expli- quant qu'elle voulait voir le potager débroussaillé et retourné, et les fruits récoltés. Une heure plus tard, une nuée de gamins entre cinq et dix ans s'abattait sur le potager. La cueillette s'effectua en un tournemain. Sous la houlette de Marietta, Cécile se lança ensuite dans la confection de confitures et de gelées délicieuses. — Au milieu de tout cela, vous en oubliez vos dentelles, protesta Jeanne un soir où elle voyait Marietta occupée à coudre des rideaux neufs pour la chambre d'Elise. — Demain, dit Marietta sans lever le nez de son ouvrage. Cécile me regardera travailler. Elle pourrait faire une bonne élève. Elle est intelligente, rapide, et assez habile de ses dix doigts. Jeanne jeta un coup d'œil sur la tête rousse penchée avec application sur la cretonne fleurie. Elle avait conscience de la générosité de son geste. — Restez avec nous, Marietta. Vous me manquerez terriblement lorsque vous partirez. — Elise vous tiendra compagnie, murmura la jeune fille en sentant les larmes lui monter aux yeux. Dire qu'elle était en train de rendre la chambre nuptiale de la jeune veuve aussi agréable et confortable que possible! La pièce exposée au sud était claire et ensoleillée. C'est là que Léon et Élise dormiraient dans les bras l'un de l'autre... C'est là que naîtraient leurs enfants... Une porte claqua. Elle reconnut le pas de Léon. En hâte, elle ramassa son ouvrage. — Je suis fatiguée, Jeanne. Bonsoir. Elle réussit à s'éclipser par une porte dérobée avant l'arrivée de Léon. Devinant le secret de cette fuite précipitée, Jeanne en souffrait pour elle. Mais il n'y avait rien à faire. Depuis toujours, Léon voulait épouser Elise. Réprimant un soupir, elle se tourna pour accueillir son fils. Léon s'assit sur la chaise tapissée de brocart que Marietta venait de quitter. Une imperceptible odeur de lavande flottait encore dans la pièce. Il étendit ses longues jambes bottées vers le feu. Sa mère le regardait avec perplexité. Il avait l'air bien soucieux pour un homme à la veille de se marier. Il se versa un gobelet de vin, en but une gorgée et fit claquer sa langue. — Il est parfumé à la cannelle, précisa Jeanne. C'est Marietta qui l'a fait. Léon resta muet. — Le duc de Malbré arrive demain avec Raphaël, reprit- elle. Le duc était un vieil ami de Jeanne. Quant à Raphaël, c'était un camarade d'enfance de Léon. Devenus hommes, ils avaient fait mille fredaines ensemble. C'étaient les premiers invités à arriver. — La fille d'Armand a attrapé la fièvre, dit Léon tout à trac. Jeanne pâlit. — Est-ce la petite vérole? — Armand ne le croit pas. Mais elle refuse toute nourriture. Il va devoir rester quelques jours auprès d'elle. Jeanne n'était guère rassurée. En trois mois, la fièvre avait déjà enlevé trois fillettes du village. Le vin adoucit enfin l'humeur morose de Léon. Ce serait sympathique de retrouver Raphaël. Et demain soir, Elise dînerait au château. Les meubles soigneusement cirés brillaient à la lueur mouvante des chandelles. Un superbe bouquet de fleurs ornait la table. Grâce à Marietta, Chatonnay était prêt à recevoir dignement ses hôtes. Ce vin à la cannelle était fameux. Il en ferait goûter au duc qui était un fin gourmet. Il s'en versa un autre verre, siffla ses chiens et monta se coucher En apprenant la maladie de la fille d'Armand, Marietta s'était immédiatement rendue à son chevet. La petite grelottait de fièvre et n'avait plus que la peau sur les os. Marietta conseilla à son père de la remonter avec du miel et du lait de chèvre. Celui-ci dut lui avouer que c'était pour lui un luxe inabordable. La jeune fille en fut horrifiée. — Ce n'est tout de même pas difficile d'avoir des abeilles! dit-elle un peu plus tard à Jeanne avec indignation. Quant aux chèvres... — Mais nous en avons une! protesta la châtelaine. — On ne va pas loin avec une chèvre! Et les villageois sont trop pauvres pour en acheter! Comment font-ils pour se procurer du lait pour leurs enfants? — Maintenant que Léon est de retour, je suis sûre qu'il... — Il est bien trop occupé à faire la cour à madame Sainte-Beuve pour s'en soucier! Je vais aller à Montpellier avec la carriole et j'en ramènerai une douzaine. Le moins que puissent faire les Villeneuve est de fournir du lait aux enfants de Chatonnay. Jeanne opina du bonnet et tendit à Marietta une bourse pleine. En voyant la jeune fille traverser la cour d'un pas décidé, le valet d'écurie se prépara à seller la jument. — Non, dit laconiquement Marietta. Je prendrai la carriole et les deux mules. Le palefrenier la regarda, bouche bée. — Allons, vite, fit Marietta avec exaspération, ou je ne serai pas en route avant midi! Une fois la carriole attelée, Marietta y grimpa lestement et s'empara des rênes. Le valet était hypnotisé par ses jolis pieds nus. C'était proprement incroyable de voir une dame voyager ainsi, et encore plus incroyable de voir qu'elle était traitée par les châtelains sur un pied d'égalité. La vue des seins hauts et fermes de Marietta lui ayant donné des idées, il repoussa la selle qu'il était en train de fourbir et se glissa sans être vu vers la porte de la cuisine. Avec un peu de chance, Cécile réussirait à échapper aux regards soupçonneux de Mathilde et à le suivre au fond de l'écurie, sur le tas de foin odorant. La jeune servante était petite et boulotte, mais avec un peu d'imagination, il pouvait s'imaginer tenir la jolie Marietta dans ses bras. Et puis, qui sait? Quand le comte en aurait assez d'elle, l'Italienne le regarderait peut-être avec moins d'arrogance... Il avança la tête par la porte ouverte et siffla doucement. Le visage quelconque de Cécile s'illumina. S'étant assurée que personne ne la regardait, elle se hâta de rejoindre son amoureux. A Montpellier, il faisait étouffant, et les rues étaient noires de monde. Marietta dut marchander longuement pour obtenir les chèvres qu'elle désirait. Malheureusement, ces animaux fantasques se refusèrent à sauter d'eux-mêmes dans la carriole. Ce fut toute une comédie pour les y faire grimper. Mais la jeune fille n'était pas au bout de ses peines. Les chèvres sentaient abominablement mauvais, faisaient des cabrioles, posaient leur museau sur ses épaules ou le glissaient sous ses bras. Ce ne fut pas une mince affaire que de quitter les ruelles étroites de Montpellier avec ce petit troupeau en effervescence! Il était plus de midi. Le ciel était d'une luminosité extraordinaire. La piste sinuait en plein soleil entre des oliviers et des figuiers. Marietta se laissait caresser le visage par le soleil en essayant d'oublier la puanteur et les bêlements de sa cargaison. Soudain, elle entendit derrière elle un fracas de sabots et un claquement de fouet. Elle tourna la tête et vit un cavalier galopant à la hauteur d'un magnifique carrosse tiré par deux superbes chevaux gris pommelé. En hâte, elle se rangea sur le bas-côté pour les laisser passer. Elle eut alors la surprise de voir le cavalier, fort élégant dans un pourpoint de velours noir orné de flots de dentelles au col et aux poignets, se diriger vers elle et lancer sur un ton furieux : — Que diable faites-vous en cet équipage? Marietta serra les dents et, repoussant une chèvre qui lui reniflait le cou, répondit du tac au tac : — Je ramène des chèvres pour les enfants de votre village qui n'ont pas une goutte de lait. C'est une chose que vous auriez dû faire depuis longtemps. Léon était blanc de colère. — Sacrebleu! N'y avait-il donc personne pour transporter ces animaux? Qu'aviez-vous besoin de vous donner ainsi en spectacle? Les occupants du carrosse ne perdaient rien de cet échange. Le duc de Malbré était assez amusé de voir son jeune ami ainsi remis à sa place par une simple paysanne. Quant à son fils Raphaël, il dévorait la jeune fille des yeux. De sa vie, il n'avait vu créature plus ravissante... Ces prunelles vertes... ce teint mat sans défaut... ces lèvres charnues... et surtout ces cheveux! Seigneur Dieu! Raphaël était hypnotisé par cette chevelure somptueuse aux reflets auves. Il se réjouit soudain follement d'être venu à Chatonnay. Avec des villageoises de ce genre, son séjour risquait d'être inoubliable. — Armand est auprès de sa fille, répondit Marietta, rouge d'humiliation, en se voyant le point de mire général. Il n'y avait personne d'autre. — Comment osez-vous vous conduire ainsi? siffla-t-il entre ses dents. Vous m'humiliez devant mes invités! Entre-temps, profitant de l'arrêt de la carriole, une chèvre avait jugé bon de se glisser sous la banquette et de bondir à terre. — Voyez ce que vous avez fait! s'écria Marietta en sautant à son tour. Comme si je n'avais déjà pas eu assez de mal à les faire monter! Soulevant sa jupe, elle se jeta à la poursuite de la fugitive. Avec un juron, Léon descendit de cheval. — Vous rendez-vous compte à quel point nous nous ridiculisons? reprit-il, hors de lui, en saisissant la chèvre par les pattes de derrière tandis que Marietta agrippait désespérément celles de devant. En se débattant, l'animal trouva le moyen de maculer le pourpoint du châtelain. — Miséricorde! s'exclama celui-ci avec dégoût en lâchant l'animal pour épousseter soigneusement son vêtement. A la vue de l'élégant courtisan de Louis XIV aux prises avec une va-nu-pieds et une chèvre indocile, le duc et son fils se mirent à pleurer de rire. Furieux, Léon serra les poings, tourna les talons et remonta en selle, laissant Marietta se débrouiller avec la chèvre qui continuait à se démener comme un beau diable. — Et sans chaussures par-dessus le marché! se plaignit Léon à sa mère, une fois les Malbré installés dans leurs appartements. Elle conduisait la carriole comme la dernière des paysannes avec une trentaine de chèvres grouillant derrière elle! — Douze, rectifia sa mère en se mordant la lèvre pour ne pas rire. — Quelle différence! Comment vais-je oser maintenant la présenter aux Malbré? — Mais comme une jeune fille de cœur qui s'est dévouée pour aller chercher des chèvres pour nos pauvres paysans. — Un des hommes du village aurait pu y aller... — Et boire l'argent... rétorqua tranquillement Jeanne. Il n'y a pas à avoir honte de Marietta. Tu devrais plutôt en être fier. Les chèvres et les abeilles seront précieuses, non seulement pour nous, mais pour tous ceux qui dépendent de nous. Il y eut un silence de quelques secondes. — Les abeilles? Quelles abeilles? demanda Léon, le regard étincelant de colère. — Celles du verger. Marietta pensait que ce serait une bonne idée de... La porte claqua brusquement derrière lui. Jeanne se laissa tomber dans un fauteuil et se versa un petit verre d'eau-de-vie de prune pour se remonter. Léon sortit du château et fonça vers le verger comme un bolide. Hier, c'était encore une vraie jungle. Aujourd'hui, les ruches y étaient alignées comme au garde-à-vous. Tout à côté, parquées dans une prairie jouxtant le potager, les chèvres broutaient paisiblement. De mauvaise grâce, Léon dut reconnaître que cette étrangère avait plus fait pour Chatonnay en une semaine que Mathilde en quarante ans. Sa colère tomba aussitôt. Mais quel spectacle ils avaient dû offrir au duc et à Raphaël. Rien d'étonnant à ce qu'ils aient été à moitié morts de rire en arrivant au château... — Comment s'appelle-t-elle? l'interpella Raphaël qui venait d'arriver dans le verger. Son ami avait troqué sa tenue de voyage contre un pourpoint à taillades laissant apparaître une chemise de la plus fine batiste, et une culotte resserrée aux genoux par des flots de rubans. Il était aussi grand que Léon, mais plus mince. Ses cheveux étaient soigneusement poudrés. Dans ce cadre rustique, au milieu de l'odeur caractéristique des chèvres, il donnait l'impression d'un oiseau exotique au plumage flamboyant égaré dans un poulailler. — Qui? demanda Léon, tout en sachant très bien de qui voulait parler ce coureur de jupons. — La jolie rousse aux chèvres. Je n'ai jamais vu de fille comme elle. Il me la faut. As-tu vu sa poitrine, et ses cheveux? C'est à faire damner un saint! Maintenant, au fait : comment s'appelle-t-elle et où puis-je la rencontrer? — Elle s'appelle Marietta Riccardi, répondit Léon sans pouvoir contenir sa colère, et tu la rencontreras ce soir à ma table. Là-dessus, il tourna les talons et repartit à grandes enjambées vers le château, laissant son ami stupéfait. — Comment pouvais-je savoir que Léon arriverait par cette route avec les Malbré? demanda Marietta à Céleste tout en l'aidant à agrafer sa robe. — Qu'est-ce que le duc a dû penser en vous voyant dans cette carriole pleine de chèvres? — Je n'en sais rien et c'est le cadet de mes soucis, affirma l'Italienne en commençant à se brosser énergique- ment les cheveux. — Et puis, reprit Céleste en fronçant un petit nez dégoûté, ma robe est fichue. Le bas de la jupe est tout taché. Heureusement que tante Jeanne a pensé à vous! Avez-vous vu la toilette qu'elle vous a préparée? Comment me trouvez-vous dans cette robe de satin rose? C'est ma préférée. Je tiens à être en beauté ce soir. Raphaël de Malbré à la réputation d'être le plus bel homme de tout Paris. Elle continua de babiller tandis que Marietta enfilait une robe de velours feuille morte qui lui allait à la perfection. Jeanne avait passé presque toute la journée à arranger ce vêtement pour qu'il ait l'air d'avoir été fait sur mesure pour la jeune fille. La châtelaine avait raconté au duc que Marietta était une vieille amie et devait rester chez eux jusqu'au mariage de Léon. Son hôte eut le bon goût de se contenter de cette explication vraiment tirée par les cheveux, et de ne pas poser d'autres questions qui eussent risqué de mettre son amie dans l'embarras. Raphaël, lui, avait été tout à la fois déçu et ravi. Déçu, parce qu'il ne pourrait pas mener les choses aussi ronde- ment avec une amie de Villeneuve qu'avec une paysanne du cru. Ravi, parce qu'il ne manquerait pas d'occasions de la voir. De plus, Léon, à la veille de se marier, ne pouvait être un rival bien dangereux. Cette fille était-elle la maîtresse de son ami? Très probablement. Ce ne serait pas la première fois que les deux hommes se disputeraient les faveurs de la même femme. Mais cette fois-ci, Raphaël avait un avantage certain. Marietta Riccardi était forcément malheureuse à la pensée de voir Léon convoler en justes noces, et ne demanderait sans doute qu'à se laisser consoler... Le cœur serré d'appréhension, Marietta suivit Céleste au salon. Léon était appuyé à la cheminée, un verre à la main. Il portait un costume de velours écarlate et des chaussures à boucles avec des talons assez hauts. Marietta prit une profonde inspiration et s'efforça de le regarder comme si de rien n'était. Elle fut bouleversée de voir qu'au lieu de la froide colère de tout à l'heure, il manifestait de la surprise et même une visible admiration. Le décolleté assez échancré de sa robe était bordé d'un galon de soie. Le corsage était entièrement rebrodé de motifs fleuris. Un collier de perles prêté par Jeanne rehaussait encore sa chaude carnation. Céleste avait réussi à discipliner la chevelure cuivrée et à réaliser une coiffure bouclée qui eût fait sensation à la cour. Léon se sentait la bouche sèche. Dieu que cette fille l'électrisait! Il se ressaisit en hâte et se tourna courtoise- ment vers sa fiancée pour faire les présentations. Dans sa robe de faille bleu horizon, et avec ses boucles blondes tombant sur ses épaules nues, Elise Sainte-Beuve ressemblait à une poupée de porcelaine. Elle prit la main de Marietta et lui adressa un sourire d'une incroyable douceur. Les racontars concernant la jolie rousse ramenée de Paris par le Lion du Languedoc ne semblaient pas avoir atteint la jeune veuve. Il n'y avait pas trace de jalousie ni de réprobation dans son regard. — Je me réjouissais de faire votre connaissance, dit-elle d'une voix légère, à peine plus forte qu'un chuchotement. J'ai demandé à Léon de vous emmener avec lui lors de ses visites. J'ai tellement peu d'amies de mon âge à Lan- cerre! Complètement désarmée, Marietta la regarda fixement. D'avance, elle avait détesté cette femme qui avait su gagner le cœur de Léon. Maintenant qu'elle la voyait, sa haine s'évaporait comme rosée au soleil. — Le duc de Malbré, dit Léon. Le gentilhomme distingué aperçu ce matin dans la voiture lui baisa la main. Son pourpoint de velours bleu foncé était orné à profusion de dentelles brodées au point de Venise. Marietta se demanda machinalement si le duc était de ceux qui la faisaient venir en contrebande. — Raphaël de Malbré. — Enchanté, mademoiselle, dit le jeune homme en lui baisant longuement la main. Si j'avais su que Chatonnay renfermait de tels trésors, j'y serais accouru depuis longtemps. — Tu aurais été déçu, dit Léon en réprimant mal son agacement. Mademoiselle Riccardi est là depuis peu, et ne tardera d'ailleurs pas à retourner à Venise. — C'est à Versailles que devrait briller une beauté pareille, assura Raphaël en regardant l'Italienne avec une admiration non déguisée. Mais déjà Léon l'entraînait pour le présenter à Céleste qui attendait cet instant avec une impatience fébrile. Ils passèrent très vite à table. Marietta vit avec soulagement que Lili avait bien profité de ses leçons. Une superbe nappe damassée blanche mettait l'argenterie en valeur. Au milieu de la table, dressée sur un immense plat, trônait une dinde truffée aux marrons et garnie de pomme- fruits légèrement caramélisées. Le visage habituellement serein de Jeanne était légère- ment soucieux lorsqu'elle se tourna vers son fils : — Henri me dit que le Roi est déjà contrarié par la longueur de ton absence. — Je ne peux tout de même pas faire l'aller et retour en deux semaines, rétorqua Léon. Il regardait Raphaël chuchoter quelque chose à l'oreille de Marietta qui sourit d'un air ravi. Il avait du mal à prêter attention aux paroles de sa mère. — Mais ta mère m'assure que tu n'as pas l'intention de repartir, dit le duc en posant les yeux sur le doux visage d'Elise. — C'est exact. Ma place est à Chatonnay, pas à Versailles. Je ne me sens pas l'âme d'un courtisan. — Si Sa Majesté te réclame, il est difficile de ne pas t'incliner, dit le duc. Il compte bien que ta femme et toi m'accompagnerez lorsque j'y repartirai à la fin du mois. Vous aimerez sûrement la cour, ajouta-t-il à l'intention d'Elise. Versailles est l'écrin rêvé pour les jolies femmes. Là-bas, il y a des bals, des mascarades, des spectacles... —Des intrigues et des rivalités. Des adultères..., ajouta Léon. Raphaël interrompit son dialogue avec Marietta pour lever un sourcil étonné. Le diable s'était-il fait ermite? — Ta décision n'est pas sérieuse, voyons, reprit le duc. Il serait insensé de ta part de désobéir au Roi. A cette pensée, les mains d'Elise se mirent à trembler si fort qu'elle renversa son verre de vin. Cécile se précipita avec un torchon pour réparer le malheur. Après quoi, le duc lui remplit à nouveau son verre avec la plus grande sollicitude. Cette jeune femme était fragile comme du cristal. Sa place était à la cour, où elle serait choyée et dorlotée. — J'ai toujours été fidèle au Roi, déclara Léon tout en se demandant ce que Raphaël pouvait bien raconter à Marietta. S'il le faut, je puis rassembler la moitié des hommes du Languedoc afin d'aller combattre pour lui. Il suffit qu'il me le demande. Mais je me considère comme un soldat, non comme un servile courtisan. Le Roi est un homme comme un autre. Il est en droit d'exiger ma fidélité, mais il ne peut régenter mon existence. — C'est là que tu te trompes! s'écria le duc avec véhémence. Le Roi-Soleil est un personnage d'essence quasi divine. Son pouvoir est absolu. Ce genre de propos frondeur pourrait te conduire à la Bastille. Le duc se tourna alors vers Elise pour chercher un appui. — Ne préféreriez-vous pas vivre à Versailles, madame? Elise se mordit la lèvre. Cette conversation la déroutait complètement. Elle avait cru comprendre qu'après leur mariage, ils repartiraient pour Versailles, et s'en était réjouie. Elle aimait les bijoux, les toilettes, la danse, la musique. La pensée de rester à Chatonnay la consternait. Mais ce n'était pas facile à dire. — Tu vois bien, Léon, ta future femme ne rêve que de Versailles, dit le duc qui avait deviné le fond de sa pensée. Il y a déjà trop longtemps qu'elle vit enterrée dans ce village! — Est-ce vrai, Elise? demanda Léon. Désirez-vous vivre à la cour? — Je... ou...i... — Mais Chatonnay a besoin de vous... — Qu'y ferais-je? s'exclama la jeune femme d'un air interdit. Il y eut un silence contraint. Sous le regard perçant de Léon, Elise se sentait toute déconcertée. Il la terrifiait. Il avait passé outre à ses objections concernant un mariage précipité. Il ne lui avait jamais parlé de son intention de ne pas retourner à Versailles. Et maintenant, il prétendait que Chatonnay avait besoin d'elle. Mais pour quoi faire, grands dieux? Léon, lui, avait peine à se contenir. Non seulement Elise ne semblait pas du tout partager ses vues sur l'existence, mais Marietta était en train de répondre de façon éhontée aux avances de Raphaël... — Il faudrait être fou pour oser encourir la colère du Roi, reprit le duc qui suivait sa petite idée sans s'apercevoir que son hôte avait la tête ailleurs. Il n'y a pas un gentilhomme à Versailles qui ne considère la vie à la campagne comme le pire des destins. — Ce ne sont pas des Villeneuve, rétorqua posément Léon. — Le Roi risque de ne pas apprécier ton attitude. C'est toi que les Languedociens ont suivi à la guerre, pas lui. Il en est parfaitement conscient. Et si jamais il venait à s'interroger sur ta fidélité... — Mais Léon a toujours été fidèle au Roi! s'écria Elise. Il n'a cessé de se battre pour lui! Le duc lui sourit d'un air rassurant. — Le Roi le sait, Madame. Il reste cependant qu'il a ordonné à Léon de revenir à Versailles. S'il refusait d'obéir, ce diable de Louvois serait bien capable d'exciter ses soupçons... — Mais quels soupçons? demanda Elise. — Il pourrait craindre par exemple que Léon ne renforce son emprise sur les gens du Sud. Après tout, il a plus de deux mille hommes à sa dévotion. Et ce Languedoc avec ses maudits Huguenots est une épine dans la chair de Sa Majesté. — Mais Léon est un bon catholique, protesta Elise. Il ne profiterait jamais de la fidélité des Huguenots à son égard. — Personnellement, madame, j'en suis certain. Mais ils ont suivi Léon à la guerre, c'est un fait. Le Roi pourrait se poser des questions.... Le duc n'avait jamais vu visage plus angélique que celui d'Elise Sainte-Beuve. Elle soulevait en lui des sentiments qu'il croyait éteints depuis longtemps. Si elle n'avait pas été fiancée à Léon, il n'aurait pas hésité à lui faire un brin de cour. Voyant qu'Elise souffrait du tour pris par la conversation, Jeanne suggéra gentiment de laisser les hommes continuer la discussion pendant que les femmes iraient au salon. Raphaël voulut se lever pour accompagner Mariet- ta. Mais un regard perçant de Léon le cloua à sa chaise. C'était clair... Cette fille était la maîtresse de Léon qui était visiblement jaloux. La séduire dans ces conditions serait un plaisir raffiné. Raphaël avait un vieux compte à régler avec Léon. Il n'avait jamais oublié certaine marquise qui l'avait abandonné après un unique intermède particulièrement exquis, et ce, dès que Léon lui avait marqué de l'intérêt... Jeanne était assise près de la cheminée avec sa tapisserie, songeant avec inquiétude aux avertissements du duc. Installées sur une banquette, Elise et Marietta bavardaient comme deux amies, tandis que Céleste, furieuse de l'indifférence de Raphaël à son égard, s'était réfugiée près d'une fenêtre. — Qu'arrivera-t-il si le Roi est mécontent? fit Elise avec un soupir. Si Léon tombe en disgrâce, adieu sinécures, adieu prébendes! Et les terres ne rapportent rien. Et puis, je ne veux pas vivre ici. Je n'y ai pas d'amis. Je me réjouissais tellement d'aller à Versailles... — Mais la cour n'est pas un endroit fait pour élever des enfants! dit Marietta. — Des enfants! Mais il n'en est pas question. Mon premier mari y était formellement opposé. Il disait que cela me tuerait. Marietta la fixa avec incrédulité. Comment Élise pouvait- elle envisager d'épouser Léon sans avoir l'intention de lui donner des enfants? Rien qu'à l'idée de porter un enfant de Léon, Marietta se sentait défaillir... Que ne donnerait- elle pas pour avoir la chance qu'Élise rejetait avec une telle horreur! — Pourquoi Léon veut-il absolument rester ici, je me le demande? poursuivit Élise, au bord des larmes. — A Chatonnay comme à Versailles, vous serez avec lui, dit Marietta. N'est-ce pas l'essentiel? Élise se mordit la lèvre. Elle ne pouvait avouer à sa nouvelle amie à quel point son futur mari l'intimidait et la mettait mal à l'aise. Jusque-là, elle avait pu se refuser à ses baisers passionnés sous le prétexte de son deuil encore récent. Mais une fois marié, Léon serait en droit d'exiger davantage, bien davantage. Élise avait besoin de protection et d'affection, mais c'était une femme-enfant. Elle n'avait jamais connu l'amour physique et en était terrifiée à l'avance. Mais cela, comment l'avouer à Léon? Dieu que les choses étaient compliquées! se disait-elle,les yeux brillants de larmes contenues. Il fallait pourtant qu'elle se remarie. Elle se sentait incapable de vivre seule. Quand les hommes les rejoignirent au salon, le duc s'assit à côté d'Elise. Près de cet homme déjà mûr, la jeune veuve se sentait détendue, comme avec son défunt mari. Il n'exigeait rien et se contentait de la regarder avec admiration. Ignorant délibérément le coup d'œil d'avertissement lancé par Léon, Raphaël reprit sa conversation avec Marietta. Il était sous son charme. A mesure que le temps passait, son désir pour elle se faisait de plus en plus vif. Léon en était parfaitement conscient, et avait une envie folle de rouer son ami de coups. Et pourtant, si Raphaël de Malbré séduisait Marietta, cela ne le regardait en rien. Elle pouvait coucher avec qui elle voulait. Il ne l'aimait pas. C'est Elise qu'il aimait. Il se tourna vers cette dernière qui écoutait avec passion le duc lui raconter des anecdotes sur la cour. Depuis son retour, Léon avait été enfermé, soit à Chatonnay, soit à Lancerre. Il étouffait. Demain, après sa visite quotidienne à Elise, il irait à la chasse au faucon. Et si Raphaël préférait jouer les amoureux éperdus plutôt que de l'accompagner, eh bien, il partirait seul. Le lendemain, Marietta se leva dès l'aube. Elle partit aussitôt cueillir des fleurs de tussilage et des tiges d'angélique pour en faire une sorte de sirop destiné à Ninette Brissac. La jeune fille aimait ces moments de tranquillité avant que la maisonnée ne s'éveille. Elle ne pensait plus à son départ tout proche, ni au mariage de Léon, pourtant imminent... Elle s'imprégnait de la beauté un peu sévère de ces plaines brûlées de soleil, de ces garrigues couvertes d'une végétation broussailleuse et de cailloux, de cette terre rouge et ocre brun ponctuée de cyprès en forme de cierges, d'oliviers au tronc noueux et aux branches torturées. Ce paysage calciné lui plaisait infiniment plus que les tapis de verdure et les ciels souvent nuageux de l'Ile-de-France. Dans le sud, elle se sentait chez elle. Si Dieu l'avait voulu, elle aurait pu y trouver le bonheur... — Où allez-vous comme cela, ma belle? demanda Raphaël de Malbré, nonchalamment appuyé à la barrière de l'écurie. — Chez le palefrenier dont la fille est malade, répondit Marietta avec froideur. J'ai un médicament à lui porter. Elle sentait Raphaël décidé à la séduire. Par amour- propre, et parce que Léon était là, elle avait répondu à ses avances la veille au dîner. Mais en tête-à-tête, il n'en était plus question. Malheureusement cette froideur, loin de tempérer l'ardeur du jeune homme, ne fit que l'attiser. Aux yeux de Raphaël, Marietta était une petite friponne pleine d'expérience, sachant souffler le chaud et le froid pour rendre un homme fou de désir et prêt, pour arriver à ses fins, à la combler de bijoux et de colifichets. Le fils du Duc aurait donné n'importe quoi pour posséder cette fille dont la sensualité exacerbait sa passion. L'émeraude qu'il lui avait offerte la veille lui avait été retournée avec indignation. Apparemment, cette Marietta avait pour coutume de monnayer ses charmes au plus haut prix. Il se demandait ce qu'avait pu payer Léon pour qu'elle consentît à lui accorder les dernières faveurs. Il était certain qu'elle jouait à dessein la paysanne. C'était une bonne excuse pour soulever ses jupes en marchant dans le potager et dévoiler ainsi ses longues jambes et ses ravissants petits pieds cambrés. Quant à sa somptueuse chevelure, c'était certainement de propos délibéré qu'elle la laissait flotter librement sur ses épaules. Raphaël de Malbré sourit intérieurement. Il n'était absolument pas dupe de l'apparente simplicité de Marietta. Cette mise en scène était destinée à l'enflammer aussi sûrement que les parfums et les attitudes lascives d'une courtisane. A vrai dire, c'était même autrement stimulant. — Excellente occupation, répondit Raphaël, certain qu'elle allait retrouver Léon là-bas. Me permettriez-vous de vous accompagner? Marietta ne put réprimer un sourire en voyant la soie gris pâle de son justaucorps et de ses hauts-de-chausses retenus aux genoux par des flots de rubans roses. — Je ne vous vois pas très bien sur le dos de Sarrasin dans vos beaux atours... — Je doute que Sarrasin soit encore à l'écurie, dit négligemment Raphaël en jetant un coup d'œil par-dessus l'épaule de Marietta. L'étalon noir n'était plus là. Raphaël n'en fut aucune- ment surpris. Cheval et cavalier devaient déjà attendre un peu plus loin cette jolie pouliche frémissante... Marietta haussa les épaules. — Sarrasin ou un autre, monsieur, c'est tout comme. Les routes de la région ne sont que des pistes boueuses ou poussiéreuses suivant les jours. Dans ce pays, on a besoin d'une vraie tenue d'équitation en drap, et non d'un fragile costume de soie. — Pour faire l'amour, on n'a besoin ni de l'un ni de l'autre! s'écria Raphaël de Malbré d'une voix soudain changée en attirant la jeune fille contre lui et en écrasant sa bouche sur la sienne. Marietta se débattit de toutes ses forces. Mais, malgré ses apparences efféminées, Raphaël était jeune et fort, et elle ne put lui échapper. Pendant ce temps-là, Sarrasin, dûment sellé, attendait son maître près du pont-levis pour l'emmener à Lancerre. Léon était reparti vers l'écurie pour y chercher sa cravache jetée la veille dans un mouvement de colère au retour de Montpellier, après cette scène ridicule avec Marietta et cette maudite chèvre. Il s'immobilisa brusquement dans la cour, le visage soudain durci, les poings crispés. Raphaël et Marietta étaient dans les bras l'un de l'autre, perdus dans un interminable baiser, apparemment oublieux de tout ce qui n'était pas eux. Blanc de rage, Léon fit aussitôt demi-tour, et repartit à grands pas vers le pont-levis. — Petite traînée! siffla-t-il entre ses dents tout en frappant sa monture à grands coups de cravache. Si elle avait repoussé ses avances dans la grange, lors de leur fuite, n'avait-ce pas été pour mieux l'enflammer? Et n'y avait-elle pas réussi au-delà de toute espérance? Après tout, elle était maintenant à Chatonnay. Sa mère ne jurait plus que par elle, et lui avait même confié les rênes de la maison. Sans lui, elle serait encore à errer dans les rues de Toulouse dans la misère la plus noire, obligée sans doute de vendre ses charmes pour survivre... — Que le diable l'emporte! marmonnait-il en approchant de Lancerre. Pour se calmer, il lui faudrait une grande journée de plein air. Il avait besoin de galoper, de chasser. Que lui importait si cette fille de rien se donnait à Raphaël? Pour ce qu'il avait à en faire, elle pouvait bien aller au diable. Il s'en souciait comme d'une guigne. Lui, il aimait ailleurs. Elise se mit à trembler en voyant Léon entrer dans le salon comme un ouragan, les sourcils froncés, le regard meurtrier. Il ressemblait plus à un justicier qu'à un amoureux. Que s'était-il donc passé qui l'avait mis dans une humeur aussi noire? Etait-ce sa faute à elle? Ah, si seulement le Duc était là pour la réconforter et la rassurer comme il savait si bien le faire. Hélas, son nouvel ami repartirait bientôt pour Versailles. Elle n'aurait plus personne vers qui se tourner. Elle esquissa un petit sourire tremblant, espérant que cela suffirait à calmer Léon. Mais celui-ci, tel un fauve en cage et au risque de heurter les fragiles bibelots ornant les étagères, se mit à faire les cent pas dans le salon. Depuis son retour à Chatonnay, il était resté enfermé dans cette petite pièce étouffante à la décoration surchargée. A peine Elise daignait-elle de temps à autre faire quelques pas dehors sur la terrasse, et généralement à l'abri du soleil pour préserver son teint de lys. Léon, lui, avait besoin d'exercice et d'air frais. — Allons à la chasse au faucon, proposa-t-il tout à trac. J'ai acheté un petit faucon exprès pour vous. Elise pâlit. — Je crains de ne pas être à la hauteur... — Sottises! fit Léon en réprimant de son mieux son agacement. Depuis mon retour à la maison, je rêve de chasser avec la dame de mes pensées. — Mais je... — Venez, ordonna Léon en la prenant par la main. J'ai un cheval qui est la douceur même et qui obéit au doigt et à l'œil. Allons nous promener dans la campagne loin des regards curieux, ajouta-t-il en la serrant dans ses bras et en l'embrassant. — C'est impossible, dit-elle d'une toute petite voix en se dégageant. Je... je ne sais pas monter à cheval. Quant à la chasse... Nous pourrions peut-être faire un petit tour en calèche... Léon respira profondément et s'efforça de garder son sang-froid. Une promenade en calèche! Avec lui, le Lion du Languedoc, le cavalier et le chasseur le plus intrépide de tout le pays! Quelle dérision! — Elise, pardonnez-moi de vous avoir infligé ma mauvaise humeur, dit-il avec un sourire forcé. Il vaut mieux, je crois, que j'aille me promener seul aujourd'hui. — Oh oui! s'exclama Elise avec vivacité sans pouvoir cacher son soulagement. — A demain donc, dit-il en se demandant s'il allait de nouveau l'embrasser. Il décida que cela n'en valait pas la peine. Ses baisers semblaient la laisser de glace. Il osait cependant espérer qu'une fois marié, ses talents amoureux viendraient à bout de la passivité d'Elise. Quant à Raphaël, songeait-il haineusement en dirigeant sa monture vers les collines, il n'avait pas ce genre de problèmes à redouter avec Marietta et son tempérament plein de feu. Il était bien placé pour savoir l'effet bouleversant des baisers passionnés de l'Italienne. Il jura intérieurement, essayant vainement de se consoler à la pensée de la pureté de sa future femme. Marietta réussit enfin à se dégager des bras de Raphaël. Un bon coup de pied dans les tibias fit lâcher prise à son agresseur. — Comment osez-vous, espèce de freluquet! lui cracha- t-elle au visage avant de sauter sur sa jument. Vous imaginez-vous, par hasard, que des bijoux achèteraient une Riccardi? En voyant virevolter la jument, Raphaël se recula précipitamment. Trop tard. L'animal l'envoya rouler sur une balle d'avoine où il resta quelques secondes étourdi et stupéfait. Avec lenteur, il se redressa tout en époussetant soigneusement sa tenue gris perle pleine de paille et de poussière. Pour la première fois de sa vie, il s'était trompé sur le compte d'une femme. L'indignation de cette fille n'avait pas été simulée. Mais alors, si l'argent et les bijoux ne pouvaient acheter l'Italienne... que restait-il? Une seule solution, se disait-il songeusement en reprenant le chemin du château. C'était le mariage que visait cette sensuelle petite Riccardi. Elle avait perdu Léon. Sans famille ni argent, elle avait peu de chances de pouvoir le remplacer. Ah, c'était bien dommage qu'elle ne fût pas d'une famille aussi aristocratique que la sienne... Et pourtant, que ne donnerait-il pas pour avoir dans son lit, sa vie durant, une coquine au tempérament aussi passionné! Il sonna son valet pour remettre en état sa perruque qui avait passablement souffert de sa culbute dans le foin et descendit ensuite retrouver Céleste. Peut-être serait-elle plus sensible à ses compliments que la bouillante Italienne? Marietta se rendit chez les Brissac sans rien voir du paysage qui l'entourait. Elle avait été folle la veille de répondre aux avances de Raphaël de Malbré. Elle avait bien mérité la méprise de celui-ci. Enfin! Elle espérait qu'il avait maintenant compris et ne la poursuivrait plus de ses assiduités. Et puis, il n'y en avait plus désormais pour très longtemps. Le mariage approchait... Armand se précipita à sa rencontre avec de bonnes nouvelles. Les remèdes de Marietta semblaient avoir opéré des miracles. La fièvre de Ninette était en train de tomber. La jeune fille baigna longuement le front moite de l'enfant avec de l'eau fraîche, et lui fit boire du lait de chèvre. La petite était encore très faible. Elle aurait encore besoin de soins attentifs pendant plusieurs jours. Mais elle était sauvée. — C'est un don d'être guérisseuse, vous savez, répondit- elle simplement à Armand qui se confondait en remerciements. Je n'y suis pour rien. — Mais s'il s'était agi de petite vérole, mademoiselle, vous auriez risqué votre vie! Sans répondre, Marietta haussa les épaules. Léon s'en serait-il seulement soucié? Probablement pas. Il ne semblait même plus remarquer sa présence. Marietta s'était trompée sur les intentions de Raphaël de Malbré. Le jeune homme avait changé de tactique : il lui faisait maintenant la cour comme à une personne de qualité sans plus se permettre de familiarité déplacées. De son côté, Léon l'ignorait totalement. Lorsque Jeanne osa un jour lui demander pourquoi il traitait la jeune fille avec ce mépris glacé, il la regarda d'un air tellement mauvais qu'elle n'insista pas. A mesure que Ninette Brissac se rétablissait, Marietta put consacrer plus de temps à enseigner à Cécile les secrets du point de Venise. En quelques jours, l'effectif de ses élèves s'accrut grandement. Elles furent bientôt une vingtaine de femmes de Chatonnay et des environs à venir profiter des leçons de l'Italienne, qui avaient generalement lieu dans le verger. — Que diable se passe-t-il donc? demanda Léon un matin en achevant son petit déjeuner. On entendait sous les fenêtres des rires et des glousse- ments bien féminins. — Ce sont les élèves de Marietta, répliqua tranquille- ment Jeanne. Elle leur enseigne l'art de la dentelle. Elle n'avait pas cru devoir parler à son fils du projet de la jeune fille. A quoi bon? Depuis quelques jours, celui-ci n'était pas à prendre avec des pincettes. — Comment? Il jeta sa serviette sur la table et se dirigea vers une fenêtre. Sous les branches noueuses des pommiers, il aperçut des têtes blondes, brunes et grises penchées avec application sur leur ouvrage. Il reconnut Jacinthe Daudet, la fille du boulanger, la petite Babette Favre qui avait perdu sa mère l'an passé, Jeannine Roux, et la vieille mère Gautier. Elles faisaient cercle autour d'une tête rousse reconnaissable à des lieues à la ronde. — Oui, répéta Jeanne. Marietta leur explique le point de Venise, Si elle reste assez longtemps et si ses élèves se montrent douées, c'est la prospérité assurée pour Chaton- nay. Léon ne dit mot. Il ne savait plus très bien où il en était. Depuis plusieurs jours, il remâchait sa rancune contre Marietta. Mais comment en vouloir à une jeune fille qui partageait avec les femmes de son village ce précieux talent, ce secret qui allait sans doute changer leur sort? Elle avait déjà métamorphosé le château. Maintenant, c'était au tour du village... Sa mère le regardait attentivement. Le visage impassible, il fit demi-tour, prit ses gants et son feutre empanaché et partit comme chaque jour pour Lancerre. Il passa une journée déprimante à échanger banalités et menus propos avec Elise dans l'atmosphère confinée de son petit jardin enserré entre de hauts murs. Grâce au ciel, la jolie veuve ne vit aucun inconvénient à ce que son fiancé passe la journée du lendemain à la chasse. A son retour à Chatonnay, Léon trouva Marietta et Raphaël absorbés dans une partie d'échecs. Il fit tout de même l'effort de remercier la jeune fille pour les leçons qu'elle voulait bien donner aux paysannes de son village. Marietta leva à peine les yeux de l'échiquier, tant elle craignait de trahir ses sentiments. Après le dîner, Léon bavarda une grande partie de la soirée avec le duc et sa mère. A intervalles fréquents, il jetait des regards intrigués sur Raphaël et Marietta toujours plongés dans leur partie. Où diable cette fille avait-elle appris à jouer aux échecs? Raphaël semblait avoir à faire à forte partie. Il avait les sourcils froncés et l'expression concentrée. Léon lui-même aimait beaucoup ce jeu. Mais, quand il avait proposé à Elise de le lui apprendre, celle-ci, pâle d'horreur, s'était récriée que c'était bien trop compliqué pour sa pauvre tête. De plus en plus troublée par le regard insistant de Léon, Marietta finit par laisser Raphaël gagner et se leva pour se retirer. Elle n'en pouvait plus. Elle savait bien que le futur mari d'Elise ne l'aimerait jamais. Mais pourquoi ne pouvait- il lui témoigner au moins un peu d'amitié? Lui sourire. Lui parler. Le front appuyé contre la vitre, elle regardait sans les voir les silhouettes sombres des arbres agitant leurs cimes dans la brise légère. Demain, elle partirait tôt pour aller voir Ninette Brissac. A son retour, Léon serait déjà sur la route de Lancerre. Elle ne le rencontrerait pas. Cela valait mieux ainsi. Elle se coucha, mais le sommeil fut bien long à venir... Léon se réveilla, le cœur plus léger qu'à l'accoutumée. La perspective de s'habiller pour la chasse et non pour faire sa cour était pour lui un agréable changement. Les cloches de l'église sonnaient l'angélus quand il sortit de l'écurie, monté sur Sarrasin. Marietta, qui revenait de chez les Brissac, arrivait à fond de train. Il réussit à l'éviter, mais de justesse. — Tudieu! s'exclama-t-il. On dirait qu'une armée de diable cornus est à vos trousses! — J'ai du travail à faire, répondit-elle plus sèchement qu'elle ne l'aurait voulu, mais elle ne se sentait pas à son avantage avec sa chevelure tout ébouriffée et sa jupe poussiéreuse. — Le travail attendra, dit impulsivement Léon. Venez avec moi. Allons lâcher les faucons. Et sans attendre sa réponse, il partit en direction du pont-levis. Marietta n'hésita qu'une fraction de seconde. C'était la première fois depuis leur arrivée au château que Léon lui parlait avec la cordialité et la gentillesse dont il avait fait preuve à son égard après l'avoir arrachée des griffes des chasseurs de sorcières. Elle éperonna sa jument et le suivit. Ils traversèrent le village au grand galop et prirent le chemin des collines. Léon respirait à pleins poumons l'air parfumé de thym et de romarin. L'ennui de ces derniers jours était oublié. C'était merveilleux de chevaucher à nouveau son fidèle étalon dont la crinière flottait au vent, de retrouver cet horizon sans limites qu'il aimait tant. Devant lui, le valet d'écurie attendait comme prévu avec les chiens et les faucons. A leur approche, les chiens tirèrent sur leurs laisses. — Vous montez comme un homme! dit Léon en voyant Marietta arriver sur ses talons et faire faire une volte complète à sa jument. Sachant que dans la bouche de Léon c'était un compli- ment, Marietta se mit à rire avec allégresse, le visage radieux. — Décapuchonne les oiseaux, ordonna Léon au pale- frenier. Avez-vous déjà pratiqué la chasse au faucon? ajouta-t-il à l'adresse de Marietta. — Oui, répondit-elle, j'ai chassé autrefois avec mon père. Dieu qu'elle est belle! pensait Léon en contemplant la superbe chevelure rousse tombant librement sur ses épau- les et ses seins qui se soulevaient au rythme de sa respiration encore un peu haletante. Pas de colifichets, pas de poudre, pas de rouge. Mais une peau douce et lisse comme du satin, des yeux étincelants, et une vitalité étonnante. Auprès d'elle, toutes les femmes paraissaient insipides. — Alors, prenez l'émerillon. Le rapace s'envola aussitôt, montant droit dans le ciel. Brusquement, il plongea et saisit sa proie. Le garçon d'écurie lâcha alors les chiens qui s'élancèrent le nez au vent, pour rapporter un lièvre. Les chiens rapportèrent ensuite une alouette et un pigeon. Ils jappaient joyeusement derrière les chevaux. Léon et Marietta s'éloignèrent petit à petit dans les collines, laissant le valet loin derrière eux... Ayant remis le capuchon sur la tête du faucon, Léon posa les mains sur le pommeau de sa selle et se mit à contempler le paysage de vignes, d'oliviers et de figuiers qui s'étalait à perte de vue. Jamais il ne pourrait s'en rassasier. — Comment peut-on préférer Paris ou Versailles à tout ceci? demanda-t'il soudain en accompagnant ses paroles d'un geste circulaire. — Oui, il faut être fou, répondit-elle sans ambages, en vraie fille du Sud qu'elle était. Léon la regarda droit dans les yeux. Les prunelles vertes de Marietta flambaient avec une intensité extraordinaire. Le désir qu'il refoulait depuis son arrivée à Chatonnay le submergea à nouveau comme un raz de marée. Son cœur se mit à battre à coups sourds. Il se laissa glisser à terre. Cette fille, il la lui fallait. Autrement, elle ne cesserait de l'obséder, de le torturer. Une fois qu'il l'aurait possédée, il pourrait certainement l'oublier comme les autres. Lente- ment, sans la quitter des yeux, il s'approcha de la jument, et prit Marietta par la taille. Le cœur battant à coups redoublés, la jeune fille se laissa faire. A travers la fine batiste de son corsage, les mains de Léon la brûlaient comme si elle eût été nue. Il la souleva et la posa par terre tout en la serrant étroitement contre lui. — Marietta! oh, Marietta! murmura-t-il dans ses cheveux avant de s'emparer de sa bouche en un baiser plein de feu qui la fit frémir de la tête aux pieds. Sous ses savantes caresses, elle s'embrasa comme une torche. Dans un dernier sursaut de bon sens, elle détourna la tête avec une exclamation étranglée. — Et Elise? Vous oubliez Elise? En voyant son expression bizarre, presque étonnée, elle devina aussitôt la vérité. Léon comptait toujours épouser Elise. Mais cela ne l'empêchait pas de chercher à obtenir ses faveurs, comme avec n'importe quelle fille de joie. Et elle, Marietta Riccardi, avait été à deux doigts de lui céder. Des larmes brûlantes jaillirent dans ses yeux, et elle souffleta Léon avec toute la force dont elle était capable. — Mais que diable...? marmonna celui-ci fou de rage en la plaquant au sol. — Non! haleta-t-elle, comme ses caresses se faisaient plus brutales, plus précises. Non, Léon! Pour l'amour du ciel! D'une main, il lui maintenait les poignets au-dessus de la tête, tandis que de l'autre il déchirait fébrilement son corsage. Marietta se mit à gémir d'épouvante. — Et n'essayez pas de jouer à la vierge effarouchée! Avec moi, cela ne prend pas. Vous ne faisiez pas tant de manières avec Raphaël, hein? — C'est faux! dit-elle en se débattant vainement sous le corps musclé de Léon. Il a essayé de m'embrasser une fois. Rien de plus. — Vous ne me le ferez pas croire! J'ai bien vu la façon éhontée dont vous répondiez à ses avances! — Et même si je l'avais fait? s'écria-t-elle avec un regard flamboyant de colère. Et même si j'avais accepté ses baisers? Qu'y a-t-il à redire à cela? Raphaël de Malbré n'est pas à la veille de se marier, lui! Ses paroles eurent un effet immédiat. Léon la repoussa avec une violence telle qu'elle roula plusieurs fois sur elle- même dans la poussière. Avec un juron, il se releva d'un bond et se remit en selle sans même jeter un regard en arrière. — Léon! appela-t-elle d'une voix angoissée. Léon! Mais déjà l'étalon noir disparaissait derrière la colline faisant jaillir les cailloux derrière ses sabots. Le soleil se couchait lorsque Marietta revint enfin au château. A la vue de l'élégante calèche d'Elise arrêtée dans la cour, son cœur se serra. Elle entra discrètement par la cuisine et monta rapidement dans sa chambre se baigner et se changer. Au passage, Cécile n'avait pas manqué de remarquer son corsage déchiré et ses poignets meurtris. Le comte, lui aussi, était rentré les vêtements en désordre et pleins de poussière. Tout ceci était bien étrange... Après avoir apporté à Marietta une cruche d'eau parfumée à la rose, la jeune servante se hâta d'aller retrouver Lili pour commenter cette affaire. De toute évidence, leur maître et Marietta avaient passé la journée ensemble. Armand les avait vus partir à cheval vers les collines. Et, à voir l'état dans lequel ils étaient revenus... la conclusion s'imposait. Les joues rondes de Cécile étaient rouges d'excitation à la pensée que ses maîtres ne se conduisaient pas mieux qu'elle. Dire qu'à cette heure-ci, le Comte, suprêmement élégant dans son justaucorps de velours noir aux « queues de bouton » brodées de fil d'or, faisait la cour à sa fiancée! Ah, cette fragile créature n'avait sans doute jamais connu la joie de se faire déchirer son corsage par un amant plein de fougue! Elise était plus heureuse qu'elle ne l'avait été depuis longtemps. Avec le concours de l'abbé, elle avait enfin persuadé Léon de repousser leur mariage. A sa grande surprise, celui-ci s'était incliné. Il n'était plus aussi pressé qu'à son arrivée, tant il était bouleversé par des sentiments contradictoires. Lorsque Marietta descendit rejoindre les invités au salon, le duc était en grande conversation avec Léon et Raphaël bavardait avec Céleste. Jeanne lui fit signe de venir s'asseoir entre elle et Elise sur la banquette. Sans le laisser deviner, la châtelaine était encore plus intriguée que Cécile et Lili par les faits et gestes de son fils et de Marietta. — Je vous en prie, faites-le pour moi! supplia Elise en prenant la main de Marietta. Ce serait inouï. Je n'aurai jamais l'occasion d'avoir une robe pareille, même si nous allons à la cour. Le duc me dit qu'une robe au point de Venise peut atteindre des milliers de livres. — Mais c'est impossible, Elise, je n'aurai pas le temps! protesta l'Italienne. — Oh, Marietta, dites oui, je vous en prie! Marietta regarda les yeux violets suppliants. Où trouverait-elle l'abnégation de faire la robe de mariée d'Elise après ce qui venait de se passer entre elle et Léon? — J'ai vu le col que vous avez fait pour Jeanne. C'est une merveille. Oh, Marietta, je serais si contente que vous puissiez travailler pour moi! Incapable de trouver une excuse valable, Marietta dut s'incliner. — Entendu, dit-elle, mais je ne pense pas avoir le temps de faire une robe entière. — Faites au moins le corsage. Il ne sera pas difficile d'y ajuster une jupe de satin épais. Oh Léon! s'écria-t-elle en se tournant vers son fiancé, Marietta a promis de me faire ma robe de mariée! — J'en suis content pour vous, mon amour. — Ce sera la plus belle robe de tout le Languedoc. Ce que vous êtes gentille, Marietta! Léon n'avait pas eu un regard pour Marietta. Cette attitude était si peu naturelle que le duc ne put s'empêcher de se poser des questions. Certes, son jeune ami était réputé pour être un coureur de jupons notoire. Mais le duc, qui le connaissait depuis toujours, était certain qu'une fois marié Léon ne donnerait pas de coup de canif dans le contrat. Comment se faisait-il donc qu'il parût réprimer un violent désir pour cette petite Riccardi? Perplexe, il se tourna vers l'exquise silhouette casquée d'or et vêtue de soie bleu glacier. Elise lui adressa un sourire attendrissant. — Que penseriez-vous d'un peu de musique? demanda Raphaël après le souper. J'aimerais bien entendre jouer de l'épinette. — Moi aussi, ajouta Jeanne. Céleste se serait volontiers proposée pour pouvoir briller aux yeux de Raphaël. Mais elle se savait médiocre joueuse. D'ailleurs, Raphaël ne la regardait plus. Comme d'habitude, il n'avait d'yeux que pour Marietta. Celle-ci se leva lentement. Après tout, pourquoi pas? Cela ne ferait pas de mal à Léon de Villeneuve de voir qu'une Riccardi était une dame de qualité et non une paysanne tout juste bonne à être troussée au coin d'un bois. Le cœur serré d'appréhension, elle s'assit devant le petit clavecin. Il y avait plusieurs années qu'elle n'avait joué. Tous les yeux étaient fixés sur elle. Ceux de Raphaël surtout, qui souhaitait de tout son cœur prouver à son père qu'un Malbré pouvait sans déchoir épouser une Marietta Riccardi, puisque celle-ci avait reçu l'éducation la plus raffinée. Marietta laissa ses doigts courir sur le clavier, impro- visant pendant quelques minutes. Les notes se détachèrent, pures comme du cristal. Rassurée, elle attaqua alors un menuet. — Et si nous dansions? proposa Céleste. Le duc se leva avec vivacité et tendit les mains a Elise qui, toute rougissante, accepta. Raphaël n'eut d'autre ressource que d'inviter Céleste. Les deux couples se mirent à évoluer sur ce rythme rapide à trois temps. Le duc se sentait rajeuni de vingt ans. Lorsque la musique s'arrêta, à contrecœur, il rendit sa cavalière à Léon. Celui-ci voulut l'inviter à son tour. — Une danse me suffit, protesta la jeune femme en s'éventant. Je suis tout essoufflée. Frustré de n'avoir pu danser avec Marietta, Raphaël demanda à Céleste si elle savait chanter. — Comme un rossignol, assura la châtelaine. Céleste put ainsi faire étalage de ses talents et Raphaël eut la joie de danser avec Marietta. C'était un enchante- ment de la voir tourbillonner. Ses petits pieds cambrés chaussés de velours glissaient sur le sol sans paraître le toucher. Elle était souple et gracieuse à ravir. Raphaël était bien décidé à l'épouser envers et contre tout. Les ricane- ments de la cour s'arrêteraient vite lorsqu'on verrait le Roi sous le charme de Marietta, ce qui ne saurait manquer de se produire. Dès ce soir, il la demanderait en mariage. La cérémonie pourrait même avoir lieu avant son retour à Paris. Léon accompagna Elise jusqu'à sa calèche et l'embrassa doucement sur le front. La jeune femme se sentit rassurée. Les premiers baisers passionnés de Léon l'avaient littéra- lement terrorisée... — Je vous envie, dit le duc avec sincérité en voyant Léon revenir au salon. Elise sera pour vous la femme idéale. Vous êtes un homme heureux. Léon fit une grimace qui pouvait passer pour un acquiescement. En réalité, il était à cent lieues de là et se demandait où Raphaël et Marietta avaient bien pu passer. Ceux-ci n'étaient pas loin, dans le couloir du premier etage faiblement éclairé par des torchères. Raphaël venait de demander sa main à Marietta. Celle-ci le regardait avec une stupéfaction non feinte. Il lui prit la main en riant doucement et lui en baisa longuement la paume. — J'ai compris la leçon, ma chère. Seul le lit conjugal est digne de vous. L'attirant contre lui, il se mit à l'embrasser avec une ardeur grandissante. Paralysée par l'émotion, il fallut quelques instants à la jeune fille pour se ressaisir et se dégager résolument de cette étreinte. Sans se laisser démonter pour autant, Raphaël lui caressa doucement la joue du bout des doigts. — Vous êtes belle comme le jour, Marietta. Dans des robes de brocart, vous ferez sensation à la cour... — Il n'est pas question de cour, Raphaël, dit-elle en secouant la tête. Je ne veux pas vous épouser. — Parce que votre famille n'est pas connue? Vous dites vous-même que les Riccardi sont nobles, et vous l'avez prouvé. — Mais je ne vous aime pas, Raphaël, dit-elle posément. Il scruta longuement les prunelles vertes. Il ne lui était jamais venu à l'esprit qu'on pût refuser un Malbré. — C'est déjà merveilleux que l'un de nous deux se marie par amour, dit-il enfin. Je vous promets, ma jolie, qu'une fois mariée, vous oublierez vos réticences dans mes bras. De nouveau, elle secoua la tête. — Réfléchissez bien. Je suis certain que demain vos hésitations seront envolées, dit-il avec une certaine suffi- sance en l'attirant de nouveau dans ses bras. Des pas se faisant entendre derrière eux, Raphaël lâcha Marietta qui partit vers sa chambre. Il se retourna ensuite et rencontra le regard sévère de Jeanne. — Dois-je en croire mes yeux? dit celle-ci avec froi- deur. — Mais, madame, mes intentions sont parfaitement honorables. — C'est loin d'être évident, dit carrément la châtelaine. — Je viens de demander la main de votre charmante invitée, dit Raphaël, assez satisfait de voir la stupéfaction de son hôtesse. — Oh, Raphaël! C'est merveilleux! Moi qui me faisais tant de souci pour son avenir! — Puis-je savoir la raison d'une telle liesse? demanda Léon qui montait se coucher. — Marietta va épouser Raphaël! répondit vivement Jeanne en s'apercevant, mais un peu tard, que son fils ne partagerait pas forcément sa joie. — Est-ce vrai? fit celui-ci, pétrifié de surprise. — Parfaitement, répondit Raphaël en s'appuyant au mur avec nonchalance. C'était bien fait pour Léon, se disait-il avec une certaine euphorie. Pourquoi celui-ci avait-il essayé de courir deux lièvres à la fois? D'épouser l'insipide Elise pour la façade et de garder Marietta pour le plaisir. Qui trop embrasse mal étreint. Le dicton se vérifiait. — Eh bien! Je te souhaite beaucoup de bonheur, dit Léon à travers ses dents serrées. Sans plus de cérémonie, il salua sa mère et son ami et partit à grands pas vers sa chambre. Quelques secondes plus tard, le bruit d'une porte claquée violemment se fit entendre. Peu après, laissant Raphaël expliquer sa décision à son père consterné, Jeanne se rendit sur la pointe des pieds dans la chambre de son fils. Elle voulait lui parler, savoir quels étaient ses sentiments. Elle ne comprenait pas pourquoi ce garçon jusque-là si gai et insouciant s'était transformé du jour au lendemain en créature taciturne et morose. Voyant de la lumière filtrer sous la porte, Jeanne tendit l'oreille avant de frapper. Elle entendit distinctement le bruit d'un carafon tintant contre un verre. Léon trébucha contre une chaise qui se renversa avec fracas. Il était inutile d'essayer d'avoir une conversation avec lui. Manifestement, il était ivre. Le lendemain matin, afin d'éviter Léon et Raphaël, Marietta convoqua Lili et Cécile pour leur leçon à une heure extrêmement matinale. Le soleil déjà chaud buvait la rosée du matin. La journée serait superbe. Les femmes du village n'étaient pas encore là. Le verger était délicieu- sement calme. Tandis que les deux servantes étaient penchées sur leur ouvrage, Marietta se mit en devoir de commencer la robe de mariée d'Elise. Mais très vite, elle se prit à rêver. Le verger et les collines, tout avait disparu dans une brume impalpable. L'église de Chatonnay lui apparut dans une lumière éblouissante. Les cloches sonnaient à toute volée. Radieux, main dans la main, Léon et sa femme se tenaient sur le parvis. La mariée était revêtue d'une robe au point de Venise. On eût dit que les motifs en avaient été sculptés dans la pierre, tellement ils avaient de relief. Quant au marié, il portait un justaucorps de velours écarlate bordé d'une tresse dorée. Cette vision lui serra le cœur à tel point qu'elle crut défaillir. Avec un sursaut de volonté, elle se ressaisit. Au-dessus de sa tête, une linotte sifflait dans les branches du pommier. On entendait la voix aigre de Mathilde chassant les chiens de la cuisine. Manifestement, la camériste était furieuse d'être cantonnée dans les tâches ménagères tandis que ses deux acolytes se prélassaient dans le verger. — Vous feriez mieux de retourner auprès de Mathilde jusqu'à l'arrivée des autres, dit Marietta en se remettant à tirer l'aiguille. Nous continuerons plus tard. Les servantes reprirent à contrecœur le chemin de la maison. Les doigts de fée de Marietta s'activaient. Le silence de la campagne n'était brisé que par des bourdonnements d'abeilles, le chant des oiseaux et le bêlement des chèvres. Céleste apparut tout à coup, marchant précautionneu- sement sur l'herbe encore humide, de crainte de tacher ses précieuses petites mules. — Que faites-vous debout de si bon matin? s'enquit Marietta. Mathilde m'a dit que vous étiez levée depuis l'aube. — Je n'arrivais pas à dormir. Marietta était assise dans l'herbe, sa jupe relevée sur ses jambes et ses pieds nus. C'était incroyable de penser que c'était elle qui, la veille au soir, avait joué si divinement de l'épinette et dansé avec tant de grâce. Céleste n'en revenait pas. Tout en ignorant encore par bonheur l'intention de Raphaël d'épouser Marietta, elle était bien forcée de constater l'intérêt qu'il lui portait. Pourquoi donc lui préférait-il cette fille? C'était trop injuste! Malgré sa sympathie pour l'Italienne, Céleste mourait d'envie de la voir partir le plus loin possible, à Montpellier, à Nar- bonne ou à Venise... n'importe où pourvu qu'elle ait enfin la possibilité de séduire Raphaël sans craindre de rivale. — Je viens de voir Léon. Il se prépare à partir pour Lancerre, dit-elle sans quitter Marietta du regard. Il semble avoir du mal à s'arracher des bras de madame Sainte-Beuve. — N'est-ce pas une attitude normale de la part d'un fiancé épris? répliqua posément celle-ci. Impossible de détecter la moindre trace de jalousie sur le visage de Marietta. Céleste était pourtant certaine qu'il existait quelque chose entre elle et son cousin. — Il est temps que j'aille voir Ninette, ajouta-t-elle en roulant soigneusement son ouvrage. La route de Lancerre longeait le verger. Et Marietta n'avait aucune envie de rencontrer Léon. — Mais elle est guérie, maintenant. J'ai même entendu Armand dire qu'elle allait mieux qu'avant. — Je préfère quand même aller la v... Elle s'interrompit en entendant Céleste pousser un cri perçant. Elle suivit son regard. Une vipère glissait vers elle a la vitesse de l'éclair. Marietta eut un geste instinctif de recul, mais avant qu'elle ait eu le temps de se relever, l'animal se dressa sur sa queue en sifflant et ses crochets empoisonnés vinrent s'enfoncer profondément dans sa chair, juste au-dessus du genou. Céleste continuait de hurler comme une possédée. Le serpent ondula et disparut dans l'herbe épaisse. Le visage livide, Marietta fixait avec horreur les traces de la morsure mortelle. — Calmez-vous! dit-elle à Céleste d'une voix pleine d'angoisse. Arrêtez donc de crier! Il faut aspirer le venin avant qu'il ne se répande. Vite! Complètement affolée, Céleste la regardait sans com- prendre. Sachant qu'il n'y avait pas un instant à perdre, Marietta essaya d'atteindre elle-même l'endroit de la morsure. Vainement. Elle allait mourir... — Au secours, Léon! Au secours! cria-t-elle d'une voix étranglée en entendant un bruit de galopade. Céleste avait également entendu son cousin. Ayant retrouvé un semblant de sang-froid, elle courut vers lui en faisant de grands gestes pour attirer son attention. Léon ramena sa monture au pas et, voyant Marietta allongée dans l'herbe, son sang ne fît qu'un tour. Il éperonna Sarrasin et sauta par-dessus le muret séparant le sentier du verger. — Elle a été mordue par un serpent! dit Céleste d'une voix haletante. D'un bond, Léon sauta dans l'herbe et se pencha sur la jeune fille déjà presque inconsciente. — Il faut aspirer le poison, murmura celle-ci d'une voix qui faiblissait. Sans hésitation, Léon s'agenouilla à son côté, prit la jambe blessée dans ses mains et pencha la tête pour aspirer le venin de la plaie et le recracher à mesure dans l'herbe. Les jambes tremblantes, Céleste s'était adossée à un pommier. Du château, on avait entendu ses cris. Lorsque Mathilde et Raphaël arrivèrent, hors d'haleine, la plaie avait un aspect net. Léon n'avait toujours pas lâché Marietta et, pour la première fois de sa vie, tremblait d'une frayeur rétrospective. — Léon... Léon... murmura la jeune fille d'une voix faible. — Mon Dieu, Marietta! Que s'est-il passé? demanda Raphaël avec anxiété tout en la soulevant dans ses bras. — Une vipère, dit laconiquement Léon, toujours à genoux dans l'herbe, comme cloué sur place. — Doux Jésus! s'exclama Raphaël. Il repartit en hâte vers le château, portant dans ses bras la jeune fille à moitié évanouie. Léon resta encore un instant dans l'herbe, secoué par une terreur qu'il n'avait jamais ressentie, même au plus fort des combats. Il se releva enfin, blanc d'émotion et se dirigea lentement vers sa monture qui piaffait. A quoi bon rester à Chatonnay? Il ne pouvait rien faire de plus pour elle. Raphaël le lui avait bien fait comprendre... Une fois sur le sentier, il partit vers les collines. Il n'irait pas à Lancerre aujourd'hui. Il ne pourrait pas supporter la vue d'Elise. Il ne voulait qu'une chose : être avec Marietta. C'était impossible. Il n'en avait plus le droit. Marietta allait épouser Raphaël, et c'était lui, Léon, qui l'avait poussée dans les bras de son ami. Marietta en voulait à Raphaël de l'avoir arrachée si brutalement des bras de son sauveur. Ah, si seulement Raphaël et Mathilde n'étaient pas arrivés aussi vite, peut- être que... Epuisée, elle ferma les yeux. Après l'avoir bordée dans son lit, Mathilde avait tiré les rideaux. La chambre était fraîche et obscure. Raphaël était assis près d'elle, le visage inquiet, lui tenant la main. Elle n'avait pas la force de lui demander de partir. Ce fut le duc qui, un moment après, toucha sans mot dire l'épaule de son fils pour lui intimer l'ordre de quitter la pièce. En entendant le bruit de la porte, Marietta rouvrit les yeux. — Je voudrais vous parler, fit le duc en s'appuyant sur sa canne au pommeau d'ébène. Vous sentez-vous assez bien? — Tout à fait, assura Marietta en se redressant. — Bien. M'autorisez-vous d'abord à ouvrir les rideaux? — Très volontiers. — J'ai un devoir très pénible à remplir, mademoiselle, dit-il en revenant lentement vers le lit. Raphaël m'a avoué avoir demandé votre main. J'estime qu'il a agi à la légère. Je me vois dans l'obligation de vous dire que ce mariage est impossible. — C'est également mon avis, dit Marietta qui avait repris un peu de couleurs. — Vous comprenez, n'est-ce pas, que nos deux familles ne sont pas de la même condition? — Détrompez-vous, monsieur le Duc, coupa Marietta avec un petit sourire. Les Riccardi sont assez bien nés pour faire les mariages qui leur plaisent. — Pas dans ce cas, répondit gravement le duc. — Dans ce cas précis, dit l'Italienne d'un air malicieux ce mariage ne leur plaît pas. Les sourcils froncés, le duc la fixa un instant. Cette petite coquine venait d'apprendre qu'elle ne serait jamais duchesse de Malbré. Et que faisait-elle? Elle haussait les épaules, souriait et disait qu'elle n'avait jamais songé à le devenir. Le duc s'était attendu à des cris, des larmes, à des protestations. A tout, sauf à cette désinvolte indifférence. — Etes-vous bien certaine d'avoir compris mes paroles, mademoiselle? — C'est vous, monsieur le Duc, qui ne semblez pas comprendre... J'ai dit nettement à votre fils que je ne comptais pas l'épouser. Je vois qu'il ne m'a pas crue... — Mais, ma chère enfant, pourquoi? — Parce que je ne l'aime pas, c'est tout, laissa tomber Marietta d'un ton uni. Henri crispa la main sur le pommeau de sa canne. C'était proprement incroyable. — Vous voyez, monsieur le Duc, vous n'avez aucune raison de vous inquiéter. — En effet... Malgré son soulagement, Henri n'en revenait pas de voir cette jeune fille d'origine modeste refuser son fils sous le prétexte qu'elle ne l'aimait pas. C'était presque un affront! — Auriez-vous la bonté de dire à Jeanne que je descendrai dîner? demanda Marietta en souriant. Je me sens tout à fait bien maintenant. Le duc promit de faire la commission, et s'aperçut dans l'escalier que la jeune fille l'avait tout bonnement congé- dié... Lorsque Marietta fit son apparition pour le souper, vêtue de la robe de velours feuille morte qui lui allait si bien, Léon détourna ostensiblement le regard, tandis que Raphaël la buvait des yeux. Malgré le mécontentement de son père, il n'avait pas perdu espoir d'en faire sa femme. — Cet éloignement de la cour est une véritable cure de jouvence, dit le duc tout en savourant ses huîtres. Jeanne se mit à rire de bon cœur. — Si cela devait durer, mon cher Henri, vous mourriez d'ennui! — Je vous assure que non. Je n'ai jamais vu le temps passer si vite. Jeanne hésita un instant et reprit sans avoir l'air d'y toucher : — C'est grâce à Elise, cher ami. Vous passez finalement plus de temps à Lancerre que Léon lui-même. Le duc rougit imperceptiblement. Léon continuait à fixer son verre d'un air morose. — Madame Sainte-Beuve adore entendre parler de la cour, de ses potins, de ses modes... — Moi aussi, coupa Céleste comme on se levait de table. J'ai entendu dire que La Vallière portait une mouche? — N'en croyez rien, dit le duc en souriant. Elle est assez belle pour s'en passer. — Est-ce exact? demanda Céleste en se tournant vers Marietta, déjà penchée sur son ouvrage. — Parfaitement. Elle laisse ce genre de mode à des personnes comme madame de Montespan. — Vous faisiez de la dentelle à Paris, Marietta? demanda le duc. — Bien sûr. C'est mon métier, ne l'oubliez pas. — C'est ainsi que vous connaissez la Montespan? — Madame de Montespan n'est pas seulement venue voir les Riccardi pour des dentelles... répondit-elle d'une voix sourde. Un silence tomba. Le duc jugea préférable de ne pas insister et se versa un gobelet de vin parfumé à la cannelle. Il tâcherait de reprendre cette conversation un peu plus tard, en tête à tête. — Savez-vous que les chasseurs de sorcières sont à Montpellier? dit soudain Céleste. Son auditoire sursauta. — Qui t'a raconté cette stupidité? demanda Léon, le regard sombre. — Armand. C'est vrai, tu sais. On ne parle que de cela dans le pays. Ils recherchent une belle et dangereuse sorcière. Belzébuth lui-même l'aurait envoyée dans le Languedoc pour y faire des ravages. — D'où sort cette créature? demanda négligemment le duc. — De Paris. — Elle est donc française? — Non, bien sûr! se récria Céleste. C'est une étrangère. Elle connaît, paraît-il, tous les philtres, tous les poisons. Elle peut vous jeter un sort en un clin d'œil. — Si nous parlions d'autre chose? proposa Jeanne avec vivacité. — Dans sa famille, on est sorcière de mère en fille, continua Céleste sur sa lancée. L'Inquisiteur a déjà condamné sa grand-mère au supplice du feu et voudrait s'emparer de la petite-fille avant qu'elle ait eu le temps de nous jeter des maléfices. — Ce sont des absurdités, dit la châtelaine en se levant, très pâle. Accompagne-moi donc jusqu'à ma chambre, mon petit. Assez parlé de sorcières et de démons. En passant près de la chaise de Marietta, elle lui posa doucement la main sur l'épaule en un geste plein d'affec- tion. Marietta en avait bien besoin. Elle en était certaine maintenant : les chasseurs de sorcières de Montpellier étaient les mêmes que ceux d'Evray. Cette histoire de sorts jetés sur le Languedoc n'était qu'une feinte destinée à provoquer les dénonciations. Les mains tremblantes, elle posa son ouvrage et se retira très vite. Elle se déshabilla et se coucha rapidement sans pouvoir détacher ses pensées de l'Inquisiteur en robe noire et du gentilhomme richement vêtu qui avait tenté d'arra- cher son secret à sa grand-mère. L'obscurité lui semblait grouiller d'horreurs sans nom. Elle alluma une chandelle. Mais les ombres mouvantes projetées dans la pièce augmentèrent encore sa terreur. Elle entendit Léon souhaiter une bonne nuit au duc et à Raphaël. Il y eut des bruits de portes, puis ce fut le silence. Marietta chercha vainement le sommeil. Montpellier n'était pas loin. Combien de temps se passerait-il avant qu'un mot irréfléchi de Céleste, d'Armand ou d'un des villageois ne la trahisse? Fallait-il partir tout de suite, ou était-ce déjà trop tard? Il fallait absolument qu'elle voie Léon sans risquer une indiscrétion. Il n'y avait qu'une solution : aller le retrouver maintenant qu'il était seul. Sans plus réfléchir, elle jeta sur ses épaules un peignoir de satin fleuri, ouvrit doucement la porte et longea le couloir faiblement éclairé jusqu'à l'aile qui abritait l'appartement de Léon. Elle n'y avait jamais pénétré. Le nettoyage en grand du château s'était arrêté là. Un rai de lumière Filtrait sous une lourde porte sculptée. Elle tourna doucement la poignée et entra. La pièce était éclairée par des chandelles fixées à des appliques murales. Un coffre clouté de cuivre luisait doucement à côté d'un fauteuil de cuir assorti à haut dossier. Un rideau fermait une sorte d'alcôve derrière laquelle on entendait du bruit. Retenant sa respiration, elle le tira et se figea sur place. Debout devant une table sur laquelle se trouvaient un broc d'eau et une cuvette en étain, Léon était nu jusqu'à la ceinture. Devinant une présence, il se retourna, et son expression fit aussitôt prendre conscience à Marietta de la folie de sa démarche. On n'entrait pas dans la chambre d'un homme à cette heure de la nuit... et dans une tenue aussi sommaire... sans une raison précise... — Oh, je vous demande pardon, je ne voulais pas... Les joues rouges de honte, elle laissa retomber le rideau et courut jusqu'à la porte. Mais il y fut avant elle et s'y appuya pour lui barrer le chemin. — Ne vous sauvez pas, Marietta! — Je ne voulais pas vous prendre au dépourvu, dit-elle sans oser le regarder. Je suis venue vous parler des chasseurs de sorcières de Montpellier... — Ah oui... les chasseurs de sorcières... Une fois de plus, c'était le besoin de protection qui la jetait vers lui. Quant à l'amour, elle le trouvait dans les bras accueillants de Raphaël. — Il n'y a aucune raison de les craindre... — Vous croyez? Elle aurait voulu lui poser d'autres questions. Mais elle était troublée par la chaleur irradiant de ce corps à demi- nu, par cette haleine tiède qu'elle sentait sur sa joue. De son côté, il était bouleversé par la silhouette délicieusement féminine qu'il devinait sous le vêtement léger. Le désir le submergea de nouveau et il baissa lentement la tête vers la sienne. D'un mouvement brusque, elle réussit à esquiver sa bouche. — Je vous dégoûte à ce point? demanda-t-il avec amertume. Au début, je croyais que vous repoussiez mes avances à cause d'Elise. Je sais maintenant que votre cœur est pris ailleurs. Et pourtant, c'est moi que vous venez appeler au secours! Vous vous trompez de porte. C'est dans la chambre de votre amant que vous devriez être, pas dans la mienne. — Je n'ai pas d'amant, dit Marietta d'une voix tendue. — Ce n'est pas ce que prétend Raphaël. — Je vous répète que je n'ai pas d'amant. — Vous vous mariez donc par intérêt? fit-il avec un rire sinistre. Raphaël est riche, n'est-ce pas, et sa famille est la plus titrée de France... Ah! je vous ai rendu un service inestimable en vous amenant à Chatonnay, Marietta, reconnaissez-le. Il est temps que vous me payiez de retour. Cette fois, Marietta ne put éviter la bouche exigeante de Léon. D'ailleurs, elle n'avait plus la force de lui résister. Avec une plainte inarticulée, ses bras vinrent se nouer autour de sa nuque et elle lui rendit son baiser sans retenue. Mais très vite, il la repoussa. — Si je vous demandais maintenant d'être à moi, dit-il en respirant de façon saccadée, vous n'hésiteriez pas une seconde, n'est-ce pas? Et vous n'auriez même pas une pensée pour celui que vous allez épouser? Son expression trahissait le mépris le plus absolu. — Non! protesta-t-elle. Vous ne comprenez pas. — Je comprends très bien, répliqua-t-il d'une voix cinglante. Vous êtes une traînée, Marietta Riccardi, une séduisante et provocante petite traînée! — Et vous, vous êtes le dernier des imbéciles! dit-elle d'une voix étranglée de rage en lui enfonçant ses ongles dans la joue. Je n'ai pas plus envie d'épouser Raphaël de Malbré que vous, je vous le garantis! Elle s'enfuit de la chambre en claquant la porte derrière elle, tandis que Léon levait lentement ses doigts vers sa joue ensanglantée. Marietta se jeta tête baissée sur Raphaël qui sortait justement de sa chambre pour aller chercher un carafon de cognac en guise de somnifère. Elle était échevelée. Elle avait la bouche meurtrie par les baisers furieux de Léon. Son corps se devinait sous la transparence des vêtements de nuit. Le fils du duc ne fut pas long à comprendre la situation. Sans hésiter, il prit l'Italienne par le poignet pour arrêter sa course éperdue. — Lâchez-moi! Ce n'est pas ce que vous croyez, Raphaël... — C'est pourtant clair. Je savais que vous étiez sa maîtresse. Mais faire une chose pareille, alors que je vous ai demandé de m'épouser... — J'ai refusé, ne l'oubliez pas. — A cause de Léon? Mais, pauvre innocente, il va se marier, voyons! Il n'a même pas protesté à l'idée de vous perdre, vous l'avez bien vu. A la cour, tout le monde chuchote que le Lion du Languedoc est incapable du moindre sentiment. Il est comme Henri IV. Il boit. Il guerroie. Il fait l'amour, mais sans amour. Seule, l'angé- lique Elise a su toucher son cœur. Le regard bleu de Raphaël prit une expression meurtrière et il continua en lâchant soudain Marietta : — Ah, je vais lui passer mon épée au travers du corps! — Non, Raphaël! Ecoutez-moi! supplia-t-elle en se suspendant à son bras, le visage blanc de terreur. Il n'y a rien eu entre nous, je vous le jure. Je sais bien, hélas, que Léon ne m'aime pas. — Et vous vous faufilez cependant la nuit dans sa chambre? demanda-t-il d'une voix cinglante. — Dieu m'est témoin que ce n'était pas dans une intention répréhensible! Si seulement vous saviez! Il m'a toujours traitée comme un gentilhomme traite la dernière des paysannes, — Et vous lui avez cédé? — Non, dit-elle, et sa voix se brisa sur un sanglot. Ce soir seulement, j'ai failli le faire, mais il m'a repoussée et m'a qualifiée de... de traînée... — Pourquoi cela, si vous l'aviez toujours éconduit? — C'est à cause de vous. Il croit que j'ai accepté votre demande en mariage. Ses yeux étaient pleins d'une telle douleur que le cœur de Raphaël se serra. — Je ne pouvais pas accepter, Raphaël, comprenez- moi. Ce n'eût pas été honnête de ma part. J'aime Léon. Je l'aimerai toujours. La colère de Raphaël s'était brusquement calmée Il savait maintenant qu'il avait perdu. — Ma pauvre Marietta! Je vous promets de ne plus vous importuner. Allez vous coucher maintenant. Vous êtes toute frissonnante. — Et Léon? fit-elle avec un regard anxieux — N'ayez crainte. Je ne vais pas me battre avec lui. D'ailleurs, je risquerais fort de ne pas avoir le dessus. Bonne nuit. Il suivit des yeux la silhouette menue aux épaules affaissées jusqu'à ce qu'elle ait disparu. Alors seulement, il referma sa porte et se dirigea vers la chambre de son ami. Debout devant sa fenêtre, Léon regardait songeusement les platanes de l'avenue. Lorsque Raphaël entra, il se tourna vers lui avec une expression de mauvais augure. Les dernières paroles de Marietta résonnaient encore à ses oreilles. Elles avaient été prononcées avec une telle violence et une telle conviction qu'il ne pouvait s'empêcher de les croire. — Je voudrais te parler, dit Raphaël en s'asseyant dans le fauteuil de cuir et en se versant une grande rasade de cognac. Il y avait sur le coffre tout un assortiment de verres et de flacons. Décidément, il n'était pas le seul à recourir à l'alcool pour chercher le sommeil ou l'oubli. Sans répondre, Léon lui tourna le dos. — Finalement, je ne suis pas arrivé à convaincre la séduisante Marietta de devenir duchesse de Malbré. Le silence persista. Raphaël faisait machinalement tourner son verre entre ses mains. — Il semble que son cœur soit pris ailleurs. C'est pitié qu'une créature si droite et si loyale soit traitée avec une pareille cruauté. Lentement, Léon lui fit face. — Léon, écoute-moi. Tu es un imbécile de vouloir épouser une poupée de porcelaine comme Elise quand tu pourrais avoir une vraie femme comme Marietta. Es-tu fou? Tu sais bien qu'Elise n'a aucune envie de résider à Chatonnay. Depuis vingt ans que je te connais, je com- mence à savoir ce que tu attends de la vie. Tu veux vivre sur tes terres, y élever tes enfants. Elise, si jamais elle en a, confiera ses enfants à des nourrices, puis à des institutions réservées à l'aristocratie. Elle sera incapable de les élever elle-même. Elle manque totalement d'énergie. Une seule danse la fatigue. Elle est trop fragile pour monter à cheval, chasser, ou même jouer aux cartes. Il faillit ajouter que même l'amour la fatiguerait vite, mais il se retint. Il y avait des choses qu'il valait mieux ne pas dire. Il avait déjà presque franchi les limites de la bienséance. — Pourquoi te croire obligé de lui rester fidèle? — Il y a six ans que cela dure, dit Léon en se prenant la tête dans les mains, six ans que je rêve d'Elise, de notre vie à Chatonnay... Ah, si je n'avais pas rencontré Marietta, je l'aurais certainement épousée. — Et tu serais mort d'ennui, acheva son ami à sa place. — Probablement, acquiesça Léon avec un sourire amer. Je redoute déjà les moments interminables que je passe à Lancerre, à parler de modes et autres inepties : des faits et gestes du Roi... des intrigues de la cour... Tout ceci me paraît d'une futilité... — Alors, pourquoi l'épouses-tu? — Je ne l'épouserai pas. J'irai demain à Lancerre lui dire que je renonce à ce projet. Elle en sera sans doute affreusement marrie, mais il n'y a pas d'autre solution. Je sais maintenant que je ne l'aime pas, que je ne l'ai jamais aimée. Ce n'était qu'un rêve d'adolescent, une folle et vague chimère... — Il te reste à en informer Marietta, ajouta Raphaël en se levant, et à lui avouer... — Quoi? — Eh bien... que tu l'aimes, sacrebleu! Là-dessus, il sortit. Il ne se reconnaissait plus. Comment, lui, Raphaël de Malbré, avait renoncé sans combat à cette créature inestimable? Avait-il bien toute sa tête? Enfin, peut-être ce geste désintéressé compenserait-il ses innom- brables liaisons... Il souffla sa chandelle. Céleste était au fond une bien jolie fille, songea-t-il en s'endormant. Alors, pourquoi pleurer sur un amour impossible? Marietta s'était jetée sur son lit, en proie au désespoir le plus complet. Une traînée, elle, Marietta Riccardi! Elle enfouit son visage ruisselant dans l'oreiller. Comment pourrait-elle jamais oublier le mépris outrageant de Léon? Il s'était conduit de façon impardonnable. Certes, il ne l'aimait pas. Mais était-ce une raison suffisante pour la faire souffrir ainsi? Ah, s'il l'avait abandonnée à son triste sort à Evray, n'aurait-ce pas été préférable en fin de compte? Elle aurait connu le bûcher, mais pas ce calvaire d'aimer un homme sans être payée de retour. Léon ne dormait pas, lui non plus. Marietta l'aimait, lui avait assuré Raphaël. Mais n'avait-il pas brisé cet amour à jamais par son ignoble conduite de tout à l'heure? Seul, l'avenir le dirait. Il lui parlerait demain matin. Mais il y avait encore des heures à attendre! Il passa une chemise de lin, un justaucorps de cuir et descendit sans bruit l'escalier. Ayant sifflé ses chiens et pris un mousquet, il sortit du château et traversa le pont-levis plongé dans l'obscurité. Il ne revint qu'au petit matin et jeta deux perdrix et six lièvres sur la table de la cuisine. Marietta, qui venait de sortir la première fournée de miches de pain, ne parut pas remarquer sa présence. Son visage était un peu plus pâle que d'habitude, mais rien ne pouvait laisser penser qu'elle avait sangloté toute la nuit. — Merci, monsieur le Comte, dit Cécile en s'emparant du gibier pour aller le mettre au garde-manger. Il ne parut point l'entendre. Il regardait Marietta en train de pétrir la pâte avec une énergie farouche. Cécile se sentit mal à l'aise. Pourquoi la fixait-il avec cette expression presque suppliante sur son visage tout égratigné? La servante haussa les épaules et disparut. Elle se faisait des idées. Le Lion du Languedoc ne s'abaisserait jamais à implorer les faveurs d'une femme. Marietta mit la pâte à reposer et, toujours sans regarder Léon, se dirigea vers l'office. — Marietta, je voudrais vous parler. — Je suis occupée, monsieur le Comte, répondit-elle d'une voix dénuée d'expression. — Je suis venu vous présenter mes excuses. — Je les accepte, monsieur le Comte, dit-elle sur le même ton en ajoutant du romarin et de la lavande à un flacon de vinaigre. — Pour l'amour du ciel, cessez de m'appeler ainsi, lança- t-il avec exaspération. Elle lui fit face alors, le menton haut. — C'est pourtant ce que vous êtes, un comte, et moi une traînée, comme vous me l'avez si nettement fait remarquer hier soir. Elle boucha soigneusement la bouteille et partit vers la cour où l'attendait sa jument. — Marietta! dit-il d'un ton suppliant. Mais déjà la jeune fille s'était mise en selle et s'éloignait. — Léon! Jeanne venait de surgir, le visage anxieux. — Oui? Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il avec impa- tience. — Céleste est partie accompagner le valet d'Elise à Montpellier pour y accueillir un de ses cousins venus pour le mariage. — Miséricorde! Si cette stupide enfant ne sait pas tenir sa langue, nous ne tarderons pas à avoir les chasseurs de sorcières à Chatonnay! Demandez à Henri de m'excuser auprès d'Elise. Il faut que j'aille là-bas. — Comment t'es-tu fait cela? demanda Jeanne en indiquant les méchantes éraflures de son visage. — A la chasse, dit-il brièvement. — Mais c'est incroya... — Si je veux arriver à Montpellier à temps pour empêcher Céleste de nuire à Marietta, il faut que je me dépêche. Il prit ses gants et se dirigea vers l'écurie sans même prendre la peine de passer une tenue plus adéquate. — Vous me paraissez bien soucieuse, ma chère amie, remarqua Henri en croisant la châtelaine dans le vestibule. — Ce n'est qu'une apparence, sourit Jeanne qui ne pouvait évidemment lui parler de son inquiétude pour Marietta. Léon vous demande de transmettre un message à Elise. Il a dû se rendre à Montpellier et ne pourra donc aller la voir aujourd'hui. Le visage du duc s'épanouit. Il était fou de joie à l'idée de passer quelques heures en tête à tête avec Elise. Jeanne hésita un instant à le sonder sur ses sentiments. Puis elle y renonça. Les choses étaient déjà suffisamment compli- quées. — Marietta aimerait peut-être m'accompagner? de- manda Henri pour la forme. — Elle est partie chez les Brissac. — Je croyais cette enfant tout à fait remise! — Moi aussi, dit Jeanne avec un geste d'impuissance. Mais il semble souffler un vent de folie sur la maison ce matin... Léon a passé la moitié de la nuit à chasser et Céleste est partie à Montpellier avec le valet d'Elise. — Pourquoi faire? — Pour y accueillir un de ses invités et l'escorter jusqu'à Lancerre. — Ne croyez-vous pas plutôt que la chasse aux sorcières l'excite? demanda Henri en riant. — J'espère qu'elle aura le bon sens de ne point se mêler de ces histoires à dormir debout, répondit Jeanne en s'efforçant de sourire. — Oh, Henri! s'écria Elise avec un sourire radieux en voyant celui-ci entrer dans son salon avec une boite de pâtes d'angélique. — Je vous apporte de mauvaises nouvelles. Des affaires ont appelé Léon à Montpellier. Il ne pourra venir vous voir aujourd'hui. — De l'angélique! s'exclama la jeune femme avec un plaisir enfantin sans plus se soucier de l'absence de son fiancé. Que c'est gentil à vous! Il y a des siècles que je n'en ai mangé! Ils passèrent une matinée exquise à bavarder de choses et d'autres. En compagnie du duc, Elise s'épanouissait comme une fleur au soleil. La terrasse et le jardin fleuri résonnaient de son rire heureux. Les servantes se regardaient avec perplexité. Lors des visites de son fiancé, leur maîtresse restait muette et guindée... C'était à n'y rien comprendre... Marietta éperonna sa jument et partit comme une flèche, les cheveux flottant au vent, les yeux pleins de larmes. Au diable ce Léon! S'imaginait-il par hasard que des excuses suffiraient à effacer ses insultes? Ninette n'avait plus besoin d'elle maintenant. La petite fille allait tout à fait bien. En réalité, Marietta avait trouvé cette excuse pour quitter le château. Elle voulait réfléchir au calme, loin de la présence troublante de Léon. Si les chasseurs de sorcières étaient bien à Montpellier comme on le disait, sa présence à Chatonnay faisait courir à ses hôtes un très grave danger. Il allait falloir quitter ce château qui était devenu son foyer, cette délicieuse Jeanne qui était comme une mère pour elle. Et Léon... Tant pis, la robe de mariée d'Elise ne serait pas tout à fait terminée. Il restait encore à monter la jupe de satin au corsage de dentelle. Mais il fallait absolument partir dès aujourd'hui et le plus discrètement possible. Elle quitta la piste pour emprunter un sentier de chèvres et grimper plus haut dans les collines. En contrebas, la route de Montpellier déroulait ses méandres. Sous peu, une silhouette tout de noir vêtue s'y dirigerait vers Chatonnay. A ce moment-là, il faudrait que Marietta soit déjà loin. La jeune fille se laissa glisser de cheval et s'assit à l'ombre d'un énorme amas de roches. Un lézard se faufila devant elle. A travers la brume de chaleur, elle distingua un cavalier galopant vers Montpellier. Mais... c'était certainement Léon. Il n'y avait que lui pour monter avec tant d'allure et de superbe. Et puis, son étalon noir était reconnaissable entre mille. Tout à coup, elle entendit s'élever un hurlement qui lui glaça le sang dans les veines et qui, pendant quelques secondes, la cloua littéralement sur place. C'était celui du plus vieil ennemi de l'homme: le loup. — Doux Jésus! chuchota-t-elle en se relevant. Non, ce n'est pas possible! Mais la jument avait reconnu le sinistre hurlement et, terrifiée, descendait déjà la colline au grand galop, abandonnant sa cavalière. Marietta se sentit soudain inondée de sueur. Si elle courait, le loup se jetterait sur elle. Si elle ne bougeait pas et qu'il n'avait pas le ventre creux, peut-être passerait-il au large sans la voir... — Sainte Marie, Mère de Dieu, récita-t-elle avec désespoir, priez pour nous, pauvres pêcheurs, maintenant et à l'heure de notre mort... Elle entendit alors rouler des cailloux. Un grand loup gris surgit d'un fourré et s'avança vers elle, le pelage hérissé, le dos arqué. Marietta se mit à crier sans pouvoir s'arrêter. Son seul espoir était de se glisser dans une fissure du rocher dans laquelle l'animal ne pourrait pénétrer. Les jambes tremblantes, elle examina fiévreusement l'amas de pierres. Hélas, la paroi était désespérément lisse. Elle entendait la respiration haletante de l'animal. Il n'était plus qu'à quelques mètres d'elle. Elle se retourna, s'aplatissant contre la roche comme si elle eût voulu s'y fondre. Ses cris résonnaient dans la campagne déserte. Déserte, à l'exception toutefois d'un cavalier qui galopait à tombeau ouvert dans les collines en soulevant des nuages de poussière et des gerbes de cailloux. A demi-morte de peur, Marietta fixait le redoutable animal qui avançait sans se presser, retroussant déjà ses babines. — Pitié, doux Jésus, pitié...! N'avait-elle échappé aux flammes du bûcher que pour être déchirée membre après membre par ce monstre aux crocs baveux, aux yeux injectés de sang? L'animal se ramassa pour bondir... Avec un dernier cri d'épouvante, la jeune fille ferma les yeux. Au même instant, Léon sauta du dos de Sarrasin en brandissant une dague. Le loup se retourna et bondit sur lui. Mais Léon réussit à lui plonger son arme dans la gorge. Ils roulèrent par terre, couverts de sang. L'animal battait encore l'air de ses griffes acérées. Enfin, après ce qui parut durer une éternité, Léon se releva en chancelant. Le loup ne bougeait plus. — Oh, mon Dieu! Oh Léon! Oubliant le sang dont il était couvert, oubliant tout, Marietta se jeta dans ses bras. — Léon, vous êtes blessé? Parlez-moi, je vous en supplie! Il la serrait si fort contre lui qu'elle pouvait à peine respirer. — Alors, je ne suis donc plus « Monsieur le Comte »? On ne me bat plus froid? — Je n'en pensais pas un mot, vous le savez bien! — Comment aurais-je pu le deviner, mon doux trésor? dit-il sans vouloir faire mine de la lâcher. Vous sembliez n'avoir pour moi que mépris. — Mais c'est vous qui... qui avez osé me qualifier de traînée, alors que je...je... — Oui? interrogea-t-il avec douceur. Sans prendre garde à son corsage déjà tout imprégné du liquide gluant, Marietta se pressa tout contre lui. — Alors que je vous aime, murmura-t-elle dans un souffle en levant sur lui ses prunelles scintillantes. — Et qu'il en est de même pour moi. Elle se sentit défaillir d'émotion. — Et Elise? chuchota-t-elle d'une petite voix encore incrédule. — Elise aura de la peine. Mais cela vaut mieux que d'épouser un homme qui ne l'aime pas. — Oh, Léon, c'est vrai? — C'est vrai, mon doux cœur, dit-il d'une voix enrouée. Les hommes d'Evray avaient raison. Vous êtes une sorcière. Vous m'avez ensorcelé dès l'instant où je vous ai vue dans la forêt. Il l'embrassa doucement d'abord, puis avec une passion grandissante à laquelle elle répondit avec un bonheur sans mélange. — Comment ai-je pu si longtemps m'aveugler sur mes sentiments! dit-il enfin en relevant la tête et en contem- plant avec adoration le joli visage qui l'avait hanté jour et nuit. Dire qu'il a fallu un Malbré pour m'ouvrir les yeux! Pourrez-vous jamais me pardonner, mon amour? — Je n'ai rien à vous pardonner, assura-t-elle. Dieu est bon, il a écouté mes prières. — Que lui aviez-vous demandé, mon trésor? — Un mari qui sache me protéger et me défendre. Il sourit. — Vous avez été exaucée au-delà de toute espérance, me semble-t-il. Je vous ai déjà défendue contre les bêtes sauvages, les serpents et les chasseurs de sorcières. Par votre faute, j'ai eu plus de tenues abîmées en quelques semaines qu'en six ans de campagnes, et jamais je n'ai côtoyé la mort de si près. Elle remarqua seulement alors les déchirures de ses vêtements. — Mais vous êtes blessé, mon amour! Pourquoi ne pas me l'avoir dit? — Parce que j'étais bien trop occupé à vous embrasser! — D'où vient ce sang? Montrez-moi vite! Avec une grimace de douleur, il déchira sa chemise, découvrant sa poitrine striée de marques de griffes. — Sainte Vierge! chuchota-t-elle les yeux agrandis, avant de se débarrasser prestement de son jupon pour étancher le sang suintant de ses plaies. — Hier, ma joue, aujourd'hui, ma poitrine! dit-il avec ironie. Que de coups de griffe! Elle rougit violemment. — Je préférerais continuer à vous faire la cour dans un cadre plus confortable, reprit Léon. Où est votre jument? — Elle a pris le mors aux dents en entendant le loup. — Oh, elle retrouvera bien le chemin de l'écurie. Sarrasin nous emmènera tous les deux. Après tout, il en a l'habitude! Léon réussit à se remettre en selle en réprimant une grimace. Marietta s'installa derrière lui, les bras passés autour de sa taille, la tête appuyée à son dos. Exactement comme lors de leur fuite éperdue d'Evray... Les chasseurs de sorcières de Montpellier étaient bien oubliés... Et Léon était loin de se douter que Céleste babillait gaiement avec l'invité d'Elise en décrivant ingé- nument la ravissante nouvelle venue de Chatonnay. — Est-il vrai que vous m'aimez depuis le début? demanda-t-elle, le visage à moitié enfoui dans les épaisses boucles brunes. — En tout cas depuis le soufflet magistral que vous m'avez administré dans la grange, affirma Léon. Et vous, mon doux cœur? — Je n'ai cessé de vous aimer depuis cette nuit où vous m'avez traitée de mégère, dit-elle avec un soupir de bonheur. — Est-il indiscret de demander à ma future femme pourquoi elle m'aime avec tant d'ardeur? Le cœur de Marietta se mit à battre un peu plus vite. — Sans vous, mon amour, je serais perdue. Vous êtes la moitié de ma vie, la moitié de mon âme. Je ne puis pas plus m'empêcher de vous aimer que je ne puis m'empêcher de respirer. La gorge de Léon se serra d'émotion. Ah, ils étaient bien de la même race! Le rêve de sa vie allait se réaliser. Cet amour indestructible serait leur rempart. — Je vous aime, Marietta Riccardi, dit-il d'une voix enrouée tandis que Sarrasin franchissait le pont-levis. Affolée par la vue de son fils couvert de sang, Jeanne se précipita au-devant d'eux. — Oh Léon! Qu'est-il arrivé? Qui t'a blessé? — Ne vous inquiétez pas, Mère. C'est moins grave qu'il n'y paraît. De simples traces de griffes... — Des traces de griffes...? — Un loup, dit-il sans insister en entrant dans le vestibule, le bras passé autour de la taille de Marietta. Le duc et Raphaël qui s'étaient également hâtés à leur rencontre, ouvrirent de grands yeux. — Un seul? demanda Raphaël en posant le regard sur le visage rayonnant de bonheur de Marietta. Ainsi, son sacrifice n'avait pas été inutile. Léon n'avait pas perdu de temps, semblait-il... — Un seul, je l'avoue, répondit Léon avec un large sourire. Une meute entière eût sans doute été plus spectaculaire, mais je t'assure qu'un seul de ces carnassiers m'a suffi! — Il me faut de l'eau chaude, des bandages et du cognac, ordonna Marietta à Cécile, et vite! Autrement, l'infection se mettra dans les plaies. Raphaël offrit le bras à Léon pour l'aider à monter l'escalier, tandis que, stupéfaits et intrigués, Jeanne et le duc regardaient s'éloigner le trio. Avec un air de proprié- taire, Léon tenait toujours Marietta par la taille. Quant à celle-ci, elle semblait avoir pris les choses en main comme si elle était sa femme. — Dieu de miséricorde, chuchota la châtelaine en se hâtant de les suivre, qu'allons-nous devenir? Le beau visage du duc s'était durci. Il avait quitté la fiancée de Léon une heure plus tôt. Et où était celui-ci pendant ce temps? Pas à Montpellier comme il l'avait prétendu, mais à courir la campagne avec cette drôlesse aux cheveux roux qui avait déjà séduit son fils. Il fit brusquement demi-tour et retourna au salon se servir un petit remontant. Il se moquait pas mal des blessures de Léon. Il ne pensait qu'à la douce Élise effrontément trompée par son fiancé. Raphaël et Marietta avaient déjà eu le temps d'ôter les vêtements déchirés de Léon quand Jeanne les rejoignit, hors d'haleine. A la vue de la poitrine lacérée de son fils, elle pâlit affreusement. — Prenez ce fauteuil, fit Raphaël avec autorité en la forçant à s'asseoir. Marietta va s'occuper de Léon. Cécile et Lili arrivèrent très vite avec tout ce qui leur avait été demandé. Sidérée, Jeanne contemplait le tableau qu'offrait son fils et la jeune Italienne. Léon ne quittait pas du regard le visage de son infirmière qui baignait ses plaies avec des gestes pleins de douceur et de tendresse. De temps à autre, il levait la main et caressait la joue lisse ou les cheveux flamboyants. On eût dit qu'ils étaient seuls au monde. Jeanne ne comprenait plus. Que s'était-il passé? La veille encore, Léon semblait ignorer l'existence de Marietta. Et comment se faisait-il que Raphaël, pourtant si chatouilleux sur l'honneur, ne parût manifester aucun ressentiment? Après avoir lavé les plaies à l'eau chaude, Marietta les humecta de cognac avant d'appliquer une sorte de cata- plasme d'herbes dont elle avait le secret. Une fois Cécile et Lili disparues avec tout l'attirail qu'elles avaient apporté, Jeanne se ressaisit enfin : — L'un de vous pourrait-il m'expliquer ce qui se passe? — Avec le plus grand plaisir, Mère, dit Léon en prenant la main de la jeune fille. Marietta va m'épouser. Il y eut un silence contraint. — Mais... Elise... réussit à articuler la châtelaine. — Non. Je vais aller de ce pas à Lancerre la mettre au courant. Ce mariage n'était qu'un rêve d'adolescent. Je me suis aperçu à temps que je ne l'aimais pas. Je l'aurais rendue malheureuse. — Et Raphaël? — Je n'ai rien perdu, madame, enchaîna aussitôt celui-ci. La jolie Marietta avait repoussé ma demande en mariage dès le début. Mais je n'y avais pas cru. D'où ce malentendu. — Je vois, dit Jeanne en se laissant aller en arrière dans le fauteuil. Tout était donc pour le mieux. Léon allait épouser la femme qu'il aimait. Cette Marietta qui saurait le seconder et lui donner de beaux enfants. Cette Marietta qui apporterait la prospérité à Chatonnay grâce à la confection de dentelles au point de Venise. Cette Marietta qui aimait son fils avec toutes les fibres de son corps, comme elle- même avait aimé son mari. — Vous n'êtes pas fâchée? demanda la jeune fille avec une légère appréhension. — C'est le plus beau jour de ma vie, assura Jeanne avec un sourire chaleureux en se levant pour aller l'embrasser. Dieu vous bénisse tous les deux! — Je vais vous demander la permission de me retirer, dit Raphaël. On m'attend. Il aurait pu ajouter : « Sur la route de Montpellier où je vais au-devant de Céleste. » Lui non plus ne perdait pas de temps. Cette petite Céleste avait les plus jolies chevilles du monde... Léon se redressa en réprimant une grimace de douleur. — Vous devriez vous reposer, supplia Marietta. — Pour quelques égratignures? J'ai vu pire. Et puis, il faut battre le fer quand il est chaud. Après seulement, nous pourrons proclamer notre amour à la face du monde. Après avoir passé une chemise bouffante aux poignets bordés de trois volants de dentelle au point de France, et un pourpoint court, il se rendit à l'écurie sans vouloir se faire aider de personne. En le voyant s'éloigner sur le pont-levis, Jeanne reprit songeusement : — Contrairement à Léon, je ne pense pas qu'Elise ait le cœur brisé par cette rupture. — A cause du duc? demanda Marietta. — Exactement, répondit Jeanne en souriant. Je compte avertir Henri le plus tôt possible. Il saisira certainement la première occasion pour aller consoler cette jolie veuve enfin libre. Jamais Léon n'avait ainsi galopé à bride abattue vers Lancerre. Non qu'il ait eu le désir de blesser Elise le moins du monde. Elle avait été son premier amour. Il lui gardait une profonde tendresse. Mais il avait hâte de mettre les choses au point. L'obscurité commençait à tomber lorsqu'il entra dans la cour au milieu de laquelle murmurait une fontaine. Ce fut l'abbé aux cheveux gris qui l'accueillit devant la porte, le visage sévère. — Bonsoir, mon Révérend! Le prêtre leva la main comme pour barrer l'accès de la demeure. Léon s'immobilisa aussitôt, le cœur étreint d'une vague angoisse. — Qu'y a-t-il? — Madame Sainte-Beuve est brusquement tombée malade, il y a une heure de cela, peu après le départ du duc de Malbré. Elle a commencé par se plaindre de fatigue et de maux de tête. Maintenant, la fièvre est montée et elle délire. — Comme Ninette Brissac? L'abbé hocha la tête. — Et comme bien d'autres qui, hélas, n'ont pas survécu. — Laissez-moi la voir. — Vous n'avez pas peur de la contagion? Avec un haussement d'épaules désinvolte, Léon monta l'escalier quatre à quatre. La gouvernante affolée le fit entrer dans la chambre de la malade. Un seul coup d'oeil sur la jeune femme agitée et à demi consciente suffit à lui faire réaliser la gravité de la situation. — Ne la quittez pas, recommanda-t-il brièvement. Je vais revenir avec Mlle Riccardi. L'abbé l'attendait dans la cour près de sa monture. — Je lui ai donné une bénédiction, dit le prêtre avec une grimace éloquente, mais... — Mlle Riccardi a bien sauvé Ninette Brissac, coupa Léon en se mettant en selle. Pourquoi ne sauverait-elle pas également Mme Sainte-Beuve? — Et l'invité? cria l'abbé derrière Léon qui s'éloignait déjà. Que va-t-on en faire? Une seconde, Léon immobilisa sa monture, le sourcil interrogateur. — Vous savez, ce cousin qui vient d'arriver à Mont- pellier... Il faut le prévenir. Le mariage sera forcément repoussé. Il n'est pas question d'héberger qui que ce soit sous ce toit tant que Mme Sainte-Beuve ne sera pas remise. — En effet, dit Léon d'une voix tendue avant d'épe- ronner furieusement son cheval. Il avait complètement oublié l'escapade de Céleste à Montpellier. Dieu seul sait ce qui avait pu se passer. Les chasseurs de sorcières étaient peut-être déjà en route pour Chatonnay. Sarrasin était couvert d'écume en arrivant à l'écurie. Léon sauta à terre, faillit dans sa précipitation bousculer le palefrenier et se rua dans la maison en appelant sa mère et Marietta à tue-tête. Celles-ci sortirent en hâte de leurs chambres. — Céleste est-elle rentrée? — Non, fit Jeanne avec un air affolé. Elle aussi avait complètement oublié le danger que pouvait représenter sa nièce. Marietta les regardait sans comprendre. — Et Elise? demanda-t-elle. Avez-vous pu lui parler? — Non. Elle vient de tomber brusquement malade. C'est la fièvre. A en croire l'abbé, elle est perdue. Marietta ne dit rien, mais se dépêcha de se rendre à l'office où elle rangeait tous ses remèdes. — Lancerre est peut-être l'endroit le plus sûr pour Marietta, dit Léon à sa mère. Laissons-la y aller. D'ailleurs, personne au monde ne pourrait l'en empêcher. Pendant ce temps-là, je vais me rendre à Montpellier. — Et si Céleste a trop parlé? demanda Jeanne d'une voix faible. — Alors, j'en serai réduit à passer quelques chasseurs de sorcières au fil de mon épée. S'il le faut, je les exterminerai jusqu'au dernier, mais, sacrebleu, je ne les laisserai pas mettre la main sur Marietta! — Dieu te protège, dit Jeanne en regardant son fils attacher son épée à son ceinturon. — Expliquez à Marietta ce qui s'est passé et pourquoi je suis parti. Elle comprendra. Dites-lui de rester à Lancerre jusqu'à ce que je vienne l'y rejoindre. Il partit en hâte, cette fois sur un cheval frais. En entendant des sabots claquer sur les dalles de la cour, Marietta s'y précipita, les yeux agrandis de surprise. — Il se rend à Montpellier, se hâta d'expliquer Jeanne. Céleste y est partie tôt ce matin pour aller accueillir un des invités d'Elise. Léon craint qu'elle n'ait pas su tenir sa langue. Il était en route pour là-bas quand vous avez été attaquée par le loup. — Oh, mon Dieu! fit Marietta avec angoisse, sachant que Léon ferait l'impossible pour la protéger. — Il demande que vous restiez chez Elise. Les chasseurs de sorcières n'iront pas se risquer à fouiller la maison d'une malade. — Entendu, dit Marietta. Elle se sentait soudain épuisée. Pourquoi donc la malheureuse Elise avait-elle justement choisi ce jour pour tomber malade? Mais elle se ressaisit et, rassemblant tout son courage, se dirigea, son panier à la main, vers la monture sellée par Armand. — Pourquoi êtes-vous si mélancolique? demanda celui-ci tout en l'aidant à se mettre en selle. Mme Sainte-Beuve guérira tout comme ma fille. — Dieu vous entende! murmura-t-elle avec un faible sourire. La route lui parut interminable. Elle suivait Léon par la pensée. Contre des adversaires aussi acharnés que cet inquisiteur et ce gentilhomme couvert de bijoux, celui-ci ferait-il le poids malgré tout son courage? Les servantes d'Elise l'accueillirent avec un visible soulagement. Elles avaient entendu parler de la guérison de Ninette Brissac et espéraient que l'étrangère aux cheveux roux ferait également un miracle pour leur maîtresse. La chambre d'Elise était entièrement tendue de somp- tueuses tapisseries. D'épais rideaux de velours encadraient les fenêtres. Des fauteuils en cuir de Cordoue entouraient le lit dans lequel délirait la jeune femme. En voyant tout ce luxe, Mariette se dit qu'Elise serait cent fois plus heureuse avec le duc à Versailles qu'avec Léon à Chatonnay... — Il me faut des brocs d'eau tiède et des cuvettes, demanda-t-elle à la gouvernante qui s'éclipsa pour exécuter ses ordres. Marietta s'approcha ensuite du lit d'Elise et, la prenant dans ses bras, s'efforça de lui faire avaler quelques gorgées de la potion qu'elle avait apportée. La malade s'agitait et protestait, le regard vitreux, sans reconnaître personne. Lorsque la gouvernante eut apporté tout le nécessaire, Marietta la congédia et se mit en devoir d'éponger le corps fiévreux d'Elise. De temps à autre, elle lui faisait boire un peu de potion. Les heures passèrent. Elise délirait toujours. — La Reine! cria-t-elle plusieurs fois en rejetant ses couvertures. La Reine me réclame comme dame d'honneur! Il faut que je parte tout de suite! Avec une patience infinie, Marietta continuait ses soins. Mais la fièvre ne voulait pas céder. A l'aube, Elise était au plus mal. Elle griffait sa chemise et son drap avec ses ongles. Tout son corps était agité de mouvements convul- sifs. Ses jolies boucles blondes, humides de transpiration, pendaient lamentablement. Elle divaguait sans arrêt, parlant de Versailles, de la Reine, de calèches, de bijoux. Pas une fois elle ne prononça le nom de Léon. Quand le soleil se leva, Marietta était épuisée. Mais elle ne voulait pas s'accorder de repos tant qu'Elise resterait ainsi suspendue entre la vie et la mort. A travers la porte, la gouvernante l'avertit que l'abbé était en bas et que le duc de Malbré venait d'arriver. On était toujours sans nouvelles de Léon. — Maurice! Maurice! marmonna soudain la malade. Qui était ce Maurice! Tout en se posant la question, Marietta humectait le front moite d'Elise avec une éponge trempée dans une infusion de tilleul. — Maurice dit que ma place est à la cour, reprit Elise. Il m'y emmènera. J'y serai dame d'honneur de la Reine. Où est Maurice? Marietta poussa un imperceptible soupir de soulage- ment. Il y avait du mieux. La malade se savait à Lancerre. Sans doute Maurice était-il l'invité attendu. — Le duc est ici, dit Marietta en prenant la main d'Elise. Il est venu prendre de vos nouvelles. Les prunelles bleu violet encore un peu égarées se tournèrent vers la porte. — Léon... Léon est-il là? — Non, Elise, mais il ne tardera pas. — Léon, Léon! cria la malade qui sembla prise à nouveau d'un accès de fièvre. Comment Marietta aurait-elle deviné qu'Elise se révoltait de tout son être à l'idée d'épouser le Lion du Languedoc, si autoritaire et si passionné? Elle prit au contraire cet appel pour un cri d'amour. — Buvez, dit-elle doucement, le cœur torturé d'angoisse. Pour la première fois, la malade but d'elle-même. Elle retomba ensuite sur ses oreillers, livide, les yeux effroya- blement cernés. Ses mains qui n'avaient cessé de s'agiter toute la nuit se détendirent enfin sur les couvertures. Marietta sortit alors sur le palier. Dans le vestibule, Henri et la gouvernante attendaient, le visage tendu. — Du lait chaud et du miel, dit-elle laconiquement. La fièvre est tombée. — Loué soit Dieu! s'exclama le duc en s'épongeant le front avec un soulagement inexprimable. Après avoir bu de mauvaise grâce un peu de lait sucré au miel, Elise s'endormit très vite, et Marietta put enfin somnoler dans un fauteuil. Pendant toute la journée et la nuit suivante, Marietta ne quitta pas Elise un seul instant. Toutes les deux heures, elle lui donnait sa potion et lui faisait boire du lait au miel pour la remonter. Entre-temps, Léon était arrivé. Il attendait en bas avec le duc. Marietta avait remercié le ciel de l'avoir protégé au milieu des embûches semées sur sa route. Mais les cris d'Elise l'appelant désespérément résonnaient encore à ses oreilles. La situation lui paraissait infiniment moins simple que la veille. Malgré son épuisement, elle refusa de quitter la malade avant la fin du deuxième jour. L'obscurité était déjà tombée. Quand elle sortit de la chambre d'Elise, elle titubait littéralement de fatigue. Léon grimpa l'escalier quatre à quatre pour la soutenir. Dieu qu'elle aurait voulu pouvoir se laisser aller dans ses bras aimants, ne plus penser qu'à eux deux! Mais c'était impossible, en présence de cet abbé qui les regardait déjà avec sévérité. Elle se dégagea doucement. — Elle est encore très faible et sera longue à se remettre. Mais elle est sauvée. — Grâce à vous. Venez maintenant. Vous avez besoin de vous restaurer et de vous reposer. Je vais vous accompagner à Chatonnay. Elle secoua la tête. — Allez d'abord la voir, chuchota-t-elle. Elle vous a appelé. Plusieurs fois. Mais ne lui parlez pas encore de notre mariage. Le choc pourrait la tuer. Tandis que Marietta descendait retrouver le duc et l'abbé, Léon entra doucement dans la chambre d'Elise. — Elise! murmura-t-il. Les yeux de la malade étaient fermés. Elle paraissait dormir. Il attendit un instant avant de se décider à quitter son chevet. La porte ne s'était pas plus tôt refermée que deux grosses larmes rondes glissèrent sur les joues d'Elise. Où était donc Henri? se demandait-elle avec angoisse. Pourquoi n'était-il pas venu la voir? Elle avait tant besoin de sa présence, de sa compréhension, de ses propos légers... — Elle dort, dit Léon en rejoignant les autres. Je vais escorter Mlle Riccardi jusqu'à Chatonnay. Elle n'en peut plus. Voyant le regard réprobateur du prêtre, Henri se leva de mauvaise grâce. — Je vous accompagne. Dès que Madame se réveillera, ajouta-t-il à l'adresse de la gouvernante, dites-lui que je reviendrai demain matin. Ils firent le trajet dans un silence contraint. Chacun était absorbé dans ses propres pensées. En les entendant arriver, Jeanne vint au-devant d'eux, suivie de Céleste Son visage était encore plus blafard que d'habitude. — La fièvre est tombée, dit laconiquement Léon. Elle est sauvée. — Dieu soit loué! s'écria sa mère avec un sincère soulagement. Céleste était plus silencieuse qu'à l'ordinaire. Mais il ne s'était apparemment passé rien de grave à Montpellier, se dit Marietta. Autrement, Léon aurait trouvé le moyen de le lui faire savoir. — Au lit, Marietta! ordonna la châtelaine en voyant les traits tirés de la jeune fille. Vous ne tenez plus debout. Céleste, aide-moi. Nous allons l'accompagner jusqu'à sa chambre — Laissez-moi faire! dit Léon sur un ton sans réplique en la soulevant dans ses bras musclés. Il eut à peine le temps de la glisser tout habillée sous ses couvertures et de l'embrasser sur le front qu'elle s'endormit comme une masse. Quand il redescendit, sa mère était seule au salon. Henri et Céleste venaient de monter se coucher. — Quelles journées atroces nous venons de vivre! soupira Jeanne. Sommes-nous enfin au bout de nos peines? — Tant que les chasseurs de sorcières seront à Mont- pellier, répondit Léon, nous devrons rester sur nos gardes. Céleste ne semble avoir heureusement parlé qu'à ce séduisant Maurice, le cousin d'Elise. Elle est sous le charme! Quant à Elise, elle est sauvée, grâce à Marietta. Mais il se passera encore des jours, voire des semaines, avant que je puisse lui signifier mon intention de rompre... Marietta fut réveillée par une Céleste tout excitée qui la secouait par l'épaule. — Oh, Marietta, réveillez-vous! J'ai tant à vous raconter! Marietta cligna des paupières. Elle se croyait encore à Lancerre au chevet d'Elise. Puis, se voyant tout habillée, elle se souvint que Léon l'avait portée dans son lit. Elle se redressa et s'adossa à ses oreillers. — Vous devez être encore épuisée, dit Céleste. Mais il est plus de 9 heures, et je brûle de tout vous raconter. — De quoi voulez-vous me parler? — D'hier, répondit l'adolescente, le visage radieux. Savez-vous que j'ai maintenant deux soupirants? Raphaël et Maurice. — Qui est Maurice? — Le cousin d'Elise. Il est marquis. Je suis allée hier avec le valet d'Elise pour l'accueillir et l'accompagner à Lancerre. Il se trouve qu'il doit rester quelques jours à Montpellier pour affaires. Etant donné la maladie d'Elise, c'est aussi bien. Oh mais! J'y pense! Puisque le mariage est remis, il devra peut-être retourner à Paris. Oh, ce serait désolant! Ainsi, personne n'avait encore dit à Céleste que ce mariage n'aurait pas lieu... — Quant à Raphaël, reprit Céleste avec un air extasié, il est d'un courtois et d'un raffiné! Je le croyais sous votre charme. Mais hier, en venant à ma rencontre sur la route, il m'a avoué vous avoir fait la cour simplement pour me rendre jalouse. Quelle folie, n'est-ce pas? Il me disait les choses les plus tendres quand malheureusement Léon est arrivé. Il a tout gâché. Il était de fort méchante humeur. Il voulait savoir où j'avait été, qui j'avais vu, à qui j'avais parlé. Le valet a dû lui assurer que nous avions parlé uniquement au cousin d'Elise pour qu'il retrouve ses bonnes manières. — Et ce fameux cousin, est-il aussi beau que Raphaël? demanda Marietta. — Oh, il est divin! Il doit être encore plus riche que les Malbré. Ses doigts sont couverts de bagues. Je n'ai jamais vu de diamant aussi gros que celui de son index. Peut-être est- il destiné à sa future femme? Marietta sourit avec indulgence tout en se levant et en commençant à se changer. — Vous n'êtes pas trop déçue que Raphaël vous ait laissée tomber? — Je pense pouvoir survivre à cette déception, dit gravement Marietta. — Oh, je suis contente! J'aurais été désolée de vous avoir fait de la peine! — C'est très gentil à vous, Céleste. Maintenant, laissez- moi finir de m'habiller, voulez-vous? Il faut que je reparte à Lancerre le plus vite possible. — Ah, j'oubliais de vous dire! s'écria Céleste avant de disparaître dans un tourbillon. Léon et le duc vous attendent dans le bureau. Ils voudraient vous parler. Marietta sentit son estomac se nouer d'appréhension. Qu'est-ce qui pouvait bien motiver cette convocation? Une fois prête, elle descendit, frappa à la porte et entra après avoir pris une profonde inspiration. Céleste se sentait frustrée en repartant dans sa chambre. Elle n'avait pas eu le temps de tout raconter à Marietta. En effet, Maurice ne se trouvait pas seulement dans la région pour le mariage de sa cousine. On l'avait envoyé de Paris pour retrouver la fameuse sorcière qui se préparait à jeter ses maléfices dans tout le sud de la France. Maurice offrait des centaines de livres à ceux qui favoriseraient sa capture. Il laissait entendre qu'il avait un mandat du Roi. Mais... si Maurice était si proche du Roi, se disait Céleste avec un délicieux petit frisson, pourquoi celui-ci ne tomberait-il pas amoureux d'elle dès son arrivée à la cour? Pourquoi ne suivrait-elle pas les traces de La Vallière et de la Montespan? En attendant, il ne fallait pas oublier l'heure. Raphaël devait l'attendre dans le verger. Et un peu plus tard, elle irait au rendez-vous fixé par Maurice. Il s'agirait de quitter discrètement le château. Il s'agirait aussi de ne pas laisser son nouveau soupirant s'intéresser de trop près à Marietta. Il avait déjà fait preuve d'une curiosité assez surprenante à l'égard de la jolie rousse amenée par Léon à Chatonnay. Céleste jeta un dernier coup d'oeil à son miroir, tira un peu sur sa robe pour agrandir son décolleté, se mordit les lèvres pour les rougir et partit retrouver le premier de ses soupirants. Un seul coup d'œil sur le visage de Léon dissipa aussitôt les craintes de Marietta. Le regard de son bien-aimé rayonnait d'amour. — Henri voudrait vous parler de madame de Montes- pan. L'autre jour, vous avez laissé entendre que cette dame n'était pas venue chez vous uniquement pour des dentelles. De mon côté, lorsqu'avant votre arrivée ici, vous m'avez parlé d'elle, j'avais senti de votre part bien des réticences. Dans l'intérêt de tous, il est temps, je crois, que vous nous disiez la vérité. Il traversa la pièce et l'attira contre lui. Il avait risqué sa vie en allant à Montepellier, songeait-elle, et sans savoir exactement pourquoi. Il avait raison. C'était le moment de lui dire ce qu'elle savait. Elle se dégagea doucement et partit s'appuyer à la fenêtre. Elle regardait sans les voir les douves où flottaient des nymphéas, et les vignes qui s'étendaient au-delà, à perte de vue. — Madame de Montespan a toujours voulu être la maîtresse du Roi, commença-t-elle d'une voix lente. Pendant des années, elle a tenté de se jeter à sa tête. Mais le Roi n'avait d'yeux que pour Louise de La Vallière. Elle avait beau se parer comme une châsse, rien n'y faisait. Elle finit cependant par attirer son attention un jour où elle portait une superbe robe de bal confectionnée par ma grand-mère. Celle-ci passait pour avoir des pouvoirs magiques. Ses potions guérissaient toujours. De là à chuchoter qu'elle était une sorcière, il n'y avait pas loin... Dès lors, madame de Montespan vint régulièrement la voir, aussi bien pour des crèmes de beauté que pour des dentelles. Certes, elle avait enfin gagné le cœur du Roi, mais elle était bien placée pour connaître son inconstance. Quand elle attendit un enfant de Louis, elle vint demander à ma grand-mère un philtre pour conserver l'amour de son royal amant. Ma grand-mère lui fit observer qu'aucun breuvage n'avait ce pouvoir magique et se contenta de lui donner un simple aphrodisiaque sans danger. Bien entendu, ce philtre eut pour effet immédiat d'exacerber la sensualité du Roi qui s'empressa de tromper sa maîtresse avec une de ses propres suivantes. Madame de Montespan vit rouge. Elle revint voir ma grand-mère en exigeant un philtre plus efficace. Son rêve était tout simplement de devenir Reine de France. Les deux hommes sursautèrent. — Ma grand-mère lui répéta que ce genre de philtre n'existait pas et qu'on ne pouvait pas forcer le destin. La Montespan menaça alors d'aller consulter la sorcière de la rue Beauregard... — Qui? — La Voisin, la femme la plus malfaisante de France. Dans son officine, Satan disait des messes noires sur les corps dénudés des dames les plus aristocratiques du royaume. On y égorgeait des nouveau-nés dont celles qui voulaient s'attacher un homme à tout prix buvaient le sang... — Dieu du ciel, s'écria le duc, pâle d'horreur, vous rendez-vous bien compte de vos accusations? — Oui, dit posément Marietta. J'ai eu le temps d'y réfléchir et de me demander pourquoi on avait condamné ma grand-mère au supplice du feu. J'avais d'abord cru que son refus de se défaire du secret de l'antidote universel en était la raison. Je pense maintenant que l'homme venu exiger ce secret était en réalité envoyé par la Montes- pan. — L'antidote universel? répéta Henri, incrédule. — De l'arsenic pris journellement à doses infimes immunise petit à petit l'organisme qui peut ainsi résister à l'absorption d'une dose beaucoup plus forts. — Je vois, dit Henry en s'épongeant le front. — La Montespan avait une foi indestructible dans les pouvoirs de La Voisin. Celle-ci avait commis l'imprudence de se confier à ma grand-mère qui fut horrifiée des potions dangereuses qu'elle donnait à la maîtresse du Roi. Sous prétexte de vouloir garder l'amour de Roi, la Montespan mettait sérieusement en danger la vie de celui-ci. — Mais il faut que Sa Majesté soit prévenue, et tout de suite! s'écria le duc dont le visage était devenu aussi blanc que son rabat de dentelle. La Montespan et La Voisin mériteraient d'être brûlées en place de Grève. — Louis XIV ne soupçonne rien de ces horreurs, reprit Marietta. Madame de Montespan est la maîtresse en titre du Roi. Elle lui a déjà donné un enfant, et en attend un autre. Le Roi ne vous écouterait pas. Et puis, quelles preuves avons-nous? Témoin gênant, ma grand-mère a déjà péri sur le bûcher, et moi-même, je suis pourchassée et accusée de sorcellerie. — Vous! s'exclama Henri, bouleversé. — Oui. C'est ainsi que Léon m'a trouvée, fuyant les chasseurs de sorcières. La poursuite continue. On veut me réduire au silence. Athénais de Montespan, cette femme orgueilleuse, cruelle et jalouse, ne veut pas courir de risques. Il faut que je disparaisse avec son horrible secret. — Oui, Marietta a raison, dit Léon en hochant la tête. Le Roi ne nous croirait pas. Nous manquons de preuves. — Mais il les aura, promit Henri avec feu, dussé-je passer des années à les rassembler! — En attendant, reprit Léon, nous avons les chasseurs de sorcières à nos trousses. — Il semble qu'il n'y en ait qu'un, dit Henri. Marietta frémit à la pensée de l'Inquisiteur à la robe noire et au regard fanatique. — C'est à Lancerre que Marietta est pour l'instant le plus en sécurité. Je vais l'y accompagner et, dès mon retour, nous prendrons la route de Montpellier. — Mon Dieu, s'exclama la jeune fille, mais nous avons oublié Elise! Il doit être près de midi. Il est grand temps que j'aille lui donner ses potions. — Allons-y tout de suite. Marietta sortit en courant de la pièce pour chercher d'autres bouteilles à l'office. — Où est Raphaël? demanda Léon en accrochant son épée à son ceinturon. — Il fait sa cour à Céleste. Dieu sait où! — Tâchez de le trouver. Il y a plus urgent à faire que de conter fleurette à ma cousine. A tout à l'heure. Il faut que ce soir Marietta soit enfin en sécurité. A son tour, il sortit du bureau et retrouva Marietta dans la cour, déjà en selle. — Mon doux trésor, nous n'aurons guère le temps aujourd'hui encore de nous dire des mots d'amour, fit-il en lui pressant tendrement les mains. Mais mon cœur vous appartient, cela doit vous suffire. Sarrasin partit au galop, suivi de la jument. L'esprit de Marietta était en ébullition. A quoi bon tuer le chasseur de sorcières? La Montespan en enverrait d'autres chargés en plus d'exterminer tous ceux qui l'auraient aidée et protégée. A Lancerre, l'abbé les attendait. — Un moment, mon fils, dit-il en voyant Léon prêt à repartir. Il faut que je vous parle. — Je suis très pressé, mon Révérend. — C'est urgent, mon fils. De mauvaise grâce, Léon mit pied à terre et suivit le prêtre au salon. Déjà Marietta était en haut de l'escalier. En entrant dans la chambre d'Elise, elle fut infiniment soulagée de voir qu'une de ses servantes lui brossait soigneusement les cheveux. C'était bon signe. — Comme vous avez été bonne pour moi! dit Elise après avoir congédié sa camériste. Ma gouvernante m'a dit que vous ne m'aviez pas quittée tant que ma vie avait été en danger. Vous m'avez sauvée. — La nature fait bien les choses, vous savez. Mais il s'agit maintenant de reprendre vite des forces! — Je crains que ce ne soit bien long, murmura Elise en se laissant retomber sur ses oreillers. — Il faut manger. Pendant deux jours encore, nous continuerons le lait et le miel. Après nous passerons aux œufs à la coque, puis aux blancs de poulet. Si, si, ajouta-t- elle en voyant la grimace de dégoût de la malade, il faudra vous forcer, ou vous ne serez jamais capable de quitter votre lit. Son lit était pour Elise un refuge, un rempart contre les exigences de Léon. Elle avait bien l'intention d'y rester le plus longtemps possible. — Léon viendra bientôt vous rendre visite, ajouta Marietta. Cette perspective fit trembler la bouche de la malade. Marietta crut qu'elle réprimait des larmes de déception à l'idée de ne pas avoir encore vu son bien-aimé. Cette pauvre Elise était fragile comme un souffle. Comment supporterait-elle la rupture avec Léon? Marietta lui fit boire quelques cuillerées de potion et chercha vainement un verre pour qu'elle se rince la bouche. — Ma femme de chambre a dû l'emporter... — Bon, dit Marietta, je vais aller en chercher un autre. J'en profiterai pour vous monter un peu de jus de cassis. La maison était calme. Derrière la porte fermée du salon, la voix de l'abbé lui parvint avec netteté : — Ce que vous dites est monstrueux. — Non, mon Révérend. Ce qui le serait, serait d'épouser une femme alors que j'en aime une autre. — Songez, mon fils, que vous aimez madame Sainte- Beuve depuis six ans. Et vous voudriez maintenant l'humilier, lui briser le cœur? Qu'a-t-elle fait pour mériter une telle cruauté de votre part? Renoncer à ce devoir pour assouvir un désir passager serait une faute grave. Madame Sainte-Beuve n'a jamais joui d'une très bonne santé. Elle est aujourd'hui d'une faiblesse extrême. Elle a besoin de vos attentions, de votre protection, de l'amour que vous lui avez juré. Marietta n'en pouvait plus. Au lieu de se rendre à la cuisine, elle sortit lentement dans la cour. Ce prêtre avait raison. Léon et elle ne pourraient être heureux, sachant Elise seule, malade et le cœur brisé. Elle avait encore le temps de retourner à Chatonnay avant Léon et d'annoncer au duc sa décision de partir. Elle ferait ainsi d'une pierre deux coups. Le bonheur d'Elise serait assuré, et ni Léon ni Henri n'auraient à risquer leur vie pour elle. Elle conduisit sa monture au pas pendant quelques dizaines de mètres. Elle ne la lança au galop qu'à bonne distance de la maison s'assurant ainsi que Léon ne l'entendrait pas. Le duc était déjà en selle, attendant l'arrivée de Léon. Il fut stupéfait de voir Marietta. — Où est Léon? demanda-t-il. Et Elise? Il ne lui est rien arrivé? — Non, non, le rassura Marietta. Elise est encore faible, mais elle va bien. Je vais vous demander un grand service, Henri, celui de dire au revoir à Léon pour moi. — Au revoir? — Oui. Ou plutôt adieu. J'ai de bonnes raisons de le faire, croyez-moi sur parole. Il me reste une dernière tâche à accomplir avant mon départ. Il faut que je me dépêche maintenant avant le retour de Léon. Elle monta rapidement à sa chambre. Le corsage de la robe d'Elise était terminé. Les yeux pleins de larmes, elle le prit ainsi que le métrage de lourde soie prévue pour la jupe. Henri cligna des yeux d'un air perplexe en la voyant redescendre uniquement chargée de dentelles et de soies. Une fois en selle, Marietta se retourna une dernière fois : — Si Léon refuse de retourner à Versailles, dites au Roi que sa présence est plus précieuse dans le Languedoc, où il peut, si besoin est, lever une armée pour voler à son secours. Le Roi est un homme de bon sens. Il comprendra. Je ne pars pas par manque d'amour pour Léon, ajouta-t-elle d'une voix mal assurée, mais au contraire parce que je l'aime trop. Dites-le lui bien, Henri, surtout, je vous en supplie. Là-dessus, elle fit faire une volte à sa monture et s'éloigna de ce qui était toute sa vie, sans esprit de retour. A mi-chemin, elle grimpa dans les collines et se dissimula sous un figuier. Elle ne quittait pas du regard la route miroitant dans la brume de chaleur. Elle n'eut pas longtemps à attendre. Très vite, Léon apparut galopant à bride abattue. — Adieu, mon amour! chuchota-t-elle. Lorsqu'il eut disparu, elle redescendit vers Lancerre. Dans la cour, attendait un cheval richement harnaché. Hors d'aleine, Marietta se laissa glisser à terre et grimpa l'escalier quatre à quatre avec son précieux fardeau. Elise dormait. Ses beaux cheveux blonds encadraient son visage émacié. Avec le plus grand soin, Marietta déposa son offrande au pied du lit. Elle avait donné tout ce qu'elle pouvait. Après un dernier regard à la convalescente, elle sortit de la chambre sur la pointe des pieds, les yeux brillants de larmes contenues. Le rendez-vous de Maurice avec Céleste avait appris au gentilhomme tout ce qu'il voulait savoir. La jeune fille recherchée était l'hôte du Lion du Languedoc. Il connaissait suffisamment celui-ci de réputation pour savoir qu'il ne pourrait pas mettre la main sur Marietta et l'accuser de sorcellerie sans risquer la mort. Il faudrait l'emmener loin du sud, loin de ce bouillant soldat. Mais où? Toulouse, Narbonne ou Nîmes étaient encore trop près. Non, il fallait trouver un endroit plus éloigné où le Lion ne penserait pas à la rechercher. Tout en galopant vers Lancerre, il réfléchissait. Brus- quement, ce fut l'illumination : Evray! Bien sûr. A Evray, tout le monde savait déjà que Marietta Riccardi était une sorcière. Cela ne poserait aucun problème. Sans se donner beaucoup de mal, il avait appris par Céleste que Marietta Riccardi était à Lancerre, au chevet de sa cousine malade. Il s'y était aussitôt rendu. La chance l'avait servi. Voyant un nuage de poussière à l'horizon, il s'était empressé de se dissimuler sous le couvert d'un bouquet d'arbres. De loin, il avait reconnu le Lion. Il ne l'avait jamais rencontré, mais nul autre que ce soldat prestigieux n'eût été capable de galoper ventre à terre avec une pareille dextérité. Maurice attendit qu'il eût disparu pour sortir de sa cachette. L'homme avait visiblement un tempérament de lutteur, et Maurice n'avait aucunement l'intention de se mesurer à lui. Elise dormait quand il arriva. Il fut très déçu d'apprendre par la gouvernante que mademoiselle Riccardi était repartie une demi-heure plus tôt. Il jura intérieurement. Ce n'était pas de chance! Il fallait absolument qu'il s'empare de l'Italienne sans témoins. Il faisait nerveusement les cent pas dans le salon quand il l'aperçut soudain par la fenêtre. Un sourire satisfait étira ses lèvres cruelles. Après l'avoir entendue monter l'escalier en courant, il se prépara à en faire autant. Mais déjà Marietta ressortait de la chambre, les joues empourprées, les yeux curieusement brillants. Il l'attendit, un pied sur la dernière marche, la main posée sur la rampe sculptée. — Oh! fit Marietta, surprise par la présence de cet étranger. Puis elle se ressaisit. Il devait s'agir du cousin d'Elise. — Mme Sainte-Beuve dort pour l'instant, dit-elle en se mettant à descendre. L'homme eut un étrange sourire qui lui fit froid dans le dos. — Ce n'est pas ma cousine que je veux voir, mademoi- selle Riccardi, mais vous-même. Voyant qu'il ne faisait pas mine de lui laisser le passage, elle avança résolument. — Vous paraissez bien pressée, mademoiselle. Pour- rais- je vous accompagner un bout de chemin? — J'ai l'habitude de me promener seule, monsieur. D'instinct, elle détestait ces manières cauteleuses, ce parfum écœurant, ce sourire, ce regard filtrant à travers des paupières mi-closes. De sa main gantée, il caressait machinalement la rampe de l'escalier. Un rayon de soleil vint frapper en plein un énorme diamant qui étincela de mille feux. Marietta s'immobilisa, pétrifiée de terreur. Elle n'avait vu qu'une fois un diamant de cette taille, et c'était la main de l'homme venu voir sa grand-mère à Evray. L'homme qui la poursuivait depuis des semaines. L'homme envoyé par la Montespan pour réduire au silence celle qui en savait trop. — Laissez-moi passer! s'écria-t-elle, terrorisée. Mais il lui saisit le bras et le lui tordit dans le dos. — Vos cris ne feraient qu'affoler ma cousine, dit-il tandis qu'elle se débattait comme un beau diable. Ayant réussi à lui attacher les poignets derrière le dos avec une lanière de cuir, il l'entraîna dans la cour. — Il était écrit que je vous accompagnerais dans votre promenade, mademoiselle, dit-il ironiquement, mais je crains que ce ne soit la dernière... En effet, à quoi bon crier? songeait désespérément Marietta. Elise ne tenait pas debout, et les servantes ne pourraient rien faire. On était revenu au point de départ. La boucle était bouclée. Elle mourrait sur le bûcher, comme c'était écrit de toute éternité. Mais elle n'allait pas se laisser faire docilement comme l'agneau que l'on mène à l'abattoir. Elle continua donc de se débattre et de bombarder son agresseur de coups de pied. — Si vous faites des difficultés, dit celui-ci à travers ses lèvres serrées, vous ne serez pas seule à mourir. N'oubliez pas que le Lion du Languedoc vous a donné asile, tout en vous sachant sorcière. Il aurait du mal à se blanchir d'une pareille accusation... Mon Dieu! C'était vrai! Et Jeanne, et Céleste... Marietta ne voulait que leur bonheur et leur sécurité. Elle était prête à en payer le prix... Elle se mit donc en selle sans plus protester. — Nous allons à Evray, je suppose? demanda-t-elle d'une voix monocorde, tandis qu'une gardienne d'oies rassemblait en hâte son troupeau pour les laisser passer. — N'est-ce pas l'endroit le plus approprié? fit-il avec une ironie cruelle. Dans quel but s'était-il chargé de cette ignoble mission? Pour les faveurs de la Montespan? Ou pour de l'argent? Marietta penchait pour la deuxième hypothèse. D'instinct, elle devinait que ce genre d'hommes n'éprouvait d'attirance que pour les individus de son propre sexe. Il avait dû se forcer pour faire la cour à Céleste. Pauvre Céleste, si fière encore ce matin d'avoir deux soupirants! Pour ne pas perdre courage, elle refusait de penser à Léon. Mais c'était impossible. Il emplissait son esprit et son cœur. Elle aurait son nom sur les lèvres en mourant. Pour être digne de lui, elle subirait sans broncher le supplice du feu. Elle reconnaissait maintenant la route de Chatonnay à Toulouse. Certain de sa docilité, Maurice lui avait ôté ses liens. Ils ne s'arrêtèrent à Trélier que pour y changer de montures. Le lendemain, ils traversèrent Toulouse. Les heures passaient. Ils galopaient sans trêve ni merci, de jour et de nuit, ne s'arrêtant dans les auberges que pour changer de chevaux. Elle reconnut le fleuve au bord duquel Léon et elle s'étaient assis pour partager du pain et du fromage. Comment aurait-elle pu oublier son premier baiser? Mais elle ne savait plus très bien où elle en était, tant la faim et la soif la faisaient souffrir. Elle crut également reconnaître la route bordée de platanes à l'ombre desquels ils avaient galopé après avoir échappé à l'Inquisiteur. Soudain, son cœur se serra d'épouvante. Elle retint sa respiration. A l'horizon, derrière le moutonnement des arbres, venait de surgir la colline du Valois. La forêt fut vite atteinte, et avant que Mariette ait eu le temps de se ressaisir, les arbres s'éclaircirent. Evray leur apparut. La populace se rua au-devant d'eux en hurlant : — La sorcière! Le gentilhomme a capturé la sorcière! On a retrouvé la Riccardi! Il en arrivait de toutes les directions, pieds nus, le regard allumé. — La sorcière est de retour! Allez chercher l'Inquisiteur! On va enfin pouvoir brûler la servante de Belzé- buth! — Et vous l'avez laissée partir? explosa Léon. Le duc tressaillit. — Je n'ai rien pu faire pour l'arrêter. — Que le diable vous emporte! s'écria Léon avec fureur en faisant faire demi-tour à Sarrasin. — Mais où allez-vous? cria Henri en le suivant. — A sa recherche, bien sûr! A Venise! — Il se peut qu'elle soit encore à Lancerre, hurla Henri pour se faire entendre. Elle avait avec elle la robe de mariée d'Elise. Les deux hommes galopèrent vers Lancerre à bride abattue. — Je n'ai rien vu, dit la gouvernante. Le cousin de Madame est arrivé de Montpellier. Il a attendu un moment dans le salon que Madame se réveille. Et il est reparti sans même un adieu. Léon monta l'escalier quatre à quatre et fit irruption dans la chambre d'Elise qui ne put retenir un cri. — Qu'y a-t-il? demanda-t-elle en remontant ses cou- vertures jusqu'au menton. — Quand Marietta vous a-t-elle apporté la robe? interrogea-t-il en montrant du doigt les flots de dentelles et de satin répandus au pied du lit. — Je ne sais pas. Je devais dormir. Mais que se passe-t-il? — Marietta est partie! A son tour, Henri apparut en courant et saisit Léon par le bras. — Ecoute, Léon. Cécile est venue voir une de ses amies, servante ici. Oh, c'est incroyable... — Quoi? — Elle est certaine que l'invité d'Elise et celui qui poursuit la sorcière ne font qu'un. Céleste avait rendez- vous avec lui tout à l'heure. Elle les a vus ensemble. — A quel moment? — Avant que Marietta ne quitte Chatonnay avec la robe. Léon avait pâli. — Mais que se passe-t-il? gémit Elise. Pourquoi ne veut- on rien me dire? Henri, je vous en prie, expliquez- moi... Le duc se pencha sur Elise qui se suspendit à son cou sans plus se soucier de la présence de son fiancé. — Henri, chuchota-t-elle, Léon me fait peur. Ne me laissez pas seule avec lui. — Je vous le promets, Elise, assura le duc. Je ne vous quitterai plus désormais. — Plus jamais? demanda-t-elle sans le lâcher. — Plus jamais, mon amour, assura-t-il avec ferveur en lui posant un baiser sur le front. Léon n'avait plus rien à faire dans la chambre. En courant, il redescendit l'escalier et tomba sur Raphaël qui arrivait. — Que se passe-t-il? demanda celui-ci en voyant l'expression traquée de son ami. — Marietta est poursuivie comme sorcière. Elle est venue apporter à Elise sa robe de mariée... et depuis, ils ont disparu tous les deux... — Tous les deux? répéta Raphaël sans comprendre. — Il semble que tu aies un rival dans le cœur de Céleste : le chasseur de sorcières qui se trouve être également le cousin d'Elise. — Où diable a-t-il pu l'emmener? demanda Henri qui venait de les rejoindre dans la cour. A Montpellier? A Toulouse? — Non, dit Léon, c'est trop près d'ici. Il ne s'y risquerait pas. — Avez-vous vu quelqu'un quitter la maison de madame Sainte-Beuve? demanda Henri à la gardienne d'oies qui passait devant le portail. — Seulement la dame qui soigne notre maîtresse et un getilhomme. — Par où sont-ils partis? La paysanne fit un geste de la main. Léon et Henri prirent aussitôt cette direction. Raphaël était resté en arrière. — Eh, petite, demanda-t-il en sortant de sa poche une pièce d'or, avez-vous entendu leur conversation? Les yeux noirs de la paysanne en guenilles se mirent à briller. — La dame a demandé s'ils allaient à Evray, répondit- elle en tendant la main. Raphaël lui jeta la pièce et partit ventre à terre rejoindre les autres. — Evray! cria-t-il dès qu'il fut à portée de voix. Marietta aurait demandé s'ils allaient à Evray. Evray! C'est logique, se dit Léon. Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt? — Qu'allons-nous faire pour les chevaux et les provi- sions? demanda le duc. — Nous changerons de montures au fur et à mesure de nos besoins. Et nous mangerons en route pour ne pas perdre une seconde. Entre ici et Toulouse, je n'aurai pas de mal à lever une petite armée de paysans résolus. — Par Dieu, s'exclama Raphaël, mais c'est encore plu passionnant que de conter fleurette à une jolie fille! Léon ne répondit pas. A mesure que le temps passait, il était de plus en plus inquiet. Il espérait rattraper très vite l'élégant Maurice et sa prisonnière. Mais devant eux la route était désespérément vide. Marietta fut littéralement jetée à bas de sa monture, et presque étouffée par les villageois qui se bousculaient pour voir la sorcière de plus près. Maurice avait serré cruellement la lanière de cuir autour de ses poignets et la tirait derrière lui sur le chemin herbeux menant vers le sommet de la colline. — Et le procès? demandèrent certains. L'Inquisiteur attend la sorcière pour rechercher les marques diaboliques sur son corps. — Eh bien, il attendra! répondit Maurice d'un air résolu. Il n'allait pas perdre de temps avec un procès. Plus vite sa mission serait accomplie, mieux ce serait. — Le bûcher est-il prêt? — Depuis plusieurs semaines, Monseigneur. Il n'a pas plu. Ça devrait bien flamber. Epuisée, Marietta venait de tomber. On la releva sans ménagements. Elle était presque reconnaissante à son bourreau de l'avoir traitée aussi durement. La faim, la soif et la fatigue la rendaient presque insensible. Des visages grimaçants s'agitaient autour d'elle dans une sorte de brouillard. Elle n'entendait même plus l'horrible cacopho- nie des villageois excités comme une meute de chiens au moment de l'hallali. Le bûcher était prêt. Aidé par les hommes de bonne volonté, et il n'en manquait pas, Maurice la hissa sur la pile de bois et lui lia les mains au poteau. A cet instant, l'Inquisiteur écarta la foule et s'approcha de la condamnée. Sa robe noire flottant dans la brise du soir le faisait ressembler à un gigantesque oiseau de proie. Dans un halo sanglant, le soleil se couchait à l'horizon. — La marque diabolique! La marque du diable! crièrent quelques villageois. — Nous n'avons pas le temps de leur offrir ce spectacle, dit brusquement Maurice à l'Inquisiteur. Brûlons-là sur- le- champ. Celui-ci ne posa pas de questions. Il savait, ou du moins croyait-il savoir, qui avait envoyé le gentilhomme, car la lettre de cachet reçue de la Montespan portait le sceau du Roi. — Qu'attendez-vous, espèce d'imbécile? s'écria Maurice au milieu des clameurs impatientes de la foule. Un fourmillement dans la nuque l'avertit, mais trop tard, qu'il se passait quelque chose d'insolite. Un bruit terrifiant couvrit progressivement celui de la populace en délire : le bruit de tonnerre d'une troupe de cavaliers lancée au triple galop. Sidérés, les paysans tournèrent des regards épouvantés vers leur village. Quelle était cette armée inconnue surgissant de la forêt au milieu de vociférations à glacer le sang dans les veines? Qui étaient ces cavaliers d'apocalypse traversant Evray ventre à terre et prenant d'assaut la colline, l'épée haute? Après un regard sur cette horde qui allait les engloutir, Maurice s'empara d'une torche et la jeta sur le tas de bois. La foule agglutinée autour du bûcher pour mieux voir brûler la sorcière s'enfuit. Ce fut une folle débandade. A travers la fumée qui s'élevait du bûcher, Marietta aperçut Léon fauchant sans pitié tous ceux qui lui barraient le passage. La fumée se fit plus épaisse et la jeune fille se mit à manquer d'air. Les premières flammes jaillirent. Maurice dégaina alors son épée et se fendit. Le coup entra profondément dans le bras de Léon. Mais, dans le feu de l'action, celui-ci s'en rendit à peine compte. Il n'avait d'yeux que pour Marietta dont la robe en lambeaux et les pieds nus commençaient à être léchés par les flammes. Il sauta de son cheval sur le bûcher, trancha d'un coup de couteau les liens qui retenaient la jeune fille au poteau et réussit à l'arracher au brasier. Tandis que Raphaël tenait Maurice en échec, Léon coucha Marietta sur l'herbe humide et se roula sur elle pour étouffer les étincelles et les flammèches qui couraient dans ses cheveux et sur sa robe. Une fois rassuré sur son sort, il se releva d'un bond et, repoussant Raphaël, se jeta sur Maurice. Son bras blessé le gênait. A un moment, il perdit l'équilibre et son adversaire se préparait déjà à lui asséner le coup fatal quand, d'un violent coup de bottes, Léon le projeta en arrière dans le brasier qui dégageait une chaleur infernale. Un cri atroce retentit. Incapable de supporter la vue de son ennemi dévoré par les flammes, Marietta enfouit son visage dans ses mains. — Venez, mon cœur. Il est temps de repartir chez nous. Avec douceur, il la releva. Ils étaient seuls sur la colline, près du brasier qui achevait de se consumer. — Vos mains, murmura-t-elle, vos pauvres mains, elles sont toutes brûlées! — Quelques balafres de plus changeront-elles vos sen- timents à mon égard? — Rien ne pourra jamais diminuer l'amour que je vous porte, assura-t-elle en le regardant avec une tendresse bouleversante. — Et pourtant, vous m'aviez quitté... — C'était à cause d'Elise. J'avais involontairement surpris votre conversation avec l'abbé. — Et de gaieté de cœur, vous auriez gâché le bonheur d'Elise, aussi bien que le mien et celui d'Henri? — Mais... je voulais au contraire préserver le bonheur d'Elise! — Alors, laissez-la donc épouser Henri! C'est son plus cher désir. Quant à moi, ajouta-t-il en l'embrassant, je n'envisage pas l'existence sans ma sorcière bien-aimée. Un long moment passa, un de ces merveilleux moments au goût d'éternité. — Venez, ma douce. Mon cheval nous attend. — Et l'Inquisiteur? demanda Marietta en montant en croupe derrière Léon. Vous ne craignez pas que... — Vous n'avez plus rien à redouter de lui, mon amour. Il vous prenait pour une véritable sorcière recherchée par le roi lui-même. On l'a vite détrompé. — Et tous ces hommes? — Je les avais réquisitionnés en route. Ils en ont l'habitude. Ils m'ont déjà suivi pour combattre sous l'étendard de Louis. Quand ils auront fini de faire bombance, ils repartiront chez eux. Il éperonna sa monture. Ils redescendirent lentement la colline. La lune était haut dans le ciel fourmillant d'étoiles. Dans la forêt qui avait vu leur rencontre, l'air tiède de la nuit embaumait le pin et la mousse. Des lucioles cligno- taient dans la pénombre. — Dès mon arrivée à Chatonnay, dit rêveusement Marietta, la tête appuyée contre le dos de son bien-aimé, il va falloir que je commence une autre robe de dentelle. Dans l'ombre, Léon sourit. — Je ne vous laisserai pas une seconde fois pour de pareilles fanfreluches, mon cœur adoré. J'ai l'intention de vous épouser au plus tôt, dussiez-vous ne porter que votre chemise pour tout vêtement!