Dany Laferrière Et Ying Chen
Dany Laferrière Et Ying Chen
Dany Laferrière Et Ying Chen
Par
Kyle Stepa
Docteur en Philosophie
Queen’s University
Juin 2016
pierres de Régine Robin, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, Cette
grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ?, Pays sans chapeau
Chen. Les références à des récits, à des croyances et à des pratiques collectives qui se
culturel d’une génération à l’autre. Afin de parvenir à une meilleure compréhension des
Richard Handler de même que des théories sur la faculté de la tradition proposées par
Paul Ricœur, Walter Benjamin et Pierre Nora. Dans la première partie de la thèse,
tranquille. Par rapport à ces deux périodes précédentes, l’usage du folklore chez les
auteurs migrants laisse présager une nouvelle opération de la tradition dans un contexte
groupes. Je m’intéresse à comment les gens qui habitent ensemble formulent des liens au
passé même dans une situation dans laquelle ils ne partagent pas les mêmes rapports à la
ii
mémoire collective. Explorant le renouvellement, qui peut sembler paradoxal, de la
tradition, je forme l’hypothèse qu’il est possible pour un groupe de se définir en fonction
réalité actuelle.
iii
REMERCIEMENTS
Je voudrais d’abord remercier mon directeur, Stéphane Inkel, sans qui je ne serais
jamais arrivé au bout de ce travail. Au cours de ces années, il m’a prodigué ses conseils,
combien j’ai apprécié son soutien qui m’a aidé à transformer des idées vagues mais
énormément le soutien que chacune d’elles m’a donné à des moments clés de mon
Nicholson pour leur disponibilité et pour tout le travail qu’elles ont fait pour nous les
étudiants.
J’étais extrêmement chanceux d’être entouré par des collègues qui étaient à la fois
intelligents, créateurs et gentils. Pour toutes les journées et les soirées que nous avons
reconnaissant à Kevin Pat Fong, Francesca Fiore, Sarah Jacoba, Annie Riel, Patrick
l’excellent travail de relecture qu’ils ont fait sur cette thèse. Mon travail a gagné
I would not have been able to do this without my wife Jenny who has been
iv
self-doubt, she always knew what to say. She and my son Ivan have reminded me that
there is always something to be happy about even during the most difficult times.
Finally, I offer my sincere thanks to my parents Peter and Lenore for their ongoing
support throughout the years and for always encouraging me to pursue what I am most
passionate about.
v
TABLE DES MATIÈRES
Résumé ............................................................................................................... ii
Remerciements…………………………………………………………………….iv
Table des matières.............................................................................................. vi
Chapitre 1
Introduction générale
Chapitre 2
À la recherche de l’esprit du peuple dans la littérature canadienne-française du
XIXe siècle
vi
Chapitre 3
La littérature de la Révolution tranquille et le dynamisme du folklore
Chapitre 4
L’écriture migrante et la faculté de la tradition
Chapitre 5
Régine Robin et l’art de défaire les identités fétiches
vii
Chapitre 6
Peintre primitif et folkloriste moderne dans des romans de Dany Laferrière
Chapitre 7
La difficile rupture avec la tradition dans deux romans de Ying Chen
Chapitre 8
Conclusions générales
viii
Chapitre 1
Introduction générale
communautés, nous accomplissons des gestes, racontons des histoires et effectuons des
tâches qui s’inscrivent dans un réseau symbolique qui s’est établi avant notre naissance.
Prises ensemble, ces pratiques font partie de ce que nous désignerons comme le folklore
d’une culture : ces actions et ces histoires qui révèlent quelque chose des valeurs et des
croyances que nous partageons et dont les origines ne se trouvent dans aucun moment
précis du passé. Dans cette thèse, nous analyserons les enjeux de l’héritage dans certains
textes littéraires québécois, tout en gardant à l’esprit que les humains sont des êtres tant
folkloriques que politiques et historiques. C’est par le biais de notre folklore que nous
devenons les héritiers d’un passé reçu non comme histoire, mais comme tradition. En
participant à un réseau établi par la tradition, nous nous trouvons liés puisque nos actions
et nos histoires évoquent un passé commun qui n’est pas nécessairement enregistré dans
des documents concrets, mais qui réside plutôt dans la mémoire collective.
servirons de l'optique fournie par les études sur le folklore pour examiner les problèmes
écrits à partir des années 1980. En utilisant les théories sur le folklore, nous tenterons
1
d'élucider l'opération de la tradition dans la formulation des liens entre une identité
les références au folklore dans La Québécoite et L’Immense fatigue des pierres de Régine
Robin, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, Cette grenade dans la
main d’un jeune nègre est-elle une arme ou un fruit?, Pays sans chapeau et L’Énigme du
retour de Dany Laferrière et, enfin L’Ingratitude et Immobile de Ying Chen. Nous
analyserons l’usage du discours folklorique que font ces auteurs dans un contexte où
plusieurs cultures se rencontrent et où des gens se trouvent arrachés de leur propre réseau
traditionnel. Les personnages qui peuplent ces romans sont mis dans des situations où ils
doivent adopter les traditions de la culture d'accueil, ou à tout le moins cohabiter avec
elles. À la lecture de ces auteurs, nous nous rendons compte du besoin de renouveler
notre conception de la tradition. Nous verrons que ce renouvellement est lié au fait qu’il
groupes culturels. C'est en considérant les implications d'un tel renouvellement que nous
pourrons attirer l’attention sur le fait que la construction identitaire nécessite une
Le terme « écriture migrante » est apparu dans les années 1980 référant
principalement à ces textes écrits par des auteurs nés dans d’autres pays et qui font leur
travail au Québec. Bien que nous voyions pendant cette période l’établissement de tout
un réseau critique dévoué à l’étude du rôle que joue le dispositif de la migrance dans la
formulation de l’identité culturelle, il faut souligner que nous trouvons des écrivains
2
longue date dans l’imaginaire littéraire au Québec.1 Auparavant, les écrivains immigrés
au Québec venaient le plus souvent des pays européens, mais depuis les années 1980,
nous constatons une diversification des lieux d'où viennent ces auteurs, produisant une
sorte d’effet « arc-en-ciel » pour emprunter une phrase que Berrouët-Oriol et Fournier
Québec ». L’essor de l’écriture migrante au milieu des années 1980 a été annoncé en
grande partie par la mise sur pied de plusieurs revues littéraires dont l'objet était
l'expérience du sujet migrant qui fait face à des crises d’assimilation culturelle. À ce
titre, nous constatons à la fin des années 1970 la création de tout un réseau littéraire au
Québec fondé par des auteurs migrants et dévoué au fait d'être étranger. En 1975, Jean
respectivement. Des écrivains haïtiens tels Anthony Phelps, Max Dorsinville, Gérard
Marco Micone et Antonio D'Alfonso, ont été particulièrement actifs, fondant la revue
Vice Versa en 1983, et étant parmi les premiers à formuler un projet littéraire basé sur la
manière avec laquelle des textes révèlent les opérations complexes qui soutiennent la
représentent des personnages qui éprouvent les effets de la migration et qui se trouvent
égarés au sein de la culture québécoise. De plus, ils traitent des enjeux qui accompagnent
1
Selon Daniel Chartier, dans les années 1960, 1333 textes ont été publiés par des auteurs nés à l'étranger.
Ce nombre a triplé dans les années 1970 et dans les dix dernières années du XXe siècle, ce nombre a atteint
13495 (Chartier « Les origines de l'écriture migrante » 311).
3
le fait d’exister dans une situation où le sujet est renvoyé à son altérité par le regard de
l’autre.
Qu’est-ce que ces textes peuvent nous dire de la réalité migrante dans la société
québécoise? À part le fait évident qu’ils sont écrits au Québec, de quelle façon ces textes
sont-ils québécois? Autrement dit, quel rapport existe-t-il entre les textes écrits par des
écrivains venant d’ailleurs et ceux écrits par des écrivains nés au Québec? Dans ce
travail, nous faisons l’hypothèse que c’est le rapport à la faculté de la tradition qui montre
la parenté de ces textes avec le champ littéraire québécois. Nous voyons dans les textes
migrants une volonté de la part des personnages de réconcilier les réalités du présent avec
un passé qui continue de surgir dans la société contemporaine. Pour les écrivains
migrants, c’est une nécessité de se forger une identité stable dans un contexte où les
d'histoires faisant partie d'un monde régionaliste ou pré-moderne, est fausse. L'usage
d'une théorie folklorique rendra plus explicite les enjeux du pluralisme au Québec et les
variété de cultures. C’est par l’optique fournie par les études sur le folklore que nous
4
De plus, cette approche permet d’approfondir notre compréhension des rapports
entre l’individu et la culture qui l’entoure. Le point commun entre ces romans est le fait
qu’ils traitent tous de dilemmes d’appartenance, notamment la crise de ceux et celles qui
expérimentent une rupture qui les sépare de leurs pays de naissance tout en les tenant
éloignés de la société qu’ils habitent désormais. Nous chercherons à voir comment ces
écrivains déploient des images folkloriques reliées à la fois à des traditions provenant de
leur pays d'adoption ou de leur pays d’origine pour mieux montrer la reformulation de
l'héritage et de la mémoire lorsque le sujet se déplace d'un lieu à l'autre. Bien que ces
textes ne mettent pas tous de l'avant le rapport direct avec le Québec, ils abordent des
culture d'origine. Nous formulons l’hypothèse que la tradition n’est pas strictement
transmise d’une génération à l’autre dans un territoire fixe, mais qu’elle s’adapte à des
convergences entre des cultures distinctes qui s’entrecroisent. Le folklore n’est donc plus
un outil menant à l’exclusion des éléments exogènes, mais permet, dans une époque
pluraliste, d’évaluer les pertes et les gains qui accompagnent l’acte de migrer d’un lieu à
l’autre.
Pourquoi avons-nous choisi la littérature québécoise pour faire notre enquête sur le
folklorique parce que pendant les années 1960, plusieurs écrivains ont lutté contre la
5
qui démontrait plutôt sa modernité. D’après cette perspective, faire des liens entre
compatibles. Les auteurs du champ littéraire québécois ont depuis longtemps mis en
projet qui ferait avancer la société. Nous ne traiterons donc pas de ce que Hubert Aquin,
dominance d'un groupe culturel sur un autre. Au lieu de porter notre regard directement
sur les légendes et les contes québécois, nous comptons plutôt regarder le discours
folklorique dans la mesure où il est emprunté par des auteurs et intégré dans la forme
romanesque. Ces textes de fiction nous conduisent à voir la disparition d'une ancienne
conception du folklore tout en annonçant l'arrivée d'une nouvelle conception qui fait
pratique folklorique. Le folkloriste n’a accès qu’à des variantes d’une histoire qui
partagent des images ou des personnages et qui sont racontées d’une différente manière
selon le contexte dont elles proviennent. Toutes les versions des contes, des légendes et
des gestes populaires, signalent, pour le chercheur, que le folklore s’adapte à plusieurs
reprises à la situation culturelle dans laquelle il surgit. D’après notre perspective, il serait
6
possible de considérer l’usage que font les littéraires comme des sortes de variations qui
retirent l’objet folklorique de son contexte originel et l’inscrit dans le réseau discursif de
date du début du XVIIe siècle et le personnage éponyme a été représenté dans plusieurs
œuvres fictives par des auteurs québécois. Selon l’histoire, le voyageur Jean Cayeu
sauve ses compatriotes et sa famille d’une attaque prévue par une tribu iroquoise près de
après trois jours de voyage, est parvenu jusqu’au lac des Deux Montagnes. Épuisé et
complainte dans l’écorce d’un bouleau. Cette complainte, existant en plusieurs versions,
est devenue une des chansons populaires les plus connues de la tradition canadienne-
élégiaque faisant partie de la fiction populaire française, le sujet de cette histoire évoque
la vie des voyageurs. Ainsi, il s’agit d’un exemple de folklore inextricablement canadien.
L’histoire existe en différentes variations qui sont toutefois liées par certains motifs et
thèmes communs. Comme plusieurs contes populaires, celui décrivant le sort de Cadieux
prône des valeurs chrétiennes car il représente un homme fidèle face à des « Sauvages »
qui fonctionnent comme dispositif représentant l’Autre. Outre le thème religieux, le récit
est également axé sur la notion de survivance et valorise la hardiesse de Cadieux face à
7
des éléments naturels. Cadieux est devenu un symbole durable des valeurs que les
prête naturellement à être intégré dans le projet littéraire québécois du XIXe siècle.
D’abord, nous pouvons considérer l’usage que Joseph-Charles Taché a fait de cette
histoire dans son recueil Forestiers et voyageurs. En effet, le recueil de Taché publié
dans Les Soirées canadiennes en 1863 a même contribué au renouveau d’intérêt pour
cette légende. Au XIXe siècle, les hommes de lettres visaient à utiliser les récits
appartenant à la culture populaire pour donner aux lecteurs une appréciation de leur
française fondée sur un passé idéalisé. En reproduisant l’objet folklorique, des auteurs
Cadieux agit, même dans le texte de Taché, comme symbole de l’hybridité qui passe d’un
personnage de Cadieux est dessiné comme une figure légendaire, incarnant les valeurs
des voyageurs dont il fait les louanges. Prenons par exemple le passage dans lequel
l’auteur décrit le moment où l’homme mort est découvert par ses compatriotes : « Les
trois canadiens pleurèrent, en lisant sur l’écorce ce chant de mort du brave Cadieux. Ils
consolidèrent la croix de bois, remplirent la fosse qui contenait les restes de cet homme
fort, élevèrent un tertre sur cette tombe solitaire et prièrent pour le repos de l’âme de leur
ami » (Taché 167). Le chant de mort que Cadieux grave dans l’écorce assure que son
8
nom soit inscrit dans la mémoire des générations futures. Les faits entourant la mort de
l’héritage. Dans ce contexte, la figure principale agit comme un symbole concret qui est
effectue un décalage des thèmes principaux présents dans le conte populaire et dans la
version de Taché. Dans sa version, Ferron subvertit les valeurs religieuses qui ont fait de
sommes frappés par le fait que Cadieu décrit la maison de sa naissance comme datant du
temps des « Sauvages ». Le narrateur parle du passage des années ainsi : « D’habitant
passée à journalier, [la maison] n’avait gardé de son domaine que les bâtiments délabrés
et subsistait dans la gêne » (Ferron 7). Le conte évoque partout le sentiment d’avoir
dépassé une époque dont la trace demeure toujours de façon diluée dans le monde actuel.
la même manière. Le territoire sauvage qui était le décor principal de l’histoire de Taché
est remplacé par l’espace de la ville qui, dans le conte de Feron, suscite les mêmes
figure du « Sauvage » qui n’est pas simplement encadrée comme un Autre éternel mais
identité. Nous ne pouvons pas nous empêcher de remarquer non plus que les contes de
9
Ferron, comme ceux de Taché, sont parsemés de mots puisés dans un lexique populaire.
Dans le texte de Taché nous trouvons des termes et expressions en italiques qui se
rattachent au métier des voyageurs tandis que chez Ferron nous constatons des mots
Partout dans son texte, Ferron inclut des détails qui suggèrent des ruptures dans la
malédiction qui empêche Cadieu d’avoir des enfants. De plus, en retournant chez-lui,
Cadieu met le feu à sa maison natale, ce qui annonce un abandon définitif de ses origines.
Nous ne pouvons pas ignorer les rapports symboliques avec la mission littéraire de
Bien que Ferron s’inspire de la tradition populaire québécoise, il transforme des thèmes et
des images qu’il lui emprunte pour confronter les réalités qui affligent la province à
l’époque. Il s’agit d’une mémoire sur laquelle on ne peut plus compter de la même
manière qu’auparavant mais qui demeure quand même une source incontournable de la
culture commune.
que les auteurs québécois se servent des figures provenant de l’imaginaire populaire pour
moitié de cette thèse, nous avançons que l’approche des écrivains migrants se différencie
de celle des auteurs travaillant au XIXe siècle et pendant la Révolution tranquille quant à
leur mise en scène du discours folklorique. En analysant la fiction des auteurs migrants,
nous constatons un désir de redéfinir les liens à la tradition en fonction d’une situation où
10
les sujets migrants sont séparés des histoires, des pratiques et des valeurs de leurs
ancêtres en même temps qu’ils ne se sentent pas à leur place dans leur nouvelle réalité
culturelle.
Considérons, par exemple, les textes de Ying Chen avec lesquels nous terminerons
cette thèse et qui signaleront une perspective sur la tradition particulièrement ambivalente.
Les romans de cette auteure d’origine chinoise sont remplis de personnages qui formulent
leur identité en fonction d’un réseau traditionnel qui renvoie à un passé traumatique qui
ne disparaît jamais. Chez Chen, les figures principales sont souvent incapables de se
En considérant la manière avec laquelle Chen représente les rapports entre le passé et le
fonctionne plus de la même manière que dans la légende de Cadieux, par exemple.
Dans L’Ingratitude, le récit est raconté depuis la perspective d’une femme qui
le monde réel habité par la famille de la femme disparue. Alors que Cadieux grave
littéralement sa complainte dans le lieu qui lui servira de sépulture, la complainte que la
figure principale de L’Ingratitude prononce après sa disparition n’est pas consignée dans
un passé existant seulement dans la mémoire ; le récit s’inscrit dans une réalité qui
d’une conception de la tradition qui conçoit le voyageur comme une figure reléguée à une
époque qui n’existe plus; de l’autre côté, chez Chen, il n’existe pas de symbole concret
le temps présent qui en hérite. Le dilemme que rencontrent les personnages de Chen est
11
d’agir comme sujets libres dans un monde où il semble que leur vie soit inevitablement
déterminée par le resurgissement dans le présent d’une mémoire qui est à la fois écrasante
et éphémère.
Tous les auteurs migrants dont nous parlerons mettent l’accent sur les dilemmes qui
réseau de la tradition qui est souvent sur le point de perdre sa valeur. Le discours
folklorique qui est représenté surgit lorsque le lien à l’héritage n’est plus garanti. Ils
mettent de l’avant des rapports à la tradition qui signalent un effet de distanciation sans
histoires folkloriques, ces auteurs tentent plutôt de les intégrer dans le contexte
contemporain. Nous pouvons dire que dans tous ces textes, nous avons affaire à un
recours nécessaire au discours traditionnel mais sans la croyance que les images et le
tradition à partir de la distance propre à notre modernité, ces écrivains sont susceptibles
En abordant notre objet de recherche nous garderons à l’esprit les propos suivants
écartant l'incessant travail par lequel les hommes eux-mêmes interprètent son existence »
(Dumont Genèse de la société québécoise 15). Dans cette thèse, nous comptons montrer
que les valeurs collectives sont repérables dans la littérature produite par une société de
même que dans des pratiques spontanées qui forment ensemble un réseau culturel.
pluriel s'arrime au travail qu’a fait Jacques Beauchemin qui souligne que le Québec a
12
toujours une réalité sociale qui se rattache à « la conscience historique francophone »
Québec, existe une nation qui veut revendiquer son statut de société pluraliste alors
qu’elle insiste à la fois sur son statut universel et sur sa différence avec le Canada. Étant
donné qu’ils ne sont pas les héritiers d'une tradition strictement québécoise et qu'ils se
sont éloignés de leurs propres patries, les écrivains migrants mettent en valeur une
conception de la tradition qui atteste de leur position quelque part dans les interstices
Nous ne prétendons pas faire la même enquête qu’aurait faite un folkloriste. Nous
essayons plutôt de montrer comment la modalité folklorique peut être incorporée dans
l’analyse littéraire. Ce faisant, nous espérons souligner que la construction d’une identité
dépend inévitablement des liens entretenus avec le passé et l’héritage culturel. Pour
littéraire québécoise, à savoir celle de la seconde moitié du XIXe siècle et celle des
années 1960. La fiction de ces deux périodes, de même que la littérature migrante écrite
depuis les années 1980, révèlent la centralité de ce que Richard Handler appelle « the
myth of the new beginning » (Nationalism and the Politics of Culture in Quebec 67). Les
textes qui ont paru à ces époques-là, laissent paraître un désir d’inventer de nouvelles
13
filiations avec le passé et annoncent une volonté de se redéfinir en tant que collectivité.2
depuis le XIXe siècle, en soulignant le fait que les changements dans la structure sociale
de la province ont suscité le besoin de reformuler les rapports qu’on imagine entre
l’identité culturelle et le passé. L’essentiel dans chaque chapitre sera d’inscrire le corpus
apprécierons le fait que la faculté de la tradition peut évoluer selon les besoins conscients
et inconscients de la société.
le plus, à l’intérieur de notre corpus, d’une esthétique traditionnelle qui valorise la notion
de racines et d’un esprit commun. Dans ce chapitre, nous nous tournerons vers des
romans qui s'approprient l'esthétique folklorique pour construire ce que les auteurs
Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé père. Nous verrons qu’à travers leur
anglais. Le deuxième chapitre de cette thèse établira ainsi une conception « classique »
de la tradition et son lien avec la notion d’authenticité. Le discours traditionnel que nous
2
Plus précisément, Handler caractérise ce concept ainsi : « the myth of the new beginning, in which a
limited group of people isolated in a virgin natural milieu is imagined to transform itself into a new social
entity, distinctive and rounded. Each overlooks what came before by using such archetypal symbols as an
ocean voyage or a military conquest to sever continuity with the past » (Handler 67).
14
verrons représenté dans ces textes reflète une volonté plus générale de la part des élites
une analyse des textes du XIXe siècle et leur incorporation des références au folklore,
nous établirons une idée préliminaire de la tradition. Ce sera contre cette première
conception que les écrivains des années 1960 opposeront leur traitement des liens entre
l’identité et le passé. La tradition, dans les textes littéraire du XIXe siècle, peut être
représentée comme une ligne qui, bien qu’elle soit endommagée par des conflits, permet
aux Canadiens français de retracer leur héritage à une source commune. Nous
soulignerons qu’en dépit de leur prétention à capter un esprit purement canadien dans
leurs textes, cette vision dépend, même au XIXe siècle, du fait d’inventer une tradition et
tradition chez les écrivains migrants continue une thématique que nous repérons chez ces
premiers écrivains qui essayaient aussi de prendre en main leur rapport à l’histoire et à
juxtaposé des images liées à la notion de permanence et d’immobilité avec celles qui
déplacement permet d’insérer une ambiguïté dans les notions d’inclusion et d’exclusion.
Ces premiers textes font preuve aussi d’une acceptation du rôle que joue la figure de
Québec a fait une place à des figures dont les liens d’appartenance sont complexes envers
15
et de l’étrangeté qui étaient au sein de l’imaginaire canadien-français à son
commencement.3
Révolution tranquille et dans lesquels les auteurs tâchent de reformuler le rapport entre le
Québec et son histoire. Nous orienterons notre recherche sur trois textes qui, chacun à
afin de faire écho à la réalité qui est alors en train de se développer : Les contes de
Jacques Ferron, Une saison dans la vie d'Emmanuel de Marie-Claire Blais, et Prochain
fonction de la « difficulté d'être » (109) décrite par Aquin dans « La fatigue culturelle du
pourrions même dire que ces textes, à l’exception des Contes de Ferron, semblent vouloir
l’idéologie nationaliste du XIXe siècle. Cependant, nous répérons plus précisément une
encombrant qui semble nier la possibilité d’évoluer en tant que société. L’objectif de ce
troisième chapitre sera de montrer qu’il est possible d’analyser la tradition par le biais de
la réalité du présent. En faisant une analyse des références au folklore qui apparaissent
dans ces textes, nous insisterons sur le fait que la construction d’une identité collective ne
doit pas être étayée par un rattachement au passé, mais peut surgir dans le réseau rattaché
16
Nous verrons ensuite que dans leurs textes, les auteurs migrants combinent la
valorisation de la tradition que nous repérons chez les écrivains du XIXe siècle avec la
critique des assises de cette tradition qui caractérise les textes de la Révolution tranquille.
Dans notre perspective, les textes migrants, plus que les textes des autres époques,
parviennent à représenter des tensions entre différents réseaux traditionnels qui peuvent
exister à l’intérieur du sujet. Il n’est pas sans importance que tous les textes dont nous
parlerons dans les trois derniers chapitres soient écrits à la première personne. C’est par
le biais de récits personnels que ces auteurs abordent les notions de tradition et
d’héritage. Ce sont des textes qui montrent clairement que le rapport à la tradition
dominante est souvent déterminé par un choix personnel de la part de l’individu qui doit
trouver sa place dans une société. Nous remarquerons que pour les personnages
luttent pour sauvegarder leur identité culturelle tout en voulant créer des liens
d’appartenance avec leur pays d’adoption. Cela devient une stratégie nécessaire pour
ouvrir un réseau traditionnel qui risque de rester fermé et pour reformuler des rapports à
un passé avec lequel le sujet migrant n’a pas nécessairement une filiation directe.
fatigue des pierres. Le premier a comme lieu central la ville de Montréal et témoigne de
l'expérience que fait le sujet migrant du pays d'accueil comme un endroit étranger à la
fois mystérieux et hostile. La ville montréalaise est centrale dans ce texte tout en gardant
son altérité. C’est en se distinguant des figures de la mémoire qui hantent la ville
17
québécoise que l'identité du sujet migrant se développe. Dans L'immense fatigue des
pierres, Robin continue son traitement du statut d'appartenance en utilisant des références
à des communautés virtuelles pour mettre en scène des espaces dont les frontières sont
floues. Les personnages principaux de Robin sont les représentants de cet état
schizophrène qui consiste à habiter un nouveau pays qui nous semble à la fois attirant et
menaçant.
différente. Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer porte sur la façon dont
le sujet migrant se perçoit comme figure étrangère dans son nouveau milieu culturel.
Nous constatons dans ce texte l'intérêt que montre Laferrière pour la perception des Noirs
qui est déterminée par un discours mythique inventé par la société colonisatrice. Il joue
avec ces mythes contemporains à propos de la figure du Noir mais aussi avec d'autres
archétypes dans son texte Cette grenade dans la main d'un jeune nègre est-elle une arme
ou un fruit? Prenant une position narrative qui nous rappelle le point de vue des
folkloristes, il fait le tour de l'Amérique en recueillant les histoires qui font partie de la
conscience collective. Dans ce texte, le folkloriste n'est plus celui qui porte son regard
sur une culture inférieure à partir d'une position plus civilisée. Laferrière est forcé de
À la différence de ces textes dont les lieux représentés sont les États-Unis et le
Québec, les romans Pays sans chapeau et L'Énigme du retour se servent de ce même
dispositif du folkloriste pour explorer les traditions du pays de naissance. Cette fois-ci,
les traditions sont devenues à la fois étrangères et familières après une longue période
18
comme membre de la société qu'il a quittée. Même si Montréal reste à la périphérie, c’est
le fait de retourner en Haïti à partir de Montréal qui est le point de départ, nous
permettant de saisir les rapports entre Vieux Os et les traditions de son nouveau-ancien
pays.
Dans le cas de Ying Chen, l'expérience migrante est présentée non pas d'une
manière littérale, mais plutôt d'une manière métaphorique, comme rupture entre deux
époques ou deux générations. Nous voyons dans les autres textes que la tradition semble
l’affaiblissement des liens traditionnels. Pour les personnages de Chen, le fait de mourir
symbolise efficacement cet éloignement. Dans un grand nombre de ses textes, le Québec
contexte traditionnel pour un autre. Ces deux romans démontrent de manière symbolique
ce que nous voyons directement dans son texte Les lettres chinoises, c'est-à-dire des
figures qui se sont déplacées d'un contexte culturel à un autre, abandonnant toute une
peut persister, même quand la cohésion de cette identité disparaît. Les auteurs migrants
sont conscients des problèmes posés par une conception trop rigide de ce qui constitue un
héritage authentique. En lisant leurs textes nous nous rendons compte de la difficulté de
19
1.3 Vers une définition plurielle du folklore
Au cours de cette thèse, nous tisserons des liens entre la littérature québécoise et
l’évolution des études sur le folklore.4 La plupart du temps, nous avons choisi d’aborder
les textes de chaque période de pair avec les notions entourant la fonction du folklore qui
leur sont contemporaines. Une connaissance des théories sur le folklore nous aidera à
clarifier ce que la représentation des récits, des gestes et des pratiques populaires dans ces
ces trois différentes périodes. Dans le deuxième chapitre, nous verrons que la manière
dont les auteurs incorporent le folklore dans leur fiction témoigne d’une mentalité envers
la tradition qui était typique de l’époque, c’est-à-dire que les pratiques et les histoires
qu’ils incluent dans leurs récits agissent comme des lieux où s’exprime une identité
nationale. De plus, on imagine un groupe folk comme ayant des liens étroits à une
mémoire singulière se trouvant dans un passé lointain. Quant aux auteurs des années
1960, leur rapport plus complexe envers la tradition fait écho à des changements dans les
migrants révèle une préoccupation pour les enjeux qui accompagnent la construction
d’une société pluraliste. Comme les folkloristes à partir des années 1970, ces auteurs se
même moment, les folkloristes se penchaient sur la manière avec laquelle nous
4
Rappelons que vers la fin du XIXe siècle, Reinhold Köhler a souligné la différence entre le mot folklore,
qui désigne les choses qui sont étudiées, et le terme « folkloristics » qu’on applique au champ d’étude qui
examine ces objets.
20
manipulons consciemment le folklore pour le projeter dans l’espace public.
D’entrée du jeu, il faut admettre que le terme folklore lui-même semble parfois
désigner plusieurs choses simultanément, de sorte que tenter de formuler une définition
précise est difficile. Pourtant, nous insisterons sur le fait que l’envergure du terme est de
beaucoup préférable à une conception trop simpliste qui conçoit le folklore tout
simplement comme désignant une croyance fausse que la société prétend être vraie ou un
récit que les gens racontent à des enfants. Au contraire, ceux qui étudient le folklore
étudient des choses qui permettent de saisir une vérité plus profonde, à savoir celle qui se
folkloriques que nous tentons de nous justifier à nous-mêmes une certaine manière d’être
et de renforcer la légitimité d’un certain mode de vie. Voilà une définition détaillée
by word of mouth and all crafts and other techniques that are learned by imitation
folk crafts, folk tools, folk costume, folk custom, folk belief, folk medicine, folk
recipes, folk music, folk dance, folk games, folk gestures, and folk speech, as well
as those verbal forms of expression which have been called folk literature but
which are better described as verbal art. (« Folklore, Verbal Art, and Culture »
376)
21
ne distingue pas entre le campagnard et le citadin, l’ouvrier et le bourgeois,
tout ce qui, dans le peuple, vient authentiquement du peuple par la tradition, par
l’exemple, par l’imitation; c’est tout ce que son expérience personnelle fait jaillir
encore, à chaque instant, de sa nature populaire. (cité dans Rioux « Folk and
Folklore » 194)
n’est pas inclus dans le champ énorme couvert par le terme « folklore ». Nous pouvons
simplifier les choses en nous référant aux propos d'Alan Dundes : « An item of folklore is
known by several individuals, usually many individuals and it is transmitted from person
to person often over the course of generations » (Interpreting Folklore 34). Ces choses
transmises peuvent inclure ce que William Bascom appelle « verbal art » comme des
contes ou des légendes, ou elles peuvent faire référence à des pratiques sociales partagées
par les membres d’un groupe. C’est à travers notre folklore que nous pouvons resserrer
historique ayant des liens avec le passé qui se forment lorsque nous racontons ou
entendons des histoires, des blagues, des chansons qui font partie du répertoire de l’art
oral disséminé un peu partout. Nous pouvons penser au folklore selon la définition
22
d’Andrew Lang comme « the ideas that are in our time but not of it » (Custom and Myth
11). Autrement dit, les pratiques folkloriques possèdent toujours l’empreinte du passé.
Lorsque nous participons à une pratique folklorique dans notre propre présent, nous
puisons cette pratique d’une conscience collective qui nous a donné un mode de vie qui
nous précède. Dans notre perspective, s’il n’était pas appuyé par la faculté de la tradition
qui lui donne sa légitimité et le lien à une mémoire partagée, le folklore serait inutile
existe toute une autre lignée du folklore qui ne se préoccupe pas de ce qui est oral, mais
plutôt des pratiques physiques. Pour mettre en valeur la distinction entre ces deux
catégories, Richard Dorson propose les termes folklore et folklife. Selon Dorson, ce
dernier « responds to techniques, skills, recipes, and formulas transmitted across the
generations and subjects to the same forces of conservative tradition and individual
variation as verbal art » (Dorson, Folklore and Folklife 2). Ce mot désigne alors ces
objets folkloriques qui ne sont pas exprimés oralement, mais le sont plutôt dans nos
pratiques qui nous ont été léguées par nos ancêtres. Ces exemples du réseau folklorique,
Il n’en demeure pas moins que, dans plusieurs cas, il est difficile de mettre le
doigt sur les différences entre l’étude du folklore et les autres domaines qui traitent des
23
folklore et ce qui constitue de la religion, par exemple, semble arbitraire, déterminée la
plupart du temps par les présupposés et les valeurs subjectives du chercheur. Nous
concédons que tous ces domaines de recherche abordent des objets similaires et qu’une
différence de toutes ces autres disciplines, les objets qu’étudie le folkloriste doivent leur
existence à des actes créateurs effectués par des gens qui forment une communauté.
Certes, une histoire folklorique peut faire référence à un évènement réel, mais pour que
celle-ci appartienne au folklore, il faut qu’elle passe à travers le filtre d’un imaginaire
partagé. Pour sa part, Simon Bronner résume la distinction entre l’étude du folklore et
est susceptible de comprendre les liens invisibles qui rassemblent les gens dans une
communauté.
Dans son article « Four Functions of Folklore », William Bascom a avancé une
théorie fonctionnaliste du folklore, notamment son rôle dans le contexte social. D'abord,
le folklore représente une tentative fantaisiste d'échapper aux limitations de l'espace réel
que nous habitons. Deuxièmement, il valorise les institutions et rituels qui forment la
base de notre culture. Ensuite, il joue un rôle pédagogique dans la mesure où il transmet
des leçons et des valeurs. Finalement, le folklore assure, en principe, la conformité aux
l’information, le folklore transmet des valeurs et des croyances qui sont enfouies dans ces
24
histoires et ces pratiques partagées. Pour que nous puissions comprendre la signification
des références au folklore dans les textes étudiés dans cette thèse, il faut que nous nous
de la tradition.
travers trois étapes. Dans la première période, les folkloristes valorisaient la recherche
des objets de folklore qui incarnaient un mode de vie défunt. À cet égard, ils se
jusqu’au présent. Quoiqu’il y ait eu des penseurs qui se soient intéressés aux histoires et
aux légendes populaires, et aux exemples des « popular antiquities », ce sont des gens
comme les frères Grimm en Allemagne et William Thoms en Angleterre qui ont fondé
communautés qui avaient préservé un mode de vie que l’homme moderne avait perdu.
Le folklore et la notion d'État-Nation sont alors étroitement liés puisque ces histoires et
XXe siècle et particulièrement dans les années 1950, la discipline a subi un changement
important, les folkloristes ont déplacé leur regard du « lore » vers l'étude de la
composition des groupes folks. On s’est demandé ce que le « lore » d'une communauté
groupe « folk » est devenue de plus en plus nuancée. Le travail des folkloristes du XXe
siècle a montré d’une part comment la tradition peut se transférer d’un groupe culturel à
25
un autre et comment d’autre part le folklore qu’on associe à une communauté peut se
fonder sur plusieurs assises traditionnelles. Finalement, à partir des années 1970, la
préoccupation pour l'idée de « lore » et de folk semble céder le pas à une investigation du
folklore en tant que processus culturel. Les folkloristes ont commencé à regarder les
de plus en plus à la manipulation consciente que nous faisons de la tradition lorsque nous
essayons de conserver et de projeter une image de nous-même en tant que société. Ils
voulaient voir comment l’évolution de la société a mené aussi à des changements dans le
processus par lequel les valeurs culturelles sont partagées par les membres d’un groupe.
En analysant les textes des écrivains migrants, nous prenons en compte le fait que
le folklore intègre maintenant des actes d’invention effectués par les sociétés lorsqu’elles
tradition is a facet of all social life, which is not natural but symbolically constituted »
eux, nous ne devons pas faire l’erreur de croire que la tradition soit strictement liée à une
définition de la société comme entité fermée. Nous visons dans cette thèse à repenser
cette notion essentialiste pour montrer que comme le dit Handler et Linnekin :
tant que groupe social, nous sommes constamment en train de reformuler notre
compréhension de l’héritage collectif à partir des valeurs que nous adoptons au sein du
présent. Dans notre travail, nous tiendrons compte des problèmes qui accompagnent le
26
fait d’imposer une définition essentialiste sur une culture en même temps que nous
insisterons sur le fait qu’il y a quelque chose de permanent dans l’héritage qui est
En parlant du passé comme d’un instrument dont se sert la société au présent, nous
pouvons nous situer par rapport à des théories avancées par Friedrich Nietzsche dans
philosophe allemand se penche sur les liens entre l’homme et le discours historique,
« [l]’homme […] s’arc-boute contre la charge toujours plus écrasante du passé, qui le
jette à terre ou le couche sur le flanc, qui entrave sa marche comme un obscur et invisible
fardeau » (95-96). À la différence des animaux, l’homme est conscient de sa place dans
l’Histoire et il se définit en construisant une identité qui doit réactiver sans cesse des liens
mettre au service de la vie et, dans le cadre de cette thèse, c’est la modalité critique qui
reflète au plus près les rapports entre l’héritage et l’identité soulevés par les écrivains
migrants. Selon lui, l’historien critique doit « traîner ce passé en justice, lui faire subir un
travers l’approche critique, l’homme essaie de se construire un passé a posteriori qui lui
est plus utile que celui dont il est originaire. La modalité critique implique alors une
27
chose qui peut être au service de la vie mais seulement si nous le réévaluons
constamment selon les besoins de notre propre époque. Nietzsche souligne l’importance
disant que les deux sont nécessaires pour l’épanouissement de la culture. Nous
Pour montrer comment le folklore peut conduire à une compréhension des enjeux
différence entre le folklore et la tradition. Cela est difficile puisque les folkloristes
utilisent souvent le terme tradition pour décrire le contenu du folklore et aussi pour
désigner la modalité plus générale qui permet de transmettre des histoires ou des activités
d'une génération à une autre. C'est pour cette raison que nous ferons appel, dans notre
analyse des textes, aux théories sur la tradition de Paul Ricœur, de même qu’au travail
effectué par nombre de penseurs sur l'opération de la mémoire, comme Fernand Dumont,
Dans le cas de toutes les périodes que nous examinons, l’usage du discours
traditionnel surgit d’une situation où la société québécoise s’interroge sur son identité
5
Vers la dernière moitié du XIXe siècle, ceux et celles qui étudiaient le folklore ont commencé à
concevoir leur travail comme une tentative de préserver les objets traditionnels. Auparavant, les
folkloristes concevaient leur mission comme la documentation et la préservation des objets qui étaient sur
le point de disparaître dans le monde moderne. L’idée que ces récits et ces pratiques incarnent l’idée plus
abstraite de la tradition est née vers la fin du XIXe siècle.
28
collective. Il serait alors possible de dire que les auteurs et les intellectuels se tournent à
la fois vers le passé et vers l’avenir et, plus précisément, qu’ils cherchent à voir comment
le passé pourrait se perpétuer dans l’avenir. Notre lien au passé devient important par
rapport à la raison d’être que nous nous assignons en tant que collectivité. En recourant à
comment chaque époque perçoit le rôle que joue le passé dans la formulation d'une
identité collective.
l’imaginer dans un contexte où, selon Pierre Nora, l’opération de la tradition a été
remplacée par une sensibilité historique qui cherche à recueillir et à tout sauvegarder. Ce
qui était auparavant des objets attestant l’opération d’un folklore authentique est
désormais transformé en lieux de mémoire, c’est-à-dire des aires ou des objets réels ou
symboliques investis par la société d’une valeur mémorielle. Dans son introduction aux
Lieux de mémoire, Nora définit l’idée d’une mémoire vraie « réfugiée dans le geste et
l’habitude, dans les métiers où se transmettent les savoirs du silence, dans les savoirs du
corps, les mémoires d’imprégnation et les savoirs réflexes [...] ». À cette définition, il
ajoute également celle de la mémoire historique qui est « transformée par son passage en
histoire […], volontaire et délibérée, vécue comme un devoir et non plus spontanée ;
(Vol. I : XXV). Nous faisons l’hypothèse que les références au folklore dans les textes
des auteurs migrants constituent des tentatives de représenter cette première modalité de
la mémoire. En même temps, ils font preuve du fait que les auteurs sont conscients qu’ils
29
1.4.1 Paul Ricœur
Le travail de Paul Ricœur sur la conscience historique nous aidera à construire une
définition plus extensive de la tradition. Dans son travail sur l’herméneutique, Ricœur
analyse les catégories interprétatives que nous utilisons pour organiser l’histoire dans un
représentation dans le discours historique, c'est-à-dire le lien entre l’acte d’écrire l'histoire
Dans la première partie de Temps et récit, Ricœur décrit trois niveaux de mimèsis
niveaux forment trois différentes étapes par lesquelles l'histoire se présente à nous. La
avant sa formation narrative. Ricœur souligne qu’« imiter ou représenter l'action, c'est
l'objet historique est reconstruit dans la pensée de l'interprète. Comme Ricœur le précise :
« l'histoire n'est connaissance que par la relation qu'elle établit entre le passé vécu par les
vécu par l'humanité ne peut être que postulé [...] » (Temps et récit I : 142). La mimèsis II
relie ces deux dernières. Ricœur décrit l'étape de la mimèsis II comme la mise en intrigue
30
mimèsis I, une expérience qui n’a pas le bénéfice d’une vue d’ensemble pour la rendre
est transformé en dispositif narratif, c’est-à-dire en récit qui signifie quelque chose. La
appartenant au champ temporel qui sont déjà inscrites dans le réseau symbolique de
significations fourni par la culture en récit structuré ouvert à une lecture interprétative.
Pour que la mimèsis II puisse effectuer son travail de refiguration, il faut cette
compréhension narrative par un lien de dérivation, que l'on peut reconstruire pas à pas,
degré par degré, par une méthode appropriée » (Temps et récit I : 133). Il s'agit de
distinguer entre les faits du passé eux-mêmes et la manière avec laquelle nous organisons
ces faits dans notre pensée par le travail historique.6 Ricœur souligne la nécessaire
médiatisation du moment narratif, que cela ait eu lieu sous forme orale ou écrite. Il met
en valeur le fait que l'histoire n'a pas une organisation interne à elle-même, mais que
celle-ci relève plutôt des catégories épistémologiques qui font partie du système de
l’interprétation.
réalité confuse du passé en récit logiquement ordonné, reçu et assimilé par un sujet, il
mémoire est incarnée symboliquement dans les récits et les pratiques collectifs. Les
6
Hayden White, dans son œuvre Content of the Form, analyse le changement dans la mise en intrigue de
l'évènement historique, remarquant qu’en fait la forme narrative est un développement assez récent dans
l'imagination historique.
31
objets folkloriques ne nous ramènent pas toujours à des faits concrets mais agissent
comme des rappels constants d'un monde et d’une réalité qui a existé avant nous.
dans le folklore l’histoire se manifeste souvent de façon diluée dans la forme d’un récit,
Ricœur examine les rapports entre un objet réel existant à un moment précis dans le
le prolonge au cours du temps. D'après Ricœur, « [l]'histoire [...] est l'héritière d'un
l'oubli ; et ses difficultés spécifiques ne font que s'ajouter à celles propres à l'expérience
comprendre comment un objet disparu et absent de notre regard peut se reproduire dans
la mémoire. Pour Ricœur, une réflexion sur l'histoire doit par nécessité prendre en
source primaire du travail historique. En nous remémorant un objet passé, nous nous
souvenons de quelque chose qui est simultanément présent et absent. C'est à cela que
Ricœur fait référence lorsqu'il parle du « paradoxe recélé par la notion de choses
passées » (« L'écriture de l'histoire » 732). La mémoire et l'histoire ont toutes les deux
pour objet la trace de la réalité. L'opération de la mémoire est fondée sur la notion de
trace en tant que marqueur d'une réalité qui n'existe plus. En revanche, l'histoire
transforme cette trace en objet supposément enregistré de cette réalité passée et le re-
séparation entre celui qui joue le rôle de l'interprète et l'objet qu'il interprète. L'idée de
32
mémoire suggère un lien plus étroit entre le sujet et la chose dont il se souvient. La
Dans notre perspective, le folklore constitue un de ces filtres interprétatifs que nous
utilisons pour formuler un rapport avec un passé qui aurait été informe et indéfini. Le
l'histoire. Ce qui nous intéressera par rapport au folklore est le fait que de plusieurs
manière orale et nous associe à un monde qui existe au passé mais que nous ne pouvons
trouvant des artéfacts et étudiant des gestes physiques, le positionne également dans le
domaine historique. Nous proposons que le folklore révèle un moment où nous avons
converti la mémoire en forme artistique, littéraire ou gestuelle. Le folklore n'est pas une
tentative de raconter précisément le passé, mais constitue plutôt une figuration de notre
rapport au passé. C'est par le biais de la performance du folklore que nous parvenons à
Afin de tisser des liens entre le folklore et la tradition, nous ferons usage de trois
concepts fournis par Ricœur dans le troisième tome de Temps et récit : « les traditions »,
soulignerons le rapport que les êtres humains entretiennent avec le passé à l’extérieur de
33
la modalité historique. Comme nous l’avons remarqué, la mémoire est inextricablement
liée à l'opération de la tradition, car celle-ci repose sur l'expérience de faire ou de dire
quelque chose qui s'est produit avant nous. La faculté de la tradition implique toujours le
sentiment de répétition, que l'action fait partie d’un réseau d'actions similaires, que le
Dans le cadre de notre recherche, les traditions décrites par Ricœur correspondent
au contenu étudié par les folkloristes; le terme peut désigner alors les contes, les légendes
ou les gestes qui sont transmis à travers les générations et parmi les membres d’une
communauté. Dans leur ensemble, ces traditions font partie de ce que nous pouvons
désigner comme notre culture. Ce sont les « choses déjà dites » dont nous sommes les
héritiers ; les traces du passé que nous recevons dans notre position en tant qu’interprètes.
perspective narrative particulière, les auteurs des trois époques dessinent dans leurs textes
temps. Elle est la raison pour laquelle nous pouvons sauvegarder des traditions et assurer
mécanisme qui assure la transmission d’un passé interprété à partir d’un « présent
34
pour assurer le processus par lequel le passé est continuellement légué au présent. Pour
sédimentation : « C'est à la sédimentation [...] que doivent être rapportés les paradigmes
qui constituent la typologie de la mise en intrigue. Ces paradigmes sont issus d'une
paradigmes reçus [qui] structurent les attentes du lecteur et l'aident à reconnaître la règle
formelle, le genre ou le type exemplifiés par l'histoire racontée » (116). La manière dont
le lecteur reçoit l'histoire, au sein de la mimèsis III, est quant à elle déterminée par les
accordée par les folkloristes à la variation dans l'art folklorique. Chaque acte d'énoncer le
folklore unit ce qui est dit ou fait à des paroles ou des actions antérieures. Cependant,
l’originalité de chaque moment où l'objet surgit signifie qu'un travail d'innovation est en
d'utiliser ces structures, ces formes, ces notions préexistantes pour créer quelque chose de
nouveau. Dans notre travail, le concept de traditionalité nous aidera à décrire les liens
entre le présent et le passé qui sont représentés dans la fiction québécoise. Dans les
textes que nous étudierons, les références au folklore révèlent un usage particulier de
assure que les traditions soient acceptées comme légitimes. Dans les propos de Ricœur,
définit Ricœur, représente l’aura de vérité qu’on prête aux choses avant la distanciation
35
critique qui accompagne le travail historique. Ricœur souligne que « par la tradition nous
nous trouvons déjà situés dans l’ordre du sens et donc aussi de la vérité possible » (404).
Nous verrons que les personnages principaux mis en scène par les écrivains migrants ont
souvent du mal à rompre avec la tradition de leurs ancêtres ou à faire face à la tradition
du pays d'accueil précisément parce que ces traditions possèdent une puissance accordée
par leur inscription dans la culture dominante. En proposant l'idée d'un renouvellement
Nous verrons également que l’aura de vérité qu’on prête à la tradition donne souvent lieu
que la notion d’authenticité fluctue et que l’aspect absolu de la tradition est remplacé par
l’incertitude.
travers les références à la tradition et au folklore dans des œuvres de fiction. L’intérêt de
notre approche est lié au fait que nous nous servons des théories qui traitent normalement
proviennent généralement d’aucun auteur précis à l’analyse de textes dans lesquels les
auteurs spécifiques manipulent délibérément les thèmes, les images et les personnages
36
que nous analysions la manifestation du folklore par rapport aux stratégies narratives et
aux esthétiques d’auteurs venant de trois époques distinctes. Tous les textes examinés
constituent une esthétisation des récits traditionnels et mettent en scène un folklore qui
besoins sociaux et politiques. Le folklore, dans tous ces cas, est intégré délibérément
dans des textes où les auteurs tentent de révéler les liens entre l'identité culturelle et une
histoire partagée.
notre démarche pour analyser les entrecroisements entre le genre littéraire et la mentalité
roman, la société est composée d’une pluralité de gens, provenant de différentes strates
historiques mais, à l’intérieur du roman, toutes ces voix peuvent être mises sur un pied
d’égalité. Pour cette raison, le genre romanesque, du point de vue de Bakhtine, est un
outil efficace pour représenter les réalités d’une situation pluraliste. Bien qu’il soit
possible d’analyser des textes québécois du XIXe siècle de même que des textes de la
les écrivains migrants assument les contradictions inhérentes au fait que le sujet
37
consciemment afin de représenter les dilemmes identitaires qui surgissent lorsque le sujet
Une analyse qui s’inspire de la notion de polyphonie peut être compatible avec ce
que Marie-Lynne Piccione désigne comme le « principe unificateur qui s'affirme comme
les dérivés du “désordre” le pouvoir régénérant de l'originalité » (2). Chez les écrivains
discursif. D'une certaine manière, il s'agit dans ces textes de voir le folklore à travers
d’autres folklores de la même façon que Bakhtine a parlé de voir le langage avec « “les
Les textes que nous étudierons encouragent une interrogation des assises de la
réalité culturelle collective. Ils nous mènent à prendre en compte les effets d’apporter
implication dans la tradition signale toujours notre participation à une communauté, une
analyse du discours traditionnel nous mène inévitablement à réfléchir sur la réalité que
nous construisons ensemble en tant qu’êtres qui participent à la formation d’un espace
politique. En fait, les crises identitaires des personnages dans les romans migrants
ressortent dans plusieurs cas au fait que le comportement de ces individus ne se conforme
pas aux attentes du discours promulgué dans l’espace public qu’ils habitent.
38
Ce sera en écrivant des récits qui se rattachent à la perspective de l’Autre, que les
auteurs migrants parviendront à montrer que la tradition n’a jamais une valeur absolue et
quelqu’un qui l’envisage de l’extérieur, et c’est précisément cette position qui leur donne
la possibilité de refaire des liens entre eux-mêmes et l’héritage inscrit dans les symboles
et les récits culturels qui les entourent. La participation au réseau folklorique nous relie à
ce que nous avons été de même qu’à une vision de notre avenir. L’étude du folklore peut
servir à révéler le processus par lequel les membres d’un groupe s'entendent sur la réalité
politique et identitaire. En analysant le folklore dans des textes paraissant à des moments
Québec. Nous abordons tous les textes étudiés dans cette thèse comme des tentatives de
existe des rapports entre différents niveaux de la culture, entre une culture dominante et
une culture dominée. Grâce au fait que le folklore appartient à un courant de l’expérience
du passé à l’écart de l’expérience historique, les légendes, les mythes et les contes sont
souvent à un espace autre. Le défi pour le sujet migrant et pour les écrivains qui
Nous nous intéresserons à la manière dont le folklore fait écho à la conversation qui se
39
déroule sur le plan politique tout en étant déployée à partir de positions extérieures à ce
Pourtant, il peut constituer également une tentative de la part des écrivains de trouver des
méfiance, même le mépris, qui habitent les folkloristes à l’idée d’utiliser leur expertise
pour analyser la littérature, remarquant que « [t]o some very fine minds, possibly the
worst thing you can do to folklore is study it as though it were literature. The only thing
pointless. The glory of folklore is that it lives, and real life, not novels, is its natural
context » (63). Que faisons-nous avec une telle déclaration lorsque nous débutons un
projet qui veut trouver des exemples de folklore dans la littérature? Arrachons-nous le
folklore de son véritable contexte ? En un mot, oui. En fait, dès que nous tentons
d’intégrer le folklore dans un champ de recherche, nous risquons de lui enlever quelque
folklore est étudié dans un contexte où l’opération mémorielle qui nous a liés au passé est
40
remplacée par le dispositif de l’histoire qui effectue un processus d’autoréflexion
constante.
du folklore dans des contextes construits par la littérature que nous serons en mesure
d’aborder la question des rapports entre l’identité formulée par l’individu et le discours
culturel fabriqué au niveau social. Répétons encore une fois que nous n’entendons pas
simplement identifier des références à des récits ou des pratiques folkloriques dans les
directement les rapports que nous construisons délibérément avec l’héritage, la mémoire
et l’espace culturel. Une telle approche nous conduira à considérer des convergences
entre les références culturelles qui surgissent dans le discours folklorique et une
l’auteur engage un dialogue avec les symboles, les thèmes et les idées qui forment sa
culture. Lorsque nous réfléchirons sur les manifestations du folklore dans les textes
québécois et les textes migrants, nous chercherons à faire ressortir des usages délibérés de
la tradition. Il s’agira de voir comment le discours folklorique est intégré non seulement
dans la littérature des auteurs migrants, mais aussi de préciser comment cette intégration
se distingue de celle que nous constatons dans les textes des générations précédentes.
Comme nous l’avons souligné ci-dessus, dès que nous établissons une discipline
consacrée à l'étude des objets folkloriques, nous arrachons ceux-ci de leur contexte
naturel, les soumettant à une distance critique. C’est dans ce contexte que surgit le
fakelore, qui est seulement possible lorsque les gens sont conscients de leur propre
41
volonté de sauvegarder des valeurs, des pratiques et des histoires culturelles. Depuis la
le fakelore, de vifs débats se sont produits autour des questions soulevées par la
distinction entre un folklore légitime et un folklore fabriqué. Pour des gens comme
Dorson, seuls ceux et celles qui ont reçu une formation comme folkloristes sont capables
d’identifier et d’étudier le folklore. Selon lui, les histoires recueillies par des gens sans
formation en études folkloriques sont souvent fabriquées dans les années récentes et n’ont
pas le même lien à la conscience collective. Pour cette raison, ce fakelore n’est pas utile
aux vrais folkloristes puisqu’il ne constitue pas une série d’histoires provenant
naturellement d’une conscience collective. Dorson condamne ce fakelore car celui-ci n’a
pas passé à travers les mêmes processus de transmission que le folklore authentique et,
bien que ces histoires puissent être intéressantes d’une perspective sociologique ou
littéraire, ils risquent de diluer l’intégrité du travail que font les folkloristes.
pour ce que les Allemands appellent le folklorisme : « Folklorism became the zoo where
and a vigorous past. Serious folklorists, however, turned to real wildlife, that is, the non-
ideal world of present and past societies and their cultural expressions »
folklore dans la littérature, nous nous trouvons entre ces deux positions. Si nous
virtuel qui reproduit la réalité sauvage dans lequel le folklore se développe. Les discours
sociaux qui font partie du monde réel agissent dans l’univers que l’auteur crée sans que
42
celui-ci en ait toujours conscience. À cet égard, la fiction rappelle le zoo décrit par
Bausinger dans lequel le folklore est utilisé par l’auteur pour éclaircir le fonctionnement
N’oublions pas à cet égard que, selon Oring, au cours des derniers siècles « folklore
has been imagined as an art, artifact, or artifice of identity » (« The Arts, Artifacts, and
Artifices of Identity » 213). En d’autres termes, de nos jours, il est souvent difficile de
chercheur à travers le filtre d’une industrie culturelle. Il suffit de dire que, pour plusieurs
penseurs, le fait que quelque chose soit folklorique ou non ne change pas grand-chose,
car même les instances d'un folklore inventé opèrent selon les mêmes procédures qu'un
d’invention et de variation.
Il faut préciser alors que même si le concept de fakelore sera utile pour notre
étude, les auteurs dont nous parlerons ne pratiquent pas ce que les folkloristes auraient
désigné par ce terme. Notre travail portera sur la manipulation délibérée de la tradition
chez les écrivains québécois, et vise à déterminer comment ce geste révèle de nouvelles
façons de concevoir les rapports d'appartenance entre l'individu et l'entité sociale. Nous
intentionnellement par des écrivains, peuvent quand même en dire long sur l'importance
de la tradition dans l'imaginaire littéraire québécois depuis le XIXe siècle. Dans tous ces
toujours possible de formuler des liens entre les théories contemporaines sur le folklore et
son intégration dans la littérature des trois époques. En fin de compte, c'est son inclusion
43
dans le genre littéraire qui ouvre la tradition à la possibilité d’une manipulation esthétique
44
Chapitre 2
2.1 Introduction
textes du XIXe siècle au Québec pour souligner combien l’idéal d’une conscience
populaire incarnée, selon des hommes de lettres, dans des récits oraux et des pratiques
glorifiant un passé collectif, l’élite intellectuelle a tenté d’établir la base sur laquelle la
nation canadienne-française pourrait se bâtir. Dans les prochaines pages, nous verrons
qu’au XIXe siècle le projet politique formulé par la nation canadienne-française reposait
sur l’idée que le présent était l’héritier d’un passé possédant une qualité mythique qui,
bien qu’il puisse demeurer caché, constitue un point d’origine pour l’identité collective.
nous nous pencherons sur un recueil de contes et deux romans : Forestiers et voyageurs
et de l'art verbal dans la fiction canadienne-française du XIXe siècle nécessitera que nous
fouillions dans les racines même de l'étude folklorique. Les auteurs dont nous parlerons
45
dessinent le folklore dans leurs textes comme l’incarnation d’un esprit culturel et cette
littéraires. Dans les chapitres qui suivent, nous remarquerons que les liens serrés avec le
passé qui se révèlent dans la fiction du XIXe siècle se dénouent. Dans leurs textes, les
auteurs migrants remettent en question la manière dont l’individu se forge une identité
culturelle en fonction des rapports au passé qui évoluent sans cesse. Afin de pouvoir
identifier comment les textes de ces écrivains migrants révéleront les enjeux de la
Afin de souligner l'utilité de leurs œuvres comme travail édifiant pour le lectorat
canadien-français, plusieurs auteurs au XIXe siècle ont essayé d'enlever à leurs textes les
empreintes du style romanesque. Il est significatif par exemple que la première édition
vie réelle, titre qui essaye de le situer davantage dans le domaine de la chronique que
dans celui du roman. Afin de donner l’impression de capter la vie réelle, tous ces romans
contiennent des références nombreuses à des légendes, à des contes et à des rituels qui
font partie de la vie traditionnelle du Canada français. Ces références vont de pair dans
ces textes avec l'encadrement de la relation entre l'auditeur et le conteur qui sert à mettre
46
en relief l’insistance des auteurs à représenter un monde étayé par le discours traditionnel.
textes inscrivent cet intérêt pour le conte oral dans une modalité littéraire. En analysant
les œuvres du XIXe siècle, nous verrons qu'elles se situent dans un moment où le monde
« savant » d'institutionnalisation.
Prises ensemble, les œuvres étudiées dans ce chapitre décrivent un monde formé
d’un réseau de références folkloriques qui permettent d’envisager une certaine manière
d'être Canadien français. Pour analyser les personnages qui habitent ces textes, il est
façons, la lecture de ces romans ne nous amène pas à voir la vie comme elle était vécue
mais nous confronte à une représentation d'une vie modèle qui nous renvoie à un passé à
la fois réel et inventé. Les romanciers de l’époque ont cherché à mettre en valeur une
image des Canadiens français de plusieurs manières exagérée. Leurs personnages étaient
tradition de la part des écrivains. Nous n'avons pas affaire à des représentations réalistes
des personnages mais à des archétypes dont les descriptions exagérées doivent beaucoup
À part la façon dont ces textes traitent des personnages, nous constatons plus
généralement qu'ils s’inscrivent dans un contexte folklorique grâce à toutes les références
qu'ils font à des pratiques et à des coutumes quotidiennes, c'est-à-dire au folklife tel que
l'a décrit le folkloriste Richard Dorson. La vie qui y est représentée est déterminée à
plusieurs égards par les exigences entourant la vie traditionnelle. Il s'agit d'un décor qui
47
doit son aspect vif au folklore. À plusieurs reprises dans les textes, la narration se penche
sur la description élaborée des habitations, focalisant sur les matériaux avec lesquels elles
Jean Rivard, le défricheur qui décrit les habitations temporaires des défricheurs
aux deux extrémités. Le toit est pareillement formé de pièces de bois placées de manière
à empêcher la neige et la pluie de pénétrer à l'intérieur » (45). À première vue, cela peut
paraître un passage assez banal, mais nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que
l'attention que l’auteur porte à ces descriptions suggère un désir de mettre en lumière ces
bâtiments qui font partie du contexte culturel. L'auteur souligne le « savoir-faire » avec
lequel ces édifices étaient construits, dont la trace existe toujours de nos jours. Ces textes
fournissent également une pléthore d'explications sur les pratiques qui se rattachent à une
certaine façon de vivre. Toujours dans Jean Rivard, le défricheur, on explique le mot
« corvée » dans son sens canadien, disant que « [c]'est un travail gratuit, mais qui
s'accomplit toujours avec plaisir. Ce service d'ailleurs sera rendu tôt ou tard par celui qui
le reçoit ; c'est une dette d'honneur, une dette sacrée que personne ne se dispense de
payer » (200). Il s'agit d'un terme dont nous pouvons comprendre la signification dans le
même genre de définition qui nous donne l'idée d’un système de valeur qui détermine
l'action sociale.
À côté des références à des pratiques et à des valeurs qui assuraient la cohérence de
l’identité collective, les textes du XIXe siècle sont remplis de références au voyage qui
48
exemple la figure du coureur de bois dans la littérature canadienne-française. Décrivant
cette figure, Michelle Lavoie remarque : « Contrairement à l'habitant qui n'est solidaire
que de son lopin de terre et s'exalte à contempler ses trente arpents, ou à défricher son
terrain, le coureur de bois, comme ses descendants, est en communion ultime avec
l'univers » (« Du coureur de bois » 14). Le coureur de bois n'est jamais dépaysé car il
n'est étranger nulle part. Lavoie explicite le contraste qui surgit entre le caractère nomade
cultivateurs, disant que « [Les sauvages] apparaissent […] comme ceux qui contestent
l'ordre établi. En face de la stabilité des valeurs paysannes, ils dressent une sorte
d'éthique pragmatique et relativiste » (16). Nous verrons au cours de cette thèse que la
fournira les assises de l’imaginaire populaire dépeint dans les textes des années 1960 de
même que dans l’écriture migrante. Pendant le XIXe siècle, les figures incarnant l'altérité
dans la société québécoise comme l'abbé, le cultivateur et le colon. Dans plusieurs cas, il
s'agit d'un contraste entre le désir d’aller plus loin et la nécessité de fonder une place pour
soi-même. La préoccupation pour l’exploration paraît être en fort contraste avec les
En analysant les textes du XIXe siècle, nous constatons à quel point le discours
folklorique fournit un décor pour l'intrigue et jusqu'à quel point il influe sur la manière
dont la vie est représentée. Tout au long des œuvres que nous examinerons, un fil narratif
évoque l’idée d’un passé idéalisé ou glorifié. Ce qui prime dans ces textes est
49
l'importance de respecter les valeurs qui nous ont été léguées. Le discours littéraire
nouveau. Pour que nous puissions comprendre la signification de ces images folkloriques
dans ces romans, il faut situer le folklore dans son contexte. Nous travaillons dans ce
chapitre avec une définition classique du folklore et il est donc nécessaire de préciser
premier lieu, voir comment le folklore et la littérature ont influé sur la conception de
vers le début du XIXe siècle en même temps que l'idée de l'État-nation se développait
cherchaient à trouver une conscience nationale qui se manifestait dans toute sa pureté
dans les pratiques et l'art provenant de ce qu'on appelle en anglais « the folk » qui
référait en général aux gens inéduqués qui avaient préservé les pratiques culturelles du
passé. Avant la création officielle de la discipline, l’intérêt pour les histoires et les
légendes populaires du peuple habitant dans les régions à l’écart du centre urbain était
50
Johann Herder peut être considéré comme une sorte de proto-folkloriste qui tentait de
prouver l’existence d’un esprit populaire dans les histoires des gens ruraux qu’il
imaginait comme existant dans un état de noblesse naturelle. Suite à cette volonté initiale
de récupérer la beauté intrinsèque des récits du peuple, ce sont des intellectuels comme
les frères Grimm en Allemagne et William Thoms en Angleterre qui ont fondé une
discipline consacrée à l'étude des coutumes et des pratiques provenant des communautés
qui avaient préservé un mode de vie que l’homme moderne avait perdu. Selon la pensée
de l'époque, les communautés qui habitaient les régions éloignés du monde civilisé
(nommément les régions rurales) avaient gardé des traditions que le folkloriste cherchait
et qui reflétait une manière de vivre qui n'existait plus parmi les membres de la culture
moderne. C'était alors la recherche des survivances traditionnelles qui préoccupait ceux
qui exploraient ces régions. Par l'analyse des coutumes de ces groupes, on parvenait à
Le métier du folkloriste était d'enregistrer ces traditions qu'il trouvait dans ces
lieux afin de transmettre une part négligée de l'héritage culturel de son pays. Le
folkloriste, tel qu’il était conçu au début de la discipline, se gardait à distance de son sujet,
se servant d’un point de vue presque détaché, gardant une objectivité à son travail. Ce
était présenté par le biais d'un effet de distanciation critique.7 En étudiant les traces qui
demeurent d'un mode de vie maintenant disparu, le chercheur pouvait accéder à une
7
Par exemple Serge Gautier décrit la manière dont on a converti la région de Charlevoix en région
folklorisée, en la considérant comme un lieu où les gens avaient retenu un mode de vie traditionnel. La
Charlevoix se présentait aux chercheurs comme une de ces régions les « moins touchées par l'influence
anglaise » (Gautier Charlevoix ou la création d'une région folklorique 8). En cherchant dans ces endroits
« régionaux » on pensait qu’ils étaient plus susceptibles d’être le siège d’« une sorte d'authenticité
française » (8).
51
compréhension d'une manifestation antérieure de sa propre culture. Le but du folkloriste
était de trouver le vrai caractère de son peuple en étudiant les pratiques traditionnelles qui
persistaient au sein du présent. C'était par le biais de ces traces que le folkloriste pouvait
ressusciter l’image d’un moment fondateur de la société. Pour cette raison, ce même
folkloriste prenait en considération des histoires qui semblaient contenir des aspects
inusités quant à leur lieu de manifestation et qui amènaient des chercheurs à considérer
les liens entre les images qui se retrouvaient dans le folklore et la psychologie primitive
de nos ancêtres.
Max Müller a fameusement relié tous les symboles mythiques à une obsession
lune. Intéressé de découvrir pourquoi on trouve souvent dans les mythes des éléments
qu'il appelait « silly, savage and senseless », il a conclu que ces nombreuses références à
des actions choquantes surgissaient d’une corruption langagière des histoires qui avaient
autrefois exprimées des liens entre la vie de l’homme et le mouvement de ces objets
célestes. Bien que les théories de Müller aient été discréditées, en particulier par son
contemporain Andrew Lang, elles nous donnent une indication de l’objectif des
folkloristes au XIXe siècle, c’est-à-dire de chercher dans les actions et les histoires du
présent les traces d'une vie humaine qui a existé antérieurement mais qui n'est plus la
même. Considérons aussi cette description que fait Aure Jeangoudoux en 1987 du conte
qui « nous invite à nous transporter dans un temps chronologique différent, bien avant
notre existence, mais en même temps il nous indique que ce temps est le temps originel »
(« Structure du conte et élaboration mentale » 229). Voilà une constatation qui peut
52
émergeant d'un moment primordial de l'existence humaine.
Une des caractéristiques des récits folkloriques réside dans leur absence d'auteur.
Cette absence indiquait qu'on ne pouvait pas déterminer l'origine exacte d'un objet de
signifiant qu'un esprit commun peut être découvert dans les récits simples d'un groupe,
qui s'étaient formés par des opérations collectives n'ayant aucune personne spécifique à
son origine. Le récit appartient à tout le monde, bien qu'il y ait certaines personnes
personnes n'avaient pas pour autant le droit de le revendiquer comme le leur. C'était pour
cette raison que l'art verbal émergeant sans liens à un sujet particulier exprimait le plus
Dans son article sur la structure narrative des récits du folklore, Linda Dègh
développe l'idée d'« Einfache Formen » proposée par André Jolles. Elle explique que ce
concept qui se traduit comme « forme simple » signifie : « oral literary forms as simple,
d'exigences stylistiques propre au genre littéraire. Pour cette raison, il était de rigueur de
considérer le folklore comme lié à l'oralité car c'était la forme orale qui assurait qu’une
du folklore s'est souvent révélé illusoire. Selon Conrad Laforte « [l]es écrivains du
Canada comme ceux de France prétendaient qu'une chanson entendue dans une ethnie y
53
était née et par conséquent était typique de ce groupe » (« Chansons folkloriques » 160).
Ce n'était pas toujours le cas ; souvent les chansons migraient d'un groupe à l'autre et
donc il n'était pas toujours juste de les considérer comme émergeant du milieu où on les
avait trouvées. Il est difficile (même impossible) de connaître un récit traditionnel dans
sa forme originelle, et donc ceux qui semblent avoir émergé dans tel ou tel groupe
parvenant jusqu’au présent du chercheur dans sa forme pure sans les influences
accumulées de plusieurs cultures et de plusieurs lieux géographiques est donc une fausse
représentation.
En ce qui concerne les textes québécois du XIXe siècle, ils représentent une société
gérée par le folklore. Le folklore québécois a fourni à ces textes littéraires une aura de
relier un projet littéraire aux préoccupations de la nation, en dessinant des liens entre la
fiction et des récits connus collectivement. Les auteurs dont nous parlerons dans ce
chapitre voulaient dépeindre une société dans laquelle il était toujours possible de sentir
des liens entre le temps présent et le passé collectif. Ils tentaient de situer les
comportements.
Comme nous l'avons déjà noté, les textes du XIXe siècle représentent déjà une
pour des buts esthétiques. Cette stratégie assure qu'une distance soit créée entre les
traditions que le roman décrit et nous en tant qu'observateurs de ces traditions. Il s'agit en
somme d'une vie traditionnelle qui est travaillée par une pratique interprétative. Cela
54
veut dire que l'auteur peut inventer des nouveaux contextes pour déterminer où le folklore
se situe par rapport au lectorat contemporain. Cependant, il existe déjà une séparation
L'existence même d'un champ d'études qui explore le folklore indique que ce dernier n'est
Jusqu’ici nous avons décrit l’objet qu’étudiaient les folkloristes au XIXe siècle.
Cependant, pour comprendre l’usage du folklore dans la littérature du XIXe siècle et son
rapport à la faculté de la tradition, il faut que nous comprenions le rôle que le folklore
joue dans le raffermissement des rapports sociaux, c’est-à-dire la fonction des traditions
pour les gens qui participent à leur création et à leur énonciation. Pour les buts de cette
thèse, nous introduisons des concepts sur l’opération du folklore qui appartiennent
davantage au champ théorique qui s’est développé pendant le XXe siècle. Nous
comment les romans que nous analyserons dans ce chapitre nous conduisent à
reconsidérer les liens entre la tradition et l'identité. Pour ce faire, il faut d'abord parler de
dépendance envers l'acte de transmission. Même si les auteurs de l’époque n’étaient pas
55
Le folklore est incompréhensible hors du contexte où les gens se mêlent et se
parlent. Il se manifeste en bonne partie dans les liens qui existent entre les membres
d’une collectivité. Dundes, en définissant le folklore un siècle plus tard, a dit qu'il faut
avoir au moins deux personnes qui participent à une certaine pratique pour que celle-là
puisse être considérée comme folklorique. Il faut alors que quelque chose soit transmis
d'une personne à une autre. Nous comprenons notre place au sein de la collectivité à
travers les traditions que nous partageons. La participation à ces traditions agit comme
preuve de notre appartenance à cette collectivité. Le monde géré par le folklore est
clairement structuré et les gens qui en font partie se comprennent en fonction de leur
C'est ici que nous pouvons réitérer les définitions proposées par Ricœur. Les
comportement des individus dans une communauté si elles n'étaient pas soutenues par la
les pratiques, les coutumes) créent ensemble une réalité concrète dirigée par la
de reconnaître que le folklore n'est pas simplement une chose que les gens possèdent ou
qu'ils utilisent. Il faut garder à l'esprit que les gens sont au fond d’eux-mêmes
folkloriques.
qui émergent constamment dans les opérations de la communauté. C'est cela qui crée une
siècle ont pour contexte narratif un monde où la vie est réglementée par cette répétition.
56
C'est à travers son intégration dans les aspects de notre vie que le folklore nous permet de
poids de la tradition parce qu'on l'a toujours faite ainsi. Le folklore, par son rattachement
rapport à cette stabilité que nous comprenons nos responsabilités en tant que membres de
la communauté. Dans la prochaine section, nous verrons comment les auteurs du Canada
français ont essayé de créer dans leurs textes un lien à cette stabilité en même temps
symboliques) qui font partie de notre héritage, c'est par le biais de la tradition, c'est-à-dire
de l'acte de transmission que ces objets sont passés d'une génération à l'autre. Pour
comprendre véritablement la sorte d'existence qui se manifeste dans ces romans, il faut
considérer les qualités d'une communauté où le folklore est clairement présent dans le
réseau social et où la tradition assure le partage du folklore entre les générations. Nous
voulons souligner comment l'inclusion du folklore dans ces textes indique déjà une
1841 mais dont les racines remontent à la dernière partie du XVIIIe siècle. Dans le
57
pouvoir colonisateur, la population canadienne fut amenée à se définir par rapport à leurs
Constitution de 1791 a connu l’établissement d’un véritable champ public dans lequel
« le choc des cultures politiques et les intérêts divergents des groupes sociaux suscitent
une activité intellectuelle remarquable dont la Chambre d’assemblée, les brochures, les
“ gazettes ” et les cafés deviennent les forums » (Histoire sociale des idées au Québec
18). La liberté de presse était conçue comme une des pierres d’assise des libertés
Canadien, fondé en 1806 comme réplique au journal anglais Quebec Mercury, est la
preuve d’une population qui veut prendre part aux débats se déroulant dans le champ
Chambre d’assemblée signalait aussi leur implication dans le dialogue incessant sur
lequel la communauté politique est fondée. En 1837, les premiers romans de la littérature
d’un livre de Philippe Aubert de Gaspé fils et Les révélations du Crime de Cambray de
François-Réal Angers.
de marginaliser les Canadiens dans les institutions politiques. Après l’adoption de l’Acte
d’Union en 1841, la conscience historique s’est posée comme une réponse à la menace
58
explicite de l’assimilation. Dans le rapport de Durham rédigé en 1839, l’auteur affirme
que l’assimilation des Canadiens serait bénéfique car cela donnerait l’opportunité à une
société attardée d’évoluer. Du côté des Canadiens, l’élite conservatrice s'est acharnée à
à côté de ces valeurs conservatrices promulguées par l’Église catholique qui dominait le
nécessitait, selon des penseurs comme Étienne Parent, qu’ils se tournent vers des modèles
leur industrie. Sauvegarder des traditions, la langue et la religion serait inutile sans
comme des assises principales. Le fait d’adopter des notions progressistes dans les
184). Nous nous tromperions alors si nous imaginons la pensée politique de l’époque
comme étant embourbée inextricablement dans un discours passéiste. Il est quand même
vers l’avenir ; néanmoins, on ne s’adonne pas à des projets sans des vues sur le passé
perspective des libéraux, le projet politique serait fondé sur l’héritage culturel et viserait à
59
maintenir la puissance de l’identité nationale dans l’avenir.
Cette identité nationale avait sa fondation dans un héritage auquel on accédait par la
plan littéraire qu’une vision idéalisée du passé pouvait se manifester le plus clairement.
Les romanciers pouvaient se servir des images et des figures provenant de la culture
populaire tout en les déployant de façon délibérée pour étayer l’identité nationale. En
parlant des perspectives de l’époque sur la littérature du XIXe siècle, Javier Garcia-
Mendez souligne que « [d]ès que l'on parcourt les textes à travers lesquels les romanciers
québécois qui suivent de Gaspé fils présentent et commentent leur propre travail, on
s'aperçoit que la référence à une volonté d'influer sur la réalité, d'opérer des
transformations concrètes dans l'entourage à travers l'écriture est une constante de ces
textes » (« Les romanciers du XIXe siècle face à leurs romans » 332). Essentiellement,
les écrivains du XIXe siècle essayaient d'écrire des textes qui contribuaient à fournir une
québécoise 155). En cherchant à sauvegarder les traditions et les récits d’un esprit
populaire qui demeure à jamais abstrait et idéalisé, on tentait de formuler une vision du
peuple canadien-français qui avait ses racines dans un passé spécifique qui était le lieu du
Nous ne pouvons pas éviter alors de considérer les rapports sociaux entre la culture
60
Garneau, qui a écrit son Histoire du Canada entre 1845 et 1852 dans laquelle il insistait
envers une culture nationale « nourrie de la mémoire épique des ancêtres et de la tradition
française, axée sur la protection des acquis symboliques, sur la fidélité aux origines »
(Bouchard Genèse des nations et cultures 104). Le but était de créer ce que l'abbé
Le répertoire national dans les années 1840, La Ruche littéraire dans les années 1850 et
Les Soirées canadiennes dans les années 1860. Ces revues ont paru au fur et à mesure
qu’une identité commune se concrétisait. C'était dans ces revues qu’un lectorat canadien-
l'instruction publique qui avait pour but de disséminer des idées édifiantes au nouveau
informé était nécessaire pour la propagation de valeurs identitaires et pour affirmer cette
appartenance.
L’intérêt pour le folklore que nous trouvons au Québec n’était pas inusité dans une
les pratiques populaires dans plusieurs pays européens. La revue Les Soirées
61
canadiennes a été fondée en 1861 et « aux yeux de plusieurs [...] aurait donné à la
cette revue a paraphrasé une phrase de Charles Nodier : « Hâtons-nous de transcrire les
délicieuses histoires du peuple avant qu'il ne les ait oubliées », remplaçant le mot
« transcrire » par « raconter ». Ce que nous voyons est l'invention d'un héritage
traditionnel incarné dans le folklore national. Ce qui se manifeste est le résultat d'une
collision entre le folklore populaire et la communauté savante qui l'utilise. Il ne s'agit pas
le dit « le roman se propose ici d'agir non seulement sur la conscience de la collectivité
mais, à travers elle, sur le vécu de notre collectivité » (333). Selon les élites, c’était en
retenant ces pratiques et ces récits traditionnels qu’on pouvait revendiquer une filiation
Pour les intellectuels qui recueillaient ces traditions, le fait qu’ils étaient capables d’en
retracer les origines à la France prêtait à la culture populaire une qualité légitime.
pensée du XIXe siècle une conception conservatrice qui contient aussi un « dynamisme
remarquable » (Bouchard Genèse des nations 105). Selon Maurice Lemire « le passage
de l'oral à l'écrit n'est pas une simple opération de transcription, mais l'occasion de
réaménager le tout dans un ordre qui soit favorable à l'idéologie de la classe dominante »
62
(« L'autonomisation » 82). Les rapports entre ces deux classes sont loin d'être simples et
révèlent plusieurs ambiguïtés. Décrivant les traits de la culture nationale entre 1840 et
1940, Bouchard met en valeur le fait que la classe dominante avait tendance à considérer
avait l'idée que « la culture des classes populaires, trop investie dans son face à face avec
le continent, représent[ait] une menace pour la culture nationale telle que conçue par les
Bouchard parle ensuite du fait que « [l]a culture des classes populaires [était] considérée
la culture nationale [devait] se nourrir pour rester fidèle à ses origines et assurer sa
survie » (Genèse des nations 109). Ces deux mentalités qui s'opposent révèlent quelque
chose qui exemplifie le rapport entre les folkloristes et le « folk » qu'ils étudient. Nous
repérons une séparation entre ceux qui se servent du folklore et ceux d'une classe cultivée
qui l'approprie pour des raisons politiques. Les membres de l'élite prônent l'importance
des coutumes de la culture populaire en même temps qu'ils les méprisent. Nous verrons
dans les textes qui contiennent des contes, que l'auteur donne la parole à une figure
populaire afin de protéger sa propre crédibilité comme membre d'une classe sociale qui
ne se sert plus de ces choses. C’est ironique que l'essor de l'intérêt pour le folklore a
informée. Autrement dit, les avancements qui ont permis la dissémination de ces contes
Comme les folkloristes qui étaient à la recherche des survivances d'une culture
63
passée, les écrivains canadiens-français cherchaient à mettre ces traces dans leurs textes
pour dessiner une identité qui soit conforme aux valeurs partagées. À travers leurs
histoires écrites, les auteurs tentaient de représenter une mémoire vive et stable soutenue
par la tradition. On ne racontait pas seulement des événements spécifiques, mais plutôt
une manière d'être associée à une époque qui avait disparu ou qui disparaissait ; il
s'agissait de dessiner une identité qui se manifestait dans les habitudes, les répétitions de
l'identité historique, disant : « si d'un côté on mise sur la grandeur du sujet pour produire
de grandes œuvres, de l'autre on doit placer au centre de l'action de simples individus que
des références à des hommes légendaires qui sont des modèles à suivre, mais
simultanément ils doivent porter aussi sur l’aspect édifiant de la vie quotidienne qui
histoire qui n'est pas axée sur un événement spécifique. Voilà comment le rituel, l'acte de
façon de vivre dans les textes littéraires laisse entrevoir son absence dans le monde
sur le plan fictif un mode de vie qui fonctionne mieux quand on le fait d'une manière
inconsciente. Par conséquent, tandis que les romans que nous examinons dans ce
chapitre voulaient incorporer du folklore dans leur récit, ils nous font penser également à
pour des fins esthétiques et commerciales. Ce sont des choses qui ont l’air de faire partie
du champ traditionnel mais qui sont plutôt des inventions délibérées des gens qui veulent
64
leur prêter une authenticité et une parenté avec l’héritage collectif.
Dans un article sur le folklorismus, Venetia J. Newall explique que vers la fin des
années 1950 ce terme était utilisé pour décrire la performance du folklore à l’extérieur de
son contexte « légitime ». Elle souligne les trois formes de folklorismus proposées par
originel, l’imitation des motifs populaires par une nouvelle classe sociale et l’invention
d’un folklore pour des raisons qui ne se conforment pas à la tradition établie. Selon cette
difficile de distinguer le folklore authentique car ceux et celles qui le performent finissent
souvent par incorporer des éléments qu’ils ont emprunté au champ du folklorismus. Dès
l’établissement d’une discipline qui était chargée de l’étude du folklore, on ne pouvait pas
éviter que cette nouvelle connaissance revienne vers les sujets étudiés et que ceux-ci
celui-ci représente une vraie expression du folklore. Le jugeant d'une façon négative,
Richard M. Dorson a proposé la notion de fakelore en 1950 dans un essai dans la revue
American Mercury, pour désigner ces exemples de folklore qui en ont l’authenticité, mais
qui sont plutôt une invention récente. Dans son article « Theories of Myth and the
65
mesure que l'étude du folklore se développait aux États-Unis dans les années 1950, il est
devenu de plus en plus important d'établir clairement les paramètres de ce qui constituait
un folklore dilué.
Dans les décennies qui ont suivi cette condamnation du fakelore par Dorson,
plusieurs théoriciens ont souligné le fait que celui-ci était susceptible d’exprimer les
valeurs qui lient les membres d’une communauté. Dans son article « Nationalistic
Inferiority Complexes and the Fabrication of Fakelore », Alan Dundes remarque par
exemple que même les frères Grimm ont pris des libertés dans la rédaction des récits
qu'ils ont prétendu avoir transcrits sans rien ajouter. D'après Dundes, nous voyons
hommage à son identité collective en raison d'un sentiment d'infériorité. Nous voyons
qu'une telle analyse peut nous aider à comprendre l'intégration du folklore dans les textes
de ces auteurs québécois du XIXe siècle. Dundes souligne ainsi la nécessité ressentie par
une communauté d'inventer une tradition : « fakelore apparently fills a national, psychic
need : namely, to assert one's national identity, especially in a time of crisis, and to instill
pouvons pas considérer les textes que nous analyserons dans ce chapitre comme du
fakelore en tant que tel, à cause du fait qu'ils n'essayaient pas de se faire prendre comme
du folklore authentique, la valorisation qu'on fait du folklore dans ces textes nous fait
De plus, même ceux qui condamnent le fakelore par rapport au domaine folklorique
66
admettent la légitimité de recycler des thèmes folkloriques dans les textes littéraires. La
l'entrecroisement de l'individu qui raconte et les exigences du contexte dans lequel il dit
évènement ou une cérémonie, le folklore pourrait même être plus malléable que le roman.
C'est précisément la qualité orale qui assure qu'il peut s'adapter à plusieurs situations.
Les conteurs font preuve de leur art par le fait qu'ils peuvent jouer sur un thème
particulier qui survient dans un texte. Mais cette créativité doit obéir à certaines
L'usage des figures folkloriques dans les textes littéraires peut représenter tout
simplement un exemple de variation qui est en fait ce qui donne au folklore sa capacité de
l’inclusion du folklore dans leurs textes, sont à mi-chemin entre la création d'une sorte de
fakelore et la ressuscitation d'un folklore légitime. Les figures qui apparaissent dans
dans la narration, mais leur intégration dans le domaine romanesque les arrache du
courant de la tradition.
De son côté, William Fox a souligné dans « Folklore and Fakelore : Some
(252). Selon Fox, il est important de noter qu'à la différence du folklore, le fakelore
manifeste l'identité en train de se formuler et non pas une identité qui se rattache au passé.
67
Une telle assertion est propre à nous faire considérer d'un autre œil l'influence
conservatrice au Québec qui s'acharnait à dicter les qualités d'une bonne littérature
nationale. Il s'agit alors du maniement d'un folklore authentique pour appuyer des
notions idéologiques et nationales. Fox remarque qu'il est normal que le fakelore ne
possède pas la qualité transgressive commune dans folklore puisqu'il n'appartient pas au
peuple qui se révolte contre la culture dominante mais est plutôt un « instrument
moralisateur » (235). Ainsi, donner au folklore un but pédagogique lui enlève sa capacité
and presentation of folk culture » (Hans Moser cité dans Smidchens 52). Pourtant, cette
Nous nous tournerons vers le texte de Joseph-Charles Taché pour voir un exemple
de folklore qui passe au deuxième degré en étant intégré dans un texte littéraire. Nous
avons choisi de débuter par Forestiers et voyageurs puisque son intrigue est axée sur la
représentation d'un groupe folk dont les actions et le comportement sont constamment
déterminés par un réseau de codes traditionnels. De toutes les œuvres que nous
intégrée dans la vie quotidienne. Quoiqu'il tombe toujours dans le cadre du littéraire et
que nous ne pouvons pas le considérer comme du vrai folklore, ce roman se rapproche le
plus du travail des folkloristes du XIXe siècle à cause de la perspective narrative qui
oscille entre un ton littéraire et ethnographique. À l'égal des folkloristes, le but de Taché
est de montrer au lectorat un groupe qui incarne les valeurs louables de la nation. Il
68
emploie un point de vue teinté par la nostalgie, en deuil face à la perte de ce genre de
De tous les livres que nous abordons dans ce chapitre, Forestiers et voyageurs
la première fois en 1863 dans Les soirées canadiennes, avec pour titre complet Forestiers
première, qui s'intitule « Les Chantiers », est une description de la vie des forestiers, de
leur camp, de leur travail et de leurs coutumes. La deuxième section, nommée « Histoire
du Père Michel », prend la forme d'un recueil de contes attribué à la figure du Père
Michel. Ces deux parties portent à la fois sur le folklore et sur le folklife des gens
observés par Taché qui avec les co-rédacteurs des Soirées canadiennes, voyait les contes
nous rappelle que Taché était connu pour ses intérêts anthropologiques qu'il appliquait à
des investigations rigoureuses des pratiques culturelles. La fidélité avec laquelle l'auteur
décrit la vie et les pratiques quotidiennes de ces forestiers s'avère vraiment importante et
nous voyons cette même insistance sur la fidélité dans les autres textes qui prétendaient
offrir une représentation légitime d'un mode de vie. Taché tentait de donner à Forestiers
et voyageurs (qu'il désigne dans une section du texte comme « cette étude ») l'apparence
d'un texte contenant une rigueur ethnographique. Dans un but semblable à celui des
69
folkloristes, Taché cerche à montrer la vie traditionnelle du peuple qu'il observe. Dans
les propos mêmes du narrateur : « j'ai campé sur les bords de nos lacs et de nos rivières ;
j'ai vécu avec les hommes de la côte de la forêt, avec les sauvages ; j'ai recueilli plusieurs
de leurs récits, et je les écris pour tâcher de faire qu'on puisse les lire quand on ne pourra
pas les entendre raconter » (Taché 16). Cette esthétique ethnographique est incorporée si
efficacement dans le texte que Lacourcière a même noté que les critiques ont reproché à
l'auteur un manque de littérarité. D'un côté du texte, nous avons alors l'incarnation du
folkloriste représenté par la voix narrative qui observe les coutumes, les gestes, les
habitudes de ces forestiers avec qui il voyage. Même les descriptions qu'il fait de ce qu'il
voit mime le style paternaliste et louangeur des textes folkloriques. En même temps nous
ne pouvons pas considérer le texte comme celui d'un vrai folkloriste car l'auteur
exemple, la figure du Père Michel constitue une invention qui permettait à l'écrivain de
Taché, comme plusieurs autres littéraires de son époque, était à la recherche d'un
mode de vie sur le point de disparaître. Lacourcière note que « Taché a compris la valeur
humaine, exceptionnelle, de cet homme des bois, aujourd'hui disparu, qu'on appelait le
voyageur » (« Préface » 10). Dans cette figure, Taché apercevait un « type [qui] a plus
contribué à faire connaître notre petit peuple que tous les événements de notre histoire »
(Taché 13-14). Dans les descriptions des voyageurs, nous nous rendons compte qu'il ne
s'agit pas d'une représentation d'individus qu'on pourrait isoler et observer mais plutôt
d'une représentation d'un archétype, ce qu'il appelle « l'homme du peuple » (Taché 17).
À la page 14 nous trouvons une longue description du voyageur qui souligne pour nous
70
son attachement à son endroit naturel : « la forêt, les prairies, la mer, les lacs, les rivières,
les éléments et lui se connaissent d'instinct » (Taché 14). À propos des histoires qu'il
ramasse, Taché affirme que « ces légendes et ces contes, dans lesquels les peuples ont
versé leur âme [constituent] le fond on peut dire de toute littérature nationale » (Taché
16). Le texte voit dans ces figures des modèles à suivre. Ces hommes idéalisés sont
l'incarnation d'un mode de vie qu'il fallait préserver et protéger contre l'influence
raison que l'auteur nous fait repérer la distinction entre le vrai Canadien et le Canadien
yankéfié. Il implore même : « que Dieu garde notre peuple de cette contamination »
(Taché 55).
Pour l'auteur, l'important est de rendre justice à la vie qu'il veut préserver. Il essaie
de mettre en valeur la force qu'on avait attachée à la tradition et à une vie traditionnelle.
En décrivant le camp, le narrateur nous laisse entendre que la vie de ces individus dépend
de la répétition et du rituel. Le texte fait plusieurs références à « des fêtes, des festins,
des embûches, des luttes sanglantes » (Taché 26). Au début de la première section,
entièrement tombées dans l'oubli » (Taché 21). Dans la description du camp du chantier,
nous voyons combien l'espace est ordonné et la valeur qu'on accorde à la nécessité de
garder les choses à leur place. Il s'agit de l'importance de la répétition mais cette fois-ci
Ce que nous voyons est un monde dans lequel le folklore peut fonctionner. Nous
repérons la puissance de ces coutumes puisqu'elles sont investies d'une valeur permanente.
71
Les descriptions de la vie que mènent ces gens nous permettent de comprendre le folklore
dans son propre contexte. Dans la première section du texte, l'auteur dessine un monde
folklorique qui nous aidera à trouver la signification des contes de la deuxième section.
Pour que nous comprenions la valeur des contes et des légendes racontés dans le texte,
l'auteur doit nous faire pénétrer dans la réalité dont ils proviennent. C'est pour cette
raison que partout dans le texte, on nous présente des mots en italiques qui représentent le
vocabulaire du groupe et qui indiquent un réseau social ayant ses propres codes et son
propre langage. Taché souligne ainsi leur authenticité en laissant ces expressions telles
quelles. Les gens qui connaissent ces expressions se sentent rappelés à leur appartenance
à ce groupe.
Le folklore a une signification pour ceux et celles qui s'en servent. Le but du texte
est de nous aider à saisir à quel degré ces pratiques sont importantes pour les gens qui
sont décrits par l'auteur. Dans le contexte fourni par Taché, les chansons ont un pouvoir
magique et soutiennent des liens entre les membres du groupe. La vie dépeinte dans ce
nous obéissons mais que nous n'avons pas créées. Prenons ce passage décrivant
l’organisation du camp : « Les devoirs et les attributions de ces divers états, les droits et
prérogatives qui en découlent sont réglés et définis par les us et coutumes des chantiers,
sans constitution écrite et toujours sous le bon plaisir législatif, administratif et judiciaire
tradition détermine le comportement des hommes qui vivent ensemble. En faisant une
description de la communauté des voyageurs, Taché montre au lecteur les valeurs innées
72
autosuffisant. Le texte se termine avec les mots « Heureux ceux qui croient » (Taché
227). Ces propos sont significatifs car ils indiquent l'importance d'arrimer la vie à un
système de croyance.
Cette première section du texte nous donne accès à une représentation d'une vie
folklorique en œuvre. À côté de cette mise en scène de la vie traditionnelle, l'auteur nous
présente des récits attribués au Père Michel qui prétend avoir vécu lui-même les
aventures qu'il décrit. Le Père Michel est l'incarnation par excellence du conteur et, à
travers ses histoires, il nous fait comprendre l'usage d'un art folklorique dans la société
traditionnelle des voyageurs. Ces contes forment presque le miroir de la vie décrite par le
narrateur dans la première partie. C'est ce dédoublement qui fait des récits un instrument
pour affirmer les valeurs collectives, car ils nous amènent à comprendre ce qui constitue
Par le biais du Père Michel, nous sommes susceptibles de voir le folklore in situ,
c'est-à-dire que nous voyons comment l'art folklorique se produit à travers un public qui
implore le Père Michel de « conter un conte ». Le père Michel se présente comme celui
qui garde et protège les récits, une personne qui peut distiller l'expérience des voyageurs
et la transmettre dans un art oral. C'est lui qui fait partie du groupe social et qui connaît
Les contes du Père Michel mettent de l'avant une conception du monde liée au
folklore. En décrivant les actions et le comportement de ces figures par rapport aux défis
73
auxquels ils doivent faire face, ils nous donnent à voir une représentation des valeurs que
trouvons des archétypes et des figures qui apparaîtront plus tard dans la littérature écrite.
Nous pouvons analyser les figures qui surgissent dans ces contes pour mieux comprendre
La figure qui se trouve partout dans les récits du Père Michel est celle du
C'est aussi un instrument narratif qui permet à l'auteur de souligner combien l'idée d'un
ailleurs joue un grand rôle dans la formation de l'identité du voyageur. Les « pays d'en
toute tutelle sociale » (Lemire « L'autonomisation » 93). Ainsi, pendant que le clergé
infiltrer au même moment par des figures qui s'opposent à cette stabilité. Le motif de
l'exploration est central et nous verrons dans notre analyse de Jean Rivard que c'est l'acte
de se déplacer vers un territoire nouveau qui est au commencement d'un nouveau mythe
social. Partout dans le texte, l'auteur nous présente des descriptions de régions et les
Canadiens était affecté par l'influence des sources externes. Nous repérons un cas de
pollinisation croisée de la culture où les habitudes de notre propre culture ne peuvent pas
échapper à l'influence des autres. D'une certaine façon, une idée de l'identité se cristallise
en contraste avec la vie des « Sauvages ». C'est la figure du « Sauvage » qui permet à
l'auteur d'établir un contraste entre la façon de faire les choses chez les voyageurs et la
74
façon de faire les choses chez les Autochtones. Au commencement du récit « Le Passeur
de Mitis », une note en bas de page explique l'expression « se mettre sauvage » en disant
qu'elle réfère au « petit nombre de Canadiens et d'Européens qui ont adopté la vie des
bois et des côtés, en s'associant aux tribus aborigènes auxquelles leurs familles sont
pratiques d’un autre groupe culturel. À suivre cette même piste thématique, nous voyons
dans les récits des gens qui passent d'un monde à l’autre, qui connaissent les coutumes de
dans les récits du Père Michel. Elles deviennent l'optique à travers laquelle on est
capable de voir nos propres traditions. Le texte met en valeur le fait de formuler une
missionnaire de convertir ces autres et de leur montrer les pratiques les plus acceptables.
La conversion comporte ici la possibilité de transférer les valeurs que nous retenons
parmi nous à des groupes externes. Il s'avère alors que le thème de la conversion met en
rapport à son côté inverse, son rival et même son ennemi. Au bout du compte, le
« Sauvage » doit s'intégrer dans la tradition des Canadiens français, voilà pourquoi à la
fin de « Le passeur de Mitis » le Mic mac Coundo se convertit à la foi chrétienne. La vie
que mènent les voyageurs est basée sur l'idée de se déplacer d'une place à l'autre. C'est
grâce à cette errance que les voyageurs s'exposent aux traditions des autres. Pourtant, il
75
est toujours important de noter qu'en dépit du mouvement perpétuel qui s'associe à la vie
des voyageurs, il existe quand même un système de folklore qui demeure stable. La série
façon implicite, ces récits rappellent comment vivre. Celui qui écoute le récit est appelé à
modeler son comportement selon ce qui s’y trouve. Sur le lien entre les contes et
l'éducation, le texte dit que « Le voyageur canadien est catholique et français ; la légende
est catholique et le conte est français ; c'est assez dire que le récit légendaire et le conte,
avec le sens moral comme au bon vieux temps, sont le complément obligé de l'éducation
du voyageur parfait » (Taché 16). C'est en écoutant les récits que le voyageur peut
mieux comprendre ses responsabilités par rapport à sa communauté. Ces récits mettent
en relief des personnages qui se comportent de manière appropriée. Les rites de passage
qui marquent la transition d'une étape de la vie à une autre sont bien en évidence dans le
texte. Par exemple à la page 177 on nous dit que les jeunes voyageurs se voyaient
attribués l'étiquette de « mangeurs de lards » car « les voyageurs qui, n'étant pas encore
bons repas de la table paternelle, et surtout le pain et le lard » (Taché 171). L'inclusion
des rites de passage dans l'histoire signale l'importance de respecter les bornes qui
Il s'agit non pas d'une transmission d’histoires, mais de pratiques physiques qu'on
76
Nous pouvons penser au premier conte du Père Michel, « Un Compérage », pour
éclaircir l'aspect moralisateur du conte. Le texte traite du baptême d'un bébé qui à la fin
se révèle être le Père Michel lui-même. L'histoire s'ouvre avec une description du
moment où les choses se mettent à s'aggraver : « C'était dans le temps des bonnes années,
il y avait plus de blé alors qu'il n'y a d'avoine aujourd'hui, les habitants de huit cents
minots n'étaient pas rares. Mais un bon nombre abusaient de cette abondance, ne pensant
qu'à manger, à boire et à s'amuser » (Taché 59). Ce conte, comme c'est le cas avec les
autres, communique une sorte de leçon morale qui éclaire ce qui constitue la différence
entre une bonne et une mauvaise action. « La fin des bonnes années » est inaugurée par
les mauvaises habitudes des gens qui « [n'avaient] pas de tempérance » (Taché 61). La
rupture entre deux époques est mise en relief. Le début du récit décrit comment la terre
ne se laisse plus cultiver à cause d'un « fléau » de vers et de mouches qui s'attaquent à
l'agriculture. Cette défaillance se lit comme le châtiment imposé aux gens à cause de
leurs actions, comme le dit le Père Michel : « Tenez, prenez ma parole, c'est une punition,
et tant qu'on n'aura pas fait pénitence, ça durera » (Taché 60). Selon la tradition, nous
sommes les héritiers d'un châtiment que nous ont légué nos ancêtres. Le thème du texte
nous ramène à la notion de filiation, nous faisant penser à ce qu'on lègue à nos enfants. Il
Dans le récit, on perd l'enfant à cause d'une faiblesse morale. Le conteur voit dans cette
histoire une métaphore pour sa vie en général, et nous croyons qu’au même égard nous
pouvons le comprendre en termes d'un réseau traditionnel sur lequel nous n'avons aucun
contrôle. Il dit que « L'histoire de mon compérage [...] a été l'histoire de ma vie. Balloté
de côté et d'autre, j'ai fait bien des plongeons et des culbutes pour arriver où j'en suis ce
77
soir, pas plus riche que vous voyez [...] » (Taché 67). Le Père Michel se voit comme
Dans plusieurs des récits racontés par le Père Michel, il y existe, en dépit de la
rupture qui est établie entre le temps actuel et le passé, un lien entre les deux ; comme si
reprises, les textes fournissent une explication de l'origine d'une certaine expression ou
d'une certaine manière de faire les choses. En ce sens, ils nous donnent un aperçu d'où
nous sommes venus. Ce rattachement à l'origine émerge aussi vers la fin du roman où le
remarque : « […] je voyais se dérouler devant moi, tout ce qui s'est passé dans cet endroit
depuis le temps de nos ancêtres » (Taché 224). À la fin du conte « Cadieux », le Père
Michel observe que « la chose se faisait encore de mon temps, et c'est dans cet endroit
même que j'ai appris l'histoire de Cadieux, dont les voyageurs sont si fiers » (Taché 168).
Nous pouvons penser également à Cadieux qui en écrivant son « chant de mort » sur une
écorce transmet quelque chose à l'avenir. Son acte établit un lien entre le présent et le
passé. Les contes du Père Michel font penser à un passé disparu mais qui resurgit dans
l'acte de raconter.
narrateur s’adresse à nous. Après avoir laissé le Père Michel prendre son repos, il décrit
le contexte des contes merveilleux et leur importance dans la culture. Il s'agit d'un regard
distancié, reproduisant celui des folkloristes qui tâchaient d’avoir une perspective
objective sur ce qu'ils transmettaient dans leur recherche. Il fait la louange des contes
78
fabuleux en disant : « Pour moi, je retiens fidèlement dans ma mémoire tous ces récits,
soit que, exposés véritables de faits réels, ils fassent partie du tableau de nos mœurs
nationales, soit que, pieuses ou pures fictions, ils forment ce fonds de poésie innée, qui
n'est qu'une des expressions des aspirations de l'homme vers sa fin » (Taché 131).
L'auteur décrit même le lieu qu'il trouve le plus apte pour la transmission de ces histoires.
Nous repérons dans cette déclaration l'idée que dans ces contes se manifeste une
voyageurs. Ce n’est pas seulement les paroles des chansons qui nous sont données, mais
aussi une description de la performance. Il est alors important de rappeler l'analyse qu'a
faite Alan Dundes dans son chapitre intitulé « Texture, Text, and Context » dans
Interpreting Folklore. Dans cet essai, Dundes insiste sur l'importance de situer les récits
ou les pratiques folkloriques dans leur contexte car c'est seulement par rapport au
contexte actuel qu'on peut parvenir à comprendre le texte. Par exemple la ronde des
narrateur montre aussi la même préoccupation pour le ton et le rythme (incarné chez
Dundes par le mot « texture ») quand il dit: « je voudrais pouvoir [laisser aux contes] ce
souvent profond que prennent, tour à tour, les récits populaires » (Taché 17). Il voit la
nécessité de garder les qualités esthétiques des contes oraux qu'il transmet. Comme ça on
s'assure de garder ce qui a de l'âme populaire dans les récits et de n'y pas ajouter trop de
8
Marius Barbeau parle des chansons des voyageurs en disant « These pieces, meant to accompany the
motions of labor – whether in the fields, in the forest, along rivers, in the shop, or in the house – are
plainly rhythmical. To enhance their usefulness, a refrain or chorus constantly breaks into the narrative,
which is given in detail in brief stanzas by the solo part, so as to lengthen the delivery and make the
action last a good while » (« French Canadian Folk Songs » 133).
79
la culture du chercheur.
populaire. Ce qui manque au texte de Taché est un fil narratif qui est singulièrement
historique traité de manière mythique. Le roman de Philippe Aubert de Gaspé père fait
partie de ce qu’Aurélien Boivin appelle les romans historiques, puisqu'il se déroule avant,
pendant et après La Conquête de 1759. Nous considérons Les Anciens Canadiens comme
un texte qui n'a plus exactement le même rapport avec la société folklorique que nous
avons vu dans le texte de Taché. Pour autant, la tradition qui y est représentée n'est pas
reliée à un projet libéral tel que nous le verrons dans le texte de Gérin-Lajoie. Le lien
entre le présent et le passé dans Les Anciens Canadiens est fracturé et crée un effet
d'éloignement.
ces auteurs [qui] se tournaient vers le passé non pas pour y trouver les éléments
servant à donner une réponse immédiate à l'adversaire, mais dans le but de donner
aux compatriotes une mémoire collective, de faire revivre des moments épiques qui
risquaient de rester ignorés et de se perdre à tout jamais, une façon donc de faire de
80
l'histoire. (Garcia-Mendez 333)
C'était pour cette raison que l'abbé Casgrain faisait l'éloge de ce roman qu'il voyait
comme venant au secours des traditions anciennes qui disparaissaient. L'abbé a qualifié
le texte d'« œuvre nationale » en disant qu'« il n'y a pas une ligne de cet ouvrage qui n'ait
sa réalité dans la vie de notre peuple » (Œuvres complètes vol. 2 : 273). Lorsque nous
tentons de définir ce que c’est que ce « style canadien » qu’Aubert de Gaspé prétend
vouloir donner à son texte, il faut que nous admettions le rapport intime que l’auteur
établit entre le passé se déroulant sur le plan historique national et le passé qui appartient
davantage à l’expérience de l’individu. Il est ainsi significatif que Jacques Cardinal ait
noté qu’« il semble que [de Gaspé] adhère [...] à l'idée que la littérature est, lorsque
l'écrivain est intègre, le reflet fidèle de l'Histoire et, en même temps, une œuvre
d'imagination » (La paix des braves 119). Nous considérons cette observation comme
étant une clé pour l'interprétation du texte dans lequel le passé canadien-français se
suggère que nous pouvons ajouter Les anciens Canadiens « à cette liste de romans qui
mélangent allégrement les genres, les styles et les langues, dans une sorte de joyeuse
éphémère » 141). Par rapport à la tradition, il semble que le texte admet constamment
l’aspect factice de celle-ci et son lien direct avec les caprices de la nostalgie.
Conquête, le roman dessine un portrait des traditions partagées par un certain groupe dont
Aubert de Gaspé déplore la perte. Nous ne pouvons pas éviter de constater que cette
81
tentative de récupérer les traditions du passé prête un caractère nostalgique au discours
les enjeux de la tradition et de l'héritage sans tenir compte du fait que ce roman
jeunesse n'a pas vraiment coïncidé avec ce qui est énoncé dans le texte.9
Jacques Allard décrit l'objectif de l'auteur en disant qu'il s'agit « non pas de raconter
familier, au proche » (Le Roman du Québec 180). Il serait donc malavisé de considérer
le texte seulement comme une sorte d'épopée populaire, évoquant l'identité canadienne-
réinstaurer à la fois un passé personnel et un passé se déroulant sur le champ social. D'un
historique. De l'autre côté, le texte met en scène une temporalité que nous pouvons
qualifier de folklorique.
Lorsque nous examinons le traitement du passé que nous trouvons dans Les
Anciens Canadiens, nous pouvons faire des rapprochements entre son aspect fictionnel et
Nicole Deschamps observe que « [l]e récit imaginé des événements de 1760 apparaît […]
comme un vernis sous lequel affleure la peinture naïve et non retouchée de la société de
1860, telle que la voyait Philippe Aubert de Gaspé » (4). En même temps, l'auteur
9
Ce même ton nostalgique envahit la biographie de l'auteur par Casgrain qui insère son sujet dans ce
monde idéalisé et éphémère du passé ; « c'est dans ce même demi-jour de l'intelligence qui s'ouvre,
semblable à ces formes attrayantes, que se dresse dans mon passé la douce et lointaine apparition du
bon vieillard dont je vais vous dire la vie » (Œuvres complètes 240) Ce ton persiste dans la description
que Casgrain fait de sa propre enfance quand il a rencontré Aubert de Gaspé père : « L'azur du
firmament était plus limpide, les campagnes plus verdoyantes, les montagnes plus ombragées, la mer
plus chatoyante des feux du jour » (242).
82
semble mêler aussi une vision du passé basée sur la réalité historique et une vision qui
s’appuie sur l'imaginaire populaire de sorte qu’on prête à ce passé une qualité idéalisée.
Comme nous l'avons souligné, la première section du roman nous révèle un monde
clos et axé sur le rituel, qui s'écroulera plus tard à cause de l'éclatement de la guerre.
L'auteur prête à sa description de la vie son aspect idyllique et harmonieux ayant comme
symbole le plus clair l'amitié entre les deux protagonistes. Dans cette partie, le récit
s’interrompt souvent pour qu’un personnage puisse raconter une légende ou que le
VI au chapitre XI, le texte nous offre une longue mise en scène de la vie des habitants.
La description qui est faite de cette période semble la mettre à l'écart du présent,
l'encadrant comme un moment qui n'existe plus mais dont on pourrait retrouver les traces
Dans cette première moitié du roman, le récit est projeté dans un passé qui
manifeste ce que Bakhtine appelle la « distance épique » (The Dialogic Imagination 19).
que nous pouvons décrire comme étant « premier » et « fondateur ». L'épopée est, dans
un certain sens, un genre « perfectionné », c'est-à-dire qu'il met en scène une vision
épique, nous pouvons considérer la manière dont l'auteur des Anciens Canadiens figure le
passé comme un temps où les choses étaient faites comme il faut. C'est pour cela que,
dans la perspective de l'auteur, le groupe social des seigneurs « se confond avec l'image
83
transmission de la réalité sociale d’une génération à l’autre, se trouve en crise. Avec la
mise en scène de cet événement crucial, l'auteur établit un point de rupture entre les deux
sections du roman, la première où l'amitié entre les deux protagonistes demeure forte et
l'autre où cette amitié est transformée en rivalité. La Conquête surgit dans ce texte
comme une sorte de moment fondateur et destructeur, marquant une division entre deux
mentalité historique. Pourtant, le texte bascule constamment entre une conception fluide
du temps et une conception où les deux époques sont clairement divisées. Analysons, par
exemple, la métaphore qui compare la vie humaine à un fleuve pour mieux comprendre
Voilà [...] cette onde qui coule si paisiblement à nos pieds ; elle se mêlera, dans une
heure tout au plus, aux eaux plus agitées du grand fleuve [...] Voilà l'image de notre
vie ! Tes jours, jusqu'ici, ont été aussi paisibles que les eaux de ma petite rivière ;
bien vite tu seras ballotté sur le grand fleuve de la vie, pour être exposé ensuite aux
fureurs de cet immense océan humain qui renverse tout sur son passage ! (129-130)
Le texte semble mettre en opposition le temps comme il est perçu par la mémoire
sensibilité historique. D’un côté, l’auteur présente le temps des « anciens Canadiens »
comme se situant dans un moment distinct du nôtre. De l’autre côté, il lie l'histoire à la
mémoire personnelle qui est en constante métamorphose mais qui retient toujours ce lien
84
au passé.
Tout au long du récit des Anciens Canadiens apparaissent des personnages qui
racontent des histoires et qui nous présentent différentes manières de parler de la réalité
passée. Le texte ne cherche pas seulement à révéler différents discours sur ce passé, mais
aussi à mettre en scène son encadrement dans la forme fictive. Nous voyons ainsi
représenté dans la trame narrative l'acte de conter, créant des scènes qui mettent en valeur
les rapports entre une figure qui parle et ses auditeurs. L’auteur montre ainsi le lien
De façon générale, nous pouvons dire que la parole de José se rattache au discours
qui laisse entrevoir la voix de l'auteur lui-même. Dans l'introduction au collectif Philippe
entre le Régime français et le Régime anglais, entre la culture des élites et la culture
populaire, entre seigneurs et censitaires, entre démocratie et high tories, l'auteur des
Anciens Canadiens (1863) a sans cesse joué un rôle de passeur [...] » (1-2). C'est grâce à
sa position dans une classe élevée que Gaspé pouvait se servir d'un discours populaire et
l'intégrer dans un roman portant sur la disparition de la classe seigneuriale. Enfin, nous
d'un discours rattaché au mythe vers celui qui se rattache à la réalité historique. Il faut
85
souligner que tout au long du texte il existe des chevauchements indéniables entre ces
Comme nous l'avons dit, la figure de José représente un aspect qui permet à
Aubert de Gaspé de prêter à son texte un « style canadien ».10 En raison de son manque
avec celle de ses compagnons plus éduqués. Il s'agit d'une « prise de distance avec le
transcendance » (27). Par rapport à ce sujet qui incarne la voix du folk, le texte se
à une classe seigneuriale qui aurait eu ses propres traditions et coutumes. Les histoires
fantastiques racontées par José, comme celle de l'île des sorciers, sont présentées comme
des moments qui interrompent la réalité de la vie actuelle. Ces histoires se déroulent dans
ce « temps chronologique différent » dont nous avons parlé précédemment. C'est par le
truchement de la parole de José que nous avons l'accès le plus direct avec le passé et c'est
à travers lui que nous percevons les coutumes qui persistent jusque dans le présent. Il ne
faut pas oublier non plus le « défunt père » qu'évoque José à maintes reprises. C'est la
référence à cette figure qui prête de l'autorité à ses histoires.11 Sa parole s'inscrit dans un
10
Nous retrouvons ce même désir de garder une parole populaire dans ses Mémoires qui s'ouvrent avec « le
coin de Fanchette ». Il s’agit pour de Gaspé de relier le travail du mémorialiste à l’imaginaire de la
collectivité et de faire des liens entre une mémoire personnelle et un répertoire d’histoires partagées.
11
Il est intéressant de noter qu’Aubert de Gaspé, dans le chapitre-préface et dans ses Mémoires, mentionne
sa propre faculté de mémoire prodigieuse. Il transfère cette habileté à José qu'il décrit comme étant capable
de raconter des histoires « pendant des semaines entières » (Les Anciens Canadiens 86). Cela nous fait
penser à la recherche du folkloriste Milman Parry sur la capacité étonnante des conteurs de raconter des
histoires pendant de très longues durées.
86
discours où la parole des ancêtres est valorisée au-dessus de tout autre. Selon la logique
de la tradition dont se sert José, le père défunt ne peut jamais avoir tort. Nous
remarquerons aussi la comparaison que José fait entre lui-même et son père, disant : « je
n'ai pas la belle accent, ni la belle orogane (organe) du cher défunt » (32). Au moment
de sa création, la tradition présentée par José est considérée comme étant amoindrie face
à celle du passé.
Dans le discours de José, l’auteur rend floue la ligne qui divise la réalité et
Corriveau, nous pouvons noter les moments où le conteur essaie de montrer les
chevauchements entre son récit et le terrain actuel, notant des repères géographiques
qu'ils rencontrent pendant leur voyage. Nous constatons que, dans cette légende, le
« Présence de la Corriveau », observe que « [l]a Corriveau est sans doute l'une des seules
légendes à reposer sur des faits réels » (245). Il est intéressant de noter que les positions
d'énonciation de l’écrivain et de José par rapport à la légende diffèrent. Tandis que José
raconte une histoire dans laquelle son père était participant, Lacourcière observe qu'à
l'époque où Aubert de Gaspé écrivait « [l]e forfait était déjà passé de l'état de souvenir
Corriveau a suscité « une foule de toponymes ou de points de repère (road marks) que les
manière dont une légende laisse ses traces dans le monde du présent. Évidemment, la
87
version que José raconte néglige les références à l'histoire réelle au privilège de
Comme c'était le cas dans Forestiers et voyageurs, l'auteur utilise la figure de José
comme gardien des contes traditionnels, qui ne sont pas l'apanage du littéraire.
pas séparée de son sujet par un point de vue simplement ethnologique. Bien que le texte
possède souvent une même distance, le fait que l'histoire soit associée à son propre passé
implique que l'auteur lui-même devient un témoin. Aubert de Gaspé apparaît comme ce
que Casgrain appelle « le conteur aimable » (287) qui cherche dans la mémoire collective
des histoires qui appartiennent à nous tous. Il est important de noter ce rapprochement
possible entre la figure de l'auteur et celle du conteur puisqu'il nous oblige à considérer
l'acte d'invention artistique qui rend ces moments folkloriques moins authentiques qu'on
l’aurait cru. Roger Le Moine remarque qu’Aubert de Gaspé, en puisant dans le vaste
répertoire du folklore canadien, « retient [...] des légendes et des chansons qui font
progresser son intrigue et qu'il modifie selon ses besoins de la même façon que les
204). L'auteur adapte l'exemple du folklore aux exigences du moment ; les références à
C'est pour cette raison que Lacourcière dit d’Aubert de Gaspé qu'il « était conscient [...]
des trois niveaux de connaissance que sont l'histoire, la tradition et la création littéraire »
88
Si d'un côté la figure de José représente une sorte de double de l'auteur en tant que
conteur populaire, c'est à travers la figure de M. d'Egmont que l'auteur se permet de faire
entrer un discours relié à son histoire personnelle.12 Faisant cela, l'auteur parvient à
dessiner une équivalence entre les événements de sa vie personnelle et ceux qui se
raconte M. d'Egmont nous fournit une optique pour comprendre la stratégie narrative qui
rapport au passé. La qualité mythique du passé canadien surgit de son association avec la
nostalgie de l'enfance et l’écart qui se produit entre cette période et la vie de l’âge adulte.
complètement subjective. L'auteur paraît ainsi admettre l'aspect irréel d'un passé idéalisé.
À la page 92, Jules partage les émotions provoquées par son retour à la maison natale :
Je n'ai jamais approché [...] du domaine de mes ancêtres sans être vivement
impressionné. Que l'on vante, tant qu'on voudra, la beauté des sites pittoresques,
grandioses, qui abondent dans notre belle Nouvelle-France, il n'en est qu'un pour
moi [...] c'est celui où je suis né ! C'est celui où j'ai passé mon enfance, entouré des
soins tendres et affectionnés de mes bons parents. C'est celui où j'ai vécu chéri de
12
Lemire souligne dans son introduction au roman que les liens qu'on peut faire entre l'histoire de ce
personnage et celle de l'auteur reposent sur un élément de fictionnalisation. En remarquant les
changements que l'auteur fait des circonstances qui entourent l'histoire de M. d'Egmont, nous percevons
qu'il s'agit plutôt d'une image de l'auteur faite par lui-même.
89
À cet égard, le texte nous rappelle le côté artificiel de nos perceptions idéalisées
échoue face aux exigences littéraires normalement associées avec ce genre. D’après
Charbonneau, au lieu d'écrire des mémoires qui ont pour premier objet la connaissance de
l'Histoire, l'auteur aborde l'aspect historique à travers une recherche à l'intérieur de soi-
même.
Dans le roman, même le discours historique ne peut pas prétendre à une cohérence
de l'Auguste, adopte une parole ancrée dans la réalité historique. À la lecture de cette
partie du texte, nous notons l'inclusion de dates spécifiques qui la situe davantage dans un
moment précis. Nous remarquons aussi que cette histoire se déroule dans le même
champ chronologique que celui des auditeurs, n'étant pas, comme c'était le cas avec les
histoires de José, reléguée à un temps distancié. Cependant, cette histoire, comme celles
nous pouvons réfléchir encore une fois sur le topos du fleuve comme métaphore pour la
temporalité fluide, juxtaposé avec une conception du passé comme étant détaché du
présent. Nous remarquons que dans les cas des histoires de M. d'Egmont et de M. de
90
et l'avènement d'une autre. Ce sont ces événements dans le texte (la chute financière de
M. d'Egmont, la bataille sur les plaines d'Abraham, le naufrage de l’Auguste) qui nous
rappellent que nous inventons des liens avec un passé qui s’éloigne de nous et qui n’est
Tout au long du roman, la puissance des histoires racontées survient du fait qu’on
les perçoit comme quelque chose qui n'est pas familier. Cette position d'altérité peut
surgir en raison des différences de classes, comme c'est le cas lorsqu’Arché et Jules
écoutent l'histoire de José. Nous pouvons également considérer les contrastes entre la
culture d'Arché et celle de ses hôtes canadiens qui font en sorte que les traditions en
provenance de ces deux cultures sont encadrées dans leurs aspects étrangers. Il faut
rappeler que l'étude du folklore au XIXe siècle a presque toujours extériorisé l'objet de la
recherche. D’un côté on pouvait étudier les pratiques culturelles d'un groupe habitant son
propre pays, mais qu'on considérait moins avancé. De l’autre côté, on pouvait porter le
regard sur des groupes venant de différents pays. Dans les deux cas, les traditions sont
l'Autre, ou d'utiliser l'optique de l'Autre pour illustrer le thème de la tradition dans le texte.
Comme nous l'avons souligné, la figure du passeur est ici importante. Pascal Bastien
note par exemple que les Mémoires de l’auteur prennent souvent les traits du journal de
91
voyage en raison du fait qu’Aubert de Gaspé s’intéresse souvent à décrire les traditions
nationales qu'il observe. Il faut noter que cette analogie avec le récit de voyage équivaut
vue étranger est mis de l'avant implicitement par le discours qui rend les coutumes des
anciens Canadiens à la fois familières et hors du commun. C'est par la présence d'un
personnage comme Arché de Locheil que nous pouvons imaginer l'identité canadienne-
française comme étant ouverte à l'hybridité. Cette notion se manifeste encore davantage
définissent par rapport à différentes manifestations des figures qui viennent d’ailleurs.
Gaspé de la langue anglaise dans sa jeunesse et son attirance envers la société anglaise.
Pour Aubert de Gaspé, l'avenir de la société canadienne reposait sur l'union entre les deux
cultures. Nous pouvons considérer ainsi les références dans le roman au mariage mixte
avec lesquelles le texte se conclut, soit le mariage entre Jules et sa femme anglaise et le
mariage désiré entre Blanche d'Haberville et Arché. Dans La Paix des braves, Cardinal
considère l'amitié entre les deux figures centrales comme la métaphore d’une possibilité
de réconciliation. Selon lui, le texte entier incorpore dans son récit de nombreuses fables
qui soutiennent la notion d'égalité entre les protagonistes malgré leurs loyautés nationales
l'harmonie du passé, du moins de réparer les tensions entre les Anglais et les Français.
De plus, nous observons que c'est seulement à la fin que la voix narrative semble tourner
92
son regard vers l'avenir, parlant du sort de la famille d'Haberville. Auparavant, le texte,
même en étant préoccupé du poids du passé et de son effet paraît se servir d'un récit
d'un Candide qui explore des lieux étrangers. C'est à travers l'Écossais qu'il nous est
permis d'entrer dans la maison et d'assister à leurs coutumes et de les observer. Arché est
représenté en fonction de son étrangeté et il est décrit par le narrateur dans un style qui
nous rappelle des textes portant sur les héros légendaires. Son père était un « vrai
Nemrod, violent chasseur devant Dieu » avec qui nous voyons Archibald « gravissant les
montagnes les plus escarpées, traversant souvent à la nage les torrents glacés, couchant
fréquemment sur la terre humide sans autre couverture que son plaid » (15). La vie de ce
« vrai héros de roman » est décrite comme composée d'une série d'aventures guerrières
Le texte donne à Arché le même caractère exagéré qu'on associe aux figures
rappeler l'influence de Sir Walter Scott et de ses romans historiques qui faisaient
l’influence particulière du texte Waverly duquel Aubert de Gaspé a même tiré le nom de
En même temps, il faut rappeler la position métissée qu'occupe Arché. Il n'est pas
93
possible de le considérer comme étant seulement une figure étrangère. Il représente un
intermédiaire qui lui permettra d'incarner, comme le veut l'intrigue du roman, le rôle du
médiateur qui pourra éventuellement pacifier les antagonismes, sinon les résoudre » (20).
Cela nous fait penser au rôle que joue l'hospitalité dans le roman. Partout dans le texte se
trouvent des figures qui offrent l'hospitalité et la considèrent comme étant essentielle au
fonctionnement social. C’est par le biais de ces références que nous comprenons
structure du texte de Taché qui garde dans ses histoires les « Sauvages » à l'écart de la vie
des voyageurs, ce qui arrive à Arché fait toujours partie de la même trame que les
Cardinal ajoute par rapport à Arché que « [l]a fusion des qualités anglaise et
française (canadienne) fera éventuellement de lui un soldat supérieur à celui qui n'est que
prototype de ces figures hybrides qu'on retrouve dans les textes migrants? Dans leurs
textes, les auteurs migrants, en dépeignant des figures hybrides, tenteront de montrer que
la notion de différence est cruciale pour comprendre les enjeux d’une communauté
pluraliste. Bien qu’il soit déployé dans Les Anciens Canadiens plutôt comme symbole
d’intégration, nous croyons que, dès le XIXe siècle, l’inclusion d’un personnage comme
Arché est la preuve d’une nouvelle composition de la société qui s’oppose à une
communauté fermée.
Les Anciens Canadiens rend hommage aux traditions sur lesquelles la société
94
canadienne est fondée et offre ces traditions comme source d’inspiration à une nation qui
a subi l'effet d'une rupture effectuée par l'éclatement de la Guerre de Sept Ans. Nous
verrons dans l’analyse de notre dernier roman, qu'en plus de considérer la tradition avec
tradition pour fonder une société moderne ayant des valeurs libérales et progressistes. Le
personnage de Jean Rivard et la ville qu'il fonde incarnent les valeurs de la modernité tout
en préservant l’importance du sol commun comme symbole autour duquel les membres
louange d’un passé idéalisé et celle des valeurs libérales associant l’identité québécoise à
économiste comme mettant en scène une fusion d'une vie qui se rattache à la terre et une
vie qui est fondée sur l'importance du progrès et de l'éducation. De plusieurs manières,
les deux textes d'Antoine Gérin-Lajoie portant sur le héros cultivateur Jean Rivard ont
peu à voir avec le genre folklorique du XIXe siècle, ne faisant point référence aux contes
populaires qui se trouvent dans les autres romans. Ces romans signalent plutôt une sorte
de tension entre la valorisation d'une vie traditionnelle qui conserve les qualités qui se
95
se veut « un conte moral guidant la jeunesse sur le chemin de la réussite »
(« Représentations de soi et mobilité sociale » 461). Bien qu’il soit dépeint comme
progressiste, industriel et libéral, Jean Rivard mène une vie qui rappelle la vision
Il est significatif de noter que « tout au long de sa carrière, l'auteur de Jean Rivard
insiste sur « le caractère utile des lettres par opposition au caractère frivole de la fiction »
(Lemire « Les revues littéraires au Québec » 538). L'important était de créer une
littérature utile.13 Dans sa préface, Jean-Pierre Issenhuth remarque qu'au fond les deux
romans posent la question : « Comment vivre? » et qu'ils formulent une solution axée sur
Rivard représente une figure légendaire aux traits exagérés qui, grâce à ses qualités
même façon que celle d'un héros légendaire qui doit faire face à plusieurs obstacles afin
de réaliser son but.14 Selon une approche du folklore, tandis que le mythe se situe hors de
l'histoire, la légende porte sur quelque chose qui s'est passé à l’intérieur. D'après la
définition de Linda Dègh, « [t]he reason for telling a legend is basically not to entertain
13
C’est cette conception de la littérature qui a causé des débats entre Gérin-Lajoie et les autres membres de
Les Soirées canadiennes qui insistaient sur l'importance des contes et des légendes populaires comme
manifestation de la conscience collective. C'était pour cela que Gérin-Lajoie a fondé Le Foyer canadien
avec l'abbé Ferland qui a publié des études historiques.
14
Bien qu’il ne se conforme pas aux caractéristiques des héros telles que décrites par Lord Raglan dans son
article « The Hero of Tradition », la figure de Jean Rivard nous rappelle l’idée d’un héros culturel dans
la mesure où c'est un homme idéalisé. Par rapport à son lien à cette image idéalisée nous pouvons
emprunter les propos de Raglan pour décrire l’histoire de Rivard : « the story of the hero of tradition is
the story, not of real incidents in the life of a real man, but of ritual incidents in the career of a ritual
personnage » (220).
96
but to educate people, to inform them about an important fact, to arm them against danger
within their own cultural environment » (« Folk Narrative » 73). La légende se déroule
dans la réalité historique ; elle appartient à un monde qui est davantage comme le nôtre et
qui n'a pas passé à travers le filtre d'une distanciation épique. Nous y rencontrons les
récits de personnages qui ont vraiment (ou ostensiblement) existé. Des personnages
comme Rivard et Arché de Locheil possèdent des qualités légendaires; ils sont censés
refléter ce que nous exigeons au niveau de l'identité sociale. À travers la figure de Jean
Dans ce personnage est incarné un esprit débrouillard qui se soumet toutefois au « décret
de la Providence » (Jean Rivard, le défricheur 51). En même temps qu'il se tourne vers
l'action, Rivard se voit comme l'instrument d'une volonté qui le dépasse, réintégrant ainsi
le domaine de la tradition.15
Comme preuve de son exemplarité, dans une lettre qu'il envoie à Rivard, Gustave
À mes yeux, mon cher Jean, tu mérites cette appellation [de grand homme]
à plus juste titre que les trois quarts de ces prétendus grands hommes dont
15
Nous pouvons voir les effets de cette Providence dans le passage suivant : « Nous l'avons vu se frappant
le front pour en faire jaillir une bonne pensée, quand Dieu, touché de son courage, lui dit : vois cette
terre que j'ai créée ; elle renferme dans son sein des trésors ignorés, fais disparaître ces arbres qui en
couvrent la surface ; je te prêterai mon feu pour les réduire en cendres, mon soleil pour échauffer le sol
et le féconder, mon eau pour l'arroser, mon air pour faire circuler la vie dans les tiges de la semence […]
Le jeune homme obéit à cette voix et d'abondantes moissons deviennent aussitôt la récompense de ses
labeurs » (Jean Rivard, le défricheur 136).
97
arraché à tes défrichements pour te porter aux premières charges de la
Dans une autre lettre à son ami, Charmenil explique combien il l’admire pour être
nous leurs moyens d'existence de la bourse des autres, mais du sein de la terre ; qui ne se
bornent pas à consommer ce que les autres produisent, mais qui produisent eux-mêmes »
(Jean Rivard, le défricheur 139). Il poursuit en disant qu'il espère que tous les jeunes
gens du pays adopteront ces qualités et qu'« en peu d'années, notre pays deviendrait un
pays modèle, tant sous le rapport moral que sous le rapport matériel » (140). Par une
telle déclaration, nous comprenons les intentions pédagogiques qu'on peut appliquer à
l'histoire de Jean Rivard. Il est important alors que Garcia-Mendez donne à Rivard
l'étiquette d'exemplum qui était censé montrer à la jeunesse canadienne une manière d'être
La structure du roman suit ainsi les formules classiques du récit légendaire afin de
difficiles : « [Rivard et Gagnon étaient] tous deux armés en guerre, marchant ensemble
contre l'ennemi commun ; cet ennemi, c'était la forêt qui les entourait, et à travers laquelle
les deux vaillants guerriers devaient se frayer un passage » (70). Nous pourrions dire que
Rivard constitue un type modèle dans la mesure où le texte met en scène non seulement
ses grands gestes mais aussi sa vie au jour le jour. Il incarne ce qui est répétitif et
permanent dans la vie quotidienne. Gérin-Lajoie le dit ainsi : « Ce n'est pas un roman
98
suicides ou d'intrigues d'amour tant soit peu compliquées, je lui conseille de s'adresser
ailleurs. On ne trouvera dans ce récit que l'histoire simple et vraie d'un jeune homme
sans fortune » (Jean Rivard, le défricheur 13). La figure de Jean Rivard est alors
belles citadines qui ne rêvez que modes, bals et conquêtes amoureuses ; jeunes élégants
qui parcourez, joyeux et sans souci, le cercle des plaisirs mondains, il va sans dire que
cette histoire n'est pas pour vous » (15). Au cours du roman l'auteur insiste sur
la vie des villes expose à toutes sortes de dangers. Sur le grand nombre de
grandes villes, voyez-vous, les hommes sont séparés pour ainsi dire de la
La vie qui s'attache à la terre est louée par le curé qui la met au dessus de la vie
urbaine. On déplore la perte des valeurs de ceux qui habitent les villes : « ô jeunes gens,
mes amis, pourquoi descendez-vous? Pourquoi quitter nos belles campagnes, nos
superbes forêts, notre belle patrie, pour aller chercher ailleurs une fortune que vous n'y
trouverez pas? » (28). Les jeunes gens de ce passage risquent de perdre leur lien aux
99
valeurs rattachées à la terre commune. Ce qui est en jeu est la capacité de se porter
garant d'un certain mode de vie que les jeunes gens commencent à abandonner.
Décrivant les Cantons-de-l'Est, le narrateur dit que « le sol y est partout d'une fertilité
remarquable, que le ciel y est clair et le climat salubre, que toutes les choses nécessaires à
s’étonnera sans doute que cette partie du Canada n'ait pas été peuplée plus tôt » (33).
Tandis que la vie agricole soit louée, il s'agit d'une vie liée à la terre qui n'est pas
complètement coupée des valeurs de la ville. En fait, Rivard explique dans la deuxième
campagne tout ce qu'il y a de bon dans la vie de votre monde citadin, en nous gardant
avec soin de tout ce qu'on y trouve de mensonger, d'exagéré, d'immoral » (Jean Rivard :
économiste 432). La réponse à la question de comment vivre n'est pas strictement limitée
à des valeurs incarnées par la vie agricole. La prise en compte des bienfaits de la vie
Une opposition est représentée dans le texte par le contraste entre les figures de
Pierre Gagnon « brave et fidèle serviteur » (Jean Rivard, le défricheur 54) de Jean Rivard,
et Gustave Charmenil, habitant de la ville et témoin de ses qualités néfastes. D'un côté le
personnage de Gagnon se rapproche de ces autres illettrés qui se trouvent dans Forestiers
et Voyageurs et Les Anciens Canadiens. Il incarne le même esprit populaire que José ou
que le Père Michel, savant « par cœur toutes ces chansons du pays, depuis la « “Claire
Fontaine” et “Par derrier' chez ma tant” » (54). Parlant de Pierre Gagnon, le narrateur dit :
qu'on l'écoutait toujours avec plaisir » (121). Dans son article « D'un ours bien
100
léché ... », Robert Major note qu'il y a un contraste entre le protagoniste et son serviteur
qui laisse paraître un « discours idéologique qui veut que Pierre Gagnon soit l'homme du
peuple, de la nature, habile et insouciant, l'éternel serviteur, même une fois ses
engagements formels terminés, alors que Jean Rivard est l'homme supérieur, formé pour
Encore une fois, cet homme censé être l’incarnation d’une vie simple rattachée au monde
rural est dépeint dans le texte d’une façon qui montre à la fois du respect et de la
condescendance.
Pour sa part, Charmenil, dans ses lettres à Jean Rivard, décrit la corruption des
Quand je compare notre vie à la vôtre, je suis accablé sous le poids de notre
l'égoïsme et de la sensualité, qui passons nos années à courir après la fortune, les
honneurs et les autres chimères de cette vie, que sommes-nous à côté de vous, héros
de la civilisation, modèles de toutes les vertus, qui ne vivez que pour faire le bien?
Nous sommes des nains et vous êtes des géants. (Jean Rivard, économiste 317)
Il est significatif de noter que la figure de Charmenil est présente dans l'intrigue par
le biais de ses lettres à Jean Rivard. C'est cet aspect épistolaire qui permet à l'auteur de
représenter symboliquement la division entre la vie de Jean Rivard et celle de son ami.
Par rapport à la structure du roman, la ville est gardée à l'écart, mais son influence est
transmise à Rivard par ces missives. Lorsqu'il fonde sa ville, Rivard va essayer de
101
trouver une façon de garder les meilleurs aspects des deux espaces.16
dans la figure de Jean Rivard. Nous percevons une tension à même le personnage
l'homme [...] qui a grandi au milieu de tout cela, qui a vu de tout temps cet
en asseoir les bases, pour élever l'une après l'autre toutes les diverses
Nous voyons la même opposition entre la stabilité et l'errance que nous avons
constatée dans les autres textes. Mais il s'agit d'une errance qui nous ramène toujours à
une stabilité. Jean Rivard rencontre un terrain sauvage auquel personne n'a touché, et
qu'il cultive selon sa volonté. Cela est étroitement lié à une esthétique typiquement nord-
16
Olivier Hubert explique que nous aurions tort de lire le roman comme une simple opposition entre la ville
et la campagne, remarquant que la trajectoire de Rivard et celle de son ami Charmenil sont toutes deux
représentatives d’une volonté d’améliorer sa position sociale. Dans les deux cas, il s’agit d’un individu « se
débattant avec ténacité au milieu d’une forêt sociale dans laquelle il est d’abord seul, impuissant, sans
savoir pratique, puis qui progressivement parvient à se tailler une place, c’est-à-dire un réseau de relations
et une position » (« Représentations de soi et mobilité sociale » 467).
102
plus tard fournissent au lecteur le modèle d'une société exemplaire. Même avant
liés ensemble par une sorte de contrat social qui n'est pas écrit mais que tout le monde
connaît. Le passage suivant montre un exemple d'une coutume partagée qui relève des
Dans les paroisses canadiennes, lorsqu'un habitant veut lever une maison, une
invite ses voisins à lui donner un coup de main. C'est un travail gratuit, mais qui
s'accomplit toujours avec plaisir. Ce service d'ailleurs sera rendu tôt ou tard par
celui qui le reçoit ; c'est une dette d'honneur, une dette sacrée que personne ne se
collectif. Ce passage nous donne une indication des rapports invisibles qui lient les
membres de la communauté.
la ville de Rivardville et porte sur les moyens d'établir une communauté efficace.
Rivardville substitue la vision d'un âge d'or qui se situe dans le passé et que nous avons
aperçu dans Les Anciens Canadiens, par une vision utopique qui a lieu dans le domaine
général. C'est un symbole d'autosuffisance économique que l'auteur voit comme une
possibilité de salut pour les Canadiens français. Les valeurs qui étaient associées avec
103
l'individu dans le premier texte sont maintenant projetées sur un plan plus large, voire sur
En tant que fondateur de la ville, c'est Rivard qui détermine les codes de loi.
Comme Rivard lui-même, la ville est caractérisée par le fait que les différentes parties qui
La société réussit, dans le texte de Gérin-Lajoie, lorsque tout le monde participe à son
travail qui fait partie de la structure de la ville. Il s'agit d'une mise en valeur de la société
œufs, volailles, etc., qu'il revendait à son tour dans les villes ou villages
Ce qui est valorisé dans la représentation de Rivardville est la vie publique, une vie
éléments constitutifs est requise pour assurer la stabilité de la société. Par la manière
104
dont elle est décrite, à l’image de la république utopique de Platon, la ville repose sur un
partage des tâches parfaitement ajusté à chacune de ses parties où chacun joue son propre
rôle dans le réseau social. C'est cet aspect harmonieux que Major lie au discours
utopique. L’idée d’utopie implique à la fois une société potentielle et la notion qu’il
existe un modèle idéal que la société cherche à imiter. Rivardville constitue un espace
la nécessité de se servir des vertus industrielles léguées par ces hommes pour construire
une société susceptible de prospérer. En s’appuyant sur les valeurs incarnées dans le
protagoniste, Rivardville s’établit comme un site où l’ancien agit comme tremplin pour le
nouveau.
renouant les liens à des valeurs traditionnelles appartenant au passé. L'établissement des
écoles à Rivardville décrit au chapitre XIV est présenté comme un moment clé de son
chrétiens », Rivard et Octave Doucet s'accordent sur l'importance d’éduquer les gens :
fois toutes les facultés de l'homme, et faisant de nous, Canadiens, une population pleine
de vigueur, surtout de vigueur intellectuelle et morale, telle était, aux yeux des deux amis,
notre principale planche de salut » (Jean Rivard, économiste 352). C'est l'éducation
105
citoyens connaissant un équilibre parfait de leurs facultés. En examinant son importance
chez Gérin-Lajoie, Robert Major remarque que l’éducation est « la meilleure façon
comme un moyen qui aide les gens à savoir comment faire les choses, c’est-à-dire
comment trouver leur place dans ce monde fortement normalisé. L’école se présente
comme un instrument responsable de disséminer les valeurs qui existent dans la figure
fondatrice de Jean Rivard. Le système scolaire se veut ainsi le moteur de la tradition, car
à travers lui on peut assurer une continuité entre les valeurs de ses ancêtres et les valeurs
Rappelons que la vision utopique repose souvent sur une critique de l’ordre social
réel. Dans le cas de Rivardville, l’auteur représente une société qui est différente de celle
bien à l’époque des penseurs qui défendaient l’aspect indispensable de l’éducation pour le
sociale nous rappelle le travail d'Edmond de Nevers qui, dans son texte L'avenir du
peuple canadien français, insiste sur l'importance du système scolaire afin de préserver
En dépit de son côté libéral, le texte de Nevers faisait toujours écho aux préoccupations
des codes et des valeurs acceptés au niveau collectif. L'effet d'une tradition partagée est
augmenté davantage par l'usage d'un système officiel qu'on utilise pour répandre des
106
idées.17 Nous voyons cette idée exemplifiée dans le roman de Gérin-Lajoie, car c’est
l’institution scolaire qui permet de codifier et de diffuser les qualités inhérentes à Jean
valeurs, on passe à une situation où les modèles idéalisés sur lesquels la société formule
sa propre définition se concrétisent dans des institutions qui composent l’espace social.18
Avec l'établissement d'un nouveau système éducatif, plus axé sur les valeurs libérales, le
roman suggère que le mythe fondateur de la société québécoise représenté dans la figure
de Jean Rivard peut passer maintenant à l’état du projet collectif. Sur le plan
défricher implique qu'on trouve un territoire vierge que nous devons cultiver et changer à
notre gré. On tente de cultiver un espace potentiel, dans ce cas l’espace symbolique de la
2.9 Conclusion
Ces trois auteurs que nous avons analysés ne constituent qu'un échantillon des
écrivains du XIXe siècle qui incorporent du folklore dans leurs récits. Nous avons choisi
de nous focaliser sur ces trois exemples particuliers car ils étaient tous, chacun à leur
nationale. Leurs textes mettent en valeur à la fois un désir de formuler une nouvelle
17
Nous verrons une analyse semblable du système éducatif dans le texte de Régine Robin, Nous autres, les
autres. Dans ce texte, elle reproche au système scolaire québécois de promouvoir une vision de
l'identité qui nie les droits des personnes venant des communautés exogènes.
18
À l’instar de Major, nous soulignons que Rivardville, en tant qu’espace utopique, est elle-même dessinée
comme une conception irréalisable. Dans les propos de Major : « [Rivardville] est un “non-lieu”, une terre
de nulle part, selon le premier sens de l’utopie, un espace qui n’existe pas comme tel, sauf dans
l’imagination sérieuse et raisonnante de son créateur, l’écrivain utopiste » (Jean Rivard ou l’art de réussir
219)
107
identité nationale et un besoin de relier cette identité à un fondement historique et
déploient dans leurs textes des thèmes et des figures reliées au discours folklorique afin
de montrer qu’il y a bien un caractère concret à l’identité collective incarnée par une
tradition qui remonte au passé. Par le biais de l'influence conservatrice, nous voyons, en
lisant ces romans, une vision de la culture axée sur l'idée de participation et celle de
l'équilibre entre ses éléments : tout doit être à sa place. Cependant, il faut se rappeler
qu'il ne s'agissait pas d'un folklore réel mais d'une représentation du folklore et de la
tradition que la société dite civilisée avait déjà dépassée. L'étude d'une chose annonce
déjà la séparation entre le chercheur et celle-ci. Ce que nous voyons à travers les romans
analysés dans ce chapitre, c'est une tentative de modifier la réalité sociale par l'usage de
l’esthétique folklorique. Malgré le fait que ces auteurs voulaient donner une
littéraire et politique qui, pour sa part, faisait de ces images le fondement d'une nouvelle
identité.
Avant de conclure, il est nécessaire de mentionner encore une fois tous ces
moments où une certaine pluralité affleure dans un discours qui dit pourtant autre chose.
Bien sûr, la plupart de ces textes visent la valorisation d'une identité canadienne-française
capable de persister même à l'encontre de la menace des groupes exogènes. À cet égard,
ils s’inscrivent dans la mentalité des folkloristes de l’époque qui rapprochaient la notion
quelque chose soit authentique il faut qu’il reste intouché. Pourtant, même au XIXe
108
siècle la solidité de cette notion d’authenticité se met à se fracturer. Partout dans les
textes, la figure de l'autre surgit, rendant plus complexe notre conception de l'identité.
Nous pouvons penser à une scène dans Les Anciens Canadiens pour voir
authentiques. Dans cette scène, le personnage de Dumais essaie de sauver la vie d'Arché
en convainquant ses ravisseurs « sauvages » de ne pas le brûler vif, mais de le donner aux
d'Haberville qui le pendront. D’après Dumais, être pendu, selon la tradition écossaise,
Canadiens », Micheline Cambron note à quel point la figure du traître est présente dans
cette scène. D'après elle, cette conceptualisation peut s'appliquer à des gens comme
Dumais, qui est français mais a l'air Indien. Nous pouvons étendre l'analogie, en disant
qu'Arché lui-même est une figure de traître qui n'est ni Canadien ni Anglais. Outre la
description de ces figures qui peuvent passer d'une culture à une autre, nous voyons aussi
dans cette scène une appropriation du folklore des autres à des fins personnelles. Dumais
sauve la vie de son ami Arché en faisant référence aux valeurs et aux traditions de ses
ravisseurs. Par sa capacité à raconter une histoire, Dumais parvient à sauver la vie
d'Arché. La scène nous permet de voir des vérités culturelles cachées dans l'acte de
consciente de celle-ci.
L'ironie surgit du fait que dans la structure du livre, Dumais, dans ses interactions
avec les « Sauvages », invoque un folklore inventé par Aubert de Gaspé lui-même.
Tandis qu'il s'agit d'une invention du folklore autochtone par l'auteur, cette fabrication
109
reprend une conception commune du « noble Sauvage » qui circulait à l'époque. De la
même manière, l’influence des textes de Walter Scott est évidente lorsque nous
considérons les associations que l'auteur fait entre Arché et le folklore écossais. Nous
celui de « Nous ». Nous constatons déjà dans les textes du XIXe siècle une
Dans les œuvres dont nous avons traité dans ce chapitre, chaque auteur offre une
Canada français. C’est en utilisant l’héritage commun comme base que ces auteurs
peuvent étayer l’identité culturelle dans le présent. Nous avons essayé de démontrer que
tradition selon laquelle la société suit un modèle établi dans un passé valorisé et qui a sa
admettent la rupture entre le temps présent et les origines idéalisées représentées dans le
folklore, pour eux, la société actuelle est néanmoins la continuation d'un passé érigé
19
À ce même titre, dans son article « Werewolves and Windigos », Carolyn Podruchny remarque que le
folklore concernant le thème du cannibalisme que racontent les voyageurs s’est formulé en raison du
contact avec les groupes autochtones rencontrés dans le pays d’en haut. Pour Podruchny, le métier du
voyageur nécessitait que celui-ci subisse des transformations perpétuelles lorsqu’il entre plus profondément
dans des territoires étrangers.
110
Dans le prochain chapitre, ce mythe va céder le pas à un autre qui est moins
stable, où l'harmonie ne règne plus. Lorsque que nous passons aux années 1960, nous
voyons que la dimension conservatrice est de moins en moins apparente et que les textes
sont préoccupés avec les rapports entre l'individu souvent iconoclaste et une société qui
exige la conformité. Plusieurs images et thèmes reliés à la tradition seront repris mais
pour être bouleversés et détournés de leur fonction d'origine. C'est en demeurant ouvert à
l'incertitude que le folklore deviendra susceptible de s'ouvrir à plus de pluralité dans les
années 1980. Avec la fragmentation du sujet politique, il faut repenser les liens à une
histoire partagée. La singularité n'est plus aussi présente qu'elle l'était pendant le XIXe
Révolution tranquille sera le tremplin pour les auteurs migrants dont les textes révèleront
111
Chapitre 3
3.1 Introduction
En examinant les textes du XIXe siècle nous avons souligné que le passé
traditionnel était, en grande partie, inventé pour répondre aux exigences d’une société sur
le point de se formuler une identité collective. Les écrivains et les intellectuels de cette
s'appuyant sur une vision inventée du passé qu'ils ont souvent tiré de la tradition orale du
pays. Mais cette vision fut de plus en plus remise en question au cours du siècle suivant
et particulièrement par les écrivains actifs pendant les années 1960. Dans ce chapitre,
nous avons choisi de faire ce qui pourrait sembler une transition abrupte en nous tournant
vers la littérature de la Révolution tranquille. Nous croyons que ces textes offrent un
contraste révélateur avec l’analyse que nous avons faite dans le chapitre précédent par
rapport à la représentation des liens entre la société se créant une identité dans le présent
et l’héritage collectif. Dans les pages qui suivent, nous viserons à décrire la mise en
scène des enjeux de la tradition dans trois textes : Les Contes de Jacques Ferron, Une
Aquin. Comme c’était le cas chez les auteurs du XIXe siècle que nous avons regardés,
ces récits font preuve de l’établissement d’un nouveau commencement pour l’identité
collective. Au niveau thématique, ils laissent voir une communauté qui se tourne encore
112
une fois vers son passé afin de réfléchir sur la signification et la valeur des assises à la
base de l’identité culturelle. C’est pendant cette période qu’à force d’annoncer l’entrée
du Québec dans la modernité, les auteurs ont essayé de délaisser ce qu’ils percevaient
raison du fait que, dans leurs écrits, les auteurs démontrent une méfiance envers les
valeurs qui ont jadis étayé la société canadienne-française qu’ils nous conduisent à
démontrer comment la tradition joue également son rôle dans une période de rupture. Il y
grâce à l’inventivité stylistique et formelle qu’ils affichent dans leurs textes, les auteurs
Cette fois-ci, la valorisation d’un passé idéalisé a été remplacée par la notion de
lucidité, ce qui, selon la pensée de Pierre Nepveu, signifie la capacité de la part des
l’expérience de l’histoire nationale. Nous remarquons que le fil de la tradition décrit dans
le chapitre précédent remontant à un passé partagé est en crise et que les idées et les
valeurs qui ont uni la communauté culturelle perdent leur prétention à l’autorité. La
référence au folklore que font Ferron, Blais et Aquin fait écho à la préoccupation pour
lecture de ces trois auteurs, nous prendrons en considération la mise en scène du discours
traditionnel dans le contexte décrit par Nepveu dans L’Écologie du réel où le désir de
113
représenter une expérience véritablement québécoise s’est joint à un sentiment de
manque.
étonnant, à lire les textes littéraires des années soixante, que de constater à quel point une
telle abondance de discours sur l’exil, la folie, l’ennui, l’irréel, la mort » (L’Écologie du
réel 59). Dans notre analyse de la fiction de Ferron, Blais et Aquin, nous tenterons
d’expliquer comment la réalité du présent peut se fonder sur un passé existant dans un
espace symboliquement négatif. De plus, nous trouverons que ces textes, se situent dans
ce que Nepveu a désigné comme « un espace culturel ironique et ludique […] » (16).
Surtout dans les contes de Ferron et dans le roman de Blais, les auteurs ne se mettent pas
dans le même état révérenciel quant aux images chéries du passé collectif, choisissant
En lisant les textes de Ferron, Blais et Aquin, il sera important de garder à l'esprit
les nouveaux rapports avec la tradition mis en valeur par la conception du folklore au
XXe siècle. Dans les textes du XIXe siècle, le folklore est toujours mis en relief d'une
sur le point de disparaître. Dans les romans québécois des années 1960, les auteurs
mettent en valeur une notion de la tradition qui n'est plus reléguée simplement au passé
mais qui doit resurgir constamment au sein du présent. Nous rencontrerons chez ces
auteurs un deuxième modèle de la tradition qui assume plus clairement les liens
ambivalents entre la communauté du présent qui tente de formuler une identité pour elle-
114
même et le passé qui n’existe plus, mais qui ne cesse de rejaillir dans notre vie. Nous
verrons s’écrouler l’idée qu’il existe une culture authentique dont la représentation la plus
folklore et sa mission implicite de récupérer les traditions du passé des sociétés allait de
Québec pendant le XIXe siècle. À cette époque, on trouvait les restes d'une conscience
collective dans les traditions des gens ruraux, habitant loin de ce qu'on désignait comme
la société « civilisée ». On considérait ces groupes et leur folklore comme reflétant une
manière d'être appartenant au passé mais qui existait toujours au présent. Selon la
conception qu'on en avait au XIXe siècle, la persistance du folklore parmi les membres
des groupes habitant des régions éloignées de la civilisation indiquait l’état moins avancé
de ceux-ci par rapport à des groupes qu’on considérait comme ayant fait la transition à un
mode de vie moderne. Cette mentalité a persisté jusqu'au moment où certains chercheurs
ont commencé à se rendre compte que la distinction qu'on faisait entre un groupe et un
autre était arbitraire.20 Les théoriciens ont repensé ce qui était entendu vraiment par le
terme « folk », découvrant que la division entre une culture d’élite et une culture
parler du folklore dans le contexte moderne et pas seulement par rapport aux groupes
20
Dans « The Challenge of Folklore », Stith Thompson se réfère au travail des anthropologues qui ont
montré l’erreur de croire que l’homme occidental avait une manière de penser qui différait de celle d’autres
cultures (358).
115
relégués à la périphérie de la société.
manière dont on construit une maison, la préparation du repas, une manière de parler, la
façon dont on prédit le climat, etc. Nous constatons l'apparition des termes en anglais
comme foodways (les pratiques liées à la cuisine), weatherlore (le folklore entourant le
climat), labourlore (le folklore qui surgit dans les communautés d’ouvriers), vernacular
architecture (la façon dont des différents groupes culturels construisent leurs bâtiments)
et tant d'autres. Archer Taylor a décrit ce qui pourrait être inclus désormais dans une
définition du folklore : « The shape of houses, the form of villages (the New England
village centering on the commons, the long street of the Western town), tools,
conventional ornementation like the Walls of Troy border, the swastika, the patterns used
complexe ont commencé naturellement à apparaître. Dans son texte Folklore and
Folklife, Richard Dorson a identifié plusieurs approches, telles que les perspectives
société.21 Autrement dit, les folkloristes du XXe siècle ont commencé à s’intéresser à la
fonction sociale de la tradition et non pas seulement au contenu de cette tradition. Il faut
alors étudier le folklore selon la perspective du folk qui l'utilise dans ses interactions
21
Dans « The Challenge of Folklore » Thompson fait un avertissement contre les dangers d’avoir un champ
trop vaste dans lequel le folkloriste peut se perdre, notant que « [i]t is well occasionally for the folklorist
with open eyes to stand back far enough to see as a whole this monstrous animal he is trying to ride » (365).
116
quotidiennes.
entre les générations et comme reliant les gens d’un groupe à une histoire partagée.
Cependant, les folkloristes du XXe siècle, davantage que ceux du XIXe se sont mis à
étudier les aspects formels des objets du folklore pour mieux comprendre pourquoi ils
étaient plus susceptibles de faire l’objet d’une transmission. Des auteurs comme Archer
Taylor et Stith Thompson ont analysé aussi les rapprochements qu’on pouvait faire entre
les genres folkloriques et les genres littéraires afin de voire comment le style de l’art qui
appartenait à la conscience collective pouvait influencer les choix conscients des auteurs.
De plusieurs façons, c’est en raison de son adaptabilité et de ses valeurs esthétiques qu’un
résidu du passé permet aux folkloristes d’appréhender la manière dont une idée de
communauté se forme grâce à notre participation dans des coutumes et des rituels au
présent. L’important était d'analyser la manière dont le folklore fonctionnait dans des
nomme le processus communicatif. Nous pouvons nous référer aux idées soulevées dans
l'article bien connu de Dundes, « Text, Texture and Context ». L'importance accordée au
contexte actuel d'où surgit une instance du folklore était nécessaire pour démontrer la
raison d'être de celui-ci dans la vie quotidienne. Sans ce contexte, le folklore devient un
objet mort et les folkloristes adoptent ce que Dundes désigne comme « the butterfly
explicitement que « [t]he theoretical assumption that folklore was limited to a survival
117
and reflection of the past was a crippling one for the study of folklore in context » (38).
D'une certaine manière, les folkloristes du milieu du XXe siècle ont tourné leur regard
théorique du « lore » vers le « folk » et, pour le dire d’une autre façon, d’une conception
du folklore comme manifestation de la tradition qui nous relie au passé vers une
conception du folklore comme un réseau de pratiques qui unit les gens d’un groupe dans
récupérer les traces des sociétés disparues ou sur le point de disparaître que de la manière
dont les groupes folks se formaient. Si, comme le dit Bakhtine, « [c]haque mot renvoie à
tendue » (Esthétique et théorie du roman 114), nous pouvons dire la même chose de
contemporaneity rather than the obsolescence of folklore, to the conception that folklore
reflects the ethos of its own day, not an era long past » (« Is Folklore a Discipline? »
198). Le folklore ne représente plus un reste d'une civilisation passée dont les traces
détermine la manière dont nous nous voyons par rapport au système social ; les traditions
Dans son article « The Nature of Tradition », Alan Gailey remarque qu'une
tradition, une fois associée à une pratique inconsciente, peut servir de tremplin pour de
nouvelles traditions, inventées au présent. L'effet de cette nouvelle tradition sur l'identité
collective est souvent égal à l'effet apporté par des traditions plus « authentiques » dont
l'origine est inconnue. Le folklore est incontournable dans les processus qui déterminent
118
notre perception de notre société et notre position dans celle-ci, même dans les
circonstances où il s'agit d'un folklore inventé. Tous ces développements vont de pair
technologiques et à travers l'évolution des rapports entre les différentes classes. C'est
pour cette raison que Linda Dègh insiste sur la nécessité de chercher le folklore hors du
contexte « traditionnel » : « Besides the old-time village chroniclers and diary writers,
folklorists today seek the personal experience stories of raconteurs whose lives have
changed from a rural to an urban style, as they move from traditional isolation into a
pluralistic environment » (« Folk Narrative » 79). Nous forgeons notre identité par
rapport à plusieurs communautés, et non par rapport à une seule. Un objet de folklore est
Les folkloristes se sont ainsi tournés vers le folklore qui émergeait en tant que
penser aux théories de la polyphonie de Bakhtine qui voit chaque individu comme le site
traductions folkloriques qui se dégagent de la situation où toutes ces voix se trouvent face
à face. Les folkloristes du XXe siècle comprennent le fait que chacun se trouve dans un
22
Le folkloriste suédois Von Sydow (1878-1952) utilise le mot « oikotypes » pour décrire des variations
régionales d'une légende ou d'un conte.
119
objet d'une parole autoritaire et singulière. Or, nous voyons bien que c’est précisément le
contraire et que le folklore peut être placé aux côtés de la littérature comme outil pour
Dundes suggère que chaque sujet appartient à une variété de groupes « folk », ce
qui souvent l’oblige à abandonner certaines pratiques pour d’autres lorsqu'il passe d'une
formulation du folklore et il n'est plus possible de dire qu'un objet de folklore appartient
l'importance de ce qu'on appelle une variante. C'est ainsi que l'importance du conteur
individuel est devenue de plus en plus claire. C'est grâce à son talent que le conteur doué
pouvait ajouter son propre style à l'histoire qu'il raconte. Dègh souligne l'importance
d'étudier le rôle du conteur « at the inspired moment of telling a tale […] » (« The
matériau folklorique reflète les conditions immédiates dans lesquelles il est produit. Le
conteur dans la création spontanée d’un texte qu’il a puisé de la tradition nous aide à
Regina Bendix, l’intérêt pour le contexte spécifique dans lequel surgit l’énonciation d’un
folklore a de la valeur. De plus, à la différence d’une œuvre d’art d’un artiste célèbre,
l’authenticité d’un objet folklorique ne peut être identifiée à une manifestation spécifique.
L’authenticité d’un récit ou d’une pratique folklorique peut surgir plusieurs fois par
120
plusieurs personnes différentes.
inscrit dans un réseau culturel qui l’influence. La culture fournit le contexte qui donne de
culturel remarquant que « folklore is very much an organic phenomenon in the sense that
it is an integral part of culture. Any divorce of tales, songs, or sculptures from their
indigenous locale, time, and society inevitably introduces qualitative changes into them »
fonction de la situation dans laquelle les gens le performent. Le folklore ne peut être
quelque chose de statique car il est toujours adapté à de nouveaux contextes culturels qui
changeront sa signification et sa forme. Nous aborderons les textes de nos trois auteurs
en gardant à l’esprit l’aspect dynamique du folklore qui permet ces derniers d’utiliser un
discours traditionnel pour renforcer une identité surgissant dans le présent. Au cours de
notre analyse, nous considèrerons comment chaque écrivain manipule délibérément les
symboles, les récits, les valeurs et les figures chers à sa culture. Ce ne sont pas des
qu’ils font du folklore témoigne du fait qu’ils apprécient que la communauté culturelle se
forge une identité à travers des actes de réinvention qui n’arrêtent jamais.
121
3.3 La lucidité et le roman québécois
identité politique qui dépendait de cette idée importante que toute identité collective est
une fiction construite déterminée par les membres d’une communauté. Un acte
Pris datée d'octobre 1963, dans lequel les membres ont écrit : « Nous ne visons à dire
notre société que pour la transformer. Notre vérité, nous la créerons en créant celle d'un
pays et d'un peuple incertain » (cité dans Lapointe Emblèmes d’une littérature 143).
C'était précisément parce que le Québec était sur le point de redéfinir son identité que les
intellectuels québécois ont pu profiter de cette mentalité d'incertitude pour amorcer leur
projet.
Dans Genèse de la société québécoise, Dumont insiste sur le fait qu’« [u]ne
historique » (55). Dans notre analyse, nous nous intéressons à comment les auteurs
mettent de l’avant des représentations de milieux culturels dans lesquels « les croyances
n'arrivent plus à rendre compte des nouveaux modes de vie » (67). En nous penchant sur
les textes des années 1960, nous constatons que ce que Dumont désigne comme la
« continuité de l'imaginaire » (307) est brisée. La fragmentation des idéaux qui ont réuni
les gens conduit à la nécessité de créer de nouveaux mythes d'origine pour appuyer un
sentiment de solidarité collective. Nous avons affaire à une parole fracturée qui
transforme notre perception du monde que nous construisons. Comme Dumont le déclare
122
dans Le lieu de l’homme : « Si l'unité du discours ne renvoie pas à l'unité d'un monde, la
parole de chacun n'est plus mesurée par la vérité, mais par la véracité épisodique de la
personne » (37). L'autorité d’une parole unique s'écroule, cédant le pas à une rencontre
de plusieurs voix. 23
reformulation des assises du système social. En les lisant, nous comprenons que leur
usage du discours folklorique constitue une tentative de reflexion sur les notions
faisons des faits de notre existence et la nécessité d'accepter les implications de ceux-ci.
Pierre Nepveu, qui se sert de ce terme dans L'Écologie du réel, clarifie cette perspective à
même d'une prise de conscience, en y nouant la crise existentielle où l'on reconnaît que
l'on porte en soi une carence fondamentale, un manque à être qui vient du passé et
persiste dans le présent » (18). Pour Nepveu, le mouvement intellectuel et littéraire des
fondatrice que nous avons assignée à la tradition est remplacée par une tradition qui est
soutenue par la notion d’absence. Une polarité paradoxale s'établit entre la continuité de
la tradition et l'extrême rupture qui a inauguré la Révolution tranquille. C’est par le biais
de la lucidité que l’intellectuel est susceptible de reformuler les liens entre sa société
23
Il faut tenir compte aussi du fait qu'à mesure qu'une idée de l'identité québécoise se conceptualisait,
l’importance de la notion de pluralité s’instaurait aussi. La vision homogène de l'identité était constamment
réfutée par l'acceptation de la réalité de la présence d’autres groupes culturels. Hubert Aquin, dans « La
fatigue culturelle du Canada français », insiste notamment sur le fait que valoriser la culture unique du
Canada français n'indique pas une fermeture aux groupes exogènes. Pour lui, la réalité de la nation n'est
pas quelque chose qui est rattaché à une origine ethnique mais se dégage de notre appartenance à un
« groupe culturel homogène » (90).
123
actuelle et les vérités inconfortables du passé. Nous voyons dans les romans que nous
analyserons une lucidité qui est étayée encore plus par les possibilités accordées par le
discours romanesque. Nous repérons dans ces textes une prise en charge du rapport
Nous pouvons nous tourner vers un texte clé d'Hubert Aquin : « Profession :
écrivain », où il définit son idée de « non-écriture ». Dans cet article, Aquin met en
valeur que, puisque son droit de s’impliquer dans le réseau politique et économique du
pays est nié, le Québécois ne peut qu’exercer son droit de ne pas écrire, car celui-ci est le
seul domaine de la culture auquel il aurait accès. En choisissant d’écrire, Aquin souligne
qu’il revendique le droit de mal écrire car c'est ce genre d'écriture qui lui donne accès à la
réalité négative dans laquelle nous existons. Aquin annonce qu’ « [a]u fond, je refuse
d'écrire des œuvres d'art après des années de conditionnement dans ce sens, parce que je
refuse la signification que prend l'art dans un monde équivoque » (49). De la même
manière, la lucidité indique une acceptation de « notre échec à entrer dans l'histoire »
(16). C'est de cet état paradoxal, qui est lié à l'incertitude ontologique décrite par Aquin,
« transforme, ou veut transformer, la réalité » (19). Aquin poursuit en disant qu'« [é]crire
des romans non-souillés par l'intolérable quotidienneté de notre vie collective et dans un
français antiseptique et à l'épreuve du choc précis sous nos pieds, c'est perdre son temps »
(58).
Plusieurs textes de cette époque représentent des personnages qui ont coupé les
liens avec leurs devanciers, quittant leur maison natale et refusant tout héritage,
contrairement à l’usage représenté dans les textes du XIXe siècle. À maintes reprises, se
124
manifeste une filiation difficile entre père et fils, que ce soit d'une façon littérale ou
symbolique. Des figures que nous avons associées normalement aux valeurs de la
narratif depuis la Révolution tranquille. Pour Inkel, plusieurs textes de cette époque font
voir dans leur récit ce que François Hartog appellerait « une crise dans l’ordre du
temps ». Par rapport à la tradition, il s’avère nécessaire de retisser nos liens avec le
passé, de s'enraciner par un acte de volonté et d'invention. Nous fabriquons des liens
avec une nouvelle tradition. On se réinvente en tant que Québécois tout en sachant qu'il
existe quelque chose qui nous rassemble autour de cette identité. Il y a toujours un
peuvent nous aider dans notre analyse à préciser le processus par lequel les gens qui font
partie d’une collectivité définissent ce « Nous ». Dans Le lieu de l'homme, Dumont parle
du « passage d'une totalité inconsciente à une totalité réfléchie » (130). Il élabore sur ce
concept en disant qu’« [e]n même temps que s'explicite la signification du monde dans
une culture soucieuse de ses intentions et de ses fondements, la distance se fait plus nette
entre elle et ce que, d'une manière confuse, on appelle la vie quotidienne [...] C'est cette
distance qui définit le mieux la culture elle-même » (26). La culture seconde nous donne
à voir le processus par lequel une société considère ses valeurs et les projette de manière
tangible. Il faut inscrire la nouvelle conception du folklore qui se manifeste dans ces
mêmes années dans cette distance culturelle qui nous permet de nous distancier des
125
De plusieurs façons, la culture seconde constitue un aspect du processus de
« cultural objectification » dont parle Richard Handler dans Nationalism and the Politics
« [t]he objectifier looks at a familiar milieu and finds that it is composed of traditional
traits, things that he carves out of a hitherto taken-for-granted cultural background and
makes over into typical specimens » (Handler 77). Selon lui, ces objets deviennent
le commencement de cet acte réflexif qui vise à s'emparer de manière consciente des
la "culture de masse" nous ont appris l'inquiétude incessante quant aux processus
de plus en plus important. Dans les textes que nous regardons, cette figure se donne
24
Handler souligne le fait qu’on prêtait une valeur folklorique à des gestes qui auparavant n'avaient rien à
faire avec le folklore collectif mais se considéraient plutôt comme de nouvelles inventions culturelles. En
parlant de la danse, il dit que : « We find that research on folk dancing - one of those culture traits held to
typify folk society and even to represent the national spirit - reveals not unchanging indigenous traditions
but constant innovations and importations » (Handler 69). L'émergence de cette attitude qui lie l'identité
nationale avec un discours folklorique va de pair avec l'acte de voir la culture comme objet. Le folklore
devient « objectified folklore », voire un folklore qui se concrétise et que nous pouvons manipuler. La
« tradition » devient l'optique à travers laquelle la perception est filtrée.
126
souvent la tâche de parler de sa société, et ainsi elle devient la représentante d'une société
qui parle sans cesse d'elle-même. C'est à travers la figure de l'écrivain que les auteurs
pouvaient montrer les rapports entre la fiction et la création d'une nouvelle perception de
recueillant les histoires non pas d’une culture déjà éloignée de lui mais d’une
Dans « Profession : écrivain », Aquin parle de l'acte d’« habiter son pays » (57).
Il clarifie ce concept en disant que « [l]e problème pour l'écrivain, c'est de vivre dans son
pays, de mourir et de ressusciter avec lui » (58). Si, d'un côté, le conteur était le lieu où
s’exprimait une mémoire collective, nous pouvons dire de l'écrivain qu'il est le
dépositaire des aspirations collectives. Souvent l’écrivain se dresse comme celui qui a
conteur, l'écrivain communique le sens de nos valeurs partagées mais tout en les
milieu du XXe siècle par opposition à celui du XIXe siècle nous pouvons considérer le
texte d’André Belleau Le romancier fictif. Dans ce texte, l’auteur examine quelques
œuvres littéraires publiées dans les années 1940 et 1950 qui ont comme personnage
Révolution tranquille signalent déjà un changement dans la perspective sur les rapports
127
entre l’acte littéraire et le discours social. Il remarque que « [l]es romans les plus
significatifs d’après mil neuf cent soixante impliqueraient […] que l’on remplaçât l’étude
d’un personnage-écrivain par celle des diverses figures et modalités d’une écriture » (Le
romancier fictif 15). La présence de cette figure témoigne d’une mise en valeur des
rapports conscients entre l’écrivain et les codes sociaux qui existent hors-texte et qui
prolonger dans l’approche des écrivains migrants. Les structures discursives entourant
l’acte énonciatif sont un objet important de ces récits. Encore une fois, les littéraires
mettant la figure de l’écrivain au centre, l’auteur du roman laisse paraître dans son texte
les rapports entre le discours littéraire et le discours social, nous faisant percevoir le texte
Les auteurs qui font l’objet de ce chapitre déploient leur folklore dans la brèche qui
est le lieu de la culture, c’est-à-dire en prenant comme point de départ l’état de lucidité
décrit par Nepveu. Il s’agit d’une appropriation de l’esthétique folklorique qui rappelle
l’usage de la tradition populaire que nous avons constaté chez les auteurs du XIXe siècle.
Dans le cas des auteurs des années 1960, ils assument l’importance de la manipulation
qu’ils font eux-mêmes de ce discours. Pour cette raison nous pouvons les analyser en
introduit ce concept de stylisation, qui constitue la façon dont on représente notre réalité
commune à travers des manifestations qui l’extériorisent. Tout cela est encadré dans la
culture seconde, où se manifestent nos idées sur nous-mêmes et dans laquelle se forme
128
« un langage second, un univers où la conscience puisse reconnaître son mode par
La notion de stylisation nous conduit encore une fois au travail de Bakhtine qui
dans le roman. Nous pouvons faire des rapprochements entre les deux termes. La
stylisation au niveau esthétique décrite par Bakhtine est le résultat du mouvement vers la
stylisation dans la culture seconde en général. Il s’agit, dans les deux cas, d’une action
consciente qui met les données de la culture à l’extérieur de nous. Pour Dumont de
même que pour Bakhtine, la stylisation constitue la projection consciente d'une certaine
image. Mais la stylisation dans le sens que lui prête Dumont n'implique pas
nécessairement une volonté esthétique, bien qu’il souligne dans Raisons communes que
l’art qui fait partie de la culture savante réussit mieux s’il nous fait comprendre l’autre
nous pouvons apercevoir et étudier. C'est dans « l'autonomie radicale de l'objet culturel »
(Le lieu de l'homme 83) que la culture se révèle à nous et que nous sommes susceptibles
L'essor d'une nouvelle forme romanesque lors de la Révolution tranquille nous fait
129
voir le surgissement d'une conscience politique fondée sur la notion d’absence. À cet
égard, les références au folklore qui apparaissent dans ces romans rappellent également la
centralité de la notion d’absence et s'emboîtent dans une logique qui nie sous plusieurs
aspects la stabilité de la tradition. Il convient de noter qu'il s'agit dans plusieurs cas d'un
folklore qui est ridiculisé par le programme littéraire, ce qui constitue encore une fois un
Dans leurs histoires, les auteurs de cette époque mettent en scène des points de
rupture entre le présent et le passé. Leurs personnages centraux ressentent les effets
déroutants de rompre avec un passé collectif. Plusieurs personnages sont caractérisés par
leur rejet ouvert d’un héritage traditionnel. Il importe alors de se poser la question de ce
qui arrive lorsque nous combinons une esthétique folklorique avec une crise de la
transmission. C'est en manipulant les images, les figures et les thèmes folkloriques
conventionnels que les auteurs peuvent s'attaquer à la faculté de la tradition dans son sens
le plus général. La moquerie apportée à ces thèmes traditionnels indique une mise en
Ce qui nous concerne ici est la conception que nous nous faisons du folklore.
Comme nous l’avons souligné ci-dessus, nous ne pouvons pas faire les mêmes
rapprochements avec le fakelore que nous avons proposés dans notre analyse de la
littérature du XIXe siècle puisqu’on n’y retrouve pas la même prétention à la vérité.
Dans notre analyse des trois textes, le défi sera de déterminer comment chacun déploie
des références au folklore pour symboliser l’incertitude qui caractérise le présent. Nous
entendons montrer que ces auteurs s’inspiraient de l’imaginaire populaire en même temps
130
qu’ils le déconstruisaient de l’intérieur pour montrer que les valeurs établies sont
canadien-français qui se révèle chez Ferron se différencie des rapports plus abstraits à
l’héritage représentés dans le roman d’Aquin. Et si Blais inclut dans son roman des
références à des figures et à des institutions provenant du réseau traditionnel, son roman
canadien-français comme le fait l’œuvre de Ferron. Cependant, dans leurs textes, tous
tant que dialogue qui s'établit entre les différents registres et entre l'idée que nous
l'avenir. C’est une image inventée qui contient en elle sa propre destruction.
Bien qu’au niveau stylistique les Contes de Jacques Ferron soient indéniablement
modernes, ils montrent leur parenté avec le discours folklorique plus que les autres textes
dont nous parlerons plus loin dans ce chapitre. En les lisant, nous ne pouvons pas éviter
André Major décrit les personnages ferroniens comme « des types, c’est-à-dire des
131
trouvons des figures religieuses, des figures rurales, ou des grandes familles encombrées
le robineux et Salvarsan dans « Suite à Martine ». Les deux recueils incluent des récits à
comme dans les contes classiques, nous trouvons dans ceux de Ferron des personnages
qui quittent la maison et qui rencontrent une série de figures étranges, parfois magiques.
liens entre les gens et le monde naturel. Nous pouvons, par exemple, considérer un conte
distinctions entre animal et humain et, par conséquent, la ligne qui sépare le monde réel
du monde imaginaire. La logique qui gère les interactions dans l’univers créé par Ferron,
où tous les éléments existent sur le même plan, nous rappelle l'état harmonieux du monde
représenté dans des récits folkloriques. Par une telle déclaration, nous ne voulons pas
dire que dans les intrigues que Ferron invente il n’y a pas de conflit, mais que chaque
personnage a sa place dans un ordre établi. Chez Ferron, nous observons « la société
québécoise à travers cette drôle de hiérarchie qui [fait ....] qu'un seigneur n'est jamais très
éloigné du cultivateur, comme si une immense familiarité gouvernait toutes les relations
Situer l'œuvre de Ferron dans son contexte, exige que nous prenions en
tradition orale fait partie des matériaux utilisés par Ferron pour formuler sa propre
esthétique littéraire. Au contraire de ce que Taché a fait dans son texte, Ferron
132
renouvelle le discours folklorique en le mettant en contact avec un monde qui se trouve à
faculté traditionnelle. Il est nécessaire, lorsque nous situons ses contes dans le projet
littéraire de l’auteur, de garder à l’esprit que Ferron n'avait pas envie de bouleverser
complètement l'imaginaire du passé. Il ne faut pas prendre son travail tout simplement
comme une tentative de se moquer de cet héritage populaire, mais plutôt comme celle de
prolonger cet héritage. Ferron adapte la tradition populaire à un nouveau contexte afin de
souligner ce que nous devons à ce passé qui n'est pas tout à fait réel, mais qui tombe
plutôt dans le cadre d'une origine inventée collectivement. Ferron ne s'attaque pas à la
tradition, mais elle ne sort jamais complètement indemne de ses textes non plus.
redessinant constamment les liens au monde symbolique qui constitue sa culture, l’auteur
affirme son implication dans cette même culture tout en profitant de sa position
symboliquement à l’écart afin d’en faire la critique. Ces récits ne donnent pas aux
lecteurs une représentation nostalgique d’une culture qui se situe, pour ainsi dire, dans un
pays certain. Les contes ferroniens mettent plutôt en scène le fil brisé de la tradition qui
figures, des personnages et des thèmes traditionnels dans le domaine de la fiction écrite,
Ferron ouvre la tradition à des innovations qui auraient été impossibles dans les limites
133
conteur. Dans Par la porte d'en arrière, son entretien avec Pierre L'Hérault, il le dit
dans le présent et rejette dans les temps immémoriaux les événements qui suivent de trop
loin. En ce sens, cette tradition suit d'assez près le présent » (197). Par cette déclaration,
Ferron indique que la tradition est nécessaire dans la mesure où la société au présent peut
se voir reflétée dans ses récits. Ces objets folkloriques qui sont condamnés à l’oubli,
l’ont été parce qu’ils n’étaient plus significatifs pour la réalité actuelle. Ferron aborde
l’Histoire collective « par la porte d’en arrière », c’est-à-dire qu’il ne s’intéresse pas tant
à la Grande Histoire qu’aux réalités occultées par le discours dominant. Pour Ferron, la
tradition orale est souvent plus puissante que l'Histoire officielle pour garantir un lien à
l'identité collective, car c’est à travers la tradition orale qu'on se trouve réuni à ce qu’il
Ferron affirme dans « Vers une réconciliation des jeux » que « [l]a culture, pour
moi, c’est une terre et une table » (9). L’auteur fournit ici deux exemples d'une
terre que nous habitons et l’autre se manifeste dans les gestes partagés collectivement au
illustre pour nous cette notion d'un fonds commun.25 Cette première manifestation amène
ensuite à la table qui se pose comme symbole du rituel collectif qui nous lie tous
ensemble. La terre produit la récolte qui est ensuite transformée en signe d’une
25
Nous pouvons noter les propos de Ferron à cet égard dans Jacques Ferron : malgré lui : « Comme la
terre est à tout le monde, la littérature relève de la sagesse des nations » (22).
134
« institution populaire » (8). Ferron le dit de la manière suivante : « [L’homme] mange à
repas, c’est-à-dire qu’il se rassemble pour manger » (11). Dans ce passage, Ferron fait la
dans un réseau de pratiques sociales précises. Lorsque nous entamons de tels rituels nous
plongeons d’une certaine manière dans une réalité culturelle que nous construisons
collectivement. Nous comprenons à quel point Ferron valorise les coutumes auxquelles
les gens participent et nous dirions que ses contes exhibent sa volonté de réhabiliter ou,
du moins, de nous faire reconnaître la présence de ces actions dans l’imaginaire collectif.
Partout dans ces écrits, Ferron valorise les liens intimes entre le conteur et son
l’influence de la tradition orale sur sa propre œuvre. Parlant des histoires qu’il a
historiettes d’ailleurs, dites aussi magistralement, sortaient trop dru pour venir d’une
source sur le point de tarir […] Je n’ai pas pensé à les inventorier, les croyant
(35). Cela nous donne une idée non seulement de l’importance que Ferron accorde aux
d’une tradition orale et le premier de la transposition écrite » (34). C’est à partir d’une
telle déclaration que nous pouvons analyser ses contes, du moins la façon dont ils
135
et des personnages puisés dans la tradition orale, Ferron réfléchit sur la faculté qui permet
la transmission de la culture. L’auteur voit dans son usage du conte une association avec
des auteurs du canon littéraire qui avaient été influencés par le genre oral. Pour Ferron, le
domaine oral.
Dans « Le mythe d’Antée » Ferron attire notre attention sur « un alexandrin qu’[il]
trouve très beau » prononcé par la sage-femme à un nouveau-né : « “Ainsi te voici donc
dans ton pays natal” ». Ensuite il se demande « si [cet alexandrin] ne vaut pas plus que
tout ce que j’ai écrit » (36). Communiquer l'importance de trouver sa place dans le pays
natal, nous semble un des buts principaux du travail de Ferron. Mais en considérant les
rapports entre le peuple et son pays, il importe de se demander de quelle manière l'auteur
souligne qu'en dépit des références aux noms géographiques, les contes ferroniens « ont
cet égard, Ferron utilise le côté merveilleux du conte pour qu'il façonne le pays québécois
Au cours du XXe siècle, les folkloristes ont commencé à reconnaître que les liens
entre le folklore et un territoire déterminé étaient plus complexes qu'on l’avait cru
lieu spécifique, mais il était impossible de savoir d'où ce folklore était originaire. Il faut
136
ainsi que nous repensions nos rapports à un espace commun, que ça soit réel ou
imaginaire. Hosch remarque que : « [l]e pays[,] [i]l faut y croire et le vivre ; vivre dans
les deux dimensions qui sont les siennes, l’espace et le temps ; vivre par l’imagination
(espace-temps) et par la mémoire (temps-espace). C’est ainsi qu’à travers les générations
les hommes ne cessent de fonder un territoire » (48). Dans cette perspective, la notion de
territoire se rattache à l'interaction entre les gens qui forment une société commune, ce
qui nous ramène à cette table valorisée par Ferron comme symbole de la culture.
L’espace culturel que nous partageons en commun se définit lorsque les membres de la
communauté renouent leurs liens à l’héritage partagé. Le pays natal n'est pas quelque
chose de fixe.
présentement quel est le rythme de notre société? Le demander, c’est poser plusieurs
questions à la fois, questions auxquelles les sociologues seuls peuvent répondre, mais
seuls les sociologues qui se seraient déjà pénétrés de l’histoire des nôtres et de leur
folklore, de la science de notre peuple et de ses institutions » (7). Les textes de Ferron,
en mélangeant les références à une époque antérieure avec une esthétique reliée à
société québécoise.
D’après Marcotte, « [l]e village, extension de la famille, est par excellence le lieu dont
parle Ferron, le lieu d’où il parle, le lieu où se parle le ferronien » (« Jacques Ferron, côté
village » 223). Le village dans l’œuvre de Ferron agit comme un espace où la vision de
137
métamorphoses » (227). Il s’agit d’une représentation du territoire qui repose sur
l’imagination collective plutôt que sur une géographie exacte. L’artiste n’est pas
symbolique et qu’il présente dans son œuvre. Ferron nous montre que la réalité sociale
du présent existe toujours sous le signe de son potentiel au lieu de ce qui est déjà
déterminé.
C'est grâce aux caractéristiques du conte que Ferron peut éclaircir et ensuite
et non pas comme une rupture avec la logique du monde réel. Parlant du récit « Mélie et
le bœuf », Boucher souligne que l'auteur « vise […] à introduire le lecteur dans un
univers où la logique n'a plus cours, où l'imaginaire devient réalité » (Les contes de
Jacques Ferron 120). Les éléments impossibles dans la trame narrative ne sont pas
représentés par la narration comme étant hors du commun. Il ne s’agit pas d’un
surgissement soudain du merveilleux dans un monde qui suit les mêmes règles que le
nôtre. Au contraire, le merveilleux dans les contes de Ferron semble s’introduire avec un
manque de merveille, paraissant presque banal. Dans plusieurs cas, la narration semble
se servir du dispositif de la folie ou de l’ivresse afin d’offrir une explication pour l’entrée
du merveilleux dans la vie quotidienne. À cet égard, plusieurs récits restent ambigus
Dans un grand nombre de ses récits, Ferron conduit son lecteur à questionner le
138
sentiment que le monde qu’habitent les personnages effectue un décalage constant quant
à sa valeur significative, que les objets qui s’y trouvent ne connotent plus la même chose
qu’auparavant. Nous remarquons dans plusieurs contes la fréquence des scènes dans
lesquelles les gens changent leur nom ou celles dans lesquelles les personnages font
rupture avec leur héritage. Dans les deux cas, les gens effectuent un acte de réinvention
qui les pousse dans un terrain nouveau et déstabilisant. Nous verrons dans plusieurs
contes le motif de la transposition où Ferron met des personnages dans des situations
comme n’étant pas à leur place. N’oublions pas non plus qu’un grand nombre de ces
famille s’est déjà fracturée, où la femme ou le mari est déjà mort, ou quand les enfants
ont déjà abandonné la maison. Dans plusieurs cas, c’est la désagrégation de la famille, et
de façon plus générale l’unité sociale, qui agit comme événement qui déclenche
l’intrigue. Ces récits ont souvent lieu dans un monde où les choses se détériorent et les
liens sociaux ne sont plus respectés comme auparavant. Nous pouvons alors considérer
l’importance de ces contes qui portent sur des personnages qui refusent leur lignée
Les récits de Ferron incluent, dans plusieurs cas, un élément qui serait incongru
dans les contes classiques. Considérons l'histoire intitulée « Le Bouddhiste » qui fournit
au lecteur un décor typiquement québécois tout en ajoutant cette référence inusitée à une
figure religieuse qui serait mieux placée dans une autre partie du globe. Considérons
26
Par exemple, le personnage de Cadieu dans le conte du même titre, quitte sa maison natale et sa famille
ayant pour mission de devenir homme religieux. En route, il rencontre le quéteux Sauvageau et, après lui
avoir dit qu’il ne voulait aucun enfant, il est affligé par une maladie (implicitement la gonorrhée) qui lui
enlève sa puissance sexuelle. À la fin il retourne à sa maison sous le nom d’Eugène Dubois. Sa famille ne
le reconnaît pas et il finit par mettre le feu à son ancien domicile.
139
aussi la transposition des figures associées à des mythes et des légendes classiques à des
lieux québécois. Au lieu d'avoir un Ulysse qui retourne à Ithaque en Grèce nous avons
celui qui retourne à Ithaque Corner en Ontario. Il s'agit de variations littéraires qui ne
sont pas permises dans le domaine d'un folklore authentique. Globalement, l'inclusion
des références aux lieux, aux objets, ou aux personnes qui font partie du monde
monde qui se distingue du nôtre. Ferron insère dans sa narration des détails qui l’aident à
créer un monde élaboré et plus vivant que celui qui se retrouve dans des histoires orales.
Grâce à des références qui créent de l’imprévisibilité, ces récits se distinguent de la forme
folklorique, qui dépend de la répétition des objets, des lieux et des personnages pour se
conformer aux règles de la tradition. Andrée Mercier décrit le projet littéraire de Ferron
ainsi : « L'équivoque, il semble bien que l'œuvre de Jacques Ferron soit engagée
davantage à la cultiver qu'à la résoudre et que, pour ce faire, tous les moyens soient
bons » (L'Incertitude narrative 151). Pour Mercier, il existe dans ces récits une
impossibilité de résoudre les ambiguïtés qui surgissent dans des lectures oppositionnelles.
du conte traditionnel, afin de laisser entrer une certaine incertitude qui va de pair avec la
Dans son article « Jacques Ferron en Gaspésie », Marcel Olscamp donne à lire
140
l'admiration de Ferron pour la manière de parler des Gaspésiens parmi lesquels il travaille
comme médecin. Cette parole qu'il entend de Gaspésie lui donne accès à une réalité non
pureté de la langue orale et sa capacité de capter la réalité immédiate nous fait penser à la
Pour Ferron, le travail du conteur est vital pour la vie de la communauté car il
permet à ses auditeurs d’avoir accès au fonds commun de la culture. L’idée du fonds
commun réfère non seulement à des grands évènements historiques qui font partie de
l’héritage d’une communauté mais renvoie aussi à des figures et à des récits qui peuplent
l’imagination des membres d’une culture.27 Ferron veut que ses lecteurs aient accès au
monde imaginaire qui constitue une fondation symbolique de notre réalité sociale. Dans
un article sur la mission littéraire de Ferron, Hosch remarque que « [s]ans doute Ferron
veillait-il à sauvegarder dans l’écrit cette profonde complicité qu’avaient entretenue les
conteurs traditionnels avec leur auditoire » (35). À travers ses contes, Ferron veut
perpétuer le travail du conteur qui liait son public aux récits collectifs composant le
figure du conteur décrite par des folkloristes comme Richard Dorson. Selon Dorson,
« [t]he narrator and folksinger select from a limited and inherited body of oral tradition.
They do not create new forms or introduce new themes » (« Current Folklore Theories »
99). Au contraire, le travail de Ferron peut être considéré comme réinventant une
27
D’autres ont remarqué les rapprochements entre le rôle que joue le conteur et la figure du médecin dans
l’œuvre de Ferron. Comme médecin, Ferron aurait été exposé à la parole vive de ces concitoyens. Comme
il le dit lui-même : « Avec mon métier de médecin, j'ai pu rentrer par la porte d'en arrière et je me suis
trouvé mêlé à la vraie vie, si on peut dire, à une vie sans apprêt, sans formalisme » (Par la porte d'en
arrière 271)
141
tradition de contes oraux qui ont existé avant lui.28 Il s’agit d’un discours traditionnel
contemporaine. Selon Jean-Pierre Boucher, « [l]e rôle du conteur est d’aider les hommes
imaginaire qui donne à cette réalité l’ordre, le style, la cohérence qui lui font défaut »
(Les « Contes » de Ferron 24). Les propriétés du conte donneront à Ferron l’occasion
d’utiliser l’imaginaire pour éclairer le monde réel, comme la figure du robineux dans
« Suite à Martine » qui laisse derrière lui dans les maisons où il partage ses histoires
« plus de cohérence que devant, un jour plus clair, des fermes aux lignes mieux dessinées,
des visages plus humains » (138). En même temps, l’artiste dans l’univers de Ferron doit
perspective sur la réalité et de donner plus de cohérence à la vie. Nous aborderons deux
Nous remarquons d’entrée du jeu, que la structure du récit « Les Provinces » obéit
de phrases répétés, de sorte que le texte peut se lire comme trois variations d'une scène
principale. Ces scènes se terminent toutes avec cette phrase : « Vous allez continuer à
faire des cartes, mon ami, puisque c'est votre vocation ». L'histoire tourne autour d'un
cartographe que l’on embauche pour faire une carte du pays québécois, chaque patron lui
28
Gilles Marcotte remarque à propos de l’image du conteur que « [l]e conteur authentique est vraiment,
selon la formule de Novalis, “un visionnaire du futur”, mais il le modèle d’une autre façon que le
romancier ; il retourne à l’ancien, moins pour se ressourcer dans l’originel que pour y trouver les images
qui lui permettront de pratiquer, dans le tissu trop serré du présent, la brèche qui ouvre sur le possible »
(Marcotte « Côté village » 227).
142
refaçonner le réel de plusieurs manières, lui qui est capable de donner de l'ordre et du
l’espace ne correspond pas à celle de ces trois employeurs successifs, dont le Primat, le
Premier Ministre et un religieux. Le conte se termine avec les conseils du Primat qui
« lui a fait comprendre qu’on n’œuvre bien que dans son métier, que lui seul autorise »
(66). La fin suggère que l’artiste doit lui-même revendiquer le droit de suggérer de
Dans le chapitre qui conclut Le roman à l'imparfait, Gilles Marcotte remarque que
« [l]'homme d'action, l'homme du Réel, adapte les mots aux situations contingentes ;
l'homme d'Imagination qu'est le cartographe veut corriger les situations pour qu'elles
monde à partir d’un certain écart. Si le lieu de la culture, selon Dumont, se situe dans la
distance de la réflexion, c'est le cartographe qui est dans la meilleure position pour
Chez Ferron, le cartographe travaille sur une géographie incertaine, où l’on peut
imaginer des frontières différentes. Nous repérons aussi une critique implicite de l'idée
pour inventer de nouvelles visions du monde. À la différence des figures principales des
C'est lui qui participe activement à sa création et c'est lui, comme l'écrivain, qui donne
143
aux gens un semblant d'ordre. Par rapport à cette conception, l'écrivain s’accorde la
possibilité de puiser dans le fonds traditionnel en même temps qu'il a la liberté d'inventer
rencontrons dans ce conte le personnage de Jérémie, peintre qui ressent au cœur de lui-
Lorsqu’il fait son travail, les badauds lui offrent leurs commentaires et le peintre les
reproche, Jérémie écoutait tout humblement car tout de son œuvre le touchait, même le
reflet fugace dans des yeux indifférents » (61). Le travail de Jérémie marque son
empreinte directement sur la réalité. En même temps, le paysagiste jouit d’une certaine
autonomie au sein de la communauté qui « convint de ne rien lui donner et de tout lui
devoir » (61).
Dans son essai L'Absence du maître, Michel Biron s'empare de la phrase qui ouvre
celui-là qui travaillait pour l'autre, vivait tout étonné au milieu d'un grand loisir » (« Le
paysagiste » 59). Selon Biron, ce terme de « grand loisir » est nécessaire pour la
figure de l'artiste. Biron souligne que Ferron, en tant que médecin qui écrit de la fiction,
mitoyenne » (Biron 102) de Ferron, en tant qu’écrivain-médecin, lui permet de faire des
144
textes qui n’obéissent pas à tel ou tel discours institutionnel. La littérature, et par
conséquent l’art en général, fonctionne seulement si elle n’est pas liée aux exigences qui
pèsent sur d’autres institutions. La notion de « grand loisir » fait référence à la capacité
qui doit être accordée à l’artiste de travailler librement parmi ses concitoyens mais tout en
conservant sa position à l’écart. Nous pouvons décrire le projet de Ferron dans son
entièreté comme la tentative de nous donner accès à « cette vie au cœur d'un espace
marqué non par la foule et par l'Histoire, mais par une vertigineuse liberté de
mouvement » (Biron 135). Il s’agit de résister à l’imposition d’un discours autoritaire qui
Jérémie fait de son monde un espace de grand loisir dans lequel il s’implique mais
paysagiste devient le double de l’écrivain décrit par Biron qui doit « pass[er] outre à la
clôture du texte » (Biron 132). Dans cette perspective, il ressemble au conteur classique
qui aide les gens à trouver de la signification dans un monde confus. Cependant, l’artiste
doit aussi faire attention de ne pas trop confondre son art avec le réel au risque de
diminuer son statut liminaire. Il doit toujours être capable de se déplacer vers une
milieu dans lequel il crée. C’est précisément cette position qui permet à l’artiste
Ferron trouve dans le conte un genre qui lui donne la possiblité de se déplacer par
rapport aux exigences de l’institution littéraire. C’est en adoptant la forme du conte que
Ferron peut travailler « tout étonné » au sein de la communauté d’autres écrivains. Biron
145
souligne qu’ « [e]ntre l’hermétisme réputé du poème moderne et l’engagement
romanesque ou théâtral, le conte ouvre un espace mitoyen, contigu aux autres formes,
touchant à toute la littérature, mais plongeant ses racines hors de la littérature […] »
(132). Ferron se sert du modèle du conte classique qu’il transforme en récit moderne afin
de plonger dans l’imagination collective et donner libre cours à ses propres facultés
inventives. Chez Ferron, le conte, en tant que genre ancien que l’auteur renouvelle,
trouve une nouvelle fonction dans le réseau social. Ferron affirme la capacité de l'artiste
Dans Une saison dans la vie d'Emmanuel Marie-Claire Blais prend les figures
redessine d’une façon qui subvertit constamment leur signification et leur importance
pour l’identité collective. En incluant dans son roman ces figures traditionnelles qui se
trouvaient dans les romans du terroir du début du XXe siècle, Blais construit une vision
d’un monde figé dans un temps ancien. Il ne s’agit pas de représenter fidèlement celui-ci,
mais plutôt de mettre en scène une figuration ayant un côté passéiste. Il est significatif
qu’en décrivant la géographie imprécise d’Une Saison dans la vie d’Emmanuel, J.M
Kertzer observe que « [c]haracters live as if in a play by Samuel Beckett where the
narrow confines of a stage define all there is of a reality from which there is no escape »
146
(279). Nous voyons représenté dans le texte, un univers dans lequel les choses peuvent
commencement.
Dans le roman, l’aspect cyclique de cet univers est symbolisé le plus clairement
par la figure du père, pour qui « [l]’essentiel, c’est de pouvoir traire les vaches et couper
les bois […] » (Blais 54). Dans l’attitude du père, nous rencontrons une conception de la
vie traditionnelle qui dépend de la préservation des pratiques qui réactualisent le passé
sans que celui-ci n’amène à quelque chose de nouveau. Il s’agit d’une existence lourde
déterminée par notre obéissance à un mode de vie traditionnel qui n’est plus compatible
avec la réalité de la société actuelle. Pourtant, tandis que Blais situe ses personnages à
l’intérieur d’un monde rigide, son récit tourne autour de deux personnages dont les
l’auteure comme appartenant au domaine de la vie. Les deux, chacun à leur manière,
possèdent une puissance qui fait en sorte qu’ils occupent un espace symbolique à l’écart
signifie un récit considéré par les membres d’une culture comme étant fondamental à leur
inscription dans cette réalité. À la lecture du roman, nous remarquons que la perspective
de Grand-Mère Antoinette se lie à l’acte de parler. Dans plusieurs scènes, l’auteure décrit
147
le corps imposant de la grand-mère entouré par ses petits-enfants qui l’écoutent. Le
traitant des réalités paradoxales au fond de notre réalité perceptible. Nous notons à cet
égard cette description que fait Blais de la grand-mère, disant qu’elle est « [i]mmense,
souveraine », et qu’elle « [semble] diriger le monde de son fauteuil » (Blais 1). Le corps
du roman de ses pieds qui « gravaient pour toujours dans la mémoire de ceux qui les
voyaient une seule fois --- l’image sombre de l’autorité et de la patience » (Blais 1).
La grand-mère est souvent décrite par rapport à ses vêtements qui semblent
envelopper les enfants qui l’entourent « dans ce bain de linges et d’odeurs […] » (Blais 3).
d’Emmanuel, le nouveau-né pour qui son immensité est difficile à apprécier : « Des
reconnaissait pas encore. Grand-Mère Antoinette était si immense qu’il ne la voyait pas
en entier » (Blais 2). Tout au long du roman, l’auteure utilise l’image des pieds comme
leitmotiv pour symboliser le lien entre Grand-Mère Antoinette et la terre. Les pieds
physique de la maison. De plus, nous somme frappés par cette description de la Grand-
majesté d’une colline, ses joues, la blancheur de la neige, et de sa bouche coulait une
haleine froide comme le vent d’hiver » (Blais 111). L’auteure semble éviter de la décrire
directement, optant plutôt de représenter cette figure comme quelque chose de presque
148
inhumain. Bien que le récit montre clairement la centralité de ce personnage dans le
cadre de la famille, elle présente un aspect sublime et irréel qui la différencie des autres.
sur un plan plus vaste et qui évoque le concept de mythe sans son association à la rigidité
et à la conformité d’une tradition fixe. Blais juxtapose cette figure à celles en provenance
d’institutions scolaires et religieuses pour opposer une tradition pour ainsi dire
institution spécifique. Elle est le signe d’un état d’inachèvement ou tout existe en
prétention à l’autorité, mais sur le plan plus large la puissance de la tradition persiste.
Nous pouvons dire qu’elle prononce un discours empreint d’une puissance mythique au
exagérée d’Antoinette l’encadre dans le récit comme symbole de « l'ordre ancien, mais
nouveau » 67). Pour Marcotte, cet ordre ancien ne représente pas une vision abolie du
passé qui serait remplacée par un nouvel ordre ; mais dans ce texte l’ancien agit plutôt en
relation constante avec le nouveau. Il ne s'agit pas simplement d'une vision ancienne à
laquelle succède le nouveau, mais de l'intégration des deux sur un même plan.
absurde des figures autoritaires comme celle du curé ou du directeur d’école. Blais
149
Supérieure comme des symboles d’une tradition plus récente et démodée dont le discours
social désuet ne cesse pas de se réactualiser dans la vie. Ceux et celles qui détiennent
l’autorité ont des mobiles qui ne sont pas conformes aux valeurs promulguées par les
institutions qu’ils représentent. Nous remarquons que la vie de plusieurs personnages est
gérée par une logique moralisatrice qui fonctionne d'une manière bizarre et inefficace.
Ces personnages sont des instruments d’un discours institutionnel qui se manifeste
dans la réalité concrète, dans des édifices construits et littéralement érigés comme l’église
figures, l’auteure nous fait réfléchir sur l’incertitude des valeurs fondées par les
qui appartient au contexte irréel du mythe et un discours traditionnel qui entretient un lien
plus étroit avec la réalité contemporaine mais qui est pour cette raison plus susceptible
corps. C’est à travers le récit de Jean Le Maigre, qui peut se lire comme une parodie des
bildungsroman du XIXe siècle, que l’auteure parvient à critiquer plus directement les
150
correction et le noviciat, pour mettre en relief les références à une tradition reliée à une
réalité tangible.
à la parole mythique qui connote une puissance originelle. Tandis que Grand-Mère
commencement, la figure de Jean Le Maigre nous situe dans le contexte de ce qui est
possible. En tant qu’écrivain, Jean Le Maigre semble être la seule figure à qui Blais
accès à cette puissance, elle agit plutôt comme pierre d’assise pour une réalité qui existe
déjà. Blais dessine constamment des liens entre la modalité littéraire qui appartient à
l’invention littéraire que Jean Le Maigre se positionne comme le critique des mensonges
plus néfastes sur lesquels la vie sociale est fondée. Les institutions pédagogiques et
religieuses se révèlent étayées par des valeurs contradictoires. Le texte nous présente à
chose d’autre. Par exemple, l’autobiographie de Jean Le Maigre dévoile le processus par
lequel il formule et reformule son récit. Parlant de la mort de son frère Pivoine, Jean Le
Maigre écrit : « Mon pauvre frère avait été emporté, par l’épi … l’api … l’apocalypse …
l’épilepsie quoi, quelques heures avant ma naissance […] » (Blais 53). Nous constatons
brouillent dans la pensée du narrateur. L’acte d’écrire donne à l’auteur le droit de tisser
ces liens symboliques pour amener le lecteur à s’interroger sur le réseau de signes qui
29
Nous ne pouvons pas nous empêcher de noter l’ironie du fait que Jean Le Maigre ne sait pas la
conjugaison du verbe mentir (36).
151
forment la réalité.
À ce titre, le mensonge inhérent au discours littéraire nous donne accès à une vérité
plus profonde. Décrivant le rôle que joue le poète chez Blais, Kertzer souligne que
« [t]he poet is the most accomplished of liars, creating beautiful illusions which displace
yet illuminate reality. Through his lies, he refashions himself and his world; yet his
de comprendre les valeurs qui étayent la société. La figure de Jean Le Maigre peut être
analysée à côté de celle du cartographe de Ferron, car les deux sont susceptibles de voir
au delà du monde réel pour imaginer des réalités alternatives. Tandis que les autres
enfants se trouvent embourbés dans la neige lourde, Jean Le Maigre « prendr[a] [s]es
ailes et il [s]’envolera » (Blais 30). De plus, comme le cartographe chez Ferron, Jean Le
Maigre se trouve à l’extérieur du monde de ses pairs, béni et condamné par sa vision
poétique. Pour cette raison, Jean Le Maigre est dépeint comme un personnage
transgressif. L’acte d’écrire de la poésie et l’acte de désobéir aux règles sont tous les
deux des instances où le personnage dit « non » à la lourde réalité imposée par la société.
La transgression que Jean Le Maigre commet dans son propre récit n’est qu’un
prolongement d’une thématique qui est apparente partout dans le texte. D’un point de
vue plus littéral, nous pouvons dire que les actes perpétrés par les enfants constituent une
sorte de pôle vitaliste qui est juxtaposé avec les contraintes de l’institution. Dans son
texte Le Monde perturbé des jeunes dans l’œuvre de Marie-Claire Blais, Thèrèse Fabi
décrit le rapport entre les enfants et la délinquance ainsi : « Ils voient le mal, font le mal
152
et veulent le mal, car ce même mal devient un véritable baume pour les maux qu’ils
récoltent dans ce monde écœurant, froid et vide […] dans ce monde dont on ne peut que
s’évader […] » (73). C’est à travers ces règles que les valeurs sociales sont transmises.
En les refusant, le texte suggère la possibilité d’interrompre le cycle d’un discours social
quotidienne de la famille. À peine présent dans le texte, c’est à Emmanuel que la Grand-
Mère parle, lui qui s’ajoutera à « tout ce déluge d’enfants, d’animaux, qui, plus tard, à
pour mendier auprès de leur grand-mère […] » (Blais 5). La naissance d’Emmanuel est
coïncide avec la fin de la vie de Jean Le Maigre, comme la naissance de celui-ci a suivi la
mort de Pivoine. Le bébé qui ne parle pas devient le symbole d’un avenir qui n’est pas
encore défini.
Dans le monde chaotique dans lequel Emmanuel est né, c’est la Grand-Mère qui
surgit de la foule des figures indéfinies pour lui demander d’« [ouvrir ses] yeux » (Blais
s’agit d’une figure qui n’est pas encore consciente de son héritage. Au début de sa vie, il
qui gère la vie commune. Pour Grand-Mère Antoinette, Emmanuel possède ce même
potentiel qu’avait son frère et qui lui permettra de surmonter l’inertie de l’existence
153
quotidienne. Il est alors significatif que Jean Le Maigre prédise que son frère sera atteint
de la même maladie que lui. Le nouveau-né est positionné comme étant susceptible de
prendre le relais du discours de la Grand-Mère et celui de son frère écrivain qui est doué
d’une capacité de voir au delà du monde réel où l’hiver règne au monde possible incarné
n'engendrera pas une continuité historique, mais […] il s'insère d'avance dans la
collectivité. (238)
suggère un cycle qui ne cesse de commencer à partir du même point. Par sa structure
circulaire, ses répétitions et son évocation d'une Histoire à laquelle on ne peut pas
154
comme un système prédéterminé qui domine l'individu. De l'autre côté, le
finalement au cercle prédit de son récit. Le roman est axé sur une opposition entre une
l’intérieur de ce même système. Au sein du texte, une tension surgit entre l'immobilité
qui est le résultat de ce système fixe et un élan vers un avenir incertain incarné par ce
« [l]a conscience du sujet de Prochain épisode s’avère en effet déchirée entre un moi
narrateur écrit est celle d’une révolution, elle demeure une révolution inachevée. Le
« moi idéal » est projeté en arrière dans un monde où l’action révolutionnaire doit
conduire à l’échec. En écrivant son roman d’espionnage, le narrateur met en scène une
201). Le narrateur fait ressurgir dans le récit qu’il construit une conception du passé qui
pèse lourdement sur lui, affirmant qu’il « arrive un moment, après deux siècles de
conquêtes et trente-quatre ans de tristesse confusionnelle, où l’on n’a plus la force d’aller
conduit à nous interroger sur la possibilité d’agir sur le monde, que ce soit par le biais
d’actions réelles ou par la fiction, étant donné que ces actions sont inextricablement
inscrites dans le réseau discursif auquel on veut résister. À ce titre, il est possible
155
Dundes appelle un « worldview » ou une vision du monde. D’après Dundes, cette vision
du monde constitue une mentalité collective dont les éléments constitutifs sont les
« traditional notions that a group of people have about the nature of man, of the world,
and of man's life in the world » (« Folk Ideas as Units of Worldview » 95). Il s’agit d'un
conscience collective. Dans notre perspective, cette vision du monde proposée par
Dundes correspond dans le texte d’Aquin à cette « abominable vision » qui s’impose au
d’inventer un récit qui n’est pas seulement la réitération symbolique d’un discours
prédéterminé.
Nous croyons que le texte d’Aquin est pertinent pour notre analyse car la faculté de
la tradition agit comme le mécanisme qui rattrape le protagoniste dans son immobilité et
Prochain épisode, en entamant son processus d’écriture, essaie de sortir du discours que
la tradition lui a légué. Le narrateur tente de ne pas écrire de façon traditionnelle afin de
préparer le terrain pour une vie qui elle non plus ne serait pas traditionnelle. Le
protagoniste se bat contre la faculté de la tradition, car celle-ci assure qu’il est héritier de
cette vision du monde qui détermine ses actions. Au niveau de son écriture, il essaie de
héritage.
Tout au long du roman, le récit inventé par le protagoniste ne cesse de renouer avec
l'Histoire québécoise envisagée dans son absence. La trame narrative tourne autour des
156
rencontres promises mais constamment ratées : La rencontre finale entre K et le
deviennent symptomatiques du fait que le protagoniste a manqué « [s]a vie tout entière »
(160). Le protagoniste désigne son œuvre (non sans ironie) comme une épopée. Dans un
univers où les traditions renvoient à une identité collective cohérente, l’individu se tourne
vers des contes, des légendes et du mythe pour comprendre sa réalité. Dans le roman
mais aussi son reflet désordonné et son incarnation suicidaire » (21). La faiblesse de son
travail, cette épopée d'une nation fracturée, s'explique par son rapport avec un passé
appartenant à un peuple qui « [n]'a pas d'histoire » (90). C'est en raison de cette absence
d’histoire que le narrateur est incapable d'inventer un récit qui n’incorpore pas son propre
moyen par lequel il pourra inventer un avenir qui n'est pas déterminé d'avance. Si « le
fonds commun » a représenté pour Ferron des histoires collectivement partagées, pour
Aquin il semble constituer la raison pour laquelle le protagoniste n'arrive pas à écrire son
at the very source of the narrative project, and the proposed spy story is rendered
profoundly ambiguous from the outset by the irreparable fault in its foundations »
(A Certain Difficulty of Being 95). La cohérence du mythe est remplacée dans la logique
157
protagoniste ressent « l’ambiguïté accompagnant toute réactivation d’un passé quel qu’il
mythique » (L’Écologie du réel 16). Si, d’un côté, le narrateur semble aborder le passé
de manière lucide, admettant qu’il nuit constamment à sa capacité d’agir dans le présent,
de l’autre côté, il fait de ce passé un terrain solide qui lui donne la possibilité d’avoir une
cohérence ontologique. Lapointe résume bien cette tension en faisant remarquer que le
Selon Purdy, nous pouvons lire le roman d'Aquin en parallèle avec son article
conduite et vécue par les Patriotes comme une guerre perdue d'avance » (Aquin « L'art
penser hors de ce système fermé, nous rappelle le monde épique que Bakhtine décrit
aussi comme fermé et absolu. Dans le cas de l'échec des Patriotes, on s'attend à ce que
tout soit prévisible. Purdy retrouve cette même prédisposition à la défaite dans le récit de
Prochain Épisode, voyant le protagoniste comme celui qui ne peut penser à une histoire
qui n'implique pas son échec. La vie du personnage principal devient la ritualisation de
ce mythe de l'échec symbolisé par les nombreuses rencontres ratées avec H de Heutz.
Aquin semble s’attaquer à des valeurs qui ordonnent notre vie en rédigeant un
texte qui tourne son regard vers les processus qui entretiennent sa propre énonciation.
Comme l'a remarqué Jacques Beaudry, à l'instar de Johan Huizinga, « il n'existe pas de
différence formelle entre le jeu et une action sacrée […] » (Hubert Aquin : la course
158
contre la vie 65). À ce titre, les actions du protagoniste et de son rival se prêtent à un
aspect ritualiste. En agissant, les deux semblent admettre leur implication dans un
système qui gouverne tout ce qu’ils font. À travers son écriture ludique, Aquin souligne
que la vie de son protagoniste est définie par des règles qu'il n'a pas inventées mais qu'il
est contraint de suivre. Nous pouvons considérer aussi les nombreuses références au fait
que les personnages du récit doivent jouer des rôles. Le narrateur note lors d’une de ses
rencontres avec son adversaire que H. de Heutz « a triché insensiblement pour me laisser
qui avait été prévu pour m’empiéger » (96). Il s’agit d’un rôle qu’il n’est pas capable de
jouer à cause des limites imposées par une tradition fondée sur l’échec.
Il est significatif qu’Aquin ait annoncé en 1961 son but comme étant non seulement
d’écrire une épopée mais « d’écrire une épopée et [de] [s]’engendrer ! » (Journal 184,
190, 198 cité dans Allard « Présentation » XXIX). Le récit fondateur que le narrateur
mythe personnel qui témoigne du fait que, dans le présent, nous sommes toujours en train
dans laquelle nous existons. Pour préciser comment le texte d’Aquin subvertit les règles
du genre épique, nous pouvons également considérer les propos de Bakhtine sur la
différence entre le héros de l’épopée et celui du roman : « [u]sually a hero acts no less in
a novel than he does in an epic. The crucial distinction between him and the epic hero is
to be found in the fact the hero of the novel not only acts but talks too » (The Dialogic
Imagination 334). Le héros d’Aquin correspond bien à cette définition, lui qui semble
accablé par la nécessité de parler. En fait, un des problèmes centraux du texte est l'excès
159
de réflexion auquel s’adonne le protagoniste. Il ne peut que parler. Sa logorrhée est
tentative d'inventer une histoire pour comprendre son état actuel. L’histoire qu’il invente
n’est pas réelle mais nous permet de comprendre la réalité de façon indirecte. En
construisant un roman d’espionnage dans lequel il se situe comme héros, le narrateur est
un monde alternatif. Une disjonction est créée entre le personnage construit et l'individu
qui se trouve dans la prison. Étant donné qu’il invente son propre double, l’acte narratif
entamé par le personnage principal nous rappelle les propos de Dumont concernant la
culturel prend […] naissance dans une disjonction de la conscience qui peut bien en un
sens ramener le monde à moi, mais qui, plus profondément, introduit en moi une fissure
qui me fait naître à un autre monde et à un autre moi dont l'objet culturel est le
témoignage » (Le lieu de l'homme 80). Le récit que le protagoniste fabrique lorsqu’il est,
en réalité, enfermé, constitue sa tentative de créer cet « autre moi ». C’est par le biais de
l’acte créateur que l’écrivain peut investir les figures, les symboles et les idées dont la
30
Il est significatif aussi que le roman soit écrit à la première personne ; la perspective est nouée
inextricablement à la psychologie du personnage. Dans le cas de textes comme Jean Rivard et Les anciens
Canadiens, les figures légendaires sont vues à travers une optique qui les extériorise. Jean Rivard et Arché
de Locheil sont des hommes qui font des choses, qui bâtissent des choses, qui deviennent célèbres à cause
de leurs actions. Leur puissance et leur aspect légendaire ressortent du fait qu'on parle d'eux, qu’on voit
leurs actions. De plusieurs manières, la perspective intérieure est le domaine du roman qui porte sur la
mutabilité de la condition humaine, de la lutte entre l'individu et la société qu'il habite.
160
narrateur peut parvenir non seulement à « s’engendrer », mais aussi à se « réinventer ».
Dans Prochain épisode, la capacité de créer une nouvelle forme de récit est rendue
difficile parce que le narrateur ne peut échapper aux modèles déterminés d’avance. Il lui
est impossible d’imaginer son récit hors des confins d'un style romanesque préétabli. Il
quelle façon dois-je m'y prendre pour écrire un roman d'espionnage? Cela se complique
du fait que je rêve de faire original dans un genre qui comporte un grand nombre de
règles et de lois non écrites » (5). La question qui se pose est comment renouveler le
précisément, comment se renouveler dans les limites d'un genre. Les tentatives
d'improvisation effectuées par le narrateur sont toujours englobées dans un système qui a
existé avant lui, un système qui prime sur lui, le forçant à se plaindre que « [j]e n'écris
pas, je suis écrit» (89). Ce qui est en jeu, c'est le besoin de se conformer au style
chapitre » (166).
Hamel, l’image d’une histoire ossifiée qui est répandue dans le récit semble nier la
possibilité d'engendrer notre propre histoire. Hamel remarque que « [l]e narrateur se
31
Il faut souligner aussi que le genre du roman d’espionnage, avec sa focalisation sur un héros central qui
voyage dans des lieux exotiques et qui rencontre une variété d’antagonistes, reproduit la structure des
épopées classiques.
161
trouve ainsi doublement emmuré : d'abord par l'histoire que lui dénie toute influence sur
son propre devenir, ensuite par son récit qui le ramène à la case départ dans la répétition
d'un projet romanesque interminable » (544). Cependant, Hamel voit le texte dans les
[l]e roman peut être lu selon la perspective inverse, non comme une soumission,
comme une critique sévère, sous une forme compulsivement parodique, assénée à
Il ne s'agit pas d'un renouvellement complet mais d'une variation sur un motif
établi. Hamel l'explique ainsi : « Mystérieusement, une première fois, il est suggéré que
reprise produit sa propre altérité. À même le cercle se trouverait donc une issue » (550).
C'est une originalité face au manque d'originalité ; une répétition qui « en détruirait le
fondement » (Hamel 558). Nous pouvons penser encore ici à l'article d'Alan Gailey dans
lequel il souligne le fait que la tradition peut s'ouvrir à la variation. Au même titre, le
répété. Le protagoniste d'Aquin montre que, comme le dit Gailey, « inherently man
(153). C'est ainsi qu’il est permis au protagoniste d'introduire l'originalité à l’intérieur
d'un ordre préétabli. On ne peut jamais s'éloigner de la tradition qui détermine la vie. Il
est sans doute significatif qu'Aquin ait mentionné Ulysse de James Joyce comme une
162
influence sur son œuvre. Pour Aquin, ce texte constituait une capacité d'invention à
l'intérieur des limites d'un genre ; l'originalité du texte de Joyce surgit non du fait qu'il
principal de Prochain épisode se trouve à l’intérieur d’un système discursif qui détermine
à la fois sa manière d’écrire et sa manière d’être. À ce même titre, nous constatons dans
le roman de même que dans les articles qu’Aquin écrit au sujet du métier d’écrivain que
l’acte d’écrire est étroitement noué à la manière avec laquelle on habite le monde. Dans
comme un écrivain enraciné. Purdy relie cette notion d'enracinement à l'idée de « writing
out of one's roots » (XIV). Aquin le dit ainsi : « du fait de son enracinement, l'écrivain
personnelle, inventer le style de sa propre épiphanie [...] afin d'être (dans ses livres)
style qu’il emploie dans son récit, l’écrivain enraciné conduit le lecteur à comprendre la
confine donc pas à la création littéraire ; il s’agit aussi d’un terme qui s’applique à notre
manière d’être. Rappelons que d’après Martin Jalbert, chez Aquin « [La révolution] est
souvent évoquée comme un mode d’être, une manière de faire, voire un style---à peu près
centrale, le roman s’interroge sur la place d’une révolution esthétique dans une situation
163
qui demande une révolution réelle. Pour Aquin, c’est en entamant une écriture
littéraires à la création d’œuvres réelles, c’est-à-dire à des actions. C'est dans la volonté
d'envisager ce prochain épisode évoqué dans le titre et effleuré dans les dernières pages
du roman que le narrateur sera susceptible de sortir des contraintes d’un passé conçu
roman, écrit au futur, le narrateur rejette un attachement au passé qui nuit à sa capacité
d'écrire sa propre histoire. Le texte se termine sur un refus de se terminer, reportant sa fin
à plus tard et nous rappelant que le roman « est tourné globalement vers une conclusion
qu’il ne contiendra pas puisqu’elle suivra, hors texte, le point final que j’apposerai au bas
de la dernière page » (89). Les dernières pages donnent à voir la nécessité de tourner le
regard vers l’avenir plutôt que vers le passé. Ce faisant, le roman offre une possibilité de
Purdy parle de Prochain épisode comme d’un roman prérévolutionnaire fournissant une
perspective sur un état social et politique qui nécessite la révolution à venir. La réalité de
son potentiel.
3.8 Conclusion
D'une façon ou d'une autre, la « vision du monde » dans les textes analysés dans ce
164
québécoise. Comme nous l’avons dit, cette conception de la réalité collective nous
ramène souvent à un sentiment d'absence ou de néant. Mais ce qui importe c’est que ces
discours traditionnel chez des auteurs qui ont en commun leur lien à un passé
travers les mêmes références traditionnelles que leurs prédécesseurs. Comme nous
l’avons vu par rapport aux textes du XIXe siècle, ces auteurs insèrent dans leurs œuvres
des références à l’altérité et à des lieux étrangers, mais à la différence des textes que nous
avons analysés dans le premier chapitre, il s’agit non seulement de mettre la figure
Considérons à cet égard que Ferron, dans Par la porte d’en arrière, admet l’importance
[c]e qui fait la force d’une nation, c’est sa diversité, au contraire des troupeaux. Il y
alors qu’on sait qu’il y en a eu, mais que, les gouverneurs anglais ayant défendu le
mariage des Français et des Amérindiens, il n’en était jamais question dans les
registres. (178)
165
Cette image du métissage pénètre plusieurs contes de Ferron et se situe au
reliée à une origine pure. Ses contes peuvent ramener le lecteur à une histoire qui n’était
pas celle qui a été autorisée, mettant en valeur ces contacts entre les cultures qu’on a
voulu dissimuler. Marcotte note que « Jacques Ferron privilégie les ethnies, ces tribus en
voie de disparition ou de transformation que sont par exemples, les Écossais, les
constamment ses assises ethniques et culturelles. Dans la deuxième partie de cette thèse,
totalisante qui caractérise la littérature québécoise des années précédentes et sur cette
littérature québécoise un refus de se donner une définition absolue et c’est pour cette
raison que les récits des écrivains venant d’ailleurs peuvent être inclus parmi ces auteurs
que nous venons d’analyser. Ces auteurs migrants poursuivent dans leurs textes la même
enquête sur les dilemmes entourant l’exil, l’inadéquation, l’irréel et l’oubli que nous
trouvent déplacés de leur territoire natal, à l’extérieur des frontières de la province. À cet
166
égard, le Québec lui-même est mis sur le plan imaginaire, devenant une représentation à
manipuler. Par ce décentrement du territoire québécois dans ces textes, nous sommes
verrons que les auteurs migrants profiteront de cette reformulation de ce que signifie
d’être Québécois. En écrivant depuis une perspective qui est à la fois étrangère et
limite. Cette fois-ci la définition du lieu québécois est formulée à partir de la perspective
de l’Autre. La rupture entre le passé et le présent figurée dans les romans des années
1960 se transformera en constellation, en une vision du passé rhyzomatique avec des fils
s’étendant depuis plusieurs points de départ. Pour les deux époques que nous avons
Pour les écrivains migrants, la question de la communauté s’avère plus compliquée. Ils
doivent s’imaginer des liens à défaut d'un attachement à un lieu géographique. Dans
leurs textes, la manipulation du discours folklorique sur le plan narratif annonce des
167
Chapitre 4
4.1 Introduction
Régine Robin, Dany Laferrière et Ying Chen, dans des articles ou dans des
entretiens dans lesquels ils parlent de leur travail d’écrivain, affirment qu'ils veulent aller
choisissent tous le terme « folklorique » pour désigner ce qu'ils considèrent comme une
représentation superficielle de l’identité culturelle. Pour eux, l'idée que leurs récits
d’origine est dangereuse puisqu'elle suggère que celle-ci puisse être réduite à de simples
lieux communs. Ils résistent à la fatalité d’avoir à s’en tenir à une certaine identité
tenterons de voir comment, malgré leur refus de cette catégorisation, les romans de ces
auteurs peuvent gagner à être analysés par la théorie du folklore, surtout parce que ceux-
ci font référence constamment à des traditions qui font partie à la fois de la culture de leur
pays d’adoption ainsi que de leur pays de naissance. Au cours de cette analyse, nous
tisserons des liens entre les enjeux qui entourent la formulation d'une identité politique et
références que ces trois écrivains migrants font au folklore du Québec de même qu’à
celui qui provient de leur propre pays d’origine, nous apercevons une tentative chez ces
168
possible de revendiquer des appartenances à plusieurs origines.
pluralistes où les gens n’entretiennent plus les mêmes liens envers leurs origines ou avec
les origines du pays qu’ils habitent. Certains textes des auteurs migrants suscitent
quelques questions par rapport à leur capacité de transmettre une histoire partagée.
Qu'est-ce qu'on transmet si l'on n'a pas accès à un héritage commun qui nous relie tous à
une origine singulière? Bien que les écrivains migrants mettent en valeur une certaine
pour trouver de nouveaux points de rencontre entre le sujet et la société. En fait, parce
qu’ils incarnent une forme d’altérité pour certains, ces écrivains et leurs personnages
peuvent renouveler le discours traditionnel. Les auteurs incorporent un folklore qui doit
son caractère incertain à des notions comme l'exil et la transitivité et, ce faisant, ils
parviennent à ébranler le lien trop étroit entre la faculté de la tradition et l’idée d’une
identité absolue. Si ces notions se sont manifestées dans des œuvres d’autres époques par
le biais des figures comme celle du « sauvage », du voyageur ou du vagabond, c'est dans
les textes que nous analyserons dans les chapitres suivants que cette perspective liée à
Comme dans les sections précédentes, ces œuvres montrent un processus par
lequel l'individu fait face à sa propre familiarité ou étrangeté par rapport à des valeurs de
la société. Nous avançons l’hypothèse que ces récits recourent de manière délibérée à la
tradition afin de montrer que tous ces gens dont la société est composée doivent
169
Laferrière et Chen n’essaient pas de représenter dans leurs récits un folklore que nous
de créer des rapports authentiques à une mémoire culturelle dans laquelle on entre de
manière tardive. Nous verrons que c’est par le biais de la modalité littéraire que les
Lorsqu’une vision politique est formulée par les membres qui composent une
communauté, le défi consiste à impliquer chacun de ses membres. C’est dans ce contexte,
où les citoyens essayent de s’accorder sur les valeurs qui les réunissent, que la figure de
Arendt nous rappelle que dans l’Antiquité c’est dans la polis que l’individu peut agir. La
nouveau dans le monde; à ce titre, c’est dans la polis que la liberté est possible.
Cependant, cette liberté n’a de valeur que dans une situation où la notion de pluralité
règne. Arendt décrit la fonction de celle-ci ainsi : « Plurality is the condition of human
action because we are all the same, that is human, in such a way that nobody is ever the
same as anyone else, who ever lived, lives, or will live » (8). Selon Arendt, c’est grâce
au fait que dans le domaine politique un grand nombre de gens apportent leurs
perspectives que la réalité partagée peut se construire.32 Dans toutes les œuvres que nous
32
Il serait possible de lier les questions de l'identité québécoise dans un contexte pluraliste à quelques
aspects de la pensée de Jacques Rancière exposés dans La Mésentente : Politique et philosophie. L'idée de
170
étudierons, c’est la figure de l’Autre qui permet aux écrivains de remettre en question le
caractère absolu des valeurs et des images sur lesquelles l’identité culturelle est construite.
La manière dont le discours folklorique est dépeint dans les textes que nous examinerons
prochainement nous rappelle que nous habitons un monde où la réalité culturelle est
Arendt nous rappelle que la polis dure plus longtemps que les hommes qui la
composent : « It transcends our lifespan into past and future alike ; it was there before we
came and will outlast our brief sojourn in it. It is what we have in common not only with
those who live with us, but also with those who were before and with those who will
come after us » (55). Il s'agit d'un espace dont le caractère repose sur l'idée d'une réalité
partagée étayée par la mémoire. L’intégrité de la polis est seulement sauvegardée parce
qu’elle persiste depuis le passé jusqu’au présent. D’une certaine manière, sa longévité
dépend de la faculté de la tradition qui assure qu’une idée ou une certaine manière d’être
réseau folklorique nous relie autour de ce que nous avons été de même qu’autour d’une
vision de ce que nous voulons être dans le futur. Dans leurs textes, les écrivains migrants
montrent que le dilemme que rencontre le sujet nouvellement arrivé dans une culture est
de s’insérer dans la création de ce projet en même temps qu’il est conscient qu’il
de la personne venue d’ailleurs fait écho à la condition qui, selon Arendt, caractérise
l’existence de tous les êtres humains. En tant que personnes, il nous est accordé la
la mésentente éclaire la nature du domaine politique, lequel ne repose pas sur l'idée de consensus mais
émerge plutôt lorsqu'un litige est introduit au nom de ces groupes qui ne font pas partie du commun.
Rancière se sert d'une définition de la démocratie qui remonte à l'origine grecque du terme et qui réfère au
fait que la démocratie inclut ces gens qui ne se trouvent pas dans l'ordre établi par le pouvoir. Il réfère à ces
gens qui occupent une position à l'extérieur de l'ordre démocratique comme des « sans parts ».
171
possibilité d’introduire la nouveauté dans la réalité partagée.
Nous verrons, lors de notre analyse, que la critique sur ce discours littéraire s'inscrit
plusieurs fois dans le débat concernant l’identité. Les textes migrants offrent de
nouvelles perspectives sur les dilemmes qui sont associés à ces différents modèles
culturels. Même si, comme nous allons l’observer, ces textes ne se préoccupent pas tous
de la situation québécoise, leur traitement des liens entre le sujet et le contexte social est
susceptible de nous aider à comprendre les enjeux qui relèvent des différentes visions
politiques.
Selon Gérard Bouchard, nous constatons au Canada à la fin des années 1960 le
multiculturaliste introduite au début des années 1970 était supposée offrir à l’origine un
disant que « [i]t was initially demanded by, and designed for, white ethnic groups –
particularly Ukranians, Poles, Finns, Germans, Dutch, and Jews. And it was demanded
Canadian Pluralism » 840). C'était une tentative pour offrir une place à ces gens qui se
172
sentaient marginalisés par le discours des cultures dominantes. Des conflits se sont
problèmes avec les politiques multiculturalistes ont surgi lorsqu’on supposait que ces
groupes venus d'ailleurs apportaient des pratiques qui contredisaient certaines valeurs de
chaleureusement par le Québec puisqu’elle: « soulevait des doutes quant à ses véritables
Québec, d'un statut de peuple fondateur à celui d'une minorité ethnique parmi tant
d'autres » (Chartier 310). Dans la perspective des citoyens du Québec, cette idée risquait
de nier le statut de culture fondatrice qu'on aurait dû accorder aux Canadiens français.
Selon des critiques, on mettait l'accent sur les droits des individus qui se rassemblaient
autour de vagues valeurs se rattachant à l'idéal de la nation, sans respecter les droits d'un
groupe fondateur. Un des traits que Bouchard désigne pour caractériser le modèle
173
aussi leurs propres critiques quant à la mentalité multiculturaliste. Souvent, on accusait
Lorsqu'on utilisait le terme « folklorique », on s'en servait pour décrire le fait de réduire
une culture vivante à un niveau purement superficiel. Anselmi et Wilson ont défini le
around the tension of constructed differences. [...] So that (state) Multiculturalism ensures
groups into displays of active participation in the Canadian Dream » (cité dans Wilson
d’assimilation derrière une vision de diversité culturelle qui est censée signaler un espace
politique inclusif. Pour souligner encore plus les implications néfastes qui peuvent
l'assimilation des groupes minoritaires dans une culture dominante qui prétend être
pour plier cet espace [culturel] aux critères du multiculturalisme risque d'installer les
communautés culturelles en marge de la nation, laquelle serait alors prise en charge par
les seuls francophones » (« La nation au singulier et au pluriel » 83). Cela voudrait dire
que le destin culturel serait l'apanage d'un groupe en particulier et finirait par nier la
174
possibilité pour les groupes minoritaires de se voir dans la lignée de l'histoire.
interculturaliste tient compte du fait que le pluralisme peut réussir seulement quand on
admet que des groupes minoritaires doivent se définir en fonction de leur relation à la
identities. (79-80)
précise sa description dans un autre article en disant que « l’interculturalisme, en tant que
modèle pluraliste, se soucie autant des intérêts de la majorité culturelle, dont le désir de
se perpétuer et de s’affirmer est parfaitement légitime, que des intérêts des minorités et
l'importance de rassembler les citoyens autour d'un projet étayé par la mémoire collective,
notant que : « l’idée [est] assez répandue que la langue officielle, le cadre juridique et la
référence territoriale ne suffisent pas à fonder une nation ; il faut y ajouter toute la
175
symbolique qui nourrit l’identitaire, la mémoire et l’appartenance » (400). Pour
valeur que :
[t]outes ces conditions nécessitent une continuité qui est assurée en très grande
partie par la culture majoritaire et les valeurs forgées dans son histoire. […] Pour
qu’une société ait prise sur son présent et son avenir, elle doit se donner des
que cette idée s’oppose à la conception du Canada comme pays plurinational où les
Québécois d'origine canadienne-française sont comptés parmi tous les autres groupes
« il est légitime et nécessaire que la culture majoritaire préserve les éléments essentiels de
176
renouvellement constant, il s'agit d'une dynamique réciproque effectuée entre la culture
L’expérience transculturelle, que nous décrirons avec plus de détails lorsque nous
tournerons notre regard vers Régine Robin, envisage la culture non pas comme lieu de
plusieurs entités isolées et distinctes, mais comme celui d’une série d’échanges. La
notion de transculture est associée d'habitude à un discours littéraire qui l’utilise pour
dépeindre des personnages qui se trouvent entre plusieurs contextes culturels. Selon la
des cultures plutôt que d’être confinée à des sphères séparées les unes des autres. En
par vider la notion d'identité de toute sa valeur. Cependant, le concept de transculture est
vecteur fluide qui est dans un constant processus de définition. Pour ceux et celles qui la
prônent, la transculture constitue une façon de dénouer les liens étroits entre la
dans des textes migrants de naviguer entre plusieurs lieux et plusieurs identités. L'idée de
Bien que nous puissions lire ces textes en fonction des débats entourant la
situation politique, nous nous référons aux propos de Joël Des Rosiers, qui dit « [l]e
crime des crimes est d'inféoder la littérature au politique » (Passeurs culturels 120). C'est
177
en effet grâce à sa position à l’extérieur de ce discours que la littérature jouit d'un statut
extraordinaire qui permet à l'auteur de donner libre cours à son imagination afin de
construire des sites identitaires absents du monde réel. Nous n’affirmons pas que tous les
textes des écrivains migrants portent directement sur la question de l'identité nationale
québécoise. Il s'agit plutôt d’y voir des échanges entre des traditions reliées à
personnages oscillant entre différents lieux à la fois réels et symboliques, les figures
migrantes n'ont pas le même lien envers la mémoire collective et ressentent les effets de
plusieurs héritages sur leur propre formation identitaire. Au lieu de voir seulement « la
dominant une autre perspective, nous permettant de bousculer les valeurs acceptées qui
étayent des discours qui produisent des identités collectives. La perspective migrante
permet aussi de faire entrer une autre Histoire ou d'autres histoires dans le récit dominant,
que ce soit le récit national raconté au Québec comme dans La Québécoite de Robin ou le
récit plus abstrait de l'autorité des ancêtres dépeint par Ying Chen.
Jusqu'ici nous avons considéré des textes qui montraient des rapports entre des
rapports lors de la Révolution tranquille. Chez les trois auteurs dont nous parlerons dans
178
la deuxième moitié de cette thèse, il s'agira de considérer des liens entre des personnages
et une histoire avec laquelle ils ressentent un sentiment d'appartenance compliqué par la
migrance. Dans tous leurs textes, ces auteurs présentent des points de rencontre entre un
souvent caractérisé par leur éloignement du réseau discursif dominant. En les situant
même temps que des débats entourant la mission multiculturelle, qu'on accusait de
Ils étaient préoccupés par la possibilité de réconcilier le fait qu'ils ne pouvaient pas
revendiquer une appartenance au même héritage que les franco-Québécois qui occupaient
valeur les effets de l’éloignement du lieu d’origine sur l’individu et la difficulté, dans ce
contexte, de retenir des liens de mémoire. Dans les textes paraissant dans les années
1980, la figure de l’Autre se transforme en sujet du récit et nous, en tant que lecteurs,
accédons à une expérience de l'altérité à travers le point de vue de cet Autre. Janet
Paterson nous rappelle que l'altérité d'un personnage résulte des modalités d'énonciation
dans le texte, c'est-à-dire qu'il faut que la figure soit désignée comme Autre par quelqu’un
qui parle dans le texte. Le changement central du mouvement migrant était d'attribuer
33
Nous repérons aussi dans les mouvements littéraires depuis les années 1970 une plus grande
préoccupation pour une esthétique du marginal incarnée par une revue comme Québec underground. Nous
179
Dans Ces étrangers du dedans, Clément Moisan et Renate Hildebrand ont désigné
« L'uniculturel est le règne de la culture dominante et de son emprise sur tout ce qui
arrive de l'extérieur [...] les voix culturelles d'origine et celles qui viennent d'ailleurs sont
voix culturelles en polyphonie [...] Pluriculturel caractérise le système littéraire par une
présence plus visible de voix divergentes qui s'affirment dans et en dehors de la littérature
québécoise » (15). D'après ces deux auteurs, c'est au milieu des années 1970 qu'on est
fiction migrante. Ils observent que « [l]es écrivains d'avant 1975 ne se considéraient pas
comme immigrants, mais d'abord comme écrivains. Ils ne revendiquaient pas le titre
d'écrivains québécois non plus, qui, ou bien leur convenait tout à fait, ou bien s'avérait
superflu » (204). Parlant des textes désignés comme interculturels, ils remarquent que
des cultures d'origine et d'accueil, d'où surgissent les différences entre elles ; ou encore en
(141). Les textes que nous étudions dans cette thèse tombent pour la plupart dans la
dernière catégorie qui « dépasse la mise en présence ou en conflit des cultures pour
dégager des passages entre elles et dessiner leur traversée respective » (207). C’est
pendant cette période entre 1975 et 1997 (date de publication de l'œuvre de Moisan et
Hildebrand) que les écrivains venant d'autres pays se sont mis à assumer leur propre
voyons ainsi que les changements dans l’écriture migrante n’étaient pas isolés de ceux qui se produisaient
dans d'autres mouvements. Les textes des sujets migrants dans les années 1980 concordent alors avec ce
désir de porter un regard critique sur les règles acceptées de la fiction.
180
altérité par rapport à l'identité politique. Pendant la période interculturelle, les auteurs
culture majoritaire. Ils tentaient de montrer dans leurs œuvres les problèmes qui
québécoise. Selon Moisan et Hildebrand, il s'agissait de montrer dans ces textes tombant
d'appartenance. Dans ces nouveaux textes, les auteurs ne veulent pas se présenter comme
des gens qui se sont intégrés complètement dans la culture d’accueil, comme c'était le cas
dans la vision uniculturelle des décennies précédentes, mais plutôt comme des gens qui
introduisent un point d'interrogation dans l'unité identitaire, appuyée souvent par cette
principale. Elle soulève dans son texte de 1996, L'arpenteur et le navigateur des
questions de pouvoir et de légitimité : quel droit les écrivains venant d’ailleurs ont-ils
pour parler de l’identité québécoise ? Que veut-il dire d'être un « écrivain québécois »?
littérature. Au début, LaRue (ou le personnage qu'elle crée pour elle-même) décrit un
« ami » en disant qu'il est « un écrivain qu'on pourrait identifier comme québécois de
souche [...] » (6). Ensuite, elle tente de fournir une définition de ce qui permettrait de
revendiquer une telle identité culturelle, notant que son interlocuteur invoque ses origines
181
ethniques pour valider son appartenance à cette catégorie des Québécois de souche. Il
présente alors une conception de l'identité qui est liée à la valorisation de l'enracinement.
Ce personnage en veut à « une génération toute récente d'écrivains immigrants [qui] écrit
des œuvres qui n'ont rien à voir avec ce qu'on a toujours appelé la littérature québécoise,
des œuvres qui ne s'inscrivent d'aucune manière dans son histoire, dans la logique de son
littérature; celle qui porte son identité culturelle comme signe. Il représente une vision de
l'héritage se transmet par nos ancêtres jusqu’à nous par le biais d'une lignée qui demeure
toujours intacte. Selon le texte, ce qui est en jeu est la capacité que possède l'écrivain
venant d'ailleurs de « reconnaître la profondeur du passé, son action sur nos consciences
et sur le présent » (13). LaRue élabore davantage sur cette constatation : « La littérature
cette filiation un déterminant majeur » (14). La question qui est soulevée est la suivante :
l'écrivain migrant peut-il s'inscrire dans cette histoire avec laquelle il n'entretient pas le
même rapport en écrivant des textes au Québec? L'inclusion de ces auteurs migrants
disputent et s'arrachent toujours le présent » (23)? Il s'agit pour LaRue de laisser entrer la
non pas comme un fait accompli, mais plutôt comme résultant d’un choix, d’un
182
accomplissement de l'imagination.
De son côté, Simon Harel essaie de nuancer les débats sur la position des
précise ces définitions en expliquant que : « [l]a première catégorie fait référence à la
mise en forme de l'ethnicité qui devient alors la transcription d'une réalité sociale. Quant
à l'écriture migrante, elle suppose une modification du sujet dans le mouvement même de
culturelles » 58).
D’aprés Harel, on ne doit pas appliquer à ces textes une vue qui insiste trop sur
des idées générales comme l'exotisme et l'hybridité, qui conduisent à ce qu’il appelle
dans Les passages obligés de l’écriture migrante les « discours euphoriques sur la
migration ». Il remarque à cet égard que « la notion d'écriture migrante, dans son désir de
l'écriture migrante, Harel remarque le fait que « [l]a littérature québécoise est devenue
semble une des erreurs les plus fréquentes dans le discours critique tenu au Québec sur
pour parler des écrits des gens venant d'autres pays, on ne fait pas attention à des réalités
183
concrètes qui nous permettent de distinguer les différences culturelles faisant partie du
plusieurs textes québécois écrits depuis les années 1960 (pour la plupart par des auteurs
Harel s'avère une enquête sur la manière dont la « mise en scène de la différence » (22)
est déployée dans la fiction québécoise. D’après lui, il faut imaginer ce dispositif de
l’altérité comme étant en relation constante avec une identité québécoise conçue comme
un ensemble cohérent. Pour Harel, l'étrangeté est souvent mise en contraste avec la
valeur centrale de l’identité et l'étranger dans ces textes risque d'agir comme emblème
texte est de considérer le dispositif de l'altérité comme un fait relationnel, relevant d'un
lien constamment réitéré avec l'ego québécois. L'étranger devient le rappel perpétuel
d'« une fragmentation, un arrachement, en somme le constat d'une perte » (105). Par
rapport à ses interrogations sur cette figure, Harel se demande comment éviter de voir
l'Autre comme étant toujours éloigné du Nous, comme manifestant le signe d’une
différence figée au lieu d'un discours d'altérité en mutation constante, ce qui signalerait
efficace pour remettre en cause les certitudes du discours traditionnel et pour s'interroger
traitement des faits mais peut indiquer plutôt la fracturation des discours dominants et
184
l'adoption d'une parole étrangère qu'on insère dans le discours monologique. La
peut inclure des auteurs d'origine québécoise qui se montrent à la recherche d'un
« ailleurs » dans leurs textes.34 Selon Pierre Nepveu, la thématique de l'exil a toujours été
l'expérience depuis son établissement. L'exil, d'après Nepveu, est « une notion centrale
subjective, va maintenant servir de catalyseur pour cette sorte de réaction en chaîne qu'a
Paterson, dans son œuvre, Les figures de l'Autre fait le bilan de ce thème dans des textes
écrits par des auteurs québécois de même que par des auteurs immigrés au Québec,
notant que la représentation de l'Autre a constitué depuis son début une des modalités
apparaissant dans les années 1980 tient au fait que cet Autre essaie maintenant de cerner
Nepveu fait valoir que l'histoire de la littérature au Québec a évolué dans ces
ainsi que la valeur de l'institution littéraire s'est rattachée dès le début à l'acte d'invention
fictionnelle d'une lutte avec la mémoire partagée, que le peuple québécois tente de
refonder à plusieurs reprises. Concernant les changements qui se sont produits lors de
34
Il faut noter que, selon Berrouët-Oriol et Fournier, la catégorie de l’écriture migrante « forme un
microcorpus d’œuvres littéraires produites par des sujets migrants : ces écritures sont celles du corps et de
la mémoire ; elles sont, pour l’essentiel, travaillées par un référent massif, le pays laissé ou perdu, le pays
réel ou fantasmé constituant la matière première de la fiction » (17).
185
l'avènement de l'écriture migrante, Nepveu observe qu’
à la littérature conçue comme un projet fondé sur une mémoire collective, se sont
refondation, qui s'inscrit dans cette même lignée de la littérature post-québécoise décrite
dans L’Écologie du réel. Tous ces auteurs nous font ressentir la difficulté d'entrer ou de
revenir à une réalité partagée. La faculté de la tradition est le moyen par lequel cette
réalité nous apparaît et les figures principales sont constamment en train de renégocier
Si dans notre analyse des textes des années 1960 nous avons décelé une sorte de
primauté de la réalité se déroulant au présent dans tout son potentiel, nous voyons dans
les textes de Robin, Laferrière et de Chen un retour au passé et un intérêt pour les
reconnaître dans ces vestiges du passé qui signalent l'opération du discours traditionnel.
Pour Nepveu, nous sommes toujours renvoyés au rapport qu'on entretient avec le Réel.
186
Ce Réel se présente comme base ontologique sur laquelle l'identité se bâtit. L'écriture
ce Réel. Cependant, nous verrons lors de notre analyse qu'il ne s'agit pas de nier
l'existence d'une réalité concrète collective. Ces textes nous amènent plutôt à interroger
la manière dont les gens qui apportent leurs propres héritages et leurs propres histoires
peuvent s'inscrire dans ce Réel. Il s'agit d’une autre façon d'envisager le rapport
Réel qui se produit dans les textes de l'écriture migrante conduit à un resserrement des
qui jaillissent comme des îles stables dans la mer tumultueuse d’une réalité incertaine.
manifeste dans ces romans surgit de la réalité de la mondialisation où les gens se sentent
décentrés, sans accès à une géographie fixe ou à une nation clairement définie. De plus
en plus, les folkloristes se rendent compte du fait que la tradition n’est plus ce qui se
porte garant des liens certains entre les gens au présent et leur passé. Les folkloristes
analysent maintenant les nombreuses manières par lesquelles le rapport au passé est
187
ressuscité dans des pratiques traditionnelles qui font partie de la réalité contemporaine.
La tradition devient une chose vivante qui ne reste pas fixe mais qui se transforme avec
chaque énonciation.
folkloristes dans les années 1970. Dans le sillage de l’intérêt pour la notion de contexte,
des gens comme Richard Baumann et Roger D. Abrahams soulignent qu’il faut tenir
compte du fait que chaque manifestation d’un objet de folklore annonce une inscription
dans un réseau de codes préétablis en même temps qu’elle constitue une instance
elle se situe. Abrahams observe, à propos d’une théorie de la littérature appuyée par la
notion de performance, que « [t]his [perfomance based] perspective counters the attitude
of most contemporary scientists that art fills only a mimetic or documentary function in
life. Rather, this view places the work of art at the center of culture because it both
embodies the primary motives of the group and epitomizes them through stylization and
depuis la fin des années 1970 dans le travail de gens comme Sandra K. Stahl dans « The
Personal Narrative as Folklore » (1977), Richard Baumann dans Story, Performance, and
Event (1986) et Elizabeth Tonkin dans Narrating Our Pasts (1995), un intérêt pour des
dans des contextes à l’écart du champ public. Par l’analyse des « personal experierence
vise à apprécier la manière dont chaque personne incorpore le discours folklorique dans
les interactions qu’elle entretient avec ses proches et comment un discours traditionnel
188
existant au niveau social agit dans un contexte plus familial et intime. Ce sont des
histoires que « we have ourselves listened to or told about the events of everyday life and
about the worlds we have occupied » (Wilson « The 1990 Archer Taylor Memorial
Lecture » 129). L’approche de ceux et celles qui étudient ces récits personnels tombe
dans le même cadre que l’étude de la performance, car les deux se préoccupent de l’usage
une histoire, doit puiser dans sa culture des symboles et des formes. En formulant son
récit personnel, l’individu est conscient des attentes de ses auditeurs qui partagent
souvent des expériences similaires aux siennes et son récit peut se lire comme une
peers ; they do not constitute the arcana and exotica which often seem to be the
histoires qui ont une valeur beaucoup plus immédiate dans la vie de ceux et celles qui les
racontent.35 Les écrivains puisent dansle vaste répertoire des expressions et des
techniques appartenant à l’imaginaire populaire afin de composer des textes qui peuvent
rassembler des lecteurs autour d’une expérience commune. Nous percevons partout dans
les romans dont nous parlerons des scènes où le personnage principal exprime ses
et Chen insèrent leurs figures principales dans un réseau traditionnel et mettent en valeur
35
Dans le domaine des études sociologiques au Québec, le travail de Lucille Guilbert aborde plusieurs des
mêmes idées soulevées par notre analyse. Dans son article « Projets d’études au cœur des réseaux
familiaux transnationaux », elle a recueilli une variété de récits intimes au sujet de l’expérience migrante
afin de « dégager les postures éthiques des migrants face aux situations auxquelles ils sont confrontés au
cours de leurs expériences migratoires où s’enchevêtrent les projets d’études, les influences des réseaux
familiaux transnationaux et les politiques de gouvernance […] » (151). En rassemblant ces différents récits
qui proviennent de différentes communautés, Guilbert tente de trouver des rapprochements entre différentes
expériences de l’immigration se manifestant dans des récits racontés par des individus.
189
l’effet de celui-ci sur leur sentiment d’identité. Ce faisant, ils nous obligent à tenir
nous sommes portés à nous demander à quoi ressemble la transmission culturelle lorsque
Les penseurs qui se servent de cette perspective font attention à la manière dont le
côté, Simon Bronner, en parlant des rapprochements entre des actions quotidiennes et le
folklore, pose la question suivante : « [H]ow and why do folkloric products reflect or
distort identities possessed by an individual in certain times and places ? How and why
Revelation ? » 54). Il s’agit de comprendre comment l’identité est liée aux gestes que
nous entreprenons chaque jour dans nos interactions interpersonnelles. Bronner tente
d’analyser le concept de praxis, c'est-à-dire tous ces échanges qu’on entretient avec les
autres sans en être nécessairement conscient. Il note que « [a]n event […] can be
analyzed by noting the roles humans assume in relation to each other, the actions they
invoke in reaction to certain interactions, settings, and relationships, and the changes that
occur as a result » (56). Selon cette perspective, nous trouvons du folklore dans des
évènements souvent banals qui constituent la vie quotidienne. Nous pouvons affirmer
sociales qui s'accumulent autour de lui. En faisant une telle analyse, nous parvenons à
190
comprendre les liens entre le comportement de l'individu et sa situation à une époque
dont le comportement des individus signale notre appartenance à une réalité culturelle,
Folklore and Folklife Studies » 23). On nomme cette approche « practice theory » ou « la
théorie sur la pratique » puisqu'elle vise à montrer comment les pratiques quotidiennes
Bronner cherche l'évidence d'une praxis, révélée dans la culture matérielle qui
nous aiderait à voir comment le cadre de signification lié au discours traditionnel touche à
chevauchements entre une réalité sociale et une identité existant au niveau personnel. En
analysant une action, « [t]he task of interpretation includes assessing how and why these
events occurred; what attitudes, beliefs, identities, and motivations are implied; what the
expressions reveal about conduct and communication in the structure of everyday life at
that time; and what particular personae are assumed in a particular social context »
(« Malaise or Revelation » 56). Pour Bronner, ce qui importe est de voir comment le
comportement de l'individu peut indiquer un conflit dans les réseaux traditionnels qui
l'entourent.
36
Bronner met en valeur sa mission en disant que « [t]he aim here is to [...] conceive and apply methods
that answer new questions created by pressing issues in folkloristics and history as we view social context
as a dynamic product of the interactional activities and communicative systems of its participants, and
folklore as expressive and responsive behaviour engendered by particular types of thought » (« Malaise or
Revelation » 55).
191
faitqu’en tant que sujets migrants, ces personnages se trouvent souvent au carrefour de
faut que nous rappelions aussi le fait que « [l]es cultures décident aussi de changer par
nécessité, sous la pression de leur environnement. Comme les sociétés qu'elles informent,
elles risquent alors de s'effondrer, advenant qu'elles fassent les mauvais choix » (Nicole
cours de cette thèse, nous avons vu comment on s’éloigne de plus en plus d'un monde où
le folklore est intégré d'une manière inconsciente et spontanée. Dans le premier chapitre,
nous avons souligné le fait que les textes du XIXe siècle intégraient dans leurs récits des
mythique. Ces romans montraient le choix délibéré d'une utilisation du folklore afin de
promouvoir une certaine conception de l’identité nationale. Nous avons ensuite repéré de
la part des auteurs de la Révolution tranquille une prise en charge du discours traditionnel
Suite aux années 1960, les folkloristes ont continué de reformuler les distinctions
qu’à la limite, nous sommes obligés d’accepter que l’implication dans le réseau
traditionnel résulte de l’acte créateur des participants qui décident de façon consciente de
s’engager dans la perpétuation des traditions. L’authenticité ne dépend plus du fait qu’un
192
objet folklorique appartienne à tel ou tel groupe. Dans son introduction au Folklore and
Society, Bruce Jackson observe que « [f]or a number of years many of the academic
folklorists in [the United States] chose to concern themselves only with items of folklore
that could establish a pedigree of folksiness » (x). Nous nous intéressons à comment
cette qualité d’authenticité a été remplacée par de nouvelles conceptions sur ce qui
la nécessité de la présence du passé pour qu’un objet soit considéré folklorique. Dans
plusieurs cas, le folklore qui apparaît dans les romans dont nous traiterons ne semble pas
toujours posséder une dimension manifestement folklorique qui annoncerait son lien à un
discours traditionnel. Nous examinerons l’aspect fabriqué des pratiques et des histoires
traditionnelles pour montrer qu'ils ne perdent pas leur effet sur la construction de
l’identité collective. Les folkloristes du XXe siècle ont maintenu qu'on ne peut plus
concevoir le réseau du folklore comme étant un système fermé, insistant sur le fait qu'il
possible d'utiliser plusieurs registres folkloriques et cela ne signifie pas que nous ayons
Linda Dègh parle de l'émergence du folklore suscité par le contact entre la culture des
immigrants nouvellement arrivés et la culture du pays d'accueil. D'après elle, ce que nous
rencontrons n'est pas la disparition d'un folklore en faveur d'un autre, mais plutôt
l'adaptation d'un folklore ancien à un nouveau lieu. De plus, il ne faut pas oublier que les
immigrants qui reste en contact avec leur famille demeurant dans leur pays natal créent
193
des échanges constants entre les deux cultures : « The culture formed by this group is
composed of old and new elements. Old traditions persist through continuous contact,
with the old country, although placed in a different context. One could say that the
European variant is the negative, while the American is the positive print of the same
picture » (553). Un transfert d’images d'une culture sur une autre se produit. Dans ces
situations, le folklore est le résultat de « both […] lasting and […] sudden ethnic
contacts » (554). Cela signifie que les rencontres entre les cultures peuvent augmenter la
formés. Ces nouveaux réseaux de transmission ont aussi mené à ce que des groupes se
forment sans que les membres ne se connaissent.37 Grâce aux nouvelles technologies,
nous assistons à l'essor de la culture populaire qui envahit des réseaux qui étaient
désormais comme un lieu de passage aidant les membres de la société à s'adapter à ces
changements importants.
Lors de l'analyse des romans des auteurs migrants, nous verrons des expressions
imposer des définitions ethnicistes et contraignantes sur des personnages migrants. Dans
un grand nombre de ses articles, Richard Handler insiste sur le fait que c’est une erreur de
création de la tradition relève d’un processus par lequel nous interprétons constamment le
37
Nous pouvons considérer l'analyse qu'a faite Benedict Anderson sur les communautés imaginaires qui se
fondent sur l'essor de l'imprimé.
194
passé. C’est en effectuant ce processus que nous formulons et reformulons la définition
de ce que nous sommes en tant que société. Lorsqu’on voit la tradition comme reflétant
une dimension essentialiste d’un groupe particulier, on risque de s’enfoncer trop dans une
appliquons une interprétation folklorique sur des gestes qui auparavant n'avaient rien à
faire avec le folklore collectif mais étaient plutôt considérés comme de nouvelles
Handler, dans son texte Nationalism and the Politics of Culture in Quebec, a abordé le
Handler examine les implications de la convergence entre l'élan nationaliste et les projets
visant la préservation de la culture. Handler souligne que même les traditions qui ont
l'apparence d'un folklore authentique sont le résultat de l'invention ; dans les différentes
régions de la province où il a fait ses recherches, Handler a remarqué que les gens ont
établi toute une industrie culturelle qui visait à promulguer ce caractère traditionnel. Bien
qu’on puisse retracer les racines de ces pratiques à des origines culturelles légitimes, il
l’expérience quotidienne des Québécois. C’est dans cette situation que, selon Regina
the exuberant search for the “soul of the people”, as Herder called it – is a much more
(In Search of Authenticity 7). Le discours traditionnel devient l'optique à travers laquelle
la perception est filtrée. Il ne s'agit pas seulement de l'invention d'une partie de folklore
195
particulière mais de l'adoption d'une réalité folklorique.
système clos, nous sommes obligés de repenser nos conceptions des perspectives étiques
Dans « The Folkness of the Non-Folk », Charles Seeger observe que des « folklore
revivals » relèvent souvent de la rencontre entre les traditions d'un groupe folk et la
culture d'un groupe « non-folk ». Un objet de folklore comme la musique folk peut se
transformer pour se conformer aux exigences d'une culture qui existe à l'extérieur mais
« non-folkness » : « [t]he possibility cannot but occur to one that perhaps the two are not
mutually exclusive opposites but overlapping complements or, perhaps, two aspects of
one and the same entity » (4). C’est dans ce contexte où le folklore est passé à travers le
« folklorism ». Plusieurs folkloristes travaillant pendant les années 1980 et 1990 ont
objet d’échange dans le marché devient aussi révélateur quant à l’identité collective que
valeur d’échange que nous donnons en tant que société à des traditions fabriquées, nous
sommes susceptibles de mieux préciser les valeurs qui soutiennent la culture que nous
construisons.
Est-ce que nous pouvons toujours parler du folklore en utilisant des termes
196
de valeurs partagées. Dans le texte The Invention of Tradition, Eric Hobsbawm
tradition inventée. Les articles qui se trouvent dans ce recueil portent sur la création des
rituels et des cérémonies se déroulant dans l’espace public et ayant comme but le partage
des valeurs nationales. Les auteurs, chacun à leur manière, examinent comment les
to mean a set of practices, normally governed by overtly or tacitly accepted rules and of a
ritual or symbolic nature, which seek to inculcate certain values and norms of behaviour
by repetition which automatically implies continuity with the past. In fact when possible
they normally attempt to establish continuity with a suitable historic past » (Hobsbawm
1). L’invention de la tradition fait preuve d’un désir de faire apparaître une continuité
avec le passé, de donner aux traditions inventées un caractère permanent, prêtant ainsi
note que dans ces cas, « novelty is no less novel for being able to dress up as antiquity »
(5). Les traditions inventées fonctionnent à cause de leur lien avec le passé couplé avec
leur lien immédiat avec la réalité contemporaine. Dans ce contexte, la tradition gagne en
puissance du fait d'être utilisée à des fins populaires. À ce titre, nous pouvons concevoir
Comme c’était le cas avec la « vraie » tradition, la tradition inventée comble des besoins
pragmatiques de la société.
197
que la tradition dans son sens classique, nous ne pouvons pas nier son importance dans le
maintien des valeurs partagées. Nous pouvons réfléchir ici aux propos d’Alan Gailey :
« It is clear that invented tradition is simply tradition. Yet tradition only comes into
being once it has entered consensual existence and been perpetuated there for a time »
(159). Il est donc possible que ce que Dorson aurait qualifié de fakelore puisse s'intégrer
as Personal Relationship », Barry McDonald nous rappelle que même s'il faut admettre le
rôle que joue la volonté humaine dans la création de la tradition, il n’en demeure pas
moins que la tradition est déterminée par des structures sociales qui ne sont pas inventées
par des acteurs conscients. Le folklore surgit dans la rencontre entre un réseau de
pratiques établies dans lequel nous menons notre existence et le choix effectué à plusieurs
reprises de réactiver certaines de ces pratiques et d’en rejeter d’autres. Les auteurs
migrants évoquent dans leurs écrits une tradition « secondaire » qui se distingue de leur
Chen, nous percevons ce que McDonald décrit comme un choix personnel, ou « the
l’acte de « faire la tradition » pour signaler que participer à la production d’une tradition
comporte une décision consciente de la part des participants. Pourtant, cette décision est
198
En approfondissant notre compréhension de la fonction folklorique nous voyons
qu'elle n'est pas du tout incompatible avec la logique transculturelle qui a été proposée
par des écrivains migrants au début des années 1980. Cette attitude est nécessaire lorsque
nous considérons la valeur du folklore et des études sur le folklore dans le contexte
complètement trompés dans leur approche d’objets folkloriques. Il est vrai que même de
nos jours le folklore permet de participer à la création d’une identité partagée qui remonte
à un passé qui est valorisé. Les développements dans les études folkloriques ne
contredisent pas le fait que l’identité nationale se manifeste souvent à travers des
il faut garder à l’esprit le fait que le développement des études sur le folklore a coïncidé
avec la préoccupation pour l’État-nation au XIXe siècle. Pour cette raison, le folklore qui
apparaissait dans les œuvres du XIXe siècle témoignait d’une volonté de préserver un
esprit du peuple. Cela ne signifie pas que les théories plus récentes dans les études
abordant les textes d’une telle manière nous imposerions une perspective largement
à notre projet, est la perception que les hommes de lettres avaient de la tradition et de
s’intéressent en grande partie à la même chose : ils sont à la recherche des pratiques et
des histoires partagées parmi les membres d’une communauté. À mesure que la notion
199
fonctionnement du folklore évoluent aussi. Le folklore peut toujours nous aider à
comprendre nos origines mais nous devons tenir compte du fait qu’il révèle maintenant
personnelles. La notion d’héritage doit devenir plus nuancée et nous devons admettre
qu’à côté des traditions qui s’inscrivent dans la mémoire longue du groupe franco-
canadien surgissent aussi des traditions qui sont également susceptibles de refléter la
Nous répétons enfin que ce qui nous concerne dans cette thèse est la manipulation
du discours folklorique effectuée dans la fiction. Les écrivains migrants ne tentent pas de
faire récupérer directement les traditions de leur pays d’accueil ou de leur pays d’origine
comme c’était le cas pour des auteurs comme Taché ou Aubert de Gaspé. La frontière
écrivains migrants construisent des réseaux qui ne tombent ni complètement dans le cadre
d'un folklore légitime ni dans celui de l'invention. Nous découvrons dans ces textes une
folklore réel. Les auteurs s'emparent de cette ambigüité pour formuler de nouveaux
rapports envers les traditions de leur pays natal et envers celles du pays d'accueil. Ils
présenter des références au folklore comme des marqueurs d’une identité sociale. Ces
montrer des liens évoluant entre le sujet et la tradition, que ce soit la tradition du pays de
200
naissance ou la tradition du pays d’adoption.
À la lecture des trois auteurs qui feront l'objet des prochains chapitres, nous
Ces romans ne se définissent pas en fonction d’une méfiance pour la tradition, mais
plutôt par une réévaluation de celle-ci ou une tentative de la placer dans un nouveau
contexte. Nous constatons par le biais de notre analyse du discours folklorique dans ces
romans que « people orient themselves to the past in a variety of ways and [...] academic
understandings of the past often compete for acceptance with narratives derived from
locations outside of the academy » (Conrad, Letourneau, Northrup « Canadians and their
Pasts » 16). Ce qui pose problème n'est pas nécessairement de restaurer une mémoire
collective en crise, mais de montrer qu'en tant qu’individus, on peut s'imaginer comme
étant au carrefour de plusieurs mémoires. Partout, nous repérons des références directes
à des pratiques culturelles (ce qu'on peut désigner comme le folklore et le folklife)
provenant des pays d'origine des auteurs. La thématique du déplacement apparaît dans
toutes ces œuvres et c'est à travers ce filtre que nous pouvons analyser la manifestation de
la tradition chez ces trois écrivains. Les figures centrales de ces romans ne rencontrent
pas les traditions de leurs pays de naissance ou d'accueil sans souffrir en grande partie
d'un effet de distanciation. Il faut désormais que nous imaginions la tradition comme se
dégageant d'un contexte de mouvance, où l'enracinement est remplacé par une situation
201
où il est possible de revendiquer un statut d'appartenance en rapport à plusieurs lieux.
Des références au folklore sont souvent censées évoquer la crise identitaire subie
par l'individu qui s'éloigne de sa patrie. De la même façon que les auteurs du XIXe siècle
ont rempli leurs romans de scènes qui tournent autour de gestes traditionnels, les auteurs
migrants incluent ces mêmes genres de références. Les références aux repas, aux rituels,
aux chansons nous immergent dans une réalité où le folklore est souvent omniprésent et
incontournable. Nous retrouvons dans des descriptions chez Robin, Laferrière et Chen la
même nostalgie qui caractérisait ces textes précédents. Cependant, les références à des
actions quotidiennes qui font partie du folklife agissent souvent comme le rappel de l'exil,
elles donnent à voir la distance qui sépare les figures principales du pays d’où viennent
ces traditions. Les personnages ressentent le besoin de rétablir un lien avec les
générations passées et de redonner voix aux ancêtres qu'ils ont délaissés. Ils essayent de
transmettre ce qui a été dit, et non pas écrit, creusant dans la mémoire à la recherche de
dans ces personnages; ces deux figures ayant accès à une parole collective qui
compréhension du monde grâce aux histoires qu'ils écoutent. Les figures orales qui
l'intrusion de la culture dominante du nouveau pays. Elles sont les représentantes d'une
décelons dans les œuvres de Robin, Laferrière et Chen une préoccupation générale pour
un passé qui ne cesse d'être ressuscité au présent. Le passé est éprouvé dans ces textes à
202
la fois comme une hantise et comme une réalité tangible, incarné dans des pratiques
l'héritage. Nous constatons alors que ces textes mettent souvent en contraste l'opération
nombreuses façons dont le passé nous est légué et de montrer le fait que ces différents
Nous voyons représentés dans ces textes des oikos psychiques que Harel définit
comme n'étant « pas un espace commun à la collectivité, mais plutôt un lieu personnel
Chacun met en valeur à sa manière le fait que l'individu migrant, s'imaginant comme un
acteur participant dans le réseau social qui existe autour de lui, doit négocier avec le
discours dominant. Si nous considérons encore les questions soulevées par la notion de
discours traditionnel à travers lequel la réalité sociale s'exprime. Tous les textes mettent
en opposition des références à des espaces privés et à des espaces publics, suggérant que
c’est à l’intersection de ces deux espaces que l’identité se forge. Ces textes annoncent la
capacité des individus de graver leurs propres expériences subjectives dans le réseau de la
tradition. C’est par le biais de la subjectivité que les personnages sont susceptibles de
remettre en question la notion que la tradition s’impose sur nous comme une puissance
venant de l’extérieur.
203
Ces romans donnent à voir une réactivation de la mémoire dans une situation où
les gens ne peuvent plus revendiquer les mêmes statuts d'appartenance à une culture
monolithique. Nous dirions que chacun de ces auteurs vise à secouer l’obsession pour la
d’appartenance entre le sujet et son lieu et son temps. En lisant les textes des écrivains
migrants, nous imaginons le folklore comme un discours qui fait partie à la fois du
domaines social et politique est devenue de plus en plus floue. D’après elle, plusieurs
aspects de la vie humaine qui appartenaient autrefois au domaine privé se sont déplacés
vers l’espace public. Le folklore se manifeste dans le forum public de même que dans
l'espace privé de l'oikos (terme qui est difficile à cerner aujourd'hui en raison des
discours politique de la culture majoritaire et se produit aussi au sein des plus petits
groupes qui se forment et s’expriment à l’écart de cette première scène. Chaque individu
doit tenir compte du fait qu'il entre dans des réseaux de traditions qui surgissent et
ressurgissent constamment. Si les traditions ont une fonction normative, comment ces
individus se voient-ils par rapport à cette norme ? L'héritage et la mémoire, transmis par
l'identité, même dans un présent gouverné par la pluralité et l'ouverture, relève en grande
204
4.6 Conclusion
En dépit des rapprochements que nous pouvons faire entre les trois auteurs sur
lesquels nous nous pencherons, ce sont les différences qui sont les plus révélatrices. Il ne
faut pas considérer ces textes comme exemplifiant une expérience unique de la situation
migrante, mais plutôt comme indiquant de multiples possibilités pour l’étude d’une
danger peut [...] venir de l'extérieur d'un point de vue québécois “de souche” qui ferait de
Par contre, nous ne voulons pas tomber dans ce « faux pluralisme, niant abstraitement
toute identité, toute origine » (202). Il existe une tension dans ces textes entre la volonté
traditions qui nous permettraient de formuler un avenir commun. Paterson déclare ainsi
que « l'Autre n'est pas un concept constant inaltérable ou invariable, mais une
le contexte » (Figures de l'Autre 22). Gommer les contradictions, les paradoxes et les
ambiguïtés qui se dégagent d'une comparaison, finirait par nier l'importance de ces
À travers une analyse des références à la faculté traditionnelle qui apparait dans
ces textes, nous verrons comment il est possible de reconsidérer les liens qui déterminent
géographique n'est plus suffisante pour représenter ce qui constitue un groupe culturel.
205
Ces romans mettent en valeur une lignée d'héritage fracturée qui nous conduit à voir
l'individu comme faisant partie de plusieurs réseaux traditionnels. La tradition n'est plus
seulement rivée sur un passé collectif qui ne change jamais, mais plutôt sur un avenir qui
reste à inventer.
Ces textes ne s’inscrivent pas tous explicitement dans les débats entourant la
question politique au Québec, mais il est toujours possible de les lire comme traitant de
façon plus générale de la question de la transmission culturelle. Analyser ces textes nous
reformuler constamment nos rapports avec le passé de cette communauté. Les groupes et
les individus réinventent continuellement leurs liens au passé et nous voyons la preuve de
tradition.
206
Chapitre 5
5.1 Introduction
La Québécoite de Régine Robin occupe une position privilégiée dans le champ des
études sur l’écriture migrante. Paru en 1983, ce roman fait partie de ce groupe de textes
qui explorent les rapports entre la formulation de l’identité effectuée par le sujet migrant
position antinationaliste qu’adopte l’auteure dans nombre de ses écrits. Par exemple,
nous ne pouvons être d’accord avec les liens qu’elle dessinent dans son article « Vous!
Vous êtes quoi vous au juste ? » entre le nationalisme québécois et celui qu’elle a
rencontré en Europe pendant son enfance. Les comparaisons qu’elle fait entre ces deux
« imaginaire[s] de la persécution » (121) semblent reposer sur des ressemblances qui sont
adoptés par le groupe canadien-français quant à son droit de sauvegarder son héritage.
Bien que nous puissions nous interroger sur la validité de son observation selon laquelle
contre l’expérience migrante « […] plane comme une menace un toujours-là, une trace
La Québécoite 213), cette déclaration indique quand même l'ampleur des tensions qui ont
mené au développement de l'écriture migrante et nous aide à situer les problèmes avec
207
Nous entamerons notre analyse des textes migrants par une investigation des
enjeux de la migration qui apparaissent chez Robin, car c’est dans les textes de cette
l’étranger. Parmi tous les auteurs migrants dont nous parlerons dans les prochains
chapitres, Robin se présente comme étant la plus méfiante à l’égard des mécanismes
écriture, elle tente d’éclaircir l’étrangeté déroutante qui existe pour le sujet migrant au
cœur des symboles culturels dont l’espace physique est composé. Ses textes sont
particulièrement importants pour notre projet, car ils mettent en scène des personnages
qui font l’expérience d’une rupture dans la transmission de la mémoire collective, que ce
soit la mémoire du nouveau pays qui les bombarde de signes étranges ou la mémoire de
la culture d’origine qui doit se transmettre suite à un acte de déplacement. Nous nous
intéressons à la manière dont le sujet chez Robin cherche à s’orienter par rapport à un
réseau culturel qui repose sur une mémoire et un héritage qui demeurent pour elle
souvent indéchiffrables. De plus, nous nous pencherons sur la crise de la tradition qui se
manifeste chez le sujet migrant quant à son propre héritage. En considérant ces deux
volets, nous verrons que l’auteure tente de complexifier les liens entre notre conception
Notre but dans ce chapitre sera, en premier lieu, de voir comment Robin conçoit
l’acte interprétatif entretenu par l’individu migrant quant aux symboles de l’héritage
mémoire se définit en fonction d’une rupture dans le fil de tradition. Pour cette raison,
208
les textes sont axés sur les tentatives de reconstituer une mémoire apparaissant seulement
à travers des objets qui s’accumulent dans l’espace du présent. Deuxièmement, nous
voulons montrer que la réalité transculturelle décrite par Robin et ses collègues au début
des années 1980 nécessite aussi que nous reconsidérions le mécanisme qui permet la
concernant la tradition pour voir comment les personnages chez Robin se situent dans ce
la tradition n’est plus susceptible d’être lue en fonction d’une qualité linéaire car il peut
seulement en avoir l’expérience par le biais des nombreux symboles culturels qui
surgissent autour de lui lorsqu’il fait le passage entre différents lieux. Nous utiliserons
ainsi des théories sur les rapports entre la communauté pluraliste et l’espace pour étayer
culturelles, nous serons guidés par les théories du domaine folklorique qui
destinée » (« Vous! Vous êtes quoi vous au juste? » 122). Par ces désignations, elle
209
signale un sentiment d'identité entraîné par le fait de se déplacer et de se trouver
difficulté du sujet migrant qui cherche à décoder les signes et les symboles d’une culture
étrangère.
De 1983 à 1997, la revue Vice Versa (qui était la continuation de la revue de langue
dont les articles, rédigés en français, en anglais et en italien, mettaient de l'avant la notion
d’interactions culturelles qui ont lieu au sein du sujet. Cette conception conçoit
définir en fonction de leur propre expérience et selon leurs propres intérêts théoriques.
Selon Caccia :
remonte au Cubain Fernando Ortiz qui forgea ce mot en 1940, et qui signifiait “la
38
C'est dans Vice Versa que Robert Berrouët-Oriol a proposé le terme « écriture migrante » dans un article
daté de 1986 intitulé « L’effet d’exil ».
210
superposition des cultures qui caractérise l'Amérique et dont le métissage demeure
employée dans les milieux cliniques nord-américains pour désigner un certain type
Dans cette citation, Caccia souligne le fait que la notion de transculture peut référer
[m]ême si “ethnicité” est un dérivé d' “ethnie”, dans l'acception usuelle, le mot
nous avons donc laissé tomber cet euphémisme. Vice Versa entendait plutôt rendre
compte des transformations sociales que nous vivions, cueillir le sens profond du
Plus tard, il poursuit en disant que « [c]'est le concept même de peuple qu'il faudrait
redéfinir, au lieu de continuer à appliquer aux Québécois une définition classique, formée
dans des conditions historiques qui ne sont jamais produites ici et qui jamais ne se
produiront » (Utopies par le hublot 33). Dans la perspective de Nicolas Van Schendel, la
figure transculturelle était une figure métissée et non pas une figure mosaïque, c’est-à-
211
dire que la transculture comportait un échange constant de valeurs culturelles et non pas
seulement une série de réalités culturelles mises une à côté de l’autre. Il s’agit d'imaginer
la vie en transition ; c’est une idée de la culture qui « remet en question l'unicité des
avons affaire à des espaces intérieurs autant qu'à des espaces à l'extérieur dans lesquels se
Robin, de même que ceux de plusieurs textes migrants, éprouvent au sein d'eux-mêmes
les effets de sauter parmi ces espaces physiques et métaphoriques. La figure migrante
lieu peut être fluide, on admet aussi que ces traits culturels que l’on considère comme
fatigue des pierres, Robin est susceptible de montrer la fluidité de l’identité culturelle et
de nos sentiments d’appartenance. Robin dit explicitement dans son article « Défaire les
identités fétiches » qu'elle décrit la position de l'écrivain au Québec comme étant « hors-
lieu […] le seul lieu qui permette de défaire par l'écriture les identités fétiches et le
signale qu'il est possible de profiter de l’ambigüité de son statut d'appartenance afin de
à montrer qu’il faut reconsidérer l'aspect exclusif des traditions et des faits culturels qui
212
Étant donné que la tradition a agi historiquement comme base de l'identité
qui habitait un lieu défini, il faut maintenant que le fonctionnement même de la faculté
traditionnelle évolue à partir d’une situation où les identités culturelles sont toujours en
le réseau de traditions qui font partie du monde dans lequel il habite. La faculté de la
tradition qui se manifeste dans l’œuvre de Robin ressort de cette situation dans laquelle
des images culturelles qui assiègent le sujet au présent, remplacent la mémoire longue
dans Greif « L'identitaire allophone » 104) qui, selon ses détracteurs, envisage l’identité
culturelle comme étant étayée par nos liens à un territoire commun. Robin explicite sa
position en disant « qu’il faut préférer le peuple des citoyens au peuple des ancêtres
Elle insiste sur la complexité des rapports entre l’individu et le territoire habité
physiquement et entre l’individu et la communauté culturelle dont les frontières qui nous
traverse les écrits de Robin et le travail d’un grand nombre de ses contemporains, il s’agit
213
pluraliste. Pendant les années 1970, les folkloristes sont devenus de plus en plus
intéressés par les effets de la migration sur les récits et les pratiques partagées parmi les
membres des groupes ethniques. Des théoriciens comme Linda Dègh, Stephen Stern,
par des traditions culturelles lorsque les gens à qui elles appartiennent migrent d'un lieu à
un autre. Ils ont cherché à voir comment le fait de se déplacer pourrait produire des
changements dans les rapports entre le sujet et son folklore. Pour que les gens puissent
s'adapter à leur nouvelle situation culturelle, il a fallu que leur folklore lui aussi se
transforme pour refléter des réalités culturelles provenant d’une variété de contextes. Il
s'agit désormais d'un folklore qui révèle les étapes d’un processus par lequel la culture
dominante et les cultures minoritaires font constamment des échanges. Stephen Stern
folkloric expressions as survivals from a group's distant past has given way to detailed
and the Folklore of Ethnicity » 10). Ces individus migrants doivent déterminer quelles
traditions ils abandonneront et quelles traditions ils adopteront dans leur culture
d’accueil. D'après Stern, « [f]rom the individual's point of view, elements of ethnic lore
are neither isolated and sporadic, nor unpredictable, but rather are manifestations of the
self that are expressed to meet the demands and concerns of the individual when
interacting with others » (32). Cela indique que le folklore des groupes ethniques émerge
souvent à cause de tensions qui accompagnent la volonté de s’intégrer dans une nouvelle
culture en même temps que celle de garder ses propres coutumes. L'ambivalence de nos
liens envers les différentes communautés culturelles est reflétée dans le travail du folklore
214
pendant la dernière partie du XXe siècle, qui ne voulait pas identifier et catégoriser des
traditions, mais considérer comment les déplacements constants des individus influencent
la formulation de l'identité. Par son écriture, Robin nous donne à voir certains dilemmes
que rencontre l'individu face à l’éloignement de son lieu d'origine et de son propre
héritage. Il paraît impossible de nos jours de récupérer telle ou telle tradition dans sa
forme pure et originelle. Il va de soi maintenant dans la pensée folklorique que les
traditions sont d’or et déjà sur le point de se réinventer. Selon la perspective des
folkloristes, il ne s'agit pas d'un abandon complet de tout ce qui est ancien dans le
fonctionne par la rencontre entre les formes anciennes et les réalités de la nouvelle
situation.
veut remettre en question. Les personnages principaux dans ses romans révèlent ces
mêmes dilemmes qui ont fait l'objet de l'analyse des folkloristes dans la seconde moitié
du XXe siècle. En la lisant, nous voyons la même préoccupation qu’ont montrée certains
folkloristes pour le processus par lequel le folklore se transforme dans le milieu urbain et
comment des traditions appartenant à plusieurs cultures se mêlent pour former l'espace
que nous habitons au quotidien. Ces personnages ressentent l'expérience décrite par
Simon Bronner, qui observe que chaque individu éprouve un « type of internal
transaction between perceptions of personal needs and roles, and social demands and
identities » (« Malaise or Revelation » 59). Le sujet migrant essaie de saisir quel rôle il
doit jouer lorsqu’il se rend compte de sa participation dans plusieurs réseaux identitaires.
215
L'œuvre de Robin rend explicite que « [l]'écrivain est toujours confronté à du
pluriel, à des voix, à des langues, à des niveaux, à des registres de langue, à de
l'hétérogénéité, à de l'écart, à du décentrement, alors même qu'il n'écrit que dans ce qui,
sur le plan sociologique, se donne comme une langue » (« Défaire les identités fétiches »
222). La ville chez Robin constitue le lieu de collision de plusieurs signes culturels. Le
sujet migrant, en rencontrant le discours étranger qui s’énonce à travers ces signes,
le fait de se déguiser afin de passer pour un autre. Elle cherche à mettre en valeur le fait
que cet aspect factice de l’identité peut devenir une qualité incontournable de
l’expérience migrante.
Dans plusieurs cas, les protagonistes de Robin font face à la superficialité des
symboles et des pratiques culturelles dont leur réalité est composée, car pour eux, ces
Robin met de l'avant une image de la ville montréalaise où tout est pacotille et où l'image
prévaut. À la lecture de ce roman, nous nous rendons compte combien le folklore doit se
pour l'image où le monde artificiel est capable de fournir autant de signification que dans
les traditions réelles. Dans l’univers de Robin, la prédominance de l'image peut nuire à la
216
5.3 Le cyberespace
Robin nous éclaire dans ses textes sur le fait qu’il faut que nous reformulions
notre conception du folklore à partir de ces nouveaux liens entre l’individu et l’espace
habité. La réalité partagée d’une communauté n'est pas nouée à un lieu géographique en
tant que tel, mais aux liens symboliques qui se forment entre les autres membres du
groupe. Simon Harel se sert du terme grec oikos pour souligner que les participants d’un
réseau culturel peuvent êtres liés par des sites de rencontre invisibles. Selon Harel, « la
notion d'oikos vise à interroger le lieu non dans sa fixité, mais à partir des tourments, des
appels, des quêtes et des rejets qui lui sont liés » (Passages obligés 117). Au lieu de
considérer des communautés comme des unités distinctes qui occupent des espaces clos,
l'espace dans l'œuvre de Robin. Dans ses textes, les figures principales semblent flotter
entre des lieux qui ne sont ni complètement réels ni complètement virtuels. Les gens sont
ainsi capables de former leurs propres communautés, sans un espace physique qu'ils
occupent. Il est ainsi important de noter l’accent que l’auteure met sur la notion de
cyberespace, ce terrain virtuel où les frontières séparant un lieu d’un autre ne sont pas
discernables comme elles le sont dans le monde réel. Nous pouvons concevoir le
différentes » (Robin « Le texte cyborg » 20). Robin avoue dans Cybermigrances que
217
« [c]'est le virtuel qui m'attire […], la civilisation de demain, le meilleur et le pire,
l'effacement des frontières entre le réel et le virtuel, l'hybride sous toutes ses formes, les
occupés en même temps. C'est dans le cyberespace que nous avons la possibilité de
rencontrer des personnages qui sont simultanément réels et inventés. Il semble que selon
habite ce monde virtuel dans lequel rien ne reste inchangé. Pour cette raison, le sujet a
tendance à se concevoir lui-même comme quelqu'un qui n'a pas d'identité fixe.
C'est le cyberespace qui incarne le mieux l'obsession de Robin pour la création des
lieux alternatifs qui nous permettent d'imaginer d'autres réalités. À travers leur traitement
(Cybermigrances 228), ce qui signifie que le présent s’ouvre à un passé toujours sur le
simultanément sur le même plan. C’est pour cette raison que le dispositif du terrain
l’Autrefois. Selon le penseur allemand « [i]l ne faut pas dire que le passé éclaire le
présent ou que le présent éclaire le passé […] tandis que la relation du présent avec le
passé est purement temporelle, continue, la relation de l’Autrefois avec le Maintenant est
dialectique : ce n’est pas quelque chose qui se déroule, mais une image saccadée »
(Paris : Capitale du XIXe siècle 478 – 479). D’après la théorie de Benjamin, le passé
devient repérable comme une série de traces laissant voir une réalité antérieure qui n’est
218
plus explicitement visible. L’histoire surgit dans des moments qui fracturent le temps
homogène et vide. Pour Benjamin, « “past” and “present” are constantly linked in a
complex interplay in which what is past and what is present are negotiated through
material struggles, only subsequently to which the victorious parties consign all that
supports their vision of the world to a harmonious past, and all that speaks against it to
oblivion » (Max Pensky « Method and Time: Benjamin’s Dialectical Images » 180 –
181). Il s’agit d’un rapport au passé qui peut être activé à différents moments dans le
présent, ce qui est un concept qui s’écarte radicalement du rapport avec le passé imaginé
par les folkloristes évoqués dans notre premier chapitre. D’après ce point de vue, nous
ressentons une incongruité entre le moment présent et le passé qui demeurent pour
toujours incompatible ; nous rencontrons alors chez Benjamin « the impossibility of ever
possessing the past » (Caygill « Walter Benjamin’s Concept of Cultural History » 93).
Le passé est toujours autre et inconnaissable, transmis à nous par des images semblant
exploser de façon violente pour briser la trame de l’histoire devant nos yeux. C’est le fait
que le passé ne nous est pas légué de façon directe qui lui prête sa qualité indéchiffrable
et incomplète. En lisant Robin, nous ressentons cette expérience du passé comme étant
Robin tente de créer des récits axés sur le mode conditionnel, qui évitent une
construction linéaire et qui nous invitent à imaginer des liens inattendus et parfois
dissimulés entre des scènes, des images ou des personnages qui ne sont pas
nécessairement liés par une logique clairement narrative. 39 Chez Robin, nous nous
39
Dans ses romans, Robin essaie de mettre différents discours sur un même pied, empruntant cette structure
à la forme de l’hypertexte, invitant une « [l]ecture non linéaire de documents » qui nous fait suivre des
« trajets horizontaux » (« Le texte cyborg » 19). De plusieurs manières, nous rencontrons une spatialisation
du texte, dans lequel l'histoire peut se lire horizontalement au lieu de verticalement
219
trouvons dans un univers géré par ce que Benjamin appelle dans son Paris : Capitale du
une proposition prend un visage dans ces conditions (sans parler du mot isolé) et ce
visage ressemble à celui de la proposition opposée. De cette façon, chaque vérité renvoie
de façon évidente à son contraire, et cet état de choses permet de comprendre le doute »
(436). Dans l’œuvre de Robin, cet état du monde de la ville semble agir comme miroir
l’espace chez Robin et la figure du flâneur chez Benjamin. D’après ce dernier, la figure
du flâneur apparaît dans la littérature du XIXe siècle et atteste de nouveaux rapports entre
l’individu qui l’explore à son gré. Robin reformule la conception que nous pouvons avoir
du flâneur en redéfinissant les liens entre l’individu et son lieu formulés par Benjamin.
La narratrice de La Québécoite ressemble au flâneur, par exemple, mais nous dirions que
son rapport avec la ville est plus perturbé que celui qu’entretient la figure décrite par
irréel, moins l’individu se sent capable de s’orienter et de se définir. Chez Robin, c’est
plutôt la figure du cyborg qui navigue dans l’espace virtuel de la même manière que le
220
flâneur. Dans son article, Robin définit le cyborg ainsi : « Le Cyborg, qui est devenu un
nom commun pour désigner toutes les créatures qui se meuvent dans le Cyberespace, est
cyborg qui représente le site où le virtuel et le réel se heurtent devient une métaphore
cyborg comme symbolisant la perte des repères physiques lorsque nous entrons dans
l'espace virtuel. Dans ses textes, Robin dépeint des figures qui rappellent le cyborg afin
céder le pas à quelque chose d'autre qui permettrait l'interruption du fil de l'héritage.
Dans ce contexte, il n’est plus possible de revendiquer des filiations parfaites avec le
passé ; l'écrivain selon Robin doit être prêt à saisir les mythes de l’autre culture. Par
passé, selon l’identité qu’il adopte à un moment particulier. Harel propose la notion de
braconnage pour décrire cette situation où le sujet peut passer d’un espace culturel à un
autre. Robin souligne que « [l]'écrivain est un voleur de mythes, de mots, d'images, un
passeur de mémoire fictionnalisée. L'écrivain est un être qui dérange, il est une
221
conscience qui problématise l'Histoire » (Robin Postface à La Québécoite 221). Le sujet
XIXe siècle nous avons considéré le folklore comme appartenant à un groupe défini,
notant que selon la conception à l’époque il fallait faire partie de ce groupe pour avoir
l'autorité de le revendiquer comme sien. Chez Robin, les personnages veulent trouver des
points d’entrée dans le réseau de signes dont la culture est composée. Robin affirme que
cette déclaration, l’écrivain migrant doit déterminer son propre statut d’appartenance en
construisant lui-même des liens à la nouvelle culture. De plus, Robin met en valeur le
fait que l’écrivain a le droit de tirer son inspiration littéraire de diverses sources et cela lui
permet de situer sa propre œuvre dans une conversation se déroulant entre plusieurs
cultures. Par cette action personnelle, chaque écrivain se permet de formuler une identité
ethniques. Robin lutte ainsi contre ce « consensus non écrit selon lequel seuls des Noirs
peuvent monter une pièce noire, ou si le metteur en scène est blanc, il lui faut l’accord
appartiennent, nous affirmons aussi notre participation dans la création d’un réseau de
signification sur lequel nous bâtissons notre conception de la culture partagée. Pour
222
Robin, il s’agit de résister à ce désir d’écrire des romans qui annoncent explicitement
culture comme étiquette devient encore plus significative chez Robin lorsque nous
considérons ses rapports à son propre héritage juif et les connotations troublantes de cette
Lorsque l’écrivain migrant fait son travail, il doit être toujours conscient de ces
faits culturels qui risquent de devenir les signes d’une identité rigide comme ceux que
Robin décrit tout au long de La Québécoite. Partout dans son œuvre critique, Robin
insiste sur le rôle que la littérature joue dans la déconstruction de ces catégories qui
encadrent l’individu dans une identité définie de façon restrictive. Les personnages qui
habitent ses textes remettent toujours en question leurs liens d’appartenance à une
culture donnée. Dans « Défaire les identités fétiches », Robin considère l’ambivalence
du terme « écrivain ethnique », expression qu’on utilisait dans la critique sur l’écriture
migrante pour désigner des auteurs venant d’autres pays. Elle situe ce terme dans le
française. Robin voit cette obsession de construire des identités selon des marqueurs
québécoise, quant à son statut politique précaire. D’après l’auteure, l’important est de
« tenir une parole autre, comme on tient une note, parole d’un dedans/dehors, parole,
d’un hors-lieu ou d’un non-lieu, parole de ce fait non prise dans un réseau de mémoire, de
discours de ressentiments qui sont ceux qu’on entend ou qu'on lit communément » (215).
L’écrivain migrant peut agir comme ce porteur d’une parole « hors-lieu » qui est
223
susceptible d’introduire dans le discours essentialiste de la culture une perspective
alternative.
Robin vise à montrer à quel point l’insistance sur la notion d’identité fixe peut
adopter les codes et les normes de la société d’accueil qui sont souvent fondés sur la
mémoire. Elle décrit, toujours dans « Défaire les identités fétiches », trois
qui l’entoure : 1) « l'origine ethnique stricto sensu […] Tautologie remarquable. Qui
n’est pas pure laine est néo, donc ethnique », 2) « la thématique : ce n’est pas l’origine
qui compte, mais les sujets abordés » et 3) « l'écriture […] la forme plutôt que le fond.
écriture nomade » (235). Tout cela porte sur les sujets qu'un écrivain doit aborder pour
qu'on puisse lui accoler l'étiquette « ethnique ». L’écrivain transculturel doit avoir
perspective que la culture peut se montrer comme ouverte. Figure transculturelle qui est
aussi la figure du cyborg, à qui on permet de secouer notre croyance en « cette figure du
plein, plein de social, plein de déterminé à l’avance, plein de causalité, plein de normé,
n’est ni assimilée ni intégrée, son identité se forgeant grâce à son manque d’appartenance
224
Pour leur part, plusieurs folkloristes ont aussi essayé de cerner une définition de ce
qu’on peut considérer comme un groupe ethnique. Dans son article « Ethnic Folklore and
the Folklore of Ethnicity », Stephen Stern parle des différentes hypothèses entourant le
folklore qui provient de plusieurs groupes ethniques existant à l'intérieur d'un groupe
dominant. C'est la résistance et l'assimilation qui déterminent les rapports entre le groupe
ethnique et la culture principale. Se référant à Raoul Narroll, Stern énumère les aspects
unity in cultural forms, 3) makes up a field of communication and interaction, and 4) has
category distinguished from other categories of the same order » (Stern 9). Selon cette
idée, le groupe ethnique se définit comme une unité fermée qui se distingue d’un autre
groupe lui aussi conçu de plusieurs façons comme unité fermée, créant des rapports qui
permanentes entre des groupes culturels. Selon elle, les notions d’étrangeté, d’hybridité
enjeux de la littérature en général et non pas seulement la fiction des écrivains nés à
l’étranger. Robin veut montrer qu’il n’est pas suffisant d’analyser des textes au niveau
devons plutôt regarder ces textes en fonction des rapports entre l’altérité et l’identité
qu’ils construisent. La notion même de l’écrivain ethnique semble être une sorte de
figure stéréotypée, proposée par Robin afin de se donner une excuse pour explorer ses
225
propres idées sur la construction de l’identité. Pourtant, Robin met en valeur la difficulté
d’établir des critères par lesquels on pourrait juger si un texte tombe dans le cadre de
l’écriture migrante ou non. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, l’écriture
migrante se réfère surtout à ces textes qui envisagent l’espace culturel comme étant
toujours ouvert et en train de se transformer. Les théoriciens qui tentent d’offrir une
définition de l’écriture migrante prennent en compte le fait que ces textes montrent une
description d’un personnage qui vient d’ailleurs. Il n’est pas nécessaire que ces textes
aient comme décor principal un ailleurs, mais qu’ils démontrent une esthétique fondée
5.5 La Québécoite
perpétuellement ailleurs [...] » (178). En lisant ce texte, nous rencontrons cette constante
dans une nouvelle culture. Pour comprendre comment Robin imagine cette double
position, il faut noter la distinction qu’elle a décrite entre la différence et l'altérité. Pour
Robin, l'altérité évoque un processus continuel effectué par le sujet migrant, alors que la
différence signifie une manière d’imaginer la culture dans laquelle des groupes sont
considérés comme distincts de façon permanente. Pour Robin « [l]’altérité n’est pas la
divers […] de se déployer et, au-delà de ce divers, ce qui permet le débat, l’espace public,
226
le frottement des idées » (« Défaire les identités fétiches » 238). La valorisation de la
différence conduit à une ghettoïsation, où les gens se trouvent encadrés dans des espaces
fermés en isolement constant ; « [p]lus de valeur commune, plus de projet de société, plus
de vision d'avenir, plus d'horizon » (237). Force est de constater comment Robin cherche
fictionnaliser l'inquiétante étrangeté que crée le choc culturel, d'autant plus grand chez
moi, qu'il avait lieu dans une langue commune » (207). L'esthétique du collage
qu’emploie Robin crée un texte qui échappe à toute structure linéaire pour faire place à
un champ textuel dans lequel il existe plusieurs points d'entrée. Le roman semble aussi
faire la preuve de l’observation de Hans Jürgen Greif, qui remarque que « l’immigrant
qui n’a pas accompli son travail de deuil de l’ancienne patrie oscillera toujours devant
roman est divisée en trois, chaque manifestation retenant un lien à un passé incarné par la
conditionnel qui permet à l'individu de refuser les étiquettes de la culture que Robin a
L'espace que dessine Robin est lié au concept de sociogramme qu'elle définit
227
104). Dans le même article, Robin met en valeur « [l]a plasticité du sociogramme qui ne
cesse de se transformer, par précipitation au sens chimique du terme, laissant des résidus
déplacement, bref par évolution d'une structure ouverte » (104). Selon Robin, le
sociogramme est composé de ces objets, ces activités et ces images qui nous apparaissent
sont mises l’une à côté de l’autre, de sorte que le terrain physique témoigne d’une
Robin construise ses textes autour de ces sociogrammes, c’est-à-dire des lieux culturels
communs qui demeurent malgré tout instables. Le sociogramme est considéré comme
une « image culturelle, même chargée de signes idéologiques contraires » (105). Dans
ses œuvres, Robin tente de montrer que « [l]a fiction a plus d'espace pour déplacer les
de l'opération de la tradition. Robin nous rappelle ainsi que « [p]récisément, dans la vie
réelle, rien ne coïncide jamais avec rien. Ni les cultures avec les langues, ni les identités,
qui sont des processus ouverts, avec les langues et lesdites cultures. C'est le discours qui
fige, qui crée des réseaux de traditions, de répétitions, qui constitue un socle discursif de
formules lentes à bouger » (« Défaire les identités fétiches » 217). Dans La Québécoite,
Robin essaie de construire une narration qui permet plusieurs itérations identitaires d’un
personnage qui doit naviguer entre les différents espaces culturels dont la ville de
228
5.5.1 L’espace urbain et la polyphonie
Dans « Une dissonance inquiète », Robin explique que « [l]'exil, cela commence
souvent par ces détails : la forme des villes, la forme des rues, la taille des voitures,
Québécoite représente cet effet d'égarement qui afflige la narratrice lorsqu’elle parcourt
des quartiers montréalais.40 Nous pouvons penser encore une fois au projet de Pierre Nora
dans Lieux de mémoire qui constitue une « exploration sélective et savante des points de
cristallisation de notre héritage collectif, l’inventaire des principaux “lieux”, à tous les
sens du mot, où s’était ancrée la mémoire nationale, une vaste topologie de la symbolique
française » (Les lieux de mémoire Vol. III numéro 1 : 11 – 12). En marchant dans les
un héritage envers lequel elle ne ressent pas de lien d’appartenance. Le texte abonde de
références à d'autres villes comme New York et Paris, montrant que c'est bien l'espace
urbain, dans sa capacité d’inclure plusieurs cultures dans des secteurs distincts, qui
s’impose ici. Nous nous trouvons dans une situation où le sentiment d’un d’héritage
perçu comme fil cohérent est remplacé par un champ temporel où la mémoire longue et
l’image fabriquée existent simultanément. De cette façon, il semble que même ces lieux
investis d’une valeur historique sont réduits au statut d’image parmi d’autres. L’espace
urbain est représenté dans le texte comme un espace surchargé d’images de la mémoire
40
Selon B.A. Botkin, la ville est un microcosme du « acculturative democratic process » (Botkin cité dans
Hirsch 28). Par cette observation, le folkloriste entendait que c’était dans le lieu urbain que les traditions
de plusieurs cultures avaient tendance à interagir ensemble pour refléter l’hybridité des groupes qui le
composent.
229
L'espace qui est présenté dans ce texte ressemble à plusieurs égards à l'espace
virtuel dont nous avons parlé ci-dessus. Pierre Nepveu, en décrivant le caractère de
l'espace urbain montréalais dans les textes québécois, souligne que « [n]ous sommes plus
s'épousent dans une mise en scène étudiée, qui produit pourtant un effet de synthèse et de
confrontés à une foule de symboles qui appartiennent à plusieurs traditions toutes mises
sur un même pied d’égalité. Nous pouvons nous référer à la description que Lise Gauvin
une ville dont le cœur bat selon un double rythme, celui, en surface, des édifices et
des artères observables, celui, obscur et impossible à définir, des mondes non
encore cartographiés. Montréal est une ville tour et une ville plaine, Babel moderne
l'espace, du territoire, mais aussi de ses courants souterrains. Écartelé aussi, depuis
toujours, entre deux des grandes langues de l'Amérique, comme entre les deux
Le roman de Robin montre bien que « [l]e lieu de naissance du roman est
l’individu dans sa solitude, qui ne dispose plus d’expression exemplaire de ses intérêts les
plus vitaux et qui, n’étant conseillé par personne, est lui-même incapable de conseiller
230
qui que ce soit » (Benjamin « La crise du roman » 189). En abandonnant toute prétention
La structure même du roman nous fait penser au projet entamé par Benjamin dans
Paris : capitale du XIXe siècle. De la même manière que Benjamin a fouillé dans une
foule de textes pour en restituer le discours historique caché, la narratrice chez Robin
navigue dans les traces éparpillées de plusieurs héritages qui composent la ville de
Montréal. D’une certaine manière, Robin, comme Benjamin, cherche parmi les déchets
de l’histoire, les objets accumulés dans lesquels l’histoire est immanente. L’effet du
lecture effectué par la figure centrale qui tente d’interpréter le monde autour d’elle.
chez Benjamin, qui signale des extraits tirés de plusieurs sources littéraires et historiques
et la notion de pont (ou peut-être de tunnel souterrain) nous reliant à cet Autrefois enterré
mais qui doit être arraché de sa tombe. Selon Benjamin, « [l]a rue conduit celui qui flâne
vers un temps révolu. Pour lui, chaque rue est en pente, et mène, sinon vers les Mères, du
moins dans un passé qui peut être d’autant plus envoutant qu’il n’est pas son propre
passé, son passé privé » (Paris : Capitale du XIXe siècle 434). Comme la ville parisienne
chez Benjamin, dans le texte de Robin Montréal se lit dans son architecture. Comment
nous emparons-nous de ces « données inertes, qui deviennent ainsi quelque chose de
vécu, une expérience » (435)? Si Benjamin imagine le Paris du XIXe siècle selon le
modèle du « passage », pouvons-nous dire que Robin adopte le modèle des quartiers pour
231
l’organisation de la ville communique-t-elle un esprit historique? Dans l’univers créé par
Robin, l’héritage culturel semble éclater aux yeux de la narratrice lorsqu’elle passe d’un
quartier à un autre.
structure de son texte, l’action de déchiffrer les signes du discours historique qui s’écrit
dans les produits culturels. La narratrice semble jouer le rôle de l’historien décrit par
continue de l’histoire » (Benjamin Paris 488). L’aspect salvateur de l’histoire est remis
en question, de même que la notion d’une téléologie innée dans le mécanisme reliant le
passé au présent. Robin tente de « faire éclater la continuité historique » (Benjamin « Sur
le concept d’histoire » 442) afin de percevoir la parole historique dans des objets
disparates. La signification de ces objets surgit aux yeux de l’historien qui cherche parmi
Lorsque nous nous penchons sur les rapports entre la stratégie narrative qu’adopte
susceptible de remettre en cause l’insistance sur la logique narrative que nous voulons y
permutations. Considérons aussi ces phrases qui se répètent tout au long du roman, en
232
logis ». Cette phrase nous fait réfléchir sur la forme du roman de même que sur les
associations que nous faisons entre l'acte d'habiter et la notion de l'ordre rationnel. La
vision surréaliste rassemble des choses qui sont souvent incompatibles. Nous pouvons
dire que Robin transfère ce processus à sa propre trame narrative pour dessiner une
époque qui est composée d’images souvent incongrues. Benjamin nous rappelle
qu’« aucun visage n’est aussi surréaliste que le vrai visage d’une ville » (« Le
Surréalisme » 121). Robin nous montre les conflits internes qui sont à la base de la
architecturale, de la ville.
Robin lutte « contre l’idée d’une histoire universelle » (« Sur le concept d’histoire »
454). De plus, elle bouleverse ce que Benjamin désigne comme une des positions de
dans les signes de la ville par le biais de ces objets qui, si on les considérait d’un autre
regard, pourraient être insignifiants. Les maintes références à des objets ou à des images
culturels, souvent à l’apparence aléatoire, que la narratrice fait tout au long de son récit
propose.
233
5.5.2 La figure du golem et la lecture des signes culturels
présente à nous comme un espace virtuel dans lequel on peut choisir plusieurs pistes, où
chaque choix peut déboucher sur n’importe quel chemin. Dans l’univers créé par Robin,
la formulation de l’identité est axée sur cette notion de contingence où nous rencontrons
plusieurs points d’entrée dans le discours mémoriel. À première vue, le sujet central du
roman ne peut pas établir un rapport linéaire avec le monde et cela se reproduit dans son
incapacité d’établir un lien avec les signes de l’héritage qu’elle rencontre. En même
contemporanéité. D'après elle, « [s]ont non contemporains les formes de penser et d'agir
ou de sentir qui ne répondent pas aux contradictions du présent, et qui puisent leur
symbolisme dans le passé, parfois dans des époques reculées » (« Un passé d'où
semble décrire son propre rapport avec ce personnage qui est à la fois une image d’elle-
urbaine, dans cet espace mouvant. Dès qu'elle est installée, intégrée, elle s'enfuit,
déménage, et m'oblige à casser le récit alors que je commençais à m'y installer moi-
même, à y prendre goût, à me reposer. Elle prend corps et dès lors s'enfuit, me fait
234
la nique. Sais-je exactement où je la conduis, perdue entre ces conditionnels, ces
La figure du golem, en tant que créature fabriquée étant à la fois le reflet de son
maître et quelque chose qu’on ne peut pas contrôler, nous fournit un symbole concret de
l’expérience migrante esquissée par Robin dans son roman. Le golem devient une
métaphore pour ces identités alternatives que nous créons lorsque nous nous trouvons
ont changé au cours des siècles, mais l'histoire à laquelle Robin fait référence dans le
récit est celle qui est la plus connue de la tradition juive. À Prague au seizième siècle, un
rabbin utilise les mystères de la Kabbale pour donner vie et forme humaine à de l’argile
qu’il a prise de la rivière Vltava. Selon la légende, le golem est construit pour défendre la
communauté juive contre des attaques antisémites. Dans le roman, la narratrice explique
que « Rabbi Loew donne vie au Golem, l'anime du Shem en lui mettant un signe magique
dans la poitrine » (46). Le golem doit son existence au « sacré nom de Dieu, celui qui
possède le Shem » (46). Cette figure se pose comme une préfiguration du cyborg lui
aussi fait de parties humaines et de parties inanimées. Il convient aussi de noter que
Robin a elle-même tissé des liens entre ces deux figures dans la dernière section de son
légendaire de la tradition juive rôde dans les rues des quartiers. En effet, différents textes
intelligence and sensitivity » (Shepley 572). Selon Mikel J. Koven « [p]art of the
235
meditative aspect of the golem legends is understanding how monstrous we would be
without a soul » (220). Le golem a l'air d'une personne, mais ce corps n’a pas d'âme, ce
que Dieu seul peut octroyer. Puisqu’il prend l’aspect de quelque chose d’inachevé, le
perspective à l'autre comme ce golem qui, tandis qu’il est présent au monde physique, est
dépourvu d'une âme qui pourrait agir comme la base de son identité ?
La figure du golem fait partie de la même catégorie que les parias décrits par
schlemihl qui représente dans la pensée juive un symbole du statut du juif comme étant
exclu du réseau social. Dans « The Jew as Pariah », Arendt énumère plusieurs variations
de cette figure que l’on retrouve dans l’œuvre de Heinrich Heine, de Franz Kafka et
même dans les films de Charlie Chaplin. Il s’agit d’un personnage qui existe en marge de
société fait partie de son caractère fondamental. Arendt a même souligné que c’était bien
un manque de caractère qui était attribué à cette figure (107). Robin emploie cette figure
pour mettre en valeur la particularité d’une perspective fondée sur l’altérité. De plus, le
golem agit comme symbole approprié quant à l’aspect autofictionnel du texte de Robin.
L’auteure a souligné dans Le Golem de l’écriture que la figure du golem en tant que
double émergeant de l’acte créateur est une métaphore adéquate pour l’auteur qui projette
sur les pages de son texte une image de lui-même en même temps qu’une figure
indépendante.
236
Dans plusieurs légendes le golem ne parle pas, car il est décrit comme dépourvu
d’humanité véritable. Il est fait pour obéir à son maître au moment de sa création. Il est
dès lors important de noter que le titre du roman est tiré de l'expression « se tenir coite »
qui signifie ne pas parler. En décrivant l'effet de ces symboles qui semblent venir de
chaque côté, la narratrice fait l'observation suivante : « Tout cela finirait bien par avoir
l'épaisseur d'une vie, d'un quotidien. Serait-il possible de trouver une position dans le
langage, un point d'appui, un repère fixe, un point stable, quelque chose qui ancre la
parole alors qu'il n'y a qu'un tremblé du texte, une voix muette, des mots tordus ? » (19).
L'idée de se tenir coite se réfère à la fois à la narratrice à qui on semble refuser la parole
ainsi qu’à la ville qui ne parle pas devant la figure principale souvent incapable de
décoder ses symboles culturels.41 Pour dire cela d’une autre façon, la ville parle sans
(« Récit de vie » 106). Cependant, il lui manque la clé qui peut l’aider à effectuer ce
travail de déchiffrement.
québécité qu'elle perçoit ? La culture qui se manifeste autour d’elle semble être une
accumulation de faits et de signes indécodables. La narratrice est accablée par les signes
de la culture québécoise qui demeurent muets face à elle, figés dans cette
41
Nous pouvons penser par exemple à la figure de Sabbattai Zevi, le faux Messie. Celle-ci devient une
sorte de symbole de l'identité mouvante. Lorsque nous considérons sa conversion à l'Islam, nous voyons
encore un acte d'appropriation, car il appartient à plusieurs groupes à la fois. En parlant de lui, la narratrice
souligne sa position marginale : « Transfigurer Sabattai Zevi. En faire un grand penseur, un révolté,
presque un révolutionnaire, un marginal, un déviant. Sabattai Zevi notre contemporain. Le schizo – le
dingue – le psychotique, le border line – l'irrécupérable semeur de merde, conquérant les foules, les
pauvres, les sans espoirs » (50-51).
237
« incontournable étrangeté » (une phrase que Robin utilise plusieurs fois dans certains
bien longtemps. Ils ne sont pas arrivés avec Louis Hébert ni avec le régiment de
Carignan – Mes aïeux n'ont pas de racines paysannes. Je n'ai pas d'ancêtres
coureurs de bois affrontant le danger de lointains portages. Je ne sais pas très bien
Même ma langue respire d'un autre pays. Nous nous comprenons dans le
malentendu. (54)
d'images. Par exemple, nous pouvons mettre le passage qui précède en contraste avec
Ils auraient fini par s'intégrer aux milieux juifs de Montréal. Ils fêteraient Purim,
238
Nous sommes renvoyés à la liste des signes culturels qui agit comme rappel
constant de son exclusion que Robin dessine dans « Défaire les identités fétiches » :
Aucun des signes, aucun des symboles, ni la fleur de lys, ni Lionel Groulx, ni les
crucifix, ni même les veillées dans les paysages de neige, ni les anciennes familles
des fêtes à la cabane à sucre, ni les slogans de la Saint-Jean, fête nationale dans
Dans ces listes, Robin énumère ce que Pierre Nora aurait pu désigner de lieux de
mémoire de la société québécoise. Ce sont des références qui sont investies d’une valeur
culturelle et qui évoquent pour des gens une identité collective construite autour de
symboles qui signifient un héritage précis. Il est important de noter que Robin fait ici le
une mémoire plus forte, mais annonce plutôt une faiblesse de la mémoire. La réalité
culturelle qui dépend pour sa vitalité de sa capacité de changer devient figée dans une
définition axée sur des images stéréotypées. Nous sommes davantange susceptibles
d'oublier à cause du nombre d’informations qui nous assiègent. Nous notons que dans La
Québécoite, la narratrice s'intéresse à la description des espaces comme celui des maisons
239
qui nous révèlent le caractère des différents quartiers culturels. C'est le point où l'identité
culturelle et l’image superficielle se mêlent. Partout dans le roman, nous trouvons ces
comme des pratiques qui appartiennent à un groupe particulier.42 Par exemple, en parlant
subsiste encore l'accent d'Europe centrale, où l'on entend parler yiddish, et où il est facile
de trouver des cornichons, du Râlé natté et du matze mail » ( 23). Dans cette scène, nous
pouvons lire l’espace urbain comme une sorte de texte composé d’interactions de
esquissée par Robin dans ses articles critiques, car l’auteure plonge au sein de la réalité
visible pour s’emparer d’un discours caché au dessous de celle-ci. Dans chaque quartier,
la narratrice est entourée par des symboles qui agissent comme une sorte de langage qui
La voix narrative se perd derrière une foule d’informations qui est le reflet d'un
monde surchargé de signes culturels. Le récit est rempli de références à des bribes
elle-même. Nous trouvons aussi partout dans le roman des listes n’ayant aucune
prétention à la forme narrative comme celle des banques à la page 23 ou celle qui décrit
la ligue de hockey majeure du Québec aux pages 84 et 85. Ce sont des listes qui
42
Nous remarquons que d'après Stern « [t]he continuity of eating habits among ethnic groups is one of the
strongest forms of Old World behavioral persistence. Foodways are intimately associated with the warmth
of family which is a pivotal force in ethnic socialization. The practice of preparing ethnic foods is viewed
by some investigators as an activity which is the least likely one to be totally discontinued in the modern
environment » (21).
240
d’exemples de l'épinglage culturel que Robin décrit dans « Défaire les identités
faisant, l’auteure souligne les effets sur le sujet du fait d'habiter un monde dans lequel la
mémoire et l'héritage ne fonctionnent pas comme auparavant. Nous remarquons que les
signes culturels sont diffusés par une technologie qui nuit à la formation d'une mémoire
concrète.
Dans ce contexte, nous percevons des objets folkloriques sans le poids de la tradition.43
Le déluge de ces signes provenant de la culture du présent nous fait penser à ce que Greif
dit du thème central de La Québécoite : « sans le rappel incessant de l’Histoire dont nous
sommes le produit, nous errons dans un no man’s land sans repères identificatoires »
(« D’une identité à l’autre » 446). En remplissant son récit de ces références à la culture
l’oubli.
Au sein de cet espace culturel où la narratrice est assaillie d’images culturelles qui
n'ont pas de valeur pour elle, elle semble être à la recherche de liens plus intimes avec
une mémoire qui est dissimulée. Par exemple, l’expérience qu’elle a des lettres
juxtapose à l’expérience du prophète : « […] the mystic’s experience is by its very nature
indistinct and inarticulate, while the prophet’s message is clear and specific. Indeed, it is
241
greatest barrier to our understanding of it » (On the Kabbalah and its Symbolism 10).
Ces lettres deviennent le lieu de la tradition qui se transmet à la narratrice dans une forme
l’espace contemporain qui est caractérisée aussi par son caractère indéchiffrable, le
sont remplies d'une sorte de puissance interne et mystérieuse. N'oublions pas que l’on
donne vie au golem par la prononciation du nom du Dieu et qu'il est détruit lorsqu’on
retire l’Aleph, ou première lettre, qui change l'inscription sur son front du mot emet
« vérité » au mot met « mort ». Est-ce une coïncidence s'il ne faut changer qu’une lettre
comme pourvue de puissance divine. Il existe une puissance innée dans la langue qui
réside dans une partie plus profonde que la signification directe des mots ; la langue
paraît selon Biale comme « meta-meaningful » (87). D’après Scholem, la langue est
équivoque, liée à l’ambigüité du nom essentiel du Dieu (Biale 91). C’est la langue qui
permet de donner de la signification à ces choses qui existent souvent hors de notre
tradition qui nous est léguée et qu’il nous faut interpréter. Ainsi pour lui « [t]he language
44
Il est important de noter que, dans la tradition juive, on fait des liens entre la figure du golem et la
femme, comme le note Anolik : « The golem is frequently speechless, like women in traditional Jewish
culture and, like women, is prohibited from participating fully in religious life » (42). La signification de
l'expression « se tenir coite » par rapport à l'œuvre de Robin devient encore plus évidente.
242
mystique est constamment en train de déchiffrer la vérité de la tradition. C’est par le
présent. Il souligne que « […] precisely because a mystic is what he is, precisely because
the content of the tradition in which he lives. He contributes not only to the conservation
of the tradition, but also to its development » (On the Kabbalah and its Symbolism 9).
C’est la langue qui peut donner à l’expérience de la tradition une qualité cohérente et
tradition of commentary and interpretation to translate God’s word into concrete reality,
revelation would have no relation to the world […] » (Biale 92). Le récit de La
Québécoite tourne aussi autour de ce processus par lequel on lit un monde qui nous parle
Il semble que dans La Québécoite ainsi que dans ces autres textes, Robin cherche à
utiliser la langue littéraire afin de jouer avec des possibilités de pousser le discours
linguistique pour qu’il puisse réfléchir sur le côté métaphysique dissimulé derrière la
ces lettres hébraïques : « Dans le fond, tu as toujours habité un langage et aucun autre
ailleurs --- ces petites taches noires sur le papier que l'on lit de droite à gauche. Ces
lettres finement dessinées » (La Québécoite 139). Selon la narratrice ces lettres
45
Il existe un débat dans la pensée juive concernant l'usage de la langue yiddish qu’on appelle le riv he-
leshonot (bataille des langues). Pour certains, c’était l’hébreu de la Torah qui était la seule langue capable
d’exprimer l’expérience juive. Dans son article Rubin cite Nahman Bialik qui dit que « [y]iddish is not the
language of our soul [...] We adopted it someplace, we found it in a foreign country during our
wanderings » (« Hebrew Folklore and the Problem of Exile » Rubin 65.) Il est de même important de se
souvenir que c'était la langue yiddish qui après l'exil a persisté comme langue commune et qui à cet égard
243
Cependant, on observe qu'il n'y a « plus personne pour les déchiffrer, pour en saisir la
risque de perdre notre capacité de perpétuer une mémoire au fil des générations, car on ne
peut interpréter la signification de ces traditions. La compréhension des lettres qui sont
dotées d’une puissance magique indique une participation à une communauté. Les
dans la situation que la narratrice raconte dans son récit « [t]oute une sagesse cachée ne
s'y révèle plus » (89). Robin s’inquiète du fait que ces signes perdent leur association
avec une mémoire plus forte. Après ces désastres de l’Histoire, la langue elle-même
commence à signifier la mort. Elle s’inquiète que « [l]a mort habite cette langue, une
langue sans avenir avec ce passé trouble qui colle aux lettres fines, une langue sans
présent, figée dans son Shtetl démembré, une langue à vau-l'eau, sans destin » (153).
mots dont le pouvoir s’est retiré car ils ont été arrachés à leur contexte. Dans la rue, nous
ne trouvons « rien que des bruits, débris » (19). La narratrice rencontre dans l’espace
populaire. Il s’agit d’un déluge d’information qui est juxtaposé à l’expérience directe
avec la tradition qui sera incarnée dans le roman par la figure de Mime Yente.
était plus susceptible de parler de l'expérience quotidienne. Il serait logique alors de trouver des histoires
folkloriques transcrites dans cette langue.
244
5.5.3 Mime Yente et la faculté de la tradition
À l’opposé de la foule d'images recyclées émerge un lien à une réalité plus durable,
représentée par Mime Yente, qui agit comme remède au manque d'authenticité incarné
par l'infinitude « des remakes, des ersatz » (64). L’auteure établit une juxtaposition entre
deux modalités de la tradition, une qui repose sur l'image superficielle et l'autre qui se
rattache à la mémoire longue. À la différence des scènes qui portent sur la vie de la
narratrice égarée parmi les signes d'un présent déroutant, la figure de Mime Yente met en
scène le lien à une mémoire collective, étayée par l'autorité du discours traditionnel.
Mime Yente connaît les gestes traditionnels : comment réciter le cantique du sabbat,
comment allumer la bougie, elle sait immédiatement en tâtant des bagels comment
reconnaître les meilleurs (30). Elle sait comment se font les choses. C'est à travers la
ritualisation de ces actions connues par la tante de la narratrice qu'on est capable de
nous voyons qu’elle possède toujours un caractère indéfini. À côté des images
les quartiers montréalais, Robin évoque un discours culturel doté d’une qualité
« passéiste » par le biais de la figure de la tante. Même si cette figure n’exprime pas
directement les enjeux qui relèvent du discours de l’héritage au Québec, l’auteure l’utilise
formulation identitaire. Ce personnage nous aide à envisager les liens complexes qui
nous renvoient à un passé dont on s’est éloigné et qui nous apparaît seulement en
fragments.
245
Nous voyons en analysant la parole de Mime Yente que, comme l’affirme Scholem,
la tradition n'est pas absolue mais variable car nous effectuons au présent de nouveaux
actes d’interprétation. C’est dans cette fluidité qu’elle puise son pouvoir. La tradition
dure même si nous n’en connaissons pas toujours le contenu. La mémoire, comme la
lettre qui donne la vie au golem, n’est pas permanente. Rappelons que selon Shepley la
mémoire ne manque pas complètement au golem mais elle est diluée « like water in the
mud at the bottom of the Vltava » (Shepley 572). Pour cette raison, le golem constitue
une figure qui implique toujours une affiliation à la mémoire culturelle, mais en tant que
matériau nouvellement animé, cette mémoire ne peut pas fonctionner comme elle le
du golem, nous pouvons dire qu’elle essaie de retisser les liens qu’elle a eus avec une
mémoire qui disparait. Puisque la narratrice se manifeste sous trois manières différentes,
elle entretient trois différents rapports à ce passé incarné en Mime Yente. La tradition
retient son autorité, mais cela n'indique pas qu'elle perde sa mutabilité.
unificatrice que permet la faculté de tradition selon Benjamin dans son article sur le
conteur, mais cette fois-ci dans le contexte transculturel et pluraliste. D’après Benjamin,
le conteur appartenait à un contexte social dans lequel les êtres humains étaient capables
d’une expérience authentique. Mime Yente est l’incarnation d’une mémoire qui « fond la
246
l’autre côté, la figure de Mime Yente appartient plus à ce contexte culturel décrit dans
« Le conteur » dans lequel les gens sont reliés ensemble par une expérience partagée du
monde. À cet égard, Michael Löwy souligne les convergences que Scholem a dessinées
entre l’histoire et le terme allemand Bindung, ce qui nous conduit au terme latin religio
Early Work of Gershom Scholem »181). Selon cette conception, c’est le sentiment d’être
Pour l’expliquer d’une autre manière, nous pouvons réfléchir à ce que Weidener
dit par rapport au concept de tradition dans la pensée kabbaliste : « “The tradition”
affirmed by the kabbalist can stand for a certain content passed down through time (“the
traditium”) as well as for the process of passing down itself (the “traditio”). It can be
Nous sommes frappés par les similitudes par rapport aux trois catégories de la tradition
proposées par Ricœur. Dans les deux cas, la réalité pure de l’expérience passée doit se
soumettre à un processus intellectuel qui l’organise. Dans le cas de Mime Yente, nous
venons en contact direct avec l’autorité de cette deuxième catégorie. Elle constitue le
lieu où la tradition existe dans son aspect immédiat; elle est ressuscitée dans ses actions
sans l’intervention d’un langage qui dilue sa réalité. En regardant cette figure et celle de
C’est en raison de son statut de témoin des évènements traumatiques que Mime
Yente est capable de transmettre une expérience du passé plutôt que d’en fournir
247
simplement des informations. Le rapport qu'entretient la narratrice avec la tradition juive
est inséparable de cette réalité exilique qui en forme le cœur. Considérons les faits que C.
Roth, dans un article datant de 1948, a mis en valeur. Dans le folklore qui a surgi dans le
« ghetto » juif nous repérons des influences venant des cultures et des traditions
Même le folklore juif constituait l'expression d'un état diasporique. Pour les gens
qui tentent de préserver et de diffuser les pratiques et les récits de la communauté, il s'agit
de venir à la rescousse d'une mémoire culturelle qu'on perçoit comme étant en train de
disparaître. Selon Rubin « [t]he language of rescue, of saving the remnants of Jewish
practice and belief from the forces of assimilation by gathering them into one place, […]
became one of the dominant themes of Hebrew folklore » (« Hebrew Folklore and the
Problem of Exile » 69). En considérant le rôle que joue Mime Yente dans le roman, nous
ne pouvons pas ignorer l’importance de ce thème diasporique. Elle incarne une tradition
mal à lier sa vie au pays d’accueil à une expérience authentique. Grâce à son rapport à
Mime Yente, la narratrice peut éprouver un sentiment de continuité avec le passé même
à l'exil. Si, d'après celle-ci, « la mémoire chez nous est un acte » (137), cette mémoire se
248
rattache à des gestes qui rassemblent les gens autour d'une tradition partagée. L'acte
mémoriel renvoie à notre capacité de raconter des histoires, au rituel exprimant notre
appartenance à la tradition. Mime Yente nous fait ressentir « la nostalgie du récit » (187).
En faisant porter le regard sur la tante, l'auteure souligne le fait d'écouter et met en scène
le déroulement d’un acte d’énonciation. La transmission réelle est mise en contraste avec
d’un apprentissage qui assure que la tradition se perpétue, cet aspect de Bildung perdure
dans les rapports qu’on entretient avec le passé. Le roman établit ainsi une juxtaposition
entre le métier de professeur et le rôle que joue Mime Yente comme porteuse de la
connaissance du passé. Le rôle pédagogique est mis en contraste avec cette tradition par
les références aux cours universitaires donnés par la narratrice dans le roman. Le
système académique se montre inefficace, car on nie le pouvoir d'une mémoire vive. Le
passé que le professeur communique dans ses cours est un passé qui vient de loin.46
Le dilemme auquel fait face la narratrice est de négocier son rapport avec un passé
alourdi par les effets d'un traumatisme. Il s'agit souvent dans le texte de faire la part entre
un passé qui pèse trop et la tentation de l'oubli. Parlant des camps de concentration, la
46
Dans Nous autres, les autres, Robin fait valoir ce qu’elle considère comme des problèmes dans le
système éducatif qui soutient une vision singulière du passé national, refusant la possibilité de s'ouvrir aux
influences exogènes. C'est à travers ce système que le pouvoir dominant effectue un travail d'inculturation
qui peut avoir un effet néfaste sur les membres de la société. Pour Robin, cela mène à une culture
d'exclusion.
249
[i]l n'y a pas de métaphore pour signifier Auschwitz, pas de genre, pas d'écriture.
Écrire postule quelque part une cohérence, une continuité, un plein du sens –
l'impossibilité de vivre après. Le lieu entre le langage et l'Histoire s'est rompu. Les
Nous avons affaire à une incapacité de formuler un récit cohérent, alors que la
figure de Mime Yente est associée à la capacité de former une trame narrative. À ce titre,
Mime Yente et de son chat Bilou, je finis par vouloir suivre une intrigue, un semblant
d'histoire avec un début et une fin. Je finis par vouloir un brin d'ordre, de logique, un lieu
pleine de signification et se présente comme ce que nous avons décrit dans le chapitre
lorsque nous rencontrons la tante de la narratrice nous fait voir l’entrecroisement entre la
tradition en regardant son adoption par l'individu qui s'en sert pour raconter sa propre
Robin ne cherche pas à se servir d'un « récit de vie » pour avoir accès à une parole
qui serait plus authentique, dissimulée par l'influence péjorative de l'espace urbain.
L'idée qu'une mémoire pleine fixée dans le passé serait le salut de l'identité culturelle ne
250
tient pas à la lecture de son texte. Nous voyons qu'il s'agit plutôt de prêter foi à la
nécessité de combiner le dynamisme du présent avec la mémoire longue incarnée par des
figures comme Mime Yente. C'est la variabilité du présent qui accorde au folklore la
peuple. L'auteure met en valeur dans un article que « [l]a grande différence entre le récit
de vie et la littérature me paraît être la façon dont les deux textes se construisent un
l'hétérogène, de l'autre » (« Récits de vie » 106). C'est l'écriture qui permet une ouverture
de la parole de l’autorité représentée par la figure de Mime Yente. Robin ne veut pas que
la figure de la tante soit la manifestation d'une parole folklorisée et singulière d’un passé
monumental. En même temps, elle ne veut pas que le rattachement à un passé concrétisé
Dans un article portant sur La Québécoite, Mary Jean Green remarque en parlant du
symbole du magasin qui apparaît à la fin du roman qu’« [i]n contrast to the polar
extremes of ethnic erasure or ghettoization, the second hand shop with which Robin
concludes her novel provides another possible model of identity ; that of transcultural
magasin représente un espace dans lequel il est possible d’accumuler plusieurs symboles
culturels simultanément. Green ajoute que « [i]n the market, as in the second-hand shop,
cultural identity is neither isolated nor erased. Rather, in its specificity and its historicity,
it circulates within a larger cultural system. The bagels and holiday pastries of Robin's
Jewish community, and the fresh herbs and vegetables that Italians have brought to North
America, testify to the presence of cultures presumed lost through assimilation » (17).
251
Robin cherche à souligner le fait que l'espace montréalais soit toujours en mouvance et
agisse comme remède à l'imposition de l'identité figée et déterminée d'avance. C'est cette
l'entre-deux ou de l'interstice.47
brocanteur où tout passant trouvera un objet de son propre passé ou celui de l’autre avec
lequel il peut se familiariser » (444). Il poursuit en remarquant que « [d]evant ces objets
hétéroclites, [le passant] a le loisir d’en accepter certains, de rejeter d’autres ou de les
mettre en veilleuse pour les approcher plus tard. Ce qui importe dans ces lieux, c’est
liens personnels entre le sujet et les objets de la culture. L’accent y est mis sur
conduits à ces propos de Scholem affirmant que « [t]he effort of the seeker after truth
consists not in having new ideas but rather in subordinating himself to the continuity of
the tradition of the divine word and in laying open what he receives from it in the context
of his own time » (cité dans Biale 99). Si les objets culturels restent silencieux devant
nous ils sont aussi des tables rases sur lesquelles on peut inscrire nos propres valeurs
identitaires.
47
La narratrice nous fait penser non seulement au conteur et au flâneur mais également au collectionneur
décrit par Benjamin qui « parvient à jeter un regard sans égal sur l’objet, si l’on sait que, pour le
collectionneur, le monde est présent et, qui plus est, rangé dans chacun des objets qu’il possède » (Paris :
Capitale du XIXe siècle 224).
252
5.6 L'immense fatigue des pierres
Dans L’immense fatigue des pierres, Robin met deux rapports avec un passé
traumatique l’un à côté de l’autre : d'un côté, le texte fournit une figuration du passé qui
repose sur le concept du fantomatique et, de l'autre, le texte construit une vision du passé
basée sur la concrétisation de la mémoire. Il s'agit de dessiner des espaces dans le roman
En lisant le texte, nous repérons le contraste symbolique qui est établi entre les images
ramenant à un espace nébuleux et les nombreuses références aux pierres. Robin explore
où il faut se souvenir en même temps qu'il faut oublier. Nous rencontrons alors une
tradition qui est ressentie comme une perte, et ainsi nous voyons que Robin se préoccupe
Dans cette section, il s'agira de voir comment les personnages de L'immense fatigue
des pierres, qui subissent une réalité diasporique, se débrouillent avec l'expérience
traumatique appartenant à un lieu et à un temps dont ils sont éloignés. Les récits de
L’immense fatigue pierres nous permettent de voir que les effets d'un passé traumatique
sont susceptibles de se faire sentir même chez les générations qui suivent par le biais
d'une mémoire fabriquée. Dans plusieurs cas, il s’agit d’un personnage qui adopte
253
plusieurs identités lorsqu’il navigue entre le monde réel et le monde virtuel. Les
« biofictions » dont le roman est composé traitent de cette rupture entre les générations
après les horreurs de la Shoah. Comme le terme « biofiction » le laisse entendre, le terme
combinent pour former la mémoire. Le roman est axé sur la nécessité de cohabiter avec
un passé qu'on ne peut pas complètement dépasser.48 À la lecture du texte, il est clair que
les personnages doivent porter un passé qui pèse trop lourd. Robin y affirme que la
volonté de « noter tout » affaiblit la faculté de la mémoire. La question qui se pose est la
suivante : Comment une expérience authentique liée à une mémoire vive peut-elle se
transmettre ?
Même si Robin, née en 1939, ne tombe pas dans le cadre de ce que Marianne
Hirsch a désigné comme la génération du « postmemory », nous voyons dans son texte
une préoccupation pour les rapports entre l'individu et un passé qu’il n’a pas vécu.
describes the relationship that the generation after those who witnessed cultural or
collective trauma bears to the experiences of those who came before, experiences that
they “remember” only by means of the stories, images, and behaviors among which they
personnelle qui n'en est pas vraiment une. La transmission de gestes et d’histoires
culturelles fonctionne pour créer l'effet d'une mémoire de l'expérience vécue. Dans les
48
Dans son article « Toward Fiction as Oblique Discourse » (écrit en 1980 et traduit en anglais par Marie-
Rose Logan) Robin aborde plusieurs des questions sur lesquelles Pierre Nora s’est penché concernant les
lieux de mémoire. Elle pose la question « are we librarians of printed books and manuscripts ? How are
ruins to be arranged ? Are we inspectors of ruins ? » (230). Robin se préoccupe de la manière dont l'excès
d'information historique peut mener à une disparition de la mémoire.
254
récits, la réalité immense de l’Histoire est filtrée à travers des moments particuliers dans
la vie personnelle des personnages, suggérant que chacun trouve sa propre entrée à
is « post » but at the same time, it approximates memory in its affective force » (109). Le
folklore agit naturellement comme l’instrument de cette post-mémoire, liant les gens à
peut garantir que le poids de la mémoire soit légué d'une génération à l’autre, même si
cette deuxième n'a pas le même lien avec le fait historique.49 D’après Hirsch, la post-
mémoire peut remplir les lacunes d'une mémoire plus officielle : « Postmemorial work
[…] strives to reactivate and re-embody more distant social-national and archival-cultural
memorial structures by reinvesting them with resonant individual and familial forms of
mediation and aesthetic expression » (111). Il convient de réfléchir sur ce que Robin dit
souvenirs sont discontinus, fragmentés, flous, kaléidoscopiques et, pour certains d'entre-
eux, il est même difficile de savoir vraiment s'il s'agit de vrais souvenirs ou des souvenirs
racontés [...] » (« Vous êtes quoi vous…? » 51). À l'analyse de L'immense fatigue des
pierres, nous percevons une tentative de dessiner ce rapport compliqué à la mémoire qui
En raison du fait que les personnages sont hantés par des évènements qu'ils n'ont
49
Dans son article, Hirsch énumère les romans écrits par ce qu'on appelle la « deuxième génération ». Tous
ces textes témoignent d'un nouvel intérêt pour l'opération de la mémoire chez des gens qui n'ont pas
vraiment eu de contact avec l'expérience traumatique. Dans son article « The Role of Memory in two
“fictions de l'identitaire” from Quebec », Marie Vautier note que « [c]ontemporary novels see issues of
public history yielding to private memoirs, and investigations of postmodern indeterminacy yielding to
postcolonial explorations of memory, community, and identity » (141). Il s'agit alors d’utiliser la fiction
pour suggérer différentes opérations et manifestations de la mémoire.
255
Agamben sur le témoignage et la survivance dans Ce qui reste d’Auschwitz. Dans ce
court texte, le théoricien italien met en valeur le fait que ceux et celles qui ont vraiment
connu l’expérience d’Auschwitz sont ceux et celles qui sont morts et qui demeurent donc
muets. Selon lui, le vrai témoin des horreurs de l’histoire ne peut pas exister. Dans son
roman, Robin semble mettre en relief la désarticulation du sujet proposée par Agamben
en donnant l’autorité de parler du traumatisme à ceux et celles qui ne l’ont pas vécu. Les
personnages qui parlent dans ces récits sont des auteurs ou auctors définis par Agamben
comme ceux qui confèrent la validité à une parole ; ils prennent en charge l’articulation
d’une expérience qui appartient à quelqu’un d’autre. Selon Agamben le concept d’auctor
« désigne le témoin en tant que son témoignage exige toujours que quelque chose – fait,
être, parole – lui préexiste, dont la réalité et la force doivent être confirmées ou
certifiées » (163). C'est à travers la fiction que nous construisons des stratégies pour
habiter avec une réalité difficile. Ces récits montrent symboliquement comment une
génération peut transférer une expérience traumatique à la suivante, assurant qu'un passé
comme un autre, Robin nous conduit à considérer le travail de n’importe quel auteur qui
essaie de communiquer une réalité vécue qui n’est pas la sienne. Elle souligne à ce titre
qu’« [o]ccuper toutes les places est bien le rêve de tout romancier, de tout poète, de tout
artiste, voire de tout un chacun. Faire jouer tous les autres qui sont en moi, me
transformer en autre […] » ( Le Golem de l’écriture 16). En même temps ces récits nous
font réfléchir sur cette « fragilisation de moi » (245) qui selon Robin accompagne la
situation postmoderne dans laquelle les frontières entre le réel et le virtuel se brouillent.
256
L’auteure met en scène les effets sur la mémoire qui relèvent de cette difficulté de
l’intérieur du sujet. À plusieurs égards, nous rencontrons dans ces biofictions différentes
manifestations d’une mémoire prothèse censée remplir les vides qui sont les restes d’un
spécifiques à des récits ou à des pratiques folkloriques. Nous repérons plutôt des
évoque le rapport trouble que les individus entretiennent avec le passé et leur héritage.
centrale, comme elle l’a fait dans La Québécoite, Robin nous appelle encore une fois à
considérer les rapports entre l’individu et l’histoire. Si nous gardons à l’esprit l’influence
de Benjamin sur son œuvre, nous pouvons constater que dans L’immense fatigue des
pierres la perspective du flâneur est remplacée par celle de la figure fantomatique qui ne
ressent plus les mêmes liens avec le monde concret de l’espace urbain. Plutôt que
d’arpenter les rues de la ville comme l’a fait le flâneur, la figure du fantôme peut passer
d’un lieu à un autre sans les contraintes imposées par la logique spatiale ou temporelle.
Étant donné qu’il fait plusieurs fois référence à une volonté d’encadrer la mémoire
257
enquête sur l’apparition des lieux de mémoire définis par Pierre Nora. D’après Nora, le
besoin pour ces lieux de mémoire a surgi du fait qu’il n’y avait plus de milieux de
mémoire, ces derniers faisant partie d’un contexte où la société était gérée par l’opération
de la tradition et où l’on n’avait pas besoin de s’emparer des lieux symboliques de façon
consciente pour les désigner comme les sites d’une mémoire collective. La tradition
fonctionne plus efficacement dans un contexte où l’on entretient des liens vifs au passé,
où le passé est toujours présent dans la structure de l'existence quotidienne. Les lieux de
mémoires sont des espaces où la mémoire est préservée d'une façon rigide. D’après Nora
ces lieux sont des « moments d’histoire arrachés au mouvement de l’histoire, mais qui lui
sont rendus. Plus tout à fait la vie, pas tout à fait la mort, comme ces coquilles sur le
rivage quand se retire la mer de la mémoire vivante » (Les lieux de mémoire Vol 1 :
XXIV). En raison de notre obsession pour tout mettre en archive nous nous nions la
persiste.
Dans ces récits, Robin s’interroge sur la possibilité de retenir la réalité d’un
établit entre les images ramenant à un espace nébuleux et les nombreuses références aux
pierres, qui rappellent l’image de la pierre tombale, symbole d’une absence ou une lacune
dans la mémoire. C’est l’image difficile des camps de concentration qui conduit à une
mémoire troublante qui hante le présent. Encore une fois, la pensée de Scholem et
Benjamin est révélatrice, car ceux-ci cherchaient à repérer les signes d’une contre-histoire
258
ressemble à l'amnésie » (28-29) chez Walter Benjamin. Robin explique que « [c]e qui
constitue la mémoire involontaire, ce ne sont pas les souvenirs tels qu'ils ont été vécus,
enregistrés, mais comme ils sont remémorés [...] » (29). Il faut qu’on regarde au delà de
la réalité acceptée du grand récit pour déceler une autre manière d’encadrer les
Dans le récit intitulé « L'agenda », une mère, après sa mort, laisse « toutes sortes de
papiers qui traînaient, des manuscrits, des lettres, des vieux trucs » (63). Voilà encore la
remplace la mémoire vraie ; elle existe dans cet espace créé suite à la disparation du
témoin. Nous constatons cette même tendance à concevoir l’histoire comme amalgame
Compuserve ». Dans une scène, la narratrice écrit dans son journal : « S'il n'y a pas de
traces je n'existe pas. Il faut que je me mette moi-même en conserve, dans une boîte
d'écriture : chaque jour son bocal » (105). Nous percevons dans cette déclaration une
faut d'abord trouver un endroit, d'immenses bâtiments pour conserver et classer ces
place. Dans certaines villes, la moitié de l'espace est occupée par ces boîtes de
mémoire. Certains bâtiments négligés prennent feu et voilà toute une partie de notre
259
mémoire en conserve qui part en fumée et toute une partie de la population (les plus
L’immense fatigue des pierres met en scène les rapports personnels que chaque
texte révèle à plusieurs reprises une mémoire qui est à la fois présente et ressentie comme
une hantise. Dans une autre section, un des personnages décrit le rapport avec une
faculté de transmission qui ne fonctionne pas, disant qu’« il n'y a jamais de message, une
absence de texte, rien qu'une absence de texte, que la transmission s'il y en a une ne se
fait que dans les blancs » (179). Nous voyons une mémoire qui hante l’imagination
Nous voyons représentée dans ce roman une expérience historique qui semble
combiner la pensée de Benjamin avec les réalités du monde fondé sur l’idée du virtuel.
Robin montre les implications d’un passé qui se lègue au présent de manière fragmentaire
et le rôle que joue l’Internet dans le processus par lequel on recueille et interprète ces
50
En parlant de son travail, Robin dit : « Mon écriture cherche aussi des lieux d'ancrage à la place de ces
non-lieux de la mémoire que sont la Pologne, l'Europe centrale et orientale, non-lieux où il n'y a plus rien.
En 1945, pour nous, il n'y avait plus rien. Comment écrire le rien ? » (Cybermigrances 53).
260
fragments. La question qui est soulevée est celle de la traduction de cette constellation
L’immense fatigue des pierres ont pour objet la capacité de retrouver les voix des
disparus. Ces personnages existent dans une sorte d’espace virtuel où ils sont capables de
sauter d'une existence à une autre, adoptant de nouvelles identités. Nous pouvons penser
par exemple au récit dans lequel le personnage principal assume différentes identités en
participant à des MOOs, lequel est un acronyme qui signifie ces forums sur l'Internet où
l'on est capable de se connecter aux autres gens pour entamer des conversations sur
différents sujets. Un MOO constitue un non-lieu qui nous permet de redéfinir les limites
de ce qui constitue une communauté. L’espace virtuel permet aux gens de s'insérer dans
Web » dans lequel le protagoniste cherche les traces d'une mère disparue dans la
communauté en ligne. Dans ce récit, l'espace physique devient un lieu virtuel dans lequel
Au détour d'une rue, il vit apparaître quatre ou cinq Hassidim en costume avec leur caftan
et leur shtraiml, ce bonnet de fourrure qu'ils portaient aux jours de fête par tous les temps,
et leurs chaussettes blanches qui leur montaient jusqu'aux genoux » (91). La scène
semble décrire des brouillages entre le réel et l’imaginaire se produisant dans l’espace de
la ville. Cependant, pour ceux et celles qui connaissent ce quartier de Montréal, on sait
261
que l’auteure ne décrit pas ici une hallucination mais, en vérité, le paysage habituel de ce
quartier connu pour sa population juive. Voilà un moment où la tradition semble émerger
dans sa forme fantomatique. Nous pouvons faire un lien thématique entre ce passage et
En ce qui concerne les récits qui se déroulent au présent, le texte tourne autour de
l'effondrement des liens communautaires entre les gens. Dans le premier chapitre, par
exemple, la trame narrative oscille entre la perspective d'une mère quittant Paris pour
déménager à New York et celle de sa fille se déplaçant vers Israël. La narratrice dit de sa
vie que : « Nous sommes des errantes, des étoiles filantes, toujours à côté de nos pompes,
de nos lieux, de nos langues » (10). Le sujet migrant se sent toujours hors lieu, se
trouvant « dans ces aéroports entre deux avions qui ne vont jamais dans la même
direction dans l'espoir de peut-être un jour pouvoir se parler, et chaque fois nous nous
quittons avec la même angoisse » (14). L’auteur décrit ainsi des gens dont l’existence est
sans ancrage dans l'espace géographique. Le texte est rempli de références à ces « lieux
où l'on ne demeure pas » (Robin Cybermigrances 86). En fait, le récit met en contraste
fille. La mère qui est l’enfant de victimes de la Shoah ressent le passé comme un objet
lourd qui fait surgir en elle l’existence européenne même dans son appartement à New
York. En revanche, elle ne réussit pas à transmettre son propre héritage à sa fille qui
demeure séparée d’elle, héritière d’une mémoire confuse. Robin montre cette séparation
entre la mère et la fille par la structure du récit qui est composé de deux monologues
262
intérieurs témoignant de deux vies qui ne se croisent pas, sauf dans un passé qui existe à
l’extérieur du texte.
C'est dans ces passages portant sur le passé que le lieu se transforme en fonction
des effets de l'oubli. Ces lieux du passé sont représentés comme des lieux disparus,
enterrés parmi les ruines des évènements traumatiques. Comment imaginer l'opération de
me faut un coin où l'Histoire cesse d'enfoncer ses vrilles dans la chair humaine, un coin
incertaines » (26). Le texte tourne autour de ces moments où le passé ne nous quitte pas.
Le passé est perçu dans la singularité de sa présence. En parlant de ces figures spectrales
qui sont des symboles de la souffrance, la mère remarque que : « [l]e monde est las
d'entendre leur témoignage. Ils sont seuls, de trop. Le Yad Vashem est à eux, ils sont le
Yad Vashem. Ils sont devenus Monument à eux seuls, déjà entrés dans le mythe, ne
servant plus qu'au mythe. Alors on les renvoie ailleurs, toujours ailleurs, là où ils ne
pourront jamais gêner personne » (16). Le site mémoriel de Yad Vashem n’est qu’un site
de repère qui renvoie à un nulle part, c’est-à-dire à la mort et à des gens disparus à qui la
mère donne le même nom. Nous pouvons juxtaposer ces figures spectrales qui
que la fille fait de la maison dans sa lettre qui ouvre le récit est remplie de détails précis
qui suggèrent la substitution d’une mémoire réelle avec la valorisation d’un héritage
263
conçu comme la préservation d’objets concrets. Comme le monument de Yad Vashem en
Israël, la maison est le lieu où se concrétise une absence, devenant en dépit d’elle-même
simplement - Venir se reposer -Sans plus la tête vide-Pas d'Éternel-Pas de Ville sainte-
Pas de jardin des Oliviers – Pas de mosquée d'Omar – Pas de mur des Lamentations […]
Ne pas redonner vie à ce qui traîne de mémoire morte » (18). L'expression « l'immense
fatigue des pierres » se réfère, semble-t-il, à notre volonté de marquer les pertes subies
dans les catastrophes de l'Histoire par des cénotaphes symboliques. Une histoire conçue
comme quelque chose d'opprimant. Cette histoire oppressive semble aller à contresens
l’opération mémorielle de ces gens qui doivent passer d’un lieu à un autre, apportant
leurs propres héritages avec eux. L’expression dans ce sens signifie l’adaptabilité de la
mémoire. Cependant, elle implique aussi une autre manière d’imaginer comment la
historiques. Dans ce cas, l’image de la valise nous fait penser à ces nombreuses
Face à la mort qui crée une rupture dans la lignée de la transmission, ces objets
tous ces débris laissés dans le sillage d’un traumatisme. Ils représentent « des souvenirs
51
Nous remarquons, dans un passage de « Manhattan Bistro », que la narratrice énumère des artistes dont
l’esthétique et les préoccupations thématiques font écho aux siennes. Il serait possible de diviser cette liste
en deux catégories, la première comprenant des artistes comme Joseph Cornell, Daniel Spoerri, Annette
Messager qui créent des œuvres basées sur la notion d’assemblage, mettant en scène une image de la réalité
construite de bric-à-brac. L’art qui fait partie de la deuxième catégorie qui inclut Sophie Calle, Christian
Boltanski et Anne et Patrick Poirier tourne autour de la création de monuments qui doivent témoigner d’un
traumatisme et de l’incapacité de se souvenir d’un passé trop lourd.
264
sans mémoire » (170). Dans le dernier récit, qui fonctionne comme une méditation sur le
processus créateur de Robin, la narratrice parle de la rédaction d’un futur projet fictif.
Dans ce texte projeté, l’auteure essayera de rédiger « [u]n texte autour de la famille, son
légendaire et surtout ces cinquante et une cases, noms, places qui [lui] manquent » (145).
Le récit porte principalement sur la possibilité de préserver la mémoire des gens disparus,
dans un contexte où les gens ont perdu leurs liens à des pratiques culturelles qui
personnes disparues, on tente de construire une vie à partir de traces, de décoder ces
Si d’un côté on cherche à ressusciter une vie disparue en investissant les objets
continuation de la mémoire en crise. C’est dans cette capacité de construire une autre
version de soi qu’on parvient à créer de nouvelles filiations et ainsi de s’extraire du poids
Compuserve », la figure principale qui est écrivaine admet que « souvent à Paris, je
change quelque peu de personnalité et je me mets à fumer, je fume même beaucoup, dès
que je rentre, je suis terrassée par une crise d'asthme et je m'arrête pour quelques
semaines » (119). Encore une fois, l’identité est associée à la notion de contingence où le
nous montre des gens qui adoptent et qui abandonnent des identités en passant d’un
265
ces références à des œuvres d'art qui agissent comme des monuments à des moments
Il montrait sur l'écran ses dernières installations. Si l'Allemagne avait gagné la guerre, si
Staline était mort dans un accident de la route en 37 [...] si la France n'avait pas accordé
les pleins pouvoirs à Pétain [...] » (131). À la page 140 on fait référence au travail de
Shimon Attie qui est « celui qui fait des projections de vieilles photos du quartier juif de
Berlin avant 1933 et qui les projette sur les murs de Berlin aujourd'hui ». Ces œuvres
nous font réfléchir sur la manière dont la mémoire du passé peut revenir au présent. Ces
références nous permettent encore d’imaginer l’univers que Robin crée comme étant
fondé sur la notion de contingence et sur la possibilité d’imaginer des réalités qui n’ont
Robin se sert du symbole du dibbouk pour mettre en valeur les rapports entre des
gens et un passé qui revient constamment en raison de son absence. À cause de la rupture
comme symbole, Robin montre une faculté mémorielle qui dépend d'un rapport intime
entre le sujet et les gens du passé. Dans l'imaginaire du folklore juif, le dibbouk est une
figure fantôme capable de posséder une ou plusieurs personnes. Anolik parle du dibbouk
de cette manière :
266
The transgressive figure of the dybbuk (the word means « attachment »), deriving
from the Kabbalistic notion of the transmigration of souls, first seized the popular
implications of this belief were that any transgressive or deviant behaviour […]
incapacité d'abandonner ces liens psychiques qui nous relient à l’expérience du passé et à
dire qu’il agit comme symbole de notre capacité de passer d’une existence à une autre, de
se redéfinir sans cesse. Le dibbouk peut être comparé aux figures du golem et du cyborg
que nous avons décrites précédemment. Tandis que le dibbouk fait penser à l’esprit d’un
défunt capable de franchir les frontières entre l’espace des morts et l’espace des vivants,
s’agit d’une figure vivante, tangible, qui agit comme rappel constant de la mort, du fait de
n’être pas vraiment là. L’image du cyborg en tant que quelque chose possédant des
lorsque nous considérons la description que le texte fait des morts à Auschwitz, qui
« n'étaient pas désignés comme morts ni comme cadavres, mais comme figuren – c'est-à-
nippes, ou stuck, le morceau, le truc » (159). Pour sa part, le dibbouk en tant que figure
267
fantomatique est celui qui ne se rattache pas à des bornes physiques incarnées dans le
monde physique. Il s’agit d’une figure qui est compatible avec la notion d’espace virtuel.
Le dibbouk représente un lien à un passé disparu qui revient toujours dans différentes
le passé et des gens habitant le présent. Il sert à montrer la difficulté de faire face à un
retravaillées par des rabbins mystiques. Chaque Juif mort dans la Shoah vient
habiter l'âme d'un survivant, non pas forcément le tourmenter, mais s'installer en
lui, lui changer la voix, ou le caractère, ou les émotions, ou tout simplement lui
faire accomplir des actes qu'il ne comprend pas au premier abord. (61)
symboliquement à la place d'un autre. Toujours dans le même chapitre, on décrit ainsi
l'action du personnage central qui cherche à assumer de nouvelles identités sur les forums
cette façon il redonnait vie » (59). On essaie de construire une mémoire au nom de
l'autre. L’auteure semble annoncer ce qui est en jeu en utilisant une qualité narrative
268
Compuserve » lorsqu'elle décrit ainsi la mission de la figure centrale : « Ce qui
l'intéressait, c'était la biographie des gens ordinaires, des gens sans histoires, d'une
banalité à pleurer. Elle les transformait en héros, les plongeait dans un autre temps, une
autre culture, une autre langue, un autre sexe » (132). Le texte est ainsi composé d'une
série d'expressions d'expérience personnelle. Robin n'essaie pas d'imposer une structure
qui englobera toute l'expérience vécue. Elle souligne plutôt les entrecroisements entre
l’autre est également présent dans le roman à travers les références à la prière kaddish.
Dans la pensée juive, c’est en prononçant le kaddish après la mort d’un membre de la
famille que nous assurons la perpétuation du lien entre les vivants et le défunt. Selon
Szold, le kaddish « means […] that the survivor publicly […] manifests his wish and
intention to assume the relation to the Jewish community which his parent had, and that
the chain of tradition remains unbroken from generation to generation, each adding his
own link » (cité dans Millen « Women and Kaddish » 191). C’est par l’énonciation du
kaddish que la communauté affirme ses liens envers les morts et qu’elle renforce ses liens
avec son héritage. Il fonctionne aussi comme un rituel de deuil qui propose à la
disparaître. D’après Millen « the son’s recitation of kaddish is […] understood not only
as a means of elevation of the soul of the parent, but also as a continuation of the father’s
public role in prayer » (197). C’est en faisant la prière du kaddish qu’il est permis aux
morts d’entrer dans la communauté des vivants. Nous pouvons prendre la majorité des
récits dans L’immense fatigue des pierres comme effectuant, de plusieurs façons, le
même travail du deuil que nous observons dans l’énonciation du kaddish ; les gens qui le
269
font tentent d’assurer que la mémoire de ceux et celles qui ont disparu persiste dans
l’expérience collective au présent. Il est significatif que selon la tradition juive (ou selon
l’interprétation dominante de celle-ci) il soit interdit aux femmes de faire cette prière.
Nous revenons encore une fois à la difficulté d’inscrire notre propre voix dans le discours
culturel afin d’apparaitre comme membre de la communauté. Partout dans son œuvre,
Robin aborde le dilemme consécutif au fait de se servir des signes culturels de l’Autre
incarnent une double altérité en tant qu’étrangers et en tant que femmes. Ces figures ont
souvent du mal à revendiquer la parole non seulement parce qu’elles sont marginalisées
5.7 Conclusion
Dans Paris : Capitale du XIXe siècle, Benjamin dit qu’ « [i]l peut se faire que la
cette apparence de permanence qui crée en elle la continuité » (505). Cet extrait nous
dans l’œuvre de Robin. À la lecture de ses textes fictionnels et critiques, nous nous
trouvons dans un contexte où il nous faut fabriquer les fondations d’une réalité partagée à
travers des symboles réels et factices. La question qui est soulevée en lisant les textes de
Robin est comment nous effectuons un acte d’interprétation qui rassemblera ces
symboles dans une expérience cohérente qui permette la formulation d’une identité.
270
Par rapport aux figures du conteur, du folkloriste, de l’artiste et de l'intellectuel, que
ferons-nous de cet individu qui doit parler au nom d'une société au sein de laquelle
plusieurs paroles culturelles se chevauchent ? Pour les figures principales dessinées par
Robin, le terrain physique se transforme de sorte qu'il renvoie à cette vision du temps
d'innombrables rencontres entre des gens ayant différents héritages. L'individu doit être
complex relations of thought and action, and of experience and folklore through time and
elle, c'est l'incertitude de ce lieu axé sur la notion du pluriel qui permet la reformulation
de l'identité et qui agit comme remède aux dangers d'imaginer l'identité selon des
contraintes imposées. Dans L’immense fatigue des pierres, on explique pourquoi la ville
migrante, celle de l'entre-deux, celle de nulle part, celle d'ailleurs ou d'à côté, celle
52
En parlant du travail de Robin, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser à la critique qui a été faite
sur le genre de l'autobiographie au féminin. Pour Sidonie Smith et Julia Watson, l'autobiographie se
développe par rapport à la notion de « relationality », c'est-à-dire que la conception de soi se dégage de
notre participation à une communauté plus large. Elles précisent cette idée, expliquant que « [t]he old
notion of “self” has been redefined as an illusory ego consistent […] and displaced by the new concept of
the subject always split, always in the process of constituting itself through its others » (Decolonizing the
Subject 19). Selon Françoise Lionnet, nous constatons en général une différence entre la manière dont les
deux mettent en scène les liens entre l'individu singulier et la collectivité sur le plan universel. Dans son
texte Autobiographical Voices, Lionnet fait remarquer que c'est le « deep conviction that it is the
foregrounding of our differences as women which can ultimately unite us in a powerful force of resistance
against all repressive systems of ideology » (XI)
.
271
de pas tout à fait là. […] Oui, on serait bien à Montréal parce qu'on aurait enfin
compris que ce lieu inabouti est riche de tous ses manques et de son aspect urbain
l’enquête sur les dilemmes identitaires qui accompagnent souvent la situation pluraliste.
Même si leur intrigue se déroule dans plusieurs cas hors du Québec, les textes de ces
écrivains témoignent de l'état migrant, conçu comme une qualité du monde en général qui
folkloriste. Il critique la manière dont les mythes fabriqués par ceux et celles qui
détiennent le pouvoir politique et social imposent des définitions néfastes sur l’identité de
272
Chapitre 6
Laferrière
6.1 Introduction
Lorsqu’il parle de son œuvre, Dany Laferrière reproche aux critiques de vouloir
mettre ses romans dans des catégories qui les réduiraient à des représentations d’un
simple point de vue culturel. Il exprime ainsi sa position : « Je veux être pris pour un
écrivain, et les seuls adjectifs acceptables dans ce cas-là sont : un “bon” écrivain […] ou
un “mauvais” écrivain » (J'écris comme je vis 105). Il s’agit pour lui d'éviter l'idée que
l’écriture d’un auteur doive annoncer à travers des images stéréotypées son appartenance
à un groupe particulier. Nous n’entendons pas dire que ses textes ne portent pas sur des
questions d’identité culturelle, mais plutôt que l’auteur refuse des images essentialistes
afin d’offrir une perspective plus nuancée de cette identité. Laferrière cherche à
représenter la position compliquée du sujet exilé au lieu de dessiner une image qui obéit à
théorie folklorique pour parler de la voix narrative employée dans son œuvre.
Cependant, nous essayerons de voir comment Laferrière met en scène les rapports entre
contexte américain. Dans ce chapitre, nous parlerons de la manière dont les textes de
Laferrière montrent un rapport entre un narrateur et le monde nous rappelant celui qui
273
existe entre le folkloriste et son objet d'étude. Laferrière présente des images et des
histoires de la culture populaire pour entrer dans la psyché de différents espaces culturels.
ces penseurs du XIXe siècle qui imaginaient l’identité comme provenant d’un esprit
Nous tournerons notre regard vers quatre romans : Comment faire l'amour avec un
nègre sans se fatiguer, Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou
un fruit, Pays sans chapeau et L'Énigme du retour. Nous pouvons diviser cette liste en
deux catégories, les deux premiers racontant la vie du narrateur à l'extérieur d'Haïti et les
deux autres décrivant son retour à son pays natal après plusieurs années d'absence.
Laferrière décrit ce que Thibeault nomme, en parlant de Comment faire l'amour, le « pays
à travers les contes, les légendes et les croyances partagés par les gens qui habitent les
communautés qu'il dépeint. Les nombreuses références à l’imaginaire populaire dans ces
textes servent à révéler la conscience collective du pays d'accueil de même que du pays
culture de masse, recueillant des histoires diffusées par les médias. Le personnage
principal de ces romans, qui se présente volontiers comme un double de l’auteur lui-
folklore appartenant à cette culture collective qui se forme dans la culture populaire. Ce
n'est pas nécessairement Laferrière ou ses personnages principaux qui racontent ces
qu'il entend.
274
6.2 La figure de l'écrivain dans les romans de Laferrière
En faisant notre analyse de son œuvre, nous garderons également à l'esprit les
propos de Morency et Thibeault qui disent, à propos de Laferrière, que « tout se passe
comme si, depuis la parution de son premier roman, la figure de l'écrivain s'était effacée
continent intérieur » 7). Morency et Thibeault remarquent que l'auteur tient à se définir
comme « un grand titreur, c'est-à-dire un auteur dont la force d'évocation des titres et
personnage et de l'œuvre » (7). Qualifier Laferrière de grand titreur est approprié quand
nous considérons l'usage calculé que l'auteur fait des images évocatrices répandues dans
notre culture. Nous pouvons en particulier penser à un titre comme Cette grenade dans la
main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ? qui se présente comme une
métaphore de notre tendance en tant que société à fonder nos préjugés sur des images
médiatiques. De la même manière, un titre comme Comment faire l'amour avec un nègre
sans se fatiguer est provocateur, car il exploite une image du Noir libidineux et viril que
nous acceptons, souvent sans réfléchir. Tout cela va de pair avec la tentative de Laferrière
de « briser les lieux communs de l'imaginaire collectif » (Morency et Thibeault 7). C’est
d’interroger nos propres valeurs culturelles et de remettre en question les histoires que
275
Laferrière se donne pour tâche de critiquer les attitudes partagées par la société en
passant sous la loupe les histoires présentes dans l'imaginaire collectif. Ce sont des
bien qu’elles doivent leur effet au fait qu’il en ressort des idées et des valeurs enracinées
dans la pensée collective depuis longtemps. C’est en les examinant que Laferrière ou son
l’Autre. Nous constatons aussi, par rapport à la posture narrative présentée dans ces
Laferrière ne s’intéresse pas seulement à transcrire le contenu de ces récits partagés mais
aussi à révéler ce que leur existence dit quant à la culture qui les a produits. De plus, il
met en valeur au fil de ces romans l’effet de ce discours sur l’Autre, se révélant à travers
ces récits, ainsi que la conception qu’il a de sa propre identité. Dès lors, nous ne pouvons
pas comprendre le folklore qui se manifeste dans ses romans sans considérer le rapport
subjectif que l'auteur lui-même entretient avec ces histoires. Il ne s'agit pas seulement
un espace collectif culturellement déterminé [,] se réclame du droit d'être reconnu dans
identitaire » (« Je suis un individu » 25). Ainsi, ces textes nous conduisent à reconsidérer
les liens qui se produisent entre le sujet qui interprète et le monde qu’il décrit.
Dans certains cas, l’action entretenue par un sujet qui se déplace amène un
des récits collectifs ne renforce plus de liens d’appartenance. C’est en rencontrant ces
276
histoires de l’imaginaire collectif que les narrateurs sont rappelés à leur propre exclusion
symbolique de la culture qui les entoure. En tant que figures transitoires qui doivent
passer d’un lieu à un autre, ils nous font penser aux rites de passage et aux rites
d'incorporation dont a parlé Arnold van Gennep au début du XXe siècle. Selon Van
Gennep « [t]o cross a threshold is to unite oneself with a new world » (Rites of Passage
18). Comme les gens observés par van Gennep, chez Laferrière, le narrateur doit faire la
transition entre deux contextes sociaux, découvrant les secrets auparavant cachés à son
regard. Au lieu d'effectuer des passages dans son propre système social le personnage
principal passe souvent de son propre milieu culturel vers celui d'un autre. Van Gennep
souligne à l’égard de ce déplacement symbolique que « [w]hoever passes from one to the
other finds himself physically and magico-religiously in a special situation for a certain
length of time : he wavers between two worlds [...] » (18). Cependant, nous nous
à l'autre monde, car leurs expériences témoignent plutôt d'un processus de passage entre
Avec son premier roman datant de 1985, huit ans après sa fuite d'Haïti, Laferrière
s’inscrit dans une lignée d'écrivains haïtiens séparés de leur pays natal et qui, depuis la
fin des années 1970, ont produit des textes au Québec. Ce groupe inclut parmi ses
membres des auteurs comme Émile Ollivier, Robert Berrouët-Oriol, Anthony Phelps et
Gérard Étienne. Redouane explique, à propos des enjeux abordés par ces auteurs, qu’ :
[é]crire sur Haïti au Québec, loin de son pays natal, c'est remonter le cours de son
Histoire puis revenir au présent dans une sorte d'engagement aux côtés d'un peuple
277
exploité, anéanti, brisé dans sa dignité, luttant pour sa survie dans une sombre
dictature qui a érigé sa tyrannie en dogme d'État. En fait, pour ces écrivains
souvenirs douloureux, d'autant plus que la mémoire demeure meurtrie par tant
Québec » 47)
L'exil se trouve au cœur des récits de plusieurs auteurs haïtiens qui ont été forcés
de quitter leur pays à cause de la violence politique. Pour plusieurs d’entre eux, les
Walker constate que « [t]he reader learns from [their] characters that, for the immigrant,
integrating into the new society is challenging socially, psychologically, and existentially,
and very often entails experiencing humiliating abuse from the host country »
est encore redoublée par l'attitude du pays adopté. De son côté, Laferrière reprend dans
ses romans les thèmes reliés aux difficultés du départ ainsi que de l’adaptation au pays
commun dans les textes de ses prédécesseurs. Il est aussi possible d’analyser Laferrière à
côté de ces auteurs, car il tente de ressusciter, ou du moins d’avoir recours à ce passé qu'il
Malgré la dette qu’il reconnaît avoir envers le travail de ces autres écrivains
haïtiens émigrés au Québec, Laferrière a souligné la distance qui existe entre ses œuvres
et celles écrites par les auteurs de la génération précédente. Il dit de sa propre mission
278
littéraire : « Pour tout dire, je n'ai rien à foutre de la créolité, du métissage ou de la
francophonie. Je dois beaucoup à la société haïtienne d'avoir réglé bien avant que je ne
vienne au monde un certain nombre de questions qui restent encore brûlantes pour
d'autres » (J'écris comme je vis 32). À l’instar de Pierre Bourdieu, Katell Colin-
Thébaudeau souligne l'idée qu'« [i]l faut [pour l'écrivain] dénoncer les positions prises
par ses prédécesseurs, s'il veut pouvoir s'en démarquer et s'aménager ainsi une place
enviable dans le champ, la dénonciation des positions préétablies étant seule à même
of Haitian literary tradition » (Munro « Master of the New » 177).53 Dans ce cas, c'est un
tant que traître, en tant que nouveau type de conteur qui n'est plus obligé de maintenir le
l'artiste et son réseau d'influence. Les nombreuses références à des figures littéraires qui
surgissent tout au long de ses romans nous indiquent que le narrateur se voit comme
faisant partie d’une communauté d'écrivains, d’artistes, de cinéastes, etc. En effet, ces
textes sont en dialogue continuel avec les figures du domaine littéraire en Haïti de même
rôle qu'occupe l'artiste en général dans ces textes, mais plus précisément l'artiste noir.
L’inclusion dans la trame narrative d’écrivains comme Chester Himes, James Baldwin et
53
Munro souligne la méfiance de Laferrière envers le mouvement de « Haitian Indigenism » qui voulait
trouver « an essential Haitian self » (« Master of the New » 187). Parlant de Pays sans chapeau, Munro
note que «[r]ace, folklore, Indigenism, and Africanity exist down the dusty road of Haitian tradition, and
Old Bones obstinately refuses to follow that path » (188).
279
Richard Wright nous indiquent à quel point le fait d'écrire s'associe à une responsabilité
intellectuelle. Ces écrivains noirs sont particulièrement importants pour Laferrière car ils
lui permettent de soupeser son propre lien à la société dominante. Nous remarquons alors
la création d'une identité fictive par l'auteur qui tente de se situer par rapport à une plus
grande tradition littéraire. En tant qu'écrivain lui-même, Laferrière ne peut s'imaginer que
Laferrière, en écrivant des romans qui cherchent à capter le rythme de la vie, tente
de rendre hommage au peintre primitif, figure de l'art haïtien qui éprouve physiquement
la réalité de son temps et de son lieu. L’auteur exprime ouvertement son admiration pour
les peintres primitifs qui lui ont « donné [sa] plus grande leçon d'esthétique ». Si nous
tenons compte du fait que Laferrière veut « parvenir à l'absence de tout style », des liens
évidents entre son style et le processus de la peinture primitive se révèlent. Dans ses
propres mots, il veut ne laisser « [a]ucune trace ». Il poursuit en disant qu’il désire
« [q]ue le lecteur oublie les mots pour voir les choses. Une prise directe avec la vie. Sans
intermédiaire » (J'écris comme je vis 54). Dans L'Énigme du retour, le narrateur observe
que pour le peintre primitif : « le point de fuite se situe non au fond du tableau, mais dans
le plexus de celui qui regarde la toile » (124). Laferrière veut que le lecteur ait accès à
une expérience immédiate, non filtrée par la posture romanesque.54 Cette même ambition
de relier le corps avec l’acte artistique apparaît également dans Cette grenade, dans une
54
Nous aurions tort de ne pas mentionner le mouvement spiraliste dans la peinture haïtienne, surtout le
travail du peintre-écrivain Frankétienne. Nous trouvons plusieurs similitudes entre les qualités esthétiques
de Laferrière et de son compatriote. Parlant de Frankétienne en tant que peintre, Jean Jonassaint met en
valeur que « [t]he continually confirmed desire to experiment with and explore the limitations of creativity
makes each painting a work in progress, a work always to complete, to perfect, and one that can be used
again, touched up, modified, reworked at will at any time depending on the artist’s drive or emotions in his
face-to-face with the covered or blank surface » (« Beyond Painting or Writing » 149). Nous constatons
cette même qualité du « work in progress » chez Laferrière dont l’autobiographie américaine retourne
continuellement sur de mêmes lieux et qui, dans son ensemble, constitue plusieurs dessins d’une figure
centrale, c’est-à-dire le double de l’écrivain lui-même.
280
scène comparant l'écrivain au Christ. L’écrivain devient ainsi une figure solitaire qui
primitif nous aide à comprendre comment Laferrière conçoit les rapports entre l’artiste et
télévisé où il parle de la réception publique de son premier livre, disant qu'il « cherche le
style partout. Le style de chaque objet. Son énergie. C'est ainsi que le contact se fait »
(128). Si nous prenons ce narrateur comme double de Laferrière, ce n'est pas l’absence
de tout style qu'il cherche, mais plutôt le fait de laisser un style appartenant à la
imaginé. En effet, l’espace imaginé se montre souvent aussi « réel » que cette réalité
objective. Une forme littéraire qui privilégie l'invention insère quelque chose
d'improbable dans le style documentaire ostensiblement adopté par l'auteur. Dans Cette
écriture, se demandant : « Qu'est-ce qui est malhonnête ? Le fait d'écrire qu'on est dans
un autobus quand on n'a pas bougé de sa chambre ? Tu sais, le mot “autobus” est plus
vrai à mes yeux que l'autobus réel. Je te signale que le meilleur reportage jamais fait sur
l'Amérique a été réalisé par un homme qui n'a presque pas quitté sa maison » (49). Pour
Laferrière, la mission de l’écrivain est d’éclairer les points de contact entre la réalité
55
Nous ne pouvons pas non plus nous empêcher de penser à certains passages chez Aquin dans lesquels
l'écrivain exprime l’investissement du corps physique dans l’action politique. Les lignes suivantes dans
Comment faire l'amour, remplies d'urgence et d'énergie, sont révélatrices dans la mesure où ils annoncent
la violence qui s’associe à l’acte d’écrire : « Alors le premier qui essaie de m'enlever des mains ma
Remington 22, je lui flanque une balle entre les deux yeux » (15).
281
objective de l’espace social et l’imaginaire construit partagé par les gens qui habitent ce
même espace.
to position himself always in the right place and at the right time as an eyewitness or
popular culture to shocking news items and scandals » (« Rewriting America » 73-74).
l'auteur : « J'écris sur ce qui se passe là où je vis » (Cette grenade 15). La posture de
Laferrière comme chroniqueur de la réalité objective n’est plus tout à fait tenable. C'est
entre dans le monde créé par Laferrière parvient à mieux comprendre le personnage
principal grâce aux observations que celui-ci fait du monde et de l'imaginaire collectif.
De plus, la difficulté que rencontre le lecteur lorsqu’il tente de différencier Laferrière lui-
Le narrateur de L'Énigme du retour affirme que « [p]our les trois-quarts des gens de
cette planète il n'y a qu'une forme de voyage possible c'est de se retrouver sans papiers
dans un pays dont on ignore la langue et les mœurs » (42).56 L’œuvre de Laferrière
56
Rappelons ce que dit Simon Harel à propos des attentes du lectorat québécois qui lit les romans des
immigrants : « C'est [...] cela que le collectif québécois demande aux écrivains migrants : qu'ils racontent
282
possède des caractéristiques qui l’apparentent au journal de voyage, même quand l’auteur
retourne dans son pays natal. Ce style permet de dessiner un rapport particulier entre
Bénédicte Boisseron remarque que les romans de l’auteur sont axés sur l'interdépendance
de la perspective personnelle et du regard qui est porté sur le monde à l'extérieur. D’après
Boisseron, nous pouvons imaginer l'espace de la galerie comme un lieu « interstitiel » qui
nous fait ressentir à la fois les sentiments d’appartenance et d’éloignement. Dans une
sur sa galerie, disant qu'elle peut voir tout ce qui se passe autour d'elle, sans être vue. La
perspective narrative de ces romans nous fait voir les tensions entre l'idée d'un ici et d'un
narrateur une figure qui comprend les histoires de la culture qu'il rencontre tout en les
abordant comme des documents d’une société loin de la sienne. C'est en se voyant à
partir de sa propre altérité que la figure principale arrive à se voir plus clairement.
réalité, entre le mensonge et la vérité, n'est pas stable et place l'auteur dans une double
posture » (Morency et Thibeault 11). C'est la rencontre entre ces deux postures, entre la
vie réelle et l’imaginaire, qui nécessite que nous reconsidérions la manière dont nous
l'imaginaire folklorique comme reflet d'une réalité concrète et vécue. Il met de l'avant
d'étranges histoires – des histoires venues d'ailleurs. Plus précisément, qu'ils racontent des histoires que les
autochtones ne comprennent pas et qui demandent pour cette raison l'exercice d'un traducteur, c'est-à-dire
d'un auteur apte à effectuer le passage du récit dans une langue d'arrivée qui est celle de la communauté
d'accueil » (Passages obligés 64).
283
une image de la collectivité pour laquelle le folklore fonctionne comme il devrait
demande pas de dire la vérité. » (Cette grenade 45) L'écrivain ne se préoccupe pas de
lumière une réalité d’ordre symbolique. Même si Laferrière veut transcrire la réalité
autour de lui, ces textes dévoilent l’imaginaire qui soutient cette réalité. Laferrière rend
constamment floue la distinction entre ce qui s'est vraiment passé et ce qu'il a inventé.
Sans nier l'importance de préserver des valeurs, des coutumes, des histoires qui persistent
à travers plusieurs générations, ses romans montrent aussi que la manipulation artistique
contextes. D'une certaine manière, cette approche est cohérente avec ce que Laferrière a
dit dans un entretien avec Carrol F. Coates, notamment qu'il veut être subversif dans le
de mythes inventés et partagés sur le plan collectif. Nous pouvons faire des
Taché et même plus tard Jacques Ferron. Tous trois ont cherché à entrer au cœur d'un
groupe et d’en faire le compte rendu à partir de coutumes et de pratiques culturelles. Les
romans de Laferrière sont également attentifs à comment les perceptions, les croyances et
284
les préjugés surgissent de la conscience collective et touchent à la formulation identitaire
effectuée par l’individu. Dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer,
Laferrière semble avoir posé le dispositif de son énonciation au carrefour, d'un côté,
devant lui. Plus spécifiquement, Laferrière montre le fait que le Noir se voit comme
objet du regard occidental, mettant en lumière la manière dont celui-ci a été construit
Comment se comprend le Noir face à une société qui possède son propre folklore, c'est-à-
dire ses propres conceptions inventées et répandues au niveau populaire, sur cette figure ?
Laferrière nous oblige à critiquer les mécanismes mentaux qui ont mené à tout un
discours folklorique encadrant le Noir. Au niveau plus général, il nous mène à réfléchir
sur le fait que nous participons tous à la création et à la perpétuation des valeurs
considération ce que Dundes appelle des folk falsehoods : ces idées répandues dans la
conscience collective qui contribuent aux perceptions fausses que nous entretenons sur
d’autres groupes. Pendant plusieurs années, la conception qu'on avait du Noir était
déterminée par un champ du folklore qui niait la parole au Noir lui-même. Dans le
conscience qu'on avait ignoré en grande partie le folklore des Noirs, choisissant plutôt de
fabriquer des légendes populaires qui reflétaient les valeurs de la société dominante au
lieu de révéler la réalité du groupe représenté. Les folkloristes du XXe siècle ont
285
souligné l'importance de se déplacer d'un folklore sur le Noir vers un folklore raconté par
les Noirs. Les romans de Laferrière révèlent à quel point le discours inventé sur le Noir
existe toujours et montre comment le personnage principal formule son identité à partir
narrateur entretient avec la ville de Montréal, qu'il est en mesure de donner sa perspective
perspective de quelqu'un qui est normalement l'objet d'un regard folklorique et qui est
narrateur s'approprie des conceptions inventées sur le Noir pour les embrasser, puis les
projeter de façon ironique dans sa trame narrative. Tandis qu'il se voit en tant qu'objet du
regard racial, le narrateur se moque de ce regard en montrant son aspect ridicule. Dans sa
thèse sur Comment faire l’amour, Patrick Lavarte Dodd souligne la façon avec laquelle
l'auteur subvertit les stéréotypes qu'on associe au Noir, en rendant confuses les
associations culturelles qu'on lui applique. Il explique que « [c]hez Laferrière, la paresse
violeur devient le sex-appeal du Noir violé, le noir soi-disant musclé du corps, mais
atrophié du cerveau devient le Noir inactif de son corps, mais grand amateur de Freud,
Tolstoi et Proust » (14). À maintes reprises, le texte fait usage d'une parole qui est
cette parole. Grâce à cette stratégie, l'auteur résiste à cet incipit tiré du Code noir qui se
286
Rappelons que le titre complet de ce Code, daté de 1685, était « Le Code noir :
Nous y trouvons plusieurs règlements au sujet des interactions entre les Blancs et les
Noirs, y compris des interdictions de relations sexuelles entre les deux races. Il est alors
possible de considérer les références aux conquêtes sexuelles de Vieux Os comme une
riposte aux prescriptions qui se trouvent dans ce document. Laferrière se sert de l'image
du Noir comme figure libidineuse pour montrer les relations complexes qui décident
sexuelle qui donne à l'auteur la possibilité d’éclaircir le désir de s'emparer de l'Autre alors
que cet Autre demeure toujours insaisissable. Selon cette logique, le fait de voir le Noir
comme le symbole d’une sexualité déchaînée révèle les désirs refoulés de la société
blanche.57
l'autre que nous nous définissons. Lorsque Vieux Os parle à la journaliste Miz
Bombardier vers la fin du roman, il explique que le Noir et la femme « sont une invention
même chapitre, il remarque que le Noir est perçu comme une espèce dont l'individualité
lui est arrachée. Le Noir n'est pas un individu, mais plutôt un type, du moins dans la
en termes stéréotypés que Laferrière peut porter sa critique sur cette obsession de définir
l’Autre. Ce désir de définir l’Autre signale aussi un besoin plus néfaste de le posséder.
57
Le jazz devient le symbole d'une sexualité démesurée, puisqu’on l'associe au corps et à la notion de
rythme. Cette image nous ramène encore à l'idée du peintre primitif. Décrivant les liens entre son
processus d’écriture et la musique jazz, le narrateur dit : « Et me voici, avalé, absorbé, annihilé, bu, digéré
par ce Niagra de mots dépités, dans un délire fantastique, avec une diction paranoïaque, le tout secoué de
publications jazzées au rythme des incantations de sourates » (14).
287
Laferrière emploie une stratégie ironique pour se moquer de cette « extase » éprouvée par
puissance dominatrice qui exprime ses conceptions du dominé en reproduisant une image
comme David Kerr et Steven Mullaney ont porté leur regard sur la tendance du pouvoir
Renaissance, ce qui signifie la tentative de rendre visible les traditions d’une autre culture
compréhension de l’autre culture mais plutôt à son anéantissement. Ils ont enfermé la
culture de l'Autre dans une scène à jamais figée, lui niant la possibilité de changer.58
Dans ses textes, Laferrière tente de remettre en question la validité de ces « rehearsals of
tendance à « inventer » l’Autre. Dans ses descriptions des femmes blanches, le narrateur
58
Nous constatons ce genre du folklorismus dans l’industrie touristique de plusieurs pays qui tentent de
projeter vers les visiteurs une image idéalisée et souvent uniforme de la culture. Il s’agit d’un folklore
construit pour l’Autre.
288
discours figé et prédéterminé.59 Il tisse des liens entre l'identité de Miz Littérature et des
objets inanimés qui se trouvent dans son sac. Faisant cela, il suggère un rapport entre la
Le sac béant de Miz Littérature laisse voir une brosse à dents (il y a déjà une
constellation de brosses à dents sur mon lavabo), un tube dentifrice Ultra brite
(pense-t-elle que la blancheur des dents du Nègre soit uniquement un mythe ? Eh,
bien détrompe-toi, WASP. Nenni, pure laine. Pur ivoire sur bois d'ébène!). Il y a
aussi un savon spécial pour peau sèche, deux tubes de rouge à lèvres, un crayon à
Alors que cette scène nous donne une image de la femme blanche qui n'est que
superficielle, elle présente aussi ce que le narrateur imagine comme étant les perceptions
de la femme blanche à l'égard de lui en tant que Noir. Il précise sa pensée sur cette
relation, disant : « Je peux lui raconter n'importe quel boniment, elle secoue la tête avec
des yeux émus. Elle est touchée. Je peux lui dire que je mange de la chair humaine, que
quelque part dans mon code génétique se trouve inscrit ce désir de manger de la chair
59
Nous dirons que c’est de ce côté que nous pouvons critiquer l’article de Lori Saint-Martin intitulé « Une
oppression peut en cacher une autre » qui accuse le texte de Laferrière d’avoir déployé un discours sexiste
afin de soutenir ses propres stratégies antiracistes. Selon Saint-Martin, le roman pour autant qu’il semble
lutter contre l’image stéréotypée des Noirs commet le même péché dans son traitement de la figure de la
femme blanche. Elle avance l’argument que « c’est grâce au sexisme que se manifeste le discours
antiraciste et sur le dos des femmes (au sens propre comme figuré) qu’est repensée la masculinité noire »
(54). Cependant, on aurait du mal à croire que cette deuxième « oppression » dont Saint-Martin parle soit
« cachée » et que Laferrière n’était pas conscient du fait que la manière dont les femmes étaient
représentées dans le texte repose sur des notions stéréotypées. Il faut alors la considérer par rapport à ce
qu’il tente de faire en écrivant son roman dans son ensemble. Selon notre perspective, Laferrière déploie
l’ironie dans sa représentation de la femme au même titre que dans celle du Noir pour remettre en question
leur place dans la psyché collective et pour mettre en valeur combien les mécanismes idéologiques qui
soutiennent l’image négative de la femme opèrent aussi quant à la représentation du Noir. De plus, le
narrateur emploie délibérément un ton satirique lorsqu’il se dépeint comme un conquérant sexuel,
suggérant qu’il s’agit d’un fantasme qu’il tente de révéler comme absurde.
289
blanche, que mes nuits sont hantées par ses seins, ses hanches, ses cuisses, vraiment, je le
jure, je peux lui dire ça et elle comprendra » (28-29). Le narrateur va jusqu'au bout de
cette dynamique dans la description provocatrice qu'il fait de sa rencontre sexuelle avec
Miz Sophisticated Lady : « J'y vais alors profondément et lentement. Je veux baiser son
inconscient […] JE VEUX BAISER SON IDENTITÉ. Pousser le débat racial jusque
dans ses entrailles. Es-tu Nègre ? Es-tu une Blanche ? Je te baise. Tu me baises. Je ne
sais pas à quoi tu penses au fond de toi quand tu baises avec un Nègre. Je voudrais te
rendre, là, à ma merci » (74-75). C'est à travers son traitement de l'acte sexuel, doté d’une
certaine violence, que Laferrière joue avec cette double signification du mot « connaître »
qui signifie à la fois l'acte de savoir et un acte sexuel. Le texte crée un double jeu, par
lequel le Noir devient l'objet du désir des femmes blanches et que celles-ci deviennent
l'objet du désir sexuel du Noir. Il démontre à quel point les sentiments de puissance
personnelle sont associés à notre capacité de posséder l'Autre, de s'assurer que l'Autre
espérances sur la figure du Noir : « […] un Nègre qui lit, c'est le triomphe de la
civilisation judéo-chrétienne ! La preuve que les sanglantes croisades ont eu, finalement,
un sens. C'est vrai, l'Occident a pillé l'Afrique ce NÈGRE EST EN TRAIN DE LIRE »
(38). Cet extrait fait référence aussi à la tentative de la part du Blanc et du monde
seulement à ce Noir qui peut lire les langues qui lui ont été apprises par les colons. En
revanche, il est significatif que dans le Code noir on nie à l’esclave le droit de lire et
290
d’écrire.60 Pour Laferrière, la capacité d’écrire devient une épée à double tranchant : ça
lui permet d’exercer sa pratique littéraire mais renvoie aussi à un passé colonial. Chez
Laferrière, l’usage de cette langue qui avait auparavant contraint le Noir dans une
idéologie raciste constitue une autre façon pour l’auteur d’ironiser sur la pensée
colonisatrice. Dans l’univers de Laferrière nous ne rencontrons plus une figure créée à
l’image du Blanc mais plutôt un personnage qui jette cette conception au visage de celui-
ci.
Encore une fois, le texte fait penser à quel point nos désirs influent sur la manière
répulsion, ce qui est indiqué dans les pages de la Presse qui insinue que l'immigration
équivaut à « importer des cannibales » (39). Cette scène reflète la réalité des
siècle. De plus, il est évident que ces représentations, persistent toujours dans le folklore
établi par rapport à la figure du Noir. Le narrateur de Comment faire l'amour lutte non
pas seulement contre la conception que les autres ont de lui, mais contre sa propre
conception de soi, suscitée par le discours raciste. Ce qu'il remet en question par son ton
parodique est l’évidence de ces images ; il cherche à les révéler comme des idées
Ce n'est pas sans raison que l'auteur fait référence plusieurs fois au travail de
Sigmund Freud. Il semble que le narrateur, en menant une enquête sur les fondements
60
Il est possible de faire un rapprochement entre ce style et la tradition haïtienne du bacouloutisme qui,
selon Keith Walker, « was an important tactic of slave resistance used in order to secure freedom. Feigning
ignorance, illiteracy, and obsequiousness was a strategy for masking one's skills as a facilitator of slave
escapes and as a forger of signatures and documents. Imbued as they were with a moral ethic, such skillful
and respected trickster figures, known as bacoulous, were heroes and heroines of emancipation »
( « Immigritude » 180). Il s'agit alors de jouer un rôle qui nous a été imposé afin de se cacher du regard
colonial.
291
des préjugés racistes, essaye de mieux comprendre les préjugés disséminés par la société
en tant que phénomène collectif. Nous constatons aussi une certaine ironie dans la
référence à la psychanalyse qui nous rappelle notre désir, mais aussi notre incapacité
« Existe-t-il une psychanalyse de l'âme nègre » (72) ? En soulevant une telle question, le
narrateur réussit à se moquer de cette idée du Noir comme irrémédiablement Autre. Plus
commentateur de la culture autour de lui, nous montrant ses propres rapports avec des
symboles et des valeurs collectifs. Nous pouvons dire que l’œuvre de Laferrière nous fait
voir « the ways in which folklore and commerce effectively come together in cultural
que nous devons situer le texte de Laferrière. C’est dans cet univers où l’hybridité règne
que nous nous débarrassons des liens étroits entre le folklore et la notion d’une
de lire ces auteurs célèbres : « Faut lire Hemingway debout, Basho en marchant, Proust
dans un bain, Cervantès à l'hôpital, Simenon dans le train (Canadien Pacific), Dante au
paradis, Dosto en enfer, Miller dans un bar enfumé avec hot dogs, frites et coke... » (21).
292
Ce genre de passage a souvent pour effet de transformer la signification des symboles de
la culture en les faisant passer par une perspective étrangère parfois déroutante. Dans
que nous prenons ceux-ci comme étant en dialogue constant.61 Nous apprécions encore
davantage les nombreuses références intertextuelles chez Laferrière lorsque nous les
situons encore une fois par rapport aux interdictions du Code noir. À ce titre, les
d’audace, d’observation, la mêtis est par définition l’intelligence des faibles devant les
forts ou les puissants » (La République mêtis 104). Il s’agit de profiter de sa position
Le narrateur chez Laferrière s’accorde non seulement le droit de lire et d’écrire, mais en
faisant les deux il s’infiltre au cœur même du réseau d’images chères à la société
Nous trouvons d'autres passages dans lesquels le narrateur propose une analyse
incongrue d'une pratique culturelle. Par exemple, à la page 28, Vieux Os explique que
« [le] sourire est une invention britannique. Pour être précis, les Anglais l'ont rapporté de
leur campagne japonaise ». Nous pouvons dire que ces sections traitent de différentes
formes de folklife, mais au lieu de donner une analyse objective de ces pratiques
repérons des chevauchements de certaines réalités culturelles qui sont, pour leur part,
61
Considérons ce passage, tiré de J'écris comme je vis : « Quand j'étais très jeune, je lisais aisément
Shakespeare ou Tolstoï, mais il me fallait, en même temps, une bonne mangue bien juteuse sous la main »
(33). Les marqueurs de deux cultures s'entremêlent dans cette ligne, révélant un personnage qui puise des
significations identitaires de multiples sources.
293
réduites à leur aspect le plus superficiel, voire kitsch. Mounia Benalil observe
rencontres que Laferrière peut assurer que ces images, autrefois sédimentées, se
renouvellent.
6.4 Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un fruit ?
Rachel Douglas a remarqué que « America is what binds together all of Dany
décrit Laferrière comme « l'un des meilleurs écrivains américains “à qui il est arrivé tout
américain dans l'imaginaire de Laferrière ne se limite pas seulement aux États-Unis, mais
inclut aussi tout le continent. Dans l'univers que crée Laferrière, l'Amérique devient
histoires, se mêlent. Dans une histoire se déroulant en Amérique du Nord et pour la plus
grande partie aux États-Unis, le personnage principal de Cette grenade trouve des
histoires qui font partie de la psyché américaine, bâtissant à travers des courts reportages
une vision du monde. Pourtant, il ne s'agit pas d'une vision que nous désignerions
comme cohésive, mais plutôt d'une série d'impressions qui se combinent pour montrer
Le narrateur n'est pas vraiment à la recherche d'un mythe fondateur, mais d'une manière
d'être. Comme dans ses autres romans, le motif du voyage et de l'exploration permet à
294
l'écrivain de parler des traditions, de même que des histoires de ceux et celles qu'il trouve
Dans une scène, le narrateur remarque que « la réalité américaine me semble plus
scènes se télescopant que d'un ordre régulier » (19). La composition du texte devient une
terrain nord-américain que l'auteur peut avoir une expérience intime de son caractère
parcourir. Nous reconnaissons ainsi qu’« [e]n Amérique, on bouge sans cesse. L'espace
la galerie par laquelle la personne peut regarder ce qui l'entoure, sans être vue. Son retrait
posited as a crucial vector of Americaness, and presented as the way through which to
parcourt toute l’œuvre de Laferrière, agit comme un contraste avec l’image du Noir
comme meuble. Nous constatons plus précisément, en nous référant à Des Rosiers, que
295
Rosiers « c’est en instituant le mouvement et la vélocité comme mode d’être et de penser,
et d’écrire, en étant à la lettre “meuble”, c’est-à-dire mobile, léger, que Dany Laferrière
158). En même temps, l’auteur semble s’approprier cette image pour se représenter en
tant qu’écrivain qui, en faisant son travail, reste devant sa machine à écrire. L’écrivain
doit se déplacer, mais il doit aussi toujours rentrer chez lui, c’est-à-dire au lieu où il écrit.
Rappelons que lorsque Des Rosiers parle du déracinement il ne décrit pas un manque
revanche tout à fait enraciné dans les traces et dans la mythologie de la culture » (166).
Dans ses écrits, Laferrière évoque cette même volonté de trouver ou de retrouver le
sentiment d’être chez lui. En écrivant, il cherche à éclaircir sa propre place dans la
société.
Tandis qu'il nous présente des reportages à l’apparence objective, le texte tourne
également autour d'histoires qui sont les fabrications d'un écrivain qui ne quitte pas son
du rêve que le narrateur invente autour de ce pays. De cette manière, les attentes du
l'Amérique, par exemple, dans le passage suivant où il affirme qu’il veut trouver « [t]out
ce qui [lui] était dû. Tout ce que l'Amérique [lui] avait promis ». Il ajoute ensuite : « Je
sais que l'Amérique a fait beaucoup de promesses à un nombre incalculable de gens, mais
moi, j'entendais lui faire tenir ses promesses » (40). Il tente d’entrer dans sa propre
conscience en plongeant dans l'image de ce pays rêvé. À mesure que Vieux Os traverse
296
l’Amérique, il doit confronter le folklore de ce vaste territoire tout en tenant compte des
notions préétablies qu'il a sur lui. C'est pour cette raison que le narrateur insiste pour
dire : « Je suis chez moi partout en Amérique » (353). Laferrière veut avoir accès à
« cette Amérique qui n'arrêtait pas de crier que la vie est une fête et que les arbres de
cette Terre promise ploient sous les fruits sauvages, lourds et succulents » (45). La
métaphore de la terre promise est juste, car elle fait penser à l'Amérique comme à un lieu
Les Aztèques, c'était quoi au fait ? Hein ? Rien qu'une bande de dégénérés,
bourrés de fric, arrogants, pervers, et qui faisaient travailler le peuple à leur place.
L'art aztèque ? Le travail de types mal payés. Aujourd'hui, ils sont remplacés par
les Américains qui ne sont pas différents. Les Blancs seront un jour remplacés par
les Nègres. Les Nègres deviendront à leur tour les pires impérialistes du monde
parce qu'ils auront trop souffert. Il ne faut pas remettre le sort de la planète entre les
Nous repérons alors dans le roman un mouvement vers un folklore qui se préoccupe
deux niveaux. D'abord, il fait dans son récit, plusieurs références à des figures
folkloriques, qui représentent des images de la conscience collective. Sur un autre plan,
sa trame narrative est composée de plusieurs références à des histoires exprimant des
297
valeurs collectives. À travers ces deux volets, Laferrière nous fournit une vision de l'âme
américaine.
américain. Laferrière donne des descriptions de types et de figures qui dans leur
ensemble créent ce que Marc Angenot désigne comme des discours sociaux. Nous
pensons en particulier à la définition que le penseur québécois a proposé dans son livre
Ce que l’on dit des Juifs en 1889 : Antisémitisme et discours social. D’après Angenot, la
représentation raciste du Juif à l’époque n’était pas le résultat d’un projet politique
singulier déployé par des parties isolées, mais « une composante diffuse et omniprésente
de la doxa […] » (147). Nous croyons que le travail fait par Angenot s’applique à notre
analyse de l’œuvre de Laferrière car les deux se préoccupent de la manière dont les idées
et les idéologies pénètrent les figures et les histoires populaires disséminées dans la vie
figures qui révèlent les différents discours sociaux au fond de l’identité que l’Amérique
invente pour elle-même. Partout dans son œuvre, Laferrière semble critiquer les attentes
de ces discours sociaux et s’amuser à créer des personnages et des perspectives narratives
qui jouent avec ces attentes. L’apport important de son travail est de nous forcer à nous
rendre compte de l’inévitabilité de ces discours qui nous permettent de transformer des
298
En lisant le roman, nous percevons une sorte de cadre traditionnel composé
l'esprit américain, une image que Richard Dorson aurait peut-être accusée d'être du
fakelore. Cependant, ce que nous voyons à travers ces images fabriquées est la
représentation du folklore qui, à la fin, est susceptible de révéler l’identité culturelle aussi
bien que peut le faire un folklore « classique ». En visitant les espaces habités par l'esprit
jeunes étudiants d'Indianapolis [...] qui jouent au football parmi les voitures et les pompes
à essence. Ils portent de larges t-shirts aux couleurs de leurs universités respectives. Ils
sont blonds, grands, athlétiques » (16-17). Dans des passages comme celui-ci, le
est doté d'un ton qui est presque détaché ; il observe ces gens avec un regard qui ne les
juge pas nécessairement. De façon plus générale, le texte est rempli de figures qui
fonctionnent comme des archétypes : les riches, les blondes, la valley girl, les écrivains,
les mannequins.
américaine » (102), Norman Rockwell. Les gens célèbres comme Oprah sont élevés à un
statut qui est presque légendaire. À côté de ces images provenant de l'imaginaire
populaire, Laferrière inclut dans son réseau plusieurs artistes américains qui contribuent,
299
Douglas affirme que « [what] is accentuated above all here is that the vision of America –
which is as much rêvé (imaginary, dreamed, made up) as it is real – is profoundly based
on intertextuality » (69).
Le narrateur accorde à des gens comme Spike Lee, Richard Wright, James Baldwin
et Ice Cube des qualités de conteurs qui sont susceptibles de parler de l'expérience
collective.63 Laferrière dépeint en particulier des figures noires qui peuvent nous donner
une plus grande appréciation de la réalité de la vie des Noirs dans la société américaine.
C'est ici que l’auteur nous signale ce qu'il voit comme la responsabilité de l'artiste dans la
célébrité, jouant même avec sa propre image promulguée par les médias. Laferrière se
présente comme une figure qui est à la fois intellectuelle et folkloriste. Nous pouvons
dire que l'intellectuel et le folkloriste sont tous les deux intéressés à la réalité partagée du
peuple ; mais le folkloriste accède à cette réalité à travers des histoires appartenant à un
passé collectif alors que l'intellectuel parle de cette réalité avec des histoires se déroulant
rapports raciaux. Ce ne sont pas des histoires qui font partie de l'Africana, qui est un
63
Dans son introduction à Folklore and Folklife, Richard Dorson fait référence au déplacement des figures
folkloriques vers des milieux urbains et le fait que le folklore des communautés noires a dû s'adapter à ce
changement de contexte. Il explique qu'il existe plusieurs figures comme Malcolm X, Eldridge Cleaver,
James Baldwin et Ralph Ellison qui transposent la fonction du conteur à une situation de culture de masse.
300
terme utilisé par Anand Prahlad dans son article « Africana Folklore : History and
l'Afrique. Ce sont plutôt des histoires qui se racontent partout aux États-Unis et qui
reflètent les valeurs et les peurs partagées parmi les membres de la société. Ce ne sont
pas des récits collectifs qui portent sur l’Autre mais sur la diversité de l’expérience qui
fait partie de la vie américaine. Considérons par exemple cette description des rapports
C'est la dernière chose que l'Amérique a inventée pour éliminer plus vite ses
pauvres : les gaver de mauvaise nourriture jusqu'à ce qu'ils éclatent. Autrefois, les
mangeait pas assez, mais la nourriture était de bonne qualité [...] Mais depuis qu'on
a tracé cette nette ligne entre la bouffe du pauvre et la nourriture du riche [...] les
De la même façon, à la page 78, le narrateur souligne l'attitude envers les maigres,
disant que « [c]'est difficile de savoir exactement à quel moment le changement s'opéra,
mais c'est sûr que ce fut une de ces dates importantes dans l'histoire de l'humanité. Car
jamais auparavant le maigre n'a eu autant raison sur le gras. Bien sûr, c'est une des plus
vieilles luttes qui soient. Celle de la maigre face au gras ». Le rapport est limité à son
caractère le plus élémentaire, nous faisant penser aux images binaires qui se trouvent
301
Dans notre analyse de Forestiers et voyageurs, nous avons parlé des histoires
racontées par le personnage du Père Michel. Dans le cas du texte de Taché, ces histoires
partagées par la figure du conteur communiquaient des leçons à ceux et celles qui
Pour sa part, Laferrière inclut aussi des références à des histoires partagées qui nous
révèlent l'expérience américaine. De façon générale, Cette grenade est structuré autour
de vignettes qui font référence à des faits divers tirés d’émissions de télévision ou de
magazines comme The National Enquirer, Ebony et Vibe, les mettant en parallèle avec
des références à des textes comme ceux de Hemingway ou de James Baldwin, classiques
de la littérature.
C'est le scandale qui est maintenant au centre des contes américains. Le narrateur
remarque à la fin de la section « Mère et fils » qu’« [u]ne mère criminelle qui couche
avec son fils, c'est un titre qui fait vendre les journaux » (187). Ce sont des contes qui
nous choquent et qui nous rendent mal à l'aise, tout en impliquant quelque chose
médiatique. Nous pouvons penser à cette référence aux « bébés-valises » (147) dans
lesquels on cache des drogues de contrebande. D'une certaine manière, l'auteur fait des
liens avec le genre de la légende urbaine pour dire quelque chose sur notre obsession
pour la violence et pour le grotesque. Ce genre d'histoire tombe dans le même cadre que
ces « [m]ass mediated legends which lead to police raids and false arrests certainly
belong to the realm of contemporary folklore research, but not as items to be compared,
302
for example, to songs sung by Russian ethnographic ensembles or souvenirs purchased
les histoires qui se trouvent dans les pages de journaux ou sur les chaînes de télévision
afin de saisir les idées souvent néfastes à la base de la conscience populaire. Un titre
comme Cette grenade rappelle un événement que nous connaissons tous, mais que nous
devient une métaphore de notre perception du Noir conçu comme dangereux. Au même
titre que les figures d'écrivains qu'il rencontre qui sont à la fois réelles et fabriquées dans
sa propre imagination, les légendes et les contes américains surgissent souvent quand
Nous verrons cette même tendance à manipuler la réalité par l’acte créateur du
romancier quand nous analyserons les textes de Laferrière se déroulant au pays natal.
Comme dans les romans précédents, la réalité objective et les histoires fabriquées
constituent les deux faces d’une même pièce. L'Énigme du retour et Pays sans chapeau
ont tous les deux pour intrigue l’histoire du retour du narrateur au pays natal, Vieux Os
dans Pays sans chapeau et Windsor Laferrière dans le cas du second. Le narrateur de
L’Énigme du retour exprime le pouvoir du fait d’écrire en disant que « [l]e dictateur
m'avait jeté à la porte de mon pays. Pour y retourner, je suis passé par la fenêtre du
roman » (156). L’auteur se donne la possibilité d’entrer de nouveau dans son pays,
choisissant d'aborder sa réalité par le biais de la fiction. Cependant, par la manière dont
64
Dans ce même article, Smidchens parle de l'obsession pour les cultes sataniques, propagée dans les
émissions de Giraldo Rivera pendant les années 1980. Ce genre d'histoire qui dépend de l’aspect
sensationnaliste des nouvelles contemporaines nous rappelle les histoires entourant La Corriveau au XIXe
siècle.
303
ces deux romans traitent des rapports entre le protagoniste et son lieu de naissance, ils
Par ce retour, la figure principale doit faire face au fait qu'il existe à l'écart non
seulement des coutumes et des mœurs de ses proches, mais aussi de son propre passé
dont il a été éloigné par l’exil. À la différence des œuvres comme Comment faire
société haïtienne. Un effet d'aliénation se révèle dans le rapport qu'il entretient avec les
coutumes et les traditions de ce pays natal, lesquelles sont dessinées par le biais d'une
Comme dans les textes que nous avons examinés précédemment, la figure
principale joue le rôle d'un intermédiaire qui appartient à deux mondes à la fois. Comme
sur les lieux de son enfance : « Je m'étais promis de ne pas regarder la ville avec les yeux
du passé. Les images d'hier cherchent sans cesse à se superposer à celles d'aujourd'hui. Je
navigue dans deux temps » (175). Laferrière complique la distinction entre les
perspectives émiques et étiques, car il aborde les réalités et l'imaginaire de son pays d'un
point de vue qui est simultanément interne et externe. Les changements dans le folklore
65
Nous pouvons parler aussi du sobriquet « Vieux Os » qui est le nom donné à Laferrière par sa grand-mère
quand il était jeune. Bien que l'auteur emploie ce nom dans les autres romans dans son cycle
autobiographique, c'est dans Pays sans chapeau où il est de retour en Haïti que celui-ci devient beaucoup
304
6.5 Pays sans chapeau
chapeau. Tout d’abord, le retour au pays dans ce roman est provoqué par la mort de Da,
grand-mère du narrateur. Mais l'autre traumatisme est lié aux crises sociales et politiques
qu’affronte le pays. La trame narrative porte sur deux changements: le premier au niveau
politique du pays (les gens ne cessent pas de faire valoir que « le pays a changé ») et le
deuxième au sein du personnage principal. Dans notre analyse du texte, nous verrons un
usage plus explicite du folklore haïtien, en particulier dans les nombreuses références à la
figure du zombi. Dans Comment faire l'amour et Cette grenade, Laferrière a joué au
canadiens et américains. Cette fois-ci, l'auteur est à la recherche d'une lignée de tradition
avec laquelle il a une parenté beaucoup plus directe. À quoi ressemble l'esprit haïtien que
Laferrière cherche dans ce roman? Quels sont les effets sur l'identité haïtienne de ces
Le narrateur de Pays sans chapeau explique les liens qui existent entre lui et le
lieu de sa naissance, expliquant qu’il essaie « de parler une fois de plus de mon rapport
avec ce terrible pays, de ce qu'il est devenu, de ce que je suis devenu, de ce que nous
sommes tous devenus » (37). C'est en parlant de lui-même que le narrateur peut parler de
son « terrible pays », et vice versa. Laferrière souligne lorsqu'il parle de l’identité
politique d’Haïti que « [c]'est l'addition de ces vies privées qui forme un pays » (J'écris
plus visible, avec des membres de famille du protagoniste l'utilisant plusieurs fois dans le texte. Cela
devient un signe de réintégration dans un réseau qu'il a abandonné.
305
comme je vis 145). Nous saisissons l'importance dans ce texte de voir le pays et sa réalité
point les problèmes politiques se laissent voir dans les histoires personnelles et familiales.
Le rapport entre Laferrière et le pays qu'il décrit est affecté par le fait que, dans les mots
extériorité, lui rappelant qu'il « [ne peut] pas savoir ce qu'on a vécu » (51). Il y a ainsi un
narrative qui appartient toujours à une identité migratoire, qui n'est pas complètement
La trame narrative du roman est divisée en deux parties, celle qui décrit « le pays
réel » et celle qui décrit « le pays rêvé ». D'après Thibeaudeau, « Le pays réel, c'est celui
que le narrateur vit au jour le jour, de manière quotidienne, et qu'il propose sous forme
d'une série de tableaux juxtaposés, de séquences narratives caractérisées par leur brièveté
[...] tous ces tableaux sont autant de bribes de discours s'essayant à retracer la dimension
individu » 71). Nous pouvons aborder ces deux catégories en considérant la manière
pays réel, c'est celui qui se donne à voir, en plein jour, plein de vie et de sensations. Le
pays rêvé, c'est Haïti, la nuit, terre de mensonge et de délire » (72). D'un côté, les
manière d'être des gens que Laferrière observe. À ce titre, nous proposerons que ces
sections se focalisent plus sur le folklife. Selon Nathalie Courcy, c'est dans ces sections
306
que Vieux Os « réapprend à vivre parmi les siens » (227). Ici le narrateur pose son
regard sur sa propre famille ; il s'agit d'une enquête sur ses propres traditions. Vieux Os
société.
À la page 21, Vieux Os décrit, par exemple, comment il « jette trois gouttes de
café par terre pour saluer Da ». Même si nous ne pouvons pas en être sûr, nous avons
l'impression que cette action renvoie à une tradition familiale ou même culturelle. Nous
pouvons penser ensuite à la scène où Vieux Os et sa mère disent une prière ensemble, ce
qui rappelle au personnage principal que c'est sa mère qui lui a montré comment dire sa
première prière. Voilà deux exemples plus concrets, qui ont tous les deux l'apparence
d'une tradition. Nous pouvons penser également aux scènes qui décrivent la préparation
question posée par sa mère qui lui demande ce qu'il mange à Montréal, disant : « pour
comprendre l'importance de cette question, il faut savoir que la nourriture est capitale
dans ma famille. Nourrir quelqu'un, c'est une façon de lui dire qu'on l'aime. Pour ma
mère, c'est presque l'unique mode de communication » (26-27). De plus nous pouvons
noter que selon la pensée de sa famille « pas de repas qui se respecte sans riz ». Partout
dans le texte il y a des références qui nous indiquent comment les choses « se font ».
Bien qu’il puisse paraître que nous étendons trop la portée du folklife, je pense qu'il est
possible de regarder ces références comme indiquant une forme de mentalité collective,
66
Chaque section du roman commence avec un proverbe dont on garde la version créole à côté de la
traduction française. Ces extraits nous fournissent une optique pour interpréter les événements dans le
texte. La version créole produit un effet d'aliénation chez le lecteur qui n'en comprend probablement pas la
307
Les sections du roman qui portent sur le « pays rêvé » dépeignent pour leur part
l'image du folklore du pays, c'est-à-dire de l'histoire ou des histoires collectives qui aident
les gens à s’expliquer des circonstances réelles. C'est par ces références à ces histoires
d’exilé, peut sembler quelque chose d'anormal. En examinant l’apparition du zombi dans
les récits disséminés sur le plan collectif, nous entendons souligner l’interaction entre
Le zombi ou zonbi fait partie du folklore haïtien depuis des siècles. En analysant
représentée dans les films et dans les séries de télévision. En situant le zombi dans son
contexte haïtien, nous remarquons qu'il est associé étroitement à la réalité partagée au
niveau collectif. De plus, nous pourrons considérer les zombis qui apparaissent dans
Pays sans chapeau comme émergeant d'une situation politique se produisant sur le plan
contemporain. Comme c'est le cas de tout folklore, l'image du zombi est constamment
originellement conçu comme figure créée par un maître qui voulait le faire travailler. Au
signification. Dans ce cas, le récit a retenu la texture de l'objet, mais pas son contexte. En contraste avec
les proverbes, les histoires de zombis apparaissent dans un contexte concret.
308
« the zombie represents, responds to, and mystifies fear of slavery, collusion with it, and
rebellion against it » (461). Dans « The Race and Religion of Zombies », McAlister
identifie deux types de zonbi, le zonbi astral qui est invisible et le zonbi ko kadav qui est
un corps mort réanimé et qui ressemble plus au zombi que nous connaissons. D'une
certaine manière, il s'agit d'une reproduction des rapports entre esclave et maître, mais
dont le discours est contrôlé par ceux qui faisaient l'objet du pouvoir. Les images du
parler contre l'autorité. La figure du zombi permet aux Haïtiens d'aborder des choses
Il est important de rappeler aussi que la figure du zombi « refuses the ontological
distinction between people and things, and between life and death [...]» (McAlister 464).
Il s'agit ainsi d'une figure qui symbolise d'une façon efficace la mentalité haïtienne telle
qu’imaginée par Laferrière, oscillant entre deux modalités qui semblent contradictoires,
mais qui s'entremêlent constamment. Par son style, Laferrière nous rappelle toujours
comment les réalités du pays rêvé et du pays réel se chevauchent. En montrant ces
profondément dans la conscience collective. De plus, il est possible de faire des liens
entre cette figure folklorique et la mentalité que Laferrière attribue au vaudou en général:
« Le vaudou, cette possibilité de vivre dans un autre espace-temps qui n'est pas l'espace
pour connaître ton sort » (J'écris comme je vis 202). Le vaudou constitue un espace
symbolique où les influences d'une culture se font sentir dans une autre culture avec les
lwa empruntant beaucoup de leurs attributs aux saints chrétiens. De cette manière, le
309
vaudou et les notions de créolisation et de syncrétisme, chers aux penseurs venant des
Caraïbes, sont intimement liés. La réalité historique d’Haïti est le résultat de la fusion
des « ideals of the eighteenth century French Revolution with (the slave's own) African
traditions of freedom [...] » (Perkinson « Ogou’s Iron » 582). Dès son commencement
comme pays indépendant, Haïti s'est donc présenté comme un lieu où se heurtent les
La figure du zombi est utilisée dans Pays sans chapeau pour critiquer la situation
politique qui a suivi le départ de Jean-Claude Duvalier dit Baby Doc. Dans les années
qui ont suivi la fin du régime de Duvalier en 1986, jusqu'à la parution de Pays sans
Rappelons que les histoires de zombi qu'entend le narrateur ne sont pas issues
uniquement d'une personne, mais de plusieurs, créant un réseau de folklore partagé par
plusieurs personnes. La manière dont les gens partagent ces histoires avec le narrateur
nous rappelle l'idée du « secretism » telle que définie par Paul Christopher Johnson.
Selon lui « [s]ecretism refers to the active invocation of secrecy as a source of a group's
identity, the promotion of the reputation of special access to restricted knowledge, and
the successful performance or staging of such access » (« Secretism and the Apotheosis
of Duvalier » 420). Après avoir utilisé le vaudou pour assurer sa victoire aux élections,
policiers secrets, appelés les tontons macoutes, afin de s'assurer que la peur devienne une
arme efficace de son régime. Pour parler du réseau de secrets qui circulaient pendant la
310
dictature duvaliériste, Johnson utilise le mot « zin », mot créole qui désigne la
Pour sa part, dans son article « Rumors and Politics in Haïti », Glen A. Pierce
utilise le mot teledjol pour désigner le réseau d'information qui se transmettait d'une
personne à l'autre en Haïti. En tant qu'histoire sans auteur distinct, le teledjol appartient
au domain du folklore. Le fait qu'on n'était pas capable de confirmer les histoires qui
circulaient a contribué à leur capacité de fomenter la peur parmi les citoyens. À cause de
ce réseau de teledjol, il devint de plus en plus difficile de distinguer la réalité violente des
histoires qui sortent de la conscience populaire. Il est alors significatif de remarquer que
selon McAlister, les zombis étaient souvent liés dans la pensée des témoins aux actes
secret ». Rappelons que le Professeur J.B. Romain dit à Vieux Os que les détails
fantastiques que nous l’aurions voulu. Quand nous considérons les histoires racontées
par les gens que Vieux Os rencontre et leur rapport aux événements politiques, nous
voyons la fusion d'une conscience imaginaire avec une réalité concrète. Par exemple, la
référence au zenglendo à la page 47 fournit une image qui est à la fois réelle et inventée
quand nous considérons que, selon J. Christopher Kovats-Bernat, ce terme renvoie à une
figure tirée du folklore haïtien. Il s'agit d'un démon, ou djab, qui se déguise en forme de
vieil homme. En 1989, le terme a été utilisé pour désigner les soldats qui étaient aussi
311
Il faut aussi noter que, dans le roman, le zombi émerge à cause de la présence
manifestant dans les films des années 30 allait de pair avec une conception raciste à
l’égard du monde antillais. Cette première vague d'images du zombi a coïncidé avec
texte peut s'interpréter comme la réappropriation de l'image du zombi par les Haïtiens
afin de l'utiliser contre les Américains. Johnson remarque que les secrets qui circulaient
pendant le régime duvaliériste étaient codés afin de n'être pas compris des occupants
étrangers, nécessitant, pour être compris, une connaissance de la culture haïtienne. Il faut
ainsi souligner que la figure du zombi constitue la figuration d'une conscience populaire
dans laquelle l'Autre est à jamais présent. Le zombi représente une tradition qui est, pour
est aussi évidente dans le troisième exemple de folklore dans le texte. Le voyage que fait
Vieux Os au pays sans chapeau représente sa dernière enquête sur le folklore haïtien.
entre littéralement dans l'imaginaire de son pays. Tout d'abord, notons la déception que
Vieux Os éprouve après être entré dans le pays des morts, car il voit que les dieux qui s'y
trouvent sont sujets aux mêmes caprices que les êtres humains. L'expérience qu'effectue
Vieux Os avec les dieux fait écho à la description suivante que Claudine Michel fait du
panthéon vaudouiste : « Voudou spirits are larger than life but not other than life […] The
Voudou spirits are not models of the well-lived life; rather they mirror the full range of
possibilities inherent in the particular slice of life over which they preside » (« Of Worlds
312
Seen and Unseen » 38-39). Encore une fois, la frontière entre la réalité folk imaginaire et
la vie actuelle disparait. Le Professeur Romain parle ainsi des rapports entre les gens et
les dieux : « [S]i nous écrivons, si nous faisons l'amour, si nous sommes jaloux, ou si
nous encombrons nos maisons de bibelots, c'est toujours parce que c'est comme ça qu'on
vit là-bas » (267). En lisant le roman, nous sommes frappés par la transition presque
imperceptible qui marque l'entrée de Vieux Os au pays des morts, comme si les bornes
vaudou, Joan Dayan observe que « [u]nlike Western religions that depend upon dualisms
such as matter and spirit, body and soul, for their perpetuation and power, vodoun
unsettles and subverts such apparent oppositions » (6). Le pays sans chapeau n'est pas un
lieu mythique qui se trouve éloigné du monde réel, il représente plutôt une sorte de
prolongation de celui-ci.
Il est aussi significatif que ce soit au narrateur que le Dr. J.B. Romain donne la
tâche de retourner en Amérique pour informer les gens sur Haïti et de « fabriquer une
nouvelle image aux dieux du vaudou » (221). L'opposition finale est celle qui existe
entre Haïti et le monde.67 Soudainement, le droit de créer du sens est accordé à l’Autre.
L’image du vaudou est récupérée par les Haïtiens, sapant son association avec un système
de connaissance qui a été auparavant imposé par des pouvoirs colonisateurs sur les
colonisés. Nous pouvons relier la mission donnée à Vieux Os avec la nécessité soulignée
par Claudine Michel dans Vodou in Haïti de réhabiliter d'autres modes de spiritualité qui
ont été souvent désignés comme inférieurs ou primitifs. Par rapport à sa structure et dans
les mots de J.B. Romain, le texte souligne qu'il existe une sorte d'équilibre entre le pays
67
En 1941, l'Église catholique a condamné le vaudou en instituant une campagne contre la superstition. La
même chose s'est passée en 1986 après la chute du régime de Duvalier après laquelle le Vaudou s’est
accompagné d’un sentiment d’infériorité nationale.
313
réel et le pays rêvé qui correspond à ce que le Professeur appelle la science du jour et la
science de la nuit. Il s'agit d'une tentative de mettre les deux sur le même pied. D'une
certaine manière, cette dernière mission donnée à Vieux Os répond indirectement à cette
question posée par Jim Perkinson à la fin de son article sur les rapports entre Jésus et le
itself in the mirror of its poorest and least anticipated Western Hemisphere “other” ? »
Laferrière donne voix à cet Autre qui a toujours été conçu comme une sorte de
partir d’une nouvelle perspective. Plutôt que de représenter le fait que le spectre de la
mort existe toujours parmi les vivants, il s’agit plutôt d’un symbole optimiste qui signifie
le retour des valeurs, des pensées et des histoires disparus. L’image du zombi ne devrait
pas nous faire penser à l’aspect incontournable de la mort mais au retour inévitable de la
comme des traces, c’est-à-dire des pratiques culturelles qui ont été supprimées par le
régime colonisateur et que les peuples colonisés ont intégrées dans de nouveaux gestes
colon [les Africains] eurent ce génie, noué aux souffrances qu’ils endurèrent, de féconder
ces traces, créant –mieux que des synthèses—des résultants qui surprennent » (Traité du
Tout-Monde 19). Cette notion de trace constitue une forme de résistance où le groupe
314
Vieux Os se distingue le plus possible de ce qu'on appellerait un folkloriste de salon
qui se tient à l'écart de son domaine d’étude. En entrant dans le pays sans chapeau pour
observer les dieux vaudous, Vieux Os va jusqu'au bout de l'approche émique valorisée
par Claudine Michel. Il refuse la perspective habituelle des folkloristes qui, en particulier
pendant le XIXe siècle, venaient d'une culture différentes de celle qu'ils étudiaient. Dans
son article « Vodun, Music, and Society in Haïti », Gerdès Fleurant se réfère au système
de catégorisation qu'il a développé avec Vèvè A. Clark pour évaluer la littérature critique
sur le vaudou. Utilisant les termes se référant aux degrés d'initiation dans la religion
vaudoue, pridèzye, kanzo et bosal, ils considèrent que la plupart des textes qui décrivent
cette religion tombe dans la catégorie bosale, c'est-à-dire celle qui indique le degré le
moins informé sur la religion. En entrant dans le pays sans chapeau, Vieux Os
entreprend une sorte de rite de passage qui lui permet d'entrer dans la réalité de son pays.
C'est une réalité engendrée par la collision entre ce pays rêvé et le pays réel. C'est grâce à
général, plutôt que les références au « lore » concret, qui constitue un des motifs
principaux du récit. L’auteur vise à capter une parole collective en même temps qu’il
raconte son propre retour au pays. Réitérons que par la faculté de la tradition nous
entendons l’action de transmettre les valeurs d’une génération à l’autre. Au lieu de faire
315
des références précises au folklore en tant que tel, le texte porte sur le fait que l'individu
veut montrer comment celui-ci construit son héritage à partir de plusieurs points
d'origine. Comme écrivain, Laferrière conçoit l'héritage comme étant à la fois une réalité
des rues pleines de marchands de pacotille et écoute des bribes de parole à la radio et
dans le marché où circulent les rumeurs qui font partie de l’existence quotidienne du
peuple. C’est l’aspect vivant de l’espace haïtien qui est mis de l’avant. Laferrière fait
des tableaux comme en aurait fait un peintre primitif. Ceux-ci sont dessinés de façon
rapide et vibrante pour nous montrer une réalité composée de plusieurs acteurs, de
plusieurs sensations physiques et de plusieurs émotions. Nous sommes frappés par le fait
qu’au cours du récit, le narrateur rend visite à plusieurs peintres haïtiens, dont un ancien
ami à Toronto : Tiga, Frankétienne et Jean-René Jérôme. De plus, comme c’est le cas
dans l’art visuel, le narrateur met sur le même plan narratif des évènements appartenant à
la distance temporelle qui l’a séparé de son pays d’origine se rétrécit, de sorte que les
deux périodes de sa vie se chevauchent. Nous pouvons dire que l’histoire du pays et
l’histoire personnelle font partie du cadre de ce qui est dépeint dans ces tableaux
Dans une section du texte, le narrateur décrit l'effet de la mémoire sur ses
impressions du pays : « Des images du fond de l'enfance déferlent en vague sur moi avec
une telle fraîcheur que j'ai la nette sensation de voir la scène se dérouler sous mes yeux »
316
(37). Comme les morts qui circulent parmi les vivants dans Pays sans chapeau, les
signes du passé demeurent toujours présents dans L'Énigme du retour.68 À cet égard, il
est aussi important de considérer toutes ces références aux photos familiales qui
suggèrent un rapport à une histoire qui est toujours présente et tangible, mais qui n'est
qu'une image illusoire. Laferrière devient de plus en plus conscient que le fossé qui
sépare le passé du présent se creuse : « La pire connerie, paraît-il, c'est de comparer une
époque à une autre. Le temps de l'un à celui de l'autre. Les temps individuels sont des
droites parallèles qui ne se croisent jamais » (104). C'est alors le déplacement qui
complique les rapports traditionnels. En retournant sur les lieux de l’origine, nous
constatons que ce n'est pas seulement l’endroit qui a changé, mais nous-même aussi.
Vers la fin du texte, quelqu'un remarque à propos du narrateur : « vous êtes revenu
au village natal, le lieu de tous les commencements » (255). Nous pouvons noter le
pluriel du mot « commencements » qui nous indique qu’il s’agit non pas seulement d’une
origine unique, mais d’une multiplicité ; ce village natal se présente comme étant le lieu
« enrhizoment », leur imaginaire dans leur lieu d'enfance sans pour autant habiter
physiquement ce lieu » (20-21). Le texte est axé en grande partie sur l’expérience
subjective de la migrance, avec le narrateur notant vers la fin du roman : « J'ai perdu la
notion du territoire. Ça se fait si doucement qu'on ne s'en rend pas compte, mais au fur et
68
Vers le commencement du roman, dans une scène ayant lieu au Québec, le narrateur donne un autre
exemple de ce chevauchement du temps : « Dire que les robustes trappeurs qui vendaient des peaux de
bêtes à la Compagnie de la Baie d'Hudson sont devenus d'élégants citadins imbibés de parfum. Cette odeur
d'eau de Cologne qui ne parvient pas à dissimuler l'entêtante senteur de la forêt – mélange automnal de
pluie, de feuilles vertes et de bois pourri. Ce monde végétal me semble pourtant si loin. Les fameux
coureurs des bois ne sont plus aujourd'hui que des téléspectateurs captifs » (56).
317
à mesure que le temps passe les images qu'on a gardées dans sa mémoire sont remplacées
par de nouvelles et ça n'arrête pas » (247). Quitter son pays natal n'est pas un acte qui
s’accomplit définitivement, mais représente un processus sans fin qui amène l'individu à
Québec est envahi par l’évocation de sa vie antérieure en Haïti avant son exil. Ces deux
lieux et ces deux périodes de sa vie s’entremêlent dans la psyché de la figure centrale.
Dans un passage frappant, le narrateur dit ceci : « Je tourne au coin d’une rue de Montréal
et sans transition je tombe dans Port-au-Prince. Comme dans certains rêves d’adolescent
où l’on embrasse une fille différente de celle qu’on tient dans ses bras » (23). Dans cette
dansant une folle gigue. Ils lanceront des obscénités vers le ciel tout étonnés de se
découvrir seuls sur une si grande étendue de glace » (18). Ce sont des passages qui
construisent une image qui contraste avec celle du territoire haïtien qui se caractérise par
le climat tropical et par ce qui semble être un excès de vie. Habiter Haïti veut dire
rencontrer ces « [c]ouleur primaires. Dessins naïfs. Vibrations enfantines. Aucun espace
vide. Tout est plein à ras bord » (83). L'énergie qui va de pair avec l'expérience du pays
fait penser encore une fois à la figure du peintre primitif. Après son retour au pays natal,
caractère de son pays. Le texte suggère que maintenant qu’il est de retour en Haïti, c’est
la vie montréalaise qui existe comme une sorte de rêve. Au fait, il semble que le
318
narrateur situe son identité dans un entre-deux, entre Port-au-Prince et Montréal, c’est-à-
Dans son texte, Laferrière met en valeur le fait que l’identité peut se construire à
partir de plusieurs origines. L’individu fait face au défi de renouer les liens avec ces
origines même quand celles-ci ont disparu. N’oublions pas que le retour en Haïti est
entamé après la mort du père que le narrateur n'a pas vu depuis longtemps et dont il ne se
souvient plus. Cette mort du père peut se lire comme le symbole d'une cassure culturelle,
reflétant l'écart qui s'est formé entre le narrateur et le pays de sa naissance. La figure du
père biologique est liée pour sa part à la figure d'Aimé Césaire, qui représente un père
l'expérience que Césaire décrit dans son Cahier d'un retour au pays natal. Le texte de
Césaire est particulièrement utile comme modèle pour Laferrière car les deux racontent
non seulement un retour difficile, mais aussi les enjeux entourant la perte des valeurs
d'une culture en faveur d'une autre. En adoptant l’écrivain martiniquais comme père
littéraire, Laferrière concède la possibilité de retracer l'identité à des origines qui ne font
pas nécessairement partie du même lieu géographique que nous. Son inclusion nous
69
Du côté québécois, Victor-Lévy Beaulieu agit comme père littéraire aussi. Nous pouvons dire que cette
figure peut connoter une filiation littéraire qui lie l’auteur à sa vie « là-bas ».
319
narrateur sur l'importance du texte de Césaire. Le narrateur admet même plus tard que
« [c]e poète m'aide à faire le lien entre cette douleur qui me déchire et le subtil sourire de
mon père » (60). Quelques lignes après, il décrit les similitudes entre son père et Césaire
qui existent dans sa propre imagination : « Dans mon rêve, Césaire se superpose à mon
père. Le même sourire fané et cette façon de se croiser les jambes qui rappelle les dandys
d'après-guerre » (60). Le texte se construit alors autour de deux voies symboliques qui
politique et la deuxième se formant sur le plan familial et personnel. Dans le premier cas,
c'est Césaire qui opère comme figure paternelle, dans l'autre cas c'est le père biologique,
le premier Windsor Laferrière, qui permet au narrateur de retrouver ses propres origines.
première figure paternelle. À part son statut comme figure dans des textes écrits par
d’autres, il jouit aussi de l’honneur d’être le premier des mémorialistes noirs. Cette
distinction nous permet de tisser des liens littéraires entre le narrateur de L’Énigme du
Louverture se dresse comme père politique de la nation entière qui s’est fondée après sa
mort. Il s’agit d’une tentative de la part de la nation haïtienne de se forger une identité
dans une brèche, suite à une rupture avec un moment fondateur. En tant qu’exilé,
Toussaint Louverture est le prédécesseur symbolique des deux Laferrière. Son absence
lors de la fondation du pays présage l’absence de ces autres figures paternelles dont les
320
Il est significatif de remarquer que Louverture a été lui même élevé à un statut
sont pas confinées au champ littéraire haïtien mais font partie aussi de la littérature
romantiques comme William Wordsworth, il a aussi fait l’objet d’un texte à peine connu
par Aimé Césaire un siècle plus tard. Louverture devient à la fois le porte-parole d’un
peuple qui veut rejeter les carcans du système esclavagiste et une figure récupérée par le
discours sur la race promulgué à l’époque des Lumières. Il faut aussi noter que Laferrière
se « réclame » de cette figure, proclamant « Ce qui est à moi c’est un homme emprisonné
de blanc » (L’Énigme du retour 62). Nous pouvons alors lire le fait que le narrateur
rapporte le corps de son père à son pays d’origine comme une métaphore de la volonté de
revendiquer une histoire qui ait été volée. Laferrière et Césaire tentent tous les deux de
ramener ces figures paternelles à leur pays d’origine, même si leur corps fait défaut. Il
s’agit d’un retour symbolique qui peut seulement être effectué par la génération qui suit
après la mort.
antérieure liée à ce pays a bifurqué et l’a mené à sa vie comme exilé. Lorsqu’il se trouve
de nouveau en Haïti, les seuls temps qui importent sont le temps avant le départ et celui
après son retour, le temps où il se trouve ailleurs appartenant à « ce temps pourri qui peut
pousser à la folie » (27). Même en revenant, il s’imagine comme cette figure absente qui
ne fait plus partie de l’histoire du pays. Nous pouvons réfléchir, par exemple, à un
passage où le narrateur décrit la vie qu’il a menée en Haïti avant son départ : « Je suis
321
seul au milieu de huit millions de gens coincés sur une moitié d’île avec des traits de
parenté et de caractère communs qui veulent tous que je les reconnaisse. Chacun arrive
avec une anecdote où je suis impliqué. On aurait été une fois au cinéma ensemble, il y a
quarante ans. J’étais le meilleur ami du grand frère de celui-ci » (148). Il s’agit de
souligner le décalage entre son identité actuelle et son identité passée. Il est frappant de
noter que le texte est rempli de scènes où le narrateur doit se renseigner au sujet de son
père en parlant à ses anciens amis et à sa propre famille. Il s’agit d’un passé seulement
Comme Anne-Marie Miraglia l’a remarqué dans son article « Le retour à la terre et
l'absence du père », le retour du narrateur en Haïti symbolise une tentative de renouer les
liens entre son père défunt et son pays natal. En raison du départ du protagoniste il y a
plusieurs années, la faculté de la tradition qui aurait permis la transmission des valeurs du
père au fils ne fonctionne plus de la même manière. C'est l'absence de tradition qui est
Il faut que nous tenions compte des ressemblances entre la situation qui a mené à
l'exil du père et à l'exil du fils. Le narrateur souligne que « Nous avons chacun notre
dictateur. Lui, c'est le père, Papa Doc. Moi, le fils, Baby Doc. Puis l'exil sans retour pour
70
En considérant l'idée de l'influence des morts sur les vivants, nous ne pouvons pas ignorer la conception
particulière que les Haïtiens dans le texte ont des personnes décédées. Dans une scène, le narrateur
remarque que selon sa mère, « les morts se promènent parmi nous. On les reconnaît à cette manière
d'apparaître et de disparaître, sans qu'on sache ce qu'ils étaient venus faire » (144). Cela signifie un retour
constant du passé dans le présent, le fait que les morts ne sont jamais complètement morts.
322
lui. Et ce retour énigmatique pour moi » (276). Sur le plan politique, c'est à cause
du régime de violence politique institué par les Duvalier que la lignée de filiation qui
permettait la transmission de l'héritage d'une génération à une autre est brisée. Le père est
le représentant de l'exil que le fils lui-même subira plus tard. Nous pouvons penser
également au parallèle qui est dessiné entre l'auteur et son neveu Dany qui veut lui aussi
devenir écrivain. Nous sommes ramenés à une description d’Haïti comme lieux des
l’imaginaire haïtien. Le narrateur observe que « [c]eux qui n’ont jamais quitté leur
village s’installent dans un temps immobile qui peut se révéler, à la longue, nocif pour le
paternelles annonce une rupture dans le champ symbolique. Haïti est dépeint comme un
espace hybride, un lieu où l’on apporte les influences d’ailleurs pour remplir les vides
comparaison met en valeur les liens et les tensions symboliques qui existent entre ces
symbolique entre ces deux figures provenant de deux traditions religieuses, révèle
323
l'ambiguïté entre les points de vue intérieurs et extérieurs. Considérons la manière avec
laquelle ces deux traditions religieuses sont étroitement imbriquées dans la pensée
haïtienne : « L'équilibre mental vient du fait qu'on peut passer, sans sourciller, d'un saint
catholique à un dieu vaudou. Quand saint Jacques refuse d'accorder telle faveur on va vite
faire la même demande à Ogou qui est le nom secret donné à saint Jacques quand le
prêtre a enjoint aux fidèles de renier le vaudou pour pouvoir entrer dans l'église » (226).
La figure d’Érzulie, parce qu’elle ressemble à celle de la vierge, constitue une tentative
Dayan souligne l'utilisation de cette figure pour parler contre les valeurs chrétiennes
imposées par le pouvoir colonial. Il explique que « Vodou remains a religion of worldly
life. Concerned with the processes of thought and memory in a community, its gods can
comme un lieu où plusieurs symboles culturels se heurtent, nous pouvons considérer une
scène où le narrateur croise « cinq adolescents assis à cheval sur un muret, sous un
manguier [qui] jouaient aux cowboys et aux Indiens » (210). Ce qui saute aux yeux est la
de la scène où un homme croit que le narrateur est l’incarnation du dieu Legba, lequel
« se tient à la frontière du monde visible et du monde invisible. Celui qui vous permet de
passer d’un monde à l’autre » (279). La figure principale devient celui qui, en raison de
son départ, n’appartient plus complètement ni à son pays d’origine ni à son pays
d’accueil. Mais le roman nous montre que cette capacité de passer à un espace autre est
324
nécessaire afin de récupérer l’héritage haïtien qui se situe toujours ailleurs ; le motif de
l’intertextualité et le ton parodique qu’il adopte envers les valeurs acceptées reproduit
de fondateur du mouvement de la négritude qui s’est développé comme une réponse aux
rapports violents entre les colonisés et les colonisateurs. La parenté avec Césaire est
cause les dispositifs intellectuels qui confinaient non seulement les Noirs mais tous les
Noir de parler pour lui-même et d’annoncer qu’il avait ses propres réseaux intellectuel,
qu’on a autrefois utilisé pour les Noirs dans une position inférieure à celle des Blancs. Il
contre le discours racial imposé par la mission colonisatrice. J. Michael Dash oberve :
« Thus the fundamental “negro” Césaire discovers is most likely to become the deliberate
reason and various other characeristics, attributed to the negro by a white created
stereotype, are now lauded » (« Marvellous Realism » 60). Comme Césaire, Laferrière
tente de faire face aux stéréotypes imposés, non pas seulement à la figure du Noir, mais à
la figure de l'Autre dans son sens plus général. En raison de son propre refus des aspects
325
cœur de l'expérience haïtienne l’existence d’une identité absolue et partagée
universellement. Cependant, tandis qu'il ne croit pas en cette idée d’un esprit
monolithique, Laferrière est toujours à la recherche d'une expérience collective dont les
traces se trouvent dans les histoires partagées. C'est pour cette raison qu'il peut se
positionner en tant que peintre primitif éprouvant l'expérience collective au cœur de lui-
même.
Laferrière est influencé par le projet éthique de Césaire, car les deux reconnaissent
plus, les deux tentent de dessiner des images de l’état psychologique de ceux et celles qui
comme des figures qui portent les blessures d'un traumatisme, se situant dans un temps
après l’exil. Munro souligne par rapport à la douleur infligée à l’écrivain martiniquais en
quittant son pays natal que « Césaire seeks to fill [the] void by envisioning a wider sense
ombilical” with mother Africa, to re-instate the ancestral bond so brutally ruptured by
slavery and colonialism » (« Can’t Stand for Falling Down » 7). Il s'agit de vivre avec un
passé encombré par l'histoire coloniale dans le cas de Césaire et par le régime dictatorial
dans le cas de Laferrière. En raison de ces événements violents, il existe une rupture
entre le passé et le présent au niveau personnel, tandis qu’au niveau national le passé se
figé, symbolisé par ces photos qui ne changent jamais. Comme le dit un ancien ami du
326
père du narrateur, « [c]'est toujours la même histoire : un groupe remplace un autre, et
long comme ça dans l'œil » (223). Voilà une image de la tradition pernicieuse, une
dernières lignes du roman montrent l'union complète du narrateur avec son enfance,
même si cela n'est que dans un rêve : « On me vit aussi sourire dans mon sommeil.
Comme l'enfant que je fus du temps heureux de ma grand-mère. Un temps enfin revenu.
C'est la fin du voyage » (286). Il s'agit d’un retour à l'espace personnel, familial qui n'est
pas soumis à la violence qui afflige le monde extérieur. Dans un passage vers le début
du roman, le narrateur explique son idée du temps en disant que « [l]e temps passé
ailleurs que dans son village natal est un temps qui ne peut être mesuré. Un temps hors
du temps inscrit dans nos gènes » (39). La dernière scène du roman semble
6.7 Conclusion
Le théoricien William Fox est d’avis que le fakelore est dépourvu de l'aspect non-
conformiste d'un folklore authentique et qu’il ne sert qu’à promulguer les valeurs de
l’idéologie dominante. Selon Fox, « we must recognize folklore's tension with the large
culture and its significant role in fostering progressive social change » (« Folklore and
Fakelore » 251). Il poursuit en expliquant l'importance d'un vrai folklore en disant que
« [t]o the extent that folklore is a « reservoir » of collective memory, its depletion by
fakelore represents the loss of critical, oppositional culture which asserts the claim of that
327
which could be against that which is » (253). Cette description de la capacité du folklore
à disséminer des histoires qui peuvent contredire le discours dominant nous ramène à la
L’auteur veut faire face à la réalité inquiétante qui afflige son pays tout en
admettant l'importance de l'imaginaire collectif qui détermine nos rapports à cette réalité.
Dans tous les romans que nous avons examinés, nous avons vu à quel point les histoires
que les gens se racontent à eux-mêmes déterminent leur réalité. C’est en transférant ces
histoires dans le champ de la fiction que Laferrière les ouvre à la manipulation esthétique
et ainsi au renouvellement. Nous pouvons considérer les propos de Victor Gusev sur
which relics coexist with innovation » (Gusev cité dans Smidchens 52). Chez Laferrière
c'est à travers la modalité inventive de la fiction que le folklore se voit pourvu d’une
hybridité qui ne lui enlève, pour autant, aucune puissance. Laferrière redonne au folklore
une capacité de résistance face aux valeurs acceptées du discours social. Il s'agit d'une
stratégie menée dans le champ symbolique dont on se sert pour résister aux injustices
préoccupe de la possibilité de se libérer des étiquettes qui nous sont imposées. Pour lui,
l'important est de revendiquer le droit de projeter une image qui contredit ces notions
que nous formons des identités à partir des histoires que nous nous racontons.
328
Dans notre analyse des textes de Laferrière, nous avons constaté des liens entre un
d'origine au pays d'accueil (et vice versa). Dans notre dernier chapitre, nous analyserons
quelques romans de Ying Chen qui représentent l'idée du déplacement culturel sur un
plusieurs des textes de Chen, il n'y a aucun déplacement dans un nouveau pays; nous
verrons que l'effet d'éloignement se présente plutôt par rapport à l’écart qui sépare une
329
Chapitre 7
7.1 Introduction
Dans les deux chapitres précédents, nous avons traité de textes dont les figures
centrales, en voyageant d’un pays à l’autre, éprouvaient des liens d’appartenance envers
deux ou même plusieurs réseaux culturels. En portant notre regard sur ces textes, nous
les facteurs complexes unissant les membres d’un groupe culturel. Nous avons souligné
Dans notre analyse de Robin, nous avons abordé des textes qui portent sur la volonté de
conserver des liens à une tradition, conçue comme lien aux origines, en particulier dans
un contexte pluraliste où l’individu se sent submergé par les images d’un héritage qui ne
lui sont pas familières. Pour sa part, Laferrière présente au lecteur un narrateur qui
constitue une reformulation de la figure du folkloriste qui aborde des traditions d’une
perspective qui est à la fois intérieure et extérieure. Suite à la lecture de ces deux
écrivains, nous avons revendiqué le fait que la tradition ne pouvait plus être considérée
comme un objet clairement défini, exprimant une réalité culturelle singulière, intégrée
dans des pratiques collectives. La tradition surgit plutôt à travers une réinvention
effectuée par les membres d’une culture à n’importe quel moment de son existence.
L’objectif de cette thèse est de montrer que, dans un contexte où des gens
330
plus simplement de façon linéaire et cohérente. Pourtant, nous avons aussi insisté sur le
fait que nous aurions tort de conceptualiser la tradition comme quelque chose de
complètement fluide qui se transforme selon les exigences d’une communauté. Le passé
est réel, mais nous reformulons constamment le rôle que joue cette réalité et cette
s’agit, pour l’individu migrant, de trouver des façons d’entrer dans un nouvel héritage
établi avant même son arrivée. Du point de vue de la société québécoise, le défi était de
trouver des possibilités d’ouvrir un imaginaire social partagé à des gens qui sont des
héritiers de leurs propres traditions, sans nier la mémoire collective du groupe canadien-
français. Nous nous sommes penchés sur les différentes modalités de la tradition qu’il
était possible de déceler même quand celle-ci, à première vue, semblait être en crise.
Dans ce dernier chapitre, nous nous tournerons vers des textes qui mettent en valeur la
difficulté d’habiter une existence étayée par un discours traditionnel qui refuse le
renouvellement.
Comme dans ceux de Robin et Laferrière, les romans de Ying Chen portent sur les
dilemmes rencontrés par l’individu qui habite simultanément deux cultures et l’effet de
cette double existence sur la construction de l’identité. De la même manière que ces deux
écrivains, l’auteure d’origine chinoise exhibe dans ses romans les tensions entre une
Cependant, nous verrons que les textes de Chen sont axés davantage sur le retour de la
quelque chose de supprimé qui détermine notre manière d’agir. À l’instar de Simon
Bronner et de ses théories sur la praxis et le folklore, nous soulignerons le fait que Chen
331
semble montrer que l’existence de la femme chinoise se définit par rapport à deux types
d’actions. D’une part, la narratrice effectue des gestes entrepris de manière consciente
qui se conforment à des exigences sociales et, d’autre part, elle fait des actions sans se
rendre compte nécessairement que celles-ci annoncent de manière plus subtile une
position de la femme dans la société dessinée par Chen, nous voyons à quel point
l’identité repose sur l’ambigüité entre ce qui constitue une praxis et ce qui constitue une
Chez Chen, les personnages principaux sont atteints par une crise identitaire
contemporain qui les entoure. Son œuvre ajoute ainsi une perspective importante à notre
analyse des liens entre la notion d’altérité et celle de tradition, car ses figures principales
s’identifient de plusieurs manières comme « Autre » par rapport à leur propre héritage
culturel. De plus, même si les deux textes qui feront l’objet principal de notre lecture
n’ont pas comme décor principal le territoire québécois, ils semblent universaliser les
thèmes de l’identité et de transmission culturelle que nous avons examinés dans les
souligne qu’ « [à] notre époque d’une extrême désindividualisation qu’on voudrait
possible le dialogue des cultures en des dialogues entre des individus, sinon des
332
Chen communique plusieurs enjeux inhérents à l’expérience migrante à travers une seule
voix narrative qui est souvent à l’écart du monde extérieur. C’est en utilisant ce discours
que l’auteure parvient à représenter le conflit culturel qui réside au cœur de l’individu qui
tente de délaisser la tradition issue de son passé. Plus que les autres textes sur lesquels
nous avons porté notre attention critique, ceux de Chen tournent autour des crises
dans lequel on est né. À l’égard de nos objectifs de recherche, les textes de Chen révèlent
cet aspect que Ricœur a désigné précisément par le terme tradition, c’est-à-dire la
puissance autoritaire qui prête à nos actions traditionnelles une légitimité. L’œuvre de
Chen est pertinente pour parce qu’elle nous oblige à constater à quel point il est difficile
seulement possible si nous prenons en compte l’influence qu’elle joue toujours dans la
réalité du présent.
la rupture avec la tradition sous trois angles différents. Premièrement, nous mettrons en
relief la manière dont les personnages centraux confrontent l'autorité incarnée par des
s’assurant que les protagonistes obéissent aux exigences sociales. La tradition est ainsi
liée à des codes et à des valeurs qui possèdent des qualités contraignantes. En étant
confrontées à une série d'interdictions, les personnages doivent formuler des stratégies
pour agir en tant que personnes libres. Dans ces romans, entrer en contact avec la
333
tradition est une action qui est souvent accompagnée par les sentiments opposés
fait de résister à ce réseau de valeurs qui amène une expérience déstabilisante pour les
personnages. C’est pour cette raison que la notion de liberté revêt des aspects dangereux
de la protection de la communauté.
présent partout dans l’œuvre de Chen. Dans tous les textes, nous rencontrons le fait de
quitter ses origines, que ce soit le pays natal, la famille ou les traditions qui se rattachent
à une certaine époque. Il s'agit d'une frontière symbolique qu'on franchit sans être
devenir autre que ce qu'on était auparavant. À cet égard, nous pouvons considérer les
deux narratrices comme étant divisées en deux, ayant une identité qui correspond à une
vie antérieure et une autre qui émerge lorsque leur récit se forme. La voix narrative
Enfin, nous viserons à montrer comment les deux narratrices donnent à voir un
rapport au passé qui imagine celui-ci comme étant toujours présent et inévitable. La crise
identitaire de ces deux personnages ressort de leur incapacité de mettre à distance une
réalité qui appartient à une vie antérieure. Nous constaterons que Chen, à travers la
334
en scène une expérience du passé imaginé comme une réalité qui nous hante à jamais. En
utilisant la thématique spectrale, Chen peut démontrer les nombreuses façons avec
lesquelles l’individu construit son identité en fonction des discours disparus. De plus, la
figure du fantôme annonce une rupture dans la lignée de la filiation qui amène à
l’incohérence identitaire.
Nous pouvons comparer l’œuvre de Chen à celle d’Hubert Aquin. Nous nous
souvenons que le héros de Prochain épisode s’efforce de se séparer du discours qu’on lui
a imposé de la même façon que les personnages de Chen. Les personnages chez Chen
comme le narrateur d’Aquin souffrent d’un excès de mémoire. Le passé ne cesse pas de
s’imposer chez les deux auteurs. Le passé se dresse comme un cadre idéologique qui
détermine nos actions. Cependant, dans le cas de Chen, la crise ontologique qui atteint
les figures principales est la conséquence non pas d’une conception du passé comme
échec, mais plutôt de l’acte même d’essayer d’ignorer un passé qui est à la fois une
source de douleur et le fond à partir duquel les personnages puisent leur identité.
Dans leur article « Vers une définition du texte migrant », Christian Dubois et
Christian Hommel font référence aux trois axes de la culture immigrée que Marco
Micone a articulés « afin d’échapper aux conceptions de la culture trop centrées sur
l’ethnicité […] » (41). Selon Micone, l'immigrant vit trois contextes culturels, à savoir
dans le pays d'accueil. Dubois et Hommel notent que d’après Micone « l’essence de la
335
culture immigrée » se trouve dans ces trois axes qui révèlent une « structure spatio-
perspective, l’identité du sujet migrant encadrée par le texte naît de l’acte fondateur de
partout dans les écritures migrantes et métissées est directement liée au fait de se déplacer.
Selon eux, comme dans d'autres textes migrants, ceux de Chen montrent le conflit entre
Dans les romans de Chen, nous voyons les mêmes « affrontements potentiels entre
le “moi” et le social » (Dubois et Homel 41-42) que nous repérons dans d’autres textes de
culturelle qui se manifestent dans ces autres récits. Mais nous verrons que chez Chen ces
dilemmes relèvent d’un sentiment d’étrangeté qui n’est pas précédé par un déplacement
physique. L’auteure utilise le dispositif de la mort pour parler non pas de la traversée des
frontières géographiques, mais plutôt de celle des frontières symboliques qui séparent le
passé du présent. Les personnages qui apparaissent dans l'écriture migrante se définissent
et celle du pays d’origine. Dans le cas des œuvres de Robin et Laferrière, le fait de
s’écarter du passé de son pays de naissance mène à une crise identitaire puisque le sujet
n’entretient pas les mêmes liens mémoriels avec le réseau traditionnel qui étaye la société
qu’il a adoptée. Pour sa part, Chen transpose les catégories décrites par Dubois et
336
Hommel dans des récits qui ne réfèrent pas explicitement à des lieux géographiques.
Bien qu’elle montre dans ses textes une « identité qui est tournée vers l’Ailleurs » (40),
cet Ailleurs correspond à un passé qui est dépeint souvent comme un autre pays étant à la
fois familier et étranger. Chen montre que le sujet migrant se divise en deux ; les
Laferrière, sont victimes d’une sorte de schizophrénie identitaire. Dans ces romans la
figure centrale parle après sa propre mort et situe son existence antérieure dans un espace
qui n’existe plus, c’est-à-dire dans un Ailleurs symbolique. De cette façon, l’auteure
réussit à éclairer les enjeux de la migrance sans avoir des immigrants au sens strict du
terme comme personnages principaux. Elle révèle ainsi « une identité métisse toujours
soumise au poids du passé » (Dubois et Homel 45) d’une manière plus abstraite. De plus,
passé et le présent de sorte que nous ne pouvons plus considérer les identités des figures
qu’elle critique la tendance à considérer la culture par rapport à des frontières clairement
définies et à voir les interactions culturelles en fonction des oppositions qui permettent de
distinguer nettement une culture d’une autre. L’Ingratitude et Immobile sont les deux
romans les plus importants en ce qui concerne de la question identitaire, car les deux se
égards, les personnages de Chen sont emblématiques des idéaux et des problèmes qui
337
accompagnent les valeurs transculturelles. Rosalind Silvester souligne que « [i]n the
textual spaces of Ying Chen’s texts the protagonists are situated between the absolutes
and resist fixing their fluid identities with a more rigid view of boundaries between self
and other » (« Ying Chen and the “non-lieu” » 407). Les figures principales que nous
examinerons sont souvent caractérisées par cette fluidité de l’identité, mais c’est en
raison de cette fluidité qu’elles ne peuvent pas s’orienter au sein de leur communauté
culturelle.
nécessaire de parler brièvement des thématiques qui sont apparues dans la fiction de Ying
Chen dès le début de son œuvre. Le récit des Lettres chinoises, publié en 1993, porte sur
l'expérience de Yuan, jeune Chinois qui quitte son pays d’origine pour faire ses études au
Canada. L'ensemble de ce court texte est composé des lettres qu'il échange avec sa petite
amie Sassa qui est restée en Chine et des lettres que tous deux échangent avec leur amie
mutuelle, Da Li. Utilisant la forme épistolaire, la trame narrative est axée sur la
texte se différencie au niveau stylistique de ceux que Chen écrira plus tard, on y voit
l'établissement d'une idée qui se trouve partout dans son œuvre, celle d’abandonner ses
origines et la crise que subit l’individu face à l’impossibilité du retour. Dans Les Lettres
chinoises, c'est en voyageant vers un nouveau pays que la figure centrale risque de perdre,
selon son père, son identité de « bon Chinois ». Le personnage principal effectue une
origines familiales et culturelles. C'est à travers son traitement de la rencontre entre des
coutumes provenant de deux lieux différents que l'auteure signale le fait que le sujet
338
migrant doit faire la navette entre deux manières d’être, une qui renvoie à un passé
certain, mais qui se révèle contraignant, et l’autre qui se projette vers un avenir attirant,
annonce que « la double rencontre de l'autre et de soi se solderait par un échange, plutôt
que par une opposition » (« Les lieux de l'écriture migrante » 40), Chen montre dans Les
Lettres chinoises la manière dont le sujet migrant confronte cette possibilité d'avoir
que « [l]a particularité de cet espace est qu'il ne sert pas seulement de transition
temporaire, finalement, mais qu'il se prolonge, se modifie avec le sujet migrant, et avec
lui seul. Ce lieu de transition ne sert plus alors de lien, mais devient, bien
nouvelle culture qui devient à ses yeux une culture de plus en plus familière. Il semble
que les personnages de Chen sont obligés de faire face à la disparition d'une identité qui
suit la dissipation de leurs liens à leurs ancêtres, problème que nous verrons plus
Dans un passage particulièrement frappant des Lettres chinoises, Sassa rumine sur
la notion d'étrangeté, disant qu’« [o]n n'a pas besoin d'aller à l'étranger pour devenir
339
étranger. On peut très bien l'être chez soi […] Mais quand on est étranger chez soi, on n'a
aucun espace de retraite. On a l'impression de s'exiler dans des abîmes pourtant familiers,
sans issue ni consolation » (37). C'est exactement cette expérience d'être étranger chez
soi qui est représentée dans L’Ingratitude avec comme figure centrale une narratrice
fantôme qui raconte les circonstances qui ont mené à sa mort. La spectralité de cette
réseau social est incertain. La narratrice occupe le même espace que les vivants, même
dispositif que les écrivains comme Aubert de Gaspé et Blais ont utilisé dans leurs propres
œuvres pour mettre en valeur les enjeux de la transmission des valeurs culturelles : celui
de la famille. Nous avons vu dans notre analyse des autres textes qui traitaient du
déplacement du sujet d’un lieu à un autre que ce mouvement spatial déclenchait aussi un
sentiment d’écart entre l’individu migrant et le passé qui le rattache à son pays d’origine.
souligner plus explicitement les enjeux qu’implique le fait de se séparer d’une lignée de
tradition.
considère pas comme appartenant à la réalité qui l’entoure. La narratrice est consciente
des effets du réseau de codes et de valeurs sociales, mais elle ne peut plus participer à
celui-ci. En tant que fantôme, la narratrice se sépare d’elle-même ; elle est en mesure de
considérer la position qu’elle a occupée dans la communauté pendant sa vie d’un point de
vue provenant de l’extérieur. Nous pouvons dire que les textes de Chen ne révèlent pas
exclusivement un intérêt pour les dilemmes qui se dégagent de la migrance mais qu’ils
340
sont, plus généralement, préoccupés par cette migration symbolique qui se produit chez
du personnage qui a quitté littéralement son pays natal, le récit de L'Ingratitude tourne
narratrice qui éprouve un malaise envers sa propre culture. Nous ne pouvons pas nous
empêcher de lire son suicide comme la métaphore de l’acte de quitter son pays d’origine,
ce qui agissait dans plusieurs autres textes migrants comme une sorte de scène
primordiale quant à l’identité du sujet. Dans son texte Quatre mille marches, Chen
confirme cette comparaison lorsqu’elle décrit son départ de Chine : « Je considère mon
départ de Shanghai il y a huit ans comme un geste suicidaire, ignorant toute chance de
laissant croire que le moi d’autrefois ne sera jamais tout à fait mort » (24). Il s’agit d’un
suicide qui n’est pas définitivement accompli, de sorte qu’elle ne peut pas complètement
Silvester dit de l'esthétique qu'emploie Chen dans ses œuvres que « [s]ituating the
narrator in a “non-lieu”, in undefined space and outside of linear time, the author suggests
parallels with the migrant's ambiguous position » (410). La trame narrative du roman,
qui passe d'un lieu à l’autre suivant la perspective de la narratrice, réussit à compliquer
ces associations temporelles et spatiales. Selon Silvester, qui désigne ce livre comme un
341
narrative que Chen arrive à communiquer des rapports complexes entre la narratrice et le
monde auquel est donné un caractère perpétuellement irréel.71 L’auteur enlève des
qu'entretient le sujet avec son espace et son héritage. Cela dit, nous y rencontrons la
même méfiance envers l’aspect dangereux de la liberté que dans Les Lettres chinoises.
fait penser au fait qu'« [i]l ne saurait être question d'aborder la production littéraire des
immigrants sans tenir compte dans notre analyse de cette pression, que l'on pourrait
qualifier d'individualisante subie par l'immigré » (Dubois et Hommel 39). Chen construit
Nous remarquons que le nom Yan-Zi se traduit par « hirondelle », et évoque ainsi
expérience, et de nous voir comme faisant partie de quelque chose de plus grand qui nous
L’Ingratitude est qu'il semble que la narratrice s'empare de son existence tandis que celle-
individuelle et égoïste, incapable d’obtenir cet état de survol qui lui permettrait de
71
Nous notons cette même thématique qui apparaît dans Pays sans chapeau où Vieux Os perd
connaissance du temps lorsqu'il voyage au pays des morts. Huot nous rappelle que « [l]a voix d'outre-
tombe de l'héroïne Yan-Zi n'est pas celle de nos revenants occidentaux. Au contraire, elle provient d'une
croyance bouddhiste, celle de la perpétuelle migration des âmes, du cycle de vies » (« Un itinéraire
d'affiliations » 83).
342
propre individualité.
Dans l'imaginaire du texte, la narratrice et le décor qu'elle décrit sont tous les deux
s'est détachée de la tradition imposée par sa mère. La mère devient le symbole d'un
manque de liberté qui assure quand même la sécurité. C'est en se distanciant de l'autorité
de la mère, incarnée par les nombreuses règles de la vie chinoise, que la narratrice finit
par se sentir arrachée du monde physique. L’auteure suggère alors des rapprochements
terre qui ne bouge pas. Il est significatif également que la perception du monde qu'a le
lecteur dans L'Ingratitude soit filtrée à travers une voix narrative qui n'est pas ancrée dans
la narratrice : « Je commence à perdre la vue, à mélanger les proches et les étrangers, les
gens et les bêtes, les êtres et les choses. D'ailleurs, je ne peux plus distinguer aujourd'hui
d'hier. Je ne vois pas de demain. Je me rends compte alors que je suis bel et bien morte »
(132). L’identité de la narratrice devient de plus en plus floue à mesure que la réalité du
monde physique qui l’entoure se défait. En perdant cette identité la narratrice perd aussi
son habilité à s'impliquer dans le monde qui, comme elle le répète maintes fois au fil du
l’avons souligné ici, le statut de la narratrice comme fantôme agit comme symbole de
l’écart qui existe entre son expérience et celle des autres. Pour que la tradition puisse
fonctionner, il faut qu’il y ait des personnes qui se rassemblent et qui se parlent. En
343
participante dans le réseau de la tradition. À la fin du roman, la narratrice admet que la
narratrice se rend compte que mourir correspond au fait d’être complètement étranger,
figure féminine par rapport au discours social ; le réseau de la tradition la relègue à une
définir de façon certaine car elle fait l’objet de plusieurs discours qui déterminent ses
actions et son identité contre son gré. Nous avons l’impression que sa vie n’a jamais
vraiment été la sienne et nous considérons ici quelques aspects du discours traditionnel
cadre dans lequel s’inscrivaient les actions des personnages, nous pouvons dire que c'est
la pensée du « Maître Kong » qui constitue l’exemple de cette grande tradition dans
du nom de Confucius) qu'on y trouve, nous permettent d'insérer les actions entreprises
par les personnages dans un système traditionnel particulier.72 En faisant notre analyse,
72
Il est important de noter que, selon des théoriciens tels que Philip J. Ivanhoe et Philip L. Wickeri, la
philosophie confucéenne était efficace grâce au fait qu’elle a renouvelé plusieurs aspects d’une tradition qui
l'avait précédée. À ce titre, la pensée confucéenne constitue un exemple d'une révolution effectuée au sein
d'un système préétabli. Nous pourrions dire que ce même aspect cyclique selon lequel des personnages
344
nous nous souvenons de la place importante qu’occupe la notion de li, ou des « rituels »,
dans la pensée du philosophe chinois. D'après lui, c'est en effectuant des actions
quotidiennes, c'est-à-dire des rites et des coutumes, qu'une personne (ou plutôt un homme)
confucéenne était que « [t]hrough education in moral self-cultivation, the practitioner can
shift from a life of unexamined existence toward one of aesthetic embodiment of virtue,
grounded in human relationships » (Nyitray 145). Les rituels agissent alors comme des
Pourtant, n’oublions pas que la pensée confucéenne était une tradition déployée par
l’élite pour assurer la perpétuation d'une certaine hiérarchie sociale. Pendant longtemps,
les idéaux décrits dans ce système philosophique étaient seulement disponibles aux gens
qui avaient accès aux institutions élevées de la société. Erica Bridley nous rappelle que
« [a]s conforming moral agents, [women] would not have been expected to take the
initiative with respect to their own moral development, or to cultivate themselves in the
rigorous manner befitting a junzi » (« The Sociology of the Junzi Ideal in the Lunyu » 53).
On nie à la femme sa capacité d’agir pour accomplir son propre développement moral.
Selon cette attitude, ses actions sont déterminées par leur inscription dans un réseau
préétabli, sans qu'elle s'implique dans la formulation de ce dernier. Chen met en valeur le
s'inscrivent dans ce système de rituels décrits dans la pensée de Kong Zi. Dans le cas de
Dans son récit, la figure principale tisse des liens symboliques entre son désir d’être
tentent de s'extraire du système autoritaire tout en y retournant se manifeste dans les textes que nous
analyserons dans ce chapitre.
345
née orpheline et sa déclaration « À bas Kong-Zi » (15). Ce que les parents représentent
pour Yan-Zi au niveau personnel, Maître Kong le représente pour la civilisation entière;
c’est le parent qui l’a confinée dans un système contraignant, sans liberté. Mais à mesure
que la narratrice s’acharne à se définir à l’écart des normes imposées par la mère et, plus
largement, par la société, elle se sent de plus en plus déboussolée au cours de son récit.
La capacité d’agir de manière autonome, selon des désirs qui ne corresondent pas
toujours aux attentes de la société, se révèle alors comme étant centrale à notre
compréhension des enjeux auxquels la figure féminine fait face dans l’œuvre de Chen.
C'est souvent la capacité d'agir et de choisir pour et par soi-même qui est à la fois
effrayante et désirée.
Nous pouvons penser à la scène des funérailles que l’auteure utilise pour souligner
combien le comportement est déterminé par les attentes des autres membres de notre
réseau social. Dans ce passage, la narratrice décrit les gestes de ceux et celles qui sont
venus pour faire le deuil comme correspondant ou ne correspondant pas aux exigences de
vêtements que [Yan-Zi] devra porter lorsqu'on [la] jettera dans le feu » (39). Même après
la mort, il faut que la femme obéisse à ces devoirs sociaux. Le texte met plusieurs fois de
l’avant l'expérience de la figure féminine dans un contexte culturel qui est souvent fondé
sur l’obéissance aux normes sociales. En parlant de la tradition, nous aborderons alors la
notion de coutume, le fait qu’agir d'une certaine façon rappelle notre conformité à
certaines règles sociales. La tradition constitue le site où toutes nos valeurs et tous nos
gestes se rencontrent. La tradition exerce son pouvoir en partie parce qu'elle fait appel à
346
« coutume » et de « costume » dans la mesure où ces deux mots se réfèrent à l'image que
nous projetons de nous-mêmes. C'est pour cette raison que chez Chen la tradition est liée
personnelle. Yan-Zi se présente comme quelqu'un qui est incapable de jouer le rôle qu'on
lui donne. Même le geste de se suicider est conçu par la narratrice comme étant une sorte
de performance, entreprise pour susciter une réaction spécifique. Cette action est située
dans un contexte où l'on porte notre regard sur l'autre, et plus spécifiquement dans le
contexte où le corps féminin est l’objet de ce regard. Yan-Zi souligne ce lien lorsqu'elle
dit que « [m]ourir jeune, c'est violer les lois divines. C'est plus immoral que de montrer
En ratant son suicide, elle observe : « [n]on seulement j'ai mal vécu, je pense, mais
aussi je suis “mal” morte » (129). Pour comprendre ce que cela veut dire d’être « mal »
mort, nous pouvons nous référer à l'analyse qu'a faite Rania Huntington des variations
autour des histoires de fantômes dans le folklore chinois. Elle souligne qu'il existe un
grand nombre de contes qui porte sur le suicide d'une femme. Huntington considère ces
récits dans lesquels un fantôme veut prendre la place d’une personne vivante et essaie de
convaincre celle-ci de se tuer. Elle note que « [t]he entire idea of ghosts seeking
substitutes is a tacit acknowledgment of the stresses women endure in the family system.
The potential victims are nearly always young wives, in conflict with either husbands,
sisters in law, or mothers in law » (« Ghosts Seeking Substitutes » 19). Il est intéressant
de remarquer que selon Huntington ces récits folkloriques n'incluent généralement pas la
perspective de la femme qui se suicide. À cet égard, le texte de Chen représente une
347
reformulation de ce genre d'histoire. Selon Huntington, il y avait des raisons considérées
que « [a]ttitudes towards suicide for acceptable causes are captured in the word xun,
usually used in compounds for dying for a laudable cause, be it nation, chastity, or
passion » (3). Huntington remarque de plus que « [m]otives for suicide that have no such
ideal object beyond the self, such as rage, shame, and despair, are treated more
ambivalently » (3). Ce sont ces femmes qui sont mortes de façon inappropriée qui sont
toutes ses actions.73 La narratrice espère que « [d]ésormais, lorsqu'on parlera des enfants,
[ma mère] fermera bien sa bouche. Elle n'affichera pas cet air expert en disant : Vous
savez, l'éducation familiale est très importante. Elle n'aura plus le plaisir d'étaler devant
les autres son expérience de mère, les règles qu'elle avait établies au cours des années et
qu'elle appliquait avec rigueur pour redresser ma nature obscure » (12). L'indépendance
souhaitée par Yan-Zi, lorsqu'elle « se moquait de beaucoup [de] choses » (16), contraste
s'extraire de l'institution traditionnelle dont l'incarnation pure est sa mère. Pour sa part,
Steve Fore observe que le suicide des femmes en Chine constitue un acte qui implique
toujours les autres. Il remarque que « [i]n the West we ask of a suicide, “Why?”. In
China the question is more commonly “Who? Who drove her to this? Who is
73
Le suicide de la narratrice nous fait penser évidemment au travail de Gayatri Spivak sur le subalterne et
le besoin ressenti par celui-ci de trouver des façons d'agir et de s’exprimer à l’extérieur du discours
dominant.
348
s'accorde souvent le droit de faire une sorte de riposte à des gens qui la tourmentent. Il
est significatif alors que le récit de Yan-Zi laisse au lecteur le choix de décider si sa mort
était délibérée ou accidentelle. De cette manière, même cet acte ultime, qui aurait pu être
voyons qu’elle représente l'incapacité d'agir dans le monde public à cause des structures
qui ordonnent la vie des femmes en Chine. La tradition confucéenne accordait beaucoup
famille natale, dans l’attente, dès l’origine, du moment où elle se joindrait à une autre
(Ellen R. Judd « Chinese Women and their Natal Families »). Rubie S. Watson note que
dès leur entrée dans le mariage, « women find themselves enmeshed in the world of
family and kinship. It is a world [...] that they belong to but do not control » (« The
Named and the Nameless » 628). Nyitray évoque la notion binaire de nei-wai qui
désigne la division du travail entre les hommes et les femmes au sein de la famille. La
notion de nei réfère à la fois à l'espace intérieur du chez-soi mais aussi à un espace plus
l'éducation des enfants. Par contre, la notion de wai, qui s'associe normalement à
l'activité des hommes, réfère à des activités se déroulant dans le forum public. Selon
cette vision du monde, la femme occupe déjà une position en marge de la vie publique.
Sungmoon Kim a bien noté que « [s]cholars, even Confucian feminists, generally
349
subscribe to the received view that deems women in Confucian society (particularly neo-
Confucian society) as helpless victims completely devoid of moral agency » (« The Way
to Become a Female Sage » 397). Chen met souvent en contraste les images d'une
existence féminine qui pèse trop lourd et l'idée que la vie d'une femme ne semble attachée
à aucun point d'ancrage. La femme doit être consciente à la fois de son statut comme
figure flottante n'appartenant à rien et comme objet encombrant qui est échangé d'une
famille à l’autre. Nous pourrions dire aussi que c’est pour cette raison que l'action de
Yan-Zi est conçue encore plus comme une trahison, car ce lien entre la fille et la mère est
qu’éprouve la narratrice face à la société, même avant sa mort. N’oublions pas non plus
que bien qu’elle veuille imposer sa volonté sur sa fille, la mère est elle-même assujettie
aux exigences d’un système de valeurs qui régit les interactions entre les hommes et les
femmes. À ce titre, elle rencontre le même défi que sa fille, à savoir de trouver une
manière d’agir dans les confins d’un système patriarcal. Dans l'introduction au livre
Holding Up Half the Sky, Tao Jie note que selon les valeurs de la société chinoise,
« [w]omen were even denied the opportunity for education because of the belief that “a
woman's virtue lies in her lack of knowledge or ability”» (xxii). Pour cette raison, on a
souvent nié à la femme le droit d’entrer dans l’institution scolaire. Cependant, à côté de
mère en fille font office de réseau traditionnel appartenant à un groupe de personnes qui
350
n’ont pas le même accès à des institutions qui transmettraient les traditions appartenant à
qui réfère au fait que, par le biais de certaines pratiques culturelles, des groupes
minoritaires font des critiques dissimulées des valeurs faisant partie du réseau social.
Selon Radner et Lasner « […] coding allows women to communicate feminist messages
criticize male dominance in the face of male power » (« Strategies of Coding in Folklore
and Literature » 423). Il s'agit d'une éducation folklorique qui constitue un lieu de
résistance. Par exemple, nous pouvons prendre en considération l'idée de nushui, laquelle
était une forme d'écriture incorporée dans le matériau des toiles cousues. C'était par le
biais de cette écriture que les femmes pouvaient communiquer un certain type
d'éducation qui existait à l’extérieur de l'institution officielle. La formation des filles par
la mère représentait dans plusieurs cas une sorte d'éducation informelle, ayant lieu dans
au fur et à mesure tous ses liens avec la communauté, surtout avec la communauté des
femmes.
dominante. À la fin, le discours traditionnel annoncé par la mère agit comme une forme
d’apprentissage qui aidera sa fille à jouer son rôle dans une société où elle est perçue
confucéenne entre l'apprentissage administré par la mère et celui accordé par le père,
351
disant : « the mother's responsibilities have been described more concerned with molding
and the father's more concerned with schooling » (« Cultural Patterns and the Way of
Mother and Son » 509). C'était la mère qui était responsable de communiquer à sa fille
[j]'avais été privée de plusieurs repas pour avoir laissé un peu de riz dans le fond de
mon bol. Si, m'avait dit maman, tu avais vécu les périodes difficiles que tes grands-
Il était d'une grande justesse, n'est-ce pas, d'enseigner aux enfants les peines et les
pouvons réfléchir à l'image du bandage des pieds dans la tradition chinoise, qui peut agir
en tant que symbole des contraintes idéologiques et physiques qui s’imposent sur la vie
352
family system. Inwardly, the ordeal embodied for a woman – at the deepest level
of her being – the lived memory of her mother. In foot-binding women both
Cette pratique, comme d’autres devoirs sociaux, s’inscrit alors sur le corps féminin,
tradition. Blake souligne que « [f]oot-binding provided mothers with an effective means
for instructing their daughters in how to handle all kinds of bodily insult » (685). Comme
avec les autres rites, l'acte de transformer ses pieds conduisait à une transformation
morale et spirituelle. La violence perpétrée sur le corps est le rappel constant des
interdictions qui pèsent sur le corps des femmes. La douleur physique qui s'associe à ce
être caractérisée par ces deux modalités ; la première qui l'attaque constamment dans sa
narratrice pour parler d’elle-même en parlant de ses rapports avec sa mère. De plusieurs
propres origines. Le récit tourne autour de la manière dont l’héritage que lui a légué sa
mère ne cesse de ressurgir à l’intérieur du sujet. Sa narration agit comme refus du passé
353
et témoigne aussi d’un désir d’assumer les effets de ce passé. Pourtant, dès le début du
roman, la narratrice annonce la finalité de son arrachement de son propre héritage. Elle
remarque que « [l]e retour est impossible. Impossible, ne serait-ce que pour un court
instant, dans l'honnête intention de toucher l'épaule de maman une dernière fois » (11). À
ce titre, la figure de la mère agit comme rappel constant d’un passé qui s’impose toujours
à la narratrice mais qui demeure toujours hors de sa portée. La narratrice est hantée par la
tradition symbolisée par la mère. Pour cette raison, L’Ingratitude, représente les dangers
qu’auparavant. En mettant en scène les rapports entre la fille et sa mère, Chen se sert du
dispositif de la famille pour parler du statut de l’individu comme étant toujours proche et
même temps que celle-ci représente une image de son héritage qu’elle veut rejeter.
Dans son article, Amy Olberding explique que dans la philosophie confucéenne les
liens entre l'enfant et le parent agissent comme source primaire de l'identité : « The
child's relation with her parent is the inaugural relation in her development as a human
being » (« I Know Not “Seems” » 165). C'est pour cette raison qu'on est endetté envers
nos parents, car ceux-ci nous donnent accès à l’héritage collectif. Olberding précise cette
notion en disant que « [t]his relation is, like ritual, both a foundational metaphor for
wider human experiences as well as a structure that sustains them. Its magic resides in
the way in which human beings function as world-makers for one another, their subtle
interactions influencing the world as another knows and experiences it » (166). Selon la
pensée de Confucius, les liens qu'on construit avec la famille sont des microcosmes des
relations sur lesquelles la société est bâtie. La stabilité de ces rapports familiaux assure
354
les fondements de la structure sociale sur le plan global. En effet, la philosophie
confucéenne s'intéresse à des relations dyadiques, qu'elle voit comme des modèles pour
les rapports entre les gens en général. Autrement dit, les deux figures familiales et la
relation décrite par Confucius servent de modèles pour faire apprendre des valeurs plus
universelles qui sous-tendent la culture. Richard Madsen and Elijah Siegler notent les
cinq relations principales qui sont centrales dans la pensée confucéenne notamment celle
entre le père et le fils ou celle entre la femme et son mari. Dans cette liste, nous
remarquons l'absence de celle entre la mère et la fille, car ce rapport semble exister en
marge du réseau social. Sa centralité dans le texte de Chen semble suggérer une volonté
Dans la pensée classique chinoise, c'est par le biais du père que nous pouvons tracer
notre généalogie et remonter jusqu’à nos ancêtres. Alan L. Miller nous rappelle que « in
historic times China has been a strongly patriarchal society in which kinship is
exclusively reckoned in the male line; women, adopted into the husband's lineage at
marriage, are required to revere their husbands' ancestors and not their own » (« The
Woman Who Married a Horse » 294). Même l'héritage d'une femme était décidé par les
léguait pas de manière directe des parents à la fille. Chen tente de souligner la
féminine. Selon la tradition chinoise, la place de la femme dans la lignée familiale n’est
jamais certaine et cette incertitude produit chez la narratrice le sentiment qu’elle ne fait
355
Son état fantomatique agit comme métaphore du fait qu’on lui nie le droit de déterminer
sa propre vie. Nous pouvons considérer les liens étroits entre la mort et le mariage qui se
mariage est considéré comme une cérémonie « rouge » alors que les rituels associés à la
mort sont considérés comme étant « blancs ». Blake souligne que toutes choses
(« Death and Abuse in Marriage Laments » 13). Cependant, l’image de la mort apparaît
quand même dans les cérémonies et les rituels qui s’associent au mariage. Le mariage et
la mort sont tous les deux des évènements qui supposent une transition d’une vie à une
autre et, conséquemment, la transformation de l’individu qui doit passer à une nouvelle
réalité. D'après Blake, dans le rituel du mariage le corps de l'épouse « is ritually bathed,
femme, car elle doit couper ses liens de filiation et renier ses origines. 74
de jeunes épouses chinoises dans les jours précédant le mariage. Ces chansons sont
censées évoquer le deuil qui accompagne le fait de perdre ses proches. Blake les décrit
de la façon suivante : « [t]raditionnally the bride sings, chants, or sighs these laments for
several days and nights prior to her departure into marriage » (31). Dans un autre article,
74
Blake décrit ces expériences liminaires comme suit: « [t]he in-between is a timeless, spaceless,
undifferentiated state of nature, characterized by death, decay, cold and amorality, all the things that are
anathema to marriage, fertility, warmth, continuity » (« Death and Abuse in Marriage Laments » 31). Nous
revenons encore une fois à l’effacement des frontières entre le temps et l’espace qui caractérise
l’expérience de l’individu situé entre différents modes d’existence.
356
il fait remarquer l'ambigüité de la relation entre la mère et la fille qui est exprimée dans
ces récits, soulignant que « [t]he daughter's expressions include tender devotions and
regrets, but also remonstrations aimed at arousing the mother's maternal instincts »
(« The Feelings of Chinese Daughters towards their Mothers » 91). Cela démontre les
rapports complexes entre la fille et sa mère qui oscillent entre la dette et le ressentiment,
voire la gratitude et l’ingratitude. Bien que la fille se sente redevable envers la mère, elle
se sent aussi trahie à cause du fait que la mère l'a donnée en mariage, la consignant à un
rôle passif. Yan-Zi semble renverser plusieurs règles de ces lamentations du mariage en
focalisant son blâme exclusivement sur sa mère, tandis que d'habitude la colère de celle
qui chante se dirige vers les beaux-parents et celui qui a arrangé le mariage (Blake). En
énonçant sa lamentation, la femme se donne un droit de parole qui lui était nié au
significatif que la lamentation que fait Yan-Zi soit consignée au silence, puisqu’il n’y a
En décédant, la narratrice renverse l'ordre naturel des choses et impose à ses parents
la nécessité de faire le deuil. Dans « Chinese Concepts of the Soul » Smith explique que,
suite à sa mort, l'ancêtre se sent à l'aise après son retour sur les lieux qu'il habitait pendant
sa vie. C'est en recevant l'hommage de ses proches qui sont toujours vivants que le mort
s'arrache de son état d'exil. C'est envers les ancêtres familiaux qu'il faut pratiquer des
filiale et subvertit l’idée de créer un lien durable entre les vivants et les morts, choisissant
de montrer le sentiment de déliaison qui se produit entre la mère et la fille qui disparaît
75
N'oublions pas que ces lamentations de mariage obéissent toujours à des règles préétablies par une
tradition patriarcale. Tandis que ces chansons peuvent avoir l’air d’une manifestation spontanée des
sentiments des femmes, elles ne sont que des performances apprises par cœur par ces femmes.
357
dans une réalité inconnue. Dans L’Ingratitude, la narratrice est consciente que « [c]e
serait à [ma mère] d'accomplir la besogne entamée. Ramasser mon corps et nettoyer les
traces de mon sang – mon sang était aussi son sang. Je désirais voir son regard affolé.
J'avais envie de la sentir trembler. La dernière image que j'aurais de ce monde serait celle
d'une mère qui s'écroule » (56). La mort de la fille fonctionne comme un memento mori
pour la mère, une manifestation de sa propre mort, un rappel de la fin de sa lignée. Dans
C’est l’avenir de la famille qui est annulé par l’action radicale de la narratrice qui cherche
à s’arracher de son passé. Ce rapport intime est évoqué par la mère quand elle insiste
qu’« [i]l faudrait garder un œil sur ces jeunes, ils sont affolés aujourd’hui, ils se
permettent de tout dédaigner, leurs profs, leurs parents et leurs ancêtres. Mais croyez-
moi, le jour où ils tueront leur passé, ils pleureront leur avenir » (28). Pour la mère, tout
enfants constitue une des thématiques principales de l’écriture migrante. Lorsque les
gens se déplacent d’un pays à l’autre, des tensions s’établissent entre la volonté de
respecter les anciennes coutumes dont les porte-paroles sont souvent les parents de
l’individu et le désir de se forger une nouvelle identité culturelle. Le sujet migrant doit
Cependant, c’est dans la situation où l’individu se trouve éloigné de son pays d’origine
358
transmission d’une partie de la culture et la transmission de l’expérience sont des actes
l’immigration […] » (« L’Écriture migrante comme pratique signifiante » 89). Chen rend
narrative, ce qui connote une rupture dans la transmission des valeurs du passé vers
l’avenir. Le dilemme rencontré par la narratrice nous fait réfléchir aux dilemmes
auxquels les immigrants font face aussi, à savoir la capacité de bâtir une identité dans un
nouveau contexte culturel en même temps qu’ils veulent sauvegarder quelque chose du
symbolise la difficulté de trouver cet équilibre entre ce qu’on a été et ce qu’on veut
devenir.76
La notion de filiation est ainsi liée à notre capacité de formuler une identité ferme
et d’assurer son prolongement. Il est significatif que la narratrice se rende compte du fait
qu' « [i]ls ne graveront pas [s]on nom sur une pierre comme ils le font pour tant d'autres »
(9). Cette déclaration agit comme une métaphore pour une existence qui est toujours sur
le point de disparaître et qui ne laissera aucune trace. La mère avertit sa fille : « [t]u
passeras le reste de ta vie sans mari, sans enfant, sans famille, donc sans destinée [...] »
(88). C'est le sentiment d'appartenance à une filiation qui donne aux gens une base sur
laquelle ils peuvent construire leur identité. Bien que la narratrice s'efforce d’en couper
les liens, et bien qu'elle insiste sur le fait que le retour est impossible, la mère lui rappelle
qu'« [o]n est toujours fille ou fils de quelqu'un. Femme ou mari de quelqu'un. Mère ou
76
Nous pouvons nous tourner vers un autre passage révélateur tiré de Quatre mille marches, faisant
référence encore une fois aux sentiments qui ont accompagné le départ de Shanghai : « Je voulais sortir
d’une réalité qui m’était trop proche, d’une existence qui me semblait réglée dès avant ma naissance. Je me
suis engagée dans une voie qui devait me mener ailleurs et à une vie sans attaches. Mais aujourd’hui je
réalise, non sans bonheur, que je me suis trompée, que je suis partie mais ne suis pas arrivée […] Je me
trouve à mi-chemin entre mon point de départ et mon ailleurs » (35).
359
père de quelqu'un. Voisin ou compatriote de quelqu'un. On appartient toujours à quelque
chose. On est des animaux sociaux. Autrui est notre oxygène » (116). L’expérience de
Yan-Zi nous montre l’impossibilité d’effectuer ce départ symbolique qui nous permettrait
de rompre avec notre mémoire. À force de vouloir rejeter ses liens avec sa mère, la
figure principale ne peut pas s’empêcher de les resserrer encore plus étroitement. Il
convient de remarquer que, dans les lamentations de mariage, on évoque souvent des
rapports intimes entre le corps de la mère et celui de la fille, insistant sur la dépendance
de la fille envers la mère qui devient de plus en plus faible à cause de son rôle maternel :
« Every dawn eating/How much mother's blood; Dusk to dawn mother was consumed
/Three drops of marrow » (cité dans Blake 92). Le corps de la mère est littéralement le
point d’origine, et le récit de L’Ingratitude nous rappelle à quel point l’existence même
de la narratrice est intimement liée à cette figure. Les nombreuses fois où la narratrice
affirme les liens inextricables qui rattache son corps à celui de sa mère nous font
envisager la figure de la mère non pas comme symbole de la mort, mais plutôt celui de la
vie. Pour Yan-Zi, la perte de son propre corps annonce la disparition de ses liens de
disparition, elle finit par se rendre compte que son identité repose sur ces liens avec sa
mère qu’elle a voulu annuler. Nous sommes ainsi frappés par l’importance des propos de
la mère qui décrit l’état de sa fille : « Tu es seule, très seule. Tes mains sont libres, tes
pieds libres, ta tête libre, tu es libre comme le vent. Tu es le vent. Tu n’es rien d’autre
que le vent. Tu viens de nulle part et ne vas nulle part » (89). C’est en utilisant cette
image du vent pour décrire sa fille que la mère parvient à montrer les conséquences
néfastes qui suivent l’acte de couper les liens de filiation. À la fin du roman, ce n’est pas
360
seulement la narratrice qui se présente comme un fantôme, mais aussi le monde de ses
Dans Les Lettres chinoises, le personnage de Yuan remarque dans une de ses lettres
à Sassa que « [l]e passé est une chose. Le passé ressuscité en est une autre » (112). Dans
cette affirmation, il attire l’attention sur une distinction entre le passé comme fait réel et
sujet au sein du présent. Dans le contexte du roman, Yuan parle de l’expérience de son
passé, indissociable de ses origines en Chine. Dans Immobile, Chen complexifie le lien
entre le sujet et son héritage en mettant en scène une figure principale qui, puisqu’elle
homodiégétique, porte sur l'expérience d’une narratrice réincarnée plusieurs fois au cours
passé qui, pour les autres, est seulement accessible à travers des documents et des traces
physiques. Le récit se divise en deux parties, dont l’une décrit la vie de la narratrice au
présent tandis que l'autre a pour intrigue une histoire d'amour qui se déroule dans un
La trame narrative d’Immobile tourne autour d’une opposition entre deux rapports
distincts au passé, dont l’un est incarné par la figure de la narratrice tandis que l’autre se
77
Huot souligne qu'il y a une absence de références directes à un temps ou à un lieu précis de sorte que le
texte semble se dérouler dans un « autrefois » qui est effectivement le lieu commun des contes populaires.
On trouve dans le passé des rois, des princes, des esclaves, des palais qui évoquent tous des contes de fées.
Cependant, ces rapprochements superficiels au genre du conte sont perturbés par une structure narrative
complexe qui est trop axée sur l'expérience subjective pour être incluse dans la catégorie des contes
classiques.
361
manifeste chez son amant, archéologue qui est désigné seulement par la lettre A. En
examinant ces deux personnages, nous sommes amenés à opposer le fait d’imaginer le
passé comme quelque chose de mort, que l’on peut ressusciter dans le présent et l’idée
que ce passé ne peut pas être ressuscité, car il n’est jamais vraiment mort. La crise
principale du roman ressort du fait que la narratrice veut mener une existence qui porte
entretient une expérience du passé qui est filtrée par son objectivité historique, de l’autre
représenté dans ce roman, fait du passé un lieu dans lequel on peut naviguer. Si l’on s’en
des civilisations anciennes de la même manière que les folkloristes du XIXe siècle
cherchaient à trouver des survivances de la culture passée dans les pratiques des gens
habitant des milieux ruraux. Aux yeux de l’archéologue, le passé devient un terrain
physique dans lequel on peut creuser; un espace tangible dans lequel le chercheur peut
plonger. Son travail implique une rupture dans le fil de la continuité dans la mesure où
les objets qu’il découvre ont été auparavant cachés à notre regard. Il faut qu’il traverse
l’abime qui sépare le présent du passé pour mettre en lumière un temps qui n’existe plus.
L.S. Klegn souligne à propos des objets étudiés par les archéologues que « [t]he
specificity of our materials consists in their isolation from present-day life and their
362
l’objectification du passé ; il cherche à voir comment les artéfacts qu’il découvre révèlent
les valeurs du réseau culturel auquel ils appartiennent. Selon cette perspective, l’histoire
humaine est constituée de moments temporels disjoints que l’archéologue a pour tâche de
Dans le roman, A. concrétise le passé comme ce livre qui est « un point de repère
indispensable, sur lequel semblent reposer tout son orgueil et sa raison d'être » (12). C'est
en concevant le passé comme quelque chose d’objectif qui demeure toujours à distance
que l'archéologue crée ce creux entre le passé et sa perspective présente. Selon cette
perspective, le passé est à jamais réel et matériel, mais n’est pas complètement
connaissable car il n’est accessible que par l’accumulation d’objets arrachés de leur vrai
contexte. C'est en suivant cette logique que l'on conçoit le temps et l'histoire comme
Chen établit la discipline archéologique comme celle qui relègue le passé à son aspect
mortuaire qui est bien repérable dans le symbole des ruines, qui en sont la trace. Ce sont
des restes qui nous parlent d'un monde disparu. Elles font signe vers un temps qui est
absent à cause de cette présence concrète d'objets réels qui s'accumulent. L’archéologue
manipule ainsi des parcelles du passé parvenues à nous par le biais de traces incomplètes.
les traces d'une culture qui n'est plus là. À la différence de la conception du folklore qui
363
prévaut aujourd’hui, cependant, il n'est pas nécessairement préoccupé par la réapparition
de cette réalité passée dans le présent. L'archéologue n'a pas comme objet d'étude des
actions ou des gestes éphémères, mais plutôt ces choses, comme ces « crânes tous à peu
près identiques » que découvre A, qui ne sont jamais uniques. En décrivant le métier de
son mari, la narratrice observe : « S'il étudie les os et les ruines, ce n'est pas pour assumer
l’archéologie peut agir ici comme symbole du défaut de mémoire qui transforme le passé
fonction de l’histoire longue de la terre elle-même. L’histoire est alors réduite à son
domaine de la tradition, c’est-à-dire qu’elle vit le passé comme l’une des modalités de
l’existence. L'idée que notre manière d’agir témoigne de notre inscription dans un réseau
traditionnel peut être comprise comme l’image opposée de celle de l’archéologie, car il
des restes du passé éternellement figés. En même temps que le passé est incarné dans ses
présent du passé. Pourtant, cette distance n’est pas la même que celle qui permet à
l’archéologue de garder sa propre objectivité en étudiant les traces d’un temps ancien.
nous mais aussi inextricablement lié à l’identité que nous forgeons pour nous-mêmes.
364
Nous rencontrons chez la narratrice le dilemme qui se dégage du fait de voir le passé
comme une sorte d’espace fantomatique qui est simultanément réel mais insaisissable.
Remarquons à cet égard ce que Peng dit par rapport à la conception de la mort dans la
pensée confucéenne :
[l]ife and death are commonly conceived of in terms of the emergence and
termination of individual physical lives. If, however, we consider life and death in
terms of the endless circulation, of qi, and “the continuity of being,” the emergence
and termination of physical life is only the product of a mind attached to a narrow
conception of life and death. There is only the transformation of different types of
existence and the conservation of vital energy in the cosmos. (« Death as the
créant l’effet qu’elle est perpétuellement détachée du monde physique et qu’elle flotte
toujours entre deux sphères d’existence. La question de l’identité est encore compliquée
par le fait que la narratrice, à cause du cycle de la réincarnation, doit mener plusieurs
existences. Pour cette raison, nous pouvons considérer cette fissure comme une
que Chen peut aborder le statut d’entre-deux du sujet migrant à partir d’une autre
perspective. En mettant des temps distincts sur le même plan dans le discours narratif,
géographique, mais aussi une rupture entre les valeurs du passé et celles de la société
365
actuelle.
cherche à retrouver des choses oubliées, l’existence de la narratrice est caractérisée par un
les époques de son existence. La crise qui se produit chez elle vient du décalage qu’elle
perçoit entre deux modes de vie. Cependant, la crise est augmentée par le fait qu’elle
n’arrive jamais à garder ces deux époques complètement séparées. De plusieurs manières,
le passé apparaît pour la figure principale sans la distance critique qui accompagnerait la
donner de la signification à une foule d’évènements qui font partie de l’histoire. Elle
souffre d'un rapport trop rapproché au passé, comme l’illustre bien son impératif :
« Essayons, en un mot, de vivre une vie plus ancienne » (83). Elle devient ainsi un
comme étant quelque chose qui est « [i]n our time but not of it ». Pour Lang et pour les
anciens folkloristes, les traditions portaient la trace d’un passé qui a essentiellement
disparu. Dans le cas de la narratrice d’Immobile, le passé n’est pas envisagé comme
quelque chose qui réapparait dans des moments fugaces mais comme un état constant qui
transmission non pas en fonction d’époques distinctes, saisies par le point de vue critique
de l’historien par sa position objective et distanciée, mais plutôt par rapport à un héritage
366
l’individu.78
est transformée dans Immobile en distance temporelle de sorte que la narratrice se trouve
toujours à l'extérieur du temps qu'elle habite. Son mari tente de l’intégrer à la modernité,
c'est-à-dire de mettre fin à ce rapprochement avec le passé qu'il voit comme empêchant
problème académique comme elle l’est pour A. ; elle conduit plutôt à une crise à
ancienne », la figure principale affiche dans ses actions quotidiennes les signes de cette
crise. Elle essaie de maintenir la cohérence de son identité même en passant d’une vie à
l’histoire », il serait possible de dire que la narratrice montre un rapport direct avec un
héritage conçu par l’archéologue décrit par Foucault comme un assemblage hétérogène
narratrice, le passé n’est pas une réalité léguée de l’extérieur ; l’héritage que Foucault a
conçu comme étant fondé sur une rupture, est éprouvé par la narratrice en fonction d’une
perçu le grand mensonge que fabrique la machine de l’histoire. L’illusion collective. Les
quelques siècles de vicissitudes racontées dans d’innombrables livres égalent le néant que
j’ai traversé en un clin d’œil » (Chen 118). Son expérience personnelle témoigne de la
78
Nous pouvons réfléchir ici à l'importance accordée dans la pensée chinoise à l'idée de transformation et à
la conception transitoire de l’existence. Robert P Weller décrit cet état comme « the old Chinese idea of a
universe built around the varied flow of energetic force – qi – that characterizes all of both the natural and
human worlds » (« Chinese Cosmology and the Environment » 124).
367
réalité essentiellement fragmentaire de l’histoire. Le sentiment de déséquilibre qu’elle
subit ressort de son désir d’unir sa vie ancienne avec sa vie actuelle. Elle cherche à
trouver les liens significatifs entre les différentes itérations de son existence.
La narratrice est née plusieurs fois, mais elle choisit entre ces nombreux passés
celui qui est le plus approprié à ce qui se passe dans sa vie actuelle. Il est significatif
alors que la narratrice prenne la décision de lire son existence actuelle en fonction d’une
histoire d’origine précise : celle où elle entretient des rapports amoureux avec S. Nous
pensée bouddhiste, la narratrice se souvient de ses vies antérieures, ce qui lui donne la
possibilité d’ordonner son héritage d’une façon délibérée. En raison du fait qu’elle est
consciente de sa condition, la narratrice est en mesure de se rendre compte du fait que son
présent et son passé ne coïncident pas. Vers le début du roman, la narratrice admet ceci :
« Je désire m’inventer des ancêtres à moi, mais je sais la chose impossible. J’ai vécu
avant mes parents. À la limite je peux prétendre que je suis mon propre ancêtre » (11).
Considérons au contraire cette description que donne la narratrice des rapports entre A. et
son livret généalogique il réussit à rejoindre des ancêtres encore plus lointains, au
point que leur existence semble improbable à ses propres yeux. Alors des
générations de cadavres tournent et virent dans son ventre, au rythme de son cœur
368
moderne, portés par son jeune souffle et émettant une énergie au pouvoir encore
son corps béni, le rendre meilleur, et contribuer à guérir son épouse. (92)
Le passage précédent révèle au lecteur le fait que A. se voit comme l’héritier d’une
lignée généalogique qu’il conçoit comme unifiée. En grande partie, la certitude qu’il
retient de sa propre identité provient de cette certitude quant à son héritage. Pour A.,
« les êtres sont ceci ou cela » (11). Cette conception de l’identité va de pair avec sa
plus difficile à soutenir pour la narratrice ; quel est l’élément constant chez la narratrice
qui lui assure une identité stable, même quand elle passe d’une existence à l’autre ? La
narratrice subit les effets d’une crise de transmission parce que, au lieu de s’identifier par
La césure qui sépare les époques selon la perspective d’A. semble exister comme
passé sans investissement personnel et pour cette raison elle ne peut pas accomplir ce que
ne parvient pas à dépasser une existence antérieure qui continue de la hanter. Pour faire
le deuil, il est nécessaire d’opérer une autre sorte de transgression, c’est-à-dire devenir
autre que ce qu’on a été auparavant. À ce titre, le dernier chapitre du roman est
révélateur. En retournant sur le site de son ancienne vie, la narratrice cherche les ruines
369
du palais qu’elle a habité autrefois. Mais ce désir de trouver ces restes signale l’écart
entre le rapport qu’elle entretient avec le passé et celui entretenu par les autres. On lui
demande « [c]omment une personne saine d’esprit peut-elle penser à chercher des ruines
dans cette ville si dynamique et pleine d’espoir. Des ruines d’une autre époque il n’y en a
narratrice à cause de son refus de délaisser les débris accumulés d’une époque disparue.
le biais de ces actes de démolition qui détruisent ce qui existait antérieurement de sorte
qu’on puisse le remplacer par quelque chose de nouveau. Tandis que la narratrice ne peut
pas échapper au poids de la mémoire, pour l’archéologue c’est l’oubli qui garantit le
d’immobilité qui est une des caractéristiques de la tradition. C'est la figure réincarnée qui
permet de considérer quel aspect permanent de l’identité est transmis du passé au présent.
Il s'agit d'un retour qui nous rappelle que ce n'est pas seulement le pays natal qui a changé
mais nous aussi. La dialectique entre la permanence et l’impermanence qui est l’image
d’altérité. La narratrice tente de garder l’aspect immuable de son identité qui persiste
dans ses nombreuses existences, mais pour qu’elle puisse se forger une identité dans le
présent, il faut qu’elle se distancie de cette identité originelle aussi. Le roman représente
alors l’opposition entre la transmission d’une identité permanente qui est étayée par
370
7.4.1 La manifestation de la tradition dans les pratiques quotidiennes
transforme en une nouvelle personne tout en retenant un élément de son identité. Yang
remarque au sujet d’Immobile : « Voilà l’interrogation qui hante tout le récit : si ce qui
constitue l’identité du sujet n’est qu’un ‘masque de théâtre’ qui relève de l’ordre
Nous avons déjà souligné que c’est à travers ses actions et sa manière d’être qu’elle
fait preuve de son statut de désappartenance par rapport à la société du présent. Nous
comptons maintenant analyser de plus près la manière avec laquelle ce que nous faisons
annonce qui nous sommes. La tradition qui s’impose à l’individu est incarnée dans toutes
ces actions qui sont censées faire foi de notre appartenance à un certain réseau social. En
entreprenant telle ou telle action, la narratrice choisit comment elle se positionne quant à
l’imaginaire social. Plusieurs fois, elle se sent détachée du monde réel car sa manière de
faire les choses annonce son appartenance à une réalité qui n’existe plus.
objets du passé, c’est-à-dire des artéfacts qui parlent d’une vie disparue. Pour sa part, la
narratrice parle de ce passé (ou même fait parler ce passé) à travers les gestes qu’elle fait.
Sa manière d’être est elle-même un document d’un passé lointain. C’est pour cette raison
371
que nous pouvons dire qu’elle incarne une faculté de la tradition qui demeure toujours
vivante. N’oublions pas que selon Confucius, les rites (li) étaient immuables, et c’est de
cette immuabilité qu’ils ont acquis leur pouvoir. Dans la tradition confucéenne, c'est la
société. Nous préservons nos liens au passé en faisant les mêmes actions que nos
devanciers, en continuant d’inscrire ces actions dans notre propre contexte culturel. Les
actions constituent alors d’autres sites où le passé se révèle en plus des documents écrits
ou des artéfacts physiques qui font souvent l’objet de recherche sur la modalité historique.
Le comportement de la narratrice est toujours évalué par son amant en fonction des
normes sociales acceptées. Elle décrit son amant de la façon suivante : « Confiant dans le
pouvoir de son souffle, il tient à incarner son époque, le sens de l'histoire, à m'apprendre
qu’elle se trouve dans l’époque moderne mais qu’elle agit comme si elle était toujours
dans une époque ancienne. C’est cet écart entre sa manière d’agir et les exigences de la
société contemporaine que son amant l’archéologue veut annuler. Comme la mère dans
sur la connaissance des valeurs et des codes rattachés aux attentes de la société
découvre que sa vie est toujours contrainte par des normes censées la transformer en
forme idéale. Le caractère particulièrement rigide des traditions entourant la vie des
femmes nous aide à comprendre combien la tradition établit un réseau dans lequel toutes
nos actions sont déterminées. Est-il vraiment possible de voir les limites imposées par le
réseau de la tradition dans lequel on est né? Ensuite, en les voyant, est-il possible de
372
vivre autrement, d’imaginer une existence où on n’est pas obligé de se conformer à ces
exigences ?
chinoise li-i-pien -shu ou carnets de coutumes rituelles. Allen Chun remarque, dans son
article « The Practice of Tradition in the Writing of Custom », que ces livres étaient
remplis d'informations au sujet des rites sociaux et domestiques, fournissant aux gens une
ressource pour savoir comment se conduire. En effet, un grand nombre de guides ont été
écrits visant à assurer le bon comportement des femmes. Dans plusieurs cas, la question
corps. Katherine Carlitz parle du texte écrit en 1591 par Lu Kun, intitulé Female
Exemplars, qui était censé agir comme guide des vertus féminines. Selon Carlitz, « [Lu
Kun's] strategy was to co-opt the evil tendencies of the day, as he had done before in
writing instructive songs for women, children, and the poor of his own lineage. Women
reading Female Exemplars, or singing the songs he had written for them, would be too
happy and busy for the idle pursuits so inimical to their moral development » (« The
Social Uses of Female Virtue » 117-118). Ces textes utilisaient des images concrètes qui
agissaient comme des exempla parfaits de l'action vertueuse et tombent dans le même
cadre que ces récits folkloriques qui avaient des héros jouant le rôle de modèles. Carlitz
nous fait remarquer que ces textes chinois nous rappellent que la vertu va toujours de pair
avec la douleur, un concept qu'elle désigne comme « virtue as ordeal ». Partout dans
Female Exemplars, on trouve des dessins de femmes dont le corps souffre pour prouver
la fidélité à son mari. C'était en entretenant des pratiques ritualisées que les gens
373
ainsi la hiérarchie. Dans son article « A Recent Movement to Redefine the Role and
Status of Women », Elisabeth Croll nous rappelle que la philosophie confucéenne a mis
le sujet féminin dans le rôle qu'avait occupé l'esclave dans le modèle social qui l'avait
précédé. Elle explique : « If the relationship between man and woman was likened to
that of master and slave, then not only would the ruling classes operate the exchange of
women in their favour, but in turn the subjugation of women would to some extent
compensate for the class position of the slave himself » (593). Dans cette perspective, la
femme, en tant que personne qu’on peut utiliser et manipuler à son gré, semble remplacer
l’esclave comme objet d’échange dans le réseau social. Nous trouvons encore que toutes
ses actions doivent se conformer à des exigences imposées par la société autour d’elle. Il
faut que la femme se conforme à l'image qu'on fabrique d'elle selon les idées
inconscientes qui déterminent le mythe de la femme idéale. Ces textes montrent aussi
combien à l’époque ce que nous faisions était lié à ce que nous étions. Les actions
entreprises par l’individu étaient et sont toujours déterminées en grande partie par des
codes de comportement établis par la société et ses règles sont souvent mises en
qui peut faire la preuve de son existence. L’auteure met en juxtaposition le désir
d’enregistrer toutes les choses qui caractérisent le discours historique avec des actions
éphémères qui agissent comme des sites où la mémoire vive se prolonge. Dans
L’Ingratitude nous avons rencontré un personnage qui affirme que son nom ne sera
jamais gravé sur aucun tombeau. Dans Immobile, la figure de l'archéologue parvient à
374
tangible, de sorte qu'« un jour il pourra se dire qu'il a bien vécu, son nom dormira
l'autre. Cela se juxtapose avec la mort de S. à laquelle l'épais volume d'histoire « ne fait
[…] nulle place » (126). La narratrice, comme c'est le cas des femmes dans le système
patriarcal, est destinée à l'anonymat. Rubie S. Watson note que « [g]irls did not inherit
land, they had no rights in property, and their given names were not entered in
genealogies [...] or on ancestral tablets » (« The Named and the Nameless » 623). Après
sa mort, le nom de la femme est rattaché à la lignée de son époux et on lui accorde de
l'importance seulement dans la mesure où elle fait partie de cette lignée. Il s'agit alors
d'une disparition définitive. À la différence de A., la femme n'a pas le même droit de se
voir inscrite dans un livre qui préserverait sa mémoire. C’est pour cette raison que la
notion d’action est importante en tant qu’alternative face aux signes du passé. La
tradition apparaît lorsqu’on accomplit certains gestes qui peuvent persister même après
En lisant Immobile, il est évident que les actions faites par la narratrice reflètent
ce que Simon Bronner aurait désigné comme « a type of internal transaction between
perceptions of personal needs and roles, and social demands and identities » (Bronner
« Malaise or Revelation ? » 59). Nous découvrons que la réalité du passé se heurte chez
principale est le lieu sur lequel l’histoire se projette. Ces moments où le passé se
manifeste ne sont pas toujours situés dans un discours explicite, mais surgissent souvent
375
dans des gestes qu’on considérerait normalement comme existant à l’extérieur de
l’histoire dans une réalité plus intime. Nous pouvons réfléchir aux liens que Pamela Sing
perspective translocale :
vécu particulier – de par le souvenir que son corps en garde ou conserve. Puisqu’il
s’engage dans une activité sensorielle aiguë, il porte en lui, dans la mémoire de son
corps, un ensemble de sensations, goûts, sons et odeurs, ce qui fait que ses
fait que, dans l’univers construit par Chen, l’individu peut porter à l’intérieur de lui même,
au niveau corporel, les signes d’une culture ou d’un héritage. Cette approche fait écho à
l’intérêt des études folkloriques pour identifier les liens entre le comportement de
d’un côté les folkloristes comme Bronner se penchent sur la notion de praxis et la
manière dont le comportement du sujet est influencé par la structure de sa réalité tangible,
de l’autre côté le travail de Sing considère les rapports entre l’espace habité et l’existence
376
de Sing nous fait penser au fait que l’expérience des gens est déterminée par des
quelque sorte d’un récit qui est lu par le corps. Nous pouvons considérer la description
que la narratrice fait du rapport entre elle-même et le monde : « Dès que mon intelligence
se réveille, les odeurs et les voix confuses de l’autre monde envahissent mon corps, se
confondent avec les réelles » (18). Le corps de l’individu devient ainsi le site sur lequel
se greffe l’histoire. Le passage ci-haut nous fait penser à une description semblable que
Chen fait de sa propre expérience dans un nouveau pays. Décrivant l’effet de la nostalgie
sur son existence quotidienne, elle remarque que « [j]e suis malgré moi absorbée par des
vertigineuses de la foule, et des bruits toujours assommants » (Quatre mille marches 32).
Au lieu de considérer la tradition comme se manifestant dans les rituels ou des actions
artistiques, nous pouvons l’aborder par le biais des actions qui existent souvent au niveau
L’identité de la narratrice réside à la fois dans ces actions qui s’inscrivent dans le
performance. C’est l’image de la troupe d’opéra qui nous fournit un symbole clair de
l’auto-constitution de l’identité par le biais de gestes précis. Les rôles qu’elle joue sur la
scène ne sont que des prolongements métaphoriques des rôles qu’on exige d’elle-même
en tant que femme. Le motif de la performance est lié étroitement avec celui de la
dire le fait d’être transporté dans une autre personne. La narratrice affirme que son
identité même peut être conçue comme une série de rebondissements d’une performance
377
à l’autre, disant : « Je me rendis compte que, sans doute à cause des vêtements que je
chapitre. Dans ce cas, la culture réfère à la culture des femmes dont on attend une
liberté lorsque les rôles sont déterminés d’avance ? Nous pouvons alors considérer le
présent comme thème central dans tous les textes migrants que nous avons examinés. Par
le biais de l’image théâtrale, Chen nous fait réfléchir sur le fait que la notion d’être une
« vraie » Chinoise ou une « vraie » femme dépend souvent du fait que les gestes et
remarquer ici la double signification du mot « acting » en anglais, qui signifie faire une
action de même que l’action de jouer un rôle. Nous sommes frappés par la description
que Bronner donne du cadre social qui détermine la validité de nos actions : « [L]ike a
play frame in which certain kinds of stylised actions are allowable but not overtly
Theory » 31). Cette notion implique une action entreprise de façon spontanée et aussi
Les romans de Chen nous obligent à réfléchir à la façon dont le cadre idéologique,
soutenu par la tradition, dérange notre capacité à s’ériger comme agents indépendants.
L’auteure met en valeur la manière dont le poids de la norme pèse sur le sujet qui essaie
378
de formuler une identité. Dans Immobile et L’Ingratitude, l’auteure montre comment nos
liens à la tradition sont renforcés lorsque nous choisissons d’effectuer des actions selon
les exigences établies. La tradition est composée de ces actions que nous effectuons dont
nous sommes conscients et que nous choisissons de préserver. Mais ces gestes qui font
partie du réseau traditionnel existent à côté de ces actions que nous entreprenons
l’auteure de souligner le fait que nous ne nous rendons pas toujours compte de ces
moments où la tradition culturelle est en jeu dans notre vie. Plusieurs fois, l’héritage est
transmis sur le corps de façon éphémère et ses effets sont souvent indiscernables.
7.5 Conclusion
textes de Ying Chen et nous conduisent à réfléchir à la notion de cycle qui, pour sa part,
pluraliste. D’un côté, la tradition permet la transmission des valeurs d'une génération à
une autre, mais de l’autre côté nous rencontrons le défi de s’assurer qu’on est capable de
De tous les auteurs que nous avons examinés, Chen se montre à la fois la plus
méfiante et la plus respectueuse de la tradition. Dans les romans dont nous avons parlé,
la tradition dans leur propre vie et à trouver un équilibre entre les exigences de cette
379
tradition et leur désir d’agir en toute autonomie. Nous avons choisi de terminer cette
thèse par l’analyse des œuvres de Chen parce qu’elles nous font penser aux conséquences
son regret d’avoir été ingrate envers sa mère et donc envers la tradition à laquelle elle
tentait de résister tout au long de son récit. Dans Immobile, la narratrice continue son
cycle de renaissance mais semble retenir presque volontairement ces liens étroits à sa vie
antérieure. Quand elle dit à la fin que « [t]out recommencera », on est bien conscient de
l’ironie de cette déclaration. Il ne s’agit donc pas d’une volonté chez Chen de montrer les
dangers de la tradition mais plutôt de suggérer que l’influence de la tradition peut être à la
Laferrière car ils abordent la question de l'identité culturelle de façon plus abstraite.
Pourtant, nous pouvons dire que son style et sa manière de considérer les enjeux de la
migration constituent une évolution logique du débat sur la réalité de la société pluraliste.
L'écriture migrante au Québec n'est plus obligée d'afficher directement son inscription
dans l'institution littéraire au Québec. Il n'est plus nécessaire que les romans des
écrivains venant d'ailleurs soient pris comme des réponses explicites au discours normatif
références explicites au Québec (ou à n’importe quel pays) que Chen réussit à rendre la
Nous pouvons considérer ces textes comme mettant en scène une perspective
380
opposée à celle des romans de Robin et Laferrière. Au lieu de parler de la faculté de la
tradition à partir d’un point de vue relié à l’expérience du migrant dans un contexte
contexte de la littérature québécoise, cette perspective est intéressante, car elle permet
repérons pas de références au contexte québécois, ces textes sont révélateurs puisqu'ils
fondateur. Par rapport à notre travail, ces romans témoignent de la volonté dans la
même temps qu’ils montrent la nécessité de repenser son utilité pour le développement de
la société.
Les romans de Ying Chen attestent du fait qu’il est possible de se sentir étranger
face à nos propres traditions même en restant chez nous. À plusieurs égards, Chen
montre que c’est la tradition qui prête à l’identité son caractère cohérent et définissable.
En même temps, ces romans remettent en question la rigidité de la tradition qui peut
conduire non pas à une identité qui persiste mais à une identité qui demeure stagnante
puisqu’elle reste inextricablement rivée au passé. À la lecture de ses textes, nous sommes
381
Chapitre 8
Conclusions générales
En écrivant cette thèse, nous nous sommes donné un certain nombre d’objectifs.
pour analyser des textes littéraires, que ce soit par rapport à des textes qui incorporent
explicitement des références à des pratiques populaires ou dans ces textes dans lesquels
des références au folklore ne sont pas saillantes mais qui traitent des questions de
pistes de recherche fructueuses pour étudier les réalités d’une société qui évolue sans
cesse. La tradition, qui était autrefois associée à une identité rigide qui se situait dans un
passé idéalisé, devient dans la situation pluraliste une construction sociologique que nous
trouvons non pas dans un passé figé mais qui surgit dans de multiples interactions
sociales. Nous voulions ici préciser comment les textes des écrivains migrants attestent
individus construisent une identité par rapport aux valeurs et aux récits culturels légués
du passé. À mesure que les frontières qui cernent la communauté se sont élargies,
C'est en manipulant des images appartenant au réseau du folklore que des auteurs
migrants sont susceptibles de montrer le processus par lequel des individus peuvent
382
8.2 Les rapports à la situation politique québécoise
Notre analyse de Robin, Laferrière et Chen nous a offert trois différents points
d'entrée dans le débat se déroulant dans le champ des études québécoises ; un débat qui
tourne autour du désir de s'assurer que des groupes minoritaires soient inclus dans le récit
tant que groupe fondateur. En effet, le défi semble être de trouver une façon de
dans laquelle des groupes minoritaires cherchent à s’inscrire en tant que citoyens. Notre
enquête sur le renouvellement de la tradition qui est représenté dans des œuvres de fiction
est d'autant plus importante qu’elle nous oblige à considérer la manière avec laquelle
l'héritage qui est conçu comme singulier doit s'ouvrir à l'Autre. Comment les différentes
Les auteurs migrants traitent du lien complexe entre une mémoire partagée
doivent interpréter cet héritage à travers leurs propres expériences subjectives. Bref, les
figures centrales de ces textes essaient de comprendre leurs propres rapports envers le
réseau traditionnel duquel la culture est composée. Ce qui est en jeu pour les Néo-
Québécois et pour plusieurs personnes qui habitent un nouveau pays, c’est la capacité de
se sentir impliqués dans un monde qui se manifeste dans le domaine public, dans des
institutions et des pratiques partagées par une communauté qui leur préexiste. Est-ce que
383
ce lien collectif se forme de nouveau dans les interactions qui se produisent entre les
groupes migrants et la majorité ? Ou, dans le cas du Québec, est-ce que ces groupes
doivent contribuer à un bien collectif relié au projet déjà enraciné dans les valeurs de la
culture canadienne-française ? Si la réponse est oui, est-ce qu’on leur accorde toujours le
droit et les moyens de le faire sur le plan politique et social ? En faisant notre analyse du
discours folklorique chez nos trois auteurs, nous avons découvert que la réponse se trouve
Nous avons tâché de montrer le fait que les études sur le folklore ont progressé au
cours de deux siècles, mettant en valeur le fait que les folkloristes ne se préoccupent plus
simplement de récupérer un passé disparu mais aussi de saisir l’importance des symboles,
des récits et des pratiques autour desquelles les membres de la société se réunissent dans
le présent. En parlant de l'identité commune que les gens habitant le Québec sont en train
de construire collectivement, il faut donc que nous imaginions le récit du passé comme
un discours déployé dans l’espace public. Autrement dit, on investit des actions s’étant
produites objectivement sur le plan temporel avec le poids de l’héritage qui donne à ces
actions une valeur plus signifiante ; la notion d'héritage prête au passé le poids de la
mémoire. Cet héritage se veut un outil destiné à soutenir des visions particulières de la
dans la fabrication d'une réalité culturelle partagée, il nous importe de les considérer par
384
perpétuation d'une culture commune. Des institutions faisant partie de l’espace public
sont le prolongement d’une mémoire collective concrète et ce sont ces institutions qui
sont susceptibles de transmettre cette mémoire d'une génération à l’autre. Ce qui nous a
personnelle existait à côté de l'expérience collective et les moments où ces deux réalités
de l'existence sociale s'entrecroisaient. Les écrivains migrants montrent dans leurs textes
personne.
Pour des sujets migrants se trouvant dans un nouveau pays, la question de la culture
Beauchemin note le fait que « [p]asser à une dynamique politique dans laquelle les
acteurs sociaux tendent de plus en plus à se regrouper selon un principe identitaire ou, si
l'on veut, sur la base d'affinités, a pour effet d'amener les nationalismes à se redéfinir
suggère qu’il est possible que la société québécoise puisse retenir une identité fondée sur
le pluralisme. Dans les débats québécois entourant cette question politique de l’identité,
Ce qui nous a frappé comme l’un des problèmes centraux soulevés par certains
385
textes migrants c'était la difficulté de partager une expérience culturelle avec les autres
sans partager les mêmes rapports à l'héritage collectif. L'important pour Beauchemin est
de construire une identité politique inclusive dans une société où l'héritage du groupe
Beauchemin, l'héritage franco-québécois est susceptible d'offrir une pierre angulaire sur
laquelle tous les groupes, y compris des groupes minoritaires, peuvent se rassembler pour
formulation de ce projet, mais celui-ci doit trouver ses racines dans une mémoire longue,
française que Beauchemin dit être nécessaire pour remédier à la « crise du lien social » au
Québec qu'il décrit dans son article « Nationalisme québécois et crise du lien social ». En
sociohistorique qui fait en sorte que les Québécois francophones ont le droit de
déconstruit la fausse idée qu'un projet politique fondé sur l'héritage d'un groupe qui
« histoire commune potentiellement exclusiviste » (111). Pour lui, rien n'empêche une
société qui admet la primauté historique d'un groupe particulier de construire une société
ouverte et inclusive. Il ne faut pas que l’on construise l'identité québécoise autour d'une
« crispation ethniciste réactionnaire et d'une fermeture à l'altérité, mais dans celui d'une
386
partagées » (103).
exemple d’une grande tradition qui existe antérieurement aux membres de la société.
Peut-on intégrer de petites traditions dans cette grande tradition ? Encore une fois, la
question de l’appartenance surgit, car c’est par rapport à cette grande tradition que nous
envisageons souvent notre place dans la sphère sociale. Dans notre perspective, c'est de
la culture majoritaire que le réseau traditionnel surgit et c'est souvent par rapport à cette
tradition que les personnages dans les romans veulent se définir. Dans le cas du Québec,
cette tradition, qui est inscrite dans l'héritage du groupe fondateur, doit s'ouvrir à
l'inclusion des Néo-Québécois. Cet héritage, s'il est perpétué tout en respectant les droits
des individus, peut encourager chez les gens un « sentiment d'appartenance à une histoire
commune » (104). En se rassemblant autour d’un projet axé sur les valeurs de la culture
formulation des valeurs de cette société. Beauchemin souligne à cet égard que « les
vestiges d'une tradition, d'un discours commun, les reliquats d'une mémoire partagée, le
sentiment diffus d'une communauté d'origine et d'un destin collectif peuvent servir de
les institutions sociales et politiques qui sont tangibles dans l'espace public que nous
Jocelyn Létourneau qui perçoit dans la pensée de Beauchemin une valorisation excessive
d'honorer les différents legs des ancêtres tout en s’assurant qu'on ne s'embourbe pas trop
387
dans ce passé qui revêt souvent les qualités d'un récit victimaire. Létourneau se méfie de
l'aspect volontariste du projet politique qu'il voit comme imposant une téléologie au
destin québécois. Il considère l'héritage comme ne résidant pas tant dans des institutions
qui mèneraient à une sédimentation de celui-ci mais plutôt dans une manière d'être plus
biais de cette conversation perpétuelle que la nation se constitue en tant que Sujet. Au
cœur de la thèse de Létourneau nous voyons l'importance du fait qu’on se sert du récit
[s]e souvenir d'où l'on s'en va, comme embrayeur narratif, c'est se donner les
comme mémoire, fort du postulat voulant que les descendants doivent, pour
toujours un espace valable pour bâtir une identité culturelle. Nous croyons que c'est la
388
Rancière, qui donne au champ politique son pouvoir. C'est au sein de cette dynamique
québécoise, et plus généralement de reformuler les liens entre la grande tradition, c'est-à-
l'héritage qui nous fournissent le sentiment d'un lieu fixe et réel au lieu d'un « ethos » qui
un désir de retrouver une fondation ethnique. Nous avons voulu montrer qu'il était
possible de retenir des aspects d'une identité ethnique soutenue par la faculté
En considérant les implications de la construction d’une société étayée par des valeurs
libérales promouvant les droits des individus, nous trouvons plusieurs moments où le
récit que nous construisons de notre héritage doit laisser entrer des points de vue
alternatifs. Dans cette thèse, nous avons analysé ces moments dans les œuvres de fiction
politique se définit à travers cette friction. Il n'est simplement plus possible de parler
d'une identité unifiée. Ce que nous avons repéré dans les romans dont nous avons parlé
n'était pas une représentation absolue de la tradition, mais une représentation des tensions
389
entre plusieurs traditions. Nous nous sommes penchés sur le contraste entre l'identité
moyen de s'intégrer dans une culture étrangère tout en retenant ses propres valeurs
individuelles.
Les auteurs migrants nous obligent à imaginer notre rapport à la société non pas
seulement en tant qu'héritier, mais aussi comme détenteur d’une multiplicité de choix.
D'après Ouellet, nous nous trouvons rassemblés « non pas autour d'une propriété mise en
partage, un bien commun ou une identité commune, mais autour d'un vide à combler,
qu'on ne remplit qu'à moitié, car il se vide aussitôt, le temps qu'on s'altère de nouveau
dans un désir ou une peur ravivés » (« Le principe d’altérité » 29). Si cela est vrai, ces
écrits nous ont montré que ce vide n'en est pas entièrement un. Nous pourrions dire qu’il
réfère plutôt à la distance à combler entre notre contemporanéité et un passé qui s'est
fondé auparavant. C’est en proposant une perspective basée sur l’altérité que ces
écrivains ont offert de nouveaux rapports entre la tradition plus large qui constitue le
centre et des perspectives dans les marges qui permettraient de renouveler nos liens à ce
discours.
société d’où il provient. L’étude du folklore comme elle était pratiquée au XIXe siècle de
même qu’au XXe siècle n'est plus suffisante, comme outil, pour exprimer la réalité du
390
XXIe siècle. Pour cette raison, des débats ont surgi pendant les dernières décennies
qu’elle puisse parler de la société humaine dans une époque gérée de plus en plus par les
effets de la mondialisation.
À mesure que l’étude du folklore s’est développée, l’intérêt pour la manière dont
projettent dans l’espace public a augmenté aussi. Le fait que l’héritage soit devenu un
objet d’échange oblige les folkloristes à prendre en compte la façon dont l’industrie
culturelle s’en sert pour créer un sentiment de cohésion identitaire. Autrement dit, il faut
que nous analysions le folklore non seulement par rapport à l’imaginaire du peuple mais
aussi par rapport à cette culture seconde dont parle Dumont où les membres de la société
même que partout dans le monde, le folklore agit toujours comme lieu où se manifeste les
instrument qui permet à des communautés de proclamer leur adhésion à des symboles du
des traditions qui étayent le sentiment communautaire. Pour nos propres buts de
recherche, nous avons dû enlever le folklore de son contexte naturel, mais son existence
l’existence d’un réseau folklorique qu’on pourrait désigner comme authentique est de
391
dans une époque où nous sommes plus conscients qu’auparavant des mécanismes qui
volonté parmi certains folkloristes dans le domaine universitaire de marquer une frontière
entre leur discipline en tant qu’une étude du folklore pur et l’usage du folklore par
l’industrie culturelle repose sur une fausse dichotomie. Pour elle, le folklore n’a jamais
existé dans un état pur sans rattachement à des idéologies politiques, religieuses ou
sociales. À ce même titre, dire que les « vrais » folkloristes sont les seuls qui ont le droit
une conception désuète de ce qui constitue l’authenticité. Ne faut-il pas considérer tous
ces moments où la société recueille et affiche délibérément les traditions comme des
De plus en plus, les folkloristes se mettent à réfléchir sur le rôle qu’ils jouent à
sein de la société qui les a originellement produites, ils participent d’une certaine manière
à la création du fakelore. Bref, il est nécessaire que nous prenions en compte la manière
s’engagent dans l’espace public. En étayant notre analyse sur la notion de fakelore, nous
avons proposé une façon de considérer les rapports conscients entre les auteurs et le
discours traditionnel. En faisant notre analyse, il fallait que nous tenions compte du fait
que la tradition continue de nous saisir et de déterminer notre comportement même après
392
dans les années 1950, pouvons-nous dire aujourd’hui que la possibilité d'étudier le
folklore authentique est toujours en voie de disparition? Nous avons désormais affaire à
un folklore au énième degré, c'est-à-dire à un folklore qui fait l'objet de plusieurs couches
de regards théoriques. Les folkloristes ont-ils remplacé leur obsession pour ce qui est
authentique par une obsession pour ce qui est fabriqué ? Autrement dit, le fakelore
occupe-t-il une position plus importante que le folklore en tant qu’objet d’étude?
pouvons dire que les textes que nous avons examinés donnent une deuxième vie à
l’héritage en l’exhibant dans un nouveau contexte. Notre but était de montrer que la
de ces nouvelles traditions apportées par les nouveaux arrivés. Nous avons démontré que
dans la situation pluraliste, il faut que le folklore soit non seulement un instrument de
folklore. Elle précise que « [t]he notion of hybridity […] is an attack on […] purity
assumptions. This is work that starts with an assumption of diaspora and transnational
Nous ne pouvons pas ignorer les liens thématiques avec les théories de la transculture et
Gimblett, nous mener à reformuler notre conception de ce qui est essentiel au folklore.
393
situent dans le passé fait en sorte que l’idée de disparition s’insère toujours au cœur de
l’étude du folklore. Elle souligne dans « Folklore’s Crisis » que la discipline peut être
d’autres champs de recherche. Depuis la fin du dernier siècle, le défi qui se pose aux
folkloristes est, d’un côté, de déterminer comment le folklore se distingue des autres
folkloristes tâchent de combiner le folklore avec ces autres disciplines pour créer de
siècle était une fusion d’autres disciplines comme la philologie et la recherche des
ont attiré l’attention sur les bienfaits éventuels de l’interdisciplinarité pour les études
folkloriques. De notre point de vue, c’est précisément cet aspect indéfini qui contribue à
la multivalence des études sur le folklore et qui nous était bénéfique en démarrant nos
recherches. Il est ainsi possible de repérer des liens avec le discours folklorique dans
presque n’importe quel texte littéraire en usant d’un peu de créativité interprétative.
Barre Toelken observe que « one way or another, folklorists have traditionally
viewed their materials, their field, their colleagues, and more recently their positions, as
teetering on the brink of extinction » (« The End of Folklore » 87). Or, c’est précisément
ce mot « brink », qui signale le fait que les objets étudiés par des folkloristes sont souvent
394
perçus comme étant « au bord » de la disparition, qui nous donne la clé pour comprendre
l’étude du folklore. Pour que nous puissions imaginer qu’un objet de recherche
appartienne au domaine du folklore, il faut que celui-ci soit toujours présent tout en
disparition doit être immanente mais jamais tout à fait accomplie. Dans les analyses que
nous avons faites de tous les textes de notre corpus, nous avons rencontré diverses
tentatives de réconcilier une expérience au présent avec une réalité antérieure qui existe
Nous avons choisi d’analyser trois écrivains en particulier car ceux-ci offrent dans
leurs textes trois rapports à la faculté de la tradition, résultant de trois rapports distincts
avec le pays d'accueil et le pays de naissance. De plus, nous nous sommes limités à
l'analyse des textes appartenant au genre romanesque car celui-ci est susceptible d'offrir
un récit formulé d'une façon particulière qui peut s'opposer au récit du discours historique.
Pourtant, il serait sans doute révélateur de poursuivre ces recherches en regardant l'usage
de la tradition dans le travail d'autres écrivains qui abordent des questions liées à
l’identité et à l’héritage culturel. Nous avons abordé les enjeux de l’altérité d’un point de
ne se trouvent pas exclusivement dans des textes qui représentent l’expérience du sujet
migrant. Une étude portant sur l'évolution du discours traditionnel par des auteurs qui
395
complémentaire sur la formulation de l’identité dans la situation pluraliste. Plusieurs
textes de la littérature québécoise contemporaine oscillent entre une révérence pour les
images et les thèmes qui occupent une position privilégiée dans l’imaginaire populaire et
Par exemple, nous pouvons nous demander quel nouveau rapport à la tradition se
manifeste dans les romans du « néo-terroir » écrits par des écrivains d’origine québécoise
qui ont recours à des thèmes et à des images régionalistes. Des auteurs comme Samuel
Archibald, Raymond Bock et William Messier déploient une esthétique liée à une
dont l’intrigue se déroule dans le contexte contemporain mais qui reprennent un grand
nombre de thèmes et d’images qui étaient présents dans des romans du terroir du début
du XXe siècle.79 Faire une étude des références à la modalité traditionnelle dans les
Dans les romans du néo-terroir, nous rencontrons des figures qui évoquent les
forestiers, les coureurs des bois et d’autres figures répandues dans le folklore canadien-
français du XIXe siècle. La tradition qui est représentée est mise en contact direct avec la
urbaine. L’effet créé est celui d’un passé qui est ressuscité dans le présent mais qui
fonctionne souvent comme le rappel d’un héritage dont on ne saisit pas la véritable
79
Sur son blogue, Benoit Melançon énumère les caractéristiques communes dans les œuvres de ces jeunes
écrivains : nommément l’importance de la forêt comme symbole, un refus de l’idéalisation et un lien clair
avec la langue orale. Il souligne aussi que ces textes contiennent des passages proches de la littérature
fantastique, tout en retenant un style réaliste.
396
signification. Nous pouvons dire qu’au niveau stylistique, l’univers que ces auteurs
créent est représenté à partir d’une esthétique qui annonce toujours un certain
mi-chemin entre l’espace urbain et l’espace rural occupe la position centrale. Le thème
de la vie agricole qui a auparavant caractérisé les romans du terroir est transformé en
redessiner d’une certaine manière les cartes que nous utilisons pour voyager dans le passé.
Les écrivains de ces textes utilisent souvent les dispositifs du voyage et de la géographie
pour décrire un espace qui est composé des temporalités qui se chevauchent. Voilà
sur un jeune chercheur qui découvre un objet dans les affaires de son arrière-grand-père
fondation du pays, il lui est permis d’observer les évènements sans les changer. Mais
l’objet magique lui donne la capacité de voir le passé sans médiation, ce qui est, comme
nous le savons, une impossibilité. Contrairement à nous, le personnage principal n’a pas
besoin de lire le passé de seconde main. Il lui est accordé le droit d’avoir une expérience
du passé qui n’a pas recours à la faculté de la tradition parce que pour la figure du
voyageur temporel, le passé n’est pas seulement exprimé par le biais d’une mémoire
collective. Le thème du voyage opère comme métaphore pour les rapports que nous
Tandis que les auteurs des romans du néo-terroir tentent de manier le style d’un
certain genre littéraire, d’autres romanciers traitent des rapports entre la figure de
397
l’héritier et le réseau culturel. Les dispositifs concernant la filiation et l’héritage font
contexte pluraliste au Québec, nous pouvons nous interroger sur la tension entre la
volonté de prolonger une identité stable et le besoin ressenti par chaque génération de
briser cet héritage pour établir de nouveaux points de départ. À partir des années 1990,
nous trouvons plusieurs romans dont l’intrigue principale coïncide avec l’intérêt de la
critique pour la figure de l’héritier. Par exemple, il serait possible d’explorer les
des institutions sociales. Dans des romans comme Hadassa (2006) de Myriam Beaudoin,
et Parents et amis sont invités à y assister (2006) d’Hervé Bouchard, les jeunes
représentés composent leur identité à partir de diverses influences : celles de leurs parents,
des enseignants et d’autres figures adultes. Dans les romans que nous avons abordés
dans cette thèse, une distance se manifestait entre la culture du pays d’accueil et la culture
du pays natal. Ces textes qui mettent spécifiquement en scène des figures de jeunes
montrent par contre que cette distance existe à l’intérieur des tensions qui sévissent entre
80
Martine-Emmanuelle Lapointe a écrit plusieurs articles sur les enjeux de la filiation et de l’héritage sur
des textes québécois contemporains. Nous pensons en particulier au dossier d’Études françaises (vol. 45,
numéro 3) « Figures de l’héritier dans le roman contemporain », qui est sorti en 2009 et a été dirigé par
Lapointe et Laurent Demanze.
398
Dans la fiction que nous avons décrite ci-dessus, les auteurs mettent en valeur le
rôle que jouent des récits et des figures provenant de la mémoire collective sur la
comprendre les rapports entre le passé et le réseau social que nous construisons au
présent. Les récits et les pratiques appartenant au domaine folklorique ne révèlent qu’un
aspect limité de nos rapports à notre passé et à nos concitoyens. Les folkloristes visent à
que membres d’une collectivité. Nous avons essayé de montrer que le folklore représente
le lieu où les intérêts des sociologues, des anthropologues et des historiens se révèlent
dans la production artistique effectuée par les membres d’une communauté et dans les
gestes stylisés de la vie quotidienne. Dans les propos de Carl Lindahl « […] it is only
folklore that can fill the blanks where the written word breaks off, only folklore that can
so closely measure a culture’s concerns, only folklore that depicts faithfully a group’s
selfview, a selfview that will strongly influence the history which the next generation
En faisant ce travail, nous avions pour mission d'utiliser l'optique folklorique pour
voir plus clairement comment les textes des écrivains migrants révèlent une
désormais que la mémoire se réinvente en vue de cette rupture qui sépare des individus
de leurs origines. La tradition devient quelque chose de mouvant qui subit plusieurs
parlons des traditions en fonction de la réalité plurielle nous ne sommes plus capables de
voir le folklore comme étayant une vision singulière de l’identité. C'est en examinant le
399
fonctionnement de la tradition lorsque les gens éprouvent un manque d’appartenance que
lesquelles nous fondons une mémoire réelle, mais plutôt que différents groupes
400
BIBLIOGRAPHIE
Corpus principal
Laferrière, Dany. Cette grenade dans la main du jeune nègre est-elle une arme ou un
fruit? 1993. Montréal : VLB Éditeur, 2002.
-----. Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer. Montréal : VLB éditeur,
1985.
Robin, Régine. L’immense fatigue des pierres. Montréal : XYZ éditeur, 1996.
Corpus secondaire
Aquin, Hubert. Prochain épisode. 1965. Ed. Jacques Allard. Montréal : Bibliothèque
québécoise, 1995.
Blais, Marie-Claire. Une saison dans la vie d’Emmanuel. 1965. Montréal : Fides, 1994.
401
Bock, Raymond. Atavismes : histoires. Montréal : Le Quartanier, 2011.
Bouchard, Hervé. Parents et amis sont invités à y assister : Drame en quatre tableaux
De Gaspé, Philippe Aubert. Les Anciens Canadiens. 1864. Montréal : Fides, 1963.
Allard, Jacques. Présentation. Prochain épisode. 1965. Ed. Jacques Allard. Montréal :
Bibliothèque québécoise, 1995. XV-LXVII.
402
-----. « La fatigue culturelle du Canada français. » 1962. Blocs erratiques : Textes
(1948-1977) rassemblés et présentés par René Lapierre. Montréal : Quinze, 1977.
73-118.
-----. « Profession: écrivain. » 1963. Point de Fuite, Tome IV, vol 1. Montréal :
Bibliothèque québécoise, 1995. 45-60.
Bastien, Pascal. « La culture juridique de Philippe Aubert de Gaspé : les enjeux d’un
métissage culturel. » Philippe Aubert de Gaspé mémorialiste. Dir. Marc André
Bernier et Claude La Charité. Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2009.
123-137.
403
Openness to the Other. » Québec State and Society : Third Edition. Éd. Alain G.
Gagnon. Toronto : University of Toronto Press, 2004. 17-32.
Beaudry, Jacques. Hubert Aquin : la course contre la vie. Montréal : Hurtubise HMH,
2006.
404
Boivin, Aurélien. Le conte fantastique québécois au XIXe siècle. Montréal : Fides, 1987.
Bouchard, Gérard. Genèse des nations et cultures du nouveau monde : Essai d’histoire
comparée. Montréal : Boréal, 2000.
405
-----. La transculture et Viceversa. Montréal : Triptyque, 2010.
Cancalon, Elaine D. « Une saison dans la vie d’Emmanuel : le discours du conte. » Voix
et Images 15.1 (1989) : 102-110.
Cardinal, Jacques. La paix des braves : Une lecture politique des Anciens Canadiens de
Philippe Aubert de Gaspé. Montréal : XYZ, 2005.
406
Historian 31.1 (2009) : 15-34.
Dodd, Patrick Lavarte. The Negro Myth : Ideology of Race, Sexuality and Immobility in
Dany Laferrière. Thèse. University of Michigan. 2007. Michigan : UMI. 2007.
3253263.
Dubois, Christian et Christian Homel. « Vers une définition du texte migrant : l’exemple
de Ying Chen. » Tangence 59 (1999) : 38-48.
Fabi, Thérèse. Le monde perturbé des jeunes dans l’œuvre de Marie-Claire Blais : sa
vie, son œuvre, la critique. Montréal : Éditions Agences d’arc, 1973.
407
Faivre-Duboz, Brigitte et Karim Larose. « Stylisation de la culture chez Fernand Dumont
et Réjean Ducharme. » Voix et Images 27.1 (2001) : 59-73.
-----. « Vers une réconciliation des jeux. » Modern Language Studies 6.2 (1976) : 7-12.
Garcia-Mendez, Javier. « Les romanciers du XIXe siècle face à leurs romans : Notes
pour la reconstitution d’une argumentation. » Voix et Images 8. 2 (1983) : 331-343.
408
Tangence 59 (1999) : 87-111.
Handler, Richard. Nationalism and the Politics of Culture in Quebec. Wisconsin : The
University of Wisconsin Press, 1988.
Harel, Simon. Les passages obligés de l’écriture migrante. Montréal : XYZ éditeur,
2005.
-----. « Une littérature des communautés culturelles made in Québec. » Globe 5.2
(2002) : 57-77.
Hosch, Reinhart. « Jacques Ferron ou la présence réelle : remarques sur la foi d’un
mécréant/ “mécréant”. » Études littéraires 23.3 (1991) : 31-55.
409
Huot, Marie-Claire. « Un itinéraire d'affiliations : l'écrivaine francophone Ying Chen. »
Culture française d'Amérique (2002) : 71-89.
Issenhuth, Jean Pierre. Préface. Jean Rivard, le défricheur, suivi de, Jean Rivard,
économiste. Antoine Gérin-Lajoie. 1863. St. Laurent, Québec : Bibliothèque
québécoise, 1993. 7-12.
Kertzer, J.M. « Une Saison dans la vie d’Emmanuel : A Season in Hell » Studies
in Canadian Literature 2.2 (1977) : 278-288.
410
Lambert, Vincent. « Le mythe de l’ainé tragique. » Transmission et héritages de la
littérature québécoise. Éd. Karine Cellard et Martine-Emmanuelle Lapointe.
Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2012. 143-172.
Lamonde, Yvan. Histoire sociale des idées au Québec : 1760-1896. Québec : Éditions
Fides, 2000.
Le Moine, Roger. « Les Anciens Canadiens ou Quand se fondent l'oral et l'écrit. » Les
Cahiers des Dix 47 (1992) : 193-214.
411
-----. Passer à l’avenir : Histoire, mémoire, identité dans le Québec
d’aujourd’hui. Montréal : Boréal, 2000.
L’Hérault, Pierre. Par la porte d’en arrière. L’Outremont, Québec : Lanctôt, 1997.
Major, André. « Jacques Ferron ou la recherche du pays » Liberté 5.2 (1963) : 95-97.
Major, Robert. « D’un ours bien léché…Bestiaire et idéologie dans Jean Rivard » Voix
et Images 11.1 (1985) : 76-95.
------. Jean Rivard ou l’art de réussir : idéologies et utopies dans l’œuvre d’Antoine
Gérin-Lajoie. Saint-Foy, Québec : Presses de l’Université Laval, 1991.
Marcel, Jean. Jacques Ferron malgré lui. Montréal : Édition du Jour, 1970.
------. « Jacques Ferron, côté village. » Études françaises 12.3-4 (1976) : 217-236.
412
blogue. L’Oreille tendue. 19 mai. 2012. Web. 16 décembre. 2015.
Mélançon, Robert. « Géographie du pays incertain. » Études françaises 12. 3-4 (1976) :
267-292.
Mercier, Andrée. L’incertitude narrative dans quatre contes de Jacques Ferron : étude
sémiotique. Québec : Éditions Nota bene, 1998.
Miraglia, Anne Marie. « Le retour à la terre et l'absence du père dans Pays sans chapeau
et L'énigme du retour de Dany Laferrière. » Voix et Images 36.2 (2011) : 81-92.
Munro, Martin. « Master of the New : Tradition and Intertextuality in Dany Laferrière’s
Pays sans chapeau. » Small Axe 18 (2005) : 176-188.
Nepveu, Pierre. « A (Hi)story That Refuses the Telling : Poetry and the Novel in
Contemporary Québécois Literature. » Yale French Studies 65 (1983) : 90-
105.
-----. Intérieurs du nouveau monde. Montréal : Boréal, Collection papiers collés, 1998.
413
Olscamp, Marcel. « Jacques Ferron en Gaspésie : de quelques paradoxes » L’autre
Ferron. Ed. Ginette Michaud. Québec : Fides – Cétuq, 1995. 15-46.
Purdy, Anthony. A Certain Difficulty of Being : Essays on the Quebec Novel. Montréal :
McGill-Queen’s University Press, 1990.
Purdy, Anthony. Introduction. Writing Quebec : Selected Essays. Hubert Aquin. Trad.
Paul Gibson. Edmonton : University of Alberta Press, 1988. VII – XXIV.
414
Redouane, Najib. « Écrivains haïtiens au Québec. Une écriture du dépassement
identitaire. » Globe 6.1 (2003) : 43-64.
-----. Nous autres, les autres : difficile pluralisme. Montréal : Boréal, 2011.
-----. « Une passé dont l’expérience s’est retirée. » Ethnologie française 37 (2007) : 395-
400.
-----. « Récit de vie, discours social et parole vraie. » Vingtième siècle. Revue d’histoire
10 (1986) : 103-109.
-----. « Vous! Vous êtes quoi vous au juste? Méditations autobiographiques autour de la
judéité. » Études françaises 37.3 (2001) : 111-125.
Saint-Martin, Lori. « Une oppression peut en cacher une autre. Antiracisme et sexisme
dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière. »
Voix et Images 36.2 (2011) : 53-67.
415
Savard, Félix-Antoine. Menaud, maitre-draveur. Québec : Librarie Garneau, 1937.
Silvester, Rosalind. « Ying Chen and the “Non-Lieu”. » The Modern Language Review
106.2 (2011) : 407-422.
416
------. « The Role of Memory in two “fictions de l'identitaire” : Sergio Kokis’ Le
Pavillon des miroirs and Jean-François Chassay’s Les Ponts. » Canadian Literature
Studies 24.2 (1999) : 141-150.
Walker, Keith. « Immigritude : Emile Ollivier and Gérard Etienne. » Textualizing the
Immigrant Experience in Contemporary Quebec. Éds. Susan Ireland et Patrice J.
Proulx. Westport : Praeger, 2004. 173-186.
Abrahams, Roger D. « After New Perspectives : Folklore Study in the Late Twentieth
Centure. » Western Folklore 52.2-4 (1993) : 379-400.
-----. « Folklore and Literature as Performance. » Journal of the Folklore Institute 9.2-3
(1972) : 75-94.
Anolik, Ruth Bienstock. « Appropriating the Golem, Possessing the Dybbuk : Female
Retellings of Jewish Tales. » Modern Language Studies 31.2 (2001) : 39-55.
417
traditions populaires 1.1 (Janvier – février 1949) : 33-38.
-----. « Folklore, Verbal Art, and Culture. » The Journal of American Folklore. 86.342
(1973) : 374-381.
-----. « Four Functions of Folklore. » The Journal of American Folklore 67.266 (1954) :
333-349.
Ben-Amos, Dan. « The Name is the Thing. » The Journal of American Folklore 111.441
(1998) : 257-280.
Berner, Virginia Gutiérrez. « Mystical Laws : Borges and the Kabbalah. » The New
Centennial Review 9.3 (2009) : 137-164.
418
Biale, David. Gershom Scholem : Kabbalah and Counter-history. Cambridge : Harvard
University Press, 1979.
Birdwhistell, Anne D. « Cultural Patterns and the Way of Mother and Son : An Early
Qing Case. » Philosophy East and West 42.3 (1992) : 503-516.
Blake, C. Fred. « Death and Abuse in Marriage Laments : The Curse of Chinese
Brides. » Asian Folklore Studies 37.1 (1978) : 13-33.
Brindley, Erica. « “Why Use an Ox-Cleaver to Carve a Chicken?” The Sociology of the
Junzi Ideal in the Lunyu » Philosophy East and West 59.1 (2009) : 47-70.
-----. « Practice Theory in Folklore and Folklife Studies. » Folklore 123.1 (2012) : 23-47.
Carlitz, Katherine. « The Social Uses of Female Virtue in Late Ming Editions Lienu
Zhuan. » Late Imperial China 12.2 (1991) : 117-148.
Chun, Allen. « The Practice of Tradition in the Writing of Custom, or Chinese Marriage
from Li to Su. » Late Imperial China 13.2 (1992) : 82-122.
Clements, William M. « Personal Narrative, the Interview Context, and the Question of
Tradition. » Western Folklore 39.2 (1980) : 106-112.
419
Coe, Cati. « The Education of the Folk : Peasant Schools and Folklore Scholarship »
The Journal of American Folklore 113.447 (2000) : 20-43.
Croll, Elizabeth. « A Recent Movement to Redefine the Role and Status of Women. »
The China Quarterly 71 (1977) : 591-597.
-----. « The Approach of Worldview in Folk Narrative Study. » Western Folklore 53.3
(1994) : 243-252.
-----. « Folk Narrative. » Folklore and Folklife : An Introduction. Dir. Richard Dorson.
Chicago : University of Chicago Press, 1972. 53 – 84.
-----. « Oral Tradition and Written History : The Case for the United States. » Journal of
the Folklore Institute 1.3 (1964) : 220-234.
------. « Theories of Myth and the Folklorist » Daedalus. 88. 2 (1959) : 280-290
420
Des Rosiers, Joël. Entretien. Passeurs culturels. Une littérature en mutation. Éd.
Suzanne Giguère. Sainte Foy, Québec : Éditions de l’IQRC, 2001. 95-121.
Dundes, Alan. Essays in Folklore Theory and Method. Madras : Cre-A, 1990.
-----. « Folk Ideas as Units of Worldview. » The Journal of American Folklore 84.331
(1971) : 93-103.
-----. « Metafolklore and Oral Literary Criticism. » The Monist 50.4 (1966) : 505-516.
Fleurant, Gerdès. « Vodun, Music, and Society in Haiti : Affirmation and Identity. »
Haitian Voudou : Spirit, Myth, and Reality. Éds. Patrick Bellegarde-Smith et
Claudine Michel. Bloomington : Indiana University Press, 2006. 45-57.
421
discours de folkloristes québécois (1916-1980). Québec : Presses de
L’Université Laval, 2006.
422
Judd, Ellen R. « Niangjia : Chinese Women and Their Natal Families. » The
Journal of Asian Studies 48.3 (1989) : 525-544.
Jie, Tao. Introduction. Holding Up Half the Sky : Chinese Women Past, Present,
and Future. Éds. Tao Jie, Zheng Bijun et Shirley L. Mow. New York :
The Feminist Press at The City University of New York, 2004. xxi-xxxvi.
Koven, Mikel J. « “Have I Got a Monster for You!” : Some Thoughts on the
Golem, “The X-Files” and the Jewish Horror Movie. » Folklore 111.2
(2000) : 217-230.
423
Lacourcière, Luc. Préface. Forestiers et voyageurs. Taché, Joseph-Charles. Montréal :
Fides, 1946. 7-11.
-----. « Le triple destin de Marie-Josephte Corriveau (1733-1763). » Les Cahiers des Dix
33 (1968) : 213-242.
Lang, Andrew. Custom and Myth. Londres : Longman’s, Green and Co, 1884.
Lindahl, Carl. « “It’s Only Folklore…” : Folklore and the Historian. » Louisiana
History 26 (1985) : 141-154.
McAlister, Elizabeth. « Slaves, Cannibals, and Infected Hyper-Whites : The Race and
Religion of Zombies. » Division II Faculty Publications 115 (2012) : 457 – 486.
424
Michel, Claudine. « Of Worlds Seen and Unseen : The Educational Character of
Haitian Vodou. » Haitian Voudou : Spirit, Myth, and Reality. Éds. Patrick
Bellegarde-Smith et Claudine Michel. Bloomington : Indiana University
Press, 2006. 32-45.
Miller, Alan L. « The Woman Who Married a Horse : Five Ways of Looking at
A Chinese Folktale. » Asian Folklore Studies 54.2 (1995) : 275-305.
Miner, Horace. St. Denis, a French Canadian Parish. Chicago : The University
of Chicago Press, 1939.
Munro, Martin. « Can’t Stand Up for Falling Down : Haiti, Its Revolutions, and
Twentieth Century Negritudes. » Research in African Literatures 35.2
(2004) : 1-17.
Olberding, Amy. « I Know Not “Seems” : Grief for Parents in the Analects. »
425
Mortality in Traditional Chinese Thought. Éds. Amy Olberding et Philip
J. Ivanhoe. New York : State University of New York Press, 2011. 153-175.
Oring, Elliott. « The Arts, Artifacts, and Artifices of Identity. » The Journal of
American Folklore 107.424 (1994) : 211-233.
Parry, Milman. The Making of Homeric Verse : The Collected Papers of Milman Parry.
Ed. Adam Parry. Oxford : Oxford University Press, 1971.
426
Folklore and Literature. » The Journal of American Folklore 100.398 (1987) :
412-425.
-----. « Folk and Folklore. » The Journal of American Folklore 63.248 (1950) : 192-198.
Rubin, Adam. « Hebrew Folklore and the Problem of Exile. » Modern Judaism
25.1 (2005) : 62-83.
Scholem, Gershom. On the Kabbalah and its Symbolism. Tr. Ralph Manheim.
Londres : Routledge and K. Paul, 1965.
Seeger, Charles. « The Folkness of the Non-Folk Vs The Non-Folkness of the Folk. »
Folklore and Society : Essays in Honor of Benjamin A. Botkin. Éd. Bruce Jackson.
Hatboro, Pennsylvanie : Folklore Associates Inc, 1966. 1-10.
427
Sekert, Ellen. « Cents and Nonsense in the Urban Folksong Movement : 1930-
1966. » Folklore and Society : Essays in Honor of Benjamin A. Botkin.
Éd. Bruce Jackson. Hatboro, Pennsylvanie : Folklore Associates Inc,
1966. 153- 168.
Smith, D. Howard. « Chinese Concepts of the Soul. » Numen 5.3 (1958) : 165-
179.
Toelken, Barre. « The End of Folklore. The 1998 Archer Taylor Memorial
Lecture. » Western Folklore 57.2-3 (1998) : 81-101.
Van Gennep, Arnold. The Rites of Passage. 1909. Londres : Routledge and Kegan Paul,
1960.
428
Watson, Rubie S. « The Named and the Nameless : Gender and Person in
Chinese Society. » The American Ethnologist 13.4 (1986) : 619-631.
Théorie générale
Agamben, Giorgio. Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin Homo Sacer III. Tr.
Pierre Alferi. Paris : Éditions Payot et Rivages, 2003.
Angenot, Marc. Ce que l’on dit des Juifs en 1889 : Antisémitisme et discours social.
Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 1989.
Arendt, Hannah. The Human Condition. 2nd Edition. 1958. Chicago : University of
Chicago Press, 1998.
-----. « The Jew as Pariah : A Hidden Tradition. » Jewish Social Studies 6.2 (1944) : 99-
122.
-----. Esthétique et théorie du roman. Tr. Daria Olivier. Paris : Gallimard, 1975.
429
-----. Problems of Dostoevsky’s Poetics. Tr. Caryl Emerson. Minneapolis : University
of Minnesota Press, 1984.
-----. « Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov. » 1936. Œuvres III.
Paris : Gallimard, 2000. 114 – 151.
-----. Paris : capitale du XIXe siècle : le livre des passages. 1939. Paris : Les Éditions
du Cerf, 2000.
-----. « Sur le langage en général et sur le langage humain. » 1916. Tr. Maurice de
Gandillac. Œuvres I. Paris : Gallimard, 2000. 142-165.
Bhabha, Homi K. The Location of Culture. Londres ; New York : Routledge, 1994.
Césaire, Aimé. Cahier d’un retour au pays natal. Paris : Présence Africaine, 1956.
430
Glissant, Edouard. Traité du tout-monde. Paris : Gallimard, 1997.
Nora, Pierre, Ed. Les lieux de mémoire. 3 vols. Paris : Gallimard, 1984-1992.
Spivak, Gayatri. « Can the Subaltern Speak? » The Norton Anthology of Theory
and Criticism. Ed. Vincent B. Leitch. New York : W.W. Norton and
Company, 2001. 2197-2208.
White, Hayden V. The Content of the Form : Narrative Discourse and Historical
Representation. Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1987.
431