Art. Alexis Nouss PDF
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Nouss, Alexis
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Tous droits réservés © TTR : traduction, terminologie, d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous
rédaction, 2001 pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-
dutilisation/]
9
Les articles ici rassemblés1 reprennent la configuration de la
méthodologie bermanienne en ses diverses dimensions. La réflexion
éthique (Sherry Simon, Jean-Marc Gouanvic, Barbara Godard), à
laquelle son nom est souvent associé, est étayée par l’interrogation
philosophique (Marc Nichanian, Alexis Nouss) et prolongée par un
questionnement politique (Paul Bandia). Le lien de la théorie à la
pratique, qui dissout de fait la distinction catégorielle, guide les études
relevant de la « critique des traductions » (Gillian Lane-Mercier, Marc
Charron). La notion de « tradition-de-la-traduction » prouve sa
pertinence d’une application à une aire géographique et culturelle
précise (Georges Bastin).
Alexis Nouss
Université de Montréal
1
Leurs auteurs ont été réunis une première fois lors d’un colloque international
tenu en mai 2000 à l’Université de Montréal dans le cadre du 68e Congrès de
l’ACFAS, « Antoine Berman et la traductologie contemporaine ». Qu’ils soient
ici remerciés de contribuer au présent numéro en proposant des versions
augmentées et remaniées du texte de leurs communications.
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Document généré le 31 mars 2017 02:54
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Barbara Godard
49
la traductibilité dans l’élaboration d’une théorie de polysystème; ou
comme Translation Studies de Susan Bassnett et The Manipulation of
Literature de Theo Hermans, textes programmatiques dans l’élaboration
d’une école anglo-américaine de la traduction sur le modèle des
« Cultural Studies » centré sur les écarts idéologiques entre cultures; ou
encore comme Difference in Translation, sous la direction de Joseph
Graham, connu pour le texte de Derrida « les Tours de Babel »
approchant la traduction comme promesse ou performativité, comme
pensée de la différence, de la contradiction, de l’inachevé — tous signes
annonciateurs d’une « interdiscipline » émergente (Berman, 1984,
p. 291)1. L’Épreuve de l’étranger de Berman m’a fortement marquée et
je m’y suis replongée à maintes reprises depuis.2 Mais d’une manière
très partielle et même pour m’en éloigner complètement, me
reconnaissant surtout « une particulière affinité avec les ouvrages
[consacrés à la problématique de la traduction et de la littérature] de
Mikhail Bakhtin » (1984, p. 42).
1
Dorénavant, pour les ouvrages de Berman, nous indiquerons seulement
l’année et la page.
2
J’ai commençé à lire dans le domaine en me préparant à une réunion du jury
du Prix du Gouverneur-Général (alors le prix du Conseil des arts) en traduction.
Je m’étais trouvée, l’année précédente, muette devant un membre du jury qui
prétendait que l’excellence d’une traduction se trouvait dans l’emplacement des
virgules dans la version anglaise, c’est-à-dire dans la manière dont la traduction
s’approchait des normes syntaxiques de la langue cible — une traduction lisible.
J’avais compris tout de suite que nous avions des conceptions différentes de ce
qu’était l’acte du traduire, mais je ne savais pas comment articuler ma position
théorique. Je me suis alors tournée vers la production critique pour m’aider à
articuler ma position. Dans l’Épreuve de l’étranger j’ai trouvé une réponse à ma
question : l’autre membre du jury avait adopté « une théorie de la traduction
ethnocentrique » (1984, p. 17) qui visait l’intégration du texte à traduire dans le
champ canadien-anglais par une stratégie d’élimination de toutes traces de
manipulation par le/la traducteur/rice, par l’éclipse de son travail et ainsi de la
provenance étrangère du texte traduit.
50
de « transtextualité » (1984, p. 294), la traduction est à la
fois « transcréation » (1984, p. 286) ou « transposition créatrice »
(1984, p. 303) et réflexivité « critique » (1984, p. 20). En tant que
transfert de discursivité et conceptualité, la traduction inaugure un
nouveau mode d’expression et produit de nouveaux concepts. Dans la
mesure où « le mouvement de la traduction rencontre, affronte et
révèle » la systématicité propre à un texte à traduire et, étant « [auto-
]réflexive » (1984, p. 301), le mouvement même de l’opération
interlinguistique et interculturelle, la traduction est « une forme sui
generis de critique » manifestant des structures cachées (1984, p. 20).
Traduire est indissociable du travail de la pensée, de l’effort que l’on
fait pour comprendre. La compréhension n’est pas immédiate mais doit
sans cesse être expérimentée dans son activité même, dans un va-et-
vient entre la pratique et la théorie. C’est à partir de sa nature même
d’expérience que devrait se faire la réflexion sur la traduction afin de
satisfaire aux exigences de la traductologie qui vise à combattre
l’occultation de « l’étrangeté » dans la langue, affirmée à la fois par
« théoriciens abstraits et praticiens empiriques » (1984, p. 300). La
traduction est « impensable sans réflexivité », c’est-à-dire sans une
« lecture interprétative des textes » et l’élaboration d’un système
raisonné de choix. Mais cette réflexivité apparente la traduction plutôt à
« une science », à un savoir, qu’à un art (1984, p. 301). En faisant
« pivoter l’œuvre » pour nous apprendre quelque chose de nouveau sur
l’œuvre, sur le rapport de celle-ci à sa langue tout comme à la culture et
la société, la traduction effectue aussi une « analytique » (1984, p. 20).
Par le biais de ce nouvel éclairage de l’œuvre potentielle, l’opération
traduisante devient « une création qui permet à l’œuvre d’atteindre sa
plénitude » (1984, p. 294). Car, loin d’être « la simple dérivation d’un
original supposé absolu », la traduction est déjà présente dans l’œuvre
qui est alors un véritable « tissu de traductions » (1984, p. 293) ou
réseau intertextuel hétéroglossique. Recelant le paradoxe de
« possibilité et injonction » et, ainsi, l’incertitude et la temporalité du
sens, la traduction ne joue pas un rôle de simple transmission du savoir
mais, au contraire, « constitue l’œuvre comme œuvre [menant] à une
nouvelle définition de sa structure » (1984, p. 294). Ainsi, l’acte de
traduire n’implique aucune nostalgie : la tâche de la traduction est la
« potentialisation » (1984, p. 283), l’enrichissement de la langue et
l’élargissement des réseaux culturels complexes. Le mouvement
particulier à la traduction est alors « un devenir » (1984, p. 76).
Je n’ai retenu ni l’histoire de la philosophie allemande de
l’époque romantique à travers laquelle Berman abordait la
51
problématique de la création du savoir en montrant comment « la tâche
de la pensée est devenue une tâche de traduction » (1984, p. 281), ni son
« projet d’une critique ‘productive’ » (1984, p. 33) où, à partir de
l’herméneutique moderne, il analysait « l’horizon traductif » des
traducteurs en vue d’une analyse critique des traductions françaises de
John Donne (1995, p. 16), ni son ébauche d’une « traductologie »
comme « réflexion de la traduction sur elle-même à partir de sa nature
d’expérience » (1985, p. 39), mais la dimension utopique du manifeste
de Berman m’a fortement marquée, là où il en appelle à rien de moins
qu’une « révolution copernicienne » effectuée par la traductologie dans
le champ du savoir (1984, p. 301). À partir d’une telle réflexion sur
l’expérience, Berman préconise que la traduction devienne « le
modèle » de tout processus « interlinguistique, interculturel,
interlittéraire [et] interdisciplinaire » (1984, p. 291). « L’horizon de la
traduction » ne se limite pas à la linguistique, ni à la poétique, mais,
vaste, il englobe une multiplicité de domaines, et au premier chef,
l’interculturel. Là, entre la science et l’histoire, la traduction-critique
met la philosophie spéculative à l’épreuve des limites d’une
« déformation linguistique » avant de pouvoir constituer « un horizon
catégoriel rigoureux » (1984, p. 301).
52
causée par la finitude. La pensée se manifeste dans un élargissement des
concepts au cours d’une recherche pour la perfection infinie de
l’intuition pure. Ce processus reste fidèle « au mouvement classique de
l’ascension érotique » vers le savoir que Kant a hérité de la tradition
platonicienne et idéaliste (Kerzberg, 1997, p. 252). Mais là où la
révolution scientifique cherchait à libérer les sciences de leur statut
inférieur en lisant des signes mathématiques dans l’univers, Kant a
renversé la révolution effectuée par la raison en postulant comme la
réalisation la plus haute de la philosophie spéculative la moralité (Kant,
1996, A 831/B 859) et non les mathématiques et leurs synthèses
arbitraires (Kerzberg, 1997, p. 36). Bien qu’il prétende reformuler la
problématique du « sujet fini » de Kant et son interdiction au champ du
sensible3, Berman choisit des mots clefs pour définir les modalités
propres à la traductologie — critique, analytique et éthique —
manifestant une parenté avec la philosophie critique de Kant qui faisait
une distinction entre des jugements analytiques (explicatifs, dont la
vérité se trouve dans leur contenu conceptuel) et des jugements
synthétiques (extensifs, où les objets se conforment à ce que nous
accordons à l’expérience) (Kant, 1996, B 19). Ces jugements
synthétiques qui vont au-delà de l’expérience pour parler des choses en-
soi ne peuvent se justifier que moralement (Kant, 1996, p. 59).
Nietzsche attaquait l’épistémologie de Kant pour ce virage éthique,
l’accusant de « tartufferie » pour les tours et détours par lesquels il nous
amène à l’impératif catégorique. Les jugements synthétiques a priori
sont, d’ailleurs, les plus faux, mais aussi les plus indispensables car il
s’agit plutôt d’une question de foi que de raison. Ces jugements
3
Berman décrit la révolution kantienne comme « une césure historique » qui
« introduit la critique au cœur de la philosophie, sous la forme d’une analytique
du sujet fini auquel toute transgression du champ du sensible est désormais
interdite, et tout philosopher naïf désormais impossible ». Bien qu’il veuille se
détacher du projet de penser « l’œuvre en tant que l’œuvre comme absolu de
l’existence », Berman rejoint quand même le champ spéculatif post-kantien qui
consiste « à déployer la problématique du sujet infini dans le médium de l’art »
par sa préoccupation de la traduction comme une modalité de l’ironie ou de la
défamiliarisation par laquelle le sujet se forme dans un rapport dynamique avec
l’autre sous l’exigence de pluralité (1984, pp. 112-115). Comme il l’écrit : la
traduction « [n]’arrache-t-elle pas l’œuvre étrangère à la finitude de son langage
natif et naturel? » (1984, p. 159). Il ne semble pas partager la vision
nietzschéenne selon laquelle Kant avait déjà effectué un mouvement d’(auto-)
déconstruction à la visée éthique mais il retrace, me semble-t-il, le même trajet.
53
dérivent moins d’une recherche de la vérité dans une visée du savoir
que de préjudices animés par une volonté de puissance (Nietzsche,
1987, pp. 32-34)4.
4
Nietzsche visait l’impératif catégorique de Kant directement quand il écrivait
dans La généalogie de la morale qu’en faisant de Dieu « le père du mal » il
avait répondu aux volontés de son « a priori » immoraliste et « anti-kantien »
(Nietzsche, 1991, p. 10). Kant avait formulé l’impératif ainsi : « Agis
uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps
qu’elle devienne une loi universelle » (Kant, 1971, p. 136).
54
superposées — dans le cas analysé, les cultures juive, française et
berbère en Algérie (Geertz, 1973, pp. 7-9). La traduction n’est pas une
affaire de manipulation de mots, ni de propositions, mais la mise en
rapport de cultures complexes produisant une transvalorisation
culturelle dont la reconnaissance de l’autre soutient ou déstabilise les
rapports au pouvoir.
55
problématique avec son sous-titre, Towards an ethics of difference. Il
précise dans son introduction : « I follow Berman [...] Good translation
is demystifying : it manifests in its own language the foreignness of the
foreign text » (Venuti, 1998, p. 11). Ce qu’il souligne, c’est l’immense
contribution d’Antoine Berman à repenser la traduction non plus
comme un acte d’assimilation mais comme une reconnaissance de la
différence interlinguistique et interculturelle. Il appuie la théorisation de
Berman en fournissant davantage d’exemples du travail de l’étrangeté
en traduction mais ainsi qu’en élaborant une analyse matérialiste de la
culture.
56
quelque chose », il fournit un produit qui effectue un changement (Pym,
1997, p. 95). Une telle vision facilite la reconnaissance d’une pluralité
de causes et non pas la dominance d’une binarité, « causa formalis ou
causa finalis », déterminée par la culture source ou cible (Pym, 1997, p.
85). Le traducteur est lié par de multiples ordres causaux à divers
éléments : « les choses, les consignes du client, les normes en vigueur
s’appliquant à la traduction, ses propres conditions de travail » (Pym,
1997, p. 97). En conclusion, Pym propose une série de cinq maximes
comme principes destinés à favoriser la coopération entre le traducteur
et son client. La plus importante — « [l]e traducteur est responsable
dans la mesure où il est professionnel » (Pym, 1997, p. 136) — découle
de la décision de traduire ou de ne pas traduire. Car, pour Pym, il faut
que « l’éthique soit capable de soutenir des décisions aussi complexes
et pratiques soient-elles » en concernant la vie professionnelle : « Qui
paie? Pour quel service? Et combien? » (Pym, 1997, p. 11).
57
Je ne poursuivrai pas la voie tracée par Pym vers une « éthique
appliquée », mais je voudrais me servir de ce différend pour aborder
l’éthique dans une visée dialogique. Car il n’y a pas une mais plusieurs
éthiques en jeu. Il y a, d’une part, l’opposition traditionnelle entre
téléologie et déontologie qui les sépare, entre l’étude du bien que nous
devons poursuivre dans nos actions et l’étude des actions
indépendamment des causes finales qui, même guidées par des
principes de justice, peuvent produire du mal. D’autre part, il y a la
distinction entre la réflexion philosophique traditionnelle sur la
moralemenée afin de déterminer le principe premier érigé en
d’« impératif catégorique » et l’application de ces principes dans des
cas concrets, trait fondamental de l’éthique appliquée prônée par Pym.
Surtout dans les pays anglo-saxons où domine le principe du libre choix
individuel, l’éthique appliquée ou l’éthique professionnelle prennent
aujourd’hui une place prépondérante (Auroux et Weil, 1991, p. 134).
Mais c’est surtout dans le contexte actuel des profondes transformations
des structures sociales et environnementales que l’éthique a introduit
quelque chose de radicalement nouveau dans l’histoire de la
philosophie. L’apparition de nouveaux rapports dans une société dont la
structure culturellement hétérogène ne correspond plus à une sphère
éthique réfléchie dans l’unité qui caractérisait l’esprit d’un peuple, selon
le schéma hégélien de Sittlichkeit, invite à une approche dialogique
plutôt qu’à une synthèse ou une relève dialectique. Tous ces
changements ont provoqué des débats éthiques où l’on cherche à
s’éloigner du déductionnisme à partir des théories monolithiques pour
poser des questions à partir des cas concrets qui eux mettent en question
les théories mêmes. Cette nouvelle métaéthique étudie le rapport entre
faits et valeurs, entre ce qui est donné et ce qui est créé dans une
relation différentielle.
58
l’universel. À un bout du spectre, l’éthique se confond avec la
métaphysique dans une recherche de la traduction « véridique » (1985,
p. 147) ou « réelle » (1995, p. 96), tandis qu’à l’autre bout elle devient
épistémologie, articulant une pensée dialogique pour penser le même en
relation avec l’autre afin de susciter « une éducation à l’étrangeté » et
accueillir l’Étranger sans le repousser ni se l’approprier (1985, p. 86).
Berman propose la traduction comme création et non comme
transmission, apte ainsi à fonctionner comme un modèle du savoir dans
la recherche d’une vérité plutôt qu’à fonder l’autorité d’une
communauté discursive interculturelle. Mais, me semble-t-il, elle se
tient plutôt du côté de Kant avec la moralité (Moralität) d’une
conscience connaissante du sujet plutôt que du côté de Hegel où la
reconnaissance de l’autre se fait sur le terrain de l’éthique (Sittlichkeit),
façonnant par la publicité (Offenlichkeit) les liens socio-culturels de la
société civile.
59
se penche sur la question : comment leurs paradigmes de mise en
rapport tracent-ils une carte de l’hétérogène? À quel point est-ce que
ces modèles accueillent l’Autre comme radicalement Autre dans toute
son hétérogénéité?
60
ordre » le mètre et la rime : « Il reste la force, l’éclat, une violence
même... C’est plus anglais que l’anglais, plus grec que le grec, plus latin
que le latin […] » (1985, p. 45). C’est la lettre, d’ailleurs, qui freine la
tentation « d’échafauder une théorie générale de la traduction », avec
tout ce que cela comporte d’une idée de la « totalité du champ de la
traduction » (1985, p. 41). D’autre part, c’est la reconnaissance de la
lettre comme « une lettre définissant [...] le statut de la traduction » qui
empêche la traduction de glisser vers la traductique comme simple
technologie de communication sans la réflexivité d’une science critique
(1985, p. 41). D’après Derrida, cette reconnaissance de la lettre dans la
traduction dite juridique serait essentielle pour « récuse[r] toute
totalisation » tout en « médit[ant] sur la totalité des ‘formes’ existantes
de la traduction » (1985, p. 41). La traduction de la lettre porte une
attention « au jeu des signifiants » (1985, p. 36) qui reproduit et
« révèle » ainsi la logique présidant à l’organisation de la facticité du
texte à traduire. Cette « littéralité » opère au point où les systèmes de la
langue et du texte s’unissent (1985, p. 149). D’ailleurs, la traduction
découvre à quel point « lettre et sens sont à la fois dissociables et
indissociables » (1985, p. 59). Déployant la richesse de sa sonorité et
toute sa corporéité pour transmettre « le sentiment charnel de l’œuvre
étrangère », la traduction de la lettre démontre et, simultanément, réfute
le platonisme (1985, p. 90). Il n’y a pas de sens supra-linguistique qui
passe librement d’une langue à une autre. Berman reformule ce
paradoxe de la traduction d’après Derrida : bien qu’« un corps verbal »
ne se laisse pas traduire, c’est cela même que la traduction devrait
laisser tomber (Derrida, 1967b, p. 312, cité par Berman, 1985, p. 59).
« Quand elle restitue un corps », continue Derrida, « elle est poésie ».
61
édifier « des théories où tout type de ‘change’ est interprété comme une
traduction » dans le domaine de « l’expérience humaine en général »
ainsi que dans les domaines esthétiques et scientifiques (1984, p. 292).
Pourtant, ce débordement épistémologique est inévitable, car « la
traduction, c’est toujours bien plus que la traduction » (1984, p. 292).
Dans la translatio studii, par exemple, le transfert des concepts produit
de nouveaux concepts qui modifient tout l’appareil langagier et
conceptuel des cultures, à l’échelle mondiale aujourd’hui tout comme
au Moyen Âge avec la migration du savoir de la Grèce à Rome et
ensuite à l’Europe entière (1997, p. 196). Pour éviter le dépassement du
sens vers une traduction totalisante, où une langue se dissout dans
l’autre en une traduisibilité universelle (comme ce fut le cas chez les
Romantiques allemands), Berman conclut qu’il faut articuler une
théorie de « la traduction restreinte » attentive à la lettre. C’est « le
rapport d’emboîtement réciproque qu’entretiennent la théorie
généralisée de la traduction et la théorie restreinte » qui fait
« l’épaisseur signifiante de la traduction » tout comme son rôle
« constitutif de toute littérature, de toute philosophie et de toute science
humaine » (1985, pp. 292-293). De cette contamination du sens et de la
lettre provient le dynamisme dialogique de la traduction auquel Berman
aspire. D’autre part, on peut lire dans l’insistance de Berman à affirmer
que la traductologie relie toujours une réflexion (critique, au sens
kantien) sur la traduction comme pensée à une expérience de la
traduction (1985, p. 39), la théorie à la pratique, encore un déplacement
de l’opposition métaphysique entre sens et graphème, sens et discours.
Penser en traduction, dans la langue sur la langue, n’atteint pas un
savoir universel et abstrait, car il n’y a pas de savoir libre de toute
adhérence linguistique.
62
régressive à travers une série de conditions pour en déterminer l’ultime
principe de la traduction, celui de « faire œuvre » (1995, p. 92) dans la
« violence » d’un « kaïros » qui « ébranle » et fait ressortir l’originalité
de l’origine (1985, pp. 98, 116, 133). Ce genre de destruction vise à
dévoiler ce qui a été caché par le biais d’une aletheia, une ouverture et
une manifestation qui sont les conditions même de la vérité. Ainsi, les
références à la manifestation et même à la révélation se multiplient dans
les textes de Berman. S’imposant comme œuvre qui manifeste « le
monde » dans sa totalité, la traduction est la « manifestation d’une
manifestation » — une « nouvelle nouveauté » dans son « pur
surgissement » (1985, p. 89). En guise de conclusion de « La traduction
et la lettre », Berman explique comment la traduction littérale échappe à
la mimésis en ce qu’elle ne reproduit pas « la facticité de l’original »,
mais plutôt « la logique qui préside à l’organisation de cette facticité »
et ainsi « elle révèle » ce qui excède les normes. Elle est ainsi originale
dans son propre espace de langue. Elle découvre alors « un français
potentiellement capable d’être latinisé, germanisé, anglicisé, etc. sans
que se produise le phénomène de contamination négative si fréquent
lorsque des langues ‘entrent en contact’ ». Manifestées par la
traduction, elles sont « des couches insoupçonnées de son être, des
couches que, selon toute probabilité, elle ne pourrait atteindre par sa
seule littérature » (1985, p. 149). C’est plus « que ‘l’élargissement’ de
la langue dont parle Humboldt », conclut Berman. Car cela déconstruit
l’homologation conventionnelle de la langue maternelle et de la langue
nationale en ce que celle-ci est « un espace de langue ouvert », « une
polyphonie dialectale » (1985, p. 150). Mais est-ce que cette ouverture
échappe pour autant à une certaine théologie de la traduction que
Berman dénonçait dans les théories spéculatives des Romantiques
allemands ? Cet élargissement, l’éloignement du langage naturel vers la
polyphonie dialectale, n’est-il pas l’écho de la métamorphose
transcendantale effectuée par l’ironie dans la traduction romantique que
Berman cherchait à remplacer par la traduction « à la lettre » ?
63
la ré-énonciation, j’ai trouvé que son programme de « déformation
linguistique » aboutissait au contraire à un absolu traductologique qui
ne se distinguait guère de la visée métaphysique qu’il voulait remplacer.
L’approche historico-fonctionnelle que j’avais saisie à la première
lecture de L’Épreuve de l’étranger s’est révélée par la suite être
l’affirmation d’un sujet traduisant qui s’échappe par la réflexion à toute
détermination socio-culturelle. « L’horizon catégoriel rigoureux » que
Berman établissait par la distinction entre la traduction
« ethnocentrique » et la traduction « éthique » érigée en binarité statique
et universelle sacralisait la tâche de la traduction d’une façon tout à fait
opposée à la tâche différencialisante qui lui incombe ailleurs, celle de
« se saisir comme un discours historiquement et culturellement situé »
dans un champ de discours traductologiques liés toujours à un espace de
langue et de culture spécifique (1989, p. 679). Cette « visée éthique » de
la traduction n’est pas « une éthique de la différence », comme l’a
proposé Venuti, mais oscille entre la totalité d’une métaphysique et
l’avenir d’une rupture épistémologique. J’ai fini par comprendre que
culture pour Berman ne signifie pas la culture au sens ethnographique
d’une multiplicité de pratiques signifiantes des ethnies diverses et de
leurs rapports interdiscursifs, mais la culture en tant que rayonnement
de l’esprit dans l’essor de son trajet de développement ou d’auto-
formation pour se détacher de la nature par la poétique. Berman
minimise les contraintes collectives et historiques conjoncturelles même
dans son analyse de « l’horizon traductif » quand il cherche à cerner
« la pure visée de la traduction, par delà les contingences historiques »
(1985, p. 83). L’intertextualité et l’interdiscursivité ne viennent pas
s’opposer à la traduction « hypertextuelle » et « ethnocentrique » (1985,
p. 54). Berman, en somme, ne s’intéresse pas à l’Autre en tant qu’Autre
dans toute sa discontinuité historique, ni à l’Autre en tant que
radicalement Autre et hétérogène comme Levinas, mais à l’Autre du
Même, l’Autre absorbé par le Même dans son devenir ou Bildung, ce
mouvement circulaire du « passage par l’étranger pour accéder au
propre » qu’il avait lui-même tant critiqué (1985, p. 99). C’est en ce
sens que Berman propose « une vérité intransitive du traduire » (Brisset,
1997, p. 44).
64
Humbolt, mais en la pluralisant, en la féminisant. Dans « la logique de
la littéralité », le traducteur travaille au plus près du côté maternel de
« la langue maternelle dans toutes langues » et, à travers cette
découverte d’une parenté affective entre langues, dialectalise la
« langue nationale » avec une « polyphonie » des dialectes enchevêtrés
dans « l’espace maternel » (1985, p. 150). Berman pensait peut-être à
une rupture du sens, du symbolique, par les pulsions de la chora
sémiotique dans « une révolution du langage poétique », comme le
proposait Julia Kristeva, mais il n’articulait pas une telle théorie de la
négativité. Non seulement la traduction ramène tout à la langue propre,
mais elle est féminisée. Voilà la réincarnation des « belles infidèles » !
65
Donne, on lit : « […] mon analyse des traductions, étant et se voulant
une critique, se fonde également sur Walter Benjamin ». Non seulement
Benjamin est « encore en avant de nous », mais « nous ne cessons
d’essayer de le rejoindre ». Ainsi, affirme-t-il, « la critique
benjaminienne » se joint à « l’herméneutique post-heideggérienne »
afin « d’expliciter et ordonner (non systématiser) mon expérience de
l’analyse de traductions » (1995, p. 15).
66
fonctionnement social du sens. Ainsi, « la critique que le rythme fait au
signe » amène « un changement radical d’attitude » qui ne forment pas
seulement l’éthique et la poétique du traduire, mais aussi « la politique
du traduire » (Meschonnic, 1999, p. 73, pp. 112-114 ). Ironiquement,
tout en proposant une critique « positive » de la traduction qui vise à
« (dé)montrer l’excellence et les raisons de l’excellence de la
traduction » (1995, p. 97) pour l’opposer à la critique « négative » de
Meschonnic, Berman se livre lui-même à une dénonciation de presque
toutes les traductions vers le français du poème célèbre de John Donne,
« Going to Bed ». « Aucune traduction existante n’est satisfaisante
aujourd’hui », écrit-il (1995, p. 186). Il vise surtout la traduction de
Denis et Fuzier qu’il juge « un désastre » (1995, p. 26). Ces attributs
négatifs témoignent d’une critique plutôt intuitive qui n’est fondée sur
aucun système raisonné justifiant les critères du choix.
Berman réserve ses critiques les plus acerbes pour les analyses
« target-oriented » de l’école de Tel-Aviv et les « erreurs néfastes » de
Gideon Toury (1995, p. 50, p. 57). L’approche fonctionnaliste de la
théorie des polysystèmes et de la socio-critique canadienne est à la fois
trop « globalisante », en ce qu’elle intègre la littérature traduite dans le
système global d’une culture ou d’une nation sans le « juger » ni
« montrer le pourquoi des transformations », et trop « tendanciellement
prescriptive », en ce qu’elle « recourt au concept de norme » comme
modèle contraignant « de l’acceptabilité » des traductions dans le
système cible littéraire à une certaine époque (1995, pp. 51-53). Ces
normes sont « entièrement extérieures » à la littérature et leur emprise
est devenue « un mécanisme » qui nie « l’autonomie du traduire »
(1995, pp. 55-58). Ce que Berman reproche surtout à l’approche socio-
historique est l’absence d’une théorie du sujet traduisant qui n’est pas
celle d’un « simple relais des normes du discours social » mais celle
d’un sujet capable de « réflexion », « individuel », libre et ainsi
« responsable » de ses choix (1995, pp. 59-60). Avec un tel sujet
autonome, il prétend qu’on aurait une science critique au sens kantien et
non une science idéologique de la traduction (1995, p. 63). Pourtant,
c’est l’autonomie même du sujet qui est idéologique, car le sujet est
toujours déjà impliqué dans des relations de (re)production sociale qu’il
méconnaît (Althusser, 1971, p. 171).
67
Annie Brisset. C’est surtout l’aspect critique de son analyse qu’il
apprécie : Brisset a « fait œuvre de critique » au sens de l’École de
Francfort. « Démystificateur » à sa façon, le discours socio-critique
ressemble au « discours éthique sur la traduction » (1990, pp. 17-18).
D’autre part, affirme-t-il, l’analyse de Brisset montre, par delà
l’adéquation à des contraintes institutionnelles et à la « doxa » des
discours sociaux, « pourquoi » Michel Garneau a fait « une véritable
traduction, et non une simple adaptation ethnocentrique » (1990, p. 14).
C’est en effet l’adéquation « à l’horizon poétique » qui « garantit la
vérité » d’une traduction : son rapport à l’original est « une
correspondance » où la traduction acquiert « auto-consistance » et se
constitue comme « une œuvre » (1990, p. 15).
68
l’original » où la traduction est « une offrande faite au texte original »
(1995, pp. 91-92). Cependant, Berman n’éclaire jamais le pourquoi de
la réussite traductive. Il nous avait bien prévenus qu’« une analytique
du ‘bien traduire’ », bien que souhaitable, n’était pas encore possible,
car cela n’aboutirait qu’à une série de « ‘recettes’ non moins normatives
et dogmatiques que les antérieures ». Néanmoins, en essayant de
distinguer l’espace de jeu propre à la traduction, « la pure visée
traduisante », de celui des « pratiques hypertextuelles », il avait repéré
des pratiques avouant plus d’ancrage dans le système littéraire d’un
corps social que ne l’est la volonté de faire du neuf tout en restant une
« offrande » (1985, p. 83). L’analytique « négative » qu’il proposait de
« la systématique de la déformation » hypertextuelle comprenait treize
tendances applicables universellement à « toute traduction, quelle que
soit la langue ». Des tendances telles que l’ennoblissement ou la
vulgarisation, l’allongement ou l’appauvrissement quantitatif et la
destruction des rythmes, détruisaient « des réseaux signifiants sous-
jacents », tandis que d’autres tendances comme la destruction ou
l’exotisation des locutions contribuaient à la destruction « des réseaux
langagiers vernaculaires » et à « l’effacement des superpositions de
langues » (1985, pp. 68-69). Sous la catégorie de « traduction
ethnocentrique », ces treize tendances ont souvent été invoquées par les
critiques comme une série d’axiomes d’un « horizon catégoriel
rigoureux » permettant d’évaluer déductivement des cas concrets selon
le mode de l’éthique appliquée.
69
chercher-et-trouver le non-normé de la langue maternelle pour y
introduire la langue étrangère et son dire » (1985, pp. 140-141). Avec
cette pédagogie de l’étrangeté, il court le risque de l’illisible, sinon
l’état de mystère du romantisme. Mais pour qu’une telle traduction
devienne œuvre, et non pas un non-sens, il faut qu’elle soit reçue
comme œuvre. Et pour saisir cette reconnaissance au-delà de l’(auto)-
connaissance d’une langue, il faudrait une approche socio-historique
pourvue d’une théorie de la réception afin de cerner l’adéquation de la
traduction aux discours poétiques de la culture d’accueil.
70
successives que l’œuvre va atteindre « la “révélation” pleine et
entière » (1995, p. 57).
Nietzsche fait une distinction entre une moralité « noble » qui recherche
un rapport d’altérité avec un autre uniquement pour s’auto-affirmer
avec plus de force et une moralité « d’esclave » qui, prise dans un
rapport inévitable de subordination à un autre, est posée dans une
réaction contre cet autre, un non à ce non-moi, une révolte qui crée des
valeurs. Pour lui, il n’y a pas de maxime universelle : l’éthique est
toujours impliquée dans un différend politique face au pouvoir. Il y a
une moralité pour les maîtres et une autre pour les esclaves. Cette
dernière prend ses origines dans un ressentiment dirigé contre l’autre,
71
orienté vers le dehors, vers l’autre de l’autre et non l’autre du même5.
Cette métaéthique étudie le rapport entre faits et valeurs.
5
Nietzsche écrit dans On the Genealogy of Morality : « Whereas all noble
morality grows out of a triumphant yes-saying to oneself, from the outset slave
morality says ‘no’ to an ‘outside’, to a ‘different’, to a ‘not-self’ : and this ‘no’
is a creative deed. This reversal of the value-establishing glance — this
necessary direction toward the outside instead of back onto oneself — belongs
to the very nature of ressentiment » (Nietzsche, 1998, p. 19). Formulée par
Nietzsche, la reconnaissance hégélienne produit une différentiation plutôt que
la synthèse d’un Aufhebung.
6
Venuti écrit : « Bad translation shapes toward the foreign cultures a domestic
attitude that is ethnocentric: ‘generally under the guise of transmissibility, [it]
carries out a systematic negation of the strangeness of the foreign work’
(Berman 1992, p. 5). Good translation aims to limit this ethnocentric negation:
it stages ‘an opening, a dialogue, a cross-breeding, a decentering’ and thereby
forces the domestic language and culture to register the foreignness of the
foreign text (ibid., p. 4). « Berman’s ethical judgements hinge on the discursive
strategies applied in the translation process » (Venuti, 1998, p. 81).
72
d’une langue. La traduction est pensée comme une forme de
transformation sociale en même temps que linguistique.
7
« This translation ethics does not so much prevent the assimilation of the
foreign text as aim to signify the autonomous existence of that text behind (yet
by means of) the assimilative process of the translation » (Venuti, 1998, p. 11).
73
Sans aucune allusion à Berman, Gayatri Spivak propose une
éthique de la différence culturelle. C’est une éthique qui exige une
reconnaissance encore plus radicale de l’autre en tant qu’autre pour
transformer les rapports hégémoniques établis par l’impérialisme entre
les cultures euro-américaines et celles du Tiers-Monde. Et en cela,
Spivak aussi prône une éthique de la situation discursive. Il y a une
violence politique dans la traduction devenue transcodage sous ces
régimes discursifs. Car, dans le bilinguisme qui en découle, il n’y a que
des « accords bilatéraux entre des idiomes pris comme des idiotismes
historiques et, d’autre part, l’anglais pris pour la sémiotique comme
telle » (Spivak, 2000, p. 16, notre trad.). La traduction peut critiquer
l’impérialisme et proposer l’utopie d’une « traduction démocratique »
(Spivak, 1993, p. 182) s’il y a un véritable échange réciproque entre
cultures (Spivak, 1993, p. 191). Tandis que l’impérialisme posait le
sujet éthique comme pleinement humain en amenant l’autre vers le
même, dans un geste anti-impérialiste Spivak propose au contraire une
éthique de la particularité attentive à la singularité des formes
culturelles et à l’altérité radicale de l’autre. Elle recommande, alors, un
modèle de traduction défamiliarisant qui expose les limites du langage,
« the silence of the absolute fraying of language that the text wards
off » (Spivak, 1993, p. 183).
8
« The international book trade is a trade in keeping with the laws of world
trade. It is the embedding network which moves books as objects on a circuit of
destined errancy. At one end, the coming into being of the subject of reparation.
At the other end, generalized commodity exchange. We translate somewhere in
between. » (Spivak, 2000, p. 18).
74
« transcodée dans un calcul de responsabilité » généralisable (Spivak,
2000, p. 16). Cette « instantiation éthique » de la traduction prend la
forme de la narration d’un transfert de l’un vers l’autre, « une tâche
éthique jamais pleinement accomplie ». Cependant, en tant que
« rapport à l’autre à l’origine de l’énonciation », la traduction est
éthique en tant que « être-pour » (« being-for » ) dans une économie de
dépense ou don (Spivak, 2000, p. 21). C’est la dette envers la mère
(« mother-debt », « matririn » ), la dette à la mère tout comme la dette à
la place de la mère — c’est-à-dire « le don de la naissance » et aussi
« la tâche d’élever des enfants » — qui ne peut jamais être remboursée
(Spivak, 2000, p. 15). La traduction de la langue maternelle équivaut à
une offrande non remboursable, ni même pensable en termes de
remboursement, qui traduit la violence en conscience avec « la
production d’un sujet éthique » (Spivak, 2000, p. 14)9.
Une traduction « responsable », « une véritable traduction »,
exige beaucoup de la traductrice en temps de préparation pour le travail
et en intensité d’amour pour le texte (Spivak, 1993 p. 181). Car au
contraire de Berman, Spivak trouve la vérité en traduction dans la
profondeur de l’engagement de la traductrice envers la langue et la
culture de l’autre et non pas dans la force de l’originalité de l’œuvre
traduite dans sa propre langue. Il faut s’abandonner à l’autre dans la
traduction et courir le risque de perdre son identité dans l’écart
étourdissant entre les langues. Il n’y a pas de traduction « éthique » sans
la construction d’un modèle tripartite pour « l’autre langue » (Spivak,
1993, p. 181). Animée par l’amour de cette autre langue, la traductrice
apprend à élaborer un modèle du langage « comme rhétorique, logique,
silence » (Spivak, 1993, p. 181). Spivak reformule ici la critique post-
structuraliste du logocentrisme pour revaloriser la médiation langagière
et l’épaisseur matérielle des signes. Tout comme Derrida, elle travaille
la rhétoricité du texte avec le jeu des signifiants qui détourne la logique
et réoriente les rapports d’adresse de la position d’énonciation. Car dans
les relations de la rhétorique à la logique et à la grammaire, on peut
cerner les pratiques discursives, cette logique sociale qui ordonne qui
9
« I grasp my responsibility to take from my mother-tongue and give to the
‘target’-language through the ethical concept-metaphor of matririn (mother-
debt). » « [T]he human subject is something that will have happened as this
shuttling translation, from inside to outside, from violence to conscience: the
production of the ethical subject » (Spivak, 2000, pp. 15-14).
75
peut dire quoi à qui10. Spivak entreprend encore un renversement pour
mettre la rhétorique à l’épreuve du silence, cet espace interstitiel où le
langage déparle et le sujet se désintègre dans l’aléatoire et le contingent
de l’histoire. La traductrice doit apprendre comment les groupes
subordonnés, tout comme les dominants, travaillent les rapports entre la
rhétorique, la logique et le silence afin de distinguer la politique
textuelle « sur le terrain de l’original » (Spivak, 1993, p. 189).11 Une
expérience personnelle et intime avec la culture et la langue source ne
suffit pas à produire une traduction responsable. Il faut aussi une
connaissance profonde de « l’histoire de la langue, de l’histoire de
l’époque de l’auteur, de l’histoire de la langue-en-traduction » (Spivak,
1993, p. 186). Trop souvent les traducteurs des textes de langues non-
européennes ne s’engagent pas suffisamment dans la rhétoricité du texte
original pour montrer « l’amour entre l’original et son ombre » et ainsi
ne répondent pas aux exigences d’une traduction éthique (Spivak, 1993,
p. 181).
10
« [Rhetoricity] is also a relationship between social logic, social
reasonableness, and the disruptive figuration in social practice » (Spivak, 1993,
p. 187).
11
« The translator from a third world language should be sufficiently in touch
with what is going on in literary production in that language to be capable of
distinguishing between resistant and conformist writing by women. She must be
able to confront the idea that what seems resistant in the space of English may
be reactionary in the space of the original language » (Spivak, 1993, pp. 188-
189).
76
travail de la traduction comme médiation socio-linguistique avec une
syntaxe disloquée et un essai qui explique les différences linguistiques
entre le bangla et l’anglais. La « Préface de la traductrice » propose la
contamination ou la différence linguistiques pour contrer la pureté
ethnique d’un nationalisme indien, dont les Dalit ont payé les frais dans
une décolonisation faite sans eux. Il se peut que l’anglais de la
traduction ne soit pas très accessible aux lecteurs indiens avec son argot
américain : « chick », « what a dish ». Mais le projet de traduction
orientant les choix de Spivak vise à créer un lieu de résistance à
l’hégémonie nationaliste, tout comme à l’hégémonie impérialiste, pour
amplifier le travail de Devi et célébrer « l’intellectuel organique » de la
résistance Dalit (Spivak, 1995, p. xxvii). Car, comme Spivak l’a appris
de Devi, pour chaque Autre, il y a encore un Autre et ainsi un
élargissement du champ de l’altérité. Le travail de déconstruction des
catégories de l’identification doit se poursuivre. Il n’y aura pas ainsi un
système axiologique à deux valeurs, mais les valeurs seront articulées
en fonction d’une série de contingences socio-historiques spécifiques.
***
Annoncé par Antoine Berman, le virage éthique en traduction a pris des
chemins qu’il ne prévoyait pas, comme en témoignent les essais de
Pym, Venuti et Spivak. Le programme esquissé par les notions
bermaniennes de « mise en rapport », de « traduction-de-la-lettre » et
d’« horizon traductif » oriente la traductologie vers une logique des
relations. Dans la conceptualisation de Berman, cependant,
l’interculturel reste un formalisme abstrait et n’aboutit pas à une
véritable compréhension de la différence culturelle, telle que Venuti ou
Spivak l’envisagent, la traduction ayant une tâche différencialisante.
Pour eux, la visée éthique s’adresse à des rapports de hiérarchie entre
des langues et des cultures : par le biais d’un effort pour les transformer
77
en reconnaissance réciproque, l’éthique se situe sur le terrain de la
politique. La traduction a des effets à la fois sur la langue et la culture
d’origine et sur la langue et la culture d’arrivée. Pour Berman, la visée
éthique en tant que réflexivité critique est un mode d’auto-
connaissance. Comme travail de l’esprit, la traduction critique facilite
l’éloignement du langage naturel et ainsi contribue à l’innovation
culturelle. Ce nouvel éclairage manifeste la langue potentielle dans
l’unité de sa plénitude à venir. Pour Berman, la traduction fait advenir
un français potentiellement autre. Pour Venuti et Spivak, comme pour
moi-même, la traduction élargit la compréhension d’une langue et d’une
culture autre que la langue natale.
Université York
Références
78
— (1989). « La Traduction et ses discours », Meta, vol. XXXIV, no 4,
pp. 672-679.
79
GRAHAM, Joseph F. (1985) Difference in Translation. Ithaca, Cornell.
80
— (2000). « Translation as Culture », Parallax, vol. VI, no 1, pp. 13-24.
81
to posit an internal necessity for a translation ethics on a basis other
than a “categorical imperative”. However, his project of an ethics of
translation oscillates between a metaphysical totality and the rupture of
an epistemological becoming. Formulated first as an injunction to
recognize the Other as Other, the ethical project subsequently becomes
an obligation to translate the play of signifiers literally: displacing the
opposition between meaning and grapheme performs a pedagogy of
alterity that both disturbs and rejuvenates. Berman’s axiological system
of two terms, an opposition between an ethical and an ethnocentric
translation, between foreignizing and domesticating strategies, between
“good” and “bad” translation, is replaced by an ethical absolute — the
necessity for a translation to “desire to make a work of art” while
continuing to be an “offering” to the source text. Berman’s “pure
translation” contrasts with an ethics of difference and a politics of
translation in the theory of Henri Meschonnic, Lawrence Venuti, and
Gayatri Spivak.
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dutilisation/]
Paul Bandia
Introduction
Le virage culturel
123
Dans le cadre de la traductologie, le concept d’intertextualité peut être
interprété comme le résultat de transactions entre des cultures déjà
caractérisées par le pluralisme.
124
tradition orale africaine et sa contrepartie européenne, le discours
narratif oral. La littérature euro-africaine est caractérisée par des
formations hybrides qui mélangent des traditions autochtones et
occidentales. Cette variété d’écriture postcoloniale est le résultat d’une
sorte de « bilinguisme radical » (Mehrez, 1992) qui évoque
simultanément deux cultures linguistiques étrangères et distantes. C’est
ainsi que l’on peut dire que les littératures euro-africaines sont elles-
mêmes des traductions, dans le sens large du terme, qui peuvent aider à
éclairer l’impact de la traduction sur une culture source colonisée puis
sur une culture linguistique métropolitaine qui apparaît
homogénéisante. Par ailleurs, on peut aussi souligner le rôle de la
traduction dans la création de variétés africaines des langues
européennes.
125
se réalisent par l’interférence linguistique, la représentation codée du
discours et du récit de la tradition orale. Cette vernacularisation de la
littérature africaine en langue européenne se fait par l’élaboration et
l’utilisation d’un « code de Soi » par opposition à un « code de
l’Autre », ce dernier étant le propre de la littérature métropolitaine
occidentale. Les écrivains africains qui ont recours à la
vernacularisation de la langue européenne ou coloniale s’adonnent à
une pratique esthétique qui noue d’étroites relations énonciatives,
narratives et intertextuelles avec la tradition orale de la culture
africaine. Leurs œuvres sont marquées par une déterritorialisation
référentielle. Autrement dit, la langue coloniale est déterritorialisée
géographiquement mais aussi par rapport à ses référents historiques et
littéraires.
L’apport bermanien
126
traduction laisse tomber. Laisser tomber le corps, telle est même
l'énergie essentielle de la traduction » (1967, p. 312). Berman répond
que « ce qui est nié — le corps — se venge. La traduction découvre à
ses dépens que lettre et sens sont à la fois dissociables et
indissociables » (1985, p. 59). Par ailleurs, ce ne sont pas tous les
aspects de la forme qui sont traduisibles. Chaque œuvre d’art possède
des aspects intraduisibles qui assurent son « auto-affirmation » (1985,
p. 60).
127
L’écrivain africain est face à un dilemme. En effet, comment
concilier les impératifs d’une revendication de l’authenticité culturelle,
linguistique et ethnique avec l’usage d’un médium linguistique
étranger? La vernacularisation comme stratégie de production et de
stylisation de la littérature est pour ces écrivains une manifestation des
valeurs anti-colonialistes de résistance et de contestation. Ces écrivains
sont des traducteurs interprètes de leur propre réalité linguistique et
culturelle. Ainsi, l’écrivain africain crée des espaces textuels frayés par
la vernacularisation. Et c’est dans ces espaces que se produisent le code
de soi, l’altérité ; c’est également là que se reterritorialisent l’auteur et
son public. Ces espaces (the spaces in-between) sont investis d’un code
métissé du Soi et de l’Autre, dans le but de résister à l’hégémonie
linguistique de la langue coloniale, en s’opposant aux tendances
annexionistes et ethnocentriques d’un projet de traduction cibliste ou de
domestication. Ce code métissé (ou hybride) abolit la distance
linguistique et culturelle imposée par la langue étrangère entre
l’écrivain et son public africain. Par ce fait même, il devient un code de
proximité linguistique et culturelle. Le public étranger se voit
« dépaysé » et même déterritorialisé par ce procédé de
vernacularisation littéraire ou de traduction (néo-)littérale qui, par
moment, peut menacer la lisibilité des textes. Cependant, les écrivains
africains, dans l’ensemble, cherchent à éviter un littéralisme trop
radical qui aboutirait, en retour, à un ethnocentrisme susceptible de
produire une réaction de rejet et de repli sur soi (dans le sens
bermanien) chez le lecteur étranger.
L'éthique de la différence
128
s’agit d’une traduction qui trouve sa place dans l'espace littéraire de la
langue/culture réceptrice, mais qui, en tant que reflet de la poéticité
d'une traduction et de la position traductive du sujet traduisant, affiche
sa différence sans gêne et sans heurt.
1
Titre d’une communication donnée en France en 1980 et publiée en anglais
sous le titre « The Measure of Translation Effects ».
129
traduction. Berman, comme Venuti, abordent la problématique de la
position traductive du traducteur et conçoit l'acte de traduire comme
une intervention active et critique de la part du traducteur. Il définit
également la problématique de la traduction ethnographique dans le
cadre de son analyse du phénomène de l'étranger en traduction, et c’est
un lien précurseur qui s'est avéré incontournable dans les études
postcoloniales et postmodernes en traductologie dans les années 90.
130
addition, la traduction est sollicitée par l'original afin de combler un
vide.
Le paradoxe
131
tend à passer sous silence (« naturaliser ») les traits caractéristiques de
la langue source, tandis que la traduction sourcière a pour mission
d'accentuer les éléments provenant du texte source.
132
du texte de départ qui constituent l'énergie même de ce dernier. La voie
du centre nous mène vers une traduction qui rend compte des éléments
caractéristiques de la langue/culture source tout en s'inscrivant dans
l'espace littéraire de la culture réceptrice.
2
Tels que Philip E. Lewis, “The Measure of Translation Effects” (1985);
Lawrence Venuti, ‘Introduction’, Translation and Minority (1998); Maria
Tymoczko, “Post-colonial writing and literary translation” (1998); Tejaswini
Niranjana, Siting Translation (1992); Eric Cheyfitz, The Poetics of Imperialism
(1991).
133
sémantique conforme à la linguistique normative. Elle se situe dans un
espace d'interculturalité (the space in-between, Bhabha, 1994) et retient
son étrangeté tout en s'intégrant dans l'espace littéraire de la langue
réceptrice coloniale. Prenons à titre d'exemple cet extrait du roman The
Voice (1964) de Gabriel Okara, traduit en français par Jean Sevry (La
Voix, 1985) :
Traduction :
Bien évidemment, cet extrait est moins transparent que la plupart des
textes de la littérature europhone africaine. Néanmoins, nous avons
affaire ici à un texte hybride qui illustre bien l’intertextualité
caractéristique de nombreux textes issus de l’Afrique qui s'intègrent
ainsi dans l'espace littéraire anglophone. Dans le souci de rapprocher le
lecteur au patrimoine culturel de l'œuvre (c'est-à-dire la langue/culture
134
ijaw exprimée dans un texte en anglais), une certaine violence de la
langue s'impose qui se manifeste par une stratégie d'écriture
déconstructionniste. Du point de vue de la traduction, il s'agit d'un texte
source construit à partir d'une pratique abusive (Lewis, 1985) qui prête
une attention particulière à la séquence des signifiants, au processus
syntaxique, aux relations discursives et au mécanisme de la langue dans
la construction et la représentation de la pensée autochtone. Le texte
contient de nombreux éléments de résidu qui constituent son énergie et
attirent l'attention sur sa matérialité langagière. Ces éléments
irréductibles résistent à toute tentative d'assimilation, ce qui complique
davantage la tâche du traducteur qui est face à un original issu d'une
performance linguistique déjà assez complexe. Avec ce renforcement
de la difficulté de traduction, les abus langagiers qui accentuent la
complexité du texte deviennent à la fois incontournables et même
nécessaires dans un projet de traduction. Comme l'explique Lewis :
Conclusion
136
théories normativistes ou prescriptivistes en traductologie. Il s'agit
d'élaborer des théories postmodernes de l'éthique de la traduction afin,
d’une part, de faire face à la problématique de la binarité ou de la
dichotomie dans la théorisation, et d’autre part, d’accorder à l’éthique
de la différence sa juste place dans la théorie et de tenir compte des
questions de la position traductive (translational position; ethics of
location) et du contexte global d'échange culturel.
Université Concordia
Références
137
— (1985). La voix, trad. par J. Sevry. Paris, Hatier.
138
characterized by the practice of vernacularization and literary diglossia
as a writing strategy in what is generally an intercultural
communication context. This raises questions of identity and ideology
with respect to the use of colonial languages, as well as issues of power
relations between the center and the periphery. The strategy of
deterritorializing and reterritorializing often used by postcolonial
writers as an attempt to reappropriate the colonial language and thus
claim their own space is an example of what Berman refers to as
“writing as translation”. This style of writing, heavily grounded in
ideological as well as sociocultural considerations, raises some serious
questions about translation choices which can only be addressed
through a sound and comprehensive ethics of translation. Postmodern
theories can help us define an ethics framework for translation which
will allow us to move away from the binary opposition, or the
dichotomy, of foreignist versus domesticating translation that has been
at the basis of much theorizing in translation studies.
139